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Title: Trois mois sous la neige - Journal d'un jeune habitant du Jura
Author: Porchat, Jacques
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Trois mois sous la neige - Journal d'un jeune habitant du Jura" ***


Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et
n'a pas été harmonisée.



    TROIS MOIS
    SOUS LA NEIGE

    JOURNAL
    D'UN JEUNE HABITANT DU JURA.

    PAR
    JACQUES PORCHAT.

    OUVRAGE COURONNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE
    ET AUTORISÉ PAR L'UNIVERSITÉ.

    ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE.

    NEW YORK:
    LEYPOLDT & HOLT.
    F. W. CHRISTERN.

    1866.



INTRODUCTION.


    Jeunes amis,

Le récit que nous vous présentons, sous un titre qui peut vous étonner,
repose cependant sur un fond de vérité; il ne surprendra nullement les
personnes qui connaissent les pays de montagnes et les accidents
auxquels leurs habitants sont exposés.

Puisque nous avons recueilli cette histoire, non-seulement pour vous
amuser, mais aussi pour vous instruire, nous décrirons en peu de mots
les lieux où la scène se passe, ainsi que la vie dure et laborieuse des
montagnards du Jura. Le récit principal en sera plus clair et plus
intéressant pour vous.

Le Jura est une chaîne de montagnes, formée de plusieurs chaînes
parallèles, qui s'étendent depuis Bâle, en Suisse, jusqu'en France, en
longeant les départements du Doubs, du Jura et de l'Ain, dans la
direction du nord-ouest au sud sud-ouest, sur une longueur de 280
kilomètres environ, et une largeur de 60 à 64. Le Jura renferme un grand
nombre de vallées, et présente plusieurs sommets très-élevés, parmi
lesquels on distingue le Reculet, qui a plus de 1,740 mètres au-dessus
du niveau de la mer, la Dôle et le Mont-Tendre, qui dépassent 1,700
mètres.

Ces détails sont importants à connaître, mes amis, car, c'est en grande
partie la différence de hauteur des montagnes qui les rend plus ou moins
habitables: plus elles sont hautes, plus il y fait froid, plus l'été y
est court, la végétation difficile, et la neige précoce et abondante; il
y en a même qui sont si hautes, que jamais elle n'y fond entièrement.

Mais toutes les montagnes du Jura finissent par s'en dépouiller chaque
année; quelque végétation s'y développe sur les sommets les plus élevés;
sur beaucoup de points elles sont couvertes de bois magnifiques de
hêtres, de chênes, et surtout de sapins, tandis que d'autres parties
offrent d'excellents pâturages, où l'on nourrit de très-beau bétail, et
particulièrement des bœufs, des vaches et des chèvres. Néanmoins, ces
belles montagnes ne sont guère habitables que pendant cinq mois de
l'année, depuis mai ou juin, jusqu'aux premiers jours d'octobre.

Dès que les neiges sont fondues et que les sommets reverdissent, les
villages, tous bâtis dans les vallées ou sur les pentes inférieures,
envoient leurs troupeaux à la montagne. Ce départ est un jour de fête,
et pourtant les pauvres bergers vont s'exiler loin de leur famille,
pendant toute la belle saison, pour mener une vie dure, laborieuse et
pleine de privations. Ils se nourriront presque uniquement de laitage,
n'auront souvent à boire que de l'eau de citerne, et passeront tout leur
temps à paître leurs troupeaux et à faire ces grands et beaux fromages
de pâte ferme, qu'on vend sous le nom de _fromages de Gruyère_.

C'est à la montagne qu'ils se fabriquent. Là, chaque berger a un
_chalet_, maison chétive, bien que bâtie le plus souvent en pierre. Elle
est couverte en petites planchettes de sapin, nommées _bardeaux_ ou
_tavillons_; de grosses pierres, posées de place en place, les pressent
de leur poids et empêchent que l'orage ne les emporte. L'intérieur du
chalet est divisé en trois pièces: une étable bien close, pour loger le
bétail le soir; une étroite et fraîche laiterie, où l'on dépose le lait
dans des baquets de bois blanc, et une cuisine servant en même temps de
chambre à coucher, où le pauvre berger n'a souvent pour lit que de la
paille. Cette cuisine a une vaste cheminée, sous laquelle pend une
énorme chaudière, pour chauffer le lait et le convertir en fromage.

Pendant toute la durée de leur séjour à la montagne, les bergers ne
voient guère que quelques étrangers qui visitent le pays. Ils leur
donnent volontiers de la crême, et reçoivent en échange un peu de pain
frais, régal bien rare dans les chalets. Cependant ces pâtres ne se
plaignent pas de leur sort; ils ne cherchent pas à changer de condition;
ils aiment leurs âpres solitudes, et restent fidèles aux coutumes, aux
labeurs et aux foyers de leurs pères.

Leur campagne d'été ne finit qu'à la Saint-Denis, le 9 octobre. Alors
ils quittent la montagne; c'est une fête comme celle du départ, mais
plus douce, puisque cette fois ils vont revoir leur famille. D'autres
travaux, bien différents, commencent alors au village. Ces montagnards,
obligés de se suffire en grande partie à eux-mêmes, sont très-adroits;
ils fabriquent des ustensiles de ménage, des outils, des meubles,
découpent et sculptent une foule de jolis objets en bois, qui, vendus
dans le voisinage, se répandent ensuite dans toute l'Europe.

Pendant ces longues journées d'hiver, les enfants s'instruisent sous le
toit paternel, le chemin de l'école n'étant pas toujours ouvert ou
praticable. Rassemblés auprès de leurs parents, plusieurs enfants
prennent le goût de l'étude, font en commun quelque lecture
intéressante, et s'instruisent en même temps qu'ils distraient leur
famille.

Notre jeune villageois n'est donc pas un esprit sans culture; il a pu
écrire son histoire, et nous avons préféré le laisser parler lui-même.
Il nous apprendra comment il fut conduit à rédiger ce journal, et
comment il en trouva les moyens, lorsque, par suite de circonstances
qu'il nous fera connaître tout à l'heure, il se vit emprisonné, avec son
grand-père, dans un chalet.

Nous souhaitons, jeunes amis, que vous ne soyez jamais exposés à de si
rudes souffrances: mais, dans le cours de la vie, vous aurez souvent
besoin de patience et de courage: l'exemple de Louis Lopraz vous
convaincra que l'enfant animé par la confiance en Dieu est capable
d'efforts qu'on n'aurait pas attendus de son âge; vous apprendrez que
l'école du malheur est souvent la plus utile à l'homme, et que la bonté
divine se révèle aussi clairement à notre égard dans nos afflictions que
dans nos prospérités.



TROIS MOIS SOUS LA NEIGE.

JOURNAL D'UN JEUNE HABITANT DU JURA.


    Le 22 Novembre 18--.

Puisque c'est la volonté de Dieu que je sois enfermé dans ce chalet avec
mon grand-père, je vais écrire jour par jour ce qui nous arrivera dans
cette prison, afin que, si nous devons y périr, nos parents et nos amis
sachent comment nous avons passé nos derniers jours, et que, si nous
sommes délivrés par la bonté divine, ce journal conserve le souvenir de
nos dangers et de nos souffrances. C'est mon grand-père qui veut que
j'entreprenne ce travail, pour abréger un peu les heures qui vont être
sans doute bien longues à passer, et bien difficiles à remplir. Je
rapporterai d'abord ce qui nous est arrivé hier.

Nous attendions mon père au village depuis plusieurs semaines; la
Saint-Denis était passée; tous les troupeaux étaient descendus de la
montagne avec leurs bergers. Mon père seul ne paraissait point, et l'on
se dit chez nous: "Qu'est-ce qui peut le retenir?" Mes oncles et mes
tantes assuraient qu'il fallait être sans inquiétude; qu'il restait
apparemment de l'herbe à consommer, et que c'était la raison pour
laquelle mon père gardait le troupeau quelque temps de plus à la
montagne.

Mon grand-père finit par s'alarmer de ce retard; il dit: "J'irai
moi-même savoir ce qui arrête François; je ne serai pas fâché de faire
encore une visite au chalet. Qui sait si je dois le revoir l'année
prochaine? Veux-tu venir avec moi?" ajouta-t-il en me regardant.

J'allais moi-même lui demander la permission de l'accompagner, car nous
ne nous séparons guère l'un de l'autre.

Nous fûmes bientôt prêts à partir. Nous montâmes lentement, tantôt en
suivant des gorges étroites, tantôt en côtoyant des précipices profonds.
A un quart de lieue du chalet, je m'approchai par curiosité d'une pente
escarpée; et mon grand-père, qui m'avait déjà dit plus d'une fois que
cela lui donnait de l'inquiétude, s'avança rapidement pour me prendre la
main; une pierre lui roula sous le pied, et il se donna une entorse qui
lui causa une douleur très-vive; mais, au bout de quelques moments, il
put marcher, et nous espérâmes que cela se passerait ainsi. En s'aidant
de son bâton de houx et en s'appuyant sur mon épaule, il se traîna
jusqu'ici.

Mon père fut bien surpris de nous voir. Il était occupé à faire des
préparatifs pour le départ, en sorte que, si nous l'avions attendu
tranquillement au village un jour de plus, il serait venu lui-même nous
tirer d'inquiétude.

--C'est vous, mon père! dit-il, en s'avançant pour le soutenir. Vous
avez cru qu'il m'était arrivé un accident?

--Oui, nous venons savoir ce qui t'arrête, quand tous les voisins sont
descendus.

--Quelques-unes de nos vaches étaient malades; mais les voilà guéries.
J'envoie Pierre ce soir même avec le reste de nos fromages; je
descendrai demain avec le troupeau.

--Es-tu bien fatigué, Louis? me dit mon grand-père.

Le ton dont il me fit cette question m'annonçait quelque intention
secrète, et je ne répondis pas d'une manière bien claire.

--Je pensais, ajouta mon grand-père, qu'il serait prudent de renvoyer
l'enfant avec Pierre; le vent a changé depuis une demi-heure, et nous
amènera peut-être du mauvais temps cette nuit.

Mon père exprima la même crainte et m'engageait à suivre ce conseil.

--Si tu veux, me dit grand-papa, je ferai un effort, et je descendrai
avec toi; quelques moments de repos me suffiront.

--J'aimerais mieux vous attendre, dis-je à mon père, en me jetant à son
cou. Une nuit de repos est bien nécessaire à grand-papa, qui s'est
blessé au pied, parce que j'ai manqué à mon devoir.

Je racontai là-dessus ce qui nous était arrivé à quelque distance du
chalet. Il fut convenu que nous descendrions ensemble le lendemain, qui
était hier.

Il y avait alors sur le feu une marmite que je regardais avec des yeux
où mon père vit un signe d'impatience. Il nous servit, dans une terrine,
une soupe à la farine de maïs, cuite au lait, que nous mangeâmes, comme
des soldats, à la gamelle; après quoi, je me couchai. Je m'endormis,
sans trop faire attention à la conversation de mon grand-père et de mon
père, qui causèrent longtemps à demi-voix après souper.

Le lendemain, je fus bien surpris de voir la montagne toute blanche. La
neige tombait encore avec une abondance extraordinaire, chassée par un
vent violent. Cela m'aurait fort amusé, si je n'avais pas remarqué
l'embarras de mes parents. Je fus bien inquiet moi-même, quand je vis
mon grand-père essayer de faire quelques pas, et se traîner avec
beaucoup de peine, en s'appuyant sur les meubles et contre les murs.
L'accident de la veille lui avait fait enfler le pied, et il ressentait
une douleur très-vive.

--Partez, partez, nous dit-il. Emmène cet enfant, avant que la neige
s'élève davantage. Tu vois bien qu'il m'est impossible de vous suivre.

--Mais croyez-vous, mon père, que je puisse vous abandonner?

--Mets d'abord en sûreté ton fils et le troupeau; tu penseras ensuite à
moi. Vous remonterez avec un brancard pour me tirer d'ici.

--Laissez-moi, mon père, vous porter sur mes épaules, et partons sans
retard, je vous en prie.

--Mon ami, tu ne pourrais, si pesamment chargé, emmener le troupeau et
guider les pas de cet enfant.

Nous passâmes ainsi une partie du jour sans prendre un parti. Nous
espérions encore qu'on viendrait de chez nous à notre secours. Je dis
enfin que j'étais assez grand pour me passer de guide, et pour aider mon
père à conduire le troupeau. Ces représentations furent inutiles; mon
grand-père persista dans sa résolution. Il ne voulait pas nous mettre en
danger, en nous chargeant de sa personne.

Mon père le pressait avec une vivacité qui ressemblait à l'emportement.
Je pleurais. Enfin cette contestation s'apaisa, et j'ose dire que ce ne
fut pas sans mon secours. Je dis à mon père:

--Laissez-moi aussi dans le chalet. Vous en arriverez plus tôt chez
nous; vous reviendrez avec du monde pour nous délivrer; grand-papa aura
quelqu'un pour le servir et lui tenir compagnie: ce sera pour moi une
occasion de reconnaître ses bontés; nous nous garderons l'un l'autre,
et le Tout-Puissant nous gardera tous deux.

--L'enfant a raison, dit mon grand-père; la neige est déjà si haute, et
l'orage est si fort, que je vois plus de danger pour lui à te suivre
qu'à rester avec moi. Tiens, François, prends ce bâton; il est fort, il
est armé d'une pointe de fer, il t'aidera à descendre, comme il m'a aidé
à monter. Fais sortir les vaches de l'étable; laisse-nous la chèvre et
les provisions qui restent. Je suis plus inquiet pour toi que pour nous.

Depuis un moment mon père tenait la tête baissée: il la releva tout à
coup, et me prit vivement dans ses bras; je sentis ses larmes couler sur
mes joues.

--Je ne te ferai point de reproches, mon cher Louis, mais tu vois les
suites de ta désobéissance: promets-moi de n'y plus retomber. Dieu a
permis ce que nous voyons, et, il faut bien l'avouer, ni ton grand-père
ni moi nous n'avons prévu l'extrême embarras où nous sommes. Si nous
avions supposé hier au soir que notre situation serait si fâcheuse
aujourd'hui, nous aurions profité du secours de Pierre pour emmener le
grand-papa.

Quand j'ai vu mon père près de partir, je lui ai présenté une jolie
bouteille empaillée, où il restait un peu de vin, et dont je m'étais
pourvu la veille.

--Prenez ceci, lui ai-je dit; vous en aurez plus besoin que nous
aujourd'hui. Vous savez que ma pauvre mère m'avait donné cette
bouteille, la première fois que je vins vous faire visite à la montagne:
je suis heureux qu'elle serve dans une occasion si importante pour vous
et pour nous.

--Marie! s'écria mon père avec émotion; elle est en paix.

Et il me pressa encore une fois dans ses bras, en mémoire de celle qui
ne pouvait plus me faire de caresses.

Nous fîmes sortir le troupeau, qui parut bien surpris de trouver la
terre couverte de neige. Quelques vaches s'écartaient et couraient
autour du chalet. Enfin elles se sont mises en marche. Au bout de
quelques pas, mon père a disparu avec elles dans les tourbillons de
neige.

On ne les voyait plus, et mon grand-père semblait toujours les suivre
des yeux. Il était appuyé sur la fenêtre, sans rien dire, mais ses
lèvres paraissaient articuler quelques paroles; il avait les mains
jointes et restait immobile. Son recueillement m'a fait comprendre mon
devoir; je me suis uni à ses sentiments, et j'ai recommandé mon père à
Dieu. Nous sommes demeurés ainsi fort longtemps, puis le vent a soufflé
avec plus de violence; de gros nuages noirs nous ont enveloppés, et la
nuit est tombée presque subitement. Cependant notre horloge de bois
venait à peine de sonner trois heures.

--Bon Dieu, ayez pitié de lui! dit mon grand-père; mais il a passé la
forêt depuis longtemps, et il n'est pas exposé à cette bourrasque. Comme
il va être inquiet sur notre sort!

Nous avions été si distraits tout le jour, que nous n'avions pas pensé à
prendre la moindre nourriture, et je mourais de faim. A ce moment, j'ai
fait remarquer à grand-papa les bêlements de la chèvre.

--Pauvre Blanchette! a-t-il dit. Son lait lui pèse; elle nous appelle.
Allume la lampe; nous irons la traire et nous souperons.

--Nous déjeunerons aussi, grand-papa!

Cette parole le fit sourire, et, comme je pus m'en apercevoir à la
clarté de la lampe, il reprit un air plus tranquille, qui me rendit un
peu de courage. Cependant le vent grondait bien fort. Il s'engouffrait
sous les bardeaux, qu'il faisait frémir, et l'on aurait dit que le toit
du chalet allait être emporté. Je levais la tête par moments.

--Ne crains rien, m'a dit mon grand-père. Cette maison a soutenu bien
d'autres orages. Les bardeaux sont chargés de grosses pierres, et le
toit, peu incliné, n'offre pas beaucoup de prise au vent.

Ensuite il m'a faite signe de marcher devant lui, et nous sommes entrés
à l'étable.

Quand la chèvre nous a vus, elle a redoublé ses bêlements; on aurait dit
qu'elle allait rompre son lien, tant elle faisait d'efforts pour venir à
nous. Avec quelle avidité elle a mangé la poignée de sel que je lui ai
donnée! Sa langue a passé et repassé sur ma main, pour ne pas en laisser
une parcelle. Elle nous a donné un grand pot de lait. J'en avais besoin.
Mon grand-père m'a dit, en revenant à la cuisine:

--Gardons-nous bien d'oublier encore Blanchette; nous la trairons
soigneusement matin et soir; notre vie dépend de la sienne.

Je lui ai répondu:

--Vous croyez donc que nous resterons longtemps ici?

--Cela n'est pas certain mon ami, mais cela peut être. Il faut toujours
espérer le mieux, et prendre ses précautions comme si le pire devait
arriver.

Après souper, je suis allé remplir la crêche de notre nourrice; je lui
ai donné de la litière fraîche; je l'ai caressée, il faut l'avouer, plus
amicalement que de coutume; elle me semblait aussi plus joyeuse de me
voir. C'est qu'elle est à présent toute seule dans l'étable; et les
chèvres ont tant de peine à se passer de compagnie! Quand elle m'a vu
rentrer à la cuisine, elle s'est mise à bêler d'un ton plaintif.

Nous sommes restés encore quelques moments au coin du feu; mais il s'en
faut beaucoup que l'on y soit aussi bien que dans notre maison de la
plaine. La cheminée est aussi grande par le bas qu'une chambre
ordinaire; elle va en se rétrécissant par le haut, mais l'ouverture est
encore si vaste sur le toit, que la neige qui s'y introduisait, chassée
par les tourbillons, nous incommodait extrêmement; elle faisait un bruit
désagréable en fondant au feu, et, de temps en temps, il nous fallait
secouer les flocons dont nos habits étaient couverts.

--Tu le vois bien, mon enfant, a dit mon grand-père, nous ne pourrons
trouver ce soir de la chaleur que dans notre lit. Allons nous y
réfugier: la neige ne nous y atteindra pas; demain nous tâcherons de
nous en préserver au coin du feu. Prions Dieu, et remettons-nous à sa
garde; il est présent partout, sur la montagne comme dans la plaine;
quand la neige qui nous couvre serait cent fois plus épaisse, nous n'en
serions pas moins sous ses yeux; il voit nos mains jointes; il entend
nos faibles soupirs. Oui, Seigneur, vous êtes avec nous: _nous
reposerons sans crainte à l'ombre de vos ailes_.

J'étais ému, et je n'ai jamais prié avec plus de confiance qu'hier au
soir.

Ce matin, à mon réveil, je me suis trouvé dans l'obscurité la plus
complète, et j'ai d'abord supposé que le sommeil m'avait quitté plus tôt
que de coutume; cependant j'entendais mon grand-père marcher à tâtons,
et je me suis frotté les yeux, mais je n'en voyais pas plus clair.

--Grand-papa, ai-je dit, vous vous levez avant le jour!

--Mon enfant, a-t-il répondu, si nous attendions que le jour nous
éclairât, nous resterions longtemps au lit. Je crois que la neige
dépasse la fenêtre.

A cette nouvelle, j'ai poussé un cri d'effroi, et, sautant à bas du lit,
j'ai allumé bien vite notre lampe, et nous avons pu nous assurer que la
triste supposition de mon grand-père était fondée.

--Mais la fenêtre est basse, a-t-il ajouté; d'ailleurs, il est probable
que la neige a été amoncelée en cet endroit; peut-être n'en
verrions-nous pas deux pieds à quelques pas de la muraille.

--Alors on viendra nous délivrer?

--Je l'espère; mais, après Dieu, comptons d'abord sur nous-mêmes.
Supposons qu'il veuille nous tenir enfermé ici quelque temps, voyons
quelles sont nos ressources, et, quand nous les connaîtrons, nous
réglerons l'emploi que nous en devons faire. Le jour est venu, ce n'est
pas douteux. Le _coucou_[1] marque sept heures; heureusement je n'avais
pas oublié de le remonter hier au soir. C'est une précaution que nous
devrons prendre soigneusement; on aime toujours à savoir comment on vit,
et il faut que nous soyons ponctuels avec Blanchette.

  [1] C'est le nom que l'on donne aux horloges de bois qui se
  fabriquent dans ces montagnes et dont la marche est
  très-regulière.

C'est ainsi que nous avons commencé la journée; mais elle a été triste
et fatigante: je ne peux plus tenir la plume; grand-papa est d'avis que
je renvoie à demain la suite de mon récit.


    Le 23 Novembre.

Si cela continue, j'aurai bien de la peine à écrire chaque soir
l'histoire de la journée. Quand j'étais à l'école, on me louait souvent
pour la facilité que j'avais à faire les petites compositions prescrites
comme exercices aux plus avancés; mais je suis bien loin de pouvoir dire
et surtout écrire tout ce que je pense et tout ce que je sens. Je m'y
appliquerai de mon mieux. Si ces pages doivent être lues un jour par
quelques étrangers, ils n'oublieront pas qu'ils les ont trouvées dans un
chalet, et qu'elles sont l'ouvrage d'un écolier.

Hier matin, quand nous eûmes reconnu que nous étions plus étroitement
prisonniers que la veille, nous fûmes bien attristés; cependant nous
pensâmes au déjeuner et à la chèvre. Pendant que grand-papa était
occupé à la traire, je le regardais de près, avec beaucoup d'attention.

--Tu fais bien, m'a-t-il dit; il faut que tu apprennes à me remplacer.
Tu vois que j'ai un peu de peine à me courber pour atteindre à la
mamelle de Blanchette. Approche-toi, essaye de la traire toi-même.

Au bout d'un moment, je suis parvenu à faire jaillir quelques gouttes de
lait; mais il paraît que j'ai blessé notre nourrice, car elle a regimbé,
et il s'en est peu fallu qu'elle n'ait renversé le baquet; depuis,
c'est-à-dire hier au soir et ce matin, j'ai fait deux nouveaux essais,
et j'ai mieux réussi.

Après déjeuner nous avons fait la revue de ce qui se trouve dans le
chalet pour notre usage. J'en donnerai le détail un autre jour; j'ai
encore tant de choses à dire, que je crains de rester en chemin comme
hier.

Quand nous eûmes reconnu ce que nous avions en denrées et en ustensiles,
nous désirâmes savoir quel temps il faisait. Je me plaçai sous la
cheminée, et je regardai par la seule ouverture qui restât libre dans le
chalet. Au bout de quelques moments, le soleil brilla tout à coup sur la
neige qui s'élevait autour de l'ouverture à une hauteur considérable.
Je fis remarquer la chose à mon grand-père.

