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Title: Histoire de Flandre (T. 2/4)
Author: Lettenhove, Constantine Bruno Kervyn de
Language: French
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Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée
et n'a pas été harmonisée.



    HISTOIRE

    DE FLANDRE.



    Bruxelles.--Imprimerie ALFRED VROMANT



    HISTOIRE
    DE
    FLANDRE

    PAR
    M. KERVYN DE LETTENHOVE

    TOME SECOND

    1301-1383.

    BRUGES
    BEYAERT-DEFOORT, ÉDITEUR

    1874



HISTOIRE DE FLANDRE

LIVRE DIXIÈME

1301-1304.

  Luttes héroïques des communes flamandes. Batailles de Courtray, de
  Zierikzee et de Mont-en-Pévèle.


A peine le roi de France était-il sorti des remparts de Bruges, que
déjà les murmures des corporations protestaient contre l'orgueil des
vainqueurs et les humiliations réservées à la Flandre.

Un bourgeois du métier des tisserands, nommé Pierre Coning, se place à
la tête de la résistance. Pauvre et d'une naissance obscure, déjà
chargé d'années, borgne et de petite taille, il n'offre dans sa
personne que l'extérieur le plus vulgaire; mais quoiqu'il ne sache
point le français, il parle la langue flamande avec une éloquence
irrésistible. Pierre Coning accuse à haute voix l'ambition des
magistrats de Bruges, et associe à ses plaintes vingt-cinq chefs de
métiers: cependant les magistrats ordonnent qu'ils soient arrêtés et
Coning avec eux; mais le peuple tout entier s'assemble en tumulte et
brise les portes de leur prison.

Le nouveau gouverneur de la Flandre, Jacques de Châtillon, était
absent: après avoir passé avec le roi neuf jours au château de
Winendale et quatre jours à Ypres, il l'avait accompagné jusqu'à
Béthune, quand le bruit de l'émeute des Brugeois le rappela
précipitamment. Il se hâta de réunir cinq cents chevaux et se dirigea
vers Bruges. Toutefois, il craignait d'en trouver les portes fermées
et de se voir réduit à former le siége des remparts qui avaient été
élevés deux années auparavant par les soins des Français. Il avait
résolu de rester à quelque distance de la ville jusqu'à ce qu'un
signal convenu (ce devait être le son d'une cloche) l'avertît que les
magistrats et le sire de Ghistelles, qui lui étaient favorables,
occupaient la porte par laquelle il devait y pénétrer. Ceci se passait
le 13 juillet 1301. De vagues rumeurs attribuaient à Jacques de
Châtillon le projet d'anéantir toutes les libertés des Brugeois. La
commune, inquiète et agitée, avait suspendu tous ses travaux. Dès
qu'elle entendit retentir la cloche qui appelait les Français, elle
prit les armes, s'élança sur les magistrats qui se préparaient à la
livrer à ses ennemis, et les poursuivit dans le Bourg; quelques-uns
des chefs du parti _leliaert_ périrent; les autres furent conduits
dans la prison, d'où Pierre Coning venait de sortir.

Jacques de Châtillon n'avait point osé entrer à Bruges: il avait jugé
plus prudent d'attendre de nouveaux renforts. Chaque jour son armée
s'accroissait, et de nombreux chevaliers ne tardèrent point à le
rejoindre sous les ordres de son frère le comte de Saint-Pol. Une
lutte sanglante était imminente, lorsque des hommes sages offrirent
leur médiation. Grâce à leurs efforts, elle fut acceptée: il fut
convenu que tous ceux qui reconnaissaient avoir pris part aux émeutes
s'exileraient à jamais de la Flandre, et Pierre Coning quitta aussitôt
la ville avec tous ses amis. Dès que Jacques de Châtillon y eut
rétabli son autorité, il commença à faire démolir les fortifications,
qui, construites par le roi de France afin de repousser les tentatives
de ses adversaires, lui semblaient déjà menaçantes pour sa propre
puissance. On brisa les portes et on renversa les tours de pierre et
de bois: on devait aussi détruire une partie des boulevards pour
combler les fossés. Enfin, quand la ville eut vu démanteler toutes ses
murailles, le sire de Châtillon déclara que les bourgeois de Bruges
avaient forfait, par leur insurrection, tous leurs droits et tous
leurs priviléges. En vain envoyèrent-ils leurs députés pour plaider
leur cause à la cour du roi: le comte de Saint-Pol les avait précédés
à Paris, où leurs prières et leur humiliation ajoutèrent à son
triomphe.

Les députés des bourgeois de Bruges purent raconter, à leur retour,
que l'évêque de Pamiers, chargé par le pape Boniface VIII de réclamer
la liberté du comte de Flandre et de ses fils, avait été repoussé avec
outrage par le roi de France et jeté dans une prison. Ils avaient vu
bâtir des citadelles à Lille et à Courtray, et trouvèrent les
Français occupés à en construire une autre dans leur propre ville.
Leurs récits augmentèrent l'irritation. Jean de Namur, Gui son frère,
leur neveu Guillaume de Juliers, en profitèrent pour entrer en
relation avec leurs partisans et chercher à rétablir la puissance de
leurs ancêtres. Pierre Coning reparut même à Bruges, et telle était
l'affection que lui portaient les corps de métiers que le bailli du
roi n'osa point s'y opposer. Bien plus, quand on eut appris que la
cour du roi avait confirmé la confiscation des priviléges de Bruges,
il se rendit sur les remparts et ordonna aux ouvriers de cesser de
combler les fossés. Ils obéirent immédiatement, et ce dernier succès
effraya si vivement le bailli et les échevins que, jugeant leurs jours
en péril, ils se hâtèrent de fuir.

Le mécontentement faisait des progrès rapides en Flandre; il avait
même pénétré dans la ville de Gand, qui avait soutenu si ardemment les
intérêts du roi de France contre Gui de Dampierre. Au mois de novembre
1301, Philippe, cherchant à s'attacher de plus en plus les Gantois,
avait modifié l'organisation de leur échevinage. Les Trente-Neuf, qui
étaient restés les représentants du vieux parti du gouvernement
municipal, avaient été supprimés, et il avait été décidé qu'à partir
de l'année 1302 huit bourgeois, désignés par le roi et les magistrats
se réuniraient chaque année, trois jours avant les fêtes de
l'Assomption, et nommeraient vingt-six échevins divisés en deux bancs,
dont le premier administrerait les affaires de la commune, tandis que
le second s'occuperait des partages héréditaires, des tutelles et de
la réconciliation des haines privées. Bien que cette réforme fût
réclamée par les vœux d'une partie de la commune, et dût se maintenir
pendant le cours de plusieurs siècles, elle ne produisit point de
résultats immédiats. Soit que les Trente-Neuf conservassent encore
leur autorité, soit que leurs successeurs eussent été choisis parmi
leurs amis, il arriva qu'au mois de mars 1301 (v. st.), on voulut
rétablir à Gand les impôts que Philippe le Bel lui-même y avait
abolis; on alléguait qu'ils étaient nécessaires pour payer les frais
des dépenses faites pour la réception du roi, qui s'élevaient,
disait-on, à vingt-sept mille livres, et une proclamation publique fut
lue le 1er avril 1301 (v. st.), quatrième dimanche du carême, au nom
de Jacques de Châtillon et en présence du bailli royal, pour inviter
les bourgeois de Gand à se soumettre de nouveau aux taxes dont ils
étaient à peine affranchis. Il est assez remarquable qu'à Gand et à
Bruges les mêmes prétextes servirent à justifier les mêmes exactions,
et donnèrent lieu à une résistance également énergique.

Le même soir des groupes se formèrent et le lendemain les travaux de
tous les métiers furent interrompus. Les magistrats avaient donné
l'ordre que l'on saisît et conduisît au supplice tous ceux qui ne
rentreraient point dans leurs ateliers, lorsque, vers trois heures,
les bannières de métiers furent tout à coup déployées. La plupart des
bourgeois avaient pris les armes, et, après un combat acharné, ils
poursuivirent leurs adversaires jusqu'aux portes du château de
Sainte-Pharaïlde. On l'attaqua de toutes parts, et avant la nuit les
magistrats demandèrent à capituler. Deux d'entre eux furent les
victimes de l'effervescence populaire; et tous les autres eussent
partagé le même sort, s'il n'avaient consenti, ainsi que le bailli du
roi, à prêter serment de fidélité à la commune insurgée.

Peu de semaines se sont écoulées, quand le prévôt de Maestricht,
Guillaume de Juliers, que les malheurs de la Flandre ont récemment
rappelé de l'université de Bologne, quitte l'aumusse pour revêtir une
armure, et accourt à Bruges, impatient de venger son frère si
cruellement traité par les Français après la bataille de Bulscamp.
Pierre Coning le soutient, et près de lui apparaît un autre bourgeois
de Bruges, Jean Breydel, membre de la corporation des bouchers, qui
semble avoir appartenu à l'une des familles les plus riches de la
cité. Ainsi s'ouvre l'année 1302, pendant laquelle doit éclater cette
guerre prévue depuis si longtemps, et si prodigue de sang, où le roi
de France opposera tous ses sujets des royaumes de France et de
Navarre, et tous les chevaliers qu'il pourra recruter dans les autres
pays de l'Europe, aux fils d'un prince prisonnier et aux communes de
Flandre, secondées par un petit nombre de nobles zélandais exilés
eux-mêmes de leur patrie.

La première expédition de Guillaume de Juliers fut dirigée contre la
porte de Damme, dont la possession était nécessaire au commerce des
Brugeois; la seconde, contre le château de Male, qu'un chevalier
gascon, nommé Gobert de l'Espinasse, avait obtenu pour avoir livré la
ville de la Réole aux Français. Au bruit de ses succès, les bourgeois
de Gand envoyèrent à Bruges des députés pour l'inviter à se rendre au
milieu d'eux; cependant, tandis que les chefs du parti favorable au
comte de Flandre remplissaient leur message, les _Leliaerts_
engageaient leurs concitoyens à écarter de leurs foyers le fléau de la
guerre. Jacques de Châtillon leur avait adressé des lettres qui
respiraient la douceur et la modération, et il était d'autant plus
urgent de s'y soumettre, que le roi avait ordonné d'assembler à
Courtray une armée assez nombreuse pour qu'elle pût châtier sans délai
toutes les rébellions. Le roi de France semblait résolu à employer
s'il le fallait toutes les forces du royaume, pour vaincre la Flandre;
récemment encore, dans une assemblée tenue à Paris, le chancelier
Pierre Flotte avait rappelé la nécessité de dompter l'orgueil des
Flamands, et avait déclaré en même temps que le roi ferait tous ses
efforts pour terminer une querelle dont la durée était honteuse pour
la France. Les conseils des _Leliaerts_ furent écoutés, et la bannière
des lis avait été de nouveau arborée à Gand, lorsque Guillaume de
Juliers se présenta aux portes de la ville. En vain protesta-t-il
qu'il ne venait point y porter la guerre, mais demandait seulement à
être reçu en ami: les Gantois persistèrent dans leur refus.

A Bruges, les bourgeois, dominés par les mêmes craintes, reprochaient
à Pierre Coning de les avoir engagés à briser le joug, et s'il ne fût
sorti de Bruges, ils l'eussent peut-être mis à mort. Bruges exilait
ses défenseurs au moment où l'on ignorait encore ce que lui réservait
la colère de ses ennemis. Le mercredi 16 mai 1302, on publia dans
toutes les rues que ceux qui croyaient avoir quelque chose à redouter
pouvaient s'éloigner de la ville. Cinq mille bourgeois quittèrent
Bruges la nuit suivante et se retirèrent vers Damme, et de là vers
Ardenbourg et le rivage du Zwyn, où ils retrouvèrent Pierre Coning et
Jean Breydel. Le lendemain, Jacques de Châtillon arriva à Bruges; mais
loin d'y paraître sans armes et avec une faible escorte, comme il
l'avait promis, il amenait à sa suite, en ordre de bataille, dix-sept
cents chevaliers et une multitude de sergents et d'archers, dont le
frère mineur de Gand a jugé inutile de déterminer le nombre, parce que
les Flamands, hommes vaillants et robustes, craignent peu, dit-il, les
fantassins français. A cet aspect, les bourgeois se souvinrent que les
efforts de Jacques de Châtillon avaient tendu constamment à réduire
toute la Flandre à la servitude et à détruire ses libertés. Leur
inquiétude s'accrut lorsqu'il refusa d'écouter leurs représentations:
il déclara toutefois qu'il ne voulait châtier que ceux qui avaient
pris part au sac du château de Male; mais son regard était menaçant,
et l'on racontait que déjà on l'avait entendu s'écrier que la plupart
des Brugeois ne tarderaient pas à être suspendus au gibet.

Le même soir, un message secret vint annoncer aux bannis que s'ils
voulaient sauver leurs concitoyens, leurs amis, leurs femmes et leurs
enfants, ils devaient se trouver aux portes de Bruges avant le lever
du jour. La nuit régnait encore lorsqu'ils arrivèrent près de l'église
de Sainte-Croix, et ce fut là qu'ils tinrent conseil. Seize cents
hommes reçurent l'ordre de se placer devant les portes de Gand, des
Maréchaux, de Sainte-Croix et de Sainte-Catherine, afin que la
retraite des Français fût impossible. Le reste se partagea en deux
troupes. La première, guidée par Breydel, pénétra dans la ville en
traversant les fossés à demi comblés par les Français, et se dirigea
vers l'hôtel qu'occupait le sire de Châtillon; la seconde s'avança
avec Pierre Coning, de la porte Sainte-Croix vers la place du Marché.
De toutes parts avait retenti le cri de l'insurrection: _Schilt ende
vriendt!_ «Nos boucliers et nos amis pour la Flandre au Lion!»

Les Français, surpris par ces clameurs, s'élançaient dans les rues
pour combattre; mais, disséminés et éloignés de leurs chefs, ils
résistaient à peine et rougissaient de leur sang les dalles
qu'éclairaient les premiers rayons du soleil. Jacques de Châtillon
avait un instant cherché à lutter contre le mouvement populaire, mais
son cheval avait été percé de traits sous lui, et il s'était réfugié,
avec le chancelier Pierre Flotte, dans un asile qu'ils ne quittèrent
que la nuit suivante. L'extermination s'étendit de quartier en
quartier, de maison en maison, et il n'y eut de lutte que sur la place
du Marché, où quelques chevaliers s'étaient ralliés à la voix du
maréchal de l'armée, l'intrépide Gauthier de Sapignies. Entourés par
les bannis, pressés par les bourgeois qui sortaient de toutes les
rues, menacés par les femmes et les vieillards qui leur lançaient des
pierres du haut des toits, ils succombèrent en se défendant
glorieusement, tandis que les archers et les sergents étaient arrêtés
aux portes de la ville et mis à mort dès que leurs lèvres se
refusaient à prononcer la rude aspiration des mots flamands: _Schilt
ende vriendt!_ Quinze cents Français avaient péri dans les _matines_
de Bruges. (Vendredi 18 mai 1302.)

Peu s'en fallut que les bourgeois de Gand ne suivissent l'exemple de
l'insurrection de Bruges. Les partisans du lion de Flandre, ou
_Liebaerds_, s'étaient montrés aux portes de leur ville: les habitants
d'Audenarde interceptaient leurs approvisionnements. Jean de Haveldonc
fut envoyé à Paris pour exposer leurs plaintes, mais il en revint avec
des promesses si magnifiques et des priviléges si étendus que le parti
des _Leliaerts_ consolida sa domination à Gand.

Cependant Guillaume de Juliers venait de rentrer dans le pays des
Quatre-Métiers, amenant avec lui le comte de Katsenellebogen, le sire
de Mont-Thabor et d'autres seigneurs allemands. Un grand nombre de
chevaliers zélandais, que l'oppression de Jean d'Avesnes, devenu comte
de Hollande par la mort de son pupille Jean Ier, avait réduit à
s'exiler dans la Flandre impériale, lui avaient offert l'appui de leur
courage: l'un de ceux-ci était Jean de Renesse. L'illustre maison des
sires de Borssele montra également un si grand zèle que la commune de
Bruges adopta depuis les orphelins de Wulfart de Borssele: Florent de
Borssele devait recevoir vingt sous par jour, Rasse de Borssele la
moitié; ils étaient accompagnés de cinquante-sept écuyers, dont la
plupart jouissaient d'une solde de quatre sous.

Avant de s'éloigner du pays des Quatre-Métiers, Guillaume de Juliers
apprit que, lorsque le comte de Flandre avait quitté le château de
Rupelmonde, il avait déposé son épée chez le sire de Moerseke. Il alla
la lui redemander et, quoique le sire de Moerseke s'y opposât, il la
prit de force en s'écriant: «Les combats seront désormais mon école;
voici mon bâton pastoral, et le roi regrettera bientôt sa perfidie
vis-à-vis de ses prisonniers.» Le jeune prévôt de Maestricht ne quitta
plus l'épée de Gui de Dampierre. A peine passa-t-il quelques jours à
Bruges: dès la fin de mai, il mit le siége devant le château de
Winendale, que sept cents Français défendirent pendant trois semaines.
Ypres lui ouvrit ses portes, et son autorité fut aussitôt reconnue par
toutes les populations de Furnes, de Dixmude et de Nieuport. Bergues
chassa sa garnison, commandée par le sire de Valpaga, et le 9 juin,
Guillaume de Juliers parut devant les murailles de Cassel, où s'était
enfermé un chevalier _leliaert_, messire Jean d'Haveskerke.

Pierre Flotte s'était arrêté à Lille, où il avait juré (serment fatal
dont la mort seule devait le délier) qu'il ne retournerait jamais en
France, s'il ne pouvait venger sa honte; et c'était Jacques de
Châtillon qui était allé porter au roi la nouvelle de l'insurrection
de Bruges. Philippe le Bel avait aussitôt chargé le comte d'Artois de
publier un mandement dans toutes les provinces du royaume, pour que
les feudataires et les sergents d'armes se rassemblassent aux
frontières de Flandre. Déjà Raoul de Nesle s'était avancé avec quinze
cents hommes d'armes jusqu'à Saint-Omer, pour faire lever le siége du
château de Cassel; mais ses forces étaient insuffisantes, et il
attendit que toute l'armée l'eût rejoint.

Dans les premiers jours de juin, Gui de Namur entra à Bruges. Il y fut
reçu avec les plus vifs transports d'allégresse; les bourgeois lui
offrirent des présents, ornèrent les rues de fleurs et firent sonner
toutes les cloches. Gui de Namur prit aussitôt entre ses mains les
soins du gouvernement et ceux de la défense de la Flandre. Il fit
presser les armements, et en même temps il prescrivit des prières
publiques pour obtenir la protection du ciel. «Veuillez, écrivait-il
aux abbés des principaux monastères, ordonner des processions
solennelles tant que durera la guerre que nous soutenons contre nos
ennemis: que tout le peuple y assiste, et qu'il prie Dieu avec une
dévotion convenable et avec une pleine effusion de cœur,
non-seulement pour nous, mais encore plus pour vous, afin que le
Seigneur tout-puissant nous accorde la palme du triomphe.»

La première expédition de Gui de Namur fut dirigée contre le château
de Courtray. Le châtelain de Lens, qui était parvenu à s'échapper de
Bruges, s'y était enfermé avec une forte garnison après avoir mis le
feu à une partie de la ville. Le comte d'Artois venait d'arriver à
Arras, d'où il comptait poursuivre son expédition vers Cassel,
lorsqu'il trouva un message du châtelain de Lens qui le priait
instamment d'accourir à son aide, et, modifiant aussitôt son projet,
il continua sa marche vers Lille, en ordonnant à Raoul de Nesle de l'y
suivre.

Guillaume de Juliers, averti par ses espions, abandonna à son exemple
le siége de Cassel, et le 26 juin, son armée se réunit à celle de Gui
de Namur, sous les murs de Courtray, dans la plaine de Groeninghe.
C'était sur ce plateau élevé, borné au nord par la Lys, à l'ouest par
les fossés du Château de Courtray, à l'est et au sud par un petit
ruisseau, que tous les défenseurs de l'indépendance flamande venaient
planter leurs bannières et répondre à l'appel de leurs chefs.

Au premier rang, nommons les milices de Bruges, conduites par Pierre
Coning et Jean Breydel. On y voyait toutes les corporations rangées
autour de leurs doyens. Tous les membres des métiers portaient de
riches costumes quelquefois jaunes ou bleus, quelquefois blancs avec
une croix rouge; tous étaient armés avec soin. Mais c'était surtout au
milieu des milices du Franc qu'il fallait chercher le zèle le plus
belliqueux et une soif de vengeance qui ne pouvait s'étancher que dans
le sang. A toutes les époques, la destinée des habitants du Franc
avait été de souffrir, plus que toutes les autres populations, des
invasions étrangères auxquelles leurs mœurs restaient constamment
hostiles. Four eux l'histoire du quatorzième siècle était l'histoire
de tous les siècles précédents. De même que Richilde et Mathilde,
Jacques de Châtillon les avait réduits à un état voisin de la
servitude; et après avoir accueilli avec enthousiasme la présence de
Guillaume de Juliers, ils étaient accourus à la voix du fils du comte
de Flandre pour repousser les étrangers. A demi nus, la tête haute,
les membres robustes et nerveux, brandissant dans leurs mains la
massue de leurs ancêtres, garnie du _scharmsax_, ils se serraient
autour d'Eustache Sporkin, arrière-petit-fils de l'un des chefs des
_Blauvoets_.

Nous avons déjà nommé les barons zélandais et allemands qui servaient
la cause des communes flamandes; quelques chevaliers, qu'indignait
l'oppression du comte Jean sans Merci, quittèrent aussi le Hainaut
pour les rejoindre: parmi ceux-ci on remarquait André de Landas et
Richard du Chastel. Du Brabant et du Limbourg étaient accourus Hugues
d'Arckel, Jean de Cuyk, Gilles et Henri de Duffel, Arnould de Looz,
Goswin de Gotzenhove, Henri de Petersem. Mais il faut surtout signaler
la part que la noblesse flamande prit à la défense de la Flandre.
Plusieurs chevaliers avaient protesté contre la conquête de Philippe
le Bel en suivant Gui de Dampierre dans sa captivité. D'autres, plus
nombreux, se pressaient près de l'abbaye de Groeninghe pour y relever
la bannière du comte de Flandre. C'étaient Baudouin de Poperode,
vicomte d'Alost, Sohier et Jean de Gand, Baudouin, Thierri et Jean de
Hondtschoote, Philippe d'Axel, Robert de Leeuwerghem, Gautier de
Vinckt, Gérard de Rodes, Michel de Carnin, Sohier de Courtray, Gilles
de Mullem, Arnould d'Audenarde, Eustache de Maldeghem, Eustache et
Hellin de Calcken, Jean Van de Woestyne, Jean de Menin, Jacques de
Lembeke, Jean de Tournay, Francon de Somerghem, Gilles de Poelvoorde,
Gilles de Moorslede, Pierre de Bailleul, Daniel de Belleghem, Alexis
d'Assenede, Godefroi de Wercken, Baudouin de Winendale, Gilbert de
Beernem, Gilbert de Dunkerke, Michel de Coudekerke, Philippe de Moor,
Hellin de Steelant, Jean, Pierre et Louis et de Lichtervelde, Jean de
Cockelaere, Baudouin de Crombeke, Arnould de Beerst, Baudouin de
Raveschoot, Roger de Ghistelles, Guillaume de Breedermeersch, Henri de
Pitthem, François de Meulebeke, Salomon de Sevecote, Gauthier de
Deynze, les sires de Gavre, de Steenhuyze, de Heyne, de Nockere,
d'Anseghem, de Landehem, d'Herzeele, de Masmines, de Vosselaere.
Guillaume de Boonem, chevalier de l'ordre de l'Hôpital, qui avait pris
part avec Jean Breydel, à l'escalade du château de Male, y commandait
des écuyers que l'on désignait sous le nom des chevaliers du Cygne. Là
se trouvaient aussi trois troupes de templiers: les templiers noirs,
les templiers blancs et les templiers gris. Les habitants d'Ypres
avaient envoyé, malgré l'opposition des _Leliaerts_, cinq cents hommes
d'armes vêtus de rouge et sept cents arbalétriers au corselet noir. A
Gand, sept cents bourgeois avaient violé les ordres des magistrats,
pour payer leur dette à la patrie; leurs chefs étaient Jean de
Coeyghem, Simon Bette, Simon de Vaernewyck, Philippe Uutenhove,
Baudouin Devos, Pierre, Gérem et Baudouin Goethals, Simon Loncke qui
portait la bannière de la ville de Gand, où Notre-Dame semble veiller
sur le noble lion endormi à ses pieds, et Jean Borluut dont le nom
rappelait le triomphe de la cause nationale à une autre époque. Enfin
la veille de la bataille, six cents hommes d'armes du marquisat de
Namur étaient arrivés dans la plaine de Groeninghe.

Toutes les forces des Flamands représentaient environ vingt mille
hommes. Ils plaçaient leur espoir en Dieu, et avaient résolu de mourir
pour la défense de leurs lois et de leur liberté. Les historiens
contemporains comparent les Flamands aux Israélites, et les armées de
Philippe le Bel à celles des rois de Babylone. «Ce fut certainement
par le jugement de Dieu, dit Jean Villani, que l'on vit s'accomplir
des choses qui paraissaient impossibles: c'est ainsi que lorsque le
peuple d'Israël était glacé de terreur à la vue de la puissance et de
la multitude de ses ennemis, il entendit la voix de Dieu qui disait:
Combattez avec courage, car le succès des batailles est dans ma main
et non dans la force du nombre, parce que je suis le Dieu des armées.»
Matthieu de Westminster ajoute que l'armée des Français était si
nombreuse que leurs chevaux et leurs chars cachaient la surface de la
terre. Toutes les provinces de la monarchie avaient envoyé leur
noblesse; on avait recruté des Navarrais et des Espagnols; puis on
avait appelé à grands frais les meilleurs archers de la Lombardie et
du Piémont; on avait distribué aux sergents d'armes des casques faits
chez les Tartares; Godefroi de Brabant et Jean de Hainaut, qui
espéraient tous les deux profiter du démembrement de la Flandre,
s'étaient aussi rendus sous les bannières françaises. Villani (son
évaluation est la moins exagérée) porte cette armée à sept mille cinq
cents chevaliers, dix mille archers et trente mille sergents d'armes.

Lorsque le comte d'Artois quitta Lille, le 8 juillet, son orgueil
n'apercevait plus d'obstacle; une victoire aisée devait le conduire
aux portes de Bruges, tandis qu'une flotte venue de Normandie se
joindrait à une flotte hollandaise pour attaquer la Flandre par le
rivage de la mer. Il avait, disait-on, fait charger ses chariots de
cordes destinées à former des gibets, sans épargner personne. «Dès que
les Français entrèrent en Flandre, dit le frère mineur de Gand, ils
cherchèrent à semer la terreur par leur cruauté, car ils exterminaient
tous ceux qu'ils pouvaient atteindre, ne respectant ni les femmes, ni
les vieillards ni les enfants. Mais ces dévastations, loin d'effrayer
les Flamands, n'excitèrent que de plus en plus leur fureur en les
portant à de terribles représailles.»

Il fallut deux jours à l'armée française pour se réunir devant
Courtray. Tandis que des escarmouches s'engageaient à l'entrée des
faubourgs, Robert d'Artois et ses chevaliers faisaient dresser leurs
tentes sur une colline qu'on appelait alors le _Mossenberg_, mais qui
depuis ne fut plus connue que sous le nom de _Berg van Weelden_, parce
que, selon le récit des historiens contemporains, les chevaliers
français y passèrent ces deux journées au milieu des banquets, des
jeux et des plaisirs.

Le mercredi 11 juillet 1302, le soleil se leva voilé de nuages et de
brouillard. Douze cents Yprois avaient été placés sur les remparts de
la ville et vis-à-vis des fossés du château, pour empêcher toute
sortie du châtelain de Lens. Le reste de l'armée flamande s'était
rangé en bon ordre, en forme de croissant, devant un large fossé,
creusé à une largeur de cinq brasses et à une profondeur de trois, que
l'on avait recouvert de rameaux pour cacher aux ennemis les travaux
qui y avaient été faits. A l'aile droite, les corporations de Bruges
avaient pour chef Gui de Namur; l'aile gauche, composée des Gantois et
des milices du Franc, obéissait à Guillaume de Juliers et se
prolongeait jusqu'à l'angle formé par le ruisseau de Groeninghe qui
coule vers la Lys. Guillaume de Juliers et Gui de Namur, saisissant un
_goedendag_, avaient mis pied à terre. Jean de Renesse, Hugues
d'Arckel et d'autres chevaliers suivirent leur exemple.

L'armée flamande avait commencé la journée par le jeûne et la prière.
Cependant, lorsqu'on vit que le moment du combat approchait, on fit
distribuer quelques vivres. Ce repas fut sobre et court. Les chefs de
l'armée ne prirent qu'un peu de poisson et un peu d'oseille, puis ils
conférèrent l'ordre de chevalerie à plusieurs écuyers et à environ
quarante bourgeois; parmi ceux-ci étaient Jean Breydel, Pierre Coning
et ses deux fils. Gui de Namur et Guillaume de Juliers exhortaient
tous leurs amis à combattre vaillamment. «Vous voyez devant vous, leur
disaient-ils, ceux qui se sont armés pour votre destruction; quel que
soit leur nombre, c'est en Dieu qu'il faut mettre votre confiance,
invoquez sa protection.»--«Souvenez-vous, ajouta Guillaume de Renesse,
que notre cri de guerre sera toujours: Flandre au Lion!» Puis un
prêtre leur montra le viatique, et chaque homme prenant un peu de
terre la porta à ses lèvres. Cette terre, bénie par la religion, était
désormais sainte: c'était celle de la patrie.

Toute l'armée française s'était rangée en bataille sur la route de
Tournay, près du château de Mosschere: elle était divisée en dix corps
principaux.

Le premier, où l'on ne remarquait que quatre cents chevaux, comprenait
les archers provençaux, navarrais, espagnols et lombards, commandés
par le sénéchal de Guyenne, Jean de Burlas. Le deuxième et le
troisième, formés de douze cents écuyers, obéissaient à Raoul et à Gui
de Nesle. Là se trouvaient Renaud de Trie, Guillaume de Saint-Valery,
Jean d'Haveskerke, qui avait naguère défendu le château de Cassel
contre Guillaume de Juliers, Pierre de Sanghin, que Robert de Béthune
avait dépouillé, cinq années auparavant, de la châtellenie de Lille.

Le comte de Clermont était le chef de huit cents chevaliers. Le comte
d'Artois en comptait plus de mille à sa suite: on reconnaissait de
loin le chef de l'armée française à sa taille élevée et à ses armes
brillantes.

Après la _bataille_ du comte Gui de Saint-Pol, où se pressaient sept
cents chevaliers, paraissait un autre corps de cavalerie sous les
ordres des comtes d'Eu, d'Aumale et de Tancarville: il était aussi
nombreux que celui du comte d'Artois. La huitième _bataille_ était
celle des chevaliers allemands que dirigeait le comte de Saxe. La
neuvième était composée de huit cents chevaliers que Godefroi
d'Aerschot, oncle du duc de Brabant, avait conduits au camp français.

La dernière est la plus considérable de toute l'armée, car elle
comprend deux cents chevaliers, dix mille arbalétriers et trente mille
sergents d'armes lombards, piémontais, navarrais, provençaux et
français. Leur chef est aussi celui qui semble le plus altéré de
vengeance: c'est Jacques de Châtillon.

Devant tous les chevaliers français se place un chevalier flamand du
parti _leliaert_, Guillaume de Mosschere, que Philippe le Bel a créé
châtelain de Courtray: le sol que foule l'armée du comte d'Artois est
l'héritage de ses pères. Il a accepté la mission de guider les
étrangers dans cette plaine dont tous les sentiers lui sont connus. En
contribuant à la ruine de ses concitoyens, il espère profiter de leurs
dépouilles: déjà, en 1298, il a reçu de Raoul de Nesle les terres
enlevées à un noble bourgeois de Gand nommé Guillaume d'Artevelde.

Les historiens flamands racontent que de tristes présages
accompagnèrent les préparatifs des Français. Des colombes voltigeaient
autour des milices de Gui de Namur, tandis que des corbeaux, planant
au-dessus de l'armée française, semblaient, par leurs croassements,
appeler l'heure du carnage. On disait aussi que le comte d'Artois
s'était levé triste et sombre. Au moment où il s'armait, une louve
familière, qui ne le quittait jamais, lui avait sauté à la gorge et
avait voulu le mordre. Enfin, lorsqu'il s'était éloigné de sa tente,
son cheval s'était cabré trois fois avant de marcher en avant. Un
augure plus certain de malheur était l'ardeur impatiente qui agitait
l'esprit du comte d'Artois. Quelques vieux chevaliers n'avaient point
oublié que son père avait causé par le même aveuglement,
cinquante-trois ans auparavant, la destruction d'une armée française à
la bataille de Mansourah, où il avait péri.

Déjà le signal du combat avait été donné: le châtelain de Lens avait
fait lancer, du haut du château de Courtray, des flèches enflammées
qui étaient dirigées vers l'abbaye de Groeninghe, afin d'indiquer aux
Français quelle était la position des Flamands. Le comte d'Artois
envoya aussitôt ses maréchaux pour la reconnaître, et ils virent avec
étonnement que, loin de se retirer en désordre devant des forces
supérieures, ils s'étaient rangés les uns près des autres, formant une
muraille de leurs corps et tenant leurs _goedendags_ levés, comme des
chasseurs qui attendent le sanglier. Godefroi de Brabant suppliait le
comte d'Artois de remettre la bataille au lendemain, disant que les
milices flamandes, peu habituées à rester réunies dans un camp et
dépourvues de vivres, ne tarderaient point à se disperser. Le comte
d'Artois rejeta ce conseil avec hauteur. «Nous sommes supérieurs en
nombre; nous sommes à cheval, ils sont à pied; nous avons de bonnes
armes, ils n'en ont point, et nous resterions immobiles à l'aspect de
nos ennemis déjà glacés de terreur!» Il oubliait, comme le dit un
historien hollandais, que le courage ne manque jamais à ceux qui
combattent pour leur liberté, et qu'il n'est point d'armes plus
terribles que celles que leur donne la défense de leur patrie et de
leurs vies.

Tandis que toute la cavalerie se formait en trois divisions
principales, commandées par le comte d'Artois, Raoul de Nesle et Gui
de Saint-Pol, les archers italiens, soutenus par les sergents d'armes,
s'avancèrent vers la route de Sweveghen, où quelques archers flamands
s'étaient placés au bord d'un ruisseau, protégés par des haies
épaisses. Leur nombre était peu considérable, et de toutes parts
sifflait sur leurs têtes une grêle de traits qui obscurcissait le
ciel. En ce moment, le sire de Valpaga s'écria en s'adressant au comte
d'Artois: «Sire, ces vilains feront tant qu'ils auront l'honneur de la
journée; et s'ils terminent seuls la guerre, que restera-t-il donc à
faire à la noblesse?--Eh bien! qu'on attaque,» répliqua le prince. Les
maréchaux italiens, Simon de Piémont et Boniface de Mantoue, voulurent
toutefois l'en dissuader: ils représentaient que, dès que leurs
archers auraient rompu les rangs des Flamands et les auraient
contraints à quitter leurs fossés et leurs retranchements, les
chevaliers auraient seuls la gloire de les poursuivre. Le connétable,
bien que le mariage de sa fille avec Guillaume de Flandre et sa
conduite généreuse à l'égard des Flamands le rendissent suspect de
quelque partialité aux yeux de ses compagnons d'armes, s'empressa
d'appuyer leur avis. «Par le diable! interrompit le comte d'Artois de
plus en plus irrité, ce sont des conseils de Lombards; et vous,
connétable, vous avez encore de la peau du loup.--Sire, répondit Raoul
de Nesle, si vous allez là où j'irai, vous irez bien avant.»

A ces mots, le connétable s'élança avec impétuosité: les chevaliers
qui le suivaient foulaient aux pieds de leurs chevaux les pauvres
archers italiens, et, dans leur jalousie, ils coupaient même de leurs
glaives les cordes de leurs arcs, afin qu'ils leur abandonnassent tous
les périls et tout l'honneur de la victoire. Les archers flamands,
menacés par ce choc terrible, se retiraient précipitamment; mais les
retranchements qui avaient été élevés à la hâte ne purent arrêter la
course rapide de la cavalerie française. Soit qu'elle eût trouvé
quelque passage plus facile, soit qu'en certains endroits les cadavres
amoncelés eussent comblé le lit du ruisseau, elle vint heurter avec
une force irrésistible les rangs des Flamands qui s'entr'ouvrirent.
Raoul de Nesle renversa Guillaume de Juliers, mais on le secourut
presque aussitôt et il continua à prendre part à la lutte. Près de
lui, son écuyer, Jean de Gand, soutenait sans reculer la bannière de
Juliers. Quatre fois il fut jeté au milieu des morts, quatre fois il
se releva. Encouragé par son exemple, Sohier Loncke défendait
bravement la bannière de Gand, Jean de Renesse accourut; mais deux des
plus vaillants chevaliers français, le sire de Moreul et le sire
d'Aspremont, s'étaient réunis pour le combattre. Souvent Jean de
Renesse, entouré d'ennemis, disparaissait à tous les yeux, puis on
voyait briller de nouveau son écu au léopard d'or: autant l'attaque
était vive, autant la résistance fut héroïque.

Cependant la garnison du château de Courtray avait tenté une sortie,
afin de prendre l'armée flamande en flanc. Ce mouvement, quoique
arrêté aussitôt par la fermeté des Yprois, ne resta point inconnu des
combattants. Il encouragea les Français et sema la terreur parmi les
Flamands. Quelques-uns cherchaient déjà à se réfugier dans la ville;
d'autres traversaient en nageant les eaux de la Lys. Toute l'armée
flamande se trouva rejetée en désordre jusqu'au monastère de
Groeninghe. Ces autels qu'avait élevés Béatrice de Dampierre ne
devaient-ils pas être propices aux prières de ses neveux? Ce fut dans
le moment le plus critique, lorsqu'une destruction complète semblait
inévitable, que Gui de Namur, tournant ses regards vers l'abbaye de
Notre-Dame de Groeninghe, s'écria à haute voix: «Sainte reine du ciel,
secours-moi en ce péril!»

A ce cri, tous les Flamands s'arrêtèrent et le combat recommença.
Guillaume de Juliers, Gui de Namur, Jean de Renesse, Guillaume de
Boonem, Jean Borluut, qui transmit à ses descendants sa glorieuse
devise: _Groeninghe velt!_ Baudouin de Poperode, dont le bras était
armé d'une énorme massue, repoussent les Français jusqu'au ruisseau de
Groeninghe. Ce fut là que périt le connétable Raoul de Nesle, après
avoir, comme il l'avait lui-même annoncé, pénétré plus avant qu'aucun
autre chevalier. Jean Borluut l'avait pressé de rendre son épée, mais
le sire de Nesle préféra la mort aux soupçons qui flétrissaient son
honneur. Par un hasard étrange, Jacques de Châtillon qui avait été le
successeur de Raoul de Nesle dans le gouvernement de la Flandre
combattait aussi près de lui. Il tomba de même en se défendant
vaillamment, et avec lui le chambellan de Tancarville, et ce noble
sire d'Aspremont qu'on avait vu un jour retirer de sa poitrine un
trait qui l'avait percé de part en part, et qui cette fois ne devait
pas survivre à ses blessures: mille chevaliers cherchent à les venger,
et succombent sous les coups des Flamands; au milieu d'eux, un homme
s'est jeté à genoux: revêtu pour la première fois d'une cotte d'armes,
il croyait assister à une victoire et non pas prendre part à un
combat; il implore en tremblant, mais sans l'obtenir, la pitié de ceux
qui l'entourent. C'est le chancelier de Philippe le Bel, Pierre Flotte
lui-même!

Le comte de Juliers avait été conduit hors de la mêlée, le visage
inondé de sang. Cependant son écuyer craignit que son absence ne fût
remarquée et ne décourageât ses compagnons. Il se hâta de revêtir
lui-même l'armure de son maître, et s'élança au milieu des combattants
en s'écriant: «C'est encore Guillaume de Juliers qui lutte avec vous!»

Il était neuf heures du matin, lorsque le comte d'Artois, apprenant
que la bataille se prolongeait, se porta en avant en disant: «Que ceux
qui me sont fidèles me suivent!» Abandonnant la route que l'attaque du
sire de Nesle avait tracée, il poussa droit aux Flamands. En vain un
chevalier champenois, Froald de Rains, l'avertit-il de prendre garde
au fossé qui se trouvait devant lui; il donne de l'éperon à son
cheval, qui, par un effort vigoureux, le franchit et porte le comte
d'Artois au milieu de ses ennemis. Le prince français, se penchant
vers la bannière de Flandre, la saisit par la hampe et la déchire en
lambeaux; mais son mouvement a fait glisser l'un de ses étriers, et un
frère convers de Ter Doest, qui avait fui de son abbaye pour rejoindre
le sire de Renesse (il se nommait Guillaume de Saeftingen), profite de
ce moment pour le renverser et le jeter à terre. Quelques hommes de la
corporation des courtiers lui enlèvent aussitôt son épée. «Je me
rends! je me rends! s'écrie-t-il: je suis le comte d'Artois!» mais les
assaillants lui répondent, en flamand, avec une cruelle ironie: «Nous
ne te comprenons pas!» Et avant que Gui de Namur ait pu s'approcher
pour sauver ses jours, il a péri sous leurs coups.

Tous les chevaliers qui accompagnaient le comte d'Artois dans sa
course impétueuse galopaient à travers la plaine, en criant: «Montjoie
saint Denis!» Ils ignoraient ce qui se passait, et vinrent, les uns
après les autres, se précipiter dans les fossés dont les Flamands
avaient entouré leurs retranchements. Les massues et les lances se
brisaient sur les cuirasses et les casques de fer qu'elles faisaient
voler en éclats. Là succombèrent misérablement des princes et des
barons, qui, sans pouvoir arracher aux vainqueurs les restes sanglants
de leur chef, le suivirent dans la tombe: il faut nommer Godefroi et
Jean de Brabant, Jean de Hainaut, Godefroi de Boulogne, Henri de
Luxembourg, les comtes d'Eu, d'Aumale, de Soissons, de Grandpré, et un
chevalier français d'outre-mer qu'on nommait le roi de Mélide.

Cette double mêlée, dans laquelle le comte d'Artois et Raoul de Nesle
avaient succombé, avait à peine duré une heure. Des princes,
d'illustres barons, d'intrépides chevaliers, avaient mordu la
poussière sans que le corps de réserve s'ébranlât pour leur porter
secours. Enfin le comte d'Angoulême, s'approchant du comte de
Saint-Pol, lui reprocha de ne pas oser venger la mort de son frère, et
se dirigea, avec les comtes de Boulogne, de Dammartin et de Clermont,
au devant de Gui de Namur et de Guillaume de Juliers, qui avaient
traversé, avec les nobles qui les entouraient, le ruisseau de
Groeninghe à l'est de leurs retranchements. Le choc fut rude, et les
comptes de la commune de Bruges nous apprennent que parmi ceux qui
réclamèrent plus tard le prix de leurs chevaux percés de traits, se
trouvaient Henri de Petersem, Jean de Menin, Olivier de Belleghem,
Guillaume Van der Haeghen, Francon de Somerghem, Hellin de Steelant,
Bernard del Aubiel, Éverard de Calcken, Henri de Pape, Henri de
Cruninghe, Gauthier de Vinckt, Jacques de Sevecote, et Jean Breydel,
qui, ce jour-là, avait ceint la première fois l'épée de chevalier.
Toutefois, quels que fussent les efforts du comte d'Angoulême et de
ses amis, ils ne tardèrent point à comprendre qu'il ne leur restait
aucun espoir de reconquérir la victoire, et après quelques moments
d'une lutte acharnée ils tournèrent bride et s'élancèrent en désordre
dans les rangs des hommes d'armes qui résistaient encore. Le comte de
Saint-Pol avait déjà quitté le champ de bataille.

Les Flamands étaient descendus dans le terrain marécageux où avait eu
lieu le premier combat des archers. Ce fut là, dans le _Bloed-Meersch_
(prairie sanglante), que succombèrent douze ou quinze mille sergents
d'armes français: culbutés par les mouvements de la chevalerie
française, ils se trouvaient rejetés en désordre dans des fondrières
couvertes de broussailles où ils ne pouvaient pas se défendre.
Plusieurs nobles chevaliers, dans leur fuite rapide, virent également
leurs coursiers s'y enfoncer pour ne plus se relever; mais les
Flamands les recevaient à rançon, à moins qu'ils n'appartinssent au
parti des _Leliaerts_. Ainsi le châtelain de Bourbourg est mis à mort
sans pitié, et son corps dépouillé de ses vêtements est traîné dans la
boue comme celui d'un traître. Les Flamands n'épargnent pas davantage
les chevaliers brabançons, bien que par ruse, ils répètent à leur
exemple: «Flandre au Lion!» Plus loin, ils aperçoivent le sire de
Mosschere qui fuit devant eux; ils l'atteignent, et quoiqu'il se jette
à genoux, en jurant fidélité à Gui de Namur, ils le frappent au pied
du château où il était né; Jean Breydel et Pierre Coning ont vengé
Guillaume d'Artevelde, afin qu'un neveu de Guillaume d'Artevelde se
souvienne un jour aussi de venger à son tour les fils des vainqueurs
de Courtray.

Du château de Mosschere au camp des Français, il n'y avait pas loin:
on s'élança de toutes parts sur le Mossenberg. Les habitants des
contrées voisines de Furnes et de Ghistelles, aux mœurs rudes et
grossières, y contemplèrent avec admiration ces somptueux pavillons
de soie et de velours, dont l'or et les joyaux rehaussaient l'éclat.
C'était toutefois sur le champ de bataille que se trouvaient les
trophées les plus glorieux de la victoire. Les vainqueurs y mesuraient
au boisseau les éperons dorés des chevaliers: ils recueillirent aussi
les plus illustres bannières de France, celles des barons morts ou
fugitifs, et vinrent les planter devant les remparts du château de
Courtray. Tandis que le châtelain de Lens et ses compagnons se
préparaient à accepter les conditions les plus généreuses qui aient
jamais été insérées dans une capitulation, Guillaume de Juliers et Gui
de Namur, épuisés de fatigue, s'endormaient sous leur armure, sur le
théâtre même de leur triomphe. Le lendemain, à leur réveil, un moine
d'Audenarde vint les supplier de permettre qu'il donnât la sépulture
au comte d'Artois. Guillaume de Juliers le repoussa d'abord avec
dédain. «Je le traiterai, dit-il, comme il a traité mon frère.» Il
s'adoucit toutefois et autorisa le moine d'Audenarde à faire ensevelir
honorablement, dans l'église de Groeninghe, le comte d'Artois, le
comte d'Eu, le comte d'Aumale, le roi de Mélide et d'autres chevaliers
français.

Les Flamands avaient poursuivi les Français pendant deux lieues; les
comtes de Boulogne et d'Angoulême s'étaient retirés vers Lille mais le
comte de Saint-Pol, agité par une terreur plus vive, et impatient de
trouver un asile contre la fureur des Flamands, avait pris la route de
Tournay. Pour comble de honte, les magistrats de cette ville lui en
fermèrent les portes. «Du haut des tours de notre monastère, raconte
l'abbé de Saint-Martin de Tournay, Gilles li Muisis, nous pouvions
voir les Français fuir sur les routes, à travers les champs et les
haies, en si grand nombre qu'il faut avoir assisté à ce spectacle pour
pouvoir le croire. Il y avait dans les faubourgs de notre ville et
dans les villages voisins une si grande multitude de chevaliers et
d'hommes d'armes tourmentés par la faim, que c'était chose horrible à
voir. Ils donnaient leurs armures pour avoir du pain; mais la plupart
étaient si tremblants que leur terreur les empêchait de le porter à
leurs bouches.»

Un chevalier français avait tracé à la hâte quelques mots sur un
lambeau de parchemin rougi de son sang: sinistre message qui annonça
au roi Philippe le Bel la bataille du 11 juillet 1302.

A Rome, les serviteurs du pape réveillèrent Michel As Clokettes au
milieu de la nuit et le conduisirent au palais du Vatican: Boniface
VIII avait voulu instruire lui-même le chanoine de Soignies du
triomphe des armes flamandes.

Au bruit de la bataille de Courtray, un cri de liberté avait retenti
dans toute l'Europe.

En France, Toulouse et Bordeaux s'insurgèrent et chassèrent les
officiers de Philippe le Bel.

En Italie, Florence s'émut, et les communes de Bologne, de Mantoue, de
Parme et de Vérone conclurent une fédération intime, tandis que, du
sein des Alpes helvétiques, les échos de Morgarten répondaient à ceux
du champ de bataille de Groeninghe.

Dans le Hainaut, à Liége, en Brabant, en Zélande, le même enthousiasme
se manifestait de toutes parts.

Une extrême agitation régnait à Gand. On y avait appris qu'une
bataille décisive était engagée près de Courtray, et les deux partis
en attendaient le dénoûment avec anxiété. Dès qu'il fut connu, les
_Leliaerts_ se cachèrent et la bannière de Flandre fut publiquement
arborée. Le 15 juillet, Guillaume de Juliers et Gui de Namur
arrivèrent à Gand suivis de toute l'armée victorieuse, que précédaient
les sept cents Gantois de Jean Borluut. Jean de Namur, qui accourait
pour prendre part à la lutte contre les Français, les rejoignit à Gand
presque aussitôt: ils y passèrent sept jours. Les magistrats et les
capitaines des corporations de Bruges, accompagnés d'un grand nombre
de bourgeois, s'étaient rendus au devant d'eux pour les recevoir. Les
comptes de la ville de Bruges renferment des détails intéressants sur
les honneurs qui y attendaient les défenseurs de la Flandre. Ils
indiquent même quels furent, parmi tous les bourgeois empressés à leur
donner l'hospitalité, ceux qui accueillirent dans leurs foyers les
chevaliers flamands, allemands ou zélandais. On y voit qu'un banquet
solennel leur fut donné à l'hôtel de Paul de Langemarck, et que de
nombreuses récompenses couronnèrent leurs services. On offrit des vins
de la Rochelle à Pierre Coning et à Jean Breydel, et le premier obtint
de plus le tonlieu du port de Damme, accordé en 1273 par Gui de
Dampierre à Jaquemon Louchard, et récemment confisqué par la commune
de Bruges.

Sohier de Gand s'était rendu sur le rivage de la mer pour s'opposer à
tout débarquement qu'y pourraient tenter les Français. En effet, les
vaisseaux flamands qui se trouvaient au port de Lammensvliet, déjà
plus connu sous le nom de l'Ecluse, ne tardèrent point à voir la mer
se couvrir d'une flotte qu'un historien contemporain évalue à neuf
mille navires. Elles apportait d'immenses approvisionnements à l'armée
du comte d'Artois dont elle ignorait la mort. Après un combat, qui ne
paraît pas avoir été sanglant, tout ce butin tomba au pouvoir des
Flamands. Une autre tentative d'une flotte hollandaise fut également
repoussée.

Tandis que Gui de Namur et Guillaume de Juliers s'arrêtaient à Bruges
pour y donner quelque repos à leurs compagnons d'armes, en même temps
qu'ils se tenaient prêts à seconder la défense de Sohier de Gand, Jean
de Namur se plaçait à la tête des Yprois et des Gantois pour aller
assiéger Lille. L'attaque fut si vive que la garnison française,
qu'effrayaient les sympathies des habitants pour les assiégeants,
offrit immédiatement de capituler, si elle n'était secourue par le roi
de France dans le délai de quinze jours (6 août 1302). Les chevaliers
français qui occupaient Douay proposèrent les mêmes conditions, et
elles furent aussi acceptées. Jean de Namur savait fort bien que
Philippe le Bel ne pouvait point faire lever le siége; et, au jour
fixé, la bannière de Flandre remplaça celle des lis dans ces deux
riches cités. Béthune suivit leur exemple, et toute la Flandre était
délivrée, lorsque Jean de Namur, qu'avaient rejoint son frère Gui et
Guillaume de Juliers, établit son camp à Évin, à deux milles environ
de Douay, près du Neuf-Fossé qui sépare la Flandre de l'Artois.
Quoique son dessein fût de ne point franchir les frontières de
Flandre, il ne put empêcher les milices des communes d'aller piller
les villages d'Artois, notamment le bourg de Hennin-Liétard. La
plupart se soumettaient avec peine aux règles sévères de la discipline
des camps; et pour éviter de semblables désordres, Jean de Namur jugea
utile d'en renvoyer la plus grande partie dans leurs foyers. Les
hommes d'armes et les bourgeois qu'il gardait avec lui étaient assez
nombreux pour assurer la défense de la ville de Douay et de tout le
pays.

Lorsque Philippe le Bel apprit que toute la chevalerie française avait
péri avec le comte d'Artois, le connétable et le chancelier, dans un
ruisseau inconnu, sous les coups de quelques hommes dont, la veille
encore, il méprisait les efforts, sa fureur fut extrême: il manda le
vieux comte de Flandre devant lui et l'accabla de reproches; puis il
ordonna que Robert de Béthune, qu'il considérait comme le premier
auteur de l'opposition des Flamands, fût conduit dans l'un des plus
sombres cachots du château de Chinon, où il resta pendant six
semaines. Le roi de France n'avait plus d'armée; de plus son trésor
était vide. Pour subvenir aux frais de l'expédition, il avait, par le
conseil de deux usuriers florentins, Biccio Borno et Musciato
Franzesi, fait falsifier les monnaies, de sorte qu'elles ne
représentaient plus que les deux tiers de leur valeur précédente, qui
était déjà beaucoup au-dessous de leur cours légal. Pour en réparer
les désastres, il étend sa falsification des monnaies d'argent aux
monnaies d'or et de cuivre.

Si, dans ces calamités, quelque chose a pu consoler l'esprit jaloux de
Philippe le Bel, c'est que parmi les comtes et les barons qui ont
succombé sous les murailles de Courtray, il en était qui ne semblaient
pas avoir été étrangers aux alliances de la noblesse de Bourgogne avec
Edouard Ier. Hostile à la chevalerie dont il redoutait la puissance,
il aurait vu son affaiblissement avec joie si ses revers ne lui
eussent été communs. Lorsque, dans les derniers jours de juillet 1302,
il convoqua le ban et l'arrière-ban du royaume, la levée des hommes
d'armes, dont les bannerets avaient toujours été chargés, fut confiée
aux baillis et aux sénéchaux du roi. L'expédition du comte d'Artois
comprenait tous les noms illustres de la noblesse française: l'armée
qui doit la venger ne se compose que des milices des communes.

Le roi de France arriva le 29 août à Arras et se porta immédiatement
jusqu'à Vitry, à deux lieues de Douay. Il avait avec lui vingt mille
chevaux et un nombre si considérable de sergents à pied qu'un
historien anglais le compare à celui des grains de sable qui couvrent
le rivage de la mer, de la Propontide à l'Océan, mais il n'osa pas
s'avancer plus loin et eut recours aux négociations, soit qu'il
craignît que l'armée flamande ne quittât Évin pour l'assaillir en
flanc dans les terrains bas et humides qui rappelaient la plaine de
Groeninghe, soit qu'il eût peu de confiance dans les milices
communales, que le souvenir récent de la bataille de Courtray livrait
à un profond sentiment de terreur. Les plénipotentiaires du roi,
Gauthier de Châtillon, créé depuis peu connétable, et Jean de Châlons
se réunirent, dans une église ruinée, aux députés flamands, qui
étaient Jean de Renesse, Jean d'Escornay et Baudouin de Poperode.
Ceux-ci, se préoccupant avant tout de la délivrance de Gui de
Dampierre, proposèrent un pèlerinage outre-mer que les fils du comte
feraient pendant un an avec cinq cents chevaliers et mille bourgeois,
et la fondation d'un monastère sur le champ de bataille de Courtray.
Jean de Châlons demandait davantage: il exigeait que le roi fût
rétabli dans tous ses domaines et reconnu comme seigneur par toute la
Flandre; de plus, qu'il lui fût permis de punir l'insurrection de
Bruges, promettant toutefois vie sauve à tous ceux qui y avaient pris
part. «Quoi! interrompit Baudouin de Poperode, on nous laisserait la
vie, mais ce ne serait qu'après avoir pillé nos biens et livré nos
membres à toutes les tortures!--Sire châtelain, répliqua Jean de
Châlons, pourquoi parlez-vous ainsi? Il faut choisir, car le roi est
résolu à perdre sa couronne, plutôt que de ne point se venger.» Jean
de Renesse, appuyé sur l'autel, avait gardé jusqu'à ce moment le
silence. «Puisqu'il en est ainsi, s'écria-t-il, que l'on réponde au
roi que nous sommes venus ici pour le combattre, et non pour lui
livrer nos concitoyens.» Et il se retira avec les sires d'Escornay et
de Poperode.

Le roi de France n'avait jamais songé sérieusement à traiter: il
espérait qu'en multipliant les délais qui retenaient les bourgeois
flamands dans leur camp, il lasserait leur ardeur jusqu'à ce qu'ils
lui abandonnassent leurs frontières sans défense pour rentrer dans
leurs foyers. Cependant l'armée flamande, se portant de l'autre côté
de Douay, à l'abbaye de Flines, d'où elle n'était pas plus éloignée
des ennemis, y avait trouvé des fourrages et des approvisionnements
plus abondants. Philippe le Bel souffrait seul de cette inertie, où il
n'avait vu qu'une ruse. Sa nombreuse cavalerie avait épuisé toutes les
ressources que lui offrait la contrée voisine, et tout annonçait qu'il
allait être réduit à choisir entre un combat qu'il redoutait et une
retraite aussi honteuse qu'une défaite même.

Guillaume de Juliers était d'avis d'aller attaquer les Français dans
leur camp de Vitry, puisqu'ils n'osaient point en sortir. Il avait
malgré l'opposition de Jean et de Gui de Namur, fait construire un
pont de bateaux pour traverser la Scarpe, lorsque le 20 septembre, on
apprit avec étonnement que le roi de France, abandonnant dans son camp
d'immenses approvisionnements en vins et en vivres, se retirait vers
Arras avec une précipitation extrême. Quelques historiens ne voient
dans sa fuite que le résultat d'une terreur panique; d'autres assurent
que Philippe le Bel avait été instruit qu'une armée flamande se
préparait à surprendre Arras pour l'entourer de toutes parts; enfin,
selon un autre récit, le roi Edouard avait feint de confier un vaste
complot ourdi par les barons français à la reine d'Angleterre, sœur
de Philippe le Bel, et celle-ci, trompée par cet aveu mensonger,
s'était hâtée d'avertir son frère des périls qu'elle craignait pour
lui. C'est ce que les chroniques de Saint-Denis appellent «la
tricherie angloisienne.» Quoi qu'il en soit, il est certain que des
négociations suivies avaient lieu à cette époque entre le roi
d'Angleterre et les villes de Flandre, dont l'envoyé à Londres était
Gérard de Sotteghem. Le duc de Brabant se déclarait également en
faveur de la Flandre, et venait de conclure un traité avec Jean
Breydel.

L'armée flamande avait brûlé, le 1er octobre, la ville de Saint-Amand
en Pévèle, et elle ne se sépara qu'après avoir tenté une attaque
contre la cité de Tournay. Dès ce moment, il y eut un gouvernement
régulier en Flandre. Jean de Namur, l'aîné des fils issus du second
mariage de Gui de Dampierre, exerça l'autorité suprême, et son frère
Gui fut élu capitaine de Bruges. Cependant Guillaume de Juliers
n'avait point oublié le dissentiment qui s'était élevé lorsqu'il avait
voulu assaillir le camp de Vitry; les communes semblaient s'éloigner
de lui, et il se montrait moins digne de leur confiance. Il
s'abandonnait à de coupables désordres: toutes ses études étaient
consacrées à la nécromancie, et les exactions les plus accablantes
suffisaient à peine aux dépenses les plus frivoles. Dans les derniers
jours de novembre, il s'était retiré dans le pays de Waes et s'y
fortifiait dans le château de Rupelmonde, d'où il allait piller les
campagnes environnantes. On prétendait que, par haine contre les
Brugeois, qui lui avaient préféré Gui de Namur, il était entré dans le
complot pour favoriser le parti des _Leliaerts_. Une lettre écrite par
le châtelain de Beveren, Gauthier de Vinckt, pour réclamer le secours
de Jean de Namur et de la commune de Bruges, nous apprend que dans les
premiers jours du mois de décembre, il se préparait à assiéger le
château de Beveren. Néanmoins Guillaume de Juliers se réconcilia peu à
peu avec les fils de Gui de Dampierre. Il jura de rester toujours
fidèle à leur cause, et observa ce serment avec plus de loyauté que de
prudence.

Tandis que le roi de France laissait de nombreuses garnisons dans les
forteresses situées sur les frontières de Flandre, une expédition
flamande était dirigée contre le comte de Hainaut, qui depuis
longtemps secondait Philippe le Bel dans toutes ses entreprises
contre la Flandre. On assiégea le château de Lessines, dont la
garnison allemande s'était rendue redoutable par ses pillages. Moins
de vingt jours suffirent pour s'emparer de ce donjon que l'on
considérait comme imprenable. Ses portes et ses murailles furent
démolies, puis on livra ses ruines à l'incendie, sans que Jean sans
Merci, possesseur de deux vastes comtés et soutenu par le roi de
France, osât s'y opposer.

Les fils de Gui de Dampierre ne se contentaient point d'avoir ravagé
les Etats héréditaires du comte de Hainaut: ils avaient résolu d'aller
le combattre dans ces provinces, dont il ne devait, assurait-on, la
possession qu'à un crime. Les îles de la Zélande avaient toujours été
un fief relevant du comté de Flandre; il est vrai qu'elles avaient
formé la dot de Béatrice de Dampierre; mais, par suite de l'extinction
de la postérité de Florent V, elles avaient fait retour à la Flandre,
et Gui de Namur en avait reçu l'investiture de son père avant que
celui-ci se fût rendu à Paris avec Charles de Valois. Gui et Jean de
Namur, laissant à Guillaume de Juliers le soin de défendre la Flandre,
réunirent une nombreuse armée, à laquelle se joignirent ces intrépides
chevaliers zélandais qui avaient pris une part si glorieuse à la
bataille de Courtray. Leur flotte quitta le port de Bruges le 22 avril
1303, et trois jours après, malgré les efforts de deux flottes
ennemies, elle abordait à Ten Vere, dans l'île de Walcheren. Le
domaine de Ten Vere avait appartenu à Wulfart de Borssele, et ses
fils, qui accompagnaient les princes flamands, y furent accueillis
avec de grandes démonstrations de joie. Le jour même de leur
débarquement, on annonça aux Flamands que deux armées s'approchaient
pour les combattre. Gui de Namur vainquit la plus considérable;
l'autre, qui comptait deux mille hommes, fut mise en déroute, sur une
digue étroite, par une troupe de Zélandais qui s'étaient ralliés à
vingt-cinq Brugeois. On forma aussitôt le siége de Middelbourg, où
Guillaume de Hainaut, fils aîné de Jean sans Merci, s'était enfermé
avec les débris de son armée: dix jours s'étaient à peine écoulés,
lorsqu'il demanda à pouvoir se retirer en Hollande et livra les portes
de Middelbourg. L'île de Schouwen fut également soumise, à l'exception
de la ville de Zierikzee. Les amis de Florent de Borssele et de Jean
de Renesse étaient rentrés dans toutes leurs possessions, et bientôt
après, le comte de Hainaut proposa une trêve qui assurait à Gui,
premier comte de Zélande de la maison de Dampierre, la jouissance
paisible de sa conquête.

On ne saurait trop le remarquer, la Flandre avait entrepris l'invasion
du Hainaut et de la Hollande, au moment où Philippe le Bel sacrifiait
la Guyenne aux Anglais, afin d'envoyer tous ses hommes d'armes vers
les frontières flamandes. Il avait choisi pour venger Robert d'Artois
le comte Othon de Bourgogne, qui avait épousé sa fille; mais avant que
cette armée l'eût reçu pour chef, il trouva la mort dans les mêmes
luttes. Sorti de Saint-Omer pour attaquer l'église fortifiée de
Buyschuere, il avait surpris un corps de troupes flamandes sur les
hauteurs de Ballemberghe, et les poursuivait vers Watten, lorsqu'il
fut atteint d'une blessure mortelle.

Guillaume de Juliers, qui se tenait à Ypres pendant l'expédition de
Zélande, s'empressa de réunir une nombreuse armée. Il était arrivé à
Cassel, quand, le 4 avril, jour de la solennité du jeudi-saint, il
résolut de se porter vers Saint-Omer et d'enlever le bourg d'Arques
qui avait été fortifié avec soin. Les Yprois de la gilde de
Sainte-Barbe, qui composaient l'avant-garde, s'élancèrent sur les
retranchements défendus par les Français avec une impétuosité si
grande qu'ils les forcèrent à les leur abandonner. Cependant il
advint, par une négligence coupable des chefs de l'armée, que le corps
de bataille, qui marchait en désordre, fut attaqué tout à coup, près
des viviers de Schauwbrouk, par huit cents chevaliers français qui
s'étaient cachés dans la forêt de Ruholt. Mille hommes avaient déjà
péri, lorsque Guillaume de Juliers, suivi d'un grand nombre de
chevaliers et d'hommes d'armes, arriva en toute hâte à leur secours.
Tous avaient mis pied à terre, et, s'enlaçant les uns aux autres en
croisant les bras, ils formaient un triangle hérissé de fers de lances
et de _goedendags_. En vain les chevaliers français essayaient-ils de
provoquer à des combats singuliers leurs ennemis rangés en bon ordre,
ils ne pouvaient résister à cette formidable phalange qui s'avançait
lentement avec une force irrésistible. Les Yprois avaient aussi quitté
le bourg d'Arques pour attaquer par derrière les chevaliers français.
Guillaume de Juliers, soutenu par leur troupe victorieuse, poursuivit
les Français jusqu'aux portes de Saint-Omer, et ne se retira que le
lendemain.

Les désastres de Ballemberghe et de Schauwbrouk, et un autre échec
près de Tournay, où Sohier de Courtray fut fait prisonnier, furent
réparés presque immédiatement. Les sires de Beaujeu, de Beaufremont,
de Walcourt et d'autres chevaliers français se dirigeaient vers
l'église de la Bassée occupée par les Flamands, lorsque, parvenus près
de Pont-à-Wendin, ils se virent entourés de toutes parts: il y en eut
peu qui échappèrent.

Quoique l'été approchât, Philippe le Bel ne prenait pas les armes. Sa
grande préoccupation était de réunir beaucoup d'or pour payer des
mercenaires. Vers la Toussaint 1302, les impôts levés à cause des
guerres de Flandre avaient été augmentés. Aux fêtes de l'Annonciation
(25 mars 1302) (v. st.), on les élève de nouveau, et le roi écrit aux
évêques «pour qu'ils soient avisez de parler au peuple par douces
paroles et desmontrer les grands désobéissances, rébellions et domages
des Flamands.» Le 29 mai suivant, il impose l'obligation du service
militaire à tous ceux qui possèdent vingt livres de revenu, ou une
valeur de cinquante livres en meubles, «pour écraser l'orgueilleuse
rébellion des Flamands dont l'audace croît constamment.»

Pour faire accepter au peuple un joug si accablant et des exactions si
fréquentes, il fallait renoncer un instant à cette usurpation de tous
les droits et de toutes les coutumes qu'avait tentée Philippe le Bel.
Il le feignit du moins; et avec une dissimulation perfide, en même
temps qu'il étendait au loin l'intervention de ses baillis, de ses
prévôts et de ses sergents, il faisait proclamer publiquement les
principes de la constitution politique de la France, tels que Louis IX
les avait sanctionnés. Ce fut l'objet de la célèbre ordonnance du 23
mars 1302 (v. st.), pour le bien, l'utilité et la réformation du
royaume, où Philippe le Bel s'engagea solennellement à rétablir toutes
les libertés et toutes les franchises qui existaient sous le règne de
son aïeul.

Si le roi de France s'efforçait de donner à son administration une
apparence de loyauté et de magnanimité, c'est qu'il redoutait l'effet
produit par une bulle récente de Boniface VIII, la bulle _Unam
sanctam_, où le pape rappelait au roi que s'il existait deux pouvoirs,
la royauté, quoique placée dans l'ordre temporel par les intérêts
qu'elle embrassait, était toutefois soumise aux règles éternelles de
justice que Dieu a tracées, et que le pouvoir spirituel doit
maintenir. Or, Philippe le Bel méconnaissait tous les devoirs de la
royauté en accablant le clergé de vexations, en persécutant les pairs
et les barons, en opprimant les communes et le peuple.

A peu près vers l'époque où la bulle _Unam sanctam_ fut promulguée, un
jeune prince quittait Rome pour combattre les adversaires de Boniface
VIII. C'était Philippe de Thiette, l'un des fils de Gui de Dampierre
et de Mathilde de Béthune. Après avoir pris une part active aux
guerres de l'Italie et avoir même été longtemps retenu dans les
prisons de Jacques d'Aragon, il avait cédé au roi de Naples, Charles
d'Anjou, les comtés de Thieti, de Lanciano et de Guardia dans les
Abruzzes, qui formaient la dot de sa femme Mathilde de Courtenay, pour
recruter en Italie des _condottieri_, qu'il voulait opposer à ceux que
Musciatto Franzesi avait levés pour le roi de France dans la
Lombardie, la Toscane et la Romagne. Le comte de Thiette aimait mieux,
dit Villani, être un pauvre chevalier sans domaines pour secourir sa
patrie et maintenir son honneur que rester un riche seigneur en
Pouille.

Le comte de Thiette fut reçu à Bruges par les acclamations les plus
vives, au bruit des cloches et des chansons des ménestrels. Dans les
derniers jours du mois de juin 1303, il se rendit, avec ses frères et
Guillaume de Juliers, à Cassel où se réunirent toutes les milices des
communes. La chronique de Flandre, dont le récit est évidemment
exagéré, porte leur nombre à douze cents hommes d'armes et deux cent
mille hommes de pied, sans compter les varlets. Mais Villani ne
l'évalue qu'à cinquante mille combattants. Le connétable Gauthier de
Châtillon était accouru à la défense de Saint-Omer avec une nombreuse
armée; deux cordeliers ne tardèrent point à lui remettre des lettres
de défi ainsi conçues: «En cognoissance de vérité qu'il soit ainsi que
vous venez en nostre païs pour ardoir les pauvres gens, en tant que
nous n'y sommes mie, si, vous mandons, si vous voulez les besognes
acourcir brièvement, que vous venez en nostre terre et nous vous
livrerons place: ou nous viendrons en la vostre.» Le connétable fit
bon accueil aux deux religieux, mais il se contenta de leur dire pour
toute réponse que chacun suivrait les inspirations qu'il recevrait de
Dieu. Trois jours après les Flamands franchirent le Neuf-Fossé, et la
commune de Gand poursuivit quelques chevaliers français jusqu'à la
Maladrerie de Saint-Omer. Ce succès avait donné aux Gantois une
confiance funeste dans leurs propres forces: ils croyaient n'avoir
rien à craindre, quand Miles de Noyers et Pierre de Courtisot
sortirent de Saint-Omer avec huit cents chevaliers, et les
assaillirent impétueusement. Les Gantois, surpris, prirent la fuite
vers le pont d'Arques, et comme il était fort étroit, la plupart se
précipitèrent dans les eaux de l'Aa, où les uns périrent entraînés par
le courant, les autres sous les traits des arbalétriers ennemis. Le
nombre de ceux qui y trouvèrent la mort fut si considérable que les
cadavres formèrent, dit-on, une digue qui arrêta le cours de l'Aa,
dont les eaux furent rougies de sang jusqu'à une grande distance du
pont. Pierre de Courtisot s'était déjà avancé sur la route de Cassel;
mais, presque aussitôt entouré par les Flamands qui se ralliaient, il
succomba sous leurs coups, ainsi que son fils et un autre chevalier.
Le lendemain, toute l'armée flamande traversa l'Aa et se rangea en
ordre de bataille devant le bourg d'Arques. Le connétable quitta aussi
Saint-Omer avec ses troupes divisées en six corps principaux, qui
comptaient cinq mille hommes d'armes et trente mille hommes de pied;
on voyait également, sous les mêmes bannières, les _condottieri_
lombards, sous les ordres de Castruccio Castracani, qui fut depuis le
chef du parti gibelin en Italie. Leurs lances étaient, assure-t-on,
longues de trente-deux pieds, et elles effrayaient fort les Flamands
qui étaient frappés de loin sans pouvoir se défendre.

Cependant le comte de Thiette avait pris toutes ses mesures pour
livrer une bataille décisive; mais Gauthier de Châtillon ne voulut
point l'accepter, car depuis la bataille de Courtray les Français
n'osaient plus attaquer les Flamands, combattant à pied et en rangs
serrés; craignant d'être assiégé à Saint-Omer et se méfiant des
dispositions des bourgeois, il feignit de vouloir établir son camp
hors de la ville, afin qu'on en laissât sortir ses bagages; puis tout
à coup, il se retira précipitamment avec toute sa cavalerie vers
Térouane, comme s'il avait été vaincu. Indignés de tant de
pusillanimité, les sires de Fiennes, de Marteul, de Brissac et
d'Haveskerke rentrèrent dans les remparts de Saint-Omer et se
placèrent aux barrières avec leurs hommes d'armes. Leur courage se
soutint dans toutes les escarmouches, et après neuf jours de siége,
les Flamands, ayant mis le feu à leurs logements, se dirigèrent à la
poursuite de l'armée française, tandis que leur arrière-garde
s'arrêtait sur la montagne d'Helfaut pour protéger leur marche.

Les débris de la grande armée du connétable, qui s'était dispersée
sans combat, s'étaient réfugiés à Térouane. Castruccio y avait fait
élever de nouveaux retranchements, et lorsque les Flamands se furent
emparés des portes et du fossé, ils trouvèrent une autre enceinte
palissadée; l'assaut se prolongea jusqu'à la fin du jour, et les
Lombards profitèrent de la nuit pour s'échapper par le faubourg de la
Lys. Quatre-vingts villages, un grand nombre de châteaux partagèrent
le sort de Térouane, livrée aux flammes; les Flamands détruisaient les
maisons, arrachaient les blés, renversaient les arbres: c'est ainsi
qu'ils voulaient venger les ravages des Français dans la vallée de
Cassel.

Il existe une lettre écrite, le 19 août 1303, par le roi de France à
l'évêque d'Alby, où il lui expose dans quels périls la prise de
Térouane met le royaume, et le presse de lui envoyer de l'argent. De
semblables lettres furent adressées à l'archevêque de Reims et à
l'évêque d'Amiens. L'abbé de Saint-Vaast fut aussi invité à prêter les
sommes nécessaires pour assurer la défense des retranchements d'Arras.
Dès le 28 juillet, Philippe le Bel avait prohibé toute relation avec
la Flandre, «attendu, portait son ordonnance, que l'on voit se
fortifier de jour en jour la rébellion abominable des Flamands
insurgés, leur cruauté détestable, leur rage digne des bêtes
sauvages.» Pendant toute cette année, le parlement ne siégea point, à
cause de la guerre de Flandre.

Les princes flamands, se rendant à la prière des bourgeois de Lille
dont les biens étaient fréquemment pillés, venaient de mettre le siége
devant Tournay, lorsqu'on apprit que le roi de France réunissait une
nombreuse armée à Péronne; mais au lieu de la conduire aux bords de
l'Escaut, il chargea le comte de Savoie de proposer une suspension
d'armes jusqu'au 1er mai. L'intérêt des Flamands était de la refuser,
de s'emparer de Tournay, ou de forcer le roi à livrer bataille; mais
le comte de Savoie avait promis aux fils de Gui de Dampierre que leur
vieux père serait rendu à la liberté, pourvu qu'ils se portassent
garants de son engagement de retourner en France dès que la trêve
serait expirée. Leur piété filiale les engagea à l'accepter, et
Tournay resta alors, comme depuis, la forteresse la plus menaçante
pour la Flandre.

Le roi, dit le continuateur de Guillaume de Nangis, était rentré en
France, pour la seconde fois couvert de honte. Peut-être ses trésors,
épuisés par les frais de la malheureuse expédition du connétable, ne
suffisaient-ils plus pour prolonger la guerre. D'autres préoccupations
non moins importantes, non moins vives, tenaient d'ailleurs son
habileté en suspens. On lui avait annoncé que le pape Boniface VIII,
indigné de le voir tour à tour dédaigner ses conseils, outrager ses
légats et méconnaître son autorité, avait résolu de le frapper
d'excommunication, et que sa sentence devait être publiée le 7
septembre à Anagni, où il se trouvait à cette époque. Quel eût été
l'effet de cette dernière protestation de l'autorité religieuse, au
milieu des nobles qui méprisaient le roi et des bourgeois
qu'accablaient ses impôts? Si la sentence devait être portée en
France, n'était-il pas plus prudent qu'il l'attendît dans son palais
de Paris, plutôt que dans un camp entouré d'ennemis, et peut-être le
lendemain d'une défaite?

Cependant Philippe le Bel, qui redoute cette excommunication,
s'efforce de la prévenir. Guillaume de Nogaret est parti pour l'Italie
avec l'ordre de faire tout ce qu'il jugera à propos pour atteindre le
but qui lui est indiqué, quels que soient les moyens. Un capitaine de
Ferentino, nommé Supino, a reçu dix mille florins pour servir le roi
contre Boniface, _tam in vita quam in morte Bonifacii_. Au jour marqué
pour la promulgation de la sentence d'interdit, Supino et Nogaret
entrent dans Anagni suivis de trois cents cavaliers qui répètent leur
cri: «Meure le pape! Vive le roi de France!» Les cardinaux investis de
la pourpre par Boniface VIII, ses parents, ses amis l'abandonnent.
«C'est aussi par trahison, s'écrie-t-il, que Jésus-Christ voulut être
saisi et conduit à la mort, et je suis prêt à mourir comme son
vicaire.» Revêtu du manteau de saint Pierre, portant sur son front la
couronne de Constantin, les clefs et la croix à la main, il se place
sur le trône pontifical et voit arriver avec résignation ses ennemis
qui le soufflettent et l'outragent. Il dit seulement à Nogaret: «Tu es
d'une race de _patarins_, c'est de toi que j'attends le martyre.»
Enfin délivré par le peuple d'Anagni, il se retire à Rome et y meurt
presque aussitôt (11 octobre 1303).

Le successeur de Boniface VIII fut l'évêque d'Ostie, Benoît XI.
Philippe le Bel s'était fait adresser un long mémoire, aussi bizarre
que violent, qui portait le titre de: _Supplication du peuple de
France au roy_. Il l'envoya au nouveau pape, et les ambassadeurs qu'il
chargea de le lui remettre furent précisément Plasian et Nogaret. Ce
choix était la plus énergique de toutes les insultes, et peut-être
aussi la plus terrible de toutes les menaces; mais Benoît XI ne
s'intimida point, et leur répondit en prononçant l'excommunication de
tous ceux qui, par leurs conseils ou leur appui, avaient été les
complices de l'attentat d'Anagni. Un mois ne s'était point écoulé,
lorsque le nouveau pape mourut empoisonné à Pérouse.

La part que prend Philippe le Bel aux affaires d'Italie ne lui fait
point négliger celles de Flandre. Le 7 octobre 1303, c'est-à-dire dès
le commencement de la trêve, il ordonne la levée d'un gentilhomme armé
par cent livres de rente, et celle de six sergents à pied par cent
feux. Enfin, il s'adresse aux barons pour les prier d'entretenir des
troupes à leurs frais, en leur promettant de rétablir le cours des
monnaies comme il existait sous le roi Louis IX.

Ce fut au milieu de ces préparatifs belliqueux que Gui de Dampierre
sortit de la tour du Louvre pour négocier la paix. Les habitants de la
Flandre avaient oublié les années de sa puissance pour ne se souvenir
que de celles de sa captivité; il le conduisirent, en versant des
larmes de joie, jusqu'au domaine de Winendale, dont les verdoyantes
forêts ne devaient point abriter sa tombe.

Celui des fils du comte de Flandre qui prenait le titre de comte de
Zélande voulut profiter des trêves qui avaient été conclues avec la
France, pour rompre celles qui existaient en Hollande. Il avait à
peine quitté la Flandre, qu'il apprit une victoire. Florent de
Borssele, instruit que l'évêque d'Utrecht, frère du comte de Hainaut,
avait débarqué avec une armée dans l'île de Duveland qu'il mettait à
feu et à sang, y était accouru aussitôt pour le combattre. Trois mille
Hollandais avaient péri, et l'évêque d'Utrecht lui-même avait été fait
prisonnier et envoyé au château de Winendale. Le comte de Zélande ne
tarda point à mettre le siége devant Zierikzee, la plus redoutable de
toutes les forteresses du comte de Zélande, où s'étaient enfermées un
grand nombre de milices de la Frise et du Kennemarsland. Cependant,
prévoyant un siége sanglant et opiniâtre, il ne s'arrêta que trois
jours devant Zierikzee: il espérait que la terreur répandue par la
défaite de l'évêque d'Utrecht lui livrerait toute la Hollande. Delft,
Leyde, Gouda, Schiedam lui ouvrirent leurs portes, tandis que le duc
de Brabant s'avançait vers Dordrecht pour appuyer le mouvement des
Flamands. Utrecht a reconnu également l'autorité du jeune prince,
quand une insurrection générale, que dirige Witte de Hamstede,
l'oblige à retourner en Flandre pour y chercher de nouveaux renforts.
Une flotte nombreuse le ramène en Zélande, et cette fois il a résolu
de ne point s'éloigner des remparts de Zierikzee, tant que cette
forteresse, constant asile de ses ennemis, n'aura point cédé à ses
armes comme toutes les autres villes de la Zélande. Ce siége sera long
toutefois, et les messagers du comte de Hainaut se sont rendus à Paris
pour supplier Philippe le Bel de le secourir dans cette lutte extrême.

Les derniers jours du mois d'avril étaient arrivés. Le roi de France,
qui n'avait vu dans la trêve qu'un moyen de gagner du temps et de
sauver Tournay, n'avait fait aucune proposition qui pût conduire à la
paix. Le vieux comte de Flandre fut le Regulus du moyen-âge: il avait
promis de rentrer dans sa prison; et quels que fussent les mauvais
traitements qui l'y attendaient, il fut fidèle à son serment. «Je suis
si vieux, disait-il à ses amis, que je suis prêt à mourir lorsqu'il
plaira à Dieu.»

Cependant Philippe le Bel fait demander aux Flamands que la trêve qui
vient de finir soit renouvelée jusqu'aux fêtes de la Saint-Jean; il a
changé de langage et proteste de ses intentions pacifiques: les
négociations deviennent plus suivies et semblent près de se terminer
par un traité. La Flandre oublie que la fin des trêves approche pour
goûter d'avance ce repos de la paix que rien ne lui assure. Au milieu
de ces espérances, de cette joie, de ces illusions, un cri de guerre
retentit tout à coup. A Gand, un vieillard dont personne ne sait le
nom, se présente devant un pêcheur agenouillé sur la rive de l'Escaut.
«Ne sais-tu donc pas, s'écrie-t-il, que le roi réunit toutes ses
armées? Il est temps que les Gantois renoncent à leur inertie: le lion
de Flandre ne doit plus sommeiller.» Le lion de Flandre avait dormi
trop longtemps. Philippe le Bel n'avait poursuivi les négociations
qu'autant qu'il le fallait pour achever ses préparatifs et tromper la
confiance des Flamands. Maître de l'Italie, réconcilié avec le roi
d'Angleterre, il pouvait enfin diriger contre la Flandre désarmée
toutes les forces de son royaume.

Dès les premiers jours de mars, le roi de France avait établi un impôt
extraordinaire qui était de vingt livres parisis par cent livres
tournois de revenu en immeubles; et, par une seconde ordonnance du 19
mai, il avait confirmé ce qu'il avait réglé précédemment pour la
levée des hommes d'armes. Le ban et l'arrière-ban avaient été
convoqués à Arras. Là se rendirent Charles de Valois et Louis
d'Évreux, frères du roi, le duc de Lorraine, les comtes de Foix, de
Comminges, d'Armagnac, d'Esterac, de Périgord, de Boulogne, de
Sancerre, de Dreux, de Dammartin, de Rhodez, d'Eu, de Brienne, de
Joigny, de Nevers, de Forez, de Montbéliard, d'Aumale, d'Auxerre, de
Soissons, de Savoie, de Saint-Pol, les vicomtes de Tartas, de Turenne,
de Ventadour, de Polignac, de Thouars, de Limoges, de Rohan, le
dauphin de Vienne, les sires de Béarn, de Noailles, de Narbonne, de
Mercœur, de Choiseul, de Montmorency, de Mirepoix, de Vendôme, de
Sully, d'Harcourt, de Lusignan, de Rochechouart, de Beaufremont, de
Montfort, de Beaumanoir, de Rieux, de Chateaubriand, de Beaujeu, de
Laval, de Vergy, de Coucy, et deux chevaliers de la maison de
Dampierre, dont l'un portait le prénom de Gui comme l'infortuné comte
de Flandre. Des documents officiels font connaître que la levée de la
province de Languedoc comprit seize cents chevaliers et dix-sept mille
trois cent cinquante écuyers et sergents. Si l'on remarque qu'à cette
époque le Languedoc ne formait que la dixième partie du royaume, et
que Philippe le Bel avait de plus autour de lui de nombreux
mercenaires appelés d'Espagne ou d'Italie, on peut évaluer cette armée
à deux cent mille hommes; et toutefois le roi se croyait si peu assuré
du succès, qu'il avait, par une ruse dont l'histoire n'offrait pas
d'exemple, fait faire une fausse oriflamme, de peur qu'elle ne tombât
au pouvoir des Flamands.

Le 19 juillet, tandis que le comte de Thiette réunissait
précipitamment à Courtray les milices de Gand et de Bruges, l'un des
fils de Robert de Béthune, le jeune Robert de Cassel, renvoya au roi
l'hommage du fief de Brogny qu'il avait reçu de lui en Champagne. Dans
ces lettres de défi, après avoir exprimé sa douleur de voir son père
captif depuis quatre années, il ajoutait: «Et tout soit ensi que je
sois tenus à vous pour la raison du fief que je tiens de vous, si
suis-je plus tenus de garder l'estat et l'onneur de mon seigneur mon
père, si que je me tray avec cheaux qui, par leur bonté, veuillent
garder l'onneur de li et de son héritage.»

Déjà l'avant-garde de l'armée française avait quitté Arras. Un
chevalier, gagné par les _Leliaerts_, lui avait livré _passages_ (tel
est le nom que l'on donnait aux marais qui séparent la Flandre de
l'Artois); de là elle s'était portée à Pont-à-Wendin dont tous les
habitants avaient péri. Le comte de Thiette, longtemps retenu à
Courtray par les rivalités des Brugeois et des Gantois qui voulaient
tous marcher au premier rang, arriva trop tard pour sauver
Pont-à-Wendin; mais il en chassa du moins les Français, et les força à
se retirer au delà des _passages_. La rivalité des milices de Bruges
et de Gand ne devait plus être qu'une lutte de courage et de gloire.
Si les Brugeois obtiennent sur les chevaliers français un éclatant
succès dans lequel périt le sire de Joinville, les Gantois prennent
aussitôt les armes par une noble émulation, et, précédés de leurs
arbalétriers, ils franchissent les _passages_, rejettent l'avant-garde
française vers les portes d'Arras, détruisent tous les retranchements
qu'elle a élevés pour défendre l'entrée de l'Artois, et brûlent les
faubourgs de Lens.

Ces combats sauvèrent la Flandre. Ils permirent à toutes les milices
communales de se rallier sous les bannières du comte de Thiette; d'un
autre côté le roi de France, qui voulait traverser les _passages_ pour
assiéger Lille, se trouva dans la nécessité de renoncer à son projet:
il s'avança jusqu'aux portes de Douay où s'était enfermé Henri de
Flandre, le plus jeune des fils de Gui de Dampierre, et tenta un
assaut qui ne réussit point, puis il continua lentement sa marche en
suivant la rive droite de la Scarpe et de l'Escaut jusqu'à Tournay où
il s'arrêta; l'armée flamande avait fait le même mouvement, et gardait
la rive gauche de la Marque, jusqu'à ce qu'arrivée près du pont de
Bouvines elle y fit halte, prête à livrer bataille: Guillaume de
Juliers était venu la rejoindre, ainsi que Jean de Namur qui avait
quitté la Zélande pour combattre dans ses rangs.

Le roi était entré à Tournay le 9 août, il y passa l'Escaut et se
dirigea par le faubourg Saint-Martin vers Orchies; de là, par un
mouvement de flanc, il alla le 11 août s'établir sur la route de Lille
à Douay sur le Mont-en-Pévèle, vis-à-vis de l'armée flamande qui
s'était avancée jusqu'à Pont-à-Marque. Le 13 août, les deux armées se
trouvèrent l'une vis-à-vis de l'autre, et déjà les arbalétriers
flamands se préparaient à donner le signal de la lutte, lorsque des
envoyés du roi annoncèrent qu'ils venaient porter des propositions de
paix. Les communes de Flandre, dont la guerre ruinait la prospérité,
désiraient ardemment en voir la fin: aussi les ouvertures qui leur
étaient adressées furent-elles accueillies avec empressement, et une
suspension d'armes fut immédiatement proclamée. Les chefs de l'armée
flamande exigeaient comme première condition de tout traité que le roi
reconnût les libertés de la Flandre, et se contentât d'une amende
comme réparation des outrages faits à sa suzeraineté. Les ambassadeurs
français semblaient assez disposés à y consentir, mais ils réclamaient
une indemnité pécuniaire si élevée qu'on ne pouvait la leur accorder:
ils observaient du, reste, qu'il était impossible de terminer des
négociations si importantes avec une précipitation semblable, et
proposaient une trêve de trois jours qui devait durer depuis le 13
août jusqu'au 15 au soir. «Le roi ne désire rien plus que de voir
conclure la paix, disaient-ils hypocritement, et nous pouvons compter
sur l'intercession de la Sainte-Vierge dont nous allons célébrer les
fêtes.» En effet, de longues conférences eurent lieu le jour de la
fête de l'Assomption près de l'église de Mont-en-Pévèle. Les Français
y étaient représentés par les ducs de Bourgogne et de Bretagne et le
comte de Savoie; les Flamands par Gérard de Moor, les sires
d'Escornay, de Roubaix, de Sotteghem et douze notables bourgeois; mais
elles n'amenèrent aucun résultat. Philippe le Bel cherchait de nouveau
à gagner du temps: il attendait des nouvelles de Zélande.

Dès le moment où le roi de France avait reçu les messages du comte de
Hainaut, il avait résolu d'attaquer les Flamands en Zélande, en même
temps que sur les frontières d'Artois. Le plus célèbre des amiraux
italiens, Regnier Grimaldi, qui, après s'être à plusieurs reprises
signalé par son courage en servant la cause des Gibelins, s'était
engagé à soutenir celle du roi de France, avait conduit pour la
première fois une flotte génoise dans l'Océan. Il était arrivé près de
Calais, quand Jean Pedogre le rejoignit avec tous les navires qui y
avaient été équipés pour cette expédition par l'ordre du roi: huit
étaient venus d'Espagne, les autres appartenaient au port de Calais ou
aux ports de Normandie.

Le jeune comte de Zélande ne possédait au contraire qu'une multitude
de petites barques, avec lesquelles il eût été imprudent de combattre,
non-seulement la flotte de Grimaldi, mais même celle du comte de
Hainaut. Son armée était d'ailleurs si nombreuse qu'il n'avait aucun
débarquement à craindre, et tant que sa flotte resterait à l'ancre,
elle devait se trouver également à l'abri de tout danger. Jean de
Namur, en quittant son frère, lui avait donné ce conseil, et depuis,
Jean de Renesse, qui occupait la cité d'Utrecht, lui avait adressé
les lettres les plus pressantes pour l'engager à le suivre. Ce fut
dans ces circonstances que la flotte génoise, d'abord conduite à
Geervliet pour y rallier la flotte hollandaise, puis retenue pendant
quatorze jours dans les eaux de la Meuse, tantôt par un calme plat,
tantôt par des vents contraires, pénétra dans le canal qui sépare
l'île de Schouwen du Duveland. Elle n'avait plus de vivres, et les
approvisionnements qu'on lui envoyait de Hollande lui parvenaient
difficilement. A ces privations venait se joindre la difficulté de
naviguer dans des cours d'eau peu profonds, où les lourdes galères de
Gênes et de Calais s'enfonçaient à chaque instant dans le sable.

Gui de Flandre oublia trop promptement les sages avis de son frère et
ceux de Guillaume de Renesse. Il lui semblait que rien ne pouvait être
plus glorieux que de vaincre le plus illustre amiral de l'Italie, et
lorsque, vers le soir, la marée commença à monter, ne remarquant point
que c'était l'heure la plus favorable pour la flotte de Grimaldi, dont
le flux de la mer relevait successivement les vaisseaux échoués, il
ordonna que quatre-vingts navires, chacun monté par cent hommes et
tous attachés par des chaînes les uns aux autres, se portassent en
avant. Le choc fut terrible: les arbalétriers remplissaient l'air de
leurs traits; les machines de guerre, réunies pour le siége de
Zierikzee, faisaient voler des pierres énormes qui rencontraient
celles qu'on lançait de la flotte ennemie. Les navires se heurtaient
et se brisaient; la fureur des hommes d'armes était extrême et
personne ne faisait de quartier. Cette mêlée dura jusqu'à minuit; les
deux flottes ne cessèrent de lutter que lorsque la mer se retira;
quoique les Flamands n'eussent obtenu aucun succès décisif, ils
semblaient posséder l'avantage: car ils s'étaient emparés de quatre
grands navires (10 août 1304).

Lorsque l'aurore parut et que la marée s'éleva, la flotte flamande
était vaincue sans combat: quelques traîtres zélandais avaient profité
des ténèbres pour rompre les liens qui unissaient ses vaisseaux entre
eux, de sorte que les flots les avaient séparés et dispersés au
hasard. C'était le signal qu'attendaient les Zélandais gagnés par le
comte de Hainaut pour se réunir à la flotte de Grimaldi. A l'aspect de
cette déroute confuse, les barques les plus légères que Gui avait
placées en arrière cherchèrent leur salut dans une fuite rapide, et la
plupart de ceux qui se trouvaient sur les grandes galères employèrent
les derniers moments que leur laissait la marée pour rejoindre leurs
compagnons au siége de Zierikzee. Le vieux sire d'Axel engageait le
comte de Zélande à suivre leur exemple. «Dieu nous garde, répondit le
jeune prince, comme Macchabée, Dieu nous garde de fuir devant nos
ennemis, et que cette honte ne ternisse jamais notre gloire!» Gui de
Flandre n'avait conservé que cinq galères; il résista longtemps à
toute la flotte ennemie; enfin, cédant à la force du nombre, il tomba
au pouvoir de Regnier Grimaldi; sa captivité entraîna la perte de
toute la Zélande.

