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Title: Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 10 / 20) - faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Author: Thiers, Adolphe, 1797-1877
Language: French
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



  HISTOIRE
  DU
  CONSULAT
  ET DE
  L'EMPIRE


  TOME X



L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction en
Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande, Anglaise,
Espagnole et Italienne.

Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de la
Librairie), le 25 juin 1851.


PARIS. IMPRIMÉ PAR PLON FRÈRES, RUE DE VAUGIRARD, 36.



  HISTOIRE
  DU
  CONSULAT
  ET DE
  L'EMPIRE


  FAISANT SUITE
  À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE


  PAR M. A. THIERS


  TOME DIXIÈME



  PARIS
  PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  60, rue richelieu

  1851



HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE.



LIVRE TRENTE-QUATRIÈME.

RATISBONNE.

     Arrivée de Napoléon à Paris dans la nuit du 22 au 23 janvier
     1809. -- Motifs de son brusque retour. -- Profonde altération
     de l'opinion publique. -- Improbation croissante à l'égard de
     la guerre d'Espagne, surtout depuis que cette guerre semble
     devoir entraîner une nouvelle rupture avec l'Autriche. --
     Disgrâce de M. de Talleyrand, et danger de M. Fouché. --
     Attitude de Napoléon envers la diplomatie européenne. -- Il se
     tait avec l'ambassadeur d'Autriche, et s'explique franchement
     avec les ministres des autres puissances. -- Ses efforts pour
     empêcher la guerre, mais sa résolution de la faire terrible,
     s'il est obligé de reprendre les armes. -- Son intimité avec
     M. de Romanzoff, resté à Paris pour l'attendre. -- Demande de
     concours à la Russie. -- Vastes préparatifs militaires. --
     Conscription de 1810, et nouveaux appels sur les conscriptions
     antérieures. -- Formation des quatrième et cinquième bataillons
     dans tous les régiments. -- Développement donné à la garde
     impériale. -- Composition des armées d'Allemagne et d'Italie.
     -- Invitation aux princes de la Confédération de préparer
     leurs contingents. -- Premiers mouvements de troupes vers le
     Haut-Palatinat, la Bavière et le Frioul, destinés à servir
     d'avertissement à l'Autriche. -- Moyens financiers mis en
     rapport avec les moyens militaires. -- Effet sur l'Europe
     des manifestations de Napoléon. -- Dispositions de la cour
     d'Autriche. -- Exaspération et inquiétude qu'elle éprouve par
     suite des événements d'Espagne. -- Les embarras que cette
     guerre cause à Napoléon lui semblent une occasion qu'il ne
     faut pas laisser échapper, après avoir négligé de saisir
     celle qu'offrait la guerre de Pologne. -- Encouragements
     qu'elle trouve dans l'irritation de l'Allemagne et l'opinion
     de l'Europe. -- Ses armements extraordinaires entrepris
     depuis longtemps, et maintenant poussés à terme. -- Nécessité
     pour elle de prendre une résolution, et de choisir entre le
     désarmement ou la guerre. -- Elle opte pour la guerre. --
     Union de l'Autriche avec l'Angleterre. -- Efforts du cabinet
     autrichien à Constantinople pour amener la paix entre les
     Anglais et les Turcs. -- Tentative à Saint-Pétersbourg pour
     détacher la Russie de la France. -- Refroidissement d'Alexandre
     à l'égard de Napoléon. -- Causes de ce refroidissement. --
     Alexandre redoute fort une nouvelle guerre de la France avec
     l'Autriche, et s'efforce de l'empêcher. -- N'y pouvant réussir,
     et ne voulant point encore abandonner l'alliance de la France,
     il adopte une conduite ambiguë, calculée dans l'intérêt de
     son empire. -- Grands préparatifs pour finir la guerre de
     Finlande et recommencer celle de Turquie. -- Envoi d'une armée
     d'observation en Gallicie sous prétexte de coopérer avec la
     France. -- L'Autriche, quoique trompée dans ses espérances
     à l'égard de la Russie, se flatte de l'entraîner par un
     premier succès, et se décide à commencer la guerre en avril.
     -- Déclaration de M. de Metternich à Paris. -- Napoléon, ne
     doutant plus de la guerre, accélère ses préparatifs. -- Départ
     anticipé de tous les renforts. -- Distribution de l'armée
     d'Allemagne en trois corps principaux. -- Rôles assignés aux
     maréchaux Davout, Lannes et Masséna. -- Le prince Berthier
     part pour l'Allemagne avec des instructions éventuelles,
     et Napoléon reste à Paris pour achever ses préparatifs. --
     Passage de l'Inn le 10 avril par les Autrichiens, et marche de
     l'archiduc Charles sur l'Isar. -- Passage de l'Isar et prise
     de Landshut. -- Projet de l'archiduc Charles de surprendre les
     Français avant leur concentration, en traversant le Danube entre
     Ratisbonne et Donauwerth. -- Ses dispositions pour accabler le
     maréchal Davout à Ratisbonne. -- Soudaine et heureuse arrivée
     de Napoléon sur le théâtre des opérations. -- Projet hardi de
     concentration, consistant à amener au point commun d'Abensberg
     les maréchaux Davout et Masséna, l'un partant de Ratisbonne,
     l'autre d'Augsbourg. -- Difficultés de la marche du maréchal
     Davout, exposé à rencontrer la masse presque entière de l'armée
     autrichienne. -- Conduite habile et ferme de ce maréchal placé
     entre le Danube et l'archiduc Charles. -- Sa rencontre avec les
     Autrichiens entre Tengen et Hausen. -- Beau combat de Tengen le
     19 avril. -- Réunion du corps du maréchal Davout avec Napoléon.
     -- Napoléon prend la moitié de ce corps, avec les Bavarois et
     les Wurtembergeois, et perce la ligne de l'archiduc Charles,
     qui s'étend de Munich à Ratisbonne. -- Bataille d'Abensberg
     livrée le 20. -- Napoléon poursuit cette opération en marchant
     sur l'Isar et en prenant Landshut le 21. -- Il enlève ainsi la
     ligne d'opération de l'archiduc, et rejette son aile gauche en
     Bavière. -- Apprenant dans la nuit du 21 au 22 que le maréchal
     Davout a eu de nouveau l'archiduc à combattre vers Leuchling,
     il se rabat à gauche sur Eckmühl, où il arrive à midi le 22. --
     Bataille d'Eckmühl. -- L'archiduc, battu, se rejette en Bohême.
     -- Prise de Ratisbonne. -- Caractère des opérations exécutées
     par Napoléon pendant ces cinq journées. -- Leurs grands
     résultats militaires et politiques.


[Date en marge: Janv. 1809.]

[Note en marge: Arrivée de Napoléon à Paris, et motifs de son retour.]

Napoléon, parti à cheval de Valladolid le 17 janvier 1809, arrivé
le 18 à Burgos, le 19 à Bayonne, était monté en voiture dans cette
dernière ville, après avoir pris à peine le temps d'expédier quelques
ordres, et se trouvait aux Tuileries le 22 au milieu de la nuit,
surprenant tout le monde par la promptitude de son apparition. On
ne s'attendait pas à le revoir sitôt, et, soit en France, soit en
Europe, on en devait ressentir quelque trouble. Les motifs de ce
trouble s'expliquent par les motifs mêmes de son brusque retour. Il
était parti de Valladolid, laissant à ses généraux malheureusement
divisés, et faiblement rapprochés par le timide commandement de
Joseph, le soin d'achever la conquête de l'Espagne; il était
parti, parce que de toutes parts lui était arrivée la nouvelle que
l'Autriche poursuivait avec plus de vivacité que jamais ses armements
tant de fois ralentis, tant de fois repris depuis deux ans; parce
qu'on lui faisait parvenir de Vienne, de Munich, de Dresde, de
Milan, le détail précis de ces armements, de manière à ne laisser
aucun doute sur l'imminence du danger; parce que de Constantinople
on lui racontait les efforts inouïs de l'Autriche pour brouiller les
Turcs avec la France, et pour les réconcilier avec l'Angleterre;
parce que de Paris enfin on lui mandait qu'une agitation inconnue
se manifestait dans les esprits, qu'on intriguait timidement mais
visiblement à la cour, qu'on parlait hardiment à la ville, et que
partout en un mot on était inquiet, mécontent, aussi mal pensant
que mal disant. Un mouvement d'irritation s'était tout à coup
produit dans son âme ardente, et il n'avait pu s'empêcher de revenir
immédiatement en France. Ceux qui, tant au dehors qu'au dedans,
avaient provoqué son retour, devaient s'en ressentir, et ils en
étaient agités à l'avance. La diplomatie européenne s'attendait à un
éclat. La cour effrayée craignait quelque rigueur.

[Note en marge: État des esprits en France au commencement de 1809.]

Napoléon, en effet, de retour à Paris, allait trouver la France comme
il ne l'avait pas encore vue. Bien que depuis dix ans de règne il
eût pu discerner, à travers l'admiration qu'il lui inspirait, des
défiances, des improbations même, il ne l'avait jamais connue telle
que la lui peignaient en ce moment quelques serviteurs fidèles, telle
enfin qu'il allait l'apercevoir lui-même. Ce changement était dû tout
entier à la guerre d'Espagne, qui commençait à produire ses funestes
conséquences.

[Note en marge: Jugement du public sur la guerre d'Espagne et les
conséquences qu'elle peut avoir.]

D'abord on avait blâmé l'entreprise elle-même, qui semblait devoir
ajouter de nouveaux poids au lourd fardeau dont l'Empire était
déjà chargé. On avait blâmé la forme, qui n'était qu'une perfidie
envers de malheureux princes hébétés et impuissants. Mais on avait
compté sur le génie de Napoléon, toujours heureux, pour vaincre ces
nouvelles difficultés; on avait été ébloui et fier des hommages
dont il avait été entouré à Erfurt, et on avait flotté ainsi entre
la crainte, l'espérance, et l'orgueil satisfait. Cependant cette
campagne même, où il n'avait eu qu'à paraître pour dissiper les
levées en masse des Espagnols, avait inspiré de tristes réflexions.
On l'avait vu obligé de transporter ses vaillantes armées du Nord,
où elles étaient toujours nécessaires, au Midi, où aucun danger
sérieux ne menaçait la France; de les disperser sur un sol dévorant,
où elles s'épuisaient à détruire des rassemblements qui ne tenaient
nulle part, mais qui revivaient sans cesse en guérillas quand ils
ne pouvaient plus combattre en corps d'armée; de faire rembarquer
les Anglais, qui se retiraient en se défendant énergiquement, pour
reparaître bientôt sur d'autres points du littoral, aussi mobiles
avec leurs vaisseaux que les Espagnols avec leurs jambes. De toutes
parts on se disait qu'il y avait là un gouffre, où viendraient
s'enfouir beaucoup d'argent, beaucoup d'hommes; pour un résultat fort
incertain, désirable sans doute si on se reportait au siècle de Louis
XIV, infiniment moins important à une époque où la France dominait
le continent, résultat d'ailleurs qu'on aurait bien pu ajourner en
présence de tant d'autres entreprises à terminer, et qui devait
rendre plus difficile cette paix générale, déjà si difficile et si
justement désirée. Mais ce qui mettait le comble à la désapprobation
publique, c'était la conviction très-répandue que l'Autriche,
profitant du départ des armées françaises pour la Péninsule, allait
saisir cette occasion de recommencer la guerre avec plus de chances
de succès. À cette certitude s'ajoutait la crainte de voir d'autres
puissances se joindre à elle, et la coalition redevenir générale.
Dans une faute on voyait ainsi mille fautes, s'enchaînant les
unes aux autres, et entraînant une interminable suite de funestes
conséquences. En même temps, des appels réitérés, s'adressant
non-seulement à la classe de 1809, mais à celle de 1810, levée un
an à l'avance, et même aux classes antérieures de 1806, 1807, 1808,
1809, qui avaient pu se croire libérées, ces appels commençaient à
produire un mécontentement universel dans les familles, et à y faire
sentir comme une souffrance très-vive, cette guerre qui n'avait
été jusque-là qu'une occasion de triomphe, un sujet d'orgueil, un
moyen de faire descendre dans les campagnes les plus reculées les
preuves de la munificence impériale envers de vieux soldats. Les
anciens royalistes, en partie ramenés, s'étaient tus jusqu'ici, et le
clergé avec eux. Mais aujourd'hui les moins corrigibles trouvaient
dans les événements d'Espagne et d'Autriche, dans la souffrance des
familles, un motif pour tenir des discours pleins de fiel. Le clergé,
ordinairement uni à eux d'intérêt et de sentiment, avait, dans les
mauvais traitements qu'on faisait essuyer au pape à Rome, une cause
de déplaisir tout aussi grande que celle que les anciens royalistes
pouvaient trouver dans les renonciations forcées de Bayonne. Aussi
bien des curés se permettaient-ils un langage fort équivoque dans
certaines chaires soit de la ville, soit de la campagne, et, sous
prétexte de prêcher la soumission chrétienne, on commençait à parler
aux peuples comme l'Église a coutume de le faire dans les temps de
persécution.

On s'exprimait dans les lieux publics avec une étrange liberté,
et ce Paris si mobile, tour à tour si turbulent ou si docile, si
dénigrant ou si enthousiaste, jamais soumis ou insoumis tout à fait,
et qu'on peut toujours s'attendre à revoir sage au moment des plus
grands égarements, ou insensé dans les temps de la plus parfaite
sagesse, Paris presque ennuyé d'admirer son empereur, oubliant même
la reconnaissance qu'il lui devait pour avoir abattu l'échafaud
et rétabli les autels, pour avoir ramené le calme, le luxe, les
plaisirs, Paris aimait à relever ses torts, à commenter ses fautes,
et, à travers la satisfaction de fronder, commençait à éprouver pour
l'avenir des craintes sérieuses, qu'il traduisait en un langage
triste et souvent amer. Les fonds publics, malgré les achats obstinés
du Trésor, baissaient au-dessous du taux de 80 francs, déclaré normal
par l'Empereur pour la rente cinq pour cent, et ils seraient tombés
bien au-dessous, sans les efforts qu'on faisait pour les soutenir.

[Note en marge: Commencement d'opposition dans le Corps Législatif.]

Autour du gouvernement on ne montrait pas moins d'inquiétude et
d'indiscipline d'esprit. Le Corps Législatif était demeuré assemblé
pendant tout le temps qu'avait duré la courte campagne de Napoléon au
delà des Pyrénées. On l'avait occupé, comme c'était l'usage à cette
époque, non de politique, mais d'affaires financières, et surtout de
matières législatives. Il avait eu à discuter le Code d'instruction
criminelle, oeuvre difficile, et qui pouvait réveiller plus d'un
ancien dissentiment. Les opposants, bien peu nombreux alors, qui
n'arrivaient jamais à donner plus de 10 ou 15 suffrages négatifs
aux projets qu'on leur soumettait, avaient cette fois tenu tête au
gouvernement, et réuni jusqu'à 80 et 100 suffrages négatifs, sur 250
à 280 votants, dans la délibération des divers titres de ce Code.
L'archichancelier Cambacérès ayant discerné, avec sa perspicacité
ordinaire, cette renaissance de l'esprit de contradiction, et
craignant de l'exciter en livrant à la discussion un Code qui mettait
si fort en présence les anciens penchants des uns pour la liberté,
des autres pour l'autorité, avait prévenu l'Empereur de ce danger,
et avait cherché à le dissuader de terminer cette année le Code
d'instruction criminelle. Il eût préféré choisir un moment où l'on
aurait été plus enclin à l'approbation, et où l'Empereur aurait
été présent, car, lui absent, tout le monde était plus hardi. Mais
Napoléon, ne connaissant pas d'obstacle, avait voulu que le Code
d'instruction criminelle fût mis en délibération cette année même, et
de vives discussions, suivies de votes plus partagés que de coutume,
avaient étonné les esprits réfléchis, et contribué à indisposer un
maître attentif, quoique absent, à tout ce qui se passait en France.

[Note en marge: Conduite de MM. de Talleyrand et Fouché.]

Encouragés par cette absence, certains personnages avaient aussi
donné un libre cours à leur langue et à leur penchant pour
l'intrigue. Deux surtout avaient poussé jusqu'à l'imprudence
l'oubli d'une soumission à laquelle ils semblaient habitués depuis
bientôt dix années, c'étaient MM. Fouché et de Talleyrand. Nous
avons fait connaître ailleurs le caractère, et le rôle pendant les
premières années du Consulat, de ces deux personnages si divers, si
hostiles l'un à l'autre, et les plus importants de l'époque après
l'archichancelier Cambacérès. L'archichancelier Cambacérès, quoique
moins consulté que jadis, s'efforçait toujours en secret, et sans
ostentation, de faire prévaloir dans l'esprit de Napoléon des pensées
de modération et de prudence, à quoi il réussissait beaucoup plus
rarement qu'autrefois. Du reste, les événements commençaient à le
fatiguer et à l'attrister, et il tendait chaque jour à s'effacer
davantage, ce qui est facile en tout temps, car les acteurs pressés
sur la scène du monde ne sont jamais fâchés qu'on leur laisse la
place vide. Napoléon seul s'en apercevait avec regret, appréciant
sa rare sagesse, quoiqu'il en fût souvent importuné. On songeait
donc beaucoup moins au prince archichancelier. MM. Fouché et de
Talleyrand, au contraire, aimaient fort qu'on s'occupât d'eux, et
attiraient volontiers sur eux-mêmes tout ce qui restait d'attention à
un public dont Napoléon occupait presque seul la pensée. M. Fouché,
excellent ministre de la police dans les premiers temps du Consulat,
par son indifférence indulgente envers les partis qui le portait à
ménager tout le monde, avait cependant deux inconvénients graves pour
un ministre de la police, c'était le soin de se faire valoir aux
dépens du gouvernement, et le besoin de se mêler de toutes choses.
Ménageait-il celui-ci ou celui-là, prévenait-il un acte de rigueur,
il s'en attribuait le mérite auprès des intéressés, leur donnant
à entendre que sans lui on aurait bien autrement souffert de la
tyrannie d'un maître impétueux. Il affectait de contenir le zèle
emporté du préfet de police Dubois, fonctionnaire personnellement
dévoué à l'Empereur, le raillait des découvertes qu'il prétendait
faire, et traitait de complots chimériques tous ceux qui étaient
dénoncés par cet agent. En cela M. Fouché pouvait avoir raison, mais
il avait lui-même ses excès de zèle. Il voulait se mêler de tout,
pour paraître influent en tout. Récemment, dans le désir de se donner
de l'importance, il avait pris sur lui de conseiller le divorce à
l'impératrice Joséphine, croyant qu'il plairait ainsi à Napoléon, en
amenant un sacrifice que celui-ci n'osait pas demander, mais qu'il
souhaitait ardemment. Ces vues trop personnelles, cette indiscrète
intervention dans ce qui ne le regardait pas, avaient déjà failli
perdre M. Fouché auprès de Napoléon, qui ne voulait pas naturellement
qu'on se fit valoir à ses dépens; qu'on le peignît aux partis comme
dur et cruel, en se réservant pour soi les honneurs de l'indulgence;
qu'on affectât l'incrédulité en fait de complots pouvant compromettre
la sûreté de son gouvernement; qu'on se permît enfin de prendre
l'initiative dans de graves affaires d'État ou de famille, qui ne
concernaient que lui seul, et dont seul il pouvait et voulait juger
la maturité.

Une circonstance toute récente lui avait donné occasion de témoigner
à cet égard son sentiment, et il l'avait fait d'une manière fâcheuse
pour M. Fouché. Un ancien militaire, le général Malet, conspirateur
incorrigible, Servan, autrefois ministre de la guerre, un
ex-conventionnel, Florent-Guyot, un employé peu connu du département
de l'instruction publique, étaient compromis dans une trame peu
sérieuse, mais qui annonçait déjà un commencement de résistance au
pouvoir absolu. Il n'y avait là qu'une chose grave, et personne ne
s'en aperçut alors, c'était la manie du général Malet de penser que,
Napoléon étant souvent absent pour la guerre, il fallait profiter de
l'une de ses absences pour le dire mort, et provoquer un soulèvement.
Le projet du général Malet, réalisé plus tard, était-il seulement en
germe alors, ou déjà fort mûri dans la prétendue trame que M. Dubois
croyait avoir découverte, c'est ce qu'il est impossible de décider.
M. Fouché railla beaucoup M. Dubois, et celui-ci, se sentant soutenu,
traita son ministre avec peu de respect. Napoléon averti en Espagne
de ce différend, et n'aimant pas que son ministre de la police jouât
l'esprit fort en matière de complots, ou peut-être se fît valoir
auprès des corps de l'État en étouffant une affaire dans laquelle
plusieurs de leurs membres étaient compromis, prêta tout appui à
M. Dubois, et voulut que la question fût examinée dans un conseil
présidé par le prince Cambacérès. Le prudent archichancelier pacifia
la querelle en décidant que s'il n'y avait pas lieu à suivre, il y
avait du moins grande attention à donner à ces premiers symptômes de
l'esprit de révolte. M. Fouché fut vertement réprimandé par ordre
de l'Empereur. Il venait de l'être plus durement encore au sujet
de sa proposition de divorce. Cette proposition faite spontanément
à l'impératrice Joséphine par le ministre de la police avait paru
à celle-ci dictée par l'Empereur lui-même, car elle n'avait pu
supposer qu'un ministre prît sur lui de hasarder une telle démarche
s'il n'y avait été autorisé, et il en était résulté des agitations
intérieures qui avaient vivement affecté Napoléon. Cherchant la
stabilité qui lui échappait, il désirait un héritier, et sentait peu
à peu mûrir en lui la résolution du divorce. Mais plus il approchait
du moment de cette résolution, moins il voulait s'infliger à l'avance
une douleur qui devait lui être très-sensible. M. Fouché fut donc
désavoué pour cette démarche, et condamné auprès de l'impératrice à
des excuses humiliantes. M. Cambacérès fut encore l'intermédiaire,
le pacificateur de ce différend. Mais M. Fouché put dès lors
s'apercevoir du déclin rapide de son crédit.

Quant à M. de Talleyrand, sa situation était aussi fort compromise,
et également par sa faute. Il avait déjà donné plus d'un sujet de
défiance et de déplaisir à Napoléon, surtout en quittant le ministère
des affaires étrangères en 1807, pour le vain motif de devenir grand
dignitaire de l'Empire. Il avait regagné la faveur impériale en se
faisant l'instrument actif de la politique qui avait amené la guerre
d'Espagne, et Napoléon l'avait tour à tour conduit à Erfurt, ou
laissé à Paris, afin de pallier auprès de la diplomatie européenne
ce que cette politique pouvait avoir d'odieux et d'inquiétant pour
les cours étrangères. Mais M. de Talleyrand était de tous les hommes
le moins capable de résister à l'opinion du jour, et la guerre
d'Espagne ayant fini par encourir la réprobation universelle, n'était
plus bonne à ses yeux qu'à désavouer. Aussi ne manquait-il pas de
dire qu'il ne l'avait point conseillée, se fondant sans doute sur
ce qu'il avait préféré, entre les projets proposés, le démembrement
de l'Espagne à l'usurpation de la couronne. Les désaveux commencés,
il remontait jusqu'à l'affaire du duc d'Enghien, car dans ce moment
de défaveur on revenait sur toutes les fautes que Napoléon avait pu
commettre, et M. de Talleyrand voulait n'avoir été complice d'aucune.
Son imprudence était grande, car si tout se redit vite à Paris, tout
se redisait bien plus vite alors, à l'indiscrétion se joignant plus
qu'à aucune autre époque le goût perfide de plaire. M. de Talleyrand
ne pouvait donc manquer d'être bientôt dénoncé à l'Empereur.

Ses torts ne s'étaient pas bornés à quelques désaveux peu fondés,
il s'était réconcilié avec M. Fouché, après dix ans de haine et de
dénigrement réciproques. Ils se traitaient l'un l'autre d'intrigant
frivole, affectant de diriger une diplomatie qui, aidée par la
victoire, allait toute seule; d'intrigant subalterne agitant
l'Empereur de vulgaires dénonciations, et faisant étalage d'une
police que la soumission générale rendait facile, même inutile.
M. de Talleyrand méprisait la vulgarité de M. Fouché, celui-ci la
frivolité de M. de Talleyrand. Cependant, comme si une situation
grave avait paru exiger de leur part l'oubli d'anciens ressentiments,
MM. de Talleyrand et Fouché, rapprochés par des officieux, s'étaient
réconciliés et publiquement visités, ce qui avait produit une
surprise générale. Le motif vrai de leur réconciliation, c'est que
des circonstances pouvaient se présenter prochainement où leur
union serait nécessaire à tous deux. On se persuadait, en effet,
que Napoléon finirait par rencontrer en Espagne le poignard d'un
fanatique, ou en Autriche un boulet de canon. MM. Fouché et de
Talleyrand, plus enclins à croire à la chute d'un ordre de choses
qui n'était plus de leur goût, semblaient partager l'opinion que
la personne de Napoléon succomberait infailliblement à un péril
trop souvent bravé. Que deviendrons-nous? que ferons-nous? étaient
les questions qu'ils s'étaient adressées, et que certainement ils
n'avaient pas résolues. Mais les intermédiaires, exagérant comme
de coutume les demi-confidences que ces deux personnages avaient
pu se faire, prétendaient que tout un plan de gouvernement avait
été préparé par eux pour le cas où Napoléon serait frappé. On leur
prêtait même l'idée de transmettre la couronne impériale à Murat, qui
avait porté à Paris, avant de se rendre à Naples, le mécontentement
de n'être pas roi d'Espagne.

Ces vains bruits ne mériteraient pas d'occuper l'histoire, s'ils
n'attestaient un commencement d'altération dans les esprits, résultat
des fautes de Napoléon, et surtout s'ils n'avaient pas eu le fâcheux
effet de tenir les étrangers en éveil sur ce qui se passait à Paris,
de leur persuader que l'autorité de Napoléon était fort affaiblie,
que la nation était dégoûtée de sa politique, que ses moyens d'action
étaient très-diminués, et que le moment enfin était venu de lui
déclarer de nouveau la guerre. Il est certain que l'état des esprits
à Paris[1] agit alors beaucoup sur l'état des esprits en Europe, et
contribua extrêmement à rallumer la guerre, comme on va bientôt le
voir.

[Note 1: Ce fait est tristement prouvé par toutes les correspondances
diplomatiques de l'époque. On est étonné d'y voir à quel point
tout ce qui se disait à Paris se redisait à Vienne, à Berlin, à
Saint-Pétersbourg.]

Napoléon connaissait, avant de quitter Valladolid, une grande
partie de ce que nous venons de rapporter, et il en éprouvait une
irritation dont il ne sut pas contenir les éclats. La veille de son
départ, apprenant que les grenadiers de la vieille garde murmuraient
parce qu'on les laissait en Espagne, du moins momentanément;
apprenant aussi que le général Legendre, l'un des signataires de la
capitulation de Baylen, devait se présenter à lui dans une revue
qu'il allait passer, Napoléon se livra à des mouvements de colère
qui affligèrent profondément ceux qui en furent témoins. Parcourant
à pied les rangs de ses grenadiers qui lui présentaient les armes,
soit qu'il eût entendu quelque murmure, soit qu'il eût reconnu l'un
des mécontents, il lui arracha son fusil des mains, et le tirant à
lui: Malheureux, lui dit-il, tu mériterais que je te fisse fusiller!
et peu s'en faut que je ne le fasse.--Puis, le rejetant dans les
rangs, et s'adressant à ses camarades: Ah! je le sais, leur dit-il,
vous voulez retourner à Paris pour y retrouver vos habitudes et
vos maîtresses, eh bien, je vous retiendrai encore sous les armes
à quatre-vingts ans!--Ayant ensuite aperçu le général Legendre, il
lui saisit la main et lui dit: Cette main, général, cette main,
comment ne s'est-elle pas séchée en signant la capitulation de
Baylen?--L'infortuné général, foudroyé par ces paroles, sembla
s'abîmer dans sa honte, et chacun s'inclina devant le visage
enflammé de Napoléon, tout en blâmant secrètement ces inqualifiables
violences.

Il partit ensuite pour Paris, où il arriva, comme nous l'avons dit,
avec une rapidité égale à ses passions. On lui avait beaucoup écrit
en Espagne; car indépendamment de ses ministres il avait de nombreux
correspondants, qui lui communiquaient tout ce qu'ils pensaient et
tout ce qu'ils recueillaient[2]; il avait beaucoup appris en route,
quoique en courant; il avait donné un grand nombre d'ordres, prescrit
notamment l'arrestation d'un abbé Anglade qui, dans la Gironde,
avait mal parlé en chaire de la conscription, et mandé à Paris
l'archevêque de Bordeaux, qui avait souffert les sermons de l'abbé
Anglade. À peine entré aux Tuileries, il avait été assailli par des
milliers de rapports sur ce qui s'était passé en son absence. Ces
rapports fort exagérés ne pouvaient tromper un esprit aussi sagace
que le sien, mais on accueille volontiers ce qui flatte l'irritation
qu'on éprouve, et Napoléon crut, ou parut croire beaucoup de
choses invraisemblables. Il appela auprès de lui l'archichancelier
Cambacérès, auquel il redit avec une extrême animation tout ce qu'on
lui avait raconté, s'emportant surtout contre MM. Fouché et de
Talleyrand, qui, selon lui, n'avaient pu se réconcilier que dans de
très-mauvaises intentions. L'archichancelier Cambacérès essaya de
le calmer, mais il n'y réussit qu'imparfaitement. Ce qui blessait
Napoléon, c'était qu'on disposât de sa succession comme si sa mort
eût été certaine; ce qui le blessait plus encore, c'était le désaveu
de sa politique, fait par un homme qui en avait été le complice,
et qui avait été conduit à Erfurt et laissé à Paris pour en être
l'apologiste. Aussi le principal orage devait-il fondre sur la tête
de M. de Talleyrand, M. Fouché ayant déjà reçu par écrit de vertes
réprimandes, et bien que commençant à déplaire, n'ayant pas encore
assez comblé la mesure pour être sacrifié.

[Note 2: Parmi ces correspondants se trouvaient MM. Fiévée, de
Montlosier, madame de Genlis, qui n'écrivaient pas pour dénoncer,
mais pour dire leur opinion sur ce qu'ils voyaient, et sur ce qui se
passait tous les jours sous leurs yeux. Les correspondances de M.
Fiévée ont été imprimées, et prouvent que Napoléon se laissait dire
beaucoup de choses, et des plus hardies.]

[Note en marge: Disgrâce de M. de Talleyrand.]

Napoléon, dans un conseil de ministres auquel assistaient plusieurs
grands dignitaires présents à Paris, se plaignit de toutes choses
et de tout le monde, car il n'était rien dont il ne fût mécontent.
On avait perdu à cette époque, au milieu du calme de l'Empire, la
connaissance de l'opinion publique et de ses brusques revirements;
on croyait qu'un gouvernement pouvait la diriger à volonté, et on
avait à cet égard une foi puérile dans l'influence de la police,
parce qu'elle avait une autorité absolue sur les journaux. Napoléon
se plaignit de ce qu'on avait laissé les esprits s'égarer sur les
événements du jour, de ce qu'on avait laissé interpréter sa dernière
campagne, toute marquée par des succès, comme une campagne féconde en
revers; lança plusieurs traits acérés contre ceux qui avaient parlé
et agi comme en présence d'une succession déjà ouverte, comme en
présence d'un règne près de finir. Il se plaignit surtout avec une
extrême amertume de ceux qui, pour le désavouer, ne craignaient pas
de se désavouer eux-mêmes; enfin ne se contenant plus, parcourant à
grands pas la salle du conseil, et s'adressant à M. de Talleyrand,
qui était immobile, debout, adossé à une cheminée, il lui dit en
gesticulant de la manière la plus vive:--Et vous osez prétendre,
Monsieur, que vous avez été étranger à la mort du duc d'Enghien!
Et vous osez prétendre que vous avez été étranger à la guerre
d'Espagne!--Étranger, répétait Napoléon, à la mort du duc d'Enghien!
mais oubliez-vous donc que vous me l'avez conseillée par écrit?
Étranger à la guerre d'Espagne! mais oubliez-vous donc que vous
m'avez conseillé dans vos lettres de recommencer la politique de
Louis XIV? oubliez-vous que vous avez été l'intermédiaire de toutes
les négociations qui ont abouti à la guerre actuelle?--Puis passant
et repassant devant M. de Talleyrand, lui adressant chaque fois les
paroles les plus blessantes, accompagnées de gestes menaçants, il
glaça d'effroi tous les assistants, et laissa ceux qui l'aimaient
pleins de douleur de voir abaissée dans cette scène la double dignité
du trône et du génie[3]. Napoléon congédia ensuite le conseil, fâché
de ce qu'il avait fait, et ajoutant au mécontentement qu'il avait des
autres le juste mécontentement qu'il devait avoir de lui-même.

[Note 3: Le véridique et honnête duc de Gaëte, témoin oculaire de
cette scène, me l'a racontée avec les moindres détails quelques jours
avant sa mort.]

M. de Talleyrand rentré chez lui éprouva une sorte de saisissement.
Les médecins furent inquiets pour sa vie, car il n'avait
nullement le courage de la disgrâce, quoiqu'il la soutînt avec une
impassibilité apparente. Cependant Napoléon était trop irrité pour
s'en tenir à des paroles. Il voulut qu'une manifestation officielle
apprît au public que M. de Talleyrand avait encouru sa défaveur. Ce
personnage, qui aimait tous les genres d'honneur, avait aspiré à être
grand chambellan lorsqu'il occupait les fonctions si sérieuses de
ministre des affaires étrangères. Devenu grand dignitaire, il était
resté grand chambellan, et en cumulait les avantages pécuniaires
avec ceux de sa nouvelle dignité. Le lendemain même de la séance
orageuse qui avait eu lieu au conseil des ministres, Napoléon lui
fit redemander la clef de grand chambellan, et la transmit à M. de
Montesquiou, l'un des membres du Corps Législatif les plus justement
honorés, qui joignait à ses titres actuels des titres anciens, fort
appréciés par Napoléon quand ils s'ajoutaient à un mérite réel.
Toutefois M. de Talleyrand, s'apercevant qu'il s'était trop hâté de
se conduire avec le gouvernement impérial comme avec un gouvernement
perdu, chercha à racheter par une extrême soumission les propos
imprudents qu'on lui reprochait. Deux ou trois jours après il se
rendit à une grande fête aux Tuileries, dans le plus brillant
costume, s'inclinant profondément devant le maître dont il avait
essuyé les outrages, voulant presque le faire douter lui-même et
surtout faire douter le public de ce qui s'était passé. Il y réussit
dans une certaine mesure, car Napoléon, désarmé par cette soumission
calculée, découvrit le calcul, mais agréa l'humilité.

[Note en marge: Signes avant-coureurs d'une guerre prochaine.]

Après avoir réprimé les langues autour de lui, sans les réprimer
dans le public, qu'on ne pouvait pas disgracier, Napoléon s'occupa
sur-le-champ des graves affaires qui l'avaient amené à Paris. Ces
affaires étaient la diplomatie et la guerre qu'il fallait conduire de
front, car on se trouvait à la veille d'une rupture avec l'Autriche.
Cette puissance, que nous avons vue si agitée depuis trois ans,
flottant tour à tour entre le désir de venger ses humiliations et
la crainte de nouveaux revers; cherchant sans cesse une occasion
opportune, ayant cru en découvrir une dans le hardi mouvement de
Napoléon vers le Nord en 1807, l'ayant laissée passer sans la saisir,
et regrettant amèrement de l'avoir manquée; croyant en apercevoir une
nouvelle dans la guerre d'Espagne, hésitant depuis six mois si elle
en profiterait ou non, et au milieu de ces hésitations armant avec
une activité toujours croissante, cette puissance semblait enfin près
d'éclater. Tout ce qu'elle faisait dans l'étendue de son empire comme
préparatifs militaires, auprès des cabinets européens comme intrigue
politique, décelait une résolution presque arrêtée. L'approche du
printemps d'ailleurs donnait lieu de penser qu'on aurait tout au plus
deux ou trois mois pour se préparer à lui tenir tête. Il fallait
donc se hâter si on ne voulait être pris au dépourvu; mais c'est
dans l'art de bien employer le temps et de créer par miracle ce qui
n'existait pas que Napoléon excellait, et il en fournit ici une
nouvelle et éclatante preuve.

[Note en marge: Attitude de Napoléon envers la légation d'Autriche et
envers les autres légations étrangères.]

Avec les préparatifs militaires, il avait à conduire simultanément
les négociations qui devaient ou prévenir la guerre, ou en rendre
le résultat plus certain au moyen d'alliances bien ménagées. Il
avait eu quelques mois auparavant, à son premier retour d'Espagne,
avec l'ambassadeur d'Autriche, des explications si franches, si
développées, et cependant suivies de si peu d'effet, que recommencer
semblait superflu, et aussi peu digne que peu efficace. Napoléon
jugea qu'une extrême réserve à l'égard de cet ambassadeur, une
extrême franchise à l'égard des autres, et le déploiement d'une
grande activité administrative, étaient la véritable conduite à
tenir et la seule manière de provoquer d'utiles réflexions à Vienne,
si on y était encore capable d'en faire de pareilles. Il se montra
donc poli, mais froid et sobre de paroles envers M. de Metternich.
Il enjoignit à toute la famille impériale, dans le sein de laquelle
M. de Metternich était ordinairement bien accueilli, d'imiter cette
réserve. Il se montra au contraire beaucoup plus ouvert avec les
autres ambassadeurs, leur avoua le motif de son retour à Paris, leur
déclara que c'était l'Autriche et ses armements qui le ramenaient si
vite, et qu'il allait y répondre par des armements formidables.--Il
paraît, leur dit-il à tous, que ce sont les eaux du Léthé et non
celles du Danube qui coulent à Vienne, et qu'on y a oublié les leçons
de l'expérience. Il en faut de nouvelles; on les aura, et cette
fois terribles, j'en réponds. Je ne veux pas la guerre, je n'y ai
pas d'intérêt, et l'Europe entière est témoin que tous mes efforts,
toute mon attention étaient dirigés vers le champ de bataille que
l'Angleterre a choisi, c'est-à-dire l'Espagne. L'Autriche, qui a
sauvé les Anglais en 1805, au moment où j'allais franchir le détroit
de Calais, les sauve encore une fois en m'arrêtant au moment où
j'allais les poursuivre jusqu'à la Corogne: elle payera cher cette
nouvelle diversion. Ou elle désarmera sur-le-champ, ou elle aura à
soutenir une guerre de destruction. Si elle désarme de manière à
ne me laisser aucun doute sur ses intentions futures, je remettrai
moi-même l'épée dans le fourreau, car je n'ai envie de la tirer qu'en
Espagne, et contre les Anglais. Sinon la lutte sera immédiate et
décisive, et telle que l'Angleterre n'aura plus à l'avenir d'alliés
sur le continent.--

[Note en marge: Effet du langage de Napoléon sur les cours
européennes.]

L'Empereur produisit sur tous ceux qui l'entendirent l'effet qu'il
désirait, car il était sincère dans son langage, et il disait vrai
en assurant qu'il ne voulait pas la guerre, mais qu'il la ferait
terrible si on l'obligeait à la recommencer. Tout en pensant qu'il
se l'était attirée par sa conduite en Espagne, chacun jugea que
l'Autriche commettait une grande imprudence, et s'effraya pour
l'Europe des conséquences auxquelles cette cour allait s'exposer.

[Note en marge: Séjour prolongé de M. de Romanzoff à Paris.]

On avait, tantôt par un motif, tantôt par un autre, retenu en France,
depuis l'entrevue d'Erfurt, M. de Romanzoff, le ministre des affaires
étrangères de Russie. Comme il a été dit plus haut, ce ministre
s'était rendu à Paris à la suite de Napoléon pour veiller lui-même
aux négociations qui allaient s'entamer avec l'Angleterre, et hâter
autant que possible l'acquisition des provinces du Danube. La
négociation avec l'Angleterre ayant échoué, M. de Romanzoff aurait
pu repartir pour Saint-Pétersbourg, afin de rejoindre son jeune
maître, qui l'attendait avec une vive impatience. Mais un motif, tiré
de leurs désirs communs, avait retenu M. de Romanzoff. Il ne fallait
pas plus de deux mois, lui avait-on dit à Paris, pour terminer les
affaires d'Espagne, pour ramener le roi Joseph à Madrid, pour l'y
couronner de nouveau, pour jeter les Anglais à la mer, et inspirer à
l'Europe des pensées de résignation au lieu de pensées de résistance
à l'égard des desseins conçus à Erfurt. Il pouvait donc y avoir un
intérêt véritable à différer encore les ouvertures qu'il s'agissait
de faire à Constantinople relativement à la Moldavie et à la
Valachie; car si Napoléon était complétement victorieux, l'Autriche
n'oserait pas entreprendre une nouvelle lutte, l'Angleterre ne
trouverait pas d'alliés sur le continent, les Turcs n'en trouveraient
ni sur terre, ni sur mer, et, sans conflagration européenne, la
Russie acquerrait les provinces du Danube, comme elle était près
d'acquérir la Finlande, au moyen d'une guerre toute locale et d'une
importance très-limitée. Ce motif valait la peine d'un nouvel effort
de patience, car ce n'était après tout qu'un retard de deux mois,
et ces deux mois M. de Romanzoff avait jugé utile de les passer
près des événements dont il attendait l'issue. Dans l'intervalle il
observait soigneusement le colosse dont la Russie était pour un temps
la complice plutôt que l'alliée; il en étudiait la force passagère ou
durable; il cherchait à apprécier la valeur des mille propos répétés
à Saint-Pétersbourg par les échos de la diplomatie européenne,
et il vivait en attendant au milieu d'un nuage d'encens, la cour
impériale ayant reçu l'ordre de combler de caresses l'ancien ministre
de Catherine, le ministre actuel d'Alexandre, ordre de tous le plus
facilement obéi à Paris, où l'on aime tant à plaire quand on ne met
pas son orgueil à blesser.

M. de Romanzoff avait passé d'abord deux mois, puis trois à Paris,
ne s'apercevant pas du temps qui s'écoulait, et cherchant à calmer
l'impatience de son souverain, qui le pressait sans cesse de revenir.
Napoléon avait tenu parole, et en deux mois il avait dispersé les
armées espagnoles comme de la poussière, chassé les Anglais du
continent espagnol, ramené son frère à Madrid, sans donner cependant
à personne l'idée que la guerre d'Espagne fût une guerre finie. Ce
n'était pas là ce qu'il avait espéré, ni surtout ce qu'il avait
promis, car on ne pouvait plus se flatter de réaliser les grandes
acquisitions projetées en Orient par un simple acte de volonté.
Napoléon, à peine arrivé, vit M. de Romanzoff, exerça sur lui sa
puissance ordinaire de fascination, fit par son esprit tout ce qu'il
n'avait pas fait par ses armes, exprima sa colère de voir l'Autriche
intervenir encore au moment décisif pour lui arracher les Anglais des
mains, car, s'il les avait poursuivis lui-même, il ne s'en serait
pas sauvé un seul, disait-il, et enfin il se montra résolu à tirer
d'un tel manque de foi (il rappelait toujours les promesses qu'on
lui avait faites au bivouac d'Urschitz) une vengeance éclatante.
Confiant comme il l'était dans les immenses moyens qui lui restaient,
il ne se montra envers le représentant de la Russie ni fanfaron ni
obséquieux, mais ferme et positif, et exigea de lui l'accomplissement
des engagements pris à Erfurt, en homme qui était prêt à se battre
encore avec tout le monde, avec ceux qui lui manqueraient de parole
en l'attaquant, comme avec ceux qui lui manqueraient de parole en ne
l'aidant pas après s'y être engagés.--Si votre empereur avait suivi
mon conseil à Erfurt, dit-il à M. de Romanzoff, nous ne serions pas
aujourd'hui où nous en sommes. Au lieu de simples exhortations, nous
aurions fait des menaces sérieuses, et l'Autriche aurait désarmé.
Mais nous avons parlé au lieu d'agir, et nous allons peut-être avoir
la guerre, moi pour ce que je veux achever en Espagne, vous pour ce
que vous voulez terminer en Finlande et commencer en Turquie. En
tout cas, je compte sur la parole de votre maître. Il m'a promis
que, si le cabinet de Vienne devenait l'agresseur, il mettrait une
armée à ma disposition. Qu'il remplisse ses promesses; qu'il conduise
plus activement la guerre de Finlande, de manière à en finir avec
cette petite puissance qui le tient en échec; qu'il ait une armée
suffisante sur le Danube pour déjouer auprès des Turcs toutes les
intrigues des Anglais et des Autrichiens coalisés; qu'enfin il ait
une armée imposante sur la Haute-Vistule pour faire comprendre à
l'Autriche que le jeu est sérieux avec nous. Quant à moi, je vais
réunir sur le Danube et le Pô trois cent mille Français et cent
mille Allemands, et probablement leur présence obligera l'Autriche
à nous laisser en paix, ce que j'aime mieux pour vous et pour moi,
car dans ce cas vous aurez la Moldavie et la Valachie presque sans
coup férir, et moi je pourrai sans nouvelles dépenses achever la
soumission de la Péninsule. Si ces démonstrations ne suffisent pas,
s'il faut employer la force, eh bien! nous écraserons pour jamais
les résistances qui s'opposent à nos communs projets. Mais, alliance
pour la paix comme pour la guerre, alliance franche, effective, voilà
ce que j'ai promis, ce qu'on m'a promis, et ce que j'attends.--À
ce langage d'un homme qui n'était rien moins qu'intimidé, Napoléon
ajouta ce qu'il fallait de caresses pour compléter l'effet qu'il
voulait produire, et il obtint de M. de Romanzoff les déclarations
les plus satisfaisantes. Celui-ci ne dissimula pas le chagrin qu'il
éprouvait à voir la Russie exposée à une collision avec l'Autriche,
la difficulté des acquisitions projetées en Orient augmentée de
toutes les difficultés que rencontrait la politique française en
Occident, en un mot le cercle de la lutte s'étendant au lieu de se
restreindre; mais il reconnut la nécessité de parler énergiquement à
Vienne pour prévenir la nécessité d'agir; il convint qu'aux paroles
il faudrait joindre certaines démonstrations, si on voulait que les
paroles fussent efficaces, et promit en conséquence que la Russie
aurait une armée en Gallicie prête à prendre ou la route de Prague,
ou celle d'Olmutz, qui l'une et l'autre mènent à Vienne.

Napoléon, satisfait de M. de Romanzoff, et voulant lui prouver à
quel point c'était la paix qu'il désirait, et non la guerre, émit
l'idée d'offrir à l'Autriche la double garantie de la France et de
la Russie pour la conservation de ses États actuels, garantie qui
devait la rassurer complétement, si elle était sincère dans les
craintes qu'elle disait avoir conçues pour elle-même à la suite
des événements de Bayonne. L'idée de cette garantie, en effet,
s'il n'y avait eu que des craintes personnelles dans les motifs
qui déterminaient l'Autriche, aurait eu de quoi la contenter, et
peut-être aurait pu prévenir la guerre. M. de Romanzoff l'accueillit
pour en faire le sujet d'une prompte communication tant à sa cour
qu'à celle de Vienne.

À ses entretiens avec M. de Romanzoff Napoléon ajouta mille
attentions délicates, comme de le conduire lui-même aux manufactures
des Gobelins, de Sèvres, de Versailles, montrant partout à ce
ministre les merveilles de son empire, et voulant à chaque instant
lui en donner des échantillons, à ce point, disait lui-même M. de
Romanzoff, qu'il n'osait plus rien louer devant un souverain si
magnifique, de peur de s'attirer de nouveaux présents en tapisseries,
en porcelaines, en armes de luxe.

[Note en marge: Explications de Napoléon avec les ministres des
princes allemands ses alliés.]

[Note en marge: Premières réquisitions adressées aux rois de Saxe et
de Bavière.]

Après avoir fait ce qui convenait auprès l'ambassadeur de son
principal allié, Napoléon tint un langage tout aussi utile aux
ministres de la Confédération du Rhin. Il leur dit, et il écrivit
à leurs maîtres, les rois de Bavière, de Saxe, de Wurtemberg, de
Westphalie, les ducs de Bade, de Hesse, de Wurzbourg, qu'il ne
voulait pas les exposer à des dépenses prématurées en exigeant la
réunion immédiate de leurs troupes, mais qu'il les invitait à la
préparer, vu qu'il s'attendait à des hostilités prochaines; qu'il
fallait, soit pour prévenir la guerre, s'il en était temps encore,
soit pour la rendre heureuse, si elle était inévitable, se mettre
en mesure d'opposer la force à la force; qu'il allait, quant à lui,
réunir 150 mille Français et Italiens sur le Pô, 150 mille Français
sur le haut Danube, qu'il comptait sur 100 mille Allemands, qu'avec
ces 400 mille hommes il préviendrait la guerre, ou la rendrait
décisive, et garantirait à jamais ses alliés des répétitions que
l'Autriche prétendait exercer sur les puissances allemandes,
autrefois dépendantes ou sujettes de son empire. Il écrivit en
particulier au roi de Bavière et au roi de Saxe, pour leur demander
formellement la réunion d'une première partie de leurs forces autour
de Munich, de Dresde, de Varsovie. Se défiant de la Prusse, qui
pouvait être tentée d'imiter l'Autriche et de chercher la réparation
de ses malheurs dans un acte de désespoir, il lui notifia que, si
elle levait un seul homme au delà des 42 mille que ses conventions
secrètes l'autorisaient à réunir, il lui déclarerait sur-le-champ la
guerre. Il chargea la Russie de faire savoir à Koenigsberg que le
moindre acte d'hostilité serait l'occasion d'une nouvelle lutte qui
deviendrait mortelle pour les uns ou pour les autres, si on faisait
mine de se joindre à l'Autriche.

[Note en marge: Préparatifs militaires de Napoléon.]

À ces manifestations, qui devaient être d'autant plus significatives
qu'elles reposaient sur des précautions non moins réelles
qu'apparentes, Napoléon ajouta des mouvements de ses propres
troupes, qui n'étaient que la suite de combinaisons déjà conçues et
ordonnées à Valladolid même. Ces combinaisons furent aussi vastes
que le commandaient la situation et la masse d'ennemis, tant connus
qu'inconnus, auxquels il devait bientôt avoir affaire.

[Note en marge: Levée de la conscription de 1810, et réappel sur les
conscriptions antérieures de 1806, 1807, 1808 et 1809.]

Pendant qu'il se trouvait en Espagne, Napoléon, prévoyant que
l'Autriche, bien qu'elle eût été intimidée par la présence des deux
empereurs à Erfurt, bien qu'elle ne fût pas entièrement préparée, et
qu'elle ne fût pas enfin assez excitée pour perdre toute prudence,
finirait cependant par éclater au printemps, avait veillé avec une
extrême sollicitude à l'exécution de ses ordres. Les principaux de
ces ordres avaient trait à la levée des deux conscriptions autorisées
en septembre 1808 par le Sénat. L'une comprenait les conscrits de
1810, levés suivant l'usage une année à l'avance, mais ne pouvant
être appelés avant le 1er janvier 1809, et ne devant pendant cette
même année servir que dans l'intérieur. C'était une levée de 80 mille
hommes. Mais comme cet appel, d'après ses projets d'organisation, ne
suffisait pas à Napoléon, il avait songé à revenir sur les classes
antérieures de 1806, 1807, 1808 et 1809, qui n'avaient jamais fourni
au delà de 80 mille hommes chacune. Les cent quinze départements de
cette époque n'offraient pas une population de beaucoup supérieure
à celle des quatre-vingt-six départements d'aujourd'hui; en effet,
tandis que la classe présente actuellement 320 mille jeunes gens
ayant acquis l'âge du service, les cent quinze en fournissaient
377 mille. Napoléon prétendait que c'était peu que d'appeler 80
mille hommes sur 377 mille, et qu'il en pouvait lever 100 mille,
c'est-à-dire un peu plus du quart. On le pouvait assurément, mais
à condition de ne pas recommencer souvent; car il n'est pas de
population qui ne pérît bientôt, si on lui enlevait chaque année le
quart des mâles parvenus à l'âge viril.

Il voulut donc porter à 100 mille la contribution annuelle de la
population, ce qui en revenant en arrière l'autorisait à demander
un supplément de 20 mille hommes à chacune des classes antérieures.
Cet appel avait l'avantage de lui procurer des jeunes gens bien plus
robustes que ceux qu'il levait ordinairement, puisqu'ils devaient
avoir 20, 21, 22, 23 ans, tandis que ceux de 1810 ne comptaient
qu'environ 18 ans. Mais c'était un grave inconvénient que d'arracher
à leurs foyers des hommes qui avaient pu se croire exempts de tout
service, la classe à laquelle ils appartenaient ayant déjà fourni
son contingent. Aussi, pour diminuer le fâcheux effet de cette
mesure, ne manqua-t-on pas d'ajouter à la décision du Sénat que les
classes antérieures à l'an 1806 seraient définitivement libérées,
ce qui laissait sous le coup de nouveaux appels les malheureuses
classes de 1806, 1807, 1808 et 1809. Pour adoucir davantage encore
le mécontentement on renonça à tirer de leurs foyers les hommes qui
s'étaient mariés dans l'intervalle; mais cette atténuation de la
nouvelle mesure calma peu le déplaisir de la population, qui voyait
les remplacements renchérir tous les jours, et les appels se succéder
sans interruption. Du reste, excepté dans quelques départements
de l'Ouest, où un petit nombre de réfractaires recommença la vie
des chouans, et où la répression fut aussi prompte que sévère,
l'obéissance était générale, et une fois au corps les hommes
prenaient sur-le-champ l'énergique esprit de l'armée française.

[Note en marge: Organisation de l'armée destinée à agir en Allemagne.]

Il fallait employer cette vaste levée de jeunes gens, et en fait
d'organisation personne, on le sait, n'a jamais égalé Napoléon. Il
avait depuis deux ans décrété la formation de tous les régiments
à cinq bataillons. Diverses causes avaient empêché jusqu'alors la
complète exécution de cette mesure: d'abord le nombre des conscrits
qui n'était pas encore suffisant, et qui n'allait le devenir que par
l'arrivée aux corps des 160,000 hommes récemment appelés; ensuite la
dépense, qui ne pouvait manquer d'être grande; enfin le mouvement des
régiments qui se déplaçaient sans cesse, et employaient leur temps,
quand ils ne combattaient pas, à se rendre de la Vistule sur le Tage,
ou du Pô sur l'Èbre. Par ces motifs, la plupart des régiments en
étaient à s'occuper de la création du quatrième bataillon, et presque
aucun n'avait formé le cinquième.

Après avoir envoyé en Espagne trois corps de la grande armée: ceux
du maréchal Victor (autrefois premier corps), du maréchal Mortier
(autrefois cinquième corps), du maréchal Ney (autrefois sixième
corps), et les troupes qui avaient formé le corps du maréchal
Lefebvre, plus tous les dragons; après avoir détaché de l'armée
d'Italie de quoi tripler l'armée de Catalogne, Napoléon s'était
fort affaibli du côté de l'Allemagne, surtout en vieux soldats. Il
lui restait sous le titre d'armée du Rhin, et sous les ordres du
maréchal Davout, six divisions d'infanterie, les belles divisions
Morand, Friant, Gudin (qui avaient jadis composé le troisième corps);
l'excellente division Saint-Hilaire, qui avait fait partie du corps
du maréchal Soult; la fameuse division des grenadiers et voltigeurs
d'Oudinot, actuellement à Hanau; la division Dupas, celle-ci de
deux régiments seulement, composant avec les Hollandais la garde
des villes anséatiques; quatorze régiments de cuirassiers, troupe
incomparable devant laquelle aucune infanterie européenne n'avait pu
tenir; enfin dix-sept régiments de cavalerie légère la mieux exercée
qu'il y eût au monde, et une formidable artillerie. Il fallait
ajouter à ces forces les deux divisions Carra Saint-Cyr et Legrand
ayant appartenu au corps du maréchal Soult, et actuellement dirigées
sur Paris pour faire une démonstration vers le camp de Boulogne; les
deux divisions Boudet et Molitor, longtemps laissées sur l'Elbe comme
noyau de l'armée de réserve en 1807, et depuis ramenées sur Lyon dans
la supposition d'une expédition toujours projetée, jamais accomplie,
contre la Sicile. Ces belles troupes, les meilleures de l'Europe, ne
formaient pas toutefois une masse de plus de 110 mille hommes, après
en avoir défalqué tous les soldats que leur âge ou leurs blessures
rendaient impropres au service. Ce n'était pas avec de telles forces
que Napoléon pouvait réduire la maison d'Autriche, quelque bons que
fussent les soldats dont elles se composaient. Voici comment il avait
résolu de les étendre.

L'armée du Rhin comprenait vingt et un régiments d'infanterie, qui
avaient reçu leurs trois bataillons de guerre, depuis qu'on avait
commencé à former les quatrièmes bataillons. Lorsqu'ils en auraient
quatre, ce qui allait résulter de la création des cinquièmes, cette
armée du Rhin devait présenter quatre-vingt-quatre bataillons et 70
mille hommes d'infanterie. Le corps d'Oudinot, composé de compagnies
de grenadiers et de voltigeurs, détachées originairement des
régiments qui ne faisaient point partie de l'armée active, n'avait
plus actuellement les mêmes raisons d'exister. Il devenait difficile
en effet, maintenant que les régiments agissaient si loin de leurs
dépôts, qu'ils avaient à la fois des bataillons en Allemagne, en
Italie, en Espagne, de détacher les compagnies d'élite pour les
envoyer à de si grandes distances. Ayant en outre dans la garde
impériale une troupe de choix, qui se développait tous les jours
davantage, Napoléon n'était plus réduit comme autrefois à en chercher
une dans la réunion des compagnies de grenadiers et de voltigeurs. Il
imagina donc tout simplement de convertir le corps d'Oudinot en une
réunion de quatrièmes bataillons qui seraient détachés des régiments
auxquels ils appartenaient. D'abord, comme ce corps renfermait
vingt-deux compagnies de voltigeurs et de grenadiers appartenant à
l'armée du maréchal Davout, il les lui envoya pour servir de noyau
à la formation des quatrièmes bataillons dans cette armée. Les
compagnies de fusiliers devaient partir le plus tôt possible des
dépôts répandus en Alsace, en Lorraine, en Flandre, pour compléter
ces quatrièmes bataillons. Les autres compagnies d'élite du corps
d'Oudinot appartenaient à trente-six régiments qui avaient passé
d'Allemagne en Espagne. Napoléon résolut également de faire de ces
compagnies le noyau de trente-six quatrièmes bataillons, qui, pour le
moment, serviraient en Allemagne, où ils étaient tout transportés,
sauf à les rapprocher plus tard de l'Espagne, si leurs régiments
continuaient à y servir. Les compagnies de fusiliers allaient leur
être successivement envoyées des dépôts répandus dans le nord et
l'est de la France. Ils devaient être distribués en trois divisions
de douze bataillons chacune, et après leur formation présenter 30
mille hommes d'infanterie.

Les quatre divisions Carra Saint-Cyr, Legrand, Boudet, Molitor,
comprenaient douze régiments, actuellement à trois bataillons
de guerre, devant bientôt en avoir quatre, ce qui ferait encore
quarante-huit bataillons, et procurerait environ 30 mille hommes.
L'armée du Rhin pouvait ainsi s'élever à 130 mille hommes
d'infanterie, sans compter les 5 mille de la division Dupas. Sur le
vaste recrutement ordonné, Napoléon voulut prendre de quoi porter à
11 cents hommes tous les régiments de cavalerie, ce qui ne pouvait
manquer de leur assurer 9 cents combattants. Les quatorze régiments
de cuirassiers comptaient 11 ou 12 mille cavaliers dans le rang: il
espérait en prenant dans les dépôts tout ce qui était disponible les
porter à 13 ou 14 mille présents sous les armes. Il se proposait
d'étendre jusqu'à 14 ou 15 mille cavaliers l'effectif des dix-sept
régiments de cavalerie légère. Il résolut aussi de tirer parti des
vingt-quatre régiments de dragons employés en Espagne. Une pareille
force était plus que suffisante pour les besoins de cette guerre,
eu égard surtout aux besoins des autres guerres qui se préparaient
au nord de l'Europe. Les dépôts en outre regorgeaient de dragons
tout formés, que Napoléon dans le moment croyait plus utiles en
Allemagne qu'en Espagne. Il ordonna donc à l'état-major de Madrid
de renvoyer au dépôt le cadre du troisième escadron de guerre, en
versant dans les deux premiers escadrons les hommes capables de
servir, ce qui devait laisser à peu près au même effectif la force
active en Espagne, et fournir des cadres pour utiliser les cavaliers
déjà formés dans les dépôts. Son projet était de tirer successivement
des dépôts pour les verser dans le cadre des troisièmes et quatrièmes
escadrons, tous les hommes instruits, et de les envoyer ensuite
en Allemagne, en composant avec ces quarante-huit escadrons douze
régiments provisoires de dragons de quatre escadrons chacun. Les
dépôts de dragons étaient répandus dans le Languedoc, la Guyenne, le
Poitou, l'Anjou. Napoléon espérait ainsi avoir d'abord trois mille,
puis six, et jusqu'à douze mille dragons, dès que la conscription
aurait fourni le personnel nécessaire. Il pouvait en conséquence
compter avant deux mois sur 13 ou 14 mille cuirassiers, sur 14
mille hussards et chasseurs, sur 3 mille dragons, presque tous
vieux soldats, c'est-à-dire sur 30 mille hommes de cavalerie. Avec
130 mille hommes d'infanterie, 30 mille de cavalerie, 20 mille
d'artillerie, 5 mille de la division Dupas, 15 ou 20 mille de la
garde, il se promettait de réunir 200 mille Français en Allemagne,
lesquels, avec 100 mille Allemands et Polonais auxiliaires, devaient
lui assurer 300 mille combattants sur le Danube. Le même système de
formation allait lui en procurer 100 mille en Italie.

[Note en marge: Composition des forces destinées à opérer en Italie.]

Napoléon avait en Italie douze régiments d'infanterie dont la
formation à quatre bataillons était presque achevée, et dont la
formation à cinq était commencée. Ils étaient partagés en quatre
divisions de trois régiments, et de 9 à 10 mille hommes chacune,
en y comprenant l'artillerie. La première de ces divisions était à
Udine, la seconde à Trévise, la troisième à Mantoue, la quatrième
à Bologne. On avait rappelé de l'armée de Dalmatie les troisièmes
bataillons des huit régiments composant cette armée, en versant les
hommes valides dans les deux premiers bataillons, et en ne ramenant
que le cadre du troisième, ce qui n'avait pas sensiblement affaibli
la force effective préposée à la garde de cette province éloignée. Au
moyen de ces huit cadres de troisièmes bataillons, et de la création
de huit autres résultant de la nouvelle organisation, on avait réuni
seize bataillons d'infanterie, qui formaient à Padoue une cinquième
division forte de 12 mille hommes au moins. Le repos dont jouissait
l'armée d'Italie, et le soin que Napoléon avait mis à lui assurer sa
part dans chaque conscription, avaient été cause que les nouvelles
formations y étaient plus avancées qu'ailleurs. Enfin avec quelques
troisièmes et quatrièmes bataillons de l'armée de Naples, et deux
régiments entiers tirés de Naples même, on avait composé une belle
division, qui, sous le général Miollis, gardait les États romains.
Napoléon avait ordonné à Murat, devenu roi des Deux-Siciles, de
distribuer son armée en deux divisions, l'une placée entre Naples et
Reggio, l'autre entre Naples et Rome, de manière que celle-ci pouvant
au besoin détacher une brigade sur Rome, rendît la division Miollis
disponible. Les Anglais étaient assez occupés en Espagne, et devaient
l'être assez sur le littoral germanique si la guerre se rallumait
dans le Nord, pour qu'on n'eût pas à s'inquiéter beaucoup de leurs
tentatives contre le midi de l'Italie. On pouvait donc réunir six
divisions, comprenant environ 58 mille hommes d'infanterie, la
plupart vieux soldats qui ne s'étaient pas battus depuis longtemps,
et qui avaient grand désir de recommencer leur ancien métier. Cinq
régiments de dragons, cinq de hussards et chasseurs, ce qui suffisait
en Italie, offraient, en puisant dans les dépôts, une nouvelle
ressource de 8 mille hommes de cavalerie. Avec 6 mille d'artillerie,
on était certain d'avoir une armée de 72 mille Français. En y
ajoutant 18 à 20 mille Italiens, et dans le cas où l'on marcherait
en avant, 10 mille Français de la Dalmatie, on pouvait compter sur
100 mille hommes environ en Italie, qu'il était facile de transporter
en Allemagne. Ces forces réunies permettaient d'accabler la maison
d'Autriche avec 400 mille combattants.

Ces formations ordonnées pendant que Napoléon commandait en Espagne,
c'est-à-dire en novembre et décembre 1808, accélérées en janvier 1809
pendant qu'il s'était établi à Valladolid, furent poussées avec plus
d'activité que jamais depuis son retour à Paris. Mais si l'arrivée
des hommes dans les dépôts s'effectuait rapidement, d'autres parties
de l'organisation avançaient moins vite. Le matériel d'habillement,
toujours lent à confectionner, l'instruction qui ne s'improvise pas,
la formation des nouveaux cadres qui exigeait une grande quantité
d'officiers et de sous-officiers capables, laissaient beaucoup
à désirer. Il est vrai que sous ce dernier rapport nos vieilles
armées offraient à Napoléon de grandes ressources. Mais il fallait
réunir les éléments épars de ces diverses créations, et même pour
le génie la nature des choses, quoique moins rebelle, ne se soumet
pas absolument. On peut employer le temps mieux que d'autres, on ne
saurait jamais s'en passer. Deux à trois mois qu'on espérait avoir
encore ne suffisaient pas, et il était à craindre qu'on ne fût pas
prêt, si la guerre éclatait trop tôt.

[Note en marge: Soins de Napoléon pour accélérer l'organisation de
ses nouveaux corps.]

Les dépôts avaient versé aux divisions de l'armée du Rhin, ainsi
qu'aux quatre divisions Carra Saint-Cyr, Legrand, Boudet et Molitor,
tout ce qu'ils avaient de disponible, de manière que ces divisions
avaient leurs trois bataillons de guerre bien complets, tant en
vieux soldats aguerris qu'en jeunes soldats suffisamment instruits.
Les choses ne marchaient pas aussi bien pour l'organisation des
quatrièmes bataillons. C'est dans cette occasion que Napoléon tira un
grand parti de la garde impériale. Il s'était décidé à lui confier
10 mille conscrits de 1810, et 6 à 7 mille des classes antérieures,
pour qu'elle employât ses loisirs à les former, ce qui avait le
double avantage de prévenir chez elle une oisiveté dangereuse,
et de propager l'excellent esprit dont elle était animée. C'est
à Versailles, à Paris et dans les lieux environnants qu'elle se
consacrait à cette oeuvre si utile, pendant que les moins âgés des
soldats dont elle était composée servaient en Espagne sous les
yeux de l'Empereur. Une partie des conscrits qu'on lui destinait
étant arrivés, elle en avait fait en quelques mois des soldats
qui égalaient les vieux sous le rapport de l'instruction et de la
tenue. Napoléon prit dans ces recrues les hommes les plus robustes,
les plus avancés dans leur éducation militaire, pour les convertir
en compagnies de grenadiers et de voltigeurs, qu'il envoya au
corps d'Oudinot, afin d'y concourir à la formation des trente-six
quatrièmes bataillons qui devaient le composer, en remplacement des
vingt-deux compagnies déjà restituées à l'armée du Rhin. Il envoya
pareillement de ces grenadiers et voltigeurs aux dépôts de l'armée du
Rhin, pour y faciliter l'organisation des quatrièmes bataillons dans
cette armée. Il pressa en même temps l'arrivée et l'instruction des
conscrits encore dus à la garde, afin de s'en servir pour recruter
les corps qui ne trouveraient pas dans leurs dépôts des ressources
suffisantes. Il expédia en poste le général Mathieu Dumas, officier
d'état-major intelligent, exact, actif, pour parcourir tous les
dépôts du midi, de l'est, du nord, depuis Marseille, Grenoble, Lyon,
Strasbourg, jusqu'à Mayence et Cologne, avec mission d'en faire
partir, sans attendre les ordres du ministre de la guerre, les
compagnies de fusiliers qui étaient déjà prêtes, et qui devaient
servir à compléter les quatrièmes bataillons. Il ordonna de plus que,
dès que les 80 mille conscrits de 1810 commenceraient à arriver dans
les dépôts, les régiments qui avaient de l'avance sur les autres
procédassent à la formation des cinquièmes bataillons, afin de
préparer les éléments d'une forte réserve dans l'intérieur et sur les
côtes.

Les dépôts de cavalerie étaient fort riches en hommes et en chevaux,
car Napoléon n'avait cessé de s'en occuper et de consacrer des
fonds à la remonte. Il fit partir plus de trois mille cuirassiers,
chasseurs et hussards, et prescrivit les dispositions nécessaires
pour qu'il en partît bientôt un nombre égal. Il fit acheter 12 mille
chevaux d'artillerie, et préparer tous les attelages de cette arme.
Il ordonna au général Lauriston d'ajouter à l'artillerie de la
garde une réserve de 48 bouches à feu, et pour cela d'acheter 1,800
chevaux en Alsace, où la garde les prendrait en passant avec le
matériel de cette réserve. Enfin, comme s'il avait deviné les grands
travaux qu'il aurait à exécuter dans les îles du Danube, et prévoyant
certainement le rôle que ce fleuve immense jouerait dans la prochaine
guerre, il ordonna de réunir, outre les outils qui suivaient
ordinairement le corps du génie, un approvisionnement extraordinaire
de 50 mille pioches et pelles, qui devaient être transportées à la
suite de l'armée sur des chariots du train. Il tira en outre de
Boulogne un bataillon de 1,200 marins qui fut joint à la garde. Comme
il avait surtout besoin d'officiers et de sous-officiers pour les
nouveaux cadres, indépendamment des officiers pris dans la garde,
il en demanda 300 à Saint-Cyr. Il voulut même choisir dans chaque
lycée, où ne se trouvaient que des adolescents, dont les plus âgés
avaient de seize à dix-sept ans, ceux qu'un développement précoce
rendait propres à la guerre, au nombre de dix par établissement.
Il ne s'en tint pas à cette mesure, et ordonna à M. Fouché de
faire le recensement des anciennes familles nobles qui vivaient
retirées dans leurs terres sans relations avec le gouvernement,
afin d'enrôler leurs fils malgré elles, et de les envoyer dans les
écoles militaires. Si on se plaint, écrivit-il, vous direz que _tel
est mon bon plaisir_, et il ajouta une raison un peu moins folle,
c'est qu'il ne fallait pas que, grâce à de fâcheuses divisions, une
partie des familles pût se soustraire aux efforts que faisait la
génération présente pour la gloire et la grandeur de la génération
future[4]. Il prit encore quelques sous-officiers dans les vélites
et fusiliers de la garde, troupe déjà fort aguerrie, quoique plus
jeune que le reste du même corps. Ayant beaucoup de cavalerie, et se
proposant d'en faire un grand usage contre l'infanterie autrichienne,
il rappela d'Espagne les deux officiers de cette arme qu'il estimait
le plus, les généraux Montbrun et Lasalle. Il rappela de l'Aragon le
maréchal Lannes, qui venait de terminer le siége de Saragosse, et
manda auprès de lui le maréchal Masséna.

[Note 4: Nous citons cette lettre extraordinaire, qui est du nombre
de celles qu'il écrivit lorsqu'il commençait à ordonner en Espagne
même ses premiers préparatifs.

_Au ministre de la police._

                                      «Benavente, le 31 décembre 1808.

»Je suis instruit que des familles d'émigrés soustraient leurs
enfants à la conscription, et les retiennent dans une fâcheuse et
coupable oisiveté. Il est de fait que les familles anciennes et
riches qui ne _sont pas dans le système_ sont évidemment contre. Je
désire que vous fassiez dresser une liste de dix de ces principales
familles par département, et de cinquante pour Paris, en faisant
connaître l'âge, la fortune, et la qualité de chaque membre. Mon
intention est de prendre un décret pour envoyer à l'école militaire
de Saint-Cyr les jeunes gens appartenant à ces familles, âgés de plus
de seize ans et de moins de dix-huit. Si l'on fait quelque objection,
il n'y a pas d'autre réponse à faire sinon que cela est mon bon
plaisir. La génération future ne doit point souffrir des haines et
des petites passions de la génération présente. Si vous demandez aux
préfets des renseignements, faites-le dans ce sens.»]

[Note en marge: Premiers mouvements de troupes.]

Sans vouloir commettre encore aucun acte d'hostilité, car jusqu'ici
l'Autriche ne s'en était point permis, il crut cependant utile de
rapprocher ses troupes du théâtre supposé de la guerre, ce qui devait
avoir le double avantage de les conduire sans fatigue vers les
points de concentration, et de donner à l'Autriche un avertissement
significatif, qui peut-être la ferait rentrer en elle-même, et
lui inspirerait de sages réflexions. En conséquence il ordonna à
la division Dupas de quitter les bords de la mer Baltique, pour
se rapprocher de Magdebourg. Il fit remplacer par les troupes
saxo-polonaises tout ce qu'il avait encore de détachements français
à Dantzig, Stettin, Custrin, Glogau. Il prescrivit au maréchal
Davout de s'acheminer de la Saxe vers la Franconie, de fixer son
quartier général à Wurzbourg, et de diriger sur Bayreuth l'une de
ses divisions. Il enjoignit au général Oudinot de se transporter,
avec le consentement du roi de Bavière, de Hanau à Augsbourg, aux
divisions Carra Saint-Cyr et Legrand de se rendre des environs de
Paris aux environs de Metz, aux divisions Boudet et Molitor de
s'avancer de Lyon sur Strasbourg. Ces trois points de rassemblement,
Wurzbourg, Augsbourg, Strasbourg, devaient être pour l'Autriche
d'une haute signification. Il recommanda au prince Eugène, non de
faire camper ses troupes, ce que la saison ne comportait pas encore,
mais de réunir successivement vers le Frioul ses quatre premières
divisions, son matériel d'artillerie, sa cavalerie, de manière à
pouvoir présenter en vingt-quatre heures une cinquantaine de mille
hommes en bataille. Il renouvela l'ordre à Murat de reporter ses
forces vers Rome, afin de rendre disponible la division Miollis. Il
décida l'armement de toutes les places d'Italie, et l'achèvement
des travaux les plus urgents à Osopo, Palma-Nova, Venise, Mantoue,
Alexandrie. Enfin il envoya au général Marmont, qui commandait en
Dalmatie, l'ordre de concentrer son armée sur Zara, en ne laissant
aux bouches du Cattaro et dans quelques postes intéressants que les
garnisons indispensables; de construire à Zara un camp retranché qui
serait approvisionné pour un an, de s'y préparer ainsi ou à tenir
tête pendant plusieurs mois à des forces considérables, ou à marcher
en avant pour se joindre à l'armée d'Italie.

[Note en marge: Ordre au général Andréossy de quitter Vienne.]

À ces manifestations militaires qui ne constituaient pas encore des
actes offensifs, Napoléon ajouta une manifestation diplomatique:
il ordonna au général Andréossy, ambassadeur à Vienne, de quitter
cette capitale, non point en demandant ses passe-ports, ce qui
eût ressemblé à une déclaration de guerre, mais en alléguant un
congé anciennement sollicité, et récemment obtenu. Napoléon
trouvait dans ce rappel dissimulé, outre l'avantage de témoigner
son mécontentement, celui de supprimer une cause d'irritation entre
les deux cabinets, car le général Andréossy éprouvait pour la cour
de Vienne une haine que cette cour lui rendait. Il avait ordre de
parcourir en revenant tous les cantonnements autrichiens, pour être à
même de donner à son retour des renseignements précis sur les moyens
militaires de l'ennemi. Ces dispositions si actives, si prévoyantes,
prouvent du reste que Napoléon mettait à prévenir la guerre autant de
soin qu'à la préparer. Malheureusement sa politique ambitieuse lui
avait fait de la guerre une nécessité fatale, quand ses goûts ne lui
en faisaient plus un plaisir.

[Note en marge: Moyens financiers créés par Napoléon pour suffire à
la dépense de ses préparatifs militaires.]

À ces vastes préparatifs, il fallait adapter les moyens financiers.
On a déjà présenté l'affligeante remarque que la guerre d'Espagne, en
diminuant désastreusement les forces militaires de la France par leur
dispersion, diminuait à un degré égal ses ressources financières, par
la multiplication excessive des causes de dépense. Bien que la double
création de la caisse de service et du trésor de l'armée mît Napoléon
à l'abri de toute gêne actuelle, les ressources commençaient pourtant
à être moins abondantes, et il était facile d'en prévoir le terme,
comme celui de la puissance de la France, si on ne s'arrêtait bientôt
dans cette carrière d'entreprises exorbitantes.

[Note en marge: État des budgets.]

Les budgets maintenus rigoureusement dans les bornes assignées, ce
qui était facile, puisque les seuls excédants possibles provenant
de l'état de guerre étaient couverts par des prélèvements sur
le trésor de l'armée, tendaient à se liquider sans déficit. Les
exercices antérieurs à 1806, soldés au moyen des bons de la caisse
d'amortissement (lesquels n'étaient, comme on s'en souvient, qu'une
lente aliénation de biens nationaux), marchaient vers leur apurement
définitif. Ceux de 1806 et 1807, fixés à 730 millions pour les
dépenses générales, à 40 pour les dépenses départementales, ce qui
formait avec les 120 des frais de perception, un total de 890 ou 900
millions, n'inspiraient aucune inquiétude pour leur liquidation,
surtout les armées au delà du Rhin continuant à être payées sur
les contributions de la Prusse. Il n'en était pas de même pour
l'exercice 1808. Il avait été fixé comme les autres à 730 millions
de dépenses générales, 40 de dépenses spéciales, l'armée du Rhin
étant toujours payée jusqu'au 31 décembre par les contributions de
guerre. Mais si l'équilibre entre les besoins et les ressources
n'était pas rompu par l'élévation de la dépense, il allait l'être
par un mouvement rétrograde dans les recettes, jusqu'alors inconnu
sous le règne de Napoléon. Ce mouvement ne se faisait remarquer ni
dans les contributions indirectes, ni dans l'enregistrement, ce qui
aurait accusé une diminution de prospérité intérieure, mais dans les
douanes, et les aliénations de domaines nationaux. L'importation des
denrées exotiques avait été singulièrement réduite par les décrets
de Milan, et on était fondé à craindre une diminution de 25 millions
dans cette branche des revenus publics. Les à-compte dus et non
acquittés par les acquéreurs de domaines nationaux, les ventes de
ces domaines sensiblement ralenties, avaient encore privé le Trésor
d'une quinzaine de millions. Un excédant espéré et non obtenu sur le
budget de 1807, lequel cependant avait été porté en recette pour 3
à 4 millions en 1808, une insuffisance de quelques millions sur les
postes, sur les poudres et salpêtres, sur les recettes extérieures
d'Italie, élevaient le déficit total à 47 ou 48 millions pour l'année
1808, qui venait de se terminer.

[Note en marge: Déficit de 90 millions sur 1808.]

Ce n'était là qu'une partie de la difficulté. Les exercices
antérieurs de 1807, 1806, 1805, pouvaient être considérés comme en
équilibre à la condition de compter comme valeurs effectives des
valeurs bonnes sans doute, mais d'une réalisation éloignée, telles,
par exemple, que le débet des négociants réunis qui était encore de
18 ou 19 millions, l'emprunt pour l'Espagne, qu'on avait supposé de
25 millions, et qui n'avait pas été poussé au delà de 7 ou 8, les
encaisses à Bayonne qui n'avaient dû être que provisoires et qui
devenaient permanents comme la guerre au delà des Pyrénées, enfin
les avances pour les troupes russes et napolitaines, qui montaient
de 2 à 3 millions et n'avaient pas été remboursées. L'ensemble de
ces sommes faisait un total de rentrées arriérées d'une quarantaine
de millions, et constituait avec les 47 à 48 millions d'insuffisance
de recettes sur 1808, un déficit général d'environ 90 millions. Nous
devons ajouter que pour mettre les corps en état d'exécuter leurs
préparatifs de guerre, il avait fallu leur payer plus tôt que de
coutume les sommes restant dues sur 1808, d'où il résultait que cet
exercice était à la fois en arrière sur les recettes, et en avance
sur les dépenses, ce qui doublait la difficulté du moment.

[Note en marge: Ressources qu'offre la caisse de service.]

L'embarras du reste n'avait rien de sérieux pour le présent, car
la caisse de service et la caisse de l'armée étaient parfaitement
capables d'y suffire. On se souvient sans doute de la création de
la caisse de service imaginée par M. Mollien, et du principe de
cette création. Au lieu de charger ou la Banque, ou une compagnie
de financiers, d'escompter les obligations des receveurs généraux,
le Trésor avait institué une caisse, dans laquelle les receveurs
généraux étaient obligés de verser leurs fonds dès qu'ils les
recevaient, alors même que d'après les règlements ils ne les devaient
pas encore[5]. On leur en payait l'intérêt jusqu'au jour où l'impôt
que représentaient ces fonds était dû, et on les remboursait avec
leurs obligations échues. Cette opération avait dispensé d'escompter
les obligations. Toutefois comme il y en avait tous les ans pour
plus de 125 millions, qui n'étaient payables que dans les quatre ou
cinq premiers mois de l'année suivante, on n'aurait pas pu éviter
d'en escompter une partie, si Napoléon n'avait prêté au Trésor, au
nom du trésor de l'armée, 84 millions qui s'y trouvaient déposés. De
la sorte, la caisse avec les avances qu'elle obtenait des receveurs
généraux, avec les 84 millions qu'on lui avait prêtés, avait pu
s'abstenir d'escompter les 125 millions d'obligations échéant l'année
suivante, et celles-ci conservées en portefeuille avaient cessé de
figurer sur la place. Les capitalistes n'ayant plus la ressource
de ces obligations pour employer leurs capitaux, venaient prendre
les billets de la caisse de service, qui remplaçaient ainsi les
obligations, à beaucoup meilleur marché pour le Trésor, avec plus
d'ordre, avec l'avantage surtout d'avoir amené les comptables à
verser les fonds de l'impôt à l'instant même où ils les recevaient.
Cette caisse était parvenue à se procurer par là des ressources
considérables, et n'était pas embarrassée de faire face à une
insuffisance actuelle d'une cinquantaine, et même d'une centaine de
millions. S'il y avait, par exemple, pour 40 millions de valeurs
d'une rentrée différée sur les budgets antérieurs, la caisse y
pouvait suppléer moyennant un intérêt pendant la durée de cette
avance. S'il y avait 48 à 50 millions d'insuffisance de recette
sur 1808, elle pouvait encore y pourvoir, moyennant que l'on créât
bientôt une valeur correspondante. Napoléon n'y manqua pas en effet,
et il fit chercher, soit dans les domaines nationaux de France,
soit dans les domaines nationaux de Piémont et de Toscane, des biens
pour une cinquantaine de millions, dont l'aliénation, confiée à la
caisse d'amortissement, et exécutée avec lenteur, devait couvrir
la somme pour laquelle les recettes de 1808 restaient en arrière
des prévisions. Ainsi la caisse de service fournissait la ressource
immédiate, les biens nationaux de France et d'Italie la ressource
définitive, pour combler le déficit du budget de 1808.

[Note 5: Ceci pourra paraître obscur aux lecteurs qui ne se
rappellent pas ce qui a été dit dans les volumes précédents, ou qui
sont étrangers à la connaissance des finances. Ils se demanderont
comment les receveurs peuvent avoir à verser des fonds qu'ils
ne doivent pas encore. Voici l'explication de cette apparente
singularité. Les contributions directes, qui constituent en France la
principale branche du revenu public, sont dues par mois, c'est-à-dire
par douzièmes. Or certains contribuables payent six mois, un an à
l'avance, tandis que d'autres demeurent en retard. Les receveurs de
l'État balancent l'arriéré des uns par les avances des autres, et de
plus on les intéresse à l'exactitude des rentrées en leur donnant
à eux-mêmes, sous le nom de bonifications, deux ou trois mois de
délai, ce qui constitue pour eux une jouissance d'intérêts. C'est ce
qui explique comment ils pouvaient avoir en caisse des fonds qu'ils
ne devaient pas encore. Ce sont ces fonds qu'ils furent obligés de
verser à la caisse des services, moyennant l'intérêt jusqu'au jour où
ils les devraient.]

[Note en marge: Budget de 1809.]

[Note en marge: Situation du trésor de l'armée.]

Le budget de 1809 fut fixé au même chiffre que ceux de 1808 et 1807,
c'est-à-dire à 730 millions de dépenses générales, 40 de dépenses
départementales, ce qui faisait 890 avec les frais de perception.
Mais, en 1807 et 1808, les troupes au delà du Rhin avaient été payées
par le trésor de l'armée. Il fallait qu'il en fut de même en 1809.
Nous avons déjà dit que toutes les dépenses de nos armées d'Allemagne
étant soldées jusqu'au 31 décembre 1808, il restait environ 300
millions au trésor de l'armée, dont 20 millions provenant de la
guerre d'Autriche, 280 de la guerre de Prusse. Depuis, Napoléon avait
réduit la contribution de la Prusse de 20 millions, à la demande
de l'empereur Alexandre: diverses rectifications avaient relevé
d'autres produits, et l'actif total du trésor de l'armée se trouvait
fixé définitivement en janvier 1809, à 292 millions, dont 84 prêtés
au Trésor et représentés par pareille somme de rentes, 10 millions
en excellents immeubles provenant de la liquidation des négociants
réunis, 24 en espèces ou en recouvrement, 64 échéant dans l'année
1809, 106 dans les années 1810 et 1811, et 3 ou 4 prêtés à diverses
personnes que Napoléon avait désiré secourir. C'étaient donc des
valeurs, ou bien placées, ou liquides, ou prochainement recouvrables.
Les 24 millions en espèces ou en recouvrement, joints aux 64
millions échéant en 1809, constituaient une ressource immédiate
de 88 millions, sur laquelle Napoléon avait déjà fait certaines
dispositions. Il avait donné récemment 4 millions en gratifications
à certains corps, payé 1 million aux villes qui avaient fêté
l'armée, prêté 800,000 francs à la ville de Bordeaux, 2,500,000 aux
propriétaires de vignobles de la Gironde, 8 millions à la ville
de Paris, 1 million à l'Université. Il avait en outre consacré 1
million à seconder les expéditions maritimes, 10 millions à acquérir
le canal du Midi, 12 millions à racheter des rentes pour soutenir
les cours, enfin quelques centaines de mille francs à créer des
bourses dans les lycées. La plupart de ces emplois constituaient de
très-bons placements, qui, tout en rendant service aux établissements
sur lesquels on avait placé, ou au crédit du Trésor, permettaient
de doter les membres de l'armée que Napoléon voulait récompenser.
Néanmoins ils réduisaient à une cinquantaine de millions les
ressources de l'année. Il n'en fallait pas davantage, il est vrai,
pour les besoins immédiats de la guerre. En continuant à solder sur
le trésor de l'armée les troupes qui se trouvaient en Allemagne, il
aurait fallu à Napoléon, pour ne pas constituer en déficit le budget
de 1809, qui avait bien assez à faire de payer les armées d'Espagne
et d'Italie, 77 millions pour l'année, dont 22 à prélever sur les
vastes magasins qui nous étaient restés, 55 sur les valeurs en
argent. Napoléon se contenta de prendre de quoi entretenir trois mois
l'armée du Rhin, ce qui exigeait environ 20 millions. Il se borna
donc à tirer immédiatement du trésor de l'armée ces 20 millions, qui,
avec les sommes avancées aux divers corps sur le budget ordinaire,
devaient les mettre tous à leur aise. Napoléon pensait que dans les
premiers mois de 1809 ses troupes seraient sur le territoire ennemi,
où elles vivraient grassement et gratuitement, que la victoire
rouvrirait la source des contributions de guerre, et dédommagerait
amplement le trésor de l'armée des sacrifices qu'il était obligé de
lui imposer. Sur les 12 millions de rentes (en capital, bien entendu)
récemment achetés, il distribua sur-le-champ 7 millions à ses
généraux, voulant leur procurer quelques satisfactions avant de les
mener de nouveau à la mort.

Ainsi, comme nous venons de le dire, le budget de 1808 allait
trouver dans une aliénation de biens nationaux le dédommagement de
la réduction des recettes; le budget de 1809 allait, de même que
les budgets précédents, se décharger sur le trésor de l'armée de la
dépense des troupes d'Allemagne; et quant aux facilités courantes,
en attendant que les valeurs créées fussent réalisées, la caisse de
service, qui jouissait du plus grand crédit, la caisse de l'armée,
dans laquelle coulait incessamment le produit des contributions de
guerre, allaient y pourvoir immédiatement. Mais si la gêne ne se
faisait pas encore sentir, le terme des ressources se laissait déjà
entrevoir, et il était temps de s'arrêter, si on ne voulait ruiner
les finances aussi bien que l'armée. Napoléon en jugeait ainsi
lui-même, car, tandis qu'il suspendait l'emprunt consenti envers
l'Espagne, et donnait à son frère pour unique ressource le produit
des laines prises en Castille, et quelques centaines de mille francs
d'argenterie convertie en monnaie, il interrompait les achats de
rentes, qui avaient été effectués, depuis août jusqu'à décembre
1808, dans l'intention de soutenir les cours. On en avait acheté
46 millions, dont 10 pour le compte de la Banque, 11 pour celui de
la caisse de service, 25 pour celui de la caisse d'amortissement
(celle-ci agissant tant pour elle que pour l'armée). Indépendamment
de ces sommes, la Banque en avait déjà acquis 16 pour elle-même, ce
qui portait à 62 millions les achats de cette année, somme énorme,
si on la compare à la masse de rentes inscrites au grand-livre, qui
était de 56 millions en 1809, au capital de 900 millions. Il avait
fallu cet effort pour soutenir contre l'influence des événements
d'Espagne la rente au taux de 80, que Napoléon appelait le taux
normal sous son règne, aveu pénible à faire, car après Tilsit et
avant Bayonne ce taux était à 94. En janvier 1809, les événements
d'Autriche portant un nouveau coup au crédit, et la tendance à la
baisse se produisant encore avec force, Napoléon ne voulut pas
amoindrir ses ressources disponibles pour arrêter un discrédit
qui n'était plus imputable à la guerre d'Espagne, mais à celle
d'Autriche. Le mauvais effet, suivant lui, devait retomber sur
des puissances parjures, qui vaincues lui promettaient la paix, et
à peine remises de leur défaite recommençaient la guerre. Il se
trompait, car tout le monde rattachait la guerre d'Autriche à la
guerre d'Espagne, et il devenait responsable du discrédit actuel
qu'il ne voulait plus combattre, comme de l'ancien qu'il avait su
arrêter à force d'argent. Sa meilleure justification au surplus
devait se trouver dans la victoire, et il ne négligeait rien en
effet pour la rendre certaine, car, ainsi qu'on vient de le voir,
les conscrits affluaient dans les dépôts, les nouveaux cadres
s'organisaient, les principales armées s'avançaient elles-mêmes vers
le Haut-Palatinat, la Bavière et le Frioul, pour obliger l'Autriche à
réfléchir, ou pour l'accabler, si des menaces elle passait à l'action.

[Note en marge: Agitation d'esprit à Vienne, et motifs qui portent
l'Autriche à la guerre.]

[Note en marge: Exaspération de l'Allemagne contre les Français.]

Malheureusement cette puissance était bien engagée pour reculer.
Jamais elle n'avait pu se consoler d'avoir perdu en quinze ans (de
1792 à 1806) les Pays-Bas, les possessions impériales de Souabe,
le Milanais, les États vénitiens, le Tyrol, la Dalmatie, et enfin
la couronne impériale elle-même! Peut-être si le monde avait pris
une assiette fixe, comme en 1713, après le traité d'Utrecht, comme
en 1815, après le traité de Vienne, peut-être se serait-elle
soumise à la nécessité devant l'immobilité générale. Mais Napoléon
exposant tous les jours le sort de l'Europe et le sien à de nouveaux
hasards, elle ne pouvait s'empêcher de tressaillir à chaque chance
qui s'offrait, et quoique ce fût une cour oligarchique, peu en
communication avec ses peuples, elle n'éprouvait pas une émotion
que la nation autrichienne ne l'éprouvât avec elle, car jamais
les nations, quelle que soit la forme de leurs institutions, ne
demeurent indifférentes au sort de leur gouvernement. Il n'est
pas nécessaire qu'elles possèdent des institutions libres pour
avoir de l'orgueil et de l'ambition. Aussi, lorsque passant sur
le corps de la Prusse pour s'élancer en Pologne, Napoléon avait
laissé une moitié du continent derrière lui, l'Autriche avait songé
à profiter de l'occasion pour l'assaillir à revers. Mais cette
résolution était si grave, il restait tant à faire avant d'avoir
reconstitué les armées autrichiennes, Napoléon avait été si prompt,
que l'occasion à peine entrevue s'était aussitôt évanouie, et on
en avait ressenti à Vienne un dépit, presque un désespoir qui
avait éclaté dans les actes comme dans le langage. Cette première
occasion, montrée par la fortune, perdue par les hésitations de la
prudence, avait amené un déchaînement universel contre les hommes
sages qui faisaient manquer, disait-on, toutes les occasions d'agir.
Il avait fallu alors que Napoléon rendît Braunau à l'Autriche
pour qu'elle se calmât un instant. Elle s'était en effet calmée
durant quelques mois, de la fin de 1807 au commencement de 1808, en
voyant Napoléon porter ailleurs son activité incessante, la Russie
s'unir à lui, l'Angleterre donner des griefs à toute l'Europe par
la barbare expédition de Copenhague, et elle avait même signifié
à cette dernière puissance qu'il fallait se tenir tranquille, du
moins pour un temps. Mais cette résignation avait été de courte
durée. L'attentat commis sur la couronne d'Espagne avait réveillé
toutes ses passions. Elle avait été sincèrement indignée, et elle
le montrait d'autant plus volontiers que Napoléon pour la première
fois semblait embarrassé. Le brusque retour de celui-ci en août
dernier après les événements de Bayonne, ses vertes allocutions à
M. de Metternich, son intimité avec l'empereur de Russie à Erfurt,
avaient contenu mais non calmé l'Autriche, qui avait au contraire
ressenti du mystère gardé à son égard un redoublement de dépit et
d'inquiétude. Sans en être instruite, elle avait deviné que les
provinces du Danube étaient le sacrifice dont Napoléon avait dû
payer à Erfurt l'alliance russe, ce qui n'avait pas contribué à la
ramener. Enfin la campagne que Napoléon venait de faire en Espagne
avait plutôt échauffé que refroidi son ardeur. Sans doute il avait
battu les armées espagnoles, ce qui n'était pas un miracle, ayant
opposé à des paysans indisciplinés ses meilleures armées, mais
ces paysans étaient plutôt dispersés que vaincus, et n'étaient
certainement pas soumis. Quant aux Anglais, Napoléon les avait forcés
à se rembarquer sans les détruire, et si la capitulation de Baylen
avait fait grand tort au prestige de la France, la faible poursuite
des Anglais par le maréchal Soult ne lui en causait pas moins dans
le moment. On vantait les Anglais avec une exagération étrange, et
on répétait à Vienne avec autant de satisfaction qu'on aurait pu
le faire à Londres, qu'enfin les Français avaient trouvé sur le
continent une armée capable de leur tenir tête. À ces raisons qu'on
se donnait à Vienne pour s'encourager s'en joignaient d'autres
d'une égale influence, c'était l'esprit général de l'Allemagne
exaspérée contre les Français, qui, non contents de l'avoir battue
et humiliée tant de fois, l'occupaient et la dévoraient depuis trop
longtemps. Il est certain que la présence de nos troupes dans les
pays vaincus, s'ajoutant aux souvenirs amers des dernières années,
produisait un sentiment d'irritation extraordinaire. L'acte odieux
de Bayonne, les difficultés rencontrées en Espagne, avaient tout
à la fois, en Allemagne comme en Autriche, excité l'indignation
et rendu l'espérance. On ne détestait pas seulement, on méprisait
une perfidie qui n'avait pas réussi, et il fallait, disait-on, que
l'Europe en tirât vengeance. La Prusse, privée de son roi, qui,
après la bataille d'Iéna, s'était retiré à Koenigsberg, où il vivait
obscurément, n'osant se faire voir à ses sujets, auxquels il n'avait
rien à annoncer que la nécessité de payer encore 120 millions de
contributions, la Prusse était prête à se révolter tout entière,
depuis le paysan jusqu'au grand seigneur, depuis Koenigsberg jusqu'à
Magdebourg. La retraite des Français, qu'on regardait non comme la
fidèle exécution d'un traité, mais comme une suite de leurs revers
en Espagne, leur valait des mépris aussi injustes qu'imprudents. Les
derniers détachements de nos troupes sortis des places de l'Oder,
en escortant nos magasins qu'on réunissait à Magdebourg, avaient
été partout insultés, et n'avaient pu traverser les villages sans y
recevoir de la boue et des pierres. Les Français osaient à peine se
montrer à Berlin, tandis qu'un chef de partisans, le major Schill,
qui en 1807 avait gêné par quelques maraudes le siége de Dantzig,
était reçu, fêté avec transport, comme si un chef de partisans
pouvait arracher l'Allemagne des mains de Napoléon.

[Note en marge: Dispositions des peuples allemands alliés de la
France.]

Dans les pays alliés de la France on ne manifestait pas des
dispositions beaucoup meilleures. En Saxe, bien que nous eussions
rendu à la maison régnante la Pologne et un titre royal, on disait
que le roi pour ses intérêts personnels trahissait la cause de
l'Allemagne, et écrasait ses sujets d'impôts et de levées de troupes,
car la conscription était déjà une plaie européenne qu'on imputait
partout à Napoléon. En Westphalie, où un jeune prince de la maison
Bonaparte avait remplacé la vieille maison de Hesse, et faisait par
l'éclat de son luxe bien plus que par la sagesse de son gouvernement
un contraste singulier avec cette maison de tout temps fort avare,
on éprouvait la haine la plus vive. En Bavière, en Wurtemberg, dans
le pays de Bade, où les princes avaient gagné des agrandissements
de titres et de territoires que les peuples payaient en logements
de troupes, en conscriptions et en impôts, on se plaignait tout
haut de souverains qui sacrifiaient leur pays à leur ambition
personnelle. Chez tous ces peuples le sentiment de l'indépendance
nationale éveillait le sentiment de la liberté, et on parlait de
s'affranchir de princes qui ne savaient pas s'affranchir de Napoléon.
On allait plus loin, et déjà quelques esprits plus ardents formaient
des sociétés secrètes pour délivrer l'Europe de son oppresseur,
les nations de leurs gouvernements absolus. Un phénomène effrayant
commençait même à se produire: certains esprits s'enflammant à la
flamme générale, nourrissaient secrètement, ainsi qu'on le verra
bientôt, l'affreuse pensée de l'assassinat contre Napoléon, que
l'admiration et la haine du monde dépeignaient à tous les yeux comme
la cause unique des événements du siècle.

[Note en marge: Insurrection longuement préparée en Tyrol.]

En Tyrol, où subsistait un vieil attachement héréditaire pour la
maison d'Autriche, on supportait avec impatience le joug de la
Bavière. On montrait hardiment cette impatience, on s'assemblait
chez les aubergistes, principaux personnages de ces montagnes comme
de celles de Suisse, et on y préparait une insurrection générale
pour le jour des premières hostilités. De nombreux émissaires, sans
se cacher des autorités bavaroises qui étaient trop faibles pour
se faire respecter, allaient chaque jour annoncer ces dispositions
à Vienne. Ce n'était là, il est vrai, qu'un premier élan de coeur
chez tous les peuples allemands. Il fallait encore pour eux bien
des souffrances, et pour les Français bien des revers, avant qu'ils
osassent s'insurger contre le prétendu Attila. Mais si l'Autriche
levait son étendard, et si elle avait un premier succès, nul doute
que l'insurrection ne pût bientôt devenir générale en Allemagne, et
que nos alliés eux-mêmes ne fissent une éclatante défection.

[Note en marge: Encouragements que l'Autriche trouve dans l'état de
l'Allemagne.]

Ces faits transmis et exagérés naturellement à Vienne, y avaient
porté l'exaltation au comble. On se disait que le temps était enfin
venu d'agir, et de ne plus laisser passer les occasions comme on
l'avait fait en 1807; que la circonstance de l'insurrection espagnole
négligée, on ne la retrouverait plus; que le moment était d'autant
plus favorable que Napoléon n'avait pas 80 mille hommes de troupes en
Allemagne (ce qui était fort inexact), dispersés depuis la Baltique
jusque sur le haut Danube; que l'Italie elle-même s'était dégarnie
pour la Catalogne; que la conscription se levait avec la plus grande
difficulté; que le tyran de l'Europe l'était aussi de la France,
car il était obligé pour contenir ses concitoyens, devenus d'abord
ses sujets, puis ses esclaves, de frapper jusqu'à ses meilleurs
serviteurs (allusion à MM. de Talleyrand et Fouché qu'on disait
disgraciés). On ajoutait que Napoléon ne pourrait pas remplacer les
vieilles troupes envoyées au delà des Pyrénées, qu'on le saisirait
au dépourvu, qu'au premier signal les États allemands ses alliés
se détacheraient de lui, que les États allemands ses ennemis se
soulèveraient avec enthousiasme, que la Prusse s'ébranlerait
jusqu'au dernier homme; que l'empereur Alexandre lui-même, engagé
dans une politique condamnée par la nation russe, abandonnerait au
premier revers une alliance qu'il avait adoptée parce qu'elle était
puissante, non parce qu'elle lui était agréable; qu'en un mot il
fallait seulement donner le signal, que ce signal donné le monde
entier le suivrait, et qu'on serait ainsi les auteurs du salut
universel.

À ces raisons fort plausibles on ajoutait pour s'exciter des raisons
beaucoup moins sérieuses. On prétendait que ce n'était pas seulement
pour se relever, mais pour se sauver, qu'il fallait agir au plus
tôt, car la ruine de la maison de Habsbourg était résolue, après
celle de la maison de Bourbon. L'Empereur des Français voulait,
disait-on, renouveler toutes les dynasties, et placer sur les
trônes de l'Europe des dynasties de sa création. On citait avec une
singulière insistance un propos insignifiant que Napoléon, sous les
murs de Madrid, avait tenu aux Espagnols, lorsqu'il avait mis une
sorte d'affectation à leur faire attendre le retour de son frère
Joseph.--Si vous ne le voulez pas pour roi, leur avait-il dit, je
n'entends pas vous l'imposer, j'ai un autre trône à lui donner; et,
quant à vous, je vous traiterai en pays conquis.--C'était là un
propos de circonstance tenu pour produire un effet d'un moment; et
si Napoléon songeait vraiment à un autre trône que celui d'Espagne
en proférant ces paroles, il songeait tout au plus au trône de
Naples, que Joseph lui avait redemandé avec de vives instances, et
dont Murat, malade alors, n'avait pas encore pris possession. Mais
cet autre trône n'était, à en croire la haute société de Vienne, que
le trône d'Autriche. Il fallait donc, ou périr honteusement en se
soumettant, ou périr glorieusement en résistant, avec chance au moins
de se sauver. Il n'y avait pas, assurait-on, d'autre alternative, et
il fallait prendre son parti, le prendre surtout au plus tôt. Vienne
enfin offrait en 1809 l'image de Berlin en 1806.

[Note en marge: Préparatifs militaires de l'Autriche, et influence
morale de ces préparatifs.]

[Note en marge: Création de la landwehr.]

[Note en marge: Forces de l'Autriche prêtes à entrer en ligne.]

À cette impulsion naissant de ressentiments accumulés, s'en
joignait une autre qui naissait des armements eux-mêmes, poussés
si loin depuis la fin de 1808, qu'il fallait absolument ou s'en
servir ou y renoncer. L'Autriche, après ses revers militaires,
avait naturellement songé à en rechercher la cause et à y porter
remède. En conséquence, elle avait confié le ministère de la
guerre à l'archiduc Charles, avec mission de réorganiser l'armée
autrichienne, de telle sorte qu'à la première occasion favorable
on pût recommencer la lutte contre la France avec plus de chance
de succès. Ce prince, s'appliquant consciencieusement à remplir sa
tâche, avait d'abord accru les cadres en complétant les troisièmes
bataillons de chaque régiment, de manière à les rendre propres à
devenir bataillons de guerre. Il avait ensuite imaginé la landwehr,
espèce de milice imitée de nos gardes nationales, qui était composée
de la noblesse et du peuple, l'une servant de cadre à l'autre, et
appelée à se réunir dans certains points déterminés pour y former
des corps de réserve. On instruisait cette milice fort activement,
et chaque dimanche des jeunes gens de toutes les classes, portant
l'uniforme et les moustaches, affectant les allures militaires que
Napoléon obligeait toute l'Europe à se donner, manoeuvraient dans les
villes d'Autriche, sous la direction de vieux nobles retirés depuis
longtemps des armées, mais prêts à y rentrer pour le service d'une
dynastie à laquelle ils étaient dévoués. Les étrangers qui avaient
connu autrefois l'Autriche si tranquille, si mécontente de la guerre,
en la voyant aujourd'hui si agitée, si belliqueuse, ne pouvaient
plus la reconnaître. On venait de tenir la diète de Hongrie, et de
lui demander ce qu'on appelait l'insurrection, espèce de levée en
masse, composée surtout de cavalerie, et indépendante des régiments
réguliers qui se recrutent avec des soldats hongrois. La diète avait
voté cette insurrection, et en outre des fonds extraordinaires pour
en payer la dépense. On ne prenait donc plus la peine de dissimuler
ces préparatifs, et on les accélérait même, comme pour une guerre qui
devait éclater au printemps, c'est-à-dire sous deux ou trois mois.
On comptait sur environ 300 mille hommes de troupes actives, que
l'archiduc Charles avait mis trois années à organiser, sur 200 mille
hommes de troupes de réserve, comprenant ce que la landwehr contenait
de plus militaire, et enfin sur une force qu'il était impossible
d'évaluer, celle de l'insurrection hongroise. Déjà on avait
commencé à réunir les régiments en Carinthie, en Haute-Autriche, en
Bohême, pour procéder à la formation des corps d'armée. On attelait
l'artillerie, et on la faisait passer en plein jour à travers la
ville de Vienne, précédée ou suivie des régiments d'infanterie, au
milieu des acclamations du peuple de la capitale. On exécutait des
travaux considérables dans trois places qui devaient entrer dans le
plan des opérations. Ces places étaient celles d'Enns, au confluent
du Danube et de l'Ens, avec un pont à Mauthausen, pour couvrir Vienne
contre une invasion venue de la Bavière: celle de Bruck sur la Muhr,
pour couvrir Vienne contre une invasion venue d'Italie: enfin, celle
de Comorn, pour préparer une grande place de dépôt en cas de retraite
en Hongrie, indiquant par là qu'on voulait pousser la guerre à
outrance, et ne pas regarder la lutte comme finie après la perte de
Vienne. On armait publiquement cette dernière ville, et on hissait
les canons sur ses remparts.

[Note en marge: Dispositions personnelles de la famille impériale.]

Le langage adopté pour expliquer à soi et aux autres une telle
conduite tenue en pleine paix, c'est que la destruction de la maison
d'Espagne présageait une tentative prochaine contre la maison
d'Autriche; qu'on devait donc être prêt pour le mois de mars ou
d'avril; qu'on allait être attaqué infailliblement, et qu'avec une
telle certitude il ne fallait pas se laisser prévenir, mais prévenir
un ennemi perfide; que peu importait quel serait celui qui tirerait
le premier coup de canon, que le véritable agresseur serait aux yeux
des honnêtes gens l'auteur de l'attentat de Bayonne. Le gros de
la population croyait à ces discours avec une bonne foi parfaite;
la cour y croyait peu ou pas du tout, bien que le détrônement
des Bourbons l'eût sérieusement alarmée; mais elle était surtout
exaspérée de ses revers, et après l'occasion manquée de la guerre
de Pologne, elle craignait de laisser échapper celle de la guerre
d'Espagne. Toute la noblesse était de cet avis, mue à la fois par
de justes ressentiments nationaux et par les mauvaises passions
de l'aristocratie allemande. D'ailleurs les nombreux agents de
l'Angleterre, réintroduits officieusement à Vienne, l'excitaient à
qui mieux mieux. Les archiducs n'étaient pas les moins vifs dans
cette sorte de croisade, excepté toutefois le principal, le plus
responsable d'entre eux, l'archiduc Charles, qui, destiné à commander
en chef, frémissait non à l'idée des boulets, car il n'y avait
pas un soldat plus brave que lui, mais à l'idée de se retrouver
encore en face du vainqueur du Tagliamento, jouant contre lui le
sort de la monarchie autrichienne. Suivant son usage, il préparait
la guerre sans la désirer. Pour piquer son courage, on l'appelait
d'un nom emprunté aux événements d'Espagne, celui de _Prince de la
paix_. L'empereur François, toujours sensé, mais peu énergique,
s'abandonnait à un entraînement qu'il blâmait, se contentant de
lancer quelques traits satiriques contre les fautes qu'il laissait
commettre, surtout quand ces fautes étaient l'oeuvre de ses frères.
Récemment uni, depuis son veuvage, à une princesse de la maison
de Modène, laquelle était la plus imbue des préjugés autrichiens,
il avait l'avantage, commode pour sa faiblesse, de trouver son
intérieur de famille d'accord tout entier avec la tendance à laquelle
il cédait, et de voir ainsi tous ses proches, excepté lui-même,
approuvant ce qui allait prévaloir. Cela suffisait à son repos et à
son caractère.

[Note en marge: La cour d'Autriche, dominée par l'entraînement
général, se décide pour la guerre.]

Ainsi, toujours armant, parlant, s'exaltant les uns les autres depuis
plusieurs mois, les princes et grands seigneurs qui gouvernaient
l'Autriche en étaient venus à un état d'hostilité ouverte, et il
leur fallait absolument prendre une résolution. Au surplus, le
brusque retour de Napoléon à Paris, l'appel adressé aux princes de
la Confédération du Rhin, les mouvements de troupes françaises vers
le Haut-Palatinat et la Bavière, donnaient à penser que la France
elle-même se préparait à la guerre par laquelle on avait espéré
la surprendre. Ainsi, en voulant se prémunir contre un danger qui
n'existait pas, on l'avait créé. On aurait pu sans doute s'expliquer
avec Napoléon, et on en aurait trouvé le moyen dans l'offre de
garantie faite à Paris par la diplomatie russe et française. Mais
ce genre de dénoûment était usé, car il avait déjà servi après
Tilsit à se tirer d'un semblable mauvais pas. Il était difficile
de sortir encore une fois d'une pareille position par un nouveau
simulacre de réconciliation. Il fallait donc prendre ou le parti
de la guerre ou celui du désarmement immédiat; car, outre qu'on ne
pouvait plus trouver d'explications spécieuses pour des préparatifs
aussi avancés, il devenait impossible d'en supporter la dépense.
Mais en face de l'Allemagne, de l'Angleterre, de soi-même, se dire
tout à coup rassuré après avoir paru si alarmé, abandonner ceux
qu'on nommait les héroïques Espagnols, laisser perdre encore ce
qu'on était convenu d'appeler la plus belle des occasions, était
impossible. Il fallait vaincre ou périr les armes à la main, et
d'ailleurs on avait, disait-on, bien des chances pour soi: l'armée
autrichienne réorganisée et plus florissante que jamais; l'Allemagne
exaspérée faisant des voeux ardents, et au premier succès prête à
passer des voeux au concours le plus actif; l'Angleterre offrant ses
subsides; la Russie chancelante; la France commençant à penser ce que
pensait l'Europe, et devant donner moins d'appui au conquérant qui
pour ravager le monde l'épuisait elle-même; l'armée française enfin
dispersée de l'Oder au Tage, des montagnes de la Bohême à celles de
la Sierra-Morena, décimée par dix-huit ans de guerres incessantes,
et faiblement recrutée par de jeunes soldats qu'on arrachait au
désespoir de leurs familles, dans un âge qui était à peine celui de
l'adolescence. Sous l'empire de ces mille raisons, un jour, sans
savoir comment, on se trouva entraîné avec tout le monde par la
passion générale, et la guerre fut décidée. On ordonna de réunir cinq
corps d'armée en Bohême, deux en Haute-Autriche, deux en Carinthie,
un en Gallicie. L'archiduc Charles devait en être le généralissime.
Les efforts de la diplomatie se joignirent à ceux de l'administration
militaire pour préparer un autre moyen de guerre, celui des alliances.