On distinguait assez bien l'épaisseur de la couche, parce que
l'ouverture ne fait point de saillie sur le toit. C'est un simple trou,
comme serait celui du fenil.

--Si nous avions une échelle, a dit mon grand-père, tu monterais
là-haut, et tu dégagerais une trappe que ton père a placée, m'a-t-il dit
dernièrement, pour se garantir de la pluie et du froid, en attendant
qu'on réparât la cheminée, qui était en mauvais état, et que l'orage a
renversée.

--Si la cheminée était plus étroite, ai-je répondu, il n'y aurait pas
besoin d'échelle, j'essaierais de monter comme les ramoneurs.

Nous sommes restés alors pensifs quelques moments; mais grand-papa s'est
rappelé qu'il avait vu dans l'étable une longue perche de sapin, et il
m'en a fait souvenir. J'ai frappé des mains en signe de joie.

--C'est tout ce qu'il me faut, ai-je dit; j'ai grimpé bien souvent à des
arbres dont la tige n'était pas plus grosse. La perche a encore son
écorce, c'est une facilité de plus.

Mais il fallait l'introduire dans le canal: voilà ce qui pouvait être
malaisé. Heureusement, l'entrée en est fort large et fort élevée, et
nous sommes venus à bout de l'entreprise, aidés encore par la souplesse
du bois.

Ensuite je me suis mis à l'œuvre, après avoir attaché autour de ma
ceinture une ficelle, afin de hisser jusqu'à moi une pelle, quand je
serai en haut. J'ai tant fait des pieds et des mains, en m'appuyant
aussi contre les parois du canal, que je suis arrivé sur le toit. J'ai
commencé par m'y faire une place, en déblayant la neige avec le secours
de la pelle, et j'ai pu reconnaître qu'il y en avait environ trois
pieds; autour du chalet il me parut qu'il y en avait bien davantage.
C'était en effet le vent qui l'y avait amoncelée; mais il n'en était pas
moins tombé une masse énorme de neige dans un temps bien court.

Tout l'espace que l'on voit autour du chalet n'est qu'un tapis blanc; la
forêt de sapins qui la couvre du côté de la vallée, et qui borne la vue,
est blanche comme le reste, à l'exception des troncs, qui semblent tout
noirs. Plusieurs arbres se sont brisés sous le poids; j'ai vu de grosses
branches, et même des tiges, rompues en éclats.

Dans ce moment, il soufflait une bise[2] violente et glacée; les nuages
sombres qu'elle poussait devant elle s'ouvraient par intervalles pour
laisser briller le soleil, et cette clarté éblouissante courait sur le
champ de neige avec la vitesse d'une flèche.

  [2] Vent du nord-est.

Le froid me gagnait. Quand j'ai voulu expliquer à grand-papa ce que je
voyais, il s'est aperçu que je claquais des dents; il m'a dit alors de
me hâter, et de dégager la trappe, en déblayant, autant que je pourrais,
tout l'espace autour de la cheminée. Ce travail m'a pris bien du temps,
et m'a donné beaucoup de peine, mais il m'a réchauffé. Après l'avoir
achevé, selon les directions de mon grand-père, j'ai replacé la corde
dans une poulie, de façon qu'en tirant à soi on ouvre la trappe, et
qu'elle se ferme par son poids, quand on lâche la corde, qui passe hors
du canal et par le plancher dans des trous pratiqués exprès. Après que
nous eûmes fait deux ou trois fois cette petite manœuvre, pour nous
assurer qu'elle réussirait toujours, je suis descendu plus facilement
que je n'étais monté.

Mes habits étaient tout mouillés; et je n'en avais pas d'autres. Nous
avons allumé un feu clair de branchages et de pommes de pin, puis,
baissant la trappe et laissant seulement l'espace nécessaire pour que la
fumée pût s'échapper, nous avons ainsi passé la plus grande partie du
jour au coin du feu, sans autre lumière que celle du foyer, car notre
provision d'huile est bien petite, et nous voyons qu'il ne faut pas nous
attendre à quitter de sitôt notre prison. Nous n'avons rallumé notre
lampe qu'au moment de traire la chèvre.

C'est une chose bien nouvelle et bien triste pour nous de languir ainsi
toute une journée. Je crois pourtant que les heures m'auraient semblé
moins longues, si je n'avais été dans une attente continuelle. Il me
semblait toujours qu'on allait venir nous délivrer. Je suis remonté sur
le toit pour voir si personne n'arrivait; je n'ai pas cessé de
questionner grand-papa. Il espère, dit-il, que mon père est arrivé chez
nous en bonne santé; mais peut-être les chemins sont-ils éboulés, ou les
passages obstrués par des amas de neige.

Enfin, après avoir fermé complétement l'ouverture de la cheminée, nous
nous sommes couchés hier avec l'espérance qu'on viendrait aujourd'hui à
notre secours; mais ce matin nous avons reconnu que, pour le moment, la
chose est presque impossible. Il n'a pas cessé, à ce qu'il nous semble,
de neiger toute la nuit. Nous avons eu la plus grande peine à rouvrir la
trappe: j'y suis enfin parvenu, et nous avons pu allumer du feu. J'ai
trouvé deux pieds de neige nouvelle. Grand-papa ne veut plus que
j'espère de quitter ce tombeau avant le printemps. Cette captivité n'est
pas ce qui m'attriste le plus: les dangers que mon père a courus, et,
s'il y est échappé, ses craintes à notre sujet m'inquiètent bien
davantage.

Ce printemps, j'étais venu passer quelques jours auprès de lui, et
j'avais apporté de l'encre, des plumes et du papier, parce qu'il ne veut
pas que je cesse tout à fait d'étudier et d'écrire, quand je ne vais pas
à l'école. Au moment de le quitter, je voulus emporter ce qui me restait
de ce petit bagage, mais il me dit:

--Laisse tout cela dans cette armoire; tu le retrouveras l'année
prochaine en bon état.

C'est là le papier et les plumes dont je me sers aujourd'hui, et bien
autrement que je ne m'y attendais.


    Le 24 Novembre.

Je suis encore tremblant d'épouvante, quand je pense au malheur qui
pouvait nous arriver! Comment imaginer qu'ensevelis sous la neige, nous
ayons manqué d'être consumés par l'incendie? Voilà un nouveau danger
contre lequel il faudra nous tenir en garde. Nous étions devant notre
feu, et, pour passer le temps, mon grand-père me faisait un peu
calculer; j'avais répandu de la cendre sur le foyer, comme on fait du
sable, dans quelques écoles, pour tracer des chiffres dessus; pendant
que j'achevais mon petit calcul, à la clarté des tisons, nous avons
senti de la chaleur par derrière: elle venait d'une gerbe de paille,
dont nous voulions nous servir pour faire quelques ouvrages, et que
j'avais placée trop près du foyer. Elle brûlait déjà par un bout. J'ai
voulu me jeter dessus pour éteindre le feu: je n'ai réussi qu'à me
brûler les mains. Grand-papa, malgré la peine qu'il a toujours à se
lever, s'est élancé sur la gerbe, et l'a portée sans hésiter sous la
cheminée, toute flambante.

--Écarte, m'a-t-il crié, tout ce qui pourrait prendre feu!

J'ai écarté nos siéges, la provision de bois et tout ce qui était dans
le voisinage du foyer. Alors nous avons passé un moment affreux. La
flamme allait toujours en augmentant; nous tenions la gerbe dressée
contre le mur, à l'aide d'une fourche de fer et de la pelle à feu. Pas
une goutte d'eau en réserve! Le chalet était éclairé par une flamme
rougeâtre; la fumée ne pouvait se faire passage et nous suffoquait.
Cependant, si nous laissions tomber la gerbe, le feu se répandait
partout, et nous étions certainement perdus. Des brins de paille
enflammés voltigeaient de côté et d'autre: ils pouvaient tomber sur le
lit, au coin de la chambre, ou mettre le feu aux solives sur nos têtes
ou à la cloison qui nous séparait de l'étable... Il semble qu'une gerbe
de paille doive être bientôt consumée, et pourtant j'ai cru que je n'en
verrais jamais le bout. Enfin l'embrasement s'est apaisé.

--Marche vite, m'a dit grand-papa, sur ce qui brûle encore; étouffe les
moindres étincelles.

Il m'en a donné l'exemple lui-même. Au bout d'un moment, nous étions
retombés dans une profonde obscurité; mais nous n'avons pas cessé de
craindre, avant de nous être assurés que le feu n'avait pris nulle part
autour de nous. Peu à peu la fumée s'est dissipée à son tour; nous avons
allumé la lampe, et nous nous sommes vus noirs comme des charbonniers;
mais, grâce à Dieu, nous voilà sauvés, nous et notre chalet, sans autre
mal que légères brûlures aux mains et aux pieds.

Nous avons secoué la cendre et la poussière dont nous étions couverts,
et mon grand-père, s'accusant encore de négligence, m'a dit:

--On ne saurait réparer trop promptement ses torts. Si nous avions eu
sous la main un seau d'eau, nous aurions évité ce danger; nous avons
dans la laiterie un tonneau vide, il faut le défoncer par un bout et le
placer sur l'autre au bout du foyer. Nous le remplirons de neige, qui
sera bientôt fondue, et nous aurons une provision d'eau en cas
d'accident. Mais surtout soyons plus prudents et plus attentifs. Je n'ai
pas besoin de te dire que l'incendie du chalet serait notre mort; nous
n'avons aucun moyen d'échapper; un pareil accident est aussi redoutable
pour nous que pour des marins sur l'Océan.

Nous nous sommes donc mis à l'œuvre sur-le-champ. Nous avons ouvert la
porte du chalet, et nous avons rempli le tonneau, après l'avoir placé
dans un endroit convenable. Ce n'est pas la neige qui nous manquera!
J'ai eu le cœur serré, lorsqu'en ouvrant notre porte, j'ai vu devant
nous cette muraille blanche qui nous sépare du monde entier.


    Le 25 Novembre.

Dieu veut que nous mettions toute notre espérance en lui. La neige
continue à tomber avec abondance. J'ai eu de nouveau beaucoup de peine à
nettoyer la trappe qui en était chargée. Nous avons jugé prudent de
débarrasser le toit d'une partie du fardeau qu'il porte. Je m'en suis
occupé longtemps aujourd'hui. Je laisse sous mes pieds une couche de
neige assez épaisse pour nous garantir du froid, et je fais tomber le
reste.

C'est une distraction pour moi d'être un peu hors de mon cachot, et
pourtant ce que je vois est bien triste. On ne distingue presque plus
autour de la maison les inégalités du terrain; la citerne, que je voyais
encore hier, a complétement disparu; rien de plus morne que ce paysage;
la terre est blanche, le ciel est noir. J'ai lu à l'école des récits de
voyages dans l'Océan glacial et aux terres polaires: il me semble que
nous y sommes transportés. Mais puisque de malheureux voyageurs, qui ont
tant souffert du froid et couru de si grands dangers, sont quelquefois
revenus dans leur patrie, j'espère aussi que nous reverrons mon père et
le village.

Nous ne sommes pas dépourvus de tout dans notre habitation solitaire.
Nous avons trouvé plus de foin et de paille qu'il n'en faudrait pendant
une année pour la nourriture et la litière de Blanchette. Si elle ne
cesse pas de nous donner du lait, nous avons là un secours bien
précieux. Mais un accident peut nous en priver, et nous avons été fort
aises de trouver, dans un coin de l'étable, une petite provision de
pommes de terre, que nous ménagerons. Nous avons commencé par les
couvrir de paille pour les garantir de la gelée. C'est aussi à l'étable
que mon père avait fait serrer le bois; mais ce qu'il en reste serait
insuffisant pour nous chauffer pendant un long hiver; c'est donc fort
heureux que nous puissions fermer la trappe, dans les moments où nous
n'aurons pas un besoin pressant de feu: quand on est exposé à manquer de
combustible, il faut savoir écarter le froid. Heureusement la neige, qui
nous emprisonne, nous abrite en même temps. Je suis surpris que nous
sentions si peu le froid, ensevelis comme nous voilà:

--C'est ainsi, dit mon grand-père, que le blé se conserve si bien sous
la neige.

Nous ferons de même; nous nous tiendrons cachés tout l'hiver, et, au
printemps, nous mettrons la tête à la fenêtre. Mais jusqu'alors nous
allons éprouver bien de l'ennui, et Dieu veuille que tout se borne là!

Pour suppléer au bois, nous avons un tas de pommes de pin, dont j'avais
amassé moi-même une partie, pour les brûler au village. C'est par hasard
qu'on ne les a pas descendues. Enfin, si nous y sommes forcés, nous
n'hésiterons pas à brûler les crèches de l'étable. Quand il s'agit de
sauver sa vie, on n'y regarde pas de si près; nous ferons comme les
navigateurs qui jettent leurs marchandises à la mer.

On avait déjà démeublé en grande partie le chalet. Ce que nous
regrettons le moins, c'est la grande chaudière à faire le fromage. On
nous a laissé quelques-uns des ustensiles nécessaires pour la cuisine,
et, de plus, une hache, mais tout ébréchée, et une scie, qui ne coupe
guère. Nous avions l'un et l'autre un couteau de poche. Quoiqu'il manque
beaucoup de pièces à notre mobilier, nous saurons aller comme cela. Nous
regrettons plus le manque de provisions; les nôtres sont chétives. Quel
dommage de n'avoir trouvé que trois pains, de ceux que l'on garde toute
une année à la montagne, et que l'on finit par briser à coups de hache!

Ils étaient dans une vieille armoire de chêne à moulures, que mon père a
fait monter ici, il y a quelques années, parce qu'elle prenait trop de
place là-bas; nous y avons aussi trouvé du sel, un peu de café en
poudre, un peu d'huile et une petite provision de saindoux.

--Voici qui vient à propos, ai-je dit en la découvrant.

--Fort bien, a dit mon grand-père, mais nous n'y toucherons pas pour
notre cuisine; c'est mon avis. Ceci suppléera, pour la lampe, à l'huile
dont nous avons trop peu. N'aimes-tu pas mieux y voir plus clair et te
réduire à la plus maigre nourriture?

--Oui, sans doute! ai-je répondu. Comment supporter, sans cela, des
veillées qui commencent dès le matin?

Nous n'avons qu'un lit, mais nous y dormons à l'aise; il est, suivant
l'usage de nos montagnes, assez grand pour cinq ou six personnes. Il est
placé dans un coin de la seule pièce d'habitation, qui est en même temps
la cuisine et le laboratoire où l'on fait le fromage. Une seule
couverture nous a été laissée; si elle ne suffit pas, nous avons de la
paille et du foin. Point de draps, point de matelas, mais une grossière
paillasse. Je voudrais bien une couche plus commode pour grand-papa: un
bon lit fait oublier à un vieillard beaucoup de privations. Pour moi,
qui dormirais sur la terre nue, et qui ai souvent passé la nuit dans le
fenil, je n'ai rien à regretter ici.

--Je voudrais seulement, ai-je dit, avoir pendant trois ou quatre mois
l'instinct des marmottes; et m'endormir jusqu'au retour de la belle
saison.

Là-dessus mon grand-père m'a fait reconnaître mon ingratitude et ma
folie. Il m'a dit:

--Laissons à la brute ce long sommeil: notre part est plus belle. Dieu
nous condamne à la souffrance, il est vrai; mais il daigne se révéler à
nous. Récompense magnifique! Accepte-la, mon fils, avec reconnaissance,
et accomplis les devoirs qu'elle t'impose. _Veillez_, nous est-il dit,
_car vous ne savez pas à quelle heure le Seigneur viendra_.


    Le 26 Novembre.

J'aurais encore à mettre dans notre inventaire plusieurs objets qui
pourront nous être utiles, mais je n'en parlerai pas, tant il me tarde
de rapporter ici la découverte que j'ai faite, et qui a été pour les
deux captifs le sujet d'une vive joie.

En examinant l'état de notre mobilier et de nos provisions, j'avais
cherché dans les plus petits recoins si je ne trouverais pas quelques
livres. Je savais que mon père ne montait jamais au chalet sans y porter
plusieurs ouvrages de piété, afin de faire avec ses valets quelques
lectures, à la place de l'office divin, dont ils étaient privés par
l'éloignement; mais apparemment il avait déjà renvoyé au village sa
petite bibliothèque.

Nous regrettions bien vivement, dans notre prison solitaire, de n'avoir
pas ce moyen de nous soutenir et de nous consoler pendant nos longues
veilles. Aujourd'hui, ayant aperçu, derrière l'armoire de chêne, une
planche qu'on y avait logée, j'ai voulu la retirer, jugeant qu'elle
pourrait nous être bonne à quelque chose, et j'ai fait tomber en même
temps un livre tout poudreux, égaré sans doute depuis des années.
C'était l'_Imitation de Jésus-Christ_. En reconnaissant cet ouvrage, mon
grand-père s'est écrié:

--C'est le meilleur des amis, qui nous visite dans notre solitude! Mon
enfant, l'_Imitation_ est un livre fait pour les malheureux, ou plutôt
c'est un livre qui nous prouve, de la manière la plus touchante, qu'il
n'y a qu'un malheur, c'est d'oublier Dieu, et un seul bonheur
véritable, de l'aimer. Tu le vois, mon cher Louis, si nous sommes à
l'écart, nous ne sommes pas abandonnés; nous avons déjà trouvé ce qui
soutient la vie du corps; nous possédons maintenant la nourriture de
l'âme; il ne nous manque rien que de savoir en faire un bon usage.

--Mais remarque, mon enfant, par quelle suite d'événements nous sommes
amenés, d'abord à ressentir le plus pressant besoin de l'assistance
divine, ensuite à trouver ce secours, devenu si nécessaire! Ton père se
fait attendre quelques jours: nous nous inquiétons, et nous voulons
connaître les causes de son retard. Si nous l'avions attendu un jour de
plus, nous l'aurions vu reparaître: nous partons. Tu sais quel accident
m'arrive sur la route, qui me rend le retour impossible le lendemain: la
neige s'accumule, et nous voilà prisonniers. C'était le point où le
Seigneur voulait nous amener pour nous rapprocher de lui. Après avoir
cherché vainement ce qui nous manquait si fort, un livre capable de nous
avancer dans la piété, tu trouves par hasard ce que nous n'espérions
plus de découvrir! Voilà un exemple, entre mille, de ce qu'on appelle
avec raison les voies de la Providence. En effet, elle a disposé les
affaires du monde de sorte que l'une naisse de l'autre, et que nous
soyons visités tantôt par la joie, tantôt par la douleur, et toujours
exercés par l'épreuve; car, dans ces agitations de la vie, dans cette
succession d'événements heureux et malheureux, le caractère se forme;
nous pouvons acquérir les vertus qui font la dignité du chrétien; nous
nous approchons par degrés de notre modèle; nous imitons Jésus-Christ.

J'ai répondu:

--Je n'ai pas besoin, mon grand-père, de vous dire à quel point je suis
touché de ces réflexions: vous le voyez bien. Depuis que nous sommes
ici, tout ce que vous me dites sur mes devoirs envers Dieu me frappe
d'une manière nouvelle. Jusqu'ici je priais pour suivre vos conseils; je
m'y soumettais pour vous plaire: aujourd'hui je trouve en moi un
sentiment nouveau; j'aime véritablement le Seigneur; mon cœur éprouve,
à la pensée de Dieu, un attendrissement pareil à celui que réveille chez
moi votre souvenir ou celui de mon père. Seulement, comme c'est une
chose à laquelle je ne suis pas accoutumé, et sans doute aussi parce que
l'idée de Dieu est grande et redoutable, mon amour pour lui est mêlé
d'une crainte profonde, qui me trouble, mais que je suis heureux de
ressentir. C'est à vous, mon grand-père, que je dois ces dispositions
favorables, et je n'ose plus regretter l'accident qui nous arrête ici.

Après avoir tenu ces discours et beaucoup d'autres pareils, nous nous
sommes embrassés, et nous avons gardé longtemps le silence. Je n'avais
jamais senti une joie si douce et si forte. Ainsi Dieu sait changer le
mal en bien; on est heureux d'être affligé; on bénit l'épreuve et Celui
qui l'envoie.

Seigneur, vous m'avez approché de vous par la souffrance; ne permettez
pas que je vous oublie, si la souffrance vient à cesser! Comme vous
m'enseignez aujourd'hui la résignation, inspirez-moi plus tard la
reconnaissance!


    Le 27 Novembre.

Toujours la neige! Il est rare, dans cette saison, d'en voir tomber une
si grande quantité, même sur les montagnes. Malgré cela, je ne cessais
pas d'être étonné que mon père ne fût pas venu à notre secours, et je
continuais d'en exprimer ma surprise. Jusqu'ici mon grand-père n'avait
pu se résoudre à me laisser voir son inquiétude; notre conversation
d'aujourd'hui m'a fait connaître qu'il n'est pas moins alarmé que moi.

--En effet, lui disais-je, cette neige n'est pas survenue tout d'un
coup; le premier, le second et même le troisième jour de notre
captivité, on aurait pu, à ce qu'il me semble, ouvrir un chemin jusqu'à
nous.

--Je suis bien sûr, a dit mon grand-père, que François aura fait tout ce
qu'il a pu; mais peut-être n'a-t-il pas réussi à faire partager ses
craintes à nos amis et à nos voisins, et il ne pouvait pas nous délivrer
tout seul.

--Vous croyez que, pouvant nous tirer d'ici, on nous y aurait laissés,
au risque de nous trouver morts au printemps? Est-ce que nos voisins
auraient moins d'humanité que ces gens dont on parle quelquefois dans le
journal, et qui entreprennent les plus rudes travaux, même au péril de
leur vie, pour sauver des malheureux enfouis dans une mine, dans un
puits ou sous les décombres d'un souterrain?

--Je conviens que notre position est triste, mon cher Louis; mais enfin
on sait que nous avons un abri et quelques provisions.

--Mais on sait aussi que cela peut nous manquer; que vous êtes âgé et
infirme, et que je n'ai pas encore les forces d'un homme: on doit avoir
pitié de nous.

--On aura fait quelques tentatives, et l'on aura trouvé l'exécution trop
difficile.

--Cependant, lorsqu'il faut ouvrir la grande route, encombrée par la
neige, et faire dans toute sa longueur un large chemin aux voitures, on
en vient à bout, et cela se voit presque tous les hivers.

--Mais c'est le gouvernement qui ordonne ces travaux pour le service
public, et cela coûte beaucoup d'argent.

--Quoi donc? Ce qu'on fait pour la commodité des voyageurs, on ne le
ferait pas pour sauver deux malheureux en danger de la vie? Je
trouverais cela bien cruel.

--Le gouvernement ignore sans doute que nous sommes ici.

--Mon père n'aura pas manqué de faire du bruit, et d'appeler tout le
monde à notre secours.

Voilà ce que nous disions l'un et l'autre, et grand-papa ayant fait
silence, j'ai ajouté, en lui prenant les mains:

--Ne me cachez rien, je vous en prie. N'est-il pas vrai que vous êtes
inquiet comme moi? Parlez-moi franchement. Depuis que je sais me
résigner à la volonté de Dieu, je ne suis plus indigne de votre
confiance: faites-moi part de vos suppositions, et ne me laissez pas
plus longtemps livré aux miennes. J'aime mieux entrevoir plus clairement
mon malheur, et savoir là-dessus tout ce que vous pensez.

