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Title: Histoire de la République de Venise (Vol. 2)
Author: Daru, Pierre
Language: French
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HISTOIRE

DE LA RÉPUBLIQUE

DE VENISE.

_Tome II._



DE L'IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT,

IMPRIMEUR DU ROI ET DE L'INSTITUT.



HISTOIRE

DE LA RÉPUBLIQUE

DE VENISE.



PAR P. DARU,

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.


SECONDE ÉDITION, REVUE ET CORRIGÉE.


TOME SECOND.



À PARIS,

CHEZ FIRMIN DIDOT, PÈRE ET FILS

LIBRAIRES, RUE JACOB, Nº 24.

1821.



HISTOIRE

DE

LA RÉPUBLIQUE DE VENISE.

LIVRE IX.

     Guerre contre le roi de Hongrie. -- Perte de la Dalmatie.
     -- Nouvelle peste à Venise, 1355-1361. -- Fondation de la
     bibliothèque de Saint-Marc, par Pétrarque. -- Dernières révoltes
     de Candie. -- Expédition contre Alexandrie. -- Élection d'André
     Contarini, 1361-1367. -- Nouvelle révolte de Trieste. -- Démêlé
     avec l'évêque de Venise. -- Guerre contre le seigneur de Padoue,
     le roi de Hongrie et le duc d'Autriche, 1367-1377. -- Aventure
     de Charles Zéno. -- Occupation de l'île de Ténédos. -- Affaires
     de l'Orient. -- Commencement de la guerre contre les Génois,
     le roi de Hongrie, le patriarche d'Aquilée, et le seigneur de
     Padoue, 1377-1378.


[Note en marge: I. Jean Gradenigo, doge. 1355.]

Jean Gradenigo monta, le 21 avril 1355, sur le trône teint du sang de
Marin Falier.

Les fréquentes révoltes de Zara prouvaient encore moins l'esprit
d'indépendance de ses habitants que la jalousie des rois de Hongrie.
Ces princes ne pouvaient voir qu'avec dépit tous les ports de leurs
états occupés par une république voisine. Jamais ils ne manquèrent de
lui susciter des ennemis et de secourir les rebelles.

[Note en marge: Guerre contre le roi de Hongrie.]

Ce royaume, alors un des plus puissants de l'Europe, avait pour roi
un prince d'un caractère brillant, chevaleresque, et une noblesse
vaillante, riche, nombreuse, qui fournissait de grandes armées à son
suzerain.

La trève, qui existait, depuis la dernière soumission de Zara, entre
Louis de Hongrie et les Vénitiens, était sur le point d'expirer. La
seigneurie avait fort à coeur de conclure une paix définitive avec
ce redoutable voisin. Celui-ci, que le crime de Jeanne de Naples, sa
belle-soeur, avait déjà appelé en Italie, nourrissait l'espérance
d'acquérir une grande influence dans ce beau pays. Peu disposé à
se réconcilier avec la république, il mit à la paix qu'elle lui
envoyait demander, des conditions qui ne parurent pas acceptables.
Par exemple, il exigeait que les Vénitiens lui fournissent une flotte
pour passer en Italie avec son armée. Il consentait à leur laisser la
paisible possession de la Dalmatie, s'ils voulaient se reconnaître
ses vassaux; et il fallait que cette vassalité fût constatée par un
tribut et par un hommage annuel.

[Note en marge: Contre le duc d'Autriche et le patriarche d'Aquilée.]

Il était pénible de consentir à reconnaître un suzerain; mais, en s'y
refusant, la république aurait dû mettre promptement ses colonies en
état de défense. Elles n'y étaient pas lorsque l'armée du roi vint
subitement investir Trau, Spalato, Zara, et quelques autres places de
cette côte. On y envoya assez diligemment une flotte; mais pendant
qu'on se préparait à repousser les Hongrois de ce côté, on apprit
qu'une armée, dans laquelle il y avait, disait-on, cinquante mille
hommes de cavalerie, allait entrer dans le Trévisan; que le roi avait
fait alliance avec le duc d'Autriche et le patriarche d'Aquilée, pour
venir attaquer les possessions de la république dans le continent de
l'Italie, et qu'enfin un traité avait été conclu avec le seigneur de
Padoue, qui, oubliant la reconnaissance qu'il devait aux Vénitiens,
s'engageait à fournir des vivres à leurs ennemis, tout en prétendant
conserver sa neutralité.

Cet orage ne tarda pas à éclater. C'était un spectacle aussi nouveau
qu'effrayant pour l'Italie, de voir se déployer dans ses campagnes
ces nombreux escadrons. Des états accoutumés à faire la guerre avec
des troupes stipendiées, n'auraient pu trouver les fonds nécessaires
pour créer et entretenir une telle cavalerie, outre que les habitudes
de la nation italienne la rendent peu propre à cette manière de
combattre.

Le roi de Hongrie n'était pas un prince opulent; mais il avait de
grands vassaux qui possédaient de vastes domaines dans des plaines
couvertes de pâturages et par conséquent de chevaux, et quand il
appelait les seigneurs à la guerre, il voyait accourir des essaims
d'hommes accoutumés à l'exercice des armes et du cheval. Il est vrai
que les seigneurs n'étaient obligés qu'à un service de trois mois.

Les escadrons hongrois environnaient déjà la petite ville de
Conegliano et s'avançaient vers Trévise. On fut assez heureux pour
que des troupes rappelées en grande hâte de la côte de Dalmatie,
parvinssent à se jeter dans cette dernière place. Elles étaient
conduites par les provéditeurs Jean Delfino, et Paul Loredan.
Justiniani, leur collègue tâcha de tenir la campagne avec quelques
milices et le peu de troupes régulières qu'on put rassembler;
mais il était loin d'être assez fort pour pouvoir s'approcher des
lignes ennemies et inquiéter les assiégeants. Conegliano succomba
au bout de quelques jours; les défenseurs de Trévise n'en furent
point découragés. Autour d'eux, toute la province était inondée de
partis qui la ravageaient pour pourvoir, encore bien difficilement,
à la subsistance d'une cavalerie telle qu'on n'en avait jamais eu à
nourrir dans ce pays.

[Note en marge: II. Jean Delfino, doge. 1356.]

Sur ces entrefaites, le doge Jean Gradenigo mourut le 8 août 1356.
On avait besoin d'un homme de guerre à la tête des conseils de la
république; tous les suffrages se réunirent sur Jean Delfino; mais
il était enfermé dans Trévise, et il devenait difficile même de lui
faire parvenir l'avis de sa nomination. On demanda un sauf-conduit
aux assiégeants; le roi ne voulut pas renoncer à l'espérance de faire
prisonnier le chef de la république[1]. La raison d'état dispense
sans doute de faire des avantages à ses ennemis, mais quand on
manque à la générosité, il ne faut pas manquer de vigilance. Jean
Delfino, après s'être concerté avec Justiniani, qui se rapprocha de
la place, en sortit une nuit avec un piquet de cavalerie, traversa
les cantonnements des assiégeants et arriva jusqu'à Marghera où il
s'embarqua pour Venise.

[Note 1: Il y a des historiens qui disent au contraire qu'il accorda
noblement le sauf-conduit. (Voyez l'_Histoire de Padoue_, d'André
GATARO, tom. XVII, _de la collection de_ MURATORI, p. 56.)]

Le temps s'écoulait, et le roi voyait arriver l'époque où le service
de ses vassaux allait expirer; il voulut presser les opérations du
siége, et fit donner un assaut, qui fut vaillamment repoussé. Bientôt
après il vit partir les principaux seigneurs, avec la plus grande
partie de cette belle cavalerie, qui faisait la force de l'armée; il
fallut convertir le siége en blocus.

[Note en marge: Les Vénitiens se vengent sur le seigneur de Padoue.
1357.]

Dès que les Hongrois se furent éloignés, la colère des Vénitiens
tomba sur le seigneur de Padoue. Ses états dont il avait oublié qu'il
était redevable à la république, furent ravagés par la petite armée
de Marc Justiniani.

[Note en marge: III. Le roi de Hongrie conquiert la Dalmatie. 1357.]

L'hiver de 1357 fut employé à négocier une trève de quelques mois
sous la médiation du pape. Louis, au commencement de la campagne
suivante, porta les principaux efforts de son armée sur les places
de la Dalmatie. Presque toutes se rendirent; Zara fut surprise[2],
et le gouverneur, Michel Falier, n'échappa point à une inculpation
de lâcheté, danger que courent tous les gouverneurs qui ont manqué
de prévoyance. On le punit par une amende, un an de prison et
l'exclusion perpétuelle de tous les conseils. Le seul qui acquit
de la gloire, sur cette côte, fut le commandant de la petite place
d'Enone, Jean Justiniani, qui ne succomba qu'après avoir fait la plus
vigoureuse défense et éprouvé toutes les horreurs de la disette.

[Note 2: Preso Zara per tradimento d'un priore Tedesco di Santa-Croce
ch'era in Zara al servizio de' Veneziana, e la notte introdusse gli
Ungari.

(Cronica della guerra da Chiozza de Daniello CHINAZZO. _Rerum
italicarum scriptores_, tom. XV, p. 701.)]

La chûte de tant de places fit sentir aux Vénitiens la nécessité
d'obtenir la paix à quelque prix que ce fût. Des ambassadeurs
allèrent la proposer, l'implorer. Les conditions que le roi dicta
furent que la république renoncerait pour toujours à la Dalmatie, et
rendrait toutes ses places, depuis le golfe de Quarnero, au-dessous
de Fiume jusqu'à Durazzo, qui est près de l'entrée de l'Adriatique.
C'était abandonner un littoral de plus de cent lieues, et une
multitude d'îles et de ports.

[Note en marge: IV. Délibération pour la cession de cette province.
1358.]

Quand on en vint à délibérer dans le sénat sur l'acceptation de
cette paix, ce fut un combat entre ceux qui regrettaient le plus la
splendeur de la république, et ceux qui voulaient mettre un terme
à ses sacrifices et à son danger. «Ces conditions, disaient les
uns, sont si dures, qu'on a droit de s'étonner que vous ayez pu les
entendre. Si vous renoncez à la Dalmatie, vous renoncez à être une
puissance, toute votre population est là. Où recruterez-vous vos
troupes? Avec quoi armerez-vous vos flottes? Ces mêmes ports, où
vous trouviez un asyle, deviendront les arsenaux de vos ennemis.
Vous n'êtes plus les dominateurs du golfe, si une puissance rivale
en occupe les bords. La Dalmatie cédée, l'Istrie se trouve exposée
à de nouvelles invasions. Vous avez perdu les places de cette côte,
mais est-ce la première fois? Est-il nouveau pour vous de voir le roi
de Hongrie occuper Zara? Vous n'avez point été défaits en bataille
rangée. Trévise se défend vaillamment et continuera de résister;
la disette est moins à craindre pour elle que pour l'innombrable
cavalerie qui l'assiége. Vous avez vu déjà le roi obligé de ramener
son armée, après quelques mois de campagne. Il a ravagé le pays,
mais le mal en est fait; il n'y trouvera plus les ressources qu'il a
épuisées. Un prince qui n'a point une armée permanente, ne doit pas
triompher d'un gouvernement qui a de la constance. Ne manquons pas à
notre fortune; Nous en avons vu quelquefois l'heureux retour, dans
des circonstances plus désespérées. Que l'énergie du conseil ranime
celle de tous les Vénitiens; tous sentiront que l'existence de la
patrie est attachée à la conservation de ces possessions, que nous
avons su garder pendant 360 ans au prix de tant de sang, et dans des
circonstances si diverses.»

Les partisans de la paix répondaient avec beaucoup de gravité: «La
prudence de ce gouvernement a sur-tout éclaté en ce que, dans toutes
ses délibérations, il a pris conseil, non des passions, mais des
circonstances. Les conditions sont dures, mais elles sont proposées
dans un temps où une guerre malheureuse contre les Génois vient de
ruiner notre marine. Vous vous êtes vus n'ayant pas quatre galères
pour repousser quelques corsaires, qui venaient nous insulter dans
notre golfe; il a fallu que d'opulents citadins armassent, pour notre
défense, des vaisseaux destinés à leur commerce. Mais cette ressource
même ne nous reste plus; les fortunes privées, non moins épuisées que
la fortune publique, ne peuvent échapper à une destruction totale que
par les travaux de la paix. Sans doute il est pénible de céder de si
belles possessions, de renoncer à des titres si glorieusement acquis.
Mais que céderons-nous? ce que l'ennemi tient déjà. On vous dit
que si vous cédez la Dalmatie vous aurez à craindre pour l'Istrie.
Vraiment voilà une grande prévoyance; on craint pour l'Istrie, on a
bien raison; l'ennemi l'occupe déjà; aussi ceux qui pensent qu'un
danger à venir ne doit pas faire oublier un danger présent, vous
disent-ils, que rien n'est plus urgent que d'obtenir la restitution
de cette province. Elle vous est offerte; malheureusement on ne vous
offre pas en même temps la Dalmatie. Pour concevoir raisonnablement
l'espérance de les recouvrer l'une et l'autre, il faut établir, ou
que nos affaires peuvent s'améliorer, ou que celles du roi peuvent
devenir mauvaises. Or quels moyens avons-nous d'affaiblir le roi
de Hongrie? Aucun. Quels moyens d'améliorer notre situation, de
recouvrer nos forces? Un seul; la paix, le commerce.

«Toute notre application doit être de conserver la république, de
faire cesser pour elle un danger imminent. Qui peut nous assurer
que les Génois veuillent s'en tenir à une paix qu'ils nous ont
fait acheter si cher? Qu'ils ne prennent pas, pour nous attaquer
de nouveau, le moment où nous sommes engagés dans une guerre
désastreuse? et alors quel espoir de salut nous resterait-il? On dit
qu'il ne faut pas céder ces provinces; mais qu'on nous dise donc
aussi les moyens de les reprendre. On dit que l'ennemi n'a point
gagné de bataille; remarquez que c'est parce que vous n'avez point
d'armée. Si la petite troupe de Justiniani peut se présenter devant
les Hongrois, il faut lui envoyer l'ordre de combattre. Mais si vous
êtes convaincus qu'elle n'a conservé jusqu'ici son existence qu'en
évitant une action; si vous avez la certitude qu'une défaite vous
mettrait entièrement à la merci du vainqueur et entraînerait la perte
de vos états de terre-ferme, en même temps que le sacrifice de la
Dalmatie, vous recommanderez à votre général de ne pas compromettre
ce fantôme d'armée, dont l'apparence vous donne encore la faculté de
négocier.

«On conçoit qu'on se détermine à rejeter une paix humiliante; mais
il serait absurde de vouloir refuser également et la paix et le
combat. Cette paix que vous pouvez faire aujourd'hui, qui oserait
vous répondre que vous pourrez l'obtenir demain? La gloire de ce
sénat n'est pas d'avoir toujours été heureux, mais de s'être montré
constamment sage; il sait que, dans toutes les affaires, il faut
apprécier les circonstances. Les voir telles qu'on les désire, et non
pas telles qu'elles sont, est une faiblesse. Rien n'est perdu si nous
conservons la république, si nous lui donnons le temps de reprendre
ses forces, et si la sagesse lui prépare les moyens de réparer ses
pertes.»

[Note en marge: V. Paix. 1358.]

Ces raisons prévalurent et le traité fut signé le 18 février 1358.

Il y fut stipulé que le doge cesserait de prendre le titre de duc
de Dalmatie et de Croatie; que la seigneurie n'enverrait point de
consuls dans les états du roi; que les sujets de la république ne
pourraient pas avoir des propriétés immobilières à Zara, et que
ceux qui en avaient seraient tenus de les vendre; que toutes les
possessions de la seigneurie occupées par les troupes du roi, tant
dans l'Istrie qu'en Italie, seraient évacuées, et qu'enfin s'il
arrivait que le roi eût à soutenir une guerre maritime, la seigneurie
devrait lui fournir, aussitôt qu'elle en serait requise, une flotte
de vingt-quatre galères, dont il paierait l'armement et l'entretien.

On convint, en cas de contravention aux conditions de cette paix,
de prendre le pape pour juge, et de soumettre l'infracteur à
l'excommunication et à l'interdit.

La perte de cette grande colonie donnait plus d'importance aux
acquisitions que la république avaient faites dernièrement dans le
continent de l'Italie. On avait conquis la marche Trévisane sur le
seigneur de Vérone; cette province avait été cédée par un traité,
mais le droit antérieur du seigneur de Vérone lui-même n'était pas
bien établi. Pour légitimer leur conquête, les Vénitiens imaginèrent
de demander l'investiture de cette province à l'empereur, qui ne
l'avait jamais possédée. C'était déjà un spectacle assez remarquable
que la fière république de Venise sollicitant l'investiture d'une
province déjà conquise par ses armes, et consentant à ne la tenir
qu'à titre de fief de l'empire.

L'humiliation fut bien plus grande, lorsque l'empereur Charles IV
refusa cette investiture, en ajoutant qu'il ne pouvait approuver que
les Vénitiens se fussent établis, sans son aveu, dans une province
qui relevait de la couronne impériale.

Ainsi les Vénitiens avaient manifesté leurs scrupules sur la
légitimité de leur possession, leurs craintes sur sa solidité; et ils
avaient reconnu que cette province relevait de l'empire, sans obtenir
même la permission de se dire les vassaux de l'empereur.

[Note en marge: Le duc d'Autriche fait arrêter les ambassadeurs
vénitiens. 1360.]

Les ambassadeurs qui avaient été envoyés à la cour de ce prince,
éprouvèrent, en revenant à Venise, un nouvel outrage. Par une indigne
violation des droits les plus sacrés, le duc d'Autriche les fit
arrêter comme ils traversaient ses états.

[Note en marge: VI. Récapitulation des malheurs de la république
depuis l'établissement de l'aristocratie.]

Telle était la situation de Venise en 1360, c'est-à-dire environ
quarante ans après le changement opéré dans sa constitution. Il
ne serait pas juste d'attribuer tous ses malheurs à cette seule
cause, mais une partie en dérivait évidemment, et il faut au moins
convenir que la fortune n'avait pas pris soin de justifier cette
révolution, qui avait remis le pouvoir aux mains de l'aristocratie.
Immédiatement avant ce changement, la république avait forcé tous
les peuples de l'Italie à reconnaître son droit de souveraineté sur
l'Adriatique. Dès que Pierre Gradenigo fut monté sur le trône, les
désastres se succédèrent. Le patriarche d'Aquilée insulta impunément
la république. Elle perdit ses établissements en Syrie. Les Génois
détruisirent ou prirent des flottes entières à Curzola, à Gallipoli,
à Sapienza. Ils firent trembler Venise au fond de l'Adriatique, et
obligèrent sa population à rester sous les armes. Ils dictèrent un
traité à la seigneurie. Trois conspirations la mirent en péril. Deux
révoltes, une peste, survinrent après un anathème, qui séparait
Venise de la communion des chrétiens. Le gouvernement se déshonora
par son injustice dans l'usurpation de Ferrare. Ses ambassadeurs
furent humiliés à Gênes, où ils achetèrent la paix; à Avignon, où
ils essuyèrent sans murmurer les outrages de la suite du pape; à
la cour de Hongrie, où ils signèrent, après avoir souvent imploré
la paix sans l'obtenir, l'abandon de la plus belle province de la
république; à la cour impériale, où on ne daigna pas même recevoir
leurs hommages; enfin en Autriche, où on les retint deux ans en
prison, malgré les instances de la seigneurie, réduite à solliciter
leur liberté.

[Note en marge: Peste à Venise.]

À cette époque si malheureuse, la peste qui avait dévasté l'Europe
douze ans auparavant, la parcourait encore; mais cette fois elle
descendait du nord au midi. Cette maladie, qui venait de moissonner
à Avignon neuf membres du sacré collége, fut apportée en Italie par
des soldats, et s'étendit sur Venise, où elle fit cependant moins de
ravages que celle de 1348.

Il était triste pour Jean Delfino d'avoir été élevé au dogat, pour
avoir le malheur d'attacher son nom au traité de Zara. Il en eut un
violent chagrin; il éprouva bientôt après la perte de la vue, et
mourut le 11 juillet 1361.

[Note en marge: VII. Lois somptuaires.]

Le malheur des temps amena des institutions dont on est peut-être
dispensé de faire honneur à la sagesse des législateurs. Les
calamités publiques avaient renversé la plupart des fortunes
particulières; le luxe dut exciter de l'indignation. On porta
des lois somptuaires qui réglaient la table, les habits et les
principales dépenses des citoyens de tous les rangs. Des magistrats
furent institués spécialement pour faire observer ces règlements,
et quoique les changements opérés dans les moeurs aient quelquefois
suspendu momentanément l'empire de ces lois, elles n'ont pas cessé
d'exister, et on y est toujours revenu après les avoir violées. Ce
fut une chose importante, pour le salut de l'aristocratie, que de
mettre les privilégiés dans l'impuissance d'étaler un faste qui
aurait décelé leur vanité: la vanité excite la jalousie, et la
jalousie est un premier pas vers la révolte. Le luxe, disait Paul
Sarpi, serait bon, s'il n'était que pour le riche et ne désemplissait
que des vaisseaux trop pleins, mais souffrir un luxe général, c'est
prendre tous les jours des remèdes au lieu de nourriture; celui qui
par vanité fait plus qu'il ne peut finit par faire plus qu'il ne
devrait.

[Note en marge: Loi qui interdit le commerce aux patriciens.]

Il y a des historiens qui placent à cette époque la loi qui interdit
le commerce aux patriciens; mais on n'est pas d'accord sur sa date.
Ce règlement devait avoir deux effets remarquables; de consoler les
roturiers, et de maintenir parmi les nobles cette modération que les
sages recommandent aux dépositaires du pouvoir dans le gouvernement
de plusieurs[3]. Il n'eût pas été juste que les patriciens, en même
temps qu'ils excluaient les citoyens de l'autorité, voulussent être
admis au partage de tous les profits de l'industrie, ils y auraient
eu trop d'avantages sur les autres. Le commerce veut de l'égalité.

[Note 3: MONTESQUIEU, _Esprit des lois_, liv. 5, ch. 8.]

Les patriciens, en se privant de cette ressource, eurent un prétexte
de plus pour se réserver tous les emplois publics, ce qui affermit le
gouvernement aristocratique.

Mais faute de moyens pour réparer ou pour agrandir leurs fortunes, la
plupart tombèrent dans la médiocrité et dans le besoin, ce qui amena
les choses au point où voulaient en venir les familles puissantes,
à l'oligarchie. Si le commerce peut en un instant procurer des
richesses immenses, il peut les enlever de même; ce sont deux
extrémités également dangereuses dans la république, d'ailleurs cette
profession donnant nécessairement à ceux qui l'exercent des intérêts
dans l'étranger, doit, dans certains cas, mettre leur intérêt privé
en opposition avec celui de la patrie.

Au reste, j'aurai dans la suite plusieurs occasions de faire
remarquer, que, si cette loi remonte en effet jusqu'au milieu du
quatorzième siècle, on s'en écarta souvent dans les siècles suivants,
et que la noblesse vénitienne n'a presque jamais cessé de partager
les bénéfices du trafic avec les négociants de profession.

Il y a, dans les statuts de l'inquisition d'état, un article[4] qui
paraît fixer, d'une manière assez précise, la date de cette loi,
puisqu'il la cite comme rendue depuis l'an 1,400; mais il fournit
en même temps la preuve qu'elle était tombée en désuétude, par les
dispositions qu'il ordonne pour la remettre en vigueur.

[Note 4: Art. 4 _du Supplément aux Statuts de l'inquisition d'état_.
Ms. de la Bibl.-du-Roi.--Nº 1010 H/264 et 33/10462.]

[Note en marge: VIII. Laurent Celsi, doge. 1361.]

La plupart des historiens rapportent que les électeurs étant
assemblés pour donner un successeur à Jean Delfino, les suffrages se
trouvaient partagés entre plusieurs candidats, lorsque le bruit se
répandit, dans Venise, que l'amiral du golfe, Laurent Celsi, venait
de rencontrer une flotte génoise et l'avait battue complètement.
Cette nouvelle, parvenue au conclave des électeurs, avait réuni
toutes leurs voix en faveur de Laurent Celsi, qui auparavant n'était
point au nombre des concurrents. Mais bientôt après on apprit que
cet avis était faux; les électeurs furent un peu honteux de leur
précipitation, et une loi s'ensuivit qui, pour l'avenir, leur
interdisait absolument toute communication avec le dehors. Ceux qui
racontent de cette manière les circonstances de cette élection,
oublient que Venise était alors en paix avec Gênes[5].

[Note 5: Pierre JUSTINIANI, liv. 4, dit: «Que la nouvelle de cette
prétendue victoire avait été portée par un Génois, mais non pas que
la victoire avait été remportée sur les Génois.»]

[Note en marge: IX. Pétrarque à Venise. Il donne sa bibliothèque à la
république.]

À cette époque Pétrarque, qu'une ancienne amitié pour les princes
de Carrare appelait de temps en temps à Padoue, vint faire quelque
séjour à Venise. Il y avait déjà paru, comme ambassadeur de Visconti,
pour proposer la paix entre la république et les Génois. Quoiqu'il
n'eût pas réussi dans cette négociation, il jouissait, dans cette
capitale, de toute la considération que doivent procurer de grands
talents, l'opulence, une grande influence et la faveur de presque
tous les princes contemporains. Pétrarque paraissait aimer beaucoup
le séjour de Venise, qu'il appelait la merveille des cités. Il y
était arrivé avec sa bibliothèque, fidèle compagne de ses voyages.
Cette circonstance prouverait qu'elle n'était pas extrêmement
nombreuse; mais à cette époque les manuscrits étaient des trésors, et
le noble zèle de cet ami, de ce restaurateur des lettres, lui avait
fait consacrer une partie de sa fortune et de son temps, à rassembler
un grand nombre d'auteurs dont les exemplaires étaient encore
à-peu-près uniques.

L'illustre poëte ne crut pas pouvoir mieux s'acquitter de
l'hospitalité qu'il recevait chez les Vénitiens, qu'en leur léguant
sa bibliothèque. Voici la lettre qu'il écrivit à ce sujet: «François
Pétrarque désire léguer les livres qu'il possède et ceux qu'il
pourra posséder à l'avenir, à saint Marc, l'évangéliste. Il croit
pouvoir y mettre cette condition qu'ils ne seront vendus, ni aliénés,
ni dispersés; et qu'un local, à l'abri des eaux et de l'incendie,
sera assigné pour y conserver cette bibliothèque, en mémoire du
donateur, pour la plus grande gloire du saint patron, et pour la
consolation des hommes studieux qui pourront la fréquenter avec
plaisir et avec fruit. S'il forme ce voeu, ce n'est pas qu'il oublie
que ses livres ne sont ni bien précieux, ni en grand nombre; mais
c'est qu'il a conçu l'espérance que cette collection s'accroîtrait
sous les auspices d'une si glorieuse république. Les illustres
patriciens, les citadins patriotes, les étrangers mêmes pourront, par
la suite, l'enrichir d'une partie de leur bibliothèque, et la rendre
aussi considérable que les fameuses bibliothèques de l'antiquité.
Les moins éclairés sentiront que ce monument ne sera pas inutile à
la gloire de la patrie, et le donateur se félicitera d'en avoir posé
les premiers fondements.» Le conseil déclara qu'il acceptait cette
offre d'un homme qui n'avait point d'égal dans la théologie, dans
la philosophie morale, ni dans la poésie[6]. Il y avait peut-être
un peu d'hyperbole dans cet hommage rendu à la théologie du poëte,
mais il n'en était pas moins beau à un particulier de donner l'idée
de former une de ces précieuses collections, que les gouvernements
négligent souvent même d'entretenir.

[Note 6: La proposta di Francesco Petrarca, soggetto che già gran
pezzo non ha havuto pari al mondo, e che nella christianità, nella
philosophia morale e nella poesia non ha chi gli sia uguale.
_Histoire de_ Paul MOROSINI, liv. 13. J'en ai traduit la lettre de
Pétrarque, qu'il rapporte. La lettre et la réponse sont aussi dans la
_Chronique_ de Marin SANUTO.]

Une maison fut assignée pour le logement du donateur et de ses
livres. Cette collection, fruit de la passion de Pétrarque pour
la propagation des connaissances humaines, devint le noyau de la
bibliothèque de Saint-Marc. Entre les ouvrages qui y furent mis
pour la première fois à la disposition des hommes studieux, il y
avait un manuscrit d'Homère, donné à Pétrarque par Nicolas Sigeros,
ambassadeur de l'empereur d'Orient; un Sophocle qu'il tenait de
Léonce Pilate, son maître de grec; une traduction latine de l'Iliade
et de l'Odyssée, par le même Léonce Pilate, et copiée de la main de
Bocace, son disciple; un exemplaire de Quintilien; enfin la plupart
des ouvrages de Cicéron, à la transcription desquels Pétrarque
lui-même avait consacré des années[7]. Je ne demanderai point
l'indulgence des lecteurs pour ces détails.

[Note 7: GINGUENÉ, _Histoire littéraire de l'Italie_, chap. 12,
section 2.]

On reproche aux Vénitiens de n'avoir pas apporté à la conservation de
ce dépôt tout le soin que méritait une si illustre origine.

[Note en marge: X. Paix avec le duc d'Autriche.]

Le duc d'Autriche n'était pas en guerre avec la république, quoiqu'il
l'eût insultée dans la personne de ses ambassadeurs. Une brouillerie,
qui survint entre le patriarche d'Aquilée et ce prince, fit craindre
à celui-ci que les Vénitiens ne profitassent de l'occasion pour
manifester leur ressentiment. Il chercha à se réconcilier avec
la seigneurie, et il ne lui en coûta que d'écrire au doge, qu'il
désirait voir la superbe Venise. Le conseil lui fit témoigner toute
la joie qu'on aurait à l'y recevoir. Il y vint en effet, emmenant
avec lui une suite de plus de mille personnes, parmi lesquels étaient
les deux ambassadeurs vénitiens qu'il venait de tirer de la prison
où il les avait retenus pendant deux ans. C'est ainsi que cette
violation du droit des gens fut réparée, et il en coûta une somme
considérable à la république, pour signaler, par des fêtes, sa
réconciliation avec un voisin dont elle avait à se venger.

[Note en marge: XI. Révolte de Candie.]

Les traités qu'elle venait de signer avec Gênes et avec le roi de
Hongrie, avaient dû porter une grande atteinte à sa considération
au dehors. Les Candiotes entrevirent l'espoir de se détacher
d'une métropole qui venait d'abandonner la plus importante de ses
colonies. Cette fois ce ne fut pas une révolte des indigènes, ce
fut l'explosion du mécontentement de toute la population vénitienne
de l'île, qui murmurait depuis long-temps de ce que pas un des
membres de ces anciennes familles transportées autrefois de Venise
dans la colonie, n'était appelé aux magistratures de la métropole.
Ils avaient demandé qu'on choisît parmi eux vingt sages, pour les
représenter dans le grand conseil, et y défendre leurs intérêts. Un
gouverneur avait eu l'imprudence de leur répondre; «Est-ce qu'il y
a des sages parmi vous?» Cette raillerie insultante avait dû les
irriter. Ce fut bien pis lorsqu'ils se virent réduits pour toujours
à la condition de sujets, par la révolution qui ferma définitivement
l'entrée du grand conseil à ceux qui n'en faisaient point partie.
La révolte, conséquence immédiate de cette révolution, est encore
une circonstance qui peut servir à la faire apprécier. Frà Paolo
Sarpi a dit[8]: L'établissement des colonies fut très-salutaire
à la république romaine, parce qu'elles conservèrent toujours de
l'attachement pour leur patrie, et que dans la suite des temps
elles apprivoisèrent les naturels du pays; au lieu que les citoyens
transplantés en Candie sont eux-mêmes devenus sauvages. Il fallait
dire que l'effet fut différent, parce que les systèmes de conduite
furent contraires. Les Romains accordaient aux colons de nouveaux
droits comme citoyens de la métropole; les Vénitiens privèrent de
leurs anciens priviléges les citoyens qu'ils envoyèrent à Candie.

[Note 8: Dans son livre intitulé: _Opinione in qual modo debba
governarsi la repubblica veneziana._]

Ceux-ci saisirent, pour éclater, le prétexte d'un impôt, d'ailleurs
assez léger, qu'on venait d'établir pour la réparation de leur port.
Ils prirent les armes, se jetèrent sur le gouverneur, menacèrent sa
vie, le mirent en prison avec ses conseillers, et choisirent pour
chef un nommé Marc Gradenigo. On voyait, à la tête de ce mouvement,
deux autres hommes du même nom; mais l'histoire ne dit pas qu'ils
fussent parents de celui qui avait opéré la révolution cause première
de cette révolte.

L'envie de rompre absolument, et pour toujours, avec la métropole,
alla jusqu'à ce point que les rebelles ne voulurent plus rien
avoir de commun avec elle, même le culte. Pour se séparer de la
république, ils n'hésitèrent pas à se séparer de l'église latine; ils
embrassèrent le schisme des Grecs; et, ce qui était presque une plus
criminelle apostasie aux yeux des Vénitiens, ils ne voulurent plus
reconnaître saint Marc pour leur patron et lui substituèrent saint
Tite.

Cependant on armait toute la population de Candie, on ouvrait les
prisons pour enrôler indistinctement les accusés et les criminels, et
on massacrait ceux qui, par prudence ou par attachement pour l'ancien
ordre de choses, se permettaient de désapprouver l'insurrection.

La métropole prit, dans le commencement, des mesures propres à
faire croire qu'elle n'était guère en état de la punir. Elle envoya
d'abord trois personnages considérables, pour tâcher de ramener les
rebelles dans le devoir par des exhortations. Un Zéno, un Soranzo,
un Morosini, se présentèrent vainement à l'entrée du port, on
ne leur permit pas de mettre pied à terre; des menaces même les
contraignirent de s'éloigner et de venir rendre compte à Venise
qu'ils avaient vu flotter l'étendard de saint Tite sur les tours de
Candie.

Le mauvais succès de cette tentative n'empêcha point qu'on n'y revînt
une seconde fois. Cinq autres députés, non moins vénérables, vinrent
éprouver une réception plus injurieuse encore que le refus de les
entendre. On leur permit de débarquer, ce fut pour les conduire à
l'audience du gouverneur de l'île, au travers des rangs d'une armée
assez nombreuse, et des flots d'une populace qui oubliait le respect
dû à leur caractère et à leurs noms. Les places, les rues, les
fenêtres, les toits étaient couverts de monde. Ce fut un spectacle
propre à exalter l'effervescence des insurgés, que de voir André
Contarini, chef de la députation, Pierre Ziani, François Bembo, Jean
Gradenigo et Laurent Dandolo, marchant entre deux haies de soldats,
traversant les rues de cette ville qui leur obéissait naguère, et
accompagnés des huées insolentes de cette multitude. Leur gravité ne
se démentit point; mais il était difficile qu'ils espérassent quelque
succès de leurs exhortations; on ne croyait plus à la modération ni à
la force de la seigneurie.

En effet elle mettait une telle circonspection dans ses mesures, que
lorsqu'elle vit revenir les députés et qu'elle eut perdu l'espérance
de ramener les Candiotes par la persuasion, elle écrivit à toutes
les puissances de l'Italie, aux rois de France, de Naples, et à
l'empereur, pour les prier de ne fournir aucune assistance aux sujets
rebelles qu'elle avait à punir; et ce ne fut qu'après avoir obtenu
cette promesse, que le conseil commença à délibérer sur les mesures
militaires qu'il avait à prendre; encore y eut-il, dans ce conseil,
beaucoup d'avis pour un parti mitoyen, qui consistait à faire
seulement bloquer l'île par dix galères sans entreprendre une attaque.

Tout cela annonçait une extrême faiblesse. On en sera moins étonné
si on considère que la république, épuisée par deux guerres
malheureuses, et plus encore par le dernier traité de paix, n'avait
plus de population sur laquelle elle pût recruter son armée. Il
fallait bien réserver les Vénitiens pour le service des vaisseaux; on
avait perdu la Dalmatie; les habitants de la marche Trévisane étaient
de nouveaux sujets; on ne pouvait pas raisonnablement les mener
contre les Candiotes révoltés. Il ne restait donc d'autre ressource
que de former une armée de ces hommes à charge à leur propre pays,
faisant de la guerre leur unique existence et parcourant les
parties de l'Europe en proie à des guerres civiles, pour se vendre
tour-à-tour aux diverses factions. L'Italie en était alors infestée:
mais pour former une armée avec de pareils éléments, il fallait du
temps et de l'argent.

[Note en marge: XII. Départ d'un armement qui soumet cette île. 1364.]

Aussi l'année 1364 était-elle déjà commencée lorsque l'expédition se
trouva prête. On jeta les yeux, pour la commander, sur un capitaine
véronais nommé Luchino dal Verme, qui était alors à la tête des
troupes du seigneur de Milan. Il vint recevoir des mains du doge
l'étendard de la république, et partit, le 10 avril, sur une flotte
de trente-trois galères que commandait Dominique Michieli, et qui
portait six mille hommes de débarquement. C'était tout ce que la
puissante Venise envoyait pour reconquérir l'île aux cent villes. La
colonie et la métropole ne ressemblaient plus à ce qu'elles avaient
été.

Les insurgés avaient assez mal profité du temps qu'on leur avait
laissé. Ils avaient assassiné plusieurs des insulaires qu'on
soupçonnait de regretter le gouvernement des Vénitiens. Marc
Gradenigo lui-même, ce chef que les rebelles s'étaient donné, n'avait
pas été à l'abri de leurs soupçons et de leur fureur. Quand un peuple
en insurrection tourne ses armes contre ses chefs, c'est qu'il ne
sait plus où se prendre. Il y eut parmi ceux-ci une telle confusion
qu'ils voulurent se donner aux Génois; mais Gênes, déchirée par des
factions rivales, brouillée pour jamais avec les Visconti, dont elle
avait secoué le joug, n'osa braver à-la-fois tant d'inimitiés, en
recommençant la guerre contre les Vénitiens.

L'armée débarqua sans obstacle, le 7 mai, sur la côte de Candie,
à quelques lieues de la capitale. Le 10, Luchino dal Verme se mit
en marche, força le passage d'un défilé, où les insulaires étaient
postés, et arriva jusqu'aux portes de la ville, dont il emporta,
après l'avoir brûlé, le faubourg, pendant que la flotte paraissait
à l'entrée du port. Les rebelles furent surpris de cette attaque
vigoureuse, comme s'ils n'eussent pas dû s'y attendre; et ces mêmes
hommes, qui s'étaient montrés si opiniâtres, pour repousser toute
proposition d'accommodement, n'eurent pas la fermeté de soutenir un
assaut. Ils envoyèrent des députés qui se prosternèrent aux pieds de
Michieli en implorant leur pardon. L'amiral les reçut avec un front
sévère, se fit ouvrir les portes, s'empara du port, entra dans la
capitale avec ses troupes; mais ce ramas de mercenaires de toutes
les nations, qui composait l'armée de débarquement, se mit à piller
la ville. On eut beau les rappeler sous les drapeaux, il fallut les
attaquer de vive force pour leur faire cesser le pillage, et punir
quelques-uns de leurs chefs du dernier supplice, entre autres un
jeune Visconti, parent des seigneurs de Milan.

Cette exécution faite, on s'occupa de la punition des révoltés.
Beaucoup perdirent la vie sur l'échafaud, quelques-uns se sauvèrent
dans les îles voisines, d'autres allèrent chercher un asyle dans
les montagnes, leurs têtes furent mises à prix, et tout le reste se
soumit, trop promptement pour qu'il fût possible de croire que ce
retour fût l'effet du repentir.

La conquête de Candie n'avait coûté que trois jours. La nouvelle
en fut reçue à Venise avec des transports de joie. On célébra
cet heureux évènement par des fêtes, par des tournois auxquels
d'illustres étrangers prirent part. Vingt-cinq gentilshommes y
parurent, menant chacun dix dames vêtues de brocard d'or. Le doge
présidait à ces brillantes solennités du haut d'une estrade placée
sur le portique de Saint-Marc. Il avait à sa droite Pétrarque, dont
la présence rappelait une autre espèce de triomphe.

[Note en marge: XIII Marc Cornaro, doge. 1365.]

[Note en marge: Croisade contre Alexandrie. 1365.]

Les succès inespérés disposent aux imprudences. Pendant que le
gouvernement vénitien était dans l'ivresse de cette conquête, le
roi de Chypre Pierre de Lusignan sollicitait une croisade contre le
soudan d'Égypte. Le pape n'avait pas manqué d'en approuver le projet;
mais les principaux souverains de l'Europe étaient alors engagés dans
des affaires qui ne leur permettaient pas de tourner leurs regards
vers l'Orient. Lusignan, en arrivant à Venise, où il espérait trouver
une armée de croisés, fut cruellement trompé dans son attente:
par le conseil et avec l'appui du légat il exposa son plan à la
seigneurie, et parvint à l'entraîner jusqu'à y prendre part. Ce plan
fut adopté avec une légèreté qu'on n'a pas eu souvent à reprocher au
gouvernement de Venise. Le doge Laurent Celsi venait de mourir le 18
juillet 1365, et son successeur Marc Cornaro, affaibli par l'âge,
avait peu d'influence dans les conseils.

Il s'agissait de surprendre la ville d'Alexandrie en Égypte. Le
roi de Chypre assurait que cette place devait être emportée d'un
coup-de-main; mais, en admettant cette possibilité, il fallait savoir
comment une petite armée se maintiendrait dans le pays, et enfin ce
que les Vénitiens pouvaient gagner à se brouiller avec le soudan, qui
jusqu'ici les avait laissés faire paisiblement leur commerce.

Ces réflexions, qui devaient venir dans l'esprit de tout le monde,
furent écartées, et on fit partir une flotte, qui, réunie à celle
du roi de Chypre et à un renfort envoyé par le grand-maître de
Rhodes, portait une petite armée de dix mille hommes et de quatorze
cents chevaux. C'était avec de pareilles forces qu'un roi qui
avait beaucoup d'expérience, et un gouvernement renommé pour sa
sagesse, entreprenaient la conquête d'une telle place sur le soudan
d'Égypte[9].

[Note 9: Nous possédons un document qui nous met à portée d'apprécier
d'une manière très-approximative les frais de cette expédition. Le
vénitien Marin Sanuto présenta au pape, en 1321, son plan d'une
descente en Égypte; voici comme il en évalue les dépenses; «Et si
votre sainteté daigne s'informer de ce qu'il en coûtera annuellement
pour ces quinze mille hommes de pied, et ces trois cents cavaliers,
pour les vaisseaux, les vivres et autres objets nécessaires, et pour
les sacrifices qu'occasionnerait la négociation à entamer avec les
Tartares, je réponds qu'en trois ans cette dépense s'élèverait à
vingt-une fois cent mille florins, en comptant le florin pour deux
sols de gros de Venise; savoir; six cent mille florins chaque année,
l'une dans l'autre, pour la solde, les munitions, et l'entretien
de la bonne harmonie avec les Tartares; et pour les vaisseaux,
l'armement, le campement, les remontes, trois cent mille florins en
trois ans; en tout sept cent mille florins par an.»

(_Secreta fidelium crucis_, liv. 2e, 1re partie, chap. 4.)

Évaluons l'homme de cheval au triple d'un fantassin; il en résulte
qu'une armée de quinze mille hommes d'infanterie et de trois cents
chevaux, coûtant par an six cents mille florins, une armée, de
dix mille fantassins et de quatorze cents chevaux, devait coûter
cinq cent trente-cinq mille huit cent quarante-neuf florins, et en
y ajoutant trois cent mille florins, pour les premiers frais de
l'expédition, huit cent trente-cinq mille huit cent quarante-neuf
florins. Marin Sanuto évalue le florin à deux sols de gros de
Venise; cette proportion ne devait pas avoir varié sensiblement de
1321 à 1365 ainsi, cette expédition dut coûter un million six cent
soixante-onze mille sept cent quatre-vingt-dix-huit sols de gros. Un
sol était la vingtième partie de la livre, et la livre valait dix
ducats, qui, à cette époque, paraissent avoir valu chacun à-peu-près
dix-sept francs de notre monnaie d'aujourd'hui.

D'où il suivrait que l'armée dont il s'agit devait coûter quatorze
millions deux cent dix mille deux cent quatre-vingt-deux francs,
c'est-à-dire mille francs par an et par homme.

Mais il faut chercher la preuve de cette appréciation, en la
comparant à des valeurs fixes, qui sont les régulatrices de toutes
les autres, les denrées.

SANUTO nous en fournit les moyens: La livre de pain biscuité, dit-il,
(livre 2e, 4e partie, chap 10,) valait quatre deniers et un tiers,
petite monnaie. D'après cela, voici comme il calcule:

«La livre de biscuit coûte quatre deniers et un tiers. La ration
journalière de l'homme, qui est d'une livre et demie, coûtera six
deniers et demi. Les quarante cinq livres que l'homme aura consommées
en 30 jours coûteront seize sols trois deniers, petite monnaie, et
en 12 mois cinq cent quarante livres de biscuit auront coûte six
sols de gros, un gros et quatre petits deniers. Il résulte de ces
données que, puisque six sols, un gros et quatre petits deniers
représentaient, à cette époque, cinq cent quarante livres de pain, un
million six cent soixante-onze mille sept cent quatre-vingt-dix-huit
sols, devaient en représenter cent quarante-neuf millions deux cent
dix-huit mille trois cent trente-quatre.

La livre de Venise ne valait (dans les derniers temps du moins),
que 477 millièmes de kilogramme. Ainsi cette quantité équivalait
à soixante-onze millions cent soixante-dix-sept mille cent
quarante-cinq kilogrammes. Il ne s'agit plus que de savoir à combien
le kilogramme de ce pain serait évalué aujourd'hui; nous ne pouvons
le faire avec certitude, parce que nous ne savons pas précisément
de quoi était composé, à cette époque, le pain que les Vénitiens
donnaient à leurs gens de mer; supposons que le kilogramme valût
vingt centimes, nous trouverions que cette quantité coûterait
quatorze millions deux cent trente-cinq mille quatre cent neuf francs.

Le résultat de ces deux calculs est tellement identique qu'ils
paraissent se servir réciproquement de preuves. D'après le premier,
le sol de gros équivalait à huit francs cinquante centimes de notre
monnaie, et d'après le second, à huit francs cinquante-une centimes.

Sanuto fournit des données pour essayer le même calcul sur le vin,
la viande salée, les légumes, etc.; mais le peu de fixité de la
valeur de ces denrées et les incertitudes sur la valeur des mesures
anciennes, rendraient le calcul trop hypothétique.

Il résulte de son compte que la nourriture d'un homme, en pain, vin,
viande salée, féves et fromage, revenait, pour un an, à douze sols de
gros, c'est-à-dire à cent deux francs.]

L'armée partit devant Alexandrie le 2 octobre, prit terre à la vue
de quelques troupes accourues sur le rivage, les repoussa jusques
dans la ville, donna un assaut et pénétra dans l'intérieur des
remparts; mais les habitants se réfugièrent au-delà d'un large
canal, et les assaillants, comme s'ils n'eussent pas dû prévoir cet
obstacle, renoncèrent à leur entreprise aussi légèrement qu'ils
l'avaient conçue, pillèrent la ville, et se rembarquèrent quatre
jours après. Cette folie n'eut d'autre résultat que de brouiller
les Vénitiens avec le soudan. Il fit séquestrer leurs marchandises,
mettre les marchands aux fers, et il fallut que la république lui
envoyât de riches présents pour se réconcilier avec lui.

[Note en marge: XIV. Dernière révolte de Candie. 1365.]

L'année 1365 n'était pas terminée qu'une nouvelle révolte éclata
dans Candie. Les rebelles, ayant à leur tête trois frères de la
famille des Calenge, alors l'une des plus considérables du pays,
adoptèrent un système de guerre qui ne permettait pas aux Vénitiens
de les réduire par un coup décisif. Au lieu de chercher à s'emparer
de la capitale, ils fortifièrent tous les châteaux de l'île que leur
position rendait faciles à défendre, surprirent les garnisons de
quelques places, et s'établirent dans un grand nombre de postes où
ils pouvaient combattre avec avantage.

Le gouverneur rassembla ses forces, demanda de prompts secours,
et, dans le courant de l'année 1366 ses troupes eurent à faire une
pénible guerre de postes, à prendre une multitude de châteaux, à
ravager le pays, pour affamer de petites garnisons, à poursuivre,
avec d'incroyables fatigues, quelques chefs qui leur échappaient,
enfin, après beaucoup de sang versé dans les combats, on eut le
loisir d'en répandre sur les échafauds. Presque tous les moteurs
de cette insurrection la payèrent de leur tête; les femmes et les
enfants des Calenge ne furent pas épargnés. Ce fut le dernier soupir
de la liberté dans cette île, dont les habitants s'étaient débattus,
pendant cent soixante ans, sous le joug que leur imposait un peuple
séparé d'eux par de vastes mers.

Paul Loredan, l'un des provéditeurs, rendit compte en ces termes
des mesures rigoureuses qui venaient d'être prises pour assurer la
soumission de cette colonie[10].

[Note 10: Je traduis ce rapport de l'_Histoire de_ Pierre
JUSTINIAINi, liv. 5; il y dit que Paul Loredan _era huomo di bella
maniera di dire_, ce qui doit faire croire qu'on a eu quelque soin de
conserver sa harangue, qu'au reste j'abrége beaucoup.]

«Sérénissime prince, très-illustres et très-excellents seigneurs,
dit-il au sénat, la bonté de la Providence vient de mettre fin à
une cruelle guerre. Cette île fameuse, qui vous a coûté tant de
sang et de si longs efforts, nous avons la satisfaction de vous
annoncer qu'elle est en votre possession pour toujours; vos armes
l'ont soumise et ont rendu impossible toute nouvelle rébellion. Vous
avez confondu la coupable espérance des ennemis du nom vénitien, qui
se flattaient de vous voir dépouillés de vos possessions dans les
mers de l'Orient. Chargés par vous de reconnaître l'état de cette
colonie et d'en assurer la tranquillité ultérieure, nous avons à
vous rendre compte des mesures qui nous ont paru indispensables. Les
rebelles n'ont plus de chefs; des exemples terribles ont été faits
pour effrayer ceux qui voudraient le devenir. Les châteaux, qui leur
servaient de retraite, les villes de Lasithe et d'Anapolis, tous
les forts enfin que nous n'avons pas jugé convenable d'occuper ont
été rasés; les habitants en ont été transportés ailleurs; le pays
qui les environne demeurera inculte; il est défendu, sous peine de
la vie, même d'en approcher. Tous les règlements, qui pouvaient
entretenir l'orgueil ou l'esprit d'indépendance des colons, ont été
abrogés. Les indigènes n'auront plus aucune part à l'administration
ni aux magistratures, et leur obéissance vous sera garantie par la
surveillance qu'exerceront sur eux vos fidèles mandataires.»

Cette pacification, si on peut appeler de ce nom la soumission qui
suit une pareille guerre et de telles vengeances, termina le règne de
Marc Cornaro. Ce doge mourut le 13 juin 1367.

[Note en marge: XV. Nouveaux règlements.]

Les correcteurs des lois firent adopter à cette occasion quelques
règlements que je vais rapporter, pour caractériser la dépendance
dans laquelle les deux grands corps de l'état cherchaient à tenir le
prince.

Déjà, à la mort de Laurent Celsi, on avait arrêté que le doge élu
ne pourrait s'excuser d'accepter cette dignité, sans avoir pris
l'avis et obtenu l'assentiment de ses conseillers; que ses motifs
d'excuse seraient jugés par le grand conseil, et ne pourraient être
admis qu'autant que les deux tiers des voix seraient favorables à la
demande de l'élu; que tous les mois on s'assurerait si le doge était
exact à payer les gens et les dépenses de sa maison et que, faute
par lui de le faire, les avogadors retiendraient, sur ses revenus,
une somme suffisante pour y pourvoir; qu'il ne pourrait employer
les deniers publics aux réparations ou à l'embellissement du palais
ducal, sans y être autorisé par ses conseillers, par les trois
quarts des membres de la quarantie et par les deux tiers des voix du
grand conseil; qu'il ne pourrait faire aucune réponse aux ministres
étrangers, sans l'avoir soumise aux conseillers de la seigneurie.

On ajouta à ces dispositions en 1367, que dans les conseils le
doge ne pourrait jamais être d'un avis contraire à celui des
avogadors; parce que ceux-ci étaient spécialement chargés de voter
pour l'intérêt de la république. On descendit jusqu'à des soins
minutieux pour lui imposer des entraves. On fixa la somme à mettre
à sa disposition pour la réception des étrangers de marque, et il
fut réglé que cette somme ne pourrait excéder mille livres par an.
On ajouta que, dans les six premiers mois de son élection, il serait
obligé de se faire faire au moins une robe de brocard d'or, qu'enfin,
ni lui, ni ses enfants, ni sa femme, ne pourraient recevoir aucun
présent, tenir aucun fief, ni cens, ni emphytéose, posséder aucun
immeuble hors des limites du duché et que s'ils en possédaient ils
seraient obligés de les vendre. Or si on considère que le territoire
appelé le _Dogado_ ne comprenait que la capitale, les îles de
Malamocco, de Chiozza et de Brondolo et une lisière de côtes depuis
l'embouchure du Musone vis-à-vis Venise, jusqu'à celle de l'Adige,
on reconnaîtra que les familles puissantes qui pouvaient prétendre à
cette suprême dignité, s'imposèrent à elles-mêmes une notable gêne,
en s'interdisant toutes possessions hors de ces étroites limites[11].

[Note 11: Morosini dit seulement, che non potessero haver boni fuori
dello stato della repubblica, e se ne havessero, fussero obligati
vendergli. Liv. 13. Mais Sanuto est positif: ne possono havere terre
e possessioni in Trivigiano, Padovano, Ferrarese o in altra parte del
mondo fuori del ducato di Venezia, e se per caso avanti che fosse
creato doge, le avesse, quelle debba far vendere, e cosi que' della
sua casa.]

[Note en marge: XVI. André Contarini, doge. 1367.]

On eut bientôt à faire l'application d'un article important de
ces nouveaux règlements. André Contarini, élu pour succéder à
Marc Comaro, refusa la place de doge. Il se retira même dans le
territoire de Padoue pour échapper à cet honneur; mais le sénat lui
fit signifier que, s'il persistait dans son refus, la république le
traiterait comme un rebelle, et ordonnerait la confiscation de ses
biens. Il se soumit, et vint recevoir une couronne qui n'était pas un
emblème d'autorité.

[Note en marge: XVII. Révolte de Trieste. 1367.]

Le gouvernement vénitien n'était pas parvenu sans de grands efforts
à pacifier Candie. À peine cette île était-elle rentrée dans le
devoir que la révolte d'une autre colonie attira l'attention et les
armes de la république. Un navire de Trieste, qu'on soupçonnait de
faire la contrebande du sel, fut chassé à la vue du port par une
galère vénitienne. Il se défendit, le capitaine de la galère fut
tué dans le combat; le fraudeur se réfugia dans le port. La galère
se présenta aussitôt pour demander impérieusement que ce navire et
son équipage lui fussent livrés. Les Triestins prirent parti pour
leur compatriote. Cette résistance devint une émeute; les Vénitiens
établis à Trieste furent obligés de sortir de la ville; l'étendard de
St.-Marc fut mis en pièces, et les révoltés demandèrent des secours à
leurs voisins. Les habitants de la Carniole leur fournirent d'abord
quelques troupes. On mit diligemment la place en état de défense; et
lorsque l'armée de la république se présenta pour la soumettre, elle
eut à en faire le siége, qui fut soutenu avec une telle vigueur qu'au
bout d'un an les assiégeants n'avaient encore fait aucun progrès. À
l'ouverture de la seconde campagne, le duc d'Autriche vint au secours
des assiégés, qui s'étaient donnés à lui, et avaient arboré son
pavillon. Il attaqua les Vénitiens dans leurs lignes; mais il fut
repoussé, et cet échec le rendit accessible aux propositions de la
seigneurie, qui le détermina, en lui remboursant les frais de cette
expédition[12], à garder la neutralité. La privation de ce secours ne
fit point perdre courage aux Triestins. Ils disputèrent encore leur
liberté pendant toute la campagne, et ce ne fut enfin qu'après deux
ans d'investissement, c'est-à-dire en 1369, que Trieste se rendit,
faute de vivres, et subit la loi du vainqueur. Il en coûta la vie aux
principaux chefs de la révolte, et les habitants virent s'élever une
citadelle, qui dominait leur ville, et répondait désormais de leur
fidélité.

[Note 12: On dit qu'il n'en coûta que 75000 ducats. _Fatti Veneti di_
Francesco VERDIZZOTTI, lib. 14.]

[Note en marge: XVIII. Manoeuvres de François Carrare, seigneur de
Padoue, contre la république.]

La république avait un voisin non moins inconstant dans le seigneur
de Padoue[13]. François Carrare, alors chef de cette maison, avait
oublié qu'elle était redevable aux Vénitiens de la conservation
de cette principauté. Non content d'avoir fourni des vivres aux
troupes du roi de Hongrie, lorsqu'il attaquait les états vénitiens,
il cherchait à étendre, par des empiétements, les limites qui le
séparaient du domaine de la république, et à mesure qu'il usurpait
une portion de territoire il y élevait des forts. On se plaignit, on
négocia, on nomma des commissaires pour juger le différend; pendant
ce temps-là, Carrare s'occupait de susciter des ennemis à Venise.
Le roi de Hongrie, sur lequel il avait compté, ne se trouva pas
prêt dans ce moment à entreprendre une nouvelle guerre; mais lorsque
les Vénitiens parurent déterminés à se faire justice par la voie
des armes, il se porta pour médiateur, et amena les deux parties à
conclure une trève de deux ans, qui fut signée en 1370.

[Note 13: On peut voir sur toute l'_Histoire des seigneurs de
Padoue_, la _Chronique_ de Bartolemeo Galeazio GATARO, continuée
par André son fils. Elle est imprimée dans la _Collection des
historiens d'Italie_, publiée par MURATORI, tom. XVII; il existe à
la Bibliot.-du-Roi, sous le nº 10142, un manusc. qui dans un grand
nombre de passages diffère de celui sur lequel Muratori a fait son
édition.]

À la faveur de cette trève, qui retardait sa perte, Carrare méditait
un noir attentat. Il avait pratiqué des intelligences dans Venise,
et même dans les conseils. La corruption, l'emploi des sicaires,
les empoisonnements, étaient devenus des moyens familiers à la
politique italienne, dans ces temps déplorables de discordes civiles;
on opposait ces moyens à la force, qui abusait si souvent et si
cruellement de ses droits.

La révolution qui s'était opérée violemment dans le gouvernement de
la république y avait semé de trop longues haines pour qu'il fût
difficile d'y trouver, dans toutes les classes, des hommes disposés
à seconder tout ce qui pouvait amener un changement. Le seigneur de
Padoue ne présuma pas trop de la perversité humaine, en s'adressant
à ceux-là même qui avaient à garder un nom illustre, une dignité
éminente, et d'importants secrets. Un moine de l'ordre de St. Jérôme,
nommé le frère Barthélemy, devint l'agent de corruption qui lia ce
voisin perfide avec des patriciens, membres des conseils les plus
intimes de la république; deux présidents du tribunal des quarante,
Léonard Morosini et Marin Barbarigo, l'avogador Louis Molino, et
un conseiller du doge, Pierre Bernardo, entrèrent dans un complot
dont l'objet précis n'est pas bien connu, mais qui enfin tendait à
favoriser les vues d'un étranger, d'un ennemi.

Averti de tout ce qui se passait dans le secret des conseils, Carrare
put facilement connaître ceux dont il avait à redouter l'influence ou
l'inimitié. Laurent Dandolo, Pantaléon Barbo, et Laurent Zane, furent
spécialement désignés aux mains qu'il avait chargées de sa vengeance.

[Note en marge: XIX. Conjuration contre Venise.]

Depuis quelque temps il avait introduit dans Venise plusieurs de ces
hommes perdus, qui trouvent toujours de l'emploi chez les princes
qui leur ressemblent. Ces bandits avaient pour chefs un Nicolas
Tignoso, et un nommé Gratario de la petite ville de Mestre. Ils
s'étaient logés dans les quartiers voisins de la place S.-Marc, et
se réunissaient quelquefois chez une femme du peuple, nommée la
Gobba. Cette malheureuse avait un fils, qui faisait connaître à ces
scélérats les personnages sur lesquels ils auraient à diriger leurs
coups.

Leur projet était de poignarder plusieurs des principaux patriciens,
vraisemblablement à la faveur de quelque rumeur qu'on aurait excitée.
On rapporte aussi qu'ils devaient empoisonner les puits publics; car
à Venise le défaut d'eau douce a obligé l'administration à faire
construire dans toutes les places des citernes où se rassemblent et
se conservent les eaux pluviales; il y en a même qu'on remplit d'eau
de la Brenta, qu'on va chercher à cet effet dans des bateaux.

Il serait difficile de dire jusqu'à quel point l'empoisonnement de
ces citernes était possible, et ce que le seigneur de Padoue pouvait
en espérer de favorable à ses projets.

Le conseil des Dix fut heureusement averti des réunions qui avaient
lieu chez la Gobba; on y introduisit quelques affidés de la police.
La vieille femme, interrogée, avoua ce qu'elle savait, assez à temps
pour s'en faire un mérite. À l'aide de quelques renseignements on
remonta de ces scélérats obscurs jusqu'au moine qui avait préparé ce
crime, et aux personnages éminents qui y avaient trempé.

Les émissaires de Carrare furent arrêtés et appliqués à la torture.
Quand on en eut tiré les aveux qu'on attendait, on ordonna leur
supplice; et, pour les rendre plus odieux au peuple, on affecta
de poser des gardes à toutes les citernes, en répandant que ces
scélérats avaient voulu les empoisonner. Le 10 mai 1372, ils furent
traînés dans les rues à la queue d'un cheval fougueux, et ensuite
écartelés; le fils de la Gobba, et quelques Vénitiens qu'il avait
engagés dans le complot, furent pendus. La mère fut condamnée
seulement à une prison de dix ans.

Toutes ces exécutions avaient eu lieu sans que rien annonçât que
les soupçons s'étendaient sur des personnages plus considérables.
Tout-à-coup on apprit que le moine et les quatre patriciens qu'il
avait séduits, étaient arrêtés; mais le conseil des Dix ne déploya
pas dans cette occasion toute la sévérité de ses maximes. Le frère
Barthélemy, l'avogador Molino et le président de la quarantie,
Morosini, furent condamnés à mourir dans un cachot. La peine du
président Marin Barbarigo, et du conseiller Bernardo, fut réduite à
un an de prison, et à l'exclusion perpétuelle de tous les conseils.

Il restait à punir le plus grand coupable. On accueillit à Venise
les ennemis du seigneur de Padoue, notamment son frère Marsile, qui
conspirait contre sa vie: il n'est pas vraisemblable que ce complot
ait été ignoré de la république[14], mais il échoua, et la trève
obligea les Vénitiens à attendre un autre moment pour obtenir une
vengeance plus éclatante.

[Note 14: Fù scoperto al signor di Padova che Marsilio suo fratello
haveva con altri congiurato di uccider lui e il figliuolo, e questo
per il messo che portava lettere a Venezia, per aver ajuto da quella
repubblica. E preso uno de complici, esso Marsilio con gli altri
fuggi di Padova et andò al campo del signore e lì levò le genti che
erano d'intorno a quatro cento cavalli et andò a Venezia, dove fu
honorevolmente raccolto......

Giacomo da Lion, Gicomo Papin e Tibaldo di Rognon, andati a Venetia,
convennero con Marsilio da Carrara, e conclusero di voler far morire
Francesco da Carrara signor di Padova, e Francesco suo figliuolo e
che tal caso Marsilio fosse signore e esso Giacomo da Lion vescovo
di Padova, e così con consentimento di Nicolò da Carrara, e molti
altri Padovani, trattarono di dar essecuzione al fatto. E manifestata
questa deliberazione ad un pietro di Salomone cittadino de Padova,
furono dalui discoperti......

La signoria di Venezia intendendo i grandi preparamenti del signor
di Padova...... mandarono a lui ambasciatori ad offerirglisi come
confederati ad ogni suo bisogno: il qual rispose che per dubbio che
aveva di loro egli faceva tutti que' preparamenti, e che di ciò
ne aveva causa, porche egli sapeva, che havevano tenuto mano nel
trattato di Marsilio suo fratello contra di lui.

(_Cronaca della guerra de chiozza, da_ Daniello CHINAZZO.)]

[Note en marge: XX. Démêlés du gouvernement avec l'évêque de Venise.]

Pendant cet intervalle, la république eut un démêlé avec son évêque,
et ce ne fut pas pour des intérêts spirituels. L'usage était alors
que, dans la plupart des pays catholiques, on ne se dispensât guères
de faire, en mourant, un legs à l'église, et cet usage avait été
soigneusement encouragé par les évêques et les curés, jusque-là qu'on
en était venu à refuser la sépulture à ceux qui, dans leur testament,
n'avaient pas acquitté ce tribut.

L'évêque de Venise était primitivement assez pauvre; il percevait
pour tout revenu un droit sur les testaments; aussi était-il surnommé
l'évêque des morts, _vescovo de' morti_[15].

[Note 15: _Histoire du gouvernement de Venise_, par AMELOT de la
Houssaye.

GRIMM, dans sa correspondance littéraire, tom. 3, rapporte une
anecdote qui n'est ni assez grave ni assez authentique pour que
l'histoire puisse la recueillir; mais qui est assez dans le
caractère du gouvernement vénitien: «Il y avait, dit-il, une loi
qui attribuait aux curés la propriété absolue de tout ce qui se
trouvait dans la chambre de leurs paroissiens au moment de leur mort,
même au préjudice des enfants. Cette loi révoltante était tombée
en désuétude, mais elle existait. Il y a quelques années qu'un
curé voulut la faire revivre, à la mort d'un homme qui laissait
une succession considérable dans un porte-feuille qui n'avait pas
quitté le chevet de son lit. Le fils unique du défunt mit le curé
dehors à coups de bâton, et le pasteur, aussi moulu que scandalisé,
alla dénoncer au conseil des Dix l'infracteur d'une loi, selon lui,
si sage et si respectable. Le conseil s'assemble, déclare la loi
véritable, ordonne qu'elle sera maintenue dans toute sa rigueur, et
prononce, contre quiconque battra les curés pour les empêcher de
jouir de leurs droits, une amende évaluée à vingt livres de notre
monnaie, et une de cinquante livres, si on poussait la révolte
jusqu'à mort d'homme. Oncques depuis curé n'a été tenté de la faire
revivre.»

Voici au reste un passage d'un ancien historien, qui a quelque
rapport avec cette anecdote.

In tempo di questo doye, (P. Polani, 1128) era una mala usanza,
laqual era che sidava al vescovo la décima di tutto quello che avea
una quando moriva. Del che un messei Bonifacio Falier, mosso da
colera, ammazzo il vescovo. Per laqual cosa si stette molli anni
senza vescovo, governando il vescovado il patriarca di Grado di modo
che poi fù deter minato che il detto vescovo non dovesse avera altro,
salvo quello che gli lasceria il defunto.

                            (_Storia Veneziana di_ Andrea NAVIGIERO.)]

L'un de ces évêques[16] trouvant apparemment que les mourants de
son diocèse ne se détachaient pas assez facilement de leurs biens
en faveur du clergé, crut pouvoir les taxer lui-même et fixer la
redevance due à l'église au dixième de chaque succession. Le pape,
à qui il soumit cette mesure, n'hésita point à l'approuver par une
bulle: mais le gouvernement mit une forte opposition à une taxe qui,
au bout de dix mutations, devait faire passer toute la fortune des
particuliers dans les mains du clergé.

[Note 16: Il se nommait Nicolas MOROSINI.]

La bulle resta sans exécution jusqu'à la mort de l'évêque qui l'avait
provoquée. Paul Foscari, son successeur, entreprit de faire revivre
cette prétention; il éprouva la même résistance, et, pour faire usage
de son autorité spirituelle avec pleine liberté, il se retira à Rome,
d'où il adressa au doge et au sénat une sommation de comparaître
devant le pape, à l'effet de se voir condamner à la réparation des
atteintes qu'ils avaient portées à la juridiction ecclésiastique.

Le gouvernement pouvait bien se dispenser de répondre à une citation
par laquelle un de ses sujets osait l'appeler devant un tribunal
étranger; mais il n'avait aucun moyen de contraindre à se rétracter
un évêque qui avait trouvé asyle et protection à la cour de Rome.
On imagina de le faire repentir de sa témérité en le menaçant dans
sa famille. Un décret du 8 avril 1372 ordonna au père de cet évêque
d'employer son autorité pour faire rentrer son fils dans le devoir,
sous peine d'être lui-même banni à perpétuité, de voir ses biens
confisqués et son nom rayé de l'état des familles patriciennes.
L'évêque voyant qu'au lieu d'enrichir son siége il allait entraîner
la perte de sa maison, se désista d'une prétention scandaleuse, et
fit en même-temps le sacrifice des fonctions de l'épiscopat, car il
n'osa plus rentrer sur les terres de la république. Le gouvernement
eut soin de constater sa juridiction par des actes de sévérité.
L'évêque de Brescia, convaincu d'intelligences avec la cour de Rome,
à qui il révélait ce qui se passait dans les conseils de Venise, fut
condamné au bannissement, privé de ses bénéfices, dépouillé de tous
ses biens, et quatre de ses parents, qui lui avaient communiqué les
secrets de la république, furent bannis avec lui.

[Note en marge: XXI. Guerre contre François Carrare. 1372.]

La guerre contre François Carrare éclata au mois de mai et commença
par la dévastation du territoire de Padoue. Je remarque que la
province de Trévise fournit à cette armée un corps de quatre mille
hommes de milices. Dès l'ouverture de la campagne on éprouva l'un
des inconvénients qu'entraîne le choix d'un général étranger. Celui
à qui on avait confié la conduite de cette guerre était un Florentin
nommé Régnier Vaseh. Une extrême mésintelligence éclata entre lui et
les provéditeurs dont on l'avait entouré. Irrité des contradictions
qu'il éprouvait, il envoya sa démission et se retira. On rappela les
provéditeurs, on les punit même par la prison et par une exclusion
temporaire de tous les conseils, et à défaut d'un chef étranger, on
laissa le commandement à un Vénitien, à Thadée Justiniani.

Celui-ci commençait à pousser de poste en poste les troupes du
seigneur de Padoue, lorsqu'on apprit que le roi de Hongrie envoyait
une armée pour soutenir cet ennemi de la république. Justiniani alla
bravement au-devant des Hongrois avec deux ou trois mille hommes;
mais au lieu de se borner à leur disputer le passage de la Piave,
il se porta lui-même au-delà du fleuve, après avoir battu leur
avant-garde. Là, il eut bientôt sur les bras le corps principal de
l'armée du roi, qui consistait en cinq mille hommes. La petite armée
vénitienne fut complètement battue, le général fut fait prisonnier,
et ce qui put s'échapper alla jeter l'épouvante dans Trévise.

