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Title: Cours Familier de Littérature (Volume 2) - Un Entretien par Mois
Author: Lamartine, Alphonse de, 1790-1869
Language: French
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  COURS FAMILIER
  DE
  LITTÉRATURE

  REVUE MENSUELLE.

  II.



  Paris.--Typographie de Firmin Didot frères, fils et Cie, rue Jacob, 56.



  COURS FAMILIER
  DE
  LITTÉRATURE

  UN ENTRETIEN PAR MOIS

  PAR
  M. A. DE LAMARTINE

  TOME SECOND.


  PARIS
  ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
  RUE DE LA VILLE-L'ÉVÊQUE, 43.

  1856

  L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à
  l'étranger.



VIIe ENTRETIEN.

I


Interrompons-nous un instant pour répondre à ce sourd dénigrement du
siècle, qui s'élève dans tous les siècles, du sein des médiocrités,
pour accuser le temps et la nation de stérilité ou de décadence.
Certes nous avons assez prouvé jusqu'ici notre admiration presque
filiale pour l'antiquité, nous la prouverons bientôt à propos de la
littérature de la Chine; nous allons nous confirmer dans ce culte de
la littérature antique à propos de la Perse, de la Grèce et de Rome:
qu'on nous permette de confesser aussi ce même culte de l'immortalité
de l'intelligence dans le présent et dans l'avenir.


II

L'esprit humain n'a point une marche éternellement progressive et
ascensionnelle, comme le soutient contre moi, hélas! et contre
l'évidence, un ami littéraire dans ses belles _Lettres à un homme
tombé_ (il aurait mieux fait peut être de dire _à un homme sorti_).

Mais l'esprit humain, comme toute chose humaine, n'a pas non plus
d'éclipse permanente. Comme l'astre de la lumière matérielle, qui est
son image, l'esprit humain a des crépuscules, des aurores, des midis,
des déclins, des heures, en un mot des jours et des nuits; mais il
n'a ni jours éternels ni nuits éternelles. Il est toujours vieux
et il est toujours jeune. Cette caducité l'empêche de se confondre
avec la Divinité, dont il n'est que l'oeuvre et l'ouvrier, mais
jamais l'égal. C'est là l'erreur de ces _Guèbres_ modernes du feu
intellectuel, inextinguible et toujours croissant en lumière. Que ces
anciens amis me le pardonnent: en bonne amitié, on est obligé d'avoir
tous les jours le même coeur que ses amis; mais on n'est pas tenu
d'avoir toutes les nuits le même rêve.


III

D'un autre côté, cette jeunesse éternelle de l'esprit humain,
renouvelée de génération en génération et de race en race, l'empêche
de tomber dans ce découragement de lui-même et dans ce dénigrement
de son temps, qui est une erreur aussi commune mais moins noble
que le rêve du progrès continu, illimité et indéfini sur la terre.
Celui qui a fait le jour et la nuit pour le globe terrestre a
fait aussi le jour et la nuit pour l'esprit humain. Il y a eu un
commencement de l'humanité; M. Pelletan et ses amis le confessent.
Le monde a-t-il commencé par un jour? a-t-il commencé par une nuit?
Nous croyons qu'il a commencé par une aurore. Ces philosophes
croient qu'il a commencé par les ténèbres. Question insoluble et
puérile!..... L'esprit humain a-t-il commencé par l'imbécillité
et la barbarie? a-t-il commencé par l'intelligence? Nous croyons,
sans l'affirmer, qu'il a commencé par l'intelligence. Question
de goût, d'imagination et de préférence!... Mais l'esprit humain
a-t-il marché sans discontinuité, sans décadence, sans vicissitude,
sans chute et rechute, sans éclipse, de progrès illimités en
progrès illimités, jusqu'à son progrès suprême, sa divinisation
sur la terre?... Question de nature, d'histoire, d'évidence, que
la nature, l'histoire, l'évidence, résolvent malheureusement par
l'écroulement perpétuel et par la renaissance perpétuelle de toutes
les choses humaines, et qu'elles résolvent contre ce beau rêve de ces
philosophes de l'ascension continue. L'échelle de Jacob était un beau
rêve aussi, mais on n'y montait qu'endormi; et de plus, à l'échelle
de Jacob, il manquait malheureusement un échelon: c'est celui qui
montait du fini à l'infini. Heureux les hommes qui croient l'avoir
retrouvé! Quant à nous, nous restons tristement au pied de l'échelle,
bien convaincu qu'elle porte à faux, et que son sommet n'est qu'un
vertige.


IV

Mais, si nous ne croyons pas le moins du monde à un progrès continu,
illimité et indéfini pour une créature si précaire, si limitée et
si finie que l'homme ici-bas, nous ne croyons pas davantage à
ces décadences irrémédiables, à ces ténèbres croissantes, à cet
épuisement organique de l'esprit humain avant le temps.

On nous dit et on nous écrit tous les jours: «Comment
entreprenez-vous une oeuvre de haute critique littéraire dans un
siècle et dans un pays qui n'ont plus de littérature; dans une nation
qui s'est épuisée de grands esprits pendant deux grands siècles, le
dix-septième et le dix-huitième, siècle français par excellence? dans
un temps où la décadence intellectuelle et morale marche en sens
inverse du progrès matériel et industriel? dans une époque où tout
se fait matière et se pétrifie à force de regarder la pierre, le
fer, le tissu, et de se désintéresser des idées? Ne voyez-vous pas
que le niveau de l'intelligence de l'Europe baisse à proportion que
cette intelligence se répand sur la multitude et se concentre moins
sur les sommités? Les vallées sont plus éclairées, mais les hauteurs
ont moins de lumière. La démocratie, si sainte en morale parce
qu'elle est la justice, est ignoble en littérature parce qu'elle
est la médiocrité; elle a le sens de l'utile; elle n'a pas formé ni
exercé encore en elle le sens du beau. Laissez la poésie, laissez la
parole, laissez la philosophie! Ainsi que vous l'avez dit vous-même
dans un vers désespéré:

  «Abandonnez ce monde à son courant de boue!»

«Le jour baisse en Europe, et surtout en France. Ramenez votre
manteau sur vos yeux, comme César mourant, pour ne pas voir mourir la
littérature française. Nous sommes en impuissance et en décadence:
l'esprit humain s'en va, comme on a dit des rois et des dieux. N'y
pensons plus!»


V

Je réponds:

D'abord est-il bien vrai que l'intelligence littéraire baisse à
mesure qu'elle se répand sur de plus grandes multitudes d'êtres
pensants, et que la démocratie soit l'extinction fatale du génie des
lettres? Si cela était vrai, il faudrait maudire la démocratie; car
c'est le génie qui fait le jour sur les peuples vivants, comme il
fait la splendeur sur leur mémoire. Et la pensée exprimée, autrement
dit littérature, étant la plus noble fonction de l'homme, un seul
groupe d'hommes pensants dans un siècle vaut mieux pour l'histoire
que des multitudes qui sèment et qui broutent:

  _Fruges consumere nati!_

Mais, si vous voulez nous permettre, à titre de poëte, une image
très-peu neuve, mais très-frappante, nous vous répondrons que cette
prétendue diminution de lumière intellectuelle et morale, à mesure
qu'un plus grand nombre d'hommes participe à la clarté, est tout
simplement un effet ou plutôt un mensonge d'optique. Vous croyez voir
moins d'éclat sur les sommets, parce qu'il y a plus de jour dans
les plaines. Un ver luisant pendant la nuit attire plus les yeux
que mille étoiles au firmament pendant le jour. Quand le soleil se
lève et quand son disque, suspendu un moment au-dessus des Alpes,
éblouit le premier regard du voyageur matinal, le soleil paraît un
million de fois plus étincelant qu'à midi, quand sa pluie de lumière
s'infiltre jusqu'au fond des gorges les plus ténébreuses et noie
tout un hémisphère dans un océan uniforme de clarté. S'ensuit-il
que le soleil ait plus de clarté à son lever sur le bord du ciel
qu'à son midi sur l'universalité de l'espace? Non; il s'ensuit
seulement que le contraste de l'obscurité des vallées, le matin, avec
le rayonnement des sommets qu'il frappe de ses rayons, vous fait
apparaître l'astre plus lumineux et les hauteurs plus splendides;
mais, en réalité, il y a un million de fois plus de lumière sur la
terre au milieu du jour qu'à l'aube du jour.

Cette image est tout un argument. La démocratie intellectuelle et
littéraire vous éblouit moins, parce qu'elle répercute à peu près
uniformément et de tous les points la lumière; mais, en réalité, il y
a plus de génie humain réparti entre de plus vastes multitudes dans
un peuple que dans une académie d'hommes de génie.


VI

Quant à la possibilité d'une décadence finale pour un siècle,
pour une nation, pour une langue, pour une littérature, je ne nie
nullement cette possibilité en principe. Si je la niais, l'histoire
du genre humain tout entier serait là devant moi, comme elle est là
devant les progressistes indéfinis, pour me donner le triste démenti
des réalités aux imaginations. Nous ne marchons dans le passé que
sur la cendre des langues mortes avec leurs chefs-d'oeuvre et sur
les cadavres des littératures. Le monde entier n'est composé que de
deux mots: PROGRÈS et DÉCADENCE. L'erreur des optimistes est de n'en
lire qu'un, PROGRÈS; l'erreur des pessimistes est de n'en lire qu'un,
DÉCADENCE. Lisons-les tous les deux, nous serons dans le vrai de
l'histoire et de la destinée du genre humain, en littérature comme en
politique.


VII

Mais, s'il est vrai que l'Europe, et que la France en particulier,
doivent tomber un jour en décadence de génie, de langue et de
littérature, est-il vrai, ou du moins est-il vraisemblable que ce
triste moment de descente après le sommet et de caducité après la
jeunesse soit arrivé pour l'Europe et pour la France? La main sur
la conscience, et sans vouloir flatter personne ni nous flatter
nous-même, nous ne le pensons pas. Nous pensons plutôt que ces belles
parties vivantes du monde n'ont pas encore atteint leur maturité, et
qu'elles jettent encore, comme nous disons nous autres contemplateurs
des vagues, la folle écume de leur longue jeunesse. Oui, nos temps,
qui nous semblent vieux, sont jeunes.

À quel symptôme, nous dit-on, le présumez-vous?

Nous allons le dire.

Premièrement, à la prodigieuse fécondité de la nature humaine en
Europe, en Asie et en Amérique dans ces derniers temps. Quand la
nature veut mourir dans des peuples, elle n'enfante pas avec cette
prodigalité; elle se repose comme la vieillesse, elle s'épuise,
elle languit, elle devient stérile, ou bien elle ne produit que
des avortons ou des monstres. Nous avons vu cela aux Indes, quand
Alexandre, et plus tard Gengiskhan ou Timour, y sont accourus du fond
de la Macédoine et de la Tartarie avec des nuées de barbares, comme
des bêtes de proie alléchées par l'odeur de la mort.

Nous avons vu cela en Grèce, en Égypte et en Perse, quand les
Romains, ces brigands de l'univers, y sont venus balayer des trônes
et des républiques vermoulues, et emporter des dépouilles dans la
caverne agrandie de Romulus.

Nous avons vu cela quand les empereurs ont précipité Rome de liberté
en servitude et de servitude en lâcheté, jusqu'à l'inondation de Rome
et de Byzance par les jeunes barbares d'Attila, au lieu des vieux
barbares de Marius.

Nous avons vu cela dans le moyen âge, quand l'esprit humain,
désorienté par la disparition du vieil univers religieux,
intellectuel et politique, se sauva dans les thébaïdes d'Orient et
dans les monastères d'Europe, pour s'y suicider mystiquement dans le
mépris de la vie et dans les frissons de l'éternité.

Oui, le genre humain eut, à ces époques, des étonnements, des
lassitudes, des dépérissements, des décadences littéraires où les
langues mêmes s'anéantissaient avec les idées. On comprend que les
hommes qui vivaient dans ces années stériles de l'Europe aient cru
un moment à la stérilité finale et à la caducité irrémédiable des
littératures.

Les siècles qui sont venus après, Charlemagne, Charles-Quint, Léon
X, Louis XIV, le dix-huitième siècle, le dix-neuvième lui-même, nous
ont appris et nous apprennent assez qu'il n'y a ni progrès continu
ni décadence irrémédiable dans l'esprit humain. Mais savez-vous
ce qu'il y a? Il y a cette intermittence, cette alternative, cette
jeunesse et cette vieillesse, cette fin et ce recommencement qui
sont la condition et la loi de toutes choses intellectuelles ou
matérielles. Ce monde, qui a commencé lui-même, finira, parce qu'il
a commencé; mais personne ne connaît ni sa vieillesse dans le passé,
ni sa longévité dans l'avenir, excepté celui qui compte d'avance le
nombre des révolutions de soleil dans les cieux, et le nombre des
pulsations du pouls dans l'artère de l'homme.


VIII

Mais, s'il ne nous est pas permis de substituer nos calculs au calcul
divin, et de dire avec certitude: «Voici le soir, car la lumière
baisse dans les esprits,» il nous est permis de faire usage de notre
raison, de notre expérience historique, et de conjecturer avec plus
ou moins de vraisemblance si nous sommes au lever ou au coucher d'une
époque,

  «L'HEURE QU'IL EST AU CADRAN DES ÂGES.»

Eh bien! plus je considère les pas de cette aiguille de l'esprit
humain sur ce cadran, moins je puis comprendre ces prophètes
de malheur qui menacent l'Europe littéraire de vieillesse, de
décrépitude, de silence et de stérilité.

Où donc voient-ils ces symptômes de décadence?--Dans les révolutions
intellectuelles, disent-ils, ces grandes perturbations du
monde.--Mais les révolutions intellectuelles, au contraire, ne
sont-elles pas les secousses que l'esprit humain se donne à lui-même
pour enfanter dans le travail et dans la douleur ce qu'il porte en
lui? J'aimerais autant appeler décrépitude et stérilité les secousses
que donne au sein de sa mère féconde le fruit qu'elle va enfanter et
qui demande à naître. Tout le monde sent que l'Europe est en travail
d'enfantement; nul ne sait ce que sera le fruit: les uns disent
prodige, les autres monstre. Quant à nous, nous ne croyons nullement
au monstre, car l'Europe est grosse de l'esprit divin.

Sans dire ici (ce n'est pas la place) ce que nous croyons entrevoir
sur le résultat de cet enfantement de plusieurs siècles, nous sommes
convaincu que l'Europe souffre pour mettre au monde, quoi? Ce qui y
est déjà, c'est-à-dire l'éternel nouveau-né de l'esprit humain, la
raison: la raison un peu plus développée dans les choses divines,
la raison un peu plus expliquée dans les choses humaines, la raison
un peu plus associée à la loi dans la politique, en un mot, une
révélation par le sens commun. _Ni plus, ni moins,_ comme disait un
oracle de tribune il y a quelques années; mais ce _plus_ sera une
époque d'accroissement de jour dans le ciel et sur la terre, et ce
_moins_ serait une époque d'accroissement de ténèbres. Mais, encore
une fois, pourquoi marcherions-nous aux ténèbres? Il y a un nuage,
j'en conviens, et le jour baisse; mais ce n'est pas le soir, et un
nuage n'est pas la nuit!

Or, plus le règne de la raison s'accroîtra, plus la littérature
véritable, qui est l'expression de la pensée humaine, s'accroîtra
en oeuvres de tout genre, et dans ces oeuvres il y aura des
chefs-d'oeuvre. La philosophie n'a pas dit son dernier axiome, la
poésie n'a pas chanté son dernier hymne.


IX

Considérez d'un coup d'oeil rapide, et sans rien détailler
aujourd'hui, tout ce qui proteste depuis un siècle seulement en
Europe contre cette prétendue décrépitude de l'esprit humain. Tâtez
le pouls du monde intellectuel, et dites s'il est prêt à mourir.

Il n'y a pas un siècle que Goethe, l'Orphée et l'Horace allemand
réunis dans un même homme, a attiré vers l'Allemagne, muette depuis
les _Niebelungen_, l'attention et l'enthousiasme de toute l'Europe.
Nous l'avons vu de nos jours vieillir sans faiblir, comme les dieux
de l'Olympe vieillissaient; puis se transformer dans sa sérénité
en gloire nationale plutôt que mourir, tellement divinisé par ses
compatriotes, qu'on est tenté de chercher son sépulcre parmi les
étoiles du firmament plutôt que sous les cyprès de Weimar.

Klopstock et Schiller, l'un l'Homère de la _Messiade_, l'autre
l'Euripide de la scène allemande, lui faisaient cortége; ils vivaient
encore quand nous sommes nés. De tels génies fraternels, groupés
dans quelques lieues carrées de l'Allemagne du nord, sont-ils un
symptôme d'épuisement sur cette terre où toute petite bourgade est
une Athènes?

Il n'y a pas trente ans que lord Byron, en Angleterre, aussi grand
à lui seul que toute la littérature de son pays, à l'exception de
Shakspeare, trop grand pour être mesuré; il n'y a pas trente ans
que lord Byron donnait le frisson et le vertige à l'imagination de
l'Europe entière, par chacun de ses vers qui traversaient l'Océan
comme des langues de feu répercutées sur les murs de craie de son île.

Il n'y a pas vingt-cinq ans que Walter Scott, ce _trouvère posthume_
de notre siècle, ce Boccace sérieux et épique de notre âge, composait
ses cent nouvelles, puisées dans l'histoire d'Écosse, et devenait
ainsi, par le roman, le prosateur épique de la Grande-Bretagne.

Dickens et Thackeray, ses émules, vivent et produisent encore tous
les jours de nouveaux chefs-d'oeuvre de peintures de moeurs et
de sensibilité. L'esprit humoriste de Sterne et le pathétique de
Richardson se mêlent en eux pour faire sourire ou pleurer toute
l'Europe. Dans un autre genre, plus monumental, l'histoire, Macaulay
rédige plutôt qu'il ne grave les annales de son pays. Historien trop
parlementaire, selon moi, Macaulay, semblable en cela à l'école
dogmatique de la France, discute plus qu'il ne raconte, et instruit
plus qu'il n'émeut; il fait des systèmes dans l'histoire, au lieu
de faire des drames; il s'adresse à l'esprit plus qu'au coeur; il
veut prouver au lieu de témoigner. Cette histoire raisonneuse et
systématique n'aura que le second rang dans le récit des choses
humaines; elle passera avec les systèmes, les sectes, les théories
qu'elle représente. La nature seule est éternelle; l'histoire est
un récit, et non une polémique descendue de la tribune dans la
bibliothèque. Macaulay écrit l'histoire pour ses amis de telle ou
telle coterie politique, au lieu de l'écrire pour le genre humain;
mais son livre n'en est pas moins un grand signe de vie dans la
littérature contemporaine de la Grande-Bretagne. L'Angleterre est
digne d'avoir un jour son Shakspeare dans l'histoire comme elle l'a
eu dans le drame.


X

En Espagne, l'héroïsme et la poésie se touchent par le grandiose
du caractère et par l'orientalisme de l'imagination. L'Espagne
n'a plus depuis longtemps ses chantres du Cid, ses Cervantès, ses
Caldéron et ses Lopé de Véga. Le quiétisme somnolent de sa cour et
de ses monastères avait assoupi son génie naturel; mais l'invasion
révoltante de son territoire, en 1810, par Napoléon, lui a rendu le
patriotisme par l'indignation. Ses cortès lui ont rendu la liberté;
ses secousses révolutionnaires de 1820, et les contre-coups prolongés
de ces secousses jusqu'à ce jour, lui ont rendu ce qui se réveille
avant tout dans un peuple en ébullition, l'éloquence. Les orateurs
précèdent les poëtes; l'âge de la poésie commence à renaître; la
liberté, une fois conquise et une fois régularisée, féconde le
génie. Le génie n'était pas mort en Espagne, il sommeillait. Voilà
le réveil! Attendons-nous à de grandes choses, non-seulement dans
l'Espagne continentale, mais dans les Amériques espagnoles. Ces
Amériques espagnoles ressemblent à ces colonies grecques de l'Asie,
devenues libres par la distance, mais restées grecques par la vigueur
des caractères et par l'élégance du génie natal.

Il en est de même du Portugal et du Brésil. Là, une imagination plus
latine et une langue plus belle encore que l'espagnol, la langue des
_Lusiades_, attend d'autres Camoëns, dont les chants seront répétés
par deux mondes, de _Cintra_ à _Rio-Janeiro_.


XI

L'Amérique du Nord, jusqu'ici absorbée par la conquête et le
défrichement du nouveau monde, n'était pas parvenue encore à son âge
littéraire. C'est l'âge de la maturité et du loisir qui succède à
l'âge de croissance chez les peuples neufs. Mais voilà l'Amérique du
Nord qui y touche par la science, par l'histoire, par la poésie, par
le roman, cette poésie domestique. Les noms de ses publicistes, de
ses orateurs, de ses hommes d'État, de ses poëtes, de ses romanciers
naissants, et déjà rivaux de leurs modèles dans le vieux monde,
traversent déjà l'Atlantique; ils nous apportent les échos d'un grand
siècle de pensée après un grand siècle d'action. Ce pays en est à
son ère fabuleuse d'indépendance, de liberté, d'institutions, de
créations; les âmes y ont la vigueur du sol, la grandeur des fleuves,
la profondeur des solitudes, la hauteur démesurée des montagnes,
l'infini des horizons. Qui peut dire, si elle ne se déchire pas dans
l'enfantement, ce qu'enfantera en Amérique cette poésie de la raison
et de la liberté, après la poésie des traditions?

Y a-t-il moins de littérature dans la liberté et dans la vérité que
dans la servitude et dans les routines d'esprit? Attendons, pour le
dire, le poëme épique de la raison humaine et le drame de la vérité
qui se préparent à naître dans ce nouveau monde.

Il ne chante pas encore, il agit, mais son action est plus poétique
que nos poëmes.


XII

La Russie elle-même, jeune race sur une vieille terre, entre dans
son époque littéraire par un historien et par un poëte (Karamsin et
Pouskin); ils rivalisent du premier coup avec leurs modèles anglais,
Hume et Byron. Cette langue russe, combinée d'énergie tartare, de
mélodie grecque, de mollesse slave, de rêverie allemande, de clarté
française, instrument à mille voix, comme l'orgue des basiliques,
est éminemment propre au lyrisme, au gémissement de la mélancolie
du Nord, comme à l'enthousiasme religieux du Midi. L'alluvion des
siècles et le mélange des races semblent l'avoir façonnée lentement
pour une littérature _composite_ dont nous entendons à peine les
premiers balbutiements. Le génie divers, prompt, souple, fort,
fantastique des peuples qui parlent cette langue promet prochainement
de grands siècles littéraires à la Russie.

Nous ne parlons point ici de l'Orient, parce qu'il dort; il
dort après des siècles de fécondité littéraire, religieuse et
philosophique. Ces siècles ont épuisé pour un temps ses forces. Mais
respectons ce sommeil de l'Asie! On a le droit de se reposer quand
on a produit pour l'esprit humain cent poëmes, dix théâtres, dix
philosophies et cinq religions; quand on a été l'Inde, la Chine,
l'Arabie, la Perse, l'Égypte, la Grèce, la Judée, l'école et le
sanctuaire de l'univers.


XIII

Nous en dirons autant de l'Italie, terre à laquelle nous devons tant,
et à laquelle nous ne restituerons que son bien en lui restituant
la liberté, la poésie et l'éloquence, ses fruits naturels. Sa
littérature à elle n'est pas morte. Elle y est seulement dans cette
sublime langueur qui précède les renaissances. Moi qui l'ai habitée
si longtemps, qui l'aime comme une mère, qui lui dois le peu de
poésie dont son ciel, ses mers, ses paysages, ses ruines, ont imbibé
mon imagination, il m'est impossible de ne pas sentir battre dans
ses membres encore enchaînés le pouls immortel de son génie, le
génie initiateur de l'Europe. Je n'ai encore qu'âge d'homme, et
j'y ai vu de mes yeux ensevelir Alfieri dans le marbre de _Santa
Croce_, sculpté par Canova; j'y ai entendu Monti réciter ses poëmes
aussi dantesques que le Dante; j'y ai serré la main de Manzoni, qui
venait d'écrire ses mâles cantates; j'y ai été l'ami de Nicolini,
qui agitait de l'accent de Machiavel les fibres toscanes; j'y ai
entrevu Ugo Foscolo, ce _Savonarola_ de la liberté, qui prêtait ses
rugissements de douleur patriotique aux lettres de Jacobo Ortis; j'y
ai vécu en familiarité avec Canova, cet émule de Phidias à Rome;
enfin j'y ai entendu les premiers accents de Rossini, cet homme
sans parallèle parmi les hommes vivants, qui a plus de poésie, de
vibration, de littérature inarticulée dans une de ses notes que son
siècle entier dans toutes ses oeuvres! Et combien d'autres que je ne
nomme pas, mais en qui j'ai senti la divinité de l'Italie parler à
mon âme!...

Non, une telle terre n'est pas morte au génie littéraire sous toutes
les formes, elle qui fut, comme le dit un de ses fils, la nourrice
intellectuelle et artistique de l'Europe, elle qui m'inspirait, quand
je foulais son sol sacré, ces vers, hélas! moins poétiques que sa
poussière:

  Italie! Italie! ah! pleure tes collines,
  Où l'histoire du monde est écrite en ruines!
  Où l'empire, en passant de climats en climats,
  A gravé plus avant l'empreinte de ses pas;
  Où la gloire, qui prit ton nom pour son emblème,
  Laisse un voile éclatant sur ta nudité même!
  Voilà le plus parlant de tes sacrés débris!
  Pleure! un cri de pitié va répondre à tes cris!
  Terre que consacra l'empire et l'infortune,
  Source des nations, reine, mère commune,
  Tu n'es pas seulement chère aux nobles enfants
  Que ta verte vieillesse a portés dans ses flancs:
  De tes ennemis même enviée et chérie,
  De tout ce qui naît grand ton ombre est la patrie!
  Et l'esprit inquiet, qui dans l'antiquité
  Remonte vers la gloire et vers la liberté,
  Et l'esprit résigné qu'un jour plus pur inonde,
  Qui, dédaignant ces dieux qu'adore en vain le monde,
  Plus loin, plus haut encor, cherche un unique autel
  Pour le Dieu véritable, unique, universel,
  Le coeur plein tous les deux d'une tristesse amère,
  T'adorent dans ta poudre, et te disent: «Ma mère!»
  Le vent, en ravissant tes os à ton cercueil,
  Semble outrager la gloire et profaner le deuil!
  De chaque monument qu'ouvre le soc de Rome,
  On croit voir s'exhaler les mânes d'un grand homme!
  Et dans le temple immense, où le Dieu du chrétien
  Règne sur les débris du Jupiter païen,
  Tout mortel en entrant prie, et sent mieux encore
  Que ton temple appartient à tout ce qui l'adore!...

  Sur tes monts glorieux chaque arbre qui périt,
  Chaque rocher miné, chaque urne qui tarit,
  Chaque fleur que le soc brise sur une tombe,
  De tes sacrés débris chaque pierre qui tombe,
  Au coeur des nations retentissent longtemps,
  Comme au coup plus hardi de la hache du temps;
  Et tout ce qui flétrit ta majesté suprême
  Semble, en te dégradant, nous dégrader nous-même!
  Le malheur pour toi seule a doublé le respect;
  Tout coeur s'ouvre à ton nom, tout oeil à ton aspect!
  Ton soleil, trop brillant pour une humble paupière,
  Semble épancher sur toi la gloire et la lumière;
  Et la voile qui vient de sillonner tes mers,
  Quand tes grands horizons se montrent dans les airs,
  Sensible et frémissante à ces grandes images,
  S'abaisse d'elle-même en touchant tes rivages.
  Ah! garde-nous longtemps, veuve des nations,
  Garde au pieux respect des générations
  Ces titres mutilés de la grandeur de l'homme,
  Qu'on retrouve à tes pieds dans la cendre de Rome!
  Respecte tout de toi, jusques à tes lambeaux!
  Ne porte point envie à des destins plus beaux!
  Mais, semblable à César à son heure suprême,
  Qui du manteau sanglant s'enveloppa lui-même,
  Quel que soit le destin que couve l'avenir,
  Terre, enveloppe-toi de ton grand souvenir!
  Que t'importe où s'en vont l'empire et la victoire?
  Il n'est point d'avenir égal à ta mémoire!

Et ailleurs:

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Mais, malgré tes malheurs, pays choisi des dieux,
  Le ciel avec amour tourne sur toi les yeux;
  Quelque chose de saint sur tes tombeaux respire,
  La barbarie en vain morcelle ton empire,
  La nature, immuable en sa fécondité,
  T'a laissé deux présents: ton soleil, ta beauté;
  Et, noble dans son deuil, sous tes pleurs rajeunie,
  Comme un fruit du climat enfante le génie.
  Ton nom résonne encore à l'homme qui l'entend,
  Comme un glaive tombé des mains du combattant;
  À ce bruit impuissant, la terre tremble encore,
  Et tout coeur généreux te regrette et t'adore.


XIV

Il nous est impossible de ne pas augurer une troisième renaissance
littéraire pour une contrée aussi inépuisable en fécondité
intellectuelle qu'en fécondité matérielle. Le génie italien n'a
pas baissé d'une idée ou d'une image de Virgile à Dante, d'Horace
à Pétrarque, de Sénèque à Machiavel, de Lucain au Tasse. Il est
évident pour quiconque a habité une partie de sa vie cette terre et
fréquenté ses esprits supérieurs, que ce niveau n'a pas baissé non
plus de Dante, de Machiavel, de Pétrarque, de Tasse à aujourd'hui.
L'Italie est pleine d'hommes de la même trempe de coeur et d'esprit,
auxquels il ne manque que la voix. L'unité est brisée, mais l'énergie
individuelle subsiste. Que l'unité fédérale, la seule unité possible
aujourd'hui en Italie, vienne à se renouer, et le monde sera étonné
de la supériorité intellectuelle dans tous les genres de culture
d'esprit dont la nature a doué les Italiens modernes. Mais cette
unité fédérale de l'Italie ne se renouera jamais que sous la pression
d'un grand danger commun à toutes les nationalités morcelées dont
la Péninsule se compose. Cela ne suffit pas; il y faudra encore la
tutelle au moins décennale d'une puissance armée, désintéressée de
territoire et médiatrice. C'est-à-dire que l'unité ne se renouera
que dans le sang pendant une grande collision, lutte européenne
dont les plaines de la Lombardie et du Piémont seront une centième
fois le champ de bataille. Ce n'est pas tout encore: il y faudra la
magnanimité généreuse de la puissance libératrice et médiatrice.
L'âme d'un Washington européen pourra seule accomplir ce miracle.
Avoir l'héroïsme de protéger sans avoir l'ambition de conquérir,
voilà la condition prodigieusement rare du libérateur futur de
l'Italie!



DIGRESSION HISTORIQUE.

XV


Ici, permettez-moi une digression involontaire, mais que l'occasion
amène sans que je l'aie cherchée sous ma plume.

On me dit quelquefois, avec un reproche que je trouve plus mal
informé qu'injuste: TU ES ILLE VIR! _Tu étais cet homme!_ ou plutôt,
«Pourquoi, en 1848, n'as-tu pas su être cet homme?»

Pour comprendre pourquoi je n'ai pas été cet homme, il faudrait être
au fond de mes pensées les plus intimes à cette époque, et connaître
en même temps les mystères de la situation vraiment étrange où la
France elle-même était haletante pendant la révolution soudaine,
imprévue et cernée de périls du commencement de la république. Je
vais, en peu de mots, vous introduire au fond de mes pensées les
plus secrètes, comme au fond de la situation qu'une révolution
si soudaine faisait à la France, dont je dirigeais la politique
extérieure. Vous jugerez après si j'étais dans les conditions voulues
pour soulever, garantir et médiatiser l'Italie, à moi tout seul.
L'Italie elle-même saura si elle doit me condamner ou m'absoudre.
Je confesserai tout pour moi et contre moi. Les réticences sont des
mensonges en histoire. Qui ne sait pas tout ne sait rien. Je vais
tout dire.


XVI

Premièrement, il faut bien m'apprécier moi-même, et bien entrer dans
ma nature personnelle et dans l'esprit de mon rôle au moment à la
fois terrible et grandiose où la république sortit du nuage avec la
promptitude et l'éblouissement de l'éclair.

Un gouvernement dont je n'estimais pas l'origine, mais contre lequel
je ne conspirais pas, venait de s'abîmer et de disparaître en trois
heures, sans défense. Une heure après, surpris comme tout le monde,
je crus (comme je crois encore) que le seul moyen de raffermir d'un
mot le sol fondamental était de proclamer sur les ruines de cette
monarchie disparue une république de nécessité et de salut, pour
l'interposer entre tout le monde et pour donner au peuple la patience
d'attendre une assemblée nationale souveraine, seule puissance
toujours légale qu'on pût évoquer pour imposer l'ordre et le respect
d'elle-même à la France.

Je n'étais pas un républicain radical, un républicain subversif, un
républicain chimérique rêvant de bouleverser les fondements de la
politique et de la société civile, pour faire éclore du sang ou du
feu un monde nouveau éclos en trois heures.

Les mondes nouveaux ne naissent que de la gestation lente et
de l'enfantement laborieux des siècles. J'étais un républicain
improvisé, un républicain politique, un républicain conservateur de
tout ce qui doit être conservé sous peine de mort dans une société,
ordre, vies, religion libre, fortunes, industrie, liberté légale,
respect de toutes les classes de citoyens les unes envers les autres,
paix des nations entre elles dans leur indépendance réciproque et
dans l'esprit de leurs traités, droit public de l'Europe.


XVII

Ai-je eu tort d'être républicain conservateur? les républicains d'un
autre tempérament le disent; mais enfin j'étais ce que j'étais. On ne
se fait ni sa nature, ni sa conviction, ni sa conscience: à tort ou à
raison, j'étais républicain conservateur.

Si j'avais été autre chose, il n'y avait rien de si rationnel et
de si aisé que de laisser le feu de la France prendre, par le seul
courant du vent qui soufflait, à l'univers. D'une combustion générale
il serait sorti ce qui pouvait, un monceau de cendre étouffé sous
une pluie de sang, et foulé bientôt après aux pieds par une tyrannie
militaire. Les républicains auraient été, aux yeux de l'avenir, les
incendiaires du vieux monde. Triste titre à l'estime et à l'amour des
peuples incendiés, et livrés, après l'oeuvre des Érostrates, à la
merci des Marius du Nord ou du Midi!

Dans ce système, le premier cri de la république devait être: Aux
armes! Deux couplets ajoutés à la _Marseillaise_, l'un contre les
classes supérieures, l'autre contre les propriétés, auraient fait
l'affaire. La France soulevée de son lit aurait débordé de ses
frontières comme de ses lois, et malheur au monde!


XVIII

Ce n'était pas ce que je voulais pour la république nouvelle.
Je voulais qu'elle montrât une fois à l'Europe qu'il y avait
compatibilité complète entre la France libre et les puissances
géographiques voisines, respectées dans leurs frontières comme dans
leur indépendance.

L'inviolabilité mutuelle est la base de paix sur laquelle repose le
monde. Violer cette base, ce n'était pas seulement une iniquité,
c'était la guerre, c'était le meurtre en masse, c'était le sang
humain jeté au hasard et à pleine main sur la terre d'Europe! Et de
quel droit? Du droit d'une opinion, d'un système, d'une fantaisie,
d'une vanité, d'une boutade de Danton (et encore Danton lui-même ne
proclamait que la guerre défensive et traitait avec la Prusse).

J'avoue ma faiblesse. Ma conscience d'homme timoré devant Dieu
répugnait à ce jeu de sang humain dont l'enjeu est la vie de ses
créatures. Qu'on me méprise, mais qu'on m'absolve! J'écartais la
guerre offensive de la république comme un crime envers l'humanité et
envers Dieu; je n'acceptais dans mes pensées pour la république que
la guerre défensive et patriotique. C'est ce scrupule de conscience
seul qui me fit faire le manifeste à l'Europe.

Scrupule, dira-t-on! Je ne le nie pas, mais quelquefois un scrupule
de conscience est la plus habile politique. Souvenez-vous de ce
qui se passa. Les ligues des cours furent désarmées de tout droit
d'agression contre la république; les peuples, respectés et rassurés
sur leur territoire, passèrent du côté de nos principes, et la
diplomatie française fut l'arbitre du monde en six semaines de temps,
sans avoir violenté une nation ni brûlé une amorce.


XIX

Je ne me dissimulais pas le moins du monde cependant que l'Italie
aurait des frémissements et des secousses, que l'Allemagne s'armerait
pour y maintenir sa puissance _non nationale_, mais habituelle,
en Lombardie. Je connaissais de jeunesse le caractère hésitant,
repentant, puis récidivant, _extemporané_ enfin, pour me servir
du mot latin, de Charles-Albert. Je me défiais de l'entraînement
inopportun qu'il donnerait à son armée ou qu'il subirait de ses
peuples. Je devais dans cette prévision, trop vite vérifiée, faire
prendre une position de forte expectative à la république sur les
Alpes. Je fis décréter l'armée des Alpes de soixante mille hommes,
échelonnés de Lyon à la frontière du Var.

Quelle était la signification de l'armée des Alpes?--Elle était
double dans mon esprit: premièrement, être prête à descendre en
Piémont, au premier signal de péril de cette puissance; secondement,
être prête à réprimer les agitations religieuses, civiles,
socialistes et démagogiques qui pouvaient éclater à chaque instant
dans le midi de la France, plus passionné que le nord, à Lyon, à
Avignon, à Marseille, à Toulon, dans tout le bassin de la Saône et du
Rhône.

Ainsi l'armée des Alpes, par sa seule existence, dominait
inoffensivement l'Italie de son front, pacifiait par son flanc droit
le midi de la France.


XX

Or que devait-elle faire en Italie, cette armée des Alpes, si
la témérité inopportune de Charles-Albert déclarait la guerre à
l'Autriche, si, comme j'en étais convaincu, Charles-Albert subissait
des revers, et si l'Autriche victorieuse s'avançait pour envahir le
Piémont?

Dans notre droit alors, et dans l'intérêt légitime de la sécurité
de nos propres frontières au midi et à l'est, notre armée devait
descendre des Alpes en Piémont, couvrir ce royaume, rallier les
débris de la valeureuse armée piémontaise, faire face à l'armée
autrichienne, et combattre, s'il était nécessaire de combattre, pour
l'évacuation et pour l'indépendance de la Péninsule tout entière.

Mais il n'était pas même nécessaire de combattre dans ce moment: la
révolution combattait pour nous en Hongrie, en Prusse, à Francfort, à
Rome, à Naples, en Toscane, à Vienne, et l'Autriche, qui n'existait
plus que dans son unique armée d'Italie, ne songeait pas à se
jouer elle-même dans une seule bataille; elle ne songeait qu'à
se ménager des conditions honorables de retraite. Elle proposait
elle-même de négocier cette retraite jusqu'au pied du Tyrol; elle
ne demandait, pour évacuer l'Italie lombarde, que le prix de cet
abandon par le payement de sa dette italienne par l'Italie. Dans
de telles extrémités, il est peu douteux que cent mille Français
couvrant soixante mille Piémontais dans les plaines du Piémont
n'eussent opéré, ou par leur seule présence, ou par un coup d'éclat,
la libération du sol italique. Cela est moins douteux encore quand
on songe que Turin, Milan, Gênes, Parme, Plaisance, Bologne, Venise,
Florence, Livourne, Rome, Naples, la Calabre et la Sicile avaient
déjà couru avec plus ou moins de patriotisme aux armes; que ce
mouvement militaire encore hésitant dans un pays déshabitué des armes
se serait accru, multiplié, organisé sous le flanc droit de l'armée
française, et que l'Italie, en six mois, n'aurait été qu'une forêt de
baïonnettes inhabiles peut-être, mais héroïques comme le sentiment
qui armait ses milices.


XXI

Que se serait-il passé alors en Italie?--Nous n'avons pas le secret
du destin; mais nous pouvons affirmer qu'il se serait passé ce que
la France aurait conseillé, et ce que la vieille constitution des
cinq ou six Italies comporte, c'est-à-dire une fédération patriotique
unanime de toutes ces Italies sous leurs différentes natures
politiques et sous la médiation protectrice de la France. L'unité
nationale et militaire de ces diversités politiques eût été quelque
chose d'analogue à la confédération hellénique des villes, royaumes,
républiques du Péloponèse et des Îles sous la garantie des phalanges
macédoniennes.

Sans doute il y eût eu des oscillations, des tâtonnements, des
anomalies, des inexpériences, des froissements, des rivalités,
des excès d'impulsion, des excès de résistance; mais la médiation
présente et armée de la France aurait été une dictature de
salut commun, acceptée par la nécessité jusqu'à l'heure où cet
amphictyonage des alliés aurait fait place à l'amphictyonage des
Italiens constitués et armés dans leurs propres villes. L'Italie,
depuis le moyen âge, est plus municipale que nationale; une
confédération municipale est sa forme obligée de constitution. On ne
prévaut pas contre la nature. Mais quelle confédération municipale
que celle qui a pour municipalités des capitales, Milan, Turin au
pied des Alpes, Gênes à droite, Venise à gauche, Florence, Livourne,
Bologne au pied des Apennins, Rome au centre, Naples au sommet,
Palerme et Messine dans ses eaux? Et quelle renaissance politique,
militaire, oratoire et littéraire l'émulation de toutes ces capitales
entre elles ne promettait-elle pas à une nation de vingt millions
d'hommes doués d'autant de génie et de plus raison que la légère
Athènes?


XXII

Telle était ma pensée sur l'Italie. Je sais qu'elle paraîtra une
offense aux Italiens, qui professaient à contre-temps une unité sans
lien, et une émancipation sans émancipateurs. Il ne s'agissait pas
de flatter l'Italie, mais de la sauver. Je ne l'ai pas flattée, je
ne l'ai pas provoquée aux soulèvements intempestifs de 1848; j'en
atteste ses ambassadeurs et ses patriotes de cette époque! Qu'ils
disent si je n'ai pas plutôt fait mes efforts loyaux pour détourner
le roi Charles-Albert de son agression, où je pressentais sa perte?
Qu'ils se souviennent de mon mot trop significatif à la tribune;
TOUTES LES CANTATES NE SONT PAS DES MARSEILLAISES! Je dis avec la
même sincérité aujourd'hui ma pensée à ce grand peuple: mûr pour
l'indépendance, mûr pour la liberté, mûr pour l'éloquence, mûr pour
le génie, il ne l'est pas pour les armes. La liberté lui mettait
ces armes dans la main, mais il lui fallait un peuple soldat et
vétéran de gloire comme la France pour lui en apprendre l'usage.
On improvise la liberté, on n'improvise pas les armées qui la
défendent. Or il faut des armées autour du berceau d'une liberté
qui vient de naître. Que l'avenir me démente si j'ai tort, mais que
les patriotes sérieux de l'Italie ne m'accusent pas! Ma pensée de
prudence et de temporisation pour eux était plus italienne que celle
de Charles-Albert; elle est la même encore aujourd'hui, mais pour
d'autres causes.


XXIII

Mais, reprennent les Italiens aigris par l'exil; mais, disent les
radicaux de la guerre révolutionnaire en France, pourquoi donc
l'armée des Alpes n'est-elle pas descendue en Italie après le revers
de Charles-Albert, pour y prendre le beau rôle de médiateur armé
ou de combattant italien que vous aviez assigné à sa création, et
que vous aviez ajourné à l'heure où le Piémont serait envahi par
l'armée autrichienne?... Hélas! ce n'est pas moi qui vous réponds
ici; c'est une triste date. Le jour où les revers de Charles-Albert
furent pressentis à Paris, l'ordre de marche de l'armée des Alpes fut
préparé sans hésiter par le gouvernement de la république. La fatale
insurrection communiste ou démagogique de juin entraîna la retraite
de ce gouvernement.

Pendant que ce gouvernement combattait dans les rues de Paris
pour le salut de la république et de l'assemblée; pendant qu'il
triomphait par l'armée qu'il avait préparée, par le général qu'il
avait nommé, par ses propres mains, chef et soldat lui-même, offrant
sa vie au feu pour défendre la représentation nationale, cette même
représentation nationale le soupçonnait odieusement d'une complicité
souterraine avec ses ennemis, et lui redemandait en hâte le pouvoir
exécutif pour le décerner à un dictateur aussi patriote, mais pas
plus dévoué que lui à la France.

La fatale coïncidence de la bataille de Paris et de la défaite du
Piémont engloutit tous les plans et tous les rêves dans le même
abîme. Étranger depuis ce jour au gouvernement, j'ignore quelles
furent, à l'égard de l'Italie, les pensées et les nécessités des
gouvernements successifs de la république. Tout ce que je puis
affirmer, c'est que les événements de juin, malgré leur gravité, ne
m'auraient pas empêché de faire descendre en Piémont l'armée des
Alpes. La France civique tout entière était debout et armée pour
défendre sa civilisation, ses familles, ses propriétés, ses foyers,
sa souveraineté représentative contre des poignées de démolisseurs
anéantis dans leur démence. La puissance intérieure de la France
était centuplée; sa puissance militaire était reconstituée depuis
cinq mois d'une réorganisation énergique de ses armées; la France
n'avait pas besoin de cent mille hommes en faction sur les Alpes ou
en Algérie pour se préserver des communistes qui lui font horreur:
l'Italie en avait besoin pour rester l'Italie.


XXIV

Voilà ce que j'ai voulu pour l'Italie; voilà ce que j'ai fait à son
insu pour elle; voilà ce que la destinée contraire a décidé d'elle
et de moi dans les journées de juin 1848. Ce n'est pas seulement la
France qui a saigné dans ces journées, c'est l'Italie qui y a péri.
Pleurons ensemble sur la démence de ces meurtriers de la liberté et
d'eux-mêmes, mais ne nous accusons pas, l'Italie et nous! Nous sommes
innocents; c'est le sort qui est coupable.

Si j'avais été Italien de sang comme je le suis de coeur, aurais-je
pu concevoir pour l'Italie une pensée plus filiale? aurais-je
pu lui rouvrir inoffensivement pour les autres puissances, et
plus légitimement pour elle-même, une plus belle perspective de
renaissance nationale, politique et littéraire? Je laisse à la
réflexion et à la conscience à prononcer.


XXV

Et comment n'aurais-je pas aimé l'Italie? Comment n'aurais-je pas
eu foi, je ne dis pas dans les armes (une longue désuétude les a
rouillées), mais dans la vie et dans la fécondité de son génie en
tout genre? N'avais-je pas respiré par tous les pores ce génie
italien, avant même d'avoir respiré celui de ma propre patrie? La
patrie n'est pas seulement celle où l'on a sucé le lait de sa mère,
c'est aussi celle où l'on a reçu de la nature, des monuments, des
hommes, des choses, ses premières impressions et ses premières
images. La première jeunesse des yeux de l'imagination et du coeur
est la naturalisation pour le poëte comme pour l'homme. C'est à
l'intensité des sensations que la vie de l'âme se mesure, ce n'est
pas à la longueur des années. L'Italie pour moi n'est pas un pays,
c'est un mirage! Ce n'est pas de l'air qu'on y respire, c'est de
l'âme! une âme de feu, de langueur, d'enthousiasme, d'antiquité, de
jeunesse, de mélancolie et d'héroïsme à la fois! On s'y fait dans
la même minute poëte, amant, citoyen, contemplateur, cénobite.
Les sensations n'y parlent pas en vous, elles y chantent; elles y
parcourent en une heure la gamme entière de toute une vie! Il n'y a
pas de prose dans cet air, tout y est musique, mélodie, extase ou
poëme. C'est sans doute pour cela que Rossini ou Mozart transportent
au delà des Alpes, dans tout l'univers, une langue de mélodies
qu'aucune autre partie du monde n'a ni inventée ni entendue. Ces
hommes sont la vibration vivante et notée de tous les sens de cette
terre de sensations, sensations qu'aucune autre langue ne peut rendre
en paroles, tant ces lyrismes intérieurs dépassent les langues
parlées! _Ce qu'on ne peut pas dire, on le chante_; la musique,
peut-on dire aussi, est la poésie des sensations. Rossini est le
Pétrarque de cette musique; il a aspiré l'air de sa patrie, et il
l'a soufflé sur tout l'univers. La brise mélodieuse qui court sur
l'Italie fait corps avec l'Italie elle-même. C'est le son de voix
d'une personne aimée, inséparable de l'enchantement produit sur nous
par la personne elle-même. Dès qu'on met le pied sur le sol italien,
on entend cette voix dans tous les murmures, dans tous les arbres,
dans toutes les vagues, dans tous les vents, comme dans tous les
vers. L'Italie n'est pas seulement une terre; c'est un instrument de
musique, c'est l'orgue du monde. Il suffit qu'un sentiment souffle
dans les âmes pour que tout y résonne! Faut-il s'étonner que cette
langue ait pour paroles des lueurs, des images et des mélodies?

On se scandalisera peut-être de ce qu'à cette période grave de ma
vie, je retrouve en moi de tels regrets et de tels amours pour
l'Italie de mes premières années; mais, si mon âme est universelle,
si mon berceau est français, mes sens sont italiens. L'imagination
et l'amour ont aussi leur patriotisme; c'est le patriotisme de
l'imagination et de la poésie qui m'attachait à cette patrie
d'adoption où je fus jeté avant l'âge où l'on pense à s'attacher à
sa patrie natale. Comment pouvait-il en être autrement? Je voyais
le monde et l'Italie du même premier regard; je savourais l'air
respirable et l'air d'Italie de la même première aspiration. Je
devais devenir Italien de sensation avant d'avoir été Français de
coeur.


XXVI

Mais, puisqu'il est convenu, entre mes lecteurs et moi, que ce _Cours
familier de littérature_ n'est qu'un entretien à vol d'idées et à
coeur ouvert, laissez-moi vous dire par quel hasard de jeunesse et de
situation je fus initié de si bonne heure, et pour jamais, aux livres
et aux lettres de ce beau pays.

--Encore une digression, encore une personnalité, me diront quelques
critiques sévères. Encore une vanité s'étalant complaisamment dans un
livre où toute vanité vivante doit disparaître pour ne laisser parler
que des morts?

--Je jure en toute conscience, à ces critiques, qu'il n'y a pas
l'ombre de vanité ni de ridicule complaisance pour moi-même dans ce
procédé de mon esprit, qui se met quelquefois ici en scène, coeur et
âme, pour faire comprendre et sentir aux autres ce que j'ai senti et
compris moi-même en traversant la vie, les hommes et les livres. Je
suis l'instrument, bon ou mauvais, qui a reçu le premier souffle du
siècle à travers ses cordes, et qui rend le son juste ou faux, mais
sincère, et qui le rend, non pour que les autres s'accordent à sa
note, mais pour qu'ils la jugent et la rectifient s'ils ont un autre
diapason dans leur âme.

D'ailleurs j'ai toujours remarqué, depuis saint Augustin, Mme de
Sévigné, J. J. Rousseau, la correspondance de Cicéron, celle de
Voltaire, que les livres qu'on lit et qu'on relit le plus sont des
livres personnels. Ce qui intéresse l'homme dans le livre, ce n'est
pas le livre, c'est l'homme. Et pourquoi cela? Parce que le livre n'a
que des idées, et que l'homme a un coeur. Or, dans le livre personnel
l'homme ouvre son coeur, il n'ouvre que son esprit dans ses autres
oeuvres; il ne donne ainsi que la moitié de lui-même. Je pense comme
Montaigne: _Je veux l'homme tout entier_.

Mais de plus, si l'on veut être lu et instruire, il faut intéresser.
Point de salut sans intérêt pour l'écrivain, point d'instruction pour
le lecteur.

Or c'est une loi de notre nature morale, que l'intérêt ne s'attache
jamais aux abstractions et toujours aux personnes. L'esprit humain
veut donner un visage aux idées, un nom, un coeur, une âme, une
individualité aux choses. Si quelqu'un voulait écrire l'histoire des
idées, je vous défierais de le lire; mais qu'il écrive l'histoire
des hommes qui ont représenté ces idées, il sera lu d'un bout de la
terre à l'autre. Dieu lui-même a fait les créatures sensibles pour
personnifier ses idées. Ce qui ne se personnifie pas n'est pas. Nous
ne changerons pas la nature humaine, nous ne ferons pas une humanité
d'algébristes. Les algébristes raisonnent avec des abstractions, les
hommes comme nous raisonnent ou sentent avec des êtres réels.

Ce n'est donc pas, quoi que mes critiques en pensent, par vanité
que je me mets et que je me mettrai souvent en scène dans ces
entretiens: c'est par connaissance de la nature humaine. Ce n'est
pas l'homme en moi qui parle de lui, c'est l'artiste. Ah! si vous
me connaissiez mieux, dirai-je à ces critiques, combien vous seriez
loin de m'accuser de cette puérile vanité, morte en moi depuis bien
des années! De la vanité! Et de quoi? Si j'en ai eu quelquefois,
comme tout le monde, à la fleur de ma vie, l'âge, les événements, les
réflexions, les humiliations de coeur et d'esprit dont ma vie est
pleine, ont assez pris le soin de l'abattre. J'ose affirmer qu'il
n'y a pas un homme sur la terre qui sente plus son néant que moi, et
qui désirât plus sincèrement disparaître, âme, corps et nom, de toute
scène ici-bas.

Est-ce que cette scène politique ou littéraire du monde a quelque
prix encore pour celui qui a vu sur quels tréteaux on y monte, et par
quels tréteaux on en descend?... Non, non, je vous le jure encore
devant celui qui lit dans les coeurs, je n'ai pas les vanités qu'on
me suppose; mais j'ai de moi-même et de ce monde les dégoûts qu'on ne
me suppose pas! Laissez-moi donc vous parler encore de moi, et n'en
accusez que mon art. Vous voulez sentir, il faut bien vous montrer un
coeur.



PAGES DE VOYAGE.

XXVII


C'était au printemps de 1810; j'avais dix-neuf ans, une taille
élancée, de beaux cheveux non bouclés, mais ondulés par leur
souplesse naturelle autour des tempes, des yeux où l'ardeur et
la mélancolie se mariaient dans une expression indécise et vague
qui n'était ni de la légèreté ni de la tristesse. Une impatience
juvénile de vivre, de voir, de sentir, de me plonger dans une mer
d'impressions tout à la fois redoutées et attrayantes, était le fond
de mon caractère d'alors: du feu qui couvait encore, qui craignait
et qui aspirait le vent; un coeur de jeune fille entre l'âge où
l'on rêve et l'âge où l'on aime. J'en avais aussi la candeur et
la timidité sur la physionomie. J'étais très-hardi d'aspirations,
très-timide de manières. Élevé dans la solitude et dans la simplicité
de la campagne, la grande nature et la grande foule me donnaient des
éblouissements. Un silence modeste et rêveur cachait ordinairement
cette timidité. Je sortais des livres, et je ne voyais, dans tout ce
qui frappait mes regards, qu'un autre grand livre vivant à lire. Je
croyais qu'il me dirait le mot de mille mystères de mon ignorance.
Mon coeur était une énigme dont je cherchais la clef!

Comment on m'avait lancé seul, si jeune et presque encore enfant,
dans un voyage d'Italie, avant d'avoir vu Paris et de connaître la
France, je l'ai dit ailleurs (_Confidences et Graziella_); je ne
le redis pas ici. C'était téméraire, mais c'était peut-être sage.
Une rose artificielle toute poudreuse et toute fanée, tombée d'une
guirlande de robe après une nuit de bal, foulée aux pieds des
danseurs, puis enveloppée dans un morceau de gaze et cachée au fond
de ma malle comme un talisman, avec quelques mauvais vers, n'était
qu'une puérilité; mais cette puérilité avait éveillé les craintes
d'une tendre mère. Il fallait donner une diversion aux rêves: il n'y
en a point de plus forte qu'un voyage. L'homme en changeant d'horizon
change de pensée; qu'est-ce donc de deux enfants? J'ai encore, sur un
papier tout jauni par la poussière des grandes routes d'Italie, ces
mauvais vers de dix-huit ans qui enveloppaient la rose fanée.

  Es-tu tombée au vent qui fait plier la tige,
      Ô rose qui meurs sur mon sein?
  Du tendre rossignol qui sur les fleurs voltige
      Es-tu le nocturne larcin?

  Non, d'une robe, au bal, tu tombas de toi-même
      Sous les pas distraits des danseurs,
  Dans une nuit d'ivresse, ô triste et pâle emblème
      De ces fleurs vivantes, tes soeurs!

  Ils foulèrent aux pieds la fleur venant de naître,
      Et la danseuse avec dédain,
  Se courbant, te jeta pâle par la fenêtre,
      Comme un vil débris du jardin.

  Mais moi, glaneur d'épis brisés près de la gerbe,
      Je te recueillis sur mon coeur,
  Pour chercher sous ta feuille, ô fleur morte sur l'herbe,
      Une autre ivresse que l'odeur!

  Ah! repose à jamais dans ce sein qui t'abrite,
      Rose qui mourus sous ses pas,
  Et compte sur ce coeur combien de fois palpite
      Un rêve qui ne mourra pas!

Il était déjà mort, comme meurent tous les sentiments prématurés de
l'enfance; mais enfin je lui devais mon exil en Italie.


XXVIII

Le 29 mai 1810, au lever du jour, je descendais, dans une chaise de
poste où l'on m'avait accordé une petite place sur le siége de la
voiture, les dernières pentes de l'Apennin qui se précipitent vers
Florence. Le ciel était un cristal sans fond, légèrement terni de
cette brume chaude qui donne le vague aux horizons dont sans cela
on toucherait de l'oeil les bords. Les chevaux à demi sauvages
galopaient dans des flots de poussière aromatique, remplissant l'air
du bruit joyeux et précipité de leurs clochettes. Il me semblait
entendre d'avance les castagnettes des jeunes filles de Naples,
conviant les danseurs à l'ivresse des tarentelles. Les collines,
les châtaigniers, les clochers, les torrents, les fumées de volcans
de l'Apennin fuyaient derrière moi comme dans une ronde magique
de la terre. Les hauts et immobiles cyprès qui commencent là à
végéter, jetaient çà et là sur la route l'ombre allongée et noire
de ces obélisques de la végétation; les figuiers, semblables à des
spectateurs accoudés autour d'un cirque, appuyaient leurs larges
feuilles poudreuses sur les murs blancs qui bordaient le chemin; les
oliviers tamisaient d'une légère verdure les rayons du soleil qui
tremblaient entre leurs branches sur les sillons. On respirait une
odeur d'herbes inconnues à nos climats délavés du Nord. L'air était
tiède et savoureux comme un parfum évaporé sur un charbon de feu, ou
comme le myrte du paysan à la gueule d'un four qui pétille dans un
village de Calabre.

J'étais ivre de sensations avant d'être ivre de pensées. De temps
en temps, du haut d'une colline, une échappée de vue me laissait
entrevoir au fond d'un bassin de verdure les dômes resplendissants
mais encore lointains de Florence. J'aurais voulu franchir d'un
élan la distance considérable qui nous en séparait encore. Nous n'y
entrâmes qu'à la nuit tombée. Une lune éclatante, se réfléchissant
dans les ondes sinueuses et encaissées de l'Arno, brillait comme un
fanal sur les murailles grises de la ville des Médicis.


XXIX

Quand j'entendis la voiture qui venait de franchir la porte de la
ville rouler avec un bruit sourd et grave sur les larges dalles
dont les rues de Florence sont pavées, il me sembla entrer dans la
société de ces grands Toscans qui remplissaient mon imagination d'une
sorte de terreur sacrée. Dante, Pétrarque, Machiavel, les Pazzi, les
Médicis, les Politien, les Michel-Ange, et mille autres dont les noms
surgissaient dans ma mémoire, me paraissaient regarder aux fenêtres
de ces palais sombres dont les rues sont bordées et obscurcies. Pour
ajouter à l'illusion, je ne sais quelle odeur de cèdre dont les
charpentes de ces palais sont construites embaumait les rues. On eût
dit l'odeur sépulcrale de ce bois incorruptible dont on faisait les
cercueils et qui embaumait de lui-même les morts.

Les rares habitants qui circulaient sur les places ou qui respiraient
le frais autour des fontaines donnaient à la ville un air de
magnifique champ des morts, entrecoupé de monuments et peuplé de
fantômes. Jamais je n'oublierai cette première entrée de nuit dans la
ville de Dante.

La voiture, qui devait continuer sa route jusqu'à Sienne et jusqu'à
Rome, me laissa descendre dans une petite hôtellerie sans nom, cachée
au fond d'une ruelle sur les derrières du palais Corsini, non loin
du pont de la Trinité. J'y fus logé dans une mansarde nue sous les
toits, sans autre meuble qu'une couchette de fer, une table, une
chaise et une cruche d'eau. Mais je ne fis pas même attention à la
nudité et à l'indigence de cette hôtellerie: j'allais m'endormir et
me réveiller dans la ville des grandes mémoires; c'était assez pour
un jeune homme qui ne vivait que d'imagination.


XXX

Je n'oublierai jamais non plus ce réveil. Un ciel d'été, d'un bleu
sombre comme un plafond de lapis, s'apercevait par ma fenêtre
au-dessus de la rue étroite, entre ma chambre haute et les murs
monumentaux du palais Corsini. Les larges portes de ce palais
étaient ouvertes à deux battants, et laissaient voir les cours, les
escaliers, les portiques. Les nombreux domestiques de cette opulente
maison étaient en grands costumes d'apparat, chacun à son poste. Ils
semblaient attendre quelque cérémonie ou quelque hôte illustre.

De grandes rumeurs de la foule, mêlées de mugissements de boeufs,
de bêlements de brebis, de hennissements de chevaux, se faisaient
entendre à l'extrémité de la petite rue du côté du pont de la
Trinité. Bientôt des bergers à cheval, une longue houlette terminée
en lance à la main, et vêtus de costumes pittoresques en cuir et
en peaux de mouton, apparurent. Ils étaient précédés et suivis de
l'élite de leurs troupeaux. Ils défilèrent avec une gravité antique
sous mes yeux pour entrer dans la cour du palais.

Ils étaient accompagnés de chars rustiques de forme étrusque. Les
jantes des roues massives de ces chariots étaient enroulées de
fleurs et de feuillages; les jougs des boeufs qui y étaient attelés
avaient été décorés de branches de cyprès et d'oliviers qui, en se
balançant au mouvement des attelages, chassaient les mouches et
rafraîchissaient de leur ombre le front des boeufs.

Chacun de ces chars portait la famille d'un des laboureurs des
vastes domaines du prince Corsini. Le chef de la famille ou le plus
âgé des fils marchait en avant d'un pas consulaire, tenant d'une
main le mince aiguillon, et s'appuyant fièrement de l'autre main
sur la corne dorée de ses boeufs. Lu mère, les fils, les filles
étaient debout sur le plancher du char, se tenant de la main aux
ridelles pour garder leur équilibre contre les secousses que les
larges dalles du pavé imprimaient aux roues. Il y avait là, sous
les plis lourds des étoffes rouges et vertes des vêtements de ces
villageoises, des beautés, des majestés, des grâces sévères que je
n'ai jamais retrouvées qu'en parcourant les montagnes de la Sabine
et du Vulturne, ou dans l'incomparable tableau des _Moissonneurs_ de
Léopold Robert, ce Virgile du pinceau, qui a égalé le Virgile des
_Géorgiques_.


XXXI

Cette procession rurale défila lentement en silence, et se groupa
tout entière dans la cour du palais. C'étaient les opulents
cultivateurs des nombreux domaines du prince dans les maremmes de
Pise et dans les vallées du Vulturne, qui venaient, le jour de la
fête de la princesse, défiler annuellement devant leurs maîtres, et
étaler sous leurs yeux le luxe de leurs étables ou de leurs sillons.
L'air était assourdi du son des musettes toscanes, et la rue était
embaumée par les masses de fleurs qui débordaient en gerbes ou qui
traînaient sur les dalles derrière les chariots. Je ne me lassais pas
de contempler ces nobles figures de paysans ou de paysannes, qui me
rappelaient les scènes patriarcales de la Bible dans l'opulence de la
cité des arts. J'étais enivré avant d'avoir entrevu seulement un seul
des monuments de cette capitale du génie moderne.

Je me hâtai de m'habiller, pour parcourir à loisir, sous la conduite
d'un domestique attaché à l'hôtellerie, plus semblable à un mendiant
qu'à un interprète, les quais, les places, les jardins, les palais de
Florence.