--Eh bien! mon pauvre Louis, je te l'avoue, je crains qu'un accident
n'ait surpris ton père. Il faut bien te le dire; d'ailleurs, tu m'as
pénétré. Je n'en reste pas moins dans le plus grand embarras; car, à son
défaut, d'autres personnes ont dû penser à nous.

Alors je me suis mis à pleurer et à sangloter. Grand-papa m'a laissé
quelque temps livré à ma douleur. Nous étions devant le feu qui
s'éteignait. Nous sommes ainsi restés assez tard dans les ténèbres; mon
grand-père tenait une de mes mains dans les siennes, et la pressait de
temps en temps.

--Je t'ai dit mes craintes, a-t-il enfin ajouté. Ne veux-tu pas que je
te dise aussi mes espérances? Nous ne saurions tout imaginer. Le pouvoir
de l'Éternel surpasse toute intelligence. Ne te laisse pas abattre, et
conserve-toi pour ton père ou pour ton aïeul.


    Le 28 Novembre.

Nous avons calculé, aussi exactement que possible, combien notre lampe
brûle d'huile ou de graisse en un jour, et nous avons reconnu que, si
nous la laissions allumée douze heures par jour, nos provisions seraient
épuisées en un mois. Nous avons donc résolu de nous réduire à trois
heures d'éclairage. La lueur du foyer nous en tiendra lieu quelquefois;
mais il faudra nous donner ce plaisir avec ménagement, et c'est dommage,
car le bois de sapin produit un feu brillant dont j'aime le pétillement
et l'éclat. Pendant que la lampe ne brûle pas, nous causons. Mon
grand-père a toujours quelque chose d'intéressant à me dire, et je
sortirai d'ici, pour peu que notre captivité se prolonge, bien plus
instruit que je n'étais. Il y a plusieurs années qu'il ne peut guère
travailler; il a passé ce temps à lire de bons livres, qu'un riche
voisin lui prêtait: aujourd'hui je profite de ses lectures. Il me fait
aussi quelques leçons. Une de celles qui abrégent le mieux la journée
sont les exercices de calcul de tête. Il me propose de petits problèmes,
et c'est à qui les aura résolus le premier. Quand l'un de nous est prêt
à donner la solution, il avertit l'autre, et nous nous servons de
contrôle. De cette façon, une heure ou deux sont bientôt passées.
L'émulation s'en mêle. D'abord, mon grand-père avait l'avantage sur moi,
au point que, pour ne pas me décourager, il me laissait croire qu'il
cherchait encore la solution, quand il l'avait déjà trouvée. Au bout de
quelques expériences, mon attention s'est fortifiée, et il assure que ce
n'est rien auprès de ce que je peux encore gagner.


    Le 29 Novembre.

Mon journal m'amène à une date que je ne peux oublier: c'est le 29
novembre que j'ai perdu ma mère; il y a de cela quatre ans. L'année
dernière, ce jour était un dimanche. Après être sorti de l'église, j'ai
été avec mon père faire le tour du cimetière, et nous nous sommes
arrêtés quelques moments devant la tombe où repose la dépouille de notre
meilleure amie. L'herbe n'était pas encore flétrie par le froid;
quelques marguerites avaient refleuri, comme il arrive souvent. Il me
semble que je les vois encore s'agiter au souffle du vent, comme pour
nous saluer, et nous remercier de notre visite. Nous sommes restés ainsi
longtemps sans rien dire, des lèvres du moins, car nos mains, qui se
pressaient, en disaient plus que toutes les paroles n'auraient pu faire.

Je n'ai pas assez vécu avec ma mère pour avoir pu connaître toutes ses
vertus; mais les souvenirs qu'elle a laissés dans notre maison
m'apprennent toujours mieux la grandeur de la perte que j'ai faite.
Depuis que ma mère est morte, je ne crois pas que mon père ait passé un
jour sans me parler d'elle. Quelquefois il me regarde, et démêle sa
ressemblance sur mon visage, ou, si je lui parle, au lieu de me
répondre: "Il me semble, dit-il, que c'est elle que j'entends."

Maintenant mon grand-père, qui me voit séparé de tous les deux, a la
bonté de les rappeler sans cesse dans nos entretiens. Il me conte ce
qui s'est passé chez nous avant ma naissance et depuis, avant que j'aie
pu me connaître moi-même et connaître mes parents. Ah! quand il est sur
ce sujet, je n'ai pas besoin d'autres distractions; nous pouvons
éteindre la lampe et attendre sans impatience l'heure du repos. Tout ce
qu'il me dit, à quoi il n'aurait pas songé peut-être sans notre
accident, se grave pour toujours dans ma mémoire.

Ainsi donc j'ai fait longtemps la joie de mes parents sans le savoir et
sans y penser! Je leur ai fait des caresses dont je ne me souviens plus;
je leur ai dit, sans me rappeler ni l'occasion ni le moment, des paroles
enfantines auxquelles ils prenaient un vif plaisir! C'était là tout le
prix de leurs soins et de leurs veilles. A ce sujet mon grand-père me
disait:

--Comment ne pas admirer la sagesse et la bonté de la Providence? Elle
rend l'enfant aimable, avant même qu'il sache aimer, en sorte que l'on
craint plus vivement tous les dangers pour un être qui ne craint rien,
et que l'on s'intéresse d'autant plus à lui qu'il ne peut prendre aucun
souci de lui-même.

Pour moi, quand je cherche à rappeler mes plus anciens souvenirs, je
vois grand-papa au coin du feu, ma mère au jardin, mon père entrant dans
la maison, un fagot sur l'épaule. Peu à peu ces images sont plus
nombreuses et plus nettes, et je ne peux m'empêcher de comparer ces
premiers temps de ma vie à la naissance du jour: d'abord on ne distingue
pas même les plus grands objets; peu à peu tout se dessine, tout
s'éclaire, et nos regards saisissent les moindres détails.


    Le 30 Novembre.

Nous avons trouvé le moyen d'occuper nos mains pendant une partie du
jour, sans qu'il soit nécessaire de brûler plus d'huile que la prudence
ne le permet; la lueur du foyer nous suffit. Comme nous avons des gerbes
de reste, nous tressons, ou plutôt je tresse de la paille en longues
cordes qui peuvent servir à différents usages. J'ai vu mon père entourer
de ces liens nos carrés de pois, pour les soutenir; on peut même les
tendre autour des blés, et surtout du seigle, qui est si sujet à verser.
Enfin, nous en garnirons des chaises, quand nous aurons le bois
nécessaire pour les fabriquer.

Je m'assieds tout auprès du feu, et je m'arrange de manière à travailler
dans l'espace peu étendu qu'il éclaire; mon grand-père suit mon travail
des yeux, et me passe lui-même la paille, à mesure que j'en ai besoin.
Il veille surtout à ce qu'elle ne nous cause pas une nouvelle alerte, et
la tient à quelque distance du foyer.

Cette occupation nous amuse; il nous semble qu'en travaillant pour la
belle saison nous la rapprochons de nous; d'ailleurs, cela ne nous
empêche pas de causer; mon grand-père me fait conter ce qui se passait à
l'école, où j'avais le malheur de trouver quelquefois le temps un peu
long. J'aime surtout à lui rappeler les visites de ce riche et bon
voisin, qui nous distribuait de temps en temps des livres en prix. Il
nous donnait aussi des vers à apprendre par cœur. Ces jours-là les
heures passaient bien plus vite, surtout quand il nous récitait ces
poésies, qu'il nous expliquait à merveille.

Mon grand-père m'a dit:

--Tu ne les as pas oubliées, j'espère, puisqu'elles te plaisaient tant?
Et il a voulu que je lui en donnasse la preuve à l'instant même.

--As-tu écrit ces vers? m'a-t-il dit.

--Je les avais écrits, mais je les ai prêtés, et le cahier a été perdu.

--Eh bien, mon enfant, tâche de réparer cette perte vraiment
regrettable. Je veux que tu me récites quelquefois ces poésies, qui me
paraissent faites pour l'enfance; puis, un jour l'une, un jour l'autre,
tu les écriras dans ton journal.

Je vais donc transcrire la première qui s'est présentée à ma mémoire.


Caroline et les petits Oiseaux.

    De sa maisonnette bien close,
    Caroline aux champs regardait,
    La bise avec fureur grondait;
    Plus de feuillage, plus de rose;
    Partout la neige et les glaçons.
    Transis de froid, quelques pinsons
    Des arbrisseaux du voisinage
    Becquetaient l'écorce sauvage,
    Mais n'essayaient plus de chansons.
    "Pauvres petits! la faim peut-être
    Plus que le froid vous fait souffrir;
    Le même Père nous fit naître:
    De ses biens je dois vous nourrir."
    Du pain bis déjà les miettes
    Pleuvaient pour les tristes oiseaux;
    Déjà, chère enfant, tu les guettes
    A travers les brillants vitraux.
    Un, deux, trois!... la volée entière
    Accourt à ce friand repas;
    Elle est toujours plus familière;
    Tu parais: on ne s'enfuit pas.
    Sans craindre fâcheuse aventure,
    On revient chaque jour; enfin
    Ce peuple chéri dans ta main
    Becquète à l'envi la pâture.
    Que les moments te semblent courts!
    Ah! si l'hiver durait toujours!
    Mais la primevère indiscrète
    Sourit au soleil printanier;
    Voici déjà la violette,
    A l'abri du vert groseillier;
    Sans peine aux champs l'oiseau butine;
    Plus de frimas: plus de pinsons!
    Oiseaux, adieu! Dans vos chansons
    N'oubliez jamais Caroline.


    Le 1er Décembre.

Je sens une véritable frayeur en écrivant la date d'aujourd'hui. Si
quelques jours du mois de novembre nous ont semblé si longs, que sera-ce
du mois où nous entrons? Encore, s'il devait être le dernier de notre
captivité! Mais je n'ose plus en prévoir le terme. La neige s'est
tellement accumulée, qu'il me semble qu'un été ne suffira pas à la
fondre. Elle s'élève maintenant jusqu'au toit, et, si je n'y montais pas
chaque jour, pour dégager la cheminée, nous ne pourrions bientôt plus
ouvrir la trappe, ni allumer de feu.

Mon grand-père me fait pitié de ne pouvoir pas sortir quelquefois de ce
tombeau. Je lui demandais ce matin quelle chose il regrettait le plus,
et il m'a répondu:

--Un rayon de soleil. Et pourtant, a-t-il ajouté, notre sort est bien
moins malheureux que celui de beaucoup de prisonniers, dont plusieurs
n'ont pas plus que nous mérité la réclusion. Nous avons du feu, souvent
de la lumière; nous jouissons dans notre prison d'une certaine liberté,
et nous y trouvons des sujets de distraction que n'offrent pas les
quatre murs d'un cachot; nous n'avons pas chaque jour la visite d'un
geôlier ou défiant ou cruel ou seulement indifférent à nos peines; les
maux que l'on souffre par la seule volonté de Dieu n'ont jamais
l'amertume de ceux que nous croyons pouvoir attribuer à l'injustice des
hommes; enfin nous ne sommes pas seuls, mon enfant, et, si ta présence
dans ce chalet me donne des regrets que je ne veux pas te cacher, elle
me soutient, elle m'est nécessaire: il me paraît que tu n'es pas non
plus mal satisfait de ton compagnon; il n'y a pas jusqu'à Blanchette
qui ne soit un adoucissement à notre captivité, et ce n'est pas, je
t'assure, seulement pour son lait que je l'aime.

Ces derniers mots m'ont fait réfléchir, et j'ai proposé de rapprocher de
nous cette pauvre bête.

--Elle s'ennuie fort toute seule, ai-je dit, elle bêle souvent; cela lui
peut nuire, et à nous aussi par conséquent. Qui nous empêche de
l'établir ici dans un coin? La place est assez grande pour nous et pour
elle; elle nous sera bien obligée de l'honneur que nous lui ferons, et
peut-être en sera-t-elle meilleure nourrice.

La proposition a été bien accueillie, et sur-le-champ je me suis mis à
l'ouvrage; j'ai disposé dans l'angle de la cuisine, où il m'a paru que
cela nous gênerait le moins, une petite crèche que j'ai fixée au mur
avec quelques gros clous; j'ai augmenté la solidité de l'établissement
en plantant deux pieux, pour servir d'appui, et, sans attendre
davantage, j'ai amené Blanchette auprès de nous.

Qu'elle nous sait bon gré de ce changement! Elle est tout joyeuse et ne
cesse de nous remercier. Si cela devait durer, elle serait un peu
fatigante; mais, quand elle aura pris l'habitude de sa nouvelle
position, elle sera plus tranquille qu'auparavant. A cette heure même,
pendant que je confie ces détails au papier, elle est couchée sur sa
litière fraîche; elle rumine paisiblement, et me regarde d'un air si
satisfait, qu'elle semble deviner que j'écris son histoire. Rien ne lui
manque à présent, et il y a une personne heureuse dans le chalet.


    Le 2 Décembre.

Nous nous sommes oubliés après souper à faire des projets pour le moment
de notre sortie, et il est si tard, que je dois abréger mon journal. Il
serait toujours bien rempli et bien intéressant, si je savais répéter
tout ce que grand-papa me raconte; mais il veut que je fasse plutôt
l'histoire de notre vie que le récit de nos conversations. Aujourd'hui
je me contenterai d'écrire une fable, dont il a trouvé l'idée heureuse,
et qui lui a paru donner une leçon dont bien des gens devraient
profiter. En effet, il est bien commun, disait-il, de voir les hommes
accuser autrui des maux qu'ils se font eux-mêmes.


Le Laboureur.

    Perrin, courbé sur le sillon,
    Grondait ses bœufs et faisait rage,
    Et, les pressant de l'aiguillon,
    Disait: Ouvriers sans courage!...

    Le jour s'en va; voici le tard,
    Et de leur tâche ils ont en somme
    A grand'peine achevé le quart!
    Il faut demain qu'on les assomme.

    Dieu soit loué! dit le plus vieux;
    Aussi bien ce travail nous tue.
    Une mort prompte nous plaît mieux
    Que votre éternelle charrue.

    La méchante au pauvre animal
    Attire et menace et piqûre:
    Parlez-lui; je ferais gageure
    Que c'est elle ici qui va mal.

    Eh! bien, dit l'homme, allez charrue,
    Allez donc! n'entendez-vous pas?
    Devant, derrière, on s'évertue,
    Et vous ne pouvez faire un pas!

    On se plaint de moi! quelle injure!
    Répondit-elle en gémissant,
    Je vais de mon mieux, je vous jure:
    Voyez ce fer obéissant!

    Il est poli comme une glace,
    Et brûlait moins sous le marteau.
    Mais comment emporter morceau
    D'un sol si dur et si tenace?

    Ainsi, champ fatal, c'est donc toi
    Que devrait punir ma colère!
    Dit le rustre en frappant la terre.
    Songe un peu que je suis ton roi!

    Pourquoi ces barbares caprices?
    Toujours trempé de mes sueurs,
    Tu veux l'être encor de mes pleurs,
    Et mon sang ferait tes délices!

    A ces mots, du sein des guérets
    Une voix s'élève et lui crie:
    Mets donc un terme à ta furie,
    Ou je retire mes bienfaits.

    Insensé, tes bœufs, ta charrue,
    Ton champ, font très-bien leur devoir;
    Les défauts qu'en eux tu crois voir,
    C'est chez toi qu'ils frappent ma vue.

    Tu veux gronder? apprends d'abord,
    Apprends des experts du village
    A bien guider ton attelage,
    Et tais-toi, car toi seul as tort.


    Le 3 Décembre.

Aujourd'hui, j'ai été attiré sur le toit par l'éclat du soleil. Un temps
sec et froid a succédé aux longues neiges. Comme ce tapis blanc
m'éblouissait les yeux, et que la forêt m'a paru belle! J'osais à peine
dire à grand-papa tout le plaisir que j'avais eu; mais, à force d'y
songer, j'ai trouvé une chose qui m'a paru d'abord la plus simple du
monde, et je me reproche de ne m'en être pas avisé plus tôt. Il s'agit
de déblayer la neige devant la porte, et de faire un chemin à pente
douce, en rejetant la neige des deux côtés. J'ai déjà mis la main à
l'œuvre; mon grand-père pourra bientôt voir la chose qu'il regrette le
plus, un rayon de soleil! J'ai travaillé tout le jour; il y a plus
d'ouvrage que je ne croyais; mais j'aurais avancé bien davantage si l'on
me l'avait permis. Voilà mes habits qui sèchent devant le feu, et je me
suis enveloppé de la couverture, pour noter dans mon journal l'heureuse
entreprise d'aujourd'hui.


    Le 4 Décembre.

L'ouvrage avance; je l'ai continué tout le temps que grand-papa m'a
laissé faire. Il avait eu avant moi l'idée de ce travail, et je l'ai
grondé de m'en avoir fait un secret. Il craignait pour moi la fatigue et
l'humidité, et ne voulait pas employer à son usage les forces de son
petit-fils.


    Le 5 Décembre.

Nous pouvons sortir de chez nous: le chemin est fait; il est battu; j'ai
eu le plaisir de le faire parcourir à mon grand-père, en le soutenant
d'un côté, pendant qu'il s'appuyait de l'autre sur une barrière que j'ai
fixée par un bout à la maison, et par l'autre à un pieu enfoncé dans la
neige.

Nous sommes restés quelques moments au bout de notre avenue, qui n'est
pas longue; mais le jour était sombre, et nous nous sommes trouvés fort
tristes en voyant cette forêt noire, ce ciel nuageux et cette neige qui
nous environne d'un silence de mort. Un seul être vivant s'est montré à
nos regards: c'était un oiseau de proie, qui a passé loin de nous, en
poussant un cri rauque. Il gagnait la vallée, et volait dans la
direction de notre village.

--Chez les païens, a dit mon grand-père avec un triste sourire, on
aurait expliqué ce que signifiait cet oiseau, son vol et son cri; les
hommes superstitieux auraient vu dans sa rencontre des sujets de crainte
ou d'espérance. Suivrons-nous bientôt la route que cet oiseau paraît
nous tracer? Dieu le sait; mais il est trop bon et trop sage pour nous
révéler notre sort, et, s'il voulait le faire, il ne se servirait pas de
la brute pour prophétiser. Tiens, mon cher Louis, allons attendre
l'effet de sa volonté. Je te remercie de la peine que tu as prise pour
moi. Un autre jour j'en profiterai mieux.

Nous sommes rentrés, et, contre mon attente, nous avons été plus sérieux
qu'à l'ordinaire; malgré nos efforts, la conversation languissait. Ainsi
l'effet ne répond pas toujours à notre espérance. Le temps sombre ne
suffit pas pour expliquer notre chagrin; il vient, je crois, d'avoir pu
sortir de chez nous, de nous être figuré que nous étions libres, et de
nous être sentis prisonniers comme auparavant.


    Le 6 Décembre.

Une idée mène à l'autre. Cette fois mon grand-père a bien voulu parler
le premier; il savait que je profiterais autant que lui de sa
proposition. Il m'a engagé à enlever la neige devant la fenêtre. Il
faudra plus de temps, parce que l'amas en est plus considérable dans cet
endroit; d'ailleurs, pour atteindre notre but et nous donner du jour, il
faut que la pente soit moins rapide de part et d'autre. J'ai commencé la
besogne, et je n'ai pas souffert que mon grand-père s'en mêlât. Il n'a
pas insisté, sachant combien sa santé m'est précieuse.

--Je ne veux pas, a-t-il dit, t'exposer au moindre embarras pour me
donner quelque distraction.


    Le 7 Décembre.

Nous sommes moins avancés qu'hier; la neige recommence, et le vent est
si froid que je n'ai pas eu la permission de travailler dehors. J'ai
seulement enlevé, ce soir, la neige nouvellement tombée devant la porte.
Il faudra maintenir mon ouvrage; tout établissement a besoin
d'entretien; mais je ne manquerai pas de persévérance.

C'est par là que je suis arrivé à pouvoir traire la chèvre avec assez de
succès pour que grand-papa ne craigne plus de m'en laisser le soin; et
pourtant notre vie repose sur celle de Blanchette, qui, fort
heureusement, se porte à merveille. Depuis qu'elle ne s'ennuie plus,
elle donne plus de lait.


    Le 8 Décembre.

Le temps était plus doux aujourd'hui, et j'ai repris mon ouvrage; mais
il m'est arrivé un accident, dont je n'ai fait d'abord que rire, et qui
pouvait cependant avoir des suites fâcheuses. J'avais déjà enlevé
beaucoup de neige, et je croyais approcher de la fin de mon travail,
lorsque le monceau que j'avais rejeté au-dessus de ma tête s'est éboulé
sur moi, et m'a couvert tout entier. Mon grand-père, qui venait de
rentrer dans le chalet, ne pouvait se douter de rien, parce qu'il
m'avait donné les directions nécessaires pour me préserver de cet
accident; je les avais négligées, et je ne l'ai pas appelé d'abord, de
peur de l'effrayer; j'espérais me tirer d'affaire moi-même. Je suis, en
effet, parvenu à dégager ma tête, mais c'est tout ce que j'ai pu faire
sans secours. Après m'être longtemps agité inutilement, parce que la
neige n'offrait pas à mes pieds une base dure et solide, j'ai été forcé
d'appeler mon grand-père à mon aide.

Il est venu tout alarmé, et s'est traîné péniblement jusqu'à la place où
j'étais presque enseveli. Quand un de mes bras s'est trouvé libre par
son secours, j'ai été bientôt dégagé, mais j'aurai de la peine à obtenir
qu'il me laisse continuer ce travail, dont mon étourderie aura seule
empêché le succès.


    Le 9 Décembre.

Seigneur, ayez pitié de nous! Nous venons de passer la plus terrible
journée de notre captivité. Je ne savais pas encore ce que c'est qu'un
ouragan dans les montagnes. A présent même, puis-je dire ce qui s'est
passé au dehors? Nous avons entendu des mugissements effroyables; quand
nous avons essayé d'entr'ouvrir la porte, nous avons vu des tourbillons
de neige si rapides, et le vent s'est engouffré avec tant de fureur dans
le chalet, que nous avons eu la plus grande peine à pousser le verrou.
Nous avons aussi dû baisser la trappe, et d'ailleurs, il n'était pas
possible de faire du feu, parce que toute la fumée était rejetée au
dedans.

Nous sommes restés ainsi longtemps dans les ténèbres, après avoir trait
Blanchette, et déjeuné de son lait sans le faire bouillir; seulement,
avant d'éteindre la lampe, nous avons lu quelques pages de
l'_Imitation_; ensuite mon grand-père a soutenu mon courage par sa
sérénité; ses paroles graves et pieuses se mêlaient, dans l'obscurité,
au bruit de la tourmente. Au moment où l'on eût dit que la malédiction
de Dieu pesait sur nous, il me parlait de sa miséricorde.

--Cette même puissance, me disait-il, qui se montre aujourd'hui si
terrible, apparaîtra bientôt pleine de douceur et d'amour; elle nous
semble menacer à présent la nature d'une entière destruction, et nous
croyons retomber dans le chaos, où se trouvait la matière avant les six
jours de Moïse: aveugles que nous sommes! ces tempêtes ne sont que les
préparatifs d'une création nouvelle. Tu reverras, mon enfant, nos
plaines reverdies, nos moissons dorées; tes regards se promèneront
encore sur les vergers fleuris et dans l'espace du ciel, tout brillant
de lumière. Ce changement merveilleux te fera-t-il reconnaître la
toute-puissance de l'Éternel? Sauras-tu l'aimer en ce temps-là comme tu
le crains aujourd'hui? Après avoir vu par quels efforts épouvantables la
nature amasse sur les montagnes le trésor des eaux fécondes qu'elle
laisse écouler ensuite dans nos vallées; après avoir compris en ce point
les vues de la Providence, sauras-tu soumettre ta faible intelligence à
son infinie sagesse? Comprendras-tu qu'il est aussi prudent que
respectueux et doux de se reposer sur elle? Si tel est le fruit de nos
souffrances, l'affreuse journée que nous passons doit être comptée parmi
les plus heureuses de ta vie.

