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Title: Oeuvres, Tome III
Author: Volney, C.-F. (Constantin-François)
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Oeuvres, Tome III" ***


produced from images available at the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



                                VOYAGE
                        EN ÉGYPTE ET EN SYRIE,
                                PENDANT
                    LES ANNÉES 1783, 1784 ET 1785,
                                 SUIVI
       DE CONSIDÉRATIONS SUR LA GUERRE DES RUSSES ET DES TURKS,
                       PUBLIÉES EN 1788 ET 1789.

                           PAR C. F. VOLNEY,

        COMTE ET PAIR DE FRANCE, MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAIS,
          HONORAIRE DE LA SOCIÉTÉ ASIATIQUE SÉANTE A CALCUTA.

                            TOME DEUXIÈME.

                       [Illustration: colophon]

                                PARIS,

                  PARMANTIER, LIBRAIRE, RUE DAUPHINE.
                 FROMENT, LIBRAIRE QUAI DES AUGUSTINS.

                              M DCCC XXV.



                                OEUVRES
                           DE C. F. VOLNEY.

                      DEUXIÈME ÉDITION COMPLÈTE.

                               TOME III.


                      IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT,
                           RUE JACOB Nº 24.



ÉTAT POLITIQUE DE LA SYRIE.



CHAPITRE PREMIER.

Précis de l’histoire de Dâher, fils d’Omar, qui a commandé à Acre depuis
1750 jusqu’en 1776.


Le chaik _Dâher_ qui, dans ces derniers temps, a causé de si vives
inquiétudes à la _Porte_, était d’origine arabe, de l’une de ces tribus
de _Bédouins_ qui se sont habituées sur les bords du _Jourdain_ et dans
les environs du lac de _Tabarié_ (ancienne _Tibériade_). Ses ennemis
aiment à rappeler que dans sa jeunesse il conduisait des chameaux; mais
ce trait, qui honore son esprit en faisant concevoir l’espace qu’il sut
franchir, n’a rien d’incompatible avec une naissance distinguée: il est,
et sera toujours dans les mœurs des princes arabes de s’occuper de
fonctions qui nous semblent viles. Ainsi que je l’ai déja dit, les
chaiks guident eux-mêmes leurs chameaux, et soignent leurs chevaux,
pendant que leurs filles et leurs femmes broyent le blé, cuisent le
pain, lavent le linge, et vont à la fontaine, comme au temps d’Abraham
et d’Homère; et peut-être cette vie simple et laborieuse fait-elle plus
pour le bonheur que l’oisiveté ennuyée et le faste rassasié, qui
entourent les grands des nations policées. Quant à _Dâher_, il est
constant que sa famille était une des plus puissantes du pays. Après la
mort d’_Omar_ son père, arrivée dans les premières années du siécle, il
partagea le commandement avec un oncle et deux frères. Son domaine fut
_Safad_, petite ville et lieu fort dans les montagnes au nord-ouest du
lac de _Tabarié_. Peu après, il y ajouta _Tabarié_ même. C’est lui que
Pocoke[1] y trouva en 1737, occupé à se fortifier contre le pacha de
Damas, qui peu auparavant avait fait étrangler un de ses frères. En
1742, un autre pacha, nommé _Soliman-el-àdm_, l’y assiégea et bombarda
la place, au grand étonnement de la Syrie, qui même aujourd’hui connaît
peu les bombes[2]. Malgré son courage, _Dâher_ était aux abois,
lorsqu’un incident heureux et, dit-on, prémédité, le tira d’embarras.
Une colique violente et subite emporta _Soliman_ en deux jours.
_Asàd-el-àdm_, son frère et son successeur, n’eut pas les mêmes raisons
ou les mêmes dispositions pour continuer la guerre, et _Dâher_ fut
tranquille du côté des Ottomans. Mais son caractère remuant et les
chicanes de ses voisins lui donnèrent d’autres affaires. Des discussions
d’intérêt le brouillèrent avec son oncle et son frère. Plus d’une fois
on en vint aux armes, et _Dâher_ toujours vainqueur, jugea à propos de
terminer ces tracasseries par la mort de ses concurrents. Alors revêtu
de toute la puissance de sa maison, et absolument maître de ses forces,
il ouvrit une plus grande carrière à son ambition. Le commerce qu’il
faisait, selon la coutume de tous les gouverneurs et princes d’Asie, lui
avait fait sentir l’avantage qu’il y aurait à communiquer immédiatement
avec la mer. Il avait conçu qu’un port entre ses mains serait un marché
public, où les étrangers établiraient une concurrence favorable au débit
de ses denrées. _Acre_, situé à sa porte et sous ses yeux, convenait à
ses desseins: depuis plusieurs années, il y faisait des affaires avec
les comptoirs français. _Acre_, à la vérité, n’était qu’un monceau de
ruines, un misérable village ouvert et sans défense. Le pacha de Saide y
tenait un aga et quelques soldats qui n’osaient se montrer en campagne.
Les Bédouins y dominaient, et faisaient la loi jusqu’aux portes. La
plaine, jadis si fertile, n’était qu’une vaste friche, où les eaux
croupissaient, et par leurs vapeurs empestaient les environs. L’ancien
port était comblé, mais la rade de _Haîfa_, qui en dépend, offrait un
avantage si précieux, que _Dâher_ se décida à en profiter. Il fallait un
prétexte: la conduite de l’aga ne tarda pas de l’offrir. Un jour que
l’on avait débarqué des munitions de guerre destinées contre le chaik,
il marcha brusquement vers _Acre_, prévint l’aga par une lettre
menaçante qui lui fit prendre la fuite, et entra sans coup férir dans la
ville, où il s’établit; cela se passait vers 1749. Il avait alors
environ 63 ans. L’on pourra trouver cet âge bien avancé pour de tels
coups de main; mais si l’on observe qu’en 1776, à 90 ans, il montait
encore hardiment un cheval fougueux, on-jugera qu’il était bien plus
jeune que cet âge ne semble le comporter. Cette démarche hardie pouvait
avoir des suites; il les avait prévues, et il se hâta de les prévenir:
sur-le-champ il écrivit au pacha de Saide; et lui représentant que ce
qui s’était passé de lui à l’aga, n’était qu’une affaire personnelle, il
protesta qu’il n’en était pas moins le sujet très-soumis du sultan et du
pacha; qu’il paierait le tribut du district qu’il avait occupé, comme
l’aga même; qu’en outre il s’engageait à contenir les Arabes, et qu’il
ferait tout ce qui pourrait convenir pour rétablir ce pays ruiné. Le
plaidoyer de _Dâher_, accompagné de quelques mille sequins, fit son
effet dans les divans de Saide et de Constantinople: on reçut ses
raisons, et on lui accorda tout ce qu’il voulut.

Ce n’est pas que la Porte fût la dupe des protestations de _Dâher_: elle
est trop accoutumée à ce manége pour s’y méprendre; mais la politique
des turcs n’est point de tenir leurs vassaux dans une stricte
obéissance; ils ont dès long-temps calculé que s’ils faisaient la guerre
à tous les rebelles, ce serait un travail sans relâche, une grande
consommation d’hommes et d’argent, sans compter les risques d’échouer
souvent, et par-là de les enhardir. Ils ont donc pris le parti de la
patience; ils temporisent[3]; ils suscitent des voisins, des parents,
des enfants; et plus tôt ou plus tard, les rebelles qui suivent tous la
même marche, subissent le même sort, et finissent par enrichir le sultan
de leurs dépouilles.

De son côté, _Dâher_ ne s’en imposa pas sur cette bienveillance
apparente. _Acre_ qu’il voulait habiter, n’offrait aucune défense;
l’ennemi pouvait le surprendre par terre et par mer: il résolut d’y
pourvoir. Dès 1750, sous prétexte de se faire bâtir une maison, il
construisit à l’angle du nord sur la mer, un palais qu’il munit de
canons. Puis, pour protéger le port, il bâtit quelques tours; enfin, il
ferma la ville du côté de terre, par un mur auquel il ne laissa que deux
portes. Tout cela passa chez les Turcs pour des _ouvrages_, mais parmi
nous on en rirait. Le palais de _Dâher_ avec ses murs hauts et minces,
son fossé étroit et ses tours antiques, est incapable de résistance:
quatre pièces de campagne renverseraient en deux volées, et les murs et
les mauvais canons que l’on a guindés dessus à 50 pieds de hauteur. Le
mur de la ville est encore plus faible; il est sans fossé, sans rempart,
et n’a pas 3 pieds de profondeur. Dans toute cette partie de l’Asie, on
ne connaît ni bastions, ni lignes de défenses, ni chemins couverts, ni
remparts, rien en un mot de la fortification moderne. Une frégate montée
de trente canons bombarderait toute la côte sans difficulté; mais comme
l’ignorance est commune aux assaillants et aux assaillis, la balance
reste égale.

Après ces premiers soins, _Dâher_ s’occupa de donner au pays une
amélioration qui devait tourner au profit de sa propre puissance. Les
Arabes de Saqr, de Muzainé et d’autres tribus circonvoisines avaient
fait déserter les paysans par leurs courses et leurs pillages: il songea
à les réprimer; et employant tantôt les prières ou les menaces, tantôt
les présents ou les armes, il parvint à rétablir la sûreté dans la
campagne. L’on put semer, sans voir son blé dévoré par les chevaux; l’on
recueillit, sans voir enlever son grain par les brigands. La bonté du
terrain attira des cultivateurs; mais l’opinion de la sécurité, ce bien
si précieux à qui a connu les alarmes, fit encore plus. Elle se
répandit dans toute la Syrie; et les cultivateurs musulmans et
chrétiens, partout vexés et dépouillés, se réfugièrent en foule chez
_Dâher_, où ils trouvaient la tolérance religieuse et civile. _Cypre_
même désolée par les vexations de son gouverneur, par la révolte qui en
avait été la suite, et par les atrocités dont _Kîor_ pacha[4] l’expiait;
_Cypre_ vit déserter une colonie de Grecs à qui _Dâher_ donna, sous les
murs d’_Acre_, des terrains dont ils firent des jardins passables. Des
Européens qui trouvèrent un débit de leurs marchandises, et les denrées
pour leurs retraits, accoururent faire des établissements; les terres se
défrichèrent; les eaux prirent un écoulement; l’air se purifia, et le
pays devint salubre et même agréable.

D’autre part, _Dâher_ renouvelait ses alliances avec les grandes tribus
du désert, chez lesquelles il avait marié ses enfants. Il y voyait plus
d’un avantage; car d’abord il s’assurait, en cas de disgrâce, un refuge
inviolable. En second lieu, il contenait, par ce moyen, le pacha de
Damas, et il se procurait des chevaux de race, dont il eut toujours la
passion au plus haut point. Il caressait donc les chaiks d’_Anazé_, de
_Sardié_, de _Saqr_, etc. C’est alors qu’on vit pour la première fois
dans _Acre_ ces petits hommes secs et brûles, extraordinaires même aux
Syriens. Il leur donnait des armes et des vêtements: pour la première
fois aussi le désert vit ses habitants porter des culottes, et au lieu
d’arcs et d’arquebuses à mèche, prendre des fusils et des pistolets.

Depuis quelques années, les _Motouâlis_ inquiétaient les pachas de Saide
et de Damas, en pillant leurs terres et en refusant le tribut. _Dâher_,
concevant le parti qu’il pouvait tirer de ces alliés, intervint d’abord
comme médiateur dans les démêlés: puis, pour accommoder les parties, il
offrit d’être caution des _Motouâlis_, et de payer leur tribut. Les
pachas qui assuraient leur fonds, acceptèrent, et _Dâher_ ne crut pas
faire un marché de dupe, en s’assurant l’amitié d’un peuple qui pouvait
mettre dix mille cavaliers sur pied.

Cependant ce chaik ne jouissait pas tranquillement du fruit de ses
travaux. Pendant qu’il avait à redouter au dehors les attaques d’un
suzerain jaloux, son pouvoir était ébranlé à l’intérieur par des ennemis
domestiques, presque aussi dangereux. Suivant la mauvaise coutume des
Orientaux, il avait donné à ses enfants des gouvernements, et les avait
placés loin de lui dans des contrées qui fournissaient à leur entretien.
De cet arrangement il résulta que ces chaiks se voyant enfants d’un
grand prince, voulurent tenir un état proportionné: les dépenses
excédèrent les revenus. Eux et leurs agents vexèrent les sujets: ceux-ci
se plaignirent à _Dâher_, qui gronda; les flatteurs envenimèrent les
deux partis. L’on se brouilla, et la guerre éclata entre le père et les
enfants. Souvent les frères se brouillaient entre eux: autre sujet de
guerre. D’ailleurs le chaik devenait vieux; et ses enfants, qui
calculaient d’après un terme ordinaire, voulaient anticiper sa
succession. Il devait laisser un héritier principal de ses titres et de
sa puissance: chacun briguait la préférence, et ces brigues étaient un
sujet de jalousie et de dissension. Par une politique rétrécie, _Dâher_
favorisait la discorde: elle pouvait avoir l’avantage de tenir ses
milices en haleine, et de les aguerrir; mais outre que ce moyen causait
mille désordres, il eut encore l’inconvénient d’entraîner une
dissipation de finances qui força de recourir aux expédients: il fallut
augmenter les douanes; le commerce surchargé se ralentit. Enfin ces
guerres civiles portaient aux récoltes une atteinte toujours sensible
dans un état aussi borné.

D’autre part, le divan de Constantinople ne voyait pas sans chagrin les
accroissements de _Dâher_; et les intentions que ce chaik laissait
percer, excitaient encore plus ses alarmes. Elles prirent une nouvelle
force par une demande qu’il forma. Jusqu’alors il n’avait tenu ses
domaines qu’à titre de fermier, et par bail annuel. Sa vanité s’ennuya
de cette formule: il avait les réalités de la puissance, il voulut en
avoir les titres: il les crut peut-être nécessaires pour en imposer
davantage à ses enfants et à ses sujets. Il sollicita donc vers 1768,
pour lui et pour son successeur, une investiture durable de son
gouvernement, et demanda d’être proclamé _chaik d’Acre, prince des
princes, commandant de Nazareth, de Tabarié, de Safad, et chaik de toute
la Galilée_. La Port accorda tout à la crainte et à l’argent; mais cette
fumée de vanité éveilla de plus en plus sa jalousie et son animosité.

Elle avait d’ailleurs des griefs trop répétés; et quoique _Dâher_ les
palliât, ils avaient toujours l’effet d’entretenir la haine et le désir
de la vengeance. Telle fut l’aventure du célèbre pillage de la caravane
de la Mekke en 1757. Soixante mille pèlerins dépouillés et dispersés
dans le désert, un grand nombre détruits par le fer ou par la faim, des
femmes réduites en esclavage, un butin de la plus grande richesse, et
surtout la violation sacrilége d’un acte de religion; tout cela fit dans
l’empire une sensation dont on se souvient encore. Les Arabes
spoliateurs étaient alliés de _Dâher_; il les reçut à _Acre_, et leur
permit d’y vendre leur butin. La Porte lui en fit des reproches amers;
mais il tâcha de se disculper et de l’apaiser, en envoyant le pavillon
blanc du prophète.

Telle fut encore l’affaire des corsaires maltais. Depuis quelques années
ils infestaient les côtes de Syrie; et, sous le mensonge d’un pavillon
neutre, ils étaient reçus dans la rade d’_Acre_: ils y déposaient leur
butin, et y vendaient les prises faites sur les Turks. Quand ces abus se
divulguèrent, les musulmans crièrent au sacrilége. La Porte informée
tonna. _Dâher_ protesta ignorance du fait; et pour prouver qu’il ne
favorisait point un commerce aussi honteux à l’état et à la religion, il
arma deux galiotes, et les mit en mer avec l’ordre apparent de chasser
les Maltais. Mais le fait est que ces galiotes ne firent point
d’hostilités contre les Maltais, et servirent au contraire à communiquer
en mer avec eux, loin des témoins. _Dâher_ fit plus: il prétexta que la
rade de _Haîfa_ était sans protection, que l’ennemi pouvait s’y loger
malgré lui; et il demanda que la Porte bâtît un fort, et le munît aux
frais du Sultan; l’on remplit sa demande; et quelque temps après, il fit
décider que le fort était inutile; il le rasa, et en transporta les
canons de bronze à _Acre_.

Ces faits entretenaient l’aigreur et les alarmes de la Porte. Si l’âge
de _Dâher_ la rassurait, l’esprit remuant de ses enfants, et les talents
militaires d’_Ali_, l’aîné d’entre eux, l’inquiétaient; elle craignait
de voir se perpétuer, s’agrandir même, une puissance indépendante. Mais
constante dans son plan ordinaire, elle n’éclatait point, elle agissait
en dessous; elle envoyait des capidjis; elle stimulait les brouilleries
domestiques, et opposait des agens capables du moins d’arrêter les
progrès qu’elle redoutait.

Le plus opiniâtre de ces agents fut cet _Osman_, pacha de Damas, que
nous avons vu jouer un rôle principal dans la guerre d’Ali-bek. Il avait
mérité la bienveillance du divan, en décelant les trésors de Soliman
pacha, dont il était _mamlouk_. La haine personnelle qu’il portait à
_Dâher_, et l’activité connue de son caractère, déterminèrent la
confiance en sa faveur. On le regarda comme un contre-poids propre à
balancer _Dâher_; en conséquence on le nomma pacha de Damas en 1760; et
pour lui donner plus de force, on nomma ses deux enfants aux pachalics
de Tripoli et de Saide; enfin, en 1765, on ajouta à son apanage
Jérusalem et toute la Palestine.

Osman seconda bien les vues de la Porte; dès les premières années il
inquiéta _Dâher_; il augmenta les redevances des terrains qui relevaient
de Damas. Le chaik résista; le pacha fit des menaces, et l’on vit que la
querelle ne tarderait pas de s’échauffer. Osman épiait le moment de
frapper un coup qui terminât tout; il crut l’avoir trouvé, et la guerre
éclata.

Tous les ans le pacha de Damas fait dans son gouvernement ce qu’on
appelle _la tournée_[5], dont le but est de lever le miri ou impôt des
terres. Dans cette occasion, il mène toujours avec lui un corps de
troupes capable d’assurer la perception. Il imagina de profiter de cette
circonstance pour surprendre _Dâher_; et se faisant suivre d’un corps
nombreux, il prit sa route à l’ordinaire, vers le pays de Nâblous.
_Dâher_ était alors au pied d’un château où il assiégeait deux de ses
enfants; le danger qu’il courait était d’autant plus grand, qu’il se
reposait sur la foi d’une trève avec le pacha. Son étoile le sauva. Un
soir, au moment qu’il s’y attendait le moins, un courrier tartare[6] lui
remet des lettres de Constantinople; _Dâher_ les ouvre, et sur-le-champ
il suspend toute hostilité, dépêche un cavalier vers ses enfants, et
leur marque qu’ils aient à lui préparer à souper à lui et à trois
suivants; qu’il a des affaires de la dernière conséquence pour eux tous
à leur communiquer. _Dâher_ avait un caractère connu, on lui obéit. Il
arrive à l’heure convenue; l’on mange gaiement; à la fin du repas, il
tire ses lettres et les fait lire; elles étaient de l’espion qu’il
entretenait à Constantinople, et elles portaient: «Que le sultan l’avait
trompé par le dernier pardon qu’il lui avait envoyé; que dans le même
temps il avait délivré un _kat-chérif_[7] contre sa tête et contre ses
biens; que tout était concerté entre les trois pachas, Osman et ses
enfants, pour l’envelopper et le détruire lui et sa famille; que le
pacha marcherait en forces vers Nâblous pour le surprendre, etc.» On
juge aisément de la surprise des auditeurs; aussitôt de tenir conseil:
les opinions se partagent; la plupart veulent qu’on marche en forces
vers le pacha; mais l’aîné des enfants de _Dâher_, Ali, qui a laissé
dans la Syrie un souvenir célèbre de ses exploits, Ali représenta qu’un
corps d’armée ne pourrait se transporter assez vite pour surprendre le
pacha; qu’il aurait le temps de se mettre à couvert; que l’on aurait la
honte d’avoir violé la trève; qu’il n’y avait qu’un coup de main qui pût
convenir, et qu’il s’en chargeait. Il demanda cinq cents cavaliers; on
le connaissait; on les lui donna. Il part sur-le-champ, marche toute la
nuit, se repose à couvert pendant le jour; et la nuit suivante il fait
tant de diligence, qu’à l’aube du jour il arrive à l’ennemi. Les Turks,
selon leur usage, dormaient épars dans leur camp, sans ordre et sans
gardes; Ali et ses cavaliers fondent le sabre à la main, taillent à
droite et à gauche tout ce qui se présente; les Turks s’éveillent en
tumulte; le nom d’_Ali_ répand la terreur, tout s’enfuit en désordre. Le
pacha n’eut pas même le temps de passer sa fourrure: à peine était-il
hors de sa tente, lorsque Ali y arriva; on saisit sa cassette, ses
châles, ses pelisses, son poignard, son nerguil[8], et pour comble de
succès, le _noble-seing_ du sultan. De ce moment la guerre fut ouverte,
et selon les mœurs du pays, on la fit par incursions et par
escarmouches, où les Turks eurent rarement l’avantage.

Les frais qu’elle entraîna épuisèrent bientôt les coffres du pacha; pour
y subvenir, il eut recours au grand expédient des Turks. Il rançonna les
villes, les villages, les corps et les particuliers; quiconque fut
soupçonné d’avoir de l’argent, fut appelé, sommé, bâtonné, dépouillé.
Ces vexations causèrent une révolte à _Ramlé_ en Palestine, dès la
première année qu’il en eut la ferme. Il l’étouffa par d’autres
vexations plus odieuses et plus meurtrières. Deux ans après,
c’est-à-dire en 1767, les mêmes traitements firent révolter _Gaze_; il
les renouvela à _Yâfa_, en 1769, et là, entre autres, il viola le droit
des gens dans la personne de l’agent de Venise, Jean Damiani, vieillard
respectable, à qui il fit donner une torture de 500 coups de bâton sur
la plante des pieds, et qui ne conserva un reste de vie qu’en
rassemblant de sa fortune et de la bourse de tous ses amis, une somme
de près de 60,000 livres qu’il compta au pacha. Ce genre d’avanies est
habituel en Turkie; mais comme elles n’y sont pas ordinairement si
violentes ni si générales, celles-ci poussèrent à bout les esprits. On
murmura de toutes parts; et la Palestine, enhardie par le voisinage de
l’Égypte révoltée, menaça d’appeler un protecteur étranger.

Ce fut en ces circonstances qu’Ali-bek, conquérant de la Mekke et du
Saïd, tourna ses projets d’agrandissement vers la Syrie. L’alliance de
_Dâher_, la guerre qui occupait les Turks contre les Russes, le
mécontentement des peuples, tout favorisa son ambition. Il publia donc
en 1770 un manifeste, par lequel il déclara que Dieu ayant accordé à ses
armes une bénédiction signalée, il se croyait obligé d’en user pour le
soulagement des peuples, et pour réprimer la tyrannie d’Osman dans la
Syrie. Incontinent il fit passer à Gaze un corps de Mamlouks qui occupa
Ramlé et Loudd. Ce voisinage partagea Yâfa en deux factions, dont l’une
voulait se rendre aux Égyptiens; l’autre appela Osman. Osman accourut en
diligence, et se campa près de la ville; le surlendemain on annonça
_Dâher_ qui accourait de son côté. Yâfa se croyant alors en sûreté,
ferma ses portes au pacha; mais dans la nuit, pendant qu’il préparait sa
fuite, un parti de ses gens se glissant le long de la mer, entra par le
défaut du mur dans la ville, et la saccagea. Le lendemain _Dâher_ parut,
et ne trouvant point les Turks, il s’empara sans résistance de Yâfa, de
Ramlé et de Loudd, où il établit des garnisons de son parti.

Les choses ainsi préparées, Mohammad-bek arriva en Palestine avec la
grande armée au mois de février 1771, et se rendit le long de la mer
auprès du chaik à Acre. Là, ayant effectué sa jonction avec douze ou
treize cents Motouâlis commandés par Nâsif, et quinze cents Safadiens
commandés par _Ali_, fils de _Dâher_, il marcha en avril vers Damas. On
a vu ci-devant comment cette armée combinée battit les forces réunies
des pachas, et comment, maître de Damas et près d’occuper le château,
Mohammad-bek changea tout à coup de dessein, et reprit la route du
Kaire. Ce fut dans cette occasion que le ministre de _Dâher_,
_Ybrahim-Sabbar_, n’ayant reçu pour explication, de la part de Mohammad,
que des menaces, lui écrivit, au nom du chaik, une lettre de reproches,
qui devint par la suite la cause ou le prétexte d’une nouvelle querelle.
Cependant _Osman_, de retour à Damas, recommença ses vexations et ses
hostilités. S’imaginant que _Dâher_, étourdi du coup qui venait de le
frapper, n’était pas sur ses gardes, il projeta de le surprendre dans
Acre même. Mais à peine était-il en route, que _Ali-Dâher_ et _Nâsif_,
informés de sa marche, se proposèrent de lui rendre le change; en
conséquence ils partent des environs d’Acre à la dérobée; et apprenant
qu’il est campé sur la rive occidentale du lac de _Houlé_, ils arrivent
sur lui à l’aube du jour, s’emparent du pont de _Yaquoub_, qu’ils
trouvent mal gardé, et fondent le sabre à la main dans son camp, qu’ils
remplissent de carnage. Ce fut, comme à l’affaire de _Nâblous_, une
déroute générale; les Turks, pressés du côté de la terre, se jetèrent
vers le lac, espérant le traverser à la nage; mais dans l’empressement
et la confusion de cette foule, les chevaux et les hommes s’embarrassant
mutuellement, l’ennemi eut le temps d’en tuer un grand nombre; une autre
partie plus considérable périt dans les eaux et dans les boues du lac.
On crut que le pacha avait subi ce dernier sort; mais il eut le bonheur
d’échapper sur les épaules de deux noirs qui le passèrent à la nage. Sur
ces entrefaites, le pacha de Saide, _Darouich_, fils d’Osman, avait
engagé les Druzes dans sa cause, et quinze cents _Oqqâls_ étaient venus
sous la conduite d’_Ali-Djambalat_, renforcer sa garnison. D’autre part,
l’émir _Yousef_, descendu dans la vallée des _Motouâlis_ avec 25,000
hommes, mettait tout à feu et à sang. _Ali-Dâher_ et _Nâsif_, ayant
appris ces nouvelles, tournèrent sur-le-champ de ce côté. Le 21 octobre
1771, arriva l’affaire où un corps avancé de 500 Motouâlis mit les
Druzes en déroute; leur fuite porta la terreur dans Saide, où ils furent
suivis de près par les _Safadiens_. Ali-Djambalat, désespérant de
défendre la ville, l’évacua incontinent; ses _Oqqâls_ en se retirant la
pillèrent; les Motouâlis la trouvant sans défense, y entrèrent et la
pillèrent à leur tour. Enfin, les chefs apaisèrent le pillage, et en
prirent possession pour _Dâher_, qui établit _motsallam_ ou
_gouverneur_, un Barbaresque appelé _Degnizlé_, renommé pour sa
bravoure.

Ce fut alors que la Porte, effrayée des revers qu’elle essuyait et de la
part des Russes, et de la part de ses sujets rebelles, fit proposer à
_Dâher_ la paix à des conditions très-avantageuses. Pour l’y faire
consentir, elle cassa les pachas de Damas, de Saide et de Tripoli; elle
désavoua leur conduite, et fit solliciter le chaik de se réconcilier
avec elle. _Dâher_, âgé de 85 à 86 ans, voulait y donner les mains pour
terminer en paix sa vieillesse; mais son ministre, _Ybrahim_, l’en
détourna: il espérait qu’Ali-bek viendrait l’hiver suivant conquérir la
Syrie, et que ce Mamlouk en céderait une portion considérable à _Dâher_.
Il voyait dans cet agrandissement futur de la puissance de son maître,
un moyen d’accroître sa fortune particulière et d’ajouter de nouveaux
trésors à ceux que son insatiable avarice avait déja entassés. Séduit
par cette brillante perspective, il rejeta les propositions de la Porte,
et se prépara à pousser la guerre avec une nouvelle activité.

Tel était l’état des affaires, lorsque l’année suivante éclata, en
février, la révolte de Mohammad-bek contre Ali-bek. Ybrahim se flatta
d’abord qu’elle n’aurait aucune suite; mais bientôt la nouvelle de
l’expulsion d’Ali et de son arrivée à Gaze, en qualité de fugitif et de
suppliant, vint le désabuser. Ce coup releva le courage de tous les
ennemis de _Dâher_. La faction des Turks dans Yâfa en profita pour
reprendre l’ascendant. Elle s’appropria les effets qu’avait déposés la
flottille de Rodoan; et aidée par un chaik de Nâblous, elle fit révolter
la ville, et s’opposa au passage des Mamlouks. Les circonstances
devinrent d’autant plus critiques, que l’on parlait de l’arrivée
prochaine d’une grosse armée turke, assemblée vers Alep. Il semblait que
_Dâher_ ne dût pas s’éloigner d’Acre; mais comptant que sa diligence
ordinaire pourvoirait à tout, il marcha vers _Nâblous_, châtia les
rebelles en passant: et ayant joint Ali-bek au-dessous de _Yâfa_, il
l’amena sans obstacle à Acre. Après une réception telle que la dicte
l’hospitalité arabe, ils marchèrent ensemble contre les Turks, qui sous
la conduite de sept pachas, assiégeaient Saide, de concert avec les
Druzes. Il se trouvait alors dans la rade de _Haifa_ des vaisseaux
russes, qui, profitant de la révolte de _Dâher_, faisaient des
provisions: le chaik négocia avec eux; et moyennant une somme de 600
bourses, il les engagea à seconder par mer ses opérations. Son armée,
dans cette circonstance, pouvait consister en 5 ou 6,000 cavaliers
safadiens et motouâlis, auxquels se joignirent les huit cents Mamlouks
d’Ali et environ 1,000 piétons barbaresques. Les Turks, au contraire,
et les Druzes réunis, pouvaient se monter à 10,000 cavaliers et 20,000
paysans. A peine eurent-ils appris l’arrivée de l’ennemi, qu’ils
levèrent le siége, et se retirèrent au nord de la ville, non pour fuir,
mais pour y attendre _Dâher_ et lui livrer le combat. Il s’engagea en
effet le lendemain avec plus de méthode que l’on n’en eût vu jusque-là.
L’armée turke, s’étendant de la mer au pied des montagnes, se rangea par
pelotons à peu près sur la même ligne. Les _Oqqâls_ à pied étaient sur
le rivage dans des haies de nopals et dans des fosses qu’ils avaient
faites pour empêcher une sortie de la ville. Les cavaliers occupaient la
plaine par groupes assez confus; vers le centre et un peu en avant,
étaient huit canons de 12 et de 24, la seule artillerie dont on eût
encore usé en rase campagne. Enfin, au pied des montagnes, et sur leur
penchant, était la milice druze, armée de fusils, sans retranchemens et
sans canons. Du côté de _Dâher_, les Motouâlis et les Safadiens se
rangèrent sur le plus grand front possible, et tâchèrent d’occuper
autant de plaine que les Turks. A l’aile droite que commandait Nâsif,
étaient les Motouâlis et les 1,000 Barbaresques à pied, pour contenir
les paysans druzes. L’aile gauche, sous la conduite d’_Ali-Dâher_, fut
laissée sans appui contre les Oqqâls; mais on se reposait sur les
frégates et sur les bateaux russes, qui avançaient parallèlement à
l’armée en serrant le rivage. Au centre étaient les 800 Mamlouks, et
derrière eux Ali-bek avec le vieux _Dâher_, qui animait encore les siens
par son exemple et ses discours: L’affaire s’engagea par les frégates
russes. A peine eurent-elles tiré quelques bordées sur les _Oqqâls_,
qu’ils évacuèrent leur poste en déroute; alors les pelotons de cavaliers
marchant à peu près de front, arrivèrent à la portée du canon des Turks.
De ce moment, les Mamlouks, jaloux de justifier l’opinion qu’on avait de
leur bravoure, se lancèrent bride abattue sur l’ennemi. Leur audace eut
l’effet d’intimider les canonniers, qui, se voyant à pied entre deux
lignes de chevaux, sans ouvrages et sans infanterie pour les soutenir,
tirèrent précipitamment et s’enfuirent. Les Mamlouks, peu maltraités de
cette volée, passèrent en un clin d’œil au milieu des canons, et
fondirent tête baissée dans les pelotons ennemis. La résistance dura
peu, le désordre se répandit de toutes parts; et dans ce désordre,
chacun ne sachant ce qu’il avait à faire ni ce qui se passait autour de
lui, fut par cette incertitude plus disposé à fuir qu’à combattre. Les
pachas donnèrent l’exemple du premier parti, et dans un instant la fuite
fut générale. Les Druzes, qui ne servaient la plupart qu’à regret dans
la cause des Turks, profitèrent de cette déroute pour tourner le dos, et
s’enfoncèrent dans leurs montagnes: en moins d’une heure la plaine fut
nettoyée. Les alliés, satisfaits de leur victoire, ne s’engagèrent pas
à la poursuite dans un terrain qui devient plus difficile à mesure que
l’on marche vers Baîrout; mais les frégates russes, pour punir les
Druzes, allèrent canonner cette ville, où elles firent une descente, et
brûlèrent trois cents maisons. Ali-bek et _Dâher_, de retour à Acre,
songèrent à tirer vengeance de la révolte et de la mauvaise foi des gens
de Nâblous, et des habitants de Yâfa. Dès les premiers jours de juillet
1772, ils parurent devant cette ville. D’abord ils essayèrent les voies
d’accommodement; mais la faction des Turks ayant rejeté toute
proposition, il fallut employer la force. Ce siége ne fut, à proprement
parler, qu’un blocus, et l’on ne doit pas se figurer qu’on y suivît les
règles connues en Europe. Pour toute artillerie, l’on n’avait de part et
d’autre que quelques gros canons mal montés, mal établis, encore plus
mal servis. Les attaques ne se faisaient ni par tranchées, ni par mines;
et il faut avouer que ces moyens n’étaient pas nécessaires contre un mur
sans fossés, sans remparts et sans épaisseur. On fit d’assez bonne heure
une brèche, mais les cavaliers de _Dâher_ et d’Ali-bek mirent peu de
zèle à la franchir, parce que les assiégés avaient embarrassé le terrain
de l’intérieur, de pierres, de pieux et de trous. Toute l’attaque
consistait en fusillades qui ne tuaient pas beaucoup de monde. Huit mois
se passèrent ainsi, malgré l’impatience d’Ali-bek, qui était resté seul
commandant du siége. Enfin, les assiégés se trouvant épuisés de
fatigue, et manquant de provisions, se rendirent par composition. Au
mois de février 1773, Ali-bek y plaça un gouverneur pour _Dâher_, qu’il
se hâta d’aller joindre à Acre. Il le trouva occupé des préparatifs
nécessaires pour le faire rentrer en Égypte, et il y joignit ses soins
pour les accélérer. On n’attendait plus qu’un secours de six cents
hommes qu’avaient promis les Russes, quand l’impatience d’Ali-bek le
détermina à partir. _Dâher_ employa toute sorte d’instances pour
l’arrêter encore quelques jours, et donner aux Russes le temps
d’arriver; mais voyant que rien ne pouvait suspendre sa résolution, il
le fit accompagner par 1500 cavaliers, sous la conduite d’_Otmân_, l’un
de ses fils. Peu de jours après (en avril 1773), les Russes amenèrent
leur renfort, qui, quoique moindre qu’on ne l’avait espéré, causa un vif
regret de ne pouvoir l’employer; mais ce regret fut surtout amer,
lorsque _Dâher_ vit son fils et ses cavaliers revenir en qualité de
fuyards, lui annoncer leur désastre et celui d’Ali-bek. Il en fut
d’autant plus affecté, qu’à la place d’un allié puissant par ses
ressources, il acquérait un ennemi redoutable par sa haine et son
activité. A son âge, cette perspective était affligeante; et il est sans
doute honorable à son caractère de n’en avoir pas été plus abattu. Un
événement heureux vint se joindre à sa fermeté pour le consoler ou le
distraire. L’émir Yousef, contrarié par une faction puissante, avait
été obligé d’invoquer le secours du pacha de Damas, pour se maintenir
dans la possession de _Bairout_. Il y avait placé une créature des
Turks, le ci-devant _bek Ahmed-el-Djezzâr_. A peine cet homme fut-il
revêtu du commandement de la ville, qu’il résolut de s’en faire un
nouveau moyen de fortune. Il commença par s’emparer de 50,000 piastres
appartenantes au prince, et il déclara ouvertement ne reconnaître de
maître que le sultan: l’émir, étonné de cette perfidie, demanda en vain
justice au pacha de Damas. On désavoua _Djezzâr_ sans lui faire
restituer sa ville. Piqué de ce refus, l’émir consentit enfin à ce qui
faisait le vœu général des Druzes, et il fit alliance avec _Dâher_. Le
traité en fut conclu près de _Sour_. Le chaik, charmé d’acquérir des
amis aussi puissants, vint sur-le-champ avec eux assiéger le rebelle.
Les frégates russes, qui ne quittaient pas ces parages depuis quelque
temps, se joignirent aux Druzes, et convinrent, pour une seconde somme
de six cents bourses, de canonner _Baîrout_. Cette double attaque eut le
succès que l’on pouvait désirer. Djezzâr, malgré la vigueur de sa
résistance, fut obligé de capituler: il se rendit à _Dâher_ seul, et il
le suivit à Acre, d’où il s’évada peu après. La défection des Druzes ne
découragea pas les Turks: la Porte, comptant sur les intrigues qu’elle
tramait en Égypte, reprit l’espoir de venir à bout de tous ses ennemis:
elle replaça Osman à Damas, et lui confia un pouvoir illimité sur toute
la Syrie. Le premier usage qu’il en fit, fut de rassembler sous ses
ordres six pachas; il les conduisit par la vallée de _Beqaa_, au village
de _Zahlé_, dans l’intention de pénétrer au sein même des montagnes. La
force de cette armée et la rapidité de sa marche, y répandirent en effet
la consternation, et l’émir Yousef, toujours timide et irrésolu, se
repentait déja d’avoir trop tôt passé du côté de _Dâher_; mais ce
vieillard veillant à la sûreté de ses alliés, pourvut à leur défense. A
peine les Turks étaient-ils campés depuis six jours au pied des
montagnes, qu’ils apprirent qu’_Ali_, fils de _Dâher_, accourait pour
les combattre. Il n’en fallut pas davantage pour les intimider. En vain
leur observa-t-on qu’il n’avait pas cinq cents chevaux, et qu’ils en
avaient plus de cinq mille; le nom d’_Ali-Dâher_ en imposait tellement
par l’idée de son courage indomptable, que dans une nuit toute cette
armée prit la fuite, et laissa aux habitants de _Zahlé_ son camp plein
de dépouilles et de bagages.

Après ce dernier triomphe, il semblait que _Dâher_ dût respirer, et
vaquer sans distraction aux préparatifs d’une défense qui chaque jour
devenait plus pressante; mais la fortune avait décidé qu’il ne jouirait
plus d’aucun repos jusqu’à la fin de sa carrière. Depuis plusieurs
années des troubles domestiques se joignaient à ceux de l’extérieur; ce
n’était même que par la distraction de ceux-ci qu’il parvenait à calmer
ceux-là. Ses enfants, qui étaient déja des vieillards, s’ennuyaient
d’attendre si long-temps son héritage. Outre cette disposition qu’ils
avaient eue de tout temps à la révolte, il leur était survenu des griefs
qui l’avaient rendue plus dangereuse en la rendant plus légitime. Depuis
plusieurs années, le chrétien _Ybrahim_, ministre du chaik, avait envahi
toute sa confiance, et il en faisait un abus criant pour assouvir son
avarice. Il n’osait pas exercer ouvertement les tyrannies des Turks;
mais il ne négligeait aucun moyen, même malhonnête, d’amasser de
l’argent. Il s’emparait de tous les objets de commerce; lui seul vendait
le blé, le coton et les autres denrées de sortie; lui seul achetait les
draps, les indigos, les sucres et les autres marchandises d’entrée. Avec
une pareille avidité, il avait souvent choqué les prétentions et même
les droits des chaiks; ils ne lui pardonnaient pas cet abus de
puissance, et chaque jour, en amenant de nouveaux sujets de plaintes,
portait à de nouveaux troubles. _Dâher_, dont la tête commençait à se
ressentir de son extrême vieillesse, n’usait pas des moyens propres à le
calmer. Il appelait ses enfants des ingrats et des rebelles; il ne
trouvait de serviteur fidèle et désintéressé qu’Ybrahim; cet aveuglement
ne servit qu’à détruire le respect pour sa personne, et à justifier
leurs mécontentemens. L’année 1774 développa les fâcheux effets de
cette conduite. Depuis la mort d’Ali-bek, _Ybrahim_ trouvant que la
balance des craintes devenait plus forte que celle des espérances, avait
rabattu de sa hauteur. Il ne voyait plus autant de certitude à amasser
de l’argent par la guerre. Ses alliés, les Russes, sur lesquels il
fondait sa confiance, commençaient eux-mêmes à parler de paix. Ces
motifs le déterminèrent à la conclure; il en traita avec un capidji que
la Porte entretenait à Acre. L’on convint que _Dâher_ et ses enfans
mettraient bas les armes; qu’ils conserveraient le gouvernement de leur
pays; qu’ils recevraient les queues, qui en sont le symbole. Mais en
même temps, on stipula que Saide serait restituée, et que le chaik
paierait le miri comme par le passé. Ces conditions mecontentèrent
d’autant plus les enfants de _Dâher_, qu’elles furent accordées sans
leur avis. Ils trouvèrent honteux de redevenir tributaires. Ils furent
encore plus choqués de voir que l’on n’eût passé à aucun d’eux le titre
de leur père; en conséquence, ils se révoltèrent tous. _Ali_ s’en alla
dans la Palestine, et se cantonna à _Habroun_; _Ahmad_ et _Seïd_ se
retirèrent à _Nâblous_; _Otman_, chez les Arabes de _Saqr_; et le reste
de l’année se passa dans ces dissensions. Les choses étaient à ce point,
lorsqu’au commencement de 1775, Mohammad-bek parut en Palestine avec
toutes les forces dont il pouvait disposer. Gaze se trouvant dépourvue
de munitions n’osa résister. Yâfa, fière d’avoir joué un rôle dans tous
les événements précédents, fut plus hardie; ses habitants s’armèrent, et
peu s’en fallut que leur résistance ne fît échouer la vengeance du
Mamlouk; mais tout conspira à la perte de _Dâher_. Les Druzes n’osèrent
remuer; les Motouâlis étaient mécontents. Ybrahim appelait tout le
monde, mais comme il n’offrait d’argent à personne, personne ne remuait:
il n’eut pas même la prudence d’envoyer des provisions aux assiégés. Ils
furent contraints de se rendre, et la route d’Acre resta ouverte.
Aussitôt que l’on y apprit le désastre d’Yâfa, Ybrahim prit la fuite
avec _Dâher_ dans les montagnes du Safad. _Ali-Dâher_, qui comptait sur
des conventions passées entre lui et Mohammad-bek, prit la place de son
père; mais bientôt reconnaissant qu’il était trompé, il prit la fuite à
son tour, et les Mamlouks furent maîtres d’Acre. Il était difficile de
prévoir les bornes de cette révolution, lorsque la mort inopinée de son
auteur vint tout à coup la rendre nulle et sans effet. La fuite des
Égyptiens ayant laissé libres à _Dâher_ sa ville et son pays, il ne
tarda pas d’y reparaître; mais il s’en fallait beaucoup que l’orage fût
apaisé. Bientôt on apprit qu’une flotte turke assiégeait _Saide_ sous
les ordres de _Hasan, capitan pacha_. Alors on reconnut trop tard la
perfidie de la _Porte_, qui avait endormi la vigilance du chaik par des
démonstrations d’amitié, dans le même temps qu’elle combinait avec
Mohammad-bek les moyens de le perdre. Depuis un an qu’elle s’était
débarrassée des Russes, il avait été facile de prévoir ses intentions
par ses mouvements. Ne l’ayant pas fait, il restait encore à tenter d’en
prévenir les effets; et l’on négligea cette dernière ressource.
_Degnizlé_, bombardé dans Saide, sans espoir de secours, se vit
contraint d’évacuer la ville; le capitan pacha se porta sur-le-champ
devant Acre. A la vue de l’ennemi, l’on délibéra sur les moyens
d’échapper au danger; et il arriva à ce sujet une querelle dont l’issue
décida du sort de _Dâher_. Dans un conseil général qui se tint, l’avis
d’_Ybrahim_ fut de repousser la force par la force; il allégua pour ses
raisons que le capitan pacha n’avait que trois grosses voiles; qu’il ne
pouvait attaquer par terre, ni rester sans danger à l’ancre en face du
château; que l’on avait assez de cavaliers et de Barbaresques pour
empêcher une descente, et qu’il était presque certain que les Turks s’en
iraient sans rien tenter. Contre cet avis, _Degnizlé_ opina qu’il
fallait faire la paix, parce qu’en résistant, l’on ne ferait que
prolonger la guerre; il soutint qu’il n’était pas raisonnable d’exposer
la vie de beaucoup de braves gens, quand on pouvait y suppléer par un
moyen moins précieux; que ce moyen était l’argent; qu’il connaissait
assez l’avidité du capitan pacha, pour assurer qu’il se laisserait
séduire; qu’il était certain de le renvoyer, et même de s’en faire un
ami, en lui comptant deux mille bourses. C’était là précisément ce que
craignait Ybrahim; aussi se récria-t-il contre cet avis, en protestant
qu’il n’y avait pas un médin dans les coffres. _Dâher_ vint à l’appui de
son assertion: «Le chaik a raison,» reprit _Degnizlé_; «il y a
long-temps que ses serviteurs savent que sa générosité ne laisse point
son argent croupir dans ses coffres; mais l’argent qu’ils tiennent de
lui n’est-il pas à lui-même? et croira-t-on qu’à ce titre nous ne
sachions pas trouver deux mille bourses?» A ce mot, _Ybrahim_
interrompant encore, s’écria que pour lui il était le plus pauvre des
hommes. «Dites le plus lâche,» reprit _Degnizlé_ transporté de colère.
«Qui ne sait, parmi les Arabes, que depuis quatorze ans vous entassez
des trésors énormes? Qui ne sait que vous avez envahi tout le commerce;
que vous vendez tous les terrains, que vous retenez les soldes; que dans
la guerre de Mohammad-bek, vous avez dépouillé tout le pays de Gaze de
ses blés, et que les habitants de Yâfa ont manqué du nécessaire?» Il
allait continuer, quand le chaik lui imposant silence, protesta de
l’innocence de son ministre, et l’accusa, lui, _Degnizlé_, d’envie et de
trahison. Outré de ce reproche, _Degnizlé_ sortit à l’instant du
conseil, et rassemblant ses compatriotes les Barbaresques, qui faisaient
la principale force de la place, il leur défendit de tirer sur le
capitan. _Dâher_, décidé à soutenir l’attaque, fit tout préparer en
conséquence. Le lendemain, le capitan s’étant approché du château,
commença de le canonner. _Dâher_ lui fit répondre par les pièces qui
étaient sous ses yeux; mais malgré ses ordres réitérés, les autres ne
tirèrent point. Alors se voyant trahi, il monta à cheval, et sortant par
la porte qui donne sur ses jardins dans la partie du nord, il voulut
gagner la campagne; mais pendant qu’il marchait le long des murs de ses
jardins, un Barbaresque lui tira un coup de fusil dans les reins; à ce
coup, il tomba de cheval, et sur-le-champ les Barbaresques environnant
son corps, lui coupèrent la tête; elle fut portée au capitan pacha, qui,
selon l’odieuse coutume des Turks, la contempla en l’accablant
d’insultes, et la fit saler pour l’emporter à Constantinople, et en
donner le spectacle au sultan et au peuple.

Telle fut la fin tragique d’un homme digne, à bien des égards, d’un
meilleur sort. Depuis long-temps la Syrie n’a point vu de commandants
montrer un aussi grand caractère. Dans les affaires militaires, personne
n’avait plus de courage, d’activité, de sang-froid, de ressources. Dans
les affaires politiques, sa franchise n’était pas altérée même par son
ambition. Il n’aimait que les moyens hardis et découverts; il préférait
les dangers des combats aux ruses des intrigues. Ce ne fut que depuis
qu’il eut prit Ybrahim pour ministre, que l’on vit dans sa conduite une
duplicité que ce chrétien appelait prudence. L’opinion de sa justice
avait établi dans ses états une sécurité inconnue en Turkie; elle
n’était point troublée par la diversité des religions; il avait pour cet
article la tolérance, ou, si l’on veut, l’indifférence des
Arabes-Bedouins. Il avait aussi conservé leur simplicité, leurs
préjugés, leurs goûts. Sa table ne différait pas de celle d’un riche
fermier; le luxe de ses vêtements ne s’étendait pas au delà de quelques
pelisses, et jamais il ne porta de bijoux. Toute sa dépense consistait
en juments de race, et il en a payé quelques-unes jusqu’à 20,000 livres.
Il aimait aussi beaucoup les femmes; mais en même temps il était si
jaloux de la décence des mœurs, qu’il avait décerné peine de mort
contre toute personne surprise en délit de galanterie, et contre
quiconque insulterait une femme; enfin, il avait saisi un milieu
difficile à tenir, entre la prodigalité et l’avarice; et il était tout à
la fois généreux et économe. Comment avec de si grandes qualités
n’a-t-il pas plus étendu ou affermi sa puissance? C’est ce que la
connaissance détaillée de son administration rendrait facile à
expliquer; mais il suffira d’en indiquer trois causes principales.

1º Cette administration manquait d’ordre intérieur et de principes: par
cette raison, les améliorations ne se firent que lentement et
confusément.

2º Les concessions qu’il fit de bonne heure à ses enfants,
introduisirent une foule de désordres qui arrêtèrent les progrès des
cultures, énervèrent les finances, divisèrent les forces et préparèrent
sa ruine.

3º Enfin une dernière cause, plus active que les autres, fut l’avarice
d’Ybrahim Sabbâr. Cet homme, abusant de la confiance de son maître et de
la faiblesse qu’amenait l’âge, aliéna de lui, par son esprit de rapine,
et ses enfants, et ses serviteurs, et ses alliés. Ses concussions même
pesèrent assez sur le peuple dans les derniers temps, pour lui rendre
indifférent de rentrer sous le joug des Turks. Sa passion pour l’argent
était si sordide, qu’au milieu des trésors qu’il entassait, il ne vivait
que de fromage et d’olives; et pour épargner encore davantage, il
s’arrêtait souvent à la boutique des marchands les plus pauvres, et
partageait leur frugal repas. Jamais il ne portait que des habits sales
et déchirés. A voir ce petit homme maigre et borgne, on l’eût plutôt
pris pour un mendiant que pour le ministre d’un état considérable. Le
succès de ces viles pratiques fut d’entasser environ vingt millions de
France, dont les Turks ont profité. A peine sut-on dans _Acre_ la mort
de _Dâher_, que l’indignation publique éclatant contre Ybrahim, on le
saisit et on le livra au capitan pacha. Nulle proie ne pouvait lui être
plus agréable. La réputation des trésors de cet homme était répandue
dans toute la Turkie; elle avait contribué à animer le ressentiment de
Mohammad-bek; elle était le principal motif des démarches du capitan. Il
ne vit pas plus tôt son prisonnier, qu’il se hâta d’en exiger la
déclaration du lieu et de la quantité des sommes qu’il recélait. Ybrahim
se montra ferme à en nier l’existence. Le pacha employa en vain les
caresses, puis les menaces puis les tortures: tout fut inutile; ce ne
fut que par d’autres renseignements, qu’il parvint à découvrir chez les
pères de Terre-Sainte, et chez deux négociants français, plusieurs
caisses, si grandes et si chargées d’or, qu’il fallut huit hommes pour
porter la principale. Parmi cet or, on trouva aussi divers bijoux, tels
que des perles, des diamants, et entre autres, le kandjar d’Ali-bek,
dont la poignée était estimée plus de 200,000 livres. Tout cela fut
transporté à Constantinople avec Ybrahim, que l’on chargea de chaînes.
Les Turks, féroces et insatiables, espérant toujours découvrir de
nouvelles sommes, lui firent souffrir les tortures les plus cruelles
pour en obtenir l’aveu; mais on assure qu’il maintint constamment la
fermeté de son caractère, et qu’il périt avec un courage qui méritait
une meilleure cause. Après la mort de _Dâher_, le capitan pacha établit
Djezzâr pacha d’Acre et de Saide, et lui confia le soin d’achever la
ruine des rebelles. Fidèle à ses instructions, Djezzâr les attaqua par
la ruse et par la force, et réussit au point d’amener _Otmân_, _Seïd_
et _Ahmad_ à se rendre en ses mains. _Ali_ seul résista; et c’était lui
qu’on désirait davantage. L’année suivante (1776), Hasan revint; et de
concert avec Djezzâr, il assiégea Ali dans _Daîr-Hanna_, lieu fort, à
une journée d’Acre; mais il leur échappa. Pour terminer leurs
inquiétudes, ils employèrent un moyen digne de leur caractère. Ils
apostèrent des Barbaresques, qui, prétextant d’avoir été congédiés de
Damas, vinrent dans le canton où Ali se tenait campé. Après avoir
raconté leur histoire à ses gens, ils lui demandèrent l’hospitalité.
Ali, à titre d’Arabe et d’homme qui n’avait jamais connu la lâcheté, les
accueillit; mais ces misérables fondant sur lui pendant la nuit, le
massacrèrent, et vinrent demander leur récompense, sans cependant avoir
pu s’emparer de sa tête. Le capitan se voyant délivré d’Ali, fit égorger
ses frères, Seïd, Ahmad et leurs enfants. Le seul Otmân fut conservé en
faveur de son rare talent pour la poésie, et on l’emmena à
Constantinople. Le Barbaresque Degnizlé, que l’on renvoya de cette
capitale à Gaze avec le titre de gouverneur, périt en route avec soupçon
de poison. L’émir _Yousef_ effrayé, fit sa paix avec Djezzâr; et depuis
ce moment la Galilée, rentrée aux mains des Turks, n’a conservé de la
puissance de _Dâher_ qu’un inutile souvenir.



CHAPITRE II.

Distribution de la Syrie par pachalics, selon l’administration turke.


Après que le sultan Sélim Ier se fut emparé de la Syrie sur les
Mamlouks, il y établit, comme dans le reste de l’empire, des _vice-rois_
ou _pachas_[9], revêtus d’un pouvoir illimité et absolu. Pour s’assurer
de leur soumission et faciliter leur régie, il divisa le pays en cinq
gouvernements ou _pachalics_, dont la distribution subsiste encore. Ces
pachalics sont celui d’_Alep_, celui de _Tripoli_, celui de _Saide_,
récemment transféré à _Acre_, celui de _Damas_, et enfin celui de la
Palestine, dont le siége a été tantôt à Gaze et tantôt à Jérusalem.
Depuis Sélim, les débornements de ces pachalics ont souvent varié; mais
la consistance générale s’est maintenue à peu près la même. Il convient
de prendre des notions un peu détaillées des objets les plus
intéressants de leur état actuel, tels que les revenus, les productions,
les forces et les lieux remarquables.



CHAPITRE III.

Pachalic d’Alep.


Le pachalic d’_Alep_ comprend le terrain qui s’étend de l’Euphrate à la
Méditerranée, entre deux lignes tirées, l’une de _Skandaroun_ à _Bir_,
par les montagnes, l’autre de _Bèles_ à la mer, par _Marra_ et le pont
de _Chogr_. Cet espace est en grande partie formé de deux plaines;
l’une, celle d’Antioche, à l’ouest, et l’autre, celle d’Alep, à l’est:
le nord et le rivage de la mer sont occupés par d’assez hautes
montagnes, que les anciens ont désignées sous les noms d’_Amanus_ et de
_Rhosus_. En général, le sol de ce gouvernement est gras et argileux.
Les herbes hautes et vigoureuses qui croissent partout après les pluies,
en attestent la fécondité; mais elle y est presque sans fruit. La
majeure partie des terres est en friche; à peine trouve-t-on des
cultures aux environs des villes et des villages. Les produits
principaux sont le froment, l’orge et le coton, qui appartiennent
spécialement au pays plat. Dans les montagnes l’on préfère la vigne, les
mûriers, les olives et les figues. Les coteaux maritimes sont consacrés
aux tabacs à pipe, et le territoire d’Alep aux pistaches. Il ne faut pas
compter les pâturages, qui sont abandonnés aux hordes errantes des
Turkmans et des Kourdes.

Dans la plupart des pachalics, le _pacha_ est, selon la valeur de son
titre, _vice-roi_ et fermier-général du pays. Dans celui d’Alep, ce
second emploi lui manque. La _Porte_ l’a confié à un _mehassel_ ou
_collecteur_, avec qui elle compte immédiatement. Elle ne lui donne de
bail que pour l’année seulement. Le prix actuel de la ferme est de 800
bourses, qui font un million de notre monnaie; mais il faut y joindre un
_prix de babouche_[10] ou _pot-de-vin_, de 80 à 100,000 francs, dont on
achète la faveur du vizir et des gens en crédit. Moyennant ces deux
sommes, le fermier est substitué à tous les droits du gouvernement, qui
sont, 1º les douanes ou droits d’entrée et de sortie sur les
marchandises venant de l’Europe, de l’Inde ou de Constantinople, et sur
celles que le pays rend en échange; 2º les droits de passage sur les
troupeaux que les Turkmans et les Kourdes amènent chaque année de
l’_Arménie_ et du _Diarbekr_, pour vendre en Syrie; 3º le cinquième de
la saline de _Djeboul_; enfin le _miri_ ou impôt établi sur les terres.
Ces objets réunis peuvent rendre 15 à 1,600,000 fr.

Le pacha, privé de cette régie lucrative, reçoit un traitement fixe de
80,000 piastres (c’est-à-dire de 200,000 livres) seulement. L’on a de
tout temps reconnu ce fonds insuffisant à ses dépenses; car outre les
troupes qu’il doit entretenir, et les réparations des chemins et des
forteresses qui sont à sa charge, il est obligé de faire de grands
présents aux ministres, pour obtenir ou garder sa place; mais la Porte
fait entrer en compte les contributions qu’il tirera des Kourdes et des
Turkmans, les avanies qu’il fera aux villages et aux particuliers; et
les pachas ne restent pas en arrière de leurs intentions. _Abdi_, pacha,
qui commandait il y a 12 ou 13 ans, enleva dans 15 mois plus de
4,000,000 de livres, en rançonnant tous les corps de métiers, jusqu’aux
nettoyeurs de pipes. Récemment un autre du même nom vient de se faire
chasser pour les mêmes extorsions. Le divan récompensa le premier d’un
commandement d’armée contre les Russes; mais si celui-ci est resté
pauvre, il sera étranglé comme concussionnaire. Telle est la marche
ordinaire des affaires.

Selon un usage général, la commission du pacha n’est que pour 3 mois;
mais souvent on le proroge jusqu’à 6 mois, et même un an. Il est chargé
de maintenir les sujets dans l’obéissance, et de veiller à la sûreté du
pays contre tout ennemi domestique ou étranger. Pour cet effet, il
entretient cinq à six cents cavaliers, et à peu près autant de gens de
pied. En outre, il a le droit de disposer des janissaires, qui sont une
espèce de milice nationale classée. Comme nous retrouverons le même
état militaire dans toute la Syrie, il est à propos de dire deux mots de
sa constitution.

Les janissaires dont je viens de parler, sont, dans chaque pachalic, un
certain nombre d’hommes classés, qui doivent se tenir prêts à marcher
toutes les fois qu’on les appelle. Comme il y a des priviléges et des
exemptions attachés à ce titre, il y a concurrence à l’obtenir. Jadis
cette troupe était astreinte à une discipline et à des exercices réglés;
mais depuis 60 à 80 ans, l’état militaire est tombé dans une telle
décadence, qu’il ne reste aucune trace de l’ancien ordre. Ces prétendus
soldats ne sont plus que des artisans et des paysans aussi ignorans que
les autres, mais beaucoup moins dociles. Lorsqu’un pacha commet des abus
d’autorité, ils sont toujours les premiers à lever l’étendard de la
sédition. Récemment ils ont déposé et chassé d’Alep _Abdi_ pacha, et il
a fallu que la Porte en envoyât un autre. Elle s’en venge en faisant
étrangler les plus mutins des opposans; mais à la première occasion, les
janissaires se font d’autres chefs, et les affaires suivent toujours la
même route. Les pachas se voyant contrariés par cette milice nationale,
ont eu recours à l’expédient usité en pareil cas; ils ont pris pour
soldats des étrangers, qui n’ont dans le pays ni famille ni amis. Ces
soldats sont de deux espèces, cavaliers et piétons.

Les cavaliers, les seuls que l’on répute gens de guerre, s’appellent à
ce titre _Daoulé_ ou _Deleti_, et encore _Delibaches_ et _Laouend_, dont
nous avons fait _Leventi_. Leurs armes sont le sabre court, le pistolet,
le fusil et la lance. Leur coiffure est un long cylindre de feutre noir,
sans bords, élevé de 9 à 10 pouces, très-incommode, en ce qu’il
n’ombrage point les yeux, et qu’il tombe aisément de dessus ces têtes
rasées. Leurs selles sont formées à la manière anglaise, et d’un cuir
tendu sur un châssis de bois; elles sont rases, mais elles n’en sont pas
moins incommodes, en ce qu’elles écartent le cavalier, au point de lui
ôter l’usage des aides; pour le reste de l’équipage et du vêtement, ces
cavaliers ressemblent aux Mamlouks, à cela près qu’ils sont moins bien
tenus. Avec leurs habits déchirés, leurs armes rouillées, et leurs
chevaux de toute taille et de toute couleur, on les prendrait plutôt
pour des bandits que pour des soldats. La plupart ont commencé par le
premier métier, et n’ont pas changé en prenant le second. Presque tous
les cavaliers en Syrie sont des _Turkmans_, des _Kourdes_ ou des
_Caramanes_, qui, après avoir fait le métier de voleurs dans leur pays,
viennent chercher auprès des pachas un asile et du service. Dans tout
l’empire, ces troupes sont ainsi formées de brigands qui passent d’un
lieu à l’autre. Faute de discipline, ils gardent partout leurs premières
mœurs, et sont le fléau des campagnes qu’ils dévastent, et des paysans
qu’ils pillent souvent à force ouverte.

Les gens de pied sont une troupe encore inférieure en tout genre. Jadis
on les tirait des habitants même du pays par des enrôlements forcés;
mais depuis 50 à 60 ans, les paysans des royaumes de Tunis, d’Alger et
de Maroc, se sont avisés de venir chercher en Égypte et en Syrie une
considération qui leur est refusée dans leur patrie. Eux seuls, sous le
nom de _Magarbé_, c’est-à-dire, _hommes du couchant_, composent
l’infanterie des pachas; en sorte qu’il arrive, par un échange bizarre,
que la milice des Barbaresques est formée de Turks, et la milice des
Turks formée de Barbaresques. L’on ne peut être plus leste que ces
piétons; car tout leur équipage et leur bagage se bornent à un fusil
rouillé, un grand couteau, un sac de cuir, une chemise de coton, un
caleçon, une toque rouge, et quelquefois des pantoufles. Chaque mois ils
reçoivent une paye de 5 piastres (12 liv. 10 s.), sur laquelle ils sont
obligés de s’entretenir d’armes et de vêtements. Ils sont d’ailleurs
nourris aux dépens du pacha; ce qui ne laisse pas de former un
traitement assez avantageux; la paye est double pour les cavaliers, à
qui l’on fournit en outre le cheval et sa ration, qui est d’une mesure
de paille hachée, et d’une mesure d’orge, que j’ai trouvée de six pouces
et demi de diamètre intérieur, sur quatre pouces et demi de profondeur,
valant environ sept livres deux ou trois onces d’orge. Ces troupes sont
divisées à l’ancienne manière tartare, par _bairâqs_ ou _drapeaux_;
chaque drapeau est compté pour dix hommes, mais rarement s’en
trouve-t-il six effectifs; la raison en est que les _agas_ ou
commandants de _drapeau_ étant chargés du paiement des soldats, en
entretiennent le moins qu’ils peuvent, afin de profiter des payes vides.
Les _agas_ supérieurs tolèrent ces abus, parce qu’ils en partagent les
fruits; enfin les pachas eux-mêmes entrent en connivence, et pour se
dispenser de payer les soldes entières, ils ferment les yeux sur les
pillages et l’indiscipline de leurs troupes.

C’est par les désordres d’un tel régime, que la plupart des pachalics de
l’empire se trouvent ruinés et dévastés. Celui d’Alep en particulier est
dans ce cas; sur les anciens _deftar_ ou _registres_ d’impôts, on lui
comptait plus de 3200 villages; aujourd’hui le collecteur en réalise à
peine 400. Ceux de nos négocians qui ont 20 ans de résidence, ont vu la
majeure partie des environs d’Alep se dépeupler. Le voyageur n’y
rencontre de toutes parts que maisons écroulées, citernes enfoncées,
champs abandonnés. Les cultivateurs ont fui dans les villes, où leur
population s’absorbe, mais où du moins l’individu échappe à la main
rapace du despotisme qui s’égare sur la foule.

Les lieux de ce pachalic qui méritent quelque attention, sont, 1º la
ville d’_Alep_, que les Arabes appellent _Halab_[11]. Cette ville est la
capitale de la province, et la résidence ordinaire du pacha. Elle est
située dans la vaste plaine qui s’étend de l’Oronte à l’Euphrate, et qui
se confond au midi avec le désert. Le local d’_Alep_, outre l’avantage
d’un sol gras et fertile, possède encore celui d’un ruisseau d’eau douce
qui ne tarit jamais; ce ruisseau, assez semblable pour la largeur à la
rivière des _Gobelins_, vient des montagnes d’_Aêntâb_, et se termine à
six lieues au-dessous d’Alep, en un marécage peuplé de sangliers et de
pélicans. Près d’Alep, ses bords, au lieu des roches nues qui
emprisonnent son cours supérieur, se couvrent d’une terre rougeâtre
excellente, où l’on a pratiqué des jardins, ou plutôt des vergers, qui
dans un pays chaud, et surtout en Turkie, peuvent passer pour délicieux.
La ville elle-même est une des plus agréables de la Syrie, et est
peut-être la plus propre et la mieux bâtie de tout l’empire. De quelque
côté que l’on y arrive, la foule de ses minarets et de ses dômes
blanchâtres flatte l’œil ennuyé de l’aspect brun et monotone de la
plaine. Au centre est une montagne factice, environnée d’un fossé sec,
et couronnée d’une forteresse en ruines. De là l’on domine à vue
d’oiseau sur la ville, et l’on découvre au nord les montagnes neigeuses
du _Bailan_; à l’ouest, la chaîne qui sépare l’Oronte de la mer, pendant
qu’au sud et à l’orient, la vue s’égare jusqu’à l’Euphrate. Jadis ce
château arrêta plusieurs mois les Arabes d’Omar, et ne fut pris que par
trahison; mais aujourd’hui, il ne résisterait pas au moindre coup de
main. Sa muraille mince, basse et sans appui, est écroulée. Ses petites
tours à l’antique ne sont pas en meilleur état. Il n’a pas quatre canons
de service, sans en excepter une couleuvrine de neuf pieds de long, que
l’on a prise sur les Persans au siége de _Basra_. Trois cent cinquante
janissaires qui devraient le garder, sont à leurs boutiques, et l’aga
trouve à peine de quoi loger ses gens. Il est remarquable que cet aga
est nommé par la Porte qui, toujours soupçonneuse, divise le plus
qu’elle peut les commandements. Dans l’enceinte du château, est un puits
qui, au moyen d’un canal souterrain, tire son eau d’une source distante
de cinq quarts de lieue. Les environs de la ville sont semés de grandes
pierres carrées, surmontées d’un turban de pierre, qui sont la marque
d’autant de tombeaux. Le terrain a des élévations qui, dans un siége,
rendraient les approches très-faciles: telle est, entre autres, la
maison des derviches, d’où l’on commande au canal et au ruisseau. Alep
ne mérite donc, comme ville de guerre, aucune considération, quoiqu’elle
soit la clef de la Syrie du côté du nord; mais comme ville de commerce,
elle a un aspect imposant; elle est l’entrepôt de toute l’_Arménie_ et
du _Diarbekr_; elle envoie des caravanes à _Bagdad_ et en Perse; elle
communique au _golfe Persique_ et à l’_Inde_ par _Basra_, à l’Égypte et
à la Mekke, par _Damas_, et à l’Europe, par _Skandaroun_ (Alexandrette)
et _Lataqîé_. Le commerce s’y fait presque tout par échange. Les objets
principaux sont les cotons en laine ou filés du pays; les étoffes
grossières qu’en fabriquent les villages; les étoffes de soie ouvrées
dans la ville; les cuivres; les bourres; les poils de chèvre qui
viennent de la Natolie; les noix de galle du Kourdestan; les
marchandises de l’Inde, telles que les _châles_[12] et les mousselines;
enfin les pistaches du territoire. Les marchandises que fournit
l’Europe, sont les draps de Languedoc, les cochenilles, l’indigo, le
sucre et quelques épiceries. Le café d’Amérique, quoique prohibé, s’y
glisse, et sert à mélanger celui de _Moka_. Les Français ont à Alep un
consul et sept comptoirs; les Anglais et les Vénitiens en ont deux; les
Livournais et les Hollandais, un; l’empereur y a établi un consulat en
1784, et il y a nommé un riche négociant juif, qui a rasé sa barbe pour
prendre l’uniforme et l’épée. La Russie vient aussi récemment d’y en
établir un. Alep ne le cède pour l’étendue qu’à Constantinople et au
Kaire, et peut-être encore à _Smyrne_. On veut y compter 200,000 ames,
et sur cet article de la population on ne sera jamais d’accord.
Cependant, si l’on observe que cette ville n’est pas plus grande que
_Nantes_ ou _Marseille_, et que les maisons n’y ont qu’un étage, l’on
trouvera peut-être suffisant d’y compter cent mille têtes. Les habitants
musulmans ou chrétiens passent avec raison pour les plus civilisés de
toute la Turkie: les négociants européens ne jouissent dans aucun autre
lieu d’autant de liberté et de considération de la part du peuple.

L’air d’Alep est très-sec et très-vif, mais en même-temps très-salubre
pour quiconque n’a pas la poitrine affectée; cependant la ville et son
territoire sont sujets à une _endémie_ singulière, que l’on appelle
dartre ou bouton d’_Alep_; c’est en effet un bouton qui, d’abord
inflammatoire, devient ensuite un ulcère de la largeur de l’ongle. La
durée fixe de cet ulcère est d’un an; il se place ordinairement au
visage, et laisse une cicatrice qui défigure la plupart des habitants
d’Alep. On prétend même que tout étranger qui fait une résidence de
trois mois, en est attaqué: l’expérience a enseigné que le meilleur
remède est de n’en point faire. On ne connaît aucune cause à ce mal;
mais je soupçonne qu’il vient de la qualité des eaux, en ce qu’on le
retrouve dans les villages voisins, dans quelques lieux du Diarbekr, et
même en certains cantons près de Damas, où le sol et les eaux ont les
mêmes apparences.

Tout le monde a entendu parler des pigeons d’Alep, qui servent de
courriers pour _Alexandrette_ et _Bagdad_. Ce fait, qui n’est point une
fable, a cessé d’avoir lieu depuis 30 à 40 ans, parce que les voleurs
Kourdes se sont avisés de tuer les pigeons. Pour faire usage de cette
espèce de poste, l’on prenait des couples qui eussent des petits, et on
les portait à cheval au lieu d’où l’on voulait qu’ils revinssent, avec
l’attention de leur laisser la vue libre. Lorsque les nouvelles
arrivaient, le correspondant attachait un billet à la patte des pigeons,
et il les lâchait. L’oiseau, impatient de revoir ses petits, partait
comme un éclair, et arrivait en six heures d’Alexandrette, et en deux
jours de Bagdad. Le retour lui était d’autant plus facile, que sa vue
pouvait découvrir Alep à une distance infinie. Du reste, cette espèce de
pigeons n’a rien de particulier dans la forme, si ce n’est les narines
qui, au lieu d’être lisses et unies, sont renflées et raboteuses.

Cette facilité d’être vue de loin, attire à Alep des oiseaux de mer qui
y donnent un spectacle assez singulier: si l’on monte après dîner sur
les terrasses des maisons, et que l’on y fasse le geste de jeter du pain
en l’air, bientôt l’on se trouve assailli d’oiseaux, quoique d’abord
l’on n’en pût voir aucun; mais ils planaient dans le ciel, d’où ils
descendent tout à coup pour saisir à la volée les morceaux de pain que
l’on s’amuse à leur lancer.

Après Alep, il faut distinguer Antioche, appelée par les Arabes
_Antakié_. Cette ville, jadis célèbre par le luxe de ses habitants,
n’est plus qu’un bourg ruiné, dont les maisons de boue et de chaume, les
rues étroites et fangeuses, offrent le spectacle de la misère et du
désordre. Ces maisons sont placées sur la rive méridionale de l’Oronte,
au bout d’un vieux pont qui se ruine: elles sont couvertes au sud par
une montagne sur laquelle grimpe une muraille qui fut l’enceinte des
Croisés. L’espace entre la ville actuelle et cette montagne, peut avoir
deux cents toises; il est occupé par des jardins et des décombres qui
n’ont rien d’intéressant.

Malgré la rudesse de ses habitants, _Antioche_ était plus propre qu’Alep
à servir d’entrepôt aux Européens. En dégorgeant l’embouchure de
l’_Oronte_, qui se trouve six lieues plus bas, l’on eût pu remonter
cette rivière avec des bateaux à la traîne, mais non avec des voiles,
comme l’a prétendu Pocoke: son cours est trop rapide. Les naturels, qui
ne connaissent point le nom d’_Oronte_, l’appellent, à raison de sa
rapidité, _El à âsi_[13], c’est-à-dire _le rebelle_. Sa largeur à
Antioche est d’environ 40 pas; 7 lieues plus haut, il passe par un lac
très-riche en poissons, et surtout en anguilles. Chaque année on en sale
une grande quantité, qui cependant ne suffit point aux carêmes
multipliés des Grecs. Du reste, il n’est plus question à Antioche, ni du
_bois de Daphné_, ni des scènes voluptueuses dont il était le théâtre.

La plaine d’Antioche, quoique formée d’un sol excellent, est inerte et
abandonnée aux Turkmans; mais les montagnes qui bordent l’Oronte,
surtout en face de _Serkin_, sont couvertes de plantations de figuiers,
d’oliviers, de vignes et de mûriers, qui, par un cas rare en Turkie,
sont alignées en _quinconces_, et forment un tableau digne de nos plus
belles provinces.

Le roi macédonien _Seleucus Nicanor_, qui fonda Antioche, avait aussi
bâti à l’embouchure de l’Oronte, sur la rive du nord, une ville
très-forte qui portait son nom. Aujourd’hui il n’y reste pas une
habitation: seulement l’on y voit des décombres et des travaux dans le
rocher adjacent, qui prouvent que ce lieu fut jadis très-soigné. L’on
aperçoit aussi dans la mer des traces de deux jetées, qui dessinent un
ancien port désormais comblé. Les gens du pays y viennent faire la
pêche, et appellent ce lieu _Souaîdié_. De là, en remontant au nord, le
rivage de la mer est serré par une chaîne de hautes montagnes que les
anciens géographes désignent sous le nom de _Rhosus_: ce nom, qui a dû
être emprunté du syriaque, subsiste encore dans celui de
_Râs-el-Kansir_, ou _cap du Sanglier_, qui forme l’angle de ce rivage.

Le golfe, qui s’enfonce dans le nord-est, n’est remarquable que par la
ville d’_Alexandrette_ ou _Skandaroun_, dont il porte le nom. Cette
ville, située au bord de la mer, n’est, à proprement parler, qu’un
hameau sans murailles, peuplé de plus de tombeaux que de maisons, et qui
ne doit sa faible existence qu’à la rade qu’il commande. Cette rade est
la seule de toute la Syrie dont le fond tienne solidement l’ancre des
vaisseaux, sans couper les câbles: d’ailleurs elle a une foule
d’inconvénients si graves, qu’il faut être bien maîtrisé par la
nécessité, pour ne pas en abandonner l’usage.

1º Elle est infectée pendant l’hiver d’un vent local, appelé par nos
marins _le Raguier_, qui, tombant comme un torrent des sommets neigeux
des montagnes, chasse les vaisseaux sur leur ancre pendant des lieues
entières.

2º Lorsque les neiges ont commencé de couvrir la chaîne qui enceint le
golfe, il en émane des vents opiniâtres, qui en repoussent pendant des
trois et quatre mois, sans que l’on puisse y pénétrer.

3º La route d’Alexandrette à Alep par la plaine est infestée de voleurs
kourdes, qui sont cantonnés dans les rochers voisins[14], et qui
dépouillent à main armée les plus fortes caravanes.

4º Enfin une raison supérieure à toutes les autres, est l’insalubrité de
l’air d’Alexandrette, portée à un point extraordinaire. On peut assurer
qu’elle moissonnait chaque année le tiers des équipages qui y
_estivent_: l’on y a vu quelquefois des vaisseaux complètement démontés
en deux mois de séjour. La saison de l’épidémie est surtout depuis mai
jusqu’à la fin de septembre: sa nature est une fièvre intermittente du
plus fâcheux caractère; elle est accompagnée d’obstructions au foie, qui
se terminent par l’hydropisie. Les villes de _Tripoli_, d’_Acre_ et de
_Larneca_ en Cypre, y sont aussi sujettes, quoiqu’à un moindre degré.
Dans tous ces endroits, les mêmes circonstances locales décèlent un même
principe de cette contagion; partout ce sont des marais voisins, des
eaux croupissantes, et par conséquent des vapeurs et des exhalaisons
méphitiques auxquelles on doit en rapporter la cause; pour en compléter
l’indication, l’épidémie n’a point lieu dans les années où il n’a pas
plu. Malheureusement Alexandrette est condamnée, par son local, à n’en
être jamais bien exempte. En effet, la plaine où est située cette ville
est d’un niveau si bas et si égal[15], que les ruisseaux n’y ont point
de cours, et ne peuvent arriver jusqu’à la mer. Lorsque les pluies
d’hiver les gonflent, la mer, grossie de son côté par les tempêtes, les
empêche de se dégorger: de là leurs eaux, forcées de se répandre sur la
plaine, y forment des lacs. L’été vient; l’eau se corrompt par la
chaleur, et il s’en élève des vapeurs corrompues comme leur source.
Elles ne peuvent se dissiper, parce que les montagnes qui ceignent le
golfe comme un rempart, s’y opposent, et que l’embouchure est ouverte à
l’ouest, la plus malsaine des expositions, quand elle répond à la mer.
Les travaux à faire seraient immenses, insuffisans, et ils sont
impossibles avec un gouvernement comme la Porte. Il y a quelques années
que les négociants d’_Alep_, dégoûtés par tant d’inconvénients,
voulurent abandonner Alexandrette, et porter leur entrepôt à _Lataqîé_.
Ils proposèrent au pacha de Tripoli de rétablir le port à leurs frais,
s’il voulait leur accorder une franchise de tous droits pendant dix ans.
Pour l’y engager, leur envoyé fit beaucoup valoir l’avantage qui en
résulterait pour tout le pays par la suite du temps: _Hé que m’importe
la suite du temps?_ répondit le pacha. _J’étais hier à Marach, je serai
peut-être demain à Djeddâ; pourquoi me priverais-je du présent qui est
certain, pour un avenir sans espérance?_ Il a donc fallu que les
facteurs francs restassent à _Skandaroun_. Ils sont au nombre de trois;
savoir, deux pour les Français, et un pour les Anglais et les Vénitiens.
La seule curiosité dont ils puissent régaler les étrangers, consiste en
six ou sept mausolées de marbre venus d’Angleterre, où on lit: _Ici
repose un tel, enlevé à la fleur de son âge par les effets funestes d’un
air contagieux_. Ce spectacle est d’autant plus affligeant, que l’air
languissant, le teint jaune, les yeux cernés et le ventre hydropique de
ceux qui le montrent, font craindre pour eux le même sort. Il est vrai
qu’ils ont la ressource du village de _Baïlan_, dont l’air pur et les
eaux vives rétablissent les malades. Ce village, situé dans les
montagnes à trois lieues d’Alexandrette, sur la route d’Alep, a l’aspect
le plus pittoresque. Il est assis parmi des précipices, dans une vallée
étroite et profonde, d’où l’on voit le golfe comme par un tuyau. Les
maisons appuyées sur les pentes rapides des deux montagnes, sont
disposées de manière que la terrasse des unes sert de rue et de cour aux
autres. En hiver, il se forme de tous côtés des cascades, dont le bruit
étourdit, et dont la violence arrache quelquefois des roches et
précipite des maisons. Cette saison y est très-froide; mais l’été y est
charmant. Les habitants, qui ne parlent que le turk, vivent du produit
de leurs chèvres, de leurs buffles, et de quelques jardins qu’ils
cultivent. L’aga, depuis quelques années, s’est emparé de la douane
d’Alexandrette, et vit presque indépendant du pacha d’Alep: l’empire est
plein de semblables rebelles, qui souvent meurent tranquilles
possesseurs de leurs usurpations.

