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Title: Histoire de la musique
Author: Lavoix, Henri
Language: French
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(This file was produced from images generously made


    Au lecteur.

    Ce livre électronique reproduit intégralement le texte original.
    Seules quelques erreurs typographiques évidentes ont été
    tacitement corrigées, et la table des matières a été corrigée
    pour correspondre au texte. La définition du _triton_ donnée en
    pages 97 et 162, qui semble erronée, est reproduite telle quelle.

    Les dates de décès sont notées †.



  [Frontispice:
                     BIBLIOTHÈQUE DE L'ENSEIGNEMENT
                                  DES
                               BEAUX-ARTS


                                HISTOIRE

                                   DE

                               LA MUSIQUE


                                  PAR
                             H. LAVOIX FILS


                                 PARIS
                        ANCIENNE MAISON QUANTIN
                     Librairies-Imprimeries réunies

  Marius Michel del.]



                COLLECTION PLACÉE SOUS LE HAUT PATRONAGE
                                   DE
                    L'ADMINISTRATION DES BEAUX-ARTS

                   COURONNÉE PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE
                             (Prix Montyon)

                                   ET

                     PAR L'ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS
                             (Prix Bordin)


                         Tous droits réservés.



             BIBLIOTHÈQUE DE L'ENSEIGNEMENT DES BEAUX-ARTS
                                PUBLIÉE
                  SOUS LA DIRECTION DE M. JULES COMTE


                                HISTOIRE

                                   DE

                               LA MUSIQUE


                                  PAR
                             H. LAVOIX FILS
           ADMINISTRATEUR DE LA BIBLIOTHÈQUE SAINTE-GENEVIÈVE
                         LAURÉAT DE L'INSTITUT


                            NOUVELLE ÉDITION

                                 [Logo]

                                 PARIS
                    Librairie d'Éducation nationale
                     ALCIDE PICARD & KAAN, ÉDITEURS
                       11, 18 ET 20, RUE SOUFFLOT



HISTOIRE DE LA MUSIQUE



INTRODUCTION

  QUELQUES DÉFINITIONS EN FORME DE PRÉFACE

  La musique.—Le son.—Le rythme.—L'accent.—L'harmonie.—Les
    timbres.—Les instruments.—Plan sommaire de cette histoire de
    la musique.


«La musique est l'art de combiner les sons d'une manière agréable
à l'oreille.» Cette définition, qui est celle de J.-J. Rousseau,
est la plus répandue; mais il faut avouer qu'elle est aussi la plus
incomplète et la plus fausse. Si la musique ne consistait que dans
la sensation plus ou moins agréable qu'elle procure, elle serait un
art bien inférieur à tous les autres. Cette sensation diffère suivant
les époques, les âges, les individus. Les dilettantes du moyen âge
trouvaient fort agréables des combinaisons sonores qui, aujourd'hui,
révoltent les oreilles les moins sensibles, et cependant ces
combinaisons, si barbares qu'elles nous paraissent, sont de la musique;
les amateurs exclusifs des anciens maîtres trouvent intolérables les
hardiesses et les nouveautés que nous admirons dans les œuvres des
compositeurs contemporains, et cependant ces œuvres sont de la
musique. Bien plus, nous connaissons des pages qui, non seulement n'ont
pas été écrites dans le but d'être agréables, mais dans l'intention
bien formelle d'éveiller des sensations douloureuses et pénibles, et
cependant ces pages, dont quelques-unes sont sublimes, sont encore
et toujours de la musique.—«Croyez-vous donc que l'on écoute la
musique pour son plaisir?» disait Berlioz à Adolphe Adam, un musicien
qui, lui, n'avait cherché qu'à plaire. Sous cette boutade exagérée,
Berlioz cachait une vérité. La musique, telle que nous la comprenons
aujourd'hui, est souvent un art de plaisir et d'agréables sensations,
c'est vrai; mais elle est surtout un puissant moyen d'expression. Elle
a pour but idéal et noble, non seulement de distraire _agréablement_
nos oreilles, mais d'éveiller en nous les émotions les plus diverses.
Les goûts se sont modifiés bien des fois, les procédés matériels ont
changé; mais les seules œuvres vraiment durables sont celles qui
n'ont pas été conçues et écrites pour le plaisir d'un moment. Aussi
bien laissons de côté toute définition, heureux si le lecteur, en
fermant ce livre, peut se faire une idée à la fois nette et grandiose
de cet art sublime et singulier de la musique, dont le propre est de
produire suivant les temps et les individus des effets différents, tout
en ayant une esthétique à lui bien définie.

Il est dans la musique deux éléments premiers et constitutifs sans
lesquels elle n'existe pas, le son et le rythme. Sous le rapport
acoustique, le son est la vibration des molécules des corps frappant
régulièrement notre oreille. Selon que ces vibrations sont plus ou
moins rapides, le son est plus aigu ou plus grave, ou bien, comme on
dit vulgairement par erreur, plus _haut_ ou plus _bas_. On appelle
intervalle la différence des vibrations par rapport les unes aux
autres. Nous n'avons à parler ici ni d'acoustique ni même de théorie
musicale; cependant il est nécessaire de savoir que les sons,
diversement disposés, constituent ce que l'on appelle des _gammes_ et
que c'est le système combiné de ces gammes qui est la _tonalité_. Les
changements de tonalité, aux différentes époques et chez les différents
peuples, ont donné naissance aux grandes évolutions de l'histoire
musicale.

Le rythme consiste à disposer les sons de telle façon que, de distance
en distance, régulière ou irrégulière, un son apporte à l'oreille la
sensation d'un repos ou d'un arrêt[1]. Si nous comparons la musique à
la langue parlée, nous pouvons dire que les sons représentent les mots,
et que c'est au moyen du rythme que ces mots sont reliés entre eux sous
forme de phrases. De cette union du rythme et du son naît l'accent, par
lequel ces mots et ces phrases prennent un sens précis et expressif:
la musique est de toutes les langues celle dont l'accent est le plus
souple et le plus délicat.

  [1] Lussy (Matthis), _le Rythme musical_.

Ce sont les combinaisons des rythmes et des sons multipliées à
l'infini, et dont la variété est aujourd'hui encore bien loin d'être
épuisée, qui ont, de tout temps, constitué la musique, depuis les
essais les plus embryonnaires jusqu'à l'art le plus raffiné.

Non contents de chanter successivement les sons en les astreignant
aux lois d'une tonalité et d'un rythme, les musiciens eurent l'idée
de superposer et de faire entendre à la fois deux, trois, quatre,
et même davantage de ces sons; ils formèrent ainsi l'_harmonie_ que
l'on pourrait définir de la sorte: L'harmonie est l'art de combiner
les sons, de manière à en faire entendre plusieurs à la fois. Cet
assemblage de sons superposés présente deux caractères bien distincts:
ou l'oreille éprouve comme une sensation de repos, ou, au contraire,
certaines de ces combinaisons la laissent en suspens et pour ainsi
dire inquiète; elle exige alors impérieusement ce repos qu'on lui a
fait désirer. Dans le premier cas, l'harmonie est dite _consonante_;
dans le second, elle est _dissonante_. L'histoire nous apprendra par
quelles péripéties les dissonances sont devenues consonances _et vice
versa_; mais, en principe, c'est toujours d'après cette division que
les superpositions de notes, dites _accords_, ont été désignées.

A la tonalité, au rythme, à l'harmonie vient se joindre un quatrième
élément, le _timbre_, qui joue dans la musique le rôle du coloris dans
la peinture. Chanter ne suffisant pas à l'homme, il voulut inventer des
voix factices permettant de varier les sons, et il trouva ce que l'on
appelle des _instruments de musique_. Si nombreux qu'ils aient été,
depuis la plus haute antiquité jusqu'à nos jours, tous les instruments
peuvent se réduire à trois types principaux: 1º les instruments à
cordes; 2º les instruments à vent; 3º les instruments à percussion.
Les instruments dits à cordes se subdivisent eux-mêmes en deux espèces:
tantôt les cordes sont mises en vibration au moyen d'un archet, comme
dans le violon; tantôt on arrive au même résultat en les pinçant avec
le doigt, comme dans la guitare. Il existe aussi des instruments dont
les cordes sont frappées avec des marteaux.

Dans les instruments dits _à vent_, on distingue trois types
principaux: ceux à bec, comme la flûte, dans laquelle l'air vibre en
se brisant contre un biseau; ceux à anche simple ou double, comme le
hautbois ou la clarinette, dans lesquels une ou deux fines languettes
de roseau sont mises en vibration au moyen des lèvres et font résonner,
par conséquent, l'air contenu dans le corps de l'instrument. Dans les
instruments à embouchure, l'air, poussé avec force dans une sorte de
bocal, résonne en se précipitant à travers une étroite ouverture dans
un ou plusieurs tuyaux. Ces tuyaux sont le plus souvent en métal, ce
qui fait que les instruments à embouchure, comme la trompette, le cor,
le trombone, etc., ont pour désignation générale le nom d'_instruments
de cuivre_. Enfin les instruments de percussion sont ceux qui
retentissent quand on les frappe, soit avec la main, comme le tambour
de basque; soit avec des baguettes, comme le tambour ou les timbales;
soit au moyen de marteaux, comme les cloches et clochettes; soit
quand on les heurte les uns contre les autres, comme les castagnettes
et les cymbales. Quelques transformations qu'aient subies tous ces
instruments, depuis la plus haute antiquité jusqu'à nos jours, c'est
toujours au moyen des cordes, du bec, de l'anche, de l'embouchure ou de
la percussion qu'ils ont résonné.

Ces définitions sont, il faut l'avouer, assez fastidieuses, mais
indispensables. Le son, le rythme, le timbre seront, en effet, les
personnages principaux, pour ainsi dire, de cette histoire, sous forme
de mélodie, de mesure, d'harmonie, d'instrumentation. Nous laisserons
de côté les origines primitives de la musique. Outre que là le champ
est ouvert à toutes les hypothèses et que de tout temps on a fort
abusé de la permission, le sujet regarde plus la philosophie et même
l'anthropologie que l'histoire artistique, et nous commencerons avec
les anciens peuples de l'Orient, c'est-à-dire les Égyptiens et les
Assyriens, au moment où un art musical nous apparaît véritablement
constitué. Passant à travers la Grèce et Rome, nous tenterons de
trouver les liens qui unissent la musique antique à l'art moderne, car,
il ne faut pas s'y tromper, il n'y a pas de lacune dans l'histoire
musicale, il n'y a que des ignorances. Si les anneaux de la chaîne nous
paraissent brisés, c'est que les historiens n'ont pas su les rattacher.

Le moyen âge nous montrera les origines de la musique moderne, de
notre harmonie, de la tonalité qui fait aujourd'hui le fond de notre
langue musicale. Des musiciens primitifs du moyen âge aux grands
maîtres qui, du XVIe au XVIIIe siècle, ont été les précurseurs et les
créateurs de notre art moderne, la transition sera facile; enfin la
musique contemporaine servira de conclusion à cette histoire; elle
sera le résultat inévitable et logique de tous les faits qui se seront
rapidement déroulés devant nous, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours.

Nous l'avons dit, ceci est une histoire de la musique et non des
musiciens. Des noms, des dates, des titres de compositions, voilà tout
ce que nous pourrons dire sur eux, à moins que quelques anecdotes,
quelques détails de leur vie se rattachent directement à l'historique
de leurs œuvres. Ce court volume ne suffirait pas s'il fallait
entreprendre, même en abrégé, la biographie de chacun des maîtres qui
ont successivement contribué aux progrès de l'art musical.


  Ambros. _Geschichte der Musik._ 5 vol. in-8º, 1880-1882
    (s'arrête au XVIe siècle).

  Brendel (Franz). _Geschichte der Musik_, in-8º, 1878.

  Burney. _A general history of Music._ 2 vol. in-4º, 1788-1801.

  Clément. _Dictionnaire lyrique_, in-8º, 1869.

  Fétis. _Histoire générale de la Musique._ 5 vol. in-8º,
    1869-1876 (s'arrête au XIVe siècle).—_Résumé philosophique
    de l'histoire de la Musique_ (Ier vol. de la _Biographie des
    Musiciens_, 1re édition).—_Biographie des Musiciens_ (2e
    édition), 8 vol. in-8º, 1860-1865, avec 2 vol. de supplément
    par A. Pougin, 1878-1880.

  Forkel. _Allgemeine Geschichte der Musik._ 2 vol. in-4º,
    1788-1801.

  Grove. _A dictionary of music and musicians, 1850-1880._ In-8º,
    1879.

  Hawkins. _History of the science and practice of music._ 3 vol.
    in-4º, 1777. Nouvelle édition, 1853.

  Laborde. _Essai sur la musique ancienne et moderne._ 3 vol.
    in-4º, 1780.

  Langhans. _Die Musikgeschichte in Zwölf Vorträgen._ In-8º, 1879.

  Marcillac. _Histoire de la Musique et des Musiciens en Italie,
    en Allemagne et en France, depuis l'ère chrétienne jusqu'à nos
    jours._ 1 vol. in-8º, 1879.

  Mendel. _Musikalisches Conversations-Lexicon._ 10 vol. in-8º,
    1870-1878.



LIVRE PREMIER

  L'ANTIQUITÉ



CHAPITRE PREMIER

  L'ANCIEN ORIENT

  Les Égyptiens.—Les Assyriens.—Les Hébreux.


En parcourant nos musées, en ouvrant ces splendides ouvrages qui font
revivre sous nos yeux l'ancien Orient de l'Égypte et de l'Assyrie, de
Thèbes, de Ninive et de Babylone, on est étonné de la place que tient
la musique dans toutes ces nombreuses représentations. Chœurs de
chanteurs, longues théories de danseuses, se balançant voluptueusement
au son des magadis et des nables, marches triomphales dans lesquelles
les rois sont représentés traînant derrière leurs chars les peuples
vaincus, au son des tambours sonores et des harpes retentissantes,
toutes ces grandes cérémonies du culte, toutes ces brillantes
manifestations de la victoire chez ces nations qui furent les plus
anciennes et les plus puissantes du vieux monde, se déroulent sur ces
tableaux de pierre et partout la musique y joue un rôle important.

  [Illustration: FIG. 1.—ORCHESTRE ÉGYPTIEN.]

C'est un art à jamais perdu pour nous, mais qui dut être singulièrement
florissant que celui dont il nous reste de tels vestiges. Il faut bien
l'avouer, nous ne connaissons pour ainsi dire que l'extérieur musical
de ces peuples. Nous savons, à n'en point douter, qu'ils avaient une
musique d'un art fort avancé; nous savons qu'ils l'employaient dans les
fêtes religieuses, à la guerre et dans les repas; nous savons qu'il se
faisait force concerts de voix et d'instruments chez les particuliers,
que ces peuples connaissaient les instruments à cordes, à vent et à
percussion, les plus simples comme les plus compliqués. Mais arrêtons
là notre science: pousser plus avant serait entrer dans le domaine de
l'hypothèse.

Rappelons donc rapidement, avant de les décrire en détail, les
principaux monuments sur lesquels nous trouvons des représentations
musicales, et commençons par l'Égypte, car c'est elle qui renferme les
plus riches trésors.

Thèbes, le tombeau de Ramsès III (1250 avant J.-C.), l'intérieur
des pyramides et les grottes d'El Berseh, avec les fresques, les
sculptures, les papyrus, sont les monuments qui nous ont le mieux
instruit sur la musique de ces peuples. Tantôt nous voyons pour tout
orchestre un chanteur accompagné par des hommes et des femmes battant
des mains, tantôt ce sont de nombreux et splendides instruments.

Les harpes se rencontrent le plus souvent sur les monuments. Les unes
sont grandes et ornées de magnifiques décorations, d'autres sont
petites et portatives, mais toutes de formes élégantes et armées d'un
nombre très varié de cordes, depuis quatre jusqu'à vingt-deux.

On peut du reste distinguer trois genres de harpes. D'abord les grands
instruments, comme la splendide harpe dont la figure a été trouvée par
le voyageur Bruce, au siècle dernier, dans le tombeau de Ramsès III
(1250 environ avant J.-C.) (fig. 2).

  [Illustration: FIG. 2.—HARPISTE ÉGYPTIEN.
  (Thèbes, époque de Ramsès III.)]

L'instrument de Bruce a treize cordes et il est magnifiquement orné;
d'autres grandes harpes se trouvent encore sur les monuments, ayant dix
ou douze cordes.

Dans la seconde espèce il faut ranger les harpes de petites dimensions;
les unes se jouaient posées sur les genoux ou sur un meuble, les autres
étaient portées sur une sorte de pied. Le nombre de leurs cordes était
des plus variés; un instrument de ce genre, au musée du Louvre, paraît
en avoir eu vingt et une. D'autres harpes, plus petites encore, ayant
trois, quatre et cinq cordes, se portaient sur l'épaule droite.

Le troisième genre est celui du trigone; il procède du même principe
sonore que la harpe, dont il diffère seulement par sa forme qui est
triangulaire.

Les Égyptiens connaissaient aussi les lyres qui furent si répandues en
Grèce, mais les lyres égyptiennes, dont il reste des modèles aux musées
de Leyde et de Berlin, étaient des espèces de harpes d'une forme lourde
et sans élégance; souvent les musiciens les tenaient verticalement
devant eux; elles avaient de six à douze cordes.

Enfin les instruments à cordes pincées, qui semblent avoir été
l'apanage du moyen âge, comme le luth et la guitare, existaient déjà
chez les Égyptiens, sous le nom de Tambourah et d'Eoud.

Les figures de ces instruments sont nombreuses: le musicien tient le
tambourah appuyé sur sa poitrine, pinçant de la main droite les cordes,
qu'il presse de la gauche sur le manche. Le nombre de ces cordes paraît
ne pas avoir dépassé quatre (fig. 3).

  [Illustration: FIG. 3.—TAMBOURAH OU LUTH ÉGYPTIEN.
  (Nécropole de Thèbes.)]

Si des instruments à cordes nous passons aux instruments à vent, nous
rencontrerons une moins grande variété; cependant les flûtes sont
encore assez nombreuses. Les unes étaient fort longues et se jouaient
de côté, d'autres étaient très courtes et fort aiguës. Quelquefois
aussi on trouve des flûtes doubles. Les trompettes, de forme droite,
étaient en bois et en cuivre (fig. 1).

Comme chez tous les peuples anciens, les instruments de percussion qui
servent à marquer le rythme tenaient une place considérable chez les
Égyptiens. Ils avaient des tambours de toutes sortes, des tambourins,
des cymbales, des crotales et des sistres. Notez aussi que le
claquement des mains accompagnait souvent et la danse et le chant.

Ils faisaient résonner leurs tambours, soit au moyen de baguettes,
soit simplement en les frappant avec le poing. On a découvert à Thèbes
en 1823, dans un tombeau, une sorte de gros tambour à baguettes,
absolument semblable à celui dont les Arabes se servent encore sous le
nom de Daraboukkeh. Les tambourins, ou tambours de petites dimensions,
étaient aussi fort nombreux; il y en avait de ronds et de carrés;
d'autres, très petits, étaient tenus de la main gauche, tandis que de
la droite on les faisait retentir.

Les clochettes et les cymbales n'étaient pas non plus négligées, ainsi
que les crotales ou sortes de castagnettes en bois; mais l'instrument
de percussion égyptien par excellence était le sistre. Le sistre,
composé de baguettes de fer, rendues plus retentissantes au moyen
de petits anneaux d'airain, était fort répandu et jouait un rôle
important dans les sacrifices, ainsi que dans les fêtes publiques et
privées (fig. 4).

  [Illustration: FIG. 4.—SISTRE ÉGYPTIEN.
  (Nécropole de Thèbes.)]

Pour abréger, voici la liste des groupes d'instruments les plus
curieux trouvés jusqu'à ce jour, sculptés ou peints sur les monuments
égyptiens. Quelques-unes de ces représentations sont de véritables
caricatures, qui ne manquent ni de piquant ni de fantaisie.

1º Deux harpes à six et sept cordes et une flûte.

2º Une harpe à douze cordes, deux tambourins, une femme frappant dans
ses mains.

3º Une harpe à huit cordes, un tambourah, une flûte double.

4º Une harpe à huit cordes, deux tambourahs, une double flûte.

5º Une lyre à dix-huit cordes, une grande harpe à quatorze, une double
flûte, une musicienne frappant des mains.

6º Une petite harpe à sept cordes, cinq musiciens frappant des mains,
deux chanteurs. (Pyramide de Gizeh.)

7º Musique dans un sacrifice, une harpe à huit cordes, deux flûtes, un
tambourah.

8º Deux prêtresses tenant des sistres.

9º Petite bande militaire, un tambour à mains, une trompette, des
crotales.

10º Concert privé, composé d'une flûte double et de quatre musiciens
battant des mains.

11º Trois tambourins dont deux carrés et un rond.

12º Crocodiles donnant un concert.

13º Autre concert d'animaux: un singe joue de la flûte double, un
crocodile a un tambourah en bandoulière, un lion joue de la lyre, un
âne de la harpe (fig. 5).

14º Une grande fresque de la XVIIIe dynastie nous montre un concert
avec danse des plus curieux; l'orchestre se compose de deux trigones,
d'une grande harpe, d'une lyre, d'une flûte double, d'un tambourah.

  [Illustration: FIG. 5.—CONCERT COMIQUE.
  (Fragment de papyrus égyptien.)]

On le voit, les représentations sont nombreuses, et nous n'avons
cité que les principales; mais quelle musique exécutaient tous ces
instruments? C'est ce qu'il nous est impossible de dire, sans entrer
dans l'hypothèse. L'Orient a peu changé depuis l'antiquité, malgré les
mille révolutions dont il a été le théâtre; plusieurs des instruments
que nous avons cités sont encore les mêmes aujourd'hui qu'autrefois;
qu'on nous permette donc de citer un poétique tableau tracé par un
historien moderne, qui a pour ainsi dire entendu chanter l'Égypte et
qui aurait su comprendre le langage de la statue de Memmon, saluant
d'un murmure musical le lever du soleil.

«... La multiplicité des notes, qui est encore la caractéristique
de la musique actuellement préférée sur les bords du Nil, exclut la
possibilité des effets puissants et donne avec exactitude, si l'effet
en est prolongé, l'impression des murmures harmoniques naturels dont
les Égyptiens jouissaient. Ces harmonies, très nettement perceptibles,
sont l'œuvre du soleil et des eaux. Le matin, dès que les premiers
rayons réchauffent la terre d'Égypte, tout imprégnée de l'abondante
rosée de la nuit, l'humidité se vaporise rapidement, les myriades
de petites pierres, les grands blocs, les hauts rochers, vibrent
de toute part, et c'est, dans le grand silence d'une aube blanche,
comme un cantique. Dans les vallées profondes, cette harmonie devient
très puissante; elle prend le cœur. Pendant le jour, c'est la
plainte des palmes interminable, la brise venant du Nord; la nuit,
c'est le concert des bestioles, intense, plein de notes aiguës, mais
qu'enveloppe le bruit lent et grave du fleuve battant les rives[2].»

  [2] Marius Fontane. _Histoire universelle. Les Égyptes_, p. 357.

Si des bords du Nil nous passons au Tigre et à l'Euphrate, à Ninive
et à Babylone, nous voyons que les Assyriens étaient aussi riches en
instruments et en représentations musicales que les peuples de l'Égypte.

Les instruments nombreux qui sont représentés sur les bas-reliefs
assyriens sont loin d'avoir l'élégance et la richesse de l'art
égyptien, tout en étant pour la plupart moins anciens, car ils ne
datent que de dix siècles avant J.-C.; mais ils leur ressemblent et
paraissent provenir de la même origine.

Les harpes, sur lesquelles on peut distinguer les cordes et les
chevilles qui les tiennent, ont en général un plus grand nombre de
cordes que les harpes égyptiennes; mais leurs espèces sont moins
variées (fig. 6).

  [Illustration: FIG. 6.
  HARPE ASSYRIENNE.]

Le trigone est représenté chez les Assyriens par un instrument assez
compliqué appelé asor ou nable; cet instrument est venu jusqu'à nous
sous la forme du tympanon des tziganes. Il possédait neuf cordes
tendues sur une sorte de cadre, ou corps sonore, en bois, placé
horizontalement devant le musicien, qui faisait résonner les cordes en
les frappant avec deux petits marteaux (fig. 7).

  [Illustration: FIG. 7.
  ASOR ASSYRIEN.]

Ainsi que les Égyptiens, les Assyriens connurent le tambourah, ou sorte
de guitare à cordes pincées. A Suse, une image d'Astarté ou de Mélitta,
déesse assyrienne de la musique, nous montre un instrument de ce genre.

  [Illustration: FIG. 8.
  FLUTE DOUBLE ASSYRIENNE.]

Les instruments à vent sont représentés par les flûtes et les doubles
flûtes, mais celles-ci diffèrent des flûtes égyptiennes en ce qu'elles
sont beaucoup moins longues (fig. 8).

  [Illustration: FIG. 9.
  TAMBOUR ASSYRIEN.]

Le tambourin, deux petits tambours ou timbales qui se frappent avec les
mains, et dont les Persans font encore usage, un tambour allongé, des
cymbales; tels sont les instruments de percussion trouvés à Ninive et à
Kouyunjik (fig. 9 et 10).

  [Illustration: FIG. 10.—CYMBALES ASSYRIENNES.]

Une courte liste permettra de passer en revue d'un seul coup d'œil
les représentations les plus intéressantes, découvertes dans les ruines
de Ninive et de Babylone.

1. Sept harpes, un asor, une flûte double, un chœur d'enfants.

2. Harpe et tambourah, à Kouyunjik.

3. Lyre, harpe et flûte double, à Kouyunjik.

4. Deux asors, à Nimroud et à Kouyunjik.

5. Un asor et un tambour, à Nimroud.

6. Quatre asors, à Kouyunjik.

7. Deux lyres et un tambourin, à Kouyunjik.

8. Trois lyres.

Pour avoir quelques notions sur la musique des Assyriens et des
Égyptiens, dont il ne reste pas de trace de musique écrite, nous avons
dû nous contenter des représentations figurées; mais nous n'avons même
plus cette ressource avec les Hébreux. Ils n'ont laissé aucun monument
vraiment authentique de leur art musical, et cependant ils ont bien
souvent parlé de la musique dans leurs livres sacrés.

Il est regrettable qu'un peuple qui a possédé une si belle littérature,
un peuple si admirablement doué sous le rapport de la poésie et de
l'imagination, n'ait rien pu nous léguer de sa musique. Cependant cet
art n'a pas été négligé par le peuple d'Israël, qui lui a donné dans
ses cérémonies publiques et dans sa vie privée une importance capitale.
Combien nous serions désireux de savoir quelle fut la musique qui
accompagnait ces chants sublimes! Mais, je l'ai dit, les monuments nous
manquent, qui pourraient la représenter, et nous en sommes réduits à
fouiller les livres saints, retournant, torturant, pour ainsi dire,
chacune de leurs expressions, nous fatiguant en efforts infructueux
pour soulever le voile épais du passé.

En effet, à chacune de ses pages, la Bible mentionne la musique. Je
laisse de côté les faits fabuleux, et Tubal et Jubal, inventant les
instruments, et le cantique de Moïse, chanté après le passage de la
mer Rouge. Une fois les douze tribus établies en Palestine, on les
voit faire grand usage de la musique, lui donner large place dans le
culte et même dans le gouvernement. Elle fit des progrès rapides sous
l'administration des Juges, et Samuel, le dernier et le plus vénéré
d'entre eux, établit à Ramah une école de prophètes et de musiciens. Ce
fut là que se réfugia un jour David, pour échapper aux persécutions de
Saül.

Lorsque David monta sur le trône, on sait quelle exaltation lyrique
l'inspira; le peuple la partagea, et de ce jour la musique eut place
dans toutes les grandes manifestations politiques et religieuses. David
projetait de faire construire un temple digne de contenir l'arche
sainte; il organisait en même temps un service musical considérable,
fait à tour de rôle par un corps de quatre mille chanteurs et
musiciens. Deux cent quatre-vingt-huit furent choisis par lui pour
instruire les autres et leur enseigner la pratique du chant. Parmi ces
maîtres, trois sont devenus particulièrement célèbres, Asaph, Eman,
Edouthun, auxquels on en adjoint un quatrième, Ethan. Cette troupe
avait été choisie parmi les enfants de Lévi et elle était sous les
ordres d'un chef suprême, Hananyah, qui ne relevait que du roi.

Le service divin était fait, dans les circonstances ordinaires, par
douze chanteurs et douze instrumentistes, dont neuf harpistes, deux
joueurs de cithare et un de cymbales. Le nombre des musiciens était
proportionné à l'importance de la fête. D'après un texte du Talmud, les
voix féminines ne devaient pas se faire entendre dans le sanctuaire; au
temple, les femmes étaient remplacées par de jeunes lévites; mais elles
faisaient leurs dévotions entre elles, sous la conduite d'une coryphée.
Des chanteuses étaient attachées à la cour du roi et employées dans
les réjouissances publiques, dans les festins et dans les cérémonies
funèbres.

Après le schisme qui suivit la mort de Salomon, la musique du temple
perdit de sa splendeur. En 721, le royaume d'Israël était envahi
par Salmanasar, et dix tribus emmenées en esclavage; deux siècles
plus tard, le même coup frappait la Judée; le temple était pris
et détruit par Nebucadnetsar. On sait dans quels chants sublimes
les Hébreux captifs exhalèrent leurs plaintes, mais on sait aussi
«qu'ils suspendirent leurs harpes aux saules de la rive sur le
fleuve de Babylone». L'historien avide de précision n'a plus pour
tout renseignement que quelques noms d'instruments cités par Daniel
lorsqu'il raconte comment le roi voulut forcer les juifs à adorer
l'idole d'or, et encore ces noms d'instruments appartiennent-ils à
la langue des vainqueurs. C'est par ce passage du livre de Daniel
que nous connaissons les noms des instruments assyriens. Voici ces
versets: «Un héraut cria à haute voix, voici ce que l'on vous ordonne,
peuples, nations, hommes de toutes langues! Au moment où vous entendrez
le son de la trompette, du chalumeau, du tambourah, de la sambuque,
du psaltérion, de la cornemuse et de toutes sortes d'instruments de
musique, vous vous prosternerez et vous adorerez la statue d'or qu'a
élevée le roi Nebucadnetsar.»

On a dressé de nombreuses listes d'instruments hébreux. En torturant
les textes on est arrivé à les rendre riches, mais elles ne diffèrent
pas beaucoup de celles des Égyptiens et des Assyriens. Parmi les plus
célèbres instruments, il faut compter le kinnor, qui semble avoir
été la harpe, le nebel, l'asor (psaltérion), l'ugab (cornemuse),
le schofar, corne ou trompette sacrée, encore employée dans les
synagogues, le hatsotserah, sorte de trompette dont on n'a pu définir
ni le genre ni le timbre, ainsi que le tzeltzelem metzillut, le
keren, le psantir, etc. Dans le petit nombre des monuments juifs, on
a conservé quelques médailles de Simon Nasi et de Simon Bar-Cockab,
frappées à l'époque de la révolte des juifs sous Adrien; ces médailles
représentent des lyres évidemment grecques, mais une autre médaille
du même Simon, portant deux trompettes, a un caractère hébraïque plus
marqué.

Voilà donc, en résumé, tout ce que nous donnent les textes et les
monuments sur l'art musical juif; dans tout cela, rien ne nous
est resté de la musique proprement dite, ni un signe ni une note.
Cependant, si l'on songe à la prodigieuse ténacité de ce peuple qui
a vécu de par le monde pendant près de vingt siècles sans se mêler
aux autres nations, sans perdre son idiome et ses traditions, on est
autorisé à penser que, malgré les transformations qu'elles ont pu
subir, les mélodies qui se chantent encore dans les synagogues des
différents rites, et dont quelques-unes sont fort belles, doivent avoir
conservé quelque chose des anciens chants du temple, comme un parfum de
la Judée. Si mélangé que soit l'alliage, il y est peut-être resté un
peu de pur et vieux métal.


  Chappel. _The history of music_, in-8º, 1874.

  Engel. _The music by the most ancient peoples._ Londres, in-8º,
    1864.

  Fétis. _Histoire de la Musique_, t. Ier.

  Lepsius. _Denkmäler aus Ægypten und Æthiopien._ 12 vol. grand
    in-folio.

  Naumbourg. _Zemiroth Israel, recueil de chants israélites_,
    in-4º, 1876.

  Prisse d'Avennes. _Histoire de l'art égyptien d'après les
    monuments._ Grand in-folio.



CHAPITRE II

  LES GRECS

  _La musique grecque_: théoriciens, philosophes et
    commentateurs.—_Les origines fabuleuses_: la lyre et la
    flûte, Apollon et Marsyas; la lyre et la cithare, Apollon
    et Mercure.—_Système musical des Grecs_: les tons et les
    modes, les rythmes, la notation.—_Les chants grecs_: l'éthos
    et le caractère des mélodies, l'harmonie, la philosophie
    musicale.—_Les instruments de musique_: les lyres, les flûtes,
    les trompettes, la percussion.—_Les chants Nomiques et les
    chœurs_: le Péan, le Dithyrambe, les fêtes, les jeux ou
    concours.—_Le théâtre_: la tragédie, la comédie, les concerts
    privés.—_Les musiciens_: poètes, virtuoses, aulètes et
    citharèdes, chanteurs.—Résumé.


«Les Grecs ont été les plus admirables artistes du monde: grands
sculpteurs, architectes de génie, poètes sublimes, ils ont dû
nécessairement être aussi de grands musiciens.» Pour être spécieux,
ce raisonnement n'en est pas moins assez facile à réfuter. Avec leur
admirable goût, avec un sentiment inné de la grande symétrie qui relie
tous les arts, les Grecs avaient bien deviné la puissance et la beauté
de la musique, ou pour mieux dire des _arts de la musique_, car ils
comprenaient dans la même trilogie la poésie, la musique et la danse;
donc ils connaissaient et pratiquaient _une_ musique, mais non point
_la_ musique, dans le sens absolu que nous donnons à ce mot.

Notre musique est d'essence toute moderne; elle paraît être un de ces
monuments qui se sont élevés sur les ruines du monde antique, à la
suite des invasions barbares. Il manquait à l'art musical des Grecs
quelques-unes des conditions qui font que notre musique moderne est
musique. La suite de ce récit démontrera qu'en dehors du rythme et de
la mélodie, que les Grecs ont certainement possédés, il est d'autres
formes musicales qu'ils n'ont point connues, dont ils n'ont point
eu l'idée, si haute qu'ait été leur esthétique, par la raison bien
simple qu'il leur était impossible de l'avoir. Mais leur architecture,
mais leur sculpture, mais leur poésie? J'entends bien; mais encore un
coup, ce raisonnement n'est que spécieux. Les XVe et XVIe siècles ne
comptent-ils pas parmi les grandes époques de l'art? N'y admire-t-on
point des peintres, comme Raphaël, des sculpteurs comme Michel-Ange?
Par conséquent, les mêmes siècles auraient dû produire en même temps un
Glück, un Mozart, un Beethoven, un Weber; il n'en est rien. Si grand
que soit le plus grand des musiciens de cette époque, il ne peut être
comparé à ceux que nous venons de nommer. Que les Grecs aient chanté,
cela est incontestable; qu'ils aient bien chanté, il faut le croire,
puisqu'ils le disent; mais, de ce qu'ils ont élevé le Parthénon, de
ce qu'ils ont taillé dans le marbre la Vénus de Milo, de ce qu'ils
nous font encore pleurer sur les malheurs d'OEdipe, il ne s'ensuit pas
que leur musique ait égalé leur architecture, leur sculpture ou leur
poésie. De notre temps, un siècle à peine a suffi pour faire naître
_Alceste_, de Glück; _Don Juan_, de Mozart; la symphonie en _ut_ mineur
de Beethoven; _Freyschutz_, de Weber; _Guillaume Tell_, de Rossini; les
_Huguenots_, de Meyerbeer; _Lohengrin_, ou l'_Anneau des Niebelungen_,
de Wagner; que sais-je encore! Dans le même temps les peintres nous
donnaient-ils les _loges_ de Raphaël, les sculpteurs le _Moïse_ ou le
_Pensieroso_ de Michel-Ange, les poètes le _Polyeucte_ de Corneille?

Ce que nous savons des Grecs nous vient de deux sources. Ce sont
d'abord les traités théoriques et philosophiques qu'ils nous ont
laissés et trois hymnes d'une époque de décadence, plus quelques
notes de cithare. Puis, à partir du XVIe siècle de notre ère, des
commentateurs sont venus en grand nombre, ingénieux et savants, qui,
grâce à bien des hypothèses, ont fini par découvrir quelques vérités.

Telles sont les sources auxquelles nous puisons aujourd'hui notre
connaissance de l'art grec; mais, vue dans son ensemble, son histoire
primitive a suivi tout naturellement les péripéties des diverses
invasions, venues de tous côtés, et à la suite desquelles la presqu'île
hellénique s'est peuplée.

Ces nombreuses évolutions prirent dans la vive imagination des Grecs
la forme saisissable et poétique de fables ou de mythes: aussi est-ce
presque toujours par un instrument que l'on peut symboliser, pour
ainsi dire, chacune des grandes luttes des peuples qui ont contribué
à former la musique grecque. Les plus anciens mythes nous montrent la
flûte phrygienne et lydienne luttant contre la lyre dorienne. On voit
l'apollonique Orphée déchiré par les Ménades de Dionysios; Apollon le
venge cruellement sur Marsyas, mais force reste cependant à ce dernier;
en résumé, malgré la défaite de la flûte, la lyre partage avec elle
l'empire de la musique, Midas avait bien jugé sans le savoir.

A peine cette première bataille était-elle terminée d'un accord commun,
qu'une autre commençait. Les Doriens descendaient des montagnes de
Thrace; au sud de la Grèce, ils rencontraient des populations venues
d'Égypte et de Phénicie; Apollon, dieu de la lyre simple, dut lutter
contre Mercure, qui portait la cithare aux nombreuses cordes. Combien
de siècles dura la lutte? Nul ne le sait. Sur bien des monuments, on
voit Apollon disputer à Mercure le trépied de Delphes; on sait que là
il resta vainqueur, mais il n'en fut pas de même pour l'empire de la
musique, et le dénouement de la grande dispute de la lyre et de la
cithare, si souvent représentée, fut que le dieu du soleil dut partager
encore avec son rival. La lyre, la flûte et la cithare, Apollon,
Bacchus et Mercure, tels sont les grands symboles de l'histoire
musicale primitive de la Grèce (fig. 11).

  [Illustration: FIG. 11.—DISPUTE DE LA LYRE.]

Tout ce symbolisme est assez poétique; mais si de l'aimable fable nous
passons à la sévère réalité, c'est-à-dire à la technique de la musique
grecque, nous nous trouverons en face de questions bien grosses pour
un livre du genre de celui-ci; aussi bien, devons-nous nous contenter
de quelques définitions et d'un résumé plus que sommaire et, par
conséquent, bien incomplet.

Les Grecs prenaient pour base l'étendue générale de la voix humaine,
c'est-à-dire à peu près vingt-quatre sons, car cette étendue a
varié souvent. Ils divisaient d'abord théoriquement cette étendue
en fractions de huit sons ou _octaves_ qui, comme dit Aristoxène,
comprenaient toute la musique; puis, reprenant l'échelle générale, ils
la subdivisaient dans la pratique en petites fractions de quatre sons
ou _tétracordes_. L'ensemble des tétracordes s'appelait _Téleusis_; ce
mot représentait ainsi le système musical des Grecs.

La nomenclature musicale des Grecs était, en réalité, des plus
compliquées; ils n'avaient pas comme nous des syllabes pour nommer
les notes. Dans la pratique, ils se servaient des lettres, et dans la
théorie ils désignaient les notes par la place qu'elles occupaient
dans un tétracorde. Chaque tétracorde avait son nom: _hypaton_
signifiait grave; _meson_, celui du milieu; _diezeugmenon_, conjoint;
_hyperboleon_, aigu. Dans chacun, le nom de la note rappelait le
tétracorde auquel elle appartenait: _proslambanomenos_ (ajouté)
indiquait celle du point de départ; _hypathypatos_, par exemple, la
note grave du tétracorde grave; _mese_, celle du milieu de toute
l'échelle; _nète_, la note aiguë; _paranète_, celle qui était le plus
près de la plus aiguë; _lichanos_, qui signifiait index, voulait dire
que cette note était celle que l'on touchait avec l'index dans la lyre,
etc.

Les Grecs connaissaient tous les intervalles que nous possédons,
c'est-à-dire le ton, le demi-ton et même le quart de ton. Le ton
donnait naissance au système _diatonique_, le demi-ton au système
_chromatique_, le quart de ton au système _enharmonique_.

Les différentes gammes formaient les modes et chacun de ces modes avait
une origine qui se rattachait au nom d'un musicien célèbre, le plus
souvent fabuleux. Le Dorien était attribué à Polymneste de Thrace,
l'Ionien à Pitherme de Milet, l'Éolien à Lasos d'Hermione, les modes
Lydien et Phrygien aux divinités et aux poètes de la Grèce asiatique
qui avaient lutté contre Apollon, c'est-à-dire à Hyagnis, à Marsyas,
à Cybèle, à Olympe. Parmi les modes secondaires et composés, il en
était un qui fut célèbre, le mixolydien, ton compliqué et relativement
récent, qui a été attribué à Sapho et à Pythoclide. La musique du moyen
âge a conservé surtout le dorien, le phrygien et le mixolydien, mais
avec de profondes altérations, et aujourd'hui encore ce sont ces modes
qui se rapprochent le plus de nos tons modernes.

Nous avons dit que la musique se composait de deux parties
essentielles, le son et le rythme; on pourrait dire que le son est
la matière et le rythme l'esprit de la musique; mais, malgré toutes
les évolutions de notre art, c'est le rythme qui a subi le moins de
changements.

La symétrie est au rythme ce que le chant est au son musical; elle
n'est autre chose que la combinaison des mesures, comme le chant est la
combinaison des sons; seulement le rythme peut exister sans le chant,
et il n'est pas de chant qui ne possède un rythme quelconque. Pour
retrouver la symétrie rythmique des anciens à défaut de mélodies, on
a eu l'idée de mouler la rythmique musicale sur la prosodie des vers
grecs.

Le moyen était ingénieux et a donné de bons résultats. Cependant il est
prudent de ne pas pousser jusqu'à ses dernières conséquences ce système
et de ne pas confondre tout à fait le mètre poétique avec le rythme
musical. En exagérant un principe juste, on en arriverait à vouloir
refaire l'histoire de la musique avec les chœurs d'_Athalie_ ou des
poèmes d'opéras.

C'est par la notation que le son et le rythme sont représentés à
l'œil et à l'esprit. Les Grecs sont les plus anciens peuples, si
l'on en excepte les Hindous et les Chinois, qui nous aient laissé une
écriture musicale. Nous savons, à peu de choses près du moins, comment
les Grecs écrivaient leur musique, et cela à deux époques différentes.
Ils possédaient deux notations, l'une pour le chant, l'autre pour la
musique instrumentale; mais toutes deux étaient basées sur le même
principe, c'est-à-dire que l'on employait les lettres de l'alphabet,
soit entières, soit tronquées, soit retournées. Dans la plus ancienne
écriture, les sons étaient représentés par des combinaisons de lettres,
les unes simples, les autres doubles (fig. 12):

  [Illustration:
    α β γ δ ε ς ζ η θ ι ι ιχ ιβ ιγ
    ιδ ιε ις ιζ ιη ιθ κ κ κχ κβ κγ κδ κς κη λ
    λ λβ λδ λς λη μ μβ μδ μς μη
  FIG. 12.]

C'est dans Alypius, dans Bacchius le Vieux, dans un manuscrit anonyme,
contenant des exemples, malheureusement trop peu nombreux de musique
instrumentale, et dans trois hymnes, que l'on retrouve des traces de la
double notation grecque, dite nouvelle, pour voix et pour instruments.
Ici encore ce sont des lettres de l'alphabet qui servent de signes;
mais pour suppléer à leur insuffisance et afin de les distinguer
les unes des autres, on les employait droites, debout, couchées ou
renversées. Les lettres droites dominaient dans la notation destinée
aux voix, les lettres couchées ou renversées étaient plus spécialement
employées pour la notation instrumentale (fig. 13):

  [Illustration:
    Voc. Α Β Γ Δ Ε Ζ Η Θ Ι Κ Λ Μ Ν Ξ Ο
    Instr.
  FIG. 13.]

Pour exprimer tous les sons de l'échelle musicale, en comptant la
musique instrumentale et la musique vocale, il fallait employer au
moins cent trente-huit signes; ajoutez à cela ceux qui servaient à
indiquer la durée de ces notes et les silences, et vous verrez que le
nombre des lettres de la notation grecque devait s'élever théoriquement
à plus de cent cinquante. Aristoxène avait raison de dire que la
science de la musique était tout entière dans la notation. C'est à
Polymneste de Colophon que l'on attribue l'invention de la notation
grecque, vers 640, mais n'ajoutons pas plus de foi qu'il ne convient
à cette attribution, puisque Pythagore est aussi regardé comme un des
inventeurs de la notation par lettres.

Les signes de valeur indiquant la durée des sons ou les silences et
complétant la notation étaient ceux-ci (fig. 14):

  [Illustration:
    Valeurs. Silences.
  FIG. 14.]

Tel est le système de notation exposé par Aristoxène, vers 320 avant
J.-C. et par Alypius. Il est ingénieux et assez complet, mais il
manque de simplicité. Nous verrons, du reste, en donnant un fac-similé
des courts fragments de musique grecque qui nous sont restés, que, dans
la pratique, cette écriture s'éloignait sensiblement de la notation
théorique (fig. 15).

  [Illustration: FIG. 15.—FRAGMENT DE L'HYMNE A LA MUSE CALLIOPE.
  (Ms. de la Bibliothèque nationale.)]

Jusqu'ici nous ne nous sommes occupés que de la théorie; mais en
passant à la pratique, c'est-à-dire au chant et à la mélodie, nous
sommes dans une situation assez analogue à celle où seraient dans
vingt siècles nos descendants, si tout à coup les œuvres musicales
des maîtres disparaissaient, et s'il ne restait de nous que quelques
traités théoriques, avec de rares exemples, plus une quarantaine de
lignes de musique à peu près.

Ce que nous avons encore de musique antique consiste en trois chants
hymniques, l'un à Calliope, l'autre à Apollon, le troisième à Némésis.
Ces trois chants sont attribués à Mésomède, un musicien de décadence
du IIe siècle après J.-C. Il nous faut citer aussi les trois premiers
vers de la première pythique de Pindare, publiés par Kircher dans sa
_Musurgia_, et dont la musique est attribuée au grand poète thébain;
mais l'authenticité de cette ode est fort discutée. Nous devons ajouter
les deux inscriptions musicales trouvées à Delphes en 1893 et 1894,
sous la direction de M. Homolle.

Le rythme et le mode constituaient ce que l'on appelait l'_Éthos_ d'une
mélodie, c'est-à-dire son caractère. Suivant l'emploi que l'on en
faisait ou les sentiments qu'elle inspirait, la mélodie pouvait être
_tragique_, _comique_, _dithyrambique_, _érotique_, _encosmatique_
(élogieuse), _systaltique_ (inspirant des sentiments de tristesse),
_hésychastique_ (tranquille), _diastaltique_ (excitante et héroïque).
Elle changeait de caractère, c'est-à-dire de rythme ou de mode, au
moyen de la _métabole_. La métabole a pour analogue, dans la musique
moderne, les modulations et les changements de rythme. C'est au poète
Archiloque (vers 700 av. J.-C.) que l'on attribue son invention, mais
elle paraît lui être antérieure.

Chaque mode avait son caractère ou _Éthos_ particulier; cependant il
faut avouer que les distinctions esthétiques n'étaient pas toujours
bien fixes et que des grands philosophes, tels que Platon et Aristote,
s'entendaient quelquefois assez peu sur le sens expressif d'un même
mode, et pourtant le caractère des modes n'était pas seulement une
spéculation philosophique; les musiciens l'appliquaient aussi de leur
mieux dans la pratique. Plutarque nous raconte qu'un jour Euripide,
faisant répéter un morceau de sa composition, vit rire un des
exécutants: «Si tu n'étais pas dénué de toute intelligence artistique,
lui dit-il, et de toute instruction, tu ne rirais pas en entendant
chanter du mixolydien.»

Suivant nos idées modernes, la mélodie n'est pas seule à composer
toute la musique; l'emploi des sons simultanés ou harmonie a aussi
son importance, mais écrire ces mots: _harmonie des Grecs_, c'est
réveiller les plus terribles controverses d'érudition. Le sens du mot
lui-même a changé depuis l'antiquité; il désignait, ou l'ensemble
de la musique, ou le mode dans lequel était chantée une mélodie, et
non, comme aujourd'hui, l'accord des sons entendus simultanément. Les
Grecs ont-ils, oui ou non, employé les sons simultanés? Voici quatre
siècles que les historiens, musiciens et théoriciens discutent sans
relâche; tous les vingt ans il paraît sur ce sujet un livre qui tranche
la question sans la résoudre; il est oublié, un autre paraît qui la
tranche d'une autre façon, mais sans la résoudre davantage.

En somme, _pas un texte_, _pas un document authentique_ ne constate
avec évidence l'existence de l'harmonie chez les Grecs. Il semble à peu
près reconnu qu'ils chantaient à l'unisson, ou bien à l'octave, lorsque
les voix d'hommes, d'enfants et de femmes étaient mêlées, combinaison
que la nature fournit d'elle-même. Si quelque instrument accompagnait
la voix, c'était à l'unisson, ou bien il doublait le chant, à une
octave au-dessus ou au-dessous, ce qui s'appelait _magadiser_.

Aller plus loin dans les suppositions serait imprudent; disons donc
simplement que si les Grecs ont eu la connaissance de l'harmonie, ils
n'ont pu l'avoir que d'une façon tout à fait rudimentaire. En revanche,
nous ne pouvons assez admirer avec quelle suprême délicatesse
les Grecs, ces sublimes artistes, considéraient la philosophie et
l'esthétique de l'art. Ils lui donnaient place dans leur religion
comme dans leurs lois; ils entouraient la musique d'un rempart de lois
divines et humaines qu'il était sacrilège d'enfreindre; ils faisaient
d'elle la régulatrice de leur vie et de leurs plaisirs. «Jamais, dit
Platon, le style musical ne change, sans que les principes de l'État ne
se modifient.»

Les instruments de musique chez les Grecs participaient de ce mélange
de pratique théorique et de spéculation philosophique. Une lyre était
non seulement un instrument dont on tirait des sons, mais le symbole
de la musique entière; elle aussi était sacrée, elle aussi était
associée aux lois des dieux et des hommes; en se servant de la lyre,
on protestait en faveur d'Apollon contre la flûte de Bacchus et de
Marsyas. Il est vrai de dire que le procès de ce dernier avait été
depuis longtemps revisé par les Grecs eux-mêmes, car les Sicyoniens
montraient avec orgueil dans leur temple la flûte de l'infortuné rival
d'Apollon.

Le nombre des instruments représentés sur les monuments laissés par
les Grecs, vases, peintures, sculptures, etc., est immense; cependant
on peut toujours le réduire à trois, les lyres, les cithares et les
flûtes reproduites à l'infini; tels sont les trois genres d'instruments
purement grecs; les autres sont asiatiques ou appartiennent aux époques
de décadence.

Le plus répandu de tous les instruments grecs est la lyre à quatre
cordes, qui fut d'abord l'ancienne lyre d'Apollon, aux origines
fabuleuses et divines. Ce ne fut qu'à une époque plus avancée qu'elle
se confondit avec la cithare et de telle sorte qu'il est difficile de
distinguer les deux instruments, dans les représentations figurées,
et de les reconnaître sous les noms multiples que les auteurs leur
ont donnés. La lyre était un instrument de moyenne ou même de petite
dimension, armé de peu de cordes en général, sept au plus; la cithare,
plus grande, mieux disposée pour la sonorité, était chargée d'un grand
nombre de cordes, qui pouvait aller jusqu'à douze.

Le grammairien Pollux a laissé, au IIe siècle de notre ère, une
liste des instruments de musique de son temps; sur les vingt-huit
instruments à cordes qui sont cités, la lyre et la cithare ont plus
de dix synonymes; mais il ne faut pas donner plus d'importance qu'il
ne convient à la multiplicité de ces noms; chaque pays, chaque ville
presque, désignait d'une façon spéciale un instrument partout répandu
qui, en somme, restait à peu près le même.

La vieille lyre grecque dont parle Homère s'appelle la _phorminx_.
Elle est d'une construction fort simple. Sur une écaille de tortue
est tendue une peau qui sert de table d'harmonie, puis s'élèvent
parallèlement deux bras, appelés cornes, reliés par une traverse; à
cette traverse sont attachés des anneaux de cuir, et à ces anneaux de
cuir des cordes qui, passant sur un chevalet, viennent se rejoindre au
bas de l'instrument et s'attachent à un cordier; au moyen des doigts,
ou d'un petit plectrum en os ou en ivoire, le musicien fait résonner
les cordes (fig. 11).

Le nombre de ces cordes fut d'abord en général de quatre, mais
successivement ce nombre fut porté à cinq, à sept, à neuf, à douze
et même à quinze, lorsque la lyre en vint à se confondre avec la
cithare. Chacune de ces additions annonçait une révolution dans l'art
et soulevait une guerre musicale. 500 ans avant J.-C., on connaissait
déjà des lyres à huit et à neuf cordes; vers 450, à onze et douze;
cependant, dans les concours de chant, celle à quatre cordes était
seule admise; Terpandre, se présentant au concours avec une lyre à
sept cordes, dut retrancher celles qui étaient en trop. Vers 500 avant
J.-C., Lasos d'Hermione se servait, dit-on, d'une lyre à neuf cordes,
dont chacune portait le nom d'une muse. En somme, la lyre type, celle
qui répond le mieux au système musical des Grecs, celle dont lord Elgin
a rapporté un modèle curieux qui est au British Museum, est à sept
cordes; l'instrument était en bois, en cuivre, et même en or.

  [Illustration: FIG. 16.—CITHARE.]

La cithare était un instrument plus compliqué et plus musical, mieux
construit et plus sonore, mais de la même famille que la lyre. Elle
fut inventée, dit-on, par Cépion, élève de Terpandre, au temps
d'Alexandre; elle avait sept et huit cordes; elle en eut davantage,
mais ce furent ces huit cordes qui donnèrent leurs noms aux notes de
l'octave.

Platon et les purs Athéniens de vieille race bannirent la cithare
d'Athènes au bénéfice de la lyre, comme trop efféminée.

Cette opposition des philosophes était une réaction contre les
nombreux instruments orientaux qui avaient fait invasion en Grèce, en
même temps que le luxe asiatique. Assez semblable à la lyre était le
barbitos, dont jouaient Anacréon et Sapho. Mais tout à fait asiatique
était la grande harpe, se rapprochant de celle des Assyriens et des
Égyptiens; elle avait jusqu'à trente-cinq cordes, ce qui permettait
de magadiser facilement, c'est-à-dire de faire entendre en même temps
deux octaves, de là son nom de _Magadis_. Vers le VIe siècle avant
J.-C., un musicien d'Ambracie, Épigone, inventait, ou empruntait aux
Orientaux, un instrument à nombreuses cordes, fort semblable à l'asor
assyrien, et auquel il donnait le nom d'_epigonion_. A la suite des
expéditions d'Alexandre, les Grecs connurent d'autres instruments
d'Orient tels que la pandourah, le monocorde, le tricorde; mais ils
les employèrent peu, restant plutôt fidèles à la lyre et à la cithare.
Les instruments nouveaux se répandirent surtout dans les îles plus
asiatiques qu'hellènes. Les Grecs purs avaient conservé, depuis les
guerres persiques, une horreur patriotique pour ce qui rappelait l'Asie
et l'odieux souvenir de l'ennemi séculaire (fig. 17).

  [Illustration: FIG. 17.—MAGADIS GRECQUE D'ORIGINE ORIENTALE.]

On comptait trente-sept espèces différentes de flûtes, aussi
l'aulétique, ou art de jouer de la flûte, était-elle une science des
plus compliquées. Mais il faut dire que ce nombre de flûtes se réduit
singulièrement, si l'on pense que les Grecs comprenaient sous le nom
d'_auloi_ les instruments à embouchure, à bec et à anche, c'est-à-dire
ce que nous appelons aujourd'hui les flûtes et les hautbois. De plus,
les flûtes prenaient leurs noms, non seulement de leur grandeur, de
leur forme et de leur timbre, mais aussi de l'emploi spécial auquel
elles étaient destinées; la monaule n'avait qu'un tuyau, l'hémiope
possédait des trous qui devaient être bouchés à moitié, la gingrine
était une petite flûte au son triste, employée dans les funérailles.
Si les jeunes filles sortaient en procession, les flûtes étaient
dites parthéniennes; si les enfants allaient à l'école, les mêmes
flûtes devenaient païdiques; c'étaient les andries ou flûtes graves
qui accompagnaient les chœurs d'hommes. La facture n'étant pas
très avancée, on avait plusieurs flûtes pour les différents tons. On
les faisait en roseau, en lotus, en buis, en os, en bois de cerf, en
laurier, en ivoire, en métal d'or ou d'argent. Il ne nous reste, de ces
nombreux instruments, qu'un seul spécimen, rapporté par lord Elgin.

Deux flûtes sont caractéristiques, la flûte de Pan et la flûte double.
Pour emboucher cette dernière et la faire résonner, de grands efforts
étaient nécessaires; aussi les Grecs avaient-ils eu l'idée de se garnir
les joues et les lèvres d'une sorte de monture, appelée _phorbeia_,
qui leur permettait de souffler avec force dans l'instrument, sans
déformer les traits du visage humain, ce qui pour eux eût été un crime
de lèse-esthétique (fig. 18).

  [Illustration: FIG. 18.
  FLUTE DOUBLE AVEC LA PHORBEIA.]

Qui inventa ces flûtes si diverses et si ingénieuses? Voilà ce que
personne ne saura dire. On rapporte cependant qu'Ardalas de Trézène,
vers 850 avant J.-C., fixa le premier les règles de l'aulétique ou
l'art de jouer de la flûte; Pronomos de Thèbes passe pour avoir, vers
450, perfectionné ces instruments; mais, en attribuant aux dieux toutes
les inventions de ce genre, les anciens étaient plus près de la vérité
que nos archéologues les plus érudits et s'épargnaient ainsi bien des
recherches inutiles.

Les Grecs connaissaient et employaient les trompettes, moins pour la
guerre cependant que pour les sacrifices. Ils les construisaient en
os, en bronze, en argent. Ce furent les Romains qui portèrent les
trompettes à leur plus haut degré de perfection. Cependant on avait
créé à Olympie des concours de trompettes pour les hérauts.

La percussion semble avoir été moins riche chez les Grecs que chez les
Égyptiens, les Assyriens et les Hébreux. Elle se composait surtout
de tambourins, de cymbales, petites et grandes, de sistres et de
triangles. Ces instruments, venus vraisemblablement d'Asie, étaient
surtout destinés au culte de Bacchus, car ils étaient les attributs des
Bacchantes, des Dactyles, des Corybantes, des Curètes, en un mot, de
tous les prêtres de Dionysios, de Cybèle, et des dieux de la nature.

La musique fut consacrée d'abord à la religion, et les prières, ainsi
que les hymnes, paraissent avoir été les premières compositions
régulières. Nous ne parlons pas des chants épiques; s'ils étaient
accompagnés de musique, selon toute apparence, cette musique était une
sorte de cantillation monotone, plutôt qu'une mélodie. Ces hymnes, ces
chants sacrés portaient le nom de _nomes_ (lois). Le plus ancien nome
connu est adressé par Olen de Délos à Apollon et à Diane. Chacun des
grands dieux avait son chant, qui lui était spécialement attribué;
le dithyrambe était voué à Bacchus, le péan, que l'on pourrait
appeler le chant national grec, à Apollon, l'oupigès à Diane, l'oulè
à Cérès. Ces chants étaient accompagnés de danses. Si les chœurs
étaient tristes et lugubres, ils étaient rangés dans la classe des
_thrénoi_; s'ils étaient joyeux, au contraire, ils appartenaient au
genre de l'_hyménée_. Nous avons dit que chaque dieu avait son chant,
pour chacun aussi on employait l'instrument qui lui était le plus
agréable; à Apollon étaient dédiées la lyre et la cithare, à Bacchus
la flûte, obligatoire, dit Aristote, dans tous les chants dédiés à ce
dieu. «On chante à Dionysios des cantilènes dithyrambiques pleines de
pathétique et de transitions, exprimant je ne sais quoi d'égaré et de
désordonné... Pour Apollon, au contraire, il faut le péan, hymne sévère
et recueilli.» (Plutarque.) Voici du reste la description de ces deux
célèbres danses nomiques: «Pour le dithyrambe, les chanteurs se placent
en rond. L'un des musiciens, tenant dans ses mains des tuyaux sonores,
fait entendre une mélodie qu'inspire la fureur, l'autre entrechoque
les cymbales d'airain. Des sons semblables aux mugissements du taureau
surgissent on ne sait d'où, et le bruit du tambour roule en répandant
la terreur. Les murs sont affolés et les toits pris d'ivresse?» Le
péan, au contraire, est plein de dignité et de noblesse. Des prêtres
crétois abordèrent en Grèce, après une périlleuse traversée, et
rendirent grâces aux dieux: «Devant eux marchait l'Anacte, fils de Zeus
Apollon; tenant en mains la phorminx, il en jouait admirablement et
levait le pied haut et avec grâce. En bel ordre et marquant la cadence
de leurs pas, les Crétois suivaient et montaient vers Pytho. Ils
chantaient l'Io péan, chant pareil aux péans de la Crète.»

