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Title: L'Illustration, No. 2521, 20 Juin 1891
Author: Various, L'Illustration-
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 2521, 20 Juin 1891" ***


L'ILLUSTRATION

Prix du Numéro: 75 cent.

SAMEDI 20 JUIN 1891

49e Année.--Nº 2521



[Illustration: LA CATASTROPHE DE MOENCHENSTEIN.--Les locomotives
renversées sur la berge.--Photographie Varady.]

[Illustration: LA CATASTROPHE DE MOENCHENSTEIN.--Les débris du train,
vue prise de la rive droite de la Birse. D'après une photographie de MM.
Bulacher et Kling.]



[Illustration: COURRIER DE PARIS]

La mer, voir la mer, aller à la mer, voilà le rêve de tout bon
Parisien un peu libre de soucis quand le mois de juillet arrive. Tout le
monde pense à la mer. Quand je dis tout le monde, il est bien entendu
que j'en excepte les millions d'êtres condamnés à leur mansarde et à
leur travail. Ces millions de pauvres diables attachés par la nécessité
à ce que Mme de Staël appelait son _ruisseau de la rue du Bac_ ne
comptent pas pour les chroniqueurs. On ne les remarque pas aux
premières, on ne les cite pas aux courses. Ils sont la foule qui
regarde, qui travaille et qui paye.

Ceux qui la font travailler ont pour préoccupation, à l'heure actuelle,
leurs quartiers d'été. Où aller? A Houlgate, à Dinard, à Paramé, à
Trouville? Ce pauvre Trouville! Le spectre de rose de Jeanne Samary lui
fera peut-être du tort et Houlgate en profitera. Ce qui nuit à l'un sert
à l'autre. La vie est une bascule.

On s'en va donc à la mer, ce qui n'est pas toujours un plaisir lorsque,
par ces temps douteux que nous traversons, il faut braver des heures de
pluie et regarder, par la fenêtre, les horizons baignés de brume ou
trempés de pluie et avoir pour tout spectacle la vue de quelques bateaux
traversant l'ondée en fendant le brouillard. On se dit alors: où est
Paris?

Et, quoi qu'il ne soit plus le Paris étincelant de la saison d'hiver, on
le regrette fort, ce Paris abandonné pour les galets et les mouettes. Il
a encore ses premières, comme en pleine saison, et les musiciens
attendent avec une certaine impatience le _Rêve_ qu'on aura donné, cette
semaine, à l'Opéra-Comique. Le _Rêve_ ou le triomphe de l'école
nouvelle!

Il paraît que M. Adrien Bruneau, le maestro que le roman de M. Zola a
inspiré, est un homme d'un remarquable talent, qui met sa coquetterie à
fuir la mélodie comme si elle avait l'_influenza._

Aux répétitions, dès que M. Carvalho le félicitait, lui disant:

--Ah! cher monsieur Bruneau, pourquoi n'avez-vous pas prolongé un peu
cette délicieuse mélodie qui commençait si bien?

M. Bruneau répondait:

--Une mélodie! Diable! Vous faites bien de m'en signaler les symptômes!

Et, d'un trait de plume, il rayait de sa partition ce commencement de
mélodie! C'est là, du moins, une légende que les musiciens racontent. M.
Bruneau ne transige pas avec ses convictions.

Le _Rêve_ sera, cet été, une intéressante escarmouche wagnérienne en
attendant, pour l'automne, la bataille de _Lohengrin_, qui n'est pas
douteuse. Il paraît que le ténor Van Dyck, que nous entendrons alors,
est, au dire de Mme Richard Wagner, le seul chanteur qui puisse enlever
le rôle de Lohengrin à Paris. On lui en a proposé d'autres. Non. Ou M.
Van Dyck dans Lohengrin ou pas de _Lohengrin_. Van Dyck était une
condition _sine qua non_ et nos Parisiens auront le double plaisir
d'entendre un opéra que seule la province a pu écouter jusqu'ici, et un
chanteur qui, d'après l'avis de la veuve du maître, est le seul
interprète possible du chef-d'oeuvre.

--M. de Lesseps, disait un jour un grand diplomate à M. de Beust, qui a
rapporté le mot, M. de Lesseps est le seul homme vivant qui soit assuré
de l'immortalité.

M. de Lesseps était alors le ténor Van Dyck du succès, cet autre
Lohengrin monté sur un autre cygne. Qu'il est loin, le mot cité par M.
de Beust!

Ce n'est pas sans tristesse qu'on a appris la poursuite--platonique ou
définitive--commencée contre les administrateurs du canal de Panama, M.
Ferdinand de Lesseps en tête. Quelle fin pour une renommée qui lut, qui
est--ne soyons pas ingrats--une gloire nationale! O les beaux temps de
Suez! Les _rêves et les ailes d'or_, comme chante l'officier de
_Lackmé._

M. de Lesseps réunissait les continents. M. de Lesseps attirait à Suez
l'élite du monde pensant et agissant et les navires partaient pour les
terres lointaines, sous les yeux éblouis du khédive et sous le regard de
cette impératrice qui a encore traversé Paris, cette semaine, en cheveux
blancs et en robe noire.

Que c'est loin, que c'est loin, ce beau songe, songe qui fut une
réalité! aujourd'hui, le vieillard de quatre-vingt-sept ans passe,
courbé sur sa canne et les paupières baissées sur ses prunelles qui
contemplent, en dedans, un rêve évanoui. Mais il fut grand. C'est un
remueur d'idées et un conquérant de mondes qui passe. Maudits soient les
hasards de ces fièvres qui sont la vie, la vie et la maladie des
sociétés modernes, et qui s'appellent les affaires.

Mon Dieu, si l'on veut garder sa gloire, peut-être ne faut-il point
loger autre chose que le diable dans sa bourse. Qu'est-ce qu'un poète?
Un être, comme dit Musset, sans sou ni poche, très souvent. Et pourtant,
ce poète traverse les âges et les argentiers du temps passé sont depuis
longtemps voués à l'oubli qu'on parle encore et qu'on parlera toujours
de ce bohème de François Villon.

Cette semaine, si les affaires ont eu leur deuil, la poésie a eu sa
fête, une fête printanière, campagnarde, locale, en pleine et belle
campagne de cette Normandie qui s'épanouit, à cette heure, dans une
splendeur verte, saine, superbe.

Des poètes ont, à Lillebonne, célébré la mémoire d'un autre poète peu
connu de la génération présente, mais dont se souviennent et ses
compatriotes et ses amis. C'est Albert Glatigny, une figure originale
entre toutes les apparitions confuses que la mort emporte et jette à
l'oubli.

Glatigny! Un grand corps maigre, une figure en lame de couteau, un nez
pointu, un crâne chauve, des bras géants, des jambes capables de
franchir un fleuve en une enjambée, et dans ce corps de faucheux humain
une âme d'artiste, un coeur de poète.

D'ailleurs, piqué de la tarentule du théâtre, Albert Glatigny, qui
faisait des vers adorables, eût donné tous ses poèmes pour un rôle à
créer dans n'importe quel drame ou quelle comédie de troisième ordre.
Car il se croyait appelé à un grand avenir dramatique comme comédien. Il
cabotinait en province, et c'était sa joie de mener la libre et triste
vie du _Roman Comique_. Il voulait même écrire, au point de vue
réaliste, c'est-à-dire, récrire le roman de Scarron. Ah! il les
connaissait, les misères de la grande route, et plusieurs fois, aux
heures de _dèche_, il avait donné un coup d'épaule pour désembourber le
char de Thespis.

Ce poète pauvre était un poète gai. Il riait de sa misère, un peu comme
Figaro, de peur d'être obligé d'en pleurer. Fils d'un gendarme, il eut
la malchance d'être arrêté en Corse par un autre gendarme qui le prenait
pour l'insaisissable assassin Jud. Un meurtrier oublié aussi, ce Jud,
car--c'est une constatation--la gloire des assassins pâlit, avec le
temps, aussi bien que celle des poètes.

Et, en dépit de tant de traverses, mouillé comme un barbet, ballotté
dans la vie comme un bouchon sur un ruisseau en temps d'orage, vivant à
la mauvaise aventure et presque à la belle étoile, ce diable de
Glatigny, bohème adoré des Muses, était demeuré souriant. Malade, dans
je ne sais quel taudis de Bayonne, et fort peu de temps avant de mourir
phtisique à Paris, il avait rimé ce sonnet, qui est une jolie pichenette
donnée-sur le nez de Schopenhauer, et une semonce faite à nos ennuyeux
pessimistes positifs et poseurs:

        Hier je relisais mes vers de dix-huit ans,
        Des vers désespérés, noirs de mélancolie;
        Le désenchantement, le néant, la folie,
        Y chantaient tour à tour, parfois en même temps.

        O cauchemar naïf! (j'y songe par instants).
        Dire que tout cela sans trop d'efforts s'allie
        Avec la sève, avec l'âme d'amour remplie,
        Et la santé robuste et les cheveux flottants!

        Aujourd'hui que le corps est lassé, que la route
        A fatigué mes pieds, le spleen, l'ennui, le doute,
        Se sont évanouis aux rayons du soleil.

        Et le vieux vagabond saignant, meurtri, caresse
        La jeune illusion, au beau rêve vermeil,
        Et sent fondre son coeur en hymne d'allégresse.

Voilà un poète et on a bien fait de le chanter en vers et de le célébrer
en prose--discours du maire et strophes de M. Catulle Mendès mêlés--dans
la petite ville de Lillebonne où il était né, voilà plus d'un siècle,
car il avait cinquante-deux ans le disciple de Théodore de Banville qui,
à dix-neuf ans, publiait les _Vignes Folles_, un des plus fiers recueils
de vers de ce temps-ci.

Je dois dire que tel journal normand, le _Patriote de Normandie_, ne
s'est point montré fort tendre envers la mémoire d'Albert Glatigny,
reprochant au poète certaine pièce de vers indignée--et injuste--écrite
contre Rouen et les Rouennais à l'époque de l'invasion prussienne. La
protestation du _Patriote de Normandie_ n'a pas empêché le préfet de la
Seine-Inférieure, M. Hendlé, de se rendre au banquet des poètes, et la
fête de Lillebonne s'est terminée par de la musique, des discours et des
vers.

Tout cela était fort champêtre, mais je doute que ce fût aussi
pittoresque vraiment que le garden-party de l'ambassade d'Angleterre,
samedi dernier. Cela, c'était charmant. Un cadre délicieux, avec un des
premiers et rares coups de soleil de la saison, sur la masse d'arbres
qui entoure la pelouse du jardin, pelouse d'un vert tendre, d'un vert
d'Écosse, et là-dedans des robes claires, des élégances raffinées, de
jolies taches blanches, bleues, roses, jaunes, mauves, lilas clair, des
ombrelles, des dentelles, de jolies femmes, des buffets fleuris, les
vestes rouges des musiciens tziganes corrigeant le noir des redingotes
masculines. Rien de plus exquis avec plus de modernité et de correction.
Et lady Lytton, avec sa grâce de beau lys britannique, faisant les
honneurs de ce jardin à ses hôtes. Voilà le plus charmant five o'clock
de la saison.

Je n'ai rien dit (laissons là les mondanités pour les immondanités), je
n'ai rien dit des jeunes meurtriers qui ont stupéfié l'attention
publique et qu'on a jugés la semaine passée. Peut-être est-il bien tard
pour parler d'eux, et puis on en a fort parlé. Journaux graves, journaux
parisiens, tous se sont posé une question assez inquiétante:

--Pourquoi le crime se fait-il si précoce?

Le fait est qu'on devient assassin, dans le monde où l'on tue, avant
l'âge requis pour être bachelier, dans le monde où l'on étudie.

S'ils ne vont pas à la butte, comme ils disent, les meurtriers de la
vieille femme (aller à la butte c'est monter sur l'échafaud), si on leur
épargne le couperet, c'est qu'ils sont trop jeunes. Mineurs devant le
bourreau. L'assassinat n'émancipe pas.

Autrement, ils auraient dix fois mérité la mort, et je ne crois pas que
la société ait vu souvent apparaître d'aussi jolis monstres. Complets,
ces petits messieurs. Rosa-Josépha, au physique, n'est rien comparée à
ces déformations morales. Ma parole, on serait tenté de se rallier à la
doctrine doucement féroce du docteur Lombroso.

M. Lombroso est un médecin italien, un anthropologiste, qui propose de
supprimer le crime en supprimant préalablement le meurtrier. Tel être
arrive au monde en y apportant les signes et les stigmates du crime.
Qu'on le tue.

--Avant qu'il soit devenu criminel?

--Oui. Au moins on lui évitera toute mauvaise action.

Ce paradoxe terrible devient, quand on considère des misérables pareils
à ceux qui ont _travaillé_ à Courbevoie, une vérité pratique et qu'on
pourrait croire utile.

En fait de _travailleurs_, qui ne travaillent pas, j'aime encore mieux
ceux dont nous parlait si joliment l'autre jour M. Paulian, les
mendiants, à propos desquels notre confrère Yvan de Woestine nous conte
une bien jolie anecdote qu'il tenait de Villemessant.

M. de Villemessant avait toujours des sous à même sa poche pour les
donner aux mendiants, et, chaque matin, il en mettait un dans la sébille
d'un aveugle qui stationnait sous une porte. Un jour il lui donna une
pièce d'or de quarante francs qui s'était égarée dans les cuivres.
S'apercevant de son erreur, il revint au pauvre, qui n'était plus à sa
place, mais dont on lui indiqua le domicile, et qu'il trouva à déjeuner,
en famille, dans une très proprette salle à manger. Le but de la visite
exposé, l'aveugle plongea les mains dans un sac en disant: «Je n'ai pas
encore fait ma caisse; permettez que je cherche... Ah! la voilà, en
effet.» Et il sortit la pièce d'or, qu'il tendit du côté de
Villemessant. Celui-ci avait déjà fait deux pas pour se retirer, lorsque
le mendiant le rappela en ces termes:

--Hé, monsieur, c'est un sou que vous me devez.

Ah! que nous avons de chemin à faire avant d'avoir cultivé comme il faut
la plante humaine.

Je vais prêcher. Je m'arrête. Laissons là gredins et mendiants et allons
au vent de mer, respirer un peu d'air pur! La mer! Elle serait parfaite
si elle n'avait pas la plage pour correctif et pour bordure l'inévitable
tout Paris que l'on fuit ici pour le retrouver là-bas. Il est vrai qu'on
a l'air de le fuir peut-être simplement pour avoir l'occasion de le
retrouver.

Rastignac.



LE PANAMA

Une instruction judiciaire est ouverte contre les membres du conseil
d'administration du canal de Panama. Lundi M. de Lesseps a été
interrogé, au Palais de Justice, par M. le conseiller Prinet. Voilà donc
un homme qui a connu toutes les vanités des gloires officielles et tous
les orgueils, plus légitimes, de la popularité, qui est grand-officier
de la Légion d'honneur, dignitaire de tous les ordres de l'Europe,
académicien, qu'on a appelé «le grand Français» dans les journaux, et,
ce qui est plus caractéristique encore, «le père Lesseps» dans les
faubourgs; et cet homme, à quatre-vingts ans passés, s'assied, dans le
cabinet d'un magistrat instructeur, sur la chaise où se sont assis les
banquiers véreux arrêtés sur la route de Bruxelles!

Sans préjuger le dénouement de cette lamentable affaire, on peut lui
trouver déjà quelque chose de tragique dans sa banalité. Cette froide
mise en scène du Palais de Justice, le cabinet sévère des juges
d'instruction, la présence du greffier, qui a cent fois entendu les
mêmes questions et les mêmes réponses, à peine tiré de son indifférence
professionnelle par la grandeur du personnage qu'il a devant lui, le
va-et-vient monotone du gendarme dans le long et sombre corridor; tout
ce qu'on peut évoquer ajoutera à l'impression et au regret causés par
cette nouvelle de la poursuite. Mais on se dit aussi dans le public que,
pour en venir là, il faut y avoir été contraint par l'irrégularité
flagrante de l'affaire.

Cette affaire de Panama tournant mal, j'imagine qu'on en eût pris son
parti dans l'opinion, si elle avait été liquidée à temps. On s'en fût
consolé comme d'un beau rêve évanoui. On en eût peu voulu à M. de
Lesseps de s'être trompé. Ce qui a tout gâté, c'est l'optimisme entêté
de son entourage, persuadé de bonne foi, je l'espère, que M. de Lesseps
devait réussir encore, ainsi qu'il le pensait lui-même, ayant dans son
étoile une confiance aveugle d'Oriental fataliste. C'est cet optimisme
qu'on a voulu faire partager au public par tous les moyens. On a marché,
marché quand même, dissimulant la vérité, sans doute avec l'espoir
qu'elle serait plus belle le lendemain. On est demeuré dans cet état
d'esprit du joueur qui tient le point sur le coup qu'il a perdu, s'il
lui reste de quoi en essayer un autre qu'il compte gagner.
L'entraînement est venu, menant aux procédés illicites, faisant oublier
les prescriptions de cette terrible loi sur les Sociétés, loi
constamment violée, qu'on ne songe guère à appliquer aux affaires
triomphantes, mais qui est un glaive toujours nu que la justice jette
dans la balance des vaincus!

                                  *
                                 * *

Dans le cas présent, je suis persuadé qu'on eût souhaité ne pas
poursuivre. M. de Lesseps est un «sympathique» par ses défauts aussi
bien que par ses qualités. S'il n'a pas eu l'idée première, l'invention
du percement de l'isthme de Suez, qui appartiennent aux Saint-Simoniens
campés en Égypte en 1832, la foule lui attribue le mérite, et il a eu la
gloire incontestable d'avoir mené à bien la plus grande affaire de notre
temps. Pour y arriver, il montra une vitalité prodigieuse, une
indomptable fermeté. D'esprit simpliste (ce sont ces esprits que la
foule comprend le mieux et aime le plus), il concluait volontiers du
succès de Suez au succès assuré de toute entreprise semblable. On avait
creusé le sable, on couperait des montagnes, voilà tout. Dans
l'exécution même du projet de Panama, il voulait, forçant une fois de
plus la nature, le faire par les moyens simples, par la voix droite,
abordant de front les obstacles au lieu d'essayer de les tourner. Ceci
avait une grandeur qu'on vit d'abord et des dangers qu'on ne connut
qu'ensuite. Au début l'imagination du public, fier du succès du Suez et
enrichi par lui, se fit la complice de ce qu'il pouvait y avoir
d'illusion dans la conception de Panama.