Sur la route d’Alexandrette à Alep, à la dernière couchée avant cette
ville, est le village de _Martaouân_, célèbre chez les Turks et les
Francs, par l’usage où sont les habitants de prêter leurs femmes et
leurs filles pour quelques pièces d’argent. Cette prostitution, abhorrée
chez tous les peuples arabes, me paraît venir primitivement de quelque
pratique religieuse, soit qu’elle remonte à l’ancien culte de Vénus,
soit qu’elle dérive de la communauté des femmes admise par les
_Ansârié_, dont les gens de _Martaouân_ font partie. Nos Francs
prétendent que leurs femmes sont jolies. Mais il est probable que
l’abstinence de la mer et la vanité d’une bonne fortune font tout leur
mérite; car leur extérieur n’annonce que la dégoûtante malpropreté de la
misère.

Dans les montagnes qui terminent le pachalic d’_Alep_ au nord, on fait
mention de _Klés_ et d’_Aèntâb_ comme de deux villages considérables.
Ils sont habités par des chrétiens arméniens, des Kourdes et des
Musulmans, qui, malgré la différence des cultes, vivent en bonne
intelligence. Ils en retirent l’avantage de résister aux pachas qu’ils
ont souvent bravés, et de vivre assez tranquillement du produit de leurs
troupeaux, de leurs abeilles et de quelques cultures de grains et de
tabacs.

A deux journées au nord-est d’Alep, est le bourg de _Mambedj_, jadis
célèbre sous le nom de _Bambyce_ et d’_Hiérapolis_[16]. Il n’y reste pas
de trace du temple de cette _grande déesse_, dont _Lucien_ nous fait
connaître le culte. Le seul monument remarquable est un canal souterrain
qui amène l’eau des montagnes du nord dans un espace de quatre lieues.
Toute cette contrée était jadis remplie de pareils aqueducs; les
Assyriens, les Mèdes et les Perses s’étaient fait un devoir religieux de
conduire des eaux dans le désert, pour y multiplier, selon les préceptes
de Zoroastre, _les principes de la vie et de l’abondance_; aussi
rencontre-t-on à chaque pas de grandes traces d’une ancienne population.
Sur toute la route d’_Alep_ à _Hama_, ce ne sont que ruines d’anciens
villages, que citernes enfoncées, que débris de forteresses et même de
temples. J’ai surtout remarqué une foule de monticules ovales et ronds,
que leur terre rapportée et leur saillie brusque sur cette plaine rase,
prouvent avoir été faits de main d’homme. L’on pourra prendre une idée
du travail qu’ils ont dû coûter, par la mesure de celui de
_Kân-Chaikoun_, auquel j’ai trouvé sept cent vingt pas, c’est-à-dire,
quatorze cents pieds de tour, sur près de cent pieds d’élévation. Ces
monticules, parsemés presque de lieue en lieue, portent tous des ruines
qui furent des citadelles, et sans doute aussi des lieux d’adoration,
selon l’ancienne pratique si connue d’adorer _sur les hauts lieux_.
Aussi la tradition des habitants attribue-t-elle tous ces ouvrages aux
_infidèles_. Maintenant, au lieu des cultures que suppose un pareil
état, l’on ne rencontre que des terres en friche et abandonnées; le sol
néanmoins est de bonne qualité; et le peu de grains, de coton et de
sésame que l’on y sème, réussit à souhait. Mais toute cette frontière du
désert est privée de sources et d’eaux courantes. Les puits n’en ont que
de saumâtre; et les pluies d’hiver, sur lesquelles se fonde toute
l’espérance, manquent quelquefois. Par cette raison, rien de si triste
que ces campagnes brûlées et poudreuses, sans arbres et sans verdure;
rien de si misérable que l’aspect de ces huttes de terre et de paille
qui composent les villages; rien de si pauvre que leurs paysans,
exposés au double inconvénient des vexations des Turks et des pillages
des Bedouins. Les tribus qui campent dans ces cantons se nomment les
_Maouâlis_; ce sont les plus puissants et les plus riches des Arabes,
parce qu’ils font quelques cultures et qu’ils participent avec les
Arabes _Najd_ aux transports des caravanes qui vont d’Alep, soit à
Basra, soit à Damas, soit à Tripoli par Hama.



CHAPITRE IV.

Du pachalic de Tripoli.


Le pachalic de _Tripoli_ comprend le pays qui s’étend le long de la
Méditerranée, depuis _Lataqîé_ jusqu’à _Narh-el-Kelb_, en lui donnant
pour limites à l’ouest, le cours de ce torrent et la chaîne des
montagnes qui dominent l’_Oronte_.

La majeure partie de ce gouvernement est montueuse; la côte seule de la
mer entre Tripoli et _Lataqîé_, est un terrain de plaine. Les ruisseaux
nombreux qui y coulent lui donnent de grands moyens de fertilité; mais
malgré cet avantage, cette plaine est bien moins cultivée que les
montagnes, sans en excepter le Liban, tout hérissé qu’il est de rocs et
de sapins. Les productions principales sont le blé, l’orge et le coton.
Le territoire de _Lataqîé_ est employé de préférence à la culture du
tabac à fumer et des oliviers, pendant que le pays du _Liban_ et le
_Kesraouân_ le sont à celle des mûriers blancs et des vignes.

La population est variée pour les races et pour les religions. Depuis le
Liban jusqu’au-dessus de _Lataqîé_, les montagnes sont habitées par les
_Ansârié_, dont j’ai parlé; le _Liban_ et le _Kesraouân_ sont peuplés
exclusivement de Maronites; enfin la côte et les villes ont pour
habitants des Grecs schismatiques et latins, des Turks et les
descendants des Arabes.

Le pacha de Tripoli jouit de tous les droits de sa place. Le militaire
et les finances sont en ses mains; il tient son gouvernement à titre de
ferme, dont la Porte lui passe un bail pour l’année seulement. Le prix
est de 750 bourses, c’est-à-dire, 937,500 livres; mais il est en outre
obligé de fournir le ravitaillement de la caravane de la Mekke, qui
consiste en blé, en orge, en riz et autres provisions, dont les frais
sont évalués 750 autres bourses. Lui-même en personne doit conduire ce
convoi dans le désert, à la rencontre des pèlerins. Il se rembourse de
ses dépenses sur le miri, sur les douanes, sur les sous-fermes des
_Ansârié_ et du _Kesraouân_; enfin, il y joint les extorsions casuelles,
ou _avanies_; et ce dernier article fût-il seul son bénéfice, il serait
encore considérable. Il entretient environ cinq cents hommes à cheval
aussi mal conditionnés que ceux d’Alep, et quelques fusiliers
barbaresques.

Le pacha de Tripoli a de tout temps désiré de régir par lui-même le pays
des _Ansârié_ et des _Maronites_; mais ces peuples s’étant toujours
opposés par la force à l’entrée des Turks dans leurs montagnes, il a été
contraint de remettre la perception du tribut à des sous-fermiers qui
fussent agréables aux habitants. Leur bail n’est, comme le sien, que
pour une année. Il l’établit par enchère, et de là une concurrence de
gens riches, qui lui donne sans cesse le moyen d’exciter ou d’entretenir
des troubles chez la nation tributaire. C’est le même genre
d’administration que l’histoire offre chez les anciens Perses et
Assyriens, et il paraît avoir subsisté de tout temps dans l’Orient.

La ferme des _Ansârié_ est aujourd’hui divisée entre trois chefs ou
_moqaddamin_: celle des Maronites est réunie dans les mains de l’émir
Yousef, qui en rend trente bourses, c’est-à-dire, 37,500 livres. Les
lieux remarquables de ce pachalic sont: 1º _Tripoli_[17] (en arabe
_Tarâbolos_) résidence du pacha, et située sur la rivière _Qadicha_, à
un petit quart de lieue de son embouchure. La ville est assise
précisément au pied du Liban, qui la domine et l’enceint de ses branches
à l’est, au sud, et même un peu au nord du côté de l’ouest. Elle est
séparée de la mer par une petite plaine triangulaire d’une demi-lieue, à
la pointe de laquelle est le village où abordent les vaisseaux. Les
Francs appellent ce village _la Marine_[18], du nom général et commun à
ces lieux dans le Levant. Il n’y a point de port, mais seulement une
rade qui s’étend entre le rivage et les écueils appelés _îles des
lapins_ et _des pigeons_. Le fond en est de roche; les vaisseaux
craignent d’y séjourner, parce que les câbles des ancres s’y coupent
promptement, et que l’on y est d’ailleurs exposé au nord-ouest, qui est
habituel et violent sur toute cette côte. Du temps des Francs, cette
rade était défendue par des tours, dont on compte encore sept
subsistantes, depuis l’embouchure de la rivière jusqu’à _la Marine_. La
construction en est solide; mais elles ne servent plus qu’à nicher des
oiseaux de proie.

Tous les environs de Tripoli sont en vergers, où le nopal abonde sans
art, et où l’on cultive le mûrier blanc pour la soie, et le grenadier,
l’oranger et le limonier pour leurs fruits, qui sont de la plus grande
beauté. Mais l’habitation de ces lieux, quoique flatteuse à l’œil, est
malsaine. Chaque année, depuis juillet jusqu’en septembre, il y règne
des fièvres épidémiques comme à _Skandaroun_ et en Cypre: elles sont
dues aux inondations que l’on pratique dans les jardins pour arroser les
mûriers, et leur rendre la vigueur nécessaire à la seconde feuillaison.
D’ailleurs, la ville n’étant ouverte qu’au couchant, l’air n’y circule
pas, et l’on y éprouve un état habituel d’accablement, qui fait que la
santé n’y est qu’une convalescence[19]. L’air, quoique plus humide à _la
Marine_, y est plus salubre, sans doute parce qu’il y est libre et
renouvelé par des courans: il l’est encore davantage dans les _îles_; et
si le lieu était aux mains d’un gouvernement vigilant, c’est là qu’il
faudrait appeler toute la population. Il n’en coûterait pour l’y fixer,
que d’établir jusqu’au village des conduites d’eau qui paraissent avoir
subsisté jadis. Il est d’ailleurs bon de remarquer que le rivage
méridional de la petite plaine est plein de vestiges d’habitations et de
colonnes brisées et enfoncées dans la terre ou ensablées dans la mer.
Les Francs en employèrent beaucoup dans la construction de leurs murs,
où on les voit encore posées sur le travers.

Le commerce de Tripoli consiste presque tout en soies assez rudes, dont
on se sert pour les galons. On observe que de jour en jour elles perdent
de leur qualité. La raison qu’en donnent des personnes sensées, est que
les mûriers sont dépéris au point qu’il n’y a plus que des souches
creuses. Un étranger réplique sur-le-champ: Que n’en plante-t-on de
nouveaux? Mais on lui répond: _C’est là un propos d’Europe. Ici l’on ne
plante jamais, parce que si quelqu’un bâtit ou plante, le pacha dit: Cet
homme a de l’argent. Il le fait venir; il lui en demande: s’il nie, il a
la bastonnade; et s’il accorde, on la lui donne encore pour en obtenir
davantage._ Ce n’est pas que les Tripolitains soient endurants: on les
regarde au contraire comme une nation mutine. Leur titre de janissaires,
et le turban vert qu’ils portent en se qualifiant de _chérifs_, leur en
inspirent l’esprit. Il y a 10 à 12 ans que les vexations d’un pacha les
poussèrent à bout: ils le chassèrent, et se maintinrent 8 mois
indépendants; mais la Porte envoya un homme nourri à son école, qui, par
des promesses, des serments, des pardons, etc., les adoucit, les
dispersa, et finit par en égorger 800 en un jour: on voit encore leurs
têtes dans un caveau près de _Qadicha_. Voilà comme les Turks
gouvernent! Le commerce de Tripoli est aux mains des Français seuls. Ils
y ont un consul et trois comptoirs. Ils exportent les soies et quelques
éponges que l’on pêche dans la rade; il les payent avec des draps, de la
cochenille, du sucre et du café d’Amérique; mais, en retours comme en
entrées, cette échelle est inférieure à sa vassale, _Lataqîé_.

La ville moderne de _Lataqîé_, fondée jadis par _Seleucus Nicator_, sous
le nom de _Laodikea_, est située à la base et sur la rive méridionale
d’une langue de terre qui saille en mer d’une demi-lieue. Son port,
comme tous les autres de cette côte, est une espèce de parc enceint d’un
môle dont l’entrée est fort étroite. Il pourrait contenir 25 ou 30
vaisseaux; mais les Turks l’ont laissé combler au point que quatre y
sont mal à l’aise; il n’y peut même flotter que des bâtimens au-dessous
de 400 tonneaux, et rarement se passe-t-il une année sans qu’il en
échoue quelqu’un à l’entrée. Malgré cet inconvénient, _Lataqîé_ fait un
très-gros commerce: il consiste surtout en tabacs à fumer, dont elle
envoie chaque année plus de 20 chargements à Damiette. Elle en reçoit du
riz, qu’elle distribue dans la Haute-Syrie pour du coton et des huiles.
Du temps de Strabon, au lieu de tabac, elle exportait en abondance des
vins vantés que produisaient ses coteaux. C’était encore l’Égypte qui
les consommait par la voie d’Alexandrie. Lesquels des anciens ou des
modernes ont gagné à ce changement de jouissance? Il ne faut pas parler
de _Lataqîé_ ni de _Tripoli_ comme villes de guerre. L’une et l’autre
sont sans canons, sans murailles, sans soldats: un corsaire en ferait la
conquête. On estime que la population de chacune d’elles peut aller de 4
à 5,000 âmes.

Sur la côte, entre ces deux villes, on trouve divers villages habités,
qui jadis étaient des villes fortes: tels sont _Djebilé_, le lieu
escarpé de Merkab, Tartosa, etc.; mais l’on trouve encore plus
d’emplacements qui n’ont que des vestiges à demi effacés d’une
habitation ancienne. Parmi ceux-là, l’on doit distinguer le Rocher, ou
si l’on veut, l’île de _Rouad_, jadis ville et république puissante,
sous le nom d’_Aradus_. Il ne reste pas un mur de cette foule de maisons
qui, selon le récit de Strabon, étaient bâties à plus d’étages qu’à Rome
même. La liberté dont ses habitans jouissaient, y avait entassé une
population immense, qui subsistait par le commerce naval, par les
manufactures et les arts. Aujourd’hui l’île est rase et déserte, et la
tradition n’a pas même conservé aux environs le souvenir d’une source
d’eau douce, que les _Aradiens_ avaient découverte au fond de la mer, et
qu’ils exploitaient en temps de guerre, au moyen d’une cloche de plomb
et d’un tuyau de cuir adapté à son fond. Au sud de Tripoli, est le pays
de _Kesraouân_, lequel s’étend de _Nahr-el-kelb_ par le Liban, jusqu’à
Tripoli même. _Djebail_, jadis _Boublos_, est la ville la plus
considérable de ce canton; cependant elle n’a pas plus de 6,000
habitans: son ancien port, construit comme celui de Lataqîé, est encore
plus maltraité; à peine en reste-t-il des traces. La rivière
d’_Ybrahim_, jadis _Adonis_, qui est à deux lieues au midi, a le seul
pont que l’on trouve depuis Antioche, celui de Tripoli excepté. Il est
d’une seule arche de 50 pas de large, de plus de 30 pieds d’élévation
au-dessus du rivage, et d’une structure très-légère: il paraît être un
ouvrage des Arabes.

Dans l’intérieur des montagnes, les lieux les plus fréquentés des
Européens, sont les villages d’_Éden_ et de _Becharrai_, où les
missionnaires ont une maison. Pendant l’hiver, plusieurs des habitants
descendent sur la côte, et laissent leurs maisons sous les neiges, avec
quelques personnes pour les garder. De _Becharrai_, l’on se rend aux
_cèdres_, qui en sont à 7 heures de marche, quoiqu’il n’y ait que 3
lieues de distance. Ces cèdres si réputés, ressemblent à bien d’autres
merveilles; ils soutiennent mal de près leur réputation: quatre ou cinq
gros arbres, les seuls qui restent, et qui n’ont rien de particulier, ne
valent pas la peine que l’on prend à franchir les précipices qui y
mènent.

Sur la frontière du Kesraouân, à une lieue au nord de _Nahr-el-kelb_,
est le petit village d’_Antoura_, où les ci-devant jésuites avaient
établi une maison qui n’a point la splendeur de celles d’Europe; mais
dans sa simplicité, cette maison est propre; et sa situation à mi-côte,
les eaux qui arrosent ses vignes et ses mûriers, sa vue sur le vallon
qu’elle domine, et l’échappée qu’elle a sur la mer, en font un ermitage
agréable. Les jésuites y avaient voulu annexer un couvent de filles,
situé à un quart de lieue en face; mais les Grecs les en ayant
dépossédés, ils en bâtirent un à leur porte, sous le nom de _la
Visitation_. Ils avaient aussi bâti à 200 pas au-dessus de leur maison,
un séminaire qu’ils voulaient peupler d’étudiants maronites et
grecs-latins; mais il est resté désert. Les lazaristes qui les ont
remplacés, entretiennent à Antoura un supérieur curé et un frère lai,
qui desservent la mission avec autant de charité que d’honnêteté et de
décence.



CHAPITRE V.

Du pachalic de Saide, dit aussi d’Acre.


Au midi du pachalic de _Tripoli_, et sur le prolongement de la même côte
maritime, s’étend un troisième pachalic, qui jusqu’à ce jour a porté le
nom de la ville de _Saide_, sa capitale, mais qui maintenant pourra
prendre celui d’_Acre_, où le pacha, depuis quelques années, a
transféré sa résidence. La consistance de ce gouvernement a beaucoup
varié dans ces derniers temps. Avant _Dâher_, il était composé du pays
des _Druzes_ et de toute la côte, depuis _Nahr-el-kelb_ jusqu’au Carmel.
A mesure que _Dâher_ s’agrandit, il le resserra au point que le pacha ne
posséda plus que la ville de _Saide_, dont il finit par être chassé;
mais à la chute de _Dâher_, on a rétabli l’ancienne consistance.
_Djezzâr_, qui a succédé à ce _chaik_ en qualité de pacha, y a fait
annexer le pays de _Safad_, de _Tabarîé_, de _Balbek_, ci-devant
relevant de Damas, et le territoire de _Qâïsarié_ (Césarée), occupé par
les Arabes de _Saqr_. C’est aussi ce pacha qui, profitant des travaux de
_Dâher_ à _Acre_, a transféré sa résidence en cette ville; et de ce
moment elle est devenue la capitale de la province.

Par ces divers accroissements, le pachalic d’_Acre_ embrasse aujourd’hui
tout le terrain compris depuis _Nahr-el-kelb_ jusqu’au sud de
_Qâïsarié_, entre la Méditerranée à l’ouest, l’Antiliban et le cours
supérieur du Jourdain à l’est. Cette étendue lui donne d’autant plus
d’importance, qu’il y joint des avantages précieux de position et de
sol. Les plaines d’_Acre_, d’_Ezdredon_, de _Sour_, de _Haoulé_, et le
_bas-Beqââ_, sont vantées avec raison pour leur fertilité. Le blé,
l’orge, le maïs, le coton et le sésame y rendent, malgré l’imperfection
de la culture, vingt et vingt-cinq pour un. Le pays de _Qaïsarié_
possède une forêt de chênes, la seule de la Syrie. Le pays de _Safad_
donne des cotons que leur blancheur fait estimer à l’égal de ceux de
_Cypre_. Les montagnes voisines de _Sour_ ont des tabacs aussi bons que
ceux de _Lataqîé_, et l’on y trouve un canton où ils ont un parfum de
girofle qui les fait réserver à l’usage exclusif du sultan et de ses
femmes. Le pays des Druzes abonde en vins et en soies; enfin par la
position de la côte et la quantité de ses anses, ce pachalic devient
l’entrepôt nécessaire de Damas et de toute la Syrie intérieure.

Le pacha jouit de tous les droits de sa place; il est gouverneur
despote, et fermier général. Il rend chaque année à la Porte une somme
fixe de sept cent cinquante bourses; mais en outre, il est obligé, ainsi
qu’à Tripoli, de fournir le _djerdé_ ou _convoi_ des pèlerins de la
_Mekke_. On estime également sept cent cinquante bourses la quantité de
riz, de blé, d’orge employés à ce convoi. Le bail de la ferme est pour
un an seulement; mais il est souvent prorogé. Ses revenus sont: 1º le
miri; 2º les sous-fermes des peuples tributaires, tels que les _Druzes_,
les _Motouâlis_, et quelques tribus d’Arabes; 3º le casuel toujours
abondant des successions et des avanies; 4º les produits des douanes,
tant sur l’entrée que sur la sortie et le passage des marchandises. Cet
article seul a été porté à mille bourses (1,250,000 liv.) dans la ferme
que Djezzâr a passée, en 1784, de tous ses ports et anses. Enfin ce
pacha, usant d’une industrie familière à ses pareils dans toute l’Asie,
fait cultiver des terrains pour son compte, s’associe avec des marchands
et des manufacturiers, et prête de l’argent à intérêt aux laboureurs et
aux commerçants. La somme qui résulte de tous ces moyens, est évaluée
entre neuf et dix millions de France. Si l’on y compare son tribut, qui
n’est que de 1500 bourses, ou 1,875,000 liv., l’on pourra s’étonner que
la Porte lui permette d’aussi gros bénéfices; mais ceci est encore un
des principes du divan. Le tribut une fois déterminé, il ne varie plus.
Seulement si le fermier s’enrichit, on le pressure par des demandes
extraordinaires; souvent on le laisse thésauriser en paix; mais
lorsqu’il s’est bien enrichi, il arrive toujours quelque accident qui
amène à Constantinople son coffre fort ou sa tête. En ce moment, la
Porte ménage _Djezzâr_, à raison, dit-elle, de ses services. En effet,
il a contribué à la ruine de Dâher; il a détruit la famille de ce
prince, réprimé les Bedouins de _Saqr_, abaissé les _Druzes_, et presque
anéanti les _Motouâlis_. Ces succès lui ont valu des prorogations qui se
continuent depuis dix ans. Récemment il a reçu les trois queues, et le
titre de _ouâzir_ (vizir) qui les accompagne[20]; mais, par un retour
ordinaire, la Porte commence à prendre ombrage de sa fortune; elle
s’alarme de son humeur entreprenante; lui, de son côté, redoute sa
fourberie; en sorte qu’il règne de part et d’autre une défiance qui
pourra avoir des suites. Il entretient des soldats en plus grand nombre
et mieux tenus qu’aucun autre pacha; et il observe de n’enrôler que des
gens venus de son pays; c’est-à-dire des _Bochnâqs_ et des _Arnautes_;
leur nombre se monte à environ neuf cents cavaliers. Il y joint environ
mille Barbaresques à pied. Les portes de ses villes frontières ont des
gardes régulières; ce qui est inusité dans le reste de la Syrie. Sur
mer, il a une frégate, deux galiotes et un chébek qu’il a récemment pris
sur les Maltais. Par ces précautions, dirigées en apparence contre
l’étranger, il se met en garde contre les surprises du divan. L’on a
déja tenté plus d’une fois la voie des capidjis; mais il les a fait
veiller de si près, qu’ils n’ont rien pu exécuter; et les coliques
subites qui en ont fait périr deux ou trois, ont beaucoup refroidi le
zèle de ceux qui se chargent d’un si cauteleux emploi. D’ailleurs il
soudoie des espions dans le _séraï_ ou _palais_ du sultan; et il y
répand un argent qui lui assure des protecteurs. Ce moyen vient de lui
procurer le pachalic de Damas, qu’il ambitionnait depuis long-temps, et
qui en effet est le plus important de toute la Syrie. Il a cédé celui
d’_Acre_ à un mamlouk nommé _Sélim_, son ami et son compagnon de
fortune; mais cet homme lui est si dévoué, que l’on peut regarder
Djezzâr comme maître des deux gouvernements. L’on dit qu’il sollicite
encore celui d’Alep. S’il l’obtient, il possédera presque toute la
Syrie, et peut-être la Porte aura-t-elle trouvé un rebelle plus
dangereux que Dâher; mais comme les conjectures en pareilles matières
sont inutiles, et presque impossibles à asseoir, je vais passer, sans y
insister, à quelques détails sur les lieux les plus remarquables de ce
pachalic.

Le premier qui se présente en venant de Tripoli le long de la côte, est
la ville de _Béryte_, que les Arabes prononcent comme les anciens Grecs,
_Baîrout_[21]. Son local est une plaine qui du pied du Liban s’avance en
pointe dans la mer, environ deux lieues hors la ligne commune du rivage:
l’angle rentrant qui en résulte au nord, forme une assez grande rade, où
débouche la rivière de _Nahr-el-Salib_, dite aussi _Nahr-Baîrout_. Cette
rivière en hiver a des débordements qui ont forcé d’y construire un pont
assez considérable; mais il est tellement ruiné, que l’on n’y peut plus
passer: le fond de la rade est un roc qui coupe les câbles des ancres,
et rend cette station peu sûre. De là, en allant à l’ouest vers la
pointe, l’on trouve, après une heure de chemin, la ville de _Baîrout_.
Jusqu’à ces derniers temps elle avait appartenu aux Druzes; mais
_Djezzâr_ a jugé à propos de la leur retirer, et d’y mettre une garnison
turke. Elle n’en continue pas moins d’être l’entrepôt des Maronites et
des Druzes: c’est par là qu’ils font sortir leurs cotons et leurs soies,
destinées presque toutes pour le Kaire. Ils reçoivent en retour du riz,
du tabac, du café et de l’argent, qu’ils échangent encore contre les
blés de _Beqâà_ et du _Hauran_: ce commerce entretient une population
assez active, d’environ six mille ames. Le dialecte des habitants est
renommé avec raison pour être le plus mauvais de tous; il réunit à lui
seul les douze défauts d’élocution dont parlent les grammairiens arabes.
Le port de Baîrout, formé comme tous ceux de la côte par une jetée, est
comme eux comblé de sables et de ruines; la ville est enceinte d’un mur
dont la pierre molle et sablonneuse cède au boulet de canon sans
éclater; ce qui contraria beaucoup les Russes quand ils l’attaquèrent.
D’ailleurs, ce mur et ses vieilles tours sont sans défense. Il s’y joint
deux autres inconvénients qui condamnent Baîrout à n’être jamais qu’une
mauvaise place; car d’une part elle est dominée par un cordon de
collines qui courent à son sud-est, et de l’autre elle manque d’eau dans
son intérieur. Les femmes sont obligées de l’aller puiser à un
demi-quart de lieue, à une source où elle n’est pas trop bonne.
_Djezzâr_ a entrepris de construire une fontaine publique, comme il a
fait à Acre; mais le canal que j’ai vu creuser sera de peu de durée.
Les fouilles que l’on a faites en d’autres circonstances pour former des
citernes, ont fait découvrir des ruines souterraines, d’après lesquelles
il paraît que la ville moderne est bâtie sur l’ancienne. _Lataqîé_,
_Antioche_, _Tripoli_, _Saide_, et la plupart des villes de la côte sont
dans le même cas, par l’effet des tremblements de terre qui les ont
renversées à diverses époques. On trouve aussi hors des murs à l’ouest,
des décombres et quelques fûts de colonnes, qui indiquent que Baîrout a
été autrefois beaucoup plus grande qu’aujourd’hui. La plaine qui forme
son territoire est toute plantée en mûriers blancs, qui, au contraire de
ceux de Tripoli, sont jeunes et vivaces, parce que sous la régie druze
on les renouvelait impunément. Aussi la soie qu’ils fournissent est
d’une très-belle qualité: c’est un coup d’œil vraiment agréable,
lorsqu’on vient des montagnes, d’apercevoir, de leurs sommets ou de
leurs pentes, le riche tapis de verdure que déploie au fond lointain de
la vallée cette forêt d’arbres utiles: dans l’été, le séjour de
_Baîrout_ est incommode par sa chaleur et son eau tiède; cependant il
n’est pas malsain: on dit qu’il le fut autrefois, mais qu’il cessa de
l’être depuis que l’émir _Fakr-el-dîn_ eut planté un bois de sapins qui
subsiste encore à une lieue de la ville; les religieux de _Mahr-Hanna_,
qui ne sont pas des physiciens à systèmes, citent la même observation
pour divers couvents; ils assurent même que depuis que les sommets se
sont couverts de sapins, les eaux de diverses sources sont devenues plus
abondantes et plus saines: ce qui est d’accord avec d’autres faits déja
connus.

Le pays des Druzes offre peu de lieux intéressants. Le plus remarquable
est _Dair-el Qamar_ ou _Maison de la Lune_, qui est la capitale et la
résidence des émirs. Ce n’est point une cité, mais simplement un gros
bourg mal bâti et fort sale. Il est assis sur le revers d’une montagne,
au pied de laquelle coule une des branches de l’ancien fleuve _Tamyras_,
aujourd’hui ruisseau de _Dâmour_. Sa population est formée de Grecs
catholiques et schismatiques, de Maronites et de Druzes, au nombre de
quinze à dix-huit cents ames. Le _séraï_ ou palais du prince, n’est
qu’une grande et mauvaise maison qui menace ruine.

Je citerai encore _Zahlé_, village au pied des montagnes, sur la vallée
de _Beqâà_: depuis vingt ans ce lieu est devenu le centre des relations
de _Balbek_, de _Damas_ et de _Baîrout_, avec l’intérieur des montagnes.
L’on prétend même qu’il s’y fabrique de la fausse monnaie; mais les
ouvriers qui contrefont les piastres turkes, n’ont pu imiter la gravure
plus fine des dahlers d’Allemagne.

J’oubliais d’observer que le pays des Druzes est divisé en _qàtas_ ou
_sections_, qui ont chacune un caractère principal qui les distingue. Le
_Matné_ qui est au nord, est le plus rocailleux et le plus riche en
fer. Le _Garb_ qui vient ensuite, a les plus beaux sapins. Le _Sâhel_,
ou pays _plat_, qui est la lisière maritime, est riche en mûriers, et en
vignes. Le _Choûf_, où se trouve _Dair-el-Qamar_, est le plus rempli
d’_oqqâls_, et produit les plus belles soies. Le _Tefâh_, ou district
des _pommes_, qui est au midi, abonde en ce genre de fruits. Le _Chaqîf_
a les meilleurs tabacs; enfin l’on donne le nom de _Djourd_ à toute la
région la plus élevée et la plus _froide_ des montagnes: c’est là que
les pasteurs retirent dans l’été leurs troupeaux.

J’ai dit que les Druzes avaient accueilli chez eux des chrétiens grecs
et maronites, et leur avaient concédé des terrains pour y bâtir des
couvents. Les Grecs catholiques, usant de cette permission, en ont fondé
douze depuis 70 ans. Le chef-lieu est _Mar-hanna_: ce monastère est
situé en face du village de Chouair, sur une pente escarpée, au pied de
laquelle coule en hiver un torrent qui va au _Nahr-el-Kelb_. La maison,
bâtie au milieu de rochers et de blocs écroulés, n’est rien moins que
magnifique. C’est un dortoir à deux rangs de petites cellules, sur
lesquelles règne une terrasse solidement voûtée: l’on y compte 40
religieux. Son principal mérite est une imprimerie arabe, la seule qui
ait réussi dans l’empire turk. Il y a environ 50 ans qu’elle est
établie: le lecteur ne trouvera peut-être pas mauvais d’en apprendre en
peu de mots l’histoire.

Dans les premières années de ce siècle, les jésuites, profitant de la
considération que leur donnait la protection de la France, déployaient
dans leur maison d’Alep le zèle d’instruction qu’ils ont porté partout.
Ils avaient fondé dans cette ville une école où ils s’efforçaient
d’élever les enfants des chrétiens dans la connaissance de la religion
romaine, et dans la discussion des hérésies: ce dernier article est
toujours le point capital des missionnaires; il en résulte une manie de
controverse qui met sans cesse aux prises les partisans des différents
rites de l’Orient. Les Latins d’Alep, excités par les jésuites, ne
tardèrent pas de recommencer, comme autrefois, à argumenter contre les
Grecs; mais comme la logique exige une connaissance méthodique de la
langue, et que les chrétiens, exclus des écoles musulmanes, ne savaient
que l’arabe vulgaire, ils ne pouvaient satisfaire par écrit leur goût de
controverse. Pour y parvenir, les Latins résolurent de s’initier dans le
scientifique de l’arabe. L’_orgueil des docteurs_ musulmans répugnait à
en ouvrir les sources à des _infidèles_; mais leur avarice fut encore
plus forte que leurs scrupules; et moyennant quelques _bourses_, la
science si vantée de la _grammaire_ et du _nahou_ fut introduite chez
les chrétiens. Le sujet qui se distingua le plus par les progrès qu’il y
fit, fut un nommé _Abd-allah-zâker_; il y joignit un zèle particulier à
promulguer ses connaissances et ses opinions. On ne peut déterminer les
suites qu’eût pu avoir cet esprit de prosélytisme dans Alep; mais un
accident ordinaire en Turkie vint en déranger la marche. Les
schismatiques, blessés des attaques d’_Abd-allah_, sollicitèrent sa
perte à Constantinople. Le patriarche, excité par ses prêtres, le
représenta au vizir comme un homme dangereux: le vizir, qui connaissait
les usages, feignit d’abord de ne rien croire; mais le patriarche ayant
appuyé ses raisons de quelques _bourses_, le vizir lui délivra un
_kat-chérîf_, ou _noble-seing du sultan_, qui, selon la coutume, portait
ordre de couper la tête à _Abd-allah_. Heureusement il fut prévenu assez
à temps pour s’échapper; et il se sauva dans le Liban où sa vie était en
sûreté; mais en quittant son pays, il ne perdit pas ses idées de
réforme, et il résolut plus que jamais de répandre ses opinions. Il ne
le pouvait plus que par des écrits: la voie des manuscrits lui parut
insuffisante. Il connaissait les avantages de l’imprimerie: il eut le
courage de former le triple projet d’écrire, de fondre et d’imprimer; et
il parvint à l’exécuter par son esprit, sa fortune, et son talent de
graveur, qu’il avait déja exercé dans la profession de joaillier. Il
avait besoin d’un associé, et il eut le bonheur d’en trouver un qui
partagea ses desseins: son frère, qui était supérieur à _Mar-hanna_, le
détermina à choisir cette résidence; et dès lors, libre de tout autre
soin, il se livra tout entier à l’exécution de son projet. Son zèle et
son activité eurent tant de succès, que dès 1733 il fit paraître les
Psaumes de David en un volume. Ses caractères furent trouvés si corrects
et si beaux, que ses ennemis mêmes achetèrent son livre: depuis ce temps
on en a renouvelé dix fois l’impression; l’on a fondu de nouveaux
caractères, mais l’on n’a rien fait de supérieur aux siens. Ils imitent
parfaitement l’écriture à la main; ils en observent les pleins et les
déliés, et n’ont point l’air maigre et décousu des caractères arabes
d’Europe. Il passa ainsi 20 années à imprimer divers ouvrages, qui
furent la plupart des traductions de nos livres dévots. Ce n’est pas
qu’il sût aucune de nos langues; mais les jésuites avaient déja traduit
plusieurs livres; et comme leur arabe était tout-à-fait mauvais, il
refondit leurs traductions, et leur substitua sa version, qui est un
modèle de pureté et d’élégance. Sous sa plume, la langue a pris une
marche soutenue, un style nombreux, clair et précis dont on ne l’eût pas
crue capable, et qui indique que si jamais elle est maniée par un peuple
savant, elle sera l’une des plus heureuses et des plus propres à tous
les genres. Après la mort d’_Abd-allah_, arrivée vers 1755, son élève
lui succéda; à celui-ci ont succédé des religieux de la maison même; ils
ont continué d’imprimer et de fondre; mais l’établissement est
languissant et menace de finir. Les livres se vendent peu, à
l’exception des Psaumes, dont les chrétiens ont fait le livre classique
de leurs enfants, et qu’il faut, par cette raison, renouveler sans
cesse. Les frais sont considérables, attendu que le papier vient
d’Europe, et que la main-d’œuvre est très-lente. Un peu d’art
remédierait au premier de ces inconvénients; mais le second est radical.
Les caractères arabes exigeant d’être liés entre eux, il faut, pour les
bien joindre et les aligner, des soins d’un détail immense. En outre, la
liaison des lettres variant de l’une à l’autre, selon qu’elles sont au
commencement, au milieu ou à la fin d’un mot, il a fallu fondre beaucoup
de lettres doubles; par-là les casses trop multipliées ne se trouvent
plus rassemblées sous la main du compositeur; il est obligé de courir le
long d’une table de dix-huit pieds de long, et de chercher ses lettres
dans près de neuf cents cassetins: de là, une perte de temps qui ne
permettra jamais aux imprimeries arabes d’atteindre à la perfection des
nôtres. Quant au peu de débit des livres, il ne faut l’imputer qu’au
mauvais choix que l’on en a fait; au lieu de traduire des ouvrages d’une
utilité pratique, et qui fussent propres à éveiller le goût des arts
chez tous les Arabes sans distinction, l’on n’a traduit que des livres
mystiques exclusivement propres aux chrétiens, et qui, par leur morale
misanthropique, ne sont faits que pour fomenter le dégoût de toute
science et même de la vie. Le lecteur en pourra juger par le catalogue
ci-joint.

_Catalogue des livres imprimés au couvent de Mar-hanna-el-Chouir, dans
la montagne des Druzes_.

1. [22] Balance du temps, _ou_ Différence du Temps
et de l’Éternité, par le père _Nieremberg_,
jésuite.

2. Vanité du monde, par _Didaco Stella_, jésuite.

3. Guide du Pécheur, par _Louis de Grenade_,
jésuite.

4. Guide du Prêtre.

5. Guide du Chrétien.

6. Aliment de l’Ame.

7. Contemplation de la Semaine Sainte.

8. Doctrine Chrétienne.

9. Explication des sept Psaumes de la Pénitence.

10. Les Psaumes de David, _traduits du grec_.

11. Les Prophéties.

12. L’Évangile et les Épîtres.

13. Les Heures Chrétiennes, à quoi il faut joindre
la Perfection Chrétienne de _Rodriguez_, et
la Règle des Moines, _imprimés tous les deux
à Rome_.

En manuscrits, ce couvent possède:

1. [23] Imitation de Jésus-Christ.

2. Jardin des Moines, _ou_ la Vie des Saints Pères
du Désert.

3. Théologie Morale, de _Buzembaum_.

4. Les Sermons de _Segneri_.

5. Théologie de saint Thomas, en 4 vol. in-fol.,
dont la transcription a coûté 1250 liv.

6. Sermons de saint Jean Chrysostôme.

7. Principes des Lois de _Claude Virtieu_.

8. *Dispute Théologique du moine _George_.

9. Logique traduite de l’italien, par un _Maronite_.

10. La lumière des Cœurs (Juifs), de _Paul de
Smyrne_, juif converti.

11. *Demandes et Recherches sur la Grammaire
et le _Nahou_, par l’évêque _Germain_, Maronite.

12. *Poésies du même, sur des sujets pieux.

13. *Poésies du Curé _Nicolas_, frère d’Abd-allah-Zâkèr.

14. Abrégé du Dictionnaire appelé l’_Océan_ de la
Langue arabe.

     _Tous ces ouvrages sont de la main des Chrétiens; ceux qui sont
     marqués d’étoiles sont de composition arabe; les suivants sont de
     la composition des Musulmans._

1. [24] Le Qôran, _ou_ la _Lecture_ de Mahomet.

2. L’_Océan_ de la Langue arabe, _traduit par Golius_.

3. Les Mille Distiques d’_Ebn-el-Malek_, sur la
Grammaire.

4. Explication des Mille Distiques.

5. Grammaire _Adjeroumié_.

6. Rhétorique de _Taftazâni_.

7. Séances, _ou_ Histoires plaisantes de _Hariri_.

8. Poésies d’_Omar Ebn-el-Fârdi_, dans le genre
érotique.

9. Science de la Langue arabe; petit livre dans
le genre des Synonymes français de _Girard_.

10. Médecine d’_Ebn-Sina_ (Avicenne).

11. Les Simples et les Drogues, traduit de Dioscoride
par _Ebn-el-Bitar_.

12. Dispute des Médecins.

13. Fragmens Théologiques sur les sectes du
monde.

14. Un livret de Contes (de peu de valeur). J’en
ai l’extrait.

15. Histoire des Juifs, par _Josèphe_, traduction
très-incorrecte.

Enfin, un petit livre d’astronomie dans les principes de Ptolomée, et
quelques autres de nulle valeur.

Voilà en quoi consiste toute la bibliothèque du couvent de _Mar-hanna_,
et l’on peut en prendre une idée de la littérature de toute la Syrie,
puisque cette bibliothèque est, avec celle de Djezzâr, la seule qui y
existe. Parmi les livres originaux, il n’y en a pas un seul qui, pour le
fonds, mérite d’être traduit. Les _séances_ même de _Hariri_ n’ont
d’intérêt qu’à raison du style; et il n’y a dans tout l’ordre qu’un seul
religieux qui les entende: les autres ne sont pas mieux compris de la
plupart des moines. Le régime de cette maison, et les mœurs des moines
qui l’habitent, offrent quelques singularités qui méritent que j’en
fasse mention.

La règle de leur ordre est celle de saint Basile, qui est pour les
Orientaux ce que saint Benoît est pour les Occidentaux; seulement ils y
ont fait quelques modifications relatives à leur position; la cour de
Rome a sanctionné le code qu’ils en ont dressé il y a 30 ans. Ils
peuvent prononcer les vœux dès l’âge de 16 ans, selon l’attention
qu’ont eue tous les législateurs monastiques de captiver l’esprit de
leurs prosélytes dès le plus jeune âge, pour le plier à leur institut;
ces vœux sont, comme partout, ceux de pauvreté, d’obéissance, de
dévouement et de chasteté; mais il faut avouer qu’ils sont plus
strictement observés dans ce pays que dans le nôtre; en tout, la
condition des moines d’Orient est bien plus dure que celle des moines
d’Europe. On en pourra juger par le tableau de leur vie domestique.
Chaque jour, ils ont 7 heures de prières à l’église, et personne n’en
est dispensé. Ils se lèvent à 4 heures du matin, se couchent à 9 du
soir, et ne font que deux repas, savoir, à 9 et à 5. Ils font
perpétuellement maigre, et se permettent à peine la viande dans les plus
grandes maladies; ils ont, comme les autres Grecs, trois grands carêmes
par an, une foule de jeûnes, pendant lesquels ils ne mangent ni œufs,
ni lait, ni beurre, ni même de fromage. Presque toute l’année ils vivent
de lentilles à l’huile, de fèves, de riz au beurre, de lait caillé,
d’olives et d’un peu de poisson salé. Leur pain est une petite galette
grossière et mal levée, dure le second jour, et que l’on ne renouvelle
qu’une fois par semaine. Avec cette nourriture, ils se prétendent moins
sujets aux maladies que les paysans; mais il faut remarquer qu’ils
portent tous des cautères au bras, et que plusieurs sont attaqués
d’hernies, dues, je crois, à l’abus de l’huile. Chacun a pour logement
une étroite cellule, et pour tout meuble une natte, un matelas, une
couverture, et point de draps; ils n’en ont pas besoin, puisqu’ils
dorment vêtus. Leur vêtement est une grosse chemise de coton rayée de
bleu, un caleçon, une camisole, et une robe de bure brune si roide et si
épaisse, qu’elle se tient debout sans faire un pli. Contre l’usage du
pays, ils portent des cheveux de huit pouces de long; et au lieu de
capuchon, un cylindre de feutre de dix pouces de hauteur, tel que celui
des cavaliers turks. Enfin chacun d’eux, à l’exception du supérieur, du
dépensier et du vicaire, exerce un métier d’un genre nécessaire ou utile
à la maison; l’un est tisserand, et fabrique les étoffes; l’autre est
tailleur, et coud les habits; celui-ci est cordonnier, et fait les
souliers; celui-là est maçon, et dirige les constructions. Deux sont
chargés de la cuisine, quatre travaillent à l’imprimerie, quatre à la
reliure; et tous aident à la boulangerie, le jour que l’on fait le pain.
La dépense de 40 à 45 bouches qui composent le couvent, n’excède pas
chaque année la somme de 12 bourses, c’est-à-dire, 15,000 liv.; encore
sur cette somme prend-on les frais de l’hospitalité de tous les
passants, ce qui forme un article considérable. Il est vrai que la
plupart de ces passants laissent des dons ou aumônes, qui font une
partie du revenu de la maison; l’autre partie provient de la culture des
terres. Ils en ont pris à rente une assez grande étendue, dont ils
paient 400 piastres de redevance à deux émirs. Ces terres ont été
défrichées par les premiers religieux; mais aujourd’hui, ils ont jugé à
propos d’en remettre la culture à des paysans qui leur paient la moitié
de tous les produits. Ces produits sont des soies blanches et jaunes que
l’on vend à _Baîrout_; quelques grains et des vins[25] qui, faute de
débit, sont offerts en présent aux bienfaiteurs, ou consommés dans la
maison. Ci-devant les religieux s’abstenaient d’en boire; mais, par une
marche commune à toutes les sociétés, ils se sont déja relâchés de leur
austérité première; ils commencent aussi à se tolérer la pipe et le
café, malgré les réclamations des anciens, jaloux en tout pays de
perpétuer les habitudes de leur jeunesse.

Le même régime a lieu pour toutes les maisons de l’ordre, qui, comme je
l’ai dit, sont au nombre de 12. On porte à 150 sujets la totalité des
religieux; il faut y ajouter 5 couvents de femmes qui en dépendent. Les
premiers supérieurs qui les fondèrent, crurent avoir fait une bonne
opération; mais aujourd’hui l’ordre s’en repent, parce que des
religieuses en pays turk sont une chose dangereuse, et qu’en outre elles
dépensent plus qu’elles ne rendent. L’on n’ose cependant les abolir,
parce qu’elles tiennent aux plus riches maisons d’Alep, de Damas et du
Kaire, qui se débarrassent de leurs filles dans ces couvents, moyennant
une dot. C’est d’ailleurs pour un marchand un motif de verser des
aumônes considérables. Plusieurs donnent chaque année cent pistoles, et
même cent louis et mille écus, sans demander d’autre intérêt que des
prières à Dieu, pour qu’il détourne d’eux le regard dévorant des pachas.
Mais comme d’autre part ils le provoquent par le luxe fastueux de leurs
habits et de leurs meubles, ces dons ne les empêchent point d’être
rançonnés. Récemment l’un d’eux osa bâtir à Damas une maison de plus de
120,000 livres. Le pacha qui la vit, fit dire au maître qu’il était
curieux de la visiter, et d’y prendre une tasse de café. Or, comme le
pacha eût pu s’y plaire et y rester, il fallut, pour se débarrasser de
sa politesse, lui faire un cadeau de 10,000 écus.

Après _Mar-hanna_, le couvent le plus remarquable est _Dair-Mokallés_,
ou couvent de _Saint-Sauveur_. Il est situé à trois heures de chemin au
nord-est de _Saide_. Les religieux avaient amassé dans ces derniers
temps une assez grande quantité de livres arabes imprimés et manuscrits;
mais il y a environ 8 ans que Djezzâr ayant porté la guerre dans ce
canton, ses soldats pillèrent la maison et dispersèrent tous les livres.

En revenant à la côte, on doit remarquer d’abord _Saîda_, rejeton
dégénéré de l’ancienne _Sidon_[26]. Cette ville, ci-devant résidence du
pacha, est, comme toutes les villes turkes, mal bâtie, malpropre, et
pleine de décombres modernes. Elle occupe, le long de la mer, un terrain
d’environ 600 pas de long sur 150 de large. Dans la partie du sud, le
terrain qui s’élève un peu, a reçu un fort construit par _Degnîzlé_. De
là l’on domine la mer, la ville et la campagne; mais une volée de canon
renverserait tout cet ouvrage, qui n’est qu’une grosse tour à un étage,
déja à demi ruinée. A l’autre extrémité de la ville, c’est-à-dire au
nord-ouest, est le château. Il est bâti dans la mer même, à 80 pas du
continent, auquel il tient par des arches. A l’ouest de ce château, est
un écueil de 15 pieds d’élévation au-dessus de la mer, et d’environ 200
pas de long. L’espace compris entre cet écueil et le château, sert de
rade aux vaisseaux; mais ils n’y sont pas en sûreté contre le gros
temps. Le rivage qui règne le long de la ville, est occupé par un bassin
enclos d’un môle ruiné. C’était jadis le port; mais le sable l’a rempli
au point qu’il n’y a que son embouchure près le château, qui reçoive des
bateaux. C’est _Fakr el Din_, émir des Druzes, qui a commencé la ruine
de tous ces petits ports, depuis Baîrout jusqu’à Acre, parce que
craignant les vaisseaux turks, il y fit couler à fond des bateaux et des
pierres. Le bassin de Saide, s’il était vidé, pourrait tenir 20 à 25
petits bâtiments. Du côté de la mer, la ville est absolument sans
muraille; du côté de la terre, celle qui l’enceint n’est qu’un mur de
prison. Toute l’artillerie réunie ne monte pas à six canons, qui n’ont
ni affûts ni canonnier. A peine compte-t-on 100 hommes de garnison.
L’eau vient de la rivière d’_Aoula_, par des canaux découverts où les
femmes vont la puiser. Ces canaux servent aussi à abreuver des jardins
d’un sol médiocre, où l’on cultive des mûriers et des limoniers.

_Saide_ est une ville assez commerçante, parce qu’elle est le principal
entrepôt de Damas et du pays intérieur. Les Français, les seuls
Européens que l’on y trouve, y ont un consul et 5 ou 6 maisons de
commerce. Leurs retraits consistent en soie, et surtout en cotons bruts
ou filés. Le travail de ce coton est la principale branche d’industrie
des habitants, dont le nombre peut se monter à cinq mille ames.

A 6 lieues au sud de _Saide_, en suivant le rivage, l’on arrive par un
chemin de plaine très-coulant, au village de _Sour_. Nous avons peine à
reconnaître dans ce nom celui de _Tyr_, que nous tenons des Latins; mais
si l’on se rappelle que l’_y_ fut jadis _ou_; si l’on observe que les
Latins ont substitué le _t_ au _thêta_ des Grecs, et que ce _thêta_
avait le son sifflant du _th_ anglais dans _think_[27], l’on sera moins
étonné de l’altération. Elle n’a point eu lieu chez les Orientaux, qui,
de tout temps, ont appelé _Tsour_ et _Sour_ le lieu dont nous parlons.

Le nom de _Tyr_ tient à tant d’idées et de faits intéressants pour
quiconque a lu l’histoire, que je crois faire une chose agréable à tout
lecteur, en traçant un tableau fidèle des lieux qui furent jadis le
théâtre d’un commerce et d’une navigation immenses, le berceau des arts
et des sciences, et la patrie du peuple le plus industrieux peut-être et
le plus actif qui ait jamais existé.

Le local actuel de _Sour_ est une presqu’île qui saille du rivage en mer
en forme de marteau à tête ovale. Cette tête est un fond de roc
recouvert d’une terre brune cultivable, qui forme une petite plaine
d’environ 800 pas de long sur 400 de large. L’isthme qui joint cette
plaine au continent, est un pur sable de mer. Cette différence de sol
rend très-sensible l’ancien état d’île qu’avait la tête de marteau avant
qu’Alexandre la joignît au rivage par une jetée. La mer, en recouvrant
de sable cette jetée, l’a élargie par des atterrissements successifs, et
en a formé l’isthme actuel. Le village de _Sour_ est assis sur la
jonction de cet isthme à l’ancienne île, dont il ne couvre pas plus du
tiers. La pointe que le terrain présente au nord, est occupée par un
bassin qui fut un port creusé de main d’homme. Il est tellement comblé
de sable, que les petits enfants le traversent sans se mouiller les
reins. L’ouverture, qui est à la pointe même, est défendue par deux
tours correspondantes, où jadis l’on attachait une chaîne de 50 à 60
pieds pour fermer entièrement le port. De ces tours part une ligne de
murs qui, après avoir protégé le bassin du côté de la mer, enfermait
l’île entière; mais aujourd’hui l’on n’en suit la trace que par les
fondations qui bordent le rivage, excepté dans le voisinage du port, où
les _Motouâlis_ firent, il y a 20 ans, quelques réparations, déja en
ruines. Plus loin en mer, au nord-ouest de la pointe, à la distance
d’environ 300 pas, est une ligne de roches à fleur d’eau. L’espace qui
les sépare du rivage du continent en face, forme une espèce de rade où
les vaisseaux mouillent avec plus de sûreté qu’à _Saide_, sans cependant
être hors de danger; car le vent du nord-ouest les bat fortement, et le
fond fatigue les câbles. En rentrant dans l’île, l’on observe que le
village en laisse libre la partie qui donne sur la pleine mer,
c’est-à-dire à l’ouest. Cet espace sert de jardin aux habitants; mais
telle est leur inertie, que l’on y trouve plus de ronces que de légumes.
La partie du sud est sablonneuse et plus couverte de décombres. Toute la
population du village consiste en 50 à 60 pauvres familles, qui vivent
obscurément de quelques cultures de grain, et d’un peu de pêche. Les
maisons qu’elles occupent ne sont plus, comme au temps de Strabon, des
édifices à 3 et 4 étages, mais de chétives huttes prêtes à s’écrouler.
Ci-devant elles étaient sans défense du côté de terre; mais les
_Motouâlis_, qui s’en emparèrent en 1766, les fermèrent d’un mur de 20
pieds de haut qui subsiste encore. L’édifice le plus remarquable est une
masure qui se trouve à l’angle du sud-est. Ce fut une église chrétienne,
bâtie probablement par les Croisés; il n’en reste que la partie du
chœur: tout auprès, parmi des monceaux de pierres, sont couchées deux
belles colonnes à triple fût de granit rouge, d’une espèce inconnue en
Syrie. Djezzâr, qui a dépouillé tous ces cantons pour orner sa mosquée
d’Acre, a voulu les enlever; mais ses ingénieurs n’ont pas même pu les
remuer.

En sortant du village sur l’isthme, on trouve à cent pas de la porte une
tour ruinée, dans laquelle est un puits où les femmes viennent chercher
l’eau: ce puits a quinze ou seize pieds de profondeur; mais l’eau n’en a
pas plus de deux ou trois; l’on n’en boit pas de meilleure sur toute la
côte. Par un phénomène dont on ignore la raison, elle se trouble en
septembre, et elle devient, pendant quelques jours, pleine d’une argile
rougeâtre. C’est l’occasion d’une grande fête pour les habitants; ils
viennent alors en troupe à ce puits, et ils y versent un seau d’eau de
mer qui, selon eux, a la vertu de rendre la limpidité à l’eau de la
source. Si l’on continue de marcher sur l’isthme, vers le continent,
l’on rencontre, de distance en distance, des ruines d’arcades qui
conduisent en ligne droite à un monticule, le seul qu’il y ait dans la
plaine. Ce monticule n’est point factice comme ceux du désert; c’est un
rocher naturel d’environ 150 pas de circuit sur 40 à 50 pieds
d’élévation; l’on n’y trouve qu’une maison en ruines et le tombeau d’un
_chaik_ ou _santon_[28], remarquable par le dôme blanc qui le couvre. La
distance de ce rocher à _Sour_ est d’un quart d’heure de marche au pas
du cheval. A mesure que l’on s’en rapproche, les arcades dont j’ai parlé
deviennent plus fréquentes et plus basses; elles finissent par former
une ligne continue, qui du pied du rocher tourne tout à coup par un
angle droit au midi, et marche obliquement par la campagne vers la mer;
on en suit la file pendant une grande heure de marche au pas du cheval.
C’est dans cette route que l’on reconnaît, au canal qui règne sur les
arches, cette construction pour un aqueduc. Ce canal a environ trois
pieds de large sur deux et demi de profondeur; il est formé d’un ciment
plus dur que les pierres mêmes; enfin l’on arrive à des puits où il
aboutit, ou plutôt d’où il tire son origine. Ces puits sont ceux que
quelques voyageurs ont appelés _puits de Salomon_; mais dans le pays, on
ne les connaît que sous le nom de _Ras-el-àên_, c’est-à-dire, _tête de
la source_. L’on en compte un principal, deux moindres, et plusieurs
petits; tous forment un massif de maçonnerie qui n’est point en pierre
taillée ou brute, mais en ciment mêlé de cailloux de mer. Du côté du
sud, ce massif saille de terre d’environ 18 pieds, et de 15 du côté du
nord. De ce même côté s’offre une pente assez large et assez douce, pour
que des chariots puissent monter jusqu’au haut. Quand on y est monté,
l’on trouve un spectacle bien étonnant; car au lieu d’être basse ou à
niveau de terre, l’eau se présente au niveau des bords de l’esplanade,
c’est-à-dire que sa colonne qui remplit le puits est élevée de 15 pieds
plus haut que le sol. En outre, cette eau n’est point calme; mais elle
ressemble à un torrent qui bouillonne, et elle se répand à flots par des
canaux pratiqués à la surface du puits. Telle est son abondance, qu’elle
peut faire marcher trois moulins qui sont auprès, et qu’elle forme un
petit ruisseau dès avant la mer, qui en est distante de 400 pas. La
bouche du puits principal est un octogone, dont chaque côté a 23 pieds 3
pouces de long, ce qui suppose 61 pieds au diamètre. L’on prétend que ce
puits n’a point de fond; mais le voyageur Laroque assure que de son
temps on le trouva à 36 brasses. Il est remarquable que le mouvement de
l’eau à la surface a rongé les parois intérieures du puits, au point que
le bord ne porte plus sur rien, et qu’il forme une demi-voûte suspendue
sur l’eau. Parmi les canaux qui en partent, il en est un principal qui
se joint à celui des arches dont j’ai parlé. Au moyen de ces arches,
l’eau se portait jadis d’abord au rocher, puis du rocher par l’isthme, à
la tour où l’on puise l’eau. Du reste, la campagne est une plaine
d’environ deux lieues de large, ceinte d’une chaîne de montagnes assez
hautes, qui règnent depuis la _Qâsmié_ jusqu’au _cap Blanc_. Le sol est
une terre grasse et noirâtre, où l’on cultive avec succès le peu de blé
et de coton que l’on y sème.

Tel est le local de _Tyr_, sur lequel il se présente quelques
observations relatives à l’état de l’ancienne ville. On sait que
jusqu’au temps où _Nabukodonosor_ en fit le siége, Tyr fut située dans
le continent; l’on en désigne l’emplacement à _palæ-Tyrus_,
c’est-à-dire, auprès des _puits_; mais dans ce cas, pourquoi cet aqueduc
conduit-il à tant de frais[29] des puits au rocher? Dira-t-on qu’il fut
construit après que les Tyriens eurent passé l’île? Mais dès avant
Salmanasar, c’est-à-dire 136 ans avant Nabukodonosor, leurs annales en
font mention comme existant déja. «Du temps d’_Eululæus_, roi de Tyr,
dit l’historien _Ménandre_, cité par _Josèphe_[30], Salmanasar, roi
d’Assyrie, ayant porté la guerre en Phénicie, plusieurs villes se
soumirent à ses armes; les Tyriens lui résistèrent; mais bientôt
abandonnés par _Sidon_, _Acre_ et _palæ-Tyrus_, qui dépendaient d’eux,
ils furent réduits à leurs forces. Cependant ils continuèrent de se
défendre; et Salmanasar, rappelé à Ninive, laissa des corps-de-garde
près des ruisseaux et de l’aqueduc pour en interdire l’eau. Cette gêne
dura cinq ans, pendant lesquels les Tyriens s’abreuvèrent au moyen des
puits qu’ils creusèrent.»

Si _palæ-Tyrus_ fut un lieu dépendant de Tyr, Tyr était donc ailleurs;
elle n’était point dans l’île, puisque les habitants n’y passèrent
qu’après Nabukodonosor. Elle était donc au rocher, qui en a dû être le
siége primitif. Le nom de cette ville en fait preuve; car _tsour_ en
phénicien signifie _rocher_ et le lieu _fort_. C’est là que s’établit
cette colonie de _Sidoniens_, chassés du leur patrie _deux cent quarante
ans avant le temple de Salomon_. Ils choisirent cette position, parce
qu’ils y trouvèrent l’avantage d’un lieu propre à la défense, et celui
d’une rade très-voisine qui, sous la protection de l’île, pouvait
couvrir beaucoup de vaisseaux. La population de cette colonie s’étant
accrue par le laps des temps et par le commerce, les Tyriens eurent
besoin de plus d’eau, et ils construisirent l’aqueduc. L’activité qu’on
leur voit déployer au temps de Salomon engageait à l’attribuer à ce
siècle. Dans tous les cas, il est très-ancien, puisque l’eau de
l’aqueduc a eu le temps de former par ses filtrations des stalactites
considérables. Plusieurs tombant des flancs du canal, ou de l’intérieur
des voûtes, ont obstrué des arches entières. Pour s’assurer de
l’aqueduc, l’on dut établir aux puits un corps-de-garde qui devint
_palæ-Tyrus_. Doit-on supposer la source factice, et formée par un canal
souterrain tiré des montagnes? Mais alors, pourquoi ne l’avoir pas
amenée au rocher même? Il est plus simple de la croire naturelle, et de
penser que l’on a profité d’un de ces accidens de rivières souterraines
dont la Syrie offre plusieurs exemples. L’idée d’emprisonner cette eau
pour la faire remonter et gagner du niveau est digne des Phéniciens.
Les choses en étaient à ce point, quand le roi de Babylone, vainqueur de
Jérusalem, vint pour anéantir la seule ville qui bravât sa puissance.
Les Tyriens lui résistèrent pendant 13 ans; mais au bout de ce terme,
las de leurs efforts, ils prirent le parti de mettre la mer entre eux et
leur ennemi, et ils passèrent dans l’île qu’ils avaient en face, à la
distance d’un quart de lieue. Jusqu’alors cette île n’avait dû porter
que peu d’habitations, vu la disette d’eau[31]. La nécessité fit
surmonter cet inconvénient; l’on tâcha d’y obvier par des citernes, dont
on trouve encore des restes en forme de caves voûtées, pavées et murées
avec le plus grand soin[32]. Alexandre parut, et, pour satisfaire son
barbare orgueil, Tyr fut ruinée; mais bientôt rétablie, ses nouveaux
habitants profitèrent de la jetée par laquelle les Macédoniens s’étaient
avancés jusqu’à l’île, et ils amenèrent l’aqueduc jusqu’à la tour où
l’on puise encore l’eau. Maintenant que les arcades ont manqué, comment
l’y trouve-t-on encore? La raison en doit être, que l’on avait ménagé
dans leurs fondements des conduits secrets qui continuent toujours de
l’amener des puits. La preuve que l’eau de la tour vient de _Ras-el-àên_
est qu’à cette source elle se trouble en octobre comme à la tour;
qu’alors elle a la même couleur, et en tout temps le même goût. Ces
conduits doivent être nombreux; car il est arrivé plusieurs voies d’eau
près de la tour, sans que son puits ait cessé d’en fournir.

La puissance de Tyr sur la Méditerranée et dans l’Occident est assez
connue; _Carthage_, _Utique_, _Cadix_, en sont des monuments célèbres.
L’on sait que cette ville étendait sa navigation jusque dans l’Océan, et
la portait au nord par delà l’Angleterre, et au sud par delà les
Canaries. Ses relations à l’Orient, quoique moins connues, n’étaient pas
moins considérables; les îles de _Tyrus_ et _Aradus_ (aujourd’hui
_Barhain_), dans le golfe Persique, les villes de _Faran_ et
_Phœnicum Oppidum_, sur la mer Rouge, déja ruinées au temps des
Grecs, prouvent que les Tyriens fréquentèrent dès long-temps les parages
de l’Arabie et de la mer de l’Inde; mais il existe un fragment
historique qui contient à ce sujet des détails d’autant plus précieux,
qu’ils offrent dans des siècles reculés un tableau de mouvements
analogues à ce qui se passe encore de nos jours. Je vais citer les
paroles de l’écrivain, avec leur enthousiasme prophétique, en rectifiant
des applications qui jusqu’ici ont été mal saisies.

«Ville superbe, qui reposes au bord des mers! _Tyr!_ qui dis: Mon empire
s’étend au sein de l’Océan; écoute l’oracle prononcé contre toi! Tu
portes ton commerce dans des îles (lointaines) chez les habitants de
côtes (inconnues). Sous ta main les sapins de _Sanir_[33] deviennent des
vaisseaux; les cèdres du _Liban_, des mâts; les peupliers de _Bisan_,
des rames. Tes matelots s’asseyent sur le buis de _Chypre_[34] orné
d’une marqueterie d’ivoire. Tes voiles et tes pavillons sont tissus du
beau lin de l’_Égypte_; tes vêtements sont teints de l’hyacinthe et de
la pourpre de l’_Hellas_[35] (l’Archipel). _Sidon_ et _Arouad_
t’envoient leurs rameurs; _Djabal_ (_Djebilé_), ses habiles
constructeurs: tes géomètres et tes sages guident eux-mêmes tes proues.
Tous les vaisseaux de la mer sont employés à ton commerce. Tu tiens à ta
solde le _Perse_, le _Lydien_, l’_Égyptien_; tes murailles sont parées
de leurs boucliers et de leurs cuirasses. Les enfants d’_Arouad_
bordent tes parapets; et tes tours, gardées par les _Djimedéens_
(peuple phénicien), brillent de l’éclat de leurs carquois. Tous les pays
s’empressent de négocier avec toi. _Tarse_ envoie à tes marchés de
l’argent, du fer, de l’étain, du plomb. L’_Yonie_[36], le pays des
_Mosques_ et de _Teblis_[37], t’approvisionnent d’esclaves et de vases
d’airain. L’_Arménie_ t’envoie des mules, des chevaux, des cavaliers.
L’Arabe de _Dedan_ (entre Alep et Damas) voiture tes marchandises. Des
îles nombreuses échangent avec toi l’ivoire et l’ébène. L’_Araméen_ (les
Syriens)[38] t’apporte le rubis, la pourpre, les étoffes piquées, le
lin, le corail et le jaspe. Les enfants d’_Israël_ et de _Juda_ te
vendent le froment, le _baume_, la myrrhe, le raisiné, la résine,
l’huile; et Damas, le vin de _Halboun_ (peut-être _Halab_, où il reste
encore des vignes) et des laines fines. Les Arabes d’_Oman_ offrent à
tes marchands le fer poli, la _cannelle_, le roseau aromatique; et
l’Arabe de _Dedan_ des tapis pour s’asseoir. Les habitants du désert et
les _Kedar_ payent de leurs chevreaux et de leurs agneaux tes riches
marchandises. Les Arabes de _Saba_ et _Ramé_ (dans l’Yémen)
t’enrichissent par le commerce des aromates, des pierres précieuses et
de l’or[39]. Les habitants de _Haran_, de _Kalané_ (en Mésopotamie) et
d’_Adana_ (près de Tarse), facteurs de l’Arabe de _Cheba_ (près de
Dedan), de l’Assyrien et du _Kaldéen_, commercent aussi avec toi, et te
vendent des châles, des manteaux artistement brodés, de l’argent, des
mâtures, des cordages et des cédres; enfin les vaisseaux (vantés) de
_Tarse_ sont à tes gages. O _Tyr_, fière de tant de gloire et de
richesses! bientôt les flots de la mer s’élèveront contre toi, et la
tempête te précipitera au fond des eaux. Alors s’engloutiront avec toi
tes richesses; avec toi périront en un jour ton commerce, tes
négociants, tes correspondants, tes matelots, tes pilotes, tes artistes,
tes soldats et le peuple immense qui remplit tes murailles. Tes rameurs
déserteront tes vaisseaux; tes pilotes s’assiéront sur le rivage,
l’œil morne contre terre. Les peuples que tu enrichissais, les rois
que tu rassasiais, consternés de ta ruine, jetteront des cris de
désespoir. Dans leur deuil, ils couperont leurs chevelures; ils
jetteront la cendre sur leur front dénudé; ils se rouleront dans la
poussière, et ils diront: Qui jamais égala _Tyr_, cette reine de la
mer?»--Les révolutions du sort, ou plutôt la barbarie des Grecs du
Bas-Empire et des Musulmans, ont accompli cet oracle. Au lieu de cette
ancienne circulation si active et si vaste, _Sour_, réduit à l’état d’un
misérable village, n’a plus pour tout commerce qu’une exportation de
quelques sacs de grains et de coton en laine, et pour tout négociant
qu’un facteur grec au service des Français de _Saide_, qui gagne à peine
de quoi soutenir sa famille.--A neuf lieues au sud de _Sour_, est la
ville d’_Acre_, en arabe _Akka_, connue dans les temps les plus reculés
sous le nom d’_Aco_, et postérieurement sous celui de _Ptolémaïs_. Elle
occupe l’angle nord d’une baie, qui s’étend, par un demi cercle de trois
lieues, jusqu’à la pointe du _Carmel_. Depuis l’expulsion des Croisés,
elle était restée presque déserte; mais de nos jours les travaux de
_Dâher_ l’ont ressuscitée; ceux que _Djezzâr_ y a fait exécuter depuis
dix ans la rendent aujourd’hui l’une des premières villes de la côte. On
vante la mosquée de ce pacha comme un chef-d’œuvre de goût. Son
bazar, ou _marché_ couvert, ne le cède point à ceux d’Alep même; et sa
fontaine publique surpasse en élégance celles de Damas. Ce dernier
ouvrage est aussi le plus utile; car jusqu’alors Acre n’avait pour toute
ressource qu’un assez mauvais puits; mais l’eau est restée, comme
auparavant, de médiocre qualité. L’on doit savoir d’autant plus de gré
au pacha de ces travaux, que lui-même en a été l’ingénieur et
l’architecte: il fait ses plans, il trace ses dessins et conduit les
ouvrages. Le port d’Acre est un des mieux situés de la côte, en ce qu’il
est couvert du vent de nord et nord-ouest par la ville même; mais il est
comblé depuis _Fakr-el-Dîn_. Djezzâr s’est contenté de pratiquer un
abord pour les bateaux. La fortification, quoique plus soignée qu’aucune
autre, n’est cependant d’aucune valeur; il n’y a que quelques mauvaises
tours basses près du port qui aient des canons; encore ces pièces de fer
rouillé sont-elles si mauvaises, qu’il en crève toujours quelques-unes à
chaque fois qu’on les tire. L’enceinte du côté de la campagne n’est
qu’un mur de jardin sans fossés.

Cette campagne est une plaine nue, plus profonde et moins large que
celle de _Sour_; elle est entourée de petites montagnes qui s’étendent
en tournant du cap Blanc au Carmel. Les ondulations du terrain y causent
des bas-fonds où les pluies d’hiver forment des lagunes dangereuses en
été par leurs vapeurs infectes. Du reste, le sol est fécond, et l’on y
cultive avec le plus grand succès le blé et le coton. Ces denrées sont
la base du commerce d’_Acre_, qui de jour en jour devient plus
florissant. Dans ces derniers temps, le pacha, par un abus ordinaire en
Turkie, l’avait tout concentré dans ses mains; l’on ne pouvait vendre de
coton qu’à lui: l’on n’en pouvait acheter que de lui: les négociants
européens ont eu beau réclamer les capitulations du sultan, Djezzâr a
répondu qu’il était sultan dans son pays, et il a continué son monopole.
Ces négociants sont surtout les Français, qui ont à _Acre_ six comptoirs
présidés par un consul: récemment il est survenu un agent impérial, et
depuis un an un agent russe.

La partie de la baie d’Acre où les vaisseaux mouillent avec le plus de
sûreté, est au nord du mont _Carmel_, au pied du village de _Haifa_
(_vulgo_ Caiffe). Le fond tient bien l’ancre et ne coupe pas les câbles;
mais le lieu est ouvert au vent de nord-ouest, qui est violent sur toute
cette côte. Le Carmel, qui domine au sud, est un pic écrasé et
rocailleux, d’environ 350 toises d’élévation. On y trouve, parmi les
broussailles, des oliviers et des vignes sauvages, qui prouvent que
jadis l’industrie s’était portée jusque sur cet ingrat terrain; sur le
sommet est une chapelle dédiée au prophète Élie, d’où la vue s’étend au
loin sur la mer et sur la terre. Au midi, le pays offre une chaîne de
montagnes raboteuses, couronnées de chênes et de sapins, où se retirent
des sangliers et des onces. En tournant vers l’est, on aperçoit à six
lieues le local de _Nasra_ ou _Nazareth_, célèbre dans l’histoire du
christianisme: c’est un village médiocre, peuplé d’un tiers de
musulmans, et de deux tiers de Grecs catholiques. Les PP. de
Terre-Sainte, dépendants du grand couvent de Jérusalem, y ont un hospice
et une église. Ils sont ordinairement les fermiers du pays. Du temps de
_Dâher_, ils étaient obligés de faire à ce chaik un cadeau de mille
piastres à chaque femme qu’il épousait, et il avait soin de se marier
presque toutes les semaines.

A environ deux lieues au sud-est de _Nasra_ est le mont _Tabor_, d’où
l’on a l’une des plus riches perspectives de la Syrie. Cette montagne
est un cône tronqué de quatre à cinq cents toises de hauteur. Le sommet
a deux tiers de lieue de circuit. Jadis il portait une citadelle; mais à
peine en reste-t-il quelques pierres. De là l’on découvre au sud une
suite de vallées et de montagnes qui s’étendent jusqu’à Jérusalem. A
l’est, l’on voit comme sous ses pieds la vallée du _Jourdain_ et le lac
de _Tabarîé_, qui semble encaissé dans un cratère de volcan. Au delà, la
vue se perd vers les plaines du _Hauran_; puis tournant au nord, elle
revient, par les montagnes de _Hasbêya_ et de la _Qâsmié_, se reposer
sur les fertiles plaines de la Galilée, sans pouvoir atteindre à la mer.

La rive orientale du lac de _Tabarîé_ n’a de remarquable que la ville
dont elle porte le nom, et la fontaine d’eaux chaudes minérales qui en
est voisine. Cette fontaine est située dans la campagne, à un quart de
lieue de _Tabarîé_. Faute de soin, il s’y est entassé une boue noire,
qui est un véritable _éthiops martial_. Les personnes attaquées de
douleurs rhumatismales trouvent des soulagements et même la guérison
dans les bains de cette boue. Quant à la ville, ce n’est qu’un monceau
de décombres, habité tout au plus par 100 familles. A sept lieues au
nord de Tabarîé, sur la croupe d’une montagne, est la ville ou le
village de _Safad_, berceau de la puissance de Dâher. A cette époque, il
était devenu le siége d’une école arabe, où les docteurs motouâlis
formaient des élèves dans la science de la grammaire, et
l’interprétation allégorique du _Qôran_. Les juifs, qui croient que le
messie doit établir le siége de son empire à _Safad_, avaient aussi pris
ce lieu en affection, et s’y étaient rassemblés au nombre de 50 à 60
familles; mais le tremblement de 1759 a tout détruit; et _Safad_,
regardé de mauvais œil par les Turks, n’est plus qu’un village
presque abandonné. En remontant de _Safad_ au nord, l’on suit une chaîne
de hautes montagnes qui, sous le nom de _Djebal-el-Chaîk_, fournissent
d’abord les sources du _Jourdain_, puis une foule de ruisseaux dont
s’arrose la plaine de Damas. Le local élevé d’où partent ces ruisseaux
compose un petit pays que l’on appelle _Hasbêya_. En ce moment il est
gouverné par un émir, parent et rival de l’émir Yousef; il en paie à
Djezzâr une ferme de 60 bourses. Le sol est montueux, et ressemble
beaucoup au bas Liban; le prolongement de ces montagnes le long de la
vallée de _Beqâà_ est ce que les anciens appellent _Antiliban_, à raison
de ce qu’il est parallèle au Liban des Druzes et des Maronites. La
vallée de _Beqâà_, qui en forme la séparation, est l’ancienne
_Cœle-Syrie_, ou _Syrie-Creuse_ proprement dite. Sa disposition en
encaissement profond, en y rassemblant les eaux des montagnes, en a fait
de tout temps un des plus fertiles cantons de la Syrie; mais aussi en y
concentrant les rayons du soleil, elle y produit en été une chaleur qui
ne le cède pas même à l’Égypte. L’air néanmoins n’y est pas malsain, et
sans doute parce qu’il est sans cesse renouvelé par le vent du nord, et
que les eaux sont vives et non stagnantes. L’on y dort impunément sur
les terrasses. Avant le tremblement de 1759, tout ce pays était couvert
de villages et de cultures aux mains des _Motouâlis_; mais les ravages
que causa ce phénomène, et ceux que les guerres des Turks y ont fait
succéder, ont presque tout détruit. Le seul lieu qui mérite l’attention,
est la ville de _Balbek_.

_Balbek_, célèbre chez les Grecs et les Latins sous le nom
d’_Hêlios-polis_, ou _ville du soleil_, est située au pied de
l’_Antiliban_, précisément à la dernière ondulation de la montagne dans
la plaine. En arrivant par le midi, l’on ne découvre la ville qu’à la
distance d’une lieue et demie, derrière un rideau d’arbres dont elle
couronne la verdure par un cordon blanchâtre de dômes et de minarets. Au
bout d’une heure de marche, l’on arrive à ces arbres qui sont de
très-beaux noyers; et bientôt, traversant des jardins mal cultivés, par
des sentiers tortueux, l’on se trouve conduit au pied de la ville. Là se
présente en face un mur ruiné, flanqué de tours carrées, qui monte à
droite sur la pente, et trace l’enceinte de l’ancienne ville. Ce mur,
qui n’a que 10 à 12 pieds de hauteur, laisse voir dans l’intérieur des
terrains vides et des décombres qui sont partout l’apanage des villes
turkes; mais ce qui attire toute l’attention sur la gauche est un grand
édifice, qui, par sa haute muraille et ses riches colonnes, s’annonce
pour un de ces temples que l’antiquité a laissés à notre admiration. Ce
monument, qui est un des plus beaux et des mieux conservés de l’Asie,
mérite une description particulière.