Il en résulta que, pendant quelque temps, les Vénitiens furent
obligés de se tenir sur la défensive, et que leurs terres éprouvèrent
les mêmes ravages qui avaient ruiné le Padouan. Mais ils ne tardèrent
pas à prendre leur revanche; renforcés de cinq mille fantassins
levés dans les provinces turques et morlaques[17], ils battirent
à leur tour les Hongrois, et firent prisonnier le général qui les
commandait. Cette alternative de succès et de revers aurait pu faire
traîner la guerre en longueur, si le roi de Hongrie, ne voulant pas
sacrifier le reste de ses troupes, n'eût manifesté l'intention de
les retirer. Vainement protégé par le légat de Ferrare, qui menaçait
les Vénitiens de les excommunier s'ils continuaient leurs poursuites
contre un prince dévoué au saint-siége, le seigneur de Padoue,
abandonné de son allié, n'osa pas hasarder toute son existence pour
soutenir une lutte inégale. Il se résigna avec toute la facilité d'un
traître à signer les conditions fort dures que la république voulut
lui imposer.

[Note 17: Veneziani atteserò a rifar'il loro esercito, havendo
avuto ajuto dal Turco di 5000 fanti arcieri, il quale volontieri li
socorse, per esser egli nemico del rè d'Ungheria.

(_Cronaca della guerra di chiozza da_ Daniello CHINAZZO.)]

[Note en marge: XXII. Traité de paix. 1373.]

Ce traité fut conclu le 21 septembre 1373. Voici quelles en étaient
les clauses principales:

1º Que les limites des deux états seraient réglées par une commission
composée entièrement de Vénitiens.

2º Que le prince paierait une contribution de deux cent cinquante
mille ducats, savoir; quarante mille sur-le-champ, quinze mille
d'année en année pendant quatorze ans, et une offrande annuelle de
trois cents ducats à l'église de Saint-Marc, pendant le même temps.
C'était comme on voit une contribution d'à-peu-près trois millions de
notre monnaie; outre ce qu'il faut ajouter à cette somme pour avoir
égard à la différence de la valeur relative de l'argent aux objets de
première nécessité.

3º Que tous les forts élevés par François Carrare seraient démolis et
qu'il ne pourrait en construire de nouveaux.

4º Que la tour de Curano, et toutes ses dépendances jusqu'aux eaux
salées, resteraient à la république.

5º Que le seigneur de Padoue remettrait, comme gages de ses
dispositions pacifiques, la ville de Feltre et quelques autres places.

6º Que les négociants vénitiens, seraient exempts de tous droits
d'entrée et de sortie dans le Padouan[18].

[Note 18: _Cronaca della guerra di chiozza, da_ Daniello CHINAZZO.]

7º Que cette province tirerait tout le sel dont elle aurait besoin
des salines de Chiozza.

8º Enfin que le prince viendrait en personne à Venise, ou y enverrait
son fils, pour demander pardon à la république, et lui jurer fidélité.

Ces articles reçurent leur exécution. Le fils de François Carrare
vint fléchir le genou devant la seigneurie, et ce fut Pétrarque qui
composa et prononça le discours que le prince avait à faire dans
cette pénible situation.

[Note en marge: XXIII. Nouvelle guerre. 1376.]

Cette paix trop dure, pour avoir été jurée avec sincérité, fut
troublée au bout de trois ans par les intrigues de Carrare, qui,
bien que devenu l'allié de la république, cherchait à lui susciter
par-tout des ennemis. Le duc d'Autriche fut le premier qui, à son
instigation, fondit sur le territoire des Vénitiens. Il n'avait
point fait précéder les hostilités d'une déclaration de guerre.
Ceux-ci auraient pu la soutenir sans désavantage s'ils n'eussent vu
se former un orage qui ne pouvait manquer d'éclater sur eux. Cette
considération leur fit hâter la conclusion d'un arrangement avec le
duc, auquel ils rendirent quelques places qu'ils lui avaient enlevées.

Cette guerre, qui dura une partie de l'année 1376 et de 1377, n'est
remarquable que par l'usage que les Vénitiens firent pour la première
fois d'une arme nouvellement inventée.

«C'est, dit l'auteur de la chronique de Trévise[19], un gros
instrument de fer, ayant une large ouverture et percé dans sa
longueur. On y fait entrer une pierre ronde sur une poudre noire
composée de soufre, de salpêtre et de charbon. On allume cette poudre
par un trou, et la pierre est lancée avec une telle force qu'il n'y a
point de mur qui lui résiste. On croirait que c'est Dieu qui tonne.»

[Note 19: André REDUSIO de Quero. (_Rerum Italicarum scriptores_,
tom. XIX, p. 754) Il dit formellement qu'on n'avait point vu de
canons en Italie avant ceux que les Vénitiens fabriquèrent par un art
merveilleux.]

À peine le duc d'Autriche venait-il de signer la paix avec les
Vénitiens, que déjà une ligue était formée pour leur perte. Toutes
les haines de leurs rivaux s'étaient unies au ressentiment de
François Carrare. Les Génois, par une suite de cette jalousie
commerciale qui depuis plus d'un siècle n'avait cessé d'ensanglanter
les mers; le roi de Hongrie, qui voulait assurer sa conquête de la
Dalmatie, en affaiblissant les voisins à qui il l'avait enlevée[20];
le patriarche d'Aquilée, le plus ancien ennemi de la république; les
deux princes dont les frontières touchaient à la marche Trévisane,
savoir, le seigneur de Vérone et celui de Padoue; enfin, ceux qui,
en qualité de riverains de l'Adriatique, avaient à réclamer la
libre navigation de cette mer, c'est-à-dire la ville d'Ancône et la
reine de Naples, tels étaient les ennemis que Venise allait avoir à
combattre à-la-fois.

[Note 20: Galéas GATTARO nous a conservé, dans son _Histoire
de Padoue_, deux lettres que Louis, roi de Hongrie, écrivit au
seigneur de Padoue pendant la négociation de cette ligue. On y lit:
«Collegati sumus ad destructionem, vituperium, verecundiam, et omnis
sanguinis effusionem et mortem communis Venetorum, omniumque eorum
benevolentium.

(_Rerum Italicarum scriptores_, tom. XVII, p. 147.)]

Tandis que les flottes des uns l'attaqueraient par mer, les
armées des autres devaient inonder ses petites possessions de
la terre-ferme. Il était difficile de concevoir où cette ville,
sans territoire, trouverait des soldats pour faire face à tant
d'assaillants, et où ses vaisseaux trouveraient un asyle dans cette
mer, dont tous les rivages étaient ennemis.

[Note en marge: XXIV. Révolution de l'empire d'Orient. L'empereur
prisonnier.]

La république commença cependant cette guerre par une agression, qui
fit entrer une puissance de plus dans la ligue de ses adversaires.
Cette agression fut amenée par une aventure romanesque, mais qui a
toute l'authenticité des faits historiques[21].

[Note 21: _Vie de Ch. Zéno_, par François QUIRINO, _Histoire du Bas
Empire_, par M. AMEILHON, liv. 115.]

Un Paléologue, surnomme Calojean, à cause de sa beauté, régnait
alors sur les débris du trône de Constantinople. Effrayé des progrès
des Ottomans, il avait voulu déterminer le pape à faire prêcher
une croisade pour la défense de l'empire d'Orient, et n'avait
point hésité de venir à Rome se prosterner aux pieds d'Urbain V.
Non-seulement il y avait abjuré les erreurs de l'église grecque,
confessé que la troisième personne de la Trinité procède du père
et du fils, et qu'on peut consacrer l'eucharistie avec du pain
azyme; mais il avait juré l'abolition du schisme, promis de faire
rentrer tous ses sujets dans la communion latine, et reconnu à
l'église romaine jusqu'à des droits contestés par les gouvernements
catholiques.

En récompense de tant de soumission, le pape avait prodigué au prince
rentré dans le giron de l'église, des recommandations qui devaient
lui procurer l'appui de toute la chrétienté; mais les gouvernements
et les peuples étaient désabusés des croisades. Paléologue se mit en
route pour aller en personne solliciter des secours.

Il commença par Venise; c'était en 1369: on y était alors occupé de
faire rentrer Trieste sous l'autorité de la république. Les Vénitiens
étaient fort éloignés de pouvoir fournir à ce prince une armée contre
le Turc. D'ailleurs il avait refusé quelques années auparavant de
leur vendre l'île de Ténédos qu'ils convoitaient; on ne lui prodigua
que les honneurs. On se borna à lui promettre un secours de quelques
galères, et comme l'empereur d'Orient était dans une détresse telle
qu'il n'avait pas même assez d'argent pour son voyage, les marchands
lui prêtèrent une somme considérable.

Lorsqu'il fut sur le point de partir ils réclamèrent des sûretés; il
n'en avait aucune à leur donner. Les prêteurs s'adressèrent à leur
gouvernement, qui signifia à l'auguste débiteur qu'il ne pouvait
sortir du territoire de la république avant de s'être acquitté.

Paléologue écrivit à Andronic, son fils, à qui il avait laissé la
régence de son empire, de lui envoyer des fonds pour sa rançon.

Ce fils se montra peu empressé de rendre la liberté à son père. Son
frère cadet en eut le mérite, et l'empereur en conçut contre Andronic
un ressentiment auquel les occasions d'éclater ne manquèrent pas.
Abandonné par les princes chrétiens, trahi par son fils aîné, ruiné
par son voyage, l'empereur grec ne vit plus d'autre ressource, pour
conserver un reste de puissance, que de se rendre tributaire et
vassal du sultan Amurat.

Quelques années après, le fils du sultan et celui de l'empereur,
formèrent, dans leur coupable impatience de régner, un complot
pour détrôner leurs pères. Amurat, qui en fut averti le premier,
marcha contre les deux princes rebelles, assiégea la ville où ils
s'étaient retirés, se les fit livrer, condamna tous leurs adhérents
à d'horribles supplices, fit crever les yeux à son propre fils, et
envoya Andronic à son père, en écrivant à Paléologue: «Je jugerai
à votre sévérité si vous êtes un vassal fidèle.» L'empereur voulut
surpasser Amurat, et ordonna qu'on privât de la vue non-seulement
Andronic, mais un fils de cinq ans, que ce prince avait déjà. Cette
opération fut faite avec du vinaigre bouillant, très-imparfaitement à
la vérité, car ni le père ni l'enfant n'en perdirent la vue.

Les Génois de Péra, ennemis de Jean Paléologue, qui ne les avait
jamais favorisés, embrassèrent la cause d'Andronic. Après avoir
signé, au mois d'août 1376, un traité par lequel ce prince leur
promettait l'île de Ténédos pour prix de sa liberté, ils tramèrent
en sa faveur une conspiration dans Constantinople même. Les conjurés
envahirent le palais, s'emparèrent de la personne de l'empereur,
le jetèrent dans la tour d'Aména au bord de la mer, emprisonnèrent
séparément ses deux autres fils, et un instant après, Andronic
régnait à la place de son père; tremblant entre les Génois, ses
protecteurs, et le sultan, qui pouvait le précipiter de ce trône si
odieusement usurpé.

Deux galères génoises se présentèrent devant Ténédos pour en prendre
possession; mais le gouverneur, feignant de ne pas reconnaître les
ordres d'Andronic, refusa de remettre la place.

Les Vénitiens établis à Constantinople voyaient leurs rivaux maîtres
de l'empire, et sentaient tout le désavantage qui allait en résulter
pour leur propre commerce. Timides spectateurs de cette révolution,
ils ne pouvaient se flatter d'en opérer une nouvelle. C'était sur eux
cependant que l'empereur captif fondait encore l'espérance de quelque
secours.

[Note en marge: XXV. Aventure de Charles Zéno. Il tente de délivrer
l'empereur d'Orient.]

Il avait trouvé dans la tour d'Aména une femme, qui avait été un
moment au rang de ses favorites. C'était la femme du concierge; elle
ne pouvait voir sans intérêt un si illustre prisonnier. Paléologue
la pria de lui procurer quelques moyens de correspondance au-dehors.
Il lui apprit qu'il se trouvait alors à Constantinople un jeune
Vénitien, dont le courage n'était pas au-dessous de l'entreprise
périlleuse qu'il voulait lui faire proposer.

C'était un patricien, nommé Charles Zéno, fils de celui qui avait
péri à la tête de l'armée vénitienne, dans l'expédition contre
Smyrne, gendre de l'amiral Justiniani, dont la flotte croisait alors
dans ces mers pour protéger le commerce de la république. Il était
à Constantinople pour ses affaires particulières. Sa jeunesse, qui
avait été fort orageuse, annonçait un héros ou un homme pervers[22].
Ce fut dans cet étranger que l'empereur d'Orient se flatta de trouver
un libérateur.

[Note 22: Destiné dans son enfance à l'état ecclésiastique, il avait
été envoyé à la cour du pape, qui lui avait donné une prébende;
pendant qu'il faisait ses études à Padoue, un voleur, qu'il rencontra
sur la route de Venise, l'assassina pour lui dérober son argent,
et le laissa pour mort. À l'université, il se lia avec de jeunes
libertins, devint joueur, perdit son argent et disparut pendant cinq
ans, qu'il employa à servir dans les diverses parties de l'Italie.
Son retour à Venise surprit tous ses parents, qui ne croyaient plus
le revoir, et qui le déterminèrent à s'embarquer pour Patras, où
était son bénéfice.

Cette ville était alors attaquée par les Turcs. Le jeune prébendier
s'élança au premier rang de ceux qui sortirent pour les combattre,
et y reçut une si grave blessure qu'on était sur le point de
l'enterrer, lorsqu'il donna quelques signes de vie. Une dispute avec
un gentilhomme qu'il appela en duel l'obligea à se démettre de son
bénéfice; il épousa une jeune grecque qui mourut bientôt après, et il
se remaria avec une fille de la maison Justiniani. Enfin il s'adonna
au commerce et l'exerçait depuis sept ans dans la mer Noire, lorsque
l'aventure qu'on va lire lui ouvrit une nouvelle carrière.]

Le génie entreprenant de Charles Zéno ne vit dans la proposition
qui lui fut portée que l'une de ces occasions brillantes que les
grands courages demandent à la fortune; un père à venger, un
empereur captif à remettre sur le trône, un grand service à rendre à
son pays. Il s'assura secrètement de huit cents hommes déterminés;
et telle était l'opinion qu'il avait des forces de l'empereur de
Constantinople, et de la mobilité du peuple de cette capitale,
qu'avec de si faibles moyens il se flattait de voir l'empire changer
de maître.

La prison de Paléologue avait une fenêtre qui donnait sur la mer.
À la faveur de la nuit, Zéno arrive dans une petite barque au pied
de la tour, parvient jusque dans la chambre de l'empereur, à l'aide
d'une échelle de cordes qu'on lui jette, et presse le prince de
descendre dans la barque; mais ici c'est le prisonnier qui manque
de résolution. Il se rappelle qu'il a deux fils emprisonnés comme
lui, qu'il ne peut délivrer, et que sa fuite va exposer à toute la
fureur de leur indigne frère. «Seigneur, lui dit Zéno, ces larmes,
ces réflexions ne sont plus de saison. Je repars, prenez sur-le-champ
votre parti; et si vous ne descendez, ne comptez plus sur moi.»
Aussitôt, voyant que l'empereur ne peut se déterminer à s'évader avec
lui, il se précipite dans sa barque, court aux divers postes qu'il
avait laissés sur le rivage, et disperse ses gens, non sans une vive
inquiétude de voir son entreprise découverte aussitôt qu'avortée.

Quelque temps après, il vit revenir la messagère du prince. L'ennui
de la captivité avait fait taire ses alarmes paternelles. Il
conjurait Zéno de travailler encore une fois à sa liberté; et pour
l'y déterminer, pour commencer à s'acquitter d'un si grand bienfait,
il lui envoyait un diplôme signé de sa main, par lequel il cédait aux
Vénitiens l'île de Ténédos, si importante pour eux.

Si Zéno ne devait pas s'attendre à voir son secours imploré une
seconde fois, l'empereur devait encore moins espérer de l'obtenir;
cependant le généreux Vénitien n'hésita point à tenter une nouvelle
entreprise. Il remit sa réponse à la femme du concierge, qui, après
l'avoir cachée dans sa chaussure, reprit le chemin de la tour d'Aména.

Malheureusement cette fatale lettre se perdit en chemin. Andronic,
averti du complot qui se tramait pour l'évasion de son père, fit
arrêter l'imprudente messagère, à qui la torture arracha des aveux;
on sut que Zéno était le chef de l'entreprise. On le fit chercher
par-tout, en le dévouant aux plus affreux supplices. Le chef de la
colonie vénitienne fut sommé de le livrer; mais Zéno, qui avait
prévu ce danger, était sur ses gardes; il parvint à s'échapper et
à gagner la flotte vénitienne, qui croisait dans ce moment devant
Constantinople.

[Note en marge: XXVI. Les Vénitiens occupent l'Île de Ténédos.]

Marc Justiniani, voyant arriver son gendre avec la précipitation d'un
homme qui échappe au supplice, fut encore plus étonné d'entendre
l'entreprise qu'il avait tentée et de voir le diplôme contenant la
cession de l'île de Ténédos. La validité de ce titre, donné par un
homme qui n'était pas libre, pouvait assurément être contestée; mais
la possession était importante, elle était ardemment convoitée par
les Génois; l'amiral partit sur-le-champ avec ses dix galères, et
l'île lui fut remise sans difficulté par le commandant, qui était
dévoué à l'empereur détrôné.

Tout cela se passait à l'insu du gouvernement de la république.
Justiniani et Zéno sentirent que s'ils n'allaient soutenir leur cause
à Venise, ils risqueraient d'y être désavoués. Ils laissèrent une
bonne garnison dans Ténédos et vinrent se présenter devant le sénat,
où le seul récit de leur entreprise effraya les esprits circonspects.

Cette acquisition allait nécessairement attirer sur la république les
armes de l'empereur de Constantinople et peut-être même des Turcs.
Une pareille atteinte au droit des gens pouvait compromettre la
fortune, la liberté, la vie de tous les Vénitiens qui se trouvaient
en Orient. Justiniani et Zéno représentèrent que l'empereur qui
avait signé la donation était le prince légitime, et que par
conséquent la donation l'était aussi; que si on voulait la considérer
comme le prix d'un service, elle était acquise, puisque la délivrance
de Calojean n'avait échoué que par sa faute; que les Turcs ne se
mêleraient pas de cette affaire; qu'Andronic n'avait pas attendu
cette circonstance pour se déclarer l'ennemi des Vénitiens; qu'enfin
cet ennemi de plus ne mettait aucun poids dans la balance; au lieu
que l'acquisition d'une île si importante donnait un avantage
considérable pour le succès des expéditions maritimes dans l'Orient.
Ainsi, sous le rapport de l'équité, l'occupation de Ténédos était
justifiée; sous le rapport politique, elle était profitable.

Ces raisons déterminèrent le conseil; on fit partir sur-le-champ
des troupes pour cette île, et on en confia la défense à celui qui
en avait procuré l'acquisition, à Charles Zéno, en lui donnant pour
collègue Antoine Vénier.

[Note en marge: Ils y sont assiégés.]

Cet évènement avait dû être considéré tout autrement à
Constantinople. Andronic ne pouvait voir dans l'occupation de Ténédos
que le prix d'une entreprise criminelle. Les Génois, désespérés de
voir leurs ennemis établis dans un port à l'entrée des Dardanelles,
ne manquèrent pas d'encourager l'empereur dans son ressentiment.
Tous les Vénitiens qui se trouvaient sur le territoire de l'empire
furent arrêtés et leurs propriétés séquestrées; vingt-deux galères,
fournies par les Génois, sortirent du port de Constantinople, et
vinrent débarquer, au mois de novembre 1377, sur le rivage de
Ténédos, une armée de Grecs que l'empereur commandait en personne.

Vénier s'était chargé de la défense de la place, et Zéno de disputer
aux assaillants les ouvrages extérieurs. Dès le lendemain il y fut
attaqué, mais il repoussa les Grecs avec une perte considérable. Dans
ce premier combat il reçut une blessure à la cuisse, qui ne l'empêcha
pas de rester sur le champ de bataille pendant toute la durée de
l'action. Le jour d'après, les ennemis revinrent à la charge; Zéno
soutint cet effort, encore plus terrible que le premier, avec la
même intrépidité. Atteint une seconde et une troisième fois, il
tomba baigné dans son sang; l'ardeur des Vénitiens redoubla à la
vue de leur général étendu parmi les mourants; ils se précipitèrent
sur les Grecs, les mirent en fuite, en firent un horrible carnage;
et Andronic, obligé de se rembarquer et d'aller cacher sa honte
dans Constantinople, laissa les Vénitiens maîtres paisibles de leur
nouvelle conquête.

Peu de mois après, Calojean parvint à s'échapper de sa prison, à
l'aide de quelques Vénitiens, qui en avaient séduit les gardes, par
les intrigues d'un moine. Il se réfugia auprès du sultan, dont il
acheta la protection, en lui remettant Philadelphie de Lydie, la
seule ville qui restât à l'empire grec au-delà du Bosphore. Andronic,
hors d'état de résister aux ordres d'Amurat, fut obligé de céder la
capitale à son père; les débris de l'empire romain furent encore
divisés, et Calojean remonta sur le trône pour le partager avec
Manuel, son second fils.

[Note en marge: XXVII. Puissance des Génois en Orient.]

Cette révolution rétablit les affaires des Vénitiens dans l'Orient et
donna du désavantage aux Génois. Ceux-ci eurent alors une querelle
à soutenir dans la mer Noire. Ce fut une vengeance privée qui prit
le caractère d'une guerre, et qui donne une idée de l'espèce de
domination que leur nation exerçait dans cette mer.

Il y avait encore une petite cour à Trébizonde, où régnaient les
Comnènes. Les Génois faisaient presque exclusivement le commerce de
cette côte. Un de leurs citadins, nommé Mégallo Lercari, qui était
admis dans cette cour, prit dispute, en jouant aux échecs, avec un
jeune Grec, à qui l'empereur accordait une faveur qui faisait mal
juger des moeurs de l'un et de l'autre. Le favori insolent donna
un soufflet au marchand étranger. Mégallo n'ayant pu obtenir la
réparation de cette insulte, sortit du port, arma deux galères,
courut sur tous les navires de Trébizonde, dévastant les côtes et
faisant couper le nez et les oreilles à tous les Grecs qui tombaient
entre ses mains. Des galères que l'empereur envoya contre lui ne
purent le forcer à discontinuer ses ravages. Un jour trois Grecs
tombés en son pouvoir allaient éprouver la mutilation qu'il faisait
subir à tous ses prisonniers, lorsque l'un d'eux, qui était le père
des deux autres, se jeta à ses pieds et le supplia de se contenter de
lui ôter la vie, mais d'épargner ses fils. Mégallo se laissa toucher
et leur rendit la liberté, en leur ordonnant d'aller à Trébizonde,
d'y porter à l'empereur un baril plein de nez et d'oreilles, et de
lui signifier que le guerrier qui lui envoyait ce présent ne mettrait
un terme à sa vengeance que lorsqu'on lui aurait remis le courtisan
qui l'avait outragé. Telle était la terreur inspirée par le nom
génois; telle était la faiblesse du prince de Trébizonde, qu'il
s'embarqua pour aller lui-même livrer son favori, lequel vint, la
corde au cou, se jeter aux pieds de Mégallo, et s'abandonner à sa
discrétion. L'offensé lui mit son pied sur le visage, en lui disant;
«Misérable, retire-toi et rends grâces aux moeurs des Génois, qui ne
sont pas dans l'usage de traiter cruellement les femmes[23].»

[Note 23: FOLIETA, _Hist. de Gênes_, liv. 8.]

À Constantinople, les Génois de Péra repoussèrent, avec la même
vigueur, les attaques de l'empereur, qui avait essayé de les forcer
dans leurs retranchements. L'impossibilité reconnue de les déloger
de ce poste, détermina les Grecs et les Vénitiens de Constantinople
à négocier avec eux une convention qui, de ce côté, fit cesser les
hostilités; mais ailleurs des causes fortuites avaient exalté les
haines nationales.

La cérémonie du couronnement du nouveau roi de Chypre, qui succédait
à Pierre de Lusignan, fut l'occasion d'une dispute de préséance
entre les consuls de Gênes et de Venise. La contestation fut jugée
par la cour en faveur du Vénitien. Les Génois irrités troublèrent le
banquet royal par des provocations insolentes. Les vases du festin
devinrent des armes qu'on se lança mutuellement; on en vint aux
coups d'épée; il y eut quelques Génois jetés par les fenêtres du
palais; l'indignation devint si universelle, que plusieurs furent
massacrés dans l'île: si on en croyait même les historiens de leur
nation, on ajouterait qu'un seul Génois échappa à cette proscription
générale[24].

[Note 24: On peut consulter sur les détails de cette rixe et les
causes de cette guerre, un man. de la biblioth. de Saint-Marc,
intitulé: _Cronica di Venezia et come lo fù edificata, et in che
tempo et da chi fino all'anno_ 1446 in-fº p. 40.]

Peu de temps après, une flotte génoise, de quarante galères, se
présenta devant le port de Famagouste, annonçant qu'elle venait
demander la réparation de l'outrage fait au consul de la république.
Le roi, qui n'était nullement en état de repousser un pareil
armement, entra en négociation avec l'amiral; on convint d'une
réparation, on signa l'oubli du passé, et la flotte fut reçue dans
le port. Quelques jours s'étaient à peine écoulés, que les Génois se
répandirent dans la ville, s'en emparèrent, la mirent au pillage,
jetèrent dans les fers tous les Vénitiens. Le roi lui-même n'échappa
que par la fuite à cette perfidie. Trois des insulaires qui avaient
eu part au massacre des Génois furent livrés au bourreau. Plusieurs
membres de la famille royale et soixante ôtages furent envoyés à
Gênes; et le roi, relégué dans un coin de son île, se vit réduit à
payer à la république un tribut annuel de quarante mille florins.

Ce traitement ne pouvait que disposer ce prince à chercher, parmi
les ennemis des Génois, quelque secours pour s'affranchir. Dès qu'il
vit la guerre près d'éclater entre eux et les Vénitiens, il devint
l'allié naturel de ceux-ci; mais de quelle utilité pouvait être
l'alliance d'un roi hors d'état de reconquérir sa propre capitale?

Tels étaient les évènements qui avaient précédé la déclaration de
guerre qui fut notifiée aux Vénitiens en 1378, au nom de la ligue
formée par François Carrare.



LIVRE X.

     Guerre de Chiozza, 1378-1381.


[Note en marge: Ligue contre Venise. 1378.]

S'il est un spectacle digne d'admiration et d'intérêt, c'est celui
d'un état sans population, sans territoire, disputant son existence
contre une multitude d'ennemis; se créant, par l'industrie, des
moyens de résistance là où la nature semblait les avoir refusés,
déployant un caractère qui ferait honneur aux peuples les plus
célèbres de l'antiquité, un appareil de forces digne des plus
grandes puissances; appelant à son secours les ambitions, les haines
étrangères, et, lorsqu'il semble épuisé par tant d'efforts, trouvant
une nouvelle énergie dans la plus noble de toutes les passions, le
patriotisme.

Les Vénitiens avaient sans doute mérité la jalousie de leurs voisins,
par leurs prospérités; ils pouvaient avoir justifié l'animosité par
des conquêtes injustes et par leur esprit de domination; mais ces
torts leur étaient communs avec tous les peuples qui avaient eu
de grands succès; mais ces succès avaient déjà été expiés par de
grands revers. Créateurs de leur patrie, fondateurs de l'une des
plus belles villes de l'Europe, possesseurs d'un riche commerce, ils
avaient conquis et perdu un vaste empire, ils disputaient encore la
domination des mers. Leur gouvernement offrait le rare spectacle
d'une stabilité inconnue aux autres nations; et dix siècles d'une
glorieuse existence méritaient sans doute à leur république le
respect de l'univers.

S'il est dans l'homme un sentiment qui l'attache à tout ce qui est
grand, à tout ce qui est beau, qui lui fasse déplorer la destruction
de ce que les âges ont consacré; malheureusement il est aussi une
passion moins noble, que l'aspect des prospérités importune et qui
met sa gloire à renverser la gloire d'autrui.

C'était l'envie, plutôt que le soin de leur sûreté, qui avait ligué
tant de princes contre Venise. Un seul prince d'Italie voulut
faire cause commune avec elle; ce fut le seigneur de Milan; mais
il n'avait promis qu'un secours de quatre cents lances et deux
mille fantassins[25]; il n'avait garde de partager les efforts, et
sur-tout les dangers de la république. Venise allait combattre pour
se défendre; Visconti pour opprimer Gênes ou Vérone, s'il en trouvait
l'occasion.

[Note 25: _Histoire de Venise_ de Pierre JUSTINIANI, liv. 14.]

[Note en marge: Troupes mercenaires.]

À l'exception du roi de Hongrie, qui pouvait lever une armée dans ses
états, les autres puissances engagées dans cette guerre n'avaient
point d'armée nationale. Elles prenaient à leur solde des troupes de
mercenaires rassemblés par des aventuriers. C'était une compagnie
française, dite de l'Étoile, qui, sous la bannière de Visconti,
ravageait les environs de Gênes, jusqu'à ce que cette ville eût
racheté ses campagnes du pillage par une forte rançon. C'était une
bande d'Anglais, connue sous le nom de la Confrérie blanche, qui
servait tour-à-tour tous les partis, et qui, cette fois, s'était
chargée de dévaster le pays de Vérone. D'autres, à la solde du
seigneur de Padoue et du patriarche d'Aquilée, mettaient à feu et
à sang la marche de Trévise. Les Vénitiens, qui pouvaient à peine
suffire par eux-mêmes à l'armement de leurs flottes, avaient aussi
appelé un grand nombre de ces stipendiaires; et on verra bientôt
combien il est pénible et dangereux d'être réduit à acheter un tel
secours.

On conçoit que de pareils mercenaires, sans patrie, sans intérêt
dans la guerre, ne pouvaient voir, dans les querelles des peuples,
qu'une occasion de ravager le pays des uns et des autres. On ne
connaissait pas alors toute l'utilité de l'infanterie. La force des
armées consistait dans la gendarmerie, c'est-à-dire la troupe à
cheval[26]. Ces étrangers, chefs d'une troupe insubordonnée, dont
la conservation faisait toute leur richesse, n'avaient garde de la
compromettre. Faisant la guerre aux peuples plutôt qu'aux armées,
ils n'étaient pas intéressés à obtenir une victoire décisive; la
paix les aurait laissés sans emploi. Leur objet était de se rendre
nécessaires pour élever tous les jours des prétentions exorbitantes,
et leur politique se réduisait à calculer ce qui leur était le plus
profitable du service ou de la trahison.

[Note 26: Je trouve dans les historiens vénitiens quelques détails
sur la solde de celle-ci. Sanuto rapporte que le cavalier, avec ses
deux écuyers, coûtait deux cents ducats d'or par an. Il était obligé
de se pourvoir d'armes et de chevaux, mais on les lui remboursait
quand il les avait perdus au service.

Suivant un ancien document cité par Charles MARIN, tome VI, liv. 3,
chap. 2, le gendarme recevait trente-six ducats d'or par mois; de
sorte que, selon le premier de ces auteurs, on louait un gendarme,
ses deux écuyers et ses chevaux, pour deux cents ducats d'or par an;
selon l'autre, pour quatre cent trente-deux.]

Ce fut à de tels combattants que la province de Trévise se vit livrée.

Je vais rapporter, sans interruption, les évènements peu décisifs de
cette guerre de brigands, pour pouvoir ensuite appeler sans partage
l'attention du lecteur sur les faits d'armes des Vénitiens et des
Génois.

Les forces de François Carrare et du patriarche d'Aquilée, l'armée
du roi de Hongrie, et les troupes à la solde du comte de Ceneda,
seigneur voisin, qui était entré dans leur alliance, formaient un
corps de dix-sept mille hommes, qui envahit de deux côtés la province
que Venise possédait sur le continent de l'Italie.

[Note en marge: II. Premières hostilités. 1378.]

Les Hongrois étaient commandés par le vayvode de Transylvanie. Le
seigneur de Padoue avait confié ses troupes à Jean Obizzi, et la
république, dérogeant momentanément à son usage de choisir un général
étranger pour le commandement de son armée de terre, leur avait
opposé ce même Charles Zéno, que nous avons vu signaler son courage
par d'audacieuses entreprises. Inférieur en nombre, il suppléa à sa
faiblesse par son activité; et, après un mois de campagne, il avait
tellement harcelé les ennemis, les avait menacés sur tant de points,
qu'ils avaient évacué toute la province vénitienne. Le gouvernement
crut devoir le rappeler pour le service de mer, et le fit remplacer
par Rambaud, comte de Colalto, qui, prenant aussitôt l'offensive, se
jeta sur les terres du comte de Ceneda, pour le faire repentir de
s'être allié aux ennemis de la république. Quelques châteaux de ce
seigneur furent pris et rasés.

François Carrare, obligé de quitter la marche Trévisane, voulut
porter ses troupes sur le bord de la mer, et faire le siége de
Mestre. C'est une petite place à une lieue de l'embouchure du Musone,
et qui, par conséquent, n'est séparée de Venise que par les lagunes.
Pour empêcher les secours qu'elle aurait pu recevoir de la capitale.
Carrare s'établit entre la côte et la place, sur les deux rives du
fleuve par lequel celle-ci communique avec la mer. L'assiégeant avait
du canon, car déjà l'art de l'artillerie, quoiqu'il n'eût encore que
quelques années d'existence, était généralement répandu, et nous le
verrons dans cette même guerre adopté sur les vaisseaux.

Un faubourg de la place était déjà emporté; une batterie, établie
dans un clocher voisin, foudroyait l'intérieur de la ville, lorsqu'un
renfort de trois cents hommes parvint à s'y jeter. L'assaut fut donné
quelque temps après et soutenu avec beaucoup d'intrépidité. Les
assiégés non-seulement repoussèrent l'ennemi, mais l'enfoncèrent, le
poursuivirent, brûlèrent ses machines et ses ponts, et l'obligèrent
à lever le siége. Cette défense de Mestre fit beaucoup d'honneur à
François Delfino, qui y commandait.

[Note en marge: 1379.]

Carrare fut plus heureux la campagne suivante. Il rentra dans la
marche Trévisane, emporta le château de Romano, et investit Trévise,
mais sans l'assiéger en forme. Tous ses succès se bornèrent, pendant
cette année, à faire vivre ses troupes sur le territoire vénitien.

[Note en marge: 1380.]

L'année d'après, c'est-à-dire en 1380, il resserra la capitale de
cette province, et pour intercepter tous les secours qui pourraient
lui venir par la rivière sur laquelle elle est située, en barra
le passage par une forte estacade. Jacques Cavalli reçut ordre du
gouvernement vénitien de marcher au secours de la place; il attaqua
les troupes de Carrare le 14 septembre à Casale, les battit, rompit
l'estacade, et rétablit la communication de Trévise avec Venise.

Carrare, voyant l'inutilité de ses efforts, eut recours à des
armes qui lui étaient plus familières. Il corrompit la garnison de
Castelfranco, surprit ou acheta Noale, Sacile, Serravalle, Motta,
Conegliano, et finit par débaucher une partie des troupes mercenaires
de la république qui étaient campées sous Mestre. Ces pertes devaient
faire désespérer de la conservation de la province de Trévise. Nous
verrons quel en fut le résultat, lorsque nous aurons raconté les
évènements de la guerre de mer, et la situation dans laquelle ils
placèrent, l'une relativement à l'autre, les diverses puissances
belligérantes.

[Note en marge: III. Guerre de mer. Bataille navale d'Antium. 1378.]

Ce fut près de l'embouchure du Tibre, devant le promontoire d'Antium,
où les anciens avaient élevé un temple à la Fortune[27], que les
deux flottes de Gênes et de Venise se rencontrèrent pour la première
fois dans cette lutte mémorable, le 30 mai 1378[28]. L'escadre
vénitienne, aux ordres de Victor Pisani, était composée de quatorze
galères. L'amiral génois, Louis de Fiesque, en avait dix sous son
commandement. Ces armements ne répondaient pas à la puissance
que nous avons vu les deux républiques déployer dans les guerres
précédentes; mais il faut considérer que les hostilités commençaient
avant que les navires de commerce eussent ramené les matelots
destinés à former les équipages des grandes flottes militaires.

[Note 27: «O diva, gratum quæ regis Antium.» (Hor.)]

[Note 28: Les uns fixent la date de ce combat au 30 mai 1378; les
autres la reculent au mois de juillet.]

Les Vénitiens et les Génois ne s'aperçurent mutuellement qu'à travers
un orage qui soulevait des vagues furieuses. Le vent rendait la
manoeuvre presque impossible; la mer battait les rochers, et menaçait
d'y briser les vaisseaux. Plusieurs des capitaines, malgré leurs
efforts, ne purent prendre part au combat. Les deux escadres, en
s'abordant, se trouvaient réduites chacune à neuf galères; comme si
la fortune, qui semblait présente à cette action, eût voulu rétablir
l'égalité entre les combattants pour rendre la lutte plus terrible,
et se réserver le choix du vainqueur. Mais la pluie qui tombait par
torrents interdisait aux combattants l'usage d'une partie de leurs
armes; on accrochait les vaisseaux, pour pouvoir s'attaquer avec
la lance; les vagues les séparaient violemment et les menaçaient
d'un danger égal. Élevés et enfoncés tour-à-tour, ils semblaient se
précipiter les uns sur les autres; ils se présentaient tantôt la
carène, tantôt un pont chargé de monde, dans une attitude où il était
impossible de combattre. Une des galères génoises alla se briser
sur la côte, cinq tombèrent au pouvoir des Vénitiens, le reste dut
son salut à l'orage. La mer était si agitée que les vainqueurs ne
purent amariner qu'une seule des galères ennemies. Ils furent obligés
de mettre le feu aux quatre autres et ne sauvèrent que huit cents
de leurs prisonniers, parmi lesquels étaient l'amiral et dix-huit
nobles génois.

[Note en marge: Lucien Doria commande la flotte génoise dans
l'Adriatique.]

Tandis que la perte de cette bataille mettait le désordre dans Gênes,
et occasionnait la chûte du doge, les trois galères échappées à ce
désastre, au lieu de chercher un refuge, tournaient la pointe de
l'Italie, et entraient dans l'Adriatique, pour se venger de leur
malheur sur le commerce des Vénitiens. Elles y furent suivies de
quelques autres bâtiments. Cette escadre s'éleva bientôt à quatorze
galères, et ensuite à vingt-deux. Lucien Doria, qui vint en prendre
le commandement, établit ses croisières pour intercepter les convois
qui venaient approvisionner Venise.

Il avait un asyle assuré dans le port de Zara, s'il se voyait réduit
à éviter la rencontre de forces supérieures. Pendant ce temps, les
Vénitiens attaquaient les Génois sur un autre point, et s'efforçaient
de les expulser de l'île de Chypre. Le roi Lusignan, pour recouvrer
sa capitale, avait sollicité l'alliance et les secours du seigneur
de Milan. Cinq vaisseaux vénitiens, qui lui amenaient Valentine
Visconti sa fiancée, forcèrent la passe du port de Famagouste, y
brûlèrent quelques bâtiments génois; mais l'assaut donné à la place
fut repoussé, et l'escadre, rentrée dans l'Adriatique, vint se ranger
sous les ordres de Victor Pisani, qui s'y trouvait à la tête de
trente et quelques galères.

[Note en marge: Charles Zéno détaché avec une escadre vénitienne.]

[Note en marge: IV. Campagne de l'amiral Pisani. 1378.]

Ce fut à cette époque que Charles Zéno fut rappelé de l'armée qu'il
commandait dans le Trévisan pour servir sur la flotte. Pisani le
détacha avec huit galères, et avec la mission d'opérer une diversion
dans d'autres mers, tandis que lui-même, avec vingt-cinq voiles
qui lui restaient, se portait sur les côtes de la Dalmatie, pour
s'y emparer de quelque port où il pût trouver un refuge en cas de
nécessité.

[Note en marge: Il prend Cattaro et Sebenigo.]

Le premier qu'il attaqua fut celui de Cattaro. Trois assauts donnés
coup sur coup l'en rendirent maître.

Instruit qu'une escadre de dix-sept galères arrivait, pour renforcer
l'armée génoise dans l'Adriatique, il fit voile vers l'extrémité du
golfe pour aller au-devant d'elle, l'aperçut, mais sans être à portée
de l'attaquer. N'ayant pu empêcher cette jonction, il revint sur la
côte de Dalmatie pour y continuer ses opérations, emporta, l'épée
à la main, la ville de Sebenigo, entre Cattaro et Zara. À peine
avait-il fait cette conquête, due à la promptitude de ses résolutions
et à la vigueur de ses attaques, qu'il apprit qu'une partie de la
flotte génoise était dans le port de Trau, où elle attendait le
retour d'une escadre détachée.

[Note en marge: Entreprise sur Trau, qu'il abandonne.]

Le jour même il se présenta devant cette place, située dans une
petite île artificielle[29], entre l'île de Buo à laquelle elle tient
par un pont de pierre, et le continent, dont elle n'est séparée que
par un canal fort étroit. Il voulut forcer l'une des passes, mais
elle était comblée de manière à n'être accessible que pour les petits
bateaux. Il fit le tour de l'île, pour tenter l'autre passage. Il
le trouva défendu par une forte estacade, au milieu de laquelle les
Génois avaient élevé une tour. Cette île était leur place de sûreté;
ils s'y étaient fortifiés, par mer et par terre, avec une admirable
diligence. Le général vénitien débarqua ses troupes, fit commencer
le siége; mais il reconnut bientôt qu'il y consumerait ses forces
inutilement, et, se décidant à abandonner cette entreprise, il
remonta la côte, s'empara de l'île d'Arbo, et canonna en passant la
ville de Zara. Ce ne pouvait être avec un grand effet; l'artillerie
des vaisseaux n'était pas encore assez puissante pour réduire les
villes fortifiées.

[Note 29: _Voyage en Dalmatie_, par l'abbé FORTIS, tom. II.]

[Note en marge: Il reçoit l'ordre d'y revenir.]

Là il reçut l'ordre de retourner devant Trau, et de faire les
derniers efforts pour emporter cette place. Le sénat voyait avec
regret qu'on eût manqué l'occasion de détruire la flotte de Gênes,
et mettait quatre nouvelles galères à la disposition de son amiral.
Celui-ci prouva à-la-fois qu'il savait obéir et bien juger; car sa
seconde tentative n'eut pas plus de succès que la première, quoiqu'il
n'y eût épargné ni ses troupes ni lui-même.

[Note en marge: Il va hiverner dans la rade de Pola.]

L'hiver était arrivé. Les Génois avaient employé la belle saison à
préparer un armement formidable. La campagne des Vénitiens avait été
plus active. Ils avaient enlevé Cattaro, Sebenigo et Arbo à leurs
ennemis; mais leurs équipages, qui tenaient la mer depuis plus d'un
an, avaient besoin de repos.

Pisani demandait l'autorisation de ramener sa flotte à Venise, pour
qu'elle pût s'y rétablir pendant l'hivernage. Le sénat en jugea
autrement. Inquiet pour la sûreté de l'Istrie, il ordonna à l'amiral
de faire entrer sa flotte dans la baie de Pola, afin de se trouver
à portée de s'opposer aux entreprises que les ennemis pourraient
tenter sur cette côte. Malheureusement cette rade n'offrait aucune
des ressources nécessaires pour remettre l'armée en bon état; les
maladies firent de rapides progrès, et, malgré les secours qu'on
lui envoya de Venise, Pisani vit ses équipages réduits à tel point,
qu'il lui restait à peine de quoi armer six des trente galères qui
composaient sa flotte.

[Note en marge: 1379.]

Cependant il reçut, au commencement de 1379, un renfort de onze
galères, avec l'ordre de mettre en mer, et de convoyer des bâtiments
qui allaient chercher des blés dans la Pouille. Dans ce voyage, une
tempête fatigua la flotte et dispersa quelques vaisseaux. Deux se
réfugièrent dans le port d'Ancône, où, au mépris du droit des gens,
ils furent pris par les Génois. Cette perte ne fut point compensée
par la gloire de présenter le combat à une escadre de quinze galères,
que l'on canonna de loin. Elle alla se joindre, dans le port de
Zara, à la flotte génoise, qui s'y organisait depuis la campagne
précédente. Dans cette rencontre, Pisani reçut une grave blessure[30].

[Note 30: _Histoire de Venise_, de Paul MOROSINI, liv. 14.]

[Note en marge: V. Bataille de Pola, où la flotte est battue. 1379.]

Ce ne fut qu'à la fin de mai 1379, que les Génois prirent
l'offensive. Vingt-deux de leurs galères[31], sous les ordres de
Lucien Doria, vinrent provoquer l'armée de Pisani, rentrée dans sa
station de Pola. Les Génois, pour attirer plus sûrement les Vénitiens
hors de la rade, ne montraient pas toutes leurs forces. Pisani ne
donnait point l'ordre de lever l'ancre. Ses capitaines, moins
impassibles que lui, ou fatigués d'une si longue et si pénible
station, demandaient le combat à grands cris. Les provéditeurs
le requirent de donner le signal. L'amiral, qui s'y déterminait
avec peine, s'y présenta avec résolution. Il appareilla avec une
vingtaine de galères, fondit sur la capitane des Génois, l'attaqua à
l'abordage, et l'emporta après avoir tué l'amiral ennemi. La perte
du général, ordinairement si funeste dans les batailles, remplit les
Génois d'une nouvelle fureur. Ceux de leurs vaisseaux qui n'avaient
point paru dans le commencement de l'action arrivèrent en ce moment.
Les équipages des bâtiments vénitiens étaient faibles, en moins de
deux heures ils eurent deux mille des leurs hors de combat: la lutte
devint de plus en plus inégale. Maigre l'activité et l'exemple de
Pisani, sa ligne plia, les ennemis l'enfoncèrent, et demeurèrent
maîtres de quinze galères vénitiennes, et de dix-neuf cents
prisonniers[32], parmi lesquels on comptait vingt-quatre patriciens.

[Note 31: D'autres disent vingt-quatre.]

[Note 32: Un manuscrit de la Bibl. de St.-Marc, _Cronaca anonima
della repubbl. de Venesia, dal 695 al 1432_, dit qu'ils furent tous
massacrés. Daniel Chinazzo, dans sa chronique de la guerre de Chiozza,
dit «Havevano fatto decapitare 800 soldati stipendiarj che crano di
quelli che in quella giornata havevano preso, la qual nova intesa, il
signore di Padova allegro fece far processione e grandissime feste.]

Pisani, réfugié à Parenzo avec les débris de son armée, fut appelé à
Venise par les ordres du sénat.

[Note en marge: VI. Pisani destitué et jeté en prison. 1379.]

Là, au lieu d'être protégé par sa belle réputation, par son noble
caractère, par le souvenir de ses anciennes victoires, il ne trouva
que des accusateurs de son infortune, un peuple ingrat, et des juges
sévères qui instruisirent son procès sans vouloir se rappeler que,
si ses conseils eussent été suivis, l'armée n'aurait pas été réduite
à cet état de faiblesse dont les Génois avait profité. Les avogadors
opinèrent contre lui à la peine capitale, et les autres juges crurent
lui faire grâce, en le jetant dans un cachot, et en le déclarant
incapable d'exercer aucune charge publique pendant cinq ans, comme
s'il était au pouvoir des hommes de priver un grand citoyen de ses
talents, que le ciel ne lui a donnés que parce qu'il le réservait
pour le salut de son injuste patrie[33].

[Note 33: Et è vero che egli era molto invidiato da i gentilhuomini,
perchè tutto il popolo e i marinari lo amavano, e del suo danno ne
ricevano dispiacere.

(_Cronaca della guerra de Chiozza da_ Daniello CHINAZZO.)]

Il ne restait plus aux Vénitiens que cinq ou six galères
disponibles; cependant les Génois, dont l'armée s'était renforcée
des quinze galères prises au combat de Pola, en attendaient encore
quatorze, qui portaient Pierre Doria, le nouveau commandant de la
flotte.

Ils ne voulurent rien tenter contre Venise avant d'avoir réuni
toutes leurs forces. Ils employèrent cet intervalle à reprendre les
places dont les Vénitiens s'étaient emparés. Cattaro et Sebenigo
tombèrent en leur pouvoir; l'île d'Arbo fut la seule qui fit une
belle résistance. Non contents de chasser leurs ennemis des côtes
de la Dalmatie, ils les attaquèrent dans les colonies qui leur
appartenaient encore. Rovigno, Umago, Grado et Caorlo, furent prises
et brûlées.

[Note en marge: VII. Dispositions des Vénitiens pour la défense des
lagunes. 1379.]

Il était évident que toutes les forces des Génois allaient être
dirigées contre Venise. On n'avait pas un moment à perdre pour mettre
cette capitale en état de défense. L'entrée du port de Saint-Nicolas
du Lido, c'est-à-dire la passe qui forme la communication de Venise
avec la haute mer, fut fermée par des chaînes, défendue par des
bâtiments armés de canons, et par de petits camps placés sur les deux
rives.

Mais ce passage n'était pas le seul par où l'ennemi pût pénétrer.

On a indiqué au commencement de cette histoire la configuration
générale des côtes de l'Adriatique dans le voisinage de Venise. Ici,
pour l'intelligence de la guerre dont ces lieux vont être le théâtre,
il est nécessaire de placer quelques détails géographiques.

Entre l'embouchure de la Piave et celle de l'Adige, le golfe que
forment les lagunes est fermé par une suite d'îles longues et
étroites qui courent du nord au midi, ne laissant dans leurs
intervalles que d'étroits passages. Cette plage de dix-sept ou
dix-huit mille toises de longueur, et de quelques cents toises de
largeur, est un banc de sable que les eaux, ont coupé en six endroits.

L'espace qui existe entre ce banc de sable et la côte, forme un
bassin dont la longueur est d'à-peu-près neuf lieues, et la plus
grande largeur de deux.

Ce bassin est un bas-fond qui aurait cessé dès long-temps d'être
navigable, si la main de l'homme n'y eût entretenu quelques canaux.

Au milieu de ce bassin, entre l'embouchure du Musone et le passage
que les bancs de Saint-Érasme et de Malamocco laissent aux eaux de
la mer, s'élève un groupe de petites îles; c'est là que Venise a été
bâtie.

Cette ville est une place fortifiée par la nature, et autour de
laquelle une vaste inondation est toujours tendue. Cette masse
d'eau, qui l'entoure n'est ni guéable ni navigable pour aucune
embarcation que ne dirige pas la main d'un pilote expérimenté. Dans
cet espace totalement inondé circulent quelques canaux étroits et
sans bords, dont rien ne trace la route, et dont on ne peut suivre
les sinuosités quand les balises sont enlevées.

À l'orient des îles s'étend la haute mer; à l'occident ce sont les
lagunes. Pour pénétrer de la haute mer dans ce bassin, il faut donc
franchir un des six passages que les îles laissent entre elles; et,
pour naviguer dans cet étang, il faut suivre, sans les voir, les
sinuosités des canaux à l'aide de quelques points fixes de l'horizon.

Le passage le plus septentrional est celui des Trois-Portes au nord
de l'île Saint-Érasme, à l'embouchure de la rivière de Trévise. Il
n'est praticable que pour les barques de la moindre grandeur.

Au midi de l'île Saint-Érasme, un petit bras de mer la sépare de
l'île du Lido.

Celle-ci forme avec l'île de Malamocco la passe de Saint-Nicolas;
c'était, à l'époque dont nous écrivons l'histoire, l'entrée
principale du port de Venise. Les attérissements en ont depuis élevé
le fond de manière à n'en plus permettre le passage aux grands
vaisseaux.

Au-dessous de Venise commence l'île de Malamocco, qui a plus de deux
lieues de longueur; le passage qui au midi la sépare de l'île de
Palestrina, se nomme le port de Malamocco; c'est celui de tous où les
eaux ont le plus de profondeur.

À l'autre extrémité de l'île de Palestrina, un bras de mer fort
étroit passe entre cette île et celle de Brondolo, derrière laquelle
est située la ville de Chiozza, qui donne son nom à cette entrée.

Enfin l'île de Brondolo forme avec la pointe du continent un sixième
passage, que les eaux de l'Adige et de la Brenta ont ensablé.

Un canal principal qui traversait la lagune dans sa longueur
établissait la communication entre les villes de Venise et de Chiozza.

[Note en marge: VIII. La flotte génoise vient reconnaître les passes.
1379.]

D'après cette disposition des lieux, on sentira quelle dut être la
terreur des Vénitiens, lorsque, du haut de leurs maisons, n'ayant
encore fermé qu'un seul de ces passages, ils virent, au commencement
de juillet, dix-sept galères ennemies se présenter devant la passe
du Lido, reconnaître les dispositions qui avaient été faites pour
la défendre, brûler un bâtiment de commerce qui se trouvait en
dehors[34], longer toute l'île de Malamocco, entrer dans les lagunes,
en passant entre cette île et celle de Palestrine, débarquer quelques
troupes dans celle-ci, en livrer la ville principale aux flammes,
manoeuvrer dans les lagunes la sonde à la main, et aller passer la
nuit devant Chiozza. Le jour suivant la flotte génoise sortit des
lagunes par la passe de Brondolo, et fit voile pour la Dalmatie.

[Note 34: E questo fù fatto da tre solamente delle galera sopra
dette, essendo il popolo di Venezia in gran numero sopra il lido a
questo spettacolo; il qual non fece alcuna di fesa, seben potea darle
ajuto assai con le barche armate. E questo fù la maggior vergogna
potessero hover Veneziani, vedendo questo fatto su gli occhi.

(_Cronaca della guerra di Chiozza da_ Daniello CHINAZZO.)]

Rien n'était plus menaçant qu'une telle reconnaissance.

Peu de jours après les Génois en firent une seconde. Ils ne se
présentèrent d'abord qu'avec six galères, ce qui donna aux Vénitiens
le courage de faire sortir les six qui leur restaient; mais à peine
eurent-elles débouché du Lido, qu'on aperçut au large six autres
voiles qui venaient renforcer l'ennemi. Il fallut que l'escadre
vénitienne vint chercher sa sûreté dans le port, et laissât les
Génois observer toutes les approches de la capitale, entrer dans les
lagunes par le port de Malamocco, jeter l'ancre, devant Chiozza, et
étudier pendant huit jours la profondeur des canaux, et toutes leurs
sinuosités.

Dès qu'ils se furent éloignés, on s'empressa de barrer la passe de
Malamocco, celle de Chiozza et les autres, comme on avait fermé
l'entrée du port de S.-Nicolas du Lido. On fit enlever toutes les
balises qui servaient de guides dans la navigation des bas-fonds.
On posta quelque troupes sur la plage. Une garnison de trois mille
hommes fut jetée dans Chiozza. Les six galères, triste reste de la
marine vénitienne, furent confiées à Thadeo Justiniani, pour défendre
l'entrée du port de Venise, et une flottille composée de tous les
petits bâtiments que l'on put armer, alla, sous les ordres de Jean
Barbadigo, croiser dans les lagunes, pour empêcher les troupes du
seigneur de Padoue, répandues sur la côte, de communiquer avec les
Génois, en traversant le bassin des lagunes.

[Note en marge: IX. La flotte génoise, sous Pierre Doria, entre dans
les lagunes. 1379.]

Ces dispositions étaient à peine terminées, que le 6 août
quarante-sept galères, commandées par Pierre Doria, vinrent menacer
le port du Lido. Jugeant apparemment trop difficile de le forcer, la
flotte fit voile au sud, longea toute la plage, trouva la passe de
Malamocco également bien défendue; et se détermina à forcer celle de
Chiozza.

[Note en marge: Elle prend la ville de Chiozza.]

Le seigneur de Padoue seconda cette attaque. Il fit descendre
par les canaux de la Brenta des barques qui vinrent assaillir un
grand vaisseau qui protégeait l'estacade. Tandis que les Génois
redoublaient leurs efforts pour la rompre, les gens de François
Carrare, placés de l'autre côté, détachaient les madriers, et
mettaient le feu au vaisseau; enfin cet obstacle vaincu, les ennemis
pénétrèrent dans les lagunes, et commencèrent à l'instant le siége de
Chiozza. Cette ville, située à l'extrémité d'une île, n'y tient que
par un pont de deux cents pas de longueur; des bas-fonds la rendent
inaccessible de tous les autres côtés, la bourgeoisie enrégimentée
partageait le service avec la garnison.

Les forces des Génois, et les troupes que François Carrare en
personne avait amenées par la pointe de Brondolo, formaient une armée
de vingt-quatre mille hommes[35]. Elles donnèrent le 11 août, aux
ouvrages qui défendaient le pont, un premier assaut qui fut suivi
le lendemain d'une attaque générale. La tête de pont fut emportée
mais au-delà il y avait encore des ponts-levis à franchir, et des
fortifications à enlever. Le 13, on se canonna vivement. Le 14 et le
15 de nouveaux assauts livrés avec une telle fureur qu'ils durèrent
tout le jour, furent repoussés avec une constance plus grande encore.
Le 16 les assaillants résolurent de faire les derniers efforts pour
emporter ou détruire le pont. Tandis que l'attaque commençait de tous
côtés, on fit avancer les machines incendiaires: la résistance était
toujours également vigoureuse, et déjà Carrare proposait de renoncer
à cette entreprise, lorsqu'on vit s'élever une flamme qui était
celle d'un brûlot, et qu'on prit pour l'incendie du pont lui-même.
Les troupes vénitiennes, craignant que toute retraite ne leur fût à
l'instant coupée, se hâtèrent de le repasser; mais ce fut avec une
telle précipitation que les ennemis, en les poursuivant, entrèrent
pêle-mêle avec elles dans la place, qu'ils saccagèrent.

[Note 35: _Histoire de Venise_, de Paul MOROSINI, liv. 14.]

[Note en marge: Les Génois s'établissent dans ce poste, au lieu de
marcher sur Venise.]

Ce siége de six jours avait coûté aux Vénitiens six mille hommes,
et fait tomber entre les mains des Génois près de quatre mille
prisonniers: la perte des vainqueurs avait été beaucoup plus
considérable; mais ils se trouvaient maîtres d'une ville fortifiée,
assurés d'un passage de la haute mer dans les lagunes, d'une
communication avec le continent, et le canon qui avait battu Chiozza
avait été entendu de Venise. Ce fut au nom du seigneur de Padoue que
les alliés prirent possession de leur nouvelle conquête, et firent
prêter aux habitants serment de fidélité[36]. Carrare proposait de
profiter, pour attaquer Venise, de la consternation que cet évènement
avait dû y répandre. Les Génois voulurent s'établir solidement dans
ce poste avant de passer à de nouvelles opérations. Venise bloquée
par mer, n'ayant que des ennemis sur la côte voisine, réduite à
disputer un banc de sable de quelques lieues, et n'osant hasarder les
débris de sa flotte, même dans les lagunes, ne pouvait recevoir aucun
secours. Elle n'avait point d'alliés; elle devait se voir bientôt
en proie à la famine; le désespoir allait la livrer aux Génois.
Doria jugea que la prudence lui conseillait de s'affermir dans sa
position sans rien précipiter, puisque celle de l'ennemi ne pouvait
qu'empirer[37].

[Note 36: Chronique de la guerre de Chiozza, par Daniel CHINAZZO.]

[Note 37: Suaserat enim sæpiùs Franciscus Carraria, vir singulari
prudentiâ, uti Clodiâ fidei suæ commissâ, ipse Venetias obsidere
pergeret atque in eo uno omnia ejus studia reponeret, verùm quoniam
Francisci aliquantum suspecta fides erat, ne eam in potestate suâ
traditam imperii sui faceret, ejus consilium repudiatum est.

(Bartholomæus _Facius de bello Veneto_ CLODIANO liber.)]

[Note en marge: X. Consternation des Vénitiens.]

En effet tout était à Venise dans une profonde consternation, et dans
une agitation extrême. C'était au milieu de la nuit qu'on y avait
appris la perte de Chiozza, par le retour de quelques braves qui
avaient inutilement essayé de s'y jeter. Le tocsin de S.-Marc avait
appelé soudain toute la population aux armes. Les citoyens de tous
les rangs avaient confusément passé le reste de cette nuit sur les
places publiques, s'attendant d'un moment à l'autre à voir l'ennemi
attaquer une capitale où rien n'était organisé pour le repousser.
Le jour parut, et l'on vit au haut des tours de Chiozza flotter
l'étendard de Saint-George au-dessus du pavillon de Saint-Marc
renversé.

[Note en marge: Ils envoient des négociateurs à l'amiral génois.]

Les gémissements des femmes, l'agitation du peuple, le trouble
de ceux qui tremblaient pour leurs richesses, l'inquiétude
des magistrats, qui révélait que la ville se trouvait sans
approvisionnements, des milliers de voix qui demandaient la paix à
quelques conditions qu'il fallût souscrire pour l'obtenir; tout cela
détermina le conseil à envoyer des négociateurs auprès de l'amiral
génois. Le doge écrivit au seigneur de Padoue dans des termes qui
n'annonçaient que trop la détresse de la république. Il traitait
d'altesse cet ancien vassal, lui demandait son amitié, le priait de
dicter les conditions de la paix[38].

[Note 38: Incontenente po che fo presa Chiozza, i Veneziani vezandose
a mal partio, scrisse una lettera al magnifico messer Francesco
vecchio da Carrara, e dove in prima el dose de Venezia se scriveva
de sovra, el se sottoscrisse, e dove che soleva appellare el ditto
messer Francesco nobile, el lo appellò magnifico, digando al
magnifico e possente segnore messer Francesco da Carrara, di Pava, e
del destretto imperial vicario generale, preghemo la magnificenzia
vostra che 'l ve piasa di mandare le vostre lettere di salvo condutto
a mestre di posser vegnire a la presenzia de la magnitudine vostra,
di stare e di tornare liberamente a gli infra scritti ambassaori
nostri di nostra intenzione pienamente informà.

(Ad chronicon Cortusionum additamentum secundum. _Rerum italicarum
scriptores_, tom. XII, p. 985.)]

[Note en marge: Réponse des vainqueurs.]

Doria, à qui les Vénitiens présentaient quelques prisonniers de
sa nation, qu'on lui renvoyait dans l'espoir de le disposer plus
favorablement, répondit aux ambassadeurs; «Vous pouvez les ramener;
je compte aller incessamment les délivrer, ainsi que tous leurs
compagnons.»

Carrare leur signifia avec encore plus de hauteur qu'il n'entendrait
à aucune proposition, qu'après qu'il aurait mis un frein aux chevaux
de bronze, ornement du portail de S.-Marc.

Ces réponses arrogantes et amères, rapportées à Venise, ne pouvaient
que mettre le comble au découragement et au désespoir. En même temps
on apprenait que l'ennemi s'emparait successivement de tous les
postes fortifiés que la république avait sur la côte d'Italie; un
seul château situé au milieu des salines faisait encore résistance,
la garnison de Malamocco s'était repliée sur le Lido, les Génois
occupaient cette place, et par conséquent une partie de l'île qui
ferme le port de Venise. Il ne restait pas à la république un
territoire de deux lieues. Les ennemis étaient si près qu'on défendit
d'employer la cloche de S.-Marc pour assembler le peuple, de peur
qu'ils n'entendissent ce signal.

Il n'était nullement vraisemblable qu'on eût le temps d'armer, et
encore moins de construire une flotte. Cependant sans une flotte
comment faire arriver quelques approvisionnements dans la capitale,
comment forcer les ennemis à s'éloigner? Il y avait bien dans le port
quelques bâtiments susceptibles de réparation; l'arsenal était même
assez bien pourvu de matériaux; mais quand les vaisseaux auraient été
prêts à sortir des chantiers, où prendre les gens de mer?

Telle était la situation de Venise qu'elle pouvait, qu'elle devait
être attaquée le lendemain, et qu'il lui fallait plusieurs mois pour
se préparer à la résistance.

Cependant après avoir demandé inutilement la paix, il fallut bien
se résoudre à combattre encore. On fit tous les ouvrages que l'on
put imaginer pour rendre les approches plus difficiles. On travailla
dans l'arsenal avec la plus grande activité à réparer quelques
galères qui s'y trouvaient, et même à en construire de nouvelles. Un
recensement général de toutes les embarcations qui existaient dans
les canaux de la capitale fit connaître le parti qu'on pouvait en
tirer; on perfectionna l'organisation de la bourgeoisie enrégimentée;
on distribua des armes, et on ouvrit des rôles pour y inscrire les
hommes habitués au service de la mer, ou susceptibles de l'apprendre.

[Note en marge: XI. Le peuple de Venise exige que Pisani soit rétabli
dans le commandement. 1379.]

Quand on en est réduit à stimuler le zèle de la multitude, ce n'est
plus son obéissance, mais son intérêt qu'il s'agit d'invoquer, et
alors il est naturel qu'elle s'ingère de juger les mesures où elle
est intéressée; on doit s'y attendre. Ces ouvriers qu'on assemblait
à l'arsenal; cette foule de marins qu'on enrôlait; ces citoyens de
toutes les classes, ces artisans qu'on appelait à la manoeuvre des
vaisseaux, devaient se demander qui dirigerait leurs efforts. Moins
ils comptaient sur leurs ressources, plus il importait que l'habileté
du chef y suppléât. Charles Zéno était absent; des milliers de
voix s'élevèrent tout-à-coup pour demander la liberté de Victor
Pisani[39], et son rétablissement dans sa charge.

[Note 39: Tutti gridavano ad alta voce: Se roi volete che andiamo in
galera, dateci il nostro capitano, Messer Vittorio Pisani, ch'è in
prigione.

(Marin SANOTO _Vite de' duchi_, A. CONTARINI.)]

On ne se rappelait plus le désastre de Pola; on ne parlait que de
sa victoire d'Antium, de ses exploits dans la Dalmatie. Ce nom déjà
illustré par Nicolas Pisani avait reçu dans la guerre présente un
nouvel éclat. Victor était le seul homme en qui les marins eussent
confiance. Effet ordinaire de la disgrâce, la sienne ajoutait à sa
popularité.

Le gouvernement de Venise n'était point accoutumé à s'entendre dicter
des lois par la multitude; mais quand le peuple se répandit dans les
rues, couvrit la place, et entoura le palais, lorsque les portiques
de S.-Marc et tout le rivage retentirent des cris de, Vive Pisani, il
fallut bien céder à cette voix.

On a rapporté que Victor Pisani, enfermé sous les voûtes du palais
du côté du port, entendant le peuple proclamer son nom, se traîna,
malgré les fers dont il était chargé, jusqu'à la grille de son
cachot, et cria: «Arrêtez, arrêtez, des Vénitiens ne doivent crier
que, Vive saint Marc[40].»

[Note 40: E udendo questo il detto Vittorio Pisani vene alle
cantellene dicendo, Viva messere san Marco. (SANUTO _ib._)]

Ce fait me paraît dénué de toute vraisemblance, et n'est point
nécessaire à la gloire de ce héros. Si Pisani était chargé de fers,
il devait être dans un cachot, et les cachots ne prennent pas jour
sur une rue.

Quoi qu'il en soit, ce fut un beau triomphe pour ce général d'être
rappelé à la liberté comme le seul homme capable de sauver sa patrie,
et il releva la gloire de ce triomphe par la manière dont il le
reçut, et dont il justifia la confiance publique.

Dans ce danger extrême Pisani n'avait plus de rivaux. Ce n'est pas
dans les circonstances difficiles que les ambitieux disputent les
honneurs; c'est alors le tour du mérite, qui peut se passer des
faveurs de la fortune.

Averti qu'il était libre, et qu'il devait paraître le lendemain
devant le sénat, Pisani voulut passer encore la nuit suivante
dans sa prison. Il y fit venir un prêtre, et se prépara par la
pénitence aux honneurs qu'il allait recouvrer. Dès qu'il fut jour,
il monta au palais et alla entendre la messe dans la chapelle de
Saint-Nicolas, où il communia[41]. Dès qu'on le vit paraître, avec
ce maintien modeste qui annonçait l'oubli de ses victoires, et de
l'indigne traitement qu'il avait éprouvé, ses partisans, c'est-à-dire
la foule des citoyens comme des gens de l'armée, le saluèrent de
leurs acclamations, l'entourèrent, le portèrent jusqu'à la porte
du conseil où plusieurs patriciens vinrent le recevoir. Introduit
devant la seigneurie, il ne montra ni fierté ni ressentiment. «Vous
avez été, lui dit le doge, un exemple de sévère justice, soyez-en
un aujourd'hui de la bienveillance du sénat. On vous a privé de la
liberté pour avoir perdu votre flotte, on vous la rend cette liberté
pour la défense de la patrie. C'est à vous de montrer lequel de ces
deux jugements a été le plus juste. Oubliez le passé, ne voyez que
la république qui vous rend toute sa confiance; secourez ce peuple
enthousiaste de vos vertus, et employez ces talents qu'on admire à
sauver l'état et vos concitoyens[42].»

[Note 41: SABELLICUS, seconde decade, liv. 6.]

[Note 42: Ad conspectum principis et patrum adductus, non turbidà
non truci sed læta hilarique fronte senatum omnem salutavit. Eum
ad pedes constitutum Contarenus princeps ita affatus dicitur: Fuit
tempus, Victor, quo justitiæ studuimus; nunc gratiarum tempus est.
Jussimus te ob cladem ad Polam acceptam in custodiam adduci; nunc
te liberandum duximus. Tu, quæso, ne cognoscere velis utrum æquius
fuerit facere; quin oblituratâ præteritorum memoriâ rempublicam
respice illam jacentem erige ac tuere, ac demum fac ita ut tibi
publicam privatamque salutem debeant tui cives qui te, ob amplissimas
virtutes tuas, colunt et honorant.

SABELLICUS, _ibid._]

«Sérénissime prince, excellentissimes seigneurs, répondit Pisani, la
république ni ses magistrats ne peuvent avoir eu aucun tort envers
moi; ce que vous avez ordonné était une conséquence de vos sages
maximes, un effet de votre juste douleur. J'ai subi mon arrêt sans
murmure. Maintenant, rendu à la liberté, je dois toute mon existence
à la patrie. Tout souvenir de l'injure que je pourrais avoir
éprouvée est déjà loin de moi; Dieu que j'ai reçu aujourd'hui m'en
est témoin. Quel plus beau dédommagement pouvais-je attendre que
l'honneur que me fait la république en me confiant sa défense? Ma vie
lui appartient. Puisse Dieu m'accorder la capacité nécessaire pour
remplir dignement une si noble tâche[43].

[Note 43: Voyez ce discours que j'abrège dans SABELLICUS, 2e décade,
liv. 6, et dans l'_Histoire de Venise_, par Pierre JUSTINIANI, liv.
5.]