De cette complicité de la première heure, il est resté quelque chose.
C'est d'elle que vient ce sentiment de douloureux étonnement que nous
avons éprouvé à l'annonce des poursuites, prévues pourtant et
impossibles à éviter. On se dit, tout d'abord, que si quelque chose
pouvait être sauvé, l'action judiciaire n'y aidera pas. Les
responsabilités pécuniaires qui pourraient être établies ne serviront de
rien. Qu'est-ce que quelques millions récupérés, si on les récupère, en
présence du milliard et demi englouti dans l'entreprise? Une goutte
d'eau dans la mer... Et puis, c'est un peu de notre gloire qui s'en va.
C'est une faillite morale aussi grande que la faillite matérielle. C'est
le déshonneur frappant un vieillard qui a encore assez de force pour en
sentir les douleurs, s'il n'a plus assez d'énergie et de verdeur pour
les prévenir. M. Quesnay de Beaurepaire, qui est un romancier et un
auteur dramatique, nous dira peut-être un jour ce qu'il a éprouvé,
lorsqu'il lui a fallu une fin au roman et au drame industriel et
financier de Panama. On devine ses hésitations, ses regrets, son
chagrin.

Mais la justice égalitaire n'admet pas de déni. Le philosophe, en ses
jugements, peut faire la différence entre les irrégularités qui naissent
de l'illusion, de la négligence, de l'excès de confiance en soi, et
celles qui naissent de la fraude préméditée et voulue. La justice n'a
pas le droit de faire cette différence. Sollicitée il faut qu'elle
agisse. Son abstention deviendrait de la complicité et ferait peser sur
elle et sur l'État, au nom de qui elle agit, une responsabilité morale
qui serait trop lourde à porter.

Dégager la responsabilité morale des uns, faire la part des mêmes
responsabilités chez les autres, c'est tout le procès. Il s'y agit bien
moins de débattre des intérêts, qui paraissent irrémédiablement
compromis et que le débat judiciaire ne sauvera pas, que de donner une
satisfaction à la conscience publique, inquiète de cet effondrement et
désireuse d'en savoir toutes les causes. Vaguement, on entrevoit déjà
que les difficultés techniques, que les erreurs d'appréciation sur la
nature et la dépense des travaux ne sont pas les seules raisons de la
catastrophe. On devine sans peine une administration imprudente, un
entourage, fanatisé par le nom de M. de Lesseps et son précédent succès,
se disant que, l'affaire devant réussir, les moyens importent peu. Il y
a des généraux qui ont gagné des batailles ou enlevé des places par des
coups hardis qui, s'ils eussent échoué, les auraient conduits devant le
conseil de guerre. Puis l'entreprise de Panama a vite acquis, à l'heure
même où les difficultés naissaient, un caractère financier que celle de
Suez n'avait pas eu, au même degré en tout cas. L'affaire, ne se
soutenant pas d'elle-même, a été soutenue, à la Bourse et ailleurs, au
prix de gros sacrifices. Peut-être quelques-uns de ceux qui étaient à sa
tête se sont-ils trop souvenus de la sagesse politique de La Fontaine et
de la fable du chien qui, après avoir essayé de défendre le dîner de son
maître contre une bande de chiens affamés, se décide à en prendre sa
part, la plus large qu'il peut. On a vu, en tout cas, les marchés avec
les ingénieurs et les entrepreneurs se faire de plus en plus onéreux, à
mesure que l'espoir diminuait de mener à bien l'oeuvre commencée. On a
vu ces marchés résiliés, repris, cédés, dans de mauvaises conditions,
avec des indemnités consenties, des matériels rachetés, des concours
presque uniquement nominaux chèrement acquis. Bref, à mesure que les
choses allaient plus mal, on a pratiqué à la fois une politique de
faiblesse et une politique de risquons-tout.

                                  *
                                 * *

Sur qui, maintenant, pèseront les responsabilités? Qui accusera-t-on
justement d'avoir appliqué à l'entreprise du Panama le système des
«petits paquets», au lieu de l'abandonner si elle devait être
abandonnée, alors que les ruines étaient moins profondes, ou bien de
mettre plus nettement le public au courant des nécessités qui pesaient
sur elle et des sacrifices qu'on devait lui demander? Ce sera moins,
j'imagine, M. de Lesseps vieilli, déifié, devenu une sorte de Victor
Hugo de l'industrie, devant qui la vérité dite ressemblait à un
blasphème proféré, que ceux qui l'ont entouré et ont propagé des
illusions qui devaient les avoir quittés.

La presse a joué, ainsi que la politique, un grand rôle dans cette
affaire. On ne pense pas que ce rôle ait été bon. La presse, trompée
elle-même ou se trompant, soit de bonne foi, soit volontairement, a trop
encouragé des espérances cruellement déçues aujourd'hui. Elle n'a vu,
elle n'a montré en tout cas, que le côté qu'on pourrait appeler le côté
poétique de l'entreprise. Elle a fait vibrer la corde nationale jusqu'à
la briser, célébré la grandeur du but poursuivi, négligé de s'enquérir
d'assez près des moyens dont on disposait pour l'atteindre,
entraîné--c'est incontestable--les petits capitaux qui voulaient et
devaient rester prudents. Les journaux ont été les complices de
l'illusion entretenue longtemps sur la situation du Panama.
Quelques-uns, rares, avaient bien fait entendre un cri d'alarme ou
s'étaient abstenus. Mais c'est le petit nombre. Il faut ajouter, ce qui
est triste à dire, mais ce qu'on doit savoir aussi, que, parmi ceux qui
ont donné le champ à la critique, beaucoup, plus qu'on n'oserait dire,
n'ont parié que pour faire chèrement acheter leur silence. A mesure que
les plaies devenaient plus saignantes, on payait de plus en plus, non
plus pour les guérir, mais pour les cacher. Nulle affaire peut-être, en
ces temps, n'a été exploitée par la presse à un degré égal. Le Panama a
eu le triste mérite de faire naître par centaines ces singuliers
organes, à publicité intermittente, qui paraissaient quinze jours avant
une émission ou une assemblée d'actionnaires, pour disparaître quelques
jours après! Les concours, même non désintéressés, n'ont pas coûté aux
actionnaires autant que les attaques arrêtées. La presse a donné, ici,
une preuve de sa puissance considérable, et aussi cette idée fâcheuse
que cette puissance n'était pas toujours bien employée. La chute du
Panama, les poursuites contre ses administrateurs, atteignent la presse
autrement même que dans ses intérêts matériels.

Ce qu'on peut et ce qu'on doit dire, sans crainte d'être taxé de
complaisance, c'est que la chute du Panama ne saurait causer que du
chagrin, même à ceux qui l'avaient prévue depuis assez de temps, et que
les poursuites contre les administrateurs, si imposées qu'elles soient à
la justice, ne sauraient exciter qu'un sentiment de mélancolique regret.
Il est triste toujours de voir s'évanouir un beau rêve, fût-il peu
raisonnable, et de voir disparaître une renommée éclatante. Avec quelle
amertume M. de Lesseps et ceux qui le touchent de près doivent-ils
songer aux jours d'autrefois, à ces luttes pour Suez où à trois ou
quatre reprises tout parut perdu «fort l'honneur», resté intact, et aux
triomphes définitifs qui vinrent bientôt après les plus redoutables
crises! L'inauguration du canal de Suez, avec la souveraine des
Français, fut véritablement un jour de gloire nationale. On avait vaincu
la nature, on avait vaincu les résistances des hommes. Docile instrument
du génie industriel et de l'adresse politique, l'argent avait accompli
un projet qui remontait aux Pharaons de la vieille Égypte. Sans doute,
on avait espéré une semblable journée en Amérique. Mais l'argent,
instrument faussé cette fois, est demeuré impuissant. Waterloo a succédé
à Austerlitz. La misère suprême, ce n'est pas tant la défaite que la
façon dont elle est venue et les suites qu'elle a. La popularité de M.
de Lesseps s'effondre devant une action judiciaire et devant des
accusations dont il restera toujours quelque chose, quelle que soit
l'issue du procès. Ou eût admis, je veux le répéter encore, l'aveu
formel et complet d'une erreur dans l'affaire du Panama. Le public s'en
fût pris de son déboire aux ingénieurs qui avaient étudié les lieux, et
son admiration fût restée intacte vis-à-vis M. de Lesseps. Mais on lui
pardonnera malaisément la ruine lentement venue par une situation
longtemps dissimulée, les faiblesses et les audaces de son
administration, encore que la justice suprême, pour la juger, doit se
mettre dans l'état d'esprit où il a vécu, où on l'a fait vivre. Mais, si
ventre affamé n'a pas d'oreilles, bourse vidée n'en a pas plus!



[Illustration: LE PÈLERINAGE DE RONCEVAUX.--Défilé des pénitents se
rendant au monastère.--Dessin d'après nature de notre envoyé spécial, M.
Kauffmann.]

[Illustration: La cuisine de la «Fosada».]

[Illustration: Chanoine manoeuvrant la masse d'armes de Roland.]

[Illustration: La confession des pèlerins.]

[Illustration: Un «carabinero» sous la pluie.]

LE PÈLERINAGE DE RONCEVAUX

Chaque année a lieu, au mois de mai, un pèlerinage qui, par le décor
dans lequel il se meut et la naïveté toute primitive qui préside à ses
apprêts, est un des plus propres à nous reporter à ces siècles de foi où
les routes se couvraient de pèlerins et où les églises regorgeaient de
pénitents. C'est le pèlerinage au monastère de Roncevaux, que nous
venons d'entreprendre à l'intention des lecteurs de l'_Illustration_ et
que nous avons heureusement accompli, grâce à l'amabilité du consul
d'Espagne à Saint-Jean. M. Aguirre.

Roncevaux est trop célèbre pour que nous rappelions ici les souvenirs
qui s'y rattachent. De Saint-Jean-Pied-de-Port, la route qui y conduit
est des plus pittoresques qui se puissent voir. A Avrigny, un poste de
_carabineros_ nous indique que nous sommes en terre espagnole. Bien
pâles et bien piètrement vêtus, ces malheureux soldats, dont l'un
s'abrite sous un vénérable _pépin_, fouetté par le vent et maugréant
contre le service. Mais au premier rayon de soleil le pauvre diable aura
tout oublié. Nous franchissons le col de Roncevaux à 1,100 mètres
d'altitude, et, après avoir passé devant les ruines de la chapelle
fondée par Charlemagne, nous arrivons devant le monastère. C'est un
vaste bâtiment massif dominé par deux tours carrées, et dont l'église
gothique renferme _Nostra senora de Roncevallos_, surchargée
d'ornements.

Dans la salle du chapitre nous admirons une merveilleuse Bible sur
laquelle jadis prêtaient serment les rois de la Navarre. Un vigoureux
chanoine qui nous accompagne nous montre les _masses d'armes_ de Roland
(?) qui pèsent douze à quinze kilos chacune, et il les manoeuvre d'une
façon effrayante pour nos têtes.

Le lendemain matin nous sortons du couvent et allons sur la route pour
voir l'arrivée des pèlerins. Revêtus d'une blouse noire en cotonnade ou
en lustrine, serrée à la taille d'une cordelette, la tête recouverte
d'une cagoule relevée par derrière, ils portent sur l'épaule une lourde
croix formée de deux branches massives clouées l'une sur l'autre, et
s'avancent lentement, précédés des alcades (maires) de leurs communes,
ces derniers revêtus du long manteau municipal et armés de la badine de
la Loi. Partis la veille au soir pour la plupart, ils ont fait ainsi, la
croix sur le dos, jusqu'à 30 ou 40 kilomètres dans la montagne. La
plupart de ces pèlerins sont des habitants des vallées voisines qui
viennent là pour se couvrir de leurs fautes ou adresser leurs voeux à la
vierge du monastère. Tous sont Espagnols.

Après un repos d'une demi-heure les cris des alcades se font entendre.
Brutalement, à coups de badine, il font former les rangs, et tous, les
uns égrenant leur chapelet, les autres récitant des oraisons, s'avancent
au pas accéléré; entre les deux files se tiennent le clergé et les
femmes, mères ou soeurs des pénitents. C'est un spectacle fantastique.
Notre dessin représente la procession au moment où elle passe devant
l'ossuaire qui renferme les restes des compagnons de Roland.

Quand nous pénétrons dans l'église, les pèlerins ont relevé leur
cagoules et écoutent l'office divin appuyés sur leur croix ou prosternés
contre terre. Vers la fin de la messe a lieu la confession: les divers
confessionnaux sont pris d'assaut; le pénitent, debout, s'incline vers
le prêtre, qui le tient embrassé en lui couvrant la tête de son camail,
puis il va communier.

Immédiatement après, les pèlerins, laissant leur croix dans l'église et
enlevant leurs costumes de pénitents, se mettent en devoir de dévorer
leur premier repas, qu'ils ont bien gagné. La _posada_ (auberge), située
près du monastère, est envahie, et sa cuisine offre le plus pittoresque
des spectacles. Autour de son immense cheminée, où brûlent d'énormes
branches de chênes, bout le _putcherro_ (pot-au-feu) traditionnel, et
mijotent ou rôtissent les quartiers de viande et les mets les plus
variés dans des récipients de toutes formes. Sur des bancs ou des
tabourets se chauffent les pèlerins; mendiants, carabiniers, filles
d'auberge, se pressent, circulent, crient, gesticulent, fument, mangent,
boivent, dans une atmosphère épaisse, puante d'huile rance et d'ail, et
dans une demi-obscurité que rend plus sombre encore la couche de suie
dont les murs sont tapissés.

La procession, au retour, s'effectue dans le même ordre et refait dans
la journée les 30 ou 40 kilomètres de la nuit précédente.

P. Kauffmann.

[Illustration: Le retour des pénitents.]



NOS SAISONS ET LA TEMPÉRATURE

On aimerait quelquefois n'avoir pas si complètement raison. Sans doute,
le triomphe donne toujours au coeur une sensation d'une certaine saveur
fort agréable, et j'avoue, sans fausse modestie, que je n'ai pas été
fâché de voir les événements météorologiques continuer de prouver
l'abaissement de température signalé par moi, sous ma propre
responsabilité, et donner ainsi le démenti le plus formel à ceux qui
m'avaient contredit. J'aurais peut-être quelque droit à jouir de mon
triomphe et à imprimer ici en lettres majuscules les noms de mes
contradicteurs, dont l'un surtout mériterait grandement le pilori. Mais
soyons généreux! La science doit être, avant tout, impersonnelle, et ce
qui nous intéresse, ce ne sont point les opinions des hommes, mais les
faits. La question posée ici est assurément la plus grande actualité
scientifique de l'année, et, comme nous le remarquions tout à l'heure,
il eût été de beaucoup préférable que les événements ne me donnassent
pas si complètement raison. Une année sans printemps, ce n'est gai pour
personne, sans compter les pertes de l'agriculture, les inondations, les
grippes et tout ce qui s'en est suivi. Le thermomètre et le baromètre
ont fait perdre cent mille francs à la journée du Grand-Prix de Paris,
un million au seul département de Seine-et-Oise dans la seconde semaine
de juin, plusieurs centaines de millions à l'ensemble de la France. Et
puis, l'absence du soleil, les nuages, le froid et la pluie répandent
dans l'atmosphère une sorte de spleen universel. Oui, j'aimerais
beaucoup mieux avoir eu tort.

L'été nous dédommagera-t-il de ces froids interminables? Rien ne le
prouve. En général, même, contrairement à ce que le sentiment des justes
compensations devrait faire espérer, les hivers les plus rigoureux ont
été suivis d'étés froids et humides. Ce n'est pas rassurant du tout, et
il faudrait un changement radical de régime pour nous ramener les
chaleurs torrides dont on semble avoir perdu le souvenir. Ce changement
se produira-t-il? Sans doute quelque jour, mais le plus tôt serait le
meilleur. Ces jours derniers encore, j'ai eu la curiosité de placer un
thermomètre à minima sur le gazon d'une pelouse, librement exposé au
rayonnement nocturne. Dans la nuit du 12 au 13 juin, il est descendu à
0°, 8! Et nous sommes au solstice d'été, et non au pôle, mais à
Paris--ou à Juvisy--à la latitude de 48°.

Il ne sera pas sans intérêt d'examiner en détail cette situation
climatologique si curieuse, dont nous sommes les victimes depuis
plusieurs années.

Les chiffres ont souvent un certain air rébarbatif qu'ils ne méritent
certainement pas. On les accepte assez volontiers lorsqu'il s'agit de
compter des sommes à recevoir, et, selon toute probabilité, un rentier,
un commerçant, un homme d'affaires, qui alignent des colonnes de
chiffres dans un but intéressé, ne les trouvent jamais assez longues.
Pourquoi n'envisage-t-on pas du même oeil les données d'un thermomètre?
Il est clair, cependant, que les termes vagues de froid ou de chaud ne
sont pas assez précis pour être satisfaisants, et que si nous voulons
nous rendre compte de ce fait si remarquable de l'abaissement de la
température depuis plusieurs années, ce sont les chiffres exacts du
thermomètre qu'il faut savoir comparer entre eux.

Les directeurs de tous les observatoires de l'Europe ont confirmé pour
chacun de leur pays ce que j'avais signalé pour la France, et ce que M.
Lancaster avait, de son côté, signalé pour la Belgique. Ceux d'entre nos
lecteurs qui tiennent à savoir exactement à quoi s'en tenir sur la
question seront sans doute satisfaits de posséder ici les données du
sujet, et ce sera là, nous l'espérons, une excuse suffisante pour
l'aspect peu littéraire et encore moins artistique des nombres que nous
allons exposer. Mais ces chiffres sont plus significatifs que toutes les
phrases.

Commençons par Paris.