Pour le détailler avec ordre, il faut se supposer descendre de
l’intérieur de la ville; après avoir traversé les décombres et les
huttes dont elle est pleine, l’on arrive à un terrain vide qui fut une
place[40]; là, en face, s’offre à l’ouest une grande masure AA, formée
de deux pavillons ornés de pilastres, joints à leur angle du fond par un
mur de 160 pieds de longueur: cette façade domine le sol par une espèce
de terrasse, au bord de laquelle on distingue avec peine les bases de 12
colonnes, qui jadis régnaient d’un pavillon à l’autre, et formaient le
_portique_. Le _portail_ est obstrué de pierres entassées; mais si l’on
en surmonte l’obstacle, l’on pénètre dans un terrain vide, qui est une
cour hexagone B, de 180 pieds de diamètre. Cette cour est semée de fûts
de colonnes brisées, de chapiteaux mutilés, de débris de pilastres,
d’entablements, de corniches, etc.; tout autour règne un cordon
d’édifices ruinés CC, qui présentent à l’œil tous les ornements de la
plus riche architecture. Au bout de cette cour, toujours en face à
l’ouest, est une issue D, qui jadis fut une porte par où l’on aperçoit
une plus vaste perspective de ruines, dont la magnificence sollicite la
curiosité. Pour en jouir, il faut monter une pente, qui fut l’escalier
de cette issue, et l’on se trouve à l’entrée d’une cour carrée E
beaucoup plus spacieuse que la première[41]. C’est de la D qu’est pris
le point de vue de la gravure que j’ai jointe: le premier coup d’œil
se porte naturellement au bout de cette cour, où six énormes colonnes F,
saillant majestueusement sur l’horizon, forment un tableau vraiment
pittoresque. Un objet non moins intéressant est une autre file de
colonnes qui règne à gauche, et s’annonce pour le péristyle d’un temple
G; mais avant d’y passer, l’on ne peut sur les lieux refuser des regards
attentifs aux édifices H qui enferment cette cour à droite et à gauche.
Ils font une espèce de galerie distribuée par chambres _hhhhh_, dont on
compte sept sur chacune des grandes ailes; savoir, deux en demi-cercle,
et cinq en carré long. Le fond de ces chambres conserve des frontons de
niches _i_ et de tabernacles _l_, dont les soutiens sont détruits. Du
côté de la cour elles étaient ouvertes, et n’offraient que quatre et six
colonnes _m_ toutes détruites. Il n’est pas facile d’imaginer l’usage de
ces appartements; mais l’on n’en admire pas moins la beauté de leurs
pilastres _n_, et la richesse de la frise de l’entablement O. L’on ne
peut non plus s’empêcher de remarquer l’effet singulier qui résulte du
mélange des guirlandes, des feuillures des chapiteaux, et des touffes
d’herbes sauvages qui pendent de toutes parts. En traversant la cour
dans sa longueur, l’on trouve au milieu une petite esplanade carrée _i_,
où fut un pavillon dont il ne reste que les fondements. Enfin, l’on
arrive au pied des six colonnes F: c’est alors que l’on conçoit toute la
hardiesse de leur élévation, et la richesse de leur taille. Leur fût a
21 pieds 8 pouces de circonférence, sur 58 de longueur; en sorte que la
hauteur totale, y compris l’entablement O, est de 71 à 72 pieds. L’on
s’étonne d’abord de voir cette superbe ruine ainsi solide et sans
accompagnements; mais en examinant le terrain avec attention, l’on
reconnaît toute une suite de bases qui tracent un carré long FF de 268
pieds sur 146 de large: l’on en conclut que ce fut là le péristyle d’un
grand temple, objet premier et principal de toute cette construction. Il
présentait à la grande cour, c’est-à-dire à l’orient, une face de 10
colonnes sur 19 de flanc (total 54). Son terrain était un carré long de
plain-pied avec cette cour, mais plus étroit qu’elle; en sorte qu’il ne
restait autour de la colonnade qu’une terrasse de 27 pieds de large:
l’esplanade qui en résulte domine la campagne du côté de l’ouest, par un
mur L, escarpé d’environ 30 pieds: à mesure que l’on se rapproche de la
ville, l’escarpement diminue; en sorte que le sol des pavillons se
trouve de niveau avec la dernière pente de la montagne: d’où il résulte
que tout le terrain des cours a été rapporté. Tel fut le premier état de
cet édifice; mais par la suite on a comblé le flanc du midi du grand
temple, pour en bâtir un plus petit, qui est celui dont le péristyle et
la cage subsistent encore. Ce temple G, situé plus bas que l’autre de
quelques pieds, présente un flanc de treize colonnes, sur huit de front
(total 38). Elles sont également d’ordre corinthien; leur fût a 15 pieds
8 pouces de circonférence sur 44 de hauteur. L’édifice qu’elles
environnent est un carré long, dont la face d’entrée, tournée à
l’orient, se trouve hors de la ligne de l’aile gauche de la grande
cour. L’on n’y peut arriver qu’à travers des troncs de colonnes, des
amas de pierres, et même un mauvais mur dont on l’a masquée. Lorsque
l’on a surmonté ces obstacles, on se trouve à la porte, et de là les
yeux peuvent parcourir une enceinte g qui fut la demeure d’un dieu; mais
au lieu du spectacle imposant d’un peuple prosterné, et d’une foule de
prêtres offrant des sacrifices, le ciel ouvert par la chute de la voûte
ne laisse voir qu’un chaos de décombres entassés sur la terre, et
souillés de poussière et d’herbes sauvages. Les murs, jadis couverts de
toutes les richesses de l’ordre corinthien, n’offrent plus que des
frontons de niches et de tabernacles, dont presque tous les soutiens
sont tombés. Entre ces niches, règnent des pilastres cannelés, dont le
chapiteau supporte un entablement plein de brèches; ce qui en reste
conserve une riche frise de guirlandes, soutenues d’espace en espace par
des têtes de satyre, de cheval, de taureau, etc. Sur cet entablement,
s’élevait jadis la voûte, dont la portée avait 57 pieds de large, sur
110 de longueur. Le mur qui la soutenait en a 31 d’élévation, sans
aucune fenêtre. L’on ne peut se faire une idée des ornements de cette
voûte que par l’inspection des débris répandus à terre; mais elle ne
pouvait être plus riche que celle de la galerie du péristyle: les
grandes parties qui en subsistent offrent des encadrements à losange,
où sont représentées en relief les scènes de Jupiter assis sur son
aigle, de Léda caressée par le cygne, de Diane portant l’arc et le
croissant, et divers bustes qui paraissent être des figures d’empereurs
et d’impératrices. Il serait trop long de rapporter tous les détails de
cet étonnant édifice. Les amateurs des arts les trouveront consignés
avec la plus grande vérité dans l’ouvrage publié en 1757, à Londres,
sous le titre de _Ruines de Balbek_[42]. Cet ouvrage, rédigé par M.
_Robert Wood_, est dû surtout aux soins et à la magnificence du
chevalier _Dawkins_, qui visita, en 1751, Balbek et Palmyre. On ne peut
rien ajouter à la fidélité de la description de ces voyageurs; mais
depuis leur passage, il est arrivé quelques changements: par exemple,
ils ont trouvé neuf grandes colonnes debout, et en 1784 je n’en ai
trouvé que six F. Ils en comptèrent 29 au petit temple; il n’en reste
plus que 20: c’est le tremblement de 1759 qui en a causé la chute; il a
aussi tellement ébranlé les murs du petit temple, que la pierre de la
soffite[43] de la porte a glissé entre les deux qui l’avoisinent, et est
descendue de huit pouces; en sorte que le corps de l’oiseau sculpté sur
cette pierre, se trouve suspendu, détaché de ses ailes et de deux
guirlandes qui, de son bec, aboutissent à deux génies. La nature n’a pas
été ici le seul agent de destruction; les Turks y ont beaucoup contribué
pour les colonnes. Leur motif est de s’emparer des axes de fer qui
servent à joindre les deux ou trois pièces dont chaque fût est composé.
Ces axes remplissent si bien leur objet, que plusieurs colonnes ne se
sont pas déjointes dans leur chute: une entre autres, comme l’observe M.
Wood, a enfoncé une pierre du mur du temple, plutôt que de se disloquer.
Rien de si parfait que la coupe de ces pierres; elles ne sont jointes
par aucun ciment, et cependant la lame d’un couteau n’entre pas dans
leurs interstices. Après tant de siècles de construction, elles ont,
pour la plupart, conservé la couleur blanche qu’elles avaient d’abord.
Ce qui étonnera davantage, c’est l’énormité de quelques-unes dans tout
le mur qui forme l’escarpement. A l’ouest L, la seconde assise est
formée de pierres qui ont depuis 28 jusqu’à 35 pieds de longueur, sur
environ 9 de hauteur. Par-dessus cette assise, à l’angle du nord-ouest,
il y a trois pierres qui à elles seules occupent un espace de 175 pieds
½; à savoir, la première, 58 pieds 7 pouces; la deuxième, 58 pieds 11
pouces, et la troisième 58 pieds juste, sur une épaisseur commune de 12
pieds. La nature de ces pierres est un granit blanc à grandes facettes
luisantes comme le gypse; sa carrière règne sous toute la ville et dans
la montagne adjacente: elle est ouverte en plusieurs lieux, et entre
autres sur la droite en arrivant à la ville. Il y est resté une pierre
taillée sur trois faces, qui a 69 pieds 2 pouces de long, sur 12 pieds
10 pouces de large, et 13 pieds 3 pouces d’épaisseur. Comment les
anciens ont-ils manié de telles masses? C’est sans doute un problème de
mécanique curieux à résoudre. Les habitants de _Balbek_ l’expliquent
commodément, en supposant que cet édifice a été construit par les
_Djénoûn_ ou _Génies_[44], sous les ordres du roi Salomon; ils ajoutent
que le motif de tant de travaux fut de cacher dans les souterrains
d’immenses trésors qui y sont encore; plusieurs d’entre eux, dans le
dessein de s’en saisir, sont descendus dans les voûtes qui règnent sous
tout l’édifice; mais l’inutilité de leurs recherches, et les avanies que
les commandants en ont pris occasion de leur faire, les en ont dégoûtés;
ils croient les Européens plus heureux; et l’on tenterait vainement de
les dissuader de l’idée où ils sont que nous avons l’art magique de
rompre les talismans. Que peuvent les raisonnements contre l’ignorance
et l’habitude? Il ne serait pas moins ridicule de vouloir leur démontrer
que Salomon n’a point connu l’ordre corinthien, usité seulement sous
les empereurs de Rome; mais leur tradition au sujet de ce prince donne
lieu à trois remarques importantes.

La première est que toute tradition sur la haute antiquité est aussi
nulle chez les Orientaux que chez les Européens. Parmi eux, comme parmi
nous, les faits de cent ans, quand ils ne sont pas écrits, sont altérés,
dénaturés, oubliés: attendre d’eux des éclaircissements sur ce qui s’est
passé au temps de David ou d’Alexandre, c’est comme si on demandait aux
paysans de Flandre des nouvelles de Clovis ou de Charlemagne.

La deuxième est que, dans toute la Syrie, les Mahométans, comme les
Juifs et les Chrétiens, attribuent tous les grands ouvrages à _Salomon_;
non que la mémoire s’en soit perpétuée sur les lieux, mais parce qu’ils
font des applications des passages de l’ancien Testament: c’est, avec
l’Évangile, la source de presque toutes les traditions, parce que ce
sont les seuls livres historiques qui soient lus et connus; mais comme
les interprètes sont très-ignorants, leurs applications manquent presque
toujours de vérité: c’est ainsi qu’ils sont en erreur, quand ils disent
que Balbek est la _domus saltûs Libani_ de Salomon; et ils choquent
également la vraisemblance, quand ils attribuent à ce roi les puits de
Tyr et les édifices de Palmyre.

Enfin, une troisième remarque est que la croyance aux trésors cachés
s’est accréditée et se soutient par des découvertes qui se font
effectivement de temps à autre. Il n’y a pas dix ans que l’on trouva à
_Hébron_ un petit coffre plein de médailles d’or et d’argent, avec un
livre d’ancien arabe, traitant de la médecine. Dans le pays des Druzes,
un particulier découvrit aussi, il y a quelque temps, une jarre où il
trouva des monnaies d’or faites en croissant; mais comme les commandants
s’attribuent ces découvertes, et que, sous pretexte de les faire
restituer, ils ruinent ceux qui les ont faites, les propriétaires
s’efforcent d’en dérober la connaissance: ils fondent en secret les
monnaies anciennes, où même ils les recachent par ce même esprit de
crainte qui les fit enfouir dans les temps anciens, et qui indique la
même tyrannie.

D’après la magnificence extraordinaire du temple de Balbek, on
s’étonnera avec raison que les écrivains grecs et latins en aient si peu
parlé. _Wood_, qui les a compulsés à ce sujet, n’en a trouvé de mention
que dans un fragment de Jean d’Antioche, qui attribue la construction de
cet édifice à l’empereur Antonin-le-Pieux. Les inscriptions qui
subsistent sont conformes à cette opinion, et elle explique très-bien
pourquoi l’ordre employé est le corinthien, puisque cet ordre ne fut
bien usité que dans le troisième âge de Rome; mais l’on ne doit pas
alléguer, pour la confirmer encore, l’oiseau sculpté sur la soffite: si
son bec crochu, si ses grandes serres et le caducée qu’elles tiennent
doivent le faire regarder comme un aigle, l’aigrette de sa tête,
semblable à celle de certains pigeons, prouve qu’il n’est point l’aigle
romain: d’ailleurs il se retrouve le même au temple de Palmyre, et par
cette raison il s’annonce pour un aigle oriental, consacré au soleil,
qui fut la divinité de ces deux temples. Son culte existait à Balbek dès
la plus haute antiquité. Sa statue, semblable à celle d’Osiris, y avait
été transportée d’_Héliopolis d’Égypte_. On l’y adorait avec des
cérémonies que _Macrobe_ décrit dans son livre curieux des
_Saturnales_[45]. Wood suppose, avec raison, que ce fut de ce culte que
vint le nom de _Balbek_, qui signifie en syriaque _ville de Bal_,
c’est-à-dire du _soleil_. Les Grecs, en disant _Héliopolis_, n’ont fait,
comme en bien d’autres cas, qu’une traduction littérale de l’oriental.
On ignore l’état que put avoir cette ville dans la haute antiquité; mais
il est à présumer que sa position sur la route de _Tyr_ à _Palmyre_ lui
donna quelque part au commerce de ces opulentes métropoles. Sous les
Romains, au temps d’Auguste, elle est citée comme tenant garnison; et il
reste sur le mur de la porte du midi, à droite en entrant, une
inscription qui en fait preuve; car on y lit en lettres grecques:
_Kenturia prima_. 140 ans après cette époque, Antonin y bâtit le temple
actuel à la place de l’ancien, qui sans doute tombait en ruines; mais le
christianisme ayant pris l’ascendant sous Constantin, le temple moderne
fut négligé, puis converti en église, dont il reste un mur qui masquait
le sanctuaire de l’idole. Il subsista ainsi jusqu’à l’invasion des
Arabes: il est probable qu’ils envièrent aux chrétiens une si belle
possession. L’église moins fréquentée se dégrada: les guerres
survinrent; on en fit un lieu de défense; l’on bâtit sur le mur de
l’enceinte, sur les pavillons et aux angles, des créneaux qui existent
encore; et de ce moment, le temple, exposé au sort de la guerre, tomba
rapidement en ruines.

L’état de la ville n’est pas moins déplorable; le mauvais gouvernement
des émirs de la maison de _Harfouche_ lui avait déja porté des atteintes
funestes; le tremblement de 1759 acheva de la ruiner. Les guerres de
l’émir Yousef et de Djezzâr ont encore aggravé sa situation; de 5000
habitants que l’on y comptait en 1751, il n’en reste pas 1200, tous
pauvres, sans industrie, sans commerce, et sans autres cultures que
quelques cotons, quelques maïs et des pastèques. Dans toute cette
partie, le sol est maigre, et continue d’être tel, soit en remontant au
nord, soit en descendant au sud-est vers Damas.



CHAPITRE VI.

Du pachalic de Damas.


Le pachalic de _Damas_, quatrième et dernier de la Syrie, en occupe
presque toute la partie orientale. Il s’étend au nord, depuis _Marra_,
sur la route d’_Alep_, jusqu’à _Habroun_, dans le sud-est de la
_Palestine_: la ligne de ses limites à l’ouest suit les montagnes des
_Ansârîé_, celles de l’Antiliban, le cours supérieur du Jourdain; puis
traversant ce fleuve au pays de _Bisân_, elle enveloppe _Nâblous_,
_Jérusalem_, _Habroun_, et passe à l’orient dans le désert, où elle
s’avance plus ou moins, selon que le pays est cultivable; mais en
général elle s’y éloigne peu des dernières montagnes, à l’exception du
canton de _Tadmour_ ou _Palmyre_, vers lequel elle prend un prolongement
de cinq journées.

Dans cette vaste étendue de pays, le sol et les produits sont variés;
les plaines du _Hauran_, et celles des bords de l’Oronte sont les plus
fertiles; elles rendent du froment, de l’orge, du doura, du sésame et du
coton. Le pays de Damas et le haut _Beqâà_, sont d’un sol graveleux et
maigre, plus propre aux fruits et au tabac qu’aux autres denrées. Toutes
les montagnes sont attribuées aux oliviers, aux mûriers, aux fruits, et
en plusieurs lieux aux vignes, dont les Grecs font du vin, et les
Musulmans des raisins secs.

Le pacha jouit de tous les droits de sa place; ils sont plus
considérables que ceux d’aucune autre; car outre la ferme générale et le
commandement absolu, il est encore _conducteur_ de la _caravane sacrée
de la Mekke_, sous le nom très-respecté d’_émir-Hadj_[46]. Les Musulmans
attachent une si grande importance à cette _conduite_, que la personne
d’un pacha qui s’en acquitte bien devient inviolable même pour le
sultan; il n’est plus permis de _verser son sang_. Mais le divan sait
tout concilier; et quand un tel homme encourt sa disgrace, il satisfait
tout à la fois au littéral de la loi et à sa vengeance, en le faisant
piler dans un mortier, ou étouffer dans un sac, ainsi qu’il y en a eu
plusieurs exemples.

Le tribut du pacha au sultan n’est que de quarante-cinq bourses
(cinquante-six mille deux cent cinquante livres); mais il est chargé de
tous les frais du _Hadj_. On les évalue à six mille bourses, ou sept
millions cinq cent mille livres. Ils consistent en provisions de blé,
d’orge, de riz, etc., et en louage de chameaux qu’il faut fournir aux
troupes d’escorte, et à beaucoup de pèlerins. En outre, l’on doit payer
dix-huit cents bourses aux tribus arabes qui sont sur la route, pour
obtenir un libre passage. Le pacha se rembourse sur le _miri_ ou impôt
des terres, soit qu’il le perçoive lui-même, soit qu’il le sous-afferme,
comme il arrive en plusieurs lieux. Il ne jouit pas des douanes; elles
sont régies par le _deftardâr_ ou maître des _registres_, pour être
employées à la solde des janissaires et des gardes des châteaux qui sont
sur la route de la Mekke. Le pacha hérite en outre de tous les pèlerins
qui meurent en route; et cet article n’est pas sans importance, car l’on
a observé que c’étaient toujours les plus riches. Enfin, il a son
industrie, qui consiste à prêter à intérêt de l’argent aux marchands et
aux laboureurs, et à en prendre à qui bon lui semble, à titre de _balse_
ou d’_avanie_.

Son état militaire consiste en six ou sept cents janissaires, moins mal
tenus et plus insolens qu’ailleurs; en autant de Barbaresques nus et
pillards comme partout, et en huit à neuf cents _délibaches_ ou
_cavaliers_. Ces troupes, qui passent en Syrie pour un corps d’armée
considérable, lui sont nécessaires, non-seulement pour l’escorte de la
caravane, et pour réprimer les Arabes, mais encore contre ses propres
sujets, pour la perception du miri. Chaque année, trois mois avant le
départ du _Hadj_, il fait ce qu’on appelle la _tournée_; c’est-à-dire
qu’escorté de ses troupes, il parcourt son vaste gouvernement, en
faisant contribuer les villes et les villages. La liquidation se passe
rarement sans troubles; le peuple ignorant, excité par des chefs
factieux, ou provoqué par l’injustice du pacha, se révolte souvent, et
paie sa dette à coups de fusil; les habitants de _Nâblous_, de _Bethlem_
et de _Habroun_, se sont fait en ce genre une réputation qui leur vaut
des franchises particulières; mais aussi, lorsque l’occasion se
présente, on leur fait payer au décuple les intérêts et les dommages. Le
pachalic de Damas, par sa situation, est plus exposé qu’aucun autre aux
incursions des Arabes-Bedouins: cependant on observe qu’il est le moins
ruiné de la Syrie. La raison qu’on en donne est qu’au lieu d’en changer
fréquemment les pachas, comme elle fait ailleurs, la Porte le donne
ordinairement à vie: dans ce siècle, on l’a vu occupé pendant cinquante
ans par une riche famille de Damas, appelée _El-Adm_, dont un père et
trois frères se sont succédés. _Asàd_, le dernier d’entre eux, dont nous
avons parlé dans l’histoire de _Dâher_, l’a tenu quinze ans, pendant
lesquels il a fait un bien infini. Il avait établi assez de discipline
parmi ses soldats, pour que les paysans fussent à l’abri de leurs
pillages. Sa passion était, comme à tous les gens en place de la Turkie,
d’entasser de l’argent: mais il ne le laissait point oisif dans ses
caisses; et par une modération inouïe dans ce pays, il n’en retirait
qu’un intérêt de six pour cent[47]. On cite de lui un trait qui donnera
une idée de son caractère: s’étant un jour trouvé dans un besoin
d’argent, les délateurs qui environnent les pachas lui conseillèrent
d’imposer une _avanie_ sur les chrétiens et sur les fabricants
d’étoffes. _Combien croyez-vous que cela puisse me rendre_? dit Asàd:
_Cinquante à soixante bourses_, lui répondirent-ils. _Mais_,
répliqua-t-il, _ce sont des gens peu riches; comment feront-ils cette
somme_? _Seigneur, ils vendront les joyaux de leurs femmes, et puis ce
sont des chiens._--_Je veux éprouver_, reprit le pacha, _si je serai
plus habile avaniste que vous_. Dans le jour même il envoie ordre au
mofti de venir le trouver secrètement et de nuit: le mofti arrivé, Asàd
lui déclare «qu’il a appris que depuis long-temps il mène dans sa maison
une vie très-irrégulière; que lui, chef de la loi, boit du vin et mange
du porc, contre les préceptes du _livre très-pur_; qu’il a résolu d’en
faire part au mofti de _Stamboul_ (Constantinople), mais qu’il a voulu
l’en prévenir, afin qu’il n’eût point à lui reprocher de perfidie.» Le
mofti, effrayé de cette menace, le conjure de s’en désister; et comme
chez les Turks on traite ouvertement les affaires, il lui promet un
présent de mille piastres. Le pacha rejette l’offre; le mofti double et
triple la somme; enfin ils s’accordent pour six mille piastres, avec
engagement réciproque de garder un profond silence. Le lendemain _Asàd_
fait appeler le qâdi, lui tient des propos semblables, lui dit qu’il est
informé d’abus criants dans sa gestion; qu’il a connaissance de telle
affaire, qui ne va pas moins qu’à lui faire couper la tête. Le qâdi
confondu, implore sa clémence, négocie comme le mofti, s’accommode pour
une somme pareille, et se retire fort content d’échapper à ce prix.
Après le qâdi vint l’_ouâli_, puis le _naqîb_, l’aga des janissaires, le
_mohteseb_, et enfin les plus riches marchands turks et chrétiens.
Chacun d’eux, pris pour les délits de son état, et surtout pour
l’article des femmes, s’empressa d’en acheter le pardon par une
contribution. Lorsque la somme totale fut rassemblée, le pacha se
retrouvant avec ses _familiers_, leur dit: _Avez-vous entendu dire dans
Damas qu’Asàd ait jeté une avanie_? _Non, seigneur.--Comment se fait-il
donc que j’aie trouvé près de deux cents bourses que voici_? Les
délateurs de se récrier, d’admirer, de demander quel moyen il avait
pris. _J’ai tondu les beliers_, répondit-il, _plutôt que d’écorcher les
agneaux et les chèvres_. Après quinze années de règne, cet homme fut
enlevé au peuple de Damas par les suites d’une intrigue dont on raconte
ainsi l’histoire: vers 1755, un eunuque noir du sérail allant en
pèlerinage à la Mekke, prit l’hospitalité chez _Asàd_; mais peu content
de l’accueil simple qu’il en reçut, il ne voulut point repasser par
Damas, et il prit sa route par Gaze. _Hosein_ pacha, qui commandait
alors en cette ville, mit du faste à bien traiter l’eunuque. Celui-ci,
de retour à Constantinople, n’oublia pas ses deux hôtes: pour satisfaire
à la fois sa reconnaissance et son ressentiment, il résolut de perdre
_Asàd_, et d’élever _Hosein_ à sa place. Ses intrigues eurent tant de
succès, que dès 1756, Jérusalem fut détachée de Damas, et donnée à
_Hosein_ à titre de pachalic. L’année suivante il obtint Damas même:
Asàd déposé se retira dans le désert, avec les gens de sa maison, pour
éviter une plus grande disgrace. Le temps de la caravane arriva: Hosein
la conduisit, selon le droit de sa place; mais au retour, ayant pris
querelle avec les Arabes pour un paiement qu’il refusait, ils
l’attaquèrent en force, battirent son escorte, et pillèrent complètement
la caravane en 1757. A la nouvelle de ce désastre, ce fut dans l’empire
une désolation comme à la perte d’une grande bataille; les familles de
vingt mille pèlerins morts de soif, de faim, ou tués par les Arabes; les
parents de nombre de femmes faites esclaves; les marchands intéressés à
la cargaison dissipée, demandèrent vengeance de la lâcheté de l’émir
_Hadj_, et du sacrilége des Bedouins. La Porte alarmée proscrivit
d’abord la tête de Hosein; mais il se cacha si bien, que l’on ne put le
surprendre: du sein de sa retraite, travaillant de concert avec
l’eunuque, son protecteur, il entreprit de se disculper; et il y parvint
au bout de trois mois, en produisant à la Porte une lettre, vraie ou
fausse, d’Asàd, par laquelle il parut que ce pacha avait excité les
Arabes à le venger de Hosein. Alors la proscription se tourna contre
Asàd, et l’on n’attendit plus que l’occasion de la mettre en exécution.

Cependant le pachalic restait vacant: Hosein flétri n’y pouvait
reparaître. La Porte désirait de réparer son affront, et de rétablir la
sûreté du pèlerinage: elle jeta les yeux sur un homme singulier, dont
les mœurs et l’histoire méritent que j’en dise deux mots. Cet homme,
appelé _Abd-Allah-el-Satadji_, était né près de Bagdad, dans une
condition obscure. S’étant mis de bonne heure à la solde du pacha, il
avait passé les premières années de sa vie dans les camps, à la guerre,
et avait fait en qualité de simple cavalier toutes les campagnes de
Perse, contre _Chah-Thamas-Koulikan_. La bravoure et l’intelligence
qu’il y montra, l’élevèrent de grade en grade jusqu’au pachalic de
Bagdad même. Revêtu de cet éminent emploi, il s’y comporta avec tant de
fermeté et de prudence, qu’il rétablit dans le pays la paix étrangère et
domestique. La vie simple et militaire qu’il continua de mener, ne lui
faisant pas éprouver de grands besoins d’argent, il n’en amassa point;
mais les grands officiers du sérail de Constantinople, à qui cette
modération ne rendait rien, trouvèrent mauvais le désintéressement
d’Abd-Allah, et ils n’attendirent qu’un prétexte pour le déplacer: ils
le trouvèrent dans la retenue qu’Abd-Allah fit d’une somme de 100,000
livres, provenant de la succession d’un marchand. A peine le pacha
l’eut-il touchée qu’on en exigea le paiement; en vain représenta-t-il
qu’il en avait payé de vieilles soldes de troupes; en vain demanda-t-il
du délai, le vizir ne l’en pressa que plus vivement; et sur un second
refus, il dépêcha un eunuque noir, muni en secret d’un _kat-chérif_,
pour lui couper la tête. L’eunuque, arrivé aux environs de Bagdad,
feignit d’être un malade qui voyageait pour sa santé: en cette qualité,
il fit saluer le pacha, et par forme de politesse, il le pria de lui
permettre une visite. Abd-Allah, qui connaissait l’esprit turk, se méfia
de tant d’honnêteté, et soupçonna quelque raison secrète. Son trésorier,
non moins versé dans les usages, et très-attaché à sa personne, le
confirma dans ses soupçons; pour acquérir des certitudes, il lui proposa
de visiter le paquet de l’eunuque, pendant qu’il serait chez le pacha
avec sa suite. Abd-Allah approuva l’expédient. A l’heure indiquée, le
trésorier va dans la tente de l’eunuque, et il y fait une recherche si
exacte, qu’il découvre le _kat-chérif_ caché dans le revers d’une
pelisse: aussitôt il vole vers le pacha, le fait avertir de passer un
instant dans une pièce voisine, et lui remet la découverte[48].
Abd-Allah, muni du fatal écrit, le cache dans son sein, et rentre dans
l’appartement; puis reprenant d’un air tranquille la conversation avec
l’eunuque: «Plus j’y pense, dit-il, seigneur aga, plus je m’étonne de
votre voyage en ce pays. Bagdad est si loin de Stamboul; notre air est
si peu vanté, que j’ai peine à croire que vous ne veniez nous demander
que de la santé. Il est vrai, reprit l’aga, que je suis aussi chargé de
vous demander en passant quelque à-compte des 100,000 livres. Passe
encore, reprit le pacha; mais tenez, ajouta-t-il d’un air décidé, avouez
que vous venez aussi pour ma tête. Écoutez; vous me connaissez de
réputation; vous savez ce que vaut ma parole; je vous la donne: si vous
me faites un aveu sincère, je vous relâcherai sans vous faire le moindre
mal.» Alors l’eunuque commençant une longue défense, protesta qu’il
venait sans _noires_ intentions. _Par ma tête_! dit Abd-Allah,
_avouez-moi la vérité_. L’eunuque continua sa défense.--_Par vôtre
tête_. Il nia encore. _Prenez-y garde._ Par celle _du sultan_. Il
persista encore.--_Allons_, dit Abd-Allah, c’en est fait, _tu as
prononcé ton arrêt_; et tirant le _kat-chérif_: _Reconnais-tu ce
papier_? «Voilà comme vous vous gouvernez là-bas: oui, vous êtes une
troupe de scélérats qui vous jouez de la vie de quiconque vous déplaît,
et qui vous livrez de la main à la main le sang des serviteurs du
sultan. Il faut des têtes au vizir: il en aura une; qu’on la coupe à ce
chien, et qu’on l’envoie à Constantinople.» Sur-le-champ l’ordre fut
exécuté; et la suite de l’aga congédiée partit avec sa tête. Après ce
coup, Abd-Allah eût pu profiter de la faveur du pays pour se révolter:
il préféra de passer chez les Kourdes. Ce fut là que vint le trouver
l’amnistie du sultan, et l’ordre de passer au pachalic de Damas. Il
s’ennuyait dans son exil; il n’avait plus d’argent; il accepta la
commission, et partit avec 100 hommes qui suivirent sa fortune. En
arrivant aux frontières de son gouvernement, il apprit qu’Asàd était
campé dans un lieu voisin; il en avait entendu parler comme du plus
grand homme de la Syrie; il désirait de le voir. Il se déguisa; et suivi
de six cavaliers, il se rendit à son camp, et demanda à lui parler: on
l’introduisit, selon l’usage de ces camps, sans beaucoup de cérémonies.
Après le salut, Asàd lui demande où il va, et d’où il vient; Abd-Allah
répond qu’ils sont six à sept cavaliers kourdes qui cherchent du
service; qu’ils savent que _Satadji_ vient à Damas; qu’ils vont le
trouver; mais qu’ayant appris en passant, que lui Asàd était campé dans
le voisinage, il sont venus lui demander une ration. Volontiers, dit
Asàd; mais connaissez-vous _Satadji_?--Oui.--Quel homme est-ce?
Aime-t-il l’argent?--Non. _Satadji_ ne s’embarrasse ni d’argent, ni de
pelisses, ni de châles, ni de perles, ni de femmes; il n’aime que les
bonnes armes de fer; les bons chevaux et la guerre. Il chérit la
justice, protège la veuve et l’orphelin, lit le Qôran, vit de beurre et
de laitage.--Est-il âgé? dit Asàd.--Moins qu’il ne paraît: la fatigue
l’a prématuré: il est couvert de blessures, il a reçu un coup de sabre
qui le fait boiter de la jambe gauche; un autre lui fait porter le cou
sur l’épaule droite. Tenez, dit-il en se levant debout, depuis les pieds
jusqu’à la tête c’est mon portrait. A ce mot, Asàd pâlit et se crut
perdu; mais Abd-Allah se rasseyant, lui dit: _Frère_, rassure-toi; je ne
suis pas un messager de l’antre des voleurs: je ne viens point pour te
trahir: au contraire, si je puis t’être bon à quelque chose,
emploie-moi, car nous sommes tous deux au même rang chez nos maîtres;
ils m’ont rappelé, parce qu’ils veulent châtier les Bedouins. Quand ils
auront satisfait leur vengeance de ce côté, ils en reviendront à ma
tête. _Dieu est grand: il en arrivera ce qu’il a décrété._

Abd-Allah se rendit dans ces sentiments à Damas; il y rétablit le bon
ordre, il réprima les vexations des gens de guerre, et conduisit la
caravane le sabre à la main, sans payer une piastre aux Arabes: pendant
son administration, qui dura deux ans, le pays jouit de la plus parfaite
tranquillité. On dormait les portes ouvertes, disent encore les
habitants de Damas. Lui-même, souvent déguisé en mendiant, voyait par
ses yeux; les traits de justice qui lui échappaient quelquefois sous ce
déguisement, avaient établi une circonspection salutaire: on aime encore
aujourd’hui à en citer quelques-uns. Par exemple, on rapporte qu’étant à
Jérusalem dans sa tournée, il avait défendu à ses soldats de rien
prendre, ni de commander sans salaire. Un jour qu’il rôdait déguisé en
pauvre, tenant un petit plat de lentilles à la main, un soldat qui
portait un fagot, l’obligea de s’en charger; après quelque résistance,
il le mit sur son dos, et commença de marcher devant le délibache, qui
le pressait en jurant. Un autre soldat reconnut le pacha, et fit signe à
son camarade. Celui-ci de fuir et de s’échapper par des rues de
traverse. Après quelques pas, Abd-Allah n’entendant plus son homme, se
retourna, et fâché d’avoir manqué son coup, il ne put s’empêcher de
jeter son faix à terre, en disant: Le coquin, il est si mauvais sujet
qu’il a emporté mon salaire et mon plat de lentilles. Mais il ne le
porta pas loin; car peu de jours après, le pacha le surprit à voler dans
un jardin les légumes d’une pauvre femme qu’il maltraitait, et
sur-le-champ il lui fit couper la tête.

Quant à lui, il ne put éviter le sort qu’il avait prévu: après avoir
échappé plus d’une fois à des assassins apostés, il fut empoisonné par
son neveu. Il s’en aperçut avant de mourir, et l’ayant fait appeler:
Malheureux! lui dit-il, les scélérats t’ont séduit; tu m’as empoisonné
pour profiter de ma dépouille: je pourrais avant de mourir tromper ton
espoir et punir ton ingratitude; mais je connais les Turks; ils se
chargeront de ma vengeance. En effet, à peine Satadji fut-il mort, qu’un
capidji montra un ordre d’étrangler le neveu; ce qui fut exécuté. Toute
l’histoire des Turks prouve qu’ils aiment la trahison, mais qu’ils
punissent toujours les traîtres. Depuis Abd-Allah, le pachalic de Damas
a passé successivement à _Seliq_, à _Osman_, à _Mohammed_, et à
_Darouich_, fils d’Osman, qui l’occupait en 1784. Cet homme, qui n’a pas
les talents de son père, en a retenu le caractère tyrannique; en voici
un trait digne d’être cité: Au mois de novembre 1784, un village de
chrétiens grecs, près de Damas, qui avait acquitté le miri, fut sommé de
le payer une seconde fois. Les chaiks réclamant le registre qui
constatait l’acquit, s’y refusèrent. Une des nuits suivantes, un parti
de soldats assaillit le village, et tua trente-une personnes. Des
malheureux paysans consternés portèrent les têtes à Damas, et
implorèrent la justice du pacha. Après les avoir entendus, _Darouich_
leur dit de déposer ces têtes dans l’église grecque, en attendant qu’il
fît des recherches. Trois jours se passèrent; les têtes se corrompirent;
on voulut les enterrer; mais pour cet effet, il fallait une permission
du pacha, et on ne l’obtint qu’au prix de 40 bourses (50,000 livres).

Depuis un an (en 1785), Djezzâr profitant du crédit que son argent lui
donne à la Porte, a dépossédé Darouich, et commande aujourd’hui à Damas;
il aspire, dit-on, à y joindre Alep. Il semblerait que le divan dût lui
refuser cet agrandissement qui le rendrait maître de toute la Syrie;
mais outre que les affaires des Russes ne laissent pas le divan libre
dans ses opérations, il s’inquiète peu des révoltes de ses préposés: une
expérience constante lui a appris qu’ils retombent toujours dans ses
filets. Djezzâr n’est pas propre à faire exception; car quoiqu’il ne
manque pas de talents, et surtout de ruse[49], ce n’est pas un esprit
capable d’imaginer ou d’exécuter un grand plan de révolution. La route
qu’il suit est celle de tous ses prédécesseurs: il ne s’occupe du bien
public qu’autant qu’il rentre dans ses intérêts particuliers. La mosquée
qu’il a bâtie à Acre, est un monument de pure vanité, qui a consommé
sans aucun fruit 3,000,000 de France: son bazar est plus utile sans
doute; mais avant de songer au marché où se vendent les denrées, il eût
fallu songer à la terre qui les produit: à une portée de fusil d’Acre,
l’agriculture est languissante. La plupart de ses dépenses sont pour
ses jardins, pour ses bains, pour ses femmes blanches: il en possédait
dix-huit en 1784: et ces femmes sont d’une luxe dévorant. Maintenant que
la satiété et l’âge surviennent, il prend la manie d’entasser de
l’argent: cette avarice aliène ses soldats, et sa dureté lui fait des
ennemis jusque dans sa maison. Déja deux de ses pages ont tenté de
l’assassiner: il a eu le bonheur d’échapper à leurs pistolets; mais la
fortune se lassera: il lui arrivera, comme à tant d’autres, d’être
quelque jour surpris, et il n’aura recueilli de tant de soins à
thésauriser, que d’avoir excité la cupidité de la Porte et la haine du
peuple. Venons aux lieux remarquables de ce pachalic.

D’abord se présente la ville même de Damas, capitale et résidence des
pachas. Les Arabes l’appellent _el-châm_, selon leur usage de donner le
nom d’un pays à sa capitale. L’ancien nom oriental de _Demechq_ n’est
connu que des géographes. Cette ville est située dans une vaste plaine
ouverte au midi et à l’est, du côté du désert, et serrée à l’ouest et au
nord par des montagnes qui bornent d’assez près la vue. En récompense,
il vient de ces montagnes une quantité de ruisseaux qui font du
territoire de Damas, le lieu le mieux arrosé et le plus délicieux de la
Syrie. Les Arabes n’en parlent qu’avec enthousiasme; et ils ne cessent
de vanter la verdure et la fraîcheur des vergers, l’abondance et la
variété des fruits, la quantité des courants d’eaux vives, et la
limpidité des jets d’eau et des sources. C’est aussi le seul lieu où il
y ait des maisons de plaisance isolées et en rase campagne: les naturels
doivent mettre d’autant plus de prix à tous ces avantages, qu’ils sont
plus rares dans les contrées environnantes. Du reste, le sol maigre,
graveleux et rougeâtre, est peu propre aux grains; mais cette qualité
tourne au profit des fruits, dont les sucs sont plus savoureux. Nulle
ville ne compte autant de canaux et de fontaines. Chaque maison a la
sienne. Toutes ces eaux sont fournies par trois ruisseaux, ou par trois
branches d’une même rivière qui, après avoir fertilisé des jardins
pendant trois lieues de cours, va se rendre au sud-est dans un bas-fond
du désert, où elle forme un marais appelé _Behairat el Mardj_,
c’est-à-dire _lac du Pré_.

Avec une telle situation l’on ne saurait disputer à Damas d’être une des
plus agréables villes de la Turkie; mais il lui reste quelque chose à
désirer pour la salubrité. On se plaint avec raison que les eaux
blanchâtres de la _Barrâdé_ sont froides et dures; on observe que les
Damasquins sont sujets aux obstructions; que le blanc de leur peau est
plutôt un blanc de convalescence que de santé; enfin, que l’abus des
fruits, et surtout des abricots, y produit tous les étés et les automnes
des fièvres intermittentes et des dyssenteries.

L’étendue de Damas consiste beaucoup plus en longueur qu’en largeur.
Niebuhr, qui en a levé le plan géométrique, lui donne trois mille deux
cent cinquante toises, c’est-à-dire, un peu moins d’une lieue et demie
de circuit. En jugeant sur cette mesure par comparaison avec Alep, je
suppose que Damas contient 40,000 habitans. La majeure partie est
composée d’Arabes et de Turks; on estime que le nombre des chrétiens
passe 15,000, dont les deux tiers sont schismatiques. Les Turks ne
parlent point du peuple de Damas sans observer qu’il est le plus méchant
de l’empire; l’Arabe, en jouant sur les mots, en a fait ce proverbe:
_Châmî, choûmî; Damasquin, méchant_; on dit au contraire du peuple
d’Alep, _Halabi, tchelebi; Alepin, petit-maître_. Par une distinction
fondée sur le culte, on ajoute que les chrétiens y sont plus vils et
plus fourbes qu’ailleurs; sans doute parce que les Musulmans y sont plus
fanatiques et plus insolens; ils ont le même caractère que les habitans
du Kaire; comme eux, ils détestent les Francs. L’on ne peut aller à
Damas vêtu à l’européenne; nos négociants n’ont pu y former
d’établissements; l’on n’y trouve que deux missionnaires capucins, et un
médecin non avoué.

Cette intolérance des Damasquins est surtout entretenue par leur liaison
avec la Mekke. Leur ville, disent-ils, est une ville sainte en qualité
de porte de la _Kiâbé_; en effet, c’est à Damas que se rassemblent tous
les pèlerins du nord de l’Asie, comme au Kaire ceux de l’Afrique. Chaque
année le nombre s’en élève depuis 30 jusqu’à 50,000; plusieurs s’y
rendent quatre à cinq mois d’avance; la plupart n’arrivent qu’à la fin
du Ramadan. Alors Damas ressemble à une foire immense; l’on ne voit
qu’étrangers de toutes les parties de la Turkie, et même de la Perse;
tout est plein de chameaux, de chevaux, de mulets et de marchandises.
Après quelques jours de préparatifs, toute cette foule se met
confusément en marche, et faisant route par la frontière du désert, elle
arrive en quarante jours à la Mekke, pour la fête du _Bairâm_. Comme
cette caravane traverse le pays de plusieurs tribus arabes
indépendantes, il a fallu faire des traités avec les Bedouins, leur
accorder des droits de passage, et les prendre pour guides. Souvent il y
a des disputes entre les chaiks à ce sujet; le pacha en profite pour
améliorer son marché. Ordinairement la préférence est dévolue à la tribu
de _Sardié_, qui campe au sud de Damas, le long du _Hauran_; le pacha
envoie au chaik une masse d’armes, une tente et une pelisse, pour lui
signifier qu’il le prend pour _chef de conduite_. De ce moment, ce chaik
est chargé de fournir des chameaux à un prix convenu; il les tire de sa
tribu et de celles de ses alliés, moyennant un louage également convenu;
on ne lui répond d’aucun dommage, et toute perte par accident est pour
son compte. Année commune, il périt dix mille chameaux; ce qui fait un
objet de consommation très-avantageux aux Arabes.

Il ne faut pas croire que le motif de tant de frais et de fatigues soit
uniquement la dévotion. L’intérêt pécuniaire y a une part encore plus
considérable. La caravane est le moyen d’exploiter une branche de
commerce très-lucrative. Presque tous les pèlerins en font un objet de
spéculations. En partant de chez eux, ils se chargent de marchandises
qu’ils vendent sur la route; l’or qui en provient, joint à celui dont
ils se sont munis chez eux, est transporté à la Mekke, et là s’échange
contre les mousselines et les indiennes du _Malabar_ et du _Bengale_,
les châles de _Kachemire_, l’aloès de _Tunkin_, les diamants de
_Golconde_, les perles de _Bahrain_, quelque peu de poivre, et beaucoup
de café d’_Yémen_. Quelquefois les Arabes du désert trompent l’espoir du
marchand, en pillant les traîneurs, en enlevant des portions de
caravane. Mais ordinairement les pèlerins reviennent à bon port; et
alors leurs profits sont considérables. Dans tous les cas ils se paient
par la vénération qui est attachée au titre de _Hadji_ (pèlerin), et par
le plaisir de vanter à leurs compatriotes les merveilles de la Kiâbé et
du mont Arafât, de parler avec emphase de la prodigieuse foule des
pèlerins et de la quantité des victimes, le jour du _Bairâm_; des
fatigues qu’ils ont essuyées, des figures extraordinaires des Bedouins,
et du désert sans eau, et du tombeau du prophète à Médine, qui n’est ni
suspendu par un aimant, ni l’objet principal du pèlerinage. Ces récits
faits au loin, produisent leur effet ordinaire, c’est-à-dire, qu’ils
excitent l’admiration et l’enthousiasme des auditeurs, quoique de l’aveu
des pèlerins sincères, il n’y ait rien de plus misérable que ce voyage;
aussi cette admiration passagère n’a pas empêché d’établir un proverbe
peu honorable pour ces pieux voyageurs: _Défie-toi de ton voisin_, dit
l’Arabe, _s’il a fait un Hadj; mais s’il en a fait deux, hâte-toi de
déloger_; et en effet, l’expérience a prouvé que la plupart des dévots
de la Mekke ont une insolence et une mauvaise foi particulière, comme
s’ils voulaient se venger d’avoir été dupes, en se faisant fripons.

Au moyen de cette caravane, Damas est le centre d’une circulation
très-étendue. Par Alep, elle communique à l’_Arménie_, à l’_Anatolie_,
au _Diarbekr_, et même à la _Perse_. Elle envoie au Kaire des caravanes
qui, suivant une route fréquentée dès le temps des patriarches, marchent
par Djesr-Yaqoub, Tabarié, Nâblous et Gaze. Elle reçoit des marchandises
de Constantinople et d’Europe par Saide et Baîrout. Ce qui se consomme
dans son enceinte est acquitté avec les étoffes de soie et de coton qui
s’y fabriquent en quantité et avec assez d’art; avec les fruits secs de
son territoire, et les pâtes sucrées de rose, d’abricot, de pêche, etc.,
dont la Turkie consomme pour près d’un million: le reste, traité par
échanges, verse en passant un argent considérable, soit par les droits
de douane, soit par le salaire que les marchands s’attribuent pour leur
entremise. L’existence de ce commerce dans ces cantons, est de la plus
haute antiquité. Il y a suivi diverses routes, selon les circonstances
des gouvernements et des lieux; partout il a constamment produit sur ses
pas une opulence dont les traces ont survécu à sa propre destruction. Le
pachalic dont nous traitons, offre un monument en ce genre trop
remarquable pour être passé sous silence. Je veux parler de _Palmyre_,
si connue dans le troisième âge de Rome par le rôle brillant qu’elle
joua dans les démêlés des Parthes et des Romains, par la fortune
d’Odénat et de Zénobie, par leur chute et par sa propre ruine sous
Aurélien. Depuis cette époque, son nom avait laissé un beau souvenir
dans l’histoire; mais ce n’était qu’un souvenir; et faute de connaître
en détail les titres de sa grandeur, l’on n’en avait que des idées
confuses; à peine même les soupçonnait-on en Europe, lorsque sur la fin
du siècle dernier, des négociants anglais d’Alep, las d’entendre les
Bedouins parler des ruines immenses qui se trouvaient dans le désert,
résolurent d’éclaircir les récits prodigieux qu’on leur en faisait. Une
première tentative, en 1678, ne fut pas heureuse; les Arabes les
dépouillèrent complétement, et ils furent obligés de revenir sans avoir
rempli leur objet. Ils reprirent courage en 1691, et parvinrent enfin à
voir les monuments indiqués. Leur relation, publiée dans les
Transactions philosophiques, trouva beaucoup d’incrédules et de
réclamateurs: on ne pouvait ni concevoir, ni se persuader comment, dans
un lieu si écarté de la terre habitable, il avait pu subsister une ville
aussi magnifique que leurs dessins l’attestaient. Mais depuis que le
chevalier _Dâkins_ (Dawkins), anglais, a publié, en 1753, les plans
détaillés qu’il en avait lui-même pris sur les lieux en 1751, il n’y a
plus eu lieu de douter, et il a fallu reconnaître que l’antiquité n’a
rien laissé, ni dans la Grèce, ni dans l’Italie, qui soit comparable à
la magnificence des ruines de Palmyre.

Je vais citer le précis de la relation de M. _Oûd_ (Wood), associé et
rédacteur du voyage de _Dâkins_[50].

«Après avoir appris à Damas que _Tadmour_ ou _Palmyre_ dépendait d’un
aga résidant à _Hassiâ_, nous nous rendîmes en quatre jours à ce
village, qui est situé dans le désert, sur la route de Damas à Alep.
L’aga nous reçut avec cette hospitalité qui est si commune dans ce
pays-là parmi les gens de toute condition; et quoique extrêmement
surpris de notre curiosité, il nous donna les instructions nécessaires
pour la satisfaire le mieux qu’il se pourrait. Nous partîmes de Hassiâ
le 13 mars 1751, avec une escorte des meilleurs cavaliers arabes de
l’aga, armés de fusils et de longues piques; et nous arrivâmes quatre
heures après à _Sodoud_, à travers une plaine stérile qui produisait à
peine de quoi brouter à des gazelles que nous y vîmes en quantité.
_Sodoud_ est un petit village habité par des chrétiens Maronites. Cet
endroit est si pauvre, que les maisons en sont bâties en terre séchée au
soleil. Les habitants cultivent autour du village autant de terre qu’il
leur en faut simplement pour leur subsistance, et ils font de bon vin
rouge. Après dîner, nous reprîmes notre route, et nous arrivâmes en
trois heures à _Haouaraîn_, village turk où nous couchâmes. _Haouaraîn_
a la même apparence de pauvreté que _Sodoud_; mais nous y trouvâmes
quelques ruines, qui font voir que cet endroit a été autrefois plus
considérable. Nous remarquâmes un village voisin entièrement abandonné
de ses habitants; ce qui arrive fréquemment dans ce pays-là: quand le
produit des terres ne répond pas à la culture, les habitants les
quittent pour n’être pas opprimés. Nous partîmes de _Haouaraîn_ le 13,
et nous arrivâmes en trois heures à _Qariatain_, tenant toujours la
direction est-quart-sud-est. Ce village ne diffère des précédents, qu’en
ce qu’il est un peu plus grand: on jugea à propos de nous y faire passer
le reste du jour, pour nous préparer, ainsi que nos bêtes de charge, à
la fatigue du reste de notre voyage; car, quoique nous pussions
l’achever en moins de 24 heures, il fallait faire ce trajet tout d’une
traite, n’y ayant point d’eau dans cette partie du désert. Nous
laissâmes _Qariatain_ le 13, étant aux environs de 200 personnes qui,
avec le même nombre d’ânes, de mulets et de chameaux, faisaient un
mélange assez grotesque. Notre route était un peu au nord-quart-nord-est,
à travers une plaine sablonneuse et unie, d’à peu près trois lieues et
demie de largeur, sans arbres ni eau, et bornée à droite et à gauche par
une chaîne de montagnes stériles qui semblaient se joindre environ deux
tiers de lieue avant que nous arrivassions à _Palmyre_......»

«Le 14 à midi, nous arrivâmes au lieu où les montagnes semblaient se
joindre: il y a entre elles une vallée où l’on voit encore les ruines
d’un aqueduc qui portait autrefois de l’eau à _Palmyre_; à droite et à
gauche, sont des tours carrées d’une hauteur considérable. En approchant
de plus près, nous trouvâmes que c’étaient les anciens sépulcres des
_Palmyréniens_. A peine eûmes-nous passé ces monuments vénérables, que
les montagnes se séparant des deux côtés, nous découvrîmes tout à la
fois la plus grande quantité de ruines que nous eussions jamais vue[51];
et derrière ces mêmes ruines, vers l’Euphrate, une étendue de plat pays
à perte de vue, sans le moindre objet animé. Il est presque impossible
de s’imaginer rien de plus étonnant. Un si grand nombre de piliers
corinthiens, avec si peu de murs et de bâtiments solides, fait l’effet
le plus romanesque que l’on puisse voir.» Tel est le récit de _Wood_.

Sans doute la sensation d’un pareil spectacle ne se transmet point; mais
afin que le lecteur s’en fasse l’idée la plus rapprochée, je joins ici
le dessin de la perspective. Pour en bien concevoir tout l’effet, il
faut suppléer par l’imagination aux proportions. Il faut se peindre cet
espace si resserré, comme une vaste plaine, ces fûts si déliés, comme
des colonnes dont la seule base surpasse la hauteur d’un homme; il faut
se représenter que cette file de colonnes debout occupe une étendue de
plus de 1300 toises, et masque une foule d’autres édifices cachés
derrière elle. Dans cet espace, c’est tantôt un palais dont il ne reste
que les cours et les murailles; tantôt un temple dont le péristyle est
à moitié renversé; tantôt un portique, une galerie, un arc de triomphe:
ici, les colonnes forment des groupes dont la symétrie est détruite par
la chute de plusieurs d’entre elles; là, elles sont rangées en files
tellement prolongées, que, semblables à des rangs d’arbres, elles fuient
sous l’œil dans le lointain, et ne paraissent plus que des lignes
accolées. Si de cette scène mouvante la vue s’abaisse sur le sol, elle y
en rencontre une autre presque aussi variée: ce ne sont de toutes parts
que fûts renversés, les uns entiers, les autres en pièces, ou seulement
disloqués dans leurs articulations; de toutes parts la terre est
hérissée de vastes pierres à demi enterrées, d’entablements brisés, de
chapiteaux écornés, de frises mutilées, de reliefs défigurés, de
sculptures effacées, de tombeaux violés, et d’autels souillés de
poussière. La table suivante rendra un compte plus détaillé des
principaux objets de la gravure.

A, est un château turk, désormais abandonné.

B, un sépulcre.

C, une fortification turke ruinée.

D, un sépulcre où commence une suite de colonnes qui s’étend jusqu’à R,
dans un espace de plus de 600 toises.

E, édifice supposé construit par Dioclétien.

F, ruines d’un sépulcre.

G, colonnes disposées en péristyle de temple.

_h_, grand édifice dont il ne reste que quatre colonnes.

I, ruines d’une église chrétienne.

K, file de colonnes qui semblent avoir appartenu à un portique, et qui
aboutissent aux quatre piédestaux suivants.

L, quatre grands piédestaux.

_m_, cellule ou cage d’un temple, avec une partie de son péristyle.

N, petit temple.

O, foule de colonnes qui ont une fausse apparence de cirque.

P, quatre superbes colonnes de granit.

Q, colonnes disposées en péristyle de temple.

R, arc auquel aboutit la colonnade qui commence en D.

S, grande colonne.

T, mosquée turke ruinée, avec son minaret.

U, grosse colonne, dont la plus grande partie, avec son entablement, est
tombée.

V, petits enclos de terre où les Arabes cultivent des oliviers et du
grain.

X, temple du Soleil.

Y, tour carrée, bâtie par les Turks sur l’emplacement du portique.

_zz_, mur qui formait l’enceinte de la cour du temple.

W, sépulcres semés dans la vallée, hors des murs de la ville.

Il faut voir dans les planches mêmes de _Wood_, les développements de
ces divers édifices, pour sentir à quel degré de perfection étaient
parvenus les arts dans ces temps reculés. L’architecture avait surtout
prodigué ses richesses, et déployé sa magnificence dans le temple du
Soleil, divinité de Palmyre. L’enceinte carrée de la cour qui l’enferme,
a 679 pieds sur chaque face. Le long de cette enceinte, régnait
intérieurement un double rang de colonnes: au milieu de l’espace vide,
le temple présente encore une façade de 47 pieds, sur un flanc de 124;
tout autour règne un péristyle de 41 colonnes; par un cas
extraordinaire, la porte répond au couchant et non à l’orient. La
soffite de cette porte, tombée par terre, offre un zodiaque dont les
signes sont les mêmes que les nôtres: une autre soffite porte un oiseau
de la même forme que celui de Balbek, placé sur un fond semé d’étoiles.
Il est remarquable pour les historiens, que la façade du portique a 12
colonnes, comme celle de Balbek: mais il est encore plus remarquable
pour les artistes, que ces deux façades ressemblent à la colonnade du
Louvre, bâtie par Perrault avant l’existence des dessins qui nous les
ont fait connaître; la seule différence est que les colonnes du Louvre
sont accouplées, au lieu que celles de Balbek et de Palmyre sont
isolées.

Il est dans la cour de ce même temple un autre spectacle plus
intéressant pour un philosophe: c’est de voir sur ces ruines sacrées de
la magnificence d’un peuple puissant et poli, une trentaine de huttes de
terre, où habitent autant de familles de paysans qui ont tout
l’extérieur de la misère. Voilà à quoi se réduit la population actuelle
d’un lieu jadis si fréquenté. Toute l’industrie de ces Arabes se borne à
cultiver quelques oliviers et le peu de blé qu’il leur faut pour vivre;
toutes leurs richesses se réduisent à quelques chèvres et à quelques
brebis qu’ils font paître dans le désert; toutes leurs relations
consistent en de petites caravanes qui leur viennent cinq ou six fois
par an de _Homs_, dont ils dépendent: peu capables de se défendre de la
violence, ils sont obligés de payer de fréquentes contributions aux
Bedouins, qui les vexent ou les protégent. «Leur corps est sain et bien
fait, ajoutent les voyageurs anglais; et la rareté des maladies parmi
eux, prouve que l’air de Palmyre mérite l’éloge qu’en fait _Longin_,
dans son épître à _Porphyre_. Il y pleut rarement, si ce n’est au temps
des équinoxes, où il arrive aussi de ces ouragans de sable, si dangereux
dans le désert. Le teint de ces Arabes est très-hâlé par la grande
chaleur; mais cela n’empêche pas que les femmes n’aient de beaux traits.
Elles sont voilées comme dans tout l’Orient; mais elles ne se font pas
tant de scrupule qu’ailleurs de laisser voir leur visage; elles se
teignent le bout des doigts en roux (avec du _henné_), les lèvres en
bleu, les sourcils en noir; et elles portent aux oreilles et au nez de
gros anneaux d’or ou de cuivre.»

L’on ne peut voir tant de monuments d’industrie et de puissance, sans
demander quel fut le siècle qui les vit se développer, quelle fut la
source des richesses nécessaires à ce développement; en un mot, quelle
est l’histoire de Palmyre, et pourquoi elle se trouve située si
singulièrement, étant en quelque sorte une île séparée de la terre
habitable, par une mer de sables stériles. Les voyageurs que j’ai cités,
ont fait sur ces questions des recherches intéressantes, mais trop
longues pour être rapportées dans cet ouvrage: il faut lire dans le
leur, comment ils distinguent à Palmyre deux genres de ruines, dont les
unes appartiennent à des temps très-reculés, et ne sont que des débris
informes; les autres, qui sont les monuments subsistants, appartiennent
à des siècles plus modernes. On y verra comment, se fondant sur le genre
d’architecture qui y est employé, ils en assignent la construction aux
trois siècles qui précédèrent Dioclétien, dans lesquels l’ordre
corinthien fut préféré à tous les autres. Ils démontrent par des
raisonnements pleins de sagacité, que Palmyre, située à trois journées
de l’Euphrate, dut toute sa fortune à l’avantage d’être sur l’une des
routes du grand commerce qui a de tout temps existé entre l’Euphrate et
l’Inde; enfin ils constatent qu’elle acquit son plus grand
accroissement lorsque, devenue barrière entre les Romains et les
Parthes, elle eut l’art de se maintenir neutre dans leurs démêlés, et de
faire servir le luxe de ces puissants empires à sa propre opulence.

De tout temps, Palmyre fut un entrepôt naturel pour les marchandises qui
venaient de l’Inde par le golfe Persique, et qui de là, remontant par
l’Euphrate ou par le désert, allaient, dans la Phénicie et l’Asie
mineure, se répandre chez des nations qui en furent toujours avides. Ce
commerce dut y fixer dès les siècles les plus reculés un commencement de
population, et en faire une place importante quoique encore peu célèbre.
Les deux sources d’eau douce[52] que son sol possède, furent surtout un
attrait puissant d’habitation dans ce désert aride et sec partout
ailleurs. Ce furent sans doute ces deux motifs qui attirèrent les
regards de Salomon, et qui engagèrent ce prince commerçant à porter ses
armes jusqu’à cette limite si reculée de la Judée. «Il y construisit de
bonnes murailles, dit l’historien Josèphe[53], pour s’en assurer la
possession, et il l’appela _Tadmour_, qui signifie lieu de palmiers.»
L’on a voulu inférer de ce récit que Salomon en fut le premier
fondateur; mais l’on en doit plutôt conclure que déja ce lieu avait une
importance connue. Les palmiers qu’il y trouva ne sont l’arbre que des
pays habités: dès avant Moïse, les voyages d’Abraham et de Jacob, de la
Mésopotamie dans la Syrie, indiquent entre ces contrées des relations
qui devaient animer Palmyre. La cannelle et les perles mentionnées au
temps du législateur des Hébreux, attestent une communication avec
l’Inde et le golfe Persique, qui devait suivre l’Euphrate, et passer
encore à Palmyre. Aujourd’hui que ces siècles sont éloignés, et que la
plupart des monuments ont péri, l’on raisonne mal sur l’état de ces
contrées à ces époques, et on le saisit d’autant moins bien, que l’on
admet comme faits historiques des faits antérieurs qui ont un caractère
tout différent; cependant, si l’on observe que les hommes de tous les
temps sont unis par les mêmes intérêts et les mêmes jouissances, l’on
jugera qu’il a dû s’établir de très-bonne heure des relations de
commerce de peuple à peuple, et que ces relations ont dû être à peu près
les mêmes qui se retrouvent dans les temps postérieurs et mieux connus.
D’après ce principe, en ne remontant pas au delà du siècle de Salomon,
l’invasion de Tadmour par ce prince est un fait qui décèle une foule de
rapports et de conséquences. Le roi de Jérusalem n’eût porté son
attention sur un poste si éloigné, si isolé, sans un puissant motif
d’intérêt. Cet intérêt n’a pu être que celui d’un grand commerce, dont
ce lieu était déja l’entrepôt, dont l’Inde était un des objets éloignés,
dont le golfe Persique était le principal foyer. Divers faits combinés
concourent surtout à indiquer ce dernier article: bien plus, ils
conduisent nécessairement à reconnaître le golfe Persique pour le centre
du commerce de cet _Ophir_ sur lequel on a bâti tant de mauvaises
hypothèses. En effet, n’est-ce pas dans ce golfe que les Tyriens
entretinrent dès les siècles reculés un commerce, et eurent des
possessions dont les îles de _Tyrus_ et _Aradus_ restèrent les
monuments? Si Salomon rechercha l’alliance de ces Tyriens, s’il eut
besoin de leurs pilotes pour guider ses vaisseaux, le but du voyage ne
dut-il pas être les lieux qu’ils fréquentaient déja, où ils se rendaient
par leurs ports de _Phœnicum oppidum_, sur la mer Rouge, et peut-être
de _Tor_, dont le nom semble une trace du leur? Les perles qui furent un
des principaux articles du commerce de Salomon, ne sont-elles pas le
produit presque exclusif de la côte du golfe, entre les îles de _Tyrus_
et _Aradus_ (aujourd’hui Bahrain), et le cap _Masandoum_? Les paons qui
firent l’admiration des Juifs, n’ont-ils pas toujours passé pour
originaires de la province de Perse adjacente au golfe? Les singes ne
venaient-ils pas de l’Yémen, qui était sur la route, et où ils abondent
encore? N’est-ce pas dans cet _Yémen_ qu’est le pays de _Saba_, dont la
reine apporta au roi juif de l’_encens_ et de l’or? Ne sont-ce pas ces
_Sabéens_ que Strabon vante pour la quantité d’or qu’ils possédaient? On
a cherché _Ophir_ dans l’Inde et dans l’Afrique; mais n’est-il pas un
des douze cantons ou peuples arabes mentionnés dans leurs origines
hébraïques? Et peut-on le séparer de leur continent, quand ces
_origines_ suivent partout un ordre méthodique de positions, quoi qu’en
aient dit Bochart et Calmet? Enfin, n’est-ce pas le nom même de cet
_Ophir_ qui se retrace dans celui d’_Ofor_, ville du district d’Oman,
sur la côte des Perles? Ce pays n’a plus d’or, mais qu’importe, si
Strabon nous apprend qu’au temps des Séleucides, les habitants de
Gerrha, sur la route de Babylone, en retiraient une quantité
considérable? Si l’on pèse toutes ces circonstances, l’on conviendra que
le golfe Persique fut le foyer du plus grand commerce de l’ancien
Orient; que ce fut pour y communiquer par une voie plus courte ou plus
sûre, que Salomon se porta jusqu’à l’Euphrate; et qu’enfin, à titre
d’entrepôt commode, Palmyre dut avoir dès cette époque un état, sinon
brillant, du moins assez considérable. On juge même, en méditant sur les
révolutions des siècles qui suivirent, que ce commerce fut un agent
principal de ces grands mouvements de la basse Asie, dont des
chroniques stériles ne rendent point raison. Si, postérieurement à
Salomon, les Assyriens de Ninive tournèrent leur ambition vers la Kaldée
et le cours inférieur de l’Euphrate, ce fut pour se rapprocher du golfe
Persique, source de l’opulence. Si Babylone, de vassale de Ninive,
devint en peu de temps sa rivale, et siége d’un empire nouveau, ce fut
parce que son site la rendit l’entrepôt de cette circulation. Enfin, si
ses rois firent des guerres si opiniâtres à Jérusalem et à Tyr, ce ne
fut pas seulement pour dépouiller ces villes des richesses qu’elles
possédaient, mais encore pour obstruer la dérivation qu’elles causaient
par la mer Rouge. Un historien[54] qui nous apprend que Nabukodonosor,
avant d’assiéger Jérusalem, s’empara de _Tadmour_, nous indique que
cette ville participait aux opérations des grandes métropoles
environnantes. Leur chute, arrivée par gradation, devint pour elle, sous
l’empire des Perses et sous les successeurs d’Alexandre, le mobile de
l’accroissement qu’elle semble acquérir tout à coup au temps des Parthes
et des Romains; elle eut alors une période de plusieurs siècles de paix
et d’activité, qui permirent à ses habitants d’élever ces monuments
d’opulence dont nous admirons encore les débris. Ils purent y déployer
d’autant plus de luxe, que le sol ne permettait aucun autre genre de
dépense, et que le faste des négociants en tout pays se porte volontiers
vers les constructions. Odenat et Zénobie mirent le comble à cette
prospérité; mais, pour avoir voulu passer la mesure naturelle, ils en
détruisirent tout à coup l’équilibre, et Palmyre, dépouillée par
Aurélien de l’état qu’elle s’était fait en Syrie, puis assiégée, prise
et dévastée par cet empereur, perdit en un jour la liberté et la
sécurité, qui étaient les premiers mobiles de sa grandeur. Depuis lors,
les guerres perpétuelles de ces contrées, les dévastations des
conquérants, les vexations des despotes, en appauvrissant les peuples,
ont diminué le commerce et tari la source qui venait au sein des déserts
faire fleurir l’industrie et l’opulence: les faibles canaux qui en ont
survécu, dérivés par Alep et Damas, ne servent aujourd’hui qu’à rendre
son abandon plus sensible et plus complet.

En quittant ces ruines vénérables, et rentrant dans la terre habitée,
nous trouvons d’abord _Homs_, l’Emesus des Grecs, située sur la rive
orientale de l’Oronte. Cette ville, jadis place forte et très-peuplée,
n’est plus qu’un assez gros bourg ruiné, où l’on ne compte pas plus de
deux mille habitants, partie Grecs et partie Musulmans. Il y réside un
aga, qui tient, à titre de sous-ferme, du pacha de Damas, toute la
contrée jusqu’à Palmyre. Le pacha lui-même tient cette ferme à titre
d’apanage relevant immédiatement du sultan: il en est de même de _Hama_
et de _Marra_. Ces trois fermes sont portées à quatre cents bourses, ou
cinq cent mille livres; mais elles rapportent près du quadruple.

A deux journées de chemin au-dessous de _Homs_, est _Hama_, célèbre en
Syrie pour ses roues hydrauliques. Elles sont en effet les plus grandes
que l’on y connaisse; elles ont jusqu’à trente-deux pieds de diamètre.
La circonférence de ces roues est formée par des augets disposés de
telle façon, qu’en tournant dans le courant du fleuve, ils se
remplissent d’eau, et qu’en arrivant au zénith de la roue, ils se
dégorgent dans un bassin, d’où l’eau se rend par des canaux aux bains
publics et particuliers. La ville est située dans une vallée étroite,
sur les deux rives de l’Oronte; elle contient environ quatre mille ames,
et elle a quelque activité, parce qu’elle est sur la route d’Alep à
Tripoli. Le sol est, comme dans toute cette partie, très-propre au
froment et au coton; mais la culture, exposée aux rapines du _Motsallam_
et des Arabes, est languissante. Un chaik de ceux-ci, nommé
_Mohammad-el-Korfân_, s’est rendu si puissant depuis quelques années,
qu’il est parvenu à imposer des contributions arbitraires sur le pays.
On estime qu’il peut mettre sur pied jusqu’à trente mille cavaliers.

En continuant de descendre l’Oronte par une route qui n’est qu’un peu
fréquentée, l’on rencontre dans un terrain marécageux un lieu
intéressant par le contraste de fortune qu’il présente. Ce lieu appelé
_Famié_, était jadis, sous le nom d’_Apaméa_, l’une des plus célèbres
villes de ces cantons. C’était là, dit Strabon, _que les Séleucides
avaient établi l’école et la pépinière de leur cavalerie_. Le terrain
des environs, abondant en pâturages, nourrissait jusqu’à trente mille
cavales, trois cents étalons et cinq cents éléphants. Au lieu de cette
création si animée, à peine les marais de _Famié_ nourrissent-ils
aujourd’hui quelques buffles et quelques moutons. Aux soldats vétérans
d’Alexandre qui en avaient fait le lieu de leur repos, ont succédé de
malheureux paysans qui vivent dans les alarmes perpétuelles des
vexations des Turks et des invasions des Arabes. De toutes parts, les
mêmes tableaux se répètent dans ces cantons. Chaque ville et chaque
village sont formés de débris, et assis sur des ruines de constructions
anciennes: on ne cesse d’en rencontrer, soit dans le désert, soit en
remontant la route jusqu’aux montagnes de Damas; soit même en passant au
midi de cette ville, dans les immenses plaines du _Haurân_. Les pèlerins
de la Mekke, qui les traversent pendant cinq à six journées, attestent
qu’ils y trouvent à chaque pas des vestiges d’anciennes habitations.
Cependant ils sont moins remarquables dans ces plaines, attendu que l’on
y manque de matériaux durables; le sol est une terre pure sans pierres,
et presque sans cailloux. Ce que l’on raconte de sa fertilité actuelle,
répond parfaitement à l’idée qu’en donnent les livres hébreux. Partout
où l’on sème le froment, il rend en profusion si les pluies ne manquent
pas, et il croît à hauteur d’homme. Les pèlerins assurent même que les
habitants ont une force de corps et une taille au-dessus du reste des
Syriens: ils en doivent différer à d’autres égards, parce que leur
climat, excessivement chaud et sec, ressemble plus à l’Égypte qu’à la
Syrie. Ainsi que dans le désert, ils manquent d’eaux vives et de bois,
font du feu avec de la fiente, et bâtissent des huttes avec de la terre
battue et de la paille. Ils sont très-basanés; ils paient des redevances
au pacha de Damas. Mais la plupart de leurs villages se mettent sous la
protection de quelques tribus arabes; et quand les chaiks ont de la
prudence, le pays prospère et jouit de la sécurité. Elle règne encore
plus dans les montagnes qui bornent ces plaines à l’ouest et au nord; ce
motif y a attiré depuis quelques années nombre de familles druzes et
maronites, lassées des troubles du Liban; elles y ont formé des
_Dêa_[55], ou _villages_, où elles professent librement leur culte, et
ont des chapelles et des prêtres. Un voyageur intelligent trouverait
sans doute en ces cantons divers objets intéressants d’antiquité et
d’histoire naturelle; mais aucun Européen connu n’y a encore pénétré.

En se rapprochant du Jourdain, le pays devient plus montueux et plus
arrosé; la vallée où coule ce fleuve, est en général abondante en
pâturages, surtout dans la partie supérieure. Quant au fleuve lui-même,
il a moins d’importance que l’imagination n’a coutume de lui en donner.
Les Arabes, qui méconnaissent le nom de Jourdain, l’appellent
_el-Chariâ_: sa largeur commune entre les deux principaux lacs, ne passe
guère soixante-dix à quatre-vingts pieds; en récompense, il a une
profondeur de dix à douze pieds. Dans l’hiver, il sort du lit étroit qui
l’encaisse, et gonflé par les pluies, il déborde sur les deux rives
jusqu’à former une nappe large quelquefois d’un quart de lieue; sa
grande crue est en mars, au temps que les neiges fondent sur les
montagnes du _Chaik_: alors, plus qu’en tout autre temps, ses eaux sont
troubles et jaunâtres, et son cours impétueux. Ses rives sont couvertes
d’une épaisse forêt de roseaux, de saules et d’autres arbustes qui
servent de repaire à une foule de sangliers, d’onces, de chacals, de
lièvres et d’oiseaux.

En traversant le Jourdain, à mi-chemin des deux lacs, on entre dans un
canton montueux, jadis célèbre sous le nom de royaume de _Samarie_, et
connu aujourd’hui sous celui de pays de _Nâblous_, qui en est le
chef-lieu. Ce bourg, situé près de _Sikem_, et sur les ruines de la
_Neapolis_ des Grecs, est la résidence d’un chaik qui tient à ferme le
tribut, dont il rend compte au pacha de Damas lors de sa tournée. L’état
de ce pays est à peu près le même que celui des Druzes, avec la
différence que ses habitants sont des musulmans zélés au point de ne pas
souffrir volontiers des chrétiens parmi eux. Ils sont répandus par
villages dans leurs montagnes, dont le sol, assez fertile, produit
beaucoup de blé, de coton, d’olives et quelques soies. L’éloignement où
ils sont de Damas, et la difficulté de leur terrain, en le préservant
jusqu’à un certain point des vexations du gouvernement, leur ont procuré
plus d’aisance que l’on n’en trouve ailleurs. Ils passent même en ce
moment pour le plus riche peuple de la Syrie: ils doivent cet avantage à
la conduite adroite qu’ils ont tenue dans les derniers troubles de la
Galilée et de la Palestine; la tranquillité qui régnait chez eux,
engagea beaucoup de gens aisés à venir s’y mettre à l’abri des revers de
la fortune. Mais depuis quatre ou cinq ans, l’ambition de quelques
chaiks, fomentée par les Turks, a suscité un esprit de faction et de
discorde, qui a des effets presque aussi fâcheux que les vexations des
pachas.

A deux journées au sud de _Nâblous_, en marchant par des montagnes qui à
chaque pas deviennent plus rocailleuses et plus arides, l’on arrive à
une ville qui, comme tant d’autres que nous avons parcourues, présente
un grand exemple de la vicissitude des choses humaines: à voir ses
murailles abattues, ses fossés comblés, son enceinte embarrassée de
décombres, l’on a peine à reconnaître cette métropole célèbre qui jadis
lutta contre les empires les plus puissants; qui balança un instant les
efforts de Rome même; et qui, par un retour bizarre du sort, en reçoit
aujourd’hui dans sa chute l’hommage et le respect; en un mot, l’on a
peine à reconnaître _Jérusalem_. L’on s’étonne encore plus de sa fortune
en voyant sa situation: car, placée dans un terrain scabreux et privé
d’eau, entourée de ravines et de hauteurs difficiles, écartée de tout
grand passage, elle ne semblait propre à devenir ni un entrepôt de
commerce, ni un siége de consommation; mais elle a vaincu tous les
obstacles, pour prouver sans doute ce que peut l’opinion maniée par un
législateur habile, ou favorisée par des circonstances heureuses. C’est
cette même opinion qui lui conserve encore un reste d’existence: la
renommée de ses merveilles, perpétuée chez les Orientaux, en appelle et
en fixe toujours un certain nombre dans ses murailles; musulmans,
chrétiens, juifs, tous sans distinction de secte, se font un honneur de
voir ou d’avoir vu la ville _noble_ et _sainte_, comme ils
l’appellent[56]. A juger par le respect qu’ils affectent pour ces lieux
sacrés, l’on croirait qu’il n’est pas au monde de peuple plus dévot;
mais cela ne les a pas empêchés d’acquérir et de mériter la réputation
du plus méchant peuple de la Syrie, sans excepter Damas même: l’on
estime que le nombre des habitants se monte à 12 ou 14,000 ames.

