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Title: L'Illustration, No. 1586, 19 Juillet 1873
Author: Various
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 1586, 19 Juillet 1873" ***


L'ILLUSTRATION
JOURNAL UNIVERSEL

[Illustration]

        RÉDACTION, ADMINISTRATION, BUREAUX D'ABONNEMENTS
        33, rue de Verneuil, Paris

        31e Année.--VOL. LXII--Nº 1586
        SAMEDI 19 JUILLET 1873

        SUCCURSALE POUR LA VENTE AU DÉTAIL
        60, rue de Richelieu, Paris

        Prix du numéro: 75 centimes
        La collection mensuelle, 3 fr.; le vol. semestriel,
        broché, 18 fr.; relié et doré sur tranches, 23 fr.

        Abonnements
        Paris et départements: 3 mois, 9 fr.;--6 mois,
        18 fr.;--un an, 36 fr.; Étranger, le port en sus.



[Illustration: LE SHAH DE PERSE A PARIS.--Visite au tombeau de Napoléon
Ier.]



SOMMAIRE

Texte: Histoire de la semaine.--Courrier de Paris, par M. Philibert
Audebrand.--Nos gravures: le shah à Paris.--La Cage d'or, nouvelle, par
M. G. de Cherville (suite).--La planète Mars, d'après les dernières
observations astronomiques.--Revue littéraire: livres nouveaux.--Salon
de 1873: La Neige, tableau de M. Daubigny; Melantho, statue de M. H.
Allouard.

Gravures: Le shah de Perse à Paris: visite au tombeau de Napoléon
Ier.--Le dîner de gala donné en l'honneur du shah au palais de
Versailles: aspect de la galerie des Glaces au moment de l'entrée des
convives.--La fête de Versailles; retour du shah de Perse à Paris, après
l'illumination du bassin de Neptune.--La grande revue du bois de
Boulogne, le shah de Perse et le Président de la République arrivant sur
la pelouse de Longchamps.--La fête de nuit du 13 juillet: aspect
général, vue prise au-dessus du Trocadéro.--Défilé de la retraite aux
flambeaux sur les rampes du Trocadéro.--La représentation de gala à
l'Opéra: la loge d'honneur.--Le shah de Perse au palais Bourbon (4
gravures).--Salon de 1873: La Neige, tableau de M. Daubigny;--Melantho,
par M. Allouard.--Rébus.



HISTOIRE DE LA SEMAINE

FRANCE.

L'Assemblée nationale nous a donné à deux reprises, pendant le cours de
cette semaine, le spectacle de ces scènes tumultueuses qui se
reproduisent trop souvent dans son sein. La première fois, la tempête a
éclaté à propos d'observations présentées au sujet du procès-verbal; la
seconde à propos d'une allocution adressée à l'Assemblée par son
président, M. Buffet, à la suite de la revue, passée la veille, des
troupes de la garnison de Paris, et dans laquelle il avait, au gré de la
gauche, commis une injustice en n'associant pas le nom de M. Thiers à
ceux des réorganisateurs de l'armée dont il avait fait l'éloge. Ces deux
incidents ont à eux seuls rempli deux séances entières pendant
lesquelles les récriminations, les apostrophes, les injures même se sont
échangées d'un côté à l'autre de la salle des séances avec une violence
qui faisait ressembler la réunion à un club bien plus qu'à une assemblée
politique; ils ont fourni à M. Gambetta l'occasion d'expliquer ce qu'il
entendait par ces «nouvelles couches sociales» dont il annonçait naguère
l'avènement. Le discours de M. Gambetta, conçu avec une grande habileté,
a été développé par lui avec une éloquence que faisait ressortir une
intention de modération évidente; malheureusement l'orateur de la
gauche, malgré son art à modifier l'expression de sa pensée suivant les
circonstances et le milieu où il se trouve, nous a appris depuis
longtemps qu'il y a loin des actes aux paroles; sa sagesse apparente
d'aujourd'hui ne réussira pas à faire oublier son attitude d'hier.

Une troisième tempête a été soulevée le lendemain, à propos de la
prorogation de l'Assemblée et de la nomination de la commission de
permanence, par le dépôt fait par le ministre de la justice d'un projet
de loi donnant le pouvoir à cette commission d'exercer, pendant les
vacances, le droit qui est attribué à l'Assemblée elle-même, par
l'article 2 de la toi du 20 mai 1819. La droite a fort approuvé ce
projet que la gauche au contraire a qualifié de «monstruosité». La
bataille ne peut manquer de recommencer lorsque viendra en discussion
l'article unique du projet, dont voici, en attendant, l'exposé des
motifs:

Aux termes de la loi du 20 mai 1819 (article 2) et du décret du 11 août
1818, les délits d'offense envers l'Assemblée nationale, par voie de
publication, ne peuvent être poursuivis qu'après une autorisation
préalable donnée par l'Assemblée elle-même.

Les dispositions sont toujours en vigueur et vous en avez fait
application, notamment le 17 février 1872, en autorisant des poursuites
contre plusieurs journaux. Nous venons vous proposer de les compléter
par une disposition additionnelle.

Quand l'Assemblée s'ajourne à un terme assez éloigné, on ne saurait
évidemment songer à la rappeler pour lui demander une autorisation de
poursuites; attendre son retour serait, dans bien des cas, compromettre
la poursuite et assurer aux auteurs des délits une impunité regrettable.

D'un autre côté la commission de permanence, réduite actuellement à une
simple mission de surveillance, n'a qu'un droit, celui de convoquer
l'Assemblée lorsque la gravité exceptionnelle des circonstances semble
l'exiger. Il ne lui appartient pas de se substituer à l'Assemblée et
d'autoriser des poursuites.

C'est cette situation qu'a pour but de changer le projet de loi que nous
présentons.

Il importe plus que jamais de protéger efficacement la représentation
nationale contre les attaques dont elle peut être l'objet, et de faire
respecter sans faiblesse les droits et l'autorité de l'Assemblée.

Après ces séances agitées, l'Assemblée est revenue au calme en abordant
la discussion d'une loi qui restera comme une des oeuvres les plus
utiles et les plus patriotiques qu'elle laissera après elle. La
réorganisation de l'armée est une de ces questions devant lesquelles on
est heureux de voir les divisions des partis disparaître pour faire
place à la seule préoccupation du bien du pays et au désir patriotique
de travailler à sa régénération.

On sait que nos désastres dans la dernière guerre ont surtout tenu à
deux causes: la mauvaise organisation des services administratifs de nos
armées et la lenteur de leur formation; l'armée allemande, au contraire,
très-rapidement mobilisable, a dû principalement ses succès à la
rapidité avec laquelle elle a pu se jeter, avec des corps complètement
organisés dès les premiers jours de la campagne, sur des divisions qui,
de notre côté, étaient à peine en voie de formation.

Cette supériorité de l'Allemagne tient, outre autres causes, à la
différence fondamentale que présente son organisation militaire avec la
nôtre; chez elle, l'armée est divisée en parties correspondant aux
divisions territoriales et possédant chacune son administration, son
matériel et tous ses services réunis à l'endroit même où elle se trouve
en temps de paix; chez nous, au contraire, les régiments sont répartis
arbitrairement sur toute la surface du territoire; ils sont alimentés en
matériel par des magasins centraux en petit nombre et en hommes par des
dépôts où doivent se rendre les réserves rappelées en temps de guerre et
qui sont quelquefois situés à de très-grandes distances des points où
l'armée doit opérer. Au moment de la guerre, par exemple, on a vu des
hommes rappelés sous les drapeaux, et qui se trouvaient en Alsace ou aux
environs, être obligés de passer d'abord par le dépôt de leur régiment,
situé dans une ville du Midi, pour retourner ensuite à la frontière d'où
ils étaient partis; on conçoit sans peine le désordre et les lenteurs
qu'amènent de pareilles allées et venues lorsqu'elles se produisent en
tous sens d'un bout du territoire à l'autre.

Sans copier servilement l'organisation prussienne, dont certaines
parties ne s'adapteraient pas à notre régime politique, la commission a
adopté un système qui s'en rapproche et qui, tout en conservant le
principe de centralisation qui fait la base de nos institutions,
assurera néanmoins la rapidité du passage de nos armées du pied de paix
au pied de guerre. Désormais, le territoire de la France sera divisé en
un certain nombre de régions à chacune desquelles correspondra un corps
d'armée qui y tiendra garnison et qui, en cas de guerre, puisera dans la
région même le complément d'hommes qui lui sera nécessaire pour
compléter son effectif. En temps ordinaire, l'armée continuera, comme à
présent, à se recruter sur toute l'étendue du territoire, mais au moment
de la guerre, elle se recrutera sur place, de telle sorte que, tout en
conservant une armée homogène, on acquerra, au point de vue de la
mobilisation, l'avantage d'une rapidité à peu près aussi grande que
celle des corps d'armée allemands. De plus, chaque région possédera des
magasins généraux d'approvisionnement contenant tous les objets
nécessaires à l'armement et à l'équipement complets du corps d'armée, et
sera placée, sous le commandement d'un général assumant sur lui seul la
responsabilité de l'armement, de l'entretien et de l'approvisionnement.

Tel est, résumé en quelques mots, le système nouveau qui, de l'aveu de
tous les hommes spéciaux, présentera sur l'ancienne organisation des
avantages incalculables. L'Assemblée s'y est ralliée à la presque
unanimité, et malgré les critiques de détail présentées par quelques
membres, son adoption à une très-grande majorité n'est, pas douteuse.

ALLEMAGNE.

On fait beaucoup de bruit depuis quelque temps de la retraite de M. de
Bismark qui serait, assure-t-on, sur le point de résigner ses fonctions
de ministre des affaires étrangères de Prusse pour ne garder que celles
de chancelier de l'empire. On nomme même les deux personnages qui se
disputeraient sa succession: MM. de Balan et de Bulow. Nous avons déjà
eu occasion de signaler, il y a quelques semaines, les tiraillements qui
se sont produits au sein du gouvernement allemand et qui avaient déjà eu
pour conséquence d'ébranler la situation et l'influence de M. de
Bismark. La nouvelle que nous enregistrons ici n'a donc rien
d'invraisemblable; cependant, la _Gazette de l'Allemagne du Nord_, dont
les attaches officieuses sont bien connues, déclare, qu'elle est tout à
fait inexacte; mais l'insistance et l'acrimonie que met ce journal à la
démentir sont de nature à faire penser, tout au contraire, qu'elle
pourrait bien n'être pas absolument sans fondement.

Le ministère de la guerre de Prusse vient de faire commencer une série
d'exercices d'artillerie qui sont certainement les plus grandioses que
jamais une armée ait été appelée à faire en temps de paix: il ne s'agit
de rien moins que d'entreprendre le siège en règle et le bombardement
effectif d'une citadelle, que l'on fera finalement sauter avec des
engins explosifs dont l'application en grand n'avait pas encore été
faite jusqu'à présent. La forteresse ainsi vouée à la destruction est
celle de Graudens, sur la Vistule; les opérations du siège et du
bombardement dureront six semaines; le feu sera ouvert chaque jour
pendant quatre heures et les habitants des environs devront se retirer à
une distance de 10 kilomètres; on n'évalue pas à moins de deux millions
de francs le montant des indemnités qu'entraînera à lui seul ce
déplacement quotidien de la population.

ESPAGNE.

La situation en Espagne est de plus en plus grave. Après avoir pris
Berga, les carlistes se sont avancés sur Puycerda, dont Saballs se
serait emparé, s'il faut en croire les dernières dépêches, qui
paraissent dignes de foi; ils ont reçu, tout récemment, un convoi de
12,000 fusils et une quantité considérable de munitions, et l'on sait
que ce sont les armes bien plus que les combattants qui leur avaient
manqué jusqu'à présent. D'autre part l'anarchie est effroyable: à Alcoy,
ville de 30.000 âmes, dans la province de Valence, les
internationalistes ont massacré le maire et le percepteur, traîné leurs
corps dans les rues et incendié une importante filature de coton. A
Carthagène, le général Contreras s'est mis à la tête des insurgés qui,
maîtres de toute la ville, ne tarderont pas, on le craint, à s'emparer
de l'arsenal et des navires de guerre mouillés dans le port. A Malaga,
la Commune règne dans toute son horreur, et les journaux espagnols font
un 'tableau effroyable des excès de tous genres auxquels s'y livre la
populace. Pendant ce temps, le chef du gouvernement de Madrid, M. Piry
Margall, s'occupe de constituer un ministère radical et s'en tient, pour
le reste, à des déclarations pompeuses auxquelles on a appris depuis
longtemps à ne plus croire. Les députés de la droite du Congrès ont dû
présenter contre lui une motion de censure dont le résultat n'est pas
encore connu à l'heure où nous écrivons.