Les fêtes étaient nombreuses, soit pour honorer un dieu, soit
pour perpétuer le souvenir des grands événements. Chacune servait
de prétexte à des jeux dans lesquels les Grecs concouraient pour
l'agilité, la poésie et la musique. On sait qu'il existait quatre
grandes principales fêtes de ce genre: les jeux olympiques à Olympie,
les jeux pythiques à Delphes, les jeux néméens à Argos, et les jeux
isthmiques à Corinthe; Pindare a écrit les poétiques annales de ces
luttes. Chaque cité avait aussi ses jeux particuliers; les Panathénées,
dédiées à Pallas, protectrice d'Athènes, et représentées sur les frises
du Parthénon, comptent parmi les plus célèbres.

Nomes, sacrifices, processions, jeux, tout semble être venu se
concentrer sur un art qui fut une des plus splendides manifestations
du génie grec, et qui emprunta à la musique une grande partie de sa
sublime beauté. Je veux parler du théâtre tragique et comique.

Assez d'autres ont raconté, et mieux que nous ne pourrions le faire,
les origines du théâtre antique; arrêtons-nous seulement un instant sur
ce qui regarde la musique.

Dans l'ancienne tragédie, avec Eschyle, ce sont les chœurs qui
représentent l'élément musical. Dans la moyenne, avec Sophocle,
on voit apparaître le jeu des instruments et la danse; enfin la
tragédie d'Euripide est tout à fait musicale. Cependant, partir de
ce principe juste que la musique tenait grande place dans le théâtre
grec, pour considérer, ainsi que l'ont fait plusieurs auteurs,
l'œuvre d'Euripide comme un recueil d'opéras, avec des airs, des
_morceaux_, des duos, etc., serait, nous le croyons du moins, défigurer
complètement le caractère de l'art tragique.

Dans l'orchestre de théâtre, on employait des chœurs de voix,
de cithares et de flûtes. Euripide fut le poète qui donna le plus
d'importance à la musique dans ses œuvres, et Aristophane lui
décocha plus d'un de ses traits, pour avoir été trop musicien. Certain
duo d'_Andromède_ fut tellement populaire que les habitants d'Abdère
en étaient obsédés. Douze chanteurs suffisaient à Eschyle; Sophocle
et Euripide en employèrent vingt-cinq et même cinquante. On vit, à la
première représentation d'une tragédie, des femmes tomber en pâmoison
et des enfants mourir de peur. Voilà qui est beau, mais peut-être cette
anecdote a-t-elle été enjolivée par quelques Crétois, ces Gascons de la
Grèce.

La comédie avait fait aussi grande place à la musique dans ses
premiers essais. Ce qui nous reste de Phérécrate, de Platon le
comique et d'autres, quelques-unes des grandes pièces d'Aristophane,
tout cela contient des passages propres à la musique, et, pour ne
citer qu'un exemple, le chœur des _Oiseaux_ d'Aristophane semble
appeler le chant imitatif. La comédie devenant politique, la musique
dut disparaître peu à peu; mais lorsque, plus tard, les artistes
Dionysiaques, véritables troupes ambulantes, allèrent jouer la comédie
par les provinces, ils emmenèrent avec eux un aulète et un joueur de
cithare.

Tout cela était de la musique pour ainsi dire publique; les Grecs
avaient aussi des chants privés; chaque métier avait sa chanson; il
n'était point de repas sans musique. Ne pas savoir chanter était
honteux, et Thémistocle l'apprit à ses dépens, un jour qu'il refusa la
lyre qu'on lui présentait pour jouer à son tour.

A l'époque de la décadence, avec les arts asiatiques, s'introduisirent
dans les festins les chanteurs de profession. Un certain Amoïbé gagnait
jusqu'à un talent attique par jour pour aller chanter dans les repas.
Mais, à partir de ce moment, l'art grec pur était perdu, et on peut
lire dans Athénée (livre XII) à quelle débauche de musique se livraient
les dilettantes du temps d'Alexandre.

Étant donnée la longueur de la période antique, nous avons conservé
peu de noms de musiciens. Cependant, si l'on adopte ce principe assez
discutable que _tous_ les auteurs lyriques ou dramatiques étaient
à la fois chanteurs, musiciens et poètes, cette liste s'augmentera
considérablement, et de noms illustres entre tous; on y trouvera
Pindare et Alcée, Sapho, Anacréon et Eschyle, Sophocle et Euripide,
Aristophane lui-même, en un mot, presque tous les poètes, jusqu'à
l'époque d'Alexandre. Cependant il y eut aussi des musiciens proprement
dits, des chanteurs et des _virtuoses_ de cithares et de flûtes.

Beaucoup de villes grecques possédaient des écoles, des espèces de
conservatoires comme nous disons aujourd'hui. Une des plus illustres
était l'école de Thèbes, qui vit naître Pronomos, un des inventeurs
supposés de la notation, et Pindare, dont Alexandre épargna la maison,
lorsqu'il détruisit la malheureuse cité qui avait eu l'audace de lui
résister.

Pergame fut célèbre aussi par son école qui produisait surtout des
joueurs de flûte, et les lauréats avaient leurs noms inscrits dans le
temple de la ville. A Argos, c'était l'école d'Olympe, le grand aulode
ou joueur de flûte. Les écoles de Lesbos et de Samos formèrent Alcée,
Sapho et Anacréon.

A l'époque de la décadence grecque, on créa de véritables
conservatoires pour former des acteurs et des musiciens qui allaient
jouant et chantant de par le monde. On a conservé les programmes des
concours de fin d'année et les noms des vainqueurs. L'école de Théos,
en ce genre, était la plus renommée; c'est de là que sortirent les
grandes troupes organisées sous le nom d'_artistes dionysiaques_.

Les noms des musiciens primitifs de la Grèce sont entourés de fables,
d'anecdotes, de légendes mythologiques. Sont-ce des dieux, sont-ce des
hommes, que ces musiciens mythiques comme Orphée, Amphion, Eumolpos,
Linus, Philamnon et son fils Thamyris, ou Hyagnis, père de Marsyas?
Tous sont dignes d'être placés à côté de Demodocus, qui, dans Homère,
chante la chute d'Ilion, de Phémius qui, bien malgré lui, charme au son
de sa phorminx les prétendants de Pénélope.

Mais descendons des nuages mythologiques pour entrer dans la réalité.
Sans que cette division soit bien absolue, on peut marquer cinq
périodes dans l'histoire de la musique grecque. Pendant les deux
premières, Sparte paraît avoir été le centre musical et artistique de
la Grèce. A partir de la seconde période, Athènes dispute à Thèbes
l'empire musical; toute la Grèce retentit de musique, depuis les îles
asiatiques jusqu'aux confins des Barbares, et c'est la ville de Pallas
qui semble donner le signal; enfin, dans les dernières périodes, l'art
prend une prodigieuse extension: des artistes grecs brillent en Égypte,
en Italie, à Rome même, jusqu'au moment où l'art hellène pur vient se
perdre dans l'immensité du monde romain, comme un fleuve dans l'Océan.

Les musiciens de la première période, entre 730 et 665, se confondent
presque avec les dieux. On ne sait rien, en effet, de bien précis sur
Terpandre, Clonas, Archiloque et Olympe.

Mais, entre 665 et 510, le jour se fait un peu sur la deuxième période:
nous y trouvons Thaletas de Gortyne, Xénodame de Cythère, Stésichore,
Xénocrite de Locres, Polymnaste de Colophon, et surtout Sacadas
d'Argos, le premier vainqueur aux jeux pythiques dont le talent sur la
flûte réconcilia Apollon avec la mémoire de Marsyas.

Pendant la troisième période, de 510 à 450, l'ancien art grec pur, je
dirais presque religieux, paraît être arrivé à son plus haut point de
perfection. Nous rencontrons Simonide de Céos, Phrynique, Mélanippide,
Lampros, Pythoclide, Agathocle d'Athènes, surtout Pronomos de Thèbes
et Lasos, le maître de Pindare, enfin Pindare lui-même, peut-être aussi
grand musicien que sublime poète.

La quatrième période, de 430 à 338, est une époque de lutte et
d'évolutions. De hardis novateurs jettent le trouble dans l'art
ancien et hiératique, changent l'ordre des tons, en inventent de
nouveaux, ajoutent des cordes à la lyre. Les philosophes, gardiens des
traditions, fulminent contre les impies qui attentent à la dignité de
l'art; les musiciens se font entre eux une guerre acharnée; l'aulodie
(fig. 19) (l'art de jouer de la flûte en solo et en concert) et la
citharodie, qui représentent la musique instrumentale, prennent un
immense développement. Timothée, audacieux novateur, proclame bien haut
ses hardiesses; criblé de sarcasmes par ses ennemis, il ne s'arrête pas
et dit fièrement: «Je ne chante pas le suranné, car le nouveau est de
beaucoup préférable à l'ancien. Place au jeune Zeus, adieu Cronos et
la vieille muse!» A côté de lui, dans la même période, on peut compter
Phrynis, Antigénide, Cinésias, Dorion, Téléphane, etc.

  [Illustration: FIG. 19.—AULODIE.]

Le poète comique Phérécrate nous a laissé de ces luttes et de ces
révolutions artistiques un tableau qui est une vraie page d'histoire
musicale. Il montre en scène la musique, couverte de haillons et le
corps déchiré de coups: «Qui t'a donc ainsi maltraitée? lui dit la
Justice.—Je te l'apprendrai volontiers, répond la Musique. Celui que
je considère comme la première source de mes maux est Mélanippide, qui
a commencé à m'énerver par le moyen de ses douze cordes et m'a rendue
beaucoup plus lâche. Cependant cet homme ne suffisait pas encore pour
me réduire à l'état malheureux où je suis maintenant. Mais Cinésias,
ce maudit Athénien, m'a perdue et défigurée, en introduisant dans les
strophes de ses dithyrambes des inflexions de voix dépourvues de toute
harmonie; Phrynis, par l'abus de je ne sais quels roulements qui lui
sont particuliers, me faisant fléchir et pirouetter à son gré, m'a
habilement corrompue. Toutefois, ce n'était pas encore assez d'un
tel homme pour achever ma ruine, car s'il lui échappait quelques
fautes, du moins savait-il les réparer; mais il fallait un Timothée,
ma très chère, pour me mettre au tombeau, après m'avoir honteusement
déchirée.—_La Justice._ Quel est donc ce Timothée?—_La Musique._
C'est ce rousseau, c'est ce Milésien qui par mille outrages nouveaux,
et surtout par ses fredons extravagants, a surpassé tous ceux dont
je me plains. Me rencontrait-il marchant seule en quelque lieu, il
me démontait aussitôt et me partageait en douze cordes.» (Plutarque,
_Dialogue sur la musique_, trad. Burette.)

Enfin la quatrième période, de 338 à 50 av. J.-C., est moins riche en
artistes producteurs; mais nous y trouvons d'habiles théoriciens, qui,
avec les philosophes, nous instruisent encore aujourd'hui sur l'état
de l'art antique. On connaît de reste Pythagore, Platon, Aristote;
mais, pour être moins universellement célèbres, les théoriciens comme
Aristoxène, Euclide, etc., n'en ont pas été moins utiles. Plus tard, à
l'époque romaine, la Grèce nous donnait encore dans la science musicale
Alypius, Bacchius le vieux, Aristide Quintilien, Claude Ptolémée, etc.

Nous avons résumé aussi rapidement que possible l'histoire de la
musique grecque, telle que nous l'ont apprise les monuments figurés,
les auteurs anciens et les commentateurs modernes; mais, pour finir
comme nous avons commencé, nous devons avouer en toute franchise
qu'en dépit des textes les plus étendus et des hypothèses les plus
ingénieuses, tant que l'on n'aura pas retrouvé quelque œuvre entière
de musique antique de la bonne époque, bien authentique, bien claire et
bien interprétée, nous ne saurons rien, ou du moins nous saurons peu
de chose sur le véritable art musical grec.


  Ambros. _Geschichte der Musik_, t. Ier.

  Croiset (Alfred). _La poésie de Pindare et les lois du lyrisme
    grec_, in-8º, 1880.

  Fétis. _Histoire de la musique_, t. II.

  Gevaert. _Histoire et théorie de la musique grecque_, 2 vol.
    grand in-8º, 1875-1881.

  Westphal (Rud.). _Allgemeine Theorie der Musikalischen
    Rhythmik_, 1880.

  Westphal (Rud.). _Geschichte der alten Musik._ 1865, in-8º.

  Ruelle (Ch.-Em.). _Collection des auteurs grecs relatifs à la
    musique. Traduction française: 1º Aristoxène; 2º Nicomaque
    de Gérase; 3º Cléonide et Euclide; 4º Aristote, problèmes
    musicaux; 5º Alypius, Gaudence, Bacchius l'ancien, 1870-1895._

  Reinach (Théod.) et Weil (H.). _Inscriptions de Delphes_
    (Bulletin de correspondance hellénique, 1894-1895).

  Tiersot (J.). _Musique antique. Les Nouvelles Découvertes de
    Delphes_ (Ménestrel, 1896).

  Bourgault-Ducoudray. _Étude sur la musique ecclésiastique
    grecque_, in-4º, 1877.

  Montargis. _De Platone musico_, in-8º, 1886.



CHAPITRE III

  ROME ET LES PREMIERS CHANTS DE L'ÉGLISE

  _La musique romaine_: les sacrifices, la flûte, la
    trompette.—_Théâtres_: la musique dans les comédies de
    Térence, les troupes dionysiaques; pantomimes et ballets,
    concerts publics et privés.—_Dilettantes_: les amateurs,
    les empereurs, Néron.—_Artistes_: chanteurs, virtuoses
    et théoriciens.—_L'orgue._—_Musique chrétienne_: ses
    origines, saint Ambroise, saint Grégoire.—_Le plain-chant_:
    l'antiphonaire, la notation dite grégorienne, fin de
    l'antiquité.


Si nous n'avions à parler que des Romains, quelques lignes, ajoutées à
l'histoire de la musique des Grecs, suffiraient et au delà. Ce peuple
de conquérants aima les arts, mais en dilettante plutôt qu'en artiste,
je dirai presque en parvenu, fier de pouvoir tout acheter. La musique,
chez eux, fut comme l'épilogue de la musique grecque, en décadence,
piteux et triste dénouement d'une histoire qui avait eu ses siècles
glorieux. Mais si les Romains dominent le monde antique, ils assistent
à la naissance du monde nouveau; parler des Romains n'est pas raconter
la musique d'un peuple, médiocrement artiste en somme, c'est expliquer
les origines mêmes de notre art musical.

  [Illustration: FIG. 20.—MUSIQUE DANS LES SACRIFICES.
  (Tombeau étrusque.)]

Placés entre les Étrusques, ce rameau puissant et vivace de la
civilisation asiatique, et les Grecs d'Italie, les plus raffinés
peut-être de tous les Hellènes, les Romains empruntèrent d'abord leur
musique aux premiers, tant qu'ils furent pauvres; ils l'achetèrent aux
seconds, quand ils se sentirent riches.

C'est dans les cérémonies religieuses que la musique fait sa première
apparition à Rome. Les prêtres des cultes les plus anciens de ce peuple
de laboureurs et de soldats, les Arvales et les Saliens, pontifièrent
au son de la flûte et de la double flûte. Les premiers célébraient des
sacrifices où l'on entendait résonner ces instruments; les seconds
frappaient en dansant sur leurs boucliers et la flûte scandait leur
chanson guerrière. Si, pour obéir à la loi des Douze tables, on fait
en public l'éloge des hommes illustres, c'est la flûte qui accompagne
les chants traditionnels; que les femmes et les jeunes filles pleurent
un mort regretté, les flûtes, petites et grandes, gémissent au milieu
de leurs _naenies_ funèbres et lamentables. Tous les engins sonores de
la Grèce, de l'Asie, de l'Afrique, et même des pays barbares feront
invasion dans la ville immense à diverses époques; mais toujours la
flûte restera, avec la trompette, l'instrument essentiellement romain.

Introduite en Italie par les Lydiens, dit-on, la trompette devint
l'instrument de guerre des Romains. Elle s'appelait, suivant sa
grandeur ou son emploi, lituus, buccina, tuba ou cornu. On connaît
les grandes trompettes romaines: les unes sont droites, les autres
courbées, au pavillon béant, représentant la gueule d'un horrifique
dragon, lourdes et portées sur l'épaule; ce sont les trompettes des
triomphes, instruments bien nationaux de ce peuple de soldats (fig. 21).

  [Illustration: FIG. 21.—TROMPETTES ROMAINES, D'APRÈS LES
    ORIGINAUX DU MUSÉE DE NAPLES.
  (Collection Mahillon.)]

La trompette fut, avec la flûte, un instrument sacré et il exista
de bonne heure à Rome deux collèges, ou congrégations, celui des
joueurs de flûtes (tibicines) et celui des joueurs de trompettes
(cornicines). Les membres du collège des joueurs de flûte avaient seuls
le droit de donner concert en public. Ce droit, ils l'avaient conquis
de singulière façon. En l'an 442 de Rome, les flûtistes, indignés
de n'avoir pas la permission de manger dans le temple de Jupiter,
se retirèrent à Gabies. Eux partis, que faire? plus de sacrifices
possibles, plus de fêtes; plus de joyeux festins sans les tibicines et
leurs instruments. Des ambassadeurs allèrent à Gabies; les pourparlers
n'aboutissant pas, ces ambassadeurs usèrent de ruse: ils enivrèrent
les pauvres flûtistes et, dans cet état, les rapportèrent à Rome dans
un tombereau; non seulement on leur accorda ce qu'ils demandaient, non
seulement on leur donna place dans le temple, mais ils obtinrent le
privilège d'être les seuls à jouer de par la ville.

De la constitution de la musique romaine nous n'avons rien à dire;
elle est la même que celle des Grecs, avec ses tons, ses modes, mais
peut-être moins de variété dans le rythme. Au théâtre, elle ne prit
pas le développement qu'elle avait dans la tragédie et dans la comédie
grecques; cependant, sans être aussi artistique, l'emploi que les
Romains firent de la musique sur la scène mérite d'être signalé.

Quelques annotations curieuses sur les comédies de Térence nous sont
restées, qui nous apprennent, et le genre des instruments employés
dans les représentations comiques et aussi le nom du compositeur qui
écrivait la musique des comédies de Térence. Le sens de ces quelques
notes n'est pas toujours des plus clairs; cependant, si torturées
qu'elles aient été par les commentateurs, dont le premier fut Donat,
grammairien du IVe siècle, elles sont curieuses. Voici les inscriptions
de ces comédies:

«_Andrienne._ Flaccus, fils de Claudius, a composé les modes pour
flûtes égales, droites et gauches.

«L'_Eunuque_. Flaccus, fils de Claudius, a composé les modes pour deux
flûtes de la droite.

«_Heautontimorumenos._ Flaccus, fils de Claudius, a composé les modes
pour deux flûtes égales à la première représentation, et pour deux de
la droite aux suivantes.

«_Les Adelphes._ Flaccus, fils de Claudius, a fait les modes pour des
flûtes tyriennes.

«_Hécyre._ Flaccus, fils de Claudius, a composé les modes pour deux
flûtes égales.

«_Phormion._ Flaccus, fils de Claudius, a composé les modes pour deux
flûtes inégales.»

«Combien de choses nous échappent en musique? disait Cicéron. Ne
voyons-nous pas des connaisseurs qui, dès les premières notes de
l'instrument, peuvent dire de suite: ceci est de l'_Antiope_ de
Pacuvius, ceci de l'_Andromaque_ d'Ennius?»

Ce fut un peu avant la destruction de Corinthe que l'art grec fit
invasion à Rome. Nous avons parlé des troupes dionysiaques qui
colportaient comédies et tragédies grecques à travers le monde. En l'an
167 avant J.-C., elles parurent pour la première fois à Rome, appelées
par Anicius pour célébrer son triomphe d'Illyrie. Elles eurent peu de
succès, et il fallut leur adjoindre des lutteurs et des joueurs de
trompettes pour les faire admettre par le peuple romain.

Après la conquête de la Grèce, les Romains, on le sait, se
_grécisèrent_ outre mesure; ils empruntèrent à leurs vaincus l'art de
jouer de la cithare et de la lyre, des virtuoses vinrent chanter en
grec des airs de concert, il se forma des aulètes et des chanteurs
romains dont le premier célèbre fut Hermogène Tigellius, le grand ami
d'Horace et de Cicéron, le _Bellus tibicen_, le beau joueur de flûte.

Vers l'an 30 avant J.-C. s'introduisit à Rome un goût venu d'Égypte,
qui se répandit chaque jour davantage et donna un grand essor au
développement des forces musicales: celui de la pantomime, tragique ou
comique. Le ballet mimé remplaça peu à peu l'ancien théâtre, et les
danseurs furent accompagnés d'orchestres nombreux et brillants. Pylade
de Cilicie et Bathylle d'Alexandrie, l'un sérieux, l'autre badin,
furent les grands promoteurs de la pantomime gréco-orientale à Rome,
avec tout son appareil musical. Ils faisaient de la danse un instrument
politique: «Il est de ton intérêt, César, disait Pylade à Auguste, que
le peuple s'occupe de nous; pendant ce temps il ne pense pas à toi.»

Du reste, les concerts publics et privés s'étaient développés sous les
empereurs dans des conditions extraordinaires. «Aux accents des hommes
se mêlent les voix des femmes, et les flûtes viennent se joindre au
chœur; dans les concerts actuels il y a plus d'exécutants qu'il
n'y avait autrefois d'auditeurs. Quoique les abords soient remplis de
chanteurs, que l'amphithéâtre soit bordé de joueurs de trompettes, et
que l'avant-scène retentisse de toutes sortes d'instruments à vent
et autres, ces sonorités opposées entre elles engendrent un ensemble
agréable.» (Sénèque, lettre 84.)

Plus riches que les plus riches princes de l'Orient, les Romains
voulurent avoir dans leurs maisons des concerts de chœurs et
d'orchestres; ils nourrissaient chez eux des troupes d'esclaves
musiciens, comme font aujourd'hui les grands seigneurs russes. Ces
artistes venaient de tous les coins du monde; des Espagnoles dansaient
au son des castagnettes, des musiciennes d'Orient s'accompagnaient avec
le psaltérion. Horace était heureux d'aller entendre chez Auguste la
lyre dorienne et les chalumeaux phrygiens (fig. 22).

  [Illustration: FIG. 22.—MYROPNUS NANUS.—CHORAULE.]

La musique était, du reste, la distraction à la mode dans les plus
hauts rangs de la société romaine. Sylla était bon chanteur, Norbanus
Flaccus jouait fort bien de la trompette, Calpurnius Pison était un
cithariste remarquable. Non seulement Néron, mais beaucoup d'autres
empereurs savaient la musique. Titus était chanteur et instrumentiste;
Adrien (119) se vantait de son habileté à chanter et à jouer de la
cithare. Caligula fut chanteur et danseur, Héliogabale sonnait de la
trompette et touchait de l'orgue. Alexandre Sévère jouait de la lyre
et de la flûte, touchait de l'orgue et sonnait fort agréablement de la
trompette.

Chacun sait que Néron était musicien, qu'il composait, chantait et
jouait de la lyre; on sait aussi qu'il inventa la claque et poussa
jusqu'à la perfection l'art de se faire applaudir; qu'il rétablit les
anciens jeux et en institua de nouveaux, pour s'offrir le plaisir
d'accumuler les couronnes sur sa tête; on pense, et non sans raison,
que ce fut par jalousie d'artiste qu'il fit périr Britannicus; on
a dit qu'il s'était loué un jour à un préteur romain, pour chanter
chez lui, moyennant un million de sesterces (177,900 francs); on sait
tout cela, mais ce que l'on sait moins, c'est, qu'en somme, Néron
n'était pas sans talent. Il avait travaillé très sérieusement son art
avec Terpnos; Martial cite avec grand éloge des chants d'amour de
sa composition, et Vitellius, un de ses successeurs, aimait à faire
exécuter sa musique (fig. 23).

  [Illustration: FIG. 23.—NÉRON, HABILLÉ EN FEMME, CHANTE EN
    S'ACCOMPAGNANT SUR LA LYRE.]

Les artistes les plus célèbres de l'empire romain furent en général
Grecs, tels que Terpnos citharède (54 ans après J.-C.), Ménécrate et
Diodore; plus tard, sous Domitien, Chrysogone, Pollion, Eschion et
Glaphyros; la décadence commença au IIe siècle; cependant on cite
encore, sous le règne de Galba, l'aulète Canos, un harpiste égyptien
célèbre nommé Alexandre Mesomède, dont nous avons parlé au sujet de la
musique grecque. Longtemps après la mort de ce dernier, Caracalla lui
faisait élever, en 210, un magnifique tombeau, en souvenir des progrès
qu'il avait fait faire à l'art de jouer des instruments à cordes.

Ce fut surtout comme théoriciens que les Romains eurent droit à tenir
rang dans la musique antique. Un des plus célèbres fut Vitruve (Ier
siècle ap. J.-C.), constructeur de théâtres ingénieux et savant; il
traita de la musique avec intelligence. Au IIIe siècle, Censorinus,
dans le _De die natali_, parle longuement de cet art, ainsi que Macrobe
(Ve siècle) dans ses _Saturnales_.

Trois auteurs de la fin de l'empire romain ont été, pour ainsi dire,
les maîtres de musique du moyen âge: saint Augustin (354-430),
Martianus Capella, vers 330, et Boèce. Saint Augustin philosopha plus
qu'il n'écrivit un traité, Martianus Capella entoura la musique d'une
enveloppe allégorique dans son livre intitulé _De nuptiis_, etc.; à
la fin du Ve siècle, Boèce, l'infortuné ministre de Théodoric, mêlant
la philosophie de Platon à la théorie pythagoricienne, composa un
véritable traité de musique. Le moyen âge adopta Boèce pour son maître
et il fallut la grande évolution musicale du XVIe siècle pour détrôner
l'auteur du _De musicâ_.

Pendant que l'ancien art grec marchait doucement à sa décadence, on
voyait naître et se développer un instrument qui devait avoir la plus
grande influence, non seulement sur la musique du moyen âge, mais même
sur la musique moderne. Je veux parler de l'orgue.

C'est aux physiciens grecs et à Ctésibius d'abord que l'on doit cet
instrument, vers 145 avant J.-C. Bien primitif au début, il fut
perfectionné par le célèbre Héron, fils de Ctésibius. La première
mention que nous trouvons de l'orgue est dans une description de Héron
lui-même; puis, un siècle à peu près avant Jésus-Christ, l'orgue était
cité par Vitruve; trois siècles plus tard, Athénée en donnait une
description; enfin saint Augustin parlait longuement de l'hydraule ou
orgue hydraulique. Malgré de longs détails ces descriptions sont peu
claires.

  [Illustration: FIG. 24.—ORGUE, D'APRÈS LES MÉDAILLONS DITS
    CONTORNIATES.
  (Cabinet des médailles.—Bibl. nat.)]

Les premières représentations d'orgues que l'on connaisse sont des
orgues gallo-romaines et celles des IIIe ou IVe siècles qui furent
gravées sur des médaillons dits contorniates. Citons cette description
pittoresque de l'orgue, faite par l'empereur Julien dans ses poésies:
«Des pipeaux d'une espèce particulière se présentent à mes yeux, ils
sont placés sur une caisse d'airain. Un souffle impétueux les anime,
mais ce n'est pas un souffle humain. Le vent, lancé hors d'une peau de
taureau qui l'emprisonne, pénètre jusqu'au fond des tuyaux bien percés.
Un habile artiste, aux doigts agiles, dirige par son toucher errant
les soupapes adaptées aux tuyaux, lesquels, bondissant doucement sous
l'action des touches, exhalent une douce cantilène.» Les Byzantins ne
tardèrent pas à être fort habiles dans l'art de construire les orgues
(fig. 24 et 25).

  [Illustration: FIG. 25.—ORGUE, D'APRÈS LES MÉDAILLONS DITS
    CONTORNIATES.
  (Musée Britannique.)]

Mais, pendant que l'empire brillait de toute son insolente splendeur,
pendant que Rome retentissait de chants éclatants et du son des
instruments au-dessous de la ville, dans les catacombes, dans des
lieux écartés, poursuivis, traqués, martyrisés, les chrétiens priaient
leur dieu en chantant, mais si bas, que nul ne pouvait les entendre et
que nul ne nous a dit ce qu'ils chantaient. Ces humbles chants, que
l'on croit avoir été des nomes grecs, mêlés de formules hébraïques,
devaient bientôt faire oublier la musique antique, si pompeuse et si
raffinée.

Les premiers siècles de l'histoire de la musique chrétienne sont
enveloppés d'un voile épais. Ce n'est plus la pénombre de l'antiquité,
c'est la nuit noire et profonde, et cependant quelle lumière doit
sortir quelques siècles plus tard de cette obscurité! Après deux
siècles le jour naît, bien faible encore; mais saint Ambroise et saint
Grégoire surgissent au début du monde nouveau, comme ces pics élevés
qu'éclairent dans l'ombre les premiers rayons du soleil levant. C'est
grâce à ces deux grands noms que la musique antique se relie à celle du
moyen âge, et, par le moyen âge, à la musique moderne.

Lorsque les chrétiens eurent définitivement triomphé du paganisme, ils
pensèrent à constituer une musique qui leur fût propre et qui répondît
à leur idéal religieux et artistique. Conservèrent-ils quelques
chants primitifs, transmis depuis les premiers martyrs? prirent-ils
uniquement, en la disposant à leur usage, la musique qui se chantait
autour d'eux? Nul ne le sait; mais ce qui n'est pas douteux, c'est que
la première organisation de la musique religieuse en Occident est due
à l'illustre évêque de Milan, saint Ambroise (340-397), et ce chant
primitif, dont il nous reste encore quelques traces, porte le nom
d'_ambrosien_.

C'était le rythme qui, en somme, était le caractère distinctif du chant
de saint Ambroise; le manque à peu près complet de rythme caractérise
aujourd'hui le chant qui lui a succédé et dont nous nous servons sous
le nom de plain-chant. Le schisme des églises d'Orient avait produit
une profonde scission dans la chrétienté. Les chrétiens d'Occident
voulaient un art moins luxueux, moins riche, moins sensuel: il leur
fallait se séparer absolument des traditions antiques; ce fut le pape
Grégoire le Grand (542-604) qui fut le législateur, sinon l'auteur, de
la nouvelle musique religieuse. Il reprit tous les chants employés à
l'église, les examina, en rejeta le plus grand nombre et ne conserva
que ceux qui lui paraissaient dignes du culte catholique et romain; il
composa de la sorte un centon, c'est-à-dire un recueil des mélodies qui
durent être seules admises. Ce recueil, qui contenait tous les chants
des offices, prit le nom d'_antiphonaire_. Après douze siècles, et
malgré bien des altérations, c'est encore l'antiphonaire grégorien qui
est la base de notre musique religieuse.

Non content de condenser ainsi les mélodies de saint Ambroise, de
Paulin, de Licentius, saint Grégoire voulut reconstituer aussi la
théorie musicale; aux quatre tons ambrosiens, qui prirent le nom
d'_authentiques_, il ajouta quatre tons correspondants qui furent
appelés _plagaux_. Ce sont les huit tons dont se compose encore le
plain-chant _grégorien_ moderne.

Il institua à Rome une école pour perpétuer et propager le chant
nouveau; il la surveillait lui-même et de si près, que l'on conserve,
dit-on, encore le bâton avec lequel il conduisait et châtiait tour à
tour ses élèves. De là il envoyait à travers le monde des chantres,
pour corriger et rectifier le chant des autres églises, comme des
apôtres de la musique nouvelle.

On se servait vers cette époque d'une écriture qui porte encore le
nom de _boétienne_, parce qu'on en attribue l'invention au philosophe
Boèce; elle se composait des quinze lettres majuscules de l'alphabet
latin, ainsi disposées (fig. 26):

  [Illustration:
    A B C D E F G H I K   L M N O P
  FIG. 26.]

Saint Grégoire reprit la même notation, en la simplifiant; et il
réduisit à sept le nombre des lettres, retranchant les cinq dernières.

Nous attribuerons, comme on l'a fait jusqu'ici, à saint Grégoire la
notation par lettres, dont il reste encore de nombreux vestiges dans
notre écriture musicale; mais c'est pour nous conformer à la tradition
et simplifier notre récit.

Quoi qu'il en soit, cette notation fut complétée, entre le VIIe et le
IXe siècle, par l'emploi de petites lettres et de lettres doubles, qui
permirent ainsi de représenter toute l'échelle musicale (fig. 27).

  [Illustration:
                                   a
    A B C D E G G  a b c   d e f g a
  FIG. 27.]

Cette manière d'écrire ne paraît pas avoir été très usitée, mais on
s'en servit beaucoup pour les démonstrations théoriques; c'est aussi
par la théorie qu'elle est venue jusqu'à nous.

Saint Grégoire et l'établissement du chant grégorien ferment
complètement l'ère de la musique antique. Le plain-chant est le dernier
lien qui unit l'antiquité aux temps modernes; cependant ce lien est
assez fort pour que la chaîne de l'histoire de la musique ne soit
pas interrompue. Les traditions se perdront, presque tout le savant
échafaudage de la musique grecque s'écroulera; mais le plain-chant
restera immuable comme ses rythmes, servant de guide à l'historien
pendant les premiers siècles de l'histoire de la musique au moyen âge;
parvenu jusqu'à nous, il sera encore comme le dernier témoin musical de
l'antiquité.


  Fétis. _Histoire de la musique_, t. II.

  Ambros. _Geschichte der Musik_, t. I et II.

  Gevaert. _Histoire et théorie de la musique grecque_, t.
    II.—_Les Origines du chant liturgique de l'Église latine_,
    in-4º, 1890.—_La Mélopée antique dans le chant de l'Église
    latine_, grand in-8º, 1895.

  Augé de Lassus. _Les Spectacles antiques_ (Bibl. des
    Merveilles), in-16, 1888.

  Allier. _Aurifodina harmonica_, in-4º, 1893.

  Nisard. _Archéologie musicale et le vrai chant grégorien_,
    in-4º, 1890.



LIVRE II

  LE MOYEN AGE



CHAPITRE PREMIER

  DU VIIe AU XIIe SIÈCLE

  _La notation_: les neumes, les clefs, les
    lignes.—_L'harmonie_: diaphonie, organum,
    déchant.—_Charlemagne._—_Les théoriciens_: Hucbald, Reginon
    de Prum, Odon de Cluny, Guy d'Arezzo et la gamme.—_Musique
    profane_: les bardes, les scaldes, la musique publique et
    privée, les chansons de soldats, les refrains à boire.


Au sortir de l'antiquité, nous entrons dans une longue période qui
doit nous conduire presque au seuil de la musique moderne. Le moyen
âge n'est pas une époque isolée dans l'histoire; de même qu'il plonge
profondément ses racines dans les temps anciens, de même il étend
au loin ses branches vigoureuses jusqu'à l'époque contemporaine.
C'est la lutte de ces deux éléments anciens et modernes qui fait
précisément l'intérêt philosophique de l'histoire musicale au moyen
âge. Malheureusement, pour l'étudier de bien près, il faudrait entrer
dans de longs détails techniques qui pourraient paraître ardus à nos
lecteurs; nous tenterons de suivre les évolutions de l'histoire, en
évitant les mots et les théories que les musiciens seuls pourraient
comprendre et non sans difficulté.

  [Illustration: FIG. 28.—NEUMES. NOTATION POINTUE, DITE SAXONNE.
  (Bibl. nat., Xe siècle.)]

Dès les premiers pas, nous sommes arrêtés. Du VIIe au XIe siècle,
l'écriture musicale présente de grandes difficultés que les érudits
n'ont pas encore complètement surmontées. Nous avons parlé de la
notation par lettres, chez les Grecs et chez les Romains. Lorsque
les invasions barbares sont terminées, lorsque chacun semble avoir
pris de force sa place, il apparaît une écriture, dite en _neumes_,
dont l'existence ne laisse point de doute, mais dont l'origine et
le sens sont assez difficiles à déterminer. Les uns donnent à la
notation neumatique une origine septentrionale; les autres la font
venir des Romains. Elle se présente à nous ayant pour base quatre
signes principaux qui servent à former les autres: 1º le point; 2º la
virgule; 3º l'accent grave; 4º l'accent circonflexe. Ces figures sont
tantôt superposées, tantôt placées les unes à côté des autres; ici,
elles sont fines et pointues et on les dit alors _saxonnes_; là, elles
sont lourdes et carrées, et on les dit _lombardes_ (fig. 28 et 29).

  [Illustration: FIG. 29.—NEUMES. NOTATION CARRÉE, DITE LOMBARDE.
  (Mss. du _Liber Troporum_. Bibl. nat., Xe siècle.)]

Les premiers manuscrits où nous trouvons les neumes sont du VIIIe
siècle. Les signes sont disposés à hauteurs inégales, au-dessus du
texte. La distance plus ou moins grande qui les sépare des mots chantés
indique quelle doit être la note.

Les musiciens du moyen âge s'aperçurent bientôt eux-mêmes des
inconvénients de cette écriture indécise. Ils eurent l'idée d'indiquer,
approximativement du moins, la place des neumes au moyen de points de
repère. Ils empruntèrent à l'ancien alphabet musical latin des lettres
qu'ils placèrent au commencement de chaque ligne, et tous les signes
qui se trouvaient à la hauteur de cette lettre durent représenter la
même note. Bientôt cette ligne imaginaire fut remplacée par une ligne
réelle, parallèle au texte, portant une lettre indicatrice et sur
laquelle devaient venir s'asseoir toutes les notes du même son. Ce fut
la lettre F que l'on choisit d'abord pour représenter le _fa_, puis on
lui adjoignit le C, qui indiquait l'_ut_. La ligne du _fa_ fut peinte
en vert, celle d'_ut_ en jaune. Les neumes devenaient déjà plus précis,
et cette précision augmenta encore lorsqu'on ajouta les lignes de _sol_
(G), de _la_ (A), de _ré_ (D), etc., marquées au trait dans le vélin. A
partir de ce moment notre écriture musicale était créée, et les lettres
romaines sont venues jusqu'à nous sous la figure des clefs, dans leurs
déformations successives (fig. 30).

  [Illustration:
    Lettre Fa
        F
    Lettre Ut
        C
    Lettre Sol
        G
  FIG. 30.]

Comme tous les procédés vraiment pratiques, celui des lignes et des
clefs n'eut pas, à proprement parler, d'inventeur. Le neume, avec ses
formes multiples et bizarres, eut une existence assez longue; cependant
l'invention de la portée changea et fixa son caractère; il s'unifia,
pour ainsi dire, en conservant les figures principales du point, de la
virgule et des deux accents grave et circonflexe, et devint l'écriture
carrée que nous rencontrerons aux XIIe et XIIIe siècles. En Allemagne,
il ne disparut complètement qu'au XVIe siècle.

En même temps que l'écriture, la musique scientifique se formait à
son tour. On a pu douter si les Grecs et les anciens avaient connu
l'art des sons simultanés, mais dès le VIIe siècle ce doute n'est plus
permis pour le moyen âge. A cette époque, un texte d'Isidore, évêque de
Séville, éveille d'abord notre attention; puis viennent les manuscrits
eux-mêmes, dans lesquels les exemples notés complètent et affirment la
théorie.

«La musique harmonique, dit Isidore de Séville dans ses _Sentences_,
est une modulation de la voix; c'est aussi une concordance de plusieurs
sons et leur union simultanée.» C'est la première fois que dans
l'histoire musicale nous entendons parler avec quelque précision de
l'art de faire concorder les sons entre eux. Les termes mêmes de la
définition semblent prouver que cette science n'était pas nouvelle
au temps d'Isidore de Séville; mais, faute d'être mieux renseignés,
prenons toujours cette phrase pour point de départ. Du VIIe au XIe
siècle, on trouve des traces de la musique harmonique dans Aurélien,
moine de Réomé (milieu du IXe), et dans Scott Érigène. C'est à la fin
du IXe qu'un moine de Saint-Amand, nommé Hucbald, parle, sinon avec
clarté, du moins longuement et en s'appuyant d'exemples, de la musique
à deux ou plusieurs parties, qu'il appelle _diaphonia_ ou _organum_.

S'il nous fallait écouter aujourd'hui la cacophonie singulière, décorée
au IXe siècle du nom d'organum, ce serait un supplice difficile à
supporter. Il est défendu dans la musique moderne, sauf de rares
exceptions que le génie seul peut se permettre, de faire entendre
simultanément, deux ou plusieurs fois de suite, des sons placés à
distance de quatre ou de cinq notes l'un de l'autre; il suffirait au
lecteur d'essayer sur un piano pour juger de l'effet produit; il aurait
comme la sensation désagréable de deux mélodies chantées dans deux
tons différents. Ce qui révolte aujourd'hui notre oreille était, au
contraire, la règle dans la diaphonie, et cette association barbare
de sons se rencontre, non point deux, mais jusqu'à douze et seize
fois de suite. C'est dans la disparition de ces intervalles, dits de
_quintes_ ou de _quartes_, si connus des harmonistes, que consiste une
des péripéties principales de l'histoire de la musique.

L'organum ou diaphonie était peu ou point rythmé; on le rencontre à
deux, trois, quatre ou cinq voix, ce qui constitue déjà un art assez
avancé; s'il n'avait que deux parties, il s'appelait _organum duplum_
ou simplement _organum_; à trois il était dit _triplum_, à quatre
_quadruplum_, à cinq _quintuplum_; mais ce dernier se rencontre fort
rarement. Ce fut à l'église d'abord que l'organum fut employé et au
plain-chant grégorien qu'il fut appliqué; peu à peu il se transforma,
au contact de la musique profane, pour faire place à un autre genre de
musique à plusieurs voix, appelé _déchant_ ou _discantus_; mais, outre
que le déchant tend à perdre de plus en plus son caractère primitif en
se dégageant chaque année davantage des formes barbares dont nous avons
parlé plus haut, il diffère surtout de l'organum en ce qu'il est rythmé
ou mesuré, tandis que l'organum ne l'est pas, ou presque pas.

A partir du IXe siècle, les progrès de l'art musical deviennent très
sensibles, et il faut les attribuer, en partie du moins, à l'empereur
Charlemagne, qui veillait avec grand soin sur sa musique et sur ses
musiciens. Ce prince institua des écoles dans lesquelles la musique
tenait une place importante, et constitua l'enseignement musical. A ses
yeux, il n'y avait de vraiment instruits que ceux qui savaient chanter;
non seulement il exigeait que les prêtres fussent musiciens, mais il
avait fait interdire l'entrée de son palais à tout prêtre qui ne
savait point lire ou qui ignorait la musique.

On raconte à ce sujet force anecdotes; tantôt il demandait deux
chantres au pape, celui-ci les envoyait, puis les deux ambassadeurs
musicaux s'amusaient malicieusement à enseigner chacun une méthode
différente, par jalousie des Francs, paraît-il. Devant un pareil
désarroi, on juge de la colère de l'irascible empereur. Une autre
fois, c'était Charles lui-même qui emmenait ses chantres avec lui à
Rome; à peine étaient-ils arrivés que les Romains se moquaient d'eux
et de leurs _voix de taureaux_; plainte à l'empereur, qui ordonnait
que ses musiciens eussent à apprendre leur métier auprès des chantres
pontificaux, par la raison «que l'eau étant plus pure à sa source que
dans les ruisseaux qui coulent loin d'elle, c'était en Gaule et non à
Rome que le chant romain s'était le plus corrompu». Suivant une autre
chronique, il envoyait deux de ses clercs musiciens étudier leur art
dans la ville des papes. Lorsque ses deux émissaires furent de retour,
il en garda un près de lui, confiant à l'autre le soin de créer une
école à Metz.

Tous les moyens lui étaient bons pour réussir dans ses projets de
réforme et son autorité n'était pas toujours des plus douces. Outre
qu'il voulait assister trois fois par jour aux offices en musique et
exigeait de ses chantres une assiduité fatigante, il avait quelquefois
de singuliers procédés. Un jour il entend le chant des chapelains d'une
ambassade byzantine; émerveillé par cette musique inconnue, il ordonne
à ses musiciens de l'exécuter devant lui; ceux-ci, qui n'en peuvent
mais, restent cois. Il les fait incontinent enfermer dans une salle
du palais, sans boire ni manger, jusqu'à ce qu'ils chantent de la même
façon que leurs confrères d'Orient. La méthode avait peut-être du bon,
mais Charlemagne ignorait évidemment le proverbe: «Ventre affamé n'a
pas d'oreilles.»

Quoi qu'il en soit de ces anecdotes, vraies ou fausses, un fait
reste évident: Charles fonda en France deux écoles musicales: à Metz
d'abord, puis à Soissons, exemple bientôt suivi par la plupart des
grandes villes de l'empire; au palais impérial, l'école Palatine avait
pour maître de musique le grand Alcuin; ces écoles furent une riche
pépinière de musiciens habiles et de théoriciens célèbres.

En effet, c'est vraisemblablement à ces institutions que le moyen âge
doit quelques-uns de ses premiers théoriciens, comme Isidore de Séville
au VIIe siècle, Bède le Vénérable au VIIIe, Aurélien de Réomé, Remy
d'Auxerre, Reginon de Prum, Odon de Cluny, le célèbre Hucbald aux IXe
et Xe, Bernon et Hermann Contract au XIe, dont les traités jettent une
vive lumière sur la musique de ce temps.

Nous avons hâte d'arriver au plus célèbre de tous ces maîtres, à Guy
d'Arezzo (fin du Xe siècle, mort vers 1050), bénédictin, moine de
Pompose, dont le nom semble résumer tout le moyen âge musical. Il
n'est pas d'invention qui n'ait été attribuée à Guy d'Arezzo, depuis
celles dont on connaissait l'existence longtemps avant lui, jusqu'à
celles qui ont été trouvées bien des années après sa mort. Dans ses
deux ouvrages célèbres, la _Lettre au moine Michel_ et la _Préface
de l'Antiphonaire_, il a de fort bonne foi indiqué ce qui existait
avant lui; mais la clarté de ses démonstrations, son vrai génie
vulgarisateur, le grand nombre de copies de ses manuscrits retrouvées
dans toutes les abbayes, expliquent comment il a été considéré comme
l'inventeur de la musique, en même temps qu'ils prouvent son immense
popularité (fig. 31).

  [Illustration: FIG. 31.—GUY D'AREZZO ET SON ÉLÈVE L'ÉVÊQUE
    THÉODALD
  Xe ET XIe SIÈCLES.
  (Ms. de la bibliothèque de Vienne.)]

Il n'est pas besoin de le répéter, les clefs, les lignes de la portée,
la gamme étaient employées avant l'époque du moine de Pompose. Que
reste-t-il donc au maître célèbre? deux inventions, mais capitales.
D'abord il sut bien et clairement expliquer la musique de son temps,
ce qui n'était pas chose facile; puis il donna un nom court et aisé à
retenir à chacune des notes de la gamme, que l'on désignait le plus
souvent jusqu'à lui par des lettres, ou bien en indiquant leur place
dans l'échelle. Son invention fut un coup de maître; il recommanda
de nommer chaque note par la première syllabe de chacun des vers qui
commencent l'hymne à saint Jean. Chacune de ces syllabes montant d'un
ton ou d'un demi-ton, six vers suffisaient pour fournir ainsi un moyen
mnémonique qui permettait de retenir facilement le nom et la place des
notes; voici ces vers:

    UT queant laxis
    REsonare fibris,
    MIra gestorum
    FAmuli tuorum,
    SOLve polluti
    LAbii reatum.
    Sancte Johannes.

La gamme de Guy d'Arezzo n'a que six notes, mais nous verrons plus tard
d'où vient cette lacune.

C'était peu, en apparence, que d'inventer et de préconiser un simple
procédé mnémonique; mais en formulant cette unique règle «que toutes
les notes placées sur la même ligne doivent avoir le même sens», il
avait posé la loi primordiale de la lecture musicale, il avait remplacé
la routine par la méthode, rendu la musique accessible à tous. Tels
sont les vrais services dont notre art est redevable à Guy d'Arezzo.
Ils sont assez glorieux pour qu'il soit inutile de lui attribuer mille
inventions dont il n'est pas l'auteur.

Nous n'avons parlé jusqu'ici que de la musique d'église; il ne faudrait
pas croire pourtant que les amateurs et dilettantes des premiers
siècles du moyen âge n'aient eu pour toute distraction que les mélodies
grégoriennes et quelques hymnes et antiennes. Héritière, après les
invasions, de tout ce qui restait en Occident du trésor intellectuel
des Grecs et des Romains, l'Église s'était emparée des lettres, des
arts et de la musique, par conséquent; aussi admettait-elle peu qu'il
y eût des chants en dehors d'elle, et ses écrivains ne parlent de la
musique profane que pour la flétrir ou la bannir. Mais, vivace comme
tout ce qui vient du peuple, cette musique, léguée par les Romains ou
apportée par les barbares de tous les coins du monde, n'en avait pas
moins continué sa route lentement, sourdement presque, mais, en somme,
sans interruption.

La chanson et la musique profanes (car toutes deux sont de même
essence) paraissent avoir eu, du VIIe au XIe siècle, deux origines.
Ou ce sont des refrains latins, restés populaires en Gaule, ou bien
les airs ont été importés par les envahisseurs barbares. La musique
gréco-latine ne disparut jamais complètement, et de plus elle resta
toujours un art raffiné pour les hautes classes de la société; c'est
ainsi que vers l'an 500, Clovis fit demander à Théodoric un citharède
grec; quelques chansons latines sont parvenues jusqu'à nous.

Il en est d'un tour délicat et charmant, qui prouve jusqu'à quel point
le culte des lettres latines était encore vivace en Gaule; témoin cette
adorable berceuse dont nous donnons quelques vers et qui paraît être un
chant dédié à la Vierge:

    Dormi fili, dormi! mater
      Cantat unigenito:
    Dormi puer, dormi! pater
      Nato clamat parvulo.
    Millies tibi laudes canimus
      Mille, mille, millies.

    Dormi, nate! mi mellite!
      Dormi, plene saccharo!
    Dormi, vita meæ vitæ
      Casto natus utero!
    Millies tibi laudes canimus
      Mille, mille, millies, etc.

Toutes les chansons, et surtout les chansons gauloises et franques,
n'étaient pas aussi littéraires; loin de là; mais quelques-unes,
guerrières et héroïques, ne manquent ni de fierté ni d'allure.
Charlemagne, tout en considérant le plain-chant comme la seule musique
digne des oreilles d'un homme libre, ne méprisait pas entre temps
quelque refrain joyeux; c'est ainsi qu'un jongleur lombard chanta
devant lui, et avec succès, une chanson de sa composition. En lisant
quelques-uns des panégyriques écrits en l'honneur de Charlemagne
par les historiens et les poètes que ce prince avait à sa solde, on
s'aperçoit rapidement que le saint empereur n'était point tout à fait
ennemi du profane.

Du reste, ces peuples barbares, qui changèrent la face du monde
antique, avaient pour la musique un amour plus grand peut-être que
celui des Grecs, plus qu'un amour, un culte. Cet amour des Germains,
des Saxons, des Bretons et des Francs pour la musique n'avait pas
échappé aux Romains. César le constate chez les Gaulois, Tacite chez
les Germains. Dès les débuts du moyen âge, nous trouvons la musique
constituée et pour ainsi dire réglementée; les musiciens sont des
sortes de prêtres en Grande-Bretagne; en Armorique, ils portent le nom
de _bardes_; en Norvège et en Gothie (Danemark) celui de _scaldes_. Un
lien mystérieux les unissait tous, comme dans un vaste sacerdoce.

La musique tenait une place d'honneur jusque dans les plus humbles
maisons. «Que faut-il à un noble Gallois? un coussin sur sa chaise,
une femme vertueuse et une harpe bien accordée», disait naïvement la
loi galloise. La musique était chez ces peuples un puissant moyen
d'influence. On raconte qu'Aldhelm, évêque de Sherbournes, entrant dans
l'église pour prononcer un sermon, ne trouva pas un fidèle. Sans se
déconcerter, il prit une harpe, sortit du temple, s'établit sur le pont
qui était près de l'église et chanta. Lorsqu'il eut réuni ainsi autour
de lui une foule considérable, il commença son discours (fig. 32).

  [Illustration: FIG. 32.
  HARPE DES BARDES GALLOIS (IXe SIÈCLE).]

Quelques chants militaires nous sont restés de cette époque, comme
celui qui fut composé en 841, sur la bataille de Fontanet, par un
certain Anglebert, se disant témoin oculaire. Cette musique nous a été
conservée en neumes. On fit, au sujet de la victoire de Clotaire contre
les Saxons, un chant si populaire «qu'il volait de bouche en bouche,
et que les femmes le chantaient, en dansant et en battant des mains».
La victoire de Louis le Germanique sur les Normands donna naissance
à un autre chant, dont nous avons les paroles, mais dont la musique
est perdue. Les croisades ne se succédèrent pas sans éveiller la muse
populaire. On connaît les paroles en langue vulgaire d'un chant de
croisés du XIe siècle.

C'était à table que les dilettantes du moyen âge, ainsi que les
Romains, aimaient à entendre de la musique, à voir exécuter des danses
variées. Écoutez ce concert décrit par Aymeric, écrivain du Xe siècle:
«Les uns sonnaient dans de triples cornes, ceux-ci jouaient du chorus,
ceux-là, frappant sur de rustiques tambours, remplissaient l'air de
leur bruit. D'autres, venus de la Gascogne, sautaient au son de la
musette, tandis que leurs compagnons pinçaient de la harpe et qu'un
dernier groupe, armé de l'archet recourbé, imitait la voix des femmes,
au moyen du rebec.» Une scène très curieuse, sculptée sur un chapiteau
de l'église de Bocherville (XIe siècle), nous montre un nombreux
orchestre, accompagnant une ballerine qui danse sur la tête (fig. 33).

  [Illustration: FIG. 33.—CHAPITEAU DE L'ÉGLISE DE SAINT-GEORGES DE
    BOCHERVILLE (XIe SIÈCLE).]

Plus heureux pour le moyen âge que pour l'antiquité, nous avons
conservé quelques-uns de ces chants profanes, au moins à partir du Xe
siècle. C'est dans un manuscrit, dit de Saint-Martial de Limoges, et
qui appartient à la Bibliothèque nationale, que l'on trouve les plus
anciennes chansons, _non religieuses_, notées en neumes. Ce manuscrit
est un des plus précieux monuments de l'histoire musicale. Citons
encore un chant sur Othon d'Allemagne, dans un manuscrit du Xe siècle,
à Wolffenbuttel, une chanson de table du Xe siècle que possède la
Bibliothèque nationale, les odes à Philis et à Tibulle d'Horace, mises
en musique par un compositeur inconnu, et qui sont à la Bibliothèque de
Montpellier. Ces chants, écrits en neumes, sans lettres indicatrices,
et naturellement sans lignes, n'ont pu encore être traduits en notation
moderne d'une façon satisfaisante.

En quittant le XIe siècle pour entrer dans le XIIe, nous abordons une
période plus connue, et qui est comme le développement et la suite
de celle que nous avons esquissée en quelques pages: le moyen âge se
prépare à atteindre son apogée.


  Brandi (Ant.). _Guido Aretino, Monaco di S. Benedetto, della
    sua vita._ Turin, 1882.

  David (E.) et Lussy (M.). _Histoire de la notation musicale_,
    in-fº, 1882.

  David (E.). _Études historiques sur la poésie et la musique de
    la Cambrie_, gr. in-8º, 1884.

  De Coussemaker. _Histoire de l'harmonie au moyen âge._ Paris,
    in-4º, 1842.—_Mémoire sur Hucbald_, in-4º, 1841.

  Raillard. _Explication des Neumes_, in-4º.

  Schubiger. _Histoire de l'école de chant de Saint-Gall, du VIIe
    au VIIIe siècle_; gr. in-8º, 1866.

  _Musical Notation (The) of the Middle Ages, Exemplified by
    Facsimiles of Manuscripts Written Between the 10th and 16th
    Centuries_, grand in-4º, 1890 (photograv.).

  _Paléographie musicale publiée en fac-similé par les
    bénédictins de Solesmes_, in-4º, 1889-1895 (photograv.).



CHAPITRE II

  LES XIIe ET XIIIe SIÈCLES

  _Le_ XIIIe _siècle artistique et littéraire_: les écoles,
    les maîtrises, les écoles de ménestrandie.—_Le Solfège_: la
    notation proportionnelle, les muances.—_La Musique_: les
    chansons et les divers genres de musique, le déchant, la
    virtuosité, les instruments.—_Le Théâtre_: mystères et jeux,
    _Robin et Marion_.—_Les Musiciens_: trouvères, troubadours et
    minnesänger, ménétriers et jongleurs.


Pendant cette longue période historique qui a nom le moyen âge, le
XIIIe siècle nous apparaît comme une époque lumineuse et belle entre
toutes. On commence à sortir des sombres doutes de l'époque précédente;
il y a comme une sorte de respiration du monde étouffé. La sublime
folie des croisades a porté ses fruits; nous avons appris à connaître
l'Orient, les civilisations se sont fondues. Aussi le XIIIe siècle
est-il comme une première renaissance, comme une éclosion du génie
moderne, non encore altéré par un retour pédantesque vers l'antiquité.
A partir du XIIe siècle, la sculpture, l'architecture adoucissent leurs
lignes encore raides et barbares. Nous voyons apparaître la cathédrale
de Chartres et son portail magnifiquement sculpté, nous pouvons admirer
les délicates représentations de la basilique de Saint-Denis. N'est-ce
pas le même siècle qui voit s'élever Notre-Dame de Paris, tandis que
s'élance vers le ciel la fine et hardie Sainte-Chapelle? Partout
l'esprit humain produit sans relâche. Dans la littérature religieuse
et la philosophie, voici saint Bernard, saint Thomas, etc.; dans
la littérature profane, voici des historiens comme Joinville, puis
d'innombrables conteurs et poètes, enfin Dante, dont le nom seul suffit
pour illuminer deux siècles.

En musique, les XIIe et XIIIe siècles sont indissolublement liés l'un à
l'autre. C'est avec eux que se manifeste ouvertement pour la première
fois l'art populaire, l'art libre qui cherche à se dégager des liens
du plain-chant de l'Église; la poésie nationale prend son essor,
portée sur les ailes de la musique. L'organisation de cette dernière
est fixée définitivement, et par les écoles religieuses et profanes,
et par l'institution des corporations de ménétriers et de faiseurs
d'instruments. En Allemagne, en France, la même impulsion est donnée;
nous connaissions mal l'Italie artistique de cette époque, assez
cependant pour savoir que la musique n'y était pas non plus négligée.
Pendant les cinq siècles précédents, nous en étions réduits aux
tâtonnements et aux hypothèses; aux XIIe et XIIIe, la musique bégaye
encore, mais elle parle et on peut la comprendre.

Durant la sombre période des Xe et XIe siècles, l'enseignement, base
de toute science, avait subi un temps d'arrêt; mais bientôt il avait
été remis en honneur. Aux XIIe et XIIIe siècles, les écoles abondaient,
où la musique était enseignée avec soin. On en vit une à Soissons, qui
rivalisait avec Metz, d'autres à Poitiers, à Orléans, à Clermont, à
Aix, etc.; il n'était pas une cathédrale qui n'eût sa maîtrise, pas une
abbaye qui n'eût son école de musique.

Il ne faudrait pas croire que seules les églises et les abbayes eussent
leur part dans ce fructueux labeur. A peine établies, les universités
avaient inscrit la musique dans leurs programmes. L'art profane
et populaire avait aussi ses écoles; les trouvères et ménestrels,
voyageant par les villes, s'arrêtaient en temps de carême, à l'époque
où tout chant joyeux devait cesser, et là, enseignaient, à qui voulait
les apprendre, chansons et refrains. Les plus grands seigneurs
envoyaient leur personnel chantant et musiquant à ces écoles, dites de
_Ménestrandie_ ou _Scholæ mimorum_, pour renouveler leur répertoire et
apprendre de nouvelles mélodies.