Mes deux premières journées ne furent qu'un long éblouissement. En
peu de jours j'étais déjà assez familier avec les quais de l'Arno,
les avenues des _Cacines_, les galeries, les églises, les palais
fameux, pour n'avoir plus besoin de guide. Quant à la langue, je
la parlais couramment, quoique avec un accent trop latin, grâce à
Dante, à Pétrarque, à Alfieri, à Monti, dont j'avais déjà tant lu
et relu les vers. Seulement on devait à mon accent me prendre pour
un Toscan de bibliothèque qui n'était jamais descendu dans la rue
pour causer avec les vivants, et qui rapportait à la langue parlée
les constructions et la prononciation des morts. J'étais un volume
plus qu'un homme. Mais en peu de jours la souplesse de mon oreille
m'eut bien vite naturalisé Toscan de ce siècle. Dans cette cage de
rossignols la musique de la langue entrait par tous les pores. Je ne
demandais qu'à oublier le rude français.


XXXII

Je n'éprouvais dans mon isolement complet sur une terre étrangère
aucun besoin de société. Cependant, après quelques jours de
vagabondage solitaire dans les rues, dans les campagnes et dans
les théâtres de Florence, je me souvins que j'avais quelques
lettres de recommandation dans ma malle. J'aurais bien désiré
ne pas les avoir, car l'embarras de les présenter dépassait de
beaucoup, dans mon esprit, l'agrément que je pouvais attendre de ces
nouvelles connaissances. J'ai toujours été très-timide devant les
nouveaux visages; je l'étais bien davantage à dix-neuf ans. Mais
l'inconvenance de rapporter ces lettres à ceux qui me les avaient
obligeamment données, sans en avoir fait usage, me forçait malgré moi
à y penser. Une autre circonstance me fit, pour ainsi dire, violence,
et triompha de ma répugnance à porter ces lettres et à décliner mon
nom au seuil d'un palais.

J'entrai un matin dans la fameuse église de _Santa Croce_, sorte de
_Campo Santo_ ou de cimetière monumental de Florence, Westminster des
Toscans.

Il était midi; le soleil brûlait la poussière de la place nue et
déserte qui précède cette église sans façade. J'y entrai plutôt pour
y chercher l'ombre que pour y visiter des statues ou des tableaux.
J'en avais les yeux las et l'esprit saturé; j'avais tant vu que je ne
regardais plus rien.

L'église était aussi complétement déserte que la place; on n'y
voyait que les ombres des piliers s'allongeant immobiles et noires
sur les dalles; on n'y entendait que ce bruit répercuté des pas
des voyageurs errant sous les voûtes, bruit qui fait seul souvenir
qu'on existe dans ces grandes catacombes de la prière et de la mort.
Je m'avançai lentement d'arceaux en arceaux, déchiffrant, à l'aide
de mon livre indicateur des monuments de Florence, les inscriptions
gravées sur le socle des mausolées. C'étaient tous les grands morts
de la république, Galilée, Machiavel, excepté _Dante_, qui dort exilé
dans un carrefour de Ravenne. Je donnais un souvenir, un moment, une
commémoration, une pitié, un enthousiasme de jeune homme studieux
à chacune de ces ombres, plus vivantes peut-être dans la pensée
des siècles qui foulent leurs cendres que dans la pensée de leurs
contemporains et de leurs compatriotes.


XXVI

Un monument plus élevé et plus vaste que les autres attirait depuis
quelques instants mes regards à droite vers le centre de l'église.
J'y fus instinctivement attiré. J'y lus inscrit en lettres de bronze
doré: _Aloysia, comtesse d'Albany, née comtesse de Stolberg, à
Vittorio Alfieri_, et plus bas: _Canova sculpsit_.

À ces mots le livre tomba de mes mains, et je restai immobile et
absorbé dans la contemplation de ce tombeau. Le Phidias vénitien
y a représenté l'Italie romaine, c'est-à-dire virile et sévère,
pleurant, une couronne effeuillée à la main, sur le médaillon de
son poëte. Je croyais alors qu'Alfieri était un poëte; j'étais
à l'âge où l'on adore le nom sans savoir s'il est véritablement
mérité. J'avais acheté, quelques années avant, à Lyon, une édition
de Milan de ce Corneille italien, en douze volumes. Ces volumes, qui
contenaient ses quatorze tragédies, étaient tellement feuilletés
par mes mains, que les couvertures en lambeaux n'en laissaient plus
lire les titres. J'avais lu aussi ses mémoires, qui venaient d'être
publiés par la comtesse d'Albany, peu de temps après la mort de son
ami. Comme poëte, comme amant, comme citoyen, le comte Alfieri était
pour moi une triple illusion de jeunesse qu'aucune réflexion n'avait
encore dissipée. C'était à mes yeux l'homme du siècle, l'homme de la
passion, l'homme de la liberté, le dernier des Romains, une espèce
de Brutus poétique, écrivant à la pointe du poignard des sonnets à sa
Béatrix, des pages de Tacite, des imprécations de Machiavel contre
les tyrannies.

À ces trois titres, je croyais devoir un culte à ce nom. Sa mort
récente et prématurée, sa tombe à peine fermée par les mains de
l'amour, et cette tombe illustrée par un chef-d'oeuvre de Canova,
lui-même immortel, ajoutaient à mon émotion, à l'aspect inattendu de
ce sépulcre.

Pour la première fois de ma vie, j'eus le sentiment de la gloire, et
je crus que la vie entière était assez bien employée à mériter un
tel tombeau. Hélas! je ne savais pas encore que le marbre n'est pas
plus chaud que l'herbe sur un cercueil; qu'aucun bruit ne retentit
sous la terre; que la dernière de nos vanités, c'est la vanité de nos
mémoires, et que le vrai juge de nos oeuvres ici-bas n'est pas la
gloire, mais la conscience. Mais que sait-on avant d'avoir réfléchi?


XXVII

Quoi qu'il en soit, je restai plusieurs heures assis au pied du
monument d'Alfieri, méditant en moi-même sur la majesté de cette
tombe, et concevant l'émulation vague de consacrer ma propre vie à
me construire à moi-même une illustre tombe. Rêve d'enfant, dont je
suis bien détrompé aujourd'hui! La tombe la plus ignorée, sous un
peu d'herbe, sans pierre et sans nom, est la plus désirable. À quoi
bon des traces sur une terre et dans des mémoires qui ne conservent
rien éternellement? La mort, c'est l'oubli. Reculer de quelques
années sa mort, c'est toujours mourir. Il n'y a pas de remède à notre
néant, pas même dans notre vanité. Il vaut mieux accepter franchement
le néant d'ici-bas que de lutter ridiculement et péniblement avec
l'impossible. Mais je ne pensais pas ainsi alors, et le tombeau de
marbre d'Alfieri, sculpté par Canova, et contemplé par Florence,
me paraissait une apothéose suffisante pour payer toute une longue
existence de travail, de vertu et de génie. Je prenais devant ce
monument une véritable ivresse d'immortalité.

Tout à coup le nom d'_Aloysia de Stolberg, comtesse d'Albany_, me
rappela que j'avais dans ma malle une lettre de recommandation pour
une dame de ce nom à Florence, lettre que j'avais jusque-là négligé
de porter à son adresse. La rougeur me monta au visage, et mon coeur
battit d'émotion à l'idée de voir cette femme célèbre, dont cette
inscription sur le tombeau venait de me faire retrouver le nom et la
renommée dans ma mémoire. Qui n'a lu les mémoires d'Alfieri? qui ne
sait sa passion, son culte, son idolâtrie poétique pour celle qu'il
appelle _la mia donna_, autre _Laure_ de cet autre Pétrarque, autre
_Béatrice_ de cet autre Dante, autre _Vittoria Colonna_ de cet autre
Michel-Ange? Elle survivait à son poëte; elle habitait Florence;
j'étais à quelques pas de son palais; j'avais un accès naturel et
presque obligé auprès d'elle, et je pouvais voir, le soir même, celle
dont la beauté, le coeur, les aventures, les disgrâces et la gloire
poétique avaient tant occupé ma première imagination. La passion de
connaître cette femme historique l'emporta sur la timidité. Je sortis
à grands pas de _Santa Croce_, et je rentrai à mon hôtellerie pour
chercher dans mes lettres de recommandation la lettre adressée à la
comtesse d'Albany.


XXVIII

On sait que la comtesse d'Albany était la veuve du dernier des
Stuarts, prétendants à la couronne d'Angleterre. Ce prince, exilé à
Rome par les révolutions de son pays, avait épousé tard la jeune et
belle comtesse de Stolberg, fille d'une illustre maison princière de
la Belgique allemande. Cette charmante personne, devenue ainsi reine
légitime de la Grande-Bretagne, avait consolé pendant quelques années
le prétendant, son mari, de ses malheureuses expéditions en Écosse
et de sa déchéance du trône sur le continent. Retiré à Rome dans
l'oisiveté d'une vie désormais sans but, l'infortuné prince avait
cherché, dit-on, dans l'ivresse l'oubli de son héroïsme inutile,
de son rang perdu et de son âge avancé. Le comte Alfieri avait
été touché profondément des infortunes d'une jeune femme négligée
et souvent offensée par un époux abruti. Son culte poétique avait
consolé cette malheureuse victime de l'indifférence de son époux.

Le pape, à la requête du cardinal d'York, frère du prétendant, avait
séparé, par un acte de sa toute-puissance, la comtesse d'Albany de
son mari. Elle avait vécu quelque temps dans un couvent de Rome, sous
la protection du souverain pontife et du cardinal d'York. Alfieri
avait été admis une ou deux fois dans le cloître où languissait son
idole. Elle avait fini par s'évader de Rome avec la tolérance tacite
du pape; elle avait voyagé en Espagne, en France, en Allemagne.
Alfieri s'était rencontré partout sur ses pas. Enfin le prétendant
était mort de tristesse et de dégoût plus que d'années à Rome; cette
mort avait rendu la liberté à la comtesse d'Albany. Elle recevait
une pension de l'Angleterre, elle ne pouvait quitter son nom; mais
elle était maîtresse de sa main; elle la donna au poëte qui possédait
depuis longtemps son coeur.

Alfieri et la comtesse d'Albany, mariés secrètement, habitaient
ensemble un petit palais au bord de l'Arno, sur le quai de Florence.
C'est là que le poëte avait achevé ses oeuvres et caché sa vie.
L'inquiétude qui l'avait promené pendant vingt ans dans toutes les
capitales de l'Europe s'était changée, depuis sa réunion avec la
comtesse, en une réclusion absolue et presque sauvage. Sa _dame_
et ses livres, ses vers et ses chevaux étaient devenus ses seules
pensées. On le voyait tous les jours, à la même heure, sortir à
cheval, seul, de son palais sur l'Arno, le front chargé de soucis et
de rancunes, s'éloigner des murs de la ville et s'égarer jusqu'au
soir dans les sentiers les plus déserts, sur les collines d'oliviers
et de cyprès qui cernent le bassin de Florence.

Il inspirait à ceux qui le rencontraient un respect mêlé d'une
superstitieuse terreur; on voyait en lui un spectre rajeuni de Dante
et de Machiavel. Il avait été un ardent fauteur de la révolution
française dans ses commencements; il était devenu l'ennemi le
plus implacable de la cause française à la fin. C'était un de ces
révolutionnaires aristocrates, pleins de contradictions entre leur
nature et leurs idées, comme il en existait tant à cette époque, qui
adoraient les principes et qui détestaient les conséquences.

Il venait de mourir avant le temps, malade de dégoût pour les choses
humaines et de mépris pour l'humanité: la mauvaise humeur l'avait
tué. Triste mort pour celui que l'on croyait un grand homme! Mais ce
n'était pas un grand homme en réalité: c'était un grand déclamateur
en poésie et un grand humoriste en prose. Il n'y avait eu de vraiment
grand en lui que sa passion pour la liberté et son amour. Mais moi
j'étais encore sous l'illusion de son caractère et de son génie;
c'était pour moi un Sophocle et un Tacite! Qu'on le pardonne à ma
jeunesse! et qu'on se figure mon émotion fébrile en me préparant à
voir celle qu'il avait divinisée dans ses vers.


XXIX

Je n'avais rien de ce qui était convenable pour paraître avec une
certaine distinction dans le monde, excepté ma figure et ma modestie.
Tout mon bagage consistait dans une petite malle de bois au fond
de laquelle était caché mon trésor, épargne de ma mère, qui ne
dépassait pas soixante louis d'or. Mon costume était aussi restreint
que ma finance: je n'avais, en outre de l'habit et du manteau que
je portais sur moi, qu'un petit habit neuf précieusement enveloppé
d'un linge et réservé pour les grandes occasions. C'était un habit
d'été gris bleu, comme on les portait alors, et dont la forme et la
couleur me sont restés dans la mémoire, depuis que j'en ai usé tant
d'autres, comme un monument de toilette et d'élégance qu'aucun autre
n'a jamais égalé à mes yeux. Je l'endossai, en m'admirant, sur un
pantalon de nankin jaune et sur un gilet de même étoffe, brodé en
soie par une tante, et je pris, ainsi vêtu, le quai qui conduisait
au petit palais de la comtesse d'Albany. C'était le soir; je tremble
encore en y pensant des efforts d'énergie qu'il me fallait faire pour
triompher de ma timidité. J'avais à la main la lettre d'introduction
qui m'avait été donnée par un gentilhomme notre voisin, ami de mon
père. Il se nommait M. de Santilly; il avait été général au service
d'Espagne sous Charles IV; il avait connu intimement à Madrid
la comtesse d'Albany et sa soeur, la princesse de Castelfranco.
Apprenant par mon père qu'on m'envoyait voyager en Italie, il m'avait
offert des lettres amicales pour ces deux dames, ses amies, dont
l'une vivait à Florence et l'autre à Naples.


XXX

Bien que marchant très-lentement dans la terreur de ce que j'allais
voir et dire, je fus en quelques pas à la porte du petit palais sur
l'Arno.

Ce qu'on appelle _palais_ dans cette langue qui grandit tout ce
qu'elle prononce, n'était qu'une petite maison sans cour ni jardin,
composée d'un rez-de-chaussée et d'un demi-étage, dont la façade,
sans aucune architecture, ouvrait par quelques fenêtres basses et
closes sur le quai étroit de l'Arno. Les persiennes de la chambre
du poëte, fermées depuis sa mort, donnaient à la maison un air de
mystère et de deuil qui imprimait une certaine terreur; je croyais
encore entrer dans un sépulcre.

Je frappai le marteau d'une porte élevée de deux marches au-dessus
du quai. La porte s'ouvrit, et je me trouvai tout balbutiant en face
d'un serviteur vêtu de noir, dans un petit corridor qui conduisait
à un escalier tournant. La comtesse était sortie pour aller, comme
c'est l'usage de tous les soirs à Florence, se promener en calèche
découverte, avec quelques abbés de sa société, sous les belles ombres
des _Cacines_, ce parc de Florence. Je remis ma lettre au valet de
chambre, et je rentrai dans mon hôtellerie, très-heureux au fond
d'avoir ajourné ma présentation à cette reine d'Angleterre, mais bien
plus imposante à mes yeux pour avoir été la reine du coeur du poëte.


XXXI

Le lendemain à mon réveil, je reçus un billet très-poli et
très-empressé de la comtesse d'Albany (billet que je garde encore,
quoique j'aie reçu depuis d'autres lettres d'elle). Elle m'y parlait
de son ami M. de Santilly, de qui elle serait heureuse d'avoir des
nouvelles, et elle m'invitait à dîner pour le jour suivant.

Je me rendis avec le même habit, le même pantalon et le même gilet,
que j'avais réservés pour ce grand jour de son invitation. Je frappai
avec plus d'assurance; trois domestiques en deuil me reçurent dans le
corridor. Je montai l'escalier, puis je redescendis quelques marches
qui conduisaient à une espèce d'entre-sol dont la comtesse avait
fait son cabinet de _conversation_, comme on dit en Italie, et je me
trouvai en face de la reine détrônée de la Grande-Bretagne.

Rien ne rappelait en elle, à cette époque déjà un peu avancée de
sa vie, ni la reine d'un empire, ni la reine d'un coeur. C'était
une petite femme dont la taille, un peu affaissée sous son poids,
avait perdu toute légèreté et toute élégance. Les traits de son
visage, trop arrondis et trop obtus aussi, ne conservaient aucunes
lignes pures de beauté idéale; mais ses yeux avaient une lumière,
ses cheveux cendrés une teinte, sa bouche un accueil, toute sa
physionomie une intelligence et une grâce d'expression qui faisaient
souvenir, si elles ne faisaient plus admirer. Sa parole suave, ses
manières sans apprêt, sa familiarité rassurante, élevaient tout de
suite ceux qui l'approchaient à son niveau. On ne savait si elle
descendait au vôtre ou si elle vous élevait au sien, tant il y
avait de naturel dans sa personne. En peu de minutes d'entretien,
encourageant de son côté, timide du mien, je me sentis aussi à l'aise
devant elle que si je l'avais vue tous les jours. «M. de Santilly
me mande que vous écrivez des vers,» me dit-elle en souriant de ma
jeunesse et de ma confusion. «Vous êtes sans doute curieux de visiter
la chambre et la bibliothèque du grand homme que l'Italie a perdu.
Je vais vous y faire conduire.» Puis elle fit signe à un vieil abbé,
dont j'ai oublié le nom, de m'accompagner dans deux pièces voisines.

Nous remontâmes les marches que j'avais descendues, et je me
trouvai au premier étage, de plain-pied avec la chambre et avec
la bibliothèque d'Alfieri. Les volets fermés ne laissaient entrer
qu'un demi-jour dans l'appartement. On pouvait se figurer que le
grand homme l'habitait encore. J'étais transi; je ne pouvais parler,
à peine regarder. Ces livres tant de fois feuilletés par une main
magistrale, cette table sur laquelle quelques volumes grecs et
quelques pages de la même langue non achevées attestaient que la mort
l'avait surpris dans ces fortes études, le lit où il avait rêvé, la
plume avec laquelle il avait écrit, tous ces meubles qui semblaient
attendre leur maître, cette ombre de la chambre sur les murs, dans
laquelle on pouvait s'imaginer voir encore l'ombre colossale du poëte
(Alfieri était un géant), enfin ce tapis usé par ses pas pendant
ses longues insomnies poétiques, me remplissaient de stupeur et de
silence. La présence de l'abbé m'empêcha seule de m'agenouiller sur
le plancher pour baiser ces traces. J'ai toujours craint de paraître
affecté en me montrant ému. Je me contentai d'arracher furtivement
une barbe de plume encore noircie de l'encre du maître, et de la
glisser dans mon chapeau pour emporter au moins cette relique de
poésie. Je la possède encore, avec une feuille du laurier de Virgile
au Pausilippe et un grain de la brique rouge du cachot du Tasse à
Ferrare; monuments pieux de mes nombreux pèlerinages aux tombeaux des
grands esprits.


XXXII

Le dîner fut sobre et court; il n'y avait à table que l'abbé et trois
ou quatre amis de la maison. J'y fus traité par la comtesse en enfant
gâté qu'on veut flatter en l'élevant à la dignité d'homme fait, pour
ne pas le faire rougir de son âge. Après le dîner, on rentra dans le
cabinet de conversation, où un cercle d'hommes éminents de Florence
et d'étrangers des différentes capitales d'Italie se forma autour
de la comtesse. J'écoutais avec recueillement les noms de chaque
nouveau visiteur, annoncés par les domestiques. C'étaient quelques
noms de la haute aristocratie de Rome, de Naples, de Florence,
de Venise, de Bologne, qui m'étaient familiers par l'histoire,
et quelques autres noms de poëtes, de professeurs, d'écrivains,
encore nouveaux et énigmatiques pour moi. À mesure que ces hommes
d'élite étaient introduits, ils s'asseyaient en demi-cercle en
face d'une petite table chargée de livres, derrière laquelle la
comtesse d'Albany était à demi-couchée sur un canapé. La société,
peu nombreuse, n'avait rien de ce libre désordre qui dissémine en
plusieurs groupes une conversation française; c'était plutôt une
académie qu'un cercle. L'entretien, entièrement sevré de politique ou
d'allusions aux choses du temps, à cause de l'ombrageuse vigilance
de la police française en Italie, ressemblait plus à un dialogue
des morts qu'à un entretien des vivants; il roula entièrement sur
la prééminence que chaque contrée de l'Italie moderne pouvait
revendiquer sur les contrées rivales. Chacune de ces contrées
paraissait avoir son représentant dans un des interlocuteurs qui
plaidait la cause de sa capitale devant la reine détrônée d'un pays
que les Romains appelaient, il y a peu de siècles, barbare.

Depuis Sannazar à Naples, Dante, Politien, Boccace en Toscane, tout
le siècle de Léon X à Rome, tout celui des Médicis à Florence, toute
la période des princes littéraires de la maison d'Est, jusqu'à
Alfieri à Turin, Goldoni à Venise, Monti, Parini, Beccaria à Milan,
la multitude innombrable de noms justement séculaires qui se déroula
dans cet entretien, les citations présentes à la mémoire comme si les
livres eussent été sous les yeux, les observations fortes et fines,
les rivalités balancées, les enthousiasmes raisonnés, la science
présente et unanime de tous les monuments de la pensée italienne dans
les hommes qui composaient ce cénacle, me jetèrent dans un véritable
vertige d'admiration pour ce génie italien que l'on peut fouler aux
pieds des armées, mais que l'on ne peut jamais rendre improductif:
plante qui végète comme les ronces du Colisée, plus vivace dans les
ruines que dans les sillons.

Quelqu'un cita à la fin de la conversation cette phrase d'Alfieri:
_La pianta uomo nasce più forte e più robusta in Italia_, etc.,
etc. «La plante homme naît plus forte et plus robuste en Italie
qu'ailleurs!» mot fier mais vrai. La cendre des siècles est féconde
comme celle des incendies.


XXXIII

J'étais resté, comme on le pense bien, à l'écart, enveloppé du
silence et de la modestie qui convenaient à mon âge, pendant cette
longue et éloquente excursion à travers tous les âges, tous les
noms, toutes les oeuvres de l'Italie littéraire moderne. Il me
semblait assister à une de ces causeries classiques du _Décaméron_,
à l'ombre d'un des cyprès de _Fiesole_, entre les grands esprits et
les femmes lettrées de son temps. Les fenêtres ouvertes et la lune
resplendissante qui semblait rouler dans le courant bleuâtre de
l'Arno ajoutaient à l'illusion. Le toit d'Alfieri sous lequel cette
scène se passait à quelques marches de sa chambre encore sacrée, la
présence de celle qui avait été la vie unique de son coeur, et qui
maintenant vivait elle-même de sa gloire, me remplirent d'une espèce
de superstition de célébrité et d'un respect qui ne s'altéra jamais
depuis pour l'Italie. Je sentis que l'air même de cette contrée était
littéraire, et qu'on pouvait lui enlever la liberté, mais jamais le
génie.

Je rentrai silencieux et recueilli, en suivant les bords du fleuve
resplendissant sous les palais qui se reflétaient dans ses ondes,
résolu à étudier sérieusement les chefs-d'oeuvre de cette belle
littérature dont je venais d'entendre pendant cinq heures, chez la
comtesse d'Albany, une si riche nomenclature et de si éloquents
commentaires.

Dix ans après cette soirée, j'ai revu souvent la veuve du dernier
des Stuarts et d'Alfieri, et j'ai connu intimement tous les hommes
distingués d'Italie qui m'avaient aperçu, dans mon obscurité, sans
prévoir mon nom futur.



VIIIe ENTRETIEN.

I


Revenons à l'Europe littéraire actuelle:

On dit:--Mais l'Europe moderne a cette infériorité évidente devant
l'antiquité, qu'il n'y a point eu de véritable poëme épique depuis
Homère ou depuis les grandes épopées indiennes.--Je l'accorde;
l'_Énéide_ de Virgile lui-même n'est qu'un poëme historique; la
_Divine Comédie_ de Dante n'est qu'une fantaisie de génie, un poëme
moitié théologique, moitié populaire; la _Jérusalem délivrée_ du
Tasse n'est qu'un poëme de chevalerie, un roman d'aventures en
strophes touchantes; le _Paradis perdu_ de Milton n'est qu'une
paraphrase poétique de la Bible; la _Henriade_ n'est qu'une chronique
rimée sur Henri IV; le _Roland furieux_ d'Arioste n'est qu'une
délicieuse facétie en vers inimités et inimitables. Tout cela est
de la poésie, mais ce n'est pas le poëme. On en fera encore des
milliers sans parvenir, quel que soit le talent des poëtes, à élever
ce monument auquel aspirent vainement toutes les langues et qu'on
appelle un poëme épique. Homère lui-même, s'il renaissait de nos
jours, ne pourrait plus faire pour les nations modernes ce qu'il a
fait pour les Grecs de son époque.


II

Or, pourquoi l'Europe moderne n'a-t-elle point de poëme épique? Nous
sommes étonné que tant de critiques éminents, qui ont écrit des
volumes sur cette question, ne se soient point fait la réponse que le
simple bon sens suggérerait à un enfant réfléchi sur cette matière:

L'EUROPE MODERNE N'A POINT DE POËME ÉPIQUE ET N'EN AURA JAMAIS.
POURQUOI?--PARCE QU'ELLE A LA BIBLE.

Analysons un peu cet axiome:

Qu'est-ce que le poëme épique? Il faut faire à cette interrogation la
réponse que le Tasse fit à un de ses amis, lorsque, voyageant à pied
dans le royaume de Naples et parvenu au faîte d'une haute montagne
des Abruzzes, il montra du doigt, à cet ami, la terre, la mer, le
ciel, les cités, les campagnes, les fleuves qui se déroulaient dans
leur immensité sous ses yeux, et lui dit:--VOILA MON POËME! Cela
voulait dire: Un poëme épique, c'est le monde! Mais ce n'est pas
assez dire; un poëme épique, ce sont les deux mondes, c'est-à-dire le
monde matériel et le monde surnaturel, le fini et l'infini.

Il est convenu en effet, dans tous les siècles et chez tous les
peuples, que le poëme épique se compose non-seulement de ce qui est
dans la nature, mais de ce qui est au-dessus de la nature, ou du
_surnaturel_, de ce que les critiques appellent le _merveilleux_.

Or pourquoi encore le merveilleux ou le surnaturel fait-il partie
essentielle et nécessaire du poëme épique? Nous allons essayer de le
dire en quelques lignes, et ici nous serons obligé d'entrer un moment
dans la métaphysique. Nous vous en demandons mille fois pardon; mais
tranquillisez-vous; notre métaphysique n'empruntera point ces termes
d'école et de pédagogie qui ne servent qu'à cacher le vide des idées
sous le prestige des mots, et à obscurcir ce qu'il faut éclaircir;
notre métaphysique n'est que du bon sens exprimé en langue vulgaire.
Vous nous accuserez peut-être de vous porter un peu plus haut que
terre, mais ce qui s'élève dans le ciel n'est-il pas aussi clair que
ce qui rampe?

Voici donc notre réponse à cette question: Pourquoi le merveilleux ou
le surnaturel fait-il partie essentielle du poëme épique?


III

Nous avons dit tout à l'heure: Le poëme épique, c'est le monde.

Or le monde est double, ou plutôt il y a dans le monde deux mondes:
le monde qu'on voit, et le monde invisible; l'un est aussi certain
que l'autre, quoiqu'il ne tombe pas sous les sens, parce qu'il tombe
sous le sens des sens, l'INTELLIGENCE!

Que nous dit cet oracle intérieur qu'on nomme l'évidence? Il nous dit:

La matière existe. Nous la voyons, nous la palpons, nous la foulons
sous nos pieds sous forme de terre, nous la contemplons sur nos têtes
sous forme d'air, de lumière, de feu, d'astres, de firmament. Ou il
faut nier tous nos sens et nous suicider mentalement nous-même, ou il
faut confesser que la matière existe.

Mais il existe autre chose que la matière; cela est d'un autre
ordre d'évidence, mais cela est tout aussi évident. Il y a en nous
et hors de nous un être qui ne tombe pas sous nos sens, c'est ce
que nous appelons l'_esprit_. L'esprit divin, incréé, illimité,
infini, tout-puissant et tout parfait, si nous appliquons ce mot à
Dieu, l'Être des êtres; l'esprit créé, borné, fini, impuissant et
imparfait, si nous appliquons ce mot à l'âme de la nature, à l'âme
de l'homme, ou à toutes les autres espèces d'âmes dont il a plu à
Dieu de douer les différents êtres sortis de sa création à divers
degrés. L'intelligence, la pensée, la volonté, la conscience,
la moralité ou l'immoralité, le choix entre le bien et le mal,
la liberté, la perversité ou la sainteté des actes, sont des
phénomènes intellectuels de cet être appelé esprit; phénomènes aussi
inexplicables, mais aussi incontestables pour l'homme de bonne foi,
que les phénomènes matériels le sont pour nos sens. C'est le _mens
agitat molem_ des poëtes, le ressort surnaturel, caché mais sensible,
qui remue, qui régit, qui gouverne le monde divin.


IV

Or que s'ensuit-il encore pour tout être pensant? Il s'ensuit qu'il
y a pour l'homme deux destinées. Une destinée sur la terre, qui
commence à sa naissance et qui finit à sa dernière respiration, à
sa petite place sur ce petit atome en mouvement qu'on appelle le
globe, destinée toute correspondante à cette matière dont nos sens,
empruntés pour quelques jours à la terre, sont formés. Il s'ensuit,
avec la même certitude, qu'il y a pour l'homme immatériel, ou pour
l'âme incorporelle de l'homme enfin délivrée de ses sens, une
autre destinée, destinée immatérielle toute correspondante aussi à
la nature intellectuelle et morale de cet être créé appelé homme
ici-bas, et on ne sait de quel nom divin ailleurs.

Si cela n'était pas ainsi, les trois grands témoins de Dieu:
l'intelligence, la conscience, l'évidence intérieure, auraient menti
en nous, c'est-à-dire que ces trois grands témoins, subornés par la
vérité suprême, Dieu, auraient été chargés par Dieu de se jouer en
son nom de l'intelligence, de l'évidence, de la conscience, de la
vérité, de la foi, de l'espérance de l'homme! Absurdité ou blasphème,
qui ferait tomber les écailles des yeux et les étoiles du firmament!

Il existe donc un monde invisible où l'homme, après avoir achevé sa
destinée matérielle, poursuit sa destinée intellectuelle et morale.
Rien n'est fini quand tout est fini; car tout s'enchaîne et tout
recommence. Les cieux, les limbes, les purgatoires, les enfers, dans
toutes les religions, sont les noms divers des CONSÉQUENCES de la
vie matérielle que nous retrouvons dans la vie immatérielle, après
ce monde, pour nous purifier, nous punir, nous récompenser dans un
autre monde.

Je plains, sans les accuser, ceux qui ne croient pas au monde
invisible. Quant à moi, j'y crois mille fois plus fermement qu'à ce
monde visible; car je crois à l'oeil de l'intelligence mille fois
plus qu'à l'oeil de chair! On peut aveugler les sens, mais qui peut
aveugler l'évidence en moi? L'évidence, c'est l'oeil de Dieu en nous.


V

Il s'ensuit enfin que tous les peuples, depuis l'origine des peuples,
ont imaginé un monde invisible, surnaturel et éternel, faisant suite
et complément au monde passager où nous agissons. Il s'ensuit que les
poëtes, ces organes réputés divins de l'imagination du genre humain,
ont été forcés d'introduire dans le poëme épique, ce grand résumé
chanté des deux mondes, un monde invisible à côté et au delà du monde
visible, la matière et l'esprit, l'homme complet, héros ou martyr sur
la terre, demi-dieu dans les olympes, ou supplicié dans les enfers.

Voilà pourquoi le surnaturel ou le merveilleux fait partie obligée
du poëme épique. Sans ce monde de l'esprit superposé au monde de la
matière, l'imagination ou la piété de l'homme n'est pas satisfaite.
On ne lui montre qu'un monde, il en veut deux; et il a raison
d'en vouloir deux, car il y en a deux dans un. Le poëme qui finit
au tombeau finit dans une énigme, et l'humanité ainsi n'a pas de
dénoûment.


VI

J'en ai fini avec la métaphysique; mais vous allez voir qu'elle
était nécessaire même pour vous expliquer pourquoi l'Europe moderne
n'avait pas et ne pouvait pas avoir de poëme épique. Et maintenant
je reprends, et je dis: L'Europe moderne ne peut pas avoir de poëme
épique, parce qu'elle en a un.

Et où est-il, ce poëme épique que l'Europe lit à son insu depuis des
siècles sans que ses poëtes s'en soient aperçus?

Il est dans sa _Bible_, ou plutôt il est sa _Bible_ elle-même.

Nous ne comprenons pas que M. de Chateaubriand, qui a fait un si beau
livre et un livre souvent si sophistique sur les beautés poétiques
de la religion chrétienne, se soit acharné à prétendre que le
christianisme avait enfanté des foules de poëmes prétendus épiques,
tantôt avec le merveilleux des contes arabes, comme dans le Tasse;
tantôt avec le merveilleux mixte de l'Évangile et de l'Olympe, comme
dans le Dante; tantôt avec le merveilleux des froides allégories,
comme dans Voltaire, sans s'apercevoir que tous ces poëmes n'étaient
pas les véritables épopées nationales du monde chrétien, mais que la
Bible était la seule épopée, et que _Moïse_ était le seul _Homère_
des siècles et des peuples qui datent de la Bible.

Comment voulez-vous, en effet, qu'il y ait pour les peuples nés
dans la théogonie hébraïque ou chrétienne, des poëtes de fantaisie
qui puissent lutter avec cette poésie devenue dogme, et avec ce
merveilleux devenu foi? C'est impossible.

Quoi! voilà un livre réputé vieux comme le monde, écrit, selon les
Hébreux et selon les chrétiens, sous la dictée de l'écrivain dont
les mots sont des astres et dont les pages sont firmaments! Ce livre
raconte en versets, dont chacun est un vers qui trouve son écho dans
un autre vers, les pensées de Dieu, la création du monde en six
grandes journées de l'ouvrier divin, qui sont peut-être des semaines
de siècles; la naissance du premier homme, son ennui solitaire dans
l'isolement de son être, qui n'est qu'un morne ennui sans l'amour;
l'éclosion nocturne de la femme, qui sort, comme le plus beau
des rêves, du coeur de l'homme; les amours de ces deux créatures
complétées l'une par l'autre dans ce premier couple dont le fils et
les filles seront le genre humain; leurs délices dans un jardin à
demi céleste; leur pastorale enchantée sous les bocages de l'Éden;
leur fraternité avec tous les animaux aimants qui parlaient alors;
leur liberté encore exempte de chute; leur tentation allégorique de
trop savoir le secret de la science divine, secret réservé seul au
Créateur, inhérent à sa divinité; leur faute, de curiosité légère
chez la femme, de complaisance amoureuse chez l'époux; leur tristesse
après le péché, premier réveil de la conscience, cette révélation par
sentiment du bien et du mal; leur citation au tribunal divin; les
excuses de l'homme pour rejeter lâchement le crime sur sa complice,
le silence de la femme, qui s'avoue coupable par les premières
larmes versées dans le monde; leur expulsion; leur pèlerinage sur
la terre devenue rebelle; la naissance de leurs enfants dans la
douleur; le travail sous toutes les formes, premier supplice de
l'humanité; le premier meurtre faisant boire à la terre le sang de
l'homme par la main d'un frère; puis la multiplication de la race
pervertie dans sa source; puis le déluge couvrant les sommets des
montagnes; une arche sauvant un juste, sa famille, tous les animaux
innocents; puis la vie patriarcale, en familiarité avec des esprits
intermédiaires appelés des anges, esprits tellement familiers qu'ils
se confondent à chaque instant sur la terre avec les hommes, auxquels
ils apportent les messages de Dieu; puis un peuple choisi de la
semence d'Abraham; des épisodes naïfs et pathétiques, comme ceux de
Joseph, de Tobie, de Ruth; une captivité amère chez les Égyptiens; un
libérateur, un législateur, un révélateur, un prophète, un poëte, un
historien inspiré dans Moïse; puis des annales pleines de guerres, de
conquêtes, de politique, de liberté, de servitude, de larmes et de
sang; puis des prophètes moitié tribuns, moitié lyriques, gouvernant,
agitant, subjuguant le peuple par l'autorité des inspirations, la
majesté des images, la foudre de la langue, la divinité de la parole;
puis des grandeurs et des décadences qui montent et descendent de
Salomon à Hérode; puis l'assujettissement aux Romains; puis un
Calvaire, où un prophète plus surnaturel monte sur un autre arbre de
science pour proclamer l'abolition de l'ancienne loi, et promulguer
pour l'homme, sans acception de tribus, Juifs et païens, une loi plus
douce scellée de son sang;

Puis une autre terre et un autre ciel pour l'univers romain devenu
l'Europe.

N'est-ce pas là un poëme à la fois merveilleux, philosophique,
populaire, qui s'empare d'avance de toutes les imaginations dont
le poëte épique chercherait vainement à s'emparer après celui-là?
La place n'est-elle pas prise? Poëme immense qui commence par une
pastorale dans un ciel terrestre, qui se poursuit par des épithalames
comme le Cantique des cantiques, par des élégies dans les Psaumes de
David, par des odes dans les versets des prophètes, par une tragédie
dans l'holocauste d'une victime pure sur le Golgotha, et dans des
apothéoses dans le ciel final des esprits!... En sorte que toute
l'humanité naissante, déchue, gémissante, priante, chancelante,
vivante, morte, ressuscitée, est contenue et exprimée dans cette
épopée des races hébraïques; que le prêtre et le poëte n'est qu'un
seul homme pour les peuples de cette théogonie; et que toutes les
fois que le peuple assiste à ses mystères dans les temples, il entend
le pontife réciter ses annales, chanter ses hymnes, commémorer
ses drames, et qu'il assiste ainsi à sa propre épopée en action!
Quel rôle reste-t-il au merveilleux des poëtes épiques dans des
contrées où l'on apprend par coeur ce livre aux générations qui se
renouvellent, pendant que le lait des mères coule encore sur les
lèvres des enfants?

N'accusons donc pas l'Europe moderne de n'avoir pas de poëme épique.
Ce n'est pas la faute de sa poésie, c'est la conséquence de sa Bible,
plus poétique et plus merveilleuse que ses poëmes. Il n'y a dans ce
fait aucun symptôme de dépérissement de son génie ni de stérilité
dans sa séve; il y a, au contraire, le symptôme d'une soif d'infini
et de merveilleux qui atteste la jeunesse d'imagination dans les
peuples. Nous reviendrons l'année prochaine sur ce sujet, quand
nous étudierons littérairement, et non théologiquement, les poëmes
hébraïques dans la Bible: Bossuet lui-même les a étudiés à ce point
de vue.


VII

Nous convenons néanmoins, avec ceux qui signalent en ce moment
une certaine stérilité momentanée dans le génie littéraire de
l'Europe moderne, qu'en effet ce génie semble non pas décroître,
mais se reposer comme d'une trop énergique production d'hommes et
d'oeuvres, depuis la mort de Goethe, de Schiller, de Klopstock en
Allemagne, et depuis la mort de Byron, de Walter Scott, de Fox, de
Pitt, de Canning, de Sheridan, de Peel en Angleterre. Ces poëtes,
ces orateurs, ces hommes d'État, bien que remplacés sur les trois
scènes par des hommes qui soutiennent le nom de leur patrie, semblent
avoir épuisé pour un temps la prodigieuse fécondité de l'esprit
humain dans le commencement de ce siècle. Il y a des saisons pour
ces grands phénomènes de végétation intellectuelle comme pour les
plantes. Oui, quand on jette un regard sur les États de l'Europe
moderne aujourd'hui, on se demande en vain où sont les hommes qu'ont
vus nos pères ou que nous avons vus nous-même dans notre jeunesse?
Où sont ces noms qui remplissaient l'oreille dans la poésie, dans
l'éloquence, à la tribune, dans les conseils des peuples ou des rois?
Qui est-ce qui dépasse aujourd'hui du front la taille ordinaire, en
Russie, en Prusse (excepté pourtant Humboldt, qui vit encore), en
Allemagne, en Angleterre? Est-ce qu'il n'y a pas une grande lacune,
non pas dans les masses, mais dans les supériorités? Est-ce qu'on ne
dirait pas que toutes les étoiles de première grandeur de ces groupes
de l'Europe ont pâli tout à coup et n'ont été remplacées que par des
reflets affaiblis de leur splendeur nationale?

La complaisance et la flatterie répondraient en vain: Non;
l'impartialité en convient. En promenant son regard sur l'Europe,
on voit des peuples, on ne voit plus d'hommes démesurés au sommet
des institutions ou des littératures. J'en excepte les nations où,
comme en Espagne, en Italie, en Portugal, au Brésil, en Amérique, les
secousses des révolutions et les enfantements de l'indépendance ou
de la liberté ont redonné aux forces intellectuelles endormies une
vitalité qui commence par l'héroïsme et qui finit par la poésie.

Ce sont des pays qui naissent ou qui renaissent. La nature,
sollicitée par le patriotisme, y concentre sa vigueur pour faire
d'abord des citoyens, puis des hommes d'État, puis des orateurs, puis
des poëtes. Dans tous ces pays on peut s'attendre à des prodiges
prochains d'intelligence appliquée aux lettres. Quand il y a une
grande oeuvre à faire, elle fait naître les instruments.


VIII

Mais, en France, est-il vrai que le niveau de l'esprit humain,
politique, scientifique, poétique, oratoire, littéraire, ait
baissé dans cette première moitié du siècle? Est-il vrai qu'il y
ait pénurie d'hommes, disette de génie, affaissement du ressort,
abaissement du niveau? Est-il vrai que ces détracteurs rétrospectifs
de l'intelligence française soient fondés à nous convaincre d'une
prétendue décadence qui n'existe que dans leurs courtes pensées?
Est-il vrai que l'âge des grandes choses, des grands esprits et des
grandes paroles soit passé pour nous et pour nos descendants, et que
nous n'ayons plus qu'à nous résigner à la stérilité et à couvrir nos
fronts, comme les prophètes de malheur, de la cendre de nos pères?


IX

Nous ne sommes ni optimiste ni pessimiste de caractère, ni infatué
de notre part de temps dans la petite période de siècles que notre
nation et nous nous avons à vivre, ni dédaigneux de la part de temps
que nos pères de toutes les dates ont eue à vivre avant nous. Nous
n'avons pas à un très-haut degré cette vanité collective, la plus
vaine des vanités, qu'on appelle la vanité nationale; nous n'avons ni
excès de sévérité ni excès d'estime pour le pays dont nous portons le
nom. S'il fallait tout dire, peut-être nous a-t-on justement accusé
quelquefois de n'avoir pas assez de ce patriotisme de mappemonde
qui s'arrête aux frontières, et d'avoir trop de penchant pour ce
patriotisme universel ou cosmopolite qui s'honore d'être né homme par
le don de Dieu beaucoup plus que d'être né Français par l'effet du
hasard.

_Homo sum!_ voilà ma patrie! Nous l'avons dit dans ces vers qui nous
ont été assez reprochés, et que nous ne désavouons pas, dans un temps
où une mesquine politique voulait nous agacer contre l'Allemagne et
nous ameuter contre l'Angleterre:

  Et pourquoi nous haïr, et mettre entre les races
  Ces bornes de nos coeurs qu'abhorre l'oeil de Dieu?
  De frontières au ciel voyons-nous quelques traces?
  Sa voûte est-elle un mur, une borne, un milieu?
  Nations, mot pompeux pour dire barbarie,
  L'esprit s'arrête-t-il où s'arrêtent vos pas?
  Déchirez ces drapeaux; une autre voix vous crie:
  «L'égoïsme et la haine ont seuls une patrie;
      La fraternité n'en a pas!»

  Ce ne sont plus des mers, des degrés, des rivières,
  Qui bornent l'héritage entre l'humanité:
  Les bornes des esprits sont leurs seules frontières;
  Le monde en s'éclairant s'élève à l'unité.
  Ma patrie est partout où rayonne la France,
  Où son génie éclate aux regards éblouis!
  Chacun est du climat de son intelligence;
  Je suis concitoyen de toute âme qui pense:
      La vérité, c'est mon pays!

  Pourquoi nous disputer la montagne ou la plaine?
  Notre tente est légère, un vent va l'enlever.
  La table où nous rompons le pain est encor pleine,
  Que la Mort, par nos noms, nous dit de nous lever.
  Quand le sillon finit, le soc le multiplie.
  Aucun oeil du soleil ne tarit les rayons;
  Sous le flot des épis la terre inculte plie,
  Le linceul, pour couvrir leur race ensevelie,
      Manque-t-il donc aux nations?

  Amis, voyez là-bas! la terre est grande et plane!
  L'Orient délaissé s'y déroule au soleil;
  L'espace y lasse en vain la lente caravane,
  La solitude y dort son immense sommeil!
  Là des peuples taris ont laissé leurs lits vides;
  Là d'empires poudreux les sillons sont couverts;
  Là, comme un stylet d'or, l'ombre des pyramides
  Mesure l'heure morte à des sables livides
      Sur le cadran nu des déserts?
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L'homme qui a écrit ces vers ne peut pas être suspect de partialité
nationale. Mais notre titre de Français du dix-neuvième siècle ne
doit pas nous empêcher cependant de rendre justice à notre patrie et
à notre temps. Eh bien! je le dis avec une conviction qui n'emprunte
rien au patriotisme et rien à l'illusion, pendant que la grande
littérature, l'expression de l'esprit humain par la parole, baisse
depuis quelques années en Europe, elle monte en France.

Pour le prouver, il faut envisager d'un regard le caractère de la
littérature française, depuis ses premiers balbutiements jusqu'à nos
jours.


X

Et d'abord, répétons-le bien ici: tels peuples, tels livres; le
caractère d'une littérature, c'est tout simplement le caractère de la
nation. Or, qu'est-ce que la France?

La France est géographiquement comme moralement un pays de fusion
et de contraste dans l'unité. Après avoir été longtemps la Gaule
semi-barbare sous ses druides, caste sanguinaire dont un système
historique faux veut faire aujourd'hui une académie de platoniciens;
après avoir succombé sous les Romains, le flot des races orientales
et des émigrations du Nord l'envahit, et la mélange d'un sang plus
pur et plus raffiné que le sang gaulois. Les Francs, ces croisés de
la conquête, s'en emparent et lui donnent son nom; les Bretons, les
Normands s'établissent sur ses côtes du nord; les Lombards et les
Germains inondent les rives de son Rhin et de sa Saône; les Goths
y débordent des Pyrénées sur ses versants français, les Liguriens
et les Grecs sur ses Provences; les Sarrasins eux-mêmes pénètrent
jusqu'au coeur du pays, et y laissent, en refluant vers l'Espagne,
des colonies, des moeurs, des langues, des imaginations orientales.
Le Gaulois proprement dit disparaît sous le flot successif de ces
invasions, ou ne se conserve plus que dans les peuplades tout à fait
serviles et illettrées des groupes de montagnes, qui sont le noyau
central de sa géographie. La Gaule a disparu sous la France; et la
France elle-même n'est plus qu'une grande mêlée de races, de sang,
de langues, de moeurs, de législations, de cultes, qui fond tout ce
qu'elle a de divers dans une lente et laborieuse unité. On assiste
pour ainsi dire à ce travail des siècles et de la mer, qui jette
des alluvions de sable et de coquillages sur des falaises, et qui
solidifie ce sable devenu granit en le polissant.


XI

La diversité est donc le caractère essentiel et fondamental de la
France nationale. Son caractère n'est pas un caractère, c'est un
amalgame. Voilà pourquoi on l'accuse de ne pas avoir de caractère;
cela est vrai; mais cela est bien plus beau, car elle en a plusieurs.
C'est la pauvreté des autres races nationales de l'Europe, de n'avoir
qu'un caractère national; c'est le génie, c'est l'aptitude, c'est
la grandeur, c'est la gloire de la France, d'en avoir plusieurs.
C'est par là qu'elle était prédestinée par la Providence à cette
universalité qui est son signe entre tous les peuples. Lorsque le
travail intestin du temps, du culte, des rois, des ministres, des
événements eut fondu toutes ces diversités dans une unité de plus
en plus parfaite et qui n'est pas achevée encore, il en sortit la
France, c'est-à-dire la race multiple et une tout à la fois, le
caractère, non plus français, non plus gaulois, non plus germain,
non plus breton, non plus italien, non plus occitanien, non plus
armoricain, non plus burgunde, mais le caractère européen par
excellence, la nationalité cosmopolite, l'équilibre de toutes les
facultés; autrement dit, le bon sens moderne.


XII

Sans doute cette fusion de toutes ces races, de tous ces caractères
et de toutes ces facultés opposées qui s'est opérée dans le bassin
français entre les Alpes, les Pyrénées, les deux mers, en effaçant
ces divers génies, a dû en même temps effacer quelque chose des
facultés dominantes de chacune de ces races. Nous ne le nions pas.
C'est par là que la France est plus policée, c'est par là qu'elle est
moins originale; c'est par là qu'en politique elle a Montesquieu et
qu'elle n'a pas Machiavel; c'est par là qu'en poésie elle a Racine
et qu'elle n'a pas Shakspeare; c'est par là qu'en philosophie elle a
Voltaire et qu'elle n'a pas Bacon, Newton ou Leibnitz.

Mais, si elle a moins d'originalité et moins de profondeur, elle a
aussi bien plus de convenance, de choix et de goût dans l'esprit.
Voilà pourquoi nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître dans la
littérature française les trois grands caractères qui finissent par
dominer un monde et une ère de l'esprit humain. Ces trois grandes
qualités, selon nous, sont:

L'_universalité_, le _bon sens_ et le _bon goût_.

Ce n'est pas par ces trois caractères qu'on étonne de loin en loin
l'univers, mais c'est par ces trois caractères qu'on le conquiert
lentement et qu'on le possède longtemps. Ce n'est pas par là qu'on a
les plus grands hommes littéraires, mais c'est par là qu'on a la plus
grande littérature parmi les nations lettrées.

Ceci vous deviendra plus évident l'année prochaine, quand je prendrai
devant vous corps à corps les poëtes, les philosophes, les orateurs,
les écrivains français depuis l'origine des lettres chez nous, et
que je les comparerai, en les analysant, aux maîtres des autres
littératures de l'Europe moderne. Ce ne sont pas nos poëtes et nos
écrivains qui auront le plus de facultés excellentes, mais ce sont
eux qui auront le moins d'imperfections et de vices dans la pensée;
ce ne sont pas eux qui auront la grande imagination, mais ce sont eux
qui auront le grand discernement. Les miracles seront ailleurs; la
perfection relative et continue sera ici.

Nous ne croyons, en sentant ainsi, ni déprécier les autres races
européennes, ni flatter la France. Dieu partage ses dons, et le
peuple qui croit tout avoir à lui tout seul n'a que son ignorance
et sa vanité. Ce don du bon sens, du bon goût et de l'universalité
est assez beau pour qu'on s'en contente. D'ailleurs c'est celui qui
promet le plus long avenir à une nation littéraire. L'imagination
vieillit et tarit, le bon sens et le bon goût ne vieillissent pas;
ils se perfectionnent avec les siècles. La France paraît destinée à
hériter de l'Europe.


XIII

Ce caractère de diversité prodigieuse des races qui composèrent
peu à peu la nationalité française fut nécessairement un obstacle
à la formation prompte d'une littérature nationale. Ce fut pendant
longtemps une littérature de peuplades, et nullement une littérature
de nation. Comment y aurait-il eu une littérature? il n'y avait
pas même de langue. On parlait latin, celte, normand, italien,
espagnol, arabe, allemand, breton, provençal, languedocien; de
toutes ces langues mal comprises et mal fondues se formait un patois
semi-barbare, qui ne pouvait servir encore de forme logique et de
véhicule à une pensée littéraire. Si les pensées font les langues,
comme nous l'avons dit au commencement, les langues aussi font
les pensées. Là où il n'y a pas de mot, la pensée meurt, ou naît
embarrassée et confuse dans ses langes. Ceux qui pensaient ou qui
sentaient un peu plus fortement que les autres ne savaient dans
quelle langue parler. Les prédicateurs prêchaient en latin, les
premiers poëtes chantaient en italien ou en langue romane, patois
italien; ou en languedocien, patois méridional; ou en langue celtique
corrompue, patois des deux Bretagnes ou du pays de Galles. Nous
examinerons rapidement, sans nous y arrêter, les premiers romans en
vers de ces poëtes sans langues, dont on a voulu faire des Homères
et des Tasses inconnus. Ils ne sont, selon nous, que des bardes
paysans récitant en patois rimés des légendes populaires, mêlant le
merveilleux des _Mille et une nuits_ arabes aux exploits fabuleux
de Roland et aux galanteries maniérées des poëtes de la basse
Italie, précurseurs de l'Arioste; c'était une littérature ambulante,
gagne-coeurs des _troubadours_ dans les châteaux, et gagne-pain des
trouvères dans les veillées des chaumières. Il pouvait y avoir là
quelque naïveté, mais il n'y avait point de génie. Le génie ne naît
point avant les langues. On dit qu'il les fait, cela est faux; ce
sont les peuples qui font les langues, ce sont les hommes de génie
qui les consacrent en les faisant parler. Quand Dante écrivit son
poëme toscan en Italie, soyez sûrs que Florence avait fait sa langue
avant son poëte.


XIV

Le malheur de la littérature française, si tardive à naître et qui
date à peine d'hier (deux siècles, c'est hier pour une littérature);
le malheur de la littérature française fut précisément cette
diversité de langues ou plutôt de patois entre lesquels elle avait
à choisir en naissant. Aussi (et remarquez bien ici un fait qui
nous explique le peu d'originalité dont on accuse très-justement la
littérature française), quand il fallut choisir définitivement sa
langue, au moment où, sous les Valois, la nation fut assez formée
et assez policée pour avoir une littérature, que fit-elle? Dans
l'embarras de ce choix, elle rejeta tous ces patois et toutes ces
ébauches de littérature romane, celtique, languedocienne, qui lui
auraient donné du moins un caractère plus original, plus libre, plus
propre à ses idées comme à ses moeurs, comme à son climat, et elle
choisit le latin, souche commune et vieillie de tous ces idiomes,
pour latiniser son mauvais français.

De ce jour-là, son originalité fut perdue pour longtemps; car, en
se décidant pour le latin et pour le grec, beaux modèles de langues
sans doute, elle se décida du même coup pour l'imitation servile des
littératures sorties du latin et du grec, l'imitation, ce fléau des
littératures originales!

Fut-ce un bien, fut-ce un mal, que ce caractère servilement imitateur
du latin et du grec dans la littérature française naissante? C'est un
curieux problème à examiner et à résoudre. Nous le ferons ailleurs;
mais nous penchons, contre nos instincts mêmes, à répondre que ce fut
un bien.

Sans doute, la littérature française de notre grand siècle et jusqu'à
nos jours y a beaucoup perdu, poétiquement parlant, en vérité, en
spontanéité, en naïveté, en originalité. Corneille et Racine ont été
des poëtes plus grecs et plus latins que français; Bossuet lui-même
a été plus hébraïque que gaulois. Deux siècles ont été perdus à
calquer avec un génie fourvoyé les littératures grecque et romaine;
nous ne saurions assez le déplorer pour ces grands hommes qui ont
consumé ainsi leurs forces et leur nom à être des reflets et des
satellites de littératures éteintes, au lieu d'être les phares et les
lueurs d'une pensée française et originale.

Mais, d'un autre côté, on ne peut se dissimuler que l'imitation
d'abord puérile, puis libre, de deux langues aussi bien construites,
aussi rationnelles, aussi mûres que le grec et le latin (dérivant
presque en entier elles-mêmes du _sanscrit_, la source indienne de
toutes langues); on ne peut se dissimuler, disons-nous, que cette
imitation n'ait été un travail très-perdu pour nos écrivains et nos
poëtes, mais très-utile pour notre langue française elle-même; on ne
peut méconnaître qu'en se calquant sur ce grec, sur ce latin, sur
ce sanscrit, langues toutes faites et presque parfaites, la langue
française n'y ait contracté une rigueur de construction, une solidité
de membrures, une disposition de parties du discours, une propriété
de verbe, une logique de sens, une clarté de tours et une maturité
de mots qui en ont fait, à l'heure où nous sommes, un des plus
parfaits instruments de pensée donnés à un peuple pour créer et pour
répandre son esprit dans l'univers et pour le propager loin dans la
postérité.

Ainsi consolons-nous d'être les fils de ces deux ou trois siècles
qui ont perdu leur temps à calquer des langues et des littératures
mortes. Ces littératures mortes avaient quelque chose d'excellent à
prendre dans leurs sépulcres, c'étaient leurs ossements; revêtons-les
d'une nouvelle chair, animons-les d'un nouvel esprit, et nous aurons
renoué, grâce à nos ancêtres imitateurs, les deux plus belles choses
dont puisse se composer une littérature parfaite, les langues
anciennes et la pensée moderne. Nos poëtes et nos écrivains ont perdu
leur temps, mais la nation a gagné une langue; c'est à nous et à nos
neveux de rendre à cette langue le caractère d'originalité, non plus
puérile, mais virile, que chaque grand peuple trouve tôt ou tard à
l'âge de sa maturité.

Ce triple caractère, nous l'avons dit, c'est le _bon sens_, le _bon
goût_ et l'_universalité_.


XV

Sans adopter le dédain véritablement blasphématoire que les
littérateurs de l'école appelée romantique ont manifesté il y a
quelques années contre le grand siècle littéraire de la France (le
siècle de Louis XIV), nous ne pouvons nous dissimuler cette tendance
servile à l'imitation des Grecs et des Romains qui a guidé, mais qui
a enchaîné en même temps le génie littéraire français depuis Malherbe.

Il y eut un moment où l'on pouvait espérer une littérature française
née d'elle-même.

L'infâme cynique Rabelais, cet Aristophane gaulois, créait une langue
avec de la boue, comme l'antiquité avait créé une Vénus avec de
l'écume. Le sceptique Montaigne, le candide Amyot, rajeunissaient
le latin et le grec francisés, en donnant à leur style la naïveté,
la grâce, la souplesse et, pour ainsi dire, l'enfance de la nation;
l'audacieux Ronsard, cette imagination attique, avortait dans
l'enfantement d'une poésie nationale, mille fois plus libre, plus
ailée, plus moderne et plus française que la poésie importée
après lui d'Athènes et de Rome. Ces prosateurs et ces poëtes
faillirent imprimer à la langue, aux idées, aux vers, ce caractère
d'originalité qui manqua après eux à notre littérature. Nous avons
dit ce que nous pensons de cet avortement. Ce fut un malheur pour
notre génie immédiat, ce fut peut-être un bonheur pour notre génie
futur. Nous aurions eu plus tôt de la gloire littéraire, mais nous
l'aurions eue moins universelle et moins consolidée plus tard. Cette
naïveté originale de ce style gaulois aurait produit sans doute des
chefs-d'oeuvre de grâce, de finesse, de _câlinerie_ de langue, si
l'on peut se servir de ce mot; mais cette langue et ce style seraient
restés entachés et comme noués d'une certaine puérilité irrémédiable,
qui aurait enlevé au génie français la maturité, la majesté, la force
dont ce génie avait besoin pour parler plus tard à l'univers, soit
dans sa chaire sacrée, soit dans ses tribunes politiques, soit sur
son théâtre, soit dans ses poëmes.

_Os magna sonaturum!_ Bouche prédestinée à parler avec accent des
grandes choses.

Ainsi, encore une fois, ne nous plaignons pas. Nous aurions eu des
Rabelais, des Montaigne, des Ronsard; aurions-nous eu des Bossuet,
des Pascal, des Mirabeau? J'en doute.


XVI

Nous donnons ces consolations en passant à ceux qui déplorent,
comme les romantiques, que la littérature française, prête à naître
originale à cette époque, se soit tout à coup dénationalisée
elle-même en s'absorbant dans l'imitation superstitieuse de
l'antiquité. Cela dit, nous convenons avec eux que le plus grand
nombre de nos écrivains et de nos poëtes, dans ce que nous appelons
avec raison notre grand siècle, ont été aussi peu Français qu'on peut
l'être en France.

Malherbe imite Pindare sans avoir ses ailes.

Boileau imite Horace dans tout ce qu'un homme d'esprit peut imiter
d'un homme de grâce; il n'est original que dans le _Lutrin_,
chef-d'oeuvre de badinage poétique, mais badinage enfin. Une nation
sérieuse ne fonde pas sa poésie sur une facétie. Le sérieux en tout
fait partie du beau. L'humanité n'est pas une bouffonnerie; l'homme
n'est pas né pour le rire.

Corneille imite surtout les Espagnols, et Sénèque; c'est un Romain,
si l'on veut, mais un Romain d'Ibérie; Romain exagéré, déclamatoire,
qui donne à l'héroïsme l'attitude, le geste, l'accent du matamore.
On peut admirer tout de lui, excepté le caractère naturel, vrai,
proportionné et sobre de son pays. Corneille est tout ce qu'on
voudra, excepté Français. Supposez qu'on trouve après mille ans, dans
une catacombe, un volume de Corneille, et qu'on se demande de quelle
nation était ce poëte enflé comme un Castillan, tendu comme un Latin,
sublime comme un Africain, pompeux comme un Gascon, raisonneur comme
un Anglais, à coup sûr on ne devinera pas en mille que ce grand homme
était du pays de la Fontaine, de Molière ou de Boileau!

Racine imite, ou plutôt calque les tragiques grecs, Euripide et
Sophocle, dans ses tragédies. Dans sa comédie des _Plaideurs_, il
imite jusqu'à Aristophane dans la scène burlesque des petits chiens;
mais pourtant il imite en maître, c'est-à-dire en transformant. Il
fait de la langue poétique de la France une musique où le sens,
l'image et l'harmonie confondus donnent au mot la magie du son, au
son le sentiment du mot. Imitateur dans les sujets, dans la langue
il est créateur: la poésie et lui s'incarnent dans le même nom. Le
vers est reconstruit grand comme celui d'Homère, pur comme celui de
Virgile. En diction poétique, après lui on peut descendre, mais on ne
peut plus remonter, à moins de monter plus haut que nature.

Mais, s'il est Grec dans _Andromaque_, Latin dans _Britannicus_ et
dans _Phèdre_; dans _Athalie_ il est lui-même, il est Français.
Pourquoi? Parce qu'il s'inspire de sa propre religion, qui n'avait
encore inspiré que des hymnes. Ce chef-d'oeuvre incomparable de la
scène française et de toutes les scènes, que nous analyserons bientôt
devant vous, peut soutenir le parallèle avec toutes les épopées et
tous les drames, avec toutes les langues de l'Inde, de la Grèce
et de Rome. _Athalie_ est le Parthénon des littératures modernes.
Après avoir imité trente ans, le Phidias de la poésie, Racine se
hasarde enfin à tenter son chef-d'oeuvre, et, en signant de son nom
son premier monument original, il signe en même temps le nom de la
France. Elle a fait _Athalie_, comme Athènes a fait le Parthénon;
car Athènes avait fait Phidias, et la France avait fait Racine. Le
pays qui a produit _Athalie_, n'eût-il produit que ces quinze cents
vers, serait encore le premier pays littéraire parmi les nations de
l'Europe.

Malheureusement ce chef-d'oeuvre est unique et il est isolé; il est
construit de matériaux bibliques, et ses dimensions n'égalent pas sa
beauté. Mais le temple de Thésée à Athènes est petit aussi, et il
n'en est pas moins le modèle accompli des temples. La beauté dans
les oeuvres de l'homme ne se mesure pas, elle se sent. C'est à la
sensation qu'on mesure la grandeur. La sensation d'_Athalie_ est
grande comme le temple de Salomon, plein de la présence de Jéhovah.
Le Dieu n'était pas contenu dans le temple, mais il y était conclu et
senti. Il en est ainsi du génie poétique et religieux de Racine; il
n'est pas contenu dans _Athalie_, mais il y est manifesté dans son
originalité, dans sa majesté et dans sa puissance. Plaignons ceux qui
ne respirent pas l'immortalité dans de tels vers!


XVII

Bossuet imite les prophètes hébraïques. Prophète lui-même, il donne
à sa langue la hauteur, l'autorité, l'antiquité et quelquefois la
divinité du Vieux Testament. L'accent de l'hébreu et ses âpres images
passent avec lui dans le français, et en fait une langue d'airain.
Il la façonne à son insu pour la grande histoire et pour la grande
révolution oratoire. Le français se moule, au besoin, rude, âpre,
disproportionné, colossal, fruste, sur le génie incorrect et démesuré
de ce Michel-Ange de notre langue.