Philippe le Bel espérait qu'au premier bruit de ce revers, toutes les
milices communales assemblées sur les bords de la Marque
abandonneraient leur camp pour rentrer tumultueusement dans leurs
foyers. La nouvelle de la bataille de Zierikzee paraît s'être répandue
dans les deux camps le 16 août; les conférences pour la paix cessèrent
immédiatement. Le roi de France n'avait plus aucun motif de
dissimuler; cependant, en ce moment même où il semble devoir saisir
l'occasion qu'il attend depuis si longtemps pour attaquer les Flamands
consternés, le courage lui manque, il aime mieux apprendre que les
Flamands se sont éloignés, que détruire à jamais leur armée livrée à
la désolation. Il s'effraye même d'avoir vu cesser les trêves, et le
lundi 17 août, toute l'armée française quitte, par ses ordres, sa
position presque inaccessible sur le Mont-en-Pévèle pour se retirer
vers le sud; mais les Flamands, loin de se laisser abattre par le
malheur de leurs frères, n'écoutaient que leur désir de les venger; le
mouvement rétrograde des Français encourageait leur audace, et se
portant aussitôt en avant, ils occupèrent vers le soir le
Mont-en-Pévèle, bien résolus à combattre le lendemain.

Deux heures avant le lever du soleil, les Flamands s'armèrent; puis,
après avoir entendu la messe et pris quelque nourriture, ils
renversèrent leurs tentes afin de s'assurer qu'aucun d'eux n'était
resté en arrière, et descendirent le Mont-en-Pévèle, tous à pied comme
à Courtray, et suivis de leurs nombreux chariots. Parvenus devant le
camp français, ils se rangèrent en ordre de bataille, à droite ceux de
la ville et de la châtellenie de Bruges, conduits par le comte de
Thiette, à gauche les Gantois, commandés par Jean de Namur et Henri de
Flandre; au centre, les milices d'Ypres, de Lille et de Courtray
placées sous les ordres de Juliers et de Robert de Cassel. Les valets
dételèrent aussitôt les chevaux et les ramenèrent au Mont-en-Pévèle.
Trois rangs de chariots, dont on avait enlevé les roues, formaient une
barrière immense qui empêchait la chevalerie française d'attaquer les
Flamands par derrière, dans cette plaine où rien ne les protégeait.
Vis-à-vis de l'armée flamande, les chevaliers français se déployaient
sur une ligne non moins étendue, entre les bois de Raches et la forêt
de Thumeries.

Comme dans toutes les batailles, le combat s'engagea entre les
arbalétriers et les archers, et il avait déjà duré quelque temps quand
les arbalétriers français entr'ouvrirent leurs rangs pour laisser
passer un corps considérable de cavalerie française qui arrivait par
la route de Douay à Lille. Les arbalétriers gantois surpris par cette
charge, se réfugièrent dans les rangs de l'armée flamande. Les
chevaliers français n'étaient plus qu'à quelques pas de cette masse
immobile de combattants qui les attendaient, pressés les uns contre
les autres, lorsque tout à coup ils s'arrêtèrent; ils s'étaient
souvenus de la journée de Courtray, et ce fut au milieu des flèches
que leur décochaient les archers brugeois qu'ils tournèrent bride pour
se placer à quelque distance, à la droite de l'armée flamande.

Dès ce moment, les Français firent tous leurs efforts pour rompre le
front menaçant que leur présentaient nos communes. Des frondeurs
espagnols et provençaux vinrent les harceler en les accablant d'une
grêle de pierres; puis on amena devant le centre de l'armée flamande
une grande machine qui ne cessait de lancer des projectiles; mais les
Yprois, quittant un instant leurs rangs, l'assaillirent, s'en
emparèrent et revinrent, aussitôt après l'avoir brisée, reprendre la
place qu'ils occupaient. On voyait parfois seulement des troupes de
vingt, trente ou quarante hommes s'avancer, combattre et se retirer:
stériles escarmouches qui coûtaient beaucoup de sang et ne
produisaient point de résultats. Philippe le Bel se vit réduit à
modifier son plan de bataille: il résolut de faire entourer la
position des Flamands, en faisant exécuter sur leurs flancs des
mouvements circulaires qui permissent d'attaquer l'enceinte formée par
leurs chariots sur laquelle ils s'appuyaient.

Il était important toutefois, pour que ces mouvements réussissent,
qu'ils restassent ignorés des Flamands. Il n'était peut-être pas moins
habile de retenir dans leur pénible immobilité les bourgeois de
Flandre qui, peu habitués aux fatigues de la guerre, se trouvaient,
depuis les premières heures de la journée, privés de vivres et exposés
aux rayons d'un soleil brûlant. Leur zèle belliqueux s'était déjà
calmé, et lorsque des hérauts du roi traversèrent la plaine pour leur
offrir la paix, ils accueillirent imprudemment leurs propositions et
consentirent à suspendre le combat: ils ne s'aperçurent que trop tard
de la ruse des Français, et prirent aussitôt les armes. Philippe le
Bel espérait toutefois encore les tromper par de nouvelles
négociations, jusqu'à ce que son armée eût terminé son mouvement. Un
chevalier, couvert d'armes éclatantes sur lesquelles brillait
l'écusson de la maison de Savoie, accourut vers eux en criant à haute
voix: «Paix! paix!» Mais, sans l'écouter, ils percèrent de leurs
traits celui qui avait pris l'armure du comte de Savoie, d'autant plus
empressés à le frapper qu'ils croyaient punir un prince allié à la
maison des comtes de Flandre, qui n'avait soutenu d'abord Gui de
Dampierre que pour être le premier à le trahir.

Déjà un corps de cavalerie française, qui s'était dirigé du hameau de
Bouvincour vers la forêt de Thumeries, cherchait à pénétrer entre les
Brugeois et l'enceinte de leurs chariots, afin de les obliger à s'en
éloigner; mais le combat le plus sérieux était engagé à l'aile gauche,
où un autre corps de cavalerie non moins nombreux, soutenu par des
hommes d'armes et par tous les mercenaires étrangers, se précipitait
par la route de Douay sur les milices de Gand. Les assaillants y
renouvelaient sans cesse leurs forces, et, à chaque tentative,
d'autres chevaliers venaient remplacer ceux qui avaient déjà succombé,
tandis que les Gantois se voyaient exposés à tous les périls et ne
pouvaient même point profiter de leurs succès, de peur qu'en se
portant en avant ils ne laissassent quelque _bataille_ ennemie
s'introduire derrière eux. Les milices d'Ypres et de Courtray
partageaient toutes leurs fatigues. Ici les Français s'efforçaient de
renverser les chariots défendus par des sergents armés de lances, afin
d'ouvrir un passage aux chevaliers; plus loin, ils gravissaient le
Mont-en-Pévèle, où ils arrachaient, des mains des valets tremblants ou
fugitifs, les destriers et les trésors des chevaliers flamands. Jean
de Namur, épuisé de lassitude, avait fait connaître à ses frères le
danger de sa position. Les milices de Gand, d'Ypres et de Courtray,
ébranlées par une lutte incessante et troublées par les cris qui
s'élevaient du Mont-en-Pévèle, ne résistaient plus. Tout à coup elles
rompirent leurs rangs, et regagnant Pont-à-Marque, elles continuèrent
à fuir jusqu'aux portes de Lille.

Le comte de Thiette, plus robuste et peut-être aussi plus vaillant que
Jean de Namur, avait repoussé à l'aile droite tous les efforts des
Français. Les chevaliers qu'il avait combattus avaient poursuivi leur
course vers le Mont-en-Pévèle, où la retraite de Jean de Namur
entraînait la plus grande partie de l'armée ennemie; les autres
galopaient au hasard, se croyant déjà assurés de la victoire. A peine
apercevait-on, au delà d'un ruisseau, aux extrémités de la plaine,
l'arrière-garde que le roi n'avait point quittée, séparée des deux
ailes de l'armée que l'attaque avait conduites jusqu'aux bords de la
Marque.

Le jour touchait à sa fin quand le comte de Thiette résolut de
profiter de la confusion qui régnait de toutes parts pour rétablir les
chances du combat. Divisant les milices de Bruges et du Franc en trois
corps dont il devait partager le commandement avec Guillaume de
Juliers et Robert de Cassel, il abandonne sa position et se porte en
avant, rejetant en désordre devant lui un grand nombre de chevaliers
français qui se noient dans le ruisseau de Beuvry, comme leurs frères
s'étaient noyés deux ans auparavant dans le ruisseau de Groeninghe.
Les Flamands le traversent sur leurs cadavres et attaquent
l'arrière-garde en poussant de grands cris: leurs bataillons serrés
s'avancent avec une force irrésistible. En vain quinze cents
chevaliers se précipitent-ils vers eux pour les arrêter: ils
succombent sous leurs coups; le roi lui-même est entouré. Ses
serviteurs se sont hâtés d'arracher sa tunique fleurdelisée, afin
qu'on ne le reconnaisse point; au même moment, son cheval est tué et
il est renversé au milieu des morts. Cependant deux merciers de la rue
Saint-Denis, les frères Gentien, le relèvent et le placent sur un
autre cheval. Mais le roi de France, troublé par les périls qui le
menacent, ne sait point le diriger, et son nouveau coursier, presque
aussitôt blessé au poitrail d'un coup de _goedendag_, refuse d'obéir
au frein et emporte le roi d'une course rapide au milieu des chevaux
que les fuyards pressaient de l'éperon. Dans cette troupe vouée à une
honte éternelle se trouvent le comte de Valois qui s'est jeté sans
haubert et sans casque sur un cheval à peine harnaché, le comte Aimé
de Savoie que les Flamands croyaient mort, le comte de Saint-Pol qui
tremble comme il tremblait à Courtray. Plus intrépide, le vieux sire
de Chevreuse tenait dans ses bras l'oriflamme, et loin de songer à
fuir, il appelait les chevaliers épars pour qu'ils se ralliassent
autour de la bannière royale. Là périrent le comte d'Auxerre, Jean,
frère du duc de Bourgogne, Hugues de Boville, secrétaire du roi.
Anselme de Chevreuse tomba lui-même percé de coups, sans quitter la
hampe de l'oriflamme déchirée par les communes flamandes.

Au bruit de la fuite de Philippe le Bel, tous les chevaliers français
qui avaient envahi les tentes du Mont-en-Pévèle se replièrent
précipitamment vers le camp du roi. Guillaume de Juliers y avait déjà
pénétré, suivi de quatre-vingts des siens; il était même entré dans la
tente royale, et s'était désaltéré en buvant dans la coupe de Philippe
le Bel les vins réservés pour son banquet; mais il paya cette témérité
de sa vie: entouré presque aussitôt d'ennemis, il succomba sous les
coups du comte de Dammartin, en pressant sur les lèvres la croix
sanglante de son épée.

Le comte de Thiette, voyant le roi fugitif et toute l'armée française
rejetée vers les positions qu'elle occupait avant la bataille, ne
jugea pas prudent d'imiter le malheureux exemple donné par Guillaume
de Juliers, en attaquant à la chute du jour, avec des troupes épuisées
de soif et de lassitude, les retranchements du camp français; il
ordonna la retraite vers le Mont-en-Pévèle où il espérait retrouver
ses approvisionnements. Les pertes des deux armées étaient à peu près
égales, mais chez les Français elles avaient été plus nombreuses parmi
les chevaliers qui défendirent le roi que dans les rangs des hommes
d'armes, qui avaient passé une partie de la journée à piller le camp
flamand (mardi 18 août 1304).

Tandis que les Français, à la lueur des torches, cherchaient à
reconnaître parmi les morts les plus illustres des chevaliers dont ils
regrettaient le trépas, les Flamands faisaient retentir leurs
trompettes du haut du Mont-en-Pévèle pour rallier leurs compagnons
égarés. Leur indignation avait été grande lorsqu'en rentrant dans
leurs tentes ils n'y virent plus leurs belles étoffes de saies de
Bruges ou de draps pers d'Ypres, leurs vins de la Rochelle, leurs
bières de Cambray, leurs fromages de Béthune. Tout avait été pillé et
enlevé. Aussi, dès la pointe du jour, leurs murmures devinrent de plus
en plus forts, et quelles que fussent les remontrances de leurs chefs,
ils déclarèrent qu'ils voulaient retourner dans leurs foyers, et il
fut impossible de les en dissuader. Le comte de Thiette se vit réduit
à s'enfermer à Lille, où il y avait une forte garnison et de nombreux
approvisionnements.

Philippe le Bel s'était lui-même retiré à Arras. Quinze jours se
passèrent avant qu'il rejoignît ses troupes qui assiégeaient Lille;
son premier soin fut de défendre qu'on donnât la sépulture aux restes
des ennemis morts à Mont-en-Pévèle; puis il fit publier de toutes
parts des lettres où il annonçait que les Flamands étaient vaincus et
que tous ceux qui voulaient s'enrichir devaient se hâter de le suivre
en Flandre. On sait quelle était à cette époque l'admiration et
l'envie que faisait naître au loin la prospérité commerciale de la
Flandre; aussi cet appel fut-il entendu. On accourait de toutes les
provinces voisines; chacun venait réclamer sa part dans le butin.
«J'ai longtemps fait la guerre avec le roi Philippe, avec le roi son
père et le roi Louis son aïeul, disait le vieux chevalier flamand
Gérard de Moor, mais je ne crois pas que jamais aucun roi de France
ait réuni une si nombreuse armée.» Ce vaste armement sema la terreur
parmi les bourgeois de Lille, et sans consulter le comte de Thiette,
ils s'engagèrent à ouvrir leurs portes au roi, vers les fêtes de la
Saint-Michel, s'ils n'étaient secourus avant cette époque.

Le tableau des dangers qui menaçaient la cité de Lille effaça les
tristes souvenirs de la retraite de Mont-en-Pévèle. Toute la Flandre
courut aux armes. Les travaux des ateliers comme ceux des champs
étaient partout suspendus. Les femmes gardaient les villes, et,
spectacle unique dans l'histoire, on traversait les campagnes sans
rencontrer un seul homme: ils étaient tous au camp de Courtray, au
nombre, dit-on, de douze cent mille, préférant mourir en combattant
que vivre dans la servitude. Jean de Namur et Robert de Cassel firent
aussitôt défier le roi de France, et se dirigèrent vers Warneton pour
attaquer son camp, qui était placé sur la route de Lille à Ypres. A
peine avaient-ils passé la Lys qu'ils apprirent que Philippe le Bel
avait quitté ses positions avec toute son armée pour se retirer vers
Wasquehal entre Lille et Tournay, comme s'il songeait déjà à se
réfugier dans cette dernière ville. Ils le suivirent aussitôt et
s'établirent au Pont-de-Marque, à la jonction de la Marque et de la
Deule, à trois cents pas du camp français, que Philippe le Bel avait
fait ceindre d'un large fossé et de remparts garnis de palissades.

Lorsque le roi de France aperçut si près de lui les riches pavillons
des bourgeois de Flandre, et un nombre immense de cabanes de feuillage
qu'avaient élevées les milices communales pour la nuit suivante, la
seule qu'elles voulussent passer dans le repos pour se préparer au
combat, il ne put s'empêcher de s'écrier: «Je croyais les Flamands
détruits, mais il me semble qu'ils tombent du ciel!» On lui racontait
qu'ils avaient résolu, ou de marcher droit à lui, comme le comte de
Thiette l'avait fait avec les seules milices de Bruges et du Franc à
Mont-en-Pévèle, ou bien de l'attaquer pendant la nuit pour lui enlever
l'avantage de sa cavalerie. Son effroi s'accrut quand il les vit dès
l'aurore accourir devant son camp et commencer à en combler les
fossés, malgré tous les traits qu'on leur lançait. Dans toute l'armée,
dit Villani, il n'y avait point de baron qui ne conseillât au roi
d'éviter toute lutte avec des hommes auxquels le désespoir inspirait
tant de courage. Philippe le Bel les crut aisément, et ses hérauts
d'armes allèrent aussitôt proposer aux Flamands de nouvelles
négociations, qui s'ouvrirent immédiatement, quoique l'expérience eût
dû leur apprendre qu'au siége de Tournay, comme à la bataille de
Mont-en-Pévèle, toutes les propositions du roi, réelles ou feintes,
avaient toujours été désastreuses pour eux.

La veuve du roi Philippe le Hardi, Marie de Brabant, avait adressé les
instances les plus vives à son neveu, le duc de Brabant, Jean II, pour
qu'il consentît à partager le rôle de médiateur avec le comte de
Savoie, devenu également son neveu par son alliance avec une princesse
brabançonne. Le comte de Namur accueillit ces ouvertures avec trop
d'empressement. Une suspension d'armes avait été conclue le 24
septembre. Il fut presque aussitôt convenu que la Flandre conserverait
ses lois, ses libertés et ses frontières; que tous les prisonniers
seraient délivrés de part et d'autre, et que la fixation de l'amende,
qui ne pouvait excéder huit cent mille livres, serait déterminée par
huit arbitres, dont quatre appartiendraient à la Flandre. Lille et
Douay devaient être remis en gage aux Français jusqu'à l'époque du
payement. C'est à ces conditions que les hostilités cessèrent, et les
communes de Flandre en montrèrent une grande joie: elles étaient
impatientes de relever leur commerce presque ruiné par les guerres qui
les entouraient sur toutes leurs frontières. En vain maître Gérard de
Ferlin, porte-scel du comté de Flandre, refusa-t-il d'apposer son
sceau sur ces conventions, Jean de Namur le prit et les scella
lui-même; tandis que le comte de Thiette, enfermé à Lille, apprenait
qu'il ne lui restait plus qu'à livrer aux ennemis les remparts d'où,
la veille encore, il espérait pouvoir assister à leur défaite.

Les arbitres envoyés par la Flandre à Paris étaient Jean de Cuyk, Jean
d'Escornay, Gérard de Moor et Gérard de Sotteghem. Soit qu'ils
cédassent aux menaces de Philippe le Bel, soit qu'ils se laissassent
tromper par ses ruses, ils consentirent à tout ce qu'il exigeait, et
vers le mois de février, le bruit se répandit en Flandre que la paix
ne tarderait point à être proclamée. Les arbitres désignés par le roi
avaient fait connaître que, dès que le traité serait signé, toutes les
relations commerciales seraient rétablies aussitôt entre la Flandre et
la France, et Philippe le Bel avait déclaré en même temps qu'il
approuverait tout ce que ses plénipotentiaires arrêteraient d'un
commun accord avec les arbitres flamands. C'est dans ce moment, où
toute la Flandre se laisse séduire par ces brillantes promesses, que
le roi de France charge Hugues de Celles de se rendre à Gand pour y
exposer ses intentions pacifiques et ses vœux pour une réconciliation
sincère. Hugues de Celles ajoute, dans l'assemblée des bourgeois de
Gand, qu'il convient qu'on renouvelle les anciennes formules des
traités accordés par les rois de France, c'est-à-dire qu'ils doivent
promettre d'exécuter ce que leurs arbitres décideront, de ne pas
soutenir le comte s'il voulait s'y opposer, et d'obliger même par la
force tous leurs concitoyens à s'y conformer. Godefroi Parys et
d'autres échevins prêtèrent aussitôt ce serment devant les halles, et
un acte public en fut dressé, au nom du roi, par un clerc de
Quimper-Corentin.

Cependant toutes ces protestations, ces simulacres de respect pour la
souveraineté de la décision des arbitres, n'étaient que d'astucieux
mensonges: un traité avait été secrètement scellé, dès le 16 janvier,
tel que Philippe le Bel l'avait dicté. Les ambassadeurs du roi
attendaient, pour le publier, que les députés des bonnes villes de
Flandre fussent arrivés en France pour y apposer leurs sceaux,
lorsqu'on apprit que le vieux comte de Flandre était mort à Compiègne
le 7 mars 1304 (v. st.), avant que la conclusion définitive de la paix
lui eût rendu la liberté.

Gui de Dampierre avait légué par son testament huit mille livres au
chevalier qui se rendrait en terre sainte pour s'y acquitter de son
vœu de pèlerinage et y porter sa croix, s'il ne lui était pas donné
d'aller lui-même combattre les infidèles. Trente-quatre années
s'étaient écoulées depuis l'expédition de Tunis, lorsque les derniers
souvenirs des croisades de saint Louis s'éteignirent sur les lèvres
d'un vieillard octogénaire dans les prisons de Philippe le Bel.



LIVRE ONZIÈME.

1304-1322.

  Robert de Béthune. Traités d'Athies, de Paris, de Pontoise,
  d'Arras. Confédération des alliés. Complots de Louis de Nevers et
  de Robert de Cassel.


«Maudite sois-tu, antique louve, qui entraînes dans ta faim insatiable
plus de victimes que tous les autres monstres! O avarice! que peux-tu
faire de plus? Je vois les fleurs de lis entrer dans Anagni. Dans la
personne de son vicaire, je vois le Christ prisonnier. Je vois un
nouveau Pilate si cruel que ceci ne le rassasie point, et qu'il porte
dans le temple ses désirs cupides. Ah! si Douay, Gand, Lille et Bruges
en avaient le pouvoir, il serait bientôt puni!»

Ainsi disait Dante dans la sublime épopée où son génie s'était placé
au-dessus du soleil pour juger tout son siècle, et tandis qu'il
chantait, Villani, né à Florence comme lui, étudiait, en parcourant
nos champs de bataille encore fumants de sang, le théâtre des grandes
luttes dont il devait raconter les péripéties.

Les communes flamandes, qui fixent le regard des poètes et des
historiens, ont traversé, en moins de trois années, la période la plus
brillante de leur gloire militaire, et leurs franchises ont reçu de
nouveaux développements. C'est ainsi qu'une charte du 12 avril 1304
(v. st.) établit que si le comte de Flandre a quelque différend, à
l'avenir, avec l'une des cinq bonnes villes, les quatre autres seront
appelées à le juger, et que toute contestation entre les bonnes villes
sera également soumise à l'arbitrage des autres cités de Flandre. La
ville de Bruges a surtout accru sa puissance en se plaçant à la tête
de la Flandre à la journée de Courtray. Philippe de Thiette lui a
octroyé des priviléges de plus en plus étendus, que chaque comte à son
avénement jurera de respecter, et ses magistrats viennent de faire
graver un nouveau sceau, où l'antique symbole du pont de la Reye a
fait place au lion de Flandre portant la couronne sur le front et la
croix sur le cœur, _Rugiit leo, vincula fregit_.

C'est au moment où la Flandre conserve à l'abri de tout péril la
position la plus énergique et la plus indépendante que Robert de
Béthune sort, avec ses frères Guillaume et Gui, des prisons de
Philippe le Bel, pour approuver le traité du 16 janvier qui vient
d'être solennellement confirmé à Athies-sur-Orge, en présence du comte
d'Évreux, du duc de Bourgogne et des comtes de Savoie et de Dreux,
plénipotentiaires de Philippe le Bel.

Par ce traité, Robert s'engage à remettre au roi vingt mille livrées
en terres dans le comté de Réthel et quatre cent mille livrées en
deniers, payables dans un délai de quatre années. Six cents hommes
d'armes flamands le serviront pendant une année, à leurs frais, en
quelque lieu que ce soit. Le roi se réserve le droit de punir trois
mille personnes de la ville de Bruges, en leur imposant des
pèlerinages comme expiation de leurs méfaits. Toutes les
fortifications des cinq bonnes villes de Flandre sont détruites, sans
qu'on puisse jamais les rétablir. Robert et ses frères, les nobles et
les bonnes villes de Flandre, jureront sur les saints Evangiles d'être
fidèles au roi de France et de ne jamais s'allier à ses ennemis; et
s'il arrive que Robert ou ses successeurs se rendent coupables de
rébellion envers le roi, toutes leurs terres seront considérées comme
forfaites, forjugées et acquises dès ce moment au roi. Les échevins,
les bourgmestres, les gentilshommes, châtelains, bannerets et autres
jureront d'observer ce traité, et ce serment sera réitéré toutes les
fois qu'il sera créé de nouveaux bourgmestres et échevins, et dans le
délai de quarante jours après l'hommage de tous châtelains, bannerets
et autres gentilshommes, qui seront tenus de prêter ce serment à
Amiens, en s'engageant à aider le roi contre le comte de Flandre si
celui-ci n'observe point la paix, et ce serment sera renouvelé de cinq
en cinq ans. Outre les châteaux et les châtellenies de Lille, de Douay
et de Béthune, déjà occupés par le roi, le comte de Flandre lui
remettra les châteaux de Cassel et de Courtray pour que le roi les
garde, tous frais prélevés sur les revenus de ces châtellenies,
jusqu'à ce que le comte ait fait exécuter les conventions relatives
aux vingt mille livres de rente à asseoir dans le comté de Réthel, à
la destruction des forteresses, au pèlerinage des Brugeois et aux
autres obligations ci-dessus mentionnées. Les châtelains et tous les
hommes des châtellenies de Cassel et de Courtray seront tenus de
prêter serment de fidélité au roi pour tout ce qui se rapportera à la
garde de ces châtellenies. De plus, le comte de Flandre et ses frères
feront en sorte que les nobles et les bonnes villes de Flandre se
soumettront à toutes sentences d'excommunication s'ils n'accomplissent
point ce traité, et supplieront également le pape de confirmer ces
sentences dont ils ne pourront être absous, si ce n'est à la requête
du roi. Il est entendu que, lors même que les forfaitures auraient été
commises avant la publication des sentences, le roi pourra ajourner,
«par cri fait publiquement en son palais à Paris,» le comte de Flandre
à comparaître dans le délai de trois mois devant la cour du roi, et
s'il est déclaré coupable, les sentences seront publiées et la
forfaiture sera établie. Les nobles, les bonnes villes et les gens de
Flandre renonceront à toutes les alliances qu'ils ont pu faire pour se
soutenir mutuellement contre le roi, et ils jureront de ne plus faire
à l'avenir de semblables alliances. Enfin, s'il se trouve dans ce
traité quelque point obscur ou douteux, les quatre plénipotentiaires
du roi se réuniront avec le duc de Brabant et Guillaume de Mortagne
pour l'éclaircir et l'interpréter.

Par une déclaration séparée, Robert promet de rentrer avec ses frères
au château de Pontoise avant les fêtes de la Toussaint, si les
communes flamandes reprennent les armes. En ce cas, il ordonnera à ses
sujets d'obéir aux ordres du roi, les dégagera de leurs serments de
foi et d'hommage, et se soumettra aux censures ecclésiastiques. Le
comte de Joigny, les sires de Fiennes, de Châteauvilain, de Mareuil et
de Pecquigny se portèrent ses cautions, et Robert, qui jusqu'à ce
moment se faisait appeler seulement Robert, fils aîné de feu le comte
Gui, prit le titre de Robert, par la grâce de Dieu, comte de Flandre.

Cependant le traité d'Athies soulève en Flandre une indignation
unanime; les communes accusent leurs députés d'avoir dénaturé les
conditions de la paix, telles qu'elles ont été fixées sous les
remparts de Lille. A peine osèrent-ils rentrer en Flandre, où leur vie
eût été en péril, s'ils eussent proposé l'exécution des conventions
qu'ils avaient acceptées. «Mieux valait mourir, répétait-on de toutes
parts, qu'accepter un joug si odieux. Était-ce donc un si grand crime
d'avoir sauvé la patrie, qu'il fallût l'expier par les rigueurs de
l'exil? D'autres peuples avaient pu se soumettre à la honte d'un
tribut, mais il n'était en Flandre personne qui consentît à renoncer à
sa liberté. Et dans quel moment voulait-on opprimer à ce point les
communes flamandes? Après la défense la plus héroïque, après les
triomphes les plus éclatants.» Ces discours ralliaient tous les
esprits dans une résistance de plus en plus vive.

Robert de Béthune lui-même n'osa pas s'opposer à ce mouvement. D'une
part, il confirme les priviléges accordés aux Brugeois par Philippe de
Thiette, en rappelant le dévouement qu'ils ont montré en bravant les
plus grands dangers pour délivrer Gui de Dampierre; et dans une autre
non moins mémorable, il déclare que sa volonté expresse est que «tous
bourgeois demeurant dedans l'eskevinage de Bruges, soient gens de
mestiers ou autres, soient également francs aussi avant li uns que li
autres.» Cependant des négociations secrètes se poursuivent entre le
roi de France et le comte de Flandre. Robert de Béthune, dont la vie
n'a été qu'une suite non interrompue d'épreuves et de revers, a senti
s'affaiblir, pendant une captivité de cinq années, les forces de l'âme
et du corps. Il se sépare de ses frères Philippe, Gui et Henri, et
accepte le joug qu'on lui impose pour assurer quelques jours
tranquilles à sa vieillesse. C'est à ce prix que Philippe le Bel le
protége contre les réclamations du comte de Hainaut et de la comtesse
d'Artois, et le réconcilie avec Edouard Ier, qui, l'année précédente,
a envoyé une flotte de vingt navires inquiéter les rivages de la
Flandre. Des motifs graves, et de même nature que ceux qui en 1296
avaient amené un rapprochement entre le roi de France et Gui de
Dampierre, l'engageaient à se créer un instrument docile dans le comte
de Flandre, loin de s'en faire un ennemi.

Philippe le Bel était plus avide que jamais. C'était en vain qu'il
avait altéré de nouveau les monnaies; c'était en vain qu'il avait fait
dépouiller de leurs biens les juifs dont il avait été longtemps le
protecteur et le complice, leurs dépouilles ne pouvaient satisfaire
son avarice: en les passant au crouset, il y retrouvait toujours
_l'argent noir_ (_argentum nigrum_) du pauvre peuple, et sa politique
le portait à affaiblir surtout ceux qu'il croyait devoir craindre. Les
grands vassaux étaient domptés par la force, les communes appauvries
par l'impôt; et dans la hiérarchie religieuse, l'ordre de Cîteaux, le
plus riche et le plus puissant de la France, était déjà si près de sa
ruine, que la voix des prêtres s'éteignait dans cette fameuse abbaye
de Clairvaux, toute pleine des souvenirs de saint Bernard; mais il
existait une milice soumise à la même règle, à la fois monastique et
féodale, qui portait fièrement la croix à côté de l'épée. Philippe le
Bel avait résolu de l'anéantir, et ce projet était d'autant plus
profondément gravé dans son esprit qu'il s'associait à des rêves de
spoliation.

Une rumeur populaire, propagée avec soin, accusait les Templiers
d'avoir été les complices des victoires de Salah-Eddin et des revers
de saint Louis, mais bientôt, comme si ces bruits n'agissaient point
assez fortement sur le peuple, on ajouta qu'ils égorgeaient les
enfants nouveau-nés pour mêler leurs cendres à leur breuvage, et
qu'ils adoraient solennellement une idole dont la tête avait trois
faces et portait une longue barbe d'or.

Clément V avait pris possession du trône pontifical qu'il devait au
roi de France. Il venait de confirmer le traité d'Athies, en faisant
un grand éloge du zèle et de l'affection que le comte de Flandre
montrait à l'égard du roi; et en maintenant à l'archevêque de Reims et
à l'abbé de Saint-Denis le droit d'excommunier les Flamands, il avait
approuvé cette clause spéciale et exceptionnelle que les censures
ecclésiastiques ne pourraient être levées qu'à la requête du roi. Ce
fut à Clément V que Philippe le Bel s'adressa pour obtenir l'abolition
de l'ordre des Templiers, c'est-à-dire pour s'efforcer de lui imposer
un jugement inique après la plus scandaleuse de toutes les procédures.
Le pape promit d'interroger le grand-maître de l'ordre du Temple et le
grand-maître des hospitaliers, qui résidaient alors l'un dans l'île de
Chypre, l'autre à Rhodes; il se trompait en espérant calmer ainsi
l'impatience du roi.

Le grand-maître de l'ordre du Temple, Jacques de Molay, avait quitté
l'Orient pour répondre à l'appel du pape: il se rendit aussitôt à
Poitiers, et il lui fut aisé de se justifier: c'était au douzième
siècle, au temps de Salah-Eddin, que les évêques et les historiens
avaient rendu le plus pompeux témoignage de l'héroïsme et de la piété
des Templiers; à la bataille de Mansourah, ils avaient combattu à
l'avant-garde, et quelques années à peine s'étaient écoulées depuis
que le grand-maître Guillaume de Beaujeu s'était enseveli avec tous
ses compagnons sous les ruines de Ptolémaïde. Jacques de Molay
lui-même avait naguère proposé de prêcher une nouvelle croisade;
cependant s'il s'excusa devant Clément V, il devint de plus en plus
coupable aux yeux du roi; car il revenait d'outre-mer avec cent
cinquante mille florins d'or et dix charges d'argent telles qu'en
pouvaient porter des bêtes de somme.

La tentation était trop forte: Philippe le Bel n'y résista pas.
Mécontent de la modération du pape, il résolut de commencer lui-même
violemment la procédure pour le forcer ensuite à la poursuivre: des
lettres secrètes furent adressées à tous les baillis et sénéchaux du
roi, afin que le même jour et à la même heure les Templiers fassent
arrêtés dans toute l'étendue du royaume. Il leur était expressément
recommandé de saisir tous leurs biens meubles et immeubles, et de les
conserver fidèlement pour les remettre en la main du roi.

On prétend que, dès l'année précédente, le roi de France avait
instruit le comte de Flandre de ses desseins secrets. Si Philippe le
Bel trouvait parmi les hommes du midi ses ministres les plus dociles,
l'ordre du Temple s'appuyait au contraire sur la France
septentrionale, et ses chevaliers étaient d'autant plus respectés dans
les Etats de Robert de Béthune qu'ils s'étaient ralliés aux communes à
la journée de Courtray. C'était d'ailleurs dans la patrie des premiers
croisés que l'ordre du Temple retrouvait les souvenirs de son origine.
Geoffroy de Saint-Omer et plusieurs autres de ceux qui le fondèrent
appartenaient par leur naissance à la Flandre. Geoffroy de Saint-Omer
possédait à Ypres un vaste enclos qu'il donna aux «pauvres frères de
la milice du temple de Salomon.» Ce fut le berceau de l'ordre du
Temple en Europe. En 1225, Jeanne de Flandre reconnut que tous ceux
qui relevaient de la maison du Temple à Ypres étaient étrangers à sa
juridiction. Une autre charte de la même année porte que les Templiers
ne pouvaient être soumis à aucun impôt, que deux échevins de la ville
d'Ypres seraient spécialement chargés de s'occuper des griefs qu'ils
auraient à exposer, et que toutes les amendes seraient partagées en
quatre parts dont trois seraient dévolues aux Templiers. Leur
puissance dans nos provinces était si vaste qu'ils avaient reçu
pendant quelque temps la garde du comté de Namur. Tandis que le duc
Godefroi de Brabant leur accordait la moitié, le tiers ou le quart du
droit de relief que lui payaient ses vassaux, Philippe d'Alsace
disposait des dîmes de Slype, de Leffinghe et des villages voisins en
faveur du maître de Flandre, Baudouin de Lidenghem. Gui de Dampierre
avait fait d'autres dons à frère Pierre Uutenzacke, «commandeur de
Flandre del ordene de le chevalerie dou Temple.»

Le 12 octobre, Jacques de Molay avait été chargé par le roi de porter
le poêle de sa belle-sœur l'impératrice de Constantinople. Le
lendemain, c'est-à-dire le vendredi 13 octobre 1307, à l'aube du jour,
il est arrêté et conduit à Corbeil; et le même ordre est exécuté dans
toute la France, partout où domine l'autorité de Philippe le Bel, à
Ypres comme à Paris. D'anciennes traditions populaires racontent qu'en
Flandre on vint au milieu de la nuit frapper à la porte des nombreux
châteaux habités par les Templiers, et qu'ils furent impitoyablement
égorgés. La légende s'est trop hâtée de les faire périr: c'est à
l'histoire qu'il appartient de rappeler d'abord leur longue et cruelle
captivité.

L'étonnement du pape fut extrême en apprenant que le roi avait osé
usurper les attributions de l'autorité ecclésiastique, et porter une
main sacrilége sur les biens d'un ordre religieux: il suspendit les
juges ordinaires; mais le roi protesta qu'il n'avait pas l'intention
d'agir comme accusateur, mais seulement comme champion de la foi et
comme défenseur de l'Eglise: il avait résolu de faire intervenir le
peuple contre les Templiers, de même qu'il l'avait excité à le
soutenir en 1303 contre Boniface VIII, et il convoqua sans délai «les
nobles et non nobles» pour recevoir leur conseil sur ce qu'il
convenait de faire des Templiers.

Le 26 mars 1307 (v. st.), le roi annonça à Robert de Béthune qu'une
assemblée se tiendrait à Tours trois semaines après les fêtes de
Pâques pour s'occuper des mesures à prendre contre l'abominable
hérésie des Templiers. Le même jour, le roi de France adressa à toutes
les villes du royaume une autre lettre, où, en les invitant également
à y envoyer leurs députés, il s'étendait sur les blasphèmes et les
infamies des Templiers, souffle maudit qui ébranlait et le ciel et la
terre, et contre lequel se soulevaient à la fois non-seulement les
armes et les lois, mais les animaux eux-mêmes et jusqu'aux éléments de
la nature troublés dans leur cours.

Robert de Béthune avait chargé l'aîné de ses fils, Louis, qui avait
déjà hérité de sa mère le comté de Nevers, de le représenter à
l'assemblée de Tours. Le jeune prince fut l'un de ceux qui se
portèrent accusateurs des Templiers; il assista à ces délibérations
violentes, non moins menaçantes pour le pape que pour Jacques de
Molay, où le roi se faisait dire par ses ministres «que Moïse avait
tiré le glaive contre les adorateurs du veau d'or, sans consulter le
grand prêtre Aaron, et que le roi très-chrétien possédait le même
droit, même vis-à-vis du clergé, si le clergé soutenait les
hérétiques.» Philippe le Bel, aisément persuadé par ces discours, se
dirigea vers Poitiers, suivi de toute une armée. Douze jours après,
Clément V publia un manifeste dans lequel, à la prière du roi, il
vantait pompeusement sa générosité et son désintéressement. Il avait
déjà levé la suspension des juges ordinaires, et alla même jusqu'à
décider que leur enquête aurait lieu dans le diocèse de Sens:
l'archevêque de Sens était frère d'Enguerrand de Marigny et l'un des
courtisans les plus dévoués du roi.

Au milieu de cette agitation, les députés des communes flamandes
réitéraient près du roi leurs protestations contre le traité d'Athies.
Il y avait eu des conférences à Beauvais; il y en eut d'autres à
Paris; enfin les ambassadeurs flamands (l'un d'eux était Jean Breydel)
suivirent le roi à Poitiers: le 28 mars 1307 (v. st.), c'est-à-dire
deux jours après les lettres de convocation de l'assemblée de Tours,
Philippe le Bel avait déclaré que ses notaires s'étaient trompés,
comme le prétendaient les Flamands, dans la désignation des livres
tournois mentionnées dans les derniers traités, et qu'au lieu de
«monnaie peu forte,» il fallait lire «monnaie faible;» différence
importante à une époque où la falsification des monnaies comptait tant
de degrés. Il avait voulu par cette concession faciliter en Flandre
l'adoption des mesures qu'il préparait contre les Templiers. Mais
lorsqu'il eut vu le succès de ses ruses assuré à Poitiers comme à
Tours, il se montra de nouveau plus sévère. On disait qu'il avait
gagné à ses intérêts Jean de Gavre et Gérard de Sotteghem. Jean de
Cuyk ne vivait plus, et Gérard de Moor avait quitté la France, parce
qu'il prévoyait que toutes les négociations seraient funestes à sa
patrie.

Vers le mois d'août 1308, Robert de Béthune invita toutes les communes
à choisir des députés, afin qu'il pût se rendre lui-même avec eux près
du roi. Il espérait réussir ainsi dans ses efforts pour arriver à la
conclusion de la paix, et oubliait que les prières adressées à la
puissance et à l'orgueil sont le plus souvent des vœux stériles. Dès
le premier jour, les conseillers de Philippe le Bel demandèrent que
les députés flamands se remissent, tant de haute que de basse justice,
à la sentence du roi: mais ceux-ci, fidèles au mandat qu'ils avaient
reçu des communes, répondirent qu'ils n'y pouvaient consentir qu'en
faisant des réserves pour leur liberté, leur honneur et leurs vies, et
ils présentèrent le traité conclu près de Lille, où l'on avait
déterminé quelles seraient les conditions de la paix: ils faisaient
remarquer que le roi y avait apposé son sceau, mais les ministres de
Philippe le Bel répliquaient que le traité d'Athies portait aussi le
sceau de Robert de Béthune et en réclamaient l'exécution: les députés
des communes ne cédèrent point.

Cependant une profonde inquiétude régnait en Flandre. On accusait
Robert de Béthune de ne chercher qu'à faire triompher les intérêts du
roi de France. L'un de ses frères, Jean de Namur, qui avait conseillé
la paix sous les murs de Lille, venait d'épouser une cousine de
Philippe le Bel: son influence favorisait de plus en plus le parti des
_Leliaerts_. Une vaste ligue se formait contre les communes, et
bientôt les baillis du comte et leurs amis parcoururent la Flandre,
immolant tous ceux qui étaient signalés comme rebelles et ennemis du
roi. Dans le pays de Waes, ils arrêtèrent vingt-cinq des plus notables
habitants, dont les uns furent mis en croix et les autres condamnés à
l'exil. Guillaume de Saeftinghen, assiégé dans la tour de Lisseweghe,
eût péri si Jean Breydel et Pierre Coning, réunissant quelques
bourgeois, ne fussent accourus pour le délivrer; ils rentrèrent avec
lui triomphants à Bruges. Toute la commune, pleine de zèle pour la
défense de ses franchises, y avait pris les armes, et l'une des
victimes de sa fureur fut Gilles Declerck, homme de naissance obscure,
qui jouissait d'un si grand crédit auprès de Robert de Béthune que,
pendant son absence, il partageait les soins du gouvernement avec
Guillaume de Nesle et Philippe de Maldeghem. Tout le peuple craignait
qu'à l'exemple des autres pays où la liberté est inconnue, on voulût
le réduire à la condition des serfs.

Robert de Béthune n'avait pu rallier à son autorité que les magistrats
dont il avait intimidé le zèle ou flatté l'ambition. Il espérait que
leur appui lui permettrait de faire accepter aux communes le traité
d'Athies, et vers le mois de février 1308 (v. st.), il les conduisit
avec lui à Paris, où ils ratifièrent le traité d'Athies tant en leur
propre nom que «pour tous ceus et chascun de ceus dont ils étaient
procureurs,» s'engageant solennellement à se soumettre à
l'excommunication de l'évêque de Tournay et à celle du pape, de telle
manière que «ne eus, ne leurs successeurs, leurs terres, leurs villes,
ne leurs appartenances ne puissent estre, ne ne soient absols, fors à
la requeste de nostre seigneur le roy ou de son commandement.» La
commune de Bruges était la seule qui ne fût pas représentée à Paris.

Robert de Béthune n'avait point quitté la France, mais il avait chargé
le plus jeune de ses fils, qui portait le même nom que lui, Robert de
Cassel, d'aller annoncer aux communes la ratification du traité
d'Athies, qu'on appelait communément le pacte d'iniquité. Le jeune
prince se rendit aussitôt en Flandre; il y supplia tous les bourgeois
de vouloir bien confirmer ce qui avait été fait en leur nom, et leur
exposa que leur adhésion devait être le seul moyen d'éviter la
vengeance du roi. A Gand, à Ypres et dans d'autres villes moins
importantes, les bourgeois les plus riches, qui redoutaient la guerre
comme le plus terrible des désastres, y semblaient disposés; mais les
communes, dont les corps de métiers formaient le principal élément,
avaient gardé le silence: elles attendaient que l'exemple de la
résistance leur fût donné par la cité d'où était parti, en 1302, le
signal de la lutte.

Robert de Cassel avait cru devoir s'adresser aux habitants de toutes
les villes de Flandre avant de se présenter au milieu des Brugeois.
Ils entendirent avec calme son discours et demandèrent un délai pour
répondre. Enfin, ils se réunirent le jour du mercredi-saint 26 mars
1308 (v. st.). Tous les _Leliaerts_ qui s'étaient réfugiés en France
pendant la guerre étaient rentrés à Bruges pour seconder les
propositions de Robert de Cassel; les courtiers, dont le commerce
devait tout à la paix, les pêcheurs, menacés pendant plusieurs années
par les flottes d'Angleterre et de France, partagèrent le même avis;
mais les autres corporations n'écoutaient que la voix de Pierre Coning
et de Jean Breydel. Elles rappelaient tous les sacrifices et toutes
les humiliations qu'imposait le traité d'Athies, et ne redoutaient pas
moins les projets secrets du roi, quand il verrait les villes de la
Flandre démantelées et toutes ses frontières ouvertes aux invasions;
la plaine même de Courtray, où tout retraçait encore l'éclat de leur
triomphe, ne devait-elle pas être livrée aux hommes d'armes français?
Le roi ne voulait-il pas choisir tous ceux qu'il condamnait à ces
pèlerinages lointains, long et périlleux exil? Ne s'attribuait-il
point le pouvoir de lever seul les sentences d'excommunication
prononcées par les évêques ou le pape? Ne se réservait-il pas enfin le
droit d'exiger, pour l'exécution du traité, toutes les garanties qu'il
jugerait convenables, réserve d'autant plus menaçante qu'elle était
obscure, et qu'il pouvait en faire usage à son gré, soit pour faire
enlever aux communes les armes qui les protégeaient, soit pour
réclamer comme otages leurs chefs et leurs magistrats?

Déjà, les corps de métiers se préparaient à se combattre les uns les
autres, et une lutte sanglante allait succéder aux discussions des
_Leliaerts_ et des _Clauwaerts_, lorsque des hommes sages
s'interposèrent comme médiateurs: ils parvinrent à obtenir que l'on
désignerait huit hommes probes et honorables, afin qu'ils se
rendissent à Paris et y demandassent que le traité d'Athies fût
modifié. Philippe le Bel se vit réduit à fléchir devant une opposition
si persévérante et si énergique. Le 10 mai, il déclara qu'à la prière
du comte de Flandre et du duc de Brabant, il consentait à modérer les
conditions du traité d'Athies. Il pardonnait toutes les offenses
antérieures ou postérieures à ce traité, permettait de racheter la
moitié de la rente de vingt mille livres, et ajournait à deux ans le
moment où l'autre moitié serait «assise» dans le comté de Réthel. Les
fortifications des bonnes villes ne devaient pas être démolies, et le
roi se désistait de toute prétention de percevoir des tailles en
Flandre. Il abandonnait tous ses droits d'occupation provisoire sur
les châtellenies de Courtray et de Cassel, et déclarait se contenter
des garanties qu'il possédait déjà, sans pouvoir en réclamer d'autres.
Quinze jours après, Philippe le Bel chargea Guillaume de Plasian
d'aller recevoir le serment des communes de Flandre, et nous apprenons
par un procès-verbal du notaire apostolique Jacques de Vitry, que
cette cérémonie s'accomplit à Bruges, dans le verger des frères
prêcheurs, le 8 juillet 1309.

La clause spéciale qui constituait le roi de France arbitre de toutes
les excommunications prononcées contre les Flamands subsistait dans le
nouveau traité; mais au moment où il fallut le soumettre à
l'approbation pontificale, Clément V avait fui de Poitiers pour
chercher un asile dans la cité d'Avignon. Dans une lettre qu'il
adressa le 23 août au roi, afin de lui exposer les scrupules de sa
conscience, il déclarait que si à Poitiers il avait inséré cette
clause dans une bulle dirigée contre les Flamands, il l'avait fait
plutôt par préoccupation ou par négligence qu'après un examen
approfondi, et demandait qu'on lui fît parvenir cette bulle pour qu'il
la corrigeât. «Cependant, ajoutait-il, quoique nous soyons tenus de
réparer les fautes de nos prédécesseurs, nous cherchons tellement à
vous plaire que si l'un deux a fait usage de cette clause, nous
consentirons à la reproduire.» Il ajoutait que les Flamands ignoraient
complètement sa pensée à cet égard, et que s'ils violaient la paix, il
était prêt à les excommunier en toute circonstance, nonobstant leurs
protestations.

Guillaume de Nogaret reçut du roi l'ordre d'aller convaincre le pape
que quelques-uns de ses prédécesseurs avaient déjà fait usage de cette
formule, et il obtint que Clément V la confirmât. Nogaret avait une
seconde mission à remplir: il venait avec Supino de Ferentino, son
collègue dans sa trop célèbre expédition d'Anagni, exiger que l'on
commençât le procès dirigé contre la mémoire de Boniface VIII, et même
qu'on lui livrât ses ossements pour qu'il les réduisît en cendres.
Accusateur et témoin à charge, il lui faisait un crime d'avoir été
trahi et d'avoir flétri les traîtres. Dans la longue énumération de
ses griefs, il lui reprochait l'affection qu'il portait à la Flandre:
«Ce même Boniface, disait-il, a montré une grande joie lors du
désastre causé par les Flamands aux Français, qui était le résultat de
leurs ruses perfides et de leur mauvaise foi, et non celui de leur
courage: il s'est réjoui de la mort des princes français qui y ont
succombé; on l'a entendu prononcer des paroles injurieuses pour les
Français.» Clément V n'évita cette terrible procédure qu'en consentant
à la suppression de l'ordre du Temple: on sait que le concile de
Vienne siégea entre deux bûchers, entre celui des cinquante-quatre
Templiers de la porte Saint-Antoine et celui de Jacques de Molay.
Parmi les membres de l'ordre qui osèrent défendre leurs frères sous
les verrous des cachots et jusqu'au milieu des flammes, il faut nommer
Goswin de Bruges, commandeur de Flandre, Jean de Furnes, Jean de Slype
et Gobert de Male.

L'influence de Philippe le Bel triomphait de toutes parts. Une de ses
filles épousa le jeune roi d'Angleterre, Edouard II. La Navarre,
l'Aragon le respectaient également. Le duc de Brabant lui obéissait
comme le comte de Flandre ou le comte du Hainaut; il avait même conclu
une alliance avec le roi de Norwége. En France, son autorité dominait
sans frein et sans limites. Quelques femmes, quelques orphelins au
berceau, occupaient ces vastes domaines et ces tours crénelées de la
Picardie et de l'Artois, où les barons conspiraient contre
Philippe-Auguste au temps de la bataille de Bouvines. Il avait suffi
au roi de montrer à la noblesse la gloire aux frontières de Flandre
pour qu'elle se précipitât aveuglément dans l'abîme; il ne lui restait
plus qu'à s'emparer habilement et sans bruit de ces châteaux que
gardait une quenouille à défaut de lance. C'était une coutume, parmi
les châtelaines que la bataille de Courtray avait condamnées au
veuvage, de se réunir fréquemment afin de trouver quelques
consolations à leurs malheurs. Leurs larmes ne s'étaient point taries,
quand des pèlerins, revêtus d'un costume religieux, se présentèrent au
milieu d'elles. «Louez Dieu, leur disaient-ils, vous ne tarderez point
à revoir vos époux.» Ils ajoutaient que tous ces chevaliers dont on
déplorait la mort n'avaient point péri à Courtray, mais qu'attribuant
leur défaite à leur orgueil, ils avaient résolu de faire pénitence
pendant plusieurs années; ils allaient enfin reparaître, et devaient
s'assembler à Boulogne pour y renoncer à leur vie retirée et rentrer
dans leurs foyers. Ces récits se répandaient de toutes parts; plus ils
étaient merveilleux, plus ils trouvaient créance dans l'esprit du
vulgaire: les nobles veuves semblaient elles-mêmes disposées à y
ajouter foi.

Les «Loés-Dieu» s'étaient éloignés lorsque le comte d'Evreux, frère du
roi de France, arriva à Tournay le 23 février 1307 (v. st.), et avec
lui Enguerrand de Marigny, courtisan placé si haut dans la faveur de
Philippe le Bel qu'il avait effacé Plasian et Nogaret. Le seigneur de
Marigny était un Normand de basse extraction, nommé Leportier: l'un de
ses frères était cet archevêque de Sens qui avait dirigé le procès des
Templiers; l'autre devint plus tard évêque de Beauvais. Il avait osé
prendre lui-même le titre de coadjuteur du royaume de France, et avait
fait ériger au palais de Paris sa statue à côté de celle du roi. Tant
d'audace étonnait ses contemporains: ils croyaient ne pouvoir
l'expliquer que par la magie, et racontaient qu'il avait enchanté la
rose d'or que le pape Clément V lui avait donnée dans l'une des
solennités du carême.

Le frère du roi et le coadjuteur du royaume étaient venus, en grande
pompe, à Tournay, pour y réinstaller l'un des chevaliers annoncés par
les «Loés-Dieu,» Jean de Vierzon, qui avait épousé autrefois la dame
de Mortagne, héritière de la châtellenie de Tournay. Les uns croyaient
le reconnaître et soutenaient le récit des «Loés-Dieu,» mais il y en
avait d'autres dont les doutes étaient plus obstinés. Cependant la
dame de Mortagne le reçut comme son époux et il exerça de nouveau
l'autorité de châtelain; les monastères et les villes, les nobles et
les communes lui renouvelèrent leur hommage et il reparut
solennellement dans ses seigneuries de Leuze, de Condé et de Brueil,
et vendit au roi celle de Mortagne qui était peut-être la plus
importante par sa position sur la Scarpe et sur l'Escaut; puis il se
rendit à Bruxelles, où on lui avait élevé un magnifique tombeau et
reprit son écu qui y était suspendu.

L'intérêt que mettait Philippe le Bel à maintenir son influence à
Tournay l'engageait à se mêler à toutes les querelles de la Flandre et
du Hainaut. Les trêves conclues entre Guillaume d'Avesnes et Robert de
Béthune avaient été fréquemment renouvelées, mais jamais on n'avait
réussi à les convertir en une paix stable: il était même arrivé en
1309 que leurs armées s'étaient rencontrées aux bords de l'Escaut, et
un combat eût été inévitable sans l'intervention de quelques hommes
sages. L'un des motifs de ces dissensions était l'hommage de certains
fiefs que réclamait le comte de Flandre; quoique des arbitres eussent
prononcé en sa faveur, le comte de Hainaut refusait de se conformer à
leur décision: le roi de France ne tarda point toutefois à faire
proclamer de nouvelles trêves, moins par zèle pour la paix qu'afin de
pouvoir, selon les besoins de sa politique, apaiser ou réveiller les
éternelles rivalités des héritiers de Bouchard d'Avesnes et des fils
de Gui de Dampierre.

Robert de Béthune cherche pendant quelque temps à s'opposer à la
médiation du roi; il ose même se plaindre des alliances qu'il a
conclues en 1297 avec le comte de Hainaut; mais Enguerrand de Marigny,
qui a reçu la mission de rappeler à Robert de Béthune ses promesses et
ses serments, se rend aussitôt à Tournay, où il paraît en roi et
investi de la puissance royale, _tanquam rex, habens omnimodam
potestatem ab eodem_. Les échevins accourent au devant de lui; des
sergents d'armes le précèdent; le grand maître des arbalétriers et un
maréchal de France marchent à ses côtés; tour à tour il menace et il
pardonne: exerçant le droit de grâce comme celui de justice, il absout
quelques pauvres bannis et cite le comte de Flandre devant son
tribunal.

La résistance imprévue de Robert de Béthune, après tant de symptômes
d'ignominie et de faiblesse, semblerait inexplicable si nous n'y
reconnaissions l'influence de l'aîné de ses fils, Louis de Nevers.
Celui-ci, né ambitieux, de mœurs dissolues et d'un caractère violent,
haïssait vivement Philippe le Bel depuis que ce prince prétextant
l'inexécution des traités de 1305 et de 1309, s'était emparé de tous
les revenus des comtés de Nevers et de Réthel. Il accompagna son père
à Tournay et ne craignit point de lutter contre Marigny.

Le comte de Flandre prétendait que, puisque les terres du Hainaut
dépendaient du roi d'Allemagne, le roi de France ne pouvait régler les
contestations qui y étaient relatives; il invoquait d'ailleurs la
décision des arbitres qui avaient déjà prononcé leur sentence: il
était évident qu'il ne croyait point à l'impartialité du roi.
Enguerrand de Marigny lui demanda s'il était vrai qu'il eût dit qu'il
s'étonnait fort que le roi de France se fût allié contre le comte de
Flandre avec le comte de Hainaut, et que si la chose était vraie, elle
était «moult laide.»--«Sire comte de Flandre, ajoutait-il, vous ne
devez point vous étonner des alliances faites entre le roi et le comte
de Hainaut contre votre père. Gui de Dampierre, tenu de foi et
d'hommage vis-à-vis du roi de France, ne s'allia-t-il point au roi
d'Angleterre contre le roi son seigneur? N'envoya-t-il même pas au roi
des lettres revêtues de son sceau, par lesquelles il se déclarait
dégagé de tous ses serments? Ce fut ce qui l'obligea à s'allier au
comte de Hainaut contre votre père qui était rebelle, et contre vous
et contre vos frères qui le souteniez dans sa rébellion. Ne vous
émerveillez donc point, sire comte, des alliances que fit le roi, car
elles étaient justes et raisonnables.» C'était un mauvais moyen de
consolider la paix que de rappeler ces tristes souvenirs; mais
Enguerrand de Marigny, d'une voix de plus en plus menaçante,
poursuivit en ces mots: «Ni vous, sire comte, ni votre fils le comte
de Nevers, vous ne devriez blâmer les actes du roi de France, ni
donner occasion au peuple de le faire; de même que toute autre
personne, vous ne pouvez parler du roi qu'avec respect et gratitude.
Il vous a fait tant de grâces que vous devriez mieux les reconnaître
et moins vous défier de lui; car il vous a tenus, vous, votre père et
vos frères, dans sa prison et pleinement à sa volonté, comme forfaits
de corps et d'avoir. La voie de justice vous condamnait à perdre la
vie ou à subir telle autre vengeance qu'il eût plu au roi, surtout
s'il voulait considérer vos grands méfaits et ceux de vos frères et de
vos gens pendant le temps que vous vous trouviez en prison; mais il a
renoncé à la voie de justice et de rigueur: n'ayant devant les yeux
que le miroir de miséricorde et d'équité, et loin de convoiter le
comté de Flandre que peu d'hommes puissants eussent laissé sortir de
leur main, s'ils y eussent eu le moindre droit, il vous délivra de
prison, il reçut votre hommage et vous rétablit dans votre pairie et
seigneurie de Flandre; et vous vous défiez du roi auquel vous devez
votre vie, votre rang et votre comté!--Je ne puis croire, interrompit
impétueusement le comte de Nevers, que ce soit le roi qui vous ait
ordonné de tenir ce langage, et si le respect que nous lui devons ne
me retenait, je vous répondrais autrement.» Les conseillers du comte
de Flandre ajoutèrent qu'ils observeraient la paix bien qu'elle leur
semblât dure, et la conférence fut rompue.

Peu de jours après, Enguerrand de Marigny invitait le comte de Flandre
à comparaître de nouveau à Tournay le 14 octobre. Cependant Robert de
Béthune croyait trouver, dans des allusions trop répétées à la
captivité de son père, l'indice de quelque projet sinistre, et ses
craintes redoublèrent lorsqu'il apprit que l'exécuteur des ordres
secrets du roi, Guillaume de Nogaret, venait d'entrer à Tournay; il
jugea qu'il était prudent de ne pas quitter la Flandre, et s'excusa de
son absence en alléguant qu'il n'avait point reçu de sauf-conduit.
Marigny lui en fit proposer un et lui envoya deux sergents d'armes
pour le conduire jusqu'à la ville de Tournay, à peine éloignée de
quatre ou cinq lieues de ses frontières.

Les ambassadeurs du roi attendirent quatre jours à Tournay: ils y
virent arriver les députés des communes flamandes, mais Robert de
Béthune ne parut point. Enfin, le 15 octobre 1311, Enguerrand de
Marigny rompt le silence. Il raconte toutes ses négociations avec le
comte de Flandre, insiste sur les mauvais conseils que lui donne Louis
de Nevers, et déclare que les discordes domestiques du comte et de son
fils, dont on fait grand bruit, n'existent point et ne sont qu'une
ruse pour exciter le peuple contre le roi. Puis il fait donner lecture
des lettres de Philippe le Bel, scellées à Creil le 6 octobre 1311,
par lesquelles le comte est cité à se présenter devant le parlement de
Paris, le lendemain de la fête de la Purification, pour s'y expliquer
sur ses griefs relativement à l'alliance de la France et du Hainaut,
et il en offre copie à tous les députés des villes de Flandre «pour
aviser les bonnes gens dou païs que ne sont point fausses paroles.»

Ce n'était point assez: le roi de France voulait séparer les communes
flamandes du comte au moment même où elles semblaient se réconcilier
avec lui, et il espérait atteindre son but en leur persuadant que ce
n'était point au roi de France, mais à leurs princes qu'elles devaient
tous leurs malheurs. Ce système lui avait réussi en 1287, sous
l'influence des nobles souvenirs de la royauté de Louis IX. En 1311,
l'intervention du roi prend une forme perfidement doucereuse vis-à-vis
des communes, parce qu'elle a beaucoup à leur faire oublier.
S'adressant à la fois à leur intérêt et à leur affection, il décide
d'abord que tous ceux qui se prononceront en sa faveur seront exempts
des impôts levés en exécution des traités conclus avec lui; puis, dans
l'ardeur de son zèle inopiné pour leur cause, il leur adresse quelques
conseils, par l'organe de Marigny, dans cette même assemblée de
Tournay: «Comme l'on a fait connaître au roi la bonne volonté que ceux
des villes de Flandre témoignent à son égard, ses conseillers présents
à Tournay, considérant l'affection que le roi leur portera tant qu'ils
persisteront dans leur bonne volonté, leur ont exposé, afin qu'ils
puissent eux-mêmes le répéter aux bonnes gens de leur pays:
premièrement qu'ils ne doivent pas oublier que le roi est leur droit
seigneur souverain, de telle manière que si un pauvre homme de Flandre
se plaignait au roi que le comte veut lui faire tort, le roi pourrait
obliger le comte à lui faire justice et droiture, et s'il ne voulait
obéir, le roi l'y contraindrait par la force des armes comme il y
contraindrait son fils, s'il en était besoin. Que personne ne pense
donc que ce soit à cause des méfaits des bonnes gens de Flandre que
le roi poursuit le comte Robert et son fils; que l'on ne pense point
que le roi puisse manquer de bonne foi et revenir sur la rémission des
injures qu'il a pardonnées. Les bonnes gens de Flandre ont toujours
voulu la paix; le comte seul ne l'a point observée loyalement comme il
y était tenu. Secondement, il faut que les bonnes gens de Flandre
sachent bien comment ont été punis les vassaux rebelles à leur
seigneur, entre autres le duc de Normandie qui était bien plus
puissant que le comte de Flandre, et le comte de Toulouse qui a perdu
ses Etats. Le comte de Flandre et ses devanciers ont mérité le même
châtiment, et les bonnes gens du pays doivent bien se souvenir qu'ils
ont payé leurs folies, puisque les princes ne cherchent qu'à récupérer
leurs terres et leurs honneurs; ce sont les bourgeois qui y ont perdu
leurs biens et qui ont payé les deniers, et le reste du peuple est
justicié, pendu, traîné sur la claie et torturé, comme on en voit un
exemple dans la paix actuelle, qui fera sortir de leurs foyers trois
mille personnes de Bruges, si le roi ne leur fait grâce.» Jamais
l'éloquence d'Enguerrand de Marigny ne fut plus habile: il prêchait
l'insurrection en offrant l'appui du roi.

Ni le comte de Flandre, ni son fils ne comparurent devant le parlement
de Paris le 3 février 1311 (v. st.). Une rupture prochaine semblait
imminente: déjà le roi avait défendu de laisser sortir des armes du
royaume, et l'héritier du comté de Flandre avait donné l'ordre qu'on
cherchât ses enfants dans le comté de Nevers où il ne les croyait
point en sûreté, pour qu'on les conduisît près de lui: il voulait,
disait-il, leur apprendre le flamand, cette langue nationale, la seule
que parlât Pierre Coning; mais leur père les attendit inutilement: des
émissaires de Philippe le Bel les arrêtèrent dès qu'ils eurent franchi
la frontière du Nivernais.

Louis de Nevers se décida alors à partir pour Paris: il alla
redemander ses fils, victimes d'une odieuse trahison accomplie sans
provocation et sans défi, ajoutant que si l'on avait quelque reproche
à lui adresser, il lui serait aisé de le repousser. Les conseillers du
roi saisirent avec empressement cette occasion de dresser un nouvel
acte d'accusation: il était démesurément long et comprenait les crimes
de lèse-majesté, d'infraction de la paix, de violation de serments, de
séditions, de confédération insurrectionnelle, de tentatives coupables
tendant à faire naître des émeutes parmi les communes de Flandre.
Louis de Nevers, consterné, exprima le désir de pouvoir réclamer
l'avis de ses amis pour préparer sa défense, mais ils ne voulurent
point le permettre et menacèrent de la colère du roi quiconque oserait
prendre la parole en sa faveur. Louis reparut le lendemain devant le
parlement de Philippe le Bel, seul comme la veille et abandonné de
tous ceux dont il avait invoqué le secours. Réduit à se justifier
lui-même, il se contenta de dire qu'il ne pouvait point réfuter dans
leur propre langage les chevaliers ès lois du roi de France, mais
qu'il lui suffisait d'offrir son serment qu'il était innocent de tous
les griefs qu'on lui imputait. «Je consens aussi, disait-il, à ce que
l'on désigne un accusateur: le duel décidera entre nous, car c'est la
coutume des hommes nobles d'un rang semblable au mien de répondre
ainsi à leurs ennemis.» Marigny et Nogaret ne touchèrent point à leurs
épées; mais ils déclarèrent que puisque le fils du comte de Flandre
n'était pas prêt à se disculper sur tous les points de leur
accusation, ils lui accordaient, jusqu'aux premiers jours d'octobre,
un délai pendant lequel il devait habiter le château de Moret en
Gâtinois. Cette fois, Louis de Nevers avait réussi à obtenir de
quelques-uns de ses amis, par ses promesses et ses instances, qu'ils
quittassent la Flandre pour venir le défendre; mais on refusa de les
écouter, et les juges remirent de nouveau la suite de la procédure aux
fêtes de Noël.

Louis de Nevers espérait qu'on le reconduirait au château de Moret,
mais les ordres de Philippe le Bel étaient plus sévères: on l'enferma
à Montlhéry dans un cachot fétide et immonde. Ce qui l'effrayait
surtout, c'est que l'on racontait que le roi y avait fait périr
secrètement plusieurs Templiers; Louis de Nevers se souvenait qu'il
avait été l'un de ceux qui à Tours avaient aidé Philippe le Bel dans
ses projets cruels et avides, et se reprochait d'autant plus le sort
des Templiers qu'il craignait de le partager. Son orgueil céda à la
terreur qui l'agitait. Il adressa les prières les plus humbles aux
conseillers du roi pour qu'ils lui assignassent une autre résidence;
il promit à Nogaret d'obéir en toutes choses aux ordres du roi, quels
qu'ils fussent; on repoussa longtemps ses supplications, et le roi ne
consentit à paraître plus clément vis-à-vis de lui que lorsqu'il n'eut
plus à le craindre.

Enguerrand de Marigny avait profité de la captivité de Louis de Nevers
pour forcer le vieux comte de Flandre à se soumettre de nouveau à
l'influence française. Il ne restait à Robert de Béthune qu'à expier
la tentative de résistance qui lui avait si mal réussi, et les
conditions de sa réconciliation avec Philippe le Bel sont indiquées
dans le traité conclu à Pontoise le 11 juillet 1312, où le roi,
considérant qu'il s'était rendu coupable de négligence plutôt que de
malice, ratifie le rachat de dix mille livres de rente, moyennant six
cent mille livres tournois, et accepte, pour le second payement de dix
mille livres, la possession des villes et des châtellenies de Lille,
de Douay et de Béthune, quoique, disait-il, elles ne valussent pas
cette somme. Le comte de Flandre conservait le droit de réclamer de
ses communes les dix mille livres de rente pour lesquelles il cédait
de si beaux domaines; mais le roi de France, voulant trouver dans ces
conventions une nouvelle occasion d'intervenir dans les affaires de
Flandre, exigea que cette rente fût assimilée à un octroi volontaire
du roi et devînt un fief pécuniaire pour lequel le comte lui devrait
hommage.

Enguerrand de Marigny avait su persuader au comte de Flandre que cette
cession des trois châtellenies que nous avons nommées n'était qu'une
formalité prescrite par la dignité royale, _pro honore regis_, et
qu'immédiatement après Philippe le Bel les lui restituerait par une
donation particulière, _de gratia speciali_. Il lui avait même promis
que sa ratification du traité de Pontoise ne serait point remise tant
que des lettres royales ne l'auraient point rétabli dans la jouissance
de ces riches et fertiles territoires. Le chancelier de Flandre se
méfia des protestations de Philippe le Bel exprimées par la voix
d'Enguerrand de Marigny; il déclara que le comte de Flandre ne pouvait
renoncer à ses domaines héréditaires, et refusa de sceller le traité
du 11 juillet, laissant à un courtisan plus complaisant le soin de
relever le sceau qu'il avait jeté à terre et la honte de l'apposer sur
la charte du démembrement de la Flandre.

Selon une autre convention, le roi devait restituer aux Brugeois les
chartes de leurs anciens priviléges confisqués en 1301, qui avaient
été déposées à cette époque au monastère de Saint-Vaast à Arras; mais
cette restitution, qui n'avait été offerte aux Brugeois que pour les
rendre plus favorables à la paix, plaisait peu à Philippe le Bel: elle
eût été un témoignage de son impuissance et de sa faiblesse, en
rappelant aux communes tous les souvenirs de leurs antiques libertés,
et l'on ne tarda point à apprendre que le roi avait autorisé le grand
maître des arbalétriers, Pierre de Galard, à se faire remettre toutes
les chartes relatives à la ville de Bruges. A ce bruit, deux députés
de la commune, Jean Balkaert et Jacques d'Aire, partirent pour Arras
et ils firent si grande diligence qu'ils y arrivèrent en même temps
que le gouverneur de Douay, Baudouin de Longwez, envoyé par Pierre de
Galard. Une longue discussion s'engagea. Jean Balkaert et Jacques
d'Aire alléguaient non-seulement les droits de la ville, mais aussi
une promesse solennelle du roi; Baudouin de Longwez invoquait la
mission expresse dont il avait été chargé. L'abbé de Saint-Vaast, ne
sachant quelle résolution adopter, confia les deux coffrets, dans
lesquels étaient enfermés les priviléges, aux députés brugeois pour
qu'ils les portassent à Paris à la cour du roi, arbitre suprême de
cette contestation. Là ils réclamèrent vivement les vieux diplômes qui
contenaient le texte de leurs institutions et de leurs lois; mais
Philippe le Bel se contenta de leur répondre qu'il statuerait sur
leurs prières dans quelque autre réunion du parlement, et qu'il
voulait que, jusqu'à ce moment, ces chartes fussent de nouveau
déposées au monastère de Saint-Vaast. C'était par ces ruses grossières
qu'on était parvenu à persuader aux bourgeois de contribuer au
payement des six cent mille livres tournois exigées par le roi, somme
énorme qui, jointe à celles qui lui avaient déjà été payées, portait
les tributs levés en Flandre à huit cent mille livres.

Il ne restait plus à Philippe le Bel qu'à tracer à Robert de Béthune
les règles auxquelles il devait se conformer dans son administration.
Trois chevaliers furent chargés de lui porter les conseils du roi; ils
étaient conçus en ces termes:

Le comte observera la paix comme il y est tenu, et il fera détruire et
raser sans délai les forteresses de Flandre.

Il veillera à ce que l'on ne choisisse désormais pour échevins, pour
prévôts et pour baillis, que des personnes favorables à la paix, et il
fera jurer à ses conseillers de ne point lui en proposer d'autres.

Si l'un de ses conseillers se montrait contraire à la paix ou
soutenait ceux qui lui sont contraires, le comte le chassera de son
conseil et en fera telle punition que les autres y prennent exemple.

Le comte punira aussi tous ceux qui aideront, exciteront ou
encourageront les rebelles et les ennemis du roi.

Il punira également quiconque, dans les villes et dans le pays,
détournera le peuple de la paix ou dira «vilaine parole» du roi et de
ses partisans.

Il fera jurer aux receveurs des tailles et des assises de Flandre
qu'ils ne bailleront nul denier à personne, tant que l'on n'aura point
payé les sommes dues au roi et les créances produites contre certaines
villes.

Enfin, il fera punir sans délai les rebelles et les ennemis du roi, et
tous ceux qui violeraient la paix.

D'autres ambassadeurs de Philippe le Bel se rendirent bientôt près de
Robert de Béthune pour l'inviter à s'acquitter de l'acte d'hommage
prescrit par le traité de Pontoise, et ils étaient en même temps
chargés de prêcher une croisade. Philippe le Bel conseillait au comte
d'envoyer les communes flamandes lutter avec les Sarrasins, et
peut-être y eût-il réussi si un événement imprévu n'eût dérangé tous
ses projets.

Louis de Nevers avait obtenu de pouvoir être conduit à Paris, sous la
garde de deux chevaliers et de deux sergents d'armes, pour y habiter
un hôtel qui appartenait à son père, soit que ce fût celui que
Marguerite de Flandre avait acheté, en 1275, de Pierre Coquillier,
dans une rue voisine de la porte Saint-Eustache, qu'on nomma depuis la
rue Coquillière, soit qu'on eût préféré le manoir que l'évêque de
Paris, Simon de Bussy, avait donné, en 1293, à Robert de Béthune.
Bientôt il osa réclamer sa liberté et se plaindre au roi de la
sévérité de Guillaume de Nogaret. Une ambassade flamande, composée
d'abbés et de chevaliers, était venue intercéder en sa faveur; mais le
roi ne songeait point à délivrer l'héritier du comté de Flandre. Il
repoussa ses prières et s'étonna de ce que l'on eût l'audace de blâmer
un de ses conseillers les plus dévoués; cependant les geôliers se
montrèrent moins rigoureux, et on accorda quelque liberté au captif
pour célébrer la fête de l'Epiphanie; il en profita aussitôt pour
s'échapper de Paris pendant la nuit et parvint à gagner la cité de
Gand, où il se tint sur la rive droite de l'Escaut qui relevait de
l'empire.

Dès que Philippe le Bel eut appris l'évasion de Louis de Nevers, il
fit publier un ajournement où il le sommait de comparaître devant son
parlement dans le délai de six semaines, à peine d'être considéré
comme coupable de haute trahison. Soit que Louis de Nevers n'eût
point connaissance de cette citation que les sergents du roi ne
pouvaient lui signifier hors des frontières du royaume, soit qu'il
n'osât point se présenter sans sauf-conduit, il ne comparut point, et
le parlement, composé d'Enguerrand de Marigny, de Guillaume de
Nogaret, de Pierre d'Issy et de quelques autres conseillers royaux, le
déclara déchu de tous ses droits au comté de Nevers et à l'héritage du
comté de Flandre.

Louis de Nevers répondit à cette sentence par un acte solennel d'appel
au pape et à l'empereur qui fut lu le jour de Pâques 1313, dans
l'église des Frères prêcheurs de Gand, en présence de l'abbé de
Tronchiennes et d'un grand nombre de chevaliers et de bourgeois
dévoués à sa cause, parmi lesquels il faut nommer Rasse de Gavre,
Gérard de Masmines, Robert de Saemslacht, Gérard de Rasseghem,
Gauthier d'Harlebeke, Paul de Langhemarck, Philippe Uutendale, Lannot
Damman, Guillaume Bette, Guillaume Wenemare, Guillaume de Vaernewyck.
Dans cette protestation contre le système tyrannique du roi de France,
le jeune prince rappelait tout ce qui s'était passé depuis neuf ans.
S'élevant d'abord contre le traité d'Athies, où son sceau n'avait été
apposé, disait-il, que par le duc de Brabant, il se plaignait vivement
des attentats dirigés contre sa propre liberté et celle de ses
enfants, «ce qui a fait croire, ajoutait-il, que le roi agit ainsi
pour anéantir la race et la dynastie des comtes de Flandre, afin de
pouvoir réunir plus aisément à ses domaines la Flandre qu'il convoite
depuis longtemps.» Plus loin, il examinait la légalité de la sentence
prononcée contre lui: «Ceux qui m'ont jugé, disait-il, sont des
personnes non nobles et de naissance obscure, qui ne peuvent décider,
ni par droit, ni par coutume, du sang, du rang et des honneurs des
nobles; cela serait contre Dieu, contre la raison, contre la nature et
les bonnes mœurs, et l'on ne peut souffrir que quelques hommes du
peuple foulent aux pieds notre gloire et notre puissance. La plupart
d'entre eux n'espéraient-ils pas d'ailleurs recevoir une part
considérable des biens qu'ils m'enlevaient? Le droit et la coutume de
la cour de France ordonnent notoirement que le rang, l'honneur, la
puissance et la vie des nobles soient soumis au jugement de leurs
pairs, et non point à celui de la chambre du roi.» Puis il répétait
toutes les accusations que les rumeurs populaires dirigeaient contre
les ministres de Philippe le Bel. «Est-il permis de reconnaître le
pouvoir de juger qui que ce soit à des hommes fameux par leur origine
ignominieuse, leurs infamies et leurs crimes? Je citerai, entre
autres, Enguerrand de Marigny et Guillaume de Nogaret: ne
considère-t-on point universellement Enguerrand de Marigny comme un
magicien si habile qu'il entraîne le roi à son gré vers tout ce qui
lui plaît, sans qu'il écoute les conseils des personnes les plus
respectables par leur position et leur dignité? N'est-il point connu
de tous que Guillaume de Nogaret a osé attenter d'une main sacrilége à
la vie et à l'autorité du très-saint pape Boniface VIII, de bonne
mémoire? Ne savons-nous pas que les ancêtres de ce Guillaume de
Nogaret ont été condamnés pour hérésie et ont péri dans les flammes
qu'ils avaient méritées? Il est donc évident que ce Guillaume de
Nogaret est un homme pervers et hérétique, car les fils ne ressemblent
que trop souvent à leurs pères, et cependant ce sont ces deux hommes
qui, n'écoutant que leurs haines, ont excité le roi contre moi!»

Quelque énergique que fût cet acte d'appel, ce ne fut qu'une
manifestation stérile. Le pape se contenta d'adresser à Nicolas
Caignet, confesseur du roi de France, qu'il avait récemment délégué
pour inviter les princes chrétiens à se croiser, de longues lettres où
il se plaignait des projets belliqueux de Louis de Nevers et des
communes de Flandre, et exprimait ses vœux pour le rétablissement de
la paix, lors même qu'il dût être nécessaire de modifier les traités
imposés aux Flamands, ou les serments que l'on avait exigés d'eux à
cet égard. Quant à l'empereur, il était retenu en Italie par les
dissensions des Guelfes et des Gibelins, et la protestation du 14
avril 1313 lui avait à peine été remise lorsqu'il expira, empoisonné,
le 24 août. Peut-être Henri de Luxembourg eût-il répondu à cette voix
qui lui rappelait que l'empereur est supérieur à tous les princes
temporels. Henri de Luxembourg devait beaucoup à la maison de Flandre
à laquelle il n'était lui-même point étranger. Philippe de Thiette
était mort à Naples, après avoir vaillamment servi la cause des
Gibelins. Son frère, Gui de Namur, «homme d'un grand courage et d'une
haute renommée,» selon le témoignage de Villani, avait également rendu
le dernier soupir, emporté par une épidémie au moment où il venait de
contribuer à la prise de Brescia. Enfin, Henri de Flandre remplissait
dans son armée les fonctions de maréchal: aussi intrépide que Gui et
que Philippe, il avait reçu de l'empereur le comté de Lodi, et peu
après les Pisans lui avaient offert la seigneurie de leur république.
Un grand nombre de chevaliers flamands combattaient avec lui en
Italie, ils pleurèrent amèrement la perte d'un empereur dont ils
chérissaient les vertus, et bientôt après, d'un commun accord, ils
résolurent, dit-on, d'opposer au roi de France un nouvel adversaire,
celui dont il pouvait le plus redouter la haine: il ne s'agissait de
rien moins que d'élire empereur Louis de Nevers, et d'appeler tout
l'empire à soutenir la querelle de la Flandre, mais la faiblesse du
parti des Gibelins en Italie fit échouer leur dessein.

Cependant l'influence de Louis de Nevers semblait dominer en Flandre.
Robert de Béthune avait été invité à se trouver à Paris aux fêtes de
la Pentecôte pour assister à une assemblée solennelle où tous les
barons devaient prendre la croix: comme le duc de Bretagne, il
craignit que le roi, par une nouvelle ruse, ne cherchât dans la
sainteté d'un vœu religieux un prétexte pour l'éloigner de ses Etats,
et lorsque, cédant enfin aux instances des légats du pape, il se
rendit à Arras, il se plaignit vivement d'avoir été trompé par
Enguerrand de Marigny, en livrant au roi les châtellenies de Lille, de
Douay et de Béthune. Sommé bientôt après par Philippe le Bel de
renouveler l'hommage qu'il lui devait, il répliqua que le serment de
fidélité qu'avaient prêté ses aïeux avait toujours embrassé tout le
comté de Flandre dont dépendaient ces trois châtellenies, et qu'il ne
pouvait prendre d'autre engagement. Le roi exigeait aussi qu'il fît
abattre ses forteresses, et lui remît cinq cents hommes d'armes: il
avait déclaré que le comte de Flandre «tant avoit meffait que jà paix
n'en seroit s'il ne l'amendoit à sa volonté.» Robert de Béthune ne
céda point: on rapporte même qu'il osa répondre, en présence
d'Enguerrand de Marigny, «que le roi estoit mal conseillé, qui telle
demande luy faisoit.»

Philippe le Bel se prépara dès ce moment à la guerre. Parmi les
ressources qu'il employa pour remplir son trésor, sans cesse épuisé
par ses intrigues ou ses crimes secrets, se trouve la taille imposée à
la commune de Paris. Un grand nombre de marchands flamands qui
s'étaient fixés sur les bords de la Seine y sont cités; tels sont:
Thibaut le Flamand, qui donna peut-être son nom à la rue
Thibaut-aux-dés; Renier le Flamand, de la rue des Bourdonnais;
Guillaume le Flamand, du porche Saint-Jacques; Guillaume le Gantois,
Jean le changeur, de la rue Perrin Gosselin; il semble même que
Philippe le Bel les ait rançonnés avec une odieuse partialité, car
Wasselin de Gand, drapier en gros dans la rue au Cerf, fut le plus
imposé de tous les bourgeois de Paris: il paya deux fois plus que la
paroisse des Saints-Innocents et la paroisse de Saint-Sauveur, et
quatre fois plus que toute la paroisse de Saint-Laurent.

Le roi de France employa des moyens plus énergiques pour faire
accepter la paix aux communes de Flandre: il avait résolu de les
frapper dans les relations les plus importantes de leur commerce, et
ce fut à sa prière que le roi Edouard II ordonna tout à coup, le 19
juin 1313, qu'on arrêtât dans tous les ports d'Angleterre les
marchands flamands, excepté ceux d'Ypres que Philippe le Bel croyait
plus favorables à ses intérêts. Cette nouvelle répandit dans toute la
Flandre une consternation profonde. Si l'agriculture avait été ruinée
par les guerres, l'industrie avait du moins maintenu la prospérité des
communes flamandes; les vengeances de Philippe le Bel allaient enfin
l'atteindre, et telle était la terreur dont les communes furent
saisies, qu'elles envoyèrent leurs députés au parlement convoqué à
Courtray, moins pour discuter les prétentions du roi de France que
pour se hâter de s'y soumettre. Ces prétentions n'avaient jamais été
plus exorbitantes: il fallait que les Flamands payassent toutes les
sommes stipulées par le traité d'Athies, et qu'ils s'engageassent à
démolir les fortifications de toutes leurs villes, en commençant par
celles de Gand et de Bruges; ils devaient de plus donner comme gage de
l'accomplissement de ces promesses le château de Courtray, et remettre
un grand nombre d'otages, parmi lesquels on avait désigné Robert de
Cassel, fils du comte.

Un traité qui reproduisait toutes ces dispositions fut signé à Arras
le 31 juillet. Le comte de Flandre prêta sur les saints Evangiles, en
présence du cardinal Nicolas Caignet, confesseur du roi, le serment de
les exécuter. Immédiatement après, Robert de Cassel se constitua
prisonnier et fut conduit d'abord à Pontoise, puis à Verneuil: le
château de Courtray avait déjà été livré aux Français.

Cette paix avait duré neuf mois, quand vers les premiers jours de juin
1314, le roi, qui craignait de plus en plus l'influence de Louis de
Nevers sur les communes flamandes, envoya en Flandre des sergents
d'armes pour l'arrêter: ce fut le signal de l'insurrection. Louis de
Nevers, protégé par ses amis, fit publier le 26 juin, par son
procureur Nicolas de Marchiennes, une nouvelle protestation, réponse
violente aux persécutions de Philippe le Bel; et les communes,
s'empressant de prendre les armes, chassèrent aussitôt le bailli du
roi du château de Courtray, afin que, si le sort de la Flandre devait
une seconde fois se décider dans les mêmes plaines, elles n'eussent du
moins plus à redouter d'attaques semblables à celles du châtelain de
Lens en 1302.

Le 1er août 1314, une grande assemblée, composée principalement des
députés des bonnes villes du royaume, fut tenue au palais de Paris.
Philippe le Bel se montra au peuple sur un échafaud avec ses
conseillers, parmi lesquels siégeait au premier rang Enguerrand de
Marigny, que les chroniques de Saint-Denis appellent à la fois
coadjuteur du roi et gouverneur de tout le royaume, et celui-ci exposa
les motifs qui avaient donné lieu à la convocation de cette assemblée.
Il rappela successivement la rébellion de Ferdinand de Portugal,
coupable d'avoir oublié qu'il ne tenait le comté de Flandre que comme
gardien et en sujétion de foi et d'hommage vis-à-vis du roi, et celle
du comte Gui qui avait été une cause de dépenses incalculables. Puis
il raconta que Robert de Béthune et les échevins de Flandre se
montraient disposés à ne pas observer la paix qu'ils avaient acceptée.
Tous ces beaux discours se terminèrent par une nouvelle demande de
subsides pour soutenir une guerre qui devenait de plus en plus
probable.

Par des lettres qui portent la date du 11 août, Philippe le Bel avait
cité le comte de Flandre à comparaître, dans le délai de trente jours,
devant son parlement, sinon tous les Flamands devaient être
excommuniés, et ceux d'entre eux qui tomberaient au pouvoir du roi mis
à mort sans forme de justice. Robert de Béthune envoya des députés à
Paris, mais on refusa de les recevoir, et Guillaume de Nogaret déclara
au nom du roi que toutes les terres tenues en fief par le comte de
Flandre étaient confisquées au profit du roi, et qu'elles seraient
réunies à ses domaines par la force des armes. En exécution de cette
sentence, l'archevêque de Reims et l'abbé de Saint-Denis se rendirent
à Tournay et y proclamèrent solennellement, aux portes de l'église de
Notre-Dame, l'excommunication des Flamands. Cependant la commune de
cette ville se montrait peu favorable au roi; ce qui accroissait les
murmures, c'était la merveilleuse aventure du sire de Vierzon, à
laquelle un grand nombre de bourgeois refusaient d'ajouter foi. Un
mouvement d'insurrection éclata contre le châtelain. On le saisit et
on le força d'avouer qu'il n'était qu'un pauvre paysan, nommé Jacques
Ghestel, que de brillantes promesses avaient engagé à jouer le rôle
qu'il avait rempli. Le peuple, dans sa colère, l'ensevelit vivant.

Déjà les communes flamandes avaient commencé la guerre. Elles
s'étaient emparées du château d'Helchin et assiégeaient Lille, lorsque
les hommes d'armes, convoqués à Paris par le roi de France, parurent
sur toutes les frontières de la Flandre. Quatre armées allaient les
attaquer à la fois: celle du roi de Navarre, fils aîné du roi,
occupait Douay; celle du comte d'Evreux marchait au secours de Lille,
et le comte de Valois entrait à Tournay, tandis que Philippe de
Poitiers se dirigeait vers Saint-Omer.

Les milices flamandes ne reculaient point; elles étaient prêtes à
combattre, quand on apprit tout à coup qu'Enguerrand de Marigny avait
proposé une trêve, ratifiée aussitôt à Orchies, le 13 septembre, par
le roi de Navarre: la première condition qui s'y trouvait tracée était
la délivrance immédiate de Robert de Cassel et de tous les otages
retenus en France. On accusa depuis Enguerrand de Marigny de s'être
laissé corrompre par l'or des communes de Flandre; il eût été plus
juste de voir dans sa crainte de la guerre l'image de la pusillanimité
du roi. «La grande armée du roi de France, écrit le continuateur de
Guillaume de Nangis, rentra honteusement dans ses foyers.»

Pour suffire aux frais de cette expédition, le roi de France avait
demandé aux bourgeois le cinquième de leurs biens, aux nobles le
cinquième de leurs revenus. Tant d'exactions devaient enfin soulever
une résistance universelle. La France avait eu son roi Jean: elle eut
comme l'Angleterre sa confédération des nobles et des communes. Les
sires de Fiennes en furent les chefs en Artois, et des associations
semblables se formèrent aussitôt parmi les nobles et les bourgeois du
Vermandois, du Ponthieu, de la Champagne et de la Bourgogne, afin de
mettre un terme aux impôts illégaux et à la falsification des
monnaies, «laquelle chose, disaient-ils, nous ne pouvons soufrir, ne
soutenir en bonne conscience; car ainsi perdrions nos honneurs,
franchises et libertez, et nous et cils qui après nous venront.» Tous
avaient juré de maintenir la liberté de la France en s'opposant
vaillamment aux usurpations du pouvoir royal.

Les _alliés_ (tel était le nom que l'on donnait aux barons et aux
bourgeois des communes) se réunirent et résolurent d'aller exposer
leurs plaintes au roi. «Sire, lui dirent-ils, de toutes parts l'on
court aux armes, et si vous ne nous écoutez, nous sommes aussi prêts à
vous combattre. Nous voulons être tous francs en France, et il est
temps de réparer nos griefs; car vous n'avez cessé de piller votre
peuple: vous êtes le premier de nos rois qui ait osé le soumettre à
des tailles. Vous avez violé le serment que vous avez prêté à Reims,
puisque vous étiez tenu de gouverner loyalement et selon droiture...
Souvenez-vous plutôt de vos ancêtres, souvenez-vous du roi Louis,
votre aïeul. De son temps, on ne connaissait ni les dixièmes, ni les
cinquièmes. Combien on devait aimer un tel roi!» Un vieillard, presque
centenaire, exprimait ainsi ses naïfs regrets pour une époque à la
gloire de laquelle il n'était point étranger: c'était Jean de
Joinville, l'ami et l'historien du saint roi, qui venait protester, au
nom des vertus de Louis IX, contre la déloyauté de Philippe le Bel.

Philippe le Bel se vit réduit à céder et à s'incliner devant cette
puissante manifestation en supprimant les maltôtes et les tailles.
Triste spectacle que celui de tant de faiblesse après tant de
violences et tant d'orgueil!

Le dernier acte de l'autorité du roi de France avait été l'odieuse
immolation de Jacques de Molay, et l'on assurait que le grand maître
de l'ordre du Temple avait ajourné au tribunal de Dieu, du haut de son
bûcher, le pape, le roi et ses juges; quarante jours après, Clément V
rendait le dernier soupir près d'Avignon, à peine entouré de quelques
domestiques gascons qui pillèrent son trésor et l'abandonnèrent sans
sépulture; six mois plus tard, le jour de la fête des Morts, le
confesseur du roi, qui a été l'un des principaux accusateurs des
Templiers, tombe de cheval et expire aussitôt.

Huit jours seulement s'étaient écoulés, lorsque Philippe le Bel, qui
était allé chasser sur les bords de l'Oise pour se consoler de son
humiliation, fut ramené blessé au château de Poissy: selon les uns, il
s'était froissé la jambe en traversant le pont Saint-Maxence; selon
d'autres, il avait été renversé par un sanglier, «d'un coup de
couenne,» dit Dante. Dès qu'il sentit que sa vie touchait à son
terme, il se fit transporter à Fontainebleau où il était né; là, on
le déposa dans une salle basse et sombre comme celle qu'habita Louis
XI au Plessis-lez-Tours. Ses fils s'étaient rendus près de lui. Ils
lui demandèrent, raconte Godefroi de Paris, comment il se portait.
«Mal de corps et d'âme,» répondit avec effroi le beau roi de France,
frappé à la force de l'âge: «Je sens que je vais mourir, et peut-être
dès cette nuit. Dieu ne me pardonnera jamais; j'ai fait peser trop de
maltôtes et de tailles sur mes peuples: leurs malédictions me
condamnent.» Le 29 novembre, Philippe le Bel rendit le dernier soupir.

La paix était rétablie entre la Flandre et la France. Les communes
d'Arras et d'Amiens qui avaient partagé sous Philippe le Bel
l'oppression des communes flamandes, se relevaient et reconstituaient
leur ancienne organisation municipale. N'oublions point que la maison
des sires de Fiennes qui dirigent la confédération d'Artois est alliée
à la dynastie de Gui de Dampierre et dévouée à la cause flamande;
Isabelle de Flandre, un instant fiancée au roi d'Angleterre, avait
épousé, par amour, assure-t-on, Jean de Fiennes, châtelain de
Bourbourg. La confédération des communes d'Artois et de Flandre contre
le système de Philippe le Bel est un fait historique dont on ne peut
méconnaître l'importance. «Le comte de Flandres, dit une ancienne
chronique, soustint les aliés en ce qui fut de son pouvoir.»

La France allait redevenir le royaume des Francs. Louis X, successeur
de Philippe le Bel, avait fait annoncer publiquement que toutes les
choses seraient rétablies comme au temps «de monseigneur saint Loys.»
Vers les premiers jours d'avril les griefs populaires furent réparés,
et voici en quels termes cette mémorable ordonnance fut proclamée dans
les provinces du nord de la France, plus voisines des communes
flamandes et plus profondément attachées aussi à toutes les traditions
de la liberté.

Il ne pourra plus être procédé contre les nobles par enquête. On ne
pourra saisir leurs châteaux que s'ils s'opposent à l'emploi régulier
des moyens légaux.

Les nobles conserveront vis-à-vis de leurs vassaux l'autorité que le
roi lui-même possède à l'égard des siens dans ses domaines, mais ils
seront tenus de le servir dans les guerres qui importeront aux
intérêts de toute la nation.

Toutes les monnaies devront être du même aloi que sous le règne de
Louis IX, et l'on supprimera toutes les subventions illégales
destinées à soutenir la guerre contre la Flandre.

Le roi respectera la justice ecclésiastique, la juridiction des nobles
et leur droit de n'être jugés que par leurs pairs, ainsi que la
juridiction des bourgeois dans les communes et dans les châtellenies.

Telles étaient les garanties de la nation: passons aux prérogatives de
la royauté.

Le roi conserve l'exercice de son autorité supérieure et répressive
déléguée à ses baillis et à ses prévôts; mais s'ils se rendent
coupables de quelque abus, il les punira sévèrement.

Des commissaires désignés par le roi parcourront toutes les provinces,
examineront leur situation et leurs besoins, surveilleront tous les
officiers royaux, écouteront toutes les plaintes: ce sont les _missi
dominici_ des institutions de Karl le Grand transformées et
appropriées aux besoins d'une civilisation plus avancée par le pieux
génie de Louis IX.