Le doge et plusieurs sénateurs l'embrassèrent les larmes aux yeux.
Cependant, par un trait de sa méfiance habituelle, ce gouvernement
toujours ombrageux, même lorsqu'il semblait si voisin de sa perte, ne
rendit qu'une demi-justice à ce grand citoyen. On lui donna seulement
le commandement des troupes campées sur la plage, et encore devait-il
le partager avec un capitaine véronais qui en était revêtu auparavant.

Mais quand les citoyens, qui déjà couraient en foule chez lui, pour
mettre à sa disposition leurs fortunes et leurs vies, eurent appris
qu'il n'était point rétabli dans sa première charge, on éclata
en murmures contre les sénateurs, on accusa leur jalousie, et un
nouveau décret, arraché à cette soupçonneuse assemblée, nomma Pisani
généralissime de mer.

[Note en marge: XII. Dispositions défensives de Pisani.]

Sans perdre un moment, il s'occupa de perfectionner et de multiplier
les moyens de résistance. La petite plage de Malamocco était alors
le poste avancé de la république. Les ennemis occupaient déjà
l'extrémité de cette île. Pisani fit couper cette plage par un fossé
large et profond. Un bon mur, qui fut construit en quelques jours,
défendit les approches du couvent de Saint-Nicolas du Lido. L'entrée
du port fut fortifiée par deux tours en charpente; une chaîne de
petits bâtiments, soutenus par trois gros vaisseaux, fut placée pour
la défense de l'estacade, et on imagina de blinder ces navires pour
diminuer l'effet de l'artillerie des ennemis.

Ce n'était pas tout de disputer la plage et le port du Lido, puisque
l'ennemi pouvait venir par les eaux intérieures. Il fallut songer à
défendre l'entrée même de Venise du côté des lagunes. Cette ville
n'était pas fortifiée et ne pouvait l'être; mais on ne pouvait y
arriver que par des canaux sinueux. Le généralissime y fit enfoncer
des pilotis; il y fit couler des coques de vaisseaux qui devinrent
des batteries avancées. Les compagnies de la bourgeoisie reçurent une
meilleure organisation.

L'arsenal était dans la plus grande activité; les Vénitiens
venaient avec ardeur se ranger sous les ordres d'un citoyen sur qui
se réunissaient toutes les espérances de la patrie. Ceux qu'on
avait désignés pour composer les équipages de la flotte, et qui
se trouvaient dénués de toute expérience de la mer, s'exerçaient
continuellement aux manoeuvres; mais la marine de Venise était
réduite pour ses évolutions au canal de la Giudeca, qui n'est qu'une
rue de la ville.

Quoique les ennemis n'eussent pas fait entrer dans leur plan
l'attaque de Venise immédiatement après la prise de Chiozza, ils
ne tardèrent pas à se présenter devant cette capitale. Huit jours
s'étaient à peine écoulés, quand le 24 août on vit paraître quatorze
galères qui vinrent de la haute mer en observer les environs. Le
1er septembre une autre escadre de vingt galères fit une descente
dans l'île de Saint-Érasme; de sorte que les deux îles, qui forment
l'entrée du port, se trouvaient occupées en partie par les Génois.
Le lendemain, ils se déployèrent devant la passe du Lido. Des volées
d'artillerie furent échangées entre les forts et les vaisseaux.
Quarante chaloupes armées s'avancèrent pour opérer un débarquement;
mais les Vénitiens avaient repris courage, leur bonne contenance ne
permit pas aux ennemis de prendre terre.

[Note en marge: XIII. Nouvelles négociations pour la paix sans
résultat.]

Cependant la seigneurie avait envoyé des ambassadeurs auprès du
prince Charles de Hongrie, qui commandait alors l'armée du roi son
oncle dans le Trévisan. Ces ambassadeurs étaient Nicolas Morosini,
Jean Gradenigo, et Zacharie Contarini; on leur avait adjoint un
religieux de l'ordre des cordeliers, nommé frère Benoît, dont
l'éloquence et le caractère paraissaient avoir acquis une certaine
autorité. Ils trouvèrent le prince hongrois entouré des commissaires
de tous les alliés, qui s'opposèrent vivement à ce qu'on accordât la
paix à Venise. On ne doutait pas que cette capitale ne fût réduite à
se rendre dans un très-court délai; elle était bloquée de tous côtés.
Dans le même moment une escadre détachée de la flotte de Doria,
faisait une tentative sur les côtes du Frioul et de l'Istrie. Enfin
les alliés protestaient qu'ils ne voulaient prendre Venise que pour
la remettre au roi de Hongrie. Ces considérations, ces promesses
déterminèrent le prince Charles à proposer des conditions telles que
les Vénitiens ne pussent les accepter.

Il fallait que Venise se soumît à payer les frais de la guerre,
évalués à cinq cent mille ducats; qu'elle livrât, pour sûreté de
cette contribution, les pierreries du trésor de S.-Marc et la
couronne du doge; qu'elle se reconnût tributaire du roi de Hongrie et
lui payât tous les ans cinquante mille ducats; le doge continuerait
d'être élu par les Vénitiens, mais devrait être confirmé par le
roi; enfin on exigeait que dans toutes les solennités l'étendard
de Hongrie fût arboré sur la place Saint-Marc avec celui de la
république.

Il y a des historiens[44] qui disent que ces articles furent
acceptés, mais qu'ensuite on revint sur cette délibération. Presque
tous conviennent qu'on offrit de payer un tribut annuel de cent
mille ducats, au roi de Hongrie, à condition qu'il se désisterait
de ses autres prétentions. Il y eut des avis pour abandonner Venise
et transporter le gouvernement à Candie[45]. On ne conçoit pas
comment cette résolution désespérée aurait pu recevoir son exécution.
On ne pouvait pas emmener la population; on n'avait pas même une
flotte capable de recevoir les principaux citoyens et de protéger
leur fuite. Tout au plus le doge et quelques magistrats pouvaient
concevoir l'espérance d'échapper aux navires ennemis qui couvraient
la mer. Cette résolution d'abandonner ses richesses, ses foyers, la
terre natale pour aller chercher la liberté dans une île lointaine,
eût été sublime si la nation entière eût pu la prendre; exécutée par
quelques chefs, ce n'eût été qu'une évasion. Abandonner ainsi la
patrie était une honte; il n'y avait qu'un parti à prendre, de périr
avec elle ou pour elle.

[Note 44: Pierre DELFINO dans sa _Chronique_.]

[Note 45: Disperata d'ogni parte la pace, dicesi che alcuni ebbero
pensiero di abbandonar la città e passar ad habitare e trasportare la
repubblica in Candia o in Negroponte.

(_Histoire de_ Paul MOROSINI, liv. 15.)

Classem quàm occultissimè compararunt, eo consilio ut si res ex
sententiâ non succederet, translatis in naves conjugibus ac liberis
cura iis quibus possent facultatibus, relictâ urbe, in Cretam
commigrarent, ibique sedes suas conderent.

(Bartholomæus _Facius de bello veneto_ CLODIANO liber.)]

Quoi qu'il en soit, cette proposition n'eut aucune suite, non plus
que les offres auxquelles on s'était résigné pour obtenir la paix.
Les alliés se montrèrent inflexibles, et le gouvernement se détermina
à s'ensevelir sous les ruines de la capitale.

[Note en marge: XIV. Patriotisme des Vénitiens; ils construisent une
flotte.]

On a remarqué que cette constance inébranlable dans l'adversité,
appartient plus particulièrement à l'aristocratie qu'à toute autre
espèce de gouvernement. Sparte et Rome en avaient donné l'exemple.
Dès que les Vénitiens surent à quelles honteuses conditions l'ennemi
accordait la paix à la république, dès qu'on vit qu'il n'était permis
de conserver l'existence qu'au prix de l'indépendance nationale,
tous les sentiments qui composent le patriotisme se réveillèrent
à-la-fois et exaltèrent les courages. L'amour du sol natal, le
souvenir d'une glorieuse prospérité, l'antique illustration du
nom vénitien, les haines nationales, l'horreur du joug étranger,
tout inspira un noble dévouement, même à ceux qui n'avaient pas,
comme les patriciens, à défendre leur liberté et leur puissance.
Tous couraient aux armes. Les citoyens qui ne dévouaient pas leur
personne, offraient sur l'autel de la patrie une partie de leur
fortune. On abandonnait ses créances, on envoyait de l'argent au
trésor de l'état, on fournissait des vaisseaux, des marchandises,
on souscrivait pour la solde des matelots. Le doge donna l'exemple;
il envoya sa vaisselle au trésor, et engagea ses revenus. Le clergé
contribua non-seulement de ses biens, mais personnellement. Tous les
religieux valides prirent les armes, excepté les frères mineurs, qui
méritèrent d'être chassés d'un état, auquel ils avaient refusé leurs
services[46].

[Note 46: Marin SANUTO _Vite de' duchi_, A. Contarini.]

Quatorze vaisseaux et l'entretien de cinq ou six mille hommes, furent
le résultat de ces généreuses souscriptions. On vit un marchand
pelletier, Barthélemy Paruta, se charger de payer mille soldats
ou matelots; l'apothicaire Marc Cicogna, fournir un navire; de
simples artisans, comme François di Mezzo, Nicolas Rinieri, Noël
Tagliapietra, Pierre Penzino, entretinrent cent, deux cents hommes;
d'autres, tels que Donat di Porto et Marc Orso, fournissaient un
navire et la solde de toute la chiourme. Je ne crains point d'être
accusé de déroger à la dignité de l'histoire en y inscrivant ces
noms. Elle est faite pour rappeler les nobles exemples, et comme elle
doit aussi dénoncer les hommes qui, dans un rang éminent, ont oublié
leurs devoirs et les calamités de la patrie, pour s'occuper lâchement
de vils intérêts, j'ajouterai qu'on vit des riches, des patriciens,
se livrer à de basses spéculations sur la misère générale. Un homme
appartenant à l'une de ces illustres familles, dont l'origine se
confondait avec celle de la république, à une famille qui avait
donné des ducs à Venise et une reine à la Hongrie, le descendant du
vainqueur de Tyr, un Morosini, profitait des dangers qui menaçaient
sa patrie pour décupler sa fortune, en achetant des maisons à vil
prix, alléguant que si l'état venait à périr, il ne voulait pas être
enveloppé dans sa ruine. C'est un devoir de consigner ici cette
bassesse; on verra par les succès de cet indigne citoyen à quel point
la fortune est injuste.

Pour donner le plus grand développement possible à un zèle, qui se
signalait déjà par de généreux efforts, le grand conseil publia un
décret, qui annonçait des récompenses à ceux qui auraient montré le
plus de dévouement. Les étrangers pourraient être admis aux droits de
citadins. Des pensions seraient distribuées aux citoyens non-nobles.
Enfin les trente citoyens qui se seraient distingués entre tous les
autres, devaient être admis au grand conseil et prendre rang, pour
eux et leur postérité, parmi les patriciens.

[Note en marge: XV. Premiers évènements qui ralentissent les progrès
des ennemis.]

Pendant qu'on travaillait avec une admirable diligence à augmenter
les moyens de résistance de la république, quatre guerriers faisaient
tête à l'ennemi avec le peu de forces qu'on avait pu rassembler.
Chaque jour qu'ils gagnaient changeait la situation des affaires
à leur avantage. On avait dépêché de tous côtés des bâtiments
légers, pour rappeler au secours de Venise Charles Zéno détaché au
commencement de la campagne précédente avec une escadre de huit
galères, et qui avait dû en rallier plusieurs autres dans les ports
du Levant; mais on n'avait, depuis quelque temps, aucune nouvelle de
sa marche; les avis qu'on lui envoyait pouvaient être interceptés. Ce
secours était incertain et pouvait être tardif. En attendant Pisani
s'occupait à presser le nouvel armement et à ralentir les progrès
des ennemis. Thadée Justiniani qui commandait les galères déjà
armées, ne pouvait sous aucun prétexte compromettre une escadre, la
seule espérance de la marine vénitienne. La flottille se hasardait
plus facilement, parce qu'elle avait une retraite assurée dans les
bas-fonds, où les galères génoises ne pouvaient la poursuivre.
Cette flottille à force de tenter des entreprises presque toujours
infructueuses put enfin saisir une occasion favorable que lui offrait
la fortune.

Barbadigo à la tête d'un détachement de cinquante barques, surprit
un soir à la marée basse, une galère et deux bâtiments ennemis
stationnés devant le fort de Montalban, que les troupes du seigneur
de Padoue occupaient. La galère, qui ne pouvait manoeuvrer, et
les deux autres navires furent pris à l'abordage. La flottille se
dirigea à force de rames vers Venise, remorquant les deux petits
bâtiments dont elle s'était emparée, et la flamme qui s'éleva de la
galère annonça de loin aux Vénitiens qu'enfin leurs armes venaient
de remporter un premier succès. Soudain toute la ville fut dans
l'ivresse de la joie, et quand on vit arriver les barques avec leurs
prises et cent cinquante prisonniers tout le peuple demandait qu'on
marchât à l'ennemi.

Pisani n'avait garde de céder à une confiance si imprudente.
Cependant la flotte se renforçait; le mois de septembre s'était
écoulé, et on avait déjà la certitude de pouvoir présenter une
flotte de trente et quelques galères vers le milieu d'octobre.
Tout le mois d'octobre se passa en opérations peu décisives, parce
que l'amiral génois avait été obligé d'envoyer vingt-quatre de ses
galères chercher des approvisionnements sur la côte orientale de
l'Adriatique. L'armée et la flotte qui occupaient Chiozza éprouvaient
toutes les privations auxquelles elles condamnaient les Vénitiens.

Le doge fit publier qu'aussitôt que les galères seraient prêtes il
s'y embarquerait avec une partie du sénat pour en prendre en personne
le commandement, résolu de venger la patrie ou de périr à la tête de
ses défenseurs.

Cet exemple donné par le prince de la république, par un vieillard
plus que septuagénaire, redoubla l'émulation. Quelques petits succès
vinrent accroître les espérances. La flottille enleva un convoi de
vivres que Padoue envoyait à Chiozza; le général Cavalli força les
Génois d'évacuer Malamocco qu'ils détruisirent en l'abandonnant. Les
galères vénitiennes s'exerçaient continuellement à des évolutions,
mais rentraient tous les soirs dans le grand canal. On n'avait encore
aucunes nouvelles de Charles Zéno.

De toutes les possessions de la république, il ne lui restait qu'un
petit fort établi au milieu des marais sur la côte de terre-ferme On
vit trois galères génoises appareiller pour aller l'attaquer. Victor
Pisani courut sur ces galères avec un détachement de la flottille,
les força de rebrousser chemin, les poursuivit jusque dans les eaux
de Chiozza. Il était même parvenu par une marche plus directe à leur
couper la retraite et à se placer entre elles et le port; mais là,
foudroyé des deux côtés par une artillerie à laquelle il ne pouvait
rien opposer, il se vit obligé de chercher son salut à travers les
bas-fonds, ce qui ne put se taire sans que quelques-unes de ses
barques fussent coulées bas par l'ennemi. Antoine Gradenigo gendre du
doge fut du nombre de ceux à qui cette expédition coûta la vie.

On touchait à la fin de l'année 1379. La flotte génoise qui tenait la
mer depuis long-temps, n'avait pu se refaire sur la plage de Chiozza,
où depuis quatre mois elle éprouvait toutes sortes de privations. Il
avait fallu faire entrer une vingtaine de vaisseaux dans le port,
soit pour les réparer, soit pour donner quelque repos aux équipages
Les vingt-quatre galères qui avaient été détachées, étaient rentrées
et déchargeaient les approvisionnements qu'elles avaient apportés.
Trois autres étaient postées pour défendre la passe. Les alliés
attendaient une flotte de Gênes, qui devait d'un jour à l'autre leur
amener des renforts.

Ce ne fut pas sans un étonnement mêlé d'inquiétude qu'ils comptèrent
jusqu'à trente-quatre galères dans les eaux de Venise; mais ils
étaient loin de croire que cette flotte fût en état de combattre,
et que les Vénitiens eussent repris assez de confiance pour devenir
agresseurs à leur tour.

[Note en marge: XVI. Sortie de la flotte vénitienne commandée par
Pisani, et montée par le doge. 1379.]

Le 21 décembre, après une messe solennelle, le doge sortit de
Saint-Marc, l'étendard de la république à la main, et monta sur la
galère ducale, suivi de la plus grande partie des sénateurs.

Pisani avait conçu le projet de forcer toute la flotte génoise à se
rendre, mais pour cela il fallait éviter de la combattre, puisqu'elle
était supérieure en nombre et incomparablement mieux armée. Il
fallait la surprendre dans le port où elle avait eu l'imprudence de
se placer; mais on ne pouvait pas fermer ce port même. La ville de
Chiozza est située sur un groupe de petites îles dans les lagunes.
Elle communique par un pont, comme nous l'avons dit plus haut, avec
l'île voisine. Ainsi elle se trouve séparée de la haute mer par
cette plage, qui au nord laisse une passe entre elle et l'île de
Palestrine, c'est ce qu'on nomme la passe de Chiozza. Au midi, une
autre communication est ouverte avec la haute mer par l'intervalle
qui sépare l'île du continent. Cette seconde passe est celle de
Brondolo. On conçoit que quand on est dans le port de Chiozza et
qu'on veut regagner la mer extérieure, il faut nécessairement sortir
par une de ces passes, ou remonter les lagunes par le canal dit de
Lombardie, et aller chercher les passes de Malamocco, du Lido ou de
Saint-Érasme.

[Note en marge: Elle ferme les passes.]

Il s'agissait donc, dans le plan de l'amiral vénitien, d'enfermer
l'ennemi dans les lagunes, en lui opposant à chacune de ces trois
issues de Chiozza, de Brondolo et du canal de Lombardie, non pas
précisément une résistance armée, car on était moins fort que lui,
mais un obstacle inerte et pourtant insurmontable. Il fallait porter,
conduire et établir ces obstacles dans chacun de ces passages,
empêcher les Génois de les rompre, enfin il fallait placer la flotte
vénitienne en dehors des issues, afin qu'elle ne restât pas elle-même
enfermée dans les lagunes, exposée à soutenir un combat inégal, et
pour qu'elle pût au contraire écarter la nouvelle escadre peut-être
déjà partie de Gênes, qui venait renforcer les alliés.

Cette opération, très-compliquée, était en même temps une conception
hardie. Nous allons voir quelles difficultés présenta son exécution.

Les trente-quatre galères vénitiennes, accompagnées de soixante
barques armées, et de plusieurs centaines de bateaux, sortirent du
port dans la nuit du 21 au 22 décembre, et se dirigèrent en silence
vers Chiozza à travers les lagunes. Pisani et Justiniani, qui
avaient pris le commandement de l'avant-garde, faisaient remorquer
deux gros navires destinés à être coulés dans les passes pour les
fermer. Ils évitèrent de s'approcher du port, où était la flotte
ennemie, et arrivèrent avant qu'il fût tout-à-fait jour dans la
passe dite de Chiozza, qui est entre l'île de Palestrine et l'île de
Brondolo. Un des côtés de cette passe leur appartenait depuis que
les Génois avaient évacué Malamocco. Pisani fit sur-le-champ avancer
sa flottille, qui jeta sur la rive opposée quatre ou cinq mille
hommes, avec ordre de s'emparer de la pointe de l'île de Brondolo,
afin que la flotte pût avec moins de difficulté travailler à fermer
la passe; mais l'île de Brondolo était couverte de troupes qui
tombèrent sur les Vénitiens, et les obligèrent de se rembarquer en
désordre et avec une perte considérable. Pisani n'en fit pas moins
arriver une de ses grandes coques pour l'établir au milieu du canal.
La présence des troupes ennemies, répandues sur le rivage, rendait
cette opération très-périlleuse. Sept galères génoises, qui avaient
eu le temps d'appareiller, accoururent avant qu'elle fût terminée,
attaquèrent la coque toutes ensemble, et y mirent le feu. Ce grand
bâtiment s'enfonça dans la passe même. Les galères génoises furent
écartées par le reste de la flotte vénitienne, et sur-le-champ une
multitude de petits bateaux, chargés de pierres, vinrent remplir
cette coque, et en faire une digue qui obstruait le canal. Comme une
partie de la flotte des Génois se trouvait désarmée dans ce moment,
ils ne pouvaient opposer aux Vénitiens des forces suffisantes pour
les contraindre de s'éloigner. Le lendemain Pisani acheva de faire
fermer la première issue, en y coulant quelques autres bâtiments, et
en les joignant l'un à l'autre par une forte estacade que protégeait
une batterie placée sur la pointe méridionale de l'île de Palestrine.

Cette opération terminée, il restait à en faire autant dans la passe
de Brondolo; mais on ne pouvait plus y arriver à l'improviste, et
l'ennemi occupait les deux côtés du canal. Ce bras de mer n'a pas
plus de quatre cents pas de largeur; il y a peu d'eau au milieu. Les
passes praticables pour les vaisseaux longent le rivage; il fallait
donc venir sous le feu de l'ennemi pour amener les embarcations qui
devaient fermer le passage.

Pisani confia cette mission à Frédéric Cornaro, qu'il détacha avec
quatre galères. Quatorze galères génoises vinrent s'opposer à cette
opération: Pisani s'avança avec dix des siennes pour soutenir ses
gens. Le combat s'engagea dans ce champ de bataille si resserré; il
fut terrible; mais enfin, malgré le choc des vaisseaux ennemis, et le
feu de toutes les batteries de la côte, la passe fut fermée, comme
celle de Chiozza l'avait été le jour précédent.

[Note en marge: Les Génois se trouvent enfermés dans Chiozza.]

Ce n'était pas tout; il restait à perfectionner ces estacades faites
à la hâte, à les mettre en état de résister aux tempêtes, et à les
protéger contre tous les efforts d'un ennemi, qui était perdu s'il
ne parvenait à les rompre. L'amiral, laissant la flottille dans
les lagunes, remonta avec ses galères le canal de Lombardie, qu'il
encombra de gros vaisseaux coulés à fond, sortit des lagunes par la
passe du Lido, fit le tour des îles, et vint se placer en dehors des
passes du côté de la haute mer.

Dès-lors l'armée génoise n'avait plus aucune issue. Il fallait
nécessairement renverser ces barrières pour n'être pas réduit à se
rendre. Les Vénitiens se tenaient extérieurement devant les deux
passes, pour interdire à leurs rivaux tout espoir de les franchir.
Cette position était périlleuse; un coup de vent pouvait écarter la
flotte vénitienne, rendre tous ses travaux inutiles, et débloquer
Doria.

C'était sur-tout dans le canal de Brondolo qu'il était difficile
de tenir, sous le feu continuel des batteries élevées des deux
côtés. Seize galères furent commandées pour garder cette estacade,
devant laquelle elles se relevaient tour-à-tour, n'étant jamais
que deux à-la-fois dans le canal Les ennemis ne cessèrent de faire
des tentatives contre ces obstacles Un service si rude commença à
rebuter les équipages de Pisani. Le doge, pour leur inspirer de la
résolution, jura de ne rentrer dans Venise qu'après la prise de la
flotte ennemie. Cependant la constance vénitienne était épuisée; les
marins déclarèrent que s'obstiner à vouloir tenir dans les passes des
galères qui couraient à tout instant le risque d'être coulées bas, et
qui perdaient à chaque faction une grande partie de leur équipage,
c'était exiger plus qu'on ne peut attendre des forces humaines.
L'amiral eut beau les exhorter, les encourager par son exemple,
leur faire sentir l'importance de ce poste, le prix d'une si belle
occasion, il n'y eut plus moyen de les retenir; seulement il obtint
encore un délai, et leur promit solennellement de lever la station
le premier janvier, c'est-à-dire dans quarante-huit heures, si ce
jour-là on ne voyait pas arriver la flotte de Zéno.

Cette flotte n'était pas attendue avec moins d'impatience par les
généraux que par les soldats. L'armée allait céder au découragement.
Tout ce qu'on avait fait était en pure perte. L'ennemi, déjà
supérieur en forces et bientôt plus nombreux encore, reprenait tous
ses avantages; il était débloqué; il était sûr de battre la flotte,
si elle acceptait le combat, ou, si elle l'évitait, de prendre Venise
presque sans résistance, et, pour comble de malheur, il ne restait
plus d'asyle à la flotte vénitienne; dans les autres ports elle ne
trouvait que des ennemis, dans le sien que la famine.

On était dans ces transes mortelles, tout le monde attendait avec
anxiété ce terme, que Pisani avait fixé au hasard. Les uns y voyaient
la cessation d'un péril au-dessus de leur courage, les autres la
ruine d'un grand projet, et la perte inévitable de la patrie. Tous
les yeux étaient sans cesse fixés sur la mer, lorsque le premier
janvier on aperçut dans le lointain dix-huit voiles. Ce pouvait
être l'escadre génoise qui devait venir au secours de Doria; vingt
bâtiments légers avaient été envoyés pour la reconnaître. Ils
revinrent sur leurs pas, toutes voiles déployées, et leurs signaux
annoncèrent que l'escadre qu'on apercevait au large était celle de
Charles Zéno.

[Note en marge: XVII. Arrivée de Charles Zéno avec son escadre.]

L'arrivée de Zéno ranimait toutes les espérances. Non-seulement son
escadre rendait aux Vénitiens une supériorité numérique, mais ses
équipages, composés de marins expérimentés, étaient capables de
surmonter des difficultés devant lesquelles échouaient les matelots
novices de Pisani. Zéno, en arrivant, vint à bord de la galère
ducale, rendre compte aux chefs de la république de tout ce qui lui
était arrivé depuis son départ de Venise.

[Note en marge: Campagne qu'il venait de faire. 1379.]

Avec son escadre de huit galères, il avait d'abord établi sa
croisière sur les côtes de Sicile, où il avait pris et brûlé un
grand nombre de vaisseaux du commerce génois. Pendant l'hiver il
s'était présenté devant Naples, pour y entamer une négociation avec
la reine Jeanne, espérant l'amener à changer de parti, et à entrer
dans l'alliance des Vénitiens. Cette négociation lui avait procuré
l'avantage de passer une partie de la mauvaise saison dans le port;
mais la nouvelle de la bataille de Pola était venue renverser toutes
les espérances qu'il avait conçues de réconcilier la reine avec la
république, et il s'était déterminé à porter la guerre sur la côte
de Gênes, pour y retenir les forces disponibles que les Génois
pourraient avoir.

Il avait ravagé pendant tout l'été les côtes de la Ligurie, attaquant
tous les points faiblement fortifiés, poursuivant les escadres
génoises, désolant le commerce; son nom était devenu la terreur de
cette mer.

Ses instructions lui recommandant de protéger les flottes marchandes
que les Vénitiens avaient dans les ports de Syrie, il s'était porté
vers l'Archipel, ralliant à sa flotte quelques galères qui se
trouvaient dans ces parages, et avait aidé l'empereur Calojean à
soumettre son fils; de là il était allé prendre à Béryte un convoi
destiné pour Venise. C'était pendant sa marche qu'il avait reçu
l'avis du danger que courait cette capitale.

L'escadre et le convoi faisaient force de voiles pour y arriver. À
la hauteur de Rhodes, on avait aperçu un gros navire génois chargé
de monde. Quatre galères l'avaient attaqué sur-le-champ. La partie
n'était pas égale; mais ce vaisseau, d'un échantillon beaucoup
plus fort que les galères vénitiennes[47], faisant une vigoureuse
résistance, il avait fallu le prendre à l'abordage. Zéno dans ce
combat avait reçu deux blessures graves, l'une dans l'oeil, l'autre
qui lui avait percé le pied. Arrivé dans l'Adriatique, battu par une
tempête qui avait englouti une de ses galères, il avait jeté son
convoi dans le port de Parenzo, et était accouru au secours de sa
patrie.

[Note 47: Sopra vi erano 300 combattitori, et era di trè coperte
tutta incorata di fuori via, e pareva a vedere un castello.... essa
Bichignana (c'était le nom de ce vaisseau) fù il maggiore e il pià
bel naviglio che fosse mai veduto in quelli mari.

(_Cronaca della guerra di Chiozza da_ Daniello CHINZAAO.)]

[Note en marge: XVIII. Il est chargé de défendre la passe de
Brondolo. 1380.]

Quoique non encore remis de ses blessures, Zéno voulut, le jour même
de son arrivée, prendre part à de nouveaux dangers, et son courage
fut honoré du poste le plus périlleux. On lui donna ordre de prendre
position avec son escadre dans cette passe de Brondolo, où depuis
huit jours les autres galères avaient tant souffert. Le lendemain
une violente tempête vint assaillir la flotte. Les galères rompirent
leurs ancres, et furent dispersées. Les Génois, voyant la station
abandonnée, accoururent sur le rivage pour attaquer les ouvrages
des Vénitiens. Zéno ne put faire avancer que trois galères, dont
le feu terrible força les ennemis de s'éloigner. Le jour suivant,
malgré le vent qui soufflait avec encore plus de furie, il s'obstina
à tenir ferme devant les batteries des Génois. Le combat dura toute
la journée. Une galère vénitienne fut tellement maltraitée qu'elle
se vit réduite à se rendre. Celle que Zéno montait fut entraînée par
les courants, et jetée par la tempête contre le rivage, au pied
d'une tour occupée par l'ennemi. Il était nuit; cette galère échouée
était foudroyée de tous côtés. Les plus braves ne voyaient plus aucun
espoir de salut. L'amiral imposa silence à ceux qui osaient parler
de se rendre. Il détermina un matelot bon nageur à se lancer à la
mer, pour aller porter une corde à quelques barques vénitiennes qui
n'étaient pas loin. Dès que le câble fut tendu, on jeta à la mer
toute l'artillerie de la galère, elle se remit à flot, fut remorquée,
et, couverte des feux de l'ennemi sans y répondre, elle commença à
s'éloigner lentement de ce rivage, où, un moment auparavant elle
devait trouver sa perte.

[Note en marge: Il est blessé.]

Au même instant, Zéno reçut un coup de flèche, qui lui traversa la
gorge. Il brisa le trait, sans prendre le temps de faire tirer le fer
de la plaie, et parcourant avec vivacité le pont de son bâtiment, il
continuait de donner des ordres. Dans l'obscurité, il tomba à fond
de cale par une écoutille; on le crut perdu. Un matelot, qui vint
à son secours, lui arracha le fer de sa blessure; le sang sortit à
gros bouillons; l'amiral, pour n'être pas suffoqué, se retourna sur
le ventre, et c'est dans cette position qu'il arriva à l'endroit où
sa flotte était stationnée. Les chirurgiens jugèrent la blessure
mortelle. Ils croyaient indispensable de mettre le malade à terre;
mais il déclara qu'il ne quitterait point son bord, et que, si la
mort était inévitable, c'était sur sa galère qu'il voulait l'attendre.

Heureusement la nature démentit les prédictions funestes de l'art,
et, après un assez court intervalle, ce héros fut rendu à sa patrie.

[Note en marge: XIX. Les Vénitiens attaquent Chiozza par terre.]

[Note en marge: Pierre Doria est tué.]

Le 6 janvier Pisani remporta un avantage considérable sur les troupes
qui gardaient l'île de Brondolo. Quelques jours après il établit sur
le rivage de fortes batteries armées de ces énormes canons appelés
alors bombardes, qui prouvent l'enfance de l'art bien plus que sa
puissance. Dans toutes les inventions nouvelles, on cherche d'abord
à augmenter les effets en outrant les moyens. La perfection, c'est
d'obtenir des résultats certains et bien calculés avec le moins de
moyens possible. Les bombardes de Pisani lançaient, dit-on, des
boulets de marbre du poids de cent quarante[48] et de deux cents
livres. On ne savait pas encore que la quantité de poudre nécessaire
pour chasser de tels boulets ne peut s'enflammer à-la-fois, et que
par conséquent il n'y avait qu'une faible partie de la charge qui
agît sur le projectile, ce qui devait en diminuer considérablement
l'effet, en même temps que la dépense en était prodigieusement
augmentée. Aussi ces canons ne tiraient-ils qu'une fois par jour, et
encore le tir en était-il toujours fort incertain. Cependant un de
ces coups lancés presque au hasard tua le général de l'armée ennemie.
Le 22 janvier, pendant qu'il visitait les travaux de Brondolo, Pierre
Doria fut écrasé par un mur que vint renverser un énorme boulet[49];
heureux, peut-être, d'échapper par cette mort aux reproches qu'il
aurait pu essuyer pour s'être laissé bloquer dans Chiozza. Napoléon
Grimaldi prit après lui le commandement. Se voyant tous les jours
resserré de plus en plus par les Vénitiens, il conçut une grande
entreprise; ce fut de couper l'île par un canal et de frayer ainsi à
ses vaisseaux un passage dans la haute mer.

[Note 48: Due grosse bombarde, l'una detta la Trivisana che gettava
pietre di peso di libre 195, l'altra detta la Vittoria che ne gettava
di peso di libre 140.

(_Cronaca della guerra di Chiozza da_ Daniello CHINAZZO.)]

[Note 49: _Histoire de Venise_ de Nicolas DOGLIONI, liv. 5.]

Le seigneur de Padoue eut l'adresse de jeter dans la place un renfort
de huit cents lances et de quinze cents fantassins. La plage de l'île
de Brondolo allait devenir le théâtre de nouveaux combats. Ce fut
encore à Zéno que la république confia le commandement de ses troupes
de terre.

[Note en marge: Zéno chargé du commandement des troupes de terre.]

Malheureusement elles étaient composées d'aventuriers de diverses
nations, tous également insubordonnés et avides. Malgré l'exemple de
leur général, qui, dans la détresse publique, n'avait voulu accepter
que les périls, ce ramas d'étrangers exigea à grands cris une
gratification pour le paiement de laquelle le trésor ne put fournir
que cinq cents ducats. Zéno, de ses propres deniers, doubla la somme
et apaisa le tumulte pour un moment.

La petite armée des Vénitiens rassemblée à Palestrine ne s'élevait
qu'à huit mille hommes. Celle des Génois était réduite à treize
mille, dont une partie occupait la ville même de Chiozza, et le reste
l'île de Brondolo, unie par un pont avec la place.

Pour empêcher les ennemis de s'ouvrir un passage au travers de la
plage de Brondolo, il fallait les chasser de cette île et les obliger
à se renfermer dans Chiozza.

[Note en marge: XX. Sortie des Génois; ils perdent trois mille
hommes.]

Le 18 février, Zéno passa le canal qui sépare Palestrine de Brondolo.
Les Génois qui étaient dans cette dernière île tenaient ferme dans
leurs retranchements. Le général vénitien, feignant d'être rebuté
d'une attaque infructueuse, se retira avec quelque précipitation.
Alors les ennemis débouchèrent pour le poursuivre; il les fit charger
par le peu de cavalerie qu'il avait et qui lui donnait un grand
avantage, et lorsqu'il vit que la garnison de la place faisait une
sortie pour venir à leur secours, il fondit avec sa réserve sur cette
colonne qui venait à lui, et dont une partie était encore sur le
pont, la culbuta, en fit un grand carnage, et la força de rebrousser
chemin. Son espoir était de la poursuivre assez vivement pour passer
le pont avec elle et entrer pêle-mêle dans la place. Mais sur ce
pont, obstrué par ceux qui venaient de Chiozza et par ceux qui
fuyaient de l'île, le désordre fut tel que les madriers fléchirent
sous le poids des hommes entassés; une arche se rompit, beaucoup de
Génois furent noyés; ceux qui restèrent dans l'île se trouvaient
sans communication avec la place. Dans cette situation désespérée,
ils se jetèrent dans des barques pour gagner Chiozza, et il y en eut
qui se sauvèrent jusqu'au-delà des lagunes. Dix galères génoises,
qui se trouvaient stationnées près du rivage de Brondolo, sous la
protection, des retranchements que les Vénitiens venaient d'emporter,
furent attaquées. Le feu en atteignit quelques-unes. Les Génois
eux-mêmes, ne pouvant les sauver, tentèrent de les brûler. Pisani,
dès qu'il aperçut cet incendie, accourut avec sa flottille, et tout
ce qui échappa aux flammes tomba en son pouvoir.

Cette journée venait de coûter trois mille hommes aux Génois, outre
six cents prisonniers. L'alarme se répandit dans Chiozza; beaucoup de
leurs gens se saisirent de diverses embarcations pour déserter, et se
jetèrent sur la côte de Padoue; il y en eut même à qui la frayeur fit
hasarder de traverser les lagunes à la nage. C'était pendant une nuit
d'hiver, on les trouva morts le lendemain. Cette victoire si décisive
rendait les Vénitiens maîtres de l'île de Brondolo et réduisait leurs
ennemis à l'occupation de la ville de Chiozza, où ils pouvaient
encore se défendre, mais d'où il leur était désormais impossible de
s'échapper, à moins qu'ils ne fussent délivrés par un secours venant
du dehors.

On peut juger si ce secours était impatiemment attendu. Le
gouvernement de Gênes, depuis plus d'un mois, était averti de la
position difficile où se trouvait son armée. Il avait fait partir
le 18 janvier une flotte de vingt galères, sous le commandement de
Matteo Maruffo, pour venir débloquer Chiozza, et Gaspard Spinola
était arrivé par terre à Padoue, pour faire entrer un convoi dans la
place, dont il devait prendre le commandement.

[Note en marge: XXI. Discorde dans l'armée vénitienne.]

Pendant que les Vénitiens transportés de leur victoire la célébraient
par des réjouissances, les soldats de Zéno, toujours d'autant plus
exigeants qu'ils se voyaient plus nécessaires, lui signifièrent
qu'ils voulaient une paie double de celle qui avait été convenue avec
eux, et que, si on ne les satisfaisait sur-le-champ, ils étaient
décidés à se retirer du service de la république. Le trésor de
Saint-Marc était loin d'y pouvoir subvenir. Le général, quoiqu'on
l'eût autorisé à promettre ce qui était si impérieusement exigé, ne
voulut être prodigue que de sa fortune, et ce fut de ses propres
deniers qu'il acheta la soumission des principaux chefs, en obtenant
qu'ils imposeraient silence aux prétentions exorbitantes des autres.

Cette difficulté ne fut pas la seule qu'il eut à surmonter. Après
avoir apaisé ces murmures, il fallut essuyer ceux de tous les
patriciens que l'exemple du doge avait obligés de monter sur
la flotte, mais qui, peu accoutumés à la guerre et à la mer,
commençaient à trouver longue une campagne qui durait depuis deux
mois. Ils se voyaient retenus sur les galères par le serment qu'avait
fait Contarini de ne rentrer dans Venise qu'après la conquête de
Chiozza. Aussi trouvaient-ils que les opérations militaires étaient
conduites avec trop de circonspection. Leur improbation se manifesta
sur-tout lorsque Pisani et Zéno s'arrêtèrent au projet de bloquer
la place. Elle pouvait être secourue, disaient les mécontents; ne
pas l'attaquer vivement, c'était tenter l'inconstance de la fortune,
c'était imiter la faute de Doria, à laquelle Venise devait son salut.
On eût dit, à entendre ces sénateurs, que les deux généraux n'étaient
pas assez prodigues de leur vie. Ceux-ci persistèrent dans leur
avis et le firent prévaloir. Ce ne fut pas la moindre preuve qu'ils
donnèrent de leur courage, de prendre sur eux le blâme d'un évènement
dont l'issue pouvait tromper leurs espérances.

Déjà quelques symptômes de division s'étaient manifestés même dans
l'armée navale. Thadeo Justiniani se croyait en droit d'être jaloux
de Pisani, et, pour faire cesser les funestes effets de la discorde,
on l'avait détaché avec douze vaisseaux. Sa mission était d'aller
convoyer des bâtiments chargés de grains qui étaient attendus de
l'Istrie et de la Pouille.

[Note en marge: XXII. Pertes des Vénitiens sur mer.]

Le blocus étant déterminé, on s'appliqua à le resserrer. La flotte
des assiégés se trouvait considérablement réduite. Cinq de leurs
galères, surprises par la flottille de Barbadigo, se rendirent sans
combat. Mais le plus grand inconvénient de la situation des Génois,
était le manque de vivres. Résolus à prolonger leur défense, ils
forcèrent tous les habitants de Chiozza à sortir de leur ville. Les
assiégeants ne pouvaient pousser l'inhumanité jusqu'à refouler leurs
compatriotes dans une ville affamée. Ils les envoyèrent à Venise, où
le pain se vendait encore le quadruple de son prix ordinaire[50].
Le pays de Ferrare fournissait cependant quelques secours à cette
capitale; mais les convois qui venaient par les lagunes, étaient
obligés de passer si près de Chiozza, que les assiégés en enlevèrent
un.

[Note 50: Chinazzo dit que le froment valait 9 livres le staro, le
vin 10 liv. la quarte, la viande fraîche 5 sols la livre, la viande
salée et le fromage 8 sols la livre, le bois 11 livre, la voie (le
carro). Il paraît que ces prix étaient très-élevés, car le même
auteur dit plus bas; «Era venuta grandissima carestia di tutte le
cose sicchè la gente di bassa condizione conveniva abbandonar la
città, non si potendo aver framento nè vino per danari.» Il ajoute
qu'à la fin de janvier 1380, le staro de froment se vendait 15
livres.]

Ce succès des Génois fut suivi d'un autre beaucoup plus considérable.
Gaspard Spinola avait été envoyé de Gênes à Padoue pour tâcher de
ravitailler Chiozza. Il parvint à se jeter dans la place pendant
la nuit du 14 au 15 avril, et y fit entrer un convoi considérable
qui, pendant deux ou trois mois encore, ne faisait plus dépendre la
défense que du courage des défenseurs, et ce courage allait être
dirigé par leur nouveau commandant, l'un des plus habiles officiers
de son siècle.

Sur ces entrefaites, on vit arriver à Venise une partie des bâtiments
chargés de blé qu'on attendait des ports de l'Istrie; mais ces
bâtiments ne voyageaient point en convoi, ils entrèrent l'un après
l'autre, et on fut surpris de ne pas voir paraître en même temps
l'escadre qui avait été envoyée pour les escorter. Ils rapportèrent
que Thadeo Justiniani leur avait ordonné de prendre les devants,
qu'il n'était plus sur les côtes d'Istrie, qu'il avait fait voile
pour la Pouille avec ses douze galères, se proposant de ramener
un autre convoi; que, sur la fin du mois précédent, une partie de
cette escadre détachée par Justiniani, sous les ordres de Henri
Dandolo, avait surpris la ville de Grado, occupée par les troupes du
patriarche d'Aquilée. On savait que ce convoi s'était mis en route;
cependant il n'arrivait pas; enfin on vit paraître quelques bâtiments
qui annoncèrent que la flotte dont ils faisaient partie avait été
dispersée par une tempête.

Six galères s'étaient jetées dans le port de Ficulano; Justiniani,
avec l'autre partie de son escadre, avait gagné Manfredonia. Là, il
avait été aperçu par l'armée génoise, forte de vingt galères, qui
entrait en ce moment dans le golfe pour venir au secours de Chiozza.

L'amiral vénitien ne pouvant tenter un combat si inégal, avait coulé
bas ses galères, avait fait décharger les bâtiments de transport, et
mis ses équipages à terre dans des retranchements faits à la hâte.
Mais l'ennemi les avait emportés; Justiniani était prisonnier, et les
Vénitiens échappés de ce combat avaient à traverser toute l'Italie,
par terre, pour regagner leur pays. À Ficulano deux galères avaient
été prises, les quatre autres devaient leur salut à la fuite.

[Note en marge: XXIII. Arrivée d'une nouvelle flotte génoise pour
débloquer Chiozza. 1380.]

Cet évènement ne permit plus de douter que la flotte de Matteo
Maruffo ne fut prête à paraître. En effet, au commencement de mai, on
découvrit l'armée génoise, qui s'était renforcée de quelques galères
sorties de Zara. Elle se présenta successivement devant toutes les
passes sans en trouver aucune qui fût accessible. Maruffo chercha,
par toutes sortes de provocations, à attirer les Vénitiens au combat;
mais ceux-ci, déterminés à ne point faire dépendre le succès de la
guerre du hasard d'une bataille, restèrent insensibles à toutes les
insultes, et fermes dans le poste d'où ils resserraient les assiégés
et bravaient l'amiral génois.

Pisani, cependant, crut devoir s'éloigner du rivage, le 26 mai,
avec vingt-cinq galères; il paraît qu'il ne voulait qu'écarter
l'ennemi sans le combattre, car on n'en vint point aux mains, et la
flotte, quelques jours après, reprit sa première station.

On se battait tous les jours autour de Chiozza avec des succès
divers; mais les magasins de la place étaient près d'être épuisés.
François Carrare avait préparé un convoi de quatre-vingts barques qui
devaient la ravitailler pour long-temps. Elles furent interceptées
par la flottille vénitienne. Réduits pour le choix de leurs aliments,
aux dernières extrémités, les assiégés, du haut de leurs tours,
voyaient, à l'embouchure de la Brenta, les convois destinés à leur
porter l'abondance, et en pleine mer la flotte venue pour les
délivrer; mais ni la flotte de Maruffo, ni les barques du seigneur
de Padoue ne pouvaient arriver jusqu'à eux. Cependant à l'aide des
signaux ils communiquaient avec l'amiral; et, comme leur industrie
était égale à leur courage, ils conçurent le projet de se délivrer en
allant gagner leur flotte. Pour cela il fallait rompre l'estacade qui
fermait la passe de Brondolo; mais les pieux enfoncés dans les eaux
dont la ville était entourée, ne permettaient plus d'en faire sortir
les galères. Les Génois démolirent des maisons de Chiozza, et, avec
les bois de charpente qu'ils en retirèrent, ils construisirent des
barques, qui, après avoir franchi l'enceinte de pilotis, devaient
tenter de forcer la passe, en l'attaquant du côté des lagunes, tandis
que Maruffo, avec ses galères, s'avancerait de la haute mer pour les
seconder et les recevoir.

[Note en marge: XXIV. Les assiégés entament une capitulation; elle
est refusée.]

Cependant ce qu'ils espéraient de leurs efforts, ils essayèrent de
l'obtenir par la négociation. Spinola proposa au doge de lui remettre
Chiozza, à condition que l'armée et la flotte génoise pourraient
en sortir librement. Cette proposition, à dire vrai, n'était guère
acceptable. Il ne s'agissait plus de savoir si Chiozza resterait aux
Génois, mais s'ils pourraient s'en échapper. L'offre fut rejetée; les
Vénitiens exigèrent que les assiégés se rendissent, et il ne resta
plus à ceux-ci d'autre parti que de se faire jour au travers des
troupes assiégeantes.

[Note en marge: Leurs nouveaux efforts.]

Ils avaient pratiqué assez facilement des intelligences dans cette
armée, composée d'étrangers, qui les bloquait sous les ordres
de Zéno. Elle renouvelait la réclamation de la double paie; le
général faisait tout son possible pour engager les soldats à s'en
désister. Le 15 juin, il était au milieu de son camp en tumulte,
exhortant les uns, réprimandant les autres, promettant, menaçant,
essayant tour-à-tour la force et la persuasion, lorsqu'il vit avec
une extrême surprise une centaine de barques sortir de Chiozza,
voguer vers la passe de Brondolo et tenter de franchir l'enceinte
des pilotis. Aussitôt il montra à ses soldats séditieux l'ennemi qui
leur échappait, emportant ces richesses sur le pillage desquelles ils
avaient compté. Il leur ordonna de se former, d'attaquer, et lui-même
s'avançant dans les bas-fonds, où il avait de l'eau jusqu'aux
épaules, les entraîna par son exemple.

Les lagunes offrirent alors le singulier spectacle d'une troupe se
hasardant sur des barques construites avec des débris de maisons,
et qu'on était obligé de soulever pour les faire passer par-dessus
une enceinte de pieux, les Génois, tantôt dans l'eau, tantôt dans
leurs bateaux, et l'infanterie de Zéno s'avançant dans ces marais
pour les charger. Maruffo se présenta dans le même moment pour rompre
l'estacade; mais Pisani accourut avec sa flottille, mit quelques
galères en travers de la passe, pour en défendre l'accès, foudroya
ces barques fragiles qui voulaient s'échapper, en prit une vingtaine,
en coula plusieurs à fond et força les assiégés à rentrer dans la
place.

Le mauvais succès de cette tentative ne laissait plus aux Génois
aucune espérance. Privés d'eau potable, après avoir mangé tout
ce qu'il y avait d'animaux dans la ville, ils étaient réduits à
faire bouillir, dans une eau saumâtre, de vieux cuirs, leur seule
et dernière nourriture. Spinola, dont les talents et le courage ne
pouvaient plus rien, se retira et gagna la terre-ferme, laissant à
son lieutenant l'autorisation de capituler.

[Note en marge: Ils offrent de se rendre.]

Des députés arrivèrent sur la capitane du doge, stationnée à
demi-portée de canon de la place; là, ils représentèrent que s'ils
avaient combattu souvent les Vénitiens, ce n'avait pas été sans
observer les lois de la guerre et de l'humanité; qu'ils avaient voulu
leur arracher l'empire, mais non la vie; que depuis dix mois ils
avaient, en gens de coeur, fait les derniers efforts pour la défense
de Chiozza, comptant mériter par ce dévouement la reconnaissance
de leurs concitoyens et l'estime de leurs ennemis; que, réduits
par la famine à mettre un terme à cette résistance, ils espéraient
trouver dans les Vénitiens cette générosité naturelle à une nation
belliqueuse, et cette modération à laquelle on est disposé quand
on a éprouvé aussi l'inconstance de la fortune. Ils ne tenaient,
point à leurs richesses, à leurs vaisseaux, ils les abandonnaient
aux vainqueurs; mais ils avaient mérité de n'être point dépouillés
de leurs armes, et ils ne demandaient que la vie et la liberté.
La réponse fut qu'ils eussent à se rendre à discrétion, et qu'on
délibérerait après de leur vie ou de leur mort[51].

[Note 51: Nullum mite responsum est redditum, nisi ut certo scirent
se paulo post in vincula ituros, tum patres de eorum vità et morte
maturiùs consulturos. SABELLICUS, 2e décade, livre 6.]

[Note en marge: XXV. Révolte dans le camp de Zéno.]

Cette négociation amena de nouveaux incidents; le bruit se répandit,
parmi les troupes mercenaires, que les Vénitiens allaient recevoir
l'ennemi à capitulation, que la ville ne serait plus abandonnée au
pillage. Il n'en fallut pas davantage pour rallumer le feu de la
révolte. Zéno et plusieurs sénateurs firent d'inutiles efforts pour
apaiser la sédition. Ils promirent une augmentation de solde, ce fut
en vain. Un capitaine, nommé Robert de Recanati, s'emporta jusqu'à
outrager le général par les discours les plus injurieux. Les soldats
prirent les armes et couraient déjà vers la place, dans le dessein de
se réunir aux Génois. Zéno, l'épée à la main, se précipita au-devant
d'eux; son énergie, ses exhortations en arrêtèrent le plus grand
nombre; mais quelques-uns se jetèrent dans Chiozza. Il fallut que la
seigneurie promît formellement à ces séditieux un mois de double
paie et trois jours de pillage, dans une ville appartenant à la
république[52].

[Note 52: _Cronaca della guerra di Chiozza da_ Daniello CHINAZZO.]

Ce n'était pas tout encore; il y avait un complot tramé contre la
vie de Zéno. La nuit suivante le général, averti de cette odieuse
conspiration, assembla les capitaines, leur révéla le secret qu'il
venait d'apprendre; il s'agissait bien moins de sa vie que de leur
honneur. Plusieurs de ces capitaines pouvaient être des brigands,
mais tous les hommes ont naturellement horreur d'un assassinat.
Ils jurèrent qu'ils n'avaient aucune connaissance du complot, et
demandèrent à grands cris qu'on en nommât et qu'on en punît l'auteur.
Alors Zéno fit amener Robert de Recanati, l'accusa, le convainquit
de sa perfidie, le fit charger de fers et l'envoya sur la capitane,
où il fut pendu le lendemain. Cette arrestation de Robert occasionna
une nouvelle sédition. Les soldats entourèrent la tente du général,
redemandant le capitaine. Zéno, qui se présenta fièrement à eux, en
fut assailli et ne dut la vie qu'à son casque, qui para un coup de
sabre dont il fut frappé. Les officiers accourus à son secours le
dégagèrent, fondirent sur ces furieux, et quelques compagnies mieux
disciplinées en firent justice. Telle était la déplorable condition
d'un général obligé de commander des mercenaires, environné de plus
de dangers dans son camp qu'au milieu des batailles, et réduit à tout
instant à voir, par la défection de ses troupes, s'échapper la proie
qu'il serrait depuis six mois.

[Note en marge: Les Génois se rendent. 1380.]

Cependant le 24 juin les assiégés arborèrent le signal de détresse.
Ils se rendirent à discrétion, ouvrirent leurs portes, et Zéno entra
dans la place, qui fut livrée au pillage. Dix-neuf galères et quatre
mille cent soixante-dix prisonniers génois, sans compter quelques
étrangers, furent les fruits de cette conquête. Tels étaient les
tristes restes de la formidable armée qui avait fait trembler Venise.

[Note en marge: XXVI. Apparition de la flotte génoise.]

[Note en marge: Mort de Victor Pisani.]

Mais celle de Maruffo s'était considérablement accrue depuis qu'il
était entré dans l'Adriatique. Sa flotte, qui s'élevait à trente-neuf
galères, prit, dans l'intervalle du 26 juin au 1er août, Trieste,
dont elle rasa le château, Arbo, Pola, Capo-d'Istria; elle parut même
devant Venise, le 8 juillet. On y était encore dans les transports
de joie que la conquête de Chiozza devait exciter. On célébrait la
magnanimité du vieux prince de la république, qui avait supporté avec
une constance inébranlable les périls et les fatigues d'une campagne
de sept mois. On se croyait à l'abri de toute atteinte. Le 27,
Pisani reçut ordre de sortir avec quarante-sept galères, pour donner
la chasse à l'armée génoise; mais le 13 août, ce grand homme, plus
recommandable encore pour sa conduite civique que par ses exploits
militaires, mourut sur sa capitane, après une courte maladie.
La galère qui avait apporté son corps à Venise en repartit le 2
septembre, emmenant Zéno, son digne successeur dans le commandement.

[Note en marge: Zéno prend le commandement.]

Dès qu'il fut arrivé sur la flotte, il la conduisit devant Zara. Il
vit l'armée de Maruffo dans le port, sans pouvoir, malgré toutes
sortes de provocations, le déterminer à sortir pour accepter le
combat. La place nouvellement fortifiée, et dont la garnison se
trouvait renforcée de tous les équipages d'une armée navale si
considérable, était en état de soutenir un long siége.

[Note en marge: Son entreprise infructueuse sur Zara.]

Zéno établit sa croisière à la vue des ennemis; malheureusement la
flotte, sortie du port précipitamment, ne pouvait être suffisamment
approvisionnée. Quand on aurait eu tout le temps nécessaire pour
embarquer les vivres, ce n'était pas dans Venise, épuisée par une
disette de dix mois, qu'on en aurait pu trouver. Cette année avait
été stérile pour toute l'Italie. La flotte vénitienne, croisant
devant une côte ennemie, renouvelait ses provisions au moyen de
quelques vaisseaux de transport qui allaient et venaient du royaume
de Naples à l'entrée de la rade de Zara. Mais cette année, signalée
par tant de calamités, le fut encore par des tempêtes; plusieurs
de ces convois furent dispersés, quelques-uns engloutis, presque
tous retardés. Les équipages avaient à souffrir les plus grandes
privations; ils se virent réduits, pendant quinze jours, à un peu de
viande salée, sans pain. Les orages rendaient la station doublement
pénible; les plaintes des matelots devinrent si vives, qu'il ne fut
plus possible de douter d'une prochaine insurrection.

[Note en marge: XXVII. Détresse de la flotte vénitienne; elle reçoit
l'ordre d'aller assiéger Marano.]

[Note en marge: Impossibilité d'y réussir.]

Zéno, après avoir pris l'avis de ses principaux officiers, écrivit
pour demander la permission de ramener la flotte à Venise. Pour
toute réponse il reçut l'ordre d'aller faire le siége de Marano.
C'était une place située dans les marais que forment les bouches
du Tagliamento. Éloignée de la mer d'à-peu-près deux lieues, elle
n'y communiquait que par un canal que le reflux laissait à sec.
On voulait s'en emparer parce que c'était une position offensive
contre les états du patriarche d'Aquilée. Zéno n'hésita point à s'y
présenter, mais il reconnut l'impossibilité de l'entreprise; et
cette impossibilité était si évidente, que toute l'armée éclata en
murmures contre un ordre qui supposait une connaissance si imparfaite
des localités. Tout d'une voix on demanda à faire voile vers Venise
sans en attendre l'autorisation. L'amiral, qui n'aurait pas cédé à la
demande des équipages, se détermina d'après sa propre conviction, et
aima mieux encourir l'indignation du sénat que mériter le reproche
d'avoir laissé périr l'armée qui lui avait été confiée.

[Note en marge: Zéno ramène la flotte devant Venise: on ne veut pas
l'y recevoir. Vive altercation à ce sujet.]

Le gouvernement vénitien n'avait point accoutumé ses généraux à tant
de témérité. Aussitôt que la flotte fut aperçue, deux sénateurs s'y
rendirent pour défendre à Zéno d'entrer dans le port, sous peine de
la vie.

«Ma vie est à la république, qui ordonnera de moi ce qu'elle voudra,
répondit-il; je me dévouerai s'il le faut, j'encourrai sa disgrâce
pour lui sauver son armée. Mais quoi donc? déjà aurait-on oublié nos
derniers malheurs! À quoi furent-ils dus? au désastre de Pola. Et
cette défaite? au peu de cas que l'on fit des conseils du malheureux
Pisani. Une campagne d'hiver lui coûta les trois-quarts de ses
équipages. Nous sommes au mois de décembre; nous tenons la mer
depuis long-temps; les tempêtes ont fatigué la flotte; les équipages
sont épuisés par les privations; ils ont été jusqu'à quinze jours
de suite sans pain. Je sais qu'il est rare à Venise, mais n'est-il
pas naturel que l'armée soit admise au partage de ce qu'on peut en
avoir? Est-il juste, pour se débarrasser d'elle, de lui prescrire une
entreprise mal combinée? Je suis convaincu que cette expédition vous
coûtera votre flotte, et je demande avec instances qu'elle soit reçue
dans le port.»

Trois jours se passèrent en délibérations et en messages. Le sénat,
très-irrité contre l'amiral, le menaçait de toute sa sévérité; mais
les murmures des matelots firent comprendre aux sénateurs, qui
vinrent à diverses reprises sur la flotte, qu'il n'y avait pas sûreté
à insister sur son éloignement. Le peuple se déclara pour les marins,
et l'armée fut enfin autorisée à relâcher dans Venise.

Zéno et ses capitaines furent introduits dans le sénat pour y
rendre compte de leur conduite, l'amiral s'exprima avec sagesse,
avec modération même; mais un de ses officiers ne pouvant, comme
lui, écouter en silence la dure réprimande qui leur était adressée,
s'emporta contre le despotisme d'un gouvernement qui outrageait ses
plus illustres défenseurs et qui s'obstinait à compromettre le salut
de la patrie, pour ne pas révoquer des ordres donnés inconsidérément.
Ce manque de respect excita toute l'indignation de l'assemblée. On
fit sortir Zéno et tous les capitaines, et on se mit à délibérer sur
leur punition. Presque toutes les voix se réunirent pour les faire
d'abord jeter en prison; mais le peuple et les marins en tumulte
entouraient le palais, annonçant par des cris la résolution de
défendre un général qui leur était cher.

Zéno rentra dans la salle du sénat sans y être mandé; cette témérité
était un nouveau crime; on le traita de rebelle. «Vous aviez, dit-il,
une armée long-temps victorieuse, aujourd'hui épuisée de fatigues et
de privations, et voilà que vous vous passionnez contre elle. Vous
l'accusez à grands cris parce qu'elle a manifesté le sentiment de ses
besoins, de ses droits peut-être. Qu'elle périsse, dites-vous, pourvu
que l'autorité reste entière. En effet cette autorité sera tout
autrement imposante aux yeux des sujets et de l'étranger, lorsque
vous serez dénués de force. Ah! si quelque orgueil peut lui être
permis, l'armée ose croire que son intérêt ne peut être séparé de
celui de la patrie. Pour prix de tout le sang qu'elle a versé, elle
ne vous demande que l'oubli de passions fatales; elle vous conjure de
ne pas compromettre l'existence de l'état tout entier. S'il y a ici
quelqu'un qui soit couvert de plus de cicatrices, qu'il se lève et se
dise meilleur citoyen.»

En disant ces mots il sortit, malgré toutes les voix qui lui
ordonnaient de rester, descendit sur la place, traversa les flots
du peuple qui le saluait de ses acclamations, entra dans l'église
Saint-Marc, y fit sa prière, et se retira dans sa maison.

[Note en marge: Ordre de reprendre le siége de Marano.]

La faveur du peuple s'était déclarée trop hautement pour qu'il fût
possible, ni de punir Zéno, ni de faire partir la flotte; le sénat
délibéra pendant plusieurs jours. Enfin, pour concilier le maintien
de ses ordres avec les circonstances, il fut arrêté qu'on reprendrait
le projet d'attaque sur Marano; mais qu'au lieu d'y employer la
flotte, on armerait des barques plus propres à faire les approches
de cette place, et que Zéno donnerait une preuve de sa soumission en
partant sur-le-champ pour diriger cette entreprise.

Il fit sur ce projet les représentations que pouvait lui suggérer
son expérience; puis il partit avec cent cinquante barques, donna un
assaut à Marano, fut grièvement blessé, continua ses attaques, se vit
repoussé avec perte, ne regagna ses bateaux qu'avec beaucoup de peine
et de dangers, et fut rappelé à Venise, pour être envoyé ensuite à la
tête d'une flotte dans les mers de la Grèce, où il ne se passa rien
d'important.

[Note en marge: XXVIII. Négociations de paix.]

Les Génois avaient été réduits à rendre Chiozza; mais ils avaient
encore une flotte considérable dans l'Adriatique. Sur la terre-ferme
les affaires des alliés auraient dû être beaucoup plus avancées,
puisque, depuis un an, la guerre dans les lagunes avait réclamé tous
les efforts des Vénitiens; cependant Trévise, leur place principale,
était serrée de près et en proie à la disette.

[Note en marge: Les Vénitiens renoncent à la marche Trévisane.]

On avait pendant l'hiver entamé des négociations, sans qu'il y eût
apparence qu'elles amenassent un accommodement. Les Vénitiens se
montrèrent résignés à des sacrifices; leurs concessions n'eurent
d'autre effet que de porter plus haut les prétentions de leurs
ennemis. La seigneurie se crut obligée de rappeler ses ministres et
de se préparer à une nouvelle campagne. Déterminée à réunir tous ses
moyens pour renforcer sa puissance navale, persuadée qu'il lui était
impossible de conserver la marche Trévisane, elle prit la résolution
de l'abandonner après 43 ans de possession; mais ce qu'elle
redoutait le plus c'était de la céder à son voisin le plus odieux,
au seigneur de Padoue. Dans la crainte d'agrandir François Carrare,
elle offrit cette province à un prince bien plus puissant, au duc
d'Autriche. C'était un inconvénient sans doute d'appeler dans son
voisinage un souverain déjà redoutable; mais les autres états de ce
souverain étaient éloignés; il devait lui être difficile de s'établir
solidement en Italie; enfin, il importait de l'empêcher d'entrer dans
cette ligue formidable contre laquelle la république avait à lutter
depuis trois ans.

[Note en marge: Traité de paix. 1381.]

Le traité de cession de la marche Trévisane à Léopold, duc
d'Autriche, fut signé le 2 mai 1381. Immédiatement après, une armée
de six mille Autrichiens entra dans cette province, et donna un
juste sujet d'inquiétude et de dépit au seigneur de Padoue. Il se
voyait obligé de céder des places dont il s'était emparé. Les fausses
promesses, la corruption, toutes les ruses de la faiblesse furent
mises en usage par lui, pour empêcher le duc d'Autriche de s'établir
dans cette province; et en effet Carrare réussit dans son dessein.

Une révolution, qui, peu de temps auparavant, venait de précipiter
du trône Jeanne de Naples, attirait dans ce moment toute l'attention
du roi de Hongrie, parce que cette couronne vacante venait d'être
offerte à son neveu Charles de la Paix, par le pape Urbain VI.

Le comte de Savoie, Amédée VI, et la république de Florence,
choisirent ce moment pour se porter comme médiateurs entre la
seigneurie et ses ennemis. Un congrès fut assemblé à Turin.
Les ambassadeurs vénitiens n'avaient pas apparemment reçu des
instructions qui dussent faire traîner les négociations en longueur,
car le 8 août le traité fut signé.

La république réduite à ses lagunes, ayant déjà abandonné la Dalmatie
et le Trévisan, n'avait plus aucune cession à faire, et n'était pas
en état d'en exiger. Les conditions de cette paix furent[53]:

[Note 53: Voyez l'analyse du traité dans Marin SANUTO; voyez aussi la
_Chronique_ de CHINAZZO.]

1º À l'égard du seigneur de Padoue, qu'il rendrait à la république
Cavarzere et Moranzano; qu'il démolirait tous les forts élevés par
lui sur le bord des lagunes; que les limites entre la principauté
de Padoue et les terres de la seigneurie seraient réglées par des
arbitres; qu'enfin toutes les contributions et redevances auxquelles
Carrare s'était soumis par le précédent traité, cesseraient d'être
exigibles.

2º Relativement au patriarche d'Aquilée, toutes choses furent remises
sur le pied où elles étaient avant les hostilités.

3º Le roi de Hongrie abandonna ses prétentions sur l'île de Pago dans
le golfe de Fiume, promit de fermer ses ports à tous les corsaires,
et renonça à faire du sel sur ses côtes. Moyennant ces concessions,
la république s'obligea à lui payer sept mille ducats pendant
quelques années, car les historiens ne sont pas d'accord sur la durée
de ce tribut.

4º Enfin, relativement aux Génois, il fut stipulé que les deux
nations renonceraient, pour éviter tous sujets de discorde, au
commerce de l'embouchure du Tanaïs; que chacun garderait les prises
qu'il avait faites; que l'île de Ténédos serait évacuée par les
Vénitiens, pour être mise en dépôt entre les mains du comte de
Savoie; que les fortifications en seraient démolies au bout de deux
ans; qu'à cette époque il serait statué sur sa possession ultérieure,
et qu'une somme de cent mille écus serait consignée par chacune des
deux nations entre les mains des Florentins, pour gage de l'exécution
du traité.

Quand il fut question de rendre les prisonniers, les Vénitiens, qui
en avaient fait sept mille deux cents, n'en eurent que trois mille
trois cent soixante-quatre à renvoyer; quatre mille avaient péri
dans les cachots de Venise. Les Génois, au contraire, rendirent
presque tous les leurs[54].

[Note 54: _Hist. d'_André NAVAGIER. Perché gli altri, non essendo
sovvenuti da alcuno, erano morti di disagio.]

Cette paix fit cesser les ravages que Zéno faisait depuis quelque
temps sur la côte de Ligurie; mais elle fut sur le point d'être
rompue par l'obstination du gouverneur vénitien de Ténédos, qui, ne
pouvant se persuader que la république eût réellement et sincèrement
renoncé à la possession de cette île, refusa opiniâtrement de la
remettre aux commissaires du comte de Savoie. Il fallut le menacer,
le traiter comme un rebelle, mettre sa tête à prix, faire marcher
une armée pour le réduire, l'assiéger en forme, et finir par
capituler avec lui. On lui rendit tous ses biens, on l'indemnisa
de toutes ses pertes. On assigna dans Candie des maisons et des
terres aux habitants de Ténédos qui voulurent s'y transporter; on
paya aux autres la valeur des biens qu'ils abandonnaient, pour aller
s'établir, soit à Constantinople, soit ailleurs[55]. Cette île de
Ténédos était fatale aux Vénitiens; il leur en coûta plus pour la
rendre, qu'il ne leur en avait coûté pour s'en emparer.

[Note 55: On peut voir sur ce fait l'_Histoire de la ville de Padoue_
par André GATTARO. Muratori l'a insérée dans sa collection des
historiens d'Italie, tom. XVII, p. 465.]

Le gouvernement avait à acquitter sa dette envers les citoyens qui
s'étaient montrés les plus dévoués à la république pendant ses
dangers.

[Note en marge: XXIX. Trente citoyens admis au patriciat.]

Trente chefs de famille furent admis au grand-conseil. Comme il n'est
pas de source plus pure d'où la noblesse puisse descendre, je vais
citer ces noms; quelques-uns sont devenus illustres.

À la tête des trente citoyens élevés au patriciat, on plaça Jacques
Cavalli, ce général véronais qui, pendant le siége de Chiozza, avait
commandé les troupes de terre. Les autres étaient:

  Marc Storlado, artisan.
  Paul Trivisan, citadin.
  Jean Garzoni.
  Jacques Candolmière, marchand.
  Marc Urso, artisan.
  François Girardo, citadin.
  Marc Cicogna, apothicaire.
  Antoine Arduino, marchand de vin.
  Raffain de Carresini, grand-chancelier.
  Marc Paschaligo, citadin.
  Nicolas Paulo.
  Pierre Zacharie, épicier.
  Jacques Trivisan, citadin.
  Nicolas Longo, artisan.
  Jean Negro, épicier.
  André Vendramini, banquier.
  Jean Arduino.
  Nicolas Tagliapietra, artisan.
  Jacques Pizzamani, noble candiote.
  Nicolas Garzoni.
  Pierre Penzino, artisan.
  Georges Calerge, noble de Candie.
  Nicolas Reynier, artisan.
  Barthélemi Paruta, marchand pelletier.
  Louis de Fornace.
  Pierre Lippomano, citadin.
  Donato di Porto, artisan.
  Paul Nani, épicier.
  François di Mezzo, artisan.
  André Zusto[56], citadin.

[Note 56: J'ai transcrit cette liste de la continuation de
la _Chronique_ d'André Dandolo par Raphaël Carresini alors
grand-chancelier de Venise et l'un des trente nouveaux patriciens.
Je trouve dans un manuscrit de la bibl. de S.-Marc (_Cronaca anonima
della rep. di Venezia_), le résultat des ballottages pour ces
nominations. Jean Garzoni fut admis au patriciat à la majorité de 78
voix contre 11, Marc Cicogna de 61 contre 22, Nicolas Paulo de 62
contre 24, Vendramini de 78 contre 11. Ainsi il n'y avait pas cent
votants; ce qui prouve que cette nomination se fit dans le sénat,
mais on la soumit sans doute au grand conseil.]

Dès qu'on eut fait cette promotion de patriciens, il y eut deux
sortes de nobles à Venise. Tout ce qui était antérieur à ce décret,
voulut former une classe à part; cependant on distingua toujours
parmi ceux-ci les familles qui remontaient, de l'aveu de tout le
monde, jusqu'au berceau de la république, et on les désigna sous le
nom de familles tribunitiennes.

[Note en marge: Michel Morosini doge. 1382.]