GRANDE-BRETAGNE.

Le public anglais est vivement ému par les nouvelles qui viennent
d'arriver de la côte de Guinée. La ville d'Elmina, un des principaux
centres du commerce de cette contrée avec l'Europe, a été bombardée et
réduite en cendres par le commandant militaire de la colonie, qui a été
obligé de recourir à ce moyen extrême pour sortir de la situation
critique où l'avait mis l'attaque de la tribu hostile des Ashantees. La
ville d'Elmina, qui ne comptait pas moins de 10,000 habitants, avait été
fondée par les Hollandais qui l'avaient cédée à l'Angleterre avec son
territoire, il y a un an à peine; en échange de cette cession,
l'Angleterre consentait à ne pas s'opposer aux conquêtes que les
Hollandais pourraient vouloir faire dans l'île de Sumatra. On sait
comment les Hollandais usèrent de la faculté qu'ils venaient d'acquérir
et par quel insuccès se termina l'expédition qu'ils s'empressèrent
d'organiser contre le sultan d'Atchin; l'Angleterre n'a guère été plus
heureuse: elle avait à peine pris possession de sa nouvelle colonie,
qu'elle se voyait attaquée par une peuplade indigène, celle des
Ashantees qui, au nombre de 50,000, venaient cerner la garnison de la
citadelle dominant la ville d'Elmina. Or, les habitants de cette
dernière étaient pour la plupart sympathiques à la cause des Ashantees
et tout disposés à favoriser leur entreprise; le commandant anglais
n'eût d'autres ressources que de menacer d'un bombardement si l'ennemi
ne se retirait pas, et de mettre la menace à exécution, cette sommation
étant restée sans effet.

La nouvelle de cet événement a produit, de l'autre côté du détroit, une
impression d'autant plus fâcheuse que le traité avec la Hollande avait
été l'objet de nombreuses critiques lors de sa conclusion.



COURRIER DE PARIS

Faites donc des serments d'Annibal! J'avais promis de ne plus dire un
mot du shah. Les paroles à peine jurées, le vent qui souffle du sud les
a emportées. Me voilà parjure sans le faire exprès. Et puis, que vous
dire? Je supposais que Paris, toujours si prompt à prendre la posture
d'un blasé, en était arrivé à la satiété sous ce rapport. Je croyais que
le roi des rois et tous les bonnets d'astrakan qui l'environnent étaient
une mise en scène qu'on demanderait vite à rajeunir, suivant l'usage. Il
n'en a rien été. En ce moment, à l'heure même où je parle, l'auguste
Persan est plus à la mode qu'à son début.

Samedi soir, a eu lieu ce qu'on est convenu d'appeler la représentation
de gala. Quand j'aurai noté que la salle de l'Opéra était bourrée du
haut en bas du beau monde qu'on signale d'ordinaire dans les chroniques,
je ne vous aurai rien appris d'imprévu ni de neuf. Haute politique,
diplomatie, monde des arts, monde des lettres, finance, c'est toujours
la même chanson. Mon Dieu! que de fois ils se sont déjà lorgnés! Mais,
ce soir là, ils venaient pour se faire voir par ce voyageur, qui,
disons-le, animé d'une indifférence superbe, n'usait le verre de ses
lunettes qu'à regarder sur le théâtre. La _Haute-Gomme_ n'en revenait
pas. (_Nota_.--Il y a aussi, parmi nos élégants, ce qui se nomme la
_Haute-Gomme_, jeunesse dorée et thermidorienne du jour.) Mais, je le
répète, Nassr-ed-Din ne paraissait se préoccuper que médiocrement de
tous ces costumes occidentaux, habits bourgeois malgré eux-mêmes, tous
très-cossus pour nous, tous très-mesquins, si l'on entreprend de les
comparer à la magnificence sans pareille de sa tunique. Très-sincère
dans son attention, le shah n'avait d'yeux et de jumelles que pour les
danseuses.

Dès le lever du rideau, la danse l'a visiblement captivé, on pourrait
dire ensorcelé. Ni les deux présidents au milieu desquels on l'avait
assis, ni cette salle redondante d'élégants dont il ne savait pas
apprécier le mérite, n'ont eu le pouvoir de l'arracher à ce spectacle
d'almées plus belles peut-être que celles de son Orient. Il était en
extase devant les ronds de jambe. Tant de jetés-battus lui montaient à
la tête. Mlle Fiocre surtout paraissait exercer sur lui un ascendant
souverain, tout à fait semblable au charme magique de la fascination. Au
reste, ceux qui ont organisé le programme de la fête avaient
probablement compté sur ce résultat, puisqu'on avait multiplié le
ballet.

Quant à notre grand monde, il faisait ce qu'avait fait la foule tout le
long des boulevards. Dans ce voyageur affolé de chorégraphie, il
n'envisageait que des grappes de diamants.--Que de diamants! Que de
perles! Que de saphirs! Que de topazes! On n'entendait rien autre chose
d'un bout à l'autre de la salle. À l'inverse du shah, nos belles dames
n'ont pas donné un seul coup de lorgnette à ce qui se passait sur la
scène. La joaillerie d'Ispahan absorbait tout ce qu'il y avait en elle
d'énergie vitale. Voyez donc! jusqu'à son sabre qui est attaché autour
du corps par un ceinturon de pierreries!

Sans me mêler de faire ici le pédant, je demande pourtant à ouvrir une
parenthèse afin d'expliquer que chez les musulmans les diamants, les
perles et les pierreries ne sont pas ce qu'un vain peuple pense,
c'est-à-dire un futile ornement. Tout cela a un caractère sacré, de par
le Koran. Si vous vous mettez à lire le livre saint, vous y verrez qu'à
tout verset les attributs d'Allah confinent à cette haute bijouterie, et
que c'est pour cette raison qu'il y a une si grande profusion de
brillants sur la personne des chefs d'empire.

Ainsi, les espèces de plumes en diamant que Nassr-ed-Din porte en guise
de boutons sur sa tunique ne sont qu'une image effacée de la Plume
divine.--Tenez, voici ce que dit à ce sujet Al-gazel, un des
commentateurs du Koran, déjà cité:

«Il faut croire à la Plume divine, créée par le doigt d'Allah. La
matière de cette plume est de perles. Un cavalier courant à toute bride
parcourrait à peine sa longueur en 500 ans. Cette plume a la vertu
d'écrire d'elle-même, et sans le secours d'une main étrangère, le Passé,
le Présent et l'Avenir. L'encre qui est dans cette plume est une lumière
subtile. Séraphaël, ange de première classe, est le seul qui puisse lire
les caractères tracés par cette plume merveilleuse. Elle a cent becs qui
ne cesseront de marquer jusqu'au jour du jugement tout ce qui doit
arriver dans le monde.»

La petite plaque d'opale que le shah porte au doigt figure la tablette
sacrée. Vous allez voir ce que c'est que cet attribut-là:

«Cette tablette est suspendue au milieu du septième ciel et est gardée
soigneusement par un escadron de cinquante mille anges, de peur que les
démons ne veuillent changer ce qui est écrit dessus. Sa longueur est
égale à l'espace qui est entre le ciel et la terre, et sa largeur est
comme de l'Orient à l'Occident. Cette tablette ou plutôt cette planche
merveilleuse est d'une seule perle d'une blancheur éblouissante.»

Nassr-ed-Din n'a plus que quelques jours à passer à Paris. Le départ du
shah est fixé pour le 21 juillet. Celles des Parisiennes qui n'ont pu
encore réussir à voir de près ce prince tant entouré de pierreries sont
à deux doigts du désespoir. Chacune d'elles ressemble volontiers à cette
petite reine de Saba qui ne voulait pas mourir avant d'avoir contemplé
Salomon «dans toute sa gloire». On ne saurait imaginer combien elles
dépensent de génie pour savoir où le visiteur portera ses pas cette
semaine. «Verrai-je l'aigrette? Ne la verrai-je pas?» On les rencontre
partout où se montre un Persan, au Jardin des Plantes, à la
Bibliothèque, au parc de Monceau. «Monsieur le Persan, l'aigrette
est-elle sortie aujourd'hui? Où peut-on la voir?» L'Iranien sourit,
hoche la tête et répond: «Nous nous préparons à aller à Vienne.» Voilà
tout ce que les plus jolies et les plus captieuses parviennent à en
tirer.

Des fêtes, des promenades, des surprises, le shah en a eu assez. Il a
vidé la coupe jusqu'à la dernière goutte. Il part, et c'est pour le
mieux. Il faut, du reste, y mettre quelque diligence, car l'Exposition
de Vienne tire à sa fin ou à peu près. Eh bien, savez-vous ce qui va se
produire quand le voyageur sera arrivé dans la capitale de l'Autriche?
C'est qu'il y retrouvera la capitale de la France, sous une autre forme.
Les journaux de là-bas, des lettres de fraîche date, les échos qui nous
parviennent racontent que le compartiment français est celui devant
lequel on stationne le plus.

--Ils ont beau être vaincus, ils sont encore les premiers ici, aurait
dit la princesse de Metternich assez haut pour être entendue.

Ce qu'il y a de certain, c'est qu'à cette exposition allemande, nul ne
nous conteste la place d'honneur. Un correspondant nous écrit à ce
sujet:

«L'Amérique et l'Angleterre viennent après nous; l'Autriche et la Prusse
n'occupent que le quatrième et le cinquième rang. Ah! si vous voyiez le
nez que font les Prussiens!»

En tout, d'ailleurs, l'exhibition viennoise est inférieure à notre
Exposition de 1867, il ne s'y trouve, au surplus, que peu de monde.
Peut-être cela tient-il aux bruits de choléra, absolument faux, qu'on a
fait courir; mais la population flottante et les visiteurs n'y excèdent
pas 200,000 personnes. Diderot disait d'un millionnaire de son temps:
«Tout ce que vous voudrez, mais il ne sait pas faire mousser les
Grâces.» Le baron Schwartz, l'organisateur, n'a pas su donner assez
d'importance aux détails de la mise en scène.

Rentrons à Paris. Un cordial ne serait pas un objet de luxe pour ceux
qui ont la témérité d'aller voir le drame que fait jouer en ce moment M.
Émile Zola, au théâtre de la Renaissance. _Thérèse Raquin_ dépasse en
hardiesses réalistes tout ce qu'on a vu jusqu'à ce jour. On voit
là-dedans d'abominables petits bourgeois consommer toutes sortes de
crimes entre deux parties de domino. La bêtise obtuse y domine;
l'horrible y est décrit avec des raffinements inouïs. A tout instant, le
spectateur, serré à la gorge par d'âcres émotions, se lève de sa place
en criant qu'il manque d'air. Il y a surtout une scène où le portrait
d'un mari, noyé récemment par sa femme, donne la chair de poule à tout
l'orchestre. Le pire de la chose, c'est qu'il y ait du talent dans ce
drame de M. Émile Zola, et même à une bonne dose; mais où allons-nous,
bon Dieu, si cette manière de quintessencier l'horreur entre dans la
poétique de l'avenir?

Je sais bien que nous avons déjà un peu passé par là. De 1830 à 1835,
dans les temps romantiques, après la chute de Charles X, arrivèrent les
novateurs. On remarquait parmi eux messieurs les lycanthropes. A la tête
des lycanthropes brillait Petrus Borel, le bras droit de Théophile
Gautier. Petrus Borel a écrit _Champavert_, et ce _Champavert_ aura
précédé _Thérèse Raquin_ de quarante-deux ans. En ce temps-là, non plus,
on ne ménageait pas la vérité à la société. Voyez donc, lisez et écoutez
une des interpellations du citoyen Champavert:

        Car la société n'est qu'un marais fétide
        Dont le fond sans nul doute est seul pur et limpide,
        Mais où ce qui se voit de plus sale, de plus
        Vénéneux et puant vient rougir par dessus!
        Et c'est une pitié! c'est un vrai fouillis d'herbes
        Jaunes, de roseaux secs épanouis en gerbes,
        Troncs pourris, champignons fendus et verdissants,
        Arbustes épineux, croisés dans tous les sens,
        Fange verte, écumeuse et grouillante d'insectes,
        De crapauds et de vers, qui, de ride infectés,
        La sillonnent, le tout, parsemé d'animaux
        Noyés et dont le ventre apparaît noir et gros.