La température normale de Paris (campagne: Saint-Maur) est de 10° 1.

Voici celle des six dernières années:

                         Différence
        1885      9º 9     -0º 2
        1886     10º 2     +0° 1
        1887      8º 8     -1º 3
        1888      8º 9     -1º 2
        1889      9° 5     -0º 6
        1890      9º 3     -0° 8

Les six années sont au-dessous de la normale, à l'exception de 1886, qui
est très légèrement supérieure. La moyenne de l'abaissement des quatre
dernières années est 0° 98.

Marseille.--La température normale à l'observatoire de Marseille est 14°
2. Voici celle des six dernières années:

                           Différence.
        1885         14° 3   +0° 1
        1886         14° 3    0º 0
        1887         13° 1   -1º 1
        1888         13º 4   -0º 8
        1889         13º 4   -0º 8
        1890         13º 5   -0º 7

Les quatre dernières années sont au-dessous de la normale, d'une moyenne
de 0º 85.

Arles.--La moyenne normale est, à Arles, de 14° 8 (Observations de M.
Cornillon). Les dernières années ont été:

                       Différence.
        1885    11º 2   -0º 5
        1886    11º 3   -0º 5
        1887    13º 3   -1º 5
        1888    13º 3   -1º 5
        1889    13º 2   -1º 6
        1890    13º 5   -1º 3

Toutes ces six années sont inférieures à la normale. La moyenne du taux
de refroidissement des quatre dernières est 1° 5.

Perpignan.--Le refroidissement moyen des quatre dernières années est de
1° 7.

Semur (Côte-d'Or).--Observations de M. Creuzé. Température moyenne: 10°
8.

                       Différence.
        1885    10º 3   -0º 5
        1886    10º 1   -0º 7
        1887     9° 0   -1º 8
        1888     9° 4   -1º 4
        1889     9° 5   -1º 3
        1890     9º 3   -1º 4

Température en baisse pour toutes les années. Moyenne de l'abaissement
des quatre dernières: 1° 5.

Nous pourrions citer beaucoup d'autres stations françaises. Les
témoignages qui précèdent suffisent pour constater le fait de la manière
la plus irrécusable. La conclusion est que, depuis six ans, et surtout
depuis quatre ans, la température est en baisse sur toute la surface de
la France. Cette diminution s'exerce à peu près sur tous les mois de
l'année; mais c'est au printemps surtout que les mois sont au dessous de
ce qu'ils devraient être.

Le témoignage est le même en Belgique. M. Lancaster, le savant et
laborieux météorologiste de l'Observatoire de Bruxelles, a relevé les
différences suivantes. Température moyenne normale: 10° 3.

                       Différence.
        1885    10º 0    -0º 3
        1886    10º 5    +0º 2
        1887     9° 1    -1° 2
        1888     8º 9    -1º 4
        1889     9º 8    -0º 5
        1890     9° 6    -0º 7

La moyenne de l'abaissement depuis quatre ans est 0° 95.

Mêmes témoignages en Angleterre qu'en Belgique et en France. M. William
Ellis, directeur, du service météorologique de l'Observatoire de
Greenwich, nous a adressé des observations montrant que _toutes les
stations météorologiques de la Grande-Bretagne_ manifestent la même
dépression thermométrique. Voici les chiffres de Greenwich, dont la
température normale est 9° 7:

                       Différence.
        1885    9º 2    -0º 5
        1886    9º 3    -0º 4
        1887    8° 8    -0º 9
        1888    8º 7    -1º 0
        1889    9° 3    -0° 4
        1890    9º 2    -0º 5

Les six années sont inférieures à la normale. La différence des quatre
dernières est 0° 70.

Allons en Espagne, nous constaterons les mêmes faits. La température
moyenne de Madrid est 13° 5. M. Arcimis, directeur du bureau
météorologique, nous a envoyé pour la période sur laquelle nous avons
appelé l'attention:

                       Différence.
        1885    12º 5   -1º 0
        1886    13º 0   -0º 5
        1887    13º 0   -0º 5
        1888    12º 1   -1º 4
        1889    12º 9   -0º 6
        1890    12º 7   -0º 8

Comme en Angleterre, ces six années sont au-dessous de la normale. La
moyenne des quatre dernières donne -0° 80.

Si nous examinons l'Italie, nous obtenons les résultats suivants pour
Turin (M. Balbi), Rome (M. Tacchini) et Naples (M. Fergola):

Turin. Normale: 12°, 1.

                       Différence.
        1885    11º 8   -0º 3
        1886    12º 6   +0º 5
        1887    11º 6   -0º 5
        1888    11º 1   -1º 0
        1889    11º 4   -0º 7
        1890    11º 3   -0º 8

L'année 1886 a été moins froide, mais très pluvieuse. Les quatre
dernières années donnent comme moyenne:-0° 75.

Rome. Normale: 15° 3.

                       Différence.
        1885    15º 8   +0º 5
        1886    15º 6   +0º 3
        1887    15º 2   -0º 1
        1888    15º 1   -0º 1
        1889    14º 9   -0º 4
        1890    14º 9   -0º 4

Moyenne des quatre dernières années: -0º 25.

Naples. Normale: 16° 2.

                       Différence.
        1885    16º 9   +0º 7
        1886    16º 5   +0º 3
        1887    15º 8   -0º 4
        1888    15º 4   -0º 8
        1889    15º 3   -1º 0
        1890    15º 1   -1º 0

Moyenne des quatre dernières années: -0° 80.

On le voit, l'Italie, du nord au sud, tient le même langage que
l'Espagne, la France, l'Angleterre et la Belgique. Milan fait exception
pourtant, peut-être à cause de sa situation topographique. Continuons
notre examen, et, d'Italie, passons en Autriche. Voici Vienne, Budapest
et Prague qui vont nous répondre.

Vienne. Normale: 9° 3.

                      Différence.
        1885    9º 3    0º 0
        1886    9º 2   -0º 1
        1887    8º 5   -0º 8
        1888    8º 3   -1º 0
        1889    8º 9   -0º 6
        1890    8º 9   -0º 4

Les quatre dernières années donnent pour moyenne: -0° 70.

Buda-Pesth. Normale: 10° 5.

                       Différence.
        1885    10º 4   -0º 1
        1886    10º 3   -0º 2
        1887     9º 5   -1º 0
        1888     9º 0   -1º 5
        1889     9º 5   -1º 0
        1890    10º 1   -0º 4

Toujours même témoignage. La moyenne de la différence des quatre
dernières années est de -0° 98.

Prague. Normale: 8° 9.

                      Différence.
        1885    9º 2   +0º 3
        1886    9º 3   +0º 4
        1887    8º 2   -0º 7
        1888    8º 2   -0º 7
        1889    8º 7   -0º 2
        1890    8º 7   -0º 2

Les quatre dernières années donnent pour moyenne: -0° 45.

Prenons maintenant l'Allemagne, avec Berlin, Munich, Carlsruhe et
Hambourg. Mais, pour ne pas abuser des chiffres, malgré leur valeur
intrinsèque que rien ne peut remplacer, considérons seulement les
différences fournies par la moyenne thermométrique des quatre dernières
années. Nous trouvons respectivement pour chacune de ces villes: Berlin
-0° 75; Munich -1°4; Carlsruhe -1° 75; Hambourg -1° 3.

Si nous allons plus loin, en Danemark, en Suède, en Norwège, en Russie,
les observations de Copenhague, Christiania, Stockholm, Cracovie,
Saint-Pétersbourg, Moscou, indiquent des différences d'autant moins
sensibles que l'on s'éloigne davantage de la France. M. Adam Taubsen,
directeur de l'Institut danois, a bien voulu nous envoyer les
observations faites à Landbokojskoles, près Copenhague, et à Tarm, à
l'ouest, dans le Jutland: elles sont légèrement au-dessous de la
normale, mais à peine. M. H. Mohn, directeur de l'Institut
météorologique norvégien, nous a adressé les observations faites à
Christiania: elles sont également voisines de la normale, et même
légèrement supérieures en ces deux dernières années. Plus loin encore, à
Bodo et Haparanda, la température a été supérieure à la moyenne normale.

L'ensemble de ces comparaisons établit, sans que le moindre doute puisse
subsister dans aucun esprit, que depuis six ans, et surtout depuis
quatre ans, le climat de l'Europe presque entière, à l'exception
seulement de l'extrême-nord et du nord-est, subit une température
inférieure à la normale. La France, l'Angleterre, la Belgique,
l'Espagne, l'Italie, l'Autriche et l'Allemagne traversent une période
froide.

C'est là un fait aussi incontestable que la lumière en plein midi et qui
intéresse autant l'agriculture et la santé publique que la science pure.

Grâce aux progrès sociaux, notre regard peut facilement embrasser
aujourd'hui sous un même coup d'oeil l'ensemble de l'Europe, et nous
pouvons juger les faits tout autrement que si nos connaissances étaient
limitées à la France seule. Nous savons que la température a baissé;
mais nous savons en même temps que l'abaissement n'est pas le même pour
tous les pays, qu'il y a une région de minimum, autour de laquelle les
différences vont en diminuant, et qu'au-delà d'une certaine zone ces
différences n'existent plus.

Cette distribution des températures nous prouve que la cause du
refroidissement actuel n'est pas générale, que, par exemple, elle ne
réside pas dans le Soleil, qu'il ne faut pas la chercher non plus dans
l'ensemble de la surface terrestre, mais qu'elle est localisée à la
région que nous venons de signaler. Il en a été de même pour les froids
si rigoureux de l'hiver dernier: la température a été très douce en
Islande, en Sibérie, aux États-Unis, etc.

Si nous classons les stations dans l'ordre décroissant des différences
observées (moyennes des quatre dernières années) nous formons le petit
tableau suivant:

        Perpignan                       -1º 7
        Carlsrühe                       -1º 7
        Arles                           -1º 5
        Semur                           -1º 5
        Munich                          -1º 4
        Cap Saint-Mathieu (Finistère)   -1º 3
        Hambourg                        -1º 3
        Paris                           -1º 0
        Bruxelles                       -1º 0
        Budapest                        -1º 0
        Marseille                       -0º 9
        Naples                          -0º 8
        Madrid                          -0º 8
        Berlin                          -0º 8
        Turin                           -0º 7
        Greenwich                       -0º 7
        Vienne                          -0º 7
        Prague                          -0º 5
        Rome                            -0º 3

Sans doute, la situation topographique des différents points, leur
altitude, le régime des vents régnants, ont joué un certain rôle dans
ces différences. Mais le fait général n'en est pas moins évident. La
France entière est actuellement sous un régime froid.

Pareil fait s'est-il déjà présenté? L'Europe s'est-elle déjà trouvée
pendant une série de plusieurs années consécutives sous un régime de
refroidissement? J'ai publié dans l'_Atmosphère_ les températures
observées chaque année à l'Observatoire de Paris depuis 1804; on y peut
remarquer des années froides, telles que 1816, 1829, 1838, 1855, 1860,
1879, mais on n'y remarque aucune série de cinq, quatre ou même
seulement trois années de suite particulièrement froides. Tout au plus
pourrait-on grouper deux années, telles que 1829 et 1830, 1837 et 1838.
La même absence de séries peut être constatée sur les données
thermométriques de l'Observatoire de Bruxelles depuis 1833.

Ainsi nous assistons à un fait climatologique exceptionnel et sans
précédent. Est-ce à dire pour cela qu'il va se continuer encore pendant
plusieurs années ou même s'accentuer davantage? Nous ne le pensons pas,
mais il serait téméraire de rien affirmer.

                                  *
                                 * *

Cet état de choses a remis en actualité la question déjà ancienne et si
souvent agitée du refroidissement probable de nos climats. L'opinion
populaire générale, qui a bien sa valeur ici, se déclare certainement en
faveur d'un refroidissement. Que sont devenus nos printemps? Où est le
soleil de mai? Où sont les pantalons blancs de la semaine de Pâques, les
chapeaux de paille et les robes de mousseline? L'été lui-même ne
semble-t-il pas devenir légendaire et se resserrer à deux mois tout au
plus, juillet et août? Et la vigne, et le vin de l'île de France, que
sont-ils devenus? Ne voyons-nous pas sous nos yeux certain arbres, par
exemple le peuplier d'Italie, ne plus se plaire du tout dans nos régions
dont ils faisaient l'ornement il y a encore trente ans?

Des météorologistes fort sérieux nient absolument tout changement de
climat. Il nous semble qu'ils n'ont pas étudié suffisamment la question.

Remontons quelques siècles de l'histoire, si vous le voulez bien.

On rapporte que Philippe-Auguste ayant voulu choisir parmi tous les vins
de l'Europe celui qui ferait sa boisson habituelle, les vignerons
d'Etampes et de Beauvais se présentèrent au concours. La charte ajoute,
il est vrai, qu'on les rejeta. Mais est-il admissible qu'ils auraient eu
l'audace de se présenter au concours si leurs produits avaient été aussi
peu potables qu'aujourd'hui? Récolte-t-on, même actuellement, un vin
quelconque à Beauvais?

Henry IV, le fin gourmet, n'avait-il pas une certaine prédilection pour
le vin de Suresnes?

La ligne de _limite_ de la vigne peut être tracée aujourd'hui à travers
les départements de l'Eure, Seine-et-Oise, Oise, Aisne, Marne, Meuse,
Meurthe. Le fruit de Bacchus périclite de plus en plus, même au sud de
ces départements, par exemple dans la Haute-Marne, dès que l'altitude
est un peu élevée. Or, autrefois, la vigne était cultivée jusqu'à la
Manche.

De vieilles chroniques nous apprennent même qu'à une certaine époque la
vigne était cultivée dans une grande partie de l'Angleterre, et qu'on y
récoltait du vin. Maintenant, les soins les plus assidus, une exposition
au midi et complètement abritée des vents froids, des espaliers,
suffisent à peine pour amener à maturité quelques grappes de raisin. Le
pommier même menace de déserter les vergers, où jadis mûrissait la
vigne.

Plusieurs anciennes familles du Vivarais ont conservé dans leurs titres
de propriété des feuilles cadastrales qui remontent à l'année 1561. Ces
feuilles indiquent l'existence de vignes productives dans des terrains
élevés de six cents mètres au-dessus du niveau de la mer et où,
maintenant, pas un seul raisin ne mûrit, même dans les expositions les
plus favorables. Pour expliquer ce fait, il faut admettre qu'en Vivarais
les étés étaient autrefois plus chauds que de nos jours.

Cette conséquence est confirmée, quant à la partie du même pays où la
vigne est encore cultivée, par un document également démonstratif, mais
d'une nature différente. Avant la Révolution, le plus grand nombre des
rentes foncières en vin devaient être payées en vins de premier trait de
la cuve, au 8 octobre. Au seizième siècle, date de ces stipulations, la
vendange était donc terminée dans le Vivarais à la fin de septembre. On
la fait maintenant du 8 au 20 octobre.

On lit dans l'histoire de Mâcon qu'en 1552 ou 1553 les Huguenots se
retirèrent à Lancié, près de cette ville, et qu'ils y burent le vin
muscat du pays. Le raisin muscat ne mûrit plus maintenant dans le
Mâconnais à un degré qui permette d'en faire du vin.

Un certain nombre de végétaux, qui prospéraient plus au nord, ont battu
en retraite depuis le moyen-âge. Le citronnier ne se trouve plus dans le
Languedoc, où il vivait alors, ni l'oranger dans le Roussillon.

Il nous serait facile de multiplier considérablement ces exemples.
Arago, qui les admet comme démonstratifs d'un changement de climat,
attribue ce changement aux défrichements. «Le déboisement, la formation
de larges clairières dans les forêts conservées, la disparition à peu
près complète des eaux stagnantes, le défrichement de véritables
steppes, dit-il, ont pour effet de rendre les étés moins chauds et les
hivers moins froids; comme on le constate aux États-Unis.»

Cette cause a-t-elle agi à ce point en France et en Angleterre pour
amener une modification réelle du climat? Nous ne partageons pas ici
l'opinion de l'illustre astronome, car c'est surtout antérieurement au
seizième siècle que les moines ont opéré les défrichements les plus
considérables.

Nous avons sous les yeux trop de témoignages évidents en faveur du
refroidissement de nos printemps et de nos étés pour ne pas l'admettre,
témoignages si nombreux, en vérité, qu'ils pourraient faire l'objet d'un
volume. Les météorologistes qui se refusent à admettre un fait aussi
clair sont tout simplement des aveugles.

Mais quelle en est la cause? Cette cause pourrait bien être tout
astronomique.

La Terre, en circulant autour du Soleil, ne décrit pas une
circonférence, mais une ellipse dont l'astre du jour occupe un des
foyers.

A l'une des extrémités de cette ellipse, elle est plus proche du Soleil
qu'à l'autre, de 1/30, ou de 5 millions de kilomètres environ. Il en
résulte que l'hémisphère terrestre exposé à l'astre radieux reçoit un
quinzième plus de chaleur dans la première position que dans la seconde.

La Terre passe à la première position (au périhélie) le 1er janvier, et
à la seconde (à l'aphélie) le 1er juillet. Les étés de nos hémisphères
arrivent donc dans la section de l'orbite la plus éloignée du Soleil.

En l'an 1248 de notre ère, la Terre passait au périhélie le jour du
solstice d'hiver, tandis que maintenant elle y passe onze jours plus
tard. A cette époque, nos étés ont été les moins chauds qu'ils puissent
être, puisqu'ils arrivaient au point de l'orbite le plus éloigné du
Soleil, et nos hivers étaient aussi les moins froids qu'ils puissent
être. Depuis cette époque, nos étés tendent à devenir plus chauds et nos
hivers plus froids par cette cause, quant aux points extrêmes.

Mais, en raison même de cette ellipticité de l'orbite terrestre, le
mouvement de notre planète le long de cette ellipse varie en raison du
carré de la distance, précisément comme la lumière et la chaleur. La
Terre marche moins vite en été, plus vite en hiver. Il en résulte que du
21 mars au 21 septembre, notre planète, restant plus longtemps exposée
au Soleil que du 21 septembre au 21 mars, reçoit juste dans les deux
moitiés de l'orbite la même quantité de chaleur. Le printemps et l'été
réunis durent 186 jours 11 heures; l'automne et l'hiver 178 jours 19
heures.