XVIII

Fénelon imite Homère, Virgile et Platon, jusqu'à la souplesse
désossée d'un vêtement qui se plie au nu et aux formes des membres.
C'est le plus mélodieux des échos de l'antiquité poétique. Il donne
néanmoins aux doctrines évangéliques dont il est le ministre quelque
chose de lui-même, la poésie de son platonisme, le vague de son
imagination, la mélancolie de son coeur. Il effémine avec grâce cette
langue trop durcie par la trempe de Bossuet; il la rend malléable et
propre aux plus tendres épanchements de la piété, de la rêverie et
de l'amour.

Pascal n'imite rien, parce qu'il ne trouve rien à imiter dans
l'antiquité. Excepté dans l'Inde qui était complétement inconnue
alors, l'antiquité ne creuse pas comme ce penseur; aussi n'a-t-elle
pas de ces cris d'horreur, de ces agonies du néant qui sont dans
la langue de Pascal. Il se place à l'extrême bord des mystères
chrétiens, il regarde au fond d'un oeil effaré, il y prend le
vertige, et il se parle à lui-même presque par monosyllabes.
Sa langue n'est qu'une logique désespérée, un radicalisme
d'anéantissement de l'homme devant sa destinée; il ne raisonne même
plus, il s'abdique. C'est le grand suicide de la métaphysique, qui
s'anéantit dans la foi. Algébriste lui-même, il abrége sa pensée et
sa langue pour la convertir en formules: les mots lui sont importuns;
il voudrait écrire avec des chiffres. De là son désordre, sa vigueur
et sa rigueur de termes, sa foudroyante brièveté. La langue lui doit
en précision sentie tout ce qu'il fait perdre de droits et de bon
sens à la raison humaine. Comme Gilbert, en poésie, il n'a jamais
autant de génie d'expression que quand il délire! Mais qui voudrait
retrancher Pascal et Gilbert de la langue française?


XIX

La Fontaine, selon nous, est un préjugé de la nation. Le caractère
tout à fait gaulois de ce poëte lui a fait trouver grâce et faveur
dans sa postérité gauloise comme lui, malgré ses négligences, ses
immoralités, ses imperfections et ses pauvretés d'invention. Celui-là
est un imitateur ou plutôt un traducteur sans scrupule de tout ce
qui lui tomba sous la plume. Il n'y a pas, d'après les commentateurs
les plus fanatiques de ce plagiaire amnistié à si bon marché, une
seule de ses fables ni un seul de ses contes qui lui appartienne. Les
fables sont toutes de Lokman, d'Ésope, de Phèdre; les contes sont
tous des poëtes licencieux de l'Italie ou de Boccace.

On dit: Mais ces fables lui appartiennent par droit de conquête et de
naturalisation par son génie. Nous ne voulons pas trop contester ce
prétendu génie. C'est le génie de l'incurie, de la puérilité et de
la licence, trois choses qui seraient des vices dans un autre et qui
ont du moins quelquefois en lui la grâce peu décente de ses vices.
C'est par là qu'au grand détriment de la morale de la nation, la
routine l'honore, et l'indulgence lui pardonne. Mais la grande poésie
ne le comptera jamais au nombre des poëtes séculaires. À l'exception
de quelques prologues courts et véritablement inimitables de ses
fables, le style en est vulgaire, inharmonieux, disloqué, plein de
constructions obscures, baroques, embarrassées, dont le sens se
dégage avec effort et par circonlocutions prosaïques. Ce ne sont pas
des vers, ce n'est pas de la prose, ce sont des limbes de la pensée.

Ses contes sont infiniment supérieurs par la versification, mais
ils sont obscènes quand ses modèles italiens ne sont que glissants.
Boccace, son maître, a mille fois plus d'imagination, plus de
souplesse, plus de pittoresque, plus de sourire fin dans le récit.
L'Arioste est l'Homère du badinage, la Fontaine le contrefait sans
jamais l'égaler. Pour quiconque a lu le _Joconde_ original et le
_Joconde_ de la Fontaine, il y a entre ces deux poëmes la distance
de la grâce à la corruption. Mais la Fontaine cependant, tout en
corrompant la morale de l'enfance et les coeurs de la jeunesse, a
bien mérité de la langue en lui restituant quelques-uns de ces tours
gaulois qui sont les dates de son origine et les familiarités de son
génie. On l'a appelé le vieil enfant de son siècle. La Fontaine, en
effet, est l'enfant de notre littérature française, mais c'est un
enfant vicieux.


XX

Les prédicateurs célèbres de ce temps, tels que Bourdaloue et
Massillon après, n'ont rien imité; ils sont originaux dans la forme
comme dans le fond. L'antiquité n'avait pas cette éloquence sereine
et impérieuse parlant à la conscience au nom du ciel. Ces prophètes
raisonneurs de l'Église devenue littéraire ont donné à la langue,
avec la période de Cicéron, la gravité, la majesté, l'autorité de
l'accent qui manquaient, jusqu'à eux, au génie gaulois de leur
patrie. La langue s'est faite dans les livres, elle s'est polie
dans les cours, elle s'est virilisée dans les chaires; elle n'était
que spirituelle dans la conversation, harmonieuse dans les vers,
énergique sur les théâtres, elle est devenue éloquente dans les
cathédrales. Les prédicateurs ont préparé l'auditoire et l'oreille
aux orateurs.


XXI

Quant à l'histoire, elle n'avait encore ni assez d'âge, ni assez
d'indépendance, ni assez de profondeur, ni surtout assez de
politique; elle ne connaissait dans le récit que le conte, le poëme
ou la chronique: son Tacite inculte, Saint-Simon, trop passionné
pour être imitateur de personne, lui donna tout à coup l'originalité
de son propre caractère. Ni la Grèce, ni Rome, ni les nations de
l'Europe moderne, n'ont un pareil monument de langue et d'histoire.
Ce n'est plus le récit, c'est le drame; ce n'est plus la draperie,
c'est le nu; ce n'est plus le portrait, c'est l'homme; l'homme avec
tous ses traits vivants, calqués sur les beautés comme sur les
difformités de sa nature; la photographie du siècle; un roi, une
cour, des flatteurs, des courtisans, des ambitieux, des hypocrites,
des hommes de bien, des méchants, des femmes, des pontifes, une
nation tout entière saisie au passage dans son mouvement le plus
accéléré, et reproduite, non pas seulement par l'art, mais par la
passion. Le plus grand coloriste, c'est la passion, parce qu'elle ne
prend pas ses couleurs sur une palette, mais dans son propre coeur.
Le plus grand peintre (nous ne disons pas le plus vrai) est celui qui
aime ou qui hait le plus ses modèles.

Tel est Saint-Simon, historien par hasard, moraliste par explosion,
philosophe par colère, satirique par humeur, vertueux par dégoût.
Tacite et Juvénal dans la même page, il crée une langue à la
vigueur de ses aversions et de ses amours. Son style de coups et de
contre-coups brise en mille pièces la période ou l'épanche en un
flot intarissable et écumant de phrases qui entraînent l'âme de ses
lecteurs dans le débordement de ses impressions.

Après lui, la langue historique est faite, mais elle est en
poussière. Il n'y a plus qu'à en ramasser les morceaux, et à en
recomposer la structure pour en faire la langue la plus historique,
c'est-à-dire la plus lapidaire et la plus sculpturale qu'un peuple
ancien ou moderne ait jamais écrite pour la postérité.


XXII

Molière, quoique ami et disciple de l'imitateur Boileau, n'imite
personne non plus. La raison de cette complète originalité de
Molière est toute simple. La comédie est la peinture des moeurs.
Un poëte tragique ou épique, comme Corneille ou comme Racine, peut
imiter l'antiquité, parce qu'il peint la fable ou l'histoire,
choses antiques qui se prêtent aux costumes et aux passions hors du
temps; mais un poëte comique n'est comique qu'à la condition d'être
vrai, d'être actuel et de prendre ses modèles, ses couleurs et ses
aventures, non dans des moeurs mortes, mais dans des moeurs vivantes.

Aussi est-il ramené forcément à l'originalité par la nécessité de
copier, non ce qu'il a lu, mais ce qu'il a vu sous ses yeux dans les
moeurs de son pays et de son époque. Quel peuple s'intéresserait à
une comédie de Ménandre ou de Térence? Il y faudrait un parterre
d'érudits et d'académiciens. Aussi, malgré le caractère éminemment
classique et souvent latin de sa diction en vers, Molière devint-il
dans ses comédies complétement Français, et par cela même
complétement original.

Nous n'examinerons pas aujourd'hui s'il doit être compté au rang
des poëtes? s'il suffit, pour mériter ce nom de poëte, d'avoir
écrit spirituellement la satire ou la comédie de son siècle en
vers? si la peinture de moeurs et la poésie ne sont pas deux choses
très-dissemblables dans le fond, quoique se ressemblant en apparence
par la langue rhythmée et rimée? Nous essayerons de résoudre cette
question littéraire quand nous examinerons les oeuvres du plus grand
comique de tous les temps et de toutes les nations. Il nous suffit
aujourd'hui de constater que dans ce siècle de Louis XIV, où le
génie français flottait encore indécis entre la servile imitation
et l'indépendante originalité, la tragédie imitait et la comédie
inventait. Molière n'est si grand que parce qu'il fut lui-même. La
nation lui sait gré de lui avoir enseigné à oser croire à son propre
génie. Si ce n'est pas le poëte, c'est au moins pour elle le peintre
et le moraliste national.

On peut en dire autant, quoiqu'à une immense distance, de la
Bruyère, ce Molière en maximes et ce Saint-Simon en miniature. Il
n'imite rien qu'un peu Sénèque dans la pensée et un peu Théophraste
dans la brièveté, mais il fortifie la langue en la resserrant, comme
on fortifie la corde trop lâche dans le noeud pour en centupler la
force. Le français, depuis la Bruyère, devint propre à être au besoin
l'algèbre des pensées. C'est un mérite nul pour l'éloquence et pour
la poésie, mais capital pour la philosophie et pour la science. Or
le français était destiné à devenir aussi un jour la langue de la
science, de l'industrie et de l'économie politique, et à tout abréger
en formulant tout. Nous devons donc de la reconnaissance à la Bruyère.


XXIII

Mais le plus incontestable des écrivains originaux qui donnèrent une
langue propre à la France et une langue au coeur plus encore qu'à
l'esprit, c'est une femme. Vous avez déjà nommé madame de Sévigné.
Qu'aurait-elle imité? Le coeur est éternellement original, même quand
l'esprit est plagiaire.

C'était un écrivain de coeur, un génie du foyer, un esprit
domestique. Elle était née pour rendre au français, trop majestueux
et trop tendu par les efforts des imitateurs des langues classiques,
la détente, l'élasticité et la volubilité de sens, de mots et de
tours. Le français était devenu, sous la main virile des écrivains
de son siècle, la langue des chaires sacrées, des affaires d'État
et des livres; elle devait en faire la langue par excellence de
la conversation et de la familiarité. Les langues ne servent pas
seulement à écrire, elles servent surtout à causer. L'entretien
est une de leurs fonctions les plus usuelles. Elle créa la langue
de l'entretien. L'entretien avec les personnes absentes, c'est la
correspondance. Les lettres de madame de Sévigné sont un entretien
fixé.

Ce style de madame de Sévigné, dont on retrouve à chaque instant
l'esprit et la forme dans la langue de la France depuis la
publication de ses volumes de lettres, est le chef-d'oeuvre le plus
véritablement original que la littérature française puisse présenter,
sans craindre de rivalité, à toutes les littératures anciennes et
modernes. C'est le cachet de la France mis sur le style de son plus
grand siècle.


XXIV

Nous définissons ainsi nous-même le style, et surtout celui de madame
de Sévigné, le style français, dans ces paroles.

Buffon a dit: Le style est l'homme. Buffon a dit, dans ce mot, ce
que le style devrait être bien plutôt que ce qu'il est; car, bien
souvent, le style est l'écrivain, plus qu'il n'est l'homme. L'art
s'interpose entre l'écrivain et ce qu'il écrit; ce n'est plus l'homme
que vous voyez, c'est le talent. Le chef-d'oeuvre des véritables
grands écrivains, c'est d'anéantir en eux le talent et de n'exprimer
que l'homme; mais, pour cela, il faut que la sensibilité soit plus
accomplie en eux que l'art, c'est-à-dire il faut qu'ils soient plus
grands hommes encore par le coeur que par le style.

Combien y a-t-il de livres par siècle, et même dans tous les
siècles, qui portent ce caractère et qui vous donnent de l'âme une
impression plus vivante que du génie? Trois ou quatre. Le livre
masque presque toujours l'auteur; pourquoi? Parce que le livre est
une oeuvre d'art et de volonté, où l'auteur se propose un but, et où
il se montre, non ce qu'il est, mais ce qu'il veut paraître.

Ce n'est pas dans les livres qu'il faut chercher le véritable style;
il n'est pas là. Je me trompe, il est là; mais c'est dans les livres
que l'homme a écrits sans penser qu'il faisait un livre, c'est-à-dire
dans ses lettres. Les lettres, c'est le style à nu; les livres, c'est
le style habillé. Les vêtements voilent les formes; en style comme
en sculpture, il n'y a de beau que la nudité. La nature a fait la
chair, l'homme a fait l'étoffe et la draperie. Voulez-vous voir le
chef-d'oeuvre, dépouillez la statue; cela est aussi vrai de l'esprit
que du corps.

Ce que nous aimons le mieux des grands écrivains, ce ne sont pas
leurs ouvrages, c'est eux-mêmes; les oeuvres où ils ont mis le plus
d'eux-mêmes sont donc pour nous les meilleures. Qui ne préfère mille
fois une lettre de Cicéron à une de ses harangues? une lettre de
Voltaire à une de ses tragédies? une lettre de madame de Sévigné à
tous les romans de mademoiselle de Scudéry, qu'elle appelait _Sapho_,
et dont elle regardait d'en bas briller la gloire sans oser élever
son ambition si haut? Ces grands esprits ont eu du talent dans leurs
ouvrages prémédités d'artistes; mais ils n'ont eu de véritable style
que dans leur correspondance; pourquoi encore? Parce que là ils ne
pensaient point à en avoir ou à en faire. Ils prenaient, comme madame
de Sévigné, leur sensation sur le fait; ils n'écrivaient pas, ils
causaient; leur style n'est plus le style, c'est leur pensée même.


XXV

De toutes les facultés de l'esprit, la plus indéfinissable, selon
nous, c'est le style; et, si nous avions à notre tour à le définir,
nous ne le définirions que par son analogie avec quelque chose qui
n'a jamais pu être défini, la physionomie humaine. Nous dirions donc:
Le style est la physionomie de la pensée.

Regardez bien un visage, et tâchez de vous expliquer à vous-même
pourquoi ce visage vous charme ou vous repousse, ou vous laisse
indifférent; le secret de cette indifférence, de ce charme ou de
cette répulsion est-il dans tel ou tel trait du visage? dans l'ovale
plus ou moins régulier du contour? dans la ligne plus ou moins
grecque du front? dans le globe plus ou moins enfoncé des yeux?
dans leur couleur? dans leur regard? dans le dessin plus ou moins
correct des lèvres? dans les nuances plus ou moins vives du teint?
Vous ne sauriez le dire, vous ne le saurez jamais; l'impression
générale est un mystère, et ce mystère s'appelle _physionomie_.
C'est la contre-épreuve du caractère tout entier sur le front; c'est
le résumé vivant et combiné de tous les traits flottant comme une
atmosphère de l'âme sur la figure. Tant de nuances concourent à
former cette atmosphère qu'il est impossible à l'homme qui la sent
de la décomposer; il aime ou il n'aime pas, voilà toute son analyse;
le jugement n'est qu'une impression aussi rapide qu'un instinct, et
aussi infaillible en nous que l'impression que nous ressentons en
plongeant la main dans une eau brûlante, tiède ou froide. Nous avons
chaud ou nous avons froid à l'âme en regardant cette physionomie:
voilà tout ce qu'il est permis de conclure.


XXVI

Eh bien! il en est de même du style: nous sentons s'il nous charme
ou s'il nous laisse languissants, s'il nous réchauffe ou s'il nous
glace; mais il est composé de tant d'éléments indéfinissables de
l'intelligence, de la pensée et du coeur, qu'il est un mystère pour
nous comme la physionomie, et qu'en le ressentant dans ses effets, il
nous est impossible de l'analyser dans ses causes. Les rhéteurs n'ont
jamais pu l'enseigner ni le surprendre, pas plus que les chimistes
n'ont pu saisir le principe de vie qui fuit sous leurs doigts dans
les éléments qu'ils élaborent: on sait ce qu'il produit, on ne sait
pas ce qu'il est. Et comment le saurait-on? l'écrivain ne le sait pas
lui-même; c'est un don de sa nature, comme la couleur de ses cheveux
ou comme la sensibilité de son tact.

Énumérez seulement quelques-unes des conditions innombrables de ce
qu'on nomme style, et jugez s'il est au pouvoir de la rhétorique de
créer dans un homme ou dans une femme une telle réunion de qualités
diverses:

       *       *       *       *       *

Il faut qu'il soit vrai, et que le mot se modèle sur l'impression,
sans quoi il ment à l'esprit, et l'on sent le comédien de parade au
lieu de l'homme qui dit ce qu'il éprouve;

Il faut qu'il soit clair, sans quoi la parole passe dans la forme des
mots, et laisse l'esprit en suspens dans les ténèbres;

Il faut qu'il jaillisse, sans quoi l'effort de l'écrivain se fait
sentir à l'esprit du lecteur, et la fatigue de l'un se communique à
l'autre;

Il faut qu'il soit transparent, sans quoi on ne lit pas jusqu'au fond
de l'âme;

Il faut qu'il soit simple, sans quoi l'esprit a trop d'étonnement et
trop de peine à suivre les raffinements de l'expression, et, pendant
qu'il admire la phrase, l'impression s'évapore;

Il faut qu'il soit coloré, sans quoi il reste terne, quoique juste,
et l'objet n'a que des lignes et point de reliefs;

Il faut qu'il soit imagé, sans quoi l'objet, seulement décrit, ne se
représente dans aucun miroir et ne devient palpable à aucun sens;

Il faut qu'il soit sobre, car l'abondance rassasie;

Il faut qu'il soit abondant, car l'indigence de l'expression atteste
la pauvreté de l'intelligence;

Il faut qu'il soit modeste, car l'éclat éblouit;

Il faut qu'il soit riche, car le dénûment attriste;

Il faut qu'il soit naturel, car l'artifice défigure par ses
contorsions la pensée;

Il faut qu'il coure, car le mouvement seul entraîne;

Il faut qu'il soit chaud, car une douce chaleur est la température de
l'âme;

Il faut qu'il soit facile, car tout ce qui est peiné est pénible;

Il faut qu'il s'élève et qu'il s'abaisse, car tout ce qui est
uniforme est fastidieux;

Il faut qu'il raisonne, car l'homme est raison;

Il faut qu'il se passionne, car le coeur est passion;

Il faut qu'il converse, car la lecture est un entretien avec les
absents ou avec les morts;

Il faut qu'il soit personnel et qu'il ait l'empreinte de l'esprit,
car un homme ne ressemble pas à un autre;

Il faut qu'il soit lyrique, car l'âme a des cris comme la voix;

Il faut qu'il pleure, car la nature humaine a des gémissements et des
larmes;

Il faut... Mais des pages ne suffiraient pas à énumérer tous ces
éléments dont se compose le style. Nul ne les réunit jamais dans une
langue écrite, dans une telle harmonie que madame de Sévigné. Elle
n'est pas un écrivain, elle est le style. Son livre n'est pas un
livre, c'est une vie.


XXVII

Ainsi une femme achevait la langue de Bossuet et préparait celle de
Voltaire. On dirait qu'une faveur secrète de la destinée façonnait
ainsi, tantôt sur l'enclume, tantôt sur les genoux d'une mère, le
plus divers, le plus malléable et le plus universel instrument de
communication de sentiments et d'idées pour la littérature française.
Nous avons été injuste quelquefois envers cette langue dans notre
jeunesse, en l'accusant d'être trop rebelle à la poésie et trop avare
pour l'imagination. Nous nous en repentons maintenant à la réflexion.
Elle n'est rebelle et avare que pour les faibles ou pour faire
accomplir de plus vigoureux efforts à l'esprit. Elle veut qu'on lui
arrache ce qu'elle donne, c'est-à-dire que, comme les instruments de
musique les plus parfaits, elle ne souffre pas la médiocrité; elle
veut des chefs-d'oeuvre ou rien.

Heureux les hommes qui parlent ou qui écrivent en français!


XXVIII

Nous ne pouvons terminer cet aperçu rapide sur la langue du siècle
de Louis XIV, sans nous arrêter un moment sur le principal caractère
de la littérature de ce siècle. Ce caractère distinctif, selon nous,
et qui contribue le plus à lui donner son originalité, c'est le
caractère religieux et, pour ainsi dire, SACERDOTAL. C'est l'Église
qui inspire, c'est le prêtre qui se pose en pontife des lettres.
À l'exception de Corneille, de Racine, de la Fontaine, de Pascal,
de Nicolle, de Boileau, de Saint-Simon, presque tous les grands
fondateurs du style sont des écrivains ou des orateurs sortis du
sanctuaire; et encore Racine, Pascal, Nicolle, Boileau, Saint-Simon
lui-même, étaient-ils des espèces de lévites affiliés à la secte
ecclésiastique et ascétique de _Port-Royal_, cette solitude sacrée
des esprits absorbés dans les méditations de la foi. Ce caractère
sacerdotal de la haute littérature de ce siècle devait créer un
genre de style complétement propre au christianisme, souverainement
original et qui n'avait d'exemple dans aucune des littératures
antiques. Nous voulons parler de la littérature ecclésiastique,
le sermon, l'homélie, l'oraison funèbre. C'est dans l'oraison
funèbre surtout que s'aperçoit pour la première fois le confluent
de l'éloquence sacrée et de l'éloquence profane, de la chaire et de
l'académie, du pontife et de l'homme de lettres. Le prêtre, par son
privilége de parler dans l'église et sur les tombes, devait être
l'inventeur de ce nouveau genre d'éloquence, éloquence entre ciel et
terre, pourrions-nous dire. Cette double situation du prêtre orateur
était une nouveauté que nous avons signalée ailleurs en ces termes:

Bossuet en est le personnage culminant.

Cet homme, disions-nous, était formé pour le sacerdoce, pour le
pontificat, pour l'autel, pour le parvis, pour la chaire, pour
la robe traînante, pour la tiare. Aucun autre lieu, aucune autre
fonction, aucun autre costume ne siéent à cette nature. L'imagination
ne saurait se représenter Bossuet sous l'habit laïque. Il est né
pontife. La nature et la profession sont si indissolublement liées et
confondues en lui que la pensée même ne peut les séparer. Ce n'est
pas un homme, c'est un oracle.


XXIX

Nous ne voulons ni flatter ni dénigrer ici le sacerdoce. Nous ne
voulons parler du prêtre qu'en qualité de littérateur. La théologie
est, comme la conscience, du domaine privé de chaque communion. Nous
n'y entrons pas; mais, en laissant de côté la théologie du prêtre, et
ne considérant ici que la profession sacerdotale dans ses rapports
avec le monde, nous devons reconnaître les supériorités morales et
les priviléges inhérents à cette profession pour l'homme de génie et
de vertu qui s'y consacre.

Et d'abord un préjugé de piété, de force et de vertu se répand à
l'instant sur le prêtre. La sainteté du sanctuaire précède, en
quelque sorte, dans le lieu saint. Ce préjugé n'est pas purement
imaginaire. Nous connaissons les faiblesses, les vices, les
ambitions, les orgueils, les hypocrisies d'état, emmaillottés de
bure ou de lin; l'Évangile lui-même lève la pierre des _sépulcres
blanchis_ pour décréditer les saintes apparences. Oui, la robe ne
transforme pas les difformités du corps. Il y a des vices dans les
sacerdoces, et ces vices mêmes sont plus vicieux que dans les autres
conditions, parce qu'ils jurent plus avec la sainteté de Dieu et avec
la pureté de la morale.

Mais, en ne concédant à cet égard aucun privilége aux sacerdoces, il
nous est impossible de ne pas reconnaître qu'il y a dans le caractère
sacerdotal une autorité de prestige sur les hommes rassemblés.

Eux seuls ils ont la parole à la tribune des âmes; ils sont les
orateurs de la morale; la chaire est leur trône. Ce trône, pour
le prêtre de génie, est plus haut que celui des rois: c'est de là
qu'il règne sur le monde des consciences. De toutes les places où
un mortel peut monter sur la terre, la plus haute pour un homme de
génie est incontestablement une chaire sacrée. Si cet homme est
_Bossuet_, c'est-à-dire s'il réunit dans sa personne la conviction
qui assure l'attitude, la pureté de vie qui préconise le Verbe, le
zèle qui dévore, l'autorité qui impose, la renommée qui prédispose,
le pontificat qui consacre, la vieillesse qui est la sainteté du
visage, le génie qui est la divinité de la parole, l'idée réfléchie
qui est la conquête de l'intelligence, l'explosion soudaine qui
est l'assaut de l'esprit, la poésie qui est le resplendissement de
la vérité, la gravité de la voix qui est le timbre des pensées,
les cheveux blancs, la pâleur émue, le regard lointain, la bouche
cordiale, les gestes enfin qui sont les attitudes visibles de
l'âme; si cet homme sort lentement de son recueillement ainsi que
d'un sanctuaire intérieur; s'il se laisse soulever peu à peu par
l'inspiration, comme l'aigle d'abord pesant, dont les premiers
battements d'ailes ont peine à embrasser assez d'air pour élever
son vol; s'il prend enfin son souffle et son essor, s'il ne sent
plus la chaire sous ses pieds, s'il respire à plein souffle l'esprit
divin, et s'il épanche intarissablement de cette hauteur démesurée
l'inspiration ou ce qu'on appelle la parole de Dieu à son auditoire,
cet homme n'est plus un homme, c'est une voix.

Et quelle voix!... Une voix qui ne s'est jamais enrouée, cassée,
aigrie, irritée, profanée dans nos rixes mondaines et passionnées
d'intérêts ou du siècle; une voix qui, comme celle du tonnerre dans
les nuées ou de l'orgue dans les basiliques, n'a jamais été qu'un
organe de puissance ou de persuasion divine à nos âmes! une voix
qui ne parle qu'à des auditeurs à genoux! une voix qu'on écoute en
silence, à laquelle nul ne répond que par une inclination de front
ou par des larmes dans les yeux, applaudissements muets de l'âme!
une voix qu'on ne réfute et qu'on ne contredit jamais, même quand
elle étonne ou qu'elle blesse! une voix enfin qui ne parle ni au nom
de l'opinion, chose fugitive; ni au nom de la philosophie, chose
discutable; ni au nom de la patrie, chose locale; ni au nom de la
souveraineté du prince, chose temporelle; ni au nom de l'orateur
lui-même, chose transformée; mais au nom de Dieu, autorité de langage
qui n'a rien d'égal sur la terre, et contre laquelle le moindre
murmure est impiété et la moindre protestation blasphème!

Voilà la tribune du sacerdoce! voilà le trépied du prophète, voilà
la chaire de l'orateur sacré! On ne veut y voir que Bossuet. Son
histoire n'est que l'histoire de cette éloquence. L'homme était digne
de sa tribune: les autres éloquences ne montent pas à ces hauteurs.
Les noms qui la représentent restent grands; mais Bossuet, qui
les égale par le génie, les dépasse par la portée de sa tribune.
Ils parlaient de la terre, il parle du nuage. Cicéron n'a pas plus
de culture et d'abondance; Démosthène n'a pas plus de violence de
persuasion; Chatam n'a pas plus de poésie oratoire; Mirabeau n'a pas
plus de courant; Vergniaud n'a pas plus d'images. Tous ont moins
d'élévation, d'étendue et de majesté dans la parole. Ce sont des
orateurs humains; l'orateur divin, c'est Bossuet. Pour l'entendre, il
faut d'abord monter à son niveau, le ciel.

Il naquit, il vécut, il mourut dans le temple. Son existence ne fut
qu'un discours. L'homme de lettres disparaît en lui dans le prêtre.
Il éleva le premier l'oraison funèbre à la hauteur des prophètes.
Sa langue, jusque-là heurtée par la pensée, et hâtée par la
précipitation qui ne lui laissait pas le temps de rien polir, y prit
l'ampleur de Cicéron.

La mort du prince de Condé lui fournit le plus grand de ses textes.
Ce fut la dernière et la plus sublime de ses oraisons funèbres. Il
semble qu'en approchant du tombeau lui-même, son génie en contractait
la solennité. La mort du prince de Condé, son premier protecteur et
son admirateur le plus constant, lui disait que toute célébrité doit
mourir.

Ces deux plus grandes gloires du siècle, l'un dans la guerre, l'autre
dans les lettres et dans la religion, semblaient s'entraîner l'une
et l'autre. Bossuet entendit l'avertissement dans son coeur, et le
répercuta dans sa voix. La péroraison de ce discours est le sommet de
l'éloquence moderne. Les anciens n'ont pas de tels accents.

La vieillesse, la contemporanéité, l'égalité de niveau entre
l'orateur et le héros couché à ses pieds, complétaient l'éloquence.
Le spectacle était aussi grand que le discours.

«Jetez les yeux de toutes parts», dit Bossuet: «voilà ce qu'a pu
faire la magnificence et la piété pour honorer un héros: des titres,
des inscriptions, vaines marques de ce qui n'est plus; des figures
qui semblent pleurer autour d'un tombeau, et de fragiles images
d'une douleur que le temps emporte avec tout le reste; des colonnes
qui semblent vouloir porter jusqu'au ciel le magnifique témoignage
de notre néant; et rien enfin ne manque dans tous ces honneurs, que
celui à qui on les rend.

«Pleurez donc sur ces faibles restes de la vie humaine! Pleurez sur
cette triste immortalité que nous donnons aux héros! Mais approchez
en particulier, ô vous qui courez avec tant d'ardeur dans la carrière
de la gloire, âmes guerrières et intrépides! Quel autre fut plus
digne de vous commander? Mais dans quel autre avez-vous trouvé le
commandement plus honnête?

«Pleurez donc ce grand capitaine, et dites en gémissant: Voilà celui
qui nous menait dans les hasards; sous lui se sont formés tant de
renommés capitaines que ses exemples ont élevés aux premiers honneurs
de la guerre: son ombre eût pu encore gagner des batailles; et voilà
que, dans son silence, son nom même nous anime, et ensemble il nous
avertit que, pour trouver à la mort quelque reste de nos travaux et
n'arriver pas sans ressources à notre éternelle demeure, avec le roi
de la terre il faut encore servir le roi du ciel.

«Servez donc ce roi immortel et si plein de miséricorde, qui vous
comptera un soupir et un verre d'eau donné en son nom, plus que tous
les autres ne feront jamais tout votre sang répandu; et commencez à
compter le temps de vos utiles services du jour que vous vous serez
donnés à un maître si bienfaisant.

«Et vous, ne viendrez-vous pas à ce triste monument, vous, dis-je,
qu'il a bien voulu mettre au rang de ses amis? Tous ensemble, en
quelque degré de sa confiance qu'il vous ait reçus, environnez ce
tombeau; versez des larmes avec des prières; et, admirant dans un si
grand prince une amitié si commode et un commerce si doux, conservez
le souvenir d'un héros dont la bonté avait égalé le courage. Ainsi
puisse-t-il vous être toujours un cher entretien; ainsi puissiez-vous
profiter de ses vertus; et que sa mort, que vous déplorez, vous serve
à la fois de consolation et d'exemple.

«Pour moi, s'il m'est permis après tous les autres de venir rendre
les derniers devoirs à ce tombeau, ô prince! le digne sujet de nos
louanges, de nos regrets, vous vivrez éternellement dans ma mémoire:
votre image y sera tracée, non point avec cette audace qui promettait
la victoire; non, je ne veux rien voir en vous de ce que la mort y
efface. Vous aurez dans cette image des traits immortels: je vous y
verrai tel que vous étiez à ce dernier jour sous la main de Dieu,
lorsque sa gloire sembla commencer à vous apparaître. C'est là que je
vous verrai plus triomphant qu'à Fribourg et à Rocroi; et, ravi d'un
si beau triomphe, je dirai en action de grâces ces belles paroles du
bien-aimé disciple: _Et hæc est victoria quæ vincit mundum, fides
nostra_ (la victoire, celle qui met sous nos pieds le monde entier,
c'est notre foi).

«Jouissez, prince, de cette victoire; jouissez-en éternellement par
l'immortelle vertu de ce sacrifice. Agréez ces derniers efforts d'une
voix qui vous fut connue. Vous mettrez fin à tous ces discours.
Au lieu de déplorer la mort des autres, grand prince, dorénavant,
je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte; heureux si,
averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon
administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la
parole de vie les restes d'une voix qui tombe et d'une ardeur qui
s'éteint.»


XXX

La langue française prit dans cette bouche un accent qu'elle ne
retrouva pas après lui; mais il en reste un certain écho dans la voix
des grands orateurs de la chaire qui lui succèdent sans l'égaler.
Ce n'est pas en vain qu'on élève le diapason de l'éloquence d'un
peuple. La voix s'éteint, l'orateur passe, mais le diapason reste.
L'instrument survit à l'artiste souverain qui l'a touché, et, quand
il naît un autre artiste, il trouve l'instrument tout monté sous sa
main. C'est ce qui eut lieu en France pour l'éloquence de la chaire,
cette haute littérature sacerdotale.


XXXI

C'est de la chaire sacrée principalement que naquit, sous Louis XIV,
ce goût élevé pour la haute littérature. On n'a pas assez remarqué la
puissance de cette institution de la chaire sur l'esprit littéraire
d'une nation. C'est la seule éloquence accessible au peuple sous les
gouvernements qui n'ont pas de forum ou de tribune populaire. Elle
grandit l'auditoire autant que l'orateur.

Rassembler le peuple de toute condition à une heure donnée, et le
rassembler où? dans un temple plein d'avance de la majesté des
pensées qu'on va traiter devant lui; s'abandonner à l'inspiration,
tantôt polémique, tantôt lyrique, souvent même extatique, de ses
plus sublimes pensées; parler sans contrôle et sans contradiction
des choses les plus augustes, les plus intellectuelles, les plus
saintes, devant des foules recueillies qui ne voient plus l'homme
dans l'orateur, mais la parole incarnée; entraîner à son gré ces
auditeurs du ciel à la terre, de la terre au ciel; être soi-même,
dans cette tribune élevée au-dessus de ces milliers de têtes
inclinées, l'intermédiaire transfiguré entre le fini et l'infini;
formuler des dogmes, sonder des mystères, promulguer des lois aux
consciences, tourner et retourner tout le coeur humain dans ses
mains, pour lui imprimer les terreurs, les espérances, les angoisses,
les ravissements d'un monde surnaturel; descendre de là tout
rayonnant des foudres ou des miséricordes divines avec lesquelles
on vient d'exciter les frissons ou de faire couler les larmes de
tout ce peuple: n'y a-t-il pas là de quoi transporter un orateur
sacré au-dessus de ses facultés naturelles, et de lui donner ce _mens
divinior_, cette divinité de la poésie et de l'éloquence, dernier
échelon du génie humain? N'y a-t-il pas là aussi de quoi imprimer
à la langue une ampleur, une dignité, une force, une sublimité de
tons et d'images qui dépassent mille fois ce que toutes les autres
tribunes comportent de grandeur, de solennité et d'élévation? Tout
ce qui nous étonne, c'est que, dans de pareilles conditions de lieu,
d'heure, d'auditoire, de liberté et d'autorité surhumaines, il n'y
ait pas autant de Bossuets qu'il y a d'orateurs dans les chaires
de Bossuet. Ni Socrate, ni Platon, ni Confucius, ni Cicéron, ni
Démosthène, ne parlaient de si haut au peuple assemblé.

Mais le peuple lui-même, dans ces civilisations antiques, n'avait
pas de telles tribunes à écouter. Cette tribune sacrée du sacerdoce
moderne fut en réalité à cette époque, et à son insu, la plus
puissante institution littéraire qui pût initier le peuple illettré
au sentiment, au goût et même au jugement des lettres. Il était
dans la nature que ces foules convoquées dans les temples, au pied
de ces tribunes, y prissent l'habitude d'un certain discernement
des choses d'esprit; qu'un orateur leur parût supérieur à un autre;
qu'un langage leur fût fastidieux, un autre langage sympathique;
qu'elles s'entretinssent en sortant du temple des impressions
qu'elles avaient reçues; que leur intelligence et leur oreille se
façonnassent insensiblement à la langue, aux idées, à l'art de ces
harangues sacrées, et qu'entrées sans lettres dans ces _portiques_
de la philosophie des prédicateurs chrétiens, elles n'en sortissent
pas illettrées. La première littérature du peuple en France fut
donc sa prédication. Sa seconde littérature fut son théâtre; car le
peuple lit peu, mais il écoute. Ce furent ses deux écoles de langue
et de littérature. L'invention des journaux devait leur en ouvrir,
longtemps après, une troisième. Nous examinerons bientôt les effets
de cette littérature quotidienne et usuelle, grande monétisation de
la pensée, phénomène qui transformera insensiblement le monde.

Nous espérions terminer ce premier aperçu sur le caractère de la
littérature française dans ces deux entretiens. Le mouvement et la
richesse de ce siècle de Louis XIV nous ont entraîné au delà des
limites que nous nous étions fixées. L'espace nous manque; nous le
prendrons dans l'entretien suivant, et nous dirons pourquoi nous
ne désespérons pas d'une littérature qui a peut-être autant de
chefs-d'oeuvre dans l'avenir qu'elle en a dans le passé.

                                                       LAMARTINE.



IXe ENTRETIEN.

Suite de l'aperçu préliminaire sur la prétendue décadence de la
littérature française.


I

Nous avons vu, dans les deux entretiens précédents, comment la
littérature française née tardivement, longtemps indécise entre
l'originalité gauloise et l'imitation classique, s'était d'abord
vouée tout entière à l'imitation; comment cette littérature avait
perdu son originalité native dans cette servile imitation des
anciens; comment cependant cette imitation servile lui avait profité
pour construire une langue littéraire plus régulière et plus lucide
que la langue un peu puérile de son enfance; comment, après avoir
beaucoup copié, les écrivains et les poëtes du siècle de Louis XIV
avaient fini par créer eux-mêmes une littérature _composite_, moitié
latine, moitié française; comment chacun de ces grands écrivains,
depuis Corneille jusqu'à madame de Sévigné, avaient apporté à la
littérature et à la langue de la France une des qualités de leur
génie divers; comment enfin, de toutes ces alluvions des génies
particuliers de chacun de ces écrivains, la France, grâce à
l'imitation d'un côté, grâce à l'originalité de l'autre, s'était
façonné une langue littéraire, propre à tous les usages de son
universelle intelligence, depuis la chaire sacrée jusqu'à la tribune,
depuis la tragédie jusqu'à la familiarité du style épistolaire. De
là ce mot qui définit seul la littérature française: la France n'a
pas un caractère, elle en a plusieurs; la France n'a pas un style,
elle en a mille; de là aussi sa puissance sur l'esprit humain,
l'universalité.


II

Après le siècle de Louis XIV, il y eut en France, comme dans toutes
les choses humaines, un moment d'intermittence et de repos du
génie français; puis ce caractère de _bon sens_, de _bon goût_
et d'_universalité_ qui caractérise, selon nous, la littérature
nationale, se reproduit, se concentre et se manifeste tout à coup
dans un seul homme, Voltaire. Voltaire, philosophe, historien,
critique, érudit, commentateur, poëte épique, poëte dramatique,
poëte satirique, poëte burlesque et scandaleux, poëte léger et rival
en grâce d'Horace son maître; Voltaire surtout, correspondant de
l'univers et répandant dans ses lettres familières, chef-d'oeuvre
insoucieux de soixante-dix ans de vie, plus de naturel, d'atticisme,
de souplesse, de grâce, de solidité et d'éclat de style qu'il n'en
faudrait pour illustrer toute une autre littérature. Il ne manque
qu'un caractère à cette grandeur, le sérieux.

On s'est souvent étonné, depuis que nous pensons tout haut dans ce
siècle, de notre admiration continue et persévérante pour ce grand
écrivain, si peu poëte dans la grande acception du terme, et surtout
si peu lyrique, si peu éloquent, si peu enthousiaste.

C'est que Voltaire est plus qu'un écrivain et plus qu'un poëte à
nos yeux, c'est une date; c'est la fin du moyen âge. C'est plus
encore, c'est la France elle-même incarnée avec toutes ses misères,
ses imperfections, ses vices et ses qualités d'esprit dans un seul
homme; en sorte que notre goût, ou si l'on veut notre faiblesse pour
la nature diverse, sensée, raisonnable, universelle de notre pays,
se trouve satisfait et flatté dans ce Protée moderne, et que notre
admiration pour ce résumé vivant, spirituel, multiple de la France
est une espèce de patriotisme de notre esprit, qui contemple et qui
aime sa patrie intellectuelle dans ce représentant presque universel
de la nation littéraire. Voltaire est la médaille de son pays.


III

Dire que Voltaire fut la France de son époque, c'est dire assez
qu'il fut complétement original, non en vers, mais en prose. Il ne
donna pas de chef-d'oeuvre littéraire à la langue, excepté dans le
badinage, mais il lui donna la liberté de style, et avec la liberté,
dix langues pour une. Il lui donna l'instrument de la polémique.

Non pas de la polémique lourde, scolastique, pédante, doctorale,
oratoire qui avait appesanti jusqu'à lui la discussion entre les
sectes et entre les partis, mais de la polémique légère, badinage
du bon sens, qui _fait son métier gaiement_, selon l'expression
de Mirabeau. Il transporta la conversation dans les lettres et
dans l'histoire, et il en chassa l'ennui, ce fléau des livres. Le
mouvement et le courant de son esprit empêchèrent l'ennui de germer
dans les eaux vives de l'intelligence française.

Les polémistes et les historiens venus après lui ont réhabilité
l'ennui comme une qualité de la pensée, le poids. Mais plus la pensée
est pensée, moins elle pèse! Les styles pesants sont le témoignage
des esprits lourds qui ne peuvent se débarrasser de la lourdeur des
mots. Le génie ne pèse pas, il soulève.

Voltaire serait un grand créateur en style, ne fût-ce que pour avoir
purgé de l'ennui la polémique, et pour avoir écrit ce vers, le plus
français de tous les vers:

  Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux.

Il créa la langue improvisée, rapide, concise du journalisme, et
avec la langue du journalisme il créa cette puissance moderne de la
multiplication de l'intelligence d'un seul dans l'esprit de tous; il
créa le dialogue universel, incessant de l'esprit humain. Sans la
langue de Voltaire, le journalisme n'aurait pas pu naître, le monde
aurait continué à être sourd; il fit l'écho qui répercute partout les
idées. Ce seul service rendu à la langue française ferait aussi de
lui un grand inventeur.

Mais arrêtons-nous, et n'anticipons pas sur l'analyse du caractère
et des talents de ce littérateur universel; nous lui consacrerons
l'année prochaine deux ou trois de ces entretiens, juste et sévère
quelquefois contre le philosophe, implacable contre le cynique,
dédaigneux souvent du poëte, enthousiaste toujours pour le grand
monétisateur de l'esprit humain.


IV

Voltaire était un écrivain original par étude; Jean-Jacques Rousseau
le fut par nature: c'est véritablement par lui que commence la
complète originalité de la littérature moderne. Comment aurait-il
imité? il ne connaissait pas les modèles. Il était né de lui-même,
fils de ses oeuvres, comme on a dit plus tard; écrivain de sentiment,
il tirait tout de son propre coeur.

Aussi la littérature française prend-elle tout à coup sous sa
plume un caractère d'étrangeté, d'indépendance sauvage, de rêverie
germanique, de mélancolie septentrionale, d'amertume plaintive et de
nature alpestre. Les oeuvres de Rousseau rappellent le Genévois, le
républicain, le prolétaire, le pasteur arcadien, le philosophe aigri
contre la médiocrité inique du sort, se vengeant, par des utopies,
de l'inégalité forcée des conditions sociales. Elles rappellent
surtout le coloriste helvétien, né dans les montagnes, important
dans la littérature artificielle de Paris les images, les harmonies,
les couleurs de ces solitudes; un _ranz des vaches_ sublime,
chanté pendant trente ans à la France et à l'Europe par le fils de
l'horloger des Alpes.


V

La France commençait à s'épuiser de génie et d'esprit français après
les siècles de Louis XIV et de Voltaire; elle sentait le besoin
d'une séve étrangère, plus jeune et plus européenne, pour germer
de nouvelles idées et de nouveaux sentiments. J.-J. Rousseau la
rajeunit du premier mot; elle se précipite à lui avec un enthousiasme
qui ressemble au délire; elle l'adopte, elle adore tout de lui,
jusqu'à ses démences et à ses injures; elle en fait son favori, son
philosophe, son législateur, son apôtre, son cynique, son Diogène,
son Socrate dans un seul homme. Il l'inonde pendant trente ans
de sentiments vrais, d'idées fausses, de romans systématiques et
de systèmes politiques plus romanesques que ses romans; mais il
l'enivre en même temps du plus beau style qu'aucune langue ait jamais
parlé depuis les Dialogues de Platon. Par lui la prose française,
trop molle dans Fénelon, trop brusque dans Bossuet, trop pompeuse
dans Buffon, trop légère dans Voltaire, prend une vigueur, une
gravité mâle, une majesté digne, mais toujours naturelle, qui donne
l'autorité à la pensée, la plénitude à l'oreille, l'émotion à la
conscience du lecteur. C'est le style éloquent dans l'acception la
plus haute du mot. Quand on lit J.-J. Rousseau dans la polémique,
dans le _Vicaire savoyard_, dans quelques pages des _Confessions_,
on entend la voix, on voit le geste de l'orateur platonique ou
cicéronien derrière la période accentuée de l'orateur invisible. Ce
style, c'est l'éloquence parlée par la page muette; c'est la plume
prenant la voix.

Aussi devons-nous à J.-J. Rousseau l'éloquence de nos tribunes; il
était le maître de diction des orateurs qui allaient naître et parler
après sa mort. Sa mission littéraire était de façonner la littérature
civile de la France à l'usage de la révolution et des discussions
politiques.


VI

Un autre écrivain de la même date, Buffon, accomplissait au même
moment pour la littérature française une autre mission presque
parallèle: c'était la mission de façonner la langue littéraire à la
science. La science et l'industrie, cette conséquence appliquée de la
science, allaient devenir une des branches de notre littérature. Pour
cette littérature froide, il n'était pas nécessaire alors d'avoir la
chaleur qui vient du coeur; il suffisait de la clarté qui vient de
l'esprit. Buffon y ajoutait le coloris qui vient de l'imagination
et qui sert à peindre ce que le naturaliste sans couleur se borne à
décrire. La France doit à ce grand coloriste sa langue littéraire
mise au service de la science de la nature. Trop majestueux, trop
monotone, trop ostentatoire, surtout trop peu sensible, Buffon décrit
et n'émeut jamais.

Il a été bien surpassé depuis en vérité descriptive, en pittoresque,
et surtout en sentiment dans la langue de la science, par deux
étrangers de nos jours, _Herschell_ en astronomie et _Audubon_ en
histoire naturelle. Ceux-là semblent avoir écrit et mesuré avec le
doigt de Dieu les astres, la nature, les animaux, les grandeurs,
les formes, les âmes répandues dans les êtres de la création, toute
pleine pour eux d'évidence divine, d'intelligence animale et d'amour
universel. Mais c'est que Buffon leur avait préparé leur langue
dans un autre idiome. Ils ont sur lui l'avantage de voir Dieu plus
clairement à travers ses oeuvres, et de sentir palpiter partout l'âme
de la nature.

Le temps approche de l'union plus complète de la science et de la
littérature, temps où l'homme ne chantera plus avec l'imagination
seulement, mais avec la science, le poëme de la nature. Les chiffres
eux-mêmes apprendront à chanter le Créateur et la création, quand
ce ne seront plus des athées qui s'en serviront pour arpenter les
astres, sans y découvrir le Suprême Mathématicien des mondes animés.


VII

Ainsi la littérature française complétait rapidement la langue
destinée à remuer par toutes ses fibres l'esprit de l'Europe moderne.

Une institution nouvelle, l'_Académie française_, contribuait
puissamment, contre l'intention de Richelieu son fondateur, sinon à
créer (car ce ne sont pas les grammairiens qui créent les langues, ce
sont les ignorants), du moins à conserver et à épurer le langage.

L'Académie française avait été, dans le principe, un hochet
littéraire de la vanité de Richelieu, puis un luxe de cour, puis un
moyen de discipliner les lettres et de dorer le joug que voulait
leur imposer le despotisme. Cette institution, plus forte que la
main qui prétendait la façonner à la servitude, n'avait pas tardé
à créer contre tout despotisme une force ingouvernable par tout
autre puissance que l'opinion. Avant l'époque des représentations
nationales, elle s'était constituée par sa nature et à son insu le
corps représentatif de la pensée. Elle avait créé, en face du corps
de la noblesse, du corps parlementaire, du corps ecclésiastique,
la corporation des hommes de lettres. De ces écrivains isolés dans
leur faiblesse individuelle, elle avait fait une caste pensante,
un parlement de l'intelligence, une sorte d'église laïque, trois
choses bien contraires à l'esprit de Richelieu, de Louis XIV et de la
monarchie.

Il y a deux faces à cette institution tant controversée de l'Académie
française, et deux manières de la juger, selon qu'on la considère au
point de vue de l'émulation qu'elle était destinée à donner au génie
national, ou au point de vue de l'ascendant et de l'autorité qu'elle
peut donner à la pensée.

Sous ce premier rapport, c'est-à-dire comme corps destiné à faire
naître et à élever le niveau du génie dans la nation, c'est à nos
yeux une institution puérile; nous dirons plus, c'est une institution
complétement contraire à son but. Ce ne sont pas les corps qui font
naître le génie, c'est la nature; ce ne sont pas même les corps
qui reconnaissent, qui constatent, qui honorent le génie, c'est la
postérité.

Si vous voulez rabaisser, étouffer, absorber, persécuter même un
homme de génie, faites-le membre d'un corps littéraire ou politique.
S'il a du caractère, il brise à l'instant le cadre trop étroit dans
lequel sa trop grande individualité ne peut se renfermer; il fait
éclater le cadre, il devient ennemi-né de ce qui le rétrécit, et il
a bientôt pour ennemis lui-même tous les membres du corps, offusqués
par sa supériorité.


VIII

S'il n'a point de caractère, il se plie, il se ravale, il s'abaisse
au niveau de la médiocrité commune; il abdique son génie, il lui
substitue l'esprit de corps: ce n'est qu'à cette condition qu'il y
est souffert ou honoré. Cette loi est sans exception; car quelle que
soit la supériorité relative des hommes élus à titre d'intelligence
dans un corps intellectuel, c'est une loi de la nature que l'empire
y appartient toujours à la médiocrité. Pourquoi, nous dira-t-on?
Parce que la nature ne crée pas quarante ou mille supériorités de
la même taille d'esprit dans une nation ou dans un siècle, et que
dans un corps, qu'il soit composé de mille ou qu'il soit composé de
quarante esprits éminents, la supériorité culminante est toujours en
minorité, et la médiocrité relative toujours en majorité. Dans toutes
les délibérations parlementaires, la supériorité individuelle sera
donc inévitablement opprimée, et la médiocrité nombreuse toujours
triomphante. C'est ce que l'on voit clairement dans la conduite
des choses humaines: le niveau de l'intelligence s'y abaisse en
proportion exacte du nombre des délibérants. Ce n'est la faute de
personne, c'est celle de la nature, elle a plus de surface que
de sommités dans ses créations; il se forme ce qu'on appelle en
géométrie une _moyenne_ d'intelligence et de volonté qui est la
résultante du nombre des êtres doués de pensée et de volonté dans le
corps, et cette moyenne est toujours à égale distance du génie et de
l'imbécillité; c'est ce qu'on appelle médiocrité. On peut dire, avec
une parfaite exactitude, que la médiocrité gouverne le monde. Voilà
sans doute pourquoi il est si souvent mal gouverné.

On peut dire avec la même certitude que la médiocrité gouverne
les académies. Le génie, qui est la supériorité naturelle et
transcendante, n'a donc rien à bénéficier des corps académiques; car
il n'y entre qu'à la condition de se niveler, et il n'y conserve sa
place en surface qu'à la condition de la perdre en hauteur. Aussi la
gloire littéraire force-t-elle quelquefois les portes des académies;
mais elle y entre toute faite, elle n'en vient pas.

Ce n'est donc pas aux académies que les nations doivent leur gloire
littéraire. S'il fallait tout dire, je croirais plutôt que les
académies nuisent à la formation de ces phénomènes toujours isolés
d'intelligence qui deviennent les lustres des peuples sur la nuit
des temps. Homère, Virgile, Dante, Shakspeare, Milton, Camoëns,
Cervantès, n'étaient membres d'aucun corps privilégié des lettres.
Les hommes de cette taille font leur gloire, ils ne la reçoivent pas.
On peut affirmer même sans se tromper qu'ils ont été d'autant plus
originaux qu'ils ont été plus isolés et moins asservis à la routine
des corps et des préceptes de leur temps. Le génie n'est génie que
parce qu'il est seul, et il est seul parce qu'il est génie. Son
indépendance fait partie de sa supériorité, il ne peut perdre l'une
sans diminuer l'autre. Ce n'est pas le génie qui a créé l'Académie
française, c'est Richelieu, c'est-à-dire une des plus grandes
médiocrités littéraires qui aient jamais été associées dans un grand
favori du sort à un caractère tyrannique; un Cottin dans un Machiavel
qui voulait illuminer d'un reflet de belles-lettres sa pourpre teinte
de sang.

Remarquez bien que nous ne parlons ici que des lettres et non des
sciences. Dans les sciences, les académies sont utiles à grouper les
faits et à populariser les découvertes.


IX

Mais si nous considérons l'institution littéraire de l'Académie
française à un autre point de vue, c'est-à-dire au point de vue de
l'autorité morale, de l'indépendance et de la dignité de la pensée en
France, l'institution de l'Académie change d'aspect et mérite la plus
sérieuse considération dans l'esprit public.

On ne peut se dissimuler en effet que cette institution purement
disciplinaire des lettres dans l'esprit de son fondateur, le cardinal
de Richelieu, n'ait été complétement trompée, et que là où le
cardinal de Richelieu voulait créer une institution de servilité, il
n'ait créé, sans le prévoir, une institution de force collective et
d'indépendance. C'est ce qui arrive toutes les fois que l'on crée
un corps: on croit créer un instrument, et l'on crée un obstacle;
on veut organiser une règle, et on organise une liberté; c'est ce
qui devait arriver aussi, et c'est ce qui est arrivé en effet de
l'Académie française. En concentrant dans un seul foyer toutes les
individualités littéraires éparses et isolées dans la nation, on leur
a donné ainsi le sentiment de leur force, de leur dignité et de leur
ascendant sur l'opinion et même sur le pouvoir politique. La pensée
isolée, en devenant collective, est devenue puissance; les hommes de
lettres ont pris confiance en eux-mêmes; ils ont imposé considération
à la nation, respect aux gouvernements; ils ont donné à la raison
publique, muette ou intimidée dans l'individu, une audace modérée,
mais efficace dans le corps; ils sont devenus le concile laïque et
permanent de la littérature nationale; ils ont donné du caractère
au génie français. L'homme de lettres est devenu homme public; la
force de tous a résidé par l'Académie dans chacun; la littérature
s'est constituée par eux en fonction nationale; la France a emprunté
par ses académies, et bientôt par ses hautes écoles peuplées
d'académiciens, quelque chose de cette institution démocratique et si
libérale de la Chine, où les mêmes degrés littéraires élèvent à la
capacité et à l'autorité publique. Les fondateurs de l'Académie ont
de plus, en formant ce faisceau de génie, de talent, d'illustration,
condensés dans un même nom et dans un même corps, donné à la France
un grand sentiment de sa valeur littéraire, et donné à l'Europe un
grand respect des lettres françaises. Quelle que soit la valeur
intrinsèque des académies, on ne peut nier que l'Académie française
n'ait contribué puissamment à la considération extérieure de la
nation littéraire dans le monde. L'Académie est au dehors plus encore
qu'au dedans une popularité de la France en Europe.


X

Aussi ce corps littéraire est-il devenu, malgré les épigrammes qui
s'émoussent éternellement contre ses portes, une habitude qu'il est
presque impossible de décréditer et de déraciner dans notre pays.
Moi-même, dans une circonstance suprême où toutes les institutions
monarchiques étaient sondées pour les remplacer par des institutions
républicaines, quand des voix s'élevèrent en dehors du gouvernement
pour demander l'abolition de cette aristocratie élective des lettres,
je ne la défendis que par ce mot: «C'est plus qu'une institution,
c'est une habitude de la France; respectons les habitudes d'un
peuple, surtout quand elles sont morales, littéraires, glorieuses
pour la nation. La plus réellement républicaine des institutions
françaises sous la monarchie, c'était peut-être l'Académie, la
république des lettres.»

Seulement, je l'avoue, si le temps avait été donné à la république,
je voulais enfoncer les portes de l'Académie française pour faire
entrer en plus grande proportion et pour de plus dignes rémunérations
l'armée des lettres, de la science, des arts dans cette vétérance
du travail intellectuel, le plus mal rémunéré et souvent le plus
indigent des travaux humains. Je voulais que la France créât le
budget des lettres; je voulais que l'écrivain, le savant, l'artiste
de tous les genres de culture d'esprit, après avoir consacré
onéreusement sa vie à l'utilité ou à la gloire, cette utilité suprême
de son pays, ne reçût pas pour tout salaire de cette noble abnégation
de vie, un misérable subside de douze cents francs, inférieur aux
gages d'un mercenaire, et distribué parcimonieusement à quarante
privilégiés de la détresse à la porte d'une académie ouverte de temps
en temps par la mort. L'abandon dans lequel la nation laisse les
ouvriers de son intelligence et de sa gloire est un opprobre pour le
pays des lettres.

Mais poursuivons ce coup d'oeil sur la formation de la langue et de
la littérature de la France.


XI

Ce n'était pas impunément que Voltaire, Rousseau, Buffon, et les
disciples éminents de ces différentes écoles et de ces différents
styles, répandaient en Europe la connaissance, le goût et la passion
même de notre langue; cette littérature et cette langue contenaient
l'idée moderne, l'idée française.

On s'est beaucoup récrié sur la signification un peu emphatique et
très-ambitieuse de ce mot si souvent et si étrangement interprété
depuis en faveur de tous les systèmes d'idées plus ou moins
aventurés, plus ou moins solides qui se sont disputé l'esprit
humain; on a eu raison. L'idée, considérée dans sa grande acception
humaine, n'est ni française, ni anglaise, ni nationale, ni locale;
le monde pense et produit partout; chaque nation civilisée et
littéraire apporte son contingent à ce qu'on appelle l'idée.
Pourquoi l'a-t-on appelée l'idée moderne? Parce qu'elle date de la
renaissance de la philosophie et des littératures laïques en Europe
à la fin du moyen âge, dont le siècle de Louis XIV fut à la fois
l'apogée et la clôture. Pourquoi l'a-t-on appelée l'idée française?
Parce que la France, en vertu de son activité impatiente et de son
ardeur naturelle, fut la première à en tenter la propagation et
l'application dans ses livres et dans ses institutions.

Or, qu'est-ce en effet que l'idée, l'idée moderne, l'idée française?
C'est tout simplement la raison humaine développée par le temps,
par l'étude, par l'examen, par la lecture, par la science, par
l'histoire, par la réflexion, par la liberté de penser; la raison
discutée se substituant en toutes choses à l'idée imposée, et ne
demandant sa sanction qu'à l'évidence, au lieu de la demander à
l'autorité.

On sent ce qu'une pareille révolution dans les esprits portait en
elle de révolutions dans les philosophies, dans les civilisations et
dans les institutions du globe.

Cette révélation par la raison, cette idée moderne, quoique appelée
l'idée française, ne datait ni de Descartes ni de Malebranche,
ces philosophes français; elle datait, selon nous, de _Bacon_, en
Angleterre, ce véritable Archimède de la philosophie raisonnée.
Bacon, appuyant le levier de son raisonnement sur l'évidence,
s'apprêtait à soulever le monde, comme l'autre Archimède, s'il avait
trouvé en mécanique le point d'appui que Bacon avait trouvé en
raisonnement.

L'_Encyclopédie_, ce catéchisme universel des connaissances humaines,
ce livre progressif par excellence, comme on dit aujourd'hui, fut une
grande et belle idée de la littérature française et de l'Académie,
pour renouveler la face du monde intellectuel en rectifiant beaucoup
de notions fausses sur toutes les matières, et en universalisant
les connaissances acquises jusque-là. Malheureusement les ouvriers
manquèrent à l'oeuvre; il y aurait fallu un atelier de Bacon, de
Descartes, de Fénelon, de Voltaire, de Rousseau, de Montesquieu, de
Franklin, de tous les hommes de littérature, de philosophie, d'arts,
de sciences, de métiers réunis en un seul esprit, dont chaque membre
eût été un maître de l'esprit humain. Un siècle ne fournit pas à
lui tout seul, encore moins une nation, une telle collection de
supériorités; l'esprit de secte s'empara du monument, et le ravala
aux proportions d'une oeuvre de secte. Diderot, Helvétius et leurs
amis infectèrent d'athéisme, déraison suprême, le livre par lequel
la raison humaine devait élever par tous les degrés son temple
à la souveraine intelligence. Le livre avorta; mais, malgré cet
avortement, il contribua par sa popularité en Europe à répandre,
avec la littérature française, l'aspiration aux doctrines et aux
institutions de raison et de liberté, premières conditions de vérité
dans les esprits et dans les choses.


XII

Ainsi la philosophie, ce résumé des littératures et ce suc des
langues, disséminait la langue française dans tout l'univers lettré.
Cette langue était acceptée partout comme celle de ce qu'on appelait
l'idée; elle l'était également comme la langue de la diplomatie à
cause de sa clarté qui se refuse à l'amphibologie et à l'équivoque.
L'Europe faisait ses traités et ses affaires en français, comme
autrefois elle les avait faits en latin. Le français était devenu
une monnaie courante et une médaille monumentale qui avait, d'un
consentement commun, cours dans tout l'univers. Le véhicule des idées
générales était créé et il s'appelait la littérature française.
En peut-on douter quand on lit la correspondance de l'impératrice
Catherine II de Russie avec Voltaire, Diderot, d'Alembert? quand
on voit le vaste empire de Moscovie abandonner sa filiation
littéraire slave et grecque, et adopter le français pour sa langue
aristocratique, en laissant au vulgaire sa langue russe plus riche et
plus harmonieuse cependant? En peut-on douter, surtout quand on voit
le grand Frédéric, ce Denys héroïque et pédantesque de la Prusse,
rougir de sa belle langue natale, écrire, parler, rimer, causer,
correspondre en français avec l'Aristote de la France, et n'employer
l'allemand qu'avec ses casernes?


XIII

Mais un événement plus grand que tous ceux qui avaient influé,
depuis l'origine de la nation, sur sa langue, allait faire faire à
la littérature française une explosion dans le monde, comparable à
l'explosion de la langue grecque quand elle répandit les premières
rumeurs du christianisme de Constantinople sur toutes les côtes
de l'Asie et de l'Afrique: cet événement, c'était la révolution
française, littérature d'abord, philosophie après, politique ensuite,
écroulement et conquête tour à tour, retentissement immense et
universel; le plus grand bruit des temps européens!

Nous ne savons pas pourquoi, ou plutôt nous le savons trop, on
s'étudie depuis quelque temps à rapetisser les causes de cette
révolution; c'est sans doute pour en rapetisser la portée. Certes,
personne plus que nous, quoi qu'on en ait dit, n'a moins confondu
dans la révolution française l'erreur et la vérité, l'excès et la
mesure, la justice et l'iniquité, l'héroïsme et le terrorisme;
personne n'a fait un plus sévère triage du sang et des vérités,
des victimes et des bourreaux; mais personne aussi ne s'est moins
dissimulé la puissance de l'impulsion et la grandeur du but que
l'idée française (puisqu'on l'appelle ainsi) portait en elle en
commençant, en poursuivant, hélas! et en n'achevant pas cette
généreuse tentative de rénovation du monde intellectuel, moral et
politique.