Ce réalisme s'étalait déjà (il y a quarante-deux ans!), mais en vers et
seulement dans les livres. Voilà qu'il fait irruption sur le
théâtre.--Attendez-vous à en voir de belles! _Thérèse Raquin_ aura pour
sûr une lignée.

Très-certainement l'horreur est partout ici-bas; seulement l'affaire de
l'artiste est de la rendre agréable à la vue. C'est ce qu'on excelle à
faire dans cet Orient d'où nous est venu le shah de Perse.--Voyez, par
exemple, avec quelle délicatesse les conteurs du pays du soleil nous
rapportent leurs histoires!--Et justement, en voilà une dont le fonds
est tout autre que beau,--mais que d'art dans la forme qu'on y met!

C'est tout un roman ou toute une comédie, au choix.

Un joaillier d'Ispahan avait une fille qu'il aimait. Il l'appelait
_Petite Framboise_, ce qui est un joli nom. _Petite Framboise_ était
fort laide, bossue, borgne, bancale, trois fois marquée au B, comme on
dit chez nous, il fallait être l'auteur de ses jours pour la
supporter.--Cependant le joaillier, voulant l'établir, imagina de lui
donner pour mari un aveugle.

--Du moins, pensait-il, celui-là, ne la voyant point, ne pourra la
mépriser.

Effectivement l'aveugle fit très-bon ménage avec sa femme.

Une année environ après la lune de miel, on annonça en ville l'arrivée
d'un savant; c'était un personnage très-fort en chirurgie et célèbre de
Stamboul à la Mecque comme oculiste. L'étranger avait rendu la vue à un
très-grand nombre d'aveugles de l'un et de l'autre sexe. Comme on
pressait le beau-père de mener son gendre au praticien:

--Je m'en garderai bien, répondit-il.

--Pourquoi?

--S'il rendait la vue à mon gendre, mon gendre me rendrait bientôt ma
fille.

Philibert Audebrand.



[Illustration: LE DINER DE GALA DONNÉ EN L'HONNEUR DU SHAH AU PALAIS DE
VERSAILLES.--Aspect de la galerie des Glaces au moment de l'entrée des
convives.]

[Illustration: LA FÊTE DE VERSAILLES.--Retour du shah de Perse à Paris,
après l'illumination du bassin de Neptune.]



NOS GRAVURES

Le shah à Paris

Nous avons, dans notre dernier numéro, raconté l'arrivée du shah de
Perse à Paris, et nous l'avons conduit jusqu'à l'hôtel de la présidence
du Corps législatif, où des appartements lui avaient été préparés au
rez-de-chaussée, qu'il occupe. Les personnages divers de sa suite sont
logés au premier étage. Quant à ses parents, ils habitent l'hôtel du
ministère des affaires étrangères.

Le lendemain de son arrivée, après une nuit de repos, le shah a fait
connaissance avec la ville. Il est sorti l'après-midi, dans une voiture
à quatre chevaux, attelée à la Daumont. Il était très-simplement mis. Il
portait, avec, le bonnet persan, sans l'aigrette, une redingote noire et
des lunettes d'or. Mais de diamants, pas l'ombre. Trois piqueurs
allaient devant; trois calèches suivaient.

Il a ainsi parcouru les boulevards, excitant partout sur son passage la
curiosité de la foule. Puis il s'est rendu au Jardin d'acclimatation, où
il a été reçu par M. Geoffroy Saint-Hilaire et le personnel de
l'administration. Il a fait à pied tout le tour du jardin, adressant
maintes questions aussitôt traduites ainsi que leurs réponses par son
interprète, et s'arrêtant avec un vif intérêt devant les animaux de
haute vénerie. Rien d'étonnant à cela. On sait que le shah est, lui
aussi, un fort chasseur devant l'Éternel. Ses chasses en Perse sont
légendaires. L'aquarium l'a de même longtemps retenu, si bien qu'il
n'est rentré qu'assez tard à l'hôtel du Corps législatif. Tel est
l'emploi de la première journée qu'il a passée dans la capitale de la
France. Quelques chroniqueurs le font bien encore, à la nuit close et en
compagnie de son frère, de son grand-vizir et de son aide de camp,
courir les rues en manteau couleur de murailles; mais je soupçonne
qu'ils n'ont voulu, en risquant le fait, qu'amener un rapprochement qui
leur permit de faire montre de leur érudition. Dès lors, cela allait de
soi: Paris, Bagdad; Nassr-ed-Din, Haroun-al-Raschid et Giafar, son
vizir, de plus son confident et son grand ami, ce qui ne l'a pas empêché
un peu plus tard de lui faire couper la tête. Laissons-là les contes de
la sultane et rentrons dans la réalité, tout au moins dans la
vraisemblance. En prévision des fatigues du lendemain, j'entends de la
fête de Versailles, je suis porté à croire que le shah a préféré se
coucher comme un simple mortel, et j'ajoute qu'il a bien fait.

Quand je dis comme un simple mortel, ce n'est pas tout à fait exact.
Aucun des actes de la vie intime d'un roi, et surtout d'un roi de Perse,
ne peut s'accomplir aussi simplement que cela. Il suffira, pour
s'édifier à ce sujet, de jeter un coup d'oeil sur la huitième page des
dessins que renferme ce numéro. Il y a dans cette page quatre croquis,
dont l'un représenté précisément le shah dans sa chambre à coucher.
Chambre magnifiquement décorée, comme on peut penser. Mais la chose
importante, c'est le lit. Il est élevé sur une estrade de deux marches
recouvertes de velours grenat, et présente la forme de deux cornes
d'abondance se réunissant par la base. Deux candélabres énormes sont
placés à la tête et au pied, et un dais, composé de tentures de velours
grenat également, et brodées d'or, le couronne. Un petit escabeau placé
sur la seconde marche de l'estrade permet au shah d'enjamber le lit.
C'est là qu'il repose, mais non pas comme vous et moi, fermant les yeux
et autant que possible ne faisant qu'un somme, après avoir soufflé sa
bougie. Le sommeil du shah est intermittent. De temps à autre son
grand-vizir, ou quelque autre dignitaire descend du premier étage pour
lui communiquer une nouvelle; ou bien encore il se réveille pour manger
une orange que s'empresse de lui présenter quelqu'un des familiers qui
passent la nuit dans sa chambre. Deux d'entre eux doivent constamment
l'éventer avec la main lorsqu'il repose, et grimpent sur le lit pour
accomplir leur mission qu'ils n'interrompent que pendant que le shah
reçoit une communication ou suce une orange. Il en mange ainsi cinq ou
six chaque nuit. Il y en a toujours dans sa chambre une pleine corbeille
posée sur une table d'ébène incrustée d'or, où se trouvent également une
assiette de macarons, un verre d'eau, ses lunettes et quelques journaux
que son médecin, le docteur Tholozan, lui lit tous les matins en venant
prendre de ses nouvelles. Après quoi le shah procède à sa toilette, ou
plutôt on procède à la toilette du shah. L'opération a lieu dans un
boudoir entièrement tendu de satin bleu broché, et meublé d'une toilette
avec deux cuvettes à l'anglaise, d'un grand divan et d'un fauteuil,
canne et bois noir, très-léger, profond, avec dossier plein. Notre
dessin représente le shah qu'est en train de raser son barbier,
accompagné de deux aides. Il est vêtu d'une espèce de stambouline,
tunique à petits plis, de couleur grise et bordée de fourrures. Il y a
aussi le bain. Celui dont use le shah est l'ancien bain du duc de Morny,
en marbre blanc, avec tapis de cordes. La baignoire, établie au milieu
de la pièce, dont la seconde moitié est surélevée, a la forme d'une
tourelle, ou plutôt d'une grande margelle de puits, que traversent deux
cordes destinées à servir de points d'appui. Au-dessus il y a aussi un
petit trapèze dont l'usage ne demande pas d'explications. Le shah prend
son bain à une température très-élevée. Il y entre, tête nue, habillé de
mousseline blanche, causant avec une douzaine de ses familiers qui sont
là pour le distraire, mais qui, n'était le respect, riraient souvent
jaune, j'imagine, vu la température élevée du lieu. Cependant l'appétit
est venu et l'heure du déjeuner approche. Nassr-ed-Din est servi dans
son salon particulier et mange seul. Les mets sont préparés à la
française par un chef français; toutefois ce sont des cuisiniers persans
qui préparent les mets spéciaux, riz en pilaco, en bouillie et au gras,
petits poissons au safran, etc. Le shah mange les mets français avec une
fourchette, et les mets nationaux avec ses doigts, les doigts de la main
droite, que pour cette raison il plonge à chaque instant dans un
aiguière placée à côté de lui et qu'il présente ensuite à un domestique
chargé de la lui essuyer. Il aime beaucoup les fruits: les oranges, les
pêches, surtout les cerises, et cela se comprend. Ce qui se comprend
moins, c'est sa façon de manger ces dernières: trempées dans le sel. Le
café et le thé sont servis par le _cafedgi_, sorte d'échanson ayant rang
à la cour. Ce fonctionnaire porte une robe en cachemire à fond violet, à
palmes rouge et or. Deux domestiques sont attachés à sa personne. Quant
à lui, il ne sert que le roi. Mais, assez regardé par dessus le mur de
la vie privée du shah! Otons l'échelle.

C'est en voiture que Nassr-ed-Din s'est rendu à Versailles, le mardi,
surlendemain de son arrivée. Il a successivement rendu visite au
président de l'Assemblée et au président de la République, avec lequel,
toujours en voiture, il s'est ensuite promené dans le parc, pendant que
jouaient les grandes eaux. A sept heures a eu lieu le dîner de gala,
dîner d'hommes. Notre deuxième dessin représente l'aspect de la galerie
des Glaces au moment de l'entrée des convives, au nombre de cent
cinquante, tous appartenant au monde officiel. La salle des Glaces ne
contenait pas moins de quinze lustres garnis de deux mille cinq cents
bougies, dont l'effet était éblouissant.

Cette splendide galerie mesure 73 mètres de longueur, sur 10 de largeur
et 13 de hauteur. Elle est éclairée par dix-sept croisées en arcades,
ayant vue sur le jardin, et auxquelles répondent, en face, dix-sept
arcades peintes remplies de glaces, d'où lui est venu son nom. Les
fenêtres et les arcades sont séparées, de chaque côté, par vingt-quatre
pilastres à bases et à chapiteaux dorés. Le plafond est merveilleux. Il
est divisé en vingt-cinq compartiments, dont les peintures, la plupart
composées par Le Brun, rappellent les événements historiques du règne de
Louis XIV. Au-dessous des tableaux sont des inscriptions attribuées à
Boileau et à Racine. C'est dans cette galerie que l'ambassadeur de Perse
fut reçu par Louis XIV, il y aura bientôt deux cents ans, et c'est à
cause de ce souvenir historique qu'elle avait été choisie pour y
recevoir le shah.

La fête de nuit a eu lieu sur le bassin de Neptune, entouré d'un double
cercle de feux. La pelouse, les arbres, les fontaines, l'allée qui mène
au château, l'horizon, tout resplendissait. En face du bassin, adossée
au mur du boulevard de la Reine, s'élevait la tribune d'honneur, pour le
shah et les invités officiels, dominant la tribune réservée aux
personnes munies de cartes; Quant à la foule des curieux, elle se
pressait, compacte, dans les allées latérales du bassin et les allées
avoisinantes. Vers dix heures, grand mouvement dans cette foule.
L'orchestre attaque l'hymne persan, auquel répondent dans les
profondeurs du parc des fanfares de cors. C'est le shah qui arrive.
Aussitôt des gerbes de feu partent de tous les coins du bassin, des
fusées tracent leurs sillons d'or dans le ciel, où montent et éclatent
en même temps des bombes multicolores. Puis, une sorte d'écusson
lumineux se détache de la fumée, portant les armes de la Perse, le lion
entouré des rayons du soleil. Finalement, bouquet monstre et feux de
Bengale. C'est le signal du départ. Le shah est revenu à Paris, comme on
le voit dans notre troisième dessin, en voiture, avec une escorte de
cuirassiers portant des torches et galopant aux portières.