Lorsque quatre siècles se seront écoulés, Fénelon, effrayé des suites
désastreuses du despotisme de Louis XIV, rappellera au duc de
Bourgogne le grand mouvement qui, après la mort de Philippe le Bel,
agita toute la France. «Enfant de saint Louis, imitez votre père...
Longtemps après sa mort, on se souvenoit encore avec attendrissement
de son règne, comme de celui qui devoit servir de modèle aux autres
pour tous les siècles à venir. On ne parloit que des poids, des
mesures, des monnoies, des coutumes, des lois, de la police du règne
du bon roi saint Louis. On croyoit ne pouvoir mieux faire que ramener
tout à cette règle.»

Ces tentatives persévérantes, ces constants efforts pour rétablir
l'ordre et la paix par la puissance des institutions devaient se
reproduire pendant longtemps; mais leurs succès furent peu durables à
chaque époque, parce que l'ambition qui animait quelques hommes était
plus vive, plus énergique que ce vague sentiment du droit national
disséminé dans les villes et dans les campagnes, chez des bourgeois
timides ou chez de pauvres laboureurs.

En vain avait-on enfermé Enguerrand de Marigny au Temple, «hostel des
templiers jadis,» avant de le conduire au gibet de Montfaucon;
d'autres courtisans, que son supplice n'instruisait point, aspiraient
à son autorité. Louis le Hutin est d'ailleurs le digne fils de
Philippe le Bel et de Jeanne de Navarre. Il temporise, il attend la
désorganisation du parti des _alliés_ pour rétablir le pouvoir absolu
de son père. Il réussit déjà à intervenir comme médiateur dans les
discussions soulevées entre la veuve de Philippe Hurepel, Mahaut,
comtesse d'Artois, et les nobles qui s'étaient réunis à Béthune pour
demander que le prévôt d'Aire, Thierri de Berruchon, fût pendu comme
le sire de Marigny. Du reste, les _alliés_ ne s'entendaient guère. Les
barons étaient jaloux les uns des autres, et la plupart semblaient ne
pas avoir été sincères dans leur pacte d'union avec les communes.
«Comment qu'ils fussent tous jurés ensemble, dit la _Chronique de
Flandre_, si n'estoient-ils mus tous d'une volonté; car aucuns
tendoient à ce que les mauvaises coustumes fussent ostées, et les
autres tendoient à mettre les bonnes villes et le plat pays tout au
bas, si qu'ils peussent estre maistres d'eux.» Guillaume de Fiennes
lui-même manqua à tous ses serments pour épouser la comtesse d'Artois,
dont le gouvernement avait fait naître tant de plaintes.

Il est triste de raconter le rôle que remplit dans ces circonstances
Louis de Nevers. Impatient de recouvrer ses comtés de Nevers et de
Réthel, il se rend dans les premiers jours de mai à Paris et s'y
réconcilie, au grand étonnement de tous, avec le roi de France dont il
ne quitte plus la cour. Un traité secret est signé au mois de mai
1315. Il porte que, lors même que Louis de Nevers décéderait avant son
père, ses fils recueilleront l'héritage du comte de Flandre, quels que
soient les droits de Robert de Cassel, et Louis de Nevers s'engage
vis-à-vis du roi à observer et à faire exécuter, autant que cela
dépendra de lui, tous les traités imposés à la Flandre depuis dix
années.

Ce fut en ce moment que Robert de Cassel, ignorant les intrigues
dirigées contre lui, arriva à Paris, chargé par son père de rendre
hommage au nouveau roi; mais Louis X exigea, comme première condition,
qu'il fût reconnu que l'hommage du comté de Flandre ne s'étendait plus
aux châtellenies de Lille, de Douay et de Béthune, et Robert de Cassel
se retira. Le roi avait ordonné que Robert de Béthune serait tenu de
se présenter lui-même à Paris pour y relever son fief; en vain
Baudouin de Zonnebeke fut-il chargé d'exposer au roi que le comte de
Flandre était retenu dans ses Etats par ses infirmités et sa
vieillesse: Louis X poursuivait contre la Flandre les vengeances de
Philippe le Bel.

La cour des pairs s'assembla le 30 juin; les ducs de Bretagne et de
Bourgogne ne crurent pas devoir y assister. L'évêque de Châlons se
trouvait en prison. Des douze pairs de l'ancienne monarchie, un seul
siégeait: c'était l'archevêque de Rouen, Gilles Ascelin. On y eût
plutôt reconnu le parlement de Philippe le Bel, car les deux frères du
roi y eurent pour collègues Gauthier de Châtillon, Béraud de Mareuil
et Miles de Noyers, selon la disposition du traité d'Athies, qui
permettait au roi de remplacer les pairs absents par «de grans et haus
hommes de son conseil.» Ils donnèrent défaut contre le comte de
Flandre, et décidèrent qu'il s'était notoirement rendu coupable d'une
rébellion qui entraînait l'excommunication et la forfaiture de tous
ses biens.

L'arrêt de Louis X fut publié le 13 juillet; après un exposé des
désobéissances des Flamands, il portait que s'ils ne se soumettaient
point à la volonté du roi avant l'octave de sainte Marie Madeleine,
ils encourraient toutes les clauses pénales stipulées par le traité
d'Athies, et déclarait «toutes personnes qui, par faict, par parole,
par conseil, par faveur et autre manière, sont et ont esté aydans et
consentans des meffaicts et rébellions, excommuniés et despartis de la
sainte Eglise, rebelles, traistres, parjures, ennemis et coupables de
lèse-majesté.» Il confisquait «leurs autorités, dignités, honneurs,
libertés, immunités, franchises, priviléges, chasteaux, terres,
villes, vassaux, fiefs, hommages, jurisdictions perpétuelles et à
temps, ainsi que tous autres droits et biens qu'ils peuvent avoir.»
Tous les Flamands étaient proscrits du royaume; ceux que l'on
arrêterait immédiatement étaient condamnés «à estre serfs et
esclaves;» quant à ceux que l'on trouverait en France après l'octave
de la Madeleine, on devait les mettre à mort «sans attendre aucun
jugement, et en quelque lieu qu'ils fussent prins.» Il était défendu
aux marchands de poursuivre leurs relations commerciales avec les
Flamands, ou de leur payer les sommes qui leur étaient dues; quiconque
recèlerait leurs biens devait être puni de mort; leurs dénonciateurs
étaient admis à partager les bénéfices des confiscations avec les
trésoriers royaux; «mais qu'ils nous rendent, ajoute l'ordonnance de
Louis X, les corps vifs ou morts.»

Trois jours après, Robert de Cassel renvoya au roi l'hommage du fief
de Broigny, situé en Espagne; il tenta en même temps une dernière
démarche, où il appelait de l'arrêt du 14 juillet aux généreuses
déclarations du mois d'avril. Dans une lettre qui fut confiée à un
moine de Grammont, il observait que le traité d'Athies, quelque dur
qu'il fût, n'avait point ordonné le démembrement de la Flandre, que
Philippe le Bel lui-même avait renoncé à l'exécution des conditions
les plus onéreuses, puisqu'il avait fait rendre la liberté aux otages
donnés après le traité d'Arras; que la Flandre avait d'ailleurs le
droit légitime de se plaindre des alliances du roi de France avec la
maison d'Avesnes, qui n'avait jamais renoncé à ses prétentions
héréditaires à la Flandre; «et bien que les gens du pays de Flandre
soient simples, ajoutait-il, ne sont-ils mie si ignorans qu'ils ne
voient bien et aperçoivent à quelle entente on faict telles choses et
quels périls en peuvent suivre et advenir.» Puis il s'étonnait de ces
mesures rigoureuses au milieu de l'enthousiasme d'un nouveau règne
commencé sous de si heureux auspices, et invoquait les souvenirs d'une
époque dont toute la France vénérait les bienfaits. «Votre joyeuse
advenue au règne devroit estre abondante et pleine de toute grâce et
pitié... Vous eussiez dû recevoir monsieur mon père en vos hommages en
tel point d'estat et de franchise, comme on le tenoit anciennement du
temps du roy saint Louis... Si pouvoient les Flamands fermement
espérer que vous, au temps de vos joyeuses advenues au règne, et à
leur humble suppliement, osteriez tous mauvais usages et nouvelletés
levés en préjudice de leur ancien estat et franchise, et les
remettriez à leurs anciennes coustumes et droictures, mesmement quand
vous l'avez ainsy faict et octroyé aux autres de votre règne, qui le
vous ont requis et demandé. Toutes choses dessudites veues, disait
Robert de Cassel en terminant, j'aperçoy, si comme il me semble, tout
tourner et tendre à la destruction de monseigneur mon père et de son
païs de Flandres, ausquels je suis plus astraint que à nulle créature
du monde; je ne puis, ne ne dois par raison plus voir, porter, ne
soustenir les trop grandes durtés, inhumanités et meschiefs que on
leur faict; ainçois m'astrainct droict de nature et de sang, et la
foiauté que je dois à monsieur mon père. Et tout soit-il que je sois
tenu à vous pour la raison du fief de Brougny, si je suis plus tenu de
garder l'estat et l'honneur de monsieur mon père, et me mettray avec
luy pour sauver l'honneur et l'estat de luy et de son pays, mesmement
à leur défense, et en soustenant leur bon droict qui est clair et
notoire à Dieu et au monde, je ne croy rien mesfaire envèrs vous, par
quoy mon fief doit esloigner de moi. Très-puissant sire, si me dépars
de vous, triste, dolent et en très-grand amertume de cœur de ce que
les choses sont ainsy, et me tray à la partie de monsieur mon père...
Dieu vous doint bon conseil!»

Louis X ne craignait plus les _alliés_; triomphant de leurs
dissensions, il leur retirait déjà tout ce qu'il leur avait accordé.
Lorsqu'il quitta Paris le 31 juillet pour aller envahir la Flandre, il
remit l'oriflamme à Harpin d'Erqueries, qui avait été, aux célèbres
conférences de Tournay, le collègue d'Enguerrand de Marigny et de
Guillaume de Nogaret.

Le roi de France avait résolu d'exterminer les communes de Flandre par
la famine, avant de les faire périr par le glaive. Les ordres les plus
sévères avaient été donnés pour qu'on ne leur portât point de denrées
de France. Le comte de Hainaut et le duc Jean de Brabant devaient les
repousser de leurs frontières. Le roi se vantait aussi de leur fermer
la mer. Dès le 18 juillet, il avait écrit au roi d'Angleterre pour lui
faire part de la sentence prononcée contre le comte de Flandre. «Pour
ce, lui disait-il, nous vous requérons, sur la féauté et l'amour en
quoi vous estes tenu à nous et les alliances qui sont entre vous et
nous, que les dits Flamens, nos ennemis, avec tous leurs biens, là où
il porront estre trovés, faites prendre et mettre par devers vous,
comme forfaits à vous, serfs et esclaves à tous jours.» Il réclamait
en même temps l'envoi d'une flotte anglaise sur les côtes de la
Flandre; mais Edouard II ne pouvait disposer de ses vaisseaux qui
combattaient les Ecossais, et au lieu de faire arrêter les marchans
flamands comme «serfs et esclaves,» il leur accorda un délai de
quarante jours pour sortir de son royaume.

Guillaume d'Avesne, comte de Hollande et de Hainaut, montrait plus de
zèle contre la maison de Dampierre. Il s'était engagé, moyennant un
subside de cent quarante mille livres bons petits parisis, à attaquer
la Flandre avec cinquante mille hommes. En effet, il ne tarda point à
réunir une nombreuse armée: on craignait qu'il ne débarquât dans le
Zwyn ou n'envahît l'île de Cadzand, et déjà les communes flamandes,
trompées par de faux bruits, envoyaient leurs hommes d'armes de ce
côté, lorsqu'on apprit que le comte Guillaume d'Avesnes remontait
l'Escaut avec onze cents navires ornés de somptueuses bannières, et se
dirigeait vers Anvers, au son des trompettes et des concerts des
ménestrels. Partout où il passait il faisait brûler les villages et
livrait les campagnes voisines du fleuve à la dévastation. Ce fut
ainsi qu'il s'avança jusqu'auprès de Rupelmonde.

Cependant le roi de France était entré le 2 septembre à Lille. «Il
conduisait avec lui, dit un historien contemporain, une armée telle
qu'aucun roi de France n'en avait jamais eue de si redoutable ni de si
puissante; il était lui-même très-irrité contre les Flamands dont il
voulait se venger en subjuguant tout leur pays.» Les hommes d'armes
français, qui obéissaient à cinquante-quatre comtes, se réunirent au
nord de Lille, à Bondues: de là ils s'avancèrent vers ces plaines
fatales de Courtray, où blanchissaient encore les ossements de leurs
pères. Louis X avait placé son camp entre Lauwe et Belleghem: il avait
ordonné la construction d'un pont sur la Lys; mais les milices
flamandes, qui se tenaient de l'autre côté de la rivière, le
détruisirent. Il fallait donc que le roi continuât sa marche, mais il
hésitait; deux lieues à peine le séparaient du ruisseau de Groeninghe.
Des pluies continuelles se succédaient avec une telle violence que la
mémoire des hommes n'en connaissait point d'exemple. Les chevaux
s'enfonçaient dans la boue; tous les chemins étaient devenus
impraticables pour les chariots qui transportaient les vivres; les
chevaliers eux-mêmes ne trouvaient plus d'abri dans leurs tentes. En
vain des sergents d'armes avaient-ils essayé de se consoler de leur
inaction en allant piller quelques villages ou quelques fermes
isolées: ils s'égaraient ou tombaient dans les embûches qu'on leur
préparait, et la plupart ne reparaissaient point; on racontait déjà
dans le camp français que les communes flamandes accouraient pour
entourer l'armée de toutes parts: Louis X assembla ses barons et
décida qu'il fallait renoncer à la guerre pour chercher un refuge à
Tournay.

Telle fut la précipitation que mirent les Français dans leur retraite,
qu'ils se contentèrent de brûler quelques-unes de leurs tentes et
abandonnèrent toutes leurs machines, leurs chariots et leurs
approvisionnements. Cette scène de confusion se passait au milieu de
la nuit, de peur que les communes flamandes ne remarquassent ce
mouvement et ne cherchassent à en profiter. Lorsque, aux premières
heures du jour, on vint annoncer aux échevins de Tournay que l'on
apercevait au loin une multitude de chevaliers et de fantassins
français se pressant en désordre vers l'Escaut, ils crurent qu'une
autre bataille de Courtray avait été livrée, et firent fermer les
portes de la ville. Enfin, à l'heure des vêpres, au milieu d'un
violent orage, l'un des fugitifs, épuisé de faim et de soif, fit
demander l'hospitalité à l'abbaye de Saint-Martin. Un seul moine se
rendit au devant de lui pour le recevoir: c'était le roi de France. Il
resta quatre jours à Tournay, puis partit pour Paris.

Le comte Guillaume d'Avesnes avait brûlé Baechten, et se préparait à
assiéger Rupelmonde quand il reçut la nouvelle de la retraite du roi.
Il eut soin de la cacher, et faisant prendre les armes à tous les
siens sous le prétexte d'aller punir quelques pêcheurs qui avaient
arrêté des barques chargées de vivres, il se dirigea vers Calloo où il
fit incendier toutes les habitations et percer les digues; de là, il
retourna en Hollande.

Malgré les efforts des vaisseaux français et hollandais, auxquels se
joignirent ceux que l'amiral anglais, Jean de Stourmey, avait
récemment ramenés d'Ecosse, une flotte flamande, secondée par les
navires du port de Bayonne, n'avait cessé de tenir la mer et d'enlever
les blés et les vins de France. En même temps, les communes de Brabant
s'empressaient, malgré la défense du duc Jean, de partager avec les
communes flamandes les approvisionnements qu'une longue disette les
obligeait à faire venir des pays voisins.

Gauthier de Châtillon n'avait pu effacer la honte de Louis le Hutin en
s'emparant du château d'Helchin, après avoir mis quelques Flamands en
fuite près du pont d'Espierres: les milices de nos communes
parcouraient tout l'Artois sans trouver de résistance. Un cardinal se
rendit en Flandre, afin de chercher à mettre un terme à ces scènes de
pillage et de désolation; par ses soins fut conclue une trêve qui
devait durer jusqu'au 22 juillet 1316.

Au milieu de ces discordes et de ces malheurs une horrible contagion
s'était déclarée et faisait sentir plus vivement le besoin de la paix.
Les uns attribuaient la peste aux pluies de l'automne; les autres la
croyaient le résultat de la famine qui tourmentait les pauvres: le
tiers de la population succomba dans le nord de l'Europe. A Tournay,
ses ravages furent affreux, et parmi les villes de la Flandre qui
comptèrent le plus de victimes, on peut citer celle d'Ypres.

La peste régnait encore, lorsque le roi Louis X mourut presque
subitement à Vincennes le 4 juin. Il ne laissait que des filles de sa
première femme, Marguerite de Bourgogne; mais la reine Clémence de
Hongrie était grosse au moment de sa mort. L'aîné des frères de Louis
X, Philippe de Poitiers, qui fut depuis surnommé Philippe le Long, se
fit proclamer régent, grâce à l'appui de Gauthier de Châtillon, qui
saluait, dans le comte de Poitiers, le digne héritier de Philippe le
Bel et de Louis le Hutin.

Les députés des communes flamandes s'étaient rendus en France pour y
négocier la paix; des conférences s'ouvrirent à Pontoise; ils y
obtinrent que les relations commerciales fussent rétablies, mais les
conditions qu'on leur proposa étaient rudes et dures. Le régent du
royaume exigeait que le comte de Flandre prît part à la première
croisade qui serait prêchée par le pape; que Robert de Cassel fît
successivement un pèlerinage à Notre-Dame de Vauvert, à Notre-Dame de
Rochemadour, à Notre-Dame du Puy, à Saint-Gilles en Provence et à
Saint-Jacques de Compostelle. Les châteaux de Courtray et de Cassel
devaient être démolis; les châtellenies de Lille, de Douay et de
Béthune ne pouvaient plus être réclamées par le comte de Flandre, qui
était tenu d'accepter l'arbitrage du comte de Poitiers dans ses
différends avec le comte de Hainaut. De plus, il fallait qu'il assurât
l'héritage de ses Etats à l'aîné des fils de Louis de Nevers, qui
épouserait la fille de Louis, comte d'Evreux, fils de Philippe le
Hardi. Un délai, qui devait expirer le 1er août, fut accordé aux
communes flamandes pour qu'elles délibérassent.

Les députés de la Flandre ne tardèrent point à retourner à Paris, et
ils y signèrent le 10 août une convention relative à la prolongation
des trêves. De nouvelles négociations eurent lieu, mais elles
n'amenèrent aucun résultat favorable, et le 1er septembre, les députés
des communes flamandes acceptèrent les propositions qui leur avaient
été faites au mois de juillet par Jacques de Maubeuge, telles que nous
les avons rapportées plus haut.

Cependant les troubles qui agitaient la France empêchèrent l'exécution
de ce traité. Après la mort de Louis X, Robert d'Artois avait réuni
dix-huit cents chevaliers pour réclamer les domaines de son aïeul. A
Amiens, il fut accueilli avec le même empressement par la commune et
par Ferri de Pecquigny, issu de la maison des vidames de cette antique
cité. Doulens, Hesdin, Avesnes, lui ouvrirent leurs portes. La commune
d'Arras chassa Gauthier de Châtillon pour s'associer à ce mouvement.
Partout où passait Robert d'Artois, il promettait de maintenir les
libertés et les priviléges des bourgeois.

Le comte de Poitiers avait rassemblé une armée; il réussit à persuader
à Robert d'Artois de se rendre à Paris pour s'y soumettre au jugement
des pairs; mais il n'avait obtenu ce résultat qu'après avoir conclu,
le 17 juillet, un traité par lequel il fiançait l'aînée des filles de
Louis X au duc de Bourgogne, et déclarait que si l'enfant dont la
reine était grosse était aussi une fille, ces deux princesses se
partageraient la Navarre, la Champagne et la Brie, et _donneraient
quittance_ du reste du royaume de France. Cette éventualité ne se
réalisa point. Clémence de Hongrie devint mère d'un fils qui ne vécut
que peu de jours, et de nouvelles dissensions éclatèrent. Philippe de
Poitiers, sacré roi à Reims, rencontra des ennemis jusque dans ses
frères, et le duc de Bourgogne n'hésita plus à réclamer, au nom de sa
fiancée, non la Champagne ou la Brie, mais le trône même de France.

La Flandre intervint de nouveau dans la lutte. Tandis que Jean de
Fiennes se plaçait à la tête des _alliés_ d'Artois, Louis de Nevers,
retiré dans ses domaines de Réthel, y fortifiait ses villes et ses
châteaux pour soutenir le parti du duc de Bourgogne. Il s'était
associé dans ce but à Gui de Chaumont, à Jean de Varennes et à
d'autres chevaliers champenois, afin qu'une même ligue ralliât tous
les mécontents depuis la Saône jusqu'à la mer.

Dans ces circonstances, le pape Jean XXII interposa sa médiation
pacifique. L'archevêque de Bourges et Bérenger de Landora, maître de
l'ordre des Frères prêcheurs, désignés comme légats pontificaux,
montrèrent tant de zèle dans l'accomplissement de la tâche qui leur
avait été confiée, que le duc de Bourgogne renonça à la main de la
fille de Louis X pour épouser la fille de Philippe le Long, héritière
présomptive de la couronne aux mêmes titres. Robert de Béthune est
compris dans ces négociations aussi bien que Louis de Nevers, qui rend
hommage de ses domaines au nouveau roi le 13 septembre 1317.

Dès l'année précédente, le pape avait adressé au comte de Flandre des
lettres par lesquelles il l'exhortait vivement à ne pas retarder par
ses querelles particulières l'époque où tous les princes chrétiens
prendraient les armes pour délivrer la terre sainte; il avait en même
temps cru devoir représenter au roi de France combien il était
important de traiter avec la Flandre. «Vous n'ignorez point, mon fils,
lui mandait-il, et ceci est connu de l'univers presque entier, depuis
combien d'années la guerre de Flandre trouble le royaume de France,
combien de morts d'hommes en ont résulté, au péril des âmes, et
quelles sont les dépenses auxquelles elles ont donné lieu, de telle
sorte que la France a éprouvé qu'il n'y a point d'ennemis plus
terribles que ceux qu'une nation porte dans son propre sein.»

La réconciliation du roi et de la Flandre paraissait si nécessaire à
la paix de l'Europe, que les rois d'Angleterre, de Castille, d'Aragon,
de Portugal, chargèrent leurs ambassadeurs de la seconder. Enfin,
après de longues discussions, l'archevêque de Bourges et le maître de
l'ordre des Frères prêcheurs obtinrent, le 4 novembre, que l'on
recourrait à l'arbitrage du pape, avec cette réserve que les communes
flamandes et le roi ne devraient s'y conformer «qu'en ce qui serait de
leur pure et franche volonté.»

Robert de Cassel se rendit lui-même à Avignon avec les députés des
villes de Flandre. Ils ne réclamaient point l'annulation des traités
conclus avant l'avénement de Philippe le Long; mais ils exposaient
dans un langage énergique que, puisqu'on exigeait de la Flandre des
gages si importants de son respect pour les traités, il était juste
que le roi donnât également des garanties pour l'observation de la
paix. Ils formulèrent à ce sujet trois demandes: la première portait
que les pairs, les conseillers, les barons et les évêques de France
jureraient d'aider des Flamands contre le roi s'il manquait à son
serment; la seconde attribuait à la cour des pairs le droit de
connaître de toutes les violations des traités; par la troisième, ils
exprimaient le vœu qu'en ce cas le roi fût soumis au jugement de
l'Eglise et frappé d'interdit. Ils ajoutaient que si le roi consentait
à leur restituer les châtellenies de Lille, de Douay et de Béthune,
des garanties moins complètes leur paraîtraient suffisantes.

La décision du pape Jean XXII, publiée le 8 mars 1317 (v. st.), fut
impartiale: «Nous sommes d'avis, et c'est à titre d'avis que nous
avons prononcé à cet égard, écrivait-il au roi de France, que vous
fassiez jurer, par une personne que vous choisirez, que vous
observerez inviolablement les traités, en obligeant, pour
l'observation de ce serment, tous vos biens présents et futurs; tous
vos successeurs prêteront le même serment le lendemain du jour où les
comtes de Flandre, étant reçus à la foi et à hommage, auront pris le
même engagement. Vous vous efforcerez aussi, autant que cela dépend de
vous, de persuader à votre frère, à vos oncles et à vos cousins les
comtes de Valois, de Bourbon et de Saint-Pol, ainsi qu'aux pairs de
France, de se lier par les mêmes promesses, de telle sorte que si vous
faisiez quelque chose contre ces traités, ils ne soient pas tenus de
vous aider et de vous assister; mais ils seront complètement dégagés
de toutes ces promesses, si ce sont les Flamands qui violent la paix.»

Les députés des communes flamandes se contentèrent de répondre qu'ils
n'avaient point le pouvoir d'adhérer à cette décision arbitrale, mais
qu'ils se hâteraient d'aller la communiquer aux bonnes villes dont ils
étaient les mandataires. Le pape, qui avait déjà fait part de sa
décision à plusieurs rois de l'Europe, parut toutefois étonné qu'ils
n'eussent point approuvé avec empressement une transaction qui leur
était si avantageuse; et dans une bulle du 20 mars, il menaça les
villes de Flandre d'une sentence générale d'interdit si elles
continuaient à empêcher le rétablissement de la paix. Dans d'autres
lettres, le pape, rappelant les progrès des infidèles en Asie,
exhortait le comte, dans les termes les plus pressants, à ne pas
laisser à sa postérité un héritage de haines et de discordes.

Le 9 avril, le roi de France fit citer Robert de Béthune par Thomas de
Morfontaine et Philippe de Précy, afin qu'il se rendît à Paris, dans
le délai de quatre semaines après les fêtes de Pâques, pour jurer le
traité du 1er septembre 1316. Aussitôt après une sentence d'interdit
fut lancée contre la Flandre, et maître Réginald, chapelain de
Philippe le Bel et de Philippe le Long, prêcha publiquement à Paris
qu'il était aussi licite et aussi méritoire de porter les armes contre
les Flamands que contre les Sarrasins.

Cependant le pape avait résolu de faire une nouvelle tentative auprès
des communes flamandes, avant de confirmer l'excommunication prononcée
à Paris. Il chargea de ce soin deux frères mineurs, dont l'un
appartenait à la Flandre, Etienne de Nérac et Guillaume de Gand; le
troisième légat, qui avait été peut-être désigné sur la recommandation
du roi de France, était un frère prêcheur de Paris, nommé Pierre de la
Palu, qui figurera plus tard dans le procès de Robert d'Artois comme
le docile instrument des volontés de Philippe de Valois. On racontait
de toutes parts que Pierre de la Palu avait répété à Paris, dans une
procession solennelle, les discours les plus violents de maître
Réginald, et qu'il avait même ajouté qu'il était permis de mettre à
mort les Flamands excommuniés, aussi bien que des chiens. S'il était
au pouvoir de Guillaume de Gand de faire réussir une démarche dont le
but était la conciliation, la présence de Pierre de la Palu dans cette
ambassade devait nécessairement la rendre impossible, car il apprit
bientôt lui-même combien il était haï de ce peuple qu'on l'accusait
d'avoir insulté. Aussi, dès qu'il fut à Courtray et pendant qu'il
faisait demander au comte en quel lieu il pourrait s'acquitter de sa
mission, il réfléchit sur sa position et la trouva périlleuse. De
concert avec ses collègues, il résolut de mettre désormais la plus
grande modération dans ses paroles et de s'abstenir de menaces, parce
que les Flamands, inaccessibles à tout sentiment de crainte,
semblaient plus disposés à s'en irriter qu'à s'en laisser effrayer. Il
jugea même convenable de leur parler de leur gloire nationale, afin de
les adoucir en flattant leur vanité. Frère Guillaume de Gand fut
chargé d'écrire au confesseur du comte de Flandre qu'ils espéraient un
bon accueil, puisque leur ambassade serait toute pacifique.

Le 10 mai, les trois religieux arrivèrent à Bruges. On les conduisit
aussitôt à l'hôtel du comte où étaient réunis un grand nombre
d'échevins, de conseillers et de députés de toutes les villes de
Flandre. «Vous êtes chargés de sommer les communes d'exécuter la
sentence du pape, leur dit Baudouin de Zonnebeke; voici leurs
procureurs; vous pouvez leur expliquer votre message.» Ils réclamèrent
un délai de deux jours; mais Baudouin de Zonnebeke prit la parole et
demanda à Pierre de la Palu s'il était vrai qu'il eût comparé, à
Paris, les bonnes gens de Flandre à des Sarrasins et à des chiens.
Pierre de la Palu le nia fort énergiquement, et ajouta qu'il désirait
au contraire que le pape admît l'appel des Flamands contre
l'excommunication prononcée à la requête du roi de France. Si cette
excommunication était injuste à ses yeux, pourquoi l'observait-il en
quittant ses habits sacerdotaux dans les provinces flamandes? Telle
fut la deuxième question de Baudouin de Zonnebeke: on eût voulu que
les légats choisis par Jean XXII avec l'assentiment de Philippe le
Long donnassent l'exemple de la désobéissance vis-à-vis du pape et
vis-à-vis du roi. Cette fois, l'embarras de Pierre de la Palu fut
visible; il allégua quatre raisons dans sa réponse: la première, que
puisqu'il n'était pas Flamand, il n'était pas compris dans un acte
d'appel qu'il comparait à un bouclier protecteur; la seconde, qu'il
avait une connaissance plus exacte de l'excommunication qui avait été
prononcée à Paris; la troisième, que la maxime du sage était de
s'abstenir dans le doute; la quatrième, qu'étant Français, il devait
se conformer à l'opinion adoptée par les Français. Aucune de ces
raisons ne paraissait fort satisfaisante; on murmurait de toutes parts
autour de lui, et le pauvre moine, l'esprit troublé par tous les
récits qui se répandaient en France sur la cruauté des communes de
Flandre, s'écria en tremblant: «Je suis entre vos mains, et ne puis
mourir qu'une fois!» Ainsi se termina cette assemblée.

Le surlendemain, frère Guillaume de Gand fut chargé d'expliquer les
bulles du pape, mais son discours ne fut qu'un long commentaire de
quelques textes de l'Ecriture sainte. Puis, Pierre de la Palu chercha
à remplir son message en le déguisant sous la forme d'un apologue. «Il
y avait un homme ayant deux fils auxquels il ordonna de se rendre dans
sa vigne. L'un promit de lui obéir et n'y alla pas; l'autre refusa,
mais il y alla. Vous aviez promis au pape de suivre ses conseils et
vous ne le faites point, tandis que le roi qui n'avait pas voulu s'y
engager est prêt à le faire.»--«Jamais, interrompit le comte, nous
n'avons pris l'engagement de nous conformer à l'avis du pape.»--Ceci
se passait dans le réfectoire du couvent des Frères mineurs, où se
trouvaient les députés de la commune de Bruges. Pierre de la Palu
jugea prudent de changer aussitôt de langage. «Il me semble,
poursuivit-il, qu'il existe un motif qui doit vous exciter fortement à
maintenir la paix: tout le monde reconnaît que jusqu'à ce jour vous
avez eu l'honneur de toutes les guerres, mais le roi vous reproche de
ne pas vouloir de paix: conformez-vous donc au conseil du pape et il
n'y aura personne qui ne vous estime et ne vous honore.» Cependant le
comte promit de répondre aux bulles pontificales, et les trois frères
mineurs partirent pour Ypres d'où ils se rendirent à Courtray, puis
ils rentrèrent en France. Le comte de Savoie, Henri de Sully, et
d'autres courtisans avaient déjà raconté à Philippe le Long que les
légats du pape avaient célébré le courage des Flamands et avaient même
approuvé leur acte d'appel; aussi Pierre de la Palu ne réussit-il
point à se disculper de leurs attaques; il avait pris pour thème de sa
justification: «Il est nécessaire qu'il y ait des scandales, mais
malheur à celui qui les fait naître!«--«S'il vous arrive jamais,
s'écria le seigneur de Sully, d'oser répéter de semblables choses en
présence du pape, nous vous considérerons comme l'ennemi du roi.»
Pierre de la Palu fut privé de ses fonctions de légat. Son successeur
fut un autre frère mineur nommé Bernard Guy.

Il avait été toutefois convenu à Bruges que les députés des communes
flamandes s'assembleraient à Compiègne, après les fêtes de
l'Assomption, pour y conférer avec les conseillers du roi de France,
en présence des légats pontificaux; mais Philippe le Long était
tellement irrité de tout ce qui avait eu lieu que, sans attendre plus
longtemps, et comme s'il était assuré d'avance de l'inutilité de toute
négociation, il écrivit le 4 juin aux feudataires du royaume pour
qu'ils se réunissent à Arras au commencement du mois de septembre. En
même temps, apprenant que Louis de Nevers, retiré dans le comté de
Réthel et toujours dominé par son caractère inquiet et remuant, avait
conclu une alliance avec l'évêque de Verdun et le sire d'Aspremont
contre le comte de Bar, il envoya Gauthier de Châtillon, l'un des
arbitres désignés par le traité de Gisors, terminer ces différends par
la force des armes, et allégua ce prétexte pour confisquer les comtés
de Nevers et de Réthel.

Avant les derniers jours de juin, Louis de Nevers était rentré fugitif
en Flandre avec ses enfants pour y chercher un asile contre la colère
du roi de France: mais des ambassadeurs français l'y suivirent et le
sommèrent de comparaître aussi aux conférences de Compiègne pour s'y
justifier de tous les griefs qu'en lui reprochait. Ces menaces, les
préparatifs belliqueux du roi, la nouvelle du procès instruit contre
Pierre de la Palu, qui commença le 1er juillet, parurent aux communes
comme à Louis de Nevers lui-même des motifs suffisants pour ne point
envoyer leurs députés à l'assemblée de Compiègne, et des historiens de
ce temps racontent que les conseillers du roi qui se trouvaient dans
cette ville n'y virent arriver que deux jeunes bergers, qui
répondirent à toutes leurs questions: «Quelques brebis manquent à
notre troupeau: nous sommes venus ici pour les chercher.»

Cependant Jean XXII ne renonce point à sa mission apostolique de
prêcher la paix au milieu de toutes les discordes: noble prérogative,
reconnue par les peuples et par les rois, qui fut la gloire de la
papauté au moyen-âge. Les légats qu'il a désignés en 1318, comme
successeurs de Pierre de la Palu et de ses collègues, interposèrent de
nouveau leur médiation, et après l'avoir fait accepter au roi de
France, qui avait pu se convaincre qu'en ce moment une guerre contre
la Flandre serait impopulaire, ils l'offrirent aux Flamands avec une
nouvelle instance et obtinrent qu'une autre conférence eût lieu à
Compiègne le 7 octobre 1318. Les députés des communes flamandes y
reproduisirent toutes les demandes qu'ils avaient portées à Avignon.
Ce fut en vain que l'évêque de Mende, l'un des conseillers du roi,
attaqua dans un langage véhément des prétentions si exorbitantes et si
étranges, disant que par la première ils se proposaient de soumettre
le roi à l'autorité de ses sujets et de livrer ses Etats à l'anarchie;
que par la seconde ils voulaient lui faire subir le jugement des pairs
qui ne possèdent aucune juridiction et ne peuvent prononcer comme
juges, bien que dans quelques cas déterminés le roi les convoque pour
qu'ils l'assistent, et qu'enfin par la troisième ils cherchaient, ce
dont il n'y avait pas d'exemple, à placer le roi, qui ne reconnaît la
supériorité de personne sur la terre dans les choses temporelles, sous
la dépendance d'une puissance étrangère, et il ajoutait que les
Flamands étaient si évidemment guidés par leur malice et non par la
raison, qu'ils déclaraient eux-mêmes être prêts à renoncer à toutes
ces garanties, si on leur restituait les trois châtellenies de Lille,
de Douay et de Béthune. Les trois députés des communes se montraient
inébranlables dans leur résolution.

Cependant le pape Jean XXII avait chargé son neveu le cardinal
Gosselin de terminer les affaires de Flandre, soit par la douceur,
soit par les moyens de rigueur, lui ordonnant de ne revenir auprès de
lui que lorsqu'il y aurait réussi. A peine était-il arrivé à Paris,
qu'il manda à l'évêque de Tournay de prononcer la sentence d'interdit
et de se rendre en Flandre près de Robert de Béthune pour la lui
signifier; mais l'évêque de Tournay, craignant que cette mission
n'offrît quelque danger, la confia à deux clercs qui furent en effet
retenus prisonniers par l'ordre du comte, de peur qu'ils n'excitassent
quelque sédition dans les grandes villes du pays.

Le roi de France se préparait activement à la guerre qu'il prévoyait
depuis longtemps: dès février, il avait défendu tous les tournois, par
une lettre adressée au bailli de Vermandois, «quar, disait-il, si nous
le souffririons à faire, nous ne pourrions pas avoir les nobles de
nostre royaume si prestement pour nous aidier à nostre guerre.» Le
connétable, Gauthier de Châtillon, avait reçu le commandement des
hommes d'armes qui devaient envahir la Flandre.

Quelques jours avaient suffi pour modifier profondément la situation
du pays. Louis de Nevers, qui exerçait sur les communes une influence
d'autant plus grande qu'il s'était placé sans cesse à la tête des
bourgeois mécontents pour les seconder dans leurs luttes et dans leurs
plaintes contre le gouvernement si déplorable de Robert de Béthune, ne
cherchait plus qu'à calmer leur courage. Séduit par les largesses de
ceux qui naguère n'avaient que des fers pour lui, il avait changé de
langage et glorifiait les ennemis contre lesquels il avait si
énergiquement invoqué l'indignation des hommes et les vengeances de
Dieu. Les communes de Flandre étaient prêtes à s'armer avec Louis de
Nevers: sa trahison avait suffi pour ébranler leur zèle. Leurs milices
suivirent à peine jusqu'à Cassel le comte de Flandre, qui leur montra
vainement un vieux parchemin remontant à l'époque de Baudouin de
Constantinople pour leur prouver ses droits à la possession des cités
d'Aire et de Saint-Omer; les bourgeois ne l'écoutaient point.
Lorsqu'il fut question de traverser la Lys, les Gantois s'écrièrent
tout d'une voix qu'ils ne le feraient point. Le comte voulut les y
contraindre; mais ils persistèrent dans leur refus, et Robert de
Béthune fut réduit à renoncer à son projet de combattre l'invasion
étrangère pour étouffer une guerre civile.

Le roi l'avait de nouveau cité, le 27 septembre, à comparaître à
Paris: il résistait encore quand il apprit que l'aîné de ses fils
entraînant avec lui les députés des communes, s'était rendu à Aire
pour traiter de la paix avec Henri de Sully. Louis de Nevers y avait
obtenu amnistie entière du roi pour son alliance avec Gobert
d'Aspremont: il avait promis de faire exécuter le traité du 1er
septembre 1316, et d'amener son père à Paris. Une autre convention
était relative au mariage de Louis, fils du comte de Nevers. Il avait
été fiancé en 1316 à la fille du comte d'Evreux; mais l'année
suivante, le comte de Valois, devenu chef d'une ligue politique et
n'écoutant que son ambition, voulut lui donner la main de l'une de ses
filles. Les négociations avaient été conduites avec tant d'activité,
que le jour du mariage était déjà fixé lorsque le roi annonça qu'il
choisissait lui-même pour son gendre le petit-fils de Robert de
Béthune, auquel son aïeul assura de nouveau la succession du comté de
Flandre, quels que fussent les droits éventuels de Robert de Cassel.

Le cardinal Gosselin partit aussitôt pour Tournay, où le vieux comte
de Flandre ne tarda pas à arriver. Leur entrevue eut lieu dans
l'église de Saint-Léger: le vieux prince se jeta en pleurant aux
genoux du légat; il protestait qu'il était disposé à faire tout ce
qu'on lui demanderait, pourvu qu'on le dispensât du payement de deux
cent mille livres stipulé par le traité du 1er septembre 1316, et
promit de se trouver à Paris vers la mi-carême. Le cardinal fit
immédiatement proclamer la paix, et toute la ville retentit du son des
cloches et du chant des actions de grâces.

Peu après, le 7 janvier 1319 (v. st.), dans une assemblée solennelle
tenue au Louvre, le roi déclara qu'il était prêt à se conformer à
l'arbitrage du pape, «quoique sa décision contînt des choses étranges
et onéreuses dont il n'y avait d'exemple ni sous son règne, ni sous
celui de ses prédécesseurs;» ensuite il invita les pairs qui étaient
présents (c'étaient les comtes de Valois, de Clermont et de Saint-Pol,
l'archevêque de Reims, les évêques de Beauvais, de Noyon et de
Châlons, le duc de Bourgogne et la comtesse d'Artois) à se porter pour
lui, comme le pape l'avait prescrit, garants de l'exécution du traité;
mais la plupart répliquèrent qu'il était grave de s'engager ainsi dans
des affaires qui leur étaient étrangères et qu'ils en délibéreraient.
Par d'autres motifs, les comtes de Valois et de Clermont observaient
aussi que la sentence arbitrale contenait «aucunes choses estranges et
non accoustumées des rois, ne du lignage, ne des pers de France,» et
demandaient que les Flamands se conformassent d'abord au traité. Ces
discussions élevèrent de nouveaux obstacles au rétablissement de la
paix. Robert de Béthune y trouva un prétexte qu'il saisit avec
empressement pour ne pas se rendre à Paris. La timidité qu'il avait
montrée vis-à-vis des rois de France dans les premières années
de son gouvernement s'était changée, à mesure que ses forces
s'affaiblissaient, en un sentiment plus profond de terreur: le joug
qu'il avait porté si longtemps était sans cesse présent à sa mémoire,
et, prêt à descendre dans la tombe, il cherchait à repousser le
fantôme odieux qui troublait ses jours et ses nuits.

Robert de Béthune ne pouvait plus rien pour résister aux intrigues de
Philippe le Long. Toutes les communes réclamaient la paix, et elles
eussent peut-être dépouillé le comte de Flandre de son autorité pour
la donner à son fils, s'il n'eût consenti à accompagner leurs députés
près du roi vers les derniers jours du mois d'avril 1320. Ils
s'approchait des portes de Paris lorsqu'on lui annonça que le roi de
France venait au devant de lui; il s'inclina humblement, mais il ne
répondit rien au discours de Philippe le Long. Louis de Nevers lui lut
les paroles de l'hommage qu'il devait prononcer; il les répéta, puis
on lui porta le traité du 1er septembre 1316 pour qu'il l'approuvât.
Cependant, dès que l'on arriva à la clause relative à la cession des
châtellenies de Lille, de Douay et de Béthune, il s'écria
énergiquement que cette cession était nulle, parce qu'il n'y avait
jamais vu que la remise d'un gage provisoire, ajoutant que, si on lui
avait fait sceller un autre engagement, c'était une fraude
d'Enguerrand de Marigny. Il fallut ajourner l'entrevue. Le roi se
montrait fort mécontent; on l'entendit jurer, par l'âme de Philippe le
Bel, que le comte de Flandre ne recouvrerait jamais les trois
châtellenies, et il pria ses oncles, les comtes de Valois et de la
Marche, et les autres barons qui l'entouraient, de prononcer le même
serment. Sa colère s'accrut quand il apprit que le comte de Flandre
avait fui de Paris pour rentrer dans ses Etats.

Louis de Nevers venait de renouveler à Philippe le Long son serment
d'obéissance; il engagea vivement les députés des communes à suivre
son père et à le ramener à la cour du roi. Ceux-ci le crurent et
atteignirent aisément le vieux prince à trois lieues de Paris, dans un
village où il s'était arrêté avec un seul serviteur pour y passer la
nuit. «Seigneur, lui dirent-ils, quoique nos procurations ne semblent
pas nous permettre de ratifier la paix sans votre assentiment, nous
savons bien que si nous revenions en Flandre sans l'avoir conclue, nos
têtes ne resteraient pas longtemps protégées par nos chaperons, et
nous sommes résolus à ne point quitter la France avant d'avoir terminé
toutes les négociations avec le roi.» Robert de Béthune comprit à leur
langage qu'il était menacé d'une insurrection dont l'aîné de ses fils
eût été le chef: il courba la tête et se tut. Quelques jours plus
tard, le 5 mai 1320, on lui fit ratifier le traité de 1316, et il
déclara de plus renoncer au serment des pairs qui formait la
principale sûreté promise par le roi. Lorsqu'on s'occupa de la
conclusion du mariage de Marguerite de France, la résistance du
vieillard se ranima; il s'indignait de voir son petit-fils choisir
pour compagne la petite-fille de Philippe le Bel. Cette fois il fallut
l'intervention du cardinal Gosselin pour l'apaiser; et peu après, au
mois de juillet, le fils aîné du comte de Nevers épousa solennellement
Marguerite, qui avait à peine huit ans.

Vers la même époque, le roi pardonna aux chefs des insurgés d'Artois,
qui continuaient depuis six années à représenter le parti naguère si
puissant des _alliés_. Il permit même au comte de Flandre de recevoir
dans ses Etats son beau-frère, Jean de Fiennes, qui avait pris la plus
grande part aux deux mouvements qui avaient successivement éclaté à la
fin du règne de Philippe le Bel et au commencement du règne de
Philippe le Long. D'autres _alliés_ qui s'étaient réfugiés en Flandre
ne furent point compris dans ces conventions: c'étaient, entre autres,
Ferri de Pecquigny et le sire de Renty; ils considéraient cet oubli de
la part du comte comme une violation de la confédération qu'il avait
autrefois conclue avec eux, et résolurent de se venger de Louis de
Nevers, à qui ils imputaient tout ce qui avait eu lieu. Le sire de
Fiennes les appuyait aussi bien que Robert de Cassel. En 1319, le
comte de Flandre avait fait un testament, par lequel il léguait à son
second fils le comté d'Alost, Grammont, le pays de Waes et les
Quatre-Métiers; ce don avait été révoqué lorsque Louis de Nevers,
triomphant, conduisit son père au parlement de Paris. Robert de Cassel
ne l'ignorait point: osa-t-il s'arrêter à la pensée d'un fratricide?

C'était vers la fin de l'année 1320: Robert de Béthune, rentré en
Flandre, cherchait quelque repos aux longues angoisses de sa vie,
quand les sires de Pecquigny et de Renty lui amenèrent un jeune homme
qui répandait des larmes abondantes: il avouait qu'il avait été chargé
de l'empoisonner. «Et pourquoi l'eussiez-vous fait?» demanda le
vieillard. Le jeune homme reprit: «Je ne faisais que ce qui m'a été
commandé, car votre fils, le comte de Nevers, voulait que j'obéisse en
toute chose à frère Gauthier, de l'ordre des ermites de
Saint-Guillaume.» Robert de Béthune aimait beaucoup ce moine: il fut
troublé de cette révélation. On ajoute qu'il découvrit que sa mort
devait être le signal d'un complot qui aurait livré toute la Flandre
au roi de France. Quoi qu'il en soit, Robert de Béthune crut à la
vérité de ces aveux, et chargea le second de ses fils de prendre
toutes les mesures nécessaires pour réprimer le projet des
conspirateurs.

Louis de Nevers s'était retiré à Beveren avec Rasse de Gavre, et
refusait d'obéir aux ordres de son père. Une nuit qu'il revenait d'un
voyage qu'il avait fait près du duc de Brabant, il se vit arrêté et
renversé de son cheval, dans une forêt près de Bornhem, par des hommes
d'armes placés sous les ordres de Ferri de Pecquigny, qui venait
d'être créé bailli de Waes, et on le conduisit au château de Viane.
Robert de Cassel en fut bientôt instruit, et, en vertu de l'autorité
qui lui avait été déléguée, il fit adresser au châtelain de Viane des
lettres ainsi conçues: «Nous vous mandons que, ces lettres veues, sans
delay, vous faciez couper la teste à Loys, nostre fils, et si vous ne
le faictes, nous nous en prendrons à vous.» Le chancelier de Flandre
refusa de les sceller, mais Robert de Cassel prit lui-même le sceau et
l'apposa sur la sentence de mort. Heureusement le châtelain de Viane
recula devant le rôle de bourreau. «Sire, dit-il au comte de Nevers,
voyez les lettres que monseigneur votre père m'envoie.»--«Au nom de
Dieu, reprit le prince, ne vous hâtez pas, car je ne puis croire que
monseigneur sache rien de ces lettres.»--«Eh bien, continua le
châtelain, pour l'amour de vous, je me mettrai en aventure: j'irai
savoir de votre père s'il a donné ces lettres, et s'il en est ainsi,
je baillerai le château à quelque autre gentilhomme, et je m'en irai
hors du pays.» Le châtelain de Viane se rendit donc à Male où se
trouvait le vieux comte de Flandre, et lui ayant montré les lettres,
il ajouta: «Sire, j'ai fait votre commandement, car je n'osais y
désobéir.»--«Quoi! châtelain, s'écria tristement Robert, mon fils
est-il mort?» Mais le châtelain, ému de sa douleur, s'empressa de le
rassurer en lui disant: «Sire, calmez-vous: votre fils vit encore.»

Cependant, les députés des communes et un grand nombre de notables
bourgeois vinrent supplier Robert de Béthune d'oublier les torts du
comte de Nevers; le roi de France appuya leurs efforts. Les enfants du
prisonnier mêlèrent leurs larmes à ces prières, et un historien
contemporain leur attribue l'honneur d'avoir sauvé leur père. Enfin,
le 6 avril 1321 (v. st.), un notaire reçut son acte de soumission.
Deux jours après, il fut conduit à l'abbaye de Saint-Bernard, où il
déclara, en présence du duc de Brabant, du comte de Namur, de Robert
de Cassel et de Ferri de Pecquigny, qu'il demandait pardon à son père
de ses offenses vis-à-vis de lui. Le jour de la solennité de Pâques,
il se rendit, accompagné de la comtesse de Nevers et de ses fils, au
château de Courtray pour réitérer la même promesse. On lui avait fait
sceller une charte par laquelle il s'engageait à ne garder aucune
rancune, ni contre Robert de Cassel, ni contre Ferri de Pecquigny et
les autres chevaliers de la maison du comte qui l'avaient arrêté, et
de plus à quitter la Flandre dans le délai de huit jours, pour n'y
rentrer que par l'exprès commandement de son père; l'on exigea que
toutes les communes de Flandre, pleines de zèle pour ses intérêts,
ratifiassent cette convention. On prétendait que c'était Robert de
Cassel qui avait forcé son frère à prendre cet engagement, afin qu'il
lui fût plus facile, à la mort de Robert de Béthune, de s'emparer du
gouvernement du comté, et cette accusation est d'autant plus
vraisemblable que, bien que l'héritier du comte de Flandre, en
promettant de sceller le testament de son père, eût fait des réserves
pour les cas de «déshéritance greveuse,» on ne l'en contraignit pas
moins à écrire de sa propre main au bas de cette déclaration:
«_Quelque il soient, approbo_.»

Dès que Louis de Nevers fut sorti du château de Rupelmonde, il se
retira à Paris et y mourut peu après, le 6 juillet 1322.

Le 17 septembre, Robert de Béthune, âgé de quatre-vingt-deux ans,
rendait le dernier soupir à Ypres.

«Le bruit courut, dit un chroniqueur liégeois, que le père et le fils
avaient tous les deux péri empoisonnés.»



LIVRE DOUZIÈME

1322-1346.

  Louis de Nevers. Troubles en Flandre.--Invasion de Philippe de
  Valois. Jacques d'Artevelde.


Le roi de France avait précédé de quelques mois dans la tombe Robert
de Béthune et Louis de Nevers; Charles le Bel succédait à Philippe le
Long au moment où la succession du comté de Flandre allait être
vivement disputée.

Robert de Cassel occupait la position la plus favorable pour s'emparer
de l'héritage de son père. Si les bourgeois lui étaient hostiles, il
s'appuyait du moins sur des amis courageux et dévoués qui avaient joui
de la faveur du vieux prince et qui se trouvaient, au moment de sa
mort, dépositaires de toute l'autorité. Disposant de la plupart des
châteaux, il avait depuis longtems rassemblé des hommes d'armes afin
de pouvoir profiter de la confusion qui accompagne toujours la
transmission d'un pouvoir contesté. Sa puissance semblait même si
redoutable, que, lorsque le fils du comte de Nevers, que l'histoire
nomme Louis de Nevers comme son père, voulut faire acte d'hommage, le
roi s'y opposa afin de laisser à la cour des pairs, et peut-être à la
fortune des événements, le soin de décider quel devait être l'héritier
légitime du comté de Flandre.

Cependant les communes de Gand et de Bruges, alarmées des préparatifs
belliqueux de Robert de Cassel, avaient conclu, le 8 mars 1321 (v.
st.), une étroite alliance.

«Nous, échevins, conseillers et tous ceux de la commune de Gand, et
nous, bourgmestre, échevins et conseillers et tous ceux de la commune
de Bruges, faisons savoir à ceux qui ces présentes verront, que nous
avons fait une alliance, tant pour nous que pour nos successeurs, au
nom desdites villes, dans l'intérêt commun du pays de Flandre, afin
de nous aider mutuellement, tant de notre vie que de nos biens, à
défendre nos libertés, nos usages, nos lois et nos priviléges, et
aussi pour maintenir les libres relations du commerce sur lesquelles
repose l'industrie flamande. S'il arrivait donc que quelqu'un voulût
attenter à nos libertés, à nos coutumes, à nos usages, à nos lois ou à
nos priviléges, ou entraver la liberté des relations commerciales dans
le pays de Flandre, les deux villes ci-dessus nommées uniraient leurs
efforts; de plus, afin que cette convention conserve toute sa vigueur,
nous avons choisi, à Gand et à Bruges, cinq personnes qui seront
chargées de veiller à son exécution, savoir: à Gand, Jean Depape,
Baudouin Uutendale, Ghelnot Damman, Henri de Coutervoorde et Jacques
Relme; et à Bruges, Gauthier Derudder, Gilles d'Aertrike, Chrétien de
la Potterie, Jean Breydel et Nicolas Bonin.» Le bourgmestre de Bruges
se nomme à cette époque Jean Schynckele. Les premiers échevins de Gand
sont Gilbert Rynvisch et Thomas de Vaernewyck: parmi les députés qui
les représentent en 1321 dans ces négociations se trouvent deux riches
bourgeois, Salomon Borluut et Jean d'Artevelde. Ces noms, par une
heureuse association, représentent tout ce que la Flandre a de plus
glorieux dans les souvenirs du passé et dans les espérances de
l'avenir.

Les grandes villes avaient peu de sympathies pour Robert de Cassel;
elles savaient que l'ambition était une passion qui dominait dans son
cœur, et l'accusaient d'y avoir sacrifié tour à tour la liberté et la
vie de son frère. Sans attendre la décision du roi, elles appelèrent
au milieu d'elles le petit-fils de Robert de Béthune, et lui rendirent
hommage.

Cependant Charles le Bel se montra d'autant plus irrité de ce qui
avait eu lieu, qu'il avait chargé Michel de Mauconduit et Miles de
Noyers de gouverner la Flandre pendant l'intervalle qui devait
s'écouler jusqu'à la sentence définitive. Louis de Nevers fut sommé de
se justifier: il refusa quelque temps d'obéir, enfin il parut à Paris
dans les premiers jours de novembre; mais à peine y était-il arrivé
qu'il fut enfermé à la tour du Louvre, où il resta jusqu'aux fêtes de
la Noël. Déjà la cour des pairs avait abordé la question de la
succession du comté de Flandre. Louis de Nevers invoquait la
renonciation de Robert de Cassel, mais celui-ci en contestait la
validité; enfin, une sœur de Robert de Béthune, Mathilde, femme de
Matthieu de Lorraine, prétendait être la plus proche héritière du
dernier comte, puisqu'on ne pouvait lui opposer la renonciation dont
Louis de Nevers s'appuyait contre Robert de Cassel. Au milieu de ces
discussions, les communes flamandes annoncèrent au roi que s'il
n'admettait point l'hommage de Louis, elles ne reconnaîtraient point
d'autre comte et exerceraient elles-mêmes l'autorité dans les bonnes
villes. Peu de jours après, le 29 janvier, un arrêt solennel de la
cour des pairs proclama la légitimité des droits du petit-fils de
Robert de Béthune.

Charles le Bel céda à la manifestation des communes flamandes, mais il
imposa au jeune prince les conditions les plus sévères, et tandis que
la Flandre le soutenait avec plus de zèle parce qu'il était orphelin,
il ne voyait dans son âge qu'une garantie de faiblesse et de
soumission. Cinq jours après l'arrêt de la cour des pairs, Louis de
Nevers rendit hommage au roi, en s'engageant par serment à respecter
tous les traités imposés à la Flandre par Philippe le Bel et ses fils;
puis, il s'excusa humblement d'avoir voulu prendre possession du comté
de Flandre sans la permission du roi, et lui promit d'en confier le
gouvernement aux conseillers qui lui seraient désignés. En exécution
de cette convention secrète, Charles le Bel choisit, le 11 mars, les
ministres du nouveau comte de Flandre. L'un était l'évêque d'Arras;
l'autre, l'abbé de Vézelay, Guillaume Flotte, dont le nom reparaissait
après vingt années comme une dernière menace de représailles et de
vengeances.

Le roi suspendit toutefois, jusqu'à la fin du mois de septembre, le
départ de l'évêque d'Arras et de l'abbé de Vézelay; il était
nécessaire que le jeune prince affermît son autorité avant de la
remettre entre leurs mains. La première mesure adoptée par Louis de
Nevers, pour rester fidèle à ses engagements vis-à-vis du roi de
France, avait été fort impopulaire; car, rompant le traité commercial
conclu le 1er octobre 1320, par son aïeul avec Edouard II, il avait
envoyé des navires piller les côtes de l'Angleterre, en même temps
qu'il faisait arrêter tous les marchands anglais dans ses Etats. Les
communes murmurèrent hautement. Afin de les apaiser, le roi de France
fit sceller une convention qui rétablissait toutes les relations
commerciales entre la Flandre, le Hainaut et la Hollande. Le comte de
Hainaut y renonça à toutes ses prétentions sur le comté d'Alost et le
pays des Quatre-Métiers, et paya au comte de Flandre trente mille
livres parisis; de son côté, Louis de Nevers abandonna tous ses droits
sur la Zélande.

Louis de Nevers crut avoir assez fait pour se réconcilier avec les
bourgeois auxquels il devait son avénement. Il ne s'appliqua plus qu'à
s'attacher ses ennemis les plus redoutables. Il reçut l'hommage de
Robert de Cassel, lui assura la possession des seigneuries de Cassel,
de Bourbourg, de Bergues, de Gravelines, de Warneton et de Bornhem, et
y ajouta d'autres bienfaits.

Jean de Namur, aussi hostile aux communes en 1323 qu'en 1308, obtint
le fief des forfaitures et des amendes qui seraient recueillies par le
comte, et de plus le bailliage des eaux de l'Ecluse, qui jusqu'alors
avait appartenu aux habitants de Damme et de Bruges. Les Brugeois
n'avaient point oublié que Jean de Namur avait été récemment l'un de
leurs plus redoutables adversaires dans les dissensions relatives à la
succession du comté. En apprenant qu'il réunissait des sergents à
l'Ecluse, ils soupçonnèrent quelque mauvais dessein; peut-être Jean
Breydel et ses quatre collègues leur dénoncèrent-ils les dangers qui
menaçaient leurs relations commerciales dans le Zwyn. Tous les
bourgeois de Bruges avaient pris les armes. «Si nous nous montrons
trop patients, se disaient-ils les uns aux autres, nous nous
laisserons subjuguer et ruiner: il vaut mieux que nous allions
conquérir la ville de l'Ecluse et que nous maintenions nos droits et
nos priviléges.»

Le comte de Flandre, instruit de ce mouvement, accourut pendant la
nuit de Courtray à Bruges; il essaya vainement de dissuader les
bourgeois de leur projet. Dès le lever de l'aurore, ils s'élancèrent
en grand nombre hors de la ville. Le comte les accompagnait, espérant
encore pouvoir les engager à rentrer dans leurs foyers: ils ne
l'écoutèrent pas. Il fut le témoin d'une sanglante escarmouche qui
arrêta un moment les Brugeois, mais qui ne les empêcha point d'entrer
à l'Ecluse et d'y poursuivre leurs ennemis, dont plusieurs, dans leur
terreur, se précipitèrent dans les flots. Le comte de Namur ne dut la
vie qu'aux prières du comte Louis, et la commune triomphante le
conduisit avec elle à Bruges, où il fut enfermé au Steen (juillet
1323). La comtesse de Namur, Marie d'Artois, implora aussitôt
l'intervention du roi de France en faveur de son mari; mais les
Brugeois exigeaient avant toute autre condition qu'on approuvât les
priviléges de leur ancienne juridiction sur le port de l'Ecluse, et
les négociations se prolongeaient sans amener aucun résultat. Le comte
de Flandre lui-même, voyant son autorité méconnue, s'était retiré en
France.

Le comte de Namur commença à s'attrister de ce que les efforts de ses
amis étaient si lents pour lui rendre la liberté. Il avait demandé
qu'il lui fût permis d'assister aux offices de l'église de
Saint-Donat, affirmant sur sa parole de chevalier qu'il ne chercherait
point à fuir: on repoussa sa prière en même temps que ses plaintes sur
l'ennui de sa captivité. C'était toutefois une joyeuse demeure que le
Steen, malgré ses grilles et ses geôliers. On y donnait de bons lits
aux prisonniers; aux grandes fêtes, on ornait leurs salles de fleurs
et de verdure, et on ne leur défendait point d'y recevoir leurs amis.
On y chantait tout le jour, on y jouait aux dés toute la nuit, et ce
fut grâce à ce désordre que le comte de Namur parvint, le 9 octobre, à
gagner la porte de la Bouverie, où des chevaux l'attendaient.

Au bruit de cette évasion, une extrême agitation éclata à Bruges; les
discordes y étaient si vives que les magistrats de Gand envoyèrent des
députés au comte pour le prier de rentrer en Flandre. Louis de Nevers
y consentit, et vers les premiers jours de décembre il revint à
Bruges; il avait obtenu que le comte de Namur déclarât publiquement
pardonner aux Brugeois leur attaque et son arrestation; mais il avait
cette fois amené avec lui l'abbé de Vézelay, et l'on remarquait avec
indignation en Flandre qu'il repoussait les conseils de tous les
habitants du pays pour rechercher ceux d'un homme dont le père s'était
associé à toutes les vengeances de Philippe le Bel.

Louis de Nevers n'était plus ce noble orphelin que l'appui des
communes avait protégé contre les intrigues qui le menaçaient. Dévoué
désormais aux intérêts du roi de France, il aimait à se retirer dans
le comté de Nevers où ses vices frappaient moins les regards, et s'il
s'arrêtait en Flandre, il y donnait le spectacle d'un prince égaré par
ses courtisans et dégradé par ses honteuses prodigalités. Tantôt il se
plaisait au milieu des frivoles ébats de ses baladins, tantôt il
enrichissait son nain Johannot en lui octroyant des priviléges sur les
maisons où l'on jouait aux échecs et aux dés. Il accordait toute sa
faveur à l'un de ses valets d'écurie nommé Jean Gheylinc, qu'il
appelle dans ses chartes son ami et son conseiller, et il voulut même
plus tard lui faire épouser sa fille.

Vers le mois de juillet 1324, le comte de Flandre s'était rendu dans
le Nivernais; il avait laissé le gouvernement de la Flandre au sire
d'Aspremont, chevalier français. Son départ fut le signal des
exactions les plus odieuses. Les bourgeois étaient accablés de tailles
et d'impôts: on les dépouillait de leurs biens pour enrichir quelques
favoris et quelques étrangers. Si le mécontentement des communes
retenait quelquefois l'avidité des conseillers du comte dans les
grandes cités de Gand et de Bruges, elle s'exerçait librement dans les
campagnes. Là dominaient les sires d'Haveskerke, de Moerkerke, de
Praet, de Lichtervelde, d'Halewyn, de Ghistelles et tant d'autres
chevaliers qui depuis longtemps avaient accepté des pensions des rois
de France; ils se souvenaient qu'à Courtray plusieurs d'entre eux
avaient péri sous les coups de ces libres laboureurs de race saxonne
qui s'y pressaient autour d'Eustache Sporkin, et ne songeaient qu'à se
venger. Ils sortaient de leurs châteaux pour rançonner ceux qu'ils
craignaient le plus, et s'ils résistaient, ils les mettaient à mort.

«Cruelles sont les mœurs des karls: la barbe en désordre, les
vêtements déchirés, leurs chaussures en lambeaux, ils veulent dompter
les chevaliers; armés de leurs massues noueuses, laissant entrevoir
sous leurs ceintures leurs longs couteaux, ils sont aussi orgueilleux
qu'un comte et rêvent que l'univers leur appartient. Puisse le ciel
les maudire à jamais!

«Nous saurons châtier les karls: nous lancerons nos chevaux dans leurs
campagnes; nous les traînerons sur la claie; nous les suspendrons aux
gibets. Il faut qu'ils ploient devant nous!»

Deux siècles se sont écoulés depuis les complots des amis de Bertulf
et de Burchard, lorsque l'insurrection ranime les passions
tumultueuses des Flamings dans toute l'étendue du Fleanderland.
Lambert Baldwin ou Bouwin, si l'on suit l'orthographe adoptée par les
chroniqueurs du quatorzième siècle, était leur chef près d'Ardenbourg;
c'était Sohier Janssone dans le pays de Ghistelles; dans le territoire
des Quatre-Métiers, les insurgés obéissaient à Walter Ratgheer et à
Lambert Bockel; mais celui de leurs capitaines dans lequel revivaient
le plus énergiquement les fureurs impies des Saxons se nommait Jacques
Peyt: il conduisait les siens à l'assaut des châteaux en les engageant
à égorger tous les chevaliers du parti du comte, et n'épargnait point
les prêtres; il n'entrait jamais, disait-on, dans les églises pour y
prier, et peut-être le sang qu'il répandait n'était-il à ses yeux
qu'un holocauste expiatoire aux divinités proscrites de ses aïeux.

Le sire d'Aspremont, ne pouvant arrêter ce mouvement, se hâta
d'appeler le comte qui revint en Flandre dans les premiers jours de
février 1324 (v. st.), accompagné de l'abbé de Vézelay. Il n'avait
point d'armée pour soumettre les insurgés et traita avec eux; ils lui
payèrent une amende, promirent de dissoudre leurs associations et
conservèrent toute leur puissance. Louis de Nevers, prévoyant de
nouvelles émeutes, paraît avoir cherché, dès cette époque, à
s'attacher les Gantois; car il leur accorda le droit de pouvoir seuls
lever des taxes dans les châtellenies qui relevaient de leur ville, et
lorsqu'il retourna au mois de juin dans le comté de Nevers, il donna
pour successeur au sire d'Aspremont, dans le gouvernement de la
Flandre, un noble bourgeois de Gand nommé Philippe d'Axel.

Cependant les troubles ne s'apaisaient point; Janssone et Bouwin
continuaient à démolir les châteaux des chevaliers dont ils
redoutaient la vengeance, et, dès les fêtes de Noël, Louis de Nevers
se vit réduit à rentrer en Flandre. De nouvelles conférences eurent
lieu; mais l'irritation qui régnait parmi les courtisans du comte
était si grande qu'elles ne produisirent aucun résultat. Les insurgés,
remarquant que le comte n'avait point amené d'hommes d'armes avec lui,
se montraient de plus en plus audacieux. En vain quelques chevaliers,
retranchés à Ghistelles et à Ardenbourg, faisaient-ils de fréquentes
sorties dans lesquelles ils brûlaient les habitations des laboureurs,
faisant périr les uns par le glaive, livrant les autres au supplice de
la roue. Toutes les populations des campagnes s'armaient pour résister
à leurs attaques; elles comprenaient que le même sort les menaçait, et
étaient résolues à s'opposer de toutes leurs forces et de tout leur
courage à de si cruelles dévastations.

Parmi les chefs des insurgés qui avaient jugé prudent, après la
pacification du mois de mars 1323 (v. st.), de chercher un asile au
sein de la commune de Bruges, se trouvait le chef des rebelles de
Furnes, Nicolas Zannequin, l'homme le plus riche et le plus puissant
de cette partie de la Flandre, qui représentait pour ses amis les
anciennes traditions de la noblesse des karls saxons, mais qui
n'était, aux yeux des chevaliers, qu'un serf obscur comme les fils
d'Erembald. Il s'assura bientôt, parmi ceux qui lui avaient donné
l'hospitalité, une influence égale à celle qu'il avait exercée sur
ses concitoyens, car il ne cessait de rappeler les droits et les
devoirs qu'imposait aux communes la défense de la liberté nationale,
menacée par des tailles odieuses et des impôts illégaux. Tous les
bourgeois se soulevèrent à sa voix, quand Janssone, qui s'était emparé
du château de Ghistelles, parut devant Bruges, amenant à sa suite de
nombreux prisonniers.

Zannequin rallia bientôt sous sa bannière toutes les communes
voisines. Thourout, Roulers, Poperinghe, Nieuport, Furnes, Dunkerque,
Cassel, Bailleul lui ouvrirent leurs portes. L'enthousiasme des
populations du Fleanderland était extrême. «Les habitants du
territoire de Furnes, dit un chroniqueur contemporain, le reçurent
comme l'ange du Seigneur; ils lui montraient plus de soumission qu'à
toute autre personne, et l'honoraient plus que s'il eût été le comte
ou le roi.» Robert de Cassel, qui avait réuni quelques hommes d'armes
pour le combattre, se retira presque aussitôt. Zannequin le craignait
peu, car il savait que toutes les communes lui étaient favorables, et
l'on assurait que Robert de Cassel lui-même n'était pas hostile à
l'insurrection.

Louis de Nevers résidait à Courtray; de là il allait quelquefois à
Ypres, plus souvent à Gand. Les bourgeois de cette ville, qu'il
flattait sans cesse en leur promettant de nouveaux priviléges,
oublièrent bientôt la confédération du 8 mars 1321 (v. st.); et, après
être d'abord intervenus comme médiateurs, ils ne tardèrent pas à
combattre les Brugeois et leurs alliés. Louis de Nevers, de plus en
plus irrité, avait fait publier à Audenarde, le 13 mars 1324 (v. st.),
une déclaration signée de Jean de Nesle, de Jean de Verrières et
d'autres chevaliers du parti _leliaert_, par laquelle il confisquait
toutes les libertés et tous les priviléges de la ville de Bruges. Mais
ces menaces restèrent impuissantes, et bientôt après le comte, réduit
à reconnaître la stérilité de ses efforts, proposa un traité qui
portait que tous les dommages causés par la guerre seraient réparés
selon l'arbitrage des magistrats de Gand, de ceux d'Ypres et de Robert
de Cassel, sans que l'on pût toutefois prononcer aucune sentence de
mort, de mutilation ou d'exil (mars 1324, v. st.).

Cependant l'ordre et la tranquillité ne furent point complètement
rétablis, et la mort d'un laboureur du pays de Furnes, tué par un
chevalier, suffit pour renouveler l'agitation. Les arbitres avaient
convoqué le 11 juin, à l'abbaye des Dunes, tous ceux qui auraient le
dessein de se constituer accusateurs. Zannequin et Janssone y
accoururent avec tous leurs amis armés: les arbitres seuls n'osèrent
point y paraître.

Louis de Nevers n'était pas mieux disposé à observer la paix; il
redoutait surtout la rivalité ambitieuse de son oncle, Robert de
Cassel, qui semblait vouloir profiter de ces troubles pour se placer à
la tête de la commune de Bruges qu'il avait autrefois combattue. Déjà
le roi de France avait, à la prière du comte de Flandre, chargé son
conseiller, Pierre de Cugnières, d'exhorter Robert de Cassel à ne pas
soutenir les rebelles. Le sire de Cassel ne répondit pas à ce message.
Le comte s'alarma de son silence comme d'un défi. De plus en plus
inquiet, il écrivit au bailli de Warneton d'épier la première
excursion que son oncle ferait de son château de Nieppe pour le faire
décapiter; mais cet ordre ne s'exécuta point. Le chancelier du comte
de Flandre en avait donné lui-même avis à Robert de Cassel; il avait
voulu, répondit-il à Louis de Nevers qui le lui reprochait, sauver
l'honneur du comte de Flandre du mépris des hommes et son âme du
jugement de Dieu.

Cette odieuse tentative accrut la haine dont Louis de Nevers était
l'objet. Déçu de toutes parts dans ses espérances, et instruit que les
Brugeois faisaient occuper par leurs milices les principaux bourgs de
la Flandre occidentale, il réunit à Ypres quatre cents hommes d'armes,
et y fit publier une charte par laquelle il désignait pour ses
conseillers Jean de Nesle, Guillaume d'Auxonne et Jean de Verrières;
puis il se dirigea vers Courtray pour recommencer les hostilités. Six
bourgeois de Bruges étaient arrivés dans cette ville; Louis les fit
aussitôt arrêter: c'était le signal de la guerre.

Lorsque les Brugeois apprirent que plusieurs de leurs concitoyens
avaient été retenus dans les prisons du comte, ils coururent
précipitamment aux armes, et l'on ne tarda point à annoncer à Louis de
Nevers que cinq mille combattants, choisis dans les rangs de la
commune de Bruges, avaient quitté leurs foyers pour délivrer leurs
amis. Une grande terreur se répandit aussitôt parmi les conseillers du
comte: ils jugèrent qu'il fallait couper tous les ponts de la Lys et
incendier les faubourgs qui se trouvaient au delà de la rivière, afin
que les ennemis ne pussent point s'y établir. Cependant la flamme,
poussée par le vent, lançait d'innombrables étincelles jusque sur les
toits des maisons situées au sud de la Lys. Les palissades et les
chaumes séchés par un soleil ardent s'embrasaient rapidement, et
l'incendie s'étendait sur toute la ville.

Au premier bruit du danger qui le menaçait, le comte de Flandre était
monté à cheval et s'était rendu avec ses chevaliers sur la place du
Marché, où il avait fait conduire les six prisonniers de Bruges, soit
pour leur faire trancher la tête sans délai, soit pour les amener à
Lille avec lui. L'aspect de ce jeune prince, séduit par de si perfides
conseils et déjà prêt à fuir loin des remparts qu'il vouait à la
destruction, excita l'indignation des bourgeois de Courtray: ils
oublièrent leurs demeures en feu et leurs familles éplorées pour ne
songer qu'à se venger; les femmes elles-mêmes prenaient part au
combat, que leurs sanglots et leurs cris excitaient plus violemment
que les sons lugubres du tocsin. Jean de Namur et d'autres chevaliers
ne réussirent à sortir de la ville qu'après avoir vu tomber
d'illustres barons, notamment Jean de Nesle, de la maison de Flandre.
Le comte lui-même était exposé à un péril imminent, quand les
bourgeois de Courtray le séparèrent de ses conseillers les plus
dévoués et les plus braves qui étaient restés près de lui.

Le lendemain, les Brugeois arrivèrent aux bords de la Lys. Ils
croyaient accourir à une bataille, mais de bruyantes acclamations leur
annoncèrent un triomphe auquel se mêlaient de tristes images de
désolation et de ruine. Le comte leur fut livré: ils le placèrent sur
un petit cheval et le contraignirent à les suivre. Ses conseillers
l'accompagnaient chargés de chaînes, et les échevins de Bruges se
réunirent immédiatement pour les juger. On reprochait aux uns le
massacre des laboureurs de Furnes et de Ghistelles, aux autres
l'incendie à peine éteint de Courtray; aussitôt condamnés et
précipités par les fenêtres de leur prison au milieu d'un peuple
furieux, ils furent les victimes des haines qui avaient dicté la
sentence. Ainsi périrent Roger de Saemslacht, qui avait pris soin du
comte pendant son enfance, Jean de Verrières, Jacques de Bergues,
Baudouin de Zegherscappelle, Gauthier de Boldeghem, et avec eux
quelques chevaliers étrangers, parmi lesquels on nomme Jean de
Lambres, Odet de Mézières et Jean de Polignac (21 juin 1325).

Les Brugeois retenaient le comte prisonnier aux halles. Ils avaient
élu Robert de Cassel _rewaert_ de Flandre, et le premier acte de sa
puissance avait été de se placer à la tête d'une expédition dirigée
contre les Gantois. Le château de Peteghem, qui avait été autrefois la
résidence des empereurs franks de la dynastie de Karl le Grand, fut
livré aux flammes, puis il menaça Audenarde, mais cette ville était
bien fortifiée et il fallut se résoudre à en lever le siége. Déjà
l'avant-garde des Brugeois se trouvait à Deynze, lorsqu'on y apprit
que les Gantois occupaient le bourg de Nevele et se préparaient à les
attaquer. Les Brugeois, quoique inférieurs en nombre, se portèrent
aussitôt en avant jusqu'au pont de Reckelinghe, où ils rencontrèrent
leurs adversaires, divisés en trois bataillons et guidés par Guillaume
Wenemare, dont la haute stature égalait le courage. En vain
essayèrent-ils de les disperser. Ils se virent eux-mêmes repoussés
jusqu'à Deynze, et leur défaite eût été complète si l'armée qui avait
assiégé Audenarde ne fût accourue à leur secours. Dès ce moment, les
chances du combat changèrent; les Gantois virent tomber Guillaume
Wenemare au milieu de la mêlée et sa mort sema le désordre dans leurs
rangs: ils se replièrent précipitamment, et Robert de Cassel les
poursuivit jusqu'au pied des remparts de Gand (15 juillet 1325).

Vers cette époque, des ambassadeurs de Charles le Bel étaient arrivés
en Flandre pour y proposer de soumettre les griefs des communes contre
le comte au jugement du roi. Ils assistèrent au triomphe de Robert de
Cassel et apprirent que la commune d'Ypres avait appelé Zannequin. La
puissance des bourgeois de Bruges n'avait jamais été si grande: ils
exigeaient, avant de rendre la liberté à Louis de Nevers, que la ville
de Gand et celle d'Ardenbourg, qui avait résisté aux efforts de
Lambert Bouwin, renonçassent à leurs traités avec le comte de Flandre
pour entrer dans leur alliance; c'était demander que toute la
souveraineté fût placée entre leurs mains. Quelque dures que fussent
ces conditions, les ambassadeurs français semblaient disposés à les
accepter, car les Brugeois voulaient que la soumission des Gantois
précédât la délivrance du comte; mais un grand nombre de bourgeois de
Gand, parents et amis de ceux qui avaient succombé avec Guillaume
Wenemare, au pont de Reckelinghe, refusèrent d'adhérer à toute
négociation qui les sacrifierait à l'orgueil des vainqueurs.

Le comte de Namur était accouru à Gand pour y combattre sous les
bannières de Louis de Nevers; sa présence, loin de fortifier le parti
du comte, l'entraîna à de nouveaux désastres. Il se préparait à
prendre possession de Grammont, où il espérait trouver un accueil
favorable, quand les habitants de cette ville fermèrent tout à coup
leurs portes. Ils avaient cru reconnaître le comte de Namur dans le
sire de Gavre qui s'était avancé avec trois cents sergents, et
s'étaient hâtés de l'immoler, tandis que les hommes d'armes du comte
de Namur, restés hors de la ville, entendaient les cris de leurs
compagnons sans pouvoir les secourir. Jean de Namur rentra furieux à
Gand. Impatient d'exercer sa vengeance, il accusa les tisserands
d'être contraires au parti du comte, en fit périr un grand nombre et
en chassa trois mille qui se réfugièrent dans le camp de Robert de
Cassel, où s'étaient déjà réunis Ratgheer, Janssone, Bouwin et Bockel.

Le roi de France avait chargé le bailli d'Amiens de citer Robert de
Cassel à comparaître à Paris pour rendre compte de l'appui qu'il
donnait à la commune de Bruges. Robert de Cassel se contenta de
répondre que s'il avait accepté le soin de gouverner la Flandre, il
l'avait fait par affection pour son neveu, et s'excusa de ne pouvoir
se rendre à Paris pour obéir à la sommation du roi. Les communes
insurgées avaient occupé le château d'Helchin et fait rompre les
ponts-levis de l'Escaut et de la Lys; peut-être espéraient-elles
l'alliance de l'Angleterre, dont elles favorisaient les marchands dans
tous leurs ports.

Dès que Charles le Bel sut que cette dernière tentative avait échoué,
il déclara qu'à la prière des Gantois il avait créé Jean de Namur
_rewaert_ de Flandre; puis il requit, le 4 novembre, l'évêque de
Senlis et l'abbé de Saint-Denis de mettre la Flandre en interdit, et
la sentence d'excommunication fut proclamée à Tournay et à Arras. Le
peuple apprit avec douleur la publication de censures ecclésiastiques;
sa terreur s'accrut lorsque peu de jours après les Gantois, commandés
par Sohier de Courtray et Hector Vilain, attaquèrent près d'Assenede
l'armée de Bockel et de Ratgheer, qui furent complètement défaits et
périrent dans le combat. L'hiver avait forcé les Brugeois à lever le
siége de Gand, et ils se montraient plus disposés à la paix. On
annonçait aussi que le roi, prêt à exécuter ses menaces, avait ordonné
à Alphonse d'Espagne, à Matthieu de Trie et à Miles de Noyers,
d'assembler une armée en Artois et d'envahir la Flandre.

Il semblait à un grand nombre de bourgeois qu'il valait mieux rendre
Louis de Nevers à la liberté que de livrer la Flandre au double fléau
de la guerre civile et de la guerre étrangère. De nouvelles
négociations s'ouvrirent, et le 18 février 1325 (v. st.), le comte de
Flandre quitta sa prison pour se rendre à la chapelle de Saint-Basile,
où il jura solennellement, sur la relique du Saint-Sang, qu'il
pardonnait à ceux qui l'avaient retenu à Bruges, et qu'il ferait tous
ses efforts près des princes étrangers afin que la paix fût rétablie.

Le lendemain Louis de Nevers partit pour Gand et de là pour Paris, où
le roi le reçut avec bonté et l'assura que, tant qu'il suivrait ses
conseils, il pourrait compter sur son appui pour subjuguer son peuple.
Louis de Nevers oublia bientôt le serment qu'il avait prêté; mais
Charles le Bel ne jugeait point encore le moment favorable pour réunir
toutes les forces de la monarchie dans les plaines de la Flandre. La
reine d'Angleterre, sa sœur, était venue à Paris réclamer son secours
contre la faction de Hugues Spencer, et il ne songeait en ce moment
qu'à favoriser l'expédition qui, peu de mois plus tard, porta Wulfart
de Ghistelles, Michel de Ligne, Hector Vilain, Jean de Rodes,
Guillaume de Straten, Goswin Van der Moere, les sires de Brugdam,
d'Antoing, de Bousies, d'Aubrecicourt et d'autres chevaliers de
Flandre et de Hainaut, des côtes de la Zélande au port d'Orwell.

Le comte de Flandre, fidèle aux instructions secrètes de Charles le
Bel, s'était rendu à Saint-Omer pour interposer sa médiation entre les
ambassadeurs français et les députés des communes flamandes, qui ne
désiraient pas moins la levée de l'interdit que le rétablissement des
relations commerciales. Alphonse d'Espagne et ses collègues, Miles de
Noyers, Matthieu de Trie et Robert Bertrand de Briquebec, se
plaignaient de ce que les communes de Flandre avaient violé les
anciens traités en ne démolissant point leurs forteresses, en ne
payant point les amendes auxquelles elles avaient été condamnées et
surtout en formant une confédération pour combattre le roi de France.
La réponse des ambassadeurs flamands nous a été conservée; ils
demandaient de nombreux délais pour l'exécution des traités
précédents, et protestaient qu'ils n'avaient jamais eu l'intention
«d'enfreindre la pais, ne de offendre sa Roial Majesté à laquele il
veulent tous jours porter révérence.» Les députés d'Ypres insistaient
surtout vivement pour que les bourgeois de leur ville «pussent avoir
gouverneurs en leurs mestiers, c'est assavoir de chascun mestier en
son mesme mestier, lequel seront esleu par les gens du mestier chascun
ou sien.»

Enfin, après de longs pourparlers qui eurent lieu à Arques, près de
Saint-Omer, un traité de paix fut conclu. Les Flamands s'engagèrent à
fonder près de Courtray une chartreuse qui porterait le nom de
Sainte-Croix, en mémoire de la passion de Notre-Seigneur, et à faire
reconstruire les églises détruites pendant les troubles. Les députés
flamands promirent aussi, en expiation de l'attentat dirigé contre le
comte, d'envoyer cent pèlerins à Saint-Jacques en Galice, cent à
Saint-Gilles et à Notre-Dame de Vauvert, et cent à Notre-Dame de
Rochemadour, et, de plus, de payer au roi et au comte les sommes qui
leur étaient dues. Il fut résolu que tous les deux ans, des
commissaires royaux seraient chargés de se rendre en Flandre pour
vérifier les comptes des receveurs «qui auroient l'argent pour paier
le roi,» en même temps qu'ils feraient relire le traité d'Arques, «de
point en point, en françois et en flamand, devant les bonnes gens à ce
commis.» Louis de Nevers devait recevoir de nouveau le serment de
fidélité des bourgeois, mais il était également tenu de jurer une
seconde fois qu'il respecterait leurs franchises. A ces conditions,
une amnistie générale était proclamée; le comte de Namur et les
Brugeois oubliaient leurs anciens démêlés; enfin, le roi de France
rétablissait la liberté des relations commerciales et se chargeait du
soin de mettre un terme à l'interdit. Charles le Bel ratifia cette
convention le 19 avril 1326, et l'excommunication fut levée le 26 du
même mois.

Il était aisé de le prévoir, cette paix ne fut point observée; les
communes conservaient leurs anciens capitaines; les tisserands
expulsés de Gand ne pouvaient se résoudre à renoncer à la généreuse
hospitalité des corps de métiers de Bruges; le comte lui-même hésitait
à se réconcilier avec les communes qui lui avaient été si hostiles.
Pour rentrer en prince dans son palais de Bruges, ne devait-il point
passer devant les halles où il avait vécu huit mois prisonnier?

Du moins, pendant ces deux années d'agitation et d'incertitude, qui
séparent la paix d'Arques de la mort de Charles le Bel, la Flandre
conserva une neutralité honorable vis-à-vis de l'Angleterre, troublée
par les discordes civiles. Elle se souvenait qu'elle était «une terre
commune à tous,» et refusait de chasser les marchands écossais comme
l'exigeait Edouard II. Des vaisseaux anglais reçurent bientôt l'ordre
d'arrêter les navires qui sortaient du Zwyn et de les retenir jusqu'à
ce que les Flamands eussent cédé aux menaces du roi. Quelques navires
vénitiens étaient déjà tombés en leur pouvoir, quand une flotte
flamande s'avança pour les délivrer. Les Anglais résistèrent à peine:
on leur prit dix vaisseaux, et la flotte flamande se dirigea vers les
côtes de Norfolk et de Suffolk, où elle s'empara de la plupart des
barques chargées d'approvisionnements pour l'armée anglaise en Ecosse.
Mais cette guerre, à peine commencée, fut suspendue par des trêves
favorables aux marchands flamands, qu'Edouard III s'empressa de
confirmer.

Edouard III n'avait que quinze ans lorsque Charles le Bel mourut, le
1er février 1327 (v. st.), laissant après lui deux filles, dont l'une
ne naquit que deux mois après sa mort. Le roi d'Angleterre réclama la
régence pendant l'intervalle qui s'écoula avant la délivrance de la
reine; mais il ne paraît point avoir formé d'autres prétentions. Les
barons français s'étaient réunis; un vague espoir de reconstituer la
féodalité, telle qu'elle avait existé dans des siècles de désordre et
d'anarchie, engageait la plupart à soutenir le comte de Valois,
petit-fils de Philippe le Hardi. Par une étrange coïncidence, celui
qui contribua le plus à faire triompher leurs desseins était l'ancien
chef des _alliés_, Robert d'Artois, qui ne voyait, dans l'exclusion
des femmes de la succession royale, qu'un moyen de recouvrer lui-même
l'héritage de son aïeul usurpé par Mahaut d'Artois.

En présence de ces intrigues renfermées dans le palais de Paris et
dans un petit nombre de châteaux, une agitation secrète annonçait de
toutes parts d'autres mouvements non moins graves. Les communes, qui
avaient cru trouver le jugement de Dieu dans l'extinction de la
dynastie de Philippe le Bel, appelaient de tous leurs vœux le moment
où elles cesseraient de voir leurs priviléges méconnus, leurs
juridictions violées, leur prospérité chaque jour menacée par les
tailles et les exactions royales. L'avénement de Philippe de Valois,
sous de si funestes auspices, anéantissait toutes leurs espérances;
mais elles attendaient que le signal d'une protestation unanime partît
de la Flandre, où le sang coulait depuis trente années pour la défense
des libertés et des franchises. Une vaste ligue s'organisait depuis
les campagnes marécageuses du Fleanderland jusqu'aux collines de la
Meuse, prête à s'étendre jusqu'à la Seine, comme aux jours où les
troupes des Franks et des Saxons s'élançaient triomphantes dans les
provinces livrées au joug romain. Les communes du Brabant s'étaient
confédérées pour défendre leurs lois et leurs usages, et déjà les amis
du nouveau roi lui représentaient que si les communes de Flandre
passaient leurs frontières, elles rallieraient à leur drapeau les
communes de France.

Philippe de Valois fut sacré à Reims le 29 mai 1328: le comte de
Flandre s'y était rendu suivi de quatre-vingt-six chevaliers, et
c'était à lui qu'appartenait le droit de porter l'épée du royaume.
Cependant les hérauts d'armes avaient répété par trois fois: «Comte de
Flandre, si vous êtes céans, venez faire votre devoir.» Au grand
étonnement de toute l'assemblée, il n'obéissait point; enfin, comme le
roi lui ordonnait de s'expliquer, il répondit: «Monseigneur, si je ne
me suis point avancé, veuillez ne pas en être surpris, car l'on a
appelé le comte de Flandre et non Louis de Nevers.»--«Quoi, repartit
le roi, n'êtes-vous pas le comte de Flandre?»--«Sire, reprit Louis de
Nevers, il est vrai que j'en porte le nom, mais je n'en possède point
l'autorité. Les bourgeois de Bruges, d'Ypres, de Poperinghe et de
Cassel, m'ont chassé de ma terre et il n'y a guère que la ville de
Gand où j'ose me montrer.» Philippe de Valois éleva alors la voix.
«Beau cousin, lui dit-il, nous vous jurons par l'huile sainte qui a
coulé aujourd'hui sur notre front que nous ne rentrerons point à Paris
avant de vous avoir rétabli dans la paisible possession du comté de
Flandre.»

En vain quelques barons représentèrent-ils que rien n'était préparé
pour cette expédition et que vouloir envahir la Flandre pendant
l'automne, c'était s'exposer à rencontrer des obstacles semblables à
ceux qui avaient arrêté en 1315 l'armée de Louis le Hutin: Philippe de
Valois avait résolu de tenir sa promesse, parce qu'il avait compris
combien il était important d'ouvrir lui-même la guerre. Il consulta
Gauthier de Châtillon, qui avait servi sept rois dans leurs guerres
contre la Flandre. «Qui bon cœur a à batailler, répondit le
connétable, toujours trouve-t-il le temps convenable.»--«Eh bien!
s'écria le roi plein de joie en l'embrassant, qui m'aimera si me
suive!» Il fut aussitôt décidé qu'au lieu de se diriger vers les
plaines de la Lys, théâtre de tant de désastres, on chercherait à
envahir la Flandre par la route qui avait conduit Robert d'Artois à la
victoire de Bulscamp, et tous les feudataires furent convoqués à Arras
le 22 juillet.

Le 10 juillet, le comte de Flandre avait scellé dans la maison de
l'évêque de Paris, et avec le sceau du roi, un testament sans doute
dicté par son influence, où il déclarait appeler l'excommunication sur
ceux qui le violeraient et même léguer, en ce cas, la moitié de ses
revenus à Philippe de Valois. Aussitôt après, et tandis que le
mandement du roi était proclamé dans toutes les provinces, il se
chargea du soin de garder avec ses chevaliers les passages de la Lys.
Robert de Cassel lui-même avait trahi la cause qu'il avait embrassée
avec tant de zèle, et la promesse de quelques nouveaux domaines, qu'il
n'obtint jamais, l'avait aisément engagé à accepter, sous les ordres
de Philippe de Valois, le commandement de deux cents hommes d'armes
chargés de défendre Saint-Omer.

Cependant le roi était allé prendre à Saint-Dénis l'oriflamme «de
vermeil samit à guise de gonfanon à trois queues,» ornée de «houppes
de soie verte.» De là il partit pour Arras, où se trouvait assemblé
«tout le povoir du royaume de France.» On y comptait cent soixante et
seize bannières, le ban et l'arrière-ban de la féodalité: les
Provençaux et les Languedociens s'y mêlaient aux milices de Hollande
et de Hainaut. Des hommes d'armes envoyés par le roi de Bohême s'y
confondaient avec les archers génois. Là brillaient les ducs de
Bourgogne, d'Autriche, de Bretagne, de Lorraine, de Bourbon, le roi de
Navarre, le grand maître des Hospitaliers, le dauphin de Viennois, les
comtes d'Alençon, de Bar, de Savoie, de Hainaut. Jamais plus
formidable armée n'avait quitté les remparts d'Arras, qui avaient été
les témoins des armements de Philippe IV et de Louis X.

Pour mieux cacher ses projets, Philippe de Valois ordonna en
s'éloignant d'Arras de marcher droit vers la Lys, afin que les
Flamands ne pussent point réunir leurs forces sur un seul point. Dès
qu'il eut appris que les milices d'Ypres et de Bruges s'avançaient
vers Courtray, il fit exécuter un mouvement rapide vers l'aile gauche,
et franchit le Neuf-Fossé, près de Boezeghem, le samedi 20 août 1328:
toutes les bannières se portèrent aussitôt en avant vers l'abbaye de
la Woestyne.

Nicolas Zannequin occupait Cassel avec dix mille hommes accourus des
contrées maritimes du Fleanderland; Sohier Janssone lui avait amené un
renfort de six mille hommes, et bien qu'il eût fait prévenir les
milices de Bruges de l'invasion des Français, il se croyait assez fort
pour ne partager avec personne l'honneur de sauver la patrie. Ces
mêmes plaines avaient vu, en 1071, le triomphe des communes flamandes:
allaient-elles être de nouveau le théâtre de leur victoire?

Pendant trois jours le roi de France resta devant Cassel, attendant la
retraite de ses ennemis. Les chevaliers ne pouvaient gravir avec leurs
destriers bardés de fer les pentes escarpées qui s'élevaient devant
eux, et se trouvaient réduits à être témoins des escarmouches qui se
succédaient sans relâche. Les _bidauds_ (tel était le nom que l'on
donnait aux sergents à pied) multiplièrent vainement leurs efforts:
ils furent repoussés de toutes parts. Le roi, irrité de cette
résistance, changea de projet; il ordonna le 23 août au matin que l'on
portât son camp aux bords de la Peene, sur la route de Watten: de là
il menaçait Bergues, Wormhout et Bourbourg; et comme s'il eût voulu
rompre à jamais les liens qui unissaient les fils de Robert de Béthune
à leur peuple, il chargea Robert de Cassel de livrer à l'incendie et
au pillage les fertiles vallées qui s'étendaient au nord et à l'ouest.
Il espérait que les Flamands, émus par le spectacle de ces
dévastations, quitteraient leur position inaccessible pour accourir au
secours de leurs frères. Pendant toute la nuit, les tristes lueurs des
incendies qui s'allumaient de toutes parts sillonnèrent le ciel. Aux
premières clartés du jour, de nouvelles scènes d'horreur vinrent
frapper les regards des milices flamandes réunies sur la montagne de
Cassel. Les plaintes des femmes, les cris des vieillards, les
gémissements des enfants, ne cessaient de retentir à leurs oreilles;
mais elles restaient immobiles, et la plupart des Français, fatigués
de carnage et de butin, rentrèrent dans leur camp sans que le moindre
mouvement eût été remarqué parmi les défenseurs de la Flandre.