C'est par de telles exhortations que mon grand-père occupait ma pensée
et soutenait mon courage. Nous étions assis sur notre lit, et nous
avions étalé sur nous une gerbe de paille. Mon grand-père, s'étant
aperçu que j'étais saisi d'un accès de pleurs, a passé un de ses bras
autour de mon cou, et joignant les mains sur ma poitrine, il m'a tenu
longtemps embrassé sans rien dire. Enfin il s'est aperçu que j'étais
plus calme, et que je n'avais pas attendu pour me remettre que la
tempête fût apaisée; au contraire, elle était encore dans toute sa
force.

--Eh bien, m'a-t-il dit, me laisseras-tu parler seul? N'as-tu rien à me
répondre? ou n'as-tu pas assez de présence d'esprit pour exprimer ce que
tu sens?

--Ne me croyez pas si peu raisonnable, ai-je répondu. Mon émotion et mes
pleurs ne sont pas d'un cœur faible et lâche, et si peu digne du vôtre.

--S'il en est ainsi, mon enfant, a-t-il ajouté, en frappant sur la
paille dont nous étions couverts, tu pourras me réciter un de vos
chants d'école. Les moissons n'y sont pas oubliées sans doute, et ce
chaume qui nous préserve du froid, après que son grain nous a nourris,
me rappelle nos belles moissons de cette année.

--Vous me rappelez à moi-même, ai-je dit, celle de nos chansons que
j'aimais le mieux; la voici:


Le Chant des Moissonneurs.

    Debout, debout pour les moissons,
    Jeunes filles, jeunes garçons!
    De l'alouette au gai ramage
    Entendez-vous le chant d'amour?
    Nous troublerons son doux ménage,
    Pour ses petits quel mauvais jour!

    L'aube sourit dans le lointain:
    Quel beau pays! quel beau matin!
    Le batelier fuit le rivage,
    Et le berger sort du bercail;
    Le vieux clocher pour le village
    A sonné l'heure du travail.

    Ah! ce travail, c'est le bonheur;
    C'était l'espoir du moissonneur.
    Sous le marteau la faux résonne;
    La troupe aux champs a pris l'essor,
    Et sous ses mains, riche couronne,
    Je vois tomber les épis d'or!

    Pour assembler leurs flots épars
    Venez, venez, femmes, vieillards!
    A nous, amis, des gerbes mûres,
    A nous de serrer les liens:
    Ouvrez vos flancs, larges voitures;
    Suffirez-vous à tant de biens?

    C'est le ciel qui les a donnés.
    Enfants, de bluets couronnés,
    Assis sur la paille dorée,
    Chantez-lui vos douces chansons;
    Au village faites entrée:
    Louange au Père des moissons!

Au milieu de ma récitation, est survenu un coup de vent plus fort que
tous les autres, et nous avons entendu la porte craquer si fort que nous
avons tressailli tous deux; cependant j'ai achevé mes couplets, et mon
grand-père, après m'avoir rassuré par quelques paroles, a gardé un
moment le silence, puis il m'a dit:

--Nous n'avons pas de feu aujourd'hui; nous pouvons bien, par
compensation, nous éclairer un peu plus longtemps; d'ailleurs, il sera
bon de voir ce qui a pu ébranler la porte, et, s'il est arrivé quelque
accident, de le réparer aussi bien que possible.

Nous nous sommes donc levés, et, après avoir allumé la lampe, nous avons
reconnu, en essayant d'entr'ouvrir la porte, qu'une masse de neige
était retombée sur elle, en sorte que nous sommes enfermés comme
auparavant. Il y avait peut-être de quoi m'affliger beaucoup, mais j'ai
su me soumettre sans murmure à cette nouvelle contrariété.

--Considère, a dit grand-papa, que, si la tourmente nous avait surpris
avant que le chalet eût été enfoui dans la neige, il n'aurait peut-être
pas résisté. Acceptons avec une respectueuse résignation un état de
choses auquel nous devons aujourd'hui d'être échappés au plus grand
danger.

La tempête dure encore au moment où j'écris. Nous avons imaginé de faire
bouillir notre lait à la flamme des pommes de pin. Ce feu produit peu de
fumée et répand une odeur de résine qui me plaît. Nous nous sommes un
peu réchauffés. Nous venons de lire quelques pages de notre bon
conseiller, et nous trouverons, s'il plaît à Dieu, un peu de repos sur
notre paille.


    Le 10 Décembre.

Nous avons moins entendu le vent aujourd'hui; nous ne savons trop quel
temps il fait; nous croyons cependant que la neige continue de tomber
abondamment; du moins la trappe en est chargée, et je n'ai pu l'ouvrir,
quelques efforts que j'aie faits pour cela. Nous sommes réduits à ne
brûler que des pommes de pin, sous peine de nous enfumer. J'ai imaginé,
pour éclaircir un peu nos ténèbres, de fendre quelques bûches de sapin
en lattes minces auxquelles je mets le feu par un bout; cela brûle de
soi-même quelques moments; mais que je regrette ma fenêtre! Elle est
aussi obstruée qu'auparavant. Décidément, quand le temps le permettra,
je ferai une nouvelle tentative, pour nous donner un peu de lumière et
de liberté.


    Le 11 Décembre.

Le froid est beaucoup plus vif. Quoique nous soyons ensevelis sous la
neige, ce qui empêche peut-être que nous entendions l'orage, nous nous
sentons glacés jusqu'aux os, en sorte que, pour ne pas souffrir de ce
côté, nous nous mettons dans un nuage de fumée. Malheureusement,
Blanchette paraît le souffrir avec moins de patience que nous, et
pourtant il ne peut être question de la remettre à l'étable, où elle
aurait froid, et où l'ennui la reprendrait certainement.

Mon grand-père assure que, pour se faire sentir à ce point dans notre
maison, qui est si bien close, la gelée doit être des plus fortes. Il
suppose que le vent a tourné au nord.


    Le 13 Décembre.

Nous avons eu hier une terrible frayeur; aujourd'hui même je suis à
peine assez tranquille pour écrire ce qui s'est passé. Hélas! nous ne
sommes pas assurés d'avoir échappé à tout danger.

J'étais occupé à traire la chèvre, pendant que mon grand-père allumait
le feu: tout à coup elle a dressé les oreilles, comme frappée d'un bruit
extraordinaire, puis elle s'est mise à trembler de tous ses membres.

J'en ai fait l'observation à haute voix, et, lui adressant la parole:

--Qu'as-tu donc, ma pauvre Blanchette? disais-je en la caressant; mais
aussitôt nous avons entendu des hurlements affreux comme sur nos têtes.

--Des loups! me suis-je écrié.

--Tais-toi, mon enfant, caresse Blanchette, a dit grand-papa, et il
s'en est approché lui-même pour lui donner un peu de sel. Elle
continuait de trembler, et les hurlements ne cessaient pas de se faire
entendre.

--Eh bien, Louis, que serions-nous devenus, si tu avais ouvert un
passage jusqu'à la fenêtre? m'a-t-il dit à voix basse. Qui sait même si
la cheminée n'eût pas été une entrée praticable pour ces bêtes affamées?

--Eh! sommes-nous en sûreté, même dans l'état où nous voilà?

--Je l'espère, mais parlons bas, et ne cesse pas de caresser Blanchette;
ses bêlements pourraient nous trahir!

On aurait dit qu'elle s'en doutait, car elle ne faisait pas le moindre
bruit. Grand-papa est venu s'asseoir auprès de moi; je tenais la chèvre
embrassée; il avait la main posée sur mon épaule, et j'avais besoin de
considérer sa figure calme et sereine, pour ne pas mourir de frayeur.

Tout ce que j'avais éprouvé jusqu'alors ne se peut comparer à l'angoisse
où j'ai été hier, pendant presque toute la journée. Nous l'avons passée
auprès de Blanchette, et, à plusieurs reprises, nous avons entendu les
hurlements des loups. Il y eut un moment où cela devint si fort, que je
crus notre dernière heure arrivée.

--Ils creusent la neige, disais-je en serrant grand-papa dans mes bras;
ils vont nous dévorer.

--Je ne veux pas t'abuser, mon enfant, notre situation est pénible, mais
je ne la crois nullement dangereuse. Ces loups peuvent parcourir la
montagne, parce que la neige s'est durcie à la surface; mais ils ne
resteront pas longtemps sur les hauteurs. Dans cette saison, ils se
rapprochent de la plaine et des villages. Peut-être ont-ils apporté
jusqu'ici le corps de quelque animal: c'est en le dévorant qu'ils se
querellent, et font ce vacarme dont nous sommes étourdis. Quand ils
parviendraient à découvrir que nous sommes ici, ils ne pourraient percer
la toiture et les lambris; ils ne devineraient pas où se trouve la
fenêtre; ils ne sauraient pas lever la trappe: ils pourraient tout au
plus nous fatiguer de leurs cris. Reconnaissons encore ici, mon cher
enfant, la bonté de la Providence: l'orage qu'elle nous a fait essuyer
nous a préservé; il a réparé, en détruisant les travaux, le tort que
notre imprudence nous avait fait; il nous a refusé la lumière, dont tu
voulais nous faire jouir, mais il nous sauvera la vie. Quel bonheur que
ces loups ne soient pas survenus pendant que tu travaillais dehors! Nous
serons mieux sur nos gardes à l'avenir.

--Ainsi donc, ai-je dit tristement, notre captivité est toujours plus
dure! L'hiver ne fait que commencer; le froid peut devenir encore plus
rigoureux; jamais nous ne sortirons d'ici!

Voilà les discours que nous avons tenus hier toute la journée. Jusqu'au
soir nous avons entendu ces loups féroces. Enfin nous nous sommes
couchés, mais je n'ai guère dormi, quoique les cris eussent complétement
cessé.

Aujourd'hui il m'a semblé les entendre plus d'une fois; mon grand-père
assure que je me trompe. Il est vrai que Blanchette ne tremble plus;
elle mange, elle rumine, elle dort comme à l'ordinaire, et nous croyons,
puisqu'elle est tranquille, que nous pouvons l'être aussi.


    Le 14 Décembre.

Depuis qu'un nouveau danger nous menace, auquel je n'avais pas pensé
jusqu'alors, je me sens triste et abattu. Ce n'est pas seulement
l'affreuse idée d'être déchiré par des loups qui me poursuit, c'est la
pensée que je ne pourrai plus, comme auparavant, sortir quelques moments
de ma prison, et respirer le grand air; c'est aussi l'obligation de
renoncer à dégager la porte et la fenêtre, ce qui aurait rendu notre
situation plus supportable.

Avant ce nouvel accident, je me faisais une image presque riante de
l'avenir. J'allais rendre à grand-papa la vue du soleil; nous
jouissions, auprès de la fenêtre, d'un peu de clarté; nous étions
distraits quelquefois par les objets du dehors; j'attendais, il me
semble, sans trop d'impatience, la fonte des neiges et le moment de
suivre les ruisseaux dans la plaine.

A présent quelle différence! Nous ne savons plus ce qui se passe hors du
chalet; il est devenu incommode par le séjour de la fumée; il faudrait,
pour nous délivrer de cette gêne, nous résoudre à n'être plus en sûreté.
Dieu veuille que l'inquiétude croissante et la réclusion continuelle ne
nous rendent malades ni l'un ni l'autre.

Mon grand-père voit mon découragement et le condamne; il me rappelle les
sentiments que j'ai exprimés pendant ces derniers jours; il me trouve si
différent de moi-même qu'il ne me reconnaît pas. Je suis bien de son
avis, et, je l'avoue, si je vais me coucher fort affligé de mon sort, je
suis encore plus mécontent de moi.


    Le 15 Décembre.

C'est aujourd'hui dimanche. Que font nos amis et nos voisins pendant
cette veillée, que nous passons si tristement? Pensent-ils à nous? Oui,
sans doute, si mon pauvre père est au milieu d'eux; mais s'il a
succombé, en voulant nous secourir peut-être, déjà les autres nous
oublient; nous sommes morts pour le monde. On goûte au village le repos
de l'hiver; on consomme gaiement les fruits de l'année; on se visite; on
passe la soirée autour d'un feu brillant ou d'un poêle bien chaud. Je
n'avais jamais senti, jusqu'à présent, combien les autres hommes sont
nécessaires à notre bonheur. On partage les travaux, et ils sont moins
pénibles; on partage les plaisirs, et ils doublent de prix.

Ah! si le Tout-Puissant me ramène un jour du milieu de mes frères, que
je jouirai vivement de leur présence! Quel plaisir d'entendre le bruit
et de voir le mouvement de la société villageoise! Quel bonheur de se
sentir entouré de voisins qui nous aiment et qui nous protègent! Quelle
douceur de se rendre des services mutuels! Mais nos amis doivent savoir
combien nous souffrons ici: peuvent-ils bien nous laisser dans cet
affreux abandon?

--Ne reste pas ce soir, me dit grand-papa, sur une idée si pénible;
c'est mal finir le jour consacré au Seigneur. Si les hommes nous
oublient, pardonnons-leur, afin d'être aussi pardonnés de Celui que nous
oublions trop souvent. Tu regrettes la société de tes semblables: celle
de ton Père céleste devrait suffire pour te donner la joie et la paix.

J'ai répondu:

--Vous m'aiderez, mon vénérable ami, à retrouver les sentiments pieux
qui m'animaient avant que je me visse exposé à une mort plus cruelle.
Donnez-moi, mon Dieu, la vertu de vos saints martyrs, qui surent
affronter en vous bénissant les plus affreux supplices! S'il faut vous
faire ici le sacrifice de ma vie, quelles qu'en soient la forme et les
douleurs, donnez-moi leur courage pour l'accomplir! Des enfants même ont
su vous glorifier au milieu des tourments.


    Le 16 Décembre.

Du lait de chèvre, quelques morceaux de pain sec et dur, des pommes de
terre cuites à l'eau, et mangées avec un peu de sel, voilà de quoi se
compose notre ordinaire. Encore sommes-nous obligés de ménager beaucoup
nos pommes de terre: la provision en est petite. Quelquefois, pour en
varier le goût, nous les cuisons sous la cendre. C'est ainsi que je les
aime le mieux.

Jusqu'à présent grand-papa n'avait pas voulu toucher à la poudre de
café; mais il s'y est enfin décidé, afin d'essayer de se remettre un peu
en appétit. Nos dernières inquiétudes l'avaient un peu indisposé. Ce
petit régal, qu'il a bien voulu s'accorder à ma prière, lui a fait du
bien. Il voulait que j'en prisse ma part, mais je m'y suis absolument
refusé. Nous réservons cela pour les cas de nécessité, et je n'en ai
pas du tout besoin.

Le laitage peut sans doute suffire à l'homme pour sa nourriture; les
bergers des Alpes en vivent une grande partie de l'année, et les peuples
qui se nourrissent de pain et de viande, et qui boivent du vin, ne sont
pas toujours aussi vigoureux; mais dans nos villages on est accoutumé à
plus de variété; d'ailleurs les habitudes d'un vieillard sont plus
difficiles à changer, et il me fâche beaucoup de voir grand-papa réduit
au lait de Blanchette.

Pour lui, il ne veut pas que je le plaigne, et, comme je lui disais ce
soir combien je souffrais de ses privations, dont ma désobéissance a été
la première cause, il m'a interrompu:

--Tu peux me dire des choses plus agréables, mon enfant. Récite-moi,
pour finir la journée, une de ces petites pièces de vers qui se sont
fixées dans ta mémoire.

En jetant les yeux sur Blanchette, qui semblait disposée à m'écouter
aussi, je me suis rappelé une fable où il est question des personnes de
son espèce. La voici:


Les Chèvres sauvages.

    Un chevrier, dans la froide saison,
    Ouvrit sa porte à des chèvres sauvages.
    On ne trouvait plus d'herbe aux pâturages;
    Le mieux était d'accepter sa maison.
    Pour les fixer dans ses foyers rustiques,
    Durant l'hiver il les traita si bien,
    Tant festoya ses hôtes faméliques,
    Pleurant la vie aux chèvres domestiques,
    Qu'elles séchaient, qu'elles venaient à rien.
    Bref, sans daigner jeter les yeux sur elles,
    Près de leur crèche il passait à la fin,
    Tout occupé de ses chèvres nouvelles;
    Si bien qu'un jour il trouva mort de faim
    Son vieux troupeau, ses nourrices fidèles.
    Bientôt revint le temps où tout berger
    Ouvre sa porte et se met en campagne:
    Le nôtre aussi crut pouvoir déloger;
    Mais le troupeau connaissait la montagne:
    Tout disparut, tout s'enfuit sans retour.
    Aux vieux amis préférez ceux d'un jour,
    Et vous saurez bientôt ce qu'on y gagne!

Un bêlement de Blanchette, au moment où je finissais, nous a paru si
plaisant à tous deux, que nous en avons ri de tout notre cœur. C'était
notre premier mouvement de gaieté bien prononcée, depuis notre
emprisonnement.

--Ne crains rien, ma belle, lui dit grand-papa en la caressant. Quand
même nous n'aurons plus besoin de toi, tu seras toujours chez nous la
chèvre favorite, et je te promets que tu mourras de vieillesse.


    Le 17 Décembre.

--Le temps s'écoule, l'hiver approche, disait aujourd'hui grand-papa.

--Comment, l'hiver approche? me suis-je écrié. Eh! n'est-il pas venu?

--Pas encore, selon l'almanach. L'hiver commence seulement le 24
décembre; jusque-là nous sommes en automne.

--En effet, je me souviens que le maître d'école expliquait ainsi la
division de l'année. Dirait-on que nous sommes encore dans la saison des
fruits?

--Mon enfant, même dans la vallée, les récoltes sont faites depuis
longtemps, tu le sais, et, sur les montagnes, l'hiver commence plus tôt.

--Et finit plus tard, ai-je dit tristement.

--Oui, mais il peut se radoucir assez pour que nous soyons délivrés
avant le retour du printemps. Qu'un vent chaud du midi vienne à souffler
pendant quelques jours, et ces neiges seront fondues plus vite qu'elles
ne sont tombées.

--A quoi tient notre vie!

--Cela t'étonne! Dès la première heure de ta naissance, tu as été dans
cette position dépendante. Nous vivons entourés de dangers, que le plus
souvent nous ne remarquons pas; et ce que les circonstances où nous
sommes actuellement y peuvent ajouter est peu de chose. Accoutume-toi,
mon fils, à cette pensée que, d'un moment à l'autre, un accident
imprévu, et souvent le plus léger en apparence, peut mettre fin à ta
vie. Ainsi tu conserveras la prudence dans la position qui te semblera
la plus sûre, et la fermeté au milieu des périls les plus menaçants.

A cette exhortation de mon grand-père, j'ai répondu, comme cela m'était
arrivé plusieurs fois, en ouvrant l'_Imitation de Jésus-Christ_, pour
lui citer un endroit en rapport avec ce qu'il m'avait dit.

"Quand vous êtes au matin, ainsi s'exprime le livre, pensez que vous
n'irez peut-être pas jusqu'au soir, et, quand vous êtes au soir, ne vous
flattez pas de voir le matin. Soyez donc toujours prêts; de telle sorte
que la mort ne puisse pas vous prendre au dépourvu. Plusieurs meurent
d'une mort subite et imprévue. Car _le Fils de l'homme viendra à
l'heure qu'on n'y pense pas_."

--J'aime à voir, m'a dit grand-papa, combien ce livre te devient
familier. Si tu continues, il sera bientôt pour toi un véritable ami; il
répondra souvent à tes pensées; dans les occasions difficiles il sera
ton fidèle conseiller: il appuiera tes propres réflexions de son
autorité respectable, et, comme tu le trouveras assez souvent d'accord
avec toi, il te donnera le degré de confiance en tes forces que tu dois
raisonnablement souhaiter. Voilà, mon enfant, l'usage qu'on peut faire
d'un bon livre, et, je te l'assure, bien des gens possèdent de grandes
bibliothèques, qui ne savent pas en profiter sagement, parce qu'ils ne
cherchent dans la lecture qu'un amusement de l'esprit, et nullement une
aide à l'expérience journalière. Ils vivent pour lire, au lieu de lire
pour vivre. Tâche de ne pas les imiter.


    Le 18 Décembre.

Mon grand-père n'a presque pas mangé de toute la journée; il a encore
essayé de mêler un peu de café avec son lait, et il en a bu quelques
gorgées; il a consenti, sur mes instantes prières, à y tremper un peu
de pain; il a fait des efforts, qu'il n'a pu me cacher, pour paraître,
comme d'habitude, tranquille et serein: j'en étais bien touché, mais
cela n'a pas fait cesser mon inquiétude. S'il allait tomber malade,
quand notre position devient chaque jour plus difficile et plus triste,
mon Dieu, que nous aurions besoin de votre secours! Je l'implore ici de
tout mon cœur, en me résignant à tout ce qu'il vous plaira de
commander!


    Le 19 Décembre.

Pourquoi me plaindre des difficultés qui m'entourent, puisque chacune
est un aiguillon pour mon esprit et pour mon courage? La fumée nous
faisait tellement souffrir que nous désirions vivement de rouvrir la
trappe, s'il était possible, en déblayant la neige qui la couvre; d'un
autre côté, nous étions retenus par la crainte des loups. Eh bien, j'ai
trouvé aujourd'hui moyen d'arranger tout cela; nous pourrons faire du
feu, nous en avons fait, sans être incommodés de la fumée, et sans nous
exposer aux attaques de nos redoutables ennemis.

Mon grand-père se plaignait d'engourdissement, et je l'attribuais à la
privation de feu; car il ne fallait guère compter ce que nous en
donnaient les pommes de pin, quand nous étions obligés de nous en tenir
à ce faible secours; j'avais remarqué dans un coin de l'étable, où nous
tenons notre petite provision de pommes de terre, un tuyau de fer tout
rouillé; je savais qu'il avait servi, l'année précédente, où l'on avait
chauffé quelque temps le chalet, au moyen d'un petit poêle, qui n'existe
plus maintenant.

--Si nous pouvions, ai-je dit, fixer ce tuyau sur la trappe, en y
faisant une ouverture convenable!

--L'idée est heureuse, répondit grand-papa, mais l'exécution présente
bien des difficultés. Comment faire cette ouverture? Comment t'établir
là-haut pour ce travail? Cela n'est pas sans danger, et je ne souffrirai
pas que tu t'exposes à un grave accident, pour m'épargner quelque
incommodité.

J'ai gardé le silence, et je me suis mis à rêver. Je savais bien qu'il
me serait inutile d'insister, aussi longtemps que je n'aurais pas trouvé
les moyens de rassurer complétement mon grand-père.

J'ai vu d'abord que ce n'était pas une chose très-difficile de percer
le trou. La planche n'est pas fort épaisse, et l'un de nos couteaux est
armé d'une assez bonne scie. Quelques jours auparavant, j'avais trouvé
au fond du tiroir de la table une vrille, bien émoussée, il est vrai,
mais avec laquelle on parviendrait cependant à percer une planche de
sapin. Un premier trou pratiqué, je pouvais faire agir la scie, en
l'introduisant par cette ouverture, et enlever un morceau de bois rond,
mesuré sur le tuyau de fer.