Nous avons vu que dès la fin du XIe siècle les neumes se trouvent assis
sur les lignes de la portée, leur forme est chaque jour de plus en plus
accusée et bientôt on voit les points et les virgules se transformer
et devenir la notation carrée, qui a été employée pendant tout le
moyen âge et dont nous nous servons encore dans le plain-chant de
l'Église. Quant au nombre des lignes de la portée, il est absolument
sans importance: tantôt on en trouve trois, tantôt quatre, tantôt
cinq, quelquefois onze, qui représentent toute l'étendue employée dans
le chant. Ce n'est qu'à une époque assez rapprochée de nous, vers la
fin du XVIe siècle, que le nombre des lignes de la portée est fixé
définitivement, à quatre pour le plain-chant, à cinq pour la musique
profane.

Mais si l'écriture des XIIe et XIIIe siècles paraît à l'œil assez
simple, il n'en est pas de même lorsqu'on veut traduire le sens de
chaque signe. Il ne suffisait pas d'indiquer la hauteur des notes, il
fallait aussi marquer leur durée, c'est-à-dire le rythme; c'est pour
le rythme qu'a été créée une écriture particulière dite _Notation
proportionnelle_, parce que la valeur de chacun de ses signes était
proportionnée à la valeur de ceux qui le suivaient ou le précédaient.

Pour exposer en détail la notation proportionnelle, un chapitre ne
suffirait pas: les signes se multiplient, se nuisent les uns aux
autres; les conventions annulent d'autres conventions; traduire ces
mélodies est un véritable jeu de patience, et on pourrait définir ainsi
cette notation: _une écriture dans laquelle le même signe peut avoir
plusieurs sens, en même temps qu'une seule idée peut être représentée
par plusieurs signes_. Remarquons bien qu'au XIVe siècle elle doit se
compliquer encore de nouvelles figures et de nouvelles inventions.
Voici les signes les plus employés dans la notation proportionnelle:

  [Illustration:
    NOTES SIMPLES
      Double longue. Longue. Brève. Semi-brève. Minime.
    NOTES COMPOSÉES
      Pliques de longue. Pliques de brève. Ligatures. Silences.
  FIG. 34.]

Mais la notation n'était pas la seule difficulté de la lecture musicale
au moyen âge; on en trouvait une autre dans la constitution même des
tons, qui a duré presque jusqu'au siècle dernier et qui n'a pas peu
contribué à rendre compliquée l'étude de notre art. Si peu musicien
que l'on soit, chacun sait que notre gamme se compose de sept notes;
en réalité, la gamme du moyen âge, elle aussi, en avait sept; mais
six seulement étaient nommées, comme nous l'avons vu, en parlant de
Guy d'Arezzo. Exposer tout au long cette théorie, qui tient cependant
tant de place dans l'histoire de la musique, conviendrait peu à cet
abrégé, dans lequel nous voulons éviter autant que possible ce qui
pourrait paraître trop technique à nos lecteurs; aussi bien nous nous
contenterons de signaler, en passant, l'existence du système de solfège
compliqué, connu sous le nom de _Système des muances_. Il fut échafaudé
à cette seule fin d'éviter le triton ou quarte juste, qui était pour
les musiciens du moyen âge l'abomination de l'abomination, le _Diabolus
in musica_, et qui fait aujourd'hui partie de notre langue musicale
courante[3].

  [3] On trouvera des détails sur la notation proportionnelle
  et sur le _Système des muances_ dans _la Musique au siècle de
  saint Louis_. (IIe vol. des _Motets français_, publiés par
  Gaston Raynaud et H. Lavoix fils.)

Malgré les difficultés de la notation et du solfège, il est facile de
se rendre compte de l'état de la musique aux XIIe et XIIIe siècles.
A partir de cette époque, les monuments abondent; les manuscrits
sont remplis de chansons avec musique, sans compter les livres de
chants religieux. Pour n'en citer que quelques-uns, la Bibliothèque
nationale, à elle seule, possède plusieurs magnifiques manuscrits, où
sont renfermées beaucoup de chansons notées des trouvères français;
on peut en voir un à la Bibliothèque de l'école de médecine de
Montpellier, dans lequel on trouve près de quatre cents chansons
profanes et religieuses, à deux, trois et quatre voix. La mélodie du
XIIIe siècle est vague, ses rythmes sont chancelants; cependant cette
musique, si barbare qu'elle nous paraisse, n'est pas plus improvisée au
hasard que la nôtre; comme la nôtre, elle a sa syntaxe et sa grammaire;
on peut même y retrouver, à l'état embryonnaire, les premiers éléments
de notre art moderne (fig. 35).

  [Illustration: FIG. 35.—CHANSON DE THIBAUT DE NAVARRE.
  (_Chansonnier du roi_, Bibliothèque nationale.)]

Les musiciens de ce temps avaient deux manières de composer. Tantôt ils
trouvaient et cherchaient des chants originaux, tantôt ils combinaient
ensemble deux, trois ou quatre mélodies déjà connues que l'on faisait
entendre simultanément, d'après les règles du déchant. Beaucoup de
ces compositions nous sont restées, qui ont une saveur toute moderne,
témoin ce petit morceau de Thibaud de Navarre, dont le rythme rappelle
singulièrement l'air populaire de la _Bonne aventure_. Voici le premier
couplet de cette chanson:

    L'autre jour en mon dormant,
        Fui en grant doutance
    D'un jeu parti[4] en chantant
        Et en grant balance,
    Quant amours me vint devant
    Qui me dit: «que vas querant?
    Trop a corage movant,
        Ce te vient d'enfance.»

  [4] On appelait «jeu parti» un genre de composition poétique et souvent
  musical, dans lequel deux interlocuteurs dialoguaient entre eux.

Chants profanes et populaires, paroles latines sacrées, tout se
trouvait mêlé de la plus singulière façon dans cette musique à
plusieurs voix, issue de l'organum dont nous avons parlé, et qui avait
nom _déchant_. Mais, si l'organum était peu ou n'était point rythmé, le
déchant l'était, au contraire, et d'une manière assez précise.

Ainsi nous rencontrons, dès les XIIe et XIIIe siècles, la musique
sous ses deux formes, soit que le chant se présente seul, soit que
plusieurs mélodies se fassent entendre à la fois. Du reste, ces genres
de compositions étaient fort variés, malgré la pauvreté de la langue
musicale. On employait le plus souvent (sans que cette règle fût
pourtant absolue) le chant seul dans les _chansons de gestes_, dans les
_romances_, _pastourelles_, _serventois_, _lais_ et _jeux partis_. Au
déchant étaient réservés les _motets_, les _rondeaux_, les _conduits_;
suivant que ces compositions étaient à deux, trois, quatre ou cinq
voix, elles prenaient les noms de _duplum_, _triplum_, _quadruplum_ et
même _quintuplum_.

Malgré leur titre de _chansons_, les romans héroïques en vers, ou
_chansons de gestes_, contenaient peu de musique; ou, s'ils en avaient,
c'était comme une sorte de refrain, pour soutenir le débit du récitant.
En revanche, les romances, les pastourelles, petits poèmes amoureux
et villageois, étaient chantées sur des mélodies d'un rythme facile,
ainsi que le serventois, sorte de poème souvent satirique. Venu de la
Bretagne armoricaine, le lai, récit pittoresque de quelque aventure
touchante ou comique, avait un genre de mélodie assez développée qui
lui était particulier. Il en était de même du _jeu parti_, lorsqu'il
comportait de la musique.

Le _motet_, le _rondeau_ et le _conduit_ étaient des compositions
artistement composées à plusieurs parties. Souvent les conduits
étaient sans paroles, ce qui permet de supposer que beaucoup de ces
compositions étaient instrumentales.

S'il nous reste bon nombre de morceaux de tout genre, il n'est point
facile de nous imaginer comment on les exécutait. Cependant nous savons
que le chant était un art important au XIIIe siècle, nous savons même
que la virtuosité était en grand honneur; dans les concerts, comme à
l'église, on entendait partout des chantres et des ménestrels, hommes
et femmes, lutter de vocalises et de fioritures. Foudres papales,
interdictions épiscopales, rien ne pouvait arrêter le luxe des
ornements dans la musique. «Il faut, disait Jean XXIII, que les hommes
chantent d'une manière virile et non avec des voix aiguës et factices,
en imitant les femmes; il faut qu'ils évitent de chanter d'une voix
lascive et légère, comme les histrions.» La parole pontificale était
toujours restée sans effet; et que pouvaient faire pareilles défenses,
lorsque les évêques eux-mêmes étaient complices?

Ces chanteurs habiles et exercés étaient accompagnés par divers
instruments. On est assez porté à croire que les musiciens des époques
reculées connaissaient peu d'instruments de musique. C'est une erreur,
et l'on pourrait même dire que les instruments sont d'autant plus
nombreux que l'art est moins avancé. Pendant tout le moyen âge, ce
que nous appelons aujourd'hui instrumentation, c'est-à-dire l'art de
combiner les sonorités d'après les rapports des timbres, n'existait
réellement pas; mais les instruments étaient en grand nombre. Les
miniatures, les sculptures, les bas-reliefs nous en montrent une
étonnante variété; les poètes et les chroniqueurs en citent peut-être
plus encore.

Avant d'entrer dans quelques détails, que le lecteur nous permette de
présenter dans un seul tableau les instruments du XIIIe siècle. Des
tableaux semblables à la fin du XVIe et pour l'époque contemporaine
nous mettront à même de faire aisément la comparaison.

  INSTRUMENTS DE MUSIQUE DU XIIIe SIÈCLE.

  +=================================================+
  |              INSTRUMENTS A CORDES.              |
  +———————+——————————+——————-+
  |  FROTTÉES.   |    PINCÉES.        |  FRAPPÉES.  |
  +———————+——————————-+——————+
  |  GENRE VIOLE |   GENRE LUTH       | Psaltérion. |
  | Vièle.       | Luth.              | Canon.      |
  | Gigue.       | Mandore.           | Dulcimer.   |
  | Rebec.       | Citole.            |             |
  | Crowth.      |                    |             |
  |              |                    |             |
  | GENRE VIELLE |  GENRE GUITARE     |             |
  | Organistrum. | Guiterne.          |             |
  | Chifonie.    | Guitare mauresque. |             |
  |              |                    |             |
  |              |   GENRE HARPE      |             |
  |              | Harpe.             |             |
  |              | Harpe double       |             |
  |              |     ou             |             |
  |              | irlandaise.        |             |
  +==============+====================+=============+

  +===================================================================+
  |                        INSTRUMENTS A VENT.                        |
  +—————————-+—————-+————————-+————————-+
  |      A BEC.       | A ANCHE.  |   A RÉSERVOIR.  |    A BOCAL.     |
  +—————————-+—————-+————————-+————————-+
  | Flûtes.           | Hautbois. |      GENRE      |     GENRE       |
  | Flûte droite.     | Chalumeau.|    CORNEMUSE    |    TROMPETTE    |
  | Flageolet.        | Muse.     | Muse.           | Trompette.      |
  | Flûte traversière.| Pipe.     | Chevrette.      | Buccine.        |
  | Fifre.            | Bombarde. | Cornemuse.      | Trompe.         |
  | Flûte Bréhaigne.  | Douçaine. |                 |                 |
  |                   |           |                 |                 |
  |                   |           |  GENRE ORGUE    |  GENRE CLAIRON  |
  |                   |           | Grandes orgues. | Clairon.        |
  |                   |           | Orgues          | Graile.         |
  |                   |           |   portatives    |                 |
  |                   |           |   ou régales.   |                 |
  |                   |           |                 |    GENRE COR    |
  |                   |           |                 |    et CORNET    |
  |                   |           |                 | Cor.            |
  |                   |           |                 | Corne.          |
  |                   |           |                 | Cornet.         |
  |                   |           |                 | Oliphant.       |
  |                   |           |                 | Cor sarrasinois.|
  +===================+===========+=================+=================+

  +===================================+
  |           PERCUSSION.             |
  +———————-+—————————-+
  | A BAGUETTES.  |  SANS BAGUETTES.  |
  +———————-+—————————-+
  |    GENRE      | Clochettes.       |
  |   TAMBOUR     | Cymbales.         |
  | Tambour.      | Grelots.          |
  | Tabor.        | Triangle.         |
  | Tympanon.     | Carillon.         |
  | Bedon.        |                   |
  |               |                   |
  |    GENRE      |      GENRE        |
  |   TIMBALES    |   CASTAGNETTES    |
  | Nacaires.     | Eschelettes.      |
  |               | Tartavelles.      |
  |               | Taules.           |
  +===============+===================+

Nous n'avons pas tenu compte dans ce tableau des nombreux noms donnés à
chacun des instruments, suivant les dialectes des diverses provinces.

Depuis les Xe et XIe siècles, les lyres et cithares antiques paraissent
avoir disparu, en Occident du moins, ou s'être transformées, de telle
sorte qu'elles sont devenues méconnaissables; mais, en revanche, deux
instruments ont fait leur apparition, qui tiendront une grande place
dans l'histoire de la musique, la viole et le luth.

La viole ou vièle, dont on fait vibrer les cordes au moyen d'un archet,
et qui a donné naissance au violon, semble être venue elle-même du
crowth, ou violon barbare des populations bretonnes. Le crowth était
une sorte de violon à trois cordes d'une structure fort grossière, qui,
à une époque assez rapprochée de l'antiquité, était déjà très usité,
comme le prouvent ces deux vers de Venantius Fortunatus:

    _Romanusque lyra plaudat tibi, barbarus harpa,
    Græcus achilliaca, chrotta britanna canat._

La vièle apparaît dès le XIe siècle. Fort répandue en Angleterre, en
France, en Allemagne, en Italie, elle changea cent fois de formes,
suivant les pays et les époques. Ici elle est lourde, presque ronde, à
ce point que l'on ne peut comprendre comment le musicien pouvait faire
vibrer les cordes; là elle se rapproche du crowth, ainsi qu'on peut le
voir sur le portail de la cathédrale de Chartres, mais avec un dessin
plus élégant (fig. 36); c'est, dès le XIIIe siècle, un magnifique
instrument, d'une riche et belle structure, comme dans le portail de
l'abbaye de Saint-Denis. Le nombre de ses cordes variait de trois à
six. La vièle fut l'instrument préféré de tout le moyen âge: c'était
elle qui accompagnait le chant des lais, rondeaux, chansons de geste.
Jérôme de Moravie, un écrivain de la fin du XIIIe siècle, l'a décrite
en détail, donnant son accord et sa forme.

  [Illustration: FIG. 36.
  VIOLE, XIIIe SIÈCLE.
  (Cathédrale de Chartres.)]

Il ne faut pas confondre la vièle à archet, ou viole, avec la vielle
à roue et à manivelle, dont nous nous servons encore aujourd'hui.
Les plus anciennes vielles à roue se trouvent sur le chapiteau de
Saint-Georges de Bocherville, que nous avons vu plus haut, et dans un
manuscrit du XIe siècle. Elle est grande, et quelquefois jouée par deux
personnes; cependant elle diffère peu de notre vielle moderne (fig.
33). Elle portait le nom d'_organistrum_ pour les savants, celui de
_chifonie_ pour le vulgaire. Le XIIIe siècle fut son époque de gloire.
Ornée de sculptures, de peintures, d'armoiries, enrichie de pierreries,
d'or et d'argent, la vielle lutta, et quelquefois avec avantage, contre
la viole. Nous la retrouverons plus tard, mais bien déchue de sa gloire
première.

Violes et chifonies eurent un terrible concurrent dans le luth.
Élégant de forme, difficile à jouer, mais facile à porter, le
luth semble avoir fait son apparition après les croisades et être
d'origine orientale. A côté de lui, orientale aussi, mais venant
vraisemblablement des Maures d'Espagne, la guitare fut bien vite à
la mode. Le luth et la guitare eurent d'abord quatre cordes et ne
différaient que par leur forme; mais bientôt le nombre des cordes du
luth augmenta considérablement, tandis que la guitare, dite guiterne
mauresque, prenait et gardait les six cordes doubles qu'elle possède
encore aujourd'hui. Derrière ces deux instruments venaient d'autres
plus petits et plus maniables, la gentille citole et la mandore,
diminutif du luth, dont il est parlé pour la première fois au XIIIe
siècle, dans les vers du troubadour Giraud de Calenson (fig. 37).

  [Illustration: FIG. 37.
  MANDORE.
  (_Chansonnier_, Bibliothèque nationale.)]

Nous avons vu la harpe au XIe siècle. Telle elle était à cette époque,
telle nous la retrouvons dans toutes les miniatures et dans toutes les
sculptures des XIIe et XIIIe siècles. Ses formes sont plus élégantes,
l'instrument a pris de plus grandes proportions, mais au fond il est
resté le même (fig. 38).

  [Illustration: FIG. 38.
  HARPE, XIIe ET XIIIe SIÈCLES.]

Le psaltérion, ou canon, est un des instruments les plus
caractéristiques du moyen âge. Avec ses dix ou vingt cordes, tendues
sur un cadre en bois et frappées au moyen de marteaux, ou pincées
avec les doigts, le psaltérion se rencontre fréquemment dans les
représentations de l'époque; ce qui le rend des plus intéressants
pour nous, c'est qu'à partir du XVe siècle il donna naissance au
manicordion, au virginal, à l'épinette, au clavecin et, par suite,
au piano moderne. Le dulcimer est une variété du psaltérion. Cet
instrument n'a pas disparu, et les tziganes s'en servent encore sous le
nom de tympanon (fig. 39).

  [Illustration: FIG. 39.
  PSALTÉRION OU CANON, XIIIe SIÈCLE.
  (_Chansonnier_, Bibliothèque nationale.)]

Les flûtes du moyen âge diffèrent peu de celles de l'antiquité.
Il faut toujours distinguer celles qui se jouent avec un bec, ou
flûtes _droites_, et celles dans lesquelles on introduit l'air
par une embouchure latérale. Celles-ci sont dites _traversières_
ou _traversaines_; plus tard, elles prirent le nom de _flûtes
d'Allemagne_. Chaque genre de flûte était représenté dans les registres
aigus par le chalumeau et le fifre, l'un pour les flûtes droites,
l'autre pour les flûtes traversières.

Comme la flûte, le hautbois, avec son anche double, resta des plus
primitifs. En passant de l'antiquité au moyen âge, il changea
fréquemment de nom, mais point de forme. Cependant nous trouvons, dès
le XIIIe siècle, les instruments à anche, à sons graves, qui, sous le
nom de bombardes ou de douçaines, donnèrent plus tard naissance au
basson.

Désignées par les noms de muse, chevrette, symphonie, etc., la
cornemuse et la musette, qui se composent en somme d'anches de
hautbois et de bombardes adaptées à des outres, jouèrent un grand rôle
pendant tout le moyen âge, sans différer beaucoup de celles que nous
connaissons aujourd'hui en Italie et dans les provinces de France, sous
les noms de zampogne, biniou, cornemuse, etc.

La cornemuse nous conduit tout naturellement à parler de l'orgue, dont
le principe sonore est, en résumé, le même. Dans l'antiquité, nous
avons laissé un orgue embryonnaire; au moyen âge, il a déjà plus de
quatre cents tuyaux; le clavier se compose de touches de plus d'un
mètre, que l'organiste enfonce à grand renfort de coups de poing. Le
premier orgue connu en France fut, dit-on, envoyé à Pépin le Bref par
l'empereur de Constantinople Constantin Copronyme; mais, en 951, nous
trouvons déjà la description d'un orgue immense, construit par les
soins de l'évêque Elphège, à Winchester. Il avait quatre cents tuyaux
et quarante touches; il était joué par deux organistes et alimenté
d'air par vingt-six soufflets, que mettaient en mouvement soixante-dix
hommes. A cette époque, l'art de jouer de l'orgue était déjà fort
avancé, et les plus grands musiciens du moyen âge étaient organistes.

Tout le monde ne pouvait posséder ces immenses instruments; aussi
avait-on inventé de petites orgues portatives, qui furent en vogue
pendant tout le moyen âge et que l'on rencontre fréquemment dans
les miniatures et dans les monuments. Un ou deux rangs de tuyaux,
posés sur un sommier ou caisse à air, qu'un, deux ou trois soufflets
alimentaient, plus un clavier, voilà de quoi se composaient ces
orguettes, ces régales, ces portatifs, auxquels les textes du moyen âge
font continuellement allusion. Nous retrouverons les régales aux XVe et
XVIe siècles.

Malgré la multiplicité des noms qui désignent la trompette, cet
instrument se réduit toujours à deux espèces: la trompette militaire de
grande dimension et le clairon, graile et claronceau, à la voix aiguë.

Le cor suivit les mêmes transformations que la trompette. Instrument
légendaire de la chasse et de la guerre, il se retrouve dans plus d'un
manuscrit, dans plus d'un texte. Il est en bois, en or, en argent, en
ivoire. Qu'il soit le cor magique d'Arthur ou l'oliphant de Roland,
toujours il est le même, droit ou à peine courbé, donnant quelques
notes de signal, plutôt qu'un chant suivi. Il faudra encore plusieurs
siècles pour qu'il devienne l'instrument, à peu près musical, si connu
sous le nom de trompe de chasse.

La percussion est, de tout le matériel sonore, celui qui est le moins
sujet aux transformations. Aussi trouvons-nous, dès le XIIIe siècle,
les instruments de ce genre dont nous nous servons encore aujourd'hui.
Le tambour change peu de forme, ainsi que le tambourin, qui soutient
de son rythme le chant du galoubet provençal. Notre grand tambour
de guerre n'est connu, en France du moins, qu'à partir du siège de
Calais par les Anglais; mais, en revanche, nous rencontrons la grosse
caisse avec grelots, sous le nom de _bedon_. Les stalles sculptées
de la cathédrale de Rouen en offrent un exemple curieux (fig. 40).
Rapportées d'Orient par les croisés, les naquaires remplacent les
petits tambours hémisphériques dont on se servait aux Xe et XIe
siècles, et parviennent jusqu'à nous, presque sans changement, sous
forme de timbales.

  [Illustration: FIG. 40.—BEDON OU GROSSE CAISSE.
  (Stalles de la cathédrale de Rouen.)]

Les cymbales, grelots, triangles, castagnettes, cliquettes pour les
mains et pour les pieds, ou échelettes, ne changèrent point depuis
l'antiquité. Cependant, en unissant plusieurs clochettes ensemble, on
forma un instrument, dont on jouait en frappant les cloches, au moyen
de marteaux, et qui avait nom _quadrillo_. Très répandu au moyen âge,
il donna naissance aux grands carillons des XVe et XVIe siècles, encore
en usage dans nos villes du Nord et en Belgique, et aux petits jeux
de clochettes à clavier, dont se servent quelquefois nos compositeurs
modernes (fig. 41).

  [Illustration: FIG. 41.
  CARILLON, XIIIe SIÈCLE.
  (Ms. de la Bibliothèque nationale.)]

Mélodie, déchant, instruments, tout était employé, surtout dans les
représentations dramatiques, car le théâtre occupait déjà une place
considérable à cette époque. Nous n'avons pas l'intention de refaire
l'histoire de l'art théâtral au moyen âge. Rappelons seulement que les
premiers essais de ce genre furent des mystères, ou la mise en action
des récits de la Bible ou du Nouveau Testament. L'apologue des _Vierges
sages et des vierges folles_ est un des plus anciens drames liturgiques
de ce genre, et la Bibliothèque nationale en possède un superbe
manuscrit du XIe siècle; puis viennent les _Prophètes du Christ_, la
_Résurrection_ et bien d'autres encore. Aux XIIe et XIIIe siècles,
voici, parmi les plus connus, _Daniel_, le _Fils de Gédron_, le _Juif
volé_, moitié religieux, moitié comique, la complainte des _Trois
Maries_, et surtout le drame d'_Adam_.

La musique était tellement importante dans ces drames, que l'on
pourrait presque les considérer comme des sortes d'opéras.

Nous avons cité les jeux partis, dialogues presque dramatiques, qui
étaient souvent chantés; mais le XIIIe siècle vit naître les _jeux_,
qui nous intéressent de plus près encore que les mystères, puisque l'on
a retrouvé en eux les premiers essais de notre opéra-comique.

Ces _jeux_, qui étaient en assez grand nombre au XIIIe siècle,
gardaient encore quelques traces de l'influence légendaire et
religieuse, comme le _Jeu Saint-Nicolas_ de Jehan Bodel, le _Miracle
d'Amis et d'Amille_. Mais voici une petite pièce villageoise, le
_Jeu de Robin et Marion_, tout à fait en dehors du théâtre clérical
et liturgique. Elle est pleine de naïveté, cette scène dans laquelle
Marion se défend bravement contre les entreprises du chevalier
Aubert, pour se conserver à son ami Robin, et où tout finit par des
chansons et des danses. La musique tient une grande place dans ce
petit opéra-comique primitif. Quelques-uns de ses refrains sont restés
populaires, comme celui de «Robin m'aime, Robin m'a», dont la mélodie
a un tour moderne, qui n'est point sans charme. Tout, jusqu'à la mise
en scène, indique que le genre musical de l'opéra-comique est né dès ce
jour.

Le _Jeu de Robin et Marion_ fut exécuté pour la première fois à la cour
de Naples en 1285. Il avait pour auteur un trouvère d'Arras nommé Adam
de la Halle, dit le bossu d'Arras, que l'on peut considérer comme le
premier créateur de notre opéra-comique.

Le nom d'Adam de la Halle nous fait penser tout naturellement aux
trouvères et aux troubadours, ces poètes musiciens qui créèrent en
même temps la littérature et l'art musical du moyen âge. En effet,
si tous ne composaient pas, presque tous chantaient leurs vers, en
s'accompagnant de la vièle; quelquefois, le trouvère disait ses vers,
pendant qu'un jongleur exécutait la musique. On appelle _trouvères_
les poètes musiciens du Nord, depuis l'Artois jusqu'à la Loire, et
_troubadours_ ceux du Midi, Gascogne, Provence, Auvergne, etc. Depuis
les artistes ambulants, comme Ebles, Élias, Guy et Pierre d'Uissel, qui
allaient jouant, chantant et poétisant, pendant que l'un d'eux _faisait
la recette_, jusqu'au haut et puissant comte Thibaut de Champagne,
roi de Navarre, jusqu'au roi Richard Cœur de Lion, ces poètes
appartenaient à toutes les classes de la société, célébrant l'amour,
payant d'une chanson l'hospitalité qui leur était libéralement
offerte, ou, s'ils étaient riches, entretenant à leur cour des troupes
de chanteurs et de musiciens (fig. 42).

  [Illustration: FIG. 42.
  TROUVÈRE JOUANT DE LA VIOLE, XIIIe SIÈCLE.
  (Ms. de la Bibliothèque nationale.)]

Citons quelques-uns des trouvères et troubadours les plus célèbres,
choisissant de préférence ceux qui semblent avoir été musiciens,
car il est assez difficile de distinguer parmi eux les poètes des
compositeurs, chanteurs et instrumentistes. Au XIIe siècle, ce sont
Arnault de Mareuil (1170-1200), l'ardent Bertrand de Born, le Juvénal
du moyen âge, Folquet de Marseille, Gaucelm Faidit, Peyre Vidal, Pons
de Capdueil, troubadours; parmi les trouvères, Gillebert de Berneville,
un vrai poète, chantant ses vers sur de gracieuses mélodies.

Au XIIIe siècle, trouvères et troubadours abondent. Sans compter Adam
de la Halle, dont nous avons déjà parlé, voici Aymeric de Peguilain,
Albert de Gapençois, Andrieus Contredit, Jean Bodel, auteur de _jeux_
dramatiques, Jean Perdigon, les deux Monniot, de Paris et d'Arras,
Pierre de Corbie, Perrin d'Angecourt, Robert de Sabillon, puis Colin
Muset et Marie de France, musiciens-poètes, dont les œuvres se
lisent encore avec plaisir; Thibaut, comte de Champagne et roi de
Navarre, le roi d'Angleterre Richard Cœur de Lion et Blondel de
Nesles, dont le dévouement est resté légendaire, quoique l'anecdote
qui nous le montre délivrant, au moyen d'une romance, son maître
languissant dans les prisons du duc d'Autriche, soit loin d'être
prouvée.

Il serait injuste d'oublier, à la même époque, les théoriciens dont
les œuvres jettent tant de jour sur la musique du XIIIe siècle,
comme Jérôme de Moravie, Jean de Garlande, Jean Cotton, Francon de
Paris, Marchetto de Padoue, Walter Odington, Élie Salomon; enfin des
écrivains sacrés, comme saint Bernard, des philosophes comme Abailard
(1079-1142), qui était aussi musicien et chanteur.

En Italie et en Allemagne, le même mouvement littéraire et musical se
faisait aussi puissamment sentir. Dante, dans la _Divine Comédie_,
nous a laissé les noms de Casella, qui fut, paraît-il, son maître de
musique, et de Bellacqua, le célèbre joueur de luth. En Allemagne, les
musiciens-poètes formaient toute une caste, constituée régulièrement.
Ces artistes, auxquels on a donné le nom de _Minnesänger_ (chantres
d'amour), composaient leurs chants et leurs vers, concouraient entre
eux au château de la Warburg, pour le prix de la poésie et de la
musique. Richard Wagner, dans son magnifique opéra du _Tannhäuser_,
nous a montré les deux minnesänger Tannhäuser et Wolfram d'Eschenbach
dans un de ces fameux concours. Parmi ces minnesänger, les uns étaient
riches, les autres pauvres, mais tous nobles et chevaliers. Il faut
citer au nombre des plus célèbres Klingsor, Wolfram d'Eschenbach et
Tannhäuser, dont nous venons de parler, Walther von Vogelweide, Ulrich
de Lichtenstein, Nitthart, etc. Le plus beau monument de cet art est
le manuscrit Manesse, contenant les portraits et les poésies des plus
célèbres minnesänger (fig. 43).

  [Illustration: FIG. 43.—LES MINNESÄNGER, XIIIe SIÈCLE.
  Wolfram d'Eschenbach.—Tannhäuser.
  (Manuscrit Manesse.)]

Tel a été le XIIIe siècle, l'époque la plus brillante et la plus
glorieuse du moyen âge. Si abrégé que soit notre récit, nous pensons
avoir montré combien furent actifs et novateurs les artistes de cette
belle période. Les musiciens se multiplient de toutes parts, l'art se
détache de plus en plus de l'antiquité, pour devenir national et se
rapprocher de notre génie; on peut dire que c'est au XIIIe siècle que
nous voyons naître la musique moderne, et particulièrement la musique
profane.


  Adam de la Halle. _OEuvres complètes_, publiées par De
    Coussemaker, in-4º, 1872.
  Clément (Félix). _Les Chants de la Sainte-Chapelle_, in-4º,
    1875.
  De Coussemaker. _L'Art harmonique aux_ XIIe _et_ XIIIe
    _siècles_, in-4º, 1865.
  De Coussemaker. _Drames liturgiques du moyen âge_, in-4º, 1860.
  De Coussemaker. _Histoire de l'harmonie au moyen âge_, in-4º,
    1852.
  De Coussemaker. _Scriptorum de musica medii ævi; nova series_,
    in-4º, 1864 et suivantes.
  Dinaux (A.). _Trouvères, Jongleurs et Ménestrels du nord de la
    France_, in-8º, 1836-43.
  H. Lavoix fils. _La Musique au siècle de saint Louis_, IIe
    volume du _Recueil de motets français des_ XIIe _et_ XIIIe
    _siècles_, publiés par Gaston Raynaud, in-8º, 1883.
  Riemann (Hugo). _Studien zur Geschichte der Notenschrift_,
    in-8º, 1858.
  Schultz (Alwin). _Das Höfische Leben zur Zeit der Minnesänger_,
    in-8º, 1879.
  Sepet (M.). _Les Prophètes du Christ_, études sur les origines
    du théâtre au moyen âge, in-8º, 1878.
  Von der Hagen. _Minnesänger. Deutsche Liederdichter_, 1834. 5
    volumes.—(La musique en notation moderne et en fac-similé de
    ces musiciens-poètes se trouve dans le quatrième volume.)



CHAPITRE III

  DU XIVe AU XVIe SIÈCLE

  _La philosophie, la littérature et la musique._—_Les
    Artistes_: les ménétriers, leur corporation et leur
    roi en France; les meistersänger en Allemagne.—_La
    notation_: nouveaux signes, prolations, l'impression
    musicale.—_Musique_: contrepoint, canons et rébus, chansons
    et madrigaux.—_Instruments_: le violon, le luth, le clavecin,
    les familles.—_Représentations musicales_: bals, concerts
    et ballets; les mystères et le théâtre profane, les premiers
    opéras.—_La Réforme_ en Allemagne, en Angleterre, en
    France.—_Les Maîtres des XIVe, XVe et XVIe siècles_: l'école
    franco-belge, Guillaume de Machault, Ockeghem, Josquin Desprez,
    Goudimel, Orlando de Lassus.—L'école allemande: Gumpelzheimer,
    Senfl, Schulz, etc.—L'école italienne: Gastoldi, Gesualdo,
    Merulo, Palestrina; fin du moyen âge.


_Ars nova_, tel était le nom que les théoriciens donnaient à la musique
que le XIIIe siècle avait inaugurée. Ce nouvel art, fondé par les
vieux troubadours et trouvères et par les gothiques _harmoniseurs_ du
déchant, se transformera peu à peu, se dégagera des entraves de la
scolastique musicale, pour s'épanouir, après plus de trois siècles,
dans la forme calme, magnifique et sereine de Palestrina, mais l'on
ne pourra méconnaître qu'un indissoluble lien unit les motets encore
barbares des déchanteurs du XIIIe siècle aux majestueuses compositions
du XVIe.

La voie que suivirent les musiciens des XIVe et XVe siècles était
tout indiquée. Ils devaient fatalement tenter de perfectionner le
déchant, légué par ceux qui les avaient précédés; guidés inconsciemment
par leur oreille, ils devaient aussi accentuer de plus en plus la
tendance moderne, qui les éloignait des tons du plain-chant; le mot
restait toujours le même, mais la chose changeait à chaque quart
de siècle; malheureusement, cette lutte, qu'il faut signaler, sous
peine de manquer aux premières lois de l'histoire, fut retardée
par l'esprit même de cette époque, esprit auquel les musiciens
ne pouvaient rester étrangers. On sait dans quelles entraves se
débattit l'esprit humain, pendant les deux siècles qui précédèrent
l'époque dite de la Renaissance. Pris entre la rigide théologie et la
raisonneuse scolastique, il luttait pour apprendre, et après avoir
appris il luttait encore pour conquérir le droit de savoir. Les XIIe
et XIIIe siècles avaient été simples et grands: combien de monuments
impérissables sont là pour le prouver! Torturé, le génie des XIVe et
XVe siècles tortura de son côté ses œuvres, usa ses forces dans des
recherches ingénieuses, aima le difficile jusqu'à la passion, fouilla
jusque dans l'impossible. Les musiciens, eux aussi, entrèrent dans
cette voie; ils rejetèrent l'invention naturelle et facile, cette
grâce ingénue de l'art; ils aimèrent les combinaisons énigmatiques.
Non contents de rechercher les bizarreries, ils voulurent les rendre
plus bizarres encore par une écriture compliquée: renchérissant à
l'envi sur la notation proportionnelle, dont nous avons indiqué les
singularités, ils multiplièrent les signes, en changèrent le sens, le
cachant encore sous des rébus, plus incompréhensibles qu'ingénieux; le
difficile devint leur idéal, et ce fut pendant près de trois siècles
comme un dédale d'inextricables subtilités.

Tel fut le caractère de la musique du XIVe au XVIe siècle, jusqu'aux
prédécesseurs directs de Palestrina et jusqu'à Palestrina lui-même.
Mais, de même qu'en cherchant la pierre philosophale les savants
découvrirent de grandes et utiles lois de physique et de chimie, de
même, le pénible et incessant labeur auquel se livrèrent les musiciens
de cette époque curieuse finit par porter ses fruits; ils avaient créé,
sans le savoir, l'harmonie et la mélodie moderne.

Du reste, à la fin du XIIIe siècle et au commencement du XIVe, la
musique s'était déjà, pour ainsi dire, constituée administrativement;
les grands seigneurs et amateurs avaient cessé de cultiver l'art
musical, qui était peu à peu devenu l'apanage exclusif des ménestrels
et des musiciens de profession. Ceux-ci, sentant le besoin de se
soutenir et de se défendre les uns les autres, se formèrent bientôt en
corporation, créant ainsi entre eux un lien non seulement artistique,
mais aussi commercial. La corporation des ménétriers fut constituée
par ordonnance royale de 1321; elle avait pour patrons saint Julien
le Pauvre et saint Genest, déjà patron des comédiens; le chef de la
corporation prit le nom de Roi des ménétriers (Rex ministrorum) (fig.
44). Ce premier haut fonctionnaire musical paraît avoir été Parisot,
dit _Menestrel le Roy_ dans les statuts de 1321; après bien des
vicissitudes, cette royauté ménétrière abdiqua en 1773. De ce jour la
charge fut abolie, et en 1789 la _corporation des ménétriers et joueurs
d'instruments tant hauts que bas_ disparaissait, en même temps que les
maîtrises et bien d'autres institutions de l'ancien régime; du coup
était abolie aussi la corporation des faiseurs d'instruments, dont les
statuts dataient, pour Paris, de 1299.

  [Illustration: FIG. 44.—SCEAU DE LA CORPORATION DES MÉNÉTRIERS
  DE PARIS.]

La même révolution s'était opérée en Allemagne. Les empereurs, rois
et chevaliers, les hauts et nobles chanteurs d'amour du siècle
précédent, avaient peu à peu abandonné la musique; des mains des nobles
puissants et riches, comme Henri l'Oiseleur, comme le pieux Wolfram
d'Eschenbach, comme le fougueux et inspiré Tannhäuser, la viole et la
harpe des minnesänger était tombée entre celles de chevaliers, pauvres
hères, presque ménestrels, comme Frauenlob. Bientôt les artisans, les
bourgeois s'emparèrent de l'art musical, qui naturellement changea de
caractère. Ces ouvriers et bourgeois musiciens formèrent une forte
et nombreuse corporation qui s'intitula _corporation des Maîtres
chanteurs_ (Meistersänger). Elle tenait ses séances, ou plutôt ses
concours, à Nuremberg, comme à la Warburg, en Saxe, les minnesänger
avaient tenu les leurs.

Les meistersänger furent florissants jusqu'au milieu du XVIe siècle.
On en cite quelques-uns de célèbres, comme le médecin Henri Möglin,
le maréchal ferrant Kanzler, Aufflinger, etc.; mais le plus illustre
fut le cordonnier Hans Sachs de Nuremberg (1486, † vers 1567), qui
écrivit plus d'un chant pour les chorals de Luther; tout en fabriquant
ses chaussures, il composait des vers et de la musique qui révèlent non
seulement un poète touchant, fin et d'une naïveté des plus originales,
mais encore un compositeur ingénieux.

La condition sociale des musiciens commençait donc à se transformer,
dès les premières années du XIVe siècle, et à la même époque on
pouvait constater des tendances nouvelles dans le caractère des
mélodies et même dans l'écriture, ou notation. Remarquons en passant
que la musique ne subissait jamais une évolution sans que la forme de
l'écriture s'en ressentît; de nouvelles expressions, pour ainsi dire,
s'introduisant dans la langue musicale, de nouveaux signes devenaient
nécessaires.

Aux figures que nous avons décrites plus haut étaient venues s'ajouter
de nouvelles notes et en particulier la demi-minime; mais là ne
s'étaient pas arrêtées les innovations. Pour distinguer les différentes
valeurs de temps des notes, on les fit tantôt rouges, tantôt noires,
vers le milieu du XIVe siècle; puis, ce procédé étant par trop
incommode, on écrivit en notes noires et blanches; quelquefois même la
note était à moitié noire seulement. La musique faisait alors partie
des mathématiques et était démontrée par théorèmes; aussi se servait-on
fréquemment dans la mesure de fractions numériques. On ne peut imaginer
quel fatras de calculs surchargeait notre pauvre écriture musicale.

Le signe écrit ne représentait pas à l'œil ce qu'il signifiait en
réalité; de plus, des indications manuscrites avertissaient le lecteur
qu'il fallait diminuer ou augmenter la note mentalement de la moitié,
du tiers ou du quart de sa valeur apparente; ajoutez à cela que, dans
un même morceau, les diverses parties d'un chœur étaient écrites de
façons différentes et en proportions ou _prolations_ variées.

Toute cette science si ardue de la lecture, à laquelle se joignaient
encore les difficultés du calcul, prenait le nom de _proportions
numérales_ ou _prolations_. Les complications des signes étaient
telles que les musiciens, et même les meilleurs, n'étaient pas
toujours capables de noter correctement et faisaient de nombreuses
erreurs. C'est pourquoi, même lorsqu'on ne rencontre pas des notations
excentriques, comme celles en _proportio supersexcupartienteseptima_
ou _superquincupartientesexta_, du théoricien Gafori, la lecture de la
musique des XIVe et XVe siècles, et quelquefois du XVIe, présente des
obstacles presque insurmontables à l'historien moderne.

Cependant, au XVIe siècle, la musique profita de la grande découverte
de l'imprimerie et l'impression musicale fut une des causes qui
simplifièrent la notation; en effet, les caractères devinrent plus
clairs, les proportions disparurent peu à peu; il ne faut pas oublier
que, du jour où la musique fut popularisée par l'imprimerie, elle dut
nécessairement changer et simplifier la forme de ses caractères. En
somme, la notation du XVIe siècle commence à se rapprocher beaucoup de
la nôtre.

  [Illustration: FIG. 45.
  MARQUE D'IMPRIMERIE D'OTTAVIANO PETRUCCI.
  (1466-1523.)]

Dès les dernières années du XVe siècle, Ottaviano Petrucci da
Fossombrone fit à Venise ses premières impressions en caractères
mobiles, devenues si rares aujourd'hui; il publia les œuvres des
maîtres du XVe siècle, dans un de ses recueils les plus célèbres, les
_Harmonice musices_, 1501; il mourut en 1520. Presqu'en même temps,
Antoine Gardane et ses deux fils, Ange et Alexandre, fondaient, à
Venise, l'illustre maison qui porta longtemps leur nom. Aux Pays-Bas
brillèrent les Phalèse d'Anvers (1510-1579), en France Pierre
Atteignant (vers 1530) et surtout les Ballard, «seuls imprimeurs du roy
pour la musique». Le privilège de Robert, le premier des Ballard, date
de 1542; les plus célèbres Ballard furent Christophe et son fils J.-B.
Christophe, qui imprimèrent presque toute la musique de l'époque de
Louis XIV (fig. 45 et 46).

  [Illustration: FIG. 46.—IMPRESSION DE MUSIQUE DE PETRUCCI.]

Ces impressions du XVIe siècle sont de vrais chefs-d'œuvre d'art,
par la netteté, l'élégance et la forme des caractères. Tant que la
musique fut imprimée en caractères mobiles, on conserva aux types la
forme en losange ou carrée, qui était celle de l'écriture manuscrite
des XIVe et XVe siècles; mais lorsque, vers la fin du XVIIe, on grava
la musique sur des planches d'étain, l'écriture changea; les notes
devinrent ovales; ce fut cette forme que les graveurs adoptèrent
définitivement. La musique fut imprimée d'abord sans que les mesures
fussent séparées, ce qui rendait la lecture assez difficile; mais, vers
la fin du XVIIe siècle, elles furent distinguées par les barres dont
nous nous servons aujourd'hui.

C'est pendant les trois siècles qui font l'objet de ce chapitre que
l'art du moyen âge arrive à sa forme la plus parfaite. A partir du
XIVe, la mélodie et le rythme se dessinent davantage; le déchant perd
chaque jour de sa barbarie, il se régularise; c'est au commencement du
XIVe que nous voyons apparaître le mot _contrepoint_, qui signifiait
alors, comme aujourd'hui, l'art de faire concorder une note avec
une autre note (_punctum contra punctum_). A cette époque, déjà on
peut reconnaître des tentatives de musique imitative; il existe en
Angleterre un morceau où les voix sont disposées dans l'intention
évidente d'imiter le chant du coucou.

Le mélange des paroles sacrées et profanes, latines et françaises,
que nous avons signalé dans la période précédente, devint le style
habituel. On échafauda des messes entières sur un sujet mélodique, tiré
de chansons toutes profanes, dont on prononçait aussi les paroles, fort
peu édifiantes; une messe célèbre de Dufay était intitulée «à la face
pâle»; le même auteur en avait écrit une sur la célèbre chanson, dite
«de l'homme armé», chanson qui fut torturée de mille façons par tous
les compositeurs religieux et même par le grand Palestrina.

En même temps naissait en Italie un genre qui fut longtemps en vogue
et cultivé par les plus illustres maîtres. Outre les _canzone_, les
_cantilene_ et autres chansons, on vit apparaître le _madrigal_, forme
de musique toute spéciale de style et d'idée, qui dura même, après la
création de l'opéra, jusqu'au XVIIIe siècle. En Italie, on écrivait
des madrigaux à trois, quatre, cinq ou six voix, dans lesquels le
musicien, comme dans le motet et le rondel en France, devait montrer
tout son talent.

Ce fut du reste pendant cette période du XIVe au XVIe siècle que
se forma la langue musicale, non sans difficultés. En effet, les
musiciens de cette époque s'ingénièrent à multiplier les formes de
la musique à plusieurs voix, et alors naquit le canon. On appelle
ainsi un morceau disposé de telle façon que les différentes parties
d'une mélodie puissent être chantées à la suite ou se superposer les
unes aux autres; en d'autres termes, le canon est un chant dont les
parties peuvent se servir mutuellement d'accompagnement; la chanson
populaire de _Frère Jacques_ est le canon le plus connu et le plus
facile; nous avons cité un chant du coucou qui nous paraît être le plus
ancien canon et appartenir au XIVe siècle, bien qu'il ait été attribué
au XIIIe. Les musiciens qui employèrent les premiers cette forme
ingénieuse de musique furent si heureux de leur découverte qu'il n'y
eut pas de transformations auxquelles ils ne soumissent le canon. La
disposition graphique du morceau lui-même affectait les formes les plus
singulières: ici c'était une croix, là un vase en forme de cœur. Les
ouvrages des XIVe et XVe siècles abondent en facéties de ce genre. Nous
en avons choisi une des plus simples pour mettre sous les yeux de nos
lecteurs (fig. 47).

  [Illustration: FIG. 47.—CANON ÉNIGMATIQUE DE LA CROIX.
  XVIe SIÈCLE.]

Ce travail eut ses résultats, lorsque le génie de chaque peuple
commença à se dégager. Dès ce jour, le madrigal, issu des motets à
plusieurs voix, prit en Italie les allures élégantes et mélodiques
qui caractérisent la musique de ce pays; puis vinrent les chants
populaires, comme les _Frottole_ à quatre parties, dont il existe
un précieux recueil, imprimé en 1504. En France, la chanson domine
toujours, alerte et spirituelle, et aimant la musique imitative; mais
le style en est devenu plus serré, sans rien perdre du piquant de son
refrain. En Allemagne, le choral annonce et prépare les grandes et
majestueuses compositions du XVIIIe siècle.

Depuis le XIIIe, les instruments se sont multipliés: non que l'on
en ait inventé beaucoup de nouveaux, mais on a poussé jusqu'à ses
dernières conséquences l'assimilation de chaque groupe aux divisions
de la voix humaine, et dans chaque genre il existe d'innombrables
espèces; les formes aussi sont devenues d'une extrême élégance et d'une
prodigieuse variété.

Jusqu'ici nous n'avions pas encore parlé de l'instrumentation,
c'est-à-dire de l'art de grouper les différents timbres; mais, à
partir du XVIe siècle, on voit poindre le sentiment du groupement des
sonorités; chaque groupe forme, pour ainsi dire, un petit orchestre,
qui chante avec les voix ou se suffit à lui-même.

Depuis le XIIIe siècle, la famille des violes s'est augmentée; mais de
cette foule d'instruments à cordes il en sort un qui va les dominer
tous, le violon. Solide et élancé, armé de ses quatre cordes bien
tendues, il est svelte, élégant, dégagé; dès qu'il apparaît en France
et en Italie, vers 1520, il a presque sa forme définitive; on devine
en lui le futur roi de l'orchestre. Chose curieuse, le violon arriva,
dès le premier jour, à la perfection et les plus anciens sont encore
aujourd'hui ceux dont les artistes se servent avec le plus d'amour.
Nous n'avons point à faire ici l'histoire de la lutherie, mais il ne
sera pas dit que nous aurons nommé le violon sans rappeler la gloire
des grands luthiers d'Italie et du Tyrol, et ces dynasties d'ouvriers
de génie, les Amati (1550-1684), les Gaspard de Salo, à Brescia (vers
1560), les Guarneri, à Crémone (1640-1745), les Stradivarius, à Crémone
encore, dont le plus grand fut Antoine, né en 1644 et mort en 1737.
Beaucoup de noms brillent derrière ceux-ci parmi les luthiers célèbres;
mais ceux que nous avons cités doivent rester dans la mémoire de tout
artiste ou amateur (fig. 48).

  [Illustration: FIG. 48.—LUTHIER, XVIe SIÈCLE.
  (D'après Jost Amman.—1568.)]

Pendant que le violon sortait tout armé des ateliers de Crémone et de
Brescia, les violes affectaient mille formes diverses; quelques-unes
avaient des dimensions telles qu'un enfant pouvait facilement s'y
cacher. Mais, au moment où la musique prit un nouvel essor, la sonorité
de ces instruments au grand nombre de cordes, aux contours arrondis,
parut trop molle et trop faible; on les remplaça par des violons aigus
et graves.

L'instrument le plus à la mode, pendant le XVe et surtout pendant le
XVIe siècle, fut le luth, que nous avons déjà vu apparaître au XIIIe.
Après bien des combats entre la vielle ou chifonie, la viole, la harpe,
le psaltérion et les orgues portatives, c'était le luth qui seul
avait conquis le monopole de se faire entendre à côté des chanteurs
les plus en renom, entre les mains des amateurs les plus délicats.
Ce ne fut qu'au XVe siècle qu'il prit définitivement la forme sous
laquelle nous le voyons tant de fois représenté, avec ses six cordes,
sa rose élégante, son corps arrondi et gracieux, son manche allongé et
recourbé. Appelé à de hautes fonctions musicales, le luth avait grandi
peu à peu, si bien que, trop chargé de cordes, il allait succomber sous
leur poids, lorsqu'on lui adjoignit, au commencement du XVIIe siècle,
le théorbe ou archiluth, aux vingt-quatre cordes et au double manche,
d'un effet si pittoresque (fig. 49).

  [Illustration: FIG. 49.
  THÉORBE OU ARCHILUTH.      LUTH.
  XVIe ET XVIIe SIÈCLES.]

La harpe avait changé de forme; mais elle était restée la même, au
point de vue de la facture, depuis le XIIIe siècle. Elle attendra
encore trois siècles avant de se transformer. La harpe simple avait
vingt-quatre cordes; mais, l'instrument ne suffisant plus aux progrès
de la musique, on eut l'idée de revenir à l'ancienne harpe double
irlandaise, qui, armée de quarante-trois cordes, fut en grande vogue
dans toute l'Italie, au XVIe siècle. En effet, on la retrouve souvent
représentée et elle a sa place dans les premiers orchestres dramatiques.

  [Illustration: FIG. 50.—CLAVICORDIUM, XVe SIÈCLE.
  (D'après le ms. du _Thoison d'or_, Bibliothèque nationale.)]

On a bien discuté sur l'invention du clavecin, de l'épinette et par
conséquent du piano. Pour l'inventer, il avait suffi simplement
d'adapter un clavier au psaltérion que nous connaissons depuis le XIIIe
siècle; on avait mis les cordes en vibration, au moyen de languettes
de cuivre. Ainsi transformé, le psaltérion était devenu, dès le XIVe
siècle, le _clavicordium_. Le joli dessin inédit que nous donnons ici
est le premier modèle à nous connu du clavicordium, clavicembalum ou
épinette (fig. 50). Il est du XVe siècle, et, à cette époque déjà, on
avait remplacé les languettes de cuivre par des plumes de corbeau.
Telle fut l'origine des instruments _da penna_ ou de plume, dont les
Italiens parlèrent si souvent. A la fin du XVIe siècle, l'épinette
était partout répandue; ici elle s'appelait harpsichorde, là,
virginal, etc. (fig. 51).

  [Illustration: FIG. 51.—VIRGINAL OU ÉPINETTE.]

Vers la fin du XVIe siècle, Hans Ruckers fondait la dynastie des
grands facteurs anversois. Les femmes s'étaient emparées de cet
instrument, et Clément Marot, parlant des dames de son temps, se
plaisait à voir

    Leurs doigts sur les épinettes,
    Chantant sainctes chansonnettes.

Plus riche que le nôtre sous certains rapports, le XVIe siècle
possédait des flûtes droites et traversières; les instruments graves de
cette famille rendaient des sons semblables à ceux de l'orgue. Le fifre
était destiné à la guerre, où il se mariait au roulement du tambour
et de la grosse caisse; le flageolet ou flûtet servait surtout à la
danse, accompagnant de son chant perçant le rythme obstiné du tambourin
(fig. 52-53).

  [Illustration: FIG. 52.—FLUTES TRAVERSIÈRES OU ALLEMANDES, XVIe
    ET XVIIe SIÈCLES.]

  [Illustration: FIG. 53.—FAMILLE DES FLUTES DROITES, AIGUËS ET
    GRAVES, XVIe ET XVIIe SIÈCLES.]

Le hautbois, lui aussi, avait des ténors, des basses et même des
contrebasses de sa famille; mais ces dernières étaient difficiles à
jouer. On en inventait de toutes espèces, et toujours on retrouvait les
mêmes inconvénients, lorsque vers 1539, un chanoine de Pavie, nommé
Afranio, inventa un instrument grave à anche, qu'il nomma le _fagotto_,
et qui ne tarda pas à faire oublier toutes les basses de hautbois et
leurs similaires, les cromornes. Le fagotto, qui prit les formes les
plus étranges, devint plus tard notre basson (fig. 54 à 56).

  [Illustration: FIG. 54.—FAMILLE DES HAUTBOIS ET BOMBARDES AIGUS
    ET GRAVES, XVIe ET XVIIe SIÈCLES.]

  [Illustration: FIG. 55.—FAMILLE DES BASSONS AIGUS ET GRAVES,
  XVIe ET XVIIe SIÈCLES.]

  [Illustration: FIG. 56.
  RACKETT, SORTE DE BASSON, XVIe ET XVIIe SIÈCLES.]

Depuis trois siècles l'orgue s'était transformé; les tuyaux étaient
devenus plus nombreux, les claviers plus maniables, la soufflerie
moins difficile à mettre en mouvement. En perfectionnant les pédales,
à la fin du XVe siècle, l'organiste Bernhard Murer avait doublé les
ressources de l'instrument. En revanche, les succès du luth et du
clavecin éclipsaient celui des orgues portatives ou régales; elles
disparurent peu à peu, et le XVIe siècle fut leur dernière époque de
gloire (fig. 57).

  [Illustration: FIG. 57.—ORGUE PORTATIF OU RÉGALE, XVIe ET XVIIe
    SIÈCLES.
  (Musée du Conservatoire de Bruxelles.)]

Un des caractères distinctifs de l'instrumentation aux XVIe et XVIIe
siècles fut l'emploi fréquent des cornets en bois, aux sonorités
rauques et rudes. Ils étaient ornés d'un bocal, ou _bouquin_, en bois
ou en ivoire, qui communiquait avec l'instrument, au moyen d'un trou
de quelques lignes de diamètre. C'est ce bocal qui fit donner à ces
instruments le nom de _cornets à bouquin_. Dès le XIIIe siècle, nous
avons rencontré les cornets, et, au XVIe, leur famille était complète,
de la basse au soprano. Il y en avait de deux sortes: les droits et les
courbés. On les appelait aussi cornets _blancs_ et cornets _noirs_.
Aucun instrument ne fut plus en vogue; il eut ses virtuoses, on écrivit
pour lui de véritables méthodes, enfin il n'y eut pas d'éloges qu'on
ne lui prodiguât: «Quant à la propriété du son, dit Mersenne, il est
semblable à l'éclat d'un rayon de soleil qui paraît dans l'ombre ou
dans les ténèbres, lorsqu'on l'entend parmi les voix, dans les églises
cathédrales ou dans les chapelles (fig. 58).»

  [Illustration: FIG. 58.—FAMILLE DES CORNETS A BOUQUIN AIGUS ET
    GRAVES, XVIe, XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES.]

_Sic transit gloria..._, car il ne nous est resté d'un instrument si
célèbre et si répandu que le grotesque serpent, inventé en 1590 par un
chanoine d'Auxerre, nommé Edme Guillaume.

  [Illustration: FIG. 59.—COR OU CORNET, FIN DU XVe SIÈCLE.]

A partir de la fin du XVe siècle, les instruments à bocal en cuivre
s'étaient renouvelés. La grande trompette de guerre s'était recourbée
gracieusement; le cor, ou trompe de chasse, avait pris sa forme
définitive, et surtout le majestueux trombone, le plus souple et le
plus parfait des instruments de cuivre, avait fait son apparition.
Ce qui distingue le trombone des autres instruments de cuivre, c'est
qu'il possède une coulisse qui lui permet d'augmenter ou de diminuer
le nombre des notes qu'il peut faire entendre, en allongeant ou en
raccourcissant le tube dans lequel résonne la colonne d'air (fig. 60).

  [Illustration: FIG. 60.—LE TROMBONE ET SES ACCESSOIRES, DU XVIe
    AU XIXe SIÈCLE.]

Nous n'avons pas à revenir sur les instruments à percussion; ils n'ont
guère changé depuis le XIIIe siècle.

  INSTRUMENTS DE MUSIQUE DES XIVe, XVe ET XVIe SIÈCLES[5].

  +==============================================================+
  |                     INSTRUMENTS A CORDES.                    |
  +——————————+——————————+——————————+
  |     FROTTÉES.      |      PINCÉES.      |     FRAPPÉES.      |
  +——————————+——————————+——————————+
  |    GENRE VIOLE     |     GENRE LUTH     |    A BAGUETTES     |
  | Violetta.          | Luth.              | Psaltérion.        |
  | Viole de bras.     | Mandore.           |                    |
  | Viole bâtarde.     | Mandoline.         |      A CLAVIER     |
  | Viole de jambe.    | Théorbe[9].        | Épinette[10].      |
  | Gigues[6].         |                    | Virginal.          |
  | Lyre.              |       GENRE        | Harpsichorde.      |
  | Lirone.            |      GUITARE       | Clavicorde.        |
  | Arciviole.         | Guitare.           |                    |
  | Trompette          |                    |                    |
  |   marine[7].       |    GENRE CISTRE    |                    |
  | Violon[8].         |     et MANDORE     |                    |
  |                    | Cistre.            |                    |
  |    GENRE VIELLE    | Petit cistre.      |                    |
  | Vielle à roue.     | Mandore.           |                    |
  |                    |                    |                    |
  |                    |    GENRE HARPE     |                    |
  |                    | Harpe simple.      |                    |
  |                    | Harpe double.      |                    |
  +——————————+——————————+——————————+
  | [5] Pour éviter de surcharger inutilement ce tableau, nous   |
  | n'avons nommé que les instruments principaux, ne tenant pas  |
  | compte des variétés de chaque genre. Presque tous ces        |
  | instruments se subdivisaient en soprano, alto, ténor et      |
  | basse, et ils étaient employés par groupes.                  |
  |                                                              |
  | [6] Les violes restent à peu près les mêmes jusqu'au XVIIIe  |
  | siècle.                                                      |
  |                                                              |
  | [7] La trompette marine était un instrument à une seule      |
  | corde, ou deux au plus, dont on trouve des spécimens dès le  |
  | XIVe siècle.                                                 |
  |                                                              |
  | [8] Le violon fait son apparition au XVe siècle, mais c'est  |
  | au XVIe qu'il prend sa forme définitive.                     |
  |                                                              |
  | [9] Le théorbe, ou archiluth, fut inventé vers la fin du     |
  | XVIe.                                                        |
  |                                                              |
  | [10] Les premiers instruments à clavier paraissent dater du  |
  | XIVe siècle. Ils sont fort répandus à la fin du XVe.         |
  +==============================================================+

  +===================================================================+
  |                        INSTRUMENTS A VENT.                        |
  +—————————-+———————+————————-+———————+
  |      A BEC.       |   A ANCHE.   |        A        |   A BOCAL.   |
  |                   |              |    RÉSERVOIR.   |              |
  +—————————-+———————+————————-+———————+
  |  FLUTES A BEC     |   GENRE      |      GENRE      |   EN BOIS    |
  |Flageolet.         |  HAUTBOIS    |     CORNEMUSE   |Cornets       |
  |Flûtes basses.     |Hautbois.     |Cornemuse.       |  D'Allemagne.|
  |Flûtes             |Chalumeaux.   |Bombardes        |Cornets noirs.|
  |  traversières.    |Hautbois      |  avec bourdon   |Cornets       |
  |Fifres suisses.    |  graves.     |  grave.         |  blancs aigus|
  |                   |              |                 |  et graves.  |
  |                   |    GENRE     |   GENRE ORGUE   |Serpent.      |
  |                   |   CROMORNE   |Grandes          |              |
  |                   |Cromornes     |   orgues[12].   | EN CUIVRE[13]|
  |                   |hauts et bas. |Orgues portatives|Trompettes.   |
  |                   |              |  ou Régales.    |Cors.         |
  |                   | GENRE BASSON.|                 |Sacquebutes   |
  |                   |Basson[11].   |                 |(Trombones).  |
  |                   |Double basson.|                 |Alto.         |
  |                   |Petit basson. |                 |Ténor.        |
  |                   |Cervelas.     |                 |Basse.        |
  |                   |Grande basse. |                 |Contrebasse.  |
  +—————————-+———————+————————-+———————+
  | [11] Basson, inventé vers 1539, par Afranio.                      |
  |                                                                   |
  | [12] Invention des pédales de grand orgue, par Bernard Murer,     |
  | au XVe.                                                           |
  |                                                                   |
  | [13] On attribue l'art de contourner les instruments de cuivre à  |
  | un nommé Morin, sous le règne de Louis XII, cependant les         |
  | trombones étaient déjà fort connus au XIVe siècle, et le grand    |
  | cor de la figure 59 est antérieur à cette époque.                 |
  +===================================================================+

  +===============================+
  |           PERCUSSION.         |
  +———————-+———————-+
  |      A        |     SANS      |
  |   BAGUETTES.  |   BAGUETTES.  |
  +——————-+————————-+
  | Tambour.      | Clochettes.   |
  | Caisse.       | Cymbales.     |
  | Grosse caisse | Castagnettes. |
  |     ou        |               |
  | Colin Tampon. |               |
  | Timbales.     |               |
  +===============================+

Le carillon à main a cessé d'être un instrument d'amateur, mais il a
pris une brillante revanche, sous forme de carillon aérien à clavier et
à mécanique. Les églises et les hôtels de ville de la Belgique et du
Nord de la France retentissent encore de ses chansons.