Un écrivain grave, dont nous avons signalé un des premiers la
pénétration et la puissance d'analyse dans les autopsies des nations,
M. de Tocqueville, vient de retomber, ce me semble, dans cette
erreur de point de vue, en écrivant hier son beau livre sur l'ancien
régime et la révolution. Il donne trop à entendre que la révolution
française n'était point une révolution morale, intellectuelle, mais
un simple redressement d'abus, redressement d'abus entraîné hors de
sa voie et au delà de son but par une force d'impulsion égarée et par
les passions soulevées en chemin dans le tumulte d'une réforme.

Il nous est difficile de comprendre comment un esprit d'un si grand
sang-froid, et comment un coup d'oeil d'une si habituelle justesse
ont semblé méconnaître à cet égard le caractère, les causes, la
portée du plus vaste événement de l'histoire moderne.

Non, la révolution française n'est point un accident; c'est la
méconnaître et la rétrécir, que d'appeler hasard ou malheur ce
qui fut réflexion et volonté en elle. Sa cause ne fut point dans
des hasards; elle fut dans une pensée: cette pensée, rapide et
universelle comme tous les mouvements intellectuels de ce pays où
la main est si près de la tête, s'était développée d'abord dans
sa littérature. Ce pays est si intellectuel, que ses écrivains le
gouvernent plus véritablement que ses ministres. Ses rois donnent
leurs noms aux monnaies, mais ce sont ses écrivains qui donnent
leur esprit aux règnes. Il y a une république dans cette monarchie;
c'est la république de la pensée. La France bien considérée est
le gouvernement des lettres. Voilà pourquoi il ne faut jamais y
désespérer de la liberté. Les baïonnettes elles-mêmes, comme on l'a
dit, sont intelligentes; les armes y obéissent à leur insu à la tête
plutôt qu'à la main.


XIV

Ne remontons pas, en risquant de nous égarer, plus haut qu'un siècle
dans la recherche des causes de la révolution. Les uns la trouvent
dans la réforme protestante, les autres dans la destruction de la
grande féodalité par Richelieu, ceux-ci dans les parlements, ceux-là
dans la bourgeoisie. Admettons toutes ces causes secondaires, sans
trop y croire.

La réforme protestante, selon nous, ne fut qu'un mouvement intestin
du moyen âge contre lui-même, mouvement qui ne portait en soi qu'une
révolte, mais point de lumière et peu de liberté.

L'esprit des parlements n'est à nos yeux qu'un esprit de corps qui
bornait son indépendance à lui-même.

L'extinction de la grande féodalité par les rois ne fut qu'une
concentration ambitieuse et sanglante de la monarchie contre des
vassaux trop puissants pour la couronne.

La bourgeoisie ne fut qu'une croissance naturelle qui donne une
tête aux peuples quand le corps est formé; elle portait en elle
le travail, l'aisance, le commerce, les industries, toutes choses
matérielles; elle ne portait pas encore la pensée.

Or, la révolution était une pensée.

Quelle était cette pensée? On la voit croître d'écrivain en
écrivain, de livre en livre avec la littérature jusque dans
l'antichambre du plus antirévolutionnaire des rois, Louis XIV. Cette
pensée, c'est la révision pièce à pièce de toutes les institutions du
moyen âge et la reconstruction de l'esprit humain sur un plan neuf et
raisonné. Sous le moyen âge, la raison générale était ecclésiastique;
elle voulait devenir laïque, elle tendait, pour employer le mot des
juristes, à la _grande sécularisation de l'esprit humain_.

Elle voulait agir sur la pensée humaine plus encore que sur les
institutions civiles de la France. Ce n'était pas le Français qui
était son principal objet, c'était l'homme.

Aussi nous paraît-il tout à fait erroné de rechercher aujourd'hui les
causes de cette révolution dans tel ou tel abus ou dans tel ou tel
vice de constitution, d'administration, de répartition d'impôt, de
luxe de cour, de mesquines jalousies entre un clergé, une noblesse,
des parlements, une bourgeoisie, un peuple demandant à la monarchie
quelques réformes administratives ou quelques satisfactions de
vanités réciproques au moyen desquelles tout ce grand mouvement
des esprits et des âmes se serait apaisé comme une mauvaise humeur
d'enfant qui brise un de ses hochets pour qu'on lui en donne un
autre!...

Sans doute il fallait bien, pour coïntéresser le peuple et toutes
les classes supérieures au peuple, à ce mouvement intestin, que le
temps et les vices du gouvernement se prêtassent à ce besoin de
réformes purement matérielles qui furent l'occasion et non la cause
de la révolution; les appétits matériels sont la solde des masses,
qui servent les grandes pensées sans les comprendre, et qui, selon
l'expression de Mirabeau, échangeraient leur liberté pour un morceau
de pain.

Sans doute il fallait bien que le fanatisme de quelque bénéfice
immédiat matériel et palpable enflammât d'un égoïste enthousiasme
chacune des classes, même privilégiées, qui allaient conspirer leur
propre ruine en croyant conspirer leur propre avantage; que le clergé
inférieur s'ameutât contre l'opulence et la tyrannie de ses pontifes;
que la noblesse militaire des provinces s'indignât contre les
favoris de la cour; que les favoris de cour se soulevassent contre
l'arbitraire du favoritisme royal; que le parlement se constituât
en espérance corps représentatif souverain, rival de la royauté; que
la bourgeoisie se révoltât contre ces prétentions ambitieuses des
parlements, et le peuple enfin des campagnes contre l'orgueil des
ennoblis et des bourgeois. C'est de la masse et du concours de toutes
ces mesquines satisfactions matérielles que devait se recruter, pour
l'action politique simultanée et collective, cette grande force
motrice, capable de remuer jusque dans ses fondements le moyen âge
et de faire place à l'âge intellectuel. Les instruments étaient
des hommes, il leur fallait en perspective un salaire humain; mais
la révolution n'était rien de tout cela; elle n'était pas corps,
elle était idée; elle n'était pas intérêt, elle était dévouement;
elle n'était pas civile, elle était morale. Vous auriez donné, par
toutes ces petites réformes, satisfaction à chacun de ces misérables
intérêts purement civils ou administratifs de la France, que vous
n'auriez pas apaisé la commotion de l'esprit moderne, auquel la
littérature et la philosophie françaises avaient mis le feu. Il
s'agissait bien de la France! La bouche du volcan s'était ouverte
en France, mais la lueur se réverbérait sur l'Europe, et la lave
coulait sur tout l'univers.


XV

Si la révolution, comme on le dit, avait eu pour cause principale
et pour but légitime un intérêt purement français, comment
s'expliquerait cet intérêt passionné, et pour ainsi dire personnel,
qu'elle inspirait dans ses premiers symptômes à l'Europe entière
et même jusqu'à Constantinople, et jusqu'aux Indes orientales? Il
nous importerait peu à nous aujourd'hui que la Russie modifiât les
conditions civiles entre sa noblesse, sa bourgeoisie, ses serfs; que
l'Angleterre rétrécît ou relâchât ses liens civils avec l'Irlande,
les Indes et ses colonies; que l'Autriche modifiât ses rapports
intérieurs avec les États fédératifs de Hongrie ou de Bohême;
que la Suisse ou les États-Unis introduisissent plus ou moins
l'aristocratie helvétique ou de démocratie américaine dans leurs
républiques. Qu'importait donc à l'Europe que la cour, le clergé,
les parlements, la noblesse, le peuple se donnassent en France telle
ou telle égalité, ou telle ou telle supériorité réciproque, qui ne
touchait en rien aux intérêts personnels ou matériels des différents
États du continent? Les petits intérêts, purement locaux, matériels
ou nationaux, n'auraient pas passé les frontières de France. Les
intérêts ne les passent pas, mais l'esprit passe par-dessus les
fleuves et les montagnes. L'esprit de la révolution française les
avait franchis dans nos livres avant que la révolution elle-même
soupçonnât en France, ce qu'elle portait de rénovation d'idées dans
sa langue et dans sa main. Je ne voudrais d'autre preuve de cette
_immatérialité_ de la révolution française au commencement, que ceci:
c'est que le jour où cette révolution donna son premier signe de vie
en France, elle ne fut plus française, elle fut européenne et même
universelle; c'est que l'Europe tout entière, attentive, haletante,
passionnée, ne fut plus en Europe, mais à Paris; c'est que chaque
grand esprit de chaque nation étrangère, Fox, Burke, Pitt lui-même en
Angleterre; Klopstok, Schiller, Goëthe en Allemagne; Monti, Alfieri
en Italie, la saluèrent dans leurs discours, dans leurs poëmes ou
dans leurs hymnes, comme l'aurore non d'un jour français, mais
d'un jour nouveau et universel, qui allait se lever sur le monde
et dissiper les ténèbres épaissies depuis des siècles de barbarie
sur l'esprit humain? Est-ce que ces écrivains, ces orateurs, ces
philosophes, ces poëtes, étrangers à nos petits débats de cour, de
noblesse et de clergé, de parlement et de bourgeoisie ou de peuple,
auraient été saisis sur leurs tribunes ou sur leurs trépieds de cet
enthousiasme véritablement européen et fatidique, pour quelques
misérables réformes d'abus fiscaux ou administratifs en France?
Non, mais ils furent saisis tout entiers du vertige universel de
l'espérance d'une ère nouvelle, dont le crépuscule apparaissait tout
à coup sur l'horizon de la France.

D'ailleurs, nous n'aimons pas qu'on donne de si petites causes aux
grands effets: c'est toujours une erreur, quand ce n'est pas un
paradoxe. Quand vous voyez une haute marée assiéger les falaises et
surmonter les digues de l'Océan aux équinoxes d'automne, soyez sûrs
que ce n'est pas la main d'un enfant qui a fait rouler un caillou
de l'autre côté de l'Atlantique dans le bassin des mers, mais que
c'est un grand vent ou un grand astre qui pèsent de tout leur poids
invisible sur l'élément dont vous voyez les convulsions sans les
comprendre.

La meilleure preuve que la révolution était une explosion d'idée
bien plus qu'une réforme administrative, fiscale, ou politique,
c'est que la révolution alors ne songeait pas même à répudier la
dynastie ou la monarchie. Le rouage politique lui était parfaitement
indifférent, il lui était même précieux comme une habitude des
peuples, pourvu qu'il n'empêchât pas le mécanisme de sonner les
heures de la rénovation des idées par la liberté de l'esprit.


XVI

Quoi qu'il en soit, cette révolution, pour laquelle la France
depuis deux siècles semblait avoir façonné sa langue claire, forte,
polémique, oratoire, se concentra tout à coup avec toutes ses idées
et ses nobles passions intellectuelles dans l'Assemblée Constituante,
assemblée la plus littéraire qui ait jamais existé, véritable concile
oecuménique de la raison humaine en ce moment.

Le clergé dans ses chaires, la noblesse dans ses états provinciaux,
le parlement dans ses sessions, la bourgeoisie dans ses bureaux, la
littérature dans ses académies, lui avaient préparé les élus de
l'esprit du siècle. Tous ces grands talents s'élurent pour ainsi dire
d'acclamation. Les hommes étaient dignes du rôle, la cause digne des
hommes.

Ce jour-là toute littérature cessa et devint philosophie, législation
et politique. L'Europe fit silence pour écouter ces représentants
d'un siècle nouveau à qui des événements inattendus venaient de
donner la parole, non pour la France, répétons-le bien, mais pour
l'esprit humain.

Le génie littéraire et oratoire de la France répondit à l'attente du
monde. L'Assemblée Constituante fut une sorte de _Sinaï_ des peuples;
Mirabeau en fut la voix; l'univers entier en fut l'auditoire. Notre
langue porta notre philosophie politique d'oreille en oreille et de
bouche en bouche dans toute l'Europe. Chaque vérité proclamée ou
décrétée devenait un morceau de notre langue. Le décalogue de la
raison moderne et de la liberté fut écrit en français: la langue
ainsi devint monumentale en même temps qu'elle devint véhicule
d'éloquence, de législation et de philosophie chez tous les
peuples. Elle prit dans les discours de l'Assemblée Constituante
une élévation, une solennité, une autorité, un accent qui dépasse
tout ce que nous connaissons des discussions antiques d'Athènes et
de Rome. Démosthène et Cicéron ne parlaient que pour eux, de leurs
affaires ou de leur nation: nous parlions pour l'humanité tout
entière; notre affaire était l'affaire de la raison générale, la
cause de l'homme et de l'esprit humain. L'éloquence raisonnée ne va
pas plus haut. Le monde s'était fait tout écho pour l'entendre. Ce
fut le point culminant de notre littérature. Le Verbe s'était fait
peuple, pour nous servir d'une expression sacrée, et ce peuple était
la France.


XVII

Après de telles explosions de raison et de génie, les esprits
s'affaissent. Un peuple ne vit pas plus longtemps qu'un poëte sur le
trépied. L'Assemblée Législative, d'où les orateurs de l'Assemblée
Constituante s'étaient exclus eux-mêmes, abaissa de cent coudées le
niveau de la littérature politique. Une nation n'a pas deux têtes:
quand elle se décapite, il ne reste que le tronc. La médiocrité,
l'envie, le verbiage, l'émulation de popularité des favoris du
peuple, remplacèrent la majesté grandiose des orateurs politiques
et des philosophes. La littérature s'éteignit dans la poussière et
au vent des factions les plus mesquines. La France, hier si grande
d'idées, de coeur et de langue, ne fut plus que l'ombre d'elle-même.

Il en est toujours ainsi des assemblées qui suivent la première
assemblée sortie d'une grande révolution. Pourquoi? parce que c'est
l'enthousiasme qui nomme la première, et parce que c'est le dégoût
qui nomme la seconde. Il y a, dans toutes les choses humaines et
surtout dans les révolutions, une part d'illusion et une part de
déception inévitables. Les généreuses illusions sont toutes brûlantes
au premier moment dans l'âme du peuple; elles animent les premiers
orateurs qui sortent du sein de ce peuple; elles élèvent un instant
ce peuple au-dessus de lui-même. C'est l'heure de l'inspiration. La
nation est plus grande que nature; les obstacles disparaissent, on ne
voit que le but, on ne proclame que des principes; ils sont vrais et
divins comme les théories: on ne foule pas la terre, on marche sur
les nues. C'est la belle destinée des assemblées constituantes.


XVIII

Les assemblées législatives sont l'expression de cette part de
déception, de réaction, de difficultés et de découragement, qui,
chez les peuples mobiles et impatients, comme nous, marquent le
lendemain des grandes émotions nationales. On ne reconnaît plus le
peuple de la veille: exagération ou défaillance, c'est le nom de ces
secondes assemblées. Pourquoi encore? C'est que les premières sont
élues en enthousiasme, et que les secondes sont élues en haine de la
révolution accomplie.

C'est ce que nous avons vu en 1791, c'est ce que nous avons vu en
1849, c'est ce que nous reverrons toujours. L'assemblée constituante
de 1848 n'avait pas reçu du temps et de la Providence les grandes
nécessités d'initiation et de promulgation de principes de
l'assemblée constituante de 1790, mais elle en avait le courage, le
patriotisme, la haute raison, la vertu publique, souvent l'éloquence.
Ce fut la plus probe, la plus honnête, la plus impartiale, la plus
dévouée de nos assemblées nationales. Son rôle était de sauver la
France en constituant une démocratie sans crime. Ce rôle, elle en
avait accompli la moitié quand elle fit, en abdiquant avant l'heure,
la généreuse faute de se retirer devant d'autres élections.

L'assemblée législative de 1849, nommée comme nous l'avons dit
en exagération ou en haine de la démocratie, fut ainsi la perte
de la république. La fausse montagne, volcan sans flamme et sans
lave, n'eut que les bruits creux du tremblement de terre sur un
sol qui ne voulait pas trembler. Elle fit les gestes de la terreur
sans en avoir ni la colère dans le coeur ni le glaive dans la
main. Cette pseudo-terreur de paroles, puérile plagiat de la
Convention, n'intimida personne et servit de prétexte aux ennemis
de la démocratie constituée; ils prirent la société tremblante sous
leur égide, ils lui montrèrent du doigt les faux terroristes comme
les Spartiates montraient aux enfants les ilotes ivres pour les
dégoûter de l'ivresse. Les sociétés ont un tel instinct d'ordre et de
conservation, qu'en les menant au bord de l'anarchie on est sûr de
les faire reculer dans le despotisme. Un homme qui se noie saisit le
fer rouge; une société qui a peur d'être pillée ou égorgée, saisit la
lame du sabre ou les pointes des baïonnettes. Tout est bon, même la
force brutale, à une nation effarée par la terreur.

Trois ou quatre rêveurs, enivrés d'utopies antisociales, vinrent
achever la terreur des esprits faibles en lançant des axiomes contre
la propriété dans un pays où la propriété est la religion du sol. Les
uns proposèrent aux hommes le communisme des brutes; les autres, la
multiplication du salaire par la suppression du capital d'où coule
tout salaire; les autres, l'égalité du salaire forcée entre les
travailleurs et les paresseux; les autres enfin, l'anéantissement
de la monnaie, cette invention presque divine de la civilisation,
cette langue universelle du commerce, et le retour à la barbarie de
l'échange en nature sous le nom de banque du peuple. Ces délires
très-individuels de quelques sectaires sans sectateurs, parurent
des partis menaçants quand ce n'était que des jeux d'esprit sans
idée, des puérilités ou des débauches de chimères. Il n'y avait qu'à
rire: on frémit, tout fut perdu; la démocratie avait laissé parler
les fous, on la crut folle elle-même. Ainsi périt la seconde de nos
assemblées législatives. Mais revenons à la première déjà remplacée
par la _Convention_, et voyons son influence sur la littérature
française.


XIX

C'est la mode, c'est la grâce du style, c'est l'affectation de force
d'esprit, ou c'est la faiblesse de conscience aujourd'hui d'excuser,
d'innocenter, de glorifier la Convention. Nous-même, on nous a accusé
de cette molle complaisance dans l'_Histoire des Girondins_: _Il va
nous dorer la guillotine_, disait M. de Chateaubriand à l'apparition
de ce livre. C'était une calomnie par anticipation. J'en appelle à
ceux qui ont lu le livre. Où la justice a-t-elle été plus faite de la
moindre lâcheté de conscience, ou de la moindre goutte de sang livré
par cette assemblée? La Convention ne sauva rien par ses meurtres,
et perdit pour longtemps la république en associant son nom à la
Terreur. Voilà la vérité.

Les institutions, pour renaître, ont besoin de bonne renommée; elle
perdit de renommée la démocratie en la souillant du sang de ses
milliers de victimes; elle jeta des têtes sans compter à la Terreur,
comme on jette des lambeaux de ses vêtements à la bête féroce par
qui on est poursuivi pour lui échapper; elle appela le peuple au
spectacle quotidien de la mort sur la place publique; elle commença
par un massacre de trois mille prisonniers sans jugement aux journées
de septembre, cette Saint-Barthélemy de la panique; elle finit par
un massacre le 9 thermidor: sa seule institution fut l'échafaud en
permanence. Nul parmi cette assemblée ne fut assez courageux pour
le renverser. La terrible machine fonctionnait encore d'elle-même
quand ses moteurs étaient déjà des cadavres sans tête couchés dans
son panier. Elle s'arrêta d'elle-même aussi quand il n'y eut plus
personne pour envoyer personne au tombereau. Voilà la lugubre vérité
sur la Convention. Quelle influence pouvait-elle avoir sur la langue
et sur la littérature française? L'influence du cinquième acte d'une
tragédie à flots de sang sur un auditoire sans haleine, la pitié,
l'horreur, les vociférations du choeur sanguinaire, les rugissements
des bourreaux, le cri prolongé et renaissant des victimes; elle eut
tout cela, mais ce n'était plus de la langue: c'était des hoquets et
des sanglotements d'agonie, _Vox faucibus hæret_! Plus on aime la
révolution plus on doit flétrir la Convention.


XX

Deux hommes seuls conservèrent jusqu'à la mort, dans cet abattoir
d'hommes, des accents d'éloquence tragique et même littéraire à
la proportion de ces terribles scènes, _Danton_ et _Vergniaud_.
Danton, le seul homme d'État de la Convention s'il n'avait pas à
jamais souillé son génie en le laissant tremper dans les massacres
de septembre et dans l'institution du tribunal révolutionnaire, dont
il aiguisa pour sa propre tête le couteau; mais grand du moins par
son remords, grand par ses roulements de foudre humaine et par ses
éclairs d'inspiration patriotique, grand même par ses frustes excès
de style, qui rappelaient en lui le Michel-Ange du peuple ébréchant
le marbre, mais creusant à grands coups d'images la physionomie.

Le second est Vergniaud.

Vergniaud, le plus sublime lyrique d'éloquence qui ait jamais
prophétisé sa propre mort et la mort de ses ennemis sur une tribune
les pieds dans le sang; orateur pathétique de la pitié, de la
justice, de la modération, des remords, de la supplication à un
peuple charmé mais sourd, chant du cygne de la littérature et de
l'éloquence françaises expirantes, fait pour parler en présence de la
mort, et à qui on ne peut supposer une autre tribune que l'échafaud.

L'Europe écoutait encore avec un frisson de ravissement, _morituri te
salutant_!

Ces deux hommes morts, on n'entendit et on n'écouta plus rien.
Quelques mots sublimes d'ironie et brefs de temps en temps, comme
celui de _Lanjuinais_ au boucher Legendre: «Avant de m'immoler, fais
décréter que je suis un boeuf!» ou l'apostrophe antique du même
orateur à l'assemblée meurtrière, qui le couvrait d'outrages avant
de le frapper: «Quand les anciens avaient choisi une victime pour le
sacrifice, ils l'ornaient de bandelettes et la couronnaient de fleurs
avant de la frapper; et vous, pires que ces sacrificateurs, vous
couvrez d'insultes et vous traînez dans la boue vos victimes! etc.»


XXI

Quand l'Europe, d'abord si passionnée sous l'Assemblée Constituante
pour notre philosophie, notre littérature, notre langue, notre
révolution, vit la France, saisie tout à coup comme d'une démence
d'Oreste, immoler son roi innocent, sa reine étrangère, ses orateurs,
ses philosophes, ses poëtes, ses femmes, ses enfants, ses vieillards,
et jusqu'à ces jeunes vierges traînées en groupe à l'échafaud,
comme pour composer à la mort des bouquets de cadavres, l'Europe
détourna la tête, elle retira son intérêt à une cause si belle mais
si honteusement profanée; elle crut à une démence de la nation; elle
la prit en pitié, puis en terreur, puis en horreur. Elle répudia
du coeur la langue, les idées, la littérature d'un peuple dont le
gouvernement avait pour premier ministre le bourreau.

Mais cependant cette tragédie même avait par sa nature pathétique,
pour le coeur humain, l'intérêt palpitant et passionné qui
attache l'âme aux combats du cirque, aux grands crimes, comme aux
grandes vertus sur la scène où les peuples jouent les drames de
Dieu. La France était la tragédienne en action du monde moderne:
on frémissait, mais on ne pouvait pas s'empêcher de regarder.
Elle se gravait par ses convulsions comme par ses exploits dans
l'imagination fascinée de l'Europe. Il y a de la fascination dans
les calamités même du peuple, quand ces calamités dépassent les
proportions ordinaires du crime et s'élèvent jusqu'à l'impossible du
forfait. Les proscriptions de Rome sous les Marius et sous les Sylla
sont atroces, mais ces proscriptions mêmes font partie de l'histoire
de Rome et défient la mémoire d'oublier le nom de cette tragédienne
du vieux monde. Il en fut ainsi de la France sous la Convention;
elle donna quinze mois le frisson de l'horreur à l'Europe, et défia
l'imagination de l'Europe de se détacher du spectacle de sang qu'elle
donnait aux nations.


XXII

Mais peut-on louer en conscience et en humanité une assemblée
qui gouvernait à coups de hache, comme si le meurtre était un
gouvernement? Peut-on même l'excuser sur la prétendue nécessité du
crime en grande politique? Le crime est précisément l'inverse de
toute politique; car toute politique n'est que la morale divine
appliquée par la grande conscience des hommes d'État au gouvernement
des nations: le crime au contraire n'est que l'immoralité humaine
appliquée par l'impuissance ou par la perversité de la fausse
conscience des ambitions au succès de leur cause ou de leur
fanatisme. Le crime n'est que le sophisme de la politique; c'est
la morale qui en est la vérité. Les Machiavel, les Robespierre,
les Danton ne sont au fond que des dupes qui ont mis leur génie à
la torture pour chercher dans le crime ce que Dieu a caché dans la
conscience et dans la vertu. La suprême habileté politique, c'est
la suprême innocence. L'histoire finira peut-être par apprendre
aux hommes d'État ce simple axiome qui les fait sourire de pitié
aujourd'hui.


XXIII

On a été jusqu'à innocenter, que dis-je? jusqu'à glorifier les
membres de la Convention d'avoir suivi comme un vil troupeau les
proscripteurs du comité de _salut public_, et d'avoir, les yeux
fermés, donné leurs signatures de confiance ou de complaisance sur
ces listes de proscriptions qui décimaient tous les matins la
vieillesse et la jeunesse, l'infirmité, l'imbécillité, l'enfance, le
pêle-mêle de la contre-révolution, de la révolution.

J'avoue que ma raison s'est toujours soulevée en moi contre cette
amnistie en masse, jetée comme un manteau, non sur les proscrits,
mais sur les proscripteurs. «De deux choses l'une, me suis-je
toujours dit à moi-même: ou ces membres en masse de la Convention
qui signaient de complaisance les arrêts de mort de tant de milliers
d'innocents étaient dans leur coeur complices des proscriptions, et
alors ils étaient aussi criminels que leur comité de proscription; ou
ces hommes n'étaient pas complices dans leur coeur de ces immolations
en masse, et alors ils étaient donc les plus lâches des juges, des
législateurs et des hommes, puisqu'ils concédaient ces milliers
de têtes aux proscripteurs, de peur d'exposer leur propre tête,
en disant oui par leur signature ou par leur silence, quand leur
conscience disait non?»

Complice de meurtre, ou complaisante de l'échafaud, quel dilemme pour
la Convention? Elle n'en sortira pas quand la vraie postérité sera
levée pour cette assemblée tragique. Elle n'est pas encore levée. La
conscience de la France est encore intimidée, ou muette, ou captée;
mais le temps lui déliera les lèvres.


XXIV

Les politiques acerbes de 1848 nous reprochent d'avoir désarmé la
démocratie et aboli la peine de mort politique, de peur que le
peuple ne fût tenté d'imiter un jour les sévices sanguinaires de
la Convention, dont nous voulions à jamais séparer la nouvelle
république par un abîme de magnanimité. Nous avons, disent-ils,
énervé ainsi la démocratie, nous avons fait répudier au peuple sa
seule force, la terreur; nous avons rassuré et encouragé d'avance par
l'impunité les réactions de ses ennemis. Ah! nous acceptons fièrement
le reproche, et nous en appelons au temps pour prononcer entre nos
accusateurs et nous! Si jamais l'heure de la démocratie sonne pour
la nation (et quelle heure ne revient pas sur ce cadran mobile d'une
nation, où les heures ne sont que des minutes?), on verra combien
les souvenirs néfastes de la Convention portent d'ombres sanglantes
après soixante ans sur l'imagination de la nation et sur le nom de
république; on verra combien la moindre ressemblance tragique avec
la Convention ferait fuir à l'instant cette nation jusque sous le
sabre par peur de la hache! On verra combien il faudra de républiques
magnanimes, désarmées, innocentes, victimes même de leur innocence,
pour apprivoiser ce peuple avec la liberté qui eut le malheur de
s'appeler une fois la terreur!

Nous ajournons sans hésitation et sans crainte ceux qui nous
reprochent notre innocence aux épreuves et au jugement des
démocraties à venir. Si c'était à refaire, nous le referions mille
fois. Le plus grand danger pour la république n'est pas dans
l'institution, il est dans son nom; et la peur que ce nom inspirait
avant 1848, elle la doit tout entière à la Convention. On épouvante
le monde avec la peur, mais on ne le gouverne qu'avec la justice et
la magnanimité!


XXV

Après cette _terreur_, il n'y eut plus de littérature, parce que la
France avait tué ou proscrit tous ses poëtes et tous ses écrivains,
et parce qu'il n'y avait plus ni sang-froid, ni loisir, ni attention
dans les âmes pour ce luxe de l'esprit qu'on appelle les lettres.

Il était sorti seulement de temps en temps des prisons quelques
chants du cygne, quelques plaintes mélodieuses; ces poésies avaient
l'accent des brises de nuit qui traversent les ifs ou les cyprès
des cimetières, elles donnèrent à la langue poétique, et même à la
prose française d'après la révolution, les premières notes de cette
mélancolie tragique, inconnues jusque-là à la langue. C'était une
corde nouvelle, corde trempée de sang et de larmes, que la mort avait
ajoutée à la lyre moderne: cela ressemblait aux voix des pleureuses
qu'on entend de loin en Orient suivre en chantant les cercueils au
bord de la mer derrière les oliviers ou les cyprès des champs des
morts. Mais cela conservait néanmoins quelque chose de grave, de mâle
et d'héroïque qui, tout en pleurant sur sa propre mort, insultait
courageusement aux bourreaux. Les plus fières et les plus touchantes
de ces lamentations de l'échafaud sont _d'André Chénier_, cet Orphée
républicain du Bosphore déchiré pour sa modération par les femmes
thraces de la Terreur.

Écoutez ces dernières ironies du républicain mourant tué par les
démagogues de la Convention, dans la voix d'André Chénier.


PRISON DE SAINT-LAZARE.


  Quand au mouton bêlant la sombre boucherie
      Ouvre ses cavernes de mort,
  Pauvres chiens et moutons, toute la bergerie
      Ne s'informe plus de son sort.

  Les enfants qui suivaient ses ébats dans la plaine,
      Les vierges aux belles couleurs
  Qui le baisaient en foule, et sur sa blanche laine
      Entrelaçaient rubans et fleurs,

  Sans plus penser à lui, le mangent s'il est tendre.
      Dans cet abîme enseveli
  J'ai le même destin. Je m'y devais attendre.
      Accoutumons-nous à l'oubli.

  Oubliés comme moi dans cet affreux repaire,
      Mille autres moutons, comme moi
  Pendus aux crocs sanglants du charnier populaire,
      Seront servis au peuple roi.

  Que pouvaient mes amis? Oui, de leur main chérie
      Un mot, à travers ces barreaux,
  A versé quelque baume en mon âme flétrie;
      De l'or peut-être à mes bourreaux...

  Mais tout est précipice. Ils ont eu droit de vivre.
      Vivez, amis; vivez contents
  En dépit de Bavus, soyez lents à me suivre;
      Peut-être, en de plus heureux temps

  J'ai moi-même, à l'aspect des pleurs de l'infortune,
      Détourné mes regards distraits;
  À mon tour aujourd'hui mon malheur importune.
      Vivez, amis; vivez en paix.

Voici la sainte colère du poëte mourant résigné à la stupide férocité
des hommes.

Maintenant voici quelques strophes de sa dernière élégie, écrite
la veille de son supplice, pour déplorer le prochain supplice de
mademoiselle de Coigny, sa compagne de captivité. Jusqu'alors la
France n'avait jamais pleuré ainsi. Ce sanglot donna le ton de
l'élégie moderne à madame de Staël, à Bernardin de Saint-Pierre,
à Chateaubriand, à moi peut-être à mon insu. La tristesse fait
maintenant partie de la langue; c'est un don de la mort trouvé sur
tant de tombeaux.


LA JEUNE CAPTIVE.

                  Saint-Lazare.

  --«L'épi naissant mûrit de la faux respecté;
  Sans crainte du pressoir, le pampre tout l'été
      Boit les doux présents de l'aurore;
  Et moi, comme lui belle, et jeune comme lui,
  Quoi que l'heure présente ait de trouble et d'ennui,
      Je ne veux pas mourir encore.

  Qu'un stoïque aux yeux secs vole embrasser la mort,
  Moi je pleure et j'espère; au noir souffle du nord
      Je plie et relève ma tête.
  S'il est des jours amers, il en est de si doux!
  Hélas! quel miel jamais n'a laissé de dégoûts?
      Quelle mer n'a point de tempête?

  L'illusion féconde habite dans mon sein.
  D'une prison sur moi les murs pèsent en vain,
      J'ai les ailes de l'espérance:
  Échappée aux réseaux de l'oiseleur cruel,
  Plus vive, plus heureuse, aux campagnes du ciel
      Philomèle chante et s'élance.

  Est-ce à moi de mourir? Tranquille je m'endors,
  Et tranquille je veille; et ma veille aux remords
      Ni mon sommeil ne sont en proie.
  Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux,
  Sur des fronts abattus, mon aspect dans ces lieux
      Ranime presque de la joie.

  Mon beau voyage encore est si loin de sa fin!
  Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin
      J'ai passé les premiers à peine.
  Au banquet de la vie à peine commencé,
  Un instant seulement mes lèvres ont pressé
      La coupe en mes mains encor pleine.

  Je ne suis qu'au printemps, je veux voir la moisson;
  Et comme le soleil, de saison en saison,
      Je veux achever mon année.
  Brillante sur ma tige et l'honneur du jardin,
  Je n'ai vu luire encor que les feux du matin,
      Je veux achever ma journée.

  Ô Mort! tu peux attendre; éloigne, éloigne-toi;
  Va consoler les coeurs que la honte, l'effroi,
      Le pâle désespoir dévore.
  Pour moi Palès encore a des asiles verts,
  Les Amours des baisers, les Muses des concerts;
      Je ne veux pas mourir encore.»--

  Ainsi, triste et captif, ma lyre toutefois
  S'éveillait, écoutant ces plaintes, cette voix,
      Ces voeux d'une jeune captive;
  Et secouant le joug de mes jours languissants,
  Aux douces lois des vers je pliais les accents
      De sa bouche aimable et naïve.

  Ces chants, de ma prison témoins harmonieux,
  Feront à quelque amant des loisirs studieux
      Chercher quelle fut cette belle:
  La grâce décorait son front et ses discours,
  Et, comme elle, craindront de voir finir leurs jours
      Ceux qui les passeront près d'elle.

Une poésie qui inventait de tels accents en mourant ne pouvait
manquer de revivre.

                                                       LAMARTINE.



Xe ENTRETIEN.

I


La Convention avait fauché tout ce qui se trouvait sous le couteau.
La littérature française n'était pas seulement muette, elle était
morte. On ne sait pas assez combien meurt vite une civilisation
littéraire sous la hache d'une assemblée ou sous la faux d'un Attila.
Les croyants au progrès continu et indéfini des civilisations par les
livres ne se sont jamais rendu compte de la rapidité avec laquelle
s'évanouirent en cendre, au vent de l'incendie des bibliothèques,
les prodigieuses littératures de l'Égypte ancienne, de la Perse,
de l'Inde lettrée, de la Grèce académique, de la Rome latine sous
les pas de leurs conquérants barbares ou sous les anarchies de leurs
propres déchirements. Les langues elles-mêmes, du moment qu'on ne
les écrit plus, s'évanouissent avec une promptitude qui tient du
prodige. Ne croyez pas tant à l'immortalité de ce chiffon empreint
de noir qu'on appelle du papyrus ou du papier. On en chauffe les
bains d'Alexandrie, et au bout de deux générations on ne sait plus
les lire. Supposez dix ans de Convention, une invasion tartare de
Souvarof, un changement de religion, une subversion générale de la
société, un nivellement communiste de la propriété en Europe, et
soyez sûrs qu'en vingt ans il n'y aurait plus ni poésie, ni théâtre,
ni littérature, ni langue lettrée en France. Il faut du loisir, de
l'élégance de moeurs, du superflu de temps et d'aisance pour les arts
de l'esprit; quand il n'y a plus de lecteurs, où sont les écrivains?


II

La Convention avait mis la France bien près de cette extinction des
lettres. C'était déjà une terrible désignation à mort que d'être
suspect de génie. Cette aristocratie de la pensée n'était guère
moins innocente que l'aristocratie de naissance, de fortune, ou
même de costume. A quel orateur, à quel poëte, à quel philosophe
la Convention avait-elle pardonné? Vergniaud, Danton, Camille
Desmoulins, Bailly, Condorcet, Lavoisier, Roucher, Chénier et
cent autres avaient éteint dans leur sang les dernières voix. Les
supériorités étaient des crimes. On aspirait à la médiocrité pour
vivre. «Qu'as-tu fait pour vivre pendant la Convention?» demandait-on
à Sieyès. «Je me suis fait petit et je me suis tu!» Toute la nation
aurait pu bientôt en dire autant. Or, une nation obligée de se
rapetisser et de se taire pour vivre perd bientôt sa langue avec ses
idées.


III

Cependant une réaction terrible du sentiment civilisé en Europe
contre la France, sa philosophie, sa révolution, ses idées, sa
Terreur, sa langue (et c'est encore ici un des funestes services
de la Convention), se déclarait chez tous les peuples. Un cri de
vengeance contre le terrorisme de la Convention s'élevait de tous
les coeurs. Ceux-là mêmes qui avaient adoré nos idées répudiaient
nos excès et se repentaient à haute voix d'avoir bien espéré de
nos principes. Goethe, Klopstock, Schiller, en Allemagne; Monti,
en Italie; Fox et Pitt, en Angleterre, retournaient leur éloquence
contre nous. Burke surtout écrivait avec le fer rouge de l'invective
contre nos barbaries une série de harangues qui rappelaient les
philippiques d'un nouveau Cicéron contre les bourreaux d'une autre
Rome. La Convention, en quinze mois, avait dépopularisé les deux
siècles de la littérature française. On ne voulait plus ni lire, ni
écrire, ni parler la langue des proscripteurs de leur propre génie.

Un phénomène très-inattendu sauva la littérature et la langue de
cette proscription par le dégoût. Ce phénomène fut l'émigration:
cent mille familles françaises, l'élite littéraire de la nation
par le rang, le nom, l'élégance, les moeurs, le langage, s'étaient
dispersées dans toutes les cours et dans toutes les villes de la
Suisse, de l'Allemagne, de la Russie, de l'Angleterre, traînant
avec elles la haine qu'elles portaient à la révolution et la pitié
qui s'attache aux proscrits. Ces colonies de nouveaux _Messéniens_,
favoris des cours, hôtes des châteaux, suppliants des villes et
des campagnes, semaient et entretenaient partout cette langue
proscrite dans les bourreaux, amnistiée et aimée dans les victimes.
Ces princes, ces vieillards, ces femmes, ces courtisans, cette
jeune noblesse, ces militaires, ces hommes de lettres, ces poëtes
expatriés, ces jeunes filles qui croissaient en âge et en grâce
dans l'exil, pénétraient dans toutes les familles, y payaient
l'hospitalité en enseignant la langue et les lettres de leur patrie
aux enfants de leurs hôtes, racontaient leurs malheurs, intéressaient
à leur ruine et naturalisaient en Europe une France errante et
fugitive qui devenait plus chère par les asiles qu'on lui prodiguait.
Cette émigration fut pour la littérature de la France quelque chose
comme la captivité de Babylone qui sema le dieu, le livre et la
langue des Hébreux jusqu'aux extrémités de l'Asie.

Cette émigration traînait après elle ses orateurs de l'Assemblée
constituante échappés en petit nombre à la mort, ses poëtes, ses
publicistes, ses pamphlétaires, ses écrivains, ses journalistes
expatriés. Ce fut le moment où se forma entre ces écrivains
antirévolutionnaires de l'Europe cette littérature de réaction
contre la philosophie française qui entraîna l'esprit humain tout
entier dans son contre-courant d'idées et de principes, et qui dure
malheureusement encore (autre service funeste de la Convention, qui,
comme Carthage, avait rallié des ennemis à la littérature française
dans tout l'univers).

Cette littérature émigrée couvait de grands talents connus ou
inconnus dans son sein. On y comptait Delille, poëte aujourd'hui trop
ravalé, mais qui fut en réalité l'_Ovide_ de la France. Comme Ovide,
il écrivait alors ses _Tristes_ dans le poëme de _la Pitié_. Ses vers
étaient la complainte redite partout de l'émigration. On y comptait
Chateaubriand, encore invisible, mais qui mûrissait son génie dans un
grenier de Londres; M. de Talleyrand, puissance d'esprit qui laissait
passer l'orage en Amérique pour revenir au premier vent maniable
dans sa patrie; le comte de Maistre alors en Russie, qui se posait,
dans ses _Considérations sur la Révolution française_, en confident
intime de la Providence, et qui prophétisait à coup sûr la ruine à
une Convention qui s'entretuait; Mme de Staël, à Coppet; Mallet du
Pan, écrivain de combat, à Bâle; Rivarol, épigrammatiste éblouissant,
à Hambourg; M. de Fontanes, à Genève; M. de Bonald, gentilhomme
philosophe du Rouergue, menant à pied ses petits-enfants par la main
sur les grandes routes de la Hollande, et méditant sa _Législation
primitive_, théocratie biblique et absolue inventée en haine et en
vengeance de notre terrorisme. Bientôt cette littérature, cette
poésie et cette philosophie émigrées s'allièrent par la sympathie du
malheur avec tout ce qui avait survécu des lettres en France. Cette
littérature prépara par ses doctrines l'avénement d'un Machabée ou
d'un Cromwel, s'il y en avait un dans les armées de la France.


IV

Nous n'écrivons pas ici l'histoire de France, nous notons seulement
l'influence de la révolution française sur la langue et la
littérature françaises. Nous franchissons le Directoire, qui ne fut
qu'une ère de journalisme et de victoires de nos armées au dehors,
de débats sans éloquence au dedans. La littérature émigrée avait
seule la voix; elle s'essayait à des théories et à des audaces qui
tendaient à ramener plus que la monarchie.

Le Consulat et l'Empire ne furent pas des époques littéraires. Des
bulletins emphatiques, des ordres du jour d'une brièveté soldatesque,
des harangues officielles de M. de Fontanes qui rappelaient les
prosternements d'éloquence de Cicéron courtisan devant César, enfin
quelques poésies de collége, sans âme, sans virilité dans l'accent,
efféminèrent et aplatirent la langue comme le despotisme effémine
les coeurs et aplatit les idées. Toute cette gloire militaire ne
produisit que l'écho du canon qui faisait écrouler d'abord l'Europe,
puis enfin la France elle-même pièce à pièce. Mais dix ans de
combats, de victoires, de désastres promenant les armes et le nom
de dix armées depuis les extrémités de l'Égypte, de l'Italie, de
l'Allemagne, de l'Espagne, jusqu'à Moscou, et ramenant deux fois sur
leurs pas le reflux de l'Europe sur Paris, ne sont pas perdus pour
la langue et pour la littérature d'un peuple. Bonaparte fut le plus
funeste mais le plus grand poëte des temps modernes. Il fit du monde
une tragédie de dix ans. Il y fit jouer à la France le principal
personnage dans tous les excès et dans tous les désastres de sa
gloire. Il n'y avait point d'idée, mais il y avait un mouvement, un
intérêt immenses dans son drame. Homme tout oriental comme son île,
et nullement homme européen de son siècle, tout son rôle semblait
être de déplacer violemment la révolution de son centre, de changer
le courant des idées en courant de conquêtes, et de faire une longue
diversion à la philosophie et à la liberté pour faire oublier à la
France sa mission et à l'Europe sa régénération par la pensée libre.

Il n'a que trop bien accompli ce rôle; il a ajourné l'esprit humain
de trois siècles. Mais quel poëme il a écrit en trophées et en
désastres militaires, de Memphis à Moscou, de Paris à Saint-Hélène,
pour nos descendants! C'est avoir fait quelque chose pour la langue
et pour la littérature d'un peuple que d'avoir fait ce peuple non pas
le poëte, mais le sujet du plus grand drame de l'univers. À ce poëme
gigantesque il ne manquera que la moralité. Mais Alexandre et César
ne cherchaient d'autre moralité que le bruit de leurs pas dans le
monde et dans l'histoire. C'était un homme de leur race; il ne faut
pas lui demander un but; son but, c'était son nom. Qu'il en jouisse,
puisque le monde a plus d'écho que d'intelligence, et confondra
toujours le bruit avec la gloire!--Passons!--ou plutôt mourons, car
il n'y a plus qu'à désespérer des peuples qui n'ont d'estime que pour
ceux qui les ont le plus méprisés!

C'est encore là un dernier funeste service de la Convention. Toutes
les fois que vous donnerez à choisir à une société entre un échafaud
ou un trône, elle choisira le trône; et qui osera s'en étonner?

La chute de l'Empire fut tout à coup une renaissance des lettres, de
l'éloquence, de la poésie, des tribunes, du journalisme. On manquait
d'air dans cette glorieuse caserne. La liberté souffla un nouveau
génie français. Ce ne fut pas seulement la restauration des Bourbons,
cette dynastie lettrée, ce fut la restauration de l'intelligence.



UNE NUIT DE SOUVENIRS.

V


Il y a peu de jours qu'un de ces dénigreurs acharnés du temps
présent, qui croient constater leur supériorité personnelle par un
superbe mépris de leur siècle, vint passer la soirée au coin de
mon feu. Il avait de l'humeur contre les choses, et il l'épanchait
contre les hommes. Il avait oublié ce mot si sensé et si profond
de M. de Talleyrand, qui résume en une plaisanterie la philosophie
expérimentale d'une longue vie. «Il ne faut jamais se fâcher contre
les choses, car cela ne leur fait jamais rien du tout.»

Le petit cercle d'amis qui causaient à coeur ouvert autour de mes
tisons fit écho par complaisance à ce mécontent de la nature et de
la Providence. À les entendre, le dix-neuvième siècle était la lie
des siècles, l'homme, cette oeuvre éternellement jeune de Dieu, à
chaque génération, se rapetissait dans ses mains. Chaque nom d'homme
politique ou littéraire de ce demi-siècle, en passant sur leurs
lèvres, en sortait aminci et aplati comme une médaille mal dorée de
mauvais aloi, qui sonne le cuivre en tombant à terre.

J'étais attristé. Je protestais seul en moi-même contre cette
dépréciation systématique d'une époque qui m'a paru quelquefois
pauvre en circonstances, mais jamais en hommes.

Que le temps ait été malheureux et que de grandes choses y aient
avorté faute de bonne fortune, je ne le niais pas; mais que la nature
humaine n'y ait pas été très-féconde en grandes intelligences, en
grands talents, en grands caractères, plus féconde peut-être qu'à
aucune autre époque de notre histoire intellectuelle, c'est à quoi je
ne pouvais consentir. Cela me paraissait une ingratitude envers la
nature.

Je me tus cependant, parce que je n'aime pas les grands débats dans
les petites chambres et les harangues au coin du feu. Quand la
pendule sonna minuit, chacun s'en alla satisfait d'avoir ravalé son
époque au niveau des plus abjectes décadences, et fier de fouler un
pavé qui ne portait plus que la boue des siècles.


VI

Quand j'eus reposé la tête sur l'oreiller, j'attendis en vain le
sommeil. L'agitation fébrile de l'entretien survivait à la soirée. Ne
pouvant dormir, je voulus du moins occuper agréablement mon insomnie
par l'évocation de tous les souvenirs d'hommes éminents dans la
littérature ou dans la politique que j'avais rencontrés, entrevus,
connus ou aimés dans ma vie pendant les trente ou trente-cinq années
où j'avais été plus ou moins mêlé à la foule du siècle. Je n'avais
jamais fait à loisir cette revue, parce que je n'avais jamais eu
besoin de me grouper à moi-même en faisceau cette multitude de
talents et de caractères pour donner un démenti à ce prétendu
appauvrissement de la nature en France. Se ressouvenir ainsi, c'est
revivre! La mémoire est l'ubiquité de l'âme.

Pendant les courtes heures nocturnes où je tirai un à un ces
souvenirs, ces noms, ces figures de ma mémoire avec toutes les
circonstances qui marquaient leur rencontre, leur apparition, leur
intimité dans ma vie passée, je puis dire que je vivais deux fois.
Jamais sommeil de jeune homme avec ses plus beaux rêves ne valut
pour moi cette délicieuse insomnie. C'était la résurrection des
morts par la divinité de l'imagination qui possède la vie et qui la
rend à qui elle veut. Il me semblait me promener dans un ciel tout
scintillant de souvenirs, à travers une véritable _voie lactée_ de
noms charmants ou de noms illustres que j'avais traversée pendant
ma courte apparition dans le temps, et qui avaient été autrefois ou
qui étaient encore mes contemporains, mes compatriotes, mes amis,
mes émules, mes rivaux, même mes ennemis. Je dis même mes ennemis;
car, à une certaine distance de temps et à une certaine hauteur
d'âme, l'impartialité réconcilie tout. Les inimitiés ne sont que des
froissements: quand on ne se repousse plus, on s'attire, et quand on
ne se heurte plus, on s'aime. Or la solitude et l'isolement complet
du monde dans lesquels je me suis exilé ont produit sur moi l'effet
de distance, d'élévation et de temps qui donnent l'impartialité
presque divine au coeur des hommes solitaires.


VII

Parmi les noms qui se présentaient à ma mémoire, il y en a pour
lesquels j'avais de l'enthousiasme et de l'attrait, et d'autres pour
lesquels j'éprouvais ou j'éprouve encore une froide indifférence
ou une aversion instinctive; il y en a même qui m'ont outragé
gratuitement et auxquels j'ai remis gratuitement aussi leurs
outrages. Mais il n'y en a aucun pour qui j'éprouve de la haine. Je
puis dire avec vérité qu'on tordrait aujourd'hui mon coeur comme
une éponge sans qu'une goutte de haine ou même de fiel en tombât
sur aucun nom vivant! Je n'en dis pas autant des morts; mais la
haine contre les morts n'est pas de la haine contre les hommes,
c'est la haine de la vérité contre le mensonge, de la justice contre
l'iniquité, de la liberté contre la tyrannie. Une telle haine n'est
pas de la passion, c'est de la justice.

Je parlerai seulement ici des hommes de mon temps que j'ai
personnellement connus et qui me parurent marqués entre tous les
autres d'un signe de haute intelligence, de grandeur d'esprit ou
de supériorité de talent dont se compose l'élite d'un siècle. La
vie est une foule, on la traverse en courant; mais on y connaît
seulement ceux que le mouvement de cette foule a jetés près de vous
et qui bordent votre sentier. Parmi cette forêt de têtes, il y a
peut-être des milliers d'hommes qui sont supérieurs à ce que vous
avez rencontré, mais vous ne les connaissez pas. Vous n'avez aucun
titre pour les nommer. Vous ne pouvez dire de cette foule que ce
que le poëte anglais Gray dit des morts inconnus ensevelis dans son
cimetière de village:

Ici dorment peut-être des héros, des poëtes, des grands hommes
ignorés qui ne connurent jamais leur propre génie, et que le monde ne
connaîtra pas, etc., etc. Mais Dieu les connaît.


VIII

J'étais né avec un grand attrait naturel pour les facultés
supérieures de l'âme et de l'esprit, et par conséquent avec un grand
goût littéraire, le plus noble exercice de ces facultés: dès le
collége, il y avait de la littérature dans mes amitiés. Aussitôt
que j'entrevis le monde, mes regards y cherchèrent d'abord et avant
tout ce qui, selon moi, en était l'âme, c'est-à-dire les hommes qui
illustraient ou qui cultivaient le génie humain par leurs oeuvres,
ou du moins par leurs goûts intellectuels. Au sortir de mon berceau
et pendant que je suçais encore le lait de ma mère, une circonstance
tout accidentelle semblait m'avoir prédestiné à ce commerce de
prédilection avec les grands esprits de mon siècle. Mon père et ma
mère m'ont trop souvent raconté depuis ce singulier hasard de mon
enfance pour qu'il ne se soit pas gravé dans ma mémoire et pour que
je ne le compte pas au nombre des bonnes fortunes de ma vie.

On sait que le grand écrivain et le grand philosophe anglais Gibbon,
auteur du chef-d'oeuvre historique de son pays et peut-être de
l'Europe, s'était retiré et recueilli pendant dix années à Lausanne,
pour y penser à l'abri de toute distraction son livre. Tout le monde
connaît le sublime et pathétique épilogue, le _Nunc dimittis_ de
l'historien qui a achevé son monument et qui remercie la Providence
d'avoir soutenu son génie jusqu'à sa dernière page. C'est l'_Exegi
monumentum_ d'Horace; c'est l'hymne de l'ouvrier de l'esprit qui
s'assied sur sa tâche à la fin de sa journée et qui attend le soir sa
solde de gloire des mains du temps.


IX

Mon père et ma mère s'étaient établis pour quelques mois à Lausanne
pendant la seconde année de leur mariage. Ils habitaient une de ces
charmantes maisons qui descendent d'étage en étage de la colline de
Montbenon jusqu'à la grève du lac. _Gibbon_ en habitait une contiguë.
Les deux jardins se touchaient, séparés seulement par une haie de
jasmin. Ma mère qui commençait à me sevrer de son sein, me faisait
essayer mes premiers pas dans les allées sablées de gravier du lac,
le long du buisson. _Gibbon_, écrivant ou lisant dans une charmille
à l'angle de son propre jardin, admirait et écoutait ces jeux et ces
voix d'une jeune Française et de son enfant. Il regarda par-dessus la
haie et crut reconnaître ma mère, qu'il avait vue avant son mariage,
chez ma grand'mère à Paris au Palais-royal et à Saint-Cloud. Ma
mère le reconnut à l'instant aussi, à sa prodigieuse laideur et à la
bonhomie proverbiale de sa physionomie. Depuis ce jour et pendant un
long été, les deux maisons n'en faisaient qu'une. Mon père, ma mère,
Gibbon, et quelques amis des deux voisins, furent une seule famille.

Soit pour flatter la charmante mère dans son fils, soit par un goût
naturel des hommes d'étude et de solitude pour l'enfance, le grand
historien passait ses heures de soirée à jouer avec moi. Ses genoux,
me disait ma mère, étaient devenus mon berceau.

La fin de l'automne sépara tout; Gibbon repartit pour l'Angleterre,
mon père et ma mère pour la France. Le vieillard pleura en me
remettant pour la dernière fois aux bras de ma mère. Il lui fit
toutes sortes d'heureux présages sur ma destinée, qui n'était encore
écrite que dans mes sourires. Je ne crois pas aux présages, mais je
ne peux jamais m'empêcher de penser que cette aimable paternité du
célèbre écrivain avait jeté une bonne influence d'esprit sur ma vie,
et que c'était à cette bénédiction du grand historien que je devais
peut-être ma prédilection passionnée pour la haute histoire, le seul
poëme véritablement épique des âges de raison.


X

Quoi qu'il en soit, j'étais à peine rentré du collége dans la maison
paternelle, que je cultivais déjà avec mes condisciples les plus
lettrés, devenus mes amis, les affections de coeur et les parentés
d'esprit que nous avions conçues les uns pour les autres pendant nos
années d'étude.

Mes trois amis à peu près également chers étaient alors trois jeunes
adolescents de la plus délicate race d'esprit et de la plus haute
nature d'âme. De ces natures le sort peut faire à son gré des hommes
obscurs ou des hommes célèbres, mais on peut le défier de faire des
hommes ordinaires.

Le premier était Aymon de Virieu, fils unique du célèbre comte
de Virieu, l'orateur de l'Assemblée constituante; son père était
mort dans la dernière sortie du siége de Lyon où il commandait la
cavalerie; sa mère habitait, avec les débris de sa fortune, dans un
village du Dauphiné.

Le second était Louis de Vignet, neveu par sa mère du fameux comte de
Maistre, dont j'aurai bientôt à parler. Il habitait Chambéry, cette
ville la plus pittoresque des Alpes, que l'ombre, les torrents, les
lacs et les noyers font ressembler aux villes des vallées d'Argos
et d'Arcadie. Elle était bien plus célèbre à nos yeux par la petite
maison des Charmettes, cette thébaïde de l'amour et de la jeunesse de
J.-J. Rousseau, que par son titre d'ancienne capitale de la Savoie.

Louis de Vignet avait reçu de la nature une âme de Werther qui
se dévorait elle-même, une imagination ardente et fatiguée avant
d'avoir produit, un dégoût qui venait de l'exquise exigence de son
goût, un talent poétique et un style d'écrivain qui l'auraient égalé
aux plus grands poëtes et aux plus vigoureux prosateurs, mais une
mélancolie âpre et maladive qui flétrissait en lui le fruit de son
génie avant qu'il fût mûr. Son extérieur était beau, mais sombre,
peiné, découragé, _prostré_ comme son âme. C'était la figure d'une
passion; grand, maigre, pâle, creusé de joues, serré de lèvres,
fiévreux d'accent, un feu terne et un peu oblique dans l'oeil,
cherchant toujours la solitude et s'y fuyant bientôt lui-même, puis
fuyant le monde aussitôt qu'il l'avait entrevu. Nous le regardions
comme très-supérieur à nous par l'esprit comme il l'était par l'âge,
et je crois que nous avions raison. C'était celui que j'aimais le
mieux; mais il y avait cependant toujours une certaine amertume dans
ses affections, une certaine demi-ombre sur son âme; c'était un
homme nocturne, si l'on peut parler ainsi; nous étions des hommes de
lumière.

L'autre était Prosper de Bienassis, fils d'une veuve qui n'avait que
cet enfant et qui vivait retirée dans un petit château du Dauphiné,
sur la lisière des grands bois, auprès de la petite ville de
Crémieux. C'était un coeur toujours en flamme que le rêve, l'amour,
la poésie, l'amitié précoce consumaient en bois vert et qui ne devait
laisser, après une longue vie, que des lueurs éteintes et une tiède
cendre. Il a été et il est encore le plus heureux d'entre nous, car
il en reste le plus inconnu.

C'est à lui que j'ai adressé, il y a beaucoup d'années, ces vers où
l'on sent si profondément le regret tardif d'avoir cherché le bruit
ou la gloire:

  Ô champs de Bienassis! maison, jardin, prairies,
  Treilles qui fléchissaient sous leurs grappes mûries,
  Ormes qui sur le seuil étendaient leurs rameaux
  Et d'où sortait le soir le choeur des passereaux,
  Vergers où de l'été la teinte monotone
  Pâlissait jour à jour aux rayons de l'automne,
  Où la feuille en tombant sous les pleurs du matin
  Dérobait à nos pieds le sentier incertain,
  Pas égarés au loin dans les frais paysages,
  Heures tièdes du jour coulant sous des ombrages,
  Sommeils rafraîchissants goûtés au bord des eaux,
  Songes qui descendaient, qui remontaient si beaux,
  Pressentiments divins, intimes confidences,
  Lectures, rêverie, entretiens, doux silences,
  Table riche des dons que l'automne étalait,
  Où les fruits du jardin, où le miel et le lait,
  Assaisonnés des soins d'une mère attentive,
  De leur luxe champêtre enchantaient le convive;
  Silencieux réduit où des rayons de bois
  Par l'âge vermoulus, et pliant sous le poids,
  Nous offraient ces trésors de l'humaine sagesse
  Où nos yeux altérés puisaient jusqu'à l'ivresse,
  Où la lampe avec nous veillant jusqu'au matin
  Nous guidait au hasard comme un phare incertain,
  De volume en volume; hélas! croyant encore
  Que le livre savait ce que l'auteur ignore,
  Et que la vérité, trésor mystérieux,
  Pouvait être cherchée ailleurs que dans les cieux!
  Scènes de notre enfance, après quinze ans rêvées,
  Au plus pur de mon coeur impressions gravées,
  Lieux, noms, demeure, et vous, aimables habitants,
  Je vous revois encore après un si long temps,
  Aussi présents à l'oeil que le sont des rivages
  À l'onde dont le cours reflète les images,
  Aussi frais, aussi doux, que si jamais les pleurs
  N'en avaient de mes yeux altéré les couleurs;
  Et vos riants tableaux sont à mon âme aimante
  Ce qu'au navigateur battu par la tourmente
  Sont les songes dorés qui lui montrent de loin
  Le rivage chéri de son bonheur témoin,
  L'ondoyante moisson que sa main a semée,
  Et du toit paternel le seuil, ou la fumée!
  Tu n'as donc pas quitté ce port de ton bonheur;
  Ce soleil du matin qui réjouit ton coeur,
  Comme un arbre au rocher fixé par sa racine,
  Te retrouve toujours sur la même colline;
  Nul adieu n'attrista le seuil de ta maison,
  Jamais, jamais tes yeux n'ont changé d'horizon,
  L'arbre de ton aïeul, l'arbre qui t'a vu naître
  N'a jamais reverdi sans ombrager son maître;
  Jamais le voyageur en voyant du chemin
  Ta demeure fermée aux rayons du matin,
  Trouvant l'herbe grandie, ou le sentier plus rude,
  N'a demandé, surpris de cette solitude,
  Sur quels bords étrangers, dans quels lointains séjours
  Le vent de l'inconstance avait poussé tes jours.
  Ton verger ne voit pas une main mercenaire
  Cueillir ces fruits greffés par ta main tutélaire,
  Et ton ruisseau, content de son lit de gazon,
  Comme un hôte fidèle à la même maison,
  Vient murmurer toujours au seuil de ta demeure,
  Et de la même voix t'endort à la même heure!
  Ainsi tu vieilliras sans que tes jours pareils
  Soient comptés autrement que par leurs doux soleils,
  Sans que les souvenirs de ton heureuse histoire
  Laissent d'autres sillons gravés dans ta mémoire
  Que le cercle inégal des diverses saisons,
  Des printemps plus tardifs, de plus riches moissons,
  Tes pampres moins chargés, tes ruches plus fécondes
  Ou la source sevrant ton jardin de ses ondes,
  Sans avoir dissipé des jours trop tôt comptés,
  Dans la poudre, ou le bruit, ou l'ombre des cités,
  Et sans avoir semé, de distance en distance,
  À tous les vents du ciel ta stérile espérance!

  Ah! rends grâce à ton sort de ce flot lent et doux
  Qui te porte en silence où nous arrivons tous,
  Et, comme ton destin si borné dans sa course,
  Dans son lit ignoré s'endort près de sa source;
  Ne porte point envie à ceux qu'un autre vent
  Sur les routes du monde a conduits plus avant,
  Même à ces noms frappés d'un peu de renommée!
  Du feu qu'elle répand toute âme est consumée;
  Notre vie est semblable au fleuve de cristal
  Qui sort humble et sans nom de son rocher natal;
  Tant qu'au fond du bassin que lui fit la nature,
  Il dort, comme au berceau dans un lit sans murmure,
  Toutes les fleurs des champs parfument son sentier,
  Et l'azur d'un beau ciel y descend tout entier;
  Mais, à peine échappés des bras de ses collines,
  Ses flots s'épanchent-ils sur les plaines voisines,
  Que du limon des eaux dont il enfle son lit
  Son onde en grossissant se corrompt et pâlit;
  L'ombre qui les couvrait s'écarte de ses rives,
  Le rocher nu contient ses vagues fugitives,
  Il dédaigne de suivre, en se creusant son cours,
  Des vallons paternels les gracieux détours;
  Mais, fier de s'engouffrer sous des arches profondes,
  Il y reçoit un nom bruyant comme ses ondes.
  Il emporte en fuyant à bonds précipités
  Les barques, les rumeurs, les fanges des cités;
  Chaque ruisseau qui l'enfle est un flot qui l'altère
  Jusqu'au terme où, grossi de tant d'onde adultère,
  Il va, grand, mais troublé, dépassant un vain nom,
  Rouler au sein des mers sa gloire et son limon!
  Heureuse au fond des bois la source pauvre et pure!
  Heureux le sort caché dans une vie obscure!

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Et plus loin:

  Non, tu ris avec moi de l'erreur où nous sommes;
  Tu sais de quel linceul le temps couvre les hommes;
  Tu sais que tôt ou tard, dans l'ombre de l'oubli,
  Siècles, peuples, héros, tout dort enseveli;
  Qu'à cette épaisse nuit qui descend d'âge en âge
  À peine un nom par siècle obscurément surnage;
  Que le reste, éclairé d'un moins haut souvenir,
  Disparaît par étage à l'oeil de l'avenir;
  Comme, en quittant la rive, un navire à la voile,
  À l'heure où de la nuit sort la première étoile,
  Voit à ses yeux déçus disparaître d'abord
  L'écume du rivage et le sable du port,
  Puis les tours de la ville où l'airain se balance,
  Puis les phares éteints qu'abaisse la distance,
  Puis les premiers coteaux sur la plaine ondoyants,
  Puis les monts escarpés sous l'horizon fuyants;
  Bientôt il ne voit plus au loin qu'une ou deux cimes,
  Dont l'éternel hiver blanchit les pics sublimes,
  Refléter au-dessus de cette obscurité
  Du jour qui va les fuir la dernière clarté,
  Jusqu'à ce qu'abaissés de leur niveau céleste,
  Ces sommets décroissants plongent comme le reste,
  Et qu'étendue enfin sur la terre et les mers,
  L'universelle nuit pèse sur l'univers.
  De la gloire et du temps voilà l'image sombre;
  Éloigne-toi d'un siècle, et tout rentre dans l'ombre;
  Laisse pour fuir l'oubli tant d'insensés courir;
  Que sert un jour de plus à ce qui doit mourir?