Jérusalem a eu de temps en temps des gouverneurs propres, avec le titre
de pachas; mais plus ordinairement elle est, comme aujourd’hui, une
dépendance de Damas, dont elle reçoit un _motsallam_ ou _dépositaire
d’autorité_. Ce _motsallam_ en paie une ferme, dont les fonds se tirent
du miri, des douanes, et surtout des sottises des habitants chrétiens.
Pour concevoir ce dernier article, il faut savoir que les diverses
communions des Grecs schismatiques et catholiques, des Arméniens, des
Coptes, des Abyssins et des Francs se jalousant mutuellement la
possession des lieux saints, se la disputent sans cesse à prix d’argent
auprès des gouverneurs turks. C’est à qui acquerra une prérogative, ou
l’ôtera à ses rivaux; c’est à qui se rendra le délateur des écarts
qu’ils peuvent commettre. A-t-on fait quelque réparation clandestine à
une église; a-t-on poussé une procession plus loin que de coutume;
est-il arrivé un pèlerin par une autre porte que celle qui lui est
assignée, c’est un sujet de délation au gouvernement, qui ne manque pas
de s’en prévaloir, pour établir des avanies et des amendes. De là des
inimitiés et une guerre éternelle entre les divers couvents, et entre
les adhérents de chaque communion. Les Turks, à qui a chaque dispute
rapporte toujours de l’argent, sont, comme l’on peut croire, bien
éloignés d’en tarir la source. Grands et petits, tous en tirent parti;
les uns vendent leur protection; les autres leurs sollicitations: de là
un esprit d’intrigue et de cabale qui a répandu la corruption dans
toutes les classes; de là, pour le _motsallam_, un casuel qui chaque
année monte à plus de 100,000 piastres. Chaque pèlerin lui doit une
entrée de 10 piastres; plus, un droit d’escorte pour le voyage au
Jourdain, sans compter les aubaines qu’il tire des imprudences que ces
étrangers commettent pendant leur séjour. Chaque couvent lui paie tant
pour un droit de procession, tant pour chaque réparation à faire; plus,
des présents à l’avènement de chaque supérieur, et au sien propre; plus,
des gratifications sous main, pour obtenir des bagatelles secrètes que
l’on sollicite, et tout cela va loin chez les Turks, qui, dans l’art de
pressurer, sont aussi entendus que les plus habiles gens de loi de
l’Europe. En outre, le _motsallam_ perçoit des droits sur la sortie
d’une denrée particulière à Jérusalem; je veux parler des _chapelets_,
des _reliquaires_, des _sanctuaires_, des _croix_, des _passions_, des
_agnus-dei_, des _scapulaires_, etc., dont il part chaque année près de
300 caisses. La fabrication de ces ustensiles de piété est la branche
d’industrie qui fait vivre la plupart des familles chrétiennes et
mahométanes de Jérusalem et de ses environs; hommes, femmes et enfants,
tous s’occupent à sculpter, à tourner le bois, le corail, et à broder en
soie, en perles et en fil d’or et d’argent. Le seul couvent de
_Terre-Sainte_ en enlève tous les ans pour 50,000 piastres; et ceux des
Grecs, des Arméniens et des Coptes réunis, pour une somme encore plus
forte: ce genre de commerce est d’autant plus nécessaire aux fabricants,
que la main-d’œuvre est presque l’unique objet de leur salaire; et il
devient d’autant plus lucratif aux débitants, que le prix du fonds est
décuplé par une valeur d’opinion. Ces objets exportés dans la Turkie,
l’Italie, le Portugal, dans l’Espagne et ses colonies, en font revenir à
titre d’aumônes ou de paiements, des sommes considérables. A cet article
les couvents joignent une autre branche moins importante, _la visite des
pèlerins_. L’on sait que de tout temps, la dévote curiosité de visiter
les _saints lieux_, conduisit de tous côtés des chrétiens à Jérusalem;
il fut même un siècle où les ministres de la religion en avaient fait un
acte nécessaire au salut. L’on se rappelle que ce fut cette ferveur
qui, agitant l’Europe entière, produisit les croisades. Depuis leur
malheureuse issue, le zèle des Européens se refroidissant de jour en
jour, le nombre de leurs pèlerins s’est beaucoup diminué; et il se
réduit désormais à quelques moines d’Italie, d’Espagne et d’Allemagne.
Mais il n’en est pas ainsi des Orientaux: fidèles à l’esprit des temps
passés, ils ont continué de regarder le voyage de Jérusalem comme une
œuvre du plus grand mérite. Ils sont même scandalisés du relâchement
des Francs à cet égard, et ils disent qu’ils sont tous devenus
hérétiques ou infidèles. Leurs prêtres et leurs moines, à qui cette
ferveur est utile, ne cessent de la fomenter. Les Grecs surtout assurent
que le _pèlerinage acquiert les indulgences plénières, non-seulement
pour le passé, mais même pour l’avenir; et qu’il absout, non-seulement
du meurtre, de l’inceste, de la pédérastie, mais encore de l’infraction
du jeûne et des jours de fêtes, dont ils font des cas bien plus graves_.
De si grands encouragements ne demeurent pas sans effet; et chaque année
il part de la Morée, de l’Archipel, de Constantinople, de l’Anatolie, de
l’Arménie, de l’Égypte et de la Syrie, une foule de pèlerins de tout âge
et de tout sexe; l’on en portait le nombre, en 1784, à 2000 têtes. Les
moines, qui trouvent sur leurs registres, que jadis il en passait 10 à
12,000, ne cessent de dire que la religion dépérit, et que le zèle des
fidèles s’éteint. Mais il faut convenir que ce zèle est un peu ruineux,
puisque le simple pèlerinage coûte au moins 4,000 livres, et qu’il en
est souvent qui, au moyen des offrandes, se montent à 50 et 60,000
livres.

Yâfa est le lieu où débarquent ces pèlerins. Ils y arrivent en novembre,
et se rendent sans délai à Jérusalem, où ils restent jusqu’après les
fêtes de Pâques. On les loge pêle-mêle par familles, dans les cellules
des couvents de leur communion. Les religieux ont bien soin de dire que
ce logement est gratuit; mais il ne serait ni honnête ni sûr de s’en
aller sans faire une offrande qui excède de beaucoup le prix marchand
d’une location. En outre, l’on ne peut se dispenser de payer des messes,
des services, des exorcismes, etc., autre tribut assez considérable.
L’on doit acheter encore des crucifix, des chapelets, des agnus-dei,
etc. Le jour des Rameaux arrivé, l’on va se purifier au Jourdain; et ce
voyage exige encore une contribution. Année commune, elle rapporte au
gouverneur 15,000 sequins turks, c’est-à-dire 112,500 livres[57], dont
il dépense environ la moitié en frais d’escorte et droits de passage
qu’exigent les Arabes. Il faut voir dans les relations particulières de
ce pèlerinage, la marche tumultueuse de cette foule dévote dans la
plaine de _Yericho_; son zèle indécent et superstitieux à se jeter
hommes, femmes et enfants, nus dans le Jourdain; leur fatigue à se
rendre au bord de la mer Morte; leur ennui à la vue des rochers de cette
contrée, la plus sauvage de la nature; enfin leur retour et leur visite
des saints lieux, et la cérémonie _du feu nouveau qui descend du ciel le
samedi saint, apporté par un ange_. Les Orientaux croient encore à ce
miracle, quoique les Francs aient reconnu que les prêtres, retirés dans
la sacristie, emploient des moyens très-naturels. La Pâque finie, chacun
retourne en son pays, fier de pouvoir émuler avec les musulmans pour le
titre de pèlerin[58]; plusieurs même, afin d’être reconnus partout pour
tels, se font graver sur la main, sur le poignet ou sur le bras, des
figures de croix, de lance, et le chiffre de Jésus et de Marie. Cette
gravure douloureuse et quelquefois périlleuse[59], se fait avec des
aiguilles dont on remplit la piqûre de poudre à canon, ou de chaux
d’antimoine. Elle reste ineffaçable: les musulmans ont la même pratique;
et elle se retrouve chez les Indiens, chez les sauvages, et chez les
peuples anciens, toujours avec un caractère religieux, parce qu’elle
tient à des usages de religion de la première antiquité. Tant de
dévotion n’empêche pas ces pèlerins de participer au proverbe des
_Hadjis_; et les chrétiens disent aussi: _Prenez garde au pèlerin de
Jérusalem_. L’on conçoit que le séjour de cette foule à Jérusalem
pendant cinq à six mois, y laisse des sommes considérables: à ne compter
que quinze cents personnes, à cent pistoles par tête, c’est un million
et demi. Une partie de cet argent passe en paiement de denrées au peuple
et aux marchands, qui rançonnent les étrangers de tout leur pouvoir.
L’eau se payait en 1784, jusqu’à 15 sous la voie. Une autre partie va au
gouverneur et à ses employés, Enfin, la troisième reste dans les
couvents. L’on se plaint de l’usage qu’en font les schismatiques; et
l’on parle avec scandale de leur luxe, de leurs porcelaines, de leurs
tapis, et même des sabres, des kandjars et bâtons qui meublent leurs
cellules. Les Arméniens et les Francs sont beaucoup plus modestes; c’est
vertu de nécessité dans les premiers, qui sont pauvres; mais c’est vertu
de prudence dans les seconds, qui ne le sont pas.

Le couvent de ces Francs, appelé _Saint-Sauveur_, est le chef-lieu de
toutes les missions de _Terre-Sainte_ qui sont dans l’empire turk. L’on
en compte dix-sept, que desservent des franciscains de toute nation,
mais plus souvent des Français, des Italiens et des Espagnols.
L’administration générale est confiée à trois individus de ces nations,
de telle manière que le supérieur doit toujours être né sujet du pape;
le procureur, sujet du roi catholique, et le vicaire, sujet du roi
très-chrétien. Chacun de ces administrateurs a une clef de la caisse
générale, afin que le maniement des fonds ne puisse se faire qu’en
commun. Chacun d’eux est assisté d’un second appelé _discret_: la
réunion de ces six personnages et d’un discret portugais, forme le
_directoire_ ou _chapitre_ souverain qui gouverne le couvent et l’ordre
entier. Ci-devant une balance combinée par les premiers législateurs,
avait tellement distribué les pouvoirs de ces administrateurs, que la
volonté d’un seul ne pouvait maîtriser celle de tous; mais comme tous
les gouvernements sont sujets à révolution, il est arrivé depuis
quelques années des incidents qui ont beaucoup dénaturé celui-ci. En
voici l’histoire en deux mots.

Il y a environ 20 ans, que par un désordre assez familier aux grandes
régies, le couvent de _Terre-Sainte_ se trouva chargé d’une dette de 600
bourses (750,000 liv.). Elle croissait de jour en jour, parce que la
dépense ne cessait d’excéder la recette. Il eût été facile de se libérer
tout à coup, attendu que le trésor du Saint-Sépulcre possède en diamants
et en toutes sortes de pierres précieuses, en calices, en croix, en
ciboires d’or et autres présents des princes chrétiens, pour plus d’un
million; mais outre l’aversion qu’ont eue de tout temps les ministres
des temples à toucher aux choses sacrées, il pouvait être important dans
le cas en question, de ne pas montrer aux Turks, ni même aux chrétiens,
de trop grandes ressources. La position était embarrassante; elle le
devenait encore davantage par les murmures du procureur espagnol, qui se
plaignait hautement de supporter seul le fardeau de la dette, parce
qu’en effet, c’était lui qui fournissait les fonds les plus
considérables. Dans ces circonstances, _J. Ribeira_, qui occupait ce
poste, étant venu à mourir, le hasard lui donna pour successeur un homme
qui, plus impatient encore, résolut de remédier au désordre à quelque
prix que ce fût. Il s’y porta avec d’autant plus d’activité, qu’il se
promit des avantages particuliers de la réforme qu’il méditait. Il
dressa son plan en conséquence; pour l’exécuter, il s’adressa
immédiatement au roi d’Espagne, par l’entremise de son confesseur, et il
lui proposa:

«Que le zèle des princes chrétiens s’étant beaucoup refroidi depuis
plusieurs années, leurs anciennes largesses au couvent de _Terre-Sainte_
avaient considérablement diminué; que le roi très-fidèle avait retranché
plus de la moitié des 40,000 piastres fortes qu’il avait coutume de
donner; que le roi très-chrétien se tenant acquitté par la protection
qu’il accordait, payait à peine les 1000 écus qu’il avait promis;
l’Italie et l’Allemagne devenaient de jour en jour moins libérales, et
que sa majesté catholique était la seule qui continuât les bienfaits de
ses prédécesseurs. _Il représenta_ que d’autre part, les dépenses de
l’établissement n’ayant pas subi la même diminution, il en résultait un
vide qui forçait chaque année de recourir à un emprunt; que de cette
manière il s’était formé une dette qui s’accroissait de jour en jour, et
qui menaçait de conduire à une ruine finale; que parmi les causes de
cette dette, l’on devait surtout compter le pèlerinage des moines qui
venaient visiter les saints lieux; qu’il fallait leur payer leurs
voyages, leurs nolis, leurs péages, leur pension au couvent pendant deux
et trois ans, etc.; que par un cas singulier, la majeure partie de ces
moines était fournie par ces mêmes états qui avaient retiré leurs
largesses, c’est-à-dire, par le Portugal, l’Allemagne et l’Italie; qu’il
semblait étrange que le roi d’Espagne défrayât des gens qui n’étaient
point ses sujets; et qu’il était abusif que le maniement même de ses
fonds fût confié à un chapitre presque tout composé d’étrangers. Le
suppliant insistant sur ce dernier article, priait sa majesté catholique
d’intervenir à la réforme des abus, et d’établir un ordre nouveau et
plus équitable, dont il insinua le dessein.»

Ces représentations eurent tout l’effet qu’il pouvait désirer. Le roi
d’Espagne y faisant droit, se déclara d’abord _protecteur spécial de
l’ordre de Terre-Sainte en Levant_, et en prit en cette qualité la
direction; puis il nomma le requérant, _J. Juan Ribeira, son procureur
royal_, lui donna à ce titre un cachet aux armes d’Espagne, et lui
confia à lui seul la gestion de ses _dons_, sans en être comptable qu’à
sa personne. De ce moment, J. Juan Ribeira, devenu plénipotentiaire, a
signifié au _discrétoire_ que désormais il aurait une caisse
particulière, séparée de la caisse commune; que cette dernière resterait
comme ci-devant, chargée des dépenses générales, et qu’en conséquence
toutes les contributions des nations y seraient versées; mais qu’attendu
que celle d’Espagne était hors de proportion avec les autres, il n’en
serait désormais distrait qu’une partie relative au contingent de
chacune, et que l’excédant serait versé dans sa caisse particulière; que
les pèlerinages seraient désormais aux frais des nations respectives, à
l’exception des sujets de France, dont-il voulait bien se charger. De
là, il est arrivé que les pèlerinages et la plupart des dépenses
générales resserrées, ont repris un équilibre avec la recette, et l’on a
pu commencer d’acquitter la dette dont on était chargé; mais les
religieux n’ont pas vu sans humeur le procureur devenir une puissance
indépendante: ils ne lui pardonnent pas d’être à lui seul presque aussi
riche que l’ordre entier: en effet, il a touché depuis huit ans quatre
_conduites_ ou _contributions_ d’Espagne, évaluées à 800,000 piastres.
L’argent qui forme ces _conduites_, consistant en piastres d’Espagne, se
charge ordinairement sur un vaisseau français qui le transporte en
Cypre, avec deux religieux qui veillent à sa garde. De Cypre, une partie
des piastres fortes passe à Constantinople, où elles sont vendues avec
bénéfice, et converties en monnaie turke. L’autre partie va directement
par Yâfa à Jérusalem, dont les habitants l’attendent comme les Espagnols
attendent le _galion_. Le procureur en verse une somme dans la caisse
générale, et le reste est à sa discrétion. Les usages qu’il en fait,
consistent, 1º en une pension de mille écus au vicaire français et à son
_discret_ qui, à ce moyen, lui procurent dans le _conseil_ une majorité
des suffrages; 2º en présents au gouverneur, au mofti, au qâdi, au
naqîb, et autres grands dont le crédit peut lui être utile; enfin, il
soutient la dignité de sa place: et cet article n’est pas une bagatelle;
car il a ses interprètes particuliers, comme un consul, sa table, ses
janissaires: seul des Francs, il monte à cheval dans Jérusalem, et
marche escorté par des cavaliers; en un mot, il est, après le motsallam,
la première personne du pays, et il traite d’égal à égal avec les
puissances. Tant d’égards ne sont pas gratuits, comme l’on peut croire.
Une seule visite à Djezzâr pour l’église de Nazareth, a coûté 30,000
_pataques_ (157,000 liv.). Les musulmans de Jérusalem, qui désirent son
argent, recherchent son amitié. Les chrétiens qui sollicitent ses
aumônes, redoutent jusqu’à son indifférence. Heureuse la maison qu’il
affectionne, et malheur à qui lui déplaît! car sa haine peut avoir des
suites directes ou détournées, également redoutables: un mot à l’_Ouâli_
attirerait le bâton, sans qu’on sût d’où il vient. Tant de pouvoir lui a
fait dédaigner la protection accoutumée de l’ambassadeur de France, et
il a fallu une affaire récente avec le pacha de Damas, pour lui rappeler
qu’elle seule est plus efficace que 20,000 sequins. Ses agents, fiers de
son crédit, en abusent comme tous les subalternes. Les moines espagnols
de Yâfa et de Ramlé traitent les chrétiens qui dépendent d’eux, avec une
rigueur qui n’est nullement évangélique: ils les excommunient en pleine
église, en les apostrophant par leur nom; ils menacent les femmes dont
il leur est revenu des propos; ils font faire des pénitences publiques,
le cierge à la main; ils livrent aux Turks les indociles, et refusent
tout secours à leurs familles; enfin ils choquent les usages du pays et
la bienséance, en visitant les femmes des chrétiens, qui ne doivent voir
que leurs très-proches parents, et en les entretenant sans témoins dans
leurs appartements, pour raison de confession. Les Turks ne peuvent
concevoir tant de liberté sans abus. Les chrétiens, dont l’esprit est le
même à cet égard, en murmurent, mais ils n’osent éclater. L’expérience
leur a appris que l’indignation des RR. PP. a des suites redoutables.
L’on dit tout bas qu’elle attira, il y a six ou sept ans, un ordre du
capitan-pacha, pour couper la tête à un habitant de Yâfa qui leur
résistait. Heureusement l’aga prit sur lui d’en différer l’exécution, et
de désabuser l’amiral; mais leur animosité n’a pas cessé de poursuivre
cet homme par des chicanes de toute espèce. Récemment même, elle a
sollicité l’ambassadeur d’Angleterre, sous la protection duquel il s’est
mis, de donner _main-levée à une punition_ qui n’est qu’une injuste
vengeance.

Laissons-là des détails faits cependant pour peindre l’état de ce pays.
Si nous quittons Jérusalem, nous ne trouvons plus dans cette partie du
pachalic, que trois lieux qui méritent d’en faire mention.

Le premier est _Râha_, l’ancienne _Yericho_, située à six lieues au
nord-est de Jérusalem: son local est une plaine de six à sept lieues de
long sur trois de large, autour de laquelle règnent des montagnes
stériles qui la rendent très-chaude. Jadis on y cultivait le _baume de
la Mekke_. Selon les _Hadjis_, c’est un arbuste semblable au grenadier,
dont les feuilles ont la forme de celles de la _rhue_; il porte une noix
charnue, au milieu de laquelle est une amande d’où se retire le suc
résineux qu’on appelle _baume_. Aujourd’hui il n’existe pas un de ces
arbustes à _Râha_; mais l’on y en trouve une autre espèce, appelée
_zaqqoûn_, qui produit une huile douce aussi vantée pour les blessures.
Ce _zaqqoûn_ ressemble à un prunier; il a des épines longues de quatre
pouces, des feuilles d’olivier, mais plus étroites, plus vertes, et
piquantes au bout: son fruit est un gland sans calice, sous l’écorce
duquel est une pulpe, puis un noyau, dont l’amande rend une huile que
les Arabes vendent très-cher à ceux qui en désirent: c’est le seul
commerce de _Râha_, qui n’est qu’un village en ruines.

Le second lieu est _Bait-el-lahm_ ou _Bethlem_, si célèbre dans
l’histoire du christianisme. Ce village, situé à deux lieues de
Jérusalem, au sud-est, est assis sur une hauteur, dans un pays de
coteaux et de vallons, qui pourrait devenir très-agréable. C’est le
meilleur sol de ces cantons; les fruits, les vignes, les olives, les
sésames y réussissent très-bien; mais la culture manque, comme partout
ailleurs. On compte dans ce village environ 600 hommes capables de
porter le fusil dans l’occasion; et elle se présente souvent, tantôt
pour résister au pacha, tantôt pour faire la guerre aux villages
voisins, tantôt pour les dissensions intestines. De ces 600 hommes, on
en compte une centaine de chrétiens latins, qui ont un curé dépendant du
grand couvent de Jérusalem. Ci-devant ils étaient uniquement livrés à
la fabrique des chapelets; mais les RR. PP. ne consommant pas tout ce
qu’ils pouvaient fournir, ils ont repris le travail de la terre; ils
font du vin blanc qui justifie la réputation qu’avaient jadis les vins
de Judée; mais il a l’inconvénient d’être trop capiteux. L’intérêt de la
sûreté, plus fort que celui de la religion, fait vivre ces chrétiens en
assez bonne intelligence avec les musulmans, leurs concitoyens. Ils sont
les uns et les autres du parti _Yamâni_, qui, en opposition avec le
_Qaîsi_, divise toute la Palestine en deux factions ennemies. Le courage
de ces paysans, fréquemment éprouvé, les a rendus redoutables dans leur
voisinage.

Le troisième et dernier lieu est _Habroun_ ou _Hébron_, situé à sept
lieues, au sud de _Bethlem_; les Arabes n’appellent ce village que
_El-kalil_[60], c’est-à-dire le _bien-aimé_, qui est l’épithète propre
d’Abraham, dont on montre la grotte sépulcrale. _Habroun_ est assis au
pied d’une élévation sur laquelle sont de mauvaises masures, restes
informes d’un ancien château. Le pays des environs est une espèce de
bassin oblong, de cinq à six lieues d’étendue, assez agréablement
parsemé de collines rocailleuses, de bosquets de sapins, de chênes
avortés, et de quelques plantations d’oliviers et de vignes. L’emploi de
ces vignes n’est pas de procurer du vin, attendu que les habitants sont
tous musulmans zélés, au point qu’ils ne souffrent chez eux aucun
chrétien; l’on ne s’en sert qu’à faire des raisins secs mal préparés,
quoique l’espèce soit fort belle. Les paysans cultivent encore du coton,
que leurs femmes filent, et qui se débite à Jérusalem et à Gaze. Ils y
joignent quelques fabriques de savon; dont la soude leur est fournie par
les Bedouins, et une verrerie fort ancienne, la seule qui existe en
Syrie: il en sort une grande quantité d’anneaux colorés, de bracelets
pour les poignets; pour les jambes, pour les bras au-dessus du
coude[61], et diverses autres bagatelles que l’on envoie jusqu’à
Constantinople. Au moyen de ces branches d’industrie, _Habroun_ est le
plus puissant village de ces cantons; il peut armer huit à neuf cents
hommes qui, tenant pour la faction _Qaîsi_, sont les rivaux habituels de
_Bethlem_. Cette discorde qui règne dans tout ce pays, depuis les
premiers temps des Arabes, y cause une guerre civile perpétuelle. A
chaque instant les paysans font des incursions sur les terres les uns
des autres, et ravagent mutuellement leurs blés, leurs doura, leurs
sésames, leurs oliviers, et s’enlèvent leurs brebis, leurs chèvres et
leurs chameaux. Les Turks, qui partout répriment peu ces désordres, y
remédient d’autant moins ici, que leur autorité y est très-précaire; les
Bedouins, dont les camps occupent le plat pays, forment contre eux un
parti d’opposition, dont les paysans s’étayent pour leur résister, et
pour se tourmenter les uns les autres, selon les aveugles caprices de
leur ignorance ou de leurs intérêts. De là une anarchie pire que le
despotisme qui règne ailleurs, et une dévastation qui donne à cette
partie un aspect plus misérable qu’au reste de la Syrie.

En marchant de _Hébron_ vers le couchant, l’on arrive, après cinq heures
de marche, sur des hauteurs qui, de ce côté, sont le dernier rameau des
montagnes de la Judée. Là, le voyageur, fatigué du paysage raboteux
qu’il quitte, porte avec complaisance ses regards sur la plaine vaste et
unie, qui de ses pieds s’étend à la mer qu’il a en face; c’est cette
plaine qui, sous le nom de _Falastîne_ ou _Palestine_, termine de ce
côté le département de la Syrie, et forme le dernier article dont j’ai à
parler.



CHAPITRE VII.

De la Palestine.


La Palestine, dans sa consistance actuelle, embrasse tout le terrain
compris entre la Méditerranée à l’ouest, la chaîne des montagnes à
l’est, et deux lignes tirées, l’une au midi par _Kan-Younès_, et l’autre
au nord entre _Qaïsarié_ et le ruisseau de _Yâfa_. Tout cet espace est
une plaine presque unie, sans rivière ni ruisseau pendant l’été, mais
arrosée de quelques torrents pendant l’hiver. Malgré cette aridité, le
sol n’est pas impropre à la culture: l’on peut dire même qu’il est
fécond; car lorsque les pluies d’hiver ne manquent pas, toutes les
productions viennent en abondance: la terre, qui est noire et grasse,
conserve assez d’humidité pour porter les grains et les légumes à leur
perfection pendant l’été. L’on y sème plus qu’ailleurs du doura, du
sésame, des pastèques et des fèves; l’on y joint aussi le coton, l’orge
et le froment; mais quoique ce dernier soit le plus estimé, on le
cultive moins, parce qu’il provoque l’avarice des commandants turks et
les rapines des Arabes. En général, cette contrée est une des plus
dévastées de la Syrie, parce qu’étant propre à la cavalerie, et
adjacente au désert, elle est ouverte aux Bedouins, qui n’aiment pas les
montagnes; depuis long-temps ils la disputent à toutes les puissances
qui s’y sont établies: ils sont parvenus à s’y faire céder des terrains,
moyennant quelques redevances, et de là ils infestent les routes, au
point que l’on ne peut voyager en sûreté depuis Gaze jusqu’à Acre. Ils
auraient même pu la posséder tout entière, s’ils eussent su profiter de
leurs forces: mais, divisés entre eux par des intérêts et des querelles
de familles, ils se font à eux-mêmes la guerre qu’ils devraient faire à
leur ennemi commun, et ils perpétuent leur impuissance par leur
anarchie, et leur pauvreté par leur brigandage.

La Palestine, ainsi que je l’ai dit, est un district indépendant de tout
pachalic. Quelquefois elle a eu des gouverneurs propres, qui résidaient
à _Gaze_ avec le titre de _pacha_; mais dans l’ordre habituel, qui est
celui de ce moment, elle se divise en trois apanages ou _melkâné_, à
savoir, _Yâfa_, _Loùdd_ et _Gaze_. Le premier est au profit de la
sultane _ouâldé mère_: le capitan pacha a reçu les deux autres en
récompense de ses services, et en paiement de la tête de Dâher. Il les
afferme à un aga qui réside à _Ramlé_, et qui lui en paie 215 bourses;
savoir, 180 pour _Gaze_ et _Ramlé_, et 35 pour _Loùdd_.

_Yâfa_ est tenu par un autre aga qui en rend 120 bourses à la sultane.
Il a pour s’indemniser tous les droits du miri et de capitation de cette
ville et de quelques villages voisins; mais l’article principal de son
revenu est la douane, qu’il perçoit sur les marchandises qui entrent et
qui sortent; elle est assez considérable, parce que c’est à _Yâfa_
qu’abordent, et les riz que Damiette envoie à Jérusalem, et les
marchandises d’un petit comptoir français établi à Ramlé, et les
pèlerins de Morée, de Constantinople, et les denrées de la côte de
Syrie: c’est aussi par cette porte que sortent les cotons filés de toute
la Palestine, et les denrées que ce pays exporte sur la côte. Du reste,
la puissance de cet aga se réduit à une trentaine de fusiliers à pied et
à cheval, qui suffisent à peine à garder deux mauvaises portes, et à
écarter les Arabes.

Comme port de mer et ville forte, _Yâfa_ n’est rien; mais elle possède
de quoi devenir un des lieux les plus intéressants de la côte, à raison
de deux sources d’eau douce qui se trouvent dans son enceinte sur le
rivage de la mer. Ces sources ont été une des causes de sa résistance
lors des dernières guerres. Son port, formé par une jetée, et
aujourd’hui comblé, pourrait être vidé et recevoir une vingtaine de
bâtiments de 300 tonneaux. Ceux qui arrivent présentement, sont obligés
de jeter l’ancre en mer, à près d’une lieue du rivage; ils n’y sont pas
en sûreté, car le fond est un banc de roche et de corail qui s’étend
jusqu’en face de Gaze.

Avant les deux derniers siéges, cette ville était une des plus agréables
de la côte. Ses environs étaient couverts d’une forêt d’orangers, de
limoniers, de cédrats, de poncires et de palmiers, qui ne commencent que
là à porter de bons fruits[62]. Au delà, la campagne était remplie
d’oliviers grands comme des noyers; mais les Mamlouks ayant tout coupé,
pour le plaisir de couper, ou pour se chauffer, Yâfa a perdu la plupart
de ses avantages et de ses agréments; heureusement l’on n’a pu lui
enlever les eaux vives qui arrosent ses jardins, et qui ont déja
ressuscité les souches, et fait renaître des rejetons.

A trois lieues à l’est de Yafâ, est le village de _Loùdd_, jadis _Lydda_
et _Diospolis_; l’aspect d’un lieu où l’ennemi et le feu viennent de
passer, est précisément celui de ce village. Ce ne sont que masures et
décombres, depuis les huttes des habitants jusqu’au _seraï_ ou _palais_
de l’aga. Cependant il se tient à _Loùdd_, une fois la semaine, un
marché où les paysans de tous les environs viennent vendre leur coton
filé. Les pauvres chrétiens qui y habitent, montrent avec vénération les
ruines de l’église de Saint-Pierre, et font asseoir les étrangers sur
une colonne qui servit, disent-ils, à reposer ce saint. Ils montrent
l’endroit où il prêchait, celui où il faisait sa prière, etc. Tout ce
pays est plein de pareilles traditions. L’on n’y fait pas un pas, que
l’on ne vous y montre des traces de quelque apôtre, de quelque martyr,
de quelque vierge; mais quelle foi ajouter à ces traditions, quand
l’expérience constate que les événements d’Ali-bek et de Dâher sont déja
contestés et confondus!

A un tiers de lieue au sud de _Loùdd_, par une route bordée de nopals,
est _Ramlé_, l’ancienne _Arimathia_. Cette ville est presque aussi
ruinée que _Loùdd_ même. On ne marche dans son enceinte qu’à travers des
décombres: l’aga de _Gaze_ y fait sa résidence dans un seraï dont les
planchers s’écroulent avec les murailles. _Pourquoi_, disais-je un jour
à un de ses sous-agas, ne répare-t-il pas au moins sa chambre? _Et s’il
est supplanté l’année prochaine_, répondit-il, _qui lui rendra sa
dépense_? Une centaine de cavaliers et autant de Barbaresques qu’il
entretient, sont logés dans une vieille église chrétienne, dont la nef
sert d’écurie, et dans un ancien khan, que les scorpions leur disputent.
La campagne aux environs est plantée d’oliviers superbes, disposés en
quinconce. La plupart sont grands comme des noyers de France; mais
journellement ils dépérissent par vétusté, par les ravages publics, et
même par des délits secrets: car dans ces cantons, lorsqu’un paysan a
un ennemi, il vient de nuit scier ou percer les arbres à fleur de terre;
et la blessure, qu’il a soin de recouvrir, épuisant la séve comme un
cautère, l’olivier périt de langueur. En parcourant ces plantations, on
trouve à chaque pas des puits secs, des citernes enfoncées, et de vastes
réservoirs voûtés, qui prouvent que jadis la ville dut avoir plus d’une
lieue et demie d’enceinte. Aujourd’hui, à peine y compte-t-on 200
familles. Le peu de terre que cultivent quelques-unes, appartient au
mofti, et à deux ou trois de ses parents. Les ressources des autres se
bornent à filer du coton, qui est enlevé en grande partie par deux
comptoirs français qui y sont établis. Ce sont les derniers de cette
partie de la Syrie; il n’y en a ni à Jérusalem, ni à Yâfa. On fait aussi
à Ramlé du savon, qui passe presque tout en Égypte. Par un cas nouveau,
l’aga y a fait construire en 1784 le seul moulin à vent que j’aie vu en
Syrie et en Égypte, quoique l’on dise ces machines originaires de ces
pays; et il l’a fait sur le dessin et sous la direction d’un charpentier
vénitien.

La seule antiquité remarquable de _Ramlé_, est le minaret d’une mosquée
ruinée, qui se trouve sur le chemin de _Yâfa_. L’inscription arabe porte
qu’il fut bâti par _Saïf-el-Dîn_, sultan d’Égypte. Du sommet, qui est
très-élevé, l’on suit toute la chaîne des montagnes qui vient de
Nâblous, côtoyant la plaine, et qui va se perdre dans le sud. Si l’on
parcourt cette plaine jusqu’à _Gaze_, on rencontre d’espace en espace
quelques villages mal bâtis en terre sèche, qui, comme leurs habitants,
portent l’empreinte de la pauvreté et de la misère. Ces maisons, vues de
près, sont des huttes tantôt isolées, et tantôt rangées en forme de
cellules, autour d’une cour fermée par un mur de terre. Les femmes y
ont, comme partout, un logement séparé. Dans l’hiver, l’appartement
habité est celui même des bestiaux; seulement la partie où l’on se
tient, est élevée de deux pieds au-dessus du sol des animaux. Ces
paysans en retirent l’avantage d’être chaudement sans brûler de bois; et
cette économie est indispensable dans un pays qui en manque absolument.
Quant au feu nécessaire pour cuire leurs aliments, ils le font avec de
la fiente pétrie en forme de gâteaux, que l’on fait sécher au soleil, en
les appliquant sur les murs de la hutte. L’été, ils ont un autre
logement plus aéré; mais dont tous les meubles consistent pareillement
en une natte et un vase à boire. Les environs de ces villages sont
ensemencés, dans la saison, de grains et de pastèques; tout le reste est
désert et livré aux Arabes-Bedouins qui y font paître leurs troupeaux. A
chaque pas l’on y rencontre des ruines de tours, de donjons, de châteaux
avec des fossés; quelquefois on y trouve pour garnison un lieutenant de
l’aga, avec deux ou trois Barbaresques qui n’ont que la chemise et le
fusil; plus souvent ils sont abandonnés aux chacals, aux hiboux et aux
scorpions.

Parmi les lieux habités, on peut distinguer le village de _Mesmîé_, à
quatre lieues de _Ramlé_, sur la route de _Gaze_; il fournit beaucoup de
cotons filés. A une petite lieue de là à l’orient est une colline
isolée, appelée par cette raison _el-Tell_; c’est le chef-lieu de la
tribu des _Ouadihié_, dont était chaik _Bakir_, que l’aga de Gaze
assassina, il y a trois ans, à un repas où il l’avait invité. On trouve,
sur cette hauteur, des débris considérables d’habitations, et des
souterrains tels qu’en offrent les fortifications du moyen âge. Ce lieu
a dû être recherché en tout temps, pour son escarpement et pour la
source qui est à ses pieds. Le ravin par lequel elle coule, est le même
qui va se perdre près d’_Azqâlan_. A l’est, le terrain est rocailleux et
cependant parsemé de sapins, d’oliviers et d’autres arbres.
_Bait-djibrim_, _Bethagabris_ dans l’antiquité, est un village habité
qui n’en est éloigné que de trois petits quarts de lieue dans le sud. A
sept heures de là, en tirant vers le sud-ouest, un autre village de
Bedouins, appelé le _Hesi_, a, dans son voisinage, une colline factice
et carrée, dont la hauteur passe soixante-dix pieds, sur cent cinquante
pas de large et deux cents de long. Tout son talus a été pavé, et son
sommet porte encore des traces d’une citadelle très-forte.

En se rapprochant de la mer, à trois lieues de Ramlé, sur la route de
Gaze, est _Yabné_, qui dans l’antiquité fut _Iamnia_. Ce village n’a de
remarquable qu’une hauteur factice, comme celle du _Hesi_, et un petit
ruisseau, le seul de ces cantons qui ne tarisse pas en été. Son cours
total n’est pas de plus d’une lieue et demie; avant de se perdre à la
mer, il forme un marais appelé _Roubîn_, où des paysans avaient établi,
il y a cinq ans, une culture de cannes à sucre qui promettait les plus
grands succès; mais dès la seconde récolte, l’aga exigea une
contribution qui les a forcés de déserter.

Après _Yabné_, l’on rencontre successivement diverses ruines, dont la
plus considérable est _Ezdoub_, l’ancienne _Azot_, célèbre en ce moment
pour ses scorpions. Cette ville, puissante sous les Philistins, n’a plus
rien qui atteste son ancienne activité. A trois lieues d’_Ezdoub_ est le
village d’_el-Majdal_, où l’on file les plus beaux cotons de la
Palestine, qui cependant sont très-grossiers. Sur la droite est
_Azqalân_, dont les ruines désertes s’éloignent de jour en jour de la
mer, qui jadis les baignait. Toute cette côte s’ensable journellement,
au point que la plupart des lieux qui ont été des ports dans l’antiquité
sont maintenant reculés de quatre ou cinq cents pas dans les terres.
Gaze en est un exemple que l’on peut citer.

_Gaze_, que les Arabes appellent _Râzzé_, en grasseyant fortement
l’_r_, est un composé de trois villages, dont l’un, sous le nom de
_château_, est situé au milieu des deux autres sur une colline de
médiocre élévation. Ce château, qui put être fort pour le temps où il
fut construit, n’est maintenant qu’un amas de décombres. Le _seraï_ de
l’aga, qui en fait partie, est aussi ruiné que celui de _Ramlé_; mais il
a l’avantage d’une vaste perspective. De ses murs, la vue embrasse et la
mer, qui en est séparée par une plage de sable d’un quart de lieue, et
la campagne, dont les dattiers et l’aspect ras et nu à perte de vue
rappellent les paysages de l’Égypte: en effet, à cette hauteur, le sol
et le climat perdent entièrement le caractère arabe. La chaleur, la
sécheresse, le vent et les rosées y sont les mêmes que sur les bords du
Nil; et les habitants ont plutôt le teint, la taille, les mœurs et
l’accent des Égyptiens, que des Syriens.

La position de _Gaze_, en la rendant le moyen de communication de ces
deux peuples, en a fait de tout temps une ville assez importante. Les
ruines de marbre blanc que l’on y trouve encore quelquefois, prouvent
que jadis elle fut le séjour du luxe et de l’opulence: elle n’était pas
indigne de ce choix. Le sol noirâtre de son territoire est très-fécond,
et ses jardins, arrosés d’eaux vives, produisent même encore, sans aucun
art, des grenades, des oranges, des dattes exquises, et des ognons de
renoncules recherchés jusqu’à Constantinople. Mais elle a participé à la
décadence générale; et, malgré son titre de capitale de la Palestine,
elle n’est plus qu’un bourg sans défense, peuplé tout au plus de deux
mille ames. L’industrie principale de ses habitants consiste à fabriquer
des toiles de coton; et comme ils fournissent eux seuls les paysans et
les Bedouins de tous ces cantons, ils peuvent employer jusqu’à cinq
cents métiers. On y compte aussi deux ou trois fabriques de savon.
Autrefois le commerce des cendres ou _qalis_ était un article
considérable. Les Bedouins, à qui ces cendres ne coûtaient que la peine
de brûler les plantes du désert, et de les apporter, les vendaient à bon
marché; mais depuis que l’aga s’en est attribué le commerce exclusif,
les Arabes, forcés de les lui vendre au prix qu’il veut, n’ont plus mis
le même empressement à les recueillir; et les habitants, contraints de
les lui payer à sa taxe, ont négligé de faire des savons: cependant ces
cendres méritent d’être recherchées pour l’abondance de leur soude.

Une branche plus avantageuse au peuple de Gaze est le passage des
caravanes qui vont et viennent d’Égypte en Syrie. Les provisions
qu’elles sont forcées de prendre pour les neuf à dix journées du désert
procurent aux farines, aux huiles, aux dattes et autres denrées, un
débouché profitable à tous les habitants. Ils ont encore quelquefois
des relations avec _Suez_, lors de l’arrivée ou du départ de la flotte
de Djedda, et ils peuvent s’y rendre en trois marches forcées. Ils font
aussi, chaque année, une grosse caravane qui va à la rencontre des
pèlerins de la Mekke, et leur porte le convoi ou _djerdé_ de Palestine,
avec des rafraîchissements. Le lieu de jonction est _Màân_, à quatre
journées au sud-sud-est de Gaze, et à une journée au nord de l’_Aqâbé_,
sur la route de Damas. Enfin, ils achètent les pillages des Bedouins; et
cet article serait un Pérou, si les cas en étaient plus fréquents. On ne
saurait apprécier ce que leur valut celui de 1757. Les deux tiers de
plus de vingt mille charges dont était composé le _Hadji_ vinrent à
Gaze. Les Bedouins, ignorants et affamés, qui ne connaissent aux plus
belles étoffes que le mérite de couvrir, donnaient les châles de
cachemire, les toiles, les mousselines de l’Inde, les sirsakas, les
cafés, les perses et les gommes pour quelques piastres. On rapporte un
trait qui fera juger de l’ignorance et de la simplicité de ces habitants
des déserts. Un Bedouin d’Anazé ayant trouvé dans son butin plusieurs
sachets de perles fines, les prit pour du _doura_, et les fit bouillir
pour les manger: voyant qu’elles ne cuisaient point, il allait les
jeter, lorsqu’un Gazéen les lui acheta en échange d’un bonnet rouge de
_Fâz_. Une aubaine semblable se renouvela en 1779, par le pillage que
les Arabes de _Tor_ firent de cette caravane dont M. de Saint-Germain
faisait partie. Récemment, en 1784, la caravane des Barbaresques,
composée de plus de trois mille charges, a été pareillement dépouillée;
et le café que les Bedouins en apportèrent devint si abondant en
Palestine, qu’il diminua tout à coup de la moitié de son prix; il eût
encore baissé, si l’aga n’en eût prohibé l’achat, pour forcer les
Bedouins de le lui apporter tout entier: ce monopole lui valut, lors de
l’affaire de 1779, plus de 80,000 piastres. Année commune, en le
joignant aux avanies, au miri, aux douanes, aux douze cents charges
qu’il vole sur les trois mille du convoi de la Mekke, il se fait un
revenu qui double les 180 bourses du prix de sa ferme.

Au delà de Gaze, ce n’est plus que déserts. Cependant il ne faut pas
croire, à raison de ce nom, que la terre devienne subitement inhabitée;
l’on continue encore pendant une journée le long de la mer de trouver
quelques cultures et quelques villages. Tel est encore _Kân-Younès_,
espèce de château où les Mamlouks tiennent 12 hommes de garnison. Tel
est encore _el-Arich_, dernier endroit où l’on trouve de l’eau potable,
jusqu’à ce que l’on soit arrivé à _Salêhié_ en Égypte. _El-Arich_ est à
trois quarts de lieue de la mer, dans un sol noyé de sables, comme l’est
toute cette côte. En rentrant à l’orient dans le désert, l’on rencontre
d’autres bandes de terres cultivables jusque sur la route de la Mekke.
Ce sont des vallées où les eaux de l’hiver et de quelques puits engagent
quelques paysans à s’établir, et à cultiver des palmiers et du _doura_
sous la protection ou plutôt sous les rapines des Arabes. Ces paysans,
séparés du reste de la terre, sont des demi-sauvages plus ignorants,
plus grossiers et plus misérables que les Bedouins mêmes: liés au sol
qu’ils cultivent, ils vivent dans les alarmes perpétuelles de perdre les
fruits de leurs travaux. A peine ont-ils fait une récolte, qu’ils se
hâtent de l’enfouir dans des lieux cachés: eux-mêmes se retirent parmi
les rochers qui bordent le sud de la mer Morte. Ce pays n’a été visité
par aucun voyageur; cependant il mériterait de l’être; car, d’après ce
que j’ai ouï dire aux Arabes de _Bakir_, et aux gens de _Gaze_ qui vont
à _Màân_ et à _Karak_ sur la route des pèlerins, il y a au sud-est du
lac Asphaltite, dans un espace de trois journées, plus de 30 villes
ruinées, absolument désertes. Plusieurs d’entre elles ont de grands
édifices avec des colonnes, qui ont pu être des temples anciens, ou tout
au moins des églises grecques. Les Arabes s’en servent quelquefois pour
parquer leurs troupeaux; mais le plus souvent ils les évitent, à cause
des énormes scorpions qui y abondent. L’on ne doit pas s’étonner de ces
traces de population, si l’on se rappelle que ce fut là le pays de ces
_Nabathéens_ qui furent les plus puissants des Arabes; et des Iduméens,
qui, dans le dernier siècle de Jérusalem, étaient presque aussi nombreux
que les Juifs: témoin le trait cité par _Josèphe_, qui dit qu’au bruit
de la marche de Titus contre Jérusalem, il s’assembla tout d’un coup
30,000 Iduméens qui se jetèrent dans la ville pour la défendre. Il
paraît qu’outre un assez bon gouvernement, ces cantons eurent encore
pour mobile d’activité et de population une branche considérable du
commerce de l’Arabie et de l’Inde. On sait que, dès le temps de Salomon,
les villes d’_Atsioum-Gâber_ et d’_Aïlah_ en étaient deux entrepôts
très-fréquentés: ces villes étaient situées sur le golfe de la mer Rouge
adjacent, où l’on trouve encore la seconde, avec son nom, et peut-être
la première dans _el-Aqabé_ ou _la fin_ (de la mer). Ces deux lieux sont
aux mains des Bedouins, qui, n’ayant ni marine ni commerce, ne les
habitent point. Mais les pèlerins du Kaire qui y passent rapportent
qu’il y a à _el-Aqabé_ un mauvais fort avec une garde turke, et de bonne
eau, infiniment précieuse dans ce canton. Les Iduméens, à qui les Juifs
n’enlevèrent ces ports que par époques passagères, dûrent en tirer de
grands moyens de population et de richesse. Il paraît même qu’ils
rivalisèrent avec les Tyriens, qui possédaient en ces cantons une ville
sans nom, sur la côte de l’_Hedjaz_, dans le désert de _Tih_, et la
ville de _Faran_, et sans doute _el-Tor_, qui lui servait de port. De
là, les caravanes pouvaient se rendre en Palestine et en Judée dans
l’espace de huit à dix jours; cette route, plus longue que celle de Suez
au Kaire, l’est infiniment moins que celle d’Alep à Basra, qui en dure
35 et 40; et peut-être, dans l’état actuel, serait-elle préférable, si
la voie de l’Égypte restait absolument fermée. Il ne s’agirait que de
traiter avec les Arabes, auprès de qui les conventions seraient
infiniment plus sûres qu’avec les Mamlouks.

Le désert de _Tih_ dont je viens de parler est ce même désert où Moïse
conduisit et retint les Hébreux pendant une génération, pour les y
dresser à l’art de la guerre, et faire un peuple de conquérants d’un
peuple de pasteurs. Le nom de _el-Tih_ paraît relatif à cet événement,
car il signifie le pays _où l’on erre_; mais l’on aurait tort de croire
qu’il se soit conservé par tradition, puisque ses habitants actuels sont
étrangers, et que, dans toutes ces contrées, l’on a bien de la peine à
se ressouvenir de son grand-père; ce n’est qu’à raison de la lecture des
livres hébreux et du Qôran que le nom d’_el-Tih_ a pris cours chez les
Arabes. Ils emploient aussi celui de _Barr-el-tour Sina_, qui signifie
_pays du mont Sinaï_.

Ce désert, qui borne la Syrie au midi, s’étend en forme de presqu’île
entre les deux golfes de la mer Rouge; celui de _Suez_ à l’ouest, et
celui d’_el-Aqabé_ à l’est. Sa largeur commune est de 30 lieues sur 70
de longueur; ce grand espace est presque tout occupé par des montagnes
arides qui, du côté du nord, se joignent à celles de la Syrie, et sont
comme elles de roche calcaire. Mais en s’avançant au midi, elles
deviennent graniteuses, au point que le _Sinaï_ et l’_Horeb_ ne sont que
d’énormes pics de cette pierre. C’est à ce titre que les anciens
appelèrent cette contrée _Arabie pierreuse_. La terre y est en général
un gravier aride; il n’y croît que des acacias épineux, des tamariscs,
des sapins, et quelques arbustes clair-semés et tortueux. Les sources y
sont très-rares; et le peu qu’il y en a est tantôt sulfureux et
_thermal_, comme à _Hammâm-Farâoun_; tantôt saumâtre et dégoûtant, comme
à _El-naba_ en face de _Suez_: cette qualité saline règne dans tout le
pays, et il y a des mines de sel _gemme_ dans la partie du nord.
Cependant en quelques vallées, le sol plus doux, parce qu’il est formé
de la dépouille des rocs, devient, après les pluies d’hiver, cultivable
et presque fécond. Telle est la vallée de _Djirandel_, où il se trouve
jusqu’à des bocages; telle encore la vallée de _Faran_, où les Bedouins
rapportent qu’il y a des ruines qui ne peuvent être que celles de
l’ancienne ville de ce nom. Autrefois l’on put tirer parti de toutes les
ressources de ce terrain[63]; mais aujourd’hui, livré à la nature, ou
plutôt à la barbarie, il ne produit que des herbes sauvages. C’est avec
ce faible moyen que ce désert fait subsister trois tribus de Bedouins,
qui peuvent former cinq à six mille ames répandues sur sa surface; on
leur donne le nom général de _Taouâra_, ou Arabes de _Tôr_, parce que ce
lieu est le plus connu et le plus fréquenté de leur pays. Il est situé
sur la côte orientale du bras de _Suez_, dans un local sablonneux et bas
comme toute cette plage. Son mérite est d’avoir une assez bonne rade et
de l’eau potable; et les Arabes y en apportent du _Sinaï_, qui est
réellement bonne. C’est là que les vaisseaux de Suez s’en
approvisionnent en allant à Djedda; du reste l’on n’y trouve que
quelques palmiers, des ruines d’un mauvais fort sans gardes, un petit
couvent de Grecs, et quelques huttes de pauvres Arabes qui vivent de
poisson, et s’engagent pour matelots. Il y a encore au midi deux petits
hameaux de Grecs, aussi dénués et aussi misérables. Quant à la
subsistance des trois tribus, elles la tirent de leurs chèvres, de leurs
chameaux, de quelques gommes d’acacia qu’achète l’Égypte, des vols et
des pillages sur les routes de _Suez_, de _Gaze_ et de la Mekke. Pour
leurs courses, ces Arabes n’ont pas de juments comme les autres, ou du
moins ils n’en peuvent nourrir que très-peu; ils y suppléent par une
espèce de chameau que l’on appelle _hedjîne_. Cet animal a toute la
forme du chameau vulgaire; mais il en diffère en ce qu’il est infiniment
plus svelte dans ses membres, et plus rapide dans ses mouvements. Le
chameau vulgaire ne marche jamais qu’au pas, et il se balance si
lentement, qu’à peine fait-il 1800 toises à l’heure; le _hedjîne_, au
contraire, prend à volonté un trot qui, à raison de la grandeur de ses
pas, devient rapide au point de parcourir deux lieues à l’heure. Le
grand mérite de cet animal est de pouvoir soutenir une marche de 30 et
40 heures de suite, presque sans se reposer, sans manger et sans boire.
L’on s’en sert pour envoyer des courriers, et pour faire de longues
fuites. Si l’on a une fois pris une avance de quatre heures, la
meilleure jument arabe ne peut jamais le rejoindre; mais il faut être
habitué aux mouvements de cet animal; ses secousses écorchent et
disloquent en peu de temps le meilleur cavalier, malgré les coussins
dont on garnit le bât. Tout ce que l’on dit de la vitesse du dromadaire
doit s’appliquer à cet animal. Cependant il n’a qu’une bosse; et je ne
me rappelle pas, sur 25 à 30,000 chameaux que j’ai pu voir en Syrie et
en Égypte, en avoir vu un seul à deux bosses.

Un dernier article plus important des revenus des Bedouins de _Tôr_ est
le pèlerinage des Grecs au couvent du mont _Sinaï_. Les schismatiques
ont tant de dévotion aux reliques de sainte Catherine qu’ils disent y
être, qu’ils doutent de leur salut s’ils ne les ont pas visitées au
moins une fois dans leur vie. Ils y viennent jusque de la Morée et de
Constantinople. Le rendez-vous est le Kaire, où les moines du mont
_Sinaï_ ont des correspondans qui traitent des escortes avec les Arabes.
Le prix ordinaire est de 28 _pataques_ par tête, c’est-à-dire de 147
livres, sans les vivres. Arrivés au couvent, ces Grecs font leurs
dévotions, visitent l’église, baisent les reliques et les images,
montent à genoux plus de cent marches de la montagne de Moïse, et
finissent par donner une offrande qui n’est point taxée, mais qui est
rarement de moins de 50 pataques[64].

A ces visites près, qui n’ont lieu qu’une fois l’année, ce couvent est
le séjour le plus isolé et le plus sauvage de la nature. Le paysage des
environs n’est qu’un entassement de rocs hérissés et nus. Le Sinaï, au
pied duquel il est assis, est un pic de granit qui semble près de
l’écraser. La maison est une espèce de prison carrée, dont les hautes
murailles n’ont qu’une seule fenêtre; cette fenêtre, quoique
très-élevée, sert aussi de porte; c’est-à-dire que, pour entrer dans le
couvent, l’on s’assied dans un panier que les moines laissent pendre de
cette fenêtre, et qu’ils hissent avec des cordes. Cette précaution est
fondée sur la crainte des Arabes, qui pourraient forcer le couvent si
l’on entrait par la porte: ce n’est que lors de la visite de l’évêque
que l’on en ouvre une, qui, hors cette occasion, est condamnée. Cette
visite doit avoir lieu tous les deux ou trois ans; mais comme elle
entraîne une forte contribution aux Arabes, les moines l’éludent autant
qu’ils peuvent. Ils ne se dispensent pas si aisément de payer chaque
jour un nombre de rations; et les querelles qui arrivent à ce sujet leur
attirent souvent des pierres et même des coups de fusil de la part des
Bedouins mécontents. Jamais ils ne sortent dans la campagne; seulement,
à force de travail, ils sont parvenus à se faire sur les rocs un jardin
de terre rapportée, qui leur sert de promenade; ils y cultivent des
fruits excellents, tels que des raisins, des figues, et surtout des
poires dont ils font des présents très-recherchés au Kaire, où il n’y en
a point. Leur vie domestique est la même que celle des Grecs et des
Maronites du Liban, c’est-à-dire qu’elle est tout entière occupée à des
travaux d’utilité ou à des pratiques de dévotion. Mais les moines du
Liban ont l’avantage précieux d’une liberté extérieure et d’une sécurité
que n’ont pas ceux du _Sinaï_. Du reste, cette vie prisonnière et
dénuée de jouissance est celle de tous les moines des pays turks. Ainsi
vivent les Grecs de _Mar-Siméon_, au nord d’Alep, de _Mar-Sâba_ sur la
mer Morte; ainsi vivent les Coptes des couvents du désert de
Saint-Makaire et de celui de Saint-Antoine. Partout, ces couvents sont
des prisons, sans autre jour extérieur que la fenêtre par où ils
reçoivent leurs vivres; partout, ces couvents sont placés dans des lieux
affreux dénués de tout, où l’on ne rencontre que rocs et rocailles, sans
herbe et sans mousse; et cependant ils sont peuplés. Il y a 50 moines au
Sinaï, 25 à _Mar-Sâba_, plus de 300 dans les deux déserts d’Égypte. J’en
recherchais un jour la raison; et conversant avec un des supérieurs de
_Mar-Hanna_, je lui demandais ce qui pouvait engager à cette vie
vraiment misérable. «Hé quoi, me dit-il, n’es-tu pas chrétien? n’est-ce
pas par cette route que l’on va au ciel?.... Mais, répondis-je, l’on
peut aussi faire son salut dans le monde; et entre nous, père, je ne
vois pas que les religieux, encore qu’ils soient pieux, aient cette
ancienne ferveur qui tenait toute la vie les yeux fixés sur l’heure de
la mort. Il est vrai, me dit-il, nous n’avons plus l’austérité des
anciens anachorètes, et c’est un peu la raison qui peuple nos couvents.
Toi qui viens de pays où l’on vit dans la sécurité et l’abondance, tu
peux regarder notre vie comme une privation, et notre retraite du monde
comme un sacrifice. Mais dans l’état de ce pays, peut-être n’en est-il
pas ainsi. Que faire? être marchand? On a les soucis du négoce, de la
famille, du ménage. L’on travaille 30 ans dans la peine; et un jour
l’aga, le pacha, le qâdi, vous envoient prendre; on vous intente un
procès sans motif, on aposte des témoins qui vous accusent; l’on vous
bâtonne, l’on vous dépouille, et vous voilà au monde nu comme le premier
jour. Pour le paysan, c’est encore pis; l’aga le vexe, le soldat le
pille, l’Arabe le vole. Être soldat? le métier est rude, et la fin n’en
est pas sûre. Il est peut-être dur de se renfermer dans un couvent; mais
l’on y vit en paix; et quoique habituellement privé, peut-être l’est-on
encore moins que dans le monde. Vois la condition de nos paysans, et
vois la nôtre. Nous avons tout ce qu’ils ont, et même ce qu’ils n’ont
pas; nous sommes mieux vêtus, mieux nourris; nous buvons du vin et du
café. Et que sont nos religieux, sinon les enfants des paysans? Tu
parles des Coptes de Saint-Makaire et de Saint-Antoine! sois persuadé
que leur condition vaut encore mieux que celle des Bedouins et des
_Fellahs_ qui les environnent.»

J’avoue que je fus étonné de tant de franchise et de tant de justesse;
mais je ne sentis que mieux que le cœur humain se retrouve partout
avec les mêmes mobiles: partout c’est le désir du bien-être, soit en
espoir, soit en jouissance actuelle; et le parti qui le détermine est
toujours celui où il y a le plus à gagner. Il y a d’ailleurs bien des
réflexions à faire sur le discours de ce religieux: il pourrait indiquer
jusqu’à quel point l’esprit cénobitique est lié à l’état du
gouvernement; de quels faits il peut dériver; en quelles circonstances
il doit naître, régner, décliner, etc. Mais je dois terminer ce tableau
géographique de la Syrie, et résumer en peu de mots ce que j’ai dit de
ses revenus et de ses forces, afin que le lecteur se fasse une idée
complète de son état politique.



CHAPITRE VIII.

Résumé de la Syrie.


L’on peut considérer la _Syrie_ comme un pays composé de trois longues
bandes de terrain de qualités diverses: l’une, régnant le long de la
Méditerranée, est une vallée chaude, humide, d’une salubrité équivoque,
mais d’une grande fertilité; l’autre, frontière de celle-ci, est un sol
montueux et rude, mais jouissant d’une température plus mâle et plus
salubre; enfin, la troisième, formant le revers des montagnes à
l’orient, réunit la sécheresse de celle-ci à la chaleur de celle-là.
Nous avons vu comment, par une heureuse combinaison des propriétés du
climat et du sol, cette province rassemble sous un ciel borné les
avantages de plusieurs zones; en sorte que la nature semble l’avoir
préparée à être l’une des plus agréables habitations du continent.
Cependant l’on peut lui reprocher, comme à la plupart des pays chauds,
de manquer de cette verdure fraîche et animée qui fait l’ornement
presque éternel de nos contrées; l’on n’y voit point ces riants tapis
d’herbes et de fleurs qu’étalent nos prairies de Normandie et de
Flandre; ni ces massifs de beaux arbres, qui donnent tant de vie et de
richesses aux paysages de la Bourgogne et de la Bretagne. Ainsi qu’en
Provence, la terre en Syrie a presque toujours un aspect poudreux qui
n’est égayé qu’en quelques endroits par les sapins, les mûriers et les
vignes. Peut-être ce défaut est-il moins celui de la nature que celui de
l’art; peut-être, si la main de l’homme n’eût pas ravagé ces campagnes,
seraient-elles ombragées de forêts; il est du moins certain, et c’est
l’avantage des pays chauds sur les pays froids, que dans les premiers,
partout où il y a de l’eau, l’on peut entretenir la végétation dans un
travail perpétuel, et faire succéder, sans repos, des fruits aux fleurs,
et des fleurs aux fruits. Dans les zones tempérées, la nature, engourdie
pendant plusieurs mois, perd dans un sommeil stérile le tiers et même la
moitié de l’année. Le terrain qui a produit du grain, n’a plus le
temps, avant le déclin des chaleurs, de rendre des légumes: l’on ne peut
espérer une seconde récolte, et le laboureur se voit long-temps condamné
à un repos dévorant. La Syrie, ainsi que nous l’avons vu, est préservée
de ces inconvénients; si donc il arrive que ses produits ne répondent
pas à ses moyens, c’est moins à son état physique qu’à son régime
politique, qu’il en faut rapporter la cause. Pour fixer nos idées à cet
égard, résumons en peu de mots ce que nous avons exposé en détail des
revenus, des forces et de la population de cette province.

D’après l’état des contributions de chaque pachalic, il paraît que la
somme annuelle que la Syrie verse au _kazné_ ou _trésor_ du sultan, se
monte à 2,345 bourses, savoir:

  Pour Alep,                           800 bourses.
  Pour Tripoli,                        750
  Pour Damas,                           45
  Pour Acre,                           750
  Et pour la Palestine,                  0
                                     -------------
       TOTAL                         2,345 bourses.

qui font 2,931,250 livres de notre monnaie.

A cette somme il faut joindre, 1º le casuel des successions des pachas
et des particuliers, que l’on peut supposer de 1,000 bourses par an; 2º
la capitation des chrétiens, appelée _Karadj_, qui forme presque
partout une régie distincte, et comptable directement au _kazné_. Cette
capitation n’a point lieu pour les pays sous-affermés, tels que ceux des
Maronites et des Druzes, mais seulement pour les _rayâs_ ou _sujets_
immédiats. Les billets sont de trois, de cinq et onze piastres par tête.
Il est difficile d’en apprécier le produit total; mais en admettant cent
cinquante mille contribuables au terme moyen de six piastres, l’on a une
somme de 2,250,000 livres; et l’on doit se rapprocher beaucoup de la
vérité, en portant à sept millions et demi la totalité du revenu que le
sultan tire de la Syrie: ci total, 7,500,000 livres.

Que si l’on évalue ce que le pays rapporte aux fermiers mêmes, l’on
aura,

  Pour Alep,                        2,000 bourses.
  Pour Tripoli,                     2,000
  Pour Damas,                      10,000
  Pour Acre,                       10,000
  Pour la Palestine,                  600
                                ------------------
  TOTAL                            24,600 bourses,

qui font 30,750,000 livres. L’on doit regarder cette somme comme le
terme le plus faible du produit de la Syrie, attendu que les bénéfices
des sous-fermes, telles que le pays des Druzes, celui des Maronites,
celui des _Ansârié_, etc., n’y sont pas compris.

L’état militaire n’a pas, à beaucoup près, la proportion qu’un tel
revenu supposerait en Europe; toutes les troupes des pachas réunies, ne
peuvent se porter à plus de 5,700 hommes, tant cavaliers que piétons,
savoir:

        CAVALIERS.              BARBARESQUES.

  Pour Alep,             600           et   500
  Pour Tripoli,          500                200
  Pour Acre,           1,000                900
  Pour Damas,          1,000                600
  Pour la Palestine,     300                100

          TOTAL.       3,400     TOTAL.   2,300

Les forces habituelles se réduisent donc à 3,400 cavaliers et 2,300
Barbaresques. Il est vrai que dans les cas extraordinaires, la milice
des janissaires vient s’y joindre, et que les pachas appellent de toutes
parts des vagabonds volontaires; ce qui forme ces armées subites que
nous avons vues paraître dans les guerres de Dâher et d’Ali-bek; mais ce
que j’ai exposé de la tactique de ces armées, et de la discipline de ces
troupes, doit faire juger que la Syrie est un pays encore plus mal gardé
que l’Égypte. Il faut cependant louer dans les soldats turks deux
qualités précieuses; une frugalité capable de les faire vivre dans le
pays le plus ruiné, et une santé qui résiste aux plus grandes fatigues.
Elle est le fruit de la vie dure qu’ils mènent sans relâche: toujours
en campagne, couchant sur la terre et dormant en plein air, ils
n’éprouvent point cette alternative de la mollesse des villes et de la
fatigue des camps, qui, chez les peuples policés, est si funeste aux
militaires. Du reste la Syrie et l’Égypte, comparées relativement à la
guerre, diffèrent presque en tout point. Attaquée par un ennemi
étranger, l’Égypte se défend sur terre par ses déserts, et sur mer par
sa plage dangereuse. La Syrie, au contraire, ouverte sur le continent
par le Diarbekr, l’est encore sur la Méditerranée par une côte
accessible dans toute sa longueur. Il est facile de descendre en Syrie;
il est difficile d’aborder en Égypte: l’Égypte abordée, est conquise, la
Syrie peut résister: l’Égypte conquise, est pénible à garder, facile à
perdre; la Syrie, impossible à perdre et facile à garder. Il faut moins
d’art encore pour conquérir l’une que pour conserver l’autre. La raison
en est que l’Égypte étant un pays de plaine, la guerre y marche
rapidement; tout mouvement mène à une bataille, et toute bataille y
devient décisive; la Syrie, au contraire, étant un pays de montagnes, la
guerre ne s’y peut faire que par actions de poste, et nulle perte n’y
est sans ressource.

L’article de la population, qui reste à déterminer, est bien plus
épineux que les deux précédents. L’on ne peut se conduire dans son
calcul que par des analogies, qui ne sont pas à l’abri de l’erreur. Les
plus probables se tirent de deux termes extrêmes assez bien connus:
l’un, qui est le plus fort, est celui des Maronites et des Druzes; il
donne 900 ames par lieue carrée, et il peut s’appliquer aux pays de
_Nâblous_, de _Hasbêya_, d’_Adjaloun_, au territoire de Damas, et
quelques autres lieux. L’autre, qui est le plus faible, est celui
d’Alep, qui donne 380 à 400 habitants par lieue carrée, et il convient à
la majeure partie de la Syrie. En combinant ces deux termes par un
détail d’applications trop longues à déduire, il m’a paru que la
population totale de la Syrie pouvait s’évaluer à 2,305,000, savoir:

  Pour le pachalic d’Alep,           320,000
  Pour celui de Tripoli, non compris
    le Kesraouân,                    200,000
  Pour le Kesraouân,                 115,000
  Pour le pays des Druzes,           120,000
  Pour le pachalic d’Acre,           300,000
  Pour la Palestine,                  50,000
  Pour le pachalic de Damas,       1,200,000
                                  ----------
         TOTAL            2,305,000

Supposons deux millions et demi; la consistance de la Syrie étant
d’environ 5,250 lieues carrées, à raison de 150 de longueur sur 35 de
large, il en résulte un terme général de 476 ames par lieue carrée. On a
droit de s’étonner d’un rapport si faible dans un pays aussi excellent;
mais l’on s’étonnera davantage, si l’on compare à cet état la population
des temps anciens. _Les seuls territoires de Yamnia et de Yoppé_ en
Palestine, dit le géographe philosophe Strabon, furent jadis si peuplés,
qu’ils pouvaient entre eux armer 40,000 hommes. A peine aujourd’hui en
fourniraient-ils 3,000. D’après le tableau assez bien constaté de la
Judée au temps de Titus, cette contrée devait contenir 4,000,000 d’ames;
et aujourd’hui elle n’en a peut-être pas 300,000. Si l’on remonte aux
siècles antérieurs, on trouve la même affluence chez les Philistins,
chez les Phéniciens, et dans les royaumes de Samarie et de Damas. Il est
vrai que quelques écrivains raisonnant sur des comparaisons tirées de
l’Europe, ont révoqué ces faits en doute; et réellement plusieurs sont
susceptibles de critique; mais les comparaisons établies ne sont pas
moins vicieuses, 1º en ce que les terres d’Asie en général sont plus
fécondes que celles d’Europe; 2º en ce qu’une partie de ces terres est
capable d’être cultivée, et se cultive en effet sans repos et sans
engrais; 3º en ce que les Orientaux consomment moitié moins pour leur
subsistance que la plupart des Occidentaux. De ces diverses raisons
combinées, il résulte que dans ces contrées, un terrain d’une moindre
étendue peut contenir une population double et triple. On se récrie sur
des armées de 2 et 300,000 hommes, fournies par des états qui en Europe
n’en comporteraient pas 20 ou 30,000; mais l’on ne fait pas attention
que les constitutions des anciens peuples différaient absolument des
nôtres; que ces peuples étaient purement agricoles; qu’il y avait moins
d’inégalité, moins d’oisiveté que parmi nous; que tout cultivateur était
soldat; qu’en guerre l’armée était souvent la nation entière; qu’en un
mot c’était l’état présent des Maronites et des Druzes. Ce n’est pas que
je voulusse soutenir ces populations subites qui d’un seul homme font
sortir en peu de générations des peuples nombreux et puissants. Il est
dans ces récits beaucoup d’équivoques de mots et d’erreurs de copistes;
mais en n’admettant que l’état conforme à l’expérience et à la nature,
rien ne prouve contre les grandes populations d’une certaine antiquité:
sans parler du témoignage positif de l’histoire, il est une foule de
monuments qui déposent en leur faveur. Telles sont les ruines
innombrables semées dans des plaines et même dans des montagnes
aujourd’hui désertes. On trouve aux lieux écartés du Carmel, des vignes
et des oliviers sauvages qui n’y ont été portés que par la main des
hommes; et dans le Liban des Druzes et des Maronites, les rochers
abandonnés aux sapins et aux broussailles, offrent en mille endroits des
terrasses qui attestent une ancienne culture, et par conséquent une
population encore plus forte que de nos jours.

Il ne me reste qu’à rassembler les faits généraux épars dans cet
ouvrage, et ceux que je puis avoir omis, pour former un tableau complet
de l’état politique, civil et moral des habitants de la Syrie.



CHAPITRE IX.

Gouvernement des Turks en Syrie.


Le lecteur a déja pu juger, par divers traits qui se sont présentés, que
le gouvernement des Turks en Syrie est un pur despotisme militaire,
c’est-à-dire, que la foule des habitants y est soumise aux volontés
d’une faction d’hommes armés, qui disposent de tout selon leur intérêt
et leur gré. Pour mieux concevoir dans quel esprit cette faction
gouverne, il suffit de se représenter à quel titre elle prétend
posséder.

Lorsque les Ottomans, sous la conduite du sultan _Sélim_, enlevèrent la
Syrie aux Mamlouks, ils ne la regardèrent que comme la dépouille d’un
ennemi vaincu, comme un bien acquis par le droit des armes et de la
guerre. Or, dans ce droit, chez les peuples barbares, le vaincu est
entièrement à la discrétion du vainqueur; il devient son esclave; sa
vie, ses biens lui appartiennent: le vainqueur est un maître qui peut
disposer de tout, qui ne doit rien, et qui fait grace de tout ce qu’il
laisse. Tel fut le droit des Romains, des Grecs, et de toutes ces
sociétés de brigands que l’on a décorés du nom de conquérants. Tel, de
tout temps, fut celui des Tartares, dont les Turks tirent leur origine.
C’est sur ces principes que fut formé même leur premier état social.
Dans les plaines de la Tartarie, les hordes divisées d’intérêt,
n’étaient que des troupes de brigands armés pour attaquer ou pour se
défendre, pour piller à titre de butin, tous les objets de leur avidité.
Déja tous les éléments de l’état present étaient formés: sans cesse
errants et campés, les pasteurs étaient des soldats; la horde était une
armée: or, dans une armée, les lois ne sont que les ordres des chefs;
ces ordres absolus ne souffrent pas de délai; ils doivent être unanimes,
partir d’une même volonté, d’une seule tête: de là, une autorité suprême
dans celui qui commande; de là une soumission passive dans celui qui
obéit. Mais comme dans la transmission de ces ordres, l’instrument
devient agent à son tour, il en résulte un esprit impérieux et servile,
qui est précisément celui qu’ont porté avec eux les Turks conquérants.
Fier, après la victoire, d’être un des membres du peuple vainqueur, le
dernier des Ottomans regardait le premier des vaincus avec l’orgueil
d’un maître; cet esprit croissant de grade en grade, que l’on juge de
la distance qu’a dû voir le chef suprême, de lui à la foule des
esclaves. Le sentiment qu’il en a conçu ne peut mieux se peindre que par
la formule des titres que se donnent les _sultans_ dans les actes
publics. «Moi,» disent-ils dans les traités avec les rois de France,
«moi qui suis par les graces infinies du grand, juste et tout-puissant
Créateur, et l’abondance des miracles du chef de ses prophètes, empereur
des puissants empereurs, refuge des souverains, distributeur des
couronnes aux rois de la terre, serviteur des deux très-sacrées villes
(la Mekke et Médine), gouverneur de la sainte cité de Jérusalem, maître
de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, conquises avec notre épée
victorieuse et notre épouvantable lance, seigneur des deux mers (Blanche
et Noire), des Damas, odeur du paradis, de Bagdad, siége de kalifes, des
forteresses de Bellegrad, d’Agria, et d’une multitude de pays, d’îles,
de détroits, de peuples, de générations et de tant d’armées victorieuses
qui reposent auprès de notre Porte sublime; moi enfin qui suis l’_ombre
de Dieu_ sur la terre, etc.»

Du faîte de tant de grandeur, quel regard un sultan abaissera-t-il vers
le reste des humains? Que lui paraîtra cette terre qu’il possède, qu’il
distribue, sinon un domaine dont il est l’absolu maître? Que lui
paraîtront ces peuples qu’il a conquis, sinon des esclaves dévoués à le
servir? Que lui paraîtront ces soldats qu’il commande, sinon des valets
avec lesquels il maintient ses esclaves dans l’obéissance? Et telle est
réellement la définition du gouvernement turk. L’on peut comparer
l’empire à une _habitation_ de nos îles à sucre, où une foule d’esclaves
travaillent pour le luxe d’un grand propriétaire, sous l’inspection de
quelques serviteurs qui en profitent. Il n’y a d’autre différence, sinon
que le domaine du sultan étant trop vaste pour une seule régie, il a
fallu le diviser en _sous-habitations_, avec des _sous-régies_ sur le
plan de la première. Telles sont les provinces sous le gouvernement des
pachas. Ces provinces se trouvant encore trop vastes, les pachas y ont
pratiqué d’autres divisions; et de là cette hiérarchie de _préposés_
qui, de grade en grade, atteignent aux derniers détails. Dans cette
série d’emplois, l’objet de la commission étant toujours le même, les
moyens d’exécution ne changent pas de nature. Ainsi le pouvoir étant,
dans le premier moteur, absolu et arbitraire, il se transmet arbitraire
et absolu à tous ses agents. Chacun d’eux est l’image de son commettant.
C’est toujours le sultan qui commande sous les noms divers de _pacha_,
de _motsallam_, de _quâïemmaqam_, d’_aga_; et il n’y a pas jusqu’au
_délibache_ qui ne le représente. Il faut entendre avec quel orgueil le
dernier de ces soldats donnant des ordres dans un village, prononce:
C’est _la volonté du sultan_; c’est _le bon plaisir du sultan_. La
raison de cet orgueil est simple: c’est que, devenant porteur de la
parole, et ministre de l’ordre du sultan, il devient le sultan même. Que
l’on juge des effets d’un tel régime, quand l’expérience de tous les
temps a prouvé que la modération est la plus difficile des vertus;
quand, dans les hommes même qui en sont les apôtres, elle n’est souvent
qu’en théorie; que l’on juge des abus d’un pouvoir illimité dans des
grands qui ne connaissent ni la souffrance ni la pitié, dans des
parvenus avides de jouir, fiers de commander, et dans des subalternes
avides de parvenir: que l’on juge si des écrivains spéculatifs ont eu
raison d’avancer que le despotisme en Turkie n’est pas un si grand mal
que l’on pense, parce que, résidant dans la personne du souverain, il ne
doit peser que sur les grands qui l’entourent! Sans doute, comme disent
les Turks, _le sabre du sultan ne descend pas jusqu’à la poussière_;
mais ce sabre, il le dépose dans les mains de son vizir, qui le remet au
pacha, d’où il passe au _motsallam_, à l’_aga_ et jusqu’au dernier
_délibache_; en sorte qu’il se trouve à la portée de tout le monde, et
frappe jusqu’aux plus viles têtes. Ce qui fait l’erreur de ces
raisonnements est l’état du peuple de Constantinople; pour qui le sultan
se donne des soins qu’en effet on ne prend pas ailleurs; mais ces soins
qu’il rend à sa sûreté personnelle, n’existent pas pour le reste de
l’empire: l’on peut dire même qu’ils ont de fâcheux effets; car si
Constantinople manque de vivres, l’on affame dix provinces pour lui en
fournir. Cependant, est-ce par la capitale que l’empire existe, ou par
les provinces? C’est donc dans les provinces qu’il faut étudier l’action
du despotisme; et en Turkie, comme partout ailleurs, cette étude
convainc que le pouvoir arbitraire dans le souverain, est funeste à
l’état, parce que du souverain il se transmet nécessairement à ses
préposés, et que dans cette transmission il devient d’autant plus abusif
qu’il descend davantage; puisqu’il est vrai que le plus dur des tyrans
est l’esclave qui devient maître. Examinons les abus de ce régime dans
la Syrie.

En chaque gouvernement, le pacha étant l’image du sultan, il est comme
lui despote absolu; il réunit tous les pouvoirs en sa personne: il est
chef et du militaire, et des finances, et de la police, et de la justice
criminelle. Il a droit de vie et de mort; il peut faire à son gré la
paix et la guerre; en un mot, il peut tout. Le but principal de tant
d’autorité, est de percevoir le _tribut_, c’est-à-dire, de faire passer
le revenu au grand propriétaire, à ce maître qui a conquis et qui
possède la terre par le droit de son _épouvantable_ lance. Ce devoir
rempli, l’on n’en exige pas d’autre; l’on ne s’inquiète pas même de
quelle manière l’agent pourvoit à le remplir: les moyens sont à sa
discrétion; et telle est la nature des choses, qu’il ne peut être
délicat sur le choix; car premièrement il ne peut s’avancer, ni même se
maintenir, qu’autant qu’il fournit des fonds: en second lieu, il ne doit
sa place qu’à la faveur du vizir ou de telle autre personne en crédit;
et cette faveur ne s’obtient et ne s’entretient que par une enchère sur
d’autres concurrents. Il faut donc retirer de l’argent, et pour
acquitter le tribut et remplir les avances, et pour soutenir sa dignité,
et pour s’assurer des ressources. Aussi le premier soin d’un pacha qui
arrive à son poste est-il d’aviser aux moyens d’avoir de l’argent; et
les plus prompts sont toujours les meilleurs. Celui qu’établit l’usage
pour la perception du miri et des douanes est de constituer pour l’année
courante un ou plusieurs fermiers principaux, lesquels, afin de
faciliter leur régie, la subdivisent en sous-fermes, qui de grade en
grade descendent jusqu’aux plus petits villages. Le pacha donne ces
emplois par enchère, parce qu’il veut en retirer le plus d’argent qu’il
est possible: de leur côté, les fermiers qui ne les prennent que pour
gagner, mettent tout en œuvre pour augmenter leur recette. De là,
dans ces agents, une avidité toujours voisine de la mauvaise foi; de là
des vexations où ils se portent d’autant plus aisément, qu’elles sont
toujours soutenues par l’autorité; de là, au sein du peuple, une faction
d’hommes intéressés à multiplier ses charges. Le pacha peut s’applaudir
de pénétrer aux sources les plus profondes de l’aisance, par la rapacité
clairvoyante des subalternes. Mais qu’en arrive-t-il? Le peuple, gêné
dans la jouissance des fruits de son travail, restreint son activité
dans les bornes des premiers besoins; le laboureur ne sème que pour
vivre; l’artisan ne travaille que pour nourrir sa famille; s’il a
quelque superflu, il le cache soigneusement: ainsi le pouvoir arbitraire
du sultan transmis au pacha et à tous ses subdélégués, en donnant un
libre essor à leurs passions, est devenu le mobile d’une tyrannie
répandue dans toutes les classes; et les effets en ont été de diminuer
par une action réciproque l’agriculture, les arts, le commerce, la
population, en un mot, tout ce qui constitue la puissance de l’état,
c’est-à-dire, la puissance même du sultan.

Ce pouvoir n’a pas de moindres abus dans l’état militaire. Toujours
pressé par ce besoin d’argent d’où dépendent sa sûreté, sa tranquillité,
le pacha a retranché tout ce qu’il a pu des frais habituels de la
guerre. Il a diminué les troupes, il a pris des soldats au rabais, il a
fermé les yeux sur leurs désordres; la discipline s’est perdue. Si
maintenant il survenait une guerre étrangère; si, comme il est arrivé en
1772, les Russes reparaissaient en Syrie, qui défendrait la province du
sultan?

Il arrive quelquefois que les pachas, sultans dans leur province, ont
entre eux des haines personnelles; pour les satisfaire, ils se prévalent
de leur pouvoir, et ils se font mutuellement des guerres sourdes ou
déclarées, dont les effets ruineux tombent toujours sur les sujets du
sultan.