  [Illustration: FIG. 61.
  MUSICIEN AMBULANT, TAMBOURIN ET GALOUBET, XVe SIÈCLE.]

Pendant cette longue période de trois siècles, la musique fut en grand
honneur à la cour aussi bien qu'à la ville, au concert comme au théâtre
et à l'église. Partout ce sont des joueurs de violes et d'autres
instruments, dans les fêtes et dans les tournois. Les comptes des
seigneurs et des rois sont riches en quittances de pensions données à
des ménestrels. Les listes des maisons princières ne sont remplies que
de noms de ménestrels et de joueurs d'instruments. Au XVIe siècle, la
reine Élisabeth payait une bande musicale considérable, et à Ferrare
la duchesse elle-même, vers 1599, conduisait un orchestre composé de
femmes. Il n'était pas, du reste, de prince qui n'entretînt à sa cour
quelque musicien célèbre.

C'était surtout dans les repas que les concerts de voix et
d'instruments se faisaient entendre. Lorsque le duc de Bourgogne,
Philippe le Hardi, fonda l'ordre du Héron, la musique eut sa part dans
cette magnifique fête. Dans une moralité du XVIe siècle, représentée
sur les tapisseries que René d'Anjou prit, en 1477, à Charles le
Téméraire, après sa défaite de Nancy, on entend Bonne Compagnie dire
aux ménestrels de lui «fleuter» une chanson pendant son repas, et
le texte de cette moralité de la _Condamnation des banquets_, écrit
par Nicolas de Lachesnaye, ajoute: «Ici dessus, sont nommés les
commencements de plusieurs chansons, tant de musique que vaud de
ville, et est à supposer que les joueurs d'instruments en sauront
quelques-unes, qu'ils joueront présentement devant la table.»

Les particuliers ne se passaient pas non plus de musique, et surtout
au XVIe siècle, après que l'imprimerie eut répandu à profusion les
œuvres musicales, la musique, que l'on pourrait appeler de chambre,
fut en grande vogue. C'est pour être exécutés ainsi que furent écrits
les madrigaux et composées les nombreuses chansons à plusieurs voix,
qui sont la richesse de nos bibliothèques; mais les instruments
n'étaient pas non plus négligés, et, parmi les publications de ce genre
les plus curieuses, il faut compter le _Livre de viole_ de Gervaise,
imprimé en 1547 chez Attaignant, et qui est composé des chansons et des
danses les plus à la mode à la fin du XVe siècle et au commencement du
XVIe, transcrites sans paroles, pour instruments du genre viole.

En effet, la chanson et l'air de danse font les frais de la musique en
vogue à cette époque, et, à la fin du XVe siècle, les rythmes devenant
plus nets, on reconnaît les danses dont les noms sont restés célèbres,
comme la _Romanesca_ en Italie, les _Tordions_, les _Sauterelles_,
les _Pavanes_ en France. Un livre curieux d'Arbeau Thoinot, intitulé
_l'Orchésographie_ (1588), nous donne le détail de toutes les danses
employées au XVIe siècle; mais, depuis longtemps déjà, c'était par des
ballets que l'on fêtait l'entrée des rois dans les villes, ou leur
couronnement, et la musique n'avait garde de se laisser oublier pendant
ces solennités.

Ces ballets étaient des sortes de tableaux vivants, des marches, de
somptueuses mascarades. En 1552, on vit à Rouen, pour fêter l'entrée du
roi Henri II, une fête qui resta dans la mémoire des chroniqueurs et où
la pantomime, accompagnée de musique, jouait un grand rôle (fig. 62).

  [Illustration: FIG. 62.
  ORCHESTRE DE FÊTE FRANÇAIS.
  (Entrée de Henri II à Rouen, 1552.)]

Le plus célèbre des ballets représentés en France au XVIe siècle
fut celui dit _Balet comique de la Royne_, joué et dansé au Louvre,
en 1582, à l'occasion des noces du duc de Joyeuse et de Mlle de
Vaudemont. La musique était de Salmon, de Beaulieu et de l'Italien
Baltazarini, dit Beaujoyeux; on y racontait l'histoire de Circé,
avec des chœurs, des soli, quantité de danses et de pantomimes;
l'orchestre était composé de flûtes, de hautbois, de cromornes, de
trompettes, de cornets, de trombones, de harpes, de violes, de luths,
d'un tambour, d'un orgue portatif.

Depuis deux siècles, une grande évolution s'était accomplie dans
la musique dramatique. Le théâtre était passé des mains des hommes
d'église dans celles des laïques; la confrérie de la Passion,
constituée par ordonnance de Philippe le Bel, en 1302, s'était chargée
de représenter les mystères, dont les prêtres avaient eu jusque-là le
monopole.

Bientôt, mystères et miracles furent abandonnés pour les moralités, les
soties et les farces, et à partir de ce moment la musique perdit de son
importance dans l'art dramatique national.

Elle reprit son rang à la cour des princes et des rois, dans les
représentations faites pour les couronnements et les mariages. Les
lettrés s'étant pris de passion pour l'antiquité, de tous côtés
on revint avec ardeur aux poètes grecs et latins, qui avaient été
non ignorés, mais négligés pendant tout le moyen âge. Avec eux la
troupe gracieuse des dieux et des déesses remplaça les prophètes
et les saints; elle arriva, chantant et dansant au son des voix et
des instruments. Ce fut l'Italie qui donna le signal. En 1475, Ange
Politien fit entendre un _Orfeo_ avec chants. Ces sortes d'opéras
étaient présentées sous forme de chœurs, écrits dans le genre à
plusieurs voix, dit madrigalesque, auquel nous avons fait allusion
plus haut. C'étaient des représentations singulières, participant à la
fois de la musique de table, du ballet, du drame, de l'épithalame et
des concetti italiens (fig. 63).

  [Illustration: FIG. 63.—ORCHESTRE DE FÊTE, XVIe SIÈCLE.
  (D'après les _Missæ solennes_, de 1589.)]

En 1487, on mit en scène l'histoire de _Céphale et l'Aurore_ à Ferrare;
Nicolo de Corregio en avait écrit la musique. En 1506, la pastorale de
_Tircis_, du comte Castiglione, contenait une chanson, un chœur et
une danse mauresque. En 1539, au mariage de Cosme Ier avec Éléonore
de Tolède, on voyait Apollon lutter contre le serpent, au son d'un
orchestre, composé d'un clavecin, d'une flûte, d'une harpe et de
quatre trombones; pour le passage de Henri III à Venise, on jouait
une tragédie en musique de Cl. Merulo. Puis c'étaient des pastorales,
_Il Sagrifizio_, musique d'Alfonso della Viola, _Aretusa_ (1563), le
_Pastor Fido_ de Guarini, mis en musique par Luzzasco. Ces pièces
étaient pour la plupart écrites en style madrigalesque; mais les
musiciens s'exerçaient aussi dans le style dit _récitatif_, ou chant à
une voix seule, qui préparait l'avènement de l'opéra moderne. Une des
œuvres les plus célèbres de ce genre fut l'épisode d'_Ugolin_ de
Dante, mis en musique par Vincent Galilée, fils du célèbre Galilée.

Le théâtre et les bals ne contribuèrent pas seuls aux progrès de la
musique; notre art bénéficia aussi des ardentes luttes religieuses de
cette période.

En effet, au XVIe siècle, un immense mouvement se fait sentir, qui
doit singulièrement accélérer la victoire de l'art populaire sur l'art
conventionnel. D'un vigoureux et brutal coup d'épaule Luther a secoué
le monde. Ce lutteur a besoin de toutes ses forces pour vaincre; il
est musicien, donc la musique devient une de ses armes. Sorti du
peuple, et d'un peuple très bien doué pour la musique, il sait qu'à
côté de l'art mondain, préparé, alambiqué, il en existe un autre,
plus accessible, dans lequel court, pour ainsi dire, un sang plein de
vie et de chaleur. Jean Huss, avant lui, s'était servi de la chanson
populaire; les frères Moraves avaient colporté dans toute l'Allemagne
des refrains que chacun aimait à répéter; l'Église catholique avait
lancé jusqu'aux derniers rangs de la foule quelques-uns de ses cris
d'adoration et de foi. Luther prit toute cette musique dans sa large
et puissante main. Aidé du compositeur Walther, il lui donna l'unité,
composa lui-même les paroles et au besoin les chants qui convenaient à
ses disciples enthousiastes et fit servir à sa propagande le _choral_
dont les _minnesänger_ et les _meistersänger_ avaient ébauché le
premier dessin. Les jours de grandes batailles, lorsqu'il entre à Worms
pour défendre sa tête et soutenir ses principes, il entonne, en face
de l'empereur, son chant de guerre _Ein feste Burg_, qui devient le
cri de ralliement de toute l'Allemagne révoltée contre Rome[14]; c'est
la _Musique peuple_, chantant pour la première fois devant l'histoire.
Il est singulier que le même siècle ait vu naître, avec le chant de
Luther, la première et grande manifestation de la musique populaire,
pendant qu'avec Palestrina l'art pour ainsi dire profane s'emparait en
maître du sanctuaire catholique, sous la coupole de Saint-Pierre de
Rome.

  [14] C'est le choral dont Meyerbeer s'est servi dans _les Huguenots_.

Après Luther, la France, sous l'influence de Calvin, puis l'Angleterre,
accomplirent la révolution religieuse que l'on sait, et dans laquelle
la musique ne manqua pas de jouer un rôle prédominant.

Tel est l'aspect général que présente l'histoire de la musique du XIVe
au XVIe siècle. Les documents musicaux, c'est-à-dire les compositions,
manquent un peu au XIVe siècle, jusqu'à la première moitié du XVe;
on peut même dire que, sous ce rapport, cette période est beaucoup
plus pauvre que celle qui l'a précédée; en revanche, au XVe siècle,
et surtout au XVIe, la musique écrite abonde de tous côtés, tant en
manuscrits qu'en imprimés, à ce point que l'on a fait un gros livre
rien qu'avec le catalogue des titres d'œuvres parues à cette époque.

  [Illustration: FIG. 64.—CHARIVARI, XVe SIÈCLE.
  (D'après le manuscrit du _Roman de Fauvel_, Bibliothèque nationale.)]

Parmi les plus beaux manuscrits du XIVe siècle, comptons le _Roman
de Fauvel_ (fig. 64), qui appartient à la Bibliothèque nationale,
et le manuscrit de Guillaume de Machault, de la même collection.
Citons encore le magnifique manuscrit dit de Roquefort, qui contient
spécialement de la musique italienne très rare à cette époque, et un
autre recueil de chansons, dit du fonds français 169. (Nouveau 12744.)
Le British Museum, à Londres, possède aussi quelques beaux monuments de
ce genre; signalons encore, pour le XVe siècle, un splendide manuscrit
de chansons appartenant au duc d'Aumale, celui dit de Marguerite
d'Autriche, à la belle bibliothèque de Bruxelles; à Munich, pour le
XVIe siècle, le recueil de madrigaux et motets, splendidement copiés et
enluminés, par ordre de l'archiduc Albert de Bavière en 1562, sous les
yeux du célèbre Orlando de Lassus.

Si des œuvres nous passons aux musiciens, nous trouverons encore
même pauvreté au XVe siècle, même richesse pour la fin du XVe et
surtout pour le XVIe. Disséminés au XIVe siècle, les noms célèbres
deviennent plus nombreux à mesure que nous approchons du XVIe. Les
premiers et les plus illustres du XIVe siècle sont des théoriciens:
Marchetto de Padoue (première moitié du XIVe) et Philippe de Vitry,
surnommé de son temps la _Fleur et la perle des chantres_, puis Jean
de Muris, qui écrivait de 1325 à 1345. Ces hommes comptent parmi les
premiers créateurs de la théorie musicale et de la notation modernes.

Il faut arriver jusqu'à la fin du XIVe siècle pour trouver des artistes
dont les noms méritent d'être mentionnés ici. Guillaume Dufay (1350),
qui opéra une véritable révolution dans l'art d'écrire et de noter
la musique; Simon Tunstede († 1369); Guillaume de Machault (1284
† vers 1370), qui composa, entre autres choses, une messe pour le
sacre du roi Charles V; Jeannot de Lescurel, dont on cite des chansons
ingénieuses, apparaissent en Angleterre et dans le nord de la France.
En Italie, citons Landino (1325 † 1390), autrement dit Francesco
degli Organi, parce qu'il était organiste, ou il Cieco, parce qu'il
était aveugle. La réputation de ce dernier fut immense, à ce point que
le roi de Chypre tint à honneur de poser sur sa tête une couronne de
laurier en 1364.

Au XVe siècle, les musiciens deviennent assez nombreux pour constituer
une école, et c'est dans le Nord de la France et dans la Belgique que
se trouvent les premiers maîtres qui, tout en continuant la tradition
musicale des trouvères de l'Artois et de la Picardie, instruisirent
les maîtres italiens du XVIe siècle. De 1400 à 1420, l'école
franco-flamande, en y ajoutant l'école anglaise, est pour ainsi dire
fondée par Dunstaple (1400-1458) et Gilles Binchois; puis viennent
derrière eux Vincent Fauques, Éloy de Brossart, etc.

A la fin de ce siècle, cette école compte parmi ses plus grands maîtres
Jean Ockeghem, _pilier de musique_, dont la mort est pleurée par tous
les poètes, et Jacques Obrecht (né vers 1430, à Utrecht); à côté d'eux,
Domar, Barbigant, Busnois, le théoricien Tinctor, dont le dictionnaire
musical est particulièrement curieux.

A partir du XVIe siècle, les musiciens abondent de tous côtés, tous
écrivant à plusieurs parties chansons et madrigaux; ce ne fut que dans
la seconde moitié du siècle que l'Italie prit la tête, dans cette sorte
de course artistique, mais pour écraser ses rivaux dès les premiers
combats.

En France, voici Josquin des Prez (né vers 1450, † 1521), puis
Clément Jannequin, tous deux ayant quelque ressemblance entre eux,
ingénieux, spirituels, gouailleurs même, aimant plaisanteries, jeux de
mots et calembours. Josquin, dont le recueil de messes surtout fut si
célèbre, se plaisait à toutes sortes de facéties.

Clément Jannequin, son contemporain et son rival, se distingue entre
tous, surtout par sa façon heureuse de traiter les voix, en écrivant ce
que l'on appelle la musique imitative. Reproduire avec les sons les
bruits de la nature a toujours été un des côtés caractéristiques de
l'école française. Clément Jannequin, après la bataille de Marignan,
eut l'idée de peindre en musique ce combat de géants. Il y réussit,
autant du moins que l'on peut représenter une bataille avec des voix
humaines, et sa composition est pleine d'ingéniosité, écrite avec
facilité et élégance. Du reste, ce genre de musique était fort à la
mode au XVe siècle. Pendant que C. Jannequin traçait de petits tableaux
de genre à sa manière, avec le _Caquet des femmes_, etc., des morceaux
analogues paraissaient de tous côtés. On peut citer au premier rang
le _Chant des oiseaux_ et la _Chasse du lièvre_ de Nicolas Gombert.
Le même Gombert avait écrit, du reste, une déploration sur la mort de
Josquin Desprez, comme celui-ci en avait écrit une sur celle d'Ockeghem.

L'école française du XVIe siècle continua ses traditions avec Certon,
Brumel, Fevin, l'excellent J. Mouton, Compère, Carpentras, le fécond
Cl. Lejeune. Ant. Baïf, le poète, fut aussi un musicien remarquable,
pendant qu'Antoine de Bertrand et Regnard mettaient en musique les
vers de Ronsard. Vers la fin du siècle, il faut compter Eustache
Ducaurroy (né en 1549), Jacques Mauduit, luthiste de Henri IV (né en
1557); à côté d'eux brillaient Bourgeois, Philibert Jambe de fer et la
pléiade des musiciens qui mirent en musique les psaumes calvinistes de
Théodore de Bèze et de Clément Marot. Enfin, et célèbre entre tous, Cl.
Goudimel, qui périt à Lyon pendant le massacre de la Saint-Barthélemy,
le 24 août 1572. Claude Goudimel fut, avec Josquin des Prez et Cl.
Jannequin, un des grands maîtres de l'école française au XVIe siècle.
Il paraît être né en Franche-Comté vers 1510. On compte parmi ses
œuvres principales les _Psaumes_ (1565), et les _Odes d'Horace_,
mises en musique.

Aux Pays-Bas, le mouvement commencé pendant le XVe siècle ne s'arrêta
pas; mais ce ne fut pas dans leur pays seulement que les musiciens
flamands et belges exercèrent leurs talents. La Belgique fut comme une
pépinière de maîtres et de compositeurs que les princes allemands et
italiens s'arrachaient à l'envi. Parmi les artistes flamands et belges
qui tinrent bon rang à cette époque, il faut citer Verdelot, élève de
Gombert et de Josquin des Prez, Arcadelt, Clemens non papa, Créquillon,
Jacques de Werth, Richafort, Manchicourt, etc.; mais en première ligne
nous devons nommer Adrien Willaert, Philippe de Mons et le _Grand
Orlande_, pour parler la langue de ce temps, c'est-à-dire Orlando de
Lassus.

    _Est ille Lassus, lassum qui recreat orbem._

Adrien Willaert (Bruges, 1490, † Venise, 1563), élève de Jean Mouton,
fonda l'école musicale de Venise en 1527. Il eut pour élèves Cyprien
de Rore, Nic. Vicentino, C. Porta, Francesco della Viola, le grand
théoricien Zarlino. Ses œuvres consistent surtout en chœurs,
motets, chansons françaises.

Philippe de Mons (né vers 1521, † vers 1606) fut le dernier grand
maître de l'école franco-belge. Il vint en Italie vers 1561; il écrivit
des messes, des motets, des madrigaux, des chansons françaises, et mit
en musique des sonnets de Ronsard.

Cyprien de Rore (Malines, 1516, † Venise, 1565), élève d'Adrien
Willaert, lui succéda comme maître de chapelle à Saint-Marc. Outre ses
messes, il écrivit un grand nombre de madrigaux.

Orlando de Lassus, ou Roland de Lattre, dit le _prince des musiciens_,
naquit à Mons en 1520 et mourut fou à Munich, vers 1594. Étant enfant,
il avait été enlevé trois fois à ses parents à cause de sa belle voix.
En 1557, Albert, électeur de Bavière, le prit avec lui et le mit à la
tête de sa musique. Il cherchait surtout dans ses œuvres la pureté
du style, l'élégance de la mélodie. Il a écrit des messes, des psaumes,
des lamentations, des motets, des madrigaux italiens et des chansons
françaises (fig. 65).

  [Illustration: FIG. 65.
  ORLANDO DE LASSUS, LE PRINCE DES MUSICIENS.
  (Mons, 1520, † Munich, vers 1594.)]

L'Angleterre, qui possédait alors une belle école musicale, conserva
encore son rang pendant près d'un siècle avec Turges, Banister,
Philippes, le docteur Tye, Tallis, Dowland, John Milton, le père du
grand poète, et surtout avec Morley et W. Bird. On retrouve les noms
de tous ces artistes dans un curieux recueil composé pour la reine
Élisabeth. Ce sont des pièces de clavecin, fort difficiles du reste,
réunies sous le titre de _Virginal Book_.

En Espagne et en Portugal, on compte aussi, au XVIe siècle, de grands
maîtres, tels que le théoricien Salinas, Goes, Moralès, Vittoria, dont
la gloire de Palestrina n'a pas encore effacé le souvenir.

Jusqu'ici, excepté avec ses _minnesänger_ et ses _meistersänger_,
l'Allemagne avait tenu peu de place dans la musique; mais, à partir du
XVIe siècle et de la Réforme, elle prit un rang qui, d'abord honorable,
finit, trois siècles plus tard, par devenir prépondérant. Malgré
l'horreur singulière que les princes de ce pays semblaient avoir pour
leurs musiciens nationaux, puisqu'ils appelaient toujours des maîtres
de l'étranger, de France et de Belgique d'abord, et d'Italie ensuite,
la liste des compositeurs allemands qui écrivirent du XVe à la fin du
XVIe siècle est considérable. Nous citerons, parmi les principaux,
Gumpelzheimer, Sixt Dietrich, Ludwig Senfl, Reischius, Ornithoparcus,
Froschius, Heyden, Luscinius, qui nous a laissé un livre curieux sur
les instruments de son temps; Glarean, qui fut un grand théoricien;
Knefal, auquel on a longtemps attribué les premières compositions
instrumentales; Haenel, Schulz, Hoffheimer, Séb. Virdung, qui nous
donne, dans son livre _De musicâ_, un état intéressant de la musique de
son temps.

L'Italie semble être venue la dernière, car ce ne fut qu'après avoir
été formés par les maîtres de l'école franco-belge que les Italiens
s'élancèrent dans la carrière avec un incomparable éclat, il est vrai.
Déjà nous avons vu paraître plusieurs d'entre eux aux XIVe et XVe
siècles. La musique populaire prend son essor; les théoriciens surtout
abondent de tous côtés; mais c'est au XVIe siècle que les écoles se
forment. Voici l'école vénitienne, qui mêle le religieux au profane,
dans un style à la fois élégant et savant, avec un mélange piquant
de musique populaire; voici Naples, où l'on écrit à plusieurs voix
d'indolentes et mélodiques chansons de pêcheurs; voici Florence, où les
musiciens se préparent à opérer toute une révolution dans la musique;
voici enfin Rome, qui va donner naissance à une admirable école de
chant et de musique religieuse.

A Venise, l'école est fondée en 1527 par Adr. Willaert; après lui,
viennent Cyprien de Rore, Alfonso della Viola, Cost. Porta, Zarlino,
qui, le premier, posa les règles de l'harmonie, dans les _Istituzioni
harmonici_ (1558); derrière eux, Gastoldi, Orazzio Vecchi, un des
maîtres du style madrigalesque. A Naples, c'est l'élégant Gesualdo,
prince de Venouse; à Florence, Fr. Corteccia, Al. Striggio, Vincent
Galilée, fils du grand Galilée, théoricien et compositeur, Cost. Festa,
Cl. Merulo, etc.

Enfin à Rome, où la chapelle pontificale donne aux musiciens tant de
facilités pour se produire, un nom domine tous les autres, celui de
Palestrina. Pierluigi da Palestrina, élève du Français Goudimel, naquit
à Preneste, en 1524. Il écrivit d'abord dans le style à la mode de son
temps; mais bientôt, ayant entendu quelques compositions qui semblaient
réagir contre les subtilités musicales de l'époque, il comprit que
l'art ne consistait pas dans la difficulté vaincue, mais dans la beauté
de la forme et dans l'expression. Déjà quelques compositeurs profanes
avaient cherché, non pas à simplifier la musique à plusieurs voix, mais
à donner à cette science une allure plus libre et plus inspirée. Ce
fut à l'église que Palestrina voulut appliquer cette nouvelle musique
simple et forte. Comme tous ses contemporains, Palestrina avait,
lui aussi, composé de nombreuses messes, dans lesquelles les voix
se jouaient autour d'un thème populaire servant de sujet. Il rompit
avec ce genre, et les premières compositions auxquelles il appliqua
l'art nouveau furent les _Improperia_ en 1520, dans lesquelles il
ne se servit que des mélodies du plain-chant. Vers la même époque,
s'appuyant sur une décision du concile de Trente, le pape avait voulu
faire cesser toutes les fantaisies auxquelles se livraient dans le
sanctuaire les musiciens soi-disant religieux. Il y eut un concours
pour la composition d'une messe plus digne de l'office divin; celle de
Palestrina l'emporta sur les œuvres rivales, et la messe dite du
_Pape Marcel_ fut exécutée à Rome pour la première fois le 21 avril
1565. Cette messe est ainsi appelée, non parce que ce fut sous le pape
Marcel qu'elle fut exécutée, mais en souvenir de ce pontife, un des
premiers protecteurs de Palestrina. A partir de ce jour, une musique
religieuse était créée, en dehors du plain-chant liturgique sévère.
Lorsque Palestrina mourut en 1594, on lui fit l'insigne honneur de
l'enterrer à Saint-Pierre de Rome.

Palestrina eut plusieurs imitateurs, tant pour son style d'église que
pour ses madrigaux, qui, écrits en harmonie consonante, en diffèrent
du reste assez peu. Anerio, les frères Nanini fondèrent à Rome des
écoles où se conservèrent les traditions du maître, et qui donnèrent
naissance à l'admirable phalange des chanteurs-compositeurs romains,
ces créateurs de l'art du chant au XVIIe siècle.

Avec les œuvres du maître de Préneste, la musique du moyen âge,
après bien des transformations, est arrivée à sa plus sublime
perfection. Il est un moment où un art ayant atteint son expression
la plus parfaite, un nouvel art se forme à côté de lui, incarnation
toujours renaissante du génie humain. Tel est le caractère des XVe
et XVIe siècles: pendant que la musique du moyen âge touche à son
apogée avec Palestrina, l'historien perspicace peut déjà pressentir
l'avènement de la musique moderne.


  Baini (G.). _Memorie storico critiche della vita e delle opere
    di Giovanni Pierluigi da Palestrina_, in-4º, 1828.

  Bellermann. _Die Mensuralnoten und Taktzeichen des_ XVe _und_
    XVIe _Jahrhunderts_, in-4º, 1858.

  Douen. _Clément Marot et le psautier huguenot_, 2 vol. grand
    in-8º, 1878.

  Eitner (Robert). _Bibliographie der Musik-sammelwerke des_ XVIe
    _und_ XVIIe _Jahrhunderts_, in-8º, 1877.

  Lavoix fils. _Histoire de l'instrumentation, depuis le_ XVIe
    _siècle jusqu'à nos jours_, in-8º, 1880.

  Prætorius (Michel Schultz). _Syntagma musicun_, in-4º,
    1614-1621.

  Schmid (Anton). _Ottaviano Petrucci da Fossombrone_, in-8º,
    1845.

  Vidal (Antoine). _Les instruments à archet_, 3 vol. grand
    in-4º, 1876-1878.

  Winterfield (C. von). _Johannes Gabrielli und sein Zeitalter_,
    in-4º et in-fº, 1834.

  _Maîtres musiciens de la Renaissance française_, publ. par H.
    Expert, transcription en notation moderne, in-4º, 1er vol.,
    1894, Orlando de Lassus;—2e vol., 1895, Goudimel;—3e vol.,
    1896, Costeley.

  _Anthologie des maîtres religieux primitifs des XVe, XVIe et
    XVIIe siècles_, publ. par M. Charles Bordes, in-8º, 1893.

  Sandberger, _Beitræge zur Geschichte der Bayrische Hofkapelle
    unter Orlando di Lasso_, in-8º, 1894.



LIVRE III

  LES PRÉCURSEURS



CHAPITRE PREMIER

  LA MUSIQUE ITALIENNE AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES

  _Les tendances nouvelles_: la modulation, le cénacle
    de Florence.—_L'opera seria_: Peri, Caccini, Emilio
    del Cavaliere, Monteverde, l'oratorio.—Landi et les
    opéras-concerts, Cavalli, Carissimi, Scarlatti, Porpora,
    Hasse, Jomelli, Piccini, Sarti, Cimarosa.—_La musique
    religieuse_: Scarlatti, Leo, Durante, Marcello, Porpora,
    Pergolèse.—_L'opera buffa_: Pergolèse, Piccini, Paësiello,
    Cimarosa.—_Les instrumentistes_: orgue, clavecin, violon.—_Le
    virtuosisme_: castrats, cantatrices et chanteurs, Ferri,
    Farinelli, Caffarelli, la Faustina, la Cuzzoni, la Gabrielli,
    la Catalani, Raff, Garcia, les conservatoires.


Le 6 octobre 1600, on donnait à Florence, au palais Pitti, de grandes
fêtes pour célébrer le mariage de Marie de Médicis avec Henri IV.
Pendant trois jours on n'entendit que musique, on ne vit que cortèges
somptueux, danses et mascarades; mais la plus merveilleuse de
toutes ces merveilles fut la représentation de la fable d'Orphée et
d'Eurydice, mise en vers par Ottavio Rinuccini, avec de la musique de
Jacopo Peri et Giulio Caccini. Le surlendemain, la cour applaudissait
une pastorale sur l'enlèvement de Céphale (_Ratto di Cefalo_), dont
Caccini avait inventé les chants. La même année, à Rome (février
1600), dans l'église des oratoriens de Sainte-Marie in Valicella, on
représentait, en grande pompe, avec force danses et décors, un mystère,
dont Emilio del Cavaliere avait composé la musique et Laura Giudiccioni
de Lucques les paroles.

Cette première année du XVIIe siècle comptera parmi les plus illustres
de l'histoire de la musique. Que s'était-il donc passé? Rien, ou peu de
chose; l'opéra moderne était né.

La mélodie n'avait pu être étouffée par les combinaisons savantes du
moyen âge et du XVIe siècle; elle avait continué sa route, sans trop
se soucier des chercheurs de quintessence, et c'est elle que nous
retrouvons au seuil du XVIIe siècle, lorsque naît l'opéra.

Une connaissance plus approfondie de l'art dramatique grec avait
permis aux artistes de voir que le rôle de la musique était surtout
de souligner, pour ainsi dire, le sens des vers et d'en augmenter
l'expression. Retrouver cette intime union de la parole et du chant,
tel fut le rêve de chaque compositeur, pendant tout le XVIe siècle;
parvenir à marier indissolublement la musique et la poésie, comme le
faisaient les Grecs, tel fut le but des efforts de quelques grands
artistes.

Le système de musique à plusieurs voix du XVIe siècle convenait peu à
cette esthétique nouvelle. Il était absolument contraire à la vérité de
l'expression qu'une seule pensée fût exprimée par plusieurs personnes
et par plusieurs chants à la fois. On s'efforça d'abord de dégager la
_mélodie_ de l'agglomération de notes qui l'encombraient, en rejetant
dans un accompagnement instrumental toutes les parties non principales.
Le chant à voix seule revint en honneur. Du reste, les travaux des
maîtres des XVe et XVIe siècles avaient porté leurs fruits; la mélodie
allait trouver la souplesse qui lui manquait; la révolution harmonique,
accomplie après bien des années d'efforts, devait lui permettre à
la fois de se développer, de prendre un accent plus libre et plus
passionné, de se débarrasser définitivement des lourdes chaînes du
plain-chant, bref, de _moduler_.

C'est un bien gros mot dans l'histoire de la musique que celui de
_modulation_, et ce n'est guère ici le lieu d'en expliquer la théorie;
mais quelques lignes à ce sujet sont indispensables. Pour procurer à
la musique la souplesse et la variété, pour l'enrichir de ces dons
précieux qui sont l'accent ému et l'expression, il fallait que le
musicien pût sans contrainte varier ses tons, mélanger les couleurs,
pour ainsi dire, de la phrase musicale. Une nouvelle langue était
depuis longtemps nécessaire; ce fut dans les dernières années du XVIe
siècle et dans les premières du XVIIe que cette évolution, préparée
depuis si longtemps, s'accomplit définitivement.

Que les sons soient entendus simultanément, comme dans l'harmonie,
ou successivement, comme dans la mélodie, ils sont toujours séparés
les uns des autres par ce que l'on appelle les _intervalles_. Les uns
reposent l'oreille, ce sont les intervalles consonants; les autres
éveillent la sensation de quelque chose d'incomplet qui attend une
conclusion; ce sont les intervalles dissonants. Un de ces derniers
se compose de trois intervalles, d'un ton entier; c'est le triton
ou quarte juste, que nous avons déjà nommé et qui fut l'horreur du
moyen âge. Quelques détours qu'aient pris les musiciens pendant
plusieurs siècles, il fallut bien attaquer en face et faire sonner sans
préparation la dissonance exécrée. Déjà nous constatons plusieurs fois
cette hardiesse pendant le XVIe siècle, chez des théoriciens comme
Pierre Aaron (fig. 66) et Zarlino, chez des compositeurs comme Lucas
Marenzio; mais, lorsqu'après bien des tâtonnements on vit paraître
à découvert _sans préparation_, dans les premières années du XVIIe
siècle, non seulement le triton, mais l'accord modulant de septième de
dominante qui en est la conséquence, l'harmonie et la mélodie modernes
prirent leur essor; de ce jour, les anciennes tonalités du moyen âge et
du plain-chant étaient condamnées.

  [Illustration: FIG. 66.—PIERRE AARON ET SON ÉCOLE.
  (Florence, fin du XVe siècle, † Rimini, 1533.)]

Exposer les règles du triton, le rôle et le caractère de l'accord de
_septième de dominante_ attaqué sans préparation et résolu de même,
n'est pas chose facile dans un abrégé de ce genre; mais si peu que le
lecteur soit versé dans la théorie musicale, peut-être comprendra-t-il
le caractère de cette innovation, après une comparaison que nous
croyons juste. Supposez que pendant six siècles on ait écrit, ou parlé,
sans employer les conjonctions qui relient les phrases entre elles; on
imagine aisément quelle immense évolution s'accomplit dans la langue et
dans le style, le jour où cet élément indispensable au développement de
la phrase, et par conséquent de la pensée, prit place dans la syntaxe
et dans la langue. L'intervalle de triton et la dissonance de septième
de dominante, attaqués et résolus sans préparation, remplissent à
peu près, dans la musique moderne, le rôle de la conjonction dans le
mécanisme du langage.

La règle du triton appartient au domaine de la théorie pure, et nous
ne pouvions pas omettre d'en parler; mais il est à remarquer que ce
ne furent pas les musiciens les plus savants qui donnèrent à l'art
nouveau sa véritable formule. On sait si l'Italie du XVIe siècle fut un
lumineux foyer de lettres et d'art. Érudits, artistes, hommes du monde,
s'unissaient dans un même esprit; ils voulaient couper, jusque dans sa
racine, le vieil arbre du moyen âge, qu'ils croyaient vermoulu, pour
faire repousser sur la souche de l'antiquité quelques jeunes et vivaces
rameaux. Chaque ville d'Italie avait son centre littéraire, son cercle,
comme nous dirions aujourd'hui; quelque grand seigneur, écrivain
ou artiste, amateur lui-même, donnait dans son palais asile à ces
_académies_, et là, le temps se passait à disserter sur la littérature
ou les beaux-arts. Une des plus célèbres parmi ces académies tenait ses
séances à Florence. Déjà, vers les dernières années du XVIe siècle, le
poète musicien Jean Bardi, comte de Vernio, avait réuni autour de lui,
dans cette ville, quelques savants et artistes, parmi lesquels Vincent
Galilée, le poète Ottavio Rinuccini, Girolamo Mai, Giulio Caccini,
chanteur, avec sa femme et ses deux filles, toutes deux cantatrices, la
chanteuse Vittoria Archillei, Jacopo Peri, Emilio del Cavaliere. Dans
leurs réunions, ils combinèrent une sorte de musique dite _récitative_,
dans laquelle, à l'image des tragédies grecques, le chant à une seule
voix suivait de plus près l'expression. Lorsque Bardi, investi d'une
haute fonction à la cour du pape, quitta Florence pour se rendre à
Rome, ce fut Jacopo Corsi qui présida le cénacle.

Ces amateurs et artistes essayaient entre eux leurs œuvres, se
consultant les uns les autres; c'est dans une de ces réunions que
l'on résolut de faire connaître au public le genre nouveau de la
musique récitative. Les occasions ne manquaient pas; les entrées, les
couronnements, les noces des princes avaient le privilège, et depuis
longtemps, de donner l'essor à l'imagination des poètes, des peintres
et des musiciens, et ceux du cénacle s'étaient plus d'une fois signalés
dans ces solennelles occasions. En 1589, pour les noces du grand-duc
Ferdinand de Toscane avec Christine de Lorraine, on représenta cinq
intermèdes, dont la composition était due à Rinuccini, Emilio del
Cavaliere, Bardi, L. Strozzi, Caccini, Malvezzi.

Dans cette solennelle circonstance, tout le cénacle poétique et musical
avait donné, et on avait pu mesurer les mérites de chacun; mais
l'épreuve définitive n'avait pas encore été tentée.

Pour s'enhardir, les novateurs s'essayèrent encore dans un genre déjà
connu, la pastorale. Emilio del Cavaliere fit entendre à Florence,
en 1590, _il Satiro_ et _la Disperazione di Filene_, deux pastorales
mythologiques, qui eurent un grand succès; en 1597, Peri termina, avec
le poète Rinuccini, une _Dafné_, dont Corsi avait tenté de commencer la
musique.

Enfin, en 1600, l'occasion tant attendue arriva. Le roi de France
Henri IV épousait Marie de Médicis; des fêtes sans égales étaient
commandées à Florence, il fallait frapper un grand coup. Le 6 octobre
1600, comme nous l'avons dit, on vit représenter au palais Pitti la
fable d'_Euridice_.

On trouvait dans _Euridice_ une action suivie, une trame suffisamment
ourdie pour un début. Peri et Caccini avaient exclu de leur œuvre
le style madrigalesque; chacun des personnages chantait suivant
les sentiments qu'il devait exprimer, et c'était Peri lui-même qui
remplissait le rôle d'Orphée.

En même temps naissait le mystère-opéra, qui prit de son origine
le nom d'oratorio. Au temps de Palestrina, saint Philippe de Neri,
fondant l'ordre des Oratoriens, qui devait fournir tant et de si grands
prédicateurs, avait voulu emprunter à la musique son prestige, pour
attirer autour de lui, dans son église de l'Oratoire (Oratorio) le
plus grand nombre possible d'auditeurs. Reprenant l'idée des mystères
anciens, il avait fait écrire des espèces de drames sacrés, agrémentés
de décors et de danses. Cette innovation, dont Animuccia fut le poète,
eut à Rome un immense succès, et chaque année on entendait une œuvre
nouvelle de ce genre, écrite dans le style madrigalesque, à plusieurs
voix. Ces compositions prirent, dès leur origine, le nom d'oratorio.
Emilio del Cavaliere (de 1550 à 1600 environ) eut l'idée d'appliquer à
ces opéras sacrés la musique récitative, et le premier oratorio, ainsi
composé, fut la _Rappresentazione del' anima e corpo_, joué en février
1600.

L'_Euridice_ avait pour titre _Tragedia in musica_; la tragédie et
l'oratorio; tels sont, en effet, les deux éléments dont se compose le
drame lyrique moderne jusqu'à l'époque contemporaine.

La brillante école de Venise, les élèves et successeurs du grand Adrien
Willaert, ne pouvaient rester muets en face des succès florentins. Un
auteur, déjà connu par un grand nombre de compositions madrigalesques,
Claudio Monteverde (vers 1570 † 1649), hardi novateur, résolut
d'imiter les essais de Peri, de Caccini et d'Emilio del Cavaliere, avec
toutes les ressources que lui offrait sa science.

En 1607, il faisait représenter à Mantoue _Orfeo et Euridice_. Fidèles
à leur idéal et voulant retrouver la tragédie grecque, les Florentins
avaient, pour ainsi dire, mis la musique au second plan, laissant
la première place à l'élément littéraire. Monteverde, au contraire,
qui, un des premiers, avait employé librement dans ses madrigaux les
accords nouveaux dont nous avons parlé au début de ce chapitre, et qui
rêvait toute une révolution dans la langue musicale, avait hâte de
mettre hardiment à profit ses découvertes et d'appliquer ses principes
à la musique récitative. Ce qui distingue l'_Orfeo_ des tentatives
d'opéras qui l'ont précédé, c'est l'expression soutenue par une
harmonie originale et hardie. On a beaucoup parlé de l'orchestre de ce
maître, qui est encore considéré comme le créateur de l'instrumentation
moderne. L'orchestre de l'_Orfeo_ est curieux, il est vrai; mais il
diffère peu de tous ceux que nous avons cités pendant le moyen âge et
au XVIe siècle. Il est à peu près le même que celui de Peri, de Caccini
et de l'école florentine. Qu'on en juge.

  Deux clavecins;
  Deux contrebasses de violes;
  Une harpe double;
  Deux orgues de bois;
  Trois violes de jambe graves;
  Une régale;
  Deux petits violons à la française;
  Une petite flûte;
  Deux cornets;
  Quatre trombones;
  Une trompette aiguë;
  Trois trompettes avec sourdines.

Cet assemblage singulier de sonorités murmurantes, à côté des voix
les plus criardes du registre instrumental, manque de la pondération
qui constitue l'orchestre proprement dit. Le compositeur pouvait, en
revanche, tirer de cette multiplicité de timbres les effets les plus
variés, et il en profita. Chaque divinité, chaque personnage avait
son groupe d'instruments qui accompagnait partout ses pas: Orphée la
harpe, Pluton les trombones, etc.; mais rien, dans cet orchestre, ne
constituait ce que nous appelons aujourd'hui une instrumentation, même
embryonnaire.

Après _Orfeo_, à l'occasion du mariage de François de Gonzague avec
Marguerite de Savoie, on entendit, à Mantoue, un autre opéra de
Rinuccini et de Monteverde, _Ariane_, et, pour les mêmes fêtes, la
pastorale de _Dafné_ était remise une fois encore en musique par Mario
Gagliano et chantée par Catherine Martinelli.

L'élan était donné; de tous côtés, à Naples, à Florence, à Mantoue, à
Milan, à Venise, l'opéra nouveau avait un immense succès.

Une des œuvres les plus intéressantes de cette période est le _San
Alessio_, de Stefano Landi, sorte d'opéra oratorio qui fut joué en 1634
à Rome, à l'occasion du voyage de Charles de Pologne en Italie; le
cardinal Barberini en avait écrit les paroles.

C'étaient les grandes fêtes de cour (fig. 67) qui permettaient aux
musiciens de montrer leurs talents, mais un nouvel événement donna
un essor sans pareil à la musique. Venise, qui était reine, avait
voulu avoir ses fêtes, ainsi que faisaient les autres rois; la
foule vint prendre part à ces grandes solennités artistiques dans
des théâtres publics, et de ce jour l'opéra entra dans une voie
nouvelle. La première salle ouverte au public pour la musique fut le
théâtre San-Cassiano (1637), qui inaugura ses premiers essais avec
l'_Andromède_ de Manelli. Puis le nom de Monteverde illustra les deux
théâtres qui s'ouvrirent ensuite, San-Giovanni et San-Paolo, en 1639,
avec l'_Adone_; San-Maro, en 1640, fut inauguré avec l'_Ariane_ et
l'_Orfeo_ du maître mantouan. A partir de ce moment, Venise garda le
privilège des représentations lyriques, relevées par un grand luxe
de décors et de mise en scène; mais peu à peu les dépenses de ce
genre effrayèrent les entrepreneurs de spectacles, et on peut dire
que si les théâtres publics donnèrent un grand élan à la production
musicale, ils ne contribuèrent pas peu à établir le règne néfaste
des chanteurs-virtuoses qui, pour _faire de l'argent_, se passaient
volontiers de décors, de mise en scène et même de musique.

  [Illustration: FIG. 67.—BALLET DE COUR ITALIEN (1606).]

A partir de ce moment, les compositeurs et les opéras abondent de tous
côtés en Italie; la musique religieuse disparaît des temples, pour se
confondre avec la musique de théâtre. Lorsque Maugars, un violiste
français, voyageait à Rome en 1639, il était ravi de la musique qu'il
entendait dans les églises. «Dans les antiennes, dit-il, ils firent
de si bonnes symphonies, d'un, de deux et de trois violons, avec
l'orgue et de quelques archiluths, jouant de certains airs de mesures
de ballet, que j'en fus tout émerveillé.» Aux premiers créateurs de
l'opéra et à Landi avait succédé Cavalli (Francesco Caletto, dit
Cavalli, 1600 † 1676), dont le _Serse_ fut joué en France; on doit à
Cavalli nombre de pièces, parmi lesquelles l'_Eritrea_. Citons encore
Melani avec _Ercole in Tebe_ (1651), l'organiste Frescobaldi (de
1587 à 1654 environ), Carissimi (1582 † 1672 environ) et son élève
Cesti (vers 1620 † 1681), Manelli, Ferrari, Rossi. Dans ce groupe,
Carissimi tient la première place, surtout pour la musique d'église,
car nous avons confondu à dessein les compositeurs religieux et
profanes, tant ils diffèrent peu les uns des autres.

A partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, l'opéra perd en Italie
la plus grande partie de son intérêt et de son importance; en effet,
les virtuoses promènent de par le monde une musique à leur usage,
chaque jour plus médiocre, quoique signée des noms les plus illustres.
Voici Bontempi (né vers 1630) avec son _Paride_ (1662), Freschi avec
l'_Olimpia_, Pasquini avec l'_Idalma_, Aldovrandini avec _Muzio
Scævola_ et _Semiramide_. Venise voit chaque année éclore une foule
d'opéras que l'on oublie aussitôt que le chanteur ne daigne plus leur
donner la vie. Les plus grands musiciens, comme les Scarlatti,
entrent dans cette voie. Rappelons pour mémoire quelques noms, comme
ceux de Legrenzi, de Grossi, de Freschi, de Ziani, de Pallavicino. Avec
le XVIIIe siècle le mal augmente encore. Les grands maîtres, comme
les deux Scarlatti (Alessandro, 1659, † 1725 et son fils Domenico,
1683, † 1757); Legrenzi (1625, † 1692), Porpora et Pergolèse, ne
résistent plus au courant, et les opéras _seria_ des plus illustres
sont d'un médiocre intérêt, jusqu'au moment où Glück et Mozart viennent
jeter le trouble dans la paisible nullité des maîtres d'Italie de cette
époque.

Le drame lyrique, pendant près de cent trente ans, n'est plus qu'une
longue suite d'airs, à une ou deux voix, que termine un inévitable
chœur final. Souvent même ces opéras ne sont que de véritables
pastiches, composés de morceaux de différents auteurs, où, la musique
étant sans importance, le chanteur est seul chargé d'intéresser le
public. Raguenet qui, dans les premières années du XVIIIe siècle,
défendait les Italiens contre le goût français, ne pouvait s'empêcher
de reconnaître la nullité de l'opéra italien: «Quand l'entrepreneur
d'un opéra a assemblé sa troupe dans quelque ville, il choisit pour
sujet la pièce qui lui plaît, comme _Camille_, _Thémistocle_, _Xerxès_;
mais cette pièce n'est qu'un canevas qu'il étoffe des plus beaux airs
que savent les musiciens de sa troupe, car ces beaux airs sont des
selles à tous chevaux, et il n'y a point de scène dans laquelle les
musiciens ne sachent trouver place pour quelques-uns.»

A partir de la fin du XVIIe siècle, on trouve des noms retentissants,
illustres; des œuvres, point. Citons donc, parmi les compositeurs
d'opéras _seria_ dont les airs servirent le plus souvent de _chant_ de
bataille aux virtuoses, après Porpora et les deux Scarlatti, jusqu'à
la fin du XVIIe siècle, Leo (Leonardo, Naples, 1694, † 1745), Hasse
(dit il Sassone, Bergedorf, 1699, † Venise, 1783), Pergolèse (J.-B.
Jesi, dit Pergolèse. Pergola, 1710, † Pouzzoles, 1736), qui fut grand
en même temps dans la musique religieuse et bouffe, Galuppi (Balthasar,
dit il Buranello, Burano, 1703, † Venise, 1785), Rinaldo da Capua (né
à Capoue, 1715), Jomelli (Nicolas, Aversa, 1714, † Naples, 1774),
Bertoni (Ferdinand, né à Salo, 1737), Anfossi (Pascal, Naples, 1736,
† Rome, 1797), Millico (Joseph, né à Naples en 1739), Sarti (Joseph,
Faenza, 1729, † Berlin, 1802), maîtres que nous retrouvons au premier
rang dans le genre bouffe.

Pendant ce temps, l'oratorio éprouvait les mêmes péripéties que l'opéra
_seria_; il avait atteint son apogée avec Alessandro Scarlatti, avec
l'infortuné Stradella (1645 † 1678) dont on connaît l'air sublime. Un
maître vénitien, Benedetto Marcello (1686 † 1739), avait trouvé dans
ses oratorios et surtout dans ses _psaumes_ (1724 à 1727) l'expression
d'un sublime sentiment religieux; enfin avec Durante (1693 † 1755)
et Leo (1694 † 1756), l'oratorio italien avait eu encore quelques
jours de gloire. Citons aussi Pergolèse pour son célèbre _Stabat_; mais
bientôt le théâtre envahit l'église, l'oratorio devint un véritable
opéra, avec ses airs, ses vocalises, en un mot toutes ses futilités.
Jomelli inaugura cette période; après lui Guglielmi, Sacchini,
Paësiello, Piccini, Zingarelli, Cimarosa confondirent volontiers la
musique religieuse avec la musique d'opéra et même d'opéra bouffe.

En effet, pendant qu'au XVIIIe siècle l'opéra _seria_ et l'oratorio
s'éloignaient de leurs origines, un autre art dramatique naissait,
dans lequel les musiciens de l'Italie ne devaient jamais se laisser
surpasser. Je veux parler de l'opéra _buffa_. Plusieurs opéras
primitifs, écrits en style madrigalesque, étaient comiques, comme
l'_Anfiparnasso_ d'Orazzio Vecchi; à sa naissance, l'opéra ou tragédie
lyrique avait admis des scènes bouffes: le _San Alessio_ de Landi
contient deux duos comiques. Dans l'un, deux jeunes pages plaisantent
entre eux et jouent en musique sur les syllabes «diri, diri, diri»;
dans l'autre, le diable fait mille tours à l'un des personnages et
finit par se transformer en ours. En 1662, on entendait, dans le
_Paride_ de Bontempi, un trio dialogué de trois soprani, qui jouaient
à la chasse. Et en 1681, nous trouvons un opéra entier d'Alessandro
Melani, intitulé _Il Carceriere di se medesimo_ (le bourreau de
soi-même), qui n'est autre qu'un opéra buffa.

Mais à mesure que l'opéra seria perdit les saines traditions de son
origine, on sentit le besoin de varier un peu cette interminable
suite d'airs et de duos. On eut donc l'idée d'intercaler, entre les
différents actes, quelques intermèdes; quelquefois c'était un ballet,
souvent aussi une petite comédie avec musique, dont les personnages
étaient empruntés aux _masques_ traditionnels de la comédie italienne.
Les Italiens portèrent sur ces intermèdes, où la plus grande liberté
leur était donnée, tout l'effort de leur génie inventif. L'ingéniosité,
l'esprit, la sensibilité, la fécondité mélodique, le sentiment de
la scène, toutes ces qualités essentiellement italiennes, exilées de
l'opéra _seria_, devenu concert, vivifièrent l'opéra _buffa_. Invention
et richesse d'instrumentation, variété dans le style vocal, tout se
retrouva dans ces petites compositions d'une bouffonnerie exubérante,
et d'une aimable sensibilité tout à la fois, si bien que peu à peu ce
fut dans l'opéra _buffa_ que la vraie musique chercha un refuge. Elle
prit même ce chemin détourné pour revenir, dans les premières années de
ce siècle, occuper sa place dans l'opéra _seria_ italien renouvelé.

Dès le commencement du XVIIIe siècle, la muse légère italienne prit
son vol. Un des premiers qui lui donnèrent l'essor fut un maître doux
et touchant, qui mourut à vingt-six ans, laissant dans l'histoire de
la musique une trace lumineuse, un souvenir poétique et charmant. Il
avait nom Pergolèse. Nous le retrouvons aux deux pôles de la musique,
au théâtre, avec la _Serva padrona_, œuvre pleine d'élégance et
d'aimable sensibilité; à l'église, avec le _Stabat_, composition qui
n'est qu'un cri de douleur ému et profond. Partout sa musique est
reconnaissable à sa finesse, à cette note juste, tendre et délicate qui
caractérise son talent; qu'il écrive les gentils couplets de la _Serva
padrona_, qu'il nous montre la Vierge pleurant, debout au pied de la
Croix, qu'il murmure quelque sicilienne ou quelque chanson entendue par
les belles nuits du golfe de Naples, toujours il est le même, musicien
inspiré et poète touchant. Après Pergolèse, l'école napolitaine
continua triomphalement sa route; elle fut illustrée dans le genre
bouffe par Rinaldo da Capua, Ciampi (Plaisance, 1719), Latilla
(Gaetan, Bari, 1713, † Naples vers 1788), Logroscino (Nicolas, né
à Naples vers 1700). Rinaldo da Capua, mort jeune comme Pergolèse,
appliqua à la musique bouffe et de demi-caractère une instrumentation
et un style plus soignés que ceux de ses prédécesseurs; je n'en veux
pour exemple que le finale de la _Zingara_ (1783). Logroscino, venant
après lui, augmenta encore les proportions du finale. Les opéras
bouffes italiens ne comprenant généralement que deux actes, c'est à la
fin du premier que se trouve le grand finale; cette coupe est restée
classique jusqu'au milieu de notre siècle. Guglielmi et Traetta eurent
une grande part aux progrès accomplis dans l'art italien au XVIIIe
siècle. Hardi dans ses modulations, ingénieux dans son orchestre,
Traetta (Thomas, Bitonto, 1727, † Venise, 1779) brillait plus par son
génie que par sa modestie; comme tous les maîtres italiens, il tenait
le clavecin aux premières représentations et lorsqu'il arrivait aux
morceaux sur lesquels il comptait, se retournant vers le public, il
disait tout haut: «Maintenant, messieurs, attention, voici le moment.»
Le fécond Pierre Guglielmi (Massa, 1727, † Rome, 1803) compte,
avec Cimarosa et Paësiello, parmi les plus grands maîtres de l'école
italienne; il écrivit le bel opéra de _Didone_ et fut en même temps
le spirituel auteur de _I Viaggiatori ridicoli_ (1772), de _la Serva
innamorata_ (1778) et de _I due Gemelle_ (1787).

Nous retrouverons Piccini (Nicolas, Bari, 1728, † Paris, 1800) dans
toute la force de son talent, lorsque nous raconterons l'histoire de la
musique en France; mais aucun maître ne montra plus d'élégance dans la
mélodie, plus de grâce touchante dans l'expression, et en même temps
plus d'entrain et de verve. Lorsque l'on considère la longue liste de
ses œuvres, on voit, non sans étonnement, que les chefs-d'œuvre
du genre bouffe ou de demi-caractère, comme la _Cecchina, ossia la
buona figliuola_ (1760), par exemple, sont de beaucoup plus nombreux
que les grands opéras, dans le répertoire de ce musicien, qui a pu être
le rival du grand Glück.

A côté de Piccini, voici Giuseppe Sarti, célèbre dans les fastes de
l'opéra bouffe par les _Gelosie villane_ (1770), _I pretendi delusi_
(1768), et surtout par les _Noces de Dorine_, œuvre pleine de verve
comique, de fraîcheur et de goût, jouée à Paris en 1789. Les _Noces
de Dorine_ ou _Hélène et Francisque_ contiennent un sextuor qui est
une des meilleures pages du répertoire bouffe italien. Né quelques
années après Piccini et Sarti, le tendre Sacchini (Ant.-Marie-Gaspard,
Pouzzoles, 1734, † Paris, 1786) brilla presque en même temps qu'eux.
Ses opéras bouffes ou de demi-caractère sont nombreux; il faut compter,
parmi les plus célèbres, l'_Amore soldato_, partition aimable et
charmante, et surtout l'_Isola d'amore_ (1768), qui fut jouée à Paris
avec grand succès, sous le titre de _la Colonie_. Nous retrouverons
plus tard Sacchini parmi les grands maîtres de l'art expressif en
France, lorsque l'école italienne régénérée sera entrée dans une
nouvelle période.

Anfossi, né à Naples en 1736, est resté célèbre dans le genre bouffe
par l'_Incognita perseguitata_ (1773), la _Finta Giardiniera_ (1774) et
_il Curioso indiscreto_ (1777).

Oublierons-nous Giovanni Paësiello (Tarente, 1741, † Naples en 1816)?
Sa _Frascatana_, si riche de mélodies, son _Barbier de Séville_ (1780,
à Saint-Pétersbourg), que celui de Rossini a fait oublier, cette bonne
bouffonnerie du _Marchese Tulipano_, l'opéra _semi-seria_ de _Il re
Teodoro_, avec son magnifique finale (Vienne, 1784), et surtout _Nina,
o la Pazza per amore_ (Naples, 1789), et la _Molinara_, tels sont ses
titres de gloire.

Parmi les maîtres de cette belle école italienne, citons aussi
Zingarelli (Nicolas-Antoine, 1752 † 1837), qui écrivit entre autres
œuvres _Romeo e Giulieta_, et le vigoureux Salieri (Antoine,
Legnano, 1750, † Vienne, 1825), dont nous retrouverons les plus
belles œuvres dans l'histoire de la musique en France. Ces deux
maîtres ont écrit des opéras bouffes, et on cite encore la _Secchia
rapita_ de Zingarelli; mais ils brillèrent surtout dans le genre
sérieux et dramatique.

Terminons cette énumération, déjà trop longue, par le nom d'un des
plus grands maîtres de notre art, Domenico Cimarosa. Cimarosa était
né à Aversa le 17 décembre 1749; il mourut, peut-être assassiné, à
Naples en 1801. Il eut pour maîtres de chant Manna et Sacchini, et
pour professeur de contrepoint le théoricien Fenaroli. Un an après
sa sortie du conservatoire de Naples, en 1773, il remportait son
premier succès au Teatro Nuovo, dans la même ville; puis il donnait,
en 1779, l'_Italiana in Londra_. En 1792, il avait déjà écrit plus
de soixante-dix ouvrages lyriques, lorsqu'il fit exécuter à Venise
_il Matrimonio segreto_, ce chef-d'œuvre incomparable de franche
gaieté sans bruit inutile, de douce sensibilité et de profond sentiment
scénique, qui est parvenu jusqu'à nous. _Le Mariage secret_ a fait
oublier du même maître plus d'une œuvre de premier ordre, dans le
demi-genre, comme les _Astuzie femminili_, _I Nemici generosi_, etc.
A partir de ce musicien de génie, l'école italienne entra dans une
voie nouvelle. Avec les _Orazi et Curiazi_, les Italiens revinrent
définitivement à l'opéra _seria_ ému et expressif, qu'ils avaient
depuis si longtemps abandonné. Cimarosa, leur plus grand maître
pendant cette période, est resté immortel à côté des maîtres les plus
illustres. Rossini n'a pas eu la bonhomie mêlée de tendresse et la
chaleur d'âme de Cimarosa; Mozart lui-même n'a pu surpasser la grâce,
l'esprit, la verve de l'auteur du _Matrimonio segreto_. On peut dire
sans exagération que, si Cimarosa n'avait pas existé, il manquerait
quelque chose à la musique.

Pendant le XVIIe siècle et la seconde moitié du XVIIIe, les
instrumentistes n'étaient pas restés silencieux à côté des
compositeurs. Depuis le XVIe siècle, avec Claude Merulo et les
Gabrielli, l'école d'orgue italienne, et surtout vénitienne, brillait
d'un vif éclat; les grandes traditions furent continuées par Guanini de
Lucques, l'illustre Frescobaldi (Jérôme, né en 1587, † vers 1654),
Pasquini (Bernard, 1687 † 1710), entre 1620 et 1690. Pollarolo (1653
† 1723), Lotti, Vinacese, Casini, furent les organistes célèbres de
la fin du XVIIe siècle et du commencement du XVIIIe.

Ces organistes étaient en même temps clavecinistes et l'école de
_clavecin_ italienne eut un siècle de gloire incomparable, depuis
Domenico Scarlatti jusqu'à Muzio Clementi (1752 † 1832); après
Clementi, elle fut détrônée par l'école allemande du _piano_.