Il était trois heures après midi, les chevaliers français s'étaient
désarmés. Tandis qu'ils jouaient aux échecs ou aux dés, les chefs
flamands délibéraient: les plus sages voulaient laisser aux Brugeois
le temps de les rejoindre; d'autres étaient d'avis d'aller pendant la
nuit surprendre les Français dans leurs tentes; mais Zannequin rejeta
ces conseils comme trop pusillanimes. «Quoi, s'écria-t-il, le roi de
France est devant nous et nous ne le combattrions point, ou nous
attendrions pour le faire le retour de la nuit? Nous qui ne redoutons
personne, craindrions-nous donc ses regards? Grâce à Dieu, voilà enfin
ces ennemis que nous étions si impatients de rencontrer: profitons de
leur confusion pour les attaquer.» Mille clameurs enthousiastes
saluèrent le discours de Zannequin, et les Flamands, divisés en trois
corps, se précipitèrent du haut de la montagne; car, hommes courageux
et libres, ils n'hésitaient point, dit Villani, à assaillir l'armée la
plus redoutable.

La fureur des Flamands était surtout grande contre les hommes d'armes
du comte de Hainaut; ils les haïssaient comme les constants
auxiliaires de leurs ennemis, et plutôt comme des traîtres que comme
des étrangers. Des trois _batailles_ formées par Zannequin, il y en
eut deux qui se dirigèrent vers les tentes du comte de Hainaut et
celles de son frère Jean de Beaumont, qui avait sous ses ordres les
chevaliers envoyés par le roi de Bohême. Cependant, quatre cents
sergents de Tournay, vêtus de tuniques rouges ornées de châtelets
d'argent, avaient pris les premiers les armes à la voix de leur chef,
Gauthier de Calonne, et leurs cris annoncèrent l'approche des ennemis
qu'ils se préparaient à repousser.

Déjà la troisième _bataille_, guidée par Zannequin, n'était plus
éloignée de la tente de Philippe de Valois. Tous les Flamands
marchaient en silence, et avant qu'on les eût aperçus, ils se
trouvèrent au milieu des barons, «qui aloient, dit la chronique de
Saint-Denis, d'une tente en l'autre pour eux déduire en leurs belles
robes.» En ce moment, un chevalier champenois, nommé Renaud de Loire,
s'offrit à eux les prenant pour quelque troupe revenue un peu tard du
pillage de la vallée de Bergues, et prêt à leur reprocher de troubler
les seigneurs dans leurs joyeux devis: il périt sous leurs coups.
Plusieurs chevaliers, qui se hâtaient d'arriver à son secours,
partagèrent son sort. Les plus illustres barons de France s'élançaient
précipitamment sur leurs armes; mais les Flamands, loin de s'arrêter,
continuaient leur marche rapide, couverts de poussière et de sueur. Là
furent plus ou moins grièvement blessés les ducs de Bourgogne et de
Bretagne, les comtes de Bar, de Boulogne, de Savoie, Bouchard de
Montmorency et d'autres nobles chevaliers. Le roi sommeillait, après
un long festin, lorsqu'un religieux, qui ne le quittait jamais
(c'était son confesseur), aperçut de loin le désordre de la lutte et
s'écria que les Flamands attaquaient le camp. «Propos de clerc qui a
peur,» répondit Philippe avec un sourire incrédule; mais Miles de
Noyers accourait déjà près de lui, agitant l'oriflamme, pour appeler
tous les chevaliers à la défense du roi. La plupart fuyaient, et le
roi, saisissant un casque et une cotte d'armes, s'avançait presque
seul pour combattre les Flamands, quand Miles de Noyers, le suppliant
de sauver sa vie, l'entraîna hors de sa tente. Selon un autre récit,
Zannequin levait déjà sa massue sur la tête du roi au moment où il
parvint, grâce au courage du sire de Noyers, à se dérober au danger
qui le menaçait.

Dès ce moment la bataille fut perdue. Le comte de Hainaut poursuivait
ceux qui l'avaient assailli, et Robert de Cassel, qui, après avoir
partagé les malheurs de la Flandre au Mont-en-Pévèle, devait à la
journée de Cassel se signaler parmi les vainqueurs, se hâta de le
rejoindre. Leurs efforts permirent à toute l'armée française de se
déployer en bon ordre autour du roi, impatient de venger sa honte.

Zannequin avait ordonné à ses frères et à ses amis de se ranger en
cercle et d'opposer leurs épieux ferrés au poitrail des chevaux. Ils
résistèrent longtemps: entourés d'ennemis innombrables, ils
combattaient à l'ombre de leurs traits, comme les trois cents
Spartiates des Thermopyles, et le dernier soupir de Zannequin se
confondit dans le chant des chapelains du roi, qui entonnaient
l'antiphone de saint Denis. «Oncques des seize mille Flamands qui
morts y demeurèrent, dit Froissart, n'en recula un seul que tous ne
fussent morts et tués en trois monceaux, l'un sur l'autre, sans issir
de la place là où chacune bataille commença.» (23 août 1328.)

Le roi rentra le même soir à Cassel où il fit mettre le feu; puis, la
nuit étant venue, il regagna son camp, éclairé par l'incendie de la
ville et la lueur lugubre des torches que ses serviteurs portaient
autour de lui, de peur qu'il ne heurtât des cadavres. Pendant quatre
jours, disent les chroniqueurs, il resta enfermé dans sa tente, plein
de terreur quoique victorieux, et rempli d'admiration pour ces
champions des communes qui en étaient à la fois les héros et les
martyrs.

Une profonde consternation s'était répandue dans toute la Flandre. Les
milices de Bruges, qui se dirigeaient vers Cassel, s'arrêtèrent près
de Dixmude en apprenant la mort de Zannequin. Si les bourgeois
d'Ypres, les plus voisins de l'ennemi, eussent fermé leurs portes et
imité le courage des laboureurs du Fleanderland, la Flandre eût pu
réparer ses revers; mais la crainte d'une extermination complète les
engagea à envoyer au camp français des députés qui implorèrent la
clémence du roi. A Bruges, l'effroi était si grand que les femmes
arborèrent la bannière fleurdelisée et forcèrent leurs maris à livrer
les clefs de la ville. Déjà l'armée française traversait Poperinghe;
cependant les tisserands d'Ypres se soulevaient contre leurs
magistrats et refusaient de s'associer à ce qu'ils considéraient sans
doute comme une trahison. Un prêtre, le curé de la paroisse de
Saint-Michel, avait appelé, du haut de la chaire, tous ceux qui
voulaient sauver la patrie à prendre les armes; mais il était trop
tard: Miles de Noyers entra avec de nombreux hommes d'armes dans les
remparts d'Ypres. Le curé de Saint-Michel s'était réfugié avec
quatorze de ses amis dans une maison fortifiée, on y mit le feu et il
périt dans les flammes.

Peu de jours après, Philippe VI ordonna la retraite: il était
impatient de retourner en France après sa victoire de Cassel, comme
Charles VI le fut depuis après son triomphe de Roosebeke, pour
reparaître dans toute sa puissance aux yeux des communes françaises.
Il ramenait avec lui quinze cents otages choisis parmi les bourgeois
d'Ypres et de Bruges, qui devaient répondre de la soumission des
communes flamandes. Prêt à s'éloigner, le roi fit appeler le comte de
Flandre et lui adressa, en présence des barons, ces paroles altières:
«Comte, j'ai travaillé pour vous, au mien et aux despens de mes
barons; je vous rends votre terre acquise et en pais; or, faites tant
que justice y soit gardée, et que, par vostre deffaut, il ne faille
pas que plus reviègne; car si je y revenoie plus, ce seroit à mon
profit et à vostre dommage.» Puis il retourna en France, déposa
l'oriflamme à Saint-Denis, et entra à cheval, revêtu des armes qu'il
portait à la bataille de Cassel, dans la basilique de Notre-Dame de
Paris, «et très-dévotement la mercia, et lui présenta ledit cheval où
il estoit monté et toutes ses armeures.»

«Le comte se souvint des paroles du roi, dit le continuateur de
Guillaume de Nangis; il rechercha si activement les conspirateurs
qu'en moins de trois mois il en fit périr dix mille.» A Bruges, on
divisa la ville en six quartiers et l'on soumit successivement tous
leurs habitants à une enquête rigoureuse. Dès qu'ils avaient été
condamnés, on les conduisait à Damme, où l'on avait élevé de nombreux
instruments de supplices et de tortures; à Ypres, tous les corps de
métiers furent décimés: Lambert Bouwin, capitaine du Franc, Jean de
Dudzeele, qui avait été chargé de la garde du comte pendant sa
captivité, Goswin d'Oedeghem, qui avait, comme capitaine de Deynze,
arrêté pendant deux années les approvisionnements des Gantois,
expirèrent sur la roue. Guillaume Dedeken, ancien bourgmestre de
Bruges, s'était retiré en Brabant; mais les communes de ce pays
n'osèrent le protéger, et le duc de Brabant le livra au roi de France.
Il fut conduit à Paris; là on l'attacha au pilori après lui avoir
tranché les deux mains, puis on le fixa sur la roue d'où on le détacha
sanglant et mutilé, parce que l'on craignait que sa mort ne fût trop
prompte; le lendemain on le fit déchirer par des chevaux, et ses
restes furent suspendus à la grande potence de Montfaucon, afin que ce
hideux spectacle apprît aux bourgeois de la capitale du royaume que
Philippe de Valois ne pardonnait point aux communes rebelles.

«Le comte de Flandre, écrit l'abbé de Saint-Martin de Tournay,
multipliait d'autant plus les supplices des coupables que son avidité
l'engageait à s'emparer de leurs biens.» Une sentence du roi avait
prononcé la confiscation générale des biens de tous ceux qui avaient
combattu à Cassel; deux tiers étaient réservés au trésor royal. Le
dernier tiers était accordé à Louis de Nevers et à Robert de Cassel,
pour les domaines sur lesquels ils avaient droit de haute justice.
Bruges, Ypres, Courtray, Dixmude, Furnes, Ostende, Ardenbourg,
Ysendyke, Termonde et Grammont furent condamnées à des amendes si
considérables, que les trésors amassés par ces villes pendant des
années de paix et de prospérité ne purent point y suffire. Toutes ces
dépouilles d'un peuple vaincu étaient promises aux courtisans et aux
serviteurs du comte, et l'on retrouve, parmi les actes publics de
cette époque, des chartes par lesquelles il donne des maisons de
Bruges, dont il avait chassé d'honorables bourgeois, à son barbier, à
ses palefreniers et à ses valets.

C'était peu que la haine du roi et du comte couvrît toute la Flandre
de sang et de deuil: sa liberté ne devait point survivre au dévouement
de ses défenseurs. Les priviléges de toutes les villes, celle de Gand
seulement exceptée, furent annulés ou modifiés dans leurs garanties
les plus essentielles. A Bruges, les bourgeois furent contraints de se
rendre au devant du comte jusqu'à mi-chemin du château de Male, et de
s'y jeter à genoux en implorant sa miséricorde: à Ypres, la cloche du
beffroi fut brisée. Enfin, par des lettres datées du 20 décembre 1328,
le roi de France ordonna que l'on détruisît les fortifications de
Bruges, d'Ypres et de Courtray, et le soin de présider à leur
démolition fut confié à Miles de Noyers et à Thomas de Morfontaine,
anciens serviteurs de Philippe le Bel, qui avait formé les mêmes
projets, sans qu'il lui eût été donné de les accomplir.

Le silence de l'oppression s'était étendu sur toute la Flandre, quand
on apprit tout à coup que Sohier Janssone, le seul peut-être des
compagnons de Zannequin qui lui eût survécu, avait abordé près
d'Ostende avec deux cents bannis qu'il avait réunis en Zélande.
Ostende, Breedene, Oudenbourg répondirent à son appel, et de toutes
parts les populations agricoles du Fleanderland s'armaient pour venir
le rejoindre. On lui avait annoncé que le bailli de Bruges rassemblait
une armée pour le combattre. «Tant mieux, avait-il répondu, plus cette
armée sera nombreuse, plus nous y compterons d'amis et d'alliés.» Et,
plein de confiance dans sa fortune, il se porta en avant vers Bruges
avec sa petite troupe, espérant que la défection des milices
communales qu'on lui opposerait entraînerait l'insurrection des
Brugeois.

Cependant le bailli de Bruges, plus prudent et plus sage, avait laissé
à l'écoutète le soin de contenir pendant quelques heures la commune
mécontente et inquiète, et il s'était précipité au galop vers
Oudenbourg, suivi d'une nombreuse escorte de chevaliers. Janssone
pâlit en n'apercevant aucun de ses amis sous la bannière du comte.
Trop faible pour soutenir une lutte en pleine campagne, il se replia
vers Oudenbourg et s'y retrancha derrière un pont voisin de l'abbaye
fondée par saint Arnould. Il s'y défendit longtemps; enfin, il tomba
au pouvoir de ses ennemis avec son fils et vingt des siens. Ce fut un
grand triomphe pour les _Leliaerts_; ils firent construire une potence
d'une hauteur extraordinaire, mais Janssone et ses compagnons n'y
furent attachés qu'après avoir été promenés nus dans toute la ville de
Bruges, brûlés d'un fer rouge à chaque carrefour, brisés sur la roue
et décapités. Parmi les compagnons de Janssone se trouvaient Guillaume
de Cockelaere et Jacques Breydel.

Louis de Nevers ne fut pas le témoin de ces supplices: il s'était
rendu à Paris pour y chercher la comtesse de Flandre, Marguerite de
France, qu'il avait épousée huit années auparavant, mais qui, dès les
premiers jours de son mariage, avait fui ses mauvais traitements. Le
18 octobre 1327, il avait pris l'engagement solennel de se conduire
vis-à-vis d'elle avec respect et avec courtoisie. Il est toutefois
douteux qu'il y ait eu une réconciliation dès cette époque: une
princesse orgueilleuse et altière comme Marguerite ne pardonna sans
doute à Louis de Nevers que lorsque la victoire de Cassel lui eut
soumis toute la Flandre. Les chroniqueurs placent au mois de septembre
1329 son arrivée au château de Male, et ce fut là qu'elle donna le
jour, le 25 novembre de l'année suivante, à un fils qui reçut le nom
de Louis.

La domination de Louis de Nevers était rétablie depuis trois années,
quand des discussions sérieuses éclatèrent entre le comte de Flandre
et le duc de Brabant relativement aux frontières de leurs Etats. Déjà,
en 1327, on avait proposé de déférer ces contestations à des arbitres
choisis parmi les chevaliers flamands et brabançons, mais ce projet
n'avait point été exécuté. Enfin, il fut convenu, le 11 janvier 1331
(v. st.), qu'un envoyé du comte de Flandre se rendrait sur l'Escaut et
marquerait les limites des deux pays en jetant aussi loin qu'il le
pourrait une pesante hache de fer: il la lança jusqu'au pied des murs
d'Anvers.

A peine ces discordes avaient-elles été apaisées qu'elles se
renouvelèrent avec plus de gravité. En 1327, l'évêque de Liége avait
emprunté vingt mille florins au comte de Flandre, et il avait été
entendu que la ville de Malines formerait la garantie du payement de
cette dette. Il ne paraît point qu'il ait rempli ses engagements, et
nous le voyons, en 1332, ayant de nouveau besoin d'argent, offrir à
son créancier la cession définitive de la ville de Malines, moyennant
la somme de cent mille livres tournois noirs. Pour faire réussir ces
négociations, Louis de Nevers acquit tous les droits héréditaires de
la comtesse de Gueldre, fille de Berthout de Malines, et dans les
derniers jours de l'année 1333, ayant complété le payement qui
représentait le prix de la seigneurie de Malines, il en fut investi
par des chartes authentiques.

L'un des principaux conseillers de Louis de Nevers, Guillaume
d'Auxonne, qui était à la fois l'un des descendants de la maison
d'Avesnes et l'émissaire de Philippe de Valois, l'avait vivement
engagé à cette négociation; mais l'ambition du comte de Flandre fut
trompée. La commune de Malines, qui n'ignorait point les malheurs des
communes de Flandre, repoussa leur oppresseur et se donna au duc de
Brabant. C'était en vain que Louis de Nevers, prévoyant peut-être
cette résistance, avait formé, dès le 11 mai 1332, une alliance
fédérative avec le roi de Bohême, l'archevêque de Cologne, l'évêque de
Liége, les comtes de Gueldre, de Namur, de Juliers et de Looz, à
laquelle avait adhéré le comte d'Eu, connétable de France: le duc de
Brabant fut assez habile pour enlever à ses adversaires l'appui sur
lequel ils comptaient le plus, car il conclut le 8 juillet, à
Crèvecœur en Brie, un traité avec le roi de France, et s'engagea à
faire épouser à l'aîné de ses fils une fille de Philippe de Valois.
Dès ce moment, le roi se réserva le rôle de médiateur, et il fut aisé
de reconnaître qu'il était devenu plus favorable au duc Jean III qu'à
Louis de Nevers; aussi, lorsqu'au mois de janvier 1333 (v. st.), le
comte de Flandre, irrité de voir le duc de Brabant planter sa bannière
dans la cité de Malines, voulut renouveler contre lui la ligue du 11
mai 1332, il s'y opposa énergiquement, et ses hommes d'armes,
commandés par le roi de Navarre et les comtes d'Alençon, d'Etampes et
de Bar, expulsèrent du Brabant les chevaliers de Flandre qui s'étaient
avancés jusqu'aux portes de Bruxelles. Il ne restait plus au comte de
Flandre qu'à se soumettre à la bulle du pape Jean XXII, qui lui fut
remise par les évêques de Troyes et de Marseille, et à sacrifier ses
prétentions au projet chimérique d'une croisade en Orient. Le roi
n'avait pas renoncé à son arbitrage, et le 27 août 1334, il déclara
retenir en sa garde la cité de Malines, tant que le litige durerait:
c'était le moyen le plus sûr de le terminer, et après de longues
négociations, les deux princes résolurent de conserver en commun la
possession de la cité de Malines, comme l'évêque de Liége et Berthout
de Malines en avaient joui autrefois. Tel n'était point le résultat
qu'avait rêvé Louis de Nevers: il avait payé des sommes énormes pour
acquérir peu de chose, si ce n'est rien.

Un prince français avait été le témoin de tous les débats soulevés
dans le Brabant: c'était Robert d'Artois; irrité de l'ingratitude de
Philippe de Valois, qui se hâtait peu de lui restituer le comté
d'Artois, il avait, pour l'obtenir plus aisément, fait écrire une
fausse charte par une dame de la châtellenie de Béthune, la fille du
seigneur de Divion, qui avait hérité de sa mère, Sara Louchard, un
esprit fécond en ruses et en intrigues; mais la fraude avait été
découverte, et Robert d'Artois, cité devant la cour du roi, s'était vu
réduit à fuir en Brabant. Il y avait passé près d'une année, quand le
traité de Crèvecœur l'obligea à chercher une autre retraite dans les
Etats du comte de Namur. Enfin, lorsque l'intervention armée du roi
dans les querelles du duc Jean et de Louis de Nevers sembla le menacer
sur les bords de la Meuse, il s'était retiré en Angleterre, où il ne
cessait de représenter à Edouard III qu'il était le légitime héritier
de Charles le Bel, et que rien n'était plus aisé que de renverser le
trône chancelant du roi de France.

Philippe de Valois, près de qui Jean de Marigny occupait la place
qu'avait laissée vide le supplice d'Enguerrand de Marigny, continuait
à marcher sur les traces de Philippe le Bel. Il dépouillait les
marchands italiens comme à une autre époque on avait dépouillé les
juifs, et faisait fabriquer de mauvais _pavillons_, des _lions_ et des
_agnelets_ de bas aloi, exigeant de ses officiers qu'ils jurassent sur
les saints Evangiles de cacher la falsification des monnaies. Ces
mesures odieuses, en accroissant l'agitation populaire, propageaient
de plus en plus un vague sentiment de regret et d'enthousiasme pour
les institutions protectrices du treizième siècle. Robert d'Artois
avait seulement oublié qu'il n'appartenait point à un prince étranger
de faire triompher une pensée toute nationale.

La Flandre, également impatiente de recouvrer sa liberté, semblait
plus disposée à la recevoir des mains des Anglais. Toutes les
relations de son commerce l'attachaient à l'Angleterre: c'est de là
qu'elle tirait la matière première de son industrie. Edouard Ier avait
porté à Bruges l'étape des laines: après la bataille de Courtray, la
commune de Bruges fit de nombreuses démarches pour la conserver. Elle
ne tarda point à être transférée à Anvers, et, en 1314, Philippe le
Bel voulut l'établir à Saint-Omer. Cependant, vers la même époque, les
Brugeois multipliaient leurs efforts pour qu'elle leur fût rendue, et
vers 1323, elle était déjà de nouveau fixée à Bruges. En 1332,
Edouard III avait fait saisir les marchandises flamandes; mais dès
l'année suivante tous les griefs qui existaient entre les communes de
Flandre et le roi d'Angleterre avaient été redressés, et il avait été
décidé qu'à l'avenir quatre arbitres, dont deux de chaque nation,
s'assembleraient à York, pour juger les plaintes des marchands anglais
et flamands. Ces immenses expéditions de laine n'enrichissaient pas
moins les propriétaires d'Angleterre que les manufacturiers de
Flandre, et rien n'explique mieux pourquoi toutes les guerres entre
ces deux pays étaient presque immédiatement suspendues par des trêves:
Edouard III, plus sage que ses prédécesseurs, comprit le premier que
ce commerce mériterait surtout sa protection, s'il devait contribuer à
fixer dans ses Etats, dans le pays même qui produisait les laines,
l'industrie qui en réglait l'emploi. Il nous reste un privilége
octroyé au tisserand flamand Jean Kempe, par le roi Edouard III, qui
se termine en ces termes: «Nous permettons à tous les autres
tisserands, teinturiers et foulons de Flandre qui voudraient quitter
leur pays, de s'établir dans notre royaume et nous leur ferons donner
de semblables lettres de protection.» On annonçait aux ouvriers de
Flandre qu'ils trouveraient en Angleterre une vie opulente et de
riches mariages. Ces promesses séduisirent sans doute plus d'un
habitant d'Ypres ou de Warneton; des hommes de métier bannis par Louis
de Nevers vinrent aussi se fixer aux bords de la Tamise, et ce fut
ainsi qu'Edouard III, qui fut quelques années plus tard le fidèle
allié des communes flamandes, prépara à la fois dès ce moment la ruine
de la Flandre et la grandeur de l'Angleterre.

Les rigueurs qui avaient suivi la bataille de Cassel n'avaient pas
atteint leur terme. Au mois de juillet 1330, Louis de Nevers fait
prononcer à Gand de nombreuses sentences de bannissement, et au même
moment il mutile l'organisation légale du Franc et réforme ses anciens
priviléges. Trois ans plus tard, Jean des Prez et Gauthier de
Quevaucamp font exécuter, en vertu d'un ordre royal, les sentences de
confiscation qui remontent à près de cinq années. Non-seulement les
bourgeois de Gand et de Bruges sont en butte à de vives persécutions,
mais l'on voit aussi de nobles chevaliers, comme le châtelain de
Bergues, Jean de Morbecque, Jean de Rely et Gauthier d'Hontschoote,
inquiétés tour à tour comme suspects d'avoir favorisé Zannequin.
Cependant, à mesure que se fermaient les plaies causées par une
guerre désastreuse, la Flandre cherchait à se relever de l'état
d'abaissement où elle avait langui pendant quelques années. Les trois
bonnes villes avaient été choisies par les magistrats de Hambourg et
l'abbé de Staveren comme arbitres de leurs contestations. A Gand,
l'évêque de Tournay avait interposé sa médiation entre le comte et les
magistrats, et par ses soins une convention qui faisait droit à leurs
griefs avait été conclue à Courtray le 3 novembre 1335. A Bruges, les
Breydel avaient reparu dans la direction des affaires de la cité, et
les échevins avaient même osé accorder un secours public à la veuve de
Pierre Coning, que ses services n'avaient point enrichi. La
réhabilitation des héros de Courtray était la plus énergique des
protestations contre les vainqueurs de Cassel.

Telle était la situation des choses, quand, au refroidissement qui
existait entre Philippe de Valois et Edouard III, succédèrent tout à
coup des hostilités ouvertes sur les frontières de la Guyenne. Louis
de Nevers était absent en ce moment: il s'était rendu à Avignon pour
se concilier l'appui du pape dans l'affaire de Malines, qui était
depuis deux années soumise à l'arbitrage des légats pontificaux.
Philippe de Valois, qui craignait que le comte de Flandre ne fût
entraîné par ses communes dans l'alliance d'Edouard III, avait engagé
lui-même le pape Benoît XII à rejeter ses prétentions; mais Louis de
Nevers vit, à son retour, le roi de France à Paris, et réussit à le
convaincre de la sincérité de ses serments. En effet, à peine était-il
rentré dans ses Etats, qu'il manda à ses officiers de retenir
prisonniers tous les Anglais qui se trouveraient en Flandre, mesure
imprudente qui devait appeler de terribles représailles. Le 5 octobre
1336, Edouard III ordonna, à son exemple, que tous les marchands
flamands fussent arrêtés dans son royaume et que l'on saisît leurs
biens; il défendit en même temps l'exportation des laines. La Flandre
fut livrée à la désolation: tous ses métiers cessèrent de battre le
même jour, et les rues de ses cités, naguère remplies d'ouvriers
riches et industrieux, se couvrirent de mendiants qui demandaient en
vain du travail pour échapper à la misère et à la faim.

Edouard III, qui écoutait de plus en plus les conseils de Robert
d'Artois, cherchait à ne point s'aliéner les sympathies des communes
flamandes: dès le 18 octobre, il écrivit au comte de Flandre et aux
échevins des bonnes villes, pour leur témoigner son désir de voir la
paix rétablie; et l'on vit bientôt les communes, s'élevant unanimement
contre le système politique qui les isolait des marchands anglais et
des populations voisines de Brabant, de Hainaut et de Hollande,
contraindre Louis de Nevers à y renoncer. Le 31 mars 1336 (v. st.),
Henri de Flandre, comte de Lodi, dont le père avait quitté la cour
avilie de Robert de Béthune pour suivre Philippe de Thiette en Italie,
Sohier de Courtray, Gauthier d'Harlebeke, Jean de la Gruuthuse, Jean
d'Axel, Jean de Rodes, Roland de Poucke, et d'autres chevaliers et
échevins des bonnes villes, signèrent, au nom du comte et des communes
de Flandre, un traité d'alliance qui fut également approuvé par les
nobles et les échevins des bonnes villes de Brabant. Le lendemain, une
convention plus importante fut ratifiée au nom de Jean, duc de
Brabant, de Guillaume, comte de Hainaut, de Hollande et de Frise, et
de Louis, comte de Flandre, par les députés des bonnes villes de leurs
Etats. Il y était dit qu'à l'avenir la Flandre, le Brabant et le
Hainaut ne feraient plus la guerre que d'un commun accord, et que tous
les différends qui s'élèveraient entre leurs habitants seraient soumis
au jugement d'un conseil d'arbitres choisis au sein des bonnes villes
des trois pays.

Les communes flamandes avaient également annoncé leur intention de
renouer leurs anciennes relations de commerce avec l'Angleterre, et le
15 avril, Edouard III chargea l'évêque de Lincoln, et les comtes de
Salisbury et de Huntingdon, de se rendre en Flandre pour y conclure un
traité. Les ambassadeurs anglais débarquèrent à Dunkerque et de là ils
se dirigèrent vers Gand; les bourgeois de cette ville, si longtemps
dévoués au comte de Flandre, avaient ressenti vivement les déplorables
résultats des mesures qui les frappaient dans leur industrie; Sohier
de Courtray lui-même, qui avait été pendant plusieurs années le
défenseur de Louis de Nevers dans ses guerres contre les Brugeois,
avait osé déclarer que l'alliance du roi d'Angleterre était le premier
besoin du pays, et c'était dans son hôtel que Bernard d'Albret, l'un
des ambassadeurs d'Edouard III, avait reçu l'hospitalité. Peu de
détails nous ont été conservés sur cette assemblée de Gand, mais nous
savons que le roi d'Angleterre proposait le rétablissement de l'étape
des laines en Flandre, et il avait récemment ordonné, dans un
parlement tenu à Norwich, qu'on protégeât dans ses Etats tous les
tisserands flamands. Il paraît aussi que l'une des garanties adoptées
pour le maintien de la paix fut un projet de mariage entre le fils du
comte de Flandre et la fille du roi d'Angleterre.

L'évêque de Lincoln s'était rendu dans le Hainaut: il avait une
mission plus importante à y remplir; il ne s'agissait de rien moins
que de consulter le comte Guillaume, qui était le père de la reine
d'Angleterre, sur les prétentions qu'avait réveillées l'ambition de
Robert d'Artois. Le comte de Hainaut protesta de son zèle, mais sa
puissance était peu de chose en comparaison de celle de Philippe de
Valois, et il engagea vivement Edouard III à s'assurer l'appui des
princes voisins et surtout celui des communes flamandes. En effet, la
générosité du roi d'Angleterre attacha successivement à sa cause
l'archevêque de Cologne, le sire de Fauquemont, le marquis de Juliers,
le comte de Gueldre; le duc de Brabant lui-même avait cédé soit aux
volontés de ses communes, soit à ses rancunes contre Philippe de
Valois, qui avait préféré à son appui celui du comte de Flandre;
depuis que la mort de son fils avait rompu les liens qui l'unissaient
à la France, il semblait ne plus se souvenir que de ceux qui
existaient entre la maison des rois d'Angleterre et la sienne.

Louis de Nevers restait seul étroitement attaché à l'alliance
française. Il oubliait les événements qui avaient précédé la bataille
de Cassel, pour recourir aux mesures oppressives que Philippe de
Valois n'avait osé lui conseiller en 1328 qu'après avoir vaincu
Zannequin et ses seize mille compagnons. Sa vengeance menaçait surtout
celui qu'il considérait comme le chef du parti anglais, ce chevalier
banneret qui, pour parler le langage de Froissart, «estoit durement
amé à Gand et tenu pour le plus preux chevalier de Flandre et le plus
vaillant homme, et qui, le plus hardiment, avoit desservi ses
seigneurs.» Sohier de Courtray avait été perfidement appelé le 6
juillet à Bruges, pour y assister à une assemblée générale des députés
des communes: on l'arrêta aussitôt, et il fut conduit au château de
Rupelmonde, comme coupable de trahison vis-à-vis du roi de France,
parce qu'il avait accueilli un aïeul de Henri IV: son fils eut à peine
le temps de chercher un refuge en Angleterre.

Edouard III résolut de tenter un dernier effort pour le maintien de la
paix en chargeant l'évêque de Lincoln de proposer de nouveau le
mariage de l'une de ses filles, nommée Jeanne, avec Louis de Male,
fils du comte de Flandre; mais les ambassadeurs anglais ne purent
rien obtenir, et s'ils intercédèrent en faveur de Sohier de Courtray,
leurs prières mêmes ne lui furent que fatales. Ils paraissent du reste
n'avoir pas tardé à retourner à la cour du comte de Hainaut, et ce fut
là qu'ils apprirent que Louis de Nevers avait envoyé des vaisseaux aux
bouches de l'Escaut pour s'emparer d'eux s'ils s'embarquaient à
Anvers. La crainte de tomber en son pouvoir les obligea d'aller en
Hollande chercher un navire à Dordrecht. Edouard III fut vivement ému
par leurs plaintes et promit d'y porter remède. Cinq cents hommes
d'armes et deux mille archers quittèrent le port de Gravesand: les
comtes de Derby et de Suffolk, Renaud de Cobham et un jeune chevalier
du Hainaut, nommé Gauthier de Mauny, déjà célèbre par ses exploits en
Ecosse, avaient réclamé l'honneur de prendre part à cette expédition,
qui allait ouvrir la plus grande guerre du quatorzième siècle.

Cinq mille hommes d'armes avaient été placés par le comte de Flandre
dans l'île de Cadzand. Gui, frère bâtard de Louis de Nevers, y avait
conduit avec lui les plus nobles chevaliers du parti _leliaert_,
Pierre d'Ingelmunster, Jean de Moerkerke, Gilles de Watervliet, les
sires de Meetkerke, de Brugdam, d'Halewyn. Tandis que les archers
anglais les forçaient, en lançant une grêle de flèches, à abandonner
les digues où ils avaient planté leurs bannières, Gauthier de Mauny et
ses compagnons s'élançaient sur le rivage. Pas une parole n'avait été
échangée et la lutte fut terrible. Un moment la fortune parut trahir
les assaillants. Le comte de Derby avait été abattu, mais Gauthier de
Mauny s'empressa de le relever en poussant son cri d'armes: «Lancastre
au comte de Derby!» Enfin les Anglais triomphèrent: ils pillèrent
toute l'île de Cadzand, et lorsque leur flotte rentra dans la Tamise,
elle ramenait prisonniers les sires de Watervliet, de Rodes, d'Halewyn
et de Brugdam, et Gui, frère du comte de Flandre, qui devait, après
une captivité de deux années, jurer foi et hommage au roi d'Angleterre
(9 novembre 1337).

Cependant le comte de Flandre, de plus en plus dévoué à Philippe de
Valois, se rendait de ville en ville pour engager les communes à ne
pas rompre la paix que le traité d'Arques avait rétablie et à rester
les alliés de la France. Il recourait tour à tour aux mesures les plus
rigoureuses, aux moyens les plus humbles de persuasion. Ainsi, ne
jugeant point la captivité de Sohier de Courtray un châtiment assez
sévère des négociations des Gantois avec Edouard III, il les obligea
à lui payer une forte amende et à envoyer leurs députés implorer sa
merci à ses pieds. Il semblait ne pas redouter le ressentiment de ses
bourgeois qui l'avaient fidèlement soutenu dans ses malheurs, et ne
s'éloigner d'eux que pour placer toute sa confiance dans les cités qui
l'avaient proscrit autrefois.

Le roi de France, naguère si terrible dans ses vengeances contre les
communes de Flandre, ne cherchait plus qu'à seconder les efforts du
comte pour se concilier l'affection des bourgeois dans la plupart des
villes. Le 15 août 1337 il remit aux communes flamandes quatre-vingt
mille livres qu'elles lui devaient pour deux années de leur rente
annuelle de quarante mille livres parisis, et réduisit de moitié le
payement échu le 1er mai 1337, en leur accordant pour le surplus un
nouveau délai. Il leur abandonna aussi une autre prétention de trente
mille livres tournois, représentant les arrérages des dix mille livres
de rente assignées dans les châtellenies de Lille et de Douay, qui
n'avaient point été payées pendant les années 1310, 1311 et 1312; de
plus, il leur promit qu'à l'avenir elles auraient le monopole de
l'exportation de toutes les laines de France. Ces avantages ne leur
étaient accordés toutefois qu'à cette condition que les ambassadeurs
du roi les trouveraient «en bonne volenté vers le roy.» En
conséquence, l'évêque de Tournay et Gérard de Bellay arrivèrent le 29
août à Ypres, et là, en présence du comte de Flandre, ils
renouvelèrent ces concessions. Peu de temps après, le roi de France
permit aux bourgeois de Bruges de recreuser leurs fossés entre la
porte Sainte-Catherine et celle de Coolkerke, parce qu'ils se
plaignaient de la mauvaise qualité de leurs eaux pour la fabrication
de la bière. Enfin, lorsque la victoire des Anglais dans l'île de
Cadzand l'engagea à se montrer de plus en plus prodigue de grâces et
de priviléges, il autorisa les Brugeois, non-seulement à élargir tous
leurs fossés, mais aussi à relever leurs remparts, sous le prétexte
que ce travail était nécessaire pour résister aux ennemis du royaume.
L'évêque de Tournay, Hugues Quiéret, Pierre de Cuignières et Nicolas
Béhuchet se rendirent à Bruges, et y déclarèrent que le roi libérait
les communes de Flandre du second payement de leur rente annuelle de
quarante mille livres parisis, «pour ce que nous avons sceu, dit une
charte du mois de janvier 1337 (v. st.), l'estat du pays de Flandres,
le bon portement des bones gens et la boine volenté qu'ils ont de
servir nostre seigneur.»

Si Louis de Nevers se réconciliait avec les bourgeois de Bruges, ceux
de Gand lui devenaient de plus en plus hostiles. Qu'on se représente
l'antique cité de saint Amand et de saint Bavon, devenue la plus vaste
et la plus populeuse de l'Europe. Ses remparts offrent un
développement de sept lieues, et à côté de sept ponts de marbre
construits sur l'Escaut, on remarque sept églises fondées, selon de
fabuleuses légendes, par sept rois qui l'ont vainement assiégée
pendant sept ans. Moins d'un demi-siècle s'est écoulé depuis que ses
bourgeois ont chassé toute une armée commandée par Edouard Ier, et
Froissart, complétant le tableau qu'en a tracé Villani, l'appelle «la
souveraine ville de Flandre de puissance, de conseil, de seigneurie,
et de toutes choses appartenans à une bonne ville et noble que on
pourrait recorder, assise et située en la croix du ciel.» Aussi
dédaignée que sa rivale était comblée de bienfaits, elle était réduite
à supplier le roi de France, le comte de Hainaut et le duc de Brabant,
d'intercéder en faveur de Sohier de Courtray. C'était en vain que
d'autres députés suivaient le comte, de Courtray à l'abbaye de
Saint-Bernard, d'Audenarde à Ardenbourg, pour obtenir sa liberté:
toutes les prières des bourgeois de Gand étaient repoussées, et leur
humiliation égalait la misère à laquelle les condamnait l'interruption
de leurs relations industrielles avec l'Angleterre.

«En ce temps, raconte Froissart, avoit ung bourgeois à Gand, lequel
parloit bien sagement au gré de plusieurs. Si reprirent aucuns hommes
ses paroles aux aultres, et dirent qu'il estoit un très sage homme, et
dirent qu'il avoit dit que s'il estoit oys et creus, il cuideroit en
brief temps avoir remis Flandres en bon estat et r'aroient tout leur
gaignage, sans estre mal du roy de France, ne du roy d'Engleterre. Ces
paroles multiplièrent tant que li quars ou la moitié de la ville en fu
infourmés. Lors commencèrent à s'assembler et tant que, un jour de
feste après disner, ils se mirent ensamble plus de mille, et
appeloient l'un l'autre à leurs maisons, en disant: Alons, alons oyr
le bon conseil du saige homme.--Et vinrent à la maison du dit
bourgeois qu'ils trouvèrent appoiant à son huis. De si long qu'ils le
percheurent, ils lui firent grant révérence et honneur, et dirent:
Chier seigneur, veuilliés nous oyr. Nous venons à vous à conseil;
car, on nous dist que les grans biens et sens de vous remettra le pays
de Flandre en bon point: si, nous dites comment, et vous ferez
ausmosne.--Lors s'avancha le dit bourgeois et dist: Seigneurs
compaignons, je suis natif et bourgeois de cette ville; si y ai le
mien. Sachiés que de tout mon pooir je vous vodroie aidier et tout le
pays; et s'il estoit homme qui voulust en prendre le fais, je vodroie
exposer mon corps et biens à estre dalez lui, ou si vous aultres, vous
me voliés estre frères, amys et compaignons en toutes choses pour
demourer dalez moy, je l'emprendrois volentiers.--Alors, dirent-ils
tous d'un assens et d'une voix: Nous vous promettons léalment à
demourer dalez vous en toutes choses et d'y aventurer corps et biens,
car nous savons bien que en toute la conté de Flandres, n'y a homme,
se non vous, qui soit digne de ce faire.--Adonc quand il se vit ainsy
accueilli en l'amour du peuple, il fit grans consaux et grandes
assemblées de gens et tant les mena de paroles, que toute la
communalté et grant plenté de la bourgeoisie se tirèrent vers lui et
le compaignoient à grant puissance.» Ce bourgeois de Gand, que ses
concitoyens appelaient «le sage homme» se nommait Jacques d'Artevelde.

L'alliance des Artevelde et de l'illustre maison de Courtray est
attestée par des preuves irrécusables. D'autres documents démontrent
la position élevée qu'ils occupaient.

Selon quelques historiens, les Artevelde étaient issus de la famille
des châtelains de Gand, qui remontaient aux comtes de Guines. Ils
possédaient le fief d'Artevelde, et rien ne s'oppose à ce qu'à
l'exemple de deux branches de cette illustre maison, qui prirent le
nom des fiefs de Damme et de Mendonck, une autre se soit attribué dans
les premières années du treizième siècle celui du fief d'Artevelde. Si
cette origine était formellement démontrée, Jacques d'Artevelde
compterait des aïeux parmi les princes et les rois. Lors même qu'elle
ne le serait point, il lui resterait toujours «son écusson de sable à
trois couronnes ou chapelets d'argent, ce qui fut, dit l'Espinoy, à la
façon des vieux Romains, lesquels donnoyent semblables couronnes aux
plus preux et valeureux de leurs soldats ou bourgeois.»

Quoi qu'il en soit, la famille de Jacques d'Artevelde, comme celle de
Jean de Mendonck, était inscrite dans le registre des corporations
industrielles à côté des noms les plus illustres de la cité. Jean
d'Artevelde, échevin de Gand en 1319, en 1321, en 1325 et en 1328,
appartenait au commerce des draps, cette grande industrie de la
Flandre, aussi bien que le vaillant Guillaume Wenemare, qui périt en
1325, sous les murs de Deynze, à la tête des Gantois. Jacques
d'Artevelde, inscrit dans le métier des tisserands, imita l'exemple
que lui avait donné son père, et en 1344, c'est-à-dire à cette
brillante époque où le plus noble prince de l'Europe le nommait son
compère, il continuait, au milieu des projets les plus vastes qui
aient jamais été conçus, à prendre une part active au mouvement de
l'industrie nationale; les salles où se trouvaient déposés les
merveilleux ouvrages des tisserands de Flandre touchaient à la
chancellerie, où il scellait les chartes qui protégeaient leur travail
et leur liberté, tant était respectée à Gand cette loi de la comtesse
Mathilde: «si l'on découvre quelque bourgeois inutile à la ville et à
la commune, qu'il soit banni par les échevins.»

Les Artevelde avaient donné plus d'une preuve de leur dévouement à la
patrie. Philippe le Bel avait confisqué, en 1298, les biens de
Guillaume d'Artevelde. Jean d'Artevelde, parent de Philippe d'Axel, a
partagé un instant son autorité à Gand; mais tous ses fils se séparent
de Louis de Nevers, quand ils le voient, par zèle pour les intérêts du
roi de France, compromettre les progrès et l'essor que trois siècles
d'efforts pénibles avaient imprimés à l'industrie flamande. En 1335,
Guillaume d'Artevelde, qui paraît avoir été le fils du proscrit de
1298, est insulté par les sergents du comte; mais l'exaspération
populaire éclate avec tant de force, qu'il doit intervenir lui-même
pour leur sauver la vie. Cependant le bailli lui ordonne de le suivre
à la prison de la ville: à peine a-t-il obéi, que la commune, courant
aux armes, s'empresse de le délivrer. La lettre dans laquelle Gauthier
de Bederwane, bailli de Gand, raconte cette émeute, ajoute que le
peuple rendit à la liberté, en même temps que Guillaume d'Artevelde,
deux de ses cousins inscrits au métier des tisserands. L'un de ceux-ci
n'était-il point Jacques d'Artevelde qui, dès cette époque, aurait été
le principal objet des sympathies populaires? Car les Gantois, comme
le disait plus tard le comte de Hainaut, ne faisaient rien, «sans la
faveur et la grâce de Jacques d'Artevelde.»

Tout annonce que lorsque Gui de Dampierre alla en 1300 avec ses fils
et l'élite de la noblesse flamande se confier à la générosité de
Philippe le Bel, Jacques d'Artevelde accompagna à Paris son oncle,
Gauthier d'Artevelde, dizenier attaché au service de Robert de
Béthune. Sa jeunesse dut être frappée du triste spectacle des malheurs
de ce vieillard, dont le généreux dévouement devait être si
cruellement puni. Charles de Valois, qui lui-même avait été trompé par
son frère dans les conseils qu'il avait donnés au comte de Flandre,
protestait contre cette trahison et suppliait le roi de rendre du
moins la liberté à l'aîné de ses fils, dont il connaissait le courage
et qu'il voulait associer à ses projets aventureux. Charles de Valois
venait d'épouser une des nièces de Robert de Béthune, Catherine de
Courtenay, qui lui avait apporté en dot ses prétentions à l'empire de
Constantinople, usurpé par les Paléologues: il espérait que le
vainqueur de Bénévent l'aiderait à le reconquérir, et repousserait les
Turcs de Bithynie, aussi aisément qu'en Italie il avait dispersé les
Sarrasins de Nocera. Cependant Philippe le Bel se montra inflexible,
et le comte de Valois, privé de l'appui de l'héritier du comté de
Flandre, fut réduit à n'amener avec lui dans sa croisade qu'un petit
nombre des amis du prince captif. L'un de ceux-ci fut le neveu du
dizenier Gauthier.

Le jeune bourgeois de Gand traversa la France et s'arrêta à Rome avec
Charles de Valois, qui y obtint du pape la confirmation de ses droits
au sceptre impérial d'Orient, en même temps que le titre de
pacificateur de la Toscane et de capitaine du patrimoine de saint
Pierre. Jacques d'Artevelde y salua la grande figure de Boniface VIII
qui dominait les querelles des Guelfes et des Gibelins; peut-être
accompagna-t-il les ambassadeurs que le comte de Valois envoyait à
Florence aux chefs de la faction des Blancs, et y vit-il Dante
Alighieri, qui bientôt, chassé par l'exil de sa patrie, allait
chercher au delà des Alpes la route que Jacques d'Artevelde avait
suivie, depuis les rives du Rhône jusqu'aux digues sablonneuses que
les Flamands opposent à la mer entre Cadzand et Bruges:

    Quale i Fiamminghi tra Cazzante e Bruggia
    Temendo 'l fiotto che inver lor s'avventa,
    Fanno lo schermo perchè 'l mar si fuggia.

Charles de Valois ne tarda point à conduire une expédition en Sicile,
et ce fut de là, raconte-t-on, qu'il mit à la voile pour la Grèce. Sur
ces rivages qui avaient vu passer, avant les hommes d'armes de Charles
de Valois, l'armée de Robert de Jérusalem et la flotte de Baudouin de
Constantinople, le fils de Jean d'Artevelde put retrouver les traces
de la gloire de la Flandre. Plusieurs chevaliers y conservaient les
domaines que leurs pères avaient conquis un siècle plus tôt. Engelbert
de Liedekerke était grand connétable de la principauté d'Achaïe, et
son frère capitaine du château de Corinthe; enfin, au milieu des
Thermopyles, au bord du lac Copaïs, «le bail de Thessalie, monseigneur
Antoine le Flamenc, qui estoit tenus un des plus sages hommes de
Roumanie,» élevait une église en l'honneur de saint Georges, ce noble
patron des chevaliers, que Robert II invoquait à Antioche et à
Ascalon. Ce fut dans ces lointains climats, pleins des souvenirs des
héros de Marathon et de Salamine, que Jacques d'Artevelde apprit la
destruction, sous les murs de Courtray, de la plus puissante armée de
l'Europe, vaincue par quelques bourgeois et quelques laboureurs.

On ignore ce que devint Jacques d'Artevelde pendant plus de vingt ans.
Il s'occupait des affaires publiques et de l'éducation de ses enfants,
d'industrie au milieu des foulons et des tisserands, et d'agriculture
dans ses polders de Basserode, lorsque, cédant aux prières des
bourgeois qui s'étaient rendus sur la place de la Calandre, il les
engagea à se réunir dans le préau du monastère de la Biloke.

Le monastère de la Biloke avait reçu de nombreux bienfaits des aïeux
de Sohier de Courtray, et son gendre y était sans doute accueilli avec
reconnaissance et avec respect. Peut-être Jacques d'Artevelde se
souvenait-il aussi qu'il avait été fondé par Foulques Uutenhove,
ce pieux chanoine qui avait excité, dans les premières années
du treizième siècle, les Flamands à s'opposer au joug de
Philippe-Auguste. Sa parole y réveilla les mêmes échos de patriotisme
et d'honneur, lorsqu'il exhorta les bourgeois à maintenir la puissance
et la gloire de la Flandre. N'avaient-ils pas avec eux toutes les
communes de Brabant, de Hainaut, de Hollande et de Zélande? en
traitant avec l'Angleterre, sans rompre avec la France, ne
verraient-ils point leur alliance également recherchée par les deux
rois? L'éloquence d'Artevelde répandait dans toute la Flandre
l'enthousiasme qui l'agitait.

La commune de Gand s'assembla aussitôt, et le 3 janvier elle rétablit
les charges des capitaines de paroisse, qui avaient existé dans tous
les temps où la ville était exposée à quelque péril imminent. Il fut,
de plus, déclaré que l'un de ces capitaines aurait le gouvernement
supérieur de la ville: ce que les actes publics des échevins nomment
_'t beleet van der stede_. Cette prééminence, on pouvait le prévoir,
fut attribuée à Jacques d'Artevelde, élu capitaine de la paroisse de
Saint-Jean. Ses collègues étaient Guillaume de Vaernewyck, Gelnot de
Lens, Guillaume Van Huse et Pierre Van den Hove.

Le 5 janvier, Thomas de Vaernewyck, premier échevin de la ville de
Gand, fit publier diverses ordonnances pour assurer la paix et la
tranquillité de la ville. On fixa les quantités de blé que chacun
pouvait acheter, afin d'éviter la famine si le comte de Flandre
revenait assiéger Gand: il n'était permis à personne de sortir après
le couvre-feu; et tous ceux qui avaient été bannis par les échevins
des bonnes villes reçurent l'ordre de quitter le pays dans le délai de
trois jours. Toutes les anciennes _connétablies_ avaient été
reconstituées, et l'on avait proclamé une trêve légale de cinquante
jours, qui devait suspendre le cours de toutes les haines engendrées
par la rivalité des factions.

Cependant Philippe de Valois avait été immédiatement instruit de ce
qui s'était passé à Gand, et n'y voyant qu'un mouvement séditieux
qu'il fallait arrêter par la force, il adressa dès le 12 janvier des
lettres où il fixait à la mi-carême la convocation de ses hommes
d'armes à Amiens. En même temps il ordonnait à Guillaume d'Auxonne,
devenu évêque de Cambray, de partir sans retard pour Eecloo, où une
assemblée générale des députés des communes de Flandre devait se
réunir le 15 janvier, afin de gagner à ses intérêts ceux qui
exerçaient le plus d'influence. Le comte de Flandre secondait de tout
son pouvoir ces démarches; mais la misère faisait chaque jour de
nouveaux progrès, et l'on répétait de toutes parts que si les
relations industrielles avec l'Angleterre n'étaient point rétablies,
la ruine du pays était imminente.

Tous les efforts de Louis de Nevers furent inutiles. Le 1er février,
les échevins de Gand se rendirent à Louvain près du comte de Gueldre,
plénipotentiaire d'Edouard III, pour y signer une convention qui
devait assurer la réconciliation du roi d'Angleterre et des communes
de Flandre; il leur fut permis d'aller chercher à Dordrecht des laines
anglaises que l'on porta à Gand au milieu des acclamations de la
multitude.

Louis de Nevers avait mandé auprès de lui Jacques d'Artevelde: il
chercha à le gagner par ses bienfaits ou à l'effrayer par ses menaces.
Ces tentatives ayant été inutiles, il se laissa persuader par ses
conseillers qu'il était permis de le faire assassiner; mais
l'affection que la commune portait à Jacques d'Artevelde déjoua ses
projets, et ces attentats odieux, dirigés contre un homme que l'on
considérait déjà unanimement comme le sauveur de la patrie, n'eurent
d'autre résultat que d'exciter une vive indignation: tous les
bourgeois prirent des chaperons blancs, c'est-à-dire l'insigne propre
aux membres de la commune quand ils se rassemblaient sous leurs
bannières; le comte lui-même se vit réduit à en accepter un, et il
craignait qu'on ne le retînt captif à Gand comme il l'avait été
autrefois à Bruges, quand, prétextant une partie de chasse au milieu
d'une fête, il gagna en grande hâte le château de Male.

Dès que Louis de Nevers eut quitté Gand, il chercha à tenter un
dernier effort pour s'assurer invariablement la fidélité des bourgeois
de Bruges, en leur reconnaissant le droit de faire des remontrances en
cas de violation de leurs priviléges, remontrances dont la sanction et
la garantie se trouveront dans la suspension de l'autorité du comte
dans la ville, «en tant comme il appartenra au prouffit du seigneur,»
aussi longtemps qu'il n'y aura pas été fait droit.

En ce moment, le comte continuait à dissimuler vis-à-vis des Gantois:
il parut même approuver, dans une assemblée qui eut lieu à Bruges, les
négociations entamées avec le comte de Gueldre. En agissant ainsi, il
ne suivait, on ne saurait en douter, que les conseils du roi de
France. Philippe de Valois, dont les feudataires n'étaient point
encore prêts à combattre, jugeait utile aux intérêts de sa politique
de temporiser. Quelques paroles imprudentes du roi Jean de Bohême
qu'il avait envoyé à Eecloo à une assemblée des communes, parurent
toutefois assez menaçantes pour que les bourgeois de Gand chargeassent
deux de leurs échevins, Jean Uutenhove et Simon Parys, d'aller les
disculper près du roi de France de toutes les accusations que l'on
dirigeait contre eux; mais rien ne vint justifier leurs craintes, car
Philippe de Valois répondit à leurs députés «qu'il tenait la ville
pour excusée et était disposé à la protéger toujours dans son
industrie et dans ses libertés.»

Cependant l'époque à laquelle Philippe de Valois a fixé la réunion de
ses hommes d'armes n'est plus éloignée. La Flandre, trompée par ses
protestations mensongères, attend dans un profond repos le
rétablissement prochain de sa prospérité. Les bourgeois de Gand
eux-mêmes ont cessé d'être inquiets et agités. La grande foire, qui se
tient dans leur ville le dimanche de _Lætare_, y a réuni un grand
nombre de marchands étrangers, et la joie publique se manifeste de
toutes parts, quand tout à coup de tristes nouvelles y répandent la
consternation: le comte de Flandre, exécutant l'ordre du roi de
France, a envoyé des bourreaux au château de Rupelmonde, où Sohier de
Courtray est captif, et le vieux compagnon de Gui de Dampierre a été
décapité dans le lit où le retenaient ses infirmités; le même jour,
l'évêque de Senlis et l'abbé de Saint-Denis sont arrivés à Tournay, et
dès le lendemain ils y ont fait lire, sur la place du Marché, une
sentence d'excommunication contre les Gantois.

Evidemment le roi de France a voulu que les bourgeois de toutes les
villes de Flandre, appelés par la foire de la mi-carême aux bords de
l'Escaut, fussent les témoins de la désolation et de la stupeur des
Gantois; mais Jacques d'Artevelde oppose sa fermeté à l'effervescence
publique et rassure tous ceux qui réclament l'appui de ses conseils.
«L'appel au pape, leur dit-il, est un droit qui ne peut nous être
enlevé;» et il ajoute que déjà il a chargé Jean Van den Bossche
d'aller consulter les clercs de Liége sur les moyens à prendre pour
suspendre immédiatement les effets de l'interdit.

Philippe de Valois avait espéré que la sentence de l'évêque de Senlis
aurait suffi pour semer en Flandre une terreur si profonde, que tous
les bourgeois se seraient empressés d'accourir à Tournay pour se
mettre à sa merci. Toutes ses prévisions furent déçues: il fallait
toutefois quelques jours de plus pour que ses hommes d'armes se
rendissent d'Amiens aux frontières de Flandre. Il feignit de nouveau
de ne désirer que le maintien de la paix, et les négociations
recommencèrent. Simon Parys et Jean Uutenhove, retenus un instant à
Tournay à leur retour de Paris, avaient recouvré leur liberté. Des
conférences eurent lieu à Deynze et à Lille; mais elles ne
produisirent aucun résultat: Thomas de Vaernewyck et Liévin de
Béveland avaient inutilement demandé la proclamation d'une trêve.

Le 7 avril, le connétable était entré à Tournay, accompagné d'un grand
nombre d'hommes d'armes, et, deux jours après, le roi de France l'y
avait suivi, pensant que l'interruption de toutes les cérémonies
religieuses pendant la semaine sainte disposerait davantage l'esprit
des Gantois à la crainte et à la soumission. Un corps de chevaliers
_leliaerts_, qui s'était retiré après la défaite de Cadzand dans le
château de Biervliet, devait s'associer au mouvement qu'il projetait.
Le 11 avril, veille de la fête de Pâques, on aperçut, du haut de la
tour de Saint-Nicolas, quelques chevaucheurs ennemis devant les portes
de la ville, et la cloche du beffroi donna aussitôt le signal de
l'alarme. Les Gantois, soutenus par la voix du capitaine de la
paroisse de Saint-Jean, se préparaient à résister, et dix jours se
passèrent sans que Philippe de Valois, trop lent à prendre une
résolution, ordonnât de marcher en avant. Enfin, le 22 avril, les
bourgeois de Gand s'assemblent au Cauter. Jacques d'Artevelde leur
annonce qu'il a fait rompre le pont de Deynze que devaient traverser
les Français, et qu'ils n'ont plus rien à craindre de leurs
préparatifs ni de leurs menaces: il leur propose de se diriger vers le
camp des _Leliaerts_ de Biervliet. Par son ordre, les trompettes ne
cessent de résonner sur la place du Cauter pendant tout le jour. Le
lendemain, les échevins de la ville, les capitaines des paroisses, les
doyens des métiers montent à cheval, suivis des chaperons blancs,
guidés par Baudouin Wenemare, de la gilde de Saint-Georges, commandée
par Jean Uutenhove, et de machines de guerre qui doivent servir à
l'assaut de Biervliet. «Ils allaient, disent les comptes manuscrits de
la ville de Gand, rétablir la paix du pays et assurer la défense de
ses lois, de ses libertés et de son industrie.»

Cependant le comte de Flandre crut qu'il fallait profiter du moment où
les Gantois prenaient la route d'Assenede, pour soumettre complètement
les bourgeois de Bruges à son autorité; il espérait que la plupart se
montreraient bien disposés en sa faveur, car ils n'avaient pu oublier
sa déclaration du 19 janvier, et il venait de rétablir par une charte
du 24 avril leurs anciens priviléges, tels qu'ils les avaient reçus
après la bataille de Courtray. Le 25 avril, il quitta le château de
Male avec Morel de Fiennes et d'autres chevaliers, et alla planter sa
bannière sur la place du marché. Les foulons accoururent les premiers
pour défendre les libertés de la ville, et cinq ou six d'entre eux
avaient péri, lorsque toute la commune prit les armes et força le
comte à se retirer à Male. Au premier bruit de cette tentative,
Jacques d'Artevelde, victorieux à Biervliet, hâta sa marche vers
Bruges. L'alliance des deux communes rivales y fut proclamée, et, dans
une réunion solennelle tenue au monastère d'Eeckhout, à laquelle
assistaient les députés d'Ypres et ceux du Franc, il fut décidé que
les trois bonnes villes de Flandre, tant en leur nom que pour les
châtellenies voisines, gouverneraient d'un commun accord et éliraient
chacune trois députés, qui formeraient une assemblée permanente
d'états chargée de veiller à l'administration du pays, ce qu'on nomma
plus tard _les trois membres de Flandre_.

Le 29 avril 1338, les représentants de toutes les communes de Flandre
(la ville de Bruges comptait parmi eux cent huit députés, dont l'un
était Jean Breydel) se rendirent au château de Male, et là Jacques
d'Artevelde exposa au comte ce qui avait été arrêté au monastère
d'Eeckhout. Louis de Nevers jura que désormais il maintiendrait les
libertés de la Flandre, telles qu'elles existaient avant le traité
d'Athies. Peu de jours après, il répéta le même serment à l'assemblée
générale d'Oostcamp.

Ainsi, grâce aux efforts de Jacques d'Artevelde, la paix du pays avait
été rétablie en moins de quatre mois; toutes les rivalités, toutes les
haines s'étaient calmées, et l'on vit, au mois de mai 1338, une
députation, composée de Jacques d'Artevelde, de Guillaume de
Vaernewyck, de Hugues de Lembeke, de Henri Goethals, de Jean Breydel,
de Jacques de Schotelaere et d'autres bourgeois désignés par les
villes de Gand, de Bruges et d'Ypres, parcourir toute la Flandre
depuis Bailleul jusqu'à Termonde, depuis Ninove jusqu'à Dunkerque,
«pour réconcilier les bonnes gens des communes avec le comte de
Flandre, tant pour l'honneur du comte que pour la paix du pays.»

Depuis cette époque, les réunions des députés des communes deviennent
très-fréquentes: elles ont lieu successivement à Courtray, à Bruges, à
Ypres, à Roulers, à Gand. Jacques d'Artevelde leur a confié une
mission aussi difficile qu'elle est noble et élevée, le soin de faire
prospérer la Flandre par la neutralité de son industrie au milieu des
guerres les plus sanglantes, et de s'assurer à la fois l'alliance
commerciale du roi de France, qui hait profondément la Flandre, et
celle du roi d'Angleterre, qui ne la flatte peut-être que pour
l'asservir plus aisément.

Edouard III se montrait de plus en plus favorable aux communes
flamandes. Dès le 8 mai, il écrivait aux Gantois: «Le roi, à très
sages personnes, les conseillers, échevins, bourgmestre et membres de
la commune de Gand, ses très chers amis, salut et sincère affection.
Nous avons appris avec bonheur, et toute notre âme en est pénétrée de
joie, que vous avez conclu un traité avec nous, et que malgré les
périls qui vous menacent, vous exposez si généreusement pour nous vos
vies et vos biens: nous espérons qu'avec l'aide de Dieu, nous pourrons
vous en témoigner notre reconnaissance.» Le même jour, il adressait
aux magistrats de Bruges et d'Ypres des lettres conçues en ces termes:
«Le souvenir de l'amitié qui a existé autrefois entre votre commune et
notre maison royale, nous fait désirer vivement qu'une alliance stable
ait lieu entre vous et nous, pour notre avantage mutuel.» Il finissait
en leur annonçant le départ de ses ambassadeurs, l'évêque de Lincoln
et les comtes de Northampton et de Suffolk, pour le Brabant.

Les communes de Flandre ne tardèrent point à répondre à ces lettres,
en envoyant leurs députés à Anvers pour y déterminer les conditions
d'un traité commercial, quoique Edouard III désirât surtout la
conclusion d'une alliance politique. Toutes les communes de Flandre
délibérèrent au sujet des négociations dont leurs députés leur
rendaient compte. Lorsqu'elles les eurent unanimement approuvées,
Jacques Masch et leurs autres députés retournèrent à Anvers, où se
trouvaient le comte de Gueldre et les ambassadeurs anglais, et on y
conclut, le 10 juin 1338, un traité dans lequel la neutralité de la
Flandre était proclamée. L'Angleterre restait ouverte au commerce des
bourgeois flamands, tandis qu'il leur était permis de repousser de
leurs villes et de leurs ports les hommes d'armes anglais et français,
sauf le service dû à Philippe de Valois par le comte à raison de son
fief.

Edouard III ordonna aussitôt après que toutes les étoffes marquées du
sceau des villes de Flandre pourraient circuler librement en
Angleterre.

Cependant Jean Uutenhove et Thomas de Vaernewyck avaient quitté Gand
le 3 juin, pour aller annoncer à Philippe de Valois _la réconciliation
cordiale_ du comte et du pays de Flandre, et lui faire part de la
convention que l'on avait le projet de conclure avec le comte de
Gueldre pour prévenir la ruine des corps de métiers. Philippe de
Valois, trop prudent pour s'aliéner l'esprit des Flamands au moment où
le roi d'Angleterre eût voulu les engager à prendre les armes, se
montra fort conciliant. Il suspendit l'effet de toutes les créances
qui existaient à charge des communes et des bourgeois de Flandre, et
le 21 juin, Thomas de Vaernewyck, revenu à Gand, y donna lecture, aux
députés des communes, des lettres par lesquelles le roi de France
avait voulu balancer les priviléges accordés par Edouard III dans le
traité d'Anvers. Il s'y engageait à faire lever l'excommunication,
autorisait les relations commerciales de la Flandre avec l'Angleterre,
promettait de respecter sa neutralité par tous les moyens, même en
ordonnant à ceux de ses sujets qui y aborderaient de déposer leurs
armes, «si que les marchands et marchandises ne soient troublés ne
empechiés en la bonne pais du pays de Flandre.» Le 23 juillet l'évêque
de Senlis arriva à Gand pour y lever la sentence d'interdit, et Louis
de Nevers se rendit solennellement à Tournay avec les députés des
communes de Flandre pour y assister aux cérémonies religieuses des
fêtes de l'Assomption.

Cette double négociation, qui se termine à trois jours d'intervalle, à
Anvers par le traité du 10 juin, par la déclaration du 13 à Paris,
suffirait à la gloire de Jacques d'Artevelde; elle marque l'apogée de
la grandeur des communes flamandes: époque vraiment mémorable et digne
d'admiration, où les rois de France et d'Angleterre, de crainte de
voir la Flandre se ranger sous une bannière hostile, lui accordaient à
l'envi les plus vastes priviléges commerciaux, et semblaient, en
réservant à leurs propres peuples tous les maux de la guerre, assurer
à nos cités le monopole de l'industrie et l'asile de la paix du monde.

Edouard III poursuivait le cours de ses ambitieuses espérances. Il
avait obtenu du parlement un subside de vingt mille sacs de laine, et
le 12 juillet une flotte nombreuse, réunie dans les eaux de la Tamise,
recevait le roi d'Angleterre, Philippine de Hainaut, Robert d'Artois,
les comtes de Derby, de Warwick, de Pembroke, de Kent, de Suffolk,
d'Arundel, Renaud de Cobham, Gauthier de Mauny et un grand nombre
d'autres illustres chevaliers. Sept jours après, ils s'arrêtaient au
port de l'Ecluse, où Jacques d'Artevelde s'était rendu, avec les
autres députés des communes flamandes, pour les saluer. Il est peu
probable qu'Edouard III, oubliant les clauses du traité qu'il avait
ratifié le 26 juin, ait voulu descendre en Flandre: cependant un
chroniqueur contemporain lui prête ce dessein et raconte que Jacques
d'Artevelde ne lui permit point de l'exécuter, afin que la neutralité
des communes flamandes fût respectée.

Edouard III continua sa route vers Anvers, mais il s'étonna de ne
point y trouver les laines qui devaient être employées à la solde de
ses hommes d'armes et au payement des pensions qu'il avait promises à
la plupart de ses alliés. Leur zèle se refroidissait déjà, et ils
s'excusaient de ne point être prêts à combattre. Le duc de Brabant,
quoique une nouvelle du 12 août eût confirmé son alliance, ne voulait
point commencer seul une si grande guerre; les barons allemands
alléguaient aussi qu'ils ne pouvaient prendre les armes sans le
consentement de l'empereur. Enfin les bourgeois de Flandre
persistaient dans leur résolution de maintenir le traité qu'ils
avaient conclu, et quels que fussent les présents et les honneurs que
leur offrit Edouard, leurs députés déclaraient qu'ils ne voulaient
point s'associer à la ligue dirigée contre Philippe de Valois.

Cependant Edouard III opposait aux obstacles qui l'arrêtaient son
activité et son énergie. Il se rendit lui-même en Allemagne auprès de
l'empereur Louis de Bavière, et, vers les premiers jours de septembre,
l'empereur, cédant à ses prières, le proclama vicaire de l'empire dans
une assemblée solennelle tenue à Coblentz, à laquelle assistaient les
évêques de Mayence et de Trèves, le duc de Saxe et le comte palatin du
Rhin. Dans une autre assemblée qui eut lieu à Herck, dans le Limbourg,
Edouard III, assis sur un trône et la couronne sur le front, reçut
l'hommage des feudataires impériaux et les invita à se réunir l'année
suivante dans les premiers jours du mois de juillet, pour former le
siége de la ville de Cambray, que le roi de France avait enlevée à
l'empire. Peu de jours après, il défendit à tous ceux qui auraient
désormais à traiter en son nom avec Philippe de Valois, de lui donner
le titre de roi, afin que l'on ne trouvât point dans leurs paroles un
obstacle aux droits qu'il voulait faire valoir en réclamant le
royaume de France, _in petitione dicti regni_.

Tandis que le roi d'Angleterre multipliait ses démarches en Allemagne
et ordonnait de nouveaux préparatifs en Angleterre, il ne cessait
point ses négociations avec les communes de Flandre. Ce n'était pas
seulement parce qu'il espérait obtenir un jour l'appui de leurs
nombreuses milices, mais, pressé le plus souvent par le besoin des
sommes énormes qu'il fallait prodiguer pour armer tout le nord de
l'Europe, il se voyait réduit à recourir à leurs richesses. Il fit de
grands emprunts aux bourgeois de Gand, et remit même les riches joyaux
de la couronne d'Angleterre en gage chez les Bardi, changeurs
florentins fixés à Bruges, qui, après avoir, dès le règne de Henri
III, affermé tous les péages de l'Angleterre, étaient devenus au
quatorzième siècle, selon l'expression d'un historien italien, l'une
des colonnes du commerce de la chrétienté.

Edouard III cherchait en même temps à s'attacher les communes et à
éloigner Louis de Nevers de l'alliance française. Au mois de novembre
1338, il charge le comte de Gueldre de négocier le mariage de sa fille
Isabelle avec Louis de Male, fils du comte de Flandre; puis il propose
de rétablir en Flandre l'étape des laines anglaises: c'est le vœu
constant des communes et le plus grand bienfait que leur industrie
puisse recevoir d'un prince étranger; mais rien n'ébranle leur
résolution de conserver une stricte neutralité dans les guerres qui se
préparent.

Plus on approfondit l'histoire de cette époque, plus on reste
convaincu que les communes flamandes étaient sincères dans leur
détermination, et que si les événements ne s'y fussent opposés,
Jacques d'Artevelde, aussi bien que leurs autres chefs, y eût
persévéré. Si les liens qui les unissaient au comte de Flandre et à
Philippe de Valois furent si peu durables, ce ne sont point les
communes flamandes qu'il faut accuser d'avoir cherché à les rompre.

Le comte de Flandre, sachant qu'Edouard III s'était retiré en Brabant
sans armée, avait formé le projet de soumettre les communes pendant
l'hiver et avant qu'elles pussent être secourues par les Anglais. Ses
partisans occupaient les cités de Lille, de Douay, de Saint-Omer.
C'était au milieu d'eux que s'organisait l'armement des _Leliaerts_,
qui devait renverser le gouvernement des communes pour rétablir
l'autorité absolue du comte. Louis de Nevers espérait être secondé
par les populations du Franc, toujours quelque peu jalouses des
bourgeois des villes; pour se les rendre plus favorables, il leur
avait restitué tous les priviléges dont elles jouissaient sous le
règne de Philippe d'Alsace. La première entreprise de ses amis fut
dirigée contre Bergues, où ils mirent vingt-cinq bourgeois à mort.
Encouragés par ce succès, ils se portèrent rapidement vers Dixmude, et
le comte de Flandre quitta aussitôt Tournay pour venir les rejoindre.
Là se réunirent tous ses partisans qui depuis longtemps réservaient
leurs forces pour cette importante tentative: ils comptaient pouvoir
s'emparer aisément de la ville de Bruges, parce que la milice de la
commune était retenue en ce moment sur les frontières du Brabant, au
siége du château de Liedekerke, que défendaient quelques _Leliaerts_.
Cependant, au premier bruit de l'arrivée du comte de Dixmude, les
bourgeois de Bruges s'étaient hâtés de rentrer dans leurs foyers, et
le 12 février, vers le soir, ils se trouvaient à Beerst sous les
ordres du bourgmestre Gilles de Coudebrouck et de leur capitaine Jean
de Cockelaere; ils voulaient profiter de la nuit pour pénétrer à
Dixmude et surprendre, pendant leur sommeil, le comte et ses
chevaliers. Louis de Nevers reposait déjà, lorsqu'on l'éveilla
précipitamment pour lui annoncer l'approche des Brugeois. A peine
eut-il le temps de saisir son armure et de sauter à demi-nu sur un
cheval. La plupart des nobles accouraient vers son hôtel, et ce fut
grâce à leur secours qu'il parvint à faire briser les portes de la
ville que les bourgeois de Dixmude avaient déjà fermées; il s'élança
aussitôt à toute bride hors des remparts, et ne s'arrêta qu'au pied
des tours de Saint-Omer.

Les communes de Flandre adressèrent à Philippe de Valois les plaintes
les plus vives contre la trahison qui les avait menacées: elles
protestèrent contre cet asile accordé à leurs ennemis, et réclamèrent
la restitution des châtellenies de Lille et de Douay, dont elles
n'avaient été dépossédées que par la fraude et la violence. Philippe
de Valois fit bon accueil à leurs députés. Si le mouvement des
_Leliaerts_ n'avait pas été immédiatement comprimé, Philippe de Valois
l'eût soutenu avec les hommes d'armes qu'il avait chargé le roi de
Navarre de conduire à Tournay. Leur défaite l'engageait à dissimuler
de nouveau; il voulait à tout prix s'assurer, sinon l'obéissance des
communes flamandes, du moins leur neutralité, au moment où il
assemblait toutes les forces de son royaume pour les opposer aux
Anglais.

L'été touchait à sa fin, lorsque les barons allemands rejoignirent
Edouard III qui les attendait depuis quatre mois dans les prairies de
Vilvorde. Il se mit immédiatement en marche et se rendit devant
Cambray, que défendait une nombreuse garnison; mais ayant appris que
Philippe de Valois réunissait son armée à Péronne, il résolut de lever
le siége et d'aller lui livrer bataille, et le 16 octobre il passa
l'Escaut près du mont Saint-Martin. Au moment où il quittait le
Cambrésis pour entrer dans le Laonnais, le comte de Hainaut s'éloigna
de ses bannières pour aller se ranger sous celles du roi de France,
afin de remplir successivement ses devoirs de feudataire vis-à-vis de
l'empire et vis-à-vis du royaume.

Des espions français avaient annoncé à Edouard III qu'on lui livrerait
bataille le 23 octobre. Les deux armées se trouvaient en présence dans
une vaste plaine entre les villages de Buironfosse et de la
Flamengerie. Edouard III avait terminé tous ses préparatifs pendant la
nuit. Ses bagages et ses chariots avaient été placés un peu en
arrière, afin de former autour de ses troupes une enceinte fortifiée.
Son armée était divisée en trois corps. L'un était composé d'Allemands
et comptait environ huit mille hommes et vingt-deux bannières;
l'autre, plus considérable, comprenait six mille hommes d'armes et six
mille archers venus d'Angleterre; mais le plus important était celui
que conduisait le duc de Brabant: on y voyait flotter vingt-quatre
bannières et quatre-vingts pennons. Là paraissaient Henri de Flandre,
qui, fidèle aux souvenirs de Philippe de Thiette et de Jean de Namur,
combattait sous la bannière des communes flamandes et avait été le
premier chevalier qu'Edouard III eût armé en France, et à côté de lui
plusieurs nobles qui avaient quitté le parti de Louis de Nevers,
messire Hector Vilain, l'un de ses plus illustres défenseurs à une
autre époque, Jean de Rodes, Wulfart de Ghistelles, Guillaume de
Straten, Goswin Van der Muelene, les sires de la Gruuthuse et
d'Halewyn.

L'armée anglaise était toutefois bien loin d'égaler en nombre celle de
Philippe de Valois. On remarquait dans le camp français deux cent
vingt-sept bannières, cinq cent soixante pennons, quatre rois, six
ducs, trente-six comtes, quatre mille chevaliers et soixante mille
hommes de milices communales; mais rien n'effrayait plus Philippe de
Valois que le nombre même de ses défenseurs. Le roi Robert de Naples,
que l'on citait comme un célèbre astrologue, lui avait écrit d'éviter
à tout prix le combat, et l'on craignait que les bourgeois des
communes opprimées par Philippe de Valois ne saisissent avec
empressement l'occasion de le trahir et de l'abandonner.

Toute la journée du 23 octobre s'écoula sans combat: le lendemain,
l'armée anglaise prit de nouveau les armes; mais elle ne tarda point à
apprendre que Philippe de Valois s'était retiré à Saint-Quentin, et
Edouard III, jugeant la saison trop avancée pour continuer son
expédition, retourna en Brabant, où il licencia son armée.

Les milices des communes flamandes étaient assemblées entre Menin et
Deynze, prêtes à reconquérir les châtellenies de Lille, de Douay et de
Béthune, si Philippe de Valois repoussait leurs réclamations. De Douay
à la plaine de la Flamengerie, la distance était courte, et elles
pouvaient fixer la fortune du combat. Elles n'attendaient plus qu'un
ordre des échevins pour se porter en avant, quand Louis de Nevers
arriva à Courtray et invita les députés des communes de Flandre à se
trouver près de lui le 21 octobre, afin qu'il leur annonçât l'adhésion
du roi de France à toutes leurs réclamations. Les députés de Gand et
ceux de Bruges, parmi lesquels figurent Jacques d'Artevelde et Jean
Breydel, s'empressent de se rendre à Courtray; mais ils n'y obtiennent
que des engagements douteux et des promesses évasives. Quelques jours
se passent en conférences; enfin le comte cesse de dissimuler, et
s'éloigne aussitôt qu'il a appris que le roi d'Angleterre est rentré
dans le Hainaut. Dès ce jour, les garnisons françaises des villes les
plus voisines de la Flandre, celles que commandaient Godemar du Fay à
Tournay, les sires de Mirepoix et de Beaujeu à Cambray et à Mortagne,
dirigèrent vers ses frontières de fréquentes excursions, dans
lesquelles elles pillaient et saccageaient les habitations des
laboureurs comme en terre ennemie.

Jacques d'Artevelde avait vu déchirer les traités de neutralité qu'il
avait fait conclure. La convention du 10 juin 1338 portait que si le
roi d'Angleterre manquait à ses engagements, les communes flamandes
aideraient le roi de France. Il semblait qu'un devoir réciproque
existât vis-à-vis du roi d'Angleterre, puisque le roi de France
troublait la paix. D'autre part, Philippe de Valois s'était toujours
montré hostile à la Flandre depuis sa victoire de Cassel, tandis
qu'Edouard III était aussi favorable au maintien de leurs franchises
qu'au développement de leur industrie. Telles furent sans doute les
raisons puissantes qui engagèrent Jacques d'Artevelde à se rendre à
Bruxelles, avec les députés des communes, pour reconnaître Edouard III
comme successeur de saint Louis, s'il consentait à se montrer digne
d'un aïeul si vénéré et d'un si glorieux héritage. Edouard III
répondit, assure Froissart, que c'était chose grave de prendre le
titre de roi de France, lorsqu'il n'avait point enlevé une seule ville
à Philippe de Valois. Cependant il se rendit à Gand dans les premiers
jours de novembre, et, dès ce moment, cédant aux conseils de Jacques
d'Artevelde, il ajourna son retour en Angleterre.

Edouard III n'avait point tardé à revenir à Anvers, où il présida, le
12 novembre, une assemblée à laquelle assistèrent ses principaux
alliés. Nous en connaissons le résultat par des lettres portant la
date du lendemain; Edouard III y autorise Guillaume de Montaigu, Henri
Ferrers, Geoffroi Scrop et Maurice de Berkley, à poursuivre les
négociations relatives aux fiançailles de sa fille Isabelle et de
Louis de Male, et, de plus, «à traiter avec le comte et les communes
de Flandre, conjointement et séparément, d'une alliance perpétuelle, à
confirmer, en son nom, les libertés, les franchises et les priviléges
dont ils jouirent sous le règne des rois de France, ses aïeux, et même
à leur accorder de nouvelles libertés.» Les ambassadeurs anglais
avaient également reçu le pouvoir «de restituer au comté de Flandre
les châteaux, villes et terres qui en avaient dépendu autrefois, et
d'annuler toutes les sentences qui avaient été prononcées par le siége
apostolique, à la requête des rois de France.»

Au moment où ces négociations allaient se terminer, le duc de Brabant
demanda à accompagner les ambassadeurs pour interposer sa médiation
auprès du comte de Flandre: Edouard III lui avait même permis d'offrir
une indemnité pécuniaire pour tous les dégâts causés par les Anglais
dans l'île de Cadzand; mais Louis de Nevers persistait à se montrer
fidèle à Philippe de Valois, et s'il ne put rien pour s'opposer au
traité des communes avec le roi d'Angleterre, il y resta du moins
complètement étranger.

Edouard III venait d'accorder à ses ambassadeurs de nouveaux pouvoirs
pour recevoir sinon l'hommage des villes de Flandre, du moins leur
déclaration en faveur de la légitimité de ses droits (_de
recognitione nostræ superioritatis, in dicto regno Franciæ, per cos
nobis, ut regi Franciæ, facienda_). Il crut devoir se rendre lui-même
à Gand, et ce fut là que le 23 janvier 1339 (v. st.), abjurant toute
hésitation, «il enchargea les armes de France et les équartela
d'Angleterre, et en prit en avant le nom de roi de France.»--«Ceci eut
lieu, ajoute l'historien anglais Knyghton, par le conseil de Jacques
d'Artevelde.»

Dès le 26 janvier, le roi d'Angleterre avait ordonné que l'on mît en
liberté tous les prisonniers flamands qui avaient été conduits dans
ses Etats après le combat de Cadzand, notamment Gui de Flandre, frère
de Louis de Nevers. Deux jours après, il chargea le comte de Gueldre
de jurer en son nom, sur le salut de son âme, et la main sur les
saints Evangiles, les conventions qui avaient été approuvées par ses
ambassadeurs. Plaçant désormais sa royauté sous l'égide des communes
flamandes, il reconnut leur zèle et l'appui qu'elles lui offraient par
trois traités également importants.

Le premier porte que le roi d'Angleterre protégera les navires des
marchands flamands; que leurs draps pourront librement circuler en
Angleterre; que les conventions commerciales faites en Flandre sous le
scel des bonnes villes seront obligatoires en Angleterre contre les
marchands anglais, et que l'étape des laines sera perpétuellement
établie en Flandre ou en Brabant. Edouard III promet de plus de faire
part aux communes flamandes de toutes les négociations qui auraient
lieu et de ne conclure aucun traité avec Philippe de Valois, si ce
n'est d'un commun accord et en y comprenant le comte de Flandre, s'il
adhère aux résolutions prises par les bonnes villes. Il s'engage de
plus à secourir et à aider les communes flamandes dans le cas où leurs
lois et leurs franchises se trouveraient exposées à quelque péril, et
s'il meurt avant que la guerre soit achevée, son successeur se rendra
en Flandre, «avec ses sujets, alliés, aidans et amis,» pour la
poursuivre comme il convient «à tiel prinche.»

Par un second traité, le roi d'Angleterre annonce que des forces
navales seront immédiatement réunies afin que les marchands, de
quelque pays qu'ils soient, n'aient rien à craindre. Les deux tiers
des hommes d'armes qu'elles porteront seront choisis en Flandre et en
Brabant, mais tous les frais de ces armements seront payés par le roi
d'Angleterre.

Le second traité porte de plus que le roi Edouard payera aux communes
de Flandre, en quatre termes, une somme de cent quarante mille livres
sterling, et fixe pour quinze années l'étape des laines anglaises à
Bruges.

Au point de vue politique, le troisième traité est le plus
remarquable. Edouard III, comme roi de France, y fait droit à toutes
les réclamations que les communes de Flandre ont élevées depuis plus
d'un siècle.

Toutes les clauses insérées dans les anciens traités qui frappent la
Flandre d'interdit et d'excommunication sont annulées et révoquées; de
telle sorte que le comte et les habitants du pays seront désormais
«aussi franc comme leurs prédécesseurs de Flandres avant que les dites
peines et servitudes furent faites.»

Les villes et les châtellenies de Lille, de Douay, de Béthune et
d'Orchies sont rendues à la Flandre et ne pourront plus en être
séparées, et il en sera de même du comté d'Artois et de la ville de
Tournay, qui ne formeront plus qu'un même fief avec le comté de
Flandre.

Tous les priviléges que les bonnes villes obtinrent de Robert de
Béthune après la bataille de Courtray sont confirmés.

Aucune taille ne pourra être levée en Flandre, et l'on ne pourra
soumettre à aucune taxe les marchandises que l'on porte de France en
Flandre ou en Brabant.

Les habitants de la Flandre ne pourront point être distraits de leurs
juges, ni assignés devant quelque cour que ce soit au royaume de
France.

Une loyale, bonne et commune monnaie d'or et d'argent, de même poids
et de même aloi, sera faite en France, en Flandre et en Brabant. Elle
aura aussi cours en Angleterre, et on ne pourra ni la changer, ni
l'affaiblir.

Ce langage est de nouveau dans l'histoire du moyen-âge. Après toutes
les divisions féodales, après un si grand nombre de rivalités et de
haines étroites et jalouses, quel homme, si ce n'est Artevelde, avait
osé songer à proclamer la liberté du commerce, l'abolition des
tailles, l'uniformité des monnaies? Il voulait, après tant de guerres
désastreuses qui avaient décimé et ruiné les peuples, les rapprocher
et les réunir par les liens du travail, en fondant sur leur
réconciliation une ère de prospérité.

Jacques d'Artevelde avait déjà réussi à établir, entre les communes de
Brabant et de Flandre, cette paix profonde qu'il avait rêvée entre la
France et l'Angleterre. Un traité qui confirmait en le complétant
celui du 1er avril 1336 (v. st.), avait été conclu, le 3 décembre
1339, entre les députés des communes de Brabant et de Flandre.
«Cherchant à rendre de plus en plus étroite l'amitié et la concorde
qui unissent les deux pays, considérant que leurs nombreuses
populations ne peuvent subsister que par leurs métiers et leur
industrie, dont la première condition est le maintien de la liberté et
de la paix, et voulant désormais établir entre les deux pays une paix
et une union perpétuelles, qui soient pour tous la garantie de leurs
biens, de leurs vies, de leurs libertés et de leur industrie, en
rendant désormais impossible toute discorde et toute effusion de sang,
nous avons conclu et approuvé les conventions suivantes: La première,
que nous nous soutiendrons mutuellement contre nos ennemis; la
seconde, que le duc de Brabant et le comte de Flandre n'entreprendront
plus dorénavant aucune guerre sans l'assentiment des deux pays; la
troisième, que les marchands des deux pays pourront librement y
circuler, vendre et acheter toute espèce de marchandises; la
quatrième, que l'on frappera une monnaie commune pour les deux pays,
qui ne pourra jamais être modifiée: la Flandre fera vérifier la
monnaie frappée en Brabant et le Brabant réciproquement celle qui aura
été frappée en Flandre; la cinquième, que si quelqu'un a des motifs de
se plaindre d'un fait injuste, il s'adressera aux magistrats de la
ville à laquelle appartient le coupable, et ils seront tenus de lui
faire droit dans le délai de huit jours; s'ils ne le faisaient point,
il s'adressera à un conseil formé de dix personnes, dont quatre
désignées par le comte de Flandre et le duc de Brabant, et les six
autres par les six bonnes villes de Brabant et de Flandre. Ce conseil
s'assemblera dans le pays du plaignant dans la ville la plus voisine
de celle à laquelle appartient l'inculpé et prononcera dans le délai
de huit jours. Tous ceux qui le composeront jureront sur les saints
Evangiles de juger impartialement toutes les discussions et de faire
droit à toutes les plaintes qui seraient fondées. Ils seront même
tenus de prononcer leur sentence sans pouvoir quitter la ville dans
laquelle ils se sont assemblés et si l'un d'eux meurt, il sera
remplacé dans le délai de trois jours par le prince ou la ville qui
l'avait choisi. Nous promettons aussi qu'à l'avenir on suspendra toute
guerre, toute vengeance et tout défi, afin que le commerce n'en
souffre point. S'il arrivait que l'un des princes ou l'une des bonnes
villes violât les conventions contenues dans ce présent traité, il
n'en conservera pas moins toute sa force, mais toutes les autres
parties qui y ont adhéré se réuniront pour le faire respecter sans
délai et par tous les moyens qui seront en leur pouvoir. De plus,
comme il est de l'intérêt des deux pays de ne point cesser de
s'occuper attentivement de tous les événements qui pourraient se
présenter à l'avenir, nous avons résolu que désormais les deux princes
et les députés des six bonnes villes de Flandre et de Brabant se
réuniront en parlement trois fois chaque année, savoir: le quatorzième
jour après la Chandeleur, dans la ville de Gand; le quatorzième jour
après la fête de la Nativité de saint Jean-Baptiste, dans la ville de
Bruxelles; et le quatorzième jour après la Toussaint, dans la ville
d'Alost. On s'occupera dans ces assemblées de toutes les questions qui
s'accordent avec le présent traité et qui peuvent développer les
richesses et l'industrie des deux pays.»

Les communes de Hainaut, d'accord avec le comte dont les hommes
d'armes français ne respectaient plus les frontières, ne tardèrent
point à adhérer à cette confédération. Et quels étaient ceux qui
soutenaient Artevelde dans ces nobles entreprises? Etaient-ce, pour
emprunter le langage de Froissart, «toute manière de gens huiseux, de
bannis et de toute malvaise vie qu'il requelloit?» Leurs noms se
trouvent dans le traité d'alliance des communes de Flandre et de
Brabant; et sans nous arrêter aux députés des bonnes villes, nous nous
contenterons de citer, parmi les chevaliers, Sohier de Courtray,
beau-frère de Jacques d'Artevelde, Rasse d'Erpe, dont le neveu épousa
plus tard la fille du capitaine de Saint-Jean, Philippe d'Axel, ancien
_rewaert_ de Flandre, Simon de Mirabel, qui devait bientôt après être
appelé à la même dignité, Gérard de Rasseghem, Arnould de Gavre, Jean
de la Gruuthuse, Olivier de Poucke, Wulfart de Ghistelles, Guillaume
de Straten, Jean de Poelvoorde, Gérard d'Oultre, Roger de Vaernewyck,
Gérard de Moerkerke, Jean de Masmines, Roger de Lichtervelde, Gilbert
de Leeuwerghem, Arnould Baronaige, Jean d'Herzeele, Jean d'Uytkerke,
Simon de Malstede, Hugues de Steelant, Jean de Bailleul; tous avaient
juré de l'observer «par leur chevalerie, loyalté, foy pleine et
serment sollennellement et publiquement fait, touchiez par eux, pour
faire che, les saintes Evangélies.»

Ce fut au milieu de ce mouvement qui, en peu de mois, avait élevé la
Flandre au faîte de la puissance et de la prospérité, qu'on y reçut
les lettres du pape Benoît XII, qui retraçaient ce que la position des
communes avait eu de plus déplorable en ne leur proposant d'autre
remède qu'une résignation complète aux volontés de Philippe de Valois.
«C'est une opinion générale, leur écrivait le pape, que la Flandre qui
possède tant de cités, une noblesse si illustre et des peuples si
nombreux, ne peut se passer de la faveur et de la protection du roi de
France: de là dépendent l'approvisionnement de ses habitants et
l'activité de son commerce, principal élément de sa puissance. Quelle
quantité innombrable d'hommes n'a-t-elle point vus périr dans ses
guerres contre les rois de France? Combien ses richesses n'ont-elles
point souffert de ses fréquentes rébellions? Le passé peut vous
instruire pour l'avenir et vous apprendre tout ce que vous auriez à
redouter pour vos personnes et vos biens, si, ce qu'à Dieu ne plaise,
le roi de France se trouvait réduit à vous combattre.» Lorsque ces
lettres arrivèrent en Flandre, les communes avaient déjà reconnu
Edouard III pour roi de France, et leur réponse fut le départ de
Baudouin de Lisseweghe, qu'elles envoyèrent à Avignon afin qu'il y
réclamât l'annulation de toutes les clauses relatives à l'interdit
insérées dans les traités; pour l'obtenir, il portait avec lui l'acte
du roi d'Angleterre qui y avait renoncé comme roi de France; mais cet
acte devait être de peu de valeur aux yeux du pape, qui s'empressa de
consulter Philippe de Valois sur l'accueil qu'il convenait de faire
aux députés des communes de Flandre. «Nous avons, disait-il, appris
par des lettres venues d'Allemagne que les Flamands ont prêté serment
de fidélité au roi d'Angleterre en le nommant expressément roi de
France, et comme ils nous annoncent que leurs députés nous
expliqueront plus complètement leurs intentions, nous ne savons point
si, dans ce cas, nous devons leur accorder un sauf-conduit.»

Il ne paraît point que le pape ait reçu Baudouin de Lisseweghe et ses
collègues. Dans une lettre qu'il adressa au roi d'Angleterre, il lui
disait que, s'il s'appuyait sur l'allégation de ses droits,
l'incapacité politique des femmes dans l'ordre héréditaire de la
monarchie le condamnait; que s'il comptait sur la force des armes, la
France n'était point un pays tel que l'on pût en prendre possession
par conquête; puis il ajoutait: «Si ceux qui t'ont donné ces conseils
se vantent d'avoir déjà soumis à ta domination la Flandre qui forme
l'un des fiefs du royaume de France, considère quels sont les peuples
sur lesquels reposent leurs espérances. La fidélité est une vertu
qu'on n'a jamais louée chez eux. On sait combien de fois, violant leur
serment, ils ont chassé leurs seigneurs naturels, et si ceux-là mêmes
ont été victimes de leur inconstance et de leurs trahisons, que
peux-tu, mon fils, attendre de leur part?... Il ne faut point se
confier beaucoup aux Allemands ni aux Flamands; leur zèle s'éteindra
dès qu'ils ne pourront plus s'enrichir de tes trésors. Si tu rappelles
à ta mémoire l'histoire de tes prédécesseurs, tu y verras comment les
Allemands et les Flamands se sont conduits à leur égard, et tu y
apprendras quelle foi tu dois ajouter à leurs promesses.»

Edouard III avait, dès le 30 janvier, chargé Nicolas de Fiesque de
porter sa justification à Benoît XII; mais elle avait été interceptée
par les Français à quelques lieues d'Avignon. La réponse publique et
solennelle du roi d'Angleterre aux accusations dirigées contre lui fut
le manifeste publié à Gand le 8 février, où il déclara que, loin de
songer à renouveler les exactions, maltôtes et changements de monnaie
dont se plaignait le peuple, il voulait rétablir sa prospérité et ses
franchises en faisant droit à tous et en revenant aux bonnes lois et
aux coutumes qui avaient existé au temps de son aïeul saint Louis, roi
de France.