Mais comment me placer assez solidement pour exécuter cet ouvrage?
J'avais une corde neuve et forte; je l'ai fixée solidement à la partie
supérieure de la perche, en laissant un peu plus bas comme deux étriers,
où je pouvais engager mes pieds, une fois que je serais arrivé en haut.
J'ai pris d'ailleurs, comme secours, un autre bout de la corde, pour le
fixer à l'anneau de la trappe et me l'attacher autour des reins.

Après avoir expliqué à grand-papa comment j'allais m'y prendre, j'ai
obtenu qu'il me laissât faire, et j'ai si bien pris mes mesures que, du
premier coup, le tuyau a passé par l'ouverture, où je l'ai fixé au moyen
de quelques clous, enfoncés dans un rebord, que j'avais percé de place
en place auparavant.

Je suis redescendu tout joyeux; j'ai enlevé du foyer la neige que le
tuyau avait tranchée en s'élevant, et j'ai eu le plaisir de voir monter
sans peine la fumée d'un feu pétillant, que mes mains venaient
d'allumer.

Voilà l'emploi de toute ma journée; mais il faut considérer que les
outils n'étaient pas des meilleurs, que la place était incommode, et,
surtout, l'ouvrier inexpérimenté. Je ne mérite pas cependant tout ce que
mon grand-père veut bien me dire pour me récompenser de ma peine. Je
suis trop payé par le plaisir de le voir, les pieds sur les chenets, se
réjouir à la clarté du feu, et se réchauffer avant de se mettre au lit.

Après avoir entendu la lecture de ce qui précède, grand-papa exige que
j'écrive encore ce qu'il va me dicter. C'est lui qui parle:

--J'ignore ce que l'avenir me garde, mais je veux, s'il est possible,
que l'on ne puisse pas ignorer un seul des motifs que j'ai de bénir Dieu
dans cette prison, si triste en apparence. Mon petit-fils s'exprime
toujours avec la réserve qui lui convient, quand il parle de ce qu'il a
fait, et je me garderai bien de blesser son humilité par mes éloges. "La
louange des hommes ne nous rend pas plus saint," dit le sage dont nous
méditons chaque jour les leçons avec un nouveau plaisir; "vous êtes ce
que vous êtes, et ce que les hommes peuvent dire de vous ne vous rendra
pas plus grand aux yeux de l'Éternel." Mais, si la conduite de mon
petit-fils me remplit de joie, je peux bien me permettre de le lui
témoigner, surtout si je rapporte à Dieu la gloire de ce que je vois
faire à cet enfant pour son aïeul. Oui, mon fils, à Dieu seul la gloire!
C'est lui que tu as d'abord en vue dans l'accomplissement de tes
devoirs. Aujourd'hui, par exemple, tout le temps que tu as consacré à ce
travail difficile, qui devait m'être si profitable, a été sans doute
pour toi un temps de prière. Tandis que tes mains agissaient de toutes
leurs forces, ton jeune cœur s'élevait à Dieu avec l'ardeur de ton âge;
tu lui demandais que le succès répondît à nos désirs. Heureux emploi de
la vie! Voilà comme il faut toujours travailler. Citons encore notre
sage:

"Les occupations extérieures tirent souvent l'âme au-dehors, et
l'empêchent de se recueillir et de se tenir présente à Dieu; mais quand
on ne fait que se prêter à des emplois extérieurs, pour se livrer, en
les remplissant, à la volonté de Dieu qui nous y applique, alors on n'y
est point dissipé, et l'on n'y fait en divers emplois qu'une chose, qui
est de chercher à contenter Dieu."

--Faites, Seigneur, a dit enfin mon grand-père, que le vieillard ait
lui-même la sagesse qu'il souhaite à l'enfant! Si vous vous êtes servi
de moi pour appeler à vous mon petit-fils, continuez, je vous en prie, à
vous servir de lui pour mon propre salut! Ainsi soit bénie mon épreuve,
et bénie la captivité à laquelle vous me condamnez avec lui! Je ne
refuse rien, Seigneur; j'accepte toutes les souffrances, si elles
peuvent servir à nous approcher de vous.


    Le 20 Décembre.

--Je ne voudrais pas, a dit mon grand-père, t'effrayer mal à propos;
cependant nous ferons bien de prendre des précautions pour le cas, peu
probable, où les loups reviendraient, et découvriraient le chemin de
notre unique fenêtre. Je vois cette ouverture mal fermée: le châssis en
est faible et vieux; il ne résisterait pas aux efforts de l'ennemi:
occupons-nous à fortifier sur ce point notre citadelle.

Nous y avons travaillé avec succès. Le grès qui forme l'encadrement est
assez tendre: nous avons pratiqué deux trous en haut et deux en bas, à
l'aide d'un fer pointu, qui nous a tenu lieu de ciseau; nous avons fixé
dans ces trous deux barreaux de chêne, enlevés à nos crèches inutiles.
Pour plus de sûreté, nous avons placé en dehors, contre les barreaux,
quelques planches ajustées, aussi bien qu'il nous a été possible, dans
deux rainures, ouvertes de chaque côté. Maintenant nous ne craignons pas
plus une invasion par la fenêtre que par la porte.

Pour celle-ci, nous la tenons constamment fermée au loque et au verrou.
Nous ne l'ouvrons que rarement et avec précaution, quand nous voulons
faire provision de neige; car nous n'employons pour les besoins de notre
ménage que de la neige fondue, et nous n'avons pas remarqué jusqu'à
présent qu'elle soit moins saine que l'eau ordinaire.


    Le 21 Décembre.

Nous ménageons l'huile, et cette économie a failli nous coûter une
grande jarre de terre cuite où nous tenons l'eau potable. Mais ici
encore le bien est sorti du mal, comme on va le voir. La jarre était
placée dans un coin: en cherchant dans l'obscurité je ne sais plus quel
objet, je l'ai heurtée et renversée. Heureusement le sol du chalet n'est
que de terre battue; la jarre ne s'est pas brisée.

--Prévenons un nouvel accident, a dit mon grand-père. Creuse dans ce
coin une petite fosse, où la jarre, dont la base n'est pas assez large
pour sa hauteur, sera logée et mieux en sûreté.

J'avais allumé la lampe, pour faire ce travail, et je m'étais armé d'une
pioche; au moment où j'allais porter le premier coup: "Arrête!" m'a dit
vivement grand-papa, comme saisi d'une pensée soudaine. Puis il s'est
approché; il m'a pris l'outil des mains, et s'est mis à creuser lui-même
le sol, mais à petits coups et avec beaucoup de précaution. Je lui ai
demandé ce qu'il cherchait, car je voyais bien, à la manière dont il
travaillait, qu'il avait beaucoup plus de crainte de briser quelque
chose de caché en terre que d'avancer l'ouvrage dont il m'avait chargé
d'abord.

--Je ne me trompais pas, mon cher ami, m'a-t-il dit bientôt, en
découvrant une bouteille. Au moment où je t'ai vu lever le bras, je me
suis tout à coup rappelé que j'avais déposé dans cet endroit, il y a
quelques années, quatre ou cinq bouteilles de vin, qui restaient de
notre provision d'été. Depuis, je les avais oubliées. Pose celle-ci sur
la table; il ne nous reste plus qu'à chercher les autres. Elles ne sont
pas en grand nombre, je le sais positivement: cependant, mon cher Louis,
je regarde cette trouvaille comme très-heureuse. Tiens, voici la seconde
et la troisième...

Bref, nous les avons retrouvées au nombre de cinq, et j'ai pressé
grand-papa d'en goûter sur-le-champ. Que j'ai eu de plaisir à lui verser
un demi verre de ce vin vieux! La nourriture à laquelle il est réduit
depuis un mois lui rend ce cordial bien nécessaire; mais il n'a pas
voulu en prendre davantage, estimant que cette boisson était un remède à
ménager. Je me suis fondé là-dessus pour en refuser ma part, n'ayant
besoin de me guérir de quoi que ce soit.

--Mouilles-en du moins tes lèvres en l'honneur de ce jour, a dit mon
grand-père; c'est le dernier de la saison des vendanges, ou, si tu veux,
c'est le premier de l'hiver. Le soleil va revenir sur ses pas et se
rapprocher de nous; les jours grandiront, d'abord peu sensiblement, il
est vrai, mais c'est comme le retour de l'espérance: il faut le saluer
d'un cœur joyeux.

J'ai fait ce qui m'était demandé; puis j'ai mis à part, et couché avec
un grand soin, cette provision inattendue, dont j'espère un heureux
effet sur la santé de mon vieil ami.

Ce petit incident a ranimé notre courage; nous avons causé longtemps;
grand-papa m'a donné une leçon d'astronomie, et je crois avoir bien
compris maintenant comment la terre se meut autour du soleil, comment se
forment la nuit et le jour, l'hiver et l'été, le printemps et
l'automne... A propos de la forme de notre terre, qui est un globe,
quoiqu'il n'y paraisse pas, je lui ai récité une des pièces de vers que
j'avais apprises à l'école.


Le Père et l'Enfant.

    L'ENFANT.

    Père, apprenez-moi, je tous prie,
    Ce qu'on trouve après le coteau
    Qui borne à mes yeux la prairie?

    LE PÈRE.

    On trouve un espace nouveau,
    Comme ici, des bois, des campagnes,
    Des hameaux, enfin des montagnes.

    L'ENFANT.

    Et plus loin?

    LE PÈRE.

                D'autres monts encore.

    L'ENFANT.

    Après ces monts?

    LE PÈRE.

                      La mer immense.

    L'ENFANT.

    Après la mer?

    LE PÈRE.

                  Un autre bord.

    L'ENFANT.

    Et puis?

    LE PÈRE.

            On avance, on avance,
    Et l'on va si loin, mon petit,
    Si loin, toujours faisant sa ronde,
    Qu'on trouve enfin le bout du monde.
    Au même lieu d'où l'on partit.


    Le 22 Décembre.

J'ai appris par la géographie que les peuples des montagnes ont des
mœurs à part.

--Et l'on ne doit pas s'en étonner, dit mon grand-père, quand on voit
combien leur manière de vivre est différente de celle des autres
peuples. Les montagnards sont confinés une grand partie de l'année dans
leurs cabanes écartées, et, quand ils en sortent avec leurs troupeaux,
c'est encore pour chercher la solitude. Un berger des Alpes jouit moins
de la société des hommes pendant une année, que l'habitant de nos
villages pendant un mois. Cette vie solitaire doit avoir sur le
caractère des effets marqués. On est plus concentré en soi-même; on vit
sur ses propres réflexions; on s'accoutume à combattre avec ses seules
forces contre les obstacles d'une nature sauvage. Cette vie pénible doit
former à la patience et à la résignation. C'est presque la vie de ces
ermites, qu'on nous représente passant leurs jours dans des austérités
continuelles et dans une silencieuse contemplation.

Ainsi parlait mon grand-père, à la lueur de notre foyer, et il me
paraissait à moi-même un de ces saints hommes, objet de la vénération
publique dans les siècles passés. Sa barbe commence à couvrir le bas de
son visage; il porte un bonnet garni d'une fourrure grise; son habit
brun est du drap le plus grossier: son costume forme une opposition
singulière avec la douceur de son regard et de son sourire. Quelquefois
je reste longtemps à le considérer, et, si je pense à tout ce qu'il doit
souffrir, soit à cause de moi, soit par l'infirmité de son âge, mes yeux
se remplissent de larmes.

Mais nous avons soin de nous arracher l'un l'autre à nos tristes
réflexions. Mon grand-père ne demande pas mieux que de lier la
conversation, et je tâche de la lui rendre agréable par mon attention
docile, ne pouvant guère conter à mon vénérable ami de choses qui
l'intéressent. Aujourd'hui il m'a entretenu des travaux auxquels se
livrent pendant l'hiver les montagnards des Alpes et du Jura.

Oh! que je porte envie à ceux qui peuvent abréger cette saison par des
occupations régulières! Si j'avais, comme plusieurs, les matériaux, les
outils et l'adresse nécessaires pour faire de ces jolis ouvrages en
bois, qui se fabriquent surtout dans l'Oberland bernois, et qui se
vendent jusqu'à Paris; ou, si j'étais assis devant un établi, comme les
horlogers de la Chaux-de-Fonds et de la vallée du lac de Joux, qui font
des montres si renommées par leur exactitude; si seulement j'avais le
bois nécessaire pour faire des échalas, de grossiers baquets et des
tonneaux, comme d'autres habitants de nos montagnes, je ne me plaindrais
pas de mon sort; il n'y a guère de situations dans la vie qu'un travail
assidu ne rende agréables ou du moins supportables.

Lorsque la lampe ou le feu du foyer nous éclaire, j'essaie de construire
des ruches de paille; mais, si grossier que soit ce travail, je ne peux
y vaquer sans lumière; il faut l'interrompre la plus grande partie de la
journée, et je suis heureux de trouver alors dans la conversation de
grand-papa un sujet de délassement toujours nouveau. Si le silence et la
solitude se joignaient à l'obscurité, notre position serait affreuse.


    Le 23 Décembre.

Grand-papa s'est plaint de douleurs et d'engourdissement dans les
membres. Nous avons soin de marcher tous les jours quelques moments en
long et en large dans notre prison, autant que l'étroit espace nous le
permet. Cet exercice nous est nécessaire; grand-papa le fait en
s'appuyant sur mon bras. Aujourd'hui il a présenté devant le feu ses
pieds nus, et j'ai remarqué avec douleur des traces d'enflure. Il
m'assure que ce n'est pas une chose nouvelle, et que cela ne doit pas
m'alarmer.

Je l'engage, chaque soir, à prendre un doigt de vin pour soutenir ses
forces, et il est très-disposé à soigner sa santé, bien plus afin de
m'épargner des inquiétudes que par attachement à la vie. Mon Dieu,
conservez-moi l'unique ami qui me reste peut-être sur la terre!


    Le 24 Décembre.

Nous imaginons chaque jour quelque nouveau moyen de remplir nos heures
pour combattre l'ennui, et certainement nous avons gagné aujourd'hui
quelque chose, grâce à notre persévérance.

--Nous sommes aveugles pendant une partie du jour, a dit mon grand-père;
mais les aveugles savent bien souvent occuper leurs mains, et faire des
ouvrages dont la perfection nous étonne: essayons de les imiter! Ne
saurions-nous tresser de la paille sans y voir? Nous devons y parvenir,
avec de l'attention et la facilité que donne l'habitude.

Nous avons fait une première tentative, et, quand nous en avons examiné
le résultat, à la clarté de la lampe, nous n'avons pas été trop
mécontents. Je suis sûr qu'en peu de jours nous parviendrons à faire des
tresses assez régulières.

Je veux essayer de fabriquer un chapeau de paille, comme je l'ai vu
faire à quelques petits bergers. Si je peux réussir, j'en serai plus
surpris, car ce travail est moins simple. Il faut engager les brins de
paille les uns dans les autres, les attacher par des fils nombreux, ce
qui exige des nœuds fréquents, et monter le tout sur une forme, comme
celles dont se servent les fabricants de feutres. Mon premier essai sera
sans doute quelque chose de merveilleux!


    Le 25 Décembre, jour de Noël.

Nous avons consacré à la prière et à la méditation cette sainte journée.
Il faut être malheureux pour sentir tout le prix de ce que le Sauveur a
fait en faveur des hommes. Avant lui, combien l'infortune devait être
amère! Qu'elle devait conduire aisément au murmure et au désespoir!

Il est venu sur la terre, et la consolation avec lui. Il nous a donné
non-seulement les plus sages leçons, mais encore l'exemple le plus
salutaire. Nous voici relégués comme dans un désert: et notre Sauveur ne
fut-il pas aussi transporté sur la montagne pour être tenté par le
diable? Nous avons du moins un abri, une couche: et lui, il n'avait pas
un lieu où reposer sa tête. Nous sommes peut-être oubliés des hommes:
Jésus en fut maudit et persécuté.

Ces réflexions ne sont pas de moi, mais de mon grand-père. Il m'en a
présenté beaucoup d'autres, que je voudrais bien n'oublier jamais. Il
m'a touché vivement en me rappelant, d'après les Évangiles, l'histoire
de la naissance, de la vie, et de la mort de Jésus. Il m'a cité un grand
nombre de ses paraboles et plusieurs de ses discours, pleins d'une
charité divine. Notre chalet me paraissait comme un temple, pendant
qu'il me faisait ces récits, où se mêlaient des applications utiles, et
propres aux circonstances où nous sommes.

Cependant les cloches ont retenti dans nos vallées; les campagnards se
sont pressés autour des autels; les chants religieux se répondaient de
village en village, et ce bruit de fête n'est pas monté jusqu'à nous.

O mes voisins, vous ne savez pas combien vous êtes heureux de vous
réunir pour la prière, après avoir été dispersés pour le travail!
Autrefois l'habitude et l'enfance me laissaient insensible à cet
avantage: aujourd'hui il me touche, au point de me faire verser des
larmes d'impatience et de regret. _Comme le cerf soupire après les eaux,
de même mon cœur soupire après vous, ô mon Dieu!_ Mais j'espère comme
David: _Je passerai dans le lieu du tabernacle admirable, jusqu'à la
maison de Dieu, au milieu des chants d'allégresse et de louange_.

Quand je descendrai de ma montagne, comme Moïse, il me semble que je
porterai à mes frères les conseils de la sagesse. Je leur dirai: "Si
vous aviez appris comme moi combien la société de tous est nécessaire à
chacun, vous n'auriez les uns pour les autres que des sentiments d'amour
et de charité. Reléguons quelque temps dans la solitude ceux qui ne
veulent pas comprendre ces choses, et qui répandent parmi nous le
trouble et la guerre: ils ne tarderont pas à sentir leur folie; ils
sauront par expérience qu'_il n'est pas bon que l'homme soit seul; ils
aimeront, comme ils s'aiment eux-mêmes, ce prochain_, sans lequel la vie
ne serait plus un bienfait mais un châtiment de la Providence."


    Le 26 Décembre.

Ce matin mon grand-père s'est trouvé incommodé pour avoir bu son lait
pur: heureusement il a été plus promptement remis que je n'osais
l'espérer. Sans doute sa grande patience contribue à lui rendre les maux
plus légers. Il m'a dit avec sérénité:

--Je suis sans inquiétude, mon cher enfant. Il me paraît tout à fait
probable que ma vie se prolongera pour le moins jusqu'au moment de notre
délivrance. C'est tout ce que je désire. Si j'avais le bonheur, avant de
mourir, de te voir dans les bras de ton père, ce départ me semblerait
plus doux que je ne peux te le dire. Mais je suppose que Dieu voulût me
retirer à lui pendant que nous sommes seuls dans ce chalet, j'ai assez
bonne opinion de toi pour être assuré que cela ne te causerait ni
frayeur ni désespoir. Que suis-je pour toi maintenant? Une charge, un
embarras, que la piété filiale t'empêche seule de sentir. C'est toi qui
fais tout ici. Depuis que je t'ai communiqué l'expérience dont tu
manquais encore, il me semble que ma tâche est remplie. Ose donc, comme
moi, envisager sans trouble l'idée d'une séparation un peu plus prompte
que nous ne l'eussions souhaitée; soyons prêts à tout événement. Mais,
je le répète, nous pouvons avoir bonne espérance: les soins que tu
prends de moi, un peu plus de prudence dans la mesure de mes aliments,
soutiendront ma vie jusqu'au printemps, et je verrai encore un
feuillage.

Je n'ai pu répondre que par mes larmes à ces touchantes paroles. Nous
avons gardé un long silence, et il m'a fallu bien du temps pour me
remettre à l'ouvrage au milieu des ténèbres.

Ce soir grand-papa n'a pas voulu prendre de lait, et, voyant qu'une
partie resterait sans emploi, il m'a donné l'idée d'en faire un
fromage; il m'a dirigé dans ce petit travail.

--Il paraît, m'a-t-il dit en souriant, que je te suis encore bon à
quelque chose.

A défaut de présure, nous avons fait cailler le lait avec un peu de
vinaigre. J'ai passé ensuite le laitage dans un moule de terre cuite.
Jusqu'à présent les choses sont allées à souhait: nous verrons demain le
résultat.

De mon côté, j'ai fourni à grand-papa une idée qu'il a jugée heureuse,
c'est de se faire une rôtie au pain et au vin, comme j'avais vu faire
quelquefois pour lui à mes tantes, lorsqu'il se sentait faible ou
incommodé. L'exécution a suivi de près; mais que n'aurais-je pas donné
pour avoir un peu de sucre à répandre sur les tranches de pain chaudes
et fumantes! Heureusement le vin que nous avons retrouvé s'est beaucoup
adouci en vieillissant; c'est un vin blanc récolté dans une bonne année,
"un vin que l'on servirait, dit mon grand-père, sur la table d'un
prince."

--Je ne lui demande, a-t-il ajouté, que de prolonger ma vie jusqu'aux
premiers bourgeons de la vigne.


    Le 27 Décembre.

Le fromage a parfaitement réussi. Je l'ai placé sur une tablette et
saupoudré de sel. Il m'a été impossible de le regarder sans que l'eau
m'en vînt à la bouche, et pourtant combien je serais heureux de n'avoir
pas dû employer ainsi notre lait! Aujourd'hui nous en avons encore de
quoi faire un second fromage. Mon grand-père a goûté seulement de mes
pommes de terre cuites sous la cendre. Avec cela, un peu de pain et de
vin a fait toute sa nourriture. Hélas! il souffre peut-être, et, quoi
qu'il fasse, je vois trop que ses forces s'en vont.


    Le 28 Décembre.

Mon grand-père aime à présent à se lever plus tard et à se coucher plus
tôt. Il estime qu'après avoir fait un peu d'exercice, la bonne chaleur
qu'il trouve, dit-il, sous la laine et la paille lui convient mieux. Il
est impossible de se ménager avec plus d'attention et d'une manière plus
désintéressée. Tout ce qu'il fait, tout ce qu'il dit, m'instruit et me
touche. Que de progrès j'ai fait avec lui en quelques semaines! Je ne me
reconnais plus; j'ai quitté la plaine avec les sentiments et les idées
d'un enfant: je me suis formé ici avec une rapidité qui m'étonne.

La journée qui vient de s'écouler n'a été marquée par aucun événement.
J'ai travaillé, comme à l'ordinaire, et presque toujours au milieu de
l'obscurité. J'acquiers tant de facilité à cet exercice, qu'il me semble
que ma vue a passé au bout de mes doigts. Le toucher m'avertit des
moindres erreurs, et ses avis excitent chez moi la réflexion d'une
manière tout nouvelle. Je trouve quelque chose de si intéressant dans
cette façon d'être, que je conseillerais d'en essayer à ceux mêmes qui
n'en ont pas besoin. La vue est un serviteur trop empressé et trop
complaisant, qui ne nous laisse pas le temps d'exiger de nous-mêmes tout
ce que nous en pourrions obtenir. Le toucher est aussi un aide fidèle,
mais il attend que la volonté commence, pour se mettre à sa disposition;
il laisse à l'intelligence le soin de le diriger et de la reprendre.
Ainsi chacun reste à sa place: l'esprit gouverne, le corps obéit.

Voilà mes réflexions sur ce qui se passe en moi. Je ne m'attendais pas,
il y a quelque temps, à porter mon attention sur de pareils sujets: je
me suis mieux étudié en trente jours de prison qu'en toute une vie de
liberté.


    Le 29 Décembre.