Mercredi, réception au palais Bourbon du corps diplomatique, le nonce en
tête, et visite à l'Hôtel des Invalides, où le gouverneur, M. le général
de Martimprey, a reçu le roi sur le perron de la chapelle.

Nassr-ed-Din ne pouvait manquer de visiter le tombeau de l'empereur
Napoléon qui est, avec Pierre le Grand et Charles XII, un de ses grands
héros: «A la bonne heure, se plaît-il à dire, voilà des hommes!» Il les
envie et, d'un peu loin il est vrai, il s'est efforcé de marcher sur
leurs traces. C'est un batailleur aussi, comme c'est un chasseur. S'il a
forcé des cerfs, il a aussi forcé des villes. Héral, entre autres, d'où
son surnom: _le Victorieux_. On comprendra donc facilement son émotion
lorsqu'il descendit dans la crypte, et lorsqu'il visita le reliquaire,
surtout lorsqu'il tint dans ses mains l'épée d'Austerlitz et le petit
chapeau d'Eylau. C'est le sujet de notre premier dessin. La visite s'est
terminée par une promenade à travers les salles et les cours du musée
d'artillerie.

Le lendemain, jeudi, le shah assistait à la grande revue de Longchamps,
passée en son honneur, et à trois heures précises, il arrivait à la
porte de Madrid, où il se rencontrait avec le maréchal de Mac-Mahon, que
suivait le plus brillant cortège. Le shah est réputé pour son
exactitude, «cette politesse des rois». Une fois pourtant il y manqua,
mais il n'en faut accuser que l'étiquette persane, très-sévère sur plus
d'un point. Elle défend, par exemple, de rappeler au souverain qu'on
l'attend, ou de le réveiller si par hasard il s'endort. Or, un soir,
lors de sa visite à Saint-Pétersbourg, il devait rencontrer Alexandre II
au grand bal de l'assemblée de la noblesse. L'empereur ne _faillit pas
attendre_, il attendit réellement pendant plus de vingt minutes. Le shah
s'était endormi avant le bal et personne n'avait osé le réveiller.
Heureusement il n'avait pas eu à céder aux sollicitations du sommeil
avant de quitter le palais Bourbon, si bien qu'à trois heures il
descendait de voiture à la porte de Madrid, comme je l'ai dit, et
sautait sur son cheval barbe Ek-Bolh, couvert d'un harnachement aussi
étincelant de pierreries que l'uniforme de son cavalier. Le shah avait,
en effet, revêtu son costume d'apparat. La poitrine, le col ruisselaient
de diamants. Une ceinture de rubis, d'émeraudes et d'autres pierres le
serrait à la taille. A cette ceinture qui, d'après la trésorerie de la
cour de Perse, vaut à elle seule un million, était suspendu un
cimeterre, dont le fourreau est un chef-d'oeuvre de joaillerie. On le
croirait fait d'un seul diamant tant les pierres qui le composent sont
de la plus parfaite sertissure. C'est ainsi que le shah, comme le montre
notre quatrième dessin, est arrivé sur le terrain de Bagatelle, et qu'il
a parcouru assez rapidement deux des lignes de bataille; puis il est
allé prendre place à l'ancienne tribune impériale, entre le président de
l'Assemblée et le vice-président du Conseil. Les députés occupaient la
tribune de droite; le Conseil municipal celle de gauche. Quant au
maréchal de Mac-Mahon, c'est sur la pelouse, en face de la tribune,
qu'il s'était placé. Alors le défilé a eu lieu au milieu des
applaudissements de la foule énorme que ce spectacle imposant avait
attiré au bois de Boulogne. Notons que l'infanterie de marine et les
cuirassiers ont eu un succès exceptionnel. A six heures et demie, le
défilé était terminé, et le shah remontait en voiture pour rentrer au
palais Bourbon.

Vendredi, visite au Diorama, et le soir représentation au cirque des
Champs-Elysées, que l'on avait transformé ce soir-là en une vaste
corbeille de fleurs, émaillée de toilettes charmantes. Rien de
particulier à noter sinon que le shah s'est beaucoup amusé des
intermèdes plaisants des clowns, et qu'il a paru suivre avec une
certaine anxiété les exercices vertigineux des gymnasiarques. En sortant
du cirque à dix heures, il s'est rendu au Louvre, à la galerie des
Antiques, dans laquelle il est entré par la porte située sous le
pavillon d'Apollon. La promenade s'est faite à la lueur des torches. Le
shah s'est longuement arrêté devant certaines statues: _la Melpomène, le
Rhin, la Vénus de Milo_, près de laquelle un fauteuil lui avait été
préparé. Il ne s'est retiré qu'à près de minuit. Le lendemain, samedi,
c'est l'école des Mines, la Bibliothèque nationale et l'église de
Notre-Dame que le shah a visitées. Le soir, il s'est rendu à l'Opéra.
Notre septième dessin donnera au lecteur une idée de la magnificence qui
a été déployée par la direction à cette représentation de gala. Il
représente la loge d'honneur, composée des cinq premières loges de face
que l'on avait, pour la circonstance, converties en une seule et dans
laquelle prirent place, avec le shah et ses dignitaires, le maréchal de
Mac-Mahon et les hauts fonctionnaires de la République. Un buste
colossal de Nassr-ed-Din, entouré de fleurs, avait été dressé au fond
d'une arcade dans le salon réservé précédant la loge. Voici le programme
de la représentation: Ouverture de _la Muette de Portici_, le troisième
acte de la _Juive_, le deuxième de _Coppelia, marche nationale persane_,
et fragment du premier acte de _la Source_.

Le shah a surtout goûté le ballet de la Tour enchantée, dans la _Juive_,
et a exprimé plusieurs fois le plaisir que lui causaient les pirouettes
et les jetés-battus des premiers sujets. À onze heures, la fête était
terminée et tout y avait marché à la satisfaction générale. Celle du
lendemain eut une fin moins heureuse, à cause du vent qui soufflait avec
violence dès le matin. Elle devait consister, comme on sait, en une
illumination des principaux monuments de Paris, auxquels la bourrasque
n'a pas permis de rester un instant éclairés; en un feu d'artifice tiré
sur la Seine et en une retraite monstre aux flambeaux. Le centre de la
fête était le Trocadéro, sur l'esplanade duquel, au sommet du grand
escalier, on avait construit un immense pavillon couvert, avec grand
salon, salle de repos, buffet, etc., le tout orné de tentures de soie,
de glaces et de fleurs. De chaque côté de ce pavillon s'élevaient des
tribunes destinées au corps diplomatique, aux députés et aux principaux
fonctionnaires. Le reste de l'esplanade était garni de gradins et de
chaises pour le public. Le shah est arrivé à la tribune réservée à neuf
heures et demie, avec une suite des plus nombreuses. Aussitôt des feux
de Bengale rouges, verts et blancs, ont éclairé de leurs lueurs
éclatantes les flots de population qui se pressaient le long des
pelouses. Puis des soleils ont été allumés sur la Seine et des bombes
aux mille couleurs ont éclaté dans l'air. Au même instant on entendait
les premières notes de la retraite qui se formait en colonne sur le quai
de Billy, et se disposait à monter par une des allées de côté sur la
place du Trocadéro. Des pelotons de fantassins, armés de torches ou de
lances surmontées de lanternes, séparaient les tambours et les musiques,
et si le vent n'avait pas éteint un grand nombre de ces torches, le
tableau eut été d'un très-grand effet. La foule était immense dans le
Champ-de-Mars; elle était moins grande sur le Trocadéro, la pluie et le
vent ayant chassé beaucoup de curieux et surtout de curieuses en
toilette. Mais tout le monde se foulait aux Champs-Elysées et sur la
place de la Concorde, dont l'éclatante illumination a duré jusqu'à
minuit. Le shah est rentré à onze heures et demie par l'avenue d'Antin.
Au moment où il arrivait au palais de la rue de l'Université, la façade
du Corps législatif s'est soudainement éclairée de feux de Bengale verts
et rouges, qui ont été les derniers de la journée.

L. C.



LA CAGE D'OR

NOUVELLE

(Suite)

IX

Malheureusement Alexandra se trouvait elle-même dans une situation
morale qui, pendant quelque temps, ne lui permit guère de lutter contre
l'accablement de son mari et d'user de l'ascendant qu'elle avait sur lui
pour l'arracher à la dégradation dans laquelle il allait tomber.

C'était une nature d'élite chez laquelle, malgré les ardeurs du sang, la
vertu était une conséquence de tempérament aussi bien que celle d'une
éducation forte et rigide. Son union avec un homme à _obrosk_ lui avait
inspiré un vif chagrin; mais, esclave du devoir, elle avait néanmoins
obéi à la volonté de son père; ce devoir, en changeant de condition, il
était toujours resté sa loi. Si le temps n'avait point atténué ses
répugnances, jamais du moins depuis qu'elle était mariée, une seule de
ses pensées ne s'était-elle égarée en dehors du cercle bien circonscrit
de son foyer domestique et n'avait altéré la pure sérénité de son âme;
celui qui avait reçu sa foi était l'unique objet de ses affections, elle
ne croyait pas possible qu'il en fut autrement.

Cependant, elle s'abusait étrangement sur la valeur du sentiment qu'elle
éprouvait pour lui. Il tenait bien plus de la compassion que de l'amour.
Elle avait cédé à son attendrissement pour la misérable condition de
l'homme qui lui témoignait une passion si forte et si résignée; mais
celui-ci n'avait point réussi à lui en communiquer la flamme. Elle
l'appelait son frère et, sans qu'elle s'en doutât elle-même, son coeur,
sinon ses lèvres, n'eussent jamais su lui donner un autre nom. Dévouée à
celui dont elle portait le nom, pour lui elle eût tout sacrifié, même sa
vie; mais ces sacrifices eussent été uniquement dictés par l'exaltation
qu'elle apportait dans son culte pour ses devoirs d'épouse et, pas du
tout par son affection pour Nicolas Makovlof; si cette affection avait
dans ses dehors quelque chose de la tendresse de l'amour, il n'en avait
pas la puissance; il engourdissait son coeur bien plus qu'il ne le
vivifiait, elle l'occupait sans le remplir, y laissant un vide béant
d'autant plus redoutable qu'Alexandra en soupçonnait moins la présence.

Ainsi que nous l'avons raconté, la jeune femme était restée vivement
impressionnée par la scène qui s'était passée chez elle, dans la nuit
qui avait suivi le départ de son mari pour Kalouga.

L'audace avec laquelle le proscrit avait cherché à abuser de la
confiance avec laquelle elle l'avait accueilli lorsqu'elle ne voyait en
lui qu'une femme, avait excité en elle une irritation très-vive, mais
qui ne tarda guère à céder. Le jeune homme avait reconnu ses torts; elle
l'avait vu se décider courageusement au danger d'une arrestation plutôt
que de mériter plus longtemps ses reproches; c'était plus qu'il n'en
fallait pour expier la faute de l'avoir trouvée belle, pour qu'elle lui
pardonnât d'avoir cédé à un mouvement passionné dont la spontanéité la
faisait sourire, dont l'apparente sincérité la laissait rêveuse.
D'ailleurs, la générosité avec laquelle, lui, qui appartenait évidemment
à la caste des oppresseurs, il s'était voué à l'affranchissement des
opprimés, lui faisait un devoir de ne pas être en reste de magnanimité,
en lui refusant son indulgence. Elle s'était donc abandonnée sans
méfiance à l'admiration, à la reconnaissance dont son âme était pleine,
et pendant le reste de la nuit l'image du gentilhomme séduisant, malgré
les désavantages du costume féminin sous lequel il lui avait apparu,
avait passé et repassé dans son cerveau sans qu'elle songeât à l'en
écarter.