On ne peut douter que Jacques d'Artevelde ne soit l'auteur de ce
manifeste: il ne voyait dans Edouard III que le protecteur d'une
confédération européenne des communes. Appelé à traiter avec l'un des
princes les plus puissants du monde, il ne s'était pas contenté des
engagements formels des ambassadeurs, et avait réclamé l'adhésion des
communes anglaises, comme il avait obtenu celle des communes de
Brabant et de Hainaut. Lorsque le roi d'Angleterre quitta la Flandre
pour aller réunir ses hommes d'armes dans ses Etats, Guillaume de
Steelant, Nicolas de Schotelaere et d'autres députés des communes
flamandes s'embarquèrent avec lui. Un parlement fut convoqué à
Westminster le mercredi après la mi-carême (29 mars 1339, v. st.), et
ce fut là que le roi Edouard, après «boine deliberation, avis et meur
quonseil avecques les archevesques, évesques, prélats, ducs, contes,
barons, nobles, et tous autres procureurs des viscontées, villes et
chastellenies de son royalme,» prêta solennellement serment sur les
saints Evangiles d'observer les traités qu'il avait approuvés à Gand;
et quand le même serment eut été prononcé par les évêques de
Canterbury, de Durham, de Lincoln et de Londres, les comtes de Derby,
de Northampton, de Warwick, de Glocester, de Huntingdon, d'Oxford et
d'autres chevaliers, il fut répété par «les mayors et communités des
cinq boines villes d'Engleterre, Londres, Warwick, Lincoln, Bristol et
Norwich, les baillius, mayors et communités des cinq ports, Sandwich,
Douvres, Winchelsea, Hastings et Rye, en signe de plus grande sûreté,
et par le commun conseil, octroy, assent, quonsent et accord de tout
le parlement.» La commune de Londres avait seule fait entendre
quelques plaintes au sujet des priviléges accordés aux communes
flamandes; mais Edouard III avait calmé son opposition en déclarant au
maire et aux aldermen, réunis à Westminster, qu'il renoncerait à sa
couronne et à sa famille plutôt que de manquer à ses engagements.

Edouard III avait promis de retourner en Flandre avant les fêtes de la
Saint-Jean, et avait laissé pour otages les comtes de Derby et de
Salisbury, que devaient rejoindre plus tard les comtes de Northampton
et de Suffolk. La reine Philippine de Hainaut était aussi restée à
Gand, à l'abbaye de Saint-Pierre, où elle était souvent «visitée et
confortée d'Artevelde, des seigneurs, des dames et des damoiselles de
Gand.» Ce fut là qu'au milieu des témoignages du respect et de
l'affection des bourgeois naquit Jean, depuis duc de Lancastre. Peu de
temps après, Catherine de Courtray devint également mère d'un fils,
que la reine d'Angleterre tint sur les fonts du baptême et auquel elle
donna, en souvenir d'elle, le nom de Philippe. Un petit-fils du duc de
Lancastre devait venger à Azincourt la défaite de Philippe d'Artevelde
à Roosebeke.

Les légats du pape étaient arrivés à Tournay au mois de janvier pour y
publier les censures ecclésiastiques dont le roi d'Angleterre avait
été menacé, à cause de son alliance avec l'empereur Louis de Bavière,
alors frappé d'excommunication; mais le roi de France intervint pour
obtenir un sursis, car il cherchait dès cette époque à réconcilier
l'empereur avec le pape, pourvu qu'il révoquât le vicariat accordé à
Edouard III. L'évêque de Carthagène et son collègue quittèrent
Tournay: ils y furent remplacés par l'évêque de Senlis et l'abbé de
Saint-Denis, chargés par le roi de prononcer contre la Flandre, «un
excommuniement si grand qu'il n'estoit prestre qui y osât célébrer le
divin service.»

L'excommunication avait été fulminée le 4 avril; le même soir,
Matthieu de Trie et Godemar du Fay rassemblèrent à Tournay environ
mille hommes d'armes et trois cents arbalétriers, et ils se dirigèrent
pendant la nuit vers les frontières de Flandre. Au point du jour, ils
parurent devant les faubourgs de Courtray, puis, après y avoir
escarmouché quelque temps, ils continuèrent à suivre la Lys jusque
près de Warneton, pillant tout ce qu'ils rencontraient et faisant
conduire à Tournay les troupeaux qui paissaient dans les prairies:
encouragés par ce succès, ils avaient tenté à leur retour la même
expédition sur les rives de l'Escaut, entre Tournay et Audenarde,
lorsque, arrivés près de Berchem, ils se virent surpris par une
nombreuse troupe de Gantois, commandée par Jacques d'Artevelde et
leurs autres capitaines. A peine eurent-ils le temps de s'éloigner
précipitamment, et le vendredi avant le dimanche des Rameaux, l'on
aperçut, du haut des remparts de Tournay, les tentes des milices
communales de Flandre, qui occupaient les villages de Chin et de
Ramegnies.

Jacques d'Artevelde croyait que si les communes flamandes se
réunissaient aux hommes d'armes anglais qui n'avaient point accompagné
Edouard III, il ne serait point impossible de s'emparer de Tournay,
refuge constant des garnisons françaises dont on redoutait les
excursions dévastatrices, et, dans ce but, il avait envoyé un message
à la commune d'Ypres et aux comtes de Salisbury et de Suffolk, qui se
trouvaient dans cette ville, afin qu'ils le rejoignissent sans délai.
Les bourgeois d'Ypres avaient montré le plus grand zèle pour cet
armement: le châtelain Gérard d'Oultre, les échevins Jacques de Vroede
et Nicolas de Dickebie, s'étaient placés à leur tête, et déjà ils
s'étaient mis en marche quand ils supplièrent les chefs anglais de
s'arrêter pour chasser d'Armentières quelques Génois qui ne cessaient
de piller toutes les campagnes environnantes. Bien que les Génois
fissent bonne défense, Armentières fut prise d'assaut et livrée aux
flammes. Ce succès fut fatal aux vainqueurs, car il leur donna une
confiance exagérée dans leurs propres forces. Au lieu de se diriger
vers Courtray, en se tenant sur la rive gauche de la Lys, où ils
n'avaient rien à craindre, ils se persuadèrent qu'ils pourraient
prendre Lille comme ils avaient enlevé Armentières; ils étaient
arrivés assez près de l'abbaye de Marquette et s'avançaient entre des
haies épaisses qui dominaient la route, quand ils furent tout à coup
attaqués de front par cinq cents hommes d'armes et assaillis de toutes
parts par des arbalétriers. La retraite était impossible: des deux
échevins d'Ypres, l'un périt, l'autre fut fait prisonnier. Le comte de
Salisbury partagea le même sort et fut conduit au Châtelet de Paris.

Jacques d'Artevelde apprit avec consternation la déroute de Marquette:
avant de s'éloigner il établit toutefois une garnison dans le château
d'Helchin, afin de prévenir désormais les excursions de Matthieu de
Trie et de Godemar du Fay, et il ne revint à Gand que pour faire
rédiger, de concert avec les autres communes, l'acte d'appel de la
sentence d'interdit prononcée par l'évêque de Senlis et l'abbé de
Saint-Denis.

Cependant, de même que Jacques d'Artevelde avait voulu enlever Tournay
avant l'assemblée des hommes d'armes français, Philippe de Valois
avait résolu de conquérir les Etats du comte de Hainaut tandis
qu'Edouard III se trouvait encore en Angleterre. Il voulait punir
sévèrement sa rébellion, afin que cet exemple effrayât le duc de
Brabant et les autres princes qui avaient abandonné son alliance. Une
armée considérable avait été réunie à Cambray: on y comptait six mille
hommes d'armes et huit mille sergents à pied, brigands ou badauds,
comme les nomme Froissart. Le duc de Bourgogne et le comte d'Alençon y
conduisirent de nombreux renforts, et bientôt après elle reçut pour
chef le duc de Normandie, fils aîné du roi de France.

Le 1er juin 1340, les Français investirent le château de
Thun-l'Evêque, situé à la jonction de la Scarpe et de l'Escaut, et
défendu par les deux frères de Gauthier de Mauny. Le duc de Normandie
avait fait venir de Cambray et de Douay six grandes machines de
guerre. Mais Jean et Thierri de Mauny espéraient qu'ils ne tarderaient
point à être secourus. Ils ne s'étaient point trompés: le comte de
Hainaut avait convoqué dans les prairies de Nave les communes et la
noblesse de ses Etats, dans laquelle on remarquait les sires de
Lalaing, d'Enghien, de Ligne, d'Antoing, de la Hamaide, de Roisin, de
Trazegnies. Le duc de Brabant le suivait avec ses chevaliers et ses
milices communales. Le comte de Gueldre lui avait également amené un
grand nombre de chevaliers de Saxe et de Westphalie; le jeune comte de
Namur était accouru lui-même avec deux cents lances; enfin, Jacques
d'Artevelde, fidèle au traité qui unissait les communes de Flandre à
celles du Hainaut, venait d'arriver à Condé avec une armée que
Froissart évalue à plus de soixante mille hommes.

A cette nouvelle, le duc de Normandie ordonna aux échevins de Tournay
d'armer précipitamment cinq cents sergents pour renforcer la garnison
de Saint-Amand, de peur que Jacques d'Artevelde ne cherchât à
s'emparer de cette ville pour surprendre l'armée française, campée sur
la rive droite de la Scarpe. Il avait déjà envoyé des messagers au roi
de France qui réunissait à Péronne et à Arras une nombreuse armée pour
combattre Edouard III. Philippe de Valois se porta aussitôt en avant
avec toutes ses forces, «et assez tost après, ajoute Froissart, il y
vint comme soudoyer du duc son fils, car il ne pouvoit nullement venir
à main armée sur l'empire: pourquoi le duc son fils fut toudis chef et
souverain de cette entreprise, mais il s'ordonnoit par le conseil du
roi son père.»

Le comte de Hainaut avait chargé ses hérauts de défier le duc de
Normandie, mais il n'obtenait aucune réponse. Irrité de ces retards,
il proposa d'établir un pont sur l'Escaut et d'attaquer l'armée
française; les communes de Brabant, qui se plaignaient de leur
inaction, appuyèrent son avis, et les mêmes motifs y engagèrent sans
doute les communes de Flandre. Rien n'était plus aisé que de franchir
l'Escaut près de Maulde et d'assaillir le front de l'armée du duc de
Normandie, tandis que Jacques d'Artevelde intercepterait sa retraite
en se dirigeant de Condé vers Saint-Amand, par la forêt de Vicogne. Le
duc de Brabant était le seul qui rejetât avec dédain ce projet
audacieux: peut-être n'avait-il vu qu'à regret la confédération des
communes de son duché avec celles de Flandre et désirait-il
secrètement le triomphe du roi de France. Son rang lui assurait une
grande influence dans toutes les délibérations, et l'on n'osa point
adopter une résolution qu'il avait vivement désapprouvée. Tout ce
qu'on obtint de lui fut un simulacre de mouvement offensif qui permit
à Jean et à Thierri de Mauny d'évacuer le château de Thun-l'Evêque et
de se retirer sur la rive droite de l'Escaut. En vain le comte de
Hainaut charge-t-il une dernière fois le sire de Maubuisson de défier
le duc de Normandie; celui-ci se contente de répondre qu'il n'a pas
coutume de combattre à la volonté de ses ennemis. L'armée française
s'éloigne en bon ordre, afin de profiter d'événements plus favorables
pour tenter une nouvelle invasion.

Le mouvement rétrograde de Philippe de Valois après le siége de
Thun-l'Evêque rappelle la retraite de Philippe le Bel, attendant, pour
attaquer les Flamands au Mont-en-Pévèle, la nouvelle du désastre de
Zierikzee. Comme Philippe le Bel, Philippe de Valois avait recruté à
grands frais une multitude de marins génois qui pillaient les côtes de
Flandre et d'Angleterre et s'emparaient des navires qu'ils pouvaient
atteindre. Sachant qu'on n'était plus éloigné de l'époque qu'Edouard
III avait fixée pour son retour en Flandre, il avait ordonné à toute
sa flotte de se réunir et de livrer combat aux vaisseaux qui
ramèneraient le roi d'Angleterre. Cette flotte portait trente-cinq
mille hommes placés sous les ordres d'un chevalier d'Artois, nommé
Hugues Quiéret, et le commandement supérieur de cette expédition avait
été donné au trésorier du roi Nicolas Béhuchet, qui était aussi
curieux de voir une bataille que Pierre Flotte lui-même le matin de la
journée de Courtray. Trente galères génoises obéissaient à un chef de
corsaires de Porto-Venere, nommé Barbavara: on y remarquait aussi cent
quarante gros navires équipés à Calais et dans les ports de Normandie;
enfin, en y comprenant sans distinction les diverses espèces de
vaisseaux hokebos, dromons, galiots et coquets, elle comptait plus de
huit cents voiles.

Le 8 juin, cet armement formidable parut à l'entrée du Zwyn. Nicolas
Béhuchet débarqua aussitôt un grand nombre de ses hommes d'armes dans
l'île de Cadzand, où il fit brûler toutes les habitations et égorger
tous les laboureurs. Mais les bourgeois de Bruges, conduits par Jean
Breydel et Jean Schynckele, accourent assez tôt pour secourir la ville
de l'Ecluse; ils purent voir toute la flotte française se serrer
autour des ruines fumantes de Cadzand, en se maintenant avec des
chaînes de fer pour éviter le mouvement de la marée: c'était là, que,
cachée entre les dunes et fermant le passage du port de l'Ecluse, elle
espérait s'emparer aisément du roi d'Angleterre, au moment où il
entrerait dans le Zwyn, sans soupçonner le danger qui le menaçait.

Cependant deux jours s'étaient à peine écoulés, lorsque l'arrivée de
la flotte française fut connue à Orwell, où Edouard III devait
s'embarquer le 12 juin. L'archevêque de Canterbury s'empressa de l'en
instruire, mais le roi refusa de le croire: «Vous voulez m'obliger,
lui disait-il, à renoncer à mon expédition, mais je l'exécuterai
malgré vous; si vous avez peur, vous pouvez rester en Angleterre.» Ce
fut en vain que son amiral, Robert de Morley, jura sur sa tête que ce
récit n'était que la vérité, et lui amena même un pilote qui avait été
le témoin de la manœuvre de Nicolas Béhuchet; Edouard III ne
consentit à retarder de quelques jours son départ que lorsque des
lettres du comte de Gueldre lui transmirent le même avis. Ses
messagers se rendirent aussitôt dans tous les ports des comtés
voisins, ordonnant à tous les vaisseaux de s'assembler immédiatement à
Orwell. Enfin, le 22 juin, le roi, voyant que deux ou trois cents
navires l'avaient déjà rejoint, n'hésita plus à quitter l'Angleterre.
Il avait promis de revenir en Flandre avant les fêtes de la
Saint-Jean, et à ses yeux il n'était point de péril qui pût justifier
la violation de son serment.

Le lendemain, 23 juin, vers trois heures, Edouard III découvrit les
côtes de Flandre. Il fit aussitôt ralentir la marche de sa flotte, et
trois de ses chevaliers, Renaud de Cobham, Jean Chandos et Etienne de
Labourkin, descendirent à terre près de Blankenberghe, et s'avancèrent
le long des dunes. A peine avaient-ils fait quelques pas qu'ils
aperçurent, au delà des prairies de Sainte-Anne, toute la flotte
française rangée en ordre de bataille dans les deux bras que forme le
Zwyn. Ils se hâtèrent d'aller raconter ce qu'ils avaient vu, et le roi
d'Angleterre fit jeter l'ancre sur le rivage.

Edouard III attendait impatiemment le lever du soleil (24 juin 1340);
mais le vent avait changé pendant la nuit: la marée était basse, et il
était devenu impossible d'entrer dans le Zwyn. Tandis que les Anglais
multipliaient leurs efforts, ils remarquèrent quelques galères
génoises qui sortaient du golfe pour gagner la mer. C'était Barbavara.
Il avait inutilement supplié Béhuchet de quitter une position où il
perdait tout l'avantage de la supériorité du nombre. Le trésorier du
roi, dont le courage faiblissait, n'avait pas voulu s'éloigner du
havre de l'Ecluse. «Seigneur, lui avait répondu l'amiral italien,
puisque vous ne voulez me croire, je ne veux point me perdre avec
vous,» et il s'était placé avec ses gros vaisseaux devant les coquets
anglais.

Il était en ce moment près de midi. Edouard III, impatient de venger
les pertes que lui avaient fait éprouver les galères génoises, ordonna
de les attaquer. Barbavara se signala par sa valeur; il s'empara du
premier navire qui l'aborda. Edouard III rétablit le combat en
s'élançant au milieu des traits des ennemis: la cuisse percée d'une
flèche, il continuait à exhorter ses amis par sa parole et son exemple
à bien garder son honneur. Robert d'Artois, Henri de Flandre, Gauthier
de Mauny, Chandos, Percy, Cobham et cent autres rivalisaient de
courage autour de lui. Enfin Barbavara, réduit à céder, se retira,
après avoir acquis autant de gloire que s'il eût été vainqueur.

La marée qui montait portait la flotte anglaise dans le Zwyn. Béhuchet
était peut-être celui qui s'applaudissait le plus de la défaite de
Barbavara: il allait obtenir seul tout l'honneur du succès; ses hommes
d'armes étaient quatre contre un, ses vaisseaux plus nombreux et plus
forts; aussi s'empressa-t-il de faire briser les chaînes qui les
retenaient en ordre de bataille, et permit-il à chacun de s'assurer
une part de butin et de prisonniers. Là s'engagea une nouvelle mêlée,
non moins sanglante et non moins terrible; les Français manœuvraient
en désordre: deux de leurs plus grands navires, _le Christophe_ et
_l'Edouard_, qu'ils avaient autrefois enlevés, chargés de laines
anglaises destinées aux Flamands, avaient été reconquis par Edouard
III, et les hommes d'armes qui avaient cherché à se réfugier sur le
rivage avaient été impitoyablement massacrés par les communes
flamandes qui se dirigeaient de toutes parts vers l'Ecluse.

La Flandre avait promis au roi d'Angleterre des secours plus
importants. Lorsque Renaud de Cobham avait débarqué la veille à
Blankenberghe, on lui avait annoncé qu'un jour suffirait pour réunir
deux cents navires: en effet, les députés de Bruges avaient employé
toute la nuit à préparer cet armement, et les Français entendirent
bientôt résonner autour d'eux les trompes des marins flamands. Les uns
étaient venus de Bruges par les eaux intérieures, d'autres sortaient
du port de l'Ecluse et des baies voisines. Ils décidèrent la victoire:
le trésorier du roi, Nicolas Béhuchet, tomba en leur pouvoir, et
n'écoutant que leur désir de venger la dévastation de l'île de
Cadzand, ils le pendirent au haut d'un mât. Hugues Quiéret avait péri
également, après avoir vu toute la flotte française détruite ou
conquise, et avec lui un si grand nombre d'hommes d'armes, «que la mer
en estoit toute ensanglantée en ce lez et estimoit-on bien les morts à
trente mille hommes.»

Dès le lendemain, la reine d'Angleterre arrivait de Gand, avec Thomas
de Vaernewyck et Jean Uutenhove, pour féliciter Edouard III, que sa
blessure retenait sur son navire. Le bruit de la victoire de l'Ecluse
s'était promptement répandu dans tout le pays. Dès qu'elle fut connue
à Valenciennes, où se trouvaient le duc de Brabant et le comte de
Hainaut, Jacques d'Artevelde monta dans une tribune érigée sur la
place du marché, «et montra, dit Froissart, de quel droit le roi
d'Angleterre avait en la chalenge de France, et aussi quelle puissance
les trois pays avoient, c'est à savoir Flandre, Hainaut et Brabant,
quand ils estoient d'un accord et d'une alliance ensemble; et fit
adonc par ses paroles et son grand sens, que toutes manières de gens
qui l'ouïrent dirent qu'il avoit grandement bien parlé et par grande
expérience; et en fut de tous moult loué et prisé, et dirent qu'il
estoit bien digne de gouverner la comté de Flandre. Après ces choses
faites et devisées, les seigneurs se partirent là l'un de l'autre, et
prirent un bref jour d'être ensemble à Gand.»

Jacques d'Artevelde les y précéda, et les comptes de la ville de Gand
nous apprennent que le 30 juin il était déjà à Ardenbourg, où le roi
d'Angleterre, à peine guéri de sa blessure, avait fait un pèlerinage:
il l'accompagna à Bruges, où s'étaient réunis les comtes de Gueldre et
de Hainaut, le marquis de Juliers et les autres alliés du roi, et ce
fut là que les députés des communes flamandes demandèrent à Edouard
III de les aider à repousser les Français, afin qu'ils pussent se
mettre en possession de la ville de Tournay et du comté d'Artois qu'il
leur avait accordés. Ils offraient un corps de cent mille hommes pour
l'expédition de Tournay, que le roi Edouard lui-même devait commander,
et cinquante mille hommes pour la seconde, qui devait être confiée à
Robert d'Artois. Edouard III annonça la conclusion de cette convention
au parlement d'Angleterre par des lettres écrites à Bruges le 9
juillet, et il se rendit à Gand pour y jurer solennellement de
l'observer.

Si quelque chose peut peindre la puissance à laquelle étaient arrivées
les communes flamandes, c'est la rapidité de leurs armements. En cinq
jours, elles mirent cent quarante mille hommes sur pied. Tous ces
bourgeois, que leurs ennemis accusaient d'être excités par l'or des
Anglais, avaient déclaré qu'afin de venir en aide à la cause du pays,
ils voulaient servir sans solde, «tant avoient pris la guerre en
cœur.» Le 15 juillet, les bourgeois de Bruges et de Gand quittèrent
leurs foyers pour obéir à l'appel de leurs capitaines: les uns se
dirigeaient vers Audenarde, les autres vers la West-Flandre, où
devaient les rejoindre les milices d'Ypres, de Furnes, de Poperinghe,
de Cassel et de Bergues; ils avaient choisi pour _rewaert_ l'un des
barons les plus puissants du pays, Simon de Mirabel, seigneur de
Beveren, de Halle et de Perwez, qui était l'époux d'Elisabeth de
Flandre, fille de Louis de Nevers.

Philippe de Valois s'était hâté d'envoyer à Tournay le connétable, les
comtes de Foix, de Guines, de Poitiers, de Narbonne, les maréchaux de
Trie et de Briquebec, Geoffroi de Charny, Jean de Landas et d'autres
braves chevaliers, avec trois mille hommes d'armes et dix mille
sergents. En même temps, il chargeait le duc de Bourgogne, le comte
d'Armagnac, les sires de Créquy, de Wavrin, de Vergy et de
Saint-Venant d'aller conduire des renforts non moins considérables à
la garnison de Saint-Omer. Il avait lui-même réuni une armée de
soixante et dix mille hommes entre Lens et Arras, afin de se porter
partout où un secours important deviendrait nécessaire, défendant aux
chevaliers qui occupaient les villes d'accepter aucune lutte en pleine
campagne; il avait habilement compris qu'il fallait contenir les
communes d'Artois, déjà prêtes à se joindre aux communes flamandes, et
éviter les chances d'une défaite qui eût pu être le signal d'une
insurrection, s'il est vrai, comme le racontent plusieurs historiens,
que les bourgeois de Saint-Omer voulaient profiter de la première
occasion favorable pour livrer leurs remparts à Robert d'Artois.

«Seigneurs, que me conseillez-vous? disait le duc de Bourgogne à ses
amis en voyant l'armée de Robert d'Artois rangée en ordre de bataille
entre Arques et Saint-Omer; il faut qu'aujourd'hui je me voie
déshonoré ou que je désobéisse au roi.»--«Sire, répondirent les autres
chevaliers, à l'aide de Dieu et de vos bons amis, à la paix du roi
viendrez-vous bien.» Et sans attendre l'arrivée de Philippe de Valois
qui se dirigeait vers Saint-Omer, ils s'armèrent précipitamment. Le
duc de Bourgogne s'avança vers l'aile droite de l'armée flamande,
placée près de l'enceinte d'une maladrerie, où Robert d'Artois se
tenait avec quelques archers anglais et les milices de Bruges et du
Franc; le comte d'Armagnac attaquait au même moment l'aile gauche
formée des Yprois qui s'appuyaient sur le centre, composé des milices
de Furnes et de Bergues. Les Flamands avaient fortifié leur position
en creusant un large fossé garni de pieux ferrés, et il fut impossible
de la forcer. Les Français se replièrent en désordre vers Saint-Omer,
et toute l'aile droite, qu'animait la présence de Robert d'Artois et
de Henri de Flandre, quitta aussitôt ses retranchements pour inquiéter
leur retraite (26 juillet 1340).

Les milices de Bruges et du Franc suivaient de si près le duc de
Bourgogne qu'elles parvinrent aux portes de Saint-Omer en même temps
que les hommes d'armes français; mais il s'y pressait une telle foule
de fuyards que Robert d'Artois ne put s'y ouvrir un passage, et les
traits qu'on lançait des remparts l'empêchèrent de profiter de ses
succès. La nuit était venue, et Robert d'Artois avait ordonné aux
milices flamandes de se retirer; mais, en se dirigeant vers leur camp,
elles rencontrèrent les hommes d'armes du comte d'Armagnac, qui
avaient repoussé les Yprois. Déjà les archers anglais criaient
«Saint-George!» et une nouvelle mêlée s'engagea: ce fut là qu'un noble
chevalier de Bourgogne, nommé Gauthier de Juilly, rendit son épée à la
commune de Bruges. Lorsque le comte d'Armagnac et le duc de Bourgogne
reparurent successivement à Saint-Omer à la lueur des torches, y
portant avec eux les corps des plus illustres de leurs compagnons qui
avaient succombé, les cris et les gémissements des chevaliers qui leur
survivaient retentirent de toutes parts.

Cependant Robert d'Artois approchait du camp d'Arques. Quelques feux y
étaient allumés, mais un profond silence y régnait. Toutes les tentes
étaient désertes, et la milice victorieuse de Bruges, qui avait
différé jusqu'aux premières heures du jour l'assaut de Saint-Omer,
apprit avec stupeur que la terreur des Yprois s'était communiquée aux
milices de Poperinghe, de Cassel et de Bailleul, chargées de la garde
du camp, et qu'elles fuyaient vers la Flandre, comme si, depuis
l'époque de Guillaume de Juliers, de tristes souvenirs devaient à
jamais les éloigner des bords de l'Aa. Robert d'Artois donna en
pleurant l'ordre de les suivre; et, vers l'aurore, les milices de
Bruges placèrent leurs machines de guerre et leurs bagages sur leurs
chariots, et se replièrent vers Ypres avec leurs capitaines Jean de
Cockelaere, Jean Hooft et Jean Schynckele.

Robert d'Artois se rendit aussitôt au siége de Tournay: c'était là
qu'allait désormais se concentrer toute la lutte entre les communes de
Flandre et les hommes d'armes de Philippe de Valois. Edouard III se
trouvait avec Jacques d'Artevelde à Helchin, où il attendait depuis le
21 juillet l'arrivée de ses alliés. Déjà il avait adressé à Philippe
de Valois ses lettres de défi, pour lui annoncer qu'il était «entré en
la terre de Flandre comme seigneur souverain d'icelle.» Mais le roi de
France lui avait répondu avec dédain: «De ce que vous cuidiez avoir
les Flamens en aide, nous cuidons estre certains que les bonnes gens
et les communes du pays se porteront en telle manière envers nostre
cousin, le conte de Flandres, leur seigneur, qu'ils garderont leur
honneur et leur loyauté; et pour ce qu'ils ont mespris jusques à ore,
ce a esté par mal conseil de gens qui ne gardoient pas au profit
commun, mais au profit de eux seulement.»

Ces lettres de Philippe de Valois furent remises au roi d'Angleterre
le 31 juillet. En ce moment, tous ses alliés l'avaient rejoint, et il
ordonna l'investissement immédiat de la ville de Tournay. Les comtes
de Hainaut et de Gueldre portèrent leurs tentes près de l'abbaye du
Saulchoy. Le duc de Brabant, qui paraît dès cette époque avoir été
l'objet de quelque méfiance, se trouvait placé un peu plus vers le sud
à côté du camp du roi d'Angleterre, qui s'était établi dans la
léproserie de Vaulx. De l'autre côté de l'Escaut, Robert d'Artois
occupait avec d'autres troupes anglaises tout l'espace compris entre
Orcq et Pontariez. Enfin, Jacques d'Artevelde s'était réservé la
position la plus périlleuse, c'est-à-dire la chaîne de collines qui
s'étend depuis la route de Lille jusqu'au hameau de Sept-Fontaines.
Cette armée qui fermait toute issue à la garnison de Tournay, ne
comptait pas moins de cent vingt mille hommes.

Dès les premiers jours du siége, les Flamands donnèrent le signal de
l'attaque. Ils avaient placé sur leurs navires des machines de guerre
d'invention récente, «jetant feu et grands carreaux pour tout rompre.»
C'étaient des ribaudequins formés de la réunion de plusieurs petits
canons: au siècle le plus fameux dans les fastes chevaleresques
appartient cette arme nouvelle qui doit détruire la chevalerie.

Cependant tous les assauts furent repoussés, et l'on se vit réduit à
serrer de plus en plus étroitement le blocus. Les Flamands et les
Anglais se consolaient de leur inaction et multipliaient leurs
chevauchées: c'est ainsi qu'ils brûlèrent tour à tour Orchies,
Saint-Amand, Landas, Marchiennes, Seclin, et insultèrent les faubourgs
de Lille et de Lens. Ces expéditions avaient duré pendant tout le mois
d'août, lorsque les défenseurs de Tournay, exténués de fatigues et de
privations, réussirent à faire parvenir au roi de France un message
qui lui apprit leur triste situation.

Philippe de Valois n'avait pas quitté Aire; il avait chargé le duc
d'Athènes et le vicomte de Thouars d'aller piller toute la vallée de
Cassel; il avait même, disait-on, mis en délibération dans son conseil
s'il ne devait point profiter de la fuite des Yprois pour les assiéger
dans leur ville et envahir la West-Flandre. Il semble probable
toutefois que ces rumeurs, répandues à dessein, ne furent qu'une ruse
pour engager les Flamands à lever le siége de Tournay. Cependant la
garnison flamande, qui protégeait la montagne de Cassel, inspirée par
la mémoire héroïque de Zannequin, repoussa toutes les attaques, et
bientôt après le roi de France, se rendant aux prières des chevaliers
enfermés à Tournay, se dirigea vers Saint-Venant avec toute son armée,
où l'on remarquait les rois de Bohême et de Navarre, les ducs de
Normandie, de Bourbon, de Bretagne, de Bourgogne, de Lorraine et
d'Athènes, les comtes de Flandre, de Savoie, d'Alençon, d'Armagnac, de
Boulogne, de Dreux, d'Aumale, de Blois, de Sancerre, de Roussy, et un
grand nombre d'autres barons. Il ne s'arrêta point à Lille, et alla
aussitôt placer son camp au pont de Bouvines, afin de rappeler à
Edouard III qu'un de ses aïeux avait expié par une sanglante défaite
les mêmes projets et la même ambition (7 septembre).

Dès que l'arrivée de Philippe de Valois fut connue au siége de
Tournay, Edouard III abandonna la léproserie de Vaulx pour passer
l'Escaut, et, à son exemple, le comte de Hainaut et le duc de Brabant
vinrent s'établir entre Chercq et les ruines de l'ancienne abbaye de
Saint-Martin. Toute l'armée des assiégeants s'y était rangée en ordre
de bataille, et avait fortifié sa position de telle sorte que le roi
de France ne pouvait faire parvenir le moindre secours à Tournay sans
combattre ses ennemis sur les retranchements mêmes qu'ils avaient
élevés.

Les maréchaux français rapportèrent à Philippe de Valois que la
position qu'occupait Edouard III était à peu près inaccessible: jamais
il ne s'était d'ailleurs mieux souvenu des sages conseils du roi
Robert de Naples, et, bien plus que l'année précédente, il redoutait
non-seulement la trahison des communes auxquelles s'adressait le
manifeste du roi d'Angleterre, mais aussi celle de plusieurs de ses
barons, comme le prouva depuis le supplice du sire de Clisson, qui
était en ce moment près de lui à Bouvines. Loin de songer à une
attaque, il craignait lui-même d'être assailli et avait résolu de ne
point quitter sa position, qui n'était pas moins forte que celle de
ses adversaires. La Marque, après avoir décrit une courbe autour de
son aile droite, depuis Ennevelin jusqu'à Louril, s'étendait tout à
coup devant le front de son armée, puis elle se repliait autour de son
aile gauche en méandres sinueux qui se prolongeaient jusqu'auprès
d'Annapes. D'un côté il était protégé par les marais de Hem, et de
l'autre par les prairies de Péronne que séparait le Pont-à-Tressin,
passage étroit que deux sergents n'auraient pu traverser à la fois.

Il faut toutefois le remarquer, ce choix d'une position militaire
convenait bien mieux au roi d'Angleterre, qui continuait à bloquer la
garnison de Tournay, qu'au roi de France, qui, de son camp de
Bouvines, ne pouvait rien faire pour la secourir. Cette barrière de
ruisseaux et de marais qui entouraient les Français avait aussi
d'autres inconvénients. Les chevaucheurs anglais allaient intercepter
les convois de vivres jusqu'aux portes de Lens et de Douay; et l'armée
du roi de France se voyait punie de l'abandon dans lequel elle
laissait l'intrépide Godemar du Fay et ses amis, par la même famine et
les mêmes contagions.

Alors vivait à l'abbaye de Fontenelle une pieuse princesse,
petite-fille de Philippe le Hardi, et à la fois mère du comte de
Hainaut et sœur du roi de France. Joignant ses efforts à ceux des
cardinaux envoyés par le pape, elle cherchait à faire accepter son
noble rôle de médiatrice. «Et par plusieurs fois, dit Froissart, la
bonne dame estoit chue aux pieds du roi de France son frère, en lui
priant que répit ou traité d'accord fust pris entre lui et le roi
anglois. Et quand la bonne dame avoit travaillé à ceux de France,
elle s'en venoit à ceux de l'empire, especialement au duc de Brabant
et au marquis de Juliers, qui avoit eu sa fille, et à messire Jean de
Hainaut, et leur prioit que pour Dieu et pour pitié, ils voulsissent
entendre à aucun traité d'accord et avoier le roi d'Angleterre à ce
qu'il y voulsist descendre.»

Philippe de Valois se prêtait volontiers à ces démarches: Edouard III
les eût peut-être rejetées plus vivement, si, après un siége
infructueux de soixante et quatorze jours, il n'avait vu s'approcher
la fin de l'automne; il avait d'ailleurs épuisé tous ses trésors, et
sa présence était devenue nécessaire dans ses Etats. Les communes de
Flandre, fatiguées de leur oisiveté plutôt que découragées par la
stérilité de leurs efforts, étaient également disposées à une trêve;
mais elles exigeaient qu'elle ne fût faite qu'à des conditions telles
qu'on eût pu les imposer à Philippe de Valois après une défaite, et
les comptes des trois bonnes villes de Flandre, en 1340, rappellent
l'envoi de leurs députés «pour régler les conditions de la trêve entre
les deux rois.»

Les conférences eurent lieu dans l'église d'Esplechin. Le roi de
France avait désigné comme ses plénipotentiaires le roi de Bohême, le
duc de Lorraine, l'évêque de Liége, les comtes de Savoie et
d'Armagnac; mais ils trouvèrent les députés des communes flamandes
inébranlables dans leurs prétentions, et, quelle que fût leur
habileté, ils se virent réduits à les subir.

La trêve qui fut signée le 25 septembre dans l'église d'Esplechin
devait durer jusqu'au 24 juin 1341; elle suspendait aussi les
hostilités des Ecossais contre l'Angleterre, et il y était convenu
que, s'ils repoussaient une négociation à laquelle ils étaient restés
étrangers, le roi de France les abandonnerait sans pouvoir désormais
les secourir de quelque manière que ce fût. Enfin, Philippe de Valois
y prenait l'engagement de ne point augmenter les fortifications ni les
approvisionnements des forteresses que les Anglais assiégeaient en
Guyenne.

Ce que la trêve d'Esplechin nous offre de plus intéressant, c'est la
grande place qu'y occupe la Flandre. Les Crespinois et les autres
usuriers d'Arras ne pourront plus se prévaloir de leurs créances, et
aucun des chevaliers flamands qui ont suivi le comte au camp de
Bouvines ne pourra rentrer dans ses foyers, sous peine d'y être jugé
et de perdre tous ses biens avec l'assentiment du roi de France. De
plus, Philippe de Valois y renonçait au pouvoir de faire excommunier
les Flamands, que ses prédécesseurs tenaient de plusieurs papes, et
cet article de la trêve fut reproduit dans une déclaration solennelle
qui fut adressée aux communes de Flandre.

Jacques d'Artevelde, rentré à Gand, parut sur la place du Marché pour
y rendre compte à tous les bourgeois assemblés de sa conduite au siége
de Tournay; et peu de jours après, le 7 octobre, les échevins
déchirèrent publiquement à l'hôtel de ville les bulles et les
sentences d'excommunication que le roi de France avait remises à leurs
députés. Le même jour, Louis de Nevers, qui avait quitté le camp
français pour accompagner Jacques d'Artevelde en Flandre, fit publier
une déclaration par laquelle il abjurait tous ses griefs, approuvait
tout ce qui avait eu lieu, et promettait de gouverner dorénavant en
écoutant les conseils des trois bonnes villes.

Tandis que Louis de Nevers se voyait réduit à dissimuler vis-à-vis des
communes victorieuses, Philippe de Valois se hâtait d'étouffer dans
ses Etats les sympathies qu'y trouvaient les communes de Flandre et
les tendances qui s'y manifestaient pour parvenir au but qu'elles
avaient déjà atteint. «Beaucoup de personnes s'étonnaient, dit Gilles
li Muisis, de ce que le roi de France eût consenti à tout ce qui était
exprimé dans la trêve; mais elles ne pouvaient prévoir ce qui suivit,
parce qu'il n'y en avait point d'exemple: le roi de France fit saisir
dans tout son royaume les biens et les revenus des barons, des
chevaliers et de tous ceux qui lui étaient contraires.»

D'autres soins préoccupaient le roi d'Angleterre. Mécontent d'avoir dû
renoncer à la conquête de Tournay, et surtout d'avoir été si près de
l'armée de son adversaire sans pouvoir la combattre, il était revenu
en Flandre, chargé de dettes énormes. En vain adressait-il les lettres
les plus pressantes à l'archevêque de Canterbury et à ses autres
ministres: ils ne lui envoyaient point d'argent, et se contentaient de
chercher à se justifier par de pompeuses protestations ou de frivoles
excuses. Enfin Edouard III appela près de lui Jacques d'Artevelde et
les autres échevins et capitaines des villes de Flandre, qu'il nomme,
dans une de ses lettres «ses fidèles amis, les compagnons de son
expédition et de ses tribulations.» Il leur exposa la coupable
négligence de ses conseillers, et peut-être ne leur cacha-t-il point
les rumeurs qui les montraient associés à un complot. Leur avis
unanime fut que le retour du roi en Angleterre était devenu
indispensable. Il se rendit aussitôt secrètement à l'Ecluse, où il
s'embarqua pour Londres. Il y arriva lorsqu'on ne l'y attendait point
et au milieu de la nuit. Ses ministres furent aussitôt conduits à la
tour de Londres, et un long manifeste apprit à la nation les méfaits
de l'archevêque de Canterbury et la volonté du roi de n'employer sa
puissance qu'à gouverner ses sujets avec justice et douceur. Tout ce
document, où les pensées les plus généreuses sont exprimées dans un
noble langage, semble un écho de la déclaration adressée le 8 février
1339 aux bonnes villes de France par le conseil de Jacques
d'Artevelde.

Edouard III avait consenti à proroger jusqu'au 29 août le terme de la
trêve qui devait expirer le 24 juin. En priant les communes de Flandre
d'y donner leur adhésion, il leur avait annoncé que des conférences
allaient s'ouvrir à Antoing et qu'il espérait qu'on pourrait y
atteindre le but pacifique qu'elles se proposaient. En effet
l'archevêque de Reims, le comte d'Eu, le duc de Brabant et plusieurs
chevaliers d'Angleterre et de Flandre, se réunirent à Antoing le 1er
août; mais comme il leur paraissait impossible de s'accorder sur les
prétentions d'Edouard III, ils se séparèrent presque aussitôt;
cependant, ils s'assemblèrent de nouveau dix jours après pour
prolonger les trêves, et il fut bientôt convenu qu'elles dureraient
jusqu'aux fêtes de la Saint-Jean 1342.

Le roi d'Angleterre, en subissant ces retards, ne pouvait ignorer
combien ils lui étaient funestes. Il voyait se perdre tous les fruits
de la merveilleuse activité qu'il avait déployée en 1338; car
l'empereur, cédant aux démarches du roi de France, venait de révoquer,
par une déclaration solennelle du 13 juin, les pouvoirs du vicariat
qu'il avait accordé à Edouard III. Le roi d'Angleterre cherchait du
moins à s'assurer de plus en plus l'appui de la Flandre, et par une
charte du 18 août, il promulgua le règlement de l'étape de laines de
Bruges qui devait être gouvernée par un maire et des connétables
librement élus par les marchands anglais, et être moins soumise à
l'autorité du droit strict qu'aux principes équitables de la
juridiction commerciale.

Il n'était point douteux toutefois que les hostilités ne tarderaient
pas à recommencer. Les députés de tous les alliés se trouvèrent dans
les derniers jours du mois de mai à Malines; il s'agissait d'y décider
de quel côté on porterait la guerre, et il paraît qu'à la prière des
Flamands il y fut résolu que la première expédition aurait pour objet
la conquête de l'Artois. Au mois de juillet, tout annonçait de plus en
plus la reprise prochaine des hostilités. Edouard III terminait ses
armements, et venait de nommer le comte de Northampton son lieutenant
en France. Le 2 août, les milices des communes de Flandre se mirent en
marche: elles s'avancèrent vers Cassel et de là jusqu'auprès de
Gravelines, où elles campèrent vis-à-vis de l'armée française que
commandaient le comte d'Eu et le comte de Valois. Cependant les
Anglais ne paraissaient point. Une femme reçut la mission d'aller en
Angleterre se plaindre de ces retards près d'Edouard III. La commune
de Gand l'avait investie du mandat le plus étendu, et c'était à elle
que les députés des autres communes flamandes devaient adresser leurs
messages: fille de Sohier de Courtray, épouse de Jacques d'Artevelde,
elle était à ce double titre digne de représenter la Flandre dans ces
négociations importantes; et l'on ne peut douter qu'on ne lui ait fait
l'accueil le plus honorable en Angleterre, car le roi venait
d'ordonner que des sergents royaux se rendissent au devant des
ambassadeurs flamands et que chaque jour à leur lever, ses ménestrels
jouassent de leurs instruments «en l'honneur de la terre de Flandre.»

Si Edouard III remet à Catherine de Courtray cinq cents livres pour
payer les sergents des milices communales, il lui est devenu
impossible d'exécuter son projet d'aborder en Artois. D'autres motifs
exigent impérieusement sa présence au nord de la Loire. Le duc de
Bretagne est mort, laissant son héritage contesté par son frère Jean
de Montfort et son neveu Charles de Blois. Le premier soutient les
Anglais; le second, le parti de Philippe de Valois; mais l'héroïne de
la Bretagne est une sœur du comte de Flandre, Jeanne de Montfort.
Héritière de la valeur et de l'énergie de ses aïeux, elle lutte contre
tous les obstacles, et sa fermeté domine tous les revers. C'est dans
les récits de Froissart qu'il faut suivre les exploits de cette
princesse «qui bien avoit courage d'homme et cœur de lion.» C'est là
qu'il faut la voir chevauchant dans les rues d'Hennebon, pour ranimer
le zèle de ses amis, s'élançant bientôt dans le camp français qu'elle
livre aux flammes, puis, lorsqu'on la croit perdue, reparaissant tout
à coup, «à grand son de trompettes et de nacaires,» pour saluer au
loin sur les flots les renforts que lui amènent Gauthier de Mauny et
ses compagnons. Plus d'un chevalier de Flandre passa sans doute la mer
pour tirer l'épée en faveur de la petite-fille de Gui de Dampierre et
s'associer à ces luttes au milieu desquelles grandissait Duguesclin.
Peu d'années après le siége du château d'Hennebon, plusieurs hommes
d'armes flamands prirent part, sur la lande de Mivoie, à ce célèbre
duel des Trente, où les combattants montrèrent autant de courage que
«si tous fussent Rolands ou Oliviers.»

Cependant la comtesse de Montfort s'était rendue elle-même en
Angleterre, pour y réclamer un secours immédiat. Robert d'Artois fut
chargé du commandement des hommes d'armes qui devaient la seconder;
mais à peine avait-il abordé en Bretagne, qu'il y fut mortellement
blessé à la défense de Vannes. Edouard III n'hésita plus, et dans les
premiers jours d'octobre, il fit voile avec tous les vaisseaux réunis
au port de Sandwich, pour aller venger la mort du comte d'Artois; mais
aussitôt arrêté dans son expédition par les forces supérieures du roi
de France et du duc de Normandie, il se vit réduit à se soumettre à la
médiation des légats du pape, et une trêve, qui devait durer jusqu'à
la Saint-Michel 1346, fut conclue à Malestroit, le 19 janvier 1342 (v.
st.). Les dispositions qui y sont relatives à la Flandre reproduisent
les stipulations de la trêve d'Esplechin du 25 septembre 1340, sur les
fugitifs et les bannis, et à l'égard des créances des Crespinois; mais
il y est dit de plus que le comte de Flandre pourra, «comme seigneur
sans moyen quoique non souverain,» résider dans ses Etats en
gouvernant de concert avec les communes de Flandre. Les cardinaux
délégués par le pape s'y engagent aussi à travailler diligemment à ce
que les Flamands puissent obtenir une bonne et valable sentence
d'absolution, qui efface tous les interdits prononcés contre eux.

Dans les derniers jours de juillet 1342, c'est-à-dire au moment même
où les milices des communes flamandes s'assemblaient pour combattre,
le comte de Flandre était arrivé inopinément près de Menin: les
députés des magistratures communales, qui n'avaient jamais cessé de
l'honorer comme leur prince, s'étaient rendus au devant de lui, et le
4 août il était venu habiter son château de Male. Il voulait profiter
du moment où les communes, voyant s'évanouir le projet de la conquête
de l'Artois, semblaient devoir être plus accessibles à ses brigues et
à ses démarches. L'appui que lui prêtait le roi de France n'était
point douteux, et il avait récemment conclu une alliance avec le duc
de Bourgogne. Enfin, le pape Clément VI, près de qui Philippe de
Valois, malgré les promesses les plus formelles, n'avait rien fait
pour la suppression des bulles pontificales, menaçait de nouveau la
Flandre. Invoquant une déclaration de Benoît XII, qui avait refusé
d'approuver la renonciation du roi de France, il annonçait, par une
bulle du 21 octobre 1342, que si les Flamands n'obéissaient point
immédiatement aux ordres de Philippe de Valois, il les ferait
excommunier par l'évêque de Bologne.

Il ne paraît point que ces tentatives pour séparer la Flandre de
l'Angleterre soient restées inconnues d'Edouard III. Le 4 octobre,
prêt à s'embarquer pour la Bretagne, il avait chargé Guillaume
Trussell d'aller en Flandre pour y réveiller le zèle des communes.
C'était précisément vers cette époque que Louis de Nevers, rassuré par
l'absence du roi d'Angleterre retenu au siége de Vannes, avait résolu
de tenter les plus grands efforts pour rompre l'alliance de son peuple
avec les Anglais. Tous les députés des bonnes villes de Flandre se
réunirent en parlement le 9 novembre à Damme, et le comte de Flandre
crut pouvoir s'y expliquer plus ouvertement qu'il ne l'avait fait
jusqu'alors; mais ses propositions furent mal accueillies, et
Guillaume Trussell, qui assistait à cette assemblée, put lui-même
s'assurer que la Flandre ne songeait point à trahir ses engagements.
Dans une lettre adressée peu après au roi d'Angleterre, les députés
des trois bonnes villes, réunis à Gand, réitérèrent les mêmes
protestations de fidélité et de dévouement.

Selon un récit dont l'exactitude est fort douteuse, le comte de
Flandre avait fait préparer un certain nombre de bannières, sous
lesquelles devaient se rallier tous ses partisans. L'un des chefs de
cette conjuration était un noble d'Ardenbourg, nommé Pierre Lammens;
mais Jacques d'Artevelde, instruit de ce qui se passait, se hâta de se
diriger vers Ardenbourg, où il frappa le chevalier _leliaert_ sur le
seuil même de sa maison: peu d'instants après, on retrouvait cachée
dans sa demeure la bannière qui était le signe d'une trahison déjà
sévèrement punie. Si ce fait semble peu digne de foi, il n'en est pas
moins certain que les complots du comte devaient éclater au mois de
décembre 1342, et que l'énergique activité de Jacques d'Artevelde les
fit échouer dans toutes les parties de la Flandre. Nous savons
d'ailleurs que Louis de Nevers, mécontent de cet échec et de plus en
plus méprisé des communes, quitta la Flandre le 2 janvier pour se
retirer en France.

A peine Jacques d'Artevelde est-il rentré à Gand, qu'un riche
bourgeois, nommé Jean de Steenbeke, ose l'accuser de vouloir soumettre
toute la Flandre aux lois de sa dictature militaire. Artevelde se
défend et se justifie; mais Steenbeke appelle ses amis aux armes et le
sang est prêt à couler, quand les bannières de seize métiers viennent
se ranger autour du capitaine de Saint-Jean. Au premier bruit de ce
qui avait eu lieu, les bourgeois de Bruges, d'Ypres et de Courtray
accoururent aussi à Gand pour soutenir le héros des communes: la paix
était déjà rétablie, et les magistrats avaient ordonné aux deux
adversaires d'habiter, l'un le château du comte, l'autre l'hôtel de
Gérard le Diable, jusqu'à ce qu'une sentence légale eût été prononcée
sur leur différend.

Cette fameuse querelle de Jacques d'Artevelde et de Jean de Steenbeke
atteignit-elle les dimensions d'une lutte politique? ne faut-il point
y reconnaître plutôt les tristes conséquences d'une inimitié toute
personnelle? On ne peut guère en douter, car dès la fin du douzième
siècle, selon le témoignage de Gilbert de Mons, on ne cessait de voir
à Gand les hommes les plus puissants, secondés par de nombreux amis et
protégés par les tours crénelées qui couronnaient leurs habitations,
se livrer des combats où le nombre des morts était souvent
considérable.

En 1306, c'est-à-dire quatre années après la bataille de Courtray,
Jean Borluut, vainqueur des armées de Philippe le Bel, avait été
menacé dans ses foyers par des querelles domestiques, et
l'intervention des magistrats avait été nécessaire pour que les
bourgeois de Gand ne vissent pas une héroïque famille répandre sur
leurs places publiques les dernières gouttes du sang qu'avaient
respecté les ennemis de la Flandre.

En 1342, la situation semble la même. Jean de Steenbeke était
favorable à l'alliance d'Edouard III, car tour à tour échevin et doyen
des métiers, il avait été l'un de ceux qui allèrent les premiers
chercher les laines anglaises à l'étape de Dordrecht: des haines
privées étaient l'unique cause de ses complots.

Plusieurs jours s'étaient écoulés, lorsque les magistrats de Gand
ordonnèrent que Jacques d'Artevelde recouvrât la liberté, tandis
qu'ils condamnaient Jean de Steenbeke et ses principaux amis à un exil
de cinquante années.

Jacques d'Artevelde, triomphant des accusations de ses ennemis, n'en
était que plus grand. La Flandre prospérait grâce à ses efforts. On
recreusait le canal de la Lieve pour rendre plus faciles les
communications de la ville de Gand et de la mer, une monnaie de bon
aloi était frappée, et en même temps, afin que l'abondance ne cessât
point de régner, un règlement obligea tous les marchands dont les
navires arrivaient en Flandre avec du sel, des vins ou d'autres
produits des pays étrangers, à prendre l'engagement d'y porter aussi
des blés. Ces progrès ne sont pas les résultats d'une dictature,
quelque glorieuse qu'elle puisse être, exercée par Jacques
d'Artevelde; il n'y a pris part que par l'influence que lui assurent
sa sagesse et son génie. Ils n'émanent point de réformes politiques
que rêvent tous les ambitieux et tous les novateurs, mais de
l'exécution complète et régulière des lois qu'ont depuis longtemps
sanctionnées le respect du peuple et l'expérience des siècles. Nous
n'apercevons aucune modification dans les institutions, aucune mention
d'une autorité illégale en quelque lieu que ce soit. Les seuls faits
qui frappent notre attention sont le rétablissement de ce qui existait
à une époque antérieure: la reconstitution de tout ce que les comtes
avaient aboli ou ébranlé. Ainsi à Gand, le métier des tisserands, dans
lequel étaient inscrits les plus nobles bourgeois, tels que les
Artevelde, les Wenemare, les Vaernewyck, les Borluut, les Goethals,
les Uutenhove, avait toujours été placé au-dessus des foulons et des
petits métiers; mais à l'époque où Louis de Nevers combattait la
commune de Bruges, il avait redouté l'inimitié des bourgeois de Gand
et avait relégué au dernier rang les membres du métier des tisserands,
en les privant de leur doyen. En 1340, ils ont repris la position que
leur assignent leurs richesses et leurs lumières, et les foulons qui,
dans les rapports de l'industrie, ne sont en quelque sorte que leurs
ouvriers privilégiés, redeviennent le troisième membre, c'est-à-dire
la troisième classe de la cité. Les réformes de Louis de Nevers
devaient engendrer l'anarchie: c'est à Jacques d'Artevelde, chargé du
gouvernement supérieur de la ville, qu'appartient l'honneur de faire
triompher le parti des hommes sages.

C'était aussi une loi ancienne que celle qui, laissant aux habitants
des campagnes les soins de l'agriculture, réservait à quelques cités
le monopole de la fabrication des draps. A Gand, le comte Gui de
Dampierre l'avait formellement reconnue en 1296, et, depuis la fin du
treizième siècle, les échevins de Gand avaient fait de fréquentes
chevauchées pour la faire respecter. A Ypres, les mêmes règlements
avaient été établis peu après la mort de Robert de Béthune. En 1337,
une expédition avait eu lieu pour obliger les habitants de Poperinghe
à s'y soumettre, et le comte de Flandre lui-même les avait confirmés
au mois de mai 1342. Cependant, dès que Louis de Nevers se fut
convaincu que toutes ses démarches auprès des bourgeois des bonnes
villes n'atteindraient point leur but, il adopta une politique toute
différente, et tandis que le récit partial de quelques historiens
accuse Jacques d'Artevelde d'avoir cherché un appui dans les mauvaises
passions, nous voyons le comte exciter les habitants des campagnes à
contester le privilége légal des villes, et les foulons à renverser
l'autorité des tisserands. Au mois de mai 1344 selon les uns, au mois
de septembre selon les autres, les habitants de Poperinghe déclarèrent
ne plus reconnaître les priviléges des Yprois et se donnèrent un chef
nommé Jacques Beyts. Les bourgeois d'Ypres prirent aussitôt les armes
et sortirent de leurs remparts sous les ordres de messire Jean de
Hautekerke. Une longue et terrible mêlée s'engagea: Jacques Beyts y
périt avec le plus grand nombre de ses amis, et les Yprois,
poursuivant leur triomphe, allèrent détruire tous les métiers à tisser
les draps qu'ils trouvèrent à Bailleul, à Langemarck et à Reninghelst.

A Gand, l'émeute fut plus terrible: la lutte y éclata entre les
tisserands et les foulons. Ceux-ci réclamaient une augmentation de
salaire: ce fut le prétexte de la sédition. En vain les prêtres
apportèrent-ils sur la place publique l'ostensoir et les hosties
consacrées: rien ne put modérer la fureur des combattants. Jean Bake,
doyen des foulons, succomba avec cinq cents des siens; mais leur mort
devait engendrer de tristes souvenirs: c'était non-seulement un
symptôme de désorganisation publique, mais aussi une source de haines
et de vengeances. Le lundi 2 mai 1345 fut un jour néfaste: il
annonçait d'autres malheurs, et nos chroniqueurs ne se sont point
trompés en le nommant _den quaden maendag_, c'est-à-dire le mauvais
lundi.

Le comte ne dissimulait plus: il abordait sans hésiter cette affreuse
ressource des guerres civiles qui présentent dans leurs péripéties
tant d'éléments d'intrigues et de trahisons. Dès les derniers jours
d'octobre 1344, il avait essayé de surprendre la forteresse
d'Audenarde, si importante dans les guerres du quatorzième siècle,
mais il n'y avait point réussi. Quelques mois plus tard, il conclut un
traité avec le duc de Brabant; nous avons déjà raconté comment ce
prince, mécontent de la confédération des communes de son duché avec
celles de Flandre, avait arrêté en 1340 les succès des alliés sur les
bords de l'Escaut; au siége de Tournay, la sincérité de ses
engagements avait de nouveau paru douteuse. Il osait enfin lever le
voile et se prononcer ouvertement en faveur de Louis de Nevers, qui
lui faisait espérer le mariage de son fils Louis de Male avec l'une de
ses filles. Grâce à l'appui du duc Jean, le comte de Flandre parvint à
s'emparer de Termonde, et ce fut là qu'il invita tous ses partisans à
le rejoindre.

Il semble que Louis de Nevers, en recourant inopinément à la force des
armes, ait agi à l'instigation de Philippe de Valois: la trêve de
Malestroit avait été rompue par la trahison dont le sire de Clisson et
ses amis avaient été les victimes, et Edouard III venait d'adresser
aux communes de France un nouveau manifeste pour leur annoncer que son
unique but était de rétablir les institutions et les libertés du règne
de saint Louis. Un grand armement avait été réuni au port de Sandwich
et le roi d'Angleterre était prêt à passer la mer, quand des messagers
envoyés de Flandre réclamèrent sa présence, comme le seul moyen d'y
maintenir son autorité et de protéger ses alliés.

Edouard III quitta, le 3 juillet, le port de Sandwich, suivi de cent
trente navires, et le surlendemain il entrait dans le Zwyn. Le 7
juillet, Jacques d'Artevelde arriva à l'Ecluse pour le féliciter sur
sa venue et le conduire à Gand. Cependant les partisans du comte
enfermés à Termonde ne faisaient point de progrès, et Jacques
d'Artevelde apaisa si complètement les craintes du roi d'Angleterre,
que celui-ci jugea inutile de poursuivre son voyage jusqu'à Grand. Il
demanda seulement que les députés des bonnes villes se rendissent près
de lui à l'Ecluse, et dès le 11 juillet ils obtempérèrent à son désir.
Nous remarquons Thomas de Vaernewyck, Jean Uutenhove, Liévin de Waes,
parmi les députés de Gand; Jean de Cockelaere, Jean d'Harlebeke,
Gilles Hooft, parmi ceux de Bruges.

Si nous acceptions le récit de Froissart et de Villani, nous
placerions à l'Ecluse cette célèbre conférence où Jacques d'Artevelde,
en voulant élever le prince de Galles au comté de Flandre, se sépara
de ses amis et prépara la révolution qui devait le perdre. Mais tous
les documents officiels s'accordent à le démentir: il n'est fait
mention de ces négociations ni dans la lettre qu'Edouard III adressa
vers cette époque à tous les vicomtes d'Angleterre, ni dans les
comptes des bonnes villes de Flandre. On s'occupa, il est vrai, de
Louis de Nevers, de ses intrigues, de ses complots: c'était la grande
question du moment, celle qui agitait toutes les communes et qui avait
amené Edouard III à l'Ecluse. Peut-être quelques bourgeois, instruits
que le comte se proposait de marier son fils à une princesse de
Brabant, insistèrent-ils aussi dès ce moment pour que l'on reprît
l'ancien projet de lui faire épouser plutôt une fille d'Edouard III.
Hors de ces données positives, de ces conjectures probables, il n'y a
de place que pour les calomnies des _Leliaerts_ qui, prêts à tenter un
dernier effort contre Jacques d'Artevelde, cherchaient à lui aliéner
les sympathies du peuple en ne cessant d'accuser son ambition. Ils
redoutaient son influence plus que son autorité et voulaient le
désarmer avant de le combattre. Cinq siècles se sont écoulés: il est
temps que, dégagée des rumeurs des factions et des mensonges de
l'envie, l'histoire redevienne impartiale et juste.

Les communes de Flandre, loin de songer à reconnaître pour comte le
prince de Galles, avaient seulement déclaré que l'absence et
l'hostilité de Louis de Nevers rendaient nécessaire de créer de
nouveau un _rewaert_, c'est-à-dire un dictateur investi de la
puissance suprême; après plusieurs entrevues avec Edouard à l'Ecluse,
et une assemblée tenue à Bruges, le 16 juillet, leur élection unanime
désigna Sohier de Courtray, héritier d'un nom illustre et uni
étroitement par les liens du sang à Jacques d'Artevelde. Son premier
soin fut de se rendre à Alost pour s'opposer aux entreprises des
_Leliaerts_, commandés par Florent de Brugdam, tandis que les milices
communales des bonnes villes de Flandre, soutenues par Jean de
Mautravers et une troupe d'archers anglais qui avaient débarqué à
l'Ecluse, se préparaient à former le siége de Termonde.

Grâce à ces mesures, Edouard III put se féliciter de s'être assuré
l'alliance de la Flandre plus fermement que jamais. Ne jugeant pas
nécessaire de s'arrêter plus longtemps à l'Ecluse, il donna à sa
flotte l'ordre d'appareiller le 24 juillet, soit vers les côtes de
Bretagne, où le comte de Montfort et ses partisans, harcelés de toutes
parts par les garnisons françaises, réclamaient instamment son appui;
soit vers celles de la Gascogne, où le comte de Lancastre venait
d'aborder. Mais ce projet ne devait point s'exécuter: à peine était-il
sorti du havre de l'Ecluse, qu'une horrible tempête s'éleva, et, après
deux jours de périls, le roi d'Angleterre fut jeté, le 26 juillet, sur
les rivages de son royaume. Les nouvelles qu'il ne tarda point à y
recevoir de Flandre l'obligèrent à modifier complètement ses projets.

Le 22 juillet, une dernière conférence avait eu lieu entre Edouard III
et les députés des communes. Il n'est point douteux que Jacques
d'Artevelde y ait assisté, et le même jour il s'arrêta à Bruges pour
annoncer au peuple les mesures qui avaient été prises pour maintenir
la paix; le lendemain, il arrive à Ypres pour y remplir la même
mission, et l'enthousiasme avec lequel sont accueillies ses paroles
est une nouvelle preuve de l'affection que lui conservent les
bourgeois. Cependant lorsqu'il rentre à Gand, le dimanche 24 juillet,
il aperçoit sur son passage quelques hommes aux traits sinistres qui
semblent le menacer, et vers le soir il entend tout à coup résonner
des clameurs furieuses autour de sa demeure: c'est en vain que ses
valets se hâtent de fermer les portes; les cris redoublent: Artevelde
a reconnu la voix de ses ennemis, car les uns l'accusent de vouloir
faire piller Gand par les Anglais, les autres répètent qu'il a profité
de son autorité pour rassembler d'immenses richesses et que déjà il a
envoyé son trésor à Londres. Cependant il n'hésite pas et paraît à une
fenêtre: «Seigneurs, leur dit-il, tel que je suis vous m'avez fait, et
me jurâtes jadis que contre tous hommes vous me défendriez et
garderiez: et maintenant vous me voulez occire et sans raison. Faire
le pouvez, si vous voulez, car je ne suis qu'un seul homme contre vous
tous, à point de défense. Avisez, pour Dieu, et retournez au temps
passé. Si considérez les grâces et les grands courtoisies que jadis
vous ai faites. Vous me voulez rendre petit guerdon des grands biens
que au temps passé je vous ai faits. Ne savez-vous comment toute
marchandise estoit périe en ce pays? Je la vous recouvrai. En après,
je vous ai gouvernés en si grand'paix que tous avez eu, du temps de
mon gouvernement, toutes choses à volonté, blés, laines, avoir et
toutes marchandises dont vous êtes recouvrés et en bon point.»
L'éloquence de Jacques d'Artevelde, la justice de sa défense, le
souvenir de ses services, ne purent le sauver. Les hommes qui le
menaçaient étaient bien résolus à ne point l'écouter. Les querelles
politiques n'étaient pour eux qu'un prétexte, et leurs haines
personnelles étaient impatientes de frapper le capitaine de
Saint-Jean. On remarquait parmi eux un bourgeois, nommé Jean
Panneberch, qui était excité par des rancunes semblables à celles qui
avaient naguère fait naître le complot de Jean de Steenbeke, et avec
lui ses parents Gauthier de Mey, Jean van Meerlaer, Jean Pauwels, Paul
et Simon de Westhuc. De ceux qui les suivaient, les uns étaient les
débris du parti des foulons, qui aspiraient à venger Jean Bake; les
autres, les membres des petits métiers, des tuiliers, des corroyeurs,
factieux vulgaires qui avaient été soudoyés par le duc de Brabant et
le comte de Flandre.

Jacques d'Artevelde comprit qu'il était inutile de chercher plus
longtemps à se justifier; cédant aux prières de ses serviteurs, qui
lui exposaient que toutes les portes allaient être brisées, il se
retirait dans la cour de sa maison pour gagner une église voisine et y
trouver un asile au pied des autels, quand ses ennemis, triomphant
dans leurs efforts, se précipitèrent vers lui en poussant des cris de
mort. Un savetier les précédait, et tel fut l'instrument du complot
détestable qui termina prématurément une vie à laquelle étaient
attachées la grandeur et la gloire de la Flandre.

Les ennemis de Jacques d'Artevelde (les principaux étaient Gérard
Denys et Simon Parys) dominèrent pendant quelques jours; mais bientôt
l'indignation publique s'éleva contre les auteurs du crime, et les
députés des communes flamandes traversèrent la mer pour se rendre à
Westminster, près d'Edouard III. «Là s'excusèrent-ils de la mort
d'Artevelde, dit Froissart, et jurèrent solennellement que nulle chose
n'en savoient, et s'ils l'eussent sçu, défendu et gardé l'eussent à
leur pouvoir, mais estoient de la mort de lui durement courroucés et
désolés, et le plaignoient et regrettoient grandement; car ils
reconnaissoient bien qu'il leur avoit esté moult propice et nécessaire
à tous leurs besoins, et avoit régi et gouverné le pays de Flandre
bellement et sagement.....» La mort de Jacques d'Artevelde avait été
toutefois un événement d'une si haute importance, qu'Edouard III remit
à l'année suivante l'expédition qu'il était prêt à conduire en France.

Déjà les magistrats de Grand avaient ordonné une enquête sur ce qui
avait eu lieu. Les coupables, fidèles à l'usage du _wehrgeld_, qui
s'était maintenu dans les lois et dans les mœurs, offrirent aussitôt
le prix de l'homicide, mais ils furent de plus condamnés à une
expiation solennelle. En 1375, malgré trente années d'émeutes, malgré
la restauration de Louis de Male, la sentence des magistrats
continuait à être exécutée et une lampe expiatoire brûlait encore dans
le cloître de Notre-Dame de la Biloke, où les bourgeois de Gand
s'étaient réunis la première fois autour de Jacques d'Artevelde.

La puissance de Jacques d'Artevelde a duré moins de dix années, et
cependant elle semble remplir dans nos souvenirs toute l'histoire du
moyen-âge: c'est que son génie a remué plus d'idées, excité plus
d'espérances, conçu plus de profonds desseins, que les hommes qui
l'ont précédé pendant plusieurs siècles. Après avoir osé rêver la
réconciliation de l'Europe par la paix et l'industrie, après avoir
réussi à unir dans une même fédération toutes les provinces voisines
de la Flandre, il meurt frappé par les armes qu'il voulait briser, par
les haines envieuses et jalouses qu'il avait voulu étouffer. Si
Jacques d'Artevelde avait vécu quelques années de plus, s'il avait pu,
par ses conseils, rétablir sur une base nationale l'autorité du jeune
prince qui était né à Male, quelle n'eût pas été son influence dans le
vaste mouvement qui éclata sous le roi Jean? N'y avait-il point déjà
un remarquable symptôme d'une union pacifique et industrielle dans la
manifestation de ces communes sympathies pour les traditions du règne
de Louis IX?

L'Angleterre du moins conserva quelques vestiges des liens qui
existèrent entre l'un de ses princes et «le sage bourgeois de Gand.»
Edouard III, en devenant son allié, avait soumis sa grandeur et sa
renommée à l'autorité de sa prudence; c'est à l'époque de Jacques
d'Artevelde qu'appartient la fondation du régime constitutionnel tel
qu'il existe encore aujourd'hui en Angleterre, avec la triple
direction du gouvernement par le roi, les pairs et les communes.

A peine les Gantois avaient-ils appris que Louis de Nevers,
s'applaudissant du succès de la plus odieuse trahison, envoyait ses
chevaliers occuper Hulst et Axel, qu'ils coururent aux armes pour les
repousser. Axel, où s'étaient enfermés le sire de Brugdam et François
Vilain, fut aussitôt enlevé d'assaut, et Hulst partagea le même sort.
Les milices de Gand, soutenues par celles de Bruges et d'Ypres,
résolurent de poursuivre leur expédition vers Termonde. Leur nombre et
leur courage, l'enthousiasme qui les animait, leur ardeur à venger la
mort de Jacques d'Artevelde sur les hommes qu'elles accusaient de
l'avoir préparée, rendaient leur puissance irrésistible. Le comte de
Flandre se hâta de fuir en France, tandis que le duc de Brabant
accourait au camp des communes flamandes pour renouveler ses serments
d'alliance et interposer sa médiation en faveur des chevaliers qui
n'avaient pu s'éloigner. Termonde entra dans l'alliance des communes
et ne conserva ses remparts qu'en s'engageant à laisser ouvertes du
côté de Gand trois brèches de quarante pieds.

Louis de Nevers, plus irrité que jamais, s'efforçait d'exciter de sa
retraite quelque autre complot. Les haines publiques et les haines
privées qui avaient frappé Jacques d'Artevelde armèrent des meurtriers
contre Simon de Mirabel, qui avait été élu _rewaert_ en 1340, et, le 9
mai 1346, il tomba victime d'une nouvelle trahison. Cependant
l'indignation populaire n'en devint que plus vive, et, le 24 juin, les
députés de toutes les villes de Flandre réunis à Gand déclarèrent
qu'ils seraient toujours fidèles au roi Edouard III. Une année ne
s'était pas écoulée depuis la mort de Jacques d'Artevelde.

Tandis que la paix renaissait en Flandre, Edouard III pressait en
Angleterre les préparatifs d'un vaste armement, afin d'atteindre le
but qu'il se proposait depuis plusieurs années; et, dans les premiers
jours du mois de juillet 1346, seize cents navires, que montaient
trente mille hommes, quittèrent l'île de Wight: cette flotte portait
Edouard III en France. Le prince de Galles, les comtes d'Arundel, de
Suffolk, de Warwick, d'Herefort, de Northampton, d'Oxford,
d'Huntingdon l'accompagnaient, ainsi qu'un grand nombre de braves
chevaliers, parmi lesquels on remarquait Wulfart de Ghistelles.
Godefroi d'Harcourt avait pris au conseil du roi d'Angleterre la place
de Robert d'Artois, et ce fut par son avis que le pilote reçut du roi
lui-même l'ordre de cingler vers la Normandie.

Edouard III aborda près de la Hogue, lieu toujours néfaste pour la
France dans ses luttes avec l'Angleterre, et sa première parole fut
également un présage de victoire. Edouard III tomba sur le sable comme
le dictateur romain en Afrique ou le conquérant normand sur la plage
d'Hastings, et prononça à peu près les mêmes paroles: «C'est un
très-bon signe pour moi, cette terre me désire.» La Normandie semblait
abandonnée sans défense à cette invasion. Tout le Cotentin, la riche
cité de Caen, Lisieux, Louviers, Mantes et Vernon furent pillés ou
livrés aux flammes, et les Anglais s'avancèrent au centre de la France
en suivant la rive gauche de la Seine jusqu'aux portes de Paris. L'on
put croire un instant qu'une lutte décisive allait s'engager sous les
murs de la capitale, qui devait être le prix de la victoire. Edouard
III avait établi son camp à Poissy, berceau de Louis IX, afin de
placer ses droits sous la protection du pieux monarque dont il avait
souvent allégué l'exemple. Philippe de Valois s'était rendu à l'abbaye
de Saint-Denis, comme s'il voulait invoquer contre les étrangers
l'appui des ombres royales endormies dans leurs tombeaux; mais la
position des deux rois n'était point la même. Autant Philippe de
Valois cherchait à éloigner le combat, afin de permettre à tous ses
sergents de le rejoindre, autant Edouard III montrait d'ardeur à le
provoquer. Un grand nombre de ses hommes d'armes, entraînés par le
pillage, avaient quitté ses bannières, et une insurrection des barons
normands avait interrompu ses communications avec la mer; mais il
comptait sur un mouvement des communes flamandes.

Le 16 juillet, Hugues d'Hastings avait abordé en Flandre avec vingt
navires que montaient six cents archers. Il venait, comme lieutenant
d'Edouard III, inviter les bourgeois de Flandre à remplir les
engagements que leurs députés avaient pris à Gand le 24 juin. Toutes
les milices s'armèrent aussitôt, et, le 2 août, elles s'éloignèrent de
leurs foyers, sous les ordres de Henri de Flandre, pour envahir
l'Artois. Repoussées par la garnison française qui gardait le pont
d'Estaire, elles franchirent la Lys à Merville, et, le 14 août, elles
mirent le siége devant Béthune. Les sergents français, auxquels avait
été confiée la défense de Béthune, étaient nombreux. Un chevalier de
la châtellenie de Lille, nommé Godefroi d'Annequin, les commandait, et
dès le commencement du siége il se distingua par son courage. Il
s'était caché dans un bois près de la ville, tandis que les Flamands
s'approchaient, et avait même fait incendier les faubourgs de Béthune
pour augmenter leur confiance. En effet, il arriva que les chefs de
l'armée flamande pensèrent que c'était leur avant-garde qui les avait
précédés pour brûler les faubourgs, et ils s'avançaient imprudemment,
croyant n'avoir rien à redouter, quand les Français parurent tout à
coup et s'élancèrent dans les rangs de leurs adversaires surpris, qui
ne se rallièrent qu'après avoir éprouvé des pertes importantes. Deux
jours après, les Flamands voulurent se venger en escaladant les
remparts de la ville, mais leurs efforts ne furent pas couronnés de
succès. L'assaut dura du matin jusqu'au soir, et lorsqu'ils se virent
réduits à cesser de combattre, plusieurs chevaliers flamands avaient
été blessés: Henri de Flandre lui-même avait été atteint d'un trait en
cherchant à donner aux siens l'exemple du courage.

Une expédition dirigée vers Lillers ne fut pas plus heureuse: les
Flamands y perdirent cent chariots et cinq cents hommes. De graves
dissensions avaient éclaté entre les milices de Bruges et celles du
Franc, et Godefroi d'Annequin parvint, grâce au désordre qui régnait
dans leur camp, à brûler leurs tentes. Ce dernier échec acheva de
décourager les assistants; ils détruisirent leurs machines de guerre,
et se replièrent vers Merville.

Cependant Edouard III avait appris que l'armée flamande avait franchi
la Lys et avait pris immédiatement toutes ses mesures pour aller
réunir ses forces à celles que lui amenait Henri de Flandre. Le 16
août il envoya ses chevaucheurs piller Arpajon, comme si son intention
était de poursuivre sa marche vers la Guyenne; mais dès qu'il eût été
instruit que le roi de France, trompé par son mouvement, avait
traversé la Seine à Paris avec toute son armée pour se porter vers
Bourg-la-Reine, il fit rétablir en grande hâte le pont de Poissy, et
le lendemain il passa l'Oise à Beaumont. Les Anglais n'avaient point
de chariots; ils avaient chargé tous leurs approvisionnements sur les
chevaux qu'ils avaient enlevés dans les prairies de la Normandie, et
s'empressaient de profiter de l'éloignement de leurs ennemis pour se
dérober aux dangers qui les menaçaient.

Au premier bruit du mouvement du roi d'Angleterre, Philippe de Valois
avait ordonné à ses maréchaux de s'avancer vers l'Oise; il espérait
encore atteindre les Anglais dans leur retraite, à travers un pays
couvert de villes et de châteaux depuis Poissy jusqu'à Béthune. Les
chevaliers français poussaient si vivement leur marche qu'ils
faisaient dix lieues chaque jour, et dès le 20 août Philippe de Valois
les avait précédés à Amiens.

La position d'Edouard III devenait critique. Arrêté à Pont-Rémy par
les hommes d'armes du roi de Bohême, il se trouvait rejeté vers
Saint-Valéry entre la mer et l'embouchure de la Somme. Tous les ponts
étaient gardés, et Godemar du Fay, qui s'était signalé en 1340 par la
défense de Tournay, occupait, avec mille hommes d'armes et cinq mille
fantassins génois, le gué de la Blanche-Taque, vis-à-vis du bourg de
Noyelles. Ce fut de ce côté qu'Edouard III se dirigea, après avoir
confié à Wulfart de Ghistelles le soin de protéger son mouvement en
s'emparant d'Argies. Il n'ignorait point que les Français
s'approchaient, et ordonna aussitôt à son avant-garde de forcer le
passage. Tous ses chevaliers rivalisaient de courage et d'ardeur; ils
attaquèrent si vaillamment les compagnons de Godemar du Fay qu'ils
vengèrent leurs revers au siége de Tournay et les forcèrent à leur
abandonner le rivage. Le combat avait été long toutefois, et les
Anglais avaient à peine réussi à traverser la Somme lorsque la marée
qui montait rapidement les sépara de l'armée française qui se montrait
déjà sur la rive opposée du fleuve.

Cependant Edouard III venait d'entrer dans le Ponthieu. Peut-être
quelque doute secret sur la justice de ses prétentions l'avait-il
empêché de livrer bataille entre la Seine et l'Oise; il n'hésita plus
dès qu'il eut atteint une province qui était le légitime héritage de
sa mère, et plaça son camp près de la forêt de Crécy en annonçant
qu'il attendrait les Français. Les trois corps que formait son armée
dans sa retraite s'étaient réunis; mais épuisés par de fréquentes
escarmouches et leur longue marche depuis le Cotentin jusqu'à la
Picardie, ils ne présentaient qu'un nombre peu considérable de
combattants: car l'on y comptait à peine sept cents hommes d'armes et
deux mille archers.

Le roi de France avait passé la Somme à Abbeville et s'était hâté de
se porter vers Saint-Riquier. L'oriflamme avait été déployée et il
s'avançait précipitamment entouré de ses plus illustres barons: on
distinguait près de lui le duc de Lorraine, les comtes d'Alençon, de
Flandre, de Namur, de Blois, d'Auxerre, de Sancerre, de Saint-Pol,
d'Aumale, d'Harcourt, de Sarrebruck, le roi de Bohême, «qui n'avoit
mie oublié les chemins de France,» et le noble sire de Beaumont, Jean
de Hainaut, qui, cédant aux prières de son gendre Louis de Blois,
avait renoncé à l'amitié d'Edouard III pour servir la cause française
avec le même dévouement. Toutes les routes étaient couvertes d'écuyers
et de sergents qui faisaient retentir leurs cris de guerre. Ce fut le
samedi 26 août 1346, vers midi, que cette innombrable armée parut à
l'extrémité de la gorge étroite où les Anglais s'étaient retranchés
devant la forêt de Crécy.

D'un côté, l'on apercevait une multitude de chevaliers qui galopaient
en désordre afin de combattre tous au premier rang, et derrière eux
cent mille hommes de milices communales; de l'autre, une faible troupe
de bannerets anglais, attendant avec sang-froid le signal du combat au
milieu de leurs archers couchés sur le gazon. Ici, l'agitation et le
tumulte révélaient une confiance aveugle dans la victoire; plus loin,
le silence cachait, sous les dehors d'une patiente résignation, une
ardeur belliqueuse qu'encourageaient la parole et l'exemple d'Edouard
III.

En vain quelques chevaliers, instruits par une longue expérience,
engagèrent-ils Philippe de Valois à donner à ses hommes d'armes le
temps de se ranger en bon ordre et le repos dont ils avaient besoin.
Impatient de recueillir l'honneur d'un triomphe dont il se croyait
assuré, il rejeta leurs conseils et ordonna aux arbalétriers génois de
se porter en avant.

De nombreuses troupes de corbeaux, planant dans les airs, semblaient
déjà par leurs croassements sinistres appeler l'heure du carnage, et
le ciel s'était couvert de nuées épaisses qui interceptaient les
rayons du soleil. Soudain un effroyable coup de tonnerre les
entr'ouvrit et des torrents de pluie en descendirent sur les deux
armées. Les Gallois s'étaient prudemment hâtés d'envelopper leurs
arcs, mais les mercenaires génois qui s'étaient déjà avancés dans la
plaine n'avaient pu prendre le même soin de leurs armes et la plupart
ne réussissaient point à bander les cordes humides de leurs arbalètes.
Les traits qu'on leur lançait augmentaient leur désordre. Lorsque les
barons français virent que l'avant-garde hésitait dans son mouvement
et semblait prête à reculer, ils ne purent retenir un cri
d'indignation, et Philippe de Valois s'écria lui-même à haute voix:
«Or tôt, tuez toute cette ribaudaille, car ils nous empêchent la voie
sans raison.» A ces mots, tous les chevaliers lancèrent leurs chevaux
au milieu des Italiens, qu'ils frappaient de leurs épées, mais ils se
voyaient eux-mêmes décimés par leurs ennemis cachés derrière leurs
retranchements. «Et toujours traioient les Anglais, dit Froissart, en
la plus grande presse, qui rien ne perdoient de leur trait; car ils
empalloient et féroient parmi le corps ou parmi les membres, gens et
chevaux qui là chéoient et trébuchoient à grand meschef.» Villani a
soin de remarquer que la même faute avait, quarante-quatre années
auparavant, causé la destruction d'une autre armée française sous les
murs de Courtray.

Le roi de France était le témoin des revers de son armée. Il demanda
conseil à Jean de Hainaut sur ce qu'il fallait faire, et bien que
celui-ci, jugeant la bataille perdue, l'engageât à se retirer, il
résolut de s'élancer dans la mêlée afin de rétablir, s'il en était
temps encore, les chances du combat. Il venait d'apercevoir, au sommet
d'une colline, les bannières du comte d'Alençon et du comte de
Flandre, qui avaient tourné la position occupée par les archers
anglais et assaillaient impétueusement les hommes d'armes commandés
par le prince de Galles. Le comte de Flandre se signalait surtout par
son courage: il pressait de plus en plus vivement les Anglais, qui
n'étaient plus protégés par leurs palissades. Un historien raconte
même qu'il parvint un instant à s'emparer du prince de Galles, mais
les comtes de Northampton et d'Arundel se précipitèrent aussitôt à son
secours et le délivrèrent. La lutte était opiniâtre et le succès
semblait douteux. Un chevalier nommé Thomas de Norwich courut prévenir
Edouard III du péril qui menaçait son fils. «Messire Thomas, répliqua
le roi d'Angleterre, retournez vers ceux qui vous ont envoyé, et
dites-leur que je leur mande qu'ils laissent l'enfant gagner ses
éperons.» Ces paroles ranimèrent le courage des Anglais, et comme
Edouard III l'avait annoncé, l'honneur de la journée resta au prince
de Galles.

Philippe de Valois avait vu s'abaisser les bannières des comtes de
Flandre et d'Alençon sans avoir réussi à les rejoindre. Le désordre de
la mêlée s'accroissait rapidement autour de lui. Des sergents,
recrutés dans le pays de Cornouailles, pénétraient au milieu des
chevaliers français avec de grands sabres dont ils frappaient tous
ceux qui étaient renversés. Le coursier du roi de France fut percé de
traits, mais Jean de Hainaut releva Philippe de Valois, et, l'ayant
placé sur un autre cheval qu'il saisit par le frein, il l'emmena
«comme par force» du champ de bataille, pour aller chercher un refuge
au château de Broie.

Parmi les plus illustres chevaliers qui secondèrent le comte de
Flandre dans son attaque, se trouvait le roi de Bohême. Il avait été
en 1337 chargé de plusieurs missions importantes en faveur de Louis de
Nevers. Devenu vieux et aveugle, il n'avait point hésité à soutenir,
les armes à la main, cette cause qu'il avait déjà servie de ses
conseils, et on le trouva le lendemain gisant au milieu de ses
compagnons, tous les chevaux liés par le frein, celui du roi un peu
plus avant, parce qu'il avait voulu être le premier «à férir un coup
d'épée, voire trois, voire quatre.»

Près de là, on retrouva aussi le corps sanglant du comte de Flandre.
Sa mort avait été le signal de la défaite des Français, dans cette
triste journée où ils perdirent quatre-vingts bannerets, douze cents
chevaliers et trente mille sergents, et bien qu'il eût pénétré plus
avant que personne au milieu des Anglais, on racontait que, loin
d'avoir succombé sous leurs coups, il avait été la victime d'une
trahison.

Le comte de Flandre et le roi de Bohême descendaient tous les deux de
Marguerite de Constantinople: le premier, par Gui de Dampierre; le
second, par Baudouin d'Avesnes. Oubliant les démêlés qui avaient
divisé leurs aïeux sous le règne de Philippe-Auguste, ils ne s'étaient
réunis sous Philippe de Valois que pour partager les mêmes malheurs et
le même trépas.



LIVRE TREIZIÈME.

1346-1383.

  Louis de Male.--Continuation des guerres. Mouvements des communes
  en France et en Flandre. Bataille de Roosebeke.


Tandis que le roi d'Angleterre poursuivait sa marche triomphante vers
Calais, Philippe de Valois, prêt à se rendre à Paris pour assembler
une nouvelle armée, recevait précipitamment à Amiens l'hommage du
jeune comte de Flandre. Louis de Male n'avait pas seize ans: il était
fort beau, disent les historiens, et avait été armé chevalier à la
bataille de Crécy; quelques chroniques ajoutent qu'il y avait été
blessé en combattant vaillamment près de son père.

Les milices flamandes n'avaient point quitté l'Artois. Elles
assiégeaient depuis trois semaines la ville de Béthune que défendaient
Geoffroi de Charny et Eustache de Ribeaumont, lorsque le bruit se
répandit que les Anglais vaincus fuyaient devant les Français; elles
levèrent aussitôt le siége de Béthune afin de protéger la retraite
d'Edouard III, mais elles ne tardèrent point à apprendre que le roi
d'Angleterre n'avait plus d'ennemis à redouter, et, dans les derniers
jours d'octobre, elles rentrèrent dans leurs foyers, après avoir brûlé
Térouane.

Dès qu'une fausse rumeur avait porté à Gand la nouvelle de la défaite
d'Edouard III, les magistrats s'étaient hâtés de faire publier une
ordonnance pour inviter tous les bourgeois, depuis l'âge de quinze ans
jusqu'à celui de soixante, à se diriger immédiatement vers l'Artois.
Si cette prise d'armes devint inutile, le zèle généreux qu'avaient
montré les communes flamandes pour rester fidèles à leurs promesses
mérita du moins la reconnaissance du roi d'Angleterre; il quitta
pendant quelques jours le siége de Calais et vint lui-même les
remercier de leurs bonnes intentions. Le 17 octobre, il se trouvait à
Ypres avec la reine Philippine qui y rencontra sa sœur Marguerite,
épouse de l'empereur Louis de Bavière, devenue depuis peu l'héritière
du comté de Hainaut. De là Edouard III se rendit à Gand, et, pendant
toute la durée de son séjour en Flandre, il eut de fréquentes
entrevues avec les échevins des bonnes villes: ils protestèrent
unanimement de leur désir d'observer les alliances qui avaient été
conclues autrefois, et peu de jours après le roi d'Angleterre et les
deux princesses poursuivirent leur voyage vers Ath, où les députés de
la Flandre, du Brabant et du Hainaut renouvelèrent solennellement leur
serment de maintenir la confédération fondée par Jacques d'Artevelde.

Cependant les communes flamandes continuaient à concilier le respect
dû aux traités et celui qu'elles n'avaient cessé de conserver pour les
droits héréditaires de leurs princes. Louis de Male leur avait fait
connaître son avénement, et immédiatement après l'assemblée d'Ath
s'ouvrirent à Halewyn des conférences où l'on discuta les conditions
auxquelles pourrait avoir lieu sa rentrée en Flandre. Il paraît que
Louis de Male accepta sans hésitation toutes celles qui lui furent
proposées, car dès le 7 novembre, il arriva à Courtray d'où il se
rendit successivement à Ypres, à Bruges et à Gand. Les chevaliers qui
avaient accompagné son père dans son long exil (parmi ceux-ci il faut
nommer Roland de Poucke et Louis Van de Walle) étaient revenus en
Flandre avec lui, et loin d'écouter les conseils de l'expérience et
les graves enseignements de l'histoire, il ne suivait que l'avis des
flatteurs qui l'excitaient chaque jour à renverser l'influence
légitime des communes au moment même où elles l'accueillaient avec
honneur. A cette pensée se liait intimement, dans l'esprit de Louis de
Male, celle de séparer la Flandre de l'Angleterre pour y rétablir la
suzeraineté de Philippe de Valois, dont la protection lui était
assurée. Il ne cachait point ses espérances à cet égard, et engageait
publiquement les échevins des bonnes villes à se réconcilier avec le
roi de France.

Le dissentiment qui existait entre le comte et les communes se
manifesta à l'occasion d'un double projet de mariage. Les négociations
qui avaient été entamées, lors de la surprise de Termonde, entre le
comte de Flandre et le duc de Brabant, n'avaient point été
abandonnées. Au mois de novembre 1345, Philippe d'Arbois, doyen de
Bruges et Josse de Hemsrode avaient été chargés de les renouer; et
peu après, le 3 février, ils avaient scellé à Binche une convention
qui portait que Louis de Male épouserait Marguerite de Brabant, et
renoncerait, en faveur de ce mariage, à toutes ses prétentions sur la
ville de Malines. Si la guerre avait fait suspendre la conclusion de
ce projet, Louis de Male n'y avait du moins pas renoncé; d'un autre
côté, les communes flamandes avaient conçu l'espoir de voir l'héritier
des comtes de Flandre s'unir à l'une des filles d'Edouard III; à leurs
yeux, cette alliance devait affirmer à jamais les relations
commerciales qu'elles entretenaient avec l'Angleterre, et quelle que
fût l'opposition du comte qui déclarait qu'il n'épouserait jamais la
fille de celui qui avait tué son père, elles insistaient vivement pour
que ce mariage eût lieu. Des ambassadeurs anglais (c'étaient les
comtes de Northampton et d'Arundel et le sire de Cobham) arrivèrent en
Flandre pour en régler les conditions avec leurs députés, et elles
avaient, de concert avec Edouard III, désigné le marquis de Juliers,
beau-frère du roi d'Angleterre, pour gouverneur de leur jeune prince,
qu'elles faisaient garder avec le plus grand soin, de peur qu'il
n'allât rejoindre le roi de France. Cependant Louis de Male supportait
impatiemment ce que Froissart nomme «sa prison courtoise:» il feignit
de céder aux prières des communes, et consentit à se rendre le 14 mars
à Bergues, à l'abbaye de Saint-Winoc, où le roi et la reine
d'Angleterre se trouvaient déjà avec leur fille Isabelle. Les échevins
des villes de Flandre s'y étaient également réunis avec toute la pompe
qui convenait à l'éclat de cette cérémonie. Dès qu'Edouard aperçut le
jeune comte de Flandre, il le prit doucement par la main, l'assurant
dans les termes les plus affectueux qu'il était tout à fait étranger à
la mort de son père. Louis de Male parut satisfait de ces
protestations, et ce fut une grande joie pour les magistrats de
Flandre de le voir jurer au pied des autels qu'il épouserait une
princesse anglaise. Edouard III, s'associant à leurs sentiments,
promit de fonder un hôpital pour les pauvres et une église avec une
chartreuse destinée à treize religieux dans l'île de Cadzand, où avait
eu lieu le combat du 9 novembre 1337, afin que le souvenir de toutes
les discordes qui avaient existé entre les deux peuples fût
complètement effacé.

Quelques jours s'étaient à peine écoulés depuis les fiançailles de
Bergues; les communes flamandes s'applaudissaient de ce que leur
jeune comte s'était montré si docile à leurs vœux, et dans leur
enthousiasme, elles l'exhortaient déjà à rompre tous les liens qui
l'unissaient au roi de France en rendant solennellement hommage au roi
d'Angleterre. Le 27 mars, c'est-à-dire quinze jours environ avant
l'époque fixée pour son mariage avec la fille d'Edouard III, des
ambassadeurs anglais l'avaient invité à prendre le commandement de
l'armée flamande qui se préparait à rentrer en Artois pour combattre
le roi de France. Leurs instances hâtèrent sa détermination, et dès le
lendemain, prétextant une partie de chasse dans son domaine de Male,
il frappa son cheval de l'éperon, aussitôt que ses veneurs eurent
lancé le faucon à la poursuite des oiseaux, et ne s'arrêta que
lorsqu'il fut parvenu, avec Roland de Poucke et Louis Van de Walle,
aux portes de Lille.

Le roi d'Angleterre fut vivement offensé de cette violation des
serments les plus solennels. Isabelle d'Angleterre se montrait surtout
affligée: triste victime, trahie le lendemain de ses fiançailles, elle
ne pensait pas qu'il suffît à Louis de Male de fuir en France pour
être dégagé de sa promesse. Elle disait qu'elle était bien réellement
comtesse de Flandre et continuait à en porter les armes sur sa robe.

Les communes de Flandre protestaient également contre un parjure dont
elles n'étaient point complices. Avant que Louis de Male fût arrivé à
la cour de Philippe de Valois, leurs milices prirent les armes et se
dirigèrent vers Saint-Omer. Mais elles furent repoussées aux bords de
l'Aa par les hommes d'armes de Morel de Fiennes et de Gui de Nesle. On
attribua depuis ce revers à la trahison d'un chevalier français nommé
Oudart de Renty qui, après s'être présenté aux Flamands comme un
transfuge et avoir pris part à leur expédition, ne tarda point à
rentrer en France pour combattre sous les bannières de Philippe de
Valois. Les Flamands s'étaient repliés vers leurs frontières. Edouard
III leur avait promis de leur annoncer plus tard le moment où il
réclamerait le concours de leurs nombreuses milices.