[Note en marge: Efforts de la diplomatie autrichienne auprès des
cours de l'Europe pour les entraîner à la guerre.]

On renoua avec l'Angleterre des relations qui n'avaient été que
fictivement rompues; on accepta les subsides qu'elle offrait
à pleines mains, et on continua l'oeuvre déjà commencée de sa
réconciliation avec les Turcs; on imagina enfin d'essayer une
tentative auprès de l'empereur Alexandre pour le ramener à ce qu'on
appelait l'intérêt de l'Europe, et son intérêt bien entendu à lui.

[Note en marge: Situation des choses à Constantinople.]

La diplomatie autrichienne avait beaucoup à faire à Constantinople:
éloigner les Turcs de la France, les rapprocher de l'Angleterre, les
disposer à se jeter sur la Russie si celle-ci continuait à marcher
avec Napoléon, ou à la laisser en paix si elle rompait avec lui, de
manière qu'on n'eût affaire qu'à l'ennemi commun de l'Europe, était
une politique fort bien calculée, et qui méritait d'être suivie
avec activité. Du reste, les révolutions continuelles de la cour de
Turquie prêtaient à toutes les intrigues extérieures.

[Note en marge: Mustapha-Baraïctar en voulant replacer Sélim sur
le trône, entraîne la perte de ce prince, et provoque une nouvelle
révolution dans le sérail.]

[Note en marge: Élévation au trône du jeune sultan Mahmoud.]

[Note en marge: Mort de Mustapha-Baraïctar.]

Depuis la chute du sultan Sélim, de nouvelles catastrophes avaient
ensanglanté le sérail, et donné à la Turquie l'apparence d'un empire
qui, au milieu de ses convulsions intérieures, s'affaisse sur
lui-même. Le fameux pacha de Rutschuk, Mustapha-Baraïctar, soit
qu'il fût, comme il le prétendait, attaché à son maître Sélim, soit
qu'il fût offensé qu'une faction fanatique, composée de janissaires
et d'ulémas, eût donné le sceptre sans le consulter, était venu se
placer à Andrinople à la tête d'une armée dévouée. De là il avait
paru gouverner l'empire, car tous les pachas lui avaient adressé
des députés, ou s'étaient rendus auprès de lui en personne, pour
s'informer de ses volontés, et le nouveau sultan lui-même, Mustapha,
avait envoyé des ambassadeurs à son camp, comme pour se mettre à
sa discrétion. Ainsi, sous prétexte de conférer sur le sort de
l'empire, Mustapha-Baraïctar en disposait. Bientôt il était venu
camper sous les murs de Constantinople, et un jour enfin il avait
marché sur le sérail pour replacer sur le trône Sélim, qui vivait
enfermé avec les femmes et gardé par les eunuques. Mais, au moment
où il allait exécuter ce projet, on avait jeté à ses pieds la tête
de son maître infortuné, prince le meilleur qui depuis longtemps
eût régné à Constantinople. Baraïctar, pour venger Sélim, avait
déposé Mustapha après un règne de courte durée. À défaut d'autre, il
avait été obligé de prendre le frère de Mustapha lui-même, Mahmoud,
âgé de vingt-quatre ans, prince qui ne manquait pas de qualités,
et qui avait contracté auprès de Sélim prisonnier le goût de la
civilisation européenne. Cette révolution opérée, Mustapha-Baraïctar
avait gouverné l'empire pendant quelques mois, avec une autorité
absolue, sous le nom du jeune sultan. Mais une nouvelle révolte de
janissaires avait fait cesser ce despotisme en ajoutant catastrophes
sur catastrophes. Baraïctar, surpris par les janissaires avant qu'il
eût pu regagner le sérail, s'était caché dans un souterrain de son
palais en flammes, et il y avait péri sous les cendres et les ruines.

Mahmoud, qui joignait à de l'esprit quelque hardiesse, une certaine
astuce, n'avait pas été étranger à cette dernière révolution. Délivré
d'un maître insolent, il avait entrepris de gouverner lui-même son
empire chancelant, et il l'essayait au moment même où la France et
l'Autriche allaient se mesurer encore une fois sur les bords du
Danube. Attirer les Turcs à elle pour en disposer à sa convenance,
était, comme nous venons de le dire, d'une grande importance pour
l'Autriche, car elle pouvait ou jeter un ennemi de plus sur les bras
des Russes si ceux-ci continuaient à rester alliés de la France, ou
les débarrasser de cet ennemi incommode s'ils consentaient à s'unir à
ce qu'on appelait la cause européenne.

[Note en marge: La seule insinuation de céder les provinces du Danube
soulève tous les Turcs.]

[Note en marge: Avantages que la diplomatie autrichienne tire des
ouvertures faites par la France à Constantinople.]

La chose devenait facile depuis la nouvelle position de la France
à l'égard des Turcs. Il lui était en effet impossible, unie comme
elle l'était avec la Russie, de rester en confiance avec eux. Pour
colorer le changement survenu après Tilsit, elle avait d'abord pris
pour excuse la chute de son excellent ami Sélim. À cela le sultan
Mustapha avait répondu que ce changement ne devait en rien refroidir
la France, car la Porte restait sa meilleure amie. Napoléon avait
alors répliqué que, puisqu'il en était ainsi, il s'occuperait de
ménager une bonne paix entre les Russes et les Turcs, mais il
n'avait pas osé parler des conditions. Pourtant les Russes insistant,
soit avant, soit après Erfurt, pour qu'on terminât avec les Turcs, et
qu'on leur demandât les provinces du Danube; les Turcs, de leur côté,
se plaignant auprès de la France de ce qu'elle ne leur procurait
point la paix promise, Napoléon, toujours courant de Bayonne à
Paris, de Paris à Erfurt, d'Erfurt à Madrid, avait, pour occuper un
peu les uns et les autres, fini par insinuer aux Turcs, avec les
démonstrations du regret le plus vif, qu'ils n'étaient plus capables
de défendre la Valachie et la Moldavie, qu'ils feraient bien d'y
renoncer, de s'assurer à ce prix une paix solide, et de concentrer
toutes leurs ressources dans les provinces qui tenaient fortement
à l'empire; que si à ce prix ils voulaient terminer une guerre qui
menaçait de leur devenir funeste, il promettait de leur procurer un
arrangement immédiat, et de garantir au nom de la France l'intégrité
de l'empire ottoman. Rien ne peut donner une idée de la révolution
qui se fit dans les esprits à cette ouverture de la diplomatie
française. Bien qu'on y eût mis de grands ménagements, et qu'on
n'eût dit que ce qu'on ne pouvait pas s'empêcher de dire après les
engagements contractés avec la Russie, le courroux du sultan Mahmoud,
du divan, des ulémas, des janissaires, fut au comble, et cette simple
insinuation avait agité si fort le ministère turc, que l'émotion se
communiqua comme l'éclair à la nation tout entière. Sur-le-champ on
parla d'armer 300 mille hommes, de lever même le peuple ottoman en
masse, et de sacrifier jusqu'au dernier disciple du prophète plutôt
que de céder. On ne voulut point voir dans la France une amie, qui,
à son coeur défendant, faisait connaître à des alliés qu'elle aimait
une nécessité douloureuse; on s'obstina à ne voir en elle qu'une amie
perfide qui trahissait ses anciens alliés pour les livrer à un voisin
insatiable. Assistant au spectacle de ces vicissitudes avec une
extrême impatience d'en profiter, l'Autriche, qui avait interprété
l'entrevue d'Erfurt comme elle devait l'être, affirma aux Turcs que
le secret de cette fameuse entrevue n'était autre que le sacrifice
des bouches du Danube, promises aux Russes par les Français; que pour
s'assurer l'indulgence de la Russie dans les affaires d'Espagne, la
France lui livrait la Porte, et qu'ainsi, après avoir trahi ses amis
les Espagnols, elle cherchait à se le faire pardonner en trahissant
ses amis les Turcs, et se tirait d'embarras en accumulant trahison
sur trahison. À ces noires peintures l'Autriche ajouta le récit fort
inexact de ce qui se passait en Espagne, y montra les Français battus
par des paysans insurgés, surtout par les armées de l'Angleterre; et
comme les musulmans ont pour la victoire un respect superstitieux,
elle produisit sur eux la plus décisive des impressions en
représentant Napoléon jugé par le résultat, c'est-à-dire condamné
par Dieu même. De toutes ces allégations l'Autriche tira auprès des
Turcs la conclusion que la Porte devait s'éloigner de la France, se
rapprocher de l'Angleterre, effacer le souvenir du passage récent des
Dardanelles par l'amiral Duckworth, s'appuyer enfin sur les armées
autrichiennes et anglaises pour résister à l'ambition d'un voisin
formidable, et à la trahison d'un ami perfide.

[Note en marge: Révolution dans la politique turque: éloignement pour
les Français, et rapprochement avec les Anglais.]

[Note en marge: La paix étant signée entre la porte et l'Angleterre
par les soins de l'Autriche, la Turquie se trouve à la disposition de
la nouvelle coalition.]

Ces discours adressés à des coeurs exaspérés y pénétrèrent avec une
incroyable promptitude, et en peu de temps on amena à Constantinople
une révolution dans la politique extérieure, tout aussi étrange que
celles qui avaient eu lieu dans la politique intérieure. Tandis
qu'un an auparavant les Turcs, entourant les Français de leurs
acclamations, élevaient sous leur direction de formidables batteries
contre les Anglais, et lançaient à ces derniers des boulets rouges
et des cris de haine, on les voyait maintenant prodiguer l'outrage
aux Français, au point que ceux-ci ne pouvaient se montrer dans les
rues de Constantinople sans y être insultés, et que les Anglais y
étaient appelés par les voeux de la population entière. L'Autriche,
attentive à tous ces mouvements d'un peuple ardent et fanatique,
avertit les Anglais du succès de ses menées, et fit venir M. Adair
aux Dardanelles. Il y mouilla sur une frégate anglaise, et n'eut pas
longtemps à attendre la permission de paraître à Constantinople.
L'invitation de s'y rendre lui ayant été adressée sur les instances
de la diplomatie autrichienne, il y vint, et, après quelques
pourparlers, la paix conclue avec l'Angleterre fut signée dans les
premiers jours de janvier 1809. Dès cet instant la Porte fut à la
disposition de la nouvelle coalition, prête à faire tout ce que lui
inspireraient pour leur cause commune l'Autriche et l'Angleterre.

[Note en marge: Efforts moins heureux de la diplomatie autrichienne à
Saint-Pétersbourg.]

[Note en marge: Langage de l'Autriche auprès de l'empereur Alexandre.]

Les menées de l'Autriche n'étaient pas moins actives à
Saint-Pétersbourg qu'à Constantinople, mais elles ne pouvaient
pas y avoir le même succès. La cour de Vienne avait choisi pour
la représenter en cette circonstance le prince de Schwarzenberg,
brave militaire, peu exercé aux finesses de la diplomatie, mais
capable d'imposer par sa loyauté, et de donner le change sur les
véritables intentions de sa cour, qui lui étaient à peine connues.
Il avait mission d'affirmer que les intentions de l'Autriche étaient
droites et désintéressées, qu'elle ne voulait rien entreprendre, que
son unique préoccupation au contraire était de se défendre contre
des entreprises semblables à celles de Bayonne, que si l'empereur
Alexandre voulait revenir à une meilleure appréciation des intérêts
européens et russes, il trouverait en elle une amie sûre, nullement
jalouse, et ne prétendant lui disputer aucun agrandissement
compatible avec l'équilibre du monde. M. de Schwarzenberg était
chargé surtout de faire valoir le grand argument du moment, la
perfidie commise envers l'Espagne, laquelle ne permettait plus à
personne de rester allié du cabinet français sans un vrai déshonneur.
À cet égard, M. de Schwarzenberg, qui était un parfait honnête
homme, devait chercher à éveiller tout ce qu'il y avait d'honorable
susceptibilité dans le coeur de l'empereur Alexandre. Enfin, s'il
parvenait à se faire écouter, il devait, assure-t-on[6], offrir la
main de l'héritier de l'empire d'Autriche pour la grande-duchesse
Anne, ce qui ne pouvait rencontrer aucun obstacle de la part de
l'impératrice mère, et ce qui aurait rétabli l'intimité entre les
deux cours impériales.

[Note 6: La mission du prince de Schwarzenberg, qui eut à cette
époque une grande importance, fut entièrement connue du cabinet
français par les confidences de l'empereur Alexandre à M. de
Caulaincourt.]

[Note en marge: Nouvelles dispositions de l'empereur Alexandre à
l'égard de Napoléon.]

L'empereur Alexandre, à cette époque, n'était déjà plus sincère dans
ses relations avec Napoléon, bien qu'il l'eût été dans les premiers
temps, lorsque l'enthousiasme de projets chimériques le portait à
tout approuver chez son allié. Alors il avait sincèrement admiré
le génie et la personne de Napoléon, qui valaient la peine d'être
admirés, et l'intérêt aidant l'enthousiasme, il était devenu un allié
tout à fait cordial. L'illusion des grands projets avait disparu
depuis qu'il ne s'agissait plus de Constantinople, mais seulement de
Bucharest et de Jassy. C'était sans doute un intérêt bien suffisant
pour la Russie que la conquête des provinces du Danube, laquelle
n'est pas même encore accomplie aujourd'hui; toutefois cet intérêt
plus positif, moins éblouissant, laissait Alexandre plus calme, et
le rendait soucieux sur les moyens d'exécution. Il avait semblé dans
l'origine qu'il suffirait du consentement de Napoléon pour obtenir
les provinces du Danube; mais au moment de réaliser ce voeu, les
difficultés pratiques se montraient beaucoup plus sérieuses qu'on
ne l'avait imaginé d'abord. Si Napoléon, soumettant rapidement
l'Espagne, faisant subir aux Anglais quelque éclatant désastre, avait
empêché l'Autriche de concevoir même une pensée de résistance; si
les Turcs dès lors n'avaient eu qu'à souscrire à ce qu'on aurait
décidé de leurs provinces, l'empereur Alexandre aurait pu conserver,
à défaut de l'enthousiasme inspiré par ses premiers projets, la
ferveur d'une alliance qui lui rapportait de si sûrs et si prompts
avantages. Mais quelque grand que fût le génie de Napoléon, quelque
grandes que fussent ses ressources, il s'était créé de telles
difficultés, qu'il avait fait naître chez ses ennemis de toute sorte
le courage de l'attaquer de nouveau. De son côté la Russie n'avait
pas eu en Finlande tous les succès sur lesquels on avait compté, tant
à Saint-Pétersbourg qu'à Paris. Ce vaste empire, dont l'avenir est
immense, mais dont le présent est loin d'égaler l'avenir, véritable
Hercule au berceau, n'avait jamais pu envoyer plus d'une quarantaine
de mille hommes effectifs en Finlande, pendant la campagne d'été,
et il avait employé la belle saison à y faire contre les Suédois
un genre de guerre qui convenait peu à sa grandeur. Cette guerre
de Suède, en un mot, pas plus morale dans son principe que celle
d'Espagne, n'avait pas eu de succès plus décisifs, et les deux
empereurs, quoique fort supérieurs à leurs ennemis, n'avaient
cependant pas obtenu de la fortune de faveurs enivrantes. Aussi
l'empereur Alexandre n'était-il nullement enivré. Il trouvait que
ce que Napoléon lui abandonnait il fallait encore le conquérir par
de pénibles efforts, et le désenchantement toujours si prompt chez
lui le gagnait déjà sensiblement. Il jugeait Napoléon encore assez
puissant pour qu'il n'y eût aucune sûreté à se brouiller avec lui;
mais il ne le jugeait plus assez victorieux pour qu'il y eût le même
avantage à être son allié, ni surtout assez pur pour qu'il y eût le
même honneur. Et comme d'ailleurs il n'aurait probablement pas obtenu
de l'Autriche et de l'Angleterre les conquêtes qui continuaient à
être sa passion dominante, c'est-à-dire les provinces du Danube,
comme une nouvelle révolution dans ses amitiés l'aurait déshonoré, il
était résolu à persister dans l'alliance française, mais en tirant
de cette alliance le plus grand profit payé par le moindre retour
possible[7].

[Note 7: Ceux qui ont dépeint Alexandre comme toujours faux avec
Napoléon se sont trompés autant que ceux qui l'ont représenté comme
toujours sincère. Il fut sincère tant que durèrent son engouement
et la fortune prodigieuse de Napoléon. Il le fut moins quand à la
conquête de l'empire turc succéda dans ses rêves la conquête de la
Valachie et de la Moldavie, quand surtout Napoléon lui apparut moins
irrésistible et moins constamment heureux. Le calcul remplaça alors
l'enthousiasme pour faire place plus tard à un sentiment pire encore.
Mais, il faut l'avouer, Napoléon s'était attiré ce changement, et
il est difficile de prononcer une condamnation morale contre l'un
ou contre l'autre. Les entretiens secrets d'Alexandre avec M. de
Caulaincourt, que celui-ci mettait une scrupuleuse exactitude à
rapporter, révèlent ces changements successifs avec une vérité
frappante, même à travers toutes les flatteries dont Alexandre
accompagnait ses discours. Le changement se produisait avec une
naïveté qui prouve que l'homme le plus fin (et Alexandre l'était
beaucoup) a bien de la peine à cacher la vérité. Napoléon lui-même,
quoique de loin, ne pouvait pas s'y tromper, et tout prouve en effet
qu'il ne s'y trompa guère.]

[Date en marge: Fév. 1809.]

[Note en marge: Déplaisir que cause à l'empereur Alexandre une
nouvelle guerre de la France avec l'Autriche.]

[Note en marge: Résolution adoptée par Alexandre de tout faire pour
empêcher cette guerre.]

Dans une telle disposition cette guerre de la France avec l'Autriche
devait être pour Alexandre la circonstance la plus inopportune et la
plus inquiétante, car elle allait rendre plus difficile la conquête
des provinces turques, exiger un effort coûteux s'il fallait aider
Napoléon par l'envoi d'une armée en Gallicie, ajouter une nouvelle
guerre aux quatre qu'on avait déjà, contre les Suédois, les Anglais,
les Persans, les Turcs. Cette guerre allait en outre placer la Russie
en contradiction encore plus choquante avec ses antécédents, car elle
pouvait l'exposer à combattre dans les champs d'Austerlitz pour les
Français contre les Autrichiens, et fournir de nouveaux griefs à
l'aristocratie russe, qui blâmait l'intimité avec la France. Enfin,
heureuse ou malheureuse, elle devait amener un résultat également
fâcheux: car heureuse, elle pouvait inspirer à Napoléon la funeste
pensée de détruire l'Autriche, et de supprimer ainsi toute puissance
intermédiaire entre le Rhin et le Niémen; malheureuse, elle devait
rendre ridicule, dangereuse, et infructueuse au moins, l'alliance
contractée avec la France, au grand scandale de toute la vieille
Europe. Il n'y a pas de pire position que celle de ne pouvoir
souhaiter ni le succès ni l'insuccès d'une guerre, et ce qu'on a
de mieux à faire alors c'est de chercher à l'empêcher. C'était en
effet ce qu'Alexandre était résolu à essayer par tous les moyens
imaginables.

[Note en marge: Langage d'Alexandre à M. de Caulaincourt.]

M. de Romanzoff était revenu à Saint-Pétersbourg séduit par les
procédés de Napoléon, autant que M. de Caulaincourt l'était par
ceux d'Alexandre. Mais les deux souverains étaient assez supérieurs
à leurs ministres pour échapper aux séductions qui trompaient ces
derniers. Alexandre se laissa raconter les merveilles de Paris et les
attentions dont Napoléon avait comblé M. de Romanzoff, tout comme
Napoléon se laissait raconter les aimables prévenances dont M. de
Caulaincourt était chaque jour l'objet; mais il ne dévia d'aucune de
ses résolutions. Il arrêta d'accord avec M. de Romanzoff son langage
et sa conduite envers la France, et eut avec M. de Caulaincourt
plusieurs entretiens fort importants. Il ne lui dissimula presque
rien de ce qu'il pensait de la situation; il en parla impartialement
pour Napoléon, modestement pour lui-même.

Il convint que la guerre de la Finlande n'avait pas été bien
conduite, mais il exprima le regret que Napoléon de son côté n'eût
pas obtenu contre les Anglais de succès plus décisifs; il parut
même penser que les Anglais après tout avaient seuls gagné quelque
chose à l'entreprise sur l'Espagne, puisqu'ils allaient avoir les
colonies espagnoles à leur disposition, ce qui valait bien la
conquête, fort douteuse du reste, de Lisbonne et de Cadix pour les
Français. Il exprima tout le chagrin qu'il éprouverait d'avoir
à combattre les anciens alliés à côté desquels il se trouvait à
Austerlitz, les embarras que cette singulière situation lui causerait
à Saint-Pétersbourg, dans la haute société et même dans la nation; il
avoua la difficulté qu'il aurait de réunir, outre une nouvelle armée
en Finlande, des troupes d'observation le long de la Baltique, une
grande armée conquérante contre la Turquie, et une armée auxiliaire
des Français contre l'Autriche, difficulté non-seulement militaire
mais surtout financière. Il alla enfin dans ses confidences jusqu'à
déclarer que le succès même de la nouvelle guerre lui inspirait des
soucis, car il verrait avec alarme disparaître l'Autriche, et ne se
prêterait pas à ce qu'on la remplaçât par une Pologne. Il déclara que
la paix lui était nécessaire à lui, mais qu'il la croyait nécessaire
aussi à Napoléon; car, disait-il, il ne lui échappait pas que la
France commençait à la désirer, et à changer de sentiment envers
son glorieux souverain. C'étaient là tout autant de raisons pour
qu'on le laissât agir en liberté envers l'Autriche, et faire tout
ce qu'il pourrait pour empêcher une guerre dont la pensée seule lui
était souverainement désagréable. Malheureusement, ajoutait-il,
il était loin de croire avec Napoléon qu'il suffît de menacer, de
remettre des _ultimatum_ au nom des deux plus grandes puissances de
l'univers, pour arrêter des gens effarés, dominés par la haine et la
terreur, chez lesquels il y avait, avec beaucoup d'exagération de
langage, une part de crainte sincère dont il fallait tenir compte.
En conséquence il demandait qu'on lui permît de les rassurer et de
les intimider tout à la fois, de les rassurer en niant positivement
le projet prétendu de les traiter comme l'Espagne, de les intimider
en leur montrant les suites funestes qu'entraînerait pour eux une
nouvelle guerre. Alexandre se refusa en outre, comme l'aurait voulu
Napoléon, à confier la conduite de cette affaire aux deux ministres
de Russie et de France à Vienne. Napoléon, tout en souhaitant la
paix, croyait que ces deux ministres seraient plus péremptoires, et
dès lors plus écoutés. Alexandre au contraire croyait qu'ils iraient
droit à la guerre.--Nos ministres brouilleront tout, dit-il à M. de
Caulaincourt. Qu'on me laisse agir et parler, et si la guerre peut
être évitée, je l'éviterai; si elle ne le peut pas, j'agirai, quand
elle sera devenue inévitable, loyalement et franchement.--

Il n'y avait donc qu'à le laisser agir, puisqu'en définitive ses
vues étant toutes pacifiques, concordaient exactement avec celles de
Napoléon, qui désirait ardemment éviter la guerre. Il le désirait à
tel point qu'il avait secrètement autorisé Alexandre à promettre
non-seulement la double garantie de la Russie et de la France pour
l'intégrité des États autrichiens, mais l'évacuation complète du
territoire de la Confédération du Rhin, ce qui signifiait qu'il n'y
aurait plus un soldat français en Allemagne.

[Note en marge: Efforts de l'empereur Alexandre auprès de l'Autriche
pour la détourner de faire la guerre.]

Alexandre, tenant sa parole, s'exprima avec la plus entière franchise
devant M. de Schwarzenberg. Peu maître de son embarras quand le
ministre autrichien[8] lui reprocha de se faire le complice de
l'indigne conduite tenue à Bayonne, il ne se laissa point toucher par
l'appel fait à ses sentiments en faveur de la cause européenne, et
opposant à la politique autrichienne tous les mensonges, toutes les
dissimulations dont elle s'était rendue coupable depuis deux ans,
car elle n'avait cessé de parler de paix quand elle préparait la
guerre, il finit par déclarer qu'il avait des engagements formels,
pris dans le seul intérêt de son empire, et auxquels il n'entendait
pas manquer; que si on avait la folie de rompre on serait écrasé
par Napoléon, mais qu'on obligerait aussi la Russie à intervenir,
parce que l'ayant promis, elle tiendrait parole, et unirait ses
troupes aux troupes françaises; que cet affranchissement de l'Europe
dont on parlait sans cesse, on ne l'amènerait pas; qu'on ne ferait
en déterminant un nouvel effort de celui qu'on appelait un colosse
écrasant, que de le rendre plus écrasant encore; que l'unique
résultat qu'on obtiendrait serait de donner à l'Angleterre, autre
colosse écrasant sur les mers, le moyen d'éloigner la paix dont
on avait un si urgent besoin; que quant à lui la paix était tout
ce qu'il voulait (les provinces danubiennes comprises, aurait-il
pu ajouter); qu'il fallait enfin qu'on y arrivât; qu'il tiendrait
pour ennemi quiconque en éloignerait le moment, et qu'il emploierait
contre celui-là, quel qu'il fût, toutes les forces de son empire.
Alexandre écarta toute insinuation relativement à une alliance de
famille avec l'Autriche, car il n'aurait pas commis l'inconvenance
de donner à un archiduc une princesse qu'il avait presque promise à
Napoléon.

[Note 8: M. de Schwarzenberg se vantait d'avoir fait baisser les
yeux à Alexandre lorsqu'il lui avait rappelé qu'il se rendait le
complice d'une odieuse spoliation en secondant l'auteur de la guerre
d'Espagne.]

[Note en marge: Surprise de M. de Schwarzenberg en entendant le
langage de l'empereur Alexandre.]

Le ministre autrichien fut atterré par ces franches déclarations.
La société de Saint-Pétersbourg, moins ardente assurément que celle
de Vienne, lui avait cependant fait espérer un autre résultat. Il
avait trouvé tout le monde du parti européen contre la France, bien
qu'on n'osât point parler ouvertement, par crainte de contrarier
l'empereur. Il avait de plus acquis la certitude que dans la famille
impériale on éprouvait les mêmes sentiments, et il s'était flatté de
rencontrer un meilleur accueil auprès de l'empereur. Un ambassadeur
plus expérimenté aurait vu que sous des sentiments très-réels,
partagés à un certain degré par Alexandre lui-même, il y avait les
intérêts, qui étaient liés en ce moment à ceux de la France; que si
l'aristocratie russe et la famille impériale obéissaient à un caprice
en se permettant le langage qui allait le mieux à leurs préjugés,
l'empereur et son cabinet avaient une autre conduite à tenir, et
que s'ils pouvaient acquérir un beau territoire tandis que Napoléon
détruirait les Bourbons, leur rôle était naturellement indiqué,
c'était de laisser dire les gens de cour et les femmes, et de faire
les affaires de l'empire, en tâchant de gagner dans ce bouleversement
les bords si désirés du Danube.

[Note en marge: Armements de la Russie en vue de la guerre prochaine.]

L'excellent prince de Schwarzenberg, ne comprenant rien à ces
contradictions apparentes, remplissait Saint-Pétersbourg de ses
lamentations. Il écrivit à sa cour des dépêches qui auraient dû
la retenir, si elle avait pu être arrêtée encore sur la pente qui
l'entraînait. Alexandre, voyant qu'il avait produit une certaine
impression sur le représentant de l'Autriche, se plut à espérer que
celui-ci gagnerait peut-être quelque chose auprès de sa cour, mais
sans toutefois y compter, et il fit ses préparatifs pour une guerre
prochaine. Il avait à coeur de terminer au plus tôt la guerre de
Finlande. Il envoya un renfort qui portait à 60 mille hommes environ
les forces agissantes dans cette province. Il ordonna de marcher sur
le centre de la Suède à travers la mer gelée. Une colonne devait
contourner le golfe de Bothnie pour se diriger par Uleaborg sur
Tornea et Umea. Une seconde devait traverser sur la glace le golfe de
Bothnie en partant de Wasa, pour donner la main à la première sous
Umea. La troisième, qui était la principale, devait cheminer aussi
sur la glace, et marcher par les îles d'Aland sur Stockholm. La garde
et deux divisions étaient destinées à rester entre Saint-Pétersbourg,
Revel et Riga, pour y veiller aux tentatives des Anglais contre le
littoral de la Baltique. Quatre divisions d'infanterie et une de
cavalerie, formant 60 mille hommes, avaient mission d'entrer en
Gallicie pour y tenir la balance des événements, bien plus que pour
y seconder les armées françaises. Enfin il était naturel que les
plus grands efforts de la Russie se dirigeassent vers la Turquie,
car si Alexandre voulait être modérateur en Occident, il voulait
être conquérant en Orient, et il avait envoyé huit divisions sur le
bas Danube, dont une de réserve formée de troisièmes bataillons.
Celle-ci devait suivre une direction moyenne entre la Transylvanie
et la Valachie, de façon à pouvoir, ou seconder l'armée d'invasion
qui marchait contre les Turcs, ou se rabattre sur l'armée de
Gallicie, afin d'y concourir d'une manière quelconque aux événements
qui surgiraient de ce côté. Cette division était comptée à M. de
Caulaincourt comme une de celles qui étaient consacrées au service
de l'alliance. L'ensemble des troupes agissant dans cette direction
s'élevait à 120 mille hommes environ. Ainsi, terminer la conquête
de la Finlande, tenir tête aux Anglais, conquérir les bouches du
Danube, modérer les événements d'Allemagne, furent les divers
emplois auxquels Alexandre consacra les 280 mille hommes de troupes
actives dont il pouvait disposer. S'il ne faisait pas davantage,
il l'imputait à ses finances, de l'état desquelles il se plaignait
constamment à M. de Caulaincourt, parlant sans cesse des cinq guerres
qu'il allait avoir sur les bras, et quoique toujours fier dans son
attitude, devenant presque humble quand il s'agissait d'argent, et
demandant qu'on l'aidât à contracter des emprunts soit en France soit
en Hollande.

[Note en marge: L'attitude de la Russie, loin de décourager
l'Autriche, ne sert qu'à précipiter les événements.]

La conduite de la Russie déconcerta beaucoup le cabinet de Vienne,
qui s'était attendu à la trouver moins contraire à ses vues, parce
qu'il avait jugé du cabinet par le langage de la noblesse russe dans
les cercles de Saint-Pétersbourg. Toutefois, bien qu'il regardât la
mission du prince de Schwarzenberg comme avortée, il se flatta que ce
cabinet ne résisterait pas long-temps à l'opinion de la nation, et
surtout à un premier succès des armées autrichiennes; il se persuada
que ce premier succès qui devait, disait-on, entraîner l'Allemagne,
entraînerait aussi le continent tout entier, et qu'il suffirait de
donner le signal, de le donner heureusement, pour être suivi. Les
60 mille hommes destinés à la Gallicie furent considérés comme un
simple corps d'observation, auquel il suffirait d'opposer des forces
très-inférieures, chargées également d'observer plutôt que d'agir. On
ne prit donc ni le langage, ni les démonstrations armées de la Russie
comme un argument contre la guerre, et on se décida au contraire à
tout précipiter, de manière à remporter sur les troupes françaises,
encore disséminées de Magdebourg à Ulm, ce premier succès qui devait
entraîner toutes les puissances. On était dans une de ces situations
où, ne pouvant plus reculer, on prend chaque circonstance, même
décourageante, pour une raison d'avancer.

[Date en marge: Mars 1809.]

[Note en marge: Époque choisie et plan de campagne adopté pour la
prochaine guerre.]

Les préparatifs de guerre, les allées et venues de la diplomatie,
ayant rempli le mois de février et une partie du mois de mars, on
voulait être sur le théâtre des opérations au commencement d'avril,
c'est-à-dire aux premiers jours où la guerre est possible en
Autriche, car c'est à peine s'il devait y avoir alors de l'herbe sur
le sol. On se fixa donc à Vienne sur le plan de campagne à adopter.
D'abord il fut établi qu'on ne ferait agir vers l'Italie et vers la
Gallicie que les moindres forces de l'empire. On résolut d'envoyer
sous l'archiduc Jean une cinquantaine de mille hommes, pour seconder
l'insurrection du Tyrol, et occuper par leur présence les forces
des Français en Italie. On y ajouta huit à dix mille hommes pour
batailler avec le général Marmont en Dalmatie. On destina l'archiduc
Ferdinand avec 40 mille hommes à contenir l'armée saxo-polonaise,
réunie sous Varsovie, et à observer les Russes qui s'avançaient en
Gallicie.

[Note en marge: Composition et direction de la principale masse des
forces autrichiennes.]

La principale masse, celle qui contenait les troupes les meilleures,
les plus nombreuses, devait agir en Allemagne, par le haut Danube,
et tenter l'entreprise hardie de surprendre les Français avant leur
concentration. C'était l'archiduc Charles qui devait la commander
comme généralissime, et qui l'avait organisée comme ministre de
la guerre. Il n'y avait par conséquent rien négligé. Elle était
d'environ 200 mille hommes, forte surtout en infanterie, que
l'archiduc s'était appliqué à rendre excellente, forte aussi en
artillerie, qui avait toujours été très-bonne en Autriche, mais moins
bien pourvue en cavalerie, que l'archiduc Charles n'avait point
augmentée, et qui au surplus sans être nombreuse était aussi brave
que bien exercée. Elle était divisée en six corps d'armée et en deux
corps de réserve, répartis en Bohême et Haute-Autriche. C'était un
total de 300 mille hommes de troupes actives, en y comprenant les
troupes destinées à opérer en Italie et en Gallicie. Derrière cette
masse principale, la réserve ainsi que l'insurrection hongroise
devaient couvrir Vienne, et Vienne perdue, s'enfoncer en Hongrie,
pour y recueillir les restes de l'armée active, et y prolonger la
guerre. Cette seconde portion, forte de plus de 200 mille hommes de
milices peu aguerries, mais déjà passablement instruites, portait au
delà de 500 mille hommes les ressources de l'Autriche, qui n'avait
jamais fait un pareil déploiement de forces.

Il s'agissait de savoir comment on emploierait les 200 mille hommes,
composant la masse principale, destinés à agir en Allemagne,
et à frapper les premiers coups. Le Conseil aulique, réputé la
cause ordinaire des revers de l'Autriche, parce qu'il paralysait,
disait-on, l'autorité des généraux, avait été privé de son influence
au profit du généralissime, sans qu'il dût en résulter beaucoup
plus d'unité dans le commandement, car il n'y a d'unité que là où
règne une volonté énergique dirigée par un esprit ferme. L'archiduc,
quoique un prince sage, éclairé, brave, et le meilleur capitaine de
l'Autriche, n'avait pas la force d'esprit et de caractère nécessaire
pour assurer l'unité du commandement, et le tiraillement qui n'allait
plus se trouver dans le Conseil aulique devait se produire autour de
lui, entre les officiers influents de son état-major. Restait, il
est vrai, l'avantage d'établir ce tiraillement, quel qu'il fût, plus
près du champ de bataille, et cet avantage n'était certainement pas à
dédaigner.

[Note en marge: Deux plans en discussion dans l'état-major
autrichien.]

Deux avis partageaient en ce moment l'état-major de l'archiduc
Charles au sujet du meilleur plan à suivre. L'un consistait à
prendre la Bohême pour point de départ (voir la carte nº 28), et,
supposant les Français encore dispersés en Saxe, en Franconie, dans
le Haut-Palatinat, à déboucher sur Bayreuth, c'est-à-dire sur le
centre de l'Allemagne, à les battre en détail, et à soulever les
populations germaniques par cette apparition subite et ce prompt
succès. Ce plan hardi qui conduisait les Autrichiens par Bayreuth et
Wurzbourg jusqu'aux portes même de Mayence, avait l'avantage de les
mener sur le Rhin par la route la plus courte, de porter le désordre
dans les cantonnements des Français, et la plus vive émotion en
Allemagne. Mais, par cela même qu'il était hardi, il supposait dans
l'exécution un caractère que n'ont en général que les capitaines
supérieurs, ordinairement heureux, et confiants parce qu'ils sont
heureux. Il n'y en avait alors aucun de ce genre, ni en Allemagne,
ni ailleurs, excepté en France. Ce plan supposait en outre un degré
d'avancement dans les préparatifs militaires de l'Autriche, que son
administration, plus laborieuse qu'expéditive, n'était pas encore
parvenue à leur donner. C'est tout au plus si les corps qui devaient
se rassembler en Bohême, y étaient concentrés dans les premiers
jours de mars. Les troisièmes bataillons manquaient à beaucoup de
régiments, et les charrois d'artillerie n'étaient point arrivés.
Ce plan, destiné à surprendre les Français, eût été bon sans doute
si on les eût surpris en effet, et si la hardiesse d'exécution eût
répondu à la hardiesse de conception; mais dans le cas où on ne les
aurait pas surpris assez complétement, il pouvait devenir funeste,
car s'ils avaient eu le temps de se transporter de l'Elbe au Danube,
de se rassembler entre Ulm et Ratisbonne, l'armée autrichienne était
exposée à les avoir dans son flanc gauche, gagnant Vienne par le
Danube, dispersant tous les détachements qu'elle avait laissés en
Bavière, et peut-être même coupant sa ligne d'opération. Avec un
général si fécond en manoeuvres imprévues que l'était Napoléon, cette
dernière chance était fort à redouter.

Le second plan, plus modeste, plus sûr, consistait à prendre la
route ordinaire, celle du Danube, par laquelle les Français devaient
naturellement arriver, à cause de la facilité des communications le
long de ce grand fleuve, à leur faire face sur cette route avec la
masse énorme de deux cent mille hommes, et à profiter de ce qu'on
était plus préparé qu'eux, non pour les surprendre, mais pour les
battre, avant qu'ils fussent en nombre suffisant pour disputer la
victoire. Ce plan ne donnait lieu à aucune de ces combinaisons
soudaines de Napoléon, qui ordinairement déjouaient tous les calculs,
et n'exposait à aucune chance que celle du champ de bataille,
toujours assez périlleuse contre un tel capitaine et de tels soldats.

[Note en marge: Motif qui décide la préférence en faveur du second
plan.]

[Note en marge: Les corps autrichiens brusquement reportés de la
Bohème vers la Bavière.]

Les deux plans dont il s'agit furent long-temps débattus entre
deux officiers de l'état-major de l'archiduc Charles, le général
Meyer et le général Grünn, et divisèrent les militaires les plus
éclairés de l'Autriche. Mais, comme il advient toujours en pareille
circonstance, on laissa à l'événement le soin de décider la question,
et on prit son parti quand les espions répandus au milieu des troupes
françaises eurent révélé la marche du général Oudinot sur Ulm, du
maréchal Davout sur Wurzbourg. On comprit alors qu'on arriverait trop
tard pour que la bonne chance se réalisât au lieu de la mauvaise, et
qu'en débouchant par la Bohême sur Bayreuth on aurait les Français
dans son flanc gauche, gagnant Vienne par le Danube. On prit donc
brusquement la résolution de reporter vers la Haute-Autriche les
corps qui devaient dans l'origine se réunir en Bohême. Seulement,
on fit encore ce qu'on fait quand la direction est médiocre, on
conserva quelque chose du premier plan, et le second ne fut adopté
qu'en réduisant la masse principale des forces qui aurait dû être
consacrée à son exécution. Ainsi une cinquantaine de mille hommes
fut laissée en Bohême sous les généraux Bellegarde et Kollowrath, et
environ 150 mille furent portés en Haute-Autriche, pour être dirigés
à travers la Bavière sur Ratisbonne, à la rencontre des Français. Le
premier de ces rassemblements devait déboucher par le Haut-Palatinat
sur Bamberg, en étendant sa gauche vers Ratisbonne. (Voir la carte
nº 28.) Le second devait envahir la Bavière, remonter le Danube en
étendant sa droite sur Ratisbonne, de manière que les deux masses,
mises en communication le long du fleuve, pussent se réunir au
besoin, mais avec beaucoup de chances aussi d'échouer dans cette
réunion. On s'avança de la sorte à cheval sur le Danube, suspendu
pour ainsi dire entre deux plans, toujours avec l'espérance d'agir
avant les Français, et de se garantir contre leur marche de flanc
par le versement d'une partie des forces autrichiennes de la Bohême
dans la Bavière. Le général Meyer, qui avait, dit-on, soutenu le
premier plan, fut envoyé de l'état-major de l'archiduc Charles à
celui de l'archiduc Jean, pour y employer en Italie les talents dont
on n'avait pas voulu en Allemagne, et le général Grünn, qui avait
soutenu le second, resta seul auprès de l'archiduc Charles, comme son
principal conseiller.

En conséquence de ce nouveau système, le premier corps qui s'était
formé à Saatz sous le lieutenant général Bellegarde, le second corps
qui s'était formé à Pilsen sous le général d'artillerie Kollowrath,
conservèrent les mêmes points de rassemblement, et eurent ordre de
déboucher avec cinquante mille hommes par l'extrême frontière de la
Bohême sur Bayreuth, vers les premiers jours d'avril (voir la carte
nº 14). Les corps de Hohenzollern, de Rosenberg, de l'archiduc Louis,
qui s'étaient formés à Prague, Piseck, Budweis, le premier corps de
réserve du prince Jean de Liechtenstein qui s'était formé à Iglau,
et qui était composé de grenadiers et de cuirassiers, reçurent ordre
de passer de Bohême en Autriche par la route de Budweis à Lintz, de
franchir le Danube sur le pont de cette dernière ville, et d'être
rendus devant l'Inn, frontière de la Bavière, vers les premiers jours
d'avril. Ils devaient s'y trouver réunis au corps du lieutenant
général Hiller, formé à Wels sur la Traun, et au second corps de
réserve du général Kienmayer, formé à Enns sur l'Ens. Ces six corps
devaient marcher ensemble sur la Bavière, la droite au Danube,
tendant ainsi à rencontrer vers Ratisbonne la gauche de Bellegarde
et de Kollowrath. Le signal des premières hostilités était également
donné pour le commencement d'avril en Italie et en Pologne, aussi
bien qu'en Bavière et en Bohême.

[Note en marge: Communication ordonnée à M. de Metternich pour tenir
lieu de déclaration de guerre.]

Toutefois on ne pouvait pas, sans pousser la dissimulation fort
au delà des bornes permises, continuer à parler de paix lorsqu'on
mettait les armées en marche, et qu'on leur expédiait l'ordre de
franchir les frontières sous une quinzaine de jours. C'eût été trop
imiter sur terre la conduite des Anglais sur mer, lesquels enlevaient
ordinairement le commerce de l'ennemi sans aucune déclaration
préalable. D'ailleurs on n'était pas tellement assuré de la victoire
qu'on osât transgresser ainsi les règles du droit des gens, dans
l'espérance de les violer impunément. En conséquence, on ordonna à M.
de Metternich de faire au cabinet français une déclaration préalable,
qui servît de transition entre le langage de la paix et le fait même
de la guerre.

Le 2 mars, effectivement, M. de Metternich se présenta à Paris chez
le ministre des affaires étrangères, M. de Champagny, et lui déclara
au nom de sa cour, que l'arrivée subite de l'empereur Napoléon à
Paris, l'invitation adressée aux princes de la Confédération de
réunir leurs contingents, certains articles de journaux, divers
mouvements des troupes françaises, la décidaient à faire sortir
ses armées du pied de paix où elles avaient été tenues jusque-là,
mais qu'elle n'adoptait cette résolution que parce qu'elle y était
forcée par la conduite du gouvernement français, et que du reste elle
prenait ces précautions indispensables sans se départir encore de ses
intentions pacifiques.

[Note en marge: Réponse de M. de Champagny à la communication de M.
de Metternich.]

M. de Champagny répondit à cette communication avec froideur et
incrédulité, disant que ce passage du pied de paix au pied de guerre
datait de six mois, que depuis six mois en effet on se préparait en
Autriche pour de prochaines hostilités, que l'empereur Napoléon ne
s'y était pas trompé, et que de son côté il s'était mis en mesure;
que les alarmes qu'on affectait aujourd'hui ne pouvaient être
sincères, car lorsque les Français occupaient la Silésie avec des
armées formidables, l'Autriche ne s'était pas crue menacée, tandis
qu'à présent que la plus grande partie des troupes françaises avaient
passé en Espagne, elle affectait les plus vives inquiétudes; que
ce ne pouvait être là un langage de bonne foi; qu'évidemment la
politique anglaise l'avait emporté à Vienne, qu'on s'y croyait prêt,
et qu'on agissait parce qu'on supposait le moment favorable pour
agir, mais qu'on ne surprendrait pas la France, et qu'on n'aurait à
imputer qu'à soi les conséquences de la guerre, si ces conséquences
étaient désastreuses.

M. de Metternich, amené à s'expliquer davantage, se plaignit alors
et du silence observé à son égard par l'empereur Napoléon, et de
l'ignorance dans laquelle on avait laissé l'Autriche pendant les
négociations d'Erfurt. Il sembla attribuer uniquement à un défaut
d'explications amicales le malentendu qui menaçait d'aboutir à la
guerre. M. de Champagny répliqua avec hauteur que l'Empereur ne
parlait plus à un ambassadeur que la cour d'Autriche trompait, ou
qui trompait la cour de France, car rien de ce qu'il avait promis
n'avait été tenu, ni la suspension des préparatifs militaires, ni
la reconnaissance du roi Joseph, ni le retour à des dispositions
pacifiques; que les explications étaient donc inutiles avec
le représentant d'une cour sur les paroles de laquelle on ne
pouvait plus compter; que ce n'était pas la personne de M. de
Metternich qu'on traitait aussi froidement, mais le représentant
d'un gouvernement infidèle à toutes ses promesses; que l'Autriche
avait sauvé les Anglais en passant l'Inn en 1805, lorsque Napoléon
s'apprêtait à franchir le détroit de Calais; qu'elle venait de les
sauver encore une fois en empêchant Napoléon de les poursuivre en
personne jusqu'à la Corogne; qu'elle avait ainsi à deux reprises
empêché le triomphe de la France sur sa rivale, et le rétablissement
d'une paix solide, nécessaire à l'univers; qu'elle en porterait la
peine, et qu'elle ne trouverait cette fois Napoléon ni moins prompt,
ni moins préparé, ni moins terrible que jadis.

Après quelques autres plaintes de la même nature, les deux ministres
se quittèrent sans aucune ouverture qui permît d'espérer une chance
de paix, M. de Metternich paraissant déplorer la guerre, car son
esprit lui en faisait prévoir les conséquences funestes, et sa
situation à Paris lui faisait regretter le séjour de cette capitale;
M. de Champagny ne paraissant pas craindre une nouvelle lutte,
montrant de plus l'irritation d'un sujet dévoué qui ne trouvait
jamais aucun tort à son maître[9].

[Note 9: Ce n'est point sans des documents positifs que nous
retraçons cet entretien, car il fut transcrit à l'instant même sous
forme de demandes et réponses par M. de Champagny, et communiqué à
l'Empereur. Il existe aux archives des affaires étrangères.]

[Note en marge: Napoléon désabusé, et n'espérant plus la paix, fait
toutes ses dispositions pour une guerre immédiate.]

Napoléon, quoique porté à croire à la paix par le désir qu'il
avait de la conserver, ne put désormais plus y croire après la
communication que M. de Metternich venait de faire au ministre
des relations extérieures. Aussi fut-il saisi de cette ardeur
extraordinaire qui s'emparait de lui quand les événements
s'aggravaient, et dans les journées des 3 et 4 mars il donna ses
ordres avec une activité sans égale. Le désir et l'espérance de la
paix n'avaient point agi sur lui comme sur les âmes faibles, et ne
l'avaient point induit à ralentir ou à négliger ses préparatifs. Il
s'était comporté au contraire comme les âmes fortes, qui tout en se
livrant au plaisir d'espérer ce qui leur plaît, se conduisent en
vue de ce qui leur déplaît. Dans la persuasion où il était d'abord
que l'Autriche ne pourrait pas agir avant la fin d'avril ou le
commencement de mai, il avait assigné comme points de rassemblement:
Augsbourg pour le général Oudinot, Metz pour les divisions Carra
Saint-Cyr et Legrand, Strasbourg pour les divisions Boudet et
Molitor, Wurzbourg pour le maréchal Davout. Il avait choisi ces
points parce que dans ses profondes combinaisons ils convenaient
mieux pour la réunion de tous les éléments qui devaient concourir
à ses nouvelles créations. Sur-le-champ il en choisit d'autres
plus rapprochés de l'ennemi, et il accéléra tous les envois
d'hommes et de matériel vers ces nouveaux points. Ulm fut désigné
pour le rassemblement des quatre divisions Boudet, Molitor, Carra
Saint-Cyr et Legrand. Les deux premières, déjà en route de Lyon
sur Strasbourg, eurent ordre de se détourner vers Béfort, et de se
rendre droit à Ulm, en traversant la forêt Noire par la route la
plus courte. Les divisions Carra Saint-Cyr et Legrand eurent ordre
de ne point s'arrêter à Metz, et de marcher par Strasbourg à Ulm
sans perdre un instant. Les renforts, les envois de matériel, furent
immédiatement dirigés sur la ligne qu'elles devaient suivre, de
manière à les joindre en route, et à les compléter chemin faisant.
Très-heureusement ces troupes étaient assez vieilles pour que leur
organisation n'eût pas à souffrir d'une semblable précipitation. Le
corps d'Oudinot, en marche déjà sur Augsbourg, n'était pas dans des
conditions aussi bonnes. D'une réunion accidentelle de grenadiers
et de voltigeurs, il avait dû passer à une formation de quatrièmes
bataillons. L'Empereur fit partir dix jours plus tôt les grenadiers
et voltigeurs sortis de la garde pour fournir les deux compagnies
d'élite de ces quatrièmes bataillons, et les fusiliers tirés des
dépôts pour en fournir les quatre compagnies du centre. Mais c'est
tout au plus si on pouvait espérer qu'à l'ouverture des hostilités
ce corps aurait ses bataillons à quatre compagnies au lieu de six,
qu'il serait de deux divisions au lieu de trois, de 20 mille hommes
au lieu de 30 mille. De plus il devait se former presque en présence
de l'ennemi. Mais l'esprit militaire du temps, l'expérience des
officiers, des soldats, des généraux, la chaleur qui animait et
soutenait tout le monde devaient suppléer à ce qui manquait.

Pour le corps du maréchal Davout, appelé encore armée du Rhin,
Napoléon ne changea pas le point de rassemblement. Il y dirigea en
toute hâte les renforts destinés à compléter les trois premiers
bataillons de guerre, et les détachements qui devaient servir de
premiers éléments à la composition des quatrièmes bataillons.
Chacune des divisions de cavalerie et d'infanterie ayant à passer
par Wurzbourg devait y trouver le matériel et le personnel qui
lui appartenaient. Il ordonna seulement au maréchal Davout, dont
le quartier général était à Wurzbourg, de porter sur-le-champ ses
divisions dans le Haut-Palatinat, de manière à en avoir bientôt une
à Bayreuth, une à Bamberg, une à Nuremberg, une à Ratisbonne, afin
de faire face aux troupes autrichiennes de Bohême. Napoléon était si
pressé, que pour hâter le départ des recrues il eut recours à une
mesure fort irrégulière et qui, sous une autre administration que la
sienne, aurait eu de graves inconvénients et eût amené de singulières
confusions. Certains dépôts abondaient en conscrits instruits et
habillés, tandis que d'autres en manquaient. Il ordonna de faire
partir les conscrits déjà prêts pour les régiments qui en avaient
besoin, qu'ils appartinssent ou non à ces régiments. On devait
seulement avoir soin quand ils seraient arrivés au corps de changer
les boutons de leurs habits, pour qu'ils portassent les numéros
des régiments dans lesquels on les versait. Napoléon employa en
outre la précaution de ne pas faire connaître aux chefs des dépôts
la destination des conscrits qu'on leur demandait, de peur que, ne
s'intéressant plus à eux, ils ne leur donnassent des équipements de
rebut. Il prescrivit la même disposition pour la cavalerie légère.
Il fit partir tout ce qu'il y avait de chasseurs et de hussards déjà
formés, sans s'inquiéter davantage de les envoyer aux régiments
auxquels ils appartenaient, ordonnant seulement d'observer le plus
possible dans l'incorporation les ressemblances d'uniforme. Cependant
comme on ne pouvait pas mêler des hussards à des chasseurs, à cause
de l'extrême différence de l'équipement, et qu'il y avait plus de
hussards qu'on ne pouvait en employer, il en composa des escadrons de
guides, destinés à servir dans l'état-major de chaque corps d'armée,
afin d'épargner à la cavalerie légère le service des escortes, qui la
condamne à de nombreux détachements et à une fâcheuse dissémination.

Nous donnons ces détails dans l'intention de faire comprendre à quels
expédients Napoléon était réduit pour avoir envoyé ses principales
ressources en Espagne. Après avoir vaqué à ces divers soins, il
s'occupa d'organiser les cinquièmes bataillons. Il destinait ces
derniers, comme nous l'avons dit, outre leur rôle naturel de dépôts,
à former des réserves, soit pour garantir les côtes des tentatives
de l'Angleterre, soit pour rendre disponibles un certain nombre de
quatrièmes bataillons actuellement employés au camp de Boulogne,
soit enfin pour parer aux diverses éventualités de la guerre. Ayant
déjà demandé 80 mille hommes sur la conscription de 1810, il en
voulut lever encore 30 mille, pour porter l'effectif des cinquièmes
bataillons à 1,200 hommes au moins, et de plus il résolut de prendre
sur les conscriptions passées, malgré les appels réitérés qu'on
venait de leur faire, 10 mille hommes robustes pour sa garde. Il
prescrivit que ceux des cinquièmes bataillons qui seraient formés
les premiers fussent réunis en demi-brigades provisoires, de deux,
trois ou quatre bataillons chacune, à Pontivy, Paris, Boulogne,
Gand, Metz, Mayence, Strasbourg, Milan. Quant aux 10 mille conscrits
appelés sur les classes antérieures, il voulut les employer à donner
un développement tout nouveau à la garde impériale. Il avait aux
régiments de grenadiers et de chasseurs composant la vieille garde,
ajouté en 1807 deux régiments de fusiliers, qui avaient très-bien
servi. Il venait d'imaginer les tirailleurs, il imagina encore les
conscrits, en variant les noms suivant les circonstances de chaque
création. Il se décida donc à créer quatre régiments de tirailleurs,
quatre de conscrits, ce qui devait porter à 20 mille hommes au moins
l'infanterie de la garde, et à 25 mille le corps tout entier, en
y comprenant sa magnifique cavalerie, et son artillerie accrue de
48 bouches à feu. Bientôt les jeunes soldats devaient y égaler les
vieux en esprit militaire, et avoir de plus la supériorité de la
force physique, apanage ordinaire de la jeunesse. Aucune conception
n'attestait mieux la profonde connaissance que Napoléon avait des
armées, et l'inépuisable fécondité de son génie organisateur. En
outre il disposa tout pour faire venir en poste la vieille garde de
Bayonne à Paris, de Paris à Strasbourg.

[Note en marge: Réunion des contingents de la Confédération du Rhin.]

Il n'avait adressé qu'un avis aux princes de la Confédération du
Rhin. À partir du 2 mars il leur intima des ordres, comme chef
de cette Confédération. Il demanda à la Bavière 40 mille hommes,
afin d'en avoir 30 mille, qu'il plaça sous le commandement du
vieux maréchal Lefebvre, qui savait l'allemand, et qui au feu
était toujours digne de la grande armée. Le roi de Bavière aurait
désiré que son fils[10] commandât les troupes bavaroises, Napoléon
ne le voulut pas.--Il faut, lui dit-il, que votre armée se batte
sérieusement dans cette campagne, car il s'agit de conserver et
d'étendre même les agrandissements que la Bavière a reçus. Votre
fils, quand il aura fait avec nous six ou sept campagnes, pourra
commander. En attendant, qu'il vienne à mon état-major; il y sera
accueilli avec tous les égards qui lui sont dus, et il y apprendra
_notre métier_.--Par transaction, Napoléon accorda à ce jeune prince
le commandement de l'une des divisions bavaroises. Napoléon fixa
Munich, Landshut, Straubing, comme points de rassemblement de ces
trois divisions, assez en arrière de l'Inn pour qu'elles ne fussent
pas surprises par les Autrichiens, assez en avant du Lech et du
Danube pour couvrir nos rassemblements. (Voir la carte nº 14.)
Il demanda au roi de Wurtemberg 12 mille hommes, qui devaient se
réunir à Neresheim, et servir sous les ordres du général Vandamme,
au choix duquel le roi de Wurtemberg résistait, mais que Napoléon
lui imposa en écrivant ces propres paroles:--Je connais les défauts
du général Vandamme, mais c'est un véritable homme de guerre,
et dans ce difficile métier il faut savoir pardonner beaucoup
aux grandes qualités.--Napoléon réclama du grand-duc de Bade une
division de 8 à 10 mille hommes, et une de pareille force du duc
de Hesse-Darmstadt. Elles devaient se réunir vers la fin de mars à
Pforzheim et à Mergentheim. Quant aux moindres princes, les ducs de
Wurzbourg, de Nassau, de Saxe, il en exigea une division composée de
leurs contingents agglomérés, laquelle devait rejoindre à Wurzbourg
le quartier général du maréchal Davout. Il demanda au roi de Saxe
20 mille Saxons en avant de Dresde, 25 mille Polonais en avant de
Varsovie. Ces contingents formaient ensemble 110 à 115 mille hommes,
en réalité 100, dont 80 mille Allemands et 20 mille Polonais. Le
maréchal Bernadotte, venant des villes anséatiques avec la division
française Dupas, était chargé de prendre les Saxons sous son
commandement, et de rejoindre ensuite la grande armée sur le Danube.
Les Polonais couverts par le voisinage des Russes suffisaient pour
garder Varsovie. Les événements de la guerre pouvant amener l'abandon
momentané de Dresde et de Munich, Napoléon fit dire aux deux
souverains qui régnaient dans ces deux capitales, de se tenir prêts à
quitter leur résidence, pour se porter au centre de la Confédération,
leur offrant, si un court voyage en France leur plaisait, de mettre
à leur disposition toutes les habitations impériales magnifiquement
desservies. Il fit ordonner en outre à son frère Jérôme de réunir
20 mille Hessois, et à son frère Louis 20 mille Hollandais, double
force sur laquelle il comptait peu, parce que le premier administrait
sans économie son nouveau royaume, et que le second au contraire
administrait le sien avec toute la parcimonie hollandaise.

[Note 10: Celui que nous avons vu roi de nos jours, et amené par les
événements à abdiquer la couronne pour se vouer au culte des arts,
auxquels il a rendu dans son pays de grands services.]

[Note en marge: Distribution de l'armée d'Allemagne en trois corps
principaux.]

[Note en marge: Corps du maréchal Davout.]

[Note en marge: Corps du maréchal Lannes.]

[Note en marge: Corps du maréchal Masséna.]

Ces forces ainsi préparées, voici l'organisation que leur donna
Napoléon. Il n'avait sous la main qu'une partie de ses maréchaux,
puisque quatre d'entre eux, Ney, Soult, Victor, Mortier, servaient
en Espagne. Parmi ceux dont il pouvait disposer, il y en avait
trois qu'il appréciait plus que tous les autres, c'étaient les
maréchaux Davout, Lannes, Masséna. Il résolut de partager entre
eux la masse de l'armée française, en agrandissant leur rôle et
leur commandement, et en leur confiant cinquante mille hommes à
chacun. Masséna avait déjà commandé des forces plus considérables,
mais Davout et Lannes n'avaient pas encore eu cet honneur, dont ils
étaient d'ailleurs fort dignes. Le maréchal Davout dut conserver de
l'armée du Rhin ses trois anciennes divisions, Morand, Friant, Gudin,
les cuirassiers Saint-Sulpice, une division de cavalerie légère, une
quatrième division d'infanterie sous le général Demont, composée
des quatrièmes bataillons de ce corps, le tout formant cinquante
mille soldats aguerris, les premiers, sans aucune comparaison, que
possédât la France à cette époque. Ce corps placé entre Bayreuth,
Amberg, Ratisbonne, avait cette dernière ville pour point de réunion.
La division Saint-Hilaire, détachée de l'armée du Rhin, avec une
portion de cavalerie légère et les cuirassiers du général Espagne,
jointes aux trois divisions d'Oudinot, devait composer un autre
corps d'une cinquantaine de mille hommes, sous l'illustre maréchal
Lannes, et se concentrer à Augsbourg. Napoléon y ajouta une brigade
de 1,500 à 2 mille Portugais, choisis dans ce qu'il y avait de mieux
parmi les troupes de cette nation cantonnées en France, ennuyées de
ne rien faire, et mieux placées à l'armée que dans l'intérieur. Il
y joignit aussi les chasseurs corses et les chasseurs du Pô, troupe
brave et éprouvée. Les quatre divisions Carra Saint-Cyr, Legrand,
Boudet, Molitor, avec une belle division de cavalerie légère, avec
les Hessois, les Badois, devaient composer un autre corps de même
force, et se réunir à Ulm sous l'héroïque Masséna. Les cuirassiers
et les carabiniers sous le général Nansouty, une nombreuse division
de cavalerie légère, les dragons organisés comme nous l'avons dit
ailleurs, devaient composer sous le maréchal Bessières, en l'absence
de Murat, une réserve de 14 à 15 mille cavaliers. La garde, forte
d'une vingtaine de mille hommes, devait porter à 190 mille Français,
les parcs compris, cette masse principale concentrée entre Ulm,
Augsbourg et Ratisbonne. Les Bavarois, sous le maréchal Lefebvre,
formaient en avant un excellent corps auxiliaire d'une trentaine
de mille hommes. Le maréchal Augereau en formait un en arrière
avec les Wurtembergeois, les Badois et les Hessois. Enfin, plus en
arrière, le prince Bernadotte, comme on l'a vu, devait commander les
Saxons. C'étaient, par conséquent, cinq corps français, dont deux
de réserve, ayant un corps auxiliaire en avant, deux en arrière, le
tout mêlé de vieux et jeunes soldats, animés du souffle de Napoléon,
ne laissant rien à désirer sous le rapport de la bravoure, laissant
beaucoup à désirer sous le rapport de l'expérience et de l'âge, mais,
tels quels, parfaitement propres à maintenir à sa hauteur présente
la gloire de la France. Le prince Berthier fut nommé major général,
et M. Daru intendant de cette armée. Napoléon s'en constitua le
commandant en chef. Elle reçut le titre d'armée d'Allemagne, et non
plus celui de grande armée, la grande armée malheureusement n'étant
plus en Allemagne ni en Italie, mais en Espagne.

[Note en marge: Plan de campagne de Napoléon.]

Le projet de Napoléon était de marcher droit de Ratisbonne sur
Vienne, par la grande route du Danube, et de confier à ce fleuve
son matériel, ses malades, ses écloppés, toute la partie pesante
enfin de son armée, ce qui supposait dès le début quelque terrible
coup porté aux Autrichiens. C'est dans cette vue qu'il avait fait
acheter quantité de bateaux sur tous les fleuves de la Bavière, pour
les faire successivement descendre dans le Danube, à mesure qu'il
franchirait les affluents de ce grand fleuve. C'est encore dans cette
vue qu'il avait tiré de Boulogne 1,200 des meilleurs marins de la
flottille, pour les ajouter à la garde.

C'était donc à Ratisbonne qu'il avait l'intention de concentrer
ses forces, en négligeant le Tyrol et laissant les Autrichiens s'y
engager tant qu'il leur plairait, certain de les envelopper et de
les prendre entre son armée d'Allemagne et celle d'Italie, s'ils ne
se hâtaient pas de rétrograder. (Voir la carte nº 14.) Toutefois il
avait ordonné d'exécuter des travaux à Augsbourg, de creuser et de
remplir d'eau les fossés, de palissader l'enceinte, de construire
des têtes de pont sur le Lech, de manière à couvrir son flanc droit
par un poste fortifié, tandis qu'il marcherait la gauche en avant.
C'était sa seule précaution projetée du côté du Tyrol, et elle
suffisait parfaitement.

Le point de départ de Ratisbonne était adopté dans la supposition
que les Autrichiens ne prendraient pas l'offensive avant la fin
d'avril. S'il en était autrement, et s'ils agissaient plus tôt,
Napoléon avait fixé les yeux sur un point de départ moins avancé en
Bavière, et, au lieu d'amener d'Augsbourg à Ratisbonne les troupes
qui se seraient formées sur ce premier point, pour les joindre
avec celles qui seraient arrivées de Wurzbourg sous le maréchal
Davout, il se proposait de choisir un point intermédiaire, tel
que Donauwerth ou Ingolstadt (voir la carte nº 14), pour y faire
descendre le rassemblement d'Augsbourg, et y faire remonter celui
de Ratisbonne. Aussi voulut-il avoir des magasins de vivres et
de munitions, non-seulement à Augsbourg, mais à Donauwerth et à
Ingolstadt, qui pouvaient devenir éventuellement le lieu de la
concentration générale, et le point de départ de la marche sur
Vienne. Ainsi Ratisbonne, dans le cas d'hostilités différées,
Donauwerth ou Ingolstadt, en cas d'hostilités immédiates, devaient
être ses premiers quartiers généraux. Le major général Berthier,
dépêché à l'avance, partit avec ces instructions. M. Daru en
reçut de pareilles pour les mouvements du matériel. Des services
d'estafette furent établis entre Augsbourg et Strasbourg d'un côté,
entre Wurzbourg et Mayence de l'autre, pour joindre les lignes
télégraphiques de la frontière, et expédier chaque jour à Paris
des nouvelles du théâtre de la guerre. Des relais de poste furent
extraordinairement disposés pour que Napoléon pût franchir rapidement
la distance de la Seine au Danube. Ainsi préparé il attendit les
mouvements des Autrichiens, voulant rester à Paris le plus longtemps
possible, afin d'animer de sa volonté l'administration de la guerre,
avant d'aller animer de sa présence l'armée destinée à combattre sous
ses ordres.

[Note en marge: Ordres relatifs à l'Italie, à l'Espagne et à la
marine.]

À ces dispositions s'en joignirent quelques autres relatives à
l'Italie, à l'Espagne et à la marine. Napoléon réitéra à Murat
l'ordre d'acheminer une brigade sur Rome, pour rendre disponible
la division Miollis. Il traça au prince Eugène la direction selon
laquelle il devait attaquer les Autrichiens, lui ordonna de masquer
par quelques troupes légères la route de la Carniole par Laybach, et
de porter les cinq divisions françaises, Seras, Broussier, Grenier,
Lamarque, Barbou, d'Udine à la Ponteba, pour déboucher par Tarvis
sur Klagenfurth, dans la Carinthie, route directe de la Lombardie
à Vienne. Il avait fait partir de Toulon quelques bâtiments pour
l'Adriatique, avec l'instruction de garder les meilleurs sous voiles,
et de désarmer les autres, afin de se procurer à Venise 12 ou 1,500
matelots français, qui seraient fort utiles à la défense de la place.
Il enjoignit à sa soeur Élisa, gouvernante de la Toscane, de veiller
sur la tranquillité de cette contrée, car le mécontentement, se
répandant des pays ennemis dans les pays amis, agitait déjà l'Italie.
Napoléon y envoya une colonne de gendarmes français, pour y organiser
une gendarmerie italienne, prescrivit de mettre en état de défense
les châteaux de Florence, de Sienne, de Livourne, afin d'avoir des
refuges contre de nouvelles vêpres siciliennes, tant sa prévoyance
reconnaissait elle-même les dangers de son imprudente politique.

Quant à l'Espagne, il ordonna à Joseph de continuer les préparatifs
de l'expédition de Portugal, que le maréchal Soult devait exécuter
avec quatre divisions, et de n'acheminer le maréchal Victor sur
l'Andalousie que lorsque le maréchal Soult aurait dépassé Oporto. Il
recommanda de bien soigner les divisions Valence, Leval, Dessoles,
Sébastiani, restées à Madrid comme ressource principale de la
monarchie espagnole, et surtout de veiller à ce que le maréchal
Ney avec ses deux divisions contînt vigoureusement le nord de la
Péninsule. Il confia au général Suchet l'ancien corps de Moncey, qui
venait d'achever le siége de Saragosse, avec ordre de se préparer
à marcher sur Valence, dès que le général Saint-Cyr aurait terminé
ses opérations en Catalogne. Il reporta le 5e corps commandé par le
maréchal Mortier, de Saragosse sur Burgos, pour qu'il pût au besoin,
ou donner la main au maréchal Ney contre le nord de l'Espagne si
cette région devenait inquiétante, ou repasser en France si la
guerre d'Allemagne exigeait de nouvelles ressources.

S'occupant enfin de faire concourir la marine à ses opérations,
Napoléon ordonna à l'amiral Wuillaumez de partir de Brest avec deux
vaisseaux de 120, et six de 74; de se rendre devant Lorient et
Rochefort, où les contre-amiraux Troude et Lhermitte se trouvaient
chacun avec une division; de les débloquer, de les conduire jusqu'aux
Antilles, où ceux-ci devaient porter des vivres, des munitions, des
recrues, et recevoir en échange des denrées coloniales; de revenir
ensuite en Europe, et de rallier l'amiral Ganteaume à Toulon pour y
prendre part à diverses expéditions dans la Méditerranée. Tandis que
l'amiral Wuillaumez allait exécuter cette course, l'amiral Ganteaume
devait sortir de Toulon avec son escadre, et porter à Barcelone un
approvisionnement considérable en poudres, projectiles et grains.
Dans l'Escaut le contre-amiral Allemand eut ordre de faire sortir
l'escadre de Flessingue, de la tenir en rivière, toujours prête
à mettre à la voile, ce qui ne pouvait manquer d'offusquer les
Anglais, et d'occuper une notable partie de leurs forces. Napoléon
enjoignit, en outre, à l'administration de la marine de réunir une
certaine quantité de chaloupes canonnières aux bouches de l'Escaut
et de la Charente, pour y garder toutes les passes, et y veiller
aux tentatives de destruction que les Anglais allaient probablement
essayer contre les escadres mouillées dans ces parages. Il ordonna
au ministre Decrès de partir pour les côtes, le jour où il partirait
lui-même pour l'Allemagne, afin de présider à la ponctuelle exécution
de ces diverses instructions.

[Date en marge: Avril 1809.]

[Note en marge: Arrestation d'un courrier français, suivie par
représailles de l'arrestation des courriers autrichiens.]

[Note en marge: Imminence des hostilités révélée par les dépêches de
l'un des courriers arrêtés.]

Tout à coup, pendant que Napoléon faisait ainsi ses dernières
dispositions, on apprit que les Autrichiens avaient poussé la
hardiesse jusqu'à saisir à Braunau un courrier français porteur
de dépêches de la légation de Vienne à la légation de Munich. Ce
courrier était un ancien officier français établi à Vienne, et qui
abandonnant cette capitale au moment de la guerre, s'était chargé
de divers plis pour les ministres de sa nation. L'enlèvement des
dépêches qui lui étaient confiées, malgré ses vives protestations,
malgré le cachet des deux ambassades qui aurait dû les faire
respecter, parut à Napoléon l'équivalent d'une rupture. Il se
livra à la plus violente colère, fit adresser de véhémentes
interpellations à M. de Metternich, et prescrivit, à titre de
représailles, l'arrestation immédiate des courriers autrichiens
sur toutes les routes. Ses ordres exécutés à la rigueur, et sans
délai, lui procurèrent sur le chemin de Strasbourg l'enlèvement de
dépêches fort importantes. Il les lut avec grande attention, et en
conclut que les hostilités commenceraient à la mi-avril. La demande
de ses passe-ports faite par M. de Metternich acheva de lui révéler
l'imminence du danger, et il ordonna au major général Berthier de se
rendre à Donauwerth, soit pour réunir l'armée à Ratisbonne si on en
avait le temps, soit pour la replier derrière le Lech vers Donauwerth
si le temps manquait, sauf à occuper Ratisbonne par une division
du maréchal Davout. Du reste, toujours l'oeil sur le télégraphe,
Napoléon se tint prêt à partir au premier signal.

[Note en marge: Premiers mouvements des Autrichiens en Bohême et en
Bavière.]

[Note en marge: Signification de l'archiduc Charles au roi de
Bavière, et passage de l'Inn le 10 avril 1809.]

Les hostilités, dont il assignait le commencement du 15 au 20 avril,
commencèrent un peu plus tôt qu'il ne l'avait cru. L'ordre, en effet,
était donné en Italie, en Bavière, en Bohême, d'ouvrir la campagne
du 9 au 10 avril. Le lieutenant général Bellegarde, qui commandait
les cinquante mille hommes destinés à déboucher par la Bohême, passa
la frontière du Haut-Palatinat sur deux points, Tirschenreit et
Wernberg. Les quatre corps des lieutenants généraux Hohenzollern,
Rosenberg, archiduc Louis, Hiller, et les deux corps de réserve Jean
de Liechtenstein et Kienmayer, formant avec l'artillerie une masse
d'environ 140 mille hommes, se trouvaient le 1er avril le long de la
Traun, et le 9 avril le long de l'Inn, frontière franco-bavaroise,
dont la violation allait décider la guerre, et amener l'une des
plus sanglantes campagnes du siècle. Le 9 au soir, l'archiduc
Charles, qui s'était mis à la tête de ses troupes, et qui était
suivi de l'empereur, venu à Lintz pour être plus près du théâtre
de la guerre, envoya l'un de ses aides de camp au roi de Bavière,
avec une lettre annonçant qu'il avait ordre de se porter en avant,
et de traiter en ennemies toutes les troupes qui lui résisteraient.
Il aimait, disait-il, à croire qu'aucune troupe allemande ne ferait
obstacle à l'armée libératrice qui venait délivrer l'Allemagne de ses
oppresseurs. Cette lettre fut la seule déclaration de guerre adressée
à la France et à ses alliés. Pour toute réponse le roi de Bavière
quitta sa capitale afin de se rendre à Augsbourg, et les troupes
bavaroises, campées sur l'Isar, à Munich et Landshut, eurent ordre de
résister. Le maréchal Lefebvre en avait déjà pris le commandement
pour les conduire à l'ennemi.

Le 10 avril au matin l'armée autrichienne s'ébranla tout entière
pour franchir l'Inn et commencer la guerre. Elle ne savait pas
bien exactement où étaient les Français, mais elle était informée
qu'il y en avait à Ulm, à Augsbourg, surtout à Ratisbonne, où se
dirigeait le maréchal Davout; elle espérait les surprendre dans cet
état de dispersion, atteindre le Danube avant leur concentration
définitive, le passer entre Donauwerth et Ratisbonne, se joindre par
sa droite avec le corps de Bellegarde, et envahir victorieusement
le Haut-Palatinat, la Souabe, le Wurtemberg. Le corps de Hiller,
celui de l'archiduc Louis, le deuxième de réserve, formant une
masse de 58 mille hommes, et ayant le prince généralissime à leur
tête, franchirent l'Inn à Braunau même, le 10 avril au matin. (Voir
la carte nº 14.) Le corps de Hohenzollern, fort de 27 ou 28 mille
hommes, le passa au même instant au-dessous de Muhlheim. Enfin le
quatrième corps avec le premier de réserve, présentant une masse de
40 mille hommes, exécuta son passage à Scharding, assez près du point
où l'Inn se jette dans le Danube. À l'extrême gauche la division
Jellachich, d'environ 10 mille hommes, après avoir passé la Salza,
fut dirigée sur Wasserbourg, pour y traverser l'Inn et marcher
sur Munich. À l'extrême droite la brigade Vecsay, qui comptait 5
mille hommes, et se composait de troupes légères, dut longer le
Danube pour éclairer l'armée sur sa droite et occuper Passau, place
importante à la jonction de l'Inn et du Danube. Sentant l'importance
de ce point, Napoléon n'avait cessé d'adresser aux Bavarois de
pressantes recommandations pour qu'on mît la place de Passau en état
de défense, et avait même envoyé des officiers français avec les
fonds nécessaires à l'exécution des travaux. Mais rien n'avait été
fait à temps, et le commandant bavarois ne put que se rendre aux
Autrichiens. C'était un regrettable point d'appui qu'on leur avait
livré par négligence, et dont ils pouvaient tirer plus tard un parti
très-avantageux.

[Note en marge: Direction que suivent les Autrichiens après le
passage de l'Inn.]

L'Inn franchi, les Autrichiens marchèrent sur trois colonnes pour
se rapprocher de l'Isar, où ils devaient rencontrer les troupes
bavaroises et tirer les premiers coups de fusil. Quoiqu'ils se
fussent appliqués à rendre leur armée plus mobile, ils s'avancèrent
lentement, par habitude d'abord, par le mauvais temps ensuite, et
enfin par l'embarras de leurs magasins. Songeant à faire la guerre
d'invasion, et ne sachant pas vivre partout comme les Français, ils
avaient imaginé de substituer à leurs immenses dépôts de denrées
alimentaires des magasins ambulants, qui devaient les suivre dans
leurs mouvements. Ils espéraient de la sorte pouvoir imiter plus
facilement les concentrations subites et ordinairement décisives de
Napoléon. À ces magasins se joignaient un fort bel équipage de pont
et un immense matériel d'artillerie. Ils restèrent donc embourbés
pendant plusieurs jours entre l'Inn et l'Isar, et n'arrivèrent que
le 15 devant ce dernier fleuve. Jusque-là ils n'avaient aperçu que
des patrouilles de cavalerie bavaroise, qu'ils avaient affecté de ne
pas attaquer, pour prolonger une illusion qui leur plaisait, et qui
leur persuadait qu'ils ne rencontreraient pas d'hostilités de la part
des Allemands. L'archiduc s'apprêta à passer l'Isar devant Landshut
le lendemain 16 (voir la carte nº 46), et cette fois il ne pouvait
plus ni se faire illusion, ni en faire à personne, car les Bavarois
bordaient le fleuve avec toutes les apparences de gens résolus à se
défendre.

[Note en marge: Passage de l'Isar devant Landshut le 16 avril.]

Il changea un peu la disposition de ses colonnes pour cette opération
importante, qui était la première de la guerre, et que pour ce motif
il fallait rendre prompte et décisive. Il détacha de sa gauche le
corps de Hiller vers Moosbourg, afin de préserver l'opération qui
allait se faire devant Landshut de toute opposition du côté de
Munich. Il rapprocha du corps de l'archiduc Louis, qui restait seul
par la séparation du corps de Hiller, celui de Hohenzollern, et leur
prescrivit à tous deux de forcer le passage de l'Isar devant Landshut
même. Il plaça en colonne en arrière les deux corps de réserve. Il
ordonna au corps du prince de Rosenberg, qui tenait la droite, de
passer l'Isar vers Dingolfing, point où l'on n'avait à craindre
aucune résistance, et d'envoyer ses troupes légères à Ebelsbach,
pour ôter à l'ennemi le courage de tenir à Landshut en voyant l'Isar
passé au-dessous. Enfin la brigade Vecsay, déjà lancée le long du
Danube, devait pousser ses courses jusqu'à Straubing, fort près par
conséquent de Ratisbonne, afin de se procurer des nouvelles des
Français.

[Note en marge: Défense de Landshut par la division bavaroise Deroy,
et passage de l'Isar par les Autrichiens.]

Le 16 au matin, l'archiduc Charles, dirigeant lui-même le corps de
l'archiduc Louis, dont le général Radetzki commandait l'avant-garde,
s'avança sur Landshut pour y franchir l'Isar. Quand on vient par
la route de Braunau, comme c'était le cas pour les Autrichiens, on
descend par des coteaux boisés sur les bords de l'Isar, qui traverse
la jolie ville de Landshut, et se répand ensuite dans des prairies
verdoyantes. La ville est moitié sur le penchant des coteaux, moitié
sur le bord du fleuve, qui, en la traversant, se sépare en deux bras.
La division bavaroise Deroy occupait Landshut, et avait mission de
disputer le passage. Après avoir évacué la ville haute et toute
la partie qui est sur la rive droite du fleuve, elle avait coupé
le pont du grand bras, rempli de nombreux tirailleurs le faubourg
de Seligenthal, et s'était rangée en bataille de l'autre côté des
prairies, sur les hauteurs boisées d'Altdorf, qui font face à celles
par lesquelles on débouche sur Landshut. Le général Radetzki, se
portant de la ville haute sur le bord du grand bras et devant le
pont coupé, fut accueilli par un feu très-vif de tirailleurs, auquel
il répondit par celui des tirailleurs du régiment des Gradiscans.
De son côté l'archiduc, profitant des hauteurs pour faire jouer sa
formidable artillerie, en accabla le faubourg de Seligenthal, situé
sur l'autre rive de l'Isar, mit en ruine cette partie de la ville de
Landshut, et la rendit intenable pour les Bavarois qui s'y étaient
embusqués. Il fit ensuite rétablir le tablier du pont sur ses appuis
encore debout, et le franchit sans trouver de résistance dans le
faubourg évacué. Vers midi le corps de l'archiduc Louis déboucha
avec une nombreuse cavalerie, suivi à peu de distance du corps de
Hohenzollern, et vint se déployer devant la division bavaroise Deroy,
qui était en bataille vis-à-vis, sur les hauteurs d'Altdorf. Une
vive canonnade s'engagea entre les Autrichiens et les Bavarois; mais
ceux-ci, recevant la nouvelle que l'Isar était passé au-dessus vers
Moosbourg, au-dessous vers Dingolfing, se retirèrent en bon ordre,
à travers les bois, par la chaussée de Landshut à Neustadt sur le
Danube. (Voir la carte nº 46.) On avait perdu de part et d'autre une
centaine d'hommes. Les Bavarois, partagés entre deux sentiments, le
déplaisir de se battre pour des Français contre des Allemands, et
leur vieille jalousie à l'égard des Autrichiens qui voulaient leur
ôter le Tyrol, se conduisirent néanmoins très-bien. Ils se replièrent
sur le Danube, dans la forêt de Dürnbach, où déjà s'étaient retirées
la division du prince royal venant de Munich, et la division du
général de Wrède venant de Straubing. Ils étaient là près des
Français, les attendant avec une extrême impatience.

[Note en marge: Projets de l'archiduc Charles après le passage de
l'Isar.]

L'archiduc Charles avait franchi l'Isar à Landshut avec deux
corps, ceux de l'archiduc Louis et du prince de Hohenzollern. Il
était immédiatement suivi de ses deux corps de réserve, Jean de
Liechtenstein et Kienmayer. Il avait de plus à sa gauche occupé
Moosbourg avec le corps du général Hiller, et à sa droite occupé
Dingolfing avec le corps de Rosenberg. Il se trouvait donc au delà
de l'Isar avec les six corps d'armée destinés à opérer en Bavière,
et avec une masse d'environ 140 mille hommes. Il n'avait plus que
quelques pas à faire pour rencontrer les Français, car il n'y a
de l'Isar au Danube qu'une douzaine de lieues, et aucun cours
d'eau considérable. Mais pour franchir ces douze lieues il avait à
traverser de petites rivières, telles que l'Abens à gauche, la grosse
et la petite Laber à droite, des coteaux, des bois, des marais, pays
fourré, obscur, difficile. Il fallait beaucoup y penser avant de
s'engager dans cette région dangereuse, avec la chance de se heurter
à chaque instant contre l'armée française, toujours fort redoutable
quoique n'ayant pas encore Napoléon à sa tête. À gauche, l'archiduc
Charles avait Augsbourg et Ulm, à droite Ratisbonne. Tout ce qu'il
savait, c'est qu'il y avait des Français à Augsbourg et à Ulm, sans
pouvoir dire quels et combien, et d'autres Français à Ratisbonne,
ceux-ci mieux connus, car c'était le corps du maréchal Davout, dont
l'arrivée dans cette direction était depuis longtemps annoncée. Le
généralissime autrichien forma le projet de s'avancer droit devant
lui, à travers le pays qui s'étend de l'Isar au Danube, et d'aboutir
à ce dernier fleuve vers Neustadt et Kelheim, en suivant la double
chaussée qui de Landshut conduit à ces deux points. (Voir la carte
nº 46.) Arrivé à Neustadt et Kelheim, il devait se trouver entre les
deux rassemblements connus des Français, celui d'Augsbourg et celui
de Ratisbonne: il pouvait se rabattre sur ce dernier point, accabler
le maréchal Davout, enlever Ratisbonne, et donner la main au général
Bellegarde. Disposant alors de près de 200 mille hommes, il lui
devenait facile de marcher sur le Rhin à travers le Wurtemberg, en
balayant devant lui les Français surpris, battus avant d'avoir pu se
réunir. Mais il fallait franchir ce pays presque impénétrable avant
la concentration des Français et l'arrivée de Napoléon, et il était
déjà un peu tard pour réaliser ce projet ambitieux, fort approuvable
du reste, s'il était aussi bien exécuté qu'il était bien conçu.

[Note en marge: Difficultés que présente le pays entre Landshut et
Ratisbonne.]

En entrant dans cette région, l'archiduc Charles trouvait à sa gauche
l'Abens, courant directement vers le Danube, et s'y jetant près de
Neustadt, après avoir traversé Siegenbourg, Bibourg, Abensberg. (Voir
la carte nº 46.) À droite coulaient en passant sur son front la
petite et la grosse Laber, qu'il devait franchir vers leur source,
car elles naissent dans les environs pour aller se jeter dans le
Danube. Il devait s'avancer ainsi entre l'Abens qu'il côtoierait
par sa gauche, et les deux Laber qu'il franchirait par sa droite,
marchant à travers des bois, des marécages, pour aboutir au Danube
par deux chaussées, celle de Landshut à Neustadt, et celle de
Landshut à Kelheim. S'il ne voulait pas pousser jusqu'à Kelheim
et Neustadt, il pouvait se rendre à Ratisbonne par un chemin plus
court, en prenant à droite la chaussée dite d'Eckmühl, laquelle après
avoir franchi le lit marécageux de la grosse Laber à Eckmühl même,
s'élève à travers des gorges boisées, puis descend dans la plaine
de Ratisbonne, au milieu de laquelle on voit le Danube se déployer
et changer sa direction, car on sait qu'après avoir couru depuis sa
source au nord-est, il se dirige constamment à l'est après Ratisbonne.

[Note en marge: Dispositions de marche de l'archiduc Charles pour
s'avancer de l'Isar au Danube.]

L'archiduc Charles résolut de suivre le 17 les deux chaussées qui
de Landshut mènent à Neustadt et à Kelheim. Il assigna au général
Hiller la mission de marcher de Moosbourg à Mainbourg sur l'Abens,
pour se garder contre les Français qu'on savait être à Augsbourg,
tandis que la division Jellachich, placée plus à gauche, viendrait
de Munich à Freising joindre ce même corps de Hiller dont elle
dépendait. Un peu moins à gauche, l'archiduc Louis dut s'avancer
par la chaussée de Neustadt, traverser Pfeffenhausen, et côtoyer
également l'Abens, afin de veiller sur les Bavarois amoncelés dans la
forêt de Dürnbach. Au centre, et en suivant la chaussée de Landshut
à Kelheim par Rottenbourg, le corps de Hohenzollern, après avoir
passé les deux Laber, devait se diriger sur Kelheim suivi des deux
corps de réserve, tandis qu'à droite le corps de Rosenberg et la
brigade Vecsay essayeraient, par la route transversale d'Eckmühl, une
reconnaissance sur Ratisbonne.

Ainsi, avec deux corps à gauche, trois au centre, un sixième à
droite, et à des distances de vingt lieues, l'archiduc Charles
s'avança de l'Isar au Danube, à travers le pays accidenté que nous
venons de décrire, et qui est compris entre les points de Landshut,
Neustadt, Kelheim, Ratisbonne, Straubing. Il ordonna au lieutenant
général Bellegarde, qui avait débouché dans le Haut-Palatinat, de
pousser vivement la queue du maréchal Davout sur Ratisbonne, afin de
préparer la jonction générale de toutes les forces autrichiennes.

L'archiduc marcha le 17 avec mesure, et moins de lenteur que de
coutume, mais encore trop lentement pour les circonstances. Il
s'achemina sur Pfeffenhausen d'un côté, sur Rottenbourg de l'autre.
Le mauvais temps, les magasins ambulants qu'il attendait, son grand
équipage de pont, son matériel d'artillerie, traînés sur des routes
défoncées par les pluies, expliquaient cette lenteur, si elles ne la
justifiaient. On n'eut affaire pendant le trajet qu'à la cavalerie
légère bavaroise, avec laquelle on faisait le coup de sabre, n'ayant
plus à la ménager depuis qu'à Landshut on s'était battu contre les
Allemands de la Confédération du Rhin.

Le 18, l'archiduc Charles, toujours mal renseigné sur sa gauche,
ayant appris seulement que de ce côté il y avait des Bavarois
derrière l'Abens, et des Français vers Augsbourg, mais mieux informé
sur sa droite, où il savait que le maréchal Davout approchait de
Ratisbonne, acquit ainsi la conviction que les Français étaient
divisés en deux masses, et se confirma dans la pensée de se jeter
d'abord sur le maréchal Davout. Incertain encore s'il irait droit
à Kelheim au bord du Danube, pour descendre ensuite le long de ce
fleuve vers Ratisbonne, ou s'il irait tout de suite à Ratisbonne en
prenant la route transversale d'Eckmühl, il fit un pas de plus, les
corps de Hiller et de l'archiduc Louis formant sa gauche le long
de l'Abens, Hohenzollern et les deux corps de réserve formant son
centre autour de Rohr, Rosenberg formant sa droite vers Lancqwaid,
sur la grosse Laber, enfin la brigade Vecsay à l'extrémité de sa
ligne poussant des reconnaissances par Eckmühl et Egglofsheim sur
Ratisbonne. Le moment des événements les plus décisifs approchait,
car de toutes parts l'archiduc était entouré de Français et de
Bavarois, dans un pays d'une obscurité presque impénétrable, où
l'on pouvait tout à coup se trouver face à face avec l'ennemi.
Trois ou quatre cent mille hommes, Autrichiens, Français, Bavarois,
Wurtembergeois, Badois, Hessois, allaient se heurter dans cet espace
resserré, se heurter cinq jours de suite, avec un acharnement inouï,
l'avantage devant rester non pas seulement au plus brave, car on
était brave de part et d'autre, mais à celui qui saurait le mieux se
diriger au milieu de ce chaos de bois, de marécages, de coteaux et de
vallées.

[Note en marge: Situation des Français au moment de l'approche des
Autrichiens.]

Tandis que les Autrichiens, ayant ainsi l'avance sur les Français,
s'apprêtaient à les surprendre, ceux-ci heureusement avec leur
habitude de la guerre, avec leur assurance dans le danger, n'étaient
pas gens à se laisser déconcerter, même avant d'être en possession de
tous leurs avantages. Le champ de bataille sur lequel ils arrivaient
par le côté opposé, leur apparaissait en sens contraire, mais tout
aussi confus. À notre droite, et à la gauche des Autrichiens, le
maréchal Masséna concentré sur Ulm avec les divisions Boudet,
Molitor, Carra Saint-Cyr, Legrand, marchait sur Augsbourg, pour y
rejoindre le corps d'Oudinot. Le maréchal Masséna, par ordre du
major général Berthier, avait pris le commandement de toutes ces
troupes, qui ne s'élevaient guère au delà de 55 à 60 mille hommes,
les renforts n'étant point arrivés. À vingt-cinq lieues de là,
vers Ratisbonne, par conséquent à notre gauche et à la droite des
Autrichiens, le maréchal Davout débouchait avec l'armée du Rhin,
composée des divisions Morand, Friant, Gudin, Saint-Hilaire, des
cuirassiers Saint-Sulpice, de la cavalerie légère de Montbrun,
comptant environ 50 mille soldats, les meilleurs de l'armée. La
grosse cavalerie du général Espagne et celle du général Nansouty
l'avaient déjà quittée, la première pour joindre le corps d'Oudinot,
la seconde pour venir former la réserve de cavalerie. On voit que
la distribution en trois corps n'était pas encore effectuée, car la
division Saint-Hilaire aurait dû se trouver en ce moment avec le
général Oudinot, pour compléter le corps du maréchal Lannes, et le
maréchal Masséna n'aurait dû avoir que ses quatre divisions, avec les
Hessois et les Badois.

Enfin, entre ces deux masses, mais plus près de Ratisbonne que
d'Augsbourg, vers Kelheim et Neustadt, se trouvaient les Bavarois
couverts par l'Abens, et réfugiés dans la forêt de Dürnbach, au
nombre de 27 mille hommes. Les Wurtembergeois y arrivaient par
Ingolstadt au nombre de 12 mille. C'était donc une masse dispersée de
140 à 150 mille hommes, dont 100 mille Français, et environ 40 à 50
mille Allemands. La garde impériale n'était pas encore rendue sur les
lieux: les renforts présentaient sur les routes de la Souabe et du
Wurtemberg de longues colonnes d'hommes, de chevaux et de matériel.

[Note en marge: Embarras du major général Berthier en arrivant sur
les lieux.]

Le major général Berthier était resté long-temps à Strasbourg pour
veiller à l'organisation de l'armée, ne croyant pas que le moment fût
venu de la faire entrer en action. Le 11 avril, averti à Strasbourg
de la marche des Autrichiens vers l'Inn, il était parti pour se
rendre sur les bords du Danube, et était arrivé le 13 au matin à
Gmünd, le 13 au soir à Donauwerth. En route, au milieu des nouvelles
contradictoires qu'il recevait, il avait donné des ordres souvent
contraires, s'appliquant toujours à ramener les événements au plan de
Napoléon, qui consistait, comme nous l'avons dit, à réunir d'abord
l'armée sur Ratisbonne si on en avait le temps, ou sur Donauwerth
si les hostilités commençaient plus tôt qu'on ne l'avait supposé.
Parvenu le soir à Donauwerth, le major général avait appris que
le maréchal Davout occupait Ratisbonne, que le maréchal Masséna
et le général Oudinot étaient à Augsbourg, que les Autrichiens
avaient marché lentement, que le plan de Napoléon par conséquent
était toujours exécutable, et alors plaçant sous les ordres du
maréchal Davout tout ce qui était autour de Ratisbonne, sous ceux
du maréchal Masséna tout ce qui était autour d'Augsbourg, il avait
cru devoir opérer la concentration de l'armée sur Ratisbonne, et il
avait ordonné au général Oudinot de s'y acheminer. Mais recevant
tout à coup le 14 une dépêche de Paris, dépêche fort ambiguë, dans
laquelle Napoléon, prévoyant le mouvement anticipé des Autrichiens,
lui recommandait de tout réunir à Augsbourg, en laissant toutefois
le maréchal Davout sur Ratisbonne avec une partie de ses forces, il
contremanda le mouvement prescrit au général Oudinot, et il demeura
en présence de l'ennemi jusqu'au 17, avec l'armée partagée en deux
masses, l'une à Ratisbonne, l'autre à Augsbourg, les Bavarois entre
deux. Dans l'intervalle il s'occupa de mettre les corps en ordre,
mais n'osa pas prendre un parti avant l'arrivée de l'Empereur[11].

[Note 11: Certains historiens ont fort maltraité le major général
Berthier pour les ordres donnés pendant ces quelques jours. J'ai lu
ces ordres avec beaucoup de soin, je les ai comparés avec ceux de
Napoléon, jour par jour et heure par heure, et je n'ai pu reconnaître
la justice du blâme adressé au major général. Parti de Paris avec
la confidence du plan de Napoléon qui consistait à se concentrer
sur Ratisbonne, il voulut y procéder en ordonnant le 13 au général
Oudinot de marcher sur cette ville; mais recevant en route une
dépêche télégraphique de Napoléon qui lui ordonnait de tout reployer
sur le Lech et sur Augsbourg, en cas d'hostilités prématurées, et de
laisser dans tous les cas le maréchal Davout à Ratisbonne, il resta
dans cette position jusqu'à l'arrivée de l'Empereur. Cela prouve
une seule chose, la difficulté de diriger de loin les opérations
militaires, car de près Napoléon aurait ordonné à Berthier ce qu'il
ordonna effectivement dès qu'il arriva sur les lieux. Mais Berthier
pouvait-il prendre sur lui de donner l'ordre si hardi de concentrer
l'armée, par un double mouvement de flanc exécuté en présence de
l'ennemi? On ne saurait guère l'imaginer. Napoléon lui-même, simple
chef d'état-major au lieu d'être commandant en chef, ne l'aurait
probablement pas osé. Tout ce qu'on peut dire ici de l'un et de
l'autre, c'est que Berthier avait des ordres dont il n'osa pas
s'écarter, et que Napoléon était trop loin pour les modifier d'après
les faits qui étaient survenus. On fut surpris par les événements,
ce qui était la faute de la politique, bien plus que de la direction
imprimée aux opérations militaires.]

[Note en marge: Heureuse et soudaine arrivée de Napoléon sur le
théâtre de la guerre.]

Heureusement que Napoléon fut averti en temps utile de ce qui se
passait, grâce aux moyens de communication qu'il avait préparés à
l'avance. Le 12 au soir, en effet, il avait appris le passage de
l'Inn, était monté en voiture dans la nuit, avait séjourné le 15
quelques heures à Strasbourg, le 16 quelques heures à Stuttgard,
avait vu et rassuré, chemin faisant, les rois allemands ses alliés,
et était arrivé le 17 au matin à Donauwerth, assez à temps pour tout
réparer.

[Note en marge: Ses promptes déterminations au premier aspect des
lieux.]

Quoiqu'il ne lui fût pas moins difficile qu'à l'archiduc Charles
lui-même de pénétrer la vérité, au milieu de beaucoup de rapports
contradictoires, et dans un pays aussi couvert que celui où l'on
opérait, il avait appris par les Bavarois le passage des Autrichiens
à Landshut, et il devina avec sa perspicacité accoutumée que la
principale armée autrichienne venait donner contre le Danube, dans
l'espérance de passer entre les Français réunis à Augsbourg et les
Français réunis à Ratisbonne. Quelques instants lui ayant suffi pour
démêler cette vérité, il prit sa détermination avec une incroyable
promptitude.

Deux plans s'offraient en ce moment à lui. S'il avait pu tout savoir
très-exactement, ce qui n'arrive jamais à la guerre, s'il avait pu
deviner par exemple que l'archiduc allait se porter sur Ratisbonne
avec plusieurs corps mal liés entre eux, il n'aurait eu qu'à le
laisser marcher sur Ratisbonne, où le maréchal Davout avec 50 mille
soldats l'aurait arrêté pendant tout le temps nécessaire, et puis
avec la masse des forces réunies autour d'Augsbourg, avec Oudinot,
Molitor, Boudet, les Bavarois, les Wurtembergeois, c'est-à-dire avec
90 mille combattants, se jeter sur les derrières du généralissime
autrichien, le mettre entre deux feux, et prendre son armée jusqu'au
dernier homme. Toutefois c'eût été braver bien des chances, car
Napoléon aurait laissé à l'archiduc l'avantage de la position
concentrique, ce qui était contraire aux vrais principes de la
guerre, qu'il avait plus qu'aucun capitaine professés, illustrés
par d'immortels exemples. L'archiduc, en effet, placé entre les
deux masses de l'armée française, aurait pu les battre l'une après
l'autre, et leur faire essuyer à toutes deux ce que Napoléon fit
essuyer tant de fois à tant d'ennemis divers. D'ailleurs, pour un tel
plan, il aurait fallu en savoir plus que n'en savait Napoléon sur la
situation des choses, sur l'état moral et matériel des deux armées
autrichienne et française, sur ce qu'on pouvait craindre de l'une,
attendre de l'autre, enfin sur la marche de l'ennemi, car plus on
veut être hardi, plus il faut connaître à qui et à quoi on a affaire.
Aussi après avoir pensé un moment à ce plan[12], préféra-t-il le
second, qui était le plus sûr, c'était de profiter du temps qui lui
restait pour concentrer l'armée, en amenant le maréchal Davout de
Ratisbonne vers Neustadt, et en amenant d'Augsbourg vers le même
point le maréchal Masséna. Alors avec 140 à 150 mille hommes dans la
main, Napoléon était certain de tout accabler, quelles que fussent
les chances, car il n'y en a jamais de très-redoutables pour une
armée bien concentrée, qui peut opposer sa masse tout entière de
quelque côté qu'on l'aborde. Il préféra donc, dans l'ignorance où
il était de toutes choses, l'application des vrais principes aux
éventualités plus brillantes qui s'offraient à lui. Mais cette subite
concentration devant s'opérer par une double marche des maréchaux
Davout et Masséna, en face de l'ennemi, présentait aussi de graves
dangers. C'est à les surmonter que Napoléon appliqua tout son
génie, en exécutant l'une des plus belles opérations de sa longue et
prodigieuse carrière.

[Note 12: Ce fait ressort d'une conversation avec le duc de Rovigo,
qui la rapporte sans en pouvoir juger la portée, ne sachant ni les
événements qui se passaient, ni les ordres que Napoléon avait donnés.]

Arrivé le 17 à Donauwerth, sans garde, sans maison militaire, sans
chevaux, sans état-major, il donna immédiatement ses ordres, prenant
pour les transmettre les premiers officiers venus qu'il trouva sous
sa main, car le major général Berthier était en ce moment à Augsbourg.

[Note en marge: Ordres de Napoléon au maréchal Masséna.]

[Note en marge: Ordres de Napoléon au maréchal Davout.]

Il ordonna d'abord au maréchal Masséna de quitter Augsbourg le
lendemain matin 18, pour descendre par la route de Pfaffenhofen sur
l'Abens dans le flanc gauche des Autrichiens, se réservant ensuite de
diriger la marche de ce maréchal vers le Danube ou vers l'Isar, vers
Neustadt ou vers Landshut, suivant la position que l'armée occuperait
à son arrivée. (Voir la carte nº 46.) Il lui enjoignit de laisser
à Augsbourg un bon commandant, deux régiments allemands, tous les
hommes malingres ou fatigués, des vivres, des munitions, enfin de
quoi tenir quinze jours; de partir en semant le bruit d'une marche en
Tyrol, et puis de descendre vers le Danube en toute hâte, car jamais,
ajoutait l'Empereur, je n'ai eu plus besoin de votre dévouement.
La dépêche se terminait par ces mots: _Activité et vitesse_. Au
même instant il ordonna au maréchal Davout de quitter immédiatement
Ratisbonne en y laissant un régiment pour garder cette ville, de
remonter le Danube avec son corps d'armée, de cheminer avec prudence
mais avec résolution entre le fleuve et la masse des Autrichiens,
et de venir le joindre par Abach et Ober-Saal, aux environs
d'Abensberg, par où l'Abens se jette dans le Danube. Le maréchal
Davout, après ce qu'il avait déjà détaché de ses troupes pour
composer les autres corps, pouvait conserver environ cinquante mille
hommes, heureusement très-capables de se battre contre un nombre
quelconque d'Autrichiens. En les rapprochant de l'Abens derrière
lequel étaient cantonnés les Bavarois, et où l'on venait de diriger
les Wurtembergeois, les cuirassiers Nansouty et Espagne, la division
Demont composée des quatrièmes bataillons du corps de Davout, le
grand parc d'artillerie, Napoléon allait avoir sous sa main environ
90 mille hommes, bien suffisants pour attendre Masséna qui devait
arriver avec quarante ou cinquante mille. Cette dernière réunion
opérée, il était en mesure de détruire la grande armée autrichienne,
quelque position qu'elle eût prise, quelque manoeuvre qu'elle eût
faite.

[Note en marge: Situation du maréchal Davout lorsqu'il reçoit les
ordres qui le concernent.]

Ces dispositions une fois arrêtées et communiquées à ceux qui
devaient les exécuter, Napoléon quitta Donauwerth pour Ingolstadt,
afin de se rapprocher du point de concentration qu'il venait
de choisir. Ses ordres expédiés à l'instant même n'avaient pas
grand chemin à faire pour parvenir à Augsbourg, et Masséna put
immédiatement s'occuper de ses préparatifs dans la seconde moitié
de la même journée, afin de partir le lendemain 18 au matin. Mais
la distance était plus que double de Donauwerth à Ratisbonne, et ce
n'est que fort avant dans la soirée que le maréchal Davout reçut
les ordres qui le concernaient. Ce maréchal était dans le moment
aux environs de Ratisbonne avec quatre divisions d'infanterie, une
division de cuirassiers, une division de cavalerie légère, le tout,
comme nous venons de le dire, formant à peu près cinquante mille
hommes. Les généraux Nansouty et Espagne avec la grosse cavalerie
et une portion de cavalerie légère, le général Demont avec les
quatrièmes bataillons et le grand parc avaient pris la gauche du
Danube.

Pour se concentrer autour de Ratisbonne, le maréchal Davout
avait eu plus d'une difficulté à vaincre. La division Friant, en
effet, dans son trajet de Bayreuth à Amberg, s'était trouvée un
instant aux prises avec les cinquante mille hommes du lieutenant
général Bellegarde. Elle avait bravement tenu tête à l'orage, en
repoussant énergiquement les avant-gardes des Autrichiens; et tandis
qu'elle leur résistait, le reste du corps, précédé de la division
Saint-Hilaire, s'était écoulé vers Ratisbonne, le long de la Wils
et de la Regen. La journée du 17, pendant laquelle Napoléon avait
expédié ses ordres, avait été employée tout entière à échanger
une vive canonnade avec les Autrichiens sous les murs mêmes de
Ratisbonne, pour donner au général Friant le temps de rejoindre.
La division Morand, occupant Stadt-am-hof au delà du Danube, au
confluent de la Regen, les avait arrêtés par sa superbe contenance,
et leur avait rendu force boulets. Les projectiles lancés des
hauteurs, enfilant les rues de Ratisbonne, nous avaient tué quelques
hommes parmi les troupes qui traversaient la ville pour passer le
Danube. Un obus était même venu éclater entre les jambes du cheval du
maréchal Davout, tuant ou blessant autour de lui les chevaux de ses
aides de camp. Les vieux soldats des divisions Morand, Gudin, Friant,
Saint-Hilaire, éprouvaient au plus haut degré les passions de l'armée
française, et ils étaient exaspérés. Un tirailleur français avait,
sous les yeux mêmes du maréchal, couru sur un tirailleur autrichien,
et après avoir bravé son coup de feu lui avait plongé son sabre dans
la poitrine.

[Note en marge: Mouvements du maréchal Davout à travers la ville de
Ratisbonne.]

Il fallait au maréchal Davout toute la journée du 18 pour achever
le ralliement de la division Friant, pour porter la totalité de ses
troupes sur la droite du Danube, pendant que la division Morand,
continuant de rester en bataille sous les murs de Ratisbonne,
contiendrait les Autrichiens de Bellegarde et couvrirait le passage
du fleuve. Les divisions Saint-Hilaire et Gudin passèrent dans cette
journée de la rive gauche sur la rive droite du Danube. La grosse
cavalerie Saint-Sulpice en fit autant, et la cavalerie légère, sous
le brave et intelligent Montbrun, exécuta des reconnaissances dans
tous les sens, sur Straubing, sur Eckmühl, sur Abach, pour avoir des
nouvelles de l'archiduc, car le maréchal Davout se trouvait entre
les cinquante mille hommes venus de Bohême, et la principale masse
autrichienne venant de Landshut par Eckmühl. Ces reconnaissances
avaient pour objet d'explorer toutes les routes de la rive droite,
par lesquelles le maréchal Davout se proposait de remonter le
Danube. Il aurait pu sans doute le remonter par la rive gauche, sur
laquelle les Autrichiens n'avaient pas encore pénétré, et qui était
couverte de nos détachements et de nos convois; mais les chemins y
étaient impraticables, et ils conduisaient assez loin du point de
concentration désigné par Napoléon, entre Ober-Saal et Abensberg.
Le maréchal Davout préféra suivre la rive droite, quoique exposée
à l'ennemi, parce que les communications y étaient praticables et
menaient plus directement au but. Il savait bien que l'archiduc
allait le côtoyer pendant cette marche, mais il avait des troupes si
fermes qu'il ne craignait pas d'être abordé, encore moins d'être jeté
au Danube; et il était certain que si on venait se heurter contre
elles, elles rendraient choc pour choc, et n'en rejoindraient pas
moins l'Empereur au rendez-vous indiqué.

[Note en marge: Savantes dispositions du maréchal Davout pour la
marche qu'il devait exécuter entre les Autrichiens et le Danube.]

Il fallait prendre à revers les hauteurs boisées qui séparent
du Danube les vallées de la grosse et de la petite Laber, les
franchir, descendre en vue des Autrichiens sur la pente opposée, ce
qui conduisait sur le plateau de l'Abens à Abensberg, où Napoléon
s'efforçait d'amener les parties dispersées de son armée. (Voir la
carte nº 46.) Diverses routes s'offraient pour exécuter ce trajet.
À droite du maréchal Davout se présentait la grande chaussée de
Ratisbonne à Ingolstadt, longeant constamment le bord du Danube, et
aboutissant par Abach et Ober-Saal à Abensberg. Elle était large et
belle, mais resserrée entre les hauteurs et le Danube. Le maréchal
Davout aurait pu la suivre, mais s'il avait été surpris par l'ennemi
dans le défilé qu'elle formait, il eût été exposé à un désastre. Il
la réserva pour ses bagages et ses gros charrois d'artillerie, en
la faisant garder par un bataillon d'infanterie qui d'avance était
allé occuper les passages principaux. À gauche se présentait la
chaussée transversale de Ratisbonne à Landshut, passant la grosse
Laber à Eckmühl. C'était encore une large et belle route, mais elle
donnait en plein au milieu de l'ennemi. Il n'eût fallu la prendre
que si on avait désiré une grande bataille, ce qu'on ne voulait
pas, puisqu'on n'avait que la concentration pour but. Le maréchal
Davout y envoya son avant-garde, composée de quatre régiments de
chasseurs et hussards, de deux bataillons du 7e léger, commandés par
le général Montbrun, pour observer les Autrichiens, et les occuper
pendant la marche qu'on allait exécuter. Entre ces deux grandes
chaussées, des chemins de village, passant d'un revers à l'autre des
hauteurs, furent réservés au gros de l'armée. Les deux divisions
Friant et Gudin, formant une première colonne, précédées et suivies
par les cuirassiers Saint-Sulpice, durent marcher par Burg-Weinting,
Wolkering, Saalhaupt, Ober-Feking. Les deux divisions Saint-Hilaire
et Morand, formant une seconde colonne, précédées et suivies par les
chasseurs de Jacquinot, durent marcher par Ober-Isling, Gebraching,
Peising, Tengen, Unter-Feking. Ces deux colonnes cheminant ainsi à
côté l'une de l'autre, devaient parvenir sur le revers des hauteurs
qui séparent la grosse Laber du Danube, rejoindre à la sortie du
défilé d'Abach, vers Ober-Saal, la colonne des bagages, et déboucher
vis-à-vis d'Abensberg, près des Bavarois, avec chance même de n'être
pas aperçues des Autrichiens, tant le pays était boisé, montueux
et obscur. L'avant-garde, engagée sur la grande route d'Eckmühl à
Landshut, exposée par conséquent à donner de front sur la masse des
Autrichiens, qui venaient de Landshut, devait s'avancer avec prudence
et, après avoir servi de rideau aux deux colonnes d'infanterie, se
rabattre à droite, pour regagner le point de rendez-vous assigné à
tout le corps d'armée.

Ces dispositions arrêtées avec autant de fermeté que de prudence,
le maréchal Davout ordonna la marche pour le 19 avril au matin.
Dans la journée du 18 on acheva de traverser Ratisbonne, et le soir
la division Friant elle-même, ayant franchi les ponts de cette
ville, passa la nuit avec le reste de l'armée sur la rive droite.
Le maréchal Davout avait réservé au 65e de ligne le rôle périlleux
de garder Ratisbonne contre les armées nombreuses qui allaient
l'attaquer par la rive gauche et par la rive droite. Il lui avait
prescrit de fermer les portes, de barricader les rues, et de se
défendre à outrance jusqu'à ce qu'on le dégageât, ce qui ne pouvait
manquer d'arriver bientôt.

[Note en marge: Le maréchal Davout part de Ratisbonne le 19 avril au
matin.]

[Note en marge: Mouvement de l'archiduc Charles vers Ratisbonne,
tandis que le maréchal Davout marche vers Abensberg.]