Le lendemain elle y pensait encore. Elle ne manqua pas de s'enquérir de
l'événement auquel elle devait la visite de la nuit. Elle apprit qu'on
avait découvert une de ces conspirations militaires qui étaient alors
assez communes en Russie, et que quelques officiers des trois régiments
qui tenaient alors garnison à Moskow avaient été enlevés et jetés dans
les cachots de la forteresse.

Quelle que soit l'étiquette du despotisme, ses agissements sont partout
les mêmes; un profond mystère planait sur les actes de l'autorité à
Moskow, comme jadis à Venise sur les décrets du ténébreux Conseil des
Dix. Le _Laissez passer la justice du tsar!_ imposait une terreur à
laquelle personne n'échappait. Ceux qu'Alexandra interrogeait ne purent
pas ou ne voulurent pas lui donner de renseignements sur les noms et les
qualités des prévenus.

Pour la troisième fois depuis le matin elle pressait de questions un
marchand que les nécessités de son commerce avaient amené dans son
magasin, lorsqu'on levant les yeux du côté de la rue elle aperçut, collé
au vitrage derrière lequel elle était assise, le jeune homme de la
veille qui fixait sur elle ce regard ardent qu'elle n'avait point
oublié. Son émotion fut si brusque et si aiguë qu'elle jeta un cri,
qu'elle fit un geste d'effroi. L'interlocuteur d'Alexandra se retourna à
son tour, mais le proscrit s'était déjà éloigné. La jeune femme
s'efforça de sourire afin de justifier sa frayeur aux yeux du visiteur;
mais elle resta tremblante, consternée de l'imprudence de ce malheureux
qui, en plein jour, et sans autre déguisement cette fois qu'un costume
bourgeois, osait se hasarder sur la Tverskaïa.

Après le départ du marchand, elle se leva et se dirigea vers la porte;
elle était aux prises avec une violente tentation de regarder au dehors,
de s'assurer que cette étourderie n'avait point eu de conséquences
fâcheuses pour son hôte, et une vague appréhension la retenait.

A dater de cet instant, le calme qui avait jusqu'alors caractérisé
l'existence d'Alexandra avait été décidément compromis; les soucis que
lui donnait l'issue de l'importante démarche tentée en ce moment même
par Nicolas Makovlof se trouvèrent relégués au second plan, et sa pensée
fut tout entière au drame qui se passait autour d'elle.

Comme la plupart des femmes, dans des circonstances identiques à
celles-là, elle ne se déniait pas que le péril, pour être d'un autre
genre, n'était pas moins grand pour elle que pour l'acteur principal;
elle n'avait point pressenti les dangers auxquels l'exposait cette
constance dans ses préoccupations. N'était-elle pas légitimée par la
reconnaissance, par la sympathie qui s'attache aux victimes de
l'oppression, et à laquelle le jeune gentilhomme avait des droits plus
incontestables qu'aucun autre? Ainsi fortifiée par la pureté, par
l'excellence de ses intentions, la sage Alexandra était absolument sans
alarmes.

Quelques jours après elle eut à sortir. Au moment où elle passait devant
le Kremlin elle entendit derrière elle un pas qui semblait se régler sur
le sien. Son coeur commença de battre avec précipitation, sa respiration
devint oppressée; elle ne s'était pas retournée, elle n'avait pas aperçu
celui qui la suivait et elle l'avait reconnu. Cet acharnement à se
rapprocher d'elle ne l'effraya pas, ce n'était point à elle qu'elle
songeait; mais ce nouveau témoignage de l'insouciance avec laquelle le
proscrit semblait décidé à continuer d'exposer sa liberté et peut-être
sa vie, excita en elle un mouvement qui ressemblait de bien près à de la
colère.

L'occasion de lui faire entendre la voix de la raison, de le décider à
quitter sinon la Russie, du moins Moskow, était trop favorable pour
qu'elle la laissât échapper. Comprenant qu'il ne fallait pas songer à
lui adresser en plein air la mercuriale que lut inspirait sa charité,
elle hâta sa marche et se dirigea vers Saint-Isaac en choisissant les
rues les plus détournées. Au moment où elle pénétrait dans la nef, celui
qui l'avait suivie, passant rapidement devant elle pour gagner l'ombre
d'un pilier, elle fût certaine de ne pas s'être trompée. Il avait fait à
sa sûreté la concession de s'envelopper d'une de ces pelisses de cuir
que portent les Mougiks et dont le collet relevé lui cachait le bas du
visage. Elle fut alors certaine que celui qui l'avait suivie était bien
le jeune homme au sort duquel elle s'intéressait si vivement.

La piété d'Alexandra, comme celle de la plupart des femmes moscovites de
sa condition, était fort minutieuse, pour ne pas dire très-étroite dans
ses pratiques. C'était bien assez d'avoir été conduite dans le temple
par les préoccupations les plus terrestres, c'eût été un bien autre
péché si elle n'avait pas apporté à Dieu le tribut de sa première
pensée. Elle se rappela fort à propos qu'elle s'était promis de brûler
un cierge à l'autel de la Paganaïa, pour attirer ses bénédictions sur le
voyage de Nicolas; au lieu d'un, elle en mit deux sur les crédences de
fer qui entourent la sainte image; mais ce n'était pas en l'honneur de
l'émancipation du pauvre serf, que le second de ces luminaires avait
mission de se consumer. Ce soin religieux accompli, elle s'agenouilla
dans un angle obscur de la chapelle et commença ses prières.

Si sincère que fut la ferveur avec laquelle Alexandra récitait ses
oraisons, le chuchotement des voix de deux hommes qui venait de
s'arrêter derrière elle parvint à l'en distraire. Aux premiers mots
qu'ils prononcèrent, les lèvres de la jeune femme suspendirent leurs
mouvements précipités; elle pâlit, elle écouta avidement.

--Et tu es sûr que c'est bien lui, Dmitri? disait l'un de ces hommes.

--Comme je suis sur que c'est la mère du Sauveur que nous avons là
devant les yeux. Il a endossé une _touloupe_, par-dessus les vêtements
bourgeois qu'il portait hier; mais maintenant que je l'ai dévisagé,
l'archange Michel lui prêterait son uniforme que je le reconnaîtrais
encore.

--Bien, je sais que tu es un fin limier, Dmitri. Et il n'est pas sorti
de la Basilique?

--Non: le voyez-vous, là-bas, à genoux devant saint Joseph, auquel il
demande sans doute la grâce de devenir plus malin que nous.

--Mais il me semble qu'il regarde bien souvent de notre côté, reprit le
premier.



[Illustration: LA GRANDE REVUE DU BOIS DE BOULOGNE.--Le shah de Perse et
le Président de la République arrivant sur la pelouse de Longchamps.]

[Illustration: LA FÊTE DE NUIT DU 13 JUILLET.--Aspect général.Vue prise
au-dessus du Trocadéro.]

[Illustration: LA FÊTE DE NUIT DU 13 JUILLET.--Défilé de la retraite aux
flambeaux sur les rampes du Trocadéro.]



--Affaire de conscience malade. Dans son gîte de neige, le lièvre a,
comme cela, l'oeil au guet.

--Allons, tout marche à souhait, bien que nous ne soyons qu'à la moitié
de notre besogne. Saint Isaac est lieu d'asile, il n'y a pas à songer à
arrêter ici ce lieutenant; je vais passer auprès de lui pour me pénétrer
à mon tour de son signalement; mes hommes m'attendent au dehors, je
garderai un des porches, toi l'autre et de la sorte, il est impossible
qu'il nous échappe.

Alexandra était en proie à une anxiété poignante; les deux hommes
s'éloignèrent dans deux directions différentes. Elle vit celui qui avait
parlé le premier se diriger vers la chapelle de Saint-Joseph,
s'agenouiller à côté du personnage que son compagnon lui avait indiqué,
et y rester plongé dans une méditation des plus édifiantes. L'impatience
faisait bouillonner le sang d'Alexandra, ces quelques minutes lui furent
longues comme des siècles; enfin l'homme, termina ses prières par de
nombreux signes de croix et quitta la place. Alexandra se leva à son
tour et se dirigea d'un pas rapide vers l'objet des ténébreuses embûches
qu'elle venait de surprendre.

X

Le jeune homme songeait probablement beaucoup plus à suivre tous les
mouvements de la jeune marchande qu'aux dangers qui, en ce moment même,
s'accumulaient sur sa tête, car il ne l'eut pas plutôt vue prendre cette
direction, qu'il s'avança à sa rencontre; mais Alexandra ne lui laissa
pas le temps de parler.

--Vous avez tenté Dieu, monsieur, s'écria-t-elle, et Dieu vous
abandonne! Ah! pourquoi n'avez-vous pas quitté Moskow avant-hier, ainsi
que vous me l'aviez promis?

--Je ne le regrette pas, madame, puisque je vous ai revue, puisque votre
démarche me prouve que vous vous intéressez encore à celui qui vous
avait offensé.

--Trêve à ces vains propos, reprit Alexandra avec un redoublement de
vivacité: vous avez été suivi, épié, toutes les issues de la basilique
sont gardées, vous êtes perdu!

La physionomie du proscrit ne traduisit aucune émotion, il continua de
sourire en contemplant avec amour celle qui lui annonçait cette terrible
nouvelle.

--Qu'importe, répondit-il, qu'importe si j'ai la certitude que votre
pensée daignera me suivre dans mon douloureux exil.

Le visage d'Alexandra prit une expression sévère.

--Monsieur, dit-elle gravement, après ce qui s'était passé l'autre,
jour, j'espérais que vous renonceriez à me faire entendre des paroles
qui m'offensent. Oui, je penserai toujours avec une respectueuse
gratitude à ceux qui souffriront pour avoir rêvé l'affranchissement de
mes frères, et leur nom reviendra dans mes prières de chaque soir; c'est
tout ce que vous pouvez, c'est tout ce que vous devez attendre d'une
honnête femme.

Ces paroles avaient été prononcées avec un tel accent de sincérité et de
fermeté que le jeune gentilhomme resta visiblement déconcerté.

--Du reste, je vous le répète, poursuivit Alexandra en s'animant de plus
en plus, il faut que vous ayez perdu la raison pour songer à de pareils
enfantillages dans les circonstances où nous sommes. Les hommes de la
police sont aux portes qui vous guettent, vous n'avez pas une minute à
perdre si vous voulez leur échapper.

--Leur échapper? à quoi bon? s'écria le proscrit avec emportement.
Puisque je n'ai plus l'espoir de parvenir à toucher votre coeur,
j'appelle de tous mes voeux le moment qui me réunira à mes pauvres
compagnons. Les hommes de la police, sont là, dites-vous; je ne les
attendrai pas, et je vais....

Il allait s'élancer: Alexandra l'arrêta.

--Oh! dit-elle, avec l'accent du reproche, vous voulez donc me laisser
le remords d'avoir été pour quelque chose dans votre malheur? Eh bien!
ce sera une femme qui vous donnera l'exemple, de l'énergie, et qui vous
montrera que tant qu'il reste une chance de salut, il faut lutter, il
faut combattre.

--Et comment? répondit le proscrit avec abattement.

En ce moment un pope, à la barbe blanche, à l'aspect le plus vénérable,
traversait la nef de son pas grave, solennel, un peu théâtral et se
dirigeait de leur côté. Alexandra courut à lui;

--Père! lui dit-elle, d'une voix vibrante quoique contenue, il y a là un
homme dont la vie est menacée; les soldats de la police attendent qu'il
sorte pour s'emparer de lui; au nom de Jésus et de la Vierge, aidez-moi
à le sauver.

Le pope recula avec, autant d'effroi que s'il s'était agi de commettre
un sacrilège; il jeta sur celui pour lequel on venait de l'invoquer un
regard sombre et méfiant.

--Si la justice du tsar, notre père, l'a condamné, dit-il
sentencieusement, il est coupable, et Dieu maudit la main qui essaye
d'arracher la tête d'un coupable au bourreau.

Malgré sa piété, Alexandra ne conservait probablement aucune illusion
sur une des faiblesses caractéristiques du clergé russe. Elle ne perdit
pas son temps en vaines paroles; tirant sa bourse, elle en fit sonner le
contenu.

Aux fauves éclats de l'or passant à travers le frêle tissu, les yeux du
pope s'allumèrent, il étendit avidement la main vers la récompense
proposée.