Le roi de France était arrivé à Arras dans les premiers jours de mai
1347, suivi de trente-cinq mille chevaux et de cent mille hommes de
pied: il espérait que cette grande armée assurerait la destruction de
tous ses ennemis. Cependant, craignant un mouvement offensif des
communes flamandes, qui pouvaient plus aisément secourir Edouard III
sous les murs de Calais qu'au bourg de Poissy ou sur les bords de la
Somme, il avait résolu de tenter un dernier effort pour obtenir leur
neutralité. Le 13 mai, l'évêque de Tusculum, exécutant une bulle de
Clément VI, publia solennellement, dans l'église de Notre-Dame de
Tournay, en présence de l'évêque et de tout le clergé, la sentence
pontificale qui frappait la Flandre d'interdit. Un complot avait été
organisé à Gand, afin de profiter des premiers moments de la stupeur
publique pour y rétablir l'autorité du comte, mais il fut découvert,
grâce au zèle des magistrats. Il ne restait au roi de France qu'à
négocier avec les communes flamandes. Les propositions qu'il leur
adressa par ses ambassadeurs étaient si brillantes qu'il semblait
qu'elles ne pussent être rejetées. Il voulait non-seulement,
disait-il, oublier toutes les violations des traités conclus entre la
France et la Flandre, mais il leur offrait aussi de faire lever
l'interdit et de fournir aux Flamands, pendant six années
consécutives, au prix de quatre sous, la mesure de blé, qui à cette
époque en valait douze; il promettait de faire porter dans leur pays
toutes les laines de France, et de leur reconnaître le droit de fixer
à la fois le prix auquel ils les achèteraient et celui auquel ils
jugeraient convenable de vendre leurs draps, qui devaient être les
seuls que l'on pût présenter aux marchés de France; Philippe de Valois
ajoutait qu'il leur restituerait les villes de Lille, de Douay et de
Béthune avec leurs châtellenies, qu'il les défendrait en même temps
contre tous leurs ennemis, et qu'il donnerait des biens et une
position avantageuse aux jeunes gens les moins riches qui étaient
robustes et courageux. Des sommes considérables auraient été remises
aux Flamands pour garantir l'exécution de ces promesses. Les communes
de Flandre avaient été trop souvent trompées par les discours
fallacieux de Philippe de Valois pour ajouter foi aux bienfaits dont
il leur étalait complaisamment le pompeux tableau, et elles
répondirent unanimement qu'il n'était rien qui pût les engager à ne
pas rester fidèles à leurs serments vis-à-vis d'Edouard III.

Dès que Philippe de Valois apprend l'altier refus des communes
flamandes, il ordonne à ses chevaucheurs d'aller livrer aux flammes
Arleux, Hazebrouck et d'autres villes situées au sud et au nord de la
Lys. Ces dévastations révèlent à la Flandre le péril qui la menace et
rappellent toutes les communes sous leurs bannières. Tandis que les
bourgeois de Bruges se dirigent vers Bergues et vers Bourbourg, les
milices de Gand, commandées par le _rewaert_ Sohier de Courtray, se
sont hâtées d'accourir à Cassel, où elles établissent de nouveaux
retranchements, garnis de tours et de barbacanes. Cassel est l'une des
portes de Flandre: l'autre est à Courtray. C'est vers Cassel que se
dirige le 8 juin une armée de quarante mille hommes, sous les ordres
du duc de Normandie, fils aîné du roi. Les Français semblent résolus à
ne reculer devant aucun sacrifice pour réussir dans leur tentative,
puisque leur victoire doit préparer la délivrance de la garnison de
Calais. Un premier assaut est repoussé, mais ils en tentent
immédiatement un second; cette fois il dure pendant deux jours, et les
Français ne se retirent que pour recommencer de nouveau le combat le
lendemain. Quoi qu'il en soit, les défenseurs de Cassel résistent à
toutes les attaques: tantôt ils renversent les assaillants en les
perçant de leurs piques, tantôt ils précipitent sur eux des troncs
d'arbres, suspendus par des chaînes à leurs remparts. Lorsque les
Français se retirèrent, ils emmenaient avec eux deux cent quatre-vingt
chariots chargés de leurs morts et de leurs blessés. Les assiégés,
qui, d'après le témoignage assez douteux de Robert d'Avesbury,
n'avaient point perdu un seul homme, les poursuivirent jusqu'aux
portes de Saint-Omer.

Une autre armée française, qui, selon le récit toujours hyperbolique
de nos chroniqueurs, comptait soixante et dix mille combattants, fut
chargée de venger cet échec. Ayant pour chefs Jacques de Bourbon, le
duc d'Athènes et le sire de Saint-Venant qu'avaient rejoint Charles
d'Espagne, les sires de Montmorency et de Beaujeu et beaucoup d'autres
chevaliers accourus de Lille et de Saint-Omer, elle devait, en se
portant rapidement de Béthune vers Ypres, tourner la position des
milices communales, et envahir la Flandre abandonnée sans défense.
Toute la contrée qu'elle traversa fut dévastée, et la capitulation de
Merville et d'Estaire lui livra le passage de la Lys. De là,
continuant sa marche, elle s'avançait vers Messines et vers Bailleul
par des chemins bordés de larges fossés, lorsque tout à coup on
entendit retentir le tocsin dans tous les villages. Les laboureurs
saisissaient leurs épieux et leurs faux, tandis que le sire
d'Hautekerke, qui commandait à Ypres, se hâtait de faire prendre les
armes à tous les bourgeois pour partager leurs périls. Le sire
d'Hautekerke, repoussé d'abord par les Français, leur disputait pas à
pas le sol de la Flandre, et bientôt, grâce aux difficultés d'un
terrain argileux et humide où les chariots et les chevaux de l'armée
française s'enfonçaient profondément, il la réduisit à une seconde
retraite non moins désastreuse que celle de Cassel.

Le siége de Calais durait encore. Cette ville, qu'un comte de Boulogne
allié aux Anglais avait fortifiée au treizième siècle en l'entourant
d'un rempart et d'un fossé et en y faisant construire un château,
n'avait jamais été plus importante pour la France. Le courage de sa
garnison, commandée par Jean de Vienne, et le dévouement de ses
habitants à la cause française, paraissaient devoir permettre à
Philippe de Valois de venger, sur les rivages de cette mer qui baigne
l'Angleterre, l'injure qui avait été faite à son honneur au milieu de
son propre royaume.

Philippe de Valois s'était avancé jusqu'à Hesdin pour profiter de
l'une ou de l'autre des expéditions dirigées contre la Flandre en
attaquant l'armée du roi d'Angleterre dès que celle des communes
flamandes aurait été détruite. La funeste issue du siége de Cassel et
la malheureuse retraite de Jacques de Bourbon avaient trompé tous ses
projets, et il passa un mois dans son camp, inquiet et plein
d'incertitude.

Ce fut pendant ce repos si fatal à ses intérêts, au moment où les
braves habitants de Calais expiraient de faim et de misère, qu'on
célébra le 1er juillet, à Tervueren, les fiançailles de Marguerite de
Brabant et de Louis de Male. Le chancelier de France, Guillaume
Flotte, avait remis au duc Jean III une charte par laquelle le roi,
considérant que ce mariage était fait à sa demande afin de maintenir
la paix et la tranquillité du royaume, promettait de donner à Louis de
Male une somme de dix mille livres parisis et cinq mille livres de
rentes en terres, dont une partie provenait de la confiscation de la
dot de Jeanne de Flandre, comtesse de Montfort. Peu de jours après, le
fils aîné du duc de Brabant épousa à Vincennes une petite-fille de
Philippe de Valois, afin qu'aucun doute ne pût plus subsister sur la
confédération du roi de France avec le duc de Brabant et le comte de
Flandre.

Cependant la position des défenseurs de Calais devenait d'heure en
heure plus précaire, et, dans les derniers jours de juin, on
intercepta une lettre où Jean de Vienne écrivait à Philippe de Valois
qu'après avoir mangé les chevaux et les chiens, il ne leur restait
qu'à se dévorer les uns les autres, mais qu'ils étaient résolus à
chercher la mort sous les coups des Anglais.

Philippe de Valois, cédant aux reproches qui s'élevaient autour de
lui, s'avança jusqu'à Sandgate le 27 juillet. Tout semblait annoncer
une lutte prochaine, et les deux armées se trouvaient à peine
éloignées d'une demi-lieue l'une de l'autre, quand le roi de France
apprit que les milices communales de Flandre avaient quitté Bergues et
Bourbourg, et qu'elles accouraient au nombre de soixante mille hommes,
sous les ordres du marquis de Juliers, pour seconder le roi
d'Angleterre et venger la part que les marins de Calais avaient prise
quarante-trois années auparavant à la bataille de Zierikzee. Peut-être
n'était-ce qu'un motif de plus pour hâter l'heure du combat; mais le
roi de France craignait qu'après un assaut aussi malheureux que celui
de Cassel, il ne fût exposé à être attaqué simultanément par les
Flamands et par les Anglais. Son effroi s'accrut lorsqu'on lui annonça
le 1er août que l'avant-garde de l'armée flamande, composée de
dix-sept mille hommes, avait rejoint dans la soirée de la veille les
troupes d'Edouard III; et, par une résolution qui devait le couvrir de
plus de honte que la défaite de Crécy, il se retira précipitamment
pendant la nuit du 1er au 2 août, abandonnant tous ses bagages et
ayant à peine eu le temps de brûler ses tentes.

La fuite du roi de France entraîna immédiatement la reddition de
Calais. Autant les courageux défenseurs de cette ville s'étaient
réjouis en voyant paraître les bannières fleurdelisées sur les
hauteurs de Sandgate, autant ils s'affligèrent d'apprendre que
Philippe de Valois s'était éloigné sans combattre. Il ne leur restait
plus aucun moyen de défense, aucun espoir de secours; le roi Edouard
était d'ailleurs si irrité d'avoir été retenu onze mois au siége de
Calais, qu'il avait formé le dessein d'en exterminer toute la
population. Cependant, grâce aux instances de Gauthier de Mauny, il se
contenta d'exiger que six des plus notables bourgeois de Calais
vinssent se livrer à lui, nu tête et nu pieds, la hart au cou, les
clefs de la ville dans leurs mains, pour qu'il en fît sa volonté. L'un
d'eux fut Eustache de Saint-Pierre, dont le généreux dévouement a
inspiré à Froissart l'une de ses plus belles pages. Calais était une
ville flamande. Eustache de Saint-Pierre nous rappelle ces bourgeois
de nos communes dont l'héroïsme s'alliait à une si noble simplicité.
Quelle que soit la bannière sous laquelle ils aient combattu, on
retrouve toujours dans leur courage des caractères communs qui les
rapprochent et révèlent la même patrie.

L'armée flamande s'était jointe aux hommes d'armes anglais pour
envahir l'Artois. La première expédition fut dirigée vers
Fauquemberghe, d'où Philippe de Valois s'éloigna à leur approche. Un
autre corps flamand s'était avancé jusqu'aux portes d'Aire; enfin,
dans les premiers jours de septembre, toutes les milices communales se
replièrent vers Cassel: le roi de France avait déjà licencié son
armée.

Quelque repos succéda à ces longues guerres. Une trêve, due aux
efforts persévérants des légats du pape, fut conclue le 28 septembre
1347: elle devait durer jusqu'aux premiers jours de juillet de l'année
suivante. Cette trêve s'étendait à tous les alliés d'Edouard III, et
plusieurs articles y concernent spécialement la Flandre. Elle porte
notamment que «le counte de Flaundres soit liés en especial par
serment de tenir les trewes et toutz les points de ycelles, et qu'il
ne ferra guerre, ne grevaunce par luy, ou par ses alliés, ne aultre de
par luy en païs de Flaundres ne as Flemmynges durantz les triewes.» La
même défense s'appliquait à tous les partisans de Louis de Male qui
l'avaient suivi en France. Philippe de Valois promettait également de
ne pas recourir à des négociations, soit publiques, soit secrètes,
«afyn de eaux attraire à sa part, ne pour rien faire ou procurer au
contraire de l'aliance fait entre le roi d'Engleterre.» Toutes les
relations commerciales devaient reprendre leur cours, et il était
expressément entendu que les bourgeois des communes flamandes, même
ceux qui avaient été autrefois proscrits par Louis de Nevers,
pourraient librement circuler en France, «saunz moleste ou empêchement
du counte de Flaundres.» De même que, pendant les trêves d'Esplechin
et de Malestroit, toutes les poursuites relatives aux créances des
Crespinois étaient défendues; les cardinaux s'engageaient aussi à
suspendre la lecture des sentences d'excommunication prononcées contre
la Flandre, qui avait lieu régulièrement chaque semaine dans les
diocèses de Cambray, de Tournay, de Térouane et d'Arras, et à faire
tous leurs efforts près du pape pour que ces sentences fussent
définitivement révoquées.

Il semblait toutefois que le rétablissement de la paix dût être moins
favorable à la Flandre que la guerre même, puisque les intrigues qui
se cachent sous le voile des négociations lui avaient été fatales à
toutes les époques. Le roi de France avait fait publier solennellement
à Saint-Omer une défense de recommencer les hostilités; mais ce
n'était qu'une ruse pour tromper les communes flamandes. Le 23 août,
les hommes d'armes de la garnison de Saint-Omer, soutenus par ceux de
la ville d'Aire, s'avancèrent tout à coup, sous les ordres de Charles
d'Espagne, dans la vallée de Cassel, abandonnée sans défense à
l'invasion: ils y livrèrent aux flammes toutes les habitations qui se
trouvaient sur leur passage. Plusieurs villages furent détruits,
d'immenses troupeaux de bœufs, de vaches et de brebis furent enlevés
dans les prairies ou dans les fermes des laboureurs. Au bruit de ces
dévastations, douze députés des communes de Flandre se rendirent en
Angleterre pour y réclamer le secours d'Edouard III. Le roi
d'Angleterre leur fit bon accueil; mais ses trésors étaient épuisés
par dix années de guerres, et, tout en protestant de son zèle pour
leurs intérêts, il leur exposa que s'il avait autrefois payé les frais
de leurs grandes expéditions, à l'époque où il avait eu recours à leur
appui pour envahir la France, il était devenu également nécessaire que
les Flamands lui fournissent à leur tour des subsides pour assurer la
défense de leurs frontières. Cette réponse paraît avoir vivement
mécontenté les communes flamandes, et lorsque, peu de jours après, le
roi d'Angleterre, aimant mieux rétablir la paix que de venger par les
armes le pillage de la vallée de Cassel, leur annonça la prorogation
de ses trêves avec Philippe de Valois, l'irritation s'accrut et les
bourgeois favorables à Louis de Male, répétèrent tout haut: «Nous
sommes trompés par le roi d'Angleterre!»

En 1338, le signal du mouvement des _Leliaerts_ avait été donné à
Dixmude; en 1348, il partit de la ville d'Alost, qu'ils avaient sans
doute préférée parce qu'elle était plus voisine du Brabant. Bien que
Louis de Male en adhérant à la trêve eût formellement promis de ne
point chercher à rentrer en Flandre, il s'empressa de se rendre à
l'appel de ses amis et de planter aux bords de la Dendre la bannière
qui devait les rallier autour de lui. Les échevins de Gand, se plaçant
à la tête de la commune, s'étaient aussitôt dirigés vers Alost; mais
le comte de Flandre ne se croyait pas encore assez fort pour les
attaquer ouvertement: recourant de nouveau aux négociations, il leur
fit proposer le 14 septembre une conférence. «Mes bons amis, leur
dit-il, vous savez que je suis le légitime héritier du comté de
Flandre: je ne l'ai point acheté, je ne m'en suis point emparé par
violence; c'est de mes ancêtres que je tiens tous les droits que je
possède. Je n'ai jamais fait tort à aucun de vous et je suis prêt à
jurer d'observer toutes les bonnes coutumes qui ont existé du temps du
comte Robert et de ses prédécesseurs. Je veux vous pardonner tous mes
griefs, suivre désormais tous vos conseils, et faire en toutes choses
ce qui appartient à un bon seigneur pour rétablir la concorde, l'union
et la paix.»

Lorsque les chefs de l'armée gantoise eurent rapporté les paroles de
Louis de Male aux bourgeois et aux gens de métiers assemblés, un grand
tumulte éclata; les bouchers, les pêcheurs et les autres membres des
petits métiers voulaient recevoir le comte comme leur seigneur; mais
les tisserands répliquaient qu'ils ne violeraient point les serments
qui les liaient au roi d'Angleterre, et cette délibération se changea
bientôt en une lutte sanglante dans laquelle les tisserands
triomphèrent.

Les Gantois avaient invité les Brugeois à venir les rejoindre au siége
d'Alost; mais ceux-ci, plus portés à la paix, semblaient disposés à
accepter les propositions du comte, qui venait de confirmer tous leurs
priviléges (18 septembre 1348): l'ancienne jalousie qui séparait les
villes de Bruges et de Gand avait contribué puissamment à ce résultat,
et les Brugeois s'applaudissaient surtout de pouvoir concourir à
l'humiliation de leurs rivaux. Termonde, Grammont, Audenarde et
Courtray avaient suivi leur exemple; mais les bourgeois de Gand et
d'Ypres persistaient dans leur résolution.

Le comte de Flandre s'était rendu d'Alost à Courtray, et de là au
château de Male. Ses fidèles compagnons, Roland de Poucke et Louis Van
de Walle, avaient fait en son nom les plus brillantes promesses: il
avait même consenti, pour plaire aux communes, à congédier tous les
chevaliers français qui l'accompagnaient. Cependant une extrême
agitation régnait dans les villes qui avaient reconnu son autorité;
c'était surtout dans le métier des tisserands que l'inquiétude était
la plus vive; leur puissance avait été si grande au temps de Jacques
d'Artevelde qu'ils comprenaient bien que le comte ne la leur
pardonnerait jamais. A Bruges, Gilles de Coudebrouck, qui a été
longtemps bourgmestre de la ville, se place à la tête des mécontents.
Louis de Male croit éviter une sédition en le faisant conduire captif
à Audenarde ainsi que plusieurs de ses amis; leur arrestation ne fait
que hâter l'explosion de l'irritation populaire: les tisserands et les
foulons se réunissent sur la place publique en réclamant à grands cris
leur délivrance; mais les partisans du comte accourent pour les
disperser; les tisserands, privés de leurs chefs, sont vaincus après
un combat acharné, et on leur ordonne, sous peine de mort, de porter
aux halles toutes leurs armes.

Ce succès encourage Louis de Male dans sa lutte contre ses
adversaires. Jusqu'à ce jour il s'est contenté d'adresser aux
bourgeois d'Ypres et de Gand de belles lettres où il leur promet de
les gouverner loyalement, et de se conformer à leurs lois et à leurs
coutumes. Ses exhortations ont produit peu de résultats, lorsqu'il se
décide à régner par la force à Gand et à Ypres comme à Bruges. Il
assemble ses chevaliers et presse les armements de ses alliés. Le 1er
novembre 1348, le duc de Brabant et le duc de Limbourg arrivent à
Termonde avec un grand nombre d'hommes d'armes et envahissent la
Flandre. Tous les moyens sont employés dès ce moment pour amener la
soumission des cités rebelles: on arrête les convois de vivres qui
leur sont destinés; on détruit dans les campagnes environnantes les
moissons qui auraient pu suppléer à l'insuffisance des blés étrangers.
Louis de Male se propose de les affamer, en même temps qu'il ruine
leur commerce. Ce fut alors qu'on vit au sein de ces villes livrées à
la misère, mais fidèles à la cause des libertés nationales, les plus
nobles bourgeois s'empresser de porter dans le trésor de la commune ce
qu'ils avaient recueilli dans l'héritage paternel, ou ce qu'ils
avaient acquis eux-mêmes par d'utiles travaux. Si Jacques d'Artevelde
ne vivait plus pour les éclairer de ses conseils, il n'était du moins
dans sa famille personne qui ne fût resté digne de porter son nom:
Marie de Cocquelberghe, femme de Guillaume d'Artevelde, concourut par
sa générosité à la défense de Gand, comme Baudouin Goethals qui avait
épousé Catherine d'Artevelde, et de tous les dons il n'y en eut point
de plus considérables que ceux que la veuve même de Jacques
d'Artevelde était venue offrir, vêtue de deuil, et entourée de trois
fils orphelins.

Ces exemples de zèle et de patriotisme n'étaient point stériles: les
bourgeois de Gand et d'Ypres persévéraient chaque jour de plus en plus
dans leur résolution de ne point ouvrir leurs portes à Louis de Male,
qui s'y présentait suivi de mercenaires étrangers, et parfois ils
sortaient de leurs remparts pour les repousser. Quelques Anglais qui
n'avaient pas quitté la Flandre soutenaient les Gantois tour à tour
victorieux et vaincus, et l'approche de l'hiver leur permettait
d'espérer que les chevaliers du Brabant et du Limbourg ne tarderaient
point à s'éloigner.

Louis de Male reconnut bientôt qu'il lui serait plus difficile de
désarmer les tisserands de Gand et d'Ypres que ceux de Bruges; plus il
se voyait près d'être abandonné par ses alliés à ses propres forces,
plus il sentait le besoin de se réfugier de nouveau dans un système de
fraudes et de déceptions pacifiques: tristes alternatives de guerres
sanglantes et de négociations désastreuses qui semblent, pendant deux
siècles, remplir toute l'histoire de la Flandre dans ses relations
politiques, non-seulement avec les rois étrangers, mais même avec ses
propres princes. Si les historiens du quatorzième siècle n'avaient
soin d'observer combien était naïve et crédule la bonne foi des
communes flamandes toutes les fois qu'on leur offrait des conditions
avantageuses pour leur industrie et leurs libertés, nous ne
comprendrions point un aveuglement aussi étrange, une confiance si
funeste dans ce qui était évidemment une ruse et un mensonge. Louis de
Male affectait un changement complet dans ses relations privées et
dans ses alliances publiques. Il déclarait hautement qu'il se
proposait de se séparer de Philippe de Valois et de reconquérir les
châtellenies de Lille, de Douay et de Béthune qui avaient été
injustement enlevées à la Flandre: il voulait, disait-il, se
réconcilier avec Edouard III en l'acceptant pour médiateur dans toutes
ses discordes avec les communes insurgées. Le comte de Lodi, qui était
comme lui issu de Gui de Dampierre, mais qui s'était du moins
constamment montré fidèle à la cause de la Flandre, se chargea avec
joie de porter ce message aux comtes de Lancastre et de Suffolk qui se
trouvaient à Boulogne pour y traiter de la paix avec Philippe de
Valois, et peu de jours après le roi d'Angleterre adressa à ses
ambassadeurs de nouveaux pouvoirs «pour transiger et s'accorder avec
les députés de ses fidèles sujets de Flandre et le comte de Flandre
lui-même sur tous les débats et différends qui pouvaient exister
entre eux, et pour conclure la paix définitive et tous traités de
ligue, de confédération et d'amitié perpétuelle.» Le comte de
Lancastre, qui avait été nommé dans les derniers jours d'octobre son
lieutenant «ès parties de Calais et de Flandre et en son royaume de
France,» conduisit activement ces négociations; dans la trêve conclue
entre les rois de France et d'Angleterre, le 17 novembre 1348, il
plaçait déjà les Flamands au nombre des alliés d'Edouard III, et
désignait le _rewaert_ de Flandre avec le capitaine de Calais comme
gardiens des trêves en Flandre et en Picardie. Les conditions
proposées par Henri de Flandre et Sohier d'Enghien, comme députés de
Louis de Male, et par Jacques Metteneye, comme représentant de la
commune de Bruges, furent approuvées par le comte de Lancastre, et le
10 décembre Edouard III les ratifia. Elles portaient que le comte
pardonnait aux bourgeois de Gand, de Bruges et d'Ypres, et confirmait
leurs franchises; qu'il exécuterait tous les traités conclus entre le
roi d'Angleterre et les communes flamandes, et qu'il obligerait les
chevaliers qui l'avaient accompagné en France à adhérer aux
engagements que les communes flamandes avaient pris vis-à-vis du roi
d'Angleterre.

Il ne restait plus qu'à recevoir la ratification du comte de Flandre,
et ce fut dans ce but que Louis de Male se rendit à Dunkerque où il
jura, le 13 décembre, en présence des comtes de Lancastre et de
Suffolk et de l'évêque de Norwich, d'observer les conventions arrêtées
avec le roi d'Angleterre. C'était également à Dunkerque que, moins de
deux années auparavant, Louis de Male avait promis «de fiancer
loyaument Ysabel d'Engleterre pour l'amour et le bien du pays de
Flandres.»

Le traité de Dunkerque fut accueilli en Flandre avec une grande joie.
Les bourgeois qui avaient cru pendant longtemps que les conventions
conclues avec le roi d'Angleterre ne leur permettaient point de
recevoir un prince intimement allié à Philippe de Valois, n'osaient
plus le repousser depuis que Edouard III lui-même interposait sa
médiation en sa faveur. Ce fut ainsi qu'à Gand les habitants du bourg
qui entourait le monastère de Saint-Pierre se soumirent à l'autorité
de Louis de Male, et plusieurs hommes sages sortirent de la ville,
croyant qu'au lieu de perpétuer les guerres civiles, il valait mieux
profiter de la pacification de Dunkerque: la même opinion prévalut
bientôt chez beaucoup de bourgeois qui chargèrent des députés d'aller
en leur nom traiter de la paix avec le comte de Flandre: des otages
lui avaient déjà été remis quand six cents membres du métier des
tisserands, qui s'étaient assemblés sur la place du marché,
protestèrent qu'ils ne se confieraient jamais dans les serments de
Louis de Male et refusèrent d'approuver ces négociations: leur
capitaine, Jean Van de Velde, était l'un des otages réclamés par le
comte; mais il avait refusé d'obéir parce qu'il craignait qu'on ne le
livrât au supplice, et déclarait que s'il devait mourir il ne voulait
d'autre tombeau que la place du marché. Dans ces circonstances Louis
de Male crut urgent de profiter des bonnes dispositions de la plus
grande partie des bourgeois, et il ordonna à Louis Van de Walle et au
sire de Steenhuyze d'entrer à Gand pour y attaquer les tisserands (13
janvier 1348, v. st.). Ceux-ci, décimés par les guerres et privés sans
doute de l'appui des membres les plus considérables de leur métier,
étaient trop faibles pour résister longtemps: les uns se noyèrent dans
la Lys, les autres furent impitoyablement massacrés. Jean Van de Velde
s'était réfugié dans la boutique d'un boulanger: on l'y découvrit et
on l'en arracha aussitôt pour le traîner vers la place du marché qu'il
avait lui-même désignée comme son tombeau. Avec lui périt l'ancien
doyen des tisserands, Gérard Denys, qui expiait ainsi par sa mort la
part qu'il avait prise à celle de Jacques d'Artevelde.

Ypres avait déjà ouvert ses portes, et le sire d'Halewyn s'y était
aussitôt rendu avec des hommes d'armes pour en prendre possession au
nom du comte: là comme à Gand, les tisserands succombèrent après avoir
tenté un dernier effort. Sept de leurs chefs furent décapités sur la
place publique, et ceux qui réussirent à se dérober aux mêmes
supplices allèrent chercher dans d'autres villes de la Flandre un
asile qu'ils ne devaient point y trouver.

Au milieu de ces longues guerres et de ces sanglantes divisions, la
main de Dieu s'appesantit tout à coup sur les princes et sur les
peuples pour leur rappeler, par d'effroyables désastres, tout ce que
sa colère renferme de grandes leçons et de châtiments terribles. La
peste noire avait paru en Europe: on racontait qu'elle avait commencé
dans les régions éloignées du Cathay et des Indes; puis elle avait
visité l'Egypte, l'Arménie et la Grèce; des navires l'avaient portée à
Pise en 1348, et, bientôt après, elle avait franchi les Alpes pour
s'arrêter à Avignon et à Montpellier: c'était de là que, prenant un
immense essor, elle avait envahi rapidement l'Espagne, l'Allemagne, le
Brabant, la Flandre, l'Angleterre, d'où elle s'était étendue jusqu'à
l'Islande, enlevant dans plusieurs pays les deux tiers des
populations. Ici, les maisons restaient sans habitants et tombaient en
ruine; plus loin, les troupeaux erraient, privés de leurs pasteurs,
dans les champs abandonnés sans culture: la désolation était générale.
Un léger gonflement sous les aisselles était un signe fatal qui
précédait à peine la mort de deux ou trois jours, et la violence de
l'épidémie était si grande que, pour en être atteint, il suffisait
d'apercevoir de loin un malade. Tous les liens de la famille, tous
ceux de l'affection et de la reconnaissance étaient méconnus, et rien
n'eût retracé les devoirs de l'humanité si le zèle courageux de
quelques prêtres n'eût fait revivre, au milieu de ces scènes d'égoïsme
et de douleur, les plus beaux exemples de la charité chrétienne.

En Flandre, la peste éclata d'abord au port de l'Ecluse; de là, elle
se répandit dans tout le pays. A Tournay le son des cloches qui
annonçaient de nombreuses funérailles révéla l'apparition du fléau, et
les magistrats firent aussitôt publier une proclamation par laquelle
ils conjuraient tous les bourgeois de mettre un terme aux désordres
qui appelaient le courroux du ciel. Ils défendirent en même temps aux
marchands d'ouvrir leurs boutiques le dimanche et ordonnèrent que
dorénavant on n'attestât plus par serment le nom de Dieu ni celui des
saints; ils prohibèrent aussi les jeux de hasard, et l'on se hâta de
toutes parts de tailler les dés en grains de chapelet. Aucun repas de
plus de dix convives ne pouvait avoir lieu, et l'on ne devait plus à
l'avenir porter le deuil pour personne, pas même pour un père, un fils
ou un mari. Les magistrats avaient également décidé qu'on inhumerait
immédiatement les corps des pestiférés, et que des fosses creusées à
une profondeur de six pieds seraient sans cesse prêtes à les recevoir.
Deux nouveaux cimetières avaient été établis hors de la ville; mais
les malades demandèrent comme une dernière consolation que si la mort
les devait séparer de leurs enfants, il leur fût du moins permis
d'aller rejoindre sous la pierre de la tombe leurs frères et leurs
aïeux. Bien que l'épidémie se développât presque toujours dans les
rues les plus étroites, et quoique l'usage du vin fût considéré comme
l'un des moyens les plus efficaces pour se préserver de la peste,
elle parut se jouer de tous les calculs de la prudence humaine en
frappant les riches plutôt que les pauvres, et les hommes robustes
plutôt que les enfants et les vieillards. L'abbé de Saint-Martin de
Tournay, Gilles li Muisis, évalue à vingt-cinq mille le nombre de ceux
qui périrent dans la seule cité de Tournay, et il n'est point douteux
que les mêmes ravages n'aient attristé toutes les autres villes de
Flandre.

Une terreur profonde s'était répandue dans le peuple, toutes les
églises étaient remplies de familles désolées qui venaient y porter
leurs prières. On avait renoncé aux fêtes, aux danses et aux chansons;
les maisons, qui avaient été jusque-là l'asile des rixes et des
désordres, s'étaient fermées, et il n'y avait personne qui n'eût juré
de pardonner à ses ennemis toutes leurs injures. Ce fut alors que se
forma la secte bizarre des flagellants. Elle avait pris naissance en
Hongrie, de là elle s'était propagée dans l'Allemagne. Mais c'était
surtout en Flandre et dans les contrées voisines que ces confréries
avaient atteint la plus grande extension. Les flagellants prétendaient
être guidés par la volonté divine, et racontaient qu'un ange était
descendu du ciel sur l'autel de Saint-Pierre à Jérusalem devant le
patriarche et tout le peuple, qui, prosternés à terre, saluèrent son
éclatante apparition en chantant: _Kyrie eleïson_; c'était là,
disaient-ils, qu'il avait déposé une table de pierre semblable à
celles qu'avait jadis reçues Moïse, où le doigt de Dieu avait tracé
une nouvelle loi, celle de l'expiation.

Si les confréries des flagellants croyaient, en présence des
châtiments de Dieu, devoir recourir à une pénitence aussi publique que
les vices qui l'avaient offensé, elles mêlaient à ce zèle religieux
une exaltation mystique qui leur en exagérait le mérite en leur
faisant croire que leur sang se mêlait à celui que Jésus-Christ avait
répandu dans sa passion. Tous s'appelaient du nom de frère,
distribuaient d'abondantes aumônes, observaient un silence rigoureux
et s'abstenaient de coucher dans un lit; tous avaient juré de ne
prendre part à aucune guerre, si ce n'est à celles auxquelles ils
seraient tenus de se rendre pour obéir à leur légitime seigneur. Ils
étaient vêtus de longues robes qui descendaient jusqu'aux pieds, et
leurs capuces étaient marqués d'une croix rouge. Chaque jour, ils
devaient se flageller trente-trois fois; ils s'agenouillaient cinq
fois avant leur repas et récitaient à plusieurs reprises des prières.

Souvent ils parcouraient les campagnes en marchant la nuit à la clarté
des flambeaux. Leurs chefs portaient le crucifix et tous ceux qui les
suivaient entonnaient des litanies et des hymnes. On les voyait aussi
parfois traverser les villes pour aller exécuter quelque vœu de
pèlerinage. Des flagellants arrivés d'Allemagne avaient paru au mois
de juin 1349 à Gand; le 15 août, d'autres flagellants venant de Bruges
entrèrent à Tournay. Ils se rendirent aussitôt sur l'une des places de
la ville, et là, saisissant leurs fouets armés d'aiguilles d'acier,
ils accomplirent publiquement ce qu'ils nommaient eux-mêmes leur
pénitence. Rangés en cercle autour de quelques moines appartenant aux
ordres mendiants, ils se précipitaient le visage contre terre, les
bras étendus en croix, et se relevaient trois fois pour se flageller.
Les bourgeois de Tournay, qui n'avaient jamais assisté à un semblable
spectacle, les accueillirent avec admiration. A Tournay comme à
Bruges, les hommes les plus puissants et les plus nobles dames se
soumirent à cette règle sévère, et les flagellants y eurent pour chefs
deux chevaliers, nommés Jean de Léaucourt et Jacques de Maulde, et un
chanoine de Saint-Nicolas des Prés.

Aux flagellants de Bruges succédèrent bientôt ceux de Gand, de
l'Ecluse, de Damme, de Nieuport, d'Eecloo, de Cassel, de Deynze, de
Dixmude, d'Audenarde, de Lille, de Maubeuge et de Bailleul, qui
venaient successivement prier dans l'église de Notre-Dame de Tournay.

D'autres pèlerins se rendaient en grand nombre à l'abbaye de
Saint-Médard de Soissons où était déposé le corps de saint Sébastien,
vénéré comme le patron des pestiférés. On vit même s'embarquer dans
les ports de Flandre des flagellants de Hollande et de Zélande, qui
traversaient la mer pour aller visiter l'église de Saint-Paul à
Londres.

Tant que la peste exerça ses ravages, les flagellants conservèrent
l'austérité de leur vie, les rigueurs de leur pénitence, et la ferveur
d'une imagination si vivement émue qu'elle brisait le joug de
l'obéissance et de l'orthodoxie; cependant à mesure que l'épidémie
s'éteignit, leur zèle devint moins sincère, et les désordres du vieux
monde reparurent au milieu et parfois même sous le voile des pieuses
cérémonies qui devaient en être l'expiation.

Quelque repos avait succédé aux discordes politiques et au fléau des
épidémies, quand on apprit en Flandre la mort du roi de France. Il
laissait à son fils le soin de continuer la dynastie des Valois et de
lutter contre le mécontentement des communes qu'il avait lui-même
réussi à comprimer pendant toute sa vie.

Les premiers événements qui signalèrent le règne du roi Jean furent le
supplice du comte d'Eu et la conclusion d'une alliance avec Pierre le
Cruel, roi de Castille. Une flotte nombreuse avait quitté les ports de
l'Espagne pour aller attaquer les navires des marchands anglais dans
la Gironde et jusque sur les côtes de l'Angleterre. Bientôt après,
emmenant avec elle vingt navires qu'elle avait capturés, elle jeta
l'ancre dans le port de l'Ecluse, et il semble que Louis de Male,
impatient de violer le traité conclu moins de deux années auparavant
avec Edouard, se soit dès ce moment associé secrètement à tout ce que
cette expédition présentait d'hostile et de menaçant. En 1350, comme
depuis en 1386, un armement considérable, sortant inopinément du havre
du Zwyn, devait envahir l'Angleterre, brûler ses villes maritimes et
piller ses rivages. Edouard III s'était rendu avec ses plus braves
chevaliers à bord des vaisseaux qu'il avait réunis au port de
Sandwich, et croisait devant Winchelsea: ses ménestrels faisaient
entendre autour de lui des chants joyeux comme s'ils voulaient
célébrer son triomphe, même avant la combat, quand on signala à
l'horizon un grand nombre de voiles. La lutte commença vers le soir:
Edouard III et le prince de Galles faillirent y périr, mais ils
restèrent victorieux; quatorze navires espagnols étaient tombés au
pouvoir des Anglais; les autres poursuivirent leur navigation vers
l'Espagne ou rentrèrent dans les ports de Flandre (29 août 1350.)

Les communes flamandes apprirent avec joie le triomphe des Anglais;
elles proclamèrent de nouveau, sans que rien pût les intimider, leurs
sympathies pour l'alliance d'Edouard III. Ce fut la patrie de Jacques
d'Artevelde qui donna le signal de ce mouvement, comme nous l'apprend
une lettre adressée le 20 mai 1351, par le roi d'Angleterre aux
bourgeois de Gand, par laquelle il leur annonce qu'en souvenir de leur
ancienne affection et du zèle qu'ils montrèrent autrefois pour
soutenir ses droits à la couronne de France, il leur pardonne tout
qu'ils ont fait contre lui par le conseil de ses ennemis, et les
reçoit dans son amitié comme ceux de ses sujets qu'il honore le plus,
_ut fideles præcipuos, consideratione gestus laudabilis in futurum_.

Un prince anglais qui jouissait de toute la confiance d'Edouard III,
Henri de Derby, récemment créé duc de Lancastre, fut chargé de
profiter de ces circonstances pour former dans toute l'Europe et
jusqu'au sein de la France une ligue formidable contre le successeur
de Philippe de Valois. Il devait se rendre d'abord en Flandre, et les
instructions qui lui furent remises le 27 juin à la Tour de Londres,
portaient qu'il proposerait à Louis de Male le mariage de sa fille
unique Marguerite, née le 15 avril 1350, avec l'un des fils d'Edouard
III, et qu'il réclamerait en même temps un subside au nom du roi
d'Angleterre pour la guerre qu'il se proposait de porter en France de
concert avec les communes flamandes.

A ces pourparlers se mêlait une autre négociation dont nous ne
connaissons point exactement tous les détails. En 1350, un valet nommé
Taillevent, accusé d'avoir voulu attenter aux jours du comte et de la
comtesse de Flandre pendant un voyage qu'ils firent à Aspre, protesta
dans les tortures qu'il n'avait agi qu'à l'instigation de Sohier
d'Enghien; mais Gilles Tollenaere, autre valet arrêté comme son
complice, jura au contraire jusqu'à sa dernière heure «sur la
dampnacion de son ame, que le dit Seigneur d'Enghien et lui estoient
sanz coulpe des choses susdites.» Sohier d'Enghien voulait se
justifier: il n'avait pu toutefois obtenir de sauf-conduit du comte de
Flandre qui lui reprochait peut-être d'avoir été l'un des négociateurs
de l'alliance de 1348, et vers le mois de septembre il s'était rendu à
Londres; annonçant qu'il y attendrait jusqu'aux fêtes de la Noël
quiconque oserait répéter une accusation offensante pour son honneur;
personne ne s'était présenté, et Edouard III, ayant aussi proposé
inutilement une conférence pour y entendre les allégations des
conseillers du comte et la défense de l'accusé, avait proclamé
solennellement que le sire d'Enghien, ayant offert «tout ce que
chivaler poet resonablement offrir,» devait être tenu «pur excusez
devers totes gentz.» Bien que selon les usages de la chevalerie il
arrivât souvent aux princes de présider au champ clos des champions
qui les acceptaient pour juges, l'intervention du roi d'Angleterre
dans ce démêlé avait bien plus le caractère d'un acte de suzeraineté:
sous ce rapport, il était important de la faire accepter au comte de
Flandre, surtout s'il consentait en même temps à concourir par un
subside à une nouvelle invasion de la France. Ces tentatives
échouèrent, et le duc de Lancastre ne comptait sans doute que peu sur
leur succès: sa véritable mission s'adressait aux communes flamandes
dont il cherchait à réveiller l'indépendance et le courage, parce
qu'il espérait que leur exemple ne serait point sans influence sur les
communes françaises.

Le roi de France continuait à imiter le fondateur de sa dynastie dans
les actes les plus déplorables de son règne. Dès le mois de mars 1350
(v. st.), il avait recommandé à ses officiers de cacher le véritable
aloi de la monnaie, et de ne point reculer, s'il le fallait, devant un
mensonge: il avait même osé déclarer coupable de trahison quiconque
exécuterait maladroitement ces falsifications, «afin que les marchands
ne puissent apercevoir l'abaissement.» Cependant ces ressources
avaient été presque aussitôt épuisées par la frivolité de ses goûts et
de ses dépenses, et en 1351 il se vit réduit à convoquer les états des
provinces pour leur demander des subsides. Les réclamations y furent
nombreuses, les murmures parfois menaçants. Les états annonçaient en
1351 ce qu'ils devaient être en 1355. Les barons et les hommes des
communes n'attendaient qu'un chef pour se réunir de nouveau dans une
même ligue. Ce fut, comme en 1314, un prince issu de la maison de
France; il se nommait Charles de Navarre et se souvenait peut-être
que, si Edouard III descendait de Philippe le Bel, il était lui-même,
par sa mère, le petit-fils de Louis le Hutin. A peine âgé de vingt
ans, mais déjà dépouillé d'une partie de ses domaines par Charles
d'Espagne, il était courageux, affable, éloquent, et jamais prince
n'affecta plus de qualités et de vertus pour cacher plus de vices.
Robert d'Artois était mort depuis neuf ans lorsque Charles le Mauvais
arriva à Ypres, accompagné des sires de Pecquigny, qui avaient été
naguère les chefs des _alliés_ en Artois. Il venait y négocier une
alliance étroite avec les communes flamandes et les ambassadeurs
d'Edouard III, et il est probable que ce fut à Ypres qu'il conclut, le
1er août 1351, avec Etienne de Kensington, cette célèbre convention
par laquelle Edouard III lui céda les comtés de Champagne et de Brie
et la ville d'Amiens, en se réservant «la couronne et le seurplus du
royaume de France.»

Peu après, le duc de Lancastre se rendit à Mons, près de la comtesse
de Hainaut, qui était sœur de la reine d'Angleterre: elle consentit
volontiers à tout ce qui lui fut demandé, et le bruit se répandit
bientôt qu'elle avait résolu de livrer ses Etats aux Anglais.

Tandis que le duc de Lancastre allait poursuivre de semblables
négociations en Allemagne, des ambassadeurs du roi Jean se hâtaient
d'accourir en Flandre afin de persuader à Louis de Male de se déclarer
solennellement en faveur du roi de France. Par un traité conclu à
Fontainebleau le 24 juillet 1351, et destiné probablement à rester
secret, le roi Jean promettait au comte dix mille livres de rente en
terres héritables, assises dans le comté de Flandre. Il s'engageait
aussi à le soutenir contre le roi d'Angleterre en lui envoyant une
armée pour défendre ses frontières, une garnison de deux cents hommes
d'armes pour garder Gravelines, et l'argent nécessaire pour qu'il pût
solder lui-même mille hommes d'armes. Enfin le roi annonçait que si le
comte avait recours à des moyens de rigueur contre les communes, il
lui abandonnerait toutes les confiscations prononcées pour délit de
rébellion, et que si, au contraire, Louis de Male jugeait plus utile
de se les attacher en réclamant, comme il s'y était engagé autrefois,
la restitution des châtellenies de Lille, de Douay et de Béthune, il
ne s'y opposerait point. Si rien ne devait justifier cette prévision
d'un rapprochement des communes flamandes avec le roi, ce traité
assura du moins définitivement son alliance avec le comte de Flandre.

Louis de Male rompit bientôt toute négociation avec Edouard III: se
croyant désormais assez fort pour ne plus ménager les communes, il fit
proclamer à Bruges, le 4 octobre 1351, une sentence de bannissement
perpétuel contre trois cent quatre-vingts bourgeois, qu'il accusait
d'avoir traité avec les ambassadeurs anglais. Ils n'étaient pas moins
coupables à ses yeux d'être l'objet du respect de la commune ou de
porter un nom qu'elle vénérait: on remarquait parmi eux, Guillaume,
Jacques, Lampsin et Gilles Coning, Jean Zannequin, Guillaume et Gilles
Lam, Martin Koopman, Jean de Lisseweghe, Jean de Biervliet, Sohier de
Poelvoorde, Nicolas de Cruninghe, Jean de Rodes. Peu de jours après,
le comte de Flandre partit pour Paris avec quelques échevins des
bonnes villes, pour y renouveler son acte d'hommage et de vassalité
entre les mains du second monarque de la maison de Valois.

Si les dernières vengeances du comte avaient accru le mécontentement
des communes, son départ les encouragea dans leur résistance. Elles
résolurent d'opposer à l'autorité oppressive de Louis de Male une
manifestation légale qui devait frapper ceux qui en avaient été les
instruments les plus odieux: c'étaient Josse d'Halewyn, seigneur
d'Espierres, et son frère Gauthier d'Halewyn. Au mois de juin 1347, au
moment où les bourgeois de Flandre se signalaient par leur héroïque
défense à Cassel, le sire d'Espierres avait abandonné leurs bannières
pour fuir dans le camp du roi de France. Les habitants de Courtray,
dans leur indignation, avaient brûlé aussitôt le château d'Espierres
afin que rien ne rappelât sur le sol de la patrie le séjour d'un
traître, mais Josse d'Halewyn s'était vengé en venant à son tour des
frontières françaises dévaster les biens des habitants de Courtray.
C'était Gauthier d'Halewyn qui, l'année suivante, avait inauguré la
restauration de la puissance de Louis de Male dans la cité d'Ypres par
l'extermination de ses tisserands. Depuis cette époque l'orgueil des
sires d'Halewyn n'avait plus connu de limites, et ils croyaient qu'il
n'était point de crime dont l'impunité ne leur fût assurée. Souvent
ils sortaient de leurs domaines pour aller enlever sur les grandes
routes des marchands ou de paisibles voyageurs qu'ils forçaient par
une cruelle captivité à leur payer rançon: un jour le bailli de
Courtray faillit périr sous leurs coups, et ils ne respectaient pas
même les prêtres qui tombaient en leur pouvoir.

L'absence de Louis de Male devait rétablir le règne de la justice et
des lois: il s'était à peine éloigné de ses Etats, lorsqu'un pauvre
laboureur de Menin vint se plaindre aux magistrats de Courtray d'un
nouvel attentat du sire d'Espierres: Josse d'Halewyn avait fait
briser, pendant la nuit, à coups de hache et d'épée, la porte et les
fenêtres de sa maison; saisi par ses ordres au moment où il se
précipitait demi-nu au milieu des glaçons que charriait la Lys, il
avait été couvert de blessures et retenu prisonnier jusqu'à ce qu'il
eût pu remettre à ses geôliers le prix de sa liberté. Ce fut dans ces
circonstances que les magistrats des trois bonnes villes de Flandre,
«considérant qu'aucune justice n'était faite des grands crimes et que
les pauvres n'avaient aucun moyen de maintenir leurs droits contre les
hommes puissants,» jugèrent convenable d'ordonner une enquête. Une
citation légale fut immédiatement adressée au sire d'Espierres et à
son frère, au nom des communes de Gand, de Bruges et d'Ypres; mais ils
maltraitèrent leur messager et lui firent avaler les lettres dont il
était porteur. Peu de jours après, les deux chevaliers, arrêtés dans
leurs domaines, puis condamnés par les magistrats, en vertu des
règles du droit commun, malgré leur rang et leur pouvoir, furent
décapités sur la place publique de Courtray.

La sentence avait été prononcée par les échevins des trois bonnes
villes assemblés à Courtray. Ceux de la ville de Gand se disposaient à
rentrer dans leurs foyers et étaient arrivés à Vyve-Saint-Bavon,
lorsque des _Leliaerts_, conduits par Gérard de Steenhuyze, les
attaquèrent et vengèrent par leur mort celle de leurs chefs. On éleva
plus tard, dans ce pauvre village où Louis de Male avait traversé
l'Escaut en 1347 pour fuir en France, une chapelle expiatoire qui
rappelait l'assassinat des juges qui avaient condamné le sire
d'Espierres et son frère.

Ces événements hâtèrent le retour de Louis de Male. Il se rendit
immédiatement à Gand où il se présenta, précédé de sa bannière et
entouré de ses serviteurs, aux tisserands réunis sur la place
publique. Ceux-ci demandaient à haute voix que l'on supprimât les
impôts auxquels ils avaient été soumis. On ne répondit à leurs
murmures que par des supplices, et leur sang coula au pied de ces
murailles qu'avait déjà rougies celui des compagnons de Jean Van de
Velde.

Cependant Edouard III fit une nouvelle tentative auprès de Louis de
Male. Le duc de Lancastre, qui dirigeait en ce moment d'autres
négociations avec les envoyés du roi de France, vint de Calais en
Flandre, et peu après le chancelier du roi de Navarre se rendit à
Damme, après s'être arrêté à Bruges pour emprunter les sommes dont il
avait besoin, en y laissant pour gage les joyaux de son maître. Ce fut
à Damme qu'il remit au duc de Lancastre les lettres du roi de Navarre
qui appelaient les Anglais en France, et là aussi dans l'embrasure
d'une fenêtre, eut lieu, selon les documents de cette époque, une
longue conférence dont les détails sont restés secrets.

Les nombreuses possessions de Charles le Mauvais en Normandie
pouvaient ouvrir de nouveau aux Anglais la route qu'ils avaient suivie
en 1346, depuis la Hogue jusqu'à la plaine de Crécy. Le roi Jean
s'effraya et feignit de pardonner à ses ennemis. Il n'avait pas
toutefois abandonné ses projets, et tandis que le roi de Navarre et le
duc de Lancastre s'assemblaient à Avignon afin d'y poursuivre leurs
complots, il pressait lui-même activement le cours des négociations
qui devaient faire échouer leurs efforts: il ne s'agissait de rien
moins que d'unir la Flandre à la France par le mariage de Marguerite
de Male avec le jeune duc de Bourgogne, dont le roi Jean avait épousé
la mère.

Une année s'écoula: le roi Jean avait adressé aux communes flamandes
une déclaration par laquelle il renonçait pour lui et ses successeurs
à tout droit de les faire excommunier; comme elles se souvenaient que
Philippe de Valois, après avoir pris le même engagement, l'avait fait
annuler par le pape, elles avaient exigé que cette promesse fût
sanctionnée par l'autorité pontificale, et l'on avait, conformément à
leurs désirs, publié dans toutes les villes de Flandre une bulle
d'innocent VI, qui révoquait les pouvoirs de requérir l'interdit
conférés aux rois de France par Honorius III, Clément V et Jean XXII.
Grâce à ces démarches conciliatrices, les ambassadeurs français
terminèrent heureusement leur mission en Flandre vers les premiers
jours du mois de novembre 1355, et déjà des dispenses nécessitées par
un degré rapproché de parenté avaient été demandées, quand de nouveaux
périls vinrent menacer la royauté de Jean de Valois: la médiation du
pape n'avait point réussi à faire cesser les guerres, et deux grandes
expéditions avaient quitté l'Angleterre; l'une, placée sous les ordres
du prince de Galles, abordait en Guyenne; Edouard III avait conduit
l'autre à Calais et s'avançait rapidement vers Hesdin. Le roi de
France avait également convoqué son armée à Amiens, et tout annonçait
que la guerre allait se rallumer sur les frontières de Flandre et
d'Artois; mais une invasion des Ecossais ne tarda point à rappeler le
roi d'Angleterre dans ses Etats.

Les états généraux de la Langue-d'oïl avaient été convoqués le 30
novembre pour suppléer par de nouvelles taxes à l'insuffisance du
trésor royal. Témoins de la misère qui régnait de toutes parts, ils
exprimèrent le vœu qu'elles fussent désormais uniquement appliquées
aux frais de la guerre, et que leur levée, aussi bien que leur emploi,
fût soumise à la surveillance des députés que désigneraient les trois
états: le roi accéda à leur prière pour obtenir la gabelle sur le sel
et une aide de huit deniers par livre sur chaque objet qui serait
exposé en vente; mais impatient de punir les intrigues du roi de
Navarre, il le fit inviter par son fils aîné, le duc de Normandie, à
un banquet au château de Rouen, où on l'arrêta avec le comte
d'Harcourt et d'autres chevaliers, à qui le roi des ribauds trancha
la tête.

Il était plus aisé de s'emparer par trahison du roi de Navarre que de
vaincre le prince de Galles, qui se dirigeait vers la Loire en pillant
toutes les provinces qui se trouvaient sur son passage. Le roi Jean
osa toutefois l'attaquer au milieu des vignes et des haies de
Maupertuis, près de Poitiers: quoique les Français fussent sept contre
un, les archers anglais décidèrent la victoire comme à Crécy. Geoffroi
de Charny, imitant l'exemple d'Anselme de Chevreuse, tomba en tenant
dans ses bras la bannière de France, et le roi, abandonné par le duc
de Normandie, rendit son épée au sire de Morbecque. Philippe, le plus
jeune de ses fils, plusieurs comtes, un grand nombre de chevaliers et
deux mille hommes d'armes partagèrent sa captivité.

Denis de Morbecque appartenait à l'illustre maison de Saint-Omer, qui
avait donné à l'ordre du Temple l'un de ses fondateurs, et aux
possessions chrétiennes d'Asie des princes de Tabarie et des comtes de
Tripoli: avec lui avaient combattu près du prince de Galles deux
autres chevaliers de Flandre, le sire de Pamele et Jean de Ghistelles,
qui brillèrent également par leur courage. Le Hainaut comptait aussi à
cette grande journée, dans l'une ou l'autre armée, un sire de Lalaing,
dont l'obituaire des Frères mineurs de Poitiers nous a conservé le
nom, Eustache d'Aubrecicourt, qui engagea le combat pour les Anglais,
Jean de Landas, qui était gouverneur du duc de Normandie, et ne le
suivit pas dans sa fuite.

Tandis que les Français succombaient à Poitiers, la Flandre voyait
éclater la guerre entre le duc de Brabant et Louis de Male. Selon les
uns, d'anciennes discussions relatives à la possession de Malines en
étaient la cause; selon d'autres, elle avait été le résultat du refus
du duc Wenceslas de payer la dot promise à sa fille; les rumeurs
populaires toutefois en expliquaient autrement l'origine, et
aujourd'hui encore l'on montre au château de Male l'horrible cachot où
le comte de Flandre avait, dit-on, fait enfermer Marguerite de
Brabant, coupable d'avoir donné un libre cours à sa cruelle, mais trop
légitime jalousie. Le duc de Brabant et le comte de Flandre se
montraient animés des dispositions les plus hostiles. Si Louis de Male
semblait avoir perdu la mémoire de tout ce que le vieux duc Jean III
avait fait en 1347 pour le remettre en possession de son autorité,
les communes flamandes n'avaient point oublié que c'étaient les
chevaliers brabançons qui avaient à cette époque assiégé et réduit à
la famine et à la misère les bourgeois d'Ypres et de Gand; quelle que
fût l'énergie du sentiment qui les séparait de Louis de Male, la
guerre contre les chevaliers du Brabant excitait toutes leurs
sympathies, enflammait tout leur zèle. Mathieu Villani raconte
qu'elles réunirent cent cinquante mille combattants. Il ajoute que les
chevaliers brabançons étaient plus redoutables que ceux de Flandre,
mais que les milices flamandes n'étaient pas moins supérieures par
leur courage à celles du Brabant. Ce fut inutilement que des
conférences s'ouvrirent à Assche. Malines avait déjà capitulé, et
Louis de Male en profita pour s'avancer jusqu'à Scheut, aux portes de
Bruxelles. Ce fut là qu'il rencontra l'armée du duc de Brabant. Dès
que les Flamands l'aperçurent, ils se précipitèrent en avant en
poussant, selon leur coutume, de grands cris qui remplirent leurs
ennemis de terreur et qui s'élevèrent, dit Villani, jusqu'au ciel pour
y lutter avec le bruit du tonnerre. Les Brabançons se dispersèrent
aussitôt qu'ils eurent vu tomber la bannière du sire d'Assche, et le
duc de Brabant, réduit à fuir en Allemagne, abandonna au comte de
Flandre Bruxelles, Louvain et toutes les villes les plus importantes
de ses Etats. Un triomphe si rapide accrut la renommée et la gloire
des armes flamandes; cependant Louis de Male était à peine revenu dans
ses Etats quand l'un des plus braves chevaliers brabançons, Everard
T'Serclaes, qui n'avait point assisté à la bataille de Scheut, rallia
un grand nombre de ses parents et de ses amis, et escalada pendant la
nuit les remparts de Bruxelles. Son premier soin fut d'aller arracher
de l'hôtel de ville la bannière de Flandre pour la remplacer par celle
du duc Wenceslas. A ce signal, tous les bourgeois le rejoignirent, et
la garnison flamande, surprise par l'insurrection et trop faible pour
la combattre, se hâta d'évacuer Bruxelles.

Ce fut en ce moment que le comte Guillaume de Hainaut interposa sa
médiation: elle fut acceptée, et le 4 juin 1357, le comte de Hainaut,
considérant que les bonnes villes de Brabant avaient déjà fait acte de
foi et d'hommage au comte de Flandre, déclara comme arbitre que tant
qu'il vivrait elles seraient tenues de le servir dans ses expéditions
pendant six semaines, chacune avec vingt-cinq hommes d'armes, et que
la noblesse du Brabant devrait également lui envoyer en ce cas deux
chevaliers et deux bannières. Il confirma aussi ses prétentions sur
Malines et lui accorda la ville d'Anvers pour lui tenir lieu de la dot
promise à la comtesse de Flandre.

Il était temps que les communes flamandes cessassent de combattre en
Brabant: elles allaient entrer dans cette période du moyen-âge où
elles devaient s'unir aux communes françaises pour opposer le respect
des institutions et des lois aux désordres propagés tour à tour par
l'orgueil ou la faiblesse des princes. Plus les malheurs et les
désastres qui accablaient les communes avaient été longs et terribles,
plus il importait d'en prévenir le retour. Les états du royaume se
réunirent de nouveau, et ils offrirent au Dauphin des subsides qui
eussent permis d'équiper trente mille hommes d'armes, mais le duc de
Normandie s'effraya des remontrances et des réformes qui s'y
associaient; il congédia les membres des états et partit pour la
Lorraine, abandonnant aux Anglais toutes les provinces situées à
l'ouest du royaume.

Si la France était réduite à chercher en elle-même tout ce que
réclamait le soin de sa sécurité et de sa paix intérieure, les
communes se montrèrent dignes de leur tâche: à Paris, le prévôt des
marchands, Etienne Marcel, fit creuser des fossés, construire des
tours, élever des remparts garnis de balistes et de canons, et Paris
sauva la France.

Plusieurs mois s'étaient écoulés quand le Dauphin rentra à Paris où il
avait essayé vainement de faire émettre, pendant son absence, de
nouvelles monnaies de mauvais aloi. La situation était restée la même,
et quelle que fût l'influence qu'exerçassent sur lui les anciens
conseillers de son père, la pénurie du trésor royal l'obligea bientôt
à rappeler les députés des trois états; on vit alors, et c'est
peut-être le plus mémorable événement de l'histoire politique de la
France au moyen-âge, les communes, qui luttaient depuis si longtemps
pour recouvrer leurs bonnes coutumes du règne de saint Louis, devenues
tout à coup dépositaires de l'autorité suprême et investies
légitimement du soin d'amender tous les griefs, de corriger tous les
abus. Tel fut le but de l'ordonnance du mois de mars 1356 (v. st.).

Des députés choisis «pour la réformation du royaume» se conformeront
aux ordonnances approuvées par les états généraux. Tout ce qu'ils
ordonneront sera observé irrévocablement.

Tous les subsides seront employés à la défense des frontières.

Toutes les taxes autres que celles consenties par les états seront
immédiatement supprimées.

Les offices de justice ne seront plus vendus, mais confiés à des juges
impartiaux qui réprimeront sévèrement les criminels. Tous les procès
seront terminés dans l'ordre de leur inscription au rôle des
présentations, et les gens du parlement et de la chambre des enquêtes,
aussi bien que ceux du grand conseil et de la chambre des comptes,
auront soin de se réunir «à l'heure de soleil levant,» pour expédier
promptement les affaires.

On frappera dorénavant bonne monnaie d'or et d'argent.

Toutes les haines privées seront suspendues tant que durera la guerre.
Les hommes d'armes qui pilleront le pays seront punis de mort.

Aucune trêve ne pourra être conclue si ce n'est avec l'adhésion des
trois états.

Le tableau de la taille de Paris en 1313 nous a appris combien de
bourgeois flamands s'étaient fixés sur les bords de la Seine et quelle
position leur y avaient assurée leur industrie et leurs richesses.
Nous pouvons nous demander si, persécutés par Philippe le Bel comme
coupables de représenter au sein de son royaume les tendances
généreuses du pays dans lequel ils étaient nés, ils ne travaillèrent
point activement en France au triomphe des franchises communales et
s'ils n'eurent point quelque part à ces mémorables ordonnances presque
semblables aux conventions qu'avaient conclues, le 3 décembre 1339,
les bonnes villes de Flandre et de Brabant. Les chroniqueurs français
de cette époque nous ont eux-mêmes conservé quelques traces de leurs
efforts; car parmi vingt et un bourgeois qu'ils désignent comme amis
de Marcel, ils citent Colin le Flament, Hannequin le Flament, Pasquet
le Flament, Jacques le Flament, trésorier des guerres, et Jacques le
Flament, maître de la chambre des comptes. A ces noms, il faut ajouter
celui de Geoffroi le Flament, du porche Saint-Jacques.

Ces six bourgeois, dont les noms sont parvenus jusqu'à nous, voyaient
dans les réformes récemment proclamées une règle commune qui devait,
par l'unité des lois, de la justice et des monnaies, s'étendre
jusqu'à leur ancienne patrie; et ce fut sans doute par leur avis que
les états ordonnèrent au comte de Flandre de comparaître dans leur
prochaine assemblée, en lui rappelant qu'il était tenu de leur obéir.
Ces naïves espérances, qui portaient les hommes du quatorzième siècle
vers un temps meilleur, ces illusions et ces rêves dans lesquels ils
se représentaient les destinées de leur pays consolidées et agrandies
par leur zèle, ne devaient point tarder à s'évanouir. Dès le 5 avril
on publia à Paris des lettres royales qui établissaient une trêve sans
que les états eussent été consultés, et qui annulaient le subside
qu'ils avaient voté, en leur défendant de se réunir de nouveau, comme
cela avait été convenu, dans la quinzaine de Pâques. Si le duc de
Normandie les révoqua presque aussitôt pour ne pas combattre
ouvertement l'autorité si populaire des trois états, il chercha par
tous les moyens à l'affaiblir et à la ruiner, et, au mois d'août, il
se crut assez fort pour déclarer «que il vouloit dès or en avant
gouverner et ne vouloit plus avoir curateurs; et leur défendit qu'il
ne se meslassent plus du gouvernement.» Le Dauphin avait réussi à
s'attacher l'archevêque de Reims et une partie du clergé, et parmi les
chevaliers qui l'entouraient, la plupart se montraient impatients de
faire éprouver aux communes, dont ils étaient méprisés depuis la
bataille de Poitiers, le courage qui leur avait fait défaut en
présence des Anglais. «Toute la France, dit le continuateur de
Guillaume de Nangis, fut livrée à l'anarchie et à la désolation, parce
qu'elle ne trouvait plus personne qui la protégeât.»

Le 8 novembre, l'un des chevaliers que le régent a naguère chassés de
Paris, Jean de Pecguigny, a délivré Charles le Mauvais de sa prison au
château d'Arleux, afin d'opposer au duc de Normandie un adversaire
d'autant plus dangereux qu'il cachera son ambition sous les dehors
d'un grand dévouement au bien public. En effet, le roi de Navarre est
à peine redevenu libre qu'il paraît à Amiens, y fait assembler la
commune et s'y inscrit au nombre des bourgeois. Peu de jours après, il
rentre solennellement à Paris où le parti des états a retrouvé son
influence et harangue le peuple du haut d'un échafaud dressé au
Pré-aux-Clercs.

Le duc de Normandie a recours aux mêmes ruses, à la même
dissimulation. Il se rend aux halles le 11 janvier 1357 (v. st.), et
déclare aux bourgeois qu'il veut vivre ou mourir avec eux. Le
lendemain il renouvelle les mêmes protestations au monastère de
Saint-Jacques de l'Hôpital, et continue à réunir aux portes de Paris
des hommes d'armes qu'il veut, assure-t-il, conduire contre les
Anglais. Il quitte même bientôt Paris pour les rejoindre, mais au lieu
de les employer à repousser les ennemis qui pillent les rives de la
Seine, il les établit dans les forteresses de Meaux et de Montereau,
où il leur sera aisé d'intercepter les vivres qui arrivent par la
Marne et l'Yonne aux bourgeois de Paris: il les attaque bientôt
ouvertement, et le 11 juillet 1358, le prévôt des marchands, les
échevins et les maîtres des métiers de la capitale du royaume
adressent aux communes de Flandre un long et important manifeste, où
ils réclament leur appui dans la grande lutte qu'ils soutiennent peur
la défense de leurs franchises. Vingt jours après, Etienne Marcel
périssait assassiné à la porte Saint-Antoine.

Au moment où la cause des communes succombait, le duc de Normandie
resserrait son alliance avec le comte de Flandre. Un mois après la
soumission des Parisiens, se croyant assez puissant pour démembrer les
provinces que les Anglais ne lui avaient pas encore enlevées, il
déclara lui abandonner, comme compensation des dix mille livres
promises en 1351, les villes de Péronne, de Crèvecœur, d'Arleux et de
Château-Chinon. Louis de Male méritait ces bienfaits par son
dévouement. Tandis que Henri de Flandre allait en Normandie combattre
sous les drapeaux du duc de Lancastre, il faisait décapiter ou exilait
les marchands anglais résidant dans ses Etats et étouffait à Bruges
une sédition à laquelle cette mesure n'était pas étrangère: il se
ligua même avec quelques nobles picards et normands pour aller en
Angleterre délivrer le roi Jean; mais cette tentative ne réussit
point. L'étape des laines n'existait déjà plus en Flandre depuis
plusieurs années: elle avait été rétablie, le 2 août 1353, par l'ordre
d'Edouard III, à Westminster et dans les autres villes d'Angleterre.
Les liens politiques qui avaient uni autrefois l'Angleterre et la
Flandre se trouvaient complètement rompus, et l'une des conditions
auxquelles Edouard III consentit à accepter dans la paix de Brétigny
la rançon du roi Jean, portait que le roi de France abandonnerait les
Ecossais et que le roi d'Angleterre renoncerait également à ses
alliances avec les Flamands. Le comte de Flandre avait été compris
dans ces négociations, et lorsque Edouard III reconduisit son illustre
captif jusqu'à Calais, il y arriva inopinément et salua les deux rois
en ne s'agenouillant toutefois que devant le roi de France. Ceci se
passait le 12 octobre 1360: neuf jours après, c'est-à-dire quatre
jours avant la délivrance du roi Jean, Edouard III obtint de Louis de
Male des lettres de rappel de ban en faveur de Jean et de Jacques
d'Artevelde. Cet hommage rendu par le roi d'Angleterre, alors même
qu'il se séparait de la Flandre, à des proscrits dont le nom était la
gloire, semblait recevoir des lieux et des circonstances quelque chose
de plus mémorable et de plus solennel.

Louis de Male restait dévoué aux intérêts du roi de France, et au mois
de juillet 1361, le jeune duc de Bourgogne épousa, à Audenarde,
Marguerite de Flandre. Bien qu'elle n'eût que onze ans, il l'emmena
avec lui dans ses Etats; mais elle n'y fit point un long séjour, car
Philippe de Bourgogne mourut quatre mois après au château de Rouvre;
en lui s'éteignait la seconde maison des ducs de Bourgogne issus du
roi Robert et de Constance de Provence.

De tristes présages avaient marqué des fêtes auxquelles devait
succéder si promptement la pompe des funérailles. Les pestes, les
inondations, les incendies se succédaient sans relâche en Flandre.
L'épidémie de 1360 avait à peine cessé ses ravages quand, dans un même
mois, la flamme consuma le quartier de la Biloke à Gand et plus de
quatre mille maisons à Bruges. Les mêmes désastres se reproduisirent à
Alost, à l'Ecluse, à Furnes. Rien ne fut plus terrible toutefois que
la grande tempête du 12 décembre 1367. Elle s'éleva vers le soir
portée du nord au sud et s'étendit rapidement sur toute la Flandre, et
de là jusqu'en Brabant et jusqu'en Picardie. Les arbres des forêts et
des vergers furent jetés à terre. Les tours des châteaux, les beffrois
des cités, les clochers des églises ne résistèrent pas mieux à
l'ouragan; la mer même avait de toutes parts rompu les dunes, et elle
ne se retira qu'en laissant sur le rivage de nombreux cadavres et les
débris de tous les vaisseaux qui avaient sillonné, pendant cette nuit
funeste, les flots de l'Océan. Dix ans plus tard, une autre inondation
engloutit dix-sept villages.

Les discordes civiles étaient une autre source de malheurs. Les
bourgeois de Bruges et les habitants du Franc s'agitaient. A Ypres, ce
fut une véritable rébellion; mais elle fut sévèrement réprimée. Quinze
cents tisserands furent arrêtés et décapités sans jugement: jamais,
racontent les chroniques, on ne vit plus de victimes livrées aux
supplices. Cependant le comte parut tout à coup s'apaiser: il pardonna
aux habitants d'Ypres et de Bruges, et adressa aux communes du Franc
des lettres où il protestait de son zèle pour leurs franchises.

Louis de Male avait voulu assurer la tranquillité de la Flandre avant
de se rendre à Anvers pour y veiller de plus près à ce qu'exigeait le
soin de ses intérêts en Brabant. Wenceslas, son ancien adversaire,
avait formé le siége de Louvain pour mettre un terme aux émeutes qui y
avaient éclaté. Or c'était dans cette ville, antique résidence des
ducs de Brabant, qu'étaient conservés les diplômes impériaux qui
admettaient les filles au droit de succession au duché, à défaut
d'hoirs mâles, et Louis de Male ajoutait d'autant plus de prix à leur
conservation que Wenceslas n'ayant pas de postérité, la comtesse de
Flandre Marguerite se trouvait appelée à recueillir son héritage, et
il prenait déjà lui-même le titre de duc de Brabant. Il semble, par la
réponse que lui adressa Wenceslas, que ses intentions étaient en effet
assez douteuses; mais Louis de Male eut recours à des menaces, et
Louis de Namur, issu comme lui de Gui de Dampierre, qui avait amené au
siége de Louvain de puissants renforts, le seconda en annonçant
l'intention de se retirer. Wenceslas céda. Il protesta qu'il n'avait
jamais songé à faire porter ces chartes à Luxembourg, et elles furent,
après la reddition de Louvain, déposées par son ordre au château de
Genappe.

Au moment où la paix paraissait rétablie en Flandre, un événement
fortuit la troubla de nouveau. Parmi les bourgeois les plus riches de
la ville d'Ypres, on citait Florent Malghewaert qui, l'année
précédente, avait été nommé par le comte l'un des commissaires chargés
de diriger les enquêtes criminelles dans la ville de Gand: compromis
dans l'émeute d'Ypres, il s'était retiré à Tournay et s'y croyait à
l'abri de tout péril, quand Olivier de Steelant, chevalier du parti
_leliaert_, traversant les faubourgs de cette ville pour se rendre à
Mons, y reconnut par hasard Florent Malghewaert à la porte de la
maison d'un prêtre; il se précipita aussitôt sur lui et, saisissant en
même temps le prêtre qui lui avait donné l'hospitalité, il les fit
placer, l'un sur le cheval de son page, l'autre sur celui de son
valet, et se hâta de reprendre le chemin de Courtray. Ceci se passait
le jour de la fête de la Chandeleur; plusieurs processions étaient
sorties de la ville: l'une d'elles aperçut le sire de Steenlant qui
fuyait avec ses prisonniers; elle entendit les cris que poussait le
prêtre et accourut à son secours. Le prêtre recouvra presque
immédiatement la liberté, et l'on s'empara du valet du chevalier
_leliaert_ qui fut pendu le lendemain.

Cependant le sire de Steelant a disparu avec son page, emmenant avec
lui l'infortuné bourgeois d'Ypres; il ne tarde point à le livrer à
Louis de Male, mais il lui demande pour prix de ce service qu'il lui
soit permis de tirer vengeance du supplice que les bourgeois de
Tournay ont fait subir à l'un de ses serviteurs. Le comte autorise
tout, et Olivier de Steelant assemble soixante hommes bien armés avec
lesquels il ravage les environs de Tournay; il ose même aller briser
la potence de la ville et en détacher le corps de son valet. A peine
les bourgeois l'ont-ils appris qu'ils sortent de leurs portes pour
l'attaquer. Le sire de Steelant feint de fuir, mais arrivé à une lieue
de la ville, il attend que la troupe des bourgeois de Tournay se
presse en désordre sur un pont étroit, et s'élance inopinément au
milieu d'eux. Quarante-trois bourgeois y perdent la vie; les autres
cherchent leur salut dans la fuite.

Le sire de Steelant ne s'éloignait plus de Tournay: c'étaient chaque
jour de nouveaux combats. Il fallut non-seulement l'intervention du
comte de Flandre, mais celle du roi de France lui-même pour les faire
cesser. La ville de Tournay fut condamnée à payer une amende au sire
de Steelant et à élever une chapelle pour le repos de l'âme de son
valet; trente-six de ses principaux bourgeois devaient aller se
remettre entre les mains du comte et accepter les pèlerinages qu'il
leur imposerait; mais la commune de Tournay aima mieux payer une
amende de douze mille francs.

Au milieu de ces déchirements et de ces désordres, le pape Urbain
réunissait à Avignon, à la prière du roi de Chypre, le roi Jean de
France et le roi Waldemar de Danemark qui y prirent la croix. Le roi
de Chypre se dirigea bientôt vers la Flandre où le roi Waldemar
l'avait déjà devancé, et le comte Louis de Male leur fit grand
accueil; mais le roi de Chypre se trompait s'il espérait retrouver
dans la Flandre le berceau des héros des anciennes croisades. La
brillante intrépidité de Robert, le zélé pieux de Thierri ne devaient
plus renaître dans leurs héritiers: ils avaient emporté dans leur
tombeau l'épée qui délivra et protégea tour à tour Jérusalem. Dans les
autres contrées de l'Europe, l'ardeur des guerres lointaines s'était
également calmée. Le roi d'Angleterre, qui avait pendant longtemps
rêvé une expédition en Orient, était devenu vieux; et le roi Jean
lui-même, malgré son vœu récent à Avignon, songeait peu à
l'accomplir, quand il retourna en Angleterre soit pour réparer la
déloyauté d'un de ses otages, soit pour y chercher la vie joyeuse de
Londres, où deux mois de fêtes et de banquets hâtèrent sa mort. Son
successeur fut ce duc de Normandie qui avait trahi les états à Paris
après avoir abandonné son père à Poitiers. C'étaient de tristes
auspices pour la royauté de Charles V. Le trône chancelait, les
finances étaient épuisées, les communes se montraient agitées. Les
Anglais ne se contentaient plus des concessions qui leur avaient été
faites dans le traité de Brétigny; ils voulaient recommencer la
guerre, et loin d'abjurer désormais l'alliance de la Flandre, ils
s'efforçaient de se l'assurer en opposant à l'autorité de Louis de
Male, privé de l'appui du roi Jean, les sympathies des communes
flamandes, qui, depuis Jacques d'Artevelde, considéraient une union
étroite avec l'Angleterre comme la condition la plus indispensable de
leur industrie.

Bien que le roi d'Angleterre eût promis aux ambassadeurs français de
renoncer à ses anciens traités avec la Flandre, il n'avait jamais
interrompu les relations qu'il entretenait depuis longtemps avec ses
bourgeois les plus influents et les plus riches. Ce fut à un marchand
de Bruges, nommé Jean Walewayn, qu'il confia le soin de recevoir en
son nom les sommes stipulées pour la délivrance du roi d'Ecosse, David
Bruce. Ce même Jean Walewayn se trouva de nouveau chargé, quelques
mois plus tard, de se faire payer deux cent mille écus d'or offerts
par le duc de Bourgogne pour que les Anglais ne pillassent pas ses
Etats. Edouard III regretta même bientôt les conditions qu'il avait
acceptées, et cinq mois s'étaient à peine écoulés depuis la paix de
Brétigny, quand il déclara, le 24 octobre 1360, que tant que les
lettres de cession qui y étaient mentionnées n'auraient pas été
remises à ses envoyés dans l'église des Augustins de Bruges, lieu
convenu pour cette formalité, il ne se croirait pas tenu d'observer
les clauses du traité par lesquelles il s'était engagé à abandonner
l'alliance des Flamands. Enfin, en 1363, il manifesta plus ouvertement
son affection pour les communes flamandes en fixant à Calais, près de
leurs frontières, l'étape des laines anglaises.

Dès que le roi d'Angleterre avait appris la fin prématurée du jeune
duc de Bourgogne, il avait résolu de chercher, quelques difficultés
que dût rencontrer ce projet, à faire épouser l'héritière de Flandre à
l'un des princes de sa maison, et son choix s'était arrêté sur le
cinquième de ses fils, Edmond, comte de Cambridge: il n'avait pas
tardé à envoyer en Flandre l'évêque de Winchester et le comte de
Suffolk pour qu'ils négociassent ce mariage. Leurs propositions furent
sans doute rejetées avec dédain par Louis de Male: cependant, après la
mort du roi Jean, d'autres ambassadeurs anglais traversèrent la mer et
s'arrêtèrent à Audenarde. Ce fut dans cette ville, où avait été
célébré le premier mariage de Marguerite de Flandre avec un prince
français, que l'on en conclut pour elle un second avec l'un des fils
d'Edouard III. Louis de Male, se confiant moins dans l'appui de
Charles V, n'osait plus résister aux désirs des communes, et leurs
députés se rendirent avec les siens au château de Douvres, où une
convention fut définitivement scellée le 19 octobre 1364, par le duc
de Lancastre, les comtes d'Arundel, d'Hereford, d'Oxford, de Suffolk,
Henri de Flandre, Louis de Namur, Roland de Poucke et Gérard de
Rasseghem. Par cette convention, Louis de Male déclarait qu'afin
d'assurer le repos, le bien et le profit de ses sujets, il avait, de
l'avis et du consentement des prélats, des nobles et de tous ses
conseillers, résolu de donner sa fille au comte de Cambridge. Ce
mariage devait être célébré à Bruges le mardi après la Chandeleur, et
il avait été arrêté que la jeune princesse serait aussitôt après
remise à son époux. Edouard III promettait à son fils six mille francs
de rentes assises en terres, et de plus il lui cédait tout le comté de
Ponthieu, le comté de Guines, la terre de Marcq et le château de
Calais, ainsi que tous les droits que pouvait posséder la reine
d'Angleterre sur les comtés de Hainaut, de Hollande, de Zélande et la
seigneurie de Frise. Louis de Male, toujours avide de l'or que
dévorait rapidement sa vie fastueuse et dissolue, devait recevoir cent
mille francs.

Des dispenses pontificales, pour cause de consanguinité, étaient
nécessaires pour la célébration de ce mariage. Edouard III s'était
chargé de les obtenir. Plusieurs mois s'écoulèrent toutefois sans
qu'il réussît dans ses démarches, et il se vit réduit à autoriser, par
des lettres du 18 décembre, Henri Scrop, gouverneur de Calais, à
retarder, de concert avec Louis de Male, l'époque qui avait été fixée
pour les noces de la princesse flamande. Charles V s'était hâté
d'envoyer des ambassadeurs à Avignon pour supplier le pape de ne
point accorder les dispenses qu'on lui demandait. Ils lui remontraient
que si la Flandre s'alliait étroitement à l'Angleterre, il en
résulterait un trop grand dommage pour le roi de France, et ajoutaient
que puisque les Flamands étaient tenus de lui obéir, ils ne pouvaient
pas traiter avec ses ennemis. Ces observations furent favorablement
accueillies, et les dispenses ecclésiastiques furent refusées au roi
d'Angleterre par Urbain V. Le mariage du comte de Cambridge n'eut pas
lieu: Marguerite de Flandre ne devait point fonder la maison
d'York, dont une princesse épousa, au quinzième siècle, son
arrière-petit-fils, Charles le Hardi: il appartenait à une fille de
Pierre le Cruel d'être l'aïeule de Richard III.

De nouveaux traités de confédération entre la Flandre et l'Angleterre
avaient été conclus en 1367, lorsque Charles V forma lui-même le
dessein de donner la Flandre à son frère le duc de Bourgogne, en lui
faisant obtenir la main de Marguerite de Male; mais il reconnut
aisément que pour réussir dans ce projet il devait s'assurer
l'adhésion des communes, et ne négligea aucun moyen de se la
concilier. Il commença par prendre sous sa protection les tisserands
flamands qui se rendaient à Tournay: puis il envoya des ambassadeurs
chargés d'offrir la restitution des trois châtellenies de Lille, de
Douay et d'Orchies, pour qu'elles tinssent lieu des dix mille livres
de rentes héritables promises à Louis de Male en 1351, et des villes
de Péronne, de Crèvecœur, d'Arleux et de Château-Chinon qui lui
avaient été assignées en 1358. Ces propositions, qui exauçaient, sans
luttes et sans guerres, des vœux si fréquemment renouvelés, en
reconstituant dans toute sa puissance sinon l'héritage de Baudouin de
Constantinople, du moins celui de Gui de Dampierre, furent acceptées
avec joie par les communes, et le 27 mars, jour du mardi saint,
Marguerite de Male jura solennellement qu'elle ne consentirait jamais
à ce que ces châtellenies fussent séparées de la Flandre.

Ce fut le 12 avril 1369 que fut scellée à Gand la convention où
l'évêque d'Auxerre et Gauthier de Châtillon déclarèrent que le roi,
afin de satisfaire aux réclamations du comte relatives aux dix mille
livres qui lui étaient dues, lui cédait à perpétuité, pour lui et ses
successeurs, les villes et les châtellenies de Lille, de Douay et
d'Orchies, en se réservant seulement le droit de rachat dans le cas où
viendrait à s'éteindre la postérité mâle qui naîtrait du mariage du
duc de Bourgogne avec Marguerite de Male. Douze jours après, le roi de
France confirma cette charte, «en bonne foy et loyalté et parolle de
roy, sans fraude.» Quelque solennelle que fût cette promesse et malgré
cet appel à la bonne foi et à la loyauté de la parole royale, la
fraude existait, car, dès le mois de septembre 1368, Charles V avait
exigé que son frère s'engageât, par des lettres secrètes, à lui
restituer les châtellenies de Lille et de Douay aussitôt après la mort
de Louis de Male. Par ces mêmes lettres, le duc de Bourgogne avait
consenti au rétablissement des censures ecclésiastiques à peine
révoquées depuis quelques années par le roi Jean, en maintenant dans
leurs fonctions si redoutées d'exécuteurs l'évêque de Senlis et l'abbé
de Saint-Denis.

Cependant un obstacle imprévu faillit faire échouer, au moment même où
elle allait se terminer, une négociation si habilement conduite. Les
ambassadeurs français avaient cru s'assurer l'assentiment du comte de
Flandre en se montrant généreux à son égard. Edouard III lui avait
accordé cent mille francs dans le contrat de mariage du comte de
Cambridge; ils lui en promirent deux cent mille dans celui du duc de
Bourgogne; mais Louis de Male, par un de ces changements de système
politique qui révèlent dans l'esprit des princes autant de faiblesse
que d'inconstance, refusait de se rapprocher de la France. Il savait
que Charles V l'aimait peu, et les mesures rigoureuses qui avaient été
prises contre une princesse de sa maison le confirmaient dans ce
sentiment. Yolande de Flandre, fille de Robert de Cassel et veuve de
Philippe de Navarre, avait été arrêtée et retenue captive, d'abord à
Sens, puis à Paris. Louis de Male s'en plaignit sans doute, et ce fut
un de ses bâtards, Louis, dit le Haze de Flandre, que l'on vit plus
tard brûler les domaines du sire de Longueval, qui avait repris la
prisonnière évadée de la Tour du Temple.

Le duc d'Anjou et le cardinal d'Amiens multiplièrent inutilement leurs
efforts pour que le comte de Flandre changeât d'avis, et lorsque le
roi de France lui-même se rendit de Péronne à Tournay, afin d'y
trouver l'occasion d'une entrevue, il ne voulut point aller le saluer
dans cette ville si voisine des frontières flamandes. Tout espoir de
le persuader semblait perdu, quand sa mère Marguerite, digne fille de
Philippe le Long, réussit à dompter sa résistance, elle lui avait
annoncé, dans le langage le plus énergique, qu'elle le renierait pour
son fils en mutilant le sein qui l'avait nourri, et qu'elle lèguerait
à quelque prince étranger son beau comté d'Artois. Cette menace seule
engagea Louis de Male à ratifier, le 12 mai, les stipulations
matrimoniales telles qu'elles avaient été réglées au mois d'avril.

La bannière du Lion de Flandre avait été arborée de nouveau, le 13 mai
1369, sur les remparts de Lille, de Douay et d'Orchies, d'où elle
avait disparu depuis un demi-siècle, et les villes de Saint-Omer,
d'Aire, de Béthune et d'Hesdin avaient été en même temps remises aux
hommes d'armes de Louis de Male, pour qu'ils les occupassent jusqu'à
l'accomplissement de la convention du 12 avril. Ils n'y restèrent que
quelques jours: le duc de Bourgogne avait hâte d'aller recevoir la
main de cette jeune princesse qui lui portait pour dot «la conté
Flandre, laquelle est, dit Christine de Pisan, la plus noble, riche et
grant, qui soit en crestienté.» Le 10 juin, il avait fait acte de foi
et d'hommage entre les mains de son frère; huit jours après il
arrivait à Gand, et la cérémonie des noces y fut pompeusement célébrée
le 19 juin.

Le duc de Bourgogne était accompagné d'une suite nombreuse, dans
laquelle on distinguait les comtes d'Etampes, de Tancarville, de
Joigny, le sire de Coucy et beaucoup d'autres chevaliers. Il avait
emprunté des sommes considérables pour paraître avec éclat au milieu
des somptueux banquets que lui préparaient les bourgeois de Gand et de
Bruges, et il affectait partout une grande générosité. Ce fut ainsi
qu'il donna tour à tour au prévôt d'Harlebeke «un entablement d'un
chastel à trois brigands devant tenant arbalètes, et un hanap à
couvercle tout émaillé;» au sire de Dixmude, «un entablement d'un
chastel à trois hommes devant jouans de guitares;» au seigneur de
Praet, «un autre entablement à trois hommes en mantelets;» au
chancelier de Flandre, «une aiguière émaillée et dorée;» à messire
Gérard de Rasseghem, «une aiguière;» au seigneur d'Escornay, «une
aiguière de coquille de perle en guise de femme et de sirenne, dorée
et émaillée;» à Jean de Beveren, «une aiguière en guise de femme
pèlerine;» au seigneur de Maldeghem, «une aiguière dorée et vairée;» à
Roland de Poucke, «une quarte taillée à lettres de sarrasin dorée;» à
Wulfart de Ghistelles, «une ceinture à perles et à cloux d'argent
doré.» Ces présents avaient si bien absorbé le trésor que le duc avait
apporté avec lui de Bourgogne, que, moins d'une semaine après son
mariage, il se vit réduit à lever de l'argent chez trois marchands de
Bruges. Enfin, le 29 juin, il quitta la Flandre, emmenant avec lui sa
jeune compagne qu'il conduisit d'abord à Lens, puis à Paris. C'était
là un grand triomphe pour la France; mais beaucoup de personnes
jugeaient, dit un historien du quinzième siècle, que Charles V eût dû
l'épouser lui-même et ne pas sacrifier l'avantage de son royaume à son
amour pour Jeanne de Bourbon qu'il trouvait plus belle que Marguerite
de Flandre. N'y avait-il pas d'ailleurs quelque péril à porter si haut
la puissance de l'un de ses frères, qu'il dépendrait de son ambition
ou de celle de ses successeurs de dominer et peut-être de renverser la
royauté?

Cependant Charles V s'applaudissait vivement d'avoir empêché l'hymen
projeté entre l'héritière de la Flandre et le comte de Cambridge. Il
adressa à la commune de Bruges des lettres très-affectueuses pour la
remercier du bon accueil qu'elle avait fait à son frère et pour
réclamer son amitié. Dans ces mêmes lettres il cherchait à se
disculper de tout reproche de violer les conventions conclues avec les
Anglais, et afin de témoigner plus de déférence pour les communes
flamandes, il avait chargé ses ambassadeurs Tristan du Bos et Sohier
de Gand de leur communiquer le texte original du traité de Brétigny,
que tout le monde invoquait, mais que personne ne respectait plus.

Rien ne devait d'ailleurs plus contribuer à dissiper tout espoir de
réconciliation entre les deux rois que le mariage de Marguerite de
Male. Au moment même où il venait d'être célébré, Edouard III avait
fait déclarer par son parlement qu'il était délié de tout engagement
relatif à la paix, et il avait aussitôt repris le titre de roi de
France et d'Angleterre. Il voulait prouver que, quel que fût l'époux
que Louis de Male eût accepté pour sa fille, il n'en conservait pas
moins en Flandre l'influence qu'il avait maintenue au milieu de toutes
les guerres pendant trente années, et il abjurait tous les liens qui
existaient entre l'Angleterre et la France pour renouveler ceux qui
l'unissaient aux communes de Flandre. Le système de neutralité
commerciale qui dominait dans nos villes favorisait ces négociations,
et ce fut au moment même où elles obtenaient de Charles V la libre
circulation de leurs monnaies dans ses Etats, qu'elles conclurent arec
Edouard III un traité d'alliance.

Charles V eût préféré toutefois que la Flandre prît une part active à
ses expéditions dirigées contre l'Angleterre. Louis de Male, dont le
zèle pour l'alliance française avait reparu, s'associait à ses
desseins en cherchant à troubler les relations des marchands anglais
et flamands. Le 1er juillet 1371, le roi d'Angleterre avait écrit au
comte et aux communes de Flandre pour se plaindre «des grevances,
outrages, injuries et damages faitz et commis par aucuns du dit pays
de Flandres tant en personnes, come en niefs, vessealx, biens et
marchandises.» Le même jour, des navires flamands qui revenaient
chargés de vins du port de la Rochelle, s'arrêtaient dans le havre de
Torbay, où ils rencontrèrent des vaisseaux anglais commandés par le
comte d'Hereford. Les Anglais, ignorant qu'ils eussent devant eux les
navires des marchands flamands, les attaquèrent. La mêlée fut longue
et sanglante, et bien que les marins flamands, commandés par Jean
Pietersone, se défendissent vaillamment, ils furent tous tués ou pris.

Les communes flamandes, peu disposées à rompre leurs relations
commerciales avec l'Angleterre pour plaire au comte, envoyèrent
aussitôt des ambassadeurs près d'Edouard III, et, après des
conférences dans lesquelles intervint l'archevêque de Canterbury, la
paix fut rétablie par une convention signée à Marcq, près de Calais,
le 20 mars 1371 (v. st.); huit jours après, Edouard III écrivit au
maire de Londres pour qu'elle fût immédiatement proclamée.

Deux années s'étaient écoulées lorsque le pape Grégoire XI interposa
sa médiation pour faire cesser également les hostilités entre la
France et l'Angleterre. L'archevêque de Ravenne et l'évêque de
Carpentras, qu'il avait nommés ses légats, se rendirent à Londres et
montrèrent un si grand zèle pour la paix qu'ils réussirent à faire
conclure, à l'abbaye de Notre-Dame de Bourbourg, une trêve qui devait
durer depuis le 11 février 1374 (v. st.) jusqu'aux fêtes de Pâques.
Pendant cette suspension d'armes, le duc d'Anjou, frère de Charles V,
s'avança jusqu'à Saint-Omer, tandis que le duc de Lancastre abordait à
Calais, et les légats pontificaux obtinrent presque aussitôt qu'afin
d'éviter les délais qu'entraînaient les fréquents voyages des
messagers entre ces deux villes, des conférences pour la paix
s'ouvriraient à Bruges. Là se réunirent, dans les derniers jours de
mars, le duc de Bourgogne, le comte de Tancarville, le duc de
Lancastre et son frère Thomas de Woodstock, depuis duc de Glocester.
Leur premier soin avait été de prolonger la trêve; mais les
négociations faisaient peu de progrès, et ils ne tardèrent point à se
séparer, après avoir promis de s'assembler de nouveau aux fêtes de la
Toussaint.

A cette époque, les conférences recommencèrent à Bruges en présence
des légats pontificaux. Le duc d'Anjou avait rejoint le duc de
Bourgogne, et le duc de Lancastre était accompagné du duc de Bretagne.
Le duc de Brabant et le duc Albert de Bavière s'étaient rendus en
Flandre pour les saluer. Un grand nombre de seigneurs et de nobles
dames y étaient aussi accourus pour voir les princes de France et
d'Angleterre, et pour assister aux joutes qu'avait annoncées le duc de
Bourgogne. «Si furent ces joutes, dit Froissart, bien fêtées et
dansées, et par quatre jours joutées. Et tint là adonc le comte de
Flandre grand état et puissant, en honorant et exhaussant la fête de
son fils et de sa fille, et en remontrant sa richesse et sa puissance
à ces seigneurs étrangers de France, d'Angleterre et d'Allemagne.»
Malheureusement, quelles que fussent les démonstrations d'amitié
qu'affectassent les ambassadeurs des deux rois, ils ne parvinrent
point à s'entendre pour régler les conditions de la paix. Le roi
d'Angleterre tenait aux stipulations du traité de Brétigny. Le roi de
France exigeait au contraire qu'on lui restituât ce qui avait été déjà
payé de la rançon du roi Jean et que les murailles de Calais fussent
démolies. Il était difficile de concilier des prétentions si opposées:
les conférences furent bientôt rompues et ajournées à l'année
suivante.