Le 19 au point du jour, les quatre colonnes de l'armée commencèrent
la marche difficile qui leur était ordonnée, les bagages à droite le
long du Danube, deux colonnes d'infanterie au centre par des chemins
de village, l'avant-garde à gauche sur la grande route de Ratisbonne
à Landshut par Eckmühl. Les Français, partis ainsi de grand matin,
et traversant des coteaux boisés, n'aperçurent d'abord aucun ennemi.
Cependant la rencontre ne pouvait tarder, car il était impossible
que, manoeuvrant à trois ou quatre lieues les uns des autres, des
centaines de mille hommes ne finissent point par se joindre et par
se battre. Dans ce moment, en effet, l'archiduc Charles, ayant passé
la journée au camp de Rohr, sur le plateau qui sépare l'Abens de la
grosse Laber, au revers même des hauteurs que les Français étaient
occupés à franchir, avait enfin arrêté ses résolutions. Apprenant à
chaque pas, d'une manière toujours plus positive, que le maréchal
Davout était à Ratisbonne, il avait pris le parti d'y marcher le 19
en faisant les dispositions suivantes: le général Hiller, formant
l'extrême gauche avec son corps et la division Jellachich, avait
ordre de venir de Mainbourg sur Siegenbourg (voir la carte nº 46),
rejoindre l'archiduc Louis, qui avait été laissé devant Abensberg
avec son corps et le deuxième corps de réserve pour garder l'Abens.
L'archiduc Charles, suivi du corps de Hohenzollern, moins quelques
bataillons placés en observation à Kirchdorf sous le général Thierry,
du corps de Rosenberg, du premier corps de réserve et de la brigade
Vecsay, ce qui présentait une masse de 70 mille hommes, devait se
diriger sur Ratisbonne, après en avoir laissé à sa gauche sous le
général Hiller et l'archiduc Louis plus de 60 mille. Ainsi, tandis
que Napoléon faisait les plus grands efforts pour concentrer son
armée, le généralissime autrichien dispersait la sienne de Munich à
Ratisbonne, sur plus de trente lieues.

Il se mit en mouvement le 19 au matin, en même temps que le maréchal
Davout, et dans un ordre de marche à peu près semblable. Deux
colonnes d'infanterie, l'une composée du corps de Hohenzollern,
l'autre du corps de Rosenberg et des grenadiers de la réserve,
devaient quitter le camp de Rohr, et s'avancer à travers les hauteurs
que franchissaient les Français, la première par Gross-Muss, Hausen,
Tengen, la seconde par Lancqwaid, Schneidart, Saalhaupt. La brigade
Vecsay, une brigade empruntée à l'archiduc Louis, la cavalerie
légère, la grosse cavalerie détachée de la réserve, devaient, par la
route de Landshut à Ratisbonne, c'est-à-dire par Eckmühl, marcher sur
Ratisbonne, et probablement avoir affaire à l'avant-garde du général
Montbrun.

[Note en marge: Les deux divisions Morand et Gudin exécutent leur
trajet sans rencontrer l'ennemi.]

Nous étions partis dès la pointe du jour. De nos quatre colonnes,
celle des bagages suivant le bord du Danube, abritée par les hauteurs
et la masse de nos divisions d'infanterie, ne pouvait rencontrer
aucun ennemi. Les deux colonnes d'infanterie, l'une à gauche composée
de Gudin et de Friant, l'autre à droite composée de Morand et de
Saint-Hilaire, toutes deux précédées et suivies de la cavalerie,
cheminèrent assez long-temps sans rien découvrir. À neuf heures du
matin, la tête des deux colonnes franchit les hauteurs, descendit sur
leur revers, et entrevit à peine quelques tirailleurs autrichiens.
La division Gudin, qui formait la tête de notre colonne de gauche,
et qui avait répandu au loin les tirailleurs du 7e léger, fut seule
aux prises avec les tirailleurs autrichiens du prince de Rosenberg.
On se disputa le village de Schneidart assez vivement. Mais nos
troupes, ayant ordre de marcher, ne s'arrêtèrent point, et, tandis
que les tirailleurs du 7e léger s'obstinaient à faire le coup de
feu, Morand et Gudin, qui formaient avec une portion de cavalerie la
tête des deux colonnes, défilèrent, par ordre du maréchal Davout,
accouru au galop pour accélérer la marche de ses troupes. Ces
divisions se hâtèrent de gagner Ober-Feking et Unter-Feking, ce qui
devait les réunir à la colonne des bagages sortie du défilé d'Abach,
très-près du rendez-vous général assigné à l'armée. Les tirailleurs
du 7e suivirent Gudin après s'être vaillamment battus, et cédèrent
Schneidart aux Autrichiens, qui crurent l'avoir conquis[13]. Mais
les Autrichiens continuant à s'avancer, les divisions Saint-Hilaire
et Friant, qui formaient la queue de nos deux colonnes d'infanterie,
ne pouvaient manquer de les rencontrer. Tandis que le corps de
Rosenberg, après avoir eu affaire au 7e léger, traversait Schneidart
et se portait sur Dinzling, le corps de Hohenzollern s'approchait de
Hausen, que les dernières compagnies du 7e léger venaient d'évacuer,
y entrait, et allait occuper une masse de bois qui se dessinait en
fer à cheval vis-à-vis de Tengen. (Voir la carte nº 47.)

[Note 13: C'est ainsi que le raconte le général Stutterheim dans
son excellent récit de la campagne de 1809. Il semble croire que
Schneidart nous fut enlevé.]

[Note en marge: Combat de Tengen entre le corps de Hohenzollern et
les divisions Saint-Hilaire et Friant.]

Dans ce moment, le général Saint-Hilaire traversant Tengen avec sa
division, aperçut vis-à-vis de lui, à la lisière des bois, les masses
autrichiennes de Hohenzollern, précédées d'une nuée de tirailleurs.
Le 10e léger ayant replié les tirailleurs ennemis, le maréchal
Davout, qui se trouvait dans l'instant près du général Saint-Hilaire,
dirigea le 3e de ligne à droite, le 57e à gauche, pour enlever
ces hauteurs boisées qui décrivaient devant lui un demi-cercle, au
centre duquel se voyait la ferme de Roith. Le 3e s'avança rapidement,
en chargeant ses armes sous le feu. Mais ayant attaqué avec trop
de précipitation, et avant d'avoir eu le temps de se former, il
ne réussit point, et fut obligé sous une pluie de mitraille et de
balles d'opérer un mouvement rétrograde. Sur ces entrefaites, le 57e
ayant formé ses colonnes d'attaque, vint se mettre à la gauche du
3e, et repoussa l'ennemi des mamelons qu'il occupait en avant des
bois. Le 3e, bientôt ramené en ligne, appuya ce mouvement, et ces
deux régiments parvinrent ainsi à refouler les Autrichiens dans les
bois, et à s'établir solidement sur le terrain disputé. Pendant ce
temps, les trois autres régiments de la division, les 10e, 72e et
105e étaient rangés à droite, à gauche, en arrière de Tengen, prêts
à soutenir les deux premiers. Malheureusement l'artillerie, à cause
des mauvais chemins, était en retard, et on n'avait que 6 pièces à
opposer à la masse de l'artillerie ennemie. Le maréchal Davout[14],
voyant le combat bien établi sur ce point, courut aux divisions Gudin
et Morand, qui avaient déjà défilé, pour s'assurer qu'elles étaient
parvenues sans accident à Unter et Ober-Feking, pour les placer à
son extrême droite, et empêcher ainsi que l'ennemi, dont il ignorait
la position, ne vînt par cette extrême droite percer jusqu'au Danube.

[Note 14: J'ai eu souvent beaucoup de peine pour démêler la vérité
entre les assertions contradictoires des témoins qui rapportent
les événements militaires: je n'en ai jamais eu autant qu'en cette
occasion, et notamment pour le combat de Tengen. Nous avons le récit
sage, clair, modeste du général Stutterheim, et en outre beaucoup de
relations allemandes. Nous avons, du côté des Français, le général
Pelet et les relations manuscrites des généraux Saint-Hilaire,
Friant, Montbrun, et ce qui vaut mieux, un récit du maréchal Davout
lui-même. Toutes ces relations se contredisent, quant aux lieux,
aux heures, et aux corps engagés. Après les avoir lues et relues
jusqu'à cinq et six fois chacune, je suis parvenu à établir les faits
tels que je les rapporte, et je crois le récit que j'en donne aussi
rapproché de la vérité que possible. Ce dont je suis certain, c'est
d'avoir conservé à l'événement son vrai caractère, et c'est ce qui
importe surtout à l'histoire. Les notes que j'ai réunies à cet égard
composeraient à elles seules un mémoire comme ceux qu'on rédige pour
l'Académie des inscriptions.]

À l'extrémité opposée, c'est-à-dire à gauche, le général Friant,
ralenti dans sa marche par les mauvais chemins, avait à son tour
débouché sur Saalhaupt entre midi et une heure, et entendant un feu
violent vers Tengen, s'était hâté de venir prendre position à la
gauche de la division Saint-Hilaire, dans l'intention de la soutenir.
Il fit avancer le 15e léger et le 48e de ligne sous les ordres du
général Gilly, pour pénétrer dans les bois, et dégager le flanc de la
division Saint-Hilaire. Il plaça dans la plaine, entre Saalhaupt et
Tengen, la deuxième brigade des cuirassiers Saint-Sulpice, avec les
33e, 108e et 111e, pour garantir l'extrémité de sa ligne. Le général
Piré, qui commandait un régiment de cavalerie légère, fut chargé de
lier la division avec l'avant-garde du général Montbrun vers Dinzling.

À peine à portée du feu, le général Gilly voulut faire évacuer les
bois à la gauche de la division Saint-Hilaire. Le chef de bataillon
Sarraire y pénétra avec quatre compagnies du 15e, et en délogea les
Autrichiens. Le 15e et le 48e prirent ainsi position sur le flanc
de la division Saint-Hilaire, et on fit sortir des régiments toutes
les compagnies de voltigeurs, qui se mirent à échanger avec les
tirailleurs autrichiens un feu épouvantable.

Tandis que ces mouvements s'opéraient sur les ailes de la division
Saint-Hilaire, le combat sur le front de la division elle-même avait
plusieurs fois changé de face. Le 33e à droite, le 57e à gauche du
fer à cheval, au fond duquel on voyait la ferme de Roith, avaient
perdu beaucoup de monde, et épuisé leurs munitions, qu'il n'était
pas facile de renouveler, les transports de l'artillerie n'étant
pas encore arrivés. Le général Saint-Hilaire fit remplacer en ligne
le 33e par le 72e, le 57e par le 105e, et le feu recommença dès
lors avec une extrême violence. Le prince de Hohenzollern porta en
avant les régiments de Manfredini et de Wurzbourg, conduits par le
prince Louis de Liechtenstein. Ces régiments firent, pour déboucher
par les extrémités du fer à cheval dont les Français occupaient le
milieu, des efforts inouïs. Tous les chefs furent blessés dans ces
tentatives. Le maréchal Davout, revenu à la division Saint-Hilaire,
s'était placé au centre avec un bataillon du 33e, et se jetait sur
tout ce qui essayait de déboucher par les extrémités, ramassant des
prisonniers à chaque nouvelle pointe des Autrichiens.

Les généraux ennemis voulurent alors faire un effort sur la gauche de
Saint-Hilaire, vers le point de jonction avec la division Friant. Le
prince Louis de Liechtenstein se mettant à la tête du régiment de
Wurzbourg, et saisissant un drapeau, déboucha en colonne, marchant
droit aux Français. Le général Gilly avec les grenadiers du 15e et un
bataillon du 111e se porta à la rencontre du prince Louis, l'attaqua
à la baïonnette, et le repoussa. Le prince Louis de Liechtenstein
revint à la charge, reçut plusieurs coups de feu, et fut mis hors de
combat. Les Autrichiens furent ramenés. Sur le front de la division
Saint-Hilaire le prince de Hohenzollern essaya un nouvel effort; mais
notre artillerie, arrivée en ce moment, accabla les Autrichiens de
mitraille et parvint à les contenir. Le 10e léger, chargeant alors
à la baïonnette, pénétra dans les bois qui se dessinaient en cercle
devant nous, poussa les Autrichiens sur Hausen, et les obligea à
s'y replier. Notre ligne tout entière appuya ce mouvement, et les
Autrichiens allaient être jetés sur Hausen quand le prince Maurice de
Liechtenstein, à la tête du régiment de Kaunitz, arrêta la poursuite
furieuse des Français. Ce prince fut blessé en sauvant son corps
d'armée.

La journée tendait vers sa fin, et au milieu de la confusion de cette
rencontre, les Français pas plus que les Autrichiens ne voulaient
s'engager tout à fait. Le maréchal Davout, à qui il suffisait
d'avoir accompli sa mission en gagnant sain et sauf les environs
d'Abensberg, et qui avait déjà sa droite, formée par les divisions
Gudin et Morand, arrivée au rendez-vous, et sa gauche, formée par
Saint-Hilaire et Friant, maîtresse du champ de bataille de Tengen,
se contenta d'y coucher en vainqueur, attendant pour les mouvements
ultérieurs les ordres de Napoléon. Partout sa marche s'était
opérée avec succès; car le brave Montbrun, rencontrant le corps de
Rosenberg, lui avait résisté vaillamment, et se repliait à la fin du
jour sur le corps d'armée sans avoir essuyé d'échec.

De son côté l'archiduc Charles, spectateur de ce combat, était
resté immobile sur les hauteurs de Grub avec douze bataillons de
grenadiers, lesquels appartenaient au premier corps de réserve.
Voyant un combat à sa gauche avec Hohenzollern, à sa droite avec
Rosenberg, il avait craint d'avoir devant lui la principale masse
des Français, et voulant rallier toutes ses troupes avant d'engager
une bataille générale, il avait laissé battre sans le secourir le
corps de Hohenzollern. Son intention était de recommencer la lutte
le lendemain, après avoir amené à lui l'archiduc Louis posté devant
l'Abens, et fait prendre au général Hiller la position que laisserait
vacante l'archiduc Louis.

[Note en marge: Pertes réciproques au combat de Tengen.]

[Note en marge: Résultats du combat de Tengen par rapport à la
position des deux armées.]

Cette journée avait été fort sanglante, car on s'était battu
non-seulement à Dinzling entre Montbrun et Rosenberg, à Tengen
entre Saint-Hilaire, Friant et Hohenzollern, mais entre les postes
intermédiaires laissés par les Autrichiens et les Français pour lier
les deux extrémités de leur ligne. Nous avions perdu 200 hommes à
l'avant-garde du général Montbrun, 300 à la division Friant, 1,700 à
la division Saint-Hilaire, quelques hommes seulement à la division
Morand, une ou deux centaines de cavaliers du côté des Bavarois, en
tout 2,500 hommes. Les Autrichiens en avaient perdu 500 à Dinzling,
environ 4,500 à Tengen, quelques centaines à Buch et Arnhofen, en
tout près de 6 mille[15]. Un nombre considérable de leurs soldats
s'étaient dispersés. Le résultat général, pour la position des deux
armées, était bien autrement important, car le maréchal Davout, qu'on
aurait pu arrêter dans sa marche de Ratisbonne vers Abensberg, et
peut-être jeter dans le Danube, s'était heureusement glissé entre
le fleuve et la masse des Autrichiens, avait rejoint par sa droite
les environs d'Abensberg, et heurté victorieusement par sa gauche
le centre des Autrichiens. L'archiduc Charles, s'il avait marché en
masse plus serrée, s'il avait moins hésité, par crainte des lieux
et de Napoléon, aurait pu, en portant sa réserve de grenadiers sur
Friant et Saint-Hilaire, les accabler, ou du moins, leur fermeté
rendant un tel succès difficile, leur causer un grave échec. Mais il
vit uniquement dans toute cette mêlée des raisons d'attendre que les
choses se fussent éclaircies, et que sa gauche se fût rapprochée de
lui.

[Note 15: Ici encore je renouvelle l'avertissement que ces chiffres
ne peuvent être qu'approximatifs. Les bulletins, et les historiens
qui ont copié ces bulletins, parlent avec une assurance singulière
de chiffres bien autrement élevés, mais je les crois tous inexacts.
J'ai pour les divisions Friant et Saint-Hilaire un état authentique
des pertes. Quant aux Autrichiens, les chiffres donnés par le général
Stutterheim sont démentis par les pertes totales avouées à la fin
des opérations qui eurent lieu autour de Ratisbonne. C'est après des
comparaisons multipliées que je suis arrivé à déterminer les nombres
que je présente ici, et je les crois aussi rapprochés que possible
de la vérité. Je ne reviendrai plus sur un tel avertissement, qui
devra servir pour toute la suite de cette histoire. Je me borne à
répéter que dans les récits de guerre, surtout quand il s'agit des
nombres, on ne peut jamais obtenir que la vérité approximative, et
que je n'ai pas la prétention d'en donner une autre. Mais j'ajoute
que je n'ai rien négligé pour ramener le plus possible cette vérité
approximative à la vérité absolue.]

[Note en marge: Arrivée de Napoléon sur le plateau d'Abensberg, où
viennent de déboucher les troupes du maréchal Davout.]

[Note en marge: Dispositions ordonnées par Napoléon à Abensberg pour
la journée du 20.]

Napoléon usa autrement des avantages obtenus par le maréchal
Davout. Descendu d'Ingolstadt à Vohbourg pendant la nuit du 19 au
20 (voir la carte nº 46), il apprit les événements de la journée,
et, montant aussitôt à cheval, il courut à Abensberg pour faire en
personne la reconnaissance des lieux. Du haut même de ce plateau
où il avait appelé les troupes du maréchal Davout, il reconnut que
les Autrichiens n'avaient qu'une chaîne de postes peu nombreux,
mal disposés, pour unir les masses qui avaient combattu à Tengen
avec celles qui étaient répandues le long de l'Abens. Il ne savait
pas précisément où se trouvait l'archiduc Charles avec son corps
d'armée principal, s'il était devant Tengen contre les divisions
Saint-Hilaire et Priant, ou le long de l'Abens devant les Bavarois:
mais il voyait clairement que le généralissime avait singulièrement
étendu sa ligne, et, profitant des avantages de la concentration
qui commençaient à être de son côté depuis l'heureux mouvement du
maréchal Davout, il songea à faire essuyer aux Autrichiens les
conséquences de la dispersion auxquelles ils s'étaient imprudemment
exposés. Il arrêta donc sur-le-champ les dispositions suivantes.
Il prit momentanément au maréchal Davout une partie de son corps,
et lui laissant les divisions victorieuses de Saint-Hilaire et
Friant, avec les troupes légères de Montbrun (en tout 24 mille
hommes), il s'empara des divisions Morand et Gudin bivouaquées entre
Unter et Ober-Feking, des cuirassiers Saint-Sulpice, des chasseurs
de Jacquinot, pour les placer temporairement sous les ordres du
maréchal Lannes, qui venait d'arriver. Il recommanda au maréchal
Davout de tenir ferme à Tengen, d'y résister à toute nouvelle
attaque, quelle qu'elle fût, car l'armée allait pivoter sur ce
point pour enfoncer le centre ennemi et le pousser sur Landshut.
Il ordonna au maréchal Lannes de marcher droit devant lui avec
les vingt-cinq ou vingt-six mille hommes mis à sa disposition, et
d'enlever Rohr, qui semblait former le centre de la position des
Autrichiens. Ayant lui-même sous la main les Wurtembergeois qui
débouchaient en ce moment sur le champ de bataille, il les plaça
vers Arnhofen, entre Lannes et les Bavarois. Il prescrivit à ces
derniers de passer l'Abens à Abensberg, et de venir enlever Arnhofen.
La division de Wrède notamment, établie derrière l'Abens de Bibourg
à Siegenbourg, devait attendre que la ligne ennemie fût ébranlée
pour passer l'Abens de vive force, et déboucher à notre droite sur
le flanc gauche des Autrichiens. Chacune de ces attaques était
dirigée sur l'un des postes détachés des Autrichiens, qui formaient
une longue chaîne de l'Abens à la Laber. Napoléon, tous ces postes
forcés, voulait pousser jusqu'à Landshut, s'y emparer de la ligne
d'opération de l'archiduc, soit en se jetant sur son arrière-garde,
soit en se jetant sur ce prince lui-même s'il se repliait en personne
vers Landshut. Aussi, pour rendre l'opération plus sûre, il se
hâta de modifier la marche de Masséna. Il l'avait fait descendre
sur Pfaffenhofen, perpendiculairement dans le flanc gauche des
Autrichiens, se réservant de ployer sa marche ou sur l'Isar, ou sur
le Danube, suivant les circonstances. Pensant qu'il avait auprès de
lui assez de forces, puisqu'il avait le maréchal Davout qui gardait
Tengen avec 24 mille hommes, le maréchal Lannes qui allait enlever
Rohr avec 25 mille, le maréchal Lefebvre qui se préparait à attaquer
Arnhofen et Offensteten avec 40 mille Wurtembergeois et Bavarois, et
enfin la division Demont et les cuirassiers Nansouty qui arrivaient
sur les derrières, il dirigea Masséna sur Landshut par Freising et
Moosbourg, lui ordonnant d'y être le lendemain 21 de bonne heure,
afin d'interdire aux Autrichiens le retour sur Landshut. Il pouvait
se faire, si Masséna arrivait à temps, qu'on enlevât tout ce qui
était entre le Danube et l'Isar.

Pendant que Napoléon se disposait à employer ainsi la journée du
20, l'archiduc Charles, arrêté dans son mouvement sur Ratisbonne
par la rencontre des deux divisions Saint-Hilaire et Friant, aussi
peu renseigné que son adversaire sur la marche de l'ennemi, mais ne
devinant pas aussi bien que lui ce qu'il avait à craindre, s'était
imaginé que la violente résistance qu'il venait d'essuyer décelait
la présence à Tengen de l'empereur Napoléon avec toutes ses forces,
et avait résolu d'attirer à lui le corps de l'archiduc Louis,
resté devant l'Abens, en chargeant le général Hiller, qui avait dû
marcher toute la journée du 19, d'occuper la position abandonnée
de l'archiduc Louis. Il prit donc la résolution d'attendre le 20,
entre Grub et Dinzling, la jonction de sa gauche, pour renouveler le
combat avec la dernière vigueur. Toutefois, il laissa à l'archiduc
Louis la liberté d'interpréter cet ordre, et de combattre où il se
trouverait, s'il était attaqué du côté de l'Abens.

Ce fut en effet cette prévision qui se réalisa. Dès le 20 au matin
l'archiduc Louis aperçut des masses qui débouchaient, les unes de
l'Abens par Abensberg et Arnhofen: c'étaient les Wurtembergeois, les
Bavarois, Demont et Nansouty; les autres de la route de Ratisbonne
par Reising et Buchhofen: c'étaient Morand, Gudin, Jacquinot,
Saint-Sulpice. Il vit qu'il allait être fort sérieusement attaqué, et
au lieu de manoeuvrer pour rejoindre son frère le généralissime, il
songea à se défendre là où il était, pendant que le corps de Hiller,
amené de Mainbourg sur l'Abens, viendrait à son secours.

[Note en marge: Napoléon harangue lui-même les Bavarois et les
Wurtembergeois sur le champ de bataille.]

En ce moment, Napoléon, placé sur le plateau en avant d'Abensberg,
vit défiler devant lui les Wurtembergeois, les Bavarois, qui allaient
se mettre en ligne, et que l'orgueil de combattre sous ce grand homme
remplissait de sentiments tout français. Il les harangua les uns
après les autres (des officiers wurtembergeois et bavarois traduisant
ses paroles), et leur dit qu'il ne les faisait pas combattre pour
lui, mais pour eux, contre l'ambition de la maison d'Autriche désolée
de ne les plus avoir sous son joug; que cette fois il leur rendrait
bientôt et pour toujours la paix, avec un tel accroissement de
puissance, qu'à l'avenir ils pourraient se défendre eux-mêmes contre
les prétentions de leurs anciens dominateurs. Sa présence et ses
paroles électrisèrent ces Allemands alliés, qui étaient flattés de le
voir au milieu d'eux, entièrement livré à leur loyauté, car en cet
instant il n'avait pour escorte que des détachements de cavalerie
bavaroise.

[Note en marge: Bataille d'Abensberg.]

[Note en marge: Lannes met en déroute les généraux Thierry et
Schusteck.]

Entre huit et neuf heures, toute la ligne s'ébranla de la gauche à
la droite, d'Ober-Feking et Buchhofen, à Arnhofen et Pruck. (Voir
la carte nº 46.) Lannes à la gauche s'avança résolûment avec les 20
mille fantassins de Morand et Gudin, avec les 1,500 chasseurs de
Jacquinot, avec les 3,500 cuirassiers de Saint-Sulpice, sur Bachel,
route de Rohr, à travers un pays semé de bois et coupé de nombreux
défilés. Il rencontra le général autrichien Thierry suivi de son
infanterie seule, parce que sa cavalerie marchant plus vite était
déjà près de Rohr. Il le fit charger par les chasseurs de Jacquinot,
qui se précipitèrent sur lui bride abattue. L'infanterie autrichienne
chercha au plus vite un abri dans les bois. Mais abordée avant de les
atteindre, et sabrée avant d'avoir pu se former en carré, elle laissa
dans nos mains beaucoup d'hommes tués ou prisonniers. Elle se retira
en désordre sur Rohr, se réfugiant d'un bouquet de bois à l'autre.
C'était pitié qu'une telle déroute, la masse des assaillants étant si
disproportionnée avec celle des assaillis.

À Rohr, les généraux Thierry et Schusteck s'étant réunis cherchèrent
à s'entr'aider. Les deux divisions d'infanterie de Lannes marchaient
vivement sur eux, ayant les chasseurs et les cuirassiers en tête.
Les hussards de Kienmayer chargèrent avec vigueur les chasseurs de
Jacquinot; mais un régiment de cuirassiers français lancé sur ces
hussards les renversa pêle-mêle, et les obligea à se replier sur
le village de Rohr. En ce moment l'infanterie de Morand aborda
ce village. Le 30e, soutenu par les cuirassiers, l'attaqua de
front, pendant que les 13e et 17e manoeuvraient pour le déborder. À
cette vue, les généraux Schusteck et Thierry se mirent de nouveau
en retraite, et après une fusillade sans effet se replièrent de
Rohr sur Rottenbourg, par l'une des deux chaussées qui mènent du
Danube à l'Isar, celle de Kelheim à Landshut. Au delà de Rohr, le
pays étant plus découvert et la retraite devenant plus difficile,
la cavalerie autrichienne fit de nobles efforts pour couvrir son
infanterie. Les hussards de Kienmayer venaient d'être rejoints par
quatre escadrons des dragons de Levenehr détachés du deuxième corps
de réserve. Les uns et les autres chargeaient à chaque rencontre
avec la plus brillante bravoure. Mais s'ils avaient quelque avantage
sur nos hussards, nos cuirassiers, fondant sur eux, les sabraient
impitoyablement. Tout ce qu'on trouvait d'infanterie en route
était pris. On arriva ainsi vers la chute du jour à Rottenbourg,
le désordre allant toujours croissant du côté des Autrichiens. Le
général Thierry, descendu de cheval pour rallier ses troupes, fut
surpris par de nouvelles charges et enlevé avec trois bataillons
entiers. Les hussards de Kienmayer et les dragons de Levenehr
payèrent leur dévouement par une destruction presque complète. Les
généraux Schusteck et Thierry, après avoir perdu en morts, blessés
ou prisonniers, environ quatre à cinq mille hommes, auraient péri
en totalité, si heureusement pour eux le général Hiller, rapproché
de l'archiduc Louis par les ordres qu'il avait reçus, n'avait fait
un mouvement qui l'amena fort à propos à leur secours. Au lieu de
descendre l'Abens jusqu'à Siegenbourg et Bibourg, où combattait
l'archiduc Louis (voir la carte nº 46), le général Hiller, apercevant
de loin la déroute des généraux Thierry et Schusteck, s'était
détourné à droite, avait coupé perpendiculairement la chaussée de
Neustadt à Landshut par Pfeffenhausen, et, continuant à marcher dans
le même sens sur celle de Kelheim à Landshut, il avait pris position
à Rottenbourg.

Lannes pouvait, avec les forces dont il disposait, attaquer le corps
de Hiller et en avoir raison. Mais il avait exécuté une longue marche
sans être rejoint encore par la droite, composée des Wurtembergeois
et des Bavarois, et il s'arrêta, la journée étant fort avancée, dans
l'attente de nouveaux ordres. Il avait à peine perdu deux cents
hommes pour quatre ou cinq mille tués ou pris à l'ennemi. Il avait
de plus ramassé du canon, du bagage, et presque tous les blessés du
combat de Tengen répandus dans les villages qu'il venait de parcourir.

[Note en marge: Combat des Bavarois et des Wurtembergeois contre
l'archiduc Louis.]

Pendant que Lannes poussait ainsi en désordre sur l'une des deux
chaussées du Danube à l'Isar les généraux autrichiens Thierry et
Schusteck, les Wurtembergeois et les Bavarois abordaient avec une
extrême vigueur la position de Kirchdorf, défendue énergiquement par
les troupes des généraux Reuss et Bianchi sous l'archiduc Louis.
(Voir la carte nº 46.) Le combat ici devait être plus disputé, car
les troupes autrichiennes étaient plus nombreuses, dans une position
très-forte, et quoique bien attaquées ne l'étaient pas cependant
comme elles auraient pu l'être par les divisions Morand et Gudin.

[Note en marge: Retraite de l'archiduc Louis sur Pfeffenhausen.]

Les Wurtembergeois avaient marché sur Offenstetten, se liant par leur
gauche avec le maréchal Lannes, par leur droite avec les Bavarois.
Ceux-ci avaient marché par Pruck sur Kirchdorf. Le général autrichien
Bianchi s'était replié de Bibourg sur Kirchdorf, afin de se joindre
aux troupes du prince de Reuss, pendant que l'archiduc Louis faisait
canonner Siegenbourg pour empêcher la division bavaroise de Wrède
de déboucher au delà de l'Abens. Le combat devint fort vif autour
de Kirchdorf, où les Autrichiens se défendirent avec une grande
énergie. Plusieurs fois les Bavarois furent repoussés, tantôt par
la fusillade, tantôt à la baïonnette quand ils s'approchaient de
trop près. Mais dans l'après-midi les Wurtembergeois ayant enlevé un
village qui couvrait la droite des Autrichiens, le général de Wrède
ayant en même temps passé l'Abens sur leur gauche, l'archiduc Louis
fut contraint de se retirer par la chaussée de Neustadt à Landshut,
passant à Pfeffenhausen. Les divisions bavaroises le poursuivirent
vivement, et ne s'arrêtèrent que fort tard, aux environs de
Pfeffenhausen, devant les grenadiers d'Aspre, qui formaient le reste
du deuxième corps de réserve, et qui rendirent aux généraux Reuss
et Bianchi le service que le général Hiller venait de rendre aux
généraux Thierry et Schusteck. De ce côté les Autrichiens avaient
perdu environ 3 mille hommes en morts ou prisonniers, les Bavarois et
les Wurtembergeois environ un millier.

[Note en marge: Résultats de la bataille d'Abensberg.]

[Note en marge: Résolution prise par Napoléon de se porter à
Landshut, pour enlever à l'archiduc Charles sa ligne d'opération.]

Cette journée du 20, que Napoléon a qualifiée de bataille
d'Abensberg, quoiqu'elle eût été beaucoup moins disputée que
celle du 19, avait coûté aux Autrichiens, en comptant les pertes
essuyées dans les deux directions, environ 7 ou 8 mille hommes, ce
qui faisait déjà 13 ou 14 mille pour les deux journées. Mais elle
avait comme manoeuvre une immense importance et décidait du sort de
cette première partie de la campagne, car elle séparait l'archiduc
Charles de sa gauche, en rejetant celle-ci sur l'Isar, tandis que
lui-même allait être acculé sur le Danube vers Ratisbonne. Envisagée
sous ce rapport, elle méritait tous les titres qu'on pouvait lui
décerner. Napoléon, arrivé le soir à Rottenbourg, était dans
l'ivresse de la joie. Il voyait son adversaire rejeté sur l'Isar dès
le début des opérations, et les Autrichiens démoralisés comme les
Prussiens après Iéna. Il ne savait pas clairement encore tout ce
que la fortune lui réservait, car il n'avait pu discerner dans les
réponses des prisonniers interrogés où étaient les divers archiducs:
mais supposant que l'archiduc Charles pouvait être devant lui sur
la route de Landshut, il résolut de marcher sur Landshut même, pour
le surprendre au passage de l'Isar, et l'y accabler, si Masséna
dirigé sur ce point arrivait à temps. Il se décida donc à s'y porter
le lendemain 21, et à y pousser les Autrichiens à outrance. De ce
qu'il avait vu dans la journée, il devait être induit à conclure que
tout s'enfuyait vers l'Isar, et que le maréchal Davout, devenu son
pivot de gauche, n'aurait qu'à marcher devant lui pour ramasser des
débris. Dans cette croyance il lui enjoignit de refouler les quelques
troupes qu'il supposait placées devant Tengen, de manière à suivre le
mouvement de toute la ligne française sur l'Isar, sauf à se rabattre
ultérieurement sur Ratisbonne pour écraser Bellegarde, lorsqu'on
en aurait fini avec l'archiduc Charles. Il ne soupçonnait pas que
ces quelques troupes qui paraissaient être devant Tengen, étaient
l'archiduc Charles lui-même avec la principale masse des forces
autrichiennes.

[Note en marge: Dispositions de l'archiduc Charles après la journée
d'Abensberg.]

Celui-ci, en effet, avait attendu toute la journée du 20 le
renouvellement du combat de Tengen et la jonction de l'archiduc
Louis. Mais le combat ne s'étant pas renouvelé, l'archiduc Louis ne
l'ayant pas rejoint, beaucoup de Français au contraire se montrant
sur les deux chaussées qui conduisent du Danube à l'Isar, il commença
à éprouver des craintes pour sa gauche, et il prit une position
d'attente, afin d'essayer de la rallier si elle n'avait pas essuyé
un désastre. Il imagina donc de s'établir sur les hauteurs boisées
qui séparent la grosse et la petite Laber de la vallée du Danube, en
travers de la route qui de Landshut mène à Ratisbonne par Eckmühl.
(Voir les cartes n{os} 46 et 47.) Toute la réserve de cuirassiers
eut ordre de se placer sur le revers de ces hauteurs, à l'entrée
de la plaine de Ratisbonne, les grenadiers au sommet, les corps de
Hohenzollern et de Rosenberg sur le penchant du côté de la Laber,
à droite et à gauche d'Eckmühl. Dans cette position, l'archiduc
allait être adossé à Ratisbonne, faisant front vers Landshut, prêt
à changer de ligne d'opération si sa gauche était définitivement
séparée de lui, et à se renforcer du corps de Bellegarde s'il était
privé du corps de Hiller. De son côté, le lieutenant général Hiller,
qui commandait, outre son corps, celui de l'archiduc Louis par
raison d'ancienneté, se voyant poussé à outrance sur les chaussées
de Neustadt et de Kelheim qui aboutissent à Landshut, ne crut pas
pouvoir atteindre trop tôt ce dernier point, car il désespérait
avec raison de rejoindre l'archiduc Charles, et il craignait que
Landshut même, où l'on venait de réunir tout le matériel de l'armée
avec une immense quantité de blessés, ne fût enlevé. En conséquence,
il ordonna aux colonnes qui suivaient ces deux chaussées de s'y
transporter pendant la nuit, de façon à y arriver de grand matin.

[Note en marge: Marche des Autrichiens et des Français sur Landshut.]

Dans la nuit du 20 au 21, les Autrichiens affluèrent sur Landshut par
cette double communication. Les Français, de leur côté, presque aussi
matineux que les Autrichiens, s'y précipitèrent comme deux torrents.

Napoléon n'ayant pas quitté ses vêtements, et ayant à peine dormi
quelques heures sur un siége, était à cheval dès la pointe du jour du
21, afin de diriger lui-même la poursuite sur la route de Landshut.
Quoiqu'il ignorât toujours la présence de l'archiduc Charles vers
Eckmühl, il avait fait de nouvelles réflexions sur ce sujet, et par
suite de ces réflexions il avait détaché la division Demont, les
cuirassiers Saint-Germain, les divisions bavaroises du général Deroy
et du prince royal sur sa gauche, vers la grosse Laber, ne voulant
pas, dans une situation aussi incertaine, laisser le maréchal Davout
réduit à 24 mille hommes. Avec les 25 mille de Lannes, il continua de
poursuivre les corps de Hiller et de l'archiduc Louis sur la route de
Rottenbourg à Landshut, tandis que le général bavarois de Wrède les
poussait par la route de Pfeffenhausen. Il comptait sur l'arrivée de
Masséna à Landshut avec au moins 30 mille hommes.

[Note en marge: Entrée des Français dans Landshut, à la suite d'une
attaque de vive force.]

Marchant avec l'infanterie de Morand, les cuirassiers Saint-Sulpice
et la cavalerie légère, il déboucha de fort bonne heure sur Landshut.
À chaque pas on ramassait des fuyards, des blessés, du canon, de
gros bagages. En arrivant à Altdorf au débouché des bois, d'où l'on
dominait la plaine verdoyante de l'Isar et la ville de Landshut,
on aperçut une confusion indicible. La cavalerie des Autrichiens
se pressait vers les ponts avec leur infanterie, l'une et l'autre
affluant par les deux chaussées que suivaient les corps de Hiller
et de l'archiduc Louis. L'encombrement était encore augmenté par
le matériel de l'armée, et notamment par un superbe train de
pontons amené sur des chariots pour passer le Danube et le Rhin
même, si le ciel avait favorisé cette levée de boucliers contre
la France. Bessières, comme Lannes, comme l'Empereur lui-même,
arrivé à l'improviste, et ayant à peine un ou deux aides de camp
à sa disposition, conduisait les cuirassiers Saint-Sulpice, les
chasseurs de Jacquinot, et le 13e léger de la division Morand. En
apercevant le spectacle qui s'offrait à lui, il fit charger par ses
chasseurs la cavalerie autrichienne. Celle-ci, malgré le désordre,
l'encombrement, le terrain, qui était marécageux et glissant, se
défendit avec valeur. Mais les cuirassiers français, la chargeant
en masse, l'obligèrent à se replier. Alors les généraux autrichiens
se hâtèrent de lui faire passer les ponts, en avant desquels ils
nous opposèrent leur infanterie, pour donner aux bagages le temps
de défiler. Ils placèrent les grenadiers d'Aspre dans Landshut
même, et surtout dans des quartiers élevés de la ville. Mais la
division Morand arriva bientôt tout entière. Le 13e léger et le
17e de ligne abordèrent l'infanterie autrichienne, tandis que la
cavalerie française la chargeait de nouveau. Elle ne put résister
à ces attaques réitérées, et fut obligée de se replier en toute
hâte sur les ponts de Landshut pour les repasser à temps. Elle les
repassa en effet, laissant dans les prairies beaucoup de prisonniers,
une quantité considérable de voitures d'artillerie, et le train
de pontons dont il vient d'être parlé. Le 13e et un bataillon du
17e se jetèrent dans le faubourg de Seligenthal, qu'ils enlevèrent
sous la plus vive fusillade. Il restait à franchir le grand pont
construit sur le principal bras de l'Isar. Les Autrichiens y avaient
mis le feu. Le général Mouton, aide de camp de l'Empereur, à la
tête des grenadiers du 17e, qu'il animait du geste et de la voix,
les conduisit l'épée à la main sur le pont en flammes, le traversa
sous une grêle de balles, et gravit avec eux les rues escarpées de
Landshut situées sur l'autre rive de l'Isar. En ce moment arrivait
Masséna avec les divisions Molitor et Boudet, avec l'une des deux
divisions d'Oudinot, et la cavalerie légère du général Marulaz,
trop tard pour empêcher la retraite des Autrichiens, mais assez tôt
pour la précipiter. À la vue de cette réunion accablante de forces
les Autrichiens évacuèrent Landshut, en nous abandonnant, outre
un matériel immense, 6 à 7 mille prisonniers et quelques morts ou
blessés. Leur ligne d'opération leur était donc ravie, et ils avaient
perdu avec elle tout ce qu'on perd de richesses militaires quand on
se laisse enlever la principale route par laquelle on a marché à
l'ennemi.

[Note en marge: Combat de Schierling livré par le maréchal Davout aux
troupes de l'archiduc Charles.]

Tandis que Napoléon exécutait cette poursuite triomphante avec
son centre accru d'une partie des forces de Masséna, le canon se
faisait entendre à sa gauche du côté du maréchal Davout, auquel il
avait ordonné de pousser ce qui était devant lui, et qui venait de
rencontrer encore une fois les masses de l'archiduc Charles. La
canonnade, en effet, était des plus retentissantes, quoiqu'on fût
à huit ou neuf lieues de Landshut, et elle avait de quoi inquiéter
Napoléon, qui, tout en croyant poursuivre le gros de l'armée
autrichienne, n'était pas bien assuré de n'en avoir pas laissé à
combattre une forte partie au maréchal Davout. Celui-ci n'aurait-il
eu affaire qu'à l'armée de Bohême, que c'était déjà beaucoup pour les
deux divisions dont il pouvait disposer. Voici du reste ce qui lui
était arrivé.

Ayant reçu la veille au soir, comme on l'a vu, l'ordre de balayer
en quelque sorte les faibles troupes qu'on supposait être restées
sur la Laber après la bataille d'Abensberg, il s'était mis en
mouvement dès le matin, au moment même où Napoléon marchait sur
Landshut. Les deux divisions Saint-Hilaire et Friant, après s'être
reposées le 20 du combat du 19, avaient quitté Tengen le 21 à cinq
heures du matin, suivant les corps de Hohenzollern et de Rosenberg,
qui allaient prendre les positions que l'archiduc Charles leur
avait assignées sur le penchant des hauteurs, entre la vallée de
la grosse Laber et la plaine de Ratisbonne. L'avant-garde de nos
deux divisions, en débouchant du vallon de Tengen dans la vallée
de la grosse Laber, rencontra l'arrière-garde des Autrichiens sur
un plateau boisé entre Schneidart et Päring. (Voir la carte nº
47.) Les tirailleurs du 10e se répandirent en avant pour repousser
ceux de l'ennemi, tandis que nos hussards chargeaient sa cavalerie
légère. On força les Autrichiens de rétrograder, et bientôt une
batterie attelée, amenée au galop, les couvrit de mitraille, et les
obligea de se retirer en toute hâte. Les corps de Rosenberg et de
Hohenzollern, craignant d'avoir affaire à une partie considérable
de l'armée française, crurent devoir se replier immédiatement, pour
ne perdre ni le temps, ni le moyen d'occuper les postes qui leur
étaient désignés sur la chaussée de Landshut à Ratisbonne, à droite
et à gauche d'Eckmühl. Nos deux divisions s'avancèrent donc, celle
de Saint-Hilaire à droite côtoyant les bords de la grosse Laber,
celle de Friant à gauche longeant le pied des hauteurs boisées qui
forment l'un des côtés de la vallée. La division Friant, en longeant
ces hauteurs remplies des tirailleurs de Rosenberg, avait beaucoup
plus de peine que la division Saint-Hilaire en parcourant le vallon
ouvert de la grosse Laber. Le général Friant, voulant se débarrasser
de ces tirailleurs, fit sortir des régiments une masse considérable
de voltigeurs, lesquels, conduits par le brave capitaine du génie
Henratz, délogèrent les Autrichiens et firent évacuer les bois qui
menaçaient notre gauche. On continua de marcher ainsi, Friant le
long des coteaux, Saint-Hilaire au bord de la rivière. En avançant,
deux villages se présentèrent, celui de Päring au pied des rochers,
celui de Schierling au bord de l'eau. Il fallait les emporter
l'un et l'autre. Tandis que nos tirailleurs pénétraient dans les
bois, le général Friant poussa le 48e sur le village de Päring. Au
moment où il donnait ses ordres avec sa résolution et son habileté
accoutumées, ayant à ses côtés le maréchal Davout, un boulet renversa
son cheval. Remonté aussitôt sur un autre, il fit enlever sous ses
yeux le village de Päring à la baïonnette, et y recueillit 400
prisonniers. Au même instant le général Saint-Hilaire, dirigeant
une semblable attaque sur le village de Schierling, le fit enlever
avec une égale vigueur, et y prit aussi quelques centaines d'hommes.
On aperçut alors les Bavarois, la division Demont, les cuirassiers
Saint-Germain, arrivant du côté de Landshut, par les ordres fort
prévoyants de Napoléon. On se hâta de rétablir les ponts de la grosse
Laber pour communiquer avec ces utiles renforts. Il était midi, et
c'était l'heure même où Napoléon venait d'entrer dans Landshut.

Pendant que Friant et Saint-Hilaire s'avançaient ainsi, les corps
de Rosenberg et de Hohenzollern étaient allés prendre position
sur les hauteurs qui bordent la grosse Laber, au point même où
la chaussée transversale de Landshut à Ratisbonne coupe ces
hauteurs. Cette chaussée, franchissant ici la grosse Laber devant
le château d'Eckmühl, s'élevait en formant des rampes à travers
les bois, et débouchait ensuite par Egglofsheim dans la plaine de
Ratisbonne. (Voir les cartes n{os} 46 et 47.) À gauche de cette
chaussée, au-dessus d'Eckmühl, se trouvaient deux villages, ceux
d'Ober-Leuchling et d'Unter-Leuchling, appuyés l'un à l'autre, et
dominant un petit ravin qui débouche dans la grosse Laber. Le corps
de Rosenberg était venu s'établir dans ces deux villages. Le corps
de Hohenzollern, ayant une avant-garde au delà de la grosse Laber
dans la direction de Landshut, était accumulé sur la chaussée même,
le long des rampes qui s'élèvent au-dessus d'Eckmühl. On le voyait
très-distinctement dans cette forte position, barrant la route qu'il
était chargé de défendre.

Le maréchal Davout s'approcha et vint se déployer en face des
Autrichiens, à portée de canon, ayant Friant à gauche, devant
les villages d'Ober et d'Unter-Leuchling, Saint-Hilaire et les
Bavarois à droite, dans les terrains bas que baigne la grosse
Laber. Tandis qu'on se déployait devant cette position, une colonne
de Hongrois s'avança comme pour faire une sortie contre nous. Le
maréchal Davout, placé à la tête de son avant-garde, avait sous la
main une batterie attelée. Il la fit tirer sur-le-champ avec tant
d'à-propos que la colonne autrichienne, renversée sous un flot de
mitraille, se replia en désordre sur la position d'où elle avait
voulu déboucher. On s'établit alors en face des Autrichiens à petite
portée de canon, et on commença à échanger avec eux une effroyable
canonnade. Cette canonnade dura plusieurs heures sans résultat, car
les Autrichiens, n'ayant d'autre mission que celle de couvrir les
approches de la plaine de Ratisbonne, n'étaient pas gens à prendre
l'offensive; et de son côté le maréchal Davout, se doutant qu'il
avait devant lui des forces considérables, probablement l'archiduc
lui-même à la tête de sa principale armée, ne voulait pas engager
une bataille décisive sans les ordres de l'Empereur, et sans des
moyens suffisants. Il se contenta donc de régulariser sa position,
de la rendre sûre pour la nuit, commode pour l'attaque du lendemain,
si, comme il en était persuadé, Napoléon ordonnait l'offensive
avec des moyens proportionnés à la difficulté. À la nuit, il fit
cesser un feu inutile; et les Autrichiens se hâtèrent de suivre
cet exemple pour prendre un repos dont ils avaient grand besoin.
Le général Friant s'établit en face d'Ober-Leuchling, la gauche
appuyée aux sommets boisés qui nous séparaient de la plaine de
Ratisbonne. Le général Saint-Hilaire, appuyant légèrement à gauche,
s'établit devant Unter-Leuchling, séparé des Autrichiens par le
petit ravin qui allait se jeter dans la grosse Laber. Les Bavarois
et la cavalerie s'étendirent dans la plaine au bord de la rivière.
Cette journée, mêlée de combats d'arrière-garde, d'enlèvements de
diverses positions, et d'une longue canonnade, avait encore coûté
1,100 hommes à la division Friant, 300 à la division Saint-Hilaire,
total 1,400, et au moins 3 mille aux Autrichiens. En y joignant
pour la prise de Landshut 300 hommes de notre côté, 7 mille environ
du côté des Autrichiens, c'était, dans cette journée du 21 avril,
1,700 pour nous, 10 mille pour les Autrichiens, en morts, blessés
ou prisonniers. Les hommes que cette suite de revers décourageait,
et portait à se débander, étaient aussi très-nombreux du côté de
l'ennemi.

[Note en marge: Premières dispositions de Napoléon en apprenant le
combat de Leuchling, et la présence de forces considérables du côté
d'Eckmühl.]

La journée finie, le maréchal Davout envoya sur-le-champ le général
Piré à l'Empereur pour le renseigner exactement sur ce qui s'était
passé, et lui mander ce qu'on apercevait de la position et de la
force des Autrichiens, dans ce dédale de bois, de rivières, compris
entre Landshut et Ratisbonne. L'Empereur, soucieux de la canonnade
entendue sur sa gauche vers Eckmühl, ne s'était pas couché, afin de
recevoir les avis qui ne pouvaient manquer de lui parvenir de toutes
parts. Avec sa prodigieuse pénétration, il avait déjà découvert en
partie l'état des choses, et il commençait à ne plus douter de la
position prise par l'ennemi. En effet, Masséna venant d'Augsbourg par
Pfaffenhofen sur Landshut, n'avait rencontré qu'un corps de quelques
mille flanqueurs, qu'il avait poussé devant lui, et jeté en désordre
au delà de l'Isar. Les masses de l'archiduc Louis et du général
Hiller, qu'on avait poursuivies à travers la ville de Landshut, ne
dénotaient ni par leur nombre, ni par aucun autre signe, la présence
de l'armée principale. Le dernier combat du maréchal Davout, dont
la nouvelle venait d'arriver dans la nuit, achevait d'éclaircir
cette situation. Napoléon entrevoyait clairement qu'il avait sur sa
gauche, le long de la chaussée de Landshut à Ratisbonne par Eckmühl,
ou l'archiduc Charles lui-même avec la masse principale de ses
forces, ou tout au moins l'armée de Bohême, transportée par le pont
de Ratisbonne de la gauche à la droite du Danube. Dans le premier
cas, il fallait se porter à Eckmühl avec toutes ses forces; dans le
second, il fallait renforcer considérablement le maréchal Davout. Les
esprits fermes mettent dans leurs résolutions toute la décision de
leurs pensées. Napoléon, sur ce qu'il apprit du combat de Leuchling,
fit partir à deux heures après minuit les cuirassiers Saint-Sulpice
et les Wurtembergeois sous le général Vandamme, les uns et les
autres restés un peu en arrière de Landshut, et ayant par conséquent
moins de chemin à faire pour rétrograder vers Eckmühl. Il renvoya
sur-le-champ le général Piré au maréchal Davout avec l'annonce de ce
renfort, et la promesse de renforts plus considérables lorsque la
situation serait définitivement éclaircie.

[Note en marge: La nouvelle de la prise de Ratisbonne achève
d'éclairer Napoléon et le décide à marcher sur Eckmühl avec toutes
ses forces.]

En effet, les indices qui pour tout autre que lui auraient été
chose confuse, se multipliaient d'instant en instant, et achevaient
de former sa conviction[16]. Entre autres il lui en arriva un qui
dissipa tous ses doutes, c'était la prise de Ratisbonne par l'armée
autrichienne. On se souvient que Napoléon avait ordonné au maréchal
Davout de laisser à Ratisbonne un régiment pour garder cette ville,
ce qui eût été une faute, un régiment ne pouvant y suffire, s'il
n'avait été urgent de marcher vers Abensberg avec la plus grande
masse possible de forces. Le maréchal Davout avait donc laissé le
65e, excellent régiment, commandé par le colonel Coutard, avec ordre,
comme nous l'avons dit, de barricader les portes et les rues de
la ville, car Ratisbonne n'avait qu'une simple chemise pour toute
fortification, et de s'y défendre à outrance. Le colonel Coutard
avait eu affaire le 19 à l'armée de Bohême, et lui avait résisté à
coups de fusil avec une extrême vigueur, si bien qu'il avait abattu
plus de 800 hommes à l'ennemi. Mais le lendemain 20, il avait vu
paraître sur la rive droite l'armée de l'archiduc Charles venant de
Landshut, et il s'était trouvé sans cartouches, ayant usé toutes les
siennes dans le combat de la veille. Le maréchal Davout averti lui
avait envoyé par la route d'Abach deux caissons de munitions conduits
par son brave aide de camp Trobriant, lesquels avaient été pris sans
qu'il pût entrer un seul paquet de cartouches dans Ratisbonne. Le
colonel Coutard, pressé entre deux armées, n'ayant plus un coup de
fusil à tirer, et ne pouvant du haut des murs ou des rues barricadées
se défendre avec ses baïonnettes, avait été contraint de se rendre.
L'archiduc Charles était donc maître de Ratisbonne, des deux rives du
Danube, et du point de jonction avec les troupes de Bohême, ce qui le
dédommageait en partie d'avoir été séparé de l'archiduc Louis et du
général Hiller, mais ce qui ne le dédommageait ni des vingt-quatre
mille hommes déjà perdus en trois jours, ni de sa ligne d'opération
enlevée, ni surtout de l'ascendant moral détruit en entier et passé
complétement du côté de son adversaire. Dès que Napoléon eut appris
la mésaventure du 65e, il fut à la fois plein du désir de le venger,
et convaincu que l'archiduc Charles était à sa gauche, entre Landshut
et Ratisbonne, puisque le 65e avait été pris entre deux armées;
que le maréchal Davout avait devant lui à Eckmühl la plus grande
partie des forces autrichiennes, et qu'il fallait à l'instant même
se rabattre à gauche, avec tout ce dont on pourrait disposer, pour
appuyer le maréchal Davout et accabler l'archiduc Charles. Napoléon
avait expédié dans la nuit, comme on vient de le voir, le général
Saint-Sulpice avec quatre régiments de cuirassiers, le général
Vandamme avec les Wurtembergeois. Il fit partir immédiatement le
maréchal Lannes avec les six régiments de cuirassiers du général
Nansouty, avec les deux belles divisions des généraux Morand et
Gudin, lui ordonnant de marcher toute la nuit, de manière à être
rendu à Eckmühl vers midi, et à pouvoir donner une heure de repos aux
troupes avant de combattre. Napoléon ne faisant rien à demi, parce
qu'il ne saisissait pas la vérité à demi, voulut faire plus encore,
il voulut partir lui-même avec le maréchal Masséna et les trois
divisions que commandait ce maréchal. Il y joignit de plus la superbe
division des cuirassiers du général Espagne. Le maréchal Davout avec
les divisions Friant et Saint-Hilaire fort réduites par les combats
du 19 et du 21, avec les Bavarois et la division Demont, comptait
32 ou 34 mille hommes. Les généraux Vandamme et Saint-Sulpice lui
en amenaient 13 ou 14 mille. Le maréchal Lannes avec les divisions
Morand et Gudin, avec les cuirassiers Nansouty, lui en amenait 25
mille, ce qui formait un total de 72 mille hommes. Napoléon, suivi
du maréchal Masséna et des cuirassiers d'Espagne, allait porter à 90
mille le total des combattants devant Eckmühl. C'était plus qu'il
n'en fallait pour accabler l'archiduc Charles, fût-il déjà réuni
à l'armée de Bohême. Napoléon fit dire au maréchal Davout qu'il
arriverait avec toutes ses forces entre midi et une heure, qu'il
signalerait sa présence par plusieurs salves d'artillerie, et qu'il
faudrait à ce signal attaquer sur-le-champ.

[Note 16: Sa correspondance, qui pendant cette nuit se compose d'une
longue suite de lettres, et qui est restée ignorée des historiens,
fait connaître avec la plus grande précision la série d'idées par
laquelle il passa avant de prendre son parti, et de donner ses ordres
définitifs pour la bataille d'Eckmühl. C'est un spectacle des plus
curieux et des plus instructifs pour l'étude de l'esprit humain, que
cette correspondance de quelques heures. Je l'ai lue plusieurs fois
avec soin, et j'en ai déduit les faits que je rapporte.]

Avant de partir de sa personne, Napoléon prit encore quelques
dispositions. Il donna au maréchal Bessières, chargé de poursuivre
au delà de l'Isar les deux corps de Hiller et de l'archiduc Louis,
outre la cavalerie légère de Marulaz et une portion de la cavalerie
allemande, la division bavaroise de Wrède, et la belle division
française Molitor. Il ne borna pas là ses précautions. La division
Boudet, l'une des quatre de Masséna, et la division Tharreau, la
seconde d'Oudinot, restaient disponibles. Napoléon les échelonna
entre le Danube et l'Isar, de Neustadt à Landshut, pour veiller à
tout ce qui pourrait survenir entre les deux fleuves, et se porter ou
à Neustadt sur le Danube, si une partie de l'armée de Bohême essayait
de menacer notre ligne d'opération, ou à Landshut sur l'Isar, si
l'archiduc Louis et le général Hiller, séparés du généralissime,
voulaient réparer leur échec par un retour offensif contre le
maréchal Bessières.

Ces ordres expédiés, Napoléon partit au galop, accompagné du maréchal
Masséna, pour se porter à Eckmühl, l'un des champs de bataille
immortalisés par son génie. Il partit à la pointe du jour du 22.
Depuis le 19 on n'avait cessé de combattre. On allait le faire dans
cette journée mémorable avec bien plus de vigueur et en plus grand
nombre que les jours précédents.

[Note en marge: Position de l'archiduc Charles autour d'Eckmühl.]

De part et d'autre, en effet, tout se préparait pour une action
décisive. L'archiduc Charles ne pouvait plus conserver aucun espoir
de ramener à lui sa gauche, rejetée au delà de l'Isar. Il ne devait
plus avoir qu'un désir, celui de se réunir à l'armée de Bohême, ce
qui devenait facile depuis la prise de Ratisbonne. Mais il voulut, à
son tour, tenter quelque chose qui, en cas de succès, aurait rétabli
les chances, et rendu à Napoléon ce qu'il avait fait aux Autrichiens,
en lui enlevant sa ligne d'opération. Il conçut donc le projet
singulier d'essayer une attaque en trois colonnes sur Abach, dans la
direction même que le maréchal Davout avait suivie pour remonter de
Ratisbonne sur Abensberg. (Voir la carte nº 46.) Ayant maintenant
le dos tourné vers Ratisbonne et la face vers Landshut, il n'avait
qu'à faire un mouvement par sa droite sur Abach, pour exécuter ce
projet qui le plaçait sur la ligne de communication des Français;
et comme il n'y avait d'ailleurs vers Abach que l'avant-garde du
général Montbrun, laquelle, après avoir combattu le 19 à Dinzling
contre le corps de Rosenberg, ne cessait d'escarmoucher avec les
troupes légères autrichiennes, il eût été possible de percer, et de
déboucher sur nos derrières. Mais, toujours hésitant, soit par la
crainte de ce qui pouvait arriver de toute entreprise hardie devant
un adversaire comme Napoléon, soit par la crainte de compromettre
une armée sur laquelle reposait le salut de la monarchie, l'archiduc
apporta dans l'exécution de cette nouvelle entreprise des
tâtonnements qui devaient en rendre le succès impossible. D'abord,
pour donner au général Kollowrath, détaché de l'armée de Bohême, le
temps de passer le Danube, il décida que l'attaque n'aurait lieu
qu'entre midi et une heure, moment choisi par Napoléon pour forcer
le passage d'Eckmühl. Il distribua ses troupes en trois colonnes.
La première, composée du corps de Kollowrath, ayant une partie de
la brigade Vecsay pour avant-garde, devait marcher de Burg-Weinting
sur Abach. (Voir la carte nº 46.) Elle était de 24 mille hommes. La
seconde, composée de la division Lindenau et du reste de la brigade
Vecsay, devait, sous le prince Jean de Liechtenstein, marcher
par Weilhoe sur Peising. Elle était de 12 mille hommes, et avait
l'archiduc généralissime à sa tête. La troisième enfin, forte de près
de 40 mille hommes, composée du corps de Rosenberg qui était placé
aux villages d'Ober et d'Unter-Leuchling, en face du maréchal Davout,
du corps de Hohenzollern qui barrait la chaussée d'Eckmühl, des
grenadiers de la réserve et des cuirassiers qui gardaient l'entrée
de la plaine de Ratisbonne vers Egglofsheim, devait rester immobile
et défendre contre les Français la route de Landshut à Ratisbonne,
tandis que les deux premières colonnes feraient leur effort sur
Abach. L'archiduc se préparait donc à prendre l'offensive par sa
droite, forte de 36 mille hommes, tandis que sa gauche, forte de 40
mille, se tiendrait sur la défensive, à mi-côte des hauteurs qui
séparent la grosse Laber de la vallée du Danube. Napoléon, de son
côté, marchant au secours du maréchal Davout sur Eckmühl, allait
se ruer sur cette gauche avec toutes ses forces, les deux généraux
ennemis agissant ainsi sur les communications l'un de l'autre, mais
le premier avec hésitation, le second avec une irrésistible vigueur.
Cette gauche de l'archiduc, qui devait nous disputer la route de
Ratisbonne aux environs d'Eckmühl, était disposée comme il suit.
Le corps de Rosenberg était établi à mi-côte sur les hauteurs qui
bordent la Laber, derrière les deux villages d'Ober-Leuchling et
d'Unter-Leuchling, flanquant la chaussée de Ratisbonne. Un peu plus
loin et plus bas se trouvait le corps de Hohenzollern, occupant les
bords de la grosse Laber, le château d'Eckmühl, les rampes que la
chaussée de Ratisbonne forme au-dessus de ce château. Sur le revers
au milieu de la plaine de Ratisbonne, se tenait toute la masse des
cuirassiers et des grenadiers, en avant et en arrière d'Egglofsheim.
C'était donc en face des deux villages d'Ober et d'Unter-Leuchling,
puis sur la chaussée d'Eckmühl, et enfin dans la plaine de
Ratisbonne, que l'action devait se passer.

[Note en marge: Bataille d'Eckmühl, livrée le 22 avril 1809.]

[Note en marge: Préparatifs des deux armées.]

Jusqu'à huit heures un épais brouillard enveloppa ce champ de
bataille, de l'aspect le plus agreste, et où allait couler le sang
de tant de milliers d'hommes. Dès que le brouillard disparut, on
se prépara de part et d'autre, les uns à la défense, les autres à
l'attaque. Le maréchal Davout disposa vers sa gauche la division
Friant pour la diriger sur les sommets boisés auxquels s'appuyaient
les deux villages d'Ober et d'Unter-Leuchling, vers sa droite la
division Saint-Hilaire pour attaquer de front les deux villages que
les Autrichiens occupaient en force. Plus à droite et plus bas, sur
le bord de la grosse Laber, il avait rangé les cavaleries bavaroise
et wurtembergeoise, et en arrière les divisions de cuirassiers
français qui étaient déjà arrivées. Les Autrichiens de leur côté
s'établissaient de leur mieux sur les hauteurs qu'ils avaient à
défendre. Le prince de Rosenberg avait fait barricader le village
d'Unter-Leuchling, le plus menacé des deux, placé une partie de ses
forces dans l'intérieur de ces deux villages, et le reste au-dessus
sur un plateau boisé qui les dominait. Pour se relier avec la
chaussée d'Eckmühl, qui passait derrière lui, il avait déployé sur
un coteau le régiment de Czartoryski, avec beaucoup d'artillerie,
de manière à labourer de ses boulets toute la vallée par laquelle
devaient se présenter les Français. La brigade Biber, du corps
de Hohenzollern, était en masse profonde le long de la chaussée
au-dessus d'Eckmühl, tandis que Wukassovich occupait avec plusieurs
détachements l'autre rive de la grosse Laber, attendant les Français
qui venaient de Landshut. Avant midi pas un coup de fusil ou de canon
ne troubla les airs. On discernait seulement de nombreux mouvements
d'hommes et de chevaux, et sur ces coteaux couverts de bois, au
milieu de ces prairies humides et verdoyantes, on voyait se dessiner
en longues lignes blanches les masses de l'armée autrichienne.

[Note en marge: Rencontre des deux avant-gardes à Buchhausen.]

Vers midi d'épaisses colonnes de troupes parurent dans la direction
de Landshut: c'étaient les divisions Morand et Gudin précédées
des Wurtembergeois, suivies des maréchaux Lannes et Masséna, et
de Napoléon lui-même, qui accouraient tous au galop. Les troupes
françaises arrivant de Landshut débouchaient par Buchhausen, d'une
chaîne de coteaux placée vis-à-vis d'Eckmühl, et formant la berge
opposée de la vallée de la grosse Laber. (Voir la carte nº 47.) Sans
qu'on eût à donner le signal convenu, la rencontre des avant-gardes
annonça le commencement du combat. Les Wurtembergeois, en débouchant
de Buchhausen, furent accueillis par la mitraille partant d'une
batterie de Wukassovich, et par les charges de sa cavalerie légère.
Repoussés d'abord, mais ramenés bientôt en avant par le brave
Vandamme, soutenus par les divisions Morand et Gudin, ils enlevèrent
Lintach, bordèrent la grosse Laber devant Eckmühl, et se lièrent par
leur gauche avec la division Demont et les Bavarois. À leur droite,
les avant-postes de la division Gudin vinrent se répandre entre
Deckenbach et Zaitzkofen, vis-à-vis d'Eckmühl et de Roking.

[Note en marge: Combat du maréchal Davout contre les villages d'Unter
et d'Ober-Leuchling.]

[Note en marge: Prise du château d'Eckmühl par les Wurtembergeois.]

Au premier coup de canon tiré à l'avant-garde, l'intrépide Davout
ébranla ses deux divisions. L'artillerie française vomit d'abord
une grêle de projectiles sur tout le front des Autrichiens,
et les obligea à se renfermer dans les villages d'Unter et
d'Ober-Leuchling. Les divisions Friant et Saint-Hilaire s'avancèrent
en ordre, la première à gauche sur les bois auxquels s'appuyait la
droite du corps de Rosenberg, la seconde à droite sur les villages
d'Ober-Leuchling et d'Unter-Leuchling, situés tous deux à une
portée de fusil. Une mousqueterie des plus meurtrières assaillit la
division Saint-Hilaire dans son mouvement contre les deux villages,
mais n'ébranla point cette vieille troupe, qui était conduite par
le brave Saint-Hilaire, surnommé dans l'armée _le chevalier sans
peur et sans reproche_. Le village d'Ober-Leuchling, plus enfoncé
dans le ravin et d'un abord moins difficile, fut emporté le premier.
Celui d'Unter-Leuchling, plus en dehors, plus escarpé, et barricadé
intérieurement, fut énergiquement défendu par les Autrichiens. Le
10e léger, qui était chargé de l'attaque, exposé au double feu
du village et du bois en dessus, perdit en un instant 500 hommes
morts ou blessés. Il ne se troubla point, pénétra dans le village
barricadé, y tua à coups de baïonnette tout ce qui résistait, et y
fit plusieurs centaines de prisonniers. Les régiments de Bellegarde
et de Reuss-Graitz qui nous avaient disputé les deux villages, se
retirèrent alors en arrière sur le plateau boisé, et s'y défendirent
avec une nouvelle vigueur. Pendant ce temps la division Friant avait
attaqué à gauche les bois auxquels se liaient les deux villages,
et y avait refoulé les régiments de Chasteler, archiduc Louis et
Cobourg, formant la droite du prince de Rosenberg. Après un feu
de tirailleurs très-meurtrier, le 48e et le 111e, conduits par
le général Barbanègre, se jetèrent baïonnette baissée dans toutes
les éclaircies des bois occupées par les masses autrichiennes, et
renversèrent celles-ci. Le corps de Rosenberg poussé ainsi d'un côté
vers les bois qui couronnaient la chaîne, de l'autre au delà des
deux villages, sur le plateau boisé qui les dominait, fut acculé
vers la coupure à travers laquelle passait la chaussée d'Eckmühl.
Retiré sur ce point, il essaya de s'y maintenir. En ce moment, dans
le bas à droite, devant Eckmühl, les attaques commençaient avec une
égale vigueur. Tandis que la cavalerie des Bavarois, appuyée par nos
cuirassiers, chargeait dans la prairie la cavalerie des Autrichiens,
les fantassins wurtembergeois s'étaient élancés sur Eckmühl pour
l'enlever à l'infanterie de Wukassovich. Assaillis par une grêle de
balles parties des murailles du château, ils ne se découragèrent
pas, et revenant à la charge, ils l'emportèrent. On aperçut alors la
chaussée dont les rampes s'élevaient dans la montagne, couverte de
masses profondes d'infanterie et de cavalerie. D'un côté à gauche se
voyaient les restes de Rosenberg défendant le plateau situé au-dessus
des villages d'Ober et d'Unter-Leuchling, de l'autre côté à droite
les hauteurs boisées de Roking, où était établie une partie de la
brigade Biber. Il fallait donc enlever ces points, et enfoncer entre
deux les masses qui barraient la chaussée.

[Note en marge: Attaque décisive sur la chaussée d'Eckmühl.]

Napoléon, accompagné de Lannes et de Masséna, ordonna l'attaque
décisive, pendant que le général Cervoni, brave officier, déployant
une carte sous leurs yeux, était emporté par un boulet. Lannes
conduisit à droite la division Gudin sur les hauteurs boisées de
Roking. Cette division passa la grosse Laber au point de Stanglmühle,
d'un côté gravit directement les hauteurs de Roking, de l'autre,
prolongeant son mouvement à droite, déborda ces hauteurs, et les
enleva successivement à la brigade Biber, qui les disputa pied
à pied. Sur la chaussée, la cavalerie à son tour s'élança sur
ce terrain, qui présentait une montée assez roide, et qui était
couvert d'une épaisse colonne. Ce furent les cavaliers bavarois et
wurtembergeois qui chargèrent les premiers et qui rencontrèrent
la cavalerie légère des Autrichiens. Celle-ci se précipitant avec
bravoure sur un terrain en pente, culbuta nos alliés jusqu'au
bord de la grosse Laber. Les cuirassiers français, venant à leur
secours, gravirent la pente au galop, renversèrent les cavaliers
autrichiens, et parvinrent au sommet de la chaussée à l'instant
même où l'infanterie de Gudin, maîtresse de la hauteur de Roking,
apparaissait sur leur tête. Cette infanterie, à l'aspect des
cuirassiers français gravissant la chaussée au galop et enfonçant les
Autrichiens malgré le désavantage du terrain, se mit à battre des
mains en criant: _Vivent les cuirassiers!_

À gauche la lutte continuait entre Saint-Hilaire et les régiments
de Bellegarde et de Reuss-Graitz, qui disputaient le plateau boisé
au-dessus de Leuchling. Saint-Hilaire y pénétra enfin, en chassa
les deux régiments et les refoula sur la chaussée. À cette vue
les braves généraux Stutterheim et Sommariva s'élancèrent avec
les chevaux-légers de Vincent et les hussards de Stipsicz sur
l'infanterie de Saint-Hilaire. Mais celle-ci les arrêta en leur
présentant ses baïonnettes, les ramena sur le bord de la chaussée
de Ratisbonne, et la couronna d'un côté, tandis que l'infanterie de
Gudin la couronnait de l'autre. La cavalerie autrichienne, accumulée
alors sur la chaussée, fit de nouveaux efforts contre la masse de nos
cavaliers, chargea, fut chargée à son tour, et finit par céder le
terrain.

[Note en marge: La chaussée d'Eckmühl enlevée, l'armée française
débouche dans la plaine de Ratisbonne.]

[Note en marge: Furieux combat de cavalerie autour d'Egglofsheim.]

À cette heure l'obstacle était forcé de toutes parts, et la
chaussée de Ratisbonne nous appartenait, car à gauche Friant
traversant le bois qui surmontait la chaîne descendait déjà sur le
revers des hauteurs, et à droite Gudin franchissant aussi cette
chaîne, commençait à déboucher dans la plaine de Ratisbonne vers
Gailsbach. Les troupes de Rosenberg et de Hohenzollern débordées
de droite et de gauche, vinrent chercher un abri derrière la
masse des cuirassiers autrichiens qui était rangée en bataille à
Egglofsheim. Notre cavalerie les suivit au grand trot, ayant à
gauche l'infanterie Friant et Saint-Hilaire, à droite l'infanterie
Gudin. Il était sept heures du soir, la nuit approchait, et derrière
les cavaliers bavarois et wurtembergeois, nos alliés, débouchaient
en masse, faisant retentir la terre sous le pas de leurs chevaux,
les dix régiments de cuirassiers de Nansouty et de Saint-Sulpice.
Un terrible choc était inévitable entre les deux cavaleries, l'une
voulant couvrir la plaine dans laquelle en ce moment se repliait
l'archiduc Charles, et l'autre voulant conquérir cette plaine pour
y terminer sa victoire sous les murs mêmes de Ratisbonne. Pendant
que nos cuirassiers s'avancent sur la chaussée flanqués de la
cavalerie alliée, contre les cuirassiers autrichiens placés aussi
sur la chaussée, et flanqués de leur cavalerie légère, la masse des
cavaliers ennemis s'ébranle la première à la lueur du crépuscule.
Les cuirassiers de Gottesheim fondent au galop sur les cuirassiers
français. Ceux-ci, attendant avec sang-froid leurs adversaires, font
une décharge de toutes leurs armes à feu, puis une partie d'entre
eux, s'élançant à leur tour, prennent en flanc les cuirassiers
ennemis, les renversent, et les poursuivent à outrance. Alors les
cuirassiers autrichiens, dits de l'empereur, viennent au secours
de ceux de Gottesheim. Les nôtres les reçoivent et les repoussent.
Les braves hussards de Stipsicz veulent prêter appui à leur grosse
cavalerie, et ne craignent pas de se jeter sur nos cuirassiers.
Après un honorable effort ils sont culbutés comme les autres, et
toute la masse de la cavalerie autrichienne dispersée s'enfuit au
delà d'Egglofsheim sur Kofering. Tandis que nos cavaliers suivent
la chaussée au galop, ceux des Autrichiens, trouvant la plaine
marécageuse, veulent regagner la chaussée, se mêlent ainsi au
torrent des nôtres, et tombent dans nos rangs. Une foule de combats
singuliers s'engagent alors aux douteuses clartés de la lune, et au
milieu de l'obscurité qui commence, on n'entend que le cliquetis
des sabres sur les cuirasses, le cri des combattants, le pas des
chevaux. Nos cuirassiers portant la double cuirasse, couverts par
conséquent dans tous les sens, ont moins de peine à se défendre que
les Autrichiens, qui ne portant de cuirasse que sur la poitrine,
tombent en grand nombre sous les coups de pointe qu'ils reçoivent
par derrière. Une foule de ces malheureux sont ainsi blessés à mort.
Jamais depuis vingt ans on n'a vu une pareille scène de désolation.

Cependant la nuit étant faite, il devient prudent d'arrêter le
combat. En s'avançant on peut rencontrer en désordre l'armée de
l'archiduc se repliant sur Ratisbonne, et la jeter dans le Danube;
mais on peut aussi la trouver rangée en ordre, et en masse, sous
les murs de cette ville, et capable d'arrêter des vainqueurs qui
débouchent sans ensemble, à travers plusieurs issues, de la vallée
de la grosse Laber. Napoléon arrive en ce moment avec Masséna et
Lannes à Egglofsheim. Après quelques instants de délibération, le
parti le plus sage l'emporte, et il remet au lendemain à livrer une
seconde bataille, si l'archiduc tient devant Ratisbonne, ou à le
poursuivre au delà du Danube, s'il se retire derrière ce fleuve. Il
donne donc l'ordre de bivouaquer sur place. C'était agir sagement,
car les troupes expiraient de fatigue, celles surtout qui venaient de
Landshut. Il n'y avait même d'arrivés que les Wurtembergeois, Morand
et Gudin. Les trois divisions de Masséna se trouvaient encore en
arrière.

[Note en marge: Résultats de la bataille d'Eckmühl.]

Cette journée du 22, dite bataille d'Eckmühl, et méritant le titre
de bataille par le nombre des troupes engagées, par l'importance
décisive de l'événement, nous avait coûté environ 2,500 hommes hors
de combat, la plus grande partie appartenant aux divisions Friant
et Saint-Hilaire, lesquelles par leur conduite dans ces quatre jours
obtinrent pour leur chef le titre de prince d'Eckmühl, titre glorieux
bien justement acquis. Elle avait coûté aux Autrichiens environ 6
mille morts ou blessés, un grand nombre de bouches à feu, et 3 ou 4
mille prisonniers, recueillis à la nuit dans les villages que l'on
traversait à mesure que l'armée autrichienne battait en retraite.
Cette bataille avait définitivement séparé l'archiduc Charles des
corps de Hiller et de l'archiduc Louis, et l'avait rejeté en désordre
sur la Bohême, après lui avoir enlevé sa ligne d'opération, la
Bavière, et la grande route de Vienne.

Napoléon, pour la première fois depuis quatre jours, put prendre
un instant de repos, et le prit bien court, car il voulait achever
le lendemain la série de ses grandes et belles opérations. Il se
doutait bien du reste qu'il n'aurait pas de bataille à livrer, et
que l'archiduc Charles passerait le Danube en toute hâte, mais il
prétendait lui rendre ce passage difficile et même funeste, s'il
était possible.

[Note en marge: L'archiduc Charles se décide à passer le Danube à
Ratisbonne, afin de se réfugier en Bohême.]

De son côté l'archiduc Charles, qui s'était arrêté dans son mouvement
sur Abach en apprenant le malheur de sa gauche, et qui n'avait
rien fait pour le prévenir à temps, l'archiduc consterné, et se
reprochant vivement alors de n'avoir pas persévéré davantage dans
sa résistance à la politique de la guerre, n'avait pas autre chose
à faire qu'à traverser promptement le Danube pour rejoindre l'armée
de Bohême, dont il avait déjà rallié la moitié sous Kollowrath,
et de descendre ensuite le grand fleuve autrichien sur une rive,
tandis que Napoléon le descendrait sur l'autre. Livrer une bataille
avec le Danube à dos, eût été une faute contre les règles de la
guerre, et une faute tout à fait inexcusable dans l'état de l'armée
autrichienne, qui, quoiqu'elle se fût bien conduite, était revenue
au sentiment de son infériorité à l'égard de l'armée française. La
cavalerie de l'archiduc Charles d'ailleurs était trop peu nombreuse
pour disputer à la cavalerie française la vaste plaine dans laquelle
on se trouvait. L'archiduc résolut donc de passer sans délai le
Danube, soit sur le pont de pierre de Ratisbonne, soit sur un pont de
bateaux jeté un peu au-dessous de cette ville, au moyen d'un matériel
de passage que l'armée de Bohême avait amené avec elle. Il fut décidé
que le corps de Kollowrath, dirigé sur Abach le matin, et ramené le
soir d'Abach sur Burg-Weinting, couvrirait la retraite, car n'ayant
pas donné encore il était moins fatigué que les autres. Le gros de
l'armée devait traverser Ratisbonne, franchir le Danube sur le pont
de cette ville, pendant que le corps de réserve passerait sur le pont
de bateaux jeté au-dessous, et que la cavalerie évoluerait dans la
plaine, pour occuper les Français en faisant le coup de sabre avec
eux.

Le lendemain 23, les dispositions de l'archiduc furent exécutées avec
assez d'ordre et de succès. Bien avant le jour les divers corps de
l'armée traversèrent Ratisbonne, tandis que le général Kollowrath,
se retirant avec lenteur vers la ville, donnait aux troupes de
l'archiduc le temps de défiler. Les grenadiers s'étaient agglomérés
au-dessous de Ratisbonne pour opérer leur passage. La cavalerie
manoeuvrait entre Ober-Traubling et Burg-Weinting.

[Note en marge: Les Français poursuivent les Autrichiens sous les
murs de Ratisbonne.]

Les Français de leur côté se mirent en mouvement de fort bonne heure,
tenus en éveil par la victoire presque autant que les Autrichiens par
la défaite. Dès qu'on put discerner les objets, la cavalerie légère,
par ordre de Napoléon, s'avança en reconnaissance sur la cavalerie
autrichienne, pour savoir si c'était une bataille qu'on aurait à
livrer, ou des fuyards qu'on aurait à poursuivre. La cavalerie
autrichienne, qui, dans ces circonstances, n'avait cessé de se
conduire avec le plus grand dévouement, se précipita sur la nôtre, et
il s'engagea entre les deux une nouvelle mêlée où toutes les armes
tombèrent dans une affreuse confusion. Les cavaliers autrichiens
perdirent par ce noble dévouement près d'un millier d'hommes; mais se
retirant toujours sur la ville, à travers laquelle ils défilaient au
galop, ils attirèrent notre attention de ce côté, et réussirent ainsi
à nous dérober la vue du pont de bateaux par lequel passaient les
grenadiers. Un détachement de cavalerie légère s'en aperçut enfin,
signala le fait à l'artillerie de Lannes, qui, accourue au galop, se
mit à foudroyer les Autrichiens. On y tua grand nombre de grenadiers,
on en noya beaucoup d'autres, et on détruisit même le pont, dont les
bateaux désunis et enflammés furent bientôt emportés par le Danube.
Mais le gros des troupes put se retirer, sauf une perte de quelques
centaines d'hommes. Le maréchal Davout à gauche, avec les divisions
Friant et Saint-Hilaire, le maréchal Lannes à droite, avec les
divisions Morand et Gudin, la cavalerie au centre, ne débouchèrent
sur la ville qu'au moment où les derniers bataillons autrichiens
la traversaient. Les portes en furent immédiatement fermées sur nos
voltigeurs.

[Note en marge: Attaque de Ratisbonne.]

Napoléon y voulait entrer dans la journée même, soit pour venger
l'échec du 65e de ligne, soit pour avoir le pont du Danube, et
s'assurer ainsi le moyen de suivre l'archiduc Charles en Bohême.
La ville était enveloppée d'une simple muraille, avec des tours de
distance en distance, et un large fossé. Elle ne pouvait pas donner
lieu à un siége régulier; mais défendue par beaucoup de monde, elle
pouvait tenir quelques heures, même quelques jours, et singulièrement
ralentir notre poursuite. Napoléon ordonna que l'artillerie des
maréchaux Davout et Lannes, tirée des rangs, fût mise en ligne
tout entière, pour abattre les murs de cette malheureuse cité.
Sur-le-champ un grand nombre de pièces commencèrent à vomir les
boulets et les obus, et le feu éclata en plusieurs quartiers.

[Note en marge: Napoléon blessé au pied.]

Napoléon, impatient de venir à bout de cette résistance, s'était
approché de Ratisbonne, au milieu d'un feu de tirailleurs que
soutenaient les Autrichiens du haut des murs, et les Français du
bord du fossé. Tandis qu'avec une lunette il observait les lieux, il
reçut une balle au cou-de-pied, et dit avec le sang-froid d'un vieux
soldat: Je suis touché!--Il l'était effectivement, et d'une manière
qui aurait pu être dangereuse, car si la balle eût porté plus haut,
il avait le pied fracassé, et l'amputation eût été inévitable. Les
chirurgiens de la garde accourus auprès de lui enlevèrent sa botte et
placèrent un léger appareil sur la blessure, qui était peu grave. À
la nouvelle que l'Empereur était blessé, les soldats des corps les
plus voisins rompirent spontanément leurs rangs, pour lui adresser de
plus près les bruyants témoignages de leur affection. Il n'y en avait
pas un qui ne crût son existence attachée à la sienne. Napoléon,
donnant la main aux plus rapprochés, leur affirma que ce n'était
rien, remonta immédiatement à cheval, et parcourut le front de
l'armée pour la rassurer. Ce fut un délire de joie et d'enthousiasme.
On saluait en lui l'heureux vainqueur d'Eckmühl, que la mort venait
d'effleurer à peine, pour apprendre à tous que le danger lui était
commun avec eux, et que s'il prodiguait leur vie, il ne ménageait
guère la sienne. Il passa devant les corps qui s'étaient le mieux
conduits, fit sortir des rangs les officiers et même les soldats
signalés par leur bravoure, et leur donna à tous des récompenses. Il
y eut de simples soldats qui reçurent des dotations de quinze cents
francs de rente.

[Note en marge: Prise de Ratisbonne.]

Cependant ce n'était pas tout à ses yeux que d'échanger ces joyeuses
félicitations, il fallait achever de vaincre, et il envoyait aide
de camp sur aide de camp auprès du maréchal Lannes, pour accélérer
la prise de Ratisbonne. Cet intrépide maréchal s'était approché
de la porte de Straubing, et avait fait diriger tous les coups de
son artillerie sur une maison saillante qui dominait l'enceinte.
Bientôt cette maison, abattue par les boulets, s'écroula dans le
fossé, et le combla en partie. L'obstacle n'était dès lors plus aussi
difficile à vaincre, mais il restait toujours un double escarpement
à franchir soit pour descendre dans le fossé, soit pour remonter
sur le mur vis-à-vis, qui n'était qu'à moitié renversé. On s'était
procuré quelques échelles. Des grenadiers du 85e s'en saisirent, et
les placèrent au bord du fossé. Mais chaque fois qu'un d'entre eux
paraissait, des balles tirées avec une grande justesse l'abattaient à
l'instant. Après que quelques hommes eurent été frappés de la sorte,
les autres semblèrent hésiter. Alors Lannes s'avançant tout couvert
de ses décorations, s'empara de l'une de ces échelles, en s'écriant:
Vous allez voir que votre maréchal, tout maréchal qu'il est, n'a pas
cessé d'être un grenadier.--À cette vue ses aides de camp, Marbot et
Labédoyère, s'élancent, et lui arrachent l'échelle des mains. Les
grenadiers les suivent, prennent les échelles, se précipitent en
foule sur le bord du fossé, et y descendent. Les coups de l'ennemi,
tirés sur un plus grand nombre d'hommes à la fois, et avec plus de
précipitation, n'ont plus la même justesse. On franchit le fossé, on
escalade le mur à moitié renversé par nos boulets. Les grenadiers
du 85e, suivant MM. Labédoyère et Marbot, pénètrent ainsi dans la
ville, se dirigent vers l'une des portes et l'ouvrent au 85e, qui
entre en colonne dans Ratisbonne. La ville est à nous. On court de
rues en rues sous la fusillade, ramassant partout des prisonniers.
Mais tout à coup on est arrêté par un cri de terreur parti du milieu
des Autrichiens:--Prenez garde à vous, nous allons tous sauter en
l'air! s'écrie un officier.--Il y avait en effet des barils de poudre
qu'on avait laissés dans une rue, et que le feu échangé des deux
côtés pouvait faire sauter. D'un commun accord on s'arrête; on roule
ces barils de manière à les mettre à l'abri de l'incendie, et à
s'épargner aux uns comme aux autres un péril mortel. Les Autrichiens
se retirent ensuite, et abandonnent la ville à nos troupes.

[Note en marge: Résultat de cette brillante campagne de cinq jours.]

Cette journée coûta encore à l'ennemi environ deux mille hommes hors
de combat, et six à sept mille prisonniers. C'était la cinquième
depuis l'ouverture de la campagne. Jetons un regard sur ces cinq
journées si remplies. Le 19 avril, le maréchal Davout, remontant le
Danube de Ratisbonne à Abensberg, avait rencontré l'archiduc Charles
à Tengen, lui avait tenu tête, et l'avait arrêté sur place. Le 20,
Napoléon, réunissant la moitié du corps du maréchal Davout aux
Bavarois et aux Wurtembergeois, tandis qu'il attirait le maréchal
Masséna sur le point commun d'Abensberg, avait percé vers Rohr la
ligne des Autrichiens, et séparé l'archiduc Charles du général Hiller
et de l'archiduc Louis. Le 21, il avait continué ce mouvement, et
définitivement séparé les deux masses ennemies, en prenant Landshut
et la ligne d'opération des Autrichiens, pendant que le même jour
le maréchal Davout, formant à gauche le pivot de ses mouvements,
rencontrait encore, et contenait l'archiduc Charles à Leuchling. Le
22, averti que l'archiduc Charles ne s'était pas retiré par Landshut,
mais se trouvait à sa gauche vers Eckmühl, devant le corps du
maréchal Davout, il avait subitement pris sa détermination, s'était
rabattu sur Eckmühl, et, dans cette bataille, livrée sur l'extrémité
de la ligne ennemie, avait accablé et acculé les Autrichiens vers
Ratisbonne. Le 23 enfin, il terminait cette lutte de cinq jours en
prenant Ratisbonne, et en refoulant en Bohême l'archiduc Charles
réuni à l'armée de Bellegarde, mais séparé de celle de Hiller et de
l'archiduc Louis. Outre l'avantage de s'ouvrir la route de Vienne
que défendaient tout au plus 36 ou 40 mille hommes démoralisés,
d'avoir pris l'immense matériel qui se trouvait sur la principale
ligne d'opération de l'ennemi, d'avoir rejeté l'archiduc Charles
dans les défilés de la Bohême, où celui-ci devait être paralysé pour
long-temps, d'avoir rendu enfin à ses armes tout leur ascendant,
Napoléon avait détruit ou pris environ 60 mille hommes, et plus
de cent pièces de canon. Sur ces 60 mille hommes près de 40 mille
avaient été atteints par le feu de nos fantassins ou le sabre de nos
cavaliers[17]. Et tout cela Napoléon l'avait obtenu en se dirigeant,
au milieu d'une confusion inouïe de lieux et d'hommes, d'après les
vrais principes de la guerre. Sans doute en donnant davantage au
hasard, en laissant l'archiduc courir sur Ratisbonne, sans amener à
lui le maréchal Davout, Napoléon aurait pu se jeter sur les derrières
de l'ennemi par Lancqwaid et Eckmühl, et peut-être prendre en un
jour l'armée autrichienne tout entière. Mais, outre qu'il aurait
fallu deviner le secret de cette situation, ce qui n'est donné à
personne, Napoléon aurait manqué aux vrais principes en restant
divisé en présence d'un ennemi concentré, et lui aurait livré ainsi
la possibilité d'un grand triomphe. Au contraire, en amenant à un
point commun le maréchal Davout par sa gauche, le maréchal Masséna
par sa droite, il se mit en mesure de faire face à tout, quelles que
fussent les chances des événements, et il put couper devant lui la
ligne ennemie, percer sur Landshut, puis se rabattre à gauche, et
accabler définitivement à Ratisbonne la grande armée autrichienne.
Si nous l'osions, nous ajouterions qu'il vaut presque mieux avoir
triomphé un peu moins en se conformant aux véritables principes de
la guerre, qui ne sont après tout que les règles du bon sens, avoir
triomphé un peu moins, disons-nous, mais sans courir aucune chance
périlleuse, que d'avoir triomphé davantage en donnant trop au hasard.
Napoléon n'eût jamais succombé, s'il avait dirigé la politique comme
en cette occasion il dirigea la guerre. Du reste, l'Autriche, sous
ces coups terribles, allait être abattue, l'Allemagne comprimée,
l'Europe contenue: Napoléon n'avait jamais mieux mérité les faveurs
de la fortune, qui, dans ces cinq journées, sembla de nouveau tout à
fait séduite et ramenée.

[Note 17: Je n'énonce ces chiffres qu'après avoir réduit toutes les
exagérations des bulletins.]


FIN DU LIVRE TRENTE-QUATRIÈME.



LIVRE TRENTE-CINQUIÈME.

WAGRAM.

     Commencement des hostilités en Italie. -- Entrée imprévue des
     Autrichiens par la Ponteba, Cividale et Gorice. -- Surprise
     du prince Eugène, qui ne s'attendait pas à être attaqué avant
     la fin d'avril. -- Il se replie sur la Livenza avec les deux
     divisions qu'il avait sous la main, et parvient à y réunir une
     partie de son armée. -- L'avant-garde du général Sahuc est
     enlevée à Pordenone. -- L'armée demande la bataille à grands
     cris. -- Le prince Eugène entraîné par ses soldats, se décide
     à combattre avant d'avoir rallié toutes ses forces, et sur un
     terrain mal choisi. -- Bataille de Sacile perdue le 16 avril.
     -- Retraite sur l'Adige. -- Soulèvement du Tyrol. -- L'armée
     française concentrée derrière l'Adige, s'y réorganise sous la
     direction du général Macdonald, donné pour conseiller au prince
     Eugène. -- La nouvelle des événements de Ratisbonne oblige
     l'archiduc Jean à battre en retraite. -- Le prince Eugène le
     poursuit l'épée dans les reins. -- Passage de la Piave de vive
     force, et pertes considérables des Autrichiens. -- Événements
     en Pologne. -- Hostilités imprévues en Pologne comme en Bavière
     et en Italie. -- Joseph Poniatowski livre sous les murs de
     Varsovie un combat opiniâtre aux Autrichiens. -- Il abandonne
     cette capitale par suite d'une convention, porte la guerre sur
     la droite de la Vistule, et fait essuyer aux Autrichiens de
     nombreux échecs. -- Mouvements insurrectionnels en Allemagne.
     -- Désertion du major Schill. -- Conduite de Napoléon après les
     événements de Ratisbonne. -- Son inquiétude en apprenant les
     nouvelles d'Italie, que le prince Eugène tarde trop long-temps
     à lui faire connaître. -- Il s'avance néanmoins en Bavière,
     certain de tout réparer par une marche rapide sur Vienne. --
     Ses motifs de ne pas poursuivre l'archiduc Charles en Bohême,
     et de se porter au contraire sur la capitale de l'Autriche
     par la ligne du Danube. -- Marche admirablement combinée.
     -- Passage de l'Inn, de la Traun et de l'Ens. -- L'archiduc
     Charles, voulant repasser de la Bohême en Autriche, et rejoindre
     le général Hiller et l'archiduc Louis derrière la Traun, est
     prévenu à Lintz par Masséna. -- Épouvantable combat d'Ébersberg.
     -- L'archiduc Charles n'ayant pu arriver à temps ni à Lintz,
     ni à Krems, les corps autrichiens qui défendaient la haute
     Autriche sont obligés de repasser le Danube à Krems, et de
     découvrir Vienne. -- Arrivée de Napoléon sous cette capitale le
     10 mai, un mois après l'ouverture des hostilités. -- Entrée des
     Français à Vienne à la suite d'une résistance fort courte de
     la part des Autrichiens. -- Effet de cet événement en Europe.
     -- Vues de Napoléon pour achever la destruction des armées
     ennemies. -- Manière dont il échelonne ses corps pour empêcher
     une tentative des archiducs sur ses derrières, et pour préparer
     une concentration subite de ses forces dans la vue de livrer
     une bataille décisive. -- Nécessité de passer le Danube pour
     joindre l'archiduc Charles, qui est campé vis-à-vis de Vienne.
     -- Préparatifs de ce difficile passage. -- Dans cet intervalle
     l'armée d'Italie dégagée par les progrès de l'armée d'Allemagne
     a repris l'offensive, et marché en avant. -- L'archiduc Jean
     repasse les Alpes Noriques et Juliennes affaibli de moitié, et
     dirige les forces qui lui restent vers la Hongrie et la Croatie.
     -- Évacuation du Tyrol et soumission momentanée de cette
     province. -- Napoléon prend la résolution définitive de passer
     le Danube, et d'achever la destruction de l'archiduc Charles. --
     Difficulté de cette opération en présence d'une armée ennemie
     de cent mille hommes. -- Choix de l'île de Lobau, située au
     milieu du Danube, pour diminuer la difficulté du passage. --
     Ponts jetés sur le grand bras du Danube les 19 et 20 mai. --
     Pont jeté sur le petit bras le 20. -- L'armée commence à passer.
     -- À peine est-elle en mouvement, que l'archiduc Charles vient
     à sa rencontre. -- Bataille d'Essling, l'une des plus terribles
     du siècle. -- Le passage plusieurs fois interrompu par une crue
     subite du Danube, est définitivement rendu impossible par la
     rupture totale du grand pont. -- L'armée française privée d'une
     moitié de ses forces et dépourvue de munitions, soutient le 21
     et le 22 mai une lutte héroïque, pour n'être pas jetée dans
     le Danube. -- Mort de Lannes et de Saint-Hilaire. -- Conduite
     mémorable de Masséna. -- Après quarante heures d'efforts
     impuissants, l'archiduc Charles désespérant de jeter l'armée
     française dans le Danube, la laisse rentrer paisiblement dans
     l'île de Lobau. -- Caractère de cette épouvantable bataille.
     -- Inertie de l'archiduc Charles, et prodigieuse activité de
     Napoléon pendant les jours qui suivirent la bataille d'Essling.
     -- Efforts de ce dernier pour rétablir les ponts et faire
     repasser l'armée française sur la rive droite du Danube. --
     Heureux emploi des marins de la garde. -- Napoléon s'occupe de
     créer de nouveaux moyens de passage, et d'attirer à lui les
     armées d'Italie et de Dalmatie, pour terminer la guerre par
     une bataille générale. -- Marche heureuse du prince Eugène,
     de Macdonald et de Marmont pour rejoindre la grande armée sur
     le Danube. -- Position que Napoléon fait prendre au prince
     Eugène sur la Raab, dans le double but de l'attirer à lui et
     d'éloigner l'archiduc Jean. -- Rencontre du prince Eugène avec
     l'archiduc Jean sous les murs de Raab, et victoire de Raab
     remportée le 14 juin. -- Prise de Raab. -- Jonction définitive
     du prince Eugène, de Macdonald et de Marmont avec la grande
     armée. -- Alternatives en Tyrol, en Allemagne et en Pologne. --
     Précautions de Napoléon relativement à ces diverses contrées.
     -- Inaction des Russes. -- Napoléon, en possession des armées
     d'Italie et de Dalmatie, et pouvant compter sur les ponts du
     Danube qu'il a fait construire, songe enfin à livrer la bataille
     générale qu'il projette depuis long-temps. -- Prodigieux travaux
     exécutés dans l'île de Lobau pendant le mois de juin. -- Ponts
     fixes sur le grand bras du Danube; ponts volants sur le petit
     bras. -- Vastes approvisionnements et puissantes fortifications
     qui convertissent l'île de Lobau en une véritable forteresse.
     -- Scène extraordinaire du passage dans la nuit du 5 au 6
     juillet. -- Débouché subit de l'armée française au delà du
     Danube, avant que l'archiduc Charles ait pu s'y opposer. --
     L'armée autrichienne repliée sur la position de Wagram, s'y
     défend contre une attaque de l'armée d'Italie. -- Échauffourée
     d'un moment dans la soirée du 5. -- Plan des deux généraux pour
     la bataille du lendemain. -- Journée du 6 juillet, et bataille
     mémorable de Wagram, la plus grande qui eût encore été livrée
     dans les temps anciens et modernes. -- Attaque redoutable contre
     la gauche de l'armée française. -- Promptitude de Napoléon à
     reporter ses forces de droite à gauche, malgré la vaste étendue
     du champ de bataille. -- Le centre des Autrichiens, attaqué avec
     cent bouches à feu et deux divisions de l'armée d'Italie sous
     le général Macdonald, est enfoncé. -- Enlèvement du plateau de
     Wagram par le maréchal Davout. -- Pertes presque égales des
     deux côtés, mais résultats décisifs en faveur des Français. --
     Retraite décousue des Autrichiens. -- Poursuite jusqu'à Znaïm
     et combat sous les murs de cette ville. -- Les Autrichiens ne
     pouvant continuer la guerre, demandent une suspension d'armes.
     -- Armistice de Znaïm et ouverture à Altenbourg de négociations
     pour la paix. -- Nouveaux préparatifs militaires de Napoléon
     pour appuyer les négociations d'Altenbourg. -- Beau campement de
     ses armées au centre de la monarchie autrichienne. -- Caractère
     de la campagne de 1809.


[Note en marge: Premières opérations en Italie.]

Les Autrichiens avaient eu l'intention d'assaillir les armées
françaises dispersées des bords de la Vistule aux bords du Tage, et
malgré leurs lenteurs ordinaires ils auraient réussi peut-être, si
Napoléon, arrivant à l'improviste, n'avait déjoué par sa présence, sa
promptitude et sa vigueur ce dangereux projet de surprise. En cinq
jours de combat il avait frappé leur principal rassemblement, et en
avait rejeté les fragments désunis sur les deux rives du Danube. Mais
s'il avait suppléé à tout ce qui manquait encore à ses armées par
son activité, son énergie, son coup d'oeil supérieur, il ne pouvait
en être ainsi là où il ne se trouvait pas, et il ne se trouvait ni
en Italie, où marchait l'archiduc Jean avec les huitième et neuvième
corps, ni en Pologne, où marchait l'archiduc Ferdinand avec le
septième.

[Note en marge: Plan de campagne de l'archiduc Jean.]

En Italie le début de la campagne n'avait pas été heureux, et
ce début aurait certainement exercé une fâcheuse influence sur
l'ensemble des événements, si nos succès avaient été moins grands
entre Landshut et Ratisbonne. Là, en effet, l'esprit téméraire
et inconséquent de l'archiduc Jean opposé à l'esprit sage mais
inexpérimenté du prince Eugène, avait triomphé un moment de la
bravoure de nos soldats. L'archiduc Jean, suivant la coutume de
ceux qui commandent dans une contrée, aurait voulu tout y attirer,
et convertir l'Italie en théâtre principal de la guerre. Mais comme
il ne pouvait pas faire que le Danube cessât d'être pour Napoléon
la route directe de Vienne, il ne pouvait pas faire non plus que
le gros des forces autrichiennes fût sur le Tagliamento, au lieu
d'être sur le Danube. Jaloux de son frère l'archiduc Charles, entouré
d'un état-major jaloux de l'état-major général, il avait élevé
plus d'une contestation sur le plan à suivre. Il voulait d'abord
entrer directement dans le Tyrol par le Pusther-Thal en passant des
sources de la Drave aux sources de l'Adige (voir la carte nº 31),
descendre par Brixen et Trente sur Vérone, et faire tomber ainsi
toutes les défenses avancées des Français, en se portant d'un trait
sur la ligne de l'Adige par la route des montagnes, que lui ouvrait
l'insurrection des Tyroliens. N'ayant pas la crainte de trouver sur
le plateau de Rivoli le général Bonaparte ou l'intrépide Masséna,
pouvant compter sur le concours ardent des Tyroliens, il avait
d'excellents motifs pour adopter un tel projet, qui entre autres
avantages avait celui de le tenir à portée de la Bavière, et en
mesure de prendre part aux opérations sur le Danube. Mais comme il
arrive toujours des plans débattus entre autorités rivales, celui-ci
fit place à un plan moyen, qui consistait à envahir le Tyrol par
un corps détaché, et la haute Italie par le gros de l'armée. C'est
d'après ces vues que furent distribuées les forces destinées à opérer
en Italie. Le huitième corps se réunit à Villach en Carinthie, sous
les ordres du général Chasteler auquel il était d'abord destiné; le
neuvième à Laybach en Carniole, sous le comte Ignace Giulay, ban
de Croatie. Le général Chasteler, connaissant bien le Tyrol, fut
détaché du huitième corps avec une douzaine de mille hommes, et
chargé d'opérer par le Pusther-Thal, en s'avançant par les montagnes
de l'est à l'ouest, pendant que le gros de l'armée suivrait dans la
plaine la même direction. Le général Chasteler avec une douzaine
de mille hommes et le concours des Tyroliens avait assez de forces
contre les Bavarois, qui étaient à peine cinq ou six mille dans le
Tyrol. Tandis qu'il cheminerait par Lienz et Brunecken sur Brixen,
les huitième et neuvième corps, partant l'un de Villach, l'autre de
Laybach, devaient déboucher sur Udine. Ces deux corps présentaient,
en y comprenant l'artillerie, une masse d'environ 48 mille hommes
de troupes excellentes. Une vingtaine de mille hommes de landwehr,
bien habillés, animés d'un bon esprit, mais peu instruits,
devaient rester à la frontière, la garder, la couvrir d'ouvrages de
campagne, et former avec leurs bataillons les meilleurs une réserve
à la disposition de l'armée agissante. Un détachement de 7 à 8
mille hommes, auquel devait se réunir l'insurrection de Croatie,
était chargé d'observer la Dalmatie, d'où l'on craignait que le
général Marmont ne parvînt à déboucher. Toutefois comme on espérait
surprendre les Français en Frioul aussi bien qu'en Bavière, et comme
on savait également que la complaisance de famille, non moins grande
dans la cour de Napoléon que dans les cours les plus vieilles de
l'Europe, avait valu au prince Eugène le commandement de l'armée
d'Italie, à l'exclusion de Masséna le chef naturel de cette armée, on
se flattait d'être bientôt sur l'Adige, même sur le Pô, et de tenir
le général Marmont enfermé en Dalmatie. Une sommation était déjà
préparée pour ce dernier, et on croyait n'avoir d'autre difficulté
avec lui que celle de débattre et de signer une capitulation.

[Note en marge: Intelligences secrètes préparées en Italie pour y
seconder les mouvements des armées autrichiennes.]

Ce n'était pas seulement sur la force des armes que l'on se fiait
pour s'avancer victorieusement en Italie, mais aussi sur des
menées secrètes, pratiquées depuis les montagnes du Tyrol jusqu'au
détroit de Messine. Les Autrichiens étaient soutenus dans leur
téméraire tentative par la persuasion que l'Europe entière, comme
la France, était déjà lasse du pouvoir de Napoléon, opinion qu'ils
avaient puisée dans les événements d'Espagne, et ils avaient compté
non-seulement sur le Tyrol, dévoué de tout temps à l'Autriche, mais
sur les anciens États vénitiens qui gémissaient encore de leur ruine
récente, sur le Piémont devenu malgré lui province française, sur les
États de l'Église, les uns convertis en départements de l'Empire,
les autres témoins de l'esclavage du pape, enfin sur le royaume de
Naples privé de ses antiques souverains, séparé de la Sicile, et
désirant recouvrer sa dynastie et son territoire. De nombreuses
intelligences avaient été préparées dans tous ces pays, soit auprès
des nobles mécontents du régime d'égalité introduit par les Français,
soit auprès des prêtres regrettant la suprématie de l'Église, ou
déplorant l'outrageante oppression du saint-père. Cependant, bien
que la domination française fût désagréable aux Italiens à titre
de domination étrangère, bien qu'elle leur coûtât beaucoup de sang
et d'argent, elle avait pour le plus grand nombre d'entre eux des
mérites qu'ils ne méconnaissaient pas, et que les souffrances de
la guerre ne leur avaient pas fait oublier entièrement. On ne
pouvait donc pas remuer les Italiens aussi facilement que les
Tyroliens, mais quant à ceux-ci leur impatience de voir reparaître
le drapeau autrichien était extrême. Rien ne peut donner une idée
de l'attachement qu'ils portaient alors à l'Autriche. Ces simples
montagnards, habitués au gouvernement tout paternel de la maison
de Habsbourg, avaient en 1806 passé avec horreur sous le joug de
la Bavière, qui était pour eux un voisin détesté. Celle-ci ne se
sentant pas aimée de ses nouveaux sujets, leur avait rendu haine
pour haine, et les avait traités avec une dureté qui n'avait fait
qu'exalter leur ressentiment. Aussi n'avaient-ils cessé d'envoyer à
Vienne de nombreux émissaires, promettant de se soulever au premier
signal, et offrant par leurs relations avec les Grisons et les
Suisses d'opérer un mouvement, qui se communiquerait bientôt à la
Souabe d'un côté, au Piémont de l'autre. Ils avaient même contribué
par leur ardeur à tromper la cour de Vienne, et à lui persuader
qu'il n'existait dans toute l'Europe que des Tyroliens ou des
Espagnols impatients de secouer le joug du nouvel Attila. Un employé
fort actif du département des affaires étrangères à Vienne, M. de
Hormayer, tenant dans ses mains le fil de ces intrigues tyroliennes,
allemandes et italiennes, avait été chargé d'accompagner l'archiduc
Jean, pour faire jouer à côté de lui les ressorts secrets de la
politique, tandis que le prince ferait jouer les ressorts découverts
de la guerre. On avait naturellement mis les Anglais de moitié dans
ces espérances et ces menées, et ils avaient promis de coopérer
activement avec les Autrichiens, dès que ceux-ci, envahissant la
Lombardie jusqu'à Pavie, auraient ouvert le littoral de l'Adriatique
de Trieste à Ancône.

[Note en marge: Commencement des hostilités en Tyrol et en Frioul.]

Tout était prêt pour agir en Carinthie le même jour qu'en Bavière,
c'est-à-dire le 10 avril. Ce jour, en effet, tandis que les
avant-gardes de l'archiduc Charles franchissaient l'Inn, les
avant-gardes de l'archiduc Jean se présentaient aux débouchés des
Alpes Carniques et Juliennes, sans aucune déclaration préalable
de guerre. On avait cru y suppléer en envoyant aux avant-postes
français, vers la Ponteba, un trompette porteur d'une déclaration de
l'archiduc Jean, dans laquelle ce prince disait qu'il entrait en
Italie, et qu'on eût à le laisser passer, sans quoi il emploierait
la force. Une demi-heure après, des détachements de cavalerie et
d'infanterie légère s'étaient précipités sur nos avant-postes, et en
avaient même enlevé quelques-uns. Apportant encore moins de forme
à l'égard des Bavarois, possesseurs du Tyrol, le général Chasteler
avait dès la veille, c'est-à-dire le 9 avril, envahi la contrée
montagneuse qu'on appelle le Pusther-Thal, et qui sépare la Carinthie
du Tyrol italien.

[Note en marge: Routes par lesquelles les Autrichiens débouchent en
Italie.]

Deux grandes routes (voir la carte nº 31) s'ouvraient devant les
Autrichiens pour envahir le Frioul: celle qui, venant de Vienne à
travers la Carinthie, descend des Alpes Carniques sur le Tagliamento,
et conduit par Villach, Tarvis, la Ponteba, sur Osopo; celle qui,
venant de la Carniole, descend des Alpes Juliennes sur l'Isonzo,
qu'elle franchit entre Gorice et Gradisca, et tombe sur Palma-Nova
ou Udine. Napoléon s'était précautionné sur l'une et l'autre route
contre les invasions autrichiennes, en construisant sur la première
le fort d'Osopo, sur la seconde l'importante place de Palma-Nova.
Mais ce fort et cette place, très-suffisants pour servir d'appuis à
une armée, ne pouvaient pas la suppléer; c'était une difficulté, et
non un obstacle invincible. Les troupes du prince Eugène n'étant pas
encore rassemblées, il était facile de défiler sous le canon d'Osopo
et de Palma-Nova, de les bloquer et de passer outre.

Néanmoins l'archiduc Jean ne voulut se servir ni de l'une ni
de l'autre de ces deux routes, bien que, dans son espérance de
surprendre l'armée française, il ne dût craindre de sérieux obstacle
sur aucune des deux. Il préféra une route intermédiaire, celle
qui, passant par les sources de l'Isonzo, débouchait par Cividale
sur Udine. Elle était difficile surtout pour une armée nombreuse,
chargée d'un gros matériel, mais à cause de cela elle lui semblait
devoir être moins défendue que les deux autres. Il s'y engagea donc
avec le gros de son armée, composé des huitième et neuvième corps,
et n'envoya que deux avant-gardes sur les routes de Carinthie et de
Carniole. Un habile officier, le colonel Wockmann, dut avec quelques
bataillons et quelques escadrons s'ouvrir la Ponteba, en y faisant
la guerre de montagnes contre nos avant-postes, tandis que le
général Gavassini, passant l'Isonzo avec un détachement au-dessus de
Gradisca, marcherait sur Udine, point commun où allaient converger
les diverses parties de l'armée autrichienne.

Toutes ces combinaisons étaient superflues, car le prince Eugène, ne
s'attendant pas à être attaqué avant la fin d'avril, n'avait sous la
main que la division Seras devant Udine, et la division Broussier
devant la Ponteba. Quant à lui, il était occupé à faire de sa
personne la revue de ses avant-postes, obéissant en cela à un conseil
de Napoléon, qui lui avait recommandé de visiter les lieux où bientôt
il aurait à livrer des batailles. Les Autrichiens n'eurent donc que
de simples avant-postes à refouler, sur toutes les routes où ils se
présentèrent. Le 10, le colonel Wockmann replia jusqu'à Portès les
avant-gardes de la division Broussier; le général Gavassini franchit
l'Isonzo sans difficulté, et le corps principal déboucha avec moins
de difficulté encore sur Udine, où se trouvait une seule division
française.

[Note en marge: Conduite du prince Eugène surpris par la soudaine
apparition des Autrichiens.]

[Note en marge: Mouvement rétrograde du prince Eugène.]