Jusqu'en l'an 1248, la durée de l'été alla en augmentant. Depuis cette
époque-là elle va en diminuant.

Ces deux causes se compensent exactement quant à la quantité de chaleur
reçue du Soleil par la Terre dans la moitié de chaque année.

Mais est-ce seulement la quantité de chaleur reçue qui règle les
températures? Nous pourrions poser ici la question d'Adhéinmar:
_N'est-ce pas plutôt la quantité de chaleur conservée?_

Or, actuellement, notre pôle boréal a 4475 heures de jour et 4291 heures
de nuit. La différence est de 184 heures. Cette différence
d'illumination solaire de 184 heures de surcroît chaque année sur le
rayonnement nocturne doit avoir pour conséquence de permettre au pôle
nord, et à son hémisphère, de conserver plus de chaleur, de se refroidir
moins que le pôle austral, en vertu de ce principe, que la chaleur
augmente à mesure que les jours deviennent plus longs.

Si l'on admet cette conséquence, notre hémisphère boréal, qui a eu son
maximum de durée de saison chaude (équinoxe de printemps à équinoxe
d'automne) en l'année 1248, va en se refroidissant depuis cette époque.
Le surcroît des heures d'illumination solaire diminue.

Il est possible que cet accroissement lent et graduel des heures de nuit
ait une action, non point immédiatement directe sur nos thermomètres,
mais sur les eaux superficielles qui constituent les courants de la mer
et qui jouent un rôle considérable dans la distribution des
températures. Les climats du globe ne sont pas du tout ce qu'ils
seraient dans l'étendue de l'océan, qui recouvre près des trois quarts
de la planète. Sans l'Atlantique, et surtout sans le gulf stream, Paris
ne serait jamais devenu la capitale du monde: la Seine serait le Volga.

Quoi qu'il en soit, notre climat se refroidit depuis le treizième
siècle, et la cause de ce refroidissement pourrait être celle que nous
venons d'indiquer.

Il va sans dire que l'abaissement actuel et local de la température sur
lequel nous avons appelé l'attention au début de cet article n'a rien de
commun avec ce refroidissement séculaire. Autrement, nous n'en aurions
pas pour longtemps! Nous avons vu qu'il se borne à l'Europe et ne sévit
pas sur le nord. C'est une affaire de courants atmosphériques.

En dehors de cette variation séculaire, il y a des périodes assez
bizarres et anormales de chaleur et de froid. Nous traversons en ce
moment l'une des plus curieuses, et en même temps l'une des plus
désagréables, que l'on ait observées depuis l'invention du thermomètre.
Faisons des voeux pour voir bientôt cesser ce déplorable abaissement de
température qui sévit sur l'Europe depuis quatre, cinq et six ans.

Camille Flammarion



[Illustration: LA CATASTROPHE DE MOENCHENSTEIN.--Vue prise en amont de
la Birse.--Phot. Bulacher et Kling.]

[Illustration: LA CATASTROPHE DE MOENCHENSTEIN, SUR LA LIGNE DU
JURA-BERNE. Un train précipité dans la Birse, après la rupture du
pont.--D'après les photographies de M. A.-J. Jungmann.]

[Illustration: LA CATASTROPHE DE MOENCHENSTEIN.--Vue prise en aval de la
Birse.--Phot. Muller.]



HISTOIRE DE LA SEMAINE

La Semaine parlementaire.--Une des questions les plus importantes
qu'avait à discuter la Chambre, au cours de son examen des tarifs
douaniers, était certainement celle qui concerne l'industrie de la soie.
Cette industrie constitue en effet, on peut le dire, une gloire
commerciale de la France, et cette fois, si on laisse de côté les
protectionnistes intransigeants, tout le monde était d'accord pour
reconnaître que toute entrave mise à son développement était une
atteinte grave portée aux intérêts du pays. Il ne faut donc pas
s'étonner si l'entrée en franchise des soies grèges et des cocons
étrangers a été votée à une forte majorité: 380 voix contre 137.

Il est vrai qu'en cette circonstance la Chambre avait une liberté
d'allure qu'elle n'a pas toujours dans ces sortes de questions. Elle
n'avait pas à craindre de sacrifier outre mesure une autre branche de
l'activité nationale, la sériciculture, car un projet, soumis en même
temps à la Chambre et voté par elle, attribue des primes spéciales à
ceux qui s'occupent de l'élevage du ver à soie. Tous les intérêts
recommandables se trouveront donc ménagés. En somme, quant à présent,
les Lyonnais l'emportent sur toute la ligne.

--Si les questions ouvrières et sociales n'aboutissent pas à une
solution satisfaisante, ce ne sera pas faute de les avoir examinées et
discutées sous toutes leurs faces. Elles reviennent périodiquement à la
Chambre, tantôt sous forme de projets de loi, tantôt sous forme
d'interpellations. C'est par ce dernier procédé que MM. Dumay, Girodet
et Baudin l'ont soulevée. Il s'agissait «des mesures que le ministre des
travaux publics comptait prendre vis-à-vis de la Compagnie des
houillères de Monthieu, qui a suspendu son exploitation en ne prévenant
le personnel que huit jours à l'avance.»

M. Yves Guyot, qui--il faut le reconnaître--est mis assez fréquemment
sur la sellette, a pris la parole sur le ton quelque peu ironique: «Je
vais répondre, a-t-il dit, à l'interpellation hebdomadaire, pour ne pas
dire quotidienne.» Ce début a soulevé quelques murmures à
l'extrême-gauche, mais, aux yeux de la majorité, il a été justifié par
la facilité avec laquelle on met le Gouvernement en cause chaque fois
que s'élève une difficulté entre ouvriers et patrons. Le ministre a
ajouté que les actionnaires de la Compagnie étaient convoqués, et
qu'aucune mesure ministérielle ne pouvait être prise avant le vote de
l'assemblée générale. Le débat a été clos par l'ordre du jour pur et
simple voté à une forte majorité.

--Deux propositions de loi, l'une de M. Jacquemart, l'autre de M.
Thellier de Poncheville, et toutes deux relatives à la saisie-arrêt du
salaire des ouvriers et des appointements des employés, sont venues en
première délibération. Mais aussitôt le ministre du commerce est monté à
la tribune pour annoncer que le gouvernement préparait un projet de loi
sur cette question, et demander par conséquent l'ajournement, de la
discussion. La-dessus les auteurs des deux propositions protestent
vivement, n'admettant pas que tout le travail fait par la commission ait
été accompli inutilement, et cela pour attendre le projet du
gouvernement qui ne sera pas prêt, avant longtemps. La Chambre s'émeut
en présence de cette argumentation et repousse, par 310 voix contre 145,
la demande d'ajournement du ministre. Mais celui-ci ne devait pas tarder
à avoir sa revanche. En effet, dès le début, M. Grousset est monté à la
tribune et, dans un discours très court, mais très décisif, il a
démontré que le projet de ses collègues ne tenait pas debout au point de
vue juridique. Force a été à la majorité de se de juger et de renvoyer à
la commission ce projet mort-né.

C'est là encore un exemple à l'appui de ce que nous disions la semaine
dernière sur la légèreté avec laquelle sont rédigées nos lois depuis
quelque temps. Cette fois on s'est aperçu à temps de l'imprudence qu'on
allait commettre; mais il n'en est pas toujours ainsi et plus d'une fois
c'est à l'application seulement qu'on a reconnu la défectuosité des
textes législatifs adoptés par le parlement. Sans mettre un frein à
l'initiative des membres de la Chambre, car ceux-ci n'y renonceraient
pas facilement, il serait possible d'éviter pareil inconvénient, au
moins dans une certaine mesure. Il existe en France un corps constitué,
le Conseil d'État, qui est censé renfermer les jurisconsultes de
profession les plus autorisés. Pourquoi ne ferait-on pas intervenir
cette assemblée dans la préparation des lois, ne fût-ce qu'à titre
consultatif? Il y aurait là une garantie, que l'on ne semble pas assuré
de trouver auprès de nos législateurs.

Un débat assez vif a eu lieu au sujet des manifestations qui ont eu lieu
à Montmartre, à l'occasion de l'inauguration du monument du Sacré-Coeur.
MM. Baudin, Ferroul et Duinay avaient déposé à ce sujet une demande
d'interpellation. On connaît la thèse: le désordre a été causé par la
police; s'il n'y avait pas eu d'agents, les manifestations auraient
suivi leurs cours, paisiblement, et tout se serait passé le mieux du
monde. Mais le malheur veut que lorsque ces citoyens inoffensifs se
réunissent sur la voie publique, aussitôt des agents interviennent,
frappent à tort et à travers et troublent ce calme parfait avec lequel
les anarchistes témoignent ordinairement en public leurs convictions les
plus chères. M. Constans a répliqué, et il l'a fait en termes qu'il
n'est même pas nécessaire d'analyser, car on sait avec quelle énergie
tranquille il démontre, toutes les fois que l'occasion s'en présente,
que pour lui l'idée de république et de liberté n'entraîne nullement
celle de désordre et de violence. Mais il a eu cette fois à opposer aux
interpellateurs un argument de fait des plus piquants. La veille avait
eu lieu une réunion à laquelle assistaient des anarchistes et des
socialistes, deux groupes qui ne sont pas habitués à marcher d'accord.
Il n'y avait là aucun de ces agents dont la présence ne fait qu'exciter
les esprits et cependant, après quelques minutes de conversation, on en
est arrivé à ce que M. Baudin appelle «les brutalités de la police.» On
a échangé des coups et le combat n'a fini que faute de combattants,
c'est-à-dire quand les orateurs, qui depuis longtemps avaient perdu
l'illusion de pouvoir se faire entendre, ont manqué de chaises pour se
les lancer réciproquement à la tête.

L'ordre du jour pur et simple demandé par le ministre de l'intérieur a
été voté à l'énorme majorité de 435 voix contre 70.

L'agitation ouvrière: _Les grèves_--Le succès qu'a eu la grève des
omnibus ne pouvait manquer d'avoir des conséquences. Ce sont d'abord les
ouvriers et employés de chemins de fer qui ont eu l'idée de profiter du
mouvement de sympathie que les cochers et conducteurs des voitures
publiques avaient provoqué dans la population parisienne. Il s'agissait
ici également d'un service dont tous les voyageurs sont à même de
reconnaître le caractère pénible et ceux qui en ont la charge pouvaient,
comme leurs camarades des omnibus, espérer l'intervention de l'État.
Mais ce n'est pas chose aisée que de mettre en mouvement un personnel
considérable comme celui des chemins de fer, et dans lequel figurent des
corps de métier dont les intérêts ne sont pas toujours d'accord. La
tentative n'a pas réussi cette fois, et la crise grave qu'aurait amenée
un arrêt dans les transports par voie ferrée a été épargnée au pays.

Les boulangers seront-ils plus heureux? A leur tour ils ont formulé
cette menace terrible de la grève; mais, chose singulière, ce n'est pas
en raison d'un défaut d'entente avec leurs patrons qu'ils ont songé à ce
moyen redoutable de faire accepter leurs revendications. C'est aux
bureaux de placement qu'ils en ont, et il est probable qu'ils ont
raison, car les abus de ces intermédiaires ont été souvent signalés et
reconnus. Mais est-il juste d'employer la grève pour réaliser une
réforme qui peut être accomplie autrement? Dans une pétition
comminatoire adressée à la fois à la Chambre et au conseil municipal,
les ouvriers boulangers ont signifié qu'ils refuseraient le travail, si,
dans un défiai de huit jours, les pouvoirs publics n'avaient pas pris
les mesures nécessaires pour faire disparaître les bureaux de placement.
Qu'arriverait-il si de pareilles sommations étaient écoutées? c'est à la
Chambre et au conseil municipal lui-même de répondre. Mais, en admettant
qu'on voulût y faire droit, le temps matériel manquerait, sans compter
que, ce principe une fois admis, l'État serait tenu d'intervenir et
deviendrait responsable des événements toutes les fois que son action
serait réclamée, à tort ou à raison. Il y a là un abus, et ceux-là mêmes
qui, dans la presse, sont le plus portés à soutenir les revendications
ouvrières, ont estimé que les ouvriers boulangers faisaient fausse
route.

Ce n'est pas tout: Lyon, qui se donne volontiers le titre de seconde
capitale de la France, devait avoir, comme Paris, sa grève de voitures
publiques. Le personnel des tramways a refusé le travail et, toujours à
l'instar de Paris, on a vu les scènes déjà connues se renouveler:
attroupements aux dépôts, menaces et voies de fait pour empêcher les
voitures de sortir, etc... C'est un peu trop, et on commence à se
demander si les institutions établies en vue d'assurer aux ouvriers la
liberté et le bien-être ne menacent pas de tourner à la dictature. La
faculté de la grève est légitime, car c'est le seul moyen pour le
travailleur d'obtenir les satisfactions auxquelles il peut légitimement
prétendre, mais c'est à la condition qu'il sera permis à ceux qui ne
partagent pas les vues de leurs camarades de continuer le travail. Ce
n'est pas là contester à l'ouvrier l'exercice d'un droit qui lui est
cher avec raison, c'est le lui assurer, et si l'État doit intervenir,
c'est uniquement pour garantir aux deux partis en présence, les
grévistes et les travailleurs, la liberté à laquelle ils ont droit les
uns et les autres.

Angleterre: le procès Gordon Cumming.--La presse anglaise, qui est fort
prudente toutes les fois que l'honneur national est en jeu--on ne
saurait le lui reprocher si elle n'exagérait les accents de la vertu
révoltée quand elle a à signaler quelque défaillance à la charge des
autres nations--a parlé d'abord avec la plus grande réserve des tristes
incidents de Tranby Croit. Un des officiers les plus en vue de l'armée,
accusé de tricher au jeu, et cela à la table où le prince de Galles en
personne tient la banque, c'était un simple «Baccara-case.» On en est
revenu de cette appréciation un peu sommaire des choses, et, quand on a
vu, par les révélations faites au cours du procès, que tout le monde
sortait compromis dans cette affaire scandaleuse, un revirement s'est
produit dans l'opinion et l'événement, qui était d'abord du domaine de
la chronique, a pris une portée plus grave et a été jugé par tous dans
ses conséquences politiques.

Certes, le peuple anglais est profondément attaché à sa monarchie et il
serait absurde d'avancer que sa foi a été ébranlée; mais enfin le
loyalisme gouvernemental a été mis à une rude épreuve, car, pour la
première fois, le public était amené à juger l'héritier du trône et à se
prononcer sur sa conduite. Or, si l'on se fonde sur les articles de la
presse anglaise, le public a été vivement ému et a traduit ses
impressions avec une sévérité que le prince n'a pas rencontrée en France
même, où l'on pouvait cependant prendre sa revanche du dédain avec
lequel sont dénoncés chaque jour, de l'autre côté du détroit, les vices
dits français. Pendant que, dans notre pays, on se borne à sourire en
soutenant--avec le souvenir d'Henri IV--que les princes bons vivants
peuvent faire les meilleurs rois, les puritains d'Angleterre refusent
d'admettre que le fils aîné de la reine cherche à se distraire des
occupations toutes décoratives auxquelles le condamne la constitution.

Il faut l'avouer, d'ailleurs, il était pénible d'apprendre tout d'un
coup que le prince porte dans ses malles, quand il voyage, tout
l'attirail nécessaire pour improviser une partie de baccara et il ne
faut pas trop s'étonner si cette révélation seule a suffi à ébranler
quelque peu cette foi dans les traditions monarchiques qui jusqu'ici a
caractérisé l'Angleterre.

Le partage de l'Afrique: le traité anglo-portugais.

--La lutte engagée entre l'Angleterre et le Portugal au sujet de leurs
possessions en Afrique a pris fin. Le traité signé à Londres a été
ratifié par les Cortès et bientôt, les dernières formalités accomplies,
la convention deviendra exécutoire.

La ligne frontière des territoires respectifs des deux royaumes, au nord
et au sud du Zambèze, demeure à peu près identique à celle qu'avaient
tracée les négociateurs de l'an passé, à l'exception, naturellement, du
crochet quelle doit décrire pour englober la vaste superficie concédée
par delà le fleuve entre Tète et Jumbo. D'autre part, le Manicaland avec
Mutassa, mais à l'exclusion du Massikessé, est définitivement attribué à
l'Angleterre, en d'autres termes à la compagnie sud-africaine.

Une commission mixte, dont la composition n'a pas été encore arrêtée, se
rendra sur les lieux pour procéder au tracé détaillé et définitif.

Chacune des deux puissances contractantes s'est engagée à reconnaître
les concessions minières qui ont été légalement accordées sur son
territoire ainsi qu'à respecter toutes les formes de la propriété
privée. Tout litige relatif à des concessions ou domaines situés à
trente milles de l'un ou l'autre côté de la frontière sera soumis, non
pas à la juridiction ordinaire, mais à l'arbitrage. C'est là une sage
précaution qui, vraisemblablement, ne sera pas inutile, car dans les
possessions lointaines, là ou les droits des individus sont forcément
mal définis, les conflits d'intérêts privés dégénèrent facilement en
conflits internationaux. Il est donc prudent de convenir à l'avance
qu'ils seront soumis à l'arbitrage, c'est-à-dire à une juridiction dont
les sentiments de neutralité seront garantis.

La solution n'est évidemment pas avantageuse pour le Portugal, mais
c'est une solution et le gouvernement de Lisbonne a trop besoin de repos
pour mettre l'ordre dans ses affaires financières ou commerciales pour
qu'on ne le félicite pas d'avoir écarté cette grosse question, même au
prix de quelques sacrifices.

Nécrologie.--Le contre-amiral marquis de Montaignac, ancien ministre de
la marine.

Le vice-amiral Bosse, du cadre de réserve.

Le contre-amiral Guérin-Duvivier.

M. Bouthier de Rochefort, député de l'arrondissement de Charolles.

Le comte de Recullot, ministre plénipotentiaire sous l'empire, grand
croix de la Légion d'honneur.