Au milieu de ces discussions s'agitait à Bruges un procès d'autant
plus important qu'il touchait aux mêmes questions de rivalité
politique représentées par les noms les plus illustres du quatorzième
siècle. L'une des parties était le connétable de France, Bertrand
Duguesclin; l'autre, l'un des fils du roi d'Angleterre, le duc Jean de
Lancastre, qui se trouvait alors en Flandre, et il s'agissait de la
rançon de messire Jean d'Hastings comte de Pembroke. Jean d'Hastings
avait brillé parmi les plus intrépides chevaliers de ce temps: après
avoir eu pour première femme Marguerite d'Angleterre, il avait épousé
en secondes noces la fille de Gauthier de Mauny, si noblement célébré
par Froissart, qui, digne héritière de sa gloire, devait rendre aux
arts, par la fondation du musée de Cambridge, tout ce que les lettres
avaient fait pour immortaliser son père. C'était en 1372 qu'il avait
été pris dans la baie de la Rochelle par des corsaires espagnols.
Livré aussitôt à Henri de Transtamare, il avait passé une année dans
une étroite prison, et tout annonçait qu'on l'y laisserait jusqu'à sa
mort, lorsque ses amis résolurent de s'adresser au plus généreux de
ses adversaires, à Bertrand Duguesclin, qui avait placé la couronne
sur le front de Henri de Transtamare. Bertrand Duguesclin se hâta de
répondre qu'il était prêt à sacrifier toutes les terres qu'il
possédait en Castille pour obtenir la liberté du comte de Pembroke,
s'il s'engageait à l'en indemniser plus tard. Ces terres comprenaient
le domaine de Soria, c'est-à-dire les ruines de l'ancienne Numance,
renversée par Scipion, qui attendaient pour se relever qu'un héros du
moyen-âge effaçât les traces de la dévastation du conquérant romain.
Bertrand Duguesclin ignorait peut-être les glorieuses traditions de
son bailliage de Soria: s'il les eût connues, il n'eût pas hésité
davantage à briser les fers de l'un des compagnons de Chandos, dont il
avait été lui-même le prisonnier. Le comte de Pembroke, délivré grâce
à sa médiation, se rendit aussitôt à Paris, et là il fut convenu qu'il
payerait au connétable cent vingt mille francs, savoir immédiatement
cinquante mille francs et le reste six semaines après son retour en
Angleterre. Le connétable avait également promis de le faire
reconduire hors des frontières de France avant les fêtes de Pâques;
mais il fut impossible au comte de Pembroke de trouver l'argent dont
il avait besoin pour le premier payement: un délai fut accordé, et
l'évêque de Bayeux alla à Bruges avec le comte de Sarrebruck pour
sceller, chez un marchand lombard, nommé Forteguierre, le sac dans
lequel avaient été enfermées, outre vingt-trois mille cent trente-cinq
nobles et demi et deux gros, valant cinquante mille francs, des
obligations représentant une somme de soixante et dix mille francs,
garanties par les comtes de Warwick, de Strafford, de Salisbury, de
Suffolk, et d'autres chevaliers anglais. Cependant le comte de
Pembroke épuisé de fatigue ou peut-être affaibli par un poison secret
qui lui avait été donné en Castille, avait rendu le dernier soupir sur
la route de Paris à Calais, à Moreuil, pauvre bourg de Picardie, le
lundi des Rameaux, et les gens du connétable s'étaient hâtés
d'enlever son cadavre, afin que leur captif atteignît vif ou mort les
frontières anglaises; mais lorsqu'ils se présentèrent aux portes de
Guines, les Anglais refusèrent de les laisser passer: ils avaient eu
l'ordre de recevoir le comte de Pembroke et non pas un cercueil. On
fut réduit à déposer dans une abbaye voisine les restes de l'infortuné
chevalier, qui ne devait rentrer dans sa patrie que pour y trouver un
tombeau; mais les fêtes de Pâques étaient arrivées avant que ce triste
voyage s'accomplît.

C'était dans ces circonstances que les héritiers du comte de Pembroke
réclamaient la restitution des sommes déposées à Bruges et Bertrand
Duguesclin l'exécution de sa promesse. Les magistrats de Bruges
évoquèrent cette contestation; mais le duc de Lancastre intervint
aussitôt, alléguant que les sommes confiés à Forteguierre avaient été
prêtées par le roi d'Angleterre.

A cette époque appartient un mémoire qui nous a été conservé: c'est
celui de maître Yves de Kaërenbars, procureur du connétable. L'exposé
des faits y est aussi intéressant que l'argumentation y est logique et
pressante. N'existe-t-il pas en faveur de Bertrand Duguesclin des
principes de justice et d'équité consacrés par les Pandectes au titre
_De captivis et redemptis ab hostibus?_ Ulpien n'ajoute-t-il pas que
le rachat d'un captif suffit pour lui imposer, à l'égard de son
bienfaiteur, les mêmes devoirs que ceux d'un fils vis-à-vis de son
père: _Potestatis verbum non solum ad liberos, verum etiam ad eum quem
redemit ab hostibus?_ Ce n'est pas toutefois uniquement dans le droit
romain que ces règles se trouvent tracées: elles ne sont pas
étrangères aux devoirs de la chevalerie. Si l'on vit un lion délivré
de l'attaque d'un serpent garder une éternelle reconnaissance à son
libérateur, les héritiers et les amis du comte de Pembroke se
montreront-ils moins généreux vis-à-vis de celui qui le sauva si ce
n'est de la mort, du moins de la captivité la plus cruelle? Rien n'est
d'ailleurs, remarque Yves de Kaërenbars, plus odieux que
l'ingratitude; «car c'est contre Dieu, contre vérité et contre bonne
foy.»

La réponse du procureur anglais ne nous est point parvenue, et en
présence du mémoire de maître Yves de Kaërenbars nous ne pouvons nous
empêcher de soupçonner les échevins de Bruges de s'être laissé dominer
dans ce procès par des sympathies politiques. Nous ne connaissons même
exactement ni les termes, ni l'époque de leur jugement; nous savons
seulement, par un acte du 20 juillet 1375, que le roi, prenant en
considération l'appel interjeté par Bertrand Duguesclin, ordonna
d'ajourner le bourgmestre et les échevins de Bruges à comparaître le
13 août devant son parlement. Le 25 juillet, l'un des sergents d'armes
royaux, nommé Pierre le Cochetier, arrivait à Bruges porteur de la
citation du roi; dès le lendemain, il se présenta sous le portique de
l'antique hôtel des échevins, bâti par Baudouin Bras de Fer, que Louis
de Male se préparait à faire démolir. Cependant, bien que Pierre le
Cochetier eût annoncé qu'il était envoyé par le roi, on lui fit dire
qu'on ne pourrait le recevoir qu'à l'heure des vêpres. Le sergent
d'armes français n'ignorait pas les mauvaises dispositions des
communes flamandes pour tout ce qui leur rappelait la suzeraineté d'un
prince étranger: la réponse des échevins lui parut peu favorable. Il
s'effraya, essaya inutilement de remettre les lettres du roi à
l'huissier qui gardait les portes de la salle où s'assemblaient les
magistrats, et lorsqu'on lui demanda dans quelle hôtellerie il était
logé, il n'osa point dire la vérité et indiqua celle qui était située
«en la grant rue, à l'enseigne du Mirouir.» On alla bientôt l'y
chercher pour le conduire auprès des échevins, mais on ne l'y
découvrit point. Mille bruits se répandirent aussitôt parmi les
bourgeois, qui ne voyaient plus dans le sergent du roi qu'un espion ou
un imposteur. Les _scaerwetters_, chargés de la police de la ville,
allaient d'hôtel en hôtel sommer quiconque lui aurait donné
l'hospitalité de le déclarer, sous peine de forfaire la moitié de ses
biens, et déjà ils s'approchaient de la maison qu'habitait Pierre le
Cochetier, lorsque celui-ci, averti du tumulte pendant qu'il se
trouvait à table, jugea prudent de fuir en toute hâte loin des
remparts de Bruges.

Le duc de Lancastre ne quitta la Flandre qu'après y avoir obtenu cette
double manifestation du zèle des échevins et du peuple pour la cause
anglaise; il ne devait plus y revenir. En 1376, il y eut d'autres
conférences à Bruges, mais elles furent sans résultats, «car les
Anglois demandoient, dit Froissart, et les François aussi.» Ce
n'étaient pas seulement les contestations des rois de France et
d'Angleterre qui s'opposaient à la paix; les prétentions de leurs
alliés n'étaient pas plus aisées à concilier en Bretagne et en
Castille. Enfin un prince de plus en plus enclin aux crimes et aux
intrigues ténébreuses, le roi Charles de Navarre, cherchait dans de
nouvelles discordes le moyen de relever sa puissance détruite. Ses
espions parcouraient toute l'Europe pour lui rendre compte de ce qui
se passait en France, en Flandre, en Angleterre, de ce que faisaient
le duc de Bourgogne, le duc d'Anjou, le connétable Bertrand Duguesclin
et l'amiral Jean de Vienne. Leurs lettres ne contenaient toutefois que
des noms mystérieux, afin que ceux qui les intercepteraient n'y
pussent rien comprendre. Dans ce langage énigmatique, ils appelaient
la France la caverne, la Flandre le lac. Ils désignaient Louis de Male
par le nom de l'habitant du marais, les ducs de Berry et de Bourgogne
par ceux d'Orphée et d'Arion. Le parlement était le zodiaque, la
chambre des comptes l'abîme. Ces ruses réussirent si bien qu'au moment
même où les derniers députés des deux rois s'éloignaient de Bruges,
Edouard III désigna d'autres ambassadeurs pour qu'ils traitassent avec
le roi de Navarre. Dans un document qui nous a été conservé, Edouard
III, en remerciant le roi de Navarre de son bon vouloir, fait allusion
à une alliance secrète du roi de France avec le duc de Lancastre, qui,
depuis la mort du Prince noir, convoitait le vaste héritage promis à
un enfant. Il rappelle aussi que Charles V a privé le roi de Navarre
du duché de Bourgogne qui lui appartenait légitimement, qu'il empêche
les pairs de battre monnaie, et qu'il veut asservir le roi de Navarre,
le duc de Bretagne et le comte de Foix, «quar eux supplantés, il ne
tient compte des aultres.»

Bien que Louis de Male eût résolu de demeurer dorénavant étranger à
toutes les négociations, le duc de Bretagne, qui était resté à Bruges,
cherchait à l'attirer dans le parti des Anglais. Un événement fortuit
vint favoriser ses efforts: Charles V, voulant profiter de la mort
d'Edouard III, décédé à Sheen, le 21 juin 1377, avait chargé le sire
de Bournazel d'aller engager les Ecossais à s'associer à ses
expéditions contre l'Angleterre. Le sire de Bournazel se dirigea vers
l'Ecluse pour s'y embarquer, mais les vents étaient contraires, et il
fut réduit à y passer quinze jours pendant lesquels il déploya tout le
faste d'un ambassadeur, sans aller jusqu'à Bruges pour y saluer le
comte de Flandre. Le bailli de l'Ecluse se hâta de rendre compte à
Louis de Male de l'arrivée d'un chevalier français qui vivait comme un
prince. Le duc de Bretagne réussit aisément à exciter l'orgueil
offensé du comte de Flandre, et il se trouvait avec lui causant
vivement près d'une fenêtre, quand Louis de Namur, qui avait reçu
l'ordre de conduire à Bruges l'ambassadeur du roi, revint avec le sire
de Bournazel. Celui-ci se mit aussitôt à genoux devant le comte en lui
disant: «Monseigneur, voici votre prisonnier.--Comment, répliqua
vivement le comte, tu dis que tu es mon prisonnier parce que je t'ai
mandé ici? Les gens du roi peuvent bien se présenter devant moi, et tu
t'es mal conduit en faisant un si long séjour à l'Ecluse sans daigner
venir me parler.» Le chevalier voulait s'excuser, mais on ne l'écouta
point: «Beaux discoureurs du palais, s'était écrié le duc de Bretagne,
vous disposez du royaume et vous vous jouez du roi en éloignant de lui
les princes de son sang; mais un jour viendra où l'on pendra tant de
ces flatteurs que les gibets en seront remplis.»

Lorsque le sire de Bournazel rentra à l'Ecluse, les Anglais
connaissaient déjà ses projets, et il n'osa plus continuer son voyage
de peur de tomber entre leurs mains: il retourna donc à Paris où le
roi fut étonné de le revoir, et il eut grand soin d'y raconter tout ce
qui lui était arrivé en Flandre, l'exagérant peut-être afin de se
faire pardonner plus aisément la triste issue de sa mission.

Un chambellan du roi, allié à la maison de Flandre, se trouvait en ce
moment à la cour de Charles V. Ce fut en vain que Jean de Ghistelles
interrompit le sire de Bournazel pour maintenir l'honneur de Louis de
Male: le roi, profondément irrité de l'outrage fait à son ambassadeur,
adressa des lettres «moult dures» à Louis de Male, où il lui
reprochait l'hospitalité qu'il donnait à l'un de ses ennemis les plus
redoutables; mais Louis de Male s'obstinait à ne point céder à ces
menaces, et le duc de Bretagne ne sortit de Bruges qu'après avoir
réussi à le séparer, du moins pour quelque temps, du roi de France.
Cinq cents lances anglaises, commandées par le comte de Salisbury,
l'attendaient près de Gravelines, afin de le protéger contre les
entreprises des capitaines français; elles le conduisirent jusqu'à
Calais, et ce fut dans ce port qu'il s'embarqua pour Douvres, où le
roi Richard II lui fit un grand accueil.

Froissart raconte que Louis de Male, ayant montré aux députés des
communes les lettres de Charles V, en reçut cette réponse:
«Monseigneur, nous ne savons aujourd'hui quel qu'il soit, s'il vous
vouloit faire guerre, que vous ne trouvissiez dedans votre comté deux
cent mille hommes tout armés et bien à point pour eux défendre.» Mais
Louis de Male ne voyait dans le zèle des bonnes villes qu'une occasion
favorable pour lever de nouveaux impôts: il voulait, dit le religieux
de Saint-Denis, comme un autre Roboam, faire peser sur ses sujets des
tributs qu'ils n'avaient jamais connus. Ses favoris lui servaient de
conseillers, et il passait ses journées tantôt à faire de la musique
avec ses ménestrels, tantôt à s'occuper de ses oiseaux, de ses singes
et de ses chiens.

Le funeste exemple du prince, qui sacrifiait à ses débauches et à ses
fêtes les trésors réunis par l'industrieuse activité de son peuple, se
répandait peu à peu dans toute la Flandre. La plupart des nobles
oubliaient ce qu'ils devaient au nom qu'ils avaient reçu de leurs
ancêtres; de semblables désordres avilissaient les dignitaires du
clergé, et s'étendaient de la maison crénelée du bourgeois jusqu'au
foyer rustique du laboureur. Les habitants des villes et des campagnes
passaient leurs journées à s'enivrer ou à jouer aux dés: il n'en était
point qui ne portassent des vêtements aussi somptueux que ceux des
plus illustres seigneurs de France. Tandis que les hommes étalaient
leurs manteaux de fourrures, leurs ceintures émaillées, leurs grands
chapeaux de bièvre, leurs souliers à poulaines d'argent, les femmes se
paraient de robes d'écarlate dont les boutons étaient de perles ou
d'émeraudes, de voiles de soie, de failles de cendal rouge ou de samyt
vert: au milieu de ce faste se multipliait le nombre des usuriers
lombards, qui avaient payé à Louis de Male de fortes sommes afin de
pouvoir se fixer dans ses Etats. C'est ainsi que, dès la fin du
quatorzième siècle, on voit poindre dans toute la Flandre cette
déplorable transformation des mœurs qui sera l'un des caractères du
gouvernement des ducs de Bourgogne.

Un cordelier, dont on vantait la science en astrologie, avait fait de
nombreuses prédictions sur l'année 1379. Vers les derniers jours du
mois de mai de cette année, c'est-à-dire peu après l'affaire du sire
de Bournazel et le départ du duc de Bretagne, le comte s'était rendu à
Gand pour présider à une joute à laquelle avaient été invités les
chevaliers du Brabant, de la Hollande, du Hainaut, de la Picardie et
de l'Artois. Ce fut au milieu des préparatifs de ces fêtes qu'il fit
proclamer la nouvelle taxe qu'il avait résolu d'établir; mais un
bourgeois de Gand, nommé Goswin Mulaert, éleva la voix pour protester
contre cette exaction illégale: «Il ne faut plus, s'écria-t-il, que
les impôts payés par le peuple soient employés aux folies des princes
et à l'entretien des histrions et des baladins;» et tous les autres
bourgeois s'associèrent à son refus.

Le comte rentra fort irrité à Bruges où il réclama le même subside de
la commune, ajoutant qu'il était lui-même prêt à accorder tout ce
qu'on lui demanderait. Les Brugeois, guidés par la jalousie qui sépara
presque constamment, pour le malheur de la Flandre, ses deux plus
grandes cités, formèrent aussitôt le projet de la satisfaire en
ruinant les Gantois. Il ne s'agissait de rien moins que de détourner
la Lys par un canal qui la joindrait à la Reye, ce qui permettrait de
fixer à Bruges l'étape des blés de l'Artois dont Gand avait joui sans
interruption.

Ces concessions du comte ne restent pas longtemps secrètes. Une
extrême agitation éclate dans la cité de Gand. Ses habitants se
pressent sur les places publiques, pleins d'inquiétude et se
communiquant les uns aux autres leurs craintes et leur indignation.
Tout à coup une femme, les vêtements en désordre et les pieds couverts
de poussière, paraît au milieu d'eux et s'assied près de la croix du
marché. On l'interroge: elle répond qu'elle revient d'un pèlerinage à
Notre-Dame de Boulogne, et qu'elle a vu cinq cents pionniers brugeois
qui, travaillant jour et nuit, ne tarderont pas à s'emparer du cours
de la Lys. Ces paroles excitent un nouveau mouvement. Les Gantois
s'écrient qu'ils ne le souffriront pas, et comme autrefois, sous le
règne de Louis de Nevers, ils se hâtent d'aller réclamer les conseils
d'un de leurs concitoyens dont ils honorent le patriotisme et le
dévouement.

Le sage bourgeois de 1379 s'apppelait Jean Yoens. Son nom n'était
point inconnu des Gantois, car Guillaume Yoens avait été en 1338 l'un
des collègues de Jacques d'Artevelde dans le commandement de
l'expédition de Biervliet. Jean Yoens avait siégé lui-même à deux
reprises parmi les échevins de la keure. Froissart ajoute qu'il avait
été aussi doyen des francs bateliers. Mais une de ces haines privées
dont l'histoire de la Flandre offre de fréquents exemples, l'avait
bientôt éloigné de l'exercice de toute magistrature et de toute
autorité. D'après un récit qui n'a rien d'invraisemblable, il y avait
eu autrefois au port de Damme «guerre mortelle de deux riches hommes
et de leurs lignages.» Le premier se nommait sire Jean Piet; le
second, sire Jean Baert. Au lignage de l'un appartiennent les Yoens; à
celui de l'autre, les Mahieu. Vers 1330, Pierre Mahieu figure parmi
les bourgeois les plus riches de Bruges: ses fils s'établissent à
Gand, et dans le laps de vingt-deux ans, c'est-à-dire de 1358 à 1379,
on remarque quinze fois leurs noms cités dans l'énumération des
échevins. C'est à Gand qu'ils retrouvent les Yoens qui ont oublié
leurs anciennes querelles. Ils se rencontrent, se parlent, s'asseient
aux mêmes banquets; mais les Mahieu ne songent qu'à satisfaire ce que
Froissart nomme «leurs haines couvertes.» L'un d'eux, Gilbert Mahieu,
«subtil et entreprenant grandement, trop plus que nuls de ses frères,»
court près du comte accuser Yoens. A l'entendre, Jean Yoens est le
seul obstacle qui empêche Louis de Male d'établir un nouvel impôt de
six ou sept mille florins sur le commerce de l'Escaut et de la Lys.
«Le comte, qui ne véoit mie bien clair, car la convoitise de la
chevance l'aveugloit,» donna Gilbert Mahieu pour successeur à Jean
Yoens.

La popularité de Jean Yoens n'en fut que plus grande, et lorsque les
Gantois apprirent le péril qui menaçait leur commerce et leur
prospérité, ils se réunirent tous autour de lui et le supplièrent de
les aider de ses conseils. «Seigneurs, leur répondit Yoens, il faut
que en la ville de Gand un ancien usage qui jadis y fut, soit
renouvelé, c'est que les blancs chaperons soient remis avant.--Nous le
voulons, répondit toute la commune: or avant aux blancs chaperons!» En
1337, Jacques d'Artevelde avait donné aussi à ses amis ce signe de
ralliement, et en 1357 les chaperons rouges et bleus avaient également
été adoptés en France par tous les membres du parti des états.

Deux troupes de bourgeois revêtus du chaperon blanc, commandées par
Arnould Declercq et Simon Colpaert, avaient immédiatement quitté Gand
pour s'opposer aux travaux des Brugeois, qui voulaient réunir la Lys à
la Reye par un canal qui devait se diriger de Deynze vers
Saint-George-au-Chardon. Ils se trouvaient occupés à le creuser entre
Aeltre et Knesselaere quand les Gantois arrivèrent. La plupart des
ouvriers prirent la fuite: ceux qui résistèrent furent tués.

Cependant l'un des Gantois s'étant éloigné de ses compagnons avait été
arrêté et conduit à Eecloo; peu de jours après, un sergent du comte
osa, au milieu de la ville de Gand, mettre la main sur un habitant qui
portait le chaperon blanc et criait: Bourgeoisie! Le lendemain, tous
les bourgeois de Gand se rendaient près de Roger de Hauterive, bailli
du comte, pour demander qu'il fût mis en liberté; mais celui-ci les
repoussa rudement en leur disant qu'il châtierait de même désormais
quiconque oserait prendre le chaperon blanc. Cette réponse accrut
l'agitation. Les capitaines des chaperons blancs se réunirent, et le
doyen des tisserands qui avaient vu renaître leur puissance, ordonna
la suspension de tous les travaux tant que le bailli n'aurait point
délivré les deux prisonniers. «Seigneurs, disaient les Gantois à leurs
magistrats, on tient en la prison du comte un notre bourgeois, et
avons sommé le baillif de monseigneur de Flandre; mais il dit que il
ne le rendra point; ainsi se dérompent petit à petit et affoiblissent
nos franchises, qui du temps passé ont été si hautes, si nobles et si
prisées, et avecques ce si bien tenues et gardées, que nul ne les
osoit prendre ni briser, non plus les nobles chevaliers que les
autres; et s'en tenoient les plus nobles chevaliers de Flandre à bien
parés quand ils estoient bourgeois de Gand.»

Les échevins de Gand partirent sans délai pour le château de Male. Le
comte, instruit par Gilbert Mahieu de ce qui se passait, dissimulait
sa colère: dans sa réponse aux députés de Gand, il se montra disposé à
leur rendre leurs concitoyens captifs et à faire défendre aux Brugeois
de continuer leur canal; mais il exigeait que les Gantois renonçassent
à leurs chaperons. «Tels les portent maintenant, se disait Mahieu,
devenu le confident du comte, qui temprement n'auront que faire de
chaperons.»

Jean Yoens soupçonna la ruse de Louis de Male: «Ce sont les chaperons
blancs qui vous ont sauvés, dit-il à l'assemblée de la commune: en les
prenant vous êtes devenus libres; vous cesserez de l'être dès que vous
les quitterez.» «Yoens, ajoute Froissart, parloit si belle rhétorique
et par si grand art que ceux qui l'oyoient estoient tout réjouis de
son langage.» Toute la commune approuva son avis, et les tisserands ne
déposèrent plus les armes.

Il avait été décidé à Male, dans une assemblée des chefs du parti
_leliaert_, que Roger de Hauterive réunirait deux cents chevaux et
entrerait à Gand, la bannière du comte déployée, en se dirigeant vers
le marché aux Grains où les amis de Gilbert Mahieu l'auraient rejoint.
De là il se serait rendu immédiatement devant la maison de Jean Yoens
qu'il aurait fait conduire avec le doyen des chaperons blancs et six
ou sept de ses amis les plus influents au château de Gand où ils
devaient être mis à mort.

Roger de Hauterive avait peut-être compté sur l'effet des promesses et
des paroles pacifiques du comte; cependant, bien qu'on lui annonce que
les tisserands ne se sont point séparés, il n'hésite pas: Gilbert
Mahieu et ses frères le reçoivent au marché aux Grains; mais déjà un
cri d'alarme a retenti dans toute la cité. «Trahison! trahison!»
répètent les bourgeois qui accourent de toutes parts. Le sire de
Hauterive, abandonné par les Mahieu, cherche en vain à se défendre: il
devient la victime de l'exaspération populaire. Elle est si vive que
les Gantois déchirent la bannière du comte (5 septembre 1376), et
trois jours après ils vont brûler le château de Wondelghem, dont la
construction, source de nombreuses exactions, avait coûté plus de deux
cent mille francs. A leur retour, ils détruisent les ponts de la
maison de la Poterne, résidence habituelle de Louis de Male, qui était
placée à l'extrémité de leurs remparts du côté de la campagne, «afin
que nul ne puest entrer dedans la ville sans leur congiet.»

Cependant des bourgeois de Grand étaient déjà arrivés à Male pour
s'excuser de la mort du bailli et pour rétablir la paix. Quand le
comte apprit l'incendie du château de Wondelghem, sa fureur ne connut
plus de bornes. «Males gens, s'écria-t-il en s'adressant aux députés
gantois, vous me priez de paix l'épée en la main. Je vous avois
accordé toutes vos requêtes ainsi que vous vouliez, et vos gens m'ont
ars l'hôtel au monde que je aimois le mieux. Ne leur sembloit-il que
ils m'eussent fait des dépits assez, quand ils m'avoient occis mon
baillif faisant son office, et desciré ma bannière et foulé aux pieds?
Sachez que, si ce ne fût pour mon honneur et que je vous ai donné
sauf-conduit, je vous fisse à tous trancher les têtes. Partez, et
dites bien à vos males gens orgueilleux de Gand que jamais paix ils
n'auront, ni à nul traité je n'entendrai, tant que j'en aurai des
quels je voudrai; et tous les ferai decoller, ni nul ne sera pris à
merci.» Et, sans vouloir leur permettre de se justifier, il ordonna
qu'on les chassât de sa présence.

Tandis que Louis de Male se retirait à Lille et faisait renforcer la
garnison d'Audenarde et celle de quelques autres châteaux, Jean Yoens,
proclamé capitaine de Gand, visitait tour à tour Termonde, Alost,
Deynze, Ninove, dont les communes le reçurent avec joie. Yoens
comprenait toutefois aussi bien que Jacques d'Artevelde que ce
mouvement ne serait point considéré en Flandre comme l'expression
unanime du sentiment national tant que les bourgeois de Bruges ne s'y
seraient point associés. Quelle que fût dans cette cité l'influence du
parti _leliaert_, quels que fussent les priviléges que leur eût
accordés le comte, il ne doutait point que leur ancien bourgmestre,
Gilles de Coudebrouck, ne trouvât des vengeurs parmi eux. Plusieurs
doyens des métiers se rendirent aux barrières de Bruges accompagnés
par neuf ou dix mille Gantois. «Allez à Bruges, leur avait dit Jean
Yoens, et que l'on sache que nous ne venons point pour combattre, mais
pour savoir quels sont nos amis.» Pendant que l'on délibérait, Jean
Yoens arriva lui-même près de la ville. Les échevins de Bruges firent
aussitôt ouvrir le guichet et, après avoir parlementé un instant, ils
laissèrent entrer les Gantois. «Et chevauchoit Jean Yoens delez le
bourgmaistre, qui bien sembloit et se montroit être hardi et courageux
hom; et toutes ses gens armés au clair le suivoient par derrière. Et
fut adonc très-belle chose d'eux voir entrer par ordonnance en Bruges;
et s'en vinrent ens ou marché. Ainsi comme ils venoient, ils
s'ordonnoient et rangeoient sur la place, et tenoit Jean Yoens un
blanc bâton en sa main. Entre ceux de Gand et de Bruges furent là
faites alliances, qu'ils devoient toujours demeurer l'un de-lez
l'autre, ainsi comme bons amis et voisins. Et furent en cel état ceux
de Gand en la ville de Bruges moult amiablement.»

Jean Yoens se dirigea de Bruges vers Damme. Un mois lui avait suffi
pour rétablir dans toute la Flandre l'autorité des communes. Ses
rapides succès rappelaient ceux qui, quarante ans plus tôt, avaient
illustré Jacques d'Artevelde; mais l'on ignorait encore si Jean Yoens
montrerait le même génie en consolidant son triomphe. L'avenir ne
devait point lui permettre de justifier les espérances qui le
saluaient: à peine s'était-il arrêté dans la patrie de Jean Piet et de
Jean Baert, où les Mahieu comptaient peut-être quelques parents et
quelques complices, «que moul soudainemeni lui prit une maladie dont
il fut tout enflé; et la propre nuit que la maladie le prit, il avoit
soupé en grand revel avecques damoiselles de la ville, parquoi les
aucuns veulent maintenir qu'il fut empoisonné.» On le mit aussitôt sur
une litière pour le rapporter à Gand, mais il expira avant d'y
arriver, à Ardenbourg, selon les uns; à Eecloo, selon les autres.
Froissart, si fréquemment injuste pour les communes flamandes, nous a
conservé le tableau des regrets que fit naître la triste fin de leur
capitaine. «Quand les nouvelles de la mort furent venues à Gand,
toutes gens furent durement courroucés; car moult y estoit aimé. Si
vinrent les gens d'église à l'encontre du corps; et fut amené en la
ville à aussi grand'solemnité que si ce fût le comte de Flandre; et
fut enseveli moult révéremment en l'église de Saint-Nicolas.»

Si le comte et ses amis affectaient une grande joie de la mort
d'Yoens, le deuil des Gantois n'avait rien qui pût encourager leurs
espérances. Aucun symptôme d'anarchie ne révélait la faiblesse du
parti des communes. Il avait déjà choisi de nouveaux chefs: c'étaient
Pierre Van den Bossche, Jean Pruneel, Jean Bolle et Rasse d'Herzeele.
Ils jurèrent tous de maintenir les franchises de Gand, et le peuple
leur prêta serment d'obéissance. Pierre Van den Bossche fut appelé à
poursuivre la tâche que Jean Yoens avait commencée: il sortit de Gand
le 11 septembre avec douze mille hommes, pour se rendre à Deynze et de
là à Courtray où il passa trois jours. Il s'agissait cette fois de
compléter la restauration de l'autorité politique des communes en la
faisant reconnaître dans la cité d'Ypres, autre métropole de la triade
flamande. Malgré le sire d'Antoing et les chevaliers qui avaient été
chargés de sa défense, les tisserands et les foulons avaient pris les
armes, et mille voix répétaient le cri du doyen des métiers, Jacques
Van der Beerst: «Flandre au lion et nos libertés!» A Ypres comme à
Bruges, aucun désordre ne signala la victoire des Gantois, et
l'alliance des communes flamandes y fut également proclamée.

Le comte de Flandre se trouvait en ce moment à Lille: «Si nous avons
perdu Ypres cette fois, s'écria-t-il en apprenant le mouvement des
Yprois, nous le recouvrerons une autre fois à leur male meschéance;
car j'en ferai encore tant trancher de têtes, et là et ailleurs, que
les autres s'en ébahiront.» Tous ses soins furent désormais employés à
fortifier Audenarde, dont il voulait se faire une citadelle d'où il
pût intercepter le commerce de l'Escaut et dominer toute la Flandre.
La garnison était de plus de huit cents lances: on y remarquait
Gauthier d'Enghien, Thierri de la Hamaide, Gui de Ghistelles, Gauthier
d'Halewyn, Thierri Van der Gracht, François d'Haveskerke, Gérard
d'Uytkerke, Roger de Lichtervelde, les sires de Moerkerke, de
Moorslede, d'Iseghem, d'Avelin, d'Hontschoote, de Liedekerke, de
Lembeke, de Rodes, de Masmines, de Poucke, de Meetkerke, et une foule
d'autres illustres chevaliers. Audenarde était le dernier asile de
l'autorité du comte et de la puissance des _Leliaerts_.

Les capitaines gantois connaissaient l'importance de la forteresse
d'Audenarde. Peu de bourgeois s'étaient associés au sire d'Herzeele
pour attaquer Termonde, où était arrivé Louis de Male; mais quand il
fut décidé que l'on assiégerait Audenarde, toute la Flandre se leva,
et dès le 15 octobre, cent mille hommes de milices communales
dressèrent leurs tentes dans les belles prairies de l'Escaut.

La vieille comtesse de Flandre, Marguerite d'Artois, reprochait
vivement à son fils de s'engager imprudemment dans une grande guerre
contre les communes flamandes: petite-fille de Philippe le Bel, elle
avait appris par une longue expérience qu'elles étaient redoutables
dans les combats, et qu'elles n'avaient jamais été vaincues que par la
ruse. Elle se hâta d'écrire au duc de Bourgogne pour lui exposer que
s'il ne parvenait à calmer les Flamands, son héritage était en péril.
Le duc de Bourgogne n'était ni moins habile, ni moins sage; il se
conforma à ce conseil et accourut à Tournay. Son premier soin fut
d'envoyer tour à tour l'abbé de Saint-Martin au camp flamand pour
prêcher la paix, et le maréchal de Bourgogne à Audenarde pour
s'assurer de la situation des assiégés. Leurs messages le
convainquirent que la paix était nécessaire et qu'elle était possible:
quoique les communes de Flandre se montrassent très-fières et bien
résolues à maintenir leurs libertés, le duc de Bourgogne cherchait à
les apaiser en leur promettant que le comte retournerait à Gand, et
qu'il oublierait tous ses griefs. «Mais les Flamens, dit un
chroniqueur anonyme, ne s'y volrent acorder se le conte ne les
remettoit en leurs libertez et franchises que le conte Robert leur
avoit jadis donné, et tant furent Flamens au siége que il convint par
force que le conte leur accordast leur voulenté.»

Ce fut dans un banquet que le duc de Bourgogne, après avoir
inutilement essayé de séduire les députés flamands par de vaines
protestations, souscrivit à toutes leurs demandes et obtint que les
communes lèveraient le siége d'Audenarde. La paix avait été conclue
aux conditions suivantes:

Le comte pardonnera tout ce qui a été fait jusqu'à ce jour.

Les communes conserveront les priviléges, usages, coutumes et libertés
que le comte, lors de son avénement, leur a promis de maintenir, de
telle manière que le comte soit un seigneur libre et son peuple un
peuple libre.

Tous ceux qui se sont éloignés comme adversaires des communes pourront
requérir enquête légale et jugement, afin que personne ne puisse dire
qu'on procède arbitrairement et non selon la loi.

Tous les baillis seront changés; s'ils réclament une enquête, elle
leur sera accordée; si elle leur est favorable, ils jouiront de toute
protection; mais s'ils étaient jugés coupables, ils ne pourraient à
l'avenir être appelés à d'autres fonctions.

L'enquête légale aura lieu dans toute la Flandre: le bailli du comte y
sera assisté des délégués des trois bonnes villes, et il jurera de
n'épargner personne: de plus, s'il manque à ce serment, il sera
lui-même soumis à l'enquête, et à l'avenir chaque année de semblables
enquêtes seront tenues par vingt-cinq personnes, dont neuf seront
choisies par les échevins de Gand, huit par ceux de Bruges et huit par
ceux d'Ypres, afin qu'elles punissent tous ceux qui se conduiraient
déloyalement, et qu'elles maintiennent les priviléges et les libertés
du pays.

Le comte confirma à Malines, le 1er décembre 1379, ces conventions
importantes. Louis de Male avait aussi promis aux Gantois d'aller
habiter leur ville, pour leur prouver «qu'il leur pardonnoit tout, dit
Froissart, sans nulle réservation, exception ni dissimulation.--Mais
depuis, ajoute un autre chroniqueur, ne volt le conte tenir
l'ordonnanche que ses gens luy avoient fait sceller par force.» La
paix de 1379 ne fut qu'une paix à deux visages, comme l'appelle
Froissart. Un instant, les Gantois parurent soupçonner la mauvaise foi
du comte; lorsqu'ils s'éloignèrent, le 4 décembre, ils regrettaient
d'avoir renoncé à la démolition des murailles d'Audenarde, et
voulaient les détruire avant de rentrer dans leurs foyers: mais on
parvint à les en dissuader. Un de leurs capitaines, Jean Pruneel,
avait déjà fait ratifier le traité par les échevins de Gand, et peu
après il retourna à Tournay pour le faire sceller, «et là, dit
Froissart, lui fit le duc de Bourgogne très-bonne chère.» Nous
raconterons bientôt ce que présageait à Jean Pruneel ce généreux
accueil.

Dès que les milices communales s'étaient séparées, la garnison
d'Audenarde avait reçu de nouveaux approvisionnements et le comte ne
cachait plus combien était peu sincère sa réconciliation avec les
communes. Partout il faisait entendre des plaintes et d'amères
récriminations. Loin d'exécuter la promesse qu'il avait faite aux
Gantois, il avait déclaré qu'il ne retournerait au milieu d'eux que
lorsqu'ils lui auraient livré les principaux auteurs de la rébellion,
puis il s'était rendu à Bruges pour y reprocher aux bourgeois de
l'avoir abandonné le jour où Yoens avait paru devant leurs murailles.
Il ne tarda point toutefois à accepter leur excuses, car il savait
bien que, grâce à leur ancienne rivalité avec les Gantois, il n'était
point de ville où il comptât plus de partisans; mais l'affection même
que le comte témoignait aux habitants de Bruges irritait ceux de Gand;
ils se souvenaient qu'il s'était engagé à résider dans leur ville, et
chargèrent vingt-quatre députés de lui exposer combien ils le
désiraient, afin que la paix fût mieux affermie. Un refus eût
peut-être fait éclater immédiatement une seconde guerre civile à
laquelle le comte n'était point préparé en ce moment. Cédant aux sages
conseils du prévôt d'Harlebeke il quitta Bruges, et s'était déjà
avancé jusqu'auprès de Deynze lorsqu'il rencontra les députés de Gand:
ceux-ci se rangèrent des deux côtés de la route, et, bien qu'ils
s'inclinassent avec un grand respect, le comte porta à peine la main à
son chapeau et continua à chevaucher sans les regarder. Les députés le
suivirent à Deynze, et ce fut là qu'ils s'acquittèrent de leur
ambassade en le priant d'oublier tous ses anciens griefs: «Ah! je
voudrais, répliqua le comte, qu'il ne me souvînt jamais de grandes
cruautés et félonies que j'ai trouvées en ceux de Gand; mais il sera,
veuille ou non.» Les députés gantois s'efforcèrent de l'apaiser, lui
rappelant qu'il avait tout pardonné, et le comte se leva en ordonnant
qu'on apportât le vin.

Le lendemain, Louis de Male entra à Gand: tous les bourgeois s'étaient
portés au devant de lui pour lui faire honneur, les uns à pied, les
autres à cheval; mais il ne leur adressait pas une parole et les
saluait à peine de la tête: arrivé à son hôtel, il y déclara aux
magistrats que son intention était d'observer la paix, mais qu'il
voulait que les chaperons blancs fussent abolis et qu'une amende fût
payée pour le meurtre de Roger de Hauterive. Il persistait aussi à
exiger qu'on lui remît les principaux chefs de la sédition. Le
lendemain matin, le comte parut au marché du Vendredi pour y
haranguer le peuple. Il remarqua tristement que tous les chaperons
blancs s'y étaient réunis; cependant il ne changea pas de projet, et
quoique leurs murmures l'interrompissent, il demanda leur suppression.
«Je ne triompherai jamais de ces chaperons blancs!» s'écria-t-il en
regagnant son hôtel. Trois jours après il sortit de Gand et se retira
à Paris, où Marguerite d'Artois chercha à le réconcilier avec Charles
V.

La fuite du comte annonça à la Flandre le renouvellement des discordes
civiles. Il n'avait point tardé à retourner de Paris à Lille, où il
réunissait toute une armée de mercenaires étrangers. En même temps les
_Leliaerts_ prenaient en Flandre des chaperons rouges pour indiquer
leur hostilité aux chaperons blancs, et ornaient leurs vêtements de
fleurs de lis, tandis que les _Clauwaerts_ adoptaient pour signe de
ralliement trois griffes de lion. Un acte odieux de trahison ouvrit la
guerre. Olivier de Hauterive et quelques autres chevaliers, cherchant
à venger la mort du bailli de Gand, s'emparèrent de quarante barques
qui naviguaient sur la Lys, et renvoyèrent les bateliers à Gand, après
leur avoir fait crever les yeux et couper les mains. Cet affreux
spectacle y souleva tous les esprits. On ne doutait point que ce crime
n'eût eu lieu par l'ordre du comte de Flandre, et il n'y avait
personne qui osât le justifier. Les bourgeois de Gand sentirent de
plus en plus le besoin de réunir leurs forces, et pendant sept années
(c'est Froissart qui le raconte) l'on ne vit point une seule querelle
dans cette ville qu'avaient si fréquemment troublée des discordes
intestines. Les bourgeois se montraient prêts à sacrifier de nouveau
leur or et leurs joyaux pour la défense de leurs franchises.

Jean Pruneel et les chaperons blancs avaient résolu de répondre par
quelque éclatant exploit au défi d'Olivier de Hauterive. Ils sortirent
de Gand le 22 février et se dirigèrent, au nombre de cinq cents, vers
Audenarde. Les chevaliers _leliaerts_, qui n'avaient point prévu cette
attaque, avaient quitté les remparts pour célébrer, au milieu des
banquets et des jeux, les fêtes de la mi-carême, et les Gantois s'en
emparèrent sans rencontrer de résistance.

Cependant quelques riches bourgeois de Gand, qui appartenaient
secrètement au parti des _Leliaerts_, Simon Bette, Gilbert de Gruutere
et Jean Van der Zickele, se hâtèrent d'interposer leur médiation et
la guerre cessa presque aussitôt. Les Gantois (c'était là le grand
désir du comte) évacuèrent Audenarde le 12 mars, et l'on rétablit sans
délai les murailles qu'ils avaient commencé à détruire. Afin de punir
également tous ceux qui avaient violé la paix, une même sentence
d'exil frappa Jean Pruneel et les chevaliers qui avaient mutilé les
bateliers de l'Escaut. L'un de ceux-ci voulait aller habiter
Valenciennes, mais la commune de cette ville refusa de le recevoir.
Quant à Jean Pruneel, il s'était retiré à Ath. S'il n'avait rien à y
craindre des bourgeois, le ressentiment de Louis de Male ne devait
point l'y laisser dans le repos. En effet, à peine était-il arrivé à
Ath qu'il fut enlevé par des hommes d'armes et conduit à Lille, où le
comte lui fit trancher la tête.

La mort de Pruneel est une déclaration de guerre: le 7 avril le comte
traverse la Lys, en mettant à mort tous les laboureurs qu'il surprend
occupés aux travaux des champs, et entre inopinément à Ypres. Sept
cents habitants périssent aussitôt par ses ordres; puis il retourne à
Lille pour y attendre de nouveaux renforts d'Allemagne, de Picardie et
de Bourgogne.

Ces désastreuses nouvelles parvenaient successivement aux bourgeois de
Gand; ils virent une triste leçon dans ces supplices, et se hâtèrent
de reprendre les armes pour aller autour de la ville détruire les
châteaux des chevaliers alliés au comte. Leurs chefs étaient Pierre
Van den Bossche, Jean Bolle, Arnould Declercq, Pierre de Wintere, Jean
de Lannoy et le sire d'Herzeele.

Les _Leliaerts_ avaient aussi leur armée, et le comte leur avait
permis d'y arborer sa bannière. Leurs chefs étaient le sire de
Steenhuyze, qui avait tour à tour immolé à Gand Jean Van de Velde et
surpris à Vyve les juges de Gauthier d'Halewyn, et le sire d'Antoing,
dont la commune d'Ypres avait naguère épargné la vie: l'on remarquait
près d'eux, Gauthier d'Enghien, arrière-petit-fils de Robert de
Béthune, qui faisait ses premières armes. Louis de Male s'était rendu
lui-même à Wervicq pour observer de plus près la marche des
événements.

A Ypres, les bourgeois s'assemblèrent aux portes de l'église de
Saint-Martin. Les amis du comte s'étaient rangés sous la bannière du
grand bailli. Vis-à-vis d'eux s'étaient placés autour de Jacques Van
der Beerst ceux qui soutenaient la cause des Gantois: toute la
paroisse de Saint-Jean leur était favorable; les tisserands et les
foulons les appuyaient. Dès le premier moment du combat, les petits
métiers les rejoignirent et décidèrent la victoire.

La défaite des _Leliaerts_ à Ypres fit triompher la cause communale
dans toute la Flandre. Bruges s'y associa, et là, aussi bien qu'à Gand
et à Ypres, l'on ordonna, selon les anciens usages, une chevauchée
pour aller de ville en ville proclamer la paix du pays; mais cette
mission toute pacifique, loin d'étouffer les discordes intérieures,
devait les rendre plus vives que jamais. Les Gantois et les Brugeois
ne pouvaient, même en se confédérant contre le comte, oublier leurs
anciennes contestations. Le 13 mai une troupe de Gantois était entrée
à Bruges, et le bruit se répandit aussitôt qu'ils avaient formé le
projet de détruire la ville pour mettre fin à toute lutte de puissance
et à toute rivalité d'industrie. Ce n'était évidemment qu'une fausse
rumeur semée par les _Leliaerts_; mais la plupart des bourgeois
s'empressèrent d'accourir armés sur la place publique. Là s'engagea
une sanglante mêlée: deux fois les Gantois, surpris et assaillis de
toutes parts, tentèrent un nouvel effort pour disperser leurs
adversaires, deux fois ils furent repoussés, et bientôt après ils se
retirèrent, abandonnant plusieurs morts et quelques prisonniers.

Au premier avis de ce succès des _Leliaerts_, le comte reparut à
Bruges, et des lettres du 11 juin annoncèrent le rétablissement de son
autorité dans cette ville. Les Gantois, qui venaient de conquérir
Termonde, se préparaient déjà à venger la mort de leurs concitoyens.
Il ne s'agissait de rien moins que d'aller briser les portes de Bruges
pour en chasser le comte et tous ses amis: cependant le moment n'était
pas encore arrivé où ce projet audacieux devait s'accomplir; et Louis
de Male, cédant aux prières des Brugeois effrayés, consentit à
conclure un traité avec les bourgeois de Gand.

Cette paix dure sept semaines, du 19 juin au 8 août. Les tisserands de
Bruges, cruellement opprimés par le comte, qui leur reproche d'avoir
secondé les Gantois dans le combat du 13 mai, accusent Louis de Male
de violer l'amnistie sanctionnée par ses serments: leurs plaintes
réveillent toute la Flandre; Gand, Ypres, Courtray, Thielt, Deynze,
Roulers, s'associent sans hésitation à ce mouvement.

Nous abordons une nouvelle guerre civile: Louis de Male s'est rendu à
Dixmude; là, cherchant un appui dans les populations du Franc, qui
n'ont jamais cessé d'envier aux grandes villes le monopole de
l'industrie, il appelle sous ses bannières les chevaliers du Hainaut
et de l'Artois. Les Yprois, menacés par ces préparatifs, se hâtent
d'envoyer une partie de leurs milices vers Woumen pour s'opposer à
l'entreprise du comte de Flandre; en même temps ils décident, de
concert avec les bourgeois de Gand, qu'une autre expédition empêchera
les _Leliaerts_ de Bruges de se réunir à leurs amis au camp de
Dixmude.

Pierre Van den Bossche avait quitté Gand avec neuf mille hommes;
Arnould Declercq et Jean Bolle, qui se trouvaient avec quatre ou cinq
mille Gantois à Ypres, se préparèrent à le rejoindre avec quelques
bourgeois de cette ville; mais ils se précipitèrent aveuglément dans
les embûches que les _Leliaerts_ leur avaient préparées à Roosebeke.
Douze cents Gantois et autant d'Yprois avaient péri. Louis de Male
profita de cette victoire pour disperser les Gantois qui campaient à
Woumen. Dès le lendemain, Ypres lui ouvrit ses portes. Les députés de
cette ville vinrent se jeter à ses pieds en réclamant des conditions
favorables. Il les leur accorda; mais lorsqu'il fut entré dans leurs
remparts, suivi d'une armée que Froissart évalue à soixante mille
hommes, il changea de langage. Trois cents des plus notables bourgeois
furent chargés de fers et l'on arrêta surtout un grand nombre de
tisserands. Sept cents de ceux-ci furent immédiatement décapités;
quatorze cents, conduits à Bruges, y subirent le même sort: quatre
cents furent exilés à Douay et à Orchies. Ce n'était point assez:
Louis de Male ordonna qu'on mît le feu à une partie de la ville; puis
il convoqua la commune, se vantant que désormais chacun respecterait
son seigneur.

Les bourgeois de Courtray, intimidés par ces supplices, se soumirent
également au comte, qui choisit parmi eux trois cents otages.

Louis de Male, encouragé par ses succès, vint mettre, le 2 septembre,
le siége devant Gand: il avait, dit-on, résolu de détruire
complètement cette célèbre cité. Cependant, quelque nombreuse que fût
son armée, il lui fut impossible d'empêcher les assiégés de recevoir
des renforts et des vivres. C'est à Gand que reposent les destinées de
la Flandre communale, qui s'appuient au dedans sur de glorieux
souvenirs, au dehors sur de vives et sympathiques espérances.

Les habitants de Malines, appelés par Louis de Male pour servir comme
feudataires sous ses drapeaux, ont refusé de combattre les Gantois, et
toutes les communes du Brabant leur sont également favorables. Dans la
cité épiscopale de Liége les bourgeois se sont aussi assemblés, et
d'une voix unanime ils ont adressé à leurs frères des bords de
l'Escaut ce message: «Si vous êtes maintenant assiégés, ne vous
déconfortez pas; car Dieu sait et toutes bonnes villes que vous avez
droit en cette guerre.» Enfin, il semble que la suzeraineté même du
roi de France ne doive plus être pour la Flandre une source de
désastres et un prétexte d'intrigues, mais une garantie de paix et de
protection.

Les échevins de Gand avaient fait exposer au roi de France qu'ils
n'avaient pris les armes que pour la défense de leurs franchises, et
il accueillit favorablement leur message: peut-être n'avait-il pas
oublié que le plus illustre de ses aïeux, dont il se proposait
désormais d'imiter la sagesse, avait rendu le repos à la Flandre
troublée par d'autres discordes, et eût-il voulu, à l'exemple de saint
Louis, imposer la paix à l'arrière-petit-fils de Marguerite de
Dampierre. Si la vie de Charles V s'est écoulée au milieu des guerres
et des discordes civiles, s'il y a pris lui-même une part active plus
par son habileté et ses ruses que par son courage, une longue
expérience lui a montré du moins dans les souvenirs de sa jeunesse une
leçon plutôt qu'un exemple. Après avoir, en 1356, fait échouer la
mémorable réforme abordée par les états généraux, il marche sur leurs
traces en écoutant toutes les plaintes de son peuple. Il recherche les
conseillers les plus instruits et les plus respectables, et dans ses
loisirs il recourt volontiers à l'étude des historiens et des
philosophes. A quarante-six ans, Charles V est devenu Charles le Sage;
mais ses forces s'affaiblissent d'heure en heure; un mal qui résiste à
la science de ses médecins le menace d'une fin prochaine. La crainte
de sa médiation a pu, au moins de juin, engager le comte de Flandre,
qu'il n'a jamais aimé, à conclure la paix; ses infirmités ne lui
permettent plus quelques mois plus tard d'intervenir pour arrêter la
guerre qui se rallume, mais il ne manque pas à sa tâche réparatrice
vis-à-vis des communes françaises, car le jour même où il expire, il
ordonne l'abolition de toutes les tailles injustes établies sous son
règne ou sous celui de ses prédécesseurs.

Jean Desmarets, avocat général au parlement, saluait avec enthousiasme
le nouveau règne qui allait s'ouvrir sous de si heureux auspices:
_Novus rex, nova lex, novum gaudium!_ et le chancelier de France
ajoutait, en confirmant au nom du jeune roi le dernier acte de Charles
V: «Un gouvernement modéré et sage fut toujours utile au royaume;
l'obéissance régulière des peuples fait sa force. Les rois ne règnent
que par l'appui de leurs peuples et leur doivent la puissance qui les
rend redoutables. Sachez donc que le roi ne veut point abuser de son
autorité, mais vous gouverner avec clémence et douceur, afin que,
libres du joug de toute servitude, vous viviez heureux et jouissant de
la paix.» Le lendemain, il ne restait plus rien des efforts que
Charles V avait tentés, des projets qu'il avait conçus. Les ducs de
Bourgogne, de Berry, d'Anjou et de Bourbon se disputaient l'exercice
de la puissance royale; l'un de ces princes dérobait même le trésor de
Charles V; mais il n'en était aucun qui songeât à exécuter son dernier
vœu.

Jamais les circonstances n'avaient été plus favorables au comte de
Flandre: il en profita pour diriger de nouvelles tentatives contre la
ville de Gand. Robert de Namur l'avait rejoint avec ses hommes
d'armes, et il voyait chaque jour s'augmenter le nombre des chevaliers
de l'Artois et du Hainaut qui espéraient recueillir à la conquête de
Gand quelque gloire et peut-être aussi quelques dépouilles. Le plan du
siége fut modifié. Le comte, qui avait d'abord placé son camp dans les
prairies de Tronchiennes, jugea qu'il était plus avantageux de
s'établir au nord de la ville: ce n'était qu'en occupant cette
position qu'il pouvait intercepter les approvisionnements que la
commune de Gand tirait du pays de Waes, et empêcher ses relations avec
les villes du Brabant.

Il n'était d'ailleurs pas moins important pour le comte de Flandre de
s'opposer aux excursions des divers capitaines de Gand. Jamais elles
n'avaient été plus fréquentes. Pierre Van den Bossche, Rasse
d'Herzeele, Arnould Declercq, Jean de Lannoy et Jacques Vander Beerst,
qui avait quitté Ypres pour s'associer à la défense de Gand,
parcouraient toutes les châtellenies où le comte n'avait point
d'armées, et c'est ainsi qu'ils avaient conquis tour à tour Termonde,
Alost, Ninove et Grammont. Arnould Declercq réussit même à surprendre
une partie de la garnison d'Audenarde, et le sire de Steenhuyse, cet
implacable ennemi des Gantois, atteint à l'abbaye d'Eenhaem, venait
d'être la victime de la cruelle loi des représailles, lorsqu'ils se
virent eux-mêmes entourés au lever de l'aurore par six cents
chevaliers _leliaerts_ et de nombreux arbalétriers qu'avait réunis le
sire d'Enghien. Arnould Declercq succomba avec un grand nombre des
siens (23 octobre 1380).

Louis de Male, qui deux fois avait fait attaquer inutilement les
retranchements de Langerbrugge, reprit courage au bruit de la défaite
d'Arnould Declercq, et les attaques devinrent plus vives et plus
multipliées.

Parmi les bourgeois assiégés se trouvait un poète. Baudouin Vander
Lore, dont la postérité a à peine recueilli le nom, traçait dans des
vers admirables le tableau de cette triste lutte à laquelle sans doute
il prit une part active:

«Il me semblait que je me trouvais dans un bois verdoyant, où le
parfum des plantes s'unissait pour me charmer au chant des oiseaux
cachés dans le feuillage; j'y errais depuis longtemps au milieu des
fleurs lorsque, dans un vallon où se réunissaient deux rivières,
j'aperçus devant moi le joyau le plus précieux qu'ait créé la nature:
c'était une noble vierge qui portait un écu de sable, comme si ces
couleurs eussent dû retracer son deuil, et je vis s'élancer sur ses
genoux un lion de perles couronné d'or. La vierge le pressait dans ses
bras pour l'y réchauffer; elle le couvrait de ses baisers. Puis elle
chanta, et sa voix s'élevait jusqu'aux cieux: «Vivre vertueux et libre
vaut mieux que de l'or ou de riches pierreries. O Jésus de Nazareth!
conserve-moi une vie vertueuse et libre.»

«A peine avait-elle cessé de chanter que je vis paraître un prince
monté sur un fier coursier, et, à sa suite, un si grand nombre de
chevaliers et d'écuyers que tout le bois en tressaillit. Tous
menaçaient la noble vierge, mais aucun n'osait traverser la rivière
jusqu'à elle; car le lion, se dressant contre eux, leur montrait ses
griffes et ses dents.

«Cependant le prince s'irritait: «Fille perverse! s'écriait-il, je
m'indigne de ta désobéissance; et si jamais j'en ai le pouvoir, je te
punirai.» Alors la vierge, s'agenouillant, lui répliqua: «Mon père et
mon seigneur, au nom de Dieu, faites de moi tout ce que vous voudrez,
mais laissez-moi ma vie vertueuse et libre.» En achevant ces mots, ses
larmes coulèrent; et je pensais que le prince allait lui répondre: «Tu
es ma fille!» Mais, parmi ceux qui l'entouraient, plusieurs
l'excitaient à la repousser, en le trompant par le mensonge et de
honteuses paroles; il n'en était point toutefois qui réussît dans ses
efforts contre la noble vierge.

«En ce moment la vierge me vit: «Ami, viens vers moi, me dit-elle;
près de moi est libre quiconque ose se confier en ma protection. Je
suis une vierge innocente et pure, quoique mon père, séduit par des
conseillers perfides, ne cesse de me persécuter.» Je me hâtai de lui
répondre: «Comment, ô chaste fleur! osez-vous donc rester ici seule
avec votre noble lion, tandis que vous avez tant d'ennemis?--Mon ami,
reprit-elle, je ne suis pas seule ici; regarde autour de toi et tu
verras ceux qui me protégent.»

«Je regardai et j'aperçus d'un côté le Christ suspendu sur la croix,
saint Jacques, saint Bavon, saint Macaire, saint Liévin, saint Amand;
de l'autre, saint George, sainte Catherine, saint Jean; plus loin,
Notre-Dame, saint Pierre, sainte Amelberge, saint Bertulf, saint
Quentin, saint Aubert, saint Nicolas, saint Michel, saint Martin,
saint François, saint Dominique, saint Augustin; plus loin encore,
saint Christophe, saint Denis et sainte Claire, veillant tous sur les
fidèles assemblés à l'ombre de leurs autels. Je croyais voir tous les
saints descendre, sur leurs ailes, du trône de Dieu et se réunir sous
des bannières de cendal; mais la vierge les remerciait de leur appui,
et adressait ses prières à Dieu pour que son père reconnût ses torts
et cessât d'outrager celle qui est l'aînée de ses filles.

«Que Dieu veille longtemps sur cette noble vierge! qu'il réconcilie
tous ses amis avec son père, afin que la Flandre ne soit plus la Forêt
sans merci, mais l'asile de la paix!»

Le 1er novembre, on avait combattu depuis le matin jusqu'au soir; cinq
jours après, le pont de Langerbrugge fut le but d'un autre assaut;
cependant les Gantois résistaient vaillamment et les _Leliaerts_
n'avaient obtenu aucun succès, quand, au milieu de la nuit, Rasse
d'Herzeele et Pierre Van den Bossche, s'élançant inopinément au milieu
des assiégeants avec une partie des bourgeois des paroisses de
Saint-Michel et de Saint-Jacques, enlevèrent aux _Leliaerts_ brugeois
toutes leurs bannières et tuèrent leur capitaine, Josse d'Halewyn. Dès
le lendemain, le comte de Flandre, renonçant à l'espoir de dompter les
Gantois, leur fit offrir la paix, qui fut proclamée le 11 novembre.
Louis de Male s'y engageait à pardonner entièrement aux bourgeois
insurgés et à respecter leurs vies, leurs biens, leurs libertés et
leurs franchises.

Louis de Male n'était pas plus sincère dans cette réconciliation qu'il
ne l'avait été en 1379: il l'avait de nouveau subie comme une
nécessité, et peu de jours après, écrivant à la comtesse de Bar que
déjà il avait obtenu des bourgeois de Bruges et d'Ypres la restitution
du traité d'Audenarde, il ajoutait que s'il avait accordé la paix aux
Gantois, son intention «n'en estoit pas moins de remettre et ordonner
son pays en aultre ploy,» et qu'il espérait bien «que les besoignes
venront en meilleur point l'une après l'autre.» Il supportait d'autant
plus impatiemment la convention du 11 novembre qu'elle avait, malgré
ses prétentions, consacré tous les droits des magistratures des bonnes
villes; et il suffit pour en apprécier exactement le caractère de
remarquer qu'immédiatement après sa conclusion, les bourgeois de Gand
élurent pour second échevin de la keure l'un des frères de Jean Yoens.

Les événements qui se succèdent en France et en Flandre attestent
également les progrès du mouvement communal. A peine les Gantois
ont-ils réduit le comte à déposer les armes, que les bourgeois de
Paris se réunissent pour supplier le jeune roi Charles VI, qui revient
de Reims, de ratifier l'abolition des tailles ordonnée par son père.
Le prévôt des marchands parle en leur nom, de même qu'Etienne Marcel
s'est trouvé l'organe de réclamations à peu près semblables en 1355.
Le roi cède: toutes les tailles établies par Philippe le Bel et ses
successeurs sont révoquées par une ordonnance du 16 novembre, qu'une
assemblée des états de la Langue-d'oïl confirme solennellement.

Cependant cette réforme pacifique ne se maintint que peu de temps en
France, et dès que les oncles de Charles VI l'entravèrent par leurs
intrigues, Louis de Male, à leur exemple, recommença la guerre. Il fit
arrêter à Bruges les biens des bourgeois de Gand, prétendant qu'ils
n'étaient que le fruit de leurs déprédations; puis il s'avança avec
une armée de vingt mille hommes pour combattre les Gantois, qui
étaient sortis de leur ville sous les ordres de Rasse d'Herzeele et de
Jean de Lannoy. Il les rencontra près de Nevele. Les Gantois étaient
peu nombreux et les marais de la Cale empêchaient Pierre Van den
Bossche, qui revenait de Courtray, de leur porter secours. Le sire
d'Herzeele se confiait dans la fortune de Gand, et sans écouter aucun
conseil, il engagea le combat. La mêlée fat sanglante; mais les rangs
des Gantois furent rompus par le choc des chevaliers _leliaerts_.
Poursuivis vivement à travers les champs et jusque dans les rues de
Nevele, ils cherchèrent à se défendre en se ralliant auprès de
l'église; cependant avant qu'ils eussent pu se réfugier dans la tour,
qui avait été fortifiée avec soin, plusieurs de leurs plus intrépides
compagnons avaient péri: là succomba, en protégeant leur retraite,
Rasse d'Herzeele, de la maison de Liedekerke, «qui avoit été un grand
capitaine en Gand, et que les Gantois aimoient moult pour son sens et
pour sa prouesse.» Jean de Lannoy et ses compagnons, qui s'étaient
retranchés dans le clocher, ne furent pas plus heureux. Le comte avait
fait allumer un grand feu devant l'église, et ils n'échappèrent à
l'incendie qu'en se précipitant au milieu des piques de leurs ennemis.

Lorsque la nouvelle de ce revers arriva à Gand, la désolation y fut
générale: on pleurait surtout le sire d'Herzeele qui avait dignement
représenté, dans le camp des communes, cette patriotique fraction de
la noblesse qui ne s'était jamais associée au parti des _Leliaerts_.
Les bourgeois qui favorisaient le comte profitaient déjà de la
consternation publique pour répandre le bruit que Pierre Van den
Bossche avait trahi les Gantois au lieu de leur porter secours. Ils se
flattaient d'exciter, par ces rumeurs, le peuple à le perdre, ne
doutant pas que sa mort ne rendît plus aisée la conclusion de la paix
avec le comte de Flandre. Les chefs de ce complot étaient Gilbert de
Gruutere et Simon Bette, dont nous avons déjà signalé le dévouement à
Louis de Male; mais ils ne réussirent point dans leur projet. Pierre
Van den Bossche protesta de son zèle et justifia aisément sa conduite.

Soit que le comte eût placé ses espérances dans les intrigues de ses
amis, soit que le grand effort qu'il avait fait à Nevele contre les
six mille Gantois du sire d'Herzeele eût épuisé toutes ses forces, il
s'était retiré à Bruges après avoir conduit son armée au nord de Gand
jusqu'au village d'Artevelde. Il croyait inutile de s'opposer à de
nouvelles excursions des Gantois, et s'attribuait l'honneur d'avoir
exterminé tous leurs combattants; mais ses illusions furent de peu de
durée. Gand équipa cinq armées qui se dirigèrent le même jour, l'une
vers Grammont, les autres vers Courtray, Deynze, Termonde et le pays
des Quatre-Métiers. La première réussit complètement dans la mission
qui lui avait été confiée: elle chassa de Grammont la garnison que le
comte y avait laissée, et rétablit sur les remparts de cette ville la
bannière de Gand.

Cependant la confiance que les bourgeois de Gand plaçaient dans leurs
propres forces leur fut fatale, et de nouveaux désastres leur
enlevèrent le fruit de leurs derniers armements. Le sire d'Enghien
avait réuni quatre mille hommes d'armes, et à peine avait-il paru
devant Grammont qu'il ordonna un assaut général. Bien que les assiégés
se défendissent vaillamment, les portes furent brisées et les
_Leliaerts_ se précipitèrent dans les rues en égorgeant tous ceux
qu'ils rencontraient; puis ils mirent le feu à la ville, et un grand
nombre de femmes et de vieillards périrent dans les maisons où ils
s'étaient réfugiés (30 juin 1381).

Louis de Male était déjà arrivé devant les murailles de Gand lorsqu'on
lui annonça la prise de Grammont. Tandis qu'il félicitait le sire
d'Enghien, qui était venu le rejoindre, du courage qu'il avait montré
au sac de cette ville, il y avait à Gand des hommes qui priaient
chaque jour le ciel de permettre qu'il fût vengé: c'étaient des
habitants de Grammont qui n'étaient parvenus à fuir de leurs foyers
embrasés, qu'en y abandonnant leurs femmes ou leurs enfants. Ils
connaissaient l'aventureuse intrépidité du sire d'Enghien et lui
tendirent des embûches. En effet, il arriva peu de jours après qu'il
sortit un matin du camp avec Michel de la Hamaide, Eustache de
Montigny et quelques autres chevaliers. Il avait résolu d'aller
reconnaître les moyens les plus aisés d'attaquer la ville de Gand et
s'avança si loin qu'il se vit tout à coup entouré de bourgeois armés
de piques qui s'élançaient vers lui en criant: «A la mort! à la mort!»
Gauthier d'Enghien, surpris, demanda conseil à ses amis: «Conseil!
répondit le sire de Montigny, il est trop tard; vendons nos vies ce
que nous pourrons: car ici il n'y a pas de rançon.» Les chevaliers,
s'étant recommandés à Dieu et à monseigneur saint George, se
préparèrent aussitôt à combattre; mais leur courage ne put les sauver.
Louis de Male versa des larmes en apprenant la triste fin du sire
d'Enghien, que les chroniqueurs nous dépeignent jeune et beau.
Gauthier d'Enghien était le dernier duc d'Athènes: il avait aussi des
prétentions à la seigneurie de la république de Florence; mais les
bourgeois italiens avaient repoussé ce jeune prince, qui devait
trouver la mort en luttant contre les communes flamandes.

Le siége de Gand avait été levé immédiatement après la mort du sire
d'Enghien. Louis de Male s'était contenté d'augmenter les garnisons
des villes voisines et de chercher à intercepter tous les
approvisionnements destinés à la ville de Gand, mais le succès de ses
efforts semblait douteux. Toutes les villes de Flandre, accablées par
les exactions du comte, étaient secrètement favorables aux Gantois, et
la crainte d'être la cause de la mort de leurs otages maintenait seule
leur soumission. Hors de la Flandre, les Gantois rencontraient
d'autres sympathies. La cité de Liége, invitée à interrompre toutes
ses relations avec les bourgeois de Gand, avait répondu fièrement
qu'ayant toujours été libre, elle voulait en délibérer avec les
communes de Saint-Trond, de Huy et de Dinant. En Zélande et dans le
Hainaut, les populations n'étaient pas moins bien disposées pour la
Flandre, malgré les ordres les plus sévères des baillis et de leurs
sergents.

Louis de Male eut de nouveau recours à la ruse: il feignit d'accepter
la médiation d'Albert de Bavière; des conférences s'ouvrirent à
Harlebeke, et le comte de Flandre, pour se concilier plus aisément les
communes flamandes, y fit donner lecture de plusieurs lettres de
Charles VI, qui ordonnait de punir les corsaires qui inquiéteraient
les marchands flamands, et assurait à ceux-ci la liberté du commerce
dans ses Etats, aussi bien par terre que par mer.

Parmi les députés de Gand qui s'étaient rendus à Harlebeke se
trouvaient les deux chefs du parti _leliaert_, Simon Bette et Gilbert
de Gruutere; ces négociations n'étaient pour eux qu'un prétexte, afin
de poursuivre plus librement leurs complots avec le comte, dont la
rentrée à Gand eût été le signal de supplices non moins nombreux que
ceux qui avaient naguère ensanglanté les places d'Ypres. Un crime
devait préparer cette trahison: le premier capitaine de Gand, Gilles
de Meulenaere, périt le 2 janvier 1381 (v. st.), frappé, comme Simon
de Mirabel en 1346, par les amis du comte.

Une confusion extrême régnait à Gand, et les bourgeois, reportant leur
souvenir vers une ère de gloire et de grandeur, ne cessaient de
répéter: «Si Jacques d'Artevelde vivait, nos choses seraient en bon
état, et nous aurions paix à volonté.» Pierre Van den Bossche avait
entendu souvent Jean Yoens raconter combien la Flandre avait été
puissante et redoutée dans ces années à jamais fameuses où elle
repoussait Philippe de Valois pour dominer le génie belliqueux
d'Edouard III, et sans hésiter plus longtemps il conçut le projet de
placer la résistance des communes sous la protection du nom le plus
illustre du quatorzième siècle.

Le 25 janvier, le peuple s'assembla. On lui proposa divers capitaines,
mais il n'en était aucun qui voulût accepter une mission aussi
difficile ou qui fût capable de la remplir. Pierre Van den Bossche
avait gardé pendant quelque temps le silence; enfin il éleva la voix:
«Seigneurs, je crois que cils qui ont esté nommés méritent d'avoir le
gouvernement de la ville de Gand; mais je en sais un qui point n'y
vise, n'y ni pense, et si il s'en vouloit ensoigner, il n'y auroit pas
de plus propice, ni de meilleur nom: c'est Philippe d'Artevelde, qui
fut tenu sur fonts, à Saint-Pierre de Gand, de la noble reine
d'Angleterre, en ce temps que son père, Jacques d'Artevelde, séoit
devant Tournay avec le roi d'Angleterre, le duc de Gueldre et le comte
de Hainaut; lequel Jacques d'Artevelde gouverna la ville de Gand et le
pays de Flandre si très bien que oncques puis ne fut si bien
gouvernée, à ce que j'en ai ouï et ois encore recorder tous les jours;
ni ne fut oncques depuis si bien gardée, ni tenue en droit que elle
fut de son temps, car Flandre estoit toute perdue quand par son grand
sens il la recouvra. Et sachez que nous devons mieux aimer les
branches qui viennent de si vaillant homme que de nul autre.»--«Nous
ne voulons autre, nous ne voulons autre!» s'écrièrent tous les
bourgeois, pleins d'enthousiasme; et, sans tarder plus longtemps, ils
se dirigèrent vers la maison de Philippe d'Artevelde, qu'ils
honoraient beaucoup et qu'ils avaient même chargé, l'été précédent, du
commandement de l'une de leurs armées. Le sire d'Herzeele, Pierre Van
den Bossche, Pierre de Wintere et les doyens des métiers exposèrent à
Philippe d'Artevelde quels étaient les vœux unanimes des habitants de
Gand. Philippe d'Artevelde rappela tristement la mort de son père,
victime de l'ingratitude de ses concitoyens, auxquels il avait rendu
tant de services; mais Pierre Van den Bossche le rassura en lui disant
que grâce à sa sagesse, «toutes gens se loueroient de lui.»--«Je ne le
voulroie mie faire autrement,» répondit noblement Philippe
d'Artevelde. Dès ce jour, il ne fut pas seulement premier capitaine de
la ville de Gand, mais _rewaert_ de Flandre, «et acquit en ce
commencement grand'grâce, car il parloit à toutes gens qui à besogner
à lui avoient, doucement et sagement, et tant fit que tous
l'aimoient.» Avec Philippe d'Artevelde avaient été élus quatre autres
capitaines de la ville de Gand: l'un était Pierre Van den Bossche; les
autres se nommaient Rasse Van de Voorde, Jacques Derycke et Jean
d'Heyst.

Le plus grand péril qui menaçât la liberté de Gand était la trahison
des bourgeois favorables au comte. Simon Bette et Gilbert de Gruutere,
revenant d'Harlebeke à Gand, y avaient trouvé le zèle de la commune
ranimé par l'élection de Philippe d'Artevelde; cependant ils se
persuadèrent qu'en portant des paroles de paix au milieu de ces
populations décimées par une longue guerre, ils triompheraient de tous
les obstacles, et ils se rendirent sans délai sur la place publique.
Là, Gilbert de Gruutere vanta longuement la générosité de Louis de
Male qui consentait à pardonner aux Gantois pourvu qu'ils lui
livrassent deux cents de leurs concitoyens. Pierre Van den Bossche
rejeta avec indignation cet avis, et mille voix s'élevèrent pour
reprocher à Simon Bette et à Gilbert de Gruutere leurs complots, qui
n'étaient plus ignorés. «Ils se découvrirent trop tôt à leurs amis,»
dit Froissart. Simon Bette et Gilbert de Gruutere furent arrêtés par
l'ordre du _rewaert_ et conduits dans la salle des échevins. Le 2
février, Simon Bette fut décapité; deux jours après, Gilbert de
Gruutere subit le même supplice. Avec eux périt un frère de Gilbert
Mahieu.

Aussitôt après, Philippe d'Artevelde fit publier une ordonnance ainsi
conçue:

Toutes les haines privées seront suspendues jusqu'au quatorzième jour
qui suivra la conclusion de la paix avec le comte.

Celui qui commettra un homicide aura la tête tranchée. Les combats
dans lesquels aucune blessure n'aura été faite seront punis d'une
détention sévère de quarante jours dans la prison. Ceux qui
blasphémeront dans les mauvais lieux, joueront aux dés ou ameuteront
le peuple, subiront la même peine.

Chaque mois il sera rendu compte de l'emploi des deniers publics, et
tous les bourgeois pourront assister à l'assemblée de la commune.

Tout habitant de Gand portera un gantelet blanc sur lequel seront
écrits ces mots: «Dieu ayde!»

Ces mesures étaient insuffisantes: il fallait assurer
l'approvisionnement de la ville de Grand. Barthélemi Coolman reçut le
commandement d'une flotte destinée à aller chercher des vivres dans
les ports de la Hollande et de la Zélande, tandis que François
Ackerman se plaçait à la tête de trois mille hommes chargés de
parcourir le pays dans le même but. Lorsque ces mesures eurent été
adoptées, Philippe d'Artevelde exigea que tous les autres bourgeois et
tous les corps de métiers reprissent paisiblement leurs occupations.
En associant l'ordre à la liberté, il voulait renouveler cet admirable
spectacle de l'histoire des communes flamandes: l'industrie florissant
au sein de la guerre, comme l'alcyon bâtit son nid sur des flots
soulevés par la tempête.

Le nom d'Artevelde reparaissant après quarante années d'agitations
stériles semble le drapeau d'un nouveau mouvement qui assurera le
triomphe des libertés communales. A peine quelques jours se sont-ils
écoulés qu'Ackerman paraît aux portes de Bruxelles, où les bourgeois
viennent lui apporter des vivres. Les habitants de Louvain lui font
grand accueil; à Liége, il réunit en deux jours six cents chariots de
blé. «Si cil pays, lui disaient les communes des bords de la Meuse,
vous fût aussi prochain comme sont Brabant et Hainaut, vous fussiez
autrement confortés de nous que vous n'êtes, car nous savons bien que
tout ce que vous faites c'est sur votre bon droit et pour garder vos
franchises.»

Vers la même époque, c'est-à-dire dans les derniers jours de février
1381 (v. st.), Paris se soulève contre les collecteurs des impôts
réclamés par le duc d'Anjou. Les bourgeois, qui depuis longtemps ont
préparé leurs armes et leurs chaînes, s'emparent de l'hôtel de ville
et du Châtelet et poursuivent les fermiers des aides; mais un sage
vieillard, l'avocat général Jean Desmarets, se fait porter en litière
dans les rues de Paris: sa parole apaise le peuple qui le respecte,
et, de concert avec l'évêque, l'université et les premiers bourgeois
de la cité royale, il se rend à Vincennes, où les oncles du roi
n'osent pas résister à ses représentations. La volonté de Charles V
expirant sera respectée, toutes les franchises des Parisiens seront
confirmées et les états généraux s'assembleront le 15 avril à
Compiègne. Dans d'autres villes le même mouvement avait éclaté, et
tous les historiens du temps l'expliquent par les relations étroites
qui s'étaient établies entre les communes françaises et les communes
flamandes.

Cependant la lutte recommença presque aussitôt. Les oncles du roi
firent prévaloir de nouveau leur autorité à Paris, et lorsque les
députés des trois ordres se réunirent à Compiègne, loin d'écouter
leurs plaintes, on leur ordonna d'aller engager ceux dont ils étaient
les mandataires à consentir au rétablissement des tailles.

En Flandre, Louis de Male multipliait ses efforts pour étouffer
l'insurrection des Gantois. Deux de leurs troupes furent battues, à
Seveneecken et près d'Audenarde; mais ce qu'ils redoutaient bien plus
que le glaive des chevaliers _leliaerts_, c'était la famine. Tous les
approvisionnements venus de Liége et du Brabant étaient épuisés, et
les mesures prohibitives adoptées par Albert de Bavière ne
permettaient point aux communes hollandaises et zélandaises, amies de
la Flandre, de continuer à les renouveler; tous les greniers étaient
vides. En vain Philippe d'Artevelde avait-il acheté, pour le
distribuer au peuple, le blé déposé dans les abbayes et chez les plus
riches bourgeois: la disette s'accroissait de jour en jour, et l'une
des villes les plus prospères et les plus puissantes du monde se
voyait réduite à envier le pain des serfs et des pauvres.

Philippe d'Artevelde, ému de ce triste spectacle, quitta Gand pour
assister à des conférences qui s'ouvrirent à Tournay à l'époque où les
états généraux s'assemblaient à Compiègne. Il demanda que le comte
jurât de respecter la vie et les franchises des bourgeois de Gand, et
se contentât de bannir ceux qu'il désignerait «à toujours, sans nul
rappel, ni espérance de ravoir la ville, ni le pays.» Philippe
d'Artevelde ne s'en exceptait point, car il se fût volontiers dévoué
pour le salut de Gand; mais les conditions du comte étaient de plus en
plus rigoureuses. Il exigeait que tous les habitants de Gand, depuis
l'âge de quinze ans jusqu'à celui de soixante, vinssent au devant de
lui jusqu'à Buscampveld, à mi-chemin de Bruges: ce n'était qu'alors
qu'il devait se résoudre à les condamner ou à les pardonner. Le comte
semblait d'ailleurs si irrité contre les Gantois qu'il avait mandé à
tous les vassaux qu'il comptait dans le Hainaut de se trouver à Bruges
le jour de la célèbre procession du Saint-Sang «pour détruire» les
bourgeois de Gand. Il avait également fait part de son dessein aux
bonnes villes de Flandre qui lui étaient restées fidèles.

Philippe d'Artevelde rentra à Gand le 29 avril 1382. Les bourgeois
étaient accourus en foule au devant de lui pour l'interroger: «Ah!
cher sire, réjouissez-nous, dites-nous comment vous avez exploité.»
Mais Philippe d'Artevelde baissait la tête et gardait le silence; à
peine une ou deux fois l'entendit-on répondre: «Retournez en vos
hôtels, Dieu nous aidera; et demain, au matin à neuf heures, venez au
marché du Vendredi, là orrez-vous toutes nouvelles.» Le même soir,
Pierre Van den Bossche se rendit près du _rewaert_. «Dedans briefs
jours, s'écria-t-il en apprenant la menaçante issue des conférences de
Tournay, la ville de Gand sera la plus honorée ville des chrétiens ou
la plus abattue.»

Le lendemain, à neuf heures, Philippe d'Artevelde, suivi des autres
capitaines de Gand, paraissait au milieu du peuple assemblé. Lorsqu'il
eut raconté que le comte voulait que tous les bourgeois se remissent
en sa merci, et que ses conseillers n'avaient point caché qu'il se
proposait d'en condamner le plus grand nombre, un profond gémissement
s'échappa du sein de la foule agitée; mais le silence se rétablit
presque aussitôt et Philippe d'Artevelde continua: «Bonnes gens de
Gand, vous avez ouï ce que j'ai dit: si n'y vois d'autre remède ni
porvéance nulle que brief conseil, car vous savez comme nous sommes
estreints de vivres et il y a tels trente mille testes en cette ville
qui ne mangèrent de pain, passé à quinze jours. Si nous faut faire de
trois choses l'une: la première si est que nous nous enclouons en
cette ville et enterrons toutes nos portes et nous confessions à nos
loyaux pouvoirs et nous boutons ens ès églises et ès moûtiers, et là
mourons confès et repentans comme martyrs de qui on ne veut avoir
nulle pitié. En cel état, Dieu aura merci de nous et de nos âmes, et
dira-t-on, partout où les nouvelles en seront ouïes et sçues, que nous
sommes morts vaillamment et comme loyaux gens. Ou nous mettons tous en
tel parti que, hommes, femmes et enfans, allons crier merci, les hars
au col, nuds pieds et nuds chefs, à monseigneur de Flandre. Il n'a pas
le cœur si dur, ni si hautain que quand il nous verra en tel état,
que il ne se doie humilier et amollir et de son povre peuple il ne
doie avoir merci; et je tout premier lui présenterai ma tête, et vueil
bien mourir pour l'amour de ceux de Gand. Ou nous élisions en cette
ville cinq ou six mille hommes des plus aidables et les mieux armés et
le allons quérir hâtivement à Bruges et le combattre. Si nous sommes
morts en ce voyage, ce sera honorablement; et aura Dieu pitié de nous
et le monde aussi, et dira-t-on que vaillamment et loyaument nous
avons soutenu et parmaintenu notre querelle. Et si en cette bataille
Dieu a pitié de nous, qui anciennement mit puissance en la main de
Judith qui occit Olofernes, nous serons le plus honoré peuple qui ait
régné puis les Romains.» Cédant aux instances du peuple qui le
pressait de faire connaître son avis, il se prononça pour le dernier
parti, le seul qui, au-dessus de l'héroïsme du désespoir ou des
tristes nécessités de la famine, plaçât l'espérance, quelque faible
qu'elle pût être, d'un triomphe glorieux. «Nous le voulons ni
autrement ne finirons,» répondirent unanimement les bourgeois.

Toutes les portes de la ville avaient aussitôt été fermées afin que la
résolution des Gantois restât plus longtemps secrète. Les connétables
des paroisses avaient choisi les hommes les plus robustes pour qu'ils
prissent part à l'expédition, et l'on chargeait en même temps deux
cents chariots de canons et d'autres machines destinées à lancer des
projectiles; mais l'on en comptait à peine sept qui portassent des
approvisionnements, c'est-à-dire quelques pains et deux tonneaux de
vin, les seuls que l'on eût trouvés dans toute la ville de Gand. La
famine avait fait des progrès si rapides que cinq mille hommes épuisés
par les privations représentaient dans cette lutte suprême l'une des
communes les plus populeuses de l'Europe, mais leur courage suppléait
à leurs forces. Ils comprenaient qu'ils étaient les derniers
dépositaires de l'honneur de leur patrie et du salut de leurs
familles. Les prêtres avaient béni leur dévouement, et, prêts à
quitter Gand, ils avaient entendu leurs concitoyens s'écrier: «N'ayez
nulle espérance de retourner si ce n'est à votre honneur, car sitôt
que orrons nouvelles si vous êtes morts ou déconfits, nous bouterons
le feu en la ville et nous détruirons nous-mêmes ainsi que des gens
désespérés.»

Les capitaines de Gand s'arrêtèrent le premier jour à Somerghem; le
lendemain, ils poursuivirent leur marche vers Bruges, jusqu'à ce
qu'arrivés près d'Oedelem, ils quittèrent tout à coup le chemin qu'ils
avaient suivi pour se porter vers les vastes bruyères de
Beverhoutsveld. Là, ils se construisirent des retranchements devant
lesquels s'étendait une mare couverte de joncs et attendirent le
retour des députés qu'ils avaient chargés de tenter une dernière
démarche près du comte. Ainsi s'acheva la journée du 2 mai: les
Gantois, réservant pour l'heure de la lutte les approvisionnements
qu'ils avaient apportés de Gand, n'avaient vécu depuis leur départ
que de ce qu'ils avaient trouvé dans les campagnes et dans les
villages.

Lorsque l'aurore se fut levée, on vit trois chevaliers, montés sur des
coursiers rapides, sortir des portes de Bruges et s'approcher du camp
des Gantois pour en examiner la situation. C'était la réponse de Louis
de Male aux pacifiques propositions de la veille. Philippe d'Artevelde
fit aussitôt prendre les armes à tous les siens. Sept frères mineurs
célébrèrent la messe, puis ils prêchèrent et leurs sermons durèrent
plus d'une heure. Ils comparaient les Gantois, opprimés par Louis de
Male, aux Israélites persécutés par Pharaon et appelés par Dieu des
misères de la servitude aux délices de la terre de promission. Ils
leur citaient les exploits des Macchabées et ceux des Romains, et
empruntèrent peut-être aux annales de la Flandre quelques exemples non
moins admirables d'héroïsme et de dévouement. Philippe d'Artevelde
harangua aussi ses compagnons. Il raconta en peu de mots toutes les
atteintes portées aux priviléges de Gand et les conditions insultantes
que le comte avait mises au rétablissement de la paix. Puis il leur
fit distribuer le pain et le vin qu'ils avaient avec eux. «Voilà
toutes vos provisions, leur dit-il en terminant, partagez-les
paisiblement comme des frères: celles dont vous vivrez demain, il faut
les demander à la victoire.»

Cependant les hommes d'armes que le comte avait mandés à Bruges, et
les bourgeois dévoués à sa cause qu'y avait attirés la procession du
Saint Sang, s'élançaient précipitamment hors des portes de la ville.
Les métiers, qui avaient vaincu en 1380 les bourgeois de Gand sur le
marché du Vendredi (c'étaient les tailleurs, les bouchers, les
poissonniers et les vairiers), se montraient surtout pleins d'ardeur
pour les combattre, et se vantaient de pouvoir en moins d'une heure
exterminer tous les Gantois. En vain un sage chevalier, nommé Alard de
Poucke, représenta-t-il qu'il était imprudent d'aller, avec des hommes
marchant en désordre et la plupart pris de vin, attaquer des ennemis
intrépides: ses conseils ne furent point écoutés, et le comte se vit
réduit à se joindre, avec huit cents chevaliers et écuyers, à cette
multitude armée, qui ne comptait pas moins de quarante mille hommes.

La lutte s'était déjà engagée; les partisans du comte, arrivés aux
limites de Beverhoutsveld, s'étaient séparés pour faire le tour du
marais, qui les empêchait d'assaillir les Gantois de front: en ce
moment, les rayons du soleil les frappaient directement au visage; ils
s'avançaient au hasard, par petites troupes, lorsqu'on entendit la
détonation de toute l'artillerie gantoise, et sans hésiter plus
longtemps, les Gantois sortirent de leurs retranchements en poussant
leur cri de guerre. Une confusion inexprimable régnait parmi les
_Leliaerts_. Atteints par les balles des canons et les pierres que
lançaient les espringales, poursuivis en même temps le fer dans les
reins par des ennemis qu'animait l'énergie du désespoir, ils se
culbutaient les uns les autres et cherchaient inutilement à reformer
leurs rangs. Un instant seulement Alard de Poucke réussit à rallier
les fuyards près de l'église d'Assebrouck: sa mort mit fin à toute
résistance. Les Gantois s'avançaient si rapidement qu'ils arrivèrent
mêlés aux vaincus jusqu'au pied des remparts de Bruges, et l'un d'eux,
jetant sa pique entre les battants de la porte qu'on se hâtait de
fermer à leur approche, assura à ses amis la conquête de la ville.

Louis de Male avait pris part à la bataille du Beverhoutsveld. Il y
avait même été renversé, mais il était aussitôt remonté à cheval et
s'était dirigé vers Bruges, suivi de trente ou quarante chevaliers.
Tandis que les gardiens des portes recevaient l'ordre de les fermer
(le temps leur manqua pour l'exécuter), il rentrait précipitamment
dans son hôtel et envoyait ses hérauts publier dans les rues que tous
les bourgeois devaient se rendre immédiatement sur la place du marché
sous peine de mort. Il espérait encore pouvoir réunir ses partisans et
se venger des Gantois.

Il était trop tard. Les clercs des doyens des métiers parcouraient les
divers quartiers de la ville pour convoquer les nombreuses
corporations qu'on comptait à cette époque à Bruges lorsqu'un
chevalier, qui avait épousé l'une des filles illégitimes du comte (il
se nommait Robert Maerschalck), accourut annonçant que les Gantois
avaient pénétré dans la ville; Louis de Male ne voulut rien entendre,
tant il était impatient de tirer une seconde fois l'épée pour réparer
l'outrage fait à son honneur. Déjà la nuit était venue; ses serviteurs
le précédaient avec des torches et criaient autour de lui: «_Flandre
au Lion au comte!_» Mais à peine s'approchait-il de la place du marché
qu'il y aperçut la bannière de Gand.

Philippe d'Artevelde avait été instruit des projets des _Leliaerts_;
divisant son armée en deux corps, il avait envoyé l'un attaquer près
de l'église de Saint-Jacques et au delà de l'ancienne enceinte de la
ville les bouchers, les poissonniers et les autres corporations qui se
préparaient à tenter un dernier effort en faveur du comte: il avait
conduit lui-même le reste de son armée sur la place du marché, où les
tisserands et les foulons se rangèrent sous ses bannières. En voyant
de loin les flambeaux que portaient les serviteurs de Louis de Male,
il le croyait déjà son prisonnier; cependant le comte avait compris de
quel péril il était menacé: il avait fait éteindre toutes les torches
et se disposait à regagner son hôtel quand il entendit derrière lui le
métier des maréchaux qui avaient quitté leur quartier, sous le
commandement de leur doyen, Simon Cockermoes, pour rejoindre les
Gantois. Il n'eut que le temps de s'écrier: «_Chacun se sauve qui
peut!_» et se jeta aussitôt derrière une petite chapelle consacrée à
saint Amand. Ce fut là qu'il échangea sa brillante armure contre la
houppelande d'un de ses valets.

Louis de Male était resté seul. Il était près de minuit et il avait à
peine osé faire quelques pas lorsqu'il vit passer près de lui un
Gantois nommé Regnier Campioen qui le reconnut. C'était un bourgeois
accoutumé à recevoir dans sa maison les bateliers de la Lys, et, bien
qu'il eût combattu au Beverhoutsveld, il partageait peut-être toutes
les sympathies de leur ancien doyen, Gilbert Mahieu. Il eut pitié
d'une si grande infortune, et, jugeant qu'il ne fallait point perdre
un instant pour sauver le comte, il l'entraîna dans une maison dont la
porte était entr'ouverte.

Qu'on se représente une pauvre habitation où il n'y avait qu'une
chambre qui servait de cuisine. Dans une large cheminée, dont quelques
lambeaux de toile ornaient le manteau, brûlait un feu de tourbes, et
la fumée qui sortait de l'âtre était si noire et si épaisse qu'elle
permettait à peine d'apercevoir une échelle qui conduisait au grenier.
Une femme était assise près du foyer: elle s'effraya en voyant deux
hommes paraître sur le seuil de sa demeure. «Femme, sauve-moi, lui dit
Louis de Male vivement ému, je suis ton seigneur, le comte de
Flandre.» Cette femme avait reçu quelquefois l'aumône aux portes de
l'hôtel du comte; elle n'hésita point à se montrer digne de ses
bienfaits et le fit monter sans retard sous le toit, en lui
recommandant de se cacher dans la paille d'un méchant grabat. «Or
regardez, vous qui oez cette histoire, s'écrie Froissart, les
merveilleuses adventures ou fortunes qui arrivent par le plaisir de
Dieu: au matin, le comte de Flandre se véoit l'un des plus grands
princes de la terre des crestiens, et au vespre il le convint muchier
en celle povre maison de povre femme.»

Regnier Campioen s'était à peine éloigné lorsqu'il rencontra des
Gantois qui allaient de maison en maison chercher le comte de Flandre.
Il les rejoignit pour les accompagner dans leurs investigations et
pénétra avec eux dans l'humble asile du prince fugitif. La pauvre
femme berçait son plus jeune enfant: elle répondit avec calme à toutes
les questions qui lui furent adressées. Campioen feignit même de
vouloir visiter son grenier, mais il déclara bientôt qu'il n'y avait
rien découvert, et ses compagnons, persuadés par ses paroles, allèrent
continuer ailleurs leurs recherches désormais inutiles.

Combien dut paraître longue au comte de Flandre, poursuivi par ses
ennemis, cette triste nuit du 3 mai 1382! Des clameurs lamentables
s'élevaient de toutes parts vers le ciel, car les Gantois frappaient
sans merci les magistrats et les membres des métiers qui avaient
accompagné, la veille, Louis de Male au Beverhoutsveld. Cependant
Philippe d'Artevelde et Pierre Van den Bossche avaient, vers les
premières heures du jour, fait défendre, sous peine de mort, que l'on
pillât les maisons ou qu'on se livrât à des actes de violence. Les
mesures les plus énergiques avaient été prises pour protéger les
marchands étrangers, surtout les marchands anglais, et les bourgeois
de Bruges avaient été convoqués sur la place du marché. «Voulez-vous,
leur dit Philippe d'Artevelde, vivre désormais comme nos frères et nos
alliés?» Toutes les mains se levèrent en signe d'assentiment. Au
milieu de cette assemblée, on vint annoncer à Philippe d'Artevelde que
l'un de ses compagnons, qui n'était même point étranger à sa famille,
avait méprisé ses ordres et poursuivait le cours de ses vengeances. Il
le manda près de lui, et sans lui laisser le temps de se justifier:
«Vous eussiez dû, lui dit-il, donner l'exemple de l'obéissance et vous
avez été le premier à la violer.» Aussitôt après, plaçant les devoirs
publics du _rewaert_ au-dessus de l'affection privée, il fit
précipiter le coupable du haut d'une fenêtre au milieu de ses frères
d'armes. Dès ce moment, l'ordre et la paix furent complètement
rétablis, toutes les relations commerciales reprirent leur cours, et
les bourgeois de Bruges s'écrièrent: «En Philippe a bon justichier:
il est bien taillés d'estre capitaine de Flandre.»

Les chefs des Gantois s'étaient empressés de faire porter à leurs
concitoyens, exténués par la famine, les nombreux approvisionnements,
déposés à Damme et à l'Ecluse, de sorte qu'en peu d'heures la
désolation fit place à l'allégresse la plus vire; car l'on vit comme
par prodige les vivres abonder tout à coup à Gand, comme si l'on eût
été à Valenciennes ou à Tournay. En même temps, voulant faire
disparaître tout ce qui retraçait l'hostilité des Brugeois et la
rendre désormais impossible, ils avaient résolu de démolir les portes
de Sainte-Croix, de Sainte-Catherine et de Gand, et autour de chacune
de ces trois portes trente pieds de murailles. De nombreux otages
avaient été désignés dans le parti des _Leliaerts_, et deux capitaines
avaient été chargés de rester à Bruges: l'un était Pierre Van den
Bossche; l'autre, Pierre de Wintere, qui, proscrit autrefois de sa
ville natale, y rentrait les armes à la main plus puissant que ceux
qui l'avaient exilé.

Au milieu de ces soins, les capitaines gantois continuaient à ignorer
ce qu'était devenu le comte. La plupart persistaient à croire qu'il
avait réussi à sortir de Bruges le soir même de la mêlée du
Beverhoutsveld. Le 4 mai il quitta son asile pendant la nuit pour se
diriger, à travers le cimetière et le pré de Saint-Sauveur, vers le
fossé de la ville, qu'il traversa dans une nacelle. Il ne connaissait
point toutefois les chemins, et entendit bientôt qu'on s'approchait de
lui; il s'était réfugié dans une haie, quand il reconnut la voix de
Robert Maerschalck: ceci se passait à Saint-Michel, près du château de
Craenenburg, nom de sinistre augure, qui devait rappeler à Maximilien
d'Autriche les revers de Louis de Male.