--Que faut-il faire? demanda-t-il d'une voix devenue humble.

--Donnez vos habits à ce jeune homme: sous ce costume respecté, il
trompera peut-être les oiseaux de proie, acharnés à sa perte.

--Qu'il me suive! je ferai ce que vous désirez; la charité n'est-il pas
le premier devoir du prêtre, répondit le pope avec un accent qu'un
jésuite n'eût pas désavoué, mais sans détacher ses yeux de la bourse
fascinatrice et en essayant une seconde fois de s'en emparer.

--Un instant, père, reprit la prudente Alexandra en éloignant l'objet de
cette ardente convoitise; jure par la sainte Paganaïa que tu vois
là-bas, que tu sauveras ce malheureux?

--Je jure de lui fournir des vêtements de pope; je jure de le conduire
jusqu'au seuil de l'enceinte sacrée. Pour le reste, femme, adressez-vous
à Dieu; notre salut dans ce monde comme dans l'autre est dans ses mains
toutes puissantes.

--C'est la vérité, mon père, murmura sourdement Alexandra, et pendant
que vous accomplirez votre promesse, j'invoquerai celui qui préserva
David des embûches des Ammonites.

En disant ces mots, elle lui tendit la bourse pleine d'or que le pope se
hâta d'engouffrer dans la large poche de sa robe.

--Madame, lui dit à son tour le proscrit d'une voix émue, j'aurais pu,
tout à l'heure, immoler un sentiment qui m'est bien cher à votre
volonté; maintenant j'ai un devoir, celui de ne jamais vous oublier.

--Je ne vous demande ni reconnaissance ni souvenir, monsieur, lui
répondit la jeune femme; mon mari et moi nous avions contracté une dette
envers vous, nous l'acquittons en honnêtes commerçants que nous sommes,
et c'est tout. Ce dont vous devriez vous souvenir en ce moment,
monsieur, c'est que chaque seconde qui s'écoule ajoute aux difficultés
de votre évasion. Partez donc et partez vite.

Alexandra avait mis une froideur calculée dans ces paroles; mais le
calme qu'elle affectait était loin de s'étendre à son âme. Ses yeux
suivirent le pope et son compagnon qui s'éloignaient; ils avaient
disparu dans le fouillis des piliers qu'elle regardait encore. Alors,
elle revint à l'image de la Vierge, où elle s'agenouilla de nouveau et
où cette fois sa prière fut assez ardente pour absorber toutes les
facultés de son coeur et de son cerveau.

Quand il lui sembla que le proscrit avait eu le temps de quitter
Saint-Isaac, elle songea à sortir à son tour. Ce fut avec une angoisse
poignante qu'elle poussa la porte qui conduisait à l'extérieur. Le
portail était désert, elle n'aperçut aucune des figures sinistres
qu'elle s'attendait à y rencontrer. Tranquillisée, elle reprit le chemin
de sa maison; mais au moment où elle débouchait sur la Tverskaïa, son
attention fut attirée par un grand mouvement d'hommes, de femmes et
d'enfants se précipitant dans la direction d'un groupe que l'on voyait à
quelque distance. Une appréhension terrible traversa son esprit, elle
s'avança à son tour: cet objet de la curiosité de la foule, c'était un
homme vêtu d'habits ecclésiastiques que des soldats entraînaient.

Le coup fut d'autant plus violent qu'il était plus inattendu. La
tranquillité des rues qu'elle avait traversées avait confirmé Alexandra
dans cette conviction que son protégé n'avait plus rien à craindre.
Incapable de soutenir ce douloureux spectacle, elle, s'enfuit éperdue,
tellement troublée qu'elle ne retrouvait plus son chemin.

Une exclamation poussée par un vieillard que, dans sa marche rapide,
elle avait heurté en passant, lui fit relever la tête; elle se trouvait
en face du pope, dont elle avait si largement payé le concours; le
prêtre causait familièrement avec le soldat de la police qu'elle avait
entendu appeler Dmitri; à cette preuve irrécusable de sa trahison, elle
ne fut plus la maîtresse de contenir son indignation:

--Fils de Judas, lui cria-t-elle, deux fois déjà tu as reçu le prix du
sang, mais la troisième récompense de ton infamie, c'est l'enfer qui te
la réserve!

--Moins de bruit, femme, répondit le pope avec un dédaigneux sourire et
en caressant sa barbe blanche, les passants pourraient l'entendre, et si
tu gardes un reste de pudeur, tu aurais à rougir de la violence de ton
amour pour ce jeune homme. J'avais juré de lui donner un déguisement et
de le conduire hors des portes, j'ai tenu mon serment. Mais, avant de
t'engager ma foi, je l'avais donnée à notre père, le tsar, que Dieu
conserve; je lui ai livré son ennemi, sa bénédiction est sur moi.

Alexandra n'en écouta pas davantage. Confondue de l'impudence de cet
homme, atterrée par une supposition contre laquelle son orgueil ne se
révoltait pas moins que sa vertu, elle rentra chez elle, en proie à une
fièvre si violente, qu'elle dut se mettre au lit en y arrivant.

Le repos de la nuit eut raison de l'accablement physique qui avait été
la conséquence des cruelles secousses de la veille; mais aux multiples
émotions qui l'avaient agitée succéda bientôt un malaise moral dont elle
ne devait pus se débarrasser aussi aisément.

Les deux locataires de la cage d'or furent à ce moment aussi malheureux
l'un que l'autre.

XI

«Celui qui cherche le danger périra par le danger,» a dit l'Évangile.
Pour la femme, ce n'est point assez de ne le point chercher, ce n'est
qu'en le fuyant qu'elle se sauvegarde.

Malheureusement, Alexandra n'était nullement convaincue de cette vérité.
La malicieuse insinuation du pope, n'avait point ébranlé la confiance de
la jeune femme dans la solidité de ses principes et de son attachement à
ses devoirs; la facilité avec laquelle elle avait passé d'un simple
intérêt pour un malheureux à un sentiment un peu plus impérieux, mais
surtout beaucoup plus actif, ne lui avait point ouvert les yeux; la
sympathique douleur que le lugubre dénouement de son aventure excitait
dans son âme devait nécessairement la pousser plus avant sur la pente où
elle avait glissé sans s'en apercevoir.

Cette douleur, elle s'y abandonnait sans appréhension comme sans
réserve.

G. de Cherville.

(_La suite prochainement._)



LA PLANÈTE MARS

D'APRÈS LES DERNIÈRES OBSERVATIONS

ASTRONOMIQUES

La planète Mars est celle qui vient après la Terre dans l'ordre des
distances au Soleil. Notre orbite est tracée à 37 millions de lieues de
l'astre du jour, et celle de Mars à 56 millions. Lorsque les deux
planètes se trouvent toutes deux du même côté du soleil, la distance qui
les sépare n'est donc que de 19 millions de lieues, et elle peut même
descendre à 14 parce que ni Mars ni la Terre ne suivant des
circonférences parfaites, leur distance au Soleil augmente, ou diminue
selon les époques. Or, Mars vient précisément de se trouver dans une de
ces situations favorables pour l'observation, et quoique sa distance ne
se soit pas abaissée à son minimum, cependant la période qui vient de
s'écouler a permis de faire des études intéressantes.

Tout le monde a remarqué depuis plusieurs mois cette belle étoile rouge,
qui brille tous les soirs dans notre ciel et se couche actuellement vers
minuit. Son éclat commence à diminuer; mais elle a été très-brillante.
C'est le 27 avril qu'elle est passée juste derrière la Terre et que sa
lumière était la plus vive. Dès les premières observations, j'ai
constaté qu'elle nous présentait son pôle nord très-incliné vers nous et
marquée par une tache blanche peu étendue, formant un point brillant à
la partie inférieure du disque (image renversée dans la lunette
astronomique). Les taches ocreuses, qui représentent les continents, et
les taches gris-verdâtre, qui représentent les mers, se dessinaient sous
une forme plus ou moins accentuée, selon la transparence de l'air et
selon les heures du soir.

[Illustration.]

Après la Lune, c'est Mars qui est le mieux connu de tous les astres.
Aucune planète ne peut lui être comparée sous ce rapport.

La géographie de Mars, ou pour parler plus exactement l'_aréographie_, a
déjà pu être étudiée et dessinée. Ce qui frappe le plus au premier abord
dans l'examen de l'ensemble de la planète, c'est que ses pôles sont
marqués comme ceux de la Terre par deux zones blanches, par deux
calottes de neige. Le pôle nord comme le pôle sud sont même parfois si
brillants, qu'ils paraissent dépasser le bord de la planète, par suite
de cet effet d'irradiation qui nous montre un cercle blanc plus grand
qu'un cercle noir de mêmes dimensions. Ces glaces varient d'étendue:
elles s'amoncellent et s'étendent autour de chaque pôle, pendant son
hiver, tandis qu'elles fondent et se retirent pendant l'été. Dans leur
ensemble, elles s'étendent plus loin que les nôtres et parfois
descendent jusqu'au 45e degré de latitude, c'est-à-dire jusqu'aux
contrées qui correspondent à l'emplacement de la France sur la terre.

Ce premier aspect de la planète lui donne une analogie avec la nôtre,
comme division de ses climats en zones glaciales, tempérées et torrides.
L'examen de sa topographie montre au contraire une dissemblance assez
caractéristique entre la configuration de ce globe et celle du nôtre.

En effet, sur la Terre, il y a plus de mers que de terres. Les trois
quarts du globe sont couverts d'eau. Il n'en est point de même de la
surface de Mars. Il y a autant de terres que de mers, et au lieu d'être
des îles émergées du sein de l'élément liquide, les continents semblent
plutôt réduire les océans à de simples mers intérieures, à de véritables
Méditerranées. Il n'y a point là d'Atlantique ni de Pacifique, et le
tour dit monde peut presque s'y faire à pied sec. Les mers sont des
Méditerranées découpées en golfes variés, prolongés çà et là en un grand
nombre de bras s'élançant comme notre mer Rouge à travers la terre
ferme: tel est le premier caractère de l'aréographie.

La seconde, qui suffirait aussi pour faire reconnaître Mars d'assez
loin, c'est que, les mers sont étendues dans l'hémisphère sud, entre
l'équateur et le pôle d'une part, d'autre part, en moins grande
quantité, dans hémisphère nord; et que ces mers australes et
septentrionales sont reliées entre elles par un filet d'eau. Il y a même
sur la surface entière de Mars trois filets d'eau allant du sud au nord;
mais comme ils sont fort éloignés l'un de l'autre, on ne peut guère en
voir qu'un à la fois d'un même côté du globe martial. Ces mers et cette
passe qui les réunit forment un caractère très-distinctif de la planète,
et il est rare qu'on ne l'aperçoive pas en mettant l'oeil au télescope.
Il est très-visible sur notre figure, et si la planète eut été ronde à
cette époque, au lieu d'être entrée dans une phase qui lui ronge à sa
droite un croissant d'un dixième de sa largeur totale, on verrait même
un autre filet d'eau vers ce bord oriental du disque.

Les continents de Mars sont teints d'une nuance rouge ocreuse, et ses
mers se présentent à nous sous l'aspect de taches d'un gris vert,
accentué encore par un effet de contraste dû à la couleur des
continents. La couleur de l'eau martiale paraît donc être la même que
celle de l'eau terrestre. Quant aux terres, pourquoi sont-elles rouges?
On avait d'abord supposé que cette teinte pourrait être due à
l'atmosphère de ce monde guerrier. Mais il n'en est rien. La coloration
de Mars n'est pas due à son atmosphère, car, quoique ce voile s'étende
sur toute la planète, ses mers ni ses neiges polaires ne subissent pas
l'influence de cette coloration, et Arago, en prouvant que les bords de
la planète sont moins colorés que le centre du disque, a montré que
cette coloration n'est pas due à l'atmosphère, car dans ce cas, les
rayons réfléchis par les bords de la planète pour venir à nous ayant
plus d'air à traverser que ceux qui nous viennent du centre, seraient au
contraire plus colorés que ceux-ci.