Le 5 juin 1382, Venise perdit André Contarini, qui succomba, épuisé
par l'âge et par les fatigues d'une longue campagne de mer, dont
il avait partagé tous les périls. Il fut le premier doge dont on
prononça l'oraison funèbre. Contarini, Pisani, et Zéno, avaient eu
le bonheur, dans les grandes calamités de leur patrie, de mériter
son éternelle reconnaissance. Zéno seul survivait à cette guerre
désastreuse. Lorsqu'il fut question de donner un successeur à
Contarini, la voix publique désigna Zéno. Ce nom était répété,
invoqué par le peuple et par l'armée; le conclave des électeurs
du doge se forma. Deux candidats furent présentés: l'un était
Zéno, l'autre ce Michel Morosini qui pendant la guerre avait triplé
sa fortune par ses spéculations. Les suffrages des électeurs se
réunirent sur celui-ci; il fut proclamé doge le 10 juin 1382, et ne
régna que quatre mois.

[Illustration: Carte des lagunes au Moyen-Âge.]



LIVRE XI.

     Guerre contre Carrare, seigneur de Padoue. -- La république
     recouvre le Trévisan. -- Acquisition de Corfou, Durazzo,
     Alessio, Argos, Naples de Romanie, et Scutari. 1382-1390. --
     Ligue contre les Turcs. -- Bataille de Nicopolis. -- Tamerlan,
     appelé par les chrétiens, attaque Bajazet, et le bat à Angora.
     -- Nouvelle rupture entre les Génois et les Vénitiens.
     1388-1403. -- Guerre en Lombardie contre François Carrare II. --
     Acquisition de Vicence, de Feltre, de Bellune, de la province de
     Rovigo, et de Vérone. -- Siége et prise de Padoue. -- Mort des
     princes Carrare. -- Jugement de Charles Zéno, par le conseil des
     Dix. 1397-1406.


[Note en marge: I. État des deux républiques après la guerre de
Chiozza. 1382.]

Après cette lutte mémorable dans laquelle Gênes et Venise avaient
signalé leur inimitié par de si grands efforts, la fortune diverse de
ces deux républiques offre un exemple de ce qu'ajoutent à la force
d'un état l'union intérieure et la stabilité du gouvernement.

On ne peut pas dire que l'un des deux peuples eût été vaincu. Les
Génois avaient tenu la balance de la politique entre tous les princes
de l'Italie. L'occupation de Chiozza, bien que momentanée, avait
appris aux nations que les barrières élevées par la nature, pour la
défense de Venise, n'étaient point insurmontables. Ils s'étaient
maintenus dans les lagunes pendant près d'un an. Après y avoir perdu
une armée de cinquante galères, ils en avaient présenté une autre
presque aussi formidable qui disputait l'empire de l'Adriatique.
Les conditions de la paix de Turin avaient été dictées par eux. Les
Vénitiens venaient de perdre la seule province qu'ils eussent dans la
terre-ferme, et l'île de Ténédos. La puissance relative des Génois
s'était donc réellement accrue.

Cependant cet état touchait à sa décadence. Divisé par les factions,
inconstant dans le choix de son gouvernement, épuisé par la guerre,
sans pouvoir réparer ses pertes par la sagesse de son administration,
il ne put, après un petit nombre d'années, échapper à un voisin
ambitieux qu'en se donnant à un prince étranger. Le doge remit son
sceptre et son épée aux ambassadeurs de Charles VI[57], et reçut
le titre de gouverneur de l'état de Gênes pour le roi de France.
C'était la quatrième fois, dans ce siècle, que Gênes se donnait à un
maître; d'abord à l'empereur Henri VII, puis à Robert, roi de Naples,
et ensuite à l'archevêque de Milan, Jean Visconti.

[Note 57: Le 25 octobre 1396.]

Le sort de Venise était tout différent. Elle avait fait de
grandes pertes; mais il lui restait un gouvernement immuable,
une administration sage, une politique circonspecte à-la-fois et
persévérante, qui savait attendre, épier les occasions et les faire
naître. Point d'ennemis intérieurs à combattre; toutes les forces,
toute l'attention, pouvaient se diriger sur les affaires du dehors.
On eut besoin de faire un emprunt; ce fut un emprunt forcé, et
cependant on s'y prit de manière à ce qu'il attestât le crédit de
la république. On déclara qu'on accepterait les prêts volontaires;
mais on en exclut formellement les étrangers, et il fallut un
décret spécial pour autoriser l'admission des fonds que Jean Ier,
roi de Portugal, voulut y placer. Une évaluation qui fut faite des
propriétés existantes dans les six quartiers de Venise, en porta la
valeur à 6,294,000 livres de gros d'or[58], c'est-à-dire près de 63
millions de ducats. On a calculé que, pour réduire cette somme en
valeur d'aujourd'hui, il faudrait la multiplier par sept et un tiers.

[Note 58: _Storia civile e politica del commercio de' Veneziani_, di
Carlo Antonio MARIN, tom. VI, lib. 3, cap. 2.

Cet auteur nous apprend que la livre de gros d'or valait dix ducats,
et la livre d'argent le tiers du ducat: d'où il résulterait que la
livre de gros d'or valait trente fois la livre d'argent. Si ces
deux livres étaient d'un poids égal, il faudrait en conclure que
la valeur relative de l'argent et de l'or était dans la proportion
d'un à trente. Cela est difficile à croire; car un grand nombre
de témoignages et de faits attestent qu'à cette époque, et depuis
long-temps, l'or ne valait que quinze fois l'argent. Il est vrai que
Charles Marin fait observer, dans le même chapitre, que la valeur
relative de ces deux métaux n'avait pas été exactement observée dans
les monnaies vénitiennes; mais on ne peut pas supposer une différence
si considérable. Il est probable que le poids de ce qu'on appelait
la livre d'argent n'était pas le même que celui de ce qu'on appelait
la livre d'or; ou bien qu'il y a quelque faute dans le passage qui a
donné lieu à cette note.]

Tandis qu'à Gênes, la populace, les nobles, vingt factions triomphant
tour-à-tour, déposaient, en trois ou quatre ans, dix doges
éphémères[59], des flottes sortaient de Venise pour aller recueillir
de nouvelles richesses dans toutes les mers de l'Orient; et l'Océan
voyait une escadre destinée à protéger le pavillon de Saint-Marc sur
les côtes de Flandres.

[Note 59: En 1390 Jacob Frégose; en 1391 Antoniotto Adorno III; en
1392 Antoine Montalto; en 1393 Pierre Frégose, Clément Promontorio,
François Giustiniani; en 1394 Antoine Montalto II, Nicolas Zoalio,
Antoine Guarco et Antoniotto Adorno IV.

Chacune de ces années fut signalée à Gênes par plusieurs révolutions.]

Une sécurité parfaite sur le présent permettait de ne rien
précipiter, et de tout attendre du temps, qui est un des éléments
nécessaires de toutes les affaires de ce monde. Moins on avait de
dissensions chez soi, plus on était à portée de profiter de celles
des autres; aussi les conseils de la seigneurie s'appliquèrent-ils
d'abord à jeter des semences de division parmi les princes voisins.

[Note en marge: II. Divisions semées par les Vénitiens entre leurs
voisins.]

Déjà la cession de la province de Trévise au duc d'Autriche avait
brouillé ce prince avec le seigneur de Padoue.

Celui-ci, ayant étendu ses frontières jusques aux possessions du
seigneur de Vérone, donna de l'ombrage à ce nouveau voisin; les
Vénitiens n'oublièrent rien pour exciter, pour encourager cette
méfiance; ils fournirent des subsides à Antoine de la Scala, pour
faire la guerre à François Carrare.

L'un et l'autre étaient ennemis d'un voisin encore plus dangereux,
Galéas Visconti, usurpateur de la principauté de Milan. La république
fit un traité d'alliance avec ce duc; quelque temps après elle
protégea le seigneur de Padoue contre ce même Visconti, passant ainsi
sans scrupule d'un parti à l'autre, pourvu qu'elle les affaiblît
tour-à-tour.

La vacance du siége patriarcal d'Aquilée occasionna des troubles
dans le Frioul; le pape en avait donné l'administration à un
cardinal étranger; le seigneur de Padoue soutint les droits de
l'administrateur; ce fut une raison pour les Vénitiens de protéger la
ville d'Udine et quelques autres qui refusaient de le reconnaître[60].

[Note 60: On peut voir sur cette affaire un fragment que MURATORI a
inséré dans ses _Antiquités italiennes du moyen âge_, tom III, p.
1191, intitulé: «Historia belli foro juliensis a Johanne Notario
quondam Aylini de Maniaco autore synchrono ab anno 1366 usque ad
1388.» Voici les effets que produisit la dissidence des opinions au
sujet du patriarche, «Utinenses eum in commendam habere recusaverunt;
videlicet sic libertas patriæ totaliter foret perdita, et dicentes:
Melius est quod patria destruatur quàm libertas amittatur. Et hoc
modo in quâcumque civitate, castro et villâ partes magnæ ortæ sunt de
fratre ad fratrem, de consorte ad consortem, de patre cum filio, et
non solum inter homines, verum etiam inter mulieres tam civiles quam
rurales, tam parvas quam majores.]

En Hongrie la mort du roi Louis, qui avait enlevé aux Vénitiens leur
plus importante colonie, laissait vacante une couronne que sa fille
et son neveu allaient se disputer par des crimes. La république prit
parti dans ces querelles; elles devinrent des guerres civiles, et
amenèrent le démembrement des provinces de ce redoutable voisin.

Il serait difficile de ne pas voir, dans cette conduite, le résultat
d'un système arrêté dans le conseil de la seigneurie, et suivi avec
persévérance. Mais la prévoyance humaine ne peut que préparer des
combinaisons qui rendent les évènements plus probables; elle ne
saurait les maîtriser. La fortune, qui conserve toujours ses droits,
trompa plus d'une fois la prudence des Vénitiens.

[Note en marge: III. Le duc d'Autriche vend la marche Trévisane au
seigneur de Padoue. 1382.]

Ils avaient cédé la marche Trévisane au duc d'Autriche, pour en faire
un ennemi du seigneur de Padoue. Il en arriva tout autrement. Quand
les troupes de Léopold se présentèrent pour prendre possession des
places, Carrare imagina toutes sortes de prétextes pour ne point
en retirer les siennes. Il n'épargna ni les protestations, ni les
soumissions, corrompit les généraux autrichiens, gagna du temps,
brava la colère du duc; et lorsque de nouvelles affaires attirèrent
ailleurs les forces de celui-ci, le seigneur de Padoue lui proposa
de terminer tous leurs différends en traitant de la vente de cette
province. Léopold, dont les finances étaient épuisées, céda, pour
quatre-vingt mille ducats, une possession éloignée de ses autres
états et dans laquelle il lui était difficile de s'établir; de sorte
que les Vénitiens eurent la douleur de voir leur ennemi s'agrandir et
devenir aussi dangereux par sa puissance qu'il leur était odieux par
son caractère.

Ce marché, pour la cession du Trévisan, n'était point encore
conclu lorsque le comte de Camino, mourant sans héritiers, légua à
la république les terres qu'il possédait dans cette province. On
ne sait point quel motif l'y détermina; ce ne pouvait guère être
l'affection, car, dans les guerres précédentes, il s'était ligué avec
les ennemis de Venise. Quoi qu'il en soit, la seigneurie jugea que
quelques fiefs relevant du comté de Trévise, dont elle n'était plus
souveraine, étaient une possession plus embarrassante que profitable;
elle renonça en conséquence à cette succession, qui revint au duc
d'Autriche, fut comprise dans la vente qu'il fit de la marche
Trévisane, et tourna encore au profit du seigneur de Padoue.

[Note en marge: Peste à Venise. 1382.]

[Note en marge: Antoine Renier, doge. 1382.]

La république n'avait aucun moyen de s'y opposer. Venise à
cette époque était ravagée par ce fléau, suite inévitable des
communications fréquentes avec les peuples de l'Orient. La peste
s'y était déclarée dans l'été de 1383, et durait depuis trois
mois. On évalue à dix-neuf mille le nombre des personnes qui en
moururent. Le doge Michel Morosini fut une des victimes; on lui donna
pour successeur Antoine Renier, qui était capitaine des armes ou
sous-gouverneur à Candie. Pour réparer les pertes de la population,
la république se chargea de doter les filles orphelines.

[Note en marge: La ville de Chiozza rebâtie. 1383.]

L'année d'après la ville de Chiozza, détruite par un long siége,
sortit de ses ruines. Des capitaux furent consacrés à relever ses
édifices, à rendre son port plus sûr et à perfectionner ses moyens de
défense. De tels travaux après de si grandes calamités prouvent les
ressources, l'activité de ce peuple, et honorent l'administration de
ses magistrats.

[Note en marge: IV. Discordes entre les princes.]

L'accroissement de la puissance de Carrare ne devait pas moins
déplaire au seigneur de Vérone qu'aux Vénitiens. Ce prince de Vérone
était un bâtard de la maison de la Scala, qui avait assassiné son
frère pour régner seul. À cette époque il y avait plusieurs trônes
qui n'étaient pas occupés à d'autres titres. Les couronnes de Milan,
de Naples, de Hongrie, étaient portées par des assassins ou des
empoisonneurs. La chaire pontificale elle-même était disputée par
deux compétiteurs élus par les mêmes cardinaux. L'un, Clément VII,
faisait noyer ou brûler les prélats qui tenaient pour Urbain VI, et
préparait un guet-apens pour se saisir de la personne de son rival,
qu'il voulait faire périr sur un bûcher, après l'avoir fait condamner
à l'aide de faux témoins. Urbain, que le sacré collége traitait
d'apostat et d'antechrist, faisait donner la question dans sa chambre
à six cardinaux, pendant qu'il récitait son bréviaire; les enfermait
dans une citerne, les traînait à sa suite, faisait massacrer l'un
d'eux sous ses yeux, parce qu'affaibli par les tortures il ne pouvait
marcher aussi vite qu'il lui était ordonné; enfin, alléguant qu'il
avait appris, par révélation divine, que les cardinaux conspiraient
contre lui, il les faisait périr si lâchement qu'il ne reste plus à
l'histoire que le soin d'éclaircir s'ils furent égorgés, empoisonnés,
ou jetés dans un sac à la mer[61]. Telles étaient les moeurs de ce
temps, ou plutôt de ces princes abominables.

[Note 61: _Histoire ecclésiastique_ de l'abbé FLEURY, liv. 97, § 53,
62; liv. 98, § 20, 21, 22, 23, 25, 33. Parmi ces cardinaux, il y en
avait un qui était de Venise, Louis Donato, l'un des savants hommes
de son temps.]

Cette rivalité de deux papes qui faisaient intervenir toutes les
passions dans leur querelle, ne troublait pas seulement l'état de
l'église et les consciences; elle divisait toute la chrétienté. À la
mort d'un évêque, les deux pontifes s'empressaient également de lui
donner un successeur, et plusieurs royaumes[62] étaient en proie à la
guerre civile, parce que chacun des deux pontifes, abusant du droit
prétendu de détrôner les princes et de disposer des couronnes, créait
un compétiteur à celui qui avait embrassé la cause de l'autre pape.

[Note 62: Naples, que se disputaient Louis d'Anjou, frère du roi de
France, et Charles de Hongrie; Castille, que se disputaient Jean, roi
de Castille et de Léon, et Jean de Gand, duc de Lancastre, oncle du
roi d'Angleterre; Hongrie, que se disputaient Charles de la Paix et
Marie fille du dernier roi.]

Les Vénitiens ne laissèrent point troubler leur république par
les scandaleux débats de Clément VII et d'Urbain VI. Spectateurs
indifférents de ces dissensions, ils s'appliquèrent à en profiter.

Ainsi, lorsque Charles de la Paix, qu'Urbain avait déjà appelé au
trône de Naples, pour l'opposer au duc d'Anjou, protégé du pape
Clément, vint ravir l'héritage de la fille du roi de Hongrie, les
Vénitiens s'allièrent avec cette princesse, qui venait de se défaire
de son compétiteur par un assassinat suivi d'un empoisonnement. Ils
la protégèrent contre le ban de Croatie, qui avait fait jeter dans le
Danube la mère de cette princesse, lui firent rendre la liberté et le
trône; mais ils ne s'opposèrent point à ce que le royaume fût divisé.
Marie conserva la couronne de Hongrie, dont elle était redevable à
ses alliés, et la Dalmatie passa sous la domination d'un nouveau roi
de Bosnie, peu capable de défendre cette conquête contre les armes de
la république.

[Note en marge: V. La république secourt les habitants d'Udine contre
Carrare, seigneur de Padoue. 1386.]

Il n'importait pas moins à la république d'affaiblir le seigneur de
Padoue. Les troubles du Frioul en fournirent l'occasion. Carrare
avait forcé Udine à recevoir le cardinal d'Alençon, à qui l'un des
deux papes avait donné l'administration temporelle et spirituelle
du patriarcat d'Aquilée; mais il voulait régner dans les états de
son protégé, et s'en était même fait céder une partie. Le peuple
d'Udine chassa le cardinal, et une armée de Vénitiens vint appuyer
cette résistance. Les troupes padouanes furent surprises et battues
complètement.

[Note en marge: Elle s'allie avec la Scala, seigneur de Vérone. 1386.]

[Note en marge: 1387.]

Ce succès et un subside de vingt-cinq mille florins par mois,
déterminèrent le seigneur de Vérone à prendre part à cette guerre,
et à signer un traité par lequel il s'engageait, après qu'on aurait
dépouillé Carrare de ses états, à laisser la république en possession
du Trévisan. Malheureusement les affaires ne tournèrent pas comme
Antoine de la Scala l'avait espéré. Son armée fut entièrement
défaite le 25 juin 1386, avec perte de 800 hommes tués et de huit
mille prisonniers. Une indemnité de soixante mille florins, et les
prédictions d'un astrologue, qui lui garantissait les plus grands
succès, déterminèrent ce prince à tenter une seconde campagne qui ne
fut pas plus heureuse que la première. Il perdit quatre mille hommes
le 11 mars 1387 près de Castelbaldo. Les Vénitiens, qui ne prenaient
pas une part active à cette guerre, le consolèrent de cette perte par
un présent de cent mille florins.

[Note en marge: Intrigues de Carrare à Venise.]

Carrare leur faisait de son côté une guerre qui n'était pas plus
généreuse. Il avait corrompu des personnages considérables dans
les conseils de la république. Un Pierre Justiniani avogador, et
Étienne Manolesso membre du tribunal des quarante, lui révélaient les
secrets du gouvernement. Ils furent découverts et accusés par Victor
Morosini collègue de Justiniani. Les deux magistrats furent appliqués
à la question et condamnés au dernier supplice, ainsi que l'agent du
seigneur de Padoue leur corrupteur.

[Note en marge: Il s'allie avec Visconti, duc de Milan, qui le trompe
et s'empare des états du seigneur de Vérone. 1387.]

La découverte de ces manoeuvres obligea Carrare à prendre des mesures
pour s'assurer contre le ressentiment de la république et à chercher
le secours d'un allié puissant qui l'aidât à écraser sans retour le
prince de Vérone. À cet effet il entama avec Galéas Visconti une
négociation qui se termina le 19 avril 1387; ils se promirent dans le
traité d'agir de concert pour dépouiller Antoine de la Scala de ses
états et se les partager. L'invasion fut prompte. Galéas s'empara de
Vérone, qui devait lui appartenir et retint Vicence, qui devait être
le partage de son allié. Le seigneur de Vérone se réfugia à Venise,
où pour tout dédommagement on l'inscrivit sur le livre d'or.

Ce manque de foi de la part de Visconti avait trompé tous les
calculs de Carrare; il avait ruiné la Scala, mais sans profiter de
sa dépouille, et au lieu de ce voisin, dont il pouvait balancer les
forces, il se trouvait en avoir un autre beaucoup plus redoutable.
Dans son désespoir il eut recours aux Vénitiens, pour l'aider à
se venger du prince milanais; mais celui-ci, sentant qu'il était
difficile de conserver sans leur aveu des conquêtes faites dans
leur voisinage, leur offrit de s'allier avec eux pour détruire la
puissance de Carrare.

[Note en marge: VI. Traité entre le duc de Milan et la république
pour le partage des états de Carrare. 1388.]

Les Vénitiens avaient à choisir entre l'alliance du seigneur de
Padoue et celle du duc de Milan. Il n'entrait dans leurs intérêts
d'agrandir ni l'un ni l'autre; mais ils se déterminèrent contre celui
dont les états leur convenaient le mieux. Visconti possédait Milan
et la principauté de Vérone; ces provinces, assez loin du rivage de
l'Adriatique, n'étaient pas encore à la portée des Vénitiens, au
lieu qu'en dépouillant Carrare on avait à partager la principauté de
Padoue et la marche Trévisane qui bordent les lagunes. En conséquence
un traité fut signé le 29 mars 1388, par lequel la dépouille de
Carrare fut partagée entre la république et Galéas, à qui on promit
Padoue, Feltre et Bellune; Venise se réserva la marche Trévisane,
Ceneda, et les postes de Saint-Eletto et de Corano. Il fut de plus
stipulé que certains forts de la côte qui inquiétaient les Vénitiens
seraient démolis, et que le nouveau possesseur de ces rivages ne
pourrait y élever aucune fortification. Le contingent des Vénitiens,
dans cette guerre, fut fixé à quinze cents hommes d'infanterie,
mille archers à pied, trois cents archers à cheval, et cent hommes
d'armes; c'était bien peu, mais Visconti désirait bien moins la
coopération de la république que son aveu pour les conquêtes qu'il
projetait.

Il sentit cependant que sa réputation de mauvaise foi était trop bien
établie, pour qu'il pût se dispenser de donner à ses alliés quelque
gage de sa fidélité. Dans cette vue, il demanda et obtint que Charles
Zéno vînt servir dans son armée, et lui confia le gouvernement de
Milan. C'était une position assez singulière pour ce général de
se voir appelé dans l'armée d'un prince étranger, et placé hors
du théâtre de la guerre, de commander dans la capitale d'un allié
suspect, et de ne s'y trouver entouré que des troupes de ce prince.

[Note en marge: VII. Guerre contre Carrare; prise de Padoue par les
Milanais. 1388.]

Les forces de Carrare n'étaient pas égales à celles de ses ennemis.
Pressé par ses conseillers, qui attribuaient aux haines qu'il
s'était attirées le danger dont son pays était menacé, il résigna
la principauté de Padoue à son fils François, et alla s'enfermer
dans Trévise, dont il s'était réservé la souveraineté, se bornant
à défendre vigoureusement ses places, faute de troupes suffisantes
pour tenir la campagne. Les hostilités commencèrent avec le mois
de juillet. La petite armée des Vénitiens déboucha par Mestre
dans la marche Trévisane, tandis que leur flottille, sous les
ordres de Jacques Delfino, entrait dans la Brenta, et s'emparait
de quelques châteaux. Les troupes du duc de Milan, beaucoup plus
nombreuses, étaient commandées par Jacques Dal Verme, l'un des
plus fameux capitaines de ce temps-là. Ce général commença par se
porter rapidement sur Noale, qui est entre Padoue et Trévise, afin
d'empêcher toute communication de l'une de ces places à l'autre.
Noale fut emportée après un siége de quelques jours, et l'armée
milanaise alla sur-le-champ investir Padoue. Les sujets des Carrare
leur étaient peu affectionnés, et soutenaient cette guerre avec
beaucoup de répugnance. Carrare, le fils, se vit réduit à demander un
sauf-conduit au général ennemi, et à lui ouvrir les portes de Padoue
le 23 novembre. Après en avoir pris possession, les Milanais se
hâtèrent d'arriver devant Trévise.

[Note en marge: VIII. Trévise se rend; les Vénitiens se font remettre
cette place. 1388.]

Il n'était pas douteux que la ville ne succombât au bout de quelques
jours; mais il s'agissait de savoir qui en prendrait possession.
Jacques Dal Verme avait ordre d'y entrer au nom du duc de Milan.
Les Vénitiens savaient que ce prince ne se faisait point scrupule
de retenir la part promise à ses alliés. Ils étaient aux portes, en
nombre fort inférieur aux Milanais, mais déterminés à soutenir leurs
droits. Dans la ville il y avait aussi deux intérêts divers. Le
peuple, avant même que la place ne fût rendue, criait _Vive saint
Marc!_ De son côté Carrare, au désespoir, renfermé dans la citadelle,
où il se voyait presque assiégé par la multitude en fureur, était
encore moins sensible à la perte de ses états qu'au chagrin de les
voir passer sous la domination de la république. Voulant au moins se
venger d'elle, il traita avec Jacques Dal Verme, et lui rendit la
place, à condition qu'elle resterait, ainsi que toute la province, au
duc de Milan. Ce général entra dans Trévise en faisant crier, par ses
soldats, _Vive Galéas Visconti, seigneur de Milan et de Trévise!_ Le
peuple trompé dans son attente, répondit à ce cri par celui de _Vive
saint Marc!_ Les Milanais menacèrent les mutins de les faire pendre.
Ceux-ci coururent aux armes, formèrent des barricades dans les rues,
et donnèrent le temps aux Vénitiens d'arriver. Les provéditeurs,
Guillaume Querini et Jean Miani, se présentèrent, réclamèrent
hautement les droits de la république, et le 13 décembre 1388 prirent
possession en son nom de cette province, qui en avait été détachée
pendant huit ans.

La puissance de la maison de Carrare était détruite; celle de la
maison de la Scala l'avait été l'année d'auparavant. La république
était délivrée d'un ennemi irréconciliable; mais elle voyait
flotter sur le rivage de ses lagunes l'étendard de Visconti, et elle
apprenait que ce prince, en recevant l'hommage des habitants de
Padoue, leur avait annoncé que cinq ans ne se passeraient pas qu'il
n'eût humilié les Vénitiens, leurs antiques rivaux.

Je n'ai pas voulu interrompre le récit de ces évènements pour
rapporter quelques circonstances contemporaines.

[Note en marge: IX. Acquisition de Corfou. 1386.]

La guerre des Vénitiens contre le seigneur de Padoue leur fournit un
prétexte pour faire une acquisition de la plus grande importance.

Ils en furent redevables à ce système de vigilance et d'activité
qui ne se démentait jamais. L'île de Corfou, que les rois de Sicile
avaient reconquise, et qui s'était affranchie de leur domination,
à la faveur des guerres intestines qui affaiblissaient ce royaume,
voulut se mettre sous la protection d'une puissance riveraine de
l'Adriatique. Elle s'adressa en 1386 au seigneur de Padoue, qui
s'empressa d'y envoyer une garnison.

Mais l'amiral de la république dans le golfe, Jean Miani, parut
aussitôt avec son escadre devant cette île, représenta aux habitants
que la république, qui les avait déjà gouvernés avec douceur,
était seule capable de les protéger, et les détermina à envoyer
une députation à Venise, pour prier la seigneurie de les prendre
sous sa protection. Le gouverneur padouan, obligé de se retirer
dans la citadelle, y fut assiégé et réduit à se rendre. Cette île
importante, qui depuis demeura constamment sujette de la république,
fut recouvrée le 9 juin 1386. Des historiens vénitiens racontent[63]
cette acquisition tout autrement. À en croire leur récit cette île
n'avait pas cessé d'appartenir aux Vénitiens par le droit, mais
seulement par le fait. Ils l'avaient possédée autrefois; ils y
avaient envoyé une colonie deux cents ans auparavant. Le désir de
rentrer dans cette possession les détermina à offrir au prince de
Tarente, qui s'en était emparé, une somme considérable, non pour
racheter leur bien, mais pour avoir la paix, et la remise de l'île
fut stipulée par un traité.

[Note 63: François VERDIZZOTTI, _de' Fatti veneti_, lib. 16, Paul
MOROSINI, _Hist. di Venetia_, lib. 17.]

[Note en marge: De Darazzo, d'Alessio, d'Argos et de Naples de
Romanie.]

Cette acquisition en facilita d'autres. La ville de Durazzo, sur
les côtes d'Albanie, avait autrefois appartenu momentanément aux
Vénitiens. Ce fut un prétexte suffisant pour la reprendre sur un
prince de la maison d'Anjou, qui était peu en état de disputer cette
possession. La ville d'Alessio, sur la même côte, fut livrée peu de
temps après à la république[64] par quelques nobles.

[Note 64: Il existe aux archives de Venise, un manuscrit intitulé:
_Raccolta di varie leggi e decreti veneti_, dans lequel on trouve une
pièce sous ce titre: _Copia delli patti firmati pel nobil huomo Z.
Miani capitano del golfo, con alcuni nobili al Castello di Alessio_.
Ce traité, dans lequel on voit que ce sont quelques nobles qui
livrent la place, ne contient d'ailleurs aucune clause remarquable.]

Les villes d'Argos et de Naples de Romanie appartenaient à un
seigneur feudataire nommé Gui de Anzzino, qui venait de mourir
sans enfants mâles. Son héritière était elle-même veuve d'un noble
vénitien, qui ne lui avait point laissé d'enfants. On négocia avec
elle pour la cession de ces deux villes, et une pension de sept
cents ducats en fut le prix. À l'exemple de l'héritière d'Argos,
le seigneur de Scutari, George Strasimiero, traita de toutes ses
possessions avec les Vénitiens, moyennant une pension viagère de
mille ducats.

[Note en marge: X. Carrare, le fils, favorisé par les Vénitiens,
enlève Padoue au duc de Milan. 1390.]

Ainsi sept ans s'étaient à peine écoulés depuis la guerre de Chiozza,
les Vénitiens avaient relevé leurs villes, recouvré une province et
fait des acquisitions importantes. Il leur restait à se délivrer
de l'inquiétude que devait leur inspirer le voisinage du duc de
Milan. Le jeune Carrare, quoique retenu prisonnier chez ce prince,
avait pratiqué quelques intelligences dans Padoue; il fit sonder
le gouvernement de la république pour savoir si, au cas qu'il pût
tenter avec succès quelque entreprise sur ses anciens états, elle le
favoriserait au moins par sa neutralité.

Il était évident qu'il convenait mieux à la seigneurie d'avoir pour
voisin un Carrare réduit à la principauté de Padoue, qu'un prince
possédant à-la-fois Padoue, Vérone, Vicence, et Milan. On répondit à
Carrare de manière à l'encourager dans son entreprise. Elle réussit
complètement.

Il s'échappa d'Asti en habit de pélerin, erra sur les côtes de la
Ligurie couvertes de ses ennemis, soutenant le courage et les forces
épuisées de sa femme enceinte de six mois, manquant de nourriture,
couchant au milieu des rochers, poursuivi par les partisans de Galéas
et repoussé par ceux qui craignaient de s'attirer l'inimitié de ce
prince. Gênes et Pise refusèrent de le recevoir, les Florentins ne
voulurent donner asyle qu'à sa femme et à ses enfants, Bologne ne
lui promit des secours qu'avec timidité. Il passa ensuite les Alpes
pour se rendre auprès du duc de Bavière. Ce prince était gendre
de Bernabos Visconti que Galéas avait détrôné; Carrare l'excita à
punir l'usurpateur du trône de Milan. L'électeur lui promit douze
mille hommes que les républiques de Florence et de Bologne devaient
payer. Carrare traversa ensuite la Carinthie, la Dalmatie, le
Frioul, cherchant par-tout des ennemis à Galéas, et enfin avec trois
cents lances il arriva tout-à-coup dans le Padouan. Le gouvernement
tyrannique de Visconti avait préparé des prétextes à l'inconstance
populaire. Les campagnes se déclarèrent pour le fils de leur ancien
seigneur. Au milieu de la nuit, il surprit Padoue, en y entrant
audacieusement avec une quarantaine de braves, par le lit même de la
Brenta qui était alors presque à sec.

Cette heureuse témérité lui gagna l'affection du peuple. La garnison
milanaise obligée de se retirer dans le château y fut assiégée. Six
mille hommes des troupes de Bavière, deux mille Florentins vinrent
achever la conquête du Padouan, et le 27 août 1390 la reddition
du château assura au jeune Carrare la possession de son ancienne
capitale.

Quelque temps après il se rendit à Venise, pour cimenter, par les
protestations de son dévouement, l'alliance qu'il venait jurer avec
la seigneurie.

[Note en marge: XI. Ligue contre les Turcs.]

La république venait de faire plusieurs acquisitions importantes sur
les côtes de l'ancienne Grèce; mais de modiques pensions n'auraient
pas déterminé les possesseurs à s'en dessaisir, s'ils n'eussent senti
que ces possessions étaient près de leur échapper. L'empire d'Orient
depuis long-temps en lambeaux, touchait au terme de son existence; le
torrent de la puissance ottomane battait les murs de Constantinople,
et inondait déjà les provinces européennes. Il était évident que les
petits princes établis sur les côtes ou dans les îles de l'Archipel
devaient être engloutis par ce débordement, et on ne savait même
où trouver assez de force pour lui opposer une digue capable de
l'arrêter.

Après les empereurs grecs, si on peut encore compter ces princes
au nombre des puissances, les Vénitiens, les Génois, et le roi de
Hongrie, étaient les plus immédiatement intéressés à empêcher les
progrès des Ottomans, commandés alors par Bajazet leur quatrième
sultan.

Manuel Paléologue sollicita les secours de la chrétienté, avec
toutes les instances d'un homme qui ne compte pas sur son propre
courage. La république disposée à entrer dans cette ligue, n'épargna
rien pour la rendre plus formidable. Elle envoya un ambassadeur aux
cours de France et d'Angleterre, et ce fut l'homme le plus illustre
de la nation qui fut chargé de la représenter dans cette double
mission. Charles Zéno alla exciter le zèle des deux rois contre un
conquérant qui parlait déjà, disait-on, de faire manger l'avoine
à son cheval sur l'autel de Saint-Pierre. Mais la France n'était
guère en état, sous le règne déplorable de Charles VI, de faire
des expéditions lointaines. Le roi d'Angleterre avait des intérêts
plus pressants. Quelques princes moins puissants prirent part à
l'entreprise. Le comte de Nevers, fils du duc de Bourgogne, se mit
à la tête des seigneurs français qui fournirent une petite armée
pour marcher contre les Turcs. On y voyait Philippe d'Artois comte
d'Eu, connétable de France, Jacques de Bourbon, comte de la Marche,
le sire de Coucy, Guy de la Trimouille, le maréchal de Boucicault,
et plusieurs autres. Le fils du comte de Hainault voulait en être,
mais son père lui dit: «Guillaume, puisque tu as la volonté d'aller
en Hongrie et Turquie, contre gens qui jamais ne nous forfirent, nul
titre de raison tu n'as que pour la vaine gloire de ce monde. Laisse
Jean de Boulogne et nos cousins de France faire leur entreprise et
fais la tienne. Va plutôt en Frise, et conquiers notre héritage[65].»

[Note 65: Froissard.]

Le roi de France, comme souverain de Gênes, fit armer une flotte
qui devait agir de concert avec celle de Venise. La flotte combinée
s'élevait à quarante-quatre galères, c'était plus qu'il n'en fallait
pour dominer dans les mers de l'Orient; mais sur terre la supériorité
restait aux forces ottomanes.

[Note en marge: XII. Armée française qui se réunit à celle du roi de
Hongrie.]

L'armée du duc de Nevers ne s'élevait guères qu'à dix mille hommes;
il y avait, dit-on, mille chevaliers accompagnés d'un grand nombre de
valets, et même de courtisanes. Ce fut dans cet appareil que cette
noblesse brillante et présomptueuse, alla se joindre aux forces
que le roi de Hongrie avait rassemblées dans les plaines de Bude.
Sigismond se trouvait à la tête de cent mille hommes, parmi lesquels
il y en avait soixante mille de cavalerie. Il effectua le passage du
Danube, tandis que la flotte chrétienne sous les ordres de Thomas
Moncenigo, après avoir traversé l'Archipel et le Bosphore, sans y
rencontrer les galères turques, vint prendre station dans la mer
Noire, à l'embouchure de ce fleuve, pour être à portée de seconder
les opérations de l'armée de terre.

Elle sembla n'être venue sur ce rivage que pour y apprendre le
désastre de ses alliés. Ils s'étaient avancés rapidement, avaient
emporté quelques postes l'épée à la main et faisaient déjà le siége
de Nicopolis, sur les frontières de la Valachie. Mais la licence des
jeunes seigneurs favorisait l'indiscipline des soldats. Le désordre
régnait dans le camp, dans les marches. On ne savait ni s'éclairer,
ni se garder. Cette témérité qui faisait mépriser les ennemis,
négligeait les précautions les plus indispensables à la guerre,
et les bravades allèrent jusqu'à la cruauté, car on accuse ces
chevaliers d'avoir massacré des prisonniers.

Sigismond plus prudent faisait de vains efforts pour établir quelque
ordre dans le service. Ceux à qui leur âge, leur expérience auraient
dû inspirer plus de circonspection, donnaient l'exemple de cette
dangereuse confiance. Ils s'obstinaient à soutenir que Bajazet
n'oserait se présenter devant l'armée chrétienne; selon eux il était
encore en Asie, et se garderait bien de passer le Bosphore. Ils
oubliaient qu'Ildérim était le surnom de ce prince, et que ce nom
signifiait l'éclair.

[Note en marge: XIII. Bataille de Nicopolis. 1396.]

Tandis que le gouverneur de Nicopolis se défendait vaillamment, le
sultan par une marche rapide et habilement dérobée à la connaissance
des chrétiens, était arrivé à six lieues de leur camp, ce qui est
à peine concevable. On n'en fut averti que par quelques maraudeurs
que ses troupes légères avaient mis en fuite; encore le maréchal
de Boucicault les menaçat-il de leur faire couper les oreilles,
pour avoir répandu l'alarme par de fausses nouvelles[66]. Mais les
Turcs parurent bientôt après; cette bouillante jeunesse quitta
précipitamment la table et le jeu pour courir aux armes.

[Note 66: Histoire anonyme de saint Denis, liv. 16, chap. 11.]

Le roi voulut en vain les retenir; le sire de Coucy, l'amiral Jean
de Vienne eurent beau représenter qu'il ne fallait pas commencer
le combat en épuisant l'élite de l'armée pour dissiper les troupes
légères de l'ennemi, le connétable Philippe d'Artois et le maréchal
de Boucicault soutinrent qu'il y allait de l'honneur à se laisser
devancer par les Hongrois. «Eh bien! répondit Jean de Vienne, là où
la raison ne peut être ouïe, il convient que oultre-cuidance règne,
et puisque le comte d'Eu se veut combattre, suivons-le.»

Toute la troupe s'élança dans la plaine; les éclaireurs de l'ennemi
furent facilement dissipés, on rencontra un rang de palissades qu'on
parvint à franchir, mais dont le passage ne put se faire sans quelque
désordre. L'infanterie turque était derrière, elle soutint la charge
avec intrépidité, fut enfoncée, dix mille janissaires restèrent sur
la place, le reste courut se rallier sous la protection d'une forte
ligne de cavalerie qui s'avançait à leur secours. Les Français se
précipitèrent sur cette seconde ligne, la traversèrent, la mirent en
fuite, tuèrent cinq mille Turcs et, au lieu de s'arrêter un moment,
au moins pour rétablir l'ordre dans leurs rangs et laisser prendre
haleine à leurs chevaux, ils poursuivirent ces escadrons qui fuyaient
vers une hauteur.

Là ils trouvèrent une nouvelle ligne de quarante mille hommes
qu'animait la présence du sultan. Chargés à leur tour, obligés de
combattre en désordre, enveloppés, ils eurent la douleur de voir
que l'armée hongroise ne s'ébranlait point pour les soutenir. Trois
mille tombèrent sous le cimeterre des Ottomans, tout le reste demeura
prisonnier.

Bajazet s'avança sur l'armée hongroise, spectatrice immobile de ce
premier combat, mais déjà épouvantée, elle ne fit qu'une faible
résistance; l'impétuosité des Turcs la mit dans une déroute complète;
le roi et le grand-maître de Rhodes ne durent leur salut qu'à une
barque qui se trouva sur le bord du Danube, et dans laquelle ils se
jetèrent, se laissant aller au courant poursuivis encore par les
flèches de l'ennemi.

Bajazet, sur le champ de bataille, se fit amener les captifs, et par
un lâche abus de la victoire ou par une cruelle représaille, s'il
est vrai que les Français eussent égorgé leurs prisonniers, il fit
trancher la tête à tous ceux qui sur-le-champ n'embrassèrent pas la
foi musulmane. Le comte de Nevers, et vingt-quatre seigneurs, parmi
lesquels était le maréchal de Boucicault, furent seuls exceptés de ce
massacre.

Le roi de France envoya un ambassadeur pour traiter de leur rançon.
Cet ambassadeur présenta au sultan six chevaux, un vol d'oiseaux
de fauconnerie, des étoffes de drap que l'on fabriquait alors à
Reims, et une tenture de tapisserie de la manufacture d'Arras, qui
représentait les batailles d'Alexandre. La rançon fut fixée à deux
cent mille ducats. Le sultan exigea une garantie, et ce fut un
négociant génois de l'île de Schio, nommé Barthélemi Pelegrini, qui
se porta pour caution du roi de France.

Avant de renvoyer ces seigneurs, Bajazet voulut leur donner une
idée de sa magnificence; il les invita à une chasse; l'équipage
était composé de sept mille chasseurs, d'autant de fauconniers, les
chiens avaient des housses de satin, les léopards des colliers
de diamants; mais ces étrangers, éblouis de son luxe, durent être
bien plus étonnés de sa justice, lorsque, s'il faut en croire les
histoires nationales, il fit, devant eux, ouvrir le ventre à un de
ses officiers, qu'une pauvre femme accusait d'avoir bu le lait de sa
chèvre[67].

[Note 67: VOLTAIRE dit dans son _Essai sur les moeurs_, au sujet de
Mahomet II, qu'il ne faut pas croire qu'un sultan eût fait ouvrir
le ventre à tous ses pages pour savoir lequel d'entre eux avait
mangé un melon. Ce conte ressemble trop à celui qui est rapporté
ci-dessus, pour qu'on puisse douter que cet illustre écrivain ne
les rejette l'un comme l'autre; mais Gibbon répète celui-ci d'après
l'autorité de Chalcondyles, liv. 2, et celle d'un historien persan,
Shereseddin-Ali, (Histoire de Timour Bec, liv. 5, chap. 15, dont
Petit Delacroix a donné une traduction en français).]

Cette funeste bataille de Nicopolis se donna le 28 septembre
1396[68]. Ce fut par la barque qui portait le roi de Hongrie, que les
Vénitiens, les Génois, stationnés à l'embouchure du Danube, apprirent
que désormais Bajazet était le maître d'inonder l'occident et le midi
de l'Europe. La flotte combinée se hâta de quitter la mer Noire, où
elle ne pouvait plus être d'aucune utilité, et revint dans la mer
d'Italie.

[Note 68: Il y a beaucoup d'incertitude sur cette date; je la
transcris de l'_Art de vérifier les dates_; mais l'auteur lui-même
ajoute que les historiens turcs placent cet évènement en 1388, et
Leunclavius, en 1393.]

[Note en marge: XIV. Les Grecs appellent Tamerlan à leur secours.]

Au milieu d'un péril si pressant, les Grecs ne virent de salut qu'en
invoquant un autre danger. Ils implorèrent le secours d'un Tartare,
qui avait déjà traversé plusieurs fois et subjugué l'Asie, de ce
Timour, ou Tamerlan, qui, après une bataille, élevait des pyramides
de quatre-vingt dix mille têtes, horrible monument de sa victoire.

[Note en marge: Il pille le comptoir d'Azoph.]

Ce conquérant, s'étant approché de l'embouchure du Tanaïs, vit
arriver dans son camp des députés des marchands vénitiens, génois
et catalans, qui trafiquaient dans le port d'Azoph, appelé alors
Tana. Ils ne venaient point implorer son secours contre Bajazet; ils
sollicitaient seulement la permission de faire paisiblement leur
commerce. Ces prières étaient accompagnées de présents, tels qu'une
colonie de marchands européens du quatorzième siècle pouvait en
offrir à un vainqueur enrichi de toutes les dépouilles de l'Asie.

Timour leur jura sur sa tête qu'il les protégerait, fit entrer ses
troupes dans la ville, la livra au pillage, la mit en cendres, et
jeta dans les fers tous les chrétiens qui échappèrent au glaive des
Tartares.

Cet exemple ne détourna point l'empereur grec du dessein d'appeler
sur son pays un si terrible fléau. Manuel Paléologue avait passé deux
ans dans les cours des princes chrétiens sans en obtenir un secours
efficace.

[Note en marge: XV. Bataille d'Angora, où Tamerlan défait Bajazet
Ier. 30 juin 1402.]

Timour qui ne connaissait guère ce que c'était que l'empire de
Constantinople, mais qui avait entendu parler de la ville impériale,
saisit avidement cette occasion d'étendre ses conquêtes; il fit
signifier à l'empereur des Turcs l'ordre de s'arrêter. Après une
correspondance hautaine entre Bajazet et lui, ces deux conquérants se
rencontrèrent auprès d'Angora, autrefois Ancyre, ville de Phrygie,
c'est-à-dire dans les mêmes plaines que Mithridate et Pompée avaient
ensanglantées quinze siècles auparavant; mais les armées des Romains
n'étaient rien en comparaison de celles à la tête desquelles
marchaient les souverains des Ottomans et des Tartares. Un ou deux
millions d'hommes combattirent pour l'empire de l'Asie avec tous les
moyens de destruction connus des anciens et des modernes[69]. La
défaite des Ottomans fut complète; un des fils de Bajazet y perdit la
vie, un autre et lui-même y perdirent leur liberté. Constantinople
était, pour quelque temps du moins, délivrée de la crainte des Turcs;
mais de cette capitale on voyait sur l'autre rive du Bosphore les
pavillons de Timour, et si elle ne fut pas envahie, et par conséquent
saccagée et brûlée, ce fut parce que le chef d'une armée de huit cent
mille hommes n'avait pas quelques galères pour franchir ce bras de
mer.

[Note 69: Il y a des historiens qui fixent la date de cette bataille
au 28 juillet 1402. L'_Art de vérifier les dates_ la rapporte au 30
juin.]

Tous les bâtiments de guerre vénitiens ou génois, qui se trouvaient
à portée, étaient dans le détroit pour empêcher les fugitifs de
l'armée ottomane de passer en Europe. On avait un double intérêt
à les en écarter, et parce qu'ils étaient par eux-mêmes des hôtes
dangereux, et parce que leur présence devait nécessairement attirer
le vainqueur à leur poursuite. Cependant on reprocha dans le temps
aux capitaines génois d'avoir donné asyle et passage à beaucoup de
Turcs. Ce reproche est consigné dans un rapport de Jean Cornaro,
commandant d'une galère vénitienne. Ce n'était pas la première fois
que les Génois prêtaient assistance aux Ottomans contre l'empire
grec. Ils paraissaient dès long-temps avoir prévu les succès de ces
conquérants. Le soin de se ménager leur amitié était un des principes
fondamentaux de leur politique.

Mais dans la situation où Gênes se trouvait alors, il serait
difficile de juger quel esprit dirigeait le système de ses relations
avec les autres puissances. Cette république n'existait plus comme
gouvernement indépendant, elle s'était donnée au roi de France;
elle ne s'était pas seulement mise sous une protection étrangère,
elle avait renoncé à sa constitution, et depuis peu elle avait reçu
un gouverneur français. C'était ce même maréchal de Boucicault que
nous avons vu combattre à la bataille de Nicopolis avec cette ardeur
imprudente qui ne suppose ni la duplicité de la politique, ni même
les calculs de la prévoyance. Si donc, comme on ne peut le révoquer
en doute, les Génois fournirent aux Turcs fugitifs les moyens de
gagner un asyle en Europe, ce fut une détermination spontanée de ceux
qui se trouvaient alors dans cette mer, et cette résolution put fort
bien leur être conseillée par leur intérêt. D'ailleurs la colonie de
Péra ne s'était jamais regardée comme liée nécessairement au système
politique de sa métropole.

[Note en marge: XVI Hostilités entre les Vénitiens et les Génois.
1403.]

Le gouvernement de Gênes, ou le cabinet de Paris, jugea au contraire
qu'il était de son intérêt ou de son devoir d'attaquer les
Ottomans, après le désastre qu'ils venaient d'éprouver. Le maréchal
de Boucicault sortit de Gênes avec une escadre de onze galères[70]
au printemps de 1403. Cet armement donna une vive inquiétude aux
Vénitiens. Peut-être supposaient-ils au maréchal des vues plus
profondes que celles dont il était capable; ils équipèrent une
escadre de même force, que Zéno conduisit dans les mers de l'Orient;
il avait ordre de mettre toutes les colonies de la république en
sûreté, d'observer soigneusement les Génois, mais de ne commettre
contre eux aucun acte d'hostilité.

[Note 70: François VERDIZZOTTI, _de' Fatti Veneti_, lib. 17. Et la
Chronique de J. BEMBO, qui fait suite à celle de DANDOLO, disent que
cette flotte était de vingt-une galères.]

Les explications qui précédèrent ces deux armements, les rencontres
de ces deux flottes, la circonspection des Vénitiens, ne constatèrent
que trop qu'il existait toujours entre les deux peuples des
sentiments de méfiance et de jalousie, et le caractère ardent du
maréchal de Boucicault ne contribua pas à concilier les esprits.
Dans une première rencontre il invita, par une lettre, l'amiral
vénitien à venir à son bord, prétextant une maladie qui l'empêchait
de se transporter sur la capitane de Zéno. Celui-ci s'excusa sur les
prétendues lois de la marine vénitienne, qui ne lui permettaient pas
de quitter son vaisseau. Ensuite le maréchal proposa aux Vénitiens de
réunir leur flotte à la sienne pour attaquer les ports des infidèles.
Zéno répondit qu'il n'avait aucun ordre à cet égard, et qu'il ne
pouvait entamer une guerre sans l'aveu de son gouvernement. Cette
réponse, assurément très-raisonnable, piqua le maréchal, qui quelque
temps après, et pendant que l'escadre de Zéno visitait les colonies,
se porta sur les côtes de Syrie, et se présenta devant la rade de
Berythe. Les Vénitiens, qui faisaient presque tout le commerce de
cette échelle, y avaient un comptoir considérable. L'apparition d'une
flotte génoise leur causa de vives alarmes; il envoyèrent à bord
de l'amiral, pour le prier de ne point attaquer une place où les
propriétés des Sarrasins n'étaient rien, et où il n'y avait que des
marchands d'une nation amie. Boucicault les rassura par ses paroles,
mais n'en fit pas moins opérer le débarquement, et attaquer la ville;
elle fut saccagée, les richesses des Vénitiens furent livrées au
pillage, et un maréchal de France traita Berythe, comme Tamerlan
avait traité Asoph.

[Note en marge: XVII. Bataille entre les deux flottes près de l'île
de Sapienza. 1403.]

Depuis ce moment il ne distingua plus les Vénitiens des infidèles;
il prit leurs vaisseaux, détruisit leurs comptoirs, ruina leur
commerce, en disant que tout ce qui était en pays ennemi, ou pour
les ennemis, était de bonne prise. Les représentations que Zéno lui
adressa à ce sujet ne furent pas accueillies de manière à laisser
espérer la moindre réparation de ces insultes. L'amiral vénitien,
pour appuyer ses réclamations, ou pour protéger les vaisseaux de
sa nation, rapprocha son escadre de l'escadre génoise. Elles se
trouvèrent le 6 octobre 1403 sur les côtes de la Morée dans deux
rades différentes de l'île de Sapienza, si fatale aux Vénitiens
cinquante ans auparavant.

Le lendemain elles s'aperçurent; dès-lors la bataille était
inévitable, car les uns comme les autres redoutaient bien moins le
reproche de l'avoir engagée que la honte de l'éviter. La flotte
vénitienne suivait la flotte génoise; celle-ci revira de bord et lui
épargna la moitié du chemin. Ici nous pouvons laisser le vainqueur
lui-même nous raconter cette action: «Sérénissime prince, écrivait
Zéno au doge[71], j'ai à rendre compte à votre seigneurie ducale, que
le six de ce mois j'appris que la flotte du maréchal de Boucicault
était mouillée à Sapienza. Je m'en approchai le soir, avec vos onze
galères et deux gros bâtiments qui m'avaient joint la veille. Celles
des Génois avaient leurs feux allumés, ne nous croyant pas si près.
Au point du jour elles gagnèrent le large; je les suivis, prenant
les devants avec mes meilleurs vaisseaux, mais d'assez loin, car je
laissais entre elles et moi un intervalle d'environ huit milles.
Dès que les Génois m'aperçurent ils revirèrent de bord. Ma première
pensée fut que le maréchal voulait me parler; mais quand je vis
que toute son escadre suivait ce mouvement, et qu'elle faisait des
efforts pour me joindre, je ne doutai plus de sa véritable intention;
je donnai le signal, et fis force de voiles et de rames pour
l'attaquer.

[Note 71: Cette lettre est rapportée par Marin Sanuto.]

«Le combat s'engagea très-vivement, et dura pendant quatre heures
avec une grande perte des deux côtés; mais Dieu et la protection
de saint Marc nous donnèrent la victoire. L'ennemi fut contraint
de prendre la fuite avec huit galères, en laissant trois en notre
pouvoir. Si tout notre monde eût fait son devoir, aucune n'aurait
échappé. Si Dieu permet que je rentre à Venise, je prierai votre
seigneurie d'ordonner une information contre ceux dont la mauvaise
conduite a sauvé les ennemis. Je n'ai rien à dire de la mienne.
Le maréchal de Boucicault m'a attaqué avec sa galère sur laquelle
il y avait près de trois cents hommes, dont une partie de soldats
français. Pendant plus d'une heure j'ai eu à défendre ma capitane
contre cette galère et deux autres. L'ennemi est venu à l'abordage,
nous avons eu à combattre corps à corps sur notre propre pont;
nous avons été assez heureux pour le repousser. Une seule de nos
galères, celle de Léonard Moncenigo, est venue à notre secours et
nous a dégagés, en chargeant les ennemis avec beaucoup de vigueur.
La capitane génoise était déjà hors de combat; elle s'est retirée
pouvant à peine faire manoeuvrer vingt avirons. Si elle eût été
poursuivie elle tombait entre nos mains; mais on n'a obéi à aucun de
mes signaux, et je ne pouvais moi-même entreprendre cette chasse,
n'ayant pas à mon bord trente hommes en état de combattre. Si nous
n'avions eu affaire qu'à des Génois, la victoire aurait été bien
plus complète. J'ai cru que l'honneur de nos armes ne me permettait
pas d'éviter cette bataille.» Zéno négligeait de dire qu'il avait
lui-même reçu une nouvelle blessure dans le combat.

[Note en marge: XVIII. Paix.]

La victoire des Vénitiens était attestée par les trois galères
prises avec leurs équipages et par la retraite des Génois[72].
Cependant le maréchal de Boucicault ne voulut jamais convenir de sa
défaite. Il publia un démenti de la relation simple et mesurée de
Zéno. Il envoya un cartel à l'amiral, au doge lui-même[73], et de son
autorité privée déclara la guerre à la république, sans s'inquiéter
si Gênes était en état de la soutenir. Dans les premiers moments,
il y eut quelques vaisseaux du commerce vénitien enlevés par des
corsaires. Le gouvernement français lui-même parut vouloir appuyer
les violences de Boucicault. On mit en prison quelques marchands
vénitiens venus à la foire de Montpellier, et on leur confisqua pour
plus de trente mille ducats de marchandises[74]. Mais lorsqu'on vit
la république préparer un armement formidable, on prévit tous les
dangers de cette rupture; des négociateurs arrivèrent à Venise pour
traiter de la paix, et les deux peuples se réconcilièrent, en se
rendant tout ce qu'ils s'étaient pris. L'indemnité des dommages faits
par les Génois aux Vénitiens, dans le pillage de Berythe, fut réglée
à cent quatre-vingt mille ducats.

[Note 72: Les historiens génois conviennent eux-mêmes de la victoire
des Vénitiens; «Verùm ubi classes cohæsere, Genuenses, (ii enim
numero inferiores erant, et plurimum morbo languebant), paulatim
cedere coeperunt, maximè vero illis oberant onerariæ triremes, è
quibus desuper omni telorum genere petebantur; cùmque vim diutiùs
ferre non possent, tribus onerariis, totidemque rostratis amissis,
sese in fugam conjecerunt.

(BARTHOLOMOEUS _Facius de bello veneto liber_.)]

[Note 73: Il est dans les annales génoises de Georges STELLA, _Rerum
italicarum scriptores_, tom. XVII, page 1203.]

[Note 74: Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, M. Steno.]

La relation de Zéno contenait un trait honorable pour les Français
qui composaient la garnison des galères génoises. Un de ces Français,
prisonnier de guerre, s'avisa de dire qu'il espérait prendre sa
revanche, et tremper à son tour ses mains dans le sang vénitien. Par
un oubli du droit des gens et de leur propre dignité, les magistrats
de Venise firent pendre ce malheureux, et par un raffinement de
cruauté, on lui taillada la plante des pieds, afin qu'il laissât, sur
la place Saint-Marc, l'empreinte sanglante de ses pas.

[Note en marge: Départ de Tamerlan pour l'Asie.]

Ces divisions si déplorables entre les deux peuples auraient favorisé
les vues des Turcs et îles Tartares, si Bajazet n'eût été dans les
fers, et si d'autres projets n'eussent fait dédaigner à Tamerlan la
conquête d'une partie de l'Europe. Après avoir donné l'investiture
du royaume de Romanie au fils de Bajazet, à Soliman, qui en reçut
le diplôme à genoux; après avoir assujetti l'empereur Grec à un
tribut, ce conquérant, septuagénaire, partit des environs de Smyrne
pour aller faire la conquête de la Chine. On serait un peu honteux
de raconter des combats de trois ou quatre mille hommes, après les
grandes batailles des cinq cent mille Turcs de Bajazet contre les
huit cent mille Tartares de Timour, si l'on ne se rappelait que c'est
précisément quand notre espèce humaine se trouve réunie en grands
troupeaux qu'elle devient plus méprisable. La nature nous a indiqué
cette vérité, en ne permettant à notre coeur de s'intéresser vivement
qu'aux individus.

Une petite peuplade de Grecs existait sur la côte d'Albanie; les
brigandages des Turcs l'avaient forcée d'abandonner la ville
qu'elle occupait, appelée Parga, et de se retirer sur un rocher qui
s'avance dans la mer Ionienne. Du haut de ce rocher les habitants
de la nouvelle Parga voyaient devant eux l'île de Corfou occupée
par les troupes de la république. Ils ne pouvaient sortir de chez
eux sur le continent, sans y rencontrer les Turcs, sur mer sans
passer sous le canon des Vénitiens. Enhardis par les désastres que
les Turcs venaient d'éprouver, ou forcés de subir la loi de leurs
nouveaux voisins, ils se mirent, en 1401, sous la domination ou
sous la protection de la république, qui, en 1447 leur accorda
quelques priviléges. Ils étaient exempts de tous impôts, de toutes
charges, même de la milice. Ils nommaient leurs magistrats et étaient
gouvernés par un noble de Corfou, sous l'autorité du provéditeur
qui commandait dans cette île. On dit même que lorsqu'ils étaient
mécontents de leur gouverneur, ils le tenaient enfermé jusqu'à ce
qu'ils eussent obtenu justice.

Dans la suite cette petite colonie fut saccagée par les Turcs. La
prise et l'incendie de Parga qui eurent lieu en 1500, déterminèrent
le gouvernement de Venise à fortifier cette ville en 1571.

C'est cette peuplade de trois ou quatre mille âmes qui, dans ces
derniers temps, a donné un si grand exemple au monde dont elle était
ignorée. Lorsqu'en 1819 les Anglais cédèrent Parga au pacha de
Janina, tous les habitants sans exception, hommes, femmes, enfants,
vieillards, abandonnèrent leur patrie plutôt que de passer sous le
joug de ce barbare. Les Turcs, en y entrant, ne trouvèrent qu'une
ville déserte, et les restes d'un immense bûcher qui achevait de
consumer les ossements des morts que les Parganiotes avaient exhumés
pour ne pas les laisser au pouvoir de ces nouveaux maîtres.

[Note en marge: XIX. Guerre contre le duc de Milan 1397.]

Pendant que Timour et Bajazet se disputaient l'Asie, le seigneur
de Milan méditait la ruine du seigneur de Mantoue, son parent; et
celui-ci, pour opposer à son cousin des forces égales, formait une
ligue avec les Florentins, le marquis de Ferrare, le prince de
Padoue, et les Vénitiens. L'abaissement des Visconti importait à la
république depuis qu'elle avait acquis le Trévisan. L'armée milanaise
faisait le siége de Mantoue. Une flottille vénitienne, qui entra dans
le Mincio, sous le commandement de Jean Barbo, rompit l'estacade que
les assiégeants avaient établie, et facilita une attaque générale
dont le succès délivra la place. Le combat de Governolo, qui eut
lieu le 29 août 1397, amena des propositions de paix; elle fut
signée l'année suivante. Le seigneur de Milan avait entrepris des
travaux considérables pour priver Padoue des eaux de la Brenta.
Plus de trente mille hommes avaient été occupés pendant deux mois à
construire, près de Bollano, des écluses de retenue. Les Vénitiens
exigèrent que ces travaux fussent démolis; mais ce fut le prince de
Padoue qui en remboursa les frais.

[Note en marge: Trait de justice du doge Antoine Renier.]

Le doge Antoine Renier mourut dans les derniers jours du quatorzième
siècle[75]. On cite de lui un trait qui prouve son respect pour la
justice. Son fils eut le malheur d'outrager la femme d'un patricien,
avec laquelle il avait eu précédemment des liaisons intimes. Dans un
autre pays, une telle querelle n'aurait point été portée devant les
tribunaux; mais si le bon ordre qui régnait à Venise ne permettait
pas à l'époux offensé de se venger lui-même, les lois lui assuraient
une juste satisfaction. Le fils du doge fut condamné à une amende
de cent ducats, à deux mois de prison, et à ne pas se montrer de
dix ans dans le quartier qu'habitait la dame offensée. Il tomba
dangereusement malade en prison, et son père l'y laissa mourir plutôt
que de demander un adoucissement à la sentence. On dit même[76]
qu'elle aurait été plus rigoureuse si son avis eût été suivi.

[Note 75: Le 23 novembre 1400.]

[Note 76: _Histoire du gouvernement de Venise_, par AMELOT de la
Houssaye, 1re partie.]

[Note en marge: XX. Nouveaux réglements.]

On continua, sous ce règne, à faire des règlements qui diminuaient
les prérogatives du prince. On défendit de lui donner le titre de
monseigneur, sous peine d'amende. Il fut établi qu'en parlant de
lui on se servirait de l'expression _messer le doge_. Il lui fut
interdit de posséder aucun fief hors de l'état, et de marier ses
enfants à des étrangers sans la permission de ses six conseillers,
de la quarantie et du grand conseil, où il fallait encore qu'il
obtînt les deux tiers des voix. Les officiers attachés à sa personne
furent déclarés inhabiles à occuper des emplois publics, tant qu'ils
resteraient à son service, et même un an après l'avoir quitté.

On rapporte aussi à ce règne quelques autres règlements qui donnent
une idée du système de cette administration. Deux Juifs obtinrent
la permission de s'établir à Venise, et d'y tenir une banque qui
prêtait à intérêt. En même temps on défendait à tous les étrangers
d'acquérir aucunes rentes à Venise, sans une autorisation expresse.
Ils avaient même besoin d'une permission pour y fixer leur domicile,
et ce domicile ne les rendait aptes à acquérir les droits de citadin
qu'après une résidence de quinze ans. Ces règlements prouvent que
le gouvernement n'avait pas besoin de favoriser les étrangers pour
augmenter la population de sa capitale.

En même temps qu'on se montrait difficile pour accorder le droit de
citadinance, une sage politique admettait quelques étrangers aux
priviléges du patriciat. Des princes alliés furent inscrits sur le
livre d'or, et cet honneur devint la récompense de Jacques Dal Verme,
ce général qui, tour-à-tour, avait si utilement servi les Vénitiens
et les Milanais dans les guerres précédentes.

[Note en marge: Michel Steno, doge. 1400.]

Michel Steno fut élu doge à la place d'Antoine Renier; c'était un
vieillard de soixante-neuf ans.

[Note en marge: XXI. Situation du Milanais après la mort de Galéas
Visconti. 1402.]

Galéas Visconti, qui avait élevé si haut la puissance de sa maison,
jusqu'à inspirer à toute l'Italie de la jalousie et même de
l'inquiétude, mourut de la peste, le 3 septembre 1402, laissant deux
fils mineurs. Sa veuve vit fondre sur elle un orage formé par de
longues inimitiés.

Elle ne craignit pas de s'en attirer de nouvelles par des actes de
cruauté, qui annonçaient une femme vindicative bien plus qu'une
régente courageuse. Elle fit massacrer, dans son palais, trois
gentilshommes membres de son conseil. Quelque temps après on vit un
matin, sur la place publique, cinq cadavres vêtus de noir, mais sans
tête. Cette exposition apprit au peuple de Milan qu'il y avait eu un
soupçon conçu, un jugement sans publicité, une exécution nocturne,
peut-être même un supplice sans jugement préalable; et chacun après
avoir examiné les cadavres, sans pouvoir les reconnaître, s'en
retournait humilié de vivre sous un pareil gouvernement, et pesant
s'il y avait plus de dangers à l'attaquer qu'à le supporter. Aussi
une insurrection éclata-t-elle bientôt dans Milan; la régente fut
obligée d'aller chercher sa sûreté à Monza, sous la protection de
quelques troupes mercenaires; et un de ses fils, qu'on sépara d'elle,
devint à-la-fois un ôtage et un instrument dans la main des factieux.

Ce grand état, fondé par les talents et les crimes des Visconti, et
qui s'étendait depuis les lagunes de Venise jusques dans la Toscane,
se trouva tout-à-coup en proie à la discorde civile et à la guerre
étrangère. Des seigneurs, naguère sujets paisibles de Galéas, ne
voyant plus de sûreté que dans la rébellion, s'emparèrent de quelques
villes; des voisins jaloux attaquèrent les provinces.

Privée de Pavie, que les mécontents gouvernaient sous le nom du fils
qu'on lui avait enlevé, la régente voyait son autorité méconnue ou
renversée dans Alexandrie, Crème, Lodi, Bergame, Crémone, Côme et
Brescia. À Sienne ses enseignes avaient été arrachées. Elle venait
d'être obligée de rendre Bologne aux troupes du pape, et elle
apprenait que les Florentins et le seigneur de Padoue, ligués contre
elle, se donnaient rendez-vous sous les remparts de Milan.

[Note en marge: XXII. Guerre du seigneur de Padoue contre la veuve de
Galéas Visconti. 1403.]

Dans ce danger elle eut recours aux armes de la faiblesse; elle
négocia, et ce ne fut pas sans l'espoir de tromper. Du moment que
la puissance des Visconti cessait d'être prépondérante, cette maison
n'avait plus droit à l'inimitié des Vénitiens. La duchesse Catherine
les pria d'être les médiateurs de la paix qu'elle demandait au
seigneur de Padoue. Celui-ci finit par y consentir à condition qu'on
lui céderait Feltre et Bellune, et la république se rendit garante de
la remise de ces deux places. La cession n'eut point lieu à l'époque
convenue. La seigneurie ne se fit point un devoir d'augmenter la
puissance de Carrare. Celui-ci commença la guerre. Son gendre, le
marquis d'Este, vint se joindre à lui. Guillaume de la Scala, fils de
l'ancien seigneur de Vérone, dépouillé de ses états quelques années
auparavant, crut cette circonstance favorable pour les recouvrer.
Il vint offrir son alliance à Carrare; ce n'était pas un auxiliaire
qui eût des troupes à fournir, mais il avait des prétentions à
faire valoir. La première irruption de ces alliés fut heureuse;
Vérone fut emportée moitié par la force, moitié par la trahison.
Guillaume de la Scala y fut couronné, mais quelques jours après il
mourut, et sa mort, qui n'avait d'autre résultat que de transmettre
ses droits à ses fils, fournit aux ennemis du seigneur de Padoue
l'occasion de répandre contre lui des soupçons que les moeurs du
temps n'autorisaient que trop sans doute, mais que toute la conduite
du second Carrare démentait. Ce prince, guerrier intrépide, n'était
pas un homme sans générosité, et il méritait au moins qu'on le crût
incapable d'un crime inutile.

[Note en marge: XXIII. Les Vénitiens y interviennent, moyennant la
cession de Vicence, de Feltre et de Bellune. 1404.]

Des ambassadeurs de Milan vinrent implorer l'assistance des Vénitiens
contre cette ligue formidable, et pour mettre un prix à ce secours,
ils offrirent à la république, Vicence avec Feltre et Bellune,
c'est-à-dire les mêmes places dont elle avait garanti la cession au
seigneur de Padoue, quelques mois auparavant.

Il ne s'agissait plus que de savoir jusqu'à quel point l'importance
de ces acquisitions pouvait balancer un manque de foi. On dit, pour
l'honneur des Vénitiens, que la délibération, dans laquelle les
propositions de la régente furent acceptées, ne passa que d'une
voix[77]. Encore accuse-t-on le doge d'en avoir écarté quelques-uns
de ceux qui auraient pu s'y opposer. Pour cela, on fit une liste de
tous les membres du conseil qui avaient des intérêts dans le Padouan,
et on les priva, sous ce prétexte, du droit de voter dans cette
affaire.

[Note 77: Marin SANUTO, _Vite de' duchi_ Michel Steno.]

La duchesse de Milan ne méritait pas assez de confiance pour que
l'on s'en rapportât à elle de la remise des places qu'elle avait
promises.

Des détachements prirent possession de Feltre et de Bellune, au nom
de la république; mais Vicence étant alors assiégée par Carrare,
il était plus difficile d'y faire entrer des troupes. Cependant
toutes les communications n'étaient pas absolument interceptées;
on commença par faire insinuer aux habitants qu'ils pouvaient se
délivrer des calamités d'un siége en se donnant à la république, car
elle n'avait pas encore déclaré la guerre au seigneur de Padoue.
Cette proposition, favorisée par le gouverneur milanais, trouva
beaucoup d'approbateurs. Un député vicentin parvint à sortir de
la place; il fut reçu à Venise comme le mandataire de toute une
population assiégée qui demandait des maîtres, et qui se mettait sous
la protection d'une république, le dernier asyle, disait-il, de la
liberté. Cette vaine cérémonie terminée, quelques troupes parvinrent
à se jeter dans Vicence, sous la conduite de Jacques Suriano, et le
lendemain, 25 avril 1404, on y arbora l'étendard de Saint-Marc.

[Note en marge: XXIV. Ils font la guerre à Carrare et au marquis
d'Este. 1404.]

Sur-le-champ un trompette fut envoyé au seigneur de Padoue, pour
lui signifier que la ville avait changé de maître, et qu'il eût à
en lever le siége, les Vénitiens n'étant point en guerre avec lui.
Carrare ne se crut pas obligé de respecter cette notification, ni
même le droit des gens; il fit couper le nez et les oreilles au
trompette[78], et déclara lui-même la guerre à la république.