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


XI

Après nous être écrit tous les hivers d'innombrables lettres et
des volumes de vers sur nos impressions, sur nos lectures, sur nos
philosophies, sur nos rêves d'adolescents, nous nous réunissions tout
l'été et tout l'automne, tantôt au _Grand-Lemps_, dans la sévère
maison de madame de Virieu, semblable en tout à un cloître autour
d'un tombeau, plein de tristesse, de méditation et de silence; tantôt
dans la vallée de Chambéry, dans la petite maison de Bissy, chez une
tante hospitalière de Louis de Vignet; plus habituellement et plus
longuement chez Prosper de Bienassis. Sa mère prêtait avec plus de
complaisance sa maison, ses jardins, ses bois, à toutes nos licences
d'enfants.

Le fond de nos plaisirs était toujours et exclusivement littéraire.
Les livres étaient jour et nuit en société avec nous. Nous avions
dérobé, par la main de son fils, la clef d'une très-riche et
très-libre bibliothèque à madame de Monlevon (c'était le nom de cette
aimable veuve). Cette bibliothèque, fermée depuis la mort de son mari
par prudence, n'avait pas été formée pour des adolescents. Sans être
licencieuse, elle était hasardeuse. Il y avait de tout, depuis les
classiques jusqu'aux Pères de l'Église, et depuis les sermonnaires
jusqu'aux philosophes du dernier siècle et jusqu'aux poëtes fardés,
fades et méphitiques de l'école de _Dorat_ et de _Parny_, qui nous
paraissaient des dieux inconnus découverts sous cette poussière.

Enfermés pendant des soirées entières dans cette chambre haute dont
nous avions soin de retirer la clef, pendant qu'on nous croyait
dans les bois ou dans les plaines, couchés à terre sur le plancher
poudreux, entourés chacun de piles de livres, nous lisions tout
en causant à demi-voix des impressions de ces lectures. Histoire,
poésie, philosophie, romans, théâtres, journaux, libelles: c'était un
véritable pillage de l'esprit humain.

Chacun de nous se choisissait ensuite ses volumes de prédilection
pour les savourer à loisir dans sa chambre pendant la nuit ou dans
les bois pendant le jour. Le livre de Prosper de Bienassis, c'était
J.-J. Rousseau, la déclamation sonore et oratoire; celui de Louis
de Vignet, c'était les _Nuits de Young_, le _Cimetière de campagne_
de Gray, le _Jour des morts_ de Fontanes, la mélancolie; celui
d'Aymon de Virieu, c'était les _Essais_ de Montaigne, le scepticisme
jouissant de son propre doute, le balancement ironique de l'esprit
humain sur l'abîme des sottises humaines, avec le sourire du mépris
pour toute conclusion.

Le mien, à moi, c'était Tacite, la haute politique et la haute morale
dans la haute poésie de l'action et du style. Chacun de nous, à
son insu, trahissait ainsi son caractère dans ses préférences. Nous
n'avons guère changé depuis.

Le reste de l'année, la fréquente correspondance entre nous n'était
guère qu'un commentaire familier de nos innombrables lectures, un
cours de philosophie et de littérature épistolaires entre quatre amis
qui croyaient découvrir chacun de son côté un monde intellectuel
nouveau pour son ignorance.


XII

Cette passion de littérature et ce culte pour les grands esprits
vivants ou morts ne s'amortit pas en moi pendant le long voyage
d'Italie que je fis avant l'âge. J'avais vécu seul à Rome avec
les livres pendant tout un hiver. Aymon de Virieu me rejoignit à
Naples au printemps. On a pu voir, dans mon épisode si répandu de
_Graziella_, que même dans les premiers frémissements de mon âme, au
premier souffle d'une passion presque enfantine, la littérature et
l'amour se confondaient presque indissolublement en moi, que nous
avions toujours un poëte ou un historien dans notre barque, et que
nous lisions Tacite ou Paul et Virginie le soir sous les figuiers de
la maison du pêcheur de l'île, à la lueur de la lampe de la belle
enfant d'Ischia.


XIII

La restauration des Bourbons m'avait rappelé à Paris. Ces premiers
amis étaient dispersés. J'en avais d'autres: nous nous étions attirés
sans préméditation par ce goût inné des lettres, langue commune entre
nos jeunes esprits.

Ces trois amis, moins intimes que les premiers, dont le souvenir
m'est resté cher et présent, étaient l'un de mes camarades des gardes
du corps, M. de Vaugelas, qui vit aujourd'hui dans le loisir toujours
studieux des champs, à _Die_, dans la belle vallée du Rhône.

L'autre était un jeune homme du Dauphiné aussi, nommé M. Rocher,
qui a été depuis secrétaire du ministère de la justice et membre
de la cour de cassation, et qu'une maladie heureusement guérie a
éloigné passagèrement des grandes affaires. Il avait un goût égal au
mien pour l'éloquence et pour la poésie; il écrivait alors, avant
que j'écrivisse moi-même des vers, un poëme sur l'_Immortalité de
l'âme_, qu'il me récitait dans nos promenades; ce poëme n'a jamais
été imprimé, mais ces vers me sont restés toute la vie dans l'oreille
comme un tintement d'âme sonore et sensible. Cela ressemblait
aux meilleurs vers de M. de Fontanes récités sous les chênes de
Fontainebleau et restés dans la mémoire de Chateaubriand.

Le troisième était un jeune homme de Lyon, compagnon égaré,
puis retrouvé, d'étude, nommé Auguste Bernard. Figure rêveuse,
physionomie plus que belle, car elle était ineffaçable; âme molle
comme l'attitude; caractère qui se pliait à tous ceux de ses amis
comme une étoffe moelleuse à laquelle l'artiste n'a point donné de
forme, mais dont on se drape au gré de la saison; voix musicale
qui résonnait jusqu'au fond de l'âme; imagination poétique que la
langueur des sensations empêchait de produire, mais toujours prête à
rêver mieux que vous vos propres rêves et à ruminer mieux que vous
vos propres vers; un homme-écho enfin, si l'on peut se servir de
cette expression, mais un écho sensible, intelligent, qui ne restait
muet que par paresse, et inerte que par amour du sommeil. On eût dit
que sa nourrice avait mêlé à son lait trop de pavots. C'est le plus
séduisant des hommes que j'aie jamais rencontrés dans ma vie. Il a
inspiré de grandes passions et de longues amitiés. Qu'on le demande
à M. Thiers, dont il fut l'ami après avoir été le mien. Nous l'avons
perdu il y a quelques années; il n'a rien laissé qu'une ou deux
traces dans quelques coeurs. Que laisse-t-on de mieux après avoir
beaucoup agi?


XIV

Nous passions à Paris nos journées ensemble à feuilleter
nonchalamment nos propres imaginations sans nous arrêter à aucune
page. Il m'aidait à penser, je l'aidais à rêver. Il avait comme moi
les grands pressentiments de la vie, il n'en avait pas l'élan. Il
était né fatigué.

C'est avec lui que je satisfis pour la première fois ce sentiment
passionné et enthousiaste de curiosité qui me poussait à contempler
de près les grands hommes. Il n'y en avait qu'un alors auquel nous
donnions ce nom, parce que c'était un grand homme de jeunesse, un
grand séducteur d'imagination, un grand enivreur d'esprit, M. de
Chateaubriand.

Je n'avais encore mis le pied dans aucun salon de Paris; j'étais trop
inconnu, trop étranger dans cette capitale, trop peu entreprenant,
trop timide, trop indépendant, trop fier et trop humble pour chercher
à m'introduire entre deux portes dans un monde où je n'étais pas
né. Le monde pour moi c'étaient les livres, la rue, les théâtres et
quelques amis qui n'avaient comme moi que le ciel et le pavé à eux,
dans leur pays.

Mais si ma situation ne me permettait pas d'approcher, dans un salon,
de ces grands hommes et de ces femmes célèbres dont j'entendais
retentir le nom dans les journaux, je pouvais du moins, et c'était
assez pour moi, en approcher du regard et emporter dans mes yeux
l'image d'une de ces divinités terrestres.


XV

M. de Chateaubriand venait d'être nommé ambassadeur à Berlin; on
disait qu'il allait partir, bien qu'il ne soit jamais parti. On
murmurait qu'il était exilé dans cet honorable exil par la jalousie
de ses ennemis et par l'ingratitude des Bourbons, son texte éternel.
Il avait écrit pour eux une brochure après la victoire; c'était
jusque-là son seul service. Mais le génie grossit tout. On le disait
persécuté; il a toujours aimé ce rôle. Nous prenions alors sa
persécution au sérieux. Avant que cette victime de la restauration
quittât pour jamais sa patrie, nous avions soif de l'apercevoir.

Nous apprîmes qu'il passait les derniers jours de sa résidence en
France dans une espèce de thébaïde de bon goût, qu'on appelait
la _Vallée aux loups_, au milieu des bois d'Aulnay, près de
Fontenay-aux-Roses. Nous résolûmes d'aller y passer autant de jours
qu'il serait nécessaire pour qu'un heureux hasard nous fournît enfin
l'occasion d'entrevoir cette grande figure vivante de notre siècle,
soit quand il sortirait de son ermitage pour venir à Paris, soit
quand il y rentrerait à la fin du jour, soit enfin par-dessus le mur
de son parc, quand il se promènerait dans ses allées avec son ombre
et ses pensées tristes et sombres comme son nom.

C'était au mois de mai ou de juin. Fontenay était éblouissant et
enivrant de ses champs de roses. La Vallée aux loups, tout assombrie
de ses forêts en feuilles, et toute résonnante de ses rossignols,
ressemblait à l'avenue d'un mystère. Sa verte nuit retentissait sous
nos pas; nous n'avions personne pour nous conduire; nous marchions à
la lueur de la gloire qui devait nous désigner d'elle-même la maison
du poëte. Nous ne tardâmes pas à la découvrir.

À gauche du chemin creux que nous suivions sous les chênes, un long
mur blanc, percé d'une petite porte close, enserrait une étroite
gorge en pente, encaissée entre des collines boisées. C'était la
seule clairière de la forêt.

Une maisonnette élégante, semblable à un petit temple des nymphes au
milieu d'un bois de Thessalie, s'élevait devant une pelouse au centre
de la clairière. Il n'en sortait ni serviteur, ni bruit, ni fumée, ni
même l'aboiement d'un chien fidèle, ou ce gloussement de poules au
soleil, signes ordinaires d'une maison habitée.

Nous n'osâmes pas frapper à la petite porte verte. Qu'aurions-nous
dit, quand on nous aurait demandé nos noms? Ils étaient aussi
inconnus que ceux des pèlerins qui essuient leur sueur sur le bord
du chemin de ces saints de la gloire humaine! Nous fîmes le tour des
murs; nous nous accoudâmes en déchirant nos habits sur les tessons
de verre de bouteille pilé qui en garnissaient peu hospitalièrement
la crête; nous grimpâmes sur les arbres de la colline qui dominaient
le jardin. Nous restâmes en vain assis sur ces branches étendues
et cachés dans ces feuillages depuis midi jusqu'au soir; nous ne
vîmes d'autre mouvement dans le parc que celui d'un filet d'eau qui
scintillait en sortant d'un bassin de stuc, et celui de l'ombre
qui tournait et s'allongeait sur les gazons aux pieds des saules
pleureurs.

Nous retournâmes tristes, mais non découragés, à Paris.


XVI

Le lendemain, nous reprîmes à pied la route de la Vallée aux loups,
et nos postes sur les grands chênes.

La moitié du jour s'écoula dans le même silence et dans la même
déception que la veille. Enfin, au soleil couchant, la porte de la
maisonnette tourna lentement et sans bruit sur ses gonds, un petit
homme en habit noir, à fortes épaules, à jambes grêles, à noble tête,
sortit suivi d'un chat auquel il jetait des pelotes de pain pour le
faire gambader sur l'herbe; l'homme et le chat s'enfoncèrent bientôt
dans l'ombre d'une allée. Les arbustes nous les dérobèrent. Un moment
après, l'habit noir reparut sur le seuil de la maison, et referma la
porte. Nous n'avions eu que cette apparition de l'auteur de _René_;
mais c'était assez pour notre superstition poétique. Nous rentrâmes à
Paris avec un éblouissement de gloire littéraire dans les yeux.

Depuis, j'ai revu peu, mais j'ai revu quelquefois, M. de
Chateaubriand de près dans ses salons de ministre ou d'ambassadeur
à Paris, à Londres, à Rome. Mais le Chateaubriand de la _Vallée aux
loups_ a toujours été pour moi le véritable Chateaubriand. L'un était
un rôle, l'autre était un homme. Je n'aime les acteurs que hors de la
scène. Le costume annule pour moi le personnage; la nature est nue.

Du reste, nous n'avons jamais eu d'attraits l'un pour l'autre. Il
a toujours été cérémonieux, contraint, muet ou affecté avec moi. De
ce Rubens de style je n'ai jamais moi-même estimé très-haut que la
palette. Il n'était pas assez simple de coeur et de génie pour moi.
Il semblait toujours avoir des planches sous les pieds; la nature
pour lui était un théâtre; la mort même, comme on le voit dans ses
Mémoires, ne fut qu'un rideau tiré sur la pièce; mais c'était une
grande sensibilité littéraire, et le plus grand style qu'un homme
puisse avoir en dehors du naturel, le génie des ignorants.


XVII

L'année précédente j'avais satisfait presque aussi malheureusement ma
passion, bien plus vive encore, d'apercevoir madame de Staël et de
graver cette Sapho du siècle dans un souvenir immortel de mes yeux.

Assis pendant une journée entière sur le revers d'un fossé, entre
_Nyons_ et _Coppet_, en Suisse, pour la voir passer en voiture, je
l'avais entrevue enfin entre la poussière de ses roues. C'était un
éclair, mais cet éclair était pour moi celui de la gloire.

Cette seconde image d'une des plus hautes personnifications de
l'esprit humain sous la forme d'une femme m'inspira un second respect
pour la fécondité de mon siècle. On mesure la hauteur des montagnes à
leurs sommets les plus élevés, et les siècles à leurs individualités
culminantes. Il n'y aurait qu'une de ces individualités, comme M. de
Chateaubriand et madame de Staël, dans un pays et dans un siècle,
qu'on dirait avec raison: Le siècle est grand!


XVIII

L'été suivant, des circonstances qui n'ont rien de littéraire me
forcèrent à chercher une solitude ignorée dans les montagnes et dans
les vallées les plus ombreuses de la Savoie pastorale. À la fin
d'octobre, j'en redescendis sous le costume d'un étudiant allemand,
un sac sur l'épaule, des guêtres de cuir aux pieds, un livre à la
main, pour me rapprocher de Genève. Je demandai l'hospitalité à un
chalet abandonné du Chablais, situé au bord des grands bois, sur
la grève la plus déserte du lac Léman. Le foin parfumé de l'odeur
enivrante des simples de ces montagnes était ma couche. Qu'on juge
de mes songes dans une telle atmosphère et dans un si hermétique
isolement! J.-J. Rousseau, aux _Charmettes_, avait un écho vivant de
ses rêves auprès de lui, mais moi je n'avais qu'une ombre!

J'allais prendre mon seul et frugal repas du jour à plus d'une
demi-heure de marche, dans un cabaret de village, sur la grande
route de Genève, en Valais, de l'autre côté des bois. Le repas ne
consistait qu'en laitage, en oeufs, en salade, et quelquefois le
dimanche en quelques poissons frits des torrents du Chablais.

En sortant de table, à deux heures après midi, j'allais faire seul,
pour abréger les jours, de longues promenades solitaires sur la
grève mouillée du lac. Je suivais toutes les sinuosités des anses,
je doublais tous les caps, je marquais du creux de mes pas le sable
fin et allongé de tous les promontoires. Il ne m'est jamais arrivé
de rencontrer personne sur ces grèves désertes qui correspondaient
aux steppes les plus inhabités de ce littoral de la Savoie. Je ne
m'entretenais qu'avec les flots et les brises du lac qui n'avaient à
me dire que ce que leur disaient les _vagues_ et les _mélancolies_
de la nature, moins vagues et moins mélancoliques que mon coeur où
ils résonnaient.

Un soir je fus surpris par un grand orage mêlé de tonnerre et de
vent. Il éclata tout à coup sur les hauteurs de Thonon et d'Évian: il
souleva en quelques minutes sur le lac des lames plus courtes, mais
aussi creuses et aussi écumantes que celles de l'Océan. Je cherchai
un abri contre les premières ondées de pluie sous un petit rocher
qui s'avançait en demi-voûte le long du rivage; deux petits bergers
du pays, et un vieux mendiant de Genève qui regagnait la ville, sa
besace pleine de châtaignes et de morceaux de pain, s'y étaient
abrités avant moi. Ils se rangèrent pour me faire un peu de place.
Nous nous assîmes sur nos talons pour attendre la fin de l'orage. La
mince voûte de rocher tremblait au coup du tonnerre, et les lames
pulvérisées en brouillards par le vent montaient jusqu'à nous et nous
mouillaient presque autant que la pluie de leur écume.

Tout à coup j'entendis, à très-peu de distance du cap, les voix
sonores et confuses de quelques hommes auxquels un danger donnait
l'accent grave de l'émotion contenue, puis le bruit sec d'une rame
ou d'un gouvernail qui se rompt et dont on jette le manche sur les
planches sonores d'une embarcation en détresse. La poudre des lames
nous dérobait tout, excepté les voix. Mais au même instant un immense
éclair, qui sembla entr'ouvrir le ciel derrière nous sur la _dent de
Jaman_, perça la brume et vint se répercuter sur l'écoute blanche
d'un petit yacht qui cinglait à travers ces montagnes d'écumes, la
proue sur Genève, comme un goëland, une aile dans la lame, l'autre
dans le nuage.

Un beau jeune homme, d'une figure étrangère et d'un costume un peu
bizarre, était assis sur le banc du yacht. Il tenait d'une main la
corde de la voile d'écoute, de l'autre le manche du gouvernail;
quatre rameurs, ruisselants d'écume, étaient courbés sur les rames.

Le jeune homme, quoique pâle et les cheveux fouettés par le vent,
semblait plus attentif à la majesté de la scène qu'au danger de sa
barque.

L'éclair prolongé qui me l'avait montré le déroba, en s'éteignant,
à ma vue. Nous n'entendîmes que le bouillonnement frémissant du
sillage, qui creusait les lames avec la rapidité du vent.

Quelques secondes après, tout avait disparu, et la moitié d'une rame
brisée vint s'échouer et clapoter à quelques pas de nous sur la grève.

--«Qui donc ose affronter le lac et le ciel dans une telle
tourmente?» m'écriai-je tout haut, sans songer aux paysans qui se
collaient au rocher à côté de moi.

--«Je le sais bien, moi,» dit alors le mendiant qui n'avait pas
encore pris la parole; «c'est un lord anglais qui fait des livres,
et dont les Anglais, résidant ou passant à Genève, vont visiter la
maison de campagne près de la ville, sans jamais y entrer. On en
parle en bien et en mal dans son pays, comme de tout le monde. Quant
à moi, je n'ai que du bien à en dire, car il me jette une pièce
blanche et quelquefois même une pièce jaune toutes les fois qu'il me
rencontre sous les pieds de son cheval.»

--«Savez-vous son nom?» dis-je au mendiant.

--«Je ne le sais pas bien,» reprit-il; «nous autres, nous ne savons
jamais comment se nomment les étrangers qui viennent dépenser leur
temps et leur argent à Genève; nous savons seulement s'ils sont de
bon coeur ou de mauvais coeur pour les pauvres; les bons ont toujours
la main ouverte; les mauvais, toujours la main fermée. Celui-là est
bon, je vous le garantis, et je serais bien fâché qu'il lui arrivât
malheur dans cette bourrasque.»

Puis le mendiant essaya d'articuler un nom anglais inintelligible,
mais qui ressemblait à un nom historique français. Je lus quelques
jours après, dans le _Journal de Genève_, que c'était un jeune et
grand poëte, du nom de Byron, qui avait couru un grand danger pendant
cette soirée de tempête.


XIX

Je n'avais fait que l'entrevoir à une lueur de la foudre, mais cette
lueur me l'avait imprimé dans les yeux. Il me parut beau comme la
jeunesse jouant sa vie avec la mort, ou comme la sibylle évoquant les
éléments en fureur pour leur arracher l'inspiration. Je n'oserais
pas néanmoins écrire son portrait sur un simple coup d'oeil, mais
voici quelques lignes inédites de ce portrait. Ces lignes nous ont
été communiquées récemment par une personne qui lui fut chère, et
qui revoit sa physionomie à travers le temps, à travers la mort.
Lisez-les.

«Je crois que Dieu a créé des êtres d'une beauté tellement
harmonieuse et idéale qu'ils échappent à toute analyse et à toute
description. De ce nombre privilégié était lord Byron, dont la
beauté absolue, dans les limites d'une beauté créée, n'a jamais pu
être saisie ni par le pinceau ni par le ciseau de l'artiste. Elle
résumait dans un type parfait tous les genres de beauté. Si son génie
et son grand coeur avaient pu se choisir une forme, il n'aurait pas
pu en choisir une qui le satisfît davantage. On y voyait resplendir
son génie, sa grande âme et son coeur bon et sensible. Cette beauté
réunissait en elle tous les contrastes; ses regards traduisaient tous
les sentiments qui l'animaient avec une rapidité et une transparence
qui avaient fait dire à sir Walter Scott que «sa belle tête
ressemblait à un vase d'albâtre éclairé par une lampe intérieure.»
Aussi il suffisait de le voir pour sentir la fausseté des bruits
répandus sur sa vie. La foule s'était composé un lord Byron factice,
d'après quelques excentricités de sa jeunesse, d'après quelques
audaces de pensée et d'expression, mais surtout par son obstination à
identifier le poëte avec les personnages imaginaires de ses poëmes,
types qui ne ressemblaient en rien au Byron que j'ai connu. Des
calomnies, qu'il avait malheureusement couvertes de son dédaigneux
silence, ont circulé comme des vérités acceptées; le temps a déjà
fait justice de plusieurs de ces calomnies. Lord Byron se taisait,
parce qu'il comptait sur le temps. J'en appelle à tous ceux qui l'ont
vu; car tous ont dû subir le charme qui l'enveloppait comme d'une
atmosphère sympathique qui lui gagnait tous les coeurs.»

Voici ce qu'en dit le poëte _Moore_:

«La beauté de lord Byron était du premier ordre, réunissant la
régularité des formes avec l'expression la plus variée et la plus
intéressante. Ses yeux étaient susceptibles de toutes les expressions
les plus extrêmes, depuis la gaieté la plus enjouée jusqu'à la
tristesse la plus profonde, depuis la bienveillance la plus radieuse
jusqu'au mépris et à la colère la plus concentrée, et c'est alors
qu'on pouvait dire de ses yeux ce qu'on avait dit de ceux de
Chatterton, que «_le feu roulait au fond de leurs orbites._» Mais
c'était surtout dans la bouche et dans le menton que résidait sa plus
grande beauté, ainsi que la plus puissante expression de sa belle
physionomie. L'extrême beauté de ses lèvres a toujours échappé à tous
les peintres et à tous les sculpteurs. Dans leur mobilité, elles
représentaient toutes les émotions, soit que la colère les fît pâlir,
que le dédain les resserrât, que le triomphe les fît sourire, ou que
la tendresse et l'amour les élevât en un arc gracieux. Sa tête était
remarquablement petite; son front, plus haut que large, le paraissait
d'autant plus qu'il rasait ses cheveux vers les tempes, les laissant
se jouer sur le sommet de la tête en une profusion de boucles
naturelles brillantes, soyeuses, du plus beau châtain foncé; ses
dents étaient d'une parfaite régularité et d'une grande blancheur.
Sa peau avait cette pâleur mate particulière aux personnes pensives.
Sa taille était moyenne; mais il paraissait grand, tant ses membres
étaient bien proportionnés. Ses mains étaient d'une extrême blancheur
et de la forme délicate qui indique (selon ses propres idées) la
naissance aristocratique.»

_Bayle_ écrit de lui:

«Je rencontrai lord Byron au théâtre de la _Scala_, en 1816. Je fus
frappé de ses yeux pendant qu'il écoutait un sestetto de l'opéra
d'_Elena_, de Mayer. Je n'ai vu de ma vie rien de plus beau ni
de plus expressif. Encore aujourd'hui, si je viens à penser à
l'expression qu'un grand peintre devrait donner au génie, cette tête
sublime reparaît tout à coup devant moi.» Et dans une autre occasion:
«J'eus un instant d'enthousiasme. Je n'oublierai jamais l'expression
divine de ses traits; c'était l'air serein de la puissance et du
génie.»


XX

Ces trois figures de Chateaubriand, de madame de Staël, de lord
Byron, vues à mon premier regard sur la vie, augmentaient déjà
beaucoup à mes yeux le groupe d'esprits plus ou moins immortels que
chaque temps présente à la postérité. Je me sentais fier de respirer
le même air dont ils vivaient sur la même minute de temps.

À mon retour en France, le hasard, que je ne cherchais déjà plus, me
prodigua tout à coup l'occasion de voir et de fréquenter l'élite de
l'intelligence européenne. Une femme âgée, mais charmante d'esprit,
qui avait été avant la Révolution la compagne et l'amie de Madame
Élisabeth, soeur et compagne d'échafaud de Louis XVI, entendit
parler de moi par un de mes amis, confident de mes premiers vers.
C'était madame la marquise de Raigecourt. Elle supplia mon ami de
me présenter dans sa maison. Ma sauvagerie naturelle répugnait
invinciblement à ces ostentations de moi-même dans un monde dont je
ne voulais ni les faveurs ni les mépris. Elle dompta cette sauvagerie
en venant elle-même un matin me forcer dans ma solitude.

J'habitais alors, avec mon chien pour tout compagnon et pour tout
serviteur, une mansarde élevée et assez élégante du magnifique hôtel
du maréchal de Richelieu, entre la rue Neuve-Saint-Augustin et de
grands jardins qui s'étendaient sous ma fenêtre jusqu'aux boulevards.
Elle y monta, malgré son grand âge, par un escalier de cent marches.
Elle me parla de ma mère, qu'elle avait connue à la cour dans son
enfance; de mes vers, qui révélaient, disait-elle, une fibre malade
dans un coeur sain; du danger de la solitude absolue à mon âge,
qui fausse ou qui aigrit les impressions, ces sens du génie; du
bonheur qu'elle aurait à remplacer pour moi ma famille éloignée et
à m'introduire dans la sienne comme un enfant de plus parmi les
charmants enfants dont la Providence avait orné son foyer et consolé
ses vieux jours. Je fus d'abord contrarié de cette violence d'amitié,
puis touché, puis vaincu, et cette maison devint la mienne.

Toute la société aristocratique, politique et littéraire du faubourg
Saint-Germain et de la cour, traversait, pendant les hivers, ce
salon. Je m'y tenais dans l'ombre et dans le silence, mais madame de
Raigecourt ne manquait pas une occasion de m'y faire apercevoir et
d'inspirer aux hommes ou aux femmes célèbres de la société le désir
de me connaître.

C'est ainsi que je fus présenté malgré moi, un à un, à tout ce qu'il
y avait d'illustre, de puissant et d'aimable dans l'ancienne et dans
la jeune société française. C'est ainsi que je me trouvai, sans m'en
douter et toute faite, une réputation de talent bien supérieure à
mon mérite; réputation de chuchotements fondée tout entière sur
quelques vers inédits que les femmes et les jeunes gens se redisaient
de la bouche à l'oreille. Cette célébrité à demi-voix m'était au fond
plus importune qu'agréable. J'avais beau trouver le monde prévenu et
accueillant pour moi, ce n'était pas mon air natal. Je m'en échappais
sans cesse comme un oiseau mal apprivoisé qui revole à ses forêts, et
je préférais mille ibis ma mansarde avec un ami ou le désert avec un
rêve.


XXI

On m'y ramenait cependant toujours. C'est là que je connus Mathieu
de Montmorency, l'ami de madame de Staël, le plus aimable et le plus
attrayant des hommes. Quoique si inégal à moi de rang et d'années,
il se fit mon ami pour avoir le droit d'être mon protecteur sans
humilier ma fierté; il se passionna pour mes vers. Il me groupa à mon
insu un auditoire parmi ses innombrables amis de toutes les opinions
et de tous les âges. Il m'amena lui-même dans ma retraite devenue
foule, le prince de Léon, ce jeune duc de Rohan que la dévotion
enlevait déjà au monde, mais qui goûtait encore dans la poésie et
dans l'amitié les dernières et les plus pures illusions de la vie.
Le duc de Rohan m'amena M. de Genoude, jeune écrivain d'une âme
active, qui se dévouait à l'aristocratie et à l'Église avec d'autant
plus d'ardeur qu'il voulait se naturaliser par ses services dans
des conditions sociales plus hautes que son berceau. Il avait le
mouvement et la chaleur du génie, s'il n'en avait pas la flamme. Il
traduisait alors la Bible; il adorait les vers; sa mémoire heureuse
et sa voix sonore furent la première édition des miens. C'est par lui
que je connus M. de Lourdoueix, disciple alors de nos plus grands
écrivains monarchiques, fidèle au malheur comme au talent.

Il connaissait aussi M. de Lamennais, alors l'_Athanase_ implacable
de l'Église. Il lui récita quelques strophes d'une ode de moi sur
l'enthousiasme. M. de Lamennais, qui était au lit, se leva sur son
séant en s'écriant: _Eurêka_, nous avons trouvé un poëte!! Il désira
me connaître. Je lui fus présenté par son ami.

Je trouvai un petit homme presque imperceptible, ou plutôt une
flamme que le vent de sa propre inquiétude chassait d'un point
de sa chambre à l'autre, comme un de ces feux phosphoriques qui
flottent sur l'herbe des cimetières et que les paysans prennent
pour l'âme des trépassés. Il était non pas vêtu, mais couvert d'une
redingote sordide, dont les basques étirées de vétusté battaient ses
pantoufles; il penchait la tête vers le plancher comme un homme qui
cherche à lire des caractères mystérieux sur le sable. Il regardait
obliquement, il ricanait sans cesse, il parlait avec une volubilité
intarissable. L'ironie était sa figure favorite de conversation. On
sortait aigri contre les hommes, de son entretien. L'arrière-goût de
son âme était amer.

Je me sentis peu d'attrait pour ce grand homme de style. Il venait
d'écrire son livre sur l'Indifférence en matière de religion.
Depuis J.-J. Rousseau et jusqu'à madame Sand on n'avait rien lu
d'une telle diction oratoire et polémique. Ces phrases étaient
moulées sur l'_Héloïse_; mais c'était Rousseau sans onction et
sans pathétique. M. de Lamennais raisonnait avec une logique aussi
savamment membrée qu'une charpente de fer; il déclamait avec une
majesté de voix, une vigueur de gestes, une insolence de conviction,
une audace d'apostrophes qui imitaient admirablement l'éloquence.
C'était un grand disciple et un grand modèle de l'art d'écrire; mais
le véritable art d'écrire n'est pas un art, c'est une âme. L'âme
manquait aux mots, ce n'était que la draperie du génie.

Plus tard, il tomba de cheval, non pas sur la route de Damas, mais
sur la route de Rome; il devint le saint Paul d'une autre religion;
comme l'apôtre, il avait gardé les manteaux des bourreaux pendant
qu'ils lapidaient les justes. Il y eut un grand courage dans cette
transfiguration. Renier la première moitié de sa vie pour l'homme qui
n'a qu'une vie à vivre, c'est un martyre d'esprit dont peu d'esprits
sont capables.

Le malheur de M. de Lamennais fut d'être aussi acerbe et aussi
impitoyable avec ses anciens amis qu'il l'avait été autrefois avec
les nouveaux. Haïr en tout était son talent; son inspiration était
la colère; son équilibre était l'alternative entre deux excès; son
humeur chagrine et ses doctrines de fraternité mielleuse juraient
perpétuellement et presque comiquement ensemble. Il grinçait des
dents en parlant d'amour; s'il avait été éloquent à la tribune, il
aurait été un _Savonarole_. L'esprit de parti était sa nature; il en
voulait dans le ciel comme sur la terre. Quand les deux esprits de
parti dont il fut tour à tour l'organe seront morts, il ne restera de
lui dans la langue que ce qui reste de _Savonarole_ à Florence, la
renommée d'un grand agitateur de style qui fanatisa tour à tour des
théologiens et des radicaux dans sa patrie, sans avoir donné une idée
aux uns, une modération et un bon conseil aux autres.

Nous nous sommes revus de loin en loin dans la vie sans pouvoir
nous lier jamais d'une amitié intime. Quand j'étais royaliste de
sentiment, il était absolutiste, et quand j'étais républicain, il
était démagogue. Il y avait toujours un excès entre nous; comment
nous entendre? Aussi j'y avais complétement renoncé sur la fin de sa
vie. Homme qui n'était bon pour moi qu'à lire!


XXII

Ce fut dans la même année qu'une personne qui m'était bien chère
me présenta dans son salon à M. de Bonald. J'avais adressé à cet
écrivain, sur la foi de cette amie, une ode de complaisance. Je ne
l'avais pas lu, mais je savais qu'il était l'honnête et éloquent
apôtre d'une espèce de théocratie sublime et nuageuse qui serait la
poésie de la politique, si Dieu daignait nommer ses vice-rois et ses
ministres sur la terre.

Cette doctrine, tout orientale et toute biblique, fascinait alors
ma jeune imagination. Elle était sincère chez M. de Bonald, homme
honnête, pieux, convaincu, qui ne cherchait à tromper personne. Il
employait un grand esprit et un bon style du dix-septième siècle à se
peindre lui-même dans ses propres sophismes. Je fus frappé et attiré
par sa noble figure de gentilhomme de campagne qui me rappelait celle
de mon père. Il m'accueillit comme un jeune homme dont on espère
bien, mais qu'on ne cherche ni à flatter ni à éblouir. Je l'aimai et
je l'estimai jusqu'à sa mort. Il y avait de la simplicité dans son
génie, et de la divinité au moins dans son système.


XXIII

C'est dans la même maison et par la même personne que je connus un
autre homme d'élite qui eut une plus sérieuse influence sur ma vie.
C'est M. Lainé, le plus antique, selon moi, des hommes modernes. Non
pas un homme de Plutarque, comme on dit vulgairement, mais un homme
détaché d'une page de Tacite quand il peint la vertu sur un fond de
crimes, et s'incarnant devant vous corps et âme pour personnifier le
grand citoyen.

M. Lainé en avait l'extérieur comme il en avait l'âme. Grand, mince,
grave et modeste de maintien, le profil maigre et aquilin comme un
buste de Cicéron, le front élevé, les tempes creuses, les joues
nerveuses dont on voyait trembler les fibres, la bouche fine, les
lèvres modelées pour la réflexion comme pour la parole, le geste
sobre et serré au corps comme celui d'un homme qui pense plus qu'il
ne déclame, prodigieusement instruit dans tout ce qui éclaire et
ennoblit l'esprit humain, n'estimant dans la vie que le vrai, le
juste, l'honnête, sans ambition pour lui-même et n'aspirant en
secret au sein des grandeurs qu'à l'ombre d'un des pins-liége de sa
métairie, dans les landes de Bordeaux, où il aimait à s'ensevelir, un
livre à la main, M. Lainé goûtait la poésie autant que l'histoire et
l'éloquence.

Il n'écrivait pas et il parlait peu; mais c'est le seul orateur qui
m'ait laissé l'impression de la souveraine éloquence, celle qui vient
de l'âme, et qui va à l'âme parce qu'elle en vient.

Il montait rarement à la tribune aux harangues, il craignait sa
propre émotion; elle était si forte qu'elle serrait ses lèvres et
qu'elle étouffait sa voix.

Mais quand l'absolue nécessité de parler l'avait fait surmonter
_cette horreur sacrée_ du trépied qui écarte si souvent de la tribune
le véritable orateur lyrique, c'était alors un spectacle qu'aucun
drame de scène ou de cirque ne peut égaler.

On voyait un grand homme exténué par sa flamme intérieure, le corps
droit, le visage pâle, le front humide de moiteur, les deux mains
amaigries immobiles sur la tribune, les bras collés au buste comme
ceux d'un stoïcien, les lèvres tremblantes, réfléchir longtemps à ce
qu'il allait dire, puis arracher avec effort de sa poitrine une voix
profonde et palpitante d'émotion contenue, puis couler en phrases
entrecoupées de silences, puis répandre à flots lents ou précipités,
non de vains arguments ou de sonores périodes, mais une âme toute
nue et toute chaude de grand homme sensible, de grand homme d'État,
de grand homme de bien qui forçait d'abord l'auditoire au silence,
bientôt à l'admiration, peu à peu aux acclamations, à la fin aux
larmes, ce triomphe de la nature sur les factions.

Il ne parlait plus alors, il chantait et il parlait à la fois;
lyrique comme l'ode, dramatique comme la scène, législateur comme la
loi, pathétique surtout comme le coeur humain à nu sur la tribune.
On était convaincu sans avoir eu besoin de réfléchir: il n'y a pas
de sophisme contre la nature. On avait respiré l'haleine de l'homme
de bien, on avait été transfiguré par l'apparition de la vertu, on
votait d'entraînement, on sortait en silence. J'ai vu ce spectacle
deux fois dans ma jeunesse.

Malgré la différence d'années, ce grand homme se sentit incliné de
coeur vers moi; je me sentis élevé à lui par un respect mêlé de
tendresse. Il fut mon maître en éloquence, mon modèle en politique.
Je n'eus jamais dans ma vie publique un autre type pour me modeler de
bien loin sur l'antique que lui. Il m'aima jusqu'à la fin. Il mourut
littéralement en balbutiant deux de mes vers.

Je voudrais mourir comme Chatham en retrouvant sur mes lèvres pour
ma patrie une de ses harangues. Quand on a connu de tels hommes,
l'humanité s'agrandit; on méprise en secret ceux qui affectent de
mépriser l'argile qui contient de telles âmes.


XXIV

Je cherchais à entrevoir ainsi une à une toutes les grandes figures
de mon temps.

Bientôt ma propre célébrité, quoique ce fût encore une célébrité
sur parole, me les fit voir en masse dans les trois salons les plus
aristocratiques, les plus politiques et les plus littéraires de Paris.

Ces salons étaient ceux de la duchesse de Broglie, de madame de
Saint-Aulaire et de madame de Montcalm. Ma réputation naissante me
les ouvrit d'eux-mêmes sans que j'eusse à m'incliner trop bas pour y
entrer.

Madame de Montcalm était la soeur du duc de Richelieu, qui avait
gouverné si sagement les années les plus ingrates de la Restauration;
grand seigneur chargé de réconcilier une dynastie et une nation qui
étaient nécessaires l'une à l'autre, mais qui se regardaient avec
ombrage, l'une craignant des vengeances contre la Révolution, l'autre
des récidives contre les rois.

C'est chez elle que j'approchais de près, dans un cercle intime
resserré et quotidien, les personnages consulaires les plus notables
du temps, qui faisaient alors leur nom et qui l'ont laissé depuis
à l'histoire: M. Molé, qui portait l'élégance et l'atticisme de
sa figure dans la politique; M. Pasquier, esprit le plus facile
et le plus habile aux transitions qui pût glisser avec grâce d'un
gouvernement à l'autre, pourvu que ce fût un gouvernement; Pozzo di
Borgo, esprit grec au service des Russes, dont la belle tête, la
physionomie et la parole transportaient l'imagination à Athènes,
du temps d'Alcibiade; le maréchal Marmont, toujours avec une ombre
de tristesse sur le visage, cherchant à se soulager d'un souvenir
dans la société des femmes et des poëtes; quelquefois le prince de
Talleyrand, homme d'assez d'esprit pour représenter à lui seul trois
siècles.


XXV

Madame de Saint-Aulaire, femme jeune mais sérieuse, n'avait de son
âge que la beauté; elle avait été liée avec madame de Staël; elle
en conservait le culte et l'élévation d'âme. Elle m'accueillait
comme elle aurait accueilli non un poëte, mais la poésie elle-même
sous la figure d'un jeune inconnu. Son salon ne s'ouvrait qu'à
des aristocraties de la nature; peu y importait le rang, elle ne
s'informait que du choix. Elle aimait à deviner la gloire dans
l'obscurité. Son salon était plein de promesses, presque toutes ont
été justifiées depuis; elle avait le tact de l'avenir d'un homme.
C'est là que je connus M. de Cazes, qui allait devenir son gendre,
favori spirituel, beau et séduisant, de Louis XVIII, qui ne demandait
qu'à être un nouveau Mécène d'un nouvel Auguste, si les Horace et les
Virgile avaient surgi au gré du prince et du ministre.

C'est là aussi que j'entrevis pour la première fois M. Cousin:
il importait alors en France la philosophie de l'enthousiasme; il
ressemblait plus à un prophète tourmenté par l'inspiration qu'à un
disciple de Platon. Nous croyions qu'il allait nous dire enfin le
mot de Dieu retenu sur ses lèvres. Hélas! il ne nous dit que des
demi-mots, mais il les disait dans une langue de feu.

C'est là encore que je me sentis attiré par M. Villemain, le
_Politien_ français de ce siècle, l'esprit le plus riche, le plus
cultivé, le plus universel de notre âge. Une littérature à lui tout
seul! sensible comme un poëte à toute poésie, rompu comme un orateur
à toute éloquence, homme d'État par la justesse de l'intelligence,
admiré sans orgueil, admirant sans rivalité, parce qu'il se sentait
toujours au niveau de tout ce qu'il admirait. Le général Foy, encore
muet; M. Cuvier; M. Beugnot, le Rivarol de la conversation; M. de
Custine, l'élève de M. de Chateaubriand; M. de Feletz, le précurseur
de J. Janin dans la littérature du _Journal des Débats_; les deux
Bertin, fondateurs de ce journal, deux puissances occultes faisant
les renommées. Ils renversaient les ministères, sans vouloir être
eux-mêmes ni célèbres ni puissants sous leur propre nom. Ils se
trompaient rarement dans ces coups de vent qu'ils imprimaient du fond
d'un bureau de journal aux noms, aux hommes, aux choses. Nous les
regardions comme les Égyptiens regardaient le Sphinx. Ils gardaient
la porte de la gloire et de l'opinion. On ne passait pas sans leur
aveu.

Ils me furent cléments. J'en garde mémoire malgré la longue inimitié
de leur journal depuis contre moi, quand ce journal, après 1830,
tomba aux mains d'une secte. Cette secte de lettrés et d'éminents
politiques fit alors de ce journal son évangile, sorte de calvinisme
genévois dont le premier dogme fut _le moi_, sans place à d'autres.


XXVI

Madame la duchesse de Broglie était la fille de madame de Staël.
Elle avait épousé M. le duc de Broglie, jeune homme en qui le nom
historique, le caractère élevé, l'éloquence studieuse, les opinions
libérales se réunissaient pour faire une grande figure de sénat ou de
gouvernement sous un régime représentatif.

Madame la duchesse de Broglie jetait encore sur tout ce bonheur de
situation et sur tout ce mérite personnel le prestige du plus grand
nom littéraire du siècle. Elle y ajoutait le prestige plus solide
d'une des plus pieuses vertus qui aient jamais consacré une beauté
de sainte. Tout le génie de sa mère s'était fait âme dans la fille;
toute cette âme s'était faite encens pour monter à Dieu. La sibylle
sacrée du Dominiquin avait seule cette inspiration de piété mystique
dans les traits. Cette concentration de ses pensées dans le ciel
n'ôtait rien à sa tendresse pour sa famille et à sa grâce sérieuse
pour les étrangers. Cette maison m'accueillit avec bonté.

C'était le confluent de toutes les opinions et de toutes les
illustrations en France, en Angleterre, en Italie, en Amérique;
tous les hommes qui n'étaient pour moi que des noms y devinrent
des réalités, depuis les Lafayette jusqu'aux Montmorency. J'y
entrevis pour la première fois M. Guizot, un de ces hommes qui se
caractérisent assez par leurs noms. Je ne suffirais pas à nommer
toutes les célébrités, tous les talents, tous les engouements même
qui traversèrent sous mes yeux ce salon. J'en sortais quelquefois
ébloui. C'était la gloire, l'esprit, le génie, l'éloquence en foule.

Depuis ces heureuses années, la révolution dynastique de 1830,
à laquelle je n'adhérai jamais, et des situations politiques
différentes, me rendirent étranger à cette noble famille, mais jamais
hostile. Le seuil qui vous fut ouvert une fois doit rester sacré
toujours. Je n'ai pas cessé de porter reconnaissance et respect à ce
nom, et quand, dans ces derniers temps, le fils m'a coudoyé d'un mot
injurieux ou inique dans un de ses écrits, j'ai lu l'injure et je me
suis tu. Dans le fils je n'ai vu que le père et la mère. «Tu peux me
frapper tant que tu voudras, au visage ou au coeur,» me suis-je dit
en lisant le nom de ce jeune écrivain au bas de la page; «je ne me
défendrai pas contre toi; tu n'es pas un homme pour moi, tu es un
respect et une reconnaissance. Je ne violerai pas pour me défendre la
vénération que je porte à ton nom.»


XXVII

Bientôt après je passai quelques heures mémorables pour moi
dans l'intimité de M. de Serres, le véritable Démosthène de la
Restauration, si la Providence lui avait laissé poursuivre sa
carrière oratoire.

J'étais alors secrétaire d'ambassade de France à Naples. M. de
Serres, tombé du ministère, venait de recevoir pour retraite cette
ambassade. Je fus chargé de l'initier aux événements de la révolution
de Naples et de Piémont qu'il allait avoir à manier. Je trouvai en
lui, comme toujours, la simplicité dans la vraie grandeur. J'étais
fier d'entendre dans la confidence du coin du feu cette âme qui
venait de remplir la tribune et l'Europe entière de sa voix. Il était
brisé par la lutte. Sa poitrine haletante et les gouttes de sueur qui
suintaient sur ses tempes, quoique colorées d'une maladive fraîcheur,
me donnaient le pressentiment d'une courte vie. Je déjeunai avec
lui après la conférence. Il partit et ne revint plus. Victime de
l'éloquence, ses accents lui survivront. Il n'y en eut jamais de si
enflammés, depuis Vergniaud, à la tribune française. Il brûlait parce
qu'il était brûlé; son feu était sans mélange d'éléments humains. Il
voulait l'honnêteté et la liberté affermies l'une par l'autre sur les
ruines de son pays dans les Bourbons régénérés par le sang de Louis
XVI. Cette pensée de son âge mûr était alors celle de ma jeunesse. Il
mourut à l'oeuvre. L'oeuvre a péri avec l'ouvrier. Le temps a couru.


XXVIII

C'est pendant ce même voyage à Paris que je connus un de ces hommes
qui, par leur puissante originalité, ne peuvent se grouper avec
personne, mais qui forment à eux seuls _un genre_ de grandeur morale
et intellectuelle qu'on ne peut classer dans aucune catégorie.
C'était M. Royer-Collard, philosophe par nature, orateur par
réflexion, homme d'État par désoeuvrement. Il me rechercha et
m'ouvrit, comme à un disciple, son cabinet de la rue d'Enfer, qui
prenait jour sur les allées studieuses du Luxembourg.

M. Royer-Collard était déjà profondément détaché de ce petit groupe
politique de disciples qui s'étaient parés de ses doctrines, mais qui
n'avaient fait de son nom qu'un marchepied de principes pour leur
domination. De tous les hommes que j'ai connus, c'est celui qui
méprisait le plus le vulgaire. Le mépris était sa puissance, il le
portait jusqu'au sublime. Il aimait en moi mon isolement des partis.
Son front chauve, son sourcil superbe, ses joues affaissées de
vieillard, ses yeux profonds et limpides, sa lèvre inférieure relevée
par le pli du dédain, sa voix grave et lente qui semblait distiller
les syllabes en les prononçant, donnaient une autorité physique à sa
personne. On croyait converser avec un ancêtre.

Il m'aima à cause de mon désintéressement des systèmes et de mon
isolement des factions. Je le cultivai sans en faire mon modèle
jusqu'à sa mort. Nos deux natures ne concordaient pas plus que
nos âges. Il voulait trop discuter et moi trop agir. Il portait
à la tribune le style lapidaire, et moi la première expression
que le coeur ému prêtait à mes lèvres. Ses discours n'étaient pas
des discours, mais des oracles rédigés dans une sorte d'algèbre
éloquente. On ne les comprenait qu'à la seconde et à la troisième
lecture, mais plus on comprenait, plus on admirait. Il y avait un
abîme de réflexion dans chaque phrase. Si Pascal eût été orateur
politique, c'est ainsi qu'il aurait parlé. Aussi l'Europe et la
postérité compteront M. Royer-Collard au nombre des plus parfaits
écrivains de tribune qui aient jamais agité les questions de leur
temps. Beaucoup de ses phrases sont restées maximes de la langue, et
quelques-unes de ses harangues sont des monuments: c'est une de ces
figures qu'on est fier d'avoir rencontrées pendant sa vie. On ne les
voit ordinairement que dans l'histoire ou dans les bibliothèques.

Ce fut lui, M. Lainé son ami, et M. Cuvier, qui se liguèrent à mon
insu, en 1830, dans une cabale de grands hommes, pour me faire entrer
à l'Académie française.


XXIX

Chaque fois que je revenais de l'étranger à Paris, le désir ou le
hasard me faisait connaître ou aimer quelques nouveaux venus à la
célébrité ou au génie pendant ces fertiles années de 1820 à 1830.

Je n'oublierai jamais ma première rencontre avec Victor Hugo, que M.
de Chateaubriand appelait l'enfant sublime.

Quelques-uns de ses beaux vers m'avaient frappé l'oreille d'un timbre
racinien. Le duc de Rohan, son admirateur et mon ami, me proposa
d'aller voir la merveille. Je revois encore la scène, le jour, le
lieu.

C'était une petite rue studieuse et déserte des alentours de
Saint-Sulpice. Nous traversâmes une cour et nous entrâmes dans un
appartement bas et obscur au niveau du sol, au fond d'un corridor.
Une porte ouverte laissait voir une salle d'étude. Une femme d'un
âge indécis, d'un costume brun, d'une figure pétrie par les soucis
du veuvage et les tendresses maternelles, était occupée à surveiller
deux ou trois de ses fils encore enfants. Ils prenaient leurs leçons
les uns sur ses genoux, les autres autour de la table. Elle se leva
au bruit de nos pas, elle accueillit avec respect le duc de Rohan,
elle s'inclina légèrement à mon nom, et nous ouvrit une autre chambre
où son fils Victor travaillait seul. La moiteur de l'inspiration
collait sur son grand front les boucles de ses longs cheveux. La
pâleur de la poésie frissonnait sur ses tempes. Sa voix d'adolescent
avait la gravité et l'émotion des fibres fortes de l'âge mûr. Notre
entretien fut ce qu'il devait être, celui de deux compatriotes de
là-haut, qui parlent la même langue, et qui se rencontrent en pays
étranger, ce vil monde de prose. La convenance l'abrégea; j'avais vu
l'enfant, c'était assez. Il faut voir les fleuves à leur source et
les grands poëtes dans leur obscurité.

  _Non licuit populis parvum_ te Nile _videre!_ (LUCAIN.)


XXX

Quelques années après, sa renommée s'était agrandie avec son âge et
avec ses oeuvres. Il était marié, il avait déjà plusieurs berceaux
autour de son foyer. Je passais un congé diplomatique dans ma masure
à peine recrépie de la vallée de Saint-Point, dans mes montagnes
natales. Je vis descendre par les rudes sentiers, en face de ma
fenêtre, à travers les châtaigniers, une caravane de voyageurs,
hommes, femmes et enfants, les uns à pied, les autres sur des _mules
au pied réfléchi_, comme dit le poëte. Bientôt la caravane eut
atteint le pied sablonneux des montagnes, gayé le ruisseau, traversé
les prés et regravi le mamelon du château. C'était Victor Hugo et
Charles Nodier, suivis de leurs charmantes jeunes femmes et de beaux
enfants. Ils venaient me demander l'hospitalité de quelques jours en
allant en Suisse.

Charles Nodier était l'ami né de toute gloire. Aimer le grand
c'était son état. Il ne se sentait de niveau qu'avec les sommets. Son
indolence l'empêchait de produire lui-même des oeuvres achevées, mais
il était capable de tout ce qu'il admirait. Il se contentait de jouer
avec son génie et avec sa sensibilité, comme un enfant avec l'écrin
de sa mère. Il perdait les pierres précieuses comme le sable.

Cette incurie de sa richesse le rendait le _Diderot_, mais le
_Diderot_ sans charlatanisme et sans déclamation, de notre époque.
Nous nous aimions pour notre coeur et non pour nos talents. C'était
un de ces hommes du coin du feu, un génie familier, un confident de
toutes les âmes, dont la perte ne paraît pas faire un si grand vide
que les grandes renommées. Mais ce vide se creuse toujours davantage.
Il est dans le coeur.

Pendant que les femmes et les enfants jouaient dans le verger, nous
goûtâmes Hugo, Nodier et moi, l'ombre des bois, le frisson du vent,
la fraîcheur des sources, les silences de la vallée, le balbutiement
des vers futurs qui dormaient et qui chantaient en rêvant en nous
comme les enfants des deux jeunes mères sur leurs genoux.

La caravane poétique reprit sa route vers les Alpes. Je la vis
disparaître derrière la montagne. Depuis cette halte, nous sommes
restés amis en dépit des systèmes, des opinions, des révolutions,
des politiques diverses. Tout cela est du domaine du temps et se
transfigure avec lui. Mais la poésie et l'amitié sont du domaine
réservé des choses éternelles. _C'est la cité de Dieu._ On secoue en
y entrant la poussière des cités terrestres.


XXXI

Il y eut en ce temps-là un autre grand poëte, Alfred de Vigny,
qui chanta sur des modes nouveaux des poëmes _non priùs audita_
en France. Les grèves d'Écosse, terre d'Ossian, n'ont pas plus de
mélodies dans leurs vagues que ses vers; et son Moïse a des coups
de ciseau du Moïse de Michel-Ange. C'est de plus un de ces hommes
sans tache qui se placent sur l'isoloir de leur poésie pour éviter
le coudoiement des foules. Il faut regarder en haut pour les voir.
Je l'aimai de l'amitié qu'on a pour un beau ciel. Il y a de l'éther
bleu-vague et sans fond dans son talent.

Il y en eut un autre que j'aimai, qui m'aima, que j'aime encore
et qui ne m'aime plus. C'est M. de Sainte-Beuve. On a raillé ses
_Consolations_, poésies un peu étranges, mais les plus pénétrantes
qui aient été écrites en français depuis qu'on pleure en France.
Quant à moi, je ne puis les relire sans attendrissement. Attendrir,
n'est-ce pas plus qu'éblouir? Si Werther avait écrit un poëme la
veille de sa mort, ce serait certainement celui-là. C'est la poésie
de la maladie; hélas! la maladie n'est-elle pas un état de l'âme pour
lequel Dieu devait créer sa poésie et son poëte? Sainte-Beuve fut ce
poëte de la nostalgie de l'âme sur la terre. Que les bien portants le
raillent: quant à moi, je suis malade et je le relis.

Depuis, il a laissé les vers; il a donné à la prose des inflexions,
des contours, des _inattendus_ d'expression, des finesses et des
souplesses qui rendent son style semblable à des chuchotements
inarticulés entre des êtres dont la seule langue serait le tact.

Il a écrit à la loupe, il a rendu visibles des mondes sur un brin
d'herbe, il a miniaturé le coeur humain; il a été le _Rembrandt_
des demi-jours et des demi-nuances. Il a efféminé le style à force
d'analyser la sensation.

Puis tout à coup il a changé de plume, comme on change d'outil sur
l'établi du lapidaire, selon qu'on veut graver sur l'_onyx_ en
lettres illisibles ou en lettres majuscules, et il a écrit alors dans
un style simple, clair, solide, tantôt en creux, tantôt en relief,
sur la vie et les oeuvres des hommes et des femmes de lettres, des
_Études_ qui élèvent la critique littéraire presque à la hauteur de
l'histoire. Qui sait quelle métamorphose n'attend pas encore cet
écrivain que les années transfigurent au lieu de le pétrifier? Madame
Récamier l'adorait; je le crois bien; même entre Ballanche, Briffaut,
le duc de Noailles, M. de Chateaubriand, Ampère, madame de Girardin,
gloires familières de son salon, où aurait-elle trouvé un plus
fin et plus causeur pour les commodités ou pour les délices de la
conversation? Combien je regrette cette conversation, le plus inédit
et le plus ineffaçable de ses livres?


XXII

Un autre génie autrement créateur traversa une ou deux fois ma route;
j'aurais bien voulu l'arrêter, mais c'était moins un homme qu'un
esprit. On n'avait de lui que des apparitions. C'était Balzac.

Je l'aperçus pour la première fois chez madame Émile de Girardin, à
un de ces _petits couverts_ de rois sans sujets qu'elle rassemblait
à sa table. Là s'asseyaient Hugo; Alexandre Dumas, égal à tout ce
qu'il tente; Balzac, trop peu apprécié pendant qu'il vivait, et
qui cachait, comme le premier Brutus, son génie à peine soupçonné
sous un gros rire d'enfant; Eugène Sue; Jules Janin, après Diderot
le seul critique lyrique, mais mille fois plus sensé, plus poëte
et plus improvisateur que Diderot; Ponsard, qui retrouvait le
neuf dans l'antique; Théophile Gautier, Cabarrus, Morpurgo, le
charmant d'Orsay, dont les grâces d'esprit surpassaient celles de
la figure, et qui employait toute une vie à demander grâce pour
un jour de jeunesse; moi-même, enfin, silencieux au bruit de ces
esprits entrechoqués dans de doux entretiens. C'est au comte d'Orsay
que j'adressai récemment ces vers presque inédits sur un buste de
moi qu'il avait sculpté à mon insu et dont il m'avait envoyé un
exemplaire en bronze.


AU COMTE D'ORSAY.

  Quand le bronze écumant dans ton moule d'argile,
  Lèguera par ta main mon image fragile
  À l'oeil indifférent des hommes qui naîtront,
  Et que, passant leurs doigts dans ces tempes ridées
  Comme un lit dévasté du torrent des idées,
  Pleins de doute, ils diront entre eux: de qui ce front?

  Est-ce un soldat debout frappé pour la patrie?
  Un poëte qui chante, un pontife qui prie?
  Un orateur qui parle aux flots séditieux?
  Est-ce un tribun de paix soulevé par la houle,
  Offrant, le coeur gonflé, sa poitrine à la foule,
  Pour que la liberté remontât pure aux cieux?

  Car dans ce pied qui lutte et dans ce front qui vibre,
  Dans ces lèvres de feu qu'entr'ouvre un souffle libre,
  Dans ce coeur qui bondit, dans ce geste serein,
  Dans cette arche du flanc que l'extase soulève,
  Dans ce bras qui commande et dans cet oeil qui rêve
  Phidias a pétri sept âmes dans l'airain!

  Sept âmes, Phidias! et je n'en n'ai plus une!
  De tout ce qui vécut je subis la fortune,
  Arme cent fois brisée entre les mains du temps,
  Je sème de tronçons ma route vers la tombe,
  Et le siècle hébété dit: «Voyez comme tombe
  À moitié du combat chacun des combattants!»

  «Celui-là chanta Dieu, les idoles le tuent!
  Au mépris des petits les grands le prostituent.
  Notre sang, disent-ils, pourquoi l'épargnas-tu?
  Nous en aurions taché la griffe populaire!.....
  Et le lion couché, lui dit avec colère
  Pourquoi m'as-tu calmé? ma force est ma vertu!»

  Va, brise, ô Phidias, ta dangereuse épreuve;
  Jettes-en les débris dans le feu, dans le fleuve,
  De peur qu'un faible coeur, de doute confondu.
  Ne dise en contemplant ces affronts sur ma joue,
  «Laissons aller le monde à son courant de boue,»
  Et que faute d'un coeur, un siècle soit perdu!

  Oui, brise, ô Phidias!... Dérobe ce visage
  À la postérité, qui ballotte une image
  De l'Olympe à l'égout, de la gloire à l'oubli;
  Au pilori du temps n'expose pas mon ombre!
  Je suis las des soleils, laisse mon urne à l'ombre:
  Le bonheur de la mort, c'est d'être enseveli.

  Que la feuille d'hiver au vent des nuits semée,
  Que du coteau natal l'argile encore aimée
  Couvrent vite mon front moulé sous son linceul,
  Je ne veux de vos bruits qu'un souffle dans la brise,
  Un nom inachevé dans un coeur qui se brise!
  J'ai vécu pour la foule, et je veux dormir seul.


XXXIII

Balzac, à cette époque, épanchait, en éclats de voix et de grands
gestes, un feu d'esprit accumulé pendant des semaines de solitude et
de silence dans je ne sais quel antre de Paris, où il dérobait son
temps aux importuns, son lit et sa table de travail à ses créanciers.
Son éloquence était plus originale que juste. Il avait, sur toute
chose, des idées _solitaires_, c'est-à-dire en contradiction avec le
sens vulgaire de ce bas monde, qu'on appelle le bon sens, dont il
est aussi dangereux d'être trop loin que d'être trop près sur cette
terre. On voyait que le jugement était moins sûr que l'imagination
n'était vaste dans cette création. Balzac était un sublime miroir,
qui retrace tout, mais qui ne sait pas ce qu'il retrace.

Son extérieur était aussi inculte que son génie. C'était la figure
d'un élément: grosse tête, cheveux épars, sur son collet et sur ses
joues comme une crinière que le ciseau n'émondait jamais, traits
obtus, lèvres épaisses, oeil doux mais de flamme, costume qui
jurait avec toute élégance, habit étriqué sur un corps colossal,
gilet débraillé, linge de gros chanvre, bas bleus, souliers qui
creusaient le tapis, apparence d'un écolier en vacances qui a grandi
pendant l'année et dont la taille fait éclater les vêtements. Voilà
l'homme qui écrivait à lui seul une bibliothèque de son siècle, le
Walter Scott de la France, non le Walter Scott des paysages et des
aventures, mais, ce qui est bien plus prodigieux, le Walter Scott
des caractères, le _Dante_ des cercles infinis de la vie humaine, le
Molière de la comédie lue, moins parfait, mais aussi créateur et plus
fécond que le Molière de la comédie jouée.

Pourquoi le style en lui n'égale-t-il pas la conception? la France
aurait deux Molières, et le plus grand ne serait pas le premier.


XXXIV

C'est dans le cours de ces dernières années de la restauration et de
ces premières années du règne illettré de 1830 que je fus ébloui ou
attiré tour à tour par cette foule de noms éclatants où s'égarent les
souvenirs, tant l'esprit, le talent, le génie, y font foule: Casimir
Delavigne; Augustin Thierry; Michelet, le Shakspeare du récit, qui
introduit la comédie dans l'histoire; Rémusat; Mignet; Alexandre
Soumet; Aimé-Martin, qui aurait mérité la gloire par sa passion des
lettres; Henri Martin, qui change les chroniques en histoire; les
deux Deschamps; Ozanam, qui traduisait la métaphysique du Dante;
Boulay-Paty, qui traduisait l'amour et le platonisme de Pétrarque;
Musset, le Corrége du coloris sur les dessins trop voluptueux de
l'Albane; Alphonse Karr, le _Sterne_ du bon sens et du bon coeur;
Méry et Barthélemy, deux improvisateurs en bronze qui ont fait faire
à la langue des miracles de prosodie; Laprade, qui donne à la poésie
religieuse et philosophique la sérénité splendide des marbres de
Phidias; Autran, qui chante la mer comme un Phocéen et la campagne
comme Hésiode; Lacretelle l'historien, qui devint poëte avec les
années sous les arbres de son jardin voisin du mien, comme le bois
de l'instrument à corde qui devient plus sonore et plus harmonieux
en vieillissant; Ségur, le poëte épique de la campagne de Russie;
Dargaud, le second Ronsard de _Marie Stuart_; Barbier, dont l'ïambe
vengeur, en 1830, dépasse en virilité l'ïambe d'André Chénier à
l'échafaud; Saint-Marc Girardin, un de ces esprits délicats qui se
trempent au feu des révolutions et qui passent de plain-pied d'une
chaire à une tribune, transportant l'homme de lettres dans l'homme
politique et l'homme politique dans l'homme de lettres en les
grandissant tous les deux; une foule d'autres, dont je n'ai pas le
droit de parler parce que je ne les ai connus que par leurs noms, ou
que j'ai trop aimés pour que j'en parle sans partialité! Est-ce là de
l'indigence dans un quart de siècle?