Enfin il arrive encore que ces pachas sont tentés de s’approprier ce
pouvoir dont ils sont dépositaires. La Porte, qui a prévu ce cas, tâche
d’y obvier par plusieurs moyens; elle partage les commandements, et
tient des officiers particuliers dans les châteaux des capitales, telles
qu’_Alep_, _Damas_, _Tripoli_, etc.; mais s’il survenait un ennemi
étranger, que produirait ce partage? Elle envoie tous les trois mois des
capidjis qui tiennent les pachas en alarmes, par les ordres secrets dont
ils sont porteurs; mais souvent les pachas, aussi rusés, se débarrassent
de ces surveillants incommodes; enfin, elle change fréquemment les
pachas de résidence, afin qu’ils n’aient pas le temps de s’affectionner
un pays; mais comme toutes les conséquences d’un ordre vicieux sont
abusives, il est arrivé que les pachas, incertains du lendemain,
traitent leur province comme un lieu de passage, et n’y font aucune
amélioration dont leur successeur puisse profiter: au contraire, ils se
hâtent d’en épuiser les produits, et de recueillir en un jour, s’il est
possible, les fruits de plusieurs années. Il est vrai que de temps en
temps ces concussions sont punies par le cordon; et c’est ici une des
pratiques de la Porte qui décèlent le mieux l’esprit de son
gouvernement. Lorsqu’un pacha a dévasté une province, lorsqu’à force de
tyrannie, les clameurs sont parvenues jusqu’à Constantinople, malheur à
lui s’il manque de protecteur, s’il retient son argent! A l’un des
termes de l’année, un _capidji_ arrive, montrant le _fermân_ de
prorogation, quelquefois même apportant une seconde, une troisième
_queue_, ou telle autre faveur nouvelle; mais pendant que le pacha en
fait célébrer la fête, il paraît un ordre pour sa déposition, puis un
autre pour son exil, et souvent un _kat-chérif_ pour sa tête. Le motif
en est toujours d’avoir vexé les sujets du sultan; mais la Porte, en
s’emparant du trésor du concussionnaire, et n’en rendant jamais rien au
peuple qu’il a pillé, donne à penser qu’elle n’improuve pas un pillage
dont elle profite. Aussi ne cesse-t-on de voir dans l’empire des
gouverneurs concussionnaires et rebelles: si nul d’entre eux n’a réussi
à se faire un état indépendant et stable, c’est bien moins par la
sagesse des mesures du divan, et par la vigilance des capidjis, que par
l’ignorance des pachas dans l’art de régner. L’on a oublié dans l’Asie
ces moyens moraux qui, maniés par des législateurs habiles, ont souvent
élevé de grandes puissances sur des bases d’abord très-faibles. Les
pachas ne connaissent que l’argent; une expérience répétée n’a pu leur
faire sentir que ce moyen, loin d’être le gage de leur sûreté, devenait
le motif de leur perte: ils ont la manie d’amasser des trésors, comme si
l’on achetait des amis! _Asàd_, pacha de Damas, laissa huit millions, et
fut trahi par son mamlouk, et étouffé dans le bain. On a vu quel fut le
sort d’_Ybrahim Sabbâr_ avec ses vingt millions. _Djezzâr_ prend la même
route, et n’ira pas à une autre fin. Personne ne s’est avisé de susciter
cet amour du bien public, qui, dans la Grèce et l’Italie; même dans la
Hollande et la Suisse, a fait lutter avec succès de petits peuples
contre de grands empires. Émirs et pachas, tous imitent le sultan; tous
regardent leur pays comme un domaine; et leurs sujets comme des
domestiques. Leurs sujets, à leur tour, ne voient en eux que des
maîtres; et puisque tous se ressemblent, peu importe lequel servir. De
là, dans ces états, l’usage des troupes étrangères, de préférence aux
troupes nationales. Les commandants se défient de leur peuple, parce
qu’ils sentent ne pas mériter son attachement. Leur but n’est pas de
gouverner leur pays, mais de le maîtriser: par un juste retour, leur
pays s’embarrasse peu qu’on les attaque; et les mercenaires qu’ils
soudoient, fidèles à leur esprit, les vendent à l’ennemi pour profiter
de leur dépouille. Dâher avait nourri dix ans le Barbaresque qui le tua.
C’est un fait digne de remarque que la plupart des états de l’Asie et de
l’Afrique, surtout depuis Mahomet, ont été gouvernés par ces principes,
et qu’il n’y a pas eu de pays où l’on ait vu tant de troubles dans les
états, tant de révolutions dans les empires. N’en doit-on pas conclure
que la puissance arbitraire dans le souverain n’est pas moins funeste à
l’état militaire qu’à la régie des finances? Achevons d’examiner ses
effets en Syrie sur le régime civil.

A titre d’image du sultan, le pacha est chef de toute la police de son
gouvernement; et sous ce titre, il faut comprendre aussi la justice
criminelle. Il a le droit le plus absolu de vie et de mort; il l’exerce
sans formalité, sans appel. Partout où il rencontre un délit, il fait
saisir le coupable; et les bourreaux qui l’accompagnent l’étranglent ou
lui coupent la tête sur-le-champ; quelquefois il ne dédaigne pas de
remplir leur office. Trois jours avant mon arrivée à _Sour_, Djezzâr
avait éventré un maçon d’un coup de hache. Souvent le pacha rôde
déguisé; et malheur à quiconque est surpris en faute! Comme il ne peut
remplir cet emploi dans tous les lieux, il commet à sa place un officier
que l’on appelle l’_ouâli_; cet ouâli remplit les fonctions de nos
officiers de guet; comme eux, il rôde la nuit et le jour; il veille aux
séditions, il arrête les voleurs; comme le pacha, il juge et condamne
sans appel: le coupable baisse le cou; le bourreau frappe, la tête
tombe, et l’on emporte le corps dans un sac de cuir. Cet officier a une
foule d’espions qui sont presque tous des filous, au moyen desquels il
sait tout ce qui se passe. D’après cela, il n’est pas étonnant que des
villes comme le Kaire, Alep et Damas, soient plus sûres que Gênes, Rome
et Naples; mais par combien d’abus cette sûreté est-elle achetée! et à
combien d’innocents la partialité de l’_ouâli_ et de ses agents ne
doit-elle pas coûter la vie!

L’_ouâli_ exerce aussi la police des marchands, c’est-à-dire qu’il
veille sur les poids et mesures; et sur cet article, la sévérité est
extrême: pour le moindre faux poids sur le pain, sur la viande, sur le
_debs_ ou les _sucreries_, l’on donne 500 coups de bâton, et quelquefois
l’on punit de mort. Les exemples en sont fréquents dans les grandes
villes. Cependant il n’est pas de pays où l’on vende plus à faux poids:
les marchands en sont quittes pour veiller au passage de l’_ouâli_ et du
_mohteseb_[65]. Sitôt qu’ils paraissent à cheval, tout s’esquive et se
cache; on produit un autre poids: souvent les débitants font des traités
avec les valets qui marchent devant les deux officiers; et moyennant une
rétribution, ils sont sûrs même de l’impunité.

Du reste, les fonctions de l’ouâli n’atteignent point à ces objets
utiles ou agréables qui font le mérite de la police parmi nous. Ils
n’ont aucun soin ni de la propreté, ni de la salubrité des villes:
elles ne sont, en Syrie comme en Égypte, ni pavées, ni balayées, ni
arrosées; les rues sont étroites, tortueuses, et presque toujours
embarrassées de décombres. On est surtout choqué d’y voir une foule de
chiens hideux qui n’appartiennent à personne. Ils forment une espèce de
république indépendante qui vit des aumônes du public. Ils sont
cantonnés par familles et par quartiers; et si quelqu’un d’entre eux
sort de ses limites, il s’ensuit des combats qui importunent les
passants. Les Turks, qui versent le sang des hommes si aisément, ne les
tuent point; seulement ils évitent leur attouchement comme immonde. Ils
prétendent qu’ils font la sûreté nocturne des villes; mais l’ouâli et
les portes dont chaque rue est fermée, la font encore mieux: ils
ajoutent qu’ils mangent les charognes; et en cela ils sont aidés d’une
foule de chacals cachés dans les jardins et parmi les décombres et les
tombeaux. Il ne faut d’ailleurs chercher dans les villes turkes, ni
promenades, ni plantations. Dans un tel pays, la vie ne paraîtra sans
doute ni sûre ni agréable; mais c’est encore l’effet du pouvoir absolu
du sultan.



CHAPITRE X.

De l’administration de la justice.


L’administration de la justice contentieuse est le seul article que les
sultans aient soustrait au pouvoir exclusif des pachas, soit parce
qu’ils ont senti l’énormité des abus qui en résulteraient, soit parce
qu’ils ont connu qu’elle exigeait un temps et des connaissances que
leurs lieutenants n’auraient pas; ils y ont préposé d’autres officiers
qui, par une sage disposition, sont indépendants du pacha; mais comme
leur juridiction est fondée sur les mêmes principes que le gouvernement,
elle a les mêmes inconvénients.

Tous les magistrats de l’empire appelés _qâdis_, c’est-à-dire, _juges_,
dépendent d’un chef principal qui réside à Constantinople. Le titre de
sa dignité est celui de _qâdi-el-askar_[66], ou _juge de l’armée_; ce
qui indique, ainsi que je l’ai déja dit, que le pouvoir est absolument
militaire, et réside entièrement dans l’armée et dans son chef. Ce grand
_qâdi_ nomme les juges des villes capitales, telles qu’Alep, Damas,
Jérusalem, etc. Ces juges, à leur tour, en nomment d’autres dans les
lieux de leurs dépendances. Mais quel est le titre pour être nommé?
Toujours l’argent. Tous ces emplois, comme ceux du gouvernement, sont
livrés à l’enchère, et sont également affermés pour un an.
Qu’arrive-t-il de là? Que les fermiers se hâtent de recouvrer leurs
avances, d’obtenir l’intérêt de leur argent, et d’en retirer même un
bénéfice. Or, quel peut être l’effet de ces dispositions dans des hommes
qui ont en main la balance où les citoyens viennent déposer leurs biens?

Le lieu où ces juges rendent leurs arrêts, s’appelle le _mahkamé_, ou
_lieu du jugement_: quelquefois c’est leur propre maison; jamais ce
n’est un lieu qui réponde à l’idée de l’emploi sacré qui s’y exerce.
Dans un appartement nu et en dégât, le qâdi s’assied sur une natte ou
sur un mauvais tapis. A ses côtés sont des _scribes_ et quelques
domestiques. La porte est ouverte à tout le monde: les parties
comparaissent; et là, sans interprètes, sans avocats, sans procureurs,
chacun plaide lui-même sa cause: assis sur les talons, les plaideurs
énoncent les faits, discutent, répondent, contestent, argumentent tour à
tour; quelquefois les débats sont violents; mais les cris des scribes et
le bâton du qâdi rétablissent l’ordre et le silence. Fumant gravement sa
pipe, et roulant du bout des doigts la pointe de sa barbe, ce juge
écoute, interroge, et finit par prononcer un arrêt sans appel, qui n’a
que deux mois tout au plus de délai: les parties, toujours peu
contentes, se retirent cependant avec respect, et paient un salaire
évalué le dixième du fonds, sans réclamer contre la décision, parce
qu’elle est toujours motivée sur l’infaillible Qôran.

Cette simplicité de la justice, qui ne consume point en frais
provisoires, accessoires, ni subséquents, cette proximité du tribunal
souverain qui n’éloigne point le plaideur de son domicile, sont, il faut
l’avouer, deux avantages inestimables; mais il faut convenir aussi
qu’ils sont trop compensés par d’autres abus. En vain quelques
écrivains, pour rendre plus saillants les vices de nos usages, ont vanté
l’administration de la justice chez les Turks; ces éloges, fondés sur
une simple connaissance de théorie, ne sont point justifiés par l’examen
de la pratique. L’expérience journalière constate qu’il n’est point de
pays où la justice soit plus corrompue qu’en Égypte, en Syrie, et sans
doute dans le reste de la Turkie[67]. La vénalité n’est nulle part plus
hardie, plus impudente: on peut marchander son procès avec le _qâdi_,
comme l’on marchanderait une denrée. Dans la foule, il se trouve des
exemples d’équité, de sagacité; mais ils sont rares, par cela même
qu’ils sont cités. La corruption est habituelle, générale; et comment
ne le serait-elle pas, quand l’intégrité peut devenir onéreuse, et
l’improbité lucrative; quand chaque _qâdi_, arbitre en dernier ressort,
ne craint ni révision, ni châtiment; quand enfin le défaut de lois
claires et précises offre aux passions mille moyens d’éviter la honte
d’une injustice évidente, en ouvrant les sentiers tortueux des
interprétations et des commentaires? Tel est l’état de la jurisprudence
chez les Turks, qu’il n’existe aucun code public et notoire, où les
particuliers puissent apprendre quels sont leurs droits respectifs. La
plupart des jugements sont fondés sur des _coutumes_ non écrites, ou sur
des _décisions_ de docteurs, souvent contradictoires. Les recueils de
ces décisions sont les seuls livres où les juges puissent acquérir
quelques notions de leur emploi; et ils n’y trouvent que des cas
particuliers, plus propres à confondre leurs idées qu’à les éclaircir.
Le droit romain sur beaucoup d’articles a servi de base aux prononcés
des docteurs musulmans; mais la grande et inépuisable source à laquelle
ils recourent, est le _livre très-pur_, le _dépôt de toute
connaissance_, le _code de toute législation_, le _Qôran du prophète_.



CHAPITRE XI.

De l’influence de la religion.


Si la religion se proposait chez les Turks le but qu’elle devrait avoir
chez tous les peuples; si elle prêchait aux grands la modération dans
l’usage du pouvoir, au vulgaire la tolérance dans la diversité des
opinions, il serait encore douteux qu’elle pût tempérer les vices dont
nous venons de parler, puisque l’expérience de tous les hommes prouve
que la morale n’influe sur les actions qu’autant qu’elle est secondée
par les lois civiles; mais il s’en faut beaucoup que l’esprit de
l’_islamisme_ soit propre à remédier aux abus du gouvernement; l’on peut
dire, au contraire, qu’il en est la source originelle. Pour s’en
convaincre, il suffit d’examiner le livre qui en est le dépôt. En vain
les musulmans avancent-ils que le _Qôran_ contient les germes et même le
développement de toutes les connaissances de la législation, de la
politique, de la jurisprudence: le préjugé de l’éducation, ou la
partialité de quelque intérêt secret, peuvent seuls dicter ou admettre
un pareil jugement. Quiconque lira le _Qôran_, sera forcé d’avouer qu’il
ne présente aucune notion ni des devoirs des hommes en société, ni de
la formation du corps politique, ni des principes de l’art de gouverner,
rien en un mot de ce qui constitue un code législatif. Les seules lois
qu’on y trouve se réduisent à quatre ou cinq ordonnances relatives à la
polygamie, au divorce, à l’esclavage, à la succession des proches
parents; et ces ordonnances, qui ne font point un code de jurisprudence,
y sont tellement contradictoires, que les docteurs disputent encore pour
les concilier. Le reste n’est qu’un tissu vague de phrases vides de
sens; une déclamation emphatique d’attributs de Dieu qui n’apprennent
rien à personne; une allégation de contes puérils, de fables ridicules;
en total, une composition si plate et si fastidieuse, qu’il n’y a
personne capable d’en soutenir la lecture jusqu’au bout, malgré
l’élégance de la traduction de Savary. Que si, à travers le désordre
d’un délire perpétuel, il perce un esprit général, un sens résumé, c’est
celui d’un fanatisme ardent et opiniâtre. L’oreille retentit des mots
d’_impies_, d’_incrédules_, d’_ennemis de Dieu et du prophète_, de
_rebelles à Dieu et au prophète_, de _dévouement à Dieu et au prophète_.
Le ciel se présente ouvert à qui combat dans leur cause; les houris y
tendent les bras aux martyrs; l’imagination s’embrase; et le prosélyte
dit à Mahomet: _Oui, tu es l’envoyé de Dieu; ta parole est la sienne; il
est infaillible; tu ne peux faillir ni me tromper: marche, je te suis!_
Voilà l’esprit du Qôran; il s’annonce dès la première ligne. _Il n’y a
point de doute en ce livre; il guide sans erreur ceux qui croient sans
douter, qui croient ce qu’ils ne voient pas._ Quelle en est la
conséquence, sinon d’établir le despotisme le plus absolu dans celui qui
commande, par le dévouement le plus aveugle dans celui qui obéit? Et tel
fut le but de Mahomet: il ne voulait pas éclairer, mais régner; il ne
cherchait pas des disciples, mais des sujets. Or, dans des sujets, l’on
ne demande pas du raisonnement, mais de l’obéissance. C’est pour y
amener plus facilement qu’il reporta tout à Dieu. En se faisant son
ministre, il écarta le soupçon d’un intérêt personnel; il évita
d’alarmer cette vanité ombrageuse que portent tous les hommes; il
feignit d’obéir, pour qu’on lui obéit à lui-même; il ne se fit que le
premier des serviteurs, sûr que chacun tâcherait d’être le second pour
commander à tous les autres. Il amorça par des promesses; il entraîna
par des menaces: il a fait plus; comme il y a toujours des opposants à
toute nouveauté, en les effrayant par ses anathèmes, il leur a ménagé
l’espoir du pardon: de là vient en quelques endroits l’énoncé d’une
sorte de tolérance; mais cette tolérance est si dure, qu’elle doit
ramener tôt ou tard au dévouement absolu; en sorte que l’esprit
fondamental du _Qôran_ revient toujours au pouvoir le plus arbitraire
dans l’envoyé de Dieu, et par une conséquence naturelle, dans ceux qui
doivent lui succéder. Or, par quels préceptes l’usage de ce pouvoir
est-il éclairé? _Il n’y a qu’un Dieu, et Mahomet est son prophète: priez
cinq fois par jour en vous tournant vers la Mekke. Ne mangez point
pendant le jour dans tout le mois de Ramadan. Faites le pèlerinage de la
Kiabé, et donnez l’aumône à la veuve et à l’orphelin._ Voilà la source
profonde d’où doivent découler toutes les sciences, toutes les
connaissances politiques et morales. Les Solon, les Numa, les Lycurgue,
tous les législateurs de l’antiquité, ont vainement fatigué leur génie à
éclaircir les rapports des hommes en société, à fixer les obligations et
les droits de chaque classe, de chaque individu: Mahomet, plus habile ou
plus profond, résout tout en cinq phrases. Il faut le dire: de tous les
hommes qui ont osé donner des lois aux peuples, nul n’a été plus
ignorant que Mahomet; de toutes les compositions absurdes de l’esprit
humain, nulle n’est plus misérable que son livre. Ce qui se passe en
Asie depuis douze cents ans, peut en faire la preuve; car si l’on
voulait passer d’un sujet particulier à des considérations générales, il
serait aisé de démontrer que les troubles des états, et l’ignorance des
peuples dans cette partie du monde, sont des effets plus ou moins
immédiats du Qôran et de sa morale: mais il faut nous borner au pays qui
nous occupe, et, revenant à la Syrie, exposer au lecteur l’état de ses
habitants relativement à la religion.

Le peuple de Syrie est en général, comme je l’ai dit, musulman ou
chrétien: cette différence dans le culte a les effets les plus fâcheux
dans l’état civil; se traitant mutuellement d’infidèles, de rebelles,
d’impies, les partisans de Jésus-Christ et ceux de Mahomet ont les uns
pour les autres une aversion qui entretient une sorte de guerre
perpétuelle. L’on sent à quels excès les préjugés de l’éducation doivent
porter le vulgaire toujours grossier: le gouvernement, loin d’intervenir
comme médiateur dans ces troubles, les fomente par sa partialité. Fidèle
à l’esprit du Qôran, il traite les chrétiens avec une dureté qui se
varie sous mille formes. L’on parle quelquefois de la tolérance des
Turks; voici à quel prix elle s’achète.

Toute démonstration publique de culte est interdite aux chrétiens, hors
du Kesraouân où l’on n’a pu l’empêcher: ils ne peuvent bâtir de
nouvelles églises; et si les anciennes se ruinent, ils ne peuvent les
réparer que par des permissions qu’il faut payer chèrement. Un chrétien
ne peut frapper un musulman sans risquer sa vie; et si le musulman tue
un chrétien, il en est quitte pour une rançon. Les chrétiens ne peuvent
monter à cheval dans les villes; il leur est défendu de porter des
pantoufles jaunes, des châles blancs, et toute couleur verte. Le rouge
pour la chaussure, le bleu pour l’habillement, sont celles qui leur sont
assignées. La Porte vient de renouveler ses ordonnances pour qu’ils
rétablissent l’ancienne forme de leur turban: il doit être d’une grosse
mousseline bleue, avec une seule lisière blanche: s’ils voyagent, on les
arrête en mille endroits pour payer des _rafars_[68] ou péages, dont les
musulmans sont exempts: en justice le serment de deux chrétiens n’est
compté que pour un; et telle est la partialité des qâdis, qu’il est
presque impossible qu’un chrétien gagne un procès; enfin, ils sont les
seuls à supporter la capitation dite _karadj_, dont le billet porte ces
mots remarquables: _djazz-el-râs_, c’est-à-dire (rachat) _du coupement
de la tête_, par où l’on voit clairement à quel titre ils sont tolérés
et gouvernés.

Ces distinctions, si propres à entretenir les haines et les divisions,
passent chez le peuple et se retrouvent dans tous les usages de la vie.
Le dernier des musulmans n’accepte d’un chrétien ni ne lui rend le salut
de _salâm-alai-k_[69], _salut sur toi_, à cause de l’affinité du mot
_salam_ avec _eslâm_ (islamisme), nom propre de la religion, et avec
_moslem_ (musulman), nom de l’homme qui la professe: le salut usité est
seulement _bon matin_, ou _bon soir_: heureux s’il n’est point
accompagné d’un _djaour_, _kafer_, _kelb_, c’est-à-dire, _impie_,
_apostat_, _chien_, qui sont les épithètes familières avec les
chrétiens. Les Musulmans affectent même, pour les narguer, d’exercer
devant eux les pratiques de leur culte; à midi, à trois heures, au
coucher du soleil, lorsque du haut des minarets les crieurs annoncent la
prière, on les voit se montrer à la porte de leurs maisons, et là, après
avoir fait l’ablution, ils étendent gravement un tapis ou une natte, et
se tournant vers la Mekke, ils croisent les bras sur la poitrine, les
étendent vers les genoux, et commencent neuf prostrations, le front en
terre, en récitant la préface du Qôran. Souvent dans la conversation ils
s’interrompent par la profession de foi: _Il n’y a qu’un Dieu, et
Mahomet est son prophète._ Sans cesse ils parlent de leur religion, et
se traitent de seuls _fidèles_ à Dieu. Pour les démentir, les chrétiens
affectent à leur tour une grande dévotion; et de là cette ostentation de
piété qui fait un des caractères extérieurs des Orientaux; mais le
cœur n’y perd rien, et les chrétiens gardent de tous ces outrages un
ressentiment qui n’attend que l’occasion d’éclater. On en a vu des
effets du temps de _Dâher_, lorsque, fiers de la protection de son
ministre, ils prirent en divers lieux l’ascendant sur les Musulmans. Les
excès qu’ils commirent en ces circonstances sont un avis dont doit
profiter toute puissance européenne qui pourrait posséder des pays où il
se trouverait des Grecs et des Musulmans.



CHAPITRE XII.

De la propriété et des conditions.


Les sultans s’étant arrogé, à titre de conquête, la propriété de toutes
les terres en Syrie, il n’existe pour les habitants aucun droit de
propriété foncière, ni même mobilière; ils ne possèdent qu’en usufruit.
Si un père meurt, sa succession appartient au sultan ou à son fermier,
et les enfants ne recueillent l’héritage qu’en payant un rachat toujours
considérable. De là, pour les possessions en fonds de terre, une
insouciance funeste à l’agriculture. Dans les villes, la possession des
maisons a quelque chose de moins incertain et de moins onéreux; mais
partout l’on préfère les biens en argent, comme étant plus faciles à
dérober aux rapines du despote. Dans les pays abonnés, comme ceux des
Druzes, des Maronites, de _Hasbêya_, etc., il existe une propriété
réelle, fondée sur des coutumes que les petits princes n’osent violer:
aussi les habitants sont-ils tellement attachés à leurs fonds, que l’on
n’y voit presque jamais d’aliénation de terre. Il est néanmoins, sous la
régie des Turks, un moyen de s’assurer une perpétuité d’usufruit: c’est
de faire ce que l’on appelle un _ouaqf_, c’est-à-dire, une attribution
ou fondation d’un bien à une mosquée. Dès lors le propriétaire devient
le concierge inamovible de son fonds, sous la condition d’une redevance,
et sous la protection des gens de loi; mais cet acte a l’inconvénient
que souvent, au lieu de protéger, les gens de loi dévorent: alors auprès
de qui réclamer, puisqu’ils sont distributeurs de la justice? Par cette
raison, ces gens de loi sont presque les seuls à posséder des biens
fonciers; et l’on ne voit point dans les pays turks cette foule de
petits propriétaires, qui fait la force et la richesse des pays abonnés.

Ce que j’ai dit des conditions en Égypte convient également à la Syrie:
elles s’y réduisent à quatre ou cinq, qui sont les cultivateurs ou
paysans, les artisans, les marchands, les gens de guerre et les gens de
justice et de loi. Ces diverses classes elles-mêmes peuvent se résumer
en deux principales: _le peuple_, qui comprend les paysans, les
artisans, les marchands; et _le gouvernement_, composé des gens de
guerre et des gens de loi et de justice. Dans les principes de la
religion, c’est en ce dernier ordre que devrait résider le pouvoir; mais
depuis que les kalifes ont été dépossédés par leurs lieutenants, il
s’est formé une distinction de puissance spirituelle et de puissance
temporelle, qui n’a laissé aux interprètes de la loi qu’une autorité:
telle est celle du grand _mofti_[70] qui, chez les Turks, représente le
kalife. Le vrai pouvoir est aux mains du sultan, qui représente le
lieutenant ou le général de l’armée. Cependant, ce respect d’opinion
qu’a le peuple pour les puissances détrônées, conserve encore aux gens
de loi un crédit dont ils usent presque toujours pour former un _parti
d’opposition_; le sultan le redoute dans Constantinople, et les pachas
n’osent le contrarier trop ouvertement dans leurs provinces. Dans chaque
ville, ce parti est présidé par un _mofti_ qui relève de celui de
Constantinople; son emploi est héréditaire et non vénal; et c’est la
raison qui a conservé dans ce corps plus d’énergie que dans les autres.
A raison de leurs priviléges, les familles qui le composent ressemblent
assez bien à notre noblesse, quoique son vrai type soit le corps
militaire. Elles représentent aussi notre magistrature, notre clergé, et
même notre bourgeoisie, puisqu’elles sont les seules à vivre de leurs
rentes. D’elles aux paysans, aux artisans et aux marchands, la chute est
brusque: cependant, comme l’état de ces trois classes est le vrai
thermomètre de la police et de la puissance d’un empire, je vais
rassembler les faits les plus propres à en donner de justes notions.



CHAPITRE XIII.

État des paysans et de l’agriculture.


Dans le Syrie et même dans tout l’empire turk, les paysans sont, comme
les autres habitants, censés _esclaves_ du sultan; mais ce terme
n’emporte que notre sens de _sujets_. Quoique maître des biens et de la
vie, le sultan ne vend point les hommes; il ne les lie point à un lieu
fixe. S’il donne un apanage à quelque grand, l’on ne dit point, comme en
Pologne et en Russie, qu’il donne 500 paysans, 1000 paysans: en un mot,
les paysans sont opprimés par la tyrannie du gouvernement, mais non
dégradés par le servage de la féodalité.

Lorsque le sultan Sélim eut conquis la Syrie, pour rendre plus aisée la
perception du revenu, il établit un seul impôt territorial, qui est
celui que l’on appelle _miri_. Il paraît, malgré son caractère farouche,
que ce sultan sentit l’importance de ménager le cultivateur; car le
_miri_, comparé à l’étendue des terrains, se trouve dans une proportion
infiniment modérée: elle l’est d’autant plus, qu’au temps où il fut
réglé, la Syrie était plus peuplée qu’aujourd’hui, et peut-être aussi
commerçante, puisque le cap de Bonne-Espérance n’étant pas encore bien
fréquenté, elle se trouvait sur la route de l’Inde la plus pratiquée.
Pour maintenir l’ordre dans la perception, Sélim fit dresser un _deftar_
ou _registre_, dans lequel le contingent de chaque village fut exprimé.
Enfin, il donna au _miri_ un état invariable, et tel que l’on ne pût
l’augmenter ni le diminuer. Modéré comme il était, il ne devait jamais
obérer le peuple; mais par les abus inhérents à la constitution, les
pachas et leurs agents ont trouvé le secret de le rendre ruineux.
N’osant violer la loi établie par le sultan sur l’invariabilité de
l’impôt, ils ont introduit une foule de charges qui, sans en avoir le
nom, en ont tous les effets. Ainsi, étant les maîtres de la majeure
partie des terres, ils ne les concèdent qu’à des conditions onéreuses;
ils exigent la moitié et les deux tiers de la récolte; ils accaparent
les semences et les bestiaux, en sorte que les cultivateurs sont forcés
de les acheter au-dessus de leur valeur. La récolte faite, il chicanent
sur les pertes, sur les prétendus vols; et comme ils ont la force en
main, ils enlèvent ce qu’ils veulent. Si l’année manque, ils n’en
exigent pas moins leurs avances, et ils font vendre, pour se rembourser,
tout ce que possède le paysan. Heureusement que sa personne est libre,
et que les Turks ignorent l’art d’emprisonner pour dettes l’homme qui
n’a plus rien. A ces vexations habituelles se joignent mille avanies
accidentelles: tantôt l’on rançonne le village entier pour un délit
vrai ou imaginaire; tantôt on introduit une corvée d’un genre nouveau.
L’on exige un présent à l’avénement de chaque gouverneur; l’on établit
une contribution d’herbe pour ses chevaux, d’orge et de paille pour ses
cavaliers: il faut en outre donner l’étape à tous les gens de guerre qui
passent ou qui apportent des ordres, et les gouverneurs ont soin de
multiplier ces commissions, qui deviennent pour eux une économie, et
pour les paysans une source de ruine. Les villages tremblent à chaque
_laouend_ qui paraît: c’est un vrai brigand sous le nom de soldat; il
arrive en conquérant, il commande en maître: _Chiens_, _canaille_, _du
pain_, _du café_, _du tabac_; _je veux de l’orge_, _je veux de la
viande_. S’il voit de la volaille; il la tue; et lorsqu’il part,
joignant l’insulte à la tyrannie, il demande ce que l’on appelle
_keré-el-dars_, c’est-à-dire, _le louage de sa dent molaire_. En vain
les paysans crient à l’injustice: le sabre impose silence. La
réclamation est lointaine et difficile; elle pourrait devenir
dangereuse. Qu’arrive-t-il de toutes ces déprédations? Les moins aisés
du village se ruinent, ne peuvent plus payer le miri, deviennent à
charge aux autres, ou fuient dans les villes: comme le miri est
inaltérable et doit toujours s’acquitter en entier, leur portion se
reverse sur le reste des habitants; et le fardeau, qui d’abord était
léger, s’appesantit. S’il arrive deux années de disette ou de
sécheresse, le village entier est ruiné et se déserte; mais sa quotité
se reporte sur les voisins. La même marche a lieu pour le _karadj_ des
chrétiens: la somme en ayant été fixée d’après un premier dénombrement,
il faut toujours qu’elle se retrouve la même, quoique le nombre des
têtes soit diminué. De là, il est arrivé que cette capitation a été
portée, de trois, de cinq et de onze piastres où elle était d’abord, à
trente-cinq et quarante; ce qui obère absolument les contribuables, et
les force de s’expatrier. C’est surtout dans les pays d’apanage et dans
ceux qui sont ouverts aux Arabes, que ces fardeaux sont écrasants. Dans
les premiers, le titulaire, avide d’augmenter son revenu, donne toute
liberté à son fermier d’augmenter les charges, et l’avidité de ces
subalternes ne demeure pas en arrière; ce sont eux qui, raffinant sur
les moyens de pressurer, ont imaginé d’établir des droits sur les
denrées du marché, sur les entrées, sur les transports, et de taxer
jusqu’à la charge d’un âne. L’on observe que ces exactions ont fait des
progrès rapides, surtout depuis 40 années, et l’on date de cette époque
la dégradation des campagnes, la dépopulation des habitants, et la
diminution du numéraire, porté à Constantinople. A l’égard des Bedouins,
s’ils sont en guerre, ils pillent à titre d’ennemis; s’ils sont en paix,
ils dévorent à titre d’hôtes: aussi dit-on en proverbe: _Évite le
Bedouin comme ami ou comme ennemi_. Les moins malheureux des paysans,
sont ceux des pays abonnés, tels que le pays des _Druzes_, le
_Kesraouân_, _Nablous_, etc. Cependant, là même encore il règne des
abus; il en est un entre autres que l’on doit regarder comme le plus
grand fléau des campagnes en Syrie: c’est l’usure portée à l’excès le
plus criant. Quand les paysans ont besoin d’avances pour acheter des
semences, des bestiaux, etc., ils ne trouvent d’argent qu’en vendant en
tout ou en partie leur récolte future au prix le plus vil. Le danger de
faire paraître de l’argent, resserre la main de quiconque en possède;
s’il s’en dessaisit, ce n’est que dans l’espoir d’un gain rapide et
exorbitant: l’intérêt le plus modique est de douze pour cent; le plus
ordinaire est de vingt, et souvent il monte à trente.

Par toutes ces causes, l’on conçoit combien la condition des paysans
doit être misérable. Partout ils sont réduits au petit pain plat d’orge
ou de doura, aux ognons, aux lentilles et à l’eau. Leurs organes se
connaissent si peu en mets, qu’ils regardent de l’huile forte et de la
graisse rance, comme un manger délicieux. Pour ne rien perdre du grain,
ils y laissent toutes les graines étrangères, même l’_ivraie_[71], qui
donne des vertiges et des éblouissements pendant plusieurs heures,
ainsi qu’il m’est arrivé de l’éprouver. Dans les montagnes du Liban et
de Nâblous, lorsqu’il y a disette, ils recueillent les glands de chêne,
et après les avoir fait bouillir ou cuire sous la cendre, ils les
mangent. Le fait m’en a été certifié chez les Druzes par des personnes
même qui en ont usé. Ainsi l’on doit disculper les poètes du reproche de
l’hyperbole; mais il n’en sera que plus difficile de croire que l’âge
d’or fût l’âge de l’abondance.

Par une conséquence naturelle de cette misère, l’art de la culture est
dans un état déplorable; faute d’aisance, le laboureur manque
d’instruments, ou n’en a que de mauvais; la charrue n’est souvent qu’une
branche d’arbre coupée sous une bifurcation, et conduite sans roues. On
laboure avec des ânes, des vaches, et rarement avec des bœufs; ils
annoncent trop d’aisance; aussi la viande de cet animal est-elle
très-rare en Syrie et en Égypte; et elle y est toujours maigre et
mauvaise, comme toutes les viandes des pays chauds. Dans les cantons
ouverts aux Arabes, tels que la Palestine, il faut semer le fusil à la
main. A peine le blé jaunit-il, qu’on le coupe, pour le cacher dans les
_matmoures_ ou caveaux souterrains. On en retire le moins que l’on peut
pour les semences, parce que l’on ne sème qu’autant qu’il faut pour
vivre; en un mot, l’on borne toute l’industrie à satisfaire les premiers
besoins. Or, pour avoir un peu de pain, des ognons, une mauvaise
chemise bleue, et un pagne de laine, il ne faut pas la porter bien loin.
Le paysan vit donc dans la détresse; mais du moins il n’enrichit pas ses
tyrans; et l’avarice du despotisme se trouve punie par son propre crime.



CHAPITRE XIV.

Des artisans, des marchands et du commerce.


La classe qui fait valoir les denrées en les mettant en œuvre ou en
circulation, n’est pas si maltraitée que celle qui les procrée: la
raison en est que les biens des artisans et des marchands, consistant en
effets mobiliers, sont moins soumis aux regards du gouvernement que ceux
des paysans; en outre, les artisans et les marchands, rassemblés dans
les villes, échappent plus aisément, par leur foule, à la rapacité de
ceux qui commandent. C’est là une des causes principales de la
population des villes dans la Syrie, et même dans toute la Turkie:
tandis qu’en d’autres pays les villes sont en quelque sorte le
regorgement des campagnes, là elles ne sont que l’effet de leur
désertion. Les paysans chassés de leurs villages, viennent y chercher un
refuge; et ils y trouvent la tranquillité, et même l’aisance. Les
pachas veillent avec d’autant plus de soins à ce dernier article, que
leur sûreté personnelle en dépend; car, outre les effets immédiats d’une
sédition qui pourrait leur être funeste, la Porte ne leur pardonnerait
pas d’exposer son repos pour le pain du peuple. Ils ont donc soin de
tenir les vivres à bon marché dans les lieux considérables, et surtout
dans celui de leur résidence: s’il y a disette, c’est toujours là
qu’elle se fait le moins sentir. En pareil cas ils prohibent toute sorte
de grains, ils obligent, sous peine de mort, quiconque en possède de le
vendre au prix qu’ils y mettent; et si le pays en manque absolument, ils
en envoient chercher au dehors, comme il arriva à Damas en novembre
1784. Le pacha mit des gardes sur toutes les routes, permit aux Arabes
de piller tout chargement qui sortirait du pays, et envoya ordre dans le
_Hauran_ de vider toutes les _matmoures_; en sorte que, pendant que les
paysans mouraient de faim dans les villages, le peuple de Damas ne
payait le pain que deux paras (deux sous et demi) la livre de France, et
croyait le payer très-cher; mais comme dans la machine politique nul
ressort n’est indépendant, l’on n’a point porté des atteintes funestes à
la culture, sans que les arts et le commerce s’en soient ressentis.
Quelques détails sur cette partie vont faire juger si le gouvernement
s’en occupe plus que des autres.

Le commerce en Syrie, considéré dans la manière dont il se pratique, est
encore dans cet état d’enfance qui caractérise les siècles barbares et
les pays non policés. Sur toute la côte, il n’y a pas un seul port
capable de recevoir un bâtiment de 400 tonneaux, et les rades ne sont
pas même assurées par des forts; les corsaires maltais profitaient
autrefois de cette négligence pour faire des prises jusqu’à terre; mais
comme les habitants rendaient les négociants européens responsables des
accidents, la France a obtenu de l’ordre de Malte que ces corsaires
n’approcheraient plus jusqu’à la vue de terre; en sorte que les naturels
peuvent faire tranquillement leur cabotage, qui est assez vivace depuis
Lataqîé jusqu’à Yâfa. Dans l’intérieur, il n’y a ni grandes routes ni
canaux, pas même de ponts sur la plupart des rivières et des torrents,
quelque nécessaires qu’ils fussent pendant l’hiver. Il n’y a de ville à
ville ni poste ni messagerie. Le seul courrier qui existe est le
_Tartare_ qui vient de Constantinople à Damas par Alep. Ce courrier n’a
de relais que dans les grandes villes, à de très-grandes distances; mais
il peut démonter en cas de besoin tout cavalier qu’il rencontre. Il
mène, selon l’usage des Tartares, un second cheval en main, et souvent
il a un compagnon, de peur d’accident. De ville en ville les relations
s’exécutent par des voituriers qui n’ont jamais de départ fixe. La
raison en est qu’ils ne peuvent se mettre en chemin que par troupes ou
_caravanes_; personne ne voyage seul, vu le peu de sûreté habituelle des
routes. Il faut attendre que plusieurs voyageurs veuillent aller au même
endroit, ou profiter du passage de quelque grand qui se fait protecteur,
et souvent oppresseur de la caravane. Ces précautions sont surtout
nécessaires dans les pays ouverts aux Arabes, tels que la Palestine et
toute la frontière du désert, et même sur la route d’_Alep_ à
_Skandaroun_, à raison des brigands kourdes. Dans les montagnes et sur
la côte entre Lataqîé et le Carmel, l’on voyage avec plus de sûreté;
mais les chemins dans les montagnes sont très-pénibles, parce que les
habitants, loin de les adoucir, les rendent scabreux, afin, disent-ils,
d’ôter aux Turks l’envie d’y amener leur cavalerie. Il est remarquable
que dans toute la Syrie, l’on ne voit pas un chariot ni une charrette;
ce qui vient sans doute de la crainte de les voir prendre par les gens
du gouvernement, et de faire d’un seul coup une grosse perte. Tous les
transports se font à dos de mulets, d’ânes ou de chameaux; ces animaux y
sont tous excellents. Les deux premiers sont plus employés dans les
montagnes, et rien n’égale leur adresse à grimper et glisser sur des
talus de roc vif. Le chameau est plus usité dans les plaines, parce
qu’il consomme moins et porte davantage. Sa charge ordinaire est
d’environ 750 livres de France. Sa nourriture est de tout ce que l’on
veut lui donner, paille, broussailles, noyaux de dattes pilés, fèves,
orge, etc. Avec une livre d’aliments, et autant d’eau par jour, on peut
le mener des semaines entières. Dans le trajet du Caire à Suez, qui est
de 40 à 46 heures (y compris les repos), ils ne mangent ni ne boivent;
mais ces diètes répétées les épuisent comme tous les animaux: alors ils
ont une haleine cadavéreuse. Leur marche ordinaire est très-lente,
puisqu’ils ne font que 17 à 1800 toises à l’heure: il est inutile de les
presser, ils n’en vont pas plus vite; ils peuvent, avec des pauses,
marcher 15 et 18 heures par jour. Il n’y a d’auberges en aucun lieu;
mais les villes et la plupart des villages ont un grand bâtiment appelé
_khan_, ou _kervan-seraï_, qui sert d’asile à tous les voyageurs. Ces
hospices, toujours placés hors l’enceinte des villes, sont composés de
quatre ailes régnant autour d’une cour carrée qui sert de parc. Les
logements sont des cellules où l’on ne trouve que les quatre murs, de la
poussière, et quelquefois des scorpions. Le gardien de ce _khan_ est
chargé de donner la clef et une natte: le voyageur à dû se fournir du
reste; ainsi il doit porter avec lui son lit, sa batterie de cuisine, et
même ses provisions; car souvent l’on ne trouve pas de pain dans les
villages. En conséquence les Orientaux donnent à leur attirail la plus
grande simplicité et la forme la plus portative. Celui d’un homme qui ne
veut manquer de rien, consiste en un tapis, un matelas, une couverture,
deux casseroles avec leurs couvercles, entrant les uns dans les autres;
plus, deux plats, deux assiettes et une cafetière, le tout de cuivre
bien étamé; plus, une petite boîte de bois pour le sel et le poivre; six
tasses à café sans anses, emboîtées dans un cuir; une table ronde en
cuir, que l’on pend à la selle du cheval; de petites outres ou sacs de
cuir pour l’huile, le beurre fondu, l’eau et l’eau-de-vie, si c’est un
chrétien; enfin une pipe, un briquet, une tasse de coco, du riz, des
raisins secs, des dattes, du fromage de Cypre, et surtout du café en
grain, avec la poêlette pour le rôtir, et le mortier de bois pour le
piler. Je cite ces détails parce qu’ils prouvent que les Orientaux sont
plus avancés que nous dans l’art de se passer de beaucoup de choses, et
cet art n’est pas sans mérite. Nos négociants européens ne s’accommodent
pas de tant de simplicité; aussi leurs voyages sont-ils
très-dispendieux, et par cette raison très-rares; mais les naturels,
même les plus riches, ne font pas difficulté de passer une partie de
leur vie de cette manière sur les routes de Bagdâd, de Basra, du Kaire,
et même de Constantinople. Les voyages sont leur éducation, leur
science, et dire d’un homme qu’il est négociant, c’est dire qu’il est
voyageur. Ils y trouvent l’avantage de puiser leurs marchandises aux
premières sources, de les avoir à meilleur marché, de veiller à leur
sûreté en les escortant, de parer aux accidents qui peuvent arriver, et
d’obtenir quelques graces sur les péages qui sont multipliés; enfin, ils
apprennent à connaître les poids et les mesures, dont l’extrême
diversité rend leur art très-compliqué. Chaque ville a son poids qui,
avec un même nom, diffère en valeur de celui d’une autre. Le _rotl_
d’Alep pèse environ six livres de Paris; celui de Damas, cinq un quart;
celui de Saide, moins de cinq; celui de Ramlé, près de sept. Le seul
_derhem_, c’est-à-dire, la _dragme_, qui est le premier élément de ces
mesures, est le même partout. Les mesures longues varient moins: l’on
n’en connaît que deux, la coudée égyptienne (_drâà Masri_), et la coudée
de Constantinople (_drâà Stambouli_). Les monnaies sont encore plus
fixes, et l’on peut parcourir tout l’empire, depuis _Kotchim_ jusqu’à
_Asouan_, sans changer d’espèces. La plus simple de ces monnaies est le
_para_, appelé aussi _medin_, _fadda_, _qata_, _mesrié_; il est de la
grandeur d’une pièce de six sous, et ne vaut que cinq de nos liards.
Après le _para_, viennent successivement les pièces de cinq, de dix et
de vingt paras; puis la _zolata_ ou _izlote_, qui en vaut trente; la
_piastre_, dite _qerch asadi_, ou piastre _au lion_, qui vaut 40 paras,
ou 50 sous de France; c’est la plus usitée dans le commerce: enfin
l’_aboukelb_, ou piastre _au chien_, qui vaut 60 paras. Toutes ces
monnaies sont d’argent tellement allié de cuivre, que l’_aboukelb_ a la
grandeur d’un écu de six livres, quoiqu’il ne vaille que 3 livres 15
sous. Elles ne portent point d’effigie, selon la défense du Prophète,
mais seulement le chiffre du sultan d’un côté, et de l’autre ces mots:
_Sultan des deux continents Kâbân_[72] (c’est-à-dire Seigneur), _des
deux mers_, _le Sultan, fils du Sultan N_, frappé à _Stamboul_
(Constantinople), ou à _Masr_ (le Kaire), qui sont les deux seules
villes où l’on batte monnaie. Les pièces d’or sont le sequin, dit
_dahab_, c’est-à-dire, _pièce d’or_; et encore _zahr-mahaboub_, ou
_fleur bien-aimée_: il vaut trois piastres de 40 paras, ou sept livres
dix sous; le demi-sequin ne vaut que 60 paras. Il y a encore un sequin
dit _fondouqli_, qui en vaut 170, mais il est très-rare. Outre ces
monnaies, qui sont celles de l’empire, il y a aussi quelques espèces
d’Europe qui n’ont pas moins de cours; ce sont en argent les dahlers
d’Allemagne, et en or les sequins de Venise. Les dahlers valent en Syrie
90 à 92 paras, et les sequins 205 à 208. Ces deux espèces gagnent huit à
dix paras de plus en Égypte. Les sequins de Venise sont très-recherchés
pour la finesse de leur titre, et pour faire des parures aux femmes. La
façon de ces parures n’exige pas beaucoup d’art; il s’agit tout
simplement de percer la pièce d’or, pour l’attacher à une chaîne
également d’or qui règne en _rivière_ sur la poitrine. Plus cette chaîne
a de sequins, plus il y a de pareilles chaînes, plus une femme est
censée parée. C’est le luxe favori et l’émulation générale: il n’y a pas
jusqu’aux paysannes qui, faute d’or, portent des piastres ou de moindres
pièces; mais les femmes d’un certain rang dédaignent l’argent; elles ne
veulent que des sequins de Venise, ou de grandes pièces d’Espagne et des
cruzades: telle d’entre elles en porte deux et trois cents, tant en
rivière qu’en rouleau couché sur le front, au bord du bonnet: c’est un
vrai fardeau; mais elles ne croient pas payer trop cher le plaisir
d’étaler ce trésor au bain public, devant une foule de rivales, dont la
jalousie même est une jouissance. L’effet de ce luxe sur le commerce,
est d’en retirer des sommes considérables, dont le fonds reste mort; en
outre, lorsqu’il rentre en circulation quelques-unes de ces pièces,
comme elles ont perdu de leur poids en les perçant, il faut les peser.
Cet usage de peser la monnaie est habituel et général en Syrie, en
Égypte et dans toute la Turkie. L’on n’y refuse aucune pièce, quelque
dégradée qu’elle soit; le marchand tire son trébuchet et l’estime: c’est
comme au temps d’Abraham, lorsqu’il acheta son sépulcre. Dans les
paiements considérables, l’on fait venir un agent de change, qui compte
des milliers de paras, rejette beaucoup de pièces fausses, et pèse tous
les sequins ensemble ou l’un après l’autre.

Presque tout le commerce de Syrie est entre les mains des Francs, des
Grecs et des Arméniens. Ci-devant il était dans celles des Juifs: les
Musulmans s’en mêlent peu, non qu’ils en soient détournés par esprit de
religion, ou par nonchalance, comme l’ont cru quelques politiques, mais
parce qu’ils y trouvent des obstacles suscités par le gouvernement;
fidèle à son esprit, la Porte, au lieu de donner à ses sujets une
préférence marquée, a trouvé plus lucratif de vendre à des étrangers
leurs droits et leur industrie. Quelques états d’Europe, en traitant
avec elle, ont obtenu que leurs marchandises ne paieraient de douane que
trois pour cent, tandis que celles des sujets turks paient de rigueur
dix, ou de grace sept pour cent; en outre, la douane, une fois acquittée
dans un port, n’est plus exigible dans un autre pour des Francs, et elle
l’est pour les sujets. Enfin les Francs ayant trouvé commode d’employer
comme agents les chrétiens latins, ils ont obtenu de les faire
participer à leurs priviléges, et ils les ont soustraits au pouvoir des
pachas, et à la justice turke. On ne peut les dépouiller, et si l’on a
un procès de commerce avec eux, il faut venir le plaider devant le
consul européen. Avec tant de désavantage, est-il étonnant que les
musulmans cèdent le commerce à leurs rivaux? Ces agents des Francs sont
connus en Levant sous le nom de _drogmans barataires_, c’est-à-dire,
d’_interprètes_[73] _privilégiés_. Le _barat_ ou _privilége_ est une
patente dont le sultan fait présent aux ambassadeurs résidants à la
Porte. Ci-devant ces ambassadeurs en faisaient présent à leur tour à des
sujets choisis dans chaque comptoir; mais depuis 20 ans, on leur a fait
comprendre qu’il était plus lucratif de les vendre. Le prix actuel est
de cinq à six mille livres; chaque ambassadeur en a 50, qui se
renouvellent à la mort de chaque titulaire, ce qui forme un casuel assez
considérable.

La nation d’Europe qui fait le plus grand commerce en Syrie, est la
française. Ses importations consistent en cinq articles principaux, qui
sont, 1º les draps de Languedoc; 2º les cochenilles qui se tirent de
Cadix; 3º les indigos; 4º les sucres; et 5º les cafés des Antilles, qui
ont pris faveur chez les Turks, et qui servent à mélanger ceux d’Arabie,
plus estimés, mais trop chers. A ces objets, il faut ajouter des
quincailleries, des fers fondus, du plomb en lames, de l’étain, quelques
galons de Lyon, quelques savons, etc.

Les retours consistent presque entièrement en cotons, soit filés, soit
en laine, soit ouvrés en toiles assez grossières; en quelques soies de
Tripoli, les autres sont prohibées; en noix de galle, en cuivre et en
laines qui viennent du dehors de la Syrie. Les comptoirs ou échelles[74]
des Français sont au nombre de sept, savoir: Alep, Skandaroun, Lataqîé,
Tripoli, Saide, Acre et Ramlé. La somme de leurs importations se monte à
6,000,000..... savoir:

  Pour Alep et Skandaroun,      3,000,000
  Pour Saide et Acre,           2,000,000
  Pour Tripoli et Lataqîé,        400,000
  Et pour Ramlé,                  600,000
                                ---------
                    TOTAL.      6,000,000

Tout ce commerce s’exploite presque uniquement par la ville de
Marseille. Ce n’est pas qu’il ne soit permis à nos autres ports de la
Méditerranée et même de l’Océan, d’expédier des vaisseaux en Levant;
mais l’obligation où ils sont à leur retour de relâcher au lazaret de
Marseille pour y faire quarantaine, en leur rendant cette permission
onéreuse, la rend inutile. La province de Languedoc, où se fabriquent
les draps qui font la base de notre exportation, a de tout temps
sollicité l’avantage d’avoir aussi un lazaret pour traiter directement
avec la Turkie; mais le gouvernement s’y est toujours refusé, par la
crainte d’ouvrir plusieurs portes à un fléau aussi terrible que la
peste. Il refuse également aux étrangers, et même aux naturels de
Turkie, de débarquer leurs marchandises à Marseille, à moins de payer un
droit de vingt pour cent. Cette exclusion avait été levée en 1777,
d’après plusieurs motifs raisonnés, dont l’ordonnance rendait compte;
mais les négociants de Marseille ont tellement réclamé, que les choses
sont remises sur l’ancien pied depuis le mois d’avril 1785. C’est à la
France à discuter ses intérêts à cet égard. Considéré par rapport à
l’empire turk, l’on peut assurer que son commerce avec l’Europe et
l’Inde lui est plutôt nuisible qu’avantageux. En effet, les objets que
cet état exporte étant tous des matières brutes et non ouvrées, il se
prive de tous les avantages qu’il aurait à les faire travailler par ses
propres sujets. En second lieu, les marchandises qui viennent de
l’Europe et de l’Inde étant des objets de pur luxe, elles n’augmentent
les jouissances que de la classe des riches, des gens du gouvernement,
et ne servent peut-être qu’à rendre plus dure la condition du peuple et
des cultivateurs. Sous un gouvernement qui ne respecte point les
propriétés, le désir de multiplier les jouissances doit irriter la
cupidité et redoubler les vexations. Pour avoir plus de draps, de
fourrures, de galons, de sucre, de châles et d’indiennes, il faut plus
d’argent, plus de coton, plus de soies, plus d’extorsions. Il a pu en
résulter un avantage instantané aux états qui ont fourni les objets de
ce luxe; mais la surabondance du présent n’a-t-elle pas été prise sur
l’aisance de l’avenir? Et peut-on espérer de faire long-temps un
commerce riche avec un pays qui se ruine?



CHAPITRE XV.

Des arts, des sciences, et de l’ignorance.


Les arts et les métiers en Syrie donnent lieu à plusieurs
considérations. 1º Leurs espèces sont infiniment moins nombreuses que
parmi nous; à peine en peut-on compter plus d’une vingtaine, même en y
comprenant ceux de première nécessité. D’abord la religion de Mahomet
ayant proscrit toute image et toute figure, il n’existe ni peinture, ni
sculpture, ni gravure, ni cette foule de métiers qui en dépendent. Les
chrétiens sont les seuls qui, pour l’usage de leurs églises, achètent
quelques tableaux faits à Constantinople par des Grecs qui, pour le
goût, sont de vrais Turks. En second lieu, une foule de nos métiers se
trouvent supprimés par le petit nombre de meubles usités chez les
Orientaux. Tout l’inventaire d’une riche maison consiste en tapis de
pied, en nattes, en coussins, en matelas, quelques petits draps de
coton, des plateaux de cuivre ou de bois qui servent de table; quelques
casseroles, un mortier, une meule portative, quelques porcelaines, et
quelques assiettes de cuivre étamé. Tout notre attirail de tapisseries,
de bois de lits, de chaises, de fauteuils, de glaces, de secrétaires, de
commodes, d’armoires; tout notre buffet avec son argenterie et son
service de table; en un mot, toute notre menuiserie et ébénisterie y
sont des choses ignorées, en sorte que rien n’est si facile que le
délogement d’un ménage turk. Pocoke a pensé que la raison de ces usages
venait de la vie errante qui fut la première de ces peuples; mais depuis
le temps qu’ils se sont rendus sédentaires, ils en ont dû oublier
l’esprit; et l’on doit plutôt en rapporter la cause au gouvernement, qui
ramène tout au strict nécessaire. Les vêtements ne sont pas plus
compliqués, quoiqu’ils soient bien plus dispendieux. On ne connaît ni
chapeaux, ni perruques, ni frisures, ni boutons, ni boucles, ni cols, ni
dentelles, ni tout ce détail dont nous sommes assiégés: des chemises de
coton ou de soie, qui même chez les pachas ne se comptent pas par
douzaines, et qui n’ont ni manchettes, ni poignets, ni collet plissé;
une énorme culotte qui sert aussi de bas, un mouchoir à la tête, un
autre à la ceinture, avec les trois grandes enveloppes de drap et
d’indienne dont j’ai parlé au sujet des Mamlouks: voilà toute la
toilette des Orientaux. Les seuls arts de luxe sont l’orfévrerie, bornée
aux bijoux des femmes, aux soucoupes à café découpées en dentelles, et
aux ornements des harnais et des pipes; enfin les fabriques des étoffes
de soie d’Alep et de Damas. Du reste, lorsqu’on parcourt les rues de ces
villes, l’on ne voit qu’une répétition de batteurs de coton à l’arc, de
débitants d’étoffes et de merceries, de barbiers pour raser la tête,
d’étameurs, de serruriers-maréchaux, de selliers, et surtout de vendeurs
de petits pains, de quincailleries, de graines, de dattes, de sucreries,
et très-peu de bouchers, toujours mal fournis. Il y a aussi dans ces
capitales quelques mauvais arquebusiers qui ne font que raccommoder les
armes; aucun ne sait fondre un canon de pistolet: quant à la poudre, le
besoin fréquent de s’en servir, a donné à la plupart des paysans
l’industrie de la faire, et il n’y a aucune fabrique publique.

Dans les villages, les habitants, bornés au plus étroit nécessaire,
n’ont que les arts de premier besoin; chacun tâche de se suffire, afin
de ne point partager ce qu’il a. Chaque famille se fabrique la grosse
toile de coton dont elle s’habille. Chaque maison a son moulin
portatif, avec lequel la femme broye l’orge ou le _doura_ qui doivent
nourrir. La farine de ces moulins est grossière; les petits pains ronds
et plats qu’on en fait sont mal levés et mal cuits; mais ils font vivre,
et c’est tout ce qu’on demande. J’ai déja dit combien les instruments de
labourage étaient simples et peu coûteux. Dans les montagnes on ne
taille point la vigne; l’on n’ente les arbres dans aucun endroit; tout
enfin retrace la simplicité des premiers temps, qui peut-être, comme
aujourd’hui, n’était que la grossièreté de la misère. Quand on demande
les raisons de ce défaut d’industrie, l’on trouve partout pour réponse:
_C’est assez bon, cela suffit; à quoi servirait-il d’en faire
davantage?_ Sans doute, puisqu’on n’en doit pas profiter.

2º La manière d’exercer les arts dans ces contrées, offre cette
considération intéressante, qu’elle retrace presqu’en tout les procédés
des siècles anciens: par exemple, les étoffes que l’on fabrique à Alep,
ne sont pas de l’invention des Arabes; ils les tiennent des Grecs, qui
eux-mêmes sans doute les imitèrent des anciens Orientaux. Les teintures
dont ils usent, doivent remonter jusqu’aux Tyriens: elles ont une
perfection qui n’est point indigne de ce peuple; mais les ouvriers,
jaloux de leurs procédés, en font des mystères impénétrables. La manière
dont les anciens bardaient les harnais de leurs chevaux, pour les
garantir des coups de sabre, a dû être la même que l’on emploie encore
à Alep et à Damas pour les têtières des brides[75]. Les écailles
d’argent dont le cuir est recouvert, tiennent sans clous, et sont
tellement emboîtées, que sans ôter la souplesse au cuir, il ne reste
aucun interstice au tranchant. Le ciment dont ils usent doit être celui
des Grecs et des Romains. Pour le bien composer, ils observent de
n’employer la chaux que bouillante: ils y mêlent un tiers de sable, et
un autre tiers de cendre et de brique pilée: avec ce composé, ils font
des puits, des citernes et des voûtes imperméables. J’en ai vu en
Palestine une espèce singulière qui mérite d’être citée. Cette voûte est
formée de cylindres de briques de 8 à 10 pouces de longueur. Ces
cylindres sont creux, et peuvent avoir deux pouces de diamètre à
l’intérieur. Leur forme est légèrement conique. Le bout le plus large
est fermé, l’autre est ouvert. Pour construire la voûte, on les range
les uns à côté des autres, mettant le bout fermé en dehors: on les joint
avec du plâtre de Jérusalem ou de Nâblous, et quatre ouvriers achèvent
la voûte d’une chambre en un jour. Les premières pluies ont coutume de
la pénétrer; mais on passe sur le dôme une couche à l’huile, et la voûte
devient imperméable. L’on ferme les bouches de l’intérieur avec une
couche de plâtre, et l’on a un toit durable et très-léger. Dans toute la
Syrie, l’on fait avec ces cylindres les bordures des terrasses, afin
d’empêcher les femmes qui s’y tiennent pour laver et sécher le linge,
d’être vues. L’on a commencé depuis peu d’en faire usage à Paris; mais
en Orient la pratique en est fort ancienne. La manière d’exploiter le
fer dans le Liban doit l’être également, vu sa grande simplicité: c’est
la méthode employée dans les Pyrénées, et connue sous le nom de _fonte
catalane_; la forge consiste en une espèce de cheminée pratiquée au
flanc d’un terrain à pic. L’on remplit de bois le tuyau; l’on y met le
feu, et l’on souffle par la bouche d’en bas: l’on verse le minéral par
le haut; le métal tombe au fond en _masset_, que l’on retire par cette
même bouche, qui sert à allumer. Il n’y a pas jusqu’à leurs
industrieuses serrures de bois à coulisse, qui ne remontent jusqu’au
temps de Salomon, qui les désigne dans son cantique. L’on n’en peut pas
dire autant de la musique. Elle ne paraît pas antérieure au siècle des
kalifes, sous lesquels les Arabes s’y livrèrent avec tant de passion,
que tous leurs savants d’alors ajoutent le titre de musicien à ceux de
médecin, de géomètre et d’astronome; cependant, comme les principes en
furent empruntés des Grecs, elle pourrait fournir des observations
curieuses aux personnes versées en cette partie. Il est très-rare d’en
trouver de tels en Orient. Le Kaire est peut-être le seul de l’Égypte et
de la Syrie où il y ait des _chaiks_ qui connaissent les principes de
l’art. Ils ont des recueils d’airs qui ne sont pas notés à notre
manière, mais écrits avec des caractères dont tous les noms sont
persans. Toute leur musique est vocale; ils ne connaissent ni n’estiment
l’exécution des instruments, et ils ont raison; car les leurs, sans en
excepter la flûte, sont détestables. Ils ne connaissent non plus
d’accompagnement que l’unisson et la basse-continue du _monocorde_. Ils
aiment le chant à voix forcée dans les tons hauts, et il faut des
poitrines comme les leurs pour en supporter l’effort pendant un quart
d’heure. Leurs airs, pour le caractère et pour l’exécution, ne
ressemblent à rien de ce qui est connu en Europe, si ce n’est les
_séguidillas_ des Espagnols. Ils ont des roulades plus travaillées que
celles des Italiens mêmes, des dégradations et des inflexions de tons
telles qu’il est extrêmement difficile à des gosiers européens de les
imiter. Leur expression est accompagnée de soupirs et de gestes qui
peignent la passion avec une force que nous n’oserions nous permettre.
On peut dire qu’ils excellent dans le genre mélancolique. A voir un
Arabe la tête penchée, la main près de l’oreille en forme de conque; à
voir ses sourcils froncés, ses yeux languissants; à entendre ses
intonations plaintives, ses tenues prolongées, ses soupirs sanglotants,
il est presque impossible de retenir ses larmes, et des larmes qui,
comme ils disent, ne sont pas amères: il faut bien qu’elles aient des
charmes, puisque de tous les chants celui qui les provoque est celui
qu’ils préfèrent, comme de tous les talents celui qu’ils préfèrent est
celui du chant.

Il s’en faut de beaucoup que la danse, qui chez nous marche de front
avec la musique, tienne le même rang dans l’opinion des peuples arabes:
chez eux cet art est flétri d’une espèce de honte; un homme ne saurait
s’y livrer sans déshonneur[76], et l’exercice n’en est toléré que parmi
les femmes. Ce jugement nous paraîtra sévère, mais avant de le condamner
il convient de savoir qu’en Orient la danse n’est point une imitation de
la guerre, comme chez les Grecs, ou une combinaison d’attitudes et de
mouvements agréables, comme chez nous; mais une représentation
licencieuse de ce que l’amour a de plus hardi. C’est ce genre de danse
qui, porté de Carthage à Rome, y annonça le déclin des mœurs
républicaines; et qui depuis, renouvelé dans l’Espagne par les Arabes,
s’y perpétue encore sous le nom de _fandango_. Malgré la liberté de nos
mœurs, il serait difficile, sans blesser l’oreille, d’en faire une
peinture exacte; c’est assez de dire que la danseuse, les bras étendus,
d’un air passionné, chantant et s’accompagnant des castagnettes qu’elle
tient aux doigts, exécute, sans changer de place, des mouvements de
corps que la passion même a soin de voiler de l’ombre de la nuit. Telle
est leur hardiesse, qu’il n’y a que des femmes prostituées qui osent
danser en public. Celles qui en font profession s’appellent _Raouâzi_,
et celles qui y excellent prennent le titre d’_Almé_, ou de _savantes_
dans l’art. Les plus célèbres sont celles du Kaire. Un voyageur récent
en a fait un tableau séduisant; mais j’avoue que les modèles ne m’ont
point causé ce prestige. Avec leur linge jaune, leur peau fumée, leur
sein abandonné et pendant, avec leurs paupières noircies, leurs lèvres
bleues et leurs mains teintes de _henné_, les _Almé_ ne m’ont rappelé
que les bacchantes des Porcherons; et si l’on observe que chez les
peuples, même policés, cette classe de femmes conserve tant de
grossièreté, l’on ne croira point que, chez un peuple où les arts les
plus simples sont dans la barbarie, elle porte de la délicatesse dans
celui qui en exige davantage.

L’analogie qui existe des arts aux sciences, doit faire pressentir que
celles-ci sont encore plus négligées: disons mieux; elles sont
entièrement inconnues. La barbarie est complète dans la Syrie comme
dans l’Égypte; et l’équilibre qui a coutume d’exister dans un même
empire, doit étendre ce jugement à toute la Turkie. En vain quelques
personnes ont récemment réclamé contre cette assertion; en vain l’on a
parlé de _colléges_, de _lieux d’éducation_, et de _livres_; ces mots en
Turkie ne représentent pas les mêmes idées que chez nous. Les siècles
des kalifes sont passés pour les Arabes, et ils sont à naître pour les
Turks. Ces deux nations n’ont présentement ni géomètres, ni astronomes,
ni musiciens, ni médecins; à peine trouve-t-on un homme qui sache
saigner avec la _flamme_[77]: quand il a ordonné le cautère, appliqué le
feu, ou prescrit une recette banale, sa science est épuisée: aussi les
valets des Européens sont-ils consultés comme des Esculapes. Et où se
formeraient des médecins, puisqu’il n’y a aucun établissement de ce
genre, et que l’anatomie répugne aux préjugés de la religion?
L’astronomie aurait plus d’attrait pour eux: mais par astronomie ils
entendent l’art de lire les décrets du sort dans les mouvements des
astres, et non la science profonde de soumettre ces mouvements au
calcul. Les moines de _Mar-hanna_ qui ont des livres, et qui
entretiennent des relations avec Rome, ne sont pas à cet égard moins
ignorants que les autres. Jamais, avant mon séjour, ils n’avaient ouï
dire que la terre tournât autour du soleil, et peu s’en fallut que cette
opinion n’y causât du scandale: car les zélés, trouvant que cela
contrariait la sainte Bible, voulurent me traiter en hérétique:
heureusement que le vicaire-général eut le bon esprit de douter et de
dire: _Sans en croire aveuglément les Francs, il ne faut pas les
démentir; car tout ce qu’ils nous apportent de leurs arts est si fort
au-dessus des nôtres, qu’ils peuvent apercevoir des choses qui sont
au-dessus de nos idées._ J’en fus quitte pour ne point prendre la
rotation sur mon compte, et pour la restituer à nos savants, qui passent
sûrement chez les moines pour des visionnaires.

On doit donc faire une grande différence des Arabes de nos jours à ceux
d’_El-Mâmoun_, et d’_Aroun-el-Rachid_; encore faut-il avouer que l’on se
fait de ceux-ci des idées exagérées. Leur empire fut trop passager pour
qu’ils pussent faire de grands progrès dans les sciences. Ce que nous
voyons arriver de nos jours à quelques états de l’Europe, prouve qu’il
leur faut des siècles pour se naturaliser. Aussi, dans ce que nous
connaissons de livres des Arabes, ne les trouvons-nous que les
traducteurs ou les échos des Grecs. La seule science qui leur soit
propre, la seule qu’ils cultivent encore est celle de leur _langue_: et
par étude de la langue, il ne faut pas entendre cet esprit
philosophique qui, dans les mots, cherche l’histoire des idées pour
perfectionner l’art de les peindre. Chez les Musulmans l’étude de
l’arabe n’a pour objet que ses rapports à la religion: ils sont étroits,
attendu que le _Qôran est la parole immédiate de Dieu_: or, comme cette
parole ne conserve l’identité de sa nature, qu’autant qu’on la prononce
comme Dieu et son prophète, c’est une affaire capitale d’apprendre
non-seulement la valeur des mots employés, mais encore les accents, les
inflexions, les pauses, les soupirs, les tenues, enfin tous les détails
les plus minutieux de la prosodie et de la lecture. Il faut avoir
entendu leur déclamation dans les mosquées, pour se faire une idée de sa
complication. Quant aux principes de la langue, ceux de la grammaire
seulement occupent pendant plusieurs années. Vient ensuite le _Nahou_,
partie de la grammaire que l’on peut définir une science de terminaisons
étrangères à l’arabe vulgaire, lesquelles se surajoutent aux mots, et
varient selon les nombres, les cas, les genres et les personnes. Lorsque
l’on sait cela, l’on est déja compté parmi les savants. Il faut ensuite
étudier l’_éloquence_; et cela veut des années, parce que les maîtres,
mystérieux comme des brames, ne découvrent que peu à peu les secrets de
leur art. Enfin, l’on arrive aux études de la loi et au _Faqah_, ou
_science par excellence_, qui est la théologie. Or, si l’on observe que
la base perpétuelle de ces études est le _Qôran_; que l’on doit méditer
à fond ses sens mystiques et allégoriques, lire tous les commentaires,
toutes les paraphrases de son texte (et il y en a deux cents volumes sur
le premier verset); si l’on observe qu’il faut discuter des milliers de
cas de conscience ridicules: par exemple, s’il est permis d’employer de
l’eau impure à détremper du mortier; si un homme qui a un cautère n’est
pas dans le cas d’une femme souillée; qu’enfin l’on débat longuement si
l’ame du prophète ne fut pas sacrée avant celle d’Adam; s’il ne donna
pas des conseils à Dieu dans la création, et quels furent ces conseils;
l’on conviendra que l’on peut passer la vie entière à beaucoup apprendre
et à ne rien savoir.

Quant à l’instruction du vulgaire, comme les gens de loi n’exercent
point les fonctions de nos curés et de nos prêtres, qu’ils ne prêchent,
ne catéchisent, ni ne confessent, l’on peut dire qu’il n’existe aucune
instruction; toute l’éducation des enfants se borne à aller chez des
maîtres particuliers qui leur apprennent à lire dans le Qôran, s’ils
sont musulmans, ou dans les psaumes, s’ils sont chrétiens, et un peu à
écrire et à compter de mémoire: cela dure jusqu’à l’adolescence, que
chacun se hâte de prendre un métier pour se marier et gagner de quoi
vivre. La contagion de l’ignorance s’étend jusque sur les enfants des
Francs; et il est d’axiome à Marseille qu’un _Levantin_ doit être un
jeune homme dissipé, paresseux, sans émulation, et qui ne saura autre
chose que parler plusieurs langues, quoique cette règle ait ses
exceptions comme toute autre.

En recherchant les causes de l’ignorance générale des Orientaux, je ne
dirai point avec un voyageur récent, qu’elle vient des difficultés de la
langue et de l’écriture: sans doute la difficulté des dialectes,
l’entortillage des caractères, le vice même de la constitution de
l’alphabet, multiplient les difficultés de l’instruction; mais
l’habitude les surmonte, et les Arabes parviennent à lire et à écrire
aussi facilement que nous. La vraie cause est la difficulté des moyens
de s’instruire, parmi lesquels il faut compter en premier lieu la rareté
des livres. Chez nous rien de si vulgaire que ce secours, rien de si
répandu dans toutes les classes que la lecture. En Orient, au contraire,
rien de plus rare. Dans toute la Syrie, l’on ne connaît que deux
collections de livres, celle de _Mar-hanna_, dont j’ai parlé, et celle
de _Djezzâr_ à Acre. L’on a vu combien la première est faible, et pour
la quantité, et pour la qualité. Je ne parlerai pas de la seconde comme
témoin oculaire; mais deux personnes qui l’ont vue, m’ont rapporté
qu’elle ne contenait pas plus de 300 volumes, et cependant ce sont les
dépouilles de toute la Syrie, et, entre autres, du couvent de
_Saint-Sauveur_, près de Saide, et du chaik _Kaïri_, mofti de Ramlé. A
Alep, la maison de _Bitar_ est la seule qui possède des livres
d’astronomie, que personne n’entend. A Damas, les gens de loi ne font
aucun cas de leur propre science. Le Kaire seul est riche en livres. Il
y en a une collection très-ancienne à la _mosquée d’el-azhar_, et il en
circule journellement une assez grande quantité; mais il est défendu aux
chrétiens d’y toucher. Cependant il y a 12 ans que les religieux de
Mar-hanna voulant s’en procurer, y envoyèrent un des leurs pour en
acheter. Le hasard voulut qu’il fît la connaissance d’un effendi qui le
prit en affection, et qui, désirant de lui des leçons d’astrologie, dans
laquelle il le croyait savant, se prêta à lui communiquer des livres:
dans un espace de six mois, ce religieux m’a dit en avoir manié plus de
200; et lorsque je lui demandai sur quelles matières, il me répondit sur
la grammaire, sur le Nahou, sur l’éloquence, et sur les interprétations
du Qôran; du reste, infiniment peu d’histoires et même de contes: il n’a
pas vu deux exemplaires des mille et une nuits. D’après cet exposé l’on
est toujours fondé à dire que non-seulement il y a disette de bons
livres en Orient, mais même que les livres en général y sont très-rares.
La raison en est évidente: dans ces pays tout livre est écrit à la main:
or, ce moyen est lent, pénible, dispendieux; le travail de plusieurs
mois ne produit qu’un seul exemplaire; il doit être sans rature, et
mille accidents peuvent le détruire. Il est donc impossible que les
livres se multiplient, et par conséquent que les connaissances se
propagent; aussi est-ce en comparant cet état de choses à ce qui se
passe chez nous, que l’on sent mieux tous les avantages de l’imprimerie:
on s’aperçoit même, en y réfléchissant, qu’elle seule est peut-être le
vrai mobile des révolutions qui depuis trois siècles sont arrivées dans
le système moral de l’Europe. C’est elle qui, rendant les livres
très-communs, a répandu une somme plus égale de connaissances dans
toutes les classes: c’est elle qui, répandant promptement les idées et
les découvertes, a causé le développement plus rapide des arts et des
sciences: par elle, tous ceux qui s’en occupent sont devenus un corps
toujours assemblé, qui poursuit sans relâche la série des mêmes travaux:
par elle, tout écrivain est devenu un orateur public, qui a parlé
non-seulement à sa ville, mais à sa nation, à l’Europe entière. Si dans
ce nouveau genre de comices il a perdu l’avantage de la déclamation et
du geste pour remuer les passions, il l’a compensé par celui d’avoir un
auditoire mieux composé, de raisonner avec plus de sang-froid, de faire
une impression moins vive peut-être, mais plus durable. Aussi n’est-ce
que depuis cette époque que l’on a vu des hommes isolés produire, par la
seule puissance de leurs écrits, des révolutions morales sur des nations
entières, et se former un empire d’opinion qui en a imposé à l’empire
même de la puissance armée.

Un autre effet très-remarquable de l’imprimerie, est celui qu’elle a eu
dans le genre de l’histoire: en donnant aux faits une grande et prompte
publicité, l’on a mieux constaté leur certitude. Au contraire, dans
l’état des livres écrits à la main, le recueil que composait un homme
n’ayant d’abord qu’un exemplaire, il ne pouvait être vu et critiqué que
par un petit nombre de lecteurs; et ces lecteurs sont d’autant plus
suspects, qu’ils étaient au choix de l’auteur. S’il permettait d’en
tirer des copies, elles ne se multipliaient et ne se répandaient que
très-lentement. Pendant ce temps les témoins mouraient, les réclamations
périssaient, les contradictions naissaient, et le champ restait libre à
l’erreur, aux passions, au mensonge: voilà la cause de ces faits
monstrueux dont fourmillent les histoires de l’antiquité, et même celles
de l’Asie moderne. Si parmi ces histoires il en est qui portent des
caractères frappants de vraisemblance, ce sont celles dont les écrivains
ont été témoins des faits qu’ils racontent, ou des hommes publics qui
ont écrit à la face d’un peuple éclairé qui pouvait les contredire. Tel
est César, acteur principal de ses mémoires; tel Xénophon, général des
dix mille, dont il raconte la savante retraite; tel Polybe, ami et
compagnon d’armes de Scipion, vainqueur de Carthage; tels encore
Salluste et Tacite, consuls; Thucydides, chef d’armée; Hérodote même,
sénateur et libérateur d’Halicarnasse. Lorsqu’au contraire l’histoire
n’est qu’une citation de faits anciens rapportés sur tradition, lorsque
ces faits ne sont recueillis que par de simples particuliers, ce n’est
plus ni le même genre, ni le même caractère; quelle différence n’y
a-t-il pas des écrivains précédents aux Tite-Live, aux Quinte-Curce, aux
Diodore de Sicile! Heureusement encore les pays où ils écrivirent
étaient policés, et la lumière publique put les guider dans des faits
peu reculés. Mais quand les nations étaient dans l’anarchie, ou sous le
despotisme qui règne aujourd’hui dans l’Orient, les écrivains imbus de
l’ignorance et de la crédulité qui accompagnent cet état, purent déposer
hardiment leurs erreurs et leurs préjugés dans l’histoire; et l’on peut
observer que c’est dans les productions de pareils siècles que l’on
trouve tous les monstres d’invraisemblance; tandis que dans les temps
policés, et sous les écrivains originaux, les annales ne présentent
qu’un ordre de faits semblables à ce qui se passe sous nos yeux.

Cette influence de l’imprimerie est si efficace, que le seul
établissement de Mar-hanna, tout imparfait qu’il est, a déja produit
chez les chrétiens une différence sensible. L’art de lire, d’écrire, et
même une sorte d’instruction, sont plus communs aujourd’hui parmi eux
qu’il y a 30 ans. Malheureusement ils ont débuté par un genre qui, en
Europe, a retardé les progrès des esprits et suscité mille désordres. En
effet, les Bibles et les livres de religion ayant été les premiers
livres répandus par l’imprimerie, toute l’attention se tourna sur les
matières théologiques, et il en résulta une fermentation qui fut la
source des schismes de l’Angleterre et de l’Allemagne, et des troubles
politiques de notre France. Si, au lieu de traduire leur Buzembaum, et
les misanthropiques rêveries de Nieremberg et de Didaco Stella, les
jésuites eussent promulgué des livres d’une morale pratique, d’une
utilité sociale, adaptée à l’état du Kesraouân et des Druzes, leur
travail eût pu avoir pour ces pays, et même pour toute la Syrie, des
conséquences politiques qui en eussent changé tout le système.
Aujourd’hui tout est perdu, ou du moins bien reculé: la première ferveur
s’est consumée sur des objets inutiles. D’ailleurs, les religieux
manquent de moyens; et si Djezzar s’en avise, il détruira leur
imprimerie; il y sera porté par le fanatisme des gens de loi, qui, sans
bien connaître ce qu’ils ont à redouter de l’imprimerie, ont cependant
de l’aversion pour elle; comme si la sottise avait un instinct naturel
pour deviner ce qui peut lui nuire.