[Note 78: Jean BEMBO, dans sa Chronique qui fait suite à celle de
Dandolo, attribue ce fait au fils de Carrare. «Filius Francisci
Carrarii qui ibi in castris præfectus copiarum erat, irâ accensus
tibicen interfici jussit, abscissis priùs ei auribus et naribus,
dicendo, Efficiamus ex tibicine leonem sancti Marci.»]

L'apparition d'une aussi formidable puissance que les Vénitiens,
sur le théâtre de la guerre, intimida plusieurs des alliés. Nicolas
d'Este, marquis de Ferrare, quoique gendre de Carrare, fut le premier
à se retirer; mais quelques mois après il reprit les armes en faveur
de son beau-père. Le seigneur de Padoue, averti que les deux fils
de Guillaume de la Scala avaient entamé une négociation avec la
république, punit à l'instant cette défection, qu'il était en droit
d'appeler une ingratitude, en faisant arrêter les deux princes, et se
déclarant seigneur de Vérone.

Carrare, qui avait commencé la guerre avec avantage contre la
duchesse de Milan, ne craignait pas, comme on voit, d'irriter les
Vénitiens; cependant ils mettaient en campagne une armée de trente
mille mercenaires, parmi lesquels il y avait neuf mille hommes de
gendarmerie. Charles Malatesta en était le capitaine général; Zéno y
avait été envoyé comme provéditeur.

[Note en marge: Le marquis d'Este fait la paix.]

Secondé par ses deux fils, mais forcé de lever le siége de Vicence,
le seigneur de Padoue se réduisit à la défensive. Profitant de la
multitude de canaux qui environnent et coupent son pays, il s'y
enferma comme dans une enceinte fortifiée. Les Vénitiens attaquaient
Vérone, dévastaient la Polésine de Rovigo, province du marquis
de Mantoue, occupaient avec leurs flottilles les embouchures de
la Brenta et du Pò, tandis que leur principale armée cherchait
à forcer l'enceinte dont Carrare leur disputait l'entrée. Leurs
troupes, campées dans des marais, ne buvant que des eaux insalubres,
éprouvèrent par la maladie des pertes considérables et furent
repoussées plusieurs fois. Zéno proposa de tenter le passage des
marais. Il fallait sortir d'une, position où l'armée se consumait
sans pouvoir déployer ses forces. Il se chargea lui-même de la
reconnaissance de ce terrain entrecoupé de canaux et d'eaux
stagnantes. Enfin on lui indiqua un endroit rempli de joncs, semé de
quelques îlots, et assez peu profond pour offrir un chemin jusqu'à
Padoue. Zéno employa une nuit du mois de septembre à parcourir ce
marais, où il avait de l'eau quelquefois jusqu'aux épaules; convaincu
de la possibilité de l'entreprise, il fit tenter le passage. On
combla les bas-fonds avec des fascines, on construisit quelques
ponts, et les troupes s'avancèrent par une route qui n'avait pas été
jugée praticable. Carrare, dès qu'il en fut averti, accourut pour
les culbuter dans les marais qu'elles venaient de franchir; mais
il fut blessé et obligé de se renfermer dans sa capitale. Tout le
territoire qui environne cette ville fut livré aux flammes et au
pillage. Comme les habitants de la campagne savaient tout ce qu'ils
avaient à craindre de l'indiscipline et de la rapacité du soldat, ils
se réfugièrent dans la place, avec leurs récoltes, leurs meubles,
leurs bestiaux et leurs enfants. Cette ville, déjà populeuse, se vit
encombrée par une multitude effrayée, qui apportait plus d'embarras
que de secours, et assiégée par la grande armée vénitienne, dont
Malatesta, dangereusement malade, avait remis le commandement à
Paul Savelli, capitaine romain. Vérone, qu'un des fils de Carrare
défendait, était serrée de près; Commacchio, place du marquis de
Mantoue, venait d'être prise, et l'établissement de salines qui y
existait avait été détruit. Ferrare, assiégée depuis quelque temps,
manquait de vivres. Le marquis d'Este, ne pouvant plus résister aux
murmures des habitants, qui lui reprochaient de les sacrifier aux
intérêts de son beau-père, se vit forcé de demander la paix aux
Vénitiens. Ils la lui accordèrent sous trois conditions:

La première, que ses salines resteraient détruites;

La seconde, qu'il céderait à la république la Polésine de Rovigo,
avec la faculté cependant de la racheter, après la guerre, pour une
somme de quatre-vingt mille ducats;

La troisième, qu'il viendrait à Venise demander pardon au sénat, et
jurer de ne fournir aucun secours au seigneur de Padoue. Ce traité
fut signé et exécuté au mois de février 1405.

La situation de Carrare empirait de jour en jour. Cependant il avait
enrégimenté ses paysans, et s'était formé une petite armée d'environ
douze mille hommes. Avec ce peu de forces, il avait fait tout ce
qu'on peut attendre d'un homme de guerre et du caractère le plus
inébranlable. Des sorties fréquentes, des expéditions lointaines,
des postes surpris, des convois interceptés, enfin l'enlèvement du
commandant de Vicence, qui fut attiré dans une embuscade et emmené
prisonnier à Padoue, signalèrent le courage et l'activité de ce
prince.

[Note en marge: XXV. Prise de Vérone par les Vénitiens. 1405.]

Mais toutes les places des environs tombaient successivement. Vérone,
où Jacques de Carrare commandait, au milieu d'une population qui
n'était nullement affectionnée à son père, fut obligée de se rendre
le 23 juin, et le prince, à qui la capitulation accordait, dit-on,
la faculté de se retirer librement, fut arrêté et envoyé dans les
prisons de Venise. Cette capitulation ne donnait aux Vénitiens que
le droit d'occuper Vérone militairement. Ils voulurent y acquérir
un droit politique, et pour cela ils donnèrent encore une fois le
vain spectacle de la seigneurie recevant à ses pieds les députés
d'un peuple qui demandait librement à vivre sous les lois de la
république. Cette cérémonie fut aussi pompeuse qu'inutile. Les
députés véronais firent un magnifique éloge du gouvernement vénitien.
Le doge leur répondit par ces paroles de l'Écriture; _Le peuple
qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière_; et chacun
feignit de croire que, depuis ce moment, les Vénitiens avaient acquis
sur Vérone un droit légitime.

La Dalmatie, Corfou, Vicence, avaient été acquises avec les mêmes
formes; et dans toutes ces réunions prétendues volontaires, les seuls
Corfiotes avaient stipulé quelques conditions pour leurs intérêts les
plus chers.

[Note en marge: XXVI. Siége de Padoue. 1405.]

[Note en marge: Maladie contagieuse dans la place.]

La prise de Vérone, rendant disponibles les troupes qui l'avaient
assiégé, permit de renforcer l'armée qui était devant Padoue. Cette
ville éprouvait, dans l'intérieur de ses murs, une calamité plus
cruelle encore que toutes les horreurs de la guerre. Une maladie
contagieuse s'était déclarée au milieu de cette population réduite à
des privations pénibles, fatiguée par un service militaire continuel,
et entassée pêle-mêle avec une multitude d'animaux. Cette maladie
emportait en deux ou trois jours ceux qui en étaient atteints.
Bientôt le nombre de ces malheureux ne permit plus de leur donner
des soins, ni même de leur rendre les derniers devoirs avec quelque
décence. Les précautions qu'on fut obligé de prendre pour assurer
l'inhumation de tous les cadavres, et pour éviter l'appareil des
cérémonies funèbres, ajoutaient encore à la terreur dont on était
frappé. Pendant la nuit, des tombereaux, surmontés d'une petite croix
et d'une lanterne, parcouraient les rues en silence, pour recueillir
les morts de porte en porte, et allaient les jeter confusément dans
de grandes fosses qui se remplissaient en un jour. Les historiens
les plus modérés dans leur estimation, portent à vingt-huit mille
le nombre des victimes[79]; d'autres l'élèvent jusqu'à quarante
mille[80]. Quand on considère que le siége de Padoue ne dura que
depuis le 23 juin jusqu'au 19 novembre, l'imagination est effrayée du
nombre des malades qui devaient succomber chaque jour, pendant que la
contagion fut à son plus haut période.

[Note 79: Jacques DELAYTE, _Annales d'_ESTE.]

[Note 80: André BIGLIA, dans son _Histoire de Milan_, liv. 1er, et
André GATTARO dans son _Histoire de Padoue_. Celui-ci était témoin
oculaire de cette calamité; il y perdit son père.]

[Note en marge: Négociation rompue]

Les défenseurs de cette place étaient réduits à quatre ou cinq mille
hommes. On ne pouvait plus faire du pain, parce que les assiégeants
avaient détourné les eaux de la Brenta. Il est facile de concevoir
quelle force de caractère il fallait à Carrare pour contenir une
population au désespoir, et obtenir de nouveaux efforts d'une
garnison si malheureuse; aussi ne put-il empêcher les murmures
d'éclater. Il se résigna à entrer en négociation pour la reddition de
la place. On a écrit que ses propositions n'étaient qu'insidieuses;
il faut cependant reconnaître qu'elles étaient acceptables et au
moins très-désintéressées. Il demandait, pour prix de l'abandon de
sa souveraineté, que l'on garantît à Padoue ses anciens priviléges,
que les donations faites par lui fussent maintenues, qu'on rendît
la liberté à son fils, retenu injustement par les Vénitiens après la
reddition de Vérone, et qu'on lui payât à lui-même une indemnité de
cent cinquante mille florins. Mais il s'était rendu trop redoutable
pour que la politique de ses ennemis lui accordât même des conditions
si modérées. Les plénipotentiaires de la seigneurie les rejetèrent
avec hauteur.

[Note en marge: Sortie des assiégés.]

Ils en furent punis quelques jours après. Dans la nuit du 19 août,
une partie de la garnison sortit, sous la conduite de l'autre fils
du prince de Padoue, arriva jusqu'aux sentinelles avancées des
assiégeants, massacra la grande garde, pénétra jusqu'au camp, mit
le feu aux tentes, fit main basse sur tout ce qui se présenta dans
ce premier moment de confusion, enleva l'étendard de Saint-Marc, et
opéra sa retraite en bon ordre, lorsque le général Savelli s'avança à
la tête de ses troupes qu'il avait ralliées au milieu des flammes.

Dans cette action, qui couvrit de gloire le jeune Carrare, Savelli
reçut une blessure dont il mourut peu de temps après[81]. Ce succès
ne relevait pas beaucoup les espérances des assiégés; cependant
la république fit offrir à Carrare la liberté de son second fils,
une somme de soixante mille florins et la permission d'emmener,
en sortant de la place, quelques voitures couvertes. Ainsi on ne
marchandait plus que sur l'indemnité. Carrare reçut, malheureusement
pour lui, en même temps que ces propositions, un avis qui lui
annonçait de prochains secours de la part des Florentins. Cet espoir
l'empêcha de renoncer à sa souveraineté; la négociation fut rompue,
et les assiégeants, le voyant déterminé à se défendre, prirent la
résolution de ne pas lui laisser le temps d'être secouru.

[Note 81: Le 3 octobre.]

[Note en marge: Assaut donné à la place.]

Leur armée, qui était de vingt-cinq à trente mille hommes, et dont
Galéas de Mantoue venait de prendre le commandement, donna, le 2
novembre, deux heures avant le jour, un assaut général, qui dura
jusqu'à la nuit, mais qui fut vaillamment repoussé. Quinze jours
après, ils parvinrent à séduire le commandant d'une des portes. Elle
leur fut livrée; une partie de l'armée pénétra dans la première
enceinte. Carrare, qui veillait toutes les nuits, accourut pour leur
arracher le fruit de cette trahison. Il résista long-temps, avec
peu de monde, faiblement secondé dans ce moment de surprise. Enfin,
obligé de céder, il se retira dans la seconde enceinte de la ville.
Il y en avait une troisième, et au-delà de celle-ci, un château,
dernière retraite des défenseurs de la place.

Les exemples ne sont pas assez communs d'un prince défendant lui-même
sa capitale, au milieu des horreurs de la discorde, de la peste et de
la famine, persistant à en disputer une moitié, quand la trahison l'a
privé de l'autre, pour que la constance de François Carrare ne mérite
pas ici notre admiration. Trouvant que les moindres retranchements
sont toujours assez bons pour un homme de coeur, il appelait à
grands cris ses soldats sur la seconde muraille; mais l'heure du
découragement était arrivée pour tous, excepté pour lui. Si le
privilége des hommes d'un grand caractère est d'entraîner les autres,
c'est un malheur trop souvent attaché à leur condition de rester
isolés dans les grands revers. L'un comme l'autre est l'effet de leur
supériorité.

Les habitants, sans espoir de sauver leur ville, n'avaient plus
que la pensée d'échapper au pillage. Le soin de conserver ses
biens conseille plus de faiblesses que le désir de sauver sa vie.
On ne s'occupait plus que de se rendre pour obtenir du vainqueur
quelques ménagements; on éclatait en reproches contre le prince;
on lui imputait les malheurs publics; on voulait le mettre dans
l'impuissance de les prolonger. Son fils même le suppliait de ne pas
aggraver cette terrible situation par une résistance inutile.

[Note en marge: XXVII. Carrare demande une suspension d'armes et un
sauf-conduit.]

[Note en marge: Il se rend au camp des Vénitiens.]

Carrare, abandonné de tous, demanda un armistice, une entrevue et un
sauf-conduit. Il déclara aux provéditeurs qu'il était prêt à livrer
Padoue, pourvu qu'il pût le faire avec honneur. Ceux-ci exigèrent
qu'il commençât par remettre la place, lui proposant d'aller ensuite
à Venise discuter ses indemnités. Le piége était grossier; cependant
le prince n'était guère plus en sûreté dans sa citadelle qu'au
milieu du camp vénitien. Se confiant au noble caractère de Galéas
de Mantoue, il le somma de lui donner sa parole d'honneur qu'on
n'abuserait point de la négociation pour retenir sa capitale. Sur
cette assurance, il se laissa conduire ou entraîner avec son fils à
Mestre, où l'on disait que les négociateurs, chargés des pouvoirs de
la seigneurie, devraient se rendre.

[Note en marge: Les Vénitiens profitent de son absence pour se faire
ouvrir les portes de Padoue.]

Ces plénipotentiaires du prince et des députés de la ville partirent
en même temps pour Venise. La seigneurie refusa de recevoir les
premiers, cajola les seconds, et en renvoya deux à Padoue, qui y
entrèrent en criant, _Vive saint Marc, Mort aux Carrares_. Il ne se
réunit à ces cris qu'un petit nombre de prolétaires[82]; mais le
résultat de cette espèce de sédition, qu'on appela le voeu du peuple,
fut qu'on ouvrit les portes aux troupes vénitiennes, le 19 novembre.

[Note 82: Con circa 20 cittadini. _Histoire de Padoue_, par André
GATTARO. _Rerum italicarum scriptores_, tom. XVII p. 936.]

[Note en marge: XXVIII. On l'arrête, et on le conduit à Venise.]

À cette nouvelle, Carrare demanda hautement à rentrer dans sa
citadelle. Il n'était plus temps. Galéas de Mantoue n'y pouvait
plus rien. Confus d'avoir engagé sa parole, il était trop intéressé
à ce que la république ne lui fît pas partager la honte d'une
trahison, pour ne pas espérer qu'elle se montrerait généreuse. Les
commissaires de la seigneurie, venus à Mestre, pour conférer avec
le prince, avaient annoncé qu'ils étaient autorisés à lui accorder
la liberté de se retirer où il voudrait, à lui laisser la faculté
d'emporter ses effets précieux, à lui allouer même une indemnité.
Mais lorsqu'on apprit que les habitants de Padoue s'étaient déclarés,
ces commissaires feignirent d'en être étonnés et en conclurent que,
puisque la place s'était rendue sans stipuler les intérêts du prince,
il n'y avait plus lieu à les discuter, et qu'il ne pouvait plus être
considéré que comme prisonnier de guerre. On le conduisit à Venise
ainsi que son fils. Galéas, qui les accompagna, y fut reçu avec de
grands honneurs, on le fit noble vénitien; mais il témoigna librement
son indignation de la perfidie avec laquelle cette affaire avait
été conduite. On ne sait si sa mort, qui survint bientôt après, fut
l'effet de son chagrin ou de son indiscrétion.

Venise devenait maîtresse de Padoue, de cette ville antique d'où
elle tirait son origine. Il fut stipulé, dans l'acte de prise
de possession, que la ville conserverait son université et ses
manufactures de laine, et que le sel serait fourni à ses habitants,
par les salines de la république, au même prix qu'à ceux de Vicence
et de Vérone.

Lorsque les députés[83] vinrent mettre aux pieds du doge les clefs et
le drapeau de leur ville; «Allez, leur dit-il, vos péchés vous sont
remis.»

[Note 83: L'orateur de cette députation était l'un des hommes les
plus savants de Padoue et de l'Europe, François Zabarella, dont les
Vénitiens récompensèrent la prompte soumission en lui donnant une
riche abbaye. (Jacobi-Philippi TOMASINI, illustrium virorum elogia.)

Le pape Innocent VII, le nomma à l'évêché de Padoue: c'était un poste
dangereux pour un Padouan nouveau sujet de la république. Zarabella
le refusa de peur de choquer les Vénitiens, et dans la suite fut
nommé cardinal.]

Ces paroles semblaient annoncer l'oubli de toute injure. Elles furent
cruellement démenties.

François Carrare et son fils, en arrivant à Venise, furent déposés
dans un couvent de l'île de Saint-Georges, à l'extrémité de la ville.
Apparemment qu'on voulut éviter de la leur faire traverser en plein
jour. Ils avaient fait une guerre trop vive aux Vénitiens pour ne pas
mériter les vociférations de la populace. Le lendemain ils furent
amenés en présence de la seigneurie. À genoux devant le doge, ils
implorèrent la clémence de la république. C'était alors l'usage de
mêler toujours des paroles de l'Écriture sainte aux discours publics.
«J'ai péché, seigneurs, s'écriait François Carrare, ayez pitié de
nous.»

Le doge leur fit signe de se relever, puis de prendre place à ses
côtés, et s'adressant au père, répondit à-peu-près en ces termes[84]:
«Vous avez constamment manifesté, envers la république, ingratitude
et inimitié. Fidèle en cela aux exemples domestiques, vous avez
surpassé les crimes de vos aïeux, et élevé un fils qui paraît disposé
à égaler les vôtres. Qu'espérez-vous? De nouveaux bienfaits? ils
ne vous changeraient pas. La permission de vous justifier? il n'y
a pour vous ni excuses, ni pardon. Parjure envers la république,
vous lui avez suscité des ennemis, comme votre père, qui implorait
notre secours contre les Esclavons, et dans le même temps les
excitait contre nous. Sa perfidie nous coûta Trévise, et il décela
sa connivence avec le duc d'Autriche en achetant notre province de
lui. Et quel argent y employa-t-il? celui que nous venions de lui
donner pour des blés qu'il nous avait vendus. Après cette offense,
après la guerre de Gênes qu'il nous avait suscitée, et dont nous ne
sortîmes que par un miracle, nous voulûmes bien encore lui pardonner.
Qu'est-il besoin de vous le rappeler à vous qui vîntes ici implorer
notre clémence?

[Note 84: _Histoire de Milan_, par André BIGLIA, liv. 1er.]

«Le duc de Milan vous a enlevé Padoue; nous vous avons aidé à
y rentrer. Indulgence, secours, honneurs, bienfaits, nous vous
avons tout prodigué; vous avez tout oublié; rien n'a pu changer
la perversité de votre naturel. Aujourd'hui nous ne pouvons que
remercier Dieu de ce qu'il a voulu mettre un terme à vos perfidies,
et votre sort entre nos mains.»

[Note en marge: XXIX. Réflexions sur la conduite des Vénitiens dans
cette circonstance.]

Carrare garda le silence; on le conduisit avec son fils aîné dans
la même prison où le plus jeune était depuis quelques mois. Il
est facile de voir ce que Carrare aurait pu répondre à toutes ces
imputations. Sa maison régnait dans Padoue depuis près d'un siècle;
l'origine de cette puissance n'était ni plus ni moins pure que celle
des autres. Le premier des Carrare avait profité de la popularité de
sa famille pour chasser deux chefs qui opprimaient sa patrie, alors
république démocratique. Il en étais devenu prince[85], et ce titre
lui avait été conféré par une de ces délibérations qui consacreraient
le droit le plus légitime, si on pouvait raisonnablement les
croire libres, spontanées et prises avec maturité. Quelle que fût
l'origine de cette puissance, elle avait été reconnue par tous les
gouvernements voisins et notamment par celui de Venise. Elle s'était
maintenue, agrandie par tous les moyens qui sont dans la politique
et dans les passions humaines. Il y avait eu dans cette famille,
des usurpations, des crimes de toute espèce; mais ce n'étaient pas
les plus odieux de ces princes qui avaient manqué d'alliés. Plus
d'une fois la république avait favorisé leurs injustices. Elle avait
deux fois replacé cette maison sur le trône, et c'était là le seul
droit qu'elle eût réellement sur elle. Les Carrare lui devaient en
effet toute la reconnaissance dont on est redevable à un voisin qui
trouve son intérêt à nous protéger. Ils avaient été inscrits parmi
les nobles de Venise, mais ce n'était pas être devenus ses sujets.
Plusieurs fois ils avaient pris les armes contre elle, mais ils
n'avaient pas toujours été les agresseurs.

[Note 85: En 1318.]

Quant à Vicence, cette ville leur avait appartenu à plus juste titre
qu'aux Vénitiens; car elle avait été sujette de Padoue pendant près
de cinquante ans, vers la fin du douzième siècle.

Pour Trévise, il en était de même; le père de François Carrare
l'avait achetée du duc d'Autriche, et le duc d'Autriche avait pu la
vendre, puisque les Vénitiens la lui avaient cédée par un traité.
Ils prétendaient donc interdire à l'un la disposition de ce qu'ils
lui avaient cédé, et aux autres le droit de l'acquérir. C'était
une étrange prétention, mais elle ne l'était pas davantage que le
reproche fait à Carrare d'avoir employé à cette acquisition l'argent
des Vénitiens, et quel argent? celui qu'ils lui avaient donné pour
prix du blé qu'il leur avait fourni.

Mais tous ces torts enfin, quand on aurait pu les qualifier ainsi,
étaient ceux du père de François Carrare, de ses ancêtres. Pour lui,
avant d'être appelé à régner, il s'était vu dépouillé de ses états
par la république. Il les avait reconquis, non pas, à la vérité, sans
l'aveu, mais sans le secours des Vénitiens. Cet aveu, il le devait
moins à leur amitié qu'à leur haine contre la maison de Visconti.

Carrare avait déclaré la guerre au duc de Milan; il en avait le
droit. Les Vénitiens s'étaient faits les alliés de son ennemi;
par conséquent, il s'était vu dans la nécessité de les combattre.
Était-ce là manquer à la reconnaissance? Enfin quel droit avait-on
sur lui? On l'avait appelé dans le camp vénitien pour négocier, il y
était venu avec un sauf-conduit; il avait reçu la parole du général
de la république, et, parce, qu'on avait profité de son absence pour
faire révolter sa capitale, on le déclarait prisonnier de guerre.

Et quand il aurait pu être justement déclaré tel, était-il
justiciable de la république? devait-il s'attendre au traitement
qu'on lui préparait? Ses torts enfin, quels qu'ils pussent être,
le soumettaient-ils au jugement d'un tribunal vénitien? et ces
torts, dans tous les cas, étaient-ils ceux de ses deux fils? Tous
deux avaient combattu pour la cause de leur père; tous deux étaient
retenus au mépris du droit des gens[86].

[Note 86: L'abbé Laugier s'est efforcé de justifier le meurtre des
Carrare. C'est bien pis encore quand on lit les historiens vénitiens:
on est étonné, humilié des arguments que la bassesse trouve pour
justifier la tyrannie.

On raconta que François Carrare nourrissait des dogues pour faire
mettre en pièces et dévorer ceux qu'il haïssait. On montra jusqu'à
ces derniers temps, dans une des salles du palais de Saint-Marc, deux
énormes scorpions que ce prince employait, disait-on, contre ses
ennemis. C'était prendre bien du soin pour excuser l'animosité de la
république; mais on ne justifie pas un assassinat.]

[Note en marge: XXX. Carrare et ses deux fils sont jugés.]

Mais le plus vindicatif de tous les gouvernements ne s'arrêtait pas à
examiner de telles questions. On commença par nommer une commission
pour instruire le procès des trois prisonniers. Les commissaires
furent Louis Morosini, Charles Zéno, dont on voit avec regret le
nom figurer dans cette affaire, Louis Loredan, Robert Querini, et
Jean Barbo[87]. On était partagé entre trois avis; les uns voulaient
reléguer les princes à Candie; d'autres proposaient de les retenir
dans une prison perpétuelle. Il y avait un troisième parti plus
prompt, plus sûr, ce fut celui qu'appuya vivement Jacques Dal Verme,
dans le grand conseil, en disant que laisser vivre les Carrare,
c'était s'exposer à l'inconstance du peuple de Padoue, et à voir
ces princes, redoutables par leurs talents et par leur courage,
reconquérir leurs états une troisième fois.

[Note 87: Cette famille de Barbo avait voué une ancienne inimitié
aux Carrare, dont elle avait cependant éprouvé la générosité. En
1381, des ambassadeurs que la république envoyait au duc d'Autriche,
tombèrent entre les mains de François Carrare: «E tutti furono
condotti prigioni a Padova al signore che volentieri vide gli
ambasciatori, e massime il Barbo, (Pantaléon), perchè gli era stato
il più fiero nemico che egli avesse avuto in Venezia. Nondimeno gli
fece honor grande, allogiandolo col compagno in Corte, se ben sotto
buona guardia. Anziche più volte volle essere a raggionamento con
lui, e dimostrargli quello che egli poteva fare a sua vendetta; ma
che non voleva in tal modo vendicarsi. E lo represe con modeste
parole, che nell'avvenire, non volesse sparlar de' fatti de' signori,
come aveva già fatto di lui; e finalmente gli disse, che egli si
contentava di donargli la vita e la libertà insieme; e così lo
liberò, e fù l'officio suo frustratorio e vano, perchè quando esso
Barbo fù ritornato a Venezia, gli fù più fiero nemico che mai, e
massime nel trattato della pace.»

(_Cronaca della guerra di Chiozza da_ Daniello CHINAZZO.)

Mais il faut ajouter que ce même Carrare avait voulu faire assassiner
ce Pantaléon Barbo quelques années auparavant.]

Pour faire cesser toutes ces discussions, le conseil des dix évoqua
l'affaire. Dès ce moment, la procédure, s'il y en eut une, ne laissa
plus aucune trace.

[Note en marge: Et étranglés dans la prison. 1406.]

Le 16 janvier, un moine fut introduit dans le cachot séparé où était
le seigneur de Padoue, et vint l'exhorter à se préparer à la mort.
Les uns disent[88] que le prisonnier se jeta sur le moine, pour le
dépouiller de ses habits et s'échapper à la faveur de ce déguisement;
d'autres racontent qu'il se confessa et reçut l'eucharistie. Quand le
prêtre se fut retiré, quatre des juges entrèrent et firent un signe
aux bourreaux qui les suivaient. Carrare se défendit quelque temps,
armé d'une escabelle, mais accablé par le nombre, il fut renversé et
étranglé. Le lendemain ses deux fils éprouvèrent le même sort, et on
prit le soin, fort inutile, de répandre dans Venise que les trois
princes étaient morts d'une maladie subite[89].

[Note 88: _Chronique de Trévise_ d'André REDUSI de Quere.]

[Note 89: E fù detto esser morto di Catarro. (Marin SANUTO, _Vite de'
duchi_, M. Steno.)]

Carrare avait deux autres fils que leur mère avait conduits à
Florence, long-temps avant la reddition de Padoue. Le gouvernement
vénitien n'eut pas honte de promettre trois mille ducats d'or pour
qui les tuerait l'un ou l'autre. Une récompense plus forte était
offerte à qui les livrerait vivants; on mettait un prix au plaisir
d'assouvir soi-même sa vengeance.

Les héritiers de la maison de la Scala, que Carrare avait dépouillée
de Vérone, crurent que le moment était favorable pour réclamer les
anciennes possessions de leur famille; mais le gouvernement vénitien,
qui s'en était emparé, mit leur tête à prix pour toute réponse. On
voit que la république avait deviné cette maxime proclamée depuis
par Machiavel[90], qui recommande d'exterminer toujours la race des
princes qu'on a détrônés.

[Note 90: Le prince, ch 3.]

Cette atroce procédure, contre les Carrare, donna lieu à une autre
qui, sans être aussi cruelle, n'en était pas moins révoltante.

[Note en marge: XXXI. Procès intenté à Charles Zéno. 1406.]

On avait trouvé, dans les papiers du seigneur de Padoue, la trace
d'un paiement de quatre cents ducats d'or, fait par ce prince, à
Charles Zéno. Le caractère de Zéno, qui était certainement alors
le plus grand homme de sa nation, devait repousser tout soupçon de
corruption. La somme dont il s'agissait ne pouvait, dans aucun temps,
avoir été de quelque importance pour un patricien allié aux plus
illustres familles et occupant depuis vingt-cinq ans les premières
charges de l'état. Mais un gouvernement ombrageux met au nombre
de ses maximes de rabaisser soigneusement l'orgueil ou la gloire
de ceux qui se sont élevés par d'éclatants services. On avait déjà
fait connaître à Zéno qu'il n'était pas assez médiocre pour être
doge. On voulut attaquer sa considération personnelle et avertir ses
admirateurs du danger qu'il y aurait à se déclarer ses partisans.

Une loi défendait à tout Vénitien de recevoir d'aucun prince étranger
ni gratification, ni pension, ni salaire. Les avogadors produisant la
preuve que Zéno avait reçu quatre cents ducats du prince de Padoue,
le dénoncèrent au conseil des Dix. Interrogé sur le fait, Zéno
déclara que pendant la mission que la seigneurie lui avait donnée
dans le Milanais, pour y commander les troupes de Galéas Visconti,
il avait eu occasion de voir François Carrare, alors prisonnier et
dans un état voisin du dénuement; qu'il lui avait prêté quatre cents
ducats, et que la note trouvée dans les papiers du prince ne pouvait
être relative qu'au remboursement de cette somme.

[Note en marge: Son jugement.]

Cette explication du fait était naturelle; le soupçon ne l'était pas;
mais un tribunal qui compte pour des preuves les aveux arrachés par
la torture, ne peut pas admettre les déclarations d'un accusé qui se
disculpe. Une autre maxime particulière à ce tribunal était que, dans
le doute, le plus sûr est de juger à la rigueur. En conséquence le
héros couvert de blessures, qui avait porté si haut la gloire du nom
vénition, fut déclaré coupable, dépouillé de toutes ses charges, et
condamné à deux ans de prison[91]. Il en avait alors soixante-douze.
Cet odieux jugement ajouta à la gloire de Zéno, qui, sans écouter les
murmures qui s'élevaient en sa faveur, subit noblement sa sentence
et montra qu'il n'était pas moins grand citoyen que grand capitaine,
sous le plus ingrat des gouvernements.

[Note 91: Quò magis animis quam legibus tulisse sententiam
viderentur. (_Vie de Charles Zéno_, par Jacques ZÉNO, liv. 9.)]

[Note en marge: XXXII. Dépenses de cette guerre.]

Telle fut l'issue de cette guerre dans laquelle la maison de Visconti
ne recouvra pas même sa tranquillité, et qui procura aux Vénitiens
ses alliés, l'acquisition de Bellune, de Feltre, de Vicence, de
Vérone, de Padoue et de Rovigo, c'est-à-dire à-peu-près tout le pays
renfermé entre la Piave, les montagnes, le lac de Garde, le Pô et les
lagunes.

Seulement Rovigo pouvait être rachetée par le marquis de Ferrare,
pour quatre-vingt mille ducats. Ces conquêtes si importantes
n'avaient coûté que de l'argent. Pas une goutte de sang vénitien
n'avait été versée; car, à l'exception de la flottille, les armées
n'étaient composées que de mercenaires étrangers; mais il avait fallu
leur prodiguer les trésors. En 1404, le gouvernement fut obligé
de créer de nouvelles rentes, c'est-à-dire de faire un emprunt
pour soudoyer ces troupes. L'année suivante, immédiatement après
l'occupation de Vérone, on en ouvrit un nouveau dont le prompt
succès prouva combien on comptait sur la durée de ces prospérités.
Ces expédients ne suffirent pas, on imagina une opération sur
les monnaies de Padoue qu'on soumit à une refonte; mais les
renseignements nous manquent pour expliquer en quoi consistait cette
opération. On en fit une bien autrement importante sur les grains:
le gouvernement s'en réserva le monopole et le droit d'en fixer le
prix. Enfin toutes les évaluations portent la dépense de ces deux
campagnes à deux millions de ducats d'or[92]. On fit cependant, vers
cette époque, quelques dépenses publiques assez considérables. Les
places de Rialte et de St.-Marc furent pavées de grandes pierres. La
tour de l'horloge, qui est devant l'église St.-Marc, et qui avait été
consumée pendant une illumination de réjouissance, fut rebâtie. La
façade du palais ducal, du côté du midi, fut achevée.

[Note 92: NAVAGIER _Storia veneziana._]

Cette acquisition d'un territoire considérable, dans le continent de
l'Italie, accroissait sans doute les ressources et la puissance de
la république; mais d'une autre part elle changeait la nature de ses
rapports avec ses voisins, nécessitait un autre emploi de ses forces
et devait par conséquent détourner une partie des capitaux et des
bras que réclamaient la marine et les colonies.



LIVRE XII.

     Acquisition de Zara et de quelques autres places en Dalmatie, de
     Lépante et de Patras. -- Traité avec les Turcs. -- Acquisition
     de quelques villes sur le Pô. -- Guerre avec le roi de Hongrie.
     -- Trève, 1406-1413. -- La seigneurie refuse la ville d'Ancône.
     -- Rupture momentanée avec les Turcs. -- Acquisition de
     Corinthe. -- Mort de Charles Zéno. -- Guerre contre le roi de
     Hongrie et le patriarche d'Aquilée. -- Conquête du Frioul. --
     Acquisition de Cattaro. -- Situation de la république après ces
     conquêtes, 1413-1420.


[Note en marge: I. Les Vénitiens transportent à la Terre-Sainte le
fils du roi de Portugal.]

Pendant que la république portait son ambition sur le continent,
elle dut à une circonstance fortuite de nouveaux avantages pour son
commerce maritime. Un fils de Jean 1er, roi de Portugal, s'étant
obligé par un voeu à faire un pélerinage à la Terre-Sainte, vint
demander le passage aux Vénitiens. Il était porteur de lettres par
lesquelles le roi, son père, priait la seigneurie de l'accueillir
favorablement, et, en reconnaissance, offrait aux négociants de
Venise toutes sortes de franchises dans ses ports pendant cent
ans[93]; c'était beaucoup pour un si faible service.

[Note 93: Marin SANUTO _Vite de' duchi_, M. Steno.]

Comme déjà les vaisseaux vénitiens avaient appris à longer la côte
occidentale de l'Europe et fréquentaient la mer du Nord, ce n'était
pas pour eux un médiocre avantage de trouver un accueil et des
priviléges dans des ports situés à moitié chemin. La seigneurie
s'empressa de recevoir l'auguste pèlerin sur une escadre qui partait
pour Berythe. Bizarre jeu de l'impénétrable fortune! les Vénitiens
accordaient passage sur leurs galères, pour la traversée de la
Méditerranée, à un prince dont la nation devait quelques années après
frayer une nouvelle route aux navigateurs dans des mers inconnues, et
par cette découverte, faire descendre les Vénitiens du premier rang
qu'ils occupaient depuis si long-temps entre les peuples commerçants
de l'univers.

[Note en marge: II. Premier pape vénitien, Grégoire XII. 1406.]

Vers le même temps un évènement peu considérable en lui-même répandit
dans Venise cette joie populaire à qui les gouvernements permettent
quelquefois de se manifester sans la partager. Un cardinal vénitien,
Ange Corrario, fut élevé au pontificat. Une singularité assez
remarquable, c'est que la mère de ce cardinal Beriola Condolmier fut
soeur, mère et grand'-mère de trois papes, savoir mère de celui-ci,
Grégoire XII, élu en 1406, soeur de Gabriel Condolmier, élu en 1431,
qui prit le nom d'Eugène IV, et aïeule de Paul II, Pierre Barbo,
élu en 1464 C'était la première fois que la nation recevait cette
espèce d'illustration, mais la chaire de S.-Pierre n'était alors
qu'un trône assez mal affermi que deux compétiteurs se disputaient.
Depuis trente ans, l'église donnait au monde chrétien le scandale
de deux papes rivaux, se déclarant réciproquement illégitimes,
intrus, schismatiques, usurpateurs, s'anathématisant l'un l'autre
tour-à-tour, jetant dans les consciences l'incertitude et l'effroi,
et offrant aux souverains le choix d'un pape selon leurs intérêts
temporels. On en vit jusqu'à trois en même temps[94]; plusieurs
furent déposés. On vit les cardinaux donner un compétiteur au pape
qu'ils venaient d'élire. L'Italie fut ensanglantée par leurs
rivalités; on se battit dans l'enceinte même des conciles et les
pères les moins belliqueux se sauvèrent par les fenêtres[95].

[Note 94:

  URBAIN VI.                                       CLÉMENT VII.

  9 avril 1378.                                    21 septembre 1378.

  BARTHÉLEMI PRIGNANO                              ROBERT DE GENÈVE.

  Les cardinaux qui l'avaient                      Élu par quinze des
  élu se déclarèrent                               seize cardinaux qui
  contre lui, en le traitant                       avaient nommé Urbain VI
  d'apostat et d'antechrist.                       cinq mois auparavant.

  C'est celui qui fit mettre                                  |
  six cardinaux à la torture                                  |
  dans sa chambre.                                            |
                                                              |
          |                                                   |
          |                                                   |
  BONIFACE IX.                                                |
                                                              |
  2 novembre 1389.                                            |
                                                              |
  PIERRE TOMACELLI.                                BENOÎT XIII

  Ce fut lui qui établit                           28 septembre 1394.
  les annates.
          |                                        PIERRE DE LUNE.
          |
          |                                        Il excommunie quiconque
          |                                        sera d'une opinion
  INNOCENT VII.                                    contraire à la sienne.

  17 octobre 1404.                                 Déposé par le concile
                                                   de Pise, et ensuite
  COSMAT MELIORATI.                                par celui de Constance,
                                                   qui le déclare fauteur
  Chassé momentanément                             du schisme, païen,
  de Rome par                                      publicain, parjure,
  un soulèvement.                                  hérétique, et rejeté
          |                                        de Dieu.
  GRÉGOIRE XII.

  30 novembre 1406.        ALEXANDRE V.                       |
                                                              |
  ANGE CORRARIO.           26 juin 1409.                      |
                                                              |
  Déposé par le concile    PIERRE PHILARGI.                   |
  de Pise: finit par                                          |
  abdiquer.                Il avait été mendiant;             |
          |                d'ailleurs fort savant             |
          |                homme.                             |
          |                          |                        |
          |                          |                        |
          |                JEAN XXIII.                        |
          |                                                   |
          |                17 mai 1410.                       |
          |                                                   |
          |                BALTHAZAR COSSA.                   |
          |                                                   |
          |                Il avait été corsaire.             |
          |                C'est de ce pape que               |
  MARTIN V.                l'on raconte qu'il                 |
                           s'était nommé lui-même     CLÉMENT VIII.
  11 novembre 1417         _ego sum papa_. Déposé
                           par le concile de          Juin 1424.
  OTHON COLONNE.           Constance; meurt
                           en 1419, sans être         GILLES MUGNOS.
  Met fin au schisme,      remplacé.
  et reste en possession                              Élu par deux
  du saint-siége.                                     cardinaux.
                                                      Abdique en 1429.]

[Note 95: Nel concilio di Costanza seguì un certo rumore trà
l'arcivescovo di Milano e l'arcivescovo di Pisa, e dalle parole ne
vennero alle mani, volendosi strangolare l'un l'altro, perchè non
aveano armi. Onde molti si gittarono giù per le finestre del concilio.

(Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, Th. Mocenigo.)]

Le gouvernement vénitien toujours peu disposé à favoriser l'ambition
des ecclésiastiques, ne se départit point en faveur d'Ange Corrario
de son système d'indifférence sur la rivalité des papes. Trois ans
après, Grégoire XII, déposé par une sentence du concile de Pise, fut
remplacé par un cardinal, né sujet de la république, Pierre Philargi
qui était de Candie. L'ancien pape voulut passer de Rimini à Udine,
où il avait convoqué les évêques de son obédience; la seigneurie
défendit à tout le clergé vénitien de se rendre à cette convocation,
refusa de recevoir le pape à Venise, se déclara pour son compétiteur,
et donna même des ordres pour faire arrêter Grégoire à son retour. Un
déguisement peu digne du chef de l'église sauva ce pape. Mais, en se
rangeant sous l'obédience d'Alexandre V, la république ne se montra
pas plus disposée à s'engager dans la querelle de ce nouveau pontife.
Il sollicitait des secours pécuniaires et la permission de résider à
Venise. On lui refusa l'un et l'autre. Et, lorsqu'en 1415, le concile
de Constance, voulant mettre fin à ces discordes, fit demander à
la république si elle reconnaîtrait le pape qu'il se proposait de
choisir; les Vénitiens répondirent qu'ils feraient comme la majeure
partie de la chrétienté[96].

[Note 96: Cronica di Venezia et come lo fù edificata et in che tempo
et da chi.

(_Manuscrit de la bibliothèque de Saint-Marc_.)]

[Note en marge: III. Diverses acquisitions. De Lépante. 1407.]

[Note en marge: De Patras. 1408.]

Des intérêts plus directs appelaient ailleurs l'attention du
gouvernement. La ville de Lépante, située dans l'ancienne Phocide,
vis-à-vis la presqu'île du Péloponnèse, appartenait au prince
de Morée: ce prince, ne pouvant la défendre contre les Turcs,
accepta une modique pension de cinq cents ducats que lui offrit la
république, et permit à ses sujets de chercher leur sûreté sous le
pavillon de S.-Marc. L'année suivante, en 1408, la ville de Patras
fut acquise à-peu-près de la même manière. La république se la fit
céder par l'archevêque[97].

[Note 97: Les historiens ne sont pas d'accord sur l'époque de
l'acquisition de Patras. SANUTO (_Vite de' duchi_, F. Foscari) la
rapporte à l'an 1423, et dit: È da sapere che la città di Patras fù
lasciata alla signoria per Stefano Arseni Zaccharia, arcivescovo di
detta città, il quale avea il temporale, e lo spirituale di Patras.]

[Note en marge: Révolte en Albanie.]

Une petite révolte avait éclaté, en 1405, en Albanie. Les peuples
de la principauté de Scutari, que la république avait achetée des
derniers feudataires, avaient témoigné qu'ils regrettaient leurs
anciens maîtres. Il fallut y envoyer des troupes, faire le siége
de quelques châteaux, et notamment de celui où s'étaient réfugiés
l'héritier et la veuve du dernier seigneur. La princesse et son fils
se soumirent à aller résider à Venise, et leur départ rétablit la
tranquillité dans la colonie. Elle fut troublée trois ans après par
un parent du jeune prince, qui entreprit d'en chasser les Vénitiens,
battit leur petite armée, et les obligea de renoncer à une partie de
cette province. Ils conservèrent seulement Scutari, Dulcigno, et les
salines qui sont sur cette côte.

Cette seconde révolte des Albanais avait été appuyée par les troupes
de Sigismond, roi de Hongrie, qui disputait alors sa couronne à
Ladislas, allié des Vénitiens. Ladislas, roi de Naples, était appelé
au trône de Hongrie par une partie des seigneurs, mécontents d'obéir
à Sigismond, qui était étranger et dont les droits n'étaient fondés
que sur son mariage avec leur dernière reine; encore en était-il
devenu veuf.

[Note en marge: Ladislas, roi de Hongrie, vend Zara aux Vénitiens.
1409.]

Ladislas, en partant de Naples, pour aller prendre possession de
la nouvelle couronne qui lui était offerte, fit un traité avec
les Vénitiens, et, à l'exemple de tous les princes, qui, dans une
position semblable, n'hésitent pas à proposer le partage des états
dont ils ne sont pas encore en possession, il leur promit la ville de
Zara.

[Note en marge: Ils prennent Sebenigo de vive force. 1412.]

Malheureusement pour lui, ses conquêtes se bornèrent à cette place;
il fut obligé de repasser en Italie, et tout le fruit qu'il retira
de cette expédition se réduisit à vendre à la république, pour
cent mille florins[98], la ville de Zara et tous ses droits sur la
Dalmatie. La seigneurie prévoyait bien que cette acquisition la
mettrait en état de guerre avec le compétiteur de Ladislas; mais elle
n'hésita point à prendre possession de son ancienne colonie. Une
forte garnison y fut envoyée. Des ouvrages considérables furent faits
autour de Zara pour s'en assurer la conservation, et un fort fut
élevé pour répondre de la fidélité des habitants. Elle avait besoin
de garantie, car leur ville avait échappé huit fois à la seigneurie.
Acquise, en 998, par le doge Pierre Urseolo, elle se révolta en
1040, pour se donner au roi de Croatie. En 1115, elle se mit sous la
protection du roi de Hongrie. En 1170, elle se déclara indépendante
et élut pour prince son archevêque. En 1186, ce fut encore le roi de
Hongrie qui appuya les nouveaux efforts des Zaretins pour secouer
le joug de la république. Les années 1242, 1310, 1345 et 1357 furent
encore marquées par de nouvelles expulsions des Vénitiens, qui,
après être rentrés tant de fois dans cette possession par la force
des armes, acquirent enfin cette colonie par un marché, comme s'ils
n'en eussent jamais fait la conquête. Cette acquisition importante
eut lieu en 1409, et en 1414, des provéditeurs furent envoyés dans
cette province, avec la mission de prendre des ôtages dans les
principales familles et de les faire partir pour Venise[99]. Bientôt
après, les généraux vénitiens employés sur cette côte s'emparèrent
successivement des îles d'Arbo, de Pago, de Cherno et d'Ossero. À la
faveur du voisinage ils semèrent la division dans Sebenigo, pour s'en
emparer par un coup-de-main, mais la tentative échoua. Les partisans
que les Vénitiens s'étaient ménagés dans la place en furent chassés
et il fallut en entreprendre le siége, qui fut long, car la ville ne
se rendit que par famine au bout de deux ans.

[Note 98: Jo. LUCII de regno Dalmatiæ, lib. 5, ch. 5.]

[Note 99: Chronaca di Venezia corne lo fù edificata, et in che tempo
et da chi fino all'anno 1446.

(_Manusc. de la biblioth. de St-Marc_, fº 48.)]

[Note en marge: La république paie un tribut aux Turcs.]

Ainsi, depuis quelques années, les Vénitiens multipliaient leurs
établissements sur la presqu'île de l'ancienne Grèce; mais les Turcs
commençaient à l'envahir de leur côté. La seigneurie, ne se sentant
pas en état de résister à de si dangereux voisins, prit le parti de
négocier avec l'empereur Soliman, et ne fit pas difficulté d'acheter,
par un tribut annuel de seize cents ducats, la promesse qu'il voulut
bien faire que ses armes laisseraient en paix les pays soumis à la
république.

[Note en marge: IV. Le marquis de Mantoue met son fils sous la
tutelle des Vénitiens.]

On voit combien les affaires des Vénitiens s'étaient améliorées
du côté du Levant. Sur le continent de l'Italie, leurs nouvelles
conquêtes avaient dû leur procurer beaucoup de considération et
d'influence. Ils en eurent une preuve par le testament du marquis de
Mantoue, François de Gonzague, qui, laissant un fils âgé de douze
ans, pria la république de vouloir bien se charger de la tutelle du
jeune prince et du gouvernement de ses états, pendant la minorité. La
république répondit dignement à cette honorable marque de confiance.
François Foscari, délégué par elle pour aller administrer le
Mantouan, y sut mériter la reconnaissance du prince et du peuple.

[Note en marge: Le seigneur de Ravenne demande un patricien pour
l'assister dans le gouvernement.]

Cet exemple fut suivi par le seigneur de Ravenne, Obizzo de Polenta,
prince trop modeste ou trop indolent, qui, bien qu'il fût en âge
de régner par lui-même, demanda à la seigneurie un patricien pour
l'assister dans les soins du gouvernement. Jean Cocco, qui fut chargé
de cette mission, ne s'en acquitta pas avec moins de succès que
François Foscari de la sienne.

S'il était beau pour le gouvernement de Venise de recevoir de
pareilles demandes, qui étaient un hommage rendu à sa sagesse, il
était plus glorieux encore de les justifier.

[Note en marge: Acquisition de Guastalla, Brescello, et
Casal-Maggiore.]

La Lombardie était troublée à cette époque par les divisions de
plusieurs princes et notamment par l'ambition du seigneur de
Plaisance, Otto da Terzi, qui possédait déjà Parme et Reggio et qui
voulait enlever Modène au marquis de Ferrare. Celui-ci parvint à
former une ligue contre ce voisin turbulent. La petite armée de cette
coalition, dans laquelle les Vénitiens étaient entrés et avaient
fourni sept cents lances, fut complètement battue; mais le marquis
répara les torts de la fortune par un crime. Il attira son ennemi
dans un piége et le fit assassiner. On se partagea le corps de ce
prince comme un trophée[100], et Venise ne répugna point à recevoir
les fruits de cette trahison. Elle s'empara de Parme et de Reggio.
Cette promptitude à se saisir de la part qu'elle croyait lui être
due, la brouilla avec son allié, qui fit avancer ses troupes pour
disputer la possession de Parme. Ils n'en vinrent cependant pas
aux mains; le marquis céda à la république Guastalla, Brescello et
Casal-Maggiore sur le Pô. Ces places convenaient beaucoup mieux aux
Vénitiens, qui, à ce prix, rendirent les deux autres.

[Note 100: S'ebbe nuova essere il signor Ottobuono terzo, stato morto
il suo corpo fù portato a Modena, il signor Vito di Camerino ne
voleva un quarto e l'ebbe, e gli altri tre quarti furono messi alle
porte di Modena e di Cremona, e le budelle furono buttade a' cani
un'orecchia ebbe messer Tommaso da Isabia, l'altra ebbe il signor di
Cortona. La testa fù messa sopra una lancia nella cuba della chiesa
di Ferrara del duomo. Altri mangiarono della sua carne. Tamen di tal
morte ho veduto altramente. (Marin SANUTO, _ibid._)]

[Note en marge: V. Désastres, complots à Padoue et à Vérone.]

[Note en marge: Pillage de Tana par les Tartares.]

L'année 1410 fut marquée par plusieurs évènements sinistres. Des
conspirations éclatèrent à Padoue et à Vérone, pour y établir
l'autorité des maisons de Carrare et de la Scala. Les coupables
expièrent cette tentative dans des supplices affreux. Les Tartares
firent une irruption dans la ville de Tana, où se tenait une foire au
mois d'août, et égorgèrent tous les Vénitiens qui s'y trouvaient,
au nombre de plus de six cents, après avoir pillé leurs richesses,
évaluées à plus de deux cent mille ducats[101].

[Note 101: Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, Th. Moncenigo.]

[Note en marge: Ouragan à Venise.]

Le même jour que cette irruption ruinait le commerce vénitien au fond
de la mer Noire, un ouragan, tel qu'on n'en avait point vu de mémoire
d'homme, semblait menacer Venise même d'une destruction totale. Les
vaisseaux arrachés de leurs ancres étaient brisés contre le rivage,
ou jetés dans la haute mer; tous les arbres déracinés; les édifices
renversés; la mer furieuse semblait vouloir anéantir Venise. Le
dommage fut incalculable.

[Note en marge: Murmures contre les patriciens.]

Environ un an après, un complot fut formé, ou plutôt un murmure fut
proféré contre les patriciens. Deux citadins, l'un nommé François
Baudouin, l'autre Barthélemi Anselme, causant un jour avec l'abandon
de l'amitié, se communiquèrent les sentiments d'indignation que leur
faisait éprouver l'insolence de la noblesse. Le premier osa dire
qu'il n'était pas impossible de la réprimer, que si les citoyens
riches voulaient assembler leurs créatures, ils se déferaient des
patriciens les plus odieux, et du conseil des Dix. Cette confidence
effraya tellement l'interlocuteur, qu'il courut dénoncer son
ami, qui fut pendu le lendemain, et le dénonciateur fut aggrégé
au patriciat. Telle est l'origine de la noblesse de la maison
Anselmi[102].

[Note 102: Voici comment cette affaire est racontée dans un manuscrit
de la bib. de St.-Marc, intitulé: _Cronaca di Venezia et come lo fù
edificata et in che tempo et da chi fino all'anno_ 1446, in-fº, page
42. «Mars 1412, Francesco Baldo pense cruellement, contre l'honneur
de la seigneurie; Barthélemi Anselmi vient la nuit, déguisé, le
dénoncer au doge. Baldo est conduit à la chambre des tourments, et
sans aucun préalable, appliqué sur le chevalet où il avoue son crime.
Le conseil des Dix prononce à l'instant, et à l'instant Baldo est
pendu à la colonne rouge du palais neuf. Barthélemi et tous les siens
sont admis au grand conseil, pour apprendre à tous que telles choses
doivent se révéler.»]

[Note en marge: VI. Guerre contre le roi de Hongrie. 1411.]

Les Vénitiens, en portant en Dalmatie leur pavillon et leur esprit
d'envahissement, avaient fait, selon Ladislas, une acquisition
légitime; mais aux yeux de Sigismond, ce ne pouvait être qu'une
usurpation. Sigismond n'était pas seulement l'heureux compétiteur
de Ladislas, il venait d'être appelé au trône impérial, et ceint
d'une double couronne, il s'avançait à main armée pour descendre des
montagnes du Frioul, et entrer sur le territoire vénitien. L'évêque
d'Aquilée, dont les états allaient être traversés et ensanglantés,
s'enfuit à Venise. La seigneurie prit toutes les mesures indiquées
par les localités pour défendre les passages par lesquels on pouvait
pénétrer dans son territoire. Un retranchement de vingt-deux mille
de développement, fut tracé sur la frontière. Douze mille hommes
de milices furent rassemblés pour la défense de ces lignes. Chaque
ville fournit un contingent de lances et de chevaux, et on en forma
une petite armée mobile, dont le commandement fut donné à Thadeo Dal
Verme, qui conduisit assez mal les affaires, pour qu'on fût obligé de
le remplacer par Charles Malatesta, dès la première campagne[103].

[Note 103: Il amena 2000 lances: la république lui payait par mois
1000 ducats pour lui et 13 par lance.

(_Cronaca di Venezia et corne lo fù edificata, et in che tempo et da
chi, fino all' anno_ 1446, man. de la biblioth. de St-Marc, fº 41.)

Je trouve cependant dans le même manuscrit, fº 44, que l'année
suivante, en 1412, les Vénitiens ne payaient plus les lances que 4
ducats par mois.]

Ces préparatifs de guerre nécessitèrent de nouvelles mesures de
finance, pour subvenir à une dépense qu'on évaluait à soixante mille
ducats par mois. Le gouvernement provoqua des dons patriotiques; on
soumit à des taxes les officiers de justice et beaucoup d'employés
de l'administration. On abusa du monopole du blé. On augmenta les
droits sur le sel, on en établit un de vingt sols par aune sur les
draps et sur les toiles. On multiplia les emprunts; Padoue prêta sept
mille ducats, Vicence huit mille, Vérone dix mille. Le conseil confia
la conduite de toutes les affaires militaires à une commission qui,
par-tout ailleurs qu'à Venise, aurait été jugée trop nombreuse pour
pouvoir faire espérer de la diligence et de la discrétion, car elle
était composée de cent vingt-neuf patriciens.

Les affaires des Vénitiens allèrent fort mal pendant la première
campagne. Le général des Hongrois était un Florentin nommé Pippo.
Il passa le Tagliamento, franchit tous les défilés du Frioul, se
présenta, le 22 avril 1411, devant les lignes, et les emporta presque
sans combattre, par la lâcheté et l'inexpérience des milices, qui
se débandèrent à l'aspect de l'ennemi. Dès que cette irruption fut
opérée, Bellune chassa le podestat vénitien, et ouvrit ses portes aux
Hongrois. Serravalle, Feltre, Motta, ne firent aucune résistance.
Sacile, Cordagnano, Val di Marino, Castelnuovo, furent emportés ou
se rendirent. Il n'y eut que Castelfranco, Conegliano, Azolo, Noale
et Oderzo, dont la défense fut honorable. L'ennemi se répandit dans
toute la province de Trévise, il pouvait attaquer la capitale. Il
fallut pour l'arrêter avoir recours à d'autres armes. Heureusement
Pippo n'était point inaccessible à la corruption. Vaincu par les
présents des Vénitiens, il se hâta de prendre des quartiers d'hiver,
et repassa même les montagnes sous prétexte d'y être plus en sûreté.

La seigneurie employa cet intervalle de repos à renforcer ses troupes
et ses places, à punir sévèrement les officiers lâches ou infidèles,
à qui on imputait les pertes de la campagne précédente, et sur-tout
à nouer des négociations pour la paix. Le roi ne la refusait pas
absolument, il consentait même à ce que Zara restât à la république;
mais il exigeait qu'on lui rendît Sebenigo et les autres places,
qu'on réparât le dommage qui y avait été fait, que six cent mille
ducats lui fussent payés en indemnité des frais de la guerre, que la
seigneurie lui envoyât tous les ans un cheval blanc ou un faucon, à
titre d'hommage pour la possession de Zara, et qu'elle lui accordât
un libre passage sur son territoire pour aller à Rome.

Les Vénitiens avaient bien pu se soumettre à payer un tribut aux
Turcs, mais ils ne voulaient pas se reconnaître vassaux du roi de
Hongrie. Ils pouvaient encore moins consentir à lui donner passage
pour venir en Italie, où il aurait fini par dominer.

Au commencement de la campagne de 1412, ils tâchèrent de porter la
guerre dans le Frioul. Udine fut prise et reprise. On se disputa
plusieurs châteaux. Dans une première bataille, les troupes
vénitiennes eurent un plein succès. Le général ennemi fut tué avec
quinze cents des siens; mais Sigismond s'avançait en personne, menant
à sa suite les héritiers des maisons de Carrare et de la Scala, ce
qui annonçait évidemment le projet de dépouiller la république de
la souveraineté de Padoue et de Vérone. Il fallut se replier sur
Bellune, ensuite dans le Trévisan, laisser même les ennemis s'avancer
sur le territoire de Padoue et le voir mettre le siége devant Vicence.

On avait eu la précaution d'enlever toutes les subsistances qui se
trouvaient dans la campagne ou dans les places ouvertes. Les Hongrois
éprouvèrent de grandes privations. Le siége de Vicence traîna en
longueur. Il leur coûta plus de trois mille hommes. Cette armée, sans
avoir été battue, se trouva réduite de moitié. Elle fit un mouvement
de retraite; aussitôt les troupes vénitiennes et les paysans se
mirent à sa poursuite pour la harceler, et lui firent éprouver une
perte considérable lorsqu'elle voulut repasser la Piave.

[Note en marge: VII. Trève. 1413.]

Les Hongrois passèrent l'hiver occupant le pays de Feltre, le
Frioul, et menaçant les places de l'Istrie, pour attirer de ce côté
les forces de la république. Enfin le 18 avril 1413, une trève de
cinq ans vint mettre fin à ces hostilités.

Cette guerre défensive avait coûté deux millions de ducats, et
occasionné la dévastation de plusieurs provinces. Il en résultait,
pour les Vénitiens, une dette considérable dont l'extinction fut
le premier soin du gouvernement. Son discrédit était tel que les
créances sur les fonds publics se vendaient à 38 pour cent de leur
valeur nominale[104]; on affecta à leur paiement tout le produit des
sels que les lagunes fournissaient pour la consommation de Vicence et
de Padoue, et un droit de 3 pour cent qui fut ajouté à la taxe dont
toutes les marchandises étaient grevées. Cinq commissaires furent
nommés pour diriger l'emploi de ce fonds d'amortissement.

[Note 104: _Historia veneta_, di Paolo MOROSINI, lib. 18. Voyez aussi
Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, M. Steno.]

Cependant au milieu de cette guerre malheureuse les intérêts du
commerce ne furent pas négligés. La guerre contre les Hongrois fit
rechercher l'amitié du duc d'Autriche; les Vénitiens obtinrent de
lui, moyennant une somme considérable, qu'il ouvrirait un libre
passage par le défilé de Trente aux marchandises qu'ils envoyaient en
Allemagne[105].

[Note 105: Cronaca di Venezia et come lo fù edificata, et in che
tempo et da chi fino all'anno 1446.

(_Manuscrit de la biblioth. de St.-Marc, foglio 41._)

Ce traité est du 2 février 1411.]

[Note en marge: Peste à Venise.]

Il n'y avait pas deux mois que la guerre avait cessé lorsque la peste
se déclara encore dans Venise, et dura jusqu'au mois d'octobre;
elle y fit périr cette fois trente mille personnes[106]. Le retour
si fréquent de ce fléau accuse l'insuffisance des lois sanitaires,
si nécessaires à un peuple qui était en communication continuelle
avec tout l'Orient; mais cette même calamité donna lieu quelque
temps après à une fort belle loi, qui défendit à tout sénateur de
s'éloigner de la capitale quand la peste y régnerait[107].

[Note 106: Marin Sanuto dit 32000 et 800 à Chiozza.]

[Note 107: _Historia di Venezia_, di Paolo MOROSINI, lib. 22.]

[Note en marge: Thomas Moncenigo, doge. 1414.]

Cette même année Venise perdit le doge Michel Steno, qui fut remplacé
par Thomas Moncenigo, alors en ambassade auprès de l'empereur
Sigismond. La mission de Thomas Moncenigo avait pour objet de mettre
un terme aux désordres que produisait en Italie la querelle des
papes, du roi de Naples et de Sigismond. Cet ambassadeur avait
aussi été chargé de proposer à l'empereur de donner à la république
l'investiture des principautés de Padoue, de Vicence et de Vérone, ce
qui prouve que la seigneurie ne se croyait pas un droit incontestable
sur ces états. Cette proposition, qui pouvait flatter la vanité de
l'empereur, était en opposition avec sa politique. Il demanda que ces
trois provinces fussent rendues à leurs anciens maîtres devenus ses
protégés. Il persistait aussi à exiger que les Vénitiens, en gardant
Zara, lui en fissent hommage. Il fallut se préparer à une nouvelle
guerre.

Quelques règlements qui furent faits sous le règne de Steno, ou
pendant l'interrègne, méritent d'être rapportés.

[Note en marge: VIII. Règlements intérieurs.]

On se souvient que la conjuration de Boëmont Thiepolo avait
occasionné l'expulsion de beaucoup de patriciens qui y avaient pris
part, notamment de plusieurs personnes de la maison Querini. Il avait
été réglé depuis que, tant que la race de ces exilés ne serait pas
éteinte, aucun des membres de leur famille, bien qu'étranger à la
conspiration, ne serait éligible au conseil des Dix. On vérifia au
commencement du XVe siècle qu'il ne restait plus aucun descendant des
condamnés; en conséquence le droit d'éligibilité à ce conseil fut
rendu à leurs parents.

Un autre décret régla que les avogadors ne pourraient plus faire
arrêter un conseiller de la seigneurie, à moins que l'accusation ne
portât sur un fait extraordinaire, et que, même dans ce cas, ils
seraient obligés d'en référer à deux chefs du tribunal des quarante.

On ajouta à ces dispositions que le doge ne pourrait appeler personne
en justice, que ses armoiries ne seraient placées ni sur les
drapeaux, ni sur aucun navire, ni sur aucun édifice, excepté dans
l'intérieur du palais ducal; que les avogadors pourraient le traduire
en jugement; que dans les conseils il ne pourrait jamais s'opposer à
leurs conclusions; qu'enfin personne ne serait autorisé à tirer des
archives de la république aucune pièce secrète.

[Note en marge: IX. Les Vénitiens refusent la possession de la ville
d'Ancône.]

Les gouvernements aristocratiques ne sont pas les moins susceptibles
des séductions de la prospérité. Venise, depuis une vingtaine
d'années, reculait tous les ans les bornes de ses domaines. Sans
rivaux sur les mers, où les Génois ne pouvaient plus soutenir la
concurrence, elle avait recouvré ou acquis d'importantes colonies,
et possédait plusieurs belles provinces sur le continent de
l'Italie; mais il fallait supporter les inconvénients inséparables
de sa nouvelle condition. Victorieuse des petits princes, dont le
voisinage l'avait si long-temps importunée, conquérante de leurs
états, elle se trouvait en contact avec des puissances bien autrement
redoutables, et il ne lui était plus permis de se dispenser de
prendre part à leurs différends. Devenue vulnérable sur plus de
points, elle avait plus de ménagements à garder. Une des acquisitions
les plus désirables pour elle, était sûrement celle du port d'Ancône.
Déjà maîtresse de Corfou, de Zara et des Lagunes, si elle y eût
joint Ancône, elle se serait trouvée en possession de tous les bons
ports existants sur les deux rivages de l'Adriatique. Elle put faire
cette acquisition et la faire gratuitement. Les Anconitains, sujets
de l'église, étaient assiégés et vivement pressés par le seigneur
de Pezzaro. Ils crurent trouver leur salut dans la protection de
la république, arborèrent l'étendard de Saint-Marc, et envoyèrent
des députés à Venise pour offrir de se donner à la seigneurie. Rien
n'était plus séduisant qu'une pareille proposition. Le gouvernement
vénitien avait montré plus d'une fois qu'il était toujours disposé à
croire sincères les voeux des peuples qui se donnaient à lui; mais
dans cette circonstance il résista à la tentation, et ne voulut point
avoir à compter de plus parmi ses ennemis le pape, et le prince qui
voulait conquérir cette ville.

Au lieu d'accepter le titre de maîtres, les Vénitiens s'offrirent
pour médiateurs et devinrent les arbitres désintéressés de ce
différend. Cette conduite, qui n'était que circonspecte, eut tous les
honneurs de la modération.

[Note en marge: X. Guerre contre les Turcs. 1416.]

Les soins qu'ils étaient obligés de donner aux affaires de l'Italie
détournaient leur attention et leurs forces des établissements qu'ils
avaient en Orient. Pendant ce temps-là, le soudan de Babylone ruinait
les comptoirs de la république à Damas; les Turcs mettaient à feu et
à sang tout le plat pays de l'île de Négrepont; Mahomet, leur nouvel
empereur, armait une puissante flotte qui menaçait Candie, et, sans
les divisions qui survinrent dans la famille ottomane, il n'est pas
probable qu'on eût pu détourner le danger par la négociation. La paix
qu'on eut le bonheur de conclure avec Mahomet, en 1415, fut rompue
presque aussitôt, par l'imprudence du duc d'Andros, qui ne cessait
point de faire la course sur les Turcs. Ceux-ci ne distinguèrent
point la république de son vassal, et se mirent à poursuivre tous
les bâtiments appartenant aux Vénitiens.

La seigneurie envoya, pour protéger son pavillon, une escadre de
quinze galères dans les mers de Constantinople, sous les ordres de
Pierre Loredan. La guerre n'avait été déclarée de part ni d'autre,
la flotte vénitienne portait des plénipotentiaires, chargés de
donner des explications et de prévenir une rupture; mais lorsque les
Turcs virent défiler le long de leurs côtes le cortége formidable
qui accompagnait ces ambassadeurs, ils firent feu sur l'escadre, qui
répondit par des volées de toute son artillerie. La flotte turque
appareilla pour venir attaquer les Vénitiens, et le 29 mai 1416, les
deux armées se livrèrent un combat sanglant à la vue de Gallipoli.

[Note en marge: Bataille de Gallipoli.]

Malgré l'infériorité du nombre, les Vénitiens remportèrent une
victoire complète. Leur amiral, Pierre Loredan, y reçut plusieurs
blessures. Celui des Turcs y perdit la vie[108]; cinq galères et
plusieurs autres bâtiments demeurèrent au pouvoir du vainqueur, qui
fit passer au fil de l'épée tous les Génois, Catalans, Siciliens ou
Provençaux, qui se trouvèrent parmi les prisonniers; ils étaient au
nombre de 2600. Il y avait aussi quelques Candiotes qui avaient pris
du service dans les équipages turcs. Ils furent écartelés, et leurs
membres suspendus à la poupe des galères.

[Note 108: Le _rapport_ de Pierre LOREDAN, dans lequel il raconte
cette bataille, a été conservée par Marin SANUTO. (_Vite de' duchi_,
Th. Moncenigo.)]

[Note en marge: Paix.]

Un mois et demi se passa en pour-parlers, avant que les
plénipotentiaires, qui étaient sur la capitane de Loredan, pussent
débarquer. Enfin ils furent admis. Tous les griefs qu'on avait à se
reprocher mutuellement furent considérés comme des mal-entendus.
On se rendit les prisonniers, les choses furent rétablies sur le
même pied qu'auparavant. Il fut stipulé que le gouvernement turc ne
prendrait point fait et cause pour les corsaires de sa nation et que
les Vénitiens pourraient les traiter en ennemis.

[Note en marge: XI. Acquisitions dans la Morée, Corinthe en 1422.]

Cette paix avec la Porte eut de très-bons effets pour la république.
Sa considération dans l'Orient et ses richesses s'en accrurent. Les
petits souverains qui redoutaient les Turcs, briguèrent son amitié.
Le prince de Morée sollicita sa protection et la paya de quelques
châteaux situés sur cette côte[109]. Cinq ans après, c'est-à-dire en
1422, les terreurs de ce prince augmentant dans la même proportion
que la puissance ottomane, il céda encore aux Vénitiens la ville de
Corinthe, qui est la clef de la presqu'île de la Morée.

[Note 109: Castel di ferro, Zunchio di Belvedere, Cataligo,
Bussiello, Serravalle, Luerni, Calopitani, Guffo, Latorre,
Mantievere, Zerbi, Zancana.]

Des évènements bien autrement importants se passaient en Italie.

La guerre contre Sigismond, roi de Hongrie et empereur, avait été
suspendue par une trève de cinq ans, signée le 18 avril 1413. Elle
devait par conséquent expirer à pareil jour, de l'an 1418.

[Note en marge: XII. Mort de Charles Zéno. 1418.]