Le violon n'était pas non plus abandonné, depuis les premiers
violonistes du XVIe et du XVIIe siècle, comme Giov.-Batt. della Viola
(1590) et le père Castrovillari, cordelier de Padoue. Ce dernier eut
pour élève un des grands maîtres de l'école italienne de violon,
Bassani, qui à son tour forma Corelli (Arcangelo, Fusignano, 1653, †
Rome, 1713). Celui-ci fut le plus célèbre des violonistes italiens.
Après lui, les virtuoses se multiplièrent dans toute la péninsule; on
entendit Clari à Pise, Veracini à Florence, Laurenti à Bologne, Vitali
à Modène, Vivaldi à Naples; puis vinrent les grands violonistes de la
seconde moitié du XVIIIe siècle: Geminiani, Somis, et surtout Tartini
(Joseph, Pirano, 1692, † Padoue, 1770), chef de l'école de Padoue;
son _trille du Diable_ est resté célèbre par son originalité et sa
difficulté; parmi les élèves de ce dernier il faut compter Nardini,
puis Locatelli, Pugnani. Non seulement Pugnani fut un grand virtuose,
mais il eut aussi la gloire de former le plus pur et le plus mélodique
des violonistes italiens, Giovanni Battista Viotti (1753 † 1824).

Du XVIe à la fin du XVIIIe siècle, les Italiens brillèrent d'un
merveilleux éclat; comment expliquer que ces musiciens aient pu laisser
tomber l'opéra _seria_ si bas, qu'il n'était plus qu'une suite insipide
d'airs de concert, une espèce d'art factice et pauvre, sans passion,
sans chaleur, sans esthétique? Bons musiciens, mais dilettanti sensuels
avant tout, les Italiens se laissèrent charmer par la voix humaine,
à ce point qu'ils en vinrent à méconnaître et à négliger la musique
elle-même. Magnifique et somptueux spectacle, l'opéra réunissait à
l'origine la poésie, la musique vocale et instrumentale; tout devait
concourir à l'expression musicale des sentiments humains; mais, lorsque
les dilettanti laissèrent briller le chanteur au premier rang, toute
cette splendeur tomba. L'orchestre dut se taire, et les chœurs
disparaître, l'harmonie fut simplifiée jusqu'à devenir presque nulle;
la mélodie, jetée dans un moule immuable, fournit à l'exécutant un
canevas tout fait d'avance, dans l'air à coupe symétrique; les voix
graves furent exclues, les basses d'abord, puis les barytons, et enfin
presque tous les ténors. On permit au chanteur de régner sans partage,
et sur les ruines de cet art magnifique de l'opéra, édifié avec tant de
peine, on vit bientôt s'élever, superbe et triomphant, tyrannique et
dominateur, cet être dangereux pour l'art et insipide pour tout autre
que pour un dilettante, le _virtuose_.

Le mal néfaste du _virtuosisme_, qui devait, pendant plus d'un siècle
et demi, tuer le drame lyrique italien à peine né, n'avait pas éclaté
tout à coup. Les artistes du commencement du XVIIe siècle, Caccini et
ses deux filles Françoise et Septimie, Vittoria Archillei, Catarina
Martinelli, Mazzocchi, Zazzarino, cultivèrent le chant dramatique;
mais, après eux apparurent les castrats soprani et contralti qui,
suivant le mot prétentieux, mais juste d'Arteaga, «sacrifiés au
despotisme du plaisir», ne tardèrent pas à faire du chant et de la
virtuosité un art dans l'art, au préjudice de l'expression.

Un des plus célèbres fut le _divin_ Baldassare Ferri, que Francesco
Grossi, dit Siface, ne parvint pas à faire oublier. Au XVIIIe siècle,
les castrats brillent en foule et à leur tête Carlo Broschi, dit
Farinelli (1703 † 1782), chanteur merveilleux par la voix et
la science de la virtuosité; citons après lui Majorano, surnommé
Caffarelli (1693 † 1783). Autour de ces castrats célèbres
gazouillaient Gizziello, Bernardi, Caristini, dit Cusanino; Tedeschi,
dit Amadori; Guadagni, Pacchiarotti (1744 † 1821). Les deux derniers
castrats furent Crescentini (1766 † 1846) et Velutti (1781 † 1861);
mais leur gloire était déjà bien éclipsée; de grands compositeurs
étaient venus qui, ne se prêtant pas complaisamment aux caprices des
virtuoses, exigeaient que leur musique fût chantée et non brodée; de
ce jour, l'art charmant, mais trompeur de la virtuosité vocale était
condamné.

Les femmes n'étaient pas restées en arrière des castrats. Voici
Vittoria Tesi; puis deux chanteuses, Faustina Bordoni, femme du
compositeur Hasse (née en 1760), et Francesca Sandoni, dite la Cuzzoni
(1700 † 1770), remplissent l'Italie et l'Angleterre de leur célébrité
et de leurs querelles. La Gabrielli (1730 † 1796) fut une des
merveilles de cette merveilleuse époque du chant.

A la fin du XVIIIe, la Mara et la Todi recommencèrent la rivalité
de la Faustina et de la Cuzzoni. Enfin notre siècle vit les trois
dernières virtuoses de cette école: la Ciampi (1773 † 1822), qui fut
la créatrice des opéras de Rossini, la Grassini (1773 † 1850), qui
fit les délices de la cour de Napoléon Ier et la Catalani (1779 †
1849), la virtuose par excellence, qui n'était heureuse que lorsqu'elle
luttait avec d'inextricables difficultés.

Les hommes étaient bien effacés dans cette lutte de virtuosité;
cependant on cite l'Allemand Raff, ténor, et presque à notre époque,
Davide, Nozzari, Tacchinardi, Garcia (1775 † 1832), qui fut le père
et le maître des deux grandes chanteuses, la Malibran et Mme Viardot.
Quelques chanteurs à voix graves surent se faire applaudir dans l'opéra
_buffa_, comme Naldi, Rafanelli, etc., puis, dans les premières années
de notre siècle, Galli, Remorini, Porto et Benedetti.

C'était dans les conservatoires italiens et chez des maîtres
particuliers comme Porpora à Naples, Lotti à Venise et Pistocchi
à Bologne, que s'étaient formés pour la plupart les grands
chanteurs. La première école de ce genre avait été fondée en 1537,
sous forme d'établissement de charité, à Naples, par J. de Tapia,
sous l'invocation de Santa-Maria di Loreto. En 1576, l'hôpital de
_San-Onufrio in Capuana_ s'ouvrait dans la même ville. Dix ans plus
tard, en 1607, venait celui _della Pieta dei Turchini_, qui fut le
plus célèbre de tous; les plus illustres compositeurs et les plus
grands chanteurs de l'école napolitaine y firent leurs études; de ces
écoles une seule est restée, qui continue les glorieuses traditions, le
conservatoire de _San-Pietro a Majella_.

Venise avait aussi ses écoles célèbres, l'_Ospedale della Pieta_,
les _Mendicanti_, les _Incurabili_, l'_Ospedaletto de San-Giovanni e
Paolo_; ces diverses maisons de charité, où l'on apprenait la musique,
étaient réservées spécialement aux jeunes filles. Un des derniers
conservatoires fondés fut celui de Milan.

En somme, si nous voulons revenir à la musique et donner l'idée de ce
que devint, au XVIIIe siècle, sous la tyrannie des chanteurs, l'opéra
si expressif aux premières années du XVIIe, nous n'avons qu'à résumer
ce chapitre par quelques lignes d'Arteaga, un écrivain contemporain
de cette époque; le passage n'est pas sans intérêt: «A peine le
récitatif obligé a-t-il annoncé l'air, qu'Éponine, sans respect pour
l'empereur qui est sur la scène, se met à se promener à pas lents,
de long en large sur le théâtre; puis, avec des roulements d'yeux,
des tournoiements de cou, des contorsions d'épaules, des mouvements
convulsifs de la poitrine, elle chante son air. Alors que fait
Vespasien? tandis que la triste Éponine s'essouffle et se met en eau
pour l'attendrir, Sa Majesté impériale, d'un air d'insouciance et de
désœuvrement tout à fait charmant, se met à son tour à se promener,
avec beaucoup de grâce et de dignité, parcourt des yeux toutes les
loges, salue dans le parquet ses amis et ses connaissances, rit avec
le souffleur ou quelque musicien de l'orchestre, joue avec les énormes
chaînes de ses montres et fait mille autres gentillesses tout aussi
convenables.»


  Gevaert et V. Wilder. _Les gloires de l'Italie_ (Recueil de
    morceaux des anciens maîtres italiens les plus célèbres).

  Lemaire (Th.) et Lavoix. _Le chant, ses principes et son
    histoire_ (2e partie, _Histoire du chant_), 1 vol. in-4º, 1881.

  Rolland. _Histoire de l'opéra en Europe avant Lully et
    Scarlatti_, in-8º, 1895 (Bibliothèque des écoles françaises
    d'Athènes et de Rome, fasc. 71).



CHAPITRE II

  LA MUSIQUE EN ALLEMAGNE AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES

  _Le drame et la symphonie_: l'école de Hambourg, l'oratorio
    et la musique religieuse, la musique de chambre.—_Hændel et
    Bach_: parallèle; Hændel, sa vie et son œuvre; Bach, sa
    vie et son œuvre.—_Haydn_: sa vie, ses symphonies, ses
    oratorios, son génie.—_Glück_: ses débuts en Allemagne et en
    Italie.—_Mozart_: sa vie, son œuvre, son influence.


L'Allemagne, qui devait plus tard marcher d'un pas si rapide dans la
voie du progrès et donner à la musique Bach, Hændel, Haydn et Mozart,
resta longtemps encore fidèle aux traditions musicales du moyen âge
et du XVIe siècle; elle fut la dernière à profiter des améliorations
et des simplifications que le temps et le génie des maîtres avaient
apportées dans la musique; il n'est pas dans la nature de l'Allemand
d'aimer à simplifier. On vit bien quelques hommes passer en Italie,
étudier l'art nouveau; mais, en général, chacun restait dans sa
ville et dans son milieu, travaillant patiemment et longuement.
Cependant, pour être anonyme et sans éclat, le progrès n'en fut pas
moins réel. Gardant précieusement les anciennes formes musicales,
les combinaisons compliquées à plusieurs voix, les maîtres allemands
les perfectionnèrent, les enrichirent et créèrent dans la musique
tout un art immense qui, en moins d'un siècle, devait aboutir aux
grandes combinaisons de voix et d'instruments, à la symphonie vocale
et instrumentale, dans le sens le plus élevé du mot, et, par là,
introduire dans la musique un élément vivifiant et nouveau.

Dès les premières années du XVIIe siècle, quelques princes avaient
envoyé aux écoles italiennes, et particulièrement à Venise, ceux
de leurs sujets qui leur paraissaient les mieux doués, et l'un
d'eux, Henri Schütz, dont le nom latinisé était Sagittarius (archer)
(Koesteritz, 1585, † Dresde, 1672), rapporta dans son pays les
traditions du nouveau style. A l'occasion du mariage de la fille
de Georges Ier de Saxe avec le margrave de Hesse-Darmstadt, on fit
arranger et traduire par le célèbre poète Martin Opitz la _Dafné_ de
Rinuccini, dont Henri Schütz écrivit la musique. La représentation
eut lieu, le 13 avril 1627, dans la salle des festins du château de
Hartenfeld, à Torgau.

Ce fut en Allemagne le premier opéra dont un Allemand écrivit la
musique. La guerre de Trente ans s'allumait; on sait quelle sombre
période, peu favorable aux arts, traversa l'Allemagne d'alors. Après
la paix, par un singulier caprice, les princes et les dilettanti
prirent en horreur la musique nationale, n'admettant au théâtre que
les compositeurs ultramontains ou ceux d'entre les Allemands qui
voulaient bien déguiser leur origine tudesque sous un masque italien.
Ces préférences princières retardèrent longtemps les progrès de la
musique allemande; de grands maîtres comme Glück et Mozart durent payer
le tribut aux muses d'Æonie. Cependant les musiciens allemands ne
restèrent pas inactifs; en dehors des fêtes et des brillants tournois
dans lesquels ils faisaient entendre de bruyants concerts de trompettes
et de timbales (fig. 68), on vit quelques essais dramatiques,
particulièrement à Hambourg, qui fut, à la fin du XVIIe siècle, un
véritable centre musical. Ce fut là que brilla Reinhard Keiser de
Leipzig (1673 † 1739), un des pères de l'école allemande; à côté de
lui on entendit Theile (1646 † 1724), Telemann (1681 † 1767), etc.

  [Illustration: FIG. 68.
  TIMBALIERS ALLEMANDS DE FÊTES ET CARROUSELS.]

Derrière ces maîtres venaient des musiciens qui créèrent ce que l'on
appela la musique de chambre, Schmelzer, Finger, Druckenmuller,
Prætorius, Kelz, Speere, etc. En même temps, des violonistes comme
Baltzar, Biber, Westhoff; des organistes et des clavecinistes comme
Reincke (1623-1722), Samuel Scheidt (1587-1654), Froberger (1637-1695),
Pachelbel (1653-1706), Buxtehude (1635-1707), fondaient la grande école
instrumentale allemande.

La musique d'église et l'oratorio avaient pris chaque jour plus
d'extension dans ce pays, où le souvenir des mystères et des moralités
du moyen âge n'était pas complètement effacé. Le drame du Golgotha
devint le sujet préféré par les maîtres allemands; Henri Schütz et
Keiser écrivirent des passions et J.-S. Bach n'a pas encore fait
oublier la _Mort de Jésus_ de Charles Graun (1701 † 1759). A
l'église, on pouvait citer les noms de Stadelmayer, Rauch, Bildstein,
Funcius, Zeutchern, Capricorne, Glettle, etc.

On le voit, lorsque nous touchons au XVIIIe siècle, à cette période
sans égale qui commence à Hændel pour finir à Mozart, en passant par
Bach, J. Haydn, Glück, ces hommes de génie qui ont pour héritier le
plus grand des musiciens, Beethoven, le chemin est préparé. Le génie
musical de l'Allemagne hésite encore, mais il est prêt à prendre son
essor[15]. Hændel et Bach ouvrent la marche triomphale.

  [15] On peut voir, pour cette période bien peu connue, le
  chapitre intitulé: «les prédécesseurs de Bach et de Hændel»
  dans l'_Histoire de l'Instrumentation_ de M. H. Lavoix fils.

Pour l'amateur jouissant des douces sensations de l'art sans les
discuter, le choix sera facile entre Hændel et Bach; il choisira le
premier; mais il n'en est pas de même de l'historien. Si la prodigieuse
richesse de Hændel, sa chaleur dramatique, la majesté de son style,
majesté sans froideur, poussée jusqu'au lyrisme le plus sublime,
nous entraînent vers lui, la sévérité, la perfection de la forme de
Bach, la hardiesse de son harmonie, l'originalité de son orchestre
et de ses idées mélodiques, l'indicible grandeur qui caractérise
toutes ses œuvres, nous obligent à nous arrêter devant lui, à le
contempler avec admiration. L'un et l'autre ont recueilli l'héritage
des Schütz et des Keyser; ils l'ont enrichi au point de le rendre
méconnaissable; mais Bach est resté purement Allemand; Hændel, au
contraire, en étudiant de près les Italiens, a rendu son style plus
brillant et plus facile. Lisez la vie de ces deux artistes. Bach,
continuant les traditions d'une vieille famille de musiciens, coule
dans le calme et le travail une existence dont aucune secousse ne vient
troubler le cours. Hændel, passionné, violent, jeté dans les grandes et
dangereuses entreprises, connaît tous les déboires de la lutte, tous
les découragements de la défaite, comme aussi tous les enivrements des
victoires éclatantes. Il semble que ces différences dans leurs vies se
retrouvent encore dans leurs œuvres.

  [Illustration: FIG. 69.—HÆNDEL (GEORGES-FRÉDÉRIC).
  (Halle, 1685 † Londres, 1759.)]

Georges-Frédéric Hændel naquit à Halle en février 1685. En vain son
père, qui était médecin, voulut faire de lui un juriste; la vocation
artistique fut plus forte que la volonté paternelle; et bientôt
l'enfant avait appris le clavecin tout seul et faisait ses études
sous la direction de Zachau, organiste de la cathédrale de Halle. Il
fit jouer avec succès, en 1705, son premier opéra, _Almire_. Mais il
alla bientôt en Italie (1707 et 1709). Là, non seulement il écrivit
des opéras, mais encore il assouplit, au contact de la mélodie et
de l'école italiennes, la rudesse de son style, encore un peu trop
allemand. En 1710, il revenait à Hanovre, comme maître de chapelle de
l'électeur; vers la même époque, il entreprenait son premier voyage en
Angleterre, donnait à Londres son opéra de _Rinaldo_, avec un immense
succès, et, en 1712, il revenait définitivement à Londres; de ce jour,
il était devenu Anglais.

Jusqu'en 1720, il se contenta d'être compositeur, écrivant de la
musique dramatique et religieuse. Mais, à partir de cette année,
il entra dans la phase tumultueuse et troublée de sa vie; il se
fit directeur de théâtre; on lui opposa des concurrents, tels que
Bononcini, Hasse, Porpora; il dut lutter contre le public, contre
ses rivaux, contre ses interprètes. Ceux-ci, habitués à régner sans
conteste, supportaient difficilement le joug de l'homme de génie
qui voulait leur imposer en même temps et sa volonté et sa musique.
Violent, impérieux, autoritaire, il n'admettait pas qu'un chanteur se
permît de le discuter, et il avait raison; un jour, il menaça tout
simplement la Cuzzoni de la jeter par la fenêtre, si elle continuait à
se refuser de chanter un air de sa composition; fatigué de ces luttes,
il ouvrit un théâtre à Hay-Market. Ici, nouveaux combats; il fallait
lutter contre les théâtres concurrents, contre l'aristocratie anglaise,
contre les dilettantes, toujours prêts à méconnaître le génie. Après
avoir perdu sa fortune et risqué sa santé dans ce métier indigne de
lui, Hændel abandonnait le théâtre et la composition dramatique, pour
se consacrer complètement à ses oratorios, qui ont fait sa gloire
immortelle. Déjà il s'était plusieurs fois essayé dans la musique
religieuse: il avait écrit son _Te Deum pour la bataille de Dettingen_
en 1706, puis un _Jubilate_ en 1707, un _oratorio_ à l'italienne en
1720; _Esther_, pour le duc de Chandos, en 1732; _Deborah_ en 1733;
_Saül_ en 1738. A partir de 1739, date d'_Israël en Égypte_, son génie
semble s'élever encore. Il fit entendre successivement le _Messie_
(12 avril 1742), _Samson_ (1743), _Judas Macchabée_ (1747), _Josuah_
(1747), _Jephta_ (1751), qu'il écrivit étant aveugle. Hændel mourut,
en 1759, d'une attaque d'apoplexie; les Anglais lui rendirent les plus
grands honneurs, le firent inhumer à Westminster, à côté des plus
illustres de l'Angleterre; depuis plus d'un siècle, ils vénèrent sa
mémoire et font entendre ses oratorios en grande pompe.

L'œuvre de Hændel se compose d'opéras, parmi lesquels il faut citer
surtout _Radamista_ et _Rinaldo_; de pièces instrumentales, d'adorables
trios de flûtes et clavecins, de concerti d'orgue ou de hautbois. Il
écrivit aussi de la musique de chambre de toute espèce, enfin ses
oratorios.

Ici ce maître est sans égal: apportant dans ces immenses compositions
vocales et instrumentales, non le style, mais le sentiment dramatique,
il atteint à une indescriptible puissance d'effets. Hændel a égalé
dans sa musique les plus grandes pages de l'Écriture. Écoutons le
chœur de _Judas Macchabée_: «Chantons victoire»; il débute fièrement
par les sons éclatants de deux trompettes, se déroulant jusqu'à la
fugue finale dans une prodigieuse progression. Plus loin, c'est la
pastorale du _Messie_, page d'une exquise pureté; enfin, dans le même
oratorio, écoutez cette colossale composition de l'_Alleluia_, où les
voix, disposées avec une extraordinaire puissance, se répondent comme
un éternel hosanna. Les Anglais entendent debout et tête découverte cet
incomparable morceau; ils rendent hommage ainsi, non seulement à Dieu,
mais à la musique et au musicien.

En même temps que Hændel, en 1685, Jean-Sébastien Bach naissait dans la
ville d'Eisenach, je ne dirais pas d'une famille, mais d'une race de
musiciens. Dès le XVIe siècle, on trouve les Bach en Thuringe, comme
organistes, cantors, musiciens de ville, etc. Tous les ans, les Bach,
en quelque lieu qu'ils fussent, se réunissaient à jour fixe dans une
des villes de la Thuringe. Ces touchantes agapes patriarcales avaient
nom _familientage_ (jours de famille). Ces jours-là, on pouvait compter
autour de la même table plus de cent musiciens du nom de Bach. La
fête commençait par un choral ou un hymne religieux, puis on passait
à des improvisations sur des chansons populaires, que l'on variait à
quatre, cinq, six parties et que l'on nommait _quodlibeta_. L'esprit du
_quolibet_ consistait à faire entendre ensemble les chansons les plus
disparates, écho affaibli des motets du moyen âge. Les _familientage_
durèrent jusqu'au XVIIIe siècle.

Un des plus célèbres Bach, avant Jean-Sébastien, fut Jean-Christophe,
son oncle, né à Arnstadt en 1643, qui écrivit un grand nombre de
compositions religieuses. Le père de Jean-Sébastien, Jean-Ambroise,
était organiste à Erfurt, lorsqu'il vint s'établir à Eisenach, où il
mourut en 1695, dix ans après la naissance de son fils.

La vie de Jean-Sébastien, ce musicien qui est resté un des plus grands
de notre art, n'est pas semée d'aventures romanesques et d'histoires
palpitantes. Elle se passe entre son cabinet d'études et son église,
à composer, à jouer de l'orgue et du clavecin, à former des élèves, à
élever une nombreuse famille. Parmi ses enfants, deux furent célèbres,
Charles-Philippe-Emmanuel et Jean-Chrétien.

A la mort de son père, Jean-Sébastien avait été confié à son oncle
Jean-Christophe, qui commença son éducation; mais il faut bien dire
que Bach a été surtout un autodidacte; l'indépendance, la hardiesse de
sa musique le prouvent. Il entendait parler d'un organiste célèbre,
il allait l'entendre, l'écoutait, réfléchissait longtemps et cette
audition avait d'incalculables résultats. Le 14 août 1703, Bach, âgé de
dix-huit ans, entra dans la vie musicale active, en prenant possession
de l'orgue d'Arnstadt; la même année, il écrivait sa première
composition; c'était une cantate dans laquelle il faisait ses adieux à
son frère, partant en voyage.

Après avoir été successivement organiste à Mülhausen, à Weimar, à
Coethen, il s'établit enfin à Leipzig, où il fut à la fois chef
du chœur ou _Cantor_ et organiste de l'église et de l'école de
Saint-Thomas; il y composa ses plus grands chefs-d'œuvre et il y
mourut le 28 juillet 1750, à soixante-cinq ans. Dans les dernières
années de sa vie, J.-S. Bach, comme Hændel, devint aveugle; il recouvra
la vue quelques heures avant sa mort (fig. 70).

  [Illustration: FIG. 70.—BACH (JEAN-SÉBASTIEN).
  (Eisenach, 1685 † Leipzig, 1750.)]

Ses enfants perpétuèrent les traditions musicales de la famille,
et, en 1843, un Bach musicien, Wilhelm-Frédéric-Ernest, petit-fils
de Jean-Sébastien, assistait avec sa femme et ses deux filles à
l'inauguration du monument qui fut élevé au grand Bach, sous les
auspices de Mendelssohn, en face de la Thomasschule, à Leipzig.

  [Illustration: FIG. 71.—AUTOGRAPHE MUSICAL DE J.-S. BACH.
  (Collection de Mme Viardot.)]

L'œuvre de Bach est immense; en comptant le théâtre pour lequel il a
écrit _Ariana o Diana vindicata_ et quelques cantates dramatiques comme
le _Combat de Pan et d'Apollon_, Bach a touché à tous les genres. Une
société s'est formée en Allemagne sous le nom de _Bachgesellschaft_
qui, depuis 1851, a entrepris de publier toutes les œuvres du
maître; elle est arrivée aujourd'hui au trente-troisième volume et
sa tâche n'est point terminée. On y compte plus de cent cinquante
cantates d'église, avec orchestres, chœurs et soli, onze profanes,
cinq messes, dont celle en _si mineur_ (un chef-d'œuvre), deux
Passions, des oratorios, une quantité énorme de concerti pour clavecin,
violon, etc. Son œuvre de clavecin, fugues, toccatas, fantaisies,
est couronnée par le _Clavecin bien tempéré_, qui est resté l'évangile
de tout pianiste; vient ensuite l'orgue, dont il a fait un art tout
spécial et sur lequel il était le plus grand virtuose de son temps.
Je ne compte pas une quantité prodigieuse de chorals, de canons, de
plaisanteries musicales de toutes sortes, qui prouvent que, chez
Jean-Sébastien, la richesse de l'imagination s'alliait à une science
impeccable. La fécondité est, en musique, un mérite bien secondaire;
cependant il faut en tenir compte, puisque de nombreux compositeurs
ont passé pour grands, qui n'étaient que féconds; mais la facilité
de Bach est d'autant plus étonnante que chacune de ces pièces est un
modèle. Si célèbre qu'il soit, ce grand maître est médiocrement connu.
Sa musique est difficile à exécuter; puis les amateurs le craignent
un peu; n'est-il pas le sévère Bach, l'homme des fugues? Oui, certes,
l'homme de la fugue; c'était sous cette forme, en apparence froide et
scolastique, qu'il _pensait_ la musique; sous cette forme, la mélodie
naissait dans son cerveau, toujours entourée des éléments qui peuvent
l'enrichir et la varier. Mais quelle fantaisie, quelle imagination
féconde et originale! Ici, le chant a la sévérité d'un psaume de David;
là, le maître raconte en chrétien, et non en dramaturge, la grande
mort du Golgotha; plus loin, le voilà gai, souriant, spirituel, je
dirais presque bonhomme; il joue avec les notes; elles se montrent,
elles disparaissent, fuient pour reparaître encore, et c'est la fugue,
la terrible fugue qui sert de fil d'Ariane, au milieu de ce délicieux
labyrinthe. Bach, négligé d'abord, puisqu'il ne fut vraiment mis en
lumière que par Mozart, fut de tous les maîtres anciens celui qui eut
le plus d'influence sur la musique moderne. Aujourd'hui même, il sert
encore de modèle à plus d'un de nos musiciens contemporains. C'est
ainsi que, dès les premières années du XVIIIe siècle, nous rencontrons
les trois génies qui ont pour ainsi dire fondé notre art moderne,
Hændel, Bach et le Français Rameau, dont nous parlerons plus loin. A
partir de cette glorieuse trinité, la musique est formée; sa langue est
fixée; elle va marcher à pas de géant. La période de développement, je
dirais presque d'incubation, est terminée; l'ère des grands maîtres
commence; nous avons attendu longtemps, mais la moisson est belle.

Le nom que nous rencontrons d'abord est celui de Joseph Haydn, le
père de la _symphonie_. C'est la première fois que nous employons
ce mot _symphonie_ et à dessein, cependant quelques maîtres comme
Hændel, Bach, Philippe-Emmanuel Bach, Graun en Allemagne, Gasparini,
Sammartini, Jomelli, en Italie, s'y étaient essayés. Haydn, qui se
forma seul, comme Bach, n'apprit à jurer sur la parole d'aucun maître;
mais il ne fut pas sans écouter, dès sa jeunesse, les œuvres de ses
contemporains et sans en tirer profit, non pas en timide imitateur,
trop heureux de suivre de près ses modèles, mais en maître, dont le
génie savait agrandir tout ce qu'il daignait toucher.

Il est peu d'artistes célèbres sur lesquels on ait inventé plus
d'anecdotes ou de romans que sur François-Joseph Haydn, et cependant,
sans se mettre tant en frais d'imagination, est-il un roman plus humain
et plus touchant, d'un enseignement plus haut, que la vie simple et
pure de cet homme de génie, bon, honnête, modeste, laborieux?

Fils d'un pauvre charron qui, à ses moments perdus, jouait de la harpe
et de l'orgue, François-Joseph Haydn naquit à Rohrau, près de Vienne,
le 31 mars 1732. Dès l'âge de cinq ans, il manifesta d'étonnantes
dispositions pour la musique; Franck, un de ses parents, humble maître
d'école et organiste à Haimbourg, se chargea de lui. Trois ans après,
Reuter, maître de chapelle de l'église cathédrale de Vienne, passe par
hasard dans le village; ce musicien de huit ans l'étonne; il l'emmène
avec lui. Sous sa direction, l'enfant travaille assidûment; sa voix est
jolie; il est l'honneur de la chapelle; mais viennent les années; la
voix mue; Reuter profite d'une étourderie d'enfant (Haydn avait coupé
la queue de perruque de l'un de ses camarades) et le jette à la porte
à sept heures du soir, sans pain et presque sans vêtements; un pauvre
perruquier, Keller, le recueille dans son galetas; Haydn n'oubliera pas
ce bienfait.

Alors commence le roman de la misère; mais le jeune homme est
laborieux; il donne des leçons; il passe ses nuits dans les bals à
râcler des contredanses; il compose; à son insu, ses compositions ont
du succès; les éditeurs s'enrichissent de sa misère. Il aurait ignoré
sa propre réputation naissante, si le hasard ne l'avait mené chez la
comtesse de Thün; là, il trouve, sur un clavecin, une sonate de lui, et
se fait connaître. La comtesse le protège; ses rudes jours d'épreuves
sont passés.

Le 19 mars 1760, Haydn entra chez le prince Antoine Esterhazy. A partir
de ce moment, son avenir était fixé; il resta vingt-cinq ans maître de
chapelle du prince Antoine, puis de son fils Nicolas, à Eisenstadt. Il
avait le nécessaire pour vivre, un refuge assuré pour composer, un bon
orchestre pour exécuter sa musique, un public artiste pour l'écouter;
que lui fallait-il de plus? Payer à Keller sa dette de reconnaissance;
il épousa la fille du perruquier, qu'il n'aimait pas et qui le rendit
malheureux.

Sa gloire s'était répandue dans toute l'Europe; il était partout le
maître incontesté; la France lui demandait des œuvres et l'appelait
en 1770; on le nommait plus tard de l'Institut; en Angleterre, on
le faisait venir deux fois et on lui faisait les offres les plus
brillantes; on l'honorait à l'égal de Hændel; il ne voulut pas quitter
sa patrie; une soixantaine de mille francs, gagnés avec sa musique, lui
suffisaient et au delà; à soixante-deux ans, il quitta les Esterhazy et
se retira dans une petite maison qu'il avait achetée dans un faubourg
de Vienne.

Ses dernières années de vieillesse, de 1794 à 1809, furent les plus
belles que puisse rêver un artiste. Jouissant de toute sa gloire, il
écrivit deux chefs-d'œuvre, la _Création_ (1798) et les _Saisons_
(1801). Quelques mois avant sa mort, la _Création_ fut exécutée en
son honneur au palais du prince Lobowitz, un des nombreux admirateurs
du vieux et glorieux maître. Ce fut une des grandes fêtes de la
musique; l'illustre Salieri conduisait l'orchestre; les artistes les
plus célèbres avaient tenu à honneur de faire leur partie; le vieil
Haydn fut apporté en triomphe, au milieu de la plus brillante société
de Vienne, respectueuse et attendrie, et lorsqu'il quitta la salle, ce
patriarche de l'art se retourna vers son orchestre et, les yeux pleins
de larmes, bénit ses interprètes et son public.

Mais le canon tonne; nous sommes en 1809; les Français vont entrer
pour la seconde fois à Vienne; le vieillard affaibli se fait porter
à son clavecin et, de sa voix cassée, chante avec une ferveur toute
patriotique l'hymne national «Dieu, sauvez François», choral superbe,
dont il avait fait un chef-d'œuvre; après cette prière, il
s'affaisse sur un fauteuil, tombe dans une sorte d'assoupissement et
meurt, le 31 mai 1809, à l'âge de soixante-dix-sept ans et deux mois
(fig. 72).

  [Illustration: FIG. 72.—HAYDN (FRANÇOIS-JOSEPH).
  (Rohrau, 1732 † Vienne, 1809.)]

Il n'est pas de musicien qui ait plus produit qu'Haydn; il est même
un des exemples de ce que peut la régularité dans le travail. Tous
les jours, levé à six heures du matin, il composait jusqu'à midi;
puis, dans la journée, il faisait exécuter et répéter sa musique.
On a calculé que pendant les trente ans qu'il passa chez le prince
Esterhazy, ces cinq heures quotidiennes lui donnèrent cinquante-quatre
mille heures de travail, et le nombre des morceaux sortis de sa plume
surpasse huit cents compositions, grandes et petites, parmi lesquels
cent vingt symphonies, dix-neuf messes, quatre-vingt-trois quatuors,
huit opéras allemands, quatorze opéras italiens, quarante-quatre
sonates pour piano, quatre oratorios (fig. 73).

  [Illustration: FIG. 73.—AUTOGRAPHE MUSICAL DE JOSEPH HAYDN.
  (Bibliothèque nationale.)]

Plusieurs de ses compositions sont de premier ordre, toutes ont pour
qualité dominante la clarté dans la disposition des plans, la pureté
du style, la facilité, l'aisance, la finesse et en même temps la
science profonde et réfléchie. Ce fut Haydn qui établit définitivement
l'orchestre moderne, qui en montra les différentes ressources. Ce fut
lui qui, dégageant la musique de la forme scolastique dont Bach et
Hændel avaient peut-être un peu abusé, la rendit plus facile et plus
accessible, sans qu'elle cessât d'être savante et pure.

Ses symphonies et ses deux oratorios des _Saisons_ et de la _Création_
feront la gloire éternelle du maître viennois. Toutes ne sont pas
également belles, loin de là; mais quelques-unes comme la _Roxelane_,
la _Persienne_, la symphonie de _la Reine_, avec ses adorables
variations, la symphonie _Militaire_, les dernières en _ré_, en _si
bémol_ et en _mi bémol_, sont d'admirables chefs-d'œuvre. Les
symphonies d'Haydn sont en général composées sur le même modèle,
devenu classique après lui; l'idée se présente, simple d'abord dans
l'introduction, puis apparaît un andante, souvent varié, sur un
sujet dont la simplicité va quelquefois jusqu'à la naïveté, mais que
le maître sait enrichir successivement de tous les trésors de son
imagination. Puis vient le menuet, un sourire; un finale brillant sert
de péroraison au discours musical.

Il est deux œuvres qui résument tout le génie d'Haydn, la _Création_
et les _Saisons_. Là, le vieux maître s'est retrouvé, avec tout le
charme de sa mélodie naïve et gracieuse, avec cette science profonde du
développement, cette clarté lumineuse que nous ne cessons d'admirer en
lui, cette sérénité exempte de froideur que nous avons signalée. Des
pages, comme la lumière sortant du chaos dans la _Création_, l'été,
l'automne, la chasse dans les _Saisons_, ne sont pas datées; elles
appartiennent au génie humain tout entier.

L'influence d'Haydn fut immense; admiré partout, il fut imité partout,
et lorsque plus tard Beethoven chercha un maître, ce fut à lui plutôt
qu'à Mozart qu'il emprunta ses premiers modèles.

Pendant qu'Haydn renouvelait la musique instrumentale, il se préparait
au théâtre une grande révolution, et Christophe-Willibald Glück devait
en être le promoteur. Glück était né en 1714, à Weidenwang, petit
bourg du Palatinat bavarois, sur les frontières de la Bohême. Musicien
de très bonne heure, il avait couru le monde, appris la composition,
fait représenter ses premiers opéras en Italie et étudié sous Hændel à
Londres. Au contraire de Bach et d'Haydn, qui furent Allemands jusqu'au
fond du cœur, Glück était cosmopolite, et, tout en écrivant ses
opéras à la manière italienne, il pensait bien que la musique avait
un but plus noble que de faire chanter quelques soprani ou contralti,
ou de chercher uniquement à charmer les oreilles par quelques molles
mélodies. Déjà, dans plusieurs de ses opéras italiens, il avait laissé
voir ses tendances à l'expression; mais, en 1762, il les manifesta
ouvertement. Laissant de côté Métastase, le melliflu poète cher aux
maîtres italiens, il s'était adressé à Calzabigi, qui lui avait écrit
le poème d'_Orfeo ed Euridice_. Dans cet opéra, joué à Vienne, il avait
ménagé son public; tout en atteignant les plus sublimes expressions de
l'art, il avait gardé encore certaines traditions italiennes.

Ce fut avec _Alceste_ qu'il se montra radicalement réformateur.
Sûr de la bonté de sa cause, il défendit ses principes dans une
préface italienne qui fut imprimée en tête de sa partition, en 1769,
et dans laquelle il attaquait de front tous les abus de l'opéra
italien. Partition et préface furent peu goûtées des Viennois,
affolés d'italianisme, et fort méprisées des Italiens, qui avaient
leurs raisons pour croire que leur musique était la seule digne
d'être écoutée. Glück se plaignit de cette indifférence et aussi
de l'ignorance des critiques dans la préface de _Paride ed Elena_,
et chercha un pays où les oreilles fussent plus dociles et moins
dilettantes. Les Français étaient restés fidèles à la musique
expressive; c'était chez eux qu'il fallait porter l'art nouveau que
dédaignaient Allemands et Italiens. Glück avait eu pour élève la
reine Marie-Antoinette; la France lui faisait des avances par son
ambassadeur; il pria un des attachés de l'ambassade française, Bailly
du Rollet, de lui écrire un poème; celui-ci tailla un opéra dans
l'_Iphigénie en Aulide_ de Racine; Glück termina sa partition et quitta
l'Allemagne en 1772. Il y revint définitivement, après avoir donné à
Paris le meilleur de son génie, et mourut à Vienne en 1787.

Qu'on nous permette d'abandonner Glück au moment de son départ pour la
France. L'influence de notre génie national sur le sien et l'action
réciproque de sa musique sur la nôtre furent trop évidentes pour que
nous ne donnions pas place au sublime maître dans l'histoire de notre
musique. Nous quittons un Glück allemand et italien, nous retrouverons
un Glück français.

La symphonie avec Haydn, le théâtre avec Glück, avaient reçu une
nouvelle et puissante impulsion; un musicien de génie devait
perfectionner l'œuvre si magnifiquement commencée. Ce fut
Wolfgang-Amédée Mozart.

Enfant prodige, Mozart, né en 1756 (27 janvier) à Salzbourg, composait
à cinq ans des menuets, que son père écrivait sous sa dictée, et jouait
du violon; à six ans, il écrivait ses premières œuvres; puis,
déjà virtuose de premier ordre sur le clavecin, il partait à sept
ans, accompagné de son père et de sa sœur Marianne, pour donner
des concerts à travers l'Europe; partout il étonnait et charmait; il
venait en France et le souvenir de son passage est resté historique
(1763). Le 26 décembre 1770, Mozart, qui avait déjà écrit de la musique
d'église et de chambre et composé des intermèdes importants, plus un
opéra-bouffe, _la Finta simplice_, donnait à Milan son premier opéra
_seria_, _Mitridate_; le succès le plus éclatant accueillait l'œuvre
de cet enfant de quatorze ans. Le 29 janvier 1781, Mozart faisait
entendre, à Munich, _Idomeneo, re di Creta_. Les premières années
d'enfance étaient passées, l'enfant prodige était devenu un grand
artiste.

En pleine possession de son génie, à l'âge où les études sont à peine
terminées, Mozart produisit, avec une prodigieuse rapidité, des
œuvres de musique de chambre, des symphonies, des opéras-bouffes et
sérieux. Citons, au théâtre, _l'Enlèvement au sérail_, rêve délicieux
de poète, _le Nozze di Figaro_ (1786), _Don Giovanni_ (29 octobre
1787), grande et immortelle date dans l'histoire de la musique; _Cosi
fan tutte_, l'esprit véritable et l'ineffable grâce en musique (26
janvier 1790); _la Flûte enchantée_ (30 septembre 1791), le plus
parfait modèle qui soit du style pur; au concert, les trois grandes
symphonies; à l'église, le _Requiem_; puis venait la mort qui, le
5 décembre 1791, frappait cet incomparable musicien, à l'âge de
trente-six ans (fig. 74).

  [Illustration: FIG. 74.
  MOZART (JEAN-CHRISTOPHE-WOLFGANG-AMÉDÉE).
  (Salzbourg, 1756 † Vienne, 1791.)]

Mozart est, avec Beethoven, le musicien sur lequel on a le plus écrit;
on trouvera, à la fin de ce chapitre, les titres des ouvrages allemands
les plus complets sur lui. Quelques bons travaux français peuvent être
cités aussi, mais que le lecteur nous permette de mettre à part un
excellent livre de M. Wilder, intitulé: _Mozart, l'homme et l'artiste_.
Non seulement cet ouvrage, puisé aux meilleures sources, est d'une
admirable sûreté de renseignements et met à néant bien des légendes
ridicules sur le grand homme; mais l'écrivain s'est ému au contact de
son héros, et, sans sortir de la stricte vérité historique, il a su
faire revivre devant nous un Mozart touchant, simple, grand et vrai
tout à la fois.

La vie musicale de Mozart peut être divisée en cinq périodes:

  1º OEuvres d'enfance (1761-1767): quelques symphonies, des
  concertos, des sonates de piano;

  2º OEuvres d'adolescence (1767 à 1773): _la Finta simplice_,
  _Mitridate_. Messes;

  3º OEuvres de jeunesse (1774-80): _la Finta Giardinira_, _Il re
  pastore_, etc.;

  4º L'homme fait (1781-1784): _Idomeneo_, etc.;

  5º Période de la force de l'âge et du génie (1785-1791):
  _Haydnquartett_, _les Noces de Figaro_ (_Figaro's Hochzeit_),
  _Don Juan_ (_Il Dissolute punito o don Giovanni_), _Cosi fan
  tutte_, _la Flûte enchantée_ (Zauberflöte), _Titus_, les trois
  symphonies en _ut majeur_, en sol _mineur_ et en _mi bémol_, _le
  Requiem_.

Si l'on veut détailler en chiffres ce formidable répertoire, on
trouvera ce résultat:


MUSIQUE VOCALE ET INSTRUMENTALE

    Musique religieuse: Messes et _Requiem_                 20
         ——           Compositions diverses et
                          pièces d'orgue                    65
    Musique profane:    Opéras, tant italiens
                          qu'allemands                      23
         ——           Cantates diverses                   10
         ——           Romances, lieder, canons,
                          avec ou sans accompagnement
                          de piano ou d'orchestre          130

MUSIQUE INSTRUMENTALE

    Sonates de piano                                        22
    Fantaisies, variations, morceaux divers, à deux
      ou à quatre mains                                     50
    Sonates pour piano et violon, duos, quartettes,
      quintettes                                            56
    Duos, trios, quartettes, quintettes, pour violons
      ou instruments à vent (sans piano)                    47
                                                           —-
                         _A reporter_                      423

                         _Report_                          423

    Symphonies                                              49
    Concertos                                               55
    Pièces diverses pour orchestre, sérénades,
      marches, etc.                                         99
                                                           —-
                                                           626

On peut ajouter, pour les amateurs de statistique, que ces 626
œuvres donnent un total de 234,005 mesures, et plus d'une page du
maître a été perdue.

En dehors des opéras que nous avons cités, comptons, parmi les pièces
les plus célèbres, les trois symphonies, toutes écrites en 1788, celle
en _ut_, avec son andante et son menuet si coquet et si franc; celle
en _mi bémol_, dont le menuet est célèbre et l'andante adorable; celle
en _sol_ mineur, la plus belle de toutes, à notre avis, et qui annonce
Beethoven avec son début fougueux, son menuet majestueux et entraînant
à la fois. Citons encore le larghetto du quintette en _fa_, le quatuor
en _ré_, l'_Ave verum_ (1791), _le lacrymosa_ du _Requiem_, qui
était écrit, lorsque le compositeur Süssmayer se chargea de terminer
l'œuvre posthume du maître, la jolie marche à la turque, tirée de la
troisième partie, _Alla turca_, de la sonate en _la_ (1779), tous les
quatuors dédiés à Haydn; mais arrêtons cette liste, qui pourrait être
interminable, et jetons un coup d'œil d'ensemble sur l'œuvre de
Mozart (fig. 75).

  [Illustration: FIG. 75.—AUTOGRAPHE MUSICAL DE MOZART.
  (Collection de Mme Viardot.)]

Le génie de Mozart est dans la grâce, la tendresse ineffable, que nul
n'a pu surpasser; il est aussi dans la merveilleuse pondération de
toutes les parties de l'œuvre, dans la clarté, dans la parfaite
pureté de la langue musicale. Mais ce doux, ce tendre, ce classique
par excellence, possède en même temps l'esprit et la finesse, comme
dans _les Noces de Figaro_ et _Cosi fan tutte_, la hardiesse et la
force, comme dans _Don Juan_.

Il donna à la scène plus de mouvement, de vie et de variété; il
introduisit dans la musique quelque chose de plus humain et de plus
pathétique; un souffle moderne, je dirais presque romantique, anime
_Don Juan_.

Il serait difficile, en pensant à Beethoven, de dire que Mozart a été
le plus grand des musiciens; mais on peut avancer hardiment qu'il a été
le plus complet.

Ainsi finit le XVIIIe siècle en Allemagne; Hændel a donné à la musique
la grandeur, Bach une langue souple riche, Haydn a jeté à flots la
lumière dans cet art déjà formé; avec Glück et Mozart, la musique est
devenue vivante et passionnée.

Un siècle à peine a suffi pour réunir ces cinq grands génies, auxquels
notre art moderne est le plus redevable de ses progrès. En deux
siècles, nous n'en avons point trouvé autant en Italie, et nous allons
rencontrer Beethoven au seuil du XIXe siècle. Est-ce que les Italiens
ne seraient pas, comme on l'a prétendu et comme on le prétend encore,
les premiers musiciens du monde? L'historien a le droit d'en douter.


  Bitter (C.-H.). _Johann Sebastian Bach_, 2e édition, 4 vol.
    in-8º, 1880.

  Brenet (Michel). _Histoire de la symphonie à orchestre, depuis
    ses origines jusqu'à Beethoven inclusivement_, in-8º, 1882.

  Carpani. _Le Haydine, 1812 et 1821_, in-8º, traduit en français
    par Mondo.

  Chrysander. _G.-F. Hændel._ 2 vol. in-8º, 1858-1860.

  David (Ernest). _Jean-Sébastien Bach_, sa vie et son œuvre,
    in-8º, 1882.

  David (E.). _G.-F. Hændel, sa vie, ses travaux et son temps_,
    in-12, 1884.

  Forkel. _Vie, talent et travaux de J.-S. Bach_, traduit par
    Félix Grenier, in-16, 1876.

  Jahn (Otto). _W.-A. Mozart._ 4 vol. in-8º.

  Köchel (Ludwig). _Chronologisch-thematisches Verzeichniss
    sammtlicher Tonwerke W.-A. Mozarts_, in-4º, 1862.

  Lavoix. _Histoire de l'instrumentation._

  Schoelcher (Victor). _The Life of Hændel_, in-8º, 1857.

  Wilder (Victor). _Mozart, l'homme et l'artiste, histoire de sa
    vie._ Paris, 1883, in-18.



CHAPITRE III

  L'OPÉRA ET L'OPÉRA-COMIQUE EN FRANCE
  AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES

  _L'Opéra_: la musique française sous Henri IV et Louis
    XIII: les ballets, les Italiens, Perrin, Cambert, Lulli,
    _Rameau_, les querelles musicales, guerre des bouffons,
    Glück, gluckistes et piccinistes, Piccini, la Révolution,
    Lesueur, Spontini.—_L'Opéra-Comique_: chansons et chanteurs
    à la cavalière, les couplets et vaudevilles de la foire, les
    Italiens et la _Serva Padrona_, Duni, Dauvergne.—_La comédie
    musicale_: Monsigny, Philidor et Grétry.—_L'école poétique_:
    Cherubini, Lesueur, Méhul.—_Les petits maîtres du couplet
    et de la romance_: Martini, Devienne, Della Maria, Gaveaux,
    Dalayrac.—_L'école sentimentale_: Berton, Nicolo, Boïeldieu.


Nous avons vu, aux XIVe, XVe et XVIe siècles, la France prendre d'abord
l'initiative, puis une part active dans le mouvement musical. A la
fin du XVIIe siècle, nous étions prêts à tenir dignement notre place
à côté de l'Italie, lorsque les divisions religieuses et politiques
nous arrêtèrent dans notre élan; la paix une fois rétablie avec Henri
IV, ce n'était pas la musique qui devait profiter de cette prospérité
nouvelle. L'influence des reines espagnoles se faisait nécessairement
sentir, mais l'Espagne si brillante pendant les XVe et XVIe siècles,
l'Espagne qui avait donné naguère des maîtres musiciens à l'Italie,
était bien déchue de sa gloire artistique; c'est pourquoi, pendant les
premières années du XVIIe siècle, non seulement nous ne prîmes pas
part au grand mouvement musical dont l'Italie avait donné le signal,
mais nous perdîmes même les conquêtes que les maîtres français avaient
faites dans le domaine de l'art. Jacques Mauduit (1557 † 1627),
Antoine Boesset (1586 † 1643), Pierre Guédron et quelques faiseurs
de chansons, qui brillèrent dans la première moitié du XVIIe siècle,
furent des musiciens naïfs et d'une certaine valeur; mais ils furent
loin d'égaler Cl. Jannequin, Cl. Goudimel et tant d'autres de leurs
prédécesseurs.

A peine le grand cardinal était-il mort que l'influence espagnole était
combattue par l'influence italienne de Mazarin; la musique française
avait tout à gagner à ce changement. En effet, le 14 décembre 1645, les
Italiens venaient à Paris et y jouaient une sorte de pièce italienne,
avec ballet et musique, intitulée la _Finta Pazza_ (_la Fausse folle_).
Il s'agissait d'Achille à Scyros et de ses amours avec Déidamie,
interrompues par Ulysse. Le poème était de Jules Strozzi, les décors
de Jacques Torelli, l'auteur de la musique est resté anonyme. On y vit
mille choses, un ballet d'Indiens et de perroquets et les tours de
Notre-Dame dans le décor de Scyros; on y vit surtout qu'il existait
une autre musique que les couplets, airs de danses et courts récits de
ballets de cour de Mauduit et de Boesset. Deux ans après, les Italiens
venaient jouer à Paris un _Orfeo_, dont les auteurs sont inconnus. Les
Italiens devenaient à la mode. Les ballets de cour, tels que celui
de _la Nuit_ (1653), où Apollon (Louis XIV) apparaissait déguisé en
violon, les _Noces de Thétis et Pelée_ (1654), _Alcidiane_ (1658),
étaient fortement italianisés; enfin le 22 novembre 1660, à l'occasion
du mariage de Louis XIV, la cour entendit au Louvre un véritable opéra,
intitulé _Serse_, du Vénitien Francesco Coletto, surnommé Cavalli; les
airs de ballets étaient écrits par un musicien qui tiendra grande place
dans notre école, Jean-Baptiste Lulli (fig. 76).

  [Illustration: FIG. 76.—LULLI (JEAN-BAPTISTE).
  (Florence, 1633 † Paris, 1687.)]

Ces succès firent naître la concurrence. Bientôt un nommé Pierre
Perrin, abbé, s'était associé avec un bailleur de fonds nommé Champeron
et le marquis de Sourdéac, fort habile dans l'art des décors. Il alla
chercher le musicien Cambert, qui s'était fait connaître par la musique
d'un ballet d'_Orphée_ et par une _Pastorale_ jouée au château d'Issy
avec grand succès; puis il résolut d'ouvrir au public un théâtre de
musique. Le 28 juin 1669, le roi concédait à Pierre Perrin, à Cambert
et à Sourdéac «la permission d'établir à Paris une _académie_, pour
y représenter et chanter en public des _opéras_ et représentations
en musique et en vers français, pareilles et semblables à celles
d'Italie». Deux ans après, le 19 mars 1671, on exécutait dans la salle
dite de la Bouteille, rue de l'Ancienne-Comédie, la pastorale de
_Pomone_, de l'abbé Perrin, pour les paroles, et de Cambert, pour la
musique. «On voyait les machines avec surprise, dit Saint-Évremond, les
danses avec plaisir; on entendait le chant avec agrément et les paroles
avec dégoût.» Le 8 avril 1672, on joua une autre pastorale de Cambert
et Gilbert, _les Peines et les Plaisirs de l'amour_. Mais le «sic vos
non vobis» est toujours vrai, et rarement celui qui sème recueille
la moisson. Pendant que Perrin, Cambert et Sourdéac se réjouissaient,
espéraient et se querellaient, un Italien malin, à la conscience large,
au cœur bas, «un coquin ténébreux», a dit Boileau, les guettait au
passage. Lulli (1633 † 1688) était bien en cour; Mme de Montespan le
protégeait; le roi dépouilla Perrin et Cambert et donna le privilège du
nouveau théâtre à son favori. Lulli, après beaucoup de procès, jeta un
morceau de pain à l'affamé Perrin, força par ses intrigues Cambert à se
réfugier en Angleterre, où il mourut, ne s'occupa pas de Sourdéac, et
son règne commença dès cette année 1672, règne qui fut une véritable
tyrannie artistique, car, de 1672 à 1688, époque de la mort de Lulli,
il fut défendu, de par le roi, à tout musicien français d'avoir du
talent, ou pour le moins de le laisser connaître.

Il fallait du génie pour faire pardonner à Lulli ses menées et ses
basses intrigues: il en eut, car ce fut lui qui établit définitivement
en France ce noble genre qui a nom l'opéra. Lulli, pressé de profiter
de son privilège, réunit divers fragments de ses anciennes œuvres
et en composa un ballet pastoral, intitulé _les Fêtes de l'Amour et
de Bacchus_ (15 novembre 1672). Molière, Benserade, Quinault avaient
contribué à cette œuvre composite (fig. 77). Bientôt Lulli,
s'associant Quinault, un homme de génie dans son genre, créa en France
la vraie tragédie lyrique, dont le moule, calqué sur la tragédie
classique, subsista jusqu'au commencement de notre siècle. Le premier
véritable _opéra français_ était intitulé _Cadmus et Hermione_; il fut
représenté en avril 1673.

  [Illustration: FIG. 77.—LES FÊTES DE L'AMOUR ET DE BACCHUS.
  (Premier ballet représenté à l'Académie royale de musique.)]

A partir de cette date il y eut à l'Opéra, ou Académie royale de
musique, deux sortes de pièces bien distinctes: le ballet, issu
de l'ancien ballet de cour, tiré généralement des allégories
mythologiques, et l'opéra proprement dit, ou tragédie lyrique, qui fut,
pour ainsi dire, la traduction musicale de la tragédie classique.

On peut considérer Lulli comme un des grands maîtres de notre art.
Il possédait l'expression large, noble et haute; il avait aussi la
grâce et la variété. _Alceste_ (1674) et _Armide_ (1686), ses deux
chefs-d'œuvre, sont restés pendant près de cent ans au répertoire;
_Isis_ (1677), _Cadmus_, _Atys_, contiennent des pages de maître.
Citons, parmi les plus beaux morceaux de Jean-Baptiste, la scène des
jardins d'_Armide_, l'air de Caron d'_Alceste_, le chœur de l'hiver
et les plaintes de Pan d'_Isis_, dit l'_opéra des musiciens_, le joli
trio de _Cadmus_: «Suivons l'amour», la belle invocation de Médée dans
_Thésée_ (1675), la scène des Gorgones dans _Persée_ (1682), les deux
duos du cinquième acte de _Phaéton_, l'air d'_Armide_: «Enfin il est en
ma puissance,» etc.

  [Illustration: FIG. 78.—MUSETTE FRANÇAISE, XVIIe SIÈCLE.]

Après la mort de Lulli, il fallut, comme l'on disait alors, partager
l'empire d'Alexandre. Ses fils Jean et Louis avaient peu de talent; un
compositeur nommé Pascal Colasse prit pour quelque temps le sceptre
de la musique, avec _Thétis et Pelée_ (1689), le ballet des _Saisons_
(1695). Puis vinrent quelques musiciens habiles, auxquels Lulli avait
systématiquement fermé l'accès de l'Opéra. Charpentier, parvenu jusqu'à
nous par les intermèdes du _Malade imaginaire_ qu'il écrivit pour
Molière, fit entendre dans sa _Médée_ (1693) de beaux chœurs et des
scènes largement tracées. Michel Lalande, malgré la haine jalouse de
Lulli, sut se faire à l'église une situation digne de son talent élevé,
et le ballet des _Éléments_ montra ce qu'il pouvait faire au théâtre.
En 1706, Marais faisait jouer _Alcyone_, la meilleure partition
depuis Lulli. _Alcyone_ fut longtemps célèbre par sa tempête, et ce
fut dans cette partition que l'on entendit pour la première fois les
contrebasses à l'Opéra.

Le musicien le plus brillant parmi les successeurs de Lulli,
compositeur sinon très puissant, du moins gracieux et à l'imagination
vive, fut Campra, né à Aix en 1660, mort à Versailles en 1744.

Campra débuta par un coup de maître, le 24 octobre 1697, en inaugurant
un genre qui tenait à la fois de l'opéra et du ballet et que l'on
appela l'_opéra-ballet_. _L'Europe galante_ fut un des grands succès du
XVIIIe siècle. Le musicien provençal avait mis dans sa musique quelque
chose du soleil de son pays; il revint à la tragédie lyrique avec
_Hésione_ (1700) et _Tancrède_ (1702), où l'on remarquait un beau duo
de basses. Après _Iphigénie en Tauride_ (1704), en collaboration avec
Desmarets, il retrouva dans l'opéra-ballet son premier succès, plus
grand encore peut-être, avec les _Fêtes vénitiennes_, le 17 juin 1710.

A côté de Campra plusieurs musiciens surent se faire une place
brillante dans l'opéra et dans l'opéra-ballet: Desmarets (1662 †
1741), Gervais (1671 † 1744), Destouches (1672-1749), amateur qui
possédait le don de la sensibilité et des larmes, et qui eut de grands
succès avec _Issé_ (1697), _Callirhoé_, _Omphale_ (1701), le _Carnaval
et la Folie_ (1704); Colin de Blamont (1690 † 1760), qui fit jouer
_les Fêtes grecques et romaines_ en 1723; Labarre (1680 † 1744),
auteur du _Triomphe des arts_ et de _la Vénitienne_; Salomon (1661 †
1731), Bourgeois et enfin Mouret, charmant petit maître, gracieux et
folâtre, qui écrivit, entre autres œuvres aimables, _les Fêtes de
Thalie_ (1714) et _les Amours des dieux_ (1727), et qui mourut fou,
après avoir entendu la musique de Rameau.

Citons surtout dans cette période Montéclair (1666 † 1737), le
plus puissant et le plus dramatique, sinon le plus brillant, des
compositeurs d'opéras du commencement du XVIIe siècle. Sa partition
de _Jephté_ (1732), exécutée un an avant la première œuvre de
Jean-Philippe Rameau, annonçait déjà ce grand homme.

La musique française n'était donc pas restée stationnaire; depuis la
fin du XVIIe siècle jusque vers 1733, elle était des plus florissantes,
non seulement avec l'opéra et les ballets, mais aussi grâce à de
remarquables compositeurs d'église, comme Lalande, Montéclair, Bernier,
Gilles, etc. De plus, il s'était formé une brillante école de violon,
avec Baptiste, Leclerc, Guignon, etc., de viole et de violoncelle avec
Marais, Baptistin et Forqueray (fig. 79), d'orgue et de clavecin avec
Chambonnières, Clérambault, Marchand, Louis et François Couperin,
dit le Grand. Un maître devait résumer en lui toute cette période de
transition; ce fut Jean-Philippe Rameau, né à Dijon le 25 octobre 1683.

  [Illustration: FIG. 79.
  VIOLE FRANÇAISE, XVIIe SIÈCLE.]

Avant d'arriver au théâtre, Rameau avait été compositeur religieux,
organiste et claveciniste, et ses pièces font encore partie du
répertoire de tous les vrais artistes. De plus, il avait formé son
style dans une étude approfondie de l'harmonie, dont il publia un
traité systématique, intitulé _Traité de l'harmonie_ (1722), le premier
code écrit en français sur l'harmonie moderne.

A cinquante-trois ans, après ces fortes préparations, Rameau aborda
le théâtre. A cette époque, les portes de l'Opéra ne s'ouvraient
guère plus facilement qu'aujourd'hui, même devant les compositeurs
connus. Le financier La Popelinière protégea Rameau, lui procura
d'abord un collaborateur, l'abbé Pellegrin, puis l'aida à faire
jouer sa partition. Pellegrin exigea du musicien une obligation de
cinquante pistoles pour le cas où, par la faute du musicien, l'opéra ne
réussirait pas; lorsque Rameau fit entendre sa musique en petit comité
chez La Popelinière, Pellegrin, qui cependant était d'une pauvreté
devenue proverbiale, déchira le contrat; il était assuré du succès.