Mme Étienne, femme du sous-secrétaire d'État aux colonies.



[Illustration: Le poste d'avertissement.]

LE TRANSPORT DES CONTAGIEUX DANS PARIS

Le conseil municipal de Paris s'est occupé cette semaine de la question
de désinfection--désinfection des appartements, vêtements, linge,
etc.--qui est si importante au point de vue de la santé publique. Déjà
un grand pas avait été fait par l'établissement des stations de voitures
pour le transport des contagieux.

[Illustration: Le brancard formant lit.]

Autrefois une mère, par exemple, qui avait à conduire à l'hôpital son
enfant malade, sautait sans scrupule dans le premier fiacre qu'elle
voyait passer. Il n'en est plus ainsi; la mère se rend à la station, et
le directeur de cette dernière n'a plus qu'à se mettre au téléphone et à
prévenir l'hôpital désigné:

--La voiture des diphtériques sort; elle se rend rue Saint-Antoine, 28,
où elle prend un enfant de cinq ans; elle sera à l'hôpital dans une
heure et demie; prévenez l'interne de service qu'une opération est
urgente.

--Vous avez l'ordonnance du médecin?

--Oui. La mère de l'enfant est venue me l'apporter elle-même.

Je ne vous apprendrai rien en vous disant que ce service est appelé à
diminuer dans des proportions énormes la mortalité par la contagion des
maladies infectieuses, maladies dont vous et les vôtres pouvez prendre
les germes dans les voitures de place, les omnibus, les tramways.

Voici une mère accompagnée de son bébé. Elle hèle un cocher, saute en
voiture. Cette voiture, une heure avant, conduisait à l'hôpital un
enfant que le croup étouffait... Hélas! que de bébés respireront la mort
dans cette voiture!

C'est à ces dangers que les stations de voitures pour le transport des
contagieux doivent nous arracher.

Deux stations municipales à Paris: une, rue de Staël; l'autre, rue de
Chatigny.

Dans chaque station, cinq ou six voitures affectées spécialement au
transport des fiévreux, des varioleux, des diphtériques, etc.
Présentez-vous au directeur de l'une de ces stations, avec l'ordonnance
d'un médecin, et aussitôt une voiture est mise à votre disposition. Ou
bien encore adressez-vous au commissaire de police de votre quartier; ce
magistrat se chargera de prévenir le directeur de la station.

[Illustration: Le brancard formant fauteuil.]

Les malades, couchés sur un lit, ou commodément installés dans un
fauteuil, sont toujours accompagnés par une infirmière pendant le trajet
de leur domicile à l'hôpital.

Après chaque voyage, la voiture est désinfectée; elle est lavée avec une
solution étendue de bichlorure de mercure. Inutile de vous dire que les
voitures sont appropriées pour cela: ni étoffes, ni cuirs, ni sangles;
les parois sont en tôle. Les matelas passent ou doivent passer, après
chaque voyage, à l'étuve de désinfection.

Pour qui visite les deux stations qui relèvent de la «Ville de Paris»,
jette les yeux sur les voitures, les écuries, les salles de
désinfection, etc., tout parait installé dans les meilleures conditions.

La préfecture de la Seine a aussi des voitures spéciales pour le
transport des contagieux. Ce service est assez bien organisé; il a donné
déjà d'excellents résultats, bien que le budget qui lui est affecté soit
très minime.

[Illustration: La voiture.]



[Illustration: THÉÂTRE DE L'OPÉRA-COMIQUE.--«Le Rêve», drame lyrique en
quatre actes, tiré par M. L. Gallet du roman d'Emile Zola, musique de M.
Bruneau. La scène du miracle, au 3e acte: l'évêque Jean (M. Bouvet)
donnant le baiser d'adieu à Angélique (Mlle Simonnet).]

[Partition musicale.]

LE RÊVE

LA SUPPLICATION D'ANGÉLIQUE

_Chantée par Mlle SIMONNET au deuxième acte._

LIVRET DE M. LOUIS GALLET

MUSIQUE DE M. BRUNEAU

[Paroles]

        Vous n'avez rien qu'un mot à dire,
        Vous n'avez qu'à lever le doigt pour me détruire
        J'attends vos ordres souverains.
        J'ai voulu défendre ma cause,
        Malgré ce qu'on m'a dit, Monseigneur, et je l'ose
        Malgré ce que je crains!
        Songez mon Dieu que si je l'aime,
        Tout l'a voulu, les fleurs, les arbres, le ciel même!
        Et quand j'ai vu que je l'aimais,
        Je n'avais pas la force, hélas, de me reprendre!
        N'est-ce pas, Monseigneur, vous allez me le rendre!
        Vous voulez bien que nous soyons heureux!



[Illustration: LES THÉÂTRES]

Le Prix Thoirac.--Vaudeville: la _Femme_, comédie en trois actes, par M.
Albin Valabrègue.

M. Thoirac, qui fut homme d'esprit et qui en son temps taquina la muse,
je parle de la muse légère, celle que la Fable n'a pas admise sur le
Parnasse, M. Thoirac a fondé un prix de 4,500 francs pour le
Théâtre-Français: il est destiné à la meilleure comédie jouée dans
l'année à la rue Richelieu. C'est l'Académie qui est chargée de le
donner. Voici la première fois que l'illustre compagnie se prononce à ce
sujet. Elle l'a adjugé à _Une Famille_, dont l'auteur est M. Lavedan.
J'applaudis pour ma part à cette décision, et je félicite le jeune
écrivain. Seulement je me demande comment et sur quoi messieurs les
quarante peuvent appuyer leur verdict.

A quoi reconnaît-on la supériorité d'une comédie? en la comparant à sa
voisine? Dans ce cas, les quatre mille cinq cents francs de M. Thoirac
courent grand risque de se fourvoyer à l'exaltation d'une oeuvre des
plus médiocres. Cela dépend de la concurrence. Toutes les années ne sont
pas également heureuses et le public pourrait s'étonner à bon droit de
voir cette prime littéraire accordée à la médiocrité. On pourrait faire
un report et attendre des moments meilleurs dans l'année suivante. Non,
la volonté du donateur est formelle. Alors, quelles seront pour les
juges les conditions qui décideront en faveur de l'ouvrage? Son succès?
je le veux bien; mais le succès n'est pas toujours la consécration d'un
talent littéraire. Messieurs les académiciens ont évidemment à décider
d'une oeuvre d'art, sans cela l'agent des auteurs dramatiques suffirait
à résoudre le litige en consultant la recette. Sur quelles valeurs
l'Institut, pris pour arbitre souverain, se décidera-t-il ses
appréciations? Sur le style?

Certes, je fais grand cas pour ma part d'une jolie langue, purement,
élégamment parlée, mais, j'en demande pardon aux écrivains, dont je vais
probablement blesser les prétentions, le style est une qualité
secondaire au théâtre. La forme ne prend de valeur que lorsqu'elle se
met au service d'une pensée. Si elle n'est qu'un bavardage jouant
habilement avec les phrases, plus préoccupée des mots que de l'idée,
elle ne donne rien: stalactites autour d'une branche de bois mort. La
pièce est avant tout dans les caractères, dans les situations. Le
théâtre vit d'action et non de littérature. Le pauvre Sedaine, dont on
jouait dernièrement la _Gageure imprévue_ à la Comédie-Française, se
souciait fort pieu de la langue. «Pour être brave, il ne faut qu'être
homme et des armes», a-t-il dit quelque part. Et pourtant le
_Philosophe_ sans le savoir, écrit à la diable, est resté au répertoire;
il compte même parmi les dix ou quinze pièces qui sont vivantes depuis
Molière dans l'ancien Théâtre-Français.

M. Scribe était de cette école. Vous me direz que l'immortalité ne
s'ouvrira pas pour M. Scribe. C'est probable. Si le passé lui a été
complaisant, le présent ne lui est guère favorable. M. Scribe savait ses
faiblesses, il en souriait même, non sans esprit. Un jour qu'il répétait
une pièce rue de Richelieu, les conseillers écoutés de la maison, qu'il
avait auprès de lui à l'orchestre, lui firent respectueusement une
observation sur l'impropriété d'une expression. M. Scribe, tout entier
au mouvement de la scène, laissa un instant ses voisins, monta sur le
théâtre, coupa, allongea dans son dialogue, mit ses acteurs en place, et
quand sa besogne d'auteur dramatique fut faite, quand il fut sûr de son
effet scénique, il descendit dans la salle, reprit sa place à son
fauteuil en disant à ses deux conseillers: «Et maintenant, à vous,
Messieurs les académiciens.»

Le style lui paraissait chose secondaire; il avait si souvent réussi
sans lui. Il lui fallait avant tout l'intérêt, la vie de la pièce. Il
existe peut-être à l'Institut des auteurs dramatiques qui sont de cet
avis et qui se souviennent du jugement singulier porté autrefois par
l'Académie.

Elle eut à se décider, au dix-huitième siècle, sur cette question:
quelle était la plus parfaite des pièces de Molière? Elle opina pour les
_Femmes savantes_. Pour quoi? parce qu'elle jugea les _Femmes savantes_
l'oeuvre de style la plus remarquable de Molière.

C'était le goût du temps. L'Académie aurait pu admettre aussi bien le
_Misanthrope_; mais l'esprit et la langue eurent gain de cause. Et
l'_École des femmes_ pourtant, cette oeuvre d'une puissance de passion
incomparable, et le _Tartuffe_, ce drame dont la profondeur dépasse tous
les drames, que deviennent-ils dans tout ceci? Si la même question se
posait aux immortels de nos jours, je doute qu'elle reçut la même
réponse qu'au dix-huitième siècle. Ce n'est pas tout qu'une jolie prose,
ou que des jolis vers, il faut en premier lieu, et je le répète, la
pièce, attachante par la vérité des caractères, de plus entraînante par
l'intérêt de son action. J'ai bien idée que le prix Thoirac soulèvera
dans l'avenir le nombreuses discussions au sein de l'Académie. Pour la
première fois les choses ont marché d'elles-mêmes et la _Famille_ de M.
Lavedan a triomphé sans rivalités. J'ai idée que dans l'année qui vient
la question sera plus agitée.

Elle se posera entre le _Mariage Blanc_, de M. Jules Lemaitre,
_Grisélidis_, de M. Silvestre, entre la comédie de M. P. Ferrier et
celle de M. Boucheron. A qui le prix? Je vous répondrai quand le drame
de M. Richepin, _Par le glaive_, aura paru. Le Théâtre-Français nous
promet aussi le _Chemin de Damas_ de M. Alexandre Dumas. Mais, quel que
soit son succès, l'oeuvre nouvelle du maître restera hors concours. Le
prix Thoirac ne peut être donné aux membres de l'Académie, qui ont eu le
bon goût de ne pas se faire juge et partie dans une telle question.

Le théâtre du Vaudeville, cédé à une direction qui a fait un bail de
trois mois, nous a donné une comédie de M. Albin Valabrègue, dont le
Palais-Royal a repris les trois actes si amusants de _Durand et Durand_.
Ici nous ne sommes plus dans la fantaisie désopilante du quiproquo qui a
fait la fortune de la pièce du Palais-Royal. M. Valabrègue touche
sérieusement à la comédie sérieuse. Je doute qu'il y rencontre le même
succès. Il y a de l'esprit et beaucoup dans cette nouvelle comédie à
laquelle M. Valabrègue a donné pour titre: _La Femme_, mais ce sujet
n'en est pas à sa première édition. _La Femme_ est cet être honnête par
excellence, inépuisable dans ses sacrifices, supérieur dans son
abnégation et dans sa douleur, que rien ne détourne de son devoir, ni
les fautes, ni l'indignité de l'époux, ni la trahison de l'amie qui lui
vole les plus douces joies du bonheur domestique. C'est celle qui, après
tant de luttes et de souffrances, reste toujours fidèle au devoir, et
qui compte ramener à elle, par la force de la vertu, de l'abnégation, et
par la puissance du pardon, le malheureux mari qui s'égare. C'est
l'épouse, la mère de famille. La tendance morale de la comédie est des
plus louables, malheureusement le public des théâtres, un peu fatigué de
sa saison d'hiver, a écouté un peu distrait cette démonstration; mais à
pièce d'été, critique d'été; n'appuyons donc pas plus qu'il ne faut sur
les longueurs de cette comédie, aussi bien serions-nous ingrat envers
elle. Car nous l'avons applaudie en maints endroits, et pour l'auteur,
et pour ses interprètes: Mlle Cerny est charmante dans le rôle de Marie
de Blauval; Mlle Brindeau, M. Dieudonné et M. Lérand ont été
chaleureusement accueillis dans leurs personnages de Mme Tivolier, de M.
de Blauval et de M. Tivolier.

M. Savigny.



LES LIVRES NOUVEAUX

_Dieu_, par Victor Hugo, 1 vol. in-8°, 7 fr. 50 (Hetzel et Quantin,
éditeurs).--Il est écrit que Victor Hugo ne cessera pas de nous étonner.
Il n'y a pas à dire: ce ne sont pas ici des bribes, des fragments
recueillis par des héritiers plus ou moins adroits, ou des admirateurs
intempestifs. C'est bel et bien un poème de cinq mille vers, suivi,
aussi fortement composé qu'aucun autre de Victor Hugo, une sorte de
testament philosophique, où la pensée de Lucrèce a du plus d'une fois
hanter l'écrivain. Il fut écrit à Jersey, dans l'exil, en 1855, deux ans
après les _Châtiments_. C'est peut être l'un de ceux où le poète donne
le plus de lui-même l'idée d'une personnalité gigantesque, en raison
même de celle avec laquelle il se mesure. Car enfin, dans ces simples
mots, dans ce titre: _Dieu_, par Victor Hugo, il y a quelque chose comme
une accolade, sinon comme une revanche. Voltaire avait écrit sur le
fronton d'une petite chapelle, à Ferney: _Deo erexit Voltaire_. Cela
était une déclaration de principes, mais c'était surtout de l'orgueil.
Victor Hugo a fait mieux, et quelque chose surtout de plus difficile. Il
a construit le monument qui est beaucoup plus qu'une chapelle, une sorte
de cathédrale, et il a créé à sa manière le dieu qu'il voulait qu'on y
adorât.

Nous le connaissions déjà. Il nous l'avait déjà plusieurs fois défini,
notamment dans William Shakespeare, où la prose lui a peut-être permis
de donner à son affirmation une forme plus précise. Car il faut bien
convenir qu'ici la poésie semble avoir singulièrement fait tort à la
philosophie. En nous présentant dans un ordre ascendant les diverses
idées que l'humanité s'est faites de Dieu, en commençant par l'athéisme,
qui est la négation, il nous semble faire un étrange anachronisme.
L'homme à son berceau, quelque grossière idée qu'il dût se faire de
Dieu, ou, si l'on veut, de la force cachée qu'il sentait sans la
comprendre, ne fut certes pas athée; et si l'on peut discuter de ce
qu'il fut alors, en tous cas le scepticisme ne vint pas ensuite. Ce
serait plutôt à la fin, avec le déisme, que la négation et le doute
apparaissent, et ce serait alors, à ce moment de connaissance plus
répandue, sinon plus profonde, que l'homme serait tenté de s'éloigner de
ce que le poète croit la vérité. Mais qu'importe! Hugo, malgré tout, a
fait oeuvre de grand poète, et l'on n'a pas autre chose à lui demander.
Bien difficiles seraient ceux qui ne s'en tiendraient pas pour
satisfaits.

L. P.

_Crispi, Bismarck et la triple alliance en caricature_, par John
Grand-Carteret, 1 vol. in-12, 7 fr. 50 (Delagrave, 15, rue
Soufflot).-Dédié aux amis de la caricature. Le succès de son Bismarck
devait encourager M. John Grand-Carteret. Crispi, l'illustre Crispi,
aujourd'hui d'ailleurs relégué dans «l'Armoire aux retraités», lui
tendait véritablement les bras. Il n'y avait pas à résister, et le voici
habillé de la belle manière. Mais par qui? le croira-t-on? surtout par
les Italiens. Car il faut rendre cette justice à M. Crispi, qu'il s'est
laissé caricaturer sous toutes les formes par les journaux de son
pays... Les Italiens se sont souvenus de l'ancien révolutionnaire, et la
campagne satirique menée contre lui a été chaude. On s'en rendra compte
en parcourant le livre de M. Carteret, fort documenté à sa manière, car
le document dessiné a bien son éloquence, il est même de tous le plus
expressif, et, comme attribut de la satire, le crayon pourrait prendre
la place du fouet sans inconvénient.

_Quand on aime_, par Pierre Maël (1 vol. chez Firmin-Didot).--Sous ce
titre plein de promesse: _Quand on aime_, Pierre Maël vient de publier
une des oeuvres les plus puissamment pensées et écrites qui soient
encore nées de sa plume. On peut dire que l'auteur, sans dépouiller
aucune des qualités de délicatesse et de grâce qui lui ont valu sa
grande réputation, s'est attaché au contraire, à les corroborer d'une
note de vigueur qui en rend le charme plus pénétrant. Dans ce récit,
pris tout entier dans la vie ordinaire, l'étude des caractères est égale
au relief saisissant des événements qui servent de trame à la fiction.
La catastrophe finale, préparée avec un art infini, n'est cependant pas
un «moyen». Elle vient au terme des faits avec la rigoureuse logique
d'un syllogisme, et le lecteur l'y rencontre nécessaire au dénouement.

Tout est vrai dans ce livre, qui ne doit son charme et son intérêt qu'à
la simplicité même et au naturel des faits.

_Tout autour de Paris_, promenades et excursions dans le département de
la Seine, par Alexis Martin (1 vol. in-16. Prix: 7 fr. 50, chez
Hennuyer, éditeur, 47, rue Laffite).--Cet ouvrage est, en quelque sorte,
la suite du livre que le même auteur a publié l'an dernier: _Paris,
promenades dans les vingt arrondissements_, et que le ministère de
l'instruction publique et le conseil municipal de Paris ont honoré d'une
souscription.