Cette époque fut celle de la mort de l'un des plus grands hommes
dont la nation vénitienne puisse s'honorer. Après avoir subi une
prison de deux ans, Charles Zéno, presque octogénaire, dépouillé
de ses honneurs, mais non pas de sa gloire, voulut ajouter à
toutes les aventures qui avaient illustré sa vie, un pélerinage à
la Terre-Sainte. Dans ce voyage, son ardeur guerrière eut encore
une occasion de se réveiller. Son vaisseau aborda en Chypre, le
roi Pierre de Lusignan était alors en guerre avec les Génois, qui
avaient fait une descente dans son île et qui l'assiégeaient dans
sa capitale. Il réclama les conseils de ce vieux guerrier; mais
lorsqu'il s'agissait de combattre, Zéno ne se bornait pas à des
conseils. Il se mit à la tête de quelques troupes que le roi lui
confia y disputa le terrain aux Génois pendant toute une campagne,
rendit vaines toutes leurs entreprises et les força à signer la paix
et à se rembarquer. Après ce dernier exploit il revint à Venise,
où tous les malheurs de la vieillesse l'attendaient. Des maladies
cruelles, la goutte, la pierre, la cécité, et la perte encore plus
cruelle de sa femme et de son fils, lui firent désirer la mort
qu'il avait si long-temps bravée. Il mourut le 8 mai 1418, à l'âge
de quatre-vingt-quatre ans. Le gouvernement, qui avait pris soin
d'humilier ce général au milieu de ses prospérités, jugea qu'il
était aussi de sa politique de rendre à ses restes des honneurs
funèbres. Le corps de Zéno, couvert de quarante blessures, fut porté
à la sépulture par les marins, qui voulurent rendre cet hommage à
leur ancien amiral: le doge, le sénat en corps, l'accompagnèrent,
et Léonard Justiniani prononça en grec et en latin[110] l'oraison
funèbre d'un héros, à qui la patrie ingrate devait tant de victoires,
son salut et de si nobles exemples.

[Note 110: _Historia veneta_ Petri JUSTINIANI, lib. 6.]

[Note en marge: XIII. Guerre contre le roi de Hongrie, et le
patriarche d'Aquilée. 1418.]

[Note en marge: La république ménage le duc de Milan.]

La république touchait au moment de voir recommencer les hostilités,
avec deux ennemis redoutables. L'un était Sigismond; l'autre
n'était pas un ennemi déclaré, mais sa circonspection donnait
autant d'inquiétude que sa puissance. Philippe Marie Visconti avait
recueilli en 1412 l'héritage de sa maison, c'est-à-dire ce que n'en
avaient point arraché les seigneurs rebelles et les voisins jaloux.
Mais il ne dissimulait pas le dessein de ressaisir ce qui avait
appartenu à ses ancêtres, et, en attendant qu'il pût redemander aux
Vénitiens les provinces sur lesquelles il croyait avoir des droits,
il menaçait ou attaquait les princes moins puissants qui possédaient
Lodi, Côme, Brescia, Bergame et Crémone.

La république ne voulait pas que le duc de Milan se joignît contre
elle au roi de Hongrie. C'était là son intérêt le plus pressant.
Elle lui fit entendre que le premier objet des puissances de
l'Italie devait être d'empêcher les Allemands d'y pénétrer. Cette
communauté de périls produisit une de ces alliances où chacun ne se
propose que de profiter des malheurs de son allié. Le duc de Milan
ne promit point sa coopération, mais seulement son amitié, et cette
amitié était suspecte. Certain que les Vénitiens le ménageraient et
éviteraient de se brouiller avec lui, tant qu'ils auraient en tête
l'empereur Sigismond, il ne négligea rien pour mettre le temps à
profit. La seigneurie de son côté fit son possible pour l'empêcher de
s'agrandir. Sous le titre de son alliée, elle s'entremit dans toutes
ses querelles avec les seigneurs voisins. Elle parvint quelquefois
à retarder leur ruine par des trèves aussitôt violées que conclues,
et eut souvent la douleur de voir dédaigner sa médiation ou même son
intercession. Il fallut souffrir que le duc de Milan s'emparât de
Lodi, dont il fit pendre le seigneur, et de Bergame, qui appartenait
au seigneur de Brescia, particulièrement protégé des Vénitiens.

Ils tâchèrent de former contre l'empereur des alliances avec les
ducs de Bavière et d'Autriche. Ces alliés évitèrent de prendre une
part active à la guerre contre un ennemi si puissant. Plusieurs
négociations furent entamées avec Sigismond pour le détourner de
recommencer les hostilités. Le pape intervint comme conciliateur,
mais le roi demanda toujours, pour première condition, la restitution
des places de la Dalmatie, et la guerre fut inévitable.

La république n'avait rien négligé pour s'y préparer. Il était pour
elle du plus grand intérêt que le Frioul en fût le théâtre. On ne
manqua point de prétextes pour y porter les troupes vénitiennes, même
avant l'expiration de la trève. Le patriarche d'Aquilée, souverain
de cette province, avait vu, quelques années auparavant, son pays
traversé plusieurs fois par les armées hongroises. L'espoir d'être
un peu moins opprimé que dans les campagnes précédentes, l'avait
déterminé à se jeter dans le parti de Sigismond. C'en fut assez
pour donner aux Vénitiens le droit de l'attaquer. Ils surent même
se former dans le pays un parti, non-seulement pour seconder leurs
opérations dans la guerre actuelle, mais encore pour faciliter
l'accomplissement de leurs vues ultérieures. Le pape fit en vain des
efforts pour détourner l'orage qui allait fondre sur le territoire
d'un prince ecclésiastique. Le légat, qu'il envoya à cet effet à
Venise, eut beau représenter que le patriarche n'avait embrassé que
forcément le parti du roi de Hongrie; on avait intérêt de trouver en
lui un ennemi pour se battre sur son territoire. Ce légat d'ailleurs
mêla à ses paroles de paix des propositions intéressées, qui
nuisirent au succès de sa mission, en indisposant le gouvernement de
la république. La cour romaine désirait que, dans les états de la
seigneurie, les biens possédés par le clergé ne fussent plus soumis
aux impositions. Cette demande fut repoussée avec cette fermeté que
la seigneurie opposa toujours aux prétentions du saint-siége. On
répondit qu'avant d'être donnés à l'église, ces biens supportaient
toutes les charges publiques, que l'état n'avait pas renoncé à ses
droits, en permettant que ces biens fussent affectés à la dotation du
clergé, et qu'on ne se départirait jamais de cette maxime.

[Note en marge: XIV. Conquête du Frioul, de Feltre, de Bellune, et de
Cadore.]

L'armée de la république commandée par Philippe Arcelli parcourut le
Frioul sans rencontrer une forte résistance, parce que les troupes de
Sigismond étaient alors occupées en Bohême à une guerre contre les
hussites, qui avaient le double tort d'être hérétiques et de ne pas
le reconnaître pour leur roi. Les troupes du patriarche d'Aquilée,
unies à celles du comte de Gorice, son voisin, soutinrent presque
seules pendant deux campagnes les efforts des Vénitiens. Elles furent
battues; plusieurs places se rendirent successivement. Huit mille
Hongrois vinrent enfin partager les périls d'un allié à qui leur
maître avait jusque-là laissé tout le poids de la guerre. Ce secours
ne la rendit ni plus heureuse ni moins cruelle. On commit des deux
côtés d'affreux ravages et des représailles plus horribles encore. Le
général du patriarche fit écarteler des pillards. Le général vénitien
crut venger son armée en faisant couper la tête à cinquante paysans
ou femmes des environs d'Udine.

Les garnisons que le roi de Hongrie avait laissées dans les places
de Bellune, de Feltre, de Cadore et dans les châteaux environnants,
se virent tour-à-tour obligées de se rendre. Bellune fut la première
à envoyer sa soumission; Cadore capitula; Feltre fut réduite à se
racheter du pillage en payant dix mille ducats.

Dans le Frioul, les troupes vénitiennes, secondées par une flottille
qui était entrée dans le Tagliamento, conquirent successivement
Sacile, Pruta, Serravalle, Salemberg, Muceno et plusieurs autres
places, dont quelques-unes furent aussitôt démolies. Le patriarche
s'était jeté dans Udine avec six mille hommes. Cette capitale, devant
laquelle les Vénitiens s'étaient présentés plusieurs fois dans le
cours de cette guerre, finit par abandonner la cause de son prince,
l'obligea à prendre la fuite et se soumit le 7 juin 1420, en payant
trente mille ducats pour éviter le pillage, qui, par l'usage de ces
rachats honteux, devenait un droit reconnu [111].

[Note 111: I nostri vollero da quella terra, acciocchè non fosse
saccheggiata, ducati 30,000.

(Marin SANUTO, VITE DE' DUCHI, Th. Moncenigo.)

Ce fut à Udine que les Vénitiens conquirent une de leurs plus
précieuses reliques, l'évangile écrit de la main de saint Marc. «Era
il cielo in quei tempi tanto per benedir la repubblica, ch'oltre
all'ampliazione di stati, le concesse eziandio de' suoi divini
tesori; trovatisi in Udine gli evangelii scritti da San Marco in
lingua latina di propria mano, che trasportaronsi a Venezia.»

(_Fatti veneti_ di Francesco VERDIZZZOTTI, lib. 18.)

«Altro aquisto furono gli evangelii scritti in lingua latina di mano
di San Marco. (_Historia di Venezia_ di Paolo MOROSINI, lib. 18.)

DOGLIONI, (_Historia veneziana_, lib. 6,) ajoute à ce récit des
circonstances miraculeuses.]

Le patriarche, voyant tous ses états au pouvoir du vainqueur,
n'espérant plus aucun secours de Sigismond, que les hussites
occupaient en Bohême, et que les Turcs menaçaient en Hongrie, implora
la médiation du pape. Le médiateur demanda d'abord que les Vénitiens
restituassent leur conquête; mais tout ce qu'on put en obtenir, ce
fut de laisser au patriarche d'Aquilée San-Danielo et San-Vito,
avec une pension de trois mille ducats, encore sous la condition de
reconnaître la juridiction de la république. Le comte de Gorice fut
obligé de faire hommage de ses fiefs.

[Note en marge: XV. Guerre en Dalmatie.]

[Note en marge: Cattaro se donne aux Vénitiens.]

Sur la côte de la Dalmatie, les armes vénitiennes furent moins
heureuses. Les Hongrois enlevèrent Scutari, gagnèrent une bataille,
et auraient probablement reconquis la majeure partie de cette
côte, si les Turcs, alors maîtres de la Thrace et en guerre avec
Sigismond, n'eussent fourni aux Vénitiens un secours qui les aida à
s'y maintenir. Pierre Loredan, capitaine du golfe, conquit Almissa,
Brassa, Lezina, Curzola, Trau et Spalato. Scutari fut surpris et
enlevé. Cattaro, qui était alors une petite république, se donna
aux Vénitiens, effrayée des progrès de la puissance ottomane, et
ne trouvant pas une protection efficace dans les armes du roi de
Hongrie. Mais cette soumission volontaire fut précédée d'un traité
par lequel les habitants se réservèrent le droit d'élire leurs
magistrats et de conserver leurs anciennes lois; ils y insérèrent
même une condition digne de servir de modèle aux autres peuples. Il
fut stipulé que les Vénitiens ne pourraient jamais céder cette ville
à une autre puissance, et que, s'ils oubliaient cet engagement,
Cattaro dégagée de tous les siens envers eux, reprendrait à l'instant
son indépendance primitive[112].

[Note 112: _Essai historique et commercial sur les Bouches de
Cattaro_, par M. Adrien DUPRÉ.]

[Note en marge: XVI. Situation de la république après ces conquêtes.]

La république de Venise se montra fidèle à un traité qui lui donnait
une forteresse importante à l'entrée de l'un des principaux bassins
du littoral de l'Adriatique. Ce fut alors que la république se
trouva réellement souveraine du golfe, puisqu'elle en possédait tous
les rivages depuis les bouches du Pô jusqu'à Corfou. Ce territoire
comprenait une population d'à-peu-près deux millions d'habitants,
répartis sur deux mille lieues quarrées, à quoi il faut ajouter
Candie, Négrepont, toute la côte de la Morée, plusieurs îles de
l'Archipel, et des établissements dans presque tous les ports de
l'Orient.

La capitale, suivant le dénombrement qui fut fait à cette époque,
avait une population de cent quatre-vingt-dix mille âmes[113], et
ce qui prouve que cette population tendait encore à s'accroître,
c'est que les maisons y étaient d'une grande valeur[114]: on en peut
juger par leur estimation qu'on portait à sept millions de ducats, ou
trente millions de francs, et par le loyer qui s'élevait à cinq cent
mille ducats, de la valeur de quatre francs trente-cinq centimes,
c'est-à-dire, à deux millions de notre monnaie[115]. Tous les impôts
rendaient dans la même proportion.

[Note 113: _Historia di Venezia_ di Paolo MOROSINI, lib. 19. On fit
dans ce temps-là le calcul du blé que Venise faisait venir des pays
voisins, on trouva qu'elle tirait:

  De la Dalmatie, de l'Albanie et de la Grèce...   170,000    Mesures
  De la côte d'Italie, depuis Ravenne jusques                   de
  en Calabre ....................................  146,000    froment
  Du Padouan et du Trévisan ........................30,000
                                                  --------
                                                   346,000

En tout 346,000 mesures; il reste à déterminer quelle était cette
mesure. L'historien que je viens de citer la nomme _stara_, le staro
pesait 63kil 90; ce qui donne une consommation d'à-peu-près 230
livres de grain par tête et par an.]

[Note 114: On en trouve aussi la preuve dans ce passage de
l'historien SANUTO, qui se rapporte à une estimation des propriétés
faite peu de temps après, en 1425. «A gli 8 d'ottobre fù preso in
pregadi che si dovessero stimare tutte le possessioni di Venezia,
e furono fatti sei gentiluomini, cioè trè di quà da canale, e trè
di là, che avessero le stime vecchie, co' loro maestri, murari e
marangoni, notai e uffiziali. E cosi fù stimato, la quale stima fù
questa e nota che fù accresciuta dalla vecchia per lire 72,424.»
On voit qu'il y avait dès-lors à Venise une espèce de cadastre. M.
SIMONDE SISMONDI dans son _Histoire des républiques italiennes du
moyen âge_, liv. 65, attribue l'invention du cadastre aux Florentins,
et la place en 1429. Ce passage que je viens de citer paraît prouver
que cette méthode de perception était déjà connue à cette époque.

Il existe à la Bibliothèque-du-Roi, sous le nº 10444, in-4º, un
manusc. intitulé: _Croniche di Venezia fino all' anno_ 1442, où je
trouve ce passage sous la date de 1425, _e qui di satto si vederà
la stima nova e la vecchia delle possessioni di Venezia, tutte
fatte a lire de grossi, zacuna lira vale ducati dieci d'oro._ Il en
résulte que la nouvelle estimation dans les six quartiers de Venise
s'élevait, en livres de gros, valant dix

  ducats, chacune à.................. 463,422
         Et l'estimation ancienne.... 333,595
                                     --------
            Augmentation............. 129,827]

[Note 115: Quand on dit une monnaie vaut tant, on la compare à une
autre; mais pour se faire une juste idée de cette valeur, il faut la
comparer aux valeurs moins variables.

Par exemple, je dis ici qu'un ducat vaut 4 francs 35 cent, voilà le
rapport effectif indiqué entre deux espèces de monnaie; mais il reste
à savoir ce qu'à telle époque on pouvait avoir pour telle pièce.

On trouve, en lisant attentivement les historiens anciens, quelques
indices qui peuvent conduire à cette connaissance. Marin Sanuto
raconte, qu'en 1429 il fut délibéré, dans le conseil de Venise, de
faire don d'un palais, dans cette capitale, à Louis de Gonzague,
prince de Mantoue, ex-capitaine général de la république. On acheta
pour cela le palais de Bernard Justiniani de S. Pantaléon: ch'è in
capo del rio in volta di canale, e costò alla signoria ducati 6500.

Un autre palais de Nicolas Morosini donné la même année au vaivode
d'Albanie, coûta 3000 ducats.

On voit encore par un passage du même auteur qu'en 1417, on éprouva
une disette, et que le prix de la mesure de froment (le stajo)
s'éleva à 2 ducats et 6 sols (le ducat se subdivisait en 96 sols). En
1312 au contraire il y avait eu grande abondance. On pouvait avoir
pour un ducat un stajo de froment, une quarte de vin ou une charretée
de bois. Le prix moyen du stajo de froment pouvait donc être évalué
dans ce siècle à un ducat et demi.

Si aujourd'hui la même maison, la même quantité de blé vaut le
double, le triple, il s'ensuit que la même monnaie a perdu la moitié
ou les deux tiers de sa valeur, et que par conséquent mille ducats de
ce temps-là en valaient 2000 ou 3000 d'aujourd'hui. Quant à la valeur
du ducat, il faut savoir qu'à Venise il y avait trois monnaies de ce
nom:

  Le ducat d'or valant à-peu-près      .... 17 liv. tourn.
  Le ducat d'argent ou effectif valant .. de 4 l. à 4 l. 10 s.
  Le ducat courant ou de compte      .... de 3 l. 5 s. à 4 l.

Dans les affaires d'administration, on comptait par ducat effectif;
dans le commerce, on comptait par ducat de compte.

Le ducat effectif se divisait en 8 livres vénitiennes, et le ducat
de compte valait 61. 4 sols vénitiens.]

Un autre signe de prospérité non moins évident, c'était l'activité
de l'atelier monétaire de Venise, pour convertir en monnaies
nationales les espèces étrangères qui restaient dans le pays, après
la compensation de toutes les marchandises importées et exportées.
Cet atelier frappait annuellement un million de ducats d'or valant
à-peu-près dix-sept francs; deux cent mille pièces d'argent et huit
cent mille sols. C'était une fabrication de près de dix-huit millions
de notre monnaie, dont s'accroissait tous les ans le numéraire de
Venise. Aussi les fortunes particulières et la fortune publique
augmentaient-elles dans une progression rapide. En moins de dix
ans, l'état avait éteint une dette de quatre millions de ducats
d'or, c'est-à-dire de près de soixante-dix millions de francs, et
avait prêté cent soixante-six mille ducats au marquis de Ferrare. On
comptait, dans Venise, mille nobles dont la fortune s'élevait depuis
quatre mille jusqu'à soixante-dix mille ducats de revenus, et cela
dans un temps où pour trois mille ducats on achetait un palais[116].

[Note 116: Je trouve cependant dans un manuscrit de la biblioth.
St-Marc, intitulé: _Cronica de Venezia et come lo fù edificata et
in che tempo, et da chi, fino all'anno_ 1446, une circonstance qui
ferait juger que les constructions étaient dès-lors chères à Venise.
La couverture de l'église Saint-Marc, y est-il dit, avait été
consumée par un incendie, en 1419. Il en coûta, pour la rétablir,
19000 ducats d'or.]

Trois mille vaisseaux de commerce du port de cent, de deux cents
tonneaux, et trois cents gros bâtiments, occupaient vingt-cinq mille
matelots. Quarante cinq galères, que la république entretenait en
armement pour la protection de son commerce, étaient montées par onze
mille hommes.

Ces flottes portaient tous les ans, chez l'étranger, pour dix
millions de ducats de marchandises, qui produisaient un bénéfice de
deux cinquièmes, dont la moitié payait le fret des bâtiments, et
faisait vivre trente-six mille marins, et le reste accroissait les
capitaux des négociants. Je trouve dans l'historien Sanuto, quelques
notions sur une flotte marchande qu'on expédia vers ce temps-là
pour la Syrie. Elle consistait en six bâtiments, ayant chacun cent
cinquante hommes d'équipage, ils portaient trois cent soixante mille
ducats en espèces, et des marchandises pour cent soixante mille.

Pour donner une idée de l'importance des ventes que Venise faisait,
seulement dans la Lombardie, il suffit d'exposer que tous les ans
elle y vendait pour

    900,000 ducats de draperies.
    100,000     »     de toiles.
    240,000     »     de laines de France et d'Espagne.
    250,000     »     de coton.
     30,000     »     de fil.
    200,000     »     d'étoffes d'or et de soie,
    250,000     »     de savon.
    539,000     »     d'épiceries et de sucre.
    120,000     »     de bois de teinture.
    110,000     »     d'autres objets, parmi lesquels
                      les esclaves figurent
                      pour une somme de 50,000
                      ducats.
  -----------------
  2,789,000 ducats.

C'était donc une vente montant à deux millions sept cent
quatre-vingt-neuf mille ducats, sans compter la vente du sel; et les
Vénitiens rapportaient de toutes les places d'autres marchandises
qu'ils allaient vendre à d'autres nations avec avantage. La somme
du commerce que Venise faisait avec la Lombardie, était évaluée à
vingt-huit millions huit cent mille ducats.

On aura remarqué quelle supériorité cette nation devait avoir sur
les autres pour s'être faite l'intermédiaire du commerce des laines
entre la Lombardie, la France et l'Espagne. Aussi tous les peuples
étaient-ils ses tributaires; elle gagnait seize cent mille ducats par
an sur les Lombards, et près de quatre cent mille sur Florence.

Et si l'on considère qu'il y avait à peine quarante ans que la
république, dépouillée de la Dalmatie, réduite à disputer la plage
de Malamocco, implorant la paix sans l'obtenir, menacée dans sa
capitale, sans communication avec les colonies qui lui restaient,
n'avait que six galères à mettre à la mer, voyait le pavillon génois
flotter sur les lagunes, et finissait par céder au duc d'Autriche
la seule province qu'elle possédât sur le continent, on reconnaîtra
qu'il fallait qu'il y eût dans ce gouvernement un puissant principe
de force et de vie, pour avoir surmonté tant d'obstacles et réparé
tant de malheurs. Il nous reste à voir s'il était aussi heureusement
organisé pour soutenir la prospérité.

Voici quel était à cette époque l'état des finances de la
république[117].

  +--------------------------------------+----------+----------+---------+
  |                                      | RECETTES.|    À     | PRODUIT |
  |                                      |          |DÉFALQUER.|   NET.  |
  +--------------------------------------+----------+----------+---------+
  |                                      | ducats.  | ducats.  | ducats. |
  +--------------------------------------+----------+----------+---------+
  |Le Frioul rendait                     |    7,500 |    6,330 |   1,170 |
  +--------------------------------------+----------+----------+---------+
  |Trévise et le Trévisan                |   40,000 |   10,100 |  29,900 |
  +--------------------------------------+----------+----------+---------+
  |Padoue et le Padouan                  |   65,500 |   14,000 |  51,500 |
  +--------------------------------------+----------+----------+---------+
  |Vicence et le Vicentin                |   34,500 |    7,600 |  26,900 |
  +--------------------------------------+----------+----------+---------+
  |Vérone et le Véronais                 |   52,500 |   18,000 |  34,500 |
  +--------------------------------------+----------+----------+---------+
  |Venise                       150,000  }          |          |         |
  +--------------------------------------}----------+----------+---------+
  |L'office du sel              165,000  }          |          |         |
  +--------------------------------------}----------+----------+---------+
  |Les 8 offices qui versaient           }  698,500 |   99,780 | 598,720 |
  |à la caisse des emprunts     233,500  }          |          |         |
  +--------------------------------------}----------+----------+---------+
  |Profits de la chambre des             }          |          |         |
  |emprunts                     150,000  }          |          |         |
  +--------------------------------------+----------+----------+---------+
  |Terres maritimes                      |  180,000 |     «    | 180,000 |
  +--------------------------------------+----------+----------+---------+
  |Autres recettes extraordinaires,      |          |          |         |
  |décime sur les maisons et biens       |   25,000 |    6,000 |  19,000 |
  |dans le dogado                        |          |          |         |
  +--------------------------------------+----------+----------+---------+
  |Bénéfice des prêts au comptant        |   15,000 |    7,500 |   7,500 |
  +--------------------------------------+----------+----------+---------+
  |Possessions au-dehors, et maisons     |          |          |         |
  |d'habitation                          |    5,000 |     «    |   5,000 |
  +--------------------------------------+----------+----------+---------+
  |Le clergé, à raison de ses revenus    |   22,000 |    2,000 |  20,000 |
  +--------------------------------------+----------+----------+---------+
  |Les Juifs trafiquant sur mer, à 2 déc.|      600 |     «    |     600 |
  +--------------------------------------+----------+----------+---------+
  |Les Juifs trafiquant sur terre        |    1,500 |      «   |   1,500 |
  +--------------------------------------+----------+----------+---------+
  |Décimes du commerce                   |   16,000 |    6,000 |  10,000 |
  +--------------------------------------+----------+----------+---------+
  |Nolis ou frêt                         |    6,000 |    4,000 |   2,000 |
  +--------------------------------------+----------+----------+---------+
  |Change                                |   20,000 |   12,000 |   8,000 |
  +--------------------------------------+----------+----------+---------+
  |                                      |1,189,600 |  193,310 | 996,290 |
  +--------------------------------------+----------+----------+---------+

[Note 117: Ce tableau est pris de l'Histoire de Marin SANUTO, _Vite
de' duchi_, à la fin de _la Vie de_ Thomas Moncenigo. J'ai été
obligé d'y changer quelques chiffres, pour faire disparaître des
inexactitudes de calcul, au reste peu importantes.]



LIVRE XIII.

     Délibération sur la guerre proposée par les Florentins contre
     le duc de Milan. -- Mort du doge Thomas Moncenigo 1420-1423.
     -- Acquisition et perte de Salonique. -- Déclaration de guerre
     contre le duc de Milan. -- Siége de Brescia. -- Victoires de
     François Carmagnole. -- Traité de paix par lequel la république
     acquiert Brescia, 1423-1426.


[Note en marge: Les Florentins veulent engager la république à se
liguer avec eux contre le duc de Milan. 1421.]

Le résultat de la guerre que le roi de Hongrie avait faite aux
Vénitiens, était l'agrandissement de la république. Le patriarche
d'Aquilée en avait fait les frais. La conquête du Frioul rendait
contiguës les possessions de la seigneurie au nord du golfe, et par
conséquent en facilitait les communications et la défense. Elle
procurait l'occupation des défilés depuis l'embouchure du Tagliamento
et du Lisonzo jusqu'à leurs sources, c'est-à-dire jusqu'aux hautes
montagnes qui séparent l'Allemagne de cette partie de l'Italie.
Maîtresse de ces passages, rassurée contre l'inimitié du roi de
Hongrie, par les affaires qu'il avait ailleurs, la république était
libre désormais de donner une attention plus sérieuse aux progrès du
duc de Milan et d'y mettre obstacle.

Elle en fut vivement sollicitée. Des ambassadeurs Florentins
vinrent exposer au sénat de Venise les dangers que l'ambition de
Philippe-Marie Visconti faisait courir aux deux républiques, et à
toute l'Italie septentrionale. Ils formaient contre ce prince une
ligue déjà nombreuse et qui pouvait être très-puissante, si les
Vénitiens voulaient y prendre part.

L'historien Sanuto, qui écrivait quelque cinquante ans après et qui,
par son rang comme par la proximité des temps, était à portée d'être
bien informé, nous a transmis[118] les discours qui furent prononcés
dans le conseil par le doge pour faire décider si on entrerait, ou
non, dans la ligue des Florentins contre le duc de Milan. Il assure
qu'ils ne sont que la copie du manuscrit communiqué par Moncenigo
lui-même. Quand des documents de cette nature ont une pareille
authenticité, ils sont précieux à conserver parce qu'ils donnent une
idée exacte du temps et des hommes.

[Note 118: _Vite de' duchi di Venezia_ à la fin du règne de Thomas
Moncenigo. Questa una copia tratta dal libro dell' illustre messer
Tomaso Mocenigo doge di Venezia d'alcuni arringhi fatti per dar
risposta agli ambasciatori de' Fiorentini.]

Je vais laisser parler le grave personnage qui eut la plus grande
part à cette délibération. Je me borne à traduire les harangues en
les abrégeant quelquefois.

On avait exposé que les troupes du duc de Milan étaient aux portes
de Florence, qu'après que cette république aurait succombé, les
autres états seraient envahis, et qu'alors Venise se verrait obligée
d'opposer seule à un puissant adversaire une résistance pour
laquelle, dans ce moment, on ne lui demandait que sa coopération.

[Note en marge: II. Discours du doge Thomas Moncenigo, sur les causes
de la rupture des Florentins avec le duc de Milan.]

«Illustrissimes seigneurs, dit le doge, on n'ignore point l'origine
des démêlés qui divisent Florence et le seigneur de Milan. Je crois
cependant devoir vous la retracer en peu de mots. Le duc, mort en
1402, laissa deux fils encore enfants. Pendant cette minorité,
Gabrino Fondolo se fit seigneur de Crémone, Pierre-Marie de Rossi
s'empara de Parme, Pandolphe Malatesta se rendit maître de Brescia,
Jacques Dal Verme et beaucoup d'autres se mirent en possession de
ce qui se trouva à leur convenance. Les Florentins marchèrent sur
Pise, qu'occupait un fils naturel de l'ancien duc. Ils favorisèrent
les usurpations de tous ces seigneurs, et en moins d'un an l'état
considérable que Visconti avait laissé à ses fils fut réduit à rien.
Ces enfants se trouvèrent dépendre d'officiers qui avaient été
naguère leurs sujets. La justice de Dieu permit cette révolution,
parce que leur père avait acquis injustement une grande partie de
ces vastes domaines. Philippe-Marie Visconti épousa la fille de son
tuteur, et, au moyen des richesses, des soldats, que lui procura
cette alliance, aidé sur-tout des talents de François Carmagnole,
qu'il avait mis à la tête de ses troupes, il recouvra la majeure
partie de l'héritage de ses pères. Alors, c'était en 1412, les
Florentins lui envoyèrent une ambassade, pour lui exprimer toute la
joie qu'ils feignaient d'avoir de ses succès, et lui proposer un
traité. Il fut convenu que ni eux ni lui ne porteraient leurs armes
au-delà du Tronto ni du Rubicon.

«En 1414 le seigneur de Forli mourut, et, comme il ne croyait point
pouvoir confier ses enfants au seigneur d'Imola, son parent, il
pria, par son testament, le duc de Milan de se charger de leur
tutelle et de l'administration du pays. Le duc envoya à cet effet
un corps de troupes à Forli. Aussitôt le seigneur d'Imola courut à
Florence, pour se plaindre de ce que Visconti avait violé le traité,
en portant ses troupes au-delà des limites convenues. On assembla
un conseil, où il y avait non-seulement des nobles, non-seulement
des marchands, mais encore des artistes et de ceux qui exercent des
professions mécaniques et grossières. Ceux qui désiraient la guerre
pour s'enrichir, crièrent que le duc avait violé le traité; et il fut
délibéré de lui envoyer une ambassade pour en réclamer l'observation.

«L'ambassadeur fut un Juif nommé Valori[119], banquier de sa
profession. Le duc, pour éviter de l'entendre, feignit une maladie
selon sa coutume, et lui envoya un secrétaire pour s'expliquer
avec lui; mais Valori, qui avait ordre de ne traiter qu'avec le duc
lui-même, et d'être revenu au bout de quinze jours, partit sans
avoir eu aucune explication. Les Florentins prirent ce procédé de
Visconti pour une offense, et il fut défendu de parler de paix avant
dix ans, sous peine de mort et de confiscation. Ce fut en vain que
des ambassadeurs de Milan vinrent offrir toutes les explications
convenables; la guerre était résolue. L'armée des Florentins s'empara
de Forli; mais elle fut battue plusieurs fois. Le duc marcha contre
eux, secondé par les Lucquois, les Siennois, les Bolonais et les
Péruziens, que les mauvais procédés de leurs voisins avaient
indisposés.

[Note 119: L'abbé LAUGIER, (liv. 21 de son _Histoire de Venice_,) dit
qu'on lui a fait observer: 1º qu'il serait étrange que les Florentins
eussent choisi un Juif pour ambassadeur; 2º que, suivant Sanuto, le
surnom de celui-ci était Barthélemy, et qu'un Juif ne pouvait pas
porter ce surnom; 3º que l'historien florentin Poggi parle de ce
Valori, comme de l'un des principaux membres du conseil de Florence.
Il en conclut que cette qualification de Juif n'est qu'une erreur, ou
une injure. Il ajoute que ce Valori, noble florentin, passa ensuite
en Provence, où il devint la tige d'une famille recommandable.]

«Telle fut la véritable cause de la guerre qui existe entre les
Florentins et le seigneur de Milan. Si vous pensez qu'il faille
répondre à leurs envoyés, nous leur dirons que, s'ils sont disposés à
la paix, ils n'ont qu'à écrire à Florence pour y demander des pleins
pouvoirs.»

Il fallut attendre une réponse de Florence. Elle arriva au mois de
juillet 1421, et porta défense aux ambassadeurs de parler de paix
sous peine de la vie.

L'affaire fut portée au grand conseil. Le procurateur François
Foscari, l'un des sages, y défendit la cause des Florentins avec
toute la chaleur d'un homme dans la force de l'âge et qui ne redoute
pas les entreprises hasardeuses.

[Note en marge: III. Second discours du même, sur les conséquences de
la guerre proposée.]

Le doge répliqua en ces termes:

«On vous dit que l'intérêt des Florentins est le nôtre, et que,
par conséquent, il ne peut leur arriver un malheur que nous ne
le partagions. Nous répondrons à cela en temps et lieu. Jeune
procurateur, Dieu en créant les anges, les doua de la faculté de
discerner le bien et le mal, et leur donna, la liberté de choisir.
Il y en eut qui choisirent le mal: Dieu les punit. C'est ce qui
est arrivé aux Florentins qui courent à leur perte; c'est ce qui
vous arrivera à vous-mêmes si vous suivez leurs exemples et leurs
conseils. Nous ne pouvons que vous exhorter à conserver la paix. Si
le duc de Milan vous faisait une guerre injuste, vous auriez votre
recours en Dieu qui voit tout, et qui vous donnerait la victoire.
Conservons la paix, et malheur à qui propose la guerre.

«Jeune procurateur, le Seigneur créa Adam sage, bon, parfait, et lui
donna le paradis terrestre, en lui disant; Jouis en paix de tout ce
qui est ici, mais abstiens-toi du fruit de tel arbre. Notre premier
père fut désobéissant. Il oublia qu'il n'était qu'une créature; il
pécha par orgueil. Dieu le chassa du paradis qu'habitait la paix,
et le bannit dans un monde en proie à la guerre. Toute sa race fut
proscrite avec lui. Le mal fit des progrès, et bientôt le frère
tua son frère. C'est ce qui attend les Florentins. En cherchant la
guerre, ils finiront par l'avoir entre eux. Ainsi nous arrivera-t-il
à nous tous, si nous nous laissons entraîner par notre jeune
procurateur.

«Jeune procurateur, après le péché de Caïn, Dieu punit la révolte
des hommes par le déluge, dont il ne sauva que Noé, le seul juste.
De même les Florentins, s'ils écoutent leurs passions, verront
dévaster leur territoire, et seront forcés, avec leurs femmes et
leurs enfants, de venir chercher un asyle dans notre cité, qui, comme
l'arche-sainte, sera sauvée, si elle persiste dans la soumission à la
volonté du Seigneur. Mais nous-mêmes, si nous en croyons notre jeune
procurateur, nous nous verrons obligés de nous réfugier sur une terre
étrangère.

«Jeune procurateur, Noé fut élu de Dieu parce qu'il était juste.
Caïn désobéit au Seigneur; il tua son frère, il en fut puni, et de
lui sortit cette race de géants, qui, pour avoir oublié la crainte
de Dieu, virent changer leur langue unique en soixante-six langues,
et finirent par s'entre-détruire et disparaître pour jamais. Ainsi
les Florentins verront leur langue s'altérer et faire place à
soixante-six idiomes différents. Ils se répandent tous les jours en
France, en Allemagne, en Languedoc, en Catalogne, dans la Hongrie,
et dans toute l'Italie. Ils finiront par se disperser et par n'avoir
plus de Florence. Le même sort nous est réservé; c'est pourquoi
craignons Dieu, et espérons en lui.

«Jeune procurateur, entre toute la postérité de Noé, Dieu choisit
Abraham, le plus juste de ces temps-là, et lui ordonna de se
circoncire, pour qu'il fût reconnu entre les autres. Parmi tous ceux
qui devaient être conçus et naître de l'homme et de la femme avec
la tache du péché originel, Dieu élut et préserva de cette tache
notre sainte mère, parce que d'elle devait naître notre Seigneur
Jésus-Christ, le rédempteur, dieu et homme tout ensemble, ayant un
corps auquel nul homme n'avait donné l'être, formé par l'Esprit-saint
du pur sang et du lait de la vierge, et une âme la plus sainte qui
eût jamais été ou qui pût être jamais. Le Verbe revêtit cette forme
humaine, quoique Dieu ne doive point se comparer à la créature.

«Entre les créatures, Dieu suscita Attila, qui descendit vers
l'Occident, traînant après lui les ravages et les ruines. Le Seigneur
inspira à quelques hommes généreux, qu'il daigna choisir, de venir
habiter ces lagunes, où ils trouvèrent leur salut. Rendons-lui grâces
de ce que cette terre a été sanctifiée par des monastères, par des
hôpitaux, par de grandes aumônes. Si nous faisons ce qu'on vient
nous proposer, nous ne serons plus ses élus, et nous devons nous
attendre à ce qu'ont éprouvé tant d'autres nations, aux dévastations
et aux massacres. Puisque les Florentins veulent chercher leur perte,
abandonnons-les à leur égarement, et demeurons la nation élue entre
toutes les autres. Conservons la paix.

«Jeune procurateur, Jésus-Christ dit dans son évangile qu'il nous
la donne. Nous devons donc la chercher et la garder. Si nous
transgressons ses commandements, à quoi devons-nous nous attendre,
si ce n'est à d'extrêmes calamités? Vous voulez vous conserver, ne
vous départez point de l'évangile et des saintes écritures. Florence
s'en est écartée; voyez quels malheurs Dieu lui a envoyés. Consultez
le vieux et le nouveau Testament; combien de grandes nations ont
été réduites, par la guerre, à un état méprisable! C'est la paix
qui les fait grandes; elle seule multiplie les générations, les
palais, l'or, les richesses, les arts, les seigneurs, les barons et
les chevaliers. Dès que les peuples se livrent à la guerre, Dieu
les abandonne. Ils se divisent et se détruisent; les richesses
s'épuisent, la puissance s'évanouit. Après avoir exterminé les
autres, ils s'exterminent eux-mêmes ou finissent par tomber dans la
servitude étrangère. Cet état, qui a fleuri pendant mille huit ans,
Dieu le détruira en un moment. Gardez-vous de suivre les conseils
qu'on vous donne.

«Jeune procurateur, ce fut la paix qui fit la splendeur de Troie, qui
y multiplia la population, les maisons, les palais, l'or, l'argent,
les arts, les seigneurs, les barons et les chevaliers. Dès qu'elle
entreprit la guerre, sa population fut détruite, ses femmes restèrent
veuves. Plus de richesses; la misère par-tout. Troie fut renversée,
et ses citoyens devinrent esclaves. Tel sera le sort de Florence,
qui cherche à dépouiller autrui. Déjà elle a commencé d'éprouver des
désastres. Ses terres ont été ravagées; ses habitants sont en fuite:
tel sera notre sort.

«Ah! conservons la paix, cette paix à qui Venise doit tant de
richesses, ses arts, sa marine, son commerce, sa prospérité. Nous
avons vu fleurir notre noblesse, et nos citadins vivre dans
l'opulence, pendant que d'autres états étaient ravagés par la guerre.
Ce fléau ne nous serait pas moins funeste. Conservez donc la paix et
confions-nous en Dieu.

«Jérusalem prospéra par la paix. Salomon éleva le temple et adora
les faux dieux. Roboam, son fils, se révolta contre le Seigneur,
dix tribus se séparèrent de son royaume. De même les villes qui
appartiennent aux Florentins se donnent au duc de Milan. Ainsi
se vérifient ces paroles du psalmiste: _Un autre héritera de la
couronne, ses femmes seront veuves, ses enfants seront orphelins._

«Rome devint grande et puissante; elle se peupla de citoyens riches
et habiles, grâces à un bon gouvernement et à la paix[120]. Quand
elle se fut déterminée à la première guerre punique, il y eut une
grande destruction d'hommes et de richesses. Scipion la sauva; mais
enfin la lassitude, l'épuisement, un désir inquiet du changement,
succédèrent à tant de combats, et César devint le tyran de sa patrie.
On voit la même chose à Florence, les gens de guerre ravissent
aux citoyens leurs biens et la liberté. Les citoyens obéissent à
ceux dont ils étaient les maîtres, aux hommes de la campagne, aux
prolétaires, à la soldatesque. C'est ce qu'on verra chez nous.

[Note 120: Cet exemple est assez mal choisi. On sait que peu de
peuples ont été si souvent et si long-temps en guerre que les
Romains.]

«Pise était devenue puissante et heureuse par les mêmes moyens. Elle
convoita le bien d'autrui, elle fit la guerre, elle devint pauvre,
fut en proie aux factions que le duc y fomenta, vit des citoyens
aspirer à devenir maîtres, et finit par être sujette de la plus
vile populace de l'Italie, de Florence. Pareille honte est réservée
aux Florentins. Déjà épuisés, divisés, les tyrans se succèdent chez
eux. Autant nous en arrivera, François Foscari, si nous écoutons
vos conseils. Jeune homme, ce n'est pas tout de faire de belles
harangues, il faut de l'expérience et de la gravité. Apprenez que
Florence n'est point le port de Venise, et qu'il y a cinq journées
de marche de son rivage à nos extrêmes frontières. Notre voisin,
c'est le duc de Milan, c'est celui-là qui doit être l'objet de notre
attention; parce qu'en moins d'un jour on arrive de nos villes de
Vérone et de Crémone à une place importante qui est à lui, à Brescia.
Gênes, qu'il gouverne, est redoutable sur mer, elle pourrait nous
nuire. Il faut donc nous maintenir en bonne harmonie avec lui. Si
les Génois nous attaquent, nous aurons pour nous la justice, et
nous saurons combattre eux et le duc. Les montagnes du Véronais
sont un rempart contre le seigneur de Milan. Cette province a su se
défendre elle-même, grâce à l'Adige et à ses marais. Nous y avons une
population plus que suffisante pour rassembler facilement trois mille
hommes, qui résisteraient à toutes les forces du duc.

«Conservons la paix avec lui. S'il envahit Florence, s'il soumet les
Florentins, qu'en arrivera-t-il? que ces peuples, accoutumés à la
république, quitteront leur ville, qu'ils viendront habiter Venise,
qu'ils y porteront leur industrie, leur art de fabriquer des étoffes
de laine et de soie. Florence demeurera sans manufactures, comme il
arriva à Lucques, et nous verrons croître notre prospérité. Je le
répète encore, conservons la paix.

«Répondez, François Foscari, si vous possédiez un jardin, qui vous
produisît tous les ans du froment pour nourrir cinq cents personnes,
et qu'il vous en restât encore à vendre; si vous y recueilliez du
vin, des légumes et des fruits de toute espèce; si vous y aviez
des bestiaux, des fromages, des oeufs, du poisson, en assez grande
quantité pour suffire à cinq cents personnes et pour fournir encore
un gros revenu[121], si ce jardin ne vous occasionnait aucune dépense
pour sa conservation, et qu'un matin on vînt vous dire: Seigneur
François, vos ennemis sont allés sur la place, ils ont rassemblé cinq
cents mariniers, ils les ont armés de cinq cents serpes, et ils les
ont payés pour aller couper vos arbres et vos vignes. Cent paysans,
cent paires de boeufs, sont payés par vos ennemis pour aller détruire
vos récoltes et exterminer tous les animaux qui sont dans votre
jardin. Que feriez-vous si vous étiez sage? Vous ne souffririez pas
la dévastation de votre bien; vous iriez à la maison, vous prendriez
de l'or tant qu'il en faudrait pour payer mille hommes avec lesquels
vous marcheriez à la rencontre de vos ennemis. Mais, au contraire,
si on vous voyait payer vous-même les cinq cents mariniers, et les
cent paysans chargés de dévaster votre jardin, vous passeriez pour un
insensé.

[Note 121: L'orateur à chaque espèce de produit répète la formule:
«Pour nourrir 500 personnes et pour en avoir encore à vendre.»]

«Eh bien! la situation où je vous suppose est précisément la nôtre.
J'ai fait faire le relevé des produits de notre commerce.

  «Toutes les semaines il nous arrive de Milan
  dix-sept ou dix-huit mille ducats, ce qui fait
  par an                                             900,000 ducats.

  «De Monza mille par semaine, et par an              52,000

  «De Côme deux mille par semaine, et par an         104,000

  «D'Alexandrie mille par semaine, et par an          52,000

  «De Tortone et de Novarre deux mille par semaine,
  et par an                                          104,000

  «De Pavie deux mille par semaine, et par an        104,000

  «De Crémone deux mille par semaine, et par an      104,000

  «De Bergame quinze cents par semaine, et par an     78,000

  «De Palerme deux mille par semaine, et par an      104,000

  «De Plaisance mille par semaine, et par an          52,000
                                                  ----------
                                                   1,654,000

«Ce qui constate évidemment ce résultat, c'est l'aveu de tous les
banquiers, qui déclarent que tous les ans le Milanais a seize cent
mille ducats à nous solder. Trouvez-vous que ce soit là un assez
beau jardin dont Venise jouit sans qu'il lui occasionne aucune
dépense?

  «Tortone et Novarre emploient par an six mille
  pièces de drap, qui, à quinze ducats la pièce,
  font                                               90,000 ducats.

  «Pavie trois mille pièces                          45,000

  «Milan, quatre mille pièces de
  drap fin, à trente ducats la pièce                120,000

  «Côme, douze mille pièces à quinze ducats         180,000

  «Monza, six mille pièces                           90,000

  «Brescia, cinq mille pièces                        75,000

  «Bergame, dix mille pièces à sept ducats           70,000

  «Crémone, quarante mille pièces
  de futaine, à quatre ducats et un
  quart la pièce                                    170,000

  «Parme, quatre mille pièces de
  drap à quinze ducats                               60,000

  «En tout, quatre-vint-quatorze                   --------
  mille pièces et                                   900,000

  «Les droits d'entrée et de sortie, à un ducat
  seulement par pièce, nous produisent              200,000 ducats.

«Nous faisons avec la Lombardie un commerce dont on évalue la somme
à 28,800,000 ducats. Trouvez-vous que Venise ait là un assez beau
jardin?

  «Viennent ensuite les chanvres[122] pour la
  somme de                                       100,000 ducats.

  «Les Lombards achètent de vous
  tous les ans cinq mille milliers de
  coton, pour                                    250,000

  «Vingt mille quintaux de fil (ou
  peut-être de coton filé), à 15 et
  20 ducats le cent                               30,000

  «Quatre mille milliers de laine
  de Catalogne, à 60 ducats par
  mille[123]                                     120,000

  «Autant de France                              120,000

  «Étoffes d'or et de soie, pour                 250,000

  «Trois mille charges de poivre,
  à 100 ducats la charge                         300,000

  «Quatre cents fardes de canelle,
  à 160 ducats la farde                           64,000

  «Deux cents milliers de gingembre,
  à 40 ducats le millier                           8,000

  «Des sucres taxés depuis deux
  et trois jusqu'à quinze ducats le
  cent, pour                                      95,000

  «Autres marchandises, pour coudre
  et broder                                       30,000

  «Quatre mille milliers de bois
  de teinture[124], à trente ducats le
  millier                                        120,000

  «Graines et Endachi[125]                        50,000

  «Savons                                        250,000

  «Esclaves                                       30,000
                                              ----------
                                               1,871,000

[Note 122: _Canepani_, je ne suis pas sûr d'avoir traduit ce mot bien
exactement. Suivant Ducange, _canepinus_ ou _canabinus vestimentum de
pannno canepino grossissimo_, vient de _canava_, qu'il explique par
_pro canabi seu tela canabina_.]

[Note 123: Il doit ici y avoir une erreur de chiffres dans l'édition
de Sanuto donnée par Muratori, car le calcul ne serait pas exact.]

[Note 124: _Verzino_. Les dictionnaires traduisent ce mot par bois de
Brésil. L'Amérique n'était pas encore découverte; mais ce bois était
connu et nommé ainsi avant que le Brésil fût découvert.]

[Note 125: _Endachi_. Plante qui sert à la teinture.]

«Je ne compte pas le produit de la vente du sel[126]. Convenez qu'un
tel commerce est une belle terre. Considérer combien de vaisseaux le
mouvement de toutes ces marchandises entretient en activité, soit
pour les porter en Lombardie, soit pour aller les chercher en Syrie,
dans la Romanie, en Catalogue, en Flandres, en Chypre, en Sicile,
sur tous les points du monde. Venise gagne deux et demi, trois pour
cent sur le fret. Voyez combien de gens vivent de ce mouvement;
courtiers, ouvriers, matelots, des milliers de familles, et enfin,
les marchands, dont le bénéfice ne s'élève pas à moins de six cent
mille ducats.

[Note 126: Le comte FILIASI dans ses _Recherches sur le commerce de
Venise_, p. 70, évalue le produit du sel à un million de ducats.]

«Voilà ce que vous produit votre jardin. Êtes-vous d'avis de le
détruire? vraiment non; mais il faut le défendre contre qui viendra
l'attaquer.

«Nous n'avons qu'à prendre le parti que nous propose notre jeune
procurateur, à déclarer la guerre au duc de Milan; ce sera comme
si nous le forcions de payer des hommes armés de serpes pour venir
dévaster notre jardin. De notre côté, il faudra que nous armions
des gens pour nous défendre. Nos terres seront ravagées, nos villes
seront incendiées, nos citoyens ruinés. Dieu sait ce que nous
voudrions faire sur les terres du duc, mais peut-être trouvera-t-il
le moyen de les défendre, et nous n'aurons obtenu que la dévastation
des nôtres.

«Que vaudront alors nos marchandises, nos étoffes d'or et de soie?
Personne ne les achètera. Or sachez que tous les ans Vérone vous
demande deux cents pièces d'étoffes d'or, d'argent

  et de soie                     200
  «Vicence                       120
  «Padoue                        200
  «Trévise                       120
  «Le Frioul                      50
  «Feltre et Bellune              12
                                ----
                                 702

«Que vous fournissez tous les ans à ces divers pays:

  400 charges de poivre,
  120 fardes de cannelle,
  100 milliers de gingembre,
  100 milliers de sucre,
  200 pains de cire.

«Si nous détruisons leurs récoltes, comment pourraient-ils acheter
toutes les marchandises dont Venise abonde? Les Milanais eux-mêmes,
obligés de payer une armée, n'auraient plus le moyen de nous faire
des achats. Ce serait la ruine de notre ville. Illustrissimes
seigneurs, autorisez-nous à répondre aux ambassadeurs de Florence, en
les exhortant à la paix et en les engageant à solliciter de nouveau
des pouvoirs pour la négocier.

«Nous avons vu l'ancien duc de Milan, Galéas Marie, après avoir
conquis toute la Lombardie, la Romagne, la campagne de Rome, et toute
la Toscane, à l'exception de Florence, réduit, par l'épuisement de
ses finances, à rester dans l'inaction pendant cinq ans, et à ne
pouvoir payer les gages de ses serviteurs. C'est là le résultat
inévitable de la guerre. Si vous restez en paix, vous amasserez tant
de richesses que vous serez redoutables à tout le monde, et Dieu vous
protégera.

«Je vous répète ce que je vous ai dit il y a un an. Si vous voulez
la paix, espérons que Dieu, Notre-Dame et messire saint Marc vous
permettront d'en jouir. C'est le premier des biens.»

Cette éloquence n'est pas celle des orateurs de l'antiquité; on y
retrouve le mauvais goût du siècle; mais il y a aussi beaucoup de
raison, beaucoup de faits. Elle convainquit plutôt qu'elle n'entraîna
l'auditoire, et les ambassadeurs florentins reçurent, pour toute
réponse, des conseils pacifiques, dont ils ne profitèrent point.
Le jeune procurateur que Moncenigo reprenait avec tant d'autorité,
avait cependant alors près de cinquante ans, ce qui donne une idée de
l'influence et du respect dont jouissaient ces graves personnages
blanchis dans les conseils de la république.

Au mois de janvier de l'année suivante, les Florentins vinrent
renouveler leurs sollicitations, disant que si Venise ne venait point
à leur secours, ils feraient comme Samson, qu'ils ébranleraient la
colonne, pour renverser le temple, et écraser leurs ennemis avec
eux; et que s'ils étaient vaincus, leur servitude entraînerait
infailliblement celle de toute l'Italie. Le doge convoqua le conseil
et dit[127]:

[Note 127: Voici le texte qui prouve que c'est le doge lui-même
qui est l'auteur de ce manuscrit copié par Sanuto: «Per modo che
noi chiamamo il consiglio, e a' que' notificamo tutte queste cose
ch'eglino aveano dette; poi parlammo, signori, voi vedete, etc.»]

[Note en marge: IV. Troisième discours du même.]

«Seigneurs, vous voyez tous les ans un grand nombre de familles venir
des diverses parties de l'Italie s'établir sur votre territoire.
Elles y transportent leurs biens, leur industrie. Elles viennent y
chercher la paix. Si vous préférez la guerre, il faudra renoncer
à ces inappréciables avantages. Vous verrez tous ces nouveaux
citoyens aller chercher leur sûreté ailleurs.--Mais les Florentins
se soumettront au duc de Milan.--Eh bien! tant pis pour eux, ce sont
leurs affaires. Pour nous, nous aurons toujours la justice de notre
côté. Ils ont fait des dépenses énormes, ils sont épuisés, endettés.
Nous, nous sommes dans un état prospère, nous avons un capital
d'environ dix millions de ducats, qui nous procure un bénéfice de
quatre millions. Nous ne pouvons que vous exhorter à conserver
la paix, à ne rien craindre et à vous méfier des Florentins.
Rappelez-vous qu'il y a un siècle ils vous entraînèrent dans la
guerre contre la maison de La Scala; qu'ils vous demandèrent un
prêt de cinq cent mille ducats, et que lorsque vous les leur eûtes
fournis, ils firent leur paix séparée. Rappelez-vous qu'en 1412 ils
fournirent aux Hongrois un général qui fit éprouver de grandes pertes
à notre république. Nous ne nous étonnons point de voir un jeune
procurateur embrasser une opinion contraire. Sa partialité pour les
Florentins lui fait oublier que, dans cette affaire, la justice est
du côté du seigneur de Milan. Ils suscitent la guerre, ils ont tort.
Ils peuvent conserver la paix, ils ne le veulent pas: ils cherchent à
nous entraîner, pour nous laisser ensuite seuls. Ils nous demandent
de l'argent pour en acheter les possessions des autres, comme ils
firent en 1333.

«Vous avez désiré connaître le montant des revenus que nous tirons du
pays conquis depuis Vérone jusqu'à Mestre. Ils s'élèvent à 464,000
ducats. Quant aux dépenses, elles sont couvertes par les recettes. Si
nous faisons la guerre, il faudra payer des subsides: si nous portons
nos troupes au-delà de Vérone, il y aura d'énormes dépenses, qui
seront suivies de tristes destructions, et nous verrons crouler la
chambre des emprunts. Le plus sage est de garder ce que nous avons.
Ce qui me reste à dire, je ne l'ajoute point pour me vanter, écoutez
vos capitaines qui reviennent d'Aigues-Mortes, de Flandres, écoutez
vos ambassadeurs, vos consuls, vos marchands; tous vous disent:
Seigneurs, vous avez un prince sage, équitable, qui vous a conservé
la paix. Vous êtes les seuls à qui la terre et les mers soient
également ouvertes. Vous êtes le canal de toutes les richesses;
vous approvisionnez le monde entier. Tout l'univers s'intéresse à
votre prospérité. Tout l'or du monde arrive chez vous. Heureux tant
que vous conserverez ce prince pacifique, si vous suivez ces sages
conseils. L'Europe entière, d'autres contrées même sont en feu. La
guerre ravage toute l'Italie, la France, l'Espagne, la Catalogne,
l'Angleterre, la Bourgogne, la Perse, la Russie et la Hongrie. Vous,
vous n'êtes en état d'hostilité que contre les infidèles. Tant qu'il
me restera un souffle de vie, je persisterai dans ce système, qu'il
faut aimer la paix.»

[Note en marge: V. Son exhortation aux sénateurs avant sa mort.]

L'autorité de ce prince de quatre-vingts ans rendit vains tous les
efforts des partisans de la guerre[128]. Quelque temps après, au
mois d'avril 1423, il sentit sa fin s'approcher, fit prier quelques
sénateurs de se rendre auprès de lui, et leur parla de cette
sorte[129]:

[Note 128: Marin Sanuto rapporte un autre discours de Moncenigo à
Foscari, tendant à prouver par une longue parabole que les conquêtes
ne sont pas profitables lorsque la dépense en absorbe les revenus.]

[Note 129: _Ibid._]

«Seigneurs, je vous ai fait appeler, sentant que Dieu m'a envoyé
une maladie qui doit terminer mon pélerinage dans ce bas monde.
J'ai invoqué humblement la toute-puissance du Père, du Fils et du
Saint-Esprit, qui sont un Dieu en trois personnes, et spécialement
celle des trois personnes qui a daigné revêtir une forme humaine,
selon la doctrine de frère Antoine de la Massa, notre prédicateur.

«Notre Seigneur recommande aux quarante-un électeurs, qui sont
chargés de donner un chef à notre république, de défendre la religion
chrétienne, d'aimer la justice, et de conserver la paix.

«Ce sont là nos devoirs. Rendons grâces au créateur de toutes
choses. Vous savez que, pendant la durée de mon administration,
nous avons amorti une dette de quatre millions de ducats, qu'avait
occasionnée la guerre de Padoue. Nous nous sommes efforcés de
prendre des mesures pour que l'intérêt des emprunts et toutes les
charges publiques fussent acquittés régulièrement de six en six
mois; nous avons eu le bonheur d'y réussir. Vous connaissez la
prospérité de notre commerce, l'importance de notre marine. Il ne
tient qu'à vous de maintenir l'heureux état de nos affaires, en
priant le Tout-Puissant de vous faire persévérer dans le système
salutaire qu'il avait daigné nous inspirer. Si vous y persistez,
vous deviendrez redoutables et possesseurs de toutes les richesses
du monde chrétien. Gardez-vous, comme du feu, de toucher au bien
d'autrui et de faire la guerre injustement; Dieu vous en punirait.

«J'ai désiré conférer secrètement avec vous sur le choix de celui
que vous allez avoir à élire après ma mort, pour le plus grand bien
de notre république. Plusieurs d'entre vous me paraissent disposés
en faveur de quelques-uns que je vais désigner. Marin Cavallo en est
digne par sa capacité et par sa vertu. On peut en dire autant de
François Bembo, de Pierre Loredan, de Jacques Trevisani, d'Antoine
Contarini, de Fantin Michieli, d'Albin Badouer; ce sont tous hommes
sages, capables et d'un mérite éprouvé. Quant à ceux qui proposent
François Foscari, je pense qu'ils n'y ont pas réfléchi mûrement. Dieu
vous préserve d'un tel choix. Si vous le faites, vous aurez bientôt
la guerre.

«Alors ceux qui avaient dix mille ducats n'en auront plus que mille.
Qui avait dix maisons sera réduit à une, et ainsi du reste. Plus
de biens, plus de crédit, plus de réputation. De maîtres que vous
étiez vous vous trouverez sujets, et de qui? des gens de guerre,
d'une soldatesque, de ces bandes que vous soudoyez. Vous avez un
grand nombre d'hommes capables de diriger les affaires de la guerre
et du gouvernement; des officiers éprouvés pour le commandement de
vos flottes, huit capitaines à qui vous pourriez confier soixante
galères; dix personnages dignes, par une longue expérience, de
présider aux délibérations de vos conseils. Les étrangers ont souvent
rendu hommage à votre sagesse, en prenant des arbitres parmi vous;
persistez donc, pour vous et pour le bonheur de vos fils, dans ce
système qui vous a procuré tant de prospérités.»

Ce grave personnage mourut quelques jours après. Sous son
administration, on avait commencé les bâtiments de la bibliothèque
de St.-Marc, et reconstruit, sur un plan plus noble, le vieux palais
consumé autrefois par un incendie. Un décret, conseillé par le
besoin de l'économie, défendait, sous peine d'amende, de proposer
cette réparation. Le doge paya l'amende et se chargea de proposer le
rétablissement du principal édifice de Venise.

[Note en marge: VI. François Foscari, doge. 1423.]

Aussitôt qu'il eut fermé les yeux, les quarante-un électeurs
entrèrent au conclave, pour lui donner un successeur. Les concurrents
furent Marin Cavallo, Antoine Contarini, Léonard Moncenigo,
procurateurs de St.-Marc, François Bembo, Pierre Loredan, celui qui
avait gagné une bataille contre les Turcs, et ce François Foscari
dont le dernier doge avait si fortement recommandé l'exclusion.
Mais il faut savoir que ce procurateur, dont l'ambition ne s'était
proposé rien moins que le dogat pour objet, avait employé les fonds
de la procuratie à se faire des partisans, en donnant des secours à
un grand nombre de patriciens pauvres, et en dotant leurs filles. On
l'accusait d'avoir dépensé de la sorte plus de trente mille ducats;
aussi avait-il beaucoup de créatures[130].

[Note 130: Marin Sanuto _Vite de' duchi di Venezia_.]

Loredan était celui des candidats qui paraissait d'abord avoir
le plus de partisans. Ceux de Foscari usèrent d'adresse; ils
commencèrent par ne donner que trois voix à leur candidat, mais
à chaque scrutin ils lui en donnaient quelqu'une de plus, et ils
avaient soin de répéter tout ce qui pouvait faire écarter les autres
concurrents, sans manifester le dessein de faire prévaloir la faction
de Foscari.

Ils opposaient à Cavallo, son extrême vieillesse; à François Bembo,
ses infirmités, il était boiteux; à Léonard Moncenigo, sa qualité de
frère de l'ancien doge, ce qui pouvait être d'un dangereux exemple;
à Contarini, sa nombreuse famille; il n'y avait rien à dire contre
Loredan; Albin Badouer, doyen de l'assemblée et l'un des partisans de
Foscari, se chargea de le faire écarter.

Il avoua que c'était un habile homme de mer; qu'il jouissait de
l'affection de tout ce qui tenait à ce service; mais il en conclut
que c'était une raison pour ne pas l'élever au dogat, afin de ne pas
se priver d'un amiral expérimenté, dans une occasion où il pourrait
devenir nécessaire. Loredan, qui était un des électeurs, fit lui-même
un tableau de ses services. On alla aux voix, mais il eut moins de
suffrages que dans les premiers scrutins.

Ensuite on en vint à parler de Foscari. Pierre Orio objecta que ce
candidat était encore jeune, chargé de famille, marié pour la seconde
fois, que sa femme lui donnait un enfant de plus tous les ans, que sa
fortune était au-dessous du médiocre, qu'il s'était déclaré ennemi
de la paix: il rappela tout ce que Thomas Moncenigo avait dit contre
lui. Foscari se défendit avec beaucoup de finesse, et exposa que sa
fortune s'élevait à cent cinquante mille ducats.

Le conclave dura six jours: il y eut jusqu'à neuf scrutins,
sans que personne réunît la majorité et sans que les voix pour
Foscari s'élevassent au-delà du nombre de seize. Enfin ceux qui le
favorisaient secrètement se déclarèrent au dixième tour de scrutin,
et il eut vingt-six voix.

Pour la proclamation de ce nouveau doge, on adopta une formule
nouvelle, qui acheva d'effacer jusqu'au souvenir de la part que le
peuple avait eue autrefois dans les élections. La formule usitée
jusques alors avait été celle-ci: «Nous avons élu un tel pour
doge, s'il vous est agréable.» Le grand-chancelier, François de la
Séga, demanda: «Et si le peuple disait Non, que feriez-vous?» En
conséquence il fut arrêté qu'on se bornerait à dire: «Nous avons élu
doge un tel.»

Les services qu'Albin Badouer avait rendus au nouveau doge, dans
le conclave, furent récompensés par son élévation à la dignité de
procurateur que l'élection de Foscari faisait vaquer.

[Note en marge: Peste à Venise. 1423.]

Cette élection ranima l'espérance que les Florentins avaient conçue
d'attirer les Vénitiens dans leur ligue contre le duc de Milan.
Ils réitérèrent leurs ambassades, mais ce fut sans obtenir plus de
succès, jusqu'au commencement de 1426. La seigneurie était liée par
un traité avec Philippe-Marie Visconti. Cette considération n'eût été
que d'une médiocre importance sans les autres affaires qui occupaient
la république. Dans son intérieur elle éprouvait une calamité qui
l'avait déjà ravagée bien des fois. Dans l'intervalle du mois d'août
au mois de décembre 1423, la peste moissonna quinze mille trois cents
personnes. Ce fut alors, qu'on s'occupa enfin de la construction d'un
lazaret pour prévenir le retour de ce fléau.

Du côté de l'Orient, on avait des différends avec les despotes de
Janina et de Morée, mais on parvint à les terminer par des traités.

[Note en marge: VII. La république acquiert de l'empereur grec la
ville de Salonique. 1423.]

L'empereur grec, Jean Paléologue, toujours plus incapable d'arrêter
les progrès des Turcs, vendait pièce à pièce des états qu'il ne
pouvait défendre. Voyant le sultan Amurat maître d'une partie
de la Macédoine, il imagina de lui opposer les Vénitiens, en
cédant à ceux-ci la ville de Salonique[131], place forte, défendue
par quarante tours[132], peuplée de quarante mille âmes[133],
importante par son commerce, située sur l'un des principaux golfes
de l'Archipel, et à portée d'envoyer des secours à Négrepont. La
république fit partir en même temps un corps de troupes, pour aller
prendre possession de ce port, et un ambassadeur, pour expliquer au
sultan que cette occupation d'une place, sur laquelle il avait des
vues, n'était point un acte d'hostilité.

[Note 131: SANUTO, _Vite de' duchi_, F. Foscari.]

[Note 132: Mirabile per struttura di quaranta fortissime torri.

(_Fatti veneti_ di Francesco VERDIZZOTTI, lib. 18.)]

[Note 133: SANUTO, _Vite de' duchi_; F. Foscari.]

[Note en marge: Cette acquisition brouille la république avec les
Turcs.]

[Note en marge: Les Turcs enlèvent Salonique aux Vénitiens. 1429.]

Amurat, loin de recevoir le ministre vénitien, le fit arrêter et
s'avança pour faire le siége de Salonique; mais une flotte commandée
par Pierre Loredan, vint ravitailler et secourir la place. Les
Turcs, après s'être consumés en vains efforts, se virent obligés de
lever le siége. Ils se jetèrent sur la Morée dont ils saccagèrent
quelques places. Les Vénitiens restèrent en possession de leur
nouvelle acquisition, et l'empereur grec plus exposé que jamais
au ressentiment du sultan. Mais la république ne pouvait espérer
de rentrer dans les bonnes grâces d'Amurat. Ce fut en vain qu'on
envoya de nouveaux ambassadeurs pour renouer les négociations avec
lui. Sa première question était toujours: «As-tu des pouvoirs pour
me rendre ma ville de Salonique?» et sur la réponse négative, il
faisait jeter le ministre en prison. Cet état des choses dura cinq
ans, c'est-à-dire depuis le 19 septembre 1423 jusqu'en 1429 que les
Turcs surprirent cette place et la saccagèrent horriblement[134];
après quoi le sultan voulut bien entendre des propositions de paix,
et on convint que les relations commerciales seraient rétablies sur
le même pied qu'auparavant. Cette défense de Salonique avait coûté à
la république plus de sept cent mille ducats[135].

[Note 134: Voyez l'_Histoire Turque_ de Saadud-din-Mehemed
HASSAN, traduite par GALLAND, règne d'Amurat II. Man. de la
Biblioth.-du-Roi.--Nº 10528.]

[Note 135: Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, F. Foscari.]

[Note en marge: VIII. François Carmagnole quitte le service du duc de
Milan pour entrer au service de la république.]

On était au plus fort de cette brouillerie, lorsqu'un orage formé
à la cour de Milan jeta à Venise un de ces hommes, qui semblent
faits pour être un exemple des caprices de la fortune, et dont la
destinée est d'influer sur le sort des états. François Buffo, fils
d'un paysan de Carmagnole, avait d'abord servi comme soldat dans
les troupes du duc de Milan. Ses exploits avaient attiré sur lui
l'attention et l'admiration. On le désignait par le nom de sa ville
natale. Le duc l'avança rapidement, et trouva en lui une capacité
égale à son courage. Le nom de Carmagnole devint si célèbre que le
prince ne crut pas déshonorer le sien en l'y associant, et François
Carmagnole-Visconti devint, par son mariage avec une fille naturelle
du duc, gendre de son maître, après avoir contribué à l'établir sur
le trône.

Cette haute faveur, accordée au mérite, prouvait que le duc
Philippe-Marie n'était point ingrat; mais il n'était pas non plus
inaccessible aux soupçons, ni même à la jalousie. Le souvenir des
services qu'il avait reçus de son général, lui devint importun. Les
courtisans ne manquèrent pas d'entretenir soigneusement une inimitié
naissante, qui devait les délivrer d'un favori, aussi supérieur
par son mérite, qu'odieux par les grâces dont il était comblé. On
veut bien tolérer un favori quand c'est le hasard qui l'a désigné:
les faveurs du hasard n'humilient personne, elles encouragent au
contraire les espérances de tout le monde; mais la gloire du mérite a
quelque chose de désespérant pour la médiocrité. Bientôt Carmagnole
eut de fréquentes occasions de sentir que son crédit, que le souvenir
même de ses services n'existait plus. Il osa s'en plaindre, et, quand
il voulut se présenter au duc, pour obtenir une explication, ou au
moins la permission de se justifier, il ne put parvenir à le voir.
Alors sentant que sa perte était résolue, il monta à cheval, sortit
rapidement des états qu'il avait conquis à Visconti, et chercha un
asyle sur le territoire vénitien.

[Note en marge: IX. Les Florentins et le duc de Milan réclament
l'alliance de la république.]

C'était à l'époque où une troisième ambassade des Florentins
sollicitait de nouveau la république d'entrer dans la ligue formée
contre le duc de Milan. Celui-ci, de son côté, avait envoyé des
ministres à Venise pour prévenir cette rupture. Ainsi la seigneurie
voyait ces deux puissances plaider en quelque sorte leurs droits
devant elle et se disputer son amitié.

[Note en marge: Discours des Florentins.]

Admis dans le conseil de la seigneurie, les envoyés de Florence,
s'exprimèrent à-peu-près en ces termes:[136] «Seigneurs, nous
n'avons cessé de vous solliciter de prendre part à la guerre contre
le duc de Milan. Notre intérêt réclame ce secours, nous ne le
dissimulons pas; mais ne vous dissimulez pas non plus que l'intérêt
de votre république vous conseille cette résolution. Déjà, faute
d'avoir uni nos forces, Visconti s'est emparé de toute la Lombardie;
vous avez refusé vos secours aux Génois, ils l'ont reconnu pour
maître. Abandonnés par vous, nous succomberons et le voilà roi!
Bientôt à vos propres dépens vous le ferez empereur[137].

[Note 136: _Historia Mediolanensis Andreæ Billii L. V_. Ces
harangues, dont je prends la substance, sont rapportées par
SABELLICUS, liv. 9 de la 2e décade, par Pierre JUSTINIANI, dans son
_Histoire de Venise_, liv. 6, et par Paul MOROSINI, _Histoire de
Venise_, liv. 19.]

[Note 137: _Histoire de François Sforce_, par Jean SIMONETA, liv. 2e.]