La rareté des livres et la disette des moyens d’instruction sont donc,
ainsi que je viens de le dire, les causes de l’ignorance des Orientaux;
mais on ne doit les regarder que comme des causes accessoires: la
source radicale est encore le _gouvernement_, qui non-seulement ne
veille point à répandre les connaissances, mais qui fait tout ce qui
convient pour les étouffer. Sous l’administration des Turks, nul espoir
de considération ou de fortune par les arts, les sciences ou les
belles-lettres: on aurait le talent des géomètres, des astronomes, des
ingénieurs les plus distingués de l’Europe, que l’on ne languirait pas
moins dans l’obscurité, ou que l’on gémirait peut-être sous la
persécution. Or, si la science, qui par elle-même coûte déja tant de
peine à acquérir, ne doit encore amener que des regrets de l’avoir
acquise, il vaut mieux ne jamais la posséder. Ainsi les Orientaux sont
ignorants et doivent l’être, par le même principe qui les rend pauvres,
et parce qu’ils disent pour la science comme pour les arts: _A quoi nous
servira de faire davantage_?



CHAPITRE XVI.

Des habitudes et du caractère des habitants de la Syrie.


De tous les sujets d’observation que peut présenter un pays, le plus
important, sans contredit, est le moral des hommes qui l’habitent; mais
il faut avouer aussi qu’il est le plus difficile: car il ne s’agit pas
d’un stérile examen de faits; le but est de saisir leurs rapports et
leurs causes, de démêler les ressorts découverts ou secrets, éloignés ou
prochains, qui, dans les hommes, produisent ces _habitudes d’actions_
que l’on appelle _mœurs_, et cette disposition constante d’esprit que
l’on nomme _caractère_: or, pour une telle étude, il faut communiquer
avec les hommes que l’on veut approfondir, il faut épouser leurs
situations, afin de sentir quels agents influent sur eux, quelles
affections en résultent; il faut vivre dans leur pays, apprendre leur
langue, pratiquer leurs coutumes; et ces conditions manquent souvent aux
voyageurs; lorsqu’ils les ont remplies, il leur reste à surmonter les
difficultés de la chose elle-même; et elles sont nombreuses: car
non-seulement il faut combattre les préjugés que l’on rencontre; il
faut encore vaincre ceux que l’on porte: le cœur est partial,
l’habitude puissante, les faits insidieux, et l’illusion facile.
L’observateur doit donc être circonspect sans devenir pusillanime; et le
lecteur obligé de voir par des yeux intermédiaires, doit surveiller à la
fois la raison de son guide et sa propre raison.

Lorsqu’un Européen arrive en Syrie, et même en général en Orient, ce qui
le frappe le plus dans l’intérieur des habitants, est l’opposition
presque totale de leurs manières aux nôtres: l’on dirait qu’un dessein
prémédité s’est plu à établir une foule de contrastes entre les hommes
de l’Asie et ceux de l’Europe. Nous portons des vêtements courts et
serrés; ils les portent longs et amples. Nous laissons croître les
cheveux, et nous rasons la barbe; ils laissent croître la barbe et
rasent les cheveux. Chez nous, se découvrir la tête est une marque de
respect; chez eux, une tête nue est un signe de folie. Nous saluons
inclinés; ils saluent droits. Nous passons la vie debout, eux assis. Ils
s’asseyent et mangent à terre; nous nous tenons élevés sur des siéges.
Enfin, jusque dans les choses du langage, ils écrivent à contre-sens de
nous, et la plupart de nos noms masculins sont féminins chez eux. Pour
la foule des voyageurs ces contrastes ne sont que bizarres; mais pour
des philosophes, il pourrait être intéressant de rechercher d’où est
venue cette diversité d’habitudes dans des hommes qui ont les mêmes
besoins, et dans des peuples qui paraissent avoir une origine commune.

Un caractère également remarquable, est l’extérieur religieux qui règne
et sur les visages, et dans les propos, et dans les gestes des habitants
de la Turkie; l’on ne voit dans les rues que mains armées de chapelets;
l’on n’entend qu’exclamations emphatiques de _yâ Allâh! ô Dieu! Allâh
akbar! Dieu très-grand! Allâh tàâlâ, Dieu très-haut!_ à chaque instant,
l’oreille est frappée d’un profond soupir, ou d’une éructation bruyante
que suit la citation d’une des 99 épithètes de Dieu, telles que _yâ
râni! source de richesse! yâ sobhân! ô très-louable! yâ mastour! ô
impénétrable!_ Si l’on vend du pain dans les rues, ce n’est point le
pain que l’on crie; c’est _Allâh kerim, Dieu est libéral_. Si l’on vend
de l’eau, c’est _Allâh djaouad, Dieu est généreux_: ainsi des autres
denrées. Si l’on se salue, c’est _Dieu te conserve_; si l’on remercie,
c’est _Dieu te protége_: en un mot c’est Dieu en tout et partout. Ces
hommes sont donc bien dévots, dira le lecteur? Oui, sans en être
meilleurs.--Pourquoi cela? C’est que, ainsi que je l’ai dit, ce zèle, à
raison de la diversité des cultes, n’est qu’un esprit de jalousie, de
contradiction: c’est que, pour les chrétiens, une profession de foi est
une bravade, un acte d’indépendance; et pour les musulmans un acte de
pouvoir et de supériorité. Aussi cette dévotion née de l’orgueil, et
accompagnée d’une profonde ignorance, n’est qu’une superstition
fanatique qui devient la cause de mille désordres.

Il est encore dans l’intérieur des Orientaux un caractère qui fixe
l’attention d’un observateur; c’est leur air grave et flegmatique dans
tout ce qu’ils font et dans tout ce qu’ils disent: au lieu de ce visage
ouvert et gai que chez nous l’on porte ou l’on affecte, ils ont un
visage sérieux, austère ou mélancolique; rarement ils rient; et
l’enjouement de nos Français leur paraît un accès de délire: s’ils
parlent, c’est sans empressement, sans geste, sans passion; ils écoutent
sans interrompre; ils gardent le silence des journées entières, et ils
ne se piquent point d’_entretenir la conversation_; s’ils marchent,
c’est posément et pour affaires; et ils ne conçoivent rien à notre
turbulence et à nos _promenades_ en long et en large; toujours assis,
ils passent des journées entières rêvant, les jambes croisées, la pipe à
la bouche, presque sans changer d’attitude: on dirait que le mouvement
leur est pénible, et que, semblables aux Indiens, ils regardent
l’inaction comme un des éléments du bonheur.

Cette observation qui se répète sur la plupart de leurs habitudes,
étendue à d’autres pays, est devenue de nos jours le motif d’un jugement
très-grave sur le caractère des Orientaux, et de plusieurs autres
peuples. Un écrivain célèbre, considérant ce que les Grecs et les
Romains ont dit de la mollesse asiatique, et ce que les voyageurs
rapportent de l’indolence des Indiens, a pensé que cette indolence était
le caractère essentiel des hommes de ces contrées; recherchant ensuite
la cause commune de ce fait général, et trouvant que tous ces peuples
habitaient ce que nous appelons _pays chauds_, il a pensé que la chaleur
était la cause de cette indolence; et prenant le fait pour principe, il
a posé en axiome que les habitants des pays chauds devaient être
indolents, inertes de corps, et par analogie, inertes d’esprit et de
caractère. Il ne s’est pas borné là: remarquant que chez ces peuples le
gouvernement le plus habituel était le despotisme, et regardant le
despotisme comme l’effet de la nonchalance d’un peuple, il en a conclu
que le despotisme était le gouvernement de ces pays, aussi naturel,
aussi nécessaire que leur propre climat. Il semblerait que la dureté,
ou, pour mieux dire, la barbarie de cette conséquence, eût dû mettre les
esprits en garde contre l’erreur de ces principes: cependant elle a fait
une fortune brillante en France, et même dans toute l’Europe; et
l’opinion de l’auteur de _l’Esprit des Lois_ est devenue, pour le grand
nombre des esprits, une autorité contre laquelle il est téméraire de se
révolter. Ce n’est pas ici le lieu de faire un traité en forme, pour en
démontrer toute l’erreur; d’ailleurs il existe déja dans l’ouvrage d’un
philosophe dont le nom marche de pair pour le moins avec celui de
Montesquieu. Mais afin d’élever quelques doutes dans l’esprit de ceux
qui ont admis cette opinion sans prendre le temps d’y réfléchir, je vais
exposer quelques objections qui découlent naturellement du sujet.

On a fondé l’axiome de l’indolence des Orientaux et des Méridionaux en
général, sur l’opinion que les Grecs et les Romains nous ont transmise
de la mollesse asiatique; mais quels sont les faits sur lesquels ils
fondèrent cette opinion? L’ont-ils établie sur des faits fixes et
déterminés, ou sur des idées vagues et générales, comme nous le
pratiquons nous-mêmes? Ont-ils eu des notions plus précises de ces pays
dans leurs temps, que nous dans le nôtre; et pouvons-nous asseoir sur
leur rapport un jugement difficile à établir sur notre propre examen?
Admettons les faits tels que l’histoire les donne: étaient-ce des
peuples indolents que ces Assyriens qui, pendant 500 ans, troublèrent
l’Asie par leur ambition et leurs guerres; que ces Mèdes qui rejetèrent
leur joug et les dépossédèrent; que ces Perses de Cyrus, qui, dans un
espace de 30 ans, conquirent depuis l’Indus jusqu’à la Méditerranée?
Étaient-ce des peuples sans activité, que ces Phéniciens qui, pendant
tant de siècles, embrassèrent le commerce de tout l’ancien monde; que
ces Palmyréniens, dont nous ayons vu de si imposants monuments
d’industrie; que ces Carduques de Xénophon, qui bravaient la puissance
du grand _roi_, au sein de son empire; que ces Parthes qui furent les
rivaux indomptables de Rome; enfin, que ces Juifs mêmes qui, bornés à un
petit état, ne cessèrent de lutter pendant 1000 ans contre des empires
puissants? Si les hommes de ces nations furent des hommes inertes,
qu’est-ce que l’activité? S’ils furent actifs, où est l’influence du
climat? Pourquoi dans les mêmes contrées où se développa jadis tant
d’énergie, règne-t-il aujourd’hui une inertie si profonde? Pourquoi ces
Grecs modernes si avilis sur les ruines de Sparte, d’Athènes, dans les
champs de Marathon et des Thermopyles? Dira-t-on que les climats sont
changés? Où en sont les preuves? et supposons-le: ils ont donc changé
par bonds et par cascades, par chutes et par retours; le climat des
Perses changea donc de Cyrus à Xerxès; le climat d’Athènes changea donc
d’Aristide à Démétrius de Phalère; celui de Rome, de Scipion à Sylla, et
de Sylla à Tibère? Le climat des Portugais a donc changé depuis
Albukerque, et celui des Turks, depuis Soliman? Si l’indolence est
propre aux zones méridionales, pourquoi a-t-on vu Carthage en Afrique,
Rome en Italie, les Flibustiers à Saint-Domingue? Pourquoi trouvons-nous
les Malais dans l’Inde, et les Bedouins dans l’Arabie? Pourquoi dans un
même temps, sous un même ciel, Sybaris près de Crotone, Capoue près de
Rome, Sardes près de Milet? Pourquoi sous nos yeux, dans notre Europe,
des états du Nord aussi languissants que ceux du Midi? Pourquoi dans
notre propre empire, des provinces du midi plus active que celles du
nord? Si, avec des circonstances contraires, on a les mêmes faits; si,
avec des faits divers, on a les mêmes circonstances; qu’est-ce que ces
prétendus principes? qu’est-ce que, cette influence? Qu’entend-on même
par activité? N’en accorde-t-on qu’aux peuples belliqueux? et Sparte
sans guerre est-elle inerte? Que veut-on dire par pays chauds? Où
pose-t-on les limites du froid, du tempéré? Que Montesquieu le déclare,
afin que l’on sache désormais par quelle température l’on pourra
déterminer l’énergie d’une nation, et à quel degré du thermomètre l’on
reconnaîtra son aptitude à la liberté ou à l’esclavage?

L’on invoque un fait physique, et l’on dit: la chaleur abat nos forces;
nous sommes plus indolents l’été que l’hiver: donc les habitants des
pays chauds doivent être indolents. Supposons le fait; pourquoi, sous un
même ciel, la classe des tyrans aura-t-elle plus d’énergie pour
opprimer, que celle du peuple pour se défendre? Mais qui ne voit que
nous raisonnons comme des habitants d’un pays où il y a plus de froid
que de chaud? Si la thèse se soutenait en Égypte ou en Afrique, l’on y
dirait: le froid gêne les mouvements, arrête la circulation. Le fait
est que les sensations sont relatives à l’habitude, et que les corps
prennent un tempérament analogue au climat où ils vivent, en sorte
qu’ils ne sont affectés que par les extrêmes du terme ordinaire. Nous
haïssons la sueur; l’Égyptien l’aime, et redoute de se voir sec. Ainsi,
soit par les faits historiques, soit par les faits naturels, la
proposition de Montesquieu, si importante au premier coup d’œil, se
trouve à l’analyse un pur paradoxe, qui n’a dû son succès qu’à la
nouveauté des esprits sur ces matières, lorsque l’_Esprit des Lois_
parut, et à la flatterie indirecte qui en résulte pour les nations qui
l’ont admis.

Pour établir quelque chose de précis dans la question de l’activité, il
était un moyen plus prochain et plus sûr que ces raisonnements lointains
et équivoques: c’était d’en considérer la nature même; d’en examiner
l’origine et les mobiles dans l’homme. En procédant par cette méthode,
l’on s’aperçoit que toute activité, soit de corps, soit d’esprit, prend
sa source dans les besoins; que c’est en raison de leur étendue, de
leurs développements, qu’elle-même s’étend et se développe: l’on en suit
la gradation depuis les éléments les plus simples jusqu’à l’état le plus
composé. C’est la faim, c’est la soif qui, dans l’homme encore sauvage,
éveillent les premiers mouvements de l’ame et du corps; ce sont ces
besoins qui le font courir, chercher, épier, user d’astuce ou de
violence: toute son activité se mesure sur les moyens de pourvoir à sa
subsistance. Sont-ils faciles; a-t-il sous sa main les fruits, le
gibier, le poisson: il est moins actif, parce qu’en étendant le bras, il
se rassasie, et que, rassasié, rien ne l’invite à se mouvoir, jusqu’à ce
que l’expérience de diverses jouissances ait éveillé en lui les désirs
qui deviennent des besoins nouveaux, de nouveaux mobiles d’activité. Les
moyens sont-ils difficiles; le gibier est-il rare et agile, le poisson
rusé, les fruits passagers: alors l’homme est forcé d’être plus actif;
il faut que son corps et son esprit s’exercent à vaincre les difficultés
qu’il rencontre à vivre; il faut qu’il devienne agile comme le gibier,
rusé comme le poisson, et prévoyant pour conserver les fruits. Alors,
pour étendre ses facultés naturelles, il s’agite, il pense, il médite;
alors il imagine de courber un rameau d’arbre, pour en faire un arc;
d’aiguiser un roseau, pour en faire une flèche; d’emmancher un bâton à
une pierre tranchante, pour en faire une hache; alors il travaille à
faire des filets, à abattre des arbres, à en creuser le tronc, pour en
faire des pirogues. Déjà il a franchi les bornes des premiers besoins,
déja l’expérience d’une foule de sensations lui a fait connaître des
jouissances et des peines; et il prend un surcroît d’activité pour
écarter les unes et multiplier les autres. Il a goûté le plaisir d’un
ombrage contre les feux du soleil; il se fait une cabane: il a éprouvé
qu’une peau le garantit du froid; il se fait un vêtement: il a bu
l’eau-de-vie et fumé le tabac: il les a aimés; il veut en avoir encore;
il ne le peut qu’avec des peaux de castor, des dents d’éléphant, de la
poudre d’or, etc.; il redouble d’activité, et il parvient, à force
d’industrie, jusqu’à vendre son semblable. Dans tous ces développements,
comme dans la source première, l’on conviendra que l’activité a bien peu
de rapport à la chaleur; seulement les hommes du nord passant pour avoir
besoin de plus d’aliments que ceux du midi, l’on pourrait dire qu’ils
doivent avoir plus d’activité; mais cette différence dans les besoins
nécessaires a des bornes assez étroites. D’ailleurs, a-t-on bien
constaté qu’un _Eskimau_ ou un _Samoyède_ aient réellement besoin pour
vivre de plus de substance qu’un Bédouin ou qu’un ichthyophage de Perse?
Les sauvages du Brésil et de la Guinée sont-ils moins voraces que ceux
du Canada et de la Californie? Que l’on y prenne garde: la facilité
d’avoir beaucoup d’aliments, est peut-être la première raison de la
voracité; et cette facilité, surtout dans l’état sauvage, dépend moins
du climat que de la nature du sol; c’est-à-dire, de sa richesse ou de sa
pauvreté en pâturages, en forêts, en lacs, et par conséquent en poisson,
en gibier, en fruits; circonstances qui se trouvent indifféremment sous
toutes les zones.

En y réfléchissant, il paraît que cette nature du sol a réellement une
influence sur l’activité; il paraît que dans l’état social, comme dans
l’état sauvage, un pays où les moyens de subsister seront un peu
difficiles, aura des habitants plus actifs, plus industrieux; que dans
celui, au contraire, où la nature prodiguera tout, le peuple sera
inactif, indolent: et ceci s’accorde bien avec les faits généraux de
l’histoire, où la plupart des peuples conquérants sont des peuples
pauvres, sortis de pays stériles, ou difficiles à cultiver, pendant que
les peuples conquis sont les habitants des contrées fertiles et
opulentes. Il est même remarquable que ces peuples pauvres, établis chez
les peuples riches, perdent en peu de temps leur énergie, et passent à
la mollesse: tels furent ces Perses de Cyrus, descendus de l’Élymaïde
dans les prairies de l’Euphrate; tels les Macédoniens d’Alexandre,
transportés des monts Rhodope dans les champs de l’Asie; tels les
Tartares de Djenkiz-Kan établis dans la Chine et le Bengale; et les
Arabes de Mahomet, dans l’Égypte et l’Espagne. De là l’on pourrait
établir que ce n’est point comme habitants de pays chauds, mais comme
habitants de pays riches, que les peuples ont du penchant à l’inertie;
et ce fait s’accorde bien encore avec ce qui se passe au sein des
sociétés, où nous voyons que ce sont les classes riches qui ont
ordinairement le moins d’activité; mais comme cette satiété et cette
pauvreté n’ont pas lieu pour tous les individus d’un peuple, il faut
reconnaître des raisons plus générales et plus efficaces que la nature
du sol: ce sont ces institutions sociales, que l’on appelle
_Gouvernement_ et _Religion_. Voilà les vrais régulateurs de l’activité
ou de l’inertie des particuliers et des nations; ce sont eux qui, selon
qu’ils étendent ou qu’ils bornent la carrière des besoins naturels ou
superflus, étendent ou resserrent l’activité de tous les hommes. C’est
parce que leur influence agit malgré la différence des terrains et des
climats, que Tyr, Carthage, Alexandrie ont eu la même industrie que
Londres, Paris, Amsterdam; que les _Flibustiers_ et les _Malais_ ont eu
l’inquiétude et le caractère des _Normands_; que les paysans russes et
polonais ont l’apathie et l’insouciance des Indous et des Nègres. C’est
parce que leur nature varie et change comme les passions des hommes qui
les règlent, que leur influence change et varie dans des époques
très-voisines: voilà pourquoi les Romains de Scipion ne sont point ceux
de Tibère; que les Grecs d’Aristide et de Thémistocle ne sont pas ceux
de Constantin. Consultons dans notre propre cœur les mobiles généraux
du cœur humain: n’éprouvons-nous pas que notre activité est bien
moins relative aux agents physiques, qu’aux circonstances de l’état
social où nous nous trouvons? Des besoins nécessaires ou superflus
amènent-ils en nous des désirs: aussitôt notre corps et notre esprit
prennent une vie nouvelle; la passion nous donne une activité ardente
comme nos désirs, et soutenue comme notre espoir. Cet espoir vient-il à
manquer: le désir se fane, l’activité languit, et le découragement nous
mène à l’apathie et à l’indolence. Par-là s’explique pourquoi notre
activité varie comme nos conditions, comme nos situations dans la
société, comme nos âges dans la vie; pourquoi tel homme qui fut actif
dans sa jeunesse, devient indolent sur le retour; pourquoi il y a plus
d’activité dans les capitales et dans les villes de commerce, que dans
les villes sans commerce et dans les campagnes. Pour éveiller
l’activité, il faut d’abord des objets aux désirs; pour la soutenir, il
faut un espoir d’arriver à la jouissance. Si ces deux circonstances
manquent, il n’y a d’activité ni dans le particulier, ni dans la nation;
et tel est le cas des Orientaux en général, et particulièrement de ceux
dont nous traitons. Qui pourrait les engager à se mouvoir, si nul
mouvement ne leur offre l’espoir de jouir de la peine qu’il a coûtée?
Comment ne seraient-ils pas indolents dans les habitudes les plus
simples, si leurs institutions sociales leur en font une espèce de
nécessité? Aussi le meilleur observateur de l’antiquité, en faisant sur
les Asiatiques de son temps la même remarque, en a allégué la même
raison. «Quant à la mollesse et à l’indolence des Asiatiques, dit-il
dans un passage digne d’être cité[78], s’ils sont moins belliqueux,
s’ils ont des mœurs plus douces que les Européens, sans doute la
nature de leur climat plus tempéré que le nôtre, y contribue
beaucoup;... mais il faut y ajouter aussi la forme de leurs
gouvernements, tous despotiques, et soumis à la volonté arbitraire des
rois. Or, les hommes qui ne jouissent point de leurs droits naturels,
mais dont les affections sont dirigées par des maîtres; ces hommes ne
peuvent avoir la passion hardie des combats; ils ne voient point dans la
guerre une balance assez égale de risques et d’avantages: obligés de
quitter leurs amis, leur patrie, leurs familles, de supporter de dures
fatigues, et la mort même; quel est le salaire de tant de sacrifices? la
mort et les dangers: leurs maîtres seuls jouissent du butin et des
dépouilles qu’ils ont payés de leur sang. Que s’ils combattaient dans
leur propre cause, et que le prix de la victoire leur fût personnel,
comme la honte de la défaite, ils ne manqueraient pas de courage: et la
preuve en existe dans ceux des Grecs et des Barbares qui, dans ces
contrées, vivent sous leurs propres lois, et sont libres; car ceux-là
sont plus courageux qu’aucune autre espèce d’hommes.»

Voilà précisément la définition des Orientaux de nos jours; et ce que le
philosophe grec a dit des peuples particuliers qui méconnaissaient la
puissance du grand roi et de ses satrapes, convient exactement à ce que
nous avons vu des Druzes, des Maronites, des Kourdes, des Arabes de
Dâher et des Bedouins. Il faut le reconnaître; le moral des peuples,
comme celui des particuliers, dépend surtout de l’état social dans
lequel ils vivent: puisqu’il est vrai que nos _actions_ sont dirigées
par les lois civiles et religieuses, puisque nos habitudes ne sont que
la répétition de ces _actions_, puisque notre caractère n’est que la
disposition à _agir_ de telle manière en telle circonstance; il s’ensuit
évidemment que tout dépend du gouvernement et de la religion: dans tous
les faits dont j’ai voulu me rendre compte, j’ai toujours vu cette
double cause revenir plus ou moins immédiate: l’analyse de quelques-uns
pourra en faire la démonstration.

J’ai dit que les Orientaux en général ont l’extérieur grave et
flegmatique, le maintien posé et presque nonchalant, le visage sérieux,
même triste et mélancolique. Si le climat ou le sol en étaient la cause
radicale, l’effet serait le même dans tous les sujets; et cela n’est
pas: sous cette nuance générale, il est mille nuances particulières de
classes et d’individus, relatives à l’action du gouvernement, laquelle
est diverse pour ces individus et pour ces classes. Ainsi, l’on observe
que les paysans sujets des Turks sont plus sombres que ceux des pays
tributaires; que les habitants des campagnes sont moins gais que ceux
des villes; que ceux de la côte le sont plus que ceux de l’intérieur;
que dans une même ville la classe des gens de loi est plus grave que
celle des gens de guerre, et celle-là plus que le peuple. L’on observe
même que dans les grandes villes le peuple a beaucoup de cet air dissipé
et sans souci qu’il a chez nous. Pourquoi cela? c’est que là, comme ici,
endurci à la souffrance par l’habitude, affranchi de la réflexion par
l’ignorance, le peuple vit dans une sorte de sécurité: il n’a rien à
perdre: il ne craint pas qu’on le dépouille. Le marchand, au contraire,
vit dans les alarmes perpétuelles, et de ne pas acquérir davantage, et
de perdre ce qu’il a. Il tremble de fixer les regards d’un gouvernement
rapace, pour qui un air de satisfaction serait l’enseigne de l’aisance,
et le signal d’une avanie. La même crainte règne dans les villages, où
chaque paysan redoute d’exciter l’envie de ses égaux, et la cupidité de
l’aga et des gens de guerre. Dans un tel pays, où l’on est sans cesse
surveillé par une autorité spoliatrice, l’on doit porter un visage
sérieux, par la même raison que l’on porte des habits percés, et que
l’on mange en public des olives et du fromage. Cette même raison,
quoique moins active pour les gens de loi, n’est cependant pas sans
effet; mais la morgue de leur éducation et le pédantisme de leur
morale, les dispensent de toute autre.

A l’égard de la nonchalance, il n’est pas étonnant que le peuple des
villes et des campagnes, fatigué de son travail, ait du penchant au
repos. Mais il est remarquable que lorsque ce peuple se met en action,
il s’y porte avec une vivacité et une passion presque inconnues dans nos
climats. Cette observation a lieu surtout dans les ports et les villes
de commerce. Un Européen ne peut s’empêcher d’admirer avec quelle
activité les matelots, bras et jambes nus, manient les rames, tendent
les voiles, et font toute la manœuvre; avec quelle ardeur les
portefaix déchargent un bateau, et transportent les _couffes_[79] les
plus pesantes. Toujours chantant, et répondant par versets à l’un d’eux
qui commande, ils exécutent tous leurs mouvements en cadence, et
doublent leurs forces en les réunissant par la mesure. L’on a dit à ce
sujet que les peuples des pays chauds avaient un penchant naturel à la
musique; mais en quoi consiste cette analogie du climat au chant? Ne
serait-il pas plus raisonnable de dire que les pays chauds que nous
connaissons, ayant été policés long-temps avant nos froids climats, le
peuple y a conservé quelques souvenirs des beaux arts qui y ont jadis
régné? Nos négociants reprochent souvent à ce peuple, et surtout à
celui des campagnes, de ne pas travailler aussi souvent, ni aussi
long-temps qu’il le pourrait. Mais pourquoi travaillerait-il au delà de
ses besoins, puisque le superflu de son travail ne lui rendrait aucun
surcroît de jouissances? A bien des égards, l’homme du peuple ressemble
au sauvage; quand il a dépensé ses forces à acquérir sa subsistance, il
se repose: ce n’est qu’en lui rendant cette subsistance moins pénible,
et en l’excitant par l’appât de jouissances présentes, que l’on parvient
à lui donner une activité soutenue; et nous avons vu que l’esprit du
gouvernement turk est l’inverse de cet esprit. Quant à la vie
sédentaire, quel motif aurait-on de s’agiter dans un pays où la police
n’a jamais songé à établir ni promenades ni plantations; où il n’y a ni
sûreté hors des villes, ni agrément dans leur enceinte; où tout enfin
invite à se renfermer chez soi? Est-il étonnant qu’un pareil ordre de
choses ait produit des habitudes sédentaires? et ces habitudes ne
doivent-elles pas à leur tour devenir des causes d’inaction?

La comparaison de notre état civil et domestique, à celui des Orientaux,
présente encore plusieurs raisons de ce flegme, qui est leur caractère
général. Chez nous, l’une des sources de la gaieté, est la table et
l’usage du vin; chez les Orientaux, ce double plaisir est presque
inconnu. La bonne chère attirerait une avanie, et le vin une punition
corporelle, vu le zèle de la police à faire exécuter les préceptes du
Qôran. Ce n’est pas même sans peine que les musulmans tolèrent dans les
chrétiens l’usage d’une liqueur qu’ils leur envient; aussi cet usage
n’est-il habituel et familier que dans le Kesraouân et le pays des
Druzes; et là les repas ont une gaieté que l’eau-de-vie ne procure point
dans les villes mêmes d’Alep et de Damas.

Une seconde source de gaieté, parmi nous, est la communication libre des
deux sexes, qui a lieu surtout en France. L’effet en est que, par un
espoir plus ou moins vague, les hommes, recherchant la bienveillance des
femmes, prennent les formes qui peuvent la procurer. Or, tel est
l’esprit ou telle est l’éducation des femmes, qu’à leurs yeux le premier
mérite est de les amuser; et certainement, de tous les moyens d’y
réussir, le premier est l’enjouement et la gaieté. C’est ainsi que nous
avons contracté une habitude de badinage, de complaisance et de
frivolité, qui est devenue le caractère distinctif de notre nation en
Europe. Dans l’Asie, au contraire, les femmes sont rigoureusement
séquestrées de la société des hommes. Toujours renfermées dans leur
maison, elles ne communiquent qu’avec leur mari, leur père, leur frère,
et tout au plus leur cousin germain; soigneusement voilées dans les
rues, à peine osent-elles parler à un homme, même pour affaires. Tous
doivent leur être étrangers: il serait indécent de les fixer, et l’on
doit les laisser passer à l’écart, comme si elles étaient une chose
contagieuse. C’est presque l’idée des Orientaux, qui ont un sentiment
général de mépris pour ce sexe. Quelle en est la cause, pourra-t-on
demander? celle de tout, la législation et le gouvernement. En effet, ce
Mahomet, si passionné pour les femmes, ne leur a cependant pas fait
l’honneur de les traiter dans son Qôran comme une portion de l’espèce
humaine; il ne fait mention d’elles ni pour les pratiques de la
religion, ni pour les récompenses de l’autre vie; et c’est une espèce de
problème chez les musulmans, si les femmes ont une ame. Le gouvernement
fait plus encore contre elles; car il les prive de toute propriété
foncière, et il les dépouille tellement de toute liberté personnelle,
qu’elles dépendent toute leur vie ou d’un mari, ou d’un père, ou d’un
parent; dans cet esclavage, ne pouvant disposer de rien, l’on conçoit
qu’il est assez inutile de solliciter leur bienveillance, et par
conséquent d’avoir ce ton de gaieté qui les captive. Ce gouvernement,
cette législation paraissent eux-mêmes la cause de la séquestration des
femmes: et peut-être, sans la facilité du divorce, sans la crainte de se
voir enlever sa fille ou sa femme par un homme puissant, serait-on moins
jaloux d’en dérober la vue à tous les regards.

Cet état des femmes, chez les Orientaux, cause dans leurs mœurs
divers contrastes avec les nôtres. Leur délicatesse sur cet article est
telle que jamais ils n’en parlent, et qu’il serait très-indécent de leur
demander des nouvelles des femmes de leur maison. Il faut être avancé
dans leur familiarité, pour traiter avec eux de cette matière; et alors
ce qu’ils entendent de nos usages les confond d’étonnement. Ils ne
peuvent concevoir comment chez nous les femmes vont le visage découvert,
eux pour qui un voile levé est l’enseigne d’une prostituée, ou le signal
d’une bonne fortune; ils n’imaginent pas comment on peut les voir, leur
parler, les toucher, sans émotion, et être en tête-à-tête sans se porter
aux dernières extrémités. Cet étonnement nous indique l’opinion qu’ils
ont des leurs; et l’on en peut d’abord conclure qu’ils ignorent
absolument l’_amour_, tel que nous l’entendons: le besoin qui en fait la
base, est chez eux dépouillé des accessoires qui en font le charme; la
privation y est sans sacrifice, la victoire sans combat, la jouissance
sans délicatesse; il passent sans intervalle, du tourment à la satiété.
Les amants y sont des prisonniers toujours d’accord pour tromper leurs
gardes, toujours prompts à saisir l’occasion, parce qu’elle est rapide
et rare: discrets comme des conjurés, ils cachent leur bonheur comme un
crime, parce qu’il en a les conséquences. Le poignard, le poison, le
pistolet sont toujours à côté de l’indiscrétion: son extrême importance
pour les femmes les rend elles-mêmes ardentes à la punir; et souvent
pour se venger elles deviennent plus cruelles que leurs maris et leurs
frères. Cette sévérité entretient des mœurs assez chastes dans les
campagnes; mais dans les grandes villes, où l’intrigue a plus de
ressources, il ne règne pas moins de débauche que parmi nous, avec cette
différence qu’elle est plus obscure. Alep, Damas et surtout le Kaire, ne
le cèdent point en ce genre à nos capitales de province. Les jeunes
filles y sont retenues comme partout, parce qu’un accident découvert
leur coûterait la vie; mais les femmes mariées y prennent d’autant plus
de liberté, qu’elles ont été plus long-temps contraintes, et qu’elles
ont souvent de justes raisons de se venger de leurs maîtres. En effet, à
raison de la polygamie, permise par le Qôran, la plupart des Turks
s’énervent de bonne heure, et rien n’est plus commun que d’entendre des
hommes de 30 ans se plaindre d’impuissance; c’est la maladie pour
laquelle ils consultent davantage les Européens, en leur demandant du
_màdjoun_, c’est-à-dire, des pilules aphrodisiaques. Le chagrin qu’elle
leur cause est d’autant plus amer, que la stérilité est un opprobre chez
les Orientaux: ils ont encore, pour la fécondité, toute l’estime des
temps anciens; et le plus heureux souhait que l’on puisse faire à une
jeune fille, c’est qu’elle ait promptement un époux, et qu’elle lui
donne beaucoup d’enfants. Ce préjugé leur fait prématurer les mariages,
au point qu’il n’est pas rare de voir unir des filles de neuf ou dix ans
à des garçons de 12 ou 13; il est vrai que la crainte du libertinage et
des suites fâcheuses qu’il attire de la part de la police turke, y
contribue aussi. Cette prématurité doit encore être comptée parmi les
causes de l’impuissance. L’ignorance des Turks se refuse à le croire, et
ils sont si déraisonnables sur cet article, qu’ils méconnaissent les
bornes de la nature, dans les temps mêmes où leur santé est dérangée.
C’est encore un des effets du Qôran, où le Prophète a pris la peine
d’insérer un précepte sur ce genre de devoir. D’après ce fait,
Montesquieu a eu raison de dire que la polygamie était une cause de
dépopulation en Turkie; mais elle n’est qu’une des moindres, attendu
qu’il n’y a guère que les riches qui se permettent plusieurs femmes: le
peuple, et surtout celui des campagnes, se contente d’une seule; et l’on
trouve quelquefois dans les hautes classes des gens assez sages pour
imiter son exemple, et convenir que c’est assez.

Ce que ces personnes racontent de la vie domestique des maris qui ont
plusieurs femmes, n’est pas propre à faire envier leur sort, ni à donner
une haute idée de cette partie de la législation de Mahomet. Leur maison
est le théâtre d’une guerre civile continue. Sans cesse ce sont des
querelles de femme à femme, des plaintes des femmes au mari. Les quatre
épouses en titre se plaignent qu’on leur préfère les esclaves, et les
esclaves qu’on les livre à la jalousie de leurs maîtresses. Si une femme
obtient un bijou, une complaisance, une permission d’aller au bain,
toutes en veulent autant, et font ligue pour la cause commune. Pour
établir la paix, le polygame est obligé de commander en despote, et de
ce moment il ne trouve plus que les sentiments des esclaves, l’apparence
de l’attachement et la réalité de la haine. En vain chacune de ces
femmes lui proteste qu’elle l’aime plus que les autres; en vain elles
s’empressent, lorsqu’il rentre, de lui présenter sa pipe, ses
pantoufles, de lui préparer son dîner, de lui servir son café; en vain,
pendant qu’il repose mollement étendu sur son tapis, elles chassent les
mouches qui l’importunent; tous ces soins, toutes ces caresses n’ont
pour but que de faire ajouter à la somme de leurs bijoux et de leurs
meubles, afin que, s’il les répudie, elles puissent tenter un autre
époux, ou trouver une ressource dans ces objets qui sont leur seule
propriété: ce sont de vraies courtisanes, qui ne songent qu’à dépouiller
leur amant avant qu’il les quitte; et cet amant, dès long-temps privé de
désirs, obsédé de complaisances, accablé de tout l’ennui de la satiété,
ne jouit pas, comme l’on pourrait croire, d’un sort digne d’envie. C’est
de ce concours de circonstances que naît le mépris des Turks pour les
femmes, et l’on voit qu’il est leur propre ouvrage. Comment en effet
auraient-elles cet amour exclusif qui fait leur mérite, quand on leur
donne l’exemple du partage? Comment auraient-elles cette pudeur qui fait
leur vertu, quand elles voient chaque jour des scènes outrageantes de
débauches? Comment, en un mot, auraient-elles un moral estimable, quand
on ne prend aucun soin de leur éducation? Les Grecs ont du moins retiré
cet avantage de la religion, que, ne pouvant avoir qu’une femme à la
fois, ils sont moins éloignés de la paix domestique, sans peut-être en
jouir davantage.

Il est remarquable qu’à raison de cette différence dans le culte, il
existe entre les chrétiens et les musulmans de la Syrie, et même de
toute la Turkie, une différence de caractère aussi grande que s’ils
étaient deux peuples vivant sous deux climats. Les voyageurs, et mieux
encore nos négociants qui pratiquent habituellement les uns et les
autres, s’accordent à témoigner que les chrétiens grecs sont en général
fourbes, méchants, menteurs, vils dans l’abaissement, insolents dans la
fortune, enfin d’un caractère léger et très-mobile: les musulmans au
contraire, quoique fiers jusqu’à la morgue, ont cependant une sorte de
bonté, d’humanité, de justice, et surtout une grande fermeté dans les
revers, et un caractère décidé sur lequel on peut compter. Ce contraste
a droit d’étonner dans des hommes qui vivent sous un même ciel; mais la
différence des préjugés de leur éducation et de l’action du gouvernement
sous lequel ils vivent, en rend une raison satisfaisante. En effet les
Grecs, traités par les Turks avec la hauteur et le mépris que l’on a
pour des esclaves, ont dû finir par prendre le caractère de leur
position: ils ont dû devenir fourbes, pour échapper par la ruse à la
violence; menteurs et vils adulateurs, parce que l’homme faible est
obligé de caresser l’homme fort; dissimulés et méchants, parce que celui
qui ne peut se venger ouvertement, concentre sa haine; lâches et
traîtres, parce que celui qui ne peut attaquer de front, frappe par
derrière; enfin, insolents dans la fortune, parce que ceux qui
parviennent par des bassesses, ont à rendre tous les mépris qu’ils ont
reçus. Je faisais un jour à un religieux sensé l’observation, que de
tous les chrétiens qui, dans ces derniers temps, se sont trouvés aux
postes élevés, pas un seul ne s’est montré digne de sa fortune.
_Ybrahim_ était bassement avare; _Sâd-el-Kouri_, irrésolu et
pusillanime; son fils _Randour_, insolent et borné; _Kezq_, lâche et
fripon: _Nos chrétiens_, me répondit-il mot pour mot, _n’ont pas la main
propre au gouvernement, parce qu’elle n’est exercée dans leur jeunesse
qu’à battre du coton_. _Ils ressemblent à ceux qui marchent pour la
première fois sur les terrasses, leur élévation leur donne
l’étourdissement; comme ils craignent de retourner aux olives et au
fromage, ils se hâtent de faire leurs provisions. Les Turks, au
contraire, sont accoutumés à régner; ce sont des maîtres habitués à leur
fortune, et ils en usent comme n’en devant jamais changer._ L’on ne doit
pas d’ailleurs perdre de vue que les musulmans sont élevés dans le
préjugé du fatalisme, et qu’ils sont fermement persuadés que tout est
prédestiné. De là, une sécurité qui tempère et le désir et la crainte;
de là une résignation armée contre le bien et contre le mal, une
apathie, qui ferme également accès aux regrets et à la prévoyance. Que
le musulman essuie une grande perte; qu’il soit dépouillé, ruiné, il dit
tranquillement: _C’était écrit_, et avec ce mot il passe sans murmurer
de l’opulence à la misère: qu’il soit au lit de la mort, rien n’altère
sa sécurité; il fait son ablution, sa prière; il a confiance en Dieu et
au Prophète; il dit avec calme à son fils: _Tourne-moi la tête vers la
Mekke_, et il meurt en paix. Les Grecs, au contraire, persuadés que Dieu
est exorable, que l’on change ses décrets par des vœux, des jeûnes,
des pèlerinages, vivent sans cesse dans le désir d’obtenir, dans la
crainte de perdre, dans le remords d’avoir omis. Leur cœur est ouvert
à toutes les passions, et ils n’en évitent l’effet qu’autant que les
circonstances où ils vivent et l’exemple des musulmans, affaiblissent
les préjugés de leur enfance. Ajoutons, par une remarque commune aux
deux religions, que les habitants de l’intérieur des terres ont plus de
simplicité, plus de générosité, en un mot, un meilleur moral que ceux
des villes de la côte; sans doute parce que ces derniers, se livrant au
commerce, contractent par leur genre de vie un esprit mercantile,
naturellement ennemi des vertus, qui ont pour base la modération et le
désintéressement.

D’après ce que j’ai exposé des habitudes des Orientaux, l’on ne sera
plus étonné que leur caractère se ressente de la monotonie de leur vie
privée et de leur état civil. Dans les villes même les plus actives,
telles qu’Alep, Damas et le Kaire, tous les amusements se réduisent à
aller au bain ou à se rassembler dans des cafés qui n’ont que le nom des
nôtres: là, dans une grande pièce enfumée, assis sur des nattes en
lambeaux, les gens aisés passent des journées entières à fumer la pipe,
causant d’affaires par phrases rares et courtes, et souvent ne disant
rien. Quelquefois, pour ranimer cette assemblée silencieuse, il se
présente un chanteur ou des danseuses, ou un de ces conteurs
d’histoires, que l’on appelle _Nachid_, qui, pour obtenir quelques
paras, récite un conte, ou déclame des vers de quelque ancien poète.
Rien n’égale l’attention avec laquelle on écoute cet orateur; grands et
petits, tous ont une passion extrême pour les narrations; le peuple même
s’y livre dans son loisir: un voyageur qui arrive d’Europe n’est pas
médiocrement surpris de voir les matelots se rassembler pendant le calme
sur le tillac, et passer deux ou trois heures à entendre l’un d’eux
déclamer un récit que l’oreille la moins exercée reconnaît pour la
poésie au mètre très-marqué, à la rime suivie ou mêlée des distiques. Ce
n’est pas le seul article sur lequel le peuple d’Orient l’emporte en
délicatesse sur le nôtre. La populace même des villes, quoique
criailleuse, n’est jamais aussi brutale que chez nous; et elle a le
grand mérite d’être absolument exempte de cette crapule d’ivrognerie,
qui infecte jusqu’à nos campagnes; c’est peut-être le seul avantage réel
qu’ait produit la législation de Mahomet: joignons-y néanmoins la
prohibition des jeux de hasard pour lesquels les Orientaux, par cette
raison, n’ont aucun goût; celui des échecs est le seul dont ils fassent
cas, et il n’est pas rare d’y trouver des joueurs habiles.

De tous les genres de spectacle, le seul qu’ils connaissent, mais qui
n’est familier qu’au Kaire, est celui des baladins qui font des tours de
force, comme nos danseurs de corde, et des tours d’adresse, comme nos
escamoteurs. L’on en voit qui mangent des cailloux, soufflent des
flammes, se percent le bras ou le nez sans se faire de mal, et qui
dévorent des serpents. Le peuple, à qui ils cachent soigneusement leurs
procédés secrets, a une sorte de vénération pour eux, et il appelle d’un
nom qui signifie tout ce qui étonne, comme _monstre_, _prodige_ et
_miracle_, ces tours de gibecière dont l’usage paraît très-ancien dans
ces contrées. Ce penchant à l’admiration, cette facilité de croire aux
faits et aux récits les plus extraordinaires, est un attribut
remarquable de l’esprit des Orientaux. Ils admettent sans répugner, sans
douter, tout ce que l’on veut leur conter de plus surprenant. A les
entendre, il se passe encore aujourd’hui dans le monde autant de
prodiges qu’au temps des _génies_ et des _afrittes_; la raison en est
que, ne connaissant point le cours ordinaire des faits moraux et
physiques, ils ne savent où assigner les bornes du probable et de
l’impossible. D’ailleurs leur jugement, plié dès le bas âge à croire les
contes extravagants du Qôran, se trouve dénué des balances de l’analogie
pour peser les vraisemblances. Ainsi leur crédulité tient à leur
ignorance, au vice de leur éducation, et se reporte encore au
gouvernement. Ils ont pu devoir à cette crédulité une partie de
l’imagination gigantesque que l’on vante dans leurs romans; mais il
serait à désirer que cette source fût tarie: il leur resterait encore
assez de moyens de briller. En général, les Orientaux ont la conception
facile, l’élocution aisée, les passions ardentes et soutenues, le sens
droit dans les choses qu’ils connaissent. Ils ont un goût particulier
pour la morale, et leurs proverbes prouvent qu’ils savent réunir la
finesse de l’observation et la profondeur de la pensée, au piquant de
l’expression. Leur commerce a quelque chose de froid au premier abord;
mais par l’habitude il devient doux et attachant: telle est l’idée
qu’ils laissent d’eux, que la plupart des voyageurs et des négociants,
qui les ont fréquentés, s’accordent à trouver à leur peuple un caractère
plus humain, plus généreux, une simplicité plus noble, plus polie, et
quelque chose de plus fin et de plus ouvert dans l’esprit et les
manières, qu’au peuple même de notre pays; comme si, ayant été policés
long-temps avant nous, les Asiatiques conservaient encore les traces de
leur première éducation.

Mais il est temps de terminer ces réflexions; je n’en ajoute plus qu’une
qui m’est personnelle. Après avoir vécu pendant près de trois ans dans
l’Égypte et la Syrie, après m’être habitué au spectacle de la
dévastation et de la barbarie, lorsque je suis rentré en France, la vue
de mon pays a presque produit sur moi l’effet d’une terre étrangère: je
n’ai pu me défendre d’un sentiment de surprise, quand, traversant nos
provinces de la Méditerranée à l’Océan, au lieu de ces campagnes
ravagées et des vastes déserts auxquels j’étais accoutumé, je me suis vu
transporté comme dans un immense jardin, où les champs cultivés, les
villes peuplées, les maisons de plaisance ne cessent de se succéder
pendant une route de vingt journées. En comparant nos constructions
riches et solides aux masures de briques et de terre que je quittais;
l’aspect opulent et soigné de nos villes, à l’aspect de ruine et
d’abandon des villes turkes; l’état d’abondance, de paix, et tout
l’appareil de puissance de notre empire, à l’état de trouble, de misère
et de faiblesse de l’empire turk, je me suis senti conduit de
l’admiration à l’attendrissement, et de l’attendrissement à la
méditation. «Pourquoi,» me suis-je dit, «entre des terrains semblables
de si grands contrastes? Pourquoi tant de vie et d’activité ici, et là
tant d’inertie et d’abandon? Pourquoi tant de différence entre des
hommes de la même espèce?» Puis, réfléchissant que les contrées que j’ai
vues si dévastées, si barbares, ont été jadis florissantes et peuplées,
j’ai passé, comme malgré moi, à une seconde comparaison. «Si jadis,» me
suis-je dit, «les états de l’Asie jouirent de cette splendeur, qui
pourra garantir que ceux de l’Europe ne subissent un jour le même
revers?» Cette réflexion m’a paru affligeante; mais elle est peut-être
encore plus utile. En effet, supposons qu’au temps où l’Égypte et la
Syrie subsistaient dans leur gloire, l’on eût tracé aux peuples et aux
gouvernements le tableau de leur situation présente; supposons qu’on
leur eût dit: «Voilà l’humiliation où les conséquences de telles lois,
de tel régime, abaisseront votre fortune;» n’est-il pas probable que ces
gouvernements eussent pris soin d’éviter les routes qui devaient les
conduire à une chute si funeste? Ce qu’ils n’ont pas fait, nous le
pouvons faire: leur exemple peut nous servir de leçon. Tel est le mérite
de l’histoire, que par le souvenir des faits passés elle anticipe aux
temps présents les fruits coûteux de l’expérience. Les voyages en ce
sens atteignent au but de l’histoire, et ils y marchent avec plus
d’avantage; car traitant d’objets présents, l’observateur peut mieux que
l’écrivain posthume saisir l’ensemble des faits, démêler leurs rapports,
se rendre compte des causes, en un mot, analyser le jeu compliqué de
toute la machine politique. En exposant, avec l’état du pays, les
circonstances d’administration qui l’accompagnent, le récit du voyageur
devient une indication des mobiles de grandeur ou de décadence, un moyen
d’apprécier le terme actuel de tout empire. Sous ce point de vue la
Turkie est un pays très-instructif: ce que j’en ai exposé démontre assez
combien l’abus de l’autorité, en provoquant la misère des particuliers,
devient ruineux à la puissance d’un état; et ce que l’on en peut prévoir
ne tardera pas de prouver que la ruine d’une nation rejaillit tôt ou
tard sur ceux qui la causent, et que l’imprudence ou le crime de ceux
qui gouvernent tire son châtiment du malheur même de ceux qui sont
gouvernés.



AVIS DE L’ÉDITEUR.


M. de Volney a cru devoir joindre ici l’extrait d’un Mémoire de la
Chambre de commerce de Marseille, dressé par ordre du ministre, et
présenté en 1786. Il lui a semblé que cette pièce authentique
confirmerait par ses coïncidences, ou redresserait par ses variantes,
les récits de l’auteur, et par l’un et l’autre moyen remplirait
également bien le seul but qu’il se soit proposé, l’instruction du
lecteur, fondée en utilité et en vérité.



ÉTAT

DU COMMERCE DU LEVANT

EN 1784,

D’APRÈS LES REGISTRES DE LA CHAMBRE DE COMMERCE DE MARSEILLE.


Tout commerce en général est difficile à connaître et à évaluer, parce
que c’est un objet variable, tantôt plus fort, tantôt plus faible, selon
les besoins d’un pays, selon ses bonnes ou mauvaises récoltes, ses
approvisionnements ou ses vides; choses soumises à l’influence mobile
des saisons et du gouvernement, à la guerre, aux épidémies, etc. Cette
difficulté s’applique d’autant mieux au commerce du Levant, que ce pays
est un théâtre continuel de révolutions. Il est encore difficile
d’apprécier le volume et l’objet annuel de ce commerce, parce que les
marchandises en changeant de lieu changent de valeur. Dans le travail
présent, l’évaluation sera tirée du prix sur la place de Marseille,
tant des objets d’envoi que des denrées de retour.

On comprend sous le commerce du Levant celui qui se fait dans les divers
ports de la Turkie, et dans quelques villes de Barbarie; l’on y joint
celui de la campagne d’Afrique sur cette même côte. Les échelles de
Turkie sont Constantinople, Salonique, Smyrne, les ports de Morée, de
Candie, de Cypre, de Syrie, d’Égypte, enfin Tunis, Alger, et les
comptoirs de la compagnie à la Cale, à Bonne et au Collo.

Les objets de notre exportation sont des draps, des bonnets, des étoffes
et galons, des papiers, des merceries, des quincailleries, quelques
denrées de nos provinces; d’autres tirées de l’Amérique, telles que le
café, le sucre, l’indigo, la cochenille, les épiceries de l’Inde, nos
métaux, fer, plomb, étain; nos liqueurs, des piastres d’Espagne, des
sequins de Venise, des dahlers, etc.

Les objets de retour ou d’importation sont les cotons en laine ou filés,
les laines, les soies, étoffes de soie, fils de chèvre et de chameau; de
la cire, des cuirs, des drogues, des toiles de coton et de fil, du riz,
de l’huile, du café arabe, des gommes, du cuivre, des noix de galle, des
légumes, du blé, etc. Ces objets alimentent nos manufactures; ainsi, le
coton du Levant fournit à toutes les fabriques des (ci-devant) Picardie,
de Normandie et Provence. On en fait les camelots, bouracans,
siamoises, velours, toiles et bonnets. Ces fabriques font vivre un
peuple immense d’ouvriers et de marchands; le transport des denrées
entretient et forme des matelots pour la marine militaire; leur achat
emploie une foule d’agents et de facteurs dans le Levant, et tout cela
aux dépens des Orientaux. Voyons chaque échelle par détail.


Constantinople.

Les draps des Français ont fait tomber dans cette échelle de plus de
moitié le commerce des Anglais et des Hollandais. Les Vénitiens n’en
peuvent faire de semblables au même prix.

Constantinople consomme annuellement 1,500 ballots de draps qui, à 1,200
francs le ballot, font 1,800,000 livres. Les autres objets en somme
atteignent à peine la même valeur. Le plus considérable est le café des
Antilles, à raison de la prohibition du café Moka sur la mer Noire.

Ci-devant les drapiers arméniens et grecs avaient fait une société, et
n’achetaient que par une seule main: ce qui donnait la loi aux Français.
Le grand-seigneur a détruit cette association par un fermân qui les
prohibe toutes sous peines afflictives.

Les retraits sont fort peu de chose; à peine valent-ils 700,000 francs.
Le reste se tire soit sur Smyrne et sur l’Archipel, soit en lettres de
change à payer à Constantinople.


Smyrne.

Cette échelle est le grand marché où vient se fournir presque toute
l’Asie; elle est l’entrepôt de l’Anadoli, de la Caramanie, de Tokat,
d’Arzroum, et même de la Perse. Autrefois les caravanes de ce royaume y
venaient deux fois l’année, maintenant elles s’arrêtent à Arzroum, parce
que les marchands à ce moyen cachent la quantité de marchandises qu’ils
ont à vendre, et se procurent des avantages pour la vente et pour
l’achat.

Smyrne consomme par an 2,500 ballots de draps, lesquels sur le pied de
1,200 francs le ballot, font 3,000,000 francs. Cette somme est la moitié
du commerce total, estimé chaque année 6,000,000 francs d’entrée. Les
autres objets sont les mêmes qu’à Constantinople.

Le principal article des retours est le coton en laine. Le pays en rend
par an 42 à 44,000 balles, dont 12 à 13,000 passent en France, 5,000 en
Italie, 8,000 en Hollande, 3,000 en Angleterre, et le reste demeure dans
le pays. On tire aussi des laines et poils de chèvre d’Angora; des
laines de chevron, enlevées presque toutes par les étrangers. Ces
retours, y compris les commissions données de Constantinople, excèdent
les envois au moins d’un tiers. Les fonds restants servent à faire des
entreprises pour aller charger des huiles à Metelin, ou pour la traite
de blé au Volo, au golfe de Cassandre, à Sanderly, à Menemen, à
Mosrouissi, etc., que l’on paye en sequins ou en piastres turkes. En
outre on en paye les lettres de change comme à Constantinople. On tire
rarement des lettres de change sur d’autre échelle que sur ces deux.
Mais Smyrne doit être regardée comme la plus forte du Levant.


Salonique et ses dépendances.

Cette échelle où se verse toute la Macédoine, devient de jour en jour
plus importante, parce que ses marchandises commencent à pénétrer en
Albanie, Dalmatie, Bosnie, Bulgarie, Valakie et Moldavie. La
consommation va de 1000 à 1200 ballots de draps, et dans les quatre
années de paix de 1770 à 1773, elle surpassait ce nombre. Les autres
objets sont en proportion. On en tirait autrefois des lingots d’or: le
fonds des retours est en laine, coton, blé, cuir, tabac, soie, éponges
fines, manteaux de laine, graine de vermillon, alun, cire, anis et
huile.

A douze lieues de Salonique, la Cavalle est un entrepôt où se rendent
d’abord la plupart de ces marchandises. Le temps de la consommation est
celui des foires établies en divers lieux; il y en a une à Selminia, à
douze journées de chameau de Salonique, au mois de mai (v. st.); une
autre à Ouzourkouva, en septembre; et une à Deglia en octobre, à deux
journées de Salonique. A ces époques, les Arméniens qui sont les
marchands du pays, se fournissent et vont faire leurs ventes.

On porte les consommations de cette échelle et de la Cavalle, en temps
de paix, à 3,000,000 fr.; les retours à 3,500,000 fr.; et il reste
quelques fonds employés parfois en lettres de change.


Morée et dépendances.

Le commerce de cette contrée diminue chaque jour, parce que les troubles
survenus depuis quelques années, et les ravages journaliers des
Albanais, en détruisant les récoltes, diminuent les moyens de consommer.
Les échelles sont Tripolitza, Naples de Romanie, Coron, Modon, Patras,
Oustiche et Corinthe. Les envois sont de gros draps, des bonnets,
quelque peu de cochenille, d’indigo, de café, et surtout beaucoup de
sequins de Venise. On retire de l’huile et du blé à bon marché. Les
envois ne se montent pas à plus de 400,000 francs, et les retraits
passent 1,000,000 fr.


La Canée et dépendances.

Ce commerce ressemble au précédent; l’huile et quelque peu de cire sont
les seuls produits de Candie. On les achète en espèces, soit piastres
turkes, soit dahlers d’Empire. On exporte peu d’objets manufacturés. Ils
ne montent pas à 4,000,000 fr. par an, et les retraits passent 700,000
fr.


Satalie et la Caramanie.

Satalie n’a pu soutenir d’établissements réguliers. On n’y fait le
commerce que par des traites passagères, qui rendent de la soie et du
coton. Elles se font par des capitaines partis de Smyrne ou de Cypre,
qui y portent de l’argent. Ce commerce ne vaut pas 100,000 fr.


Cypre.

Les pachas, en ruinant Cypre, en ont détruit le commerce. Cette île est
du nombre des _Melkanes_, ou fiefs particuliers et à vie, qui sont
toujours opprimés. Elle sert d’entrepôt ou de point de réunion pour la
Syrie et pour l’Égypte, et ce point est assez important en temps de
guerre. La consommation peut aller à 80 ballots de draps. Les villes
sont Larneca, Nicosia, Famagouste. Il y règne une industrie qui met en
œuvre presque toute la soie et le coton; mais elle est contrariée par
les avanies journalières imposées sur les ouvriers. On porte les envois
à 300,000 fr., et les retours à 500,000 fr.


Alexandrette et Alep.

Alep est un des centres de commerce de tous les pays circonvoisins
jusqu’en Perse. Les caravanes de ce royaume viennent à Alep deux fois
par an apporter des soies, des mousselines, des laines, de la rhubarbe,
des drogues; et elles remportent nos draps, de la cochenille, de
l’indigo et du café des Antilles. Jadis toutes les caravanes de Perse
venaient à ce marché; mais les troubles les ont portées à Arzroum.

Il y a à Alep, à Diarbekr et dans leurs environs, beaucoup de fabriques
de toile et d’étoffe qui nous consomment des couleurs, comme l’indigo,
la cochenille, etc. L’on porte par an à Alep 1,000 ballots de draps.
L’envoi total se monte à 2,500,000 fr.; les retraits à 2,600,000 fr., et
l’excédant est payé à Constantinople en lettres de change.


Tripoli de Syrie.

Le commerce de Tripoli consiste presque tout en soie rude, propre au
galon. Ce commerce est extrêmement variable; quelquefois l’échelle tire
beaucoup et rend peu, _et vice versâ_; le terme moyen d’envoi s’estime à
400,000 fr., et le retrait à 500,000 fr.: les Maronites et le pays de
Hama tirent de Tripoli.


Saide, Acre et dépendances.

Les dépendances de Saide sont _Sour_ (Tyr) et les villes de Palestine,
telles que Ramlé, Jérusalem, Loudd, Magedal, etc. Ce département est un
des plus importants; il consomme 8 à 900 ballots de draps. Il paie en
coton cru et en coton filé. Les Français y sont sans concurrents. A
Saide, ils ont un ou plusieurs préposés qui achètent tous les lundis ou
mardis le coton filé; à Acre, ils ont voulu faire cette même ligue; mais
le pacha a accaparé tous les cotons, a fait défense d’en vendre, et est
devenu le seul maître; et comme les négociants avaient besoin d’objets
de retour, il a taxé le quintal de coton à dix piastres de droits. Les
envois pour Saide et Acre se montent à 1,500,000 fr., et les retraits à
1,800,000 fr.


L’Égypte.

Alexandrie est le seul port où il y ait un comptoir. Damiette n’a que
des facteurs. Rosette est un entrepôt, et le Kaire est le grand lieu de
consommation.

L’Égypte consomme beaucoup de draps, de cochenille, d’épiceries, de fer,
d’alquifoux et de liqueurs: on fait passer aussi beaucoup de ces draps
et de la cochenille à Djedda, ainsi que des sequins de Venise et des
dahlers.

La nation française et son consul ont quitté le Kaire depuis 1777. Il
est cependant resté quelques facteurs sous leur propre garantie; on leur
passe 10,000 fr. par an, pour leurs avanies.

Damiette est une mauvaise rade: on y charge du riz en fraude, en
simulant un retour pour un port de Turkie. On en tire dix à douze
chargements pour l’Europe par an.

(L’auteur du mémoire ne dit rien des retours d’Égypte; ils consistent en
café Moka, en toiles grossières de coton pour vêtir les noirs des
Antilles, en safranon, en casse, séné, etc.)

Le commerce d’Égypte a des hausses et des baisses considérables. On
estime l’envoi moyen à 2,500,000 fr., et le retour à 3,000,000 fr.


Barbarie, Tripoli.

Le gouvernement vexatoire et anarchique de Tripoli empêche d’y faire
tout le commerce dont la fertilité du pays le rend susceptible. Les
Arabes tiennent la campagne et la dévastent. Les caravanes du Faizan et
du Mourzouq arrivent deux fois par an à Tripoli, et y apportent des
noirs mâles et femelles, de la poudre d’or, des dents d’éléphants et
quelques autres articles. Les Français ont tenté d’y faire des
établissements; mais la mauvaise foi des habitants, en les frustrant de
leur paiement, les a forcés d’y renoncer. On n’y commerce que par les
bâtiments caravanes (c’est-à-dire caboteurs), qui y portent de gros
draps, des clincailles, des étoffes de soie, des liqueurs pour environ
50,000 fr. Ils retirent du blé, de l’orge, des légumes, du séné, des
dattes et la barille, pour 70,000 fr.


Tunis.

Les Tunisiens, ci-devant corsaires, se sont depuis 50 ans entièrement
tournés vers le commerce par la bonne politique de leurs beks qui ont
protégé les commerçants et banni toute vexation.

Ce pays produit du blé, des légumes, de l’huile, de la cire, des laines,
des cuirs, des cendres, le tout en abondance.

On y porte les mêmes marchandises qu’au Levant, avec de la laine
d’Espagne, du vermillon, etc.

Tunis a une fabrique de bonnets, qui jadis fournissait toute la Turkie;
mais les nôtres sont entrés en une concurrence qui lui a porté coup.

Le commerce total des Français en ce pays se monte en envois à 1,500,000
fr., et en retraits à 1,600,000 fr. Les facteurs se plaignent que les
naturels empiètent sur leur industrie, en traitant directement avec
Marseille, où il en passe un assez grand nombre sur nos bâtiments.


La Calle, Bone et le Collo, concessions faites à la compagnie d’Afrique.

Le commerce de ces trois comptoirs est exploité par une compagnie qui
fut créée par édit, en février 1741; son capital fut fixé à 1,200,000
fr., divisé en douze cents actions, chacune de 1,000 fr., dont la
chambre de commerce de Marseille acquit le quart. Cette compagnie fut
subrogée à perpétuité à celle qui avait été créée en 1730 pour faire la
traite du blé pendant dix ans. En conséquence des rétrocessions,
délaissement et transport de la compagnie des Indes pour cette partie,
la compagnie d’Afrique paie au divan (conseil du dey) d’Alger, à celui
de Bone et du Collo, et aux Arabes voisins de la Calle, des redevances
convenues par traité en 1694, entre une autre compagnie et le divan
d’Alger.

Elle entretient dans ses comptoirs environ 300 personnes, officiers,
soldats, pêcheurs de corail, et ouvriers. Le gouverneur de la Calle est
l’inspecteur général.

L’aliment de ce commerce est uniquement en piastres d’Espagne que la
compagnie réduit à des pieds déterminés: elle retire du blé, des laines,
de la cire et des cuirs. Pour effectuer ces retraits elle a besoin
d’intrigues perpétuelles auprès de la régence d’Alger qui la rançonne et
lui fait acheter des permissions, même pour la provision des comptoirs,
convenue à 2,000 charges de blé.

Un article de retrait important, est le corail que l’on pêche dans la
mer adjacente; la compagnie le paie à ses patrons de barque, une somme
convenue par livre. Ce corail sert à acheter des esclaves noirs en
Guinée, et par conséquent, il favorise la culture de nos îles à sucre.
On en porte aussi à la Chine et dans l’Inde. On en a tenté la pêche dans
la mer de Bizerte; mais malgré la concession du bey de Tunis, les
Trapanais et les Napolitains, qui l’ont faite avant nous, sont venus en
armes nous troubler.

Le commerce de la compagnie varie beaucoup; mais on peut l’évaluer au
terme moyen de 8 à 900,000 fr. en envois, et de 1,000,000 francs en
retraits.


Alger.

Le commerce d’Alger, bien moindre que celui de Tunis, a cependant de
grands moyens de s’élever, vu la richesse du sol. Depuis quelque temps
même, l’industrie des habitants s’éveille, et l’on en voit beaucoup
venir trafiquer à Marseille. Nous avions, ci-devant, trois
établissements à Alger: la concurrence des Juifs en a fait tomber deux.

Les objets d’envoi sont comme pour tout le Levant: on peut les estimer à
100,000 francs, sans compter les piastres d’Espagne. Les retours, qui
sont de l’espèce de ceux de Tunis, se montent à 300,000 fr.

  De tout ceci il résulte que les
  envois annuels de la France au
  Levant se montent à                 23,150,000 fr.

  Et les retours du Levant en
  France à                            26,280,000 fr.

Dans les registres, depuis 1776 jusqu’en 1782, les résultats ont été
très-différents; mais il faut observer que cet espace a compris cinq ans
de guerre, où l’on éprouve toujours de grandes réductions.

La chambre de commerce a pris pour base de ses calculs les draps, parce
qu’il est de fait que leur valeur égale presque celle de tous les autres
objets réunis; or, l’on trouve par an entre sept et huit mille ballots
d’envoi. De 1762 à 1772, c’est-à-dire, en dix ans de paix on trouve un
terme moyen de sept mille ballots. En les évaluant à 1,200 fr. chacun,
ce qui est le prix moyen de toutes les qualités, on a 9,600,000 fr. par
an. Or, le reste étant égal, il résulte un total de 19,200,000 fr.; mais
il y a d’ailleurs de la contrebande et un _moins valu_ dans les
déclarations aux douanes: en sorte qu’il faut ajouter 3 ou 4 millions,
et compter sur un total de 23 millions.

On peut aussi calculer ce commerce à raison des maisons des facteurs:
elles sont au nombre de 78 en Levant, savoir:

  A Constantinople,         11
  Smyrne,                   19
  Salonique et la Cavalle,   8
  Morée,                     5
  La Canée,                  2
  Cypre,                     2
  Alep,                      7
  Tripoli de Syrie,          3
  Saide et Acre,            10
  Alexandrie d’Égypte,       4
  Tunis,                     6
  Alger,                     1
                            --
        TOTAL               78

En supposant que chacune, terme moyen, fasse pour 100,000 écus
d’affaires, l’on a un peu plus de 23 millions.

Quant aux retours, obligés comme ils le sont de passer aux infirmeries
où rien n’échappe, on est certain de leur quantité. Les dix années de
1762 à 1772 ont rendu, terme moyen, 26 millions.


Espèces étrangères portées en Levant.

Nous avons plusieurs fois parlé des espèces monnayées que l’on porte
aussi en Levant, telles que les piastres d’Espagne, les sequins de
Venise, les dahlers d’Allemagne, etc. Leur valeur et leur quantité
varient beaucoup. Autrefois on apportait à Marseille une quantité
étonnante de sequins turks. En 1773 et 1774, cette place étant dans une
crise de banqueroute, les négociants retirèrent des sommes considérables
en monnaie turke que l’on fondit; ensuite on a renvoyé des monnaies
d’Europe pour près de 4 millions par an. Mais depuis 1781, on n’y en
porte plus, et elles y ont en même temps disparu, parce qu’on les fond à
Constantinople. La prohibition de l’Espagne, pour ses piastres, ou
plutôt sa refonte, les a fait disparaître de Marseille. D’ailleurs, cet
envoi ne convient plus, parce que l’échange est à perte. Les Turks ont
altéré leur monnaie de près d’un quart. Les denrées y ont renchéri au
point qu’elles coûtent vingt-cinq pour cent plus que par le passé. Les
grands et les riches ont enfoui leur or. Cependant on croit approcher de
la vérité, en supposant actuellement nos envois en monnaie valoir
1,000,000.


Lingots et matières d’or.

Ce commerce n’a eu lieu qu’un instant. Il fut occasioné par l’édit de
Mustapha, qui décria les sequins altérés par les Juifs, et en ordonna la
refonte: comme le prix qu’offrait la monnaie se trouva plus faible que
le cours de France, nos négociants en donnèrent un plus avantageux, qui
attira une quantité de matières, sans que le gouvernement eût
l’attention de s’y opposer. Cela fit en même temps sortir de terre
beaucoup d’or enfoui. (La différence de l’argent à l’or se trouva de
cinq à six pour cent de bénéfice.) En outre, la guerre des Russes ayant
répandu la misère dans la Grèce, les habitants fondirent leurs bijoux,
sans compter quelque peu d’or que roulent des rivières d’Albanie.


Lettres de change.

Il est impossible de les évaluer. Il arrive souvent que Marseille tire
des lettres de change du Levant sur l’Angleterre, la Hollande et
l’Allemagne: ce qui prouve que ces nations retirent bien plus de
marchandises qu’elles n’en envoient; pendant que celles que nous y
portons ne comprenant pas toute la valeur des nôtres, nous avons recours
à ces étrangers pour faire la balance.

  Il faut donc supposer l’envoi total            fr.
  à                                        24,150,000

  Et le retrait avec les fonds et
  lettres de change à                      30,000,000

  Sur quoi les  droits, le fret, et
  les frais d’exploitation à                4,000,000
                                          -----------
                              Reste        26,000,000


Navigation du Levant.

Il part de Marseille, année commune, deux cents bâtiments pour la
Barbarie et la Turkie, sans compter ceux de la compagnie d’Afrique;
plusieurs font deux voyages; ce qui engage à porter le nombre par année
à 350. Depuis 1764 jusqu’en 1773, inclusivement, il en est parti 2662,
qui font par an 266; mais on n’y compte point les navires chargés de
denrées qui font quarantaine à Toulon. Le temps de la dernière guerre ne
peut servir de règle. De là il résulte que ce commerce nous soudoie
4,000 matelots à 12 par navire; mais il y a ici un emploi double de
quelques voyageurs.


Caravane.

La caravane ou cabotage côtier, est une branche d’industrie précieuse en
ce que, devenant les voituriers des Turks et de leurs marchandises, nous
retirons sans aucun risque le salaire et l’entretien de nos bâtiments et
de nos matelots. Elle se fait par salaire ou par portion. Dans le
premier cas, le propriétaire, moyennant le salaire de l’équipage, a tout
le gain ou la perte; dans l’autre cas, les frais étant prélevés, l’on
partage le bénéfice. La guerre de 1756 en faisant tomber notre
navigation en fit passer l’avantage aux Ragusais, qui purent mettre en
mer jusqu’à cent navires caravaneurs; mais la guerre de 1769 nous a
rendu la supériorité. On estime à cent cinquante voiles les caravaneurs
qui partent soit de Marseille, soit d’Agde, des Martigues, de la Ciotat
ou d’Antibes; ils sont expédiés pour deux ans; en supposant qu’il en
rentre cent par an avec chacun 20,000 fr. de profit, c’est un total de
2,000,000.


Le fret.

Le fret ne peut être compté dans les bénéfices du commerce, parce qu’il
est englobé dans le prix des marchandises. On peut le porter à 1,728,000
fr.; il n’y a de remboursé que celui dont les objets repassent en vente
à l’étranger.


Marchandises du Levant reportées chez l’étranger.

Pendant 1781 et 1782, il est parti de Marseille en transit pour Genève,
la Suisse, etc., quatre mille cinq cent vingt-deux balles de coton en
laine, pesant un million cinq cent quatre-vingt-trois mille sept cent
vingt-huit livres; plus, six cent dix-sept balles de cotons filés ou
teints, pesant cent quarante-huit mille livres; et cent cinq balles de
laine pesant cinquante-deux mille cinq cent soixante-deux livres; en
sorte qu’en évaluant le coton en laine à 85 fr. le quintal, le coton
filé à 135, et les laines à 60, il en résulte pour les deux ans une
somme de 1,576,595 livres tournois, ou 788,297 fr. par an; mais ces deux
années ne peuvent servir de terme général de comparaison.


Commerce des autres Européens en Levant.

Tout ce que l’on peut dire sur ce sujet, c’est que les Hollandais font
un commerce équivalent à peu près au quart du volume du nôtre, pour
lequel ils n’envoient pas à beaucoup près un équivalent de marchandises.
Les Anglais et les Vénitiens réunis, peuvent faire un autre quart; ainsi
les Français font les quatre huitièmes, les Hollandais deux, et les
Anglais et Vénitiens chacun un.


RÉCAPITULATION _des exportations de Marseille, en Levant et en Barbarie,
pendant l’année_ 1784.

  +----------------------+----------------------+-------+-----------+
  |   ÉCHELLES.          |           VALEURS    |NOMBRE | MATELOTS. |
  |                      |            des       |des    |           |
  |                      |       MARCHANDISES.  |bâtim. |           |
  +----------------------+----------------------+-------+-----------+
  |Constantinople        |      3,495,960 liv.  |  21   |    315    |
  |Salonique et Cavallo  |       1,938,425      |  38   |    530    |
  |Morée et dépendances  |         233,979      |  23   |    276    |
  |Candie et la Canée    |         242,019      |  18   |    216    |
  |Smyrne                |       5,134,220      |  42   |    630    |
  |Alexandrette          |       2,560,507      |  22   |    330    |
  |Syrie                 |       1,198,403      |  18   |    270    |
  |Alexandrie            |       2,311,637      |  28   |    420    |
  |Barbarie              |       1,356,847      |  39   |    312    |
  |La Caravane           |         102,203      |  28   |    224    |
  +----------------------+----------------------+-------+-----------+
  |  TOTAL               |     18,574,200 liv.  | 277   |  3,523    |
  +----------------------+----------------------+-------+-----------+

  _N. B._ Ce tableau a été dressé sur le registre de perception
  du droit de consulat, dans lequel les évaluations sont prises
  à quinze pour cent au-dessous du prix réel des marchandises;
  en sorte que la valeur réelle de ce tableau doit être
  portée à                                    21,360,330

  Plus, la valeur des marchandises embarquées
  en fraude sans payer de droits,
  et elle n’est guère au-dessous de trois
  millions: supposons-la de                    2,639,670
                                              ---------------
  Le total exact sera                         24,000,000 liv.

RÉCAPITULATION _des importations de Levant et de Barbarie, à Marseille,
pendant l’année_ 1784.

  +---------------------+--------------------+---------+-----------+
  |       ÉCHELLES.     |     VALEURS        |  NOMBRE | MATELOTS. |
  |                     |      des           |    des  |           |
  |                     |  MARCHANDISES.     |   bâtim.|           |
  +---------------------+--------------------+---------+-----------+
  |Constantinople       |       682,043 liv. |     17  |   255     |
  |Salonique et Cavallo |     2,674,818      |     35  |   490     |
  |Morée el dépendances |     1,098,218      |     19  |   228     |
  |Candie et la Canée   |       801,527      |     15  |   180     |
  |Smyrne               |     6,025,845      |     49  |   735     |
  |Alexandrette         |     2,815,391      |     13  |   195     |
  |Syrie et Palestine   |     1,604,020      |     16  |   240     |
  |Alexandrie           |     2,465,630      |     18  |   270     |
  |Barbarie             |       695,657      |     37  |   370     |
  +---------------------+--------------------+---------+-----------+
  |TOTAL                |    18,863,149 liv. |    219  | 2,963     |
  +---------------------+--------------------+---------+-----------+

  _N. B._ Ce tableau a été dressé sur le registre de perception
  du droit de consulat, dans lequel l’évaluation est prise à
  vingt-cinq pour cent au-dessous du prix réel des marchandises;
  en sorte que la valeur réelle de l’exportation, en 1784,
  a été de                                       23,578,936

  Mais l’on ne perçoit point le droit de
  consulat sur le blé, le riz, les légumes,
  ni autres grains venant du Levant et de
  la Barbarie; cependant, année commune,
  la valeur de leur exportation
  peut se monter à deux et trois millions:
  supposons                                       2,500,000
                                                ----------------
  Le total sera donc de                          26,078,936 liv.



AVIS DE L’ÉDITEUR.

(1807.)


Lorsque l’écrit suivant fut publié, la France se trouvait dans des
circonstances délicates. Au dehors, l’invasion de la Hollande par la
Prusse venait de blesser son honneur et son pouvoir. L’Angleterre, par
cet accroissement d’influence, faisait pencher en sa faveur la balance
maritime de l’Europe. La Russie et l’Autriche, par leur ligue contre
l’empire turk, changeaient l’ancien équilibre continental: tandis qu’au
dedans, l’épuisement des finances, les symptômes d’une révolution,
l’indécision entre deux alliés, tenant le gouvernement en échec,
paralysaient tout mouvement de guerre sans dissiper les dangers de la
paix.

Dans cet état compliqué et nouveau, l’auteur, par une conséquence
directe de ses opinions sur les Turks, pensa que la prudence ne
permettait plus à la France de partager le sort d’un ancien allié, de
tout temps équivoque, antipathique, et conduit désormais par le destin
de sa folie à une ruine inévitable: il crut que le moment était venu, en
anticipant de quelques années le cours des choses, de lui substituer un
allié nouveau qui, avec plus de sympathie et d’activité, remplît les
mêmes objets politiques; et la Russie lui parut d’autant mieux destinée
à ce rôle, qu’alors son gouvernement montrait de la philosophie; que par
une nécessité géographique, Constantinople tombée en ses mains ne
pouvait rester vassale de Saint-Pétersbourg; et qu’un nouvel empire
russo-grec, prenant un esprit local, devenait à l’instant même le rival
de tous les états qui versent leurs eaux dans le Danube dont le Bosphore
tient les clefs.

Le succès de ce système nouveau répondit mal aux intentions de l’auteur;
car, d’une part, le public français accueillit avec défaveur des vues
contraires à ses habitudes et à ses préjugés; de l’autre, le ministère
choqué d’une liberté d’opinions qui n’avait pas même voulu subir sa
censure[80], délibéra de l’envoyer à la Bastille; tandis que l’objet
final et brillant de son hypothèse échouait par les fautes inconcevables
de Joseph II.