Enfin le 1er octobre 1733, _Hippolyte et Aricie_, représenté pour la
première fois à l'Opéra, commençait la série des grandes œuvres de
Rameau, cet homme de génie qui régna pendant plus de trente années sur
notre première scène lyrique.

Plus habitués aux galantes amabilités de Campra et de Mouret qu'au
langage de la muse tragique, les amateurs furent d'abord effrayés,
suivant la coutume, par cette langue musicale hardie et neuve. Malgré
le succès, une étonnante clameur s'éleva autour d'_Hippolyte et
Aricie_; de ce jour data la seconde grande querelle musicale du XVIIIe
siècle. La première avait été suscitée, dans les premières années
du XVIIIe siècle, au sujet de la musique française et de la musique
italienne; le lendemain d'_Hippolyte_, les lullistes se révoltèrent
contre cette musique de Rameau, qu'ils jugeaient dure, sauvage et
barbare; les ramistes s'armèrent naturellement au nom de l'art
nouveau. C'est l'éternelle guerre faite aux musiciens dits savants,
lorsqu'ils sont novateurs. Le génie finit par triompher de la routine,
et _Hippolyte et Aricie_ resta comme un des plus beaux opéras du
répertoire de Rameau.

«Il y a dans _Hippolyte et Aricie_, disait Campra, de quoi faire dix
opéras.» Les dilettantes, toujours lents à comprendre, avaient hésité;
mais les musiciens avaient tout de suite reconnu un maître. Dans
le drame, Rameau avait rendu l'expression plus forte et l'harmonie
plus profonde; dans le ballet, les rythmes plus variés et plus vifs,
l'instrumentation plus sonore. Son début dans le genre du ballet
fut _les Indes galantes_ (1735), mais deux ans après parut _Castor
et Pollux_ qui est, avec _Hippolyte et Aricie_ et _Dardanus_, une
des trois grandes œuvres de Rameau. On trouve, dans _Castor et
Pollux_, la force et l'harmonie puissante dans le chœur: «Que tout
gémisse!», la haute expression dans l'air de Télaïre qui le suit:
«Tristes apprêts», la grâce, dans le joli menuet: «Dans ce doux asile»,
en un mot toutes les qualités d'un grand maître. En 1739, paraissait
_Dardanus_; sa belle ouverture, le trio des Songes, d'une harmonie
si pittoresque et qui fait pendant à celui des Parques d'_Hippolyte
et Aricie_, et le célèbre rigaudon sont restés dans la mémoire des
musiciens. Il faut encore citer au premier rang des opéras sérieux
du compositeur dijonnais: _Zoroastre_ (1749), _le Temple de la
Gloire_ (1745), _Acanthe et Céphise_ (1751). Son dernier opéra fut
_les Paladins_ (1760). Parmi ses ballets, outre _les Indes galantes_,
rappelons _les Festes d'Hébé ou les talents lyriques_ (1739), avec le
célèbre tambourin, d'un rythme si allègre, _Zaïs_, _Platée_ (1749),
ballet bouffon, avec un chœur de grenouilles du plus comique effet.

Organiste, claveciniste, théoricien, compositeur dramatique, Rameau fut
le plus grand musicien français du XVIIIe siècle, couvrant de son nom,
comme d'un pavillon triomphant, la période qui s'étend de Lulli à Glück.

Ce fut lui qui donna à l'harmonie la couleur et la profondeur,
développa les forces expressives de l'orchestre, créa l'ouverture,
qui n'était avant lui qu'une sorte de murmure plus ou moins agréable.
Avec Bach et Hændel, Rameau complète la grande trinité musicale de la
première moitié du XVIIIe siècle, et nous pouvons dire que Glück ne fut
pas sans subir la forte et salutaire influence du maître bourguignon
(fig. 80).

  [Illustration: FIG. 80.—RAMEAU (JEAN-PHILIPPE).
  (Dijon, 1683 † Paris, 1764.)
  (Autographe musical, Bibliothèque nationale.)]

Rameau n'avait pas, comme Lulli, fermé les portes de l'Opéra à tous
les musiciens; aussi trouvons-nous, pendant son règne et pendant
les quelques années qui le séparent de Glück, plus d'un compositeur
à citer: Royer, avec _Zaïde, reine de Grenade_ (1739); Mondonville
(1711 † 1773), avec _le Carnaval du Parnasse_ (1749), _Titon et
l'Aurore_, _Daphnis et Alcimadure_, pastorale en langue provençale
(1754). Dauvergne, que nous retrouverons à l'Opéra-Comique, écrit _les
Amours de Tempé_ (1752), _les Festes d'Euterpe_ (1758). Philidor,
qui sut se faire une si grande place dans la comédie musicale, écrivit,
d'une main ferme et puissante, la partition d'_Ernelinde_ (1767). Avec
Laborde, un amateur fécond qui a trop composé, citons, pour finir
cette période, Floquet (1750 † 1785), musicien aimable et léger qui,
âgé de vingt-trois ans, faisait jouer à l'Opéra un des plus gracieux
ballets de l'ancien répertoire, _l'Union de l'amour et des arts_
(1773), l'année même où Glück allait entrer dans l'arène.

Pendant toute cette période, quelques artistes avaient été les dignes
interprètes des maîtres français; leurs noms doivent être rappelés à
côté des leurs. Lulli fit chanter Mlle Lerochois, les basses Thévenard
et Beaumavieille; puis vint Campra qui écrivit beaucoup pour la
Desmatins et la célèbre Maupin. La Lemaure fut l'interprète de Rameau;
l'auteur de _Dardanus_ eut aussi pour chanteurs Chassé, Dun, et surtout
Jélyotte, qui fut, pendant près de trente ans, le ténor aimé de l'Opéra.

Malgré le talent des compositeurs et des interprètes, malgré l'éclat
et la variété des ballets, l'opéra était pour les dilettantes un peu
bien sérieux; on eut l'idée de faire venir d'Italie les œuvres
des maîtres qui avaient donné tant d'éclat à l'opéra-buffa; déjà, le
4 octobre 1746, une troupe étrangère avait joué _la Serva padrona_
de Pergolèse sur le théâtre de la Comédie-Italienne, puis elle était
partie; mais le 1er août 1752, ce fut à l'Académie même que vint
s'établir Bambini, appelé par le directeur de l'Opéra; lui aussi joua
la _Serva padrona_, et son succès fut immense.

Cette reprise fut le signal d'une troisième guerre artistique et
musicale, plus ardente encore que les deux autres et que l'on nomma
la _guerre des bouffons_ ou des _coins_. Les partisans de la musique
italienne se tenaient à l'Opéra du côté de la loge de la reine, ceux de
la musique française se retranchaient près de la loge du roi; de là le
nom de _guerre des coins_.

L'incendie n'avait pas éclaté subitement; il avait, au contraire, couvé
pendant tout le XVIIIe siècle, et la _guerre des bouffons_ (c'est
ainsi que l'on nommait les Italiens) ne fut que la péripétie la plus
émouvante de ce drame comico-musical et pseudo-littéraire. Maintes fois
déjà, les Italiens avaient importé leur musique en France. Au XVIIe
siècle, l'Opéra leur avait dû, pour ainsi dire, sa création; puis, à
la fin du XVIIe siècle, quelques amateurs avaient voyagé en Italie;
ils étaient revenus enthousiasmés des chanteurs d'outre-monts et de
leur musique ornée; la guerre fut bien vite allumée. Deux ouvrages
parurent au commencement du XVIIIe siècle, qui firent grand bruit.
L'un était le _Parallèle des Italiens et des Français_, par l'abbé
François Raguenet. A ce pamphlet spirituel et ingénieux, publié en
1702, un autre amateur, Fresneuse Lecerf de la Vieuville, riposta, en
1704, par un contre-pamphlet en faveur des musiciens français, non
moins spirituel et non moins ingénieux et intitulé: _Comparaison de la
musique italienne et de la musique française_.

La guerre ouverte ne dura pas longtemps, mais la paix ne fut jamais
complète, par suite des querelles des musiciens français entre eux,
pour Lulli ou pour Rameau; elle se ralluma donc facilement en 1752.

La guerre des coins donna naissance à toute une petite littérature
alerte et enflammée de vers et de prose, d'attaques et de ripostes,
de panégyriques et de pamphlets, qui formerait à elle seule une
bibliothèque. Rameau lui-même s'en mêla, et que faisait-il dans cette
galère? Les plus rudes combattants furent les philosophes. On vit
entrer dans la lice: Grimm, Diderot, le baron d'Holbach, Cazotte,
Fréron, champions des Français. Le plus sensible coup parti du coin
du roi fut _le Petit prophète de Bohemischroda_, brochure pleine de
verve et d'esprit, lancée par Grimm à toute volée, au plus fort de la
bataille.

Mais les Italiens avaient pour eux un vigoureux champion, c'était J.-J.
Rousseau qui, ainsi que l'on disait alors, valait à lui seul une armée.

Cette lutte littéraire, mais non courtoise, finit brutalement. Le
roi profita du succès, habilement préparé, de _Titon et l'Aurore_ de
Mondonville (1753) pour chasser les pauvres Italiens; ils résistèrent
encore un an et partirent sur l'immense succès de _Bertoldo in Corte_,
de Ciampi, en 1754; ils devaient revenir quelque vingt ans plus tard.

Une ordonnance n'était pas un argument, et, comme il arrive toujours
dans ces polémiques, on ne prouva rien, ni d'un côté ni de l'autre;
mais la présence des Italiens en France avait eu d'inappréciables
résultats pour notre musique, et surtout pour l'opéra-comique, dont
nous parlerons plus loin. Pendant ces quatre années, on avait entendu,
outre _la Serva padrona_, des œuvres charmantes de Lattilla, de
Cocchi, de Rinaldo de Capua, de Ciampi, de Leo, de Jomelli; des
artistes habiles, comme Manelli, et surtout la chanteuse Tonelli,
avaient pu être appréciés.

L'opéra tira profit de cette lutte féconde. Rousseau avait, il est
vrai, attaqué notre art national dans sa _Lettre sur la musique
française_; mais, par une de ces contradictions qui lui étaient
familières, il avait donné à l'Académie de musique, le 1er mars
1753, un opéra villageois _français_, _le Devin de village_. Cette
paysannerie émue, faible de style, mais d'une expression tendre, douce
et juste, venait réagir contre le langage trop pompeux de l'opéra. Son
succès fut immense et on peut faire dater du _Devin de village_ les
opéras de demi-caractère, qui alternèrent avec les tragédies lyriques à
l'Académie de musique. Après la mort de Rameau, en 1764, et à la suite
du vigoureux assaut donné par les Italiens, les Français avaient laissé
plus de place à la fantaisie. Nous avons cité _Daphnis et Alcimadure_,
de Mondonville, _Aline, reine de Golconde_, ballet de Monsigny (1766),
et surtout _l'Union de l'amour et des arts_, de Floquet. L'opéra
abandonnait le style noble pour tourner au genre léger, sans grand
bénéfice, toutefois, ni pour la musique ni même pour les recettes, car
elles étaient fort basses en 1773, lorsqu'arriva Glück, qui vint donner
aux choses une face nouvelle.

_Iphigénie en Aulide_ (1773), _Orphée et Eurydice_ (1774), _Alceste_
(1776), _Armide_ (1777), _Iphigénie en Tauride_ (1779), tels sont les
titres des cinq chefs-d'œuvre qui marquent le point culminant de
l'ancien drame lyrique, qui commence en France à Lulli pour arriver à
son apogée avec Glück. Nous avons déjà rencontré ce grand maître en
Allemagne, et nous savons qu'il ne toucha pas du premier coup à la
perfection qu'il atteignit dans ses œuvres écrites pour la France.
Ce sera une de nos gloires d'avoir inspiré à quelques-uns des plus
illustres maîtres leurs chefs-d'œuvre les plus admirables (fig. 81).

  [Illustration: FIG. 81.
  GLÜCK (CHRISTOPHE-WILLIBALD).
  (Weidenwang (Bavière), 1714 † Vienne, 1787).]

De ces cinq opéras, chacun a pour objectif, si je puis parler ainsi,
un sentiment profondément humain, que le musicien traduit dans son
expression la plus intime. _Iphigénie en Aulide_ est la peinture de la
tendresse filiale, se sacrifiant avec douleur, mais sans résistance,
à la volonté et au salut d'un père. Dans _Orphée_, ce sont les larmes
d'un époux descendant jusqu'aux enfers pour chercher celle qu'il aime;
dans _Alceste_, cette fois, c'est la femme, victime généreuse et
éplorée, donnant à son mari non seulement sa vie, ce qui ne serait
rien pour elle, mais le bonheur de voir ses enfants et d'aimer son
époux. Avec _Armide_, l'amour et la jalousie sont en jeu; _Iphigénie en
Tauride_ nous montre dans un même tableau les remords poignants du fils
coupable et les plus nobles sentiments de l'amitié.

Le génie de Glück est la plus triomphante réponse que l'on puisse
faire à ces dilettantes superficiels qui ne voient dans la musique
qu'un art de distraction, s'adressant uniquement à nos sens. Avec ses
divers moyens d'expression, dans l'harmonie, dans l'orchestre et dans
la mélodie, la musique triple la force des sentiments qu'exprime la
poésie; mais il faut tout écouter et tout entendre, il faut ne pas
laisser échapper une syllabe de cette langue profonde et complexe. Ce
que je dis pour Glück reste vrai pour tous les maîtres qui occupent
un rang important dans l'histoire de notre art, quels que soient les
genres qu'ils aient cultivés. C'est à partir de Glück que la musique
dramatique peut tenir dignement sa place dans les arts d'expression, à
côté de la poésie, l'égalant souvent, la surpassant quelquefois. Glück
est le plus fidèle traducteur musical de la grande tragédie de Racine
et de Corneille (fig. 82).

  [Illustration: FIG. 82.—AUTOGRAPHE MUSICAL DE GLÜCK.
  (Marche d'_Alceste_, Bibliothèque nationale.)]

Non seulement Glück avait sauvé l'opéra en décadence des futilités du
ballet ou de la sentimentalité fausse et précieuse, qui s'accentuait
chaque jour davantage depuis la mort de Rameau, mais il avait donné
la note la plus sublime de l'art expressif et de la tragédie musicale
classique. Il faudrait pourtant peu connaître l'humaine nature pour
s'imaginer que Glück triompha sans combat. A Vienne déjà, il avait
trouvé plus d'une résistance. En France, malgré le succès réel de ses
œuvres, la bataille fut vive; Glück avait contre lui les défenseurs
de Lulli et de Rameau qui, ennemis naguère, s'étaient réunis sous le
même drapeau, en s'alliant pour cette fois aux bouffonnistes, qui
sentaient que la lutte était décisive. Ce fut la quatrième grande
querelle musicale du siècle; cette querelle a bien des fois été
racontée; aussi n'y reviendrons-nous pas, nous contentant de signaler
aux lecteurs le livre le plus complet sur la matière, c'est-à-dire
_Glück et Piccini_, par M. Desnoiresterres. Marmontel, La Harpe,
Ginguené, d'Alembert combattaient l'auteur d'_Orphée_; Rousseau, l'abbé
Arnauld, Suard et le spirituel Grimm le défendaient; mais lui-même se
défendait si bien par ses œuvres que, désespérant de vaincre le
géant à coups de plumes, si acérées qu'elles fussent, ses adversaires
eurent l'idée de lui susciter un rival dans la personne de Piccini; de
là, le nom de _Querelle des Glückistes et des Piccinistes_, donné à
cette joute littéraire et musicale.

Nicolas Piccini (1728 † 1800) apportait à ses alliés un appoint
sérieux de forces. Il n'avait ni la grande et noble langue tragique ni
la puissance de son adversaire; il n'avait pas comme lui les hardiesses
géniales de l'harmonie et de l'orchestre, mais il avait de plus que
Glück la grâce, le charme, ce tour mélodique italien qui enlace et
séduit; il était doué d'une imagination vive, d'une tendresse profonde
et sincère, dont on ne retrouve l'analogue que dans Mozart.

Lorsque Piccini vint en France, il avait en Italie fait faire de grands
progrès à la musique sérieuse et bouffe, dans un grand nombre d'opéras,
parmi lesquels il faut citer l'_Olympiade_ (1761), opéra seria, la
_Cecchinna_ ou _la Buona Figliola_ (1760), opéra bouffe. Ce fut par
_Roland_ (1778) qu'il commença la lutte avec son terrible rival;
cet opéra ne fut pas des plus heureux, non plus qu'_Atys_; ces deux
partitions avaient été écrites sur d'anciens poèmes de Quinault; son
_Iphigénie en Tauride_ (1781) soutint peu la comparaison avec celle de
Glück; mais Piccini prit, en 1783, une éclatante revanche avec _Didon_.

Lorsqu'on joua _Roland_, Glück avait quitté Paris; Piccini fit
revenir les musiciens d'Italie et, conseillé par lui, le directeur de
l'Opéra, Devismes du Valgay, fit connaître quelques opéras _buffa_ des
plus célèbres, comme _la Frascatana_ de Paisiello (1778), _la Finta
giardiniera_ d'Anfossi (1778), _la Buona Figliola_, de Piccini (1778),
l'_Amore soldato_, de Sacchini (1779). Pendant ce temps, Glück envoyait
de Vienne un musicien, Antoine Salieri (1750 † 1825). Son premier
opéra français, _les Danaïdes_, fut répété sous le nom de l'auteur
d'_Orphée_ et on ne connut celui de Salieri qu'après le succès (1784).
Salieri était loin d'avoir la grandeur de Glück, mais il possédait une
imagination puissante, une remarquable entente de l'effet dramatique.
Ce fut surtout dans une œuvre singulière et originale, intitulée
_Tarare_ (1787), dont Beaumarchais avait écrit le livret, que Salieri,
mêlant le plaisant au tragique, donna toute la mesure de son talent
varié.

Il était dit que Piccini aurait toujours des concurrents; il rencontra
un autre rival dans un musicien dont le génie n'était pas sans rapport
avec le sien. Antoine Sacchini (1734 † 1786) s'était fait connaître à
Paris, en 1775, par un opéra-comique, traduction française de l'_Isola
d'amore_ et intitulé _la Colonie_. En 1783, on joua à l'Opéra _Renaud_;
son succès commença avec _Chimène_, et surtout avec _Dardanus_, dans
lequel l'air: «Arrachez de mon cœur» n'est qu'un sanglot et un cri
de tendresse douloureuse. Lorsqu'on représenta son chef-d'œuvre,
_OEdipe à Colone_ (1er février 1787), Sacchini était mort depuis
quatre mois; cette partition respire une émotion tendre, une majesté
touchante, que l'on peut apprécier surtout dans l'air superbe:
«Antigone me reste» et dans le duo entre OEdipe et sa fille. Après
Sacchini, citons encore Vogel, de l'école de Glück (1756 † 1788),
qui eut du succès avec _la Toison d'or_, et surtout _Démophon_, dont
l'ouverture est restée classique.

Deux musiciens, Gossec et Philidor, avaient soutenu l'honneur de
l'école de Rameau. Nous retrouverons Philidor, en parlant plus loin de
l'opéra-comique, citons ici seulement _Ernelinde_ (1767) et _Persée_
(1780). Gossec n'eut pas de grands succès comme auteur d'opéras, mais
sa musique religieuse et symphonique mérite un bon rang dans l'école
française. Derrière ces deux maîtres venaient quelques compositeurs
estimables, comme Lefroid de Méreaux, Berton, père de l'illustre
compositeur d'opéras-comiques, Candeille, Lemoyne, etc.

Marchant sur les traces de Rousseau, Floquet avait donné _le Seigneur
bienfaisant_ (1780). Grétry, que nous nommerons des premiers dans la
comédie musicale, voulant hausser le ton jusqu'à la tragédie lyrique,
donna _Céphale et Procris_ (1775), puis _Andromaque_ (1780); mais
il préféra mener la comédie à l'Opéra, avec _Colinette à la cour_
(1782), _la Caravane du Caire_ (1783), dont les ballets sont charmants,
_Panurge dans l'île aux Lanternes_ (1785), opéra bouffe sans gaieté.
Après ces musiciens, venait la foule des compositeurs de ballets, qui
continuaient leur agréable industrie. Mais nous ne pouvons parler des
ballets sans citer au moins le nom de Noverre (1727 † 1807), le grand
chorégraphe, qui créa le ballet dit _ballet d'action_ dans lequel
est représentée une action dramatique. Il nous faut aussi rappeler
rapidement, à cette époque, quelques grandes danseuses et illustres
danseurs, comme la Camargo, la Guimard, Vestris père et fils.

La Révolution de 1789 marqua comme une sorte de temps d'arrêt dans les
progrès de l'opéra; la politique n'est point une Muse et elle sourit
médiocrement aux artistes; quelques opéras de circonstance, froids pour
la plupart et quelquefois grotesques, furent tout ce que l'on entendit,
au _Théâtre des Arts_ (c'était le nouveau nom de l'Opéra), de 1789
à 1799. Grétry écrivait _Denys le tyran, maître d'école à Corinthe_
(1794) et _la Rosière républicaine_ (1794). On entendit, entre temps,
quelques belles et nobles pages, comme celles que Méhul écrivit pour
_Horatius Coclès_ en 1794.

Cependant le magnifique mouvement révolutionnaire n'était pas resté
sans résultat pour notre art; le patriotisme ardent qui s'empara de la
France tout entière n'inspira-t-il pas à Rouget de Lisle le prodigieux
cri de guerre de _la Marseillaise_ (1792), à Méhul _le Chant du
départ_, écrit pour la fête du 10 août; à Gossec, dans une heure de
génie, l'_Hymne à l'Être suprême_? Tous ces chants, composés pour être
exécutés par un peuple entier, sont pleins de grandeur et de majesté.

En même temps la République, tout en défendant vaillamment la patrie,
créait des institutions durables. C'est ici qu'il faut dire quelques
mots du Conservatoire, qui est encore, quoi qu'on en dise, notre
meilleure école musicale. Il existait déjà, avant la Révolution,
une école, dite _du magasin_, pour les artistes qui se destinaient
à l'Opéra; mais ce fut en 1793, sur l'initiative de Sarrette, que
cette école fut reconstituée sous le nom d'Institut musical. En 1795,
le Conservatoire de musique prenait le titre qu'il porte encore
aujourd'hui, et était destiné à enseigner la musique à six cents élèves
des deux sexes, choisis proportionnellement dans chaque département.

L'époque des dernières années de la République et des premières de
l'Empire pourra compter parmi les plus brillantes de l'opéra. Quatre
noms l'illustrent d'une manière éclatante: Méhul, Cherubini, Lesueur,
et Spontini qui termine cette période. Nous aurons à reparler des trois
premiers, au sujet de l'opéra-comique; signalons ici le caractère de
leurs grandes œuvres lyriques.

La réaction contre les légèretés aimables du XVIIIe siècle s'était
faite sérieuse et profonde. Déjà des concerts, comme le concert
spirituel fondé depuis 1735 par la marquise de Prie, et d'autres
encore, avaient initié le public à la bonne musique (fig. 83). Il ne
suffisait pas d'appeler les artistes étrangers, on tenta aussi de
faire connaître au public français des chefs-d'œuvre écrits pour
l'Allemagne ou pour l'Italie. C'est ainsi que _la Création_ d'Haydn
fut exécutée en 1800; Mozart fit aussi son entrée à l'Opéra, bien
défiguré, il est vrai, par des arrangeurs pitoyables ou impitoyables,
comme on voudra, mais reconnaissable cependant, avec _les Mystères
d'Isis_, traduction de _la Flûte enchantée_ (1801), et _Don Juan_
(1805).

  [Illustration: FIG. 83.]

Mais la musique n'est pas un art ne relevant que de lui-même; des liens
intimes et mystérieux la relient aux autres arts. La Révolution avait
tourné les idées vers l'antiquité; avec le peintre David, les Grecs
et les Romains étaient fort en faveur. D'un autre côté, une violente
réaction se faisait contre l'art classique; on revenait au moyen âge,
si longtemps méprisé, et à nos anciennes poésies nationales; Raynouard
publiait ses _Contes et Fabliaux_, Laborde recherchait les vieilles
chansons et les traduisait de son mieux en musique moderne; Méon
remettait le _Roman de la Rose_ en honneur. Le signal était donné par
André Chénier: le romantisme apparaissait.

Les poètes trouvèrent encore de nouvelles sources d'inspiration dans
les poésies d'Ossian, que Macpherson avait retrouvées, disent les
uns, inventées, disent les autres, et que Baour-Lormian traduisit de
l'anglais. Il n'y eut pas un musicien qui ne rêvât de chanter les doux
lais d'amour du ménestrel, ou qui ne se crût un barde faisant résonner,
dans la grotte de Fingal, les cent harpes de Selma.

L'art néo-grec avait donné naissance à _Anacréon chez Polycrate_ de
Grétry (1797), à _Anacréon ou l'amour fugitif_ de Cherubini (1803);
l'amour des Romains et aussi le désir de plaire à Napoléon avaient fait
naître _Adrien_ de Méhul (1799), _le Triomphe de Trajan_ (1807), opéra
officiel. Le genre troubadour eut son écho dans _les Abencerages_ de
Cherubini (1803), dans _l'Oriflamme_ (1814) et dans bien d'autres, sans
compter l'opéra-comique dont nous reparlerons, sans compter aussi _le
Rossignol_ de Lebrun (1816) qui eut grand succès, tout en n'appartenant
qu'au genre médiocre. A Ossian et aux chantres du Nord revient
l'honneur d'avoir inspiré le plus bel opéra français exécuté pendant
cette période, _Ossian ou les Bardes_, de Lesueur (1804). D'un style
élevé et large, _Ossian_ appartient au genre le plus noble. Par une
harmonie simple et expressive, par une mélodie sévère et pure, par une
instrumentation puissante, Lesueur avait voulu traduire en musique la
poésie ossianique, retrouver la couleur _fingalienne_; réussit-il? Je
ne sais, mais il écrivit une des œuvres dont doit le plus s'honorer
l'école française.

La période qui précède les maîtres presque contemporains, tels que
Rossini et Meyerbeer, est close par le grand nom de Spontini. Gaspard
Spontini (1774 † 1851) était venu en France dans les premières années
de ce siècle. Après quelques essais malheureux, il composa, sur un
poème de M. de Jouy, _la Vestale_ (1807). Cette œuvre admirable
joint l'ampleur du style à la passion brûlante, l'expression élevée
aux mouvements dramatiques les plus véhéments. Avec _Fernand Cortez_
(1808), Spontini, sans s'élever à la hauteur de _la Vestale_, retrouva
quelques-unes de ses grandes inspirations. En 1819, le maître fit jouer
_Olympie_, œuvre encore digne de lui, mais qui n'eut pas le succès
de _la Vestale_ et de _Fernand Cortez_ (fig. 84).

  [Illustration: FIG. 84.
  SPONTINI (LOUIS-GASPARD-PACIFIQUE), COMTE DE SANT' ANDREA.
  (Majolati, 1774 † 1851.)
  (Autographe musical, Bibliothèque nationale.)]

En arrêtant à Spontini l'histoire de l'opéra en France, nous touchons à
la musique moderne, qui sera l'objet du livre suivant. Nous avons fait
la part large aux étrangers avec Lulli, Glück, Piccini, Spontini, etc.,
parlons maintenant d'un autre genre, moins pompeux, il est vrai, que
la grande tragédie lyrique, mais dans lequel notre génie n'a pas eu à
craindre de rivaux; parlons de l'opéra-comique.

Méprise qui voudra la chanson, le Français l'aime, non point seulement
parce qu'elle est un flonflon plus ou moins agréable, mais parce qu'il
retrouve en elle les qualités qui conviennent le mieux à son esprit,
la netteté, la rapidité et la précision. Nous ne l'avons pas perdue
de vue pendant le moyen âge. C'est elle que nous avons rencontrée au
XVIe siècle, si vivace que plus d'un de ses refrains sonne encore
aujourd'hui. C'est elle qui a égayé et vivifié les mystères, c'est
elle qui a soutenu la lutte contre le plain-chant et la musique
hiératique, venue de l'antiquité, elle qui a fait triompher l'art
moderne. Elle s'est glissée partout, dans les chants liturgiques de
l'Église avec les proses et les drames sacrés; dans les grandes fêtes
princières et chez les rois, grâce aux troubadours et aux trouvères.
Elle s'est faite savante, car les compositions françaises les plus
originales des maîtres des XVe et XVIe siècles sont intitulées
_Chansons_.—Sentimentale, joyeuse ou guerrière, à une ou à plusieurs
voix, avec ou sans instruments, c'est elle, toujours elle, que nous
retrouvons dans notre musique. Enfin, c'est elle qui nous a donné aux
XVIIe et XVIIIe siècles l'opéra-comique.

Dans les premières années du XVIIe siècle, les musiciens ne sont ni des
compositeurs religieux, ni des savants contrapontistes, mais bien des
chansonniers, à la muse alerte et légère.

Les musiciens sont, comme nous l'avons dit, Guédron, Boesset, Mauduit,
Ducaurroy, Belleville, Dumanoir, roi des violons, Saint-Amant,
Constantin, Robert Verdie, Lazarini. Les ballets de cour les plus
célèbres de cette époque ne sont en somme que des recueils de chansons
et refrains de danse.

  [Illustration: FIG. 85.—TROMPETTE MARINE DE LA GRANDE ÉCURIE,
    XVIIe SIÈCLE.]

Tel est le _Ballet du roi_ (1617), le grand bal de la _douairière
de Billebahaut_ (1627), celui des _Jeux_, etc. L'orchestre de tous
ces ballets était formé par la musique de la grande et de la petite
écurie du roi, dans laquelle on trouvait des trompettes, des timbales,
des hautbois, des flûtes, des violes aiguës et graves et la fameuse
trompette marine, illustrée par Molière. Les musiciens mêlent leurs
chants à toutes ces fêtes; la chanson, avec d'Assoucy, dit l'empereur
du burlesque, avec Louis de Mollier que l'on appelait aussi Molière,
Boesset, Beauchamp, ne perd pas ses droits (fig. 85, 86 et 87).

  [Illustration: FIG. 86.—BALLET DU ROI, 1617.]

Tous ces petits maîtres composaient des airs francs, vifs, bien
tournés, qu'ils chantaient, en s'accompagnant du luth ou bien à
la _cavalière_, c'est-à-dire sans accompagnement. «C'est faire le
précieux, dit un auteur du temps (Bacilly), que de se piquer de ne
point chanter sans théorbe; il y a à chanter seul je ne sais quoi de
cavalier et de dégagé qui convient mieux à un gentilhomme de qualité
que la servitude et l'embarras de l'accompagnement.» Avec Nyert et le
_délicieux_ Lambert, dont parle Boileau, la chanson et l'air avaient
formé un véritable genre.

  [Illustration: FIG. 87.—TROMPETTE DE LA GRANDE ÉCURIE.
  (Costume de fêtes et de carrousels.)]

Bientôt, en dépit de l'opéra, la chanson s'établit sur les tréteaux de
la foire et y régna si bien qu'elle s'empara du vaudeville et finit
par en faire ce que l'on appela, dès les premières années du XVIIIe
siècle, l'opéra-comique.

Le départ des Italiens avait laissé un grand vide dans le public. Jean
Monnet, directeur de l'Opéra-Comique, sut profiter du goût nouveau.
En 1753, il joua sur son théâtre _les Troqueurs_, de Vadé, avec
musique du compositeur français Dauvergne; de plus, il fit traduire,
après le départ des Italiens, plusieurs de leurs opéras. Élevée au
rang d'art véritable, notre chanson s'intitula modestement d'abord
_Comédie à ariettes_; mais, en réalité, on pouvait voir déjà qu'elle ne
s'arrêterait pas en si beau chemin.

A peine l'opéra-comique était-il formé qu'il fallait compter avec
lui, non seulement au point de vue musical, mais même au point de vue
littéraire. Un musicien napolitain, Duni, naïf et charmant, écrivit
deux petits opéras-comiques, _Ninette à la cour_ (1755), _les Deux
Chasseurs et la laitière_ (1763); mais il était réservé aux Français de
donner au genre sa véritable esthétique.

Sous l'influence de Rousseau, de Marmontel et surtout du tendre
Sedaine, l'opéra-comique, de bouffe qu'il était, devint touchant et
sentimental. Le musicien qui le premier amena cette révolution fut
Monsigny (1729 † 1817). Monsigny était un amateur; d'abord officier,
il aimait la musique; puis, sentant s'élever en lui l'inspiration,
il apprit à la hâte, en cinq mois, les principes élémentaires de la
composition. Son premier opéra date de 1759. Ne demandons à ce musicien
improvisé ni les ingéniosités de la science ni la pureté du style;
sa musique est toute d'instinct, mais merveilleuse de justesse et de
sentiment. C'est une âme qui chante. Le même écrivain qui avait donné
la note sentimentale au théâtre, avec _le Philosophe sans le savoir_,
Sedaine, fut le collaborateur de Monsigny. _Le Roi et le fermier_
(1762), _Rose et Colas_ (1764) suffiraient pour faire apprécier ce
musicien; mais _le Déserteur_ est resté son chef-d'œuvre et fait
encore bonne figure au milieu des partitions modernes. Dans le genre
ému, citons _la Belle Arsène_, puis le touchant trio et le quintette de
_Félix_ (1777).

Musicien plus instruit que Monsigny, Philidor (1727 † 1795) possédait
un sentiment moins tendre et moins profond que lui; mais sa langue
musicale était plus belle, son orchestre plus riche, son expression
plus noble et plus large; il se rapprochait du grand style lyrique.
Philidor écrivit plusieurs opéras-comiques, trop oubliés aujourd'hui;
malheureusement, sa passion pour le jeu des échecs l'empêcha de
produire autant qu'il aurait pu le faire. _Blaise le Savetier_, sa
première œuvre (1759), _le Maréchal ferrant_ (1761), _le Bûcheron_
(1763), _le Sorcier_ (1764), _Tom Jones_ (1765) renferment des pages de
maître.

Moins expressif et moins ému que Monsigny, moins habile dans son art
et moins dramatique que Philidor, Grétry les surpassa cependant tous
les deux. Il avait au plus haut degré cette qualité essentiellement
française, le tact et le sentiment juste des proportions. Un grand
musicien, Méhul, a dit de Grétry: «Plus d'esprit que de musique.» Le
mot était dur, mais assez juste; Grétry est souvent faible musicien,
mais il est toujours spirituel, avec une pointe de poésie fine et
aimable.

Grétry naquit à Liège le 11 février 1741; il mourut à Paris le 24
septembre 1813. Élevé durement à l'église collégiale de sa ville
natale, ayant une assez faible santé, il fit de médiocres études
musicales; puis il alla en Italie, où il fut émerveillé de la musique
qu'il entendit. Sans acquérir la liberté d'allure et la richesse
de style des opéras bouffes italiens, Grétry fut, à cette époque,
celui de nos auteurs d'opéras-comiques qui emprunta le plus aux
compositeurs d'outre-monts. Revenu à Paris en 1767, il était
spirituel, aimable et adroit; il se glissa dans la société la plus
influente et la plus brillante de cette époque, avec Voltaire, Suard,
Marmontel, etc. Bientôt Marmontel lui confiait deux poèmes, _le Huron_
et _Lucile_, joués tous deux à la Comédie-Italienne, l'un en 1768,
l'autre en 1769; ces œuvres eurent toutes deux très grand succès.
Grétry écrivit encore _le Tableau parlant_ (1769). Notre Liégeois
était lancé; si Monsigny était le musicien des âmes tendres et des
philosophes sensibles, Grétry était le préféré des beaux esprits et des
gens de salons. De 1769 à 1784, son succès alla toujours croissant.
Ses principaux opéras furent: _les Deux Avares_ (1770), _Zémire et
Azor_ (1771), _la Rosière de Salency_ (1774), _la Fausse magie_ (1775),
_l'Amant jaloux_ (1778), _l'Épreuve villageoise_ (1784), et enfin
_Richard Cœur de Lion_, son chef-d'œuvre (21 octobre 1784) (fig. 88).

  [Illustration: FIG. 88.—ZÉMIRE ET AZOR.
  (Opéra-ballet de Grétry, 1771.)]

A partir de ce moment, la vogue de Grétry diminua; une génération plus
forte de musiciens était née et Grétry voulut, mais en vain, égaler
ses jeunes rivaux. Nous l'avons entendu déjà, grossissant sa voix et
donnant _Andromaque_ à l'Opéra en 1780. Bien que cet essai lui eût peu
réussi, il entonna la trompette pour chanter la Révolution; mais sa
fanfare sonna faux et faiblement. Enfin, dans ses dernières œuvres,
_Pierre le Grand_, _Alexis_, _Guillaume Tell_, _Denys le Tyran_, c'est
à peine si nous reconnaissons l'auteur de _Richard Cœur de Lion_.

  [Illustration: FIG. 89.
  CHERUBINI (MARIE-LOUIS-CHARLES-ZÉNOBIE-SALVADOR).
  (Florence, 1760 † Paris, 1842.)]

En homme d'esprit, Grétry voulut épargner à la postérité le soin de le
juger. Dans des mémoires, intitulés _Essais sur la musique_, qu'il
eût pu nommer «Essais sur _ma_ musique», il détailla par le menu
chacune de ses œuvres, expliquant ses intentions, mettant à nu les
petites ingéniosités de son esprit, dévoilant les petits secrets de sa
composition, élevant ainsi, de ses propres mains, un petit monument à
son génie. Le livre est fin, rempli d'aperçus justes et encore nouveaux
aujourd'hui, d'une lecture fort agréable; en somme, l'admiration
personnelle est naïve, mais sans impertinence, et l'éloge ne va pas
jusqu'à l'hyperbole.

Monsigny, Philidor et Grétry résument la première période de notre
opéra-comique, mais une nouvelle évolution est imminente. Avec Piccini,
Sacchini, Salieri, Cimarosa, l'opéra _seria_ italien s'est relevé de
son abaissement, et de belles œuvres de ce genre ont été entendues
en France; l'Allemagne nous est connue par Haydn et Mozart; enfin on a
médité les grandes pages de Glück; l'école française de l'opéra-comique
ne peut manquer de subir ces salutaires influences.

Cherubini (né à Florence le 8 septembre 1760, mort à Paris le 15
mars 1842) vint en France, lorsqu'il avait déjà fait jouer quelques
opéras en Italie; il écrivit _Démophon_. Mais le premier opéra dans
lequel il se fit vraiment connaître fut _Lodoïska_ (1791). Cette
partition était d'un style plus élevé et plus puissant que toutes
celles que l'on avait entendues à l'Opéra-Comique; les morceaux en
étaient plus développés, la langue plus sonore et plus riche. Après des
opéras-comiques charmants, mais de moindre valeur, comme _l'Hôtellerie
portugaise_, dont le trio est un chef-d'œuvre, Cherubini donna
_les Deux Journées_ (15 janvier 1800). Dans la musique des _Deux
Journées_, écrite sur un sujet touchant de Bouilly, on retrouve à la
fois l'esprit, la grâce, la grandeur, la haute et belle expression.

Avec Lesueur et Méhul, Cherubini a créé l'art de l'instrumentation dans
l'opéra-comique; les ouvertures de _Lodoïska_, des _Deux Journées_,
de _Médée_, de _l'Hôtellerie portugaise_, sont de maîtresses pages
d'orchestre (fig. 90).

  [Illustration: FIG. 90.
  AUTOGRAPHE MUSICAL ET SIGNATURE DE CHERUBINI.
  (Bibliothèque nationale.)]

A l'église, plus encore qu'au théâtre, Cherubini tient une grande et
glorieuse place dans l'école française. Riche d'une science profonde,
doué d'une grande élévation de pensée, ce maître sut conserver à la
musique pieuse sa sévérité, tout en lui donnant en même temps la vie,
je dirais presque la passion.

Il est un autre compositeur de la même période, qui non seulement
a écrit, dans le style d'opéra-comique et d'opéra, de belles et
importantes partitions, mais qui a voulu aussi renouveler l'art
religieux en France.

Je veux parler de Lesueur (Jean-François, 1763 † 1837) que nous avons
déjà admiré à l'Opéra. Comme compositeur de demi-genre, ce maître a
montré une imagination puissante, un esprit curieux et chercheur, et il
a laissé à l'Opéra-Comique trois œuvres, dont l'une, _la Caverne_
(1793), fut son premier ouvrage dramatique. _Paul et Virginie_,
_Télémaque_ (1796) nous montrent Lesueur à la fois poétique et doué
d'un véritable sentiment scénique, avec une naïve recherche d'érudition
musicale (fig. 91).

  [Illustration: FIG. 91.—LESUEUR (JEAN-FRANÇOIS).
  (Drucat-Plesseil, 1760 † Paris, 1837.)
  (Autographe musical, Bibliothèque nationale.)]

Lesueur, avec son imagination puissante, sa poésie élevée et idéale,
fut un de ceux qui eurent le plus d'influence sur l'école moderne. Pour
le prouver, il suffit de nommer ses élèves, Berlioz, Gounod, A. Thomas,
les maîtres illustres de l'art contemporain; mais j'ai hâte d'arriver
au plus grand musicien français de cette période, à l'un des plus
célèbres de notre école, à Méhul.

Méhul (Givet, 22 juin 1763 † Paris, 18 octobre 1817), après avoir
étudié fort jeune les premiers principes de la musique, vint à Paris,
où il prit quelques conseils de Glück; pour parler plus exactement,
il écouta en homme de génie les œuvres du maître. Ses débuts
furent difficiles, car son premier opéra-comique ne fut joué que le 4
septembre 1790; c'était un chef-d'œuvre, intitulé _Euphrosine et
Conradin_.

  [Illustration: FIG. 92.—MÉHUL (ÉTIENNE-NICOLAS).
  (Givet, 1763 † Paris, 1817.)]

Méhul fit jouer, en 1794, _Mélidor et Phrosine_, qui contient des
pages de maître, puis _Ariodant_, remarquable par sa brillante couleur
(1799). Il aborda le genre bouffe avec une _Folie_ et surtout _l'Irato_
(1802). Méhul, agacé d'entendre toujours vanter les Italiens, eut
l'idée de donner son _Irato_ sous le nom d'un maître d'outre-monts, et
ne se découvrit qu'après la représentation. Les amateurs, gens du monde
et gens d'esprit, s'étaient naturellement laissé prendre au piège;
mais, en somme, _l'Irato_, quoique un peu bariolé d'italianisme,
est une partition bien française, et par son esprit et par son tour
mélodique.

Ce fut le 17 février 1807 que l'on entendit pour la première fois
_Joseph_, le plus beau chef-d'œuvre d'opéra-comique de cette
période. Méhul avait parié qu'on pouvait faire un opéra sans qu'il y
fût question d'amour. Aidé par un collaborateur intelligent, Alexandre
Duval, il y parvint; il sut vaincre cette difficulté et trouver, à
force de grandeur et de noblesse, la variété dans un sujet monotone.
Chaque page de _Joseph_ est une œuvre achevée.

Cet opéra est plein de scènes touchantes et dramatiques; chaque
caractère est fermement tracé; voici Joseph, magnanime et tendre,
l'adorable et naïf Benjamin, le patriarche Jacob; comme contraste,
Siméon dévoré de remords. Ces personnages se meuvent dans des tableaux
d'une incroyable intensité de couleur, comme le chœur des Hébreux ou
celui des jeunes filles, qui rappelle la grâce sereine des chœurs
d'_Athalie_. Un mot définira cette noble partition de _Joseph_: c'est
un pur et splendide chef-d'œuvre.

Méhul a rarement exprimé dans sa musique les grands élans de l'amour,
mais il a rendu avec une incroyable force la jalousie et la piété
filiale. Historiquement, il procède surtout de Glück, car il était
entré dans la carrière avant que l'influence de Mozart se fît sentir;
lorsqu'il la subit, elle lui fut peu favorable. Il aimait à _peindre_
en musique. _Ariodant_, _Uthal_, la chasse du _Jeune Henri_ renferment
des pages qui sont de véritables tableaux; il n'ignorait pas l'esprit
et l'a prouvé; mais il le mettait, et avec raison, au-dessous des
poétiques et grandioses inspirations de l'art. Souvent gracieux et
charmant, il a laissé, dans le genre sentimental, quelques pages
célèbres, comme sa romance de «Femme sensible», dans _Ariodant_. On
a comparé Méhul, non sans justesse, au peintre David; mais, sans
chercher des parallèles plus ingénieux que concluants, résumons-nous
sur l'auteur de _Joseph_ et du _Chant du départ_, en disant qu'il
représente au théâtre les plus belles qualités du génie français: la
noblesse, la justesse dans l'expression, la puissance et la profondeur
dans le sentiment dramatique (fig. 93).

  [Illustration: FIG. 93.—AUTOGRAPHE MUSICAL DE MÉHUL.
  (Réd. 1/3.—Bibliothèque nationale.)]

Cherubini, le maître au dessin si pur; Lesueur, à l'imagination vive,
aux lignes, je dirais presque sculpturales; Méhul, si sincère et si
dramatique, tels sont les trois plus grands musiciens de la période
d'opéra-comique qui s'étend de 1750 à 1825, et cependant ils ne sont
pas les plus populaires. La raison de cette injustice du public
d'alors et de la postérité peut s'expliquer assez facilement: les
élans guerriers, la jalousie, la tendresse d'un fils ou d'un père,
tels furent les sentiments que ces grands artistes aimaient à peindre,
et il faut bien le dire, le public, le public français surtout, est
plus prompt à subir la fascination des mille souplesses de l'esprit,
à se laisser entraîner par la peinture de la passion amoureuse, même
lorsqu'elle n'est qu'apparente, qu'à ressentir les émotions profondes
et intimes de l'amour paternel ou filial.

A côté de ces trois grands maîtres, les galants soupireurs de romances,
les gentils diseurs de couplets ne manquaient pas. Toute une aimable
pléiade de musiciens continuait les traditions de Monsigny et de
Grétry; c'était le temps de la romance sentimentale et tendre. Le nom
de chacun de ces petits maîtres rappelle, pour ainsi dire, quelque
touchante mélodie, restée longtemps populaire, et non encore oubliée.
Voici Martini (J.-Paul Schwartzendorf, 1741 † 1816) qui, dans une
heure d'inspiration, trouva la plus charmante romance qui ait jamais
été écrite:

    Plaisir d'amour ne dure qu'un moment...

Citons encore Mengozzi (1758 † 1800), Bruni (1759 † 1823). Dans
_Blaise et Babet_ (1783), Dezedes, ou Dezaides (1740 † 1792),
donne une note d'une aimable et douce sentimentalité. Puis, ce sont
Champein et Rigel; ces petits vaudevillistes à couplets reviennent à la
comédie à ariettes de Duni et de Dauvergne. Jadin (1768 † 1853) fait
applaudir plus d'un coquet vaudeville musical; Solié (1755 † 1812)
donne _le Diable à quatre_ (1809). Gaveaux est le plus fécond de ces
petits chanteurs; on pourrait l'appeler le Mozart du couplet.

Le chef-d'œuvre de ce gentil musicien (car il est des
chefs-d'œuvre à tous les degrés) est l'amusante bouffonnerie de
_Monsieur Deschalumeaux_; l'émule de Gaveaux est Devienne (1759 †
1803), avec _les Visitandines_ (1792).

Terminons cette liste rapide par Della Maria (1764 † 1800),
compositeur médiocre, qui eut un succès immense avec _le Prisonnier_
ou _la Ressemblance_, dont la romance «Il faut des époux assortis» est
encore populaire, et finissons par Dalayrac (1753 † 1809)[16].

  [16] Ce fut à un opéra de Dalayrac, _Renaud d'Ast_ (1787),
  que l'on emprunta le chant républicain: «Veillons au salut de
  l'empire», sur l'air: «Vous qui, d'amoureuse aventure...»

Il s'en fallut de peu que Dalayrac ne comptât parmi les véritables
maîtres de notre école. Sa musique était sensible et délicate; on peut
en juger par _Nina_ ou _la Folle par amour_ (1786) et par _Gulistan_
(1805), qui contient la jolie et poétique romance du «Point du jour».
Il possédait le sentiment dramatique, comme dans _Sargines_ (1788),
_Raoul de Créquy_ et surtout _Camille_ ou _le Souterrain_ (1791); de
plus, il avait de l'esprit, comme on peut le voir dans _Adolphe et
Clara_ (1799), _Maison à vendre_ (1800), _Picaros et Diego_ (1803),
_Une heure de mariage_ (1804), petits actes de musique charmante,
écrite sur d'amusants vaudevilles. Un peu moins de négligence dans
la forme, de laisser-aller et de mollesse dans l'idée, et Dalayrac
méritait d'être placé à côté de nos maîtres les plus respectés;
mais voici trois musiciens qui terminent cette première période de
l'opéra-comique, et qui, dans le genre tempéré, spirituel et tendre
tout à la fois, ont aussi contribué à la gloire de notre belle école.
L'un a nom Henri Montan-Berton, l'autre Nicolo Isouard, le dernier
enfin, célèbre à côté des plus grands, parce qu'il eut le génie
enchanteur de la grâce et du charme aimable, Adrien Boïeldieu.

Henri Montan-Berton (1767 † 1844) était fils d'un des directeurs
de l'Opéra. Sa première œuvre, _les Rigueurs du cloître_ (1790),
laissa deviner que les qualités du jeune musicien seraient le sentiment
dramatique, la simplicité et la franchise des idées. Trois opéras
de ce maître, différents de sujets et de caractères, sont restés
longtemps au répertoire de l'Opéra-Comique: _Montano et Stéphanie_
(1799), _le Délire_ (1799), _Aline, reine de Golconde_ (1803). Il
serait bien difficile de donner la préférence à l'une de ces trois
œuvres, car la variété est, en effet, un des côtés du talent de
Berton. Dans _Montano_, la grâce, le sentiment mélodique, la tendresse
et la simplicité dominent. _Le Délire_ appartient tout entier au genre
que nous pourrions appeler mélodramatique; mais, en revanche, _Aline,
reine de Golconde_, se distingue par la couleur, l'éclat, l'art des
oppositions d'effets. Berton a écrit d'autres partitions comme _Ponce
de Léon_ (1794), _les Maris garçons_ (1806) dans le genre bouffe, et
_Françoise de Foix_ (1809) dans le style héroïque; mais _Montano et
Stéphanie_, le _Délire_ et _Aline_ resteront les titres de gloire de ce
musicien plus vigoureux que grand, mais dramatique, et qui fut, de tous
les compositeurs de cette période, celui qui s'inspira avec le plus de
bonheur de Mozart et de l'ancienne manière italienne; aussi devint-il,
chose singulière, l'adversaire le plus acharné de Rossini.

Ce n'est pas par la science, ce n'est pas non plus par la profondeur
du sentiment dramatique que Nicolo mérite notre attention, mais
bien par l'expression touchante, la vérité et l'émotion. Malgré une
certaine adresse dans le maniement des voix, une habile entente de la
scène, Nicolo Isouard (1777 † 1818) est, en somme, un musicien de
second ordre. Sa fécondité sent la négligence, son inspiration est
souvent banale; mais, si petit que soit ce musicien, à côté des grands
maîtres de l'école française, à côté de Méhul et de Cherubini, à côté
de Boïeldieu, dont il balança la fortune, quelques-uns de ses opéras
ne doivent pas être oubliés. Il a trouvé trois mélodies qui peuvent
prendre place à côté des plus belles de notre art; l'une, de _Joconde_
(1814): «Dans un délire extrême», dont le refrain

    Mais on revient toujours
    A ses premiers amours,

est resté proverbe, a une grandeur d'allure et une puissance
d'expression remarquable; l'autre, de _Jeannot et Colin_ (1814): «Oh!
pour moi quelle peine extrême», est pleine de chaleur, de vie et de
tendresse. Non loin de ces deux petits chefs-d'œuvre, il faut placer
la romance de _Cendrillon_ (1810) pour sa simplicité touchante. Un
maître illustre, Rossini, a refait le sujet de Cendrillon; il n'a pas
retrouvé la ligne pure et délicate de ce Greuze musical.

Le grand Weber a placé Nicolo à côté de Boïeldieu, mais la postérité
sera plus équitable, et il faudra que la musique française soit perdue
à tout jamais, pour que l'on oublie un jour le nom et l'œuvre de
Fr.-Adrien Boïeldieu (16 décembre 1775 † 8 octobre 1834). Citons tout
de suite les œuvres de ce musicien, dont le titre et le souvenir
doivent rester dans la mémoire de chacun. L'histoire artistique de
Boïeldieu présente cet exemple rare d'un progrès continu et constant
dans le talent d'un maître. Boïeldieu écrit d'abord de douces et
aimables romances; puis, abordant le théâtre, en 1798, avec _Zoraïme
et Zulnare_, il écrit les petites partitions tout aimables du _Calife
de Bagdad_ et de _Ma tante Aurore_ (1800); de retour à Paris, après
un long voyage en Russie, Boïeldieu fait exécuter des œuvres plus
fortes: _Jean de Paris_ (1812), _le Petit Chaperon rouge_ (1818), _les
Voitures versées_ (1820), la célèbre _Dame blanche_ (1825), et _les
Deux nuits_ (1829). Entre temps cependant, il revient à sa première
manière avec _le Nouveau seigneur du village_ (1813), _la Fête du
village voisin_ (1816); mais son style est devenu plus serré, plus
viril et plus original; sa mélodie, plus large et plus élégante à la
fois.

  [Illustration: FIG. 94.—BOIELDIEU (FRANÇOIS-ADRIEN).
  (Rouen, 1775 † Paris, 1834.)]

Sans atteindre à la grandeur puissante de Méhul, à la pureté de
Cherubini, à la majesté de Lesueur, Boïeldieu a sa manière à lui bien
reconnaissable entre toutes et qui le place à côté des maîtres. La
musique de scène ne va pas chez lui jusqu'au grand effet dramatique;
mais elle est d'une justesse merveilleuse dans ses modestes
proportions, pleine de tact, de goût et de finesse, avec une émotion
discrète et contenue, qui n'émeut pas profondément, mais qui trouve
doucement le chemin du cœur; plus que tous ses contemporains,
Boïeldieu mérite l'épithète de _charmant_.

C'est par _la Dame blanche_ (1825) que nous finissons ce chapitre; ce
chef-d'œuvre populaire du génie musical français n'a pas besoin
d'être détaillé; chacun peut l'entendre encore aujourd'hui; mais cette
partition fut la dernière œuvre de notre ancienne école, avant
l'invasion des Italiens et de Rossini, invasion qui nous fit contracter
bien des défauts, sans gagner de grandes qualités. Boïeldieu, tout en
admirant le maître italien, ne se laissa pas entraîner trop loin par
lui; il resta Français, dans toute la force du terme. Voilà pourquoi
_la Dame blanche_ est non seulement un excellent opéra-comique, mais
une partition qui marque une date dans l'histoire de la musique
française.


  Brenet (Michel), _Grétry, sa vie et ses œuvres_, in-8º, 1884.

  Chouquet. _Histoire de la musique dramatique en France_, in-8º,
    1873.

  Desnoiresterres. _La musique française au_ XVIIIe _siècle,
    Glück et Piccini_ (1774-1800), in-8º, 1872.

  Grétry. _Mémoires ou essais sur la musique_, 3 vol. in-8º, 1796.

  Pougin (Arthur). _Les vrais créateurs de l'opéra français_,
    in-18, 1881.—_Figures d'opéra-comique_, in-18, 1875.—_Rameau,
    essai sur sa vie et ses œuvres_, in-16, 1876.—_Boïeldieu,
    sa vie, ses œuvres_, in-12, 1875.

  Lavoix. _Histoire de l'instrumentation._

  Villars (F. de). _La Serva padrona, son apparition en 1752, son
    influence, son analyse, querelle des bouffons_, in-8º, 1863.

  Pour le répertoire de l'Opéra, citons la belle collection des
    _Chefs-d'œuvre classiques de l'Opéra_, publiée par l'éditeur
    de musique Michaelis. Cette collection contient les œuvres
    réduites, pour piano et chant, des maîtres les plus célèbres
    de l'Opéra aux XVIIe et XVIIIe siècles, depuis Cambert jusqu'à
    Lesueur.

  Coquard (Arth.). _La musique en France depuis Rameau_, in-12,
    1891.



LIVRE IV

  LES MODERNES



CHAPITRE PREMIER

  LE SIÈCLE DE BEETHOVEN

  _Beethoven_: son génie, ses œuvres, ses symphonies. La
    symphonie avec chœurs et _Fidelio_.—_Weber_: Freyschütz,
    Obéron, Euryanthe, les ouvertures.—_Mendelssohn._—_Schubert_:
    le Lied et les mélodies populaires.—Musiciens de second ordre:
    _Spohr_, _Wogel_, _Marschner_, _Nicolaï_.—_Chopin._—_Robert
    Schumann._


Au moment de parler des grands maîtres allemands qui ont noms
Beethoven, Weber, Mendelssohn, Schubert, Schumann, nous avons à
regarder non plus en arrière, mais, au contraire, bien loin dans
l'avenir. Des hommes tels que Hændel, Bach, Rameau, Haydn, Glück,
Mozart, Grétry, Méhul, Cimarosa, ont fait faire à la musique des pas
de géant; la langue musicale est formée; elle a la pureté, le nombre,
la richesse, la souplesse et la légèreté; elle est arrivée à toute la
perfection qu'elle peut atteindre, à cette perfection qui annonce déjà
une transformation; elle entre dans un monde nouveau:

    _Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo._

Il semble que l'on pourrait mettre notre siècle musical sous
l'invocation du nom de Beethoven; à lui nous pouvons faire remonter
toutes les hardiesses et toutes les audaces, mais non sans avoir
rapidement indiqué les origines musicales de son génie.

Beethoven procède plutôt d'Haydn et de Mozart que de Bach, de Hændel
et de Glück. Beethoven n'a pas abusé des formes scolastiques de l'art;
mais, si dans l'œuvre du maître on reconnaît au passage le génie de
Mozart, on sent que c'est l'influence d'Haydn qui est la plus forte, du
moins dans les premières compositions, jusqu'au moment où Beethoven n'a
plus pour modèle que Beethoven.

On a épuisé pour ce grand maître toutes les formules de la critique,
de l'hyperbole, de l'esthétique transcendante; nous ne répéterons pas
ici ces dissertations, mais elles peuvent se résumer en ce peu de mots:
_Beethoven a été le plus grand des musiciens_.

Il naquit en 1770 à Bonn; il mourut à Vienne, le 26 mars 1827. Toute
sa vie, toute son âme, toute sa haute et puissante intelligence furent
consacrées à la musique; Beethoven vécut seul et malheureux; il
traduisit, dans la langue des sons, ses solitudes et ses douleurs; son
caractère était ombrageux et difficile, puis une effroyable infirmité
vint le frapper, dans la force même de son talent. Un jour, il
conduisait une œuvre, il s'aperçut qu'il n'entendait pas; il tomba
inanimé sur son siège: Beethoven était sourd! (fig. 95).

  [Illustration: FIG. 95.—BEETHOVEN (LUDWIG VAN).
  (Bonn, 1770 † Vienne 1827.)]

Malgré son infirmité, ce fut vers la fin de sa vie qu'il écrivit ses
pages les plus belles et les plus profondes. Que l'on nous permette,
pour éviter les dissertations inutiles, de dresser une liste, non de
toutes ses œuvres, dont le catalogue remplit un fort volume, mais
des morceaux que tout musicien doit connaître; chacun de ces titres
marque un pas et un progrès dans l'histoire de la musique:

    Op. 1. Premiers trios au _prince Lichnowsky_, écrits en 1795.

    Op. 2. Premières sonates à _Haydn_, publiées en 1796.

    Op. 8. Sérénade en _ré_, pour violon, alto et violoncelle,
      publiée en 1797.

    Op. 13. Sonate _pathétique_ en _ut mineur_, publiée en 1799.

    Op. 20. Septuor pour violon, alto, cor, clarinette, basson,
      violoncelle et contrebasse, composé en 1800.

    Op. 21. Première symphonie en _ut majeur_, exécutée en 1800.
      (Forte influence de Mozart et surtout d'Haydn).

    Op. 27. Sonate _quasi fantasia_ en _ut dièze mineur_, publiée
      en 1802 (avec son adagio d'une si poétique et si profonde
      désespérance et intitulée, on ne sait pourquoi ni par qui, _le
      Clair de lune_).

    Op. 30. Sonates pour piano et violon à _l'empereur Alexandre_,
      composées vers 1801-1802.

    Op. 36. Deuxième symphonie en _ré_ (avec son finale d'une
      chaleur toute dramatique).

    Op. 37. Concerto en _ut mineur_, composé en 1800.

    Op. 47. Sonate pour piano et violon dédiée à _Kreutzer_,
      composée en 1802.