«Depuis que sa maison est sur le trône, nous avons eu à la combattre,
et songez que vous avez les mêmes droits que nous à son inimitié. Le
duc est encore plus irrité de notre indépendance que jaloux de notre
prospérité. C'est la passion commune à tous les princes d'aspirer
à détruire tout ce qui veut être libre autour d'eux[138]. Ne vous
assurez point en votre puissance; vous avez trop bien observé les
progrès de la sienne pour ne pas la juger dangereuse. Attendrez-vous
qu'elle soit devenue insurmontable, pour entreprendre de l'arrêter
lorsque vous vous trouverez seuls à lutter contre elle?

[Note 138: Ici l'orateur cite Philippe de Macédoine, Mithridate
et Carrare; et l'ambassadeur milanais ne manque pas d'opposer à
ces exemples ceux d'Attale, d'Hiéron, de Massinissa, etc. C'était
l'esprit du temps. Les lettres venaient de renaître, tout le monde
croyait devoir affecter un grand savoir, et on ne croyait pas avoir
donné de bonnes raisons si on ne citait des autorités prises chez les
anciens.]

«Si nous vous pressons de nous secourir, c'est parce que le péril
est commun, c'est parce que nous savons prendre aussi notre part des
charges de la guerre. Il y a long-temps que nous soutenons celle-ci
avec d'immenses efforts. Elle nous coûte plus de deux millions
de florins d'or, c'est-à-dire, plus que ne vaut la ville entière
de Florence. Nous avons dépouillé de leurs bijoux nos femmes et
nos filles; nous avons dispersé nos richesses dans l'Italie, pour
subvenir à tant de dépenses. Mais il nous reste encore du sang à
répandre. Vous verrez si nous demandons à être secourus pour rester
oisifs. Sauver notre liberté c'est assurer la vôtre; le danger
qui nous presse vous attend. Nous sommes autorisés à souscrire aux
conditions qu'il vous paraîtra juste de proposer pour cette alliance.»

[Note en marge: Discours des ambassadeurs milanais.]

Les ambassadeurs milanais, à leur tour, obtinrent audience le
lendemain. «Nous ne venons point, dirent-ils, solliciter une amitié
que vous avez jurée, et que les procédés constants de la seigneurie
nous garantissent. La maison de Visconti est dès-long-temps amie de
votre république; vous avez prouvé la constance de vos sentiments,
pendant la minorité de nos princes et les discordes civiles qui en
ont été la suite. De son côté, le duc Philippe-Marie a montré qu'il
avait hérité pour vous de tous les sentiments de ses pères. Vous
possédez Vérone, Vicence, Padoue, qui ont appartenu à sa maison.
Devenu votre voisin, par l'effet de vos conquêtes, il n'a eu avec
vous aucun différend. Il s'est montré juste, modéré, pacifique. Vous
appréciez sans doute ce qu'elles valent, ces imputations que l'on
fait si gratuitement aux princes de ne pouvoir souffrir des états
libres dans leur voisinage. Comme si des rapports d'amitié étaient
impossibles entre le gouvernement d'un seul et le gouvernement de
plusieurs; comme si le témoignage de l'histoire ne réfutait pas ces
vaines déclamations; comme si la plus heureuse harmonie n'avait
pas existé depuis long-temps entre la seigneurie et les Visconti.
Qu'avons-nous à gagner les uns ou les autres dans cette guerre?
Quelle assurance avez-vous besoin de chercher contre l'ambition qu'on
reproche au duc de Milan? Mais qui peut lui reprocher cette ambition?
Ce n'est pas assurément votre république. Ce sont les Florentins qui
l'en accusent, et pourquoi? parce qu'il leur fait la guerre. Sans
doute il la leur fait; mais s'ils ont été les agresseurs, est-il
raisonnable de lui reprocher une rupture qu'il n'a pas dépendu de lui
d'éviter?

«Or qui de vous ne se rappelle que le prétexte des Florentins a
été l'occupation de Forli par quelques troupes du duc? Qui de vous
ignore que cette occupation n'était ni une prise de possession,
ni une mesure hostile? que le duc envoyait prendre seulement
l'administration de Forli, comme exécuteur testamentaire du prince
décédé, à sa prière et au nom du prince mineur? et quel intérêt les
Florentins avaient-ils dans tout cela? Forli ne leur appartenait
point.

«Ce sont donc les Florentins eux-mêmes qui l'ont forcé de porter
ses armes au-delà des Apennins, où aucun intérêt ne l'appelait. On
l'a mis dans la nécessité de se défendre, est-on en droit de se
plaindre de ce qu'il a pris l'offensive? est-il juste de voir, dans
ses succès, la preuve de son ambition, et ne faut-il pas plutôt y
reconnaître un témoignage de la justice de sa cause approuvée par le
ciel même?

«Depuis que l'orgueil des Florentins a été confondu par nos
victoires, le duc a manifesté sa modération. Plusieurs princes, notre
saint-père le pape, votre république, se sont portés pour médiateurs;
qui s'est refusé à la paix? les Florentins.

«Que vous demandent-ils? d'attaquer un prince qui ne vous a donné
aucun sujet de plainte. Que vous demande le duc? la continuation
d'une amitié qu'il mérite. Un gouvernement aussi sage que le vôtre
ne cherchera point à acquérir, par une injustice, une sûreté qu'il a
déjà, qui jamais n'a été troublée, et que la guerre ne saurait lui
garantir aussi-bien que la paix.»

[Note en marge: X. Carmagnole appelé dans le conseil. Son avis.]

Ces raisons étaient assurément très-solides, sur-tout aux yeux de
ceux qui se rappelaient les exhortations du vieux Moncenigo. Mais
le doge actuel n'avait pu voir sans dépit son avis rejeté, censuré
même, lorsqu'on avait délibéré sur cette affaire quelques années
auparavant. La cause des Florentins était devenue la sienne. Il
l'avait d'abord embrassée par ambition ou par politique, maintenant
il y allait de sa vanité; il détermina le conseil à entendre
Carmagnole. Déjà Foscari avait eu quelque influence sur l'accueil
que la république avait fait à ce général. On lui avait donné un
commandement avec un traitement assez considérable[139]. Mais un
gouvernement comme celui de Venise ne pouvait pas accorder facilement
sa confiance à un transfuge, à un favori disgracié, à un gendre du
prince ennemi. Une tentative d'empoisonnement dont Carmagnole fut
l'objet, et dont un scélérat de Milan fut reconnu coupable, prouva la
réalité de la haine qui existait entre le duc et son ancien favori,
et mérita à celui-ci d'être appelé dans les conférences où l'on
traitait l'affaire des Florentins.

[Note 139: A' 25 del detto mese fù preso di condurre il conte
Francesco Carmagnola con lancie 300, e per la sua provigione della
sua persona dargli all'anno ducati 6,000, dovendo tener egli in casa
sua cavalli 100 a sue spese.

(SANUTO, _Vite de' duchi_, F. Foscari.)]

Il y parla en homme passionné, qui désire par-dessus tout une
occasion de satisfaire sa vengeance[140]. Il fit une vive peinture
de l'ambition de Philippe-Marie. Le duc avait usurpé plusieurs
provinces: Bergame et Brescia n'étaient que la dépouille d'un
prince protégé de la république, enlevée injustement au mépris d'un
traité, retenue au mépris des instances de la seigneurie. Visconti
était un voisin dangereux sur le continent. Maître de Gênes, il
pouvait devenir sur mer un rival redoutable. La guerre était donc
juste, nécessaire, indispensable; elle offrait peu de périls et les
espérances les mieux fondées de grands succès. Philippe-Marie était
un ambitieux sans talents, sans force de caractère, un prince livré
aux vains plaisirs d'une cour frivole. Ses folies, autant que ses
guerres, avaient épuisé ses finances. Il avait tari ses ressources,
affaibli son armée et aliéné l'affection de ses sujets.

[Note 140: Cominciò, come quello ch'era di natura collerico, a dir
male di Filippo, con acerbissime parole.

(_Historia veneziana_ di P. GIUSTINIANO, lib. 6.)

Le discours de Carmagnole et celui que François Foscari prononça
ensuite, sont rapportés par André BIGLIA, dans son _Histoire de
Milan_, liv. 5.]

«Et quelle affection pourrait-il mériter, s'écriait Carmagnole,
l'ingrat qui oublie que, s'il est demeuré tranquille possesseur du
trône, c'est à moi qu'il le doit; que je lui ai conquis Bergame,
Brescia, Parme, Plaisance, Novare, Verceil, Alexandrie, et Gênes?
Pour prix de tels services, il m'a disgracié, il a confisqué mes
biens, retenu ma femme, mes enfants, et payé un empoisonneur pour
me faire périr. Ah! sans doute, il a raison de prévoir que mon épée
doit lui être fatale. Si la Providence a veillé sur mes jours, c'est
pour le malheur de l'ingrat, pour sa ruine. Heureux de trouver une
nouvelle patrie sur cette terre qui me fut hospitalière, je ne
demande que des armes, la permission d'unir ma cause à la vôtre, et
de vous prouver ma reconnaissance.»

La chaleur du guerrier, son assurance, sa haine, se communiquèrent à
tous ceux qui l'écoutaient. Le doge s'empressa d'ajouter que, depuis
que Visconti était sur le trône, il n'avait cessé de s'agrandir;
qu'après tant d'usurpations, il ne pouvait avoir renoncé sincèrement
à Vicence, à Vérone, à Padoue, qui avaient été possédées par sa
famille, avant d'entrer dans le domaine de la république. C'était
une absurdité de le supposer. Il fallait donc le considérer comme un
ennemi; il était donc prudent de s'opposer à l'accroissement de sa
puissance, et de saisir, pour le combattre, le moment où d'autres
occupaient une partie de ses forces. Il fallait faire cause commune
avec les Florentins.

[Note en marge: XI. La guerre contre le duc de Milan est résolue.
Diverses alliances. 1425.]

Cet avis passa dans le grand-conseil à une grande majorité de
suffrages. Le traité entre les deux républiques fut signé à la fin de
novembre 1425. On y régla qu'on lèverait à frais communs une armée
de seize mille chevaux et de huit mille hommes d'infanterie; que la
flotte vénitienne remonterait le Pô, et seconderait les opérations
des troupes de terre destinées à agir contre le Milanais; qu'une
autre flotte armée aux dépens des Florentins se porterait sur la côte
de Gênes, où elle ferait une diversion.

Les conquêtes devaient être partagées de manière que tout ce qui se
trouverait sur le revers des Apennins du côté de la Toscane, restât
à la république de Florence; tout ce qui serait au nord de ces
montagnes devait appartenir à Venise.

Enfin les deux parties contractantes prirent l'engagement réciproque
de ne point faire de paix séparée[141].

[Note 141: _Fatti veneti_ di Francesco VERDIZZOTTI, lib. 18.
_Historia di Venezia_ di Paolo MOROSINI, lib. 19. LE POGGE,
_Histoire de Florence_, liv. 5.]

Le roi d'Arragon, le duc de Savoie[142], les seigneurs de Ferrare
et de Mantoue, la ville de Sienne et quelques familles génoises,
mécontentes du gouvernement de Visconti, accédèrent à cette alliance.

[Note 142: _Codex Italiæ diplomaticus_. LUNIC, tom. II, pars 2,
sectio 6, XXI.]

Ainsi fut résolue cette guerre, dont j'ai cru devoir faire connaître
soigneusement les prétextes ou les motifs, parce qu'elle eut une
grande influence sur les destinées de l'état de Venise.

Le caractère qu'elle allait prendre fut indiqué par le choix du
général. La république en confia la principale direction à François
Carmagnole.

[Note en marge: XII. Commencement des hostilités. Composition des
armées. 1426.]

Quoique la déclaration de guerre eût été notifiée officiellement au
mois de janvier 1426, les hostilités ne commencèrent que vers le
milieu du mois de mars. Cet intervalle fut employé à recruter les
troupes mercenaires avec lesquelles Carmagnole devait attaquer la
Lombardie, et à armer l'escadre destinée à entrer dans le Pô. Il fut
levé un emprunt forcé de 43,600 ducats[143]. Ce n'était pas sans
doute de quoi subvenir aux frais de la guerre.

[Note 143: Furono obbligati i cittadini alli soliti imprestiti, con
assignamento annuo di uno per cento, de' quali si cavo 43,600 ducati.

(_Historia di Venezia_ di Paolo MOROSINI, lib. 19.)

On veut que cela signifie que l'intérêt de cet emprunt était fixé
à un pour cent. Je ne saurais expliquer comment l'intérêt était
si faible, sur-tout dans un pays où les fonds publics perdaient
depuis long-temps, et étaient, dans ce moment, à quarante pour cent
au-dessous de leur valeur nominale.]

La guerre était alors fort dispendieuse. Ces compagnies d'aventure,
formées des débris des armées allemandes, avaient trouvé qu'il n'y
avait pas de meilleur parti pour elles que de rester en Italie, où
la multitude des principautés et des factions leur assurait toujours
de l'emploi, et où la bonté du pays leur promettait des richesses.
Le gouvernement sacerdotal, les petites républiques de bourgeois,
non moins inhabiles au métier des armes, les princes nouveaux et
encore mal affermis, devaient implorer continuellement le secours de
ces étrangers, qui se vendaient au plus offrant. Un historien[144]
fait remarquer qu'à cette époque les Ursins, les Saint-Severins, les
Malatesta, les Carmagnole et autres chefs de gendarmes retiraient en
grande partie le plus clair du produit de l'industrie florentine,
du commerce de Venise, et de la daterie romaine. Les chefs de ces
bandes étaient des entrepreneurs de guerre; indifférents dans toutes
les querelles, s'attaquant sans passion, intéressés seulement à
conserver leurs hommes, et par conséquent combattant mollement,
cherchant à éviter les affaires décisives, pour faire durer ces
divisions, qui les rendaient nécessaires, et leur donnaient occasion
de devenir plus exigeants. Opposés alternativement l'un à l'autre,
ils n'avaient garde de chercher à se détruire[145]. Un capitaine
vainqueur qui aurait retenu prisonnière la compagnie d'un autre
l'aurait ruiné, et devait s'attendre à être à son tour traité avec
la même rigueur. Toutes ces circonstances avaient introduit parmi
ces bandes guerrières une sorte de droit des gens indépendant du
droit politique, et souvent opposé aux intérêts des états dont elles
soutenaient la cause. L'habitude de changer de parti avait rendu les
trahisons moins déshonorantes, l'avarice les rendait fréquentes. La
guerre n'était plus qu'un métier fait par des stipendiaires; les
hommes domiciliés ne trouvaient point d'honneur à se mêler dans ces
bandes d'aventuriers. Les nobles tâchaient de conserver quelque
puissance dans leurs terres, dont ils ne pouvaient par conséquent
s'éloigner. Les citadins cherchaient à s'enrichir par le commerce,
sur-tout par le commerce d'outre-mer; aussi le service maritime
était-il resté constamment en honneur, parce qu'il était fait par des
nationaux. Le peuple n'était point enrôlé, parce que les souverains
le craignaient et n'étaient pas assez riches pour entretenir des
troupes régulières.

[Note 144: DENINA, _Révolutions d'Italie_, liv. 18, ch. 3.]

[Note 145: MACHIAVEL explique fort bien l'origine et le résultat de
ce système de milices. «L'Italie, dit-il, leur dut d'être envahie
par Charles XII, dévastée par Louis XII, opprimée par Ferdinand, et
insultée par les Suisses. Les chefs de ces bandes, ne pouvant lever
un grand nombre d'hommes, commencèrent par décréditer l'infanterie;
la solde de quelques cents chevaux qu'ils louaient fort cher, leur
procurait plus de bénéfice. On les en crut, et sur une armée de vingt
mille hommes, il n'y avait pas quelquefois deux mille fantassins.
Outre cela, pour éviter des pertes, et pour recruter plus facilement,
ils imaginèrent de dispenser leurs soldats des fatigues et même des
dangers; plus de combats de nuit, plus de campagnes d'hiver. On se
dispensait de faire des retranchements, on évitait de se tuer dans la
mêlée, on se battait pour se prendre des armes, des chevaux, et quand
on avait fait des prisonniers, on se bornait à les dépouiller, et on
se les renvoyait sans rançon. Ce fut ce bizarre droit de la guerre,
qui rendit l'Italie esclave et méprisable.»

LE PRINCE, ch. 12.]

On a beau faire; puisqu'on exige pour la guerre les efforts des
hommes, le sacrifice de leur repos et de leur vie, il faut bien
déterminer ces efforts, ces sacrifices, par le sentiment de
l'intérêt. Là où cet intérêt est évident, immédiat, on peut obtenir
le concours spontané de toute une population; là où fermentent
l'esprit de faction ou l'enthousiasme religieux, la fureur des
passions suffit pour mettre les armes et la torche à la main de tous
les hommes; mais quand il s'agit seulement de la rivalité de deux
princes, des calculs de la politique, des vues ambitieuses d'un
gouvernement, comment espérer que la population veuille y prendre
part? Cela est impossible sur-tout dans les petits états. À mesure
que de grands gouvernements se sont organisés, ils ont formé des
corps de troupes permanents, et cela n'a été praticable qu'après
l'établissement d'un système d'administration, qui assurait au
prince un revenu fixe, employé tout entier à conserver cette force
mercenaire. Mais, étrangères ou indigènes, les troupes régulières
sont d'autant plus à la disposition du prince qu'elles sont plus
détachées de la population; aussi s'efforce-t-on sans cesse de
leur créer des intérêts à part; aussi se trouvent-elles toujours
insuffisantes quand elles sont en opposition avec le voeu général, ou
quand l'existence nationale est menacée. En définitive, il n'y a de
guerre nationale que pour des intérêts nationaux.

Ce n'était pas pour de tels intérêts que l'on combattait en Italie.
Il s'agissait de savoir si le duc de Milan satisferait son ambition,
en étendant ses conquêtes dans la Toscane et dans la Romagne. Ses
adversaires n'avaient qu'un intérêt plus ou moins direct à arrêter
ses progrès. Le roi d'Arragon voulait forcer Visconti à lui céder la
Corse, que celui-ci prétendait être une dépendance de Gênes: le duc
de Savoie convoitait Verceil: les seigneurs de Ferrare et de Mantoue
cédaient à l'influence de leurs voisins: et quant aux Vénitiens, il
était évident qu'en entrant dans cette ligue, ils avaient été bien
moins décidés par la crainte qu'entraînés par l'ambition.

Le duc, menacé par tous ses voisins, soudoyait, du fond de son
palais, quatre chefs de bandes qui avaient alors une grande
réputation, Ange de la Pergola, Nicolas Piccinino, Guido Torello,
enfin François Sforce, fils naturel d'un paysan de Cotignola, et le
second d'une race de héros, que la fortune destinait au trône.

Les Vénitiens avaient dans leur armée deux parents de ce même Sforce.

On raconte que le premier Sforce, dont le vrai nom était Attendolo,
étant occupé à travailler à la terre, vit passer des recruteurs, qui
lui proposèrent de s'engager; il hésitait, et, comme dans les moeurs
de ce siècle la superstition trouvait place par-tout, il voulut
consulter le sort sur le parti qu'il avait à prendre. «Je vais jeter
ma pioche sur ce chêne, dit-il, si l'arbre la retient, c'est signe
que Dieu veut que je me fasse soldat.» La pioche resta dans les
branches; le paysan s'enrôla dans une compagnie d'aventure, devint
condottiere, général illustre, prince; et son petit-fils disait à
Paul Jove, dans le palais de Milan: «Vous voyez bien ces trésors,
ces gardes, cette pompe; je dois tout cela à la branche du chêne qui
retint en l'air la pioche de mon grand-père.»

Tous ces capitaines conduisaient des compagnies plus ou moins
nombreuses de cavaliers couverts de fer. Cette cavalerie était
considérée comme la principale force des armées; on méprisait encore
l'infanterie, on oubliait ce qu'elle avait été chez les anciens.
C'était dans l'infanterie qu'on jetait les milices. On n'en avait pas
même un nombre proportionné à celui des troupes à cheval. L'armée
vénitienne, dans cette guerre, n'avait que huit mille fantassins sur
seize mille gendarmes. Celle du duc de Milan était à-peu-près d'égale
force. De part et d'autre, on prodigua les trésors pour rassembler
des gens de guerre et des chevaux. On compta jusqu'à soixante-dix
mille combattants dans une petite province, et l'artillerie, dont
on n'avait pas encore perfectionné l'usage, était par cette raison
tellement multipliée, que les Milanais perdirent jusqu'à cent
soixante-dix-huit pièces de canon dans un de leurs camps. Ces
circonstances expliquent le peu de mobilité des armées, la difficulté
de les faire subsister et de trouver un terrain pour combattre.

[Note en marge: XIII. Carmagnole surprend la ville de Brescia. 1426.]

Les troupes de Visconti étaient encore dans la Romagne. Carmagnole
voulut profiter de leur absence, et commencer ses conquêtes par
l'essai d'une séduction qui devait lui livrer Brescia.

Cette place, ancienne colonie romaine, ravagée par les barbares,
qui envahirent successivement l'Italie, avait ensuite fait partie
du royaume de Lombardie, dont elle avait partagé les vicissitudes.
Elle était entrée dans la ligue des villes qui s'étaient confédérées
pour s'affranchir du joug de l'empereur Frédéric Barberousse. De
là résultèrent pour elle la nécessité et le malheur de prendre
part à toutes discordes excitées en Italie, par l'ambition rivale
des empereurs et des papes. Elle arbora tour-à-tour l'étendard des
Guelfes et des Gibelins. Elle fut cruellement châtiée par l'empereur
Henri VI, qui l'avait même condamnée à voir passer la charrue sur
ses murs[146]; ensuite elle tomba sous la domination des princes de
la Scala, auxquels elle fut arrachée par le seigneur de Milan, allié
dans cette guerre de la république de Venise. Adolphe Malatesta s'en
était emparé pendant la minorité des fils de Galéas Visconti. Enfin
le duc Philippe-Marie l'avait recouvrée en 1421.

[Note 146: Quindi puote attestar il giureconsutto Bartolo aver letta
sentenza di Enrico, poi rivocata, cite condannava Brescia all'aratro.

(_Storia civile veneziana_ da Vittor SANDI, lib. 7, cap. 1, art. 2.)]

Il y avait donc à peine cinq ans que ce prince la gouvernait, et il
ne paraît pas que ce fût avec cette douceur qui peut seule concilier
l'affection de nouveaux sujets. D'un autre côté, les factions guelfe
et gibeline y subsistaient encore; et, par une suite de leurs
anciennes haines, elles habitaient des quartiers séparés qu'elles
avaient même fortifiés par des enceintes de murs; de sorte que cette
ville était réellement formée de deux. Les guelfes occupaient la
ville basse, les gibelins la ville haute, que plusieurs forts et la
citadelle dominaient.

Carmagnole avait conservé des relations avec le parti guelfe, ennemi
de la maison de Visconti; ceux avec qui il avait pratiqué des
intelligences, parmi lesquels on comptait deux membres de la famille
Avogadro, très-considérable dans le pays[147], lui promirent de lui
ouvrir une des portes de la ville.

[Note 147: _Hist. de Mantoue_ de Barthélemi PLATINA, liv. 5.]

Un détachement de ses troupes, que douze mille hommes suivaient de
près, arriva tout-à-coup sous les murs de Brescia, dans la nuit
du 17 mars 1426. La porte fut ouverte, les troupes vénitiennes se
répandirent dans la ville basse, leurs partisans se joignirent à
elles, mais la garnison milanaise se jeta dans les forts et conserva
même les portes qui conduisaient de la ville guelfe à la ville
gibeline. Il restait donc à faire le siége de celle-ci, de tous les
forts, de la citadelle, et en même temps il fallait songer à se
défendre dans la ville guelfe qu'on occupait. Dès qu'on eut appris
à Venise l'entrée des troupes de la république dans Brescia, on
crut d'abord que Carmagnole était entièrement maître de la place;
mais quand on sut qu'il avait encore plusieurs siéges à faire et
en même temps un siége à soutenir, on désespéra du succès de cette
entreprise; cependant on lui envoya en diligence toutes les troupes
dont on put disposer, et les commandants de Vicence et de Vérone
reçurent ordre de lui faire parvenir des secours. Il allait en avoir
besoin.

[Note en marge: XIV. Il assiége les châteaux. Ouvrage de
circonvallation mémorable.]

Deux mille hommes de cavalerie, qui étaient à-peu-près tout ce
qui restait de troupes milanaises dans la Lombardie, se portèrent
sur-le-champ dans les environs de Brescia, pour tenter d'y pénétrer.
Le duc avait rappelé son armée de la Romagne; elle s'avançait à
grandes journées. Carmagnole profita de ce délai pour envoyer des
détachements, qui s'emparèrent de quelques points fortifiés dans le
pays vers le lac de Garde, et, pour se mettre en état de se tenir
dans sa nouvelle position, il commença par séparer la ville qu'il
occupait, de la forteresse voisine, en creusant un fossé large et
profond, qui le mettait à l'abri des sorties d'une garnison nombreuse
et vaillamment commandée[148]. Mais ce n'était rien encore: il avait
à empêcher la communication des assiégés avec l'armée qui venait à
leur secours. Pour cela, il entreprit un des plus grands ouvrages de
campagne, dont l'histoire militaire fasse mention et dont jusqu'à
lui on n'avait point vu de modèle. Il traça une double ligne de
circonvallation qui enveloppait les forts, la citadelle, les deux
villes, et qui devait rendre toute communication impossible entre
la place et la campagne, à moins de forcer ce passage à travers les
deux fossés qui le défendaient. Or ces fossés avaient vingt pieds
de large, douze pieds de profondeur, et présentaient un escarpement
formé de terre, de fascines, affermi par des madriers, et défendu par
des tours élevées de distance en distance. Les historiens ne sont
point d'accord sur l'étendue de cet ouvrage; suivant quelques-uns, il
avait cinq mille de développement.

[Note 148: Ce commandant paraîtrait être François Sforce, d'après
SANUTO, _Vite de' duchi_, F. FOSCARI. Verdizzotti le nomme Oldrado,
et dit qu'il défendit la place con la fortezza del petto e del luogo.
Sabellicus est du même avis.]

On conçoit que de pareils travaux ne pouvaient être terminés en
quelques jours par une armée, qui avait à repousser les secours qui
voulaient entrer dans la place, à se garder elle-même contre de
fréquentes sorties, et à faire plusieurs siéges à-la-fois. L'ouvrage
ne pouvait être qu'ébauché à l'époque très-prochaine où l'armée
milanaise allait se présenter pour secourir la ville. On se flattait
que sa marche serait retardée par les rivières, et notamment par
le Tanaro, dont le marquis de Ferrare s'était chargé de disputer
le passage; mais il se laissa ou voulut se laisser tromper par le
général Ange de la Pergola, qui jeta un pont sur ce fleuve sans être
attaqué, et vint camper, dans les premiers jours de mai, devant les
lignes de Carmagnole. Les succès de celui-ci s'étaient réduits à
s'emparer de l'une des portes occupées jusques-là par les Milanais.

L'armée du duc était forte de quinze mille gendarmes, c'est-à-dire
au moins égale à celle des Vénitiens. Ceux-ci étaient à la vérité
couverts par leurs retranchements encore très-imparfaits, mais ils
avaient à faire face de deux côtés, ils étaient obligés d'occuper
une grande circonférence, et ils ne pouvaient présenter une masse
de forces sur plusieurs points à-la-fois. La garnison ne négligeait
rien pour retarder les travaux des Vénitiens, et repoussait les
assauts qu'ils lui livraient fréquemment. Heureusement pour ceux-ci,
la rivalité des chefs qui commandaient l'armée du duc retarda
l'attaque des lignes. François Sforce et Nicolas Piccinino opinaient
pour tenter cette entreprise, mais Ange de la Pergola la jugea
imprudente[149].

[Note 149: Constans fama est culpâ præfectoram Philippi eam urbem
non esse recuperatam, nam cum liber aditus ad illam esset, facilè
fossam prohibituros fuisse aiunt, nisi certamen dignitatis inter eos
ortum facultatem spatiumque perficiendi operis hosti per ignaviam
præbuisset.

(POGGII, _Hist. florentinæ_, lib. 5.)]

Les ouvrages furent continués sous les yeux de l'armée milanaise.
Quand elle entreprit de les forcer, il n'était plus temps. À la
fin de mai, la place n'était pas encore entièrement investie; mais
après quatre mois de travaux, qui ne furent interrompus ni la nuit
ni le jour, les lignes présentaient par-tout une circonférence
inattaquable, les généraux de Philippe-Marie, abandonnant la
garnison de Brescia à elle-même, s'éloignèrent pour aller commettre
d'inutiles ravages dans les environs de Mantoue.

Dès la fin de mars, une escadre vénitienne, commandée par François
Bembo, s'était présentée à l'embouchure du Pô. Retardée d'abord
par les eaux basses, elle avait ensuite remonté ce fleuve jusqu'à
Crémone, dont elle avait rompu l'estacade et brûlé le pont. Vers
la fin de juin, elle avait pénétré dans l'Adda, prenant quelques
châteaux sur son passage. Enfin elle était venue insulter la place de
Pavie à l'embouchure du Tésin.

Le 28 juillet, on arrêta à Venise un Brabançon venu, disait-on, pour
mettre le feu à l'arsenal. On répandit qu'il avait avoué son crime,
et qu'il ne l'avait entrepris qu'à la persuasion du duc de Milan.
Quoi qu'il en soit de la réalité de ces imputations, ce misérable fut
écartelé, après avoir été traîné dans les rues à la queue d'un cheval
fougueux.

Cependant l'armée de la république recevait des renforts. Le seigneur
de Faenza à la tête d'une compagnie de douze cents chevaux, Laurent
de Cotignola, qui en commandait neuf cents, et Georges Benzoni,
avec trois cents lances, étaient arrivés au camp devant Brescia.
Les défenseurs de la place, au contraire, étaient épuisés par des
combats continuels et par la disette. De quatorze cents hommes, ils
se voyaient réduits à quatre cents.

[Note en marge: XV. Capitulation des forts.]

Cette brave garnison, insuffisante pour garder une si vaste enceinte,
n'en cédait les divers postes que pied-à-pied. Le 11 d'août, elle
avait été forcée d'abandonner la porte des Piles. Au commencement de
septembre, les Vénitiens occupèrent une autre porte et une partie de
la ville haute, après un combat qui dura trois jours. Le 18 et le 19
un corps de huit mille Milanais vint attaquer les assiégeants, mais
sans pouvoir parvenir à pénétrer jusqu'à la forteresse. Les assiégés
firent une sortie quelques jours après. Enfin un des châteaux
capitula le 13 octobre, les autres se rendirent successivement, et
le 20 novembre la citadelle, après avoir été battue jour et nuit par
l'artillerie pendant huit mois, offrit de se rendre si elle n'était
pas secourue au bout de dix jours. Cette capitulation, pour laquelle
on eut même soin de demander l'autorisation du duc de Milan, fut
la cinquième que fit, dans ce même siége, le vaillant défenseur de
cette place. Il sortit avec tous les honneurs de la guerre, à la
tête de quelques hommes qui lui restaient, avec armes et bagages,
exigeant même que les vainqueurs payassent ce qu'il était forcé de
leur laisser, et libre, ainsi que tous les siens, d'aller rejoindre
l'armée milanaise.

C'est une douce satisfaction de voir les gens de coeur triompher de
la mauvaise fortune.

La première surprise de Brescia avait été peu glorieuse pour
Carmagnole, mais il se fit beaucoup d'honneur, pendant ce siége
long et mémorable, par la vigueur de ses attaques, l'immensité de
ses travaux et sur-tout par l'audace avec laquelle il se maintint
dans une position difficile. On doit rapporter au général florentin,
Nicolas de Tolentino, qui était un habile ingénieur, une partie du
mérite, soit de l'invention, soit de l'exécution des grands ouvrages
qui assurèrent la reddition de la place[150].

[Note 150: _Fatti veneti_ di Francesco VERDIZZOTTI, lib. 18.]

Le duc de Milan éprouva, dans cette campagne, les inconvénients
attachés à l'emploi des troupes mercenaires. Les siennes ne
firent que de médiocres efforts pour secourir Brescia; et au lieu
d'attaquer, ou au moins d'inquiéter Carmagnole dans ses lignes, elles
perdirent le temps à piller le pays voisin.

[Note en marge: XVI. Traité de paix. 1426.]

Cependant, si la ville de Brescia était perdue, l'armée restait
entière; il ne manquait au duc que d'avoir confiance en elle. Quatre
généraux de réputation ne le rassuraient pas. D'un autre côté la
Toscane était dégarnie, le duc de Savoie inquiétait la frontière
occidentale du Milanais. Visconti ne voyait dans toute l'Italie
qu'un prince qui s'intéressât à son sort, c'était le pape Martin V;
encore avait-il fallu acheter sa bienveillance par la cession des
villes de Forli et d'Imola dans la Romagne. Ce pontife, l'un des plus
ambitieux conquérants du domaine apostolique, protégeait chaudement
le duc de Milan; parce que ce prince affectait d'embrasser avec
zèle les intérêts de l'église. Le pape s'entremit donc pour ramener
la paix entre les parties belligérantes. Le légat, qu'il envoya
pour médiateur, n'eut pas de peine à les concilier, puisque tout
consistait à obtenir quelques sacrifices du duc de Milan déjà saisi
d'effroi. Il consentit aussi promptement qu'on pouvait le désirer, à
ce que le duc de Savoie gardât quelques châteaux de peu d'importance
dont il venait de s'emparer.

Les Florentins, le marquis de Ferrare, et le seigneur de Mantoue,
n'avaient rien à réclamer; l'armée alliée n'avait fait aucune
conquête au-delà des Apennins, mais le duc en avait retiré ses
troupes, et ce ne fut pas un médiocre avantage pour les Florentins de
voir leur pays délivré de cette invasion.

Quant aux Vénitiens, le duc de Milan leur cédait non-seulement tous
ses droits sur la ville de Brescia, mais encore toute la province
dont cette ville était la capitale, la vallée de l'Oglio, appelée
Val Camonica, et la partie du Crémonais située sur la rive gauche de
ce fleuve; de sorte que les frontières de la république, du côté du
Milanais, se trouvaient transportées du lac de Garde au lac d'Iseo,
et que l'Oglio devait marquer la nouvelle limite des deux états. Le
duc accordait même aux Vénitiens un certain espace de terrain sur la
rive droite de ce fleuve, avec la faculté d'y construire une tête de
pont.

Ce traité fut signé le 30 décembre 1426. La famille de Carmagnole
recouvra sa liberté et vint s'établir à Venise. La république s'était
empressée de récompenser les services de son général, en l'élevant au
patriciat, dès les premiers succès de cette campagne.

[Note en marge: XVII. Organisation que le gouvernement vénitien donne
à la ville de Brescia.]

Le gouvernement vénitien, soit qu'il voulût s'attacher le peuple de
Brescia, soit qu'il voulût composer avec d'anciennes habitudes, ou
faire l'essai d'un nouveau système, donna à sa nouvelle conquête une
forme d'administration différente du régime des autres provinces de
la république.

On décida que le pays serait gouverné par deux patriciens, que le
sénat désignerait, l'un avec le titre de podestat, l'autre avec
celui de capitaine. Ils étaient investis de la juridiction civile et
criminelle, excepté en matière de fiefs.

Le podestat pouvait présider les divers tribunaux; mais la ville
avait, pour son administration, un conseil composé de ceux qui,
pendant trente-cinq ans au moins, avaient partagé les charges réelles
et personnelles de la cité. On se réservait cependant la faculté d'y
associer ceux qui l'auraient mérité par d'importants services. On
exigea que, dans tous les cas, les membres de ce conseil n'eussent
point exercé, ni eux-mêmes, ni leur père, ni leur aïeul, une
profession mécanique; il fallait aussi, pour y être admis, être âgé
de trente ans et appartenir à une famille domiciliée depuis cinquante.

Cette assemblée se trouvait composée d'à-peu-près cinq cents
habitants, qui, dans l'origine, se renouvelaient tous les ans, par la
voie du scrutin.

Un autre conseil moins nombreux, choisi par le sort dans le sein du
conseil général, et renouvelé partiellement de deux mois en deux
mois, s'occupait de la direction spéciale des affaires; de sorte
que Brescia, comme Venise, avait deux réunions de ses principaux
citoyens, dont l'une représentait le grand conseil, l'autre le sénat
de la république, avec cette différence cependant, qu'à Venise
ces assemblées exerçaient le gouvernement et décidaient sur les
impôts, sur les lois et sur les affaires politiques, tandis qu'à
Brescia elles ne s'élevaient pas au-dessus des affaires de simple
administration.

Pour rendre la ressemblance plus parfaite, on régla, trois ou quatre
ans après la prise de possession de cette ville, que ceux qui se
trouvaient composer le grand conseil en 1430, auraient seuls le droit
d'en faire partie à l'avenir, et le transmettraient à leur postérité.

Ainsi il y eut un patriciat dans cette province comme dans la
capitale.

C'était de ces deux conseils que partait la direction de
l'administration du pays: c'était par eux que se faisait le choix
des juges et des divers agents de l'administration; outre ces deux
conseils, il y en avait un troisième pour les affaires contentieuses,
composé uniquement de jurisconsultes gradués dans l'université de
Padoue.

Enfin quelques-uns des habitants les plus considérables de cette
province furent aggrégés au corps de la noblesse vénitienne[151].

[Note 151: Tous ces détails sur le gouvernement de la province de
Brescia sont tirés de l'_Histoire civile de Venise_ par Victor SANDI,
liv. 7, ch. 1, art. 1.]

Je citerai le nom du seul qui refusa cet honneur, ne voulant rien
devoir à ceux qui venaient d'asservir sa patrie. Il se nommait
Zambara. Mais ses descendants n'héritèrent pas de sa fierté, car ils
achetèrent dans la suite cette noblesse que leur aïeul avait refusée.



LIVRE XIV.

     Nouvelle guerre contre le duc de Milan. -- Bataille de Macalo
     gagnée par François Carmagnole. -- Paix de 1428. -- Acquisition
     de Bergame, 1426-1428. -- La république acquiert l'expectative
     de la principauté de Ravenne. -- Troisième guerre contre le
     duc de Milan. -- Bataille perdue par les Vénitiens. -- Mort de
     François Carmagnole, 1428-1433.


[Note en marge: I. Réflexions sur les gouvernements aristocratiques.]

La paix qu'on venait de conclure portait les frontières de l'état
de Venise à quelques lieues de Milan. Les sujets du duc furent
peut-être encore plus effrayés que lui de ce voisinage. De toutes les
conditions réservées à la misère humaine, la pire, après l'esclavage,
c'est d'être obligé de courber la tête sous la domination de
plusieurs. La raison s'explique très-bien pourquoi, dans l'intérêt
de la société, on confie le pouvoir à une seule main; mais elle ne
peut comprendre que ce pouvoir appartienne à une classe privilégiée.
L'orgueil des hommes ne se console qu'en tâchant d'agrandir ce
qui les domine. Or l'imagination n'a pas beaucoup à faire pour
placer hors de la nature un être unique, invisible, tout-puissant,
impartial, qui ne communique point immédiatement avec nous, dont tout
rappelle le nom, l'autorité, tandis que son origine, ses passions,
ses infirmités échappent à la vue, et qui, en même temps qu'il est
notre maître, est aussi notre providence. Mais comment se faire la
même illusion quand on a une multitude de maîtres, dont quelques-uns
nécessairement choquent nos yeux et blessent nos intérêts? Leurs
passions, leur orgueil, leur jalousie, leurs faiblesses, leur
partialité, nous révèlent à chaque instant qu'ils ne sont que des
hommes comme nous. Dans l'impossibilité de les agrandir, il faut
que nous travaillions à nous rapetisser nous-mêmes, et cet effort
est trop fatigant pour que nous puissions nous obstiner à vouloir
expliquer notre servitude aux dépens de notre amour-propre. Les
Romains divinisaient leurs empereurs; ce mot _divus_ rend raison de
tout; mais les titres de _magnifiques seigneurs_, d'_illustrissimes
seigneurs_, ne suffisent point; on ne peut légitimer la tyrannie à si
peu de frais.

Cet état de choses a existé par le fait, jamais de droit; parce qu'il
est impossible que tous les intérêts aient été consultés dans un
partage si inégal. On conçoit que tous veuillent prendre part au
pouvoir; on conçoit que tous y renoncent; mais on ne conçoit pas une
organisation de la société qui ne soit pas faite pour la société
tout entière. Aussi, dans les pays où on a établi le gouvernement
du petit nombre, on a commencé par une fiction; on a supposé que ce
petit nombre composait la société à lui seul. Tout le reste était
censé hors de la société, ou, si on voulait bien avouer qu'il en
faisait partie, ce n'était que comme une aggrégation, une dépendance,
comme une propriété du corps social. Là où il y a un prince unique,
l'intérêt du prince ne peut pas être séparé de celui de la nation, à
moins de circonstances qui sortent de l'ordre ordinaire des choses;
là où le prince est collectif, ces deux intérêts sont opposés
nécessairement. Aussi est-ce des aristocraties que sont nés les
gouvernements mixtes, c'est là leur unique bienfait.

L'aristocratie vénitienne, si jalouse de son autorité, en avait
de bonne heure senti le danger. Ce qu'elle avait principalement à
craindre, c'étaient les crises qui naissent de l'ambition ou du
mécontentement; pour les prévenir, elle avait adopté deux principes
dont elle ne s'écarta jamais, la modération et une mystérieuse
sévérité. Tout ce qui lui portait ombrage était perdu; tout ce
qu'elle pouvait ménager, elle le ménageait. Elle administrait avec
économie, elle jugeait avec équité, elle gouvernait avec prudence,
elle régnait avec gloire; mais tout cela ne faisait pas qu'on pût
désirer de vivre sous son empire. On sentait trop à tous moments
qu'on y manquait de deux choses, les jouissances de l'amour-propre et
la sécurité. Elle n'avait à offrir dans sa capitale que l'occasion
d'acquérir des richesses, et au loin que sa protection; par
conséquent elle ne pouvait avoir pour sujets affectionnés que des
marchands ou des peuples menacés d'une tyrannie encore plus cruelle
que la sienne.

C'était ce qu'avaient jugé, sans le dire, plusieurs de ses hommes
d'état, lorsqu'ils avaient cherché à la détourner de ses conquêtes
sur le continent de l'Italie.

[Note en marge: II. État de l'Italie.]

Son ambition fut favorisée par les vues des princes qui régnaient sur
cette contrée. Presque tous, sans en excepter les papes, après avoir
dû la couronne à des crimes, eurent de méprisables et d'abominables
successeurs. Un homme jaloux de conserver un peu de repos, de bonheur
et de dignité, aurait été bien embarrassé de choisir sur toute la
surface de la belle Italie un asyle où il pût reposer sa tête avec
sécurité, et couler en paix quelques années du XIVe ou du XVe siècle.

Les papes, après avoir fait une guerre de plus de soixante ans au
seigneur de Milan et à leurs propres sujets, avaient fini par l'exil,
l'anathème et le schisme. Rien n'égalait les horreurs qui avaient
ensanglanté le trône de Naples. Florence, était continuellement
déchirée par les factions. Gênes avait passé plusieurs fois, en peu
d'années, de l'oligarchie à la démocratie, et de l'état de république
à celui de province sujette, ne sachant vivre ni dans la soumission
ni dans l'indépendance. Parmi tout ce désordre, avec toute cette
fureur, on daignait rarement prendre les armes soi-même. Il y avait
au milieu de la nation italienne une nation d'aventuriers, qui
allaient offrant indifféremment aux uns comme aux autres d'épouser
leurs haines et de les venger, en ravageant le pays d'autrui. Venise
seule offrait du moins la paix intérieure; aucune faction n'osait s'y
montrer, mais cette paix était renfermée dans l'enceinte des lagunes.
Les provinces étaient exposées, comme les autres états, aux fléaux de
la guerre.

Depuis la délivrance de Chiozza, c'est-à-dire depuis une époque où
la république ne possédait absolument rien au-delà des lagunes,
l'ambition des Vénitiens n'avait cessé de troubler et de tourmenter
l'Italie septentrionale.

De 1385 à 1388, ils firent la guerre au seigneur de Padoue. Ce fut
dans cette guerre qu'ils acquirent le Trévisan.

En 1397 et 1398, ils dirigèrent leurs armes contre le duc de Milan.

En 1404, ils se liguèrent avec ce prince, qui leur céda Vicence,
Feltre, Bellune; et dans cette même guerre ils prirent Vérone, Padoue
et Rovigo. Ces conquêtes furent l'ouvrage de deux ans.

L'année d'après, la république prit part à une expédition contre
le seigneur de Plaisance, et eut de sa dépouille Parme et Reggio,
qu'elle échangea contre Guastalla, Brescello et Casal-Maggiore.

De 1411 à 1413, la guerre du Frioul contre le roi de Hongrie, coûta à
la seigneurie Feltre et Bellune.

Elle prit sa revanche en 1417, en dépouillant le patriarche d'Aquilée
de la principauté du Frioul et en reprenant sur les Hongrois Feltre,
Bellune et Cadore; cette guerre ne se termina qu'en 1420.

Enfin la campagne de 1426 venait de lui procurer l'acquisition de la
province de Brescia.

Ainsi, dans un intervalle de quarante ans, l'incendie s'était rallumé
sept fois, sans compter deux ou trois guerres contre le Turc,
quelques campagnes en Dalmatie, et une guerre maritime contre Gênes.

Les provinces étaient trop malheureuses pour pouvoir être sincèrement
attachées à la métropole. Il paraissait probable que cet état des
choses durerait jusqu'à ce qu'un prince se fût élevé dans l'Italie
septentrionale, qui réunît assez de forces pour laisser à ses voisins
tous les dangers de l'invasion. Les Visconti se crurent appelés à
mettre dans la balance ce poids, qui devait la fixer en l'entraînant.

Élevés à la souveraineté par l'usurpation de l'archevêque Othon, en
1295, ils ne furent pas plus délicats sur les moyens de s'agrandir
que les autres princes leurs contemporains; mais il y eut parmi eux
quelques hommes, dont le courage et la capacité pouvaient justifier
l'ambition, qui réunirent plusieurs couronnes sur leur tête, et
qui pouvaient, sans trop de présomption, aspirer au titre de rois,
puisque leurs états s'étendaient depuis les côtes de l'Adriatique
jusqu'à la mer de Ligurie et de Toscane[152].

[Note 152: Voici la suite des Visconti d'abord seigneurs et puis ducs
de Milan:

  L'archevêque Othon Visconti.
  Mathieu, son neveu, qu'on surnomme le grand.
  Galéas, fils de Mathieu.
  Azzo, fils de Galéas.
  Luchino, oncle d'Azzo.
  Jean, archevêque, frère de Luchino.

C'est ici que se termine la liste des Visconti, dont le caractère
présente à l'histoire quelques traits louables.

  Bernabos, neveu du dernier.
  Galéas, frère de Bernabos.
  Jean Galéas, fils de Galéas.
  Jean-Marie,            }
  Philippe-Marie,        }    fils de Jean Galéas.]

Il y avait cent trente ans que cette maison régnait; il n'est pas
permis aux hommes de remonter si haut pour juger les droits de leurs
maîtres. Les Milanais s'étaient accoutumés au joug, et n'étaient
peut-être pas insensibles à l'espérance de voir leur ville devenir la
capitale de toute l'Italie supérieure.

[Note en marge: III. Les Milanais s'opposent à la ratification de la
paix.]

Les progrès des Vénitiens détruisaient cette illusion. Quand les
Milanais apprirent que le duc venait de céder toute la province de
Brescia, sans que son armée eût été entamée, sans qu'elle eût presque
combattu, et qu'il n'y avait plus que l'Adda entre Milan et les
troupes de l'ambitieuse république, ils se crurent déjà envahis par
elle.

Une telle condition ne pouvait que déplaire aux habitants d'une
grande capitale accoutumés à profiter de la présence d'une cour, et
sur-tout les seigneurs milanais devaient être révoltés de l'idée de
devenir sujets des nobles vénitiens.

On courut représenter au duc que le traité qu'il venait de conclure
compromettait son honneur, sa sûreté; la prise de Brescia ne
devait point décider du sort de la guerre; rien n'était perdu
puisque l'armée subsistait; il fallait bien se garder d'évacuer les
forteresses qu'on avait promis de céder aux Vénitiens sur l'Oglio;
sur-tout il était imprudent de leur laisser le temps de se fortifier
sur la rive droite de ce fleuve. On suppliait le duc d'avoir
confiance dans le zèle de ses sujets. Ils offraient de faire tous
les sacrifices que pouvait nécessiter un plus grand développement
de forces. La ville de Milan seule était prête à lever, s'il le
fallait, dix mille hommes de cavalerie et autant d'infanterie. Elle
ne demandait qu'une grâce, la libre administration de ses revenus et
la réforme de quelques abus de la cour, qui épuisaient les finances.

Le duc, peu digne de régner sur des hommes si disposés à repousser
l'étranger, accepta les subsides, et manqua de parole à son peuple
et aux Vénitiens. Il éluda, sous différents prétextes, la remise des
places qu'il s'était engagé à évacuer, renforça ses troupes, et au
printemps de 1427, il les jeta dans la principauté du seigneur de
Mantoue, allié de la république.

[Note en marge: IV. Nouvelle guerre. 1427.]

Par cette manoeuvre, l'armée milanaise devait occuper toute la rive
droite du Mincio, depuis le point où il sort du lac de Garde jusqu'à
celui où il se jette dans le Pô. C'était une ligne de douze ou quinze
lieues de longueur, bien appuyée à droite sur le Pô, à gauche sur le
lac, et qui coupait toute communication entre la province de Brescia
et les anciennes possessions de la république, à moins de traverser
le lac de Garde.

Les Vénitiens, de leur côté, avaient pour objet de dégager le
seigneur de Mantoue, de rétablir leurs communications avec Brescia,
et de porter la guerre sur le territoire de Crémone pour pénétrer
de là dans le Milanais. Dans ce dessein, ils chargèrent Carmagnole
d'entrer dans le Mantouan, et de pousser l'ennemi devant lui, tandis
que la flotte vénitienne remonterait le Pô, en tâchant de se frayer
un passage jusqu'à Crémone ou jusqu'à Pavie.

On éprouve quelque surprise en voyant une flotte, composée
nécessairement de bâtiments assez légers, s'engager dans un fleuve
d'une largeur médiocre, inconstant, inégal, pour le remonter à une
hauteur de soixante ou quatre-vingts lieues, à une époque où l'usage
de l'artillerie permettait de la foudroyer des deux bords. Quelques
circonstances cependant diminuaient les dangers de cette entreprise.
La flotte, en remontant le Pô, avait à traverser d'abord le marquisat
de Ferrare, dont le prince était allié de la république, ensuite le
Mantouan, où sa marche devait être protégée par le seigneur du pays
et par l'armée de Carmagnole; en arrivant dans le Crémonais, elle
trouvait trois places qui appartenaient à la seigneurie, depuis la
guerre faite au duc de Plaisance, en 1406, d'abord sur la rive droite
du fleuve Guastalla, ensuite Brescello, et plus loin sur la rive
gauche Casal-Maggiore, et Toricello vis-à-vis. Passé cette dernière
place, il n'y avait plus que des ennemis sur les deux rives.

L'armée de Carmagnole était à Mantoue. La flotte arrivait sous
le commandement d'Étienne Contarini, et était mouillée vis-à-vis
Brescello, lorsqu'une flotte de vingt-sept galères, que le duc de
Milan avait fait armer à Pavie, descendit le Pô pour venir à sa
rencontre. En passant devant Toricello, elle somma cette place de se
rendre. Le commandant Laurent Volusmiera ne donna pas à l'ennemi le
temps de tirer un coup de canon. Il évacua la forteresse[153], et
vint porter sa honte à Venise, où il fut dégradé et condamné, à une
prison de deux ans, suivie de la déportation.

[Note 153: Ces détails, et en général tous ceux qui sont relatifs à
cette campagne me sont fournis par Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, F.
Foscari.]

L'occupation de ce poste rendait les Milanais maîtres du confluent
du Taro et du Pô. Ils avaient encore plus d'intérêt de s'emparer de
Casal-Maggiore, parce que cette place était sur la rive gauche du
fleuve, c'est-à-dire sur la ligne d'opération de l'armée ennemie.

[Note en marge: V. Siége de Casal-Maggiore par les Milanais. 1427.]

Le provéditeur Fantin Pisani, qui y commandait, dépêcha une barque
à l'amiral vénitien, qui n'était qu'à six mille de là, pour
lui demander des secours, et lui donner avis de l'approche de
l'escadre milanaise. Étienne Contarini leva l'ancre, arriva devant
Casal-Maggiore; mais, dès qu'il eut appris que les ennemis avaient
vingt-sept galères, c'est-à-dire des forces précisément égales aux
siennes, il allégua que ses instructions lui défendaient absolument
de combattre si l'ennemi avait plus de vingt bâtiments à lui opposer.
Il n'y eut plus moyen de le retenir; à peine voulut il s'arrêter
quelques heures, et donner le temps de jeter dans la ville un renfort
de cinquante hommes et un approvisionnement de quatre barils de
poudre.

Quand le petit nombre de soldats laissés sur les remparts de cette
place, virent s'éloigner la flotte qui aurait dû les secourir, leur
coeur fut brisé[154]; mais le provéditeur Pisani releva leur courage
par son assurance, et ranima leur espoir, en leur parlant de l'armée
de Carmagnole, qui était à Mantoue, et qui s'avancerait certainement
pour faire lever le siége; et en ajoutant que, soit qu'ils fussent
secourus, soit qu'il ne dussent pas l'être, ils n'avaient à prendre
conseil que de leur devoir.

[Note 154: E vedendo i nostri di Casal-Maggiore che la nostra armata
si partiva della quale speravano aver soccorso rimasero tutti come
morti, benchè pel suo provveditore fossero confortati.

(Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, F. Foscari.)]

Cette nuit même ils virent arriver la flotte ennemie, et le
lendemain, qui était le 28 mars 1427, quinze mille hommes se
déployèrent autour de la place, et en formèrent l'investissement.
Cette armée qui s'était donné rendez-vous sur ce point avec
la flotte, était commandée par Ange de la Pergola et Nicolas
Piccinino[155].

[Note 155: Marin Sanuto ajoute que le duc de Milan y était en
personne.]

Dès le 29, on commença à épuiser les fossés et à faire jouer quatre
batteries qui ruinèrent tous les ouvrages avancés. Au point du jour,
les Milanais donnèrent un assaut, qui fut soutenu pendant
quatre heures. La nuit suivante l'assaut fut redoublé sans plus de
succès; et, pendant tous les intervalles, les quatre batteries de
terre et toute l'escadre couvraient la ville de leurs feux. Quelques
jours après, le fossé étant mis à sec, les assaillants s'avancèrent
pour le franchir, et appliquèrent au rempart des échelles de cent
degrés. Mais les assiégés les accablant de leurs armes de jet, et
les inondant d'eau bouillante, parvinrent à leur faire lâcher prise
avec une telle précipitation, que cinquante-sept échelles furent
abandonnées dans le fossé. On essaya de le combler de paille et de
fascines; les Vénitiens y mirent le feu. Toute la nuit se passa dans
cette lutte, d'autant plus glorieuse pour les assiégés, qu'ils ne
pouvaient se flatter de la voir se terminer à leur avantage. Leurs
munitions étaient épuisées; le peuple demandait à grands cris que
l'on rendît la place, et déjà s'était mis lui-même à parlementer avec
l'ennemi, qui n'accordait qu'un délai de trois fois vingt-quatre
heures. Pisani, pressé de tous côtés, écrivit à Carmagnole pour
lui demander du secours; mais ce général répondit qu'il était
trop tard, qu'il en avait du regret, n'ignorant pas l'importance
de Casal-Maggiore; mais qu'au reste, quand il en serait temps,
trois jours lui suffiraient pour la recouvrer. Après une pareille
réponse, il fallut bien se résoudre à cesser une défense inutile.
Le provéditeur capitula honorablement; il avait arrêté les ennemis
devant sa place pendant trois semaines.

Si j'ai rapporté quelques circonstances un peu minutieuses de ce
siége, ce n'est pas seulement pour rendre hommage à la valeur de
la garnison qui le soutint; c'est aussi pour faire connaître la
sévérité du gouvernement vénitien, qui fit jeter dans une prison le
défenseur de Casal-Maggiore[156]; enfin c'est aussi pour faire juger
de l'état de l'art à cette époque. Des chausse-trapes, c'est-à-dire
des pointes de fer ou des morceaux de verre semés sous les pas des
assaillants, de l'eau bouillante répandue sur eux du haut des tours,
ne sont que des moyens de défense assez grossiers. Tout cela suppose
que l'ennemi est déjà au pied du rempart; et l'art consiste bien
moins à repousser les assauts qu'à retarder les approches. Une autre
chose digne de remarque, c'est que l'historien ne fait aucune mention
de l'artillerie des assiégés; il en a été de même lorsqu'il a été
question du siége de Brescia, bien plus important que celui-ci sous
tous les rapports.

[Note 156: Nulla qui fù però compatito di tale azione. Gli avogadori
di Comune lo inquirono, fù obbligato in prigione a scolparsene e
restò severamente punito.

(_Fatti veneti_ di Francesco VERDIZZOTTI, lib. 19.)

Fù il Pisani, con privazione di cariche, condannato alla prigione.

(_Historia veneta_ di Paolo MOROSINI, lib. 19.)]

On ne nous dit pas que ces flottes qui remontent et qui descendent le
Pô, obligées de passer devant des places ennemies, reçoivent un coup
de canon; cependant on avait de l'artillerie et beaucoup, précisément
parce qu'on n'en avait pas perfectionné l'usage.

[Note en marge: VI. Combat de Brescello; Casal-Maggiore repris.]

Après la reddition de Casal-Maggiore, la flotte milanaise resta à
cette hauteur; une partie de l'armée de terre, sous les ordres de
Piccinino, passa sur la rive droite du fleuve, descendit jusqu'à
Brescello, et se mit à canonner cette place.

On ne pouvait qu'être mécontent à Venise de l'amiral et du général,
qui avaient laissé prendre Casal-Maggiore sous leurs yeux, sans y
mettre la moindre opposition. Carmagnole au moins avait une excuse;
il avait été appelé trop tard; mais l'amiral ne pouvait se laver de
cette honte; il fut révoqué. François Bembo, son successeur, arriva
le 20 mai sur la flotte qui était vis-à-vis Brescello. Aussitôt il
arbora son pavillon à bord de la capitane, et dirigea la proue de ses
galères sur le camp ennemi qu'il foudroyait de son artillerie[157].
Les archers et les Esclavons débarquèrent sous la protection de ce
feu. Aussitôt les cavaliers de l'armée assiégeante s'élancèrent pour
les culbuter dans le fleuve; mais les Vénitiens s'appliquèrent à
diriger leurs coups contre les chevaux. Il y en eut six cent soixante
de tués; il n'en fallut pas davantage pour mettre le désordre
dans toute cette gendarmerie. Elle fut chargée à son tour par les
fantassins, dispersée et mise en fuite. Le camp tout entier fut pris,
et les Vénitiens y trouvèrent trente milliers de poudre et cent
soixante-dix-huit pièces d'artillerie, parmi lesquelles il y en avait
seize d'une très-grande dimension, et une sur-tout qui lançait des
quartiers de rocher du poids de six cents livres. On y trouva aussi
cent soixante-quinze pierres à canon. Si ces pierres à canon étaient
des boulets, comme cela est probable[158], il en résulterait que
chaque bouche à feu ne se trouvait approvisionnée que de cinq boulets
et de cent soixante-dix livres de poudre.

[Note 157: E certamente traevansi per cadauna volta da cento
verettoni in sù, e tante bombarde che pareva un tuono.

(Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, F. Foscari.)]

[Note 158: En effet on lit dans Marin Sanuto, quelques pages plus
haut: Non aspettando neppure che li fosse tratta una pietra di
bombarda.]

Immédiatement après cette victoire, la flotte vénitienne se porta
vers Casal-Maggiore; elle y trouva des troupes et quelques batteries
qui défendaient le rivage. Malgré ces obstacles, le débarquement
s'opéra, les Milanais furent repoussés dans la place, et, l'armée de
terre étant venue en former le siége, la garnison, qui consistait
en douze ou quinze cents hommes[159], se vit obligée de se rendre
à discrétion le 6 juillet. Les habitants se rachetèrent du pillage
moyennant une somme de dix mille ducats.

[Note 159: Antonello di Pisa era in Casal-Maggiore con cavalli 360, e
con fanti 850, e con molti balestrieri genovesi.

(Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, F. Foscari.)]

Cette conquête donna à l'armée la facilité de s'avancer sur le
territoire de Crémone, dont les troupes milanaises voulurent disputer
l'approche; mais elles furent obligées de se replier, pour se mettre
sous la protection de la place.

Vis-à-vis Crémone, de l'autre côté du Pô, était une petite
principauté appartenant au comte Palavicino. Il avait tâché
jusque-là de se maintenir dans l'amitié du duc de Milan, qui était
un voisin dangereux. La présence des troupes vénitiennes l'obligea
de manifester d'autres sentiments; il fit valoir tous les sujets de
plainte qu'il avait à porter contre les Visconti, et sollicita d'être
admis dans l'alliance de la république.

[Note en marge: VII. Combat naval. Entreprise infructueuse sur
Crémone.]

L'armée navale avait suivi le mouvement de l'armée de terre; elle
s'était avancée jusqu'auprès de Crémone. Le 7 août elle rencontra la
flotte ennemie, qui était sous les ordres d'Eustache de Pavie, et
avec laquelle elle eut un combat de neuf heures, qui se termina par
la prise de six galères milanaises, et la destruction de trois forts
en bois que l'ennemi avait élevés au milieu du fleuve. Ce qui peut
donner une idée de la force assez médiocre de ces bâtiments; c'est le
nombre des prisonniers qui ne s'éleva qu'à trois cent soixante-et-dix.

L'amiral François Bembo poursuivit sa victoire; et, remontant le Pô,
entra dans le Tésin, menaça Pavie sans l'attaquer, et ramena ensuite
sa flotte à Venise.

Ces opérations pouvaient faciliter les mouvements de l'armée de
terre, mais ne décidaient point du succès de la campagne. C'était la
prise de Crémone qui était dans ce moment l'objet important, parce
qu'elle aurait procuré aux Vénitiens une position assurée au-delà de
l'Oglio, sur le Pô. Maîtres de Crémone, ils pouvaient recevoir des
secours de leur flotte; ils prolongeaient la ligne de places qu'ils
avaient déjà sur le fleuve; ils se trouvaient établis sur la rive
gauche de l'Adda, et ils n'avaient plus que cette dernière rivière à
passer pour entrer dans le Milanais.

Les généraux du duc, qui sentaient l'importance de Crémone, ne
négligèrent rien pour attirer Carmagnole du côté de Brescia. Ils le
forcèrent à passer sur l'autre rive de l'Oglio, pour aller au secours
de cette place. Le général vénitien, qui n'oubliait pas combien
il lui avait été profitable, l'année précédente, de pratiquer des
intelligences dans les places ennemies, cherchait à s'introduire,
par les mêmes moyens, dans quelques-unes de celles que les Milanais
occupaient encore. Cette fois, sa propre ruse devint un piége qui
faillit à lui être fatal.

Le commandant de Gatalengo, qu'il avait tenté de séduire, feignit de
vouloir livrer ce château; Carmagnole, arrivant pour s'en emparer,
tomba dans une embuscade où il perdit quinze cents hommes, le jour de
l'Ascension; c'était mal célébrer la fête de Venise.

Cet échec lui rendit toute sa prudence accoutumée; il ne campa plus
sans étendre autour de lui un rideau de vedettes, et sans se faire un
rempart de ses équipages, qui étaient fort nombreux; car on comptait
dans son armée deux mille chars attelés de boeufs.

Rester dans la province de Brescia, où il n'avait plus rien à
conquérir, c'était se réduire à la guerre défensive. Il força le
passage de l'Oglio, à Bina, et vint camper avec trente-six mille
hommes[160] à trois lieues de Crémone. Cette manoeuvre força les
généraux milanais à le suivre; et le duc lui-même, s'arrachant à sa
mollesse accoutumée, se détermina à venir partager, pour la première
fois, non les dangers, mais le spectacle de la guerre.

[Note 160: Teneva già un esercito aggrandito a venti-due mila
cavalli, otto mila fanti pagati, e sei mila paesani.

(_Fatti veneti_ di FRANCESCO VERDIZZOTTI, lib. 19.)

La flotte de Bembo portait 10,000 hommes.

(_Ibid._)

Voyez aussi l'_Historza veneta_ de Paul Morosini, liv. 19, et celle
de P. Justiniani, liv. 6.]

L'armée du duc, à-peu-près aussi forte que l'armée vénitienne[161],
était placée entre Cennensi et Crémone; elle venait de recevoir
un renfort de quinze mille volontaires fournis par la ville de
Milan; ce qui ajoute bien à la conviction que cette capitale
voulait repousser le joug de la seigneurie. Le 12 juillet, cette
armée entreprit de forcer les Vénitiens dans leurs lignes; en
effet, les premiers escadrons y pénétrèrent; mais les nuages de
poussière qui s'élevaient sous les pas d'une nombreuse cavalerie,
ne permirent bientôt plus aux combattants de se reconnaître, aux
corps de manoeuvrer, ni aux chefs de rien ordonner. On combattait
au hasard; les généraux de l'un et de l'autre parti se trouvèrent
isolés, égarés au milieu des troupes ennemies. Carmagnole, qui avait
perdu son cheval, errait à pied dans son camp, où François Sforce
se trouvait lui-même presque séparé de tous les siens, et cherchant
une issue. Ce combat n'eut d'autre résultat que de hâter le départ
de Philippe-Marie, impatient de retourner à Milan, pour opposer une
partie de ses troupes au duc de Savoie, qui marchait sur Verceil.

[Note 161: Quindici mila Milanesi, intorno a dodici mila cavalli, e
sei mila pedoni.

(_Fatti veneti_ di FRANCESCO VERDIZZOTTI, lib. 19. _Storia civile_ di
SANDI; lib. 7, cap. 1, art. 2.)]

[Note en marge: VIII. Bataille de Macalo. 1427.]

Carmagnole s'attacha à fatiguer l'armée ennemie. Après avoir été sous
le commandement de quatre chefs à-peu-près égaux en autorité, elle
venait d'être mise sous les ordres de Charles Malatesta, fils du
seigneur de Pesaro. Ce nouveau général suivait tous les mouvements
des Vénitiens, tantôt provoqué ou menacé par eux, tantôt évité par
une marche rapide. Les officiers du duc désiraient ardemment de
mettre fin à tant de fatigues, qui n'avaient aucun résultat. Enfin,
le 10 octobre, ils apprirent que l'armée vénitienne se trouvait sur
un terrain marécageux, près du village de Macalo, dans le Crémonais.

Carmagnole en avait reconnu soigneusement toutes les parties fermes,
tous les détours; il en occupait les issues et y avait multiplié les
dangers. Sa cavalerie, son artillerie, s'étaient emparées des seuls
points où ces deux armes pussent agir. Ses tirailleurs s'étaient
postés sur tous les îlots naturels ou artificiels qui coupaient
cette plaine mouvante; et son infanterie, qui attendait l'ennemi
à l'extrémité d'une longue chaussée, n'y semblait placée qu'avec
circonspection: mais le général avait détaché deux mille chevaux,
pour tourner les marais et attaquer l'ennemi par derrière, quand il y
serait engagé.

Malatesta commandait à des hommes qui avaient plus de réputation que
lui. Tenté de faire rapidement la sienne, il proposa et fit résoudre
une attaque imprudente.

Le 11 octobre[162], toute son armée s'aventura sur la chaussée
qui conduisait au camp de Carmagnole; dès qu'elle y fut avancée,
elle se vit assaillie de toutes parts, sans pouvoir ni franchir
les intervalles qui la séparaient des archers et des batteries,
ni reculer en arrière, parce que sa colonne de bagages était déjà
engagée dans le chemin. L'armée de Carmagnole choisit ce moment
d'hésitation pour se présenter sur la chaussée et marcher avec
résolution à la rencontre des Milanais; le détachement de deux mille
chevaux tomba en même temps sur leur arrière-garde. Le combat ne fut
point disputé. Les plus braves employèrent leur courage à se faire
jour au travers des ennemis et des obstacles. Sforce et Piccinino
sauvèrent leur liberté; mais Malatesta fut obligé de se rendre, et
huit ou dix mille des siens restèrent prisonniers.

[Note 162: SANUTO donne à cette bataille la date du 16 octobre, mais,
d'après son texte même, cela n'est guères vraisemblable; car il dit:
A' 16 d'ottobre al levare del sole, s'ebbero lettere de' rettori
di Brescia venute in pochissime ore; quali scrivono, etc. Comment
aurait-on pu recevoir à Venise le 16 au matin la nouvelle transmise
de Brescia d'une bataille donnée le même jour à Macalo? et remarquez
qu'il dit à la fin de son récit: E sé non fosse venuta la notte
addosso non saria scampato alcuno di loro; de sorte que la bataille
ne se serait terminée qu'avec le jour, et que cependant on aurait eu
la nouvelle de la victoire à Venise le matin de ce même jour.]

[Note en marge: Carmagnole renvoie ses prisonniers.]

La supériorité des forces était dès-lors acquise aux Vénitiens, au
moins pour le reste de la campagne. Mais le soir, les vainqueurs, les
vaincus, réunis dans le même camp, se reconnurent, s'embrassèrent,
comme des compagnons qui avaient porté les armes ensemble, couru
les mêmes aventures. Ils n'avaient les uns contre les autres aucun
sentiment d'inimitié. Ils exerçaient tous la même profession sous des
bannières différentes. Chacun retrouvait ses anciens officiers ou ses
anciens soldats dans ses adversaires. Presque tous les gendarmes qui
servaient le duc de Milan avaient combattu long-temps sous les ordres
de Carmagnole. Cette confraternité d'armes, cette communauté de
profession leur conseillait de ménager réciproquement leurs intérêts,
sans s'embarrasser de l'intérêt des princes qui les soudoyaient.
En conséquence, les vainqueurs gardèrent le butin, les chevaux,
les armes, et renvoyèrent, pendant la nuit, presque tous leurs
prisonniers. Le lendemain, les provéditeurs vénitiens, qui étaient
à la suite de l'armée, en portèrent de vives plaintes à Carmagnole.
Pour toute réponse il fit venir les prisonniers qui n'avaient pas
encore été relâchés, et leur dit: «Mes soldats ont rendu la liberté
à vos compagnons; je rougirais d'être moins généreux; vous pouvez
rejoindre vos drapeaux:» et il les renvoya le jour même, avec leur
général. Le gouvernement vénitien eut soin de ne témoigner aucun
ressentiment de ce manque d'égards pour les représentations des
provéditeurs, et d'une conduite si contraire aux intérêts de la
république.

Quelques jours après, l'armée milanaise se trouva presque aussi
forte qu'avant la bataille. Ce ne fut plus qu'une affaire d'argent,
de lui procurer des armes et des chevaux[163].