Aujourd’hui qu’un cours inouï d’événements change la fortune des états
de l’Europe; que par la bizarrerie du sort, une même bannière de
fraternité rassemble le Russe avec le Turk; le pape avec le mufti; le
grand maître de Malte[81] avec le grand-seigneur et le dey d’Alger;
l’Anglais hérétique avec le catholique romain et le musulman, il
semblerait que les combinaisons antérieures dussent être désormais sans
objet et sans intérêt; mais parce que cette fermentation momentanée ne
produira que des résultats conformes à ses éléments; parce que les
habitudes et les intérêts finiront par reprendre leur véritable cours et
leur ascendant; nous avons cru devoir conserver un écrit qui par son
caractère singulier, par ses rapports avec le sujet précédent et avec
les affaires du temps, par sa rareté en typographie, par le mérite du
style, par l’exactitude de plusieurs faits, et par l’étendue de ses
vues, est déja le monument curieux d’un état passé. Quant à ses vues
politiques, il paraît que les Anglais n’en ont pas jugé si
défavorablement, puisque aujourd’hui leur système d’alliance avec la
Russie n’en est que l’application à eux-mêmes. L’on peut, à ce sujet,
consulter l’ouvrage récent du major _Eaton_, traduit sous le titre de
_Tableau historique, politique et moderne de l’empire ottoman_[82],
lequel, avec une violente opposition de principes politiques, a
néanmoins une analogie frappante avec l’écrivain français dans la
manière de juger les Turks, et le sort probable qui les attend.

En réimprimant sans altération les _considérations_ sur la guerre des
Turks en 1788, si quelqu’un se voulait prévaloir du temps présent pour
censurer le ton de l’auteur vis-à-vis de Joseph et de Catherine II, nous
lui rappellerons que l’art d’inspirer des sentiments généreux aux hommes
puissants est souvent de les leur supposer; et personne ne regardera
comme fade courtisan celui qui, en décembre 1791, écrivit à l’agent de
l’impératrice des Russies une lettre où il se permit les remontrances
les plus sévères et les plus courageuses. _Voyez_ le Moniteur du 5
décembre 1791, et la Notice sur la vie et les écrits de Volney, tome
1er des _OEuvres complètes_.



CONSIDÉRATIONS

SUR

LA GUERRE DES TURKS,

EN 1788.


Parmi les événements qui depuis quelques années semblent se multiplier
pour changer le système politique de l’Europe, il n’en est sans doute
aucun qui présente des conséquences aussi étendues que la guerre qui
vient d’éclater[83] entre les Turks et les Russes. Soit que l’on
considère les dispositions qu’y portent les deux puissances, soit que
l’on examine les intérêts qui les divisent, tout annonce une querelle
opiniâtre, sanglante, et rèpousse d’abord comme chimérique cet espoir de
paix dont on veut encore se flatter: comment en effet concilier des
prétentions diamétralement opposées, et cependant absolues? D’une part,
le sultan exige l’entière révocation de toutes les cessions qu’il a
faites depuis la paix de _Kaïnardji_ (en 1774): d’autre part,
l’impératrice ne peut abandonner gratuitement les fruits de treize ans
de travaux, de négociations, de dépenses: des deux côtés, une égale
nécessité commande une égale résistance. Si la Russie rend la _Crimée_,
elle ramène sur ses frontières les dévastations des Tartares, elle
renonce aux avantages d’un commerce dont elle a fait tous les frais: si
les Turks la lui concèdent, ils privent Constantinople d’un de ses
magasins, ils introduisent leur ennemi au sein de leur empire, ils
l’établissent aux portes de leur capitale; joignez à ces motifs
d’intérêt les dispositions morales; dans le divan ottoman, le chagrin de
déchoir d’une ancienne grandeur, l’alarme d’un danger qui croît chaque
jour, la nécessité de le prévenir par un grand effort, celle même
d’obéir à l’impulsion violente du peuple et de l’armée; dans le cabinet
de Pétersbourg, le sentiment d’une supériorité décidée, le point
d’honneur de ne pas rétrograder, l’espoir ou plutôt l’assurance
d’augmenter ses avantages; dans les deux nations, une haine sacrée qui,
aux Ottomans, montre les Russes comme des insurgents impies, et aux
Russes, peint les Ottomans comme les ennemis invétérés de leur religion,
et les usurpateurs d’un trône et d’un empire de leur secte. Avec un état
de choses si violent, la guerre est une crise inévitable: disons-le
hardiment, lors même que, par un retour improbable, l’on calmerait
l’incendie présent, la première occasion le fera renaître; la force
seule décidera une si grande querelle: or, dans ce conflit des deux
puissances, quelle sera l’issue de leur choc? Où s’arrêtera, où
s’étendra la secousse qu’en recevra l’un des deux empires? Voilà le
sujet de méditation qui s’offre aux spéculateurs politiques; c’est celui
dont je me propose d’entretenir le lecteur: et qu’il ne se hâte point de
taxer ce travail de frivolité, parce qu’il est en partie formé de
conjectures. Sans doute il est des conjectures vagues et chimériques,
enfantées par le seul désœuvrement, hasardées sur des bruits sans
vraisemblance, et celles-là ne méritent point l’attention d’un esprit
raisonnable; mais si les conjectures dérivent de l’observation de faits
authentiques, et d’un calcul réfléchi de rapports et de conséquences,
alors elles prennent un caractère différent; alors elles deviennent un
art méthodique de pénétrer dans l’avenir: c’est des conjectures que se
compose la _prudence_, synonyme de la _prévoyance_; c’est par les
conjectures que l’esprit instruit de la génération des faits passés,
prévoit celle des faits futurs: par elles, connaissant comment les
causes ont produit les effets, il devine comment les effets deviendront
causes à leur tour; et de là l’avantage de combiner d’avance sa marche,
de préparer ses moyens, d’assurer ses ressources: pendant que
l’_imprudence_ qui n’a rien calculé, surprise par chaque événement,
hésite, se trouble, perd un temps précieux à se résoudre, ou se jette
aveuglément dans un dédale d’absurdités. Lors donc que les conjectures
que je présente n’auraient que l’effet d’exercer l’attention sur un
sujet important, elles ne seraient pas sans mérite. Le temps à venir
décidera si elles ont une autre valeur. Pour ne pas abuser du temps
présent, je passe sans délai à mon sujet; il se divise de lui-même en
deux parties: dans la première, je vais rechercher _quelles seront les
suites probables des démêlés des Russes et des Turks_; dans la seconde,
j’examinerai _quels sont les intérêts de la France, et quelle doit être
sa conduite_.


PREMIÈRE QUESTION.

Quelles seront les suites probables des démêlés des Russes et des Turks?

Pour obtenir la solution de cette espèce de problême, nous devons
procéder, à la manière des géomètres, du connu à l’inconnu: or, l’issue
du choc des deux empires, dépendant des forces qu’ils y emploîront, nous
devons prendre idée de ces forces, afin de tirer de leur comparaison le
présage de l’événement que nous cherchons. A la vérité, nos résultats
n’auront pas une certitude mathématique, parce que nous n’opérons pas
sur des êtres fixes; mais dans le monde moral les probabilités
suffisent; et quand les hypothèses sont fondées sur le cours le plus
ordinaire des penchants et des intérêts combinés avec le pouvoir, elles
sont bien près de devenir des réalités. Commençons par l’empire ottoman.

Il n’y a pas plus d’un siècle que le nom des Turks en imposait encore à
l’Europe, et des faits éclatants justifiaient la terreur qu’il
inspirait. En moins de quatre cents ans l’on avait vu ce peuple venir de
la Tartarie s’établir sur les bords de la Méditerranée, et là, par un
cours continu de guerres et de victoires, dépouiller les successeurs de
Constantin, d’abord de leurs provinces d’Asie; puis franchissant le
Bosphore, les poursuivre dans leurs provinces d’Europe, les menacer
jusque dans leur capitale, les resserrer chaque jour par de nouvelles
conquêtes, terminer enfin par emporter Constantinople, et s’asseoir sur
le trône des Césars: de là, par un effort plus actif et plus ambitieux,
on les avait vus, reportant leurs armes dans l’Asie, subjuguer les
peuplades de l’Anadoli, envahir l’Arménie, repousser le premier des
sofis dans la Perse, conquérir en une campagne les pays des anciens
Assyriens et Babyloniens, enlever aux Mamlouks la Syrie et l’Égypte, aux
Arabes l’Yémen, chasser les chevaliers de Rhodes, les Vénitiens de
Cypre; puis, rappelant toutes leurs forces vers l’Europe, attaquer
Charles Quint, et camper sous les murs de Vienne même; menacer l’Italie,
ranger sous leur joug les Maures d’Afrique, et posséder enfin un empire
formé de l’une des plus grandes et des plus belles portions de la terre.

Tant de succès sans doute avaient droit d’en imposer à l’imagination, et
l’on ne doit pas s’étonner qu’ils aient fait sur les peuples une
impression qui subsiste encore. Mais les Turks de nos jours sont-ils ce
que furent leurs aïeux? Leur empire a-t-il conservé la même vigueur et
les mêmes ressorts que du temps des Sélim et des Soliman? Personne, je
pense, s’il a suivi leur histoire depuis cent ans, n’osera soutenir
cette opinion; cependant, sans que l’on s’en aperçoive, elle se
perpétue: telle est la force des premières impressions, que l’on ne
prononce point encore le nom des Turks, sans y joindre l’idée de leur
force première. Cette idée influe sur les jugements de ceux mêmes qui
ont le moins de préjugés; et il faut le dire, parmi nous c’est le petit
nombre. Au cours secret de l’habitude, se joint un motif d’intérêt
produit par notre alliance et nos liaisons de commerce avec cet empire;
et ce motif nous porte à ne voir les Turks que sous un jour favorable:
de là une partialité qui se fait sentir à chaque instant dans les
relations de faits qui nous parviennent sous l’inspection du
gouvernement; elle régnait surtout dans ces derniers temps que, par une
prévention bizarre, un ministre s’efforçait d’étouffer tout ce qui
pouvait déprécier à nos yeux les Ottomans. J’ai dit une prévention
bizarre, parce qu’elle était sans fondement et sans retour de leur part:
j’ajoute une politique malhabile, parce que les menaces et les embûches
de l’autorité n’empêchent point la vérité de se faire jour, et que ces
dissimulations trahies ne laissent après elles qu’une impression
fâcheuse d’improbité et de faiblesse. Loin de se voiler ainsi l’objet de
ses craintes, il est plus prudent et plus simple de l’envisager dans
toute son étendue. Souvent l’aspect du danger suggère les moyens de le
prévenir; et du moins, en se rendant un compte exact de sa force ou de
sa faiblesse, l’on peut se tracer un plan de conduite convenable aux
circonstances où l’on se trouve.

En suivant ce principe avec les Ottomans, l’on doit désormais
reconnaître que leur empire offre tous les symptômes de la décadence:
l’origine en remonte aux dernières années du siècle précédent; alors que
leurs succès si long-temps brillants et rapides, furent balancés et
flétris par ceux des Sobieski et des Montecuculli, il sembla que la
fortune abandonna leurs armes, et par un cours commun aux choses
humaines, leur grandeur ayant atteint son faîte, entra dans le période
de sa destruction: les victoires répétées du prince Eugène, en aggravant
leurs pertes, rendirent leur déclin plus prompt et plus sensible: il
fallut toute l’incapacité des généraux de Charles VI, dans la guerre de
1737, pour en suspendre le cours; mais comme l’impulsion était donnée,
et qu’elle venait de mobiles intérieurs, elle reparut dans les guerres
de Perse, et les avantages de Thamas-Koulikan devinrent un nouveau
témoignage de la faiblesse des Turks: enfin, la guerre des Russes, de
1769 à 1774, en a dévoilé toute l’étendue. En voyant dans cette guerre
des armées innombrables se dissiper devant de petits corps, des flottes
entières réduites en cendres, des provinces envahies et conquises,
l’alarme et l’épouvante jusque dans Constantinople, l’Europe entière a
senti que désormais l’empire turk n’était plus qu’un vain fantôme, et
que ce colosse, dissous dans tous ses liens, n’attendait plus qu’un choc
pour tomber en débris.

L’on peut considérer le traité de 1774 comme l’avant-coureur de ce choc.
En vain la Porte s’est indignée de l’_arrogance_ des infidèles; il a
fallu subir le joug de la violence qu’elle a si souvent imposé; il a
fallu qu’elle cédât un terrain considérable entre le Bog et le Dnieper,
avec des ports dans la Crimée et le Kouban; il a fallu qu’elle
abandonnât les Tartares alliés de son sang et de sa religion, et ce fut
déja les perdre que de les abandonner; il a fallu qu’elle reçût son
ennemi sur la mer Noire, sur cette mer d’où ses vaisseaux aperçoivent
les minarets de Constantinople; et, pour comble d’affront, qu’elle
consentît à les voir passer aux portes du sérail, pour aller dans la
Méditerranée s’enrichir de ses propres biens, reconnaître ses provinces
pour les mieux attaquer, et acquérir des forces pour la mieux vaincre.
Que pouvait-on attendre d’un état de choses où les intérêts étaient si
violemment pliés? Ce que la suite des faits a développé; c’est-à-dire,
que les Turks, ne cédant qu’à regret, n’exécuteraient qu’à moitié; que
les Russes, s’autorisant des droits acquis, exigeraient avec plus de
hardiesse; que les traites mal remplis ameneraient des explications, des
extensions, et enfin de nouvelles guerres; et telle a été la marche des
affaires. Malgré les conventions de 1774, le passage des vaisseaux
russes par le Bosphore a été un sujet renaissant de contestation et
d’animosité. Par l’effet de cette animosité, la Porte a continué
d’exciter les Tartares: par une suite de sa supériorité, la Russie a
pris le parti de s’en délivrer, et elle les a chassés de la Crimée: de
là des griefs nouveaux et multipliés. Le peuple, indigné du meurtre et
de l’asservissement des vrais croyants, a hautement murmuré: le divan,
alarmé des conséquences de l’envahissement de la Crimée, a frémi et
menacé: arrêté par son impuissance, il a suscité sous main les barbares
du Caucase. La Russie, usant d’une politique semblable, a opposé le
souverain de Géorgie. Le divan a réclamé de prétendus droits; la Russie
les a niés. L’hospodar de Moldavie, craignant le sort de Giska[84], a
passé chez les Russes: autre réclamation de la Porte, autre déni de la
Russie. Enfin l’apparition de l’impératrice aux bords de la mer Noire a
donné une dernière secousse aux esprits, et les Turks ont déclaré la
guerre.

Qu’arrivera-t-il de ce nouvel incident? je le demande à quiconque se
fait un tableau vrai de l’état des choses. Ces Russes que la Turkie
provoque ne sont-ils pas les mêmes qui, dans la guerre de 1769, ont,
avec des armées de trente et quarante mille hommes, contenu, dissipé,
battu des armées de soixante et de cent mille hommes? qui ont assiégé et
pris des villes fortifiées, défendues par des garnisons aussi nombreuses
que les assiégeants? qui ont envahi deux grandes provinces, pénétré au
delà du Danube, et malgré la diversion d’une révolte dangereuse et d’une
peste meurtrière, ont imposé à la Porte les lois qu’il leur a plu de
dicter? Ces Turks, si ardents à déclarer la guerre, ne sont-ils pas les
mêmes qui, par une ignorance absolue de l’art militaire, se sont attiré
pendant six années la suite la plus continue d’échecs et de défaites?
N’est-ce pas eux dont les armées composées de paysans et de vagabonds
assemblés à la hâte, sont commandées par des chefs sans lumières, qui
ne connaissent l’ordre et les principes ni des marches, ni des
campements, ni des sièges, ni des batailles? dont les guerriers mus par
le seul attrait du pillage, ne sont contenus par le frein d’aucune
discipline, et tournent souvent leurs armes contre leurs chefs, et leur
brigandage contre leur propre pays? Oui sans doute, ce sont les mêmes:
donc, par les mêmes raisons, les Russes battront les Turks dans cette
guerre, comme ils les ont battus dans la dernière.

Mais, nous dit-on, depuis la paix les Turks s’éclairent chaque jour:
avertis de leur faiblesse, ils commencent d’y remédier; ils
entretiennent des ingénieurs et des officiers français qui leur dressent
des canonniers, leur exercent des soldats, leur fortifient des places;
ils ont un renégat anglais qui depuis quelques années leur a fondu
beaucoup de canons, de bombes et de mortiers; enfin, le visir actuel,
qui depuis son avénement se propose la guerre, n’a cessé d’en faire les
préparatifs, et il n’est pas probable que tant de soins demeurent sans
effet.

Je l’avoue, cela n’est pas probable pour quiconque n’a pas vu les Turks,
pour quiconque juge du cours des choses en Turkie, par ce qui se passe
en France et à Paris. Est-il permis de le dire? Paris est le pays où il
est le plus difficile de se faire des idées justes en ce genre; les
esprits y sont trop éloignés de cet entêtement de préjugés, de cette
profondeur d’ignorance, de cette constance d’absurdité, qui font la base
du caractère turk. Il faut avoir vécu des années avec ce peuple, il faut
avoir étudié à dessein ses habitudes, en avoir même ressenti les effets
et l’influence, pour prendre une juste idée de son moral, et en dresser
un calcul probable: si, à ce titre, l’on me permet de dire mon
sentiment, je pense que les changements allégués sont encore loin de se
réaliser; je pense même que l’on s’exagère les soins et les moyens du
gouvernement turk; les objets moraux grossissent toujours dans le
lointain: il est bien vrai que nous avons des ingénieurs et des
officiers à Constantinople; mais leur nombre y est trop borné pour y
faire révolution, et leur manière d’y être est encore moins propre à la
produire. L’on peut donc calculer ce qu’ils y feront, par ce qu’ils ont
déja fait dans la dernière guerre, et le public en a dans les mains un
bon terme de comparaison. Quoi qu’en aient protesté les amateurs des
Turks, il est constant que les Mémoires de Tott peignent l’esprit turk
sous ses vraies couleurs. Je le dirai, sans vouloir troubler les mânes
de deux ministres[85]: à voir la conduite qu’ils ont tenue avec cette
nation, on peut assurer qu’ils ne l’ont jamais connue; cela doit sembler
étrange dans celui qui avait passé douze années en ambassade à la
Porte: mais l’on passerait la vie entière dans un pays, si l’on se tient
clos dans son palais et que l’on ne fréquente que les gens de sa nation,
l’on reviendra sans avoir pris de vraies connaissances: or, c’est ne
point connaître les hommes, que d’employer, pour les changer, des moyens
qui heurtent de front leurs préjugés et leurs habitudes, et tels sont
ceux que l’on a tentés en Turkie: l’on avait affaire à un peuple
fanatique, orgueilleux, ennemi de tout ce qui n’est pas lui-même: on lui
a proposé pour modèle de réforme, des usages qu’il hait: on lui a envoyé
pour maîtres des hommes qu’il méprise. Quel respect un vrai musulman
peut-il avoir pour un infidèle? Comment peut-il recevoir des ordres d’un
ennemi du Prophète?--_Le muphti le permet, et le vizir l’ordonne.--Le
vizir est un apostat, et le muphti un maître. Il n’y a qu’une loi, et
cette loi défend l’alliance avec les infidèles._ Tel est le langage de
la nation à notre égard: tel est même, quoi que l’on dise, l’esprit du
gouvernement, parce que là, plus qu’ailleurs, le _gouvernement_ est
l’homme qui gouverne, et que cet homme est élevé dans les préjugés de sa
nation. Aussi nos officiers ont essuyé et essuient encore mille
contrariétés et mille désagréments: on ne les voit qu’avec murmure; on
ne leur obéit que par contrainte: ils ont besoin de gardes pour
commander, d’interprètes pour se faire entendre; et cet appareil qui
montre sans cesse l’étranger, reporte l’odieux de sa personne sur ses
ordres et sur son ouvrage. Pour vaincre de si grands obstacles, il
faudrait, de la part du divan, une subversion de principes dont la
supposition est chimérique. L’on a compté sur le crédit de notre cour;
mais a-t-on pris les moyens de l’assurer et de le soutenir? Par exemple,
en ces circonstances, peut-on exiger du C. de Choiseul beaucoup
d’influence? Les Turks doivent-ils déférer aux avis d’un ambassadeur
qui, dans un ouvrage connu de toute l’Europe, a publié les vices de leur
administration, et manifesté le vœu de voir renverser leur empire? Ce
choix, considéré sous ce rapport, fait-il honneur à la prudence si
vantée de M. de Vergennes?

Voilà cependant les faits qui doivent servir de base aux conjectures,
pour qu’elles soient raisonnables; et, je le demande, ces faits
donnent-ils le droit de mieux espérer des Turks? Pour moi, dans tout ce
qui continue de se passer, je ne vois que la marche ordinaire de leur
esprit, et la suite naturelle de leurs anciennes habitudes. Les revers
de la dernière guerre les ont étonnés; mais ils n’en ont ni connu les
causes, ni cherché les remèdes. Ils sont trop orgueilleux pour s’avouer
leur faiblesse; ils sont trop ignorants pour connaître l’ascendant du
savoir: _ils ont fait leurs conquêtes sans la tactique des Francs; ils
n’en ont pas besoin pour les conserver: leurs défaites ne sont point
l’ouvrage de la force humaine, ce sont les châtiments célestes de leurs
péchés; le destin les avait arrêtés, et rien ne pouvait les y
soustraire_. Pliant sous cette nécessité, le divan a fait la paix; mais
le peuple a gardé sa présomption et envenimé sa haine. Par ménagement
pour le peuple et par son propre ressentiment, le divan a voulu éluder,
par adresse, la force qu’il n’avait pu maîtriser. Le cabinet de
Pétersbourg a pris la même route, et la guerre a continué sous une autre
forme. La Russie, qui a retiré des négociations plus d’avantages que des
batailles, en a désiré la durée. Par la raison contraire, les Turks y
faisant les mêmes pertes que dans les défaites, ont préféré les risques
des combats, et ils ont repris les armes; mais en changeant de carrière,
ils n’apportent pas de plus grands moyens de succès. On a regardé la
rupture du mois d’août comme un acte de vigueur calculé sur les forces
et les circonstances. Dans les probabilités, ce devait être l’effet d’un
mouvement séditieux du peuple et de l’armée. Les troupes, lasses des
fausses alertes qu’on leur donnait depuis deux ans, devaient se porter à
un parti extrême: d’accord avec ces probabilités, les faits y ont joint
la passion personnelle du vizir. Si ce ministre n’eût été guidé que par
des motifs réfléchis, il n’eût point déclaré la guerre sur la fin de la
campagne, parce que c’était s’ôter le temps d’agir, et donner à l’ennemi
celui de se préparer. Maintenant que le mouvement est imprimé, il ne
sera plus le maître de le diriger ni de le contenir. Il ne suffit pas
d’avoir allumé la guerre; il faudra en alimenter l’incendie; il faudra
soudoyer des armées et des flottes, pourvoir à leurs besoins, réparer
leurs pertes, fournir enfin, pendant plusieurs campagnes, à une immense
consommation d’hommes et d’argent; et l’empire turk a-t-il de si grandes
ressources? Interrogeons à ce sujet les témoins oculaires qui depuis
quelques années en ont visité diverses contrées. Nous ayons plusieurs
relations qui paraissent d’autant plus dignes de foi, que, sans la
connivence des voyageurs, les faits puisés en des lieux divers ont la
plus grande unanimité[86]. Par ces faits, il est démontré que l’empire
turk n’a désormais aucun de ces moyens politiques qui assurent la
consistance d’un état au dedans, et sa puissance au dehors. Ses
provinces manquent à la fois de population, de culture, d’arts et de
commerce; et ce qui est plus menaçant pour un état despotique, l’on n’y
voit ni forteresses, ni armée, ni art militaire: or, quelle effrayante
série de conséquences n’offre pas ce tableau? Sans population et sans
culture, quel moyen de régénérer les finances et les armées? Sans
troupes et sans forteresses, quel moyen de repousser des invasions, de
réprimer des révoltes? Comment élever une puissance navale sans arts et
sans commerce? Comment enfin, remédier à tant de maux sans lumières et
sans connaissances?--Le sultan a de grands trésors:--on peut les nier
comme on les suppose, et quels qu’ils soient ils seront promptement
dissipés.--Il a de grands revenus:--oui, environ 80 millions de livres
difficiles à recouvrer; et comment aurait-il davantage? Quand des
provinces comme l’Égypte et la Syrie, ne rendent que deux ou trois
millions, que rendront des pays sauvages comme la Macédoine et
l’Albanie, ravagés comme la Grèce, ou déserts comme Cypre et
l’Anadoli?--On a retiré de grandes sommes d’Égypte.--Il est vrai que le
capitan pacha a fait passer, il y a six mois, quelques mille bourses, et
que par capitulation avec Ismaël et Hasan beks, il a dû lever encore
5,000 bourses sur le Delta[87]; mais 4,000 resteront pour réparer les
dommages du pays, et l’avarice du capitan pacha ne rendra peut-être pas
dix millions au kazné.--On imposera de nouveaux tributs. Mais les
provinces sont obérées; le pillage des pachas, la vénalité des places,
la désertion des gens riches, en ont fait couler tout l’argent à
Constantinople.--On dépouillera les riches.--Mais l’or se cachera; et
comme les riches sont aussi les puissants, ils ne se dépouilleront pas
eux-mêmes. Ainsi, dans un examen rigoureux, ces idées de grands moyens,
fondées sur une vaste apparence et une antique renommée, s’évanouissent;
et tout s’accorde, en dernier résultat, à rendre plus sensible la
faiblesse de l’empire turk, et plus instantes les inductions de sa
ruine. Il est singulier qu’en ce moment le préjugé en soit accrédité
dans tout l’empire. Tous les musulmans sont persuadés que leur puissance
et leur religion vont finir: ils disent que les temps prédits sont
venus, qu’ils doivent perdre leurs conquêtes, et retourner en Asie
s’établir à _Konié_. Ces prophéties fondées sur l’autorité de Mahomet
même et de plusieurs santons, pourraient donner lieu à plusieurs
observations intéressantes à d’autres égards. Mais pour ne point
m’écarter de mon sujet, je me bornerai à remarquer qu’elles
contribueront à l’événement, en y préparant les esprits, et en ôtant aux
peuples le courage de résister à ce qu’ils appellent _l’immuable décret
du sort_.

Je ne prétends pas dire cependant que la perte de l’empire turk soit
absolument inévitable, et qu’il fût moralement impossible de la
conjurer. Les grands états, surtout ceux qui ont de riches domaines,
sont rarement frappés de plaies incurables; mais pour y porter remède,
il faut du temps et des lumières: du temps, parce que pour les corps
politiques comme pour les corps physiques, tout changement subit est
dangereux; des lumières, parce que si l’art de gouverner a une théorie
simple, il a une pratique compliquée. Lors donc que je forme de fâcheux
présages sur la puissance des Turks, c’est par le défaut de ces deux
conditions; c’est surtout à raison de la seconde, c’est-à-dire, du
défaut de lumières dans ceux qui gouvernent, que la chute de l’empire me
paraît assurée; et je la juge d’autant plus infaillible, que ses causes
sont intimement liées à sa constitution, et qu’elle est une suite
nécessaire du même mouvement qui a élevé sa grandeur. Donnons quelques
développements à cette idée.

Lorsque les hordes turkes vinrent du Korasân s’établir dans l’Asie
mineure, ce ne fut pas sans difficulté qu’elles se maintinrent dans
cette terre étrangère: poursuivies par les Mogols, jalousées par les
Turkmans, inquiétées par les Grecs, elles vécurent long-temps
environnées d’ennemis et de dangers. Dans des circonstances si
difficiles, ce fut une nécessité à leurs chefs de déployer toutes leurs
facultés morales et physiques; il y allait de leurs intérêts personnels,
de la conservation de leur rang et de leur vie. Il fallut donc qu’ils
acquissent les talents, qu’ils recherchassent les connaissances, qu’ils
pratiquassent les vertus qui sont les vrais éléments du pouvoir. Ayant à
gouverner des hommes séditieux, il fallut leur inspirer la confiance par
les lumières, l’attachement par la bienveillance, le respect par la
dignité: il fallut, pour maintenir la discipline, de la justice dans les
châtiments, pour exciter l’émulation, du discernement dans les
récompenses, justifier enfin le droit de commander par la prééminence
dans tous les genres. Il fallut, pour déployer les forces de la nation à
l’extérieur, en établir l’harmonie à l’intérieur, protéger l’agriculture
pour nourrir les armées, punir les concussions pour éviter les révoltes,
bien choisir ses agents pour bien exécuter ses entreprises, en un mot,
pratiquer dans toutes ses parties la science des grands politiques et
des grands capitaines; et tels en effet se montrèrent les premiers
sultans des Turks: et si l’on remarque que depuis leur auteur _Osman I_
jusqu’à Soliman II, c’est-à-dire dans une série de douze princes, il
n’en est pas un seul d’un caractère médiocre, l’on conviendra qu’un
effet si constant n’est point dû au hasard, mais à cette nécessité de
circonstances dont j’ai parlé, à cet état habituel des guerres civiles
et étrangères, où tout se décidant par la force, il fallait toujours
être le plus fort pour être le premier. Par une application inverse de
ce principe, lorsque cet état de choses a cessé, lorsque l’empire
affermi par sa masse n’a plus eu besoin des talents de ses chefs pour se
soutenir, ils ont dû cesser de les posséder, de les acquérir, et c’est
ce que les faits justifient. Depuis ce même Soliman II, qui, par ses
réglements encore plus que par ses victoires, consolida la puissance
turke, à peine de dix-sept sultans que l’on compte jusqu’à nos jours, en
trouve-t-on deux qui ne soient pas des hommes médiocres. Par opposition
à leurs aïeux, l’histoire les montre tous ou crapuleux et insensés comme
Amurat IV, ou amollis et pusillanimes comme Soliman III.

La différence dans les positions explique très-bien ce contraste dans
les caractères. Quand les sultans vivaient dans les camps, tenus en
activité par un tourbillon immense d’affaires, par des projets de
guerres et de conquêtes, par un enchaînement de succès et d’obstacles,
par la surveillance même des compagnons de leurs travaux, leur esprit
était vaste comme leur carrière, leurs passions nobles comme leurs
intérêts, leur administration vigoureuse comme leur caractère. Quand au
contraire ils se sont renfermés dans leur harem, engourdis par le
désœuvrement, conduits à l’apathie par la satiété, à la dépravation par
la flatterie d’une cour esclave, leur ame est devenue bornée comme leurs
sensations, leurs penchants vils comme leurs habitudes, leur
gouvernement vicieux comme eux-mêmes. Quand les sultans administraient
par leurs propres mains, ils appliquaient un sentiment de personnalité
aux affaires, qui les intéressait vivement à la prospérité de l’empire:
quand ils ont eu pris des agents mercenaires, devenus étrangers à leurs
opérations, ils ont séparé leur intérêt de la chose publique. Dans le
premier cas, les sultans guidés par le besoin des affaires, n’en
confiaient le maniement qu’à des hommes capables et versés, et toute
l’administration était, comme son chef, vigilante et instruite: dans le
second, mûs par ces affections domestiques souvent obscures et viles,
qui suivent l’humanité sur le trône comme dans les cabanes, ils ont
placé des favoris sans mérite, et l’incapacité du premier mobile s’est
étendue à toute la machine du gouvernement.

Espérer maintenant que par un retour soudain ce gouvernement change sa
marche et ses habitudes, c’est admettre une chimère démentie par
l’expérience de tous les temps, et presque contraire à la nature
humaine. Pour concevoir le dessein d’une telle réforme, il faudrait
pressentir le danger qui se prépare; et l’aveuglement est le premier
attribut de l’ignorance. Pour en réaliser le projet, il faudrait que le
sultan l’entreprît lui-même; que rentrant dans la carrière de ses aïeux,
il quittât le repos du sérail pour le tumulte des camps, la sécurité du
harem pour les dangers des batailles, les jouissances d’une vie
tranquille pour les privations de la guerre; qu’il changeât en un mot
toutes ses habitudes pour en contracter d’opposées. Or si les habitudes
de la mollesse sont si puissantes chez des particuliers isolés, que
sera-ce chez des sultans en qui le penchant de la nature est fortifié
par tout ce qui les entoure? à qui les vizirs, les eunuques et les
femmes conseillent sans cesse le repos et l’oisiveté, parce que moins
les rois exercent par eux-mêmes leur pouvoir, plus ceux qui les
approchent s’en attirent l’usage. Non, non, c’est en vain que l’on veut
l’espérer, rien ne changera chez les Turks, ni l’esprit du gouvernement,
ni le cours actuel des affaires: le sultan continuera de végéter dans
son palais, les femmes et les eunuques de nommer aux emplois; les vizirs
de vendre à l’encan les gouvernements et les places; les pachas de
piller les sujets et d’appauvrir les provinces; le divan de suivre ses
maximes d’orgueil et d’intolérance; le peuple et les troupes de se
livrer à leur fanatisme et de demander la guerre; les généraux de la
faire sans intelligence, et de perdre des batailles, jusqu’à ce que par
une dernière secousse, cet édifice incohérent de puissance, privé de ses
appuis et perdant son équilibre, s’écroule tout-à-coup en débris, et
ajoute l’exemple d’une grande ruine à tous ceux qu’a déja vus la terre.

Tel a été en effet et tel sera sans doute le sort de tous les empires,
non par la nécessité occulte de ce fatalisme qu’allèguent les orateurs
et les poètes, mais par la constitution du cœur de l’homme et le cours
naturel de ses penchants: interrogez l’histoire de tous les peuples qui
ont fondé de grandes puissances; suivez la marche de leur élévation, de
leurs progrès et de leur chute, et vous verrez que dans leurs mœurs et
leur fortune tous parcourent les mêmes phases, et sont régis par les
mêmes mobiles que les individus des sociétés. Ainsi que des particuliers
parvenus, ces peuples d’abord obscurs et pauvres s’agitent dans leur
détresse, s’excitent par leurs privations, s’encouragent par leurs
succès, s’instruisent par leurs fautes, et arrivent enfin, par adresse
ou par violence, au faîte des grandeurs et de la fortune. Mais ont-ils
atteint les jouissances où aspirent tous les hommes, bientôt la satiété
remplace les désirs; bientôt, faute d’aliments, leur activité cesse,
leurs chefs se dégoûtent des affaires qui les fatiguent, ils s’ennuient
des soins qui ont élevé leur fortune, ils les abandonnent à des mains
mercenaires, qui n’ayant point d’intérêt direct, malversent et
dissipent, jusqu’à ce que les mêmes circonstances qui les ont enrichis
suscitent de nouveaux parvenus qui les supplantent à leur tour. Tel est
le cours naturel des choses: être privé et désirer, se tourmenter pour
obtenir, se rassasier et languir, voilà le cercle autour duquel sans
cesse monte et descend l’inquiétude humaine: nous avons vu que les Turks
en ont parcouru la plus grande partie: voyons à quel point se trouvent
placés leurs adversaires les Russes.

Il n’y a pas encore un siècle révolu que le nom des Russes était presque
ignoré parmi nous. L’on savait, par les récits vagues de quelques
voyageurs, qu’au delà des limites de la Pologne, dans les forêts et les
glaces du nord, existait un vaste empire dont le siége était à Moskou.
Mais ce que l’on apprenait de son climat odieux, de son régime
despotique, de ses peuples barbares, ne donnait pas de hautes idées de
sa puissance; et l’Europe, fière de la politesse de ses cours et de la
civilisation de ses peuples, dédaignant de compter les tsars au rang de
ses rois, rejetait les Moscovites parmi les autres barbares de l’Asie.

Cependant le cours insensible et graduel des événements préparait un
nouvel ordre de choses. Divisée long-temps, comme la France, en
plusieurs états, déchirée long-temps par des guerres étrangères ou
civiles, la Russie enfin rassemblée sous une même puissance, n’avait
plus qu’un même intérêt, et ses forces, dirigées par une seule volonté,
commençaient à devenir imposantes: l’art de les employer manquait
encore, mais l’on en soupçonnait l’existence: des guerres avec la
Pologne et la Suède avaient fait sentir la supériorité des arts de
l’Occident, et depuis deux règnes, on tentait de les introduire dans
l’empire. Les tsars Michel et Alexis avaient appelé à leur cour des
artistes et des militaires d’Allemagne, de Hollande, d’Italie, et déja
l’on voyait à Moskou des fondeurs de canons, des fabricants de poudre,
des ingénieurs, des officiers, des bijoutiers et des imprimeurs
d’Europe.

A cette époque, si l’on eût tenté de former des conjectures sur la vie
future de cet empire, l’on eût dit que par son éloignement de l’Europe,
il aurait peu d’influence sur notre système; que par la position de sa
capitale au sein des terres, son cabinet n’entretiendrait pas des
relations bien vives avec les nôtres; que par la difficulté de ses mers
il ne formerait jamais une puissance maritime; que par l’état civil de
la nation et le partage des hommes en serfs et en maîtres, il n’aurait
jamais d’énergie; que par la concentration des richesses en un petit
nombre de mains, toute l’activité se porterait vers les arts frivoles;
qu’en un mot cet empire, par la nature de son gouvernement et les mœurs
de son peuple, serait purement un empire asiatique, dont l’existence
imiterait celle de l’Indostan et de la Turkie. L’événement a trompé ces
conjectures; mais pour mettre l’art en défaut, il a fallu le concours
des faits les plus extraordinaires; il a fallu que le hasard portât sur
le trône un prince qui n’y était pas destiné: il a fallu que le hasard
conduisît près de lui un homme obscur qui lui donnât la passion, des
mœurs et des arts de l’Europe; il a fallu que ce prince, malgré les
vices de son éducation et le poison du pouvoir arbitraire, conservât la
plus grande énergie de caractère; en un mot, il a fallu l’existence et
le règne de Pierre Ier; et l’on conviendra que si les probabilités ne
sont jamais trompées que par de semblables événements, elles ne se
trouveront pas souvent en défaut.

Quand on se rend compte de ce qui s’est passé depuis quatre-vingts ans
en Russie, l’on s’aperçoit que le règne du tsar Pierre Ier a
réellement été pour cet empire l’époque d’une existence nouvelle, et
qu’il a commencé pour lui une période qui marche en sens inverse de
l’empire turk; c’est-à-dire que pendant que la puissance et les forces
de l’un vont décroissant, les forces et la puissance de l’autre vont
croissant chaque jour. L’on en peut suivre les progrès dans toutes les
parties de leur constitution. Au commencement du siècle, les Russes
n’avaient point d’état militaire; dès 1709, ils battaient les Suédois à
Pultava, et en 1756, dans la guerre de Prusse, ils acquéraient jusque
par leurs défaites la réputation des secondes troupes de l’Europe. Dans
le même intervalle, la milice des Turks s’abâtardissait, et le sultan
Mahmoud énervait les janissaires, qu’il craignait, en les dispersant
dans tout l’empire, et en faisant noyer leur élite. Au commencement du
siècle, les Russes n’avaient pour toute marine que des chaloupes sur
leurs lacs: maintenant ils ont des vaisseaux de tout rang sur toutes
leurs mers: les Turks, restés au même point qu’il y a cent ans, savent
encore à peine se servir de la boussole. Depuis le commencement du
siècle, le gouvernement russe a beaucoup travaillé à améliorer son
régime intérieur; il a accru ses revenus, sa population, son commerce.
Pendant le même espace, les Turcs ont augmenté leurs déprédations, et
par la vénalité publique de toutes les places, Mahmoud a porté le
dernier coup à leur constitution. Depuis le commencement du siècle, la
Russie a accru ses possessions de la Livonie, de l’Ingrie, de l’Estonie,
et depuis quinze ans seulement, d’une partie de la Pologne, d’un vaste
terrain entre le Dnieper et le Bog, et enfin de la Crimée. La Turkie, il
est vrai, n’a encore rien perdu en apparence; mais peut-on compter pour
de vraies possessions l’Égypte, le pays de Bagdad, la Moldavie, la
Grèce, et tant de districts soumis à des rebelles? Maintenant, supposer
que les deux empires s’arrêtent tout à coup dans leur marche réciproque,
c’est mal connaître les lois du mouvement: dans l’ordre moral comme dans
l’ordre physique, lorsqu’une fois un corps s’est mis en mouvement, il
lui devient d’autant plus difficile de s’arrêter, qu’il a une plus
grande masse. L’impulsion donnée et l’équilibre rompu, l’on ne peut plus
assigner le terme de la course. La Russie est d’autant plus dans ce cas,
que son activité, accrue par de longs obstacles, trouve maintenant pour
se déployer une plus vaste carrière. En effet, le tsar Pierre l’ayant
d’abord dirigée contre les états du Nord, il a fallu, pour lutter avec
eux, qu’elle développât tous ses moyens et en perfectionnât l’usage.
L’on a voulu censurer cette marche du tsar, et l’on a dit qu’il eût
mieux fait de se tourner vers la Turkie: mais peut-être que les goûts
personnels de Pierre Ier ont eu l’effet d’une politique profonde;
peut-être qu’avec ses Russes indisciplinés il n’eût pu vaincre les Turks
encore non-énervés: au lieu qu’en transportant le théâtre de son
activité sur la Baltique, il a monté tous les ressorts de son empire au
ton des états de l’Europe. Aujourd’hui que l’équilibre s’est établi de
ce côté, et que la Russie y voit des obstacles d’agrandissement, elle
revient vers un empire barbare, avec tous les moyens des empires
policés, et elle a droit de s’en promettre des succès d’autant plus
grands que, par cette dérivation, elle a repris la vraie route où
l’appelait la nature, et que lui ont tracée dès long-temps ses préjugés
et ses habitudes.

En effet, l’on peut observer que depuis que la Russie formée en corps
d’empire a pu porter ses regards hors de ses frontières, l’essor le plus
constant de son ambition s’est dirigé vers les contrées méridionales,
vers la Turkie et la Perse. A remonter jusqu’au XVe siècle, à peine
trouve-t-on deux règnes qui n’aient pas produit de ce côté quelques
entreprises. Que prouvent ces habitudes communes à des générations
diverses, sinon des mobiles inhérents à l’espèce? et ces mobiles ne sont
pas équivoques: car sans parler de l’instigation de la religion, qui
souvent n’est que le masque des penchants, il suffit de comparer les
objets de jouissances qu’offre chacun des deux empires. Dans l’un c’est
du goudron, du caviar[88], du poisson salé et fumé, de la bière, des
boissons de lait et de grains fermentés, des chanvres, des lins, un ciel
rigoureux, une terre rebelle, et par conséquent une vie de travail et de
peine. Dans l’autre, avec tous les moyens d’obtenir les mêmes produits
(les fourrures exceptées), dans l’autre, dis-je, c’est le luxe des
objets les plus attrayants: ce sont des vins exquis, des parfums
voluptueux, du café, des fruits de toute espèce, des soies, des cotons
délicats, un climat admirable et une vie de repos et d’abondance. Quels
avantages d’une part! de l’autre quelles privations! et quels mobiles
puissants pour la cupidité armée, que cette foule de jouissances
offertes à tous les sens! en vain une morale misanthropique s’est
efforcée d’en rompre le charme: les jouissances des sens ont gouverné et
gouverneront toujours les hommes. C’est pour les vins de l’Italie que
les Gaulois franchirent trois fois les Alpes; c’est pour la table des
Romains que les Barbares accoururent du Nord; c’est pour les vêtements
de soie et pour les femmes des Grecs que les Arabes sortirent de leurs
déserts: et n’est-ce pas pour le poivre et le café que les Européens
traversent l’Océan et se font des guerres sanglantes? Ce sera pour tous
ces objets réunis, que les Russes envahiront l’Asie: et que l’on juge de
la sensation qu’ont dû éprouver dans la dernière guerre leurs armées
transportées dans la Moldavie, l’Archipel et la Grèce! Quel ravissement
pour leurs officiers et leurs soldats de boire les vins de Ténédos, de
Chio, de Morée! de piller sur les champs de bataille et dans les camps
forcés, des cafetans de soie brodés d’argent et d’or, des châles de
cachemire, des ceintures de mousseline, des poignards damasquinés, des
pelisses et des pipes! quel plaisir de rapporter dans sa patrie ces
trophées de son courage, de les montrer à ses parents, à ses amis, à ses
rivaux! de vanter les pays que l’on a vus, ces vins dont on a bu, et ces
aventures merveilleuses dont on a été le témoin! Maintenant qu’une
nouvelle guerre se déclare, et que la plupart des acteurs de la dernière
vivent encore, tous les motifs vont se réunir pour donner plus de force
aux passions: ce sera pour les jeunes gens l’émulation et la nouveauté:
pour les vétérans, des souvenirs embellis par l’absence; pour les
officiers, l’espoir des commandements et la multiplication des places;
enfin, pour ceux qui gouvernent, des projets enivrants d’agrandissement
et de gloire: et quel projet, en effet, plus capable d’enflammer
l’imagination, que celui de reconquérir la Grèce et l’Asie; de chasser
de ces belles contrées de barbares conquérants, d’indignes maîtres!
d’établir le siége d’un empire nouveau dans le plus heureux site de la
terre! de compter parmi ces domaines les pays les plus célèbres, et de
régner à la fois sur Byzance et sur Babylone, sur Athènes et sur
Ecbatanes, sur Jérusalem et sur Tyr et Palmyre! quelle plus noble
ambition que celle d’affranchir des peuples nombreux du joug du
fanatisme et de la tyrannie! de rappeler les sciences et les arts dans
leur terre natale; d’ouvrir une nouvelle carrière à la législation, au
commerce, à l’industrie, et d’effacer, s’il est possible, la gloire de
l’ancien Orient par la gloire de l’Orient ressuscité! Et peut-être
n’est-ce point supposer des vues étrangères au gouvernement russe. Plus
on rapproche les faits et les circonstances, plus on aperçoit les traces
d’un plan formé avec réflexion et suivi avec constance, surtout depuis
la dernière guerre. D’abord l’on a demandé l’usage de la mer Noire, puis
l’entrée de la Méditerranée: l’on a exigé l’abandon des Tartares, puis
l’on s’est emparé de la Crimée; l’on protége aujourd’hui les Géorgiens
et les Moldaves; le premier traité les soustraira à la Porte. L’on
attire des Grecs à Pétersbourg, et on leur fonde des colléges: l’on
impose des noms grecs aux enfants du grand-duc, nés tous depuis la
guerre[89]; on leur enseigne la langue grecque; l’impératrice fait des
traités avec l’empereur, un voyage jusqu’à la mer Noire; l’on grave sur
un arc à Cherson: _C’est ici le chemin qui conduit à Byzance_, etc.

Oui, tout annonce le projet formé de marcher à cette capitale; et tout
présage une heureuse issue à ce projet; tout, dans la balance des
intérêts et des moyens, est à l’avantage des Russes contre les Turks.
Laissons à part ces comparaisons de population et de terrain, usitées
par les politiques modernes: l’étendue géographique n’est point un
avantage, et les hommes ne se calculent pas comme des machines: on
suppose à la Turkie des armées de trois et quatre cent mille hommes;
mais d’abord ces assertions populaires se soutiennent mal; témoin ces
corps de cent et cent soixante mille hommes que les gazettes, pendant
tout le cours de novembre, ont établis sur le Danube et près
d’_Odjakof_, et qui se sont trouvés être de dix à douze mille.
D’ailleurs quelle force réelle auraient même cinq cent mille hommes, si
cette multitude est mal armée, et fait la guerre sans art, sans ordre et
sans discipline? Nous croirions-nous bien en sûreté, si, à cent mille
soldats de l’empereur, nous opposions un demi-million de paysans et
d’artisans enrôlés à la hâte? Tels sont cependant les soldats turks. La
Russie, au contraire, a dans le moindre calcul cent soixante mille
hommes de troupes régulières égales à celles de Prusse, et au moins cent
mille hommes de troupes légères. La plupart des soldats turks n’ont
jamais vu le feu; le grand nombre des soldats russes a fait plusieurs
campagnes: l’infanterie turke est absolument nulle; l’infanterie russe
est la meilleure de l’Europe. La cavalerie turke est excellente, mais
seulement pour l’escarmouche; la cavalerie russe, par sa tactique,
conserve la supériorité. Les Turks ont une attaque très-impétueuse; mais
une fois rebutés, ils ne se rallient plus; les Russes ont la défense la
plus opiniâtre, et conservent leur ordre même dans leur défaite. Le
soldat turk est fanatique, mais le russe l’est aussi. L’officier russe
est médiocre, mais l’officier turk est entièrement nul. Le grand-vizir
général actuel, ci-devant marchand de riz en Égypte, élevé par le crédit
du capitan pacha, n’a jamais conduit d’armée; la plupart des généraux
russes ont gagné des batailles: en marine, les Turks ont l’avantage du
nombre sur la mer Noire: mais quoique les Russes soient de faibles
marins, ils ont un avantage immense par l’art. La Turkie ne soutiendra
la guerre qu’en épuisant ses provinces d’hommes et d’argent:
l’impératrice, après l’avoir faite cinq années, a aboli à la paix un
grand nombre d’anciens impôts. Le divan n’a que de la présomption et de
la morgue; depuis vingt ans le cabinet de Saint-Pétersbourg passe pour
l’un des plus déliés de l’Europe: enfin, les Russes font la guerre pour
acquérir, les Turks pour ne pas perdre: si ceux-ci sont vainqueurs, ils
n’iront pas à Moscou; si ceux-là gagnent deux batailles, ils iront à
Constantinople, et les Turks seront chassés d’Europe.

A ces idées de la puissance de la Russie, l’on oppose que son
gouvernement despotique, comme celui des Turks, est encore mal affermi;
que le peuple, toujours serf, reste engourdi dans une barbarie profonde;
que dans les classes libres il y a peu de lumières et point de moralité;
que malgré les soins que l’impératrice s’est donnés pour la confection
d’un code, pour la réforme des lois, pour l’administration de la
justice, pour l’éducation et l’instruction publique; que malgré ces
soins, dis-je, la civilisation est peu avancée; que la nation même se
refuse à y faire des progrès, et que l’on ne peut attendre d’un tel pays
ni énergie réelle, ni constance dans l’entreprise dont il s’agit, etc.

Nous avons si peu de bonnes observations sur l’état politique et civil
de la Russie, qu’il est difficile de déterminer jusqu’à quel point ces
reproches sont fondés: mais de peur de tomber dans l’inconvénient de la
partialité, admettons-les tels qu’ils se présentent: accordons que les
Russes sont, comme l’on dit, des _barbares_; mais ce sont précisément
les barbares qui sont les plus propres au projet de conquête dont je
parle. Ce ne furent point les plus policés des Grecs qui conquirent
l’Asie; ce furent les grossiers montagnards de la Macédoine: quand les
Perses de Cyrus renversèrent les empires policés des Babyloniens, des
Lydiens, des Égyptiens, c’étaient des sauvages couverts de peaux de
bêtes féroces; et ces Romains vainqueurs de l’Italie et de Carthage,
croit-on qu’ils fussent si loin d’être un peuple barbare? Et ces Huns,
ces Mogols, ces Arabes, destructeurs de tant d’empires civilisés,
étaient-ils des peuples polis? Les mots abusent; mais avec l’analyse,
les idées deviennent claires, et les raisons palpables. Pour conquérir,
un art suffit, l’art de la guerre; et par son but, comme par ses moyens,
cet art est moins celui de l’homme policé que de l’homme sauvage. La
guerre veut des hommes avides et endurcis: on n’attaque point sans
besoins; on ne vainc point sans fatigue; et tels sont les _barbares_.
Guerriers par l’effet de la pauvreté, robustes par l’habitude de la
misère, ils ont sur les peuples civilisés l’avantage du pauvre sur le
riche: le pauvre est fort, parce que sa détresse exerce ses forces; le
riche est faible, parce que sa richesse les énerve. Pour faire la
guerre, il faut, dit-on, qu’un peuple soit riche: oui, pour la faire à
la manière des peuples riches, chez qui l’on veut dans les camps, toutes
les aisances des villes. Mais chez un peuple pauvre, où l’on vit de peu,
où chaque homme naît soldat, la guerre se fait sans beaucoup de frais,
elle s’alimente par elle-même, et l’exemple des anciens conquérants
prouve, à cet égard, l’erreur des idées financières de l’Europe. Pour
conquérir, il n’est pas même besoin d’esprit public, de lumières ni de
mœurs dans une nation; il suffit que les chefs soient intelligents et
qu’ils aient une bonne armée; or, la meilleure est celle dont les
soldats sobres et robustes joignent à l’audace contre l’ennemi
l’obéissance la plus passive à leurs commandants, où tous les mouvements
s’exécutent sans délai par une seule volonté, c’est-à-dire, où existe le
régime despotique. Lors donc que cet état a lieu chez les Russes, ils
n’en sont que plus propres au projet de conquérir. En effet, par son
autorité absolue, le prince disposant de toute la nation, il peut en
employer toutes les forces de la manière la plus convenable à ses vues:
d’autre part, à titre de serf, le peuple élevé dans la misère et la
soumission a les deux premières qualités de l’excellent soldat, la
frugalité et l’obéissance; il y joint une industrie précieuse à la
guerre, celle de pourvoir à tous les besoins de sa subsistance, de son
vêtement, de son logement; car le soldat russe est à la fois boulanger,
tailleur, charpentier, etc. On reproche au gouvernement de n’avoir pas
aboli le servage: mais peut-être ne conçoit-on pas assez en théorie
toute la difficulté d’une telle opération dans la pratique?
L’impératrice a affranchi tous les serfs de ses domaines[90]: mais
a-t-elle pu, a-t-elle dû affranchir ceux qui ne dépendaient point
d’elle? Cet affranchissement même, s’il était subit, serait-il sans
inconvénient de la part des nouveaux affranchis? C’est une vérité
affligeante, mais constatée par les faits, que l’esclavage dégrade les
hommes au point de leur ôter l’amour de la liberté et l’esprit d’en
faire usage. Pour les y rendre, il faut les y préparer, comme l’on
prépare des yeux malades à recevoir la lumière: il faut, avant de les
abandonner à leurs forces, leur en enseigner l’usage; et les esclaves
doivent apprendre à être libres comme les enfants à marcher. L’on
s’étonne que les Russes n’aient pas fait de plus grands progrès dans la
civilisation; mais à proprement parler, elle n’a commencé pour eux que
depuis vingt-cinq années: jusque-là le gouvernement n’avait créé que des
soldats; ce n’est que sous ce règne qu’il a produit des lois; et si ce
n’est que par les lois qu’un pays se civilise, ce n’est que par le temps
que les lois fructifient. Les révolutions morales des empires ne peuvent
être subites; il faut du temps pour transmettre des mouvements nouveaux
aux membres lointains de ces vastes corps; et peut-être le caractère
d’une bonne administration est-il moins de faire beaucoup, que de faire
avec prudence et sûreté. En général, les institutions nouvelles ne
produisent leurs effets qu’à la génération suivante: les vieillards et
les hommes faits leur résistent: les adolescents balancent encore; il
n’y a que les enfants qui les mettent en pratique. On suppose qu’il peut
encore naître dans le gouvernement russe des révolutions qui troubleront
sa marche: mais si celles qui sont arrivées depuis la mort du tzar
Pierre Ier ne l’ont pas détruite, il n’est pas probable
qu’aujourd’hui, que la succession a pris de la consistance, rien en
arrête le cours; c’est d’ailleurs une raison de plus d’occuper l’armée,
afin que son activité ne s’exerce pas sur les affaires intérieures.
Ainsi tout concourt à pousser l’empire russe dans la carrière que nous
lui apercevons, et tout lui promet des accroissements aussi assurés que
tranquilles.

Un seul obstacle pourrait arrêter ces accroissements, la résistance
qu’opposeraient les états de l’Europe à l’invasion de la Turkie; mais de
ce côté même, les probabilités sont favorables; car en calculant
l’action de ces états sur la combinaison de leurs intérêts, de leur
moyens et du caractère de leurs gouvernements, la balance se présente à
l’avantage de la Russie: en effet, qu’importe aux états éloignés une
révolution qui ne menace ni leur sûreté politique, ni leur commerce?
Qu’importe, par exemple, à l’Espagne que le trône de Byzance soit occupé
par un Ottoman ou par un Russe? Il est vrai que la cour de Madrid a
manifesté des intentions hostiles à la Russie, en s’engageant, par un
traité récent avec la Porte, à interdire le passage de Gibraltar à toute
flotte armée contre la Turkie. Mais il est à croire que ces dispositions
suggérées par une cour étrangère resteront sans effet. Il serait
imprudent à l’Espagne, qui n’a aucun commerce à conserver, de prendre
fait et cause pour celui d’une autre puissance, surtout quand, à cet
égard, elle a de justes sujets de se plaindre de la jalousie de cette
même puissance. On peut en dire autant de l’Angleterre: malgré l’envie
qu’elle porte à l’accroissement de tout état, les progrès de la Russie
ne lui causent pas assez d’ombrage pour y opposer une résistance
efficace: peut-être même que l’Angleterre a plus d’une raison d’être
indifférente à la chute de la Turkie; car désormais qu’elle n’y conserve
presque plus de comptoirs, elle doit attendre d’une révolution plus
d’avantages que de pertes; et c’en serait déja un pour elle que d’y
trouver la ruine de notre commerce. La France seule, à raison de son
commerce et de ses liaisons politiques avec la Turkie, a de grands
motifs de s’intéresser à sa destinée: mais dans la révolution supposée,
ses intérêts seraient-ils aussi lésés qu’on le pense? Peut-il lui
convenir, dans les circonstances où elle se trouve, de se mêler de cette
querelle? Ne pouvant agir que par mer, aura-t-elle une action efficace
dans une guerre dont l’effort se fera sur le continent? Les états du
Nord, c’est-à-dire, la Suède, le Danemarck, la Pologne, à raison de leur
voisinage et de l’intérêt de leur sûreté ont plus de droits de
s’alarmer. Mais quelle résistance peuvent-ils opposer? Que peut même la
Prusse sans le secours de l’Autriche? Disons-le: c’est là qu’est le
nœud de toute cette affaire. L’empereur y est arbitre; et, par malheur
pour les Turks, il se trouve partie; car, en même temps que les intérêts
et les habitudes de sa nation le rendent l’ennemi de la Porte, ses
projets personnels le rendent l’allié de la Russie. Cette alliance lui
est si importante, qu’il fera même des sacrifices pour la conserver:
sans elle il serait inférieur à ses ennemis naturels, la Suède, la
Prusse, la Ligue Germanique et la France: par elle, il prend sur ses
rivaux un tel ascendant, qu’il n’en peut rien redouter. Vis-à-vis de la
Turkie, il y trouve les avantages multipliés de se venger des pertes de
Charles VI, de recouvrer Belgrade, et d’obtenir des terrains qui ont
pour lui la plus grande convenance. Il suffit de jeter un coup d’œil
sur la position géographique des états de l’empereur, pour concevoir
l’intérêt qu’il doit mettre à s’approprier les provinces turkes qui le
séparent de la Méditerranée. Par cette acquisition, il procurerait à ses
vastes domaines un débouché qui leur manque; et bientôt les
accroissements qu’en recevrait l’Autriche dans son agriculture, son
commerce et son industrie, l’élèveraient au rang des grandes puissances
maritimes. Les soins dont l’empereur favorise les ports de Trieste, de
Fiume et de Zeng, prouvent assez que ces vues ne lui sont pas
étrangères; et ce qui s’est passé à l’égard de la Pologne, autorise à
penser que les cours de Vienne et de Pétersbourg pourront s’entendre
encore une fois pour un partage. L’alliance de ces deux cours livre avec
d’autant plus de certitude la Turkie à leur discrétion, que désormais
elles n’ont plus à craindre la seule ligue qui pût les arrêter, celle de
la Prusse avec la France. Il est très-probable que du vivant du feu roi,
cette ligue eût eu lieu; car Frédéric sentait depuis long-temps que nous
étions ses alliés naturels, comme il devait être le nôtre: mais le
prince régnant a embrassé un système contraire, et l’affaire de Hollande
et son union avec l’Angleterre, ont élevé entre lui et nous des
barrières que l’honneur même nous défend de franchir. D’ailleurs,
lorsque cette ligue serait possible, lorsque nous pourrions armer toute
l’Europe, nos intérêts avec la Turkie sont-ils assez grands, les
inconvénients de son invasion sont-ils assez graves, pour que nous
devions prendre le parti désastreux de la guerre? C’est ce dont l’examen
va faire l’objet de ma seconde partie.


SECONDE QUESTION.

Quels sont les intérêts de la France, et quelle doit être sa conduite
relativement à la Turkie.

C’est une opinion assez générale, parmi nous, que la France est
tellement intéressée à l’existence de l’empire turk, qu’elle doit tout
mettre en œuvre pour la maintenir. Cette opinion est presque devenue
une maxime de notre gouvernement, et par là on la croirait fondée sur
des principes réfléchis; mais en examinant les raisons dont on l’appuie,
il m’a paru qu’elle n’était que l’effet d’une ancienne habitude; et si,
d’un côté, il me répugnait à penser que nos intérêts fussent contraires
à ceux de l’humanité entière, j’ai eu, d’autre part, la satisfaction de
trouver, par le raisonnement, que ce prétendu axiome n’était pas moins
contraire à la politique qu’à la morale.

Nos liaisons avec la Turkie ont deux objets d’intérêt: par l’un, nous
procurons à nos marchandises une consommation avantageuse, et c’est un
intérêt de commerce: par l’autre, nous prétendons nous donner un appui
contre un ennemi commun, et c’est un intérêt de sûreté. La chute de
l’empire turk, dit-on, porterait une atteinte funeste à ces deux
intérêts: nous perdrions notre commerce du Levant, et la balance
politique de l’Europe serait rompue à notre désavantage; je crois l’une
et l’autre assertion en erreur: examinons d’abord l’intérêt politique.

Supposer que l’existence de l’empire turk soit nécessaire à notre sûreté
et à l’équilibre politique de l’Europe, c’est supposer à cet empire des
forces capables de concourir à ce double objet; c’est supposer son état
intérieur et ses rapports aux autres puissances, tels qu’au siècle
passé; en un mot, c’est supposer les choses comme sous les règnes de
François Ier et de Louis XIV, et réellement cette supposition est la
base de l’opinion actuelle. L’on voit toujours les Turks comme au temps
de Kiouperli et de Barberousse; et parce qu’alors ils avaient un vrai
poids dans la balance, on s’opiniâtre à croire qu’ils le conservent
toujours. Mais pour abréger les disputes, supposons à notre tour que
l’empire turk n’ait point changé relativement à lui-même; du moins est
il certain qu’il a changé relativement aux autres états. Depuis le
commencement du siècle, le système de l’Europe a subi une révolution
complète: l’Espagne, jadis ennemie de la France, est devenue son alliée:
la Suède, qui sous Gustave-Adolphe, et Charles XII avait dans le Nord
une si grande influence, l’a perdue: la Russie, qui n’en avait point, en
a pris une prépondérante: la Prusse, qui n’existait pas, est devenue un
royaume: enfin les maisons de France et d’Autriche, si long-temps
rivales, se sont rapprochées par les liens du sang: de là une
combinaison de rapports, toute différente de l’ancienne. Ce n’est plus
une balance simple comme au temps de Charles-Quint et de Louis XIV, où
toute l’Europe était partagée en deux grandes factions, et où là France
tenait l’Allemagne en échec par la Suède et par la Turkie, pendant
qu’elle-même combattait à force égale l’Espagne, l’Angleterre et la
Hollande. Aujourd’hui l’Europe est divisée en trois ou quatre grands
partis, dont les intérêts sont tellement compliqués, qu’il est presque
impossible d’établir un équilibre: d’abord, à l’Occident, les affaires
d’Amérique occasionent deux factions, où l’on voit, d’un côté, l’Espagne
et la France; de l’autre, l’Angleterre qui s’efforce d’attirer à elle la
Hollande. L’Allemagne et le Nord, étrangers à ce débat, restent
spectateurs neutres, comme l’a prouvé la dernière guerre. D’autre part,
l’Allemagne et le Nord forment aussi deux ligues, l’une composée de la
Prusse et de divers états germaniques pour s’opposer aux accroissements
de l’empereur; l’autre, de l’empereur et de l’impératrice de Russie, qui
par leur alliance obtiennent, l’un la défensive de la première ligue, et
tous les deux, l’offensive de la Turkie. L’Espagne et l’Angleterre sont,
comme je l’ai dit, presque étrangères à ces deux dernières ligues. La
France seule peut s’y croire intéressée: mais dans le cas où elle s’en
mêlerait, à quoi lui servirait la Turkie? En supposant que, malgré la
consanguinité des maisons de Bourbon et d’Autriche, malgré nos griefs
contre la Prusse, nous accédassions à la ligue germanique, la Turkie
resterait nulle, parce que la Russie la tiendrait en échec, et pourrait
encore contenir la Suède et inquiéter la Prusse. D’ailleurs, en pareil
cas, l’on ne saurait supposer que l’Angleterre ne saisît l’occasion de
se venger du coup que nous lui avons porté en Amérique. Il faut le
reconnaître, et il est dangereux de se le dissimuler, il n’y a plus
d’équilibre en Europe: à dater seulement de vingt-ans, il s’est opéré
dans l’intérieur de plusieurs états des révolutions qui ont changé leurs
rapports externes. Quelques-uns qui étaient faibles ont pris de la
vigueur; d’autres qui étaient forts sont devenus languissants. Prétendre
rétablir l’ancienne balance, est un projet aussi peu sensé que le fut
celui de la fixer. C’est un principe trivial, mais d’une pratique
importante: pour les empires comme pour les individus, rien ne persiste
au même état. L’art du gouvernement n’est donc pas de suivre toujours
une même ligne, mais de varier sa marche selon les circonstances: or,
puisque, dans l’état présent, nous ne pouvons défendre la Turkie, la
prudence nous conseille de céder au temps, et de nous former un autre
système: et il y a long-temps que l’on eût dû y songer. Du moment que la
Russie commença de s’élever, nous eussions dû y voir notre alliée
naturelle: sa religion et ses mœurs nous présentaient des rapports bien
plus voisins que l’esprit fanatique, et haineux de la Porte. Et comment,
hors le cas d’une extrême nécessité, a-t-on jamais pu s’adresser à un
peuple barbare, pour qui tout étranger est un objet impur d’aversion et
de mépris? Comment a-t-on pu consentir aux humiliations dont on achète
journellement son alliance? Vainement on exalte notre crédit à la Porte;
ce crédit ne soustrait ni notre ambassadeur, ni nos nationaux à
l’insolence ottomane: les exemples en sont habituels, et quoique passés
en pratique, ils n’en sont pas moins honteux. Si l’ambassadeur marche
dans les rues de Constantinople, le moindre janissaire s’arroge le pas
sur lui, comme pour lui signifier que le dernier des musulmans vaut
mieux que le premier des infidèles. Les gardes mêmes qu’il entretient à
sa porte restent fièrement assis quand il passe, et jamais on n’a pu
abolir cet indécent usage: il a fallu les plus longues disputes pour
sauver un pareil affront dans les audiences du vizir. Enfin, l’on régla
qu’il entrerait en même temps que l’ambassadeur; mais quand celui-ci
sort, le vizir ne se lève point, et l’on n’imagine pas toutes les ruses
qu’il emploie dans chaque visite pour l’humilier. Passons sur les
dégoûts de la vie prisonnière que les ambassadeurs mènent à
Constantinople: si du moins leur personne était en sûreté! mais les
Turks ne connaissent point le droit des gens, et ils l’ont souvent
violé: témoin l’ambassadeur de France, M. de Sanci, qui, sur le soupçon
d’avoir connivé à l’évasion d’un prisonnier, fut lui-même mis en prison,
et y resta quatre mois; témoin M. de la Haie qui, portant la parole pour
son père, ambassadeur de Louis XIV, fut, par ordre du visir, frappé si
violemment au visage, qu’il en perdit deux dents: l’outrage ne se borna
pas là, _on le jeta dans une prison si infecte_, dit l’historien qui
raconté ces faits[91], _que souvent les mauvaises vapeurs éteignaient la
chandelle. On saisit aussi l’ambassadeur même, et on le tint également
prisonnier pendant deux mois, au bout desquels il n’obtint la liberté
qu’avec des présents et de l’argent._ Si ces excès n’ont pas ménagé des
têtes aussi respectables, que l’on juge des traitements auxquels sont
exposés les subalternes. Aussi a-t-on vu, en 1769, deux de nos
interprètes à Saide recevoir une bastonnade de cinq cents coups, pour
laquelle on paie encore à l’un d’eux une pension de 500 livres. En
1777, M. Boriés, consul d’Alexandrie, fut tué d’un coup de pistolet dans
le dos; et peu auparavant, un interprète de cette même échelle avait été
enlevé et conduit à Constantinople, où, malgré les réclamations de
l’ambassadeur, il fut secrètement étranglé.

A notre honte, ces outrages et beaucoup d’autres sont restés sans
vengeance. On les a dissimulés par un système qui prouve que l’on ne
connaît point le caractère des Turks: on a cru, par ces ménagements, les
rendre plus traitables; mais la modération qui, avec les hommes polis, a
de bons effets, n’en a que de fâcheux avec les barbares: accoutumés à
devoir tout à la violence, ils regardent la douceur comme un signe de
faiblesse, et ne rendent à la complaisance que des mépris. Les Européens
qui vont en Turkie ne tardent pas d’en faire la remarque: bientôt ils
éprouvent que cet air affable, ces manières prévenantes qui, parmi nous,
excitent la bienveillance, n’obtiennent des Turks que plus de hauteur:
on ne leur en impose que par une contenance sévère, qui annonce un
sentiment de force et de supériorité. C’est sur ce principe que notre
gouvernement eût dû régler sa conduite avec les Turks; et il devait y
apporter, d’autant plus de rigueur, que jamais leur alliance avec nous
ne fut fondée sur une amitié sincère, mais bien sur cette politique
perfide dont ils ont usé dans tous les temps: partout, pour détruire
leurs ennemis, ils ont commencé par les désunir et par s’en allier
quelques-uns, pour avoir moins de forces à combattre. S’ils eussent
subjugué l’Autriche, nous eussions vu à quoi eût abouti notre alliance.
Le vizir Kiouperli le fit assez entendre à M. de la Haie. Cet
ambassadeur lui ayant fait part des succès de Louis XIV contre les
Espagnols, dans la guerre de Flandre: _Que m’importe_, reprit fièrement
le vizir, _que le chien mange le porc, ou que le porc mange le chien,
pourvu que les affaires de mon maître prospèrent_[92]; par où l’on voit
clairement le mépris et la haine que les Turks portent également à tous
les Européens.

D’après ces dispositions, nous eussions dû, à notre tour, dédaigner une
semblable alliance, et lui en substituer une plus conforme à nos mœurs.
La Russie, comme je l’ai dit, réunissait pour nous toutes les
convenances: par sa position, elle remplissait le même objet politique
que la Turkie, et elle le remplissait bien plus efficacement par sa
puissance. Nous y trouvions une cour polie, passionnée pour nos usages
et notre langue, et nous pouvions compter sur une considération
distinguée et solide. Nous avons négligé ces avantages, mais il est
encore temps de les renouveler; la prudence nous le conseille; les
circonstances même nous en font la loi. Puisqu’il est vrai que l’ancien
équilibre est détruit, il faut tendre à en former un nouveau; et, j’ose
l’assurer, celui qui se prépare nous est favorable. En effet, dans le
partage éventuel de la Turkie entre l’empereur et l’impératrice, il ne
faut pas s’en laisser imposer par l’accroissement qu’en recevront leurs
états, ni mesurer la force politique qu’ils en retireront par l’étendue
géographique de leur acquisition. L’on peut s’assurer, au contraire,
que, dans l’origine, leur conquête leur sera onéreuse, parce que le pays
qu’ils prendront exigera des avances: ce ne sera que par la suite du
temps qu’il produira ses avantages, et ce temps amènera d’autres
rapports et d’autres circonstances. Du moment que la Russie et
l’Autriche se trouveront limitrophes, l’intérêt qui les a unies les
divisera, et leur jalousie réciproque rendra l’équilibre à l’Europe.

Déja même l’on suppose que le partage pourra la faire naître au sujet de
Constantinople. Il est certain que la possession de cette ville entraîne
de tels avantages, que le parti qui l’obtiendra aura une prérogative
marquée: si l’empereur la cède, il peut se croire lésé: si l’impératrice
ne l’obtient, la conquête est inutile. Le canal de Constantinople étant
la seule issue de la mer Noire vers la Méditerranée, sa possession est
indispensable à la Russie, dont les plus belles provinces débouchent
dans la mer Noire, par le Don et le Niéper: d’autre part, les états de
l’empereur ont aussi leur issue naturelle sur cette mer; car le Danube
qui, par lui-même ou par les rivières qu’il reçoit, est la grande artère
de la Hongrie et de l’Autriche, le Danube, dis-je, y prend son
embouchure. Il semble donc que l’empereur ait le même intérêt d’occuper
le Bosphore: cependant cette difficulté peut se résoudre par une
considération importante, qui est que la Méditerranée étant le théâtre
de commerce le plus riche et le plus avantageux, les états de l’empereur
doivent s’y porter par la route la plus courte et la moins dispendieuse:
or, le circuit par la mer Noire ne remplit point cette double condition;
et il est facile de l’obtenir, en joignant les eaux du Danube à celles
de la Méditerranée, par un ou plusieurs canaux que l’on pratiquerait
entre leurs rivières respectives, par exemple, entre le _Drino_ et le
_Drin_, ou la _Bosna_ et la _Narenta_. A ce moyen, la Hongrie et
l’Autriche communiqueraient immédiatement à la Méditerranée, et
l’empereur pourrait abandonner sans regret la navigation dangereuse et
sauvage de la mer Noire.

Mais une seconde difficulté se présente. En donnant, d’un côté, à
l’empereur, la Servie, l’Albanie, la Bosnie, et toute la côte turke du
golfe Adriatique; d’autre part, à l’impératrice, la Moldavie, la
Valakie, la Bulgarie et la Romélie, à qui, sans blesser les proportions,
appartiendront la Grèce propre, la Morée et l’Archipel? Ce cas, je le
sais, est épineux, ainsi que beaucoup d’autres: les conjectures
deviennent d’autant plus équivoques, que Joseph et Catherine savent
donner à leurs intérêts plusieurs combinaisons: cependant il en est une
qui me paraît probable, en ce qu’elle réunit les convenances communes à
toute l’Europe. Dans cette combinaison, je suppose, 1º que l’empereur
ayant moins égard à l’étendue du terrain qu’aux avantages réels qu’il en
peut retirer, se bornera aux provinces adjacentes au golfe Adriatique, y
réunissant peut-être Raguse et les possessions de Venise, à qui l’on
donnera quelque équivalent; en sorte qu’il possédera tout le terrain
compris à l’ouest d’une ligne tirée par la hauteur de Vidin à Corfou; 2º
que, par une indemnité de partage, il obtiendra un consentement et une
garantie pour l’acquisition de la Bavière, qu’il ne perd pas de vue; 3º
que, d’autre part, pour continuer de jouir de l’alliance importante de
la Russie, il secondera le projet que l’on a de grandes raisons de
supposer à Catherine II, et qu’il la reconnaîtra impératrice de
Constantinople, et restauratrice de l’empire grec; ce qui convient
d’autant plus, que presque tout le pays qu’elle possédera est peuplé de
Grecs qui, par affinité de culte et de mœurs, ont autant d’inclination
pour les Russes qu’ils ont d’aversion pour les Allemands. Or, comme il
est impossible que Constantinople et Pétersbourg obéissent au même
maître, il arrivera que Constantinople deviendra le siége d’un état
nouveau, qui pourra concourir au nouvel équilibre; et peut-être que, par
un cas singulier, le trône ravi aux Constantin par les Ottomans
repassera, de nos jours, des Ottomans à un Constantin.

Cette combinaison est de toutes la plus désirable, et nous devons la
favoriser, parce que, par elle, notre intérêt se retrouve d’accord avec
celui de l’humanité; car, si les trop grands états sont dangereux sous
le rapport de la politique, ils sont encore plus pernicieux sous le
rapport de la morale. Ce sont les grands états qui ont perdu les mœurs
et la liberté des peuples; c’est dans les grands états que s’est formé
le pouvoir arbitraire qui tourmente et avilit l’espèce humaine: alors
qu’un seul homme a commandé à des millions d’hommes dispersés sur un
grand espace, il a profité de leurs intervalles pour semer entre eux la
zizanie et la discorde; il a opposé leurs intérêts pour désunir leurs
forces; il les a armés les uns contre les autres, pour les asservir tous
à sa volonté: alors les nations corrompues se sont partagées en
satellites et en esclaves, et elles ont contracté tous les vices de la
servitude et de la tyrannie: alors un homme, fier de se voir l’arbitre
de la fortune et de la vie de tant d’êtres, a méconnu sa propre nature,
conçu un mépris insolent pour ses semblables, et l’orgueil a engendré la
violence, la cruauté, l’outrage: alors que la multitude est devenue le
jouet des caprices d’un petit nombre, il n’y a plus eu ni esprit ni
intérêt publics; et le sort des nations s’est réglé par les fantaisies
personnelles des despotes: alors que quelques familles se sont approprié
et partagé la terre, on a vu naître et se multiplier ces grandes
révolutions, qui sans cesse changent aux nations leurs maîtres, sans
changer leur servitude; les pays dont je viens de parler en offrent
d’instructifs exemples. Depuis qu’Alexandre imposa les fers de ses
Macédoniens à la Grèce, quelle foule d’usurpations n’a pas subies cette
malheureuse contrée? Avec quelle facilité les moindres conquérants ne se
la sont-ils pas successivement arrachée; et cependant n’est-ce pas ce
même pays qui, jadis partagé entre vingt peuples, comptait dans un petit
espace vingt états redoutables? N’est-ce pas ce pays dont une seule
ville faisait échouer les efforts de l’Asie rassemblée sous les ordres
d’un despote[93]? dont une autre ville, avec une poignée de soldats,
faisait trembler le grand roi jusqu’au fond de la Perse? N’est-ce pas ce
pays où l’on comptait à la fois, et Thèbes, et Corinthe, et Sparte, et
Messène, et Athènes, et la ligue des Achéens? Et cette Asie si décriée
pour sa servilité et sa mollesse, eut aussi ses siècles d’activité et de
vertu, avant qu’il s’y fût formé aucun grand empire. Long-temps dans
cette Syrie, qui maintenant n’est qu’une faible province, l’on put
compter dix états, dont chacun avait plus de force réelle que n’en a
tout l’empire turk. Long-temps les petits rois de Tyr et de Jérusalem
balancèrent les efforts des grands potentats de Ninive et de Babylone;
mais depuis que les grands conquérants se montrèrent sur la terre, la
vertu des peuples s’éclipsa; chaque état, en perdant son trône, sembla
perdre le foyer de sa vie: son existence devint d’autant plus
languissante, que ce centre de circulation s’éloigna davantage de ses
membres. Ainsi les grands empires, si imposants par leurs dehors
gigantesques, ne sont en effet que des masses sans vigueur, parce qu’il
n’y a plus de proportion entre la machine et le ressort. C’est d’après
ce principe qu’il faut évaluer l’agrandissement de l’Autriche et de la
Russie; plus leur domination s’étendra, plus elle perdra de son
activité: ou si elle en conserve encore, la division de ses parties en
sera plus prochaine: il arrivera de deux choses l’une: ou ces puissances
suivront, dans leur régime, un système de tyrannie, et par-là même elles
seront faibles; ou elles suivront un système favorable à l’espèce
humaine, et nous n’aurons point à redouter leur force: dans tous les
cas, c’est de notre intérieur, bien plus que de celui des puissances
étrangères, que nous devons tirer nos moyens de sûreté; et ce serait
bien plus la honte du gouvernement que celle de la nation, si jamais
nous avions à redouter les Autrichiens, ou les Russes.

Mais, disent nos politiques, nous devons nous opposer à l’invasion de la
Turkie, parce qu’il convient à notre commerce que cet empire subsiste
dans son état actuel, et que si l’empereur et l’impératrice s’y
établissent, ils y introduiront des arts et une industrie qui rendront
les nôtres inutiles.

Avant de répondre à cette difficulté, prenons d’abord quelque idée de ce
commerce, et commençons par la manière dont il se fait.