Les jours où nul événement ne jette quelque variété sur notre paisible
existence, je porte plus vivement ma pensée au dehors, et, dès qu'elle
s'est échappée de notre demeure, c'est sur vous, mon excellent père,
qu'elle aime à s'arrêter. Et pourtant je ne sais où vous prendre. Mon
premier mouvement est de vous chercher dans notre maison et dans nos
campagnes. Je vous vois seul et triste, les yeux tournés souvent vers
les hauteurs où nous endurons votre absence. Vous, du moins, vous savez
où nous sommes, et vous ne devez pas avoir perdu l'espérance de nous
revoir. Car enfin nous ne sommes pas demeurés sans ressources. Mais
vous, qui nous dira ce qui vous a empêché de venir à notre secours? J'ai
beau me flatter que ces obstacles n'ont rien de funeste, un triste
pressentiment me dit que le jour de notre délivrance sera notre premier
jour de deuil.

Pourquoi n'êtes-vous pas demeuré avec nous? Vous vous serez perdu en
voulant sauver notre bétail. Au milieu de l'obscurité qui m'entoure si
souvent, j'écoute avec une crainte superstitieuse: il me semble entendre
les anges qui m'avertissent de mon malheur; je crois deviner le secret
de Dieu, et j'ai de la peine à revenir de mon égarement. Quelques
paroles de mon grand-père me ramènent enfin à la raison et à la
patience: je respecte le voile qui me cache le passé et l'avenir. Ai-je
perdu mon père? perdrai-je mon aïeul? Hélas! je l'ignore, et sans doute
je dois l'ignorer. Mon Dieu, je ne vous offenserai plus par mon
inquiétude et ma défiance! J'embrasserai la croix du Sauveur, et
j'attendrai avec résignation ce que vous résoudrez!


    Le 30 Décembre.

La fin de l'année approche. Ce jour est un de ceux où mes condisciples
jouissent d'une liberté trop vivement souhaitée: ils ne vont pas à
l'école, et ils s'en font un sujet de bonheur. Telles furent aussi mes
pensées, quand j'étais au village: elles ont bien changé maintenant. Que
ne donnerais-je pas pour passer quelques heures chaque jour dans cette
salle, que j'appelais une prison? J'entends la cloche matinale qui nous
rassemble; nous entrons pêle-mêle, nos livres sous le bras; chacun se
place, le maître se lève, et nous nous levons avec lui: la prière
sanctifie et prépare le travail.

Alors commence le murmure confus des voix qui répètent tout bas ce
qu'elles seront appelées à redire tout haut. Les cahiers s'ouvrent de
tous côtés, et le bruit des pages feuilletées se mêle à mille petites
rumeurs, que le maître interrompt, en frappant sur son pupitre avec sa
grosse règle de hêtre. On échange à la dérobée quelques sourires.

On va écrire la dictée: toutes les plumes se préparent; elles courent
ensemble sur le papier; puis viennent les exercices de calcul, de
lecture et de chant.

Ainsi, passant d'un travail à un autre, dans une société faite pour les
intéresser et leur plaire, les élèves n'en consultent pas moins avec
impatience l'horloge de bois. Le balancier paisible poursuit sa marche
d'un pas toujours égal; les poids moteurs descendent insensiblement, et
l'écolier distrait observe, de moment en moment, les progrès de leur
chute le long de la muraille. Enfin trois heures se sont écoulées
lentement: celle de la délivrance arrive.

A peine la classe est-elle licenciée, que les cris joyeux, les
mouvements impétueux remplacent le silence et la contrainte. On
s'élance, on court, on se presse; les jeux se forment devant la maison
d'école, et trop souvent les querelles naissent en même temps.

J'ai pris ma part de ces travaux et de ces plaisirs: il me semble que je
les goûte encore, en les retraçant ici. Je rêve tout éveillé, je me
souviens et j'oublie...

--Pauvre Louis! m'a dit mon grand-père, quel nouveau sujet as-tu de
soupirer? faudra-t-il que je te défende le délassement que je t'ai
conseillé moi-même? Sois le maître de tes pensées et de ta plume;
occupe-les de sujets propres à te fortifier; considère que ta condition
présente exige de toi de la fermeté, et que bientôt peut-être il t'en
faudra davantage.

--Etes-vous moins bien, ce soir, mon cher grand-papa?

--Non, mon enfant, et, si je viens de me coucher, c'est seulement par
prudence; je veux faire si bien que, dans deux ou trois mois, nous
descendrons gaillardement la montagne, Blanchette courant devant nous.
Comme on sera joyeux de nous revoir!

--On n'attendra pas que nous nous mettions en route, je vous assure, et
l'on viendra frapper à notre porte, plus tôt que vous ne croyez.

--On viendra frapper à notre porte?

En répétant mes paroles, mon grand-père a pris un air grave, et il m'a
serré la main.

--Et si le messager de délivrance venait m'appeler, non pas au village,
mais au ciel, que ferais-tu, mon enfant? Voyons! il faut prévoir le cas
et se préparer. Tu seras, je n'en doute point, un excellent
garde-malade, et, tant que je vivrai, je compte sur ta fermeté: mais
après... il te resterait d'autres devoirs... envers ma cendre:
Pourrais-tu les accomplir?

Ici j'ai interrompu mon grand-père par mes sanglots; je l'ai prié de ne
pas poursuivre. Nous nous sommes embrassés, et, après avoir ajouté à mon
journal le récit de cette pénible scène, je vais en demander l'oubli au
sommeil.


    Le 31 Décembre.

Heureuse journée! mon grand-papa s'est trouvé plus d'appétit et de
force; il a pris un peu de café au lait, il a mangé plus que de coutume,
et s'est restauré avec un doigt de vin. Ainsi ce qui est un poison,
quand il est pris avec excès ou mal à propos, comme tant de personnes
ont coutume de le faire, est ici un remède dont je bénirai les effets.

Le dernier jour de l'année s'est bien passé. Permettez, mon Dieu, que je
vous en remercie, et que j'achève cette journée solennelle, en adorant
votre puissance et votre bonté!


    Le 1er Janvier.

L'année dernière, j'étais à pareil jour au milieu de ma famille. La
veille, mon père était allé à la ville faire quelques petites emplettes,
et j'en eus ma part. Le matin, il me conduisit à l'église; nous eûmes
quelques parents à dîner; les enfants dansèrent aux chansons, et la fête
se prolongea fort tard.

Si l'on m'avait alors donné à deviner où je passerais le nouvel an
aujourd'hui, je n'aurais certes pas imaginé ce que je souffre et ce que
je vois. Il arrive aux hommes tant de choses inattendues, qu'ils
devraient se tenir constamment sur leurs gardes, comme le soldat qui
veille tout armé dans le voisinage des ennemis.

Mon grand-père, jugeant que cette journée serait plus triste pour moi, a
fait tout ce qu'il a pu pour me distraire; il a bien voulu m'enseigner
quelques jeux qui exigent certaines combinaisons; il m'a proposé des
questions qui se résolvaient par un badinage; sa conversation a été plus
enjouée que de coutume; enfin nous avons fait à souper une sorte de
fête. Il a voulu que j'ajoutasse aux pommes de terre cuites sous la
cendre mon premier fromage, que j'ai trouvé exquis et délicat au point
où il était; je n'ai pu refuser ma part d'une rôtie. C'était un festin
pour des ermites comme nous.

La chèvre n'a pas été oubliée; je lui ai choisi le meilleur foin, elle a
eu de la litière fraîche, double ration de sel et triple mesure de
caresses.

Veuille le Seigneur, que nous avons invoqué ce matin et ce soir,
conserver le petit-fils à l'aïeul et l'aïeul au petit-fils!

Mon grand-père désire ajouter ici quelques mots de sa main.

   "Au nom de Dieu, _amen_!

   "Il peut arriver que je sois séparé des miens, avant d'avoir pu
   leur faire connaître mes dernières volontés. Je n'ai aucune
   disposition générale à faire au sujet de mes biens, mais je
   souhaite reconnaître les soins et le dévouement de mon cher
   petit-fils, Louis Lopraz, ici présent, et, comme il m'est
   impossible de lui offrir le moindre cadeau en un jour tel que
   celui-ci, je prie mes héritiers d'y suppléer en lui donnant de ma
   part:

   "Ma montre à répétition;

   "Ma carabine;

   "Ma Bible, qui était déjà celle de mon père;

   "Enfin mon cachet d'acier, où sont gravées mes initiales, qui se
   trouvent les mêmes que celles de mon filleul et petit-fils.

   "Ces faibles marques de souvenir lui seront précieuses, j'en suis
   convaincu, à cause de l'amitié qui nous unit, et que la mort
   elle-même laissera subsister entre nous.

   "Telle est ma volonté.

   "Au chalet d'Anzindes, le 1er janvier 18....

    "LOUIS LOPRAZ."

Mon vénérable ami, permettez qu'à mon tour je vous exprime dans mon
journal ma vive reconnaissance; c'est, je le sens, un bonheur
inestimable pour moi d'avoir vécu avec vous dans cette retraite écartée:
je n'avais pas besoin de récompense, ou du moins le bon témoignage que
vous daignez me rendre devait me suffire. Puissiez-vous jouir encore
longtemps de la société de nos amis et de nos proches! C'est par ce vœu
filial, où ils sont si intéressés, que je commencerai la nouvelle année.


    Le 2 Janvier.

Depuis longtemps nous n'entendons plus aucun bruit du dehors, et notre
réclusion est toujours plus profonde. Nous en concluons qu'il est tombé
beaucoup de neige nouvelle et que probablement le chalet est tout à fait
enseveli sous cette masse. Cependant le tuyau de fer la dépasse encore;
la fumée sort toujours librement: aujourd'hui quelques flocons de neige
tombent par ce canal étroit.

Ces blancs messagers de l'hiver sont la seule chose qui établisse une
communication entre nous et le monde. Si notre horloge s'arrêtait, nous
n'aurions plus aucune connaissance des heures. Il nous resterait
seulement, pour distinguer le jour de la nuit, la clarté que nous
apercevons encore le matin par le haut du tuyau de fer.

En revanche, nous souffrons peu du froid dans notre caveau silencieux.
Nous aurions pu craindre davantage que le séjour n'en devînt malsain,
mais le petit courant d'air qui s'établit dans la cheminée suffit pour
le purifier en le renouvelant.

Quand nous avons allumé la lampe, et que, livrés à nos occupations
journalières, nous sommes assis devant un feu brillant, nous oublions
quelquefois notre malheur et nous retrouvons un peu de gaîté. A ces
moments-là, j'en suis sûr, notre position serait un sujet d'envie pour
tel ou tel de mes camarades. N'avons-nous pas désiré souvent d'être
Robinson dans son île déserte? Et pourtant la barrière de l'Océan, qui
le séparait des autres hommes, était bien plus difficile à franchir. Il
n'avait d'espérance que dans l'arrivée de quelque vaisseau égaré, et
nous, nous sommes assurés que cette neige s'écoulera tôt ou tard. Dieu
veuille seulement garder jusque-là notre vie!


    Le 4 Janvier.

Il m'a été impossible de prendre la plume hier au soir, ou plutôt je n'y
ai pas songé. Hélas! j'avais bien autre chose à faire.

La journée s'était passée tranquillement. Grand-papa ne s'était pas
trouvé beaucoup d'appétit; mais il ne se plaignait d'aucun mal. Le soir,
après souper, comme il était assis au coin du feu, jouissant avec moi de
ce moment, le plus agréable de la journée, il a tout à coup pâli, il
s'est affaissé sur lui-même, et, sans mes prompts secours, il aurait
glissé jusque dans le feu.

J'ai poussé un cri d'effroi; je l'ai pris dans mes bras, et, par un
effort dont je me serais cru incapable, je l'ai transporté jusque vers
notre lit, où je l'ai d'abord assis, puis couché tout de son long. La
tête et les mains étaient froides; le sang avait reflué au cœur, et je
me suis bien gardé de rien placer d'élevé sous la tête du malade; je me
suis rappelé à l'instant une instruction, qu'il m'avait donnée,
quelques jours auparavant, pour des cas pareils. J'ai laissé la tête
basse, et le sang n'a pas tardé d'y revenir. La connaissance est revenue
en même temps.

--Où suis-je? eh quoi! sur mon lit? a dit mon grand-père.

--Sans doute, ai-je répondu. Vous avez eu un instant de
défaillance...... j'ai cru devoir vous placer ici, et vous voyez que
j'ai bien fait, car, à peine avez-vous été couché, que vous avez repris
connaissance.

--Il m'a porté jusqu'ici! Dieu soit loué! à mesure que mes forces
diminuent, les tiennes augmentent, mon cher enfant. En somme, tu le
vois, nous ne perdons rien; nous trouvons au contraire, dans cette
révolution naturelle, de nouveaux sujets, toi de bien faire, moi de
t'aimer.

Alors il m'a passé les bras autour du cou; je me suis agenouillé auprès
du lit, et nous sommes restés ainsi longtemps. Enfin il a consenti à
boire quelques gouttes de vin, et il s'est senti ranimé.

--Ne t'alarme point trop pour ce qui vient de se passer, m'a-t-il dit,
au bout de quelques moments, avec tranquillité. Je l'attribue à la
fantaisie qui m'a pris de goûter un peu de ton fromage de chèvre. Je
devais prévoir, puisque le lait m'est contraire, que cela me
conviendrait encore moins. La crise est passée, et je sens à présent que
le sommeil approche. Cet assoupissement salutaire est aussi agréable que
les avant-coureurs de l'évanouissement étaient pénibles.

En effet mon grand-père n'a pas tardé à s'endormir; j'ai veillé quelque
temps auprès de lui, puis, quand je l'ai vu si bien, j'ai béni Dieu, et
me suis mis à mon tour sous sa garde.

Aujourd'hui j'ai été fort occupé des soins du ménage. Sur l'observation
de grand-papa, que notre linge, nos bas, avaient besoin d'être lavés, je
l'ai pressé de rester au lit, et j'ai fait la lessive, aussi bien du
moins qu'on peut la faire sans savon. Il m'a dirigé dans mon travail. Un
linge assez grand, qui nous sert de nappe, nous a permis de séparer la
cendre des nippes à laver. Un baquet a fait l'office de cuvier. J'ai
passé ensuite ces hardes à l'eau chaude: le soir tout s'est trouvé prêt
à sécher autour du feu. Je vais laisser les choses dans cet état
jusqu'à demain. Quelques braises qui restent, la chaleur du foyer et le
courant d'air achèveront cette opération essentielle.

J'oubliais de dire qu'ayant vu, ce soir, mon grand-père se frotter le
corps et les membres, je l'ai prié de recevoir encore pour cela mes
faibles secours. Pendant une heure je l'ai frictionné avec un morceau de
la couverture de laine, que nous avons consacré à cet usage. Il est
persuadé que rien n'est plus propre à ranimer chez lui la circulation du
sang, à lui tenir lieu de l'exercice qu'il ne peut prendre, et du grand
air, auquel il nous faut renoncer pour longtemps.

Hélas! j'ai trouvé son pauvre corps dans un état de maigreur
bien-affligeant! Pendant que je lui rendais ce léger service, il ne
cessait de me remercier.

--Il me semble, disait-il, que tu me rends la vie. Je sens une chaleur
douce renaître dans mes membres: je respire plus librement.

Toutes ces paroles me donnaient une nouvelle ardeur. Et, comme il
s'inquiétait de ma peine:--Ne voyez-vous pas, lui ai-je dit en souriant,
que je prends moi-même un très-bon exercice? Je vous assure qu'en vous
faisant du bien, je m'en fais aussi, et je vous prie d'user souvent d'un
remède si salutaire pour le médecin.

Le malade repose doucement auprès de moi, et, cependant, je me suis
amplement dédommagé de mon silence de la veille, en écrivant ce soir
l'histoire de deux jours.


    Le 5 Janvier.

Mon grand-père m'a parlé ce matin de son état, sans me rien déguiser.
Toutes ses paroles retentissent encore à mon oreille. Quelle douceur et
quelle sagesse! Je serais impardonnable si je n'en profitais pas, tout
jeune que je suis.

"Mon enfant, m'a-t-il dit, après m'avoir fait asseoir à son chevet, je
ne peux plus me le dissimuler: le terme de ma vie n'est pas éloigné.
Pourrons-nous enchaîner assez longtemps mon âme à cette poussière, pour
que je voie le jour de ta délivrance? Je l'ignore, mais je n'ose guère
l'espérer; ma faiblesse augmente avec une rapidité qui m'étonne, et il
est à présumer que je te laisserai achever seul nos tristes quartiers
d'hiver.

"Tu seras, je n'en doute point, plus affligé de notre séparation que
troublé de ton isolement, et tu ressentiras plus de douleur que de
crainte; mais je compte assez sur ton courage et ta piété, pour être
persuadé que tu ne tomberas point dans un coupable abattement; tu te
souviendras de ton père, que tu dois revoir sans doute, et cette pensée
te soutiendra. Tu reconnaîtras bientôt qu'après ma mort, les dangers que
tu peux courir dans ce chalet ne seront point aggravés. Au contraire,
j'étais plutôt un obstacle pour toi: tu n'auras plus à craindre la
disette, et peut-être, au moment de quitter la montagne, seras-tu moins
embarrassé. Je t'engage seulement à prendre patience. Ne t'expose pas
trop tôt. Quelques jours de plus ou de moins ne doivent pas être
comptés, dans une captivité si longue, et tu risques tout, en devançant
le moment favorable.

"Quelle raison aurais-tu de te presser si fort? Ta santé, jusqu'à ce
jour, n'a point souffert de notre captivité. Tu n'auras plus, il est
vrai, nos entretiens pour te distraire; mais combien de prisonniers sont
condamnés au silence pendant de longues années! Encore ont-ils souvent
la conscience troublée de remords; et toi, tu seras soutenu par le
consolant souvenir du devoir accompli. Une seule chose m'inquiète, mon
cher Louis: s'il faut te le dire, je crains l'effet de ma mort sur ton
imagination. Quand tu verras ce corps privé de vie, il te causera un
sentiment d'effroi, et peut-être d'horreur, bien peu raisonnable, mais
que beaucoup de gens ne savent pas surmonter.

"Et pourquoi craindrais-tu la dépouille de ton vieil ami? As-tu peur de
moi quand je sommeille? L'autre soir, quand j'étais évanoui, tu ne m'as
pas jugé capable de te nuire: tu n'as vu que la nécessité de me
secourir, et tu as fait ton devoir en homme courageux. Eh bien! si tu me
vois tomber dans ce dernier évanouissement que l'on nomme la mort,
conduis-toi avec la même sagesse. Mon corps n'attendra plus de toi qu'un
dernier service: ose le lui rendre, quand la nature t'avertira que le
moment en est venu. Tes forces y suffiront; tu l'as prouvé l'autre soir,
quand tu m'as porté sur ce lit.

"Tu vois cette porte; elle conduit à la laiterie, où nous n'entrons
jamais, parce qu'elle nous est inutile, c'est là que tu creuseras une
fosse aussi profonde que tu pourras, pour y déposer mon corps, en
attendant que vous veniez l'enlever, et lui donner, ce printemps, une
sépulture régulière dans le cimetière du village.

"Après ces tristes moments, tu te sentiras bien isolé dans cette
demeure; tu verseras beaucoup de larmes; tu m'appelleras peut-être, et
je ne répondrai pas: ne t'égare point en regrets inutiles; adresse-toi
seulement à Celui qui nous répond toujours, quand nous l'invoquons avec
confiance. Tu n'auras jamais mieux compris ce que peut son secours. Tout
te manquera, mais il te tiendra lieu de tout."

Telles sont les exhortations que mon grand-père m'a adressées ce matin;
et, comme s'il se trouvait soulagé de me les avoir faites, il s'est
montré depuis plus tranquille, plus serein et presque joyeux. Pour moi,
je ne peux me persuader qu'un esprit si libre et si ferme habite un
corps près de se dissoudre. Le danger a été mis sous mes yeux, et il me
semble encore éloigné. Dieu veuille confirmer mes heureux
pressentiments!


    Le 6 Janvier.

Encore un jour accompli! C'est ce que nous répétons chaque soir. J'ai
toujours plus de sujets d'impatience, et il me semble que le printemps
ne viendra jamais. Serait-ce la crainte de l'isolement, dont mon
grand-père me présentait l'image, qui causerait mon inquiétude? Je
cherche à repousser ces lâches sentiments; je ne veux plus penser à moi,
afin que Dieu me trouve plus digne de sa faveur. Ah! si je lui demande
de guérir mon aïeul, ce n'est pas dans mon intérêt, ni pour m'épargner
l'horreur de la solitude!


    Le 7 Janvier.

L'obscurité est plus triste pour les malades; on dit même qu'elle peut
nuire à la meilleure santé. La lumière est faite pour l'homme et l'homme
pour la lumière. Nous nous sommes avisés ce matin d'un moyen de ménager
l'huile, sans demeurer tout à fait dans les ténèbres. Nous avons
fabriqué un lumignon avec une tranche mince de bouchon de liége, à
laquelle nous avons fixé une mèche très menue. Cette faible clarté
suffit à mon travail; elle réjouit un peu mon grand-père. Nous en
userons ainsi à l'avenir, et nous n'allumerons guère la lampe, car je
reconnais, dans ce moment, qu'il m'est à la rigueur possible d'écrire
sans cela.

Sans doute, les personnes accoutumées à l'éclairage de la plus modeste
cabane, pendant les soirées d'hiver, trouveraient notre demeure bien
sombre; mais, après les ténèbres où nous avons vécu si longtemps, il
nous semble assez doux de nous entrevoir l'un l'autre, d'aller et de
venir sans marcher à tâtons, et de pouvoir enfin distinguer, par cette
lueur paisible, notre jour de notre nuit.

Une couche d'huile nage dans un verre d'eau, rempli aux trois quarts, et
sur cette huile flotte notre petit soleil. Nous l'avons placé sur la
table, et, à sa clarté, il n'est pas impossible d'entrevoir les objets
qui garnissent notre cuisine. Ce demi-jour, semblable aux premières
blancheurs de l'aube, porte au recueillement et dissipe la tristesse; il
rappelle ces églises où la lampe veille pour inviter à la prière. Aucune
des actions de mon grand-père ne m'échappe; je le vois souvent joindre
les mains, et lever les yeux ou les fixer sur moi. Ah! je devine alors
sa pensée, et, sans nous consulter, nous formons ensemble le même vœu.


    Le 10 Janvier.

Mon Dieu, vous l'avez ordonné!.. Je suis seul avec vous, loin de tout le
monde! C'est avant-hier... Il m'est impossible de continuer, et de faire
le récit de cette mort. Mon papier est baigné de mes pleurs.


    Le 12 Janvier.

Oui, c'est bien aujourd'hui le 12 janvier, deux jours se sont écoulés
depuis que j'ai écrit les lignes qui précèdent.... La raison revient;
elle sera la plus forte, s'il plaît à Dieu. Si je ne sentais pas que le
Seigneur habite en moi, auprès de moi, je mourrais aussi, et de ma seule
frayeur.


    Le 13 et le 14 Janvier.

Je m'étais couché le 7 plein d'espérance, mon grand-père me paraissait
mieux que de coutume; mais, avant que je fusse endormi, je l'entendis
gémir et me levai en sursaut. Sans attendre qu'il me dît de venir à son
aide, je m'habillai, j'allumai le lumignon, qui était tout prêt, et je
demandai au malade ce qu'il éprouvait.

--Une défaillance, me dit-il; ce sera comme l'autre jour, ou
peut-être.....

Ici il s'arrêta.

--Voulez-vous prendre une cuillerée de vin, mon cher grand-papa?