Le prince Eugène, surpris par cette soudaine apparition, et peu
habitué au commandement, quoique déjà très-habitué à la guerre sous
son père adoptif, fut vivement ému d'une situation si nouvelle
pour lui. Des huit divisions qui composaient son armée, il n'avait
auprès de lui que les deux divisions françaises Seras et Broussier.
Il avait un peu en arrière, entre la Livenza et le Tagliamento,
les divisions françaises Grenier et Barbou, ainsi que la division
italienne Severoli, et plus loin, près de l'Adige, la division
française Lamarque, la division italienne Rusca, plus les dragons qui
constituaient le fonds de sa cavalerie. Quant à sa sixième division
française, celle de Miollis, elle se trouvait encore fort en arrière,
retenue qu'elle était par la situation de Rome et de Florence. Dans
une telle occurrence le prince Eugène n'avait qu'une détermination à
prendre, c'était de se concentrer rapidement, en rétrogradant vers
la masse de ses forces. Quelque désagréable que fût au début un
mouvement rétrograde, il fallait s'y résoudre avec promptitude, ne
devant jamais être tenue pour déplaisante la résolution qui vous mène
à un bon résultat. Il est vrai que pour braver certaines apparences
passagères, il faut un général renommé, tandis que le prince Eugène
était jeune, et sans autre gloire que l'amour mérité de son père
adoptif. Il se décida donc à rétrograder, mais avec un regret qui
devait bientôt lui être fatal, en l'empêchant de pousser jusqu'où
il fallait son mouvement de concentration. Il ordonna aux divisions
Seras et Broussier de repasser le Tagliamento, de se porter jusqu'à
la Livenza, où devaient arriver, en hâtant le pas, les divisions
Grenier, Barbou, Severoli, Lamarque et Grouchy. Le général Seras
n'eut qu'à rétrograder sans combattre. Le général Broussier eut à
livrer des combats fort vifs au colonel Wockmann, qui lui disputa
très-habilement les vallées du haut Tagliamento; mais il se retira
en jonchant de morts le terrain qu'il abandonnait. Heureusement les
Autrichiens, quoiqu'ils voulussent nous surprendre, ne marchaient pas
avec toute la vitesse possible. Ils mirent quatre jours à se rendre
de la frontière au Tagliamento, ce qui nous laissait, pour opérer
notre concentration, un temps dont un général expérimenté aurait pu
mieux profiter que ne le fit le prince Eugène.

[Note en marge: Surprise et enlèvement de l'avant-garde commandée par
le général Sahuc.]

En repassant le Tagliamento pour gagner la Livenza, il rallia les
divisions françaises Grenier et Barbou, ainsi que la division
italienne Severoli, puis il s'arrêta entre Pordenone et Sacile,
n'étant que très-mollement poursuivi par les Autrichiens. Arrivé
là il eut le tort de laisser à Pordenone, trop loin de lui et de
tout soutien, une forte arrière-garde, composée de deux bataillons
du 35e, et d'un régiment de cavalerie légère, sous les ordres du
général Sahuc. Ce général ne montra pas ici la vigilance qu'il
faut à l'avant-garde quand on marche en avant, à l'arrière-garde
quand on se retire; il eut le tort, au lieu de battre la campagne
pour éclairer l'armée, de ne pas même éclairer sa propre troupe,
et de s'enfermer avec elle dans Pordenone[18]. Les Autrichiens,
avertis de la présence d'une arrière-garde française à Pordenone, se
portèrent en avant avec un détachement d'infanterie et une troupe
considérable de cavalerie, sous la conduite du chef d'état-major
Nugent, officier fort intelligent, et membre fort exalté du parti de
la guerre. Avec sa cavalerie il enveloppa complétement Pordenone,
coupant toutes les communications entre ce point et Sacile; avec
son infanterie il attaqua Pordenone même, et y surprit les troupes
françaises endormies et mal gardées. Celles-ci, attaquées avant
d'avoir pu se mettre en défense, furent obligées de se retirer en
toute hâte, et de chercher leur salut dans une fuite précipitée. Mais
au lieu de trouver le chemin ouvert en quittant Pordenone, elles y
rencontrèrent une nombreuse cavalerie qui les assaillit dans tous les
sens. Nos hussards essayèrent de se faire jour en chargeant au galop;
quelques-uns s'échappèrent, les autres furent sabrés ou pris. Quant
à l'infanterie, elle ne chercha son salut que dans une vaillante
résistance. Les deux bataillons du 35e, vieux régiment d'Italie, se
formèrent en carré, et reçurent les cavaliers autrichiens de manière
à les rebuter, si leur nombre eût été moins grand. Ils en abattirent
plusieurs centaines à coups de fusil, et jonchèrent la terre de
cadavres d'hommes et de chevaux. Mais bientôt, les cartouches leur
manquant, ils n'eurent plus que la pointe de leurs baïonnettes contre
une cavalerie qui était la meilleure de l'Autriche. Cinq cents de nos
malheureux soldats expièrent en tombant sous le sabre des Autrichiens
l'incurie de leur général. Les autres furent faits prisonniers.

[Note 18: L'irritation de Napoléon dans cette circonstance fut telle
qu'il écrivit plusieurs lettres au prince Eugène, et voulut faire
poursuivre le général Sahuc; il le voulut surtout après la bataille
de Raab, où ce général ne racheta pas la faute de Pordenone. Le
général Sahuc, écrivit-il, est de ceux qui _ont assez de la guerre_.
Malheureusement le nombre s'en augmentait tous les jours par la faute
de Napoléon.]

Cette fâcheuse aventure irrita beaucoup l'armée française, et diminua
sa confiance dans le général en chef. Par contre, elle augmenta
l'ardeur des troupes autrichiennes, qui, pour la première fois
depuis long-temps, voyaient les Français reculer devant elles, et
commençaient à n'être pas sans espérance de les vaincre.

Ce que le prince Eugène aurait eu de mieux à faire en cette
circonstance, puisqu'il avait pris le parti de la retraite, c'eût été
de persister à se retirer, jusqu'à ce qu'il trouvât une ligne solide
à défendre, et toutes ses forces réunies derrière cette ligne. Alors
il aurait obtenu le dédommagement de quelques jours d'une attitude
fâcheuse, et donné un sens fort honorable à son mouvement rétrograde.
Mais il était jeune, plein d'honneur et de susceptibilité. Les propos
des soldats, qui avaient conservé tout l'orgueil de la vieille armée
d'Italie, lui déchiraient le coeur. Bien qu'ils aimassent le jeune
prince, fils de leur ancien général, ils jugeaient, discernaient
son inexpérience, s'en plaignaient tout haut, ne ménageaient pas
davantage les généraux placés sous lui, et demandaient qu'on les
menât à un ennemi qui avait l'insolence de les poursuivre, et
devant lequel ils n'étaient pas accoutumés à fuir. Aux propos des
soldats se joignait le désespoir des habitants, qui étaient d'anciens
sujets vénitiens rattachés pour la plupart à la France, effrayés
de l'approche de l'armée autrichienne, et suppliant qu'on ne les
livrât pas à sa vengeance. Eugène assembla ses généraux, qu'il trouva
déconcertés comme lui; car ils avaient pris sous Napoléon l'habitude
de se battre héroïquement, mais non celle de commander. Ils étaient
prêts à se faire tuer, mais point à donner un avis sur une question
aussi grave que celle de savoir s'il fallait livrer bataille. Ce
qu'il y avait de plus sage évidemment, c'était de continuer à se
retirer jusqu'à ce qu'on eût rallié ses forces et trouvé un terrain
avantageux pour combattre. En allant jusqu'à la Piave, on aurait
rallié successivement cinq divisions d'infanterie française et une
d'infanterie italienne, plus deux belles divisions de dragons, et la
garde royale lombarde, qui était une bonne troupe. Enfin on aurait
rencontré dans la Piave même une ligne excellente à défendre. Mais
Eugène n'avait ni assez d'expérience, ni assez de réputation pour
braver patiemment les propos de l'armée. Piqué du silence de ses
généraux et de l'indiscrétion de ses soldats, il résolut de s'arrêter
en avant de la Livenza, entre Sacile et Pordenone, sur un terrain
qu'il ne connaissait pas, qui ne présentait aucune circonstance
avantageuse, et sur lequel ses troupes n'avaient pas eu encore le
temps de se concentrer.

[Note en marge: Le prince Eugène excité par les propos de l'armée, se
décide à livrer bataille devant Sacile.]

[Note en marge: Description du terrain entre Pordenone et Sacile.]

Le 15 au soir, après l'échec de Pordenone, il ordonna de faire
halte, et de reprendre l'offensive sur tous les points. Il avait,
en rétrogradant jusque-là, réuni aux divisions Broussier et Seras
les divisions Grenier, Barbou, Severoli, qu'il avait rencontrées
en avant de la Livenza. Ces cinq divisions pouvaient présenter une
force d'environ 36 mille hommes: les uns, vieux soldats de l'armée
d'Italie; les autres, soldats jeunes mais instruits, et composant les
quatrièmes bataillons des armées de Naples et de Dalmatie. La force
des Autrichiens au contraire s'élevait à 45 mille hommes environ de
leurs meilleures troupes. La disproportion était donc très-grande.
Il est vrai que le prince Eugène comptait sur un renfort de dix
mille fantassins et cavaliers, que devaient lui amener les généraux
Lamarque et Grouchy, actuellement en route pour le rejoindre. Mais
cette adjonction n'était pas certaine, et de plus le terrain était
fort peu favorable. À notre droite nous avions, entre Tamai, Palse,
Porcia, des villages, des clôtures, un sol inondé, de nombreux
canaux, fortement occupés par les Autrichiens. Au centre, le terrain
se relevant formait une arête qui courait droit devant nous, et sur
laquelle avait été pratiquée la route de Sacile à Pordenone. Nous
possédions sur cette route le village de Fontana-Fredda, vis-à-vis
celui de Pordenone, enlevé le matin par les Autrichiens. Enfin à
notre gauche, au versant de cette arête, le terrain s'étendait en
plaine jusqu'au pied des Alpes. Deux villages s'y apercevaient,
celui de Roveredo, occupé par les Français, celui de Cordenons, où
bivouaquaient les Autrichiens. Ainsi à droite un sol coupé et hérissé
d'obstacles, au centre une grande routé allant perpendiculairement
de notre ligne à celle de l'ennemi, à gauche une plaine: tel était
le terrain à disputer. Il s'offrait à la vérité une circonstance
favorable, qu'il aurait fallu deviner, comme Napoléon savait le faire
d'après les moindres indices, c'était la séparation des Autrichiens
en deux masses, l'une formée du huitième corps, et placée dans les
villages de Tamai, de Porcia, de Palse, derrière les obstacles de
terrain qui étaient à notre droite; l'autre formée du neuvième corps
et de la cavalerie établie dans la plaine à gauche, à Cordenons. Or,
de Cordenons à Pordenone il y avait plus d'une lieue d'un espace
mal gardé et mal défendu. Cette circonstance aperçue, il aurait
fallu laisser les divisions Seras et Severoli, attaquer à notre
droite Tamai, Palse, Porcia, et y attirer les Autrichiens; puis
avec les divisions Grenier et Barbou, qui étaient au centre sur la
grande route, avec la division Broussier, qui était à gauche dans la
plaine, former une masse de 24 mille hommes, marcher par la grande
route de Fontana-Fredda sur Pordenone, investir ce dernier bourg, le
séparer de Cordenons, où était le neuvième corps, et couper ainsi
l'armée autrichienne en deux: une fois cela fait, on aurait eu bon
marché du huitième corps engagé avec notre droite, et d'autant mieux
qu'il se serait enfoncé plus avant dans les terrains difficiles qui
composaient cette partie du champ de bataille.

[Note en marge: Bataille de Sacile, livrée le 16 avril.]

[Note en marge: Plan de cette bataille.]

Malheureusement le prince Eugène avec son chef d'état-major
Charpentier, mettant autant d'irréflexion à arrêter le plan de la
bataille qu'à la résoudre, ordonnèrent tout le contraire de ce
que conseillaient le terrain et la position de l'ennemi. Sans même
reconnaître ni l'un ni l'autre, ils décidèrent que le lendemain
16 avril, à la pointe du jour, les généraux Seras et Severoli
partiraient de Tamai pour se porter sur Palse et Porcia, qu'ils
chercheraient à enlever à tout prix; qu'au centre, sur la grande
route, la division Grenier s'établirait en avant de Fontana-Fredda,
mais sans agir offensivement, jusqu'au moment où les généraux Seras
et Severoli auraient emporté les nombreux et difficiles obstacles
qu'ils avaient à vaincre; qu'à gauche le général Broussier, venant
se serrer au général Grenier à travers la plaine de Roveredo,
garderait la même expectative; qu'enfin en arrière le général Barbou
appuierait la ligne française: plan vicieux, qui laissait aux
Autrichiens le loisir de rectifier leur position, pendant que notre
droite s'épuiserait contre des obstacles tout matériels, et que notre
centre, notre gauche, notre arrière-garde, perdraient leur temps à ne
rien faire. C'est ainsi, et avec cette intelligence, qu'on prodigue
bien souvent le sang si précieux des soldats, et qu'on joue le sort
des empires! C'est ainsi que rois et républiques confient, les uns à
des fils ou à des frères incapables, les autres à des favoris de la
multitude tout aussi incapables, la vie des hommes et le salut des
États! Le prince Eugène était un brave officier, plein de modestie et
de dévouement, propre un jour à bien conduire une division, mais non
à commander une armée, ni surtout à diriger une campagne.

Nos soldats ne sachant pas où on les menait, mais satisfaits de
combattre un ennemi qu'ils n'avaient pas l'habitude de craindre,
marchèrent résolument au feu le 16 avril au matin, jour de dimanche.
Les Français sous Seras, les Italiens sous Severoli, se jetèrent
bravement sur Palse et Porcia, et enlevèrent les premiers obstacles
qui leur étaient opposés. L'archiduc Jean était en ce moment à la
messe avec tout son état-major. Ce prince, quoiqu'il eût à la fois
plus d'expérience et plus de prétentions que le modeste prince
Eugène, ne montra pas ici plus de jugement que son adversaire, car
après avoir surpris les Français la veille à Pordenone, il s'exposait
à être surpris au même endroit. Il monta immédiatement à cheval avec
son état-major, courut en avant de Pordenone, et voyant devant lui,
sur la route de Fontana-Fredda, le général Grenier à notre centre, le
général Broussier à notre gauche, former des masses que le terrain
découvert rendait plus apparentes, s'imagina que nous allions replier
notre gauche sur notre centre, notre centre sur notre droite, ne tira
de ce qu'il croyait voir que l'inspiration de rabattre le neuvième
corps de Cordenons sur Fontana-Fredda, pour nous empêcher d'exécuter
le mouvement qu'il supposait, laissa du reste l'espace toujours
ouvert entre Cordenons et Pordenone, et ne parut point s'inquiéter de
son huitième corps, occupé à se débattre avec les généraux Seras et
Severoli, au milieu des terrains accidentés qui étaient entre Tamai,
Palse et Porcia.

[Note en marge: Lutte acharnée dans les villages de Palse et de
Porcia.]

[Note en marge: Attaque repoussée du 9e corps autrichien sur notre
gauche.]

[Note en marge: Une menace des Autrichiens sur Sacile détermine la
retraite des Français.]

C'est là en effet qu'eut lieu sous la direction de deux généraux
en chef peu clairvoyants, et entre des soldats d'une extrême
vaillance, une lutte sanglante et acharnée. Le huitième corps
autrichien, beaucoup plus nombreux que les divisions Seras et
Severoli, n'entendait pas leur abandonner le terrain dont elles
avaient conquis une partie. Le général Colloredo se jeta sur elles
avec une division autrichienne, leur enleva sous un feu meurtrier
Porcia et Palse, et rétablit ainsi le combat. Le général Seras, qui
s'était ménagé une réserve, se mit à sa tête, la porta en avant,
et rentra dans les villages perdus, en y ramenant à la fois les
Français et les Italiens. On s'établit dans ces malheureux villages,
théâtre de tant de fureurs. Alors les Autrichiens, profitant des
moindres obstacles, se défendant de maison à maison, de clôture à
clôture, opposèrent à nos soldats une résistance dont ils n'avaient
pas donné l'exemple depuis Marengo. Le général Grenier, condamné à
l'inaction sur la grande route de Fontana-Fredda à Pordenone, détacha
deux bataillons à sa droite, pour aider à la conquête définitive de
Porcia. Le général Barbou en envoya deux de l'arrière-garde sur les
mêmes points. Ces renforts compensaient sans doute l'infériorité
de notre droite par rapport au huitième corps qu'elle avait à
combattre; mais, sur ce terrain semé d'obstacles qu'il était aussi
difficile de perdre que de conquérir, ils ne décidaient rien, notre
gauche et notre centre demeurant immobiles. De part et d'autre on
combattait avec acharnement, lorsque le neuvième corps, en s'avançant
obliquement de Cordenons sur Fontana-Fredda, joignit la division
Broussier, qui formait notre gauche. Le général Broussier avait
disposé en échelons les 9e, 84e et 92e de ligne, superbes régiments
à quatre bataillons, dont sa division était composée. Il attendit
avec sang-froid l'infanterie ennemie, et la fusillant de très-près
avec une extrême justesse, renversa presque une ligne entière; puis
la superbe cavalerie autrichienne ayant profité de la plaine pour
le charger, il la reçut en carré, couvrit la terre de ses morts,
et toute brave qu'elle était, la renvoya dégoûtée de pareilles
tentatives. Cependant le neuvième corps, fort nombreux, débordait
notre gauche, et semblait menacer en arrière de Fontana-Fredda le
bourg de Sacile, où se trouvait le principal pont sur la Livenza. Ce
pont occupé, notre communication la plus importante était perdue, et
il ne nous restait plus pour nous retirer que de mauvais ponts sur la
partie inférieure de la Livenza. Le prince Eugène, qui n'était résolu
qu'au feu, s'alarma pour ses communications, et, bien que la lutte
fût encore incertaine, ordonna la retraite, avec aussi peu de motifs
qu'il en avait eu pour ordonner la bataille.

Nos soldats, après avoir tué autant de monde qu'ils en avaient perdu,
se retirèrent vers la Livenza, désolés du rôle humiliant qu'on leur
faisait jouer. Notre droite se dirigea sur le pont de Brugnera,
qu'elle put gagner sans désordre, le sol fort difficile de ce côté
ne se prêtant guère à la poursuite, et les Autrichiens étant épuisés
par la terrible lutte qu'ils y avaient soutenue. Tout l'effort de
l'ennemi pendant ce mouvement rétrograde porta sur notre gauche, qui
se retirait sur un terrain découvert. La division Broussier par
sa superbe attitude sauva l'armée, tantôt attendant l'infanterie
ennemie pour la fusiller à bout portant, tantôt recevant en carré la
cavalerie qu'elle arrêtait avec ses baïonnettes. Lorsque notre centre
et notre arrière-garde eurent défilé par Sacile, elle y entra la
dernière, laissant les ennemis eux-mêmes remplis d'admiration pour sa
belle conduite.

[Note en marge: Désordre de la retraite.]

[Note en marge: Arrivée du général Macdonald à l'armée d'Italie.]

[Note en marge: Distribution de l'armée d'Italie en trois
commandements.]

Jusque-là nous n'avions perdu que des morts, des blessés, de
l'artillerie démontée, et peu de prisonniers. Mais dans la nuit
le prince Eugène ayant cru devoir pousser la retraite jusqu'à
Conegliano, pour se couvrir le plus tôt possible de la Piave, le
mauvais temps, l'encombrement des voitures d'artillerie et des
bagages, leur croisement avec les troupes, produisirent un désordre
fâcheux. Les soldats, peu surveillés par leurs chefs au milieu de
cette confusion, se répandirent dans les maisons, au risque d'y
être faits prisonniers. L'armée qui sur le champ de bataille avait
perdu environ trois mille et quelques cents hommes, perte à peu près
égale à celle des Autrichiens, perdit encore trois mille hommes en
soldats pris ou égarés. Bientôt le désordre s'augmentant par suite
d'un temps effroyable qui fit déborder les rivières et rendit les
routes impraticables, on arriva derrière la Piave dans un état
qui n'honorait point cette armée d'Italie, jadis si admirable.
Heureusement les Autrichiens, peu accoutumés à la vaincre, pressés
de jouir de leur victoire, et retardés par le temps qui rendait
leur poursuite aussi difficile que notre retraite, restèrent
plusieurs jours sans attaquer le prince Eugène. Ils lui laissèrent
ainsi le loisir de se remettre de sa défaite, et d'en arrêter les
conséquences. Il avait été rejoint en route, mais trop tard, par
la division d'infanterie Lamarque et par la division de cavalerie
Grouchy. Il lui arriva en outre, ce qui dans le moment valait mieux
qu'un renfort, un général, l'illustre Macdonald, un des meilleurs
officiers de la révolution, bien qu'il eût perdu la bataille de
la Trebbia. Ses liaisons avec Moreau l'avaient condamné à vivre
pendant plusieurs années dans une sorte de disgrâce, et à languir
dans l'inaction, tandis que ses pareils d'âge ou de services,
quelques-uns même ses inférieurs, obtenaient des fortunes brillantes.
Le grand besoin qu'on avait de généraux et d'officiers, par suite
de guerres continues, obligeait de revenir à beaucoup de ceux qu'on
avait négligés. N'ayant pas voulu envoyer Masséna en Italie à cause
du prince Eugène, qu'il craignait de réduire à un rôle secondaire,
Napoléon s'était prêté à ce qu'on lui envoyât le général Macdonald,
pour lui servir de guide et de soutien. Le général Macdonald, l'un
des hommes les plus intrépides qui aient paru dans nos armées,
expérimenté, manoeuvrier, froid, sachant se faire obéir, fut reçu
avec confiance par les soldats, avec déplaisir par quelques généraux,
qui voyaient à regret une main ferme prête à s'appesantir sur eux,
et qui de plus, le croyant dans la disgrâce, craignaient qu'il n'y
eût peu d'avantage à rendre des services sous ses ordres. Le général
Lamarque notamment, qui se distinguait à l'armée par un esprit
remuant, murmura tout haut, en disant que l'Empereur n'envoyait
le général Macdonald en Italie que pour le perdre, et que ceux qui
serviraient sous lui seraient exposés à partager son sort. Il n'y
eut pas jusqu'à la tenue militaire du général Macdonald, fidèle au
costume des premiers temps de la révolution, qui ne devînt un sujet
de railleries inconvenantes de la part de jeunes officiers sur
lesquels la mode avait déjà repris son empire. Mais il n'y avait
pas à railler avec un homme du caractère du général Macdonald, et
il ramena bientôt à la soumission ceux qui étaient tentés de s'en
écarter. Toutefois le prince Eugène ne voulant pas se donner un
tuteur trop visible dans la personne de cet officier, n'en fit
point son chef d'état-major, et se contenta, pour lui créer une
place convenable, de distribuer son armée en trois commandements,
un de gauche, un du centre, un de droite. Celui de droite, le plus
considérable et le plus important des trois, composé des divisions
Broussier et Lamarque et des dragons de Pully, fut confié au général
Macdonald. Celui du centre fut attribué au général Grenier. Il
comprenait la division Grenier, qui passa sous le commandement du
général Pacthod, et la division Durutte, qui contenait une partie
de la division Barbou. Le reste de cette dernière division avait
été jeté comme garnison dans Venise. Le commandement de gauche fut
conféré au général Baraguey-d'Hilliers: il se composait des Italiens
et de quelques Français mêlés à eux pour leur donner l'exemple. Avec
la division Seras, la garde italienne, les dragons de Grouchy, le
prince Eugène se forma une réserve d'une dizaine de mille hommes.
Le total de son armée s'éleva à 60 mille hommes, dont le général
Macdonald eut à lui seul 17 mille. Celui-ci put ainsi exercer une
véritable influence sur les événements, sans aucune apparence de
commandement en chef. Mais le prince Eugène, qui était aussi modeste
que sage, ne manqua pas de le consulter dans toutes les occasions
importantes, et n'eut qu'à se louer de ses conseils[19]. Le général
Macdonald fit prévaloir la résolution de se retirer lentement, et en
marchant vers l'Adige, où l'on devait trouver la force de reprendre
l'offensive, de s'y transporter avec une meilleure tenue. On se
rendit en effet sur l'Adige, on s'y reposa, on s'y remit en ordre, et
on y devint bientôt plus digne de l'armée d'Italie dont on avait un
instant compromis le nom glorieux.

[Note 19: C'est d'après des documents authentiques que je donne
ces détails, et pleinement assuré de leur rigoureuse vérité. La
correspondance du prince Eugène, celle de Napoléon, des mémoires
manuscrits fort précieux du maréchal Macdonald, révèlent d'une
manière encore plus circonstanciée tout ce que je rapporte ici de la
campagne d'Italie en 1809.]

[Note en marge: Insurrection du Tyrol.]

Les choses se passaient plus mal encore dans la région montagneuse
qui dominait les plaines de la haute Italie, où les Autrichiens
obtenaient, dans le Tyrol, des avantages plus marqués que dans le
Frioul. Le général Chasteler avait franchi la frontière un jour
plus tôt, c'est-à-dire le 9 avril, et passant de Carinthie en
Tyrol s'était porté à Lientz. (Voir la carte nº 31.) Quoiqu'il fût
convenu avec les secrets meneurs de l'insurrection tyrolienne qu'ils
attendraient le 12 ou le 13 avril pour agir, ils n'avaient pu se
contenir, et avaient éclaté dès le 11. Le motif, il est vrai, de
cette explosion prématurée était fort naturel. Les Bavarois, dans
l'impossibilité de disputer le Tyrol aux forces autrichiennes,
avaient cherché à s'aider des obstacles locaux en détruisant
les ponts, ce que les habitants n'avaient pas voulu souffrir,
afin de conserver à leurs montagnes ces indispensables moyens de
communication. Ils s'étaient donc tous insurgés à la fois, avec une
spontanéité qui n'appartient qu'à la passion la plus vive. Dans
toutes les vallées du Tyrol italien, de Lientz à Brixen, de Meran
à Brixen, enfin depuis Brixen jusqu'à Rivoli, ce n'avait été qu'un
élan, qu'un cri, au milieu de ces hautes et belles montagnes. Au
revers de la grande chaîne du Brenner, dans le Tyrol allemand, le
soulèvement avait été aussi prompt que général. Dans cette contrée,
comme en Suisse, les aubergistes, qui vivent des relations avec
les étrangers, étant les plus riches et les plus éclairés, un
personnage de cette profession, le nommé André Hofer, avait pris
sur ses compatriotes un ascendant irrésistible. Quelques anciens
militaires du pays, formés au service d'Autriche, étaient également
les agents les plus actifs de la révolte. Parmi eux un major Teimer
s'était particulièrement distingué. La France ayant exigé la réunion
sur l'Isar de toute l'armée bavaroise, il n'était resté en Tyrol
qu'environ 5 mille Bavarois, répandus sur les deux versants du
Brenner, de Brixen à Inspruck. En fait de troupes françaises, il
s'y trouvait, en deux colonnes, un rassemblement d'environ 4 mille
conscrits, allant d'Italie en Allemagne recruter les divisions Boudet
et Molitor, les cuirassiers Espagne, et les chasseurs de Marulaz.
C'étaient des soldats qui n'avaient jamais vu le feu, qui étaient
renfermés dans des cadres provisoires de marche, et commandés par des
officiers de dépôt, la plupart vieux ou fatigués. Plus de 20 mille
montagnards intrépides, enthousiastes, tireurs redoutables, joints à
42 mille Autrichiens, ayant à combattre 4 à 5 mille Bavarois et 3 à 4
mille conscrits français, ne pouvaient pas rencontrer une résistance
bien longue.

En effet, à l'approche du général autrichien Chasteler tous les
postes bavarois furent enlevés de Lientz à Brunecken. Ceux qui
avaient pu se sauver s'étant réunis dans la plaine humide de
Sterzing, à l'extrémité du Tyrol italien, vers le pied du Brenner,
y furent assaillis par André Hofer et un nombreux rassemblement du
Meran. Enveloppés de tous côtés, attaqués avec fureur, ils finirent
par mettre bas les armes, et la guerre étant une guerre nationale,
presque une guerre de race, les excès contraires au droit des gens
se multiplièrent bientôt d'une manière affligeante. De part et
d'autre on égorgea des prisonniers, sans qu'on sût d'où était venu
le premier tort. Les Tyroliens pour s'excuser disaient qu'on avait
brûlé leurs chaumières, tué des femmes, des vieillards, des enfants.
Les Bavarois répondaient qu'on avait assassiné leurs prisonniers, et
qu'ils n'avaient fait que se défendre. Quoi qu'il en soit, d'atroces
vengeances furent exercées après la défaite de Sterzing. Dès lors
le Tyrol italien fut entièrement délivré jusqu'à Roveredo, où se
trouvait le général français Baraguey-d'Hilliers avec une division
italienne.

Dans ce même moment la longue file des recrues françaises, s'étendant
de Vérone à Inspruck, se vit coupée en deux par l'insurrection.
Partie se replia sur Vérone, où elle fut hors de tout danger, et
partie se jeta au delà du Brenner, se flattant de rencontrer à
Inspruck les avant-postes français. Elle marcha suivie en queue
par Chasteler et André Hofer, qui passaient le Brenner pour venir
opérer la délivrance du Tyrol allemand. Mais au nord comme au midi du
Brenner, sur l'Inn comme sur l'Adige, le soulèvement était violent
et général. Les postes bavarois, assaillis partout en même temps,
furent les uns pris ou égorgés, les autres refoulés dans Inspruck,
contraints de se rendre, et de livrer Inspruck, le vieux centre de
la domination autrichienne. Les Français arrivant sous Inspruck à
l'instant où la ville passait à l'ennemi, poursuivis par les bandes
victorieuses du Tyrol italien et par la petite armée du général
Chasteler, ne pouvaient pas se défendre, formés surtout et commandés
comme ils l'étaient. Ils furent donc forcés de capituler, au nombre
d'environ trois mille, ce qui était doublement fâcheux; car outre
l'échec moral pour nos armes, il y avait privation pour plusieurs
corps d'un recrutement indispensable. Nous eûmes de plus à déplorer,
à l'égard de quelques-uns de ces malheureux Français confondus avec
les Bavarois, des traitements barbares, qui attirèrent de la part de
Napoléon de terribles représailles sur le général Chasteler.

Celui-ci trouvant le Tyrol allemand délivré, crut devoir retourner
avec André Hofer vers le Tyrol italien, pour concourir aux
opérations de l'archiduc Jean. Revenu par le Brenner sur Trente, il
se présenta avec toute la levée en masse du Tyrol et sept ou huit
mille Autrichiens devant la position du général Baraguey-d'Hilliers.
Le général français tourné par les vallées latérales ne put garder
Trente, et se replia sur Roveredo. Tourné de nouveau, il fut obligé
de se replier sur Rivoli, où appuyé à l'armée d'Italie, qui était
occupée à se réorganiser, il n'avait plus d'entreprises sérieuses à
craindre. Ainsi en une vingtaine de jours les deux Tyrols comme le
Frioul avaient passé aux mains de l'ennemi.

[Note en marge: Mouvements insurrectionnels en Allemagne.]

Ce n'était pas seulement, en Italie, en Tyrol, en Bavière, que l'on
combattait dans ce moment, c'était dans tout le nord de l'Europe, où
la déclaration de guerre de l'Autriche avait remué tous les coeurs,
inspiré de folles espérances, et fait éclater des voeux prématurés;
car bien que Napoléon eût déjà commis de grandes fautes, il n'avait
pas commis encore celles qui devaient le perdre, et jusqu'ici son
puissant génie était plus fort que la haine des peuples soulevés
contre son ambition. Dans l'Allemagne entière on était, comme on l'a
vu, indigné contre les princes attachés à son char par la crainte ou
par l'intérêt, et, quoique la domination française portât cachée dans
ses flancs la civilisation moderne, on repoussait des biens qui se
présentaient sous la forme de l'invasion étrangère.

En Bavière, une vieille antipathie de voisinage à l'égard de
l'Autriche avait beaucoup atténué ces sentiments. Mais en Souabe,
dans les provinces anciennement autrichiennes, en Franconie,
dans les petits États arrachés à la douce autorité des princes
ecclésiastiques, en Saxe même, où l'adjonction d'une couronne
polonaise ne flattait que la famille régnante, en Hesse, où régnait
Jérôme Napoléon, la haine, contenue d'abord, commençait à éclater à
la nouvelle de l'audacieuse entreprise de l'Autriche. À mesure qu'on
s'éloignait du Rhin et de la main de la France, la hardiesse devenait
plus grande, et se changeait en manifestations hostiles. Déjà des
bandes d'insurgés étaient descendues des montagnes de la Hesse sur
les bords de l'Elbe, et s'étaient montrées jusqu'aux portes de
Magdebourg, semblant attendre une soudaine apparition du côté de la
Prusse, de laquelle on espérait un patriotique et vigoureux effort.

Dans toute la Prusse, en effet, l'exaspération était au comble. Aux
souffrances générales des Allemands se joignaient dans ce pays des
souffrances toutes personnelles à la nation prussienne. Ces fameuses
batailles où avait péri l'indépendance de l'Allemagne, c'était elle
qui les avait perdues. Elle avait vu démembrer la monarchie du grand
Frédéric, et pour un moment éclipser sa gloire; et, si elle était
sensible aux peines matérielles autant qu'aux peines morales, elle
avait, dans d'écrasantes contributions militaires à payer, la preuve
cuisante de la domination étrangère. Aussi l'audace avait-elle été
poussée en Prusse plus loin que partout ailleurs. Un convoi français
d'artillerie, venant des bords de la Vistule pour se renfermer dans
Magdebourg, avait été assailli, insulté, accablé de traitements
indignes. À Berlin, on avait annoncé tout haut la guerre d'Autriche
avant qu'elle fût déclarée; on avait également annoncé dès ses débuts
qu'elle serait heureuse, que le monde entier s'y joindrait, que si le
roi Frédéric-Guillaume, abattu, démoralisé, refusait de s'y associer,
on courrait malgré lui au-devant des armées autrichiennes. L'audace
avait même été poussée à ce point que lors des premières opérations,
sans en attendre le résultat, le commandant de Berlin avait donné
pour mot d'ordre à la garnison: _Charles et Ratisbonne_.

[Note en marge: Révolte et désertion du major Schill.]

Il y avait à Berlin un officier fort connu sous le nom de major
Schill, qui en 1806 et 1807 avait heureusement fait la guerre de
partisans contre nous pendant les siéges de Dantzig, de Colberg,
de Stralsund. Il était à la tête de quelque cavalerie, et faisait
partie de la garnison de Berlin. Sa vaillance très-vantée, sa
haine publique contre les Français, l'avaient rendu l'idole du
peuple. C'était lui qui devait, disait-on, lever l'étendard de la
révolte, au nom du patriotisme allemand, et donner la main à un
prince de la maison de Brunswick, au duc de Brunswick-Oels, qui
en ce moment courait la Saxe et la Silésie, embauchant partout
les officiers prussiens oisifs, et les attirant en Bohême pour y
former des guérillas germaniques. Le fanatisme des Espagnols s'était
ainsi communiqué à toutes les têtes, et on croyait pouvoir faire
des lents et paisibles Allemands des coureurs d'aventures, agiles
comme les contrebandiers de la Péninsule. Un soir, au milieu de
cette exaltation universelle, on apprit tout à coup que le major
Schill, qui depuis quelques jours passait des revues de son corps,
et les continuait jusqu'à une heure fort avancée, avait disparu à
la tête de 500 chevaux composant la cavalerie de la garnison. On le
disait en marche sur l'Elbe, pour se joindre à un vaste soulèvement
de la Hesse, et se porter ensuite au-devant des Autrichiens qui
s'avançaient sur la Saxe. Cet événement, comme il fallait s'y
attendre, produisit une sensation extraordinaire, tout le monde
s'obstinant à croire que le gouvernement prussien en était complice.
On se trompait cependant, et c'était tout simplement la passion
nationale qui éclatait malgré lui. Les ministres éperdus accoururent
chez l'ambassadeur de France, protestant de leurs sincères regrets,
déclarant qu'ils étaient étrangers à une conduite aussi folle que
criminelle, affirmant avec vérité que le roi n'y était pour rien, et
annonçant que la plus grande rigueur allait être déployée envers les
hommes qui compromettaient contre son gré le gouvernement de leur
patrie. Mais tandis qu'ils parlaient ainsi, l'infanterie elle-même,
imitant la conduite de la cavalerie, donna de semblables preuves
d'insubordination, et des compagnies entières s'échappèrent à la
suite du major Schill. Malheureusement on ne pouvait courir après ces
insurgés qu'avec de la cavalerie, et le major Schill avait emmené
toute celle qu'on avait à Berlin. Il fallait donc attendre qu'on
eût des troupes assez sages, assez bien commandées, pour obéir aux
ordres de leur gouvernement, quels qu'ils fussent, car ce n'est pas à
l'armée à décider de la politique extérieure d'un pays, pas plus que
de sa politique intérieure. Mais, en attendant, ces actes étranges
allaient produire en Allemagne une sensation générale, que les
éclatants succès de Napoléon pouvaient seuls apaiser.

[Note en marge: Événements militaires en Pologne.]

[Note en marge: Force de l'armée polonaise.]

[Note en marge: Nullité du concours des Russes.]

Sur la Vistule se passaient des événements qui n'avaient pas moins
de gravité. Le septième corps autrichien, commandé par l'archiduc
Ferdinand, et fort de 37 à 38 mille hommes, marchait sur Varsovie
en descendant la Vistule. Formé dans la Gallicie, il n'avait que
peu de chemin à faire pour envahir la Pologne, étant d'ailleurs
parti de très-bonne heure, ainsi que tous les corps autrichiens.
Ses opérations comme celles d'Allemagne et d'Italie, avaient
commencé le 10 avril. Le prince Joseph Poniatowski, ce héros
longtemps endormi dans la mollesse, et, à l'exemple de beaucoup de
ses compatriotes, retenu inactif aux pieds des belles femmes de
son pays, venait de se réveiller au bruit des armes françaises,
et avait embrassé, comme on s'en souvient, la cause de la France,
qu'il croyait avec raison celle de la Pologne, si la Pologne pouvait
renaître. Il commandait l'armée polonaise. Napoléon, tout occupé de
préparer les grands coups qu'il voulait porter lui-même à la maison
d'Autriche, avait eu peu de temps à consacrer à cette armée. Tout
ce qu'on avait pu réunir de troupes régulières se bornait à une
quinzaine de mille hommes, et à un petit détachement saxon resté à
Varsovie. Napoléon ne s'était guère inquiété de cette infériorité
de forces en Pologne, comptant tout décider lui-même à Vienne,
et bien qu'il ne se fit pas grande illusion sur le concours des
Russes, croyant toutefois que leur présence sur les frontières
du grand-duché suffirait pour paralyser le corps autrichien de
l'archiduc Ferdinand. Mais le concours des Russes était encore plus
nul qu'il ne l'avait supposé. L'empereur Alexandre avait eu soin,
en observant autant que la décence l'exigeait le traité d'alliance,
d'envoyer ses principales forces en Finlande et en Moldavie, pour
finir la conquête de l'une, et commencer la conquête de l'autre. Il
n'avait donc destiné à la guerre d'Autriche qu'une soixantaine de
mille hommes, qui en ce moment étaient à peine réunis, par diverses
raisons, la plupart assez fondées, mais faciles à mal interpréter.
D'abord la Russie, comme Napoléon lui-même, n'avait pas cru à des
hostilités aussi prochaines, et elle ne s'était pas assez hâtée
dans ses préparatifs. Ensuite son administration qui avait eu tant
de peine à faire arriver en Finlande, et dans un intérêt éminemment
russe, des forces suffisantes, n'avait pas eu le secret d'être
plus active pour un intérêt exclusivement français. La saison, en
outre, avait été affreuse, et des pluies diluviennes avaient rendu
presque impraticables les vastes espaces qui séparaient le Niémen
de la Vistule. Enfin l'empereur et M. de Romanzoff, déjà refroidis
à l'égard de l'alliance française, étaient néanmoins les seuls à
la vouloir, et ils avaient toutes les volontés à vaincre pour se
faire obéir, lorsqu'il s'agissait de prêter secours à Napoléon. Il
s'était même établi des correspondances entre les officiers russes et
autrichiens, pour exprimer à ceux-ci toutes sortes de sympathie, et
le voeu le plus vif de marcher non pas contre eux, mais avec eux.
Il était en effet difficile d'obtenir que des Russes marchassent
contre des Autrichiens, et avec les Français, afin de contribuer au
rétablissement de la Pologne. Il est vrai que le prix de ce concours
c'était la Finlande, la Moldavie et la Valachie, et que si le
sacrifice était grand, la récompense était grande aussi! Au surplus,
le secours des Russes ne pressait pas, tant que Napoléon restait
vainqueur sur le Danube; et le plus fâcheux inconvénient de cette
insuffisance de concours c'était la défiance qui en devait résulter
entre les deux empereurs et les deux empires.

[Note en marge: Mouvement des Autrichiens sur Varsovie.]

C'est ce qui explique comment le prince Poniatowski, qui était fondé
à espérer, sinon l'assistance directe de 60 mille Russes, au moins
leur assistance indirecte (et il est certain que s'ils se fussent
portés sur la Gallicie, ils y auraient retenu les Autrichiens), se
trouva, le 10 avril, avoir sur les bras l'archiduc Ferdinand, comme
Napoléon avait l'archiduc Charles, et le prince Eugène l'archiduc
Jean. L'archiduc Ferdinand, descendant en effet la Vistule, dont les
sources sont placées entre la Silésie et la Gallicie, au revers de
la Moravie, s'avança par la rive gauche de ce fleuve sur Varsovie,
en prodiguant aux habitants les protestations les plus amicales.
Conformément au langage adopté, on venait, disait-il, délivrer tous
les peuples, les Polonais comme les autres, d'une domination presque
aussi onéreuse à ses amis qu'à ses ennemis.

Ce n'étaient pas les Polonais qu'il était facile de tromper avec de
pareils discours. Ils sentaient trop que les anciens copartageants
de leur patrie ne pouvaient pas en être les libérateurs, que la
France seule pouvait être une amie, amie plus ou moins secourable
sans doute, mais sincère, parce qu'il était impossible qu'elle ne
le fût pas. Aussi le prince Poniatowski s'avança-t-il résolument
avec une douzaine de mille hommes au-devant de l'archiduc Ferdinand.
C'étaient ces mêmes Polonais qui avaient fait leurs premières armes
avec nous en 1807, et qui joignant à leur bravoure naturelle, à leur
patriotisme ardent, un commencement d'éducation militaire reçue à
notre école, composaient déjà une troupe excellente à opposer aux
Autrichiens. Malheureusement ils étaient par rapport à ceux-ci en
nombre tellement disproportionné, qu'on ne pouvait guère espérer
de leur part qu'une défensive honorable et énergique, mais point
victorieuse. Le prince Poniatowski, après quelques escarmouches de
cavalerie, résolut de disputer les approches de Varsovie avec le
gros de ses troupes. Le 19, jour même où le maréchal Davout livrait
le combat de Tengen, le prince polonais s'arrêta à la position de
Raszyn, position formée, comme toutes celles qu'on peut défendre
avantageusement dans son pays, de bois entre-coupés de marécages.
Pendant huit heures il disputa ces bois et ces marécages avec douze
mille Polonais contre trente mille Autrichiens, perdit environ douze
ou quinze cents hommes morts ou blessés, mais en détruisit beaucoup
plus à l'ennemi, et craignant d'être devancé sur Varsovie, il
rétrograda vers cette capitale.

[Note en marge: Combat opiniâtre aux environs de Varsovie.]

[Note en marge: Évacuation de Varsovie par suite d'une capitulation
avec les Autrichiens.]

Fallait-il la défendre, privée qu'elle était de moyens de
résistance, et l'exposer ainsi à une infaillible destruction? ou bien
valait-il mieux l'évacuer à la suite d'une convention qui adoucirait
les conditions de l'occupation ennemie, et qui permettrait de se
retirer intact dans des positions plus faciles à conserver? Telle
était la grave et douloureuse question que le prince Poniatowski
eut à résoudre, après le combat de Raszyn. Les Polonais les plus
énergiques voulaient une défense opiniâtre, sans tenir aucun
compte des conséquences. Les masses inoffensives avaient peur d'un
bouleversement. Les patriotes les plus éclairés, et pas les moins
braves, voulaient qu'on allât, entre Modlin et Sierock, dans le
triangle de la Narew et de la Vistule (voir la carte nº 37), derrière
de forts ouvrages construits par ordre de Napoléon, chercher un
point d'appui invincible, avec la retraite assurée des marécages
de Pultusk, et qu'on sauvât ainsi la capitale en la remettant
temporairement dans les mains de l'ennemi. Il est rare qu'un pareil
sacrifice soit sage: il l'était cette fois, et le résultat le prouva
depuis. Le prince Poniatowski, plein de douleur, livra Varsovie,
après avoir stipulé des conditions honorables. Il se porta sur la
rive droite de la Vistule entre Modlin et Sierock, avec le projet de
se jeter sur tous les corps qui oseraient passer le fleuve devant
lui, et la ferme résolution de défendre par des combats de détail la
patrie infortunée qu'il ne pouvait plus défendre par des batailles
rangées. Son attitude, son noble langage en faisant ce sacrifice,
étaient de nature à exalter plutôt qu'à refroidir le zèle des
Polonais. Aussi ne manquèrent-ils pas d'accourir auprès de lui, pour
l'aider à recouvrer la capitale qu'il venait de céder momentanément
aux Autrichiens.

[Note en marge: Comment les nouvelles venues des diverses parties du
théâtre de la guerre affectent Napoléon.]

Ainsi en Italie, nous étions repliés sur l'Adige; en Tyrol, nous
étions assaillis de toutes parts; en Allemagne, nous étions menacés,
outragés par des peuples irrités; en Pologne, nos alliés perdaient
la capitale, que leur avait rendue le traité de Tilsit. Toutes ces
nouvelles vinrent surprendre et médiocrement émouvoir Napoléon
triomphant à Ratisbonne. Il avait peu compté sur le concours des
Russes, et tenait seulement à prouver à l'Europe qu'ils étaient avec
lui et non avec les Autrichiens, ce que la marche de leur armée, si
lente qu'elle fût, ne permettait pas de révoquer en doute. Quant au
grand-duché de Varsovie, il savait qu'à Vienne il ferait ou déferait
de nouveau tous les États de sa dernière création, et que peu
importait qu'ils restassent debout ou fussent renversés pendant sa
marche victorieuse sur cette capitale. Mais les événements d'Italie
l'avaient un peu plus affecté, parce qu'ils découvraient son flanc
droit, parce qu'ils exposaient ses États d'Italie aux souffrances de
la guerre, parce qu'enfin ils portaient atteinte à la jeune renommée
de son fils adoptif, qu'il chérissait tendrement. Une circonstance
particulière avait presque converti son déplaisir en irritation.
Le prince Eugène, redoutant plus son père adoptif que l'opinion du
monde, avait à peine osé lui rendre compte de ses revers, et s'était
borné à lui écrire: _Mon père, j'ai besoin de votre indulgence_.
_Craignant votre blâme si je reculais, j'ai accepté la bataille,
et je l'ai perdue._--Pas une explication n'avait suivi ces courtes
paroles pour dire où en étaient les choses, et ce silence s'était
prolongé pendant plusieurs jours, ce qui avait fort embarrassé
Napoléon, qui ne savait quelles étaient ses pertes, quels étaient
les progrès de l'ennemi en Italie, quels dangers pouvaient menacer
son flanc droit pendant sa marche sur Vienne.--Soyez vaincu, avait
répondu Napoléon dans plusieurs lettres, soyez vaincu, soit; j'aurais
dû m'y attendre en nommant général un jeune homme sans expérience,
tandis que je n'ai pas voulu que des princes de Bavière, de Saxe, et
de Wurtemberg, commandassent les soldats de leur nation! Vos pertes,
je vous enverrai de quoi les réparer; les avantages de l'ennemi,
je saurai les neutraliser; mais pour cela il faudrait que je fusse
instruit, et je ne sais rien. Je suis réduit à chercher dans les
bulletins étrangers la vérité que vous devriez m'apprendre. Je fais
ce que je n'ai jamais fait, ce qui doit répugner par-dessus tout à
un sage capitaine, je marche mes ailes en l'air, ne sachant ce qui
se passe sur mes flancs. Heureusement je puis tout braver, grâce aux
coups que j'ai frappés; mais il est cruel d'être tenu dans une telle
ignorance!--Napoléon ajoutait ces belles paroles, que nous citons
textuellement parce qu'elles importent à la gloire du plus grand
de ses lieutenants, à Masséna: «La guerre est un jeu sérieux dans
lequel on compromet sa réputation, ses troupes et son pays. Quand on
est raisonnable, on doit se sentir, et connaître si l'on est fait ou
non pour le métier. Je sais qu'en Italie vous affectez de beaucoup
mépriser Masséna[20]. Si je l'eusse envoyé, cela ne serait point
arrivé. Masséna a des talents militaires devant lesquels il faut vous
prosterner tous, et s'il a des défauts il faut les oublier, car tous
les hommes en ont. En vous confiant mon armée d'Italie, j'ai fait une
faute. J'aurais dû envoyer Masséna et vous donner le commandement de
la cavalerie sous ses ordres. Le prince royal de Bavière commande
bien une division sous le duc de Dantzig!..... Je pense que si les
circonstances deviennent pressantes, vous devez écrire au roi de
Naples de venir à l'armée; vous lui remettrez le commandement, et
vous vous rangerez sous ses ordres. Il est tout simple que vous
ayez moins d'expérience de la guerre qu'un homme qui la fait depuis
dix-huit ans!» (Burghausen, le 30 avril 1809.)

[Note 20: Ces paroles sont une allusion aux propos habituels que
tenait à cette époque une jeunesse, brillante mais légère, accourue,
à la suite de la restauration du trône, sur les champs de bataille et
dans les antichambres de Napoléon, se montrant aussi brave sur les
uns, qu'élégante dans les autres, et médisant volontiers des vieux
généraux de la révolution, et de Masséna en particulier. Ce dernier
joignait à beaucoup d'esprit naturel un caractère simple mais rude
et peu facile. La jeune cour de Milan, craignant qu'on ne l'envoyât
commander l'armée d'Italie, s'exprimait très-défavorablement sur
son compte. La même chose s'était passée à la cour de Naples, où il
n'avait pu rester.]

Napoléon, sachant bien que toutes les illusions de ses ennemis, tout
leur courage tomberaient à la foudroyante nouvelle des événements de
Ratisbonne, résolut, en se portant vigoureusement en avant, d'arrêter
d'abord, puis d'obliger à rétrograder les forces qui agissaient sur
ses flancs ou sur ses derrières. Alors comme en 1805, fondre sur
Vienne était la manière la plus sûre de briser toutes les coalitions,
nées ou à naître.

[Note en marge: Grande question qui se présente à résoudre après que
Napoléon est devenu maître de Ratisbonne et du cours du Danube.]

[Note en marge: Motifs qui décident Napoléon à ne pas suivre
l'archiduc Charles en Bohême, et à marcher droit sur Vienne par les
bords du Danube.]

Cependant il se présentait l'une de ces graves questions, desquelles
dépend le sort des empires, et qui ne sont faites que pour les
grands hommes, à la façon d'Annibal, de César, de Frédéric, de
Napoléon: fallait-il suivre impétueusement la large voie qui mène
sur Vienne, celle du Danube (voir la carte nº 14), laissant sur sa
gauche l'archiduc Charles en Bohême, poursuivant devant soi les
débris du général Hiller et de l'archiduc Louis, ramenant enfin
sur sa droite l'archiduc Jean en arrière, par l'impulsion d'une
marche victorieuse sur la capitale? ou bien fallait-il laisser à
Bessières le soin de refouler avec sa cavalerie et l'infanterie de
Molitor les restes du général Hiller et de l'archiduc Louis sur
l'Inn, en se jetant soi en Bohême à la suite du prince Charles,
en s'acharnant à le poursuivre, et en tâchant de frapper dans
sa personne, et non dans Vienne, la monarchie autrichienne[21]?
Napoléon y pensa (sa correspondance en fait foi); mais s'il était
d'un grand capitaine comme lui de peser toutes les alternatives, il
était aussi d'un grand capitaine comme lui de ne pas hésiter après
avoir réfléchi, et de marcher au véritable but, qui était Vienne.
En effet il avait bien, en s'attachant à poursuivre immédiatement
l'archiduc Charles à travers la Bohême, la chance d'augmenter la
désorganisation de la principale armée autrichienne, d'en amener plus
vite la dissolution, et d'empêcher que, reconstituée plus tard, elle
ne vînt, couverte par le Danube, lui disputer l'empire d'Autriche,
dans les sanglantes journées d'Essling et de Wagram. Cela est
certain, et les panégyristes de l'archiduc Charles en ont conclu que
Napoléon sacrifia tout à la vanité d'entrer à Vienne. Mais c'est là
un faux jugement porté sans tenir compte de la réalité des choses.
Il est bien vrai que la principale armée autrichienne, rejetée
par Ratisbonne au delà du Danube, était profondément ébranlée, et
qu'un nouveau coup pouvait en achever la destruction. Mais la jeune
armée de Napoléon, quoique exaltée par le succès, était harassée de
cinq jours de combats. Il n'y avait de capable de supporter cette
prolongation de fatigue que le corps du maréchal Davout, et il
était épuisé lui-même, car c'est sur lui qu'avait pesé le poids de
ces cinq journées. Le reste était exténué. Il fallait donc avec 50
mille hommes environ poursuivre les 80 mille hommes de l'archiduc
Charles, qui quoi qu'on fît aurait deux jours au moins d'avance,
qui trouverait quelques vivres sur les routes déjà épuisées de la
Bohême, tandis que les Français n'y trouveraient plus une miette
de pain, qui perdrait sans doute dans sa retraite précipitée des
traînards et des malades, mais qui n'en sauverait pas moins les deux
tiers de son monde, et après avoir entraîné Napoléon à sa suite,
reviendrait infailliblement par Lintz sur le Danube, repasserait
ce fleuve, rallierait à lui les 40 mille hommes du corps de Hiller
et de l'archiduc Louis, les 10 ou 12 mille de Chasteler, les 40
mille de l'archiduc Jean, et aurait ainsi sur la véritable ligne
de communication les 140 mille hommes les meilleurs de l'armée
autrichienne: supposition qui n'a rien de chimérique, puisque plus
tard les archiducs, quoique séparés par Napoléon resté sur le Danube,
ne cessèrent de rêver leur réunion, l'un devant venir de la Bohème
par Lintz, l'autre de l'Italie par Inspruck et Salzbourg. Il est
donc évident que si Napoléon avait voulu poursuivre l'archiduc en
Bohême il aurait laissé vacante la route du milieu, c'est-à-dire
celle du Danube, que dès lors la réunion des archiducs eût été
certaine, et que ces princes en agissant avec un peu de hardiesse
auraient pu revenir sur l'Isar, même sur le haut Danube, couper la
retraite des Français en opposant 140 mille hommes réunis à Napoléon,
qui n'avait déjà plus ce nombre de soldats après les cinq jours de
combats qu'il venait de livrer. Longer les bords du Danube, suivre
ainsi la ligne la plus courte pour aller à Vienne, car les routes
de la Bohême décrivent par Ratisbonne, Pilsen, Budweis, Lintz, un
grand arc dont le Danube est la corde; se tenir sur cette route qui
était non-seulement la plus courte, mais la plus centrale; séparer en
l'occupant l'archiduc qui était en Bohême des archiducs qui étaient
en Bavière et en Italie; bien garder enfin en restant sur cette
route ce qu'un général a de plus précieux, c'est-à-dire sa ligne de
communication, celle où il a ses malades, ses munitions, ses vivres,
ses recrues, la possibilité de se retirer en cas de revers, était
donc la seule résolution sage, la seule digne du génie de Napoléon,
celle enfin qu'il adopta sans aucune hésitation.

[Note 21: Le général Grünn, principal officier d'état-major de
l'archiduc Charles, et officier de beaucoup d'esprit, a plusieurs
fois traité cette thèse, dans des lettres et des écrits anonymes
publiés en Allemagne, mais toujours au profit de son chef, et
dans l'intention de placer sa conduite bien au-dessus de celle de
Napoléon. Nous croyons ses raisons extrêmement faibles, et détruites
par celles que nous présentons dans ce récit.]

[Note en marge: Précautions de Napoléon en marchant sur Vienne, entre
plusieurs armées autrichiennes.]

Son parti une fois pris de suivre le Danube et de marcher droit
sur Vienne, Napoléon employa les moyens les plus convenables pour
l'exécution de ses desseins. Le plan des Autrichiens ne lui était
pas connu; tout ce qu'il en savait, c'est que la majeure partie
d'entre eux, sous la conduite de l'archiduc Charles, se trouvaient
rejetés sur la gauche du Danube par Ratisbonne (voir la carte nº
14), et que la moindre partie, sous le général Hiller et l'archiduc
Louis, étaient par Landshut refoulés sur la droite du fleuve au delà
de l'Isar. Il en conclut dès lors que tout en marchant en avant, et
en poursuivant l'épée dans les reins la portion qui se retirait par
Landshut sur la rive droite du Danube, il fallait prendre de grandes
précautions à l'égard de celle qui se retirait sur la rive gauche,
c'est-à-dire en Bohême, qui était de beaucoup la plus considérable,
et qu'on allait avoir toujours sur son flanc ou sur ses derrières.
Il fallait en veillant sur tout ce qu'elle pourrait tenter contre la
sûreté de l'armée, porter en avant une masse assez puissante pour
accabler le général Hiller et l'archiduc Louis, assez rapide pour
les prévenir aux divers passages du Danube, et empêcher ainsi les
deux armées ennemies de se réunir en avant de Vienne pour la couvrir.
C'est d'après cette double condition que Napoléon calcula tous ses
mouvements, avec une prévoyance admirable, et un art dont aucun
capitaine ni ancien ni moderne n'a jamais donné l'exemple.

[Note en marge: Marche de Bessières par le centre de la Bavière, à la
suite du général Hiller et de l'archiduc Louis.]

[Note en marge: Marche de Masséna le long du Danube pour prévenir les
archiducs sur tous les points de passage.]

C'est le 23 au soir qu'on pénétra dans Ratisbonne: c'est dans le
cours de cette même journée, et dans la journée du lendemain 24, que
Napoléon arrêta toutes ses dispositions. D'abord le 22, en quittant
Landshut pour se porter à Eckmühl, il avait déjà dirigé le maréchal
Bessières avec la cavalerie légère du général Marulaz et une portion
de la cavalerie allemande au delà de Landshut, afin de poursuivre à
outrance les deux corps battus du général Hiller et de l'archiduc
Louis. Il y avait ajouté la division de Wrède, et, pour plus de
sûreté encore, la division Molitor, l'une des meilleures et des mieux
commandées de l'armée française. Grâce à ce dernier appui, il était
assuré que tout retour offensif de l'ennemi serait énergiquement
repoussé. Le lendemain 23, pendant que l'on canonnait Ratisbonne
pour y entrer de vive force, il avait voulu que la ligne du Danube
fût occupée par l'un de ses plus intrépides lieutenants, par Masséna
lui-même, afin que ce dernier suivît toujours le bord du fleuve,
et pût empêcher toute réunion des archiducs, qu'ils cherchassent
à passer de Bohême en Bavière, ou de Bavière en Bohême. (Voir la
carte nº 14.) Napoléon ordonna au maréchal Masséna de descendre sur
Straubing avec les divisions Boudet, Legrand et Carra Saint-Cyr,
et pour le dédommager du détournement de celle de Molitor, il lui
adjoignit l'une des divisions d'Oudinot, la division Claparède. Ainsi
deux colonnes devaient poursuivre les Autrichiens sur la droite du
Danube: celle du maréchal Bessières, chargée de marcher par le
centre de la Bavière et de talonner fortement le général Hiller et
l'archiduc Louis au passage de tous les affluents du Danube; celle du
maréchal Masséna, chargée de longer ce fleuve et d'occuper avant les
archiducs les passages importants de Straubing, Passau, Lintz, qui
formaient les points de communication entre la Bavière et la Bohême.

[Note en marge: Mouvement ordonné au corps du maréchal Davout, pour
observer l'archiduc Charles en Bohème.]

[Note en marge: Rôle assigné à la division Dupas et au corps saxon
dans la marche générale de l'armée.]

[Note en marge: Napoléon marche avec Lannes entre Bessières et
Masséna.]

Ces précautions prises sur son front et sur sa droite, Napoléon
disposa du corps du maréchal Davout pour garder sa gauche et ses
derrières, contre un retour offensif de l'archiduc Charles, au cas
que ce prince fût tenté de nous attaquer en flanc ou en queue.
Napoléon rendit à ce maréchal les belles divisions Gudin et Morand,
qu'il lui avait empruntées momentanément pour l'affaire d'Abensberg,
et lui ôta la division Saint-Hilaire, destinée avec les deux
divisions du général Oudinot à former le corps du maréchal Lannes.
Les trois divisions Friant, Morand, Gudin, habituées à servir avec
le maréchal Davout depuis le camp de Boulogne, toujours restées hors
de France depuis cette époque, composaient une véritable famille
sous les yeux d'un père, inflexible mais dévoué à ses enfants, et
offraient le modèle accompli de l'infanterie propre à la grande
guerre. Elles ne pillaient pas, ne manquaient de rien parce qu'elles
ne pillaient pas, n'avaient jamais un homme en arrière, ne reculaient
jamais non plus, et enfonçaient tout ennemi, quel qu'il fût, qui se
rencontrait sur leur passage. Avec la cavalerie légère du général
Montbrun, et malgré leurs pertes, elles comptaient encore 29 ou
30 mille hommes. Napoléon ordonna au maréchal Davout de quitter
Ratisbonne le 24, de marcher sur les traces de l'archiduc Charles
jusqu'aux frontières de la Bohême, de chercher à savoir s'il les
avait franchies, puis cette certitude acquise, de rejoindre le
Danube, d'en descendre le cours sur la rive droite, tandis que le
général Montbrun descendrait par la rive gauche avec sa cavalerie
légère, furetant sans cesse le Böhmer-Wald, longue chaîne de
montagnes boisées, qui sépare la Bohême de la Bavière. Le maréchal
Davout devait donc, une fois bien renseigné sur les mouvements de
l'archiduc Charles, suivre la marche générale de l'armée en longeant
le Danube derrière le maréchal Masséna, occuper Straubing quand le
maréchal Masséna marcherait sur Passau, occuper Passau quand celui-ci
se porterait sur Lintz. Le général Dupas avec une division française
de 4 à 5 mille hommes, et les contingents des petits princes, en tout
10 mille hommes, eut ordre de se rendre immédiatement à Ratisbonne,
afin d'y remplacer le maréchal Davout, quand celui-ci quitterait
cette ville pour descendre le Danube. Il devait le suivre à son
tour, et le remplacer à Straubing, à Passau, à Lintz, là même où
le maréchal Davout aurait remplacé le maréchal Masséna. Enfin le
prince Bernadotte avec les Saxons avait ordre de quitter Dresde,
que ne menaçait aucun ennemi, de remonter la Saxe, de traverser le
Haut-Palatinat, d'entrer à Ratisbonne, pour y remplacer la division
Dupas. Le Danube ne pouvait ainsi manquer d'être bien gardé, puisque
les deux meilleurs corps de l'armée, ceux des maréchaux Masséna
et Davout, escortés de deux corps alliés, devaient en suivre le
cours, tandis que par le centre de la Bavière, une forte avant-garde
sous le maréchal Bessières talonnerait les corps de Hiller et de
l'archiduc Louis. Napoléon résolut de marcher lui-même avec la belle
division Saint-Hilaire, avec la division Demont, avec la moitié
disponible du corps d'Oudinot, avec la garde qui venait d'arriver,
avec les quatorze régiments de cuirassiers, et d'escorter Bessières
par Landshut, pour appuyer ce dernier s'il rencontrait quelque
difficulté de la part des corps de Hiller et de l'archiduc Louis,
ou pour se rabattre sur le bord du fleuve si l'archiduc Charles
tentait de le repasser sur notre flanc ou nos derrières. Pour
compléter cet ensemble de précautions, Napoléon jeta les Bavarois
sur sa droite, avec mission d'occuper Munich, d'y ramener leur roi,
de refouler la division Jellachich, qui, comme on s'en souvient,
avait été détachée du corps de Hiller, de la pousser de Munich sur
Salzbourg, de pénétrer ensuite dans le Tyrol, pour replacer ce pays
sous la domination de la maison de Bavière. Cette dernière mesure,
en rappelant les Bavarois chez eux, avait l'avantage d'éclairer la
marche de l'armée du côté de l'Italie, et de la mettre en garde
contre toute tentative de l'archiduc Jean. Les corps longeant le
Danube eurent l'ordre d'arrêter les bateaux, de les amener à la
rive droite, d'en composer des convois pour transporter les vivres,
les munitions, les malades, les recrues, de préparer sur tous les
points des fours, des farines, du biscuit, de mettre enfin en état
de défense Straubing, Passau, Lintz, de manière à pouvoir garder
le fleuve avec peu de forces quand on en aurait franchi les divers
échelons.

[Note en marge: Soins de Napoléon pour réparer les pertes que ses
corps avaient essuyées.]

Napoléon s'occupa ensuite de procurer à ses corps les renforts
dont ils avaient besoin, soit pour réparer leurs pertes, soit pour
compléter leur effectif projeté. D'une part, ils s'étaient fort
affaiblis par les combats de cette première période, car si nous
avions enlevé 50 ou 60 mille hommes aux Autrichiens, nous en avions
bien perdu 12 ou 15 mille, dont un tiers seulement devait reparaître
dans les rangs; d'autre part, les corps étaient entrés en action
avant d'avoir reçu le complément de leur effectif. Les vieilles
divisions, depuis longtemps organisées, comme celles du maréchal
Davout, comme les quatre moins anciennes du maréchal Masséna, comme
la division Saint-Hilaire, n'avaient pas reçu de leurs dépôts les
conscrits qui leur étaient dus; et les nouveaux corps, comme celui
d'Oudinot, formé de quatrièmes bataillons, étaient loin de posséder
tous leurs cadres. Beaucoup de ces quatrièmes bataillons n'avaient
effectivement que deux, trois ou quatre compagnies, sur six qui leur
étaient destinées. Enfin les recrues venant d'Italie pour les corps
qui avaient leurs dépôts dans cette contrée, avaient été arrêtées
en Tyrol, et il fallait les remplacer par d'autres. Napoléon donna
les ordres nécessaires pour que les conscrits tirés des dépôts, les
compagnies qui manquaient encore aux quatrièmes bataillons, fussent
promptement acheminés sur cette route si bien jalonnée de la
Bavière, et pour que la cavalerie reçût les chevaux dont elle avait
surtout besoin. Napoléon venait d'être rejoint par les grenadiers,
chasseurs, fusiliers et tirailleurs de sa garde. Il réitéra ses
ordres pour la prompte organisation des quatre régiments de conscrits
de cette garde, et du nouveau détachement d'artillerie qui devait en
porter les bouches à feu au nombre de soixante. Il écrivit en même
temps aux rois de Bavière, de Saxe, de Wurtemberg, pour leur annoncer
ses éclatants succès, et faire appel à leur zèle dans le recrutement
de leurs corps. Il écrivit à son frère Jérôme, à son frère Louis,
pour presser la réunion de leurs troupes, afin de pourvoir à la
sûreté de l'Allemagne contre les mouvements insurrectionnels qui
éclataient de toute part. Il ordonna qu'on fît expliquer le roi de
Prusse sur la singulière aventure du major Schill, et en annonçant
ses victoires à M. de Caulaincourt, il ne lui envoya pas de lettre
pour l'empereur Alexandre, désirant marquer à ce prince, par un
pareil silence, ce qu'il pensait de la sincérité de son concours.
Il défendit en outre à notre ambassadeur d'écouter aucune parole
relative au sort futur de l'Autriche, et aux conditions de paix qui
pourraient être la suite de succès si rapides.

[Note en marge: Départ de Napoléon pour Landshut.]

Tandis que ses corps cheminaient devant lui, Napoléon était resté
à Ratisbonne pour expédier les ordres nombreux qu'exigeaient la
conduite de si grandes opérations et le gouvernement de l'empire,
qu'il ne négligeait pas quoique absent. Entré le 23 avril au
soir dans Ratisbonne, il y passa les journées du 24 et du 25,
et il partit le 26 pour Landshut, afin de rejoindre l'armée et
de la diriger en personne. Ayant trouvé sur la route la garde et
les cuirassiers, il marcha avec ces belles troupes à la suite de
Bessières et de Lannes, qui s'avançaient, comme nous l'avons dit, par
le centre de la Bavière, tandis qu'à droite les Bavarois longeaient
le pied des Alpes Tyroliennes, et qu'à gauche Masséna en tête, Davout
en queue, suivis de Dupas et de Bernadotte, descendaient le Danube.

[Note en marge: Marche des généraux autrichiens après les événements
de Ratisbonne.]

Pendant ce temps, les généraux autrichiens adoptaient à peu près le
plan de retraite que leur avait prêté Napoléon. L'archiduc Charles,
rejeté avec environ quatre-vingt mille hommes dans le Haut-Palatinat,
n'avait, dans le fait, d'autre parti à prendre que de se retirer
par la Bohême, de traverser cette province le plus vite possible,
de repasser le Danube soit à Lintz, soit à Krems, de s'y rallier au
général Hiller et à l'archiduc Louis, et même, s'il le pouvait, d'y
amener l'archiduc Jean par le Tyrol insurgé. Le général Hiller et
l'archiduc Louis, rejetés par Landshut au delà de l'Isar en Bavière,
avec environ 40 mille hommes, n'avaient, de leur côté, pas mieux à
faire que de disputer les lignes de l'Inn, de la Traun, de l'Ens,
affluents du Danube, de retarder ainsi la marche de Napoléon, et de
donner aux archiducs Charles et Jean le temps de se réunir à eux,
pour couvrir Vienne avec toutes les forces de la monarchie. C'est,
en effet, le plan qu'adopta l'archiduc Charles, et qu'il prescrivit
à ses frères, ce qui achevait de justifier complétement la marche
de Napoléon le long du Danube, puisqu'elle le plaçait sur le
chemin direct de Vienne, entre tous les archiducs, de manière à les
isoler les uns des autres, et à les devancer sur tous les points de
concentration.

[Note en marge: Le prince Charles s'arrête à la position de Cham
avant de se réfugier en Bohême.]

[Note en marge: Retraite définitive de l'archiduc Charles en Bohême.]

Conformément au plan arrêté, l'archiduc Charles se hâta en quittant
Ratisbonne de venir prendre position à Cham, à l'entrée des défilés
de la Bohême. Il s'établit entre les deux routes de Furth et de
Roetz, qui mènent à Pilsen, ayant le corps de Rosenberg à gauche,
celui de Hohenzollern à droite, celui de Kollowrath au milieu, le
prince Jean de Liechtenstein en arrière avec les grenadiers et les
cuirassiers, et enfin le corps de Bellegarde détaché au couvent de
Schoenthal. Cette position de Cham était très-forte, et valait la
peine d'être disputée, si on était vivement poursuivi. Le prince
Charles y attendit son matériel, ses traînards, ses égarés, résolu
à se défendre avec les quatre-vingt mille hommes qui lui restaient,
s'il était de nouveau attaqué par les Français. Le maréchal Davout
l'y suivit par Nittenau, non point dans l'intention de lui livrer
bataille, mais dans celle d'observer sa marche et de connaître
ses projets. Voulant toutefois, sans engager le combat, conserver
l'ascendant des armes, il refoula brusquement les avant-postes
autrichiens jusque près de Cham, et se présenta dans l'attitude d'un
ennemi prêt à en venir aux mains. Soit que l'archiduc ne voulût pas
courir la chance d'une nouvelle bataille, soit qu'il crût avoir
assez attendu, il décampa, laissant au maréchal Davout bien des
voitures, bien des malades, bien des traînards que celui-ci fit
prisonniers. Le projet étant de se retirer, il eût mieux valu le
faire plus tôt, car, parti le 24 au matin des environs de Ratisbonne,
le généralissime autrichien resta en position à Cham jusqu'au 28, et
perdit ainsi deux jours sur quatre, ce qui était fâcheux, puisque
son premier intérêt était d'atteindre le pont de Lintz, par lequel
il pouvait se réunir aux corps de Hiller et de l'archiduc Louis. La
route intérieure de Bohême formant un arc, par Pilsen, Budweis, Lintz
(voir la carte nº 14), il avait à décrire un long circuit, tandis que
Napoléon, suivant les bords du Danube, marchait directement au point
si important de Lintz, par une route superbe, et avec le secours du
fleuve qui transportait une partie de ses plus lourds fardeaux. Le
prince autrichien aurait donc bien fait de se hâter, au risque de
laisser beaucoup de monde en arrière, car il valait encore mieux
arriver moins fort au rendez-vous de Lintz, que de ne pas y arriver
du tout.

Quoi qu'il en soit, l'archiduc Charles se retira en Bohême; décidé
à ramasser en chemin tout ce qu'il trouverait de renforts, et à
regagner la rive droite du Danube le plus tôt possible. Se doutant
néanmoins qu'il ne réussirait pas à marcher assez vite, il envoya
le général Klenau avec neuf bataillons, le général Stutterheim
avec quelques troupes légères, pour aller, par les chemins les
plus courts, détruire, si on ne pouvait les occuper, les ponts de
Passau et de Lintz sur le Danube. Ces précautions prises, ne pouvant
s'empêcher de céder au découragement à la vue d'une guerre qui
commençait si mal, il proposa à l'empereur d'Autriche de faire, sous
prétexte d'un échange de prisonniers, une démarche pacifique auprès
de Napoléon. L'empereur François, qui avait consenti à la guerre sans
y être conduit par une conviction bien arrêtée, et qui voyait à quel
point son frère le généralissime était déjà découragé, ne se refusa
point à cette démarche pacifique, pas plus qu'il ne s'était refusé à
la guerre, mais en demandant toutefois qu'on ne montrât pas trop de
faiblesse au début même des hostilités. En conséquence, l'archiduc
Charles fit rédiger par son chef d'état-major, Grünn, une lettre dans
laquelle, félicitant l'empereur Napoléon de son arrivée au quartier
général français, ce dont il avait pu s'apercevoir, disait-il
avec modestie, à la tournure des événements, il lui proposait un
échange de prisonniers, pour adoucir les maux de la guerre, heureux,
ajoutait-il, si dès le commencement des hostilités on pouvait leur
imprimer un caractère moins violent et moins acerbe. Il continua
ensuite sa marche à travers la Bohême, après avoir enjoint à son
frère Jean de passer en Bavière, et à son frère Louis et à son
lieutenant Hiller de disputer fortement cette contrée aux Français,
pour donner le temps à toutes les forces autrichiennes d'opérer leur
jonction derrière la Traun, aux environs de Lintz.

Le maréchal Davout, dès qu'il vit l'archiduc Charles s'enfoncer en
Bohême, rebroussa aussitôt chemin, revint sur Ratisbonne, repassa
le Danube, et commença de descendre ce fleuve par la rive droite,
en se faisant éclairer sur la rive gauche par le général Montbrun.
Il s'achemina sur Passau à la suite du maréchal Masséna, qui
devait s'acheminer sur Lintz, et se fit remplacer à Ratisbonne par
le général Dupas avec dix mille hommes, moitié Allemands, moitié
Français.

[Note en marge: Retour offensif du général Hiller et de l'archiduc
Louis contre le maréchal Bessières.]

Tandis que l'archiduc Charles donnait à sa retraite la direction
que nous venons d'indiquer, le général Hiller et l'archiduc Louis,
même avant d'avoir reçu l'ordre de disputer pas à pas le sol de la
Bavière, s'y étaient décidés, et croyant que Napoléon s'attachait
à poursuivre l'archiduc Charles, ils avaient résolu un mouvement
offensif contre l'avant-garde du maréchal Bessières, afin d'attirer
l'ennemi à eux et de dégager le généralissime. La résolution était
honorable et bien entendue, car ils pouvaient surprendre Bessières
avant qu'il fût joint par le renfort que lui envoyait Napoléon, et
dans cet état de confiance imprudente qu'inspire souvent la victoire.

[Note en marge: Combat de Neumarkt et fermeté du général Molitor dans
cette occasion.]

Les deux généraux autrichiens avaient encore, en comprenant dans
leur effectif les restes de la réserve de Kienmayer et la division
Jellachich, environ 50 mille hommes. Le général Jellachich était
vers Munich, avec ordre de se retirer sur Salzbourg. Privés de son
concours, et rejoints par un régiment de Mitrowski et quelques
hussards de Stipsicz, ils devaient posséder de 38 à 40 mille soldats.
Marchant sur le maréchal Bessières qui en avait à peine 13 ou 14
mille, et qui s'avançait avec une extrême témérité, ils pouvaient
l'accabler. En effet, le 24 au matin, avant que l'archiduc Charles
eût définitivement opéré son mouvement de retraite vers la Bohême,
et pendant que le maréchal Bessières pénétrait au delà de l'Isar,
ayant la cavalerie légère de Marulaz en tête de sa colonne, les
Bavarois du général de Wrède au centre, l'infanterie de Molitor à
l'arrière-garde, les deux généraux autrichiens se reportèrent en
avant, avec l'intention de rejeter l'avant-garde des Français dans
les marécages de la Roth, près de Neumarkt. Ils se présentèrent en
trois colonnes, et rencontrèrent d'abord la cavalerie de Marulaz,
qui les chargea plusieurs fois avec une rare bravoure, mais qui ne
pouvait obtenir de succès sérieux contre une masse de 30 mille hommes
marchant résolûment. La cavalerie de Marulaz refoulée, le général de
Wrède eut son tour, et dut résister avec six ou sept mille hommes
d'infanterie à plus de trente mille. Les Bavarois n'étaient pas
indignes de se mesurer avec les Autrichiens, quoiqu'ils leur fussent
inférieurs, et ils se montraient assez animés dans cette guerre.
Mais il leur était impossible de tenir contre la masse qui allait
les presser en tête et sur les flancs. Ils n'avaient pour unique
retraite, à travers le pays humide et boisé qui borde la petite
rivière de la Roth, qu'un pont de chevalets faible et tremblant,
incapable de porter les fortes masses qui le traversaient à pas
précipités. Derrière était située la ville de Neumarkt, où Bessières
était à table, pendant que son avant-garde, refoulée sur son centre,
courait le danger d'être culbutée. Heureusement le général Molitor,
officier d'infanterie formé à l'école du Rhin et le premier des
lieutenants généraux de ce temps, arrivait suivi de sa division. Il
avait reconnu le danger et en avait fait part au maréchal Bessières,
qui, voyant là une affaire d'infanterie, eut la sage modestie de
le laisser agir. Le général Molitor passa sur-le-champ le pont de
la Roth avec ses quatre régiments, et apercevant sur la gauche une
hauteur boisée d'où l'on pouvait protéger la retraite, il se hâta
de l'occuper avec le 2e de ligne, en précipitant du haut en bas une
troupe autrichienne qui la défendait. Puis il rangea à droite les 16e
et 37e régiments dans une position avantageuse pour se servir de leur
feu. En ce moment, la cavalerie légère refoulée repassait la Roth
après avoir essuyé des pertes, et le général bavarois de Wrède était
aux prises avec l'ennemi acharné à détruire un de ses bataillons.
Mais tout à coup l'attitude de la division Molitor calma l'ardeur
des Autrichiens. Les feux roulants et bien ajustés des 16e et 37e de
ligne, la forte position du 2e les arrêtèrent, et, bon gré, mal gré,
ils laissèrent les Bavarois repasser tranquillement la Roth. Les 16e
et 37e régiments défilèrent ensuite, protégés par le 2e, qui eut avec
les Autrichiens un engagement terrible. Ce brave régiment était si
obstiné à lutter que le général Molitor eut grand'peine à le ramener
en arrière. Avant de repasser le pont, il chargea plusieurs fois à la
baïonnette, et força ainsi les Autrichiens à lui laisser opérer sa
retraite, qu'il exécuta le dernier avec un aplomb admiré des ennemis
eux-mêmes.

Cette affaire coûta quelques centaines d'hommes aux Bavarois, et
quelques chevaux au général Marulaz. Elle eût pu devenir fâcheuse
pour l'avant-garde tout entière, sans la prévoyance de Napoléon,
qui avait ménagé au maréchal Bessières l'appui du général Molitor.
Toutefois, bien qu'arrêtés sur les bords de la Roth, le général
Hiller et l'archiduc Louis n'auraient pas renoncé à leur mouvement
offensif, s'ils n'avaient appris dans la nuit toute l'étendue des
désastres du généralissime, ainsi que sa retraite en Bohême, et
s'ils n'avaient reconnu la nécessité de se retirer de leur côté, car
Napoléon ne pouvait manquer de fondre bientôt sur eux avec des masses
écrasantes. Ils résolurent donc de se replier sur l'Inn, et de l'Inn
sur la Traun, qu'ils avaient l'espérance de défendre mieux que l'Inn,
parce qu'ils devaient avoir plus de temps pour s'y asseoir, et que
d'ailleurs ils avaient quelque chance d'y trouver l'un des archiducs,
ou Charles ou Jean.

[Note en marge: Marche générale de l'armée sur l'Inn.]

Napoléon arriva sur ces entrefaites, suivi de la garde et des
cuirassiers, précédé par Lannes avec les troupes des généraux
Saint-Hilaire, Demont, Oudinot. Il reporta en avant le maréchal
Bessières, et imprima à la poursuite la vigueur d'un torrent qui a
rompu ses digues. Tout le monde de la droite à la gauche marcha sur
l'Inn (voir la carte nº 14), les Bavarois se dirigeant par Munich
et Wasserbourg sur Salzbourg, le maréchal Lannes par Mühldorf sur
Burghausen, le maréchal Bessières par Neumarkt sur Braunau. Appuyant
ce mouvement le long du Danube, le maréchal Masséna pénétrait
dans Passau, qu'il enlevait brusquement aux Autrichiens, lesquels
n'avaient pas eu plus que les Bavarois la prévoyance de s'y établir
solidement.

Le 28 et le 29 avril, dix jours après les premières hostilités, on
était parvenu sur tous les points à la ligne de l'Inn, et on était
occupé sur chaque route à rétablir les ponts, que les Autrichiens
avaient détruits ou brûlés jusqu'au niveau des eaux, quand ils en
avaient eu le temps. Napoléon entré le 28 à Burghausen fut obligé
d'y attendre pendant deux jours le rétablissement du pont qui était
d'une grande importance, et qui avait été complétement incendié.
Ayant reçu la lettre pacifique de l'archiduc Charles, il la renvoya à
M. de Champagny, qui suivait le quartier général, et lui ordonna de
n'y pas répondre. Plein de confiance dans le résultat de la campagne,
ne prévoyant pas toutes les difficultés qu'il pourrait rencontrer
plus tard; il croyait tenir dans ses mains le destin de la maison
d'Autriche, et ne voulait pas se laisser arrêter dans ses ambitieuses
pensées par un mouvement de générosité irréfléchie. Il prescrivit
donc le silence, du moins pour le moment, se réservant de répondre
plus tard suivant les circonstances.

[Date en marge: Mai 1809.]

[Note en marge: Trajet de l'Inn à la Traun.]

[Note en marge: Ordre à Masséna de marcher sur la Traun.]

[Note en marge: Formidable position d'Ébersberg au confluent de la
Traun et du Danube.]

Le maréchal Masséna étant entré à Passau, et le maréchal Davout
le suivant de près, tandis que l'armée entière était sur l'Inn de
Braunau à Salzbourg, il fallait marcher sur la Traun sans retard.
C'était la ligne essentielle à conquérir, car elle correspondait avec
le débouché de Lintz, par lequel l'archiduc Charles pouvait rejoindre
le général Hiller et l'archiduc Louis. Cette ligne conquise avant
que le généralissime autrichien y fût arrivé, il restait à celui-ci
une seconde et dernière chance de jonction en avant de Vienne,
c'était d'atteindre à temps le pont de Krems, et de venir se placer
à Saint-Polten pour couvrir la capitale. Napoléon résolut de lui
enlever tout de suite la première de ces deux chances, en se portant
sur Lintz d'une manière impétueuse. Étant parvenu avec tous ses corps
sur l'Inn, et en ayant rétabli les ponts le 30 avril, il ordonna le
mouvement général pour le 1er mai. Il prescrivit à Masséna de marcher
rapidement de Passau sur Efferding, d'Efferding sur Lintz, arrivé
là de s'emparer d'abord de la ville de Lintz, puis du pont sur le
Danube s'il n'était pas détruit, et, Lintz occupé, d'aller droit à
la Traun qui coule à deux lieues au-dessous. La Traun, qui est pour
les Autrichiens l'une des lignes les plus importantes à défendre
quand ils veulent arrêter une armée en marche sur Vienne, descend
des Alpes Noriques comme l'Ens, et va tomber dans le Danube un peu
après Lintz. Elle longe le pied d'un plateau qui s'étend jusqu'au
Danube, et sur lequel une armée peut se poster avantageusement, pour
s'opposer aux progrès d'une invasion. Aussi le pont sur le Danube,
celui qui servait de communication militaire entre la Bohême et la
Haute-Autriche, était-il placé non pas à Lintz même, mais au-dessous
du confluent de la Traun dans le Danube, c'est-à-dire à Mauthausen.
Il était ainsi couvert par la Traun, et par le plateau dont nous
venons de parler, au sommet duquel s'apercevaient la ville et le
château d'Ébersberg.

[Note en marge: Marche de toutes les colonnes de l'armée pour
seconder le mouvement de Masséna sur la Traun.]

Masséna eut donc le 1er mai l'ordre de se porter vivement de Passau
à Lintz, de Lintz à Ébersberg. Mais comme la difficulté pouvait être
grande si les 36 mille hommes restant aux deux généraux autrichiens
venaient se poster à Ébersberg, Napoléon voulait aborder la Traun
sur plusieurs points à la fois, à Ébersberg, à Wels et à Lambach. En
conséquence, il dirigea toutes ses colonnes de l'Inn sur la Traun,
de manière à y arriver le 3 mai au matin. Le général de Wrède ayant
avec sa division traversé Salzbourg, devait, après y avoir été
remplacé par le reste des Bavarois, s'acheminer par Straswalchen
sur Lambach au bord de la Traun. (Voir la carte nº 14.) Le maréchal
Lannes avec les troupes des généraux Oudinot, Saint-Hilaire, Demont,
devait se rendre à Wels, pour y passer la Traun, immédiatement
au-dessus d'Ébersberg. Enfin le maréchal Bessières avec la garde, les
cuirassiers et la cavalerie légère, devait, ou passer à Wels, ou se
rabattre sur Ébersberg, si on entendait sur ce point une canonnade
qui fît supposer une sérieuse résistance. Le major général Berthier
eut ordre de faire savoir, et fit savoir en effet à Masséna, que si
les obstacles étaient trop grands de son côté, il trouverait dans
le passage de la Traun opéré au-dessus de lui, soit à Wels, soit à
Lambach, un secours pour l'aider à les vaincre. Il lui fut toutefois
recommandé dans ces nouveaux ordres comme dans les précédents, de ne
rien négliger pour enlever promptement, non-seulement la ville de
Lintz et le pont qu'elle avait sur le Danube, mais encore le pont de
Mauthausen, placé, comme nous venons de le dire, au confluent de la
Traun, sous la protection du château d'Ébersberg[22].

[Note 22: J'analyse ici fidèlement les lettres de Napoléon et du
prince Berthier au maréchal Masséna, pour qu'on puisse bien apprécier
à quel point était motivé le combat d'Ébersberg, l'un des plus
terribles de nos longues guerres, et qui tout en faisant ressortir la
prodigieuse énergie de Masséna, lui fut cependant reproché comme une
inutile effusion de sang.]

Nos colonnes s'avancèrent dans l'ordre indiqué. Elles étaient toutes
le 1er mai au delà de l'Inn, après en avoir rétabli les ponts,
Masséna se dirigeant de Passau sur Efferding, Lannes et Bessières
de Burghausen et Braunau sur Ried. Ils recueillirent sur les routes
un nombre considérable de voitures et environ deux à trois mille
prisonniers. Masséna, qui marchait la gauche au Danube, rencontra
partout sur son chemin l'arrière-garde des corps de Hiller et de
l'archiduc Louis, et put apercevoir, de l'autre côté du fleuve, les
troupes de l'archiduc Charles, qui venaient à travers les défilés de
la Bohême occuper ou détruire le pont de Lintz. Il sentait donc à
chaque pas l'importance de devancer le généralissime soit, à Lintz,
soit à Ébersberg, bien moins pour conquérir ces points de passage que
pour les enlever à l'ennemi, et pour empêcher derrière la Traun la
réunion de toutes les forces de la monarchie autrichienne. (Voir la
carte nº 14.)

[Note en marge: Arrivée de Masséna à Lintz.]

[Note en marge: Son empressement à courir sur Ébersberg le 3 mai au
matin.]

Le 2 mai au soir Masséna échangea en avant d'Efferding quelques
coups de fusil avec l'arrière-garde du général Hiller, fit des
prisonniers, et s'apprêta à marcher le lendemain sur Lintz. Le 3
au matin il partit, précédé par la cavalerie légère de Marulaz, et
suivi de la division Claparède du corps d'Oudinot. Il parut devant
Lintz à la pointe du jour. Y entrer, culbuter quelques postes qui
se retiraient en hâte, s'emparer de la ville, ne fut que l'affaire
d'un instant. Les détachements de Klenau et de Stutterheim, dépêchés
par l'archiduc Charles pour occuper le passage, n'avaient pu que
détruire le pont de Lintz et en amener les bateaux à la rive gauche.
Masséna en possession de Lintz était donc assuré que ce pont du
Danube ne pouvait plus servir à la jonction des archiducs. Mais le
pont véritablement propre à la jonction était celui de Mauthausen,
situé à deux lieues au-dessous, et couvert, comme nous l'avons
dit, par la Traun. Tant qu'on n'était pas maître de celui-là, il
était possible que l'archiduc Charles s'en servît pour se réunir au
général Hiller et à l'archiduc Louis, et on ne savait pas en effet
si les détachements qu'on apercevait au delà du Danube étaient
les avant-gardes de la grande armée autrichienne, ou de simples
détachements sans soutien. Il était dix heures du matin. Masséna
n'hésita pas, traversa Lintz au pas de course, et se porta sur la
Traun, c'est-à-dire devant Ébersberg. La position s'offrit tout à
coup avec de formidables apparences.

[Note en marge: Aspect de la position d'Ébersberg.]

On voyait devant soi la Traun coulant de droite à gauche pour se
jeter à travers des îles boisées dans l'immense lit du Danube.
On apercevait sur cette rivière un pont d'une longueur de plus
de 200 toises, puis au delà un plateau escarpé, au-dessus duquel
s'élevait la petite ville d'Ébersberg, plus haut encore le château
fort d'Ébersberg, hérissé d'artillerie, et enfin soit en avant du
pont, soit sur l'escarpement du plateau, une masse de troupes qu'on
pouvait évaluer de 36 à 40 mille hommes. Il y avait là de quoi
modérer tout autre caractère que celui de Masséna et lui inspirer
l'idée d'attendre, surtout s'il faisait la réflexion fort simple qu'à
quelques lieues au-dessus d'Ébersberg plusieurs colonnes françaises
devaient, dans la journée ou le lendemain, opérer leur passage,
et tourner la position. Mais cette certitude n'empêchait pas que
peut-être dans la journée les archiducs ne se réunissent par le pont
de Mauthausen, si on le laissait en leur pouvoir. Il y avait donc un
intérêt véritable à le leur enlever sur-le-champ, en emportant la
ville et le château d'Ébersberg. Du reste, c'est avec son caractère,
encore plus qu'avec sa raison, qu'on se décide à la guerre, et
Masséna rencontrant l'ennemi qu'il n'avait pas eu encore l'occasion
de saisir corps à corps dans cette campagne, n'éprouva qu'un désir,
celui de se jeter sur lui, pour s'emparer d'une position jugée
décisive. Par ces motifs il ordonna l'attaque sur-le-champ.

[Note en marge: Combat d'Ébersberg.]

[Note en marge: Audacieuse attaque du général Cohorn sur le pont et
la ville d'Ébersberg.]

En avant du pont d'Ébersberg, se trouvaient autour du village de
Klein-Munchen des tirailleurs autrichiens, et quelques postes de
cavalerie légère. Le général Marulaz fit charger, et disperser à
coups de sabre, les uns et les autres. Les cavaliers repassèrent le
pont, les tirailleurs se logèrent dans les jardins et les maisons
de Klein-Munchen. La première brigade de Claparède, commandée par
l'intrépide Cohorn, marchait à la suite de la cavalerie légère de
Marulaz. Le général Cohorn, dont nous avons eu occasion de parler
déjà, descendant du célèbre ingénieur hollandais Cohorn, renfermait
dans un corps grêle et petit l'une des âmes les plus fougueuses
et les plus énergiques que Dieu ait jamais donnée à un homme de
guerre. Il était digne d'être l'exécuteur des impétueuses volontés
de Masséna. À peine arrivé sur les lieux, il court à la tête des
voltigeurs de sa brigade sur le village de Klein-Munchen, s'empare
d'abord des jardins, puis se jette dans les maisons, prend ou passe
par les armes tout ce qui les occupait, pousse au delà du village,
se porte à l'entrée du pont, qui était long, avons-nous dit, de deux
cents toises au moins, chargé de fascines incendiaires, et criblé des
feux de l'ennemi. Tout autre que le général Cohorn se serait arrêté,
pour attendre les ordres du maréchal Masséna; mais l'audacieux
général, l'épée à la main, s'engage le premier sur le pont, le
traverse au pas de course, fait tuer ou prendre ceux qui essaient de
lui en disputer le passage, laisse, il est vrai, sur les planches du
pont, beaucoup des siens, morts ou mourants, mais avance toujours,
et, le défilé franchi, lance ses colonnes d'attaque sur le plateau,
qui était couvert des masses de l'infanterie autrichienne. Cohorn,
sous une grêle de balles, gravit avec le même emportement la rampe
escarpée qui conduit à Ébersberg, pénètre dans la ville, débouche
sur une grande place que le château domine, et oblige enfin les
Autrichiens à se replier sur les hauteurs en arrière. Malheureusement
ils conservent le château et font pleuvoir du haut de ses murs un feu
destructeur sur la petite ville devenue notre conquête.

[Note en marge: Dispositions ordonnées par Masséna pour secourir le
général Cohorn.]

Pendant cette suite d'actes téméraires, Masséna, resté au pied de
la position, prend ses mesures pour appuyer Cohorn, qui n'avait eu
affaire jusqu'ici qu'à l'avant-garde des Autrichiens, et qui bientôt
devait les avoir tous sur les bras. Pour tenir tête à la formidable
artillerie du plateau, il amène les bouches à feu de tout le corps
d'armée, et les poste le plus avantageusement possible. Nos officiers
d'artillerie, toujours aussi intelligents qu'intrépides, essaient de
compenser par la justesse du tir et le bon choix des emplacements le
désavantage de la position. Une effroyable canonnade s'engage ainsi
d'une rive à l'autre de la Traun. Cela fait, Masséna lance à travers
le long défilé du pont les deux autres brigades de Claparède, celles
de Lesuire et de Ficatier, leur ordonnant de gravir le plateau pour
aller dans Ébersberg au secours du général Cohorn. Puis il dépêche
une foule d'aides de camp afin de hâter l'arrivée des divisions
Legrand, Carra Saint-Cyr et Boudet, dont on a grand besoin pour
sortir de cette redoutable aventure. Lui-même il se tient au milieu
des balles et des boulets pour donner ses ordres et pourvoir à tout.

[Note en marge: Lutte acharnée dans l'intérieur d'Ébersberg.]

Les deux brigades Lesuire et Ficatier arrivaient à propos, car
le général Hiller remarchant en avant, s'était jeté avec des
forces considérables sur Cohorn, et l'avait obligé de rentrer
dans Ébersberg, puis d'évacuer la grande place. Les Français la
reprennent, en chassent les Autrichiens de nouveau, et tentent de
s'emparer du château, dont ils approchent sans pouvoir y pénétrer.
Mais les Autrichiens, qui sentaient l'importance du poste, reviennent
plus nombreux, ce qui leur était facile, puisqu'ils étaient
trente-six mille contre sept ou huit mille, fondent en masse sur le
château, en éloignent les Français, s'introduisent dans la ville,
la traversent, et débouchent encore une fois sur la grande place.
Le brave Claparède avec ses lieutenants se réfugie alors dans les
maisons qui la bordent de trois côtés, s'y établit, et des fenêtres
fait pleuvoir sur l'ennemi une grêle de balles. On se dispute ces
maisons avec fureur, sous l'artillerie du château, qui tire sur les
Autrichiens comme sur les Français. Des obus mettent le feu à cette
malheureuse petite ville, qui bientôt devient si brûlante qu'on a
peine à y respirer.

[Note en marge: Arrivée de la division Legrand, et conquête
définitive de la position d'Ébersberg.]

Cet affreux massacre continue, et la fureur ayant égalisé les
courages, l'avantage va rester au nombre. Les Français vont être
précipités dans la Traun, et punis de leur audace, quand par bonheur
la division Legrand commence à paraître, précédée de son intrépide
général. Celui-ci, toujours calme et fier dans le danger, et portant
sur sa belle et mâle figure l'expression de ses qualités guerrières,
arrive à la tête de deux vieux régiments, le 26e d'infanterie
légère et le 18e de ligne. Il s'engage sur le pont encombré de
morts et de blessés. Pour y passer, il faut jeter dans la Traun une
foule de cadavres, peut-être des blessés respirant encore. Enfin
on le traverse, et au delà on rencontre un nouvel encombrement de
combattants refoulés qui se retirent, ou de blessés qu'on emporte.
Un officier cherchant à expliquer la position au général Legrand,
celui-ci l'interrompt brusquement: Je n'ai pas besoin de conseils,
lui dit-il, mais de place pour ma division.--On se range, et
il s'avance, l'un de ses régiments à droite, pour déborder les
Autrichiens qui avaient enveloppé Ébersberg extérieurement, un autre
au centre, par la grande rue de la ville. Tandis que plusieurs de ses
bataillons, formés en colonne d'attaque, refoulent les Autrichiens
qui entourent la ville, les autres la traversant par le milieu,
parviennent à déboucher sur la grande place, la font évacuer avec
leurs baïonnettes, et dégagent ainsi Claparède qui n'en pouvait
plus. Legrand s'attaque ensuite au château, et y monte sous un feu
meurtrier. Les portes étant fermées, il les fait abattre à coups
de hache par ses sapeurs, pénètre dans l'intérieur, et passe par
les armes tout ce qu'on y trouve. Dès ce moment Ébersberg est à
nous, mais c'est un monceau de ruines fumantes, d'où s'échappe une
odeur insupportable, celle des cadavres consumés par les flammes.
On se hâte de dépasser ce lieu aussi affreux à voir que difficile
à conquérir. On marche aux Autrichiens établis en bataille sur une
ligne de hauteurs en arrière. Ceux-ci, voyant de loin dans la plaine,
entre Lintz et Ébersberg, arriver les longues files des divisions
Carra Saint-Cyr et Boudet, voyant de plus à leur gauche une masse de
cavalerie française qui avait franchi la Traun à Wels, ne crurent
pas devoir prolonger cette lutte furieuse, et se retirèrent, nous
abandonnant ainsi le confluent de la Traun, et le débouché important
de Mauthausen. Du reste le pont établi en cet endroit avait disparu
comme à Lintz, les coureurs de l'archiduc Charles l'ayant détruit, et
en ayant envoyé les bateaux sur Krems.

[Note en marge: Résultats du combat d'Ébersberg.]

Cette cavalerie qu'on avait aperçue était un millier de chevaux, que
Lannes, après avoir passé la Traun à Wels sans difficulté, avait
dépêchés sous le général Durosnel, pour déborder la position des
Autrichiens. Il est donc certain que si Masséna avait pu deviner que
l'archiduc Charles ne serait point à Mauthausen avec son armée, et
qu'un peu au-dessus des passages déjà exécutés feraient tomber aussi
vite la position d'Ébersberg, il aurait dû épargner le sang versé
dans cette terrible attaque. Le champ de carnage était affreux, et la
ville d'Ébersberg tellement en flammes, qu'on ne pouvait en retirer
les blessés. Il avait même fallu, pour empêcher l'incendie de gagner
le pont, enlever la partie du tablier qui était aux deux extrémités,
de sorte que la communication se trouva interrompue pendant quelques
heures, entre les troupes qui avaient passé la Traun et celles qui
arrivaient à leur secours. Cette échauffourée nous coûta 17 cents
hommes tués, noyés, brûlés ou blessés. Les Autrichiens perdirent 3
mille hommes mis hors de combat, 4 mille prisonniers, beaucoup de
drapeaux et de canons. Ils s'en allèrent terrifiés par tant d'audace.
Nous avions donc de grands dédommagements de cette cruelle journée,
et l'effet moral en devait égaler l'effet matériel.

[Note en marge: Jugement de Napoléon sur l'affaire d'Ébersberg.]

Napoléon était accouru au galop, attiré par la violence de la
canonnade. Quoique fort habitué aux horreurs de la guerre, tous
ses sens furent révoltés à la fois par cet abominable spectacle,
que ne justifiait point assez la nécessité de combattre, et sans
l'admiration qu'il avait pour le génie guerrier de Masséna, sans le
cas qu'il faisait toujours de l'énergie, il aurait peut-être exprimé
un blâme contre ce qui venait de se passer. Il n'en fit rien, mais
ne voulut point séjourner dans Ébersberg, et s'établit en dehors au
milieu de sa garde.

[Note en marge: Marche tardive de l'archiduc Charles sur Lintz.]

L'archiduc Charles, malgré le projet fort arrêté de se réunir à ses
frères, derrière la Traun, par Lintz ou Mauthausen, n'avait ni marché
assez vite, ni assez bien calculé ses mouvements, pour arriver à
Lintz en temps utile. Il n'était qu'à Budweis en Bohême (voir la
carte nº 14), quand Masséna dépassait si impétueusement Lintz et
Ébersberg, et il ne lui restait plus que le débouché de Krems auquel
il pût atteindre. Le général Hiller et l'archiduc Louis allaient s'y
rendre par Enns, Amstetten, Saint-Polten, en continuant de détruire
tous les ponts sur les rivières qui coulent des Alpes Noriques dans
le Danube. Quant à l'archiduc Jean, il était encore moins probable
qu'il pût arriver assez tôt, qu'il osât même s'engager dans les
Alpes, en laissant à sa gauche le prince Eugène, et en s'exposant à
rencontrer à sa droite la grande armée de Napoléon, dans laquelle il
serait tombé comme dans un abîme. Il ne fallait donc guère compter
sur lui. Mais il suffisait pour ramener quelque chance heureuse, que
l'archiduc Charles donnât la main par Krems au général Hiller et à
l'archiduc Louis, qui opéraient leur retraite le long du Danube,
car après avoir employé beaucoup de temps à rallier des traînards,
à ramasser des landwehr, à incorporer les troisièmes bataillons des
régiments galliciens, il arrivait avec plus de 80 mille hommes, et
pouvait réuni à ses deux lieutenants, qui en avaient au moins 30
mille, se trouver avec 110 mille combattants à Saint-Polten. Il était
alors possible d'y disputer la victoire à Napoléon, et, si on la
gagnait, l'empire français, au lieu d'être renversé en 1814, l'eût
été en 1809.

[Note en marge: La Traun enlevée, Napoléon marche sur l'Ens.]

Napoléon, enchanté d'avoir enlevé aux archiducs la principale chance
de réunion en occupant Lintz et Mauthausen, se hâta de marcher sur
Krems, pour leur ôter cette dernière ressource, et atteindre Vienne,
avant qu'aucun obstacle pût lui en interdire l'entrée.

[Note en marge: L'armée traverse Amstetten sans coup férir.]

[Note en marge: Arrivée de l'armée française devant Saint-Polten.]

Après la Traun s'offrait l'Ens, qui coule parallèlement à cette
rivière, baignant dans son cours l'autre côté du plateau qu'on venait
de franchir. Mais tous les ponts étaient radicalement détruits sur
l'Ens, et il ne fallait pas moins de vingt-quatre ou de quarante-huit
heures pour les rétablir. C'était une contrariété fâcheuse, mais
inévitable. Quoique le 4 mai au matin Lannes se trouvât à Steyer
sur l'Ens avec les divisions Demont et Saint-Hilaire, que Bessières
occupât la ville d'Enns avec la cavalerie légère, le corps d'Oudinot
et une division de Masséna, il fallut attendre toute la journée
du 5, forcé qu'on était de reconstruire les ponts brûlés jusqu'à
fleur d'eau. On ne put traverser l'Ens que le 6 au matin, pour se
porter sur Amstetten. Bessières, avec la cavalerie et l'infanterie
d'Oudinot, passa le premier, bientôt suivi de Masséna, et rejoint
par Lannes qui vint se fondre avec la colonne principale, une
seule route restant désormais à l'armée entre le pied des Alpes
et le Danube. On entra le soir dans Amstetten sans coup férir. Le
lendemain l'armée continua sa marche sur Mölk, belle position sur
le Danube, que couronne la magnifique abbaye de Mölk. Napoléon y
établit son quartier général. Il ne restait plus qu'une journée
pour arriver à Krems, où se trouve le pont de Mautern, le dernier
par lequel l'archiduc Charles pût se réunir au général Hiller et à
l'archiduc Louis. On était déjà certain d'y parvenir sans obstacle,
car rien n'annonçait la présence d'une grande armée devant soi. Le
8 notre avant-garde se porta à Saint-Polten, position importante
et très-connue sur les flancs du Kahlenberg, qui est un contrefort
des Alpes, projeté jusqu'au Danube, et derrière lequel est située
Vienne. (Voir les cartes n{os} 14 et 32.) C'est là qu'aurait dû se
former le grand rassemblement des Autrichiens, si les archiducs
avaient eu le temps de se rejoindre, car à Saint-Polten se trouvent,
à l'abri d'une excellente position militaire, la réunion des routes
de Bohême, d'Italie, de Haute et Basse-Autriche, et enfin le débouché
sur Vienne, qui passe à travers les gorges du Kahlenberg. Mais on
n'apercevait que des arrière-gardes en retraite, les unes à notre
gauche se repliant vers le pont de Krems pour se mettre à couvert
derrière le Danube, les autres devant nous se repliant à travers le
Kahlenberg sur Vienne. Il était donc évident qu'on ne rencontrerait
pas une grande bataille à livrer en avant de la capitale, et qu'on
n'aurait plus qu'à braver les difficultés d'une attaque de vive
force, si Vienne était défendue. Ces difficultés pouvaient à la
vérité devenir fort embarrassantes, si l'archiduc Charles continuant
à descendre le Danube par la rive gauche, arrivait avant nous à la
hauteur de Vienne, y franchissait le Danube par le pont du Thabor,
et venait nous offrir la bataille adossé à cette grande ville.
Heureusement ce qui s'était passé ne le faisait guère craindre.

[Note en marge: Marche des généraux autrichiens sur Krems.]

[Note en marge: Le général Hiller et l'archiduc Louis passent sur la
rive gauche du Danube à Krems, abandonnant Vienne à elle-même.]

En effet l'archiduc Charles ayant perdu au moins deux jours à Cham,
quelques autres jours encore sur la route de Cham à Budweis, par le
désir, il est vrai, de rallier l'armée et de la renforcer, n'avait
atteint que le 3 mai au matin les environs de Budweis, au moment même
où Masséna enlevait Ébersberg. Dans l'espoir vague d'une jonction
à Lintz qui était cependant peu présumable, il s'était avancé de
Budweis sur Freystadt près du Danube (voir la carte nº 32) au lieu
de marcher droit sur Krems, ce qui lui aurait épargné un nouveau
détour et une nouvelle perte de temps. En s'approchant du Danube il
avait appris l'occupation de Lintz et de la Traun, reconnu dès lors
l'impossibilité de faire sa jonction par ce débouché, et avait repris
la route de l'intérieur de la Bohême par Zwoettel, en conservant
encore la fausse espérance d'arriver à Krems et à Saint-Polten
avant nous. Prévoyant toutefois le cas où il n'y arriverait pas, il
avait autorisé les deux généraux qui défendaient la rive droite à
repasser sur la rive gauche quand ils se sentiraient trop pressés,
sauf à détacher sur Vienne les forces nécessaires pour mettre cette
capitale à l'abri d'un coup de main. C'est effectivement ce que
venaient d'exécuter le général Hiller et l'archiduc Louis parvenus à
Saint-Polten. Craignant d'être attaqués par des forces supérieures
avant d'avoir atteint Vienne, et d'essuyer un nouvel échec semblable
à celui d'Ébersberg, ils avaient comme en 1805 repassé le Danube au
pont de Krems, détruit ce pont, replié tous les bateaux sur la rive
gauche, et envoyé seulement par la route directe de Saint-Polten un
fort détachement sur Vienne, afin de concourir à sa défense avec la
population et quelques dépôts.

Telles avaient été les résolutions des généraux autrichiens, que
le simple aspect des choses suffisait pour révéler, car, ainsi que
nous venons de le dire, on voyait à gauche de grosses masses de
troupes achever le passage du Danube vers Krems, et devant soi des
colonnes s'enfoncer dans les gorges du Kahlenberg pour prendre la
route de Vienne. Napoléon, conséquent dans son plan d'être sous les
murs de Vienne avant les archiducs, et d'ajouter à l'effet moral de
son entrée dans cette capitale, l'effet matériel de l'occupation
de ce grand dépôt, arrêta toutes les dispositions nécessaires pour
y arriver immédiatement. De l'abbaye de Mölk, où se trouvait son
quartier général, il ordonna les mesures suivantes.

[Note en marge: Dispositions ordonnées par Napoléon pour s'approcher
de Vienne.]

Ce n'était pas avec de la cavalerie qu'on pouvait prendre Vienne,
et il fallait par conséquent y amener de l'infanterie. Le maréchal
Lannes dut y marcher dès le 9 mai avec l'infanterie des généraux
Oudinot et Demont. Le maréchal Masséna dut les suivre immédiatement,
tandis que le gros de la cavalerie longerait le Danube, pour en
observer les bords, déjouer toute tentative de passage de la part
de l'ennemi, et se garder enfin contre la masse de troupes réunie
sur l'autre rive. La cavalerie légère fut répandue entre Mautern,
Tulln, Klosterneubourg, conformément aux sinuosités du fleuve autour
du pied du Kahlenberg. Les cuirassiers furent cantonnés en arrière
entre Saint-Polten et Sieghardskirchen. Ces précautions prises à
notre gauche, le général Bruyère à notre droite dut avec sa cavalerie
légère, et un millier d'hommes de l'infanterie allemande, remonter
par Lilienfeld sur la route d'Italie, pour désarmer les montagnes
de la Styrie, et veiller sur les mouvements de l'archiduc Jean.
Napoléon suivit Lannes et Masséna, avec la garde et une partie des
cuirassiers. Le maréchal Davout, déjà rendu de Passau à Lintz, eut
ordre de se transporter de Lintz à Mölk, de Mölk à Saint-Polten, afin
de résister devant Krems aux tentatives de passage qui pourraient
être essayées sur nos derrières, ou bien de marcher sur Vienne, si
nous avions une grande bataille à livrer sous les murs de cette
capitale. Pourtant comme Passau et Lintz importaient presque autant
que Krems, le général Dupas dut rester à Passau, en attendant
l'arrivée du maréchal Bernadotte, et le général Vandamme, avec les
Wurtembergeois, fut chargé de garder Lintz. Napoléon prit en même
temps les plus grands soins pour l'arrivée de ses convois par le
Danube. Il leur ménagea partout, sur la rive que nous occupions, des
ports pour s'y reposer, s'y abriter, y prendre langue. Ces convois,
composés des bateaux recueillis sur le Danube et ses affluents,
portaient du biscuit, des munitions, des hommes fatigués. Outre les
points de Passau, de Lintz, déjà militairement occupés, Napoléon fit
établir des postes fortifiés à Ips, Waldsée, Mölk et Mautern. Là ses
convois devaient reprendre la route de terre par Saint-Polten, parce
qu'elle était la plus courte et la seule sûre, le Danube au delà
coulant trop près des Autrichiens et trop loin des Français. Enfin
ne pensant pas qu'il suffit, pour se garder, d'interdire le passage
du Danube, mais jugeant au contraire que le meilleur moyen d'assurer
ses derrières c'était d'avoir la faculté de passer le fleuve, afin de
donner à l'ennemi les inquiétudes que nous avions pour nous-mêmes,
et de l'obliger ainsi à disséminer ses forces, Napoléon prescrivit
l'établissement de deux ponts de bateaux, l'un à Lintz, l'autre à
Krems, avec les matériaux qu'on parviendrait à se procurer.

Après avoir vaqué à ces soins, Napoléon, arrivé le 8 à Saint-Polten,
fit marcher le 9 sur Vienne par Sieghardskirchen et Schoenbrunn.
Lannes et Bessières s'avançaient en première ligne, Masséna en
seconde, la garde et les cuirassiers en troisième. Le maréchal Davout
venait après eux, laissant derrière lui les postes que nous avons
indiqués à gauche sur le Danube, à droite sur les routes d'Italie.