XXXV

Mais voici une date pour moi:

Un jour, c'était quelques mois avant la révolution de 1830, un de
mes amis, dont j'ai parlé au commencement de cette revue, Auguste
Bernard, qui revenait riche et élevé en dignité des Antilles, me
dit:--«Je voudrais rapprocher une fois les deux hommes que j'ai le
plus aimés et dont j'ai le mieux espéré dans ma vie, c'est toi et M.
Thiers. Il écrit dans le _National_ et tu sers la cause des Bourbons,
mais nous ne prendrons pas une nappe pour un drapeau, et nous
laisserons la politique sous la table. Ce ne sont pas deux opinions,
ce sont deux natures que je veux rapprocher.»

J'avais du goût pour M. Thiers comme on a des préférences dans le
camp ennemi. J'acceptai.

Nous dînâmes tous trois dans un salon neutre du restaurateur Véry, au
Palais-Royal. Je vis un petit homme taillé en force par la nature,
dispos, d'aplomb sur tous ses membres comme s'il eût été toujours
prêt à l'action, la tête bien en équilibre sur le cou, le front pétri
d'aptitudes diverses, les yeux doux, la bouche ferme, le sourire
fin, la main courte mais bien tendue et bien ouverte comme ceux
qui, selon l'expression plébéienne, ont le coeur sur la main. Les
hommes vulgaires auraient pu prendre cette physionomie pour de la
laideur. Mais je ne m'y trompai pas un instant. C'était la beauté
intellectuelle triomphant des traits et forçant un corps rebelle à
exprimer une splendeur d'esprit.

Cet esprit était, comme ce corps, d'aplomb sur toutes ses faces,
robuste et dispos. Peut-être, comme un homme du Midi, avait-il
seulement un sentiment un peu trop en saillie de ses forces. La
modestie est une vertu du Nord ou un fruit exquis de l'éducation.
Il parlait le premier, il parlait le dernier, il écoutait peu
les répliques: mais il parlait avec une justesse, une audace, une
fécondité d'idées qui lui faisaient pardonner la volubilité de ses
lèvres. On voyait qu'il avait été accoutumé de bonne heure par ses
condisciples à être écouté. Cette parole, parfaitement familière
et appropriée à l'abandon de l'heure et du lieu, n'avait du reste
ni prétention ni éloquence. C'était l'esprit et le coeur qui
coulaient. Nous avions en vain exclu la politique de l'entretien;
elle rentrait avec l'air par la fenêtre ouverte. Il s'abandonna au
courant du jour; il jugea sans haine, mais avec une sévérité tempérée
seulement par ses égards pour moi, la situation de Charles X et
celle du duc d'Orléans, dont il me montrait de la main les fenêtres
de l'autre côté du jardin. On voyait qu'en secouant le vieux tronc
il tenait déjà une monarchie dynastique en réserve dans ce palais
des révolutions. Il semblait l'évoquer du geste, dans la certitude
anticipée de la gouverner, mais sans prévoir qu'il contribuerait
également à la perdre! Quant à moi, j'avoue que je prévis également
l'un et l'autre; il y avait assez de salpêtre dans cette nature pour
faire sauter dix gouvernements. Mais ce qui me frappa surtout et,
oserai-je le dire, ce qui me convainquit de la supériorité immense
de ce jeune homme sur toutes les médiocrités de l'opposition aux
Bourbons, c'est ce mépris de son propre parti, vertu de vieillesse
à laquelle on arrive ordinairement avec les années, mais qu'il
professait hautement avant l'âge par la seule justesse et par la
seule fierté de son esprit.

Je sortis plus convaincu de la perte de la Restauration que jamais,
puisque la Providence lui avait suscité un tel ennemi! Mais je sortis
en même temps charmé d'avoir rencontré enfin un ennemi digne d'être
combattu, un esprit brave et résolu dans une légion d'hommes de parti
médiocres.

Je ne doutai pas un instant de sa grande fortune; il y a des
hommes qui se prophétisent au premier regard; c'est l'évidence de
la supériorité. Jamais elle ne fut écrite pour moi en traits plus
lisibles, et j'ajoute franchement en traits plus séduisants; car
le courage et la franchise d'esprit sont pour moi la première des
séductions.


XXXVI

Tout s'écroula, et je retrouvai, en revenant à Paris quelques
mois après, M. Thiers s'agitant au milieu des ruines et des
reconstructions. Il essayait la tribune; on désespérait de lui aux
premiers essais. La nature ne lui avait pas donné de voix, mais une
volonté qui se passe de la nature. Il fallait être orateur, il le
fut. Je refusai de me rattacher à un gouvernement qui n'avait ni mon
coeur ni mon estime. J'allai voyager en Angleterre.

C'est là que je connus le prince de Talleyrand, le dernier ami de
Mirabeau, le débris toujours imposant de dix gouvernements et de
dix principes. Il m'accueillit et me rechercha, comme il faisait
tout, avec naturel et convenance. J'eus avec lui des entretiens qui
tiennent plus de la prophétie politique que de la perspicacité de
l'homme d'État.

Il m'attira un soir sur un canapé, dans un arrière-salon éclairé
d'un demi-jour. «Je désire causer avec vous sans témoin,» me dit-il
de sa voix la plus creuse. «Vous ne voulez pas vous rallier à nous,
bien que l'oeuvre de reconstruire un gouvernement avec des matériaux
quelconques soit le chef-d'oeuvre de l'esprit humain. Je n'insiste
pas. Je crois vous comprendre. Vous voulez vous réserver pour quelque
chose de plus entier et de plus grand que la substitution d'un
oncle à un neveu, sur un trône sans base. Vous y parviendrez. La
nature vous a fait poëte, la poésie vous fera orateur, le tact et la
réflexion vous feront politique.

«Je me connais en hommes; j'ai quatre-vingts ans, je vois plus
loin que ma vue; vous aurez un grand rôle dans les événements qui
succéderont à ceci. J'ai vu les manéges des cours; vous verrez les
mouvements bien autrement imposants du peuple. Laissez les vers,
bien que j'adore les vôtres. Ce n'est plus l'âge; formez-vous à la
grande éloquence d'Athènes et de Rome. La France aura des scènes
de Rome et d'Athènes sur ses places publiques. J'ai vu le Mirabeau
d'avant, tâchez d'être celui d'après. C'était un grand homme, mais
il lui manquait le courage d'être impopulaire; sous ce rapport,
voyez, je suis plus homme que lui; je livre mon nom à toutes les
interprétations et à tous les outrages de la foule. On me croit
immoral et machiavélique, je ne suis qu'impassible et dédaigneux.
Je n'ai jamais donné un conseil pervers à un gouvernement ou à un
prince; mais je ne m'écroule pas avec eux. Après les naufrages il
faut des pilotes pour recueillir les naufragés. J'ai du sang-froid
et je les mène à un port quelconque, peu m'importe le port, pourvu
qu'il abrite; que deviendrait l'équipage, si tout le monde se
noyait avec le pilote? M. Casimir Périer est maintenant un grand
pilote, je le seconde; nous voulons préserver l'Europe de la guerre
révolutionnaire, nous y parviendrons; on me maudira dans les journaux
en France; on me bénira plus loin et plus tard. Ma conscience
m'applaudit: je finis bien ma vie publique. J'écris mes mémoires; je
les écris vrais, je veux qu'ils ne paraissent que longtemps après
moi. Je ne suis pas pressé pour ma mémoire; j'ai bravé la sottise
des jugements de l'opinion toute ma vie; je puis la braver quarante
ans dans ma tombe. Souvenez-vous de ce que je vous prédis, quand je
ne serai plus; vous êtes du bien petit nombre des hommes de qui je
désire être connu. Il y a pour les hommes d'État bien des manières
d'être honnête; la mienne n'est pas la vôtre, je le vois; mais vous
m'estimerez plus que vous ne pensez un jour. Mes prétendus crimes
sont des rêves d'imbéciles. Est-ce qu'un homme habile a jamais besoin
de crimes? C'est la ressource des idiots en politique. Le crime est
comme le reflux de cette mer, il revient sur ses pas et il noie. J'ai
eu des faiblesses, quelques-uns disent des vices; mais des crimes? fi
donc!»

Après cette prédiction, il passa au sujet du jour, et il déroula
pendant un quart d'heure devant moi un tableau politique et social
de l'Europe qui éclairait la situation extérieure de 1830 d'un jour
qui ne laissait aucune ombre sur le dernier recoin des cours et des
nations. C'était une leçon de diplomatie donnée par un vieux ministre
à un jeune poëte. Elle se prolongea longtemps dans la nuit. «On a
fait de moi un diseur de bons mots,» me dit-il à la fin de la soirée;
«qu'en pensez-vous? Je n'ai jamais dit un bon mot de ma vie; mais je
tâche de dire, après beaucoup de réflexions, sur beaucoup de choses,
le mot juste!»

C'était la vérité. Ce grand homme d'esprit ne faisait jamais
d'esprit. Sa conversation, lente et intermittente, avait la monotonie
grave de sa voix. On voyait que c'était de la pensée filtrée sur ses
lèvres. Cette conversation était très-littéraire, comme il convenait
à un ami de Mirabeau et à un habitué des cours. Je m'y plaisais
comme à la lecture d'une page de Pascal. Malgré nos différences
d'âge et d'opinion, je le revis de temps en temps à Paris dans sa
vieillesse. Je dînai chez lui quatre jours avant sa mort. Il n'y
avait ni altération dans son sourire, ni affaiblissement dans son
esprit. Il fut diplomate jusqu'avec la mort. Je serais bien fâché de
ne pas l'avoir connu. Il n'y a pas beaucoup de têtes plus au-dessus
de la foule et de la banalité dans un siècle. C'était l'_Odi profanum
vulgus_ personnifié. Le mépris du vulgaire élevé à cette hauteur
fait presque l'illusion d'une vertu. Cependant il y a une lumière
qui vient de l'esprit et une lumière qui vient de la conscience. Il
n'avait que l'une des deux et ce n'était pas la meilleure.


XXXVII

L'homme de lettres qui me le rappelle davantage, que j'aime bien
plus et que j'estime autant que je l'aime (on sera bien surpris de
trouver son nom après celui de M. de Talleyrand), c'est le grand
poëte Béranger. Le hasard, et non la concordance de parti, me le fit
heureusement pour moi rencontrer dans ces dernières années avant la
république. Je ne parlerai point de ses oeuvres de peur d'offenser
mes dieux d'enfance ou de blesser les siens. Mes éloges paraîtraient
des apostasies et mes blâmes des rancunes. J'ai oublié le poëte, et
j'ai trouvé en lui l'homme, le politique et le philosophe supérieur
encore à l'artiste.

Je n'ai éprouvé qu'avec M. de Talleyrand seul le plaisir d'esprit que
me fait goûter jusqu'à l'ivresse la conversation de Béranger. Elle
est aussi juste et aussi fine que celle du grand diplomate, mais on
s'y abandonne bien plus au plaisir d'intelligence qu'on éprouve, car
on sent la conscience sous le génie et le coeur sous le mot.

On s'étonnera de ce que je vais dire, et cependant c'est la vérité
la plus démontrée pour moi: le grand poëte aurait été, s'il l'avait
voulu, le politique le plus accompli de notre âge. Justesse d'idée,
finesse de tact, sûreté de jugement, élévation de point de vue,
largesse d'horizon, dignité de but, moralité de moyen, sang-froid
dans le trouble, amour du peuple, dédain de la popularité, horreur de
l'anarchie, haine des démagogues, pitié des utopistes, constance et
modération dans le caractère, tout se réunissait en lui pour rendre
cet homme rare digne et capable du rôle de conseiller confidentiel
de la liberté. Il n'avait qu'un défaut, trop d'indifférence pour
l'action, défaut opposé au mien, le trop d'impatience d'agir.

Maintenant que je suis mort au monde et que je n'assiste plus qu'en
spectateur relégué sur les derniers gradins du cirque au drame du
monde, drame sans commencement et sans dénoûment, quand je veux me
donner un de ces purs plaisirs d'esprit que les ombres se donnent
dans les champs Élysées du Dante en causant des choses de la terre
avec ceux qui habitent encore le monde des vivants, je sors seul
vers le milieu du jour de ma retraite laborieuse, je m'achemine
vers l'extrémité presque suburbaine de la ville, et je monte
l'escalier de bois qui mène à la petite chambre du philosophe. Nous
causons; il m'accompagne ordinairement au retour, comme l'auteur
de _Paul et Virginie_ accompagnait l'auteur du _Contrat social_
dans ses herborisations au delà du faubourg de Ménilmontant. Nous
nous confondons, parfaitement inconnus dans ce torrent d'hommes et
de femmes pressés d'affaires, d'ambition, de plaisir, qui monte et
redescend sans cesse à cette heure les larges trottoirs du boulevard
depuis la Bastille jusqu'à la Madeleine. Son chapeau de feutre gris à
longs bords rabattu sur ses yeux, ses cheveux blancs qui battent ses
joues, ses traits pétris d'années, de pensées, de sensibilité sous
ses fins sourires, le laissent passer ignoré, s'arrêter et causer
aussi librement que moi dans ce désert de la foule où l'on s'isole
aussi complétement que dans le désert des bois.

Rien n'égale ma secrète volupté d'esprit, quand je pense que ces
deux hommes, qui ont fait jadis tant de vain bruit dans ces murs,
se glissent maintenant impunément à l'abri de tout écho et de tout
regard à travers cette multitude qui ne connaît plus leurs visages et
qui ne sait qu'à peine leurs noms. Il y a dans cette sensation des
frissons intérieurs d'isolement posthume et de plaisir philosophique
que les hommes jeunes et avides de regards ne peuvent comprendre.
J'éprouve, dans ce tête-à-tête avec Béranger au milieu de Paris,
quelque chose de ce qu'on éprouve en s'élevant pendant l'automne de
colline en colline au-dessus du brouillard qui couvre les vallées.
Sentir qu'on a la tête au-dessus du brouillard de ce triste monde,
juger et plaindre la foule qui s'agite dans l'obscurité de ses
préjugés, et entendre de temps en temps ce sage et compatissant
_misereor super turbam_ qui donne son coeur au monde et qui ne
l'accuse que d'être le monde, c'est ce qu'on éprouve avec Béranger.
Il est un de ces deux ou trois hommes par siècle qui ont les pieds
sur cette fange, le coeur dans ce peuple, mais qui ont la tête
au-dessus des brouillards humains!

Que Dieu me conserve encore longtemps de telles heures avec un tel
homme!


XXXVIII

Dans les tristes dernières années de ce siècle, la littérature,
presque sortie des livres, était entrée tout entière dans les
tribunes et dans les journaux. Penser n'était plus un loisir, c'était
un travail; la société en ébullition jetait toutes ses flammes dans
le même foyer. Depuis Chateaubriand dans le _Conservateur_, jusqu'au
_Globe_, jusqu'à M. Thiers dans le _Constitutionnel_, et jusqu'à
Carrel et Armand Marrast dans le _National_, à M. Chambolle dans le
_Siècle_, à M. de Girardin seul contre tous dans la _Presse_; nommer
les écrivains de la presse politique, ce serait nommer tous les
hommes de lettres. Tout ce qui avait une pensée, une passion et un
rêve avait une plume. On ne dira rien de trop en disant qu'un recueil
de tous les articles de revues ou de journaux de ces trente années
serait sans contredit le plus beau livre du siècle.

Mais quel démenti plus éclatant aux dénigreurs de notre âge que la
_tribune_ de ces trente années? Toute vanité de temps ou de nation
à part, voyez-vous en Europe, entrevoyez-vous dans l'antiquité, des
tribunes à comparer à celle qui vit passer en un si court espace de
lieu et de temps, dans l'éloquence de M. Lainé, le civisme? dans
l'éloquence de M. de Serres la grande polémique? dans l'éloquence
du général Foy le patriotisme? dans l'éloquence de Casimir Périer
le courage? dans l'éloquence de M. Royer-Collard les oracles? dans
l'éloquence de M. Guizot la volonté? dans l'éloquence de M. Dupin
l'explosion? dans l'éloquence de M. Barrot l'universalité? dans
l'éloquence de M. Passy la science? dans l'éloquence de M. Dufaure
la dialectique? dans l'éloquence de M. Jules Favre le talent? dans
l'éloquence de Michel de Bourges la révolution? dans l'éloquence de
M. de Montalembert la colère civique ou l'invective sacrée? dans
l'éloquence de Victor Hugo la poésie jetant ses magnifiques lambeaux
de pourpre à la prose? dans l'éloquence de M. Sauzet l'abondance?
dans l'éloquence de M. de Tracy, le _Wilberforce_ de la France,
la magnanimité? dans l'éloquence de M. Berryer le grandiose et le
pathétique? dans l'éloquence de M. Thiers le prodige?... Oui, le
prodige; car celui-là avait tout créé en lui, jusqu'à la parole et
au geste, ou plutôt il se passait du geste et de la voix à force de
talent. Il détaillait pendant des heures entières, et jamais longues,
la pensée, le bon sens, quelquefois le sophisme, sans jamais épuiser
ni son auditoire d'intérêt, ni lui-même de ressources. Il ne frappait
pas les grands coups, mais il en frappait une multitude de petits
avec lesquels il brisait les ministères, les majorités et les trônes.
Il n'avait pas les grands gestes d'âme de Mirabeau, mais il avait sa
force en détail; il avait pris la massue de Mirabeau sur la tribune,
et il en avait fait des flèches. Il en perçait à droite et à gauche
les assemblées; sur l'une était écrit raisonnement; sur l'autre
sarcasme; sur celle-ci grâce; sur celle-là passion! C'était une
nuée; on n'y échappait pas. Quant à moi, qui combattais souvent le
politique, il m'était impossible de ne pas admirer le suprême artiste!

Je ne parle pas de ceux avec lesquels je combattis à une grande
époque. Nous fûmes solidaires. Les nommer paraîtrait me désigner
moi-même. Le même silence doit nous envelopper un moment.

De ces hommes, quelques-uns sont à peine morts, et leur cendre est
à peine refroidie dans nos cimetières; le plus grand nombre vit
encore, vieillit ou plutôt mûrit dans ce travail des lettres, qui
est l'éternelle jeunesse de l'esprit, parce qu'il est son éternelle
reproduction par l'étude. Ils sont là; une foule d'autres plus jeunes
croissent à leur ombre, derrière, en promettant à la France une
intarissable génération de talents!... Osez parler, après de tels
noms, de la décadence de la nature en France!


XXXIX

Mais descendons plus bas si vous voulez, et voyons, par un seul
exemple, à quel point le fond même de la nation avait été en peu
d'années policé, adouci et lettré par cette littérature universelle
des classes même illettrées! Voyons si, de la tête de la nation,
quelque chose de supérieur aux peuples antiques n'était pas descendu
jusque dans les membres inférieurs!

Il y a quelques jours qu'en parcourant des textes épars d'histoire
romaine, je lisais dans _Lampride_ une grande convulsion de la
soldatesque et de la populace romaines après la mort tragique
de Commode et le couronnement de Pertinax. L'historien semble
avoir recueilli en une seule clameur les tumultes confus,
sourds et stridents qui sortent d'une foule à mille voix comme
l'entre-choquement des vagues dont chacune a son explosion en
frappant la rive, et dont toutes ensemble ne forment qu'un
mugissement. Ce morceau est la musique terrible d'une émeute notée en
cris de mort par un historien. Il n'y en a pas deux dans l'histoire.
La férocité brutale et sanguinaire du peuple romain, abrutie par le
Cirque, y éclate tout entière. Écoutez, voilà Lampride:

«Qu'on arrache les signes de sa dignité à l'ennemi de la patrie...
l'ennemi de la patrie! le parricide! le gladiateur! qu'on prenne le
parricide!... qu'on le jette à la voirie... qu'il soit déchiré...
l'ennemi des dieux, l'ennemi du sénat, aux égouts!... aux égouts!...
qu'il soit mutilé à coups de croc! il avait médité notre mort, qu'on
le déchire!...

«Tu as partagé nos dangers, ô Jupiter! conserve-nous Pertinax...
Gloire aux prétoriens!... gloire au sénat! gloire aux soldats!
Pertinax, nous te le demandons, que le cadavre du parricide soit
traîné... qu'il soit traîné aux égouts... Dis comme nous... dis
avec nous: Que les délateurs soient exposés aux lions... Dis avec
nous, dis comme nous, dis avec nous: Aux bêtes le parricide!
victoire à jamais au peuple romain! qu'on abatte le parricide, le
gladiateur!... qu'on brise ses statues!... partout! partout!... Tu
vis! tu vis! tu nous commandes! nous sommes heureux!... que les
délateurs tremblent!... notre salut le veut!... à la hache!... aux
verges les délateurs!... aux bêtes les délateurs!... à la hache
les délateurs!... aux égouts!... aux égouts les gladiateurs!...
César, ordonne le supplice des crocs!... qu'il soit déchiré!...
qu'il soit traîné!... qu'il soit traîné!... il a mis le poignard
dans le sein de tous, qu'il soit traîné!... il n'a épargné ni âge,
ni sexe, ni parents, ni amis, qu'il soit traîné!... il a dépouillé
les temples, qu'il soit traîné!... il a violé les testaments, qu'il
soit traîné!... il a mis les têtes à prix, qu'il soit traîné!...
hors du sénat ses espions!... aux lions les délateurs!... Répare les
maux qu'on nous a faits!... Nous avons tremblé pour toi!... nous
avons rampé sous nos esclaves!... ordonne, ordonne le supplice du
parricide!... viens! montre-toi! nous t'attendons!... Hélas! les
innocents sont encore sans sépulture!... Que le cadavre du parricide
soit traîné aux égouts!... il a ouvert les tombeaux, il en a fait
arracher les morts!... à la voirie, à la voirie le parricide!... que
son cadavre soit traîné!...»


XL

Écoutez maintenant le peuple français au milieu de la plus tragique
émeute qui ait jamais amoncelé une foule haletante et vociférante sur
la place publique, au bruit du canon, à l'odeur du sang. C'est moi
ici qui suis _Lampride_:

C'était dans la soirée de la seconde journée de juin 1848. Une
poignée d'anarchistes grisés d'encre le matin dans quelques feuilles
incendiaires et de la fumée de clubs communistes le soir dans
quelques faubourgs, avait construit des barricades et assiégeait
Paris, surpris dans son sommeil. Je dis une poignée (quoi qu'on en
pense) et je le dirai jusqu'à la fin; sur quinze cent mille citoyens
de Paris et de la banlieue, je suis convaincu qu'il n'y avait pas
douze ou quinze cents fusils parricides tirant du haut des toits et
de derrière les barricades sur leurs concitoyens. Le reste flottait,
s'étonnait, regardait, pleurait, frémissait comme une masse d'eau
indécise entre deux courants.

Je revenais de l'attaque des grandes barricades du faubourg du
Temple, emportées à la fin du jour par la Garde mobile, par les
troupes et par l'artillerie. J'étais accompagné du brave Duclerc,
ministre des finances, aussi ardent au combat que judicieux aux
affaires, d'un jeune garde national à cheval du quartier, nommé
Lachaud, qui s'était dévoué à moi, sans me connaître, et de Pierre
Bonaparte, fils de Lucien, avec lequel j'avais des liens de parenté
et qui venait d'avoir un de mes chevaux tué sous lui à côté de moi.

Justement inquiet de la nuit et de la journée qui allaient suivre,
parce que je ne voyais pas sur le terrain les troupes que nous
avions fait rapprocher de Paris depuis deux mois pour l'heure de
cette sédition très-prévue, je voulus, quel que fût le danger, me
rendre compte à moi-même du nombre et des dispositions du peuple
innombrable d'artisans et d'ouvriers qui courait les boulevards
depuis l'embouchure du faubourg du Temple jusque vers la Bastille.
Je franchis la haie de troupes qui contenait cette multitude à cette
hauteur, et je m'avançai seul avec ces trois hommes de coeur au
milieu de la chaussée; la foule, repliée sur les deux trottoirs,
s'étonnait de cette hardiesse, et se demandait qui j'étais; puis,
apprenant mon nom, elle se précipita vers moi avec des bras levés,
des gestes, des physionomies, des cris d'effroi, qui firent cabrer
mon cheval déjà effrayé du feu qu'il venait de subir. Mais des bras
nus et vigoureux le saisirent par la tête et par la crinière et le
flattèrent en le contenant. Un brave garde de l'Assemblée, nommé
Husson, ancien militaire, s'était emparé de la bride; il me faisait
jour et me couvrait de son corps pendant le long dialogue qui
s'établissait entre le peuple et moi.


XLI

Nous faisions dix pas par minute. Cette foule se composait non pas de
ces hommes désoeuvrés qui balayent de leurs pieds indécis tous les
ruisseaux, mais de quelques citoyens domiciliés dans les boutiques
de ces quartiers, de ces honnêtes _artisans établis_, la moëlle de
Paris, et d'une masse innombrable d'hommes faits, de jeunes gens,
de femmes et d'enfants du faubourg Saint-Antoine, accourus de leurs
ateliers et de leurs mansardes sur le boulevard au bruit du canon.
Cette foule avait en général l'oeil doux, la figure souffrante, le
visage pâle, les lèvres tremblantes d'émotion. On voyait au costume
et à la maigreur l'exténuement d'une population à qui le travail
manque et à qui le pain est rare depuis plusieurs mois. Un sourd et
immense bourdonnement en sortait autour de moi et loin de moi comme
d'une ruche en ébullition.

J'avais prié _Lachaud_, qui était du quartier et qui me suivait à
distance, de noter dans sa mémoire et ensuite sur le papier, les
cris, les murmures, les vociférations qu'il entendrait, afin de bien
connaître, par ce rapport, les griefs, les voeux, les reproches
du peuple, et de mesurer les forces à la nature du danger. Ils se
gravèrent assez d'eux-mêmes dans mes yeux et dans mon oreille. Or,
voici littéralement les voix de cette immense sédition, telles que
ces voix m'assourdissaient en montant au ciel, et telles que je les
ai relevées des notes de cet ami:

«Quel est celui qui monte le cheval noir?... C'est un membre du
gouvernement?... Vive L***!..... je veux lui serrer la main..... je
veux toucher son cheval...» Quelques voix d'hommes mieux vêtus sur
les contre-allées: «Mort à L***! Vive la république démocratique et
sociale!...» Des millions de voix couvrent de huées ce cri de mort!
Des ouvriers en manches de chemise entouraient le cheval de L*** et
lui parlaient tous à la fois, les uns de près, les autres de loin,
en tendant les bras vers lui! «N'ayez pas peur... n'ayez pas peur,
L***... nous ne sommes pas des factieux!... nous ne sommes pas des
scélérats!... nous ne sommes pas des assassins!... Nous ne demandons
ni le meurtre ni le pillage!... Nous sommes d'honnêtes ouvriers,
descendus de nos maisons au bruit du canon, et détestant comme vous
ceux qui tirent sur leurs frères!...

«Nous ne demandons que l'ordre! du travail et du pain!... Tenez!
regardez nos femmes, nos filles, nos enfants qui sont là avec
nous!... Voyez! comme ils tremblent et comme ils pleurent!.....
Voyez comme ils sont pâles, maigres, mal couverts!..... Avons-nous
l'air d'un peuple bien nourri?... avons-nous l'air d'un peuple bien
nourri?... Depuis cinq mois nous nous sommes mis à la ration pour
payer la liberté ce qu'elle vaut!... Nous ne nous repentons pas!...
nous ne nous repentons pas!... Mais il faut que la liberté aussi
nourrisse le peuple!... Renvoyez l'Assemblée nationale!... À bas
l'Assemblée nationale!... Elle ne sait rien faire!... Elle perd
notre temps!... Gouvernez-nous tout seul!... Oui, oui, reprenez le
gouvernement!... Gouvernez-nous tout seul!... Gouvernez-nous tout
seul!...»

L***--«Vous me demandez un crime! L'Assemblée, c'est la France!
Donnez-lui du temps, on ne fonde pas un gouvernement en une séance!»

_Mille voix._--«Non, non, non, elle ne fait rien!... elle ne nous
comprend pas!... elle ne nous connaît pas!... Gouvernez-nous tout
seul!... nous vous obéirons!... nous le jurons!... Ne vous avons-nous
pas obéi quand vous nous avez fait garder les portes des riches
pendant les nuits de Février, et éteindre l'incendie des Tuileries
et de Neuilly?... Ne vous avons-nous pas obéi quand vous n'avez pas
voulu le drapeau rouge?... Ne vous avons-nous pas obéi quand vous
nous avez dit de supprimer la peine de mort contre nos ennemis?...
Ne vous avons-nous pas obéi quand vous nous avez appelés, le 16
avril, pour vous délivrer de l'hôtel de ville où vous étiez assiégé
par les communistes?... Ne nous sommes-nous pas levés cinq cent
mille contre eux à votre voix?... Ne vous avons-nous pas obéi, le
15 mai, pour délivrer l'Assemblée nationale et pour marcher avec
vous contre l'hôtel de ville occupé par le canon des insurgés?...
Dites!... dites!... Quand ne vous avons-nous pas obéi?... Nous sommes
pauvres, mais nous sommes de bons citoyens, de bons enfants! nous
vous obéirons toujours!... mais gouvernez-nous tout seul!... Un
gouvernement, c'est du pain!... Du pain!... du pain!... L'ordre et la
paix entre nous, voilà ce que nous voulons!...»

_Des milliers de voix sur toute la ligne._--«Du pain et la
paix!... Du pain et la paix!... Du pain et la paix!... et point
de sang!... Nous ne voulons pas de sang!... Nous ne voulons pas
d'insurrection!... Mais renvoyez cette assemblée de bavards!...
Faites cesser le combat!... Faites taire le canon!...»

_L***_--«Voulez-vous donc que nous laissions assassiner Paris et la
France sans défendre les braves gens comme vous contre une poignée de
coupables?»

_Des milliers de voix._--«C'est vrai pourtant!... c'est vrai!...
Nous ne les approuvons pas!... nous ne marchons pas avec eux!...
nous ne les connaissons pas!... Ce sont de mauvais citoyens!... Mais
finissez vite, ou nous ne répondons pas de nous-mêmes!... Renvoyez
l'Assemblée!... Du travail!... du pain!... du pain!... du pain!... La
paix!... mais pardon, pardon aux vaincus!... Nous ne reconnaissons
plus d'ennemis à terre!... Les blessés à l'hôpital!... Grâce aux
vaincus!... Les blessés à l'hôpital!... Nous y avons porté ensemble
les vôtres et les nôtres en Février!... Point de vengeance!...
point d'échafaud!... Pardon aux vaincus!... Un gouvernement!... un
gouvernement!... Du travail!... du pain!... la liberté et la paix!...
mais ne l'oubliez pas, grâce aux vaincus!... grâce aux vaincus!...
les blessés à l'hôpital!... l'humanité pour tout le monde! nous
sommes des Français!...»

Voilà, littéralement copié sur place par M. Lachaud, le cri confus,
prolongé, lamentable, mais humain cependant, de la plus grande
sédition du peuple français, comparé au cri féroce, implacable
et sanguinaire du peuple romain dans la même explosion d'âme
populaire!... Comme on sent le coeur différent des deux peuples dans
leurs deux voix!... Le Cirque et la servitude avaient férocisé la
populace romaine; la liberté et la littérature, descendues depuis
trente ans jusque dans les masses, avaient humanisé, adouci et
ennobli le peuple français. Il était capable d'égarement, incapable
de cruauté en masse. Que ceux qui craignent pour la société en France
se rassurent: ce peuple, assaini par sa littérature, est sain de
coeur comme de bon sens. Il peut avoir vingt révolutions, il n'aura
pas de cataclysme social. C'est à la nature qu'il doit son bon coeur:
c'est à sa littérature et à ses tribunes qu'il doit son bon sens!

                                                       LAMARTINE.



XIe ENTRETIEN.

JOB LU DANS LE DÉSERT.

I


Voici, selon nous, le plus sublime monument littéraire, non pas
seulement de l'esprit humain, non pas seulement des langues écrites,
non pas seulement de la philosophie et de la poésie, mais le plus
sublime monument de l'âme humaine. Voici le grand drame éternel à
trois acteurs qui résume tout; mais quels acteurs! DIEU, L'HOMME ET
LA DESTINÉE!

Nous n'hésitons pas à dire que, si l'espèce humaine devait
disparaître tout entière de la terre (ce qui est possible) pour
faire place sur ce petit globe à une race plus parfaite et plus
intelligente, et qu'il ne dût y avoir qu'une seule oeuvre de l'homme
sauvée de ce cataclysme, c'est le poëme de Job qu'il faudrait sauver
de préférence du naufrage ou de l'incendie. Il suffirait seul à
servir d'épitaphe à l'humanité morte et à immortaliser à jamais le
génie humain devant sa postérité inconnue.

M. de Chateaubriand, qui ne lui consacre que deux pages, appelle
cela une élégie. Quelle élégie que ce rugissement de lion blessé,
aux prises avec les angoisses de la vie, de la mort et du doute, et
interrogeant Dieu lui-même pour le forcer à justifier sa justice
devant sa créature! Non, il n'y a pas de poëte à côté de celui-là;
on pourrait le lire sur les ruines du monde, au bruit des planètes
fracassées hors de leurs orbites les unes contre les autres. La
majesté de l'accent égalerait celle de l'écroulement de la création.


II

Homère n'est qu'un divin conteur dont les chants délassent les héros
fatigués assis sous leurs tentes après les champs de bataille. On
peut le cacher, comme Alexandre, sous son oreiller.

Les poëtes indiens ne sont que de merveilleux fabulistes qui
revêtaient de formes fantastiques le Dieu unique et immortel. On peut
les lire dans les bibliothèques.

Les poëtes chinois ne sont que des théologiens très-sages,
mais très-arides, qui font au peuple la concession de quelques
incarnations indiennes, qu'on peut lire dans le désoeuvrement.

Virgile n'est qu'un académicien accompli de Rome, qu'on peut lire
dans les académies et dans les colléges.

Horace n'est qu'un voluptueux insouciant, un Saint-Évremont romain,
qu'on peut lire à table.

Dante n'est qu'un théologien populaire, en vers quelquefois
triviaux, quelquefois sublimes, qu'on peut lire en le feuilletant
comme on cherche une perle dans un tas d'écailles.

Le Tasse n'est qu'un poëte de fantaisie et d'aventures amoureuses,
qu'on peut lire à la cour pour se donner des fêtes d'esprit.

Camoëns et Milton ne sont que des échos magnifiques, l'un de Virgile,
l'autre de Moïse, qu'on peut lire après leurs modèles en les élevant
au même niveau.

Racine lui-même, notre plus grand poëte, n'est que le plus mélodieux
des symphonistes, qu'on peut entendre au théâtre, ou qu'on peut lire
comme on écoute, dans le silence de l'âme, la musique des langues.


III

Mais Job, vous pouvez le lire devant Dieu lui-même, sans vous
distraire de la majesté et de la terreur divines; car ses vers
semblent écrits sur la page avec la majesté, la terreur et l'ombre
même visible de Jéhovah. Enfin vous pouvez le lire, devant la mort,
au chevet de sueurs de l'agonie, devant la pierre déjà levée du
sépulcre où vous allez dormir votre sommeil, car l'agonie n'a pas
plus de frissons, la mort n'a pas plus d'horreurs, le sépulcre n'a
pas plus de ténèbres que son livre. Quel poëte que celui qui n'a pas
une chose mortelle ou immortelle à laquelle il ne soit égal! Quel
livre que celui qui peut passer dans votre main de la vie au néant,
du soleil sous la terre, du temps à l'éternité, sans pâlir à vos
yeux, et qu'on peut lire des deux côtés de la tombe sans changer de
feuillet! Si on lit dans le sépulcre et dans l'éternité, soyez sûrs
qu'on y lira ce livre. C'est le livre des deux mondes.

Pourquoi cela? Nous allons essayer de vous le dire.


IV

Je ne suis pas un homme de l'école larmoyante des _Nuits_ d'Young
ou des lamentations de Jérémie. Ce parti pris de gémissement
sempiternel sur les choses humaines n'est bon à rien. Ces poésies
toujours trempées de larmes me font l'effet de ces pleureuses gagées
des obsèques des anciens et des Orientaux d'aujourd'hui, qui ne
savent qu'un métier, et qui meurent de faim si personne ne les loue à
tant le sanglot pour pleurer à l'heure. Les larmes sont pardonnables
deux ou trois fois dans la vie, le reste du temps elles efféminent;
il faut les respecter quand elles coulent, car elles ont été données
à l'homme par la nature comme elle a donné la rosée aux nuits des
climats trop chauds pour amollir la dureté d'un ciel de feu. Elles
sont l'égouttement de la pitié par l'éponge du coeur; mais elles ne
sont pas l'organe du courage. Or, si l'homme n'est pas courageux
contre l'adversité, il n'est plus l'homme. Donnez-lui une quenouille
et un lacrymatoire! Qu'il file son linceul, et qu'il compte combien
il y a de larmes dans l'oeil d'un lâche pendant soixante ou
quatre-vingts ans de pleurnichement.


V

J'ai été doué, comme tous les poëtes, d'une fibre très-sensible, qui
doit par conséquent frissonner plus vite et vibrer plus profondément
au toucher le plus délicat ou le plus rude des choses humaines. Peu
d'hommes vivants, je pense, ont plus souffert que moi dans une vie
où la souffrance ne m'a pas encore dit son dernier mot!... Mais,
j'en rends grâce à cette même nature, cette fibre très-sensible
à la douleur l'est aussi aux impressions douces et enivrantes de
la vie. Cette fibre plie jusqu'à la mélancolie, jamais jusqu'à la
prostration; elle se redresse facilement, comme un ressort d'acier
bien trempé que son élasticité même empêche de se rompre. Son
équilibre, sans cesse troublé, sans cesse rétabli, donne à mon âme
une certaine sérénité gaie sur un fond triste. C'est la température
vraie de ce globe où l'on meurt, mais aussi de ce globe où l'on vit;
de ce globe où l'on souffre, mais aussi de ce globe où l'on aime!...

Aussi personne n'est plus flexible que moi aux vents tièdes et
alizés de cette terre qui soufflent quelquefois au printemps,
et même en automne, sur l'épiderme du coeur. Personne n'a puisé
plus d'ivresse dans un regard, plus de miel dans un sourire, plus
d'enchantement dans un soleil, plus de rêverie dans une nuit d'été,
plus d'enthousiasme heureux ou pieux dans le spectacle d'une
montagne, d'une vallée, d'une mer, et, faut-il le dire, plus de gaîté
oublieuse quelquefois dans l'épanchement communicatif d'une table
d'amis laissant déborder la saillie de leur esprit comme l'écume de
leurs verres, et remettant les tristesses de la vie ou de la mort à
demain. Personne aussi, j'en suis sûr, n'a autant joui de ses amis,
famille adoptive, parenté de l'âme, public intime, qui ne sont ni si
perfides, ni si indifférents que le disent les coeurs tristes, et que
je n'ai jamais, au contraire, trouvés si fidèles et si consolateurs
que dans l'infortune.

Oui, oui, soyons justes, il y a du mal, mais il y a du bien dans la
vie, et l'on peut dire de l'existence ce que j'ai dit moi-même de
notre patrie il y a peu d'années: La France a de beaux moments et
de vilaines années.--Ni à sa patrie, ni à Dieu, ni aux hommes, il ne
faut nier les beaux moments! L'ingratitude n'est jamais justice, et
sans justice où serait la philosophie de la vie?


VI

Mais, malgré les dispositions équitables, équilibrées, et je dirai
même heureuses de ma nature, je le dirai avec la sincérité et avec
l'audace de Job, tout pesé, tout balancé, tout calculé, tout pensé et
tout repensé, en dernier résultat, la vie humaine (si on soustrait
Dieu, c'est-à-dire l'infini) est le supplice le plus divinement ou
le plus infernalement combiné pour faire rendre, dans un espace
de temps donné, à une créature pensante, la plus grande masse de
souffrances physiques ou morales, de gémissements, de désespoir, de
cris, d'imprécations, de blasphèmes, qui puisse être contenue dans un
corps de chair et dans une âme de... Nous ne savons pas même le nom
de cette essence par qui nous sommes!...

Jamais un homme, quelque cruel qu'on le suppose, n'aurait pu arriver
à cette infernale et sublime combinaison de supplice; il a fallu un
Dieu pour l'inventer!


VII

Analysez d'un seul regard la profondeur de cette combinaison vraiment
surhumaine, qui faisait invectiver _Job_ et délirer _Pascal_, et qui
m'inspirait à moi-même, dès ma jeunesse, les vers suivants, dans la
méditation du désespoir.

  Lorsque du Créateur la parole féconde
  Dans une heure fatale eut enfanté le monde
        Des germes du chaos,
  De son oeuvre imparfaite il détourna sa face,
  Et, d'un pied dédaigneux le lançant dans l'espace,
        Rentra dans son repos.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Le mal dès lors règna dans son immense empire;
  Dès lors tout ce qui pense et tout ce qui respire
        Commença de souffrir;
  Et la terre, et le ciel, et l'âme, et la matière,
  Tout gémit; et la voix de la nature entière
        Ne fut qu'un long soupir.

  Levez donc vos regards vers les célestes plaines,
  Cherchez Dieu dans son oeuvre, invoquez dans vos peines
        Ce grand consolateur.
  Malheureux! Sa bonté de son oeuvre est absente;
  Vous cherchez votre appui: l'univers vous présente
        Votre persécuteur.

  De quel nom te nommer? Ô fatale puissance!
  Qu'on t'appelle Destin, Nature, Providence,
        Inconcevable loi,
  Qu'on tremble sous ta main, ou bien qu'on la blasphème,
  Soumis ou révolté, qu'on te craigne ou qu'on t'aime;
        Toujours, c'est toujours toi!

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Si du moins au hasard il décimait les hommes,
  Ou si sa main tombait sur tous tant que nous sommes
        Avec d'égales lois!
  Mais les siècles ont vu les âmes magnanimes,
  La beauté, le génie, on les vertus sublimes
        Victimes de son choix.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Créateur tout-puissant, principe de tout être!
  Toi pour qui le possible existe avant de naître!
        Roi de l'immensité!
  Tu pouvais cependant, au gré de ton envie,
  Puiser pour tes enfants le bonheur et la vie
        Dans ton éternité!

  Sans t'épuiser jamais, sur toute la nature
  Tu pouvais à longs flots répandre sans mesure
        Un bonheur absolu.
  L'espace, le pouvoir, le temps, rien ne te coûte.
  Ah! ma raison frémit: tu le pouvais, sans doute;
        Tu ne l'as pas voulu.

  Quel crime avons-nous fait pour mériter de naître?
  L'insensible néant t'a-t-il demandé l'être.
        Ou l'a-t-il accepté?
  Sommes-nous, ô hasard! l'oeuvre de tes caprices?
  Ou plutôt, Dieu cruel, fallait-il nos supplices
        Pour ta félicité?

  Montez donc vers le ciel, montez, encens qu'il aime,
  Soupirs, gémissements, larmes, sanglots, blasphème,
        Plaisirs, concerts divins!
  Cris du sang, voix des morts, plaintes inextinguibles.
  Montez! allez frapper les voûtes insensibles
        Du palais des destins.

  Terre, élève ta voix; cieux, répondez; abîmes,
  Noir séjour où la Mort entasse ses victimes,
        Ne formez qu'un soupir!
  Qu'une plainte éternelle accuse la nature,
  Et que la douleur donne à toute créature
        Une voix pour gémir!

  Du jour où la nature, au néant arrachée,
  S'échappa de tes mains, comme une oeuvre ébauchée,
         Qu'as-tu vu cependant?
  Aux désordres du mal la matière asservie,
  Toute chair gémissant, hélas! et toute vie
        Jalouse du néant!

  Des éléments rivaux les luttes intestines,
  Le temps qui flétrit tout, assis sur les ruines
        Qu'entassèrent ses mains,
  Attendant sur le seuil tes oeuvres éphémères,
  Et la mort étouffant, dès le sein de leurs mères,
        Les germes des humains!

  La vertu succombant sous l'audace impunie,
  L'imposture en honneur, et la vertu bannie;
        L'errante liberté
  Aux dieux vivants du monde offerte en sacrifice;
  Et la force partout fondant de l'injustice
        Le règne illimité!

  La valeur sans les dieux décidant les batailles!
  Un Caton libre encor déchirant ses entrailles
        Sur la foi de Platon;
  Un Brutus qui, mourant pour la vertu qu'il aime,
  Doute, au dernier moment, de cette vertu même.
        Et dit: Tu n'es qu'un nom!...

  La fortune toujours du parti des grands crimes!
  Les forfaits couronnés devenus légitimes!
        La gloire au prix du sang!
  Les enfants héritant l'iniquité des pères!
  Et le siècle qui meurt racontant ses misères
        Au siècle renaissant!

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Héritiers des douleurs, victimes de la vie,
  Non, non, n'espérez pas que sa rage assouvie
        Endorme le malheur,
  Jusqu'à ce que la Mort, ouvrant son aile immense,
  Engloutisse à jamais dans l'éternel silence
        L'éternelle douleur!


VIII

Ceci n'est que la poésie du malheur de notre destinée; que serait-ce
si on l'analysait en prose? que serait-ce si on l'écrivait en larmes?
que serait-ce si on la peignait en sang? que serait-ce si on la
sanglotait en sanglots réels? Job l'a fait; nous ne le referons pas
après lui. Mais trois choses ont toujours résumé pour nous l'horreur
indescriptible de cette destinée de l'homme mortel ici-bas: les
conditions de la naissance, les conditions de la vie physique et les
conditions de la mort.


IX

Les conditions de la naissance.

Job en a senti l'iniquité apparente et véritablement atroce dans un
de ses versets, et je les ai moi-même exprimées dans un seul vers:

  L'insensible néant t'a-t-il demandé l'être.
          Ou l'a-t-il accepté?

En effet, y a-t-il quelque chose de plus monstrueux que d'appeler à
la vie (et quelle vie!) et de réveiller de la mort non sentie pour
remourir dans les tortures d'une seconde mort sentie, un être qui ne
demandait ni ce bienfait ni ce supplice, et qui _dormait son sommeil
de néant_, comme dit Job? Vous allez voir comme ce poëte tourne et
retourne ce reproche amer à la toute-puissance arbitraire, bonne ou
mauvaise, qui l'a réveillé. On y sent le regret de la poussière, la
passion du néant, la haine franche et blasphématoire de celui qui
a changé cet heureux néant en vie, et cette insensible poussière
en homme!... Jamais bouche mortelle ne porta au Créateur un défi si
audacieux de répondre; jamais homme, peut-être, après Job, ne sentit
l'ingratitude et l'horreur de ce don forcé de la vie plus que moi!
car je n'avais pas lu Job quand j'écrivis ce vers jailli de mon
coeur, et qui n'y est jamais bien rentré:

  L'insensible néant t'a-t-il demandé l'être,
          Ou l'a-t-il accepté?

Quel est donc, en effet, cet odieux contrat où l'on suppose le
consentement d'une des deux parties qui ne peut ni refuser ni
consentir, et où l'on condamne à un supplice qu'aucune langue
n'exprima jamais un être innocent de sa naissance, _un être qui
n'était pas_?... Les politiques ont parlé d'un _contrat social_, où
le peuple n'était pas préalablement entendu; mais le contrat humain
et divin, mais ce contrat entre la vie et le néant, mais ce contrat
entre la victime et le supplice, qu'en dites-vous?

Pour moi (toujours l'immortalité à part), je sais trop ce que j'en
pense. À l'exception de quelques jours d'ivresse dans lesquels
l'homme ne raisonne pas précisément parce qu'il est ivre, il y a
peu d'heures de ma vie où, si le Tout-Puissant m'eût consulté, je
ne lui eusse rejeté avec horreur le don de la vie, et où je ne lui
eusse dit, comme Job: Reprenez votre fatal présent; laissez-moi en
paix dans mon néant! Dans votre incompréhensible création il n'y a
d'heureux que ce qui dort!...


X

Et que dire des conditions de la vie physique?

Je ne veux la juger et je ne la juge que par le trait dominant
général, universel, qui la caractérise, c'est-à-dire par la condition
du meurtre et de la dévoration d'une créature animée par une autre
créature animée, sous peine de mort, pour soutenir et alimenter la
vie de l'une par la mort de l'autre.

La mort nourrissant la vie, et la vie nourrissant la mort! La guerre
éternelle entre tout ce qui respire, pour se disputer un atome
d'espace, un instant de vie! comme si celui qui possède toutes
les durées et tous les espaces s'était complu à accumuler des
myriades d'êtres animés et aimants dans un cirque étroit et muré
de ses éternités et de ses mondes, afin de jouir de cette affreuse
mêlée de sang, de ce combat sans trêve et sans fin de gladiateurs
acharnés tous armés d'une arme mortelle pour tuer, tous pourvus du
sentiment de leur conservation et de l'horreur de la mort pour bien
savourer la douleur et l'agonie de la mort!... Le lion dévorant le
taureau, l'aigle le faucon, le faucon l'hirondelle, l'hirondelle
la mouche, la mouche l'insecte, l'insecte poursuivant lui-même sa
victime dans un rayon de soleil; la vipère élaborant sous l'herbe
son venin et épiant, comme l'empoisonneur, le nid de la colombe pour
se préparer des cadavres à dévorer! Des piéges d'un génie infernal
creusés ou tendus sur la route de tous les êtres de la terre et de
la mer par les brigands de la création pour y faire tomber leurs
victimes, depuis les filets de l'araignée jusqu'au puits en entonnoir
de la fourmi-lion, et jusqu'au miaulement du chat tigre imitant
le vagissement des mères pour appeler les petits sous sa griffe!
L'homme, enfin, le boucher ou le bourreau universel, faisant de
ses cités un vaste abattoir, où le sang coule avec la vie dans des
égoûts trop étroits, pour aller rougir ses fleuves; l'homme, cet
impitoyable consommateur de vies, saignant la colombe qui se penche
apprivoisée sur son épaule, l'agneau caressant que ses enfants ont
élevé pour jouer avec eux sur l'herbe, la poule qui chante sur son
seuil, l'hirondelle qui aime cet hôte ingrat et qui lui confie ses
petits, le boeuf qui a aidé le laboureur pendant dix ans à creuser
son sillon! et bientôt (car tel est le progrès de barbarie dont les
pourvoyeurs de sang nous menacent depuis quelques mois) le cheval,
son compagnon de guerre, qui piaffe à sa voix, qui pleure sur son
corps, qui combat pour lui, qui meurt pour son salut ou pour sa
gloire! et bientôt, sans doute aussi, le chien, cette incarnation
de l'amitié, qui donnerait mille fois son sang de lui-même si on le
lui demandait; le chien, qui se réjouirait de mourir pour nourrir
les enfants de son maître, comme il n'hésite jamais à mourir pour le
défendre.

Parlez-nous de lois d'amour, et chantez-nous les bergeries de la
nature et les maternités de la Providence! Ô poëtes! ô naturalistes!
ô philanthropes! en face de cette anthropophagie mutuelle qui est
le crime irrémissible de toutes les races de la création, où il y a
un Caïn dans toutes les familles, dites-moi si cette anthropophagie
mutuelle n'est pas la fatalité de l'être, la rançon de toute heure
de vie par un crime, l'exemple et le conseil du meurtre donné par la
puissance créatrice à ses créatures?

Quant à moi (toujours toute religion à part), cette condition de
la vie physique, cette anthropophagie de toute la nature aurait
suffi à elle seule pour me faire rejeter l'existence à un tel prix,
et si jamais un doute impie effleura mon âme sur l'existence ou
sur la nature du premier principe, c'est en réfléchissant à cette
dépravation véritablement surhumaine, à cette méchanceté préméditée
et sanguinaire de la nature; c'est en me demandant avec une horreur
éperdue, mais logique: Qui a donc inventé cette loi suprême
de destruction? Est-ce une bonté divine? est-ce une satanique
perversité? Est-ce qu'il y a une lutte là-haut entre la divinité du
bien et la divinité du mal? Est-ce qu'il y a un Dieu qui crée et un
Dieu qui tue, un Dieu de l'amour et un Dieu de la rage? Et si cela
est ainsi, qui l'emportera?...

Le combat serait-il éternel? ou bien n'y a-t-il rien qu'un mauvais
rêve? et sommes-nous destinés à être les obsédés sans réveil de ce
cauchemar du néant?

Dans ce cas le néant sans rêve valait mieux, comme dit encore Job,
et _périsse la nuit où j'ai rêvé pour la première fois dans les
entrailles d'une femme_!

Oh! que les Indiens sont sages de s'être refusés seuls à être les
complices de cette anthropophagie, et de dire: Nous mourrons, ou nous
soutiendrons notre vie par des aliments innocents. Il n'y aura pas de
sang volontaire sur notre pain quotidien.


XI

Voilà pour les conditions de la naissance. Voici pour les conditions
de la mort.

Nous vivons très-peu de temps, _aucun temps_ même, si nous comparons
ce clignement d'oeil appelé une vie à l'incommensurable durée des
éternités sans premier et sans dernier jour.

Vivre veut dire, pour les hommes qui sont le mieux partagés en durée
de leur existence, respirer un certain nombre infiniment petit de
souffles avec un soufflet appelé poumon, qui fait battre un organe
appelé coeur, et circuler une séve rouge appelée sang, puisée dans ce
réservoir commun appelé air.

Vivre veut dire, si vous l'aimez mieux, voir environ quarante mille
huit cents fois (si vous vivez quatre-vingts ans) se lever et se
coucher un grand globe lumineux appelé soleil sur un globe ténébreux
appelé terre. Ôtez-en les nuits, qui en forment la moitié; vivre
veut donc dire vingt mille quatre cents jours. Mais ôtez-en encore
la moitié pour ceux qui ne vivent pas quatre-vingts ans, c'est tout
au plus, dix mille deux cents jours pour chacun dans ce décompte des
éternités! Une goutte d'existence évaporée à un rayon de soleil de
cet océan de vie!... Il y a de quoi faire rire les êtres éternels, ou
pleurer de pitié même les rochers.


XII

Et à quoi se passe ce clignement d'oeil d'existence?

À chanceler sans équilibre et à balbutier sans parole pendant les
premières années, qu'on appelle heureuses parce qu'elles sont
celles où l'homme a le moins conscience de son être, et qu'elles
ressemblent, en effet, le plus au néant; à grandir pendant quelques
autres années, et à recevoir, par transmission de ses parents, une
certaine dose d'idées reçues, les unes sagesse, les autres sottises,
dont se compose, pour l'homme, la pensée de sa tribu, ce qu'on
appelle la civilisation, s'il est civilisé, ou la barbarie, s'il ne
l'est pas: la différence n'est pas très-sensible à qui contemple de
très-haut et des sommets de la vérité éternelle ces deux conditions
de l'espèce humaine. Du crépuscule à l'aurore, voilà l'intervalle.


XIII

À vingt ans l'homme n'a pas encore vécu, et le tiers de sa vie est
écoulé. À l'exception du petit nombre qui trouve, comme dit le
peuple, son pain tout cuit, l'homme passe le reste de son existence
active à gagner très-péniblement ce pain; et par quels métiers? et
avec quelles sueurs?

Demandez-le au laboureur qui creuse sous le soleil et sous la pluie
le même sillon sur la même colline, pour y déposer, pendant soixante
ans, le même grain d'herbe ou la même racine qui contient sa pauvre
vie!

Demandez-le au matelot qui creuse d'un bout de l'Océan à l'autre
éternellement les mêmes vagues, et qui passe sa vie à orienter sans
cesse la même toile et à poursuivre le même vent pour rapporter,
au prix de son éternelle absence, à sa famille, une pincée d'or
convertie en quelques bouchées de pain!

Demandez-le au soldat qui consume les plus belles années de sa
jeunesse à passer la même arme de son bras droit à son bras gauche,
à mesurer son pas en cadence sur le pas d'un autre automate pensant,
à tuer sans haine, à être tué sans que la gloire même sache son nom,
ou à traîner ses membres mutilés sur un champ de bataille pour une
ration de pain trempée de son sang!

Demandez-le au mineur qui renonce même au soleil des cieux et à l'air
des vivants pour creuser éternellement, comme la taupe, ses galeries
souterraines dans les flancs de fer, de cuivre ou de houille des
montagnes, et pour extraire chaque soir une poignée de métal monnayé
convertie en pain sur la table de sa femme et de ses enfants!

Demandez-le au tisseur d'étoffes qui use sa vie, dans une cave
humide, à passer éternellement le même fil à côté du même fil sur le
métier qui est à la fois son gagne-pain et son supplice!

Demandez-le à tous les métiers manuels par lesquels l'immense
multitude humaine change sa sueur quotidienne contre son aliment
quotidien!

Hélas! demandez-le même à toutes les professions libérales qui
vous semblent plus douces parce que la poitrine du travailleur
intellectuel est moins haletante que celle du forgeron, mais qui ne
sont, au fond, que le même travail changé de nom, sueur d'esprit au
lieu de sueur de corps!

Demandez-le au magistrat sans repos dans la conscience, au médecin
sans sommeil sur son oreiller, à l'ambitieux sans limite dans sa
soif de domination et de primauté sur ses semblables, à l'orateur,
à l'écrivain, au poëte, dévorés de l'insatiable désir de surpasser
leurs rivaux ou de se surpasser eux-mêmes, hommes tellement affamés
de renommée, dont ils font du pain pour leurs enfants, que, s'ils
croyaient trouver une nouvelle veine de talent dans leur propre sang,
ils se saigneraient eux-mêmes aux quatre membres pour jeter leur vie
au public en retour d'un peu de gloire ou d'un peu de pain!

Voilà pourtant les conditions universelles de la vie physique. Non,
je ne crains pas d'affirmer, après les avoir étudiées dans tous
les états et dans tous les pays, que la vie ne vaut pas le prix de
travail, de misère, de peines, de supplices par lequel on achète la
vie, et que, si on mettait, au dernier jour, dans les deux bassins
d'une balance, d'un côté la vie physique, et de l'autre ce que coûte
le pain qui a alimenté la vie physique, le prix que l'existence
physique coûte ne parût supérieur à ce qu'elle vaut, et qu'à fin de
compte ce ne fût la peine qui fût redevable à la vie!...

_Et propter vitam vivendi perdere causas!_... dit le poëte,
c'est-à-dire: «_Perdre, pour gagner sa vie, tout ce qui peut faire
désirer de vivre!_» Tel est le sort de l'homme de travail. Or, qui
est-ce qui ne travaille pas, excepté quelques misérables qui sont
bien autrement travaillés par leur oisiveté et par leurs vices que
nous ne le sommes par nos rudes métiers de corps ou d'esprit!

En d'autres termes, pesez le grain de blé que contient la vie, contre
la goutte de sueur que contient la peine; c'est la goutte de sueur
qui pèse le plus!... Horreur!...


XIV

Mais ce n'est pas tout; les conditions que l'inévitabilité et la
présence perpétuelle de la mort font à la vie suffiraient seules pour
empoisonner mille vies si on les réunissait dans une. La condition du
bienfait serait pire que le bienfait.

À peine avez-vous respiré quelques vagues d'air respirable qu'on
appelle vie, à peine avez-vous pris l'habitude de cet inexplicable
mystère appelé l'existence, à peine vous êtes-vous attaché, par
l'habitude, à cette existence, comme le malade finit par s'attacher
même à son lit de douleur en s'y retournant, qu'il faut penser à en
sortir. Le principe de destruction que vous portez en vous, comme
le fruit porte le ver, ou comme le temps porte la mort, ou comme le
commencement porte la fin, commence à vous disputer, pied à pied,
avec douleur, cette petite pincée de matière organisée, ce petit
point d'espace, et ce petit éclair de durée que la nature a donnés à
une âme, assez grande pour contenir des éternités, et assez vivante
pour user des mondes. Vos sens s'émoussent un à un comme de mauvais
outils incapables de creuser même vos propres pensées. De ce jour
vous portez en vous, dans vos rêves, dans vos ambitions, dans vos
plans, dans vos joies, dans vos amours, dans vos vertus même (si vous
avez des vertus), je ne sais quel pressentiment de la brièveté et de
l'inanité de toute chose et de vous-même, qui s'appelle mélancolie,
dégoût de vivre, et qui n'est que l'ombre portée de la mort sur la
vie. Cette ombre s'accroît et s'épaissit tous les jours avec la
rapidité d'un crépuscule des tropiques qui tombe sur le jour sans lui
laisser à peine la dégradation des heures du soir. À quoi bon tenir à
quelque chose quand tout va vous être arraché à la fois?


XV

Encore, si le jour et l'heure de cette mort étaient connus et fixés
d'avance, quelque courte que fût la vie, on pourrait prendre ses
mesures, on proportionnerait ses pas à l'espace qui reste, on
pourrait régler ses pensées sur son horizon; on n'aurait pas de
longues espérances pour un jour de durée, ni de courtes vues pour
de longues années; on pourrait aimer, travailler, construire à
l'_heure_; on pourrait resserrer ou élargir son sort à la mesure
de son temps. Ce serait triste, mais on ne serait du moins ni fou,
ni trompé devant la nature. L'homme pourrait faire un pacte avec
son sort; il pourrait finir peut-être par s'accommoder avec son
néant; il connaîtrait son ennemi, il le verrait en face; la mort
serait toujours un abîme, mais elle ne serait pas un piége; en s'en
rapprochant pas à pas, on pourrait s'y accoutumer; en lui enlevant
son imprévu, la nature lui enlèverait la moitié de ses terreurs. Mais
non, tout est achevé dans cette invention de la mort.

L'incertitude de son heure combinée avec la certitude de son
avénement en fait pour l'homme qui pense non plus une mort future,
mais une mort présente, une mort éternelle, une mort vivante, s'il
est permis d'employer ce monstrueux accouplement de mots! Soyez
jeune, soyez dans la force de l'âge, soyez dans le déclin de vos
années, vous n'avez pas une chance de plus ou de moins pour être
oublié par la mort. Quand vous commencez une respiration, vous n'êtes
jamais sûr que la mort ne la coupera pas en deux sur vos lèvres.
La mort vous défie de dire d'une seconde: Elle est à moi. Tout est
à elle, aussi bien le premier que le dernier soupir. L'avenir est
mort avant d'être né pour vous: voilà la perfection du supplice!
Humiliez-vous, tyrans de la terre, vous ne l'auriez pas inventé!


XVI

Aussi voyez ce que cet imprévu de la mort fait de nos joies, de nos
espérances, de nos amours! Vous déposez votre coeur tout entier,
comme un fardeau qui pèse à porter, dans le sein d'une épouse jeune
et adorée qui ne doit vous le rendre qu'à la tombe, la mort la
cueille dans vos bras, sous vos baisers, et le fossoyeur ensevelit
sans le voir deux coeurs dans un seul cercueil!... Ainsi de nos
pères, de nos mères, ainsi de nos enfants, ainsi de nos amis, ainsi
de nos contemporains, ces parents de temps auxquels nous nous
attachons par contiguïté de berceau, par voisinage de sépulcre; êtres
aimés que nous espérions devoir nous survivre, et dont nous voyons
les rangs s'éclaircir prématurément autour de nous, et nous laisser
seuls de nos dates comme des traîneurs de la vie, dépaysés dans des
générations inconnues!


XVII

Mais l'imprévu de la mort, ce n'est rien encore, non, rien, en
comparaison de l'inconnu du sépulcre. Où allons-nous? et allons-nous
même quelque part par ce ténébreux chemin?

Quand cette heure du vide du coeur et de la solitude faite autour de
nous à l'improviste par la mort arrive, nous nous retournons avec
anxiété vers l'éternel contemporain de nos âmes, vers Dieu, et nous
cherchons dans la religion le secret de cet horrible inconnu de la
mort, le pire des supplices pour l'être pensant, car il les renferme
tous. L'inconnu en effet, dit _Pascal_, n'est-ce pas l'infini de la
terreur?

Nous demandons donc par les religions de la terre au Dieu du ciel de
nous révéler le mystère de cet inconnu de la mort!