Après le commerce de la Chine et du Japon, il n’en est point qui soit
embarrassé de plus d’entraves, et soumis à plus d’inconvénients, que le
commerce des Européens en général, et des Français en particulier, dans
la Turkie. D’abord, par une sorte de privilége exclusif, il est tout
entier concentré dans la ville de Marseille: toutes les marchandises
d’envoi et de retour sont obligées de se rendre à cette place, quelle
que puisse être leur destination: ce n’est pas qu’il soit défendu aux
autres ports de la Méditerranée et même de l’Océan, d’expédier
directement en Levant; mais l’obligation imposée à leurs vaisseaux de
venir relâcher et faire quarantaine à Marseille, détruit l’effet de
cette permission. De toutes les raisons dont on étaie ce privilége, la
meilleure est la nécessité de se précautionner contre la peste. Ce
fléau, devenu endémique dans le pays des Musulmans, a contraint les
états chrétiens adjacents à la Méditerranée, de soumettre leur
navigation à des règlements fâcheux pour le commerce, mais
indispensables à la sûreté des peuples: par ces règlements, tout
vaisseau venant de Turkie ou de la Barbarie, est interdit de toute
communication immédiate, et mis en séquestre, lui, son équipage et sa
cargaison. C’est ce que l’on appelle faire _quarantaine_, par une
dénomination tirée du nombre des jours, crus nécessaires à purger le
soupçon de contagion. D’ailleurs le temps varie depuis dix-huit jours,
jusqu’à plusieurs mois, selon des cas que déterminent les ordonnances.
Afin que ce séquestre s’observât avec sûreté et commodité, l’on a formé
des espèces de parcs enceints de hautes murailles, où les voyageurs sont
reçus dans un vaste édifice, et les marchandises étalées sous des
hangars, où l’air les purifie: c’est ce que l’on appelle _lazarets_,
_maisons de santé_, ou _infirmeries_. Or, comme ces lazarets, outre la
dépense de leur construction et de leur entretien, coûtent encore des
soins et des précautions extraordinaires, chaque état en a restreint le
nombre le plus qu’il a été possible, afin d’ouvrir moins de portes à un
ennemi aussi dangereux que la peste. Par cette raison, Toulon et
Marseille sont les seuls ports de France qui aient un lazaret; et comme
celui de la première ville est affecté à la marine militaire, celui de
la seconde est le seul qui reste au commerce. Les états de Languedoc ont
souvent proposé d’en établir un à _Cette_; mais Marseille a si bien fait
valoir l’exactitude et l’intelligence de son lazaret, si bien fait
redouter l’inexpérience d’un nouveau, que l’on n’a rien osé
entreprendre. Sans doute le motif de ce refus est louable, mais la chose
n’en est pas moins fâcheuse; c’est un grave inconvénient que ce
séquestre, qui consume en frais le négociant, et perd un temps précieux
pour la marchandise; c’est une précaution odieuse que celle qui interdit
à l’homme depuis long-temps absent, fatigué de la mer et de pays
barbares, qui lui interdit sa terre natale et sa maison, qui le confine
dans une prison sévère, où, à la vérité, on ne lui refuse pas la vue de
ses parents et de ses amis, mais où, par une privation qui devient plus
sensible, il les voit sans pouvoir jouir de leurs embrassements; où, au
lieu des bras tendus de ceux qui lui sont chers, il ne voit s’avancer à
travers une double grille de fer, qu’une longue tenaille de fer qui
reçoit ce qu’il veut faire passer, et avant de le remettre à la main qui
l’attend, le plonge dans du vinaigre, comme pour reprocher au voyageur
d’être un être impur, capable de communiquer la mort à ceux qu’il aime
davantage. Et d’où viennent tant d’entraves, sinon de cet empire que
l’on veut conserver? Qui jamais avant les Ottomans avait ouï parler sur
la Méditerranée de lazarets et de peste? C’est avec ces barbares que
sont venus ces fléaux; ce sont eux qui, par leur stupide fanatisme,
perpétuent la contagion en renouvelant ses germes: ah! ne fût-ce que par
ce motif, puissent périr leurs gouvernements! puissent à leur place
s’établir d’autres peuples, et que la terre et la mer soient affranchies
de leur esclavage!

C’est un esclavage encore que l’existence de nos négociants dans la
Turkie. Isolés dans l’enceinte de leurs khans, chaque instant leur
rappelle qu’ils sont dans une terre étrangère et chez une nation
ennemie. Marchent-ils dans les rues, ils lisent sur les visages ces
sentiments d’aversion et de mépris que nous avons nous-mêmes pour les
Juifs. Par le caractère sauvage des habitants, les douceurs de la
société leur sont interdites; ils sont privés même de celle du climat,
parce que le vice du gouvernement rend l’habitation de la campagne
dangereuse. Ils restent donc dans leurs khans, où souvent un soupçon de
peste, une alarme d’émeute les tient clos comme dans une prison, et
l’état des choses qui règnent dans cet intérieur n’est pas propre à y
rendre la vie agréable. D’abord, les femmes en sont presque bannies par
une loi qui ne permet qu’au consul seul d’y avoir la sienne, et qui lui
enjoint de renvoyer en France quiconque se marierait ou serait déja
marié. L’intention de cette loi a pu être bonne; les échelles n’étant le
plus souvent composées que de jeunes facteurs et commis célibataires,
l’on a voulu prévenir les dangers que courrait avec eux un homme marié:
en outre, ces jeunes gens arrivant sans fortune, on a voulu les empêcher
de s’arriérer en contractant des mariages nécessairement onéreux dans un
pays où les femmes sont sans biens, et où l’on ne trouve le plus souvent
à épouser que la fille du boulanger, du blanchisseur, ou de tout autre
ouvrier de la nation. Aussi, pour abréger cette vie de crainte,
avait-on, par une autre loi, limité les résidences à dix ans, supposant
que si, dans cet espace, le facteur n’avait pas fait fortune, il ne le
ferait jamais. Mais à quels abus n’a-t-on pas exposé les jeunes gens
dans un pays où la police interdit toute ressource par les peines les
plus terribles? Au milieu de tant de privations, nos négociants prennent
nécessairement des habitudes singulières, qui leur ont donné à
Marseille, sous le nom de _Koadjes_[94], une réputation spéciale
d’indolence, d’apathie et de luxe. Réunis par le besoin, mais divisés
par leurs intérêts, ils éprouvent les inconvéniens attachés partout aux
sociétés bornées. Chaque échelle est une coterie où règnent les
dissensions, les jalousies, les haines d’autant plus vives qu’elles y
sont sans distraction. Dans chaque échelle on peut compter trois
factions habituellement en guerre par la mauvaise répartition des
pouvoirs entre les trois ordres qui les composent, et qui sont le
consul, les négociants et les interprètes. Le consul, magistrat nommé
par le roi, use à ce titre d’un pouvoir presque absolu, et l’usage qu’il
en fait excite souvent de justes plaintes: les négociants, qui se
regardent avec raison comme la base de l’établissement, murmurent de ce
qu’on ne les traite pas avec assez d’égards ou de ménagements. Les
interprètes, faits pour seconder le consul et les négociants, élèvent de
leur côté des prétentions d’autorité et d’indépendance. De là des
contestations et des troubles qui ont quelquefois éclaté d’une manière
fâcheuse. L’administration a essayé, à diverses époques, d’y porter
remède; mais comme le fond est vicieux, elle n’a fait que pallier le mal
en changeant les formes. L’ordonnance venue à la suite de l’inspection
de 1777, n’a pas été plus heureuse que les autres: on peut même dire
qu’à certains égards elle a augmenté les abus. Ainsi en autorisant les
consuls à emprisonner, à mettre au fers, à renvoyer en France tout homme
de la nation, sans être comptable qu’au ministre, elle à érigé ces
officiers en petits despotes, et déja l’on a éprouvé les inconvénients
de ce nouvel ordre. L’offensé, a-t-on dit, a le droit de réclamer; mais
comment imaginer qu’un jeune facteur sans fortune, ou qu’un vieux
négociant qui en a acquis avec peine, se compromette à poursuivre à huit
cents lieues une justice toujours lente, toujours mal vue du supérieur
dont on inculpe la créature; et cette hiérarchie nouvelle de consuls
généraux, de consuls particuliers, de vice-consuls particuliers,
d’élèves vice-consuls; quel autre motif a-t-elle eu, que de multiplier
les emplois pour placer plus de personnes? Quelle contradiction, quand
on parlait d’économie, de supprimer les réverbères d’un kan, et
d’augmenter le traitement des consuls? Quelle nécessité de donner à de
simples officiers de commerce un état qui leur fait rivaliser les
commandants du pays[95]? Et les interprètes, n’est-ce pas une méprise
encore de les avoir exclus des places de consulat, eux que la
connaissance de la langue et des mœurs y rendait bien plus propres que
des hommes tirés sans préparation des bureaux ou du militaire de la
France?

Avec ces accessoires, tous dérivés de la constitution de l’empire turk,
peut-on soutenir que l’existence de cet empire soit avantageuse à notre
commerce? Ne serait-il pas bien plus désirable qu’il s’établît dans le
Levant une puissance qui rendît inutiles toutes ces entraves?
D’ailleurs, quand nos politiques disent qu’_il est de notre intérêt que
la Turkie subsiste telle qu’elle est_, conçoivent-ils bien tous les sens
que cette proposition enveloppe? savent-ils que, réduite à l’analyse,
elle veut dire: Il est de notre intérêt qu’une grande nation persiste
dans l’ignorance et la barbarie, qui rendent nulles ses facultés morales
et physiques; il est de notre intérêt que des peuples nombreux restent
soumis à un gouvernement ennemi de l’espèce humaine; il est de notre
intérêt que vingt-cinq ou trente-millions d’hommes soient tourmentés par
deux ou trois cent mille brigands, qui se disent leurs maîtres; il est
de notre intérêt que le plus beau sol de l’univers continue d’être en
friche ou de ne rendre que le dixième de ses produits possibles, etc. Et
peut-être réellement ne rejettent-ils pas ces conséquences, puisqu’ils
sont les mêmes qui disent: Il est de notre intérêt que les Maures de
Barbarie restent pirates, parce que cela favorise notre navigation; il
est de notre intérêt que les noirs de Guinée restent féroces et
stupides, parce que cela procure des esclaves à nos îles, etc. Ainsi, ce
qui est crime et scélératesse dans un particulier, sera vertu dans un
gouvernement! ainsi, une morale exécrable dans un individu, sera louée
dans une nation! Comme si les hommes avaient en masse d’autres rapports
qu’en détail; comme si la justice de société à société n’était pas la
même que d’homme à homme. Mais, avec les peuples comme avec les
particuliers, quand l’intérêt conseille, c’est en vain que l’on invoque
l’équité et la raison: l’intérêt ne se combat que par ses propres armes,
et l’on ne rend les hommes honnêtes, qu’en leur prouvant que leur
improbité est constamment l’effet de leur ignorance, et la punition de
leur cupidité.

Prétendre que l’état actuel de l’empire turk est avantageux à notre
commerce, c’est se proposer ce double problême: _Si un empire peut se
dévaster sans se détruire_, et _si l’on peut faire long-temps un
commerce riche avec un pays qui se ruine_? Il ne faut qu’un peu
d’attention ou de bonne foi, pour voir qu’entre deux peuples qui
traitent ensemble, l’intérêt suit les mêmes principes qu’entre deux
particuliers; si le débiteur se ruine, il est impossible que le
créancier prospère. Un fait parmi cent autres, prouvera combien il nous
est important que la Turkie change de système. Avant la ruine de Dâher,
le petit peuple des Motouâlis, qui vivait en paix sous la protection de
ce prince, consommait annuellement soixante ballots de nos draps. Depuis
que Djezzâr pacha les a subjugués, cette branche est entièrement
éteinte. Il en arriva de même avec les Druzes et les Maronites, qui ont
consommé jusqu’à 50 ballots, et qui maintenant sont réduits à moins de
20; et ceci prouve en passant, que notre gouvernement a bien mal entendu
ses intérêts dans tous les derniers troubles de l’Égypte et de la Syrie.
Si, au lieu de demeurer spectateur oisif des débats, il eût adroitement
fait réclamer sa protection par les princes tributaires, s’il fût
intervenu médiateur dans leurs querelles avec les pachas, s’il se fût
rendu garant de leurs conventions auprès de la Porte, il eût acquis le
plus grand crédit dans les états de ces petits princes, et leurs sujets,
devenus riches par la paix dont il les eût fait jouir, auraient ouvert à
notre commerce la plus grande carrière. Qu’arrive-t-il dans l’état
présent? que par la tyrannie des gouverneurs, les campagnes étant
dévastées, et les cultures diminuées, les denrées sont plus rares, et
nos retraits plus difficiles; témoin les pertes de 15 à 20 pour cent que
nous essuyons sur ces retraits: que par les avanies imposées sur les
ouvriers, les marchandises deviennent trop chères; témoin les toiles
d’Égypte et les _bours_ d’Alep: que par le monopole qu’exercent les
pachas, nous ne pouvons pas même profiter du bon prix de la denrée;
témoin en Égypte, le riz, le séné, le café, dont le prix naturel est
doublé par des droits arbitraires; témoin les cotons de Galilée et de
Palestine que Djezzâr pacha, qui les accapare, surcharge de dix
piastres par quintal; témoin encore les cendres de Gaze, qui pourraient
alimenter à vil prix les savonneries de Marseille, mais que l’aga vend
trop cher, quoique les Arabes les lui livrent presque pour rien: enfin,
par l’instabilité des fortunes et la ruine subite des naturels, souvent
les créances de nos négociants sont frustrées, et toujours leurs
recouvrements sont difficiles. Que si, au contraire, la Turkie était
bien gouvernée, l’agriculture étant florissante, les denrées seraient
abondantes, et nous aurions plus d’objets d’échanges; si les sujets
avaient une propriété sûre et libre, il y aurait concurrence à nous
vendre, et nous achèterions à meilleur marché: l’aisance étant plus
générale, là consommation de nos marchandises serait plus grande; or,
puisque l’esprit du gouvernement turk ne permet pas d’espérer une
pareille révolution, l’on peut soutenir l’inverse de la proposition
avancée, et dire que l’état actuel de la Turkie, loin d’être favorable à
notre commerce, lui est absolument contraire.

L’on ajoute que si l’empereur et l’impératrice s’établissent dans la
Turkie, ils y introduiront des arts et une industrie qui y rendront les
nôtres inutiles, et qui détruiront par conséquent notre commerce.

Pour bien apprécier cette objection, il faut remarquer que notre
commerce avec la Turkie consiste en échanges, dans lesquels tout
l’avantage est de notre côté; car tandis que nous ne portons aux Turks
que des objets prêts à consommer, nous retirons d’eux des denrées et des
matières brutes, qui nous procurent le nouvel avantage de la
main-d’œuvre et de l’industrie; par exemple, nous leur envoyons des
draps, des bonnets, des étoffes de soie, des galons, du papier, du fer,
de l’étain, du plomb, du mercure, du sucre, du café, de l’indigo, de la
cochenille, des bois de teintures, quelques liqueurs, fruits confits,
eau-de-vie, merceries et quincailleries; tous objets qui, à l’exception
des teintures et des métaux, laissent peu d’emploi à l’industrie: les
Turks, au contraire, nous rendent dans leurs provinces d’Europe et
d’Asie mineure, des cotons en laine ou filés, des laines de toute
espèce, des poils et fils de chèvre et de chameau, des peaux crues ou
préparées, des suifs, du cuivre, de la cire, quelques tapis, couvertures
et toiles: dans la Syrie, des cotons seulement avec des soies, quelques
toiles, de la scammonée, des noix-galles: dans l’Égypte, des cotons, des
gommes, du café, de l’encens, de la myrrhe, du safranon, du sel
ammoniac, du tamarin, du séné, du natron, des cuirs crus, quelques
plumes d’autruche, et beaucoup de grosses toiles de coton: dans la
Barbarie enfin, des cotons, des laines, des cuirs crus ou préparés, de
la cire, des plumes d’autruche, du blé, etc. La majeure partie de ces
objets prête, comme l’on voit, à une industrie ultérieure. Ainsi, les
cotons, les poils, les laines, les soies, transportés chez nous, font
subsister des milliers de familles employées à les ouvrer, et à en faire
ces siamoises, ces mousselines, ces mouchoirs, ces camelots, ces velours
qui versent tant d’argent dans les fabriques de Marseille, Rouen,
Amiens, etc. Dans nos envois l’article seul des draps forme la moitié
des valeurs; dans ceux des Turks, les objets, manufacturés ne vont pas
quelquefois au vingtième des denrées brutes; et même sur ces objets
comme sur les toiles d’Égypte, le bénéfice est considérable à raison du
bas prix de la main-d’œuvre; car ces toiles se vendent
avantageusement dans nos îles pour le vêtement des nègres. Si donc les
Turks acquéraient de l’industrie, s’ils travaillaient eux-mêmes leurs
matières, ils pourraient se passer de nous; nos fabriques seraient
frustrées, et notre commerce serait détruit.

Cette objection est d’autant plus plausible, que la Turkie jouit d’un
sol plus favorisé que le nôtre même; mais dans un calcul de
probabilités, supposer tout pour le pis ou pour le mieux possible, c’est
assurément abuser des conjectures. Les extrêmes en tout genre sont
toujours les cas les plus rares; et grâce à l’inconséquence humaine, la
moyenne proportionnelle du bien comme du mal est toujours la plus
ordinaire: d’ailleurs il faut avoir égard à divers accessoires pour
évaluer raisonnablement les conséquences d’une révolution quelconque
dans la Turkie.

1º Il n’est pas vraisemblable que l’empire turk soit tout-à-coup envahi
en entier: la conquête ne peut s’étendre d’abord qu’à la portion
d’Europe, à l’Archipel et à quelques rivages adjacents de l’Anadoli. Les
Ottomans repoussés dans les terres conserveront encore pendant du temps
une grande partie de l’Asie mineure, et toute l’Arménie, le Diarbekr, la
Syrie et l’Égypte. Ainsi, en admettant une révolution dans le commerce,
elle ne porterait pas sur toute sa masse, mais seulement sur les
échelles d’Europe, et si l’on veut aussi même sur Smyrne. Dans l’état
présent, ces échelles forment un peu plus de la moitié du commerce total
du Levant, comme en fait foi le tableau suivant, qui en est le résumé:
mais dans le cas de l’invasion, elles ne la formeraient plus, parce que
le commerce de l’Asie mineure et de la Perse, qui maintenant se porte à
Smyrne, passerait à la ville d’Alep.

La valeur des marchandises portées de France en Levant, se monte comme
il suit, savoir:

  A Constantinople              4,000,000 liv.
  A Salonique                   2,800,000
  En Morée                        250,000
  En Candie                       250,000
  A Smyrne                      6,000,000
  En Syrie                      5,000,000
  En Égypte                     3,000,000
  En Barbarie                   1,500,000
                               ----------
            TOTAL              22,800,000

  A quoi il faut ajouter pour
  le cabotage, dit la _caravane_  150,000
  Et pour les objets portés
  en fraude des droits          1,550,000
                               ----------
      TOTAL de l’exportation.  24,500,000

La valeur des retours du Levant en France se monte comme il suit,
savoir:

  De Constantinople             1,000,000
  De Salonique                  3,500,000
  De Morée                      1,000,000
  De Candie                     1,000,000
  De Smyrne                     8,000,000
  De Syrie                      6,000,000
  D’Égypte                      3,500,000
  De Barbarie                   2,000,000
                               ----------
      TOTAL de l’importation.  26,000,000

2º Nous conserverons toujours un grand avantage sur une puissance
quelconque établie en Turkie, à raison de nos denrées d’Amérique, et de
nos draps: car si déja nous avons anéanti la concurrence des Anglais,
des Hollandais, des Vénitiens, sur ces articles qui sont la base du
commerce du Levant, à plus forte raison l’emporterons-nous sur les
Autrichiens et les Russes, qui n’ont point de colonies, et qui de
long-temps, surtout les Russes, n’atteindront à la perfection de nos
manufactures. Dira-t-on qu’enfin ils y parviendront: je l’accorde; mais,
lors même qu’ils ne conquerraient pas la Turkie, comme ils en sont plus
voisins que nous, nous ne pourrons jamais éviter qu’ils rivalisent avec
succès notre commerce[96].

3e Il ne faut pas perdre de vue que les pays qu’occuperont
l’impératrice et l’empereur, sont en grande partie déserts, et qu’ils
vont le devenir encore davantage; or, l’intérêt de tout gouvernement eu
pareil cas, n’est pas tant de favoriser le commerce et les arts, que la
culture de la terre, parce qu’elle seule contient et développe les
éléments de la puissance et de la richesse d’un empire: de tous les
artisans, le laboureur seul crée les objets de nos besoins: les autres
ne font que donner des formes; ils consomment sans rien produire: or,
puisque les vraies richesses sont les denrées qui servent à la
nourriture, au vêtement, au logement; puisque les hommes ne se
multiplient qu’à raison de l’abondance de ces denrées; puisque la
puissance d’un état se mesure sur le nombre de bras qu’il nourrit, le
premier soin du gouvernement doit être tout entier pour l’art qui
remplit le mieux ces objets. Dans ses encouragements, il doit suivre
l’ordre que la nature elle-même a mis dans l’échelle de nos besoins;
ainsi, puisque le besoin de la nourriture est le plus pressant, il doit
s’en occuper avant tout autre: viennent ensuite les soins du vêtement,
puis ceux du logement, etc. Et ce n’est point assez de les avoir
réalisés pour une partie du pays et des sujets; l’empire n’étant aux
yeux du législateur qu’un même domaine, la nation n’étant qu’une même
famille, il ne doit se départir de son système, qu’après l’avoir
complété pour l’empire et pour la nation. Tant qu’il reste des terres
incultes, tout bras employé à d’autres travaux est dérobé au plus utile;
tant qu’une famille manque du nécessaire, nul autre n’a droit d’avoir le
superflu. Sans cette égalité générale, un empire, partie en friche et
partie cultivé, un peuple partie riche et partie pauvre, partie barbare
et partie policé, offrent un mélange choquant de luxe et de misère, et
ressemblent à ces charlatans ridicules qui portent du galon et des
bijoux avec des haillons sales et des bas percés.

Ce n’est donc que lorsque la culture a atteint son comble, qu’il est
permis de détourner les bras superflus vers les arts d’agrément et de
luxe. Alors, le fonds étant acquis; l’on peut s’occuper à donner des
formes: alors aussi, par une marche naturelle, s’opère un changement
dans le goût et les mœurs d’une nation. Jusque-là, l’on n’aimait que
la quantité; l’on commence de goûter la qualité: bientôt la délicatesse
prend la place de l’abondance: bientôt au bœuf entier du repas
d’Achille, succèdent les petits plats d’Alcibiade; à la bure pesante et
roide, l’étoffe chaude et légère; au logis rustique, aux meubles
grossiers, unie maison élégante et un ameublement récherché; alors, par
ordre successif et par gradation, naissent les uns des autres les arts
utiles, les arts agréables, les beaux-arts: alors paraissent les
fabricants de toute espèce, les négociants, les architectes, les
sculpteurs, les peintres; les musiciens, les orateurs, les poètes. Avant
cet état de plénitude, vouloir produire ces arts, c’est troubler l’ordre
de la nature; c’est demander à la jeunesse les fruits de l’âge viril.
Les peuples sont comme les enfants; on les énerve par des jouissances
précoces au moral comme au physique, et pour quelques fleurs éphémères,
on les jette dans un marasme incurable. Faute d’observer cette marche,
la plupart des états avortent ou font des progrès plus lents qu’ils ne
le devraient. Les chefs des nations sont trop pressés de jouir: à peine
le sol qui les entoure est-il défriché, que déja ils veulent avoir un
faste et une puissance: déja, par les conseils avides de leurs
parasites, ils veulent élever des palais somptueux, des jardins
suspendus, des villes, des manufactures, un commerce, une marine; ils
transforment les cultivateurs en soldats, en matelots, en maçons, en
musiciens, en gens de livrée. Les champs se désertent, la culture
diminue; les denrées manquent, les revenus baissent, l’état s’obère, et
l’on est étonné de voir un corps qui promettait une grande force,
dépérir tout à coup, ou végéter tristement dans une langueur funeste.

Mais l’empereur et l’impératrice sont trop éclairés sur les vrais
principes du gouvernement pour se livrer à ces illusions dangereuses;
devenus maîtres de ces contrées célèbres, ils ne se laisseront point
séduire par l’appât d’une fausse gloire; et parce qu’ils posséderont les
champs de la Grèce et de l’Ionie; ils ne croiront pas pouvoir tout à
coup en relever les ruines, ni ressusciter le génie des anciens âges:
ils savent de quelles circonstances politiques l’état moral que nous
admirons fut accompagné; ils savent qu’alors la Grèce produisait les
Phidias et les Praxitèle, les Pindare et les Sophocle, les Thucydide et
les Platon; alors le petit territoire de Sparte nourrissait quarante
mille familles libres; les arides coteaux de l’Attique étaient couverts
d’oliviers, les champs de Thèbes de moissons; en un mot, la terre
regorgeait de population et de culture. Pour rallumer le flambeau du
génie et des arts, il faut lui redonner les mêmes aliments; les arts
n’étant que la peinture et l’imitation des riches scènes de l’état
social de la nature, on ne les excite qu’autant qu’on les environne de
leurs modèles; et ce n’est pas encore assez que le peintre et le poète
éprouvent des sensations, il faut qu’ils les communiquent, et qu’on les
leur rende; il faut qu’un peuple poli, assemblé au théâtre d’Athènes ou
au cirque olympique, soutienne leur ardeur par ses éloges, épure leur
goût par sa censure; et tous ces éléments du génie sont à reproduire
dans la Grèce: il faudra repeupler ses campagnes désertes, rendre
l’abondance à ses villes ruinées, policer son peuple abâtardi, créer en
lui jusqu’au sentiment; car le sentiment ne naissant que de la
comparaison de beaucoup d’objets déja connus, il est faible ou nul dans
les hommes ignorants et grossiers: aussi peut-on observer dans notre
propre France que les chefs-d’œuvre de nos arts, présentés aux
esprits vulgaires, n’excitent point en eux ces émotions profondes qui
sont le signe distinctif des esprits cultivés. Enfin, pour ressusciter
les Grecs anciens, il, faudra rendre des mœurs au Grecs modernes,
devenus la race la plus vile et la plus corrompue de l’univers; et la
vie agricole seule opérera ce prodige; elle les corrigera de leur
inertie par l’esprit de propriété; des vices de leur oisiveté par des
occupations attachantes; de leur bigoterie par l’éloignement de leurs
prêtres; de leur lâcheté par la cessation de la tyrannie; enfin de leur
improbité par l’abandon de la vie mercantile et la retraite des villes.
Ainsi les véritables intérêts des puissances nouvelles, loin de
contrarier notre commerce, lui seront favorables. En tournant toute leur
activité vers la culture, elles procureront à leurs sujets plus de
moyens d’acheter, à nous plus de moyens de vendre: leurs denrées plus
abondantes nous deviendront moins coûteuses; nos objets d’industrie par
eux-mêmes seront à meilleur prix que s’ils les fabriquaient de leurs
mains; car il est de fait que des mains exercées travaillent avec plus
d’économie de temps et de matières, que des mains novices.

Mais, pourra-t-on dire encore, cela même supposé, notre commerce n’en
recevra pas moins une atteinte funeste, en ce que les nouvelles
puissauces ne nous accorderont point, des privilèges aussi étendus que
la Porte: elles nous traiteront pour le moins à l’égal de leurs sujets,
et nous serons forcés de partager avec eux l’exploitation de leur
commerce.

J’avoue qu’après la Porte nous ne trouverons point de gouvernement qui,
nous préférant à ses propres sujets, ne nous impose que trois pour cent
de douanes, pendant qu’il exige d’eux dix pour cent. J’avoue que
l’impératrice et l’empereur ne souffriront point, comme le sultan, que
nous assujettissions chez nous leurs sujets au droit extraordinaire de
vingt pour cent, droit qui, donnant à nos nationaux sur eux un avantage
immense[97], concentre dans nos mains l’exploitation de tout le
commerce. Mais cette prérogative avantageuse à quelques particuliers,
l’est-elle à la masse du commerce lui-même? la concurrence des étrangers
à son exploitation est-elle un mal pour la nation, comme le prétendent
les intéressés au commerce du Levant? C’est ce que nient les personnes
instruites en matière de commerce; et c’est ce dont le gouvernement
lui-même ne paraît pas bien persuadé: car, après avoir souffert par
habitude l’existence de ce régime, on l’a vu, dans ces dernières années,
l’abroger par des raisonnements plausibles, et par l’ordonnance venue à
la suite de l’inspection de 1777, permettre aux étrangers quelconques de
concourir avec nos nationaux à l’exploitation du commerce du Levant:
seulement il crut devoir réserver les draps; et pour favoriser notre
navigation, il spécifia que l’on ne pourrait faire les transports que
sur nos bâtiments: il est vrai que depuis cette époque il a révoqué
cette permission; mais on a droit de croire qu’il a bien moins cédé à
sa conviction qu’aux plaintes et aux instances des résidants en Levant;
car, tandis qu’il a rejeté les étrangers du commerce de la Méditerranée,
il les a admis avec plus d’extension à celui des Antilles et de tout
l’Océan. Il est vrai aussi que les négociants de Marseille prétendent
que le commerce de la Turkie est d’une espèce particulière; mais cette
proposition, comme toutes celles dont ils l’appuient, a trop le
caractère d’un intérêt local, et l’on pourrait lui opposer leur propre
mémoire contre le privilège de la compagnie des Indes. Toute la question
se réduit à savoir s’il nous est plus avantageux de faire le commerce
d’une manière dispendieuse que d’une manière économique; et il sera
difficile de prouver que le régime de nos échelles ne soit pas le cas de
la première alternative.

Notre commerce en Levant, disent les négociants, nous oblige à établir
des comptoirs, à cautionner et soudoyer des facteurs, à entretenir des
consuls et des interprètes, à subir des avanies, des pillages, des
pertes occasionées par les marchandises pestiférées; et tous ces
accessoires nous constituent en de grands frais. Si l’on permet aux
étrangers, et particulièrement aux naturels de Turkie, d’expédier sans
notre entremise, nous ne pourrons soutenir leur concurrence; car le
Turk, l’Arménien, le Grec, vivant dans leur propre pays, connaissant la
langue, pénétrant dans les campagnes, fréquentant tous les marchés, ont
des ressources qu’il nous est impossible d’égaler. En outre, ils n’ont
ni frais de comptoirs, ni entretien de facteur, ni dépenses de consulat:
enfin ils portent dans leur nourriture, leur vêtement, leurs transports,
une parcimonie qui seule leur donne sur nous un avantage immense.

Voilà précisément, répondrai-je, pourquoi il faut les employer; car il
est de fait et de principe que plus le commerce se traite avec économie,
plus il acquiert d’étendue et d’activité. Moins la denrée est chère,
plus grande est la consommation, et par contre-coup plus grande est la
production et la culture: entre le producteur et le consommateur, le
négociant est une main accessoire qui n’a de droit qu’au salaire de son
temps. Ce salaire accroissant le prix de la denrée, elle devient
d’autant plus chère, et la consommation d’autant moindre que le salaire
l’élève davantage. L’intérêt d’une nation est donc d’employer les mains
les moins dispendieuses: et notre régime actuel est l’inverse de ce
principe. D’abord nous payons ces frais de consulat, de comptoir, de
factorerie mentionnés par les négociants. En second lieu, il est connu
que les facteurs en Levant ne traitent point le commerce par eux-mêmes,
mais qu’ils emploient en sous-ordre ces mêmes Grecs et Arméniens que
l’on exclut, en sorte qu’il s’introduit une troisième main pour les
achats et les ventes: on se plaint même à Marseille de la négligence, de
l’inaction et des dépenses de ces facteurs. Leurs _majeurs_ leur
reprochent de prendre les mœurs turkes, de passer les jours à fumer
la pipe, d’entretenir des chevaux et des valets, d’avoir des pelisses et
des garde-robes, etc. Ils disent, avec raison, qu’ils paient tout cela;
mais comme eux-mêmes se paient sur la denrée, c’est nous, consommateurs
et producteurs, qui supportons toutes ces charges. Tous ces frais
renchérissent d’autant nos draps, les Turks en achètent moins, et nos
fabriques ont moins d’emploi. On nous rend d’autant moins de coton; il
nous devient plus cher: nous en consommons moins, et nos manufactures
languissent. Que si nous nous servions du Grec et de l’Arménien sans
l’intermède de nos négociants et de leurs facteurs, la denrée serait
moins chère, parce que ces étrangers vivant d’olives et de fromage, leur
salaire serait moins fort: et encore parce que la tirant de la première
main, ils se contenteraient d’un moindre bénéfice. Par la même raison
ils achèteraient plus de nos marchandises, et le débit en serait plus
grand, parce que fréquentant les foires et les marchés, ils étendraient
davantage les ventes.

Mais, ajoutent les négociants, si les étrangers deviennent les agents de
notre commerce, le bénéfice que font maintenant les nationaux sera
perdu pour l’état; il ne recevra plus les fortunes que nos facteurs lui
font rentrer chaque année. Le Juif, le Grec, l’Arménien, après s’être
enrichis à nos dépens: retourneront dans leur pays, nos fonds sortiront
de France, etc.

Je réponds qu’en admettant les étrangers à notre commerce, ils n’en
deviennent point les agents nécessaires: s’ils y trouvent des bénéfices
capables de les y attacher, rien n’empêche les nationaux de les leur
disputer; il s’agit seulement d’émuler avec eux d’activité et
d’économie, et nous aurons toujours deux grands avantages: car pendant
que le Turk, le Grec, l’Arménien paieront dix pour cent en Turkie, et
resteront exposés aux avanies et aux ruines totales, nos Français
continueront de jouir de leur sécurité, et de ne payer que trois pour
cent.

En second lieu, les fortunes que nos négociants en Levant font entrer
chaque année dans l’état, ne sont pas un objet aussi considérable que
l’on pourrait le croire. De quatre-vingts maisons françaises que l’on
compte dans les échelles, il ne se retire pas plus de cinq négociants,
année commune, et l’on ne peut pas porter à plus de 50,000 livres la
fortune de chacun d’eux: ce n’est donc en total qu’un fonds de 250,000
livres, ou, si l’on veut, cent mille écus par an, dont une partie même a
été prise sur la France. Or la plus légère augmentation dans le commerce
compensera cette suppression: en outre, si les étrangers étaient admis
en France, la consommation qu’ils y feraient tournerait à notre profit:
au lieu que dans l’état présent, celle des quatre-vingts maisons
établies en Levant tourne au profit de la Turkie; et à ne la porter qu’à
10,000 livres par maison, c’est un fonds de 800,000 livres.

Enfin, si le gouvernement admettait une tolérance de cultes que la
politique et la raison prescrivent, que la religion même ordonne, ces
mêmes Arméniens, Grecs et Juifs qui aujourd’hui sont des étrangers,
demain deviendraient des sujets. Qui peut douter que, si ces hommes
trouvaient dans un pays non-seulement la sûreté de personne et de
propriété, et la liberté de conscience, mais encore une vie remplie de
jouissances, et la considération que donne la fortune; qui peut douter,
dis-je, qu’ils n’en préférassent le séjour à celui de la Turkie, où ils
éprouvent la tyrannie perpétuelle du gouvernement et de l’opinion? Voyez
ce qui arrive à Livourne et a Trieste; par la tolérance de l’empereur et
du grand-duc, une foule de Juifs, d’Arméniens, de Grecs y ont émigré
depuis quelques années; l’on a vu en 1784 le grand douanier de l’Égypte
y sauver une fortune de plusieurs millions, et cet exemple aura des
suites. De là ont résulté entre ces ports et le Levant des relations
plus intimes dont s’alarme déja Marseille. Voulez-vous détruire cette
concurrence? ouvrez votre port de Marseille; accueillez-y les
étrangers, et dans cinq ans Livourne et Trieste seront déserts. Les
faits en sont garants. Déja dans le court espace qu’a duré le régime
libre, malgré la guerre et la défiance des esprits, tout le commerce de
la Méditerranée avait pris son cours vers nous. Déja les étrangers
abandonnaient les vaisseaux hollandais et ragusais pour se servir des
nôtres: l’industrie s’éveillait en Barbarie, en Égypte, en Asie, et,
quoi qu’en aient dit les résidants aux échelles, la masse des échanges
augmentait: rétablissez la liberté, et vous reprendrez vos avantages;
ils sont tels, que leur poids livré à lui-même entraînera toujours vers
vous la balance: par sa position géographique, Marseille est l’entrepôt
le plus naturel de la Méditerranée; son port est excellent; et ce qui le
rend plus précieux, placé sur la frontière d’un pays vaste et riche en
denrées, il offre à la consommation les débouchés les plus étendus, les
plus actifs, et devient le marché le mieux assorti, où par conséquent
les acheteurs et les vendeurs se rendront toujours de préférence. Que
dirait-on d’un marchand qui, ayant le magasin le mieux assorti dans tous
les genres, le tiendrait soigneusement fermé, et se contenterait
d’envoyer des colporteurs au dehors? il est constant que ses agents
également payés, soit qu’ils perdent, soit qu’ils gagnent, porteront
moins d’activité à vendre; que les acheteurs à qui l’on offrira la
marchandise mettront moins d’empressement à la prendre; que les
assortiments leur plairont moins; qu’en tout ce marchand aura moins de
débit: que si au contraire il ouvrait son magasin à tout le monde, s’il
exposait ses marchandises à tous les regards, la vue en provoquerait le
désir; on acheterait non-seulement ce que l’on demandait, mais encore ce
dont on n’avait pas l’idée, et le marchand en faisant de moindres
bénéfices sur chaque objet, gagnerait davantage sur la masse: voilà la
leçon de notre conduite; puisque nous avons le plus riche magasin,
empressons-nous d’y attirer tout le monde: les étrangers qui ne sont
point accoutumés à tant de jouissances s’y livreront avec passion. Le
Grec, l’Arménien, le Juif laisseront à notre industrie le bénéfice de
leur propre denrée; ils s’habitueront parmi nous, et Marseille doublera
de population, de commerce, et prendra sa place au premier rang de la
Méditerranée. Par-là nous économiserons les dépenses des consulats, des
drogmans et de ces _élèves de la langue_ dont on perd à grand frais la
jeunesse dans un collége de Paris: nous abolirons le régime tracassier
des échelles; nous releverons l’émulation de nos fabricants qui, par
leur dépendance des négociants et la négligence des inspecteurs,
détériorent depuis quelques années la qualité de leurs draps: enfin nous
détruirons toute concurrence des Européens, et nous tromperons le piége
qu’ils nous préparent, en nous présentant le pavillon de la Porte que
nous ne pourrons refuser de traiter à égalité.

Un seul parti est avantageux; un seul parti obvie à tous les
inconvénients, convient à tous les cas, c’est de laisser le commerce
libre, et d’accueillir tout ce qui se présente à Marseille. Le
gouvernement vient de lever le plus grand obstacle, en prenant enfin le
parti si politique et si sage de tolérer les divers cultes. Qu’après
cela, les Autrichiens et les Russes conquièrent ou ne conquièrent pas,
les deux cas nous sont égaux. S’ils s’établissent en Turkie, nous
profiterons du bien qu’ils y feront naître: s’ils ne s’y établissent
pas, nous ferons le commercé avec eux dans la mer Noire et la
Méditerranée; et nous devons, à cet égard, seconder les efforts de la
Russie pour rendre le Bosphore libre; car il est de notre intérêt plus
que d’aucune autre nation de l’Europe d’attirer tout le commerce de cet
empire sur la Méditerranée, puisque cette navigation est à notre porte,
et que nos rivaux en sont éloignés. Et tout est en notre faveur dans ce
projet, puisque les plus riches productions du Nord sont voisines de
cette mer. Ces bois de marine si recherchés et qui deviennent si rares
dans notre France, croissent sur le Dnieper et sur le Don; et il serait
bien plus simple de les flotter par ces fleuves dans la mer Noire, que
de les faire remonter par des détours immenses jusqu’à la Baltique et
au port de Riga, où la navigation est interrompue par les glaces pendant
six mois de l’année.

Il ne me reste plus à traiter que de quelques projets présentés au
gouvernement. Depuis que les bruits d’invasion et de partage ont
commencé de se répandre, depuis que l’opinion publique en a même regardé
le plan comme arrêté entre l’empereur et l’impératrice, quelques
personnes parmi nous, considérant à la fois la difficulté de nous
opposer à cet événement, et les dommages qu’il pourrait nous apporter,
ont proposé d’obvier à tous les inconvénients en accédant nous-mêmes à
la ligue; et puisque nous ne pouvions empêcher nos voisins de
s’agrandir, de faire servir leur puissance et leur ambition à notre
propre avantage. En conséquence il a été présenté au conseil divers
mémoires tendant à prouver, d’un côté, l’utilité, la nécessité même de
prendre part à la conquête; de l’autre, à diriger le gouvernement dans
le choix du pays qu’il doit s’approprier. Sur ce second chef les avis ne
sont pas d’accord: les uns veulent que l’on s’empare de la Morée et de
Candie; les autres conseillent Candie seule, ou l’île de Cypre; d’autres
enfin l’Égypte. De ces projets et de beaucoup d’autres que l’on pourrait
faire, un seul, par l’éclat et la solidité de ses avantages, mérite
d’être discuté, je veux dire le projet concernant l’Égypte.

Le cas arrivant, a-t-on dit ou a-t-on dû dire, que l’empereur et
l’impératrice se partagent la Turkie d’Europe, un seul objet peut
indemniser la France, un seul objet est digne de son ambition, la
possession de l’Égypte: sous quelque rapport que l’on envisage ce pays,
nul autre ne peut entrer avec lui en parallèle d’avantages. L’Égypte est
le sol le plus fécond de la terre, le plus facile à cultiver, le plus
certain dans ses récoltes; l’abondance n’y dépend pas, comme en Morée et
dans l’île de Candie, de pluies sujettes à manquer; l’air n’y est pas
malsain comme en Cypre, et la dépopulation n’y règne pas comme dans ces
trois contrées. L’Égypte, par son étendue, est égale au cinquième de la
France, et par la richesse de son sol, elle peut l’égaler; elle réunit
toutes les productions de l’Europe et de l’Asie, le blé, le riz, le
coton, le lin, l’indigo, le sucre, le safranon, etc., et avec elle seule
nous pourrions perdre impunément toutes nos colonies; elle est à la
portée de la France, et dix jours conduiront nos flottes de Toulon à
Alexandrie; elle est mal défendue, facile à conquérir et à conserver. Ce
n’est point assez de tous ces avantages qui lui sont propres, sa
possession en donne d’accessoires qui ne sont pas moins importants. Par
l’Égypte nous toucherons à l’Inde, nous en dériverons tout le commerce
dans la mer Rouge, nous rétablirons l’ancienne circulation par Suez, et
nous ferons déserter la route du cap de Bonne-Espérance. Par les
caravanes d’Abissinie, nous attirerons à nous toutes les richesses de
l’Afrique intérieure, la poudre d’or, les dents d’éléphant, les gommes,
les esclaves: les esclaves seuls feront un article immense; car tandis
qu’à la côte de Guinée ils nous coûtent 800 liv. la tête, nous ne les
paierons au Kaire que 150 liv., et nous en rassasierons nos îles. En
favorisant le pèlerinage de la Mekke, nous jouirons de tout le commerce
de la Barbarie jusqu’au Sénégal, et notre colonie ou la France elle-même
deviendra l’entrepôt de l’Europe et de l’univers.

Il faut l’avouer, ce tableau qui n’a rien d’exagéré est bien capable de
séduire, et peu s’en faut qu’en le traçant le cœur ne s’y laisse
entraîner: mais la prudence doit guider même la cupidité; et avant de
courir aux amorces de la fortune, il convient de peser les obstacles qui
en séparent, et les inconvénients qui y sont attachés.

Ils sont grands et nombreux ces inconvénients et ces obstacles. D’abord,
pour nous approprier l’Égypte, il faudra soutenir _trois guerres_: la
première, _de la part de la Turkie_; car la religion ne permet pas au
sultan de livrer à des infidèles ni les possessions ni les personnes des
vrais croyants: la seconde, _de la part des Anglais_; car l’on ne
supposera pas que cette nation égoïste et envieuse nous voie
tranquillement faire une acquisition qui nous donnerait sur elle tant de
prépondérance, et qui détruirait sous peu toute sa puissance dans
l’Inde; la troisième enfin, _de la part des naturels de l’Égypte_, et
celle-là, quoiqu’en apparence la moins redoutable, _serait en effet la
plus dangereuse_. L’on ne compte de gens de guerre que six ou huit mille
Mamlouks; mais si des Francs, si des ennemis de Dieu et du prophète
osaient y débarquer, Turks, _Arabes_, paysans, tout s’armerait contre
eux; le _fanatisme tiendrait lieu_ d’art et de courage, et le fanatisme
est toujours un ennemi dangereux; il règne encore dans toute sa ferveur
en Égypte; le nom des Francs y est en horreur, et ils ne s’y
établiraient que _par la dépopulation_. Mais je suppose les Mamlouks
exterminés et le peuple soumis, nous n’aurons encore vaincu que les
moindres obstacles; il faudra gouverner ces hommes, et nous ne
connaissons ni leur langue, ni leurs mœurs, ni leurs usages: il
arrivera des malentendus qui causeront à chaque instant du trouble et du
désordre. Le caractère des deux nations, opposé en tout, deviendra
réciproquement antipathique: nos soldats scandaliseront le peuple par
leur ivrognerie, le révolteront par leur insolence envers les femmes;
cet article seul aura les suites les plus graves. Nos officiers même
porteront avec eux _ce ton léger, exclusif, méprisant_, qui nous rend
insupportables aux étrangers, et ils aliéneront tous les cœurs. Ce
seront des querelles et _des séditions renaissantes: on châtiera, on
s’envenimera, on versera le sang_, et il nous arrivera ce qui est arrivé
aux Espagnols dans l’Amérique, aux Anglais dans le Bengale, aux
Hollandais dans les Moluques, aux Russes dans les Kouriles; nous
exterminerons la nation: _nous avons beau vanté notre douceur, notre
humanité_; les circonstances font les hommes, et à la place de nos
voisins nous eussions été barbares comme eux. _L’homme fort est dur et
méchant, et l’expérience a prouvé sur nous-mêmes que notre joug n’était
pas moins pesant qu’un autre._ Ainsi l’Égypte n’aura fait _que changer
de Mamlouks_, et nous ne l’aurons _conquise que pour la dévaster_: mais
alors même il nous restera un ennemi vengeur à combattre, le climat. Des
faits nombreux ont constaté que les pays chauds nous sont funestes: nous
n’avons pu nous soutenir dans le Milanez et la Sicile; nos
établissements dans l’Inde et les Antilles nous dévorent: que sera-ce de
l’Égypte? Nous y porterons notre intempérance et notre gourmandise; nous
y boirons des liqueurs; nous y mangerons beaucoup de viande; en un mot,
nous voudrons y vivre comme en France; car c’est un des caractères de
notre nation, qu’avec beaucoup d’inconstance dans ses goûts, elle est
très-opiniâtre dans ses usages. Les fièvres ardentes, malignes,
putrides, les pleurésies, les dyssenteries, nous tueront par milliers:
année commune, l’on pourra compter sur l’extinction d’un tiers de
l’armée, c’est-à-dire, de huit à dix mille hommes; car pour garder
l’Égypte, il faudra au moins vingt-cinq mille hommes. A ce besoin de
recruter nos troupes, joignez les émigrations qui se feront pour le
commerce et la culture, et jugez de la population qui en résultera parmi
nous; et cela pour quels avantages? Pour enrichir quelques individus à
qui la faveur y donnera des commandements; qui n’useront de leur pouvoir
que pour y amasser des fortunes scandaleuses; qui même avec de bonnes
intentions ne pourront suivre aucun plan d’administration favorable au
pays, parce que la défiance et l’intrigue les changeront sans cesse. Et
que l’on ne dise point que l’on préviendra les abus par un nouveau
régime: le passé prouve pour l’avenir. Depuis François Ier pas un
seul de nos établissements n’a réussi; au Milanez, à Naples, en Sicile,
dans l’Inde, à Madagascar, à Cayenne, au Mississipi, au Canada, partout
nous avons échoué: Saint-Domingue même ne fait pas exception; car il
n’est pas notre ouvrage; nous le devons aux Flibustiers. Croira-t-on que
nous changions de caractère? On nous séduit par l’appât d’un commerce
immense; et que sont des richesses qui corrompront nos mœurs? qui
accroîtront nos dettes et nos impôts par de nouvelles guerres? qui en
résultat se concentreront dans un petit nombre de mains? Depuis cent ans
l’on a beaucoup vanté le commerce; mais si l’on examinait ce qu’il a
ajouté de réel au bonheur des peuples, l’on modérerait cet enthousiasme.
A dater de la découverte des deux Indes l’on n’a pas cessé de voir des
guerres sanglantes causées par le commerce; et le fer et la flamme ont
ravagé les quatre parties du globe pour du poivre, de l’indigo, du sucre
et du café. _Les gouvernements ont dit aux nations qu’il s’agissait de
leurs plus chers intérêts_; mais les jouissances que la multitude paya
de son sang, les goûta-t-elle jamais? N’ont-elles pas plutôt aggravé ses
charges et augmenté sa détresse? Par un autre abus, les bénéfices
accumulés en quelques mains ont produit plus d’inégalité dans les
fortunes, plus de distance entre les conditions, et les liens des
sociétés se sont relâchés ou dissous; l’on n’a plus compté dans chaque
état qu’une multitude mendiante de mercenaires, et un groupe de
propriétaires opulents: avec les grandes richesses sont venus la
dissipation, les goûts dépravés, l’audace et la licence: l’émulation du
luxe a jeté le désordre dans l’intérieur des familles, et la vie
domestique a perdu ses charmes: le besoin d’argent plus impérieux a
rendu les moyens de l’acquérir moins honnêtes, et l’ancienne loyauté
s’est éteinte. Les arts agréables devenus plus importants ont fait
mépriser les arts nécessaires; les campagnes se sont dépeuplées pour les
villes, et les laboureurs ont laissé la charrue pour se rendre laquais
ou artisans; l’aspect intérieur des états en a été plus brillant; mais
la force intrinsèque s’en est diminuée: aussi n’est-il pas un seul
gouvernement en Europe qui ne se trouve épuisé au bout d’une guerre de
quatre ou cinq ans; tous sont obérés de dettes; et voilà les fruits des
conquêtes et du commerce. Pour des richesses lointaines l’on néglige
celles que l’on possède: pour des entreprises étrangères on se distrait
des soins intérieurs: on acquiert des terres et l’on perd des sujets: on
soudoie des armées plus fortes: on entretient des flottes plus
nombreuses; on établit des impôts plus pesants: la culture devient plus
onéreuse et diminue: les besoins plus urgents rendent l’usage du pouvoir
plus arbitraire: les volontés prennent la place des lois: le despotisme
s’établit, et de ce moment toute activité, toute industrie, toute force
dégénère; et à un éclat passager et menteur, succède une langueur
éternelle: voilà les exemples que nous ont offerts le Portugal,
l’Espagne, la Hollande; et voilà le sort qui nous menace nous-mêmes, si
nous ne savons profiter de leur expérience.

Ainsi, me dira-t-on, il faudra rester spectateurs paisibles des succès
de nos voisins, et de l’agrandissement de nos rivaux! Oui sans doute il
le faut, parce qu’il n’est que ce parti d’utile et d’honnête: il est
honnête, _parce que rompre soudain avec un allié pour devenir son plus
cruel ennemi, est une conduite_ lâche et odieuse; il est utile que
dis-je? il est indispensable. Dans les circonstances présentes il nous
est de la plus étroite nécessité de conserver la paix; elle seule peut
réparer le désordre de nos affaires: le moindre effort nouveau, la
moindre négligence, peuvent troubler la crise que l’on tâche d’opérer,
et d’un accident passager, faire un mal irrémédiable. Ne perdons pas de
vue qu’un ennemi jaloux et offensé nous épie; évitons donc toute
distraction d’entreprises étrangères. Rassemblons toutes nos forces et
toute notre attention sur notre situation intérieure: rétablissons
l’ordre dans nos finances: rendons la vigueur à notre armée: réformons
les abus de notre constitution: corrigeons dans nos lois la barbarie des
siècles qui les ont vues naître: par-là, et par-là seulement, nous
arrêterons le mouvement qui déja nous entraîne: par-là nous régénérerons
nos forces et notre consistance, et nous ressaisirons l’ascendant qui
nous échappe: par-là nous deviendrons supérieurs aux révolutions
externes que le cours de la nature amène et nécessite. Il ne faut pas
nous abuser; l’état de choses qui nous environne ne peut pas durer: le
temps prépare sans cesse de nouveaux changements, et le siècle prochain
est destiné à en avoir d’immenses dans le système politique du monde
entier. Le sort n’a pas dévoué l’Inde et l’Amérique à être éternellement
les esclaves de l’Europe. L’affranchissement des colonies anglaises a
ouvert pour le Nouveau-Monde une nouvelle carrière; et plus tôt ou plus
tard les chaînes qui le tiennent asservi échapperont aux mains de ses
maîtres. L’Inde commence à s’agiter, et pourra se purger bientôt d’une
tyrannie étrangère. L’invasion de la Turkie et la formation d’une
nouvelle puissance à Constantinople, donneront à l’Asie une autre
existence: le commerce prendra d’autres routes, et la fortune des
peuples sera changée. Ainsi l’empire factice que s’étaient fait quelques
états de l’Europe, sera de toutes parts ébranlé et détruit; ils seront
réduits à leur propre terre, et peut-être ce coup du sort qui les alarme
en sera-t-il la plus grande faveur; car alors les sujets de querelles
devenus moins nombreux rendront les guerres plus rares; les
gouvernements moins distraits s’occuperont davantage de l’administration
intérieure; les forces moins partagées se concentreront davantage, et
les états ressembleront à ces arbres qui, dépouillés par le fer, de
branches superflues où s’égarait la séve, n’en deviennent que plus
vigoureux; et la nécessité aura tenu lieu de sagesse. Dans cette
révolution il n’est aucun peuple qui ait moins à perdre que nous; car
nous ne sommes ni épuisés de population ou languissants d’inertie comme
le Portugal et l’Espagne, ni bornés de terrain et de moyens comme
l’Angleterre et la Hollande. Notre sol est le plus riche et l’un des
plus variés de l’Europe. Nous n’avons, il est vrai, ni coton, ni sucre,
ni café, ni épiceries; mais l’échange de nos vins, de nos laines, de nos
objets d’industrie, nous en procurera toujours en abondance. Les
Allemands n’ont point de colonies, et les denrées de l’Amérique et de
l’Inde sont aussi répandues chez eux et moins chères que chez nous.
C’est dans nos foyers et non au delà des mers, que sont pour nous
l’Égypte et les Antilles. Qu’avons-nous besoin de terre étrangère, quand
un sixième de la nôtre est encore inculte, et que le reste n’a pas reçu
la moitié de la culture dont il est susceptible? Songeons à améliorer
notre fortune et non à l’agrandir: sachons jouir des richesses qui sont
sous nous mains, et n’allons point pratiquer sous un ciel étranger une
sagesse dont nous ne faisons pas même usage chez nous.

Mais désormais j’ai touché la borne de ma carrière, et je dois
m’arrêter. J’ai exposé sur quels symptômes de faiblesse et de décadence
je fonde les présages de la ruine prochaine de l’empire turk. J’ai
insisté sur les faits généraux plus que sur ceux du moment, parce qu’il
en est souvent des empires comme de ces arbres antiques qui, sous un
aspect de verdure et quelques rameaux encore frais, cèlent un tronc
rongé dans ses entrailles, et qui, n’ayant plus pour soutien que leur
écorce, n’attendent, pour être renversés, que le premier souffle de la
tempête. J’ai expliqué pourquoi l’empire russe, sans être lui-même
robustement constitué, avait néanmoins une grande force relative, et
annonçait de grands accroissements. J’ai détaillé les raisons qui me
font regarder la révolution prochaine plutôt comme avantageuse que comme
nuisible à nos intérêts. Je pense que nous devons éviter la guerre,
parce que, entreprise pour le commerce, elle nous coûtera toujours
beaucoup plus qu’il ne nous rapporte; et que, entreprise pour une
conquête, elle nous perdra aussi certainement par son succès que par son
échec. C’est désormais au temps à vérifier ou à démentir ces
conjectures. A juger par les apparences, l’issue de la crise actuelle
n’est pas éloignée; il est possible que dans le cours de cette guerre,
que sous le terme de deux campagnes, l’événement principal soit décidé;
il peut se faire que par une hardiesse calculée, les alliés marchent
brusquement sur Constantinople qu’ils trouveront désert et incendié. Ce
coup frappé, ce sera à la prudence de consommer l’ouvrage de la fortune.
Jamais carrière ne s’ouvrit plus brillante: il ne s’agit pas moins que
de former des empires nouveaux sur le sol le plus fécond, dans le site
le plus heureux, sous le plus beau climat de la terre, et pour comble
d’avantage, d’avoir à policer une des races d’hommes les mieux
constitués au moral et au physique. A bien des égards les peuples de la
Turkie sont préférables, pour les législateurs, à ceux de l’Europe, et
surtout à ceux du Nord. Les Asiatiques sont ignorants, mais l’ignorance
vaut mieux que le faux savoir: ils sont engourdis, mais non pas brutes
et stupides. L’on peut même dire qu’ils sont plus voisins d’une bonne
législation que la plupart des Européens, parce que chez eux le désordre
n’est point consacré par des lois. L’on n’y connaît point les droits
vexatoires du système féodal, ni le préjugé barbare des naissances, qui
consacre la tyrannie des aristocrates. Toute réforme y sera facile,
parce qu’il ne faudra pas, comme chez nous, détruire pour rebâtir. Les
lumières acquises n’auront point à combattre la barbarie originelle; et
tel sera désormais l’avantage de toute constitution nouvelle, qu’elle
pourra profiter des travaux modernes pour se former sur les principes de
la morale universelle.

Si donc la puissance qui s’établira à Constantinople sait user de sa
fortune, si dans sa conduite avec ses nouveaux sujets elle joint la
droiture à la fermeté, si elle s’établit médiatrice impartiale entre les
diverses sectes, si elle admet la tolérance absolue dont l’empereur a
donné le premier exemple, et qu’elle ôte tout effet civil aux idées
religieuses; si la législation est confiée à des mains habiles et pures,
si le législateur saisit bien l’esprit des Orientaux, cette puissance
fera des progrès qui laisseront bientôt en arrière les anciens
gouvernements: elle doit surtout éviter d’introduire, comme le tzar
Pierre Ier, une imitation servile de mœurs étrangères. Chez un
peuple comme chez un particulier, on ne développe de grands moyens
qu’autant qu’ils dérivent d’un caractère propre. Enfin cette puissance
doit s’abstenir, pour hâter la population, de transporter le peuple de
ses provinces: l’expérience de tous les conquérants de l’Asie a trop
prouvé que ces transplantations détruisent plus les hommes qu’elles ne
les multiplient: quand un pays est bien gouverné, il se peuple toujours
assez par ses propres forces: d’ailleurs les Arméniens, les Grecs, les
Juifs et les autres nations persécutées de l’Asie, s’empresseront
d’accourir vers une terre qui leur offrira la sécurité; et les musulmans
eux-mêmes, surtout les paysans, sont tellement fatigués de la tyrannie
turke, qu’ils pourront consentir à vivre sous une domination étrangère.
Alors le bien qu’aura produit la révolution actuelle fera oublier les
maux qu’elle va coûter: le bonheur de la génération future séchera les
larmes de l’humanité sur la génération présente, et la philosophie
pardonnera aux passions des rois qui auront eu l’effet d’améliorer la
condition de l’espèce humaine.

Terminé le 26 février 1788.

                                 FIN.



                                 TABLE

                             DES CHAPITRES

                       CONTENUS DANS CE VOLUME.


CHAPITRE PREMIER.--Précis de l’histoire de Dâher, fils
d’Omar, qui a commandé à Acre depuis 1750 jusqu’en 1776           Pag. 1

CHAP. II.--Distribution de la Syrie par pachalics,
selon l’administration turke                                          37

CHAP. III.--Du pachalic d’Alep                                        38

CHAP. IV.--Du pachalic de Tripoli                                     59

CHAP. V.--Du pachalic de Saide, dit aussi d’Acre                      68

CHAP. VI.--Du pachalic de Damas                                      124

CHAP. VII.--De la Palestine                                          185

CHAP. VIII.--Résumé de la Syrie                                      208

CHAP. IX.--Gouvernement des Turks en Syrie                           217

CHAP. X.--De l’administration de la justice                          231

CHAP. XI.--De l’influence de la religion                             235

CHAP. XII.--De la propriété et des conditions                        242

CHAP. XIII.--État des paysans et de l’agriculture                    245

CHAP. XIV.--Des artisans, des marchands et du commerce               251

CHAP. XV.--Des arts, des sciences et de l’ignorance                  264

CHAP. XVI.--Des habitudes et du caractère des habitants
de la Syrie                                                          284

État du commerce du Levant                                           319

Considérations sur la guerre des Turks                               345

FIN DE LA TABLE.

[Illustration: PLAN DU TEMPLE DU SOLEIL A BALBEK.]

[Illustration: CARTE DE LA SYRIE]

[Illustration: VUE DES RUINES DE PALMYRE DANS LE DÉSERT DE SYRIE:]

[Illustration: VUE DE LA COUR QUARRÉE DU TEMPLE DUE SOLEIL A BALBEK.]


NOTES:

 [1] Tome III, page 204.

 [2] J’ai vu des lettres de Jean-Joseph Blanc, négociant d’_Acre_ qui
 se trouvait au camp de Soliman à cette époque, et qui en donnait des
 détails.

 [3] Les Arabes ont à ce sujet un proverbe singulier qui peint bien
 cette conduite: l’_Osmanli_, disent-ils, atteint les _lièvres_ avec
 des _charrettes_.

 [4] ’Quand Kîor pacha vint en Cypre, il prit nombre de rebelles, et
 les fit précipiter du haut des murs sur des crampons de fer où ils
 restaient accrochés jusqu’à ce qu’ils expirassent dans les tourments
 qu’on peut imaginer.

 [5] Cela se pratique dans la plupart des grands pachalics dont les
 vassaux sont peu soumis.

 [6] Ce sont des Tartares qui font l’office de courriers en Turkie.

 [7] Ce mot, qui signifie _noble-seing_, est une lettre de proscription
 conçue en ces termes: _Un tel, qui es l’esclave de ma sublime Porte,
 va vers un tel, mon esclave, et rapporte sa tête à mes pieds, au péril
 de la tienne_.

 [8] Pipe à la persane, composée d’un grand flacon plein d’eau, où la
 fumée se purge avant d’arriver à la bouche.

 [9] Le terme turk _pacha_ est formé des deux mots persans _pa-châh_,
 qui signifient littéralement _vice-roi_.

 [10] Pantoufles turkes.

 [11] C’est le nom dont les anciens géographes ont fait _Xalibon_;
 l’_x_ représente ici le _jota_ espagnol; et il est remarquable que les
 Grecs modernes rendent encore le _hâ_ arabe par ce même son de _jota_;
 ce qui cause mille équivoques dans leur discours, attendu que les
 Arabes ont le _jota_ dans une autre lettre.

 [12] Les châles sont des mouchoirs de laine, larges d’une aune, et
 longs de près de deux. La laine en est si fine et si soyeuse, que tout
 le mouchoir pourrait être contenu dans les deux mains jointes: l’on
 n’y emploie que celle des chevreaux, ou plus exactement que le duvet
 des chevreaux naissants. Les plus beaux châles viennent du Cachemire:
 il y en a depuis cinquante écus jusqu’à 1200 et même 2400 livres.

 [13] C’est le terme que les géographes grecs ont rendu par _Axios_.

 [14] Le local qu’ils occupent répond exactement au château de
 _Gyndarus_, qui, dès le temps de Strabon, était un repaire de voleurs.

 [15] Cette plaine, qui règne au pied des montagnes sur une largeur
 d’une lieue, a été formée des terres que les torrents et les pluies
 ont arrachées par le laps des temps à ces mêmes montagnes.

 [16] Le nom d’Hiérapolis subsiste aussi dans un autre village appelé
 _Yérabolos_, sur l’Euphrate.

 [17] Nom grec qui signifie _trois villes_, parce que ce lieu fut
 la réunion de trois colonies fournies par Sidon, Tyr et Arad, qui
 formèrent chacune un établissement si près l’un de l’autre, qu’ils
 n’en composèrent bientôt qu’un.

 [18] Ces abords maritimes sont ce que les anciens appelaient
 _maïoumas_.

 [19] Depuis mon retour en France, l’on m’a mandé qu’il a régné
 pendant le printemps de 1785, une épidémie qui a désolé Tripoli et
 le Kesraouân: son caractère était une fièvre violente accompagnée de
 taches bleuâtres; ce qui l’a fait soupçonner d’être un peu mêlée de
 peste. Par une remarque singulière, l’on a observé qu’elle n’attaquait
 que peu les musulmans, mais qu’elle s’adressait surtout aux chrétiens;
 d’où l’on doit conclure qu’elle a été un effet des mauvais aliments et
 du mauvais régime dont ils usent pendant leur carême.

 [20] Tout pacha à trois queues est titré vizir.

 [21] C’est effectivement la prononciation du grec, Βηρυτ.

 [22]

  1. Mizân el Zâman.
  2. Abâtil el Aâlam.
  3. Morched el Kâti.
  4. Morched el Kâhen.
  5. Morched el Masihi.
  6. Qoût el Nafs.
  7. Taammol el Asboué.
  8. Tââlim el Masihi.
  9. Tafsir el Sabât.
  10. El Mazâmir.
  11. El Onbouât.
  12. El Endjîl oua el Rasâiel.
  13. El Souèïât.


 [23]

  1. Taqlîd el _Masîh_.
  2. Bestân el Rohobân.
  3. Elm el Niè l’Bouzembaoûm.
  4. Maouâèz Sainari.
  5. Lâhoût Mar Touma.
  6. Maouâèz Fomm el Dahab.
  7. Qaouâèd el Naouamis l’Qloud Firtiou.
  8. Madjâdalat el Anba Djordji.
  9. El Manteq.
  10. Noûr el Albâb.
  11. El Mataleb oua el Mebâhes.
  12. Diouân Djermanôs.
  13. Diouân Anqoula.
  14. Moktasar el Qâmoûs.


 [24]

  1. El Qôran.
  2. El Qâmous l’Firouz-àbâdi.
  3. El Alf bait l’Ebn-el-malek.
  4. Tafsïr el Alf bait.
  5. El Adjroumîé.
  6. Elm el Baïân l’Taftazâni.
  7. Maqâmât el Hariri.
  8. Diouân Omar Ebn el Fârdi.
  9. Fapâh el Logat.
  10. El tob l’Ebn Sina.
  11. El Mofradât.
  12. Dâouàt el Otobba.
  13. Abârât el Motakallamin.
  14. Nadim el Ouahid.
  15. Târik el Yhoud, l’Yousefous.


 [25] Ces vins sont de trois espèces: savoir, le rouge, le blanc et
 le jaune: le blanc, qui est le plus rare, est amer à un point qui le
 rend désagréable. Par un excès contraire, les deux autres sont trop
 doux et trop sucrés. La raison en est qu’on les fait bouillir, en
 sorte qu’ils ressemblent au vin cuit de Provence. L’usage de tout
 le pays est de réduire le moût aux deux tiers de sa quantité. On ne
 peut en boire pendant le repas sans s’exposer à des aigreurs, parce
 qu’ils développent leur fermentation dans l’estomac. Cependant il y a
 quelques cantons où l’on ne cuit pas le rouge, et alors il acquiert
 une qualité presque égale au Bordeaux. Le vin jaune est célèbre chez
 nos négociants, sous le nom de _vin d’or_, qu’il doit à sa belle
 couleur de topaze. Le plus estimé se cueille sur les coteaux du _Zoûq_
 ou _village_ de _Masbeh_ près d’_Antoura_. Il n’est pas nécessaire
 de le cuire, mais il est trop sucré. Voilà ces vins du Liban vantés
 des anciens gourmets grecs et romains. C’est à nos Français à essayer
 s’ils seraient du même avis; mais ils doivent observer que dans le
 passage de la mer, les vins cuits fermentent une seconde fois, et font
 crever les tonneaux. Il est probable que les habitants du Liban n’ont
 rien changé à l’ancienne méthode de faire le vin, ni à la culture
 des vignes. Elles sont disposées par échalas de six à huit pieds de
 hauteur. On ne les taille point comme en France, ce qui nuit sûrement
 beaucoup à la quantité et à la qualité de la récolte. La vendange se
 fait sur la fin de septembre. Le couvent de Mar-hanna cueille environ
 cent cinquante _kâbié_ ou jarres de terre, qui tiennent à peu près
 cent dix pintes. Le prix courant dans le pays peut s’évaluer à sept ou
 huit sous notre pinte.

 [26] Le nom de _Sidon_ subsiste encore dans un petit village à une
 demi-lieue de Saide.

 [27] Et non le son du _z_, comme dans _there_.

 [28] Chez les Musulmans, le terme de _chaik_ prend les sens divers
 de _santon_, d’_ermite_, d’_idiot_ et de _fou_. Ils ont pour les
 imbéciles le même respect religieux qui existait au temps de _David_.

 [29] La largeur des piles des arches est de neuf pieds.

 [30] _Antiq. Judaic._ lib. 9, c. 14.

 [31] Josèphe est en erreur lorsqu’il parle de _Tyr_ au temps d’_Hiram_
 comme étant bâtie dans l’île. Il confond, à son ordinaire, l’état
 ancien avec l’état postérieur. Voyez _Antiq. Jud._ lib. 8, c. 5.

 [32] L’on en a récemment découvert une considérable en dehors du mur
 de la ville. L’on n’y a rien trouvé, et le Motsallam l’a fait refermer.

 [33] Peut-être le mont _Sannîne_.

 [34] Buis de _Katim_. Divers passages confrontés prouvent que ce
 nom ne doit pas s’appliquer à la Grèce, mais à l’île de Chypre, et
 peut-être à la côte de _Cilicie_, où le buis abonde. Il convient
 surtout à Chypre par son analogie avec la ville de _Kitium_ et le
 pays des _Kitiens_, à qui _Eulalæus_ faisait la guerre du temps de
 Salmanasar.

 [35] En hébreu _aliché_, qui ne diffère en rien de _Hellas_, ancien
 nom de l’archipel conservé dans _Hellespont_.

 [36] _Youn_, plaisamment travesti en _javan_, quoique les anciens
 n’aient point connu notre _ja_.

 [37] _Tobel_ ou _Teblis_ s’écrit aussi _Teflis_, au nord de l’Arménie,
 sur la frontière de Géorgie. Ces mêmes cantons sont célèbres chez les
 Grecs pour les esclaves et pour le fer des _Chalybes_.

 [38] Ce nom s’étendait aux Cappadociens et aux habitants de la
 Haute-Mésopotamie.

 [39] Aussi Strabon dit-il, _lib._ 16, que les Sabéens avaient fourni
 tout l’or de la Syrie, avant que les habitants de Gerrha, près de
 l’embouchure de l’Euphrate, les eussent supplantés.

 [40] Suivez les planches.

 [41] Elle a trois cent cinquante pieds de large sur trois cent
 trente-six de long.

 [42] _In-fol. d’Atlas, 1 vol._ Cet ouvrage, cher et rare, ne se trouve
 que dans les grandes bibliothèques: on peut le consulter à celle de la
 nation.

 [43] La soffite est cette traverse qui règne sur la tête lorsque l’on
 passe sous une porte.

 [44] Espèces d’esprits intermédiaires entre les anges et les diables.

 [45] Il y appelle _Héliopolis_ ville des _Assyriens_, par la confusion
 que les anciens font souvent de ce nom avec celui de _Syriens_.

 [46] La caravane de la Mekke porte exclusivement ce nom de _Hadj_, qui
 signifie _pèlerinage_: les autres se nomment simplement _Qafl_.

 [47] En Syrie et en Égypte l’intérêt ordinaire est de douze ou quinze
 pour cent; souvent il va à vingt et trente.

 [48] Je tiens ces faits d’un homme qui a connu particulièrement ce
 trésorier, et vu Abd-Allah à Jérusalem.

 [49] Le baron de Tott appelle Djezzâr un _lion_: je crois qu’il le
 définirait bien mieux en l’appelant un _loup_.

 [50] _Ruines de Palmyre_, 1 vol. in-fol. de cinquante planches gravées
 à Londres, en 1753, et publiées par Robert Wood.

 [51] Quoique ces voyageurs eussent visité la _Grèce_ et l’_Italie_.

 [52] Ces eaux sont chaudes et soufrées; mais les habitants qui, hors
 de là, n’en ont que des saumâtres, les trouvent bonnes; et du moins
 elles sont salubres.

 [53] _Antiq. Jud._ lib. 8, c. 6.

 [54] Jean d’Antioche.

 [55] De là le mot espagnol _aldea_.

 [56] Les Orientaux n’appellent jamais Jérusalem que du nom de
 _el-Qods_, la _sainte_, en y ajoutant quelquefois l’épithète de
 _el-Chérif_, la _noble_. Ce nom _el-Qods_ me paraît l’étymologie de
 tous les _Casius_ de l’antiquité, qui, comme Jérusalem, avaient le
 double attribut d’être des _lieux-hauts_, et de porter des _temples_
 ou _lieux-saints_.

 [57] A raison de 7 livres 10 sous.

 [58] La différence entre eux est que ceux de la Mekke s’appellent
 _Hadjis_, et ceux de Jérusalem _Moqodsi_, nom formé sur celui de la
 ville, _el-Qods_.

 [59] J’ai vu un pèlerin qui en avait perdu le bras, parce qu’on avait
 piqué le nerf cubital.

 [60] _K_ est ici pris pour le _jota_ espagnol.

 [61] Ces anneaux ont souvent la grosseur du pouce et davantage; on
 les passe au bras dès la jeunesse; il arrive, ainsi que je l’ai vu
 plusieurs fois, que le bras grossissant plus que la capacité de
 l’anneau, il se forme au-dessus et au-dessous un bourrelet de chair,
 en sorte que l’anneau se trouve enfoncé dans une dépression profonde
 dont on ne peut plus le retirer: cela passe pour une beauté.

 [62] L’on en trouve dès Acre; mais leur fruit a peine à mûrir.

 [63] Niebuhr a découvert, sur une montagne, des tombeaux avec des
 hiéroglyphes, qui feraient croire que les Égyptiens ont eu des
 établissemens dans ces contrées

 [64] C’est à ces pèlerins que l’on doit attribuer des inscriptions
 et des figures grossières d’ânes, de chameaux, etc., gravées sur
 des rochers qui, par cette raison, sont nommés _Djebel Mokatteb_,
 ou _Montagne Écrite_. Montaigu, qui avait beaucoup voyagé dans ces
 cantons, et qui avait examiné ces inscriptions avec soin, en porta ce
 jugement; et Gébelin a bien perdu sa peine en y cherchant des mystères
 profonds.

 [65] Inspecteur du marché.

 [66] Vulgo _cadilesquier_.

 [67] _Voyez_ à ce sujet les observations de Porter, résident anglais à
 Constantinople.

 [68] L’_R_ est ici un _r_ grasseyé.

 [69] Ou _salam-alaî-kom_, _salut sur vous_. De là notre mot
 _salamalèque_.

 [70] Ce terme signifie _décideur_ des cas qui concernent la religion;
 son vrai nom est chaik-el-eslâm.

 [71] En arabe _ziouân_.

 [72] Kâbân est un terme tartare.

 [73] _Interprète_ se dit en arabe _terdjeman_, dont nos anciens
 ont fait _truchement_; en Égypte on le prononce _tergoman_; et les
 Vénitiens en ont fait _dragomano_, qui nous est revenu en _drogman_.

 [74] Ce bizarre nom d’_échelles_ est venu chez les Provençaux de
 l’italien _scala_, qui lui-même vient de l’arabe _kalla_, signifiant
 un lieu propre à recevoir des vaisseaux, une _rade_, un havre.
 Aujourd’hui les naturels disent, comme les Italiens, _scala_, _rada_.

 [75] J’observerai à ce sujet, que les Mamlouks, au Kaire,
 montrent encore tous les ans, à la procession de la caravane, des
 cottes-mailles, des casques à visière, des brassards et toute l’armure
 du temps des Croisés. Il y a aussi une collection de vieilles armes
 dans la Mosquée des derviches, à une lieue au-dessous du Kaire, sur le
 bord du Nil.

 [76] Il faut en excepter la danse sacrée des derviches, dont les
 tournoiements ont pour objet d’imiter les mouvements des astres.

 [77] Espèce de lancette à ressort qui ne suppose aucune adresse.

 [78] _Hippocrates de Aëre, Locis et Aquis._

 [79] Sacs de paille très-usités en Asie.

 [80] L’ouvrage fut publié sans approbation, sous la date supposée de
 _Londres_, selon l’usage en pareil cas.

 [81] Paul I et même Hompesch.

 [82] Traduit par le cit. Lefebvre. A Paris, chez Tavernier, libraire,
 rue du Bac, nº 937.

 [83] J’ai commencé d’écrire à la fin d’octobre 1787, lorsque les
 nouvelles de la guerre étaient encore récentes.

 [84] Grégoire Giska, ci-devant hospodar de Moldavie, que la Porte fit
 assassiner, il y a quelques années, par un émissaire, à qui il avait
 donné l’hospitalité.

 [85] Le duc de Choiseul et le comte de Vergennes.

 [86] Voyez _le Voyage pittoresque de la Grèce_, pour cette contrée,
 l’Archipel et la côte de l’Anadoli; les Mémoires de Tott, pour les
 environs de Constantinople, et le _Voyage en Syrie et en Égypte_, pour
 les provinces du Midi. (Ajoutez-y maintenant le _Tableau de l’empire
 turk_, traduit de l’anglais de Eaton, 2 vol. in-8º. An 7. _Note de
 l’éditeur._)

 [87] La Haute-Égypte est concédée à Ibrahim et Morad beks, qui
 reviendront incessamment au Kaire. (Et cela est effectivement arrivé.
 _Note de l’éditeur._)

 [88] Espèces d’œufs de poisson préparés.

 [89] _Alexandre_, _Constantin_, _Hélène_.

 [90] _Voyez_ COXE, Voyage en Russie, tome II.

 [91] Voyez l’Histoire de l’état de l’empire ottoman, par Paul Ricaut,
 secrétaire de l’ambassadeur d’Angleterre, c. 19. Ce livre est sans
 contredit le meilleur que l’on ait fait sur la Turkie.

 [92] Mahomet, disent les Musulmans, a reçu de Dieu l’empire de la
 terre, et quiconque n’est pas son disciple, doit être son esclave.
 Quand les Turks veulent louer le roi de France, ils disent, _c’est
 un sujet soumis_, et il n’y a pas trois ans que le style de la
 chancellerie de Maroc était: _A l’infidèle qui gouverne la France_.

 [93] Xerxès.

 [94] C’est le terme appellatif d’un négociant quelconque en Syrie et
 en Égypte; il est persan, et signifie _vieillard_; _senior_.

 [95] Il y a des consuls appointés jusqu’à 16 à 18 mille liv., et ils
 se plaignent de n’avoir point encore assez, parce qu’ils veulent
 primer sur les négociants par la dépense comme par le rang.

 [96] L’empereur s’y prépare déja en attirant en ce moment à Vienne un
 grand nombre de nos fabricants.

 [97] Les Français ne paient que deux et demi pour cent.





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