Cette couleur caractéristique de Mars, visible à l'oeil nu, et qui sans
doute est cause de la personnification guerrière dont les anciens ont
gratifié cette planète, serait-elle due à la couleur de l'herbe et des
végétaux, qui doivent couvrir ses campagnes? Aurait-on là-bas des
prairies rouges, des forêts rouges, des champs rouges? Nos bois aux
douces ombres silencieuses y seraient-ils remplacés par des arbres au
feuillage rubicond, et nos coquelicots écarlates seraient-ils l'emblème
de la botanique martiale? Probablement. Les terrains de Mars doivent
être recouverts d'une végétation quelconque, et comme ce n'est pas
l'intérieur des terrains, mais leur surface, que nous voyons, il faut
que le revêtement de cette surface, que la végétation, quelle qu'elle
soit, aie pour couleur dominante la couleur rouge, puisque toutes les
terres de Mars offrent ce curieux aspect.

Nous parlons des végétaux de Mars, nous parlons des neiges de ses pôles,
nous parlons de ses mers, de son atmosphère et de ses nuages, comme si
nous les avions vus. Sommes-nous autorisés à créer toutes ces analogies?
En réalité, nous ne voyons que des taches rouges, vertes et blanches,
sur le petit disque de cette planète: le rouge est-il bien de la terre
ferme, le vert est-il bien de l'eau, le blanc est-il bien de la neige?

Oui; maintenant nous pouvons l'affirmer. Les merveilleux procédés de
l'analyse spectrale ont été appliqués à l'étude des planètes; et ils ont
montré qu'il y a de la vapeur d'eau dans l'atmosphère de Mars comme dans
la nôtre. Les taches vertes de ce globe sont bien des mers, des étendues
d'eau analogues aux eaux terrestres. Les nuages sont bien des vésicules
d'eau comme celles de nos brouillards; les neiges sont de l'eau
solidifiée par le froid. Il y a plus: cette eau révélée par le
spectroscope étant de même composition chimique que la nôtre, nous
savons encore qu'il y a là aussi de l'oxygène et de l'hydrogène.

Ces documents importants nous permettent de nous former une idée de la
météorologie martiale, et de voir en elle une reproduction
très-ressemblante de celle de la planète que nous habitons. Sur Mars
comme sur la Terre, en effet, le soleil est l'agent suprême du mouvement
et de la vie, et son action y détermine des résultats analogues à ceux
qui existent ici. La chaleur vaporise l'eau des mers et s'élève dans les
hauteurs de l'atmosphère. Cette vapeur d'eau revêt une forme visible par
le même procédé qui donne naissance à nos nuages, c'est-à-dire par des
différences de température et de saturation. Les vents prennent
naissance par ces mêmes différences de température. On peut suivre les
nuages emportés par les courants aériens sur les mers et les continents,
et maintes observations ont pour ainsi dire déjà photographié ces
variations météoriques. Si l'on ne voit pas encore précisément la pluie
tomber sur les campagnes de Mars, on la devine du moins, puisque les
nuages se dissolvent et se renouvellent. Si l'on ne voit pas non plus la
neige tomber, ou la devine aussi, puisque comme chez nous le solstice
d'hiver y est entouré de frimas. Ainsi il y a là; comme ici, une
circulation atmosphérique, et la goutte d'eau que le soleil dérobe à la
mer y retourne après être tombée du nuage qui la recelait. Il y a plus.
Quoique nous devions nous tenir solidement en garde contre toute
tendance à créer des mondes imaginaires à l'image du nôtre, cependant
celui-là nous présente comme dans un miroir une telle similitude
organique, qu'il est difficile de ne pas aller encore un peu plus loin
dans notre description.

En effet, l'existence des continents et des mers nous montre que cette
planète a été comme la nôtre le siège de mouvements géologiques
intérieurs, qui ont donné naissance à des soulèvements de terrains et à
des dépressions. Il y a eu des tremblements et des éruptions modifiant
la croûte primitivement unie du globe. Par conséquent, il y a des
montagnes et des vallées, des plateaux et des bassins, des ravins
escarpés et des falaises. Comment les eaux pluviales retournent-elles à
la mer? Par les sources, les ruisseaux, les rivières et les fleuves.
Ainsi il est difficile de ne pas voir sur Mars des scènes analogues à
celles qui constituent nos paysages terrestres:--ruisseaux gazouillant,
courant dans leur lit de cailloux dorés par le soleil;--rivières
traversant les plaines en tombant en cataractes au fond des
vallées;--fleuves descendant lentement à la mer sur leur lit de sable
fin. Les rivages maritimes reçoivent là comme ici le tribut des canaux
aquatiques, et la mer y est tantôt calme comme un miroir, tantôt agitée
par la tempête; seulement elle n'y est jamais animée du mouvement
périodique du flux et du reflux puisqu'il n'y a point de lune pour le
produire. Du moins les marées causées par l'attraction du soleil n'y
sont pas aussi sensibles que celles qui sont déterminées chez nous par
l'attraction combinée des deux astres.

Ainsi donc voilà dans l'espace, à quelques millions de lieues d'ici, une
terre presque semblable à la nôtre, où tous les éléments de la vie sont
réunis aussi bien qu'autour de nous: eau, air, chaleur, lumière, vents,
nuages, pluie, ruisseaux, vallons, montagnes. Pour compléter la
ressemblance, nous remarquons encore que les saisons vont à peu près la
même intensité que sur la terre, l'axe de rotation du globe étant
incliné de 27 degrés (l'inclinaison est de 23 degrés pour la terre). La
durée du jour y est de 40 minutes supérieure à la nôtre. Devant cet
ensemble, est-il possible un seul instant de s'arrêter à la constatation
de ces éléments, de ces mouvements, sans songer aux effets qu'ils ont dû
et qu'ils doivent produire? Les conditions physico-chimiques, qui ont
donné naissance aux premiers végétaux apparus à la surface de notre
globe, étant réalisées là-bas comme ici, comment auraient-elles pu se
trouver en présence sans agir d'une manière ou d'une autre? Sous quel
prétexte scientifique pourrions-nous imaginer un empêchement arbitraire
à la réalisation de ces résultats? il faudrait en effet une interdiction
incompréhensible, un veto suprême, quelque chose comme un miracle
permanent d'anéantissement, pour empêcher les rayons du soleil, l'air,
l'eau et la terre (ces quatre éléments devinés par les anciens),
d'entrer à chaque instant dans l'évolution organique: tandis que la
moindre gouttelette d'eau se peuple ici de myriades d'animalcules,
tandis que l'Océan est le séjour de milliers d'espèces végétales et
animales, quels efforts ne faudrait-il pas à la raison pour imaginer
qu'au milieu de pareilles conditions vitales, le monde dont nous nous
occupons puisse rester éternellement à l'état d'un vaste et inutile
désert?

Telle est la physiologie générale de cette planète voisine, dont la
surface est quatre fois plus petite que celle de la terre, mais qui est
également partagée entre les continents et les mers. L'atmosphère qui
l'environne, les eaux qui l'arrosent et la fertilisent, les rayons de
soleil qui réchauffent et l'illuminent, les vents qui la parcourent d'un
pôle à l'autre, les saisons qui la transforment, sont autant d'éléments
pour lui construire un ordre de vie analogue à celui dont notre planète
est gratifiée. La faiblesse de la pesanteur à sa surface (les corps y
pèsent presque trois fois moins qu'ici: 1 kilogr. = 382 grammes) a dû
modifier particulièrement cet ordre de vie en l'appropriant à sa
condition spéciale. Ainsi le globe de Mars ne doit plus se présenter à
nous désormais comme un bloc de pierre tournant dans l'espace dans la
fronde de l'attraction solaire, comme une masse inerte, stérile et
inanimée; mais nous devons voir en lui un monde vivant, peuplé d'êtres
sans nombre, voltigeant dans son atmosphère, ornée de paysages où le
bruit du vent se fait entendre, où l'eau reflète la lumière du ciel,
nouveau-monde que nul Colomb n'atteindra, mais sur lequel cependant
toute une race humaine habite actuellement, travaille, pense, et médite,
comme nous sans doute, sur les grands et mystérieux problèmes de la
nature.

Camille Flammarion.



[Illustration: LA REPRÉSENTATION DE GALA  A L'OPÉRA.--La loge d'honneur.]

LE SHAH DE PERSE AU PALAIS BOURBON

[Illustration: LA TOILETTE.]

[Illustration: LE BAIN.]

[Illustration: LE REPAS.]

[Illustration: LA CHAMBRE A COUCHER]



REVUE LITTÉRAIRE

LIVRES NOUVEAUX.

Les publications nouvelles ont été fort nombreuses depuis quelque temps,
et nous aurions fort à faire si nous devions les analyser toutes
aujourd'hui. C'est à peine si nous pourrons accorder à quelques livres
parus récemment une courte mention lorsque beaucoup d'entre eux
mériteraient un article spécial. Mais la somme de nos dettes littéraires
commence à grossir un peu trop, et j'ai hâte de liquider un tel compte,
fût-ce avec trop de rapidité.

Les romans nouveaux sont assez nombreux, et il en est d'excellents, M.
Victor Cherbuliez a réuni en volume le récit qu'il a publié dans la
_Revue des deux mondes_ sous le titre de _Méta Holdenis_. Cette peinture
de moeurs étranges est une chose achevée, et l'auteur du _Comte Kostia_
n'a jamais été mieux inspiré peut-être. D'autres conteurs, moins à la
mode que lui, ont cependant frappé aussi droit. Tel est M. Alphonse de
Launay, qui publiait dans l'_Illustration_ une courte nouvelle militaire
intitulée _Un Soldat_. M. de Launay est un écrivain loyal et
sympathique, dont le nom, applaudi à la Comédie-Française, sera de
nouveau entendu au théâtre; mais entre temps il publie un roman de
moeurs parisiennes, d'un tour très-charmant et très-simple,
_Mademoiselle Freluchette_, qu'il fait suivre de récits poignants
auxquels il donne ce titre: _Racontars militaires_. Hier encore, M. de
Launay était capitaine de cuirassiers. Il connaît le soldat, l'aime et
le fait aimer, et son livre est un des plus agréables que j'aie
rencontrés depuis longtemps.

M. Ch. Diguet, dans sa _Vierge aux cheveux d'or_, ne se contente pas des
moeurs parisiennes, il nous initie aux moeurs bruxelloises. Sa vierge
aux cheveux d'or est un modèle, ou du moins la muse d'un peintre, et
quoique depuis longtemps blasé sur ces études d'ateliers, le public, qui
a lu _Manette Salomon_, lit encore avec plaisir le livre de M. Diguet,
qui n'est pas à son premier succès. Signalons encore la réédition du
premier volume de M. Louis Dépret, _Rosine Passmore_, ce joli récit qui
fit la fortune littéraire de son auteur. A treize ans de distance, M.
Dépret le réédite et Rosine paraît aussi charmante que jadis; treize
ans, c'est déjà quelque chose. C'est un quart de postérité pour un
livre.

C'est surtout lorsque l'on a à signaler l'apparition d'un livre tel que
l'_Abbé Tigrane_, de M. Ferdinand Fabre, qu'on peut regretter de ne
point disposer d'un assez long espace. Celui-ci est un _maître livre_.
M. Fabre, l'auteur des _Courbeson_, cet excellent élève de Balzac, comme
l'appelait Sainte-Beuve, a fait là oeuvre de penseur et de peintre. Ce
caractère ambitieux de _Tigrane_ est une des créations les plus
vigoureuses du roman contemporain. Il faut suivre les luttes ardentes de
ce prêtre qui ne rêve rien moins que la tiare, la chaire de saint
Pierre, le trône de Jules II. M. Fabre a décrit ces tempêtes morales
d'une main ferme et d'un style puissant. Il n'y a pas une seule femme
dans ce livre où ne figurent que des prêtres, et l'_abbé Tigrane_, rude
et sombre comme un Zurbaran, entraîne et plaît comme le livre le plus
aimable.