    Op. 55. Troisième symphonie en _mi bémol_ (_héroïque_).—Cette
      symphonie avait été dédiée à Bonaparte; Beethoven arracha la
      dédicace, après la campagne de 1804 (magnifique marche funèbre,
      exécutée en 1805).

    Op. 60. Quatrième symphonie en _si bémol_, écrite vers 1806
      (avec son suave cantabile).

    Op. 62. Ouverture de _Coriolan_, composée en 1807.

    Op. 67. Cinquième symphonie en _ut mineur_, la plus belle des
      compositions uniquement instrumentales.

    Op. 68. Sixième symphonie en _fa_ (_Pastorale_), publiée en
      1809.

    Op. 72a. _Léonore_, opéra en deux actes, composé en 1803, joué
      à Vienne en 1805, repris en trois actes sous le titre de:

    Op. 72b. _Fidelio_, joué en 1814.

    Op. 80. Fantaisie en _ut mineur_, avec orchestre et chœur,
      composée en 1808, publiée en 1811.

    Op. 84. Musique pour le drame de Goethe, _Egmont_ (ouverture
      magistrale, composée en 1810).

    Op. 85. _Christus am OElberge. Le Christ au mont des Oliviers_,
      composé en 1800, exécuté en 1811.

    Op. 92. Septième symphonie en _la_. (Cette symphonie est une
      pastorale; mais, par un singulier ralentissement du mouvement,
      l'allegretto, joué andante, est devenu la plus sublime marche
      funèbre qui existe. On réagit, de nos jours, contre cette
      transformation.)

    Op. 93. Huitième symphonie en _fa_, avec son adorable
      allegretto scherzando (1813).

    Op. 96. Sonate pour piano et violon, dédiée à l'archiduc
      Rodolphe, composée en 1812.

    Op. 123. Messe en _ré_, commencée en 1818, finie en 1823.

    Op. 125. Neuvième symphonie en _ré mineur_, avec chœurs,
      commencée en 1817, terminée en 1824.

    Op. 127.}
        130.} Les derniers quatuors, écrits dans la période
        131.}         des dernières années de la
        132.}         vie de Beethoven, de 1824 à 1826[17].
        135.}

  [17] Il faut encore ajouter à cette liste les divers trios
  pour piano, violon et violoncelle et ceux pour violon, alto et
  violoncelle. Du reste, nous nous sommes contenté de nommer ici
  les œuvres de Beethoven qui nous ont semblé les plus célèbres
  et les plus importantes; mais cette liste est tout arbitraire et
  rien n'empêche le lecteur d'ajouter telle ou telle autre belle
  page à celles que nous mentionnons ici.

Aucune œuvre n'est mieux connue que celle de Beethoven; il a laissé
des lettres et un grand nombre de petits cahiers qu'il portait toujours
avec lui et sur lesquels il écrivait ses pensées musicales et autres,
ainsi que ses esquisses de compositions.

Il semble que toute sa musique n'ait tendu que vers un seul but: la
symphonie; souvent, ses sonates, ses trios, ses quatuors, ses concertos
de piano eux-mêmes sont de magnifiques esquisses pour des tableaux plus
magnifiques encore.

De tous ces chefs-d'œuvre, ce sont, en effet, les neuf symphonies
qui sont les compositions maîtresses. Avec Beethoven, la symphonie de
Mozart et d'Haydn arrive à la perfection de sa forme; comme les livres
d'Hérodote, chacune des neuf symphonies de Beethoven pourrait prendre
le nom d'une muse. Voyons-les toutes d'un rapide coup d'œil, et
nous comprendrons quelle est la puissance de la musique instrumentale,
puisque dans ces neuf livres sont exprimées, avec une prodigieuse
élévation, les plus poétiques sensations de l'âme humaine.

On a distingué chez Beethoven trois styles, ou trois _manières_: la
première commence avec sa première œuvre jusqu'à l'œuvre 26
(sonate en _la_ bémol); la seconde commence à cette sonate jusqu'à
l'œuvre 56, et la troisième débute à la 25e sonate. Ce n'est pas
ici le lieu d'examiner ni de discuter cette classification assez
arbitraire; mais si elle est applicable, à la rigueur, au style et à
la facture du maître, elle ne cadre pas avec le caractère poétique de
chacune des symphonies. La facture change graduellement pour former
ce que l'on appelle des _manières_, mais l'imagination, toujours
capricieuse, passe de la plus délicieuse peinture aux plus déchirants
cris de douleur. La première symphonie est un hommage rendu aux maîtres
du passé; mais, dès la symphonie en _ré_, nous entrons en plein
Beethoven: éclatante et fière, elle est comme le cri de victoire du
génie; en revanche, quelle majesté et quelle douleur dans l'_héroïque_!
Puis Beethoven abandonne ce ton épique pour reprendre un chant moins
élevé, et la symphonie en _si_ bémol semble presque appartenir au genre
de demi-caractère, si on la compare à l'_héroïque_, qui la précède,
et à celle en _ut_ mineur, qui la suit. Entre toutes, la symphonie en
_ut_ mineur est la plus belle, avec la neuvième. Est-elle, comme on l'a
dit, l'expression d'une douleur personnelle? Je ne sais, mais jamais
la pensée humaine n'a trouvé en musique un plus sublime langage pour
exprimer la lutte poignante de l'homme contre l'anéantissement et le
désespoir. Tout à coup, par un singulier retour du génie de Beethoven,
nous passons à des sentiments infiniment plus doux. C'est la nature
avec son charme, ce sont les sensations qu'elle nous fait éprouver qui
inspirent le maître. Les deux bucoliques de la _Symphonie pastorale_
et de la symphonie en _la_ rappellent à l'auditeur Virgile plutôt
qu'Homère; enfin, au moment même où le maître jetait les premières
esquisses de la formidable symphonie avec chœurs, il achevait de
broder, d'une main légère, cette merveille de grâce et d'élégance qui a
nom la symphonie en _fa_.

Avec ces huit symphonies, Beethoven comprit qu'il avait parcouru, dans
la musique purement instrumentale, le cercle des émotions qu'elle
pouvait exprimer; les instruments ne lui suffisant plus, il y joignit
les voix, et de cette alliance naquit la neuvième symphonie, monument
colossal autour duquel errent encore les musiciens inquiets. Ici,
l'intention de marier le drame à la symphonie est manifeste; avec la
neuvième, nous sommes en plein drame, non pas celui qui nous fait
assister aux aventures de personnages plus ou moins imaginaires, mais
celui qui consiste dans la peinture et l'expression de la passion
humaine.

Avec de pareilles tendances, il n'était pas étonnant que Beethoven
voulût aborder le théâtre. _Fidelio_ fut représenté, en 1803, sous le
titre de _Léonore_; remanié et réduit en deux actes, il fut repris sous
le titre qui lui est resté.

Jamais il n'eut grand succès. Dans cet opéra le sujet est sombre
et mélodramatique, les pensées musicales, sévères, passionnées,
puissantes, s'adressent non aux sens, mais à l'âme du spectateur.

Beethoven, qui avait une prodigieuse facilité, a écrit trois ouvertures
différentes pour _Fidelio_ et _Léonore_. La plus célèbre est celle
qui porte le nom de _Fidelio_; mais ce n'est qu'après avoir parlé de
Weber que nous jetterons un rapide coup d'œil d'ensemble sur les
ouvertures (fig. 96).

  [Illustration: FIG. 96.—AUTOGRAPHE MUSICAL DE BEETHOVEN
  (Bibliothèque nationale).]

Après Beethoven, Weber semble être le musicien qui a le plus influé sur
les tendances modernes de notre art; mais ces deux maîtres ne peuvent
être comparés l'un à l'autre; leurs génies sont divers, leurs procédés
absolument différents. L'un, plus élevé, plus puissant, se rattache
par mille liens à l'art, dit classique, à l'art d'Haydn, de Mozart;
l'autre, plus fougueux, plus emporté, paraît indépendant de toute école
et de toute tradition; il faut chercher longtemps pour trouver la
généalogie historique de son œuvre. En effet, le génie de Weber, si
humain, si poétique et si rêveur, a ses racines dans le chant populaire
d'Allemagne; sa musique est le _lied_ traditionnel allemand, élevé
jusqu'à la hauteur de l'opéra.

Weber (Carl Maria von) naquit à Eutin (Holstein) en 1786; il mourut
à Londres en 1826. Ses études musicales furent peu soignées à leur
début, et, vers l'âge de quinze ans, il abandonna quelque temps la
musique pour se livrer à la gravure. C'est ce qui explique pourquoi
Weber se rattache si peu aux classiques qui l'ont précédé: il dut à
cette indépendance la fougue, quelquefois incorrecte, mais puissante
et originale, de son génie. En 1814, lorsque l'Europe se rua sur la
France, Weber s'associa au poète Körner, et c'étaient ses chansons
patriotiques et militaires, comme la «chanson à boire du hussard»,
que l'ennemi chantait pendant l'invasion. Déjà il s'était fait
connaître comme musicien populaire, comme chef d'orchestre, comme
auteur de petits opéras-comiques, lorsqu'en 1819 il fit exécuter, à
Dresde, le _Freyschütz_; de ce jour, Weber fut célèbre en Allemagne.
En 1820, il faisait entendre _Preciosa_; en 1823, _Euryanthe_; puis,
allant à Londres, il donnait _Obéron_ en 1826. _Obéron_ fut accueilli
froidement, le grand musicien était déjà malade et bien affaibli; cet
insuccès ne fit qu'aggraver son mal; _Obéron_ avait été joué le 12
avril 1826, le maître mourait au mois de juin de la même année (fig.
97).

  [Illustration: FIG. 97.
  WEBER (CHARLES-MARIE-FRÉDÉRIC-AUGUSTE VON).
  (Eutin, 1786 † Londres, 1826.)]

Chacun de ces quatre opéras est empreint d'une couleur particulière
que l'on peut définir facilement, sans entrer dans de grands détails.
Le _Freyschütz_, œuvre d'une inspiration essentiellement allemande,
où on retrouve à chaque page le souffle mélodique populaire de
cette nation, est le récit simple, touchant, coloré, d'une légende
nationale. _Preciosa_ appartient au genre pittoresque. _Euryanthe_ est
un chant chevaleresque à la tournure fière et martiale; enfin _Obéron_
est la traduction musicale de la poétique dramatique de Shakespeare
(fig. 98).

  [Illustration: FIG. 98.—AUTOGRAPHE MUSICAL DE WEBER.]

Outre ses opéras, Weber a écrit un grand nombre de compositions pour
voix et instruments, chœurs, concertos, sonates, parmi lesquels il
faut compter au premier rang l'éclatant _Concertstück_ (1821); mais ce
sont ses ouvertures qui l'ont placé au premier rang des compositeurs de
musique instrumentale.

L'ouverture est une composition généralement instrumentale
(quelques-unes contiennent un ou deux chœurs) qui précède un opéra.
Il y a deux sortes d'ouvertures: celles qui n'ont d'autre but que
de fixer l'attention de l'auditeur, avant de commencer la pièce, et
celles qui représentent, comme dans un résumé rapide, les différentes
péripéties du drame. On peut distinguer, parmi ces dernières, les
ouvertures dramatiques, qui peignent les diverses phases de l'action,
et les ouvertures, pour ainsi dire passionnelles, qui expriment les
diverses passions des personnages et disposent l'auditeur à les
ressentir, à mesure que se déroule le drame. Il faut compter encore
les ouvertures pittoresques qui posent, si nous pouvons nous exprimer
ainsi, le décor de la pièce. Souvent la page initiale d'un opéra
procède des trois genres, subjectif, dramatique et pittoresque.

Weber créa, on peut le dire, les ouvertures en même temps pittoresques
et dramatiques; d'une allure emportée, comme le génie du maître,
d'une prodigieuse intensité de coloris, elles sont à la fois le décor
et la synthèse du drame. Weber prend les phrases maîtresses de son
opéra, les relie entre elles, les développe, les fait se mouvoir comme
des personnages, en ayant bien soin de les placer dans leur milieu
pittoresque, je dirais presque réaliste, si le mot pouvait facilement
s'appliquer à un musicien et surtout à Weber. Fougueuse et éclatante,
claire et limpide, l'ouverture du _Freyschütz_ est et restera la plus
populaire du maître. Les ouvertures d'_Obéron_ et d'_Euryanthe_,
composées aussi sur des thèmes de la partition, sont d'une couleur
plus rêveuse et plus poétique. Dans l'une, on entend sonner le cor
d'Obéron, on voit voltiger les joyeux essaims des fées; l'autre, d'une
poésie mâle, éveille les plus chevaleresques souvenirs; _Preciosa_ a
pour ouverture un délicieux tableau musical, plein d'une capricieuse et
exquise fantaisie. Weber, lui aussi, a écrit des ouvertures en dehors
de ses opéras; une des plus belles est le _Jübel ouverture_, composée à
l'occasion du trentième anniversaire du règne de Frédéric-Auguste Ier,
de Saxe.

Nous reprenons maintenant la suite de notre exposé.

«Mendelssohn a peu réussi dans la symphonie»; malgré cette assertion
assez risquée de l'historien Fétis, c'est immédiatement après
Beethoven et Weber qu'il faut placer Félix Mendelssohn-Bartholdy (1809
† 1847). Ce musicien voulut, en effet, continuer la symphonie de
Beethoven, et s'il n'égala pas le grand des grands, du moins sut-il se
mettre au premier rang. Par la forme de la composition, il procède des
classiques; par le coloris de l'orchestre, par la tournure rêveuse de
la pensée, il fait songer à Weber; de plus, son culte pour les vieux
maîtres scolastiques, culte inspiré par son premier professeur Zelter,
donne à certaines de ses œuvres une allure antique et sévère des
plus remarquables.

La caractéristique du talent de Mendelssohn est la fantaisie et la
poésie, une horreur instinctive de tout ce qui est commun et vulgaire;
son défaut, un certain manque de proportions dans la composition.
Sa phrase mélodique, rythmée d'une façon tout originale, est
reconnaissable entre toutes; il a trouvé, développé et inventé des
rythmes nouveaux, d'une adorable souplesse et d'une passion presque
maladive (fig. 99).

  [Illustration: FIG. 99.—MENDELSSOHN-BARTHOLDY (FÉLIX).
  (Hambourg, 1809 † Leipzig, 1847.)]

Mort à trente-neuf ans, jouissant d'une fortune considérable, distrait
par mille occupations mondaines, par de nombreux voyages et par ses
travaux de chef d'orchestre, Mendelssohn n'a pas laissé un bagage aussi
considérable que les maîtres allemands de la même époque. Cependant
son répertoire est encore suffisamment riche et varié. On y compte des
symphonies, comme les deux en _la mineur_ et _majeur_, la symphonie
_Écossaise_, la symphonie _Italienne_, la _Réformation, symphonie_; de
la musique de drame et de féerie, d'un caractère romantique, comme _le
Songe d'une nuit d'été_; des tableaux fantastiques comme _la Nuit de
Walpürgis_; de magnifiques ouvertures, comme celles de _la Grotte de
Fingal_, de _la Mer calme_, de _la Belle Mélusine_, de _Ruy Blas_; des
compositions, qui tiennent du drame sans en être, comme _Antigone_ et
_Athalie_; des concertos, parmi lesquels celui de violon, si original
et si coloré. Dans la musique religieuse, Mendelssohn a donné libre
cours à son culte pour Bach et Hændel; citons, dans le style ancien,
les _Psaumes_, l'oratorio de _Paulus_ (1835) et celui d'_Élie_ (1847);
sa musique de chambre se compose de quatuors et de quintettes; enfin,
dans le genre élégiaque et léger, il a laissé des mélodies, des
chœurs, des morceaux de toute espèce, et surtout ces petits poèmes
pour piano, intitulés _Lieder_ ou _Romances sans paroles_. Dans ce
genre dont il fut le créateur, Mendelssohn n'a trouvé qu'un rival:
Schumann; mais dans les mélodies, les _lieder_, pour piano et chant, il
avait déjà son maître; j'ai nommé Franz Schubert (1797 † 1828) (fig.
100).

  [Illustration: FIG. 100.—SCHUBERT (FRANÇOIS-PIERRE).
  (Vienne, 1797 † 1828.)]

A en juger par le bagage musical que Schubert a laissé à la postérité,
ce musicien serait peu digne de figurer au rang des grands maîtres que
nous venons de nommer. En effet, que sont en apparence des mélodies, à
côté des œuvres de Beethoven, des opéras de Weber, des symphonies
et du répertoire de Mendelssohn? Mais, outre que Schubert, mort à
trente et un ans, a été d'une incroyable fécondité, ayant écrit des
symphonies, des pièces de piano et des opéras, ses mélodies composent à
elles seules une œuvre de telle importance que le maître qui les a
écrites peut compter parmi ceux qui ont place prépondérante dans l'art
moderne. Qui les connaît bien les retrouve plus d'une fois dans la
poétique musicale de Weber et de Mendelssohn.

Le _Lied_, ce court poème, est tout particulier au génie allemand, dont
il traduit la poétique rêverie, sous une forme narrative, sentimentale
et quelquefois mystique. Franz Schubert en a été comme l'interprète
musical le plus complet et le plus idéal à la fois; musicien instruit,
d'une imagination féconde, il possède une richesse de mélodie, une
originalité et une variété de rythmes qui rendent son œuvre
encore inimitable et pour toujours inoubliable. Quelques mesures lui
suffisent pour fixer en musique une poétique figure de Goethe, comme
_Marguerite au rouet_ ou _Mignon_. Veut-il décrire? une légère formule
d'accompagnement nous peindra d'un trait les bonds capricieux de la
truite; suivez avec lui un récit dramatique, et voici la ballade du
_Roi des aulnes_ qui se déroule sombre et terrible devant nous, avec
ses mélodies variées, son accompagnement obstiné qui, à lui seul, est
un tableau. Plus loin, voilà le rêve mystique avec _la Jeune fille
et la Mort_, _la Jeune religieuse_, chef-d'œuvre d'une admirable
puissance romantique, avec le _Calme plat_, avec _la Plainte de la
jeune fille_, avec _l'Ave Maria_, hymne pieux, pur et enthousiaste;
plus loin, il exprime l'amour avec _Je pense à toi!_ d'une chaleur
puissante et communicative, avec _la Sérénade_, élégante et coquette.

Bien que les plus grands maîtres aient écrit de nombreux _lieder_,
depuis le commencement de ce siècle, Schubert n'a été surpassé par
aucun, ni par Mendelssohn, ni par Weber, ni même par Beethoven;
cependant nous devons nommer à côté de lui Robert Franz, que le poète
des _mélodies_ a fait oublier, mais qui, lui aussi, trouva des accents
d'un charme pénétrant et d'une poésie rêveuse.

Avant de parler des maîtres qui, précédant immédiatement l'école
contemporaine, ont eu sur elle une certaine influence, nommons quelques
musiciens de second ordre; ils ont tenu grande place dans leur temps
en Allemagne. Spohr (Ludwig) (1784 † 1859), dont les deux opéras de
_Faust_, et surtout _Jessonda_, contiennent des pages remarquables;
Marschner (Heinrich) (1795 † 1861), dont l'opéra romantique _le
Vampire_ est encore cité; l'abbé Vogel, organiste, qui fut le maître de
Meyerbeer et de Mendelssohn; dans le genre léger, nous trouvons Otto
Nicolaï (1809 † 1849), un Allemand très italianisé, qui est l'auteur
d'un joli opéra-comique, _les Joyeuses commères de Windsor_.

Avec Weber, Schubert, Mendelssohn, nous sommes entrés dans la série
des musiciens romantiques; mais en voici un autre, Frédéric Chopin,
sentimental jusqu'à la souffrance, qui réclame, pour la musique de
piano, une place dans l'art moderne.

Français par son père, Polonais par sa mère, Allemand par son éducation
musicale, et assez Italien par goût, Chopin (Zelazowa-Wola, 1809
† Paris, 1849), subit ces diverses influences. Il prit à l'un la
netteté et la justesse des proportions, à l'autre la sensibilité et
la rêverie poétique; à ses maîtres allemands il emprunta la richesse
et la plénitude de son style; enfin les Italiens lui donnèrent la
souplesse et l'élégance de la ligne mélodique. En lui-même il trouva
cette sensibilité maladive, caractère de son harmonie comme de son
chant, qu'il sut allier aux caprices rythmiques les plus originaux.
Si sa musique nous laisse une forte et profonde impression, quel
effet devait-elle produire, lorsque le maître exécutait lui-même ses
œuvres, en incomparable artiste, avec les mille nuances que l'on ne
peut décrire, les mille délicatesses que l'on ne peut deviner!

Empreintes d'une élégance un peu précieuse, mais charmante, d'un
sentiment délicat et tendre, les œuvres de Chopin sont variées de
style et d'inspiration. Ici ce sont les _Nocturnes_, rêveries douces
et tristes; là, les _Études_, _Préludes_, _Impromptus_, _Ballades_, où
le maître semble avoir groupé avec amour ses innovations de rythme et
d'harmonie; enfin, dans les _mazurkas_, _valses_ et _polonaises_, le
souvenir des rythmes slaves vient se mêler à la fantaisie capricieuse.
Avec la marche funèbre, qui fait partie de la magnifique sonate en
_si bémol mineur_, Chopin s'est élevé jusqu'à la plus haute poésie.
Généralement ses compositions sont désignées par des numéros, et non
par des titres; en effet, le maître n'a pas besoin d'instruire d'avance
l'auditeur: il sait bien le guider lui-même.

Venu après Schubert, Weber et Mendelssohn, Chopin est moins génial que
ces grands maîtres; mais il est de leur famille; il est avec eux, plus
qu'eux peut-être, le chantre délicat de la mélancolie et de la douleur.

Il annonce, en quelque sorte, un maître moderne par excellence, Robert
Schumann (1810 † 1856). Celui-ci, dont chaque accent mélodique est
une expression, chaque accord une pensée, est le traducteur musical de
Byron, de Goethe et du mystique Jean-Paul Richter. Son art a mille
délicatesses qui révèlent, à qui sait écouter, un artiste d'une nature
exquise; aussi bien a-t-il été en musique le chantre des enfants et
des jeunes filles. Schumann est mort de bonne heure, et cependant son
œuvre est considérable et varié.

Les compositions de Schumann sont des tableaux dans lesquels il
introduit les passions presque sous forme de personnages, se mettant
lui-même quelquefois en scène. Les _Feuilles d'album_, le _Carnaval_
(scènes mignonnes), les _Scènes d'enfants_, les _Scènes de bal_,
les _Études symphoniques_, sont tout à la fois profondes, neuves et
pittoresques.

La même puissance d'imagination se retrouve dans les œuvres
d'orchestre, comme le magnifique concerto en _la bémol_, les six
ouvertures de _Manfred_, de _Geneviève_, la _Fest Ouverture_,
_Julius Cæsar_, _Hermann et Dorothée_, et les quatre symphonies.
Malheureusement l'instrumentation de ces pages, un peu grise et terne,
n'est pas toujours à la hauteur de la pensée.

C'est dans ses grandes compositions, comme le _Paradis et la Péri_,
la _Vie d'une Rose_, _Manfred_, les _Scènes de Faust_, le _Requiem de
Mignon_, et dans ses _lieder_ et _mélodies_ que Schumann a donné libre
essor à la puissance de son génie; le mysticisme du second _Faust_
de Goethe ne l'a pas effrayé. Lorsque le temps aura jeté sur les
œuvres de Schumann ce voile qui adoucit les couleurs trop vives,
on verra de quelle valeur était ce musicien, que certains font gloire
de mépriser, et qui est un des maîtres de l'école moderne. Peut-être
notre éloge semble-t-il aujourd'hui exagéré; mais, si le plus doux de
nos rêves se réalise, si, dans quelques années, on lit encore ce livre,
puissions-nous paraître alors être resté au-dessous de la vérité[18]!

  [18] Le lecteur est peut-être étonné de ne pas rencontrer
  Meyerbeer avec l'école allemande de cette époque; nous avons
  groupé dans un seul chapitre les maîtres qui semblent avoir écrit
  dans le même esprit et sous la même inspiration; Meyerbeer,
  par certains côtés, tient à l'école de Weber; mais, par son
  éclectisme, il appartient aux écoles d'Italie et de France;
  c'est en France qu'il a remporté ses plus grands succès; c'est là
  que nous le retrouverons.


  Audley. _Franz Schubert, sa vie et ses œuvres_, in-12, 1871.

  Barbedette. _Chopin_, in-8º, 1869.

  Barbedette. _Schubert, sa vie, ses œuvres, son temps_,
    in-8º, 1866.

  Berlioz. _Voyage musical en Allemagne_, in-8º, 1850.

  Berlioz. _A travers chants_, in-8º, 1862.

  Jahns (Fried. Well.). _Carl Maria von Weber in seinen Werken,
    chronologish-thematisches Verzeichniss seiner sämmtlichen
    Compositionen_, in-8º, 1871.

  Karasasky (Moritz). _Friederich Chopin, sein Leben_, 2 vol.
    in-8º.

  Liszt. _Chopin_, in-8º, 1879.

  Mendelssohn. _Lettres_, traduites par Rolland, in-12, 1864.

  Notteböhm (G.). _Thematisches verzeichniss der im Druck
    erschienenen werke von Ludwig van Beethoven_, in-8º, 1868.

  Reissmann. _Franz Schubert_, in-8º, 1873.

  Reissmann. _Robert Schumann, sein Leben und seine Werke_, 1865.

  Schumann. _Gesammelte Schriften über Musik und Musiker_, 1854.

  _Thematisches verzeichniss im Druck erschienener compositionen,
    von Felix Mendelssohn Bartholdy._ Leipzig, in-4º.

  Wasielewski (J. van). _Robert Schumann, eine Biographie_,
    in-8º, 1858.

  Weber (Max Maria von). _Carl Maria von Weber_, 2 vol. in-8º,
    1864.

  Wilder (Victor). _Beethoven, sa vie, son œuvre_, in-12, 1883.

  Niecks (Frederick). _Fred. Chopin as man and musician._ 2e
    édition; Londres, 1890; 2 vol. in-8º.



CHAPITRE II

  L'ÉCOLE ITALIENNE DE ROSSINI A VERDI
  (1813-1850)

  Les prédécesseurs de Rossini.—Rossini et ses
    imitateurs.—Bellini, Donizetti, Verdi.—Les chanteurs.


Notre admiration et, faut-il le dire franchement, notre préférence pour
l'école poétique de Beethoven, de Weber, de Mendelssohn, de Schubert
et de Schumann ne doit pas nous faire oublier les maîtres italiens
du commencement de ce siècle, à la tête desquels Rossini brille d'un
éblouissant éclat.

On aime en général à montrer les hommes de génie sortant tout armés,
comme Minerve, du front de Jupiter. Il n'en a jamais été ainsi:
toujours un homme de génie a eu ses précurseurs; inconsciemment il a
profité de leurs travaux et de leurs découvertes. Le public ingrat
oublie ces premiers pionniers de l'art, pour ne se souvenir que du
maître qui l'éblouit; mais l'historien ne doit pas se faire complice
de ces indifférences et de ces injustices. Entre Mozart, Cimarosa et
Rossini, on trouve plusieurs musiciens de second ordre, mais d'un réel
talent, qui ont eu grand succès à leur époque et dont les noms doivent
prendre place ici.

Quelques-uns, comme Francesco Basily (1766 † 1850), Bonifazio Asioli
(1779 † 1832), professeur habile et écrivain élégant; comme Giuseppe
Farinelli (1769 † 1836), l'imitateur le plus heureux de Cimarosa,
continuèrent les traditions de l'illustre école de Naples. Un des
compositeurs les plus célèbres de cette période de transition fut
Valentino Fioravanti (1770 † 1837). Cimarosa disait de lui: «Je ne
le crains pas pour l'inspiration musicale; mais pour la sveltesse,
l'élégance et la légèreté, il est toujours sûr de sa victoire.» On
ne peut faire un plus bel éloge du spirituel auteur des _Cantatrice
villane_ (1803), des _Virtuosi ambulanti_ (1807). Au même rang que
Fioravanti, nous devons compter Ferdinand Paër (1771 † 1839), le plus
brillant élève italien de l'école de Mozart, qui fut le compositeur
préféré du premier empire. Paër savait surtout trouver la note
touchante et émue, comme on peut le voir dans la _Camilla_ (1801) et
dans l'_Agnese_ (1810). _Le Maître de chapelle_ (1821) nous le montre
homme de goût et musicien mélodique, dans le style tempéré.

Carlo Coccia (1782 † 1875), Pietro Generali (1783 † 1832),
Pietro Raimondi (1786 † 1853), Nicolas Vaccaj (1790 † 1848), que
nous connaissons encore par la scène finale de son chef-d'œuvre,
_Giulietta e Romeo_ (1825), furent en même temps des prédécesseurs
et des imitateurs de Rossini. Prédécesseur malgré lui fut aussi ce
Michel Carafa, prince de Colobrano (1787 † 1872), qui renia ses
dieux, Cimarosa et Mozart, et se perdit volontairement dans les rayons
du soleil éblouissant de Rossini. Carafa avait écrit en Italie de
nombreux opéras, comme la _Gelosia corretta_ (1820), _Gabriella di
Vergy_ (1816), _I due Figaro_ (1820), qui avaient eu le plus grand
succès. Il vint en France, où il composa _le Solitaire_, aimable
opéra-comique (1822), _le Valet de chambre_, enfin _Masaniello_ (1827),
son chef-d'œuvre, que la _Muette_ d'Auber a fait oublier, mais qui
contient des pages de premier ordre.

Avant de parler de Rossini, nommons encore deux musiciens, François
Morlacchi (1784 † 1841) et Simon Mayer ou Mayr (1763 † 1845). Avec
_I Saraceni in Italia_ (1728), avec _Il Barbiere di Siviglia_, qui
fut représenté à Dresde, l'année même où celui de Rossini était joué
à Rome, l'œuvre la plus importante de Morlacchi est la _Messe de
Requiem_ écrite pour les funérailles du roi Frédéric-Auguste II de
Saxe (1827). Simon Mayer, par la puissance de son orchestre, par la
beauté et l'expression des idées mélodiques, est le plus remarquable
prédécesseur de Rossini; ses opéras de _Saffo_ (1794) et de _Lodoïska_
(1800) méritent encore d'être lus.

Tous ces compositeurs de talent, mais non de génie, doivent s'effacer
devant Rossini (1792 † 1868), le plus applaudi, sinon le plus grand
des musiciens des premières années de ce siècle. Rossini fut, dans
toute la force du terme, ce que l'on appelle enfant de la balle. Son
père jouait du cor dans les troupes ambulantes de théâtre, et sa mère
était chanteuse. Il eut, pour ainsi dire, en naissant, l'instinct de
la scène, c'est-à-dire qu'il sut, presque sans l'apprendre, l'art de
faire marcher et vivre des personnages entre les deux portants d'un
décor. Il y parut bien, dès ses débuts, lorsqu'après avoir fait des
études assez hâtives au lycée musical de Bologne, sous le savant père
Mattei, il donna sa première partition d'opéra en 1810, la _Cambiale di
matrimonio_, et surtout l'_Inganno felice_ en 1812; mais la première
œuvre digne de lui fut _Tancrède_, en 1813. Là il montra qu'il
serait un maître; il acheva la révolution que ses prédécesseurs avaient
commencée depuis Cimarosa; il voulut faire de l'opéra un drame musical,
au lieu d'un concert pour virtuoses (fig. 101).

  [Illustration: FIG. 101.—ROSSINI (GIOACCHINO).
  (Pesaro, 1792 † Paris, 1868.)]

Bientôt il revint au genre bouffe avec l'_Italienne à Alger_ (1813). Il
avait moins de tendresse et de charme que Cimarosa, mais plus d'éclat.
A partir d'_Aureliano in Palmira_ (1813), il prit le parti de ne plus
laisser le chanteur improviser à son gré sur sa musique, innovation
que Cimarosa avait tentée sans réussir, et qui porta un terrible
coup au _virtuosisme_ pur. Enfin, le 5 février 1816, on entendait au
théâtre Argentina à Rome _Il Barbiere di Siviglia_. Quelques accidents
ridicules rendirent tumultueuse la première représentation; mais,
dès la seconde, le succès était assuré et devait être formidable.
_Il Barbiere_ est l'œuvre dominante du génie de Rossini, dans le
style comique; un incomparable éclat, un esprit pétillant de verve
et de saillies, un merveilleux sentiment de la scène, une recherche
de l'effet à tout prix, une certaine sécheresse dans les idées,
dissimulée sous les ornements les plus touffus, un caquetage persistant
d'orchestre, brillant, il est vrai, mais souvent inutile, tels sont
les qualités et les défauts de cette œuvre charmante. Après _Il
Barbiere_ venaient la _Cenerentola_, en 1817, et, dans la même année,
la _Gazza ladra_, plutôt de demi-genre que bouffe.

A partir de 1816, le jeune maître sembla se tourner vers l'opéra
_seria_ avec _Otello_ (1816), avec _Mosé_ (1818), avec la _Semiramide_
(1823), opéra brillant, éclatant, orné entre tous, je dirais presque
flamboyant.

Le génie de Rossini, progressant chaque jour, était dans toute sa
force, lorsque le maître fut appelé à Paris. En arrivant sur le théâtre
qui avait vu Glück, Spontini, etc., Rossini devait, non point changer
sa manière, mais entrer plus avant dans le genre élevé et expressif
qu'il avait inauguré avec _Otello_, _Mosé_, _Semiramide_. Sa première
œuvre en France fut _Il Viaggio à Reims_, opéra de circonstance,
pour le couronnement de Charles X; puis, ne voulant pas aborder de
front l'Opéra par une partition nouvelle, il refit quelques-uns de ses
anciens opéras: _Maometto II_ devint ainsi le _Siège de Corinthe_ en
1826, _Mosé in Egitto_, _Moïse_, en 1827. En même temps il reprenait
la musique du _Viaggio à Reims_ et en faisait une sorte d'opéra ou
d'opéra-comique, sur un vaudeville de Scribe, le _Comte Ory_ (1828). Ce
fut l'année suivante que parut le chef-d'œuvre de Rossini, l'opéra
qui permet de le placer à côté des plus grands maîtres, _Guillaume
Tell_ (3 août 1829). Il faut connaître Bach, Hændel, Glück, Mozart,
_Alceste_, _Don Juan_, les symphonies de Beethoven; mais il faut aussi
connaître les deux premiers actes de _Guillaume Tell_, si l'on veut
comprendre jusqu'à quel point de puissance et d'expression peut arriver
le noble art de la musique.

A la fois pittoresque et dramatique, l'ouverture de _Guillaume Tell_
est la seule de Rossini qui réponde véritablement au sujet de l'opéra.
Les autres ouvertures du maître ont été longtemps célèbres; ce sont
en effet des pages de musique éclatante et sonore; mais à mesure que
l'on se familiarise avec les ouvertures de Mozart, de Beethoven, de
Weber et des maîtres modernes, les ouvertures rossiniennes, à peu près
toutes tracées sur le même plan, avec le _crescendo_ qui les termine,
avec leurs longues répétitions de phrases, avec leur orchestration
papillotante et vide, paraissent aujourd'hui plus brillantes que
réellement belles, plus ornées que véritablement riches. Citons parmi
les principales, outre celle du _Barbier_, qui fut écrite d'abord
pour un opéra _seria_, _Élisabeth_, celles d'_Othello_, de la _Gazza
ladra_, de l'_Italienne à Alger_, pétillante et vive, de _Semiramide_,
tout hérissée de traits, de trilles et de broderies, et celle de la
_Cenerentola_, gracieuse et spirituelle.

On a beaucoup parlé de l'influence de Rossini; elle a été immense en
effet, et l'auteur du _Barbier_ et de _Guillaume Tell_ a laissé dans la
première moitié de ce siècle une trace lumineuse et éblouissante. Mais,
faut-il le dire, cette influence a été plus néfaste qu'utile. Rossini
a eu des imitateurs et des copistes, il n'a pas eu d'école, et c'est
justement l'imitation du maître de Pesaro qui a nui aux œuvres de
ses contemporains, surtout en France. Ce qui chez lui était éclat et
brio est devenu faux clinquant chez ses successeurs; la recherche de
l'effet à tout prix a fait tomber bien des musiciens dans l'exagération
du son et du chant. Ne pouvant lui prendre son génie, plus d'un lui a
pris ses défauts.

Après _Guillaume Tell_ (1829), Rossini cessa d'écrire, du moins pour le
théâtre; car il faut encore compter au premier rang de ses œuvres
son _Stabat Mater_, composition plus dramatique que religieuse, mais
qui renferme de belles pages, et sa _Messe_ (1869).

Par une sorte de réaction singulière, le cygne de Pesaro put compter
parmi ses successeurs un musicien faible, il est vrai, mais qui eut en
partage, et à un haut degré, ce qui manquait au «puissant monarque de
la musique», comme disait Boïeldieu: la sensibilité. Vincenzo Bellini
naquit en 1801 à Catane et mourut à Puteaux en 1835. Son œuvre
est peu nombreux, sa musique est pauvre et plus pauvrement encore
accompagnée par l'orchestre, comme par l'harmonie; mais il faut garder
le souvenir de ce musicien touchant, qui eut le culte de la vérité
et de l'expression. Il débuta en 1826 par _Bianca et Fernando_; mais
_Il Pirata_ le rendit célèbre, en 1827. Cette célébrité n'eut plus de
bornes après la _Straniera_ (1829). La _Sonnambula_ (1831), _Norma_
(1831), montrèrent tout ce qu'il y avait de tendresse, de larmes,
d'émotion vraie et d'intelligence artistique dans ce doux poète. Sa
dernière œuvre, _I Puritani_, fut exécutée à Paris (janvier 1835),
l'année même de sa mort. On a comparé Bellini à Pergolèse, comme lui
mort jeune, un siècle juste avant lui, comme lui âme tendre et émue;
mais on ne peut nommer l'auteur de la _Sonnambula_ et de la _Norma_
sans penser aussi à un autre musicien, non moins poète, non moins
tendre, non moins exquis, mais plus instruit, Frédéric Chopin, mort
comme lui avant quarante ans (fig. 102).

  [Illustration: FIG. 102.—BELLINI (VINCENZO).
  (Catane, 1801 † Puteaux, 1835.)
  (Autographe musical et signature.)]

Moins délicat, moins expressif, moins poète, en un mot, que Bellini,
Gaetano Donizetti (1798 † 1848) était plus habile que lui dans le
sens spécial du mot. Doué d'une prodigieuse richesse mélodique, ayant
acquis une grande adresse et une grande sûreté de main dans la science
du style vocal et instrumental, Donizetti sembla prodiguer comme
à plaisir tous les trésors de son exubérante imagination. Musique
sérieuse et légère, il aborda tout, tantôt avec bonheur, tantôt avec
une désolante faiblesse. On a de lui plus de trente partitions; il n'en
est pas une qui ne contienne au moins une page de valeur; il n'en est
pas une, même parmi les meilleures, qui soit complète. Sa réputation
commença en 1819, avec _Pietro il Grande_; mais _Anna Bolena_ (1830)
fut la première œuvre digne de lui. Bientôt parurent l'_Elisire
d'amore_ (1832), opéra bouffe tout de grâce et d'élégance; puis la
_Parisina_, qui eut plus de succès que de mérite (1833). _Lucrezia
Borgia_ (1833) fit enthousiasme; mais le maître ne connut plus de
rivaux après _Lucia di Lammermoor_ (1835). _Lucia_ compte, avec
raison, parmi les meilleurs opéras de Donizetti, et le sextuor est un
chef-d'œuvre de style vocal dramatique, à la manière italienne.
Il écrivit encore en Italie _Poliuto_, qui fut joué à Paris, sous le
titre: _les Martyrs_, et dont le sextuor égale presque celui de _Lucie_.

Donizetti vint en France en 1840, et, comme tous les maîtres italiens,
il sentit grandir son talent en arrivant dans notre pays. En effet,
ce fut à l'Opéra-Comique, à l'Opéra et au Théâtre-Italien qu'il
donna les œuvres qui sont ses plus belles et ses plus gracieuses,
après l'_Elisire d'amore_ et _Lucie_. La _Fille du régiment_, à
l'Opéra-Comique, et la _Favorite_, à l'Opéra, datent de 1840. En 1843,
il faisait jouer sur notre première scène lyrique _Don Sébastien de
Portugal_, et au Théâtre-Italien, sa dernière œuvre, _Don Pasquale_,
partition fine, spirituelle et charmante de tous points.

Autour de Rossini, de Bellini et de Donizetti évoluaient de nombreux
musiciens, imitateurs plus ou moins heureux de ces maîtres; nous n'en
citerons que trois dont les noms peuvent être retenus: Antonio Coppola
(1793 † 1877), Giovanni Pacini (1796 † 1867) et Saverio Mercadante
(1795 † 1870). Ce dernier surtout, qui écrivit plus de cent opéras,
dont le premier fut joué en 1819 et le dernier en 1866, était un
musicien doué d'une certaine puissance.

Un maître qui est encore notre contemporain devait glorieusement
représenter l'école italienne. Je veux parler de Giuseppe Verdi
(Busseto, 1813). Il n'a pas la puissance de Rossini, la sensibilité
de Bellini, la fécondité prodigieuse de Donizetti, dont il procède
cependant; mais il possède une grande variété d'idées, un profond
sentiment dramatique, une véhémence et une ardeur qui donnent à
tout ce qu'il écrit cette force immense en art, la vie. En pensant à
Verdi, on entend les fureurs du _Trovatore_ (1854) et les désespoirs
de _Rigoletto_ (1851). Cependant le maître a d'autres ressources dans
son talent. L'élégie touchante de la _Traviata_ (1853), le chant
noble du _Ballo in Maschera_ (1859), nous disent que Verdi a le don
de la variété; la scène le guide, la passion le mène. Il n'est pas de
préférence d'école qui puisse aveugler le vrai musicien sur le mérite
de ces œuvres. Les opéras que nous avons cités appartiennent à ce
que l'on pourrait appeler sa première manière, qui finit au _Ballo in
Maschera_. Nous retrouverons Verdi parmi les maîtres contemporains avec
les _Vêpres siciliennes_, _Don Carlos_, _Aïda_, la _Messe de Requiem_;
il est resté le même, ardent et dramatique avant tout; mais son style a
pris quelque chose de plus serré, je dirais presque de plus musical.

Les interprètes de Rossini, de Bellini et de Donizetti furent les
derniers élèves des maîtres du _bel canto_, ou de l'art de chanter
du XVIIIe siècle. C'est le nom de la Malibran (1808 † 1834) qui
semble dominer toute cette période (fig. 103). Si l'on consulte les
souvenirs des amateurs, la Malibran, fille de Garcia, fut avant tout
une incomparable enchanteresse. Mais si Musset lui sacrifia cruellement
la Pasta dans une ode célèbre, les musiciens ont cassé l'injuste arrêt
du poète, car ils nous ont tous dit, en effet, que la Pasta était
surtout dramatique. A la suite de ces deux grandes artistes, il faut
citer la Sontag, chanteuse habile, qui sut également interpréter le
_Barbier de Séville_ et _Eurianthe_; Mme Mainvielle-Fodor; la Persiani,
la vocalise faite femme; la Grisi, si belle dans _Norma_, et qui
créa les _Puritains_; la Pisaroni et l'Alboni, ces deux superbes voix
de contralto, conduites avec un art si parfait; Jenny Lind, et la
Frezzolini, si passionnée et si émouvante.

  [Illustration: FIG. 103.—MALIBRAN (MARIE-FÉLICITÉ, DE BÉRIOT).
  (Paris, 1808 † Manchester, 1836.—Autographe
    musical.—Bibliothèque nationale.)]

Parmi les hommes, Rubini et Lablache, que les dilettantes regrettent
toujours, l'un ténor à la voix remarquablement étendue, qui fut le
chanteur de Bellini et de Donizetti; l'autre basse puissante aussi
et montant jusque dans le registre du baryton, acteur intelligent,
chanteur consommé. Après avoir nommé Tamburini, baryton, Ronconi
(Dominique), et son fils Georges, le baryton qui inaugura la période
italienne moderne en interprétant l'œuvre de Verdi, nous arrêterons
là cette liste des chanteurs italiens et étrangers, qui brillèrent
pendant la première moitié de ce siècle.

Ces noms éveillent bien des souvenirs chez les dilettantes, et, en
y pensant, ceux-ci pleurent sur la décadence de l'art. Qu'ils se
consolent: l'école des chanteurs virtuoses a disparu peut-être, mais le
chant ne peut disparaître: la musique se transforme, et avec elle l'art
de chanter. Le _bel canto_ a perdu de son éclat, mais, au bénéfice de
la musique riche, expressive et harmonieuse; celle-ci veut de grands
chanteurs et de sublimes artistes, elle se soucie peu des virtuoses.


  Basevi. _Verdi_, in-8º, 1854.

  Chilesotti (Oscar). _I nostri maestri del Passato_, 1 vol.,
    1883.

  Cicognetti. _Gaetano Donizetti._

  Edwards (H. Sutherland). _The life of Rossini_, in-8º, 1869.

  Florimo. _Bellini_, in-8º, 1883.

  Lavoix et Lemaire. _Histoire du chant._

  Pougin. _Bellini et son œuvre_, 1868.

  Pougin. _Verdi_, 1882.



CHAPITRE III

  LA MUSIQUE FRANÇAISE
  PENDANT LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XIXe SIÈCLE

  _Tendances nouvelles_: l'opéra-comique et l'opéra, Hérold,
    Halévy, Auber, Adam et leur école; Meyerbeer.—_Les
    symphonistes français_: Berlioz et le romantisme musical;
    Félicien David et l'orientalisme.—Musique et instruments des
    Orientaux.—Onslow, Reber.


Nous avons quitté l'école française, avec Boïeldieu, dans un des
chapitres précédents, au moment où, s'éloignant des modèles de Grétry,
de Cherubini, de Méhul, elle se préparait à entrer dans une voie
nouvelle. La période qui précède l'époque contemporaine est des plus
curieuses: d'un côté, les musiciens s'inspirent beaucoup de Rossini et
de l'Italie, un peu des grands maîtres de l'Allemagne, mais, au fond,
restent fidèles aux habitudes de la scène française; de l'autre, des
artistes indépendants, en guerre ouverte avec les anciennes traditions,
restent Français par le génie, mais empruntent à l'Allemagne ses
aspirations poétiques. Si profonde que fût la scission entre les deux
écoles, on comptait de grands musiciens dans les deux camps, et il
devait, de toute nécessité, arriver un moment où les deux partis se
confondraient en un seul: c'est à cette fusion que nous assistons
aujourd'hui.

Depuis la fin du XVIIIe siècle, le mouvement romantique s'était
accentué chaque jour davantage dans la poésie, dans le drame, dans la
peinture. La musique, cet art d'impression par excellence, cet art
complexe, et, par conséquent, accessible par tant de côtés à toutes
les transformations, entra délibérément dans la voie nouvelle; chaque
musicien, chaque école en prit ce qui lui convenait; mais tous subirent
l'influence de l'esprit moderne.

Dans la musique même on avait vu bien des changements, depuis 1820.
Habeneck, le chef d'orchestre du Conservatoire, avait fait exécuter
les symphonies de Beethoven en 1824; un arrangeur sans scrupule, mais
intelligent, Castil-Blaze (1784 † 1857), faisait jouer en 1824 le
_Freyschütz_, sous le titre de _Robin des bois_. Un autre musicien,
Crémont, avait arrangé _Preciosa_ en 1825. Une troupe allemande avait
joué _Fidelio_ en 1829, _Obéron_ et _Euryanthe_ vers 1831; le chanteur
Ad. Nourrit avait rendu populaires les mélodies de Schubert. Rossini et
les Italiens régnaient toujours en apparence, mais leur puissance était
singulièrement sapée par la base: encore quelques années, et elle était
condamnée à disparaître.

Chose curieuse, c'est l'inspiration de Weber qui semble avoir combattu
celle de Rossini dans l'œuvre du plus grand de nos musiciens
d'opéra-comique pendant cette période, Ferdinand Hérold (1791 †
1833). Cependant il ne faudrait pas pousser trop loin le parallèle
entre Hérold et Weber. Il peut seulement s'appliquer à une certaine
similitude de sensations, que quelques passages des deux maîtres nous
font éprouver. Malgré l'influence de Rossini et de Weber, l'œuvre
d'Hérold, même italianisée, procède surtout du génie français; elle est
scénique autant que dramatique, pleine de justesse dans l'expression,
de tact dans les proportions; on y sent passer l'âme d'un poète: aussi
bien a-t-on pu, avec justesse, appeler Hérold l'André Chénier de la
musique (fig. 104).

  [Illustration: FIG. 104.
  HÉROLD (LOUIS-JOSEPH-FERDINAND).
  (Paris, 1791 † 1833.)
  (Autographe musical et signature.)]

Dès sa première œuvre, _les Rosières_ (1817), il donnait la
mesure de son talent fin et distingué, ainsi que dans _la Clochette_
(1817). _Les Troqueurs_ (1819), spirituel opéra-comique, refait sur
le poème de Vadé, que Dauvergne avait déjà musiqué, _le Muletier_,
partition aux vives couleurs (1823), continuèrent sa réputation, qui
fut définitivement établie avec _Marie_ (1826), musique touchante et
simple. Mais l'auteur de _Marie_ devait grandir encore et prendre
sa place au premier rang de notre école, avec les deux derniers
opéras-comiques qu'il écrivit, _Zampa_ (1831) et _le Pré aux clercs_
(1832). En composant _Zampa_, Hérold avait voulu faire un _Don Juan_
français. Il sut trouver dans cette œuvre des élans d'un souffle
lyrique admirable, comme le beau trio et le fougueux finale du premier
acte, des soupirs exquis, comme l'adorable duo: «Pourquoi trembler?»

D'une inspiration moins élevée, _le Pré aux clercs_ est plus complet;
la pièce, fort intéressante par elle-même, porte le musicien. Le
caractère des personnages et la couleur scénique se soutiennent du
premier au troisième acte, avec une étonnante logique; mille détails
d'orchestre et de mélodie charment et surprennent à la fois. C'est
Isabelle, amante douce et tendre; c'est Mergy, amoureux ardent et fier;
plus loin, c'est Comminges, le terrible fanfaron; puis, dans un coin du
tableau, Cantarelli, astucieux et craintif, Nicette et Giraud, l'une
coquette, l'autre important et comique. Toutes ces figures, tracées par
le musicien, sont encore vivantes aujourd'hui, et lorsqu'à la fin de la
pièce l'action touche à son dénouement, lorsqu'il y a mort d'homme, la
musique atteint les plus poignantes émotions du drame.

Un pas de plus et nous tournons au mélodrame violent avec Halévy
(Jacques-François-Fromenthal) (1799 † 1862). Malgré l'élégante
finesse de _l'Éclair_ (1835), qui rappelle les plus charmantes
qualités d'Hérold, on peut reprocher à Halévy d'avoir un peu poussé au
noir, si je puis m'exprimer ainsi, l'ancien opéra-comique français;
cependant nous devons nous incliner devant ce maître qui eut le don du
lyrisme et qui sut tenir une grande place aussi bien à l'Opéra-Comique
qu'à l'Opéra (fig. 105).

  [Illustration: FIG. 105.
  HALÉVY (JACQUES-FRANÇOIS-FROMENTHAL-ÉLIE).
  (Paris, 1799 † Nice, 1862.)]

Il avait débuté en 1827 par _l'Artisan_, _le Dilettante d'Avignon_
(1829) et autres partitions agréables, lorsqu'en 1835 il donna coup
sur coup à l'Opéra-Comique _l'Éclair_, à l'Opéra _la Juive_. Il était
arrivé en un jour au plus haut sommet de son talent; il pouvait
s'égaler encore lui-même, se surpasser jamais. La grâce, l'esprit,
l'émotion touchante, telles sont les qualités de _l'Éclair_; la
puissance, la haute déclamation, une admirable fermeté dans le dessin
du principal personnage, le juif fanatique Éléazar, tels sont les
mérites de _la Juive_, dont le second acte peut être placé à côté des
plus belles œuvres lyriques (fig. 106).

  [Illustration: FIG. 106.
  AUTOGRAPHE MUSICAL ET SIGNATURE D'HALÉVY.
  (Bibliothèque nationale.)]

A partir de ce jour, Halévy régna, mais avec des fortunes diverses et
non sans partage à l'Opéra-Comique et à l'Opéra. A l'Opéra-Comique,
comptons parmi ses principaux ouvrages _les Mousquetaires de la reine_
(1846), qui rappellent la grâce de l'_Éclair_, _le Val d'Andorre_
(1848), pièce d'un profond sentiment dramatique, _la Fée aux roses_
(1849), dont les interprètes firent le succès; _Jaguarita l'Indienne_
(1855), partition colorée, dans laquelle le maître suivit avec bonheur
les traces des modernes orientalistes. A l'Opéra, _Guido et Ginevra_
(1838), dont le terrifiant troisième acte peut compter, avec le second
de _la Juive_, parmi les plus belles pages d'Halévy; _la Reine de
Chypre_ (1841), avec son duo classique; _Charles VI_ (1843), où
retentit, à côté du délicieux duo des cartes, un vigoureux et puissant
cri de guerre.

S'il est permis d'accuser Halévy de lourdeur, ce n'est certainement
pas ce reproche que mérite Daniel-François-Esprit Auber (1782 †
1871); mais pourquoi songer à des reproches envers un musicien qui
a su rendre la musique supportable et même agréable à ceux qui ne
l'aimaient point? Sa musique courait alerte et légère sur le poème
qu'elle traduisait, qu'elle complétait souvent, comme l'élégant dessin
d'un maître court autour du texte d'un livre.

Aimable conteur musical, Auber ne chercha pas à émouvoir ou à persuader
son auditeur, mais à le distraire. Sa musique n'est ni bien expressive
ni bien forte; mais elle est juste, écrite avec élégance, relevée à
propos par un trait heureux d'orchestre ou d'harmonie, superficielle et
brillante à la fois. Grâce à des procédés simples, mais d'un effet sûr,
le style d'Auber était de tous celui qui pouvait le plus facilement
être imité. C'était du Rossini à la portée de tout le monde; de là son
immense succès. Mais si une réaction se fait aujourd'hui contre lui, si
la critique est aussi injuste que l'éloge avait été exagéré, nous ne
devons pas laisser oublier le maître gai et spirituel qui a donné les
modèles de ce qu'on appellerait en rhétorique le _style tempéré_ (fig.
107).

  [Illustration: FIG. 107.—AUBER (DANIEL-FRANÇOIS-ESPRIT).
  (Caen, 1782 † Paris 1871.—Autographe et signature.)]

D'abord disciple de Boïeldieu et des maîtres français, Auber écrivit
_la Bergère châtelaine_ (1820), _Emma_ (1821), _la Neige_ (1823),
_le Concert à la cour_ (1824), _le Maçon_ (1825), car ses premières
œuvres, _le Séjour militaire_ et _le Billet de logement_, sont
indignes de lui; bientôt il fut ébloui par les rayons du soleil
rossinien, et il devint en France le plus heureux imitateur du maître
de Pesaro. Pendant que celui-ci chantait sur un ton sublime la patrie
et l'amour filial, Auber, toujours spirituel, mettait le patriotisme
en ballet avec _la Muette de Portici_ (1829). _La Muette_, musique
élégante, facile, aimable, ne peut manquer de plaire à qui ne cherche
pas le drame dans le théâtre.

Mais c'était surtout à l'Opéra-Comique que le maître dépensait son
inépuisable fécondité dans _la Fiancée_ (1829), avec son finale
touchant; _Fra Diavolo_ (1830), tableau brillant brossé d'une main
habile; _l'Ambassadrice_, _le Domino noir_, joli vaudeville rehaussé
de couplets charmants; _les Diamants de la couronne_ (1841), _la
Part du diable_ (1843). Avec _Haydée_ (1847), il réussit à se donner
les allures d'un musicien presque dramatique. En 1867, le maître
écrivait encore, et ses admirateurs s'obstinaient à applaudir avec
enthousiasme _le Premier jour de bonheur_. Telles furent les œuvres
principales d'Auber, répertoire énorme d'un musicien que personne
ne songerait à critiquer, si les dilettantes n'avaient eu l'idée
singulière de le poser en chef de l'école française, à une époque où
l'on comptait Hérold, Halévy, Berlioz, Félicien David, où le souvenir
des anciens maîtres de l'Opéra-Comique n'était pas disparu, au moment
où commençaient à briller les maîtres contemporains que nous admirons
aujourd'hui.

Moins distingué, moins fin qu'Auber, mais facile, aimable et doué d'une
certaine sensibilité touchante, avec une inépuisable bonne humeur, une
gaieté et une franchise de bon aloi, quoiqu'un peu vulgaires, Adolphe
Adam (1803 † 1856) représente dans l'art français le vaudeville
musical. Aucun musicien ne fut plus fécond; partout, depuis l'Opéra
jusqu'aux plus petits théâtres, il chanta gaiement et insoucieusement.
Il fut quelquefois gracieux et poétique, avec des ballets comme _la
Fille du Danube_ (1836), _Giselle_ (avec Burgmuller, 1841), _le
Corsaire_ (1856). Il chercha la finesse et l'esprit dans le genre
et l'opéra-comique; telles sont, en effet, les qualités du _Chalet_
(1834), un acte qui est son chef-d'œuvre, du _Toréador_ (1849), de
_Giralda_ (1850), de _Si j'étais roi_ (1852). Il s'inspira de la muse
populaire, dans _le Postillon de Longjumeau_ (1836), dans _le Brasseur
de Preston_ (1838), dans _le Bijou perdu_ (1852).

Toute la troupe des musiciens aimables et faciles devait marcher à la
suite d'Auber et d'Adam: voici Clapisson (1808 † 1866), le premier de
tous après les maîtres, avec _la Fanchonnette_ (1856); voici Monpou,
un romantique auquel il n'a manqué que de connaître son art; voici
Amédée de Beauplan (1790 † 1853), puis Théodore Labarre (1805 †
1870); plus près de nous, c'est Albert Grisar (1808 † 1869), qu'une
romance, _la Folle_, rendit célèbre, mais qui sut, par la gaieté
fine de sa musique, se faire une petite place à part, avec _Bonsoir,
monsieur Pantalon_ et _Gilles ravisseur_ (1848). Parmi les imitateurs
d'Halévy, nous devons compter encore Niedermeyer (1802 † 1861),
auteur de _Stradella_ (1837) et de _Marie Stuart_ (1844), qui fut aussi
un compositeur religieux distingué; M. Limnander de Nieuwenhave, né en
1814, un Belge, bon écrivain musical, qui écrivit pour l'Opéra-Comique
_les Monténégrins_ (1849) et Maillart (Aimé) (1817 † 1871), l'auteur
ému et scénique des _Dragons de Villars_ (1856).

A part ces trois derniers musiciens, qui ont une réelle valeur, tous
ceux que nous venons de nommer ainsi rapidement étaient plutôt des
compositeurs de romances, plus ou moins adroitement intercalées dans
des opéras, que des auteurs dramatiques; mais, en France, la romance
traduit trop bien le génie national pour ne pas avoir sa place dans
notre théâtre.

Pour compléter ce tableau de la musique française, il nous faudrait
descendre jusqu'à l'opérette, qui règne déjà à l'Opéra-Comique avec
Adam, jusqu'au Vaudeville et aux flonflons de Doche; mais un art plus
noble nous appelle, avec Giacomo Meyerbeer (Berlin, 1791 † Paris,
1864), un Allemand qui se fit Français et compagnon d'études de Weber,
un musicien doué d'une merveilleuse puissance scénique, et qui tenta,
quelquefois avec bonheur, d'unir toutes les écoles, de concilier tous
les genres.

Meyerbeer ne trouva pas sa voie dès ses premiers pas dans la carrière.
Exclusivement Allemand d'abord, il débuta par des pages comme _la
Fille de Jephté_, auxquelles manquait la clarté, première condition
d'une œuvre lyrique. Bientôt après, Meyerbeer alla en Italie et
subit l'influence rossinienne; il simplifia son instrumentation,
donna plus de souplesse à ses contours mélodiques, apprit à écrire
pour les voix. _Semiramide riconosciuta_ (1819), _Emma di Resburgo_
(1819), _Margherita d'Anjou_ (1820), _l'Esule di Granata_ (1822) et
_Il Crociato_ (1824) furent les œuvres principales de cette période
(fig. 108).

  [Illustration: FIG. 108.—MEYERBEER (GIACOMO).
  (Berlin, 1791 † Paris, 1864.)]

Il vint à Paris vers 1826, et c'est alors que son esprit changea
complètement de direction. Il écrivit, sous l'inspiration française,
_Robert le Diable_ (1831). Malgré de grands défauts qui apparaissent
aujourd'hui plus qu'autrefois, malgré un italianisme exagéré, _Robert
le Diable_, avec son troisième et son cinquième acte, apportait en
musique une note nouvelle.

  [Illustration: FIG. 109.
  AUTOGRAPHE MUSICAL ET SIGNATURE DE MEYERBEER.
  (Bibliothèque nationale.—Réd. 1/3.)]