[Note en marge: Apparition de l'armée française sous les murs de
Vienne.]

Le 9 au soir le général Oudinot coucha à Sieghardskirchen. Le 10
mai au matin la brigade Conroux du corps d'Oudinot déboucha par la
route de Schoenbrunn devant le faubourg de Maria-Hilf, un mois juste
après l'ouverture des hostilités. Cette marche offensive, à la fois
si savante et si rapide, était digne de celle de 1805 dans les mêmes
lieux, de celle de 1806 à travers la Prusse, et n'avait rien dans
l'histoire qui lui fût supérieur. Il était dix heures du matin.
Napoléon était accouru à cheval pour diriger lui-même les opérations
contre la capitale de l'Autriche, qu'il voulait prendre tout de
suite, mais prendre sans la détruire. Ici comme à Madrid, il avait
mille raisons de se faire ouvrir les portes de la ville, sans les
enfoncer par le fer et la flamme.

[Note en marge: Description de cette capitale.]

L'archiduc Charles ayant perdu du temps en détours inutiles, n'était
pas le 10 au matin à portée de secourir Vienne. Néanmoins cette
capitale pouvait être défendue. Nous avons décrit ailleurs sa forme
et ses fortifications. Nous ne ferons que les rappeler ici. Le centre
de Vienne, c'est-à-dire l'ancienne ville, est revêtu d'une belle et
régulière fortification, celle qui en 1683 résista aux Turcs. Depuis,
l'augmentation non interrompue de la population a donné naissance à
plusieurs magnifiques faubourgs, dont chacun est aussi grand que la
ville principale. Ces faubourgs sont couverts eux-mêmes par un mur
terrassé, de peu de relief, en zigzag, dépourvu d'ouvrages avancés,
mais capable de tenir plusieurs jours. Enfin il y avait à Vienne
ce que Napoléon avait toujours considéré comme le moyen le plus
puissant de défense, des bois, que les Alpes et le Danube y versent
en prodigieuse quantité. On pouvait donc s'y retrancher, et avec un
peuple fort animé contre l'étranger, comme les Viennois l'étaient
dans le moment, trouver facilement de nombreux travailleurs.
L'arsenal de Vienne contenait 500 bouches à feu. La Hongrie pouvait
y faire refluer des quantités immenses de vivres, et grâce à cet
ensemble de moyens, il était possible de rendre la résistance assez
longue pour que les archiducs arrivassent avant la reddition. On
ne comprend donc pas qu'ayant affaire à Napoléon, ce conquérant
de capitales si redoutable, les Autrichiens n'eussent pas songé à
défendre Vienne.

[Note en marge: Grande faute de l'archiduc Charles de n'avoir pas mis
Vienne en état de défense.]

On a beaucoup parlé des fautes de l'archiduc Charles dans cette
campagne. Celle de n'avoir pas mis Vienne en état de défense est
certainement la plus grave. Le général Hiller et l'archiduc Louis,
enfermés dans l'enceinte de cette capitale, derrière tous les
ouvrages qu'on eût pu réparer ou élever, auraient rendu Vienne
imprenable. Les armées d'Italie et de Bohême, ralliées ensuite sous
ses murs, n'y auraient pas été faciles à battre. Gagner en rase
campagne une grande bataille contre Napoléon était sans doute une
prétention téméraire, surtout s'il fallait arriver à cette action
décisive par de hardies et savantes manoeuvres. Mais accepter à la
tête de toutes les forces de la monarchie autrichienne, et adossé
aux murs de la capitale, une bataille défensive, c'était préparer à
Napoléon le seul échec contre lequel pût échouer alors sa fortune
toute-puissante.

Au lieu de cela, on n'avait rien préparé à Vienne pour s'y défendre,
soit imprévoyance, soit répugnance de recourir à de telles
précautions, ou crainte de convertir la capitale en un champ de
bataille. On n'avait pas songé à garantir les faubourgs au moyen
de la muraille terrassée qui les environne, et on s'était contenté
d'armer de ses canons la vieille place forte, qui ne pouvait s'en
servir qu'en tirant sur les faubourgs. Pour tous défenseurs on avait
ameuté quelques gens du bas peuple, aux mains desquels on avait
mis des fusils, et qui ajoutaient tout au plus deux à trois mille
forcenés à la garnison. Celle-ci commandée par l'archiduc Maximilien
se composait de quelques bataillons de landwehr, de quelques dépôts,
d'un détachement du corps de Hiller, faisant ensemble 11 ou 12 mille
hommes. Le jeune chef de cette garnison, ardent mais inexpérimenté,
n'avait point étudié les côtés forts ou faibles du poste important
qu'il avait à garder, et tout son patriotisme s'était épuisé en
proclamations aussi violentes que stériles.

[Note en marge: Arrivée de la cavalerie de Colbert et de l'infanterie
de Conroux devant le faubourg de Maria-Hilf.]

[Note en marge: Enlèvement du faubourg de Maria-Hilf.]

À peine la cavalerie de Colbert et l'infanterie du général Conroux
(division Tharreau) eurent-elles paru à la porte du faubourg de
Maria-Hilf, fermée par une grille, qu'une sorte de tumulte populaire
éclata dans les rues environnantes. (Voir la carte nº 48.) On avait
trompé cette population en lui disant que les Français étaient
battus, que l'archiduc Charles était vainqueur; que si ce dernier se
trouvait encore en Bohême, c'était par suite de manoeuvres habiles;
que sans doute Napoléon pourrait détacher une division sur Vienne
pour menacer la capitale, mais que cette division serait bientôt
accablée par le retour de l'archiduc Charles victorieux; qu'il
fallait donc résister à une tentative de ce genre, si elle avait
lieu, car elle ne pourrait être qu'une témérité et une insolence de
l'ennemi. Aussi la populace se mit-elle à courir les rues en poussant
des cris de fureur, plus effrayants du reste pour les habitants
paisibles que pour les Français eux-mêmes. Les maisons, les boutiques
furent fermées immédiatement. Un parlementaire ayant été envoyé à
l'état-major de la place, il fut assailli et blessé. Son cheval fut
pris, et employé à promener en triomphe un garçon boucher qui avait
commis cette violation du droit des gens. Pendant ce temps la colonne
du général Tharreau était arrêtée aux grilles du faubourg, attendant
qu'on les ouvrît. Tout à coup un officier français, le capitaine
Roidot, escalade la grille, et le sabre à la main oblige le gardien
à livrer les clefs. Nos colonnes entrent alors, la cavalerie Colbert
au galop, l'infanterie de Conroux au pas de charge. On arrive ainsi
en refoulant la garnison jusqu'à la vieille ville, dont l'enceinte
est retranchée et armée. À peine est-on parvenu à l'esplanade qui
sépare les faubourgs de la ville, que l'artillerie des remparts vomit
la mitraille. Quelques-uns de nos hommes sont blessés, et parmi eux
le général Tharreau. On investit la place sur tous les points, on la
somme, et pour unique réponse on reçoit une grêle de boulets qui ne
causent de dommages qu'aux belles habitations des faubourgs.

[Note en marge: Établissement du quartier général impérial à
Schoenbrunn.]

Cependant Napoléon voyant que, même en brusquant l'attaque, on
n'en finirait pas en un jour, alla s'établir à Schoenbrunn, pour y
attendre l'arrivée du gros de l'armée. Il nomma gouverneur de Vienne
le général Andréossy, qui avait été son ambassadeur en Autriche, et
qui connaissait cette capitale autant qu'il en était connu. Napoléon
voulait indiquer par là que son intention n'était pas de recourir
à la rigueur, car on n'aurait pas choisi pour ce rôle un homme qui
avait vécu plusieurs années au milieu de la population viennoise.
Napoléon ajouta à cette nomination une proclamation rassurante, pour
rappeler l'excellente conduite de l'armée française en 1805, et
promettre d'aussi bons traitements si on se conduisait envers les
Français de manière à les mériter.

[Note en marge: Le gouvernement de Vienne confié au général
Andréossy.]

Sur-le-champ le général Andréossy se transporta dans les faubourgs,
organisa dans chacun d'eux des municipalités composées des principaux
habitants, forma une garde bourgeoise chargée de maintenir l'ordre,
et chercha à établir des communications avec la vieille ville, dans
l'intention de mettre un terme à une défense qui ne pouvait être
désastreuse que pour les Viennois eux-mêmes. Le feu ayant continué
et causé quelques dommages, une députation des faubourgs proposa de
se rendre auprès de l'archiduc Maximilien pour réclamer la cessation
d'une résistance imprudente. Avant de tenter une pareille démarche,
cette députation alla voir Napoléon et recueillir de sa bouche les
paroles rassurantes qu'il importait de faire parvenir aux habitants
de la ville fortifiée. Elle pénétra ensuite dans l'intérieur de
Vienne le 11 mai au matin. La réponse à cette démarche conciliante
fut une nouvelle canonnade. Napoléon ne se contenant plus résolut
d'employer le fer et le feu, de façon toutefois à épargner autant que
possible aux malheureux faubourgs les suites d'un combat qui allait
se passer entre l'ancienne et la nouvelle ville.

[Note en marge: Nécessité d'enlever Vienne de vive force, et choix du
point d'attaque.]

Nos troupes étaient arrivées par Sieghardskirchen et Schoenbrunn
devant le faubourg de Maria-Hilf. (Voir les cartes n{os} 48 et 49.)
Napoléon chercha un autre point d'attaque. Il fit à cheval avec
Masséna le tour de la place, par le midi, et se porta du côté de
l'est à l'endroit où elle se joint au Danube. Là un bras secondaire,
détaché du grand bras du fleuve, la longe en fournissant de l'eau à
ses fossés, et la sépare de la fameuse promenade du Prater. De ce
côté on pouvait établir des batteries qui, en accablant la ville
fortifiée, ne devaient attirer le feu que sur des habitations
très-clair-semées, et sur les îles du fleuve. De plus, en opérant le
passage de ce bras, on s'emparait du Prater, et en remontant un peu
au nord-est (voir plus particulièrement la carte nº 49) on isolait
Vienne du grand pont du Thabor, qui conduit à la rive gauche. On la
séparait ainsi de tout secours extérieur; on enlevait à l'archiduc
Charles la possibilité d'y rentrer; on ôtait enfin à ses défenseurs
le courage de s'y renfermer, car ils avaient la certitude d'y être
pris jusqu'au dernier. L'archiduc Maximilien en particulier ne
pouvait se résigner à y rester, étant sûr de devenir notre prisonnier
sous quarante-huit heures.

[Note en marge: Établissement de batteries incendiaires contre la
ville fortifiée.]

Napoléon ordonna sur-le-champ à des nageurs de la division Boudet
de se jeter dans le bras du Danube qu'il s'agissait de franchir, et
d'aller chercher quelques nacelles à la rive gauche. Ils le firent
sous la conduite d'un brave aide de camp du général Boudet, le nommé
Sigaldi, qui fut des premiers à se précipiter dans le fleuve. Ils
ramenèrent ces nacelles sous les coups de fusil des avant-postes
ennemis, et fournirent ainsi à deux compagnies de voltigeurs le moyen
de se transporter sur l'autre rive. Elles s'emparèrent du petit
pavillon de Lusthaus, situé dans le Prater, et dont on pouvait se
servir comme d'un poste retranché. Elles en chassèrent les grenadiers
autrichiens, et s'y établirent, de façon que ce pavillon devint
la tête du pont qu'on se hâta de jeter avec des bateaux recueillis
dans les environs. En même temps Napoléon fit mettre en batterie
sur le bord que nous occupions quinze bouches à feu, qui battaient
la rive opposée, et prenaient en écharpe l'avenue par laquelle on
aboutissait au pavillon de Lusthaus. On avait ainsi le moyen de
secourir les deux compagnies de voltigeurs, en attendant que le pont
achevé permît à des forces plus nombreuses d'aller les rejoindre. On
construisit aussi, et simultanément, une batterie de vingt obusiers,
à l'extrémité du faubourg de Landstrass, près du bras que l'on venait
de franchir. (Voir encore la carte nº 49.)

À neuf heures du soir, après une nouvelle sommation, et tandis que
le travail du passage continuait, on commença sur la ville fortifiée
un feu dévastateur. En quelques heures 1,800 obus furent lancés
sur cette malheureuse ville. Les rues y sont étroites, les maisons
hautes, la population accumulée, comme dans toutes les enceintes
fortifiées où l'espace manque, et bientôt l'incendie éclata de toutes
parts. Le bas peuple vociférait dans les rues, la classe aisée et
paisible, partagée entre deux terreurs, celle de l'étranger et
celle de la multitude, ne savait que désirer. Au même instant on
apprenait à l'état-major de la place le passage commencé du petit
bras du Danube. Il fallait empêcher cette tentative, dont le succès
rendait tout secours impossible, et condamnait à devenir prisonniers
tous ceux qui défendraient Vienne. Deux bataillons de grenadiers
furent pendant la nuit dirigés sur le pavillon de Lusthaus, pour
enlever ce point d'appui au pont préparé par les Français. Mais les
voltigeurs de Boudet se tenaient sur leurs gardes. Établis dans ce
pavillon de Lusthaus, couverts par des abatis, ils attendirent les
deux bataillons, et les accueillirent par des décharges meurtrières
exécutées à bout portant. En même temps l'artillerie, placée sur la
rive que nous occupions, ouvrit un feu de mitraille sur le flanc de
ces deux bataillons, et les mit en déroute. Ils rebroussèrent chemin
vers le haut du Prater.

[Note en marge: L'archiduc Maximilien, craignant d'être fait
prisonnier, évacue Vienne et la livre aux Français.]

Dès ce moment le passage du bras et l'investissement de Vienne
étaient assurés. L'archiduc Maximilien, effrayé par la perspective
de devenir prisonnier, sortit le 12 au matin de cette capitale si
maladroitement compromise. Il emmena en se retirant la meilleure
partie de la garnison, et ne laissa au général O'Reilly, chargé de le
remplacer, qu'un ramassis de mauvaises troupes, avec quelques gens
du peuple qu'on avait eu l'imprudence d'armer. Après avoir passé le
Danube il détruisit le pont du Thabor. Le général O'Reilly n'avait
plus qu'une conduite à tenir, s'il ne voulait pas faire inutilement
incendier la ville, c'était de capituler. Dans la matinée du 12,
il demanda la suspension du feu, qui fut accordée, et il signa la
reddition, qui garantissait pour les personnes et les propriétés un
respect que Napoléon se piquait d'observer et dont il ne se fût point
écarté, la ville n'eût-elle fait aucune condition. Il fut convenu
que le lendemain 13 mai les Français entreraient dans Vienne. Ils y
entrèrent effectivement au milieu de la soumission générale, et des
derniers frémissements d'un peuple qu'on avait vainement agité, sans
prendre les moyens véritables d'utiliser son patriotisme.

[Note en marge: Situation de Napoléon maître de Vienne.]

[Note en marge: Nécessité de passer le Danube devant l'ennemi,
résultant de l'occupation de Vienne.]

Ainsi en trente-trois jours, Napoléon, surpris par des hostilités
soudaines, avait d'un premier coup de sa redoutable épée coupé en
deux la masse des armées autrichiennes à Ratisbonne, et enfoncé d'un
second coup les portes de Vienne. Il était établi maintenant au sein
de cette capitale, maître des principales ressources de la monarchie.
Mais tout n'était pas fini, il s'en fallait, ni en Autriche ni en
Allemagne, et il avait encore à déployer beaucoup de vigueur et de
génie pour écraser les ennemis de tout genre qu'il avait suscités
contre lui. Sans doute les archiducs ne pouvaient plus lui présenter
à la tête de 140 mille hommes une bataille défensive sous Vienne,
et c'était certainement un important résultat que d'avoir empêché
une telle concentration de forces sur un tel point d'appui. Mais il
restait une grande et décisive difficulté à vaincre, l'une des plus
grandes qui se puissent rencontrer à la guerre, c'était de passer
un fleuve immense devant l'ennemi, et de livrer bataille ce fleuve
à dos. Cette difficulté, Napoléon n'avait pu la prévenir, et elle
résultait forcément de la nature des choses. Il avait dû prendre, en
effet, en quittant Ratisbonne, la route qui était la plus courte, qui
tenait les archiducs isolés les uns des autres, et qui le rapprochait
lui-même du prince Eugène en cas de nouveaux malheurs en Italie. Il
avait dû par conséquent suivre la rive droite du Danube (voir la
carte nº 14) en abandonnant la rive gauche aux Autrichiens, sauf à
leur ôter, pour se les assurer à lui-même, les moyens de passer d'un
bord à l'autre. Maintenant parvenu à Vienne, en descendant ce fleuve,
il allait avoir devant lui l'archiduc Charles, renforcé des restes du
général Hiller et de l'archiduc Louis, mais affaibli par la nécessité
de laisser des forces sur ses derrières, et pouvant néanmoins
présenter 100 mille hommes en ligne lorsqu'on traverserait le Danube
pour aller le combattre. En 1805, les Autrichiens, par suite des
événements d'Ulm, n'étaient arrivés à Vienne qu'avec des débris,
et ils avaient à Olmutz la grande armée russe. Il était dès lors
naturel qu'ils s'éloignassent, et qu'ils allassent à quarante lieues
de la capitale se réunir à l'armée russe, pour tenter à Austerlitz
la fortune des armes. Mais cette fois ayant vis-à-vis de Vienne le
gros de leurs forces, sans aucun secours à espérer plus loin, ils
n'avaient qu'une conduite à tenir, c'était de constituer Napoléon en
violation des règles de la guerre, en le réduisant à passer le Danube
devant eux, et à livrer bataille ce fleuve à dos. Ce n'était plus à
Austerlitz, c'était là, vis-à-vis de Vienne, sur la rive gauche du
Danube, entre Essling, Aspern, Wagram, noms à jamais immortels, que
devait se décider le destin de l'une des plus grandes guerres des
temps modernes. On verra plus tard tout ce que fit Napoléon pour
conjurer les difficultés de cette opération gigantesque, car les
règles qu'il s'agissait de violer avaient été posées à des époques
où l'on avait eu à franchir des fleuves de 100 ou 150 toises, avec
des armées de 30 à 40 mille hommes. Cette fois il s'agissait d'un
cours d'eau de 500 toises, et d'armées de 150 mille hommes chacune,
passant avec 5 ou 600 bouches à feu, devant des forces pareilles qui
les attendaient pour les précipiter dans un abîme. Mais le génie qui
avait vaincu les Alpes, savait comment vaincre le Danube, quelque
large et impétueux que fût ce fleuve. Cependant, avant de s'occuper
d'une pareille opération, il avait beaucoup de soins préalables à
prendre, et non moins urgents que celui d'aller sur l'autre rive du
Danube achever la destruction de ses ennemis.

[Note en marge: Soins auxquels Napoléon est obligé de se livrer avant
de songer à passer le Danube.]

D'abord il fallait s'établir solidement à Vienne, s'y établir de
manière à profiter des grandes ressources de cette capitale, de
manière à n'avoir pas d'inquiétude pour ses communications, de
manière surtout à rallier le prince Eugène, en empêchant l'archiduc
Jean de rejoindre l'archiduc Charles. Il importait en effet que les
deux armées belligérantes d'Italie étant amenées sous Vienne par le
mouvement imprimé aux opérations, la jonction de l'une fût ménagée à
Napoléon, sans procurer la jonction de l'autre à l'archiduc Charles.
C'était là un difficile problème qui fut admirablement résolu, après
des alternatives dont bientôt on verra la suite sanglante.

[Note en marge: Distribution des forces françaises depuis Ratisbonne
jusqu'à Vienne.]

Napoléon était entré à Vienne avec les troupes des généraux
Saint-Hilaire, Demont et Oudinot, sous le maréchal Lannes, avec les
quatre divisions Boudet, Carra Saint-Cyr, Molitor, Legrand, sous le
maréchal Masséna, avec la garde et la réserve de cavalerie. Obligé de
faire face à l'ennemi, soit devant Vienne, au moment où il faudrait
passer le Danube, soit plus haut, à Krems par exemple, si l'archiduc
s'y présentait pour essayer une tentative sur nos derrières (voir la
carte nº 14), il disposa le corps du maréchal Davout de façon que
celui-ci pût en une journée se porter tout entier ou sur Krems, ou
sur Vienne. Dans ce but, il lui assigna Saint-Polten pour quartier
général, une division devant être répandue de Mautern à Mölk, les
deux autres concentrées à Saint-Polten même. Les 30 mille hommes du
maréchal Davout pouvaient ainsi, en se réunissant sur le Danube vers
Mautern ou Mölk, résister à quelque tentative de passage que ce fût,
et si cette tentative était faite avec des moyens considérables,
donner le temps à l'armée de revenir de Vienne sur le point menacé.
Ils pouvaient également, rendus en une journée à Vienne, porter
l'armée principale à 90 mille hommes au moins, force suffisante pour
livrer à l'archiduc Charles une bataille décisive au delà du Danube.

[Note en marge: Position de Vandamme à Lintz, et de Bernadotte à
Passau.]

Cependant il était possible que le danger se présentât plus loin
en arrière, c'est-à-dire à Lintz et même à Passau. Quoiqu'il fût
moins probable de voir l'archiduc Charles s'y diriger, à cause de la
distance, Napoléon laissa le général Vandamme à Lintz, avec 10 mille
Wurtembergeois, en lui donnant la mission de rétablir le pont de
cette ville, d'y créer des têtes de pont, et de faire de continuelles
reconnaissances en Bohême. Il plaça en outre au point si important
de Passau le maréchal Bernadotte, qui arrivait avec les Saxons.
Ce maréchal, devenu prince de Ponte-Corvo, à titre de parent de
l'Empereur (il avait épousé une soeur de la reine d'Espagne), était
pourtant mécontent de son sort, ne se trouvait pas à la tête des
Saxons placé d'une manière digne de lui, et envoyait sur ces troupes
des renseignements extrêmement défavorables, même injustes, car si
elles ne valaient pas des troupes françaises, et si elles éprouvaient
surtout les sentiments qui travaillaient déjà le coeur des Allemands,
il n'en était pas moins vrai que devant des Autrichiens elles
pouvaient se tenir en bataille, et remplir leur devoir aussi bien
que les Bavarois et les Wurtembergeois. Avec quelques Français pour
les soutenir et leur donner l'exemple, elles devaient presque valoir
ces Français eux-mêmes. Aussi pour satisfaire le prince Bernadotte,
dont les plaintes l'importunaient, Napoléon fit-il deux parts de
la division Dupas, et laissant les troupes allemandes des petits
princes à Ratisbonne sous le général Rouyer, il dirigea sur Passau
la brigade française sous le général Dupas lui-même. Le maréchal
Bernadotte avait donc sur ce point 4 mille Français, 15 à 16 mille
Saxons, ce qui lui composait un corps excellent de 20 mille hommes
environ. Ainsi avec 6 mille Allemands à Ratisbonne, 20 mille Saxons
et Français à Passau, 10 mille Wurtembergeois à Lintz, et 30 mille
Français, vieux soldats, à Saint-Polten, Napoléon était gardé d'une
manière infaillible sur ses derrières, en conservant les moyens de
livrer bataille sur son front. (Voir la carte nº 14.)

[Note en marge: Grands travaux ordonnés à Passau, Lintz, Mölk,
Gottweit.]

Il n'entendait pas du reste consacrer toujours autant de troupes
à la garde de ses communications, et il se proposait, lorsque les
Bavarois auraient soumis le Tyrol, et que les Autrichiens auraient
évacué l'Italie, d'amener encore plus de forces au point décisif,
c'est-à-dire sous Vienne. C'est par ce motif qu'il prescrivit à
Ratisbonne, à Passau, à Lintz, à Mölk, à l'abbaye de Gottweit près
Mautern, des travaux immenses, et tels qu'un très-faible corps avec
beaucoup d'artillerie pût s'y défendre plusieurs jours de suite. À
Ratisbonne il y avait peu à faire, puisqu'il existait un pont de
pierre, et qu'il suffisait de rendre la muraille qui enveloppait
la place de meilleure défense. Mais à Passau, situé au confluent
du Danube et de l'Inn, il ordonna des travaux fort importants, qui
devaient être le commencement de ceux qu'il voulait exiger plus tard
de la Bavière, afin qu'elle eût en cet endroit une place de premier
ordre contre l'Autriche. Il décida qu'on y construirait des ponts
sur le Danube et sur l'Inn, avec double tête de pont sur l'un et
l'autre fleuve, avec un camp retranché pour 80 mille hommes, avec
des fours pour 100 mille rations par jour, avec un approvisionnement
considérable de grains et de munitions, et des hôpitaux fort vastes.
Ce surcroît de précautions autour de Passau avait pour objet de
procurer, en cas de mouvement rétrograde, un appui solide à l'armée,
derrière les deux lignes du Danube et de l'Inn, car ce capitaine,
qui, dans la politique, avait l'imprudence de ne jamais supposer
la mauvaise fortune, la supposait toujours à la guerre, et se
précautionnait admirablement contre elle. À Lintz, autre débouché de
la Bohême, il ordonna également un pont avec double tête de pont,
des fours, des amas de vivres, des hôpitaux. À la belle abbaye de
Mölk, qui n'était pas l'un des débouchés de la Bohême, mais qui
dominait avantageusement le Danube, et contenait de vastes bâtiments,
il prescrivit de construire, avec du bois et des ouvrages en terre,
une petite place armée de seize bouches à feu, et que 1,200 hommes
pouvaient très-bien défendre. Elle devait aussi contenir un hôpital
pour plusieurs milliers de malades. Il décida l'établissement d'un
semblable poste à l'abbaye de Gottweit, vis-à-vis de Krems, dans
une position élevée, d'où l'on découvrait tout ce qui se passait à
plusieurs lieues sur l'une et l'autre rive du Danube. Enfin à Krems
même, un pont dut être établi au moyen de bateaux ramassés le long
du fleuve, avec double tête de pont, de façon à pouvoir interdire le
passage à l'ennemi en le conservant libre pour notre propre usage.
Par ce système de savantes précautions, Napoléon avait tous les bords
du Danube gardés de la meilleure manière, puisqu'ils l'étaient à la
fois défensivement et offensivement, puisqu'en interdisant à l'ennemi
de passer on pouvait passer soi-même, et le tenir ainsi dans de
continuelles inquiétudes. De plus on avait, en cas de retraite, une
suite d'échelons, sur une route jalonnée de magasins et d'hôpitaux,
vers lesquels auraient été dirigés d'avance les blessés et les
malades. On avait enfin une suite de ports pour les convois par eau,
et un ensemble d'ouvrages sur la ligne de communication, que peu
d'hommes suffisaient à défendre, ce qui permettait d'amener de sa
queue à sa tête, ou de sa tête à sa queue, une rapide concentration
pour les jours de grandes batailles. Voilà ce que peut la vigilance
du génie pour assurer les opérations les plus difficiles et les plus
délicates.

[Note en marge: Précautions de Napoléon du côté des Alpes.]

Il fallait à ces précautions sur le fleuve, c'est-à-dire à gauche,
ajouter quelques précautions dans les montagnes, c'est-à-dire à
droite, contre l'agitation qui s'étendait depuis le Tyrol jusqu'à
la Styrie. (Voir la carte nº 31.) Napoléon avait d'abord chargé le
maréchal Lefebvre de soumettre le Tyrol avec 24 mille Bavarois,
après en avoir laissé 6 mille à Munich. Cette oeuvre terminée, les
Bavarois devaient se porter à Passau, et y remplacer les Saxons, qui
pourraient dès lors se rendre à Vienne. Plus près de lui en Styrie,
Napoléon avait déjà envoyé le général Bruyère avec un millier de
chevaux sur la route d'Italie, par Lilienfeld. Il confia la mission
d'observer cette route à son aide de camp Lauriston, en lui donnant,
outre ces mille chevaux du général Bruyère, deux à trois mille
fantassins badois, bons soldats, lesquels parlant allemand, étaient
propres à persuader le pays autant qu'à l'intimider, et à le ramener
au calme par la promesse de bons traitements. Le général Lauriston
devait remonter jusqu'à Mariazell, et regagner Vienne par Neustadt.

[Note en marge: Mesures pour assurer la jonction du prince Eugène
avec Napoléon, et empêcher celle de l'archiduc Jean avec l'archiduc
Charles.]

Un autre avantage de ce mouvement était d'éclairer les routes
d'Italie par lesquelles il fallait s'attendre à voir bientôt paraître
l'archiduc Jean. Ce prince n'étant venu se réunir à l'archiduc
Charles, ni à Lintz, ni à Krems, ne pouvait le rejoindre qu'aux
environs de Vienne, à travers la Carinthie, la Styrie et la Hongrie,
par Klagenfurth, Grätz et Oedenbourg. (Voir la carte nº 31.) Napoléon
avait deux choses à faire à son égard: la première, de l'empêcher de
tomber à l'improviste sur Vienne, en débouchant brusquement par la
route de Léoben et Neustadt (voir la carte nº 32); la seconde, de le
contraindre à décrire le plus grand détour possible pour se réunir
à l'archiduc Charles, de l'obliger, par exemple, à passer par Güns,
Raab et Komorn, plutôt que par Oedenbourg et Presbourg, car plus
le cercle qu'il parcourrait serait grand, plus Napoléon aurait de
chances de rallier à lui son armée d'Italie, et d'empêcher l'archiduc
Charles de rallier la sienne, le jour de la bataille décisive. C'est
en étendant habilement ses postes autour de lui, au moyen de sa
nombreuse cavalerie, que Napoléon atteignit ce double but.

[Note en marge: Distribution de la cavalerie en réseau autour de la
Hongrie pour empêcher la jonction des archiducs.]

Ainsi tandis que le général Lauriston devait venir par Mariazell
s'établir à Neustadt, route directe d'Italie, le général Montbrun,
enlevé au maréchal Davout qui n'en avait plus besoin, fut placé
en reconnaissance avec deux brigades de cavalerie légère à Bruck,
plusieurs marches au delà de Neustadt, sur la même route. (Voir la
carte nº 32.) Le général Colbert, avec des troupes de la même arme,
fut cantonné de Neustadt à Oedenbourg, le général Marulaz le long du
Danube jusqu'à Presbourg et au-dessous, les uns et les autres ayant
ordre d'être toujours en reconnaissance autour du lac de Neusiedel,
pour s'éclairer du côté de la Hongrie. Derrière eux la grosse
cavalerie fut cantonnée depuis Haimbourg jusqu'à Baaden, avec ordre
de les soutenir au besoin. Grâce à ce réseau si bien tendu, rien ne
pouvait paraître sans qu'on en fût immédiatement averti, et en même
temps l'archiduc Jean était forcé de décrire un très-grand cercle,
et de joindre le Danube plutôt à Komorn qu'à Presbourg, ce qui
diminuait ses chances de coopérer à la grande bataille préparée sous
les murs de Vienne.

[Note en marge: Suite des événements en Italie et en Pologne.]

[Note en marge: Situation de l'armée d'Italie après sa retraite et sa
réorganisation sur l'Adige.]

[Note en marge: Retraite précipitée de l'archiduc Jean à la nouvelle
des événements de Ratisbonne.]

Pendant que Napoléon, impatient de la livrer, disposait tout pour en
assurer le succès, les armées qui, en Italie et en Pologne, devaient
de près ou de loin concourir à ses combinaisons, étaient, comme
lui, occupées à marcher et à combattre. Les Autrichiens arrivés si
fièrement, quoique si lentement, jusqu'à l'Adige, s'étaient arrêtés
devant cette limite, n'osant pas l'attaquer, d'abord à cause de
sa force naturelle, puis à cause de l'armée d'Italie qui s'était
réorganisée et renforcée, et enfin à cause de l'incertitude qui
régnait à cette époque sur les événements d'Allemagne. Il était
tout simple qu'avant d'essayer au delà de l'Adige une opération
extrêmement hasardeuse, l'archiduc Jean voulût savoir si son frère
le généralissime avait été heureux ou malheureux sur le Danube. Le
prince Eugène, inspiré par le général Macdonald, avait profité de ce
retard pour reprendre haleine, et pour familiariser avec la vue de
l'ennemi, non pas ses soldats, qui n'en avaient pas besoin, mais
lui-même et ses lieutenants, intimidés par la défaite de Sacile.
Il s'était appliqué, dans ce but, à faire sur le haut Adige de
fréquentes reconnaissances, qui avaient souvent tourné en véritables
combats. Ce prince commençait effectivement à se remettre, lorsque
le 1er mai, dans une de ces reconnaissances, le général Macdonald
aperçut à l'horizon une immense quantité de charrois paraissant
rétrograder vers le Frioul. À cette date on ne savait rien encore au
quartier général du prince Eugène des événements de Ratisbonne, et
on était inquiet pour l'Allemagne autant que pour l'Italie. Mais le
général Macdonald ne pouvant attribuer un pareil mouvement qu'à des
défaites que les Autrichiens auraient essuyées en Bavière, poussa
son cheval au galop vers le prince Eugène, et lui prenant la main:
Victoire en Allemagne, lui dit-il, c'est le moment de marcher en
avant!--Le prince, charmé, lui serra la main à son tour. Tous deux
coururent aux avant-postes, reconnurent de leurs yeux, et apprirent
bientôt par tous les rapports que les Autrichiens battaient en
retraite. Ainsi se faisait sentir à distance la puissante impulsion
de Napoléon. Sa marche victorieuse en Bavière obligeait l'archiduc
Jean à rebrousser chemin, et à retourner en Frioul. Le prince
autrichien aurait bien voulu traverser les Alpes, pour porter secours
à ses frères, en se rendant sur le Danube, mais[23] il n'osa point
tenter une telle hardiesse, car s'il pouvait à la vérité tomber dans
le flanc de Napoléon, ce qui eût été un grand avantage dans le
cas où tous les archiducs auraient convergé vers le même point, il
s'exposait aussi à tomber seul dans ses mains, et à y être étouffé.
Dans cette situation, l'archiduc Jean se hâta de rétrograder, avec
la pensée tout au plus de paraître à temps sous les murs de Vienne,
et plus probablement avec celle de rejoindre son frère au-dessous
de cette capitale, par la Styrie et la Hongrie. Quoi qu'il en soit,
l'armée autrichienne battit en retraite à partir du 1er mai, et le
prince Eugène, qui n'avait pas autre chose à faire qu'à la suivre, se
mit aussitôt à ses trousses, pour lui causer le plus de mal possible.
Mais à l'instant même le moral des Autrichiens allait perdre tout
ce qu'allait gagner celui des Français. Les Autrichiens n'ayant
désormais d'autre but en définitive que d'évacuer le pays, devaient
le disputer avec peu d'énergie, et les Français, voulant se venger de
leurs échecs, devaient au contraire attaquer avec plus de hardiesse
et de vivacité. Dès les premières marches, en effet, on vit ceux-ci
se battre mieux que ceux-là, et chaque soir de nombreux prisonniers,
des bagages considérables étaient amenés dans les lignes des
Français, tandis qu'on n'en amenait aucun dans celles des Autrichiens.

[Note 23: Le général Mayer, officier attaché à l'état-major de
l'archiduc Jean, dévoué comme de juste à sa gloire, et beaucoup
moins à celle de l'archiduc Charles, a prétendu, dans un récit dont
nous avons déjà parlé, que l'archiduc Jean voulait passer à travers
les Alpes, et se jeter en Bavière, mais qu'il en fut empêché par la
précipitation du général Chasteler à abandonner le Tyrol italien.
D'après ce récit, le général Chasteler, se hâtant trop de courir
dans le Tyrol allemand pour y tenir tête aux Bavarois, aurait livré
à l'armée française d'Italie la route des Alpes, et rendu impossible
le mouvement de l'archiduc Jean vers l'archiduc Charles. Je dois
dire que rien ne justifie cette assertion, inspirée par le zèle
d'un lieutenant pour la renommée de son chef, et que tout prouve
au contraire que l'archiduc Jean, en apprenant les événements de
Ratisbonne, ne songea qu'à se retirer vers la Hongrie, pour n'être
pas débordé par le mouvement de Napoléon sur Vienne.]

[Note en marge: Poursuite des Autrichiens par l'armée d'Italie.]

Le prince Eugène, conservant l'organisation que nous avons déjà
décrite, en trois corps et une réserve, marcha, Macdonald à droite
dans la plaine, Grenier au centre sur la grande route du Frioul,
Baraguey-d'Hilliers à gauche le long des montagnes, la réserve
en arrière, le tout formant environ 60 mille hommes. Les dragons
de Grouchy et de Pully galopaient en tête, pour prendre les
détachements ou les convois mal gardés. Les routes étaient encore
mauvaises, les ponts détruits, et la marche moins rapide qu'on ne
l'aurait désiré.

[Note en marge: Le prince Eugène passe la Piave de vive force.]

On s'avança sur le revers méridional des Alpes (voir la carte nº 31),
de l'Adige à la Brenta, de la Brenta à la Piave, comme Napoléon sur
le revers septentrional, de l'Isar à l'Inn, de l'Inn à la Traun, et
à peu près dans le même temps. Le 7 mai au soir, on était au bord
de la Piave, dont l'ennemi avait coupé tous les ponts. On résolut
de la traverser à gué, et de se précipiter sur les Autrichiens, qui
semblaient faire une halte, apparemment pour donner à leurs bagages
le temps de défiler. Le lendemain, les dragons de Grouchy et de
Pully passèrent avec une avant-garde d'infanterie, et fondirent sur
les Autrichiens. Ceux-ci furent d'abord repoussés, mais, comme ils
avaient leurs bagages à défendre, ils résolurent de résister, et se
reportèrent en masse sur l'avant-garde du prince Eugène, qui, se
trouvant de sa personne aux avant-postes, vit bientôt avec effroi
sa cavalerie et son infanterie refoulées en désordre sur la Piave.
L'armée n'avait pas encore franchi la rivière, et celles de nos
troupes qui avaient passé les premières pouvaient essuyer un grave
échec. Heureusement la droite, sous le général Macdonald, arrivait
en toute hâte. Celui-ci la fit entrer hardiment dans le fleuve, et
prendre position au delà. Puis vint le général Grenier, et on marcha
tous ensemble sur les Autrichiens, qui furent promptement culbutés,
et laissèrent dans nos mains beaucoup de canons, de bagages, 2,500
morts ou blessés, plus un nombre à peu près égal de prisonniers. On
en avait déjà ramassé 2 mille de l'Adige à la Piave. C'était donc
près de 7 mille soldats enlevés en quelques jours à l'archiduc Jean.

[Note en marge: Les Autrichiens repassent les Alpes Carniques et
Juliennes.]

Le 9 mai on entra dans Conegliano; le 10 on arriva devant le
Tagliamento, qu'on franchit au gué de Valvassone. La cavalerie fut
envoyée à droite vers Udine pour débloquer Palma-Nova; le gros de
l'armée marcha à gauche, en remontant le Tagliamento vers San-Daniele
et Osopo. Les Autrichiens, parvenus aux gorges des Alpes Carniques
par lesquelles ils avaient débouché, furent contraints de disputer
encore le terrain pour sauver leurs bagages, et firent une nouvelle
perte de 1,500 hommes tués, blessés ou prisonniers. Les 11 et 12 mai,
au moment où Napoléon occupait Vienne, il ne restait plus d'ennemis
en Italie. L'archiduc Jean, qui avait pénétré dans cette contrée avec
environ 48 mille hommes, en sortait avec 30 mille tout au plus. La
confiance qu'il avait éprouvée en débutant l'avait abandonné, pour
passer tout entière au coeur de son jeune adversaire.

[Note en marge: Distribution que l'archiduc Jean fait de ses forces
en quittant l'Italie.]

Le prince autrichien, rejeté au delà des Alpes, fit une nouvelle
répartition de ses forces. Il détacha de Villach sur Laybach, par la
routé transversale qui va de la Carinthie à la Carniole, le ban de
Croatie, Ignace Giulay, avec quelques bataillons de ligne, dix-huit
escadrons, plusieurs batteries, en lui donnant mission de lever
l'insurrection croate, d'appuyer ensuite le général Stoïchevich,
qui était opposé au général Marmont, et de couvrir ainsi Laybach
contre les armées françaises d'Italie et de Dalmatie. Ce détachement
fait, l'archiduc Jean ne conservait qu'environ 20 mille hommes.
Sa résolution était ou de se porter par Villach sur Lilienfeld et
Saint-Polten, afin de coopérer à la jonction tant projetée des
archiducs, ou, s'il n'en était plus temps, de rallier à lui les
généraux Chasteler et Jellachich par Léoben, de se diriger avec eux
de Léoben sur Grätz, pour se réunir en Hongrie à la grande armée
autrichienne, et concourir à la défense de la monarchie, suivant des
vues qu'il devait concerter avec le généralissime. Mais il était
vivement poursuivi par le prince Eugène victorieux, et il allait
rencontrer le réseau de cavalerie tendu par Napoléon de Bruck à
Presbourg.

[Note en marge: Le prince Eugène, imitant l'archiduc Jean, se divise
en deux masses, l'une marchant par Laybach, l'autre par Klagenfurth.]

La marche de l'archiduc Jean commandait en quelque sorte celle du
prince Eugène. Celui-ci était obligé de veiller à la fois sur les
mouvements de l'archiduc Jean et sur ceux du ban de Croatie, pour
que le premier se joignît le plus tard possible et avec le moins de
forces à l'archiduc Charles, pour que le second n'empêchât pas la
jonction du général Marmont avec l'armée française d'Italie. Il était
difficile de pourvoir aux diverses exigences de cette situation,
si on continuait de marcher en une seule masse, car, quelque vite
et bien qu'on manoeuvrât, il se pouvait que, si l'on se dirigeait
immédiatement sur Vienne pour renforcer Napoléon, l'archiduc Jean
et Giulay réunis accablassent le général Marmont, et que si, au
contraire, on faisait un détour vers Laybach pour appuyer le général
Marmont, l'archiduc Jean, libre de courir sur Presbourg, vînt jeter
dans la balance le poids décisif de l'armée autrichienne d'Italie.
Dans ce doute, le prince Eugène prit un parti moyen qui convenait
assez aux circonstances. Il donna au général Macdonald 15 ou 16
mille hommes de troupes excellentes, qui devaient suivre la route de
Laybach, débloquer Palma-Nova, occuper Trieste, rallier le général
Marmont, former avec celui-ci 26 à 27 mille hommes, et avec cette
force très-respectable rejoindre par Grätz l'armée d'Italie sur la
route de Vienne. Quant à lui, il s'en réserva 30 à 32 mille, et prit
la route qui devait le conduire le plus directement vers Napoléon.
Ce plan offrait néanmoins des inconvénients, car l'archiduc Jean,
s'il eût été un vrai général, aurait pu, en manoeuvrant entre ces
divers corps, les battre les uns après les autres. Mais ce prince
spirituel concevait à la guerre une foule d'idées, et n'en suivait
aucune résolûment. De plus, il avait des troupes démoralisées, et
peu capables de ces mouvements rapides, qui supposent de la part
des soldats autant de confiance dans le général, que de dévouement
à ses desseins. Le plan du prince Eugène ne présentait donc pas les
inconvénients qu'il aurait pu avoir en face d'un autre adversaire.
Ces deux portions de l'armée d'Italie se séparèrent le 14 mai, pour
ne plus se revoir que dans les plaines de Wagram.

[Note en marge: Marche du général Marmont pour rejoindre l'armée
d'Italie.]

Dans ce moment, le général Marmont, avec 10 ou 11 mille hommes de
vieilles troupes, envoyées en Illyrie après Austerlitz, traversait
les pays montueux de la Croatie, pour se rendre par la Carniole dans
la Styrie, et rejoindre la grande armée d'Allemagne. Il conduisait
entre ses colonnes un convoi de vivres porté sur des chevaux du pays,
qui devaient se charger de ses malades et de ses blessés, quand ils
se seraient déchargés des grains consommés par l'armée. Après avoir
dispersé les bandes du général Stoïchevich, il s'avançait prudemment
à travers une sorte d'obscurité, ne sachant quelle rencontre il
allait faire entre les armées françaises et autrichiennes, qui
pouvaient les unes et les autres s'offrir à lui à l'improviste, en
amies ou ennemies, et en nombre bien supérieur. Il se comportait dans
cette marche difficile avec sagesse et fermeté, cherchant à avoir des
nouvelles du général Macdonald, qui de son côté cherchait à avoir des
siennes, sans qu'ils parvinssent ni l'un ni l'autre à s'en procurer.

[Note en marge: Événements dans le Tyrol.]

Ces événements survenus en Italie en avaient amené de semblables
dans le Tyrol. Le général Chasteler, attiré du Tyrol italien dans le
Tyrol allemand par le danger des Autrichiens sur le Danube, avait
couru à Inspruck, et d'Inspruck à Kufstein. Il avait poussé quelques
avant-postes sur la route de Salzbourg par Lofen et Reichenthal. Un
autre corps autrichien, celui du général Jellachich, qu'on a vu au
début de la campagne marcher latéralement au corps de Hiller, avait
suivi, en se retirant comme en avançant, la route qui longe le pied
des montagnes. Il s'était replié sur Salzbourg, de Salzbourg sur
Léoben, après avoir défendu contre la division de Wrède les postes
de Luegpass et d'Optenau. Les troupes réunies de Jellachich et de
Chasteler s'élevaient de 16 à 17 mille hommes sans les Tyroliens,
et, bien commandées, résolues à s'enfermer dans les montagnes,
elles auraient pu créer sur notre droite et sur nos derrières une
fâcheuse diversion. Mais elles avaient reçu pour instruction de se
joindre aux masses agissantes; elles étaient divisées en plusieurs
corps indépendants les uns des autres, s'entendaient mal avec les
Tyroliens, et ne pouvaient pas dès lors se rendre fort redoutables.
Le maréchal Lefebvre, après avoir refoulé dans la vallée de l'Ens
supérieur (voir la carte nº 31) le corps de Jellachich, en lui
opposant la division de Wrède, ramena cette division à lui, revint
sur le fort de Kufstein qui était bien défendu par une garnison
bavaroise, le débloqua, et, faisant remonter de Rosenheim sur
Kufstein la division Deroy, s'enfonça avec ces deux divisions dans le
Tyrol allemand, qu'il avait mission de soumettre. Ce vieil officier,
peu capable de conduire une grande opération, était excellent pour
livrer avec vigueur et intelligence une suite de petits combats. Il
repoussa partout les avant-postes autrichiens, et enfin, le 13 mai,
rencontra le général Chasteler dans la position de Worgel. Celui-ci
s'était retranché sur des hauteurs, ayant derrière des ouvrages
les troupes autrichiennes, et au loin sur ses ailes les Tyroliens
insurgés, qui tiraillaient avec une grande justesse, et roulaient
d'énormes rochers. Le vieux Lefebvre, après avoir essayé vers ses
deux ailes d'un combat de tirailleurs désavantageux pour ses troupes,
aborda de front l'ennemi, enleva sous un feu terrible les positions
de Chasteler, prit environ trois mille hommes, dispersa la nuée
des insurgés, et mit les Autrichiens dans une déroute complète.
Puis brûlant quelques villages tyroliens sur son passage, il se
porta sous Inspruck, qu'on offrit de lui livrer moyennant certaines
conditions. Il parvint à y entrer sans rien accorder, grâce au
désaccord des Tyroliens, qui voulaient, les uns se rendre, les autres
résister à outrance. Maître d'Inspruck, il pouvait se croire assuré
de la soumission du Tyrol. Mais l'aubergiste Hofer et le major
Teimer se retirèrent vers les cimes inaccessibles qui séparent le
Tyrol allemand du Tyrol italien, prêts à en descendre de nouveau si
l'occasion redevenait favorable. Le général Chasteler avec sa troupe
fort réduite, le général Jellachich avec la sienne, fort réduite
aussi, se mirent en marche pour se retirer furtivement vers la
Hongrie, en coupant transversalement la route qui mène du Frioul à
Vienne, exposés à rencontrer dans ce périlleux trajet ou la tête ou
la queue de l'armée du prince Eugène.

[Note en marge: Événements en Pologne.]

Ainsi, après un premier revers en Italie et une vive commotion en
Tyrol, tout réussissait au gré du conquérant, dont la fortune, un
moment ébranlée, se relevait par la puissance de son génie. La
situation ne s'était pas moins améliorée en Pologne. Le prince Joseph
Poniatowski venait de tenir dans ces contrées une conduite aussi
habile qu'heureuse. Ayant livré avec Varsovie la rive gauche de la
Vistule aux Autrichiens, il s'était promis de leur faire expier cet
avantage dès qu'ils voudraient passer sur la rive droite, dont il
s'était réservé la possession. Quelques corps autrichiens ayant en
effet voulu franchir la Vistule, il les avait surpris et détruits.
Puis, tandis que l'archiduc Ferdinand, pressé de recueillir des
triomphes faciles, continuait à descendre la gauche de la Vistule,
de Varsovie à Thorn, et sommait inutilement cette dernière place,
le prince Poniatowski remontait la droite du fleuve, se portait sur
Cracovie pour conquérir cette vieille métropole de la nationalité
polonaise, et venait lever en Gallicie l'étendard de l'insurrection.
Là aussi les coeurs battaient secrètement pour l'indépendance de
la Pologne, et une vive émotion avait éclaté à l'aspect du héros
polonais. Si les Russes, plus zélés ou plus expéditifs, avaient
secondé le brave Poniatowski, en traversant la Vistule à Sandomir ou
à Cracovie, ils auraient coupé la retraite à l'archiduc Ferdinand,
et celui-ci n'eût jamais repassé la frontière qu'il avait si
témérairement franchie.

[Note en marge: Satisfait de la marche des choses, Napoléon songe à
passer le Danube pour terminer la guerre par une bataille décisive.]

Tels étaient en Italie, en Autriche, en Pologne, les événements
jusqu'au 15 ou 18 mai. L'occupation de Vienne, à la suite des
foudroyantes opérations de Ratisbonne, avait rendu à la fortune
de Napoléon tout son ascendant. L'Allemagne, quoique en secret
frémissante, se contenait mieux qu'au début de la guerre: le major
Schill, obligé d'abandonner le haut Elbe et de se réfugier vers le
littoral de la Baltique, trouvait partout des coeurs amis, mais
nulle part des bras prêts à le seconder: la Prusse, intimidée par
les nouvelles du Danube, d'abord niées, puis admises, faisait
courir après le major Schill, et adressait au cabinet français
des protestations d'amitié et de dévouement. Napoléon ayant bien
assuré son établissement à Vienne, habilement jalonné sa route par
la présence des Allemands des petits princes à Ratisbonne, des
Saxons à Passau, des Wurtembergeois à Lintz, du corps de Davout à
Saint-Polten, voulait en finir en passant le Danube pour se jeter
sur l'archiduc Charles, qui était venu se placer en face de lui avec
sa principale armée. Pouvant s'adjoindre le maréchal Davout, et se
procurer ainsi 90 mille combattants, il avait le moyen de terminer la
guerre, sans attendre ni le prince Eugène, ni le général Macdonald,
ni le général Marmont. L'archiduc Charles renforcé de quelques
bataillons recueillis à travers la Bohême, des restes du général
Hiller et de l'archiduc Louis, ne pouvait pas lui opposer plus de 100
mille hommes. Il n'y avait pas là de quoi l'intimider. Franchir le
Danube devant cette armée était donc toujours la difficulté à vaincre
pour terminer la guerre.

[Note en marge: Raisons de passer le Danube à Vienne même, ni
au-dessus, ni au-dessous de cette capitale.]

Mais comment franchir un tel fleuve, en pareille saison, avec de si
grandes masses, et contre d'autres masses non moins considérables?
C'est sur quoi Napoléon méditait sans cesse. D'abord fallait-il
passer sous Vienne? Cette première question était résolue dans son
esprit. (Voir la carte nº 32.) Revenir en arrière, à Krems par
exemple, pour dérober à l'ennemi l'opération du passage, était
impossible, car Vienne, frémissante et dévouée à la maison impériale,
eût appelé à l'instant l'archiduc Charles, à moins d'être contenue
par une force qui aurait manqué le jour de la bataille décisive.
Napoléon eût donc couru la chance de perdre à la fois la capitale,
les ressources qu'elle contenait, ses moyens de communication avec
le prince Eugène, et l'ascendant moral des armes. Descendre plus
bas était moins praticable encore, car au danger de s'absenter de
Vienne s'en serait joint un plus grave, celui d'allonger sa ligne
d'opération, de se créer par conséquent un point de plus à garder,
et de se priver de 25 à 30 mille hommes, indispensables pour livrer
bataille. Vienne était donc le point forcé du passage. Les deux
adversaires y étaient attachés, Napoléon par les raisons que nous
venons de dire, l'archiduc Charles par la présence de Napoléon.

Mais on pouvait passer une lieue au-dessus, ou une lieue au-dessous,
sans manquer aux graves considérations qui précèdent. Les officiers
du génie avaient reconnu le Danube depuis Klosterneubourg, point
où ce fleuve sort des montagnes pour s'épancher dans la magnifique
plaine de Vienne, jusqu'aux environs de Presbourg. (Voir les cartes
n{os} 32 et 48.) Ils avaient constaté une grande diversité dans
les difficultés du passage. Devant Vienne et un peu au-dessous le
Danube s'étendait, se divisait en une multitude de bras, devenait
dès lors plus large, mais moins rapide et moins profond. Plus bas
qu'Ebersdorf, en approchant de Presbourg, il s'encaissait de nouveau,
devenait moins large, moins coupé, mais plus profond et plus rapide,
et bordé de rives escarpées, ce qui était un sérieux inconvénient
pour l'établissement des ponts.

[Note en marge: Raisons qui décident Napoléon pour le passage à
travers l'île de Lobau.]

Napoléon choisit pour son opération la partie du Danube la plus
voisine de Vienne, aimant mieux rencontrer le fleuve large que
rapide et profond, et surtout le rencontrer partagé en plusieurs
bras et semé d'îles, car il trouvait ainsi la difficulté amoindrie,
comme il arrive d'un fardeau qu'on rend maniable en le divisant.
Napoléon songea particulièrement à se servir des îles qui forment la
séparation des bras, pour s'aider à passer. Si, par exemple, il s'en
présentait une assez considérable pour contenir une nombreuse armée,
dans laquelle on pourrait descendre en sûreté à l'abri des regards
et des boulets des Autrichiens, et après laquelle il n'y aurait
plus qu'un faible bras à traverser pour déboucher devant l'ennemi,
la difficulté du passage devait en être fort diminuée. Fallût-il
pour y aborder franchir la plus forte masse des eaux du Danube, ce
qui était inévitable, si on voulait n'avoir plus qu'un faible bras
à passer devant l'ennemi, il valait la peine de le tenter, puisque
la partie la plus périlleuse de l'opération s'exécuterait sous la
protection de cette île, de ses bois et de sa profondeur. Il y en
avait deux dans ces conditions, celle de Schwarze-Laken, vis-à-vis
de Nussdorf, au-dessus de Vienne, et celle de Lobau, à deux lieues
au-dessous, vis-à-vis d'Enzersdorf. (Voir la carte nº 48.) Napoléon
jeta les yeux sur l'une et l'autre, et voulut doubler ses chances,
en essayant de se servir de toutes les deux. Mais la tentative faite
sur la première, plutôt à titre de démonstration que d'entreprise
sérieuse, échoua, parce qu'elle fut exécutée avec trop peu de moyens
et trop peu de vigilance. Le général Saint-Hilaire y envoya 500
hommes et un chef de bataillon, sans avoir pris garde à une jetée qui
liait cette île de Schwarze-Laken avec la rive gauche qu'occupaient
les Autrichiens. Nos 500 hommes, transportés à l'aide de barques,
et se croyant couverts par le petit bras qui restait à traverser,
tinrent bon contre la fusillade et la canonnade, mais furent bientôt
assaillis inopinément par plusieurs bataillons qui avaient passé sur
la petite jetée. Après une résistance héroïque, ne pouvant repasser
le grand bras, ils furent tués ou pris. Il y avait à cet échec une
compensation, c'était d'attirer l'attention de l'ennemi sur le
point de Nussdorf, et de l'éloigner de l'île de Lobau, par laquelle
Napoléon était résolu de faire sa principale tentative de passage.

[Note en marge: Description de l'île de Lobau.]

L'île de Lobau dont il s'agit, île à jamais célèbre par les
événements prodigieux dont elle devint le théâtre, était on ne
peut pas plus heureusement conformée pour les projets de Napoléon.
(Voir les cartes n{os} 48 et 49.) Elle était en partie boisée, et
présentait dans sa longueur un rideau continu de beaux arbres entre
l'ennemi et nous. Elle était fort vaste, car elle avait une lieue de
longueur et une lieue et demie de largeur, d'où il résultait que,
même en se trouvant dans le milieu, on était garanti des boulets
autrichiens. Une fois arrivé dans l'île de Lobau, on n'avait plus à
franchir qu'un bras de 60 toises, difficulté grande encore, qui ne
dépassait pas toutefois les proportions ordinaires. Mais il fallait
se transporter dans cette île avec une nombreuse armée, et pour cela
traverser le grand Danube, composé de deux bras immenses, l'un de
240 toises, l'autre de 120, séparés par un banc de sable. Un pont à
jeter sur une telle masse d'eau courante était une opération des plus
difficiles; mais comme on devait l'entreprendre à l'improviste, avant
que les Autrichiens pussent s'en apercevoir, en faisant avec des
barques une brusque invasion dans l'île de Lobau, l'établissement
de ce pont devenait praticable, puisqu'il ne devait pas avoir lieu
devant l'ennemi. Il ne s'agissait de construire devant l'ennemi que
le dernier pont, sur le bras de 60 toises, qui séparait la Lobau de
la rive gauche. L'opération ainsi divisée avait chance de réussir.
Il restait une seule difficulté vraiment grave, celle de la réunion
des matériaux. Il fallait en effet soixante-dix à quatre-vingts
bateaux de forte dimension, plusieurs milliers de madriers, et
surtout de puissantes amarres, pour retenir le pont contre un courant
extrêmement rapide. Or les Autrichiens auxquels il était facile de
prévoir que le passage du Danube serait l'opération importante de
la guerre, n'avaient en quittant Vienne montré de la prévoyance
que relativement à cet objet. Ils avaient brûlé ou coulé à fond la
plupart des gros bateaux, et fait descendre sur Presbourg ceux qu'ils
n'avaient pas détruits. Les bois abondaient, mais les gros cordages
étaient rares. En un mot, on manquait presque absolument des moyens
de s'amarrer. Les ponts qui existaient auparavant devant Vienne,
étaient des ponts de pilotis, et n'avaient par conséquent jamais
exigé d'amarres, comme les ponts de bateaux. Il eût fallu ou planter
des pilotis pour y attacher les bateaux, ce qui aurait été long, et
ce que l'ennemi aurait aperçu, ou se procurer de fortes ancres. Or
sur cette partie du Danube les fortes ancres n'étaient pas à l'usage
de la navigation, et on ne pouvait en obtenir que très-difficilement.
Ce n'était qu'à Presbourg ou Komorn qu'on en aurait trouvé un nombre
suffisant. Néanmoins Napoléon s'efforça de suppléer par divers
moyens au matériel qui lui manquait, et fut fort aidé dans ses
efforts par les généraux Bertrand et Pernetti, l'un du génie, l'autre
de l'artillerie.

[Note en marge: Efforts de Napoléon pour suppléer aux moyens de
passage qui lui manquent.]

[Note en marge: Raisons qui décident Napoléon à précipiter le passage
du Danube.]

Quant aux bateaux, on en découvrit quelques-uns dans Vienne, car
ceux qui descendaient le Danube en convois étaient en général d'un
échantillon qui ne convenait pas, ou bien avaient été retenus
pour les ponts de Passau, de Lintz et de Krems. On en retira un
certain nombre de dessous l'eau, qu'on eut soin de relever et de
réparer. On s'en procura de cette manière environ quatre-vingt-dix,
les uns destinés à porter le pont, les autres à conduire les
matériaux jusqu'au lieu où ils devaient être employés. À force de
recherches dans cette grande ville, on découvrit des cordages, car
la navigation d'un fleuve comme le Danube devait toujours en exiger
un approvisionnement assez considérable. On se procura des madriers
par le sciage des bois, dont la contrée abondait. Enfin quant aux
ancres on aurait pu en faire fabriquer dans les forges de Styrie, non
loin de Vienne; mais cette fabrication eût entraîné une assez grande
perte de temps, et Napoléon croyant avoir sous la main les forces
nécessaires pour battre l'archiduc Charles, voulait en finir aussi
vite que la prudence le permettrait. En conséquence il imagina de
suppléer aux ancres en jetant dans le fleuve des poids très-lourds,
comme des canons de gros calibre trouvés dans l'Arsenal de Vienne,
ou bien des caisses remplies de boulets. Si le fleuve ne venait pas
à croître subitement, ainsi qu'il arrive quand les chaleurs sont
précoces, ce moyen pouvait suffire. On s'y fia, et on disposa à
l'avance les poids qui devaient remplacer les ancres, pour n'avoir
plus au dernier moment que la peine de les jeter dans le fleuve.

[Note en marge: Concentration des forces françaises sur Vienne.]

Tout étant prêt vers les 16 et 17 mai à Vienne, on fit descendre les
matériaux à la hauteur de l'île de Lobau vis-à-vis d'Ébersdorf. (Voir
les cartes n{os} 48 et 49.) En même temps les ordres de concentration
furent donnés aux troupes qui allaient combattre au delà du Danube.
Toute la cavalerie, sauf une division de chasseurs laissée en
observation sur la frontière de Hongrie, fut ramenée de Presbourg et
d'Oedenbourg sur Vienne. Dans le nombre des régiments rappelés se
trouvaient les quatorze régiments de cuirassiers. Le maréchal Davout,
qui devait d'abord venir avec son corps tout entier sur Vienne,
reçut ordre d'y conduire deux divisions seulement, celles de Friant
et Gudin, et de répartir la division Morand entre Mölk, Mautern et
Saint-Polten, pour s'opposer aux tentatives du corps de Kollowrath,
que l'archiduc Charles avait placé à Lintz. Avec les corps de Lannes
et de Masséna, avec la garde, la réserve de cavalerie, et les deux
tiers du corps du maréchal Davout, Napoléon pouvait mettre environ 80
mille hommes en ligne contre les Autrichiens, et c'était assez, car
l'archiduc Charles était hors d'état d'en réunir plus de 90 mille.

[Note en marge: Commencement du passage le 18 mai au matin.]

[Note en marge: Construction du grand pont sur le bras principal du
Danube.]

[Note en marge: Établissement du second pont sur le petit bras du
Danube.]

[Note en marge: Description du champ de bataille d'Essling.]

Le matériel de passage et les troupes destinées à combattre furent
amenés du 18 au 19 mai vers la petite ville d'Ébersdorf. Le corps de
Masséna avait été acheminé le premier sur ce point, et notamment la
meilleure de ses divisions, celle de Molitor. Dès le 18 l'opération
commença sous les yeux de Napoléon, qui avait quitté Schoenbrunn pour
établir son quartier général à Ébersdorf. La division Molitor fut
placée dans des barques, et transportée successivement à travers les
deux grands bras du Danube dans l'île de Lobau. (Voir la carte nº
49.) Quelques avant-postes autrichiens en occupaient la partie qui
fait face à Ébersdorf. Le général Molitor les refoula, et ne dépassa
point le milieu de l'île, afin de ne pas donner à l'ennemi l'idée
d'une entreprise sérieuse. Il se contenta de disposer ses troupes
derrière un petit canal, large à peine de douze à quinze toises,
facile à passer à gué, et qui ne coule à travers l'île de Lobau que
dans le cas de très-hautes eaux. Pendant qu'il opérait ainsi, le
général d'artillerie Pernetti travaillait à l'établissement du grand
pont. On y employa près de soixante-dix bateaux de fort échantillon,
pour franchir les deux grands bras, qui, sur ce point, forment la
presque totalité du fleuve. Il fallut s'y prendre à plusieurs fois
pour amarrer les bateaux que le courant entraînait sans cesse.
Malheureusement ce courant devenait à chaque instant plus rapide, par
suite d'une crue dont les progrès étaient menaçants. Enfin à force de
plonger, à défaut d'ancres, d'énormes poids dans le fleuve, on finit
par fixer les bateaux, et on put établir avec des madriers le tablier
du pont. Toute la journée du 19 et la moitié de celle du 20 furent
employées à terminer ce vaste ouvrage. Ceci fait, le passage dans
l'île de Lobau était assuré, à moins d'accidents extraordinaires.
On se hâta de jeter un pont de chevalets sur le petit canal de douze
ou quinze toises qui traverse par le milieu la grande île de Lobau,
et qui, bien qu'il fût habituellement à sec, se remplissait déjà
sous l'influence de la crue des eaux. La division Boudet, l'une des
quatre de Masséna, passa sur-le-champ et alla rejoindre celle de
Molitor. Puis vinrent la division de cavalerie légère de Lasalle,
et plusieurs trains d'artillerie. C'était assez pour balayer l'île
de Lobau, ce que le général Molitor exécuta promptement. Il ramassa
quelques prisonniers. On traversa l'île dans toute sa largeur, et
on arriva au dernier bras, qui avait 60 toises, à peu près comme
la Seine sous Paris en temps ordinaire. Ce n'était plus dès lors
qu'une opération praticable, même en face de l'ennemi, si toutefois
il ne se jetait pas en masse sur les troupes qui l'exécuteraient.
Mais évidemment l'archiduc Charles n'était pas encore prévenu,
et jusqu'ici on n'avait affaire qu'à une avant-garde. Le général
Molitor avait trouvé un point des plus favorables au passage, et
le signala à l'Empereur, qui en approuva complétement le choix:
c'était un rentrant que formait vers nous le bras à traverser (voir
la carte nº 49), de manière qu'en plaçant de l'artillerie à droite
et à gauche, on pouvait couvrir de tant de mitraille le terrain sur
lequel on devait descendre, que l'ennemi serait dans l'impossibilité
d'y rester. C'est ce qui fut fait sur-le-champ, et ce qui d'ailleurs
n'était pas même nécessaire, car il n'y avait sur le rentrant, dont
on allait se servir pour déboucher, que quelques tirailleurs. Le
lieutenant-colonel Aubry, appartenant à l'artillerie, fut chargé
d'entreprendre dans cette après-midi du 20 l'établissement du dernier
pont. Pour celui-ci on avait réservé l'équipage de pontons pris à
Landshut, et transporté sur des haquets. Un aide de camp du maréchal
Masséna, M. de Sainte-Croix, un aide de camp du maréchal Bessières,
M. Baudus, se jetèrent dans des barques avec deux cents voltigeurs,
refoulèrent les tirailleurs autrichiens, et attachèrent le câble sur
lequel le pont devait s'appuyer. Quinze pontons suffirent, la largeur
de l'eau n'étant sur ce point que de 54 toises, et en trois heures
la communication fut établie. Immédiatement après le général Lasalle
passa sur la rive gauche avec quatre régiments de cavalerie, et il
fut suivi par les voltigeurs des divisions Molitor et Boudet. Le pont
franchi, on trouvait un petit bois qui s'étendait de gauche à droite,
et venait aboutir aux deux côtés du rentrant formé par le fleuve. On
fouilla ce bois, et on en chassa quelques détachements autrichiens
qui l'occupaient. Au delà du bois le terrain s'élargissait, et on
rencontrait à gauche le village d'Aspern, à droite celui d'Essling,
lieux immortels dans l'histoire des hommes, qui rappellent sans
doute pour l'humanité des souvenirs lugubres, mais qui rappellent
aussi pour les deux nations française et autrichienne des souvenirs
à jamais glorieux. Une sorte de fossé peu profond, rempli d'eau
seulement quand le fleuve déborde, s'étendait de l'un à l'autre de
ces deux villages. La cavalerie pouvait le traverser, car c'était
plutôt une dépression du terrain qu'un fossé véritable. Le général
Lasalle le franchit au galop avec sa cavalerie, dispersa les
avant-postes ennemis, et balaya cette plaine dite le Marchfeld, qui,
par une pente douce de deux à trois lieues, s'élève insensiblement
jusqu'à des hauteurs portant d'autres noms immortels, ceux de
Neusiedel et de Wagram.

[Note en marge: Passage de notre avant-garde dans l'après-midi du 20
mai.]

Par cette journée de printemps, chaude et pure, mais tirant sur
sa fin, on ne pouvait apercevoir dans l'obscurité qu'une forte
avant-garde de cavalerie. Cette avant-garde fit mine de se jeter sur
le général Lasalle, qui se retira, repassa l'espèce de fossé que nous
venons de décrire, et évita ainsi un engagement inutile. Quelques
centaines de nos voltigeurs embusqués dans le pli du terrain reçurent
la cavalerie autrichienne par un feu à bout portant, couvrirent le
sol de ses blessés, et l'obligèrent à se retirer. Ainsi commença le
20 mai au soir la sanglante bataille d'Essling!

[Note en marge: Quelques craintes pour la sûreté du passage.]

Le Danube était franchi, et si les Autrichiens, dont on avait vu
les avant-gardes, se présentaient le lendemain, on avait, à moins
de mécomptes imprévus, la certitude de déboucher et de se déployer,
avant qu'ils pussent faire effort pour culbuter l'armée française
dans le fleuve. Un accident toutefois n'était pas impossible.
En effet, dans cette après-midi du 20, pendant qu'on passait le
petit bras devant l'ennemi, le grand pont établi sur les deux bras
principaux venait d'être rompu par l'enlèvement de quelques bateaux,
qui attachés non à des ancres, mais à de grands poids, avaient cédé
à la violence du courant. Une crue subite de trois pieds, provenant
de la fonte précoce des neiges dans les Alpes, avait produit cet
accident, et pouvait le produire encore. La cavalerie légère du
général Marulaz s'était vue coupée en deux par la rupture du pont.
Une portion était parvenue jusque dans l'île de Lobau, tandis que
l'autre était restée à Ébersdorf. Heureusement les généraux Bertrand
et Pernetti s'étant mis à l'ouvrage avec une extrême activité, le
grand pont fut rétabli dans la nuit.

[Note en marge: Incertitudes de Napoléon produites par l'état peu
rassurant du grand pont.]

Sans être bien résolu à livrer bataille, avec des moyens de passage
aussi incertains que ceux dont il disposait, Napoléon cependant
ne voulait pas abandonner le résultat de l'opération commencée,
et il était décidé à garder cette importante communication, sauf
à la perfectionner plus tard, à la rendre plus sûre et moins
intermittente. On avait dans le rentrant que formait le petit bras,
et qu'une forte artillerie de droite et de gauche couvrait de ses
feux, un terrain excellent pour déboucher. Les deux villages d'Aspern
à gauche, d'Essling à droite, liés par une sorte de fossé, étaient de
précieux appuis pour le déploiement de l'armée. Une telle position
valait donc la peine d'être conservée, que la bataille fût ou ne
fût pas différée. En conséquence la division Molitor alla coucher
à Aspern, la division Boudet à Essling. La cavalerie du général
Lasalle bivouaqua entre les deux villages en avant du petit bois.
Napoléon avec un détachement de sa garde s'établit au même lieu, et,
suivant sa coutume, dormit tranquillement et tout habillé. Plusieurs
officiers envoyés en reconnaissance pendant la nuit rapportèrent
des renseignements contradictoires. Les uns prétendaient que les
Autrichiens étaient dans le Marchfeld tout prêts à combattre, les
autres soutenaient qu'on n'avait pas devant soi d'armée ennemie,
et que ce qui s'apercevait équivalait tout au plus à une forte
avant-garde de cavalerie. Au milieu de ces assertions si diverses, on
attendit le lendemain, tout étant préparé pour la bataille si l'armée
parvenait à passer, ou pour la retraite dans l'île de Lobau, si on ne
pouvait franchir le Danube avec des forces suffisantes.

[Note en marge: Une moitié de l'armée française passe dans la journée
du 21.]

Le grand pont ayant été réparé dans la nuit, la cavalerie du général
Marulaz, les cuirassiers du général Espagne, la division d'infanterie
Legrand, et une partie de l'artillerie, purent passer le 21 au matin.
Mais l'existence d'un seul pont, tant sur le grand bras que sur le
petit, la largeur de l'île de Lobau qu'il fallait traverser tout
entière, rendaient le défilé très-lent. Vers midi le major général
Berthier étant monté sur le clocher d'Essling, discerna clairement
l'armée du prince Charles descendant la plaine inclinée du Marchfeld,
et décrivant autour d'Aspern et d'Essling un vaste demi-cercle. Le
major général Berthier était l'homme de son temps qui appréciait le
mieux à l'oeil l'étendue d'un terrain, et le nombre d'hommes qui le
couvraient. Il évalua à 90 mille hommes environ l'armée autrichienne,
et vit bien qu'elle venait pour accabler l'armée française au
moment du passage. L'archiduc Charles, en effet, averti le 19 de
l'apparition des Français dans l'île de Lobau, n'avait songé à
les reconnaître que le lendemain 20 à la tête de sa cavalerie, et
convaincu de leur intention après les avoir observés de près, il
n'avait ébranlé ses troupes que le matin du 21, de manière à être en
ligne dans l'après-midi du même jour. S'il eût paru le 20 au soir,
ou le matin du 21, entre Aspern et Essling, la portion de l'armée
française déjà transportée au delà du fleuve se serait trouvée dans
un immense péril.

[Note en marge: Napoléon en apprenant la rupture du grand pont, veut
d'abord se retirer.]

[Note en marge: Sur l'avis de ses généraux et sur la nouvelle du
rétablissement des ponts, Napoléon révoque l'ordre de la retraite et
se décide à combattre.]

[Note en marge: Lannes établi à Essling, Masséna à Aspern.]

Le major général adressa sur-le-champ son rapport à l'Empereur,
qui ne vit dans ce qu'on lui apprenait que ce qu'il avait souhaité
lui-même, c'est-à-dire l'occasion de battre une fois de plus l'armée
autrichienne et d'en finir avec elle. Mais tout à coup on vint lui
annoncer une nouvelle rupture du grand pont, produite par la crue
des eaux qui augmentait d'heure en heure. Le Danube, qui s'était
élevé de trois pieds depuis la veille, venait encore de s'élever
de quatre. Toutes les amarres cédaient au courant. Napoléon, en ce
moment (après-midi du 21), n'avait avec lui que les trois divisions
d'infanterie Molitor, Boudet, Legrand, les divisions de cavalerie
légère Lasalle et Marulaz, la division de cuirassiers du général
Espagne, et une partie de l'artillerie, ce qui représentait une
force d'environ 22 à 23 mille hommes[24], consistant, il est vrai,
en troupes excellentes, mais trop peu nombreuses pour qu'il fût
possible avec elles de livrer bataille à une armée de 90 mille
hommes. Il donna donc l'ordre d'abandonner Aspern et Essling, de
repasser le pont du petit bras, sans toutefois le détruire, car il
était facile, grâce au rentrant du fleuve, de le protéger contre
l'ennemi par une masse formidable d'artillerie. On pouvait attendre
là, sous la protection d'un cours d'eau de 60 toises, devenu
très-rapide et très-profond, que la consolidation du grand pont et
la baisse des eaux permissent de préparer une opération sûre et
décisive. Cet ordre commençait à s'exécuter, lorsque les généraux de
division élevèrent des objections fort naturelles contre l'abandon
de points tels qu'Essling et Aspern. Le général Molitor fit observer
à l'Empereur que le village d'Aspern, dans lequel sa division avait
couché, avait une importance immense, que pour le reprendre il
en coûterait des torrents de sang, qu'au contraire une force peu
considérable suffirait à le défendre long-temps contre de grands
efforts, et qu'il fallait y bien réfléchir avant de se résoudre à
un tel sacrifice[25]. La chose était tout aussi vraie pour Essling.
Si on abandonnait ces deux points, on devait renoncer à passer par
cet endroit pourtant si favorable, ajourner pour on ne sait combien
de temps l'opération si urgente du passage, délaisser les travaux
exécutés, s'exposer en un mot aux plus graves inconvénients. Tandis
que Napoléon pesait ces observations, on vint lui apprendre que le
grand pont était définitivement rétabli, que les eaux baissaient,
que les convois d'artillerie chargés de munitions commençaient
à défiler, qu'il pouvait donc se regarder comme assuré d'avoir
en quelques heures toutes ses ressources. Pourvu qu'il eût une
vingtaine de mille hommes de plus, notamment les cuirassiers, et
surtout ses caissons bien approvisionnés en munitions, Napoléon ne
craignait rien, et il ressaisit avec joie l'occasion, qu'il avait
vue lui échapper un moment, de joindre et d'accabler la grande armée
autrichienne. En conséquence, il ordonna au général Boudet, qui
n'avait pas quitté Essling, de le défendre énergiquement (voir la
carte nº 49); il autorisa le général Molitor, dont la division avait
déjà quitté Aspern, d'y rentrer de vive force, avant que l'ennemi
eût le temps de s'y établir. Le maréchal Lannes, quoique son corps
n'eût point encore franchi le Danube, voulut être là même où ses
soldats n'étaient pas encore, et il prit le commandement de l'aile
droite, c'est-à-dire d'Essling et des troupes qui devaient y arriver
successivement. La cavalerie fut placée sous ses ordres, ce qui
lui subordonnait le maréchal Bessières, qui la commandait. Masséna
fut chargé de la gauche, c'est-à-dire d'Aspern, que la division
Molitor allait réoccuper. La division Legrand dut être placée en
arrière d'Aspern, avec la cavalerie légère de Marulaz. La division
de cavalerie légère de Lasalle et la division des cuirassiers
Espagne remplirent l'espace entre Aspern et Essling. Tout ce qu'on
avait d'artillerie fut disposé dans les intervalles. Une nuée de
tirailleurs fut répandue dans cette espèce de fossé dont il a été
parlé, et qui était le lit desséché d'un bras d'eau coulant autrefois
d'Aspern à Essling. Ces tirailleurs attendaient l'arme chargée que
les Autrichiens fussent à portée de fusil. Ainsi 22 à 23 mille hommes
allaient en combattre environ 90 mille.

[Note 24: J'ai fait pour évaluer les forces employées dans ces deux
grandes journées du 21 et du 22 mai, et qu'on appelle bataille
d'Essling en France, bataille d'Aspern en Allemagne, des efforts
consciencieux, ainsi que pour toutes les autres grandes journées
de cette époque. On possède à leur sujet, comme documents, des
ouvrages imprimés tant en France qu'à l'étranger, et qui contiennent
les assertions les plus exagérées dans un sens comme dans l'autre.
On possède en outre les états du dépôt de la guerre, qui sont
rédigés trop loin des faits, puisqu'on les dressait à Paris, pour
qu'ils puissent être exacts. On possède enfin les propres livrets
de l'Empereur, dressés à l'état-major général par les bureaux de
Berthier, et qui par ce motif sont plus rapprochés de la vérité.
Toutefois ces derniers eux-mêmes sont constitués en erreur par les
assertions des généraux, qui ne s'attribuent pas toujours dans leurs
récits les nombres de combattants que leur attribuaient les bureaux
de Berthier. En comparant ces documents on voit que les Autrichiens
ont supposé que toute l'armée française avait passé le Danube, et
se sont donné 70 mille hommes, contre 80 ou 100. Les historiens
français, au contraire, ont parlé de 40 mille Français luttant deux
jours contre 100 mille Autrichiens. La vérité est entre ces extrêmes.
La voici, reproduite aussi exactement que possible.

Les forces passées le 20 et dans la matinée du 21 furent:

  La division Molitor                                     6,500 hommes.
  La division Boudet                                      5,000
  La division Legrand                                     4,500
  Les divisions de cavalerie légère Marulaz et Lasalle    4,500
  Les cuirassiers Espagne                                 2,000
                                                         -------
                                                         22,500 hommes.

C'est-à-dire 22 ou 23 mille hommes. Les états donnent des chiffres
plus élevés, mais ces chiffres sont évidemment inexacts.

Dans la soirée du 21 il passa:

  La division Carra Saint-Cyr                             6,000 hommes.
  Les cuirassiers Saint-Germain                           1,500
                                                         -------
                                                          7,500 hommes.

Ce qui porte les forces pour le premier jour à un total

  de                                  22,500 passés le matin du 21.
                                       7,500 passés le soir du 21.
                                     ---------
                                      30,000 hommes.

  Le lendemain 22 il passa:

  Les deux divisions Oudinot    11 ou 12,000 hommes.
  La division Saint-Hilaire            8,000
  La garde                       6 ou  7,000
  La division Demont                   3,000
                                      -------
                 Total                60,000 hommes.

Ainsi, en réalité, la première journée d'Essling, celle du 21,
commença avec 22 ou 23 mille hommes, et s'acheva avec 30 mille. La
seconde, et la plus terrible, celle du 22, fut livrée avec 60 mille
hommes contre environ 90 mille. Mais, comme on le verra plus tard,
ce ne furent pas les forces qui manquèrent, ce furent les munitions.
Avec ces 60 mille hommes Napoléon aurait gagné la bataille, si les
convois d'artillerie avaient pu lui arriver.]

[Note 25: Je tiens ces détails de la bouche même de M. le maréchal
Molitor, sous la dictée duquel je les ai écrits le jour où il me les
donnait, pour ne pas en perdre le souvenir.]

[Note en marge: Disposition de l'armée autrichienne.]

L'archiduc Charles avait divisé son armée en cinq colonnes. La
première, sous le général Hiller, devait s'avancer le long du Danube
par Stadlau, attaquer Aspern, et tâcher de l'enlever de concert avec
la seconde colonne. Celle-ci, commandée par le lieutenant général
Bellegarde, devait marcher par Kagran et Hirschstatten sur ce même
village d'Aspern, qui, appuyé au Danube, semblait couvrir le pont de
l'armée française. La troisième, commandée par Hohenzollern, marchant
par Breitenlée sur le même point, devait l'attaquer aussi pour plus
de certitude de l'emporter. Les quatrième et cinquième colonnes,
formées du corps de Rosenberg, devaient compléter le demi-cercle
tracé autour de l'armée française, et attaquer l'une Essling, l'autre
la petite ville d'Enzersdorf, située au delà d'Essling. Comme
Enzersdorf, faiblement occupé par les Français, ne paraissait pas
offrir de grands obstacles à vaincre, les deux colonnes avaient ordre
de réunir leur effort sur Essling. Pour lier ses trois colonnes de
droite avec ses deux colonnes de gauche, l'archiduc avait placé en
bataille entre ces deux masses la réserve de cavalerie du prince de
Liechtenstein. Beaucoup plus en arrière, à Breitenlée, se trouvaient
comme seconde réserve les grenadiers d'élite. Les restes du corps de
l'archiduc Louis, fort affaibli par les détachements laissés sur le
haut Danube, étaient en observation vers Stamersdorf, vis-à-vis de
Vienne. Le corps de Kollowrath, ainsi qu'on l'a vu, était à Lintz.
Les cinq colonnes agissantes, avec la cavalerie de Liechtenstein et
les grenadiers, pouvaient présenter environ 90 mille combattants[26],
et près de 300 bouches à feu.

[Note 26: Il est encore plus difficile d'approcher de la vérité pour
l'évaluation des forces autrichiennes que pour l'évaluation des
forces françaises. Pourtant un récit d'Essling, fourni par l'archiduc
Charles, donne en bataillons et escadrons, pour

  Hiller, 1re colonne           19 bataillons,  22 escadrons.
  Bellegarde, 2e colonne        20    --        16    --
  Hohenzollern, 3e colonne      22    --         8    --
  Rosenberg, 4e colonne         13    --         8    --
  Rosenberg, 5e colonne         13    --        16    --
  Grenadiers                    16    --         "    --
  Réserve de cavalerie          "     --        78    --
                              -----            -----
  Total                        103 bataillons, 148 escadrons.

La difficulté consiste à évaluer la force des bataillons, force
qu'on ignorait probablement à l'état-major autrichien le jour de
la bataille, qui était de 1,000 ou 1,200 hommes à l'ouverture de
la campagne, et qui devait être au moins de 6 ou 700 hommes les 21
et 22 mai. En supposant 650 hommes par bataillon, 120 à 130 par
escadron, on obtient environ 65 mille hommes d'infanterie, 20 mille
de cavalerie, et en en supposant 5 mille d'artillerie pour 288
bouches à feu, évaluation fort modérée, on arrive à environ 90 mille
hommes. Les bulletins français relatent une force plus considérable,
mais ils sont évidemment inexacts. Quatre-vingt-dix mille hommes me
semblent l'assertion la plus vraisemblable. La vérité absolue en ce
genre est impossible à obtenir, comme je l'ai dit bien des fois. Il
faut exiger de l'historien qu'il s'en approche le plus possible, et
ne pas lui demander ce que ne savaient pas même les chefs des armées
combattantes. Mais deux ou trois mille hommes importent peu, et ne
changent pas le caractère de l'événement. Aucun gouvernement, même le
mieux servi, celui qui a la meilleure comptabilité, ne sait, quand il
paye cent mille hommes, qui sont vraiment dans le rang, combien il
y en a qui servent utilement le jour d'une bataille, car il y a les
détachés, les malades de la route, les malades de la veille, ceux du
matin, ceux du soir. L'histoire ne peut donc prétendre en savoir plus
que les gouvernements eux-mêmes, qui payent les armées. L'important
est de conserver le caractère de ces grands événements, et c'est à
quoi on arrive en s'efforçant de se tenir, pour les nombres, les
distances, les durées, les circonstances de détail, le plus près
possible de la vérité. J'ai la conscience de n'avoir rien négligé à
cet égard, et je crois avoir réuni plus de documents, plus travaillé
sur ces documents, qu'on ne l'avait fait avant moi. Je ne suis jamais
en repos, je l'affirme, quand il reste quelque part un document que
je n'ai pas possédé, et je ne me tiens pour satisfait que lorsque
j'ai pu le consulter.]

Bien que l'archiduc eût réuni de grandes forces contre Aspern, qui
était le point essentiel à emporter, puisqu'il couvrait le petit
pont, néanmoins le demi-cercle tracé autour d'Aspern, d'Essling, et
d'Enzersdorf, était faible dans le milieu, et pouvait être brisé par
une charge de nos cuirassiers. L'armée autrichienne, coupée alors en
deux, aurait vu tourner contre elle la chance d'abord si menaçante
pour nous. Napoléon s'en aperçut au premier coup d'oeil et résolut
d'en profiter dès que ses principales forces auraient franchi le
Danube. Pour le moment, il ne songea qu'à bien garder son débouché,
en défendant vigoureusement Aspern à sa gauche, Essling à sa droite,
et en protégeant l'espace entre deux, au moyen de sa cavalerie.

[Note en marge: Bataille d'Essling, commencée le 21 mai à trois
heures de l'après-midi.]

[Note en marge: Napoléon ayant donné le signal, le général Molitor
réoccupe de vive force le village d'Aspern.]

À peine Napoléon avait-il autorisé le général Molitor à réoccuper
Aspern, le général Boudet à conserver Essling, que la lutte s'engagea
vers trois heures de l'après-midi avec une extrême violence.
L'avant-garde de Hiller, sous les ordres du général Nordmann, avait
marché sur Aspern, et, profitant du mouvement de retraite de la
division Molitor, y avait pénétré. Ce qui était plus grave, elle
avait pénétré aussi dans une prairie boisée, à gauche d'Aspern,
laquelle s'étendait de ce village au Danube, et, entourée d'un petit
bras du fleuve, présentait une espèce d'îlot. (Voir la carte nº 49.)
En s'emparant de cet îlot, l'ennemi pouvait passer entre Aspern et le
Danube, tourner notre gauche, et courir au petit pont, seule issue
que nous eussions pour déboucher ou nous retirer. Le général Molitor,
à la tête des 16e et 67e de ligne, régiments accomplis, commandés
par deux des meilleurs colonels de l'armée, Marin et Petit, entra au
pas de charge dans la rue qui formait le milieu d'Aspern afin d'en
déloger les Autrichiens. Ces deux régiments pénétrèrent baïonnette
baissée dans cette rue fort large, car les villages d'Autriche sont
vastes et construits très-solidement: ils repoussèrent tout ce
qui s'opposait à eux, se portèrent au delà, et firent évacuer les
environs de l'église, située à l'extrémité de la rue. Le général
Molitor plaça ensuite ses deux régiments derrière un gros épaulement
en terre qui entourait Aspern, et attendit la colonne de Hiller,
qui venait au secours de son avant-garde. Il la laissa approcher,
puis commença de très-près un feu meurtrier, qui abattit dans ses
rangs un nombre d'hommes considérable. Après avoir entretenu ce
feu quelque temps, le brave général Molitor fit sortir ses soldats
de l'épaulement qui les couvrait, les lança à la baïonnette sur la
colonne autrichienne, et la culbuta au loin. En un instant le terrain
fut évacué, et la première attaque chaudement repoussée. Cet acte de
vigueur exécuté, le général Molitor, employant habilement les deux
autres régiments de sa division, dirigea le 37e à gauche sur l'îlot
dont il vient d'être parlé, le reprit, et, profitant de tous les
accidents de terrain, s'étudia à le rendre inaccessible. Il plaça
le 2e à droite de l'entrée du village, afin d'empêcher qu'on ne fût
tourné. Masséna, assistant à ces dispositions, avait rangé à droite
et en arrière d'Aspern la division Legrand, pour la lancer quand
il serait nécessaire. La cavalerie du général Marulaz, composée de
quatre régiments français et de deux allemands, formait la liaison
avec la cavalerie des généraux Lasalle et Espagne vers Essling. Du
côté d'Essling, la division Boudet n'avait encore affaire qu'aux
avant-gardes de Rosenberg, qui étaient en marche vers Enzersdorf.

[Note en marge: Nouvelle et vigoureuse attaque du général Hiller
contre Aspern.]

[Note en marge: Horrible lutte entre le général Molitor et les forces
de Hiller et de Bellegarde dans l'intérieur d'Aspern.]

Mais ce n'était là que le prélude de cette effroyable journée.
Hiller repoussé revint bientôt à la charge, appuyé de la colonne
de Bellegarde. Celle-ci, arrivée en ligne, se serra à la colonne
de Hiller, et toutes deux abordèrent en masse le village d'Aspern,
par le côté voisin du Danube et par le centre. Les 16e et 67e de
ligne placés en avant d'Aspern, faisant à très-petite distance un
feu non interrompu, immolèrent au pied de l'épaulement des milliers
d'ennemis. Mais les colonnes autrichiennes, réparant sans cesse
leurs pertes, avancèrent jusqu'à cet épaulement, et s'y élancèrent
malgré les deux régiments du général Molitor qu'elles obligèrent à se
replier dans l'intérieur du village. Le général Vacquant parvint même
à s'emparer de l'extrémité de la grande rue où se trouvait située
l'église. À cet aspect l'intrépide Molitor, avec le 2e qui était en
réserve, se précipite sur le général Vacquant. Une horrible mêlée
s'engage. Un flux et reflux s'établit entre les Autrichiens et les
Français, qui, tantôt vaincus, tantôt vainqueurs, vont et viennent
d'un bout à l'autre de la longue rue d'Aspern. De nouvelles troupes
s'approchent au dehors, car les colonnes de Hiller et Bellegarde
comptent à elles deux au moins 36 mille hommes, contre lesquels
la division Molitor lutte avec 7 mille. Masséna, pour les tenir à
distance, jette sur elles les six régiments de cavalerie légère du
général Marulaz. Celui-ci était l'un des plus vaillants et des plus
habiles officiers de cavalerie formés par nos longues guerres. Il
s'élance au galop sur les lignes de l'infanterie autrichienne qui
se rangent en carrés pour le recevoir. Il enfonce plusieurs de ces
carrés, mais il est arrêté par des masses profondes qui se trouvent
au delà. Obligé de revenir, il ramène quelques pièces de canon qu'il
a prises, et quoiqu'il ne puisse pas faire évacuer le terrain, il
le dispute cependant à l'ennemi qu'il empêche de porter toutes ses
forces sur Aspern. À l'intérieur du village le général Molitor,
barricadé dans les maisons avec trois de ses régiments, se sert pour
résister de tous les objets qui tombent sous sa main, voitures,
charrues, instruments de labourage, et défend le poste qui lui est
confié avec une fureur égale à celle que les Autrichiens mettent à
l'assaillir.

[Note en marge: Défense de Lannes à Essling.]

Pendant ce combat acharné soit au dedans, soit au dehors d'Aspern,
Lannes, à Essling, prenait les plus habiles dispositions pour
conserver ce village, qui d'abord moins fortement attaqué, avait
fini par l'être violemment aussi, lorsque les quatrième et cinquième
colonnes, composées du corps de Rosenberg, étaient parvenues à se
réunir. La cinquième, formant l'extrême gauche des Autrichiens, et
faisant face à notre extrême droite vers Enzersdorf, après avoir
enlevé ce poste peu défendu, en avait débouché pour se jeter sur
Essling. Alors la quatrième s'était mise en mouvement, et toutes deux
avaient commencé leur attaque contre notre second point d'appui.
Lannes les avait reçues comme on l'avait fait à Aspern, en se
couvrant d'un épaulement en terre dont Essling était entouré, et
en criblant de mousqueterie et de mitraille les assaillants, qui
s'étaient arrêtés au pied de cet obstacle sans oser le franchir.

[Note en marge: Charge de cavalerie ordonnée par Lannes pour défendre
le centre de notre ligne entre Essling et Aspern.]

Mais le combat allait devenir plus terrible, parce que la colonne
de Hohenzollern, qui était la troisième, et constituait le milieu
de la ligne autrichienne, entrait enfin en action, soutenue par la
réserve de cavalerie du prince Jean de Liechtenstein. Elle marchait
sur notre centre, et pouvait en perçant entre Aspern et Essling,
isoler ces deux points l'un de l'autre, assurer leur conquête, et
rendre notre perte infaillible. À cette vue Lannes, qui était en
dehors d'Essling, observant les mouvements de l'ennemi, se décide à
ordonner un puissant effort de cavalerie. Il avait à sa disposition
les quatre régiments de cuirassiers du général Espagne, et les quatre
régiments de chasseurs du général Lasalle, placés tous les huit sous
les ordres du maréchal Bessières. Sans tenir compte du grade de ce
dernier, il lui fait ordonner impérieusement de charger à la tête
des cuirassiers, et de _charger à fond_. Quoique blessé de cette
dernière expression, car, disait-il, il n'avait pas l'habitude de
charger autrement, Bessières s'ébranle avec le général Espagne, le
premier officier de grosse cavalerie de l'armée, et laisse Lasalle
en réserve pour lui servir d'appui. Bessières et Espagne s'élancent
au galop à la tête de seize escadrons de cuirassiers, enlèvent
d'abord l'artillerie ennemie dont ils sabrent les canonniers,
et se précipitent ensuite sur l'infanterie dont ils enfoncent
plusieurs carrés. Mais après avoir fait reculer la première ligne,
ils en trouvent une seconde qu'ils ne peuvent atteindre. Tout à
coup ils voient paraître la masse de la cavalerie autrichienne,
que l'archiduc Charles a lancée sur eux. Nos cuirassiers, surpris
pendant le désordre de la charge qu'ils viennent d'exécuter, sont
violemment assaillis, et ramenés. Lasalle, avec ce coup d'oeil et
cette vigueur qui le distinguent, vole à leur secours. Il engage le
16e de chasseurs si à propos, si vigoureusement, que ce régiment
culbute les cavaliers autrichiens acharnés à la poursuite de nos
cuirassiers, et en sabre un bon nombre. Au milieu du tumulte, le
brave Espagne est tué d'un biscaïen. Bessières est enveloppé avec son
aide de camp Baudus par les hulans, fait feu de ses deux pistolets,
et met le sabre à la main pour se défendre, lorsque les chasseurs de
Lasalle s'apercevant du péril viennent le dégager. Les cuirassiers
se rallient, chargent de nouveau, toujours appuyés par Lasalle. On
aborde ainsi plusieurs fois l'infanterie autrichienne, on l'arrête,
et on empêche Hohenzollern de percer notre centre entre Essling et
Aspern, et d'envoyer un renfort aux deux colonnes de Hiller et de
Bellegarde, qui n'ont pas cessé de s'acharner sur Aspern.

[Note en marge: Masséna dégage Aspern, qui allait être enlevé, en
faisant une charge à la tête de la division Legrand.]

[Note en marge: Nouvelles charges de cavalerie ordonnées par Lannes
sur le centre de l'ennemi.]

Mais ces deux colonnes sont suffisantes à elles seules pour accabler
dans Aspern les 7 mille hommes de la division Molitor. Cette
division, dont la moitié est déjà hors de combat, ne se soutient
que par l'héroïsme des colonels Petit et Marin, et du général
Molitor lui-même, qui donnant sans cesse l'exemple à leurs soldats,
se montrent à la tête de toutes les attaques. Enfin le général
Vacquant bien secondé, parvient à pénétrer dans Aspern, et à s'en
emparer presque entièrement, après une lutte de cinq heures. Le
général Molitor va être rejeté de l'intérieur de ce village, si
précieux à conserver, car si on le perd, on est refoulé sur le pont
du petit bras, et peut-être jeté dans le Danube. Heureusement que
le grand pont rétabli a permis à une brigade des cuirassiers de
Nansouty, celle de Saint-Germain, de passer vers la fin du jour,
ainsi qu'à la division d'infanterie Carra Saint-Cyr, la quatrième
de Masséna. Il reste donc des ressources pour parer aux accidents
imprévus, et Masséna peut disposer de la division Legrand qu'il
avait rangée derrière Aspern en qualité de réserve. Il place Carra
Saint-Cyr en arrière avec ordre de veiller au pont, et à la tête de
la division Legrand il entre dans Aspern. L'héroïque Legrand suivi
du 26e d'infanterie légère et du 18e de ligne, ces mêmes régiments
avec lesquels il avait enlevé Ébersberg, vient au secours de
Molitor épuisé, traverse au pas de charge la grande rue d'Aspern,
refoule les troupes de Bellegarde à l'autre extrémité du village, et
oblige le général Vacquant à s'enfermer dans l'église. Au centre,
Lannes, voulant encore dégager le milieu de la ligne, ordonne de
nouvelles charges à Bessières. La division Espagne a perdu un quart
de son effectif; mais Nansouty, avec la brigade des cuirassiers
Saint-Germain, prend la place des cuirassiers Espagne, charge
vigoureusement l'infanterie autrichienne, et prolonge la résistance,
qui n'est possible sur ce point qu'avec de la cavalerie. On renverse
de nouveau l'infanterie des Autrichiens, mais on attire encore leur
cavalerie, qui se jette sur nos cuirassiers, et Marulaz, remplaçant
Lasalle accablé de fatigue, recommence avec le 23e de chasseurs ce
que Lasalle a exécuté deux heures auparavant avec le 16e. Il secourt
nos cuirassiers, repousse ceux de l'ennemi, et fond ensuite sur
plusieurs carrés. Entré dans l'un de ces carrés, il y est démonté,
et va être pris ou tué, quand ses chasseurs, rappelés par ses cris,
le dégagent, lui donnent un cheval, et reviennent en passant sur le
corps d'une ligne d'infanterie.

[Note en marge: L'archiduc Charles, remettant au lendemain la
destruction de l'armée française, ordonne la suspension du feu le 21
au soir.]

Il y avait six heures que durait cette lutte opiniâtre: à Aspern,
à Essling, des fantassins acharnés se disputaient des ruines
en flammes; entre ces deux villages des masses de cavaliers se
disputaient la plaine à coups de sabre. L'archiduc Charles croyant
avoir assez fait en arrêtant l'armée française au débouché du pont,
et se flattant de la précipiter le lendemain dans le Danube, prit le
parti de suspendre le feu, pour procurer à ses troupes le temps de
se reposer, pour rapprocher ses masses, et surtout pour amener en
ligne la réserve de grenadiers qui était restée à Breitenlée.

[Note en marge: Disposition d'esprit de Napoléon à la suite de cette
première journée.]

Napoléon de son côté ayant assisté de sa personne à cette première
bataille, sous les boulets qui se croisaient entre Aspern et
Essling, avait conservé toute sa confiance. Quoique la moitié de
la division Molitor fût couchée par terre dans les rues et les
maisons d'Aspern, quoiqu'un quart des cuirassiers d'Espagne, des
chasseurs de Lasalle et de Marulaz, eût péri sous la mitraille, il
ne doutait pas du résultat, s'il pouvait faire venir encore par les
ponts du Danube une vingtaine de mille hommes, et principalement
ses parcs de munitions. On passait sur le grand pont, malgré la
crue toujours plus forte, malgré les corps flottants que le Danube
débordé entraînait dans son cours. C'étaient tantôt des troncs
d'arbres énormes déracinés par les eaux, tantôt des bateaux mis
à sec sur ses rives que le fleuve remettait à flot en s'élevant,
tantôt enfin de gros moulins enflammés, que l'ennemi lançait avec
intention de détruire notre unique communication. À chaque instant il
fallait ou détourner ces masses flottantes, ou réparer les brèches
qu'elles occasionnaient à nos ponts, en y employant des bateaux de
rechange. Le passage continuel contribuait aussi à fatiguer ces
ponts, et on voyait parfois les bateaux presque submergés sous le
poids des caissons d'artillerie, et nos soldats traverser le fleuve
les pieds dans l'eau, ce qui ajoutait à la lenteur du défilé.
Cependant les généraux Pernetti et Bertrand assuraient toujours
qu'ils maintiendraient le passage, et qu'au jour on aurait le corps
de Lannes, la garde, peut-être les deux divisions du maréchal Davout
descendues sur Ébersdorf, et surtout le parc d'artillerie chargé
de munitions. Napoléon n'eût-il qu'une partie de ces troupes, s'il
avait ses parcs, était certain d'en finir avec l'ennemi, et de
décider entre Essling et Aspern les destins de la maison d'Autriche.
Il ordonna donc de profiter du répit que l'ennemi nous laissait,
pour accorder aux troupes qui s'étaient battues un repos dont elles
avaient besoin. Il bivouaqua en arrière du bois, en avant du petit
pont, pour assister en personne au passage de ses corps d'armée, qui
devaient employer toute la nuit à défiler. Au moment où il allait
lui-même prendre un peu de repos, il en fut détourné par une vive
altercation qui s'engagea entre deux de ses principaux lieutenants.
C'était Bessières qui se plaignait du langage dans lequel Lannes lui
avait fait parvenir ses ordres. Masséna, présent sur les lieux, fut
obligé d'arrêter ces braves gens, qui, après avoir supporté toute une
journée le feu croisé de trois cents pièces de canon, étaient prêts
à mettre l'épée à la main pour l'intérêt de leur orgueil blessé.
Napoléon apaisa leur différend, que l'ennemi devait terminer le
lendemain de la manière la plus cruelle pour eux et pour l'armée.

[Note en marge: Passage pendant la nuit du 21 au 22 d'une nouvelle
partie de l'armée française.]

Le défilé souvent interrompu continua pendant une partie de la nuit.
Mais vers minuit le grand pont se rompit de nouveau. C'était la
troisième fois. Le Danube élevé d'abord de sept pieds venait encore
de s'élever de sept, ce qui faisait une crue totale de quatorze
pieds. La fortune donnait donc de nouveaux signes d'inconstance à
Napoléon, ou pour mieux dire la nature des choses, qui ne se plie
pas à la volonté des conquérants, lui donnait de nouveaux avis!
Mais si c'était une faute d'avoir voulu passer le Danube dans la
saison des crues subites, et avec un matériel insuffisant, il n'y
avait plus à reculer maintenant, et une portion de l'armée étant
passée, il fallait la soutenir, et sortir de ce mauvais pas à force
d'énergie. Les généraux Bertrand et Pernetti se remirent à l'ouvrage
pour réparer le grand pont, et affirmèrent itérativement qu'ils
maintiendraient le passage. Avant la pointe du jour, en effet,
le pont fut réparé, la communication rétablie. La belle division
Saint-Hilaire, les deux divisions d'Oudinot (composant à elles
trois le corps de Lannes), la garde à pied, une seconde brigade des
cuirassiers Nansouty, toute l'artillerie des corps de Masséna et
de Lannes, une réserve d'artillerie attachée aux cuirassiers, deux
divisions de cavalerie légère, et enfin la petite division Demont,
formée des quatrièmes bataillons du corps de Davout, passèrent à la
fin de la nuit et vers le point du jour. Les parcs continuèrent à
défiler entre les intervalles de chaque corps. Ainsi les 23 mille
hommes avec lesquels la bataille avait commencé la veille au milieu
du jour ayant été portés le soir à 30 mille par l'arrivée de la
division Carra Saint-Cyr et des cuirassiers Saint-Germain, furent
portés à environ 60 mille par ce dernier passage exécuté le 22 au
matin. C'était assez pour vaincre. Malheureusement l'artillerie
était insuffisante, car Lannes, Masséna et la grosse cavalerie ne
comptaient pas plus de 144 pièces de canon, et il fallait soutenir
l'effort de 300 bouches à feu que les Autrichiens pouvaient mettre
en batterie. Toutefois si, avec 30 mille hommes et 50 pièces de
canon, on avait la veille arrêté les Autrichiens, on devait les
battre aujourd'hui avec 60 mille et 150 bouches à feu. La chose était
certaine si les munitions ne manquaient pas. Du reste le pont était
maintenu, et elles continuaient à arriver.

[Note en marge: L'armée française étant fort accrue par les forces
arrivées dans la nuit, Napoléon recommence la bataille avec la plus
grande confiance.]

[Note en marge: Plan de Napoléon pour la seconde journée d'Essling.]

À la pointe du jour tout le monde était debout dans les deux armées,
et les tirailleurs échangeaient des coups de fusil dès quatre heures
du matin. Napoléon, qui n'avait presque pas pris de repos, était à
cheval entouré de ses maréchaux, et leur donnant ses ordres avec
la plus grande confiance. En voyant tout ce qui avait passé, il
ne doutait pas de finir la guerre dans la journée. Masséna devait
réoccuper Aspern en entier, et reconquérir l'église restée au général
Vacquant. Lannes était chargé de repousser toutes les attaques
qui allaient se renouveler contre Essling, et puis profitant de
la disposition de l'ennemi qui consistait toujours en un vaste
demi-cercle, devait le percer dans le milieu par un effort vigoureux
de notre droite portée brusquement en avant. Le maréchal Davout, dont
deux divisions étaient à Ébersdorf, de l'autre côté du Danube, étant
attendu dans peu d'instants, devait, en se portant derrière Lannes,
le couvrir par la droite pendant le mouvement que celui-ci allait
opérer.

[Note en marge: Dispositions faites à Aspern par Masséna.]

D'après ces vues, Masséna et Lannes coururent, l'un à Aspern,
l'autre à Essling. Appréciant la nécessité de bien lier Aspern au
Danube, Masséna avait placé la division Molitor tout entière dans
le petit îlot à gauche. (Voir la carte nº 49.) Les faibles défenses
de ce poste, couvert par un petit canal, par des arbres, et par un
épaulement en terre que l'ingénieur Lazowski avait élevé dans la
nuit, suffisaient à l'énergie de la division Molitor, quoiqu'elle fût
réduite de 7 mille hommes à 4. La division Legrand s'était battue
vers la fin du jour précédent dans Aspern, et s'y était maintenue.
Masséna lui donna l'appui de la division Carra Saint-Cyr, laquelle
fut remplacée dans la garde du petit pont par la division Demont.
Napoléon dirigea encore sur Aspern les tirailleurs de la garde
impériale, avec quatre pièces de canon, afin que cette jeune troupe,
récemment formée, fît ses premières armes sous l'intrépide Masséna.

[Note en marge: Dispositions faites à Essling par Lannes.]

À Essling, Lannes, laissant au général Boudet le soin de garder
l'intérieur du village, plaça à gauche et en avant, dans l'intervalle
qui séparait Essling d'Aspern, la division Saint-Hilaire d'abord,
puis plus à gauche, vers le centre, les deux divisions Oudinot, les
cuirassiers, les hussards et les chasseurs. Ces derniers servirent de
liaison avec le corps de Masséna sous Aspern. En arrière au centre,
les fusiliers de la garde et la vieille garde elle-même restèrent
en réserve. Toutefois cette belle troupe forma un crochet vers
Essling, pour fermer l'espace qui séparait Essling du Danube, espace
ouvert, par lequel l'ennemi pouvait être tenté de pénétrer, depuis
qu'il était maître de la petite ville d'Enzersdorf. (Voir la carte
nº 49.) D'ailleurs, il fut encore pourvu à ce danger par une forte
batterie de 12, qui, placée de l'autre côté du petit bras, prenait
en écharpe le terrain dont il s'agit. L'artillerie fut disposée dans
les intervalles de cette ligne de bataille, pour seconder l'effort de
toutes les armes.

[Note en marge: Masséna fait expulser le général Vacquant de l'église
d'Aspern.]

C'est dans cet ordre que la lutte recommença dès le matin. Masséna
résolu à chasser le général Vacquant de l'église, située à
l'extrémité occidentale d'Aspern, où celui-ci s'était retranché,
avait envoyé au général Legrand le secours de deux régiments de la
division Carra Saint-Cyr. Ces régiments étaient le 24e léger et le 4e
de ligne, habitués à servir ensemble. Le colonel Pourailly, officier
excellent, marcha aussi vite que le permettaient les cadavres
entassés dans la grande rue d'Aspern, et se porta sur l'église. Les
généraux Hiller et Bellegarde, chargés toujours d'agir contre Aspern,
s'y étaient entassés de bonne heure. Tandis que le 24e était aux
prises avec eux, il se vit débordé le long d'une rue latérale par une
colonne autrichienne, qui traversait le village en sens contraire.
Le 4e, commandé par le brave colonel Boyeldieu, faisant un détour
à droite, coupa la colonne qui s'était avancée parallèlement, et
s'empara des deux bataillons qui la composaient. Puis le 24e et le
4e, conduits par Legrand, s'élancèrent sur l'église et le cimetière,
et en expulsèrent les Autrichiens. De son côté, la division Molitor,
placée dans l'îlot à gauche, et couverte par des abatis, tuait à
coups de fusil tous les tirailleurs autrichiens assez hardis pour se
montrer à portée de sa mousqueterie.

[Note en marge: Mouvement offensif de Lannes sur le centre des
Autrichiens.]

Le moment était venu d'exécuter le mouvement offensif projeté sur
le centre des Autrichiens, car tandis que les généraux Hiller et
Bellegarde étaient repoussés d'Aspern, Rosenberg, toujours formé en
deux colonnes, était tenu à distance d'Essling par les feux de la
division Boudet, et au milieu du demi-cercle de l'armée autrichienne
on ne voyait que le corps de Hohenzollern faiblement lié à celui de
Rosenberg par la cavalerie de Liechtenstein, et appuyé de très-loin
par la réserve de grenadiers. Il était douteux que le centre des
Autrichiens pût résister à une masse de vingt mille fantassins et de
six mille cavaliers, que Lannes allait jeter sur lui.

Lannes, en effet, au signal donné par Napoléon s'ébranle pour
exécuter l'attaque dont il est chargé. Laissant Boudet dans Essling,
il s'avance, la droite en tête, sur le centre des Autrichiens. C'est
la division Saint-Hilaire qui marche la première, rangée en colonnes
serrées par régiment, disposition qui donne prise au boulet, mais
qui présente une solidité à l'abri de tous les chocs. Plus à gauche,
et un peu en arrière, les deux divisions Claparède et Tharreau
s'avancent ensuite dans le même ordre, en présentant des échelons
successifs. Plus à gauche encore et plus en arrière, la cavalerie
forme le dernier de ces échelons dirigés sur le centre de l'ennemi.

[Illustration: Le Maréchal Lannes (À Essling)]

Lannes les met en mouvement avec cette vigueur qu'il apporte dans
toutes ses attaques. Le 57e de ligne de la division Saint-Hilaire,
régiment redoutable entre tous, placé à notre extrême droite, marche
au pas de charge sous la mitraille et la fusillade, et oblige
l'infanterie autrichienne à plier. Toute la division appuie
le 57e, et à mesure que les autres régiments formés en autant de
colonnes serrées arrivent à portée de l'ennemi, ils s'arrêtent pour
faire feu, puis s'avancent de nouveau, gagnant du terrain sur les
troupes qui leur sont opposées. Les deux divisions d'Oudinot prennent
place à leur tour dans ce mouvement offensif, et bientôt l'impulsion
se communiquant à toute la ligne, les Autrichiens vivement pressés
commencent à se retirer en désordre. À ce spectacle, l'archiduc
Charles, comme tous les capitaines indécis dans le conseil, mais
braves sur le champ de bataille, montre le dévouement d'un prince
héroïque. Il accourt de sa personne pour prévenir la catastrophe
dont son centre est menacé. D'une part il ordonne aux grenadiers
qui étaient à Breitenlée de s'approcher, de l'autre il prescrit à
Bellegarde de se reporter d'Aspern vers Essling, pour renforcer le
milieu de sa ligne. En attendant l'exécution de ces ordres, il prend
en main le drapeau du régiment de Zach qu'il ramène en avant. Ses
plus braves officiers sont frappés à côté de lui, notamment le comte
Colloredo, qu'il voit tomber sous ce feu épouvantable, et dont il
serre la main avec douleur.