On sait avec quel soin minutieux M. Alexis Martin a visité la capitale,
avec quelle exactitude il a reproduit les physionomies de tous ses
quartiers, avec quelle érudition il a raconté l'histoire de tous ses
monuments et de toutes ses institutions.

Ce qu'il a fait pour Paris, il l'a fait également pour tout le
département de la Seine, parcourant ses huits cantons, commune par
commune, bourg par bourg, hameau par hameau, suivant la marche
rationnelle d'un touriste curieux d'art, d'histoire, d'archéologie, de
pittoresque; mais, sachant le prix du temps, il n'a pas laissé un coin
inexploré.

De nombreuses illustrations, véritables petits tableaux de la vie
moderne, sont dues aux crayons de nos premiers artistes, MM. Boutigny,
Charpin, Deroy, Geoffroy, Goeneutte, Hoffbauer, F. Lix, P. Merwart,
Touchemolin, etc., et gravées par les maîtres du burin, MM. Hotelin,
Rousseau, Moller, Quesnel, Berveiller, etc. L'attrait qu'elles ajoutent
au livre est augmenté par une suite de plans, de vues panoramiques et de
cartes d'une exactitude rigoureuse et d'une clarté parfaite. Une table
des noms cités et un index alphabétique rendent toutes recherches
promptes et faciles.

_L'Escrime et le Duel_, par C. Prévost et G. Jollivet, un beau vol. orné
de figures (librairie Hachette). _L'Escrime et le Duel_, le dernier
livre paru dans la bibliothèque des sports de la maison Hachette, est
signé de deux noms compétents. M. Prévost, l'excellent professeur que
l'on sait, enseigne aux jeunes gens l'art de se comporter le mieux
possible sur la planche comme sur le terrain. Ses leçons théoriques
complètent à merveille l'enseignement de la salle. M. Jollivet donne à
tous ceux qui peuvent être mêlés à une affaire d'honneur des conseils
utiles, et il indique les derniers usages requis en matière de duel.

Ce livre essentiellement pratique sera le _vade mecum_ de la jeune
génération.

_Le Fada_ c'est-à-dire, en provençal, l'homme hanté par les fées, le
rêveur, tel est le titre du nouveau roman de Zari publié illustré dans
le journal de la librairie Firmin Didot le mois dernier et qui paraît
aujourd'hui en volume.

C'est une oeuvre pleine de passion et de poésie. La description des
sites et des monts de la Provence s'y trouve tracée par un esprit qui
aime la vérité; l'analyse psychologique de chacun des personnages qui y
vivent est présentée avec charme et autorité. C'est à ces deux qualités
que M. Zari doit en partie d'avoir pris place, dès ses débuts, parmi nos
romanciers contemporains les plus distingués.

De ce récit qui a pour décor le ciel bleu, les montagnes, les bois de
pins, s'exhalent les senteurs enivrantes du pays du soleil: il est dédié
au poète Mistral.

_Albums de Crafty: les chevaux_. 3 fr. 50 (Plon, Nourrit,
éditeurs.)--_Du choix d'un cheval, la Tonte de Coco, Remonte pour la
chasse, les Débuts d'un gentleman aux courses, le Concours hippique, Ma
dernière culbute,_ etc., etc., tels sont les sujets de ces amusants
dessins enlevés avec une verve endiablée et soulignés de légendes
narquoises où l'esprit n'exclut pas la science hippique, du moins autant
qu'un profane en peut juger.



[Illustration: La machine volante de M. Ader.--D'après le croquis d'un
témoin oculaire de l'expérience.]



NOS GRAVURES


LA CATASTROPHE DE MOENCHENSTEIN

Moenchenstein est à peu de distance de Bâle, c'est un but de promenade
situé à l'entrée de la vallée de la Birse, au pied des dernières
collines du Jura. On s'y rend en quelques minutes en chemin de fer.
Dimanche dernier, 11 juin, à propos d'une fête champêtre, plusieurs
Sociétés chorales des environs et de nombreux promeneurs prenaient le
train de 2 heures 15 minutes. Ce train, composé de un fourgon, un
wagon-poste et neuf grands wagons genre américain pour les voyageurs,
était traîné par deux locomotives. A peu de distance de la gare de
Moenchenstein la voie traverse la Birse, petite rivière canalisée en cet
endroit, sur un pont en fer de 21 mètres de long.

A peine la première machine arrivait-elle à l'extrémité du pont, que
celui-ci se rompit brusquement. Les deux locomotives et les quatre
premiers wagons tombèrent dans la rivière; le cinquième, un wagon mixte
de 1re et 2e classes, éventré par un bout, restait suspendu à moitié sur
la culée du pont. On a retiré, au moment où paraissent ces lignes, près
de soixante-dix cadavres; il en reste encore beaucoup enfoncés sous les
débris au fond de la rivière; il y a en outre une centaine de blessés
dont plusieurs très grièvement. En examinant nos gravures, faites
d'après les photographies prises peu après l'accident, on voit que le
tablier du pont s'est rompu vers la culée arrière, et que c'est la
poutre de droite (ces mots étant pris en considérant la voie dans le
sens de la marche du train) qui a du céder la première. La rupture a eu
lieu au moment où toute la longueur du pont était occupée par les deux
machines et quatre wagons; il supportait sa charge maximum.

On voit que la première machine est tombée sur la rive opposée, les
roues en l'air, ce qui indique bien que la poutre de droite a cédé
d'abord; la rupture s'est ensuite achevée complètement. On voit la
seconde machine tombée sur ses roues; les autres wagons se sont broyés
en se précipitant les uns sur les autres et ont été entraînés au fond de
la rivière. Le frein automatique dont était muni le train a dû
fonctionner aussitôt la rupture de la conduite qui règne sous le train,
ce qui explique que les derniers wagons sont restés sur la voie.

A qui attribuer la responsabilité d'une aussi épouvantable catastrophe?
Le pont avait, nous dit-on, été construit il y a peu de temps par la
maison Eiffel avec des fers allemands; il est inadmissible que les
ingénieurs n'aient pas employé la section nécessaire pour la résistance
à supporter; mais ce qui est possible et même probable, c'est que les
fers aient été de mauvaise qualité.

Une pareille catastrophe ne serait pas possible en France, car les ponts
y sont l'objet d'une attention toute particulière. Après leur
construction, prévue pour des machines locomotives pesant 15 ou 18
tonnes, ils sont essayés avec une charge quadruple de celle qu'ils
doivent supporter d'abord au repos, puis à des vitesses allant jusqu'à
60 kilomètres à l'heure. En outre, une visite minutieuse a lieu tous les
ans et les pièces défectueuses sont immédiatement remplacées.

G. M.


LE «RÊVE»

Il semble, depuis quelque temps, qu'un renouveau s'étend, au théâtre,
sur les oeuvres qui touchent à la religion. Sans parler de _Jeanne
d'Arc_, nous avons eu cette année le _Noël_, de Maurice Bouchor, et la
_Grisélidis_, de MM. Armand Silvestre et Morand. Voici que le _Rêve_, à
l'Opéra-Comique, nous emmène encore dans le pays du mysticisme et de
l'extase. Sommes-nous plus pieux? ou bien devons-nous cette renaissance
des sentiments chastes et chrétiens aux excès même du naturalisme? Il
est curieux, en tout cas, de voir que le chef de cette dernière école,
M. Zola, devra l'un de ses meilleurs succès au théâtre, à l'oeuvre que
MM. Gallot, pour les vers, et Bruneau, pour la musique, ont écrite
d'après son plus pur roman.

On connaît le sujet du _Rêve_. Angélique, dans la demeure qu'elle habite
avec ses parents, Hubert et Hubertine, près de la vieille cathédrale, se
perd dans des songes infinis et délicieux: elle croit entendre les voix
des saintes. Elle rêve aussi d'épouser un prince Charmant. Le prince,
serait-ce Félicien qui, par amour pour elle, et pour se rapprocher
d'elle, s'est donné comme peintre verrier, tandis qu'il est le fils de
l'évêque Jean de Hautecoeur?... L'évêque, qui eut cet enfant avant
d'entrer dans les ordres, le destine au sacerdoce. Il s'oppose au
mariage. Angélique en est désolée, au point qu'elle en va mourir.
Félicien fait une dernière tentative auprès de son père, et l'adjure de
sauver Angélique. L'évêque vient donner l'extrême-onction à la
mourante... Il invoque Dieu, en ajoutant sa devise: «Si Dieu veut, je
veux». Un miracle se produit. Angélique se ranime. L'évêque, convaincu
par Dieu, la conduit à l'église et la marie à Félicien. Le rêve
d'Angélique est accompli. Mais les saintes la rappellent auprès d'elle,
et elle expire, heureuse, entre les bras de son époux.

La gravure que nous publions reproduit la scène même du miracle. En
regard de notre gravure, nous donnons une des plus jolies pages de la
partition, grâce à l'amabilité des éditeurs, MM. Choudens et Cie.

Ad. Ad.


LA MACHINE VOLANTE DE M. ADER

Personne n'a rien vu, personne ne sait rien; mais l'_Illustration_ a des
amis partout. L'un d'eux se trouvait à la chasse aux environs de Paris
lorsqu'à travers la feuillée il aperçut une chose de forme étrange ayant
l'aspect d'un énorme oiseau de couleur bleuâtre. Impossible d'approcher,
une clôture le séparait du parc particulier enclavé dans la forêt ou se
trouvait, la machine en question. Ce ne pouvait être qu'une machine à
voler assurément. Notre ami est quelque peu dessinateur et ingénieur, il
nous communiqué le croquis qu'il n'a pu faire qu'à distance, mais qui
est aussi exact que possible. Informations prises, il paraît que
l'inventeur est M. Ader, l'ingénieur électricien bien connu par ses
nombreux appareils téléphoniques, et que la machine a volé réellement
pendant quelques centaines de mètres, s'élevant à 15 ou 20 mètres de
haut et se dirigeant dans l'espace. Nous ne reprendrons pas la liste des
tentatives faites dans cet ordre d'idées; plusieurs livres ont été
publiés là-dessus et notamment ceux de notre ami Gaston Tissandier sont
trop répandus pour qu'il soit nécessaire d'insister.

La machine que nous voyons se compose de deux grandes ailes articulées,
de 15 mètres d'envergure environ, et d'une hélice s'appuyant sur
l'extrémité d'une sorte de cône formant le corps de l'oiseau et
renfermant le mécanisme et le voyageur. Le tout serait, en étoile de
soie recouvrant une carcasse légère en osier ou aluminium.

Le nom de l'inventeur de cet oiseau volant serait une garantie en faveur
de la réussite possible. Qu'on nous permette cependant quelque doute. La
machine, nous assure-t-on, a parcouru une certaine distance: 100, 200,
mettons 400 mètres. Mais est-elle capable de continuer ainsi pendant,
plusieurs heures sans avoir recours à une installation fixe pour changer
ou rechanger le moteur qui la fait manoeuvrer? Car tout est là: quel est
le moteur? L'inventeur, électricien émérite, qui a étudié cette science
nouvelle à fond, a dû s'adresser à son élément favori: l'électricité.

Mais les accumulateurs sont impossibles à cause de leur poids; les piles
ne donnent des courants puissants que pendant peu de temps, et encore
ont-elles un poids fort peu négligeable.

Aussi, jusqu'à nouvel ordre, jusqu'au jour où nous aurons assisté à une
expérience concluante, où on nous aura montré le générateur de la force
employée, nous resterons sceptique et croirons, seulement à cause de la
haute personnalité de l'inventeur, que si la machine dont notre ami a pu
faire un croquis peut en effet marcher, c'est pendant très peu de temps.

G. M.



VENTE ADRIEN MARIE

Parmi les grandes ventes qui auront intéressé les amateurs, cet hiver,
celle d'Adrien Marie comptera pour une des plus importantes. C'est tout
l'atelier du maître illustrateur qui va être dispersé par suite de sa
fin prématurée; c'est la collection complète des originaux qu'il
conservait précieusement, des études accumulées en de longues années de
labeur, que le public va être appelé à se disputer.

A l'encontre de ce qui se passe souvent chez les peintres dont les
ouvrages se sont dispersés au fur et à mesure de la production,
l'atelier d'Adrien Marie peut être considéré comme la gaine, le
portefeuille, renfermant le plus parfait de son oeuvre.

Les publications illustrées l'ont reproduit, répandu, popularisé. Pour
le retrouver avec le caractère particulier de l'artiste, il faut l'aller
chercher dans ces cartons, dans ces panneaux, dans ces cadres, sur
lesquels les collectionneurs vont se précipiter.

Exposition et vente vont être le couronnement d'une carrière bien
remplie. Adrien Marie apparaîtra, dans les diverses phases de son grand
talent, ce qu'il était avant tout, un crayon ou un pinceau très fin,
très précis, très coloré.

Ici, à l'_Illustration_, si nous étions instinctivement tentés de donner
le pas à son crayon, à sa plume, nous aurions cent et cent témoins à
invoquer dans la merveilleuse galerie de ses dessins. Ce serait le cas
ou jamais de mettre à son plan l'art graphique, dont les difficultés
sans nombre n'ont jamais été vaincues avec plus de virtuosité, plus de
savante ingéniosité.

Mais, parce que la réputation du dessinateur a été considérable,
s'ensuit-il que sous d'autres formes l'artiste n'ait pas également
triomphé? Voilà justement ce que la réunion de l'atelier d'Adrien Marie
va établir. Tableaux, aquarelles, pastels, sont à nos yeux d'une valeur
documentaire et d'une valeur d'interprétation indéniables. Entre des
études à l'huile où l'on suit pas à pas la progression d'un talent
consciencieux et habile, ressortent vivement de jolies notes,
impétueuses, pleines de vigueur et d'audace, comme dans ce tableau
malheureusement inachevé, représentant une _Jeune mère allaitant son
enfant_ ou dans le _Jardin_. Ce sont là des morceaux bien curieux, d'une
facture large, puissante et douce, devant attirer l'attention des
acheteurs, s'ils ne se sont pas trop dégarnis au passage des aquarelles
et des pastels.

A propos des aquarelles, dont le succès ne peut manquer d'être énorme,
je signalerai quelques cadres d'un travail bien curieux. Adrien Marie
s'est servi pour les exécuter--études du concours hippique, sortie du
salon, etc.,--d'un procédé bien personnel, et où tout autre, moins
expert, se serait rompu les os; on remarquera que ce sont plutôt des
dessins que des aquarelles; dessins à l'encre, rehaussés de couleurs à
l'eau, de gouache, et même de peinture à l'huile. L'ensemble produit un
effet étonnant.

Le catalogue est fait pour donner satisfaction à tous les désirs; s'il
comprend des numéros à sensation, capables de susciter les enchères les
plus vives, il mentionne également une quantité de morceaux moins
importants dont le public pourra s'enrichir sans se ruiner. Cela est bon
à dire, car combien existe-t-il de ventes dont les musées et les grosses
galeries peuvent seules s'approcher!

Le catalogue comporte environ 350 numéros qui feront défiler, à côté des
compositions hors ligne où Adrien Marie excellait, des tableaux,
aquarelles ou dessins, représentant soit à peu près tout le théâtre
contemporain, soit des vues et des scènes pittoresques de Venise ou de
Londres, soleil et brume, de la Bretagne ou de Paris, des études de
chevaux extraordinairement justes qui feront les délices des sportmen,
des paysages, des marines, des personnages de toutes sortes, depuis des
_Souvenirs de l'Exposition de 1889_ jusqu'à une _Cérémonie dans la
galerie des glaces_, au palais de Versailles.

La galerie Georges Petit sera certainement envahie la semaine prochaine,
et si chaque amateur présent se laisse gagner par le talent sympathique
de notre pauvre collaborateur, autant que par l'idée que deux petits
orphelins attendent le produit de cette vente pour assurer leur
existence, eh bien, moi, qui connais mes Parisiens, et du côté du coeur
et du côté du goût, je prédis que la recette sera fructueuse.

Edmond Renoir.


P.-S.--Exposition et vente à la galerie Georges Petit. Exposition
particulière par invitations délivrées par M. Georges Petit, expert, M.
Paul Chevallier, commissaire-priseur, ou dans nos bureaux, lundi
prochain, 22 juin; exposition publique le lendemain mardi 23 juin. Vente
publique, aux enchères, mercredi 24 et jeudi 25 juin.



[Illustration.]

CHARGÉ D'ÂME

Roman nouveau, par Mme JEANNE MAIRET

Illustrations d'ADRIEN MOREAU

Suite.--Voir notre dernier numéro.


III

Marthe n'avait jamais eu d'amie intime à qui tout dire; ses compagnes
n'avaient guère été pour elle que des compagnes. C'est peut-être ce qui
expliquait que, dès sa première jeunesse, elle avait pris l'habitude de
tenir un journal. Très réfléchie, aimant à se rendre compte de ses
propres sentiments, de ses pensées, elle se laissait aller à écrire avec
abandon, avec une sincérité absolue. Elle appelait cela faire son examen
du coeur. Souvent, lorsque toute la maisonnée dormait profondément,
Marthe prenait dans son secrétaire un livre à serrure qui ne s'ouvrait
que pour elle. Au fond d'un meuble bien fermé plusieurs volumes
semblables contaient tous les menus faits, les pensées fugitives de ses
jeunes années. Parfois, elle en ouvrait un au hasard. Elle y retrouvait
des événements qui, au moment, avaient semblé très importants et dont le
souvenir s'était effacé, des enthousiasmes restés sans lendemain, de
gros chagrins d'enfant qui, de loin, faisaient sourire, des ébauches de
petits romans dont le premier chapitre seul avait été écrit, des
jugements absolus comme le sont les jugements de la dix-huitième année,
et dont elle rougissait. Mais elle gardait quand même tous ces cahiers;
elle y apprenait à se connaître un peu, à y puiser de l'indulgence pour
ceux qui, à leur tour, mûrissent lentement, font preuve d'intolérance,
de violence ou d'inconséquence, comme les fruits sont rèches et acides
avant l'heure de la maturité... Elle y apprenait aussi à être patiente
avec elle-même, et à ne pas désespérer lorsqu'elle se surprenait en
flagrant délit d'orgueil ou d'intolérance.