Mais ici commence un bien autre supplice, encore plus horrible,
plus raffiné que la mort elle-même et que l'inconnu de la mort: le
supplice de l'âme qui les contient tous en suspens dans un mot: le
DOUTE! Le doute, cet inconnu suprême et final dans l'organe même
destiné à connaître! le doute, cette maladie de l'intelligence! le
doute, cette nuit qui n'est pas dans l'air, mais dans l'oeil! le
doute, cette irrémédiable cécité de l'esprit (ô chef-d'oeuvre de
raffinement dans le supplice)! La lumière elle-même est malade, et
l'homme en la regardant ne voit que des ombres; il y a des taches non
plus seulement sur le soleil, il y a des taches sur Dieu!... Que les
yeux tombent de leurs orbites; ils ne servent plus à rien!


XVIII

En effet, l'homme, ce misérable trompé par la vie, effaré par la
mort, demande à ses religions au moins un Dieu, un seul Dieu, un Dieu
évident, juste, bon, sauveur, paternel, pour réfugier ses pensées
et ses douleurs dans une miséricorde sans fond; et voilà que ses
religions elles-mêmes au lieu d'un lui en ont fabriqué mille, et
qu'elles lui multiplient les angoisses du doute jusque dans le remède
même du doute, la foi!

  DEVINE SI TU PEUX, ET CHOISIS SI TU L'OSES!...

S'il parcourt l'espace, s'il remonte les temps, il voit presque
autant de religions que de grandes divisions de temps ou que de
grandes divisions du globe: la foi de Wichnou et de Brama dans
l'Orient, celle de Fô et de Confutzé dans la Chine, celle de
Zoroastre dans la Perse, celle de Pythagore dans l'Asie, celle
d'Osiris dans l'Égypte, celle de Jupiter et de son Olympe, foi
d'enfants en nourrice, dans la Grèce, celle de Tentatès dans la
Gaule, celle des dieux scandinaves dans les Germanies, celle de
Jéhovah dans la Judée, celle du Christ dans l'Asie et dans l'Europe
romaine, celle d'Allah dans l'Arabie, dans l'Inde moderne, dans
l'Asie Mineure, dans l'Afrique entière; et, parmi ces religions,
presque autant de subdivisions, de schismes, d'antipathies, de
rameaux divergents que de souches, se disputant les symboles et les
interprétations, et s'arrachant les unes aux autres les sectateurs,
la polémique acharnée sur les lèvres ou le glaive impitoyable dans
la main. Ô Babel de Dieu! presque aussi confuse que la Babel des
hommes! C'est là véritablement le profond de l'abîme, le comble
de l'infirmité humaine, que, là où l'homme dégoûté de la vie se
précipite dans la foi d'une autre vie, seule explication de l'énigme
de celle-ci, il trouve, quoi? un autre inconnu, plus terrible que
le premier, au delà de l'inconnu de la tombe, et qu'il tremble de
n'embrasser qu'un rêve fugitif dans ses bras désespérés, en croyant
embrasser enfin l'éternelle réalité d'où il émane et à laquelle il
retourne!


XIX

Vous vous récriez en vain contre cet excès improbable de supplice
mental de l'être pensant. Ce supplice est sous vos yeux, peut-être
même dans votre âme. Il est évident comme l'histoire, palpable dans
la géographie de ce triste globe. On pourrait faire une chronologie
d'êtres suprêmes comme on fait une chronologie de dynasties régnantes
sur les différents empires de la terre; on pourrait construire
une géographie des croyances humaines comme on en fait une des
contrées du globe. On dirait qu'il y a des climats aussi différents
en intelligence des choses divines qu'il y en a en températures
atmosphériques. On pourrait faire plus aujourd'hui, on pourrait,
en quelques instants, parcourir soi-même ces différents climats
intellectuels du globe, et se rendre compte par sa propre sensation
des sensations différentes des races et des peuples qui vivent ou qui
meurent sous les différentes latitudes de la pensée,--«vérité en
deçà des Pyrénées, erreur au delà,»--s'écriait le religieux Pascal
lui-même en sondant cet horrible mystère des opinions et des doutes
des mortels! Qu'aurait-il dit aujourd'hui où une civilisation plus
accélérée, et accélérée presque jusqu'à la suppression du temps et
des distances, permet à la pensée de l'homme d'atteindre partout à la
fois?


XX

Supposons en effet qu'un philosophe d'Europe pût confier son âme
pensante tout entière, pour un instant, au fil du télégraphe
électrique, qui fait le tour du globe en sept secondes. Supposons
que ce philosophe charge cette âme de lui rapporter à son retour
les grands phénomènes intellectuels, philosophiques, religieux, qui
l'auraient frappée dans ce coup d'aile autour du globe terrestre.
Dans l'espace de quelques secondes, la pensée, courant du même vol
que l'électricité, aura traversé vingt ou trente zones religieuses
principales du globe, sans compter des subdivisions à l'infini de
culte, de foi, de divinités. Pauvre pensée humaine! dans quel état de
frissonnement, de terreur et d'horreur, reviendra-t-elle se réfugier
dans le sein d'où elle sera partie, après ce voyage à travers le
doute sur la première des certitudes nécessaires à l'homme, la
certitude de son Dieu?

Cela fait frémir, cela fait vaciller les étoiles dans le ciel, cela
jetait Job jusque dans l'athéisme; il ne le dit pas précisément en
termes textuels, mais il le dit implicitement dans ses griefs et dans
ses récriminations amères contre la conduite de Dieu à l'égard des
hommes. On voit que, dans toutes ces injures poignantes qu'il adresse
insolemment au TOUT-PUISSANT, il ne s'arrête que devant la dernière
injure:--_Tu n'es pas!_ Et moi qui ai souvent crié comme Job, ou
comme Dante dans les cercles infernaux du supplice de la vie humaine,
j'avoue que je n'ai jamais été jusque-là.

Voilà dans Job, et dans l'homme dont il est l'image, l'excès de
la douleur mortelle, de la sensation de la vie poussée jusqu'au
blasphème et jusqu'au trouble de l'entendement.

Mais rassurez-vous; ce n'est que l'instinct qui parle ainsi en lui et
en nous, ce n'est pas la raison; c'est encore moins la foi, quand on
a eu le bonheur de s'en former une.

Job remonte bientôt, comme nous remontons toujours, tous tant que
nous sommes, de cet abîme, si nous sommes sensés; oui, comme nous
remontons jusqu'à la foi, qui est la réverbération du Dieu vivant
sur notre âme, jusqu'à la résignation qui est le _sacrifice_, le
sacrifice méritoire de la volonté propre à la suprême volonté,
enfin jusqu'à la joie dans les larmes, qui est l'anticipation de
l'immortalité par la foi en Dieu sur la terre.

Nous allons voir tous ces phénomènes, intellectuels, humains et
divins, dans ce drame surnaturel du poëme de Job, dont je vous ai
exposé le sujet et les acteurs: DIEU, L'HOMME et LA DESTINÉE.

Je vais maintenant vous exposer le lieu de la scène, la décoration du
drame, le désert. Le poëte de Dieu n'en pouvait pas choisir un plus
conforme à ce dialogue divin.


XXI

LE DÉSERT.


Job est le poëte du désert; c'est apparemment pour cela qu'il est le
plus grand de tous. Je prends ici le mot _grand_ dans son acception
la plus matérielle comme dans son acception la plus métaphysique à la
fois. L'âme de l'homme, selon moi, est incontestablement un principe
immatériel; je ne saurais pas le prouver, mais je le sens et je le
crois; c'est la meilleure des preuves. L'homme n'est sûr que de ce
qu'il croit.

Cependant, malgré cette évidente immatérialité de l'âme, il est
évident aussi qu'excepté la conscience, qui est innée en nous
(précisément parce que la matière ne pouvait pas révéler à l'âme la
moralité que la matière n'a pas, _nemo dat quod non habet_); il est
évident, dis-je, que l'âme humaine, pendant qu'elle est associée
au corps, reçoit toutes ses impressions et toutes ses notions par
les sens, ces lucarnes du cachot de l'âme. Il est évident, en
conséquence, que l'âme n'est point indépendante du milieu habituel
dans lequel l'homme vit. Autant vaudrait dire que le spectateur n'est
point affecté ou impressionné par le spectacle.

Ce petit mot de métaphysique, jeté en passant et dont je demande
pardon au lecteur, suffit à établir que le grand philosophe poëte ou
le grand poëte philosophe prend nécessairement son caractère, ses
idées, ses images, dans la scène de la nature qu'il habite ou qu'il a
le plus habituellement sous les yeux. TELLE NATURE, TEL STYLE; voilà,
selon moi, un incontestable axiome de haute littérature.

Ainsi David et les prophètes sont les poëtes de l'aride et monotone
Judée, ce rocher calciné des feux du soleil, où l'ombre du figuier et
la goutte d'eau dans le creux du ravin sont les rêves des poëtes et
même des rois, et où l'âme, à défaut de la nature, s'entretient avec
Dieu pour se consoler de la petitesse et de la stérilité de la terre.

Ces poëtes sacrés n'ont que deux ou trois images, deux ou trois
notes sur la harpe, comme le torrent des larmes qui suintent dans
le coeur humain, et perçantes comme les cris de l'aigle dont la
couleuvre vient d'enlacer les petits dans son nid. La mélancolie,
dont nous parlons tant, et qui est, en effet, la corde grave et la
note fondamentale de l'âme émue, ne date ni de Virgile, ni de l'école
romantique de notre temps, ni de M. de Chateaubriand, ni de nous:
elle date de la poésie sacrée de la Bible, ou plutôt elle date de la
première larme et de la première contemplation de la misère infinie
de l'homme.

Chaque élément semble ainsi avoir son poëte. Les Hébreux sont les
poëtes des rochers. Homère, né au milieu des anses, des îles, des
écumes, des vagues, des voiles de la Grèce maritime, est le poëte de
la mer. Il n'y a pas un contre-coup de lames sur la grève, une ombre
de cap sur les flots, un sifflement de brise dans les cordages, un
bruit d'aviron sur les bordages du navire, qui ne soit retentissant
ou peint dans ses vers. La mer est à lui; il ne nous a laissé, ni à
nous, ni à personne, un coup de pinceau de plus à donner à l'Océan.

Virgile et Théocrite sont les deux poëtes égaux de la terre habitée
agricole ou pastorale; les pasteurs et les laboureurs ont là toute
leur poésie dans des vers aussi délicieux que les images, les ombres,
les eaux du paysage terrestre; les laboureurs et les pasteurs
devraient suspendre éternellement ces deux poëmes au joug de leurs
boeufs, au double manche de la charrue, au cou du bélier qui marche à
la tête de leurs troupeaux.

Dante est le poëte de la nuit et des ténèbres, des apparitions qui
hantent l'obscurité, des rêves qui obsèdent l'imagination de l'homme
pendant que l'ombre nocturne possède la terre.

Milton est le poëte de l'air; il y plonge avec sa pensée d'aveugle
comme l'oiseau qui ne craint pas de briser son aile aux parois de
l'éther. Il y peint sur une toile sans fond et sans fin la bataille
de Dieu et des esprits rebelles, corps aériens qui succombent sans
mourir et qui roulent du sommet des cieux dans les abîmes des enfers
sans jamais se heurter aux aspérités impalpables de l'élément ambiant
des mondes.

Camoëns, le grand chantre lusitanien, est le poëte de la curiosité et
de l'audace de l'homme à achever la conquête du globe terrestre. Il
embarque avec lui son génie descriptif, il fait le tour du monde, il
double le cap des Tempêtes, il chante au pied du mât que la foudre
brise; il sauve à la nage, de la fureur des flots, sa vie périssable
et sa vie immortelle avec son poëme. C'est le chantre épique de la
grande navigation, comme Homère est le chantre de la petite, et le
poëte de la géographie.

Celui de l'astronomie n'est pas encore né; Dieu le garde sans doute
dans les trésors de sa création. Il sera le plus grand de tous.
Qu'est-ce que la terre auprès des astres du firmament?

Quant à Job, nous le répétons encore, c'est le poëte du désert. Or,
qu'est-ce que le désert? C'est l'espace; et de quoi l'espace est-il
l'image? de l'infini.

En meilleurs termes, Job est donc le poëte de l'infini.

Le désert lui fournit son sujet, son immensité, ses couleurs, ses
images, son style. L'infini concentré et répercuté dans le creux de
la poitrine d'un homme, voilà bien Job.


XXII

Nous avons voulu, dans nos voyages, nous rendre compte une fois à
nous-même, par nos propres impressions, des impressions du spectacle
du désert sur l'âme de l'homme. Nous avons voulu faire l'épreuve
de l'infini, s'il nous est permis de risquer une si audacieuse
expression. Mais l'épreuve du désert et de l'infini sur quel homme?
sur un homme d'Europe, sur un homme exténué et aminci par ce que
nous appelons civilisation! sur un homme d'intelligence ordinaire,
d'imagination bornée, de fibres de chair au lieu de fibres de bronze!
sur un homme nourri de lait de femme au lieu d'avoir été nourri,
comme Job, de moëlle de lions! Qu'est-ce qu'un tel homme, auprès
du vieillard de la terre primitive, auprès du titan sur son fumier
apostrophant son créateur sur son trône d'astres? Rien!... N'importe;
je n'en avais point d'autre à soumettre à l'épreuve. J'étais ce que
j'étais; mais le désert était toujours le désert. _Je voulais voir,
j'ai vu_, comme dit le poëte.


XXIII

Il faut lire les livres où ils ont été écrits. J'avais déjà depuis
longtemps cette idée dans l'esprit, avant de traverser la mer, pour
aller tremper ma pensée dans d'autres vagues d'air que celles où nous
respirons dans notre petite Europe.

J'ai toujours été convaincu que changer d'air c'était changer d'âme;
que changer de point de vue, du moins, c'était changer d'aspect dans
la contemplation et dans l'appréciation des choses; que l'espace
était nécessaire à la pensée comme aux yeux.

Dieu le savait bien, quand, en emprisonnant l'homme dans ce petit
navire de quelques pauvres mille pas d'étendue de la poupe à la
proue, il lui a donné du moins pour horizon cet espace sans fond
du firmament, qui provoque sans cesse la pensée à se plonger dans
cet espace, et qui fait monter son âme à l'éternelle poursuite de
l'infini, d'astres en astres, de voie lactée en voie lactée, comme
par les degrés éclatants et successifs de son incommensurabilité.
Sans cet espace, d'où notre pensée du moins peut fuir, la terre ne
serait pas habitable.

Je dirai plus; j'ai toujours été convaincu que le changement de
place, la diversité d'horizon ici-bas, la possession d'une certaine
proportion d'espace matériel, la locomotion, en un mot, était
non-seulement une condition de grandeur dans l'imagination et dans
l'âme, mais aussi une condition de justesse dans l'esprit de l'homme.

J'ai éprouvé mille fois, par moi-même, que, si je ne changeais pas de
place, de résidence, d'horizon, je ne changeais pas d'idées; que ces
idées, toujours les mêmes par suite de la monotonie du même milieu
dans lequel elles ont été conçues, finissaient par se pétrifier ou
par croupir, et qu'en croupissant dans l'âme elles finissaient enfin
par s'altérer et par se fausser.

Le mouvement, dans une certaine proportion, est aussi nécessaire à
l'intelligence que l'air.

Qui est-ce qui n'a pas expérimenté qu'au retour d'un voyage de long
cours, ou même d'une simple promenade au grand air et sous le ciel,
on ne rapportait pas à sa demeure les idées qu'on en avait emportées,
mais qu'on sentait en soi-même un certain renouvellement de pensée et
de coeur qui faisait voir les choses sous un aspect plus étendu et
par conséquent plus juste et plus vrai?... C'est que l'espace, cet
élément de grandeur et de vérité, cette optique même des idées, était
entré dans une certaine proportion en nous. C'est que l'étendue avait
modifié et rectifié le regard de notre âme.

Défiez-vous de la justesse des idées conçues par un solitaire
isolé de la grande nature dans un cachot, dans une cellule, dans
une bibliothèque, entre quatre murs! Défiez-vous même de la
justesse des idées conçues par un de ces hommes que nous appelons
_professionnels_, exclusivement renfermés dans la monotonie d'une
étude ou d'une occupation unique? L'uniformité du point de vue
borné d'où ils envisagent les choses finit presque toujours par
fausser même leur regard et leur esprit; mathématiciens abstraits,
mécaniciens de génie, industriels consommés, prodigieux artistes,
hommes de lettres immortels par le style, comme J.-J. Rousseau,
artisans, inventeurs d'admirables procédés dans les perfectionnements
de leurs métiers spéciaux, leur esprit cependant, faute de mouvement
et d'espace dans leur vie et dans leurs idées, se fausse souvent sur
tout le reste.

N'avez-vous pas remarqué que toutes les idées fausses, tous les
rêves incohérents, toutes les utopies absurdes en politique,
en constitutions sociales de ces trente dernières années, sont
sorties de la tête d'un de ces hommes sédentaires, concentrés dans
la contemplation exclusive d'une profession ou d'une occupation
unique, manquant d'air dans la poitrine, de mouvement dans les
pieds, d'espace dans les yeux, d'universalité dans le point de
vue! Hommes d'ateliers, de mécanisme, de chiffres, de comptoirs ou
de bibliothèques; hommes _unius libri_, comme les appelaient les
anciens, _hommes ne sachant lire que dans un seul livre_, dont le
proverbe nous recommande de nous défier.


XXIV

Le communisme, ce suicide en masse et d'un seul coup de l'humanité,
est né dans des ateliers; il est né de la pensée étroite de
quelques prolétaires souffrants, injustement répartis des dons de
Dieu, mais complétement ignorants des cinq cent mille formes de
salaires sur la terre, ne se doutant même pas qu'en supprimant le
capital ils supprimaient d'avance tout salaire, qu'en supprimant
la propriété pour l'individu ils la supprimaient pour la masse,
qu'en la supprimant pour la masse ils supprimaient le travail,
qu'en supprimant le champ ils supprimaient la moisson, et qu'en
supprimant la moisson ils supprimaient la vie. Si ces hommes, qui
ne comprenaient que la navette et le poinçon, avaient compris
seulement la charrue qui les fait vivre, le navire qui transporte
leurs produits, la monnaie qui les paye, le luxe qui les consomme,
la possession et l'hérédité de la possession qui donne aux choses
possédées leur seule valeur, jamais ils n'auraient laissé échauffer
leurs imaginations sédentaires par ces délires de la communauté des
biens. Ils ont déliré faute d'horizon dans les yeux, d'espace dans
leurs idées. L'isolement d'une idée rend cette idée folle, comme
l'isolement d'un prisonnier rend ce prisonnier fou.


XXV

Le saint-simonisme est né de l'isolement de l'idée économique,
abstraction faite de toute autre idée politique et morale, dans une
forte tête d'économiste. Je suis bien loin de confondre cette idée
scientifique avec l'idée brutale du communisme et de l'égalité de
biens et des salaires. Le saint-simonisme n'est qu'une débauche de
science dans les adeptes de l'économie politique. S'il n'était pas
né, dans la bibliothèque d'un savant, de l'accouplement stérile de
l'utopie et du chiffre, il aurait révélé à l'administration publique,
au commerce et aux industries, une foule de vérités pratiques dont il
était l'importateur en Europe; mais, au lieu de couver ses vérités
en plein air, il les a couvées dans l'isolement des autres idées, et
cet isolement lui a faussé le jugement. Au lieu de faire jour il a
fait secte: l'espace a manqué également aux regards de ses sectateurs.

Aussi remarquez que, du jour où ses apôtres se sont répandus pour
voyager sur toute la terre, en retrouvant l'espace ils ont retrouvé
leur bon sens. Partis sectaires et utopistes, ils sont revenus de
leurs voyages les premiers économistes et les premiers financiers de
leur siècle; l'espace les a pénétrés de sa clarté; en marchant ils
ont dépouillé le vieil homme, ils ont revêtu l'étendue.


XXVI

Le fourriérisme est né, dans un comptoir, de l'isolement et de la
stagnation d'une idée exclusivement commerciale, dans son auteur
Fourrier. La société, à ses yeux, n'a plus été qu'un livre en partie
double, se balançant par profits et pertes à la fin d'une éternelle
association de fabrique liquidée par l'éternité. L'isolement de
cette idée a fini promptement par lui donner le délire. Le fabricant
s'est fait thaumaturge. Son comptoir, fermé au grand air, s'est
peuplé de visions. Il a promis à l'homme hébété de chiffres que
l'association transformerait jusqu'à sa nature physique et jusqu'aux
éléments immuables de la création: la terre, l'océan, l'air, l'eau,
le feu, les planètes mêmes, ces écrins éclatants de Dieu. Enfin,
expirant sous le poids de ses miracles, il a laissé après lui une
autre utopie tout aussi funeste (car tout mensonge nuit): l'utopie de
la perfectibilité continue _et indéfinie_ de l'homme sur la terre;
utopie dont le dernier résultat logique, en marchant de conséquence
en conséquence, serait celui-ci: Ce n'est pas Dieu qui a créé
l'homme, mais ce pourrait bien être l'homme qui aurait créé Dieu!...

Car où s'arrêterait cette ascension indéfinie et continue de l'homme,
si ce n'est au delà même de la Divinité?...

Ainsi des autres rêves humains nés dans les cachots, dans les
cellules, dans les ateliers, dans les bibliothèques, dans les
comptoirs, dans les laboratoires fermés au grand air. Étrange
phénomène! partout où manque l'espace manque la vérité. Il y
a analogie mystérieuse entre l'étendue des idées et l'étendue
des horizons. C'est bizarre, mais c'est simple. L'âme n'est pas
indépendante de ses sens.

Voilà, pour en revenir à Job, voilà pourquoi le poëte du désert est
le plus vaste des poëtes!

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


XXVII

J'exprimais dans ces vers, en m'embarquant pour la première fois pour
l'Orient, il y a vingt-quatre ans, la curiosité passionnée que je
ressentais d'éprouver sur moi-même les impressions du désert:

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Je n'ai pas navigué sur l'océan de sable,
  Au branle assoupissant du vaisseau du désert;
  Je n'ai pas étanché ma soif intarissable,
  Le soir, au puits d'Hébron, de trois palmiers couvert;
  Je n'ai pas étendu mon manteau sous les tentes,
  Dormi dans la poussière où Dieu retournait Job.
  Ni la nuit, au doux bruit des toiles palpitantes.
      Rêvé les rêves de Jacob.

  Des sept pages du monde une me reste à lire:
  Je ne sais pas comment l'étoile y tremble aux cieux,
  Sous quel poids du néant la poitrine y respire,
  Comment le coeur palpite en approchant des Dieux!
  Je ne sais pas comment, au pied d'une colonne
  D'où l'ombre des vieux jours sur le barde descend,
  L'herbe parle à l'oreille, ou la terre bourdonne,
      Ou la brise pleure en passant.

  Je n'ai pas entendu dans les cèdres antiques
  Le cri des nations monter et retentir,
  Ni vu du haut Liban les aigles prophétiques
  S'abattre au doigt de Dieu sur les palais de Tyr.
  Je n'ai pas reposé ma tête sur la terre
  Où Palmyre n'a plus que l'écho de son nom,
  Ni fait sonner au loin, sous mon pied solitaire,
      L'empire vide de Memnon.

  Je n'ai pas entendu, du fond de ses abîmes,
  Le Jourdain lamentable élever ses sanglots,
  Pleurant avec des pleurs et des cris plus sublimes
  Que ceux dont Jérémie épouvanta ses flots.
  Je n'ai pas écouté chanter en moi mon âme
  Dans la grotte sonore où le barde des rois
  Sentait, au sein des nuits, l'hymne à la main de flamme
      Arracher la harpe à ses doigts.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Voilà pourquoi je pars, voilà pourquoi je joue
  Quelque reste de jours inutile ici-bas.
  Qu'importe sur quel bord le vent d'hiver secoue
  L'arbre stérile et sec, et qui n'ombrage pas!
  L'insensé! dit la foule.--Elle-même insensée!
  Nous ne trouvons pas tous notre pain en tout lieu:
  Du barde voyageur le pain, c'est la pensée;
      Son coeur vit des oeuvres de Dieu!

  Adieu donc, mon vieux père! adieu, mes soeurs chéries!
  Adieu, ma maison blanche à l'ombre du noyer!
  Adieu, mes beaux coursiers, oisifs dans mes prairies!
  Adieu, mon chien fidèle! Hélas! seul au foyer,
  Votre image me trouble, et me suit comme l'ombre
  De mon bonheur passé qui veut me retenir.
  Ah! puisse se lever moins douteuse et moins sombre
      L'heure qui doit nous réunir!

Six mois après, je parcourais pendant soixante jours, avec une
caravane, le désert de Job.

Les impressions que je reçus alors de ces solitudes se sont
représentées avec tant de force et de netteté à mon imagination, ces
jours-ci, que j'en ai reproduit une partie dans les vers suivants,
méditation poétique tronquée dont je copie seulement quelques
fragments pour mes lecteurs. Depuis ce pèlerinage dans le désert,
j'ai parlé tant d'autres langues que je dois demander indulgence pour
ces réminiscences de poésie.



LE DÉSERT OU L'IMMATÉRIALITÉ DE DIEU

MÉDITATION POÉTIQUE.


I

  Il est nuit... Qui respire?... Ah! c'est la longue haleine,
  La respiration nocturne de la plaine!
  Elle semble, ô désert! craindre de t'éveiller.

  Accoudé sur ce sable, immuable oreiller,
  J'écoute, en retenant l'haleine intérieure,
  La brise du dehors, qui passe, chante et pleure;
  Langue sans mots de l'air, dont seul je sais le sens,
  Dont aucun verbe humain n'explique les accents,
  Mais que tant d'autres nuits sous l'étoile passées
  M'ont appris, dès l'enfance, à traduire en pensées.
  Oui, je comprends, ô vent! ta confidence aux nuits;
  Tu n'as pas de secret pour mon âme, depuis
  Tes hurlements d'hiver dans le mât qui se brise,
  Jusqu'à la demi-voix de l'impalpable brise
  Qui sème, en imitant des bruissements d'eau,
  L'écume du granit en grains sur mon manteau.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Quel charme de sentir la voile palpitante
  Incliner, redresser le piquet de ma tente,
  En donnant aux sillons qui nous creusent nos lits
  D'une mer aux longs flots l'insensible roulis!
  Nulle autre voix que toi, voix d'en haut descendue,
  Ne parle à ce désert muet sous l'étendue.
  Qui donc en oserait troubler le grand repos?
  Pour nos balbutiements aurait-il des échos?
  Non; le tonnerre et toi, quand ton _simoun_ y vole,
  Vous avez seuls le droit d'y prendre la parole,
  Et le lion, peut-être, aux narines de feu,
  Et Job, lion humain, quand il rugit à Dieu!.....

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Comme on voit l'infini dans son miroir, l'espace!
  À cette heure où, d'un ciel poli comme une glace,
  Sur l'horizon doré la lune au plein contour
  De son disque rougi réverbère un faux jour,
  Je vois à sa lueur, d'assises en assises,
  Monter du noir Liban les cimes indécises,
  D'où l'étoile, émergeant des bords jusqu'au milieu,
  Semble un cygne baigné dans les jardins de Dieu.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


II

  Sur l'océan de sable où navigue la lune,
  Mon oeil partout ailleurs flotte de dune en dune;
  Le sol, mal aplani sous ces vastes niveaux,
  Imite les grands flux et les reflux des eaux.
  À peine la poussière, en vague amoncelée,
  Y trace-t-elle en creux le lit d'une vallée,
  Où le soir, comme un sel que le bouc vient lécher,
  La caravane boit la sueur du rocher.
  L'oeil, trompé par l'aspect au faux jour des étoiles,
  Croit que, si le navire, ouvrant ici ses voiles,
  Cinglait sur l'élément où la gazelle a fui,
  Ces flots pétrifiés s'amolliraient sous lui,
  Et donneraient aux mâts courbés sur leurs sillages
  Des lames du désert les sublimes tangages!

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Mais le chameau pensif, au roulis de son dos,
  Navire intelligent, berce seul sur ces flots;
  Dieu le fit, ô désert! pour arpenter ta face,
  Lent comme un jour qui vient après un jour qui passe,
  Patient comme un but qui ne s'approche pas,
  Long comme un infini traversé pas à pas,
  Prudent comme la soif quarante jours trompée,
  Qui mesure la goutte à sa langue trempée;
  Nu comme l'indigent, sobre comme la faim,
  Ensanglantant sa bouche aux ronces du chemin;
  Sûr comme un serviteur, humble comme un esclave,
  Déposant son fardeau pour chausser son entrave,
  Trouvant le poids léger, l'homme bon, le frein doux,
  Et pour grandir l'enfant pliant ses deux genoux!

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


III

  Les miens, couchés en file au fond de la ravine,
  Ruminent sourdement l'herbe morte ou l'épine;
  Leurs longs cous sur le sol rampent comme un serpent;
  Aux flancs maigres de lait leur petit se suspend,
  Et, s'épuisant d'amour, la plaintive chamelle
  Les lèche en leur livrant le suc de sa mamelle.
  Semblables à l'escadre à l'ancre dans un port,
  Dont l'antenne pliée attend le vent qui dort,
  Ils attendent soumis qu'au réveil de la plaine
  Le chant du chamelier leur cadence leur peine,
  Arrivant chaque soir pour repartir demain,
  Et comme nous, mortels, mourant tous en chemin!

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


IV

  D'une bande de feu l'horizon se colore,
  L'obscurité renvoie un reflet à l'aurore;
  Sous cette pourpre d'air, qui pleut du firmament,
  Le sable s'illumine en mer de diamant.

  Hâtons-nous!... replions, après ce léger somme,
  La tente d'une nuit semblable aux jours de l'homme,
  Et, sur cet océan qui recouvre les pas,
  Recommençons la route où l'on n'arrive pas!

  Eh! ne vaut-elle pas celles où l'on arrive?
  Car, en quelque climat que l'homme marche ou vive,
  Au but de ses désirs, pensé, voulu, rêvé,
  Depuis qu'on est parti qui donc est arrivé?...

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Sans doute le désert, comme toute la terre,
  Est rude aux pieds meurtris du marcheur solitaire,
  Qui plante au jour le jour la tente de Jacob,
  Ou qui creuse en son coeur les abîmes de Job!
  Entre l'Arabe et nous le sort tient l'équilibre;
  Nos malheurs sont égaux... mais son malheur est libre!
  Des deux séjours humains, la tente ou la maison,
  L'un est un pan du ciel, l'autre un pan de prison;
  Aux pierres du foyer l'homme des murs s'enchaîne,
  Il prend dans ses sillons racine comme un chêne:
  L'homme dont le désert est la vaste cité
  N'a d'ombre que la sienne en son immensité.
  La tyrannie en vain se fatigue à l'y suivre.
  Être seul, c'est régner; être libre, c'est vivre.
  Par la faim et la soif il achète ses biens;
  Il sait que nos trésors ne sont que des liens.
  Sur les flancs calcinés de cette arène avare
  Le pain est graveleux, l'eau tiède, l'ombre rare;
  Mais, fier de s'y tracer un sentier non frayé,
  Il regarde son ciel et dit: Je l'ai payé!...

    Sous un soleil de plomb la terre ici fondue
  Pour unique ornement n'a que son étendue;
  On n'y voit pas bleuir, jusqu'au fond d'un ciel noir,
  Ces neiges où nos yeux montent avec le soir;
  On n'y voit pas au loin serpenter dans les plaines
  Ces artères des eaux d'où divergent les veines
  Qui portent aux vallons par les moissons dorés
  L'ondoîment des épis ou la graisse des prés;
  On n'y voit pas blanchir, couchés dans l'herbe molle,
  Ces gras troupeaux que l'homme à ses festins immole;
  On n'y voit pas les mers dans leur bassin changeant
  Franger les noirs écueils d'une écume d'argent,
  Ni les sombres forêts à l'ondoyante robe
  Vêtir de leur velours la nudité du globe,
  Ni le pinceau divers que tient chaque saison
  Des couleurs de l'année y peindre l'horizon;
  On n'y voit pas enfin, près du grand lit des fleuves,
  Des vieux murs des cités sortir des cités neuves,
  Dont la vaste ceinture éclate chaque nuit
  Comme celle d'un sein qui porte un double fruit!
  Mers humaines d'où monte avec des bruits de houles
  L'innombrable rumeur du grand roulis des foules!

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V

  Rien de ces vêtements, dont notre globe est vert,
  N'y revêt sous ses pas la lèpre du désert;
  De ses flancs décharnés la nudité sans germe
  Laisse les os du globe en percer l'épiderme;
  Et l'homme, sur ce sol d'où l'oiseau même a fui,
  Y charge l'animal d'y mendier pour lui!
  Plier avant le jour la tente solitaire,
  Rassembler le troupeau qui lèche à nu la terre;
  Autour du puits creusé par l'errante tribu
  Faire boire l'esclave où la jument a bu;
  Aux flancs de l'animal, qui s'agenouille et brame,
  Suspendre à poids égaux les enfants et la femme;
  Voguer jusqu'à la nuit sur ces vagues sans bords,
  En laissant le coursier brouter à jeun son mors;
  Boire à la fin du jour, pour toute nourriture,
  Le lait que la chamelle à votre soif mesure,
  Ou des fruits du dattier ronger les maigres os;
  Recommencer sans fin des haltes sans repos
  Pour épargner la source où la lèvre s'étanche;
  Partir et repartir jusqu'à la barbe blanche...
  Dans des milliers de jours, à tous vos jours pareils,
  Ne mesurer le temps qu'au nombre des soleils;
  Puis de ses os blanchis, sur l'herbe des savanes,
  Tracer après sa mort la route aux caravanes...
  Voilà l'homme!... Et cet homme a ses félicités!
  Ah! c'est que le désert est vide des cités;
  C'est qu'en voguant au large, au gré des solitudes,
  On y respire un air vierge des multitudes!
  C'est que l'esprit y plane indépendant du lieu;
  C'est que l'homme est plus homme et Dieu même plus Dieu.

    Moi-même, de mon âme y déposant la rouille,
  Je sens que j'y grandis de ce que j'y dépouille,
  Et que mon esprit, libre et clair comme les cieux,
  Y prend la solitude et la grandeur des lieux!


VI

  Tel que le nageur nu, qui plonge dans les ondes,
  Dépose au bord des mers ses vêtements immondes,
  Et, changeant de nature en changeant d'élément,
  Retrempe sa vigueur dans le flot écumant,
  Il ne se souvient plus, sur ces lames énormes,
  Des tissus dont la maille emprisonnait ses formes;
  Des sandales de cuir, entraves de ses piés,
  De la ceinture étroite où ses flancs sont liés,
  Des uniformes plis, des couleurs convenues
  Du manteau rejeté de ses épaules nues;
  Il nage, et, jusqu'au ciel par la vague emporté,
  Il jette à l'Océan son cri de liberté!...
  Demandez-lui s'il pense, immergé dans l'eau vive,
  Ce qu'il pensait naguère accroupi sur la rive!
  Non, ce n'est plus en lui l'homme de ses habits,
  C'est l'homme de l'air vierge et de tous les pays.
  En quittant le rivage, il recouvre son âme:
  Roi de sa volonté, libre comme la lame!...

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VII

  Le désert donne à l'homme un affranchissement
  Tout pareil à celui de ce fier élément;
  À chaque pas qu'il fait sur sa route plus large,
  D'un de ses poids d'esprit l'espace le décharge;
  Il soulève en marchant, à chaque station,
  Les serviles anneaux de l'imitation;
  Il sème, en s'échappant de cette Égypte humaine,
  Avec chaque habitude, un débri de sa chaîne...

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  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Ces murs de servitude, en marbre édifiés,
  Ces balbeks tout remplis de dieux pétrifiés,
  Pagodes, minarets, panthéons, acropoles,
  N'y chargent pas le sol du poids de leurs coupoles;
  La foi n'y parle pas les langues de Babel;
  L'homme n'y porte pas, comme une autre Rachel,
  Cachés sous son chameau, dans les plis de sa robe,
  Les dieux de sa tribu que le voleur dérobe!
  L'espace ouvre l'esprit à l'immatériel.
  Quand Moïse au désert pensait pour Israël,
  À ceux qui portaient Dieu, de Memphis en Judée,
  L'Arche ne pesait pas... car Dieu n'est qu'une idée!

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  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


VIII

  Et j'ai vogué déjà, depuis soixante jours,
  Vers ce vague horizon qui recule toujours;
  Et mon âme, oubliant ses pas dans sa carrière,
  Sans espoir en avant, sans retour en arrière,
  Respirant à plein souffle un air illimité,
  De son isolement se fait sa volupté.
  La liberté d'esprit, c'est ma terre promise!
  Marcher seul affranchit, penser seul divinise!...

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  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  La lune, cette nuit, visitait le désert;
  D'un brouillard sablonneux son disque recouvert
  Par le vent du _simoun_, qui soulève sa brume,
  De l'océan de sable en transperçant l'écume,
  Rougissait comme un fer de la forge tiré;
  Le sol lui renvoyait ce feu réverbéré;
  D'une pourpre de sang l'atmosphère était teinte,
  La poussière brûlait cendre au pied mal éteinte;
  Ma tente, aux coups du vent, sur mon front s'écroula,
  Ma bouche sans haleine au sable se colla;
  Je crus qu'un pas de Dieu faisait trembler la terre,
  Et, pensant l'entrevoir à travers le mystère,
  Je dis au tourbillon:--Ô Très-Haut! si c'est toi,
  Comme autrefois à Job, en chair apparais-moi!...

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


IX

  Mais son esprit en moi répondit: «Fils du doute,
  Dis donc à l'Océan d'apparaître à la goutte!
  Dis à l'éternité d'apparaître au moment!
  Dis au soleil voilé par l'éblouissement,
  D'apparaître en clin d'oeil à la pâle étincelle
  Que le ver lumineux ou le caillou recèle!
  Dis à l'immensité, qui ne me contient pas,
  D'apparaître à l'espace inscrit dans tes deux pas!

    «Et par quel mot pour toi veux-tu que je me nomme?
  Et par quel sens veux-tu que j'apparaisse à l'homme?
  Est-ce l'oeil, ou l'oreille, ou la bouche, ou la main?
  Qu'est-il en toi de Dieu? Qu'est-il en moi d'humain?
  L'oeil n'est qu'un faux cristal voilé d'une paupière
  Qu'un éclair éblouit, qu'aveugle une poussière;
  L'oreille, qu'un tympan sur un nerf étendu,
  Que frappe un son charnel par l'esprit entendu;
  La bouche, qu'un conduit par où le ver de terre
  De la terre et de l'eau vit ou se désaltère;
  La main, qu'un muscle adroit, doué d'un tact subtil;
  Mais quand il ne tient pas, ce muscle, que sait-il?...
  Peux-tu voir l'invisible ou palper l'impalpable?
  Fouler aux pieds l'esprit comme l'herbe ou le sable?
  Saisir l'âme? embrasser l'idée avec les bras?
  Ou respirer Celui qui ne s'aspire pas?...

    «Suis-je opaque, ô mortels! pour vous donner une ombre?
  Éternelle unité, suis-je un produit du nombre?
  Suis-je un lieu pour paraître à l'oeil étroit ou court?
  Suis-je un son pour frapper sur l'oreille du sourd?
  Quelle forme de toi n'avilit ma nature?
  Qui ne devient petit quand c'est toi qui mesure?...

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  «Dans quel espace enfin des abîmes des cieux
  Voudrais-tu que ma gloire apparût à tes yeux?
  Est-ce sur cette terre où dans la nuit tu rampes?
  Terre, dernier degré de ces milliers de rampes
  Qui toujours finissant recommencent toujours,
  Et dont le calcul même est trop long pour tes jours?
  Petit charbon tombé d'un foyer de comète
  Que sa rotation arrondit en planète,
  Qui du choc imprimé continue à flotter,
  Que mon oeil oublierait aux confins de l'éther
  Si, des sables de feu dont je sème ma nue,
  Un seul grain de poussière échappait à ma vue?

  «Est-ce dans mes soleils? ou dans quelque autre feu
  De ces foyers du ciel, dont le grand doigt de Dieu
  Pourrait seul mesurer le diamètre immense?
  Mais, quelque grand qu'il soit, il finit, il commence.
  On calculerait donc mon orbite inconnu?
  Celui qui contient tout serait donc contenu?
  Les pointes du compas, inscrites sur ma face,
  Pourraient donc en s'ouvrant mesurer ma surface?
  Un espace des cieux, par d'autres limité,
  Emprisonnerait donc ma propre immensité?
  L'astre où j'apparaîtrais, par un honteux contraste,
  Serait plus Dieu que moi, car il serait plus vaste?
  Et le doigt insolent d'un vil calculateur
  Comme un nombre oserait chiffrer son Créateur?...

    «Du jour où de l'Éden la clarté s'éteignit,
  L'antiquité menteuse en songes me peignit;
  Chaque peuple à son tour, idolâtre d'emblème,
  Me fit semblable à lui pour m'adorer lui-même.

    «Le Gange le premier fleuve ivre de pavots,
  Où les songes sacrés roulent avec les flots,
  De mon être intangible en voulant palper l'ombre,
  De ma sainte unité multiplia le nombre,
  De ma métamorphose éblouit ses autels,
  Fit diverger l'encens sur mille dieux mortels;
  De l'éléphant lui-même adorant les épaules,
  Lui fit porter sur rien le monde et ses deux pôles,
  Éleva ses tréteaux dans le temple indien,
  Transforma l'Éternel en vil comédien,
  Qui, changeant à sa voix de rôle et de figure,
  Jouait le Créateur devant sa créature!
  La Perse rougissant de cet ignoble jeu
  Avec plus de respect m'incarna dans le feu;
  Pontife du soleil, le pieux Zoroastre
  Pour me faire éclater me revêtit d'un astre.

    «Chacun me confondit avec son élément:
  La Chine astronomique avec le firmament;
  L'Égypte moissonneuse avec la terre immonde
  Que le _dieu-Nil_ arrose et le _dieu-boeuf_ féconde;
  La Grèce maritime avec l'onde ou l'éther
  Que gourmandait pour moi Neptune ou Jupiter,
  Et, se forgeant un ciel aussi vain qu'elle-même,
  Dans la Divinité ne vit qu'un grand poëme!

  «Mais le temps soufflera sur ce qu'ils ont rêvé,
  Et sur ces sombres nuits mon astre s'est levé.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


X

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  «Insectes bourdonnants, assembleurs de nuages,
  Vous prendrez-vous toujours au piége des images?
  Me croyez-vous semblable aux dieux de vos tribus?
  J'apparais à l'esprit, mais par mes attributs!
  C'est dans l'entendement, que vous me verrez luire,
  Tout oeil me rétrécit qui croit me reproduire.
  Ne mesurez jamais votre espace et le mien,
  Si je n'étais pas tout je ne serais plus rien!

    «Non ce second chaos qu'un panthéiste adore
  Où dans l'immensité Dieu même s'évapore,
  D'éléments confondus pêle-mêle brutal
  Où le bien n'est plus bien, où le mal n'est plus mal;
  Mais ce tout, _centre-Dieu_ de l'âme universelle,
  Subsistant dans son oeuvre et subsistant sans elle:
  Beauté, puissance, amour, intelligence et loi,
  Et n'enfantant de lui que pour jouir de soi!...

    «Voilà la seule forme où je puis t'apparaître!
  Je ne suis pas un être, ô mon fils! Je suis l'Être!
  Plonge dans ma hauteur et dans ma profondeur,
  Et conclus ma sagesse en pensant ma grandeur!
  Tu creuseras en vain le ciel, la mer, la terre,
  Pour m'y trouver un nom; je n'en ai qu'un... MYSTÈRE.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  «--Ô Mystère! lui dis-je, eh bien! sois donc ma foi...
  Mystère, ô saint rapport du Créateur à moi!
  Plus tes gouffres sont noirs, moins ils me sont funèbres;
  J'en relève mon front ébloui de ténèbres!
  Quand l'astre à l'horizon retire sa splendeur,
  L'immensité de l'ombre atteste sa grandeur!
  À cette obscurité notre foi se mesure,
  Plus l'objet est divin, plus l'image est obscure.
  Je renonce à chercher des yeux, des mains, des bras,
  Et je dis: C'est bien toi, car je ne te vois pas!

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


XI

  Ainsi, dans son silence et dans sa solitude,
  Le désert me parlait mieux que la multitude.
  Ô désert! ô grand vide où l'écho vient du ciel!
  Parle à l'esprit humain, cet immense Israël!
  Et moi puissé-je, au bout de l'uniforme plaine
  Où j'ai suivi longtemps la caravane humaine,
  Sans trouver dans le sable élevé sur ses pas
  Celui qui l'enveloppe et qu'elle ne voit pas,
  Puissé-je, avant le soir, las des _Babels_ du doute,
  Laisser mes compagnons serpenter dans leur route,
  M'asseoir au puits de Job, le front dans mes deux mains,
  Fermer enfin l'oreille à tous verbes humains,
  Dans ce morne désert converser face à face
  Avec l'éternité, la puissance et l'espace:
  Trois prophètes muets, silences pleins de foi,
  Qui ne sont pas tes noms, Seigneur! mais qui sont toi,
  Évidences d'esprit qui parlent sans paroles,
  Qui ne te taillent pas dans le bloc des idoles,
  Mais qui font luire, au fond de nos obscurités,
  Ta substance elle-même en trois vives clartés.
  Père et mère à toi seul, et seul né sans ancêtre,
  D'où sort sans t'épuiser la mer sans fond de l'Être,
  Et dans qui rentre en toi jamais moins, toujours plus,
  L'Être au flux éternel, à l'éternel reflux!

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Et puissé-je, semblable à l'homme plein d'audace
  Qui parla devant toi, mais à qui tu fis grâce,
  De ton ombre couvert comme de mon linceul,
  Mourir seul au désert dans la foi du GRAND SEUL!


XXVIII

Maintenant, oublions ces faibles vers, et lisons Job; et voyons
par quel admirable circuit d'une pensée qui fait le tour du monde
intellectuel le grand poëte et le grand philosophe passe de la foi
au doute, du doute au blasphème, du blasphème à la certitude, et du
désespoir d'esprit à cette résignation raisonnée, à ce consentement
de l'homme à Dieu, seule sagesse des vrais sages, seule vérité du
coeur comme elle est la seule vérité de l'esprit.

La lecture de Job n'est pas seulement la plus haute leçon de poésie,
elle est la plus haute leçon de piété.

Mais d'abord disons ce que c'était que Job.

                                                       LAMARTINE.



XIIe ENTRETIEN.

I


Nous nous sommes dit à la fin de notre dernier entretien: Qu'est-ce
que Job?

Personne n'en sait rien.

C'est aussi ce que se sont répondu Bossuet, La Harpe, le révérend
docteur Lowth, auteur du cours moderne le plus érudit de la poésie
sacrée, enfin M. Cahen lui-même, le dernier et le plus hébraïque des
traducteurs de _la Bible,_ dans ses recherches plus remarquables
encore que son texte.

Non, personne ne sait qui fut ce premier, et, selon moi, ce plus
sublime de tous les poëtes; personne ne connaît le véritable auteur
de ce poëme en quelque sorte surhumain. Ce poëme n'a pas toujours
fait partie de la Bible proprement dite; il a été ensuite recueilli
dans le livre sacré; il lui est peut-être antérieur, et il en
est indépendant. Le docteur Lowth, professeur de poésie sacrée à
l'université d'Oxford, à qui nous devons deux volumes qui font
autorité sur ces matières, réfute parfaitement bien l'opinion qui
attribue le poëme de Job à Moïse lui-même.

Ces opinions sont aussi celles du savant traducteur hébreu de la
Bible, M. Cahen.

Quant à nous-même, voici franchement et hardiment ce que nous
pensons de l'auteur et du poëme. L'inconnu est le champ libre des
conjectures; Bossuet lui-même, le plus orthodoxe des commentateurs,
ne se les interdit pas. Mais nos conjectures personnelles sur
l'oeuvre de Job ne sont pas, comme on pourrait le croire, de
fantastiques excursions de l'imagination; elles sont motivées et
autorisées pour nous par une étude de trente ans des traditions, des
histoires des monuments, des philosophies et des poésies de l'Orient
primitif. Si nous ne donnons pas ces conjectures pour des vérités,
nous les donnons du moins comme des vraisemblances aussi rapprochées
de la vérité que l'ombre est rapprochée du corps. Nous prions nos
lecteurs de les lire comme nous les leur donnons, c'est-à-dire comme
une opinion personnelle, non à croire sur parole, mais à examiner.

L'étrangeté de ces opinions, au premier abord, nous commande cette
précaution oratoire; mais, quand on aura bien lu et relu avec nous
ce merveilleux poëme de Job, peut-être sera-t-on plus indulgent pour
l'étrangeté et pour la hardiesse de nos conjectures sur l'origine de
ce livre d'un caractère notablement antédiluvien.


II

Voici donc ce que nous pensons de Job.

D'abord on sait, par plusieurs passages de ces entretiens, que nous
différons complétement d'idée avec les philosophes modernes du
PROGRÈS INDÉFINI ET CONTINU DE L'ESPRIT HUMAIN.

Ces philosophes, pour flatter très-sincèrement leurs contemporains,
leur postérité, et pour se flatter eux-mêmes, sont obligés de ne
voir que ténèbres, ignorance, barbarie, dans les commencements de
l'humanité. Ils ferment les yeux aux monuments sublimes ou divins de
l'histoire de la sagesse, des théogonies, des poésies primitives; ils
tiennent tout cela pour non avenu.

Cette négation de tout le passé théologique, philosophique, poétique,
architectural, historique même, de l'humanité antérieure à nous, leur
est nécessaire; car, sans cela, comment pourraient-ils se justifier
à eux-mêmes cette progressivité indéfinie et continue de l'esprit
humain, progressant de Brahma, de Job, de l'Égypte, de la Judée,
de la Grèce et de Rome, jusqu'à Paris, au siècle de Louis XV, et
au nôtre? L'évidence les confondrait. On se demanderait, en lisant
les philosophes de l'Inde, en lisant le poëme de Job, en lisant les
législations patriarcales de la Chine, en lisant la Bible, en lisant
Homère, en lisant Platon, en lisant l'Évangile, en lisant Virgile ou
Cicéron, en contemplant les Pyramides, les Palmyre, les Persépolis,
les Parthénon, les Panthéon encore debout, en pâlissant d'admiration
devant les marbres vivants de Phidias, on se demanderait où sont donc
les traces de ce progrès indéfini et continu des facultés humaines.

Mais c'est égal: le système le veut ainsi; il faut que le monde s'y
prête; il faut que l'homme antérieur à notre ère n'ait été qu'une
informe ébauche lui-même de son Créateur, une espèce de brute ou
de sauvage, perfectionné indéfiniment et continûment jusqu'à la
perfection où ils se plaisent à le contempler en eux ou en nous, et
progressant après nous jusqu'à une espèce de divinisation indéfinie
aussi, dont les étoiles doivent nous dire quelque chose.

Nous ne croyons pas un mot de tout cela; nous sommes convaincu que
l'état sauvage est une maladie de l'humanité, et nullement son état
originaire et normal.

Nous sommes convaincu qu'il y a eu avant nous une humanité primitive
tout aussi bien douée, et, disons franchement notre pensée, qui est
en cela la pensée des livres sacrés, de toutes les grandes races
religieuses ou historiques du globe, qu'il y a eu une humanité mieux
douée de lumière, de vérités divines, de facultés et de bonheur que
nous.

Nous sommes convaincu (sans pouvoir le démontrer ni l'expliquer)
qu'au lieu du progrès indéfini et continu il y a eu une déchéance,
une éclipse de Dieu sur l'homme, _un Éden perdu_, comme disent ces
livres sacrés partout.

Nous sommes convaincu que les progrès épars, souvent interrompus par
des rechutes, mais très-réels et très-méritoires, qui ont eu lieu
depuis cette mystérieuse dégradation de la première humanité, ne sont
que des efforts généreux et saints pour reconquérir ce qui a été
perdu, pour rentrer dans notre innocence, dans notre science et dans
notre félicité primitive.

On voit combien il y a de distance entre nous et les philosophes
actuels du progrès continu et indéfini.

Nous ne nous rencontrons que dans nos voeux communs pour la félicité
et pour la sainteté de l'homme, et dans nos efforts pour le faire
avancer d'un pas, eux vers un progrès indéfini et continu, nous vers
un progrès réel, mais relatif.

Or, faut-il le dire? Un de nos principaux arguments contre le
progrès indéfini et continu de l'esprit humain, un de nos principaux
monuments ou témoignages d'une condition intellectuelle et morale
de l'homme primitif supérieure à notre condition présente, c'est
précisément ce livre mystérieux de Job. Cuvier le géologue trouvait
des _mastodontes_ dans les couches antédiluviennes du globe; Job
est pour nous un mastodonte intellectuel et philosophique dans les
couches antédiluviennes de l'esprit humain.

Il y a là dedans une philosophie qui n'a aucune analogie, avant la
renaissance évangélique, ni dans les philosophies indiennes, ni dans
les philosophies chinoises, ni dans le peu que nous savons de la
philosophie égyptienne, ni dans les philosophies païennes (excepté
Platon et Épictète), ni même dans les philosophies rationnelles qu'on
essaie de construire aujourd'hui avec des débris.

D'où pouvait venir dans l'esprit d'un pasteur arabe du désert de
_Hus_ une philosophie à la fois aussi hardie, aussi humaine, aussi
divine, aussi révélée, aussi mystérieuse, aussi raisonnée, et aussi
sublimement discutée, chantée et criée, que celle que nous allons
lire dans ce poëme écrit sur le sable avec un roseau trempé dans une
larme d'homme?... Dépouillez toutes vos bibliothèques plus récentes,
et montrez-moi quelque chose d'égal à un de ces sanglots, à un de ces
blasphèmes, à une de ces résignations.

Je vous en défie!


III

Eh bien! puisque rien ne vient de rien, je me suis toujours
demandé d'où avait donc coulé dans le sable du désert cette source
souterraine et intarissable de vérité métaphysique, de philosophie,
de théologie, d'éloquence et de poésie, dont ce poëme de Job déborde,
pour qui sait lire, sentir, comprendre et prier sur cette terre.

Nous ne craignons pas de le dire:

Cela ne peut venir que d'une tradition antique au delà de toute
antiquité connue, et d'une philosophie conservée et retrouvée de
l'humanité primitive, philosophie remontant, de génération en
génération, jusqu'à une génération première douée de communications
plus lumineuses et plus directes avec l'auteur de toute lumière, Dieu.

En contradiction avec le système des philosophes du progrès continu
et indéfini, il est certain que, plus on remonte de civilisation
en civilisation, de livres en livres, de traditions religieuses en
traditions religieuses, vers cette profondeur inconnue des temps
qu'on appelle les temps antédiluviens, plus on entrevoit de lueurs
divines ou de crépuscules d'aurore lumineuse dans l'esprit humain.

Que doit-on en conclure? Qu'il y a eu, avant ce déluge général ou
même partiel, attesté par toutes les traditions orientales, une
époque de civilisation supérieure à ce qui fut après ce cataclysme de
l'humanité; que cette époque de civilisation antédiluvienne touchait
de plus près elle-même à une autre époque encore supérieure en
innocence, en science, en facultés, en félicités de l'homme ici-bas
avant cette grande et mystérieuse déchéance, tradition universelle
aussi, qui chassa l'humanité primitive de ce demi-ciel appelé l'Éden
ou le jardin; que des traditions de cette philosophie de l'Éden ou
du jardin avaient survécu dans l'humanité déchue, et qu'enfin, après
le second naufrage de l'humanité antédiluvienne, quelques grandes
vérités et quelques grandes philosophies, restées dans la mémoire de
quelques sages ou prophètes échappés à l'inondation universelle ou
partielle, avaient surnagé, et inspiraient encore de temps en temps
l'esprit de l'homme dans l'Orient, scène encore humide de la grande
catastrophe.

Soit qu'on se rattache aux traditions indiennes, qui font échapper
quelques naufragés sur l'Hymalaïa; soit qu'on se rattache aux
livres de la Chine, qui font réfugier un petit nombre de peuples
sur les montagnes centrales; soit qu'on se rattache aux monuments
de l'Éthiopie ou de la haute Égypte, qui font creuser longtemps aux
_Troglodytes_ des cavernes dans les hauts lieux pour éviter une
seconde inondation de la plaine; soit qu'on se rattache aux récits
bibliques, qui font naviguer _Noé_ sur les eaux avec une élite de la
famille humaine, il est impossible de nier les traditions orientales
d'une grande submersion de cette partie du monde. Toutes ces
traditions profanes ou sacrées s'accordent à constater qu'il échappa
un petit nombre d'hommes au naufrage, et que ces naufragés abordèrent
ici ou là, sur l'Hymalaïa, sur les montagnes centrales de la Chine,
sur les rochers de l'Éthiopie, sur les cimes de l'Arménie ou sur le
mont Ararat, et devinrent la souche de la troisième humanité.

La Perse, l'Arabie et la Bible leur donnent le nom de patriarches.

Ils avaient sauvé quelques troupeaux; ils devinrent pasteurs en
Arabie. En Chine, ils descendirent des montagnes à mesure que les
eaux se retiraient des plaines; ils creusèrent des canaux pour en
faciliter l'écoulement; ils défrichèrent ces marais et devinrent
laboureurs. Dans la Mésopotamie, ils bâtirent des Babylone, des
Babel, des villes, des édifices refuges contre les eaux; en Éthiopie
et dans la haute Égypte, des catacombes immenses et élevées dans le
flanc des rochers, propres à contenir des populations entières. On ne
peut les visiter encore aujourd'hui sans étonnement; la grandeur de
l'épouvante explique seule la grandeur de l'oeuvre.

Mais ces survivants de l'époque antédiluvienne n'avaient pas
seulement sauvé leur vie; ils avaient sauvé aussi leur intelligence
et leur mémoire; ils avaient transmis aux patriarches leurs premiers
descendants, soit aux fils de Noé, si l'on admet la version biblique,
soit aux fils des races indiennes, éthiopiennes, chinoises, si l'on
admet les traditions de ces peuples de l'extrême Orient, ils avaient
transmis quelques vestiges des vérités, de la révélation, de la
philosophie, de la théologie que l'humanité antédiluvienne possédait
depuis sa sortie de ce qu'on appelle Éden; crépuscule du soir après
un jour éclatant.

Job, selon moi, était évidemment un de ces fils de la famille
patriarcale et pastorale de l'Idumée, plus imbu que ses contemporains
des traditions et des vérités de souvenir de la race primitive, et
parlant aux hommes, on ne sait combien d'années après le déluge,
la langue philosophique, théologique et poétique que nos premiers
ancêtres avaient comprise et parlée avant le cataclysme physique
et moral de l'humanité. Je ne puis m'expliquer autrement cette
fulguration de lumière, de divinité, de science, de sagesse, et même
de langage, dans une si complète obscurité de la terre! Job est pour
moi un Platon de cette philosophie tronquée, mais surhumaine, que
j'appellerai la philosophie antédiluvienne.

Qu'on en pense ce qu'on voudra, c'est mon idée; il m'est impossible
d'en avoir une autre en trouvant ce diamant si divinement taillé dans
ce sable sans traces du désert de Hus. Et cette idée, elle n'est pas
en moi d'aujourd'hui, car voici ce que j'écrivais sur Job à une autre
époque et dans une étude moins approfondie que celle-ci.


IV

J'ai lu aujourd'hui le livre entier de _Job_. Ce n'est pas la voix
d'un homme, c'est la voix d'un temps. L'accent vient du plus profond
des siècles. On dit qu'à l'époque où l'homme s'exprimait ainsi le
monde était dans son enfance; cependant tout indique, dans cette
épopée de l'âme, dans ce drame de pensées, dans cette philosophie
lyrique, dans ce gémissement élégiaque, la sagesse et la mélancolie
des jours avancés. Pendant combien d'années ou de siècles ne
fallait-il pas que l'humanité eût accumulé, remué, scruté ses pensées
en elle-même, pour arriver à de telles conclusions métaphysiques
sur les misères de sa destinée et sur les mystères de la Providence
divine! Quoi! du premier coup, du premier vagissement de son âme,
l'homme aurait parlé à la fois comme homme et comme Dieu! Ce premier
cri du coeur humain, qui éclate de colère, de douleur, de plénitude;
ce premier rugissement de la fibre du lion torturé dans le coeur
humain par le sort aurait surpassé tout ce que l'art le plus exercé
de la pensée et du style a pu enfanter jusqu'à nos jours! Où donc Job
aurait-il pris sa science de la nature, son expérience des choses
humaines, sa lassitude de la vie, son suicide du désespoir, si ce
n'était dans le trésor de nos misères et de nos larmes déjà accumulé
depuis de longs siècles dans l'abîme d'un temps déjà vieux?

Si quelque livre a peint spécialement la poésie du vieillard, le
découragement, l'amertume, l'ironie, le reproche, la plainte,
l'impiété, le silence, la prostration, puis la résignation, cette
impuissance qui se change forcément en vertu, puis la consolation
qui relève par la piété divine l'esprit abattu, c'est bien évidemment
ce livre de _Job_, ce dialogue avec soi-même, avec ses amis, avec
Dieu, ce Platon lyrique du désert.

On ne sait ni précisément en quel lieu, ni surtout en quel temps ce
poëme ou cette histoire a jailli d'une fibre d'homme. On a dit que
c'était peut-être Moïse; mais Moïse, d'après la Bible elle-même,
n'était ni éloquent, ni poëte; il était surtout homme d'État,
historien, législateur. Job a la langue du plus grand poëte qui
ait jamais articulé la parole humaine. C'est l'éloquence et la
poésie fondues d'un seul jet et indivisibles dans tous les cris de
l'homme. Il raconte, il discute, il écoute, il répond, il s'irrite,
il interpelle, il apostrophe, il invective, il gronde, il éclate, il
chante, il pleure, il se moque, il implore, il réfléchit, il se juge,
il se repent, il s'apaise, il adore, il plane sur les ailes de son
religieux enthousiasme au-dessus de ses propres déchirements; du fond
de son désespoir il justifie Dieu contre lui-même; il dit: «C'est
bien!» C'est le _Prométhée_ de la parole, élevé au ciel tout criant
et tout saignant dans les serres mêmes du vautour qui lui ronge le
coeur! C'est la victime devenue juge par l'impersonnalité sublime de
la raison, célébrant son propre supplice et jetant comme le Brutus
des Romains les gouttes de son sang vers le ciel, non comme une
insulte, mais comme une libation au Dieu juste!

Job n'est plus l'homme; c'est l'humanité! Une race qui peut sentir,
penser et s'exprimer avec cet accent, est vraiment digne d'échanger
sa parole avec la parole surnaturelle et de converser avec son
Créateur.

Voici les notes retrouvées sur les marges de la Bible de famille. Je
me borne à les copier.


V

Aujourd'hui je continue, j'analyse et je cite:

«Il y avait un homme dans la terre de Hus; il s'appelait Job. C'était
un homme juste.» Ici tableau patriarcal et pastoral de la richesse,
de la considération, du bonheur domestique de cet homme puissant et
heureux. Puis, en quelques strophes rapides comme l'écroulement
d'une maison ou d'une tente qui s'abîme coup sur coup sur Job, ses
bergers et ses troupeaux sont enlevés par les ennemis de sa race;
la foudre tombe et brûle ses récoltes; les Chaldéens tuent ses
chamelles; le _Simoun_, le vent du désert, renverse sa tente sur ses
fils et ses filles et les étouffe sous ses débris pendant un festin.
Il déchire ses habits, il se rase la tête en signe de deuil; mais il
n'accuse pas le Maître du bien et du mal; il se prosterne et il adore.

«Nu je suis sorti du sein de ma mère la terre, dit-il, nu j'y
rentrerai. Dieu m'a donné, Dieu m'a repris. Que sa volonté soit
faite, et que son nom soit toujours loué!»

Voilà le sage, voilà l'homme de raison et de piété! L'homme d'argile,
de chair et de sang, ne tarde pas à reparaître. Ce n'est pas au
moment du coup qu'on sent la douleur, c'est au contre-coup: il faut
du temps à tout, même au supplice. Celui de Job s'aggrave; il tombe
malade et languit sur sa litière comme un animal immonde, objet de
dégoût même pour sa femme. «Mourez donc!» lui dit-elle. Mais son
pieux stoïcisme survit encore à cet outrage.

«Vous êtes des insensés,» dit-il; «pourquoi mourir? Si nous avons
reçu le bien de la main de Dieu, pourquoi n'en recevrions-nous pas
avec le même respect les maux?»