Lannes, qui comme lui est à la tête de ses soldats, continue sa
marche offensive, et voyant l'infanterie autrichienne ébranlée, lance
sur elle Bessières avec les cuirassiers. Ceux-ci se précipitent sur
le corps de Hohenzollern, enfoncent plusieurs carrés, et enlèvent
des prisonniers, des canons, des drapeaux. Déjà nous touchons
à Breitenlée, point où l'archiduc avait placé sa réserve de
grenadiers. Lannes, ne doutant plus du succès, envoie à Napoléon
l'officier d'état-major César de Laville, pour l'informer de ses
progrès, et lui demander de couvrir ses derrières, pendant que,
s'élevant dans cette plaine, il va laisser un si vaste espace entre
son corps et le village d'Essling.

[Note en marge: Une nouvelle rupture des ponts décide Napoléon à
suspendre le mouvement offensif de Lannes.]

M. César de Laville court en toute hâte pour porter à l'Empereur
cette communication, et le trouve à un endroit dit la Tuilerie[27],
entre Essling et Aspern, assistant froidement à ce grand spectacle,
dont il dirigeait la formidable ordonnance. Napoléon ne témoigne
pas au récit que lui fait M. César de Laville la satisfaction qu'il
aurait dû éprouver. En effet un sinistre accident venait de se
produire. Après des efforts inouïs de la part des généraux Bertrand
et Pernetti pour maintenir la communication entre les deux rives
du Danube, la crue toujours plus forte, les arbres déracinés, les
bateaux renfloués par l'élévation des eaux, les moulins enflammés
lancés par l'ennemi, avaient enfin déterminé une rupture complète du
grand pont, établi entre Ébersdorf et l'île de Lobau. Cette rupture
était survenue au moment où six beaux régiments de cuirassiers, les
deux divisions du maréchal Davout et les caissons de l'artillerie se
préparaient à défiler. On avait vu un escadron de cuirassiers coupé
en deux s'en aller à la dérive, partie à droite, partie à gauche,
sur les bateaux entraînés par le courant. Pourtant ce n'était pas
la privation de troupes qu'il fallait le plus regretter, car les
60 mille hommes passés dans les deux jours précédents suffisaient,
surtout avec l'élan donné, pour culbuter l'armée autrichienne:
c'était la privation des munitions dont une prodigieuse quantité
avait déjà été consommée, et dont on devait bientôt manquer.

[Note 27: Le général César de Laville, excellent officier originaire
du Piémont, aussi énergique que spirituel, digne sous tous les
rapports de sa brave nation, est mort récemment en France, où il
s'était établi. C'est de sa propre bouche que j'ai recueilli tous les
détails rapportés ici, et pour être plus sûr de ma mémoire, je le
priai de me les écrire, ce qu'il fit de Saint-Sauveur en 1844, dans
une lettre curieuse de vingt-quatre pages, que j'ai conservée comme
un monument historique des plus intéressants. Je me suis servi d'un
document non moins curieux de M. Baudus, aide de camp du maréchal
Bessières, qui a bien voulu m'écrire aussi tout ce qu'il avait vu.
J'ai recueilli encore d'autres détails de la bouche du maréchal
Molitor, du général duc de Mortemart, du général Petit, du général
Marbot, du maréchal Reille, tous présents à Essling et à Wagram, et
j'ai complété avec leurs renseignements la foule de documents écrits
contenus au dépôt de la guerre. Je me suis du reste toujours borné
aux détails qui étaient d'une authenticité incontestable.]

À cette triste nouvelle, portée par M. de Mortemart, Napoléon,
devenu trop prudent peut-être après avoir été trop téméraire,
craint d'être tout à coup privé de munitions sur ce vaste champ de
bataille, et de n'avoir plus que des baïonnettes et des sabres à
opposer à l'ennemi. Il craint aussi, ayant engagé toutes ses troupes,
et n'ayant plus que la garde à pied et les fusiliers pour couvrir
les derrières du maréchal Lannes, d'être sans ressource contre un
retour subit de fortune, retour qui serait désastreux sur le bord
de l'abîme auquel on est adossé. Il se résout donc à un sacrifice
douloureux, et il renonce à une victoire presque certaine pour ne pas
s'exposer à des risques que la sagesse ne permet pas de braver. Ce
parti si cruel pris en un instant avec la résolution d'un véritable
homme de guerre, Napoléon ordonne à M. de Laville de retourner
aussi vite qu'il est venu auprès du maréchal Lannes pour lui dire
de suspendre son mouvement et de se replier peu à peu, sans trop
enhardir l'ennemi, sur la ligne d'Essling et d'Aspern. Il lui fait
recommander aussi de ménager ses munitions, qui ne tarderont pas à
faire faute[28].

[Note 28: Dans une lettre curieuse adressée au maréchal Davout, au
milieu de la bataille, le major général Berthier écrit que dès dix
heures du matin les munitions manquèrent. Nous citons cette lettre,
qui donne à la journée son vrai et sinistre caractère.

_Le major général au duc d'Awerstaedt, à Vienne._

                            «Rive gauche du Danube, à la tête de pont,
                                       le 22 mai 1809, à midi et demi.

»L'interruption du pont nous a empêchés de nous approvisionner. À dix
heures nous n'avions plus de munitions; l'ennemi s'en est aperçu, et
a remarché sur nous. 200 bouches à feu, auxquelles depuis dix heures
nous ne pouvions répondre, nous ont fait beaucoup de mal.

»Dans cette situation de choses, raccommoder les ponts, nous envoyer
des munitions et des vivres, faire surveiller Vienne, est extrêmement
important. Écrivez au prince de Ponte-Corvo pour qu'il ne s'engage
pas dans la Bohême, et au général Lauriston pour qu'il soit prêt à se
rapprocher de nous. Voyez M. Daru pour qu'il nous envoie des effets
d'ambulance et des vivres de toute espèce.

»Aussitôt que le pont sera prêt, ou dans la nuit, venez vous aboucher
avec l'Empereur.

                                                »_Signé_: ALEXANDRE.»]

[Note en marge: Retraite de Lannes au milieu de la plaine de
Marchfeld, sur le village d'Essling.]

Lannes et Bessières, en recevant cet ordre, sont obligés, malgré
de vifs regrets, de s'arrêter au milieu de cette immense plaine
du Marchfeld, inondée de feux. L'archiduc, si vivement pressé
vers Breitenlée, voit nos colonnes devenir subitement immobiles,
sans pouvoir s'en expliquer la cause. Il profite de ce moment de
répit pour reporter de sa droite à sa gauche une partie du corps
de Bellegarde, et pour ranger en ligne derrière le corps de
Hohenzollern les seize bataillons de grenadiers qui formaient sa
réserve, plus une masse énorme d'artillerie, car il possédait près de
300 bouches à feu, et pouvait en réunir 200 sur ce point si menacé.
Remis ainsi de son premier trouble, il fait diriger sur Lannes une
canonnade effroyable. La division Saint-Hilaire, la plus avancée
des trois, placée en l'air pour ainsi dire, reçoit de front et de
flanc un feu de mitraille continuel. Elle rétrograde lentement, avec
l'aplomb qui convient, et aux vieux régiments dont elle est composée,
et au chevaleresque Saint-Hilaire qu'elle a pour chef. Par malheur
ce brave officier, ancien ami de Napoléon, tombe frappé à mort d'un
biscaïen. Sa division, saisie de douleur, se maintient cependant.
Lannes accourt pour remplacer Saint-Hilaire, et ramener sa division
sur un terrain moins exposé. Il rétrograde, mais comme un lion qu'il
est dangereux de poursuivre. Les corps qui veulent le serrer de trop
près essuient de rudes charges à la baïonnette, et sont violemment
repoussés. Passant de la division Saint-Hilaire aux deux divisions
d'Oudinot, Lannes les conduit avec la même vigueur devant un
adversaire que notre retraite a rempli de confiance. Malheureusement
les soldats d'Oudinot souffrent plus que les autres, parce qu'on n'a
pas osé déployer en face de l'ennemi des troupes aussi jeunes. Rangés
en colonnes profondes, ils perdent par le boulet des files entières.

[Note en marge: Lannes abrite ses troupes derrière le fossé qui
s'étend d'Essling à Aspern.]

Peu à peu Lannes ramène sa ligne à la hauteur du fossé qui s'étend
d'Essling jusqu'à Aspern, et qui présente une sorte d'abri derrière
lequel son infanterie peut se mettre à couvert. Son artillerie,
quoique inférieure en nombre et en approvisionnements à celle de
l'ennemi, reste seule sur la partie saillante de ce fossé, afin
d'arrêter le mouvement des colonnes autrichiennes qui s'avancent
pour faire une tentative désespérée. En effet, on voit le corps de
Hiller et une partie de celui de Bellegarde se reporter sur Aspern,
les deux colonnes de Rosenberg s'approcher de nouveau d'Essling,
enfin le corps de Hohenzollern rallié, renforcé d'une partie de celui
de Bellegarde, des grenadiers, de la cavalerie de Liechtenstein,
préparer contre notre centre un effort semblable à celui que Napoléon
a tenté sur le centre des Autrichiens.

[Note en marge: Effort des Autrichiens sur notre centre entre Essling
et Aspern.]

C'est effectivement sur notre centre que l'orage paraît d'abord se
diriger, car le corps de Hohenzollern, les grenadiers, la cavalerie
de Liechtenstein s'avancent en formant une masse compacte. Napoléon
s'en aperçoit, prévient Lannes, qui s'en est également aperçu, et ils
demandent à la division Saint-Hilaire, aux divisions Oudinot, à la
cavalerie, de se dévouer encore une fois au salut de l'armée. Lannes,
disposant en première ligne les divisions Saint-Hilaire, Claparède et
Tharreau, en seconde ligne les cuirassiers, en troisième la vieille
garde, laisse approcher la masse épaisse du corps de Hohenzollern
et des grenadiers à demi-portée de fusil. Puis il ordonne un feu de
mousqueterie et de mitraille, exécuté de si près et avec tant de
justesse, qu'on voit bientôt les lignes de l'ennemi s'éclaircir.
Il lance ensuite les cuirassiers à bride abattue sur l'infanterie
autrichienne, qui, cédant en plusieurs points, est entr'ouverte comme
une muraille dans laquelle on a fait brèche. Le brave prince Jean de
Liechtenstein se précipite à son tour avec sa cavalerie sur celle de
Bessières. Mais Lasalle, Marulaz viennent avec leurs chasseurs et
leurs hussards au secours de nos cuirassiers, et ce vaste terrain
ne présente bientôt plus qu'une immense confusion de quinze mille
cavaliers français et autrichiens se chargeant les uns les autres
avec fureur, unis quand ils s'élancent, désunis quand ils reviennent,
et se ralliant sans cesse pour charger de nouveau.

[Note en marge: L'effort des Autrichiens sur le centre étant arrêté,
l'armée française reste immobile sous une affreuse canonnade.]

[Note en marge: Lannes est frappé mortellement par un boulet qui lui
fracasse les deux genoux.]

Après cette longue mêlée, le mouvement de l'ennemi sur notre centre
paraît suspendu, et le corps de Hohenzollern, comme paralysé,
s'arrête en face de l'épaulement qui s'étend d'Essling à Aspern.
Notre artillerie, en partie démontée, reste sur le rebord du fossé,
tirant avec justesse mais avec lenteur, à cause de la rareté des
munitions, et exposée au feu de plus de deux cents pièces de canon.
Nos fantassins s'abritent dans le fossé, notre cavalerie, formant
un rideau en arrière, et remplissant l'espace d'Essling à Aspern,
essuie avec une admirable impassibilité une canonnade incessante.
Ainsi l'exige une impérieuse nécessité. Il faut tenir jusqu'à la fin
du jour, si on ne veut être précipité dans le Danube, qui continue
de grossir. En ce moment un affreux malheur vient frapper l'armée.
Tandis que Lannes galope d'un corps à l'autre pour soutenir le
courage de ses soldats, un officier, effrayé de le voir en butte à
tant de périls, le supplie de mettre pied à terre, pour demeurer
moins exposé aux coups. Il suit ce conseil, quoique bien peu habitué
à ménager sa vie, et, comme si le destin était un maître auquel on
ne saurait échapper, il est à l'instant même atteint par un boulet
qui lui fracasse les deux genoux. Le maréchal Bessières et le chef
d'escadron César de Laville le recueillent noyé dans son sang et
presque évanoui. Bessières, qu'il avait fort maltraité la veille,
serre sa main défaillante, en détournant toutefois la tête de peur
de l'offenser par sa présence. On l'étend sur le manteau d'un
cuirassier, et on le transporte pendant une demi-lieue jusqu'au petit
pont, où se trouvait une ambulance. Cette nouvelle, connue bientôt
dans toute l'armée, y répand une profonde tristesse. Mais ce n'est
pas le temps de pleurer, car le danger s'accroît à chaque minute.

[Note en marge: Nouveaux efforts de l'ennemi sur les villages
d'Aspern et d'Essling.]

[Note en marge: Les fusiliers de la garde, sous les ordres du général
Mouton, repoussent une dernière tentative des grenadiers autrichiens
contre Essling.]

Les efforts de l'ennemi, arrêtés au centre, se tournent avec fureur
sur les ailes, contre Aspern et Essling. Du côté d'Aspern, les
généraux Hiller et Vacquant dirigent des attaques réitérées sur
ce malheureux village, qui n'est plus qu'un amas de ruines et de
cadavres. On n'y marche que sur des décombres, sur des poutres
brûlantes, ou sur des mourants, dont les souffrances n'importent
plus en présence du danger qui menace tout le monde. Les tirailleurs
de la garde, que Napoléon avait confiés à Masséna, malgré leur
jeune ardeur, malgré les vieux officiers qui les commandent, sont
eux-mêmes poussés en dehors du village. Aussitôt Legrand avec les
débris de sa division, Carra Saint-Cyr avec la moitié de la sienne,
reprennent ce tas de ruines fumantes sous les yeux de Masséna, qui
est au milieu d'eux brisé par la fatigue, mais élevé au-dessus des
faiblesses de la nature par la force de son âme. Legrand, chargé
d'exécuter ses ordres, se montre partout, la pointe de son chapeau
coupée par un boulet, et obligé souvent de recourir à son épée pour
éloigner les baïonnettes ennemies de sa poitrine. À gauche, Molitor
jette dans le bras d'eau derrière lequel il est posté les Autrichiens
qui veulent envahir l'îlot. Grâce à cette héroïque résistance
Aspern nous reste. Mais l'archiduc nourrit un dernier espoir, c'est
d'emporter Essling. Il fait envelopper cette position par les deux
colonnes de Rosenberg, et dirige avec les grenadiers qu'il conduit
en personne une attaque furieuse sur le centre même du village.
Bessières, qui a remplacé Lannes, voit ce nouveau péril, et s'occupe
d'y parer. Napoléon, pour le secourir, lui envoie les fusiliers de
la garde, troupe superbe, formée pendant les campagnes de Pologne et
d'Espagne, et près d'atteindre à cette perfection, qui se rencontre
entre l'extrême jeunesse et l'extrême vieillesse du soldat. C'est le
général Mouton qui est chargé de les commander.--Brave Mouton, lui
dit l'Empereur, faites encore un effort pour sauver l'armée; mais
finissez-en, car après ces fusiliers je n'ai plus que les grenadiers
et les chasseurs de la vieille garde, dernière ressource qu'il ne
faut dépenser que dans un désastre.--Mouton part, et se dirige sur la
gauche d'Essling, où l'attaque des grenadiers autrichiens paraissait
plus à craindre. Bessières, placé plus près des lieux, voit le
danger à droite, entre Essling et le Danube, et il n'hésite pas à
changer la direction indiquée par l'Empereur. Il envoie partie de
ces quatre bataillons dans Essling même, partie à droite entre le
village et le fleuve. Ce secours était urgent, car de front Essling
était menacé par les grenadiers, et à droite par les colonnes de
Rosenberg, prêtes à passer entre Essling et le Danube. C'était le
général Boudet qui défendait encore Essling depuis la veille. Cinq
fois les grenadiers conduits par le feld-maréchal d'Aspre étaient
revenus à l'attaque, et cinq fois ils avaient été repoussés tantôt
par la fusillade, tantôt par des charges à la baïonnette. Néanmoins
sur la droite du village, que peu de monde défendait, Boudet tourné,
enveloppé par l'une des deux colonnes de Rosenberg, avait été obligé
de se retirer dans un grenier, vaste édifice, crénelé comme une
forteresse. Il s'y maintenait avec une ténacité indomptable; mais,
assailli de toutes parts, il allait succomber, quand Mouton arrive
avec les fusiliers de la garde. Cette belle jeunesse arrache aux
grenadiers d'Aspre une partie du village, et arrête les soldats de
Rosenberg le long de l'espace qui s'étend jusqu'au Danube. Pourtant
ce premier acte d'énergie ne suffit pas contre un ennemi quatre fois
plus nombreux, et résolu à tenter les derniers efforts pour réussir.
Mais Rapp survient avec deux nouveaux bataillons de ces mêmes
fusiliers, et propose au général Mouton de faire une charge générale
à la baïonnette. Tous deux en se serrant la main adoptent cette
manière d'en finir, et fondent tête baissée sur les Autrichiens.
Ils leur portent un tel choc qu'ils les refoulent à l'instant d'un
bout du village à l'autre, culbutent les soldats d'Aspre sur ceux de
Rosenberg, et les rejettent tous au delà d'Essling. Au même moment
l'artillerie de la Lobau prenant en écharpe les masses qui avaient
passé entre le fleuve et le village, les couvre de mitraille. Essling
se trouve ainsi délivré.

[Note en marge: L'archiduc Charles, désespérant de jeter l'armée
française dans le Danube, renonce à ses attaques, et termine la
journée par une canonnade.]

Il y avait trente heures que cette lutte durait. L'archiduc Charles
épuisé, désespérant de nous jeter dans le Danube, commençant lui
aussi à manquer de munitions, prend enfin le parti de suspendre
cette sanglante bataille, l'une des plus affreuses du siècle, et se
décide à clore la journée en envoyant ce qui lui reste d'obus et de
boulets sur les corps placés entre Aspern et Essling. Aussi tandis
que dans Aspern les généraux Hiller et Bellegarde s'acharnent encore
à disputer quelques débris de ce malheureux village, vers le centre
et vers Essling, l'archiduc Charles fait discontinuer les attaques,
et se borne à porter son artillerie en avant pour tirer à outrance
sur nos lignes. À un péril de ce genre il n'y avait à opposer qu'une
froide immobilité. Notre artillerie, démontée en grande partie,
s'arrête comme elle avait déjà fait sur le bord du fossé qui nous
couvrait, tirant d'intervalle en intervalle pour gagner la fin du
jour. L'infanterie s'établit en arrière à moitié couverte par le
terrain, et plus en arrière encore se déploie notre belle cavalerie,
présentant deux fronts, l'un d'Essling à Aspern, pour couvrir le
centre de la position, l'autre en retour, pour couvrir l'espace
entre Essling et le fleuve. Enfin la garde impériale, présentant
deux fronts parallèles à ceux de la cavalerie, demeure impassible
sous les boulets, et on n'entend au milieu de la canonnade, que ce
cri des officiers: Serrez les rangs! Il n'y a plus en effet que
cette manoeuvre à exécuter jusqu'à la nuit, car il est impossible,
soit d'éloigner l'ennemi, soit de le fuir par le pont qui conduit à
la Lobau. Cette retraite par une seule issue ne peut s'opérer qu'à
la faveur de l'obscurité, et dans le mois de mai il faut attendre
plusieurs heures encore les ténèbres salutaires qui doivent favoriser
notre départ.

[Note en marge: Napoléon quitte le champ de bataille à la chute du
jour pour aller préparer la retraite dans l'île de Lobau.]

Napoléon n'avait cessé pendant la journée de se tenir dans l'angle
que décrivait notre ligne d'Aspern à Essling, d'Essling au fleuve,
et où passaient tant de boulets. On l'avait pressé plusieurs fois de
mettre à l'abri une vie de laquelle dépendait la vie de tous. Il ne
l'avait pas voulu tant qu'il avait pu craindre une nouvelle attaque.
Maintenant que l'ennemi épuisé se bornait à une canonnade, il résolut
de reconnaître de ses yeux l'île de Lobau, d'y choisir le meilleur
emplacement pour l'armée, d'y faire en un mot toutes les dispositions
de retraite. Certain de la possession d'Essling, que les débris de
la division Boudet et les fusiliers occupaient, il fit demander à
Masséna s'il pouvait compter sur la possession d'Aspern, car tant que
ces deux points d'appui nous restaient la retraite de l'armée était
assurée. L'officier d'état-major César de Laville, envoyé à Masséna,
le trouva assis sur des décombres, harassé de fatigue, les yeux
enflammés, mais toujours plein de la même énergie. Il lui transmit
son message, et Masséna, se levant, lui répondit avec un accent
extraordinaire: Allez dire à l'Empereur que je tiendrai deux heures,
six, vingt-quatre, s'il le faut, tant que cela sera nécessaire au
salut de l'armée.--

[Note en marge: Spectacle que présentaient les abords du petit pont
qui conduisait à l'île de Lobau.]

[Note en marge: Entrevue de Lannes et de Napoléon.]

[Note en marge: Napoléon visite l'île de Lobau avant la chute du
jour.]

[Note en marge: Conseil de guerre tenu au bord du Danube entre
Napoléon et ses maréchaux.]

[Note en marge: Opinion exprimée par Napoléon dans le conseil
assemblé au bord du Danube.]

[Note en marge: Vif assentiment donné par Masséna aux paroles de
Napoléon.]

Napoléon, tranquillisé pour ces deux points, se dirigea sur-le-champ
vers l'île de Lobau, en faisant dire à Masséna, à Bessières, à
Berthier, de le venir joindre, dès qu'ils pourraient quitter le
poste confié à leur garde, afin de concerter la retraite qui devait
s'opérer dans la nuit. Il courut au petit bras, lequel coulait entre
la rive gauche et l'île de Lobau. Ce petit bras était devenu lui-même
une grande rivière, et des moulins lancés par l'ennemi avaient
plusieurs fois mis en péril le pont qui servait à le traverser.
L'aspect de ses bords avait de quoi navrer le coeur. De longues files
de blessés, les uns se traînant comme ils pouvaient, les autres
placés sur les bras des soldats, ou déposés à terre en attendant
qu'en les transportât dans l'île de Lobau, des cavaliers démontés
jetant leurs cuirasses pour marcher plus aisément, une foule de
chevaux blessés se portant instinctivement vers le fleuve pour se
désaltérer dans ses eaux, et s'embarrassant dans les cordages du pont
jusqu'à devenir un danger, des centaines de voitures d'artillerie
à moitié brisées, une indicible confusion et de douloureux
gémissements, telle était la scène qui s'offrait, et qui saisit
Napoléon. Il descendit de cheval, prit de l'eau dans ses mains pour
se rafraîchir le visage, et puis apercevant une litière faite de
branches d'arbres, sur laquelle gisait Lannes qu'on venait d'amputer,
il courut à lui, le serra dans ses bras, lui exprima l'espérance
de le conserver, et le trouva, quoique toujours héroïque, vivement
affecté de se voir arrêter sitôt dans cette carrière de gloire.--Vous
allez perdre, lui dit Lannes, celui qui fut votre meilleur ami
et votre fidèle compagnon d'armes. Vivez et sauvez l'armée.--La
malveillance qui commençait à se déchaîner contre Napoléon, et qu'il
n'avait, hélas! que trop provoquée, répandit alors le bruit de
prétendus reproches, que Lannes lui aurait adressés en mourant. Il
n'en fut rien cependant. Lannes reçut avec une sorte de satisfaction
convulsive les étreintes de son maître, et exprima sa douleur sans y
mêler aucune parole amère. Il n'en était pas besoin: un seul de ses
regards rappelant ce qu'il avait dit tant de fois sur le danger de
guerres incessantes, le spectacle de ses deux jambes brisées, la mort
d'un autre héros d'Italie, Saint-Hilaire, frappé dans la journée,
l'horrible hécatombe de quarante à cinquante mille hommes couchés à
terre, n'étaient-ce pas là autant de reproches assez cruels, assez
faciles à comprendre? Napoléon, après avoir serré Lannes dans ses
bras, et se disant certainement à lui-même ce que le héros mourant ne
lui avait pas dit, car le génie qui a commis des fautes est son juge
le plus sévère, Napoléon remonta à cheval, et voulut profiter de ce
qui lui restait de jour pour visiter l'île de Lobau, et arrêter ses
dispositions de retraite. Après avoir parcouru l'île dans tous les
sens, avoir examiné de ses propres yeux les divers bras du Danube,
qui, changés en véritables bras de mer, roulaient les débris des
rives supérieures, il acquit la conviction que l'armée trouverait
dans l'île de Lobau un camp retranché où elle serait inexpugnable,
et où elle pourrait s'abriter deux ou trois jours, en attendant
que le pont sur le grand bras fût rétabli. Le petit bras qui la
séparait des Autrichiens était impossible à franchir en présence de
Masséna, qui serait là pour en disputer le passage. La largeur de
l'île ne permettait pas qu'en l'accablant de boulets on la rendît
inhabitable pour nos soldats. Enfin en employant tout ce qu'il y
avait de bateaux sur la rive droite, on parviendrait à apporter des
vivres, des munitions, de manière que l'armée eût de quoi subsister
et se défendre. Ces vues promptement conçues et arrêtées, Napoléon
revint à la nuit vers le petit bras. Le maréchal Masséna s'y était
transporté dès qu'il avait cru pouvoir confier la garde d'Aspern à
ses lieutenants. Le maréchal Bessières, le major général Berthier,
quelques chefs de corps, le maréchal Davout venu en bateau de la rive
droite, étaient réunis à ce rendez-vous assigné au bord du Danube, au
milieu des débris de cette sinistre journée. Là on tint un conseil de
guerre. Napoléon n'avait pas pour habitude d'assembler de ces sortes
de conseils, dans lesquels un esprit incertain cherche, sans les
trouver, des résolutions qu'il ne sait pas prendre lui-même. Cette
fois il avait besoin, non pas de demander un avis à ses lieutenants,
mais de leur en donner un, de les remplir de sa pensée, de relever
l'âme de ceux qui étaient ébranlés, et il est certain que, quoique
leur courage de soldat fût inébranlable, leur esprit n'embrassait
pas assez les difficultés et les ressources de la situation, pour
n'être pas à quelques degrés surpris, troublé, abattu. Le caractère
qui fait supporter les revers est plus rare que l'héroïsme qui fait
braver la mort. Napoléon, calme, confiant, car il voyait dans ce
qui était arrivé un pur accident qui n'avait rien d'irréparable,
provoqua les officiers présents à dire leur avis. En écoutant les
discours tenus devant lui, il put se convaincre que ces deux journées
avaient produit une forte impression, et que quelques-uns de ses
lieutenants étaient partisans de la résolution de repasser tout de
suite, non-seulement le petit bras afin de se retirer dans l'île
de Lobau, mais aussi le grand bras, afin de se réunir le plus tôt
possible au reste de l'armée, au risque de perdre tous les canons,
tous les chevaux de l'artillerie et de la cavalerie, douze ou quinze
mille blessés, enfin l'honneur des armes. À peine une telle pensée
s'était-elle laissé entrevoir, que Napoléon, prenant la parole avec
l'autorité qui lui appartenait et avec la confiance, non pas feinte,
mais sincère, que lui inspirait l'étendue de ses ressources, exposa
ainsi la situation. La journée avait été rude, disait-il, mais elle
ne pouvait pas être considérée comme une défaite, puisqu'on avait
conservé le champ de bataille, et c'était une merveille de se retirer
sains et saufs après une pareille lutte, soutenue avec un immense
fleuve à dos, et avec ses ponts détruits. Quant aux blessés et aux
morts, la perte était grande, plus grande qu'aucune de celles que
nous avions essuyées dans nos longues guerres, mais celle de l'ennemi
avait dû être d'un tiers plus forte; on pouvait donc être certain,
assurait Napoléon, que les Autrichiens se tiendraient tranquilles
pour long-temps, et qu'on aurait le loisir de rallier l'armée
d'Italie qui arrivait victorieuse à travers la Styrie, de ramener
dans les rangs les trois quarts des blessés, de tirer de France les
nombreux renforts qui étaient en marche, d'établir sur le Danube
des ponts de charpente aussi solides que des ponts de pierre, et
qui feraient du passage du fleuve une opération ordinaire. Napoléon
ajoutait qu'après tout, lorsque les blessés seraient rentrés dans les
rangs, ce ne seraient que dix mille hommes de moins de notre côté,
pour quinze mille du côté de l'adversaire, et deux mois de plus dans
la durée de la campagne; qu'à cinq cents lieues de Paris, soutenant
une grande guerre au sein d'une monarchie conquise, au milieu même
de sa capitale, un accident de cette espèce n'avait rien qui dût
étonner des gens de courage, rien que de très-naturel, rien même
que d'heureux, si on songeait aux difficultés de l'entreprise, qui
consistait à passer devant une armée ennemie le plus grand fleuve
de l'Europe pour aller livrer bataille au delà. Il ne fallait donc,
suivant lui, ni s'alarmer, ni se décourager. Il y avait un mouvement
rétrograde qui était convenable et nécessaire, c'était de repasser
le petit bras du Danube, pour se renfermer dans l'île de Lobau, pour
y attendre l'abaissement des eaux et le rétablissement des ponts
sur le grand bras; mouvement facile, qui se ferait la nuit, sans
inconvénient, sans perdre ni un blessé, ni un cheval, ni un canon,
sans perdre surtout l'honneur des armes. Mais il y avait un autre
mouvement rétrograde à la fois déshonorant et désastreux, ce serait
de repasser non-seulement le petit bras, mais le grand, en repassant
celui-ci tant bien que mal, avec des barques qui ne pourraient
transporter que les hommes valides, sans un canon, ni un cheval,
ni un blessé, en renonçant surtout à l'île de Lobau, qui était une
conquête précieuse, et le vrai terrain d'un passage ultérieur. Si on
agissait de la sorte, si au lieu de soixante mille qu'on était au
départ on repassait au nombre de quarante mille, sans artillerie,
sans chevaux, en abandonnant au moins dix mille blessés capables de
servir dans un mois, on ferait bien en revenant de ne pas se montrer
aux Viennois, qui accableraient de mépris leurs vainqueurs, et
appelleraient bientôt l'archiduc Charles pour chasser les Français
d'une capitale où ils n'étaient plus dignes de rester. Et dans ce cas
ce n'était pas à une retraite sur Vienne, mais à une retraite sur
Strasbourg qu'il fallait se préparer; le prince Eugène, en marche
sur Vienne, y trouverait l'ennemi, au lieu de l'armée française, et
périrait dans ce coupe-gorge; les alliés effrayés, devenus traîtres
par faiblesse, se retourneraient contre nous; la fortune de l'Empire
serait anéantie, et la grandeur de la France détruite en quelques
semaines. En un mot Napoléon prévit, annonça avec précision, comme
devant se réaliser sous quinze jours, tout ce que sa politique lui
a valu cinq ans plus tard, si, au lieu de se retirer fièrement dans
la Lobau, on avait la faiblesse de traverser précipitamment le
grand Danube, laissant à l'autre bord ses camarades blessés, son
matériel, son honneur. Pour agir d'ailleurs comme il le conseillait,
il ne fallait que peu d'efforts. Masséna tiendrait à Aspern
jusqu'à minuit, défilerait ensuite avec l'armée sur le petit pont,
défendrait la Lobau le lendemain contre les entreprises de l'ennemi,
et attendrait derrière le petit bras du Danube les vivres et les
munitions qu'on allait lui envoyer en bateaux. Pendant ce temps
on rétablirait le grand pont, et si, contre toute vraisemblance,
l'archiduc Charles osait faire une tentative, en descendant sur
Presbourg ou en remontant jusqu'à Krems, pour se transporter sur
la rive droite, et venir nous disputer Vienne, le maréchal Davout
lui tiendrait tête avec ses 30 mille hommes qui valaient 60 mille
Autrichiens, avec le reste des cuirassiers, avec la cavalerie de
la garde qui n'avaient point passé, avec les Wurtembergeois, les
Bavarois, les Saxons. Ainsi, Masséna, Davout, leur dit-il, vous
vivez, et vous sauverez l'armée, en vous montrant dignes de ce que
vous avez déjà fait.--Masséna, souvent mécontent, blâmant même avec
amertume la précipitation qu'on avait mise à passer le Danube,
Masséna, transporté de tant de raison et de fermeté, saisit la main
de Napoléon et lui dit:--Vous êtes, sire, un homme de coeur et digne
de nous commander! Non, il ne faut pas fuir comme des lâches, qui
auraient été vaincus. La fortune nous a mal servis, mais nous sommes
victorieux néanmoins; car l'ennemi qui aurait dû nous précipiter dans
le Danube a mordu la poussière devant nos positions. Ne perdons pas
notre attitude de vainqueurs, bornons-nous à repasser le petit bras
du Danube, et je vous jure d'y noyer tout Autrichien qui voudrait le
franchir à notre suite.--Davout promit de son côté de garder Vienne,
et de repousser toute attaque qui viendrait par Presbourg ou par
Krems, pendant l'opération du rétablissement des ponts, opération
après laquelle l'armée réunie sur une seule rive n'aurait plus rien à
craindre de l'archiduc Charles.

[Note en marge: Raffermissement des coeurs à la suite du conseil de
guerre tenu dans la soirée du 22.]

[Note en marge: Après avoir ordonné la retraite dans l'île de Lobau,
et en avoir confié la direction à Masséna, Napoléon repasse le Danube
dans la nuit.]

Tous les coeurs se trouvèrent raffermis à la suite de ce conseil
tenu au bord du Danube sous les derniers boulets lancés par les
Autrichiens. Il fut convenu que Masséna prendrait le commandement
en chef de l'armée, emploierait la nuit à traverser le petit bras,
tandis que Napoléon, repassant de sa personne le grand bras avec
Berthier et Davout, irait diriger lui-même les deux opérations qui
pressaient le plus, l'envoi dans la Lobau de munitions de guerre et
de bouche, et le rétablissement du grand pont. On se quitta consolés,
résolus, confiants les uns dans les autres. Pendant que Masséna
retournait à Aspern, Napoléon se rendit à travers la Lobau sur le
bord du bras principal du Danube, après avoir donné tous ses ordres.
Il eut de la peine à franchir plusieurs gros ruisseaux qui s'étaient
formés dans l'intérieur de l'île par suite de la crue des eaux. Il
arriva entre onze heures du soir et minuit au bord du grand Danube,
et voulut le passer immédiatement. Le péril était grave, car outre
une obscurité profonde il fallait braver les énormes corps flottants
que le courant entraînait, et qui heurtant la frêle barque dans
laquelle Napoléon allait monter, pouvaient la submerger. Mais il n'y
avait pas à hésiter en présence des grands devoirs qui restaient
à remplir, et, avec la confiance de César au milieu des flots de
l'Épire, Napoléon s'embarqua sur un esquif, accompagné de Berthier
et de Savary, conduit par quelques pontonniers intrépides, qui le
transportèrent sain et sauf sur l'autre rive. À peine débarqué à
Ébersdorf il donna ses premiers ordres pour attirer sur ce point
toutes les barques disponibles, les remplir de biscuit, de vin,
d'eau-de-vie, de gargousses, de cartouches, d'objets de pansement,
et les diriger sur l'île de Lobau. Les bateaux détachés du grand
pont détruit suffisaient dans le moment pour porter le nécessaire à
l'armée de l'autre côté du fleuve. On commença cette opération dans
la nuit même, ou plutôt on la continua plus activement, car après la
rupture du pont, on avait déjà eu recours à ce moyen dans le courant
de la journée.

[Note en marge: Mesures de Masséna pour assurer la retraite de
l'armée dans l'île de Lobau.]

[Note en marge: Défilé de l'armée par le petit pont dans la nuit du
22 au 23 mai.]

[Note en marge: Embarquement de Masséna, qui se retire le dernier
dans l'île de Lobau.]

Pendant ce temps Masséna, investi du commandement en chef, avait
couru à Essling et Aspern pour préparer la retraite. Les attaques
directes contre ces deux points avaient cessé. Les Autrichiens
s'en tenaient à une canonnade, toujours plus lente à mesure que la
nuit avançait, et qui de loin en loin, ici ou là, faisait quelques
victimes dans l'ombre. Nos adversaires épuisés se laissaient tomber
de lassitude sur ce champ de carnage, tandis que la vigilance,
indispensable dans notre position critique, nous obligeait à
nous tenir debout, bien que notre fatigue fût égale à celle des
Autrichiens. Vers minuit, Masséna fit commencer la retraite par
la garde impériale, qui était la plus rapprochée du fleuve. Chaque
corps devait défiler par le petit pont, emportant ses blessés,
emmenant ses canons, laissant seulement ses morts, dont, hélas! le
nombre n'était que trop considérable. Après la garde vint la grosse
cavalerie, et comme beaucoup de soldats avaient jeté leurs cuirasses,
Masséna les fit ramasser par les cavaliers démontés, ne voulant
abandonner à l'ennemi que le moins de trophées possible. Une partie
de la cavalerie légère demeura en ligne avec les voltigeurs pour
faire devant Aspern et Essling un semblant de résistance. Puis les
divisions Saint-Hilaire et Oudinot défilèrent à leur tour, chacune
emportant ce qui lui restait encore de blessés sur le terrain. Les
divisions Legrand, Carra Saint-Cyr suivirent, et enfin, à la pointe
du jour du 23, les généraux Boudet et Molitor, quittant Essling
et Aspern, s'enfoncèrent dans le bois qui couvrait le rentrant du
fleuve, escortés par une nuée de leurs tirailleurs. L'ennemi harassé
ne s'aperçut pas du mouvement rétrograde de nos troupes. Ce ne fut
que vers cinq ou six heures du matin que, voyant nos postes avancés
disparaître peu à peu, il conçut le soupçon de notre retraite, et
songea à nous suivre. Il le fit lentement, sans nous inquiéter
beaucoup. Entré toutefois dans Essling et parvenu au bord du fleuve,
il put découvrir le petit pont sur lequel passaient nos dernières
colonnes. Il dirigea aussitôt ses boulets de ce côté, tandis que ses
tirailleurs débouchant à travers le bois nous décochaient des balles.
Masséna, avec quelques officiers de son état-major, était resté sur
la rive gauche, résolu à passer le dernier. On lui fit remarquer
que nos postes commençaient à être vivement pressés, qu'il pouvait
être subitement assailli, que le moment était venu de replier le
pont, et de mettre fin à cette résistance sans exemple. Il ne voulut
rien entendre tant qu'il aperçut sur la rive gauche quelque débris
à sauver. Courant en tous sens, il s'assura par lui-même qu'on ne
laissait pas un blessé, pas un canon, pas un objet de quelque valeur
dont l'ennemi eût à s'enorgueillir. Il fit ramasser encore ce qu'il
put de fusils, de cuirasses jetés le long du Danube, et comme çà et
là des chevaux blessés et sans maîtres erraient au bord de l'eau,
il les fit chasser vers le fleuve pour les obliger à le traverser à
la nage. Enfin ne voyant plus aucun devoir à remplir sur cette rive
devenue un sol ennemi, et les balles des tirailleurs pleuvant déjà
autour de lui, il s'embarqua le dernier, aussi fier que lorsqu'il
sortait de Gênes dans une simple embarcation sous le feu de l'escadre
anglaise. Il fit couper les amarres du pont, que le courant du fleuve
reporta bientôt vers l'autre bord, et en quelques minutes il fut dans
la Lobau, les Autrichiens se contentant d'assister à la retraite
volontaire de leurs adversaires.

[Note en marge: Résultats et caractères de la bataille d'Essling.]

[Note en marge: Conséquences morales de la bataille d'Essling.]

[Note en marge: Quel jugement on peut porter sur la conduite
militaire de Napoléon.]

Ainsi se termina cette bataille de deux jours, l'une des plus
sanglantes du siècle, et qui commença la série de ces abominables
carnages des derniers temps de l'Empire, où l'on détruisait en une
journée l'équivalent de la population d'une grande ville. Le nombre
des morts et des blessés, pour celle-ci comme pour les autres, ne
saurait être que difficilement précisé. On peut évaluer la perte
des Autrichiens à 26 ou 27 mille[29] morts et blessés, à 15 ou 16
mille celle des Français. De notre côté, la pénurie des ressources
dans l'île de Lobau, pendant les premiers moments, devait rendre
les blessures extrêmement dangereuses. Ce qui expliquait l'énorme
différence des pertes, c'est que les Autrichiens avaient combattu
toujours à découvert, et que nous au contraire avions été abrités
durant une partie de ces journées par quelques obstacles de terrain.
Quant aux prisonniers, il n'en avait été fait d'aucun côté, sauf
quelques centaines enlevés dans Aspern et Essling, et envoyés dans
la Lobau. C'était une bataille sans autre résultat qu'une abominable
effusion de sang, effusion, comme on vient de le voir, plus grande
pour l'ennemi que pour nous, et qui nous laissait tous nos moyens
de passage, puisque l'île de Lobau nous restait. La plus grave
conséquence de ces journées d'Essling, c'était ce qu'on allait en
dire, c'étaient les exagérations de nos ennemis prompts à publier en
Allemagne et dans toute l'Europe, que les Français étaient vaincus,
accablés, en pleine retraite. Or Napoléon, combattant au milieu
du continent prêt à s'insurger contre lui, obligé de se maintenir
au sein de la capitale ennemie, où quatre cent mille habitants
n'attendaient qu'un signal pour se soulever, ayant besoin sur ses
derrières de routes sûres pour amener ses renforts, ne pouvait se
passer du prestige de son invincibilité. Matériellement il était
plus fort, puisqu'il avait moins perdu que son adversaire, et
qu'il avait retrempé le coeur de sa jeune armée dans une épreuve
formidable; moralement il était plus faible, parce que ses ennemis
allaient triompher d'une prétendue défaite, qui en réalité était une
victoire, car c'était vaincre que de soutenir une telle lutte avec
ses ponts détruits. Quant à sa conduite comme général, on ne pouvait
qu'admirer le choix de l'île de Lobau, choix qui avait rendu possible
une opération dans tout autre cas impraticable, et qui permettait
qu'une position désastreuse, d'où l'on n'aurait dû sortir que noyés
ou prisonniers, finît par la plus facile, la moins troublée des
retraites. Mais on devait blâmer la précipitation que Napoléon avait
mise à traverser le fleuve dans une telle saison, avant d'avoir
réuni des moyens suffisants de passage. En cela il était reprochable
assurément; tant de motifs cependant excusaient son impatience
d'occuper les deux rives du Danube, qu'on peut lui pardonner d'avoir
trop compté sur la fortune dans le désir d'épargner le temps. Son
tort véritable, son tort éternel, c'était cette politique sans frein,
qui, après l'avoir porté sur le Niémen d'où il était revenu à force
de miracles, l'avait porté ensuite sur l'Èbre et le Tage d'où il
était revenu de sa personne en y laissant ses plus belles armées,
l'entraînait maintenant de nouveau sur le Danube où il ne parvenait à
se soutenir que par d'autres miracles, miracles dont la suite pouvait
à tout moment s'interrompre, et aboutir à des désastres. C'est là,
disons-nous, qu'était son tort, car le général ne commettait de
fautes que sous la contrainte qu'exerçait sur lui le plus imprudent
des politiques.

[Note 29: Leur bulletin officiel avouait 20 mille, et quand on sait
à quel point ils y défiguraient la vérité à leur avantage, on doit
supposer un nombre infiniment plus considérable. C'est d'après divers
documents contenus au dépôt de la guerre, et émanés des Autrichiens
eux-mêmes, que je m'arrête au chiffre indiqué ici.]

[Note en marge: Divers jugements portés sur la conduite militaire de
l'archiduc Charles.]

Quant à l'archiduc Charles, fort critiqué depuis, surtout par ses
compatriotes, car c'est ordinairement chez ses concitoyens qu'on
recueille le plus d'amertume, il déploya une grande énergie, quoi
qu'on ait pu dire; et si on trouve étonnant qu'il n'ait pas précipité
l'armée française dans le Danube, c'est qu'on oublie la puissance des
positions choisies par son adversaire, l'impossibilité d'arracher
Essling et Aspern à soixante mille Français commandés par Lannes et
Masséna, et réduits à vaincre ou à périr; c'est qu'on oublie les
avantages de l'île de Lobau, qui, Essling et Aspern nous restant,
était facile à regagner, et devenait alors un asile inviolable.
Chercher à forcer le petit bras devant Masséna, sans avoir de pont,
ou même en ayant un, c'eût été de la part du généralissime autrichien
une entreprise folle, que lui ont fort reproché de n'avoir pas tentée
des gens qui auraient été incapables de l'exécuter. Ce qu'ont dit
avec plus de raison certains juges impartiaux, c'est que pendant
la bataille il étendit beaucoup trop le demi-cercle tracé autour
des Français, et l'étendit au point de s'exposer à être coupé par
le milieu; c'est qu'en se concentrant davantage à sa droite, et en
employant toutes ses forces à faire une percée vers Aspern, il aurait
eu plus de chance peut-être de nous couper du Danube. En répétant
ces critiques, il faut ajouter aussi que s'il eût agi de la sorte,
il eût probablement trouvé à Aspern les forces qu'il n'aurait pas
attirées ailleurs, et qui se seraient reportées sur le point qu'il
aurait exclusivement attaqué. Après une si affreuse lutte, après de
si héroïques efforts, il faut savoir admirer le dévouement, et se
taire, quel qu'ait été le résultat, devant des actes d'énergie que
les hommes ont rarement égalés.

[Note en marge: Ce que l'archiduc Charles aurait pu faire après la
bataille d'Essling.]

C'est pendant les jours qui suivirent que l'archiduc Charles eût
pu exécuter des choses qu'il n'essaya même pas. L'armée française,
en effet, partie dans l'île de Lobau, partie sur la rive droite du
Danube, coupée en deux par la principale masse des eaux du fleuve,
se trouvait dans une position critique. Certes Napoléon, dans sa
jeune ardeur, quand général d'Italie il poursuivait si activement ses
succès, n'aurait pas laissé échapper l'occasion qui s'offrait en cet
instant. Il est vrai que s'il était impossible à l'archiduc Charles
de forcer le petit bras du fleuve qui le séparait de la Lobau, de le
forcer devant Masséna et les quarante-cinq mille hommes qui restaient
à ce dernier, il n'était pas à beaucoup près aussi impossible de
tenter au-dessus ou au-dessous de Vienne l'un de ces passages que
Napoléon redoutait si fort, et contre la réalisation desquels il
avait employé tant et de si ingénieuses précautions.

Effectivement, si l'archiduc Charles eût marché sur Presbourg, qu'il
y eût traversé le Danube, et que, remontant la rive droite, il fût
venu attaquer le maréchal Davout, qui n'aurait pas eu quarante mille
hommes à lui opposer, il se serait donné sans doute de belles
chances de nous faire essuyer un désastre. Mais il aurait eu quelque
chance aussi d'en essuyer un lui-même, car il ne lui aurait pas fallu
moins de deux jours pour descendre le Danube, deux pour le remonter,
et dans ces quatre jours, il y avait beaucoup de probabilité que le
grand pont rétabli momentanément permettrait à l'armée française de
repasser sur la rive droite. Dans ce cas l'archiduc Charles aurait
trouvé 80 mille hommes à combattre, n'en pouvant amener que 70 mille
tout au plus, car la bataille d'Essling lui en avait coûté 26 ou 27
mille. Il pouvait donc être refoulé, détruit, rejeté en pièces sur la
Hongrie. Il restait à tenter une autre opération, aussi hasardeuse,
mais plus décisive encore, si elle eût réussi. C'était, au lieu de
descendre le Danube, de le remonter au contraire, de rallier les 25
mille hommes de Kollowrath, ce qui eût reporté l'armée autrichienne
à 95 mille combattants, de franchir le fleuve à l'un des points qui
se trouvent entre Krems et Lintz, d'y surprendre le passage contre
les Saxons de Bernadotte ou les Wurtembergeois de Vandamme, et de
déboucher sur les derrières de Napoléon. Ici le passage était moins
certain, puisqu'il fallait le disputer, mais il offrait de grandes
chances de réussite contre les troupes qui gardaient le fleuve; il se
faisait avec 25 mille hommes de plus, il amenait une concentration
de forces supérieure à toutes celles que Napoléon pouvait exécuter
dans le moment, il n'exigeait que deux ou trois jours; il procurait
le moyen de battre en détail, avant leur réunion, les Saxons, les
Wurtembergeois, les divisions du maréchal Davout dispersées entre
Saint-Polten, Vienne, Ébersdorf; enfin, en cas de succès il plaçait
Napoléon dans la position du général Mélas après la bataille de
Marengo. Mais aussi en plaçant un tel adversaire, une telle armée,
dans de telles extrémités, il provoquait de leur part des efforts
extraordinaires, un dévouement dont il fallait peu se flatter de
triompher, et par conséquent des périls immenses. Plus décisif
encore, mais plus hasardeux, ce plan était donc moins présumable de
la part de l'archiduc.

[Note en marge: Dispositions de l'archiduc Charles après la bataille
d'Essling.]

Quoi qu'il en soit de ces diverses combinaisons, l'archiduc Charles
raisonna autrement, ou, pour mieux dire, il agit autrement, car dans
ces occasions on ne raisonne pas, on agit instinctivement, d'après
son caractère; et ce n'eût pas été un tort, si, en suivant le plan
le plus conforme à son caractère, le généralissime autrichien avait
fait tout ce qui était possible et convenable dans le système qu'il
adoptait. Il n'avait su que le 23 mai, c'est-à-dire le lendemain des
deux journées du 21 et du 22, s'il était vainqueur ou non, et bien
qu'il écrivît partout qu'il l'était, il n'en avait pas la conviction
sincère, car tout en ayant empêché Napoléon de déboucher au delà du
Danube, il n'avait pu l'empêcher de se retirer paisiblement dans la
Lobau, de garder son champ de bataille, et surtout de conserver des
moyens ultérieurs de passage. Outre que sa victoire pouvait être
considérée comme douteuse, l'archiduc se ressentait cruellement
de ces deux jours de combats acharnés. Son armée diminuée de près
d'un tiers était épuisée, et dans un état d'accablement dont ne se
rendent pas compte ceux qui jugeant les généraux après l'événement,
leur reprochent de n'avoir pas suivi des plans auxquels il n'y
avait pas même à penser en face de la réalité des choses. Il était
personnellement peu disposé à recommencer. Pour la première fois
il se trouvait devant Napoléon sans avoir succombé, et tout étonné
de ce triomphe inusité, il voulait en jouir avant de courir de
nouvelles chances. Il avait dans ses pertes, dans l'insuffisance des
forces qui lui restaient, dans la destruction de ses munitions, qui
étaient entièrement consommées, il avait des motifs d'attendre, et
de goûter en repos le plaisir d'un succès inespéré. Et il y avait
bien, il faut le reconnaître, quelques considérations sensées à
faire valoir en faveur de cette manière de se conduire. Il pouvait
se dire, en effet, que le temps était à son avantage, que ne pas
périr était beaucoup quand on se battait dans son pays, à portée de
ses ressources, entouré de toutes les sympathies de l'Allemagne,
qui ne demandait qu'une occasion pour éclater. Il pouvait se dire
que Napoléon au contraire, à plusieurs centaines de lieues de sa
frontière, vivant au milieu de populations ennemies, au sein d'une
capitale conquise et frémissante, ne s'y maintenant que par le
prestige de son invincibilité, avait besoin pour se soutenir de coups
d'éclat continuels, et surtout d'en finir vite pour en finir à son
honneur; que, pour le général français, passer le Danube était la
condition indispensable de tout succès définitif, et qu'avoir échoué
dans ce passage était un échec moral autant qu'un échec matériel;
qu'il valait mieux par conséquent persister à lui opposer un genre
d'obstacle qui seul l'avait arrêté jusqu'alors, et persévérer dans
une tactique qui avait réussi, que d'aller soi-même s'offrir à ses
coups, et risquer des batailles douteuses, en essayant un passage
hasardeux, au-dessous ou au-dessus de Vienne. L'archiduc Charles
pouvait se faire et se fit ces raisonnements, qui étaient sages,
qui méritaient même d'être approuvés, si, adoptant un pareil plan,
il le suivait dans toutes ses conséquences, s'il employait le temps
qui allait s'écouler à renforcer l'armée autrichienne, à rendre le
Danube de plus en plus difficile à franchir, et à soulever autour de
Napoléon les résistances de toute nature, qu'un avantage obtenu sur
lui devait naturellement provoquer. C'est au moins ce qu'il parut
faire dans les premiers moments, s'attachant à garder plus fortement
que jamais sa position vis-à-vis de Vienne, s'étudiant à augmenter
les difficultés de tout passage ultérieur du Danube, concentrant
sur ce point le plus de forces possible, donnant à l'archiduc Jean
l'ordre de l'y rejoindre au plus tôt, et surtout chantant victoire
en Allemagne, écrivant partout que les Français avaient été battus,
presque détruits, parlant de trente à quarante mille morts ou
blessés, d'autant de prisonniers, de façon que si ces bruits avaient
été vrais il ne serait pas resté un soldat à Napoléon; parlant en
outre d'une retraite inévitable et prochaine des Français sur Lintz,
Passau et Strasbourg même, promettant enfin à tous leur délivrance
générale et certaine, si l'Europe, et particulièrement l'Allemagne,
voulait seconder l'Autriche par un seul effort. Heureusement pour
Napoléon, ce que l'archiduc sut faire de mieux pour user de sa
victoire, ce fut de se vanter du succès obtenu, et, vanité à part,
c'était quelque chose d'utile, on le verra bientôt, que de se vanter
beaucoup, même au delà de toute vérité et de toute mesure.

En effet, Napoléon avait bien moins à redouter la conséquence
matérielle de la bataille d'Essling que ses conséquences morales. En
réalité, bien qu'il eût, comme nous l'avons déjà dit, échoué dans un
passage du Danube tenté prématurément, il conservait en gardant l'île
de Lobau la base de tout passage ultérieur, et il avait beaucoup plus
affaibli l'ennemi en soldats qu'il ne s'était affaibli lui-même.
Mais ce qu'on allait dire en Allemagne, en France, en Europe de ces
deux grandes journées, pouvait provoquer des résistances imprévues,
diminuer l'ascendant moral dont il avait besoin pour être obéi, et
pour attirer à lui toutes les ressources de son empire. Cependant
il ne s'inquiéta pas plus qu'il ne fallait de l'avantage qu'on
allait tirer des derniers événements; il écrivit en tous lieux pour
redresser l'opinion, pour que les deux journées d'Essling fussent
envisagées comme elles devaient l'être, et, par-dessus tout, il prit
des mesures vigoureuses afin de réparer cet échec apparent ou réel,
afin d'en tirer même dans un avenir prochain des résultats inattendus
et décisifs.

[Note en marge: Le premier soin de Napoléon, après la bataille
d'Essling, est d'envoyer dans l'île de Lobau des vivres et des
munitions.]

Le premier danger auquel il fallait pourvoir, c'était une tentative
de l'archiduc Charles pour passer le petit bras du Danube et envahir
l'île de Lobau. Napoléon ne le craignait guère, moyennant que les
quarante-cinq mille hommes demeurés sous Masséna dans cette île
immense eussent des vivres, des munitions, des effets de pansement.
Son premier soin, comme on vient de le voir, fut de leur en envoyer
dans la nuit même du 22 et dans la journée qui suivit. Ce qui restait
de bateaux du grand pont détruit fut employé à cet usage, et en
trente-six heures Masséna eut assez de gargousses et de cartouches
pour arrêter tout essai de passage, assez de biscuit pour préserver
ses soldats de la faim. Les cerfs et les chevreuils, qui existaient
abondamment dans l'île de Lobau, devaient fournir la viande à cette
troupe de quarante-cinq mille chasseurs. Ainsi, grâce au dévouement
des pontonniers, qui, malgré la crue extraordinaire du Danube,
malgré les énormes corps flottants dont il fallait braver le choc,
ne cessèrent d'opérer au milieu des plus grands périls un trajet
extrêmement pénible, l'armée eut le nécessaire pour se défendre et
pour vivre.

[Note en marge: Le second soin de Napoléon est de rétablir les ponts
du Danube, pour ramener l'armée sur la rive droite, et parer à un
passage des Autrichiens sous Presbourg.]

[Note en marge: Services rendus par les marins de la garde pour le
rétablissement des communications entre les deux rives du Danube.]

[Note en marge: Rétablissement des communications entre l'île de
Lobau et Ébersdorf.]

Le second danger dont on devait s'occuper sur-le-champ, c'était la
possibilité d'un passage vers Presbourg, le seul auquel Napoléon
accordât quelque créance, parce que c'était celui qui exigeait le
moins de hardiesse. Mais pour parer à celui-là, il fallait avoir
vaincu une grave difficulté, c'était de rétablir le pont sur le
grand bras, ne fût-ce que temporairement, car, sans ce pont, le
maréchal Davout était exposé à se trouver seul avec deux de ses
divisions, et avec ce qui n'avait point passé de la garde et de
la grosse cavalerie, pour résister à l'archiduc Charles. La
troisième division du maréchal Davout, celle de Morand, restée entre
Saint-Polten et Vienne, serait évidemment indispensable pour contenir
la capitale pendant que les deux autres combattraient. Il est vrai
que ce vigoureux lieutenant de l'Empereur avait répondu sur sa
tête d'arrêter avec 25 ou 30 mille hommes tout ce qui viendrait du
côté de Presbourg, et on pouvait attendre de l'opiniâtre vainqueur
d'Awerstaedt la réalisation de cette promesse. Mais c'était là une
position fort critique, et il importait au plus haut point d'avoir
rétabli promptement les communications entre la rive droite et l'île
de Lobau, pour que l'armée pût au besoin se réunir tout entière sur
cette rive. Napoléon s'y appliqua sans relâche, bien qu'il sût dans
quel état il avait laissé l'armée autrichienne en repassant dans
l'île de Lobau, et que la double expérience qu'il avait de la guerre
et du caractère de son adversaire suffit pour lui apprendre qu'après
deux journées comme celles d'Essling, il n'était pas à craindre d'en
avoir immédiatement une troisième. Les marins de la garde, mandés de
Boulogne à Strasbourg, de Strasbourg à Vienne, venaient heureusement
d'arriver. On s'en servit pour accélérer le rétablissement des
communications. Ils s'y consacrèrent avec leur zèle et leur
habileté accoutumés. Toujours en croisière sur le Danube, soit pour
transporter des munitions, soit pour arrêter les corps flottants
lancés par l'ennemi, ils aidèrent à dominer l'obstacle que présentait
ce fleuve immense, rapide comme un torrent et vaste comme un bras de
mer. En attendant la reconstruction du pont, on commença à faire
repasser dans des bateaux une partie de l'infanterie de la garde, de
l'île de Lobau à Ébersdorf. Le 25, au moyen des pontons qui avaient
servi pour le passage du petit bras, et des bateaux ramassés sur le
fleuve, on parvint à établir un pont, sur lequel il n'eût pas fallu
compter pour entreprendre une opération offensive, mais bien assez
solide pour une retraite, qu'il suffisait d'opérer à intervalles
successifs. Chaque détachement transporté sur la rive droite mettait
le maréchal Davout en état de mieux résister à une attaque vers
Presbourg, et quant à celle qui aurait pu être dirigée contre l'île
de Lobau, elle n'était visiblement plus à craindre dès qu'elle
n'avait pas été tentée le 23 ou le 24.

[Note en marge: Distribution de l'armée autour de Vienne.]

Après la garde on fit repasser la division Demont, ensuite la
cavalerie légère, qu'il importait d'envoyer en reconnaissance
autour de Presbourg, puis la grosse cavalerie, et enfin le corps de
Lannes tout entier, qui depuis la blessure mortelle de ce dernier
avait été mis sous les ordres du général Oudinot, et ne pouvait
pas être en meilleures mains. Ces passages de troupes achevés, et
ils le furent dans la journée du 27 mai, on n'avait plus rien à
redouter, car le maréchal Davout avait au moins 60 mille hommes à sa
disposition, et aucune tentative de l'archiduc Charles sur la rive
droite ne présentait dès lors de chance de succès. Napoléon dirigea
Lasalle et Marulaz sur Haimbourg, pour surveiller et contenir,
avec neuf régiments de cavalerie légère, ce qui pourrait venir de
Presbourg, que ce fût l'armée de l'archiduc Charles, ou simplement
l'insurrection de Hongrie, qui commençait à se réunir. (Voir la
carte nº 32.) Il dirigea Montbrun sur Oedenbourg, de l'autre côté
du lac de Neusiedel, pour observer les routes de la Hongrie et de
l'Italie, par où pouvait se montrer l'archiduc Jean, en retraite
devant le prince Eugène. Le général Lauriston n'avait pas cessé de
se tenir à Bruck avec les Badois et la cavalerie du général Bruyère,
pour tendre la main au prince Eugène engagé dans les routes de la
Styrie. Napoléon plaça, comme il avait déjà fait, la grosse cavalerie
en arrière afin de soutenir la cavalerie légère. Enfin le maréchal
Davout, avec les deux divisions Friant et Gudin, avec la division
Demont, avec tout le corps d'Oudinot et la garde, c'est-à-dire
avec 50 ou 60 mille hommes, était à Ébersdorf, prêt à se jeter sur
l'archiduc Charles, de quelque côté qu'il se montrât.

Napoléon résolut d'amener encore quelques forces sur Vienne. Pensant
que les Bavarois suffiraient à défendre leur pays, non-seulement
du côté des montagnes du Tyrol, mais vers le Danube, il ordonna au
maréchal Lefebvre d'envoyer une division bavaroise à Lintz pour y
remplacer la division Dupas et les Saxons qui, sous les ordres du
maréchal Bernadotte, gardaient ce point. Le général Vandamme dut
rester avec les Wurtembergeois à Krems, tandis que le maréchal
Bernadotte, avec ses 18 mille hommes, eut ordre de s'avancer sur
Vienne, pour y augmenter l'accumulation des forces. Le corps de
Masséna, dont nous n'avons pas parlé dans cette énumération, fut
laissé tout entier dans l'île de Lobau, afin de garder cette île,
qui, malgré l'usage qu'on venait d'en faire, était encore le lieu le
plus propre au passage du Danube. Napoléon, dans la profondeur de sa
pensée, avait déjà cherché et trouvé le moyen de s'en servir d'une
manière si nouvelle, que l'ennemi, bien qu'averti par une tentative
antérieure, y fût sûrement trompé. Il avait calculé que soit pour
réunir et employer le matériel nécessaire, soit pour laisser venir
la saison des basses eaux, il lui faudrait tout un mois, et qu'il
ne serait prêt à porter le coup qui devait terminer la guerre, que
vers la fin de juin, ou le commencement de juillet. C'était aussi le
temps qu'il lui fallait pour recevoir ses renforts, organiser plus
complétement sa ligne d'opération, et amener sous Vienne l'armée du
prince Eugène. Il se mit donc à préparer l'accomplissement de ces
divers desseins, avec un imperturbable sang-froid, une incroyable
activité, et une attitude aussi fière qu'il aurait pu l'avoir le
lendemain d'une grande victoire.

[Note en marge: Préparatifs d'un passage ultérieur, et mesures pour
réparer les pertes de l'armée.]

D'abord il s'occupa de préparer partout des matières. Vienne était
remplie de bois: il en ordonna la recherche, le choix, le transport
sous Ébersdorf. Les ouvriers de Vienne manquaient d'ouvrage: il
résolut de les employer, en les payant avec le papier-monnaie
autrichien, dont regorgeaient les caisses publiques qu'on avait
saisies. Il attira dans l'île de Lobau des constructeurs, et en
fit même venir de France, qui durent être transportés en poste. Il
commanda des bateaux de toute forme, de toute dimension, d'après
un plan que nous ferons connaître, quand le moment en sera venu.
Enfin, sans perdre un seul jour, il donna les ordres suivants pour
le recrutement de l'armée. Comme il avait eu soin de remplir les
dépôts, soit à l'aide d'une anticipation sur la conscription de 1810,
soit à l'aide d'un nouvel appel sur les classes antérieures, il
pouvait en tirer aujourd'hui les hommes levés précédemment, certain
qu'ils seraient remplacés par les derniers appelés. En conséquence
il fit acheminer sur Strasbourg tous les conscrits déjà instruits,
en les réunissant en bataillons de marche qui devaient porter les
numéros des divisions militaires où étaient situés les dépôts. Mais
il avait un moyen plus sûr encore de se procurer immédiatement des
hommes tout formés, c'était de les prendre dans les demi-brigades
provisoires, qu'il avait organisées dans le Nord, sur les frontières
du Rhin, et même en Italie, en les composant de quatrièmes et
cinquièmes bataillons. Il ordonna d'y puiser, pour les corps de
Masséna, d'Oudinot, de Davout, de nombreuses recrues, en envoyant
les unes directement à leur régiment, en incorporant les autres dans
les régiments auxquels elles n'appartenaient pas d'origine. Napoléon
avait déjà eu recours à ce dernier moyen: il persista à l'employer,
vu l'urgence des circonstances, et il l'appliqua à trois régiments
revenus depuis une année du Portugal, et restés sur les côtes de
Bretagne, où ils avaient été largement pourvus de jeunes soldats.
Il en tira trois à quatre mille hommes parfaitement instruits, et
qui, moyennant leur incorporation dans d'autres régiments, pouvaient
servir à recruter ceux dont les dépôts manquaient de conscrits.
Il désigna ainsi vingt à vingt-cinq mille fantassins qui devaient
être fournis par les dépôts de France, et six à huit mille par ceux
d'Italie. Il adopta les mêmes mesures pour la cavalerie, qui avait
dans ses dépôts des ressources considérables, vu qu'on n'y avait pas
beaucoup puisé jusqu'alors, et il fit diriger de nombreux escadrons
de marche du Rhin au Danube. Il travailla surtout à la remonter, car
elle avait perdu des chevaux plus encore que des hommes. Napoléon
prescrivit la formation de deux dépôts: un en Bavière, pour acheter
des chevaux allemands de grosse et moyenne cavalerie; un en Hongrie,
pour se procurer des chevaux de cavalerie légère. Il s'occupa enfin,
avec un soin tout particulier, d'augmenter son artillerie. Celle de
l'ennemi lui avait tant fait de mal à Essling, que pour renforcer la
sienne il eut recours à un essai que l'expérience ne justifia pas,
c'était de donner aux régiments d'infanterie des canons servis par
les régiments eux-mêmes, au moyen de fantassins exceptionnellement
dressés à ce service. La difficulté de tirer des canonniers des
dépôts, en nombre suffisant, en temps utile, l'avait décidé à cet
essai, que son tact supérieur l'aurait conduit à repousser dans
toute autre circonstance, car il était facile de prévoir qu'en fait
d'armes spéciales, rien ne pouvait remplacer chez les hommes une
éducation prolongée, et surtout que l'infanterie ne saurait jamais
soigner le matériel comme un corps exclusivement destiné à ce service
était capable de le faire. Napoléon résolut de donner deux cents
bouches à feu à l'infanterie, sur le pied de quatre par régiment, en
consacrant à cet usage les pièces de calibre inférieur, celles de 3
et de 4, par exemple. Il voulut, en outre, porter de soixante pièces
de canon à quatre-vingt-quatre la réserve d'artillerie de la garde,
en tirant d'Italie et de Strasbourg les compagnies d'artilleurs dont
il aurait besoin. Il comptait se procurer ainsi sept cents pièces de
canon, masse de feux accablante, qui supposait environ quatre pièces
par mille hommes, et dépassait toutes les proportions admises jusqu'à
ce jour. Ces divers appels devaient amener de France et d'Italie
environ quarante mille hommes, sous un mois ou deux. C'était un
renfort qui compensait et au delà toutes les pertes de la campagne,
dont on pouvait se passer à la rigueur pour livrer une bataille
décisive, car on recevait en ce moment le recrutement demandé après
Ratisbonne, mais qui dans tous les cas mettrait Napoléon en état de
continuer la guerre, quelles qu'en fussent les alternatives.

Indépendamment de ces soins accordés aux divers corps de l'armée,
Napoléon s'occupa aussi de la garde impériale. Il avait avec lui
les grenadiers et les chasseurs composant la vieille garde, les
fusiliers et les tirailleurs composant la nouvelle. Il avait
ordonné l'organisation des conscrits, formés, comme nous l'avons
dit, non pas en prenant des hommes d'élite dans l'armée, mais en
choisissant de bons sujets dans la conscription. Deux régiments
de ces conscrits, l'un de grenadiers, l'autre de chasseurs, se
trouvaient à Augsbourg, y remplissant une double tâche, celle de
s'instruire, et celle de servir de réserve contre les mouvements
du Tyrol et de la Souabe. Napoléon fit diriger sur Vienne les deux
régiments qui étaient à Augsbourg, et sur Augsbourg les deux qui
étaient en formation à Strasbourg. La réserve d'Augsbourg devait
ainsi n'être pas diminuée. Cette réserve intéressait beaucoup
Napoléon, dans la prévision de ce qui pouvait se passer sur ses
derrières, à la suite de la commotion produite par les journées
d'Essling. Elle se composait des détachements envoyés pour recruter
l'armée, et qui faisaient des séjours successifs à Augsbourg; du
65e réorganisé, depuis sa mésaventure de Ratisbonne, tant avec des
conscrits qu'avec des prisonniers de ce corps qu'on avait recouvrés
moyennant échange; enfin de six régiments provisoires de dragons,
formés avec les troisièmes escadrons des régiments servant en
Espagne. Celles des demi-brigades provisoires qu'on ne devait pas
dissoudre pour le recrutement de l'armée se réunissaient dans le
même but à Wurzbourg, à Hanau, à Mayence. Le soin que Napoléon se
donnait pour la recomposition du 65e à Augsbourg, il se le donnait en
Italie pour la recomposition du 35e surpris à Pordenone, et illustré
par son dévouement dans cette circonstance malheureuse. Comptant
tirer des dépôts d'Italie, grâce aux mesures qu'il avait prescrites,
sept ou huit mille hommes avec leur matériel, il envoya le général
Lemarois à Osopo, pour s'occuper de tous ces mouvements d'hommes
et de choses, sachant que sans un chef spécial chargé d'y veiller
particulièrement, l'attention nécessaire manque souvent aux objets
les plus essentiels, et qu'un détail négligé entraîne parfois des
catastrophes. Une colonne de conscrits ayant déjà été prise dans le
Tyrol, il prescrivit de diriger les nouvelles colonnes en force de
quatre mille hommes au moins, sous un général de brigade, et par la
route de Carinthie, que le prince Eugène devait suivre dans sa marche
sur Vienne.

[Note en marge: Opérations militaires en Italie pendant les
événements survenus en Allemagne.]

Le prince Eugène venait effectivement d'arriver sur cette route,
et l'effet moral de sa jonction avec Napoléon allait compenser
l'impression produite par les journées d'Essling sur les esprits
prévenus, qui croyaient à nos revers parce qu'ils les désiraient.

[Note en marge: Le prince Eugène force les gorges des Alpes
Carniques.]

Le vice-roi avait pris la route de Carinthie à la suite de l'archiduc
Jean, et le général Macdonald avait pris celle de la Carniole à
la suite d'Ignace Giulay, ban de Croatie. Cette poursuite s'était
continuée pendant les journées qui s'étaient écoulées avant et après
la bataille d'Essling, avec le même avantage pour les Français,
les mêmes pertes pour les Autrichiens. Le 16 mai le prince Eugène
parvint à l'entrée des gorges des Alpes Carniques, devant le fort de
Malborghetto, qui interdisait tout passage à l'artillerie, tandis
que l'archiduc Jean campait de l'autre côté, sur la position de
Tarvis. On entra baïonnette baissée dans le village de Malborghetto,
et on se contenta de bloquer le fort qui barrait la grande route.
L'infanterie et la cavalerie dépassèrent Malborghetto, pour se porter
devant Tarvis, où elles arrivèrent sans artillerie en présence des
Autrichiens qui en avaient beaucoup. Il fallait sortir d'une telle
situation, qui aurait pu devenir critique: le prince Eugène s'en
tira par un coup de vigueur. À force de tourner autour du fort de
Malborghetto, on finit par découvrir une position, sur laquelle on
parvint à élever une batterie composée de plusieurs bouches à feu.
Après avoir bien battu le fort, on résolut de l'enlever malgré le
relief des ouvrages. On y réussit grâce à l'audace des troupes,
qui escaladèrent des fortifications régulières sous la mitraille,
en perdant tout au plus cent ou deux cents hommes. Nos soldats
animés par la difficulté passèrent au fil de l'épée une partie des
malheureux défenseurs du fort, prirent le reste, et arborèrent
le drapeau français sur le sommet des Alpes Carniques. Cet acte
audacieux eut lieu le 17 mai. On marcha dans la même journée sur
Tarvis avec l'artillerie qu'aucun obstacle n'arrêtait plus. Les
Autrichiens qui nous croyaient sans canons voulurent défendre les
bords escarpés de la Schlitza. Mais ils furent bientôt détrompés
par la mitraille qui pleuvait sur eux, et abordés vivement par les
troupes que les avantages obtenus remplissaient d'élan. Ils perdirent
3 mille hommes et 15 pièces de canon. Dans le même moment le général
Seras, détaché sur la route de Cividale, enlevait le fort de Predel
avec la même vigueur et le même succès.

[Note en marge: Retraite de l'archiduc Jean sur Grätz.]

[Note en marge: Vues personnelles de l'archiduc Jean pour une
campagne en Hongrie.]

L'archiduc Jean ainsi poursuivi ne pouvait plus se jeter dans la
Haute-Autriche, comme il en avait eu d'abord la pensée, et même
reçu l'ordre, quand on s'était flatté de réunir les archiducs sur
Lintz ou sur Saint-Polten, en avant de Vienne. La marche rapide
de l'armée française la portant sur les routes du Tyrol et de
la Haute-Autriche (voir la carte nº 31), ne laissait au prince
autrichien d'autre parti à prendre que celui de se diriger vers
la Hongrie, où il avait chance de rendre encore d'utiles services,
soit en renforçant l'archiduc Charles, soit en empêchant la jonction
de l'armée d'Allemagne avec le prince Eugène, avec les généraux
Macdonald et Marmont. Ce dernier rôle était celui qui convenait le
plus au goût qu'il avait de s'isoler, et de s'acquérir une gloire
à part dans cette guerre. Mais son frère le généralissime, par
désir de tout faire concourir à l'action principale, était d'un
avis différent, et voulait qu'il vînt se ranger derrière le Danube
à Presbourg, en remettant à l'insurrection hongroise et au ban
Giulay le soin d'occuper le prince Eugène, les généraux Macdonald
et Marmont. L'archiduc Jean, placé entre ses désirs personnels et
les instructions de son frère, se retira sur Grätz, pour y attendre
les nouveaux ordres qu'il avait sollicités. Ayant perdu près de
quinze mille hommes dans cette campagne, en ayant donné environ dix
ou douze au ban Giulay, il ne lui en restait guère que quinze mille
en marchant sur Grätz. Mais il comptait sur diverses jonctions pour
se refaire une armée. Ne pensant plus qu'il y eût grand'chose à se
promettre des Tyroliens, depuis le combat de Worgel, il avait cru
devoir retirer du Tyrol le général Chasteler, qui s'y était enfermé
avec environ 9 à 10 mille hommes, le général Jellachich qui s'y
était réfugié avec 8 à 9 mille. Il avait ordonné à tous les deux de
se faire jour à travers l'armée du prince Eugène, en se jetant à
l'improviste ou sur son avant-garde, ou sur son arrière-garde, de
manière à déboucher par Léoben sur Grätz. (Voir la carte nº 31.) En
supposant que ces deux généraux laissassent quelques détachements
en Tyrol, pour servir d'appui aux insurgés, ils pouvaient amener
une quinzaine de mille hommes en Hongrie, qui, ajoutés à ce qu'il
conservait, lui formeraient un excellent corps d'environ trente mille
combattants. Avec les 10 ou 12 mille de Giulay, avec l'insurrection
hongroise et croate, avec quelques bataillons de landwehr, il
espérait se procurer encore un rassemblement de 50 à 60 mille hommes,
et tenir la campagne, en occupant toutes les forces françaises de
l'Italie et de la Dalmatie.

[Note en marge: Défaite du général Jellachich dans la tentative qu'il
fait pour rejoindre l'archiduc Jean en Styrie.]

C'était là un rêve comme n'avait cessé d'en faire l'archiduc Jean
pendant cette campagne, et ce rêve supposait vaincues toutes les
difficultés qui restaient à surmonter pour opérer tant de jonctions
diverses, en présence des forces du prince Eugène, du général
Macdonald, du général Marmont. En effet, tandis que le prince
autrichien s'était retiré sur Grätz, envoyant aux généraux Jellachich
et Chasteler l'ordre de le rejoindre, le prince Eugène, pressé de se
réunir à Napoléon sous Vienne, avait marché sur Léoben, en suivant
la grande route qui du Frioul débouche par la Carinthie et la Styrie
sur la Basse-Autriche. (Voir la carte nº 31.) Le général Jellachich,
se conformant aux ordres qu'il avait reçus, avait quitté le Tyrol en
toute hâte, et avait essayé de se glisser à travers l'armée française
d'Italie, en se cachant dans les gorges des montagnes, pour épier
l'occasion favorable. Menant 9 mille hommes avec lui, il pouvait
passer sur le corps d'une avant-garde, ou d'une arrière-garde, et
descendre ensuite sur Grätz. Il parvint ainsi le 25 mai, trois jours
après la bataille d'Essling, à la position de Saint-Michel, en avant
de Léoben, tandis que le prince Eugène se trouvait un peu à droite
du côté de Grätz, où il s'était porté pour observer la marche de
l'archiduc Jean vers la Hongrie. Les patrouilles de cavalerie eurent
bientôt appris aux uns et aux autres la rencontre qu'ils venaient
de faire, et Jellachich, séparé de l'archiduc Jean par le prince
Eugène, n'eut aucun moyen d'éviter le combat. Il prit position sur
les hauteurs de Saint-Michel près de Léoben, se flattant, grâce aux
lieux, de résister à des forces infiniment supérieures. Mais l'armée
du prince Eugène, qui après avoir détaché le général Macdonald
n'était pas de moins de trente-deux à trente-trois mille hommes, qui
était d'ailleurs en veine de succès et de témérités heureuses, ne
pouvait guère s'arrêter devant un corps trois fois moins nombreux
qu'elle. Il fallait franchir une rivière, puis gravir des montagnes
pour aborder les 9 mille hommes de Jellachich. Tout cela fut exécuté
avec une hardiesse extraordinaire, malgré la fusillade et la
mitraille, et Jellachich enfoncé perdit en quelques heures environ
2 mille morts ou blessés, et 4 mille prisonniers. Il eut beaucoup
de peine, en se dispersant dans tous les sens, et à la faveur d'un
pays tout dévoué à l'Autriche, à sauver trois mille hommes, qu'il
conduisit vers Grätz à l'archiduc Jean.

[Note en marge: Retraite de l'archiduc Jean derrière la Raab, et
jonction du prince Eugène avec Napoléon.]

Il y avait bien moins de chances encore pour la jonction du général
Chasteler, qui ne pouvait pas amener plus de 5 à 6 mille hommes,
après les détachements laissés dans le Tyrol, et qui devait trouver
la route de Carinthie et de Styrie définitivement occupée par les
Français. L'archiduc Jean voyait donc ses forces portées tout au plus
à 18 mille hommes par la jonction des débris du général Jellachich,
et ne savait encore ce que deviendrait le ban Giulay, qui, avec
son détachement et les levées croates, avait affaire aux généraux
Macdonald et Marmont. Croyant prudent de se rapprocher de la Hongrie,
il mit une garnison dans la forteresse de Grätz, et se dirigea sur la
Raab, attendant toujours les ordres de son frère le généralissime,
et laissant le prince Eugène victorieux marcher sur Vienne, où aucun
obstacle ne pouvait l'empêcher d'arriver, puisque le détachement
du général Lauriston était à Bruck pour lui donner la main. Les
avant-gardes françaises se reconnurent en effet aux environs de
Bruck, s'embrassèrent, et le fait si important de la réunion des
armées d'Italie et d'Allemagne fut dès lors consommé.

[Note en marge: Marche du général Macdonald à travers la Carniole.]

[Note en marge: Heureuse arrivée du général Macdonald à Grätz, et sa
réunion avec la droite du prince Eugène.]

Le général Macdonald, avec les 16 ou 17 mille hommes qui lui avaient
été confiés, n'avait pas marché moins heureusement, sur la route
d'Udine à Laybach. Il avait passé l'Isonzo, tourné le fort de Prévald
qu'il avait fait tomber en le tournant, et avait débouché sur
Laybach, enlevant tout entier un bataillon rencontré sur la route.
Pendant ce temps l'un de ses détachements occupait Trieste. Parvenu
devant Laybach, après avoir recueilli beaucoup de prisonniers, le
général Macdonald y avait trouvé un vaste camp retranché, construit
à grands frais, et défendu par une forte colonne de troupes qui en
rendait la prise presque impossible. Le général Macdonald hésitait à
l'attaquer avec ce qu'il avait de forces, craignant de s'affaiblir
par une tentative infructueuse, et de n'être plus ensuite capable de
tenir la campagne. Il allait donc passer outre, pressé qu'il était de
rejoindre le prince Eugène, lorsqu'il avait reçu du commandant éperdu
l'offre de traiter. Le général Macdonald ayant accepté cette offre,
avait fait ainsi en passant quatre à cinq mille prisonniers, occupé
les beaux ouvrages de Laybach, et regagné la route de Grätz, où il
espérait retrouver le gros de l'armée d'Italie. Il y était arrivé le
30 mai, ayant heureusement traversé une vaste étendue de pays, et
menant devant lui sept à huit mille prisonniers recueillis à Prévald,
à Laybach, et sur la route. Il s'arrêta à Grätz, pour y attendre les
ordres du vice-roi, et il envoya des patrouilles sur les routes de la
Carniole, pour avoir des nouvelles du général Marmont, qui du reste,
ayant dix mille soldats avec lui et des meilleurs, n'avait rien à
craindre des troupes du ban Giulay, et des rassemblements d'insurgés
épars sur son chemin.

Napoléon avait, dans cette jonction, qui lui procurait, à lui,
environ 45 à 50 mille hommes de renfort, et tout au plus 15 à 18
mille à l'ennemi, un sûr moyen de se venger des journées d'Essling.
Voulant dédommager son fils adoptif du tort qu'avait pu lui faire la
journée de Sacile, prenant plaisir à le récompenser de ses succès
pendant sa marche de Vérone à Léoben, attachant surtout une grande
importance à publier les précieux avantages qui devaient résulter
de la réunion de toutes les armées françaises, il rédigea un ordre
du jour brillant, où il paya à l'armée d'Italie un juste tribut
d'éloges, et exposa ses hauts faits avec une certaine exagération
qui n'était pas, d'ailleurs, fort éloignée de la vérité, car, depuis
Vérone, le prince Eugène et le général Macdonald n'avaient pas
enlevé en morts, blessés ou prisonniers, moins de 20 mille hommes à
l'ennemi[30], contre 4 à 5 mille hommes, fatigués ou blessés, qu'ils
avaient laissés en route.

[Note 30: Il faut bien qu'il en soit ainsi pour expliquer et
justifier l'assertion des narrateurs autrichiens, qui ne donnent pas
plus de 12 mille hommes à l'archiduc Jean armé à Grätz, tandis qu'il
en avait certainement quarante et quelques mille sous Vérone. Avec
le détachement du ban Giulay il ne lui en restait pas plus de 20 à
24 mille en tout. Il n'y a donc pas exagération dans l'évaluation de
ses pertes, que nous donnons ici, après avoir beaucoup atténué les
rapports du prince Eugène et du général Macdonald, rapports qui sont
pleins au reste d'une remarquable modestie, et forment un singulier
contraste avec les récits fastueux des généraux autrichiens.]

[Date en marge: Juin 1809.]

[Note en marge: Force effective que procurait à Napoléon la jonction
avec l'armée d'Italie.]

En supposant que le prince Eugène pût fournir en présents sous les
armes 30 mille hommes, le général Macdonald 15 mille, c'était, sans
compter le général Marmont, qu'on pouvait au besoin laisser en Styrie
ou en Hongrie, une force de 45 mille hommes, et de 40 mille au moins,
ajoutée à l'armée française sous Vienne. En les joignant aux 100
mille que devait procurer la réunion du maréchal Davout, du maréchal
Masséna, du général Oudinot, de la réserve de cavalerie, de la garde
impériale, et des Saxons, Napoléon allait avoir sous la main, même
avant l'arrivée de ses renforts, la masse énorme de 140 mille hommes,
bien suffisante pour livrer une bataille décisive au delà du Danube.
L'archiduc Charles n'était pas en mesure d'en réunir autant, ni
d'une aussi bonne qualité, eût-il l'art, qu'il ne fallait guère
présumer de lui, de concentrer ses forces le jour de la bataille,
comme il était certain que Napoléon saurait le faire, quand le moment
serait venu. Napoléon avait donc le moyen de finir la guerre, dès
que ses immenses préparatifs pour passer le Danube seraient achevés.
Cependant résolu cette fois à jouer à coup sûr, il ne voulait
livrer cette action dernière et décisive, que lorsque d'une part le
Danube serait vaincu par des travaux d'une solidité infaillible,
et lorsque de l'autre le prince Eugène, les généraux Macdonald et
Marmont, seraient prêts à concourir directement ou indirectement aux
opérations devant Vienne.

[Note en marge: Instructions au prince Eugène pour les opérations
ultérieures dont il est chargé.]

C'est vers cette fin que furent dirigées toutes les instructions
au prince Eugène, qu'il conduisit dès qu'il l'eut à sa portée,
comme un fils, comme un élève, dont il était aussi jaloux de faire
briller les talents, qu'impatient de s'assurer la coopération dans
les grands événements qui se préparaient. Vous avez maintenant,
lui écrivit-il dans une suite de lettres admirables, divers buts
à vous proposer: le premier, d'achever la poursuite de l'archiduc
Jean, afin qu'il ne reste sur la droite du Danube et à la frontière
de Hongrie aucun rassemblement capable de nous inquiéter, pendant
que nous manoeuvrerons autour de Vienne; le second, en acculant ce
prince au Danube, de le réduire à passer le fleuve à Komorn plutôt
qu'à Presbourg (voir la carte nº 14), de manière que l'arc qu'il
décrira étant le plus étendu possible, il ait moins de chances que
vous d'être présent à la prochaine bataille; le troisième, de
séparer l'archiduc Jean de Chasteler, de Giulay, de tous ceux qui
pourraient grossir son rassemblement, tandis que vous au contraire
vous rallierez Macdonald et Marmont; le quatrième enfin, d'occuper
la rivière de la Raab, qui tombant dans le Danube près de Komorn,
forme une barrière dont on peut se couvrir contre la Hongrie, de
s'emparer pour cela de la place de Raab, qui commande cette rivière
vers son embouchure, et de la citadelle de Grätz qui la domine près
de sa source, de façon que quelques détachements laissés sur cette
ligne puissent la défendre, pendant que l'armée d'Italie, dérobant
sa marche, viendra former sous Vienne l'une des ailes de la grande
armée.--Tels étaient les buts principaux que Napoléon assignait au
prince Eugène. Il lui assignait, comme buts accessoires, de profiter
lui-même, et de faire profiter la grande armée, des vastes ressources
de la Hongrie en grains, fourrages, bétail, chevaux, matériel de
navigation.

[Note en marge: Conduite prescrite par Napoléon à l'égard des
Hongrois.]

Pour l'exécution de ces desseins, Napoléon lui recommanda,
après avoir accordé quelque repos à ses troupes, de laisser des
détachements à Klagenfurth et à Léoben afin de jalonner sa route,
puis de se diriger sur Oedenbourg à l'ouest du lac de Neusiedel,
où il devait trouver le général Lauriston avec les Badois, la
cavalerie de Colbert et de Montbrun, ce qui allait lui procurer
un renfort de 3 mille fantassins et de 4 mille chevaux; de se
porter ensuite sur la Raab, de pousser ses reconnaissances au delà
de cette rivière, pour savoir au juste quelle marche suivrait
l'archiduc Jean, et une fois bien éclairé de manoeuvrer toujours de
manière à placer ce prince entre le maréchal Davout qui était vers
Presbourg et l'armée d'Italie, pour empêcher qu'il ne se jetât sur
Macdonald ou sur Marmont; de tenir ses forces réunies afin d'avoir
30 mille hommes sous la main, et 36 mille avec Lauriston, lorsqu'il
rencontrerait encore une fois l'archiduc Jean; de presser la prise
de la citadelle de Grätz, la réunion de Macdonald et de Marmont; de
veiller soigneusement sur ses derrières, afin de prendre Chasteler
comme on avait pris Jellachich à la sortie du Tyrol; de diriger
sur Vienne, ou de renvoyer sur Osopo, tout ce qui était malade ou
blessé, et incapable de rentrer dans les rangs; de former de vastes
amas de vivres, d'expédier à mi-chemin de Vienne les caissons de
l'armée d'Italie qui étaient vides, pour que le parc général les
remplît de munitions; enfin d'être toujours prêt, soit à livrer
une nouvelle bataille à l'archiduc Jean, soit à concourir avec les
généraux Macdonald et Marmont à la grande et dernière bataille,
qui allait se livrer sur les bords du Danube, contre toutes les
forces de la monarchie autrichienne. Napoléon prescrivait de plus au
prince Eugène de ménager les Hongrois s'ils se montraient pacifiques
et bienveillants envers les Français, sinon de leur faire subir
les conséquences ordinaires de la guerre, c'est-à-dire de vivre à
leurs dépens, mais en les traitant dans tous les cas avec plus de
ménagements que les Autrichiens. Les Hongrois, en effet, méritaient
cette différence de traitement, car ils ne manifestaient pas à
l'égard des Français la même animosité que les autres sujets de la
maison d'Autriche. Quoiqu'ils eussent plus d'une fois fait preuve de
dévouement envers cette maison, ils étaient cependant contraires à
l'exercice direct de son autorité, et ils voyaient dans Napoléon le
représentant de la Révolution française, révolution qui avait éveillé
chez eux beaucoup de sympathie. Il y avait dans tout le pays on ne
sait quel bruit répandu, que Napoléon songeait à l'affranchissement
de la Hongrie comme à celui de la Pologne, et les esprits portés vers
les idées nouvelles avaient témoigné pour lui une sorte de penchant,
indépendant de l'admiration qu'inspirait au monde sa prodigieuse
carrière. Néanmoins les instances de l'archiduc palatin, la présence
de la cour, l'action qu'elle exerçait sur la haute noblesse, avaient
contre-balancé les influences opposées, et la Hongrie s'était levée
à la voix des archiducs, mais, selon beaucoup de rapports, moins
par enthousiasme que par calcul. Elle avait voulu, disaient ces
rapports, sous prétexte de la levée en masse, s'exempter des charges
régulières en hommes et en argent qui auraient pesé sur elle, si
elle avait été traitée comme les autres provinces de la monarchie.
Il faut reconnaître qu'elle n'avait pas fourni par la levée en masse
plus d'une vingtaine de mille hommes, dont 7 ou 8 mille de cavalerie
noble, et 12 mille de mauvaise infanterie, celle-ci composée
d'Allemands que les nobles payaient pour les remplacer dans le
contingent de l'insurrection.

Connaissant ces dispositions douteuses, Napoléon avait adressé aux
Hongrois des proclamations amicales, pour leur promettre à la paix
l'indépendance, et pendant la guerre l'exemption de toute espèce
de charges, s'ils renonçaient à prendre les armes contre lui.
L'effet de ces proclamations n'avait pas été de les détacher de la
maison d'Autriche, mais d'attiédir leur zèle pour le gouvernement
autrichien, et de les disposer à accueillir les Français avec moins
d'hostilité.

C'est à cet état de choses que se rapportaient les instructions
données par Napoléon au prince Eugène concernant la Hongrie. Elles
étaient parfaitement sages, de même que toutes les instructions
militaires qu'il adressait presque chaque jour à ce jeune prince.
Celui-ci, comme on va le voir, les suivit de son mieux dans la mesure
de sa capacité, et à peu près aussi bien que Napoléon pouvait le
désirer pour le résultat général de la campagne.

[Note en marge: Efforts du prince Eugène pour atteindre l'archiduc
Jean, et lui livrer une dernière bataille.]

Établi à Neustadt, puis à Oedenbourg (voir les cartes n{os} 31 et 32)
dans les premiers jours de juin, à quelques marches de Vienne, et
sur la frontière de Hongrie, le prince Eugène avait fait reposer son
armée, rapproché les divers corps qui la composaient, et rejoint les
généraux Lauriston, Colbert et Montbrun. Fidèle au plan que Napoléon
lui avait tracé, il se mit à la recherche de l'archiduc Jean, tâchant
de le placer entre le maréchal Davout et l'armée d'Italie, toujours
pour l'empêcher de se jeter sur les généraux Macdonald et Marmont.
Ayant appris que l'archiduc Jean était à Kormond sur la haute Raab,
où devaient lui parvenir les nouveaux ordres du généralissime, il
marcha sur Güns, puis sur Stein-am-Anger, afin de l'atteindre et de
le combattre. Il fit part en même temps de sa position et de ses
projets au général Macdonald, pour que celui-ci le rejoignît le plus
tôt possible. Le général Macdonald s'était arrêté à Grätz, attendant
le général Marmont, et tâchant de s'emparer du fort de Grätz, qui
dominait la ville, et par la ville la contrée. Mais ce fort, bien
armé, situé d'une manière qui en rendait l'attaque très-difficile,
ne pouvait être assiégé qu'avec de la grosse artillerie, dont le
général Macdonald manquait absolument. Il avait essayé de battre
les murailles avec des obus, puis d'effrayer le commandant par
ses menaces, mais le tout était resté sans succès. On était donc
maître de la ville de Grätz, et réduit à bloquer la citadelle qui
en faisait la principale force. Le général Macdonald, en recevant
les communications du prince Eugène, se hâta, dans l'espérance de
participer aux opérations qui se préparaient, de se mettre en route
avec la division Lamarque, les dragons de Pully, deux bataillons de
la division Broussier, et la plus grande partie de l'artillerie.
Il laissa le général Broussier devant Grätz, avec huit bataillons
seulement, deux régiments de cavalerie légère, et dix pièces de
campagne, lui abandonnant le soin d'accomplir la mission qu'aurait
dû accomplir le corps tout entier, celle de prendre la citadelle de
Grätz, de rallier l'armée de Dalmatie, et d'empêcher l'Autrichien
Chasteler de passer du Tyrol en Hongrie. Heureusement que les troupes
étaient excellentes, et pouvaient, comme elles le prouvèrent bientôt,
résister à des forces infiniment supérieures.

Le général Macdonald, parti pour Kormond le 9 juin, y rejoignit le
prince Eugène sur la Raab, où tous deux furent charmés de se revoir
sains et saufs, après un mois de mouvements divergents et périlleux,
au milieu de contrées ennemies. Le plus simple eût été de marcher
désormais ensemble pour combattre l'archiduc Jean, et, en lui faisant
essuyer un dernier revers, d'apporter aux généraux Broussier et
Marmont le secours puissant quoique indirect d'une bataille gagnée à
côté d'eux. Mais le prince Eugène sentant confusément l'inconvénient
de laisser le général Broussier seul à Grätz, crut y parer en
laissant le général Macdonald seul à Papa, pour que celui-ci fût à
portée des généraux Broussier et Marmont, ce qui, loin d'être une
atténuation, était une aggravation de la faute commise, puisqu'on
allait être partagé en quatre détachements, le général Marmont
avec dix mille hommes, le général Broussier avec sept, le général
Macdonald avec huit, le prince Eugène avec trente. Le général
Macdonald fut donc renvoyé vers Papa, tandis que le prince Eugène,
revenu de Stein-am-Anger sur Sarvar, descendit la Raab à la suite de
l'archiduc Jean, avec 29 ou 30 mille hommes de son armée, et 6 à 7
mille du détachement de Lauriston.

[Note en marge: Mouvements de l'archiduc Jean autour de la Raab.]

Pendant ces marches du vice-roi, l'archiduc Jean, après avoir erré
entre la Muhr et la Raab, en mettant dans ses mouvements encore moins
de précision et de justesse que son adversaire, avait fini par céder
aux ordres réitérés du généralissime, et par se rapprocher du Danube.
Son désir, comme on l'a vu, eût été d'obtenir la faculté d'opérer
isolément sur la frontière de Hongrie, de rallier les généraux
Chasteler et Giulay, de se composer ainsi un rassemblement de 50
à 60 mille hommes, l'insurrection hongroise comprise, de battre
alternativement le corps d'Eugène, de Macdonald et de Marmont, de
venir enfin se placer sur la droite découverte de Napoléon, pour lui
faire sentir dans le flanc la pointe de son épée. Sans doute, si une
telle série de succès avait été certaine, ou seulement probable, il
eût valu la peine de s'imposer des sacrifices pour se la ménager,
car en privant Napoléon des cinquante mille bons soldats qui lui
arrivaient d'Italie et de Dalmatie, en menaçant en outre sa droite
et ses derrières, on le réduisait à l'impossibilité de rien tenter
de décisif autour de Vienne, et de réparer le premier passage du
Danube par un second plus heureux. Mais, pour agir comme le projetait
l'archiduc Jean, il fallait un à-propos, une rapidité de manoeuvres,
qu'on ne devait attendre que du plus habile capitaine, que des
troupes les meilleures, et, puisqu'on ne pouvait guère y compter,
il valait mieux se borner à harceler la droite de Napoléon avec les
insurrections hongroise et croate, et disposer des 18 ou 20 mille
hommes qui restaient à l'archiduc Jean, pour être en mesure au
premier appel de se porter sur Vienne. L'ordre avait donc été donné
itérativement au prince autrichien de laisser au général Stoïchevich,
au ban Giulay, à Chasteler, le soin de harceler les Français vers
la Hongrie, de jeter une garnison dans Presbourg, et de se placer
ensuite avec la meilleure partie des troupes d'Italie derrière le
Danube, pour concourir à la lutte qui tôt ou tard devait s'engager
encore une fois sur les bords de ce grand fleuve.

[Note en marge: L'archiduc Jean et l'archiduc palatin se décident à
livrer bataille avant de se replier derrière le Danube.]

Vaincu par des ordres aussi positifs, l'archiduc Jean avait été
contraint de se rapprocher du Danube, ce qu'il avait fait en suivant
les bords de la Raab par Kormond, Sarvar, Papa et la ville de Raab
elle-même. Cette ville fortifiée, mais négligée depuis long-temps,
et en ce moment médiocrement armée, était située sur la rivière du
même nom, pas loin de son embouchure dans le Danube, entre Presbourg
et Komorn. (Voir la carte nº 32.) Un camp retranché était lié à la
place, et offrait une bonne position sur la Raab. L'archiduc Jean y
avait été rejoint par son frère l'archiduc palatin avec les forces
de l'insurrection hongroise. Les deux princes pouvaient présenter
aux Français environ quarante mille hommes, dont moitié de troupes
régulières venues d'Italie et du Tyrol, et moitié de troupes à peine
formées de l'insurrection hongroise. Celles-ci se divisaient, comme
nous venons de le dire, en douze mille hommes d'infanterie, espèce de
ramassis de toutes les populations magyares ou allemandes du pays,
et en huit mille hommes de cavalerie noble, peu habituée aux rudes
guerres de cette époque. C'est avec ces 40 mille hommes, de qualité
si inégale, que les deux archiducs voulurent tenir tête encore une
fois au prince Eugène, avant de lui abandonner la rive droite du
Danube, et de se reléguer sur la rive gauche.

[Note en marge: Disposition de l'armée autrichienne sur la Raab.]

Déjà les 12 et 13 juin ils avaient été talonnés par les avant-gardes
du prince Eugène, et le 13 au soir ils s'étaient postés autour de
Raab, certains d'avoir une affaire fort chaude le lendemain, s'ils
ne consentaient à battre en retraite. La position leur paraissant
avantageuse, ils s'établirent sur un plateau, leur droite appuyée à
la Raab, leur dos tourné au Danube qui coulait quelques lieues en
arrière, leur gauche à des marécages qui s'étendaient au loin. Ils
employèrent la soirée du 13 juin et la matinée du 14 à rectifier
leur position, et surtout à mêler ensemble, pour donner aux unes la
consistance des autres, les troupes régulières et les troupes de
l'insurrection. Ils suivaient en cela un ordre formel de l'archiduc
Charles, ordre fort sage, mais qui en cette occasion leur fit perdre
beaucoup de temps. Ils ne furent pas prêts à combattre avant onze
heures du matin, le 14.

Heureusement pour eux, le prince Eugène, quoiqu'il eût marché avec
une grande bonne volonté de les atteindre, n'était pas lui-même en
mesure de les aborder avant onze heures ou midi.

[Note en marge: Plan d'attaque arrêté par les généraux français.]

Il avait longé, comme les deux princes autrichiens, les bords de
la Raab, laquelle coule presque perpendiculairement au Danube
(voir la carte nº 32), et n'en est plus qu'à quelques lieues à la
hauteur de la ville de Raab. Il s'avançait la gauche à la rivière,
où les Autrichiens avaient leur droite, et la droite dans la plaine
marécageuse où les Autrichiens avaient leur gauche. Il marchait en
plusieurs échelons, la division Seras formant le premier à droite, la
division Durutte le second au centre, la division italienne Severoli
le troisième à gauche. La division Pacthod et la garde italienne
placées en arrière composaient une double réserve. La cavalerie
était répartie sur les ailes. Cette disposition était commandée par
la nature des lieux et la distribution des forces ennemies sur le
plateau qu'on allait attaquer. Dans la plaine marécageuse à notre
droite on apercevait la masse de la cavalerie hongroise, présentant
sept à huit mille cavaliers environ, fort brillants d'aspect, mais
pas aussi redoutables que beaux à voir. Ils étaient soutenus par des
hussards réguliers, moins brillants mais éprouvés dans la campagne
d'Italie, le tout sous les ordres du général Mecszery. Un peu moins
à droite, et tirant vers le centre, derrière un ruisseau fangeux,
on voyait l'infanterie de Jellachich et de Colloredo, occupant les
bâtiments fort solides d'une grosse ferme dite de Kismegyer, et
le village de Szabadhegy. Enfin, de ce dernier village à la Raab,
c'est-à-dire vers notre gauche, on découvrait l'infanterie de
Frimont, qui formait vers la rivière et le camp retranché la droite
des Autrichiens. Quatre à cinq mille hommes des moins bonnes troupes
défendaient ce camp retranché que bloquait le général Lauriston avec
les Badois.

Le prince Eugène, après s'être concerté avec les généraux Grouchy,
Montbrun, Grenier, Seras, Durutte, convint des dispositions
suivantes. Tandis que la cavalerie déployée de Montbrun masquerait
les mouvements de notre infanterie, les trois divisions Seras,
Durutte, Severoli, s'avançant en échelons, devaient attaquer
successivement la ferme de Kismegyer, et le village de Szabadhegy,
par l'un et l'autre côté. La division Pacthod et la garde italienne,
restées en réserve, étaient chargées d'appuyer celui des trois
échelons qui aurait besoin de secours. Grouchy et Montbrun à droite
devaient se jeter sur la cavalerie ennemie, pendant que Sahuc à
gauche lierait l'armée avec le détachement de Lauriston. Le prince
Eugène, sentant alors mais un peu tard la sagesse des principes de
Napoléon, dépêcha aides de camp sur aides de camp auprès du général
Macdonald, pour qu'il lui amenât de Papa les 8 mille hommes qui
l'auraient complété si à propos dans le moment, car il n'en avait que
36 mille contre 40 mille établis dans une forte position. Napoléon
cependant lui avait répété sans cesse, que même avec les troupes les
meilleures il fallait, pour ne rien donner au hasard, manoeuvrer
de manière à être plus nombreux que l'ennemi sur le terrain où se
livraient les batailles. Heureusement que Macdonald prévoyant qu'il
pourrait être utile à Raab, tandis qu'à Papa il ne faisait rien ni
pour Broussier ni pour Marmont, s'était mis spontanément en route, et
déjà se montrait dans le lointain précédé par les dragons de Pully.
Il y avait donc là une ressource contre un accident peu probable,
mais possible.

[Note en marge: Bataille de Raab, livrée le 14 juin 1809.]

[Note en marge: Montbrun disperse la cavalerie hongroise.]

Vers midi on s'ébranla pour attaquer la position ennemie. La division
Seras, chargée de former l'échelon le plus avancé à droite, n'étant
pas encore en ligne, Montbrun étala ses quatre régiments de cavalerie
légère, et fit sous un feu violent d'artillerie, et avec un admirable
sang-froid, les évolutions qu'on aurait pu exécuter sur un champ
de manoeuvre. Puis lorsque l'infanterie de Seras fut en ligne, et
qu'il lui sembla opportun d'aborder la cavalerie hongroise, il mit
ses régiments au galop, et fondit sur la brillante noblesse venue
en hésitant au secours de la maison d'Autriche. Quelque brave que
soit une nation, rien ne saurait remplacer chez elle l'habitude et
l'expérience de la guerre. En un instant cette troupe se dispersa
devant les légers cavaliers de Montbrun, habitués à faire le coup de
sabre même avec les cuirassiers, et laissa à découvert la gauche des
Autrichiens. Restaient les hussards réguliers de l'archiduc Jean,
qui étaient dignes de se mesurer avec les nôtres. Ils chargèrent
Montbrun, qui le leur rendit sur-le-champ, et les obligea à se
replier sur leur corps de bataille.

[Illustration: Eugène de Beauharnais.]

[Note en marge: Attaque de notre infanterie sur le plateau occupé par
l'armée autrichienne.]

Pendant ce temps l'infanterie de Seras, rangée sur deux lignes, avait
abordé le plateau occupé par les Autrichiens, en se dirigeant sur la
ferme de Kismegyer. Avant d'y atteindre elle rencontra le ruisseau
fangeux qui couvrait la position de l'ennemi, et le trouva plus
difficile à franchir qu'on ne l'avait supposé d'abord. Ce ruisseau
était profond, présentait peu d'accès, et était défendu par de braves
et adroits tirailleurs. On parvint cependant à le traverser, et on
marcha sur le vaste bâtiment carré composant la ferme de Kismegyer,
dont les murs étaient crénelés et défendus par douze cents hommes
de la meilleure infanterie. Tandis que Seras allait se heurter
contre cet obstacle redoutable, Durutte avec son infanterie, formant
le second échelon, arrivait aussi devant le ruisseau, le passait,
gravissait le plateau sous une grêle de projectiles, et abordait
par la droite le village de Szabadhegy, que la division italienne
Severoli abordait également par la gauche. En cet instant on était
engagé sur toute la ligne, et l'artillerie des Autrichiens, jointe
à leur mousqueterie, faisait sur nos troupes un feu plongeant des
plus meurtriers. Le prince Eugène, courant d'un bout à l'autre du
champ de bataille, prodiguait sa vie en vaillant officier, jaloux de
compenser par sa bravoure ce qui lui manquait encore sous le rapport
du commandement.

[Note en marge: Prise du village de Szabadhegy.]

Le général Seras, après s'être fort approché de la ferme de
Kismegyer, essuya par toutes les ouvertures un si terrible feu
de mousqueterie, qu'en quelques minutes il eut 7 à 800 hommes
couchés par terre, dont une soixantaine d'officiers, à tel point
que ses troupes, sinon ébranlées, du moins un peu étonnées, eurent
besoin d'un secours qui remontât leur ardeur et leur confiance. Le
général Seras replia la première ligne sur la seconde, puis, quand
ses braves soldats eurent repris haleine, il les ramena, l'épée
à la main, sur le formidable obstacle d'où partaient des feux si
destructeurs. Malgré les décharges redoublées de la mousqueterie
ennemie, il vint porter la hache des sapeurs contre les portes du
bâtiment, les enfonça, et entrant baïonnette baissée, vengea, sur
les malheureux défenseurs de la ferme de Kismegyer, la mort des 7 ou
800 hommes qui avaient péri sous ses murs. Après avoir passé au fil
de l'épée quelques centaines d'ennemis et pris les autres, il marcha
sur la gauche de la ligne autrichienne, qui, en se repliant sur le
haut du plateau, faisait encore bonne contenance. Dans ce temps,
Durutte avait gravi le plateau, et attaqué Szabadhegy de concert
avec l'infanterie italienne de Severoli. Ici le combat ne fut pas
moins opiniâtre que devant la ferme de Kismegyer. Les Autrichiens se
défendirent avec vigueur derrière les maisons du village, et nous en
firent payer cher la conquête. Ils se replièrent un instant, mais
pour revenir à la charge. Le gros des troupes composant leur centre
et leur droite, ramené par l'archiduc Jean sur ce village, y rentra
au pas de charge, et culbuta vers le ruisseau, d'un côté Durutte,
de l'autre les Italiens de Severoli. La première ligne de ces deux
divisions, se repliant, passa dans les intervalles de leur seconde
ligne, sans que celle-ci s'ébranlât ou se laissât entraîner. Loin de
là, elle se porta en avant, ramenant la première ligne avec elle.
Les généraux Durutte et Severoli conduisirent leurs divisions sur le
village tant disputé, et l'emportèrent de concert avec la première
brigade de la division Pacthod, accourue à leur secours. Dès lors,
on s'avança, de droite et de gauche, au delà des deux points d'appui
de la ligne ennemie qui venaient d'être enlevés. C'était pour la
cavalerie le moment d'agir. Montbrun, Grouchy, Colbert, s'élancèrent
pour couper la retraite aux Autrichiens, qui cherchaient à gagner
le Danube. Montbrun enfonça plusieurs carrés, et fit de nombreux
prisonniers. Cependant il fut arrêté par l'attitude de l'armée
autrichienne, qui se retirait en masse et en bon ordre. À gauche, le
8e de chasseurs de la division Sahuc, se trouvant plus avancé que le
reste de sa division, se précipita avec une ardeur extraordinaire sur
la droite des Autrichiens au moment où elle s'éloignait de Raab, et
enfonça tout ce qu'il rencontra sur son chemin. Déjà il avait fait
mettre bas les armes à plusieurs milliers de fantassins ennemis, pris
une nombreuse artillerie, lorsque les Autrichiens, s'apercevant qu'il
n'était pas soutenu, revinrent de leur trouble, firent feu sur lui,
et ils allaient le maltraiter gravement, si le reste de la division
Sahuc, tardivement amenée par son général, n'était venu le dégager.
Ce brave régiment conserva néanmoins 1,500 prisonniers, quelques
canons et des drapeaux.

[Note en marge: Retraite de l'armée autrichienne.]

Les archiducs voyant que la bataille était totalement perdue,
ordonnèrent enfin la retraite, qui, grâce au terrain et à la nuit,
ne fut pas aussi désastreuse qu'ils auraient pu le craindre, et
s'effectua par Saint-Yrani, vers les terrains inondés du Danube.
Cette journée qui, pour le prince Eugène et l'armée d'Italie,
réparait glorieusement la défaite de Sacile, nous coûta à nous 2,000
morts ou blessés, et aux Autrichiens environ 3 mille hommes hors
de combat, 2,500 prisonniers, 2 mille soldats égarés. Elle mettait
l'archiduc Jean et l'archiduc palatin hors de cause, assurait la
jonction des généraux Broussier et Marmont, et ne nous laissait plus
exposés sur la rive droite qu'à des courses de hussards, courses
peu redoutables, auxquelles il devait suffire d'opposer quelques
détachements de cavalerie. Le général Macdonald arriva vers la chute
du jour pour embrasser sur le champ de bataille le jeune prince aux
succès duquel il s'intéressait vivement.

[Note en marge: Jonction des généraux Broussier et Marmont avec
l'armée d'Italie.]