Le musicien qui avait écrit cette partition était, à n'en pas douter,
un grand maître. Il y parut aussi en 1836, lorsque Meyerbeer donna _les
Huguenots_. Cette musique _narrative_, pour ainsi dire, débordante de
passion, de chaleur, de vie, où la couleur d'orchestre et d'harmonie
relevait encore la valeur de la pensée mélodique, ce drame poignant,
se mouvant dans un tableau brossé d'une main ferme, marquait le point
culminant de l'ancien art mélodramatique de l'Opéra.

Meyerbeer devait s'élever plus haut encore. Au lieu de la passion
amoureuse, il voulut peindre l'amour d'une mère et le fanatisme d'un
prophète. Moins chaud et moins passionné que _les Huguenots_, _le
Prophète_ (1849) est d'une inspiration plus élevée et plus épique.

Après ses deux chefs-d'œuvre des _Huguenots_ et du _Prophète_,
citons _l'Africaine_, la dernière partition de Meyerbeer exécutée à
l'Opéra, un an après la mort de l'auteur, en 1865. Dans cet opéra,
le maître était revenu à ses premières amours italiennes. Composée
malheureusement sur un poème médiocre, _l'Africaine_ n'a pas les grands
mouvements passionnés et dramatiques des _Huguenots_ et du _Prophète_;
mais jamais l'imagination mélodique de Meyerbeer n'a été plus riche,
jamais son style plus brillant.

Entre temps, Meyerbeer se reposait en écrivant des opéras-comiques.
Nous ferons bon marché de _l'Étoile du Nord_ (1854), malgré le
premier et le troisième acte; mais il n'en est pas de même du _Pardon
de Ploërmel_ (1859), partition plus pittoresque que dramatique, si
l'on veut, mais d'une poésie charmante et d'une adorable et élégante
fantaisie.

Meyerbeer a été bien discuté et le sera beaucoup encore. C'est le sort
des éclectiques: il a paru trop profond, trop _savant_, comme on dit
niaisement, aux dilettantes de son temps. On le trouve aujourd'hui trop
facile; nous n'avons pas à nous prononcer dans ce procès: tout ce que
nous pouvons dire, c'est que Meyerbeer, qui a pris tous les styles,
essayé toutes les formes, est un merveilleux musicien de transition
entre les anciennes écoles et les nouvelles; affecter le mépris pour
des œuvres telles que _les Huguenots_ et _le Prophète_ serait
déchirer de gaieté de cœur deux des plus belles pages de l'histoire
de la musique.

Pendant que le théâtre se développait ainsi en France, à l'Opéra comme
à l'Opéra-Comique, nous prenions rang, à côté de l'Allemagne, dans le
genre de la symphonie. Deux hommes de talents bien différents, Hector
Berlioz (1803 † 1869) et Félicien David (1810 † 1876), ouvraient à
l'art français des voies presque inexplorées. Ils créaient dans notre
pays la symphonie, mais à la manière française; moins mouvementée que
le drame, moins sévère que l'oratorio, l'ode symphonie et la symphonie
dramatique de David et de Berlioz jetaient dans notre art national une
note non encore entendue jusqu'à eux.

Ne soyons point trop sévères pour ceux qui ont méconnu Berlioz; nous ne
sommes pas devenus plus sages aujourd'hui, et il en sera de même ainsi
chaque fois qu'un novateur apportera une idée nouvelle ou trouvera
une forme inconnue. Le public est ainsi fait. La musique est un art
complexe dont les nouveautés effrayent d'abord notre oreille. Pour
faire accepter quelque chose d'original ou d'inattendu, une certaine
dose de banalité est nécessaire; elle fait pardonner au musicien toutes
ses hardiesses, et Berlioz n'aimait guère ces sortes de concessions
(fig. 110).

  [Illustration: FIG. 110.—BERLIOZ (HECTOR).
  (Côte-Saint-André, 1803 † Paris, 1869.)]

Novateur passionné, Berlioz se jeta, dès ses premiers pas, dans
le romantisme musical et littéraire: Glück, Weber, Beethoven,
Shakespeare, Byron, Hugo, furent ses dieux et ses _adorations_, comme
il disait lui-même. Étant encore à l'école, il écrivait la _symphonie
fantastique_, inspiration presque byronienne; puis venait _Harold en
Italie_ (1835). Le génie du maître s'affermissait, se rassérénait,
pour ainsi dire; Berlioz restait toujours romantique, bouillant, mais
il perdait ce que cette ardeur avait de trop exagéré. Alors commença
pour lui la plus brillante période de sa vie musicale. Il écrivit le
monumental _Requiem_ pour les funérailles du général Damrémont (1839),
la vibrante et amoureuse symphonie dramatique de _Roméo et Juliette_
(1839); enfin cette œuvre admirable qui tient presque du théâtre,
et qui est la plus fidèle traduction musicale du _Faust_ de Goethe
écrite par un Français, la _Damnation de Faust_ (1846). L'âme de
l'artiste s'épurait encore: ce n'était plus à Shakespeare, à Goethe
que Berlioz s'adressait, c'était aux simples et touchants tableaux
de l'Évangile, c'était au plus pur, au plus tendre, au plus serein
des poètes, à Virgile. Ce puissant, ce sombre, se faisait petit et
idyllique pour chanter Jésus dormant dans la crèche, avec _l'Enfance du
Christ_ (1854); ce musicien chercheur, curieux, exagéré même si l'on
veut, atteignait les sérénités et les grandeurs du poète de Mantoue
avec _les Troyens_ (fig. 111).

  [Illustration: FIG. 111.—AUTOGRAPHE MUSICAL ET SIGNATURE DE BERLIOZ.
  (Réd. 1/3.)]

On a dit et répété que Berlioz ne comprenait rien au théâtre et n'y
pouvait rien comprendre. En effet, il aimait peu nos conventions
dramatiques, il était même rarement équitable pour nos musiciens,
confondant facilement l'opéra-comique avec le vaudeville; mais
franchement, à cet homme qui rêvait Shakespeare et Goethe et qui
ressuscitait Virgile, les habiletés dramatiques de M. Scribe devaient
paraître un peu mesquines. Lorsqu'au théâtre on aura rendu à Berlioz
la place qui lui est due, on pourra savoir en France (car les
étrangers le savent depuis longtemps) quelle fantaisie pittoresque
déborde dans _Benvenuto Cellini_ (1838), combien tendre et gracieuse
est la légère partition de _Béatrice et Bénédict_ (1862), quel trésor
de poésie, de véritable mélodie, de réel sentiment dramatique renferme
cette double œuvre, encore endormie pour notre public, et qui a
nom _la Prise de Troie_, qui n'a jamais été jouée, et _les Troyens
à Carthage_ (1863). Les dilettantes d'autrefois ont bien ri, les
auditeurs de l'avenir pleureront et admireront; ils seront les naïfs
peut-être, mais leur sort vaudra mieux que celui des gens d'esprit.

Ardent, batailleur, injuste souvent, Berlioz s'était attiré bien
des ennemis; mais, même à l'époque où il était le plus discuté, son
influence fut immense. Partout aujourd'hui on retrouve les traces de
ce maître puissant, original, à l'instrumentation riche, étonnamment
colorée, dans laquelle tout est neuf, inattendu, hardi, sinon heureux.
Berlioz, avec un peu d'orgueil, il faut l'avouer, prétendait continuer
Beethoven: il n'avait pas tout à fait tort; car, si son œuvre
n'existait pas, il manquerait un anneau à la chaîne qui relie les
grands maîtres classiques, comme Beethoven et Weber, aux modernes,
comme Richard Wagner.

Félicien David fut plus heureux que Berlioz, moins ambitieux, il
est vrai, et moins novateur. Son talent procède de Haydn, dans _la
Création_ et dans _les Saisons_, plus peut-être que de tout autre
maître. En dehors de sa mélodie un peu pauvre, mais poétique et
charmante, c'est l'instrumentation de Félicien David qui accapare
souvent à elle seule toute l'attention de l'auditeur. Elle est riche,
limpide et variée. Le développement symphonique, toujours écrit sur un
rythme symétrique et bien marqué, sur une mélodie dont les contours
sont facilement saisissables, n'exige, pour être compris, ni longue
attention ni aptitudes spéciales. C'est dans le genre pittoresque
que Félicien David a excellé: c'est un peintre en musique. Après un
long voyage en Orient, il rapporta tout vivants, pour ainsi dire, les
tableaux qui avaient frappé sa vive imagination. Il créa un genre tout
spécial, l'_orientalisme_ musical.

Ce fut _le Désert_ (1844) qui commença son succès. La suite ne démentit
pas ce brillant début, même dans ses œuvres aujourd'hui oubliées,
comme _l'Éden_, _Moïse au Sinaï_. La dernière œuvre symphonique de
David, _Christophe Colomb_, avec la scène de l'Océan, le nouveau monde
et l'épisode de la mère indienne, est à la hauteur des meilleures pages
du _Désert_ (fig. 112).

  [Illustration: FIG. 112.—DAVID (FÉLICIEN).
  (Cadenet, 1810 † Saint-Germain, 1876.)
  (Autographe musical et signature.)]

Félicien David aborda le théâtre avec bonheur, non qu'il eût le
sentiment dramatique très développé; mais la limpidité de sa pensée
et de son style rendait sa musique accessible aux oreilles les plus
rebelles. Il débuta au théâtre par _la Perle du Brésil_ (1851); bientôt
_Herculanum_ (1859), à l'Opéra, prouva que le musicien pittoresque
était aussi un artiste aux tendances élevées et expressives;
malheureusement, l'imitation fréquente des Italiens et surtout de
Donizetti ont rapidement fait vieillir cette œuvre, que la scène des
chrétiens et surtout _la Bacchanale_ devraient sauver de l'oubli. Le
chef-d'œuvre de Félicien David, avec _le Désert_, fut _Lalla Roukh_
(1862), opéra-comique en deux actes. Cette partition, empreinte d'une
poésie pénétrante et d'une couleur orientale langoureuse est une des
œuvres les plus remarquables de notre opéra-comique moderne.

Nous avons laissé de côté, dans le cours de cette histoire, la musique
extra-européenne des Arabes, des Hindous et des Chinois: non qu'il
soit inutile de la connaître, mais les développements qu'elle exige
nous entraîneraient hors des bornes de cet abrégé. Contentons-nous
de quelques notes et ne disons de cette musique que ce qui est
absolument indispensable, au moment où, sous l'influence de Félicien
David, l'orientalisme devient un genre dans l'art, au moment où les
compositeurs cherchent des couleurs nouvelles dans les rythmes et dans
les intervalles étrangers à notre langue musicale qui caractérisent la
musique des peuples orientaux.

La musique orientale paraît avoir peu changé, dans la suite des temps;
telle elle était autrefois, telle on la retrouve aujourd'hui. Si on
la regarde de près, on s'aperçoit que les Orientaux ne parlent pas en
musique la même langue que nous; leur gamme, pour appeler par un nom
connu leur échelle musicale, se compose d'intervalles qui ne sont pas
employés dans la nôtre.

Il semble qu'aucun de ces peuples n'ait connu l'harmonie, telle que
nous la comprenons; s'ils chantent ensemble plusieurs notes, il n'y a
dans cette polyphonie embryonnaire aucune trace d'un art bien et dûment
constitué comme le nôtre.

De ces peuples, les uns ont une notation musicale, comme les Arméniens,
les Chinois, les Hindous et les Persans; les autres n'en ont pas,
comme les Arabes; mais cette notation, quand elle existe, consiste en
lettres, ou tronçons de lettres, se rapprochant un peu de l'écriture
musicale des Grecs ou des neumes du moyen âge. C'est, du reste, le plus
souvent, par la tradition et la mémoire que les mélodies orientales se
conservent et se propagent.

  [Illustration: FIG. 113.—INSTRUMENTS CHINOIS.
  1. Cheng. | 2. Che. | 3. Kin.]

Lorsque nos missionnaires pénétrèrent en Chine, ils trouvèrent une
musique constituée par des lois immuables. Le père Amyot a laissé un
mémoire curieux sur la musique des Chinois et sur leurs musiciens.
Leurs instruments, comme tous les instruments du monde, peuvent
toujours se diviser en instruments à cordes, à vent et à percussion,
et ces derniers sont chez eux très multiples et très variés; ils
aiment aussi les instruments à cordes nombreuses, dont le principal
est le takigato ou le ché, qui rappelle le psaltérion du moyen âge et
le tympanon des tziganes. Leurs instruments à archets sont nombreux,
mais généralement primitifs; en revanche, les Chinois sont riches en
instruments du genre luth ou guitare. Parmi les instruments à vent,
le cheng, aux nombreux tuyaux, est certainement le plus intéressant.
Nous donnons, du reste, quelques dessins des principaux agents sonores
chinois (fig. 113 et 114).

  [Illustration: FIG. 114.—KINAN, HARPE CHINOISE.
  (Conservatoire de Bruxelles.)]

La notation chinoise n'est pas primitive; au contraire, elle est assez
compliquée et se compose de lettres qui marquent à la fois l'intonation
et le rythme.

  [Illustration: FIG. 115.—INSTRUMENTS HINDOUS.
  1. Tayuc ou Mayuri. | 2. Chikara. | 3. Mridanga.
  (Conservatoire de Bruxelles.)]

Le système des Hindous diffère notablement de celui des Chinois.
Leurs instruments sont différents et le nombre des instruments à
cordes pincées est plus grand que celui des engins de percussion,
contrairement aux habitudes chinoises. Leurs guitares et leurs luths
se rapprochent beaucoup des nôtres et sont désignés sous le nom
générique de _vinas_, bien souvent employé par les poètes modernes.
Les formes élégantes et capricieuses des instruments hindous méritent
l'attention des artistes. Nous en publions quelques spécimens curieux
(fig. 115 et 116)[19].

  [19] Pour la musique hindoue et les instruments chinois et
  japonais, nous ne pouvons mieux faire que de recommander
  l'excellent _Annuaire du conservatoire de Bruxelles_, de M.
  Mahillon, 1878, et _la Musique au Japon_, de M. Kraus. Florence
  1878, in-8º.

  [Illustration: FIG. 116.—INSTRUMENT HINDOU, RANA-CRINGA.
  (Conservatoire de Bruxelles.)]

Le tambour (taraboukeh) et le luth ou guitare (eoud et tanbour) sont
les principaux instruments arabes. A l'époque de l'expédition des
Français en Égypte, Villoteau a écrit sur la musique arabe ancienne et
moderne deux remarquables mémoires.

  [Illustration: FIG. 117.—CONCERT ARABE, XIIIe SIÈCLE.
  (Mss. des _Séances de Harriri_.—Bibliothèque nationale.)]

Les Arabes n'ont pas de notation; c'est par la mémoire et la tradition
que leurs mélodies sont conservées et propagées; cependant cette
musique nous est plus familière que celle des Hindous et des Chinois.
Pendant les croisades, nos rapports avec l'Orient ne furent pas
sans influence sur la musique occidentale; puis les Arabes, s'étant
rapprochés de nous par l'Espagne, laissèrent des traces profondes dans
le chant religieux et dans le chant profane. C'est aux Arabes que les
mélodies espagnoles doivent ces morbidesses d'intonation et de rythmes
qui les rendent si caractéristiques (fig. 117, 118 et 119).

  [Illustration: FIG. 118.—INSTRUMENTS ARABES.
  1. Darabouked. | 2. Eoud. | 3. Tanbour ou guitare Bourzouk.]

Après un court voyage autour du monde, nous voici donc revenus en
Europe; mais là aussi nous retrouvons des populations dont les rythmes
étranges, les mélodies de tonalité singulière décèlent l'origine
orientale. Parmi celles-ci, il faut compter au premier rang les
Hongrois et les Tziganes, dont les _rapsodies_ et les _czcsardas_,
tantôt langoureuses et tendres, tantôt comme affolées de rythmes, se
distinguent facilement des chants de notre musique.

  [Illustration: FIG. 119.
  HARPE DES NÈGRES DE L'AFRIQUE.]

C'est à ces chants primitifs, nouveaux par les rythmes, nouveaux par
les formes de la mélodie, que les musiciens modernes ont demandé,
depuis une trentaine d'années, des couleurs encore inconnues pour
enrichir leurs palettes. Jusqu'à Félicien David, l'Espagne seule avait
été mise à contribution.

Depuis quelques années, ces rythmes piquants, ces mélodies originales,
qui apparaissent dans notre musique, comme seraient des mots étrangers
à notre langue, sont devenus fort à la mode; on a usé et presque abusé
de l'Orient, de l'Espagne et des tchèques, des Hongrois, bohèmes et
tziganes.

Après cette courte excursion dans l'ethnographie musicale, revenons
à nos musiciens français, et citons, pour finir cette période, deux
artistes de talent différent, mais à la plume délicate et fine,
au style châtié et élégant, Onslow (1784 † 1852) et Reber (1807
† 1880). Onslow fut, au théâtre, un compositeur froid et de peu
d'imagination; mais ses œuvres instrumentales de concert et de
chambre sont intéressantes. Musicien instruit et châtié, esprit fin
et distingué, Reber ne se lança pas dans la symphonie dramatique et
pittoresque; il prit, au contraire, pour modèles les maîtres du passé;
au concert, Haydn et Mozart; au théâtre, Grétry et nos vieux musiciens
français. Ses opéras-comiques: _la Nuit de Noël_, _le Père Gaillard_,
ses symphonies, sa musique de chambre, sont des œuvres de second
ordre, mais finement et élégamment écrites, qui resteront longtemps
encore chères aux musiciens amoureux de l'art du bien écrire, sensibles
à toutes les délicatesses du style le plus pur.


  Adam (Ad.). _Souvenirs d'un musicien_, in-8º, 1857.—_Derniers
    souvenirs d'un musicien_, in-8º, 1859.

  Azevedo. _Félicien David_, grand in-8º, 1865.

  Berlioz. _Mémoires_, grand in-8º, 1870.—_Correspondance
    inédite_, avec Notice, par M. D. Bernard, 2e édit.,
    1879.—_Lettres intimes_, in-8º, 1882.

  Caussin de Perceval. _Notices anecdotiques sur les principaux
    musiciens arabes des trois premiers siècles de l'islamisme_
    (_Journal asiatique_, 1873).

  Chouquet. _Histoire de la musique dramatique en France_, in-8º,
    1873.—_Catalogue des instruments du musée du Conservatoire_,
    in-8º, 1875.

  Fétis. _Histoire de la musique_, t. Ier.

  Fouque (Octave). _Les révolutionnaires de la musique_, in-8º,
    1883.

  Halévy (L.). _F. Halévy, sa vie et ses œuvres_, in-8º, 1862.

  Halévy. _Souvenirs et portraits_, in-8º, 1860.—_Derniers
    souvenirs et portraits_, in-8º, 1863.

  Hippeau. _Berlioz._—1 vol. in-4º, 1873.

  Kraus. _La musique au Japon_, in-8º, 1878.

  Lavoix. _Histoire de l'instrumentation._

  Mahillon. _Catalogue des instruments du Conservatoire de
    Bruxelles._ (_Annuaire du Conservatoire royal de Bruxelles_,
    1re et 2e années, 1877-1878).

  Pougin. _Albert Grisar_, in-12, 1870.—_Adolphe Adam_, in-8º,
    1877.

  Villoteau. _Mémoire sur la musique des Arabes._—(Description
    de l'Égypte, t. 8 et 14).



CONCLUSION

  LA MUSIQUE CONTEMPORAINE

  _La symphonie et le drame_: la mélodie, l'harmonie, les
    instruments et l'instrumentation.—_Les maîtres contemporains_:
    Allemagne (R. Wagner); Italie, France, Espagne, Belgique,
    Angleterre.—L'opérette et la romance, le public, les concerts
    populaires, l'orphéon.—_Le dernier mot._


Nous avons bien des fois, dans le cours de ce résumé, parlé d'art
moderne, de nouvelle école, de période de transition; mais, en somme,
nous n'avons pas dit ce qu'était cette évolution musicale, qui se fait
sentir dans toutes les parties de la musique. Chaque chapitre de ce
livre, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, a montré les diverses
péripéties par lesquelles avait passé notre art avant d'arriver au
point où il en est aujourd'hui; il serait temps de décrire, pour ainsi
dire, cette évolution à laquelle nous avons tant de fois fait allusion.

Pour parler la langue des philosophes, la musique, de subjective
qu'elle était, tend chaque jour à devenir objective, c'est-à-dire
qu'elle ne cherche plus, comme autrefois, à produire une sensation
vague, un simple plaisir de l'oreille, mais bien à préciser cette
sensation, à donner l'impression d'un spectacle défini, à exprimer une
passion ou un sentiment.

C'est surtout dans la symphonie que cette évolution est facile à
suivre, car, au théâtre, la musique, aidée des paroles, a toujours
rendu ou voulu rendre un sentiment quelconque. Il en est tout autrement
de la symphonie. Elle n'est d'abord, au commencement du XVIIIe siècle,
qu'un assemblage de sons plus ou moins habilement combinés; puis,
avec Haydn, elle agrandit son cadre, sans autre ambition cependant
que d'être une page de musique pure et parfaite. Déjà Mozart est
plus précis, puis vient Beethoven; il joint à quelques-unes de ses
symphonies un programme, ou tout au moins un titre, qui en explique
d'abord le sujet; cela ne suffit plus au maître, il ajoute des paroles
et compose la _symphonie avec chœurs_. Un grand pas est franchi.
Les successeurs d'Haydn, de Mozart, de Beethoven, de Berlioz, de
Mendelssohn, de Schumann, vont marier définitivement le théâtre à la
symphonie. Cette invasion du drame dans la symphonie est-elle un bien
ou un mal? Nous n'avons pas à porter de jugement, c'est un fait et
voilà tout.

Mais une conséquence naturelle de ce même fait est l'invasion de la
symphonie dans le drame. Le théâtre attire à lui toutes les forces,
il double sa puissance par l'adjonction des instruments traités
symphoniquement. Ceux-ci, grâce à la variété de leurs teintes sonores,
grâce aux diverses expressions de leurs timbres, prennent part à
l'action, comme des personnages, au lieu de rester, ainsi qu'autrefois,
simples accompagnateurs de la voix humaine. Ce n'est pas l'inspiration
d'un compositeur de génie ni le hasard de la mode qui a causé cette
fusion de la symphonie dans le drame et du drame dans la symphonie,
c'est la force même des choses; cette évolution est la conséquence
nécessaire de tous les faits que nous avons exposés, depuis les
commencements de l'histoire de le musique.

Chaque partie de notre art a subi pareille transformation. La mélodie
tend à chercher des intonations nouvelles, à rajeunir ses rythmes; on
altère l'ancienne symétrie classique et on la remplace par une symétrie
_asymétrique_, pour ainsi dire.

On a beaucoup parlé et on parlera encore beaucoup du _Leit motiv_,
fort employé dans la musique moderne, surtout par les maîtres de
l'école allemande. Le _Leit motiv_ (motif conducteur), appelé aussi
_mélodie mère_, consiste dans une phrase mélodique qui représente,
pour ainsi dire, un personnage du drame. Modulée, transformée de
mille manières, dans son rythme, dans son instrumentation, dans son
harmonie, cette mélodie change d'expression, de sens, de couleur,
suivant les péripéties de l'action, suivant les diverses passions et
les différents sentiments du héros dont elle est, en quelque sorte, la
personnification musicale, et cependant elle reste la même, toujours
reconnaissable pour qui sait écouter. Le _Leit motiv_ n'est pas
d'invention nouvelle, on en retrouve des traces évidentes dans Méhul,
dans Beethoven, dans Meyerbeer et surtout dans Berlioz.

Comme elle s'était transformée vers le milieu du moyen âge, l'harmonie
se transforme aujourd'hui. Naguère le musicien qui écrivait des sons
simultanés, c'est-à-dire qui faisait de l'harmonie, avait pour but de
faire éprouver le plus souvent possible à l'auditoire la sensation du
repos; tantôt ce repos était fugitif, on l'appelait _demi-cadence_:
tantôt il était complet, on l'appelait _cadence_; la dissonance avait
pour principale utilité de rendre le repos de la consonance plus doux,
après l'avoir fait désirer. Aujourd'hui l'harmonie, plus nerveuse
(quelques-uns disent plus énervante), retarde, au contraire, le plus
possible le repos consonant; elle laisse notre oreille dans une sorte
d'inquiétude haletante qui a quelque chose de doux et d'émouvant.
Une note retardée, quittant comme à regret l'accord qui précède, est
pour nous une irritation qui a son charme; empruntée au contraire à
une harmonie non encore entendue, elle la fait pressentir, et cette
attente est une émotion. Depuis les plus grands opéras jusqu'à la
simple romance, partout on retrouve ces tendances que nous avons déjà
signalées au siècle dernier et qui s'accentuent chaque jour davantage.
C'est à elles que l'on peut attribuer aussi les modulations fréquentes,
c'est-à-dire les changements de tons qui font aujourd'hui partie de la
langue musicale courante, dont ils n'étaient autrefois que l'exception.
En résumé, de consonante qu'elle était, l'harmonie tend surtout à
devenir dissonante.

Ajoutez à cela qu'il était autrefois possible de séparer la mélodie
de son accompagnement. Aujourd'hui les musiciens ne conçoivent plus
guère l'une sans l'autre; ils unissent la mélodie et l'harmonie d'un
lien tellement indissoluble que, le plus souvent, l'idée n'est complète
que lorsque les deux parties sont, pour ainsi parler, soudées l'une
à l'autre. Dans ces conditions, pour être entendue et comprise, la
musique demande une plus grande éducation d'oreille, une plus grande
attention; mais le goût du public se forme aussi chaque jour, malgré
ses propres résistances et comme à son insu, ce qui explique facilement
comment quelques musiciens, qui paraissaient presque barbares il y a un
quart de siècle à peine, sont devenus aujourd'hui classiques.

Tel est, dessiné d'un trait rapide, le caractère de la musique moderne;
mais il est temps de parler un peu des instruments, que nous avons
abandonnés à la fin du XVIe siècle. Les progrès de leur construction
matérielle n'ont pas été sans influence sur les variations de leur
emploi, au théâtre comme au concert.

Pendant que nous suivions les péripéties de l'histoire, l'orchestre se
formait, chaque instrument se perfectionnait; non seulement il devenait
plus étendu, plus maniable, d'une sonorité plus riche et plus souple,
mais aussi, ce qui est plus important, il contribuait à enrichir et à
augmenter cette masse imposante de l'orchestre que l'on ne peut mieux
comparer qu'à un instrument aux registres multiples et aux timbres
variés; le mélange, la fusion, l'opposition habile de ces timbres
constituent l'art tout moderne de l'instrumentation, dont nous avons
parlé plus haut.

On distingue deux sortes d'orchestres: l'orchestre de théâtre et de
symphonie, et l'orchestre militaire. L'orchestre de la symphonie
ressemble fort à celui du théâtre; c'est par la manière dont les
instruments sont groupés et traités qu'ils diffèrent. En revanche, on
distingue dans l'orchestre militaire l'_harmonie_ et la _fanfare_. Dans
l'harmonie on emploie, outre les cuivres, les clarinettes, les flûtes,
les hautbois, les bassons, en un mot, tous les instruments de bois,
plus les saxophones. La fanfare n'admet que les trompettes, les cors,
les cornets, les trombones, les bugles, les saxhorns, les tubas, etc.

On appelle _partition_ la façon dont le compositeur dispose ses
instruments sur son manuscrit. Il est bien entendu qu'il ne fait pas
constamment emploi de tous les agents sonores qu'il désigne, mais les
combinaisons peuvent être variées à l'infini. Une page toute moderne
de partition (fig. 120), empruntée à une des œuvres de nos jeunes
maîtres et reproduite d'après son manuscrit, en dira plus long au
lecteur que tous nos commentaires. Quelquefois toutes les forces de
l'orchestre, distribuées en divers groupes, sont employées ensemble,
comme dans la marche du _Prophète_ de Meyerbeer, le finale du second
acte de _l'Étoile du Nord_, et surtout le _Tuba mirum_ du _Requiem_ de
Berlioz.

  [Illustration: FIG. 120.—LA PARTITION MODERNE.]

Mais voyez-les dans l'orchestre, ces instruments, rangés suivant leurs
familles, leurs timbres et leur genre. Que le chef lève son bâton et la
matière va vivre. Ces cordes vont pleurer, ces bois gémir et soupirer,
ces cuivres mugir et menacer. Depuis le moyen âge, le nombre des
groupes sonores s'est à peine augmenté et les divisions générales sont
restées à peu près identiques; mais presque tous les instruments ont
subi de profondes transformations.

Jetons un coup d'œil sur l'orchestre moderne de symphonie et de
drame, sur cette armée qui, depuis la fin du dernier siècle, est entrée
victorieusement dans l'art musical.

Voici, occupant la plus grande place, le centre stratégique pour ainsi
dire de l'orchestre, la masse des instruments à cordes, c'est-à-dire
le quatuor, composé des violons, altos, violoncelles et contrebasses.
Nous disons quatuor, suivant l'expression consacrée; mais, en réalité,
les violons étant généralement divisés en deux parties, l'ensemble
forme un quintette; c'est cette masse dite des cordes qui soutient tout
l'édifice instrumental, et dont la voix pleine, chaude et vibrante,
vivifie littéralement l'orchestre (fig. 121).

  [Illustration: FIG. 121.
  CONTREBASSE.—VIOLONCELLE.—VIOLON.]

Tel il était aux XVIe et XVIIe siècles, tel le violon est resté encore
aujourd'hui, si bien que les amateurs préfèrent et de beaucoup les
Stradivarius aux instruments modernes. En revanche, le violoncelle,
inventé vers le commencement du XVIIIe siècle par le père Tardieu de
Tarascon, a remplacé les anciennes violes, et à partir de 1706 la
contrebasse à la mâle sonorité a pris la place des basses de violes
dont la voix était trop faible pour les besoins de la musique moderne
qui se formait déjà.

Mais à côté de cette masse imposante des instruments à archet, la
harpe, aux sonorités poétiques et aériennes, vient donner, pour
ainsi dire, des ailes à l'instrumentation. Longtemps maintenue dans
d'étroites limites, la harpe a pris, au siècle dernier, un prodigieux
essor. Grâce aux ingénieuses inventions de Cousineau, de Nadermann
et surtout de cet ouvrier de génie qui a nom Sébastien Érard, cet
instrument peut aujourd'hui atteindre tous les tons, rendre toutes
les notes. En effet, le système dit à _double mouvement_, inventé en
1801 par Érard, a fait de la harpe un des plus beaux instruments de
l'orchestre (fig. 122.)

  [Illustration: FIG. 122.—HARPE DE MARIE-ANTOINETTE.
  (Système Nadermann.—Musée du Conservatoire.)]

En revanche, nous avons abandonné les autres instruments à cordes
pincées et de petite taille, tels que les luths, les mandolines et les
guitares. Depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, ils ne servent
plus qu'à l'accompagnement de la voix pour les amateurs. Cependant on
trouve la mandoline dans la fameuse sérénade de _Don Juan_ de Mozart,
la guitare dans _le Barbier de Séville_ de Rossini, etc. Dernièrement
M. Delibes a employé la mandoline dans la musique écrite pour le drame
de Victor Hugo, _le Roi s'amuse_, et R. Wagner une sorte de luth dans
_les Maîtres chanteurs de Nuremberg_.

  [Illustration: FIG. 123.—CLAVECIN DE RUCKERS.
  (Musée du conservatoire.)]

Sans faire précisément partie de l'orchestre, le piano est de beaucoup
le plus répandu des instruments à cordes. Tour à tour clavicorde au
XVe siècle, épinette ou virginal au XVIe, il est perfectionné par les
Ruckers à Anvers, aux XVIIe et XVIIIe siècles, par Pascal Taskin, en
France (1730-1793), etc., et devient le clavecin (fig. 123) dont les
cordes sont grattées par une sorte de plectre; mais, dans la première
moitié du XVIIIe siècle, Cristofori à Florence, Marius à Paris, Gottlob
Schroeter en Saxe, avaient eu l'idée de faire frapper les cordes du
clavecin par des marteaux; cette invention fit naître les premiers
_pianos forte_, qui furent fabriqués par Silbermann de Freyberg, vers
1730. A la fin du dernier siècle, Sébastien et Pierre Érard inventaient
le mécanisme de l'échappement, donnant plus de souplesse, d'aisance et
de solidité au marteau. A partir de ce moment, chaque jour vit naître
un nouveau perfectionnement du piano (fig. 124 et 125).

  [Illustration: FIG. 124.—PIANO A QUEUE MODERNE.]

  [Illustration: FIG. 125.
  MÉCANISME MODERNE DU PIANO.
  (Système Chickering.)]

Regardez au milieu de l'orchestre ces petits instruments entourés et
comme défendus par la masse des cordes. A part quelques-uns qui sont
nouveaux, vous pouvez les reconnaître pour les avoir rencontrés maintes
fois dans le cours de cette histoire. Leurs formes ont peu changé;
cependant bien des améliorations se sont faites dans leur justesse
et leur timbre; ce sont les flûtes, les hautbois, les bassons, les
clarinettes. Ce groupe, auquel on donne le nom de petit orchestre,
représente sur la palette instrumentale les couleurs tendres, fines,
délicates; leur rôle dans l'expression dramatique consiste à traduire
les sentiments les plus complexes. Mais cette souplesse et cette
justesse de son que nous admirons en eux aujourd'hui n'existent
vraiment que depuis une cinquantaine d'années à peu près, grâce aux
efforts de nombreux inventeurs comme Gordon, Coche, Dorus, Buffet, Ad.
Sax, Triébert et surtout Théobald Boehm qui a trouvé, vers 1831, la
loi de la perce rationnelle des tuyaux; sa flûte cylindrique, inventée
en 1846, passe pour un chef-d'œuvre en ce genre (fig. 126).

  [Illustration: FIG. 126.
  1. Flûte à cinq clefs ou flûte Tulou. | 2. Flûte Dorus (système
    Boehm). | 3. Flûte Boehm (cylindrique).]

Les flûtes n'ont pas seules profité des inventions de Boehm; voici les
hautbois, auxquels viennent s'ajouter le cor anglais, au son triste et
doux, inventé au XVIIIe siècle par Jean Ferlandis et perfectionné par
Triébert, et le basson que nous connaissons déjà depuis 1539 (fig. 127).

  [Illustration: FIG. 127.
  1. Basson. | 2. Hautbois de Triébert (système Boehm). | 3. Hautbois
    ancien.]

Mais à côté des flûtes, des hautbois, etc., voici une des plus belles
voix de l'orchestre, celle de la clarinette, profonde et touchante. La
clarinette, instrument moderne, fut inventée en 1691 par Ch. Denner et
fit son apparition en France en 1755. En 1777, un facteur nommé Horn
trouvait une clarinette grave, que l'on appela cor de basset, et qui
fut employée par Mozart. Le cor de basset fut bientôt remplacé par la
clarinette alto d'Iwan Muller. En 1830, le facteur Buffet construisait
la clarinette basse dont Meyerbeer s'est servi dans le cinquième acte
des _Huguenots_, et qui, perfectionnée par Sax, sonne aujourd'hui dans
nos orchestres. En 1844, Buffet avait remplacé l'ancienne clarinette
à treize clefs par la clarinette moderne, basée sur les principes de
Boehm (fig. 128).

  [Illustration: FIG. 128.
  1. Clarinette alto. | 2. Clarinette à 13 clefs. | 3. Clarinette
    Boehm.]

Moins employés que les clarinettes, les saxophones, inventés par Ad.
Sax en 1840, ont cependant droit de cité dans l'orchestre, ayant été
utilisés par des maîtres tels que Meyerbeer, dans _l'Africaine_, et M.
Ambr. Thomas, dans _Hamlet_. Le timbre plein et doux du saxophone,
avec une couleur particulière de tristesse et de résignation, le rend
éminemment propre à l'expression dramatique; cependant c'est dans
les orchestres militaires que les saxophones, établis de la basse au
soprano, c'est-à-dire du grave à l'aigu, rendent le plus de services.
Ils jouent dans ce cas, avec les clarinettes, le rôle des instruments
à cordes, tranchant, par leur sonorité moelleuse, sur les tons
monochromes de la masse des cuivres (fig. 129).

  [Illustration: FIG. 129.—SAXOPHONES.
  1. Contrebasse. | 2. Basse. | 3. Ténor. | 4. Soprano.]

Mais voyez groupés côte à côte les instruments de cuivre, éclatants
et resplendissants; non seulement ils représentent dans l'orchestre
l'élément vigoureux et pour ainsi dire martial, non seulement ils ont
la voix puissante, non seulement leur strideur tache de couleurs vives
la palette orchestrale, mais ils savent aussi produire des sonorités
douces et pleines tout à la fois, d'un noble et magnifique effet.

On ferait un livre avec l'histoire des transformations successives des
instruments à vent, à bocal, dits instruments de cuivre. En effet,
les tuyaux fournissent naturellement un certain nombre de sons ou
harmoniques; mais ces sons ne suffisant pas aux compositeurs, on en
trouva d'_artificiels_, soit en les allongeant au moyen de coulisses,
soit en changeant les harmoniques par des clefs, des cylindres et
des pistons. Les pistons furent inventés par Stoelzel en 1813. Un
dernier perfectionnement dit des _tubes indépendants_ est dû à Adolphe
Sax. Malgré ces inventions, les compositeurs, tout en employant les
instruments nouveaux, à clefs ou à pistons, tiennent cependant à
conserver les instruments dits naturels, à cause de la beauté de leurs
timbres.

Voici le groupe des cors. Quatre et même huit de ces splendides
instruments sonnent dans l'orchestre. En effet, leur apparition en
France date de 1760. Ce fut Bluhmel qui appliqua le premier les pistons
au cor en 1836 (fig. 130).

  [Illustration: FIG. 130.
  1. Cor naturel.—2. Cor à piston.]

A côté des cors, le groupe bruyant des trompettes se fait entendre;
les unes sont à pistons, les autres à clefs; d'autres enfin sont
naturelles, comme la grande trompette de guerre, dite en _ré_. Ce
fut en 1770 qu'un facteur, nommé Koelbel, appliqua les clefs à la
trompette, et la trompette à clefs, inventée par Weindinger, parut en
1822 à Vienne (fig. 131).

  [Illustration: FIG. 131.
  1. Trompette à piston.—2. Trompette naturelle.]

Malheureusement, ce splendide instrument est souvent remplacé, surtout
chez les Italiens, par le cornet à piston, désagréable petit engin
d'une sonorité vulgaire, qui fut inventé vers 1829 par Périnet. Il eut
à cette époque un si grand succès que Bellini l'employa souvent et,
après lui, un grand nombre de maîtres (fig. 132).

  [Illustration: FIG. 132.
  Cornet à piston.]

En revanche, le magnifique trombone, dont la voix est tour à tour
stridente ou majestueuse, tient la première place parmi les instruments
de cuivre, soit que les compositeurs emploient le vieux trombone à
coulisse si connu au moyen âge et que Glück réintroduisit à l'Opéra
dans _Alceste_, soit qu'ils fassent usage du trombone à piston, inventé
par Labbaye en 1836 (fig. 133).

  [Illustration: FIG. 133.
  1. Trombone à coulisse.—2. Trombone à piston.]

Enfin dans le registre grave de l'orchestre gronde l'ophicléide,
introduit en France par Spontini, en 1817, dans _Olympie_. Il a
remplacé l'odieux serpent au son grotesque, faux et désagréable; mais
l'ophicléide lui-même, à la voix sourde et molle, paraît en ce moment
devoir céder le pas aux instruments de la famille dite des bass-tubas
(fig. 135).

  [Illustration: FIG. 134.
  OPHICLÉIDE.—SERPENT.]

En effet, les bugles, les bass-tubas, les saxhorns aigus et graves
prennent, depuis quelques années, une grande importance. Le bugle fut
inventé, de 1817 à 1821, par Asté dit Halary; les tubas et bass-tubas,
par Moritz et Wieprecht, en 1835; enfin Ad. Sax établit les saxhorns en
1843. Malgré la différence de leurs timbres, ces instruments rendent
des services analogues, surtout s'il s'agit de donner de la puissance
et de la rondeur aux basses de cuivre. R. Wagner, dans la tétralogie
des _Niebelungen_, M. A. Thomas dans _Hamlet_, M. Gounod dans _Gallia_
et _Cinq-Mars_, M. Massenet dans _le Roi de Lahore_, ont fait usage des
bass-tubas (fig. 135).

  [Illustration: FIG. 135.—SAXHORNS ET BUGLES.
  1. Contrebasse.—2. Baryton ou basse.—3. Bugle.]

Enfin la percussion, ce piment de l'orchestre, est restée à peu
près la même qu'au moyen âge, avec les bruyants tambours, avec la
retentissante grosse caisse, avec le titinnabulant triangle, avec les
timbales venues d'Orient, avec les cymbales, avec le jeu de clochettes
ou glockenspiel, employé par Mozart (fig. 136).

  [Illustration: FIG. 136.
  Tambour de basque.—Timbale.—Cymbales.]

Quelquefois l'orgue est aussi utilisé dans les théâtres, à l'Opéra, par
exemple; mais si nous n'avons pu raconter ici avec quelques détails
l'histoire des instruments à cordes et à vent, à plus forte raison ne
tenterons-nous pas de tracer un tableau, même sommaire, des progrès
accomplis dans l'orgue depuis le XVIe siècle; disons, en passant,
quelques mots de l'harmonium qui a remplacé les anciennes orgues
portatives du moyen âge. C'est à Grenier que l'on doit l'invention
de l'orgue dit expressif, vers 1820. Depuis cette époque, on a
perfectionné l'instrument de mille manières. Séb. Érard, Fourneaux,
Merklin-Schultze, Muller, Martin de Provins, Debain, Mustel, Alexandre
ont inventé les mélodiums, les harmoniums, etc.; mais tous ces
instruments similaires, d'une incontestable utilité, sont rarement
d'une sonorité agréable.

Après ce rapide coup d'œil sur l'ensemble de notre art musical, il
nous faut maintenant nommer quelques-uns des musiciens qui, dans tous
les genres, depuis l'oratorio et la symphonie jusqu'à la musique
légère, ont brillé et brillent encore dans notre art, depuis 1850, à
peu près.

Ici une difficulté se présente: les musiciens dont nous avons à parler
sont, pour la plupart, vivants; leur œuvre n'est point terminé, ils
n'ont pas dit leur dernier mot; des polémiques s'élèvent encore autour
de leurs noms. Aujourd'hui, comme au temps de Rameau, de Glück, de
Rossini, comme de tout temps, d'ailleurs, la lutte est vive, les
éloges exagérés, les critiques passionnées, les préventions injustes;
l'historien le plus impartial ne peut renoncer à ses tendances d'école,
à ses sympathies d'artiste. De plus, il serait audacieux de vouloir
préjuger de l'avenir. Contentons-nous donc de nommer les musiciens
célèbres de chaque pays, qui ont aujourd'hui de la réputation, en
indiquant seulement leurs tendances et leur genre. L'histoire nous a
fait connaître le danger des jugements prématurés.

En Allemagne, le compositeur le plus considérable, depuis une trentaine
d'années, est, sans contredit, Richard Wagner (1813 † 1883). Les
mensonges, les ignorances, les exagérations, sans compter les fausses
interprétations de sa pensée, ont jeté entre Wagner et le public
français un voile qui n'est pas encore levé au moment où nous écrivons.
Richard Wagner était né grand artiste et ce fut du côté de la musique
qu'il tourna ses puissantes facultés. Il continua l'œuvre de Glück, de
Beethoven, de Berlioz, de Schumann. D'abord sous l'influence italienne,
il écrivit _Rienzi_ (1842); puis, avec _le Vaisseau fantôme_ (1843),
il changea complètement de style et de tendances, montrant déjà sa
puissante et originale personnalité. _Tannhäuser_, en 1845, fut la
première œuvre conçue d'après une idée du drame lyrique, qui consiste
à unir, dans un indissoluble mariage, la poésie et la musique, idée
qui n'a rien de vraiment bien ridicule. Wagner avait trouvé une source
féconde d'inspiration musicale dans les anciennes légendes françaises
et allemandes du moyen âge. Il voulut être le chantre de ces grands
poètes; il avait commencé avec _le Vaisseau fantôme_ et _Tannhäuser_;
il continua avec _Lohengrin_ (1850). En 1865 vint _Tristan et Iseult_,
chaud duo d'amour inspiré par un lai breton du XIIIe siècle. En
1868, Wagner se repose du poème épique par _les Maîtres chanteurs de
Nuremberg_, opéra-comique plein de poésie, d'humour et de gaieté. En
1870, on avait représenté, à Munich, la _Walküre_; mais ce n'était
qu'une partie de la grande _tétralogie_ musicale tirée du poème
allemand des _Niebelungen_. Ce fut en 1876, à Bayreuth, dans un
théâtre construit sur les indications du maître, qu'eurent lieu les
représentations des quatre opéras qui composent le cycle de l'_Anneau
des Niebelungen_ (_das Ring der Niebelungen_). Dans le premier,
l'_Or du Rhin_ (_das Rheingold_), on voit l'anneau enlevé aux filles
du fleuve par le Niebelung: c'est une sorte de prologue. Dans le
second, _die Walküre_, l'or du Rhin porte le trouble jusque parmi les
dieux; dans le troisième, _Siegfried_, l'homme lutte victorieusement
contre les forces surnaturelles; le quatrième, _die Götterdammerung_
(le _Crépuscule des dieux_), les divinités disparaissent devant la
puissance nouvelle. _Parsifal_, représenté en 1882, appartient au cycle
de _Lohengrin_ et du _Chevalier au cygne_; cette œuvre est empreinte
d'un caractère profondément religieux et mystique, avec des pages d'une
ineffable poésie (fig. 137).

  [Illustration: FIG. 137.—WAGNER (RICHARD).
  (Leipzig, 1813 † Venise, 1883.)]

Nous avons cité les titres de chacun des drames lyriques de Wagner, en
retenant notre admiration au souvenir de ces belles œuvres; mais nous
pouvons affirmer que, depuis _le Vaisseau fantôme_ jusqu'à _Parsifal_,
il y a dans toute la musique de Wagner une largeur de conception,
une élévation d'idéal, une beauté et une richesse de mélodie et
d'expression, une nouveauté de forme, qui font de l'auteur du _Ring der
Niebelungen_ un des plus puissants maîtres de notre art (fig. 138).

  [Illustration: FIG. 138.—AUTOGRAPHE MUSICAL DE WAGNER (RICHARD).
  (Bibliothèque de l'Opéra.)]

A côté de Wagner il faut citer, en Allemagne, dans la même période,
MM. Raff (1822), Brahms (1833), Lachner (Frantz) (1804), Taubert
(1811), Goldmark (1830), Hiller (Ferdinand) (1811), Bruch (Max) (1838);
nommons, dans le genre léger d'opéra-comique et d'opérette, Flotow
(1812 † 1882), Strauss (1825), Suppé (1820), Wolkmann (Robert), Brull
(Ignaz).

En même temps, la Russie et les pays scandinaves, comme la Suède,
la Norvège, le Danemark, ont vu s'élever une brillante école. En
Russie, ce sont les mélodies nationales et l'imitation de la forme
wagnérienne qui caractérisent la musique russe de Glinka (1804
† 1857), Dargomirsky (1813 † 1868), Dombrowsky (1838), Seroff
(1820), Rimsky-Korsakoff (1844), Tschaikowsky (1840), Naprawnisk
(1839), Borodine, Liadoff, Balakireff, Rubinstein (1829), Faminstine,
le Polonais Moniusko (1820 † 1872), Davidoff. Avec Tschaikowsky
et d'autres maîtres, la musique symphonique a pris de grands
développements en Russie.

Dans les pays scandinaves, il faut tenir compte de Niels Gade (1817),
Grieg (1843), Svendsen (1840), Jensen (1837), Hallstrom, etc.

L'Angleterre et l'Espagne ne fournissent pas un bien gros contingent
aux musiciens remarquables de cette période. Cependant il ne faut pas
oublier Balfe (1808 † 1870), un compositeur facile, Vincent Wallace
(1814 † 1865), Sterndale-Bennet (1816 † 1875), Macfarren (1813),
Makenzie (1847), Cowen (1852), Stanford (1852), et M. Sullivan,
musicien fécond qui a cultivé avec succès dans son pays tous les
genres de musique, depuis l'oratorio jusqu'à la romance, en passant
par l'opérette. En Espagne, on compte aujourd'hui un grand nombre de
compositeurs: M. Barbieri (1823), un musicien doublé d'un érudit; MM.
Arrietta (1823), Caballero (1835), Espadero (1835), Hernandez (1834),
Oudrid y Segura (1829 † 1877) ont écrit de bonne musique et surtout
d'agréables opérettes ou _Zarzuelas_.

A la tête de l'école belge brillent M. Gevaert (1828), qui a fait
applaudir à Paris des opéras-comiques élégants et gais, et M. Peter
Benoît (1834), un musicien de grande allure, qui représente l'école
anversoise.

L'Italie est un peu déchue de sa gloire passée; cependant elle possède
toujours un vrai maître, Verdi. Depuis une trentaine d'années à peu
près, M. Verdi a quelque peu changé sa manière: il n'est plus le
musicien du _Trovatore_, de _la Traviata_ et de _Rigoletto_. Sans
cesser d'être lui-même, il a cherché un style plus riche et plus
nourri. La première œuvre qui indique cette transformation est, comme
nous l'avons dit, le _Ballo in Maschera_; mais l'évolution s'accentue
davantage dans _Don Carlos_, elle est accomplie avec _Aïda_ (1869),
et surtout avec la _Messe de Requiem_, écrite par Verdi pour les
funérailles de Manzoni.

Un grand nombre de musiciens se sont faits les imitateurs du maître,
tels que MM. Ponchielli (1834), Marchetti (1831), Usiglio (1841),
Faccio (1841), Mancinelli (1848), Mabellini (1817), Mazzucatto (1813
† 1877). D'autres ont brillé dans le genre bouffe, comme les
frères Ricci (Federico) (1809 † 1877) et (Luigi) (1805), Petrella
(1813 † 1877), Cagnoni (1828), Pedrotti (1817). D'autres enfin
entrent résolument dans la voie nouvelle, sans cependant se séparer
complètement de la tradition verdiste, comme MM. Gobati (1850) et
Sgambati. On peut compter à la tête de l'école progressiste M. Boïto
(1840), un littérateur musicien, dont le _Mefistofele_ a fait la
réputation.

En France, depuis une trentaine d'années, le genre symphonique a pris
un immense développement; mais qu'on ne croie pas, comme on l'a dit,
que l'art dramatique musical ait disparu de notre pays. Il s'est
seulement un peu déplacé, pour des raisons que je ne puis donner dans
ces notes trop rapides.

Parmi nos maîtres modernes, les uns ont cherché à élever notre musique
vers les hautes sphères de la poésie lyrique, les autres sont restés
fidèles aux anciennes traditions. Voici MM. Gounod (1818) et Thomas
(1811), dont j'ai à peine besoin de nommer les œuvres. Citons de M.
Gounod _Sapho_, magnifique et poétique début d'un maître, _Faust_,
_Roméo et Juliette_, partitions d'un adorable charme, _Mireille_,
_Philémon et Baucis_, _le Médecin malgré lui_, œuvres si finement
ciselées, pour ne parler que des plus connues. M. Thomas est le doux
et charmant rêveur, au style tissé d'or et de perles, qui a écrit _le
Songe d'une nuit d'été_ et _Mignon_, le musicien lyrique d'_Hamlet_,
le spirituel railleur du _Caïd_. A côté d'eux, était M. Massé (1822
† 1884), qui, un des premiers, fut novateur dans l'opéra-comique
français, avec _Galatée_, tout en restant, avec _les Noces de
Jeannette_, dans l'ancienne tradition; _Paul et Virginie_ a été son
dernier succès. M. Reyer est allé plus loin: avec _la Statue_, il
est entré hardiment dans la voie ouverte par Berlioz; _Sigurd_, joué
dernièrement à Bruxelles, et _Salammbô_, ont montré un compositeur
puissant, fier, chevaleresque et dramatique. Tout à fait parmi les
jeunes, mais déjà parmi les maîtres, brillent MM. Jules Massenet et
Cam. Saint-Saëns. Quoique pour eux le théâtre s'ouvre trop rarement,
ils ont su déjà donner la mesure de leur valeur dramatique, M. Massenet
avec _le Roi de Lahore_, avec _Hérodiade_, _le Cid_ et _le Mage_;
M. Saint-Saëns avec _Henri VIII_, _Ascanio_, et surtout _Samson et
Dalila_, œuvre de noble et grande allure. A l'Opéra-Comique, _Manon_
et _Esclarmonde_, de M. Massenet, ont montré ce que savait faire le
jeune maître dans le genre tempéré.

Malgré leur grand talent, malgré leur éclatante réputation, ces deux
musiciens ont lutté longtemps avant d'aborder le théâtre; ils n'y sont
arrivés qu'à grand'peine, après avoir marqué leur place au concert:
M. Massenet, avec _les Érynnies_, _Marie-Magdeleine_, _Ève_, etc.;
M. Saint-Saëns, avec _le Rouet d'Omphale_, _la Danse macabre_, _le
Déluge_, etc. Quoique mort depuis dix ans déjà, Bizet (1838 † 1875)
brille encore au premier rang de la jeune école. Il fut longtemps
méconnu, et des œuvres remarquables de lui, comme _les Pêcheurs de
perles_, _Djamileh_, _l'Arlésienne_, ont été accueillies froidement;
aujourd'hui on rend une équitable mais tardive justice à _Carmen_, qui
fut joué en 1875, trois mois avant la mort de l'auteur, au moment où
celui-ci allait recueillir enfin le succès et la gloire qui lui étaient
dus depuis longtemps.

Parmi les artistes qui semblent tourner les yeux vers l'ancien
opéra-comique, il faut nommer M. Delibes (1836 † 1891), musicien
élégant et spirituel; M. Ernest Guiraud, qui sait unir la poésie
moderne à la forme scénique ancienne; M. Poise (1828), qui se plaît
dans la musique toute poudrée, mais non poudreuse, du XVIIIe siècle.

Citons enfin partout, sans faire de choix, au théâtre et au concert,
MM. Th. Dubois, César Franck, Paladilhe, Lenepveu, Duprato, Godard,
Pessard, Semet, Wildor, Bourgault-Ducoudray, compositeur de talent et
savant professeur; parmi les femmes, Mme de Grandval et Mlle Holmès;
notons, bien différents l'un de l'autre, M. Lalo, un symphoniste qui
s'est révélé musicien dramatique avec _le Roi d'Ys_, et M. Mermet
(1809 † 1889), dont le bruyant et immense succès de _Roland à
Roncevaux_ ne s'est pas renouvelé; finissons par les noms de M.
Joncières, l'auteur applaudi de _Dimitri_ et du _Chevalier Jean_, et
de M. Salvayre, un musicien qui semble doué de puissantes qualités
dramatiques.

Si nous descendons de plusieurs degrés, nous allons rencontrer
l'opérette, qui tient le milieu entre le vaudeville à couplets et
l'ancien opéra-comique. D'abord, elle est insensée, bouffonne et
presque grotesque, avec deux musiciens fantaisistes, mais non sans
idées, Jacques Offenbach (1819 † 1880) (fig. 139) et Hervé. Mais
cette muse folle et court-vêtue se transforme, elle aussi; elle est
entrée depuis quelques années dans une voie moins excentrique, avec M.
Ch. Lecocq. L'opéra-comique ancien était venu de la comédie à ariettes,
il y est retourné: pourquoi n'en reviendrait-il pas?

  [Illustration: FIG. 139.—OFFENBACH (JACQUES).
  (Cologne, 1819 † Paris, 1882. Autographe musical.)]

La romance elle-même, tout humble et toute petite, a suivi le mouvement
musical de notre siècle; d'abord couplet sentimental, elle grandit peu
à peu avec Boïeldieu, Choron, etc.; puis viennent des musiciens comme
Niedermeyer, Berlioz, Meyerbeer, F. David, qui en font la _mélodie_;
les recueils de mélodies de M. Gounod contiennent des pages de maître.
Depuis quelques années, la mélodie tend encore à élargir son cadre; on
a publié, sous le titre de _petits poèmes_, des compositions aimables
et gracieuses, dans lesquelles plusieurs mélodies constituent pour
ainsi dire un tout. M. Massenet a écrit dans ce genre des œuvres
charmantes, comme le _Poème d'avril_, le _Poème du printemps_, etc.

Nous ne fermerons point ce livre sans dire aussi quelques mots de
celui qui est notre maître à tous, le public. Depuis quelques années,
il est hésitant et troublé: l'art ancien l'ennuie, l'art nouveau
l'effraye et le déconcerte; de là vient qu'il se montre souvent
difficile à contenter; mais chaque jour se perfectionne chez lui cette
éducation de l'oreille, qui permet de mieux apprécier la musique, et
par conséquent de jouir davantage de ses beautés. Il est juste de citer
ici deux institutions qui, bien différentes cependant l'une de l'autre,
n'ont pas été sans influence sur cette sorte d'éducation de tous.
L'une est l'enseignement mutuel de la musique et le chant en commun,
établi avec une courageuse persévérance par Bocquillon Wilhem (1781
† 1842), en 1833. L'autre est l'ouverture des concerts populaires,
qui ont commencé leurs premières séances en 1863. M. Pasdeloup, leur
créateur, a trouvé depuis plusieurs imitateurs. Mais il faut faire
une petite place dans une histoire de la musique au premier qui a osé
offrir au grand public les œuvres classiques d'Haydn, de Mozart, de
Beethoven, et lui a permis ainsi de s'initier aux hardiesses de la
musique moderne. Plus d'un célèbre procès musical a été revu en appel
par ce public nouveau, plus impressionnable et meilleur musicien. On
sait si Berlioz, dont on a tant ri autrefois, est sorti victorieux de
cette nouvelle épreuve.

Telle est, en résumé, l'histoire de la musique. Pendant cette longue
suite de siècles, nous avons tenté de tracer très rapidement, et
en quelques traits à peine, ses transformations successives depuis
l'antiquité. Nous avons montré de notre mieux quelle large place tient
la musique dans le développement de l'esprit humain; nous avons cherché
quelle part elle avait prise dans toutes les évolutions littéraires du
moyen âge et des temps modernes. Chaque période, chaque homme, presque
chaque œuvre, a marqué un progrès en avant. Aujourd'hui la musique est
dans une période d'évolution nouvelle, analogue à celle qui s'opéra
vers la fin du XVIe siècle. N'écoutons donc pas ceux qui trouvent
leur plaisir à pleurer sur un art qu'ils croient mort. Cet art, au
contraire, est plus vivant, mieux aimé, plus répandu que jamais;
répétons plutôt pour finir, ce que nous avons dit au commencement de
ce livre: «En musique, il n'y a pas de décadence; il n'y a que des
transformations.»


  Elwart. _Histoire des concerts populaires_, in-8º, 1864.

  Fétis. _Exposition universelle de 1855. Rapport sur la
    fabrication des instruments de musique._ In-4º, 1855.

  Glasenapp. _Richard Wagner's Leben und Wirken._ 3 vol. in-8º,
    1876 à 1882.

  Lavoix. _Histoire de l'Instrumentation._

  Schuré. _Le drame musical._ 2 vol. in-8º, 1875.

  Tappert. _Richard Wagner, sein Leben und seine Werke._ In-8º,
    1883.

  Wagner (Richard). _Gesammelte Schriften und Dichtungen._ In-8º,
    1871-1873.

  Ernst (Alfred). _Richard Wagner et le drame contemporain._ 1
    vol. in-12, 1887.

  Jullien (Ad.). _Richard Wagner, sa vie et ses œuvres._ In-4º,
    1886.



TABLE DES MATIÈRES
                                                                Pages.

  INTRODUCTION                                                       5


  LIVRE PREMIER.—L'ANTIQUITÉ

  CHAPITRE   I.—L'ancien Orient                                     13
    ——      II.—Les Grecs                                           29
    ——     III.—Rome et les premiers chants de l'Église             58

  LIVRE II.—LE MOYEN AGE

  CHAPITRE   I.—Du VIIe au XIIe siècle                              75
    ——      II.—Les XIIe et XIIIe siècles                           93
    ——     III.—Du XIVe au XVIe siècle                             117

  LIVRE III.—LES PRÉCURSEURS

  CHAPITRE   I.—La Musique italienne aux XVIIe et XVIIIe
                   siècles                                         159
    ——      II.—La Musique en Allemagne aux XVIIe et XVIIIe
                   siècles                                         185
    ——     III.—L'Opéra et l'Opéra-Comique en France aux XVIIe
                   et XVIIIe siècles                               214

  LIVRE IV.—LES MODERNES

  CHAPITRE   I.—Le siècle de Beethoven                             267
    ——      II.—L'École italienne, de Rossini à Verdi
                   (1813-1850)                                     289
    ——     III.—La Musique française pendant la première moitié
                   du XIXe siècle                                  302

  CONCLUSION.—La musique contemporaine                             332


Paris.—MAY & MOTTEROZ, L.-Imp. réunies, 7, rue Saint-Benoît.





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