Le comte de Flandre ne dédaignait plus les conseils de Robert
Maerschalck. Il le pria de lui enseigner la route de Lille, et ne
cessa point de marcher jusqu'à ce qu'il eût rencontré un laboureur à
qui il acheta une jument, sur laquelle il se plaça «sans selle et sans
pannel.» Ce fut dans ce modeste équipage que l'un des princes les plus
illustres de l'Europe s'arrêta à Roulers chez un bourgeois qui tenait
l'hôtellerie du _Cornet_, à qui il dit comme à la pauvre veuve de
Bruges: «Sauve-moi, je suis ton sire le comte de Flandre.» Celui-ci,
s'honorant par la même fidélité au malheur, lui donna le meilleur
cheval de ses écuries, et ne le quitta que lorsqu'il l'eut conduit à
Lille. Chaque jour de nombreux chevaliers, échappés aux mêmes
désastres, venaient l'y rejoindre, et ce fut dans cette ville qu'il
apprit la mort de sa mère qui lui laissait le comté d'Artois, au
moment même où sa puissance paraissait plus faible et plus ébranlée
que jamais.

Ypres, Courtray, Bergues, Cassel, Poperinghe et Bourbourg avaient
embrassé successivement la cause des communes flamandes. A Ypres,
Philippe d'Artevelde harangua le peuple du haut d'une tribune qui
avait été élevée sur la place du marché; à Courtray, il présida à
l'élection des nouveaux échevins. Lorsqu'il rentra à Gand, tous les
bourgeois se rendirent au devant de lui en le saluant par de longues
acclamations. Il était plus respecté dans toute la Flandre que s'il
eût été le comte lui-même: il avait autant de valets et de coursiers
qu'un grand prince, et chaque jour les trompettes sonnaient aux portes
de l'hôtel, où, vêtu d'écarlate et de menu vair, il réunissait les
dames et damoiselles dans de somptueux banquets.

L'écho de la bataille de Beverhoutsveld avait retenti, selon le
témoignage de Froissart, depuis le Rhin jusqu'au delà des Pyrénées.

Les villes du Brabant et du pays de Liége se souvenaient de la
confédération de 1339, et elles dissent de nouveau: «Nous serons tous
un, eux avec nous et nous avec eux.»

En France, les états généraux, invités à faire connaître leur réponse
aux intimations menaçantes des oncles de Charles VI, avaient déclaré
que tous leurs commettants préféraient la mort au rétablissement des
impôts. On avait vu, disait-on, une flamme brillante serpenter, par un
temps serein, autour des remparts de Paris et se montrer
successivement à tous les points de l'horizon: c'était le mouvement
qui partait de la capitale du royaume pour se propager dans toutes ses
cités et dans toutes ses provinces, à Reims comme à Orléans, à Rouen
comme à Blois, dans le Beauvoisis comme dans la Champagne.

En Angleterre, le roi Richard II avait réussi à disperser les
rassemblements tumultueux des hommes des communes qu'un grand nombre
de Flamands avaient rejoints; mais la mort de Walter Tyler n'empêchait
point le parlement de déclarer que si l'on voulait sauver le royaume,
une réforme immédiate était devenue nécessaire, et qu'il fallait
concilier la dignité royale avec les besoins et les droits des
communes.

Louis de Male avait quitté Lille où il ne se croyait plus en sûreté,
et s'était retiré d'abord à Hesdin, puis à Bapaume. Ce fut dans cette
dernière ville qu'il fit décapiter les otages de Courtray, pour punir
leurs concitoyens d'avoir accueilli les Gantois: vengeance qui
rappelait ses revers sans pouvoir lui tenir lieu de victoire.

Cependant le parti _leliaert_ comptait encore des chevaliers aussi
intrépides que ceux qui, sous Louis de Nevers, avaient combattu les
communes flamandes alliées à Edouard III. Le 17 mai, Daniel d'Halewyn
et ses frères, réunissant sous leur bannière les sires de Moorslede,
d'Haveskerke, de Moerkerke, de la Hamaide, de Condé, de Meetkerke, de
Wavrin, de Montigny, de Poucke, d'Hondschoote, de Rasseghem, de Rodes,
de Masmines, de Liedekerke, de Calonne, et d'autres nobles des plus
illustres maisons de Flandre, d'Artois et de Hainaut, s'enfermèrent
précipitamment à Audenarde. Ils formaient à peine cent cinquante
lances; mais Daniel d'Halewyn, avant de s'éloigner de Lille, avait
juré au comte qu'il défendrait vaillamment les murailles d'Audenarde:
jamais serment ne fut plus important ni mieux gardé.

Philippe d'Artevelde avait fait publier un mandement général, afin que
toutes les communes de Flandre convoquassent leurs nombreuses milices.
Elles se hâtèrent d'accourir à sa voix, et dans les premiers jours de
juin, cent mille hommes campaient aux bords de l'Escaut. Philippe
d'Artevelde voyait autour de lui les fils des compagnons de son père,
Simon de Vaernewyck, Jean de Beer, Goswin Mulaert. Toute son armée
demandait à grands cris le combat, et ce fut une faute irréparable de
ne pas profiter de cet enthousiasme, puisqu'il s'agissait
non-seulement de rétablir la paix de la Flandre, mais de la rétablir
assez tôt pour que la Flandre pût, en secondant les efforts des
communes françaises, rendre impossible l'exécution des desseins
hostiles des oncles de Charles VI. On racontait dans toutes les
contrées voisines, et cela n'était que trop vrai, que Philippe
d'Artevelde avait résolu de s'emparer d'Audenarde sans livrer un seul
assaut, espérant beaucoup de ses machines de guerre et encore plus de
la famine, qui ne devait pas tarder à se faire sentir parmi les
assiégés. On arrivait du Brabant et même de l'Allemagne pour visiter
les tentes innombrables des milices communales; les uns admiraient les
halles qu'elles avaient construites pour les marchands de draps et de
pelleteries, le marché où les fermières, couvertes de riches joyaux,
étalaient leur beurre, leur lait et leurs fromages, les vastes
tavernes où coulaient sans cesse les vins les plus précieux du Rhin et
de Malvoisie; d'autres passaient du quartier des Gantois, placé du
côté du Hainaut, par un pont construit sur l'Escaut, au quartier des
Brugeois, et de là ils reconnaissaient au nord d'Audenarde, à leurs
pavillons variés, les communes d'Ypres, de Courtray, de Poperinghe, de
Cassel et du Franc. Ce qui excitait surtout leur étonnement, c'étaient
les balistes, les canons et les terribles engins des Flamands, parmi
lesquels se voyait une grande bombarde dont on entendait la détonation
à six lieues.

Le sire d'Halewyn continuait à opposer à la supériorité numérique des
assiégeants la plus héroïque résistance. Par ses ordres, on avait
détruit ou couvert de terre les maisons situées le plus près des
remparts, et l'on avait même jugé prudent d'enfermer tous les
habitants dans les églises, afin que les hommes d'armes n'eussent à
redouter ni leurs plaintes, ni quelque émeute imprévue. Ce fut
toutefois parmi les sergents eux-mêmes que le mécontentement se
manifesta d'abord. Depuis plusieurs semaines, ils ne recevaient plus
de solde; enfin un marchand consentit à leur avancer six mille francs
pourvu que le comte fît déposer cette somme chez un changeur de
Valenciennes, et un valet traversa pendant la nuit les eaux de
l'Escaut et le retranchement des assiégeants pour aller annoncer à
Louis de Male l'arrangement qui avait été conclu.

Le comte de Flandre se trouvait en ce moment à Hesdin, les lettres que
lui adressait Daniel d'Halewyn lui apprirent la triste situation des
défenseurs d'Audenarde, et, s'arrachant de son honteux repos, il se
rendit sans délai près du duc de Bourgogne, afin de réclamer l'appui
de son influence dans le conseil du roi. Le duc de Bourgogne, qui
avait épousé l'héritière de la Flandre, était plus intéressé que
personne à voir comprimer le mouvement des communes flamandes. Il
s'empressa d'accourir à Senlis où était la cour, et y eut une longue
conférence avec son frère le duc de Berri. Ils s'entretenaient des
troubles de Flandre, lorsque Charles VI arriva tout à coup auprès
d'eux en riant et un épervier sur le poing. Il s'écria aussitôt que
son plus grand plaisir serait d'abattre l'orgueil des Flamands.
L'héritier de Charles le Sage, pauvre enfant à l'esprit prématurément
affaibli, ne voyait dans cette grande lutte qu'un champ clos
chevaleresque où il pourrait, en brisant sans danger quelques lances,
s'égaler aux preux dont les romans avaient charmé ses premiers
loisirs. Il ne cessait d'en entretenir tous ceux qui l'entouraient, et
les mêmes images le préoccupaient pendant son sommeil. Peu de jours
après son entrevue avec ses oncles, il rêva qu'il se trouvait au
milieu de tous les barons de son royaume: le comte de Flandre était
venu lui offrir un beau faucon, et, dans son impatience de l'essayer,
il le faisait lancer par le sire de Clisson; l'oiseau avait pris son
essor vers la Flandre, et il l'avait suivi à cheval jusqu'à ce qu'il
se vît arrêté par de vastes marais couverts de ronces et de
broussailles, mais un cerf ailé vint s'offrir à lui et le porta à
travers les airs: son faucon s'était emparé d'un si grand nombre de
hérons qu'on ne saurait le dire. Ce songe plaisait beaucoup au jeune
prince, qui ne tarda point à placer le cerf volant dans sa devise; et
les oncles du roi, mettant à profit cette ardeur puérile, convoquèrent
immédiatement à Arras le ban et l'arrière-ban du royaume.

Ce fut dans ces circonstances qu'un héraut de Philippe d'Artevelde
arriva à Senlis avec une lettre «moult douce et moult amiable,» dans
laquelle les communes flamandes priaient le roi de vouloir bien les
réconcilier avec leur seigneur et de se contenter d'une médiation
pacifique, lui promettant, s'il renonçait à soutenir le comte par la
force des armes, de conserver elles-mêmes la neutralité dans les
querelles de la France et de l'Angleterre. Les conseillers du roi ne
répondirent rien au messager et le firent même mettre en prison;
cependant quelques jours après il fut délivré: on s'était souvenu de
la puissance de Jacques d'Artevelde et de son alliance avec Edouard
III, et les oncles de Charles VI avaient résolu de chercher, comme
Philippe de Valois, à détourner à la fois les communes flamandes de
leurs projets hostiles et du respect qu'elles portaient au _rewaert_.

Les évêques de Laon, d'Auxerre et de Beauvais, Gui d'Honnecourt,
Arnould de Corbie, le sire de Rayneval et d'autres chevaliers se
rendirent à Tournay: mais les capitaines des milices flamandes avaient
déclaré qu'ils n'entameraient aucune négociation pour la paix avant la
reddition d'Audenarde et de Termonde, les seules villes qui n'eussent
point reconnu leur autorité. Les ambassadeurs français n'étaient pas
autorisés à céder à de si grandes exigences: le but de leur mission
n'était pas de conclure la paix en livrant aux communes les
forteresses du comte, mais de chercher à les sauver par leurs
négociations. Ils insistèrent pour qu'on leur adressât des
sauf-conduits, en se contentant d'exprimer le désir de traiter avec
les magistrats des bonnes villes, et, dès le 16 octobre, ils signèrent
des lettres qui, bien que le nom de Philippe d'Artevelde y fût inséré,
furent toutefois adressées directement aux trois bonnes villes de
Flandre.

Philippe d'Artevelde se trouvait à Gand lorsque ces lettres y furent
portées: telles étaient la confiance et l'autorité dont il était
investi, que s'il eût été absent personne n'eût osé les ouvrir. A
Bruges et à Ypres on arrêta les messagers envoyés par les ambassadeurs
français, et, le 20 octobre, Philippe d'Artevelde termina les
négociations par un important manifeste où il justifiait toute la
conduite des communes flamandes, en déclarant que si Charles VI
refusait d'exercer la médiation pacifique qu'elles attendaient de lui
comme de leur souverain seigneur, ses projets d'éveiller des discordes
dans le pays ne réussiraient point, et que l'on ne redoutait pas
davantage ses armées ni sa grande puissance.

Les oncles du roi se trouvaient à Péronne. Ils furent fort irrités de
voir que Philippe d'Artevelde rejetait ainsi les propositions qu'ils
lui adressaient. Le comte de Flandre était le seul qui s'applaudît de
l'orgueil des Flamands, parce qu'il se flattait de pouvoir rentrer
triomphant dans ses Etats, comme son père après la bataille de Cassel.
«Comte, lui avait dit le roi au milieu de tous ses conseillers, vous
retournerez en Artois et brièvement nous serons à Arras, car mieux ne
pouvons-nous montrer que la querelle soit nôtre que de approcher nos
ennemis.»

Il semble que Philippe d'Artevelde ait conservé assez longtemps, après
la bataille de Beverhoutsveld, l'espoir de voir le roi de France céder
aux plaintes des communes françaises et à l'avis de plusieurs de ses
conseillers qui s'efforçaient de le dissuader de toute expédition en
Flandre. Lorsque les tentatives des ambassadeurs arrivés à Tournay
l'eurent convaincu qu'ils ne cherchaient qu'à exciter des troubles
pour affaiblir la Flandre, il n'hésita plus à traiter avec les
Anglais. Les lettres de sauf-conduit accordées par le roi Richard II
portent la date du 7 octobre 1382, et ce ne fut que deux jours avant
l'arrivée des messagers français dans les bonnes villes de Flandre que
les communes envoyèrent des députés à Londres, parmi lesquels il faut
citer François Ackerman et Rasse Van de Voorde, et au premier rang un
savant théologien nommé Jean de West, qui, après avoir été tour à tour
chapelain de Saint-Donat de Bruges, et doyen de Cambray et de Tournay,
avait été élu, lors du schisme, évêque de Tournay par les partisans du
pape Urbain VI, tandis que le siége de cette ville restait occupé par
un prélat favorable à Clément VII. Les députés des communes flamandes
se dirigèrent de Bourbourg vers Gravelines et de là vers Calais, où le
gouverneur anglais, messire Jean d'Evereux, l'un des ancêtres du comte
d'Essex, si fameux sous le règne d'Elisabeth, leur fit grand accueil.
Un vent favorable favorisa leur débarquement à Douvres, et ils
poursuivirent aussitôt leur voyage vers Londres. Une audience
solennelle leur fut accordée au palais de Westminster: ils y
exposèrent leur mission en présence du duc de Lancastre, des comtes de
Buckingham, de Kent et de Salisbury, «et partout, dit Froissart,
estoient bien venus espécialement du commun d'Angleterre, quand ils
dirent qu'ils estoient de Gand, et disoient que les Gantois estoient
bonnes gens.»

Cependant tout se préparait en France pour une lutte complète et
décisive; mais ce n'est point dans quelques séditions et au milieu de
quelques tentatives anarchiques qu'il faut en chercher le véritable
caractère. Certes, parmi les laboureurs de France et d'Angleterre,
chez les fils de Jacques Bonhomme, de même que chez les compagnons de
Wat-Tyler et de Jack Straw, il y avait une excitation violente
provoquée par les malheurs de tout genre qui s'étaient appesantis sur
les pauvres cultivateurs, pillés par les gens de guerre: leurs
passions grossières et brutales les portaient à d'horribles excès;
mais dans les classes éclairées, parmi tous les bourgeois et même chez
un grand nombre de nobles, on retrouvait un sincère enthousiasme pour
les traditions des libertés communales. Le vénérable Jean Desmarets
était l'un de ces hommes qui avaient appris par une longue expérience,
comme Charles V dans ses dernières années, à placer le salut des
peuples dans une paix stable que garantiraient le respect de leurs
droits et la régularité de leurs institutions. Leurs adversaires
étaient au contraire des princes cruels et jaloux qui ne voulaient
rendre la royauté absolue que pour être seuls à s'en disputer la
tutelle, des barons qu'effrayait le mouvement communal, parce que
leurs rigueurs dans leurs domaines avaient contribué à le faire
naître, ou des chevaliers de noblesse douteuse dont les ancêtres
étaient les courtisans de Philippe le Bel ou de Philippe de Valois. Ce
fut ainsi que l'on vit les comtes de Foix et d'Armagnac, si redoutés
dans le Midi, oublier leurs querelles et se diriger vers la Flandre en
même temps qu'un sire de Revel, qui s'appelait Antoine Flotte. Jusque
dans les montagnes de la Savoie et de l'Auvergne, jusque dans les
plaines de la Lorraine et de la Gascogne, les feudataires de Charles
VI s'empressaient de déployer leur pennon et d'obéir au mandement du
roi qui était allé lui-même prendre l'oriflamme à Saint-Denis.

Tandis que Philippe d'Artevelde exhortait les bourgeois d'Ypres et de
Courtray à se bien défendre, le roi de France recevait, à l'abbaye de
Saint-Nicolas-au-Bois, l'hommage de Louis de Male; mais le dessein
d'envahir la Flandre paraissait si périlleux que son frère avait été
laissé à Péronne, afin qu'un désastre commun ne détruisît point toute
la postérité de Charles V. Lorsque Charles VI arriva le 4 novembre à
Arras, rien n'était encore décidé sur la route que suivrait l'armée,
et l'on commençait à croire que si les passages de la Lys étaient bien
gardés, il serait impossible d'entrer en Flandre. Les uns proposaient
de remonter jusqu'aux sources de la Lys; mais la saison était si
avancée que l'on devait craindre de trouver des chemins impraticables
dans les terres argileuses des pays de Cassel, de Bourbourg et de
Furnes. Les autres jugeaient préférable de se diriger vers Tournay et
d'y traverser l'Escaut pour aller attaquer les Gantois au pied des
murailles d'Audenarde. Le connétable de France, Olivier de Clisson,
soutint au contraire qu'il fallait sans hésiter marcher droit aux
Flamands, afin de les combattre avant l'arrivée des Anglais. On savait
que Philippe d'Artevelde avait annoncé à Ypres la conclusion d'une
étroite fédération avec Richard II, et qu'il s'applaudissait de voir
régner dans le ciel les vents d'ouest qui devaient favoriser la
navigation de ses alliés: on ajoutait qu'une flotte était prête à
aborder à Calais. L'avis d'Olivier de Clisson prévalut, et l'on ne
songea plus qu'à régler l'ordre de marche de l'armée. Un chevalier
flamand, Josse d'Halewyn, qui, de même que Guillaume de Mosschere en
1302, conduisait les étrangers dans le domaine de ses pères avant de
concourir à leurs efforts pour ruiner sa patrie, guidait dix-huit
cents ouvriers chargés d'élargir les routes, de couper les haies, de
combler les ruisseaux. A l'avant-garde paraissaient les maréchaux de
l'armée avec six mille quatre cents hommes d'armes, quatorze mille
arbalétriers et cinq mille gens de pied recrutés en Artois. Le corps
de bataille où se trouvait le roi comptait douze mille hommes d'armes
et dix-huit mille arbalétriers. Le comte de Flandre avait prodigué
tous ses trésors pour réunir seize mille hommes sous sa bannière dans
ce camp où l'on rêvait la dévastation de ses Etats. A son exemple, le
duc de Bourgogne avait fait fondre à Malines une partie de la
vaisselle et des joyaux de Marguerite de Male, pour entretenir à ses
frais un grand nombre de chevaliers, parmi lesquels on remarquait les
comtes d'Eu et de la Marche, l'amiral de France, Jean de Vienne, les
sires de Châlons, de Vergy, d'Antoing, de Charny, de Montaigu. A ces
corps principaux se joignaient un grand nombre de troupes
indisciplinées, composées principalement d'aventuriers bretons qui
conservaient le nom si redouté de grandes compagnies. Les oncles du
roi avaient jugé utile de réclamer leur concours depuis que, dans un
conseil tenu à Montargis, ils avaient résolu que l'on n'associerait à
cette expédition aucun corps de milices communales. Suivant les
données les plus exactes, l'armée de Charles VI ne comptait pas moins
de quatre-vingt mille hommes.

D'Arras le roi s'était dirigé vers Lens et de là vers Lille, où l'on
avait préparé un hôtel pour le recevoir; mais des espions flamands y
mirent le feu, et les Français s'avancèrent de Seclin jusqu'à l'abbaye
de Marquette. C'était à Commines qu'ils se proposaient de franchir la
Lys; mais lorsque les maréchaux s'approchèrent, ils trouvèrent le pont
rompu et remarquèrent sur l'autre rive Pierre Van den Bossche, qui
s'était placé, une hache à la main, devant neuf ou dix mille hommes
rangés en bon ordre. On ne pouvait plus songer à tenter en cet endroit
le passage de la rivière; les valets que l'on avait envoyés pour
reconnaître le pays n'avaient point aperçu de gués, et le connétable
lui-même se voyait, à son grand regret, réduit à déclarer qu'il ne
restait d'autre ressource que de se retirer vers Aire où existait un
pont sur la Lys.

La folle témérité de quelques jeunes bannerets devait déjouer toutes
les prévisions des conseillers les plus sages de Charles VI et
renverser les espérances des Flamands. Trois nacelles avaient été
portées de Lille; on les lança secrètement dans la Lys à quelque
distance du pont de Commines. Les sires de Saimpy, d'Enghien, de
Vertaing et d'autres chevaliers s'y précipitèrent aussitôt, et à
mesure qu'ils atteignaient la rive opposée, ils se cachaient dans un
petit bois d'aunes pour attendre leurs compagnons. Le maréchal de
Sancerre les avait rejoints avec quatre cents hommes d'armes, et un si
grand enthousiasme les animait que le sire de Rieux, envoyé vers eux
par le connétable, oublia sa mission pour s'associer à leur
entreprise. Olivier de Clisson ne s'en alarma que davantage:
cependant, voyant qu'il était trop tard pour faire entendre ses
conseils et qu'il ne lui restait plus qu'à employer tous les moyens
qui étaient en son pouvoir pour aider ses compagnons d'armes, il donna
aux arbalétriers l'ordre de s'avancer vers le pont de Commines. Ils
avaient amené avec eux de nombreuses bombardes qu'ils placèrent
vis-à-vis des ennemis, et multiplièrent leurs efforts pour s'emparer
du passage de la Lys. Quoique toutes leurs attaques eussent été
repoussées, ils avaient réussi à attirer sur un seul point, pendant
toute la journée, l'attention des milices communales de Flandre.

L'étonnement de Pierre Van den Bossche fut extrême quand il vit vers
le soir la petite armée du sire de Saimpy qui venait bravement lui
présenter bataille: quelques-uns de ses amis l'engageaient à
l'attaquer sans délai; mais il rejeta leur avis, soit qu'il subît
cette influence fatale qui désarme le courage à l'approche des revers,
soit que, par une prudence mal justifiée, il se crût plus assuré de la
vaincre le lendemain. Les Flamands, dociles à sa voix, restaient
immobiles dans leur position; autant leur attitude était calme et
silencieuse, autant l'agitation était grande parmi les Français, qui,
sur l'autre rive de la Lys, se voyaient condamnés à être les témoins
d'une lutte inégale dans laquelle ils ne pourraient secourir leurs
amis et leurs frères. Olivier de Clisson était surtout en proie à une
vive anxiété, et on l'entendait répéter à haute voix: «Pourquoi
suis-je connétable de France?»

Déjà le jour finissait et la nuit approchait froide et longue comme
elle l'est toujours en Flandre au mois de novembre, surtout dans un
pays couvert de prairies et de marais. Tandis que les hommes d'armes
du connétable s'efforçaient de rétablir le pont de Commines, en jetant
sur les piliers à demi détruits des planches et des débris de
boucliers, le sire de Saimpy et ses compagnons campaient au milieu de
la boue, n'ayant point de provisions pour réparer leurs forces, et
glacés par la pluie qui ne cessait de tomber à torrents; tous se
montraient toutefois pleins de courage et d'espoir: ils comprenaient
que de leur succès dépendait l'issue de l'expédition de Charles VI, et
chacun d'eux faisait entendre tour à tour les cris d'armes de tous les
barons français, afin d'exagérer leur nombre aux yeux des défenseurs
de Commines.

Lorsqu'au lever de l'aurore les Flamands s'avancèrent en silence pour
surprendre les Français, ceux-ci trouvèrent dans la supériorité des
armes un avantage propre à balancer celui que les Flamands plaçaient
dans la force du nombre. Les chevaliers arrêtaient de loin les hommes
des communes avec leurs longues lances, et déchiraient aisément leurs
cottes de mailles, grâce à leurs glaives de Bordeaux. Le désordre se
mit bientôt dans les rangs des assaillants: une devineresse leur avait
annoncé qu'elle ferait la première couler le sang français et que ce
serait le signal de la victoire: mais elle fut tuée dès le
commencement du combat. Au même moment, Pierre Van den Bossche reçut
deux blessures, l'une à l'épaule, l'autre à la tête; son frère, qui
était capitaine du château de Gavre, périt en voulant le défendre, et
ce fut à grand'peine que ses compagnons parvinrent à le porter hors de
la mêlée. Privés de leur chef, les Flamands reculaient, mais ils
étaient prêts à se rallier, et le tocsin qui retentissait dans les
campagnes appelait tous les laboureurs à leur aide, lorsqu'un cri
effroyable retentit des remparts de Commines. Le pont avait été
rétabli, et le connétable venait de passer la Lys avec l'avant-garde
de l'armée française qu'appuyaient les hommes d'armes du comte de
Flandre. Louis de Male introduisait lui-même le successeur de Philippe
le Bel dans l'héritage de Gui de Dampierre.

La résistance avait cessé. La ville de Commines fut saccagée et l'on
égorgea tous les habitants, qui s'étaient réfugiés dans les églises,
et bientôt les flammes, qui s'élevaient de ces ruines vers le ciel, se
reflétèrent dans un autre incendie: c'était celui du bourg de Wervicq,
fameux par ses richesses et l'industrie des tisserands: les Bretons du
sire de Laval y avaient trouvé tant d'or et tant d'argent qu'ils
avaient abandonné les draps les plus précieux aux sergents d'armes.

Charles VI avait quitté l'abbaye de Marquette: il crut avoir sa part
dans le triomphe des siens en passant la nuit au milieu des cendres
fumantes de Commines; le lendemain, il poursuivit sa marche et campa
sur le mont Saint-Eloi; il n'était plus qu'à une lieue d'Ypres.

Ce fut au mont Saint-Eloi que les princes français reçurent
d'importantes nouvelles de Paris. Pendant quelque temps, les Parisiens
avaient été calmés par les pompeuses promesses du duc de Bourgogne;
mais un secret pressentiment leur annonçait que l'armement du roi
Charles VI menaçait autant leurs priviléges que ceux des cités
flamandes. Ils n'hésitèrent plus et arrêtèrent les chariots destinés à
l'expédition. Ils eussent même renversé le château du Louvre et les
autres forteresses qui entouraient Paris, si un de leurs chefs n'eût
réussi à leur faire entendre le langage de la prudence et de la
modération. «Attendez, leur disait-il, que nous ayons appris le
triomphe des Gantois.» Le bourgeois, respecté de tous, qui parlait
ainsi, était un vieillard qui avait autrefois été l'ami de Marcel. Son
nom expliquait peut-être aussi bien son influence que ses sympathies:
il s'appelait Nicolas le Flamand.

Ce mouvement des Parisiens inquiétait d'autant plus les oncles du roi
que, bien qu'ils eussent obtenu un éclatant succès au pont de
Commines, ils n'avaient encore soumis aucune ville importante de la
Flandre. Une tentative dirigée la veille contre Ypres avait été
repoussée, et le bruit courait que toutes les communes des
châtellenies d'Ypres, de Cassel et de Bergues s'armaient pour les
attaquer en leur rendant toute retraite impossible; il arriva même,
dans la soirée du 19 novembre, que les Français prirent le bruit que
faisaient quelques valets en se disputant, pour une agression
imprévue. On alluma à la hâte des flambeaux. Les chevaliers s'armèrent
et rangèrent leurs gens sous leurs pennons, et la nuit s'était presque
entièrement écoulée lorsqu'ils se crurent assez rassurés pour rentrer
dans leurs tentes.

Il était trop tard pour reculer: c'était dans les campagnes de la
Flandre, théâtre de tant de sanglants combats, que devait se dénouer
cette lutte mémorable où derrière les milices flamandes combattaient
toutes les communes de France. Du sommet du mont Saint-Eloi Charles VI
pouvait apercevoir les hauteurs de Cassel et les prairies de Courtray:
devant lui s'ouvrait l'avenir, c'est-à-dire le triomphe ou le revers,
sombre mystère caché dans les desseins de la Providence.

Cependant Charles VI se sentait plus faible: il défendit aux hommes
d'armes de piller les biens de ceux qui se soumettraient, et offrit
des conditions si avantageuses à la ville d'Ypres qu'elle livra son
capitaine, Pierre Van den Broucke. Les Français avaient promis aux
bourgeois d'Ypres que tous leurs biens seraient respectés et que
personne ne pénétrerait dans leurs remparts. En effet, Charles VI
avait porté son camp près des étangs de Zillebeke, et un grand nombre
de membres des métiers avaient pu se retirer à Courtray, quand le sire
de Neuillac et d'autres chevaliers français, se proposant d'aller
attaquer la partie occidentale de la Flandre, jugèrent que pour
atteindre leur but ils devaient traverser Ypres. Ils y laissèrent même
quelques-uns de leurs hommes d'armes qu'on empêcha à grand'peine de
piller. Ceux qui accompagnaient le sire de Neuillac se dédommagèrent à
Poperinghe où ils égorgèrent les habitants et saccagèrent tout ce
qu'ils possédaient. Cassel, Bergues, Bourbourg, Dunkerque, Bailleul,
Messines, redoutant une semblable dévastation, se soumirent. Toutes
ces villes, imitant l'exemple des habitants d'Ypres, avaient aussi
livré leurs capitaines qui furent immédiatement décapités.

Les hommes d'armes français continuaient à recueillir un immense
butin. Depuis plusieurs mois, les fermiers du sud de la Lys, prévoyant
leur arrivée, avaient conduit tout leur bétail dans les riantes
prairies de la West-Flandre. C'était aussi dans ce pays que l'on
fabriquait des étoffes précieuses qui étaient recherchées dans toutes
les contrées de l'Europe. Un vaste marché s'était établi au camp de
Charles VI: on y offrait à vil prix ce qui, peu de jours auparavant,
formait le trésor du laboureur ou la laborieuse récompense des efforts
de l'ouvrier; enfin, les Bretons trouvèrent que leurs pillages
encombraient trop le marché: ils réunirent des chariots et les
chargèrent des dépouilles de la Flandre. Plusieurs jours s'écoulèrent
dans ces scènes d'épouvante et de désolation. Les chefs de l'armée ne
pouvaient retenir leurs hommes d'armes sous les drapeaux: Louis de
Male lui-même n'osait se plaindre de ce dont il était chaque jour le
témoin. De plus en plus méprisé par ceux-là mêmes qui s'étaient armés
à sa prière, il n'était plus appelé au conseil du roi, et les
maréchaux avaient ordonné à ses hommes d'armes de crier: «Montjoie
Saint-Denis!» et de ne plus porter l'antique massue armée du
_scharmsax_, énergique emblème de leur nationalité, que les historiens
du quatorzième siècle appellent le bâton à viroles. Il leur avait été
également défendu de parler la langue flamande, désormais condamnée
comme le peuple dont elle rappelait l'existence. Antoine Flotte,
compagnon d'armes de Charles VI, se souvenait sans doute que ce
n'était point en français que Breydel et Coning avaient prononcé à
Bruges et à Courtray le _væ victis_!

Dès que Philippe d'Artevelde avait connu le passage de la Lys, il
s'était rendu à Gand où dix mille bourgeois s'éloignèrent aussitôt de
leurs foyers pour le suivre à Bruges. Pierre Van den Bossche, à peine
guéri de ses blessures, et Pierre de Wintere, que les mêmes revers
avaient chassé de Warneton, exhortèrent également les bourgeois à
résister vaillamment aux Français, leur disant que si Charles VI
s'était avancé jusqu'à Ypres, ils ne pouvaient oublier que l'armée de
Philippe le Bel avait aussi pénétré jusqu'aux remparts de Courtray. A
Damme, à Ardenbourg, à l'Ecluse et dans le pays des Quatre-Métiers,
les communes armèrent de nouvelles milices. Philippe d'Artevelde avait
déjà choisi vingt mille combattants parmi ceux qui assiégeaient
Audenarde, de sorte que toutes ses forces réunies comprenaient environ
cinquante ou soixante mille hommes.

Il a paru à quelques historiens que Philippe d'Artevelde avait fait
une grande faute en quittant le siége d'Audenarde, car les pluies et
le mauvais temps n'eussent peut-être pas permis d'aller l'y combattre;
selon une autre opinion, il eût agi plus habilement s'il était resté à
Courtray, placé sur le flanc de l'armée ennemie, prêt à la surprendre
au premier moment favorable, et ne pouvant être lui-même attaqué qu'en
la forçant de tenter de nouveau le passage de la Lys, qu'aurait
défendu cette fois une armée plus nombreuse que celle de Pierre Van
den Bossche. N'y avait-il pas d'ailleurs, dans les souvenirs des
plaines de Courtray, une source éternelle d'enthousiasme et presque un
gage de victoire? Cependant, en étudiant la situation des choses, on
reconnaît bientôt qu'il ne dépendit de Philippe d'Artevelde de livrer
bataille aux Français ni devant Audenarde, ni à Courtray. C'eût été
assurément un immense avantage que de temporiser jusqu'à l'arrivée des
Anglais, dont les ambassadeurs étaient venus chercher à Calais la
ratification du _rewaert_ et renouveler eux-mêmes leurs promesses
d'alliance, et surtout de pouvoir attendre un secours bien plus
prochain, bien plus certain que celui des Anglais, l'approche de
l'hiver, qui devait inévitablement dissoudre tout l'armement de
Charles VI; mais après la perte d'Ypres, il était un devoir auquel le
_rewaert_ de Flandre ne pouvait se dérober: il fallait défendre Bruges
dont il avait lui-même fait démanteler les murailles, et il était
d'autant plus urgent de protéger cette ville qu'il était à craindre
que les _Leliaerts_, qui s'y trouvaient en grand nombre, ne
s'empressassent d'imiter ce qui avait eu lieu à Ypres en livrant leurs
portes aux Français.

A ce point de vue, la position que Philippe d'Artevelde occupa le 25
novembre à Roosebeke était admirablement choisie: elle commandait la
route d'Ypres à Bruges et s'appuyait à la fois sur Dixmude, sur
Roulers et sur Thourout. Son camp, placé sur une colline parsemée de
broussailles, au pied de laquelle coulait un ruisseau, était à peu
près inabordable pour la chevalerie française. En conservant cette
position, il pouvait troubler les ennemis dans leur mouvement s'ils se
dirigeaient vers la forteresse d'Audenarde, dont le siége n'avait
point été levé; il les obligeait, s'ils voulaient l'attaquer, à
accepter pour champ de bataille le terrain où il avait élevé ses
retranchements.

Dès que l'on eut appris à Zillebeke la marche des Flamands de Courtray
vers Boulers, l'armée française, que le duc de Berri venait de
rejoindre avec des renforts considérables, se porta en avant; mais les
maréchaux ne tardèrent point à annoncer que Philippe d'Artevelde
s'était avancé jusqu'à Roosebeke pour couvrir la route de Bruges, et
les Français s'arrêtèrent sur les hauteurs de Passchendale. Les
conseillers de Charles VI avaient jugé utile de prendre des
précautions extraordinaires pour mettre le jeune prince à l'abri de
tout péril: on voulut même enlever le commandement de l'armée au sire
de Clisson pour le charger de ce soin; mais le connétable maintint sa
prérogative, et l'on se contenta de placer près du roi huit braves
chevaliers qui ne devaient point le quitter un instant. Lorsque toutes
ces dispositions eurent été approuvées, un dernier message fut adressé
à Philippe d'Artevelde: on lui offrait la paix si ses compagnons
voulaient demander merci au comte et s'engager à payer six mois de
solde aux hommes d'armes français; mais les capitaines des communes
flamandes répondirent unanimement qu'ils ne déposeraient point les
armes tant que le comte ne leur aurait pas rendu les priviléges qu'ils
avaient reçus de Robert de Béthune après la bataille de Courtray.

Cependant Philippe d'Artevelde ne comprenait point le péril qui le
menaçait, et la prudence eût pu donner de meilleurs conseils à son
audace. Il se souvenait de son triomphe du Beverhoutsveld, où, avec
cinq mille Gantois résolus à mourir, il avait vaincu une multitude
confuse et tumultueuse, et, par un vain désir de gloire, il se
persuadait qu'il pourrait, avec ses milices réunies à la hâte,
disperser aussi aisément la grande ligue de la royauté absolue et de
la noblesse féodale. En vain plusieurs des chefs gantois l'avaient-ils
conjuré de ne pas compromettre dans une lutte douteuse les destinées
de la Flandre et peut-être celle de l'Europe. En vain lui
représentait-on que déjà des chevaliers anglais avaient abordé à
Calais pour le rejoindre. Le 26 novembre au soir, il réunit tous les
capitaines dans un pompeux banquet et leur annonça la bataille pour le
lendemain, en les exhortant à montrer pour la légitime défense de
leurs franchises tout le courage qu'attendaient d'eux les communes de
France.

Philippe d'Artevelde cherchait à propager chez ses compagnons une
confiance qui n'était peut-être point exempte de quelque inquiétude
secrète: lorsqu'il s'était éloigné d'Audenarde, de nombreuses troupes
de corbeaux avaient, disait-on, fait entendre leurs lugubres
croassements au-dessus de sa tête. La veille même de la bataille, de
sombres pressentiments vinrent l'agiter de nouveau; sa femme, Yolande
Van den Broucke, l'avait accompagné et veillait dans sa tente. Peu de
jours s'étaient écoulés depuis que son frère avait péri à Ypres,
victime de son dévouement à la cause des communes: peu d'heures
encore, et un semblable sacrifice devait la rendre veuve. Pendant
quelque temps, elle avait suivi en silence le pétillement de la flamme
qui dévorait lentement le charbon à demi éteint dans le foyer du
_rewaert_; le sommeil se dérobait à ses yeux, et chaque souffle du
vent qui frémissait entre les troncs des arbres couverts de givre lui
semblait quelque voix de menaçant augure. Enfin, vers minuit elle
sortit de sa tente et dirigea ses regards vers le camp de Charles VI
où brûlaient un grand nombre de feux, lorsque tout à coup elle crut
entendre les cris des Français qui profitaient des ténèbres pour
surprendre les Flamands. Elle réveilla précipitamment Philippe
d'Artevelde, et celui-ci reconnut les mêmes cris. On sonna aussitôt la
trompette, et toutes les milices communales s'armèrent: cependant on
apprit bientôt, par les hommes qui faisaient le guet, que les
Français n'avaient point quitté leur position, et Froissart ne peut
expliquer cette étrange aventure qu'en rapportant «qu'aucuns disoient
que c'estoient les diables d'enfer qui là jouoient et tournoient où la
bataille devoit estre pour la grand'proie qu'ils en attendoient.»

La nuit était déjà avancée: l'armée flamande ne songea plus qu'à se
préparer au combat. Les communes de Gand, d'Alost et de Grammont se
placèrent au premier rang; au second, se trouvaient les milices de
Bruges, de Damme et de l'Ecluse; au troisième, celles du Franc, toutes
différentes de costumes, toutes groupées autour de leurs bannières et
composées de bourgeois qui n'avaient le plus souvent point de casques
et de cuirasses, mais des maillets, des épieux ferrés et de grands
couteaux suspendus à leurs ceintures. Au milieu d'elles, quelques
archers anglais aiguisaient leurs flèches. Les uns avaient été
recrutés par Philippe d'Artevelde à l'époque où il avait commencé le
siége d'Audenarde; les autres étaient accourus de Calais au bruit de
l'invasion du roi de France.

Cette même nuit, le comte de Flandre avait été désigné par le
connétable pour faire le guet avec ses hommes d'armes, parmi lesquels
on remarquait le bourreau, nommé le grand Coppin, et ses seize valets;
mais c'était assez que les chevaliers français lui eussent confié le
soin de veiller tandis qu'ils se reposaient: ils ne combattaient pas
pour lui et avaient résolu de combattre sans lui. En effet, dès le
lever de l'aurore, les capitaines chargés de régler les préparatifs de
la journée, firent ordonner que dès que la lutte s'engagerait, sa
_bataille_ se retirât à part de toutes les autres. Ils prétendaient
qu'il ne leur était point permis d'admettre parmi leurs compagnons de
périls et de gloire le comte et ses chevaliers, qui appartenaient à la
communion du pape de Rome. Louis de Male souffrit sans murmurer ce
nouvel outrage; mais parmi les nobles _leliaerts_ qui l'entouraient,
il y en eut quelques-uns dont le cœur s'émut aux tristes images de la
honte de leur prince et de la désolation de leur pays: ceux-là
envoyèrent secrètement un message à Philippe d'Artevelde pour lui
annoncer que les Français étaient bien décidés à l'attaquer.

Cependant les Flamands s'étonnaient de plus en plus de ce que les
Français ne paraissaient point: ils avaient vu seulement le bâtard de
Langres et quelques autres chevaliers qui comprenaient la langue
flamande s'approcher de leur position pour la reconnaître et
s'éloigner. Leur patience se lassait: il était huit heures du matin et
un épais brouillard leur rappelait la fameuse journée de Courtray,
sans qu'ils songeassent à imiter la prudence de leurs aïeux, qui
avaient attendu sans s'ébranler le choc de la chevalerie française.
Philippe d'Artevelde ne se croyait que trop assuré du succès, parce
qu'à l'exemple de Guillaume de Juliers, de funeste mémoire, il avait
recommandé à tous les siens d'entrelacer leurs bras et de porter leurs
lourds épieux de fer droit devant eux: au moment de la mêlée, les
balles des canons et les traits des arbalétriers devaient leur ouvrir
les rangs des chevaliers et des sergents d'armes. Dans cette
disposition, tout était prévu pour la victoire, rien pour le revers.

Les Flamands avaient reçu l'ordre de se porter en avant, et, renonçant
aussitôt à la protection de leurs retranchements, ils cherchèrent un
étroit défilé au milieu des fondrières qui se prolongeaient devant eux
pour gravir une vaste colline qu'on nommait le mont d'Or. Ce fut là
qu'ils rencontrèrent l'armée française. Le sire de Villiers y avait
déployé l'oriflamme autour de laquelle on avait vu voltiger une
colombe et presqu'au même moment les rayons du soleil, dispersant la
brume, vinrent frapper les milices communales au visage.

Déjà les bombardes flamandes ont donné le signal de la lutte et dès
leur première détonation deux chevaliers de Flandre, qui combattent
sous les étendards de Charles VI, ont succombé, comme si le ciel ne
leur permettait pas d'être les témoins d'un triomphe que leur trahison
a préparé: l'un est le sire d'Halewyn; l'autre, le sire de Wavrin;
Antoine Flotte a été renversé à leurs côtés. Un cri de victoire
retentit parmi les Flamands: leur immense bataillon, poursuivant sa
marche, heurte avec une force irrésistible l'armée française qui
recule d'un pas et demi; la bannière royale est tombée en leur
pouvoir, mais c'est à tort qu'ils se vantent d'avoir conquis
l'oriflamme, ignorant que Pierre de Villiers, de même qu'Anselme de
Chevreuse, ne livre aux chances de la guerre qu'une bannière «par
droite semblance pareille» à celle qui est restée déposée dans le
trésor de l'abbaye de Saint-Denis.

Cependant le sire de Clisson avait prévu la tactique des Flamands, et,
par une manœuvre habile, il avait étendu rapidement les deux ailes
placées sous les ordres des ducs de Berri et de Bourbon, ordonnant aux
chevaliers de renvoyer leurs chevaux et de frapper de loin avec leurs
longues lances les bourgeois de Flandre, tandis que leurs valets, se
glissant sur le gazon, pénétraient sous les épieux des milices
communales et poignardaient leurs adversaires. Ce fut dans cette
attaque, d'un caractère tout nouveau dans les fastes de la chevalerie,
que se signalèrent les sires de Saint-Didier, de Vergy, de la
Roche-Guyon, de Châlons, de Charny, de Villersexel, de Ray, de
Châtillon, de Chambly. Ce fat là que Boucicault fit ses premières
armes. Il était à peine âgé de vingt ans et comme un Flamand, à la
stature gigantesque, se riant de sa jeunesse et de sa petite taille,
lui criait de retourner dans les bras de sa mère, il lui enfonça sa
dague dans le flanc en lui disant: «Sont-ce là les jeux des enfants de
ton pays?» L'armée flamande reculait à son tour. Les premiers rangs,
blessés sans pouvoir se défendre, se rejetaient sur ceux qui les
suivaient: si quelques-uns étaient frappés par le fer ennemi,
d'autres, plus nombreux, sentaient leurs poitrines se briser dans cet
affreux reflux de cinquante mille hommes qui roulaient les uns sur les
autres. Sur dix combattants, neuf mouraient étouffés. Parfois cette
masse énorme s'arrêtait dans sa lente et tumultueuse retraite, et
telle que le sanglier aux abois elle semait l'effroi parmi les
chasseurs. Le duc de Bourbon, s'étant trop avancé, fut blessé et jeté
à terre et le sire de Cuzant tomba près de lui: mais cette escarmouche
fut sans résultat. Les communes flamandes étaient arrivées près du
ruisseau au delà duquel elles avaient campé la veille. A mesure
qu'elles descendaient dans un terrain humide et marécageux le désordre
s'accroissait; chacun s'efforçait d'atteindre le premier la colline
opposée. En vain Philippe d'Artevelde cherchait-il à les rallier: il
fut entraîné dans leur fuite jusque près d'une montagne qui doit à un
sol aride et chargé de gravier, le nom de _Keyaerts-berg_. Pour la
tourner et gagner Staden et Thourout et de là Thielt ou Bruges, il
n'existait qu'une seule route, tracée dans un profond ravin, au milieu
d'un bois dont les rameaux entrelacés formaient tantôt un dôme épais
et tantôt une barrière. Ce fut là que Philippe d'Artevelde périt foulé
aux pieds des siens, sourds à sa voix et impatients de s'ouvrir un
passage pour se dérober à la poursuite des Français. Etrange destinée
du père et du fils! Tous les deux, après avoir consacré leur vie à
l'affranchissement et à la gloire de leurs concitoyens, leur durent la
mort; l'un assassiné par des traîtres dans sa ville natale, près du
foyer domestique; l'autre, finissant ses jours au milieu d'une
bataille, sans que du moins il lui eût été donné d'être frappé par une
main étrangère.

Trois mille Gantois, témoins du désastre du corps principal de
l'armée, s'étaient retirés à gauche de la route de Roosebeke vers des
prairies à demi couvertes de saules et de broussailles, qu'arrosent
les sources de la Mandel: ils y élevèrent à la hâte quelques
retranchements et cherchèrent à se défendre, mais, entourés de toutes
parts par les Français, ils se virent bientôt chassés de leur position
et la plupart furent tués. Toute lutte avait cessé, mais le massacre
continua jusqu'au soir sur le champ de bataille. Jamais la Flandre
n'eut plus de sujet de deuil; car la plupart des chroniqueurs évaluent
le nombre des morts à vingt-cinq mille et il en est qui le portent à
quarante et à soixante mille. «La terre, dit le moine de Saint-Denis,
était inondée d'un déluge de sang.»

Le jeune roi de France n'avait entendu que de loin les acclamations
des vainqueurs et les gémissements des mourants. Lorsque tout danger
eut disparu, ses oncles allèrent le féliciter de sa victoire et lui
montrèrent la plaine couverte des cadavres de ses ennemis. Le royal
enfant n'était point satisfait toutefois: il voulait qu'on lui fît
voir ce fameux Philippe d'Artevelde dont il avait si souvent entendu
répéter le nom. On savait déjà qu'il n'était pas parmi ceux qui
avaient quitté le champ de bataille, mais on ignorait ce qu'il était
devenu. Les valets de l'armée, espérant une riche récompense,
poursuivirent leurs recherches pendant toute la nuit à la lueur des
feux qu'on avait allumés avec les débris des épieux flamands;
cependant le lendemain vers l'aurore, ils aperçurent, au milieu des
victimes sanglantes du combat de la veille, un bourgeois de Gand ou de
Bruges qui respirait encore. Ils le relevèrent et ce fut lui qui leur
indiqua le corps du _rewaert_. «Je devais hier, dit-il, recevoir de
ses mains l'ordre de chevalerie.» Charles VI put considérer à loisir
cet homme, plus puissant peut-être par son nom que par son génie, puis
il ordonna qu'on le pendît à un arbre, qui longtemps après resta
célèbre dans toute la contrée. Plus généreux à l'égard du soldat
blessé qui survivait à son capitaine, il lui offrit de faire panser
ses plaies s'il consentait à devenir Français. «C'est en vain que
vous cherchez à me séduire, répliqua le héros expirant, déjà je sens
que mes forces et la vie m'abandonnent. Je fus, je suis et serai
toujours Flamand.» Charles VI, loin d'honorer un si noble courage chez
ceux qu'il avait vaincus, ne s'éloigna qu'après avoir fait défendre
qu'on les ensevelît, afin qu'ils servissent de pâture aux chiens et
aux oiseaux: Philippe le Bel lui en avait donné l'exemple après la
journée de Mont-en-Pévèle.

Une profonde terreur régnait à Bruges. Bien que les bourgeois eussent
porté tout ce qu'ils possédaient de plus précieux sur des bateaux
prêts à appareiller pour les îles de la Zélande, ils avaient résolu de
recourir aux prières les plus humbles pour conjurer la colère du roi
et l'avidité des Bretons. Charles VI s'était avancé dès le lendemain
de la bataille de Roosebeke jusqu'à Thourout. Douze députés de la
commune de Bruges, qu'accompagnaient deux frères mineurs, se rendirent
près de lui pour implorer sa miséricorde et lui annoncer qu'ils
avaient rétabli sur leurs murailles la bannière du comte. Le duc de
Bourgogne appuya leurs efforts pour sauver une cité qui, par ses
richesses et son commerce avec les nations étrangères, était l'un des
plus brillants joyaux de l'héritage de Marguerite de Flandre, et ils
trouvèrent également des protecteurs dans le connétable, dans le
maréchal de Sancerre, dans le sire de Beaumanoir et dans d'autres
chevaliers auxquels ils avaient offert de nombreux présents. Mais
Charles VI ne consentit à leur pardonner qu'à cette condition qu'ils
indemniseraient les _grandes compagnies_ recrutées en Bretagne. Cela
n'était point aisé: les députés brugeois eurent à ce sujet de longues
conférences avec le sire de Ray, et dès que le chiffre de l'amende eut
été fixé, ils firent acte d'hommage, de foi et d'obéissance comme
hommes liges du roi de France. Ils renoncèrent à toutes les alliances
faites avec les Anglais par Jacques ou Philippe d'Artevelde, et
jurèrent de reconnaître dorénavant le pape Clément VII.

Les Bretons, irrités d'avoir vu s'évanouir les espérances qu'ils
fondaient sur le sac de Bruges, ravageaient les champs et pillaient
les villages. «Les Français, raconte le religieux de Saint-Denis,
égorgeaient tous ceux qu'ils rencontraient, n'épargnant ni le rang, ni
l'âge, ni le sexe, de telle sorte qu'on pouvait dire d'eux: Ils ont
tué la veuve avec l'orphelin, le jeune homme avec la jeune fille,
l'enfant à la mamelle avec le vieillard.» Le comte de Flandre
approuvait ce qu'il ne pouvait empêcher. «Il est quelques personnes,
disait-il à Charles VI, qui demandent, très-redouté seigneur, comment
l'on pourra comprimer l'esprit de révolte inné chez ce peuple
turbulent, soit en épargnant le pays, soit en le réduisant à n'être
plus qu'une vaste solitude; pour moi, je me contenterai de dire que le
comté de Flandre est à vous, si vous le voulez, et j'aurai pour
très-agréable tout ce qu'il plaira à votre royale majesté d'ordonner
de sa conquête.»

Le jeune roi de France semblait prendre plaisir à toutes ces scènes de
dévastation. Sa raison, déjà chancelante, avait éprouvé, à la vue du
massacre de Roosebeke, une émotion profonde qui s'était bientôt
transformée en un délire frénétique. Il faisait trembler par ses
fureurs ceux qui plus tard devaient en profiter dans l'intérêt de leur
ambition. En vain ses conseillers l'engagèrent-ils à marcher vers les
remparts de Gand pour y terminer la guerre de Flandre, ou bien à se
diriger rapidement vers Calais, afin de reconquérir sur les Anglais
surpris cette porte toujours ouverte aux invasions ennemies: leurs
efforts furent inutiles. On lui avait raconté que l'on conservait à
Courtray, dans l'église de Notre-Dame, cinq cents paires d'éperons,
glorieux trophée de la journée de Groeninghe; on lui avait dit aussi
que c'était au milieu des dépouilles des serviteurs de Philippe le Bel
que l'on avait déposé les lettres secrètes d'alliance des communes de
Flandre et de France. C'était assez pour qu'il crût devoir détruire
cette ville dont les hommes d'armes du duc de Bourbon s'étaient
emparés immédiatement après la bataille de Roosebeke. Depuis sa
victoire, il se croyait l'Alexandre d'un autre combat d'Arbelles: il
lui fallait l'incendie de Persépolis.

Cependant le comte de Flandre s'était jeté aux pieds du roi et l'avait
supplié de renoncer à ses desseins. Charles VI ne voulut point
l'écouter: il avait résolu de ne se rendre à Courtray que pour y
prononcer une sentence d'extermination. A peine le duc de Bourgogne
eut-il le temps de faire enlever de la tour des Halles une horloge qui
passait pour l'une des merveilles de la chrétienté: toute la ville fut
livrée aux flammes, et les habitants, femmes, enfants et jeunes
filles, furent emmenés pour être vendus «par manière de servage.»

Les Bretons avaient renversé dans le château de Courtray les statues
des aïeux de ce comte de Flandre dont les malheurs avaient été le
prétexte de leur expédition; mais les dépouilles qu'ils avaient
conquises ne les satisfaisaient point, et ils se préparèrent à quitter
les campagnes désolées de la Flandre pour piller le Hainaut, afin de
châtier, disaient-ils, la neutralité douteuse qu'Albert de Bavière
avait observée pendant cette guerre. D'autres s'enrôlaient pour
soutenir les querelles particulières du sire de Dixmude contre la
ville de Valenciennes. Ce fut à grand'peine que le comte de Blois
réussit à les détourner de leurs projets. On leur promettait cette
fois qu'on leur abandonnerait le pillage de Gand. Les Français se
tenaient chaque jour prêts à aller investir cette ville; il était trop
tard. Les habitants de Gand n'avaient rien négligé pour assurer leur
défense; après avoir recueilli au milieu d'eux le corps qui avait
continué le siége d'Audenarde et les débris de l'armée qui avait
combattu à Roosebeke, ils avaient ouvert leurs portes à tous les
fugitifs et à tous les bannis, déclarant qu'ils considéraient comme
jouissant du droit de cité dans leurs murs tous ceux à qui l'invasion
étrangère enlèverait une patrie; c'était y appeler toute la Flandre.

La saison devenait d'ailleurs de plus en plus mauvaise. On était
arrivé au mois de décembre. Les pluies se succédaient sans relâche et
toutes les rivières débordaient. Après de longues délibérations, on
jugea prudent que le roi allât se reposer à Tournay pour y célébrer
les fêtes de Noël. On congédia en même temps les hommes d'armes des
provinces les plus éloignées, tels que ceux de l'Auvergne, du Dauphiné
ou de la Bourgogne. Les Bretons restèrent, et les désordres qui
avaient signalé leur marche ne cessèrent point d'accabler les
populations. Les oncles du roi, tour à tour prodigues et avares, les
encourageaient peut-être dans leurs excès. On en vit un triste exemple
à Tournay. Cette ville, qui avait été à plusieurs reprises le
boulevard de la France, fut rançonnée comme les villes de Flandre et
contrainte à payer la somme énorme de douze cent mille francs. On
n'avait point de rébellion à lui reprocher, mais on l'accusait d'avoir
refusé de reconnaître le pape d'Avignon.

Charles VI prolongea son séjour à Tournay, se flattant de recevoir la
soumission des Gantois, auxquels il avait écrit de Thourout, trois
jours après la bataille de Roosebeke, pour les engager à se soumettre,
leur promettant «raison, justice et grâce.» Des conférences
s'ouvrirent, mais ès parlements qui là furent ordonnés, dit
Froissart, on les trouva aussi durs et aussi orgueilleux que si ils
eussent tout conquêté et eu à Rosebecque la journée pour eux.» Pierre
Van den Bossche exhortait constamment ses concitoyens à ne point
perdre courage. Ackerman, revenu à Gand par la Zélande, leur faisait
aussi espérer l'arrivée prochaine d'une armée anglaise. On ne put
jamais obtenir de leurs députés qu'ils renonçassent à leurs franchises
ou à l'obédience du pape de Rome, et les oncles du roi reconnurent
bientôt qu'il fallait ajourner la guerre au printemps. Ils laissèrent
Jean de Ghistelles avec deux cent cinquante lances à Bruges, le sire
de Saimpy à Ypres, Jean de Jumont à Courtray, Gilbert de Leeuwerghem à
Audenarde. Deux cents lances bretonnes occupèrent Ardenbourg pour
interrompre toutes les communications des Gantois avec le port de
l'Ecluse.

Peut-être les oncles du roi étaient-ils impatients de recueillir les
résultats de leur victoire de Roosebeke en châtiant les communes de
France. Charles VI traversa, entouré de toute son armée comme s'il se
trouvait encore sur une terre étrangère, Arras, que pillèrent les
Bretons, Péronne, où le quitta le comte de Flandre, Noyon, Compiègne,
Senlis et Meaux: la terreur régnait dans toutes ces villes depuis
longtemps favorables à la cause des libertés communales; elle se
répandit bientôt jusque dans la capitale du royaume; car l'on assurait
que les oncles du roi avaient promis aux Bretons de leur y payer la
solde méritée par leurs services dans la guerre de Flandre. La commune
de Paris s'arma tout entière par un vague sentiment d'inquiétude, et
se rangea en ordre de bataille devant la colline de Montmartre,
protestant qu'elle voulait seulement montrer de quel secours ses
nombreuses milices pouvaient être au roi. Elle croyait qu'en étalant
toutes ses forces elle se rendrait redoutable et obtiendrait de
meilleures conditions; c'était une grave erreur; les vainqueurs
s'intimident rarement, et plus la commune de Paris était puissante,
plus il fallait l'affaiblir. Ne connaissait-on pas d'ailleurs son
alliance avec les communes flamandes? Le roi de France avait résolu de
la traiter en ennemie, afin de pouvoir user contre elle dans toute
leur rigueur des droits de la victoire. Le connétable envoya ses
hérauts demander un sauf-conduit aux Parisiens, puis il les somma de
déposer les armes. Pour compléter ce menaçant simulacre d'hostilité,
les barrières furent brisées, et le jeune prince passa à cheval,
suivi de ses hommes d'armes, sur les portes de la première cité de son
royaume arrachées de leurs gonds, sans vouloir écouter le prévôt des
marchands qui venait avec les principaux bourgeois lui adresser une
courte et humble harangue.

Les Bretons commencèrent aussitôt à piller les maisons, mais on les
arrêta: les oncles du roi avaient d'autres desseins. Ils avaient
d'abord fait enlever les chaînes des rues et fait porter à Vincennes
toutes les armes des bourgeois, qui eussent suffi, selon le témoignage
évidemment exagéré d'un historien contemporain, pour équiper huit cent
mille hommes; on défendit en même temps toutes les confréries établies
à l'instar des gildes flamandes. Enfin, aussitôt qu'on n'eut plus rien
à craindre de Paris, on arrêta trois cents des plus riches bourgeois:
parmi ceux-ci se trouvaient l'honneur de la magistrature française, le
prudent ami de Charles V, Jean Desmarets, qui avait plus d'une fois,
par l'autorité d'une haute vertu, réconcilié le roi et le peuple, et
Nicolas le Flamand, coupable d'avoir exhorté la commune à s'abstenir
de toute agitation pour espérer dans l'avenir. Ils montèrent sur le
même échafaud, et avec eux des chevaliers, des notables bourgeois, des
avocats au parlement. Le même jour, une ordonnance royale abolit tous
les priviléges de la ville de Paris, et lui retira le droit d'élire le
prévôt des marchands. Enfin, lorsque la hache du bourreau se fut
émoussée, lorsque les eaux de la Seine eurent charrié assez de
cadavres, une solennelle assemblée fut convoquée au palais, et là le
chancelier, se plaçant au pied de la statue de Philippe le Bel,
raconta la défaite des Flamands et les rébellions des Parisiens. Des
femmes échevelées demandèrent grâce pour leurs pères et leurs époux,
et quand les oncles du roi eurent pris part à cette scène réglée
d'avance, Charles VI déclara pardonner à ses sujets de Paris et
commuer la peine criminelle en peine civile, c'est-à-dire que,
satisfait du sang des bourgeois qui avaient péri dans les supplices,
il n'exigeait plus que l'or de ceux qui leur survivaient. Tous les
habitants, quel que fût leur rang, se virent réduits à une affreuse
misère, et leurs trésors ne servirent qu'à leur préparer de nouveaux
malheurs. Deux tiers des amendes devaient couvrir les frais de
l'expédition de Roosebeke; le dernier tiers était destiné à rétablir
l'ordre dans les finances du royaume; mais les oncles du roi s'en
emparèrent pour alimenter leurs complots et les intrigues que
multipliait leur ambition jalouse et envieuse; le surplus de la somme
resta aux mains des maréchaux et des capitaines, et les hommes
d'armes, n'ayant rien reçu de ce qu'on leur avait promis, se
répandirent dans les campagnes pour arrêter les marchands et piller
les laboureurs.

A Rouen, à Reims, à Châlons, à Troyes, à Sens, à Orléans, les mêmes
châtiments firent place à de semblables exactions.

Louis de Male imitait en Flandre les rigueurs de Charles VI. Il y
ordonna de nombreux supplices, de plus nombreuses confiscations; une
foule de malheureux, qui n'avaient pas réussi à se réfugier à Gand,
cherchèrent un asile à bord des navires qui mettaient à la voile pour
la Rochelle ou les rivages de l'Angleterre; ils ne s'éloignèrent
toutefois du port de l'Ecluse qu'après avoir vu de loin suspendre à un
gibet Barthélemi Coolman, que Philippe d'Artevelde avait créé amiral
de la flotte flamande. L'aspect de ces tortures accrut leur terreur,
et lorsque le comte de Flandre leur offrit une amnistie complète s'ils
consentaient à rentrer dans ses Etats, il n'y en eut point qui osèrent
se confier dans ses promesses.

Par une mesure générale, Louis de Male avait exigé que toutes les
villes de Flandre lui livrassent leurs chartes de priviléges. C'était
le premier usage qu'il eût fait de son autorité depuis qu'elle avait
été rétablie par les armes françaises, car il avait donné cet ordre
sur le champ même de Roosebeke; cependant la remise des chartes des
communes n'eut lieu que quelques mois plus tard, au château de Lille;
les échevins de Warneton, de Bailleul, d'Ypres, de Nieuport, de
Poperinghe, de Cassel, puis ceux de Bruges et de vingt autres villes
ou bourgs, jouissant d'une juridiction particulière, vinrent tour à
tour déposer entre ses mains leurs archives municipales; mais on
soupçonna les Yprois de posséder «autres choses qu'ils n'avoient point
apportées.» Les Brugeois s'étaient montrés plus obéissants. Louis de
Male leur enleva la plupart des documents authentiques qui retraçaient
la concession ou le développement de leurs priviléges: ce fut ainsi
qu'il fit détruire successivement les chartes octroyées par Philippe
de Thiette après la journée de Courtray, les lettres d'alliance
scellées en 1321 par les communes de Gand et de Bruges, et les fameux
traités conclus quarante années auparavant par Jacques d'Artevelde et
Edouard III.

La liberté flamande avait perdu ses titres, mais elle respirait
encore.

Le 27 janvier, c'est-à-dire le jour même de la confiscation des
franchises de Paris et de la mort de Jean Desmarets et de Nicolas le
Flamand, François Ackerman chassa les Bretons d'Ardenbourg et y arbora
la bannière du pape Urbain VI. Il savait combien toutes les
populations flamandes étaient attachées à l'Eglise de Rome, et que
rien ne leur avait paru plus avilissant, dans les volontés de Charles
VI, que l'obéissance au siége d'Avignon qu'il avait imposée à toutes
les villes soumises.

La guerre contre les Français devint une croisade religieuse: elle
l'était en Flandre par une forte conviction; elle le fut en Angleterre
par intérêt politique. On avait publié à Londres une bulle du pape de
Rome qui ordonnait de prendre les armes pour combattre les clémentins.
Urbain VI y rappelait que des bandes de Bretons et de Gascons avaient
envahi les domaines pontificaux, et ajoutait qu'après avoir vainement
essayé de ramener ses adversaires par la persuasion, il se trouvait
réduit à opposer la force à la force. Tels étaient les motifs qui
l'engageaient à charger l'évêque de Norwich de diriger une expédition
qui devait jouir de tous les priviléges accordés aux guerres de la
terre sainte; en conséquence de cette délégation, l'évêque de Norwich,
Henri Spencer, avait adressé, le 9 février 1382, à tous les recteurs,
vicaires et chapelains d'Angleterre, des lettres par lesquelles il les
exhortait à enrôler leurs paroissiens: dès ce moment, il déposa
lui-même la mitre pour ceindre l'épée. Petit-fils de Hugues Spencer,
décapité sous le règne d'Edouard II, il était devenu, encore fort
jeune, évêque de Norwich en 1369; mais c'était pendant les mouvements
insurrectionnels de 1381 qu'il avait révélé toute l'énergie de ses
mœurs belliqueuses. Portant un casque, une cuirasse et une épée à
deux tranchants, il avait pénétré le premier dans le camp des
laboureurs à Northwalsham, et un éclatant succès lui avait livré Jean
Littestere, qu'ils nommaient leur roi. Henri Spencer se souvenait
qu'un autre évêque de Norwich avait été envoyé en Flandre par Jean
sans Terre pour arrêter les succès de Philippe-Auguste: si le premier
n'avait point réussi à prévenir la déroute de Bouvines, le second se
vantait de pouvoir réparer la défaite de Roosebeke.

L'évêque de Norwich s'était embarqué précipitamment à Northbourne, à
bord des vaisseaux qu'avait réunis son ami Jean Philippot, qui s'était
aussi illustré dans les troubles de 1381 en tuant Walter Tyler. Il
devait attendre à Calais le maréchal de Beauchamp retenu aux
frontières d'Ecosse; mais son impatience l'entraîna bientôt à
commencer la guerre. Il consulta ses compagnons d'armes, et ils
décidèrent, d'un commun accord, qu'il fallait la porter en Flandre. Le
lendemain, trois mille Anglais se dirigèrent vers Gravelines, dont les
retranchements tombèrent en leur pouvoir. Louis de Male se trouvait en
ce moment à Lille: il se hâta d'envoyer à l'évêque de Norwich deux
chevaliers, Jean Vilain et Jean Vander Meulen, pour lui représenter
qu'il s'étonnait d'autant plus de cette agression qu'il reconnaissait
le pape de Rome: dès qu'ils nommèrent monseigneur de Flandre, les
Anglais leur demandèrent de quel seigneur ils voulaient parler; car à
leurs yeux les véritables seigneurs du pays, par l'exercice de
l'autorité et le droit de la conquête, étaient le roi de France et le
duc de Bourgogne, tous les deux clémentins.

Les Anglais continuaient leur marche en suivant le rivage de la mer;
ils avaient reçu des renforts de Calais et de Guines, et leur armée
comptait, selon quelques chroniqueurs, quinze cents archers et plus de
six cents lances; selon d'autres, huit cents chevaux et dix mille
fantassins. Henri Spencer, qui faisait déployer devant lui la bannière
de saint Pierre sur laquelle brillaient les clefs pontificales, avait
déjà dépassé le village de Mardyck lorsqu'on vint l'avertir que toutes
les garnisons des châtellenies voisines, sous les ordres du Haze de
Flandre et de Jacques Metteneye, s'étaient rangées en ordre de
bataille devant Dunkerque pour l'arrêter: elles formaient environ
quatorze mille hommes, en y comprenant dix-neuf cents Français ou
Bretons. Un héraut alla sommer les _Leliaerts_ de déclarer s'ils
étaient urbanistes ou clémentins; ils le tuèrent: ce fut le signal du
combat. Un capitaine gantois, qui avait été l'un des députés des
communes en Angleterre, Rasse Vande Voorde, s'élance le premier pour
les attaquer. L'enthousiasme des croisés est extrême: il leur semble
que Dieu même les conduit au triomphe; car ils entendent retentir
au-dessus de leurs têtes les roulements menaçants du tonnerre, et la
foudre frappe leurs ennemis, mêlée aux traits de leurs archers:
bientôt toute l'armée du comte fuit vers Dunkerque, où les Anglais
entrent avec les vaincus. Cette glorieuse journée entraîne la
soumission de Bergues, de Cassel et de Bourbourg (25 mai 1383).

De Dunkerque l'évêque de Norwich se dirigea vers Aire; mais comme
cette ville était bien gardée, il passa outre et s'empara de
Saint-Venant, puis il marcha vers Bailleul. Poperinghe et Messines lui
ouvrirent leurs portes; à sa voix, toutes les populations des bords de
la mer s'insurgeaient depuis Furnes jusqu'à Blankenberghe, et, dans
les premiers jours de juin, Ackerman, qui avait pendant quelques jours
campé devant Bruges, vint avec vingt mille Gantois se joindre aux
Anglais.

Le siége d'Ypres fut résolu: il était important de reconquérir cette
ville qui ouvrait aux ennemis l'entrée de la Flandre. Si la garnison
qu'elle avait reçue de Charles VI était peu nombreuse, elle possédait
d'intrépides défenseurs: c'étaient les chevaliers qui avaient naguère
sauvé Audenarde. Ils détruisirent les faubourgs dont l'industrieuse
population avait émigré l'année précédente, et employèrent les débris
des habitations à former de nouvelles palissades. Ces travaux duraient
encore lorsque la cloche du beffroi annonça l'approche des croisés;
tous les chevaliers accoururent aussitôt sur les remparts, et ils
ordonnèrent qu'on tirât les canons. Par un hasard qui parut aux
assiégés un favorable augure, cette première décharge renversa un
noble anglais, nommé Guillaume de Felton, qui chevauchait sur un
cheval blanc au premier rang des siens.

Cependant l'évêque de Norwich espérait un triomphe facile; il ne
doutait même pas que la prise d'Ypres n'obligeât Louis de Male à
abandonner Charles VI pour chercher un protecteur dans Richard II, et
l'on nous a conservé des lettres royales, portant la date du 20 juin
1383, où il se faisait autoriser «à prendre et recevoir du comte et
des gens de Flandre, homage lige et tous autres sermentz de foialté et
de loyalté au roy Richard comme vray roy de France et leur soverain
seigneur.» Les Gantois avaient, dit-on, promis à l'évêque de Norwich
qu'ils prendraient Ypres en trois jours. Ils se confiaient dans les
sympathies des bourgeois dont la plupart comptaient un frère ou un ami
parmi les assiégeants, et leur criaient de loin: «Pensez pour le temps
passé, nous vous aiderons et serons ensemble;» mais cet appel ne fut
point entendu. Ceux qui n'avaient pas eu le courage de s'exiler à
l'invasion de Charles VI n'osèrent pas briser le joug qui pesait sur
eux. Deux assauts échouèrent, et les assiégeants se virent réduits, au
moment où ils se croyaient maîtres de la ville, à se résigner à toutes
les lenteurs d'un siége régulier.

Les Anglais se divisèrent en trois quartiers. Le premier corps était
sous les ordres de l'évêque de Norwich; les deux autres campaient à
l'est et au sud-ouest de la ville. Les Gantois s'étalent placés vers
le nord, près de l'église de Saint-Jean, et rivalisaient de zèle et de
valeur. Près de la porte de Boesinghe on avait détourné les eaux qui
alimentaient les fossés; ailleurs, près de la porte de Menin, on avait
établi des batteries de pierriers qui ne cessaient de tirer aussi bien
la nuit que le jour: elles enfoncèrent deux fois la porte et
vingt-sept fois les barrières; mais chaque fois les assiégés
réussirent à les réparer.

Le 27 juin, les Anglais avait tenté un nouvel assaut près de la porte
du Temple: ils avaient été repoussés quand une seconde armée de
Gantois, commandée par Pierre Van den Bossche et Pierre de Wintere,
rejoignit celle d'Ackerman. Des renforts non moins considérables
arrivèrent d'Angleterre: c'était une multitude d'ouvriers et de serfs
confondus avec des prêtres et des moines, qui, au premier bruit de la
victoire de Dunkerque, avaient pris les chaperons blancs, ornés de la
croix rouge et les glaives enveloppés d'un fourreau rouge, qui
formaient le signe distinctif des urbanistes. N'ayant ni haubert ni
cuirasse, et moins guidés par leur zèle religieux que par le désir de
parcourir le monde en s'enrichissant de dépouilles, ils avaient
traversé la mer, sur la flotte de Jean Philippot, sans argent et sans
vivres, mais pleins de confiance dans l'avenir. Quel que fût leur
nombre, ils semblèrent aux chefs de la croisade peu dignes de prendre
part à la guerre sainte, et, aux yeux des hommes les plus sages, leur
présence fut l'une des causes des malheurs des Anglais, qui, jusqu'à
cette époque, se croyaient protégés par le ciel. Un instant les
assiégés, intimidés par ce vaste déploiement de forces, entamèrent des
négociations pour livrer la ville; mais ils les rompirent dès qu'ils
eurent appris que Louis de Male avait réclamé l'appui du duc de
Bourgogne, et que bientôt l'on verrait entrer en Flandre une armée
française aussi nombreuse que celle qui avait combattu à Roosebeke:
les mêmes bruits s'étaient répandus dans le camp anglais, et l'évêque
de Norwich ne négligeait rien pour presser les attaques. Afin que les
fossés de la ville fussent complètement mis à sec, il fit écouler
toutes les eaux des étangs de Diekebusch et de Zillebeke. Les
laboureurs apportaient à l'envi des claies et des fascines qui
formaient des ponts jusqu'au pied des remparts; des tours roulantes
avaient également été construites, et les bombarbes lançaient sans
relâche sur la ville des projectiles enflammés qui la menaçaient d'une
complète destruction.

Déjà quelques Bretons, hâtant leur marche pour délivrer Ypres, étaient
arrivés à Commines, guidés par le sire de Saint-Léger et Yvonnet de
Tainteniac; mais ils se laissèrent surprendre sur les bords de la Lys
par deux cents lances anglaises qui les attendaient. Ce fut une
affreuse déroute: la poursuite ne cessa qu'aux portes de Lille. Le
sire de Saint-Léger avait péri: parmi ceux de ses compagnons qui
rendirent leur épée se trouvaient Jean sans Terre, bâtard du comte, et
plusieurs chevaliers _leliaerts_. Ce fut en vain que les capitaines
d'Ypres voulurent payer leur rançon, l'évêque de Norwich leur répondit
orgueilleusement que tout ce qu'ils possédaient «estoit de son
trésor.»

Ces revers mirent le comble à la désolation des assiégés. L'eau
manquait dans les puits, et la ville étroitement bloquée ne recevait
plus de vivres. Louis de Male était lui-même tellement inquiet qu'il
avait chargé l'évêque de Liége, Arnould de Hornes, d'annoncer à
l'évêque de Norwich qu'il joindrait à sa croisade contre les
clémentins un secours de cinq cents lances, s'il consentait à la
conduire dans un autre pays. Mais les capitaines gantois ne virent
dans ces propositions de Louis de Male qu'une ruse pour faire lever le
siége d'Ypres, et ce fut par leur conseil que l'évêque de Norwich
déclara qu'il fallait d'abord que les assiégés se remissent en son
pouvoir.

Dans ces tristes circonstances, les défenseurs d'Ypres égalent, par
leur résistance à la croisade de Henri Spencer, le noble dévouement
qu'avait montré l'année précédente Daniel d'Halewyn à Audenarde. Ils
repoussent tous les assauts, et l'évêque de Norwich ne parvient ni à
les séduire par ses flatteries, ni à les effrayer par ses menaces. Le
30 juillet, il mande près de lui, sous la garantie d'une trêve, quatre
prêtres, quatre chevaliers et quatre bourgeois de la ville assiégée:
revêtu de son costume pontifical, la mitre sur le front et le bâton
pastoral à côté de l'épée sanglante, il leur fait lire la bulle
d'Urbain VI qui l'a placé à la tête de la croisade, puis, en vertu de
cette bulle, il les excommunie solennellement; mais le prévôt de
Saint-Martin calme immédiatement la terreur religieuse des chevaliers
_leliaerts_ en appelant de l'excommunication de l'évêque de Norwich au
pape Urbain lui-même.

Enfin, le 8 août, on apprit au camp anglais que l'armée française
approchait, et Henri Spencer ordonna un dernier assaut. Pour les
chevaliers d'Ypres, résister encore quelques heures, c'était se
sauver; pour les Anglais, un succès immédiat était le seul moyen
d'éviter une honteuse retraite: cette tentative devait être soutenue
et repoussée des deux parts avec le courage du désespoir. A l'aube du
jour, l'évêque de Norwich donna l'absolution à tous les croisés, et
les Anglais se précipitèrent vers la porte de Messines. Décimés par
l'artillerie de leurs ennemis, ils se rallièrent presque aussitôt près
du couvent des Frères prêcheurs. Pendant qu'ils multipliaient leurs
efforts, les Gantois se portaient vers la porte de Dixmude et
l'attaque devint générale. Autant les uns montraient d'impétuosité et
d'ardeur en assaillant les remparts, autant les autres se
distinguaient par leur constance et leur héroïsme à les défendre.
Pourquoi la Flandre comptait-elle deux bannières, l'une protégée par
les Anglais, l'autre arborée par les Français? Le spectacle même des
ambitions rivales de Charles VI et de Richard II ne devait-il pas lui
apprendre combien lui étaient funestes toutes ses divisions.

L'assaut du 10 août s'était inutilement prolongé jusqu'au soir et rien
ne pouvait plus retarder la délivrance de la ville: pendant plusieurs
siècles, des processions et des fêtes devaient rappeler le souvenir de
cette journée.

Deux jours après, Ackerman et les autres capitaines flamands se
retirèrent à Gand. L'évêque de Norwich avait mis le feu à ses
logements, abandonnant quelques gros canons et quelques machines, et
cherchant à excuser sa honte en faisant planer des soupçons de
trahison sur plusieurs de ses capitaines, entre autres sur Guillaume
Helmham et Nicolas de Triveth.

Cependant Hugues de Calverley, qui avait été l'un des héros du célèbre
combat des Trente et qui depuis lors avait pris part aux plus
aventureuses chevauchées, se signala par son audace pendant la
retraite des Anglais. L'évêque de Norwich était déjà entré à
Gravelines et les Français s'étaient emparés de Cassel sans qu'il eût
voulu quitter Bergues, où il avait résolu de se défendre avec quatre
mille croisés. Il refusait d'ajouter foi aux récits des hérauts qui
racontaient que les Français étaient au nombre de vingt-six mille
hommes d'armes, ce qui, en y comprenant les valets, eût porté leur
armée à plus de cent mille hommes. Tandis qu'il accusait leurs récits
d'exagération, il entendit retentir la trompette du guet: elle
annonçait l'arrivée de l'armée française qui se préparait à investir
la ville. «Or allons, dit Hugues de Calverley à ceux qui
l'entouraient, allons voir ces vingt-six mille hommes d'armes passer;
nostre gaite les corne.» L'avant-garde défilait déjà. Hugues de
Calverley vit s'avancer successivement le connétable, les maréchaux,
le grand maître des arbalétriers, le sire de Coucy avec quinze cents
lances; puis venaient le duc de Bretagne avec la noblesse de son
duché, et le comte de Flandre, près duquel les sires d'Escornay,
d'Halewyn, d'Enghien et de Ghistelles représentaient le parti des
_Leliaerts_, illustré par sa double défense d'Audenarde et d'Ypres.
Hugues de Calverley croyait avoir vu toute l'expédition du roi de
France: il retourna tranquillement dans son hôtel, mais à peine
s'était-il mis à table qu'il entendit de nouveau la trompette du guet.
Hugues de Calverley se hâta de regagner les remparts. Cette fois, il
vit passer le roi, les ducs de Berri et de Bourgogne, les ducs de Bar
et de Lorraine, le duc Frédéric de Bavière, les comtes de la Marche,
de Savoie et d'Auxerre, le dauphin d'Auvergne, le vidame de Chartres,
le vicomte de Narbonne et une foule d'autres barons que suivaient
seize mille lances: plus loin, aux limites de l'horizon, il apercevait
déjà l'arrière-garde qui comptait aussi deux mille lances. Le sire de
Calverley comprit qu'il ne devait point chercher à lutter contre des
forces aussi considérables: il monta sans délai à cheval avec ses
compagnons et parvint à atteindre Bourbourg. Là, protégé par des
fortifications plus importantes, il résolut de venger la honte des
Anglais qui n'avaient pu, durant un siége de deux mois, conquérir une
ville fortifiée à la hâte, en arrêtant à son tour cent mille Français
devant les portes de Bourbourg. Déjà tout était prêt pour l'assaut et
le sire de la Trémouille se vantait qu'avant le soir il compterait
parmi ses prisonniers deux chevaliers gascons qui étaient venus le
saluer dans sa tente, lorsqu'on apprit tout à coup que l'on avait
accordé aux Anglais la permission de se retirer librement avec leurs
bagages et leur butin à Gravelines (21 septembre 1383).

Des nouvelles importantes étaient arrivées de Flandre. Le 17
septembre, François Ackerman, instruit que le sire de Leeuwerghem,
capitaine d'Audenarde, se trouvait auprès de Louis de Male, devant
Bergues, réunissait quatre cents hommes munis d'échelles et profitait
d'une nuit obscure pour traverser les prairies de l'Escaut. Par un
hasard favorable, on avait tiré l'eau des fossés de la ville pour
prendre le poisson et ils n'étaient plus éloignés des murailles quand
une pauvre femme, qui coupait de l'herbe pour ses vaches, les aperçut
et alla donner l'éveil aux gardiens des portes qui jouaient aux dés et
qui refusèrent de l'écouter. Les Gantois remarquèrent le bruit de ces
voix sans pouvoir les comprendre. Ackerman pensa un moment qu'il était
trahi. Cependant quatre de ses compagnons qu'il a envoyés en avant ne
tardent pas à lui rapporter que tout est ténèbres et silence. Les
Gantois sont déjà descendus dans les fossés. Ils ont brisé la première
palissade, et, grâce à leurs échelles, ils escaladent les remparts,
puis ils s'avancent en bon ordre jusqu'à, la place du marché, qui
retentit bientôt de leur cri d'armes: _Gand! Gand!_... Les bourgeois
d'Audenarde accourent de toutes parts pour les rejoindre. En vain
quelques chevaliers cherchent-ils à les combattre; ils sont en petit
nombre et la résistance ne se prolonge point. De vastes
approvisionnements, réunis par les ordres du comte, tombent au pouvoir
des vainqueurs; mais ils respectent tout ce qui appartient, soit à des
marchands étrangers, soit aux communes du Hainaut dont ils connaissent
les sympathies pour leur cause. Si Ypres reste au comte, Audenarde
verra du moins flotter sur ses murs la bannière de Gand.

L'heureuse tentative d'Ackerman avait arrêté les projets des Français.
Les uns disaient que l'on ne pouvait songer à conduire un si grand
nombre d'hommes d'armes dans les plaines de la Flandre, saccagées
l'année précédente; d'autres observaient que la prise d'Audenarde, où
les Gantois étaient maîtres de l'Escaut, rendait impossible le
transport des approvisionnements nécessaires au siége de Gand. Le
trésor royal ne suffisait plus à la solde des gens de guerre, et les
discordes qui avaient éclaté parmi les princes exerçaient si
rapidement leur influence désorganisatrice sur toute l'armée, que deux
jours après la retraite de Hugues de Calverley on vit se dissoudre
comme par prodige l'immense expédition de Charles VI. Le duc de
Bourgogne resta seul à Saint-Omer avec quelques chevaliers de
Picardie, de Ponthieu et de Vimeu pour traiter avec les Anglais de la
reddition de Gravelines; mais l'évêque de Norwich sentit son courage
se ranimer en apprenant le départ de Charles VI: il chargea des
messagers d'aller annoncer en Angleterre que jamais les Français ne
s'approcheraient davantage de Calais et que jamais occasion plus
favorable ne se présenterait pour combattre les débris de leur armée.
Richard II, âgé de dix-sept ans et devenu depuis peu l'époux d'Anne de
Luxembourg, parcourait alors avec elle les provinces de son royaume,
se faisant remettre dans toutes les villes et dans toutes les abbayes
des dons considérables qu'il distribuait le plus souvent à des
baladins, notamment aux bohémiens de la suite de la reine. Il se
trouvait à Daventrée, dans le comté de Northampton, lorsqu'il reçut
les lettres de l'évêque de Norwich au milieu d'un banquet. Les
convives le virent frémir de fureur, et, renversant la table placée
devant lui, il demanda des chevaux et galopa toute la nuit comme s'il
devait avant l'aurore immoler de sa propre main le roi de France.
Parvenu au monastère de Saint-Albans, il y prit le palefroi de l'abbé
et continua sa course avec une si grande rapidité qu'il arriva exténué
de fatigue au palais de Westminster. Il ne voulait s'y reposer que
pendant quelques heures, mais lorsqu'il se réveilla de son pénible
sommeil, il regretta ses loisirs et ses plaisirs faciles, et reconnut
qu'il valait mieux que d'autres chefs allassent en son nom repousser
les Français. Le duc de Lancastre, chargé de ce soin, rassembla
aussitôt une armée et il se préparait à passer la mer quand Henri
Spencer, n'osant attendre plus longtemps les secours qu'on lui avait
promis, abandonna Gravelines et se retira en Angleterre. Le duc de
Lancastre le vit aborder sur le rivage, mais il s'éloigna de lui avec
mépris pour saluer Hugues de Calverley, qui s'était distingué par un
si noble courage à la défense de Bourbourg. Le roi prit aussi prétexte
de ce que l'évêque de Norwich avait désobéi à ses ordres pour saisir
les revenus temporels de son église; en même temps l'on arrêta Nicolas
de Triveth et Guillaume Helmham, comme ayant contribué par leur
trahison à sa honte et à ses revers. Telle fut la fin de la croisade
des urbanistes.

Les stériles résultats que la France et l'Angleterre avaient
recueillis faisaient sentir plus vivement aux deux pays le besoin de
voir cesser la guerre: des négociations s'ouvrirent dès que l'évêque
de Norwich eut licencié ses hommes d'armes. Louis de Male avait
aisément fait comprendre aux princes français combien leur issue
devait être importante, puisque la réconciliation de Charles VI et de
Richard II isolerait les communes flamandes et les priverait de tout
secours et de tout appui: il se porta médiateur entre les deux rois et
réunit leurs plénipotentiaires à Lelinghen, près de Wissant, «sous la
grand'tente de Bruges.» C'étaient, pour la France, les ducs de Berri
et de Bretagne; pour l'Angleterre, le duc de Lancastre et le comte de
Derby. Ils s'assemblèrent chaque jour pendant plus de trois semaines,
mais leurs prétentions étaient si opposées qu'ils abandonnèrent
bientôt tout espoir d'une paix définitive pour ne traiter que de la
conclusion d'une trêve pendant laquelle chacun se conserverait les
positions qu'il occupait. Cependant, même dans ce système qui
paraissait si simple et si peu sujet à litige, de nouvelles
difficultés se présentèrent. Les ambassadeurs anglais déclaraient que,
d'après leurs conventions avec les communes de Flandre, ils ne
pouvaient accepter aucune trêve sans qu'elles y fussent comprises:
peut-être avaient-ils deviné les intentions secrètes des oncles de
Charles VI en maintenant avec énergie une condition qui devait en
rendre l'accomplissement impossible.

Pendant ces conférences, le parti des communes se relevait en Flandre.
Vers le mois de décembre 1383, une armée gantoise passa la Lys et
menaça Lille, tandis que d'autres milices flamandes s'avançaient vers
Calais. Leur mouvement trouvait de nouveau un écho dans les villes de
France si sévèrement opprimées l'année précédente par Charles VI, et
l'agitation populaire se répandait déjà dans les campagnes jusqu'aux
plaines de l'Auvergne et du Poitou. Le duc de Berri s'effraya: jugeant
qu'il fallait à tout prix s'assurer par une trêve que les Anglais ne
profiteraient point, comme ils ne le firent que trop souvent avant et
depuis cette époque, de la faiblesse de la royauté et des murmures du
peuple, il se hâta d'accéder à leurs demandes, et «le pays de Flandre»
fut nommé dans la charte de la trêve de Lelinghen.

Louis de Male avait vainement cherché à s'y opposer. Tombé du faîte de
la splendeur et de la puissance dans une misère où les princes
français daignaient à peine le secourir de leurs aumônes, il vit
s'évanouir toutes ses espérances dans des négociations que son
ambition avait favorisées. «Cousin, lui avait dit le duc de Berri, si
votre imprudence vous a couvert de maux et de honte, il est temps de
renoncer à vos fureurs et de suivre de meilleurs conseils.» Cette
dernière insulte l'accabla: avant que les négociations fussent
terminées, il se retira à Saint-Omer, et ce fut dans cette ville qu'il
apprit qu'une trêve, où tous ses intérêts étaient sacrifiés, avait été
conclue le 26 janvier.

Trois jours après, Louis de Male réunissait dans cette abbaye de
Saint-Bertin, où reposaient Baudouin Bras de Fer et Guillaume de
Normandie, les fidèles compagnons de ses malheurs, les sires de la
Gruuthuse et de Stavele, le doyen de Saint-Donat, Guillaume
Vernachten, Jean de Heusden, prévôt de Notre-Dame de Bruges, qui était
en même temps son médecin, Robert Maerschalk, qui l'avait aidé de son
courage et de ses conseils après la déroute de Beverhoutsveld, Nicolas
Bonin et quelques autres: ce fut au milieu d'eux, et en présence du
duc de Bretagne, qu'il dicta tristement ce qu'un siècle plus tôt Gui
de Dampierre eût appelé _sa dernière devise_: «Je fay savoir à tous
que je, considérans les grans honneurs, biens et possessions que
nostre sauveur Jhésu-Crist, de sa pure grâce, sans ma desserte, m'a
donnez en ce siècle, desquelz je n'ay mie usé, ne ycheaux convertis au
service et honneur de lui, si comme je deusse, mais en vaine gloire...
recommande ma povre âme pécheresse, le plus humblement que je puis, à
Nostre Seigneur Jhésu-Crist, à la beneoite vierge Marie, fontaine de
miséricorde, et à tous les saints et saintes de paradis, auxquelz je
supplie humblement que de mes péchiés, plusieurs et très-grans plus
que raconter ne pourrois, ils me veulent impétrer pardon et
rémission.» Puis il traça quelques mots par lesquels il conjurait le
duc de Bourgogne de réparer ses torts vis-à-vis de son peuple. Le
lendemain (30 janvier) le comte de Flandre rendit le dernier soupir,
et les historiens du quatorzième siècle rapportent avec effroi que,
pendant la nuit où il expira, on vit éclater dans le ciel une
effroyable tempête qui, sans renverser un seul clocher, sans courber
un seul arbre, passa sur toute la Flandre en secouant aux gibets les
cadavres des suppliciés: on disait que c'étaient les démons qui
avaient emporté le comte de Flandre.

Il y eut même des chroniqueurs, trompés par les bruits populaires,
qui racontèrent que si le duc de Berri avait hâté la mort de Louis de
Male, ce n'était point par l'injure et l'outrage qu'il l'avait immolé,
mais par un coup de dague et de poignard. Ils pensaient que toute
cette dynastie, issue d'une maison de braves chevaliers de Champagne,
devait expier à chaque degré l'hymen adultère de Marguerite de
Constantinople. Après Gui de Dampierre, mort dans une prison, ils
plaçaient Robert de Béthune et son fils, tous deux empoisonnés; après
Louis de Nevers, frappé par le duc d'Alençon dans la mêlée de Crécy,
Louis de Male, assassiné par le duc de Berri au cloître de
Saint-Bertin: tant de sang avait coulé sous leurs yeux qu'ils
croyaient partout retrouver le crime ou la trahison.

Les restes de Louis de Male furent transférés à l'abbaye de Looz, et
l'on célébra avec pompe ses funérailles à l'église de Saint-Pierre de
Lille. Tous les chevaliers _leliaerts_ s'étaient empressés de venir
saluer une dernière fois leur ancien comte qui, à défaut de trésors,
léguait leur dévouement et leur fidélité à une dynastie étrangère.

Les sires d'Halewyn, de Masmines, de Noyelles s'avançaient les
premiers dans le cortége des obsèques solennelles. Pierre de Bailleul,
Lampsin de Loo, les sires de Béthencourt, de Quinghien et d'Iseghem
les suivaient. François d'Haveskerke, Matthieu d'Humières, Goswin de
Wilde soutenaient les bannières; les sires de Ghistelles et d'Escornay
précédaient le cercueil. Là se pressaient, portant les écus, les
glaives et le heaume, les sires de la Gruuthuse, d'Antoing, de
Rasseghem, de Lalaing, de la Hamaide, d'Hollebeke, d'Annequin, de
Lambres, d'Auxy, de Lendelede, les châtelains de Furnes, d'Ypres, de
Dixmude et de Saint-Omer: on eût cru, à les voir vêtus de deuil,
défilant lentement sous les nefs, que la Flandre des croisades et des
temps chevaleresques s'était levée, non plus pour accompagner le
premier des Dampierre dans les prisons de Philippe le Bel, mais pour
conduire le dernier prince de sa race au seuil du tombeau.

La mort de Louis de Male ne fut un événement que parce qu'il laissa
pour héritiers les ducs de Bourgogne: c'est en remontant jusqu'au 27
novembre 1382 qu'il faut chercher la fin de l'ère communale de la
Flandre.


FIN DU TOME SECOND.



TABLE.


                                                                 Pages
    LIVRE DIXIÈME.--Luttes héroïques des communes
      flamandes.--Batailles de Courtray, de Zierikzee et
      de Mont-en-Pévèle                                              1

    LIVRE ONZIÈME.--Robert de Béthune.--Traités d'Athies,
      de Paris, de Pontoise, d'Arras.--Confédération des
      _alliés_.--Complots de Louis de Nevers et de Robert de
      Cassel                                                        47

    LIVRE DOUZIÈME.--Louis de Nevers.--Troubles en
      Flandre.--Invasion de Philippe de Valois.--Jacques
      d'Artevelde                                                   98

    LIVRE TREIZIÈME.--Louis de Male.--Continuation des
      guerres.--Mouvement des communes en France et en
      Flandre.--Bataille de Roosebeke                               88


FIN DE LA TABLE DU TOME SECOND.


    _Brux._, A. VROMANT, _imp.-édit., r. de la Chapelle, 3_.





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