Tandis que sur ce point le plan de Napoléon s'exécutait, sauf de
légères fautes de détail, d'une manière si conforme à sa pensée, le
ralliement des généraux Marmont et Broussier s'opérait aussi, malgré
quelques accidents, les uns naissant des circonstances, les autres
de mauvaises combinaisons que Napoléon, à la distance où il était,
ne pouvait pas toujours rectifier à temps. Le général Broussier,
laissé seul à Grätz, eût été fort compromis si ses troupes n'avaient
pas été des plus solides. Après avoir commencé par canonner avec
des obusiers la citadelle de Grätz, sans réussir à la soumettre, le
commandant s'étant montré résolu à ne céder que devant une attaque
sérieuse, il avait pris ses dispositions pour rester maître de la
ville, indépendamment de la citadelle, et pour tenir la campagne au
loin, afin de tendre la main au général Marmont qui s'approchait. Il
avait fait plusieurs excursions vers la Croatie, dans la direction
que suivait le général Marmont, jusqu'à des distances de douze ou
quinze lieues; et chaque fois, avec cinq à six mille hommes, il avait
livré au ban Giulay de petites batailles, dans lesquelles il l'avait
complétement battu. Mais, en s'éloignant toujours ainsi de Grätz, il
n'avait pu garder suffisamment les routes du Tyrol, et le général
Chasteler, traversant les postes de l'armée d'Italie, avait gagné la
Hongrie, avec quatre ou cinq mille hommes, beaucoup plus heureusement
que le général Jellachich. Sur ces entrefaites, le général Marmont,
qui s'était arrêté quelques jours en apprenant les revers de l'armée
d'Italie, avait bientôt repris sa marche, s'était avancé jusque près
de Grätz, avec autant de prudence que de hardiesse, et il venait de
donner avis de son approche au général Broussier. Celui-ci, à cette
nouvelle, se hâta de descendre la Muhr, dans l'espoir de joindre le
général Marmont à Kalsdorf, laissant deux bataillons du 84e dans un
faubourg de Grätz pour garder la ville. Mais pendant qu'il descendait
la rive droite de la Muhr, le ban Giulay en remontait la gauche à la
tête de quinze mille hommes, moitié de troupes régulières, moitié de
l'insurrection croate, et venait assaillir à l'improviste les deux
bataillons chargés de défendre Grätz. Ces deux bataillons, attaqués
par toute une armée, résistèrent dix-neuf heures de suite avec un
courage héroïque, sous les ordres du colonel Gambin. Ils tuèrent
1,200 hommes à l'ennemi, en prirent 4 ou 500, et donnèrent le temps
au général Broussier de venir à leur secours. Ce général, en effet,
averti du mouvement du ban Giulay, remonta précipitamment la Muhr,
tomba sur les troupes de Giulay, les dispersa, et dégagea les deux
bataillons du 84e. Les avant-gardes du général Marmont se montrèrent
enfin à une ou deux marches. Ainsi ce corps de dix mille hommes,
le meilleur de l'armée après celui du maréchal Davout, rejoignit
les masses belligérantes, et les généraux Marmont, Broussier,
Macdonald, réunis au prince Eugène, furent dès lors en mesure de
fournir à Napoléon le concours de toutes les forces de l'Italie et
de la Dalmatie. Les corps de Stoïchevich et Giulay étaient de plus
entièrement dispersés, et les deux archiducs (Jean et le palatin)
rejetés définitivement au delà du Danube.

[Note en marge: Nouveau soulèvement du Tyrol sous l'influence des
événements d'Essling.]

[Note en marge: Agitations dans le Vorarlberg et la Souabe.]

Il y avait là de quoi dédommager Napoléon des journées d'Essling,
et il en avait besoin, car encouragés par ces journées fameuses,
ses ennemis s'agitaient plus que jamais, et essayaient encore de
soulever le Tyrol, la Souabe, la Saxe, la Westphalie, la Prusse. Au
bruit de la prétendue défaite des Français à Essling, le Tyrolien
Hofer et le major Teimer étaient descendus des cimes du Brenner,
quoiqu'ils fussent fort irrités contre le gouvernement autrichien qui
leur avait retiré les deux corps de Jellachich et de Chasteler. Leur
haine contre la maison de Bavière suppléait à leur amour refroidi
pour la maison d'Autriche. Le général bavarois Deroy, laissé seul à
la défense d'Inspruck, s'était vu assailli de toutes les hauteurs
voisines par une nuée de montagnards, mauvais soldats en plaine,
mais très-bons tirailleurs dans les montagnes, et adversaires
très-redoutables quand on était réduit à battre en retraite. Obligé
de leur tenir tête pendant plusieurs jours, le général Deroy avait
épuisé presque toutes ses munitions, et craignant d'en manquer,
craignant surtout d'être privé de vivres par suite de l'étroit blocus
établi autour d'Inspruck, il s'était retiré avec sa division sur le
fort de Kufstein, abandonnant une seconde fois la capitale du Tyrol.
Cet événement de peu d'importance en lui-même avait produit néanmoins
une profonde impression dans toute la Bavière, et surtout à la cour,
qui redoutait fort d'être contrainte encore à évacuer Munich. Les
habitants du Vorarlberg se montraient aussi fort remuants. Sur les
bords du lac de Constance, sur le haut Danube, dans toute la Souabe
enfin, l'agitation était sensible, et il était évident que si nous
éprouvions un revers plus réel que celui d'Essling, nos derrières
seraient sérieusement menacés.

[Note en marge: Invasion de la Franconie et de la Saxe par
des insurgés allemands suivis de quelques troupes régulières
autrichiennes.]

Les Autrichiens, qui connaissaient cet état de choses puisqu'ils
en étaient les auteurs, venaient de l'aggraver par une disposition
très-dangereuse pour nous. Ils avaient donné au duc de Brunswick-Oels,
fils du fameux duc de Brunswick, les moyens de lever un corps composé
de réfugiés de toutes les provinces allemandes, particulièrement
de Prussiens. Ils lui avaient en outre adjoint quelques troupes
régulières et quelques landwehr, le tout formant à peu près 8 mille
hommes, et l'avaient dirigé de la Bohême vers la Saxe, en le faisant
précéder des bruits les plus mensongers sur la prétendue victoire
remportée sur les Français à Essling. Ils avaient en même temps
dirigé un autre corps de quatre mille hommes environ, moitié troupes
régulières, moitié landwehr, de la Bohême vers la Franconie, en
semant les mêmes bruits sur son chemin. Le premier corps s'était
avancé de Prague sur Dresde, où il était entré sans coup férir, après
avoir forcé par sa seule approche la cour de Dresde à se réfugier à
Leipzig. Le second avait marché d'Egra sur Bayreuth, en profitant du
dénûment où la guerre du Danube avait laissé nos alliés de la Bavière
et du Wurtemberg. Leur plan était de pousser sur la Thuringe, de s'y
réunir en une seule masse, sous les ordres du général Kienmayer, et
d'entrer en Westphalie pour en expulser le roi Jérôme. Celui-ci,
effrayé du danger qui le menaçait, s'était hâté de demander à Paris
des ressources qui n'existaient pas, et ses cris de détresse avaient
fini par y produire une sorte d'alarme.

[Note en marge: Fin des aventures du major Schill.]

L'apparition de ces diverses colonnes avait excité une vive
agitation en Allemagne, mais sans y provoquer cependant aucun
mouvement insurrectionnel, malgré tout ce que s'en étaient promis les
Autrichiens, parce que le prestige de Napoléon était encore entier,
parce qu'on regardait comme difficile d'abattre sa puissance, et
que tout en répandant qu'il était vaincu, on n'en était pas assez
persuadé pour oser prendre les armes. L'exemple de ce qui venait
d'arriver au major Schill n'avait de quoi tenter personne. Ce hardi
partisan, croyant obéir à la pensée secrète de son gouvernement en
désobéissant à ses ordres patents, était, comme on l'a vu, sorti de
Berlin avec un corps de cavalerie prussienne, et s'était mis à courir
la campagne, dans l'espoir qu'il entraînerait à sa suite l'armée
et les populations. Bien accueilli de tout le monde, sans être
suivi de personne, et même déconcerté par les déclarations sévères
parties de Koenigsberg, il s'était enfui en Mecklembourg, puis en
Poméranie, et avait surpris la place mal gardée de Stralsund, avec
l'intention d'y soutenir un siége. Assailli bientôt par un corps
hollandais, et même par un corps danois qui avait voulu donner à
Napoléon cette preuve de dévouement, il n'avait pu défendre une
place forte avec de la cavalerie, et tâchant de se sauver par une
porte tandis que les troupes hollandaises entraient par l'autre, il
était tombé sous le sabre d'un cavalier hollandais. Le malheureux,
victime de son patriotisme désordonné, avait vu en expirant sa
troupe prise, détruite ou dispersée. C'était jusqu'alors le seul
fruit des insurrections allemandes. Les coeurs n'en étaient pas
moins exaspérés contre nous, et il ne fallait qu'un revers, non pas
supposé, mais réel, pour que les peuples encore intimidés fissent
explosion d'un bout du continent à l'autre.

[Note en marge: Suite de la campagne du prince Poniatowski en
Pologne.]

[Note en marge: Refus des Russes d'aider les Polonais contre les
Autrichiens.]

En Pologne, la campagne habilement conduite par le prince
Poniatowski, avait eu des résultats inespérés, quoique peu décisifs.
Livrant la rive gauche de la Vistule à l'impatience des Autrichiens,
qui non contents d'occuper Varsovie, avaient eu l'imprudence de
descendre jusqu'à Thorn, ce prince s'était réservé la rive droite,
les avait repoussés toutes les fois qu'ils avaient voulu la
franchir, puis l'avait remontée jusqu'en Gallicie, pour réveiller
l'esprit insurrectionnel des Polonais couvant sourdement dans cette
province. À son apparition, en effet, une partie des Galliciens
s'étaient levés et lui avaient offert des vivres, des munitions et
des hommes. Il était entré à Sandomir, et menaçait même Cracovie.
L'archiduc Ferdinand, ramené en arrière par les opérations du
prince Poniatowski, avait été obligé de faire une retraite rapide,
qu'on aurait pu interrompre, et rendre désastreuse en passant de la
rive droite sur la rive gauche, pour l'arrêter dans son mouvement
rétrograde. Un corps polonais de 5 mille hommes sous le général
Dombrowski s'était proposé ce plan, mais il était incapable à lui
seul de l'accomplir, et courait la chance de se faire écraser, sans
avoir celle d'arrêter l'ennemi. Les Russes, sous le prince Gallitzin,
arrivés en ligne vers les derniers jours de juin, tandis qu'ils
auraient dû y être en avril, pouvaient exécuter cette manoeuvre,
et ne pas laisser revenir en Gallicie un seul Autrichien. Le prince
Poniatowski les suppliant d'agir ainsi, avait trouvé chez eux une
mauvaise volonté évidente, que n'expliquaient plus la saison, le
débordement des rivières, l'imperfection de l'administration russe.
Le vrai motif de leur inaction, c'est qu'ils éprouvaient à détruire
les Autrichiens au profit des Polonais, une répugnance telle qu'ils
désobéissaient aux ordres mêmes de leur gouvernement. Le prince
Gallitzin, fortement réprimandé par Alexandre, avait montré un peu
moins de froideur au prince Poniatowski, mais il n'avait rien fait
pour vaincre la résistance de ses lieutenants, et l'un d'eux, le
prince Gortschakoff, avait même écrit qu'il arrivait dans l'espérance
de se joindre aux Autrichiens et non aux Polonais. Ceux-ci ayant
intercepté la lettre l'avaient envoyée avec beaucoup d'autres à
Saint-Pétersbourg. Partout où les avant-postes russes et autrichiens
se rencontraient, ils se tendaient la main en se promettant de
servir bientôt ensemble. En un mot, les divisions russes parvenues
enfin sur le territoire de la Gallicie ne semblaient y être venues
que pour comprimer l'insurrection gallicienne. Sous prétexte de
prendre possession du pays, elles supprimaient partout les nouvelles
autorités polonaises, et rétablissaient les anciennes autorités
autrichiennes.

Tandis que les Russes manquaient ainsi à leur parole, probablement
contre le gré de leur souverain, les Polonais manquaient de leur
côté, contre le gré également de Napoléon, à celle qu'on avait
donnée aux Russes, et annonçaient dans toutes leurs proclamations le
prochain rétablissement de la Pologne. Napoléon leur avait néanmoins
bien recommandé de ne parler que du grand-duché de Varsovie, et
de ne pas lui aliéner la Russie par un langage imprudent. Il
n'avait cessé de leur dire que le jour viendrait où, sans faillir
à ses engagements, sans s'attirer plus d'ennemis qu'il n'en
pouvait combattre à la fois, il achèverait leur reconstitution en
agrandissant peu à peu le duché de Varsovie; qu'il ne pouvait pas
tout faire d'un seul coup; qu'il lui fallait pour achever son oeuvre
du temps et des occasions; qu'en ce moment manifester des espérances,
exprimer des voeux prématurés, c'était le mettre inutilement en
péril, et s'y mettre soi-même. Napoléon, en donnant ces conseils,
n'avait pas été plus écouté par les Polonais qu'Alexandre par les
Russes. Toutefois il faut reconnaître qu'Alexandre, s'il s'y était
appliqué sincèrement, aurait pu sur les Russes beaucoup plus que
Napoléon sur les Polonais. Mais il était Russe aussi, et travailler
au rétablissement de la Pologne en aidant les Polonais contre les
Autrichiens lui coûtait presque autant qu'à ses soldats. Lui-même,
sans s'en douter, était le premier en révolte contre sa propre
politique.

[Note en marge: Quelques précautions prises par Napoléon contre les
mouvements insurrectionnels de l'Allemagne.]

Telles étaient les perplexités de l'Europe entière, pendant que
l'archiduc Charles et Napoléon luttaient l'un contre l'autre, sous
les murs de Vienne. Bien qu'il y eût là des symptômes graves, qui
auraient dû servir d'avertissements à un politique sage, il n'y avait
rien qui pût alarmer, ni détourner de son but essentiel, un aussi
grand capitaine que Napoléon. Quelques progrès ou quelques revers en
Pologne, quelques courses de partisans en Saxe et en Poméranie, une
nouvelle retraite des Bavarois en Tyrol, étaient peu de chose. Passer
le Danube, battre l'archiduc Charles, était l'opération décisive, qui
devait faire tomber toutes les dispositions hostiles, fussent-elles
suivies de commencements d'insurrection plus ou moins inquiétants.
Aussi Napoléon n'en était-il que médiocrement ému, et n'attachait-il
d'importance qu'à ce qui se passait autour de lui entre Lintz,
Léoben, Raab, Presbourg et l'île de Lobau. Il s'était donc borné à un
petit nombre de précautions fort sages, fort bien conçues, et surtout
très-suffisantes dans le cas où il réussirait à frapper à Vienne
le coup principal et définitif. Il avait envoyé à Milan le général
Caffarelli, ministre de la guerre du royaume d'Italie, pour remplacer
par une autorité élevée le prince Eugène. Il lui ordonna de réunir
tout ce qu'il y avait de détachements disponibles pour bloquer le
Tyrol italien, en occupant les débouchés des montagnes. Il prescrivit
au prince Eugène de laisser la division Rusca à Klagenfurth, pour
opérer le même blocus du côté de la Carinthie. Le général bavarois
Deroy dut en faire autant du côté de la Bavière, en occupant
Rosenheim et Kufstein, de manière à renfermer cette espèce d'incendie
dans des limites qu'il ne pût franchir, sauf à sévir plus activement
contre les Tyroliens, lorsqu'on en aurait fini avec la grande armée
autrichienne. Quant à la Souabe et au Vorarlberg, Napoléon avait
de quoi les contenir dans le rassemblement formé à Augsbourg,
rassemblement qui se composait des dragons provisoires, du 65e de
ligne, des régiments de conscrits de la garde, enfin des nombreuses
troupes de passage. Il prescrivit au général Beaumont de s'établir,
avec quelques-unes de ces troupes, à Kempten, à Lindau, le long du
lac de Constance, afin de refouler tout ce qui voudrait déboucher des
montagnes.

Le général Bourcier commandait à Passau le dépôt général de la
cavalerie. Il avait là tous les hommes à pied, les détachements de
recrues, les ateliers de sellerie, un marché ouvert pour les achats
de chevaux, et il remettait en état de servir les hommes démontés,
fatigués ou malades. Napoléon lui ordonna de se détourner un moment
de ce dépôt, d'y laisser un remplaçant capable de le suppléer,
puis de prendre avec lui deux régiments de dragons formant 2 mille
chevaux, le régiment à cheval de Berg, plus 2 à 3 mille Bavarois
tirés des places du Palatinat, et de s'avancer sur Bayreuth. De
son côté, le général Rivaud, établi à Wurzbourg à la tête de deux
demi-brigades provisoires, devait se diriger de Wurzbourg sur
Bayreuth, s'y réunir au général Bourcier, et marcher avec lui contre
le petit corps qui venait de sortir de la Bohême. Cette courte
expédition terminée, le général Bourcier avait ordre de retourner à
Passau pour y reprendre le commandement de son dépôt de cavalerie. Le
général Rivaud devait se joindre à quatre demi-brigades rassemblées
à Hanau sous le maréchal Kellermann, et se porter vers la Saxe
contre les Autrichiens entrés à Dresde. Napoléon écrivit à Paris,
soit au ministre de la guerre Clarke, soit au ministre de la police
Fouché, pour leur reprocher sévèrement les craintes qu'ils avaient
trop facilement conçues à l'occasion des événements de Dresde et
de Bayreuth. Les ministres restés à Paris avaient été fort émus
en effet des cris de détresse poussés par le roi Jérôme, et ils
étaient allés jusqu'à croire que la Prusse se préparait à déclarer
la guerre.--Si quelques courses insignifiantes vous alarment à ce
point, leur écrivit Napoléon, que feriez-vous donc si des événements
graves survenaient, de ces événements de guerre qui peuvent
cependant arriver sans qu'on succombe? Je suis bien peu satisfait,
ajoutait-il, de voir les hommes attachés à mon service montrer si
peu de caractère, et donner eux-mêmes le signal des plus ridicules
terreurs. Il ne peut y avoir d'événements sérieux que sur le théâtre
où j'opère, et là je suis présent pour tout dominer.--

Les alarmes que l'on concevait si facilement à Paris étaient pour la
politique de Napoléon une critique involontaire dont il s'irritait,
et qu'il ne pardonnait pas même à ses serviteurs les plus dévoués.
Du reste, il avait raison de dire que tout était de peu d'importance
ailleurs que sur le théâtre où il opérait, que victorieux sur ce
théâtre, il le serait partout. Aussi ne négligeait-il rien pour
l'être prochainement et complétement.

[Note en marge: Soins de Napoléon pour préparer la concentration de
son armée, et empêcher celle de l'armée autrichienne.]

Une fois le prince Eugène vainqueur à Raab, l'archiduc Jean et
l'archiduc palatin rejetés au delà du Danube, et la jonction des
armées d'Italie et de Dalmatie assurée, Napoléon n'avait plus à
s'occuper que d'un seul objet, avant de livrer sa dernière bataille,
c'était d'empêcher que les deux archiducs repassant le Danube à
Presbourg ou à Komorn, ne suivissent les armées françaises d'Italie
et de Dalmatie, quand celles-ci viendraient combattre sous les murs
de Vienne. (Voir la carte nº 32.) Il fallait pour cela interdire
aux Autrichiens l'usage du pont de Presbourg, et de plus occuper la
ligne de la Raab, destinée à nous couvrir du côté de la Hongrie, de
manière qu'elle pût arrêter les Autrichiens pendant trois ou quatre
jours, temps fort suffisant pour exécuter le mouvement des armées
d'Italie et de Dalmatie sur Vienne. Les Autrichiens avaient un pont à
Presbourg, et une tête de pont au village d'Engerau. Ils avaient en
outre conservé la place de Raab, après la victoire remportée sur la
rivière de ce nom par le prince Eugène.

Napoléon qui avait porté le maréchal Davout avec une de ses divisions
jusque devant Presbourg, lui assigna la tâche d'enlever Engerau,
de détruire le pont de Presbourg, et même, s'il le pouvait, celui
de Komorn, situé beaucoup plus bas. Il assigna au prince Eugène la
tâche de prendre la place de Raab, ne tenant sa récente victoire
pour véritablement fructueuse qu'autant qu'elle procurerait cette
conquête. Il fit échelonner tous les chevaux d'artillerie, qui
n'étaient pas employés aux travaux de l'île de Lobau, sur la route
de Presbourg et de Raab pour y amener du gros canon, et en tirer en
retour les grains dont la Hongrie abondait. Quoique aucun général
ne fût moins cruel que Napoléon, il était inexorable toutefois dans
l'accomplissement de ses desseins, et il ordonna de pousser l'emploi
des moyens de guerre, à l'égard de Presbourg et de Raab, jusqu'à la
dernière rigueur, afin de s'emparer de ces deux points. Les moyens
prescrits étaient terribles, mais ainsi le voulait le salut de
l'armée et de l'empire.

[Note en marge: Attaque du maréchal Davout contre la tête du pont de
Presbourg.]

[Note en marge: Efforts pour détruire le pont de Presbourg.]

[Note en marge: Inutile bombardement de Presbourg.]

[Note en marge: Moyens par lesquels le maréchal Davout supplée à la
prise de Presbourg.]

Le maréchal Davout, placé sous les murs de Presbourg dès les
derniers jours de mai, commença par attaquer avec la division Gudin
les retranchements d'Engerau, qui servaient à couvrir un pont de
bateaux jeté devant Presbourg, et appuyé sur plusieurs îles. Ces
retranchements se composaient d'épaulements en terre, liés au village
d'Engerau, et défendus par une nombreuse artillerie. Le maréchal
Davout les fit aborder avec la vigueur que ses soldats déployaient en
toute occasion. Mais les Autrichiens, qui appréciaient l'importance
de la position qu'ils défendaient, la disputèrent avec une égale
énergie. Ils perdirent 15 ou 1800 hommes et nous 800 devant cette
simple tête de pont. Les ouvrages enlevés, le maréchal Davout se
trouvait au bord du fleuve. La partie du pont qui aboutissait de
notre côté avait été repliée, mais les portions restantes étaient
établies, entre des îles retranchées, qu'il eût fallu conquérir l'une
après l'autre, ce qui aurait exigé une opération des plus difficiles
et des plus longues. On employa pour détruire ces autres portions
du pont tous les moyens imaginables. On lança des bateaux chargés
de pierres, des moulins en feu, comme avaient fait les Autrichiens
pour rompre notre grand pont, lors des journées d'Essling. Mais celui
qu'ils avaient à Presbourg, oeuvre du temps, gardé d'ailleurs par
des bateliers qui arrêtaient les corps flottants entraînés par le
fleuve, résistait à toutes ces tentatives, et n'en était nullement
ébranlé. Le maréchal Davout alors, par l'ordre de l'Empereur, disposa
des batteries de pierriers, d'obusiers, de mortiers, sur le bord du
Danube, et fit tomber sur les îles une horrible pluie de feu et de
fer. Les soldats autrichiens supportèrent ce genre d'attaque avec une
rare résignation, et n'en demeurèrent pas moins dans les îles qu'ils
avaient mission de défendre. Poussé à bout par cette résistance,
Napoléon ordonna de sommer la ville de Presbourg elle-même, et si
elle refusait ou de se rendre, ou au moins de détruire son pont, de
la ruiner jusque dans ses fondements. Le maréchal Davout, qui était
un parfait honnête homme, mais un militaire impitoyable, commença
sans hésiter cette cruelle exécution. Après avoir sommé le général
Bianchi, commandant de Presbourg, il donna le signal du feu, et
en quelques heures il jeta une innombrable quantité de bombes sur
la malheureuse ville condamnée à subir toutes les horreurs de la
guerre. Après avoir allumé un incendie dans plusieurs quartiers,
il somma de nouveau le commandant, ne demandant que ce dont il ne
pouvait pas se départir, la destruction du pont. Le général Bianchi
répondit que la conservation du pont étant nécessaire à la défense
de la monarchie autrichienne, la ville de Presbourg supporterait les
dernières extrémités plutôt que de consentir aux conditions qu'on
mettait à son salut. Le maréchal Davout recommença ses rigueurs. Mais
voyant qu'elles resteraient sans résultat, car le général autrichien
s'obstinait dans sa résistance, il céda enfin à un mouvement
d'humanité, et eut recours à des moyens différents pour annuler les
communications d'une rive à l'autre. Que fallait-il, après tout, pour
atteindre le but qu'on se proposait? Arrêter pendant trois ou quatre
jours le corps autrichien qui se présenterait de ce côté, temps qui
suffisait à la concentration des troupes françaises sous les murs de
Vienne. Le maréchal établit donc une suite de retranchements qui se
liaient au château fortifié de Kittsée, à l'île fort étendue de la
Schutt, à la rivière et à la place de Raab. (Voir la carte nº 32.)
Quelques mille hommes s'éclairant le long de l'île de la Schutt et
de la rivière de la Raab par de la cavalerie légère, défendant les
retranchements d'Engerau, se repliant, s'ils étaient forcés, sur
le château de Kittsée, tandis que la place de Raab se défendrait
de son côté, pouvaient retenir l'ennemi pendant le nombre de jours
nécessaire, et ralentir son arrivée jusqu'au moment où tout serait
décidé sous les murs de Vienne. Ces dispositions convenues avec
Napoléon furent définitivement exécutées et dispensèrent de continuer
plus long-temps la destruction de Presbourg.

[Note en marge: Siége et prise de la place de Raab.]

Sur ces entrefaites le général Lauriston, secondé par le général
Lasalle, avait entamé le siége de Raab, laissant à l'armée d'Italie
le soin de le couvrir, ce qui permettait à celle-ci de se reposer
de ses fatigues. On manquait de gros canons; mais Napoléon en avait
envoyé quelques-uns de Vienne avec des obusiers et des pièces de 12.
Heureusement la place, mal réparée, encore plus mal armée, occupée
tout au plus par deux mille hommes, ne pouvait pas tenir long-temps.
Immédiatement après la bataille du 14, les travaux furent entrepris.
On avait ouvert la tranchée, construit des batteries de siége, et
commencé le feu de brèche. Après quelques jours de cette attaque
improvisée et bien conduite par les généraux Lauriston et Lasalle, la
place offrit de capituler. Comme on tenait médiocrement à la manière
de la conquérir, mais grandement à la rapidité de la conquête, on
fut facile sur les conditions demandées par la garnison. On entra
dans Raab le 22 juin, sans en avoir endommagé les ouvrages, et sans y
avoir dépensé ni beaucoup de munitions, ni beaucoup d'hommes.

D'après les ordres précis et fort détaillés de Napoléon, la place
de Raab fut armée de nouveau, et mise en meilleur état de défense
qu'auparavant. On y introduisit des munitions de guerre et de bouche;
on lui composa une garnison formée de tous les hommes fatigués ou
malades de l'armée d'Italie: on fit aux ouvrages les réparations
indispensables; enfin Napoléon lui donna un illustre commandant: ce
fut le comte de Narbonne, jadis ministre de la guerre sous Louis
XVI, l'un des derniers survivants de l'ancienne noblesse française,
remarquable à la fois par le courage, l'esprit et l'élégance des
moeurs. Il venait de se rattacher à l'Empereur, qui, avant de
l'employer dans des postes éminents, voulait lui faire acheter son
entrée au service par une mission peu élevée, mais qui supposait une
véritable confiance.

[Note en marge: Napoléon échelonne ses corps d'armée sur Vienne.]

Napoléon fit ramener sur Vienne toute l'artillerie inutile à
Presbourg et à Raab, replier sur les hôpitaux de la Lombardie et de
la Haute-Autriche les blessés des armées d'Italie et de Dalmatie,
ne voulant laisser en prise à l'ennemi ni un canon, ni un homme.
Il ordonna au prince Eugène, aux généraux Macdonald, Broussier et
Marmont, de se préparer à marcher au premier signal, de ne conserver
dans le rang ni un écloppé, ni un malade, d'avoir leur artillerie
bien attelée et bien approvisionnée, de confectionner du biscuit
pour nourrir leurs troupes pendant une semaine, de se procurer de
la viande sur pied prête à suivre, de tout disposer enfin pour
être rendus à Vienne en trois jours au plus. Le prince Eugène,
cantonné à Raab, pouvait franchir en trois jours la distance qui
le séparait de Vienne. Les généraux Marmont, Broussier, Macdonald
furent échelonnés de façon à exécuter le trajet dans le même espace
de temps. Le maréchal Davout n'avait, lui, que deux marches à
faire. Il fut convenu que le prince Eugène laisserait le général
Baraguey-d'Hilliers avec une division italienne devant Engerau, pour
garder les approches de Presbourg, tandis que l'armée d'Italie se
porterait tout entière sur Vienne. Napoléon, ne voulant pas consacrer
à une simple surveillance de postes éloignés des troupes telles que
celles de Montbrun et Lasalle, les échelonna de manière à pouvoir les
attirer à lui en quarante-huit heures, et les remplaça sur la ligne
de la Raab par douze ou quinze cents chevaux provenant des régiments
de marche récemment arrivés. Le général Lasalle, qui, pendant le mois
de juin, n'avait cessé de parcourir la ligne de Presbourg à Raab, et
qui en connaissait les moindres particularités, eut ordre avant de se
replier de placer lui-même les postes, et de donner aux commandants
de ces postes les instructions dont ils auraient besoin afin de se
bien garder.

Tout étant ainsi préparé sur cette ligne pour qu'on pût s'y dérober
rapidement, en se couvrant par de simples arrière-gardes, Napoléon
prit ses mesures sur le haut Danube pour que de ce côté on pût
descendre sur Vienne avec une égale vitesse, et accroître dès qu'il
le faudrait la masse des troupes destinées à livrer bataille. Il
avait déjà attiré à lui le corps du maréchal Davout répandu en ce
moment de Vienne à Presbourg, le corps saxon du prince Bernadotte,
et la division française Dupas. Il n'avait laissé sur le haut Danube
pour occuper Saint-Polten, Mautern, Mölk, Amstetten, Enns, Lintz
(voir la carte nº 32), que les Wurtembergeois et les Bavarois, fort
réduits les uns et les autres par cette campagne, si courte mais
si active. Les Wurtembergeois sous Vandamme étaient distribués
entre Tulln, Mautern, Saint-Polten, Mölk. Les Bavarois chargés de
défendre la Bavière étaient, la division du général Deroy à Munich,
Rosenheim et Kufstein, les deux divisions du général de Wrède et
du prince royal à Lintz. Quoique ce ne fût pas trop pour garder la
Bavière dans les circonstances actuelles, c'était beaucoup sur le
point particulier de Lintz, depuis que l'archiduc Charles, voulant
de son côté concentrer ses troupes, avait amené le comte Kollowrath
devant Vienne, en ne laissant que 6 à 7 mille hommes disséminés sur
le Danube entre Passau, Lintz, Krems, Tulln et Klosterneubourg.
Se doutant de cette circonstance d'après plusieurs reconnaissances
exécutées au delà du Danube par le général Vandamme, Napoléon ordonna
au maréchal Lefebvre de tenir prête à marcher l'excellente division
de Wrède avec vingt-quatre bouches à feu. Les divisions du général
Deroy et du prince royal, les Wurtembergeois suffisaient avec tout ce
qui était en route, avec tout ce qui restait à Augsbourg, à Passau,
à Ratisbonne, pour maintenir pendant quelques jours la sécurité sur
nos derrières. À Ratisbonne se trouvait la division Rouyer, composée
des contingents des petits princes allemands. Il n'y avait évidemment
rien à craindre de ce côté, si la dernière bataille était gagnée. Si
contre toute vraisemblance elle était perdue, les précautions étaient
assez bien prises à Saint-Polten, à Mölk, à Amstetten, à Lintz, à
Passau, pour que nos blessés, nos malades ne fussent pas compromis,
pour que l'armée en se retirant trouvât partout des vivres, des
munitions, et des points d'appui parfaitement solides.

[Note en marge: Travaux dans l'île de Lobau pour assurer le passage
du Danube.]

Napoléon avait ainsi consacré le mois de juin à préparer la
concentration de ses troupes sur Vienne. Il l'avait employé aussi,
comme nous l'avons dit, à préparer le passage du Danube, et à le
rendre tellement sûr cette fois, que l'accident arrivé à ses ponts
pendant les journées d'Essling ne pût pas se reproduire. C'est le
moment de faire connaître par quels travaux gigantesques il avait
aplani, presque annulé la difficulté de franchir un vaste cours
d'eau, en présence de l'ennemi, avec des masses d'hommes que jamais
jusqu'alors aucun capitaine, ancien ni moderne, n'avait eu à mouvoir.
On a déjà vu par quelles raisons décisives il était obligé de passer
le Danube devant l'archiduc Charles, pour aller lui livrer bataille
au delà de ce grand fleuve. Rester en effet sur la rive droite, en
laissant les Autrichiens tranquilles sur la rive gauche, c'était
prolonger indéfiniment la guerre, perdre son prestige, multiplier
les chances d'accident, accroître enfin l'ébranlement général des
esprits en Europe, et même en France. À passer le fleuve, c'était à
Vienne, comme nous l'avons encore dit, non au-dessus, non au-dessous,
qu'il fallait le faire: car au-dessus c'était rétrograder en arrière
de Vienne, abandonner les immenses ressources de cette capitale,
l'effet moral de sa possession, le point principal d'intersection
des routes d'Autriche, d'Italie et de Hongrie: au-dessous c'était
allonger inutilement notre ligne d'opération, c'était se donner un
point de plus à garder sur le Danube, et se priver d'un corps d'armée
nécessaire le jour de la bataille. Il fallait donc passer à Vienne
même. Une lieue de plus ou de moins n'y faisait rien, mais il fallait
absolument passer en vue du clocher de Saint-Étienne.

[Note en marge: En quoi consistait l'opération du passage du Danube
par l'île de Lobau.]

On connaît également les propriétés de l'île de Lobau, si
heureusement choisie par Napoléon pour faciliter l'exécution de
ses projets. Cette île spacieuse, située au delà du grand bras,
et séparée de la rive ennemie par un bras d'une médiocre largeur,
réduisait l'opération du passage à l'entreprise de franchir un
fleuve large comme la Seine sous Paris, au lieu d'un fleuve large
comme le Rhin devant Cologne. L'entreprise, en restant difficile,
devenait praticable. Mais pour y réussir, il fallait d'abord rendre
infaillible le passage du bras principal, qui conduisait dans l'île,
puis convertir l'île elle-même en un vaste camp retranché pourvu
d'abondantes ressources, et y tout disposer à l'avance pour qu'on pût
franchir sans danger le petit bras en présence de l'ennemi. C'est à
quoi Napoléon employa les quarante jours qui s'écoulèrent du 23 mai
au 2 juillet avec une activité, une fécondité d'esprit incroyables,
et dignes du grand capitaine qui avait passé le Saint-Bernard et
rendu possible la traversée du Pas-de-Calais.

[Note en marge: Établissement de vastes ponts en pilotis sur le grand
bras du Danube.]

[Note en marge: Usage habilement fait de la grande quantité de bois
existant à Vienne.]

Le pont de bateaux sur le bras principal, servant à communiquer avec
l'île de Lobau, avait été rétabli quelques jours après la bataille
d'Essling, comme on l'a vu ci-dessus, et avait fourni le moyen de
reporter l'armée sur la rive droite, sauf le corps de Masséna, laissé
dans l'île pour nous en assurer la possession. De nouveaux bateaux
ramassés sur les bords du fleuve par les marins de la garde, fixés
avec de meilleures amarres, avaient consolidé ce pont de manière à
inspirer confiance. Il avait pourtant été coupé encore deux ou trois
fois, par suite des crues du mois de juin, et ce n'était pas avec
des communications incertaines, quoique beaucoup mieux établies, que
Napoléon voulait s'engager au delà du Danube. Il résolut donc de
lier l'île de Lobau au continent de la rive droite, de telle façon
qu'elle ne fît qu'un avec cette rive qui devait être notre point de
départ. Pour cela il y avait un seul moyen, c'était de jeter un
pont sur pilotis. Napoléon s'y décida, quelque laborieuse que fût
cette opération sur un fleuve comme le Danube au-dessous de Vienne.
César avait exécuté une semblable entreprise dix-huit cents ans
auparavant sur le Rhin. Elle était plus difficile aujourd'hui à cause
des moyens de destruction dont l'ennemi disposait. C'est l'arme du
génie qui fût chargée de cet ouvrage, tandis que l'artillerie eut la
construction de tous les ponts de bateaux. Il y avait à Vienne des
approvisionnements considérables de bois, descendus des cimes des
Alpes par les affluents du Danube. Tous les soldats du génie, tous
les charpentiers oisifs qui avaient besoin de gagner leur vie, tous
les chevaux de l'artillerie devenus disponibles par l'interruption
des combats, furent occupés, soit à préparer ces bois, soit à les
transporter. Amenés de Vienne par un petit bras qui communique avec
le grand, descendus ensuite jusqu'à Ébersdorf (voir la carte nº
48), ils y étaient arrêtés pour être employés à l'oeuvre immense
qu'on avait entreprise. De nombreuses sonnettes existant à Vienne,
où l'on exécute beaucoup de travaux en rivière, avaient été réunies
devant Ébersdorf pour l'enfoncement des pilotis. Après une vingtaine
de jours on avait vu soixante piles en bois s'élever au-dessus des
plus hautes eaux, et sur ces piles s'appuyer un large tablier, qui
pouvait donner passage à n'importe quelle quantité d'artillerie et de
cavalerie. À vingt toises au-dessous de ce pont fixe, on conserva,
en le consolidant, l'ancien pont de bateaux, qu'on voulut faire
servir à l'infanterie, de manière que le défilé des diverses armes
pût s'opérer simultanément, et que les communications avec l'île de
Lobau en fussent plus promptes. On s'était procuré un grand nombre
de bateaux, on avait trouvé à Raab de fortes ancres, et grâce à ces
nouvelles ressources, les amarres devenues parfaitement sûres ne
laissaient plus craindre les accidents qui avaient failli perdre
l'armée à la fin de mai.

[Note en marge: Moyens employés pour garantir les grands ponts du
choc des corps flottants.]

Quoique ces deux ouvrages se protégeassent l'un l'autre, puisque le
pont sur pilotis placé en amont garantissait le pont de bateaux,
Napoléon cependant avait voulu les mettre tout à fait à l'abri du
choc des corps flottants, et pour y parvenir il avait essayé des
moyens de toute sorte. Le premier avait été de tirer de l'arsenal de
Vienne une chaîne gigantesque, dont les Turcs s'étaient servis dans
le siége de 1683, et qui était restée comme une de leurs dépouilles
triomphales. Aujourd'hui que nos vaisseaux possèdent de ces chaînes
énormes, on serait moins étonné des dimensions de celle que les Turcs
avaient laissée à Vienne. Mais alors elle était regardée comme un des
plus merveilleux ouvrages de ce genre. On résolut donc de la tendre
sur le grand bras, pour qu'elle pût arrêter les corps lancés par
l'ennemi contre nos ponts. Mais il fallut y renoncer, les machines
manquant pour la tendre à une hauteur suffisamment égale au-dessus de
l'eau. Napoléon imagina de construire une vaste estacade, consistant
en une suite de gros pilotis profondément enfoncés, qui au lieu
de couper perpendiculairement le cours du fleuve, le coupaient
obliquement, pour donner moins de prise à la force du courant.
Cette oeuvre non moins extraordinaire que le pont sur pilotis fut
achevée presque aussi vite. Mais elle ne parut pas d'une efficacité
certaine, car on vit plus d'une fois la ligne des pilotis forcée par
des bateaux chargés de matériaux qui s'étaient échappés des mains
des ouvriers. Napoléon s'y prit alors autrement, il établit une
surveillance continuelle au moyen des marins de la garde, lesquels
circulant sans cesse dans des barques au-dessus de l'estacade,
harponnaient les bateaux qui descendaient, et les amenaient sur les
rives. De la sorte, si l'estacade ne suffisait pas absolument à les
retenir, les marins accourant à force de rames devaient les arrêter,
et les détourner de leur marche. Avec cet ensemble de précautions,
les communications établies entre la rive droite et l'île de Lobau
avaient acquis une certitude infaillible.

[Note en marge: Vaste tête de pont en avant du grand bras.]

Mais ce n'était pas assez, aux yeux de Napoléon, que d'avoir mis ses
ponts à l'abri de tout danger de la part du fleuve. Une surprise
de l'ennemi, une invasion subite dans l'île de Lobau, peut-être
une retraite en désordre après une bataille perdue, pouvaient les
exposer à une destruction imprévue et inévitable. Napoléon voulut les
protéger par une vaste tête de pont, élevée dans l'île de Lobau, de
manière que cette île venant à nous être enlevée, quelques bataillons
pussent les défendre, et que l'armée conservât ainsi le moyen de se
retirer en sûreté de l'autre côté du fleuve.

Cette suite d'ouvrages liait d'une manière indissoluble l'île de
Lobau tant à la rive droite qu'à la petite ville d'Ébersdorf, devenue
notre base d'opération. Il fallait s'occuper encore des travaux à
exécuter dans l'île elle-même, pour en faire un camp retranché,
spacieux, sûr, commode, salubre, pourvu de tout ce qui serait
nécessaire pour y vivre quelques jours. Napoléon satisfit à ce besoin
avec autant de prévoyance qu'à tous les autres.

[Note en marge: Travaux dans l'intérieur de l'île de Lobau.]

Il y avait dans l'île de Lobau des terrains bas et marécageux,
souvent exposés à l'inondation. On y voyait aussi de petits canaux,
desséchés quand les eaux étaient basses, et qui devenaient de
véritables rivières pendant les hautes eaux. On en avait eu l'exemple
lors des grandes crues des 21, 22 et 23 mai. Napoléon fit élever des
chaussées sur les parties basses de l'île, pour servir au passage des
troupes en tout temps. Il fit jeter sur chaque petit canal desséché
plusieurs ponts de chevalets, de façon à assurer et à multiplier
les communications, quelle que fût la hauteur des eaux. Voulant que
l'île devînt un grand dépôt qui pût se suffire à lui-même, quoi
qu'il arrivât, il y fit construire un magasin à poudre, lequel
reçut des arsenaux de Vienne une quantité considérable de munitions
confectionnées. Il y fit construire des fours, transporter des
farines tirées de Hongrie, et parquer plusieurs milliers de boeufs
amenés vivants de la même contrée. Enfin il y envoya des vins en
abondance, et de qualité telle, que l'armée française, excepté en
Espagne, n'en avait jamais bu de pareils. L'aristocratie autrichienne
et les couvents de Vienne, qui possédaient les plus riches caves de
l'Europe, fournirent la matière de ce précieux approvisionnement.
Ainsi rien ne devait manquer aux troupes dans ce vaste camp
retranché, ni en pain, ni en viande, ni en liquides. Voulant rendre
l'île de Lobau aussi facile à traverser la nuit que le jour, Napoléon
en fit éclairer toutes les routes par des lanternes suspendues à des
poteaux, absolument comme on aurait pu le faire pour les rues d'une
grande ville.

[Note en marge: Moyens employés pour assurer le passage du petit bras
en face de l'ennemi.]

Restait la dernière et la plus difficile opération à préparer, celle
du passage du petit bras, qui devait s'exécuter de vive force en
face d'un ennemi nombreux, averti, et tenu toujours en éveil par
notre présence dans l'île de Lobau. Quelque avantage qu'offrît le
lieu choisi pour l'ancien passage, puisqu'il formait un rentrant
(voir la carte nº 49) qui permettait de couvrir de feu le point du
débarquement, il n'était guère présumable qu'on pût s'en servir
encore, l'ennemi devant avoir pris toutes ses précautions pour
nous en interdire l'usage. Les Autrichiens en effet, se souvenant
de ce qui leur était arrivé un mois auparavant, avaient en quelque
sorte muré cette porte en élevant d'Essling à Aspern une ligne de
retranchements hérissés d'artillerie. Une dernière raison enfin
obligeait de renoncer à ce débouché, c'était le défaut d'espace pour
le déploiement d'une armée considérable. L'ennemi était si averti
que ce serait par l'île de Lobau qu'on ferait irruption sur la rive
gauche, qu'on devait s'attendre à le trouver rangé en bataille
vis-à-vis de soi, tandis que la première fois on avait eu le temps
de défiler par le pont du petit bras, de traverser le bois, et de
se mettre en ligne, un corps après l'autre, sans rencontrer aucun
obstacle au déploiement. Il n'y avait plus à espérer que les choses
se passassent de la sorte, et dès lors il fallait se préparer à
déboucher presque en masse, pour combattre au moment même où l'on
toucherait à la rive gauche.

[Note en marge: Choix d'un nouveau point de passage.]

Par ces divers motifs le premier point de passage ne convenait
plus. Napoléon songea à en chercher un autre, tout en feignant de
persévérer dans la préférence donnée à l'ancien. Le petit bras de
soixante toises qui restait à franchir, parvenu à l'extrémité de
l'île, se détournait brusquement pour se diriger perpendiculairement
vers le grand bras. (Voir les cartes n{os} 48 et 49.) Il décrivait
ainsi sur le flanc droit de l'île de Lobau une ligne droite, longue
de deux mille toises. Si pour le traverser on choisissait l'un des
points de cette ligne, on descendait dans une plaine unie, fort
commode pour le déploiement d'une armée nombreuse. C'est en effet par
cette plaine que Napoléon résolut de déboucher. Il est vrai qu'on ne
devait y être protégé par aucun obstacle de terrain; mais, en passant
en une seule masse, on devait être protégé par cette masse même, et
d'ailleurs il n'était pas impossible de suppléer à la protection du
terrain, par des moyens d'artillerie habilement disposés.

Sur la rive gauche, au point même où le petit bras se détournait
brusquement pour rejoindre le grand bras, se trouvait située la
ville peu considérable d'Enzersdorf (voir la carte nº 49), couverte
d'ouvrages défensifs et d'artillerie, comme Essling et Aspern:
puis, un peu au-dessous, s'étendaient au loin la plaine ouverte dont
il vient d'être question et enfin des bois touffus, qui couvraient
le sol jusqu'au confluent des deux bras du fleuve. C'est entre
Enzersdorf et ces bois que Napoléon résolut d'opérer le passage.

[Note en marge: Établissement de nombreuses batteries de gros calibre
pour protéger le nouveau point de passage.]

D'abord il fit tout pour persuader à l'ennemi qu'il passerait par
l'ancien endroit, c'est-à-dire par la gauche de l'île, et, dans cette
vue, il y multiplia les travaux, jugeant utile d'ailleurs d'avoir
des ponts partout, à gauche comme à droite, car plus il y aurait de
communications, plus il aurait de chances de franchir le fleuve et
de se déployer rapidement après l'avoir franchi. Mais les travaux
les plus importants furent accumulés sur la droite de l'île, le
long de la ligne qui s'étend d'Enzersdorf à l'embouchure du petit
bras dans le grand. Quelques îles semées au milieu de ce petit
bras, et que l'armée avait qualifiées de noms de circonstance, tels
que ceux d'_île Masséna_, _île des Moulins_, _île Espagne_, _île
Pouzet_, _île Lannes_, _île Alexandre_, furent jointes au continent
de la Lobau par des ponts fixes, et hérissées de batteries de gros
calibre. Ces batteries armées de cent neuf bouches à feu, tant
pièces de 24 qu'obusiers ou mortiers, étaient destinées à couvrir de
projectiles lancés à une grande distance, tous les points où l'on
se présenterait. Celles de l'_île Masséna_, de l'_île des Moulins_,
de l'_île Espagne_, devaient accabler de feu Aspern, Essling et les
ouvrages élevés de ce côté. Celles de l'_île Pouzet_ devaient en deux
heures réduire en cendres la malheureuse ville d'Enzersdorf. Celles
enfin de l_'île Alexandre_ devaient battre la plaine choisie pour
le déploiement, et y vomir une telle masse de mitraille qu'aucune
troupe ennemie ne pût y tenir. Le temps ne manquant pas, elles
furent établies avec un soin infini, pourvues d'épaulements en
terre, de plates-formes, de petits magasins à poudre. Les pièces de
gros calibre, qu'une armée ne traîne jamais avec elle, avaient été
prises dans l'arsenal de Vienne. Quant aux affûts, on les avait fait
construire par les ouvriers de l'arsenal.

Indépendamment de ces moyens d'artillerie imaginés pour protéger le
passage, Napoléon eut recours, pour le rendre rapide, simultané,
foudroyant, à des combinaisons inconnues jusqu'à lui. Il voulait
qu'en quelques minutes plusieurs milliers d'hommes, jetés au delà du
petit bras, eussent fondu sur les avant-postes autrichiens pour les
surprendre et les enlever; qu'en deux heures cinquante mille autres
fussent déployés sur la rive ennemie pour y livrer une première
bataille; qu'enfin en quatre ou cinq heures cent cinquante mille
soldats, quarante mille chevaux, six cents bouches à feu eussent
passé pour décider du sort de la monarchie autrichienne. Jamais de
telles opérations n'avaient été ni projetées, ni exécutées sur une
pareille échelle.

Lorsqu'on veut franchir un fleuve, on commence par transporter
inopinément quelques soldats résolus dans des barques. Ces
soldats, bien choisis et bien commandés, vont désarmer ou tuer les
avant-postes ennemis, puis fixer des amarres auxquelles on attache
les bateaux qui doivent porter le pont. Ensuite l'armée elle-même
passe aussi vite que possible, car un pont est un défilé long et
étroit, que des masses d'infanterie, de cavalerie et d'artillerie ne
peuvent traverser qu'en s'allongeant beaucoup.

[Note en marge: Projet de jeter quatre ponts à la fois, et de faire
déboucher simultanément trois corps d'armée.]

La première de ces opérations était la plus difficile en présence
d'un ennemi aussi nombreux, aussi préparé que l'étaient les
Autrichiens. Napoléon pour la faciliter fit construire de grands
bacs, capables de porter 300 hommes chacun, devant être conduits
à la rame sur l'autre rive, et ayant, pour mettre les hommes à
l'abri de la mousqueterie, un mantelet mobile qui en s'abattant
servait à descendre à terre. Chaque corps d'armée fut pourvu de
cinq de ces bacs, ce qui faisait une avant-garde de quinze cents
hommes transportés à la fois, et à l'improviste, sur chaque point
de passage. Or il était peu présumable que l'ennemi n'étant pas
exactement informé du lieu où l'opération s'exécuterait, pût nous
opposer des avant-postes aussi considérables. À l'instant une
_cinquenelle_ (câble auquel les bacs sont attachés, et le long duquel
ils coulent dans leur mouvement de va-et-vient), une _cinquenelle_
fixée à un arbre devait fournir le moyen de commencer les allées et
venues, et de transporter successivement les troupes. Immédiatement
après, l'établissement des ponts devait commencer. Tous les bateaux
étant préparés, tous les agrès disposés, les lieux choisis, les
hommes instruits de ce qu'ils avaient à faire, on était fondé à
croire que deux heures suffiraient pour jeter un pont de soixante
toises, opération qui exigeait autrefois douze ou quinze heures
si on était prêt, vingt-quatre et quarante-huit si on ne l'était
pas. Napoléon décida que quatre ponts au moins, deux de bateaux,
un de pontons, un de gros radeaux (celui-ci pour la cavalerie et
l'artillerie) seraient jetés sur le petit bras de manière à faire
déboucher trois corps d'armée à la fois, ceux du maréchal Masséna,
du général Oudinot et du maréchal Davout. Ainsi plusieurs milliers
d'hommes, transportés dans des bacs en quelques minutes, suffiraient
pour accabler les avant-postes ennemis. Cinquante à soixante mille
hommes, débouchant en deux heures sous la protection de batteries
formidables, tiendraient tête aux forces que l'ennemi aurait le
temps de réunir en apprenant le point du passage. Enfin, en quatre
ou cinq heures, l'armée aurait débouché tout entière, prête à livrer
bataille, et pourvue de moyens de retraite aussi assurés que si
elle n'avait pas eu un grand fleuve sur ses derrières. Il était
même probable que l'opération serait terminée avant que l'ennemi
eût pu la troubler, car la nuit, le feu de batteries puissantes,
la simultanéité des passages, devaient le plonger dans une extrême
confusion.

[Note en marge: Pour accélérer l'établissement des ponts, Napoléon
invente un pont d'une seule pièce, qui peut être jeté en quelques
minutes.]

Cependant, aux yeux de Napoléon, ce n'était pas assez que d'avoir
réduit à deux heures l'établissement d'un pont de 60 toises, qui en
exigeait quelquefois douze, vingt-quatre, quarante-huit: il voulait
qu'une colonne d'infanterie pût déboucher à l'instant même, et
aussi vite que les avant-gardes transportées dans les bacs. Pour y
parvenir, il inventa un pont d'un genre tout nouveau, dont il confia
l'exécution à un officier fort intelligent, le commandant Dessalles.
Ordinairement c'est en amarrant l'un à côté de l'autre une suite de
bateaux qu'on réussit à établir un pont. Il imagina d'en jeter un
d'une seule pièce, composé de bateaux liés d'avance entre eux avec
de fortes poutrelles, qu'on descendrait le long de la rive où l'on
désirait l'établir, qu'on attacherait par un bout à cette rive, qu'on
livrerait ensuite au courant qui le porterait lui-même à la rive
opposée, où des hommes iraient le fixer en le traversant au pas de
course. Cela fait, il ne resterait plus qu'à jeter quelques ancres
pour lui servir de points d'appui dans sa longueur. On avait calculé,
et le résultat le prouva depuis, que quelques minutes suffiraient à
cette prodigieuse opération.

L'inconvénient de ce pont construit à l'avance était d'indiquer, par
le lieu où on le préparait, le lieu où il serait jeté. On remédia à
cet inconvénient par le moyen que voici. L'île de Lobau avait été
couverte de chantiers, comme aurait pu l'être un des grands ports de
France. Ces chantiers étaient placés au bord de plusieurs flaques
d'eau, aboutissant par des canaux intérieurs au petit bras. C'était
là que l'on construisait les nombreux bateaux, pontons, radeaux,
destinés à l'établissement des ponts, sans indication du lieu où
s'opérerait le passage. Il y avait derrière l'_île Alexandre_, sur
le flanc droit de la grande île Lobau, au-dessous d'Enzersdorf,
vis-à-vis de la plaine où l'on avait le projet de déboucher, un canal
intérieur, large, long, assez profond, et où devaient s'achever les
derniers ajustements de chaque ouvrage. C'est là qu'on disposa le
pont d'une seule pièce, avec projet de le faire sortir au dernier
moment, pour l'introduire dans le petit bras. Cependant, comme
ce canal présentait un coude à son extrémité, Napoléon poussa la
prévoyance jusqu'à faire adapter plusieurs articulations au pont
d'une seule pièce, afin qu'il pût tour à tour se courber et se
redresser, suivant les inflexions du canal dans lequel il avait été
préparé.

Pensant bien qu'au moment même de l'opération le besoin de
communications rapides entre les deux rives se ferait vivement
sentir, Napoléon voulant réparer jusqu'à l'excès l'imprudence de son
premier passage, fit réunir dans ces canaux intérieurs, des bois, des
radeaux, des pontons tout prêts, pour jeter au besoin quatre ou cinq
ponts de plus, pour hâter ainsi autant que possible le déploiement de
son armée, et rendre, en cas de revers, la retraite aussi facile que
sur un champ de bataille ordinaire.

[Note en marge: Aspect de l'île de Lobau et de la ville de Vienne
pendant le mois de juin 1809.]

Il avait fait venir, outre les marins de la garde, des constructeurs
de France. Il en avait recueilli sur les bords du Danube, qui sous
la direction des ingénieurs français concouraient à construire cette
flottille d'un nouveau genre. Des milliers d'ouvriers de toute
origine travaillaient ainsi avec une incroyable activité, dans cette
île devenue semblable aux chantiers d'Anvers, de Brest ou de Toulon.
Des courbes provenant des Alpes ou trouvées à Vienne, d'énormes
poutrelles, d'innombrables madriers, transportés par les chevaux
de l'artillerie, venaient de tous les points s'embarquer sur le
Danube, qui les amenait jusqu'à Ébersdorf, de là étaient introduits
dans les canaux intérieurs de la Lobau, et saisis par la hache des
charpentiers prenaient la forme qui convenait à leur destination.
Les marins de la garde dans des chaloupes armées d'obusiers
croisaient sans cesse pour surveiller ces immenses travaux, pour
fouiller les îles et les replis cachés du fleuve, pour acquérir ainsi
une connaissance des lieux qui serait fort utile le jour de la grande
opération. Napoléon avait recouvré un précieux débris de l'armée du
général Dupont, c'était le brave capitaine Baste, commandant des
marins de la garde dans la campagne d'Andalousie, aussi bon officier
d'infanterie qu'habile officier de mer, et le seul auquel Napoléon
eût pardonné la catastrophe de Baylen, car il l'avait élevé en grade
tandis qu'il poursuivait sans pitié ses compagnons d'infortune. Le
capitaine Baste, devenu colonel, commandait encore les marins de la
garde, et devait être présent partout à l'heure du péril.

[Date en marge: Juillet 1809.]

[Note en marge: Moyens employés par Napoléon pour contenir, occuper
et nourrir le peuple de Vienne pendant le séjour de son armée dans
cette capitale.]

Napoléon partant presque tous les jours de Schoenbrunn à cheval,
traversait au galop l'espace qui le séparait d'Ébersdorf, venait
surveiller, diriger, perfectionner les ouvrages qu'il avait ordonnés,
et à chaque visite concevait une idée ou une combinaison nouvelle,
pour arriver à une réalisation plus certaine de ses projets. Les
Viennois, sous les yeux, quelquefois même avec le concours desquels
s'exécutait cette prodigieuse entreprise, frémissaient en secret,
et, sans la puissante armée qui les contenait, auraient fini par se
soulever, car s'ils étaient doux, ils étaient patriotes, et animés
des sentiments qui conviennent à un grand peuple. Mais Napoléon
avait pris des soins extrêmes pour les calmer. La discipline avait
été rigoureusement observée. Pas un propos, pas un acte offensant
n'étaient permis; toute infraction était réprimée à l'instant même.
Les vivres manquant, Napoléon avait tiré de Hongrie des quantités
considérables de grains et de nombreux convois de bestiaux, de telle
sorte qu'on vivait à Vienne sans payer les subsistances trop cher.
Il avait consenti à employer la bourgeoisie pour le maintien de
l'ordre, parce que nos troupes ne parlant pas la langue du pays,
étant d'ailleurs étrangères et ennemies, étaient moins propres qu'une
milice nationale à se faire écouter quand il y avait du tumulte.
Mais il avait limité à six mille les bourgeois employés à cet usage,
et ne leur avait laissé que 1,500 fusils, nombre égal à celui des
hommes qui étaient de garde chaque jour. Napoléon en outre exerçait
une surveillance sévère sur les habitants. Sachant que beaucoup de
soldats de l'ancienne garnison s'étaient cachés dans la ville, sous
l'habit civil, prêts à seconder la première révolte populaire, il
avait ordonné quelques actes de rigueur, en se bornant toutefois à
ce qui était indispensable. Quant aux gens du peuple, qui avaient
besoin de travail, il leur en fournissait à un taux raisonnable, et
pas toujours pour le service de l'armée, souvent au contraire pour
l'utilité ou l'embellissement de Vienne, afin que le pain qu'il leur
procurait ne leur parût pas trop amer.

[Note en marge: Fixation de la nuit du 4 au 5 juillet pour le passage
du Danube.]

[Note en marge: Réunion successive de l'armée dans l'île de Lobau
pendant les journées des 1er, 2 et 3 juillet.]

Tel fut l'aspect de l'île de Lobau et de la ville de Vienne pendant
le mois de juin. Au 1er juillet tout étant prêt, et les corps d'armée
dont on pouvait disposer étant arrivés ou sur le point d'arriver,
Napoléon donna ses ordres pour que les troupes commençassent à se
réunir dans l'île de Lobau dès le 3 juillet, qu'elles y fussent
rendues le 4, qu'elles passassent le petit bras dans la nuit du 4
au 5, pour combattre le 5 si on rencontrait l'ennemi en débouchant,
le 6 s'il ne se présentait pas immédiatement. Le 1er juillet il
quitta Schoenbrunn, et alla établir son quartier général dans l'île
de Lobau, laissant voir ainsi ce qu'on ne pouvait plus ignorer, que
cette île serait son point de départ, mais ne laissant soupçonner
à personne quelle serait la partie de cette île vers laquelle
s'exécuterait le passage. Le corps du maréchal Masséna s'y trouvant
déjà, Napoléon y fit venir successivement le corps du général
Oudinot, la garde, le corps du maréchal Davout, la cavalerie légère,
la grosse cavalerie, enfin l'immense artillerie de campagne qu'il
avait préparée. La cavalerie et l'artillerie passaient le grand
bras sur le pont de pilotis, l'infanterie sur le pont de bateaux.
Le général Mathieu Dumas avait été chargé de veiller lui-même au
défilé, afin d'éviter les encombrements. Des poteaux indiquaient
l'emplacement de chaque corps d'armée. D'après les ordres expédiés,
l'armée d'Italie devait arriver le 4 au matin, l'armée de Dalmatie
et les Bavarois le 5 au plus tard. Les Saxons rendus à Vienne depuis
quelques jours, ainsi que la division française Dupas, passèrent avec
les premières troupes dans l'île de Lobau. Les corps étaient reposés,
bien nourris, et animés des meilleures dispositions. Quelques
bataillons et escadrons de marche, arrivés en juin, beaucoup d'hommes
sortis des hôpitaux, avaient servi à réparer, non pas la totalité
mais une partie des pertes. La garde était superbe, complète en
toutes armes, mais surtout en artillerie. En additionnant les troupes
de Masséna, d'Oudinot, de Davout, de Bernadotte, du prince Eugène,
de Macdonald, de Marmont, du Bavarois de Wrède et de la garde,
on pouvait supposer un total de 150 mille hommes, dont 26 mille
cavaliers et 12 mille artilleurs servant 550 bouches à feu, force
énorme que Napoléon n'avait pas encore réunie sur un même champ de
bataille, et qui, si on consulte bien l'histoire du monde, n'avait
encore figuré sur aucun[31]. Outre cette force si considérable,
Napoléon avait auprès de lui l'invincible Masséna, meurtri d'une
chute de cheval, mais capable de dominer un jour de bataille toutes
les douleurs physiques; l'opiniâtre Davout, le bouillant Oudinot,
l'intrépide Macdonald, et une foule d'autres qui étaient prêts à
payer de leur sang le triomphe de nos armes. L'héroïque Lannes,
mort des suites de ses blessures, à Ébersdorf, entre les bras de
Napoléon et au milieu des regrets de toute l'armée, y manquait seul.
La destinée le privait d'assister à une victoire à laquelle il avait
puissamment contribué par sa conduite dans cette campagne, mais elle
le dispensait aussi de voir les affreux revers qui nous frappèrent
plus tard: il mourait heureux, puisqu'il mourait dans le cours du
dernier de nos triomphes.

[Note 31: Les historiens anciens, et ceux du moyen âge, ont allégué
en quelques occasions des nombres de combattants beaucoup plus
considérables, mais une foule de raisons, inutiles à rapporter ici,
prouvent que ces allégations sont tout à fait exagérées. Je crois
donc vrai de dire qu'il ne s'était pas rencontré encore autant
d'hommes, armés d'aussi puissants moyens de destruction, sur un même
champ de bataille.]

[Note en marge: Inquiétude conçue par Napoléon à l'occasion du départ
supposé de l'archiduc Charles pour Presbourg.]

Napoléon, transporté dans l'île de Lobau, fut saisi d'une inquiétude
subite: il craignit, d'après quelques indices, que l'archiduc Charles
ne lui eût échappé en descendant le Danube jusqu'à Presbourg. Il
est certain que l'archiduc aurait pu recourir à cette manoeuvre,
et la preuve qu'elle eût été bien conçue de sa part, c'est que son
adversaire la redoutait singulièrement. En quittant la position qu'il
occupait vis-à-vis de Vienne, sur les hauteurs de Wagram, il aurait,
il est vrai, livré sans combat le passage du Danube; mais avec les
moyens imaginés par Napoléon, il y avait peu de chances d'empêcher ce
passage, et en s'enfonçant en Hongrie, il obligeait les Français à
s'affaiblir par l'allongement de leur ligne d'opération, à laisser un
corps pour garder Vienne, tandis que les Autrichiens se renforçaient
de l'archiduc Jean et de l'insurrection hongroise. Il aurait donc
pu concevoir ce plan sans commettre une faute, et on pouvait avec
quelque fondement lui en prêter la pensée. Napoléon, pour dissiper
ses doutes, fit une tentative hardie, qui, tout en l'éclairant sur
les projets du généralissime autrichien, était destinée à tromper ce
dernier sur le véritable point du passage.

[Note en marge: Reconnaissance pour s'assurer de la présence de
l'armée autrichienne entre Essling et Wagram.]

La division Legrand du corps de Masséna avait été placée près du
rentrant qui avait servi au premier passage. Un brave et habile
officier de pontonniers, le capitaine Baillot, avait été chargé
de jeter de ce côté un pont de bateaux. Vers la nuit l'artillerie
fut répartie à droite et à gauche du rentrant; les voltigeurs
de la division Legrand s'embarquèrent dans des nacelles, sous la
direction de l'aide de camp de Masséna, Sainte-Croix, franchirent
le petit bras, et s'emparèrent du débouché, malgré les avant-postes
autrichiens, qu'ils repoussèrent. En moins de deux heures le
capitaine Baillot, opérant avec des matériaux préparés à l'avance,
sur un terrain bien étudié, réussit à établir un pont de bateaux,
et la division Legrand passant sur ce pont en toute hâte, puis
traversant le petit bois qui s'étend au delà, vint déboucher
entre Essling et Aspern. Après avoir ramassé quelques prisonniers
et tué quelques hommes, la division attira, en se montrant, une
vive canonnade de la part des redoutes ennemies, et quand le jour
fut venu, elle aperçut un déploiement de forces qui ne laissait
aucun doute sur la présence en ces lieux de la principale armée
autrichienne. Dès ce moment Napoléon n'avait plus à craindre que
l'ennemi eût disparu; il était certain au contraire de l'avoir devant
lui, et de pouvoir bientôt finir la guerre dans la vaste plaine du
Marchfeld.

[Note en marge: Irrésolutions de l'archiduc Charles.]

L'archiduc Charles se trouvait en effet vis-à-vis, sur les hauteurs
de Wagram, flottant entre mille projets, ne sachant auquel s'arrêter,
et, comme d'usage, ne s'attachant à en exécuter aucun. Il avait
employé les premiers jours qui avaient suivi la bataille d'Essling
à se laisser féliciter de sa victoire, à se prêter même à des
exagérations ridicules, qui pouvaient toutefois avoir un côté
sérieux, celui d'agir utilement sur les esprits. Mais il n'avait
rien fait pour se procurer, après un succès douteux, un succès
incontestable. Ce n'est pas assurément de n'avoir point envahi la
Lobau, comme nous l'avons dit ailleurs, qu'on pouvait l'accuser;
ce n'est pas non plus de n'avoir point essayé, au-dessus ou
au-dessous de Vienne, un passage qui aurait pu amener la délivrance
de l'Autriche, mais aussi sa ruine totale; mais sans imposer au
généralissime des plans compliqués et hasardeux, pourquoi, puisque
la bataille d'Essling lui avait paru une merveille, pourquoi ne
pas profiter de la leçon, et ne pas en tirer une autre bataille
d'Essling plus complète et plus décisive? Cet événement tant vanté
par les Autrichiens était l'expression de la difficulté militaire
que Napoléon avait à vaincre, et qui consistait à passer un grand
fleuve, pour livrer bataille avec ce fleuve à dos. Il fallait dès
lors ne rien négliger pour accroître cette difficulté, et la rendre
même insurmontable, si on le pouvait. C'était là un jeu simple,
sûr, éprouvé, et sans y faire de prodige, il suffisait qu'on eût
encore une fois arrêté Napoléon au bord du Danube, pour le chasser
bientôt de l'Autriche. Il y avait pour cela deux mesures fort
simples à prendre, c'était d'abord d'ajouter au terrain du combat,
qui était connu d'avance, toute la force qu'une position défensive
peut recevoir des efforts de l'art; c'était ensuite d'employer la
ressource des grandes manoeuvres pour y concentrer toutes les armées
de la monarchie. De ces deux mesures, l'archiduc, heureusement, n'en
avait pris aucune.

[Note en marge: Négligence apportée par l'archiduc à défendre les
abords de la rive gauche.]

Ainsi Napoléon avait accumulé les redoutes sur tout le pourtour de
l'île de Lobau pour déboucher sous la protection d'une puissante
artillerie de gros calibre: n'était-il pas dès lors naturel d'élever
vis-à-vis des redoutes qui rendissent la rive opposée inabordable?
La grosse artillerie ne manquait pas à une puissance qui se battait
chez elle, et qui était l'une des mieux fournies de l'Europe en
matériel. Or, l'archiduc avait retranché Essling, Aspern, Enzersdorf,
parce qu'on s'était battu sur ces trois points; mais d'Enzersdorf
au confluent des deux bras, sur toute la droite de la Lobau, dans
la plaine unie que Napoléon avait choisie pour déboucher, il
s'était borné à construire une redoute, près d'un endroit dit la
_Maison-Blanche_, armée de six canons, et à loger quelques troupes
dans le petit château de Sachsengang, situé au milieu des bois. La
possibilité du débouché par notre droite, qui était la combinaison
sur laquelle Napoléon avait médité quarante jours, n'avait pas
un moment frappé l'archiduc Charles, et il n'avait construit de
véritables ouvrages que d'Aspern à Essling, d'Essling à Enzersdorf.
(Voir la carte nº 49.) Encore ces ouvrages n'étaient-ils pas de force
à résister à des soldats aussi impétueux que les soldats français.

[Note en marge: Nature du terrain entre l'île de Lobau et Wagram.]

Après avoir rendu le passage du Danube aussi difficile que possible,
en couvrant d'ouvrages puissants la rive opposée à l'île de Lobau,
il restait à se créer en arrière, dans la plaine du Marchfeld, qui
était le champ de bataille inévitable des deux armées, une position
défensive telle, qu'on eût pour soi toutes les chances. Or, en
supposant que l'ennemi fût parvenu à franchir le Danube, si on
gagnait sur lui une bataille défensive, on pouvait, le lendemain ou
le jour même, passer de la défensive à l'offensive, et essayer,
avec grande probabilité d'y réussir, de le jeter dans le fleuve. Le
terrain offrait pour cela des ressources nombreuses. La plaine du
Marchfeld allait en s'élevant doucement pendant deux lieues; puis
surgissait une petite chaîne de hauteurs, de Neusiedel à Wagram, dont
le pied était baigné par un gros ruisseau, profond et marécageux,
le Russbach. (Voir les cartes n{os} 48 et 49.) C'était derrière ce
ruisseau que l'archiduc avait campé ses principales forces. Il y
avait placé trois de ses corps d'armée, le premier sous Bellegarde,
le deuxième sous Hohenzollern[32], le quatrième sous Rosenberg,
c'est-à-dire 75 mille hommes environ. Il eût été facile, en profitant
des hauteurs et du ruisseau qui circulait à leur pied, d'y élever des
ouvrages formidables, qu'aucune impétuosité, même française, n'aurait
pu vaincre. Cette position venait se relier au Danube par une seconde
ligne de hauteurs en forme de demi-cercle, passant par Aderklaa,
Gerarsdorf et Stamersdorf, dont l'accès n'était pas interdit par un
ruisseau profond, mais qui n'en avait pas besoin, car c'est le côté
par lequel on aurait dû prendre l'offensive, pendant qu'on aurait
opposé sur l'autre une défensive obstinée et invincible. L'archiduc
avait là encore 65 ou 70 mille hommes, se composant du troisième
corps sous Kollowrath[33], du cinquième sous le prince de Reuss[34],
du sixième sous Klenau[35]. Ce dernier gardait le bord du fleuve.
La double réserve de cavalerie et de grenadiers, cantonnée entre
Wagram et Gerarsdorf, liait les deux masses de l'armée autrichienne.
Celle de gauche, qui campait entre Neusiedel et Wagram, aurait pu
défendre les hauteurs opiniâtrement, et pendant ce temps celle de
droite, qui s'étendait de Gerarsdorf à Stamersdorf, aurait dû prendre
l'offensive, se porter dans le flanc des Français, les séparer du
Danube, ou les jeter dans ce fleuve. L'archiduc pensait effectivement
à se conduire de la sorte, comme on le verra bientôt, mais sans
avoir construit aucun des ouvrages qui auraient rendu inabordable la
position entre Wagram et Neusiedel.

[Note 32: C'était Kollowrath qui le commandait au début de la guerre.]

[Note 33: Commandé auparavant par Hohenzollern.]

[Note 34: Commandé auparavant par le prince Louis.]

[Note 35: Commandé auparavant par le général Hiller.]

[Note en marge: Négligence de l'archiduc à concentrer ses forces
entre Essling et Wagram.]

Enfin la dernière précaution à prendre eût été de concentrer ses
forces, de façon à être sur le champ de bataille supérieur en
nombre à son adversaire. Le mouvement successif de concentration
qui amenait, les uns après les autres, les corps français sous
Vienne, était en partie connu du généralissime autrichien, bien
que la manoeuvre principale, celle qui devait faire participer
l'armée d'Italie à la grande bataille, lui fût habilement dérobée.
Cette manière d'agir aurait dû lui servir de leçon, et le porter à
réunir entre la Lobau et Wagram toutes les troupes qui n'étaient pas
indispensables ailleurs. Cependant, comme tous les esprits indécis,
il n'avait que très-imparfaitement suivi l'exemple si instructif de
son adversaire. Il avait en effet appelé de Lintz à Wagram le corps
de Kollowrath, ce qui l'avait renforcé d'une vingtaine de mille
hommes. Mais il en avait laissé sur le haut Danube au moins une
douzaine de mille, dont il aurait pu attirer encore une partie, les
Français n'ayant évidemment aucun projet de ce côté. Il songeait à
faire venir l'archiduc Jean, tandis qu'il aurait déjà dû l'avoir
auprès de lui, la ville de Presbourg pouvant se défendre avec 3 ou
4 mille hommes de garnison. Il aurait pu lui adjoindre le général
Chasteler avec 7 ou 8 mille hommes, car pour batailler en Hongrie
avec les postes français restés sur la Raab, le ban Giulay suffisait,
ce qui aurait élevé de 12 à 20 mille le renfort que lui eût amené
l'archiduc Jean. Enfin l'archiduc Ferdinand faisait en Pologne une
campagne inutile, et employait 30 à 35 mille hommes d'excellentes
troupes en courses ridicules de Thorn à Sandomir. En conservant dans
cette partie du théâtre de la guerre une quinzaine de mille hommes
pour contenir non les Russes, qui étaient peu à craindre, mais les
Polonais, qui se montraient assez entreprenants, on aurait eu encore
une vingtaine de mille hommes qui eussent pu concourir à sauver la
monarchie sous les murs de Vienne.

Ainsi en manoeuvrant comme Napoléon, avec cet art qui consiste à ne
laisser en chaque lieu que l'indispensable, pour porter sur le point
décisif tout ce qui peut y être réuni sans faire faute ailleurs,
l'archiduc Charles aurait eu le moyen d'amener 20 mille hommes de
Presbourg, 9 à 10 mille de Lintz, et 20 de Cracovie, ce qui eût
ajouté 50 mille hommes à ses forces, et peut-être décidé la question
en sa faveur. Que serait-il arrivé, en effet, si les Français
débouchant avec 140 ou 150 mille hommes, en eussent rencontré 200
mille, dont 80 dans une position inexpugnable et 120 leur tombant
dans le flanc pendant l'attaque de cette position? Il est probable
que, malgré tout son génie, Napoléon, dans cette plaine du Marchfeld,
eût trouvé trois ou quatre ans plus tôt le terme de sa prodigieuse
grandeur.

L'archiduc, entrevoyant mais ne voyant pas sûrement que tout se
déciderait entre Wagram et l'île de Lobau, n'avait rien exécuté de ce
que nous venons de dire. Il avait campé ses troupes sur les hauteurs
de Neusiedel à Wagram, les y avait baraquées, les faisait manoeuvrer
pour instruire ses recrues, les nourrissait assez abondamment avec
du pain et de la viande fournis par les juifs, mais les laissait
manquer de paille, de fourrage, d'eau (excepté pour les corps placés
près du Russbach), et par conséquent ne les avait pas même mises
à l'abri des privations, bien qu'il fût dans son pays, et secondé
par le patriotisme de toutes les populations. Il n'avait presque
rien fait pour remonter la cavalerie, quoique l'Autriche abondât en
chevaux, et il n'obtenait pas d'un pays dévoué tout ce qu'en tirait
Napoléon, qui en était abhorré à titre de conquérant étranger[36].
On pouvait évaluer les six corps dont il disposait, en y ajoutant les
deux réserves de grenadiers et de cuirassiers, à 140 mille hommes
environ, suivis de 400 bouches à feu; et il comptait en outre sur
12 mille de l'archiduc Jean, ce qui faisait à peu près 150 mille,
tandis qu'il aurait pu en réunir près de 200 mille. Ses troupes lui
étaient fort attachées; mais, en estimant sa bravoure et son savoir,
en le préférant à son frère, elles n'avaient pas dans son génie une
suffisante confiance. Elles craignaient de le voir en présence de
Napoléon, presque autant qu'il craignait lui-même de s'y trouver.

[Note 36: Les Autrichiens, après la bataille de Wagram, ont cherché
à réduire le chiffre des troupes dont ils pouvaient disposer dans
cette bataille. Les récits par eux publiés ont évalué leur armée à
115 mille hommes, sans y compter le prince de Reuss, qui était à
Stamersdorf, vis-à-vis de Vienne, et qu'ils ont omis parce qu'il
n'agit pas dans cette journée. S'il n'agit pas ce fut la faute du
général en chef, mais il n'en était pas moins sur le terrain. En
évaluant son corps à 14 ou 15 mille hommes, ce serait un total de
près de 130 mille hommes, sans l'archiduc Jean. Mais ces évaluations
sont au-dessous de toute vraisemblance. Le 1er et le 2e corps
(Bellegarde et Kollowrath) avaient pris peu de part aux principaux
combats de la campagne, et ne devaient pas compter beaucoup moins
de 50 mille hommes. Les 3e et 4e avaient souffert, mais ils avaient
été considérablement recrutés. En les portant à 20 mille hommes
chacun, on trouve déjà un total de 90 mille. Restaient le 6e sous
Klenau, le 5e sous le prince de Reuss, enfin la double réserve dont
le chiffre avoué était de 8 mille hommes d'infanterie, et de 8 mille
de cavalerie. On ne peut pas évaluer ces trois corps à moins de
cinquante mille hommes, en supposant le corps de Klenau de 20 mille,
celui de Reuss de 15 mille, la double réserve de 16 mille, ce qui
produit un total de 140 mille sans l'archiduc Jean, et de 152 mille
avec lui. On peut donc avancer avec la plus grande vraisemblance que
les deux armées étaient de même force. Les calculs les plus rigoureux
donnent en effet environ 140 à 150 mille hommes pour l'évaluation des
forces de l'armée française.]

[Note en marge: Reconnaissance opérée par l'archiduc Charles à la
suite du passage exécuté par la division Legrand.]

Comme l'accumulation successive des troupes françaises vers Ébersdorf
annonçait des événements prochains, l'archiduc Charles, déjà tenu
en éveil par cette accumulation, prit l'alarme en entendant la
canonnade provoquée par la division Legrand, et mit ses troupes en
mouvement dans la persuasion que le passage allait recommencer sur le
même point. Déjà une avant-garde sous le général Nordmann occupait
Enzersdorf, la plaine à droite de l'île, la petite redoute de la
_Maison-Blanche_, et les bois situés au confluent des deux bras du
Danube. Tandis que ce point le plus menacé était gardé par une simple
avant-garde, le général Klenau, avec le sixième corps tout entier,
occupait les ouvrages entre Aspern et Essling, devant lesquels on
supposait que l'armée française se présenterait de nouveau pour
combattre. L'archiduc Charles descendit des hauteurs de Wagram dans
la plaine du Marchfeld, avec les corps de Bellegarde, Hohenzollern,
Rosenberg (les 1er, 2e, 4e), pour appuyer Nordmann et Klenau. Il fit
descendre aussi du demi-cercle de hauteurs qui formait sa droite
de Wagram au Danube, le corps de Kollowrath (le 3e), laissant en
position le prince de Reuss à Stamersdorf, vis-à-vis de Vienne, afin
d'observer si les Français ne tenteraient rien de ce côté. La double
réserve d'infanterie et de cavalerie resta en arrière, aux environs
de Gerarsdorf. Il demeura ainsi en position le 1er et le 2 juillet,
puis ne voyant point paraître les Français, imaginant que le passage
ne serait pas immédiat, et répugnant à tenir dans cette plaine, au
milieu d'une chaleur étouffante, son armée exposée à toutes les
privations, il la ramena sur les hauteurs où elle était habituée à
camper. Il maintint l'avant-garde de Nordmann entre Enzersdorf et la
_Maison-Blanche_, le corps de Klenau dans les ouvrages d'Essling et
d'Aspern, attendant une démonstration plus sérieuse, pour descendre
de nouveau dans la plaine, et livrer bataille.

[Note en marge: L'archiduc Charles fait tirer sur l'île de Lobau,
espérant que l'accumulation des hommes offrira une grande prise au
boulet.]

Le 3 juillet Napoléon ne fit rien que préparer définitivement, et
secrètement, derrière le rideau des bois, le matériel de passage, et
attendre les troupes qui ne cessaient de franchir les grands ponts
pour se rendre dans la Lobau. L'agglomération toujours croissante
des troupes pouvait même se discerner au loin, et l'archiduc
Charles averti ordonna le 4 à l'artillerie d'Aspern, d'Essling
et d'Enzersdorf, de tirer sur l'île de Lobau, pour y envoyer des
boulets dont aucun ne devait être perdu, en tombant au milieu d'une
telle accumulation d'hommes. Jamais en effet on n'avait vu dans un
espace d'une lieue de largeur, de trois lieues de tour, 150 mille
soldats, 550 bouches à feu, et 40 mille chevaux, entassés les uns
sur les autres. Heureusement l'île était trop profonde pour que les
projectiles lancés d'Essling et d'Aspern pussent avoir un effet
meurtrier. Il aurait fallu pour cela de gros calibres, comme ceux
dont Napoléon avait eu la prévoyance d'armer ses batteries, tandis
que l'archiduc n'avait dans ses ouvrages que des pièces de campagne.
Cependant les troupes de Masséna les plus voisines de l'ennemi
perdirent quelques hommes par le boulet.

[Note en marge: Commencement du passage dans la nuit du 4 au 5
juillet.]

[Note en marge: Passage du corps d'Oudinot.]

Le 4 à la chute du jour, Masséna, Davout, Oudinot, couverts par
le rideau des bois, s'approchèrent de la droite de l'île, et se
placèrent, Masséna vis-à-vis d'Enzersdorf (voir la carte nº 49),
Davout un peu plus bas, vis-à-vis de la _Maison-Blanche_, Oudinot
en dessous, en face des bois touffus du confluent. Le colonel des
marins Baste mouilla près de ce dernier endroit avec ses barques
armées, prêt à convoyer les troupes de débarquement. À neuf heures,
le corps d'Oudinot commença son passage. La brigade Conroux, de la
division Tharreau, embarquée sur les gros bacs dont nous avons parlé,
et escortée par la flottille du colonel Baste, sortit des golfes
intérieurs de l'île de Lobau, et se porta vers les bois du confluent.
La nuit était profonde, et le ciel, chargé d'épais nuages, annonçait
un violent orage d'été, ce qui ne pouvait que favoriser notre
entreprise. Le petit bras fut traversé en peu de minutes, quoiqu'il
s'élargît en se rapprochant du grand. Après avoir débarqué sur la
rive opposée, on enleva les sentinelles ennemies qui appartenaient à
l'avant-garde du général Nordmann, on s'empara ensuite de la redoute
de la _Maison-Blanche_, et tout cela, exécuté en un quart d'heure,
coûta tout au plus quelques hommes. La cinquenelle fut aussitôt
attachée à un arbre désigné d'avance, et les bacs, commençant leur
va-et-vient, transportèrent rapidement le reste de la division
Tharreau. Au même instant le capitaine Larue, toujours secondé par
le colonel Baste, amena en position les matériaux du pont qui devait
être établi à l'embouchure du petit bras dans le grand, et conduisit
son travail de manière à le terminer en moins de deux heures.
Pendant ce temps la division Tharreau tiraillait sur l'autre rive,
et à travers l'obscurité, contre les avant-gardes autrichiennes,
qu'elle n'avait pas de peine à repousser, et les divisions Grandjean
(autrefois Saint-Hilaire), Frère (autrefois Claparède), qui
complétaient le corps d'Oudinot, se rangeaient en colonnes serrées,
attendant que le pont fût jeté, pour passer à leur tour et rejoindre
la division Tharreau.

[Note en marge: Passage du corps de Masséna.]

[Note en marge: Placement en quelques minutes du pont d'une seule
pièce.]

Le maréchal Masséna avait reçu ordre de ne commencer son passage
que lorsque le général Oudinot aurait fort avancé le sien et pris
pied sur la rive ennemie. À onze heures il se mit en mouvement avec
les trois divisions, Boudet, Carra Saint-Cyr, Molitor, celle de
Legrand ayant déjà franchi le fleuve entre Essling et Aspern. Quinze
cents voltigeurs embarqués sur cinq gros bacs, escortés par le
colonel Baste, et conduits par le brave aide de camp Sainte-Croix,
débouchèrent du canal intérieur de l'_île Alexandre_, et traversèrent
le petit bras, sous le feu des avant-postes autrichiens, que
la fusillade d'Oudinot avait attirés. Ils bravèrent ce feu, et
touchèrent bientôt à la rive opposée. Les bacs ayant de la peine à
y aborder, les soldats se jetèrent dans l'eau jusqu'à la ceinture,
les uns pour combattre corps à corps les tirailleurs ennemis,
les autres pour tirer les bacs à terre. La cinquenelle ayant été
attachée à un arbre, on commença les trajets successifs, et on porta
secours aux voltigeurs engagés avec l'avant-garde de Nordmann. Sur
ces entrefaites le pont d'une seule pièce, dirigé par le commandant
Dessalles, sortait du canal de l'_île Alexandre_, s'infléchissait
pour suivre les sinuosités de ce canal, se redressait après les avoir
franchies, puis livré au courant allait s'arrêter à une cinquantaine
de toises au-dessous, afin de laisser le passage libre aux matériaux
des autres ponts. Quelques pontonniers intrépides s'avançant dans
une nacelle, sous la mousqueterie ennemie, vinrent jeter une ancre
sur laquelle ils halèrent le pont pour le redresser et le placer
transversalement. Tandis qu'on le fixait fortement de notre côté, les
troupes de la division Boudet s'élancèrent dessus pour aller le fixer
à l'autre bord. Quinze ou vingt minutes suffirent à l'achèvement
de cette belle opération. Le reste des troupes de Masséna défila
aussitôt pour prendre possession de la rive gauche, avant que les
Autrichiens eussent le temps d'opposer des masses au déploiement de
l'armée française.

Le pont de pontons puis celui de radeaux sortirent successivement
du canal de l'_île Alexandre_, mais en pièces détachées, et furent
disposés au-dessus du pont d'une seule pièce, à cent toises les
uns des autres. Le pont de pontons était destiné à l'infanterie du
maréchal Davout, le pont de radeaux à l'artillerie et à la cavalerie
des maréchaux Davout et Masséna. Le premier devait être achevé en
moins de deux heures et demie, le second en quatre ou cinq. Les
pontonniers travaillaient sous un feu continuel, sans se troubler ni
se rebuter.

[Note en marge: Feu effroyable de toutes les batteries de l'île de
Lobau.]

Son projet étant démasqué, Napoléon avait ordonné à l'artillerie des
redoutes de commencer à tirer, pour démolir d'abord la petite ville
d'Enzersdorf, de manière qu'elle ne pût servir de point d'appui à
l'ennemi, et ensuite pour couvrir la plaine au-dessous de tant de
mitraille que les troupes de Nordmann fussent dans l'impossibilité
d'y tenir. Il donna le même ordre non-seulement aux batteries
placées à la droite de l'île, mais à celles qui étaient placées à
gauche, vers l'ancien passage, afin d'étourdir les Autrichiens par
la simultanéité de ces attaques. Tout à coup cent neuf bouches à
feu du plus gros calibre remplirent l'air de leurs détonations. Le
colonel Baste parcourant le Danube avec ses barques armées, tant
au-dessus qu'au-dessous de l'île de Lobau, se mit à canonner partout
où l'on apercevait des feux, au point de faire perdre l'esprit à
l'ennemi le plus calme et le plus résolu. Bientôt le ciel lui-même
joignit son tonnerre à celui de Napoléon, et l'orage, qui chargeait
l'atmosphère, fondit en torrents de pluie et de grêle sur la tête des
deux armées. La foudre sillonnait les airs, et quand elle avait cessé
d'y briller, des milliers de bombes et d'obus les sillonnant à leur
tour, se précipitaient sur la malheureuse ville d'Enzersdorf. Jamais
la guerre dans ses plus grandes fureurs n'avait présenté un spectacle
aussi épouvantable. Napoléon courant à cheval, d'un bout à l'autre de
la rive où s'exécutait cette prodigieuse entreprise, dirigeait tout
avec le calme, avec la sûreté qui accompagnent des projets longuement
médités. Ses officiers, aussi préparés que lui, ne ressentaient, au
milieu de cette nuit, ni trouble ni embarras. Tout marchait avec
une régularité parfaite, malgré la grêle, la pluie, les balles,
les boulets, le roulement du tonnerre et de la canonnade. Vienne,
éveillée par ces sinistres bruits, apprenait enfin que son sort se
décidait, et que la pensée de Napoléon, si longtemps menaçante, était
près de s'accomplir.

À deux heures après minuit, l'armée avait déjà trois ponts, celui du
confluent, celui d'une seule pièce au-dessous de l'_île Alexandre_,
celui de pontons en face de cette île. Oudinot passa sur le
premier, Masséna sur le second, et en livra immédiatement l'usage au
maréchal Davout. Les troupes défilèrent avec rapidité et en colonnes
serrées. Bientôt à droite le général Oudinot enleva les bois du
confluent, repoussa quelques postes de Nordmann, franchit un petit
bras, celui de Steigbieghl, sur des chevalets, et porta sa gauche à
la _Maison-Blanche_, sa droite au petit hameau de Muhlleiten. Dans
ces divers engagements il prit trois pièces de canon et quelques
centaines d'hommes. Un peu à sa droite se trouvait le château
fortifié de Sachsengang, dans lequel s'était jeté un bataillon
autrichien. Il le fit cerner, et cribler d'obus. Pendant ce temps
Masséna avait défilé avec toute son infanterie; mais n'ayant pas
encore ses canons, il s'était rapproché de la rive du fleuve, afin
d'être couvert par l'artillerie des redoutes. Sous cette artillerie
à grande portée la plaine étant devenue inhabitable, les troupes
de Nordmann se retirèrent peu à peu. Le corps du maréchal Davout
traversa ensuite sur le pont qui avait servi aux troupes de Masséna.
Une horrible canonnade continua d'accabler Enzersdorf, dont les
maisons s'écroulaient au milieu des flammes.

[Note en marge: Le passage presque terminé à la pointe du jour du 5,
sans avoir été troublé par les Autrichiens.]

Quand le jour vint éclairer les bords du fleuve, vers quatre
heures du matin, un spectacle des plus imposants se présenta aux
yeux surpris des deux armées. L'orage était dissipé. Le soleil se
levant radieux faisait reluire des milliers de baïonnettes et de
casques. À droite le général Oudinot s'élevait dans la plaine,
tandis que son arrière-garde foudroyait le château de Sachsengang.
(Voir les cartes n{os} 48 et 49.) À gauche Masséna s'appuyait à
la ville d'Enzersdorf, qui brûlait encore sans pouvoir rendre les
feux dont elle était criblée, car son artillerie avait été éteinte
en quelques instants. Entre ces deux corps, celui de Davout, passé
tout entier, remplissait l'intervalle. Une partie de l'artillerie
et de la cavalerie avait défilé sur le pont de pontons; le reste se
pressait sur le pont de radeaux. La garde impériale suivait, pour
passer à son tour. Soixante-dix mille hommes étaient déjà en bataille
sur la rive ennemie, capables à eux seuls de tenir tête aux forces
de l'archiduc Charles. Bernadotte, avec les Saxons, s'apprêtait à
défiler après la garde impériale. Les armées d'Italie et de Dalmatie,
la division bavaroise, transportées pendant la nuit dans la Lobau,
s'avançaient de leur côté. Tout marchait avec un ensemble merveilleux
et irrésistible. Les soldats à qui on avait défendu d'allumer des
feux pendant la nuit, pour ne pas offrir un but aux projectiles de
l'ennemi, et qui étaient tout mouillés par la pluie, se réchauffaient
aux premières ardeurs d'un soleil de juillet. Quelques-uns sortaient
des rangs pour embrasser des parents, des amis, qu'ils n'avaient pas
vus depuis des années, car des corps venus, les uns du fond de la
Dalmatie, les autres des confins de la Pologne et de l'Espagne, se
rencontraient sur ce nouveau champ de bataille, après s'être séparés
à Austerlitz, pour se rendre aux extrémités opposées du continent.
Des Bavarois, des Badois, des Saxons, des Polonais, des Portugais,
des Italiens, mêlés à des Français, se trouvaient à ce rendez-vous
des nations, prêts à se battre pour une politique qui leur était
étrangère. La joie de nos soldats éclatait de toutes parts, bien que
le soir même un grand nombre d'entre eux ne dussent plus exister. Le
soleil, la confiance dans la victoire, l'amour du succès, l'espoir de
récompenses éclatantes les animaient. Ils étaient enchantés surtout
de voir le Danube vaincu, et ils admiraient les ressources du génie
qui les avait transportés si vite, et en masse si imposante, d'une
rive à l'autre de ce grand fleuve. Apercevant Napoléon qui courait à
cheval sur le front des lignes, ils mettaient leurs schakos au bout
de leurs baïonnettes, et le saluaient des cris de vive l'Empereur[37]!

[Note 37: Je ne donne point ici des détails de fantaisie, qui m'ont
toujours semblé indignes de l'histoire. Je puise ceux-ci dans une
foule de mémoires contemporains, publiés ou inédits, ceux notamment
des maréchaux Macdonald, Marmont, Davout, etc.]

[Note en marge: Prise de la petite ville d'Enzersdorf et du château
de Sachsengang.]

D'après l'ordre de Napoléon, on dut s'emparer à gauche de la ville
d'Enzersdorf, à droite du château de Sachsengang, afin de ne pas
laisser d'ennemis sur ses derrières, en se déployant dans la plaine.
Quelques ouvrages de campagne d'un très-faible relief couvraient
les portes de cette petite ville, à moitié réduite en cendres. Un
bataillon autrichien la défendait, mais il avait presque épuisé ses
munitions, et il allait être remplacé par un autre, lorsque Masséna
ordonna l'attaque. Ses deux aides de camp, Sainte-Croix et Pelet,
assaillirent l'une des portes d'Enzersdorf avec le 46e, tandis que
Lasalle, enveloppant la ville avec sa cavalerie légère, empêcha
qu'on ne lui portât secours. L'infanterie enleva à la baïonnette
les ouvrages élevés aux portes, entra dans les rues en flammes, et
prit du bataillon ennemi tout ce qui ne fut pas tué. Les hommes
qui essayèrent de sortir furent sabrés par la cavalerie du général
Lasalle.

[Note en marge: L'archiduc Charles replie ses avant-gardes sur le
corps de bataille.]

De son côté, le général Oudinot, après avoir canonné le château de
Sachsengang, le fit sommer. Le commandant de ce château se voyant
comme noyé au milieu de cent cinquante mille hommes, se rendit sans
résistance. Dès lors, l'armée n'avait plus rien sur ses ailes qui dût
l'inquiéter ou la gêner. Elle pouvait se déployer dans la plaine,
vis-à-vis de l'archiduc Charles, et lui offrir la bataille au pied
des hauteurs de Wagram. Ce prince voyait en ce moment toutes ses
prévisions cruellement trompées. Croyant que les Français passeraient
comme la première fois à la gauche de l'île, il n'avait placé à la
droite que Nordmann, sans l'appui d'aucun ouvrage, et avait rangé le
corps de Klenau tout entier derrière les retranchements d'Essling et
d'Aspern, devant lesquels nous ne devions pas déboucher. Après une
telle méprise il ne restait à ses avant-gardes d'autre ressource que
celle de se retirer, car si elles s'obstinaient Klenau allait être
pris à revers dans les redoutes d'Essling et d'Aspern. Au surplus
l'archiduc généralissime, ne jugeant pas encore la situation aussi
grave qu'elle l'était véritablement, crut que le passage n'était
effectué qu'en partie, que l'armée française emploierait au moins
vingt-quatre heures pour franchir le fleuve et se déployer, et qu'il
aurait le temps de l'assaillir avant qu'elle fût en mesure de se
défendre. Placé sur une hauteur, à côté de son frère l'empereur, qui
lui demandait compte des événements, il lui dit qu'à la vérité les
Français avaient forcé le Danube, mais qu'il les laissait passer pour
les jeter dans le fleuve.--Soit, répondit l'empereur avec finesse,
mais n'en laissez pas passer un trop grand nombre[38].--L'archiduc
Charles, qui n'avait plus le choix, fit ordonner à Klenau de ne pas
se compromettre, et de se replier avec ordre sur le gros de l'armée.

[Note 38: Ce mot remarquable est resté traditionnel parmi les
militaires du temps.]

[Note en marge: Journée du 5 juillet.]

[Note en marge: Dernières précautions de Napoléon pour assurer ses
derrières avant de se déployer dans la plaine de Wagram.]

Napoléon, ayant les trois quarts de son armée au delà du fleuve,
ne songea plus qu'à gagner du terrain afin de pouvoir se mettre en
bataille. Marchant toujours avec une extrême prudence, il ordonna
diverses précautions avant de s'avancer davantage. Quoiqu'il eût
assez de ponts pour transporter ses troupes d'une rive à l'autre, il
voulait recevoir son matériel plus vite, et surtout en cas de malheur
avoir de nombreux moyens de retraite. En conséquence, il fit jeter
encore trois ponts, qui, ajoutés aux quatre qu'on avait établis dans
la nuit, faisaient sept. Tous les matériaux étant prêts, il allait
être obéi en quelques heures. Il prescrivit en outre d'élever un
nombre égal de têtes de pont, les unes en fascines, les autres en
sacs à terre préparés à l'avance, afin que l'armée en s'éloignant ne
pût pas être privée de ses communications par une brusque invasion
sur ses derrières. Enfin il confia à un excellent officier, déjà fort
connu, et très-propre à la guerre défensive, au général Reynier, la
garde de l'île de Lobau. Il lui laissa sept bataillons, dont deux
devaient garder les grands ponts, un le pont du confluent, un les
ponts du petit bras, trois former une réserve au centre de l'île de
Lobau. Ordre était donné de ne laisser passer personne de l'autre
côté du fleuve, si ce n'est les blessés.

[Note en marge: Ordre dans lequel l'armée s'avance dans la plaine de
Wagram.]

Ces précautions prises, Napoléon commença à se déployer dans la
plaine, sa gauche immobile près d'Enzersdorf et du Danube, sa
droite en marche pour s'approcher des hauteurs de Wagram, opérant
par conséquent un mouvement de conversion. Il était formé sur deux
lignes: en première ligne on voyait Masséna à gauche, Oudinot au
centre, Davout à droite; en seconde ligne on voyait Bernadotte à
gauche, Marmont et de Wrède au centre, l'armée d'Italie à droite.
La garde et les cuirassiers présentaient en arrière une superbe
réserve. L'artillerie s'avançait sur le front des corps, entremêlée
de quelques détachements de cavalerie. Le gros de la cavalerie,
hussards, chasseurs et dragons, était répandu sur les ailes. Napoléon
était au centre, calme, mais naturellement un peu enivré de sa
puissance, comptant sur une victoire certaine et décisive.

On continua de gagner du terrain, en pivotant toujours sur sa gauche,
les corps qui étaient en première ligne s'écartant les uns des autres
pour faire place successivement à ceux qui étaient en seconde, et
l'armée entière se déployant ainsi en éventail devant l'ennemi qui
se repliait sur les hauteurs de Wagram. Notre artillerie tirait
en marchant; notre cavalerie chargeait la cavalerie autrichienne
quand elle pouvait l'atteindre, ou enlevait les arrière-gardes
d'infanterie quand il en restait à sa portée. Le corps de Davout
trouvant sur son chemin le village de Rutzendorf, contre lequel on
ne pouvait se servir de la cavalerie, le fit attaquer et emporter
par de l'infanterie. (Voir les cartes n{os} 48 et 49.) On y
recueillit quelques centaines d'hommes. La division française Dupas,
marchant avec les Saxons de Bernadotte, enleva de même le village
de Raschdorf. Sur ce point la cavalerie autrichienne, ayant voulu
soutenir son infanterie, fut vivement repoussée par les cuirassiers
saxons, qui, sous l'aide de camp Gérard (depuis maréchal), se
comportèrent vaillamment. Masséna, remontant avec lenteur les bords
du Danube, rencontra dans son mouvement Essling, puis Aspern, les
prit à revers, et y entra sans résistance. Le sixième corps de Klenau
se retira par Leopoldau sur Stamersdorf et Gerarsdorf. Ainsi l'audace
de notre débouché sur la droite avait fait tomber toutes les défenses
de l'ennemi sur la gauche, et il ne lui restait d'autre ressource que
de nous disputer la plaine du Marchfeld en nous livrant le lendemain
une bataille sanglante. Le 5 à six heures du soir, nous bordions dans
toute son étendue la ligne des hauteurs de Wagram, après avoir perdu
pour exécuter cette opération magnifique quelques centaines au plus
de nos soldats, mis hors de combat près de deux mille Autrichiens, et
fait à Sachsengang, à Enzersdorf, à Raschdorf, à Rutzendorf, environ
trois mille prisonniers[39].

[Note 39: Les bulletins de cette journée parlent de prisonniers
bien plus nombreux, mais ce sont là évidemment des exagérations
calculées.]

[Note en marge: Description de la position de Wagram, sur laquelle
étaient établis les Autrichiens.]

L'armée française, qui s'était déployée en marchant, ne formait
plus qu'une longue ligne d'environ trois lieues, parallèle à
celle des Autrichiens, laquelle était presque droite de Neusiedel
à Wagram, mais courbe au centre vers Aderklaa, et se continuait
demi-circulairement par Gerarsdorf et Stamersdorf jusqu'au bord du
Danube. (Voir la carte nº 49.) De Neusiedel, village dominé par une
tour carrée, à Wagram, s'étendaient en pente douce les hauteurs
sur lesquelles était campée l'aile gauche de l'armée autrichienne,
au nombre de 75 mille hommes environ, et sous la protection d'un
ruisseau bourbeux, celui du Russbach. C'est là qu'avec le secours
de l'art on aurait pu, comme nous l'avons déjà dit, élever des
retranchements invincibles, mais on n'y voyait heureusement que les
baraques du camp. À Neusiedel, c'est-à-dire à l'extrême gauche des
Autrichiens, se trouvait le prince de Rosenberg avec l'avant-garde
de Nordmann et une nombreuse cavalerie: moins à gauche, vers
Baumersdorf, était établi le corps de Hohenzollern, et en approchant
du centre, à Wagram, le corps de Bellegarde avec le quartier général
de l'archiduc Charles. C'est vers ce point que la ligne de bataille
commençait à se recourber pour joindre le Danube, et que cessait
l'utile protection du Russbach. Les Autrichiens avaient à leur
centre même la réserve de grenadiers et de cuirassiers, s'étendant
en demi-cercle de Wagram à Gerarsdorf. Ils avaient à leur droite
le troisième corps sous le général Kollowrath, le sixième sous le
général Klenau, lequel venait de se retirer d'Essling et d'Aspern,
enfin le cinquième sous le prince de Reuss, entre Gerarsdorf,
Stamersdorf et le Danube.

La ligne française suivait exactement les contours de la ligne
ennemie. Devant l'aile gauche des Autrichiens nous avions notre
aile droite, c'est-à-dire Davout établi au village de Glinzendorf,
faisant face au corps de Rosenberg, et Oudinot établi au village
de Grosshofen, faisant face au corps de Hohenzollern. Au centre se
trouvait l'armée d'Italie opposée au corps de Bellegarde. En tournant
à gauche, vis-à-vis de Wagram, on voyait au village d'Aderklaa,
Bernadotte avec les Saxons chargé de tenir tête à la double réserve
des grenadiers et des cuirassiers, enfin tout à fait à gauche, de
Süssenbrunn à Kagran, les quatre divisions de Masséna destinées à
contenir les corps de Kollowrath, de Klenau et de Reuss. Au centre,
en arrière de l'armée d'Italie et des Saxons, Napoléon avait gardé
en réserve le corps de Marmont, la garde impériale, les Bavarois et
les cuirassiers. Ainsi sur cette vaste ligne de bataille, droite,
comme nous venons de le dire, de Neusiedel à Wagram, courbe de
Wagram à Stamersdorf, les Autrichiens avaient leur plus grande force
sur leurs ailes, et leur moindre au centre, puisque la réserve de
grenadiers et de cuirassiers formait seule la liaison des deux masses
principales. Nous possédions au contraire une force suffisante à
notre aile droite de Glinzendorf à Grosshofen, où étaient Davout
et Oudinot, une très-modique à notre aile gauche de Süssenbrunn à
Kagran, où était Masséna seul, mais une considérable au centre entre
Grosshofen et Aderklaa, puisqu'en cet endroit, outre l'armée d'Italie
et les Saxons, il y avait l'armée de Dalmatie, la garde impériale,
les Bavarois, toute la grosse cavalerie. Cette disposition était
assurément la meilleure, celle qui permettait de pourvoir le plus
vite aux chances diverses de la bataille, en se jetant rapidement ou
à droite ou à gauche suivant le besoin, celle aussi qui permettait de
frapper l'armée autrichienne à son endroit faible, c'est-à-dire au
milieu de la ligne. En effet, ici comme à Essling, l'archiduc Charles
voulant envelopper l'armée française pour l'empêcher de déboucher,
s'était affaibli au centre, et donnait prise sur ce point à la
puissante épée de son adversaire.

[Note en marge: Dans l'espérance d'en finir le soir même du 5,
Napoléon ordonne sur le centre des Autrichiens une attaque qui ne
réussit pas.]

Cet état de choses, qui ne pouvait échapper à un oeil aussi exercé
que celui de Napoléon, lui inspira la tentation d'en finir le
soir même par un acte décisif, qui l'aurait dispensé de verser le
lendemain des torrents de sang. Tous les rapports indiquaient que
l'ennemi ne tenait nulle part, et se retirait avec une étrange
facilité. L'archiduc Charles en effet, surpris par la soudaine
apparition de l'armée française, n'avait pas fait de dispositions
d'attaque, et remettant la bataille au lendemain, n'avait donné à
ses avant-gardes que l'instruction de se replier. Napoléon espéra
donc, sur le rapport trop légèrement accueilli de quelques officiers,
qu'en exécutant à la chute du jour une attaque brusque sur le plateau
de Wagram, on enlèverait le centre de l'ennemi avant qu'il eût
suffisamment pourvu à sa défense, et que l'armée autrichienne, coupée
en deux, se retirerait d'elle-même, ce qui réduirait la fin de la
campagne à la poursuite active et destructive des deux fractions de
cette armée. Ici se faisait sentir l'inconvénient d'agir avec des
masses d'hommes énormes, et sur des espaces immenses. Le général en
chef ne pouvant plus ni tout voir, ni tout diriger en personne, était
réduit à s'en fier à des lieutenants qui observaient médiocrement, et
qui souvent même, comme on va en juger, agissaient sans ensemble.

[Note en marge: Surprise qui amène une déroute parmi les corps
chargés d'attaquer Wagram.]

Napoléon ordonna donc, avec une imprudence qui ne répondait pas
à l'admirable prévoyance déployée dans ces journées, d'enlever
le plateau de Wagram, contre lequel pouvaient agir Oudinot en
attaquant Baumersdorf, l'armée d'Italie en passant le Russbach entre
Baumersdorf et Wagram, Bernadotte en se jetant par Aderklaa sur
Wagram même. En effet, d'après l'ordre qu'ils en reçurent, Bernadotte
avec les Saxons et la division Dupas, Macdonald et Grenier avec deux
divisions de l'armée d'Italie, Oudinot avec son corps tout entier,
s'avancèrent à la nuit tombante sur la position des Autrichiens.
(Voir les cartes n{os} 48 et 49.) Oudinot marcha sur Baumersdorf,
le canonna, y mit le feu avec des obus, et s'efforça de l'enlever
aux avant-gardes de Hohenzollern, qui avaient dans le Russbach un
puissant moyen de résistance. Au côté opposé, Bernadotte avec les
Saxons se précipita sur Wagram, que défendait un détachement de
Bellegarde, en devint presque le maître, mais pas assez complétement
pour se porter au delà. Pendant qu'Oudinot et Bernadotte luttaient
ainsi aux deux extrémités de cette attaque pour s'emparer des deux
points d'appui de l'ennemi, au milieu Dupas et Macdonald avaient
abordé le Russbach pour le franchir. Ce ruisseau peu large, mais
profond, offrait un assez grand obstacle à vaincre. Dupas avec le 5e
léger et le 19e de ligne, s'y jeta au cri de: Vive l'Empereur! Dans
leur empressement quelques soldats, qui avaient rencontré la partie
de l'eau la plus profonde, se noyèrent. Les autres triomphèrent
de l'obstacle, se rallièrent après l'avoir surmonté, et gravirent
les pentes du plateau sous les balles et la mitraille. Les corps
autrichiens à cette brusque attaque s'étaient formés en arrière des
baraques du camp, et en carré. Des tirailleurs blottis derrière cet
abri s'en servaient pour faire un feu très-vif. Les deux braves
régiments français de Dupas débusquèrent les tirailleurs ennemis,
dont ils prirent environ trois cents, dépassèrent la ligne des
baraques, et se précipitèrent sur les carrés. Le 5e léger, qui était
en tête, enfonça l'un de ces carrés, lui prit son drapeau, et le fit
prisonnier. Le 19e appuya cette action vigoureuse. Deux bataillons
saxons attachés à Dupas, les grenadiers de Rudlof et de Melsch la
secondèrent également. Déjà la ligne autrichienne était près d'être
coupée, quand on reçut par derrière un feu qui causa une extrême
surprise, et beaucoup d'inquiétude. Les deux colonnes de l'armée
d'Italie, l'une commandée par Macdonald, l'autre par Grenier, après
s'être élancées dans le Russbach et l'avoir franchi, montaient sur le
plateau l'arme au bras, et allaient joindre Dupas, lorsque apercevant
les Saxons de celui-ci, et les prenant pour ennemis, elles firent
feu sur eux. Cette attaque inattendue sur leurs derrières ébranla
les Saxons. Ils se replièrent en tirant sur les troupes de Macdonald
et de Grenier. Celles-ci se croyant chargées de front, et essuyant
en même temps du côté de Baumersdorf, que le corps de Hohenzollern
n'avait pas quitté, une attaque de flanc, éprouvèrent un trouble, que
la nuit convertit bientôt en panique. Elles se précipitèrent vers
le bas du plateau, suivies par les Saxons épouvantés, et se mirent
à fuir dans un incroyable désordre. Dupas resté seul en pointe avec
ses deux régiments français, assailli de tous côtés par le corps
de Bellegarde que l'archiduc Charles avait rallié lui-même, fut
obligé de céder le terrain, et d'évacuer le plateau sous des charges
réitérées d'infanterie et de cavalerie. Oudinot interrompit l'attaque
de Baumersdorf; Bernadotte abandonna Wagram, qu'il avait presque
conquis, pour se rapprocher d'Aderklaa.

Cette échauffourée coûta à la division Dupas un millier d'hommes, la
dispersion de ses deux bataillons saxons, qui s'étaient rendus aux
Autrichiens avec trop d'empressement, et quelques mille hommes égarés
à l'armée d'Italie. Heureusement que la cavalerie, lancée dans toutes
les directions, eut bientôt ramené à leurs corps les soldats isolés.
Notre armée, toujours aussi brave, était cependant moins expérimentée
que celle d'Austerlitz ou de Friedland, et trop nombreuse, mêlée
d'éléments trop divers, pour être ferme, solide, manoeuvrière autant
qu'autrefois. Du reste, c'était là un échec de peu de conséquence
entre le merveilleux passage qui venait de s'accomplir, et
l'éclatante victoire qu'on était fondé à espérer pour le lendemain.

[Note en marge: Nuit du 5 au 6 juillet.]