Un soir, lorsque sa soeur dormait déjà d'un sommeil d'enfant las de
courir, Marthe prit son journal.

Mardi, 30 juin.

... «Et la dernière date est du 16, le jour où, après une nuit blanche,
après avoir beaucoup lutté, beaucoup prié, j'avais résolu d'accueillir
Edmée, de la traiter en soeur.

«Puis, plus rien. Ce n'est pas la paresse, ce n'est même pas la vie un
peu évaporée que nous menons depuis plus d'une semaine, qui m'ont
empêchée d'écrire, c'est plutôt que je ne voyais pas bien clair en moi,
que je ne tenais peut-être pas à y voir clair.

«Au moment où cette enfant est entrée dans ma vie, je songeais à changer
cette vie radicalement; je commençais à me dire tout bas, très bas, en
tremblant: «J'aime!» La fierté, qui me rendait silencieuse et un peu
froide auprès de Robert, qui me raidissait, qui me mettait sur la
défensive dès que sa mère voulait me parler de lui, se fondait peu à
peu--et que j'en étais donc heureuse! Je craignais de n'être pas aimée
comme je voudrais être aimée, d'être épousée surtout par raison, parce
que ce mariage, aux yeux de tous les nôtres, aux yeux du monde, semblait
tout indiqué. Depuis quelques mois cette crainte s'effaçait tout
doucement, délicieusement. A Paris, je ne sais comment cela s'est fait,
mais Robert et moi nous nous rencontrions à tout moment. Lorsqu'il
entrait dans notre petit salon, ses yeux brillaient, ses lèvres
souriaient. Il était heureux de se trouver à côté de moi. Certes, il ne
se posait pas en amoureux; tous deux nous savions trop que depuis des
années on nous destine l'un à l'autre; mais il causait à coeur ouvert,
en camarade, en ami dévoué, presque tendre. Si j'admirais un tableau,
une pièce de théâtre, un livre, il se trouvait que lui aussi en était
enthousiasmé. Son travail m'intéresse; je lui ai été un peu utile, j'ai
lu quelques ouvrages allemands à son intention, j'ai pris des notes. Un
jour il s'est écrié: «Quel bonheur de travailler avec vous, Marthe--je
vois mieux avec vos yeux qu'avec les miens!» Et subitement j'ai eu comme
une vision d'une vie très unie, très heureuse, un peu sérieuse
peut-être, mais pleine de tendresse et d'une grande douceur. Ce jour-là,
il a gardé ma main dans la sienne un peu longuement, et je n'ai pas
songé à la retirer. C'est que nous sommes de si vieux amis, presque
frère et soeur. Ah! voilà... l'affection fraternelle est une chose fort
douce, mais elle ne suffit pas; du moins, elle ne me suffirait pas.

«Et, depuis ce moment, je sens que je l'aime, que je l'aime avec toute
la force de ma nature, avec emportement. Je m'observe pour ne pas le
laisser voir, et cette crainte, la crainte surtout d'aimer plus qu'on ne
m'aime, me rend froide, contrainte, mal gracieuse. Et pourtant...

«Sa mère a dû lui raconter notre conversation. Hier, pour la première
fois, nous nous sommes trouvés seuls un instant. Après le déjeuner--nous
étions assez nombreux--il s'agissait d'étudier le jardin au point de vue
d'un _lawn-tennis_ dont Edmée a envie. Ce jeune officier, Georges
Bertrand, camarade de Robert et qui ne me plaît qu'à moitié, avait
entraîné ma soeur et les autres invités d'un côté, Robert et moi nous
examinions la pelouse même. Subitement, il me dit avec une sorte de
résolution presque dure dans les yeux et dans le son de la voix:

«--Marthe, ce n'est digne ni de vous ni de moi de rester dans une
situation fausse. Nous nous voyons, nous agissons comme si... comme si
rien n'avait été convenu. Et cependant nous devons nous marier un jour,
n'est-ce pas vrai?»

«Je me sentais glacée... Pourquoi? Quel démon est-ce qui me rend ainsi
froide, au moment même où, chez moi, le coeur déborde? C'est que
peut-être attendais-je de lui une certaine vibration dans la voix,
quelque chose qui m'eût crié bien plus que les paroles: «Mais vous ne
voyez donc pas que je «vous aime!»

«Avant de répondre, je me détournai un peu pour cueillir une rose, et ce
fut sans un tremblement dans la voix, que je dis enfin:

«--Écoutez-moi, Robert; je ne veux pas d'engagement. Interrogez-vous
comme je m'interroge moi-même. Avant la fin de l'été, ou nous nous
séparerons bons amis, ou nous nous marierons. Jusque-là, restons libres,
absolument libres. Si l'un de nous dit à l'autre: «Je ne vous aime pas
comme je «voudrais vous aimer», prenons l'engagement de ne sentir que de
la reconnaissance; la pire déloyauté serait d'accepter le mariage sans
amour.»

«Robert me regarda longuement. Il semblait chercher sur mon visage
quelque chose qui ne s'y trouvait pas; comme tout à l'heure j'écoutais
le son de sa voix pour y démêler un tremblement que je n'entendis guère.
Je me sentis de marbre, tant l'effort de me dominer était grand. Il me
semblait à ce moment qu'il y aurait presque une déloyauté à lui laisser
entrevoir combien je l'aimais. Il eut un soupir ou de découragement ou
d'impatience, je ne sais lequel. Alors, comme dépité, il me dit:

«--J'admire votre calme, votre bon sens... Restez libre. Quant à moi,
jusqu'au jour où vous m'aurez dit: «Je ne vous aime pas», je me tiendrai
pour votre fiancé...

«--Non, non, ce ne serait pas juste!

«Je tremblais d'émotion, et ma voix sonnait étrangement à mes propres
oreilles. Peut-être entrevit-il que mon calme n'était que tout
extérieur.

«--Comme il vous plaira, Marthe...

«--Et que personne ne se doute...

«--Personne ne se doutera... Du reste, ajouta-t-il avec amertume, il
serait difficile, d'après votre attitude, de croire que nous songions à
une intimité autre que celle de vieux camarades.»

«Ce sont là d'étranges fiançailles. On dirait plutôt une sorte de lutte
entre deux volontés. Et, cependant, malgré tout, je suis heureuse. Il
m'a semblé aussi que, depuis notre explication, Robert est plus à son
aise. Cet homme, dont la jeunesse absorbée et sérieuse avait toujours
manqué d'élan, semble vouloir se rattraper. Il se donne des vacances
pleines et entières et il a l'air d'en jouir comme un écolier. Sa mère
rayonne. Je suis toute contente de l'atmosphère de joie qui nous
environne et je rajeunis aussi. J'ai envie de chanter, de courir, de
faire mille extravagances. Je ne me reconnais plus, et tante Rélie
elle-même, me voyant si contente, pardonne presque à Edmée, car c'est à
l'arrivée de ma petite soeur qu'elle attribue ce changement subit.

«Et, certes, Edmée y est bien pour quelque chose, sa jeunesse en fleur
remplit l'air de joie, bouleverse la tranquillité un peu somnolente du
vieux château, il lui faut du mouvement, du bruit, de l'imprévu; ce
n'est pas une contemplative, certes, et son enthousiasme pour la
campagne serait vite épuisé si, pour elle, la campagne ne représentait
pas autre chose que les soins d'une basse-cour, les travaux des champs,
ou même le jardinage. Elle n'a rien de la paysanne. En revanche, la vie
de châtelaine lui agrée parfaitement, du moins pour le moment. Mme
d'Ancel l'a prise en affection, de suite--comme tout le monde du
reste--et complote avec elle des parties à Trouville, des chevauchées
jusqu'à la forêt de Touques, des sauteries, que sais-je encore? Robert
se trouve connaître un certain nombre de jeunes gens des environs et des
différentes stations de bains de mer, et ces jeunes gens vont droit à ma
petite soeur comme les papillons à la lumière. Ce quelque chose qui
attire, ce don mystérieux qui ne tient même pas à la beauté, ce charme
particulier de la femme éternellement adorée, cette chose enfin que je
n'ai pas, elle la possède à un degré qui fait presque peur. Les paysans,
qui respectueusement me saluent, se retournent pour la regarder; les
animaux eux-mêmes subissent ce magnétisme curieux qui est en elle, les
oiseaux ne s'envolent pas à son approche, les chiens mendient ses
caresses. Partout, et pour tous, elle est la souveraine, l'être aimé,
adoré. Je ne sais si elle a pleinement conscience de son pouvoir; elle
en est certainement heureuse, elle en joue un peu, en véritable enfant.
Si, par hasard, elle semble tentée d'en abuser--cela lui arrive avec le
capitaine Bertrand, par exemple--et si je lui fais un brin de morale,
elle se jette dans mes bras, me jure qu'elle sera sage à l'avenir. Elle
est de ces pénitentes qui, grâce à une confession passée, sûres de
l'absolution à venir, continuent à pécher avec une désinvolture
parfaite. Elles s'y croient presque autorisées.

«Mais elle est si enfant, ma petite Edmée! si affectueuse, si pleine de
reconnaissance pour la tendresse que je lui prodigue, si caressante
aussi! comment ne pas tout lui pardonner? Tante Rélie m'a dit, l'autre
jour, à ce propos: «Caressante? Oui, certes; ma chatte aussi, seulement
elle se caresse à moi, ce qui est tout différent. C'est bien comme cela
qu'Edmée te caresse, «va!» Malgré cette sévérité de jugement, tante
Rélie se laisse tout de même prendre aux enchantements de la magicienne.
Je ne crois pas Edmée extraordinairement intelligente, je doute que les
grands problèmes du bien et du mal sur la terre, de l'immortalité de
l'âme ou même de la question sociale, aient jamais beaucoup troublé son
sommeil d'enfant. Mais pour les choses de la vie elle est très fine.
Puis elle veut être aimée de tous et toujours, et elle a mille façons
d'arriver à ses fins. Elle a de suite flairé en tante Rélie une nature
d'artiste qui, à défaut de crayons et de couleurs, fait avec son
aiguille de pures merveilles. Edmée sait peut-être ourler un mouchoir et
encore n'en suis-je pas bien sûre, mais elle a demandé avec un sérieux
imperturbable à ma tante de l'initier aux secrets de cette broderie
délicate et compliquée dont elle fait des draperies, des meubles
entiers, des choses exquises, trop belles à mon gré pour qu'on ose
carrément s'en servir. Il a fallu montrer à cette novice enthousiaste
les vieilles chasubles, les ornements d'église ramassés à grand'peine
chez les brocanteurs: «Seulement, s'écria-t-elle, vous n'en direz rien à
M. le curé, lui qui admire naïvement ce que je fais, s'il pouvait se
douter!» Et la petite de répondre gravement: «Ce serait trahir le secret
professionnel, puisque j'aspire à être votre élève!» Tante Rélie, quand
elle se met à douter de quelque chose, a une façon toute particulière de
renifler; elle renifla un peu bruyamment en marmottant: «Ce petit masque
se moque de moi.» Mais le «petit masque» sage comme une image s'appliqua
pendant une grande heure à apprendre un point, tout en causant d'une
façon très sensée, de tenais un livre à la main pendant la séance, et
j'avais peine à tenir mon sérieux. La sévérité de ma tante fondait,
fondait à vue d'oeil. Cette heure de patience aura plus fait pour la
cause de «l'intruse», comme elle l'appelait encore, que les
démonstrations les plus vives. Il est vrai que, l'heure écoulée, Edmée
serra son ouvrage dans un petit nécessaire deluxe--peu utile
naturellement--puis dit gentiment: «Viens, Marthe, veux-tu? Nous irons
courir dans le parc; ma «sagesse est encore dans sa plus tendre enfance,
il faut savoir la ménager...» Tante Rélie haussa les épaules, mais elle
eut pour son élève un sourire plein d'une maternelle indulgence. Un peu
plus et elle sera gagnée elle aussi!


IV

D'après toutes les prévisions Robert d'Ancel était destiné à une vie de
désoeuvrement et de folies. Fils unique de veuve, maître, très jeune,
d'une jolie fortune, rien ne le poussait vers les études graves ou les
grandes ambitions. Heureusement pour lui, à l'âge des passions, il se
sentit surtout attiré vers les choses de l'esprit. Elève de l'école des
Chartes, il se distingua de bonne heure parmi tous ses condisciples; de
plus, il se spécialisa, ce qui est le signe d'une véritable vocation.
L'histoire l'attirait particulièrement et, dans l'histoire, il se
cantonna. Il conçut, très jeune, l'idée d'un ouvrage qu'il devait
intituler: _Histoire des ducs de Savoie au XVIIe et au XVIIIe siècles_,
et pour lequel il lui fallait d'innombrables recherches, des années de
travail. Il apprécia alors cette aisance qui lui permettait l'étude
désintéressée, les voyages, les recherches minutieuses, toutes choses
que les pauvres diables, obligés de gagner leur vie, sont bien forcés de
s'interdire.

Robert avait maintenant trente ans. Il n'avait pas encore écrit le
premier chapitre de son livre. Les notes s'entassaient, les études
s'élargissaient à mesure qu'il avançait; il cherchait à dominer son
sujet, il en était venu à lutter avec lui, et souvent il se
décourageait, se disant que bien d'autres, avant lui, avaient entrevu de
nobles travaux et n'avaient fait que les entrevoir. Cependant, à titre
d'essai, il avait écrit quelques articles pour la _Revue historique_, et
ces articles avaient été assez goûtés dans le petit monde des savants.
Alors, choisissant dans la masse de ses documents un sujet à côté de son
sujet principal, rempli de petits détails amusants, touchant de près à
cette société du dix-huitième siècle qui excite la curiosité des gens du
monde aussi bien que celle des érudits, il l'avait traité en vue d'une
grande revue. Il craignait d'avoir perdu, pendant ces années de
préparation, un certain charme de plume que, tout jeune, on lui avait
reconnu. Robert avait une peur bleue de passer pour un cuistre. Aussi
soigna-t-il l'étude pour la grande revue; il l'écrivit en homme du
monde, presque gaiement, dissimulant de son mieux l'érudition qui en
faisait le fond. L'article fut accepté de suite et publié sans trop de
retard. Il eut un succès véritable. Robert se sentit infiniment heureux
de ce premier succès. Il avait su dominer un petit sujet; il finirait
bien par triompher du grand. Il ne serait pas seulement un rat de
bibliothèque, il serait un historien, au vrai sens du mot, un homme qui
sait donner au passé le mouvement, la couleur, la vie enfin. Il pouvait
désormais marcher sans crainte, son vaste sujet avait beau se dresser
devant lui, plus formidable chaque jour, il le dompterait pourtant. La
victoire, sans doute, était loin encore, mais elle viendrait; il serait
patient, puisqu'il était fort.

De cette lutte intérieure, il avait toujours gardé le secret. Elle
l'avait passionné, absorbé, l'avait rendu taciturne, et les années
s'étaient ainsi passées, silencieuses et très rapides. Il avait pour sa
mère une infinie tendresse, sachant que la pauvre femme, depuis son
veuvage, ne vivait que pour lui; mais il ne pouvait, pour l'initier à
ses angoisses intimes de travailleur, lui dire: «Je ne suis pas sûr de
moi, ton fils ne sera peut-être qu'un raté comme il y en a tant!» Elle
aurait souffert et n'aurait pas compris.

Ce qu'elle comprenait difficilement, c'était la vie de reclus que menait
ce grand garçon bien portant, qui savait très bien, à l'occasion, être
gai, un peu fou même, comme par une détente subite. Il est vrai qu'il
passait beaucoup de son temps à Paris tandis quelle vivait toute l'année
à la campagne. Mais il venait l'y voir souvent, même en hiver, et lui
consacrait presque toujours l'été entier. Il s'enfermait alors du matin
au soir dans son cabinet de travail. Elle le voyait aux repas et parfois
elle l'entraînait faire une promenade; mais c'était tout. Et ce genre de
vie semblait lui convenir parfaitement; il était même gai, et causait
avec elle à coeur ouvert.

Naturellement, Mme d'Ancel rêvait de le marier. Sa voisine, Marthe
Levasseur, était, selon elle, selon la bonne Mme Despois, selon bien
d'autres encore, la femme idéale qu'il fallait à ce garçon sérieux.
Robert, pendant des années, n'avait pas voulu entendre parler de
mariage. Un triste cadeau vraiment à faire à une femme qu'un mari tout
poussiéreux au contact de vieilles archives, de paperasses jaunies!
Puis, chaque fois qu'il revoyait Marthe un peu intimement, il convenait
que celle-ci, en effet, ne ressemblait pas aux jeunes filles ordinaires,
avides de plaisir, folles de luxe et de mouvement. L'aversion de Marthe
pour le mariage de convenance, son refus obstiné de se «laisser marier»,
sa sauvagerie, tout cela, à mesure qu'il y réfléchissait, finissait par
intéresser Robert. Enfin, l'attrait réel qu'il subissait ayant, durant
l'hiver où les deux jeunes gens s'étaient vus plus que d'ordinaire,
augmenté sensiblement, le jeune savant crut, très sincèrement, qu'il
était amoureux de sa voisine, qu'il serait heureux d'être son mari, que
la vie, passée à côté d'une femme intelligente et sérieuse, serait une
chose fort douce. Aussi, lorsque sa mère, un peu tremblante à l'idée de
l'initiative qu'elle avait prise, lui raconta sa conversation avec
Marthe, Robert resta quelques minutes sans rien dire. Puis, il se leva,
et, câlin, se mit à genoux auprès de sa mère, comme lorsqu'il était
petit; l'entourant de ses bras, il lui dit:

--Ça te ferait donc bien plaisir d'avoir une fille aussi bien qu'un
fils?

--Tant plaisir, mon Robert, tant plaisir!

--Je comprends cela, pauvre mère chérie que j'abandonne si souvent pour
me fourrer dans mes éternelles notes!

--Mais je ne veux pas que ce soit pour moi que tu te maries. Si tu aimes
Marthe, épouse-la; si tu ne l'aimes pas, ce serait une erreur cruelle,
et pour elle et pour toi, de la prendre pour femme.