Savez-vous qu'à vrai dire, il y a bien du talent aujourd'hui de par le
monde littéraire? On serait presque tenté de dire qu'il y en a trop. Où
est le génie, en effet? En attendant qu'il vienne, prenons les
littérateurs comme ils sont, et quand ils ressemblent à M. Lucien Biart
ou à M. Alphonse Daudet, saluons-les. On eût été célèbre au temps jadis,
à l'heure où une nouvelle suffisait à classer un homme; on eût été à la
mode pour un seul des récits de M. Biart, qui en réunit six sous ce
litre: _les Clientes du docteur Bernagius_. Ce sont des récits d'un
style châtié et d'une originalité charmante; la plupart se déroulent
dans ce Mexique où M. Biart a vécu durant dix-huit ou vingt ans, et ces
capiteuses fleurs exotiques sont fort agréables à respirer. Mais on ne
lit plus les nouvelles! s'écriera-t-on. La nouvelle, cette essence de
roman, on la dédaigne. Eh bien! non, on lira le _Colonel Ramon_ et le
_Barrego_, de M. L. Biart, et les _Clientes du docteur Bernagius_
donneront ensuite le désir de connaître le roman de moeurs modernes que
le même auteur publiait, il y a un mois, sous le titre de _Laborde et
Cie_. Le lecteur aura raison et n'aura point perdu son temps.

Je n'ai décidément qu'une série de louanges à faire. Voici M. Alphonse
Daudet qui m'envoie un volume de vers et de fantaisies, les
_Amoureuses_, et un Volume de récits en proses, les _Contes du Lundi_.
L'un et l'autre sont exquis, puis-je dire le contraire! On n'a pas plus
de talent que M. A. Daudet dans ce genre de miniature, qu'il appelle les
_Contes du Lundi_. C'est parfait, je ne sais point d'autre mot. Cela
tient de la peinture de Messonier ou de Detaille. Il y a là des coins de
paysage et des scènes militaires achevées. Quant aux _Amoureuses_, ces
vers furent le grand succès de la jeunesse de l'auteur:

        Si vous voulez savoir comment
        Nous nous aimâmes pour des prunes.

Tout cela est célèbre. On l'a entendu répéter et chanter. La _Double
conversion_ est aussi agréable à relire que les _Prunes_ elles-mêmes. Et
ce joli bouquet printanier n'a rien perdu de sa fraîcheur.

D'autres vers? En voici: M. Albert Mérat a voyagé en Italie et il en
rapporte un volume de beaux vers, les _Villes de marbre_. C'est Venise,
c'est Naples, c'est Rome, c'est Florence. On ne se lassera jamais de les
visiter, de les aimer et de les chanter. M. Mérat les décrit et les fait
voir en les faisant aimer. Ses vers ont la précision et la couleur des
peintures de ces primitifs qu'il aime, et qu'il s'arrête devant
Pulcinella ou Fra Angelico, il trouve la note juste et l'accent vrai.

M. Ernest d'Hervilly fuit les villes italiennes et va vers le Nord avec
_Teph Affayard_. Ce petit poème, auquel il donne trop modestement le
sous-titre de _Faits divers_, est tout un drame et des plus poignants.
C'est l'histoire des voyages et de la mort d'un matelot du vieux
Dunkerque. La noyade du pauvre Teph dans une nuit de tourmente est une
peinture tout à fait saisissante et lugubre. M. d'Hervilly termine sa
pièce par un mot évidemment cherché, fort peu académique, mais qui
arrive au dénouement comme un glas ou comme le dernier adieu d'un frère
d'armes à un autre:

        Teph, muet, fendit l'eau comme le plomb des sondes
        Et ne reparut pas.--De larges bulles d'air
        Couvrirent seulement les flots couleur de fer...
        C'est ainsi, dans la nuit du 10 juillet, qu'un lougre
        De Dunkerque eut un homme à la mer.--Pauvre bougre!

M. Camille Delthil est moins réaliste dans ses _Poèmes parisiens_. Et
pourtant il ne recule pas devant le mot propre. Il dit tout et le dit
vigoureusement. Son indignation est sincère et profonde dans son poème
de _Cora_. Je vous recommande cette peinture irritée de la vie des
courtisanes. C'est une actualité par le temps de suicides bêtes qui
court.

M. Jules Rengade est à la fois poète et médecin. Poète, il signe
_Aristide Roger_ un recueil de vers Les _Rayons d'avril_. Savant, il
publie les _Promenades d'un naturaliste aux environs de Paris_. Il nous
instruit ici comme il nous charmait là! M. Rengade est un esprit tout à
fait distingué et sympathique. Je voudrais bien annoncer, puisque j'ai
parlé d'un docteur, les derniers écrits du docteur Déclat sur le
_Charbon_ et les _Maladies de la peau_. On trouvera, dans son dernier
livre, un dramatique chapitre du siège de Paris: la mort du pauvre
acteur Seveste, blessé à Buzenval, et, en racontant l'agonie du
malheureux comédien, M. Déclat nous donne--texte en main--la preuve que
le blessé pouvait être sauvé. On est navré en lisant ces pages qui font
honneur à la science et au courage de l'homme qui les publie.

Je recule devant la quantité d'ouvrages qu'il me faut encore signaler.
Comment juger en quelques mots et même en quelques lignes les études
constitutionnelles, économiques et administratives que M. J. J.
Clamageran, l'ancien adjoint à la mairie de Paris, appelle _La France
républicaine?_ Le nom de l'auteur et la gravité des questions traitées
dans ce livre, où M. Clamageran aborde les divers problèmes de
l'instruction publique, du service militaire, de la monarchie
constitutionnelle et de la République, suffisent à recommander cet
ouvrage à l'attention.

J'en dirai autant des _Lettres républicaines_ de M. Georges Coulon, où
l'auteur suppose deux correspondants échangeant entre eux leurs idées
sur la politique actuelle. L'un est conservateur acharné, l'autre un
républicain convaincu et fort ami de l'ordre autant que de la
démocratie. Est-il besoin d'indiquer de quel côté penche la sympathie de
M. Coulon, ancien préfet de la Défense nationale? Son livre, l'esprit de
son livre, écrit sous la forme vive du pamphlet de bon ton, peut se
résumer de cette manière: «Si la République ne peut exister qu'à la
condition d'être conservatrice, la République conservatrice ne peut
durer qu'à la condition d'être démocratique.» L'auteur conclut ainsi
nettement: La démocratie exclut désormais toute forme de gouvernement
autre que la monarchie césarienne ou la République. Il importe donc
d'organiser la République pour éviter le pire des États, le césarisme,
et les écrits pareils à celui de M. Coulon sont fort utiles pour
résoudre le problème.

Un des exploits du césarisme de 1804, ce fut l'exécution du duc
d'Enghien dans les fossés de Vincennes. Bonapartistes et légitimistes,
temporairement alliés, paraissent oublier cette légère anecdote. Mais M.
Gourdon de Genouillac prend soin de les en faire souvenir. Il publie
sous forme de roman, ou plutôt d'histoire dialoguée, le _Crime de 1804_,
et rien n'est plus lugubre qu'un tel récit, où le duc d'Enghien joue
bravement le rôle de la victime égorgée. Livre à méditer par le temps
d'alliances qui court; le sang innocent, même après soixante-neuf ans,
crie encore vengeance.

La gloire efface tout, tout excepté le crime!

avait dit Lamartine en parlant de l'assassinat dont M. Gourdon de
Genouillac se fait aujourd'hui l'historien.

Et à propos de Lamartine, nous aurons avant peu à parler des deux
volumes de _Correspondance_ qu'on vient de publier. Ce nous sera une
occasion d'étudier encore de plus près cette belle physionomie de poète.
Mais avant d'arriver à lui, citons, pour être plus libres, les
nouveautés que nous nous contenterons d'annoncer, ne les pouvant
critiquer toutes. M. Maxime Du Camp a donné le tome quatrième de son
livre superbe et définitif sur Paris (c'est la mendicité, les hôpitaux,
le Paris misérable qu'il étudie cette fois).

Timothée Trimm a publié une curieuse et piquante _Vie de Paul de Kock_,
qui sert de préface à l'édition inépuisable du conteur, chez Georges
Barba. Alphonse Lemerre continue son édition de _Rabelais_, son
_Molière_, son _Beaumarchais_--des chefs-d'oeuvre--et il a réédité
magnifiquement l'_Ensorcelée_, de Barbey d'Aurevilly. Jouaust donne une
édition superbe de _La Bruyère_, avec préface de Louis Lacour, et un
_Gil Blas_ de Lesage, dont M. F. Sarcey a écrit allègrement
l'avant-propos. Un livre fort agréable à lire et à emporter à Vienne,
qu'il peint lestement et gaiement, ce sont les _Voyages d'un
fantaisiste_, de M. A. Millaud. C'est pimpant et parisien. M.
Charpentier réimprime le _Marcomir_ d'Alfred Assolant, un des meilleurs
livres de l'auteur des _Scènes de la vie aux États-Unis_.

Je termine enfin cette longue énumération. M. J. Autran a publié un
nouveau volume de vers, les _Sonnets capricieux_. Un ami de l'auteur,
qui n'a de complaisance pour personne, M. V. de Laprade, a jugé ces
sonnets en un mot: ce sont des abeilles attiques exilées au pays
gaulois. Le jugement est charmant et nous sommes, pour notre part, de
l'avis de M. de Laprade.

Jules Claretie.



SALON DE 1873

_La Neige_, tableau de M. Daubigny.

Il n'y a pas à décrire cette toile d'une composition si simple, en même
temps que d'un aspect si saisissant; M. Daubigny est un maître pour qui
la nature n'a plus de secrets: clairières, ombrages touffus, ruisseaux
murmurants, prairies verdoyantes, il a tout étudié, tout compris, tout
traduit. Aujourd'hui il abandonne la recherche du détail, il cesse de
poursuivre l'exactitude du fait matériel, et se borne à rendre une
impression d'ensemble, un effet général; il est permis de se demander si
tel est bien le but de la peinture, et particulièrement du paysage; mais
cette restriction une fois posée, si l'on consent à ne pas se préoccuper
de ce qu'il y a de systématique et de voulu dans une telle manière, on
ne peut se refuser à reconnaître le mérite de l'exécution et à admirer
le talent du peintre. M. Daubigny est un virtuose qui imagine des
variations savantes sur un thème donné; sûr de ses moyens, il sait où il
va et ne craint pas de s'égarer; il est bien certain d'arriver au
résultat qu'il veut produire.

Voyez plutôt cette vaste campagne, couverte de neige, avec son ciel
d'hiver, sur laquelle se détache un bouquet d'arbres dénudés, et
qu'anime seulement une nuée de noirs corbeaux; est-il un sujet moins
compliqué et où l'on sente moins l'arrangement?

Et pourtant, quelle intensité d'effet! Comme l'oeil erre, sans savoir où
se fixer, sur ces lointains blanchâtres, qui se confondent avec le gris
sombre des nuages! Ce n'est pas tel ou tel champ de tel ou tel pays,
c'est l'hiver dans tout ce qu'il a de froid et de triste, c'est
décembre, à l'aspect morne et désolé, rendu avec une rare vigueur et une
extraordinaire puissance d'expression.

_Mélantho_, statue de M. H. Allouard.

C'est Neptune qui la porte, Neptune lui-même, le roi de l'Océan, qui
s'est transformé en dauphin pour suivre à travers son empire la nymphe
dont il est épris, et qu'il enlèvera bientôt dans les profondeurs d'une
caverne connue de lui seul; mais ni le dauphin, ni les petits amours qui
se jouent autour de lui ne constituent le vrai sujet; il est tout entier
dans cette gracieuse figure de femme, à la pose si heureuse, au corps
élancé, aux proportions élégantes, qui se laisse doucement entraîner,
inconsciente du péril qui la menace, et révélant au Dieu des mers les
secrets de son indolente beauté. M. Allouard est un de nos plus jeunes
sculpteurs; il n'expose que depuis plusieurs années, et déjà il a su se
conquérir une place des plus honorables.

C'est un devoir et un plaisir en même temps de rendre justice à un
artiste qui dédaigne les succès faciles et n'oublie jamais que la
statuaire est l'art élevé par excellence; sa _Mélantho_, oeuvre
sérieusement étudiée et riche de qualités charmantes, est avant tout une
oeuvre de style.

[Illustration: SALON DE 1873.--La neige, tableau de M. Daubigny.]

[Illustration: SALON DE 1873.--Mélantho, par M. Allouard.]



RÉBUS

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS:

Qu'étaient les pommes d'or au jardin des Hespérides; des oranges, et
rien de plus.

[Illustration.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 1586, 19 Juillet 1873" ***

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