--Non, mon enfant, humecte-moi seulement les tempes et frotte-moi les
mains avec du vinaigre.... et.... prends l'_Imitation de Jésus-Christ_.
Lis, mon enfant, cet endroit que tu sais.... où j'ai placé un signet par
précaution.

J'obéis, et, quand j'eus frotté ses mains et ses tempes avec le
vinaigre, j'allumai la lampe, pour y mieux voir; je me mis à genoux, et
je lus en tremblant la page indiquée.

C'était au livre IV, le commencement du chapitre IX: "Seigneur, tout ce
que le ciel et la terre renferment vous appartient. Je veux m'offrir à
vous en oblation volontaire et demeurer éternellement avec vous."
Jusqu'à ces mots: "Je vous offre aussi tout le bien qui est en moi,
quoiqu'il soit bien faible et bien imparfait, afin qu'il vous plaise de
le réformer et de le sanctifier, de l'avoir pour agréable et de le
perfectionner de plus en plus, et de me conduire à une bonne et
heureuse fin, quoique je sois paresseux, inutile et le moindre des
hommes."

Quand je fus arrivé à cet endroit, il m'interrompit, me fit approcher,
prit mes mains dans les siennes, et fit une prière dont je vais
recueillir fidèlement tout ce que j'ai pu retenir.

"Seigneur, au moment où je vais comparaître devant vous, je ne devrais
être occupé que de mon salut, et trembler dans l'attente de vos
jugements: pardonnez-moi de ne pouvoir écarter de ma pensée un autre
sujet d'inquiétude! Vous me rappelez à vous, et je vais laisser dans la
solitude ce cher enfant! Après l'avoir séparé de son père, je vais
moi-même l'abandonner!

"Je tremble à l'idée de ce qu'il va souffrir; je crains surtout que sa
foi ne faiblisse, et qu'il ne manque de confiance en vous. Vous
m'entendez, Seigneur: exaucez-moi! Qu'en ce point mon exemple lui
profite, et que, me voyant mourir en paix, il apprenne à vivre comme je
vais mourir!

"Hélas! j'avais souhaité de redescendre avec lui de la montagne, et de
revoir nos forêts et nos vergers; vous ne l'avez pas permis; mais vous
permettrez que mon petit-fils les revoie. Inspirez-lui pour cela la
fermeté et la prudence nécessaires! Qu'il soit après ma mort ce qu'il
fut pendant ma vie, attentif, persévérant, courageux! Que son père, que
nos amis, n'aient pas à me reprocher de l'avoir perdu, en l'amenant ici!

"S'il doit leur être rendu, je bénis mon sort; car, je le sens,
l'épreuve à laquelle vous l'avez exposé par mon entremise lui sera
salutaire; il n'oubliera jamais les impressions qu'il a reçues dans
cette demeure.

"Pardonnez-moi, Seigneur, de m'occuper si longtemps de lui; c'est votre
gloire encore que je cherche au milieu de ces tribulations, et je suis
plus inquiet du salut éternel de mon cher Louis que des dangers qui
pourront menacer sa vie."

Telles furent à peu près ses paroles. Il les prononça lentement, d'une
voix faible, et à des intervalles assez longs; puis il me fit réciter
les prières que je savais par cœur; il retrouvait lui-même par moments,
dans sa mémoire, des passages de la Bible et des paroles du Sauveur, et
les répétait avec une ferveur et une résignation qui me faisaient fondre
en larmes.

J'ajouterai une circonstance bien peu importante, mais qui augmenta
encore mon attendrissement: Blanchette, surprise peut-être de voir
briller la lumière à une heure inaccoutumée, se mit à bêler
opiniâtrément.

--Pauvre Blanchette! dit le mourant; il faut que je la caresse encore
une fois. Va la délier, mon enfant, et amène-la auprès du lit.

Je fis ce qu'il désirait, et Blanchette, suivant ses habitudes
familières, posa sur le bord ses deux pieds de devant, cherchant s'il
n'y avait rien à gruger. C'est que nous l'avions accoutumée à recevoir
ainsi de notre main quelques grains de sel. Je crus faire une chose
agréable au malade d'en mettre un peu dans sa main: Blanchette ne manqua
pas d'y courir et de la lécher longtemps.

--Sois toujours bonne nourrice! dit-il, en lui passant avec effort la
main sur le cou; puis il détourna la tête: je ramenai Blanchette à sa
crèche et à son lien.

Depuis, le mourant ne prononça guère de paroles suivies; seulement il me
fit entendre qu'il désirait que je restasse auprès de lui, ma main dans
la sienne; je sentais par intervalles une légère étreinte, et comme ses
regards me parlaient en même temps, je compris qu'il recueillait ses
dernières forces pour m'exprimer sa tendresse, et qu'il ne cesserait de
penser à moi qu'en cessant de vivre.

Je lui adressai quelques mots affectueux; alors ses regards se
ranimèrent, et je vis que je lui ferais plaisir de continuer. Je me
penchai donc vers lui, et je lui dis avec toute la fermeté dont je fus
capable:

--Adieu, adieu! au revoir, dans le ciel! Je vais m'efforcer d'être
fidèle à vos leçons, pour obtenir une si belle récompense. Je crois en
Dieu notre père; je crois aux compassions et aux mérites du Sauveur; ne
vous alarmez pas à mon sujet: vous m'avez si bien préparé, que Dieu seul
m'est nécessaire aujourd'hui.

Ici mon pauvre grand-papa me pressa la main plus vivement; et, faisant
un effort inutile pour me répondre, il ne put exprimer sa joie que par
un soupir.

--Je me souviendrai, lui dis-je encore, de tous vos conseils pour ma
conservation. Pour l'amour de vous, je ne négligerai rien de ce qui
pourra prolonger ma vie et me tirer de ce chalet. Adieu, mon cher
grand-père! Hélas! vous trouverez dans le ciel ma mère et peut-être mon
père: dites-leur que je m'efforcerai de suivre toujours leur exemple et
le vôtre. Adieu! adieu!

Je sentis encore une étreinte, bien faible: ce fut la dernière. Sa main,
qui s'était refroidie peu à peu, laissa échapper la mienne; il
s'éteignit sans effort, sans convulsion, sans faire entendre un soupir.

Mes plus affreux moments, depuis lors, n'ont pas été les premiers. C'est
quand j'ai fait lentement un retour sur moi-même, et que je me suis vu
seul dans cette triste demeure auprès.... d'un cadavre; c'est alors que
j'ai senti un frémissement involontaire, surtout quand la nuit fut
revenue.

Le matin, j'avais eu assez de présence d'esprit pour monter l'horloge et
pour traire Blanchette; le froid me contraignit d'allumer du feu: cela
m'occupa; mais ensuite je tombai dans un morne engourdissement.
Malheureusement, il s'éleva le soir un vent assez violent pour me faire
entendre ces gémissements lugubres auxquels je n'étais plus accoutumé.

J'étais au coin du feu; je veillais à la triste clarté du lumignon,
tournant le dos au lit: peu à peu je sentis un frisson me gagner; je
n'étais plus le maître de mes idées; mon trouble serait allé en
augmentant, et il aurait pu me devenir funeste, si je ne m'étais pas
avisé, pour le faire cesser, d'un moyen que l'on aurait jugé propre à
l'augmenter. Je m'approchai du corps, d'abord avec contrainte, puis avec
plus de résolution: je le regardai; j'osai le toucher. Ce fut un moment
pénible; cependant je persistai, je répétai mon action plusieurs fois,
et je m'aperçus que mon saisissement diminuait par degrés.

Dès lors je ne cessai pas, à de courts intervalles, de revenir auprès de
cette cendre; j'en pris les soins que les personnes accoutumées à ces
offices prennent avec tant de sang-froid. L'expression de la figure
était si calme et si douce qu'elle m'arrachait des larmes.

--Non, disais-je en sanglotant, la dépouille de mon vieil ami ne me fait
point de peur.

Cependant mes angoisses recommencèrent, quand je sentis l'approche du
sommeil: à mon âge, on n'y résiste pas. Irais-je me coucher à côté du
cadavre? Ma résolution ne me porta pas jusque-là, et je cherchai, il
faut l'avouer, un bien misérable secours contre la frayeur
superstitieuse que je sentais renaître: c'est auprès de Blanchette que
j'allai me réfugier. La chaleur et le mouvement de la vie, que je
trouvai auprès de ce pauvre animal; le petit bruit qu'elle faisait en
ruminant, me rendirent quelque assurance.

Mais pourquoi, le lumignon une fois éteint, ai-je commencé à trembler de
tous mes membres? Pauvre enfant que je suis! Quelle sûreté est-ce que je
trouvais dans cette faible lumière? Mon souffle l'éteint, ma main la
rallume, sa vie dépend de ma volonté, et j'attachais ma tranquillité à
cette flamme!

Enfin le Tout-Puissant, que j'invoquai avec ferveur, eut pitié de moi;
il me rendit plus calme, et je m'endormis profondément.

Le lendemain, dès mon réveil, je recommençai mes combats de la veille;
je m'occupai le plus possible de la chèvre et de mon ménage, et surtout
je m'approchai fréquemment du corps; je tins même assez longtemps dans
mes mains cette tête vénérable et chère. Plus mon effroi passait, plus
je sentais ma tristesse augmenter, et je me sus bon gré d'un changement
si raisonnable et si naturel.

Mes pensées se portèrent alors vers les soins de la sépulture, et je me
rappelai ce que mon grand-père m'avait dit. Il se présentait à moi des
difficultés, qui me donnaient une inconcevable appréhension. Au reste,
je repoussai pour le moment toutes ces idées. Mon grand-père m'avait
parlé, et, je le crois, avec une intention secrète, du danger des
inhumations précipitées; je résolus donc d'attendre que la nature me
forçât d'accomplir ce dernier devoir. La vive affection que j'avais pour
mon aïeul m'empêcha de céder au lâche désir d'éloigner de moi le plus
tôt possible un spectacle repoussant.

Le moment de retourner au sommeil fut presque aussi pénible que la
veille. Je m'avisai, pour me rendre un peu de fermeté, de boire quelques
gouttes de ce vin trop ménagé par le défunt.

Quand j'eus versé dans son verre la quantité qui me parut suffisante, je
fus pris, avant de le porter à mes lèvres, d'un pénible serrement de
cœur:--Secours inutile! me suis-je dit; et je me rappelais avec quel
plaisir j'avais vu mon cher grand-père l'essayer pour la première fois.
Le manque d'habitude, et l'extrême besoin que j'avais de me fortifier
après tant d'épreuves, firent agir le vin efficacement, et j'eus encore
une bonne nuit.

Le 10 janvier, j'ai essayé d'écrire mon journal: il m'a été impossible
de poursuivre; cependant, ce jour-là, dès le matin, j'étais dans une
situation d'esprit bien plus satisfaisante. La prière me rendait du
courage; mon imagination se calmait peu à peu, et, comme mon grand-père
me l'avait prédit, la frayeur faisait place aux regrets.

Que j'ai versé de larmes sur votre corps, mon vénérable ami! Je voyais
pourtant la mort y laisser des traces livides. Mes sens se seraient
révoltés, si mon cœur avait été moins occupé. Vainement j'étais averti
qu'il devenait pressant de vaquer à la sépulture: je ne pensais qu'aux
moyens de conserver plus longtemps ces restes chéris. Enfin, je me
rappelai la volonté divine si vivement exprimée dans l'Écriture, et
toujours d'accord avec la raison et la nature: _Le corps retourne à la
terre, d'où il a été tiré_.

Je pris mes outils, et j'ouvris la porte de la laiterie.

--Ainsi, me disais-je, tu passes par tous les emplois! Après avoir été
garde-malade et médecin, te voilà fossoyeur! Tu vas faire toi-même les
choses que les parents évitent de voir!

Les premiers coups me rebutèrent; je fus obligé de m'interrompre. Ce
n'étaient pas les bras qui refusaient d'agir; c'était mon esprit qui se
troublait, et qui m'ôtait l'énergie nécessaire. Chaque fois que je
frappais le terrain, un écho retentissant répondait de la voûte,
construite en pierres. Il fallut m'accoutumer à ce bruit, et je
consacrai la journée tout entière à un travail qui n'aurait pas dû me
prendre plus de deux heures.

En effet le sol se trouva sablonneux et léger, et, à la fin, je pouvais
l'enlever avec la pelle, sans qu'il fût nécessaire de la bêcher
auparavant. Je profitai de cette facilité pour creuser une fosse
profonde; car, me disais-je, si le chalet doit être abandonné quelque
temps, soit que j'en sorte, soit que je meure à mon tour, je dois faire
mon possible pour que le corps soit à l'abri des animaux carnassiers.
D'ailleurs le soin de la salubrité exigeait que la sépulture fût assez
profonde, pour qu'il ne s'exhalât aucune odeur du lieu où elle était
faite. Je poursuivis donc mon lugubre travail, jusqu'à ce que je fusse
caché dans la fosse de toute ma hauteur.

L'horloge sonnait dix heures. La nuit était venue et ses noires pensées
avec elle. Car, sans rien voir au-dehors, l'idée que les ténèbres y
régnaient me faisait éprouver, jusque dans le chalet, les tristes
impressions de la nuit. Je n'eus pas le courage d'achever
l'ensevelissement, quoique la chose fût devenue pressante. Je m'avisai,
pour déguiser l'odeur qui se répandait, de brûler du foin, et de faire
des fumigations de vinaigre. Mais la chèvre en fut incommodée. Ses
éternuments m'avertirent qu'en prenant des précautions pour moi, je la
faisais souffrir, et je m'arrêtai.

L'exercice violent que j'avais fait m'aida bientôt à retrouver le
sommeil. Il ne fut suspendu quelques moments que par les caresses de
Blanchette, qui semble s'arranger très-bien de m'avoir si près d'elle,
et qui ne refuse point de me servir d'oreiller.

Le 11 janvier, ma première pensée, à mon réveil, fut de terminer ma
pénible tâche, et, quand j'eus allumé la lampe, je sentis encore mon
courage diminuer. Il fallut avoir de nouveau recours à des moyens dont
j'aurais dû savoir me passer: au lieu de déjeuner, comme toujours, de
lait chaud et de pommes de terre, je pris un peu de pain et de vin.
Cette nourriture me rendit quelque fermeté, dont je ne pouvais faire
honneur à mon caractère, mais dont je profitai sans retard. J'avais
réfléchi d'avance aux moyens d'exécution, et j'avais tout préparé la
veille. Je plaçai sur deux escabeaux, à côté du lit, une planche assez
large et assez longue, celle-là même dont la chute m'avait fait
retrouver l'_Imitation de Jésus-Christ_. Ensuite je montai sur le lit,
et, passant une corde sous la partie supérieure du corps, je réussis par
mes efforts à faire glisser cette extrémité sur la planche. Je n'eus
aucune peine à placer ensuite de la même manière la partie inférieure.
Je liai le corps sur la planche, et, quand je le vis ainsi, les mains
croisées sur la poitrine, se laissant traiter à ma volonté, et penchant
tristement la tête de côté, je me mis à fondre en larmes et à pousser
des cris.

--Mon grand-père!.... Vous m'abandonnez! Vous ne m'entendez plus! Vous
ne voulez plus me répondre!

Sais-je toutes les paroles insensées que j'adressai à cette matière
morte, dans les transports de mon égarement? Il aurait duré plus
longtemps peut-être, si j'avais eu un consolateur auprès de moi; ce
qu'on m'aurait dit eût irrité et entretenu ma douleur; mais, quand je
vis cette froide cendre aussi insensible à mes plaintes qu'à mes
actions, son immobilité me rendit bientôt le calme dont j'avais besoin.

J'avais préparé deux rouleaux de bois: je les plaçai convenablement, et,
retirant avec précaution l'escabeau qui soutenait le bas du corps, je
fis toucher à terre doucement l'extrémité de la planche. Malgré tous mes
efforts, l'opération ne me réussit pas aussi bien de l'autre côté, et la
chute du corps fut assez brusque pour me donner un battement de cœur,
qui me força encore de m'arrêter.

Mon cher grand-père, quand vous m'appreniez, devant notre maison, à
voiturer sur des rouleaux un corps pesant, nous ne pensions pas que je
ferais usage de vos leçons dans une occasion si triste. Le souvenir de
ce que vous m'aviez dit alors se présenta vivement à mon imagination; je
croyais encore vous entendre; et, quand le mouvement que je donnai à ce
funèbre fardeau agita la tête, comme si elle eût fait des signes
d'approbation, je fus si saisi, que je détournai les yeux, ainsi que
font, de peur du vertige, les personnes qui marchent au bord d'un
précipice.

J'avais aplani le chemin: le corps fut bientôt près de la fosse. Il
m'aurait été facile de l'y laisser choir: je ne pus me résoudre à le
traiter avec si peu de ménagements. Deux petites planches, placées en
travers, le soutinrent au-dessus de la fosse. Celle qui portait les
pieds une fois enlevée, il se trouva placé dans une position oblique,
après avoir fait encore une chute que je ne sus pas modérer; une corde
que je passai sous les épaules, après avoir fixé solidement un des bouts
à un pieu, me permit ensuite de laisser couler doucement le corps
jusqu'au lieu de son repos.

Toutes les difficultés étaient surmontées; ce qui me restait à faire ne
me donnait, quant à l'exécution, aucune inquiétude: je pus m'abandonner
librement à ma douleur. Assis sur la terre amoncelée, je pleurai
longtemps auprès de cette fosse ouverte. Je ne pouvais me résoudre à
jeter les premières pelletées de terre.

--Avant d'accomplir ce triste devoir, me suis-je dit, remplissons de mon
mieux celui du prêtre.

Je me suis agenouillé aussitôt, et j'ai cherché dans ma mémoire tout ce
que je savais de prières et de passages propres à cette cérémonie. J'ai
pris l'_Imitation de Jésus-Christ_, je la connaissais assez bien pour
qu'il ne me fût pas difficile d'y trouver des endroits tels que le
moment me les faisait désirer, et que mon grand-père les eût lui-même
indiqués.

O mon bienheureux aïeul, c'était moi seul maintenant qui avais besoin de
consolation, et c'est avec une joie qui approchait du ravissement que je
lus, en présence de vos restes mortels, le chapitre de l'_homme juste et
pacifique_ et celui _de la pureté du cœur et de la simplicité
d'intention_. Tant de traits pouvaient s'appliquer à vous, que l'auteur
me paraissait avoir pris à tâche de vous peindre.

"Commencez, dit-il, par bien établir la paix en vous-même, et vous
pourrez ensuite la procurer aux autres."

--C'est ce que vous avez fait, homme juste et bon, et votre paix est
devenue la mienne.

"L'homme pacifique rend au prochain plus de services que l'homme
savant," dit l'_Imitation_.

--Je ne peux imaginer, ô mon ami, ce qui manquait à votre savoir,
quoique vous ayez cent fois parlé de votre ignorance; mais vous étiez si
bienveillant et si doux, que vous me donniez un désir ardent de vous
témoigner mon amour par ma docilité, et de faire paraître ma docilité
par mes progrès.

"Si vous étiez bon et pur au-dedans de vous, ainsi s'exprime le livre,
vous verriez sans nuage et vous comprendriez toutes choses. Un cœur pur
pénètre le ciel et l'enfer. Chacun juge des choses du dehors selon les
dispositions de son intérieur."

--Vous étiez bon et pur, mon grand-père, aussi lisiez-vous dans mon
cœur plus facilement et plus nettement que moi-même. Vous avez dû me
trouver souvent bien répréhensible, et pourtant votre indulgence
surpassait encore votre pénétration; vous aviez beau me connaître, vous
ne cessiez pas de m'aimer.

Voilà une partie des choses que je lui disais avec tendresse. Il me
semblait qu'en parlant à haute voix je sortais de ma solitude. Le livre
me répondait et entretenait mon émotion. Enfin l'épuisement m'arrêta; je
rentrai en moi-même, et je ne différai plus ce qui me restait à faire.
En un moment la fosse fut comblée. Je passai le reste du jour à graver
avec la pointe de mon couteau l'inscription suivante sur une petite
planche d'érable:

    ICI REPOSE LE CORPS DE PIERRE-LOUIS LOPRAZ,
    MORT DANS LA NUIT DU 7 AU 8 JANVIER 18..,
    DANS LES BRAS DE SON PETIT-FILS LOUIS LOPRAZ,
    QUI L'A ENSEVELI LUI-MEME.

Je clouai la planche à un pieu, que je plantai sur la tombe; après quoi
je fermai la porte, et je rentrai dans cette cuisine, où je n'avais plus
d'autre compagnie que Blanchette.

Cependant, bien que je me sentisse plus à mon aise depuis que le cadavre
ne gisait plus sur le lit, je vis bien que je n'avais pas surmonté toute
ma faiblesse. Je résolus de la combattre. Je m'étais empressé de fermer
à clé la porte de la laiterie: j'allai l'ouvrir aussitôt, et ne la
fermai qu'au loquet. Je pris aussi avec moi-même l'engagement de faire à
la tombe des visites fréquentes, et toujours sans lumière. J'ai commencé
depuis deux jours; c'est là que je vais prier soir et matin.

La journée d'avant-hier m'a semblé vide et fatigante. Les soins
pressants qui m'avaient occupé jusque-là ne me demandaient plus les
mêmes efforts, et c'est contre moi-même que j'ai dû combattre. Je
cherchais dans le travail une distraction, que je ne pouvais trouver; je
me suivais par la pensée dans tout ce que je voulais faire, et je ne
pouvais sortir de moi. Le soir j'ai essayé d'écrire, et, cette fois
encore, la chose m'a été impossible.

Hier, qui était le 13, l'idée m'est venue de relire ce journal, depuis
la première page. On croira sans peine que cette lecture m'a vivement
ému, mais je dois dire qu'elle m'a fait aussi du bien, en me rappelant,
avec une force nouvelle, les leçons et les vertus de mon grand-père.
Aussitôt que j'eus achevé, je sentis le besoin d'épancher ma douleur
dans ce mémorial, entrepris par ses conseils. Enfin j'ai consacré la
journée d'hier et celle d'aujourd'hui à rapporter le douloureux
événement qui a changé si tristement mon sort.


    15 Janvier.

Oui, mon sort est bien changé; je m'en aperçois chaque jour davantage.
Quoi donc? Je possédais un ami, et j'osais me plaindre! Je comparais ma
position à celle que j'avais perdue! Combien je regrette maintenant
l'état que j'ai déploré! Dieu me punit d'avoir été mécontent. Je suis
seul! je suis seul! cette pensée m'a poursuivi tout le jour.


    Le 16 Janvier.

J'ai passé la journée dans le même état. Dès le matin je me suis senti
languissant et découragé; et je me serais couché aussi désolé qu'hier au
soir, sans une circonstance, où je ne dois pas voir un miracle,
puisqu'elle n'a rien que de naturel, mais qui m'a frappé comme un
avertissement de la Providence.

J'avais achevé ma veille silencieuse, je venais d'éteindre le feu, et
j'allais éteindre le lumignon, lorsque j'ai entendu un léger bruit dans
la cheminée. C'était un débris qui tombait, enveloppé de suie. La suie
s'est allumée; elle a répandu quelque odeur, et je me suis avancé sous
le canal, pour en observer l'état et veiller à ma sûreté. Tandis que, la
tête penchée en arrière, je cherchais inutilement, contre les parois,
des traces de feu, une étoile brillante s'est montrée au bord du tuyau
de fer, et je l'ai vue le traverser lentement.

Cette apparition n'a duré qu'un moment, cependant elle a suffi pour me
causer une vive émotion.