--Quelle maman sentimentale j'ai là!... L'amour, c'est un bien gros mot.
J'ai cru plusieurs fois, tout comme un autre, aimer, et, entre nous, je
pense que je m'étais trompé complètement. Tu sais, rien du grand jeu: ni
tempête, ni cris, ni désespoirs, ni folles ivresses; un petit serrement
de coeur, certes, quand j'étais... comment dirais-je?... remplacé; puis
une boutée de travail à en perdre le boire et le manger. Je me tâtais
alors. Fini, plus rien.

--J'espère bien, mon fils, que, lorsque tu songes à Marthe, il ne peut y
avoir aucune comparaison avec...

--Aucune, mère, aucune, rassure-toi. J'aime beaucoup Marthe, je crois
que je l'ai toujours aimée infiniment. Est-ce de passion? Je ne le crois
pas. Au fond, j'en suis peut-être incapable, de cette passion. Si Marthe
devient ma femme... Tiens, en disant cela, il m'est venu une douceur
infinie au coeur, c'est peut-être après tout de l'amour... si elle
devient ma femme, je te jure qu'elle sera heureuse et que j'en serai
ravi. Cela te suffit il?

--A moi, oui. Mais à elle, je n'en sais rien. Elle a vu, toute petite,
souffrir sa mère, et les enfants comprennent, sans comprendre, d'une
façon merveilleuse. Enfin, vous avez toute la belle saison devant vous
pour vous décider.

--J'aimerais bien mieux que ce fût décidé de suite. Une fois ma parole
engagée, je me connais, je ne regarderais ni à droite ni à gauche; mais
ces engagements qui ne sont pas de vrais engagements...

--Te gênent pour ton travail, n'est-il pas vrai? demanda sa mère en
riant.

--C'est cela même.

C'était cela, en effet, mais il y avait autre chose encore. Robert, en
évoquant l'image de Marthe, voyait cette image accompagnée d'une autre.
Les deux soeurs, toujours ensemble, se faisant contraste: l'une grande,
mince, sérieuse, aux beaux yeux profonds; l'autre, toute mignonne,
pétrie de soleil, de fossettes, de couleurs exquises, dont chaque regard
attirait, chaque sourire rendait fou, lui apparaissaient enlacées, et il
n'était pas sur d'écouter la voix au beau timbre grave plutôt que le
rire perlé, de suivre plus longuement du regard l'aîné plutôt que la
cadette. Il en résultait un malaise qu'il se refusait à définir, presque
un remords qu'il ne voulait pas analyser.

Et chaque jour, davantage, il regrettait de n'être pas lié par des
serments d'amoureux à celle qu'il désirait toujours épouser.

Non seulement il n'était lié par aucun serment, mais, de plus, personne,
dans leur entourage, ne semblait soupçonner entre eux une intimité plus
grande que par le passé; pas même la tante Rélie dont les sermons
étaient restés si longtemps sans le moindre résultat qu'elle renonçait à
en faire de nouveaux et qu'elle se familiarisait presque avec l'idée que
Marthe ne se marierait pas. Elle voyait bien que Robert venait au
château plus souvent que par le passé, mais la présence d'Edmée, les
réunions fréquentes d'amis et de voisins, la nouvelle gaieté qui mettait
tout le monde un peu en l'air, suffisaient à expliquer ces fréquentes
visites. De plus, le jeune homme avait déclaré que, se sentant
réellement un peu surmené par le travail acharné de l'hiver, il comptait
se «mettre au vert» complètement pendant la belle saison, vivre en plein
air, nager, monter à cheval, danser et faire mille folies. Le château se
trouvait, d'une façon ou d'une autre, toujours sur son chemin.

Il venait souvent accompagné de son ancien camarade, le capitaine
Bertrand. Ils avaient été assez intimes au collège, tout en se
querellant fort, et en ayant sur toutes choses des idées diamétralement
opposées; puis, après une dispute violente, tous deux se recherchaient;
les différences mêmes de leurs tempéraments produisaient comme un
attrait irritant et dont ils ne se passaient que difficilement. De tout
temps, Georges Bertrand avait annoncé qu'il entrerait à Saint-Cyr, et
dès sa quatrième il affectait un mépris profond pour tous les «pékins»,
pour les hommes d'étude surtout. Il était naturellement violent et
quelque peu brutal; il adorait la force; le coup de poing lui semblait
l'argument suprême, et il était fort redoute de ses camarades d'humeur
pacifique. Robert lui ayant prouvé en mainte occasion que les raisons
morales n'étaient pas les seules où il excellât, Georges conçut un
certain respect pour ce piocheur qui pourtant avait des muscles et
savait s'en servir.

Puis, pendant des années, les deux jeunes gens se perdirent de vue. Ils
se retrouvèrent par hasard à un dîner, se tutoyèrent de nouveau, et le
capitaine Bertrand prit l'habitude de fumer son cigare de temps à autre
chez son ancien camarade, et de l'entraîner au Bois. Le capitaine ayant
fait une assez vilaine maladie, il obtint un long congé de convalescence
qu'il alla passer à Trouville.

Mais, sous cette apparente intimité, l'irritation se montrait, comme au
temps du collège, moins ouvertement sans doute, plus sérieuse au fond.
Les défauts de caractère du jeune officier s'étaient encore accentués,
la vie de garnison, le commandement, y avaient aidé. Lui-même racontait
volontiers comment il se faisait craindre par ses hommes; il regrettait
qu'il ne fut pas permis de les brutaliser comme cela se pratique
ailleurs, disant qu'une armée n'est réellement forte que lorsque les
soldats sont réduits à l'état de machines.

Un jour, il raconta, devant les deux soeurs, comment il avait dompté un
soldat rebelle, ne le perdant pas de vue, le prenant éternellement en
faute, l'accablant d'injures, de punitions, d'humiliations, de corvées
de toutes sortes, le mâtant enfin en en faisant une brute. Puis, un
jour, la brute s'était révoltée de nouveau, le soldat avait disparu,
était porté comme déserteur.

--Ç'a été un fier débarras, ajouta-t-il, son mauvais exemple commençait
à gagner les autres.

--Et voilà, dit Marthe avec indignation, un homme perdu, grâce à vous.
Je ne vous en fais pas mon compliment, capitaine.

--C'est l'ivraie qu'on arrache du champ de blé, mademoiselle. Il faut
l'obéissance passive chez le soldat.

--Il faut aussi, chez l'officier, ce me semble, autre chose que de la
dureté.

Edmée avait écouté sans rien dire. Le capitaine Bertrand, très beau
garçon, à l'oeil bleu dur et froid, l'attirait étrangement. Elle trouva
Marthe très sévère dans son appréciation et sut gré au capitaine de
répondre en plaisantant, comme si, de fait, une appréciation féminine
sur pareille matière ne pouvait se traiter sérieusement. Il ne
déplaisait pas à Edmée de penser que cet homme faisait peur aux soldats,
était capable de violence, d'injustice même, car auprès d'elle il se
montrait soumis et doux, dompté à son tour. Il n'y avait pas à en
douter, le capitaine Bertrand était à ses pieds, elle en faisait ce
qu'elle voulait, le forçait à rougir et à pâlir selon qu'elle était pour
lui ou gracieuse ou froide. Cela amusait la petite coquette
extraordinairement. Les sermons de la soeur aînée n'y faisaient rien, et
Marthe eut pour la première fois conscience que les êtres en apparence
faibles et malléables ont parfois une puissance de résistance, une
obstination élastique, que rien ne peut entamer. La raison n'a pas
beaucoup de prise sur eux: «Puisque ça m'amuse!» Edmée ne sortait pas de
là. Le monde entier et tous ses habitants ne devaient, en bonne justice,
servir qu'au bon plaisir de Mlle Edmée Levasseur, parce que celle-ci
était fort jolie, charmeuse, délicieuse en un mot!

Marthe, enlacée, caressée, renonçait à son homélie. Après tout, le
capitaine saurait bien se défendre au besoin, et, pourvu qu'Edmée ne le
lui donnât pas comme beau-frère, elle n'en demandait pas plus.
L'épouser? Oh! non, par exemple! Etre la femme d'un officier, se laisser
trimbaler de garnison en garnison, n'entendre parler dans l'intimité que
de l'annuaire et des promotions de camarades indûment favorisés!...
Jamais de la vie. Puis s'appeler Mme Bertrand, elle qui n'aimait que les
jolis noms à particule... Et la folle enfant s'arrêta, un peu confuse,
et devint toute rouge.

--Toi, je t'adore! s'écria Edmée en arrêtant d'un geste le sermon prêt à
recommencer. Tu es un curé en jupons qui me va tout à fait. Mais,
vois-tu, soeur chérie, il faut y renoncer. Je ne serai jamais une
perfection, moi, je ne lirai jamais de gros livres sérieux, je ne serai
jamais une «femme remarquable»--voyons, ne fronce pas les sourcils--tout
le monde dit que tu es remarquable, moi la première. Mme d'Ancel ne peut
prononcer ton nom sans proclamer tes mérites, son docte fils cause avec
toi de ses travaux--quel honneur!--et que ce doit donc être assommant!
Moi, on ne me parle que de leçons de natation, de sauteries, de choses
gaies et jolies et délicieuses. Je ne suis qu'un pauvre petit chiffon de
fillette--j'ai pourtant mon brevet, je te prie de le croire--un être
faible qu'on traite avec une douceur apitoyée, à qui on donne
éternellement des bonbons, qu'on aime à voir paré, pimpant, souriant,
dont la mission en ce monde est d'être joli et de se laisser protéger.
Si tu crois que je ne vois pas, que je ne comprends pas, tu te trompes.
Au fond, je ne suis peut-être pas la poupée que l'on croit. Je sais très
bien ce que je veux et où je vais. J'ai de la volonté, moi aussi!

Peu à peu Edmée s'était montée, ses joues étaient rouges, ses yeux
brillants.

--A qui en as-tu, ma petite Edmée? Tu es ce que tu es, c'est-à-dire tout
simplement adorable!

Chez Edmée les sensations, même violentes, ne duraient guère. Elle se
mit à rire et se coula dans les bras de sa soeur d'un geste si câlin que
celle-ci en fut toute émue.

--Alors, vrai, Marthe, tu m'aimes?

--Je t'aime avec tendresse, avec abandon. Jusqu'à présent mon coeur
était resté un peu fermé. Il s'est ouvert pour toi, toi dont je ne
voulais pas d'abord; tu y es bien entré, va! Je t'aime en soeur, presque
en mère. Je te veux heureuse et bonne, bonne surtout. Il n'y a rien que
je ne fasse pour te donner le bonheur.

--Rien? murmura la petite soeur.

--Rien.

Edmée resta silencieuse un moment, puis elle dit, toute sérieuse
maintenant:

--Écoute, Marthe; il me semble que je te vole. Tu me crois meilleure,
plus affectueuse, plus digne d'être aimée que je ne le suis vraiment.
J'ai déjà essayé de te faire comprendre combien j'ai de défauts, tu ne
veux pas me croire. Je ne voudrais pourtant pas te tromper sur mon
compte, toi qui vaux dix mille fois mieux que moi.

--Aime-moi, Edmée; cela me suffira toujours.

--Ah! pour cela!...

Et un grand baiser termina la phrase.


V

Mme d'Ancel, depuis la mort de son mari qu'elle avait adoré, vivait
extrêmement retirée. Pour la première fois elle songea à ouvrir sa
maison, à recevoir. Tout ce joli pays des environs de Honfleur est très
peuplé l'été, les châteaux, les villas, les manoirs--mot
qu'affectionnent les Normands--y abondent, et Mme d'Ancel n'avait qu'à
faire un signe pour se voir très entourée. Elle donna un grand dîner en
l'honneur d'Edmée Levasseur, dont l'arrivée au château de la Côte-Boisée
avait été fort commentée dans le pays. A la campagne, tout se sait.
Chacun connaissait l'histoire de la «pauvre petite Mme Levasseur», comme
on disait encore, morte de chagrin, ou, en tout cas, dont le chagrin
avait hâté la fin; et l'adoption de cette demi-soeur par Mlle Levasseur,
l'admission de la fille de l'ennemie dans la maison de la victime,
avaient été très diversement jugées.

M. le curé approuvait hautement sa jeune paroissienne. Elle avait
accompli un devoir, un devoir difficile, pénible même, et là au moins la
vertu avait apporté sa propre récompense. En arrachant cette charmante
enfant à un milieu dangereux où son âme eût été en péril, à des parents
touchant de près ou de loin au théâtre, Marthe avait trouvé une compagne
gaie et jeune, une soeur très affectueuse, très reconnaissante et qui
faisait la joie de tous ceux qui la voyaient. M. le curé, le meilleur
homme de la terre, tout en faisant son petit sermon du dimanche, avait
plaisir à voir le banc du château si bien rempli, et Edmée assistait
avec un sérieux parfait aux offices; une fois même elle avait quêté.
Aussi, M. le curé, tout comme ses paroissiens, subissait-il le charme de
cette ravissante jeune fille.

L'habitation de Mme d'Ancel n'avait rien du château, c'était une grande
maison très moderne, avec un faux air de villa italienne; le toit était
plat, avec une balustrade; de là-haut la vue était si belle que souvent,
le soir, on s'y installait. Derrière la maison s'étendaient, comme tout
le long de la côte, les grands bois. Mais la passion de la veuve pour
les fleurs se donnait pleine carrière dans le vaste jardin qui
descendait en pente très rapide jusqu'à la grand'route. Personne dans
tout le voisinage ne pouvait lutter avec Mme d'Ancel pour ses pelouses
d'un vert d'émeraude au gazon fin et serré, pour ses roses surtout, qui
égayaient les corbeilles, grimpaient le long des murs, dont les variétés
les plus rares s'étalaient triomphantes dans chaque coin de la propriété
et embaumaient l'air tout autour. Le seul reproche que la veuve adressât
jamais à Marthe c'était de préférer ses bois à son jardin, de se perdre
pendant des heures à l'ombre des allées, d'y rêver, plutôt que de
jardiner avec passion, promener son sécateur sur ses rosiers et faire
une guerre sans merci aux pucerons qui les menaçaient. Mais la
perfection n'est pas de ce monde!

Les deux soeurs, accompagnées de tante Rélie, arrivèrent le jour du
grand dîner de bonne heure, afin de jouir de la fin d'un bel après-midi
de juillet au milieu du parfum délicieux des roses, alors dans tout
l'éclat de leur splendeur. Elles étaient toutes deux vêtues de blanc,
mais la robe de Marthe en étoffe souple de laine était un peu sévère,
sans le moindre bout de dentelle, tandis que la toilette d'Edmée en
mousseline de soie très légère moussait autour de sa jolie taille,
s'égayait de noeuds d'un rose très pâle, faisait valoir sa beauté frêle
de blonde aux yeux noirs. La tante Rélie, tout en reniflant d'une façon
batailleuse, dut s'avouer qu'il était rarement donné de voir une petite
personne plus attrayante, plus délicieusement jolie. Et sage comme une
image, avec cela! Elle ne quittait pas son aînée d'une semelle,
cherchait à éteindre l'éclat de ses yeux, à mettre une sourdine à son
rire, à ne pas être le moins du monde coquette, afin de mériter des
éloges au lieu d'un sermon au retour. Elle était, ainsi, à damner un
saint. Quand ses paupières baissées se relevaient subitement, les yeux
n'en avaient que plus de brillant, et les fossettes reparaissaient tout
d'un coup dans un sourire éblouissant.

Comme Edmée ne connaissait encore que le salon et le jardin, Robert
conduisit les soeurs faire l'inévitable tour du propriétaire. La pente
était si rapide que la maison avait presque un étage de moins derrière
que sur le devant. D'une allée, on plongeait dans une vaste pièce
encombrée de bibliothèques, un peu sévèrement meublée, dont le bureau
était couvert de papiers et de livres assez mal rangés. Edmée, curieuse,
allongea le cou.

--C'est là que vous travaillez, monsieur d'Ancel, que vous faites un
livre terriblement sérieux, à ce que l'on m'a dit?

--C'est là même, mademoiselle. J'y suis bien tranquille; ce coin du
jardin est presque toujours désert et, comme vous voyez, en deux
enjambées je peux être dans les bois.

--Avouez, dit Marthe en riant, que, pour vous y rendre, vous ne prenez
pas la porte, mais que vous sautez par la fenêtre.

--En effet. C'est une habitude d'enfance à laquelle je n'ai jamais pu
renoncer. C'est si commode, et il ne faut même pas être gymnaste émérite
pour rentrer de la même façon. Vous voyez que les maisons bâties en
dépit du bon sens, sur une pente très raide, ont du bon.

--Et vous n'avez jamais peur? Si vous entrez chez vous sans façon,
d'autres pourraient bien en faire autant. Moi, je rêverais aux voleurs
toutes les nuits si j'habitais une chambre pareille... s'écria Edmée qui
ne posait nullement pour le courage.

--Il n'y a pas de danger, mademoiselle. Puis, regardez; sur ce meuble
là-bas, ma mère me force de garder un beau revolver, qui dort ainsi
depuis des années dans son étui. De plus, elle m'a arrangé cette belle
panoplie, moins comme ornement au-dessus de la cheminée que pour faire
croire que je suis une âme belliqueuse. Je me fie plutôt à la
tranquillité du pays qu'à une réputation usurpée.... Mais, si vous
croyez en être quitte, mademoiselle Edmée, avec un regard jeté à travers
une fenêtre ouverte, vous vous trompez bien. Il vous reste à admirer
notre basse-cour, une basse-cour modèle s'il vous plaît, et qui fait
honte à celle du château, nos écuries, nos champs, nos prairies où l'on
fane, nos bois. Venez! Nous en avons pour une bonne heure, et cela nous
fera apprécier le dîner de ma mère. Entre nous, elle n'en dort pas
depuis une semaine, maman, de peur que son dîner ne soit pas à la
hauteur de la solennité. Voilà des années qu'elle n'a reçu à peu près
que son curé et nos deux amies du château. Allons à la recherche d'un
appétit sérieux!

_(A suivre.)_

Jeanne Mairet.

[Illustration.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 2521, 20 Juin 1891" ***

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