Mais ses amis, instruits au loin de sa ruine et de ses plaies,
arrivent plutôt pour contempler ce grand débris de la fortune que
pour le consoler et le relever. Ils se rangent à la manière des
Arabes en cercle autour de lui, et, frappés d'horreur à la vue de
ses plaies, ils restent sept jours et sept nuits sans rompre le
morne silence de leur visite. Apparemment que leur présence, leur
silence, leur physionomie sont pour Job un miroir dans lequel ses
propres misères se réfléchissent et lui paraissent plus terribles
à contempler qu'en lui-même. Il n'y résiste plus, il éclate en un
premier gémissement qui semble emporter les digues de son âme. Ce
n'est encore que de la douleur. Nous avons traduit nous-même ces
premières larmes de Job en vers bien affaiblis d'accent et bien
indignes du modèle; mais il faut considérer, indépendamment de
la distance de temps, la faiblesse de l'écrivain surajoutée à la
faiblesse de la langue.

  Ah! périsse à jamais le jour qui m'a vu naître!
  Ah! périsse à jamais la nuit qui m'a conçu,
    Et le sein qui m'a donné l'être,
    Et les genoux qui m'ont reçu!
  Que du nombre des jours Dieu pour jamais l'efface!
  Que, toujours obscurci des ombres du trépas,
  Ce jour parmi les jours ne trouve plus sa place!
    Qu'il soit comme s'il n'était pas!

  Maintenant dans l'oubli je dormirais encore,
    Et j'achèverais mon sommeil
  Dans cette longue nuit qui n'aura point d'aurore,
  Avec ces conquérants que la terre dévore,
  Avec le fruit conçu qui meurt avant d'éclore,
    Et qui n'a pas vu le soleil.

    Mes jours déclinent comme l'ombre;
    Je voudrais les précipiter.
    Ô mon Dieu! retranchez le nombre
    Des soleils que je dois compter!
    L'aspect de ma longue infortune
    Éloigne, repousse, importune
    Mes frères lassés de mes maux.
    En vain je m'adresse à leur foule:
    Leur pitié m'échappe, et s'écoule
    Comme l'onde au flanc des coteaux.

    Ainsi qu'un nuage qui passe
    Mon printemps s'est évanoui;
    Mes yeux ne verront plus la trace
    De tous ces biens dont j'ai joui.
    Par le souffle de la colère,
    Hélas! arraché de la terre,
    Je vais d'où l'on ne revient pas.
    Mes vallons, ma propre demeure,
    Et cet oeil même qui me pleure,
    Ne reverront jamais mes pas!

    L'homme vit un jour sur la terre
    Entre la mort et la douleur;
    Rassasié de sa misère,
    Il tombe enfin comme la fleur.
    Il tombe! Au moins par la rosée
    Des fleurs la racine arrosée
    Peut-elle un moment refleurir;
    Mais l'homme, hélas! après la vie,
    C'est un lac dont l'eau s'est enfuie;
    On le cherche; il vient de tarir.

    Mes jours fondent comme la neige
    Au souffle du courroux divin;
    Mon espérance, qu'il abrége,
    S'enfuit comme l'eau de ma main.
    Ouvrez-moi mon dernier asile;
    Là, j'ai dans l'ombre un lit tranquille,
    Lit préparé pour mes douleurs.
    Ô tombeau, vous êtes mon père!
    Et je dis aux vers de la terre:
    Vous êtes ma mère et mes soeurs.

    Mais les jours heureux de l'impie
    Ne s'éclipsent pas au matin;
    Tranquille, il prolonge sa vie
    Avec le sang de l'orphelin.
    Il étend au loin ses racines;
    Comme un troupeau sur les collines
    Sa famille couvre Ségor:
    Puis dans un riche mausolée
    Il est couché dans la vallée,
    Et l'on dirait qu'il vit encor.

  C'est le secret de Dieu: je me tais et j'adore.
  C'est sa main qui traça les sentiers de l'aurore,
  Qui pesa l'Océan, qui suspendit les cieux;
  Pour lui l'abîme est nu, l'enfer même est sans voiles.
  Il a fondé la terre et semé les étoiles;
    Et qui suis-je à ses yeux?

Les amis de Job, provoqués par ce long sanglot du patient, lui
donnent quelques-unes de ces consolations qui sont des reproches et
qui humilient l'homme malheureux, au lieu de pleurer avec lui.

Job sent l'outrage sous la feinte pitié. Il commence à se revendiquer
avec un sentiment un peu orgueilleux de son innocence, et de la
disproportion entre ses fautes, s'il en a commises, et son châtiment.
On sent les premières représailles de l'homme contre Dieu. «Oui,»
dit-il, «j'ai péché peut-être; mais plût à Dieu que les fautes
qui m'ont attiré la colère de mon juge fussent pesées dans une
juste balance avec ce que je souffre! Le poids de mes infortunes
surpasserait celui des sables de la mer! Voilà pourquoi mes paroles
sont grosses de gémissements. Croyez-vous donc que je me plaigne
pour le plaisir de me plaindre? Est-ce que l'âne du désert rugit de
privation au milieu de l'herbe des collines? Est-ce que le taureau
mugit de faim quand il a les pieds plongés jusqu'aux genoux dans
l'épaisseur des pâturages? Ah! pourquoi Dieu ne m'accorde-t-il pas
ce que je souhaite? Mais, puisqu'il a commencé à me briser, qu'il
achève! Qu'il étende sa main, et qu'il m'arrache comme l'herbe!»

Sa patience lui échappe, et il le sent. «Suis-je donc de pierre?»
s'écrie-t-il, «et ma chair est-elle donc d'airain?»

Il reproche à son tour en images sublimes leur dureté de coeur et
leur commisération accusatrice à ses faux amis: «Vous ai-je priés
de venir?» Il s'attendrit de nouveau sur son propre supplice; il
amollit son discours; il a pitié de lui-même, il essaye d'apitoyer
ses accusateurs.

Ils répliquent par des banalités de sagesse vulgaire qui leur
donnent la supériorité facile de l'homme heureux sur le misérable.
Le dialogue s'anime et s'irrite. «Tu parles comme la tempête,» lui
disent-ils. Job lui-même essaye de se modérer et de parler leur
langage, afin qu'on ne puisse pas le prendre par ses paroles. Sa
philosophie est irréprochable, mais elle est froide. On comprend
qu'il ne dit pas le dernier mot, qu'il dissimule le dernier cri,
qu'il comprime son coeur entre ses mains. Il soupire une élégie
touchante sur les misères et les instabilités humaines.

«L'homme né de la femme vit un petit nombre de jours et il est
rassasié de peines. Il surgit comme la fleur de l'herbe et il est
foulé aux pieds; il fuit comme l'eau, il glisse comme l'ombre. Est-il
digne de vous, Seigneur, de regarder ce je ne sais quoi qu'on
appelle un homme, et de vous mesurer avec lui dans un jugement entre
lui et vous? Retirez-vous au moins un peu de moi jusqu'à ce que mon
heure vienne comme l'heure où le mercenaire reçoit son salaire!
Hélas! l'arbre qu'on a coupé n'est pas encore sans espérance; il
peut reverdir, il peut végéter de nouveau; lors même que ses racines
auraient été desséchées sous la poussière, l'humidité de l'eau lui
rendrait la séve, et ses feuilles renaîtront comme au jour où il fut
planté. Mais quand l'homme est mort et dissous, où est l'homme? Il
est comme l'eau écoulée d'un lac, comme le fleuve tari; il ne revient
plus. L'homme une fois mort, pensez-vous qu'il revive?»

On sent à cette interrogation terrible le doute suprême qui commence
à blasphémer, l'immortalité qui échappe, l'athéisme qui rôde autour
du désespoir. Les amis interrompent et crient à l'impiété, au
scandale. Ils gourmandent sévèrement le blasphémateur. Job ne les
écoute plus qu'avec ce mépris que l'excès de la souffrance donne
comme la dernière supériorité de l'homme sur le malheur.

«Et moi aussi j'ai déjà entendu souvent ces paroles!» leur dit-il.
«Allez, vos consolations me pèsent! Et moi aussi je pourrais parler
comme vous si vous étiez à ma place et moi à la vôtre!»

La fureur l'emporte. «Terre! ne couvre pas mon sang, n'étouffe pas
mon cri!» Il veut prendre Dieu corps à corps. «Pourquoi l'homme
ne peut-il pas entrer en jugement avec Dieu comme avec son égal?»
s'écrie-t-il. «Pourquoi donc les impies vivent-ils dans l'opulence?
Leurs troupeaux sont multipliés; leurs petits enfants sortent de
leurs tentes comme un troupeau, et leurs enfants se réjouissent en
voyant leurs jeux. Parmi les hommes, les uns meurent pleins de jours,
riches et heureux, les autres dans l'amertume de leur âme, sans avoir
goûté aucun bien; et cependant tous dorment ensuite également dans la
poussière, et les vers rampent également sur leurs cadavres!»

Le délire monte. Il oppose à ses amis la prospérité du méchant;
il n'ose en conclure, mais il laisse conclure l'indifférence ou
l'iniquité de Dieu, par conséquent l'athéisme. Sa satire sanglante
contre l'humanité s'élève jusqu'au Créateur de l'humanité, complice
de ce qu'il ne punit pas en ce monde.

Mais, tout à coup, comme pour se faire pardonner par Dieu et par ses
amis ces blasphèmes, il change de note, et il exhale l'hymne le plus
inspiré et le plus majestueux que la bouche de l'homme ait jamais
balbutié au Tout-Puissant.

«Eh quoi!» dit-il, «qui prétendez-vous donc gourmander? Est-ce Celui
qui vous a donné la vie et la parole? Devant la pensée, les ténèbres
de la mort palpitent, la mer frémit avec tous les habitants de ses
abîmes. Il fait porter et il étend la voûte des cieux sur le vide,
il fait flotter la terre sur le néant. Il condense les eaux dans les
nuées, et les nuées soutiennent leur propre poids, etc.»

Puis, comme se repentant aussi d'avoir trop dégradé l'homme,
il entonne l'hymne de ses grandeurs, il les énumère dans ses
innombrables industries, dont l'énumération à cette époque atteste
que le travail humain avait déjà transformé le globe. Il divinise
l'intelligence ou ce qu'il appelle la sagesse de l'homme.

«Il est un lieu où se forme l'argent; il est une retraite où se
trouve l'or.

«Le fer est tiré du sein de la terre, l'airain est arraché à la
pierre.

«L'homme recule les confins des ténèbres; il a découvert jusqu'à ces
pierres ténébreuses qui avoisinent les ombres de la mort.

«Il creuse dans les montagnes des vallées qui n'ont jamais porté
l'empreinte de ses pas; il s'enfonce dans les entrailles de la terre.

«Cette terre, où s'élèvent les moissons, est déchirée intérieurement
par un incendie.

«Là croît le saphir; là se forme l'or.

«Aucun oiseau n'a connu ces sentiers; l'oeil du vautour ne les a pas
aperçus.

«Ils sont ignorés des bêtes sauvages; les lions n'y pénètrent jamais.

«L'homme brise les rochers, renverse les montagnes jusqu'à leurs
racines.

«Il ouvre un passage aux fleuves à travers la pierre et découvre
leurs trésors les plus cachés.

«Il arrête leur cours et montre leur profondeur à la lumière.

«Mais où trouver la sagesse? où est le séjour de l'intelligence?

«L'homme ignore son prix; elle n'habite pas la terre des vivants.

«L'abîme dit: Elle n'est pas en moi; et la mer: Je ne la connais pas.

«On ne l'achète pas au poids de l'or, on ne l'obtient pas pour
l'argent le plus pur.

«L'or d'Ophir n'en égale pas le prix; elle surpasse l'onyx et le
saphir.

«Le cristal, l'émeraude ne sont rien auprès d'elle, ni les ornements
les plus beaux.

«Le corail et le béril s'effacent à sa présence; elle l'emporte sur
les perles de la mer.

«On ne la compare pas à la topaze d'Éthiopie; on ne l'échange pas
pour les tissus les plus précieux.

«D'où vient donc la sagesse? où est le séjour de l'intelligence?

«Elle est cachée aux yeux des mortels, elle est inconnue aux oiseaux
de l'air.

«L'enfer et la mort ont dit: Nous en avons ouï parler.

«Dieu connaît ses voies, et seul il sait où elle habite,

«Lui qui voit jusqu'aux extrémités de la terre, qui contemple tout ce
qui est sous les cieux.

«Quand il pesait la force des vents et qu'il mesurait les eaux de
l'abîme,

«Quand il donnait des lois à la pluie et qu'il marquait leur route à
la foudre et aux tempêtes,

«Alors il vit la sagesse, alors il la montra; il la renfermait en
lui, il en sondait les profondeurs.

«Et il a dit à l'homme: Craindre le Seigneur, voilà la sagesse; fuir
le mal, voilà l'intelligence.»

Par une réminiscence naturelle, un retour sur lui-même le ramène à
la contemplation de sa jeunesse et de son bonheur, dont il fait un
tableau embelli par le lointain et par le regret. «Et maintenant
je suis le jouet et la risée des fils dont les pères mendiaient
une place parmi les gardiens de mes troupeaux.» Scandalisé de sa
dégradation et perverti par sa misère, il s'enfle du souvenir de sa
propre vertu. «Qu'on ose m'accuser!» dit-il avec orgueil; «que le
Tout-Puissant me réponde!»

«_Ô Job! arrête-toi!_» s'écrient ses amis épouvantés de son
blasphème; mais leurs discours ne suffiraient pas à lui fermer les
lèvres, quand le souverain interlocuteur, Dieu lui-même, sous la
forme d'une inspiration sacrée et irrésistible, intervient dans le
dialogue et écrase tout, amis, ennemis, orgueil, murmure, doute,
plainte, blasphème, et le poëte lui-même, sous la majesté foudroyante
de la parole intérieure qui gronde dans le sein de Job. Les hommes,
en effet, n'ont plus de tels accents: Platon, Socrate, Cicéron sont
pâles et énervés auprès de ce poëte du désert et des vieux jours.

«Quel est celui qui obscurcit la sagesse par des discours insensés?

«Ceins tes reins comme un guerrier; je t'interrogerai: réponds-moi.

«Où étais-tu quand je jetais les fondements de la terre? Dis-le-moi,
si tu as l'intelligence.

«Qui en a établi les mesures? le sais-tu? qui a étendu le cordeau sur
elle?

«Sur quoi ses bases sont-elles affermies? qui en a posé la pierre
angulaire,

«Lorsque tous les astres du matin me louaient et que tous les fils de
Dieu étaient ravis de joie?

«Qui a renfermé la mer en ses digues, quand elle rompait ses liens
comme l'enfant qui sort du sein de sa mère,

«Lorsque je l'enveloppai des nuées comme d'un vêtement, et que je
l'entourai des ténèbres comme des langes de l'enfance?

«Je lui ai marqué ses limites, je lui ai opposé des portes et des
barrières;

«Et j'ai dit: Tu viendras jusque-là, et tu n'iras pas plus loin. Ici
tu briseras l'orgueil de tes flots.

«Est-ce toi qui depuis tes jours commandes à l'étoile du matin, qui
montres à l'aurore le lieu où elle se lève?

«Qui éclaires les extrémités de l'univers et dissipes les impies par
la lumière?

«La terre, comme une molle argile, prend une face nouvelle; elle se
pare d'un nouveau vêtement.

«Ôteras-tu la lumière aux méchants? briseras-tu leurs bras déjà levés?

«As-tu pénétré dans la profondeur des mers? as-tu marché dans le sein
de l'abîme?

«Les portes de la mort se sont-elles ouvertes devant toi? as-tu vu
l'entrée des ténèbres?

«As-tu considéré l'étendue de la terre? Parle! Dis-moi si tu sais

«Quel est le sentier de la lumière et le lieu des ténèbres,

«En sorte que tu puisses les conduire à leur terme et comprendre la
voix de leur demeure?

«Sans doute tu savais que tu devais naître, tu connaissais le nombre
de tes jours?

«Es-tu entré dans les réservoirs de la neige? As-tu vu les trésors de
la grêle,

«Que j'ai préparés pour le temps de la désolation, pour le jour de la
guerre et du combat?

«Par quelle voie se répand la lumière? par quel chemin l'Aquilon
fond-il sur la terre?

«Qui a ouvert un passage aux torrents des nuées? qui a tracé les
sillons de la foudre?

«Qui verse la pluie sur les champs arides, sur le désert où nul
mortel n'habite,

«Pour désaltérer les terres désolées et y faire germer l'herbe de la
prairie?

«Qui a créé la pluie? qui a formé les gouttes de la rosée?

«D'où est sortie la glace? et les frimas du ciel, qui les produit?

«Les eaux se durcissent comme la pierre, et la surface de l'abîme
s'affermit.

«Pourras-tu rapprocher les Pléiades, ou disperser les étoiles d'Orion?

«Appelleras-tu en leur temps des signes dans les cieux, l'Ourse et
sa brillante race?

«Connais-tu l'ordre du ciel et son influence sur la terre?

«Élèveras-tu ta voix jusqu'aux nuées? et des torrents d'eaux
descendront-ils sur toi?

«Enverras-tu la foudre, et elle ira? et, revenant, te dira-t-elle: Me
voici?

«Qui a prescrit des lois à sa marche irrégulière? qui donne
l'intelligence à des météores?

«Qui peut compter les nuées et faire descendre les eaux du ciel

«Quand la terre est durcie comme l'airain et que ses glèbes ne
peuvent se diviser?

«Est-ce toi qui présentes sa pâture à la lionne et qui rassasies les
lionceaux,

«Lorsque, couchés dans leurs antres, ils épient leur proie du fond de
leurs tanières?

«Est-ce toi qui prépares au corbeau sa nourriture, quand ses petits
errent çà et là, et que, pressés par la faim, ils crient vers le
Seigneur?

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«Est-ce toi qui as donné au paon son plumage, au héron son aigrette,
à l'autruche ses ailes?

«Elle abandonne sur la terre ses oeufs que le sable doit réchauffer;

«Elle oublie qu'ils seront peut-être foulés aux pieds ou brisés par
les animaux.

«Insensible pour ses petits, comme s'ils n'étaient pas les siens,
elle ne craint pas de voir son enfantement inutile;

«Car Dieu l'a privée de la sagesse et ne lui a pas donné
l'intelligence.

«Mais, lorsqu'il en est temps, quand elle élève ses ailes, elle se
rit du cheval et du cavalier.

«Est-ce toi qui as donné la force au cheval, qui as hérissé son cou
d'une crinière mouvante?

«Le feras-tu bondir comme la sauterelle? Son souffle répand la
terreur;

«Il creuse du pied la terre, il s'élance avec orgueil, il court
au-devant des armes.

«Il se rit de la peur, il affronte le glaive.

«Sur lui le bruit du carquois retentit, la flamme de la lance et du
javelot étincelle.

«Il bouillonne, il frémit, il dévore la terre.

«A-t-il entendu la trompette, il dit: Allons! et de loin il respire
le combat, la voix tonnante des chefs et le fracas des armes.

«Est-ce à ton ordre que l'épervier s'élance dans les airs et qu'il
étend ses ailes vers le midi?

«À ta voix l'aigle s'élèvera-t-il jusqu'aux nues? et placera-t-il son
nid sur le sommet des rochers inaccessibles?

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Alors Job, répondant au Seigneur, dit:

«Que puis-je répondre au Seigneur, moi, faible créature? J'adore et
je me tais.

«Je n'ai que trop parlé; je ne dirai plus rien; je ne veux pas
ajouter à ma faute.»

Alors le Seigneur parla encore à Job du milieu d'un tourbillon:

«Ceins tes reins comme un guerrier; je t'interrogerai: réponds-moi.

«Oseras-tu anéantir ma justice, et me condamneras-tu pour te
justifier?

«Ton bras est-il comme celui de Dieu, et ta voix tonne-t-elle comme
ma voix?

«Environne-toi de grandeur et de magnificence, revêts-toi de gloire
et de majesté.

«Répands les flots de ta colère sur l'orgueilleux; qu'un seul de tes
regards renverse le superbe.

«Jette les yeux sur les impies, et qu'ils soient confondus; foule-les
aux pieds dans le lieu de leur gloire.

«Cache-les dans la poussière, défigure leurs corps dans le sépulcre.

«J'avouerai alors que ton bras a le pouvoir de sauver.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«Vois Léviathan (la baleine), sa force et la merveilleuse structure
de son corps.

«Qui le dépouillera de l'armure qui le couvre? qui lui donnera un
double frein?

«Qui ouvrira les portes de sa gueule? La terreur habite autour de ses
dents.

«Son dos est couvert d'écailles comme des boucliers étroitement
scellés...

«Ses frémissements font jaillir la lumière, ses yeux brillent comme
les rayons de l'aurore.

«Des flammes sortent de sa gueule, et des étincelles volent autour de
lui.

«La fumée sort de ses narines comme d'un vase rempli d'eau bouillante.

«Son souffle est semblable à des charbons brûlants; le feu sort de sa
gueule.

«La force est dans son cou, et la terreur s'élance devant lui.

«Les muscles de sa chair sont tellement unis que rien ne peut les
ébranler.

«Son coeur est dur comme le rocher, comme la meule qui écrase le
grain.

«Quand il se lève, les forts sont dans la crainte; dans leur terreur
ils chancellent.

«En vain on l'attaque avec l'épée et la lance, les dards et les
javelots;

«Le fer est comme la paille légère; l'airain n'est qu'un bois aride.

«Les flèches ne le mettent pas en fuite; les pierres de la fronde
sont pour lui comme l'herbe des champs.

«La massue est comme la paille légère; il se rit de la lance.

«Il repose sur les cailloux les plus durs; un lit de dards est pour
lui comme le limon.

«Sous lui l'abîme bouillonne comme l'eau sur le brasier; la mer
s'élève en vapeurs comme l'encens d'un vase d'or.

«L'onde blanchit derrière lui comme la chevelure d'un vieillard.

«Nul sur la terre n'a sa puissance; il a été créé pour ne rien
craindre.

«Il envisage tout ce qu'il y a de superbe; il est le roi de tous les
enfants d'orgueil.»

       *       *       *       *       *

Job, répondant alors au Seigneur, dit:

«Je sais que vous pouvez tout, et aucune pensée ne vous est cachée.

«Quel est ce mortel qui obscurcit la sagesse par des discours
insensés? Oui, j'ai voulu expliquer des merveilles que je ne
comprenais pas, des prodiges qui surpassaient mon intelligence.
Inspirez-moi, et j'oserai parler! Laissez-moi vous interroger, et je
comprendrai la sagesse!

«Mes oreilles avaient entendu parler de vous, mais maintenant les
yeux de mon âme vous voient!

«Oui, je m'accuse, je m'anéantis moi-même. Je vais expier mon
ignorance et mon audace dans la poussière et dans la cendre

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

       *       *       *       *       *

Ainsi tout rentre dans le silence, tout reprend sa place dans
l'esprit du poëte arabe, à la voix de Dieu dont sa propre parole
est l'écho. La douleur crie, l'orgueil murmure, le désespoir
doute, l'impiété argumente, le délire blasphème, l'amitié fausse
ou impuissante raisonne, l'homme condamne et nie son Dieu; Dieu
nié, mais indestructible, se lève de lui-même et fait parler la
conscience par sa propre voix; la création tout entière se lève en
témoignage, la toute-puissance visible atteste la justice invisible,
l'homme se confond et rentre à la fois dans son néant et dans son
immortelle espérance. Le poëme, commencé par un récit, poursuivi
comme un drame, dialogué comme une argumentation, chanté comme un
hymne, pleuré comme une élégie, vociféré comme un blasphème, foudroyé
par un éclat de lumière surnaturelle, finit par une adoration, comme
tout doit finir entre l'homme et Dieu.

Cette lecture laisse dans l'âme le long retentissement de l'airain
sonore suspendu entre le ciel et la terre, sur lequel le marteau
divin aurait frappé la gamme entière des grandeurs, des petitesses,
des peines d'esprit, des misères de corps, des félicités, des
tristesses, des espérances, des doutes, des murmures, des blasphèmes,
des désespoirs, des consolations humaines, retentissement dont les
vibrations, répandues dans l'air immobile longtemps après le coup, se
confondent à jamais avec la respiration et avec la pensée. C'est une
page déchirée de quelque poëme surhumain, écrite par quelque géant
de la pensée à l'époque où tout était gigantesque dans le monde.
C'est une pierre de _Baalbeck_, dont on se demande, en la mesurant,
quelle main d'homme a pu remuer de telles masses de pierre et de
telles masses d'idées... Mystère!


VI

Voilà ce que je pensais de Job avant l'heure où une étude plus
sérieuse, plus philosophique et plus développée, devait redoubler mon
étonnement et mon enthousiasme pour ce drame unique.

Je dis unique, et les commentaires du docteur Lowth ne me feront pas
revenir sur cette expression. Comment, en effet, mettre, comme il
le fait, en parallèle avec ce drame, ceux de Sophocle ou d'Eschyle
que le docteur Lowth semble même préférer au drame de Job comme une
oeuvre d'art?

Il y regrette ce qu'Aristote appelle la fable d'un drame,
c'est-à-dire le mécanisme presque puéril qui excite la curiosité
du spectateur ou du lecteur par l'artifice des situations dans
lesquelles le poëte place ses personnages.

Mais le chef-d'oeuvre du drame de Job, selon nous, c'est précisément
de n'avoir point de fable. Quoi! est-ce que cette sublime et
foudroyante vérité de la situation de l'homme qui doute et de Dieu
qui apparaît dans ses oeuvres, de l'homme qui murmure et de Dieu qui
console, de l'homme qui blasphème et de Dieu qui foudroie, enfin de
l'homme qui se résigne et de Dieu qui pardonne;

Est-ce que cette situation, qui est celle de l'humanité tout entière
depuis le commencement des siècles jusqu'au dernier jour du globe,
n'est pas la fable des fables, le drame des drames, l'intérêt des
intérêts, la curiosité des curiosités?

N'est-ce pas la fable de Dieu lui-même, la fable qu'il a conçue,
qu'il a ourdie, qu'il a variée pendant des milliers de jours sur des
myriades de créatures?

Est-ce que Dieu, dans cette fable, n'est pas un aussi grand poëte,
un aussi grand dramatiste que l'Eschyle ou le Sophocle de ce
commentateur?

Est-ce que l'homme n'est pas un personnage aussi intéressant que
l'_Oedipe roi_?

Est-ce qu'il y a une scène et un dialogue au monde comparables, en
majesté tragique, en intérêt personnel, en pathétique universel, à
cette scène et à ce dialogue entre le Créateur et sa créature?

Est-ce que ce n'est pas là cette _Divine Comédie_ dont Dante a donné
le titre à son poëme du Ciel, du Purgatoire et de l'Enfer, mais poëme
et drame que Job avait réalisés bien avant lui?

Est-ce que cette exclamation tragique de l'_Oedipe roi_, dans
Sophocle: «Ô Cithéron, Cithéron! pourquoi m'as-tu reçu dans ton
sein? pourquoi, misérable que je suis, n'ai-je pas trouvé la mort?»
est-ce que cette exclamation désespérée du poëte grec peut être mise
en parallèle avec ce flux blasphématoire du coeur de Job, quand il
s'écrie, dans une apostrophe aussi intarissable que les douleurs de
l'humanité:

«Périsse le jour où il a été dit: Un homme a été conçu!» etc., etc.?

Est-ce que rien, dans Oedipe, est égal, en amertume et en souvenir de
sa grandeur et de sa félicité passées, qui remontent de son coeur
comme des bourreaux successifs, chargés de lui renouveler, par la
comparaison, le sentiment de ses humiliations présentes?

«Quand je m'avançais vers la porte de la ville, on me dressait un
trône au milieu des chefs du peuple.

«Les jeunes gens me voyaient et se retiraient par déférence; les
vieillards se tenaient debout devant moi.

«Les orateurs suspendaient leur discours et se mettaient le doigt sur
la bouche!

«Les principaux du peuple retenaient leurs paroles, et leur langue
adhérait à leur palais!»


VII

Les souvenirs même de sa vertu se tournaient comme des oeuvres
ingrates contre lui.

«L'oreille qui m'écoutait alors me béatifiait, et l'oeil qui me
voyait me rendait hommage;

«Parce que je secourais l'indigent qui n'a que sa voix pour crier sa
faim, et de ce que je servais de père à l'orphelin qui n'avait point
de tuteur;

«De ce que celui qui allait périr, secouru par moi, se répandait
en bénédictions, et de ce que le coeur désolé des veuves trouvait
consolation dans ma pitié.

«J'étais revêtu d'une incorruptible justice, et je me décorais de mon
équité et de mon impartialité comme d'une robe et comme d'un diadème
de roi.

«J'étais l'oeil de l'aveugle et le pied du boiteux!

«J'étais le père des nécessiteux, et, quand la cause que j'avais à
juger m'était obscure, je ne négligeais aucune peine pour la bien
connaître.»


VIII

Et le monde tout entier, tel qu'il est, avec ses injustices, ses
reproches, ses impatiences contre l'infortune qui se plaint, et même
contre celle qui se tait, n'apparaît-il pas dans toute sa vérité par
la voix des amis faux ou durs de l'homme juste, abattu devant eux
dans la poussière?

«Jusques à quand parleras-tu ainsi? lui disent-ils; et les paroles
sortiront-elles de ta bouche comme un vent qui souffle des quatre
points de l'horizon?

«Crois-tu que l'homme qui parle toujours sera justifié par sa parole?

«Nous regardes-tu comme des brutes?

«Ne faudrait-il pas que la terre devienne déserte pour s'affliger de
tes revers? que les rochers se meuvent d'indignation et changent de
place à cause de toi?»


IX

Mais, si la scène et le drame surpassent en intérêt toutes les scènes
et tous les drames de l'antiquité, que dirons-nous des passions,
et dans quel drame en trouverons-nous de si pathétiques et de si
pathétiquement exprimées, depuis les larmes jusqu'à la colère? Quel
poëte a donc chanté, ou gémi, ou crié ainsi?

«L'homme né de la femme vit très-peu de temps, et ce petit espace de
temps est comblé de beaucoup de misères.

«Il éclôt comme une fleur et il est foulé comme elle au pied; il
s'évanouit comme l'ombre, et il n'y a rien en lui de permanent!

«Et c'est sur un pareil néant que vos yeux, Seigneur, daigneraient
s'arrêter! et c'est avec un pareil atome que vous daigneriez entrer
en jugement!

«Ah! retirez-vous seulement un peu de lui pour qu'il respire un
moment, jusqu'à ce que vienne la fin tant désirée de sa journée,
semblable à la journée du mercenaire!...

«Oh! amis cruels,» reprend-il tout à coup en se détournant de Dieu
vers l'homme, «jusques à quand me persécuterez-vous comme Dieu de vos
discours, et vous complairez-vous à vous repaître de ma chair et de
mon sang?»

Puis de ce mouvement de colère il retombe, comme retombe la nature,
dans une langueur de tristesse; et il se rappelle les rêves de
félicité qu'il faisait dans sa jeunesse.

«Et je me disais: Je mourrai dans mon petit nid comme le passereau,
et mes jours seront, avant ma mort, aussi nombreux et aussi féconds
que les rameaux du palmier.

«Ma racine s'étend le long des eaux courantes, et la rosée ne
s'évapore pas sur mes branches!»

Quant au langage qu'il prête à Dieu et quant à l'énergie de son
pinceau dans les descriptions lyriques qui parsèment le drame; tout
cela est à la hauteur du Créateur et de la création. Ainsi, scène,
passion, style, tout est surhumain, et cependant la philosophie
dépasse encore la scène, la description, la passion, le drame.

Quelle est donc cette philosophie?

C'est tout l'homme, c'est-à-dire c'est la soumission intelligente
et raisonnée à la suprême volonté, qui n'est la suprême puissance
que parce qu'elle est en même temps la suprême sagesse et la suprême
bonté.

Écoutons, soit dans la bouche du jeune _Élihu_, le moins âgé et par
conséquent le moins endurci de ses amis, soit dans la bouche de Job
lui-même, après son accès de blasphème, cette admirable philosophie
antédiluvienne, devenue la philosophie du désert de Hus, philosophie
que l'homme n'aurait jamais inventée si elle ne lui eût été révélée
d'en haut par ses communications plus intimes et plus directes avec
la sagesse divine dans cette enfance de l'humanité, non encore déchue
à l'époque où Dieu lui-même, comme un père et comme une mère (selon
l'expression sanscrite), faisait dans un Éden quelconque l'éducation
de sa créature.


X

Après que Job a épuisé toute sa colère et défié Dieu lui-même de le
convaincre d'une seule faute dont le châtiment puisse justifier son
malheur, ce jeune _Élihu_ se lève avec la modestie touchante qui
convient à ses années.

«Je suis plus jeune que vous,» dit-il aux deux interlocuteurs de Job,
«et vous avez sur moi l'autorité des jours avancés.

«C'est pourquoi, la tête inclinée devant vous, j'ai craint de
proférer jusqu'ici devant vous ma pensée;

«Car j'espérais que l'âge, qui a le droit d'être prolixe de paroles,
parlerait à ma place, et que le grand nombre des années multipliait
et enseignait la vraie philosophie (la sagesse).

«Mais, hélas! je le vois, l'esprit de l'homme n'est que du vent, et
c'est la seule inspiration de Dieu qui donne l'intelligence

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

       *       *       *       *       *

«Je dirai donc à regret: Écoutez-moi à mon tour; je vous manifesterai
ma philosophie

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

       *       *       *       *       *

«Car je vois qu'aucun de vous n'est capable de discuter avec Job et
de le confondre.

«Mais je me sens plein de réponses, et l'inspiration qui m'oppresse
soulève mes flancs.

«Je vais donc parler un peu et respirer un peu tour à tour;
j'ouvrirai mes lèvres, puis j'attendrai la réponse.

«Mais je ne prendrai pas le rôle de l'homme qui interpelle son
Créateur, je n'égalerai pas l'homme à Dieu;

«Car je ne sais pas même combien j'ai de moments à respirer, et si,
après un court moment de vie, celui qui m'a fait ne me détruira pas
ou ne m'enlèvera pas ailleurs.»

Puis, ménageant avec une touchante compassion la douleur et la vanité
de Job:

«Cependant, ô Job!» lui dit-il, «que mon inspiration ne t'écrase pas
dans ta poudre et que mon éloquence ne t'humilie pas.

«Mes discours couleront de la simplicité de mon coeur, et mes pensées
seront pures de toute intention de t'affliger.

«Mais Dieu m'a créé comme il t'a créé, et toi et moi nous avons été
pétris du même limon.»

Entrant ensuite dans le coeur de sa réplique:

«Tu as dit: Je suis juste et sans péché, et il n'y a en moi aucune
tache,» etc.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

       *       *       *       *       *

«Je te répondrai par un seul mot: Dieu est plus grand que l'homme.

«Tu te plains de ce qu'il ne réplique pas à toutes tes paroles:

«Sache que Dieu ne parle qu'une fois, et qu'il ne répète pas deux
fois ce qu'il a dit.

«Il parle aux hommes dans des entretiens nocturnes, à l'heure où le
sommeil se répand sur eux et qu'ils se couchent sur leur lit pour
sommeiller.

«C'est dans ce silence et dans ce recueillement qu'il ouvre leurs
oreilles à ses paroles, et qu'il leur enseigne ses lois dans la
conscience,

«Afin de les détourner du mal qu'ils sont tentés de faire, et de leur
déconseiller lorsqu'ils écoutent qui les égare.

«Il les adjure aussi souvent par la douleur dans leur lit, et il y
dessèche leurs os par la maladie.

«Le goût du pain leur devient amer, et ils cessent de désirer leur
nourriture.

«Leur substance se fond, et leurs os se dénudent de la chair qui les
recouvrait.

«Mais s'il revient, en pensées, aux jours de son adolescence, il
dira: J'ai péché!... et le Seigneur m'a rendu la vie!...

«Tu devais donc, ô Job! dire au Seigneur: Je me suis égaré;
redressez-moi! Si j'ai mal parlé, je n'ajouterai pas une parole à ma
faute!

«Lève les yeux au ciel et regarde, et vois que les firmaments sont
au-dessus de ta portée.

«Crois-moi, ne persévère pas dans le blasphème où le désespoir de
tes misères t'a précipité.»


XI

Et Dieu lui-même, par la voix d'Élihu et par la voix intérieure de
Job (on ne discerne pas bien ici l'intention du poëte), Dieu adresse
à Job cette foudroyante interpellation, ce défi divin d'égaler ou
de comprendre ses oeuvres, interpellation qui est l'hymne le plus
sublime que la Toute-Puissance puisse s'adresser à elle-même!

Job, atterré et anéanti par cette énumération lyrique des oeuvres de
Dieu, cesse toute vaine discussion avec lui-même ou avec l'éloquence
vivante de la création parlant en oeuvres sous ses yeux.

«C'en est fait! dit-il; jusqu'à présent je n'avais entendu ta voix
que par les oreilles, maintenant mes yeux te voient _par tes oeuvres_!

«C'est pourquoi je me repens, et je vais expier dans la poussière et
dans la cendre ce que j'ai dit.

«Je te vois dans tes ouvrages: je me repens et j'expie.» Voilà toute
la philosophie de Job, et, selon nous, toute la philosophie humaine.

La conclusion de ce chant sublime se résume ainsi, non en vain
cliquetis de strophes, mais en sagesse et en sainteté. Le spectateur
de ce drame humain-divin ne sort pas ému seulement, il sort converti
et transformé, le dernier but de toute oeuvre d'art! Si l'art n'est
pas le prophète de Dieu, qu'est il donc? le comédien de l'homme?


XII

Toute poésie qui ne se résume pas en philosophie n'est qu'un hochet,
toute philosophie qui ne se transforme pas en sainteté n'est qu'un
sophisme. Examinons la philosophie de ce poëme, et voyons si, après
tant et tant de siècles de réflexions, de discussions, de prétendus
progrès dans la voie de Dieu, nous avons fait un seul pas de plus
dans cette philosophie évidemment innée, révélée ou inspirée à
l'homme des anciens jours, et que nous appelions au commencement
de cet entretien la tradition antédiluvienne ou la philosophie du
Jardin (de l'Éden). Pour nous en rendre bien compte, résumons-nous,
en nous-même, notre propre philosophie naturelle, abstraction faite
de ce que nos croyances, nos dogmes, nos cultes divers peuvent y
ajouter de symboles de vérités ou de ténèbres.

Quant à moi, voici la mienne. Vous verrez, en rentrant un moment dans
vos consciences, si cette philosophie est plus ou moins conforme à
la vôtre, et si elle n'est pas surtout parfaitement conforme à la
philosophie du philosophe du désert, Job!



MA PHILOSOPHIE PERSONNELLE.

XIII


Ce que je vais faire ici est très-hardi: c'est pour ainsi dire la
confession générale, non de ma vie, mais de mon âme. Mais à quoi
sert la parole écrite, si ce n'est à révéler sa pensée? À quoi sert
d'avoir vécu, si ce n'est à recueillir une philosophie pour ce monde
et pour l'autre? Je dis donc comme Job: JE PARLERAI!

Mon âme est, comme la vôtre, une mystérieuse trinité, composée
de trois facultés distinctes et évidemment immatérielles,
l'INTELLIGENCE, le SENTIMENT et la CONSCIENCE.

L'intelligence comprend et pense.

Le sentiment aime ou abhorre.

La conscience juge et gouverne.

L'intelligence seule est une faculté froide, qui, semblable au regard
de notre oeil matériel, voit le feu sans s'embraser. Il n'y a point
de mérite dans l'intelligence seule; il n'y a qu'un don: elle n'est
pas libre de voir ou de ne pas voir, elle est pour ainsi dire fatale;
elle est un miroir, elle réfléchit forcément la création que Dieu
lui présente à regarder. L'intelligence est de sa nature immobile;
elle resterait pendant l'éternité tout entière à contempler l'infini
sans faire un mouvement, si une autre faculté ne lui imprimait pas ce
mouvement ou cette activité.

Le sentiment est une faculté motrice de l'âme. Par son attrait
instinctif et forcé vers le beau, par son aversion également
instinctive et forcée du laid, elle imprime une impulsion en tout
sens à l'âme; elle la contraint à haïr ou à aimer, à rechercher ou à
fuir; elle lui donne ces impulsions sublimes sans lesquelles l'âme
n'aurait ni sentiment de sa vie, ni action sur elle-même, que nous
appelons les _passions_. Sans la victoire de l'âme sur ses passions,
ou sans sa défaite, l'âme serait privée de ce qui fait sa principale
grandeur: la MORALITÉ.

La conscience est une faculté innée, chargée par le Créateur de juger
et de gouverner l'âme. C'est de cet équilibre entre l'intelligence et
le sentiment, équilibre rompu sans cesse par la passion, rétabli sans
cesse par la conscience, que résulte la moralité ou l'immoralité, la
force ou la faiblesse, le crime ou la vertu, en d'autres termes le
mérite ou le péché de l'âme.


XIV

Qu'est-ce qui dit tout cela en vous? me demande-t-on.

C'est l'intelligence.

Et que vous dit de plus cette intelligence sur sa propre existence?
sur le monde intérieur et sur le monde extérieur dont elle est
enveloppée? sur l'Auteur de cet univers physique et moral? sur sa
nature? sur ses desseins? sur ses lois? sur le passé, le présent
et l'avenir de tous ces êtres, dont vous êtes vous-même un grain
d'être, un atome imperceptible et fugitif, mais un atome pensant,
sentant et jugeant?

Ce qu'elle me dit, le voici: c'est à peu près, en moins magnifique
langue, ce qu'elle disait à notre ancêtre Job.

Rien ne vient de rien; or, voilà des univers de quoi remplir des
milliers de firmaments, des millions de regards et des millions de
pensées comme la mienne; donc il y a un premier être abîme et source
de tout. Il n'y a pas à discuter sur cette existence, mère des
existences; il n'y a qu'à ouvrir les yeux et à étendre la main, ou à
respirer: vous voyez, vous touchez, vous respirer par tous vos sens
matériels ce qu'on appelle un Dieu, c'est-à-dire une cause, et votre
sens intellectuel le conclut avec la même certitude que vos sens
matériels le perçoivent.


XV

Que conclut de plus mon intelligence en se repliant sur soi-même?

Elle conclut, parce qu'elle le sent, que l'homme est à la fois,
pendant la durée de sa forme humaine, pensée et corps, esprit et
matière, composé momentané, mystérieux et douloureux de deux natures;
que ces deux natures se répugnent, se tiraillent et s'efforcent sans
cesse de rompre violemment le lien forcé qui les unit, parce que
l'une, la matière, tend sans cesse à la dissolution et à la mort,
l'autre, la pensée, tend sans cesse à l'affranchissement et à la vie.

Voilà, dans l'âme, le rôle de l'intelligence pure: elle voit, elle
pense, elle apprécie sa situation, mais elle est impassible. Si l'âme
n'avait que cette faculté de comprendre, elle ne souffrirait pas,
elle ne s'agiterait pas, elle n'agoniserait pas dans sa peine, elle
ne se tourmenterait pas dans sa prison mortelle; elle verrait et
elle comprendrait; ou, si elle avait une douleur, elle n'en aurait
du moins qu'une, la douleur de ne pas pouvoir comprendre Dieu; car,
excepté Dieu, elle se sent capable de tout scruter, de tout pénétrer,
de tout embrasser, de tout comprendre dans l'ordre matériel et dans
l'ordre moral des créations.

Mais comprendre Dieu, elle ne le peut pas; Dieu, c'est-à-dire _une
cause qui n'a pas eu de cause,_ et qui s'engendre de soi-même. Cela
dépasse la portée de l'intelligence des hommes, des anges, et
vraisemblablement de tous les êtres créés dans les règles logiques
de l'intelligence. L'effet sans cause, ou Dieu, est absurde, et, si
cet être sans cause n'était pas nécessaire, on pourrait le nier;
mais, comme il est nécessaire et évident, il faut le reconnaître, et
reconnaître, par le même acte de foi et d'humilité, que notre sublime
intelligence n'est cependant pas infinie, et que, toute vaste qu'elle
soit, cette intelligence a une borne, et que cette borne est Dieu.

Mais il est beau de ne s'arrêter que devant Dieu, il est beau d'être
égal à tout, excepté à celui qui ne saurait avoir d'égal.

C'est le sort de l'âme considérée comme pure intelligence.


XVI

Mais si l'âme n'était qu'intelligence, elle serait sans activité,
sans moralité, et par conséquent sans mérite. Sa seule activité
serait de contempler, sa seule moralité serait de réverbérer les
lueurs de Dieu en elle; son seul mérite serait de faire un acte
perpétuel, mais fatal et involontaire, de foi dans la création et
dans le Créateur. Cela serait beau, mais cela ne serait pas saint,
car la volonté seule est sainte; autrement le miroir qui réfléchit la
lumière aurait autant de vertu que le feu qui la produit.

Dieu a donc associé, dans l'âme, à la faculté de comprendre, la
faculté de sentir, ou le sentiment. C'est par là que l'âme devient
humaine, et, si j'ose le dire, sans qu'on se méprenne à mon
expression matérielle, c'est-à-dire en contact par ses sensations
avec la matière, si inférieure cependant à l'intelligence. C'est par
là que cette âme souffre, qu'elle jouit, qu'elle hait, qu'elle aime,
qu'elle répugne, qu'elle désire, en un mot qu'elle éprouve en elle le
mystérieux contre-coup des passions, passions qui sont presque toutes
des sensations matérielles communiquées à l'âme immatérielle et
transformées en sentiments. Mais c'est par là aussi qu'elle éprouve
la douleur toute intellectuelle de sa condition d'ici-bas et qu'elle
prend l'horreur de cette existence, la passion d'en sortir, l'amour
de la vraie vie, de la liberté, de l'immortalité, de l'éternité de
Dieu enfin, jusqu'au désespoir, jusqu'au délire, jusqu'au suicide.


XVII

Mais puisque cette seconde faculté, le sentiment, imprime à l'âme,
par les passions, par le plaisir et par la douleur, une activité
organique qu'elle n'aurait pas eue si elle n'eût été qu'intelligence,
il lui fallait, pour diriger et juger cette activité, une troisième
faculté d'une nature supérieure à l'intelligence et au sentiment.
Cette troisième faculté de l'âme, c'est la conscience.

Cette troisième faculté est celle qui achève véritablement notre âme,
car elle lui donne ce que les deux autres facultés, l'intelligence et
le sentiment, ne lui donnent pas: la moralité. De plus, cette faculté
de la conscience est plus divine, en quelque sorte, en nous, que les
deux autres, car elle est indépendante de nous. Elle est, pour ainsi
dire, la justice de Dieu innée en nous, d'autant plus sainte qu'elle
n'est pas libre. L'intelligence peut se tromper, le sentiment peut
s'égarer; la conscience ne peut fléchir; c'est l'instinct absolu et
incorruptible du juste et de l'injuste, du bien ou du mal, du crime
ou de la vertu, instinct supérieur à nos passions mêmes et à nos
fautes, et qui nous juge même en flagrant délit de nos faiblesses ou
de nos iniquités.

C'est par elle que nous sentons si nous agissons selon Dieu ou selon
l'homme; c'est par elle que nous nous élevons à la vertu; c'est par
elle que nous mesurons nos chutes; c'est par elle que nous disons
ce mot sublime et réparateur de Job et de l'humanité: Je me repens!
c'est par elle enfin que nous nous condamnons nous-mêmes, comme Job,
à expier volontairement le mal que nous avons fait et que nous avons
pensé; c'est par elle que nous anticipons sur la justice de Dieu, par
cette expiation de corps et d'esprit que Job appelle pénitence.

Ce code de la conscience de l'humanité est tellement inné qu'il a été
rédigé partout et de tout temps, par tous les législateurs sacrés
et profanes, avec des formes différentes de moeurs, mais avec la
même uniformité de volonté d'être juste et saint. Ouvrez les codes
indiens, ouvrez les codes de la Chine, ouvrez les codes de la Perse,
ouvrez les codes de la Grèce, ouvrez ceux de Bouddha, Zoroastre,
Confucius, Pythagore, Socrate, Platon, Moïse, le dogme varie, les
moeurs changent; la conscience est innée et universelle.


XVIII

Voilà les idées que la philosophie spéculative me fait à moi-même
sur la nature de mon âme. C'étaient à peu près celles de Job,
ou de la philosophie antédiluvienne, transmise et comme filtrée
traditionnellement depuis la grande aurore intellectuelle de
l'humanité dans l'Éden.

Ces idées sont pour moi vraisemblables; mais sont-elles vraies? Qui
oserait le dire? Il y a si loin des pensées de Dieu à nos pensées!
Le point de vue universel et infini du Créateur doit être tellement
différent du point de vue étroit, fini et ténébreux, de la créature,
que, par cela seul qu'une pensée métaphysique paraît vérité pour
l'homme, elle peut paraître erreur, petitesse et chimère à Dieu.

Mais nous ne pouvons raisonner et sentir qu'avec l'intelligence, le
sentiment et la conscience que Dieu nous a donnés pour converser avec
nous-même et avec lui.


XIX

Maintenant, pour la pratique, que pouvons-nous présumer
philosophiquement dans ces ténèbres et dans ce lointain des volontés
divines du Créateur sur l'âme humaine condamnée par lui à ce supplice
et à cette demi-nuit de notre existence?

Nous pouvons et nous devons conjecturer d'abord qu'il l'a voulu
ainsi, puisque cela est ainsi, et que, puisqu'il l'a voulu ainsi,
c'est que cela est nécessaire et parfait; car rien que de nécessaire
et de parfait ne peut émaner de la volonté et de la perfection
suprêmes.

Une fois cette conviction acquise (et cela n'est pas discutable),
nous pouvons faire philosophiquement les autres conjectures les plus
vraisemblables et les plus saintes, pour nous expliquer, autant que
possible, à nous-mêmes, cette inexplicable existence de brièveté de
misères, de mort et de ténèbres, à laquelle Dieu nous a appelés à son
heure sur ce point imperceptible de ses univers.

Quelles sont ces conjectures, selon la raison, selon la foi de
tous les grands esprits, depuis Job jusqu'à nos jours, les plus
vraisemblables et les plus saintes? Les voici:

L'homme est une créature qui paraît déchue de sa perfection primitive
par quelque grande catastrophe physique, ou par quelque grande
faute morale qui n'a laissé subsister que des débris de la première
humanité. Le _péché est entré dans le monde_, selon la tradition
chrétienne; avec le péché, la douleur et la mort. Peut-être aussi
n'est-ce qu'une épreuve. Par la raison seule, nous n'en savons rien.

Dans les deux cas cette vie est un supplice; il n'y faut pas chercher
autre chose que la douleur.

Mais ce supplice est une réhabilitation après la mort, s'il est
bien accepté; nous en avons pour gage la justice de Dieu, une de ses
perfections, qui ne mentent pas.

Pour que cette réhabilitation fût possible, il fallait que l'homme
fût libre de mériter sa réhabilitation et son immortalité dans une
autre vie.

Pour qu'il fût libre, il fallait qu'il y eût combat méritoire et à
armes égales entre son intelligence et ses passions; il fallait que
sa conscience fût en lui-même le juge de la victoire ou de la défaite.

Pour que ce combat, dont l'immortalité est le prix, fût possible, il
fallait qu'il y eût assez de ténèbres sur notre âme pour autoriser le
doute, assez de lueurs pour éclairer la foi.

Sans ces ténèbres, l'évidence de Dieu aurait foudroyé l'âme de vérité
et de vertu, contraint l'équilibre entre le bien et le mal, entre
la lumière et les ténèbres. N'existant plus dans l'homme, le péché
aurait cessé d'être possible, et la sainteté aurait cessé d'être
méritoire. L'homme n'aurait plus eu sa part d'action propre dans
sa propre destinée; en cessant d'être libre il aurait cessé d'être
homme; sa vertu forcée l'aurait dégradé de sa vertu volontaire. La
volonté eût péri avec la liberté. Or, qu'est-ce que la création sans
volonté? C'est la matière.

Voilà, non pas sans doute le mot, mais l'ombre du mot divin de
l'énigme de nos misères et de nos ténèbres dans notre condition
humaine. Le mot est dur et lourd, mais il est divin. Le soulever
depuis le berceau jusqu'à la tombe, c'est le fardeau et l'effort de
l'homme. Un jour ce mystère nous sera révélé dans sa vérité et dans
sa plénitude. Il nous est permis de le déplorer jusque-là, mais alors
nous n'aurons qu'à le bénir et à l'adorer!


XX

Dans cette condition, non acceptée, mais forcée, que l'existence
ténébreuse et misérable fait à l'homme, dans cette vie de supplice ou
d'épreuve, l'homme n'a le choix qu'entre deux philosophies:

La philosophie de la révolte, comme celle du Satan biblique ou de
Job au commencement de son dialogue avec Dieu: c'est le crime et la
démence de la volonté de l'homme substituée à celle de Dieu.

Ou la philosophie de la résignation, de la foi, de l'acceptation, du
repentir et de l'immortelle certitude.--_Scio quod Redemptor meus
vivit._--Je sais qu'il y a une justice et une réhabilitation dans le
ciel! C'est la philosophie de la raison, car Dieu, comme dit _Élihu_
à Job, est plus grand que nous; c'est la philosophie de la nécessité,
car Dieu, comme ses oeuvres le disent à Job, est plus fort que nous;
c'est la philosophie de la sainteté, car, comme dit l'Évangile,
c'est la conformité de la misérable, fragile et perverse volonté de
l'homme à la volonté parfaite, sainte et divine de Dieu; c'est la
divinisation de la volonté humaine, car notre volonté devient Dieu en
s'assimilant contre elle-même à Dieu!

Toute autre philosophie ne sert qu'à verser un poison de plus dans ce
calice humain déjà si amer et si salé de nos larmes.

Je comprends, comme Job, que l'âme, irritée et indignée au
commencement de son supplice, sans savoir pourquoi elle l'a mérité,
appelle son Créateur en jugement devant l'éternelle équité révoltée
en elle, et qu'elle lui dise: «Maudit soit la nuit où un homme a été
conçu.»

Le blasphème contre l'existence est un péché, mais c'est le plus
noble des péchés, car c'est le plus courageux et le plus fier; c'est
le cri du supplicié interpellant et défiant son bourreau dans le
supplice; c'est le péché des braves, et non des lâches: il a sa
grandeur au moins dans sa folie. Hélas! hélas! qui de nous ne l'a
commis mille fois dans la vie, s'il a ces fibres fortes et sensibles
auxquelles les tortures de la vie et de la mort font rendre des
gémissements et des hurlements qui vont du suicide du corps jusqu'au
blasphème, ce suicide de l'âme? Quant à moi, j'avoue avec honte et
douleur que c'est le crime qui m'a le plus tenté dans ma vie; mais je
dis depuis longtemps comme Job: J'ai péché et je _me repens_. Ce sont
les deux mots de tout ce qui vit, de tout ce qui pense et de tout ce
qui pèche ici-bas.

L'homme n'a qu'une véritable gloire: s'humilier! L'humilité est le
plus beau mot de Job et le plus saint mot de l'Évangile. Celui qui
a inventé ce prosternement intérieur de l'âme a inventé le seul
rapport de l'âme à Dieu.


XXI

Nous l'écrivions, il y a peu de jours, à propos d'un poëte moderne
qui a eu à la bouche les blasphèmes sublimes de Job, mais qui n'a pas
eu sa plus sublime humilité; nous le répétons aujourd'hui.

Quand on a vécu un certain nombre d'années sur cette terre et qu'on a
sondé jusqu'au tuf le sol de cette vie, il n'y a que deux conclusions
à tirer et deux partis extrêmes à prendre: le mépris de soi-même,
de l'homme et du monde créé, ou le respect de l'oeuvre divine et
l'adoration de l'ouvrier divin; en d'autres termes, le sarcasme, le
suicide, ou la résignation et la prière. Et il ne faut pas croire que
ce soient des âmes vulgaires que celles qui délibèrent un certain
temps avec elles-mêmes avant de prendre le parti de l'espérance
contre celui du désespoir, le parti de l'enthousiasme pieux contre
le parti du rire amer, le parti de la vie morale contre le parti
du suicide de l'âme. Non, ce sont souvent des âmes très-grandes et
très-altérées du beau idéal que leur grandeur et leur altération
mêmes précipitent dans ces impiétés d'esprit.

Plus un homme est doué par la nature d'une puissante faculté
d'imaginer, de sentir, de penser, d'aimer, plus il est froissé, dans
son intelligence et dans sa sensibilité, par ce milieu humain _où
rien n'est de ce qui devrait être_, avant d'arriver par la mort à
ce milieu divin _où tout ce qui doit être sera_. L'homme ainsi doué
se sent une puissance de vie intérieure qui userait des milliers de
corps et des milliers de siècles sans avoir émoussé seulement sa
faculté d'être, et il se sent accouplé par on ne sait quelle loi à
une pincée d'argile corruptible, façonnée en organes qui tombent en
ruines après un petit nombre de levers et de couchers de soleil,
malgré tous ses efforts pour les réparer sans cesse et pour leur
donner un peu de cette immortalité qu'il sent en lui.

Le besoin de penser le dévore, et, chaque fois qu'il pense à ce qui
est le plus digne d'être pensé, ses pensées, comme des aigles à qui
l'oiseleur a laissé les ailes et crevé les yeux, vont se heurter, se
briser, se confondre contre les limites de son horizon, le mystère,
l'inconnu, l'inexplicable.

L'aspiration de la félicité le tourmente, et chacun des organes qui
semblent avoir été créés pour lui demander et lui procurer du bonheur
ne lui rapportent que des déceptions, des souffrances, des tortures
de l'âme et du corps.

Il aime, et il voit périr ce qu'il aime sous ses baisers. Il voudrait
aimer à jamais ce qu'il a aimé une fois, et sa vie n'est qu'un adieu
souvent sans retour.

Si son sort est tolérable ou doux, la mort est là, à deux pas de
lui, qui change sa félicité même en désespoir par le sentiment de sa
brièveté.

Si son sort est rude et intolérable, il ne sent l'existence que par
la douleur, et regrette le néant, où il dormait du moins sans rêve.

S'il cherche par la pensée, hors de lui et de ce monde visible, son
repos dans un monde meilleur, il trouve même ce monde, son refuge,
peuplé de terreurs et de supplices. Entre la superstition et
l'athéisme, il marche, comme sur le tranchant de la lame, entre deux
abîmes.

S'il se désintéresse de lui-même pour se dévouer, en vue de
Dieu, à l'amélioration de sa race, au progrès de la raison et
des institutions humaines, il a la dérision ou le martyre pour
récompense; il s'aperçoit que les hommes, formés, depuis le premier
jour jusqu'au dernier, de la même fange, changent de forme sans
changer de nature; qu'on peut les pétrir différemment de limon,
mais jamais transformer ce limon en bronze; que le progrès indéfini
sur cette terre est le rêve de l'argile qui veut être Dieu et qui
ne sera jamais que poussière. Il est forcé, fût-il demi-dieu,
fût-il Prométhée, fût-il plus qu'homme, de reconnaître en mourant
son erreur, et de s'écrier à Dieu, comme le Christ sur sa croix:
«Pourquoi m'avez-vous abandonné dans mon oeuvre?» Les hommes veulent
être trompés, enchaînés, immolés; ils divinisent leurs meurtriers,
ils bafouent ou ils tuent leurs libérateurs. Cela est juste: le
mensonge et la servitude aiment ce qui leur ressemble. Un véritable
grand homme fait trop rougir son espèce; il faut vite le retrancher
du monde pour que sa vertu n'humilie pas le genre humain. La coupe
de Socrate, le glaive de Caton, l'empire de César, c'est le monde!

En présence d'un tel monde et sous la loi historique immuable d'un
tel destin, que reste-t-il à un homme de génie et de bonne volonté?
Il ne lui reste qu'à prendre ce monde au sérieux et à vivre avec
résignation, ou bien à prendre ce monde en facétie et à dire:

  Ô Jupiter! tu fis en nous créant
    Une froide plaisanterie!

Quand on ne peut pas combattre corps à corps un destin plus fort que
nous et qui nous raille d'un bout à l'autre de l'histoire, il y a
encore un moyen de se venger de lui: c'est d'en rire; c'est de se
faire soi-même le bouffon de cette destinée, de se moquer des hommes
et de soi, de prendre sa part de cette risée universelle qui éclate
depuis le commencement du monde jusqu'à nous, derrière le rideau
de la scène humaine, et de dire, comme Salomon (ce faux sage) le
disait déjà de son temps: «Aimons, rions, buvons, amusons-nous; tout
le reste est vanité!» Il y a un amer plaisir et un âpre orgueil
à chanter ainsi son propre avilissement et sa propre honte. On se
venge du sort qui nous a fait fange en se barbouillant soi-même de
sa propre boue et en lui disant, ainsi défiguré: «Je te défie de me
mépriser plus que je ne me méprise moi-même, mais toi aussi je te
méprise.» Et le rire s'ennoblit ainsi en devenant imprécation et
blasphème.

C'est là Cervantès, c'est là Arioste, c'est là Rabelais, c'est là
Voltaire dans _la Pucelle_, c'est là Byron dans _Don Juan_. Ce
sont là tous les philosophes, tous les prosateurs, tous les poëtes
burlesques qui, profondément impressionnés de la misère morale de
l'humanité, mais pas assez généreux pour la plaindre, ont pris le
parti de la railler. On ne peut nier qu'il n'y ait une certaine
grandeur aussi dans ces facéties et dans ces gambades de poésie
sur un sépulcre: il y a la grandeur du blasphème! C'est l'orgie
des sceptiques, c'est la _Danse des Morts_ de la poésie; c'est le
blasphème héroïque de Job traduit en gaulois, cette langue du rire!

Un peu de génie mène à ces ironies et à ces blasphèmes, beaucoup de
génie en détourne. Un sceptique n'est jamais qu'un homme d'esprit
qui n'a pas assez pensé. Il est resté en chemin au milieu de sa
route. Quelquefois, cependant aussi, c'est un homme d'une profonde
sensibilité, qui n'a pas eu la force de supporter sa douleur.

Certes, si les grands esprits, au lieu de s'arrêter à la surface, de
se scandaliser de l'apparence ou de se décourager de la souffrance,
avaient été plus logiques et plus courageux, ils n'auraient pas ri
comme des fous dans leurs loges: ils auraient prié comme des sages ou
combattu comme des héros; ils ne se seraient pas faits les bouffons
de leur espèce: ils se seraient faits ses consolateurs. Que leur en
coûtait-il de se dire, comme Job:

Ce monde, oeuvre évidente d'une puissance sans bornes, ne peut pas
être en même temps l'oeuvre d'une puissance folle. Dieu, le _sérieux_
et la sainteté par essence, n'est pas un mauvais plaisant; il n'a pas
voué son oeuvre au mépris de lui-même et des êtres émanés de lui,
mais à l'admiration de lui-même et à l'adoration de ses créatures.
Derrière cette apparente dérision des choses humaines il y a donc un
divin mystère; ce mystère, c'est la sagesse et la bonté de Dieu.
L'adorer sans le comprendre encore, c'est notre devoir et notre
vertu! Si nous le comprenions, il n'y aurait plus de vertu, il y
aurait évidence. Dieu veut être entrevu et non vu dans son oeuvre;
c'est le demi-jour qui fait travailler le regard, c'est le mystère
qui fait travailler la pensée. Ce monde n'est qu'un crépuscule, la
pleine lumière n'est qu'au delà du tombeau.

Ne rions donc pas de l'ouvrage de peur d'offenser l'ouvrier; le rire
ne comprend pas la nature, il la dégrade; le rire ne console pas la
souffrance, il l'attriste. Quand on adore, on est sérieux; quand on
console, on est attendri. Amuser le monde aux dépens du monde, ce
n'est pas l'édifier, c'est le corrompre. Laissons-lui au moins la
dignité de ses chaînes et l'orgueil de sa douleur, et, si nous ne
respectons pas l'homme dans Dieu, respectons Dieu dans l'homme.

Voilà le langage d'un poëte ou d'un philosophe véritable; voilà
la philosophie de Job après qu'il a ravalé son orgueil avec ses
blasphèmes et ses larmes, et qu'il a crié le grand mot: «Je m'humilie
et je me repens!»

Je m'humilie et je me repens! Que ces deux mots soient aussi les
nôtres, et ils nous conduiront au troisième mot, qui achève la
trinité humaine: _J'espère_.

Ces trois mots sont la philosophie du monde, comme ils furent la
philosophie du désert. Job les a dits avant nous, nous les redirons
après lui.

Trouvez mieux!

                                                       LAMARTINE.

Paris.--Typographie de Firmin Didot frères, fils et Cie, rue Jacob, 56.





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