Napoléon prescrivit à tous ses corps de bivouaquer dans les positions
prises à la fin de la journée, son centre étant toujours d'une
grande force, et capable de porter secours à celle de ses ailes qui
en aurait besoin. Il n'y avait aucun bois dans la plaine, et on
ne pouvait faire de feu, ce qui était une pénible privation, car,
quoiqu'on fût en juillet, la nuit était froide. Chacun coucha dans
son manteau. Les soldats se nourrirent de biscuit et d'eau-de-vie.
Napoléon n'eut que le feu de quelques bottes de paille pour se
chauffer à son bivouac. Il employa plusieurs heures à conférer avec
ses maréchaux pour leur faire bien connaître ses intentions. Il les
renvoya avant le jour, excepté Davout, qu'il garda jusqu'à l'aurore.
C'était la troisième nuit qu'il passait debout ou à cheval.

[Note en marge: Plan de bataille de l'archiduc Charles pour le
lendemain 6 juillet.]

Pendant ce temps l'archiduc Charles avait enfin arrêté de sérieuses
dispositions de bataille, car il fallait dès le lendemain culbuter
l'armée française dans le Danube, ou rendre son épée au vainqueur de
Marengo et d'Austerlitz. Le généralissime autrichien avait toujours
eu la pensée, inspirée par l'étude très-ancienne de ce champ de
bataille, d'opposer au mouvement offensif des Français sa gauche
campée sur les hauteurs de Neusiedel à Wagram, puis, tandis que les
Français seraient occupés devant cette espèce de camp retranché,
de prendre à son tour l'offensive contre eux avec sa droite ployée
en avant, de se jeter ainsi dans leur flanc, de les séparer du
Danube, et une fois qu'il les aurait réduits à la défensive, de faire
descendre des hauteurs de Wagram sa gauche elle-même, afin de les
pousser dans le fleuve avec toutes ses forces réunies. Il espérait
en outre que pendant que sa gauche défendrait les bords du Russbach,
que sa droite attaquerait les Français en flanc, l'archiduc Jean,
remontant de Presbourg, viendrait les assaillir par derrière, et
qu'ils ne tiendraient point contre un tel concours d'efforts. Tout
cela eût été possible, probable même, si, manoeuvrant comme Napoléon,
l'archiduc eût amené sur le champ de bataille 30 ou 40 mille hommes
de plus qu'il aurait pu y avoir; s'il eût averti en temps utile son
frère l'archiduc Jean; si, enfin, profitant de cette circonstance
que le champ de bataille était connu d'avance, il eût accumulé entre
Neusiedel et Wagram des travaux qui auraient rendu ce camp retranché
inexpugnable. Alors une attaque de flanc sur les Français, déjà
épuisés par une tentative infructueuse, aurait produit des résultats
infaillibles. Mais l'archiduc Charles n'avait rien fait de tout cela,
comme on l'a vu; il s'était borné à élever sur le terrain qu'il
fallait défendre des baraques pour ses troupes, et il n'avait expédié
à son frère l'archiduc Jean l'ordre de le joindre que la veille
au soir, c'est-à-dire le 4. L'obstacle que ces baraques avaient
présenté dans l'échauffourée de la nuit, et qu'elles présentèrent
le lendemain, suffit pour prouver ce qui aurait pu arriver, si des
ouvrages considérables avaient été ajoutés à la configuration des
lieux.

Quoi qu'il en soit, dans l'une des maisons à moitié incendiées
du village de Wagram, évacué par Bernadotte, l'archiduc Charles
dicta ses ordres. Il prescrivit à sa gauche de n'entrer en action
que lorsque sa droite, mise en mouvement dès la nuit même, aurait
abordé les Français, et commencé à les ébranler par l'attaque de
flanc dont elle était chargée. Cette aile, composée des corps de
Klenau et de Kollowrath, devait se mettre en marche tout de suite,
c'est-à-dire à une ou deux heures du matin, se précipiter sur notre
gauche, qui n'était composée que du corps de Masséna, la repousser
de Kagran sur Aspern, de Süssenbrunn sur Breitenlée. Immédiatement
après, les réserves de grenadiers et de cuirassiers, formant entre
Gerarsdorf et Wagram la liaison de la droite avec le centre, devaient
s'avancer sur Aderklaa, et s'y joindre avec une partie du corps de
Bellegarde, descendu à cet effet du plateau de Wagram. Ce mouvement
une fois prononcé, la gauche, composée des corps de Hohenzollern et
de Rosenberg, avait ordre de descendre à son tour sur Baumersdorf
et sur Neusiedel, de franchir le Russbach, d'enlever les villages
de Grosshofen et de Glinzendorf, qu'occupait le maréchal Davout, et
de compléter ainsi cette double manoeuvre de flanc et de front, qui
d'après le généralissime devait amener le refoulement des Français
dans le Danube.

Dans ce plan, on ne sait pourquoi le corps du prince de Reuss, qui
était contre le Danube même, plus près de ce fleuve que le corps
de Klenau, et qui terminait près de Stamersdorf l'aile droite des
Autrichiens, n'avait pas ordre de concourir aux opérations de cette
aile, et de rendre ainsi plus irrésistible l'attaque qu'elle était
chargée d'exécuter. Le besoin d'observer le débouché de Vienne
n'était pas assez grand pour paralyser un corps tout entier, car il
était évident par le passage des Français à travers l'île de Lobau
qu'ils n'en méditaient pas un autre ailleurs. Enfin il aurait fallu
que les ordres fussent calculés sous le rapport de la distance et
du temps, de manière à faire agir chaque corps au moment opportun,
et que la gauche, par exemple, qui à cause de sa proximité allait
recevoir les ordres du généralissime bien avant la droite, ne se mît
en mouvement que lorsque celle-ci aurait produit parmi les Français
l'ébranlement de flanc qui permettrait de les attaquer de front avec
succès. Mais il n'y a que les esprits nets qui, en toutes choses,
guerre, administration ou gouvernement, sachent se faire comprendre
et obéir.

[Note en marge: Défaut de précision dans les ordres de l'archiduc
Charles, qui amène un malentendu dans leur exécution.]

Les ordres du généralissime expédiés de Wagram dans la nuit
parvinrent en moins d'une heure à la gauche, c'est-à-dire aux
corps de Hohenzollern et de Rosenberg, qui étaient à une lieue,
entre Wagram et Neusiedel, et exigèrent plus de deux heures pour
être transmis à la droite, c'est-à-dire aux corps de Kollowrath
et de Klenau, qui étaient à plus de deux lieues entre Gerarsdorf
et Stamersdorf, et qu'il fallut chercher au milieu d'une extrême
confusion. Par surcroît de malheur, dans la retraite opérée le soir,
le corps de Klenau s'était trop rapproché de Gerarsdorf, et était
venu occuper la place qui était destinée à celui de Kollowrath. Il
fallut donc, soit pour joindre dans l'obscurité les corps composant
la droite, soit pour leur faire prendre leur position de bataille,
plus de temps qu'on ne l'avait supposé au quartier général, et il
était déjà près de quatre heures qu'ils commençaient à peine à entrer
en mouvement. Au contraire, à ce même moment la gauche, avertie
plus vite, n'étant pas exposée à perdre du temps pour chercher sa
position, allait agir la première, tandis qu'elle n'aurait dû agir
que la seconde, et bien après la droite.

[Note en marge: Profond repos dans le camp des Français, tandis qu'on
se fatigue dans le camp des Autrichiens.]

[Note en marge: Napoléon se décide, avant d'adopter un plan
définitif, à laisser l'ennemi manifester ses desseins.]

Pendant que tout était en mouvement dans le camp autrichien, et que
les troupes, pour rectifier des positions mal prises, se fatiguaient
au lieu de se reposer, un calme profond régnait chez les Français.
Couchés sur le terrain occupé la veille, ils dormaient, grâce à
Napoléon, qui, ayant bien renforcé sa droite, à cause de l'arrivée
possible de l'archiduc Jean, mais plus encore son centre, où il avait
accumulé des forces considérables, n'avait qu'à se tenir tranquille,
en attendant que l'ennemi prît le soin de démasquer ses desseins.
Il avait donc ordonné à ses maréchaux d'être sous les armes à la
pointe du jour, mais de laisser les Autrichiens se prononcer avant
d'agir, pour saisir avec certitude le point où l'on pourrait les
frapper mortellement. Il inclinait toutefois à faire enlever par
Davout et Oudinot les hauteurs de Neusiedel à Wagram, à exécuter en
même temps une percée au centre avec l'armée d'Italie, les Saxons et
le corps de Marmont, tandis que Masséna se bornerait à contenir avec
ses quatre divisions la droite des Autrichiens d'Aderklaa au Danube.
Napoléon se réservait les Bavarois, la garde impériale, et la grosse
cavalerie, pour parer aux cas imprévus. Ces desseins eux-mêmes
étaient subordonnés à l'événement.

[Note en marge: Mémorable bataille de Wagram, livrée le 6 juillet
1809.]

[Note en marge: Commencement de l'action à notre droite, entre le
prince de Rosenberg et le corps du maréchal Davout.]

[Note en marge: Le maréchal Davout repousse l'attaque de Rosenberg
sur Glinzendorf et Grosshofen.]

À quatre heures du matin, le 6 juillet, journée à jamais mémorable,
le feu commença d'abord à la gauche des Autrichiens, et à la droite
des Français. Le prince de Rosenberg, sur l'indication mal donnée
qui lui désignait quatre heures comme le moment d'entrer en action,
descendit des hauteurs de Neusiedel, signalées au loin par une grosse
tour carrée, traversa le Russbach au village même de Neusiedel,
et se porta en deux colonnes sur Grosshofen et Glinzendorf, qu'il
attaqua avec une extrême vigueur. Le maréchal Davout avait à sa
disposition ses trois divisions ordinaires, Morand, Friant, Gudin,
la petite division Puthod, composée des quatrièmes bataillons[40],
six régiments de cavalerie légère sous le général Montbrun, trois
de dragons sous le général Grouchy, les quatre régiments de
cuirassiers Espagne sous le général Arrighi (depuis duc de Padoue).
La gauche du général Friant, la droite du général Gudin envoyèrent
des détachements à la défense du village de Glinzendorf, tandis que
la division Puthod se chargea de disputer à l'ennemi le village
de Grosshofen, derrière lequel elle avait bivouaqué. De fortes
levées de terre s'étendaient de l'un de ces villages à l'autre. Nos
soldats, placés avec intelligence derrière ce retranchement naturel,
firent un feu de mousqueterie bien nourri, qui causa infiniment
de mal aux Autrichiens, sans que ceux-ci nous en fissent essuyer
beaucoup. Au bruit de ces détonations, Napoléon envoya le général
Mathieu Dumas porter à ses lieutenants l'ordre de ne risquer aucun
mouvement offensif, de se borner à bien disputer le terrain qu'ils
occupaient, jusqu'à ce qu'il leur eût adressé ses instructions
définitives, et il courut à droite où se trouvait le maréchal
Davout. En chemin il aperçut très-distinctement les deux colonnes
autrichiennes, qui, débouchant au delà du Russbach, attaquaient les
villages de Glinzendorf et de Grosshofen. Il était suivi par une
brigade des cuirassiers de Nansouty, pourvue de quelques batteries
d'artillerie légère. Napoléon les fit diriger sur le flanc de la
colonne qui attaquait Grosshofen, ce qui exécuté instantanément vint
fort à propos, car cette colonne fatiguée d'essuyer inutilement une
mousqueterie meurtrière, avait assailli ce village et l'avait emporté
à la baïonnette. Mais le général Puthod, résolu à le reprendre, s'y
jeta à son tour à la tête d'une réserve, et, secondé par l'artillerie
légère de Nansouty, réussit à s'en rendre maître. Les Autrichiens,
repoussés ainsi de front, mitraillés en flanc, furent obligés de
rétrograder jusqu'au Russbach. Même chose arriva à la colonne qui,
ayant débouché de Neusiedel sur Glinzendorf, trouva en face la droite
de Gudin, la gauche de Friant, et en flanc l'artillerie légère des
cuirassiers du général Arrighi. Elle fut obligée de se replier
également sur le Russbach. Cette première tentative allait être
renouvelée avec une plus grande énergie par le prince de Rosenberg,
lorsque l'archiduc Charles, pensant avec raison que sa gauche
commençait la bataille prématurément, lui ordonna de ralentir son
action, et de ne pas trop s'engager encore. Le prince de Rosenberg
reprit alors sa position sur les pentes de Neusiedel, en arrière du
Russbach.

[Note 40: Elle avait passé des ordres du général Demont aux ordres du
général Puthod.]

[Note en marge: Dispositions projetées par Napoléon pour l'attaque
des hauteurs de Neusiedel et de Wagram.]

En ce moment le bruit de la fusillade et de la canonnade était devenu
général sur ce front immense de trois lieues, le long duquel trois
cent mille hommes et onze cents pièces de canon étaient en présence.
Napoléon, qui voyait partout une sorte d'attaque simultanée de la
part de l'ennemi, sans projet clairement dessiné, jugea néanmoins
qu'il fallait, dans tous les cas, enlever les hauteurs de Neusiedel,
afin d'occuper le point vers lequel l'archiduc Charles et l'archiduc
Jean pouvaient se rejoindre. L'inspection des lieux indiquait
comment il fallait s'y prendre pour triompher de cette espèce de
camp retranché. Jusqu'à Neusiedel les hauteurs composant le plateau
de Wagram longeaient les bords du Russbach. À Neusiedel et à la
tour carrée, elles faisaient un détour en arrière, et s'éloignant
du Russbach, elles ne présentaient qu'une pente infiniment adoucie,
d'accès très-facile. Il suffisait donc de passer le Russbach un peu
plus à droite et loin du feu de l'ennemi, puis de se ployer pour
embrasser la ligne des hauteurs, et prendre en flanc la position des
Autrichiens. La cavalerie légère de Montbrun, les dragons de Grouchy
furent chargés de préparer rapidement les moyens de passage. Ensuite
les divisions Morand et Friant eurent ordre de franchir le Russbach,
de s'avancer en formant un angle droit avec les divisions Gudin et
Puthod, et pendant que celles-ci attaqueraient le plateau de front
de l'attaquer par côté et à revers. Une fois l'angle, dont la tour
carrée marquait le sommet, enlevé, Napoléon se promettait de faire
assaillir Baumersdorf par Oudinot, Wagram par l'armée d'Italie. Ces
divers points emportés, l'archiduc Jean pouvait paraître sur le champ
de bataille: il n'y viendrait que pour assister à un désastre.

[Note en marge: Tandis que Napoléon préparait l'attaque des hauteurs
de Wagram, on l'appelle au centre pour y porter secours.]

Ces dispositions étaient à peine arrêtées avec le maréchal Davout,
qu'une multitude d'aides de camp, dépêchés par Masséna et Bernadotte,
venaient annoncer à Napoléon un mauvais commencement de journée tant
à gauche qu'au centre, et réclamer à la fois sa présence et ses
secours.

[Note en marge: Retraite du maréchal Bernadotte en arrière
d'Aderklaa.]

De graves événements, mais très-réparables, s'étaient passés en
effet au centre et à gauche, comme on doit le deviner d'après
les dispositions qui ont été précédemment indiquées. Le maréchal
Bernadotte, qui avait été la veille obligé d'évacuer Wagram, et de
se retirer sur Aderklaa (voir la carte nº 49), se trouvait encore
le matin dans cette position, présentant une pointe au sein de la
ligne courbe que décrivaient les Autrichiens. Il voyait à sa droite
Bellegarde, obéissant aux instructions de l'archiduc Charles,
descendre des hauteurs de Wagram sur Aderklaa avec la partie la plus
considérable de son corps: il voyait à sa gauche la réserve des
cuirassiers et des grenadiers s'avancer sur Süssenbrunn. Il résolut
donc de se replier sur un petit plateau situé en arrière d'Aderklaa,
pour se rapprocher de l'armée d'Italie d'un côté, et du corps de
Masséna de l'autre. Il n'avait pas plutôt achevé ce mouvement, que
les avant-gardes de Bellegarde s'étaient jetées sur lui, et qu'un
combat acharné s'était engagé avec les Saxons, incapables de tenir
longtemps contre une telle attaque. Il avait donc été ramené fort en
arrière.

Au même instant les quatre faibles divisions de Masséna, présentant
tout au plus dix-huit mille hommes contre les soixante mille de
Klenau, de Kollowrath et de Liechtenstein, avaient été obligées de
rétrograder pour prendre sur notre gauche une position moins étendue.
Masséna, meurtri encore de la chute de cheval qu'il avait faite
quelques jours auparavant, assistait à la bataille, comme il l'avait
promis à Napoléon, et, tout enveloppé de compresses, commandait dans
une calèche ouverte.

[Note en marge: Brillante attaque de la division Carra Saint-Cyr sur
Aderklaa, suivie bientôt d'un mouvement rétrograde.]

Masséna jugeant que si on n'opposait pas une résistance énergique
sur le point que Bernadotte venait d'abandonner, on serait bientôt
refoulé, et que non-seulement la gauche serait compromise, mais
même le centre, se hâta de diriger la division Carra Saint-Cyr
sur Aderklaa. Cette division, composée de deux braves régiments,
y entra tête baissée. Malgré l'obstacle des murs de jardin et des
maisons, le 24e léger et le 4e de ligne, conduits avec une rare
vigueur, enlevèrent le village. Au lieu de s'y arrêter et de s'y
établir solidement, ces deux régiments, n'écoutant que leur ardeur,
débouchèrent au delà, et vinrent se placer à découvert, dans la
position où Bernadotte avec raison n'avait pas voulu rester, recevant
par leur droite et de front le feu de Bellegarde, à gauche le feu de
la réserve de grenadiers. Après une héroïque obstination, ils furent
contraints de céder au nombre, et de se replier sur Aderklaa, privés
de leurs deux colonels. Alors le général Molitor vint se serrer au
général Carra Saint-Cyr, pour le soutenir; mais Legrand et Boudet
restés seuls devant Klenau et Kollowrath, formant tout au plus 10
mille hommes contre 45 mille, furent contraints de se retirer sur la
gauche, et d'abandonner une grande étendue de terrain.

Tel était à neuf heures du matin l'état de choses qu'on vint annoncer
à Napoléon. Rassuré sur sa droite, où il laissait le maréchal Davout
bien instruit de ce qu'il avait à faire, il partit au galop, suivi
de son état-major, pour aller à une distance de près de deux lieues,
réparer l'accident dont les conséquences pouvaient compromettre
son centre. Il trouva Bernadotte fort agité, le rassura, et courut
ensuite à la calèche de Masséna, autour de laquelle pleuvaient
les boulets. Dans ce moment les grenadiers d'Aspre, excités par
la présence de l'archiduc Charles qui s'était mis à leur tête,
traversaient Aderklaa après l'avoir enlevé à la division Carra
Saint-Cyr, et s'avançaient victorieux. Le général Molitor se
déployant devant eux pour arrêter la trouée, avait été obligé de se
former un flanc avec sa droite repliée, pour n'être pas débordé.

[Note en marge: Dispositions concertées par Napoléon avec Masséna
pour réparer le dommage éprouvé au centre et à gauche.]

Napoléon peu troublé par ce spectacle, et comptant sur les vastes
ressources dont il disposait, s'entretint quelques instants avec
Masséna, et arrêta avec lui son plan de conduite. Déjà on pouvait
juger d'après la direction des feux que Boudet était ramené fort
en arrière, et que l'archiduc touchait par sa droite au Danube. Des
officiers même venaient dire que Boudet était refoulé jusque dans
Aspern, après avoir perdu toute son artillerie. On aurait pu avec des
troupes aussi fermes que celles d'Austerlitz, qui surtout n'auraient
pas eu le souvenir trop présent encore de la journée d'Essling, se
laisser déborder par sa gauche, pourvu qu'on tînt bon au centre, et
qu'on prît à droite une offensive victorieuse. Le maréchal Davout
devant bientôt enlever le plateau de Wagram, Aderklaa ne pouvant
manquer d'être reconquis, nous aurions eu tout avantage à trouver
la droite des Autrichiens entre nous et le Danube. Nous l'aurions
prise tout entière, et la maison d'Autriche aurait peut-être
succombé dans cette journée. Napoléon en eut la pensée, qu'il fit
connaître quelques jours après[41]. Mais avec des troupes jeunes,
préoccupées du souvenir d'Essling, c'était courir un gros risque.
La seule nouvelle que l'ennemi était aux ponts pouvait les troubler
profondément. Il repoussa donc une combinaison qui eût été féconde,
mais que les circonstances rendaient périlleuse, et ne songea qu'à
arrêter sur-le-champ le progrès des Autrichiens vers le centre et
vers la gauche, par une prompte disposition des troupes qu'il avait
en réserve.

[Note 41: Quelque temps après, Napoléon allant visiter les troupes
qui campaient aux environs de Brünn, et les faisant manoeuvrer sur le
champ de bataille d'Austerlitz, parlait de la qualité des troupes en
général, des armées qu'il avait commandées, des batailles qu'il avait
livrées, et revenant à la dernière, celle de Wagram, qu'il comparait
à celle d'Austerlitz, il dit qu'il avait bien songé à employer la
manoeuvre dont il est question ici, et qu'il l'aurait fait s'il avait
eu les troupes du camp de Boulogne; mais qu'avec des troupes dont une
partie était fort jeune et fort impressionnable, il n'avait pas osé
risquer une combinaison féconde, qui aurait exigé chez ses soldats un
sang-froid fort rare, celui de se laisser tourner sans être ébranlés.]

[Note en marge: Napoléon amène au centre l'artillerie de la garde, le
corps de Macdonald et la grosse cavalerie.]

C'est ici qu'il recueillit le prix de sa profonde prévoyance. Il
avait pour principe que c'était en concentrant sur un même point
l'action de certaines armes spéciales, qu'on parvenait à produire
de grands effets, et c'est pour ce motif qu'il avait voulu procurer
à la garde une immense réserve d'artillerie, et conserver sous la
main une réserve de quatorze régiments de cuirassiers. Il ordonna
donc qu'on fît avancer au galop toute l'artillerie de la garde, en y
ajoutant celle dont on pourrait disposer dans les corps. Précisément
le général de Wrède arrivait sur le terrain avec vingt-cinq pièces
d'une excellente artillerie, et demandait l'honneur de concourir à ce
mouvement décisif. Napoléon y consentit, et voulut qu'on amenât toute
cette artillerie au pas de course. Il fit mander en outre le général
Macdonald avec trois divisions de l'armée d'Italie, les fusiliers
et les grenadiers à cheval de la garde, et les six régiments de
cuirassiers du général Nansouty. Son projet était d'ébranler le
centre des Autrichiens avec cent bouches à feu, puis de le percer
avec les baïonnettes de Macdonald et les sabres de Nansouty. Il
décida en même temps que Masséna, avec les divisions Carra Saint-Cyr,
Molitor et Legrand, formées en colonnes serrées, ferait un à droite,
puis se dirigerait perpendiculairement vers le Danube au secours de
Boudet, exécutant ainsi une marche de flanc sous le feu des corps de
Kollowrath et de Klenau. Du reste les têtes de pont qu'il avait fait
construire partout le rassuraient suffisamment, et il recueillait
encore en cela le prix de sa prévoyance. Mais il ne voulait pas que
ses jeunes troupes pussent entendre le canon sur leurs derrières,
et avoir des inquiétudes sur les communications de l'armée avec le
Danube.

[Illustration: Bataille de Wagram.]

[Note en marge: Mouvement de flanc des divisions Carra Saint-Cyr,
Molitor et Legrand, pour se rapprocher du Danube.]

[Note en marge: Batterie du cent bouches à feu dirigée sur le centre
des Autrichiens.]

[Note en marge: Marche de Macdonald contre le centre de l'armée
autrichienne.]

À peine donnés, ces ordres sont obéis à l'instant même. Les divisions
Carra Saint-Cyr, Molitor et Legrand, sous la conduite de Masséna,
se forment en colonnes serrées par division, font demi-tour à
droite, puis défilent en une longue colonne pour se rapprocher du
Danube, recevant avec une impassibilité héroïque et en flanc, le feu
de Klenau et de Kollowrath. Les généraux Lasalle et Marulaz, les
couvrant pendant cette marche, chargent et repoussent la cavalerie
autrichienne. Tandis que ce mouvement s'exécute vers la gauche,
Napoléon, au centre, impatient d'être rejoint par Lauriston et
Macdonald, leur envoie officiers sur officiers pour les presser
de hâter le pas, et, monté sur un cheval persan d'une éclatante
blancheur, parcourt sous une grêle de boulets ce terrain abandonné
par Masséna. La canonnade en ce moment a acquis la fréquence de la
fusillade[42], et tout le monde frémit à l'idée de voir l'homme sur
qui reposent tant de destinées emporté par l'un de ces aveugles
projectiles qui traversent l'espace. Enfin arrivent au galop, et
en faisant trembler la terre, les soixante bouches à feu de la
garde, suivies de quarante bouches à feu françaises et bavaroises.
L'illustre Drouot, sur une indication de l'Empereur, se pose en
jalon, et les cent pièces de canon qu'il dirige viennent s'aligner
sur son épée. En un instant commence la plus affreuse canonnade
qui ait signalé nos longues guerres. La ligne autrichienne présente
de Wagram à Aderklaa, d'Aderklaa à Süssenbrunn (voir la carte nº
49), un angle ouvert, dont les deux côtés sont formés par Bellegarde
d'une part, par les grenadiers et les cuirassiers de l'autre. Les
cent bouches à feu de Lauriston tirant incessamment sur cette double
ligne, la criblent de boulets, et démontent bientôt l'artillerie
ennemie. Napoléon regarde à la lunette l'effet de cette batterie
formidable, et s'applaudit de la justesse de ses conceptions.
Mais il ne suffît pas de l'artillerie pour briser le centre de
l'armée autrichienne, il faut des baïonnettes, et il demande avec
un redoublement d'impatience celles de l'armée d'Italie, qui
accourent au pas accéléré. L'intrépide Macdonald, récemment tiré
de la disgrâce, marche à la tête de son corps, étonnant ceux qui
ne le connaissent point encore par son costume d'ancien général de
la République, et s'apprêtant à les étonner bien davantage par sa
manière de se comporter au feu. Il déploie sur une seule ligne une
partie de la division Broussier, et une brigade de la division Seras.
Il range en colonne serrée sur les ailes de cette ligne, à gauche
le reste de la division Broussier, à droite la division Lamarque,
et présente ainsi à l'ennemi un carré long, qu'il ferme avec les
vingt-quatre escadrons des cuirassiers Nansouty. Napoléon voulant lui
donner un appui, place sur ses derrières, sous le général Reille,
les fusiliers et les tirailleurs de la garde impériale, au nombre
de huit bataillons. Il y ajoute la cavalerie de la garde pour fondre
au moment opportun sur l'infanterie ennemie, puis il attend, les
yeux fixés sur ce grand spectacle, le succès des manoeuvres qu'il a
ordonnées.

[Note 42: Expression textuelle du maréchal Molitor.]

[Note en marge: Inaction de la cavalerie française dans la journée de
Wagram.]

Macdonald, dépassant bientôt la ligne de notre artillerie pour
joindre les Autrichiens, s'avance sous une pluie de feu, laissant
à chaque pas le terrain couvert de ses morts et de ses blessés,
serrant ses rangs sans s'ébranler, et communiquant à ses soldats la
fière attitude qu'il conserve lui-même.--Quel brave homme! s'écrie
plusieurs fois Napoléon en le voyant marcher ainsi sous la mitraille
et les boulets.--Tout à coup le prince Jean de Liechtenstein
s'ébranle avec sa grosse cavalerie, pour essayer un effort contre
cette infanterie qui s'avance si résolûment sur le centre de l'armée
autrichienne. Macdonald arrête alors son carré long, ordonne aux
deux colonnes qui en formaient les côtés de faire front, et oppose
ainsi à l'ennemi trois lignes de feu. Le sol retentit sous le
galop des cuirassiers autrichiens, mais ils sont accueillis par de
telles décharges de mousqueterie qu'ils sont forcés de s'arrêter,
et de rétrograder sur leur infanterie que leur fuite jette dans
un véritable désordre. Le moment de charger est venu pour notre
cavalerie, qui peut, en profitant de cet instant de confusion,
recueillir des milliers de prisonniers. Macdonald en donne l'ordre
à Nansouty; mais ce général, obligé d'amener sa troupe sur le front
du carré dont elle occupait la dernière face, perd malgré lui
un temps précieux. Lorsqu'il est prêt à s'élancer, le désordre
de l'infanterie autrichienne est en partie réparé. Toutefois il
charge et enfonce plusieurs carrés. Macdonald, dans son impatience,
s'adresse à la cavalerie de la garde qui était près de lui, et que
commandait le général Walther. Mais celui-ci ne doit recevoir d'ordre
que du maréchal Bessières, et ce maréchal vient d'être renversé par
un boulet. Macdonald se dépite en voyant ainsi lui échapper le fruit
de la victoire: cependant, s'il n'a pas beaucoup de prisonniers, il
a du moins fait rétrograder l'armée autrichienne, et rendu vaine
l'entreprise tentée sur le centre et la gauche de notre ligne.
L'archiduc, désespérant de nous refouler vers le Danube, commence à
se décourager, et se dédommage en prodiguant sa vie au milieu du feu.
Ses troupes évacuent peu à peu Aderklaa d'un côté, Süssenbrunn de
l'autre.

[Note en marge: Le mouvement offensif des Autrichiens définitivement
arrêté.]

En ce moment le grave danger qui menaçait l'armée est conjuré.
Masséna, se dirigeant en colonne sur le Danube, et recevant le feu
de l'ennemi en flanc, est arrivé près du fleuve, vers Aspern, a fait
front à droite, et précédé de sa cavalerie a repris l'offensive
contre Kollowrath et Klenau. Boudet s'est remis en ligne, et tous,
marchant en avant, ramènent les Autrichiens sur Breitenlée et sur
Hirschstatten. En tête de leur infanterie, Lasalle et Marulaz
exécutent des charges brillantes; mais Lasalle, atteint d'une balle,
termine sa glorieuse carrière en voyant fuir l'ennemi.

Ainsi le centre de l'archiduc, ébranlé par cent bouches à feu,
arrêté par Macdonald, bat en retraite. Sa droite suit ce mouvement
rétrograde. Si le maréchal Davout, comme il en a reçu l'ordre,
enlève à la gauche des Autrichiens la position de Neusiedel, c'en
est fait d'eux. Cette position enlevée, la ligne des hauteurs de
Neusiedel à Wagram ne peut plus tenir, et l'archiduc Charles, privé
de ce dernier appui, va être coupé de la route de Hongrie, séparé de
l'archiduc Jean, et rejeté en Bohême. Aussi Napoléon, rassuré sur son
centre et sa gauche, a-t-il l'oeil toujours tourné sur sa droite,
vers la tour carrée qui domine le village de Neusiedel. Il n'attend
que le progrès des feux de ce côté pour lancer le corps d'Oudinot
sur Wagram. Il lui reste, dans le cas où surviendrait l'archiduc
Jean, une moitié de l'armée d'Italie, le corps de Marmont, la vieille
garde, les Bavarois. Il a donc, quoi qu'il arrive, des ressources
pour parer à toutes les chances de cette journée.

[Note en marge: Davout attaque les hauteurs de Neusiedel, les enlève,
et décide ainsi du sort de la bataille.]

La confiance que Napoléon a mise dans le maréchal Davout, est ici,
comme toujours, pleinement justifiée. Les généraux Montbrun et
Grouchy, l'un avec la cavalerie légère, l'autre avec les dragons
d'Italie, ont préparé le passage du Russbach sur notre extrême
droite, soit pour eux, soit pour l'infanterie. Les divisions Morand
et Friant franchissent ce ruisseau à la suite de la cavalerie, et,
ployées par un mouvement de conversion sur le flanc de la position
de Neusiedel, forment un angle droit avec Gudin et Puthod, qui sont
restés devant le Russbach, de Neusiedel à Baumersdorf. Le moment
d'attaquer étant venu, ces braves troupes, dignes de leur chef,
gravissent le revers de la position de Neusiedel avec une rare
intrépidité. Morand, placé à l'extrême droite, s'avance le premier,
parce que la pente plus douce de son côté offre un abord plus facile.
Friant, placé entre Morand et Neusiedel, où il forme le sommet de
l'angle, attend que Morand ait gagné du terrain sur l'extrémité de
la ligne ennemie, pour attaquer la hauteur à son tour. Il se borne
quant à présent à un violent feu d'artillerie, qu'il soutient avec
soixante pièces détachées de plusieurs divisions. Morand, secondé à
gauche par cette canonnade, à droite par les charges de cavalerie
de Montbrun, gravit froidement le terrain qui s'élève devant lui.
Rosenberg, pour faire face à cette attaque de flanc, replie sa
ligne en arrière. La mousqueterie de toute cette partie de la ligne
autrichienne n'arrête point Morand. Il continue à monter sous un feu
plongeant, et puis aborde l'ennemi en colonne d'attaque. Le prince
de Rosenberg dirige alors un effort sur la gauche de Morand, formée
par le 17e régiment de ligne, et l'oblige un instant à céder. À cette
vue Friant envoie au secours du 17e la brigade Gilly, composée du 15e
léger et du 33e de ligne, lesquels s'élancent à la baïonnette sur la
hauteur, et refoulent les troupes de Rosenberg. Les divisions Puthod
et Gudin, restées en face du Russbach, entrent à leur tour en action
sous la conduite du maréchal Davout. Puthod se jette dans Neusiedel
avec ses quatrièmes bataillons, pénètre dans les rues de ce village,
et les dispute aux troupes autrichiennes, qu'il contraint après
de grands efforts à se retirer sur la hauteur en arrière. Au même
instant, Gudin, qui a franchi le Russbach, escalade audacieusement
sous un feu meurtrier le plateau de Neusiedel, tandis que Friant a
déjà gagné du terrain sur les derrières de Rosenberg. La tour carrée
est en ce moment dépassée par le double mouvement de Friant et de
Gudin. Tout n'est pas fini cependant. Jusqu'ici on n'a eu à combattre
que Rosenberg favorisé par la position. Mais Hohenzollern, demeuré
immobile au-dessus de Baumersdorf en face d'Oudinot qui n'agit pas
encore, porte une moitié de ses troupes vers la tour carrée, et les
dirige sur la droite de Gudin pour la précipiter dans le Russbach.
Vainement à travers les baraques du camp essaye-t-on de faire
défiler les cuirassiers d'Arrighi, pour les lancer sur la hauteur
qui se termine en plateau. Ces cuirassiers, assaillis par un feu
des plus vifs à travers les routes étroites du camp, ne peuvent pas
charger avec avantage, et sont ramenés en désordre. Le 85e de ligne
de la division Gudin accueilli par la plus violente fusillade est
presque arrêté dans son mouvement. Les autres régiments de Gudin se
hâtent de venir à son secours. La division tout entière lutte avec
Hohenzollern, qui est peu à peu repoussé, tandis que Friant et Morand
gagnent du terrain sur le derrière du plateau, en poursuivant les
troupes de Rosenberg l'épée dans les reins.

[Note en marge: Napoléon fait enlever par Oudinot les hauteurs de
Wagram.]

Pendant que le maréchal Davout accomplit ainsi sa tâche, Napoléon
voyant ses feux dépasser la tour carrée, ne doute plus du succès
de la journée. La bataille est gagnée! s'écrie-t-il, et il en fait
porter la nouvelle au maréchal Masséna, au prince Eugène, au général
Macdonald. Mais il ne se borne pas à pousser un cri de victoire, il
ordonne au corps d'Oudinot de marcher sur Baumersdorf et Wagram, et
d'enlever cette partie des hauteurs. Les troupes d'Oudinot s'élancent
sur le village de Baumersdorf, qu'elles n'avaient pas pu emporter la
veille, le traversent, et s'élèvent sur le plateau, venant se joindre
à la division Gudin par leur droite. L'élan devient alors général. On
refoule partout la ligne autrichienne, et en ce moment la division
Gudin s'alignant sur celles de Friant et de Morand, on voit le corps
entier de Davout ne plus former qu'une longue ligne oblique, qui
balaye dans toute son étendue le plateau de Wagram. (Voir la carte nº
48.)

La division Tharreau du corps d'Oudinot se dirige sur Wagram, charge
à la baïonnette plusieurs bataillons, en prend deux, enlève le
village, et y recueille de nombreux prisonniers. La division Frère,
seconde d'Oudinot, passe à droite du village. La division Grandjean,
autrefois Saint-Hilaire, suit ce mouvement, repousse l'infanterie
autrichienne, et l'aborde vivement dès qu'elle essaye de résister. Le
10e d'infanterie légère se jette sur un bataillon qui s'était formé
en carré, et le fait prisonnier. Napoléon voyant l'armée autrichienne
partout en retraite et notre ligne s'étendre, s'affaiblir même en
quelques points, à mesure qu'elle s'avance, envoie des secours là où
ils sont nécessaires, et en particulier au général Macdonald, qui se
trouve isolé de Masséna à gauche, de Bernadotte au centre. Il dirige
vers lui l'infanterie bavaroise du général de Wrède et la cavalerie
de la garde. Macdonald, en s'approchant de Süssenbrunn, rencontre
de l'infanterie ennemie qui tient encore. Il emporte ce village, et
faisant charger par sa cavalerie légère, enlève d'un seul coup quatre
à cinq mille prisonniers.

[Note en marge: La ligne autrichienne est partout forcée vers trois
heures, et la bataille gagnée.]

Sur un front de trois à quatre lieues, à l'extrême gauche devant
Masséna, au centre devant Macdonald, à droite devant Oudinot et
Davout, l'armée autrichienne ne pouvant tenir nulle part, se retire
en flottant sous la poursuite plus ou moins vive des Français. Il
est trois heures: notre gauche a refoulé Klenau sur Jedlersdorf,
Kollowrath sur Gerarsdorf; notre centre a poussé Bellegarde sur
Helmhof, notre droite a rejeté Hohenzollern et Rosenberg sur
Bockflüss. L'archiduc Charles craignant de perdre la route de la
Moravie, et d'être entraîné loin du centre de la monarchie vers la
Bohême, donne alors l'ordre de la retraite. Cent vingt mille Français
poursuivent cent vingt mille Autrichiens, livrant çà et là une foule
de combats de détail, et recueillant à chaque pas des prisonniers,
des canons, des drapeaux.

[Note en marge: Tardive arrivée de l'archiduc Jean sur le champ de
bataille de Wagram.]

Telle est la célèbre bataille de Wagram, commencée à quatre heures
du matin, terminée à quatre heures de l'après-midi. Napoléon avait
encore en réserve le corps de Marmont, une portion de l'armée
d'Italie, la vieille garde, c'est-à-dire trente mille hommes, au
cas où l'archiduc Jean arriverait pour prendre part à la bataille.
Ce prince approchait enfin de la plaine du Marchfeld, et venait se
montrer à droite sur nos derrières, vers Siebenbrunn. Ses coureurs,
rencontrant les nôtres, produisirent une sorte de panique. En un
clin d'oeil les vivandières, les longues files de soldats emportant
les blessés, crurent qu'une seconde armée se présentait pour
recommencer le combat. Ils se mirent à courir en poussant des cris de
terreur. Parmi ces fuyards se trouvaient beaucoup de jeunes soldats
épuisés par la chaleur du jour, et qui, selon l'usage, quittaient
le terrain sous prétexte de ramasser les blessés. Le tumulte fut
tel que les corps restés en réserve durent prendre les armes, et
que Napoléon, qui avait mis pied à terre pour se reposer à l'ombre
d'une pyramide formée avec des tambours, fut obligé de remonter à
cheval. Il crut sérieusement que l'archiduc Jean débouchait, et il
s'apprêtait à l'arrêter avec les forces qu'il avait gardées intactes,
lorsqu'on vit le danger s'éloigner, et les têtes de colonne qui
s'étaient montrées un instant disparaître à l'horizon. L'archiduc
Jean, en effet, averti le 5 au matin par un ordre expédié le 4 au
soir de se rendre à Wagram, était parti le 5 à midi seulement, avait
couché à Marchegg, était reparti un peu tard le 6 au matin, et
arrivait quand la bataille était finie. Il n'avait pas voulu trahir
son frère assurément, mais il avait marché comme les caractères
indécis, qui ne connaissent pas le prix du temps. Serait-il survenu
plus tôt, il aurait ajouté à l'effusion du sang, sans changer les
destinées de la journée, puisqu'aux douze mille hommes qu'il amenait,
on pouvait opposer les dix mille hommes de Marmont, les dix mille qui
restaient au prince Eugène, et au besoin la vieille garde. Il avait
mal obéi à la voix d'un chef qui avait mal commandé.

[Note en marge: Résultats de la bataille de Wagram.]

Les résultats de la bataille de Wagram, sans être aussi
extraordinaires que ceux d'Austerlitz, d'Iéna ou de Friedland,
étaient fort grands néanmoins. On avait tué ou blessé aux Autrichiens
environ 24 mille hommes, parmi lesquels se trouvaient les
généraux Nordmann, d'Aspre, Wukassovich, Vecsay, Rouvroy, Nostiz,
Hesse-Hombourg, Vacquant, Motzen, Stutterheim, Homberg, Merville. On
leur avait fait 9 mille prisonniers, lesquels avec ceux de la veille
formaient un total de 12 mille[43] au moins. On avait ramassé une
vingtaine de pièces de canon. On avait ainsi affaibli les Autrichiens
de 36 mille soldats. Nous avions perdu en morts ou blessés de 15 à
18 mille hommes, dont sept à huit mille ne devaient pas se relever.
C'était donc une mémorable bataille, la plus grande que Napoléon eût
livrée par le nombre des combattants, et l'une des plus importantes
par les conséquences. Ce qu'elle avait de merveilleux, ce n'était pas
comme autrefois la quantité prodigieuse des prisonniers, des drapeaux
et des canons conquis dans la journée: c'était l'un des plus larges
fleuves de l'Europe franchi devant l'ennemi avec une précision, un
ensemble, une sûreté admirables: c'étaient vingt-quatre heures de
combats livrés sur une ligne de trois lieues avec ce fleuve à dos,
en conjurant tout ce qu'avait de périlleux une telle situation:
c'était la position par laquelle le généralissime tenait les Français
en échec emportée, l'armée qui défendait la monarchie autrichienne
vaincue, mise hors d'état de tenir la campagne! Ces résultats étaient
immenses, puisqu'ils terminaient la guerre! Du point de vue de l'art,
Napoléon avait dans le passage du Danube surpassé tout ce qu'on avait
jamais exécuté en ce genre. Sur le champ de bataille il avait, avec
une rare promptitude, reporté du centre à la gauche la réserve qu'il
s'était habilement ménagée, et résolu la question par un de ces
mouvements décisifs qui n'appartiennent qu'aux grands capitaines: et,
s'il s'était privé d'un important résultat en arrêtant trop tôt les
Autrichiens prêts à s'engager entre lui et le Danube, il l'avait fait
par l'inspiration d'une prudence profonde, et digne d'être admirée.
Si dans ces prodigieux événements on peut reprendre quelque chose,
ce sont les conséquences dérivant déjà de la politique de Napoléon,
telles que l'extrême jeunesse des troupes, l'étendue démesurée
des opérations, les méprises naissant de la réunion de nations de
toute origine, enfin un commencement de confusion, imputable non
à l'esprit de celui qui commandait, mais à la diversité et à la
quantité des éléments dont il était obligé de se servir, pour suffire
à l'immensité de sa tâche. Son génie était toujours extraordinaire,
d'autant plus extraordinaire qu'il luttait contre la nature des
choses; mais on pouvait voir déjà que si cette lutte se prolongeait,
ce n'était pas la nature des choses qui serait vaincue.

[Note 43: Les bulletins ont supposé beaucoup plus de prisonniers,
mais ils ont exagéré au delà de toute vérité.]

[Note en marge: Ce qui restait à faire après la bataille de Wagram.]

Quant à l'adversaire, il avait été brave, dévoué à sa cause,
ingénieux mais indécis. Sans recourir pour le juger à tous les
plans, plus ou moins spécieux, qu'on lui a reproché de n'avoir
pas suivis, tels que d'assaillir l'île de Lobau après Essling,
de passer le Danube au-dessus ou au-dessous de Vienne, il est
incontestable qu'il y avait à faire certaines choses, simples, d'un
effet immanquable, et qu'il ne fit pas, heureusement pour nous,
comme de multiplier les obstacles au passage du fleuve sur tout le
pourtour de l'île de Lobau, comme de retrancher le camp qui devait
servir de champ de bataille, ce qui lui aurait permis, après avoir
tenu tête aux Français, de les prendre en flanc et de les acculer
au fleuve qu'ils avaient franchi, comme de donner ses ordres avec
assez de précision pour que l'action de la gauche ne devançât pas
celle de la droite, comme de réunir enfin pour cette journée décisive
toutes les forces disponibles de la monarchie, dont quarante mille
hommes au moins demeurèrent inutiles en Hongrie, en Bohême et en
Gallicie. Ce sont ordinairement des choses simples, dictées par le
bon sens, et imprudemment omises, qui décident des plus importantes
opérations, surtout à la guerre. On serait fondé à dire aussi que le
prince autrichien donna un peu trop tôt l'ordre de la retraite, car
il pouvait tenir tête encore à l'armée française, et il se serait
assuré en persistant l'apparition en temps opportun de l'archiduc
Jean sur le champ de bataille. Il faut reconnaître qu'une plus longue
obstination pouvait rendre la défaite si complète, qu'il ne serait
plus rien resté d'une armée à la conservation de laquelle était
attaché le salut de la monarchie. En s'obstinant on se ménageait,
il est vrai, plus de chances de victoire, mais beaucoup plus de
chances aussi de périr sans ressources. Quoi qu'il en soit de ces
divers jugements, qui, depuis un demi-siècle, ont été portés par
tous les historiens sur ces mémorables opérations, il n'en reste
pas moins vrai qu'il y a gloire même à se tromper quand on se bat
si héroïquement pour son pays, et qu'on prend part à de si grandes
choses. La guerre d'ailleurs touchait à son terme, car ce n'était pas
avec les douze mille hommes de l'archiduc Jean et les quatre-vingt
mille qui restaient à l'archiduc Charles, qu'il était possible de
sauver la monarchie. Si, en effet, ce dernier n'en avait perdu
que trente et quelques mille, tués ou prisonniers, il en avait vu
disparaître des rangs de la landwehr un nombre au moins égal, qui
couraient la campagne pour rejoindre leurs foyers. Se retirer dans
l'une des provinces de la monarchie qu'on aurait bien choisie, s'y
refaire le mieux possible, et par la menace d'une guerre infiniment
prolongée améliorer les conditions de la paix, était la seule
espérance qu'on pût conserver encore.

Napoléon appréciait ainsi le résultat de la bataille de Wagram, et
tout en regardant la fin des hostilités comme prochaine, il voulait
que cette fin fût telle que la paix dépendît absolument de lui. Si
au lieu d'envoyer en Espagne, pour y périr inutilement contre les
obstacles naturels, la vieille armée de Boulogne, il l'eût gardée
entre le Rhin et le Danube, pour en accabler l'Autriche, il aurait
pu effacer cette puissance de la carte de l'Europe, pendant la durée
de son règne, bien entendu. Mais obligé de lutter avec des forces
réunies à la hâte contre les immenses armements de l'Autriche, il
avait fait miracle de la soumettre en trois mois; et s'il parvenait
à lui imposer la paix, et à la punir de cette quatrième guerre par
de nouveaux sacrifices de territoire, de population et d'argent,
c'était assez pour sa gloire personnelle et pour le maintien de sa
grandeur. Aussi avait-il déjà renoncé à l'idée de détrôner la maison
de Habsbourg, idée qu'il avait conçue dans le premier mouvement de
sa colère, et après les prodigieux triomphes de Ratisbonne. Punir
cette maison en l'abaissant encore, et faire tomber du même coup les
résistances qui avaient menacé d'éclater en Europe, était désormais
le prix unique, mais assez grand, assez éclatant, de cette dernière
campagne, laquelle ne devait pas paraître moins extraordinaire que
toutes les autres, surtout en comparant les moyens aux résultats
obtenus.

Napoléon ne songea donc à poursuivre les Autrichiens que pour
les amener à se soumettre définitivement. Mais il ne lui était
plus possible d'agir comme il le faisait autrefois, c'est-à-dire,
après avoir combattu une journée entière, de se remettre à marcher
immédiatement, de manière à tirer toutes les conséquences de la
victoire. Son armée était trop nombreuse, il avait trop de points
à surveiller, il avait trop de cadres nouveaux, et dans les cadres
vieux trop de jeunes soldats, pour pouvoir repartir le soir même, ou
le lendemain matin, sans s'inquiéter de ce qu'il laissait derrière
lui. Il y avait en effet des régiments dans lesquels une foule de
soldats étaient, ou livrés à la maraude, ou occupés à transporter
des blessés. Tel régiment de 2,500 hommes avait 500 hommes hors de
combat, 1,000 détachés, et se trouvait ainsi réduit à mille présents
sous les armes. La chaleur était excessive, les vins abondaient
dans les villages, le soldat jouissait de la victoire avec un
certain désordre, et il fallait l'immense ascendant de Napoléon pour
maintenir la soumission, la présence au drapeau, l'attachement au
devoir. Déjà tout était devenu plus difficile à cette époque, et
Napoléon le savait sans le dire.

[Note en marge: Translation du quartier général à Wolkersdorf.]

[Note en marge: Napoléon dirige la poursuite sur deux routes, celles
de Moravie et de Bohême.]

Le lendemain, 7 juillet, il se rendit de sa personne à la résidence
de Wolkersdorf, de laquelle l'empereur François avait assisté à la
bataille de Wagram, et il y établit son quartier général. Il accorda
cette journée à chaque corps pour porter les blessés aux ambulances
de l'île de Lobau, rallier les soldats détachés ou égarés, refaire
les vivres, remplacer les munitions, se mettre, enfin, en mesure
d'exécuter une marche longue et rapide. En attendant, il achemina
les corps demeurés intacts sur la route où il était vraisemblable
qu'on trouverait l'ennemi. La route de la Moravie était celle où il
paraissait raisonnable de le chercher; car la Moravie étant placée
entre la Bohême et la Hongrie, permettant de rester en communication
avec l'une et avec l'autre de ces grandes provinces, d'en tirer
les ressources qu'elles pouvaient contenir, d'adopter l'une ou
l'autre pour une résistance prolongée, semblait devoir s'offrir au
généralissime vaincu comme le lieu de retraite le mieux choisi.
Napoléon dirigea d'abord la cavalerie du général Montbrun sur la
route de Nikolsbourg (voir la carte nº 32), et la fit suivre dès le
7 au soir par le beau corps de Marmont, qui, n'ayant pas combattu
dans la journée du 6, était en état de marcher immédiatement. Il lui
adjoignit les Bavarois du général de Wrède, dont l'artillerie seule
avait été engagée, et en leur assignant à tous la route de Moravie,
il leur laissa la faculté de se jeter à droite ou à gauche, sur la
Hongrie ou sur la Bohême, suivant que les reconnaissances du général
Montbrun révéleraient l'une ou l'autre direction dans la retraite
de l'ennemi. Il enjoignit à Masséna de rallier ses troupes le plus
tôt possible, et avec celles de ses divisions qui avaient le moins
souffert, notamment celles de Legrand et de Molitor, de longer le
Danube, pour observer la route de Bohême par Korneubourg, Stockerau
et Znaïm. Il lui laissa la cavalerie Lasalle, qui après la mort
de celui-ci avait été commandée par Marulaz, et ce dernier ayant
été blessé, par le général Bruyère. Il y ajouta les cuirassiers
Saint-Sulpice.

Le lendemain 8, Napoléon, n'étant encore que très-imparfaitement
renseigné sur la marche des Autrichiens, que la cavalerie légère
signalait à la fois sur les routes de Moravie et de Bohême, et
jugeant toujours celle de Moravie comme la plus naturellement
indiquée, envoya le maréchal Davout, dont le corps d'armée était tout
à fait remis de la journée du 6, vers Nikolsbourg, à la suite du
général Marmont. Il lui avait laissé les dragons de Grouchy et les
cuirassiers du général Arrighi. Ces troupes avec celles du général
Marmont présentaient un total d'au moins 45 mille hommes, capables de
tenir tête à toute l'armée de l'archiduc Charles. Napoléon dirigea
en même temps les Saxons sur la March, pour surveiller l'archiduc
Jean et le contraindre à se tenir au delà de cette ligne. Il laissa
le prince Eugène avec une portion de son armée sous Vienne, soit pour
contenir la capitale si elle remuait, soit pour arrêter l'archiduc
Jean, si abandonnant la rive gauche du Danube que nous venions de
conquérir, il faisait sur la rive droite dégarnie une tentative,
à laquelle les généraux Chasteler et Giulay auraient pu prêter
la main. Le général Vandamme fut de plus amené à Vienne avec les
Wurtembergeois. Napoléon achemina le général Macdonald à la suite
de Masséna, et resta de sa personne encore vingt-quatre heures à
Wolkersdorf, avec la garde tout entière, avec les cuirassiers de
Nansouty, avec les jeunes troupes d'Oudinot, pour savoir, entre les
deux routes de Moravie et de Bohême, quelle serait celle où on aurait
la certitude de trouver l'ennemi.

[Note en marge: Précautions prises par Napoléon pour la conservation
de Vienne, pendant qu'il va poursuivre les Autrichiens.]

[Note en marge: Contribution de 200 millions frappée sur l'Autriche
après la bataille de Wagram.]

Bien qu'il ne crût pas à la possibilité d'une résistance prolongée
de la part des Autrichiens, néanmoins, ne voulant rien livrer au
hasard pendant qu'il allait s'éloigner de Vienne, Napoléon ne se
borna pas à consacrer une partie de ses forces à la garde de cette
capitale, il prit les mesures nécessaires pour la mettre en état
de défense. Il ordonna d'y transporter les cent neuf bouches à feu
de gros calibre qui avaient protégé le passage de l'armée, de les
répartir sur les murs de la ville, de fermer tous les bastions à la
gorge, afin que la garnison fût doublement garantie contre le dedans
et contre le dehors, d'y réunir des vivres et des munitions pour
dix mille hommes et pour trois mois, d'y faire remonter les nombreux
bateaux qui avaient servi aux diverses opérations de l'île de Lobau,
de reconstruire le pont du Thabor, de l'établir sur des bateaux en
attendant qu'il le fût sur pilotis, de le couvrir en outre sur les
deux rives de deux vastes têtes de pont. L'île de Lobau pouvait
désormais se suffire avec les ponts en pilotis jetés sur le grand
et sur le petit bras, puisqu'elle n'était plus qu'un lieu de dépôt,
dans lequel on avait entassé les prisonniers et les blessés. Avec
une communication assurée devant Vienne, et une autre à la hauteur
de l'île de Lobau, Napoléon avait des moyens de passage suffisants
pour toutes les éventualités de guerre imaginables. Il ordonna en
même temps de compléter l'armement de Raab, d'achever les travaux
de Mölk, de Lintz, de Passau, toujours destinés à assurer sa ligne
d'opération. Enfin, toutes ces précautions prises pour le cas d'une
lutte prolongée, il résolut de tirer de la victoire de Wagram l'une
de ses conséquences les plus essentielles, celle qui devait lui
procurer immédiatement des ressources financières, et il frappa sur
les provinces de la monarchie qu'il occupait une contribution de
guerre de deux cents millions, laquelle étant une fois décrétée ne
pourrait plus être mise en question dans une négociation ultérieure
de paix, si, comme il le croyait, une négociation de ce genre venait
bientôt à s'ouvrir. Il employa ainsi à Wolkersdorf les journées du
7, du 8, et une partie de celle du 9, attendant le résultat des
reconnaissances envoyées dans toutes les directions.

[Note en marge: Retraite de l'archiduc Charles en Bohême.]

L'archiduc Charles avait, on ne sait pourquoi, adopté la Bohême
pour lieu de retraite. Soit que, par la direction qu'avait prise
la bataille de Wagram, il craignît de ne pouvoir gagner à temps la
route de Moravie, soit qu'il voulût conserver l'importante province
de Bohême à la monarchie, et demeurer en rapport avec le centre
de l'Allemagne, qu'on avait toujours la prétention d'insurger, il
s'était retiré sur la route de Znaïm, qui mène à Prague par Iglau.
(Voir les cartes n{os} 28 et 32.) C'était de sa part une étrange
résolution, car, sauf la satisfaction de se séparer de son frère
l'archiduc Jean, en lui laissant le soin de soulever la Hongrie,
tandis qu'il irait lui-même mettre en valeur toutes les ressources
de la Bohême, on ne voit pas trop quels avantages il espérait en
recueillir. En se portant en Bohême, il s'enfermait dans une sorte
de champ clos, que son adversaire pourrait traverser tout entier
en quelques marches et sans s'éloigner beaucoup du Danube, ce
qui faisait tout dépendre d'une prochaine et dernière rencontre,
dont l'issue n'était pas douteuse. Au contraire, en s'enfonçant
en Hongrie, il aurait rallié tout ce qui restait de forces à la
maison d'Autriche, attiré son adversaire dans les profondeurs de
la monarchie, où l'armée autrichienne devait toujours aller en
augmentant et l'armée française en diminuant, où il aurait retrouvé
peut-être l'occasion d'une nouvelle bataille moins malheureuse que
celle de Wagram, et créé enfin à Napoléon la seule difficulté avec
laquelle on pût le battre, la seule avec laquelle on l'ait battu
depuis, celle des distances. L'inconvénient de perdre les ressources
de la Bohême n'était pas bien considérable, car d'une part cette
province n'avait presque plus rien à fournir, et de l'autre Napoléon
n'avait pas de forces à consacrer à son occupation. On ne peut donc
s'expliquer un tel choix que par ce trouble de la défaite, qui
presque toujours amène les résolutions les plus fâcheuses, et fait
souvent qu'un malheur en entraîne bientôt de plus grands et de plus
irréparables.

[Note en marge: Distribution des forces autrichiennes dans leur
retraite.]

Au surplus, quoi qu'on puisse penser de ses motifs, l'archiduc
Charles avait pris la route de Prague par Znaïm. Sur cette route,
qu'il avait gagnée par Korneubourg et Stockerau, il marcha avec les
corps de Bellegarde, de Kollowrath et de Klenau, avec la réserve de
grenadiers et celle de cavalerie, le tout ne formant pas plus de
60 mille hommes. Le corps du prince de Reuss, qui avait perdu la
journée du 6 à observer le débouché de Vienne, n'ayant pas souffert
dans la bataille, était chargé de l'arrière-garde. Sur la route de
Moravie, par Wilfersdorf et Nikolsbourg, l'archiduc Charles laissa
se retirer les corps de Rosenberg et de Hohenzollern, pour flanquer
l'armée principale, ce qui permet de supposer qu'il y eut en cette
circonstance quelque chose de pis qu'une mauvaise résolution,
c'est-à-dire absence même de résolution, et que chaque corps prit
le chemin sur lequel le jeta la bataille qu'on venait de perdre. La
gauche, en effet, composée de Hohenzollern et de Rosenberg, avait été
poussée sur la route de Moravie; le centre et la droite, composés de
Bellegarde, des réserves d'infanterie et de cavalerie, de Kollowrath,
de Reuss et de Klenau (3e, 5e et 6e corps), avaient été poussés sur
celle de Bohême. C'est ainsi que souvent il n'y a pas eu de motifs,
là même où l'histoire s'épuise à en chercher, et qu'au lieu de faux
calcul, il y a tout simplement défaut de calcul.

Pourtant cette double marche, qui plaçait loin de l'archiduc Charles
peut-être 20 ou 25 mille hommes de ses forces les meilleures, eut
un avantage momentané: elle laissa Napoléon dans une incertitude
complète sur la route que l'ennemi suivait, et elle l'exposa à se
tromper dans la direction à donner à ses colonnes. Ainsi, sur la
route de Moravie, par Wolkersdorf et Nikolsbourg, il avait envoyé
Montbrun, Marmont, de Wrède[44], Davout, c'est-à-dire 45 mille hommes
contre 25 mille, et sur la route de Znaïm, Masséna, Macdonald,
Marulaz, Saint-Sulpice, c'est-à-dire 28 mille hommes contre 60 mille.
Il est vrai que placé entre deux avec la garde, Nansouty et Oudinot,
il pouvait apporter en quelques heures le secours de 30 mille
combattants à celui de ses lieutenants qui en aurait besoin.

[Note 44: Le général de Wrède avait été blessé. C'était sa division
qui suivait le corps de Marmont, et c'est pour cela que nous lui
en conservons le nom. Le général Minuti l'avait remplacé dans le
commandement.]

[Note en marge: Le général Marmont, à la suite du prince de
Rosenberg, quitte la route de Nikolsbourg pour celle de Znaïm.]

Masséna d'un côté, Marmont de l'autre suivirent chacun l'itinéraire
qui leur avait été tracé. Le 8 juillet, Marmont talonna
l'arrière-garde de Rosenberg, ramassant partout des traînards, des
blessés, principalement des hommes de la landwehr, qui abandonnaient
les rangs de l'armée. Arrivé le 9 à Wilfersdorf, il apprit par
les reconnaissances de Montbrun, toujours exécutées avec autant
d'intelligence que d'audace, que le prince de Rosenberg avait fait
un à gauche, et qu'il abandonnait la route de Moravie pour celle de
Bohême. En effet les deux lieutenants de l'archiduc Charles, pour
rejoindre le gros de l'armée autrichienne, se reportaient de la route
de Moravie sur celle de Bohême, obéissant en cela à une volonté dont
bientôt on va voir les étranges incertitudes. Le général Marmont,
que Napoléon avait laissé libre de suivre la route sur laquelle il
croirait trouver l'ennemi, adopta le vrai parti qui convenait aux
circonstances. Se détournant de la Moravie, à l'imitation du corps
qu'il poursuivait, il prit, par Mistelbach et Laa, la direction
de Znaïm. Seulement ayant à faire part au maréchal Davout de sa
nouvelle marche, il n'osa pas l'attirer à lui, ne sachant pas si le
détachement dont il suivait les traces était le gros de l'ennemi. Il
l'informa de son détour à gauche, sans rien faire pour l'empêcher de
continuer sur Nikolsbourg et sur la Moravie.

Le 9, à moitié chemin de Laa, il rencontra 1,200 chevaux et deux
bataillons de Rosenberg, les culbuta, et leur enleva quelques
centaines de prisonniers. Il arriva le 9 au soir à Laa, sur la
Taya, rivière qui passe successivement à Znaïm, à Laa, et vient,
en traversant le milieu de la Moravie, se jeter dans la Morava. La
chaleur était étouffante dans cette province, abritée au nord par
les montagnes de la Bohême, de la Haute-Silésie et de la Hongrie.
Les caves du pays étaient richement fournies, et malgré le soin avec
lequel les troupes du général Marmont étaient tenues, elles se
débandèrent, entraînées par la fatigue, la chaleur, le goût du vin,
et aussi par la confiance excessive que leur inspirait la victoire.
Le général Marmont parvenu à Laa n'avait pas le quart de son effectif
dans les rangs. Il assembla les officiers, leur exposa le danger de
compromettre par une négligence coupable le résultat d'une grande
campagne, fit exécuter deux soldats pour l'exemple, et à la pointe
du jour il put rallier son monde afin de marcher sur Znaïm. Prêt à
partir, un nouveau détour de l'ennemi faillit le rejeter dans de
fâcheuses incertitudes. Le corps de Rosenberg, qui avait pris à
gauche pour gagner la route de Znaïm, prenait maintenant à droite
pour regagner celle de Brünn. Le généralissime autrichien continuant
d'attirer à lui le corps de Hohenzollern, renvoyait au contraire
celui de Rosenberg sur la Moravie, on ne sait en vérité pourquoi,
car ce corps n'était guère de force à défendre cette province si
les Français mettaient du prix à l'occuper. C'était une preuve de
plus que les deux corps de Hohenzollern et de Rosenberg avaient été
laissés sans réflexion sur la route de Moravie, et qu'ils étaient,
sans réflexion encore, portés tantôt sur la route de Znaïm, tantôt
sur celle de Brünn. Du reste il y avait dans ces divagations des
corps autrichiens de quoi troubler l'esprit du général français qui
était en tête de la poursuite. Néanmoins le général Marmont, avec une
remarquable sagacité militaire, persistait dans sa marche sur Znaïm,
laissant Rosenberg faire un nouveau détour à droite, et continuant
lui dans la direction où il croyait trouver l'ennemi, et où il le
trouva en effet.

[Note en marge: Arrivée du général Marmont à Znaïm.]

[Note en marge: Position prise par le général Marmont vis-à-vis de
Znaïm.]

Vers le milieu du même jour, le général Marmont, parvenu à une
position où il avait à sa gauche la Taya, et sur son front un ravin
profond qui allait aboutir à la Taya, aperçut au delà de ce ravin le
bassin dans lequel s'élevait en amphithéâtre la ville de Znaïm. En
ce moment les Autrichiens se pressaient sur le pont de la Taya, et
traversaient en toute hâte la ville elle-même de Znaïm, pour gagner
à temps la route de Bohême. Loin d'être en mesure de se placer en
travers de cette route afin de la barrer, le général Marmont ayant
10 mille hommes à opposer à 60 mille, courait au contraire de grands
dangers. Mais il était séparé du bassin de Znaïm par le ravin sur
lequel il venait d'arriver, et dont les Autrichiens occupaient les
bords. Il les leur enleva par une attaque vigoureuse du 8e et du 23e
de ligne, s'empara en outre du village de Teswitz situé au-dessous,
et d'où il avait la possibilité de canonner le pont de la Taya. Il
s'empara vers sa droite de deux fermes propres à lui servir d'appui,
et plus à droite encore d'un bois qu'il remplit de ses tirailleurs.
Ayant ainsi son front couvert par le ravin dont il était maître, sa
gauche par la Taya, et sa droite par des fermes et un bois fortement
occupés, il pouvait gêner avec son canon le passage des Autrichiens
sur le pont de la Taya, sans être trop exposé à leurs représailles.
Il se mit donc à canonner ce pont, faisant partir aides de camp sur
aides de camp pour informer Napoléon de la position singulière où il
se trouvait.

Cette canonnade incommode et périlleuse inquiétant les Autrichiens,
ils firent une tentative pour s'en débarrasser, en attaquant
sérieusement le village de Teswitz. À la vue des préparatifs de cette
attaque, le général Marmont y envoya des troupes bavaroises pour la
déjouer. Les assaillants redoublant d'efforts, il fallut soutenir
les premières troupes par la division de Wrède tout entière, et
l'attaque n'ayant pas cessé, par l'envoi sur ce même point du 81e de
ligne. Il suffit de ce régiment français pour mettre un terme aux
entreprises de l'ennemi, et tenir les Autrichiens à grande distance.
La journée s'acheva sans autre événement. Vers la chute du jour une
canonnade, entendue dans le lointain à gauche, annonça la marche de
Masséna sur la route de Bohême, à la suite de la principale armée
autrichienne. Napoléon averti ne pouvait manquer non plus d'arriver
par la droite. Le général Marmont passa donc la nuit tranquillement,
avec la confiance d'un homme qui n'avait rien négligé pour garantir
sa position, et qui participait du reste à la témérité que la
victoire inspirait alors à tout le monde. Un fait d'ailleurs était
de nature à le rassurer. Un Français resté au service d'Autriche, M.
de Fresnel, venait de se présenter de la part du général comte de
Bellegarde, pour demander un armistice. Le général Marmont n'ayant
pas de pouvoirs pour conclure un tel acte, et espérant de plus qu'on
pourrait encore envelopper le lendemain l'armée autrichienne, dépêcha
cet envoyé au quartier général de l'Empereur, sans prendre sur lui de
suspendre les hostilités.

[Note en marge: Arrivée de Masséna le 11 au matin au pont de la Taya
devant Znaïm.]

Dans le moment, les Français arrivaient par la gauche et par la
droite, par la route de Bohême et par la route de Moravie, sur
la trace des Autrichiens. Masséna, parti le 8 de Stockerau avec
les divisions d'infanterie Legrand, Carra Saint-Cyr, Molitor,
avec une division de grosse cavalerie, avait talonné sans cesse
l'arrière-garde du prince de Reuss, et lui avait enlevé de nombreux
prisonniers. Il avait joint cette arrière-garde le 9 au pied des
hauteurs de Mallebern, et le 10 à Hollabrünn, où il combattait,
tandis que le général Marmont était occupé à s'établir devant Znaïm.
L'archiduc Charles instruit de la présence d'un corps français à
Laa, avait envoyé les grenadiers et la réserve de cavalerie pour
s'emparer du pont de la Taya, les avait suivis lui-même avec les
corps de Bellegarde, de Kollowrath et de Klenau, abandonnant au
prince de Reuss le soin de disputer Hollabrünn le plus longtemps
qu'il pourrait. C'était donc lui qui avec les corps que nous venons
de désigner, traversait, sous les yeux du général Marmont, le pont de
la Taya devant Znaïm, appelé pont de Schallersdorf. Tandis que les
choses se passaient de la sorte à gauche, Napoléon à droite, prévenu
le 9 de la marche de Marmont vers Znaïm, s'était mis en mouvement par
Wilfersdorf avec la garde, le corps d'Oudinot, et les cuirassiers
de Nansouty. Il s'était rendu le 10 de Wilfersdorf à Laa, espérant
amener la garde à Znaïm dans la journée du 11. Devançant ses troupes
de sa personne, il s'était mis immédiatement en route pour arriver le
11, au milieu du jour, au quartier général de Marmont.

[Note en marge: Attaque vigoureuse exécutée par Masséna sur le pont
de la Taya.]

Le 11 au matin, en effet, les Autrichiens continuèrent à défiler
sous les yeux du général Marmont, qui, du village de Teswitz, les
canonnait au passage de la rivière, et Masséna, suivant en queue le
prince de Reuss, les culbuta au milieu du jour sur la Taya, après
un engagement vigoureux. Parvenu jusqu'au pont de Schallersdorf,
qui était barricadé, Masséna le fit attaquer par la vaillante
division Legrand. Le chef de cette division, conduisant ses soldats
au feu avec sa valeur accoutumée, et abordant l'obstacle de front
pendant que l'artillerie de Masséna le prenait en enfilade, réussit
à s'approcher du pont, en escalada les barricades, et s'en rendit
maître. Après cet acte d'audace, le général Legrand porta sa division
dans la petite plaine qui formait le bassin de la Taya, en présence
des troupes du prince de Reuss et des grenadiers autrichiens adossés
à la ville de Znaïm. Le général Marmont, du sommet des hauteurs
situées à droite, de l'autre côté de la Taya, assistait à ce
spectacle, impatient de seconder utilement le maréchal Masséna.

[Note en marge: Combat de Znaïm.]

Ce dernier ne voulant pas s'en tenir à un premier acte de hardiesse,
résolut d'attaquer les Autrichiens, de les culbuter sur Znaïm, d'y
entrer à leur suite, et de les jeter au delà, dans l'espoir que les
troupes de Marmont leur barreraient la route de Bohême. Mais il
n'avait auprès de lui que la division Legrand, et devait être rejoint
par la division Carra Saint-Cyr, celle qui avait été si imprudemment
héroïque à Aderklaa. Il n'en aborda pas moins les troupes du prince
de Reuss et les grenadiers avec la seule division Legrand, se
faisant seconder par son artillerie restée en deçà de la Taya. Le
pont franchi, il s'engagea dans le village allongé de Schallersdorf,
l'enleva, s'empara à gauche d'un gros couvent appelé Kloster-Bruck,
et dans la plaine à droite lança ses cuirassiers, qui exécutèrent
plusieurs charges vigoureuses sur les Autrichiens. Masséna luttait
en cet endroit avec 7 ou 8 mille hommes contre plus de 30 mille,
sans compter 30 mille autres rangés par delà Znaïm, dans les plaines
que traversait la route de Bohême. Un épouvantable orage étant
survenu, le combat fut presque suspendu par l'impossibilité de faire
feu. Les grenadiers autrichiens, profitant de cette circonstance,
s'avancèrent silencieusement à travers le village de Schallersdorf,
surprirent nos soldats qui ne pouvaient se servir de leurs fusils,
et pour un moment se rendirent maîtres du pont. Masséna voulut jeter
sur eux les cuirassiers, mais le terrain devenu glissant ne pouvait
les porter. Un grave accident était à craindre, quand par bonheur
arriva la division Carra Saint-Cyr. Celle-ci, lancée sur le pont, le
reprit, traversa dans sa longueur la colonne des grenadiers, en fit
800 prisonniers, et déboucha victorieuse dans la plaine de Znaïm. En
ce moment, le général Marmont, ne voulant pas laisser le maréchal
Masséna lutter tout seul, avait débouché de Teswitz, et, de moitié
avec lui, poussait les Autrichiens sur Znaïm. On les avait acculés,
on leur avait enlevé une masse considérable d'hommes, tué ou blessé
beaucoup de monde, et on allait, en forçant Znaïm, les contraindre à
une retraite désordonnée. Mais la garde n'étant pas encore arrivée,
il n'y avait aucun espoir de les envelopper. Il est vrai que trois
mille chevaux de cette garde avaient déjà paru, et que, joints à la
cavalerie de Montbrun, aux cuirassiers Saint-Sulpice, ils pouvaient
rendre la retraite des Autrichiens singulièrement meurtrière.

[Note en marge: Arrivée de Napoléon à Znaïm, et entrevue avec le
prince Jean de Liechtenstein.]

[Note en marge: Délibération sur la demande d'armistice faite par les
Autrichiens.]

Mais Napoléon, survenu au milieu de ces entrefaites, avait
rencontré l'envoyé du général Bellegarde, et reçu le prince Jean
de Liechtenstein lui-même, qui venait demander une suspension
d'armes, et promettre au nom de l'honneur militaire l'ouverture
d'une négociation pour la conclusion immédiate de la paix. Napoléon,
avec le major général Berthier, M. Maret, duc de Bassano, et le
grand maréchal Duroc, conféra un instant sur le parti à prendre. Il
pouvait, en occupant les Autrichiens quelques heures de plus par un
combat opiniâtre, gagner peut-être assez de temps pour les tourner,
et tout au moins lancer à leur suite dix mille chevaux, qui les
auraient jetés dans un désordre épouvantable. Mais sans recourir à
ce moyen il avait la certitude d'obtenir les conditions de paix les
plus avantageuses, et son orgueil étant satisfait de voir le plus
brillant, le plus noble officier de l'armée autrichienne, venir
implorer humblement la fin de la guerre, il inclinait à s'arrêter
dans sa marche victorieuse. Il y eut plusieurs avis sur ce sujet.
Les uns disaient qu'il fallait en finir avec la maison d'Autriche,
et briser sur sa tête le noeud de toutes les coalitions, pour qu'on
ne les vît pas renaître quand on retournerait en Espagne pour y
terminer la guerre. Les autres alléguaient le danger de prolonger
une lutte entreprise avec des moyens improvisés, finie en trois mois
par un miracle de génie, mais qui, en durant, pourrait provoquer le
soulèvement de l'Allemagne, entraîner même les Russes peu disposés à
laisser détruire la maison d'Autriche, et embraser ainsi le continent
tout entier. Napoléon, sentant confusément qu'il avait déjà fort
abusé de la fortune, espérant que cette nouvelle leçon empêcherait
désormais l'Autriche de le troubler dans sa lutte avec l'Espagne
et l'Angleterre, voyant après l'Autriche vaincue l'Espagne facile
à soumettre, et la paix générale couronnant ses immenses travaux,
tandis que si au contraire il poussait les hostilités à outrance,
jusqu'à la destruction par exemple de la maison d'Autriche, il
amènerait probablement les Russes à se mêler de la querelle, et
s'attirerait une guerre universelle, qui pourrait devenir le terme de
sa grandeur, Napoléon, tout à la fois satisfait et fatigué, s'écria,
après avoir entendu ceux que pour la première fois il admettait à
donner un avis devant lui: Il y a assez de sang répandu!... faisons
la paix!--

[Note en marge: Soin confié à M. de Wimpffen et au major général
Berthier de stipuler les conditions de l'armistice demandé.]

Il exigea du prince Jean de Liechtenstein la promesse que des
plénipotentiaires seraient envoyés sur-le-champ pour négocier, et
laissa Berthier pour la France, M. de Wimpffen pour l'Autriche,
stipuler sur le terrain du combat les conditions d'un armistice.

Tandis que les chefs d'état-major des deux armées discutaient ces
conditions, on dépêcha le colonel Marbot et le général d'Aspre aux
avant-postes, pour faire cesser les hostilités. Ils arrivèrent entre
Schallersdorf et Znaïm au moment où les troupes de Masséna étaient
aux prises avec les grenadiers autrichiens. L'acharnement était tel
que les cris mille fois répétés de _Paix! Paix! Ne tirez plus!_ ne
suffirent point pour séparer les combattants. Le colonel Marbot
et le général d'Aspre furent même légèrement blessés dans leurs
efforts pour arrêter le combat. Ils y parvinrent enfin, et un profond
silence, interrompu seulement par la joie des vainqueurs, succéda à
une affreuse canonnade. Cette journée nous coûta, tant au corps du
général Marmont qu'à celui du maréchal Masséna, environ 2 mille morts
et blessés; mais elle en coûta plus de 3 mille aux Autrichiens, avec
5 à 6 mille prisonniers. C'était une dernière victoire qui couronnait
dignement cette grande et belle campagne.

[Note en marge: Résumé de la campagne de 1809 en Autriche.]

Entré en action à la fin d'avril avec des troupes formées à peine et
encore éparses, contre l'archiduc Charles qui marchait avec une armée
organisée de longue main et déjà réunie, Napoléon avait réussi en
quelques jours à compléter la sienne, à la rallier, à la concentrer
devant l'ennemi, à couper en deux celle de l'archiduc Charles, et à
la jeter partie en Bohême, partie en Basse-Autriche. Tel avait été
le premier acte de la campagne, terminé, comme on s'en souvient,
devant Ratisbonne. Poursuivant ensuite jusqu'à Vienne les Autrichiens
dispersés sur les deux rives du Danube, Napoléon avait marché si
vite, et si sûrement, qu'il n'avait jamais permis leur ralliement
avant Vienne, et était entré dans cette capitale un mois après
l'ouverture de la campagne, réparant ainsi les revers de l'armée
d'Italie, et arrêtant à leur origine tous les projets d'insurger
le continent contre la France. Voulant franchir le Danube pour
terminer la guerre par une bataille décisive, et ayant été interrompu
dans son opération par une crue subite du fleuve, il avait, dans
les deux journées d'Essling, soutenu par des prodiges d'énergie
l'entreprise si dangereuse de combattre avec un fleuve à dos, grâce
à la pensée admirable de choisir l'île de Lobau comme terrain de
passage. Repassé sur la rive droite, il avait imaginé de magnifiques
travaux pour annuler presque entièrement l'obstacle qui le séparait
des Autrichiens, amené à lui les armées d'Italie et de Dalmatie,
concentré ainsi toutes ses forces pour une lutte décisive, et alors,
opérant en quelques heures le miracle de traverser en présence de
l'ennemi un large fleuve avec 150 mille hommes et 500 bouches à
feu, il venait, dans l'une des plus grandes batailles des siècles,
de terminer cette quatrième guerre d'Autriche, guerre non moins
mémorable que toutes celles qu'il avait dirigées, et dans laquelle le
génie surmontant ses propres fautes avait suppléé par des merveilles
d'industrie et de persévérance à toutes les ressources qu'une
politique insensée faisait défaillir autour de lui: guerre pendant
laquelle les avertissements de la fortune s'étaient renouvelés encore
une fois, comme pour prémunir le grand capitaine contre les erreurs
du politique imprudent et follement ambitieux!

[Note en marge: Soin de Napoléon pour assurer sa position militaire
dans le cas d'une reprise des hostilités.]

Napoléon, dans la stipulation des termes de l'armistice, veilla
surtout à bien assurer sa position militaire pour le cas d'une
reprise d'hostilités, si cette reprise devait résulter de
l'impossibilité de s'entendre sur les conditions de la paix. Il
exigea d'abord qu'on lui laissât occuper d'une manière permanente
toutes les provinces qu'il avait seulement traversées avec ses
troupes: c'étaient la Haute et la Basse-Autriche, la moitié de la
Moravie consistant dans les districts de Znaïm et de Brünn, la
partie de la Hongrie qui s'étend de la Raab à Vienne, la Styrie, la
Carinthie, une portion de la Carniole nécessaire pour communiquer
avec la Dalmatie et l'Italie. De la sorte la ligne de séparation
entre les armées belligérantes devait passer par Lintz, Krems, Znaïm,
Brünn, Göding, Presbourg, Raab, Grätz, Laybach et Trieste. (Voir la
carte nº 28.) En outre, comme appui de cette ligne, la citadelle
de Brünn, la ville de Presbourg, les places de Raab, de Grätz et
de Laybach, durent lui être ou laissées, ou livrées immédiatement.
Napoléon occupait ainsi plus d'un tiers de l'empire d'Autriche.
Établi au centre de cet empire, appuyé sur la capitale et les
principales places, il pouvait, dans le cas d'hostilités prolongées,
partir de Vienne, comme base d'opération, et pousser ses conquêtes
jusqu'au fond des provinces les plus reculées. Il accorda un mois
pour la durée de l'armistice, et stipula l'obligation, en cas de
rupture, de se prévenir quinze jours d'avance. Un mois suffisait,
pour les négociations si véritablement on voulait s'entendre, et
pour l'arrivée des renforts mandés de France si on ne le voulait
pas. Quelque dures que fussent les conditions de cet armistice, les
troupes de l'archiduc étaient dans une situation trop fâcheuse pour
qu'on ne préférât pas tout à la continuation des hostilités. L'avis
unanime dans l'état-major autrichien fut de céder, et on céda. M. de
Wimpffen, au nom du généralissime, le major général Berthier, au nom
de Napoléon, donnèrent leur signature. La grande armée autrichienne
avait bravement combattu, et, malgré ses malheurs, elle pouvait se
dire qu'elle avait plutôt relevé que laissé déchoir la puissance
autrichienne, bien qu'il fallût s'attendre à de cruels sacrifices, si
on voulait obtenir la paix d'un vainqueur justement enorgueilli de
ses avantages.

[Note en marge: Signature de l'armistice de Znaïm le 12 juillet.]

[Note en marge: Retour de Napoléon à Schoenbrunn, et ses efforts pour
renforcer ses armées pendant l'armistice.]

L'armistice fut signé à Znaïm le 11 à minuit, et dut porter la
date du 12 juillet. Napoléon, après avoir reçu les compliments
de l'archiduc Charles et lui avoir fait porter les siens, après
s'être fait promettre par le vaillant prince Jean de Liechtenstein
qu'on imposerait silence en Autriche au parti de la guerre, et
qu'on enverrait promptement des négociateurs à Vienne, partit pour
Schoenbrunn, afin d'employer toutes ses ressources soit pour avoir
la paix soit pour terminer la guerre par un dernier effort, court et
décisif. On pouvait dans le courant du mois d'août, avoir ou fini
de négocier, ou réuni tous les moyens de recommencer en septembre
une dernière campagne, qui mettrait fin à l'existence de la maison
d'Autriche. Napoléon ordonna donc de nouveaux préparatifs, comme
s'il n'avait rien fait encore, et comme s'il avait eu, non pas des
victoires à exploiter diplomatiquement, mais des échecs à réparer.

[Note en marge: Distribution et campement des troupes pendant la
durée de l'armistice de Znaïm.]

D'abord il répartit ses troupes entre Vienne et le cercle tracé
par l'armistice, de manière à y vivre largement, et à pouvoir se
concentrer rapidement sur l'un des points quelconques de ce cercle.
Il plaça le général Marmont à Krems, ce qui devait le ramener en
Carinthie par Saint-Polten, quand il faudrait rentrer en Dalmatie; le
maréchal Masséna à Znaïm, pays qu'il venait de conquérir; le maréchal
Davout à Brünn, point vers lequel il se dirigeait; les Saxons entre
Marchegg et Presbourg, ligne où ils étaient déjà; le prince Eugène
sur la Raab, où il avait été victorieux. Le général Grenier devait
aussi occuper la Raab; le général Macdonald, Grätz et Laybach. Le
général Oudinot, avec son corps et la jeune garde, dut s'établir dans
la plaine de Vienne. La vieille garde vint bivouaquer dans la belle
résidence de Schoenbrunn. Comme l'un des avantages de l'armistice
était de pouvoir employer juillet et août à la soumission du Tyrol,
les Bavarois furent reportés en entier vers le Tyrol allemand, tandis
que les troupes italiennes du prince Eugène marchèrent sur le Tyrol
italien. De nouvelles forces furent envoyées dans le Vorarlberg et la
Franconie.

[Note en marge: Soins de Napoléon pour nourrir, équiper et organiser
l'armée pendant les mois de juillet et d'août.]

[Note en marge: Renvoi des cadres des quatrièmes bataillons à la
frontière, pour y chercher les conscrits déjà formés.]

Napoléon sachant qu'il avait beaucoup de jeunes soldats dans les
cadres, craignant pour leur santé le séjour des villes, pour leur
esprit militaire le repos d'un armistice, ordonna de les camper sous
des baraques. La saison, le pays, tout était beau. Le vin, la viande,
le pain abondaient. Les contributions levées sur les provinces
autrichiennes, et payables soit en papier, soit en denrées, étaient
un moyen d'acquitter la valeur de tout ce qu'on prendrait, sans
ruiner personne, en pesant seulement sur les finances de l'État. La
solde fut mise au courant, et des ateliers furent établis à Vienne,
à Lintz, à Znaïm, à Brünn, à Presbourg, à Grätz, pour confectionner
des habits, des souliers, du linge, du harnachement, toujours en
payant les matières premières et la main-d'oeuvre. En un mois l'armée
nourrie, vêtue, reposée, instruite, devait reparaître florissante et
terrible. Ce n'était pas tout: il fallait la rendre aussi nombreuse
qu'elle serait disciplinée et bien pourvue. En vertu des ordres qu'il
avait expédiés en juin, Napoléon allait recevoir, dès les premiers
jours de juillet, 30 mille hommes de renfort, tous partis déjà de
Strasbourg. C'était plus que les pertes de la campagne, surtout
après la rentrée dans les rangs des _petits blessés_, qualification
réservée à tous ceux dont on espérait la guérison sous trois ou
quatre semaines. Il donna de nouveaux ordres pour ajouter au moins
50 mille hommes aux 30 mille qui lui arrivaient, ce qui devait
porter à 250 mille Français, et à 50 mille alliés, l'armée agissante
au centre de la monarchie autrichienne. C'était une force double
de celle que pouvait réunir l'Autriche, dans l'hypothèse la plus
favorable. Pour y parvenir Napoléon imagina un moyen singulièrement
propre à faciliter le recrutement des corps. À l'armée, par suite des
pertes, les cadres étaient loin d'être remplis, tandis que dans les
dépôts il y avait abondance de conscrits, au delà même de ce que les
cadres pouvaient contenir, de manière que, très-ordinairement, on
manquait de soldats à l'extérieur, et de cadres dans l'intérieur.
Napoléon fit verser tous les soldats de la division Puthod, qui
comprenait les quatrièmes bataillons du corps du maréchal Davout,
dans les trois premiers bataillons de ce corps, ce qui devait les
reporter à un effectif considérable, surtout après la rentrée des
petits blessés. Il en fit de même pour l'ancienne division Barbou de
l'armée d'Italie, laquelle contenait les troisièmes et quatrièmes
bataillons du corps de Marmont. Elle eut ordre de verser ses soldats
dans le corps du général Marmont, qui se trouva reporté de même à un
effectif très-élevé. Les quatrièmes bataillons composant le corps du
général Oudinot appartenaient à plusieurs des régiments du maréchal
Masséna. Ils fournirent leurs soldats à ces régiments, et restèrent
vides comme ceux des divisions Puthod et Barbou. Après avoir vidé
ces cadres, par le versement de leurs soldats dans les corps dont
ils dépendaient, Napoléon les expédia aussitôt sur Strasbourg, afin
d'aller y chercher des conscrits tout formés, et de revenir ensuite
prendre rang dans l'armée active. Ils devaient, chemin faisant,
rendre un autre service, c'était de conduire à Strasbourg vingt
mille prisonniers, qu'on avait déposés dans l'île de Lobau, et qu'on
ne voulait pas y laisser, dans le cas, qu'il fallait prévoir, d'un
renouvellement d'hostilités.

[Note en marge: Transports des recrues sur le Danube de Ratisbonne à
Vienne.]

[Note en marge: Nouvelle augmentation de l'artillerie.]

Napoléon, comme nous l'avons dit bien des fois, avait créé des
demi-brigades provisoires, avec les cinquièmes et quatrièmes
bataillons de certains régiments plus avancés que les autres dans
leur organisation. Il fit dissoudre onze de ces demi-brigades,
comprenant au moins 20 mille hommes, lesquels eurent ordre de se
rendre à Strasbourg, où les cadres des quatrièmes bataillons devaient
les recevoir. Il fit une nouvelle revue des dépôts qui ne s'étaient
pas épuisés pour former des demi-brigades, et leur demanda à tous
des bataillons de marche, distingués entre eux par les numéros des
divisions militaires auxquelles ils appartiendraient. Une fois
arrivés à Ratisbonne, ils auraient en quelque sorte achevé leur
voyage, car des moyens de transport étaient préparés dans cette ville
pour les conduire à Vienne par le Danube. Napoléon exigea en outre
une dizaine de mille hommes de l'Italie. Quant à la cavalerie il
n'avait presque pas d'hommes à demander, car, suivant l'usage, il
avait perdu peu de cavaliers et beaucoup de chevaux. Pour réparer
ces pertes il établit de nouveaux marchés de chevaux à Passau, à
Lintz, à Vienne, à Raab. Enfin, satisfait du service de l'artillerie,
il voulut la renforcer encore, et de 550 bouches à feu la porter à
700, non pas en augmentant l'artillerie des régiments, ce qui était
un retour à d'anciennes coutumes peu justifié jusqu'ici, mais en
augmentant l'artillerie des corps, et particulièrement celle de la
garde impériale. Cette artillerie de la garde avait admirablement
servi à Wagram, où elle comptait 60 pièces. Il décida qu'elle serait
portée à 120. Dix-huit compagnies d'artillerie tirées des dépôts, et
en particulier des dépôts d'Italie, fournirent le personnel de cette
augmentation. Le matériel en fut tiré de Strasbourg et des places
fortes d'Italie. Tous les calibres furent élevés. L'artillerie de
marine dut remplacer l'artillerie de terre dans la garde des côtes,
et les compagnies des côtes remplacer au dépôt des régiments les
compagnies envoyées à l'armée active.

C'est ainsi que dans le courant du mois d'août 50 mille hommes
allaient suivre les 30 mille qui étaient actuellement en marche
vers les camps de l'armée d'Allemagne. Les travaux de défense à
Raab, Vienne, Mölk, Lintz, Passau furent poussés avec une nouvelle
activité. Les blessés furent divisés en trois catégories: les
amputés furent expédiés sur Strasbourg; les hommes gravement
atteints furent répartis entre Mölk, Lintz, Passau, de manière
qu'ils pussent rejoindre leurs régiments dans deux ou trois mois.
Les petits blessés furent dirigés sur chaque camp. De la sorte aucun
embarras ne gênerait les mouvements de l'armée, si elle reprenait
les hostilités. Tandis que tout se préparait pour la renforcer, elle
devait faire succéder à ses moments de repos des exercices fréquents,
mener ainsi une vie mêlée d'activité, de jouissances et de loisirs,
car il régnait une abondance générale dans les camps. Afin de donner
à tous l'exemple du dévouement, la jeune garde eut ordre de camper
sous Vienne avec ses officiers, jusqu'au grade de colonel. Fusiliers,
tirailleurs, conscrits, au nombre de huit régiments, furent baraqués
entre Vienne et Wagram. Les grenadiers et chasseurs de la vieille
garde, qui n'avaient rien à apprendre, furent seuls dispensés de
cette tâche, et vécurent dans la paisible retraite de Schoenbrunn
autour du maître qu'ils aimaient et dont ils étaient aimés.

[Illustration: Le Maréchal Macdonald.]

[Note en marge: Récompenses décernées aux généraux, officiers et
soldats, à la fin de la campagne de 1809.]

[Note en marge: Réunion des plénipotentiaires à Altenbourg, pour la
négociation de la paix.]

À tant de travaux se joignirent les récompenses, en commençant comme
d'usage par les chefs de l'armée. Le général Oudinot qui avait bien
remplacé le maréchal Lannes à la tête du deuxième corps, le général
Marmont qui avait fait du fond de la Dalmatie jusqu'au milieu de
la Moravie une marche hardie et prudente, le général Macdonald qui
avait montré dans toute la campagne d'Italie une profonde expérience
de la guerre, et à Wagram la plus rare intrépidité, furent nommés
maréchaux. Des gratifications furent accordées aux corps, et surtout
aux blessés. Un acte de sévérité vint se mêler à ces actes de
gratitude et de munificence. Le maréchal Bernadotte, qui, par sa
faute ou celle de son corps, n'avait pas su garder le poste qui lui
était assigné entre Wagram et Aderklaa, n'en avait pas moins publié
un ordre du jour adressé aux Saxons, dans lequel il les remerciait
de leur conduite dans les journées des 5 et 6 juillet, et leur
attribuait pour ainsi dire le gain de la bataille. Cette manière de
distribuer à lui-même et à ses soldats des louanges qu'il aurait
dû attendre de Napoléon, blessa vivement celui-ci, parce qu'elle
blessait l'armée tout entière et ses chefs. Napoléon rédigea, pour
l'en punir, un ordre du jour des plus sévères, qui fut communiqué
circulairement aux maréchaux seuls, mais qui était suffisant pour
réprimer un tel emportement de vanité, car adressé à des rivaux il
n'était pas probable qu'il restât secret[45]. Enfin Napoléon alla
lui-même visiter ses camps de la Haute-Autriche, de la Moravie et de
la Hongrie, sachant que par cette vigilance menaçante il assurait
mieux la conclusion de la paix, que par tous les efforts de ses
négociateurs. La ville d'Altenbourg venait d'être désignée pour les
réunir. C'est ainsi que cet infatigable génie employait le temps de
l'armistice de Znaïm, infatigable génie, disons-nous, qui comprenait
tout, excepté cette vérité si simple, que le monde n'était pas aussi
infatigable que lui.

[Note 45: ORDRE DU JOUR.

                                         «Schoenbrunn, le 5 août 1809.

»S. M. témoigne son mécontentement au maréchal prince de Ponte-Corvo
pour son ordre du jour daté de Leopoldau, le 7 juillet, qui a été
inséré à une même époque dans presque tous les journaux dans les
termes suivants:

«Saxons, dans la journée du 5 juillet, 7 à 8 mille d'entre vous
ont percé le centre de l'armée ennemie et se sont portés à
Deutsch-Wagram, malgré les efforts de 40 mille hommes soutenus
par cinquante bouches à feu. Vous avez combattu jusqu'à minuit et
bivouaqué au milieu des lignes autrichiennes. Le 6, dès la pointe du
jour, vous avez recommencé le combat avec la même persévérance et au
milieu des ravages de l'artillerie ennemie. Vos colonnes vivantes
sont restées immobiles comme l'airain. Le grand Napoléon a vu votre
dévouement: il vous compte parmi ses braves.

»Saxons, la fortune d'un soldat consiste à remplir ses devoirs; vous
avez dignement fait le vôtre.

                          »Au bivouac de Leopoldau, le 7 juillet 1809.

»_Le maréchal d'empire commandant le_ 9e _corps_,

                                             «_Signé_: J. BERNADOTTE.»

»Indépendamment de ce que S. M. commande son armée en personne, c'est
à elle seule qu'il appartient de distribuer le degré de gloire que
chacun mérite.

»S. M. doit le succès de ses armes aux troupes françaises et non à
aucun étranger. L'ordre du jour du prince de Ponte-Corvo, tendant
à donner de fausses prétentions à des troupes au moins médiocres,
est contraire à la vérité, à la politique, à l'honneur national.
S. M. doit le succès de ses armes aux maréchaux duc de Rivoli et
Oudinot, qui ont percé le centre de l'ennemi en même temps que le duc
d'Awerstaedt le tournait par sa gauche.

»Le village de Deutsch-Wagram n'a pas été en notre pouvoir dans la
journée du 5. Ce village a été pris; mais il ne l'a été que le 6, à
midi, par le corps du maréchal Oudinot.

»Le corps du prince de Ponte-Corvo n'est pas resté immobile comme
l'airain. Il a battu le premier en retraite. S. M. a été obligée
de le faire couvrir par le corps du vice-roi, par les divisions
Broussier et Lamarque commandées par le maréchal Macdonald, par la
division de grosse cavalerie aux ordres du général Nansouty, et par
une partie de la cavalerie de la garde. C'est à ce maréchal et à ces
troupes qu'est dû l'éloge que le prince de Ponte-Corvo s'attribue.

»S. M. désire que ce témoignage de son mécontentement serve d'exemple
pour qu'aucun maréchal ne s'attribue la gloire qui appartient aux
autres. S. M., cependant, ordonne que le présent ordre du jour, qui
pourrait affliger l'armée saxonne, quoique les soldats sachent bien
qu'ils ne méritent pas les éloges qu'on leur donne, restera secret et
sera seulement envoyé aux maréchaux commandant les corps d'armée et
au ministre secrétaire d'État.»

_Au major général._

                                         «Schoenbrunn, le 5 août 1809.

»Vous trouverez ci-joint un ordre du jour que vous enverrez aux
maréchaux, en leur faisant connaître que c'est pour eux seuls.
Vous ne l'enverrez pas au général Reynier. Vous l'enverrez aux
deux ministres de la guerre. Vous l'enverrez également au roi de
Westphalie,

                                                           »NAPOLÉON.»


_Au ministre de la guerre._

                                     «Schoenbrunn, le 29 juillet 1809.

»Si vous avez occasion de voir le prince de Ponte-Corvo,
témoignez-lui mon mécontentement du ridicule ordre du jour qu'il a
fait imprimer dans tous les journaux, d'autant plus déplacé qu'il m'a
porté pendant toute la journée des plaintes sur les Saxons. Cet ordre
du jour contient d'ailleurs des faussetés. C'est le général Oudinot
qui a pris Wagram le 6 à midi. Le prince de Ponte-Corvo n'a donc pas
pu le prendre. Il n'est pas plus vrai que les Saxons aient enfoncé
le centre de l'ennemi le 5; ils n'ont pas tiré un coup de fusil.
En général, je suis bien aise que vous sachiez que le prince de
Ponte-Corvo n'a pas toujours bien fait dans cette campagne........ La
vérité est que cette colonne de granit a constamment été en déroute.

                                                          »NAPOLÉON.»]


FIN DU LIVRE TRENTE-CINQUIÈME ET DU DIXIÈME VOLUME.



TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES

DANS LE TOME DIXIÈME.


LIVRE TRENTE-QUATRIÈME.

RATISBONNE.

     Arrivée de Napoléon à Paris dans la nuit du 22 au 23 janvier
     1809. -- Motifs de son brusque retour. -- Profonde altération
     de l'opinion publique. -- Improbation croissante à l'égard de
     la guerre d'Espagne, surtout depuis que cette guerre semble
     devoir entraîner une nouvelle rupture avec l'Autriche. --
     Disgrâce de M. de Talleyrand, et danger de M. Fouché. --
     Attitude de Napoléon envers la diplomatie européenne. -- Il se
     tait avec l'ambassadeur d'Autriche, et s'explique franchement
     avec les ministres des autres puissances. -- Ses efforts pour
     empêcher la guerre, mais sa résolution de la faire terrible,
     s'il est obligé de reprendre les armes. -- Son intimité avec
     M. de Romanzoff, resté à Paris pour l'attendre. -- Demande de
     concours à la Russie. -- Vastes préparatifs militaires. --
     Conscription de 1810, et nouveaux appels sur les conscriptions
     antérieures. -- Formation des quatrième et cinquième bataillons
     dans tous les régiments. -- Développement donné à la garde
     impériale. -- Composition des armées d'Allemagne et d'Italie.
     -- Invitation aux princes de la Confédération de préparer
     leurs contingents. -- Premiers mouvements de troupes vers le
     Haut-Palatinat, la Bavière et le Frioul, destinés à servir
     d'avertissement à l'Autriche.--Moyens financiers mis en
     rapport avec les moyens militaires. -- Effet sur l'Europe
     des manifestations de Napoléon. -- Dispositions de la cour
     d'Autriche. -- Exaspération et inquiétude qu'elle éprouve par
     suite des événements d'Espagne. -- Les embarras que cette
     guerre cause à Napoléon lui semblent une occasion qu'il ne
     faut pas laisser échapper, après avoir négligé de saisir
     celle qu'offrait la guerre de Pologne. -- Encouragements
     qu'elle trouve dans l'irritation de l'Allemagne et l'opinion
     de l'Europe. -- Ses armements extraordinaires entrepris
     depuis longtemps, et maintenant poussés à terme. -- Nécessité
     pour elle de prendre une résolution, et de choisir entre le
     désarmement ou la guerre. -- Elle opte pour la guerre. --
     Union de l'Autriche avec l'Angleterre. -- Efforts du cabinet
     autrichien à Constantinople pour amener la paix entre les
     Anglais et les Turcs. -- Tentative à Saint-Pétersbourg pour
     détacher la Russie de la France. -- Refroidissement d'Alexandre
     à l'égard de Napoléon. -- Causes de ce refroidissement. --
     Alexandre redoute fort une nouvelle guerre de la France avec
     l'Autriche, et s'efforce de l'empêcher. -- N'y pouvant réussir,
     et ne voulant point encore abandonner l'alliance de la France,
     il adopte une conduite ambiguë, calculée dans l'intérêt de
     son empire. -- Grands préparatifs pour finir la guerre de
     Finlande et recommencer celle de Turquie. -- Envoi d'une armée
     d'observation en Gallicie sous prétexte de coopérer avec la
     France. -- L'Autriche, quoique trompée dans ses espérances
     à l'égard de la Russie, se flatte de l'entraîner par un
     premier succès, et se décide à commencer la guerre en avril.
     -- Déclaration de M. de Metternich à Paris. -- Napoléon, ne
     doutant plus de la guerre, accélère ses préparatifs. -- Départ
     anticipé de tous les renforts. -- Distribution de l'armée
     d'Allemagne en trois corps principaux. -- Rôles assignés aux
     maréchaux Davout, Lannes et Masséna. -- Le prince Berthier
     part pour l'Allemagne avec des instructions éventuelles,
     et Napoléon reste à Paris pour achever ses préparatifs. --
     Passage de l'Inn le 10 avril par les Autrichiens, et marche de
     l'archiduc Charles sur l'Isar. -- Passage de l'Isar et prise
     de Landshut. -- Projet de l'archiduc Charles de surprendre les
     Français avant leur concentration, en traversant le Danube entre
     Ratisbonne et Donauwerth. -- Ses dispositions pour accabler le
     maréchal Davout à Ratisbonne. -- Soudaine et heureuse arrivée
     de Napoléon sur le théâtre des opérations. -- Projet hardi de
     concentration, consistant à amener au point commun d'Abensberg
     les maréchaux Davout et Masséna, l'un partant de Ratisbonne,
     l'autre d'Augsbourg. -- Difficultés de la marche du maréchal
     Davout, exposé à rencontrer la masse presque entière de l'armée
     autrichienne. -- Conduite habile et ferme de ce maréchal placé
     entre le Danube et l'archiduc Charles. -- Sa rencontre avec les
     Autrichiens entre Tengen et Hausen. -- Beau combat de Tengen le
     19 avril. -- Réunion du corps du maréchal Davout avec Napoléon.
     -- Napoléon prend la moitié de ce corps, avec les Bavarois et
     les Wurtembergeois, et perce la ligne de l'archiduc Charles,
     qui s'étend de Munich à Ratisbonne. -- Bataille d'Abensberg
     livrée le 20. -- Napoléon poursuit cette opération en marchant
     sur l'Isar et en prenant Landshut le 21. -- Il enlève ainsi la
     ligne d'opération de l'archiduc, et rejette son aile gauche en
     Bavière. -- Apprenant dans la nuit du 21 au 22 que le maréchal
     Davout a eu de nouveau l'archiduc à combattre vers Leuchling,
     il se rabat à gauche sur Eckmühl, où il arrive à midi le 22. --
     Bataille d'Eckmühl. -- L'archiduc, battu, se rejette en Bohême.
     -- Prise de Ratisbonne. -- Caractère des opérations exécutées
     par Napoléon pendant ces cinq journées. -- Leurs grands
     résultats militaires et politiques.                       1 à 182


LIVRE TRENTE-CINQUIÈME.

WAGRAM.

     Commencement des hostilités en Italie. -- Entrée imprévue des
     Autrichiens par la Ponteba, Cividale et Gorice. -- Surprise
     du prince Eugène, qui ne s'attendait pas à être attaqué avant
     la fin d'avril. -- Il se replie sur la Livenza avec les deux
     divisions qu'il avait sous la main, et parvient à y réunir une
     partie de son armée. -- L'avant-garde du général Sahuc est
     enlevée à Pordenone. -- L'armée demande la bataille à grands
     cris. -- Le prince Eugène entraîné par ses soldats, se décide
     à combattre avant d'avoir rallié toutes ses forces, et sur un
     terrain mal choisi. -- Bataille de Sacile perdue le 16 avril.
     -- Retraite sur l'Adige. -- Soulèvement du Tyrol. -- L'armée
     française concentrée derrière l'Adige, s'y réorganise sous la
     direction du général Macdonald, donné pour conseiller au prince
     Eugène. -- La nouvelle des événements de Ratisbonne oblige
     l'archiduc Jean à battre en retraite. -- Le prince Eugène le
     poursuit l'épée dans les reins. -- Passage de la Piave de vive
     force, et pertes considérables des Autrichiens. -- Événements
     en Pologne. -- Hostilités imprévues en Pologne comme en Bavière
     et en Italie. -- Joseph Poniatowski livre sous les murs de
     Varsovie un combat opiniâtre aux Autrichiens. -- Il abandonne
     cette capitale par suite d'une convention, porte la guerre sur
     la droite de la Vistule, et fait essuyer aux Autrichiens de
     nombreux échecs. -- Mouvements insurrectionnels en Allemagne.
     -- Désertion du major Schill. -- Conduite de Napoléon après les
     événements de Ratisbonne. -- Son inquiétude en apprenant les
     nouvelles d'Italie, que le prince Eugène tarde trop long-temps
     à lui faire connaître. -- Il s'avance néanmoins en Bavière,
     certain de tout réparer par une marche rapide sur Vienne. --
     Ses motifs de ne pas poursuivre l'archiduc Charles en Bohême,
     et de se porter au contraire sur la capitale de l'Autriche
     par la ligne du Danube. -- Marche admirablement combinée.
     -- Passage de l'Inn, de la Traun et de l'Ens. -- L'archiduc
     Charles, voulant repasser de la Bohême en Autriche, et rejoindre
     le général Hiller et l'archiduc Louis derrière la Traun, est
     prévenu à Lintz par Masséna. -- Épouvantable combat d'Ébersberg.
     -- L'archiduc Charles n'ayant pu arriver à temps ni à Lintz,
     ni à Krems, les corps autrichiens qui défendaient la haute
     Autriche sont obligés de repasser le Danube à Krems, et de
     découvrir Vienne. -- Arrivée de Napoléon sous cette capitale le
     10 mai, un mois après l'ouverture des hostilités. -- Entrée des
     Français à Vienne à la suite d'une résistance fort courte de
     la part des Autrichiens. -- Effet de cet événement en Europe.
     -- Vues de Napoléon pour achever la destruction des armées
     ennemies. -- Manière dont il échelonne ses corps pour empêcher
     une tentative des archiducs sur ses derrières, et pour préparer
     une concentration subite de ses forces dans la vue de livrer
     une bataille décisive. -- Nécessité de passer le Danube pour
     joindre l'archiduc Charles, qui est campé vis-à-vis de Vienne.
     -- Préparatifs de ce difficile passage. -- Dans cet intervalle
     l'armée d'Italie dégagée par les progrès de l'armée d'Allemagne
     a repris l'offensive, et marché en avant. -- L'archiduc Jean
     repasse les Alpes Noriques et Juliennes affaibli de moitié, et
     dirige les forces qui lui restent vers la Hongrie et la Croatie.
     -- Évacuation du Tyrol et soumission momentanée de cette
     province. -- Napoléon prend la résolution définitive de passer
     le Danube, et d'achever la destruction de l'archiduc Charles. --
     Difficulté de cette opération en présence d'une armée ennemie
     de cent mille hommes. -- Choix de l'île de Lobau, située au
     milieu du Danube, pour diminuer la difficulté du passage. --
     Ponts jetés sur le grand bras du Danube les 19 et 20 mai. --
     Pont jeté sur le petit bras le 20. -- L'armée commence à passer.
     -- À peine est-elle en mouvement, que l'archiduc Charles vient
     à sa rencontre. -- Bataille d'Essling, l'une des plus terribles
     du siècle. -- Le passage plusieurs fois interrompu par une crue
     subite du Danube, est définitivement rendu impossible par la
     rupture totale du grand pont. -- L'armée française privée d'une
     moitié de ses forces et dépourvue de munitions, soutient le 21
     et le 22 mai une lutte héroïque, pour n'être pas jetée dans
     le Danube. -- Mort de Lannes et de Saint-Hilaire. -- Conduite
     mémorable de Masséna. -- Après quarante heures d'efforts
     impuissants, l'archiduc Charles désespérant de jeter l'armée
     française dans le Danube, la laisse rentrer paisiblement dans
     l'île de Lobau. -- Caractère de cette épouvantable bataille.
     -- Inertie de l'archiduc Charles, et prodigieuse activité de
     Napoléon pendant les jours qui suivirent la bataille d'Essling.
     -- Efforts de ce dernier pour rétablir les ponts et faire
     repasser l'armée française sur la rive droite du Danube. --
     Heureux emploi des marins de la garde. -- Napoléon s'occupe de
     créer de nouveaux moyens de passage, et d'attirer à lui les
     armées d'Italie et de Dalmatie, pour terminer la guerre par
     une bataille générale. -- Marche heureuse du prince Eugène,
     de Macdonald et de Marmont pour rejoindre la grande armée sur
     le Danube. -- Position que Napoléon fait prendre au prince
     Eugène sur la Raab, dans le double but de l'attirer à lui et
     d'éloigner l'archiduc Jean. -- Rencontre du prince Eugène avec
     l'archiduc Jean sous les murs de Raab, et victoire de Raab
     remportée le 14 juin. -- Prise de Raab. -- Jonction définitive
     du prince Eugène, de Macdonald et de Marmont avec la grande
     armée. -- Alternatives en Tyrol, en Allemagne et en Pologne. --
     Précautions de Napoléon relativement à ces diverses contrées.
     -- Inaction des Russes. -- Napoléon, en possession des armées
     d'Italie et de Dalmatie, et pouvant compter sur les ponts du
     Danube qu'il a fait construire, songe enfin à livrer la bataille
     générale qu'il projette depuis long-temps. -- Prodigieux travaux
     exécutés dans l'île de Lobau pendant le mois de juin. -- Ponts
     fixes sur le grand bras du Danube; ponts volants sur le petit
     bras. -- Vastes approvisionnements et puissantes fortifications
     qui convertissent l'île de Lobau en une véritable forteresse.
     -- Scène extraordinaire du passage dans la nuit du 5 au 6
     juillet. -- Débouché subit de l'armée française au delà du
     Danube, avant que l'archiduc Charles ait pu s'y opposer. --
     L'armée autrichienne repliée sur la position de Wagram, s'y
     défend contre une attaque de l'armée d'Italie. -- Échauffourée
     d'un moment dans la soirée du 5. -- Plan des deux généraux pour
     la bataille du lendemain. -- Journée du 6 juillet, et bataille
     mémorable de Wagram, la plus grande qui eût encore été livrée
     dans les temps anciens et modernes. -- Attaque redoutable contre
     la gauche de l'armée française. -- Promptitude de Napoléon à
     reporter ses forces de droite à gauche, malgré la vaste étendue
     du champ de bataille. -- Le centre des Autrichiens, attaqué avec
     cent bouches à feu et deux divisions de l'armée d'Italie sous
     le général Macdonald, est enfoncé. -- Enlèvement du plateau de
     Wagram par le maréchal Davout. -- Pertes presque égales des
     deux côtés, mais résultats décisifs en faveur des Français. --
     Retraite décousue des Autrichiens. -- Poursuite jusqu'à Znaïm
     et combat sous les murs de cette ville. -- Les Autrichiens ne
     pouvant continuer la guerre, demandent une suspension d'armes.
     -- Armistice de Znaïm et ouverture à Altenbourg de négociations
     pour la paix. -- Nouveaux préparatifs militaires de Napoléon
     pour appuyer les négociations d'Altenbourg. -- Beau campement de
     ses armées au centre de la monarchie autrichienne. -- Caractère
     de la campagne de 1809.                                 183 à 506


FIN DE LA TABLE DU DIXIÈME VOLUME.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 10 / 20) - faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française" ***

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