Un des soleils que le Créateur a semés dans l'espace fait donc briller
jusqu'à moi ses rayons, et me visite au fond de mon sépulcre! Il me
parle de la puissance de mon Dieu! Il m'invite à l'adoration et à
l'espérance! Je n'ai pas manqué à cet appel; je suis tombé à genoux; et,
pour la première fois, depuis bien des jours, j'ai retrouvé dans mon
âme cette ardeur que les leçons de mon grand-père avaient allumée.


    Le 17 Janvier.

Qu'il est difficile de conserver et d'entretenir les salutaires
impressions qu'un bon mouvement produit en nous! Je m'étais couché plein
de joie, et je me suis levé aussi languissant que jamais. Je me
rappelais à peu près l'heure à laquelle j'avais vu l'étoile, et
j'espérais la revoir aujourd'hui; mais, soit qu'elle eût changé de
position, ce que je ne sais pas trop, soit que le temps fût couvert, je
ne l'ai pas aperçue.


    Le 18 Janvier.

Tandis que mon âme cherche inutilement la nourriture qu'elle a perdue,
je suis, pour le corps, dans une abondance de biens, qui ne peut me
réjouir, mais qui doit me rassurer. La portion de lait de Blanchette que
je ne bois pas me sert à faire chaque jour un petit fromage: je prends
ce soin bien moins par précaution que pour me distraire. Je ne
m'accoutume pas à la solitude; j'ai beau faire tous mes efforts pour
rappeler et retenir le sommeil, les journées me semblent n'avoir point
de fin.


    Le 19 Janvier.

J'écris pour écrire. De quoi remplirai-je ce journal? S'il doit rester
fidèle, il sera de la plus affreuse tristesse. J'essaie de prendre la
plume, comme auparavant, et de donner un peu de mouvement à mon esprit:
peine inutile! je ne peux sortir de mon engourdissement.


    Le 20 Janvier.

Le malaise que j'éprouve est le plus grand que je connaisse. Mon premier
trouble, quand nous fûmes prisonniers, ma frayeur, lorsque les loups
parurent nous assaillir, les scènes lugubres de la mort et de la
sépulture de mon grand-père ne m'ont pas fait souffrir autant que
l'accablement où me voilà. C'est l'ennui que je sens! Je ne connaissais
pas ce supplice, auquel la prière même ne peut m'arracher.


    Le 21 Janvier.

Tant que la chèvre aura une main pour la nourrir, elle ne s'inquiètera
pas des vides qui se font autour d'elle; je lui suffis comme aurait
fait mon grand-père, comme ferait un étranger. Elle a besoin de moi sans
le savoir; elle profite de mes soins sans les reconnaître: je suis tenté
quelquefois de le lui reprocher. Quelle folie! on ne peut pas être
ingrat, quand on est sans intelligence.

Mais moi, qui suis éclairé de cette divine lumière, sais-je en faire
l'usage pour lequel Dieu me l'a donnée? Suis-je plus reconnaissant que
cette brute ignorante? Ah! malheureux, saurai-je me préserver seulement
du murmure et du désespoir?


    Le 22 Janvier.

Marquons cette date dans mon cahier. Elle ne me laissera pas d'autre
souvenir. Que suis-je devenu?


    Le 23 Janvier.

J'ai manqué de périr.... d'une mort soudaine, affreuse, et j'aurais été
surpris au milieu de mon coupable abattement. Dois-je encore appeler
ceci un miracle?--Eh! que m'importe de savoir comment Dieu agit, pourvu
que je ressente l'heureux effet des événements dont il est le maître!

J'avais remarqué, depuis quelques jours, que le temps était beaucoup
plus doux, et que la fumée montait moins facilement: aujourd'hui, vers
deux heures après midi, j'ai entendu un bruit sourd, comme le roulement
du tonnerre; il s'est approché rapidement; il est devenu terrible, et
tout à coup j'ai ressenti une violente secousse.

J'ai poussé un cri. Quelques ustensiles étaient tombés; une épaisse
poussière remplissait la cuisine: le craquement des poutres m'avait
d'ailleurs averti que le chalet avait reçu un choc violent; cependant je
voyais tout en bon état autour de moi.

Je suis allé faire une ronde dans les autres parties de la maison. A
peine entré à l'étable, j'ai vu des traces effrayantes de l'accident;
beaucoup de plâtras couvraient la terre; la muraille avait cédé; elle
était visiblement sortie de l'aplomb, mais elle restait debout; une
partie de la toiture avait été brisée du côté de la montagne. C'était
tout, et j'ai dû en conclure que la masse qui avait causé le dommage
s'était arrêtée contre le chalet. Était-ce une roche détachée de
l'escarpement qui le domine? N'était-ce pas plutôt une avalanche qui
s'était formée un peu au-dessus, à la suite de l'adoucissement de la
température, et qui, n'ayant pas encore assez de force et de volume,
n'avait pu franchir l'obstacle opposé à sa chute?

Mon émotion a été grande; elle dure encore; je remercie avec ferveur le
Tout-Puissant de l'avis qu'il a daigné me donner; puisse mon cœur se
réveiller pour ne plus s'endormir! Oui, je le reconnais, cette nouvelle
épreuve m'était nécessaire. Je tombais dans un lâche abattement; j'en
suis heureusement délivré, et je vais en bénir mon Dieu sur la tombe de
mon aïeul.


    Le 24 Janvier.

Le Seigneur m'envoie de nouveaux sujets d'inquiétude; la chèvre me donne
moins de lait. J'avais cru le remarquer depuis quelques jours; à présent
je ne peux plus en douter.


    Le 25 Janvier.

Mon grand-père a certainement prévu le cas où je resterais seul ici, et
m'a donné plusieurs avis, pour m'aider à sortir d'embarras. Il me disait
un jour: "Que ferions-nous si Blanchette cessait de nous donner du
lait? Il faudrait absolument nous résoudre à la tuer, et nous en
nourrir."

Puis il me donna des explications sur la manière dont nous devions nous
y prendre pour conserver la chair.

En serai-je réduit à cette cruelle extrémité?


    Le 26 Janvier.

Si les choses n'empiraient pas, je pourrais être sans inquiétude.
Blanchette me donne encore assez de lait pour ma nourriture. Je ne peux
plus faire de fromage, il est vrai, mais j'en ai quelques-uns de
provision. J'ai examiné ce qui me restait d'autres denrées, et j'ai
passé le jour à calculer pour combien de temps elles suffiraient si je
n'avais pas autre chose. Cela ne va pas à quinze jours.


    Le 27 Janvier.

Le lait diminue et la chèvre engraisse à mesure.

Ainsi, dans le cas où son lait me manquerait, la pauvre bête se prépare
à me nourrir de sa chair.


    Le 30 Janvier.

Une seule idée m'occupe maintenant: serai-je réduit à la nécessité de me
faire boucher? Faudra-t-il, pour soutenir ma triste vie, égorger celle
qui m'a nourri jusqu'à présent? Je n'ai plus qu'une demi-ration de lait.


    Le 1er Février.

Hier le lait n'a pas diminué, mais cela m'a coûté trop cher; j'avais
donné à la chèvre triple mesure de sel; elle avait bu davantage: je l'ai
connu à la traire. Malheureusement il me serait impossible de continuer
ainsi, car, si je dois tuer ma pauvre Blanchette, le sel me sera
nécessaire. Tuer Blanchette!...

Aujourd'hui j'ai été plus économe de sel, aussi la quantité de lait
s'est-elle trouvée bien moins considérable.


    Le 2 Février.

J'avais ouï dire que les poules trop grasses et trop bien nourries
faisaient moins d'œufs, et j'ai imaginé ce matin réduire la quantité de
foin que je donne à Blanchette, jugeant que peut-être j'obtiendrais un
effet semblable. J'ai bien mal réussi. Moins bien nourrie, elle m'a
donné encore moins de lait que la veille. J'ai eu de plus le chagrin de
l'entendre bêler tristement la moitié du jour.


    Le 3 Février.

J'ai fait une nouvelle expérience, aussi inutile que celle d'hier: j'ai
voulu forcer Blanchette à manger de la paille en place de foin,
imaginant que peut-être ce changement de régime amènerait un changement
dans les effets de la nourriture. La chèvre ne s'est décidée que
très-difficilement à ce que je voulais, et, soit dépit, soit souffrance,
elle m'a donné à peine quelques gouttes de lait.


    Le 4 Février.

Je ne la tourmenterai plus; si je dois la tuer, je lui rendrai
l'existence agréable jusqu'au dernier moment. Aujourd'hui elle a été
abondamment repue: aussi a-t-elle été meilleure nourrice. Mais je
n'espère pas que cela continue; je laisserai agir la nature. Après avoir
fait tout mon possible pour éviter ce malheur, je tâcherai de m'y
soumettre.


    Le 7 Février.

J'ai ajouté inutilement les prières au travail. Dieu ne m'exauce pas; il
sait mieux que moi ce qui m'est avantageux, et je me résigne à son
adorable volonté. Me siérait-il de murmurer, quand je vois la joie
tranquille de cette pauvre bête, dont je vais faire ma victime?
L'intelligence serait-elle pour moi un secours moins efficace que
l'imprévoyance pour la brute?

Ce n'est plus la peine de traire Blanchette deux fois par jour; j'ai
attendu jusqu'au soir, afin d'obtenir un peu plus de lait à la fois;
mais elle se laisse approcher difficilement. Je la fais souffrir en
pressant trop la mamelle; l'instinct l'avertit que je la traite mal;
elle regimbe, et me refuse le peu qui lui reste à me donner. Hélas! si
je la fatigue de mes efforts, c'est que je voudrais lui épargner le coup
auquel elle ne s'attend pas.


    Le 8 Février.

J'avouerai ma faiblesse; j'ai versé des larmes aujourd'hui, en essayant
inutilement une dernière fois de traire Blanchette, et de lui demander
le tribut qu'elle m'a payé si longtemps. Quand elle a vu que je
m'arrêtais, elle m'a regardé avec défiance, comme se tenant sur ses
gardes contre une nouvelle tentative. Alors j'ai jeté mon baquet; je me
suis assis auprès de la pauvre bête; je l'ai embrassée et j'ai pleuré
amèrement.

Elle n'en continuait pas moins son repas, qu'elle mêlait de bêlements
entrecoupés et de regards caressants. On dit bien qu'une chèvre ne
distingue personne, et qu'elle n'a pas l'amitié jalouse et dévouée d'un
chien; mais enfin Blanchette est aimable pour son compagnon; elle se fie
à lui; elle attend de moi la nourriture et les soins auxquels je l'ai
accoutumée; et il faudra que je lui plante le couteau dans la gorge! Je
la ferai souffrir sans doute, étant sans expérience; je la verrai se
débattre sous mes coups!

Dieu a donné à l'homme les bêtes pour sa nourriture, je le sais; mais ce
n'est pas l'offenser de nous attacher à celles qui furent nos
bienfaitrices, et qu'il a douées d'une attrayante douceur: je reculerai
donc le plus possible le moment de ce cruel sacrifice. Il me reste
encore des aliments pour quelques jours, et je les ménagerai de mon
mieux.


    Le 12 Février.

Il m'est impossible de tenir exactement mon journal, au milieu des
angoisses où je vis. Les vivres s'épuisent; je ne peux me réduire à des
rations plus chétives sans exposer ma santé; Blanchette, toujours plus
grasse, semble s'offrir à moi comme une meilleure pâture: il s'en faut
bien que cela me réjouisse; je ne l'ai jamais tant caressée, et je me
rends toujours plus pénible la nécessité à laquelle je serai bientôt
réduit.


    Le 13 Février.

J'ai fait de nouvelles recherches dans toute la maison, j'ai fouillé la
terre dans plusieurs endroits, pour découvrir, s'il était possible,
quelques provisions cachées: je n'ai réussi, par ce violent exercice,
qu'à exciter chez moi la faim. L'idée que je ne pourrai bientôt plus la
satisfaire, la rend, je crois, de jour en jour plus exigeante.

Je me suis dit: "Après quelque temps de repos, peut-être le lait de
Blanchette sera-t-il revenu." L'apparence n'était guère favorable à
cette supposition: la mamelle, si gonflée et si pleine, il y a quelque
temps, s'est peu à peu réduite; cependant j'ai fait une tentative pour
en tirer quelques gouttes de lait: peine inutile!


    Le 17 Février.

Le froid est devenu tellement vif depuis hier au soir, que j'ai besoin
d'un feu continuel. Certes, avec cette température, je ne craindrais pas
de serrer, sans autre précaution, la chair de ma pauvre victime à
l'écurie, où il gèle très-fort; mais le temps peut se radoucir. Il faut
donc que je me décide sans retard; il ne me reste plus que la provision
de sel nécessaire à mon office de boucher!


    Le 18 Février.

Le froid est violent; il m'a rappelé le souvenir des loups. Rien ne les
empêche maintenant de parcourir la montagne. Mon Dieu, dans la triste
position où je suis, c'est la seule fin que je redoute. Si vous
permettiez aujourd'hui qu'une avalanche vînt m'engloutir, je recevrais
la mort comme une délivrance.


    Le 20 Février.

J'ai pris une grande résolution! Je quitterai demain le chalet. Avant de
risquer ma vie, je veux écrire dans mon journal, que je laisserai sur
cette table, comment je me suis décidé à prendre ce parti.

Hier matin les bêlements de Blanchette m'ont tiré d'un rêve affreux. Je
me voyais, les mains ensanglantées, dépeçant les membres palpitants de
ce pauvre animal; la tête gisait devant moi, et j'entendais cependant
sortir de son gosier des bêlements douloureux. C'étaient ceux qui
frappaient réellement mes oreilles. Je me suis réveillé, les joues
toutes mouillées de pleurs. Quel plaisir de revoir Blanchette encore
vivante! J'ai couru auprès d'elle: elle était plus caressante que
jamais.... Ma joie n'a pas été de longue durée; j'ai réfléchi que mes
vivres seraient épuisés dans deux jours: il fallait me résoudre. J'ai
pris un couteau, et je me suis occupé à l'affiler sur le foyer. J'étais
au désespoir; il me semblait que j'allais commettre un assassinat, et,
après m'être avancé en chancelant pour frapper Blanchette, je me suis
arrêté, saisi de remords.

Le froid me glaçait les mains: ce me fut une raison de différer encore
cet acte, pour lequel j'avais tant de répugnance; j'allumai un bon feu;
et me mis à rêver en me chauffant.

Si les loups peuvent marcher sur la neige, me suis-je dit tout à coup,
pourquoi n'y marcherions-nous pas aussi?

Cette idée m'a fait tressaillir de joie; puis la crainte m'a saisi.
J'irais me livrer à ces bêtes affamées, et, pour ne pas faire de
Blanchette ma pâture, je m'exposerais à devenir celle des loups!

Et, si je tue la chèvre, me suis-je dit après, sais-je bien si la chair
me suffira jusqu'au moment de ma délivrance? J'ai vu quelquefois le Jura
tout blanc jusqu'à l'été: ne perdons pas l'occasion qui s'offre à moi,
pendant que la neige est glacée!... Une attaque des loups pendant notre
course n'est rien moins que certaine; car, si je pars, notre marche sera
prompte; nous descendrons en traîneau!...

Je me suis levé en sursaut à cette pensée. Ma résolution était prise,
et, dès ce moment, j'ai travaillé à l'exécution.

Deux jours m'ont suffi pour fabriquer grossièrement la voiture
nécessaire à notre voyage. J'ai consacré à cet usage le meilleur bois
qui me restait. J'ai donné aux bases du traîneau une grande largeur,
pour éviter qu'il enfonce. Je me placerai sur le devant: j'attacherai la
chèvre derrière moi, et je lui lierai les pieds, de manière à ne lui
permettre aucun mouvement. Je me placerai sur le devant. Accoutumé, dans
les jeux de mon enfance, à guider un traîneau sur des pentes rapides,
j'espère, s'il ne survient pas d'accident, arriver bientôt dans la
plaine.

Cependant je vais me coucher avec une grande émotion. Je regarde avec
attendrissement cette prison où j'ai tant souffert, où je laisserai les
cendres de mon grand-père! Je pense avec effroi à la distance du
village; mais je ne reculerai pas. L'idée d'être bientôt certain du sort
de mon père me donne une impatience incroyable. La voiture est prête.
Voici la corde dont je lierai les pieds de Blanchette; voici la gerbe
qui lui servira de lit et d'abri; la couverture dont je m'envelopperai;
enfin, voici l'_Imitation de Jésus-Christ_. Je ne m'en séparerai plus:
je veux qu'elle me suive à la vie et à la mort. C'est avec elle que je
dis dans ces derniers moments:

   SEIGNEUR, JE SUIS ARRIVÉ A CETTE HEURE AFIN QUE VOTRE GLOIRE
   ÉCLATE, LORSQUE, AYANT ÉTÉ DANS UNE GRANDE TRIBULATION, VOUS M'EN
   AUREZ DÉLIVRÉ! QU'IL VOUS PLAISE, SEIGNEUR, DE M'EN TIRER, CAR
   QUE PUIS-JE FAIRE, PAUVRE COMME JE SUIS, ET OÙ IRAI-JE, SANS
   VOUS?... AIDEZ-MOI, MON DIEU, ET JE NE CRAINDRAI RIEN.


    Le 2 Mars.

    Dans la maison de mon père.

Je suis auprès de lui. Il vient de relire mon journal, que je n'ai pas
eu besoin de laisser dans le chalet, et il me presse d'écrire la
conclusion. Le trouble où je suis encore, après une semaine de bonheur,
ne me laissera pas les moyens de raconter avec beaucoup d'ordre la
dernière scène de ma captivité. Les choses se sont passées bien
autrement que je ne m'y attendais.

Le 21 février, le froid me parut encore plus rigoureux: je résolus donc
de ne pas perdre un instant. Il fallait ouvrir un passage suffisant
pour le traîneau; mais je pouvais rejeter la neige dans le chalet, et
cela me rendait le travail plus facile; je l'entrepris sur-le-champ, et
m'y livrai avec tant d'ardeur, qu'enfin je me fatiguai. Je fus obligé de
m'arrêter un instant. J'allumai du feu.

A peine la fumée venait-elle de s'élever, que j'entendis un grand bruit
au dehors; ma première pensée fut, que les loups m'avaient aperçu, et
qu'ils allaient me dévorer: je fermai vivement la porte. Ma frayeur ne
dura pas longtemps; je m'entendis bientôt appeler distinctement par mon
nom, et je crus même reconnaître la voix. Je répondis de toutes mes
forces.

Des cris de joie me prouvèrent que j'avais été entendu.

Aussitôt il se fit, du côté de la porte, un bruit confus de voix, comme
de gens qui s'animaient au travail. Au bout de quelques minutes, une
ouverture assez large achevait l'ouvrage que j'avais commencé.

Mon père attendit à peine que le passage fût praticable; il s'élança
dans le chalet, en poussant un cri. J'étais dans ses bras.

--Et ton grand-père? me dit-il.

J'étais trop saisi pour lui répondre. Je le conduisis dans la laiterie.
Il se jeta à genoux sur la tombe; j'en fis autant, et comme j'essayais
de lui raconter avec détail ce qui s'était passé, il vit, à mon émotion,
que cette tentative était au-dessus de mes forces.

--Plus tard, mon enfant, me dit-il. Ne nous exposons pas à un nouveau
malheur. Le temps nous presse; le retour ne sera pas facile.

Les hommes qui l'accompagnaient étaient entrés. C'étaient mes deux
oncles, et Pierre, notre valet.

Tous m'embrassèrent. Ils virent mes préparatifs, qui furent approuvés.
On décida de partir sur-le-champ. Mes libérateurs avaient placé sous
leurs pieds des planchettes armées de petites pointes. Ils en avaient
apporté deux paires de surplus. Hélas! il y en avait une d'inutile. Je
me chaussai de l'autre.

Pierre fut chargé du traîneau. Les loups pouvaient venir, s'il leur
plaisait: nous étions tous armés. Mon père me prit par la main, et me
mit sur l'épaule un léger fusil.

--Ce n'est pas le moment, dit-il, d'emporter la dépouille mortelle de
mon père. Nous reviendrons la chercher, aussitôt que la saison le
permettra, pour lui rendre convenablement au village les derniers
honneurs.

--Vous devinez, ai-je dit, la volonté de mon grand-père.

Alors nous sommes rentrés un moment dans la laiterie; mes oncles étaient
avec nous. Après quelques instants de silence:

--Adieu! s'est écrié mon père tout éploré. Je fais ce que vous m'auriez
ordonné sans doute, en éloignant d'ici le plus tôt possible cet enfant,
qui ne vous a pas causé moins d'alarmes qu'à nous. Adieu, mon père!

Nous partîmes les larmes aux yeux. La descente fut rapide, mais
fatigante. Je fus surtout ébloui de la lumière du soleil et de l'éclat
de la neige. Le froid était rigoureux, et je ne m'en plaignais pas:
c'était ce qui m'avait sauvé. Blanchette devait la vie à ce vent glacé
qui la faisait grelotter sur son traîneau.

Après avoir cheminé sur la neige, sans autre accident que d'enfoncer un
peu de temps en temps, nous arrivâmes à l'endroit, fort éloigné du
village, jusqu'où l'on avait ouvert le chemin, pour essayer de venir à
nous. Je fus frappé de voir l'immense travail qu'il avait dû coûter, et
je compris que, sans la gelée, je n'aurais pu être délivré de bien
longtemps.

--Vous l'auriez été dès le mois de décembre, si le froid s'était
soutenu, m'a dit mon père; mais la neige s'est amollie, et il a fallu
renoncer à ce travail. Apprends, mon cher Louis, que nos voisins n'ont
manqué ni de charité ni de zèle; mais, de mémoire d'homme, il n'était
tombé autant de neige. Quatre fois on a ouvert la route, et quatre fois
elle a été fermée comme auparavant.

--Était-elle fermée dès le premier jour? ai-je dit ensuite.

Alors mon père m'apprit une circonstance bien malheureuse: il avait
manqué de périr au milieu d'un éboulement de neige, en descendant de la
montagne; on l'avait relevé mourant au bord d'un ravin, et, à quelques
pas, on avait retrouvé le bâton de mon grand-père et ma bouteille.

On emporta mon père sans connaissance, et il fut trois jours dans ce
fâcheux état. On avait perdu ce temps à nous chercher dans la neige au
fond du ravin. Quand mon père fut revenu à lui, il était trop tard pour
faire en notre faveur une tentative, qui eût été déjà fort dangereuse,
sinon impossible, dès le premier jour.

Je ne parlerai pas des tourments de mon père ni de ses efforts pour nous
sauver; on avait encore plus souffert au village qu'au chalet. Tous nos
voisins, accourus à ma rencontre, m'ont témoigné leur affection, et je
rougissais d'en avoir douté.

Chacun veut voir Blanchette; on lui fait mille caresses à cause de moi.
On lui réserve le meilleur foin, la meilleure litière: elle sera la plus
fêtée et la plus heureuse des chèvres.

Dieu m'a sauvé la vie, et je le bénis; il n'a pas permis que mon
grand-père pût revoir sa famille: cet ami, que je pleure, m'a enseigné à
ne jamais murmurer contre les décrets de la Providence. Mais elle
n'exige de moi que la résignation, et n'est pas offensée de mes regrets.
Mon Dieu, si je vous aime, je le dois à celui dont vous m'avez séparé:
faites que je vous sois fidèle comme lui, afin de le rejoindre un jour
dans le ciel.


FIN.



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