[Note 163: Philippus diligentem ad afflictas opes reparandas curam
adhibuit: salvisque ductoribus cum omni militum robore, paucis diebus
facilè arma et equos comparavit. Ferunt duos eâ tempestate fabros
Mediolani repertos qui tot hominum millia armaturos se professi sint
quot eo prælio capta dicerentur.

(SABELLICUS, _Secundæ decadis_ lib. 10.)]

Les provéditeurs désiraient que l'on profitât au moins de ce succès
pour se porter sur Milan. On n'en était guère qu'à deux ou trois
journées. Carmagnole jugea cette marche imprudente. Il pensa qu'on ne
devait pas s'aventurer vers Milan sans être maître de Crémone; et en
effet, pour être sûr de sa retraite, il ne fallait pas laisser les
ennemis établis dans un poste important sur la rive gauche de l'Adda.
Il y avait encore, même sur l'Oglio, quelques postes fortifiés,
dont il fallait s'emparer avant tout. Ce fut de ce côté qu'il
dirigea sa marche. La prise de Montechiaro, d'Orei, de Pontoglio, et
l'occupation de la Val Camonica, au nord du lac d'Iseo, terminèrent
la campagne de 1427.

[Note en marge: IX. Traité de paix. 1428.]

[Note en marge: Acquisition de Bergame.]

Maîtres de toute la province de Brescia, les Vénitiens étaient
à portée d'envahir sur tous les points celle de Bergame. Ils y
étaient même déjà en possession de quelques postes; et au retour
du printemps, dès le 8 mars 1428, leurs batteries en menaçaient la
capitale. Le duc de Milan employa l'hiver à négocier. Il commença par
détacher de la ligue le roi d'Arragon, à qui il remit deux places sur
la côte de Gênes, en attendant la cession de la Corse; et le duc de
Savoie, à qui il céda Verceil.

Les autres alliés des Vénitiens, c'est-à-dire les Florentins, le
marquis de Ferrare, le seigneur de Mantoue et le comte Pallavicino,
sentaient qu'il n'y avait rien à gagner pour eux dans cette guerre,
et par conséquent désiraient ardemment la paix; mais la république
la mettait à si haut prix, qu'il était difficile de l'espérer. Elle
demandait Crémone et Bergame, c'est-à-dire d'étendre ses limites le
long du Pô jusqu'à l'embouchure de l'Adda, et de remonter ensuite
cette rivière jusqu'à l'endroit où elle sort du lac de Côme. Le duc
ne voulait accorder que les cessions stipulées dans le traité de
paix de l'année précédente. Le légat, qui présidait aux conférences
de Ferrare (car le pape s'était encore porté pour médiateur), fit de
vains efforts pour persuader aux Vénitiens de se désister de leurs
nouvelles demandes. Plusieurs fois les conférences furent sur le
point d'être rompues. Enfin on s'accorda à partager le différend. Les
Vénitiens renoncèrent à leurs prétentions sur Crémone, et le duc à
la possession du Bergamasque et de ce que la république avait déjà
conquis dans le Crémonais.

Cette paix fut signée le 18 avril 1428[164]. Les Florentins n'y
gagnèrent que la promesse faite par le duc de ne plus s'immiscer dans
les affaires de la Toscane, de la Romagne et du Bolonais.

[Note 164: Ce traité est rapporté textuellement dans Marin SANUTO,
qui dit: «E la lega rimase con suo onore e il duca di Milano ha
lasciato del pelo.»]

Le vainqueur de Macalo était revenu à Venise dès le 14 mars. Le doge
alla au-devant de lui avec la seigneurie et un nombreux cortége de
patriciens. Il fit son entrée sur le Bucentaure, et fut conduit
en pompe jusqu'à un palais que la république lui avait donné. Une
augmentation de traitement de trois mille ducats et un revenu de
douze mille en terres, dans les provinces qu'il avait conquises,
attestaient la magnificence de la république. Le duc de Milan s'était
engagé par le traité à rendre à Carmagnole tous ses biens.

Le 24 mai, à la tête de tous ses capitaines, le général remit
solennellement l'étendard de Saint-Marc que la seigneurie lui avait
confié, et qui fut suspendu dans l'église du patron au milieu de tous
les trophées enlevés aux ennemis. Quelques jours après on y plaça
aussi, suivant l'usage, le drapeau de la ville de Bergame parmi ceux
des autres villes sujettes de la république.

[Note en marge: X. Situation de la république après cette guerre.]

Cette guerre venait de consommer le système d'envahissement suivi
depuis quarante ans par le sénat de Venise. Elle avait coûté deux
millions et demi de ducats. On avait pris à la caisse des emprunts
trente-trois pour cent de son capital; aussi les fonds publics
étaient-ils tombés au cours de 57 pour cent[165]. La dette s'élevait
à neuf millions de ducats, et les intérêts en étaient extrêmement
onéreux[166]; car ils s'élevaient à 260,000 ducats[167]. Pour
se convaincre de cet état de décadence des finances, il ne faut
qu'observer les progrès du discrédit de la caisse aux emprunts. Au
commencement du siècle, en 1409, les effets publics se vendaient à 79
pour cent de leur valeur primitive; ensuite ils tombèrent à 45. En
1425 on en donnait 58. En 1428, c'est-à-dire à la fin de la guerre
que je viens de raconter, 57; et ce discrédit alla en augmentant: car
les effets descendirent, en 1434, à 38; en 1439 à 37; en 1440 à 28 et
demi[168].

[Note 165: E nota che furono spesi, in questa guerra col duca di
Milano, due millioni e mezzo di ducati in mesi 28. Fatto 33 per
cento alla camera degli imprestiti, di fazioni, e il capitale degli
imprestiti era venuto a ducati 57 il cento.

(Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, F. Foscari.)]

[Note 166: Nella città in questo mentre, per sollevar il pubblico
dalli molti debiti, che nella continuazione di tante guerre aveva
contratti, che ascendevano a nove millioni di ducati, e portavano
grossissimi interessi, fù instituito il magistrato de i governatori
dell'entrate, perchè havessero carico di ritrovar modo di fare
qualche opportuna provvisione atta a moderare tanto danno.

(_Historia veneta_ di Paolo MOROSINI, lib. 19.)]

[Note 167: _Storia civile e politica del commercio de' Veneziani_ di
Carlo Antonio MARIN, tom. 6, lib. 3, cap. 2.]

[Note 168: _Ibid._]

Ces résultats justifiaient en partie les prédictions du vieux Thomas
Moncenigo.

La république se trouvait maîtresse de neuf belles provinces dans le
nord de l'Italie; savoir:

Le duché de Venise, proprement dit le dogado, qui se composait des
îles et du littoral des lagunes, modeste domaine de l'ancienne
Venise, lorsqu'elle était entrée en partage de l'empire d'Orient; le
Frioul; la marche Trévisane comprenant Bassano, Feltre, Bellune et
Cadore; le Padouan, la Polésine de Rovigo; le Vicentin; le Véronais;
la province de Brescia, et celle de Bergame.

Ces provinces composaient une masse de possessions contiguës, qui
s'étendaient depuis les bords de l'Adriatique jusqu'à la rive gauche
de l'Adda.

C'étaient de belles conquêtes sans doute; cependant elles ne
formaient qu'un état d'une importance médiocre, et qui n'assurait
point aux Vénitiens, sur terre, une supériorité telle que celle
dont ils avaient joui sur mer. Celle-ci même devait leur échapper;
car, tandis que la guerre continentale réclamait l'emploi de leurs
capitaux, de leurs soldats et de leurs flottes, les Musulmans
faisaient des progrès dans l'Orient, et insultaient par des avanies
le commerce d'une république, qui, peu de temps auparavant, était
la première puissance maritime de l'Europe. Pour conserver tant de
prospérité, il ne fallait pas oublier cette allégorie d'Homère qui
fait la fortune fille de la mer[169].

[Note 169: Machiavel a dit formellement que les Vénitiens auraient
mieux fait de demeurer puissants insulaires:

      San Marco .....
  Non vidde come la potenza troppa
  Era nociva, e come il me' sarebbe
  Tener sott'acqua la code e la groppa.
                                 _asino d'oro_, cap. 5.]

Le premier août 1426, le soudan d'Égypte avait fait une descente en
Chypre. En huit jours il livra bataille au roi, le fit prisonnier,
s'empara de Nicosie, pilla tout le pays des environs, ruina les
marchands de Venise, comme les autres Francs établis dans l'île,
massacra des équipages vénitiens, emmena le roi Jean prisonnier avec
deux mille captifs, et ne le renvoya dans son royaume que moyennant
une rançon de trente mille ducats, dont il fallut que le commerce
vénitien fît l'avance, et un tribut annuel de dix mille ducats
payables pendant dix ans[170].

[Note 170: Martin SANUTO, _Vite de' duchi_, F. Foscari.]

Ce soudan faisait éprouver encore plus de vexations aux négociants
sur ses côtes; et, lorsque le consul de Venise, Benoît Dandolo,
voulut lui faire quelques représentations, il le menaça de lui
faire donner la bastonnade. Le barbare avait oublié, ou n'avait
peut-être jamais su qu'un homme de ce nom avait fait la conquête de
Constantinople, et que le doge de Venise prenait encore le titre de
seigneur du quart et demi de l'empire d'Orient.

Pour se mettre à l'abri de toutes ces avanies, qu'on n'avait pas
alors les moyens de punir, le gouvernement se vit réduit à défendre
aux armateurs qui trafiquaient en Égypte, de mettre à terre ni
hommes ni marchandises. On faisait les ventes ou les échanges en
rade. Mais cette manière de trafiquer est peu profitable; elle ne
permet point d'attendre les occasions, d'établir la concurrence
entre les acheteurs, de choisir les objets à exporter, de débattre
les prix, et elle expose à des frais considérables et à beaucoup
d'accidents.

J'ai à placer à-peu-près sous cette date un évènement, qui
n'appartient presque point à l'histoire, parce qu'il ne se lie
aucunement ni à ceux qui précèdent ni à ceux qui suivent. Le doge,
François Foscari, fut blessé par un assassin, dans son palais, en
plein jour, au milieu de son cortége, et l'assassin était un jeune
homme, un patricien de la maison Contarini, vraisemblablement un
esprit aliéné; car on ne lui connaissait point de motif de haine
contre le prince.

Il fut arrêté, mis à la torture, et exécuté le jour même, après avoir
eu le poing coupé. Cet évènement, qui n'avait aucune cause, n'eut
aucune suite, pas même pour le doge dont la blessure se trouva légère.

La paix n'avait point rétabli l'amitié entre deux puissances, dont
l'une se croyait déjà en état d'écraser sa rivale, et l'autre
encore assez forte pour réparer ses premiers revers. Cependant
Philippe-Marie, qui scellait sa réconciliation avec le duc de
Savoie, par son mariage avec une fille de ce prince, invita le doge
et les principaux membres du gouvernement de Venise, à assister à
ses noces. Mais la seigneurie n'eut garde de permettre une pareille
absence, sur-tout pour prendre part à des cérémonies où tant de
difficultés de préséance pouvaient s'élever. On s'excusa sur la peste
qui régnait alors à Venise, et sur le regret qu'aurait le doge si
son voyage était l'occasion de la propagation de cette maladie dans
le Milanais. On envoya un ambassadeur au duc pour le complimenter,
et, pendant ce temps-là, les commissaires chargés de l'exécution
du traité de Ferrare, fatiguaient l'imperturbable patience du
cardinal médiateur; les Vénitiens par leurs prétentions, sans cesse
renaissantes; les Milanais par leur duplicité. Le duc recrutait des
troupes, et ne négligeait rien pour se tenir en mesure de profiter
des occasions qu'il épiait avec soin.

[Note en marge: Le cardinal Condolmier, vénitien, élevé au
pontificat.]

Elles ne tardèrent pas à naître; la ville de Bologne se révolta
contre le gouvernement pontifical, et se déclara indépendante. La
guerre survint entre le seigneur de Lucques et les Florentins.
Le pape Martin V, protecteur constant de Visconti, mourut, et
le conclave appela au trône pontifical un Vénitien, le cardinal
Condolmier, qui prit le nom d'Eugène IV. Un autre évènement avertit
le duc de prendre ses précautions contre l'ambition toujours
croissante de la république.

[Note en marge: La république acquiert l'expectative de la
principauté de Ravenne.]

Obizzo de Polenta, seigneur de Ravenne, ne laissait en mourant
qu'un fils en bas âge. Par son testament il confia la tutelle de
son enfant, avec le gouvernement de ses états, à la république, et
la déclara son héritière, si le jeune prince venait à décéder sans
postérité. En conséquence, la seigneurie envoya un commissaire à
Ravenne, pour prendre la tutelle du prince et l'administration du
pays.

[Note en marge: XI. Troisième guerre contre le duc de Milan.]

Tous ces évènements avaient compliqué les rapports des divers états
de l'Italie septentrionale. Le duc de Milan n'avait pas pris part
personnellement dans la guerre des Florentins et des Lucquois; mais
il avait fait fournir des secours à ceux-ci, d'abord par le capitaine
François Sforce, qu'il feignit de renvoyer de son service; puis
par la ville de Gênes, et pendant plusieurs mois, ses ministres
s'épuisèrent en subtilités, pour expliquer comment il était possible
qu'une ville sujette eût fait la guerre sans l'aveu de son prince,
et que ce prince ne pût pas contraindre ses sujets à observer une
neutralité qu'il avait jurée. Pendant ce temps-là, les affaires des
Florentins allaient mal; ils sollicitaient la république de Venise
de renouveler la ligue contre Visconti. Elle y fut déterminée par la
découverte d'un complot tramé pour introduire des troupes milanaises
dans quelques places de la province de Brescia. La ligue fut composée
des mêmes puissances que dans la guerre précédente, à l'exception
du duc de Savoie, et les hostilités recommencèrent avec l'année
1431. Le duc de Milan, qui avait vu sa capitale menacée les années
précédentes, en fit ravager tous les environs, à quinze milles de
rayon, afin que l'armée ennemie ne pût y subsister[171].

[Note 171: Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, F. Foscari.]

[Note en marge: Carmagnole donne dans une embuscade.]

Cette fois il s'agissait, pour les Vénitiens, de la conquête de
Crémone. Dès le début de la campagne, Carmagnole se rendit maître des
petites places de Trévi et de Caravagio. Il convoitait Soncino, ville
située sur la rive droite de l'Oglio, vis-à-vis Orci-Nuovi. Quelqu'un
des officiers de la place à qui il s'adressa selon sa coutume, lui
fit concevoir l'espérance d'y entrer par surprise. On convint qu'il
ferait marcher devant lui un détachement, qui serait introduit dans
la ville, et au secours duquel il arriverait aussitôt avec le gros
de sa troupe. Le 17 mai Carmagnole fit toutes ses dispositions pour
exécuter ce qui avait été concerté. Son détachement se présenta
devant la porte de Soncino, qui fut ouverte et refermée aussitôt.
Ensuite la division de l'armée chargée d'assurer le succès de cette
opération s'approcha de la place; on lui fit tous les signaux
convenus, et tout-à-coup elle fut entourée par les divisions de
l'armée milanaise, aux ordres de Tolentino et de François Sforce.
Le détachement introduit un moment auparavant dans la place venait
d'y être retenu prisonnier. Les autres prirent l'épouvante, se
débandèrent, et le général se vit réduit à prendre la fuite comme
ses soldats, heureux encore que la vitesse de son cheval lui évitât
la honte de tomber au pouvoir du vainqueur. Cette déroute lui coûta
près de deux mille de ses gendarmes, qu'à la vérité on lui renvoya
le lendemain; mais on jugea généralement que Carmagnole était
inexcusable d'avoir donné dans ce piége.

Cependant il se trouva deux jours après à la tête de vingt-cinq mille
hommes, dont moitié de cavalerie; il se porta sur Crémone, où il
avait à combiner ses opérations avec celles de la flotte vénitienne
déjà arrivée à trois milles de cette place. Les généraux milanais le
suivirent dans ce mouvement.

[Note en marge: XII. La flotte vénitienne détruite par la flotte
milanaise près de Pavie. 1431.]

La flotte vénitienne, aux ordres de Nicolas Trevisani, se composait
de trente-sept galères et de quarante-huit barques armées de diverses
grandeurs[172]. Celle du duc de Milan, stationnée un peu au-dessus
de Crémone, se trouvait supérieure par le nombre des bâtiments,
mais ils étaient d'une moindre force[173]. Eustache de Pavie, qui
la commandait, avait fait dans la campagne précédente une fâcheuse
expérience de l'habileté des Vénitiens; aussi avait-il renforcé ses
équipages de matelots génois, que Jean Grimaldi lui avait amenés.

[Note 172: Marin SANUTO dit page 1012: deux cents barques et
trente-cinq galères, dont onze commandées par des gentilshommes,
et vingt-quatre par des capitaines _di popolo;_ et page 1013,
trente-sept galères et quarante-huit barques.]

[Note 173: Je suis ici l'opinion la plus généralement adoptée. Sanuto
dit précisément le contraire.]

Le 22 mai 1431, la flotte milanaise, profitant du courant, s'avança
jusqu'à la portée du canon de l'armée de la république, non avec
la résolution prise d'engager le combat, mais pour reconnaître les
Vénitiens, et observer leur contenance. Cinq bâtiments d'Eustache de
Pavie furent entraînés loin de sa ligne, au milieu des ennemis et
contraints de se rendre à sa vue. Il fut témoin de cette perte sans
engager un combat général.

Pendant ce temps-là, les troupes de Piccinino et de François Sforce
s'approchèrent de l'armée de Carmagnole. Toute la nuit on vit dans
leur camp une agitation, qui annonçait un projet d'attaque pour le
lendemain. Tous les paysans qu'on surprenait autour du camp, tous les
espions faisaient des rapports, qui ne permettaient point de douter
de ce projet; aussi, lorsque cette nuit même l'amiral Trevisani fit
demander à Carmagnole de lui envoyer des détachements de troupes pour
renforcer ses équipages, celui-ci n'eut garde d'y consentir, et se
hâta de lui répondre que, sur le point d'être attaqué, il ne pouvait
compromettre son armée en l'affaiblissant.

Pendant qu'il refusait d'embarquer ses gendarmes, Sforce et plusieurs
généraux de l'armée ennemie montaient eux-mêmes sur la flotte
d'Eustache de Pavie, avec leurs meilleurs soldats. Au point du jour,
Carmagnole, qui était prêt à combattre, ne trouva plus devant lui que
des troupes légères, qui se replièrent à son approche. La partie de
l'armée milanaise, qui ne s'était point embarquée, s'était retirée
sous les remparts de Crémone.

Carmagnole, reconnaissant son erreur, voulut alors se rapprocher
du fleuve, pour fournir à l'amiral les secours que celui-ci lui
avait tant demandés; il n'était plus temps; l'escadre ennemie, en
engageant le combat, avait filé le long de la flotte vénitienne,
laissant celle-ci à sa droite et par conséquent la séparant de
l'armée de Carmagnole, qui était sur la rive gauche. On était trop
près pour se canonner long-temps.

Un combat naval sur un fleuve présente aux marins les plus habiles
peu de moyens de profiter de leur supériorité dans leur art. Les
vaisseaux doivent nécessairement s'approcher, et dans cette position
la force des équipages doit en général décider le succès.

Les bâtiments de l'armée milanaise avaient reçu chacun un nombre
plus ou moins considérable de gendarmes et d'officiers d'une
bravoure éclatante, qui, bien qu'inhabiles à la manoeuvre, étaient
très-redoutables à l'abordage. On jeta les grappins, on combattit
avec fureur. Les Vénitiens faisaient des efforts prodigieux pour
passer au travers de la ligne de l'armée milanaise, afin de
s'approcher de la rive gauche, et d'être à portée de recevoir des
secours de leurs troupes de terre. Ces efforts furent inutiles, il
fallut soutenir sans espérance un combat inégal; enfin l'épuisement
des forces ne permit plus aucune résistance. Carmagnole désespéré vit
du rivage les vaisseaux de la république amener successivement leur
pavillon. On ne comprend pas comment il n'établit pas au moins des
batteries sur le bord qu'il occupait, pour foudroyer l'ennemi placé
entre lui et l'escadre vénitienne. Cette manoeuvre était si simple,
l'idée s'en présente si naturellement, qu'il faut nécessairement
supposer quelque cause particulière qui explique l'inaction du
général et le silence que tous les historiens observent à cet égard.
Une circonstance qui prouve qu'on fit peu d'usage de l'artillerie
dans ce combat, c'est qu'aucune relation ne fait mention de vaisseaux
coulés bas[174]; or si on se fût canonné vivement, plusieurs
vaisseaux auraient dû être submergés dans un combat livré de si près
et par des bâtiments légers. L'un des auteurs de la chronique de
Bologne, qui était présent à cette action, se contente de dire que
quelques hommes furent brûlés par la poudre des canons[175].

[Note 174: Il y avait certainement de l'artillerie sur les deux
flottes: «Bombardæ multos mortales cadere compellebant.

(Poggii BRACCIOLINI, _Historia Florentina_, lib. VI.)]

[Note 175: Nella qual battaglia morirono assaissimi uomini, e in
gran quantità ne furono feriti, e alquanti brugiati dalla polve
di bombarda, e assai annegati. Nota, tu che leggi, che questo fù
grandissimo danno a Venezia, e fù una delle mortali battaglie che
fossero mai state in Pô a ricordo di alcun uomo et io scrittore fui
alla detta battaglia e furono maggiori i fatti che non sono i scritti.

(_Cronica di Bologna. Rerum italicarum scriptores_, tom XVIII, p.
639.)]

Vingt-huit galères et quarante-deux des bâtiments de la flottille
des Vénitiens tombèrent au pouvoir du vainqueur. Leur perte fut
de trois mille hommes[176]. Cet armement leur avait coûté six
cent mille florins[177]. La galère de l'amiral fut une de celles
qui succombèrent. Trevisani se sauva dans une chaloupe, ainsi que
plusieurs de ses capitaines, et dans leur fuite ils virent, pendant
plus d'une lieue, la surface du Pô rougie du sang de leurs soldats.
Ils se réfugièrent sur quelque terre étrangère; on leur fit leur
procès, et tous furent condamnés à un bannissement perpétuel. On
porta à cette occasion une loi qui punissait de mort tout commandant
qui rendrait sa place ou son vaisseau.

[Note 176: Victor SANDI dit 6000, liv. 7, chap. 1, art 3.]

[Note 177: 300 mille ducats, suivant SANUTO.]

[Note en marge: XIII. Inaction de Carmagnole.]

Mais en condamnant leur fuite, la voix publique accusait Carmagnole
de leur malheur, et ce n'était pas sans raison. Ce général, qui
joignait à une incontestable capacité une si longue expérience,
s'était laissé tromper trois fois par l'ennemi. Les plus habiles
commettent des fautes sans doute, et on n'est pas en droit de les
leur reprocher plus sévèrement qu'à ceux qui le sont moins; mais à
la guerre, où le hasard est presque toujours un élément nécessaire
des évènements, la fortune décide des réputations comme de la
victoire.

Malheureusement pour lui, Carmagnole ne fit rien, ou ne put rien
faire, pour réparer le désastre dont il avait été simple spectateur.
Il est vrai que les généraux du duc ne firent pas davantage pour
profiter de leurs succès. Les deux armées passèrent tout le reste
de la campagne en observation, ou, si elles opérèrent quelques
mouvements, ce fut pour piller le pays et s'emparer de quelques
châteaux.

Un autre amiral vénitien, Pierre Loredan, qui s'était déjà illustré
dans les mers de l'Orient, rétablit, autant qu'il pouvait dépendre
de lui, l'honneur des armes de la république. Dans l'espoir de
déterminer le peuple de Gênes à se soulever contre le duc de Milan,
les éternels ennemis du nom génois avaient envoyé devant ce port
une flotte qui portait sur ses bannières _Libertas Genuæ_. Cette
affectation d'intérêt ne trompa personne. Vingt-une galères sortirent
du port sous le commandement de François Spinola. Le combat eut lieu
le 28 août[178] dans le golfe de Rapallo. Loredan battit complètement
les Génois, s'empara de huit de leurs galères, et en coula une à fond
malgré une résistance très-opiniâtre; mais il paraît qu'il avait une
supériorité de forces considérable[179], et ce succès, obtenu sur les
côtes de Ligurie, ne pouvait avoir aucune influence sur la guerre qui
se faisait dans le Milanais.

[Note 178: Voyez une lettre du temps, et le rapport de Loredan sur
cette bataille, dans Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, F. Foscari.]

[Note 179: Decem et octo galeæ Venetorum, quibus præerat Petrus
Lorodanus et galeatia una, et galeæ quatuor Florentinorum, quæ omnes
erant in portu Pisarum venientes die 23 septembris apud ecclesiam
sancti Fructuosi, quæ longè est à Januâ per 20 milliaria, pugnaverunt
cum galeis Januensium, quarum dux erat Franciscus Spinola Octoboni
filius: et Januenses afflicti sunt et ex galeis Januensium 8 captæ
fuerunt, reliquæ vero fugerunt. Franciscus quoque captas fuit, et
Venetias missus, ubi in carcere stetit.

(Chronique d'Asti par Suondini VENTURA. _Rerum italicarum
scriptores_, tom. XI, p. 271.)]

Soit circonspection, soit lassitude, soit dégoût du service vénitien,
causé par l'incommode présence de deux ou trois provéditeurs, que
la république tenait toujours dans son camp, soit enfin qu'il y
ait pour les hommes les plus intrépides, les plus habiles, des
moments où ils semblent renoncer d'eux-mêmes à leur supériorité, et
voir leur propre gloire avec insouciance, Carmagnole n'était plus
reconnaissable. Il n'entreprenait aucune opération, n'ordonnait aucun
mouvement, ne paraissait même avoir aucun projet. Il est vrai que
des maladies avaient fait périr un grand nombre de ses chevaux; mais
le fléau qui avait ravagé sa cavalerie n'avait pas épargné celle
des Milanais. Dans ce temps-là, où on regardait la cavalerie comme
la principale, comme l'unique force des armées, on ne se croyait
pas en état de combattre quand on n'en avait point, ou quand on en
avait moins que l'ennemi. Ce grand capitaine, qui, simple soldat à
la bataille de Monza, avait, dans un moment où les affaires étaient
désespérées, pris le commandement de la seule autorité de son génie,
restait depuis quatre mois dans une inaction inexplicable, et n'en
sortait pas même pour profiter des occasions que la fortune lui
offrait.

Dans la nuit du 15 octobre, un de ses détachements, rôdant autour de
la place de Crémone, remarqua que l'ennemi se gardait négligemment.
L'officier audacieux qui conduisait les Vénitiens, se jeta dans le
fossé, escalada une porte, surprit le corps-de-garde et se barricada
dans ce poste. Cet officier se nommait Cavalcabo. On courut rendre
compte de cet évènement à Carmagnole, qui n'était qu'à trois milles
de là; on le suppliait de faire avancer ses troupes, pour poursuivre
ce succès inespéré. Il était probable qu'en se présentant, il allait
être maître de Crémone, dont la prise était le but de toutes les
opérations de la campagne; mais il n'y eut pas moyen de le décider
à faire le moindre mouvement; il voulut soupçonner une embuscade;
il chercha des raisons, des prétextes pour ne point se déterminer.
Pendant deux jours le faible détachement vénitien se maintint dans
ce poste, où il s'était aventuré; ces deux jours ne suffirent pas
pour faire prendre un parti à cet homme remarquable naguère par
des résolutions à-la-fois si audacieuses, si rapides et si bien
combinées; le détachement fut écrasé, l'occasion fut manquée, et la
fidélité du général devint suspecte.

[Note en marge: XIV. Sa perte est résolue.]

Dès long-temps le gouvernement vénitien le suivait d'un oeil
attentif. La perte de Carmagnole avait été délibérée[180] huit mois
auparavant, pendant que ce général était venu à Venise conférer sur
le plan de la campagne. Cette délibération avait occupé le sénat
toute une nuit. Carmagnole étant venu le lendemain saluer le doge, et
sachant qu'il ne s'était point couché, lui demanda en souriant, s'il
devait lui souhaiter le bon jour ou le bon soir, à quoi le prince
répondit, qu'en effet il avait passé la nuit au conseil, ajoutant,
avec l'air le plus gracieux pour le général: «Il y a été souvent
question de vous.»

[Note 180: SABELLICUS, 3e décade, liv. Ier. Pierre GIUSTINIANI, liv.
7.]

Telle était parmi les Vénitiens l'habitude de garder inviolablement
le secret de leurs délibérations, que huit mois s'écoulèrent entre
la résolution de mettre à mort Carmagnole et l'exécution, sans que
ce jugement eût transpiré[181]; cependant trois cents sénateurs y
avaient concouru. Le proscrit ou le coupable était un homme illustre,
important, qui devait avoir des créatures, des partisans, des
amis; pas un ne fut assez indiscret pour le sauver; on eut tout le
loisir de le tromper. On le comblait d'honneurs, on lui conservait
le commandement; on lui donna même, vers la fin de cette campagne,
l'ordre de se porter dans le Frioul, pour repousser un corps de
troupes de l'empereur Sigismond, qui ravageait les environs, d'Udine.
Il remplit cette mission avec un plein succès. Cette province fut
délivrée en peu de jours de l'invasion des Hongrois. Revenu dans le
Crémonais, Carmagnole y prit ses quartiers, où il éprouva encore
quelques pertes qu'il paraissait facile d'éviter.

[Note 181: Opinione di frà Paolo Sarpi in qual modo debba governarsi
la repubblica veneziana.]

[Note en marge: XV. Il est appelé à Venise, et arrêté.]

Pendant l'hiver, on avait repris les négociations. Des
plénipotentiaires étaient réunis à Plaisance, pour mettre un terme
à une guerre, qui coûtait soixante-dix mille ducats par mois.
Un secrétaire de la chancellerie arriva au quartier général de
Carmagnole, lui portant des lettres du doge, qui l'invitait à se
rendre à Venise, pour conférer sur les propositions de paix, ou sur
la conduite de la guerre. Il se mit en route sur-le-champ, accompagné
de ce secrétaire et d'une suite nombreuse. Lorsqu'il arriva sur le
territoire de Vicence, le gouverneur de cette province vint à sa
rencontre avec ses gardes, et l'escorta jusqu'aux limites de son
gouvernement. En entrant dans celui de Padoue, il y trouva une garde
d'honneur semblable qui l'attendait. Il alla descendre au palais de
Frédéric Contarini, capitaine d'armes de cette ville, qui voulut le
faire coucher avec lui, suivant l'usage de ce temps-là. Le lendemain
Contarini l'accompagna jusqu'au bord des lagunes.

Là il trouva les seigneurs de nuit, qui étaient venus à sa rencontre,
accompagnés de tous leurs officiers. Huit autres nobles le reçurent
à l'entrée de la capitale, et lui firent cortége jusques dans le
palais ducal; c'était le 8 avril 1432.

Dès qu'il y fut entré, on prévint tous ceux qui l'avaient suivi
qu'il allait rester long-temps avec le doge; on les exhorta à aller
se reposer et à revenir plus tard pour accompagner le général. Les
portes du palais se fermèrent, et tout ce qui s'y trouvait de gens
étrangers fut obligé d'en sortir. La soirée était déjà avancée. Le
général, en attendant d'être introduit chez le doge, causait dans
une salle avec quelques patriciens, lorsqu'on vint lui dire que le
prince, se trouvant incommodé, ne pouvait le recevoir dès le soir
même, mais qu'il lui donnerait audience le lendemain matin.

Il descendit pour se retirer chez lui et, comme il traversait la
cour: «Seigneur comte, lui dit un des patriciens qui le conduisaient,
passez de ce côté; mais ce n'est pas le chemin, répondit Carmagnole;
allez, allez toujours, reprit l'interlocuteur.» Aussitôt des sbires
s'avancèrent, le général fut entouré, une porte s'ouvrit et il fut
poussé dans un couloir qui conduisait au cachot qu'on lui destinait;
en y entrant il s'écria: «Je suis perdu?»

[Note en marge: XVI. Son procès, son exécution.]

Il fut trois jours sans vouloir prendre aucune nourriture. Le 11,
pendant la nuit, il fut amené devant les commissaires du conseil des
Dix, dans la chambre des tortures. Appliqué à la question, il ne
voulut rien avouer. On essaya d'abord de lui faire subir le tourment
de l'estrapade, mais comme il avait eu un bras cassé au service de
la république, les bourreaux lui mirent les pieds sur un brasier,
jusqu'à ce qu'il eût fait les aveux qu'on voulait lui arracher.

Ensuite il fut remis en prison, et le 5 mai au soir, c'est-à-dire
vingt-cinq jours après, il fut conduit entre les deux colonnes de la
place St.-Marc ayant un bâillon dans la bouche. Il leva les yeux,
regarda le drapeau de St.-Marc qui flottait sur sa tête, et cette
tête ceinte de lauriers tomba sous trois coups de hache[182].

[Note 182: Toutes les circonstances de l'arrestation et du supplice
de Carmagnole, sont prises du récit de Matin SANUTO, (_Vite de'
duchi_, F. Foscari.)

Le récit de Victor Sandi, commence d'une manière remarquable. «Le
8 avril 1432, sur le rapport de Paul Trono, le conseil des Dix,
renforcé de vingt adjoints, traita l'affaire de Carmagnole. Sa
mort fut arrêtée, rien n'en transpira, et il fut convenu qu'on
appellerait le coupable à Venise, sous prétexte de le consulter sur
les conditions de la paix, etc.» Il est assez remarquable aussi que
l'histoire qui contient ce passage ait été imprimée à Venise, en
1756, avec l'approbation du conseil des Dix.]

Ses biens furent confisqués, et, sur la somme qui devait en provenir,
on assigna une pension de cinq cents ducats à sa veuve, et une dot de
cinq mille à chacune de ses deux filles.

Quand on se représente des gentilshommes, de graves personnages,
blanchis dans les plus hauts emplois de la paix ou de la milice,
enfermés avec des bourreaux et un homme garrotté, faisant torturer
celui dont la sentence était prononcée depuis huit mois, sans qu'il
eût été entendu, celui qui, la veille, était leur ami, leur collègue,
l'objet de leurs respects, de leurs flatteries, et, disaient-ils,
de leur reconnaissance, comptant les cris de la douleur pour des
aveux, les aveux pour des preuves, leurs propres soupçons pour les
crimes d'autrui, et puis faisant tomber une tête illustre, aux yeux
d'un peuple étonné, sans daigner même énoncer l'accusation, on se
demande comment des hommes éminents, respectables, ont pu accepter
un pareil ministère, comment ils abandonnent à ce point le soin de
leur réputation, comment ils se réduisent à ne pouvoir citer que des
bourreaux pour témoins de leur impartialité. Quel est donc l'intérêt
public ou privé qui peut faire briguer des fonctions plus odieuses
que celles de l'exécuteur?

Carmagnole avait fait des fautes sans doute; la faiblesse humaine
suffisait peut-être pour les expliquer. Il était tout simple de lui
ôter le commandement à l'instant où l'on avait conçu des soupçons
contre lui. S'il était coupable de trahison, la justice et l'exemple
voulaient qu'il fût jugé et puni. Mais ce n'était pas ainsi que
procédait le gouvernement de Venise[183].

[Note 183: Voyez MACHIAVEL sur la mort de Carmagnole.]

Pour commander aux hommes, il faut s'environner de quelque chose de
merveilleux qui saisisse leur imagination. À Venise ce merveilleux
était le mystère; plus les coups de l'autorité étaient inattendus,
inexplicables, plus ils produisaient d'effet; il n'en résultait pas,
à dire vrai, la conviction que l'homme frappé fût coupable; mais
il en résultait cette conviction bien autrement importante, que la
république n'ignorait rien et ne pardonnait jamais. Une procédure
d'un jour, non écrite peut-être, ne laissait aucune trace. Ces
terribles magistrats prenaient apparemment leurs précautions pour ne
pas commettre une injustice; mais on ne voit pas qu'ils en prissent
aucune pour éviter d'en être accusés. Au surplus, en observant un
profond silence, les juges l'imposaient à tous. Leur réputation
personnelle n'avait rien à craindre; des hommes qui n'ignorent rien
ne peuvent se tromper. On ne s'informait pas plus de leurs procédés
que de ceux de la justice divine. Quand le peuple de Venise parlait
de ce redoutable tribunal, il disait en baissant la tête et en levant
le doigt vers le ciel, _Ceux d'en-haut_.

[Note en marge: XVII. Campagne de 1432.]

La tâche du successeur de Carmagnole avait été rendue fort difficile
par la réputation de ce général, par les talents de ses adversaires,
Sforce et Piccinino, et par la sévérité soupçonneuse du gouvernement
qu'on avait à servir.

Ce successeur fut François de Gonzague, prince de Mantoue. La
république s'accoutumait à prendre des princes à sa solde.

Le nouveau général fit la revue de son armée et se trouva, dit-on, à
la tête de trente et un mille hommes, dont douze mille à cheval, huit
mille d'infanterie soldée, et le reste de milices[184].

[Note 184: E fù fatta la mostra del nostro campo ch'erano cavalli
vivi 11600, pedoni 8000, cernide 11000.

(Marin SANUTO, _ibid._)]

Ce général ne sut pas saisir, ou ne trouva pas des occasions
de s'illustrer dans cette guerre. La campagne de 1432 n'offrit
absolument rien de remarquable que la perte d'une division de l'armée
vénitienne, qui s'était aventurée dans la Valteline, sous les ordres
du provéditeur George Cornaro, et qui y fut enveloppée et prise tout
entière par Piccinino.

La guerre sur mer se réduisit à des ravages quoique la flotte fût
sous les ordres de l'illustre Pierre Loredan. Il est vrai qu'il fut
obligé de remettre le commandement à cause d'une blessure qu'il reçut
à l'attaque du château de Sestri.

[Note en marge: XVIII. Paix. 1433.]

Le génie italien était encore plus actif dans la négociation que
dans la guerre. On s'arrangeait pour faire une paix momentanée à la
fin de chaque campagne. La paix fut donc signée le 8 avril 1433. Le
duc de Milan ne tira point parti des succès qu'avaient obtenus ses
armes; il rendit aux alliés tout ce qu'il avait conquis sur les uns
ou sur les autres, et fit même aux Vénitiens une nouvelle cession. La
république trouva le moyen de s'agrandir, même après des revers. Elle
acquit, par ce traité, quelques districts du Milanais situés sur la
rive gauche de l'Adda, et qu'on désigne sous le nom de Ghiera d'Adda,
de sorte que cette rivière devint la limite, et que les enseignes de
St.-Marc flottaient en face de Lodi et de Cassano, à sept ou huit
lieues de Milan.

Par une bizarrerie difficile à expliquer, Visconti, lorsqu'il fallut
rendre tous les prisonniers, déclara que le provéditeur George
Cornaro était mort; ce qui n'était point vrai. C'était mentir pour
se faire soupçonner d'un crime. Le prisonnier fut retrouvé quelques
années après dans les prisons de Monza. Ce patricien avait été quatre
ans auparavant envoyé en ambassade par la république à Milan, pour
féliciter ce prince à l'occasion de son mariage.



LIVRE XV.

     Quatrième guerre contre le duc de Milan. -- Campagne de
     Piccinino et de Gatta-Melata. -- Siége de Brescia. -- François
     Sforce paraît sur le théâtre de la guerre. -- Prise et reprise
     de Vérone. -- Paix de 1441. -- La république acquiert Lonato,
     Valeggio, Peschiera, et usurpe l'état de Ravenne, 1433-1441.


[Note en marge: I. Le doge François Foscari veut abdiquer; on ne le
lui permet pas.]

La république, devenue puissance prépondérante sur le continent,
ne pouvait plus éviter de prendre part à toutes les querelles qui
divisaient l'Italie. Depuis quarante ans, elle les avait fomentées,
pour dépouiller successivement la maison de la Scala, les princes
de Padoue, le patriarche d'Aquilée, et le duc Philippe. Maintenant
elle n'est plus l'arbitre de la paix ou de la guerre. Elle faisait la
guerre parce qu'elle était ambitieuse, elle la reçoit parce qu'elle
est devenue elle-même un objet d'inquiétude ou de jalousie. Son
histoire se mêle désormais à l'histoire générale de la péninsule et
souvent à celle de l'Europe.

La dernière guerre contre le duc de Milan avait été marquée par des
désastres, une paix inespérée y avait mis fin; mais on avait vu le
danger de près.

Le doge Foscari, qui avait été l'ardent promoteur de la guerre,
voulut se décharger de la responsabilité des évènements. Le 27 juin
1433, il exposa au conseil, que, depuis son élévation au dogat,
la république avait eu des guerres continuelles à soutenir: elles
avaient été glorieuses; cependant il était possible que les citoyens,
uniquement sensibles à l'accroissement des charges publiques,
fermassent les yeux sur l'important résultat des traités, qui
assuraient à la seigneurie la possession de deux nouvelles provinces.
On n'ignorait pas qu'il avait professé l'opinion adoptée par la
majorité du conseil, que la sûreté de la république exigeait qu'on
fît la guerre au duc de Milan. Peut-être jugerait-on que c'était,
pour le chef de l'état, un malheur de ne pas voir ses sentiments
partagés par le peuple. Cette conformité d'opinion lui paraissant
une chose désirable dans l'intérêt de la patrie, il n'hésitait pas
à faire le sacrifice de sa dignité; en conséquence il priait le
conseil d'approuver son abdication, pour le remplacer par un chef
qui fût plus agréable aux citoyens. Cette démission intéressée, ou
dans laquelle il y avait au moins quelque ostentation, ne fut point
acceptée.

[Note en marge: II. Situation de l'Italie en 1435.]

Ce qu'on avait appelé la paix de Ferrare ne pouvait être qu'une
suspension d'armes entre les deux principales puissances
belligérantes. Voici quelle était à cette époque la situation de
l'Italie. (En 1435).

La mort de Jeanne II avait laissé le trône de Naples vacant. Deux
concurrents se le disputaient, Alphonse d'Arragon, déjà roi de
Sicile, et René d'Anjou, alors prisonnier du duc de Bourgogne. Le
pape défendait aux Napolitains de reconnaître ni l'un ni l'autre, se
réservant de prononcer, et promettant d'envoyer, en attendant, un
légat pour gouverner le royaume.

Mais ce pontife, qui disposait des trônes, n'était pas assuré sur le
sien. Les Bolonais se débattaient pour se soustraire à son autorité.
Le peuple de Rome, divisé entre le parti des Colonnes et celui des
Ursins, était prêt à se soulever contre Eugène IV, et à le chasser de
sa capitale. Un concile assemblé à Bâle refusait de le reconnaître
menaçait de le déposer et se préparait à lui donner un compétiteur.

À Florence, les Strozzi et les Médicis divisaient l'état en deux
factions. Cosme de Médicis, exilé de sa patrie, était venu demander
l'hospitalité à Venise, où il s'attirait la considération par des
actes de munificence, protégeant les hommes à talent, fondant
une bibliothèque[185], prêtant des fonds à l'état. La république
accueillait cet étranger, non-seulement avec le respect dû à son nom
et au malheur, mais encore avec un intérêt qu'on pouvait prendre
pour un encouragement donné à son ambition[186]. Le gouvernement
vénitien ne tarda pas à déceler sa partialité; car, quelques années
après, Cosme de Médicis ayant été rappelé, et les chefs de la faction
contraire ayant été bannis à leur tour, ceux qui se réfugièrent à
Venise y furent arrêtés et envoyés sous escorte à Florence[187].
On se demanda si la république, qui violait ainsi les droits de
l'hospitalité, était vendue à la faction des Médicis, ou si, en leur
livrant des victimes, elle ne voulait que jeter dans Florence de
nouvelles semences de division.

[Note 185: Celle de Saint-George-Majeur qu'il fit bâtir par un
architecte florentin qu'il avait à sa suite, Michel Ozzo.]

[Note 186: Eum susceperunt Veneti non ut à patriâ exsulem, sed cum
honore maximo, velut optimum et ad omnia virum egregium.

(_Benedicti Accolti Aretini de præstantiâ virorum sui ævi dialogus_.)]

[Note 187: MACHIAVEL, _Histoire de Florence_, liv. 5.]

Le duc de Milan, qui n'avait pas trouvé dans Eugène IV la protection
que lui avait constamment accordée. Martin V, prédécesseur de ce
pontife, appuyait les révoltés de Bologne et les mécontents de Rome.
Le pape s'était réfugié à Florence. De là il avait suscité des
embarras à son ennemi, en encourageant les Génois à la révolte.

Ceux-ci avaient massacré leur gouverneur, chassé la garnison
milanaise, et arboré l'étendard de la liberté.

Ainsi d'un côté on voyait le roi Alphonse d'Arragon, les Génois,
les Florentins, et le pape Eugène; de l'autre les partisans de René
d'Anjou, la ville de Bologne, le duc de Milan et le concile de Bâle.

Les Vénitiens ne pouvaient demeurer spectateurs immobiles de ces
différends. Ils saisirent l'occasion ou le prétexte d'une insulte
faite par le peuple de Bologne à leur résident, pour se déclarer
en faveur du pape, jetèrent en prison tous les Bolonais qui se
trouvaient sur le territoire de la république et confisquèrent leurs
propriétés. La seigneurie déclara en même temps qu'elle appuierait
les efforts des Génois pour leur indépendance. Ces résolutions
belliqueuses de la république étaient fort encouragées par les
Florentins. Cosme de Médicis fit, dans cette circonstance, un prêt
de 15000 ducats au gouvernement[188], ce qui prouve le mauvais état
des finances vénitiennes à cette époque, et la richesse de cet
illustre exilé. Il ne faut pas s'étonner de voir la république faire
de emprunts; la guerre de Lombardie lui avait coûté sept millions de
ducats, et depuis 1424 jusqu'au commencement de 1437[189], la dette
publique s'était accrue de quatre.

[Note 188: Cosimo de' Medici, uomo ricchissimo andò in collegio e
offerse di prestare alla signoria ducati 15000, in questo bisogno.

(Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, F. Foscari.)]

[Note 189: _Ibid._]

Le duc, avant de déclarer ouvertement la guerre aux Vénitiens,
s'appliqua à leur susciter des embarras.

[Note en marge: Réclamations du patriarche d'Aquilée contre la
république.]

D'abord il fit agir auprès du concile l'ancien patriarche d'Aquilée,
Louis de Tec, qui avait à se plaindre d'avoir été dépossédé par
la république de ses états du Frioul. Le concile accueillit
favorablement une plainte dirigée contre un gouvernement qui s'était
déclaré pour le pape Eugène. Un décret du 22 décembre 1435 ordonna
aux Vénitiens d'évacuer le Frioul et de rétablir le patriarche dans
tous ses droits, sous peine d'excommunication et d'interdit. Cette
menace obligea la république à mettre de la prudence dans son refus;
elle ne pouvait pas méconnaître l'autorité du concile, car elle avait
laissé son clergé y envoyer des députés[190].

[Note 190: Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, F. Foscari.]

On répondit à la sommation qu'on était disposé à rendre le Frioul
au patriarche, aussitôt que le rétablissement de la paix générale
en Italie permettrait de s'en dessaisir. Cette réponse évitait
l'excommunication, et il fallut bien que le concile s'en contentât,
n'ayant aucun moyen de reprendre le Frioul à main armée. Trois ou
quatre ans après le patriarche mourut; les Vénitiens, favorisés par
le pape, firent nommer à sa place un de leurs protégés, qui oublia
les réclamations de son prédécesseur.

[Note en marge: Arrivée en Italie d'un fils de François Carrare; il
est mis à mort.]

En 1436 le duc de Milan fit reparaître en Italie le dernier rejeton
de la famille des Carrare, Marsile, fils de ce François II mis à
mort à Venise en 1406, contre le droit des gens. Marsile était
depuis trente ans réfugié en Allemagne. Visconti lui fit entrevoir
l'espérance de ressaisir la principauté de Padoue, lui ménagea
quelques intelligences dans cette place, lui promit le secours de
quelques troupes milanaises, qu'on fit avancer vers la frontière,
et le détermina à venir se mettre à la tête de ses partisans. La
vigilance du gouvernement vénitien ne permit pas que ce complot
restât ignoré. Carrare était déjà dans les montagnes du pays de
Vicence. Il y fut arrêté par des paysans, conduit à Padoue, où on le
promena dans les rues chargé de chaînes, et ensuite à Venise, où le
conseil des Dix se hâta d'éteindre totalement cette race ennemie.

[Note en marge: III. Quatrième guerre des Vénitiens contre le duc de
Milan. 1437.]

Il n'y avait pas loin de ces actes d'inimitié réciproque à une guerre
ouverte. Les Vénitiens la déclarèrent à Philippe-Marie. Ils auraient
bien voulu pouvoir en confier la conduite à François Sforce, alors
brouillé avec le duc de Milan, qui l'avait trompé, après lui avoir
promis en mariage Blanche, sa fille naturelle et son héritière. Mais
ce général commandait dans ce moment les troupes des Florentins, qui
ne voulurent point le céder à la république. Ce refus occasionna
quelque froideur entre les deux gouvernements. Celui de Venise donna
la patente de capitaine-général à François de Gonzague, seigneur de
Mantoue, dont la principauté venait d'être érigée en marquisat par
l'empereur, mais qui ne montra dans cette guerre ni talents ni même
fidélité.

Il avait en tête Piccinino général de l'armée du duc de Milan. La
partie n'était pas égale; celui-ci était un homme de guerre de la
plus grande réputation. Il culbuta l'armée vénitienne, dont une
partie s'était aventurée sur la rive droite de l'Adda, poussa le
reste du côté de Bergame et l'obligea d'évacuer cette province.

Les Vénitiens, voyant leur frontière envahie, demandèrent avec
instance que l'armée florentine commandée par Sforce vînt se joindre
à la leur. Ce ne fut pas sans beaucoup de difficultés qu'ils
l'obtinrent[191]; parce que Sforce faisait alors le siége de Lucques,
dont les Florentins désiraient ardemment la possession. Enfin cette
armée passa les Apennins au mois d'octobre 1437 et se présenta pour
traverser le pays de Reggio; mais Nicolas d'Este marquis de Ferrare
lui refusa le passage dans cette province, et Sforce se laissa
arrêter par cet obstacle. Les Vénitiens irrités supprimèrent le
traitement qu'ils payaient à ce général; il s'éloigna et mit ses
troupes en quartier d'hiver. Les choses s'aigrissant de plus en
plus entre les alliés, Philippe-Marie profita de cette division, et
détermina les Florentins à faire leur paix séparée avec lui sans
consulter la république[192].

[Note 191: MACHIAVEL, _Histoire de Florence_, liv. 5.]

[Note 192: E questo è stato per averli liberati, e n'è cagione
l'ingratitudine, e per aver speso dal 1434 in quà sette millioni di
ducati per loro.

(Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, F. Foscari.)]

[Note en marge: IV. Le marquis de Mantoue trahit les Vénitiens.]

Il fit plus, il traita secrètement avec le marquis de Mantoue, qui
promit, non-seulement d'abandonner le service des Vénitiens, mais
encore de réunir ses troupes à celles du duc et de faire cause
commune avec lui. En effet, sous prétexte que la campagne était
terminée, il remit le commandement à Jean de Nani Gatta-Melata,
le premier de ses lieutenants, et se retira à Mantoue, attendant
le moment où il pourrait avec sûreté lever le masque et se ranger
parmi les ennemis de la seigneurie. Par ces deux traités, le duc de
Milan cessait d'avoir pour adversaires Sforce, et les Florentins,
et acquérait dans le marquis de Mantoue un allié, qui lui livrait
passage, pour attaquer plusieurs provinces vénitiennes. La défection
des Florentins affaiblissait considérablement la république, mais on
ignorait encore la trahison du marquis.

Piccinino, tranquille du côté du Milanais, se porta pendant
l'hiver sur Ravenne: on a vu que les Vénitiens en avaient pris
l'administration à la mort de l'ancien seigneur. Il les chassa de
cette ville dont il se rendit maître. De là il revint sur le Pô, mit
le siége devant Casal-Maggiore, qui ne fit qu'une faible résistance,
et, après s'être emparé de tout le pays que les Vénitiens occupaient
entre le Pô et l'Oglio, il se disposa à franchir cette dernière
rivière. Gatta-Melata se promettait de lui en disputer le passage
avec l'armée vénitienne, forte d'environ six mille fantassins et neuf
mille chevaux. Mais le marquis de Mantoue, dont on ne se méfiait
point, maître des deux rives de l'Oglio, y fit construire trois ponts
sur lesquels l'armée milanaise passa sans coup férir.

Par cette trahison, l'armée vénitienne se trouvait avoir l'ennemi sur
ses derrières. Gatta-Melata se vit obligé de décamper, la nuit même
qu'il apprit cette nouvelle, et de sortir du Mantouan pour se porter
rapidement vers Brescia.

Cette défection du marquis de Mantoue répandit l'alarme dans le
conseil de Venise. On craignit que le marquis de Ferrare n'en fît
autant, et, pour le retenir dans l'alliance de la république, on
se hâta de lui rendre la Polésine de Rovigo, que les Vénitiens
occupaient depuis trente-quatre ans, comme nantissement d'une créance
de soixante ou quatre-vingt mille ducats[193].

[Note 193: Fù preso di fare un dono al marchese di Ferrara del
Polésine, il quale fù suo, e la signoria l'avea avuto in pegno per
ducati 60,000, sicchè se gli dona liberamente.

(Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, F. Foscari.)]

Le marquis de Mantoue se jeta avec quatre mille chevaux dans la
province de Vérone, tandis que Piccinino se mit à la poursuite de
l'armée vénitienne du côté de Brescia, avec l'intention de lui couper
absolument toute retraite.

La province de Brescia est bornée au nord par les montagnes de
l'évêché de Trente, alors pays neutre; à l'ouest elle confine avec
la province de Bergame, que les ennemis occupaient: elle a au midi
le Crémonais, qui appartenait au duc de Milan; du côté de l'est, le
Mantouan et le lac de Garde.

[Note en marge: V. Belle marche de Gatta-Melata autour du lac de
Garde. 1438.]

Gatta-Melata, resserré dans le pays de Brescia, par une armée
supérieure à la sienne, devait, pour lui échapper, chercher à
pénétrer dans le Véronais, pour tomber sur la petite armée du marquis
de Mantoue, et tirer vengeance de sa perfidie.

Le lac de Garde séparait la province de Brescia de celle de Vérone.
Le général vénitien n'ayant point de bateaux pour le traverser, il
était indispensable de tourner ce lac. Du côté du midi, la route
était directe et assez bonne; mais il fallait passer le Mincio, qui
sort du lac à Peschiera.

Gatta-Melata essaya de forcer ce passage. Il fut repoussé et il ne
lui resta plus d'autre ressource que de s'élever au nord, de faire
un long circuit, et de parvenir sur la rive orientale du lac par les
montagnes du Tyrol. C'était une marche d'environ quarante lieues,
dans laquelle il fallait gagner de vitesse l'armée milanaise, qui
n'aurait pas manqué de le poursuivre, et passer sur le ventre aux
troupes du duc de Mantoue, déjà postées dans les défilés au nord du
lac.

La saison était fort avancée, puisqu'on était à la fin de septembre
de l'année 1438. Les neiges couvraient les montagnes, et les
torrents, qui coulaient encore avec impétuosité, devaient multiplier
les obstacles sur les pas d'une armée mal approvisionnée, parce
qu'elle avait été obligée de jeter tout ce qu'elle avait pu
rassembler de subsistances dans la place de Brescia, abandonnée
désormais à elle-même.

Le 24 septembre, Gatta-Melata, dérobant adroitement son mouvement
au général milanais, se jeta avec trois mille chevaux et deux mille
fantassins sur la rive gauche de la Chiese, qui coule parallèlement
au lac de Garde, et, couvert par cette rivière, marcha à grandes
journées vers le nord par la vallée de la Sabia, entre la rivière et
le lac. Les habitants de cette vallée étaient sujets de l'évêque de
Trente; les montagnards sont naturellement jaloux de leurs passages;
ceux-ci ne pouvaient arrêter une petite armée; mais, pour venger
leur neutralité violée, ils se mirent à harceler ces étrangers,
attaquèrent à Ten l'arrière-garde et prirent deux cents chevaux
avec une partie des bagages. Il ne fallait pas que les Vénitiens
perdissent un moment, s'ils voulaient être hors de ce défilé, avant
que l'évêque de Trente le fermât avec ses troupes. Tous les torrents
étaient débordés; il fallut construire des ponts et applanir des
chemins souvent impraticables. Parvenue à l'extrémité septentrionale
du lac, l'armée eut à passer la rivière de Sarca, qui s'y jette en
descendant des Alpes; sur cette rivière était la ville d'Arco qui
formait une tête de pont; le seigneur d'Arco refusa le passage. Les
troupes de Mantoue avaient pris position sur la rive gauche de la
Sarca, qui n'était point guéable; on fit une feinte, on menaça la
ville d'Arco, tandis qu'on jetait un pont au-dessus, et les hauteurs
qui couronnaient la rivière furent emportées l'épée à la main. Plus
loin on eut à passer le mont Baldo et un nouveau combat à soutenir;
dans ce passage, l'armée perdit six cents chevaux de fatigue; enfin
elle se trouva entre la rive orientale du lac de Garde et l'Adige, et
la petite vallée de Caprino la conduisit jusques dans la plaine de
Vérone[194].

[Note 194: Voyez la description de cette marche dans SABELLICUS, 3e
décade, liv. 3.]

Après cette belle marche, qui lui mérita de la part des Vénitiens
les acclamations de la reconnaissance, et, ce qui est encore plus
honorable, l'admiration du général ennemi, Gatta-Melata fondit sur la
petite armée du perfide marquis de Mantoue, la dissipa, entra dans
le Mantouan, et, ravageant cette principauté, s'avança jusques sur
les bords du Pô. Son espoir était de s'y joindre à Pierre Loredan,
qui devait s'y trouver avec une flottille de douze galères et de plus
de cent barques armées. Mais, en arrivant à l'endroit où le Pô sort
du Mantouan pour entrer dans le pays de Ferrare, l'amiral, vainqueur
de quelques obstacles, que l'ennemi avait préparés sur son passage,
s'était vu arrêté tout-à-coup par une difficulté insurmontable: les
eaux du fleuve baissaient à vue-d'oeil; le marquis de Mantoue avait
fait rompre les digues, le Pô se répandait dans les plaines, et la
flotte risquait de n'avoir plus assez d'eau pour naviguer[195].
Il fallut revirer de bord précipitamment. L'illustre Loredan en
fut si affligé qu'il en tomba malade; et sa mort, qui arriva peu
de temps après, fut attribuée au chagrin que lui avait causé ce
premier revers de la fortune. Il eut pour successeurs deux hommes
peu dignes de prendre le commandement après lui. Darius Malipier
et Bernard Navagier perdirent toute cette flotte dans un combat
qu'ils soutinrent contre la flotte milanaise descendue de Pavie.
Quelques matelots vénitiens, conservant leur fierté dans le malheur,
s'avisèrent de crier pendant qu'on les emmenait prisonniers, «Vive
Saint-Marc! mort au traître marquis de Mantoue!» Le marquis, par une
basse vengeance, fit couper les mains et arracher la langue à ces
malheureux[196].

[Note 195: E dove la sera era la nostra armata non vi rimase niente
d'acqua.

(Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, F. Foscari.)]

[Note 196: Marin SANUTO, _ibid._]

[Note en marge: VI. Siége de Brescia par les Milanais. 1438.]

[Note en marge: Belle défense de François Barbaro.]

Gatta-Melata, privé de ce secours sur lequel il avait compté, mais
ayant délivré le Véronais des troupes du marquis de Mantoue, voulut
se rapprocher de Brescia, qu'il avait laissée environnée de toute
l'armée milanaise. Dans ce dessein, il reprit la route qu'il venait
de franchir à travers tant d'obstacles, et se reporta au nord du lac
de Garde, où il s'empara du port de Torbolé. Il n'avait pu laisser
dans Brescia que six cents gendarmes et quelque infanterie. C'était
bien peu pour défendre une enceinte considérable, qui renfermait
deux villes, une citadelle, et plusieurs forts, dont nous avons eu
occasion de faire la description, en racontant la prise de cette
place par Carmagnole; mais François Barbaro, qui en était podestat,
et Christophe Donato, capitaine d'armes, surent tirer parti de
la population. Au zèle avec lequel elle se porta à repousser les
attaques de l'ennemi, on ne peut que reconnaître son attachement pour
ses nouveaux maîtres, juste prix d'une bonne administration et des
priviléges que la république avait accordés aux habitants. Vénitiens
d'origine, on n'aurait pas eu le droit d'en attendre davantage[197].

[Note 197: I quali Bresciani hanno fatto più che se fossero stati
Veneziani. (Marin SANUTO, _ibid._)]

Piccinino, lorsque Gatta-Melata lui eut échappé, forma
l'investissement de Brescia, le trois octobre 1438, avec vingt mille
hommes. Quelques jours après, quatre-vingts pièces de canon, parmi
lesquelles il y en avait quinze qui jetaient des pierres de trois
cents livres[198], commencèrent à tirer sur la place et eurent
bientôt endommagé des murs qui n'avaient pas été construits pour
résister à l'artillerie. D'autres retranchements s'élevèrent derrière
ces remparts prêts à tomber. Les citoyens, les moines, les femmes
même[199] prirent part à ces travaux, notamment une paysanne de la
Valteline, qui, attachée à un aventurier, combattait à ses côtés
et imitait, du moins par ses exploits, l'illustre héroïne à qui la
France était alors redevable de sa délivrance.

[Note 198: SABELLICUS, decad. 3, lib. 3.]

[Note 199: Voyez dans Marin SANUTO, _ubi suprà_, une lettre qu'il
rapporte qui contient une relation de ce siége.]

Deux familles puissantes, celle des Avogadro et celle des Martinengo,
partageaient depuis long-temps la population de cette ville en deux
factions; l'éloquence et la fermeté du podestat suspendirent l'effet
de ces haines domestiques.

On mit dehors de la place quelques gibelins qui étaient suspects;
une milice de six mille hommes fut organisée, et, le 4 novembre,
lorsque les assiégeants se préparaient à donner l'assaut, ils furent
surpris de voir une petite armée sortir de la ville et fondre sur
leur camp, où il y eut un combat très-meurtrier. Le 30, les Milanais
montèrent à l'assaut. On combattit sur la brèche depuis le matin
jusqu'à la nuit. La garnison en resta maîtresse, et fit le lendemain
une nouvelle sortie sur les ennemis. Ils revinrent à la charge le 10
décembre, avec la même opiniâtreté, mais sans plus de succès, car ils
laissèrent près de deux mille morts sur la place.

C'était un beau triomphe, pour les Vénitiens, de soutenir si
glorieusement les attaques de toute une armée, et de voir la
population entière se porter avec ardeur à la défense de leur
conquête. Mais ils n'étaient pas au terme de leurs travaux; d'autres
épreuves étaient réservées à leur constance: elle allait avoir à
lutter contre tout ce qu'un siége de plusieurs années amène de périls
et de privations.

Le 15 décembre, Piccinino, averti que Gatta-Melata venait au secours
des assiégés, résolut de se porter à sa rencontre. Il convertit
momentanément le siége en blocus, et marcha au-devant du général
vénitien. Les deux armées se joignirent du côté d'Arco, dans les
Alpes tyroliennes. Chacune voulait combattre dans le poste qu'elle
avait choisi; aucune des deux ne voulait attaquer avec trop de
désavantage. Enfin l'armée milanaise étant parvenue à déborder
les Vénitiens, ceux-ci descendirent dans la plaine du Véronais,
où Piccinino s'empressa de les suivre. Il passa l'Adige et força
Gatta-Melata de se retirer jusques vers Padoue, abandonnant les
provinces de Vicence et de Vérone, sur lesquelles le vainqueur imposa
des contributions considérables; car celle de Vicence ne s'élevait
pas à moins de deux mille ducats par jour[200].

[Note 200: Scriva Piccinino a' Vicentini che per ogni dì ch'egli
dimorasse giunto ivi, voleva ducati 2000.

(Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, F. Foscari.)]

Ainsi se terminait la campagne de 1438. La trahison du marquis de
Mantoue l'avait commencée; mais Piccinino avait mérité de la gloire
par la conquête de la province de Bergame et du Véronais, dont il
ne lui restait plus à prendre que les capitales. Gatta-Melata ne
s'était pas moins illustré, en tenant la campagne devant des forces
supérieures, sans se laisser entamer. Il avait dérobé son armée à
une perte inévitable, par une marche aussi hardie que difficile,
dévasté le Milanais, puni le marquis de Mantoue, et obligé l'ennemi
à convertir le siége de Brescia en blocus. Les défenseurs de cette
place s'étaient immortalisés par une belle défense, mais ils
n'étaient pas encore délivrés; l'armée qui devait les secourir était
plus éloignée que jamais, la flotte vénitienne avait été détruite,
quatre provinces de la république, celles de Bergame, de Brescia, de
Vérone, de Vicence, étaient envahies; le Padouan, c'est-à-dire le
pays qui borde les lagunes, allait devenir le théâtre de la guerre.

[Note en marge: VII. François Sforce prend le commandement de l'armée
vénitienne. 1439.]

Dans cette situation, les regards des Vénitiens se portèrent sur
François Sforce. Ce général, qui avait contribué à la paix entre les
Florentins et le duc de Milan, n'était plus ouvertement brouillé
avec lui; il ménageait un prince qui lui avait promis sa fille,
cent mille ducats, les villes d'Asti et de Lucques[201], et qui ne
laissait point d'héritier mâle de ses vastes états. Les Vénitiens,
toujours soigneux d'enlever au duc de Milan les hommes habiles qui
pouvaient le servir, représentèrent à Sforce qu'il ne devait pas
se flatter de l'accomplissement des brillantes promesses qui lui
avaient été faites par Visconti, tant qu'il ne parviendrait pas à se
faire craindre. Cet avertissement, les offres les plus magnifiques,
le désir de la gloire, peut-être même un sentiment de jalousie excité
par les victoires et la faveur de Piccinino, le déterminèrent à
accepter le commandement de l'armée Vénitienne.

[Note 201: Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, F. Foscari.]

Les succès des armes de Philippe-Marie devaient renouveler les
inquiétudes des Florentins. Ils suivirent l'exemple de Sforce, et une
nouvelle ligue fut signée, au mois de février 1439, entre le pape et
les républiques de Venise, de Florence et de Gênes, pour faire la
guerre au duc de Milan. Venise devait supporter les deux tiers des
frais de la guerre, et Florence y contribuer pour l'autre tiers[202].
François Sforce entra dans cette coalition, comme seigneur du
marquisat d'Ancône, que le pape lui avait cédé. On lui garantit ses
états, on lui assura un traitement de deux cent vingt mille écus,
et, de son côté, il s'engagea à entretenir trois mille chevaux et
mille hommes d'infanterie, en prenant le commandement des troupes de
la confédération pour cinq ans. Le 14 mai 1430, il arriva à Padoue
à la tête de huit mille chevaux. La réputation de ce général était
telle que Gatta-Melata, après lui avoir remis un commandement,
dont lui-même avait su se montrer digne, consentit à demeurer sous
ses ordres jusqu'à la mort; c'est le genre d'héroïsme le plus rare
parmi les capitaines. Les Vénitiens surent récompenser noblement les
services de Gatta-Melata, en lui accordant le rare honneur d'une
statue équestre qu'on lui érigea à Padoue.

[Note 202: MACHIAVEL, _Histoire de Florence_, liv. 5.]

Ici commence une lutte mémorable entre deux capitaines, la gloire
de l'Italie et les maîtres de leur art. Si elle était racontée
dignement, cette guerre appartiendrait à l'histoire militaire encore
plus qu'à l'histoire politique.

La génération précédente avait vu deux aventuriers illustres
balancer, avec des succès divers, la fortune de presque tous les
états de l'Italie. Tous les gens de guerre de profession avaient
suivi les drapeaux de l'un ou de l'autre, et cette longue rivalité
avait produit une haine toujours prête à servir les haines
politiques. Les soldats mercenaires ne méritaient plus le reproche
qu'on leur avait si long-temps adressé de faire la guerre sans
passion. François Sforce était à la tête des bandes qui avaient
combattu sous Attendolo, son père, et Nicolas Piccinino se trouvait
le chef des anciens compagnons de Braccio di Montone.

[Note en marge: VIII. Campagne de Sforce et de Piccinino.]

La longue vallée du Pô est coupée transversalement par une multitude
de rivières, qui, descendant des Alpes ou des Apennins, présentent
à chaque pas des obstacles ou des retranchements à une armée. Celle
des Vénitiens partait de Padoue, avec la mission de reconquérir les
provinces de Vicence, de Vérone, de Brescia et de Bergame, ou au
moins d'en ravitailler les capitales déjà investies par l'ennemi.

Piccinino était campé sur la frontière du Vicentin et du Padouan.
Dès qu'il vit avancer l'armée de Sforce, il renonça à disputer le
pays de Vicence à des troupes plus nombreuses que les siennes[203],
et, se bornant à défendre le Véronais, il se porta vers les hauteurs
qui séparent cette province du Vicentin. Maître de ces passages,
appuyé sur la petite ville de Soave, ayant son front protégé par les
montagnes, et l'Adige derrière lui, il prévit que l'ennemi pouvait
descendre dans la plaine de Vérone par un long circuit, et attaquer
son camp du côté que la nature n'avait point fortifié. Pour être en
état d'offrir par-tout une vigoureuse résistance, il traça une ligne
de retranchements appuyée d'un côté aux montagnes et de l'autre à
l'Adige, et, pour rester maître de ses mouvements et conserver ses
communications avec le Mantouan, il jeta un pont sur cette rivière,
de sorte que son camp présentait une enceinte triangulaire également
inexpugnable sur chaque face, et que son armée pouvait toujours
mettre l'Adige entre elle et l'ennemi.

[Note 203: L'état de la composition des deux armées est dans Marin
SANUTO, page 1008 de l'édition de MURATORI: je le rapporte, parce
qu'on y prend quelque idée de la puissance respective des états.

_Armée du pape Eugène IV_.

  Le révérendis. cardinale de Tarente          600  }
  Le révérendissime cardinale de Capoue        400  }
  Le comte d'Anguillara                        400  }
  Le comte d'Anversa                           600  }
  Don Simonetto                                600  }  4,200 chevaux.
  Don Paolo della Molara                       300  }
  Don Otto di Dotti                            200  }
  Don Gaspard di Cavadolo                      500  }
  Don Antoine del Rio                          300  }
  Don Gabriel de Rome                          300  }

_Armée de la seigneurie de Venise._

  Le comte François Sforce,
    capitaine-général                        4,000  }
  Michel de Cotignola                        1,000  }
  Gatta-Melata                               1,500  }
  Le marquis Taddeo                          1,000  }
  Don Christophe de Tolentino                  800  }
  Don Pierre de Navarino                       800  }
  Don Jean de Tolentino                        500  }
  Don Jean de Malavolta                        500  }
  Don Cavalcabo                                300  }
  Don Iberto                                   500  }
  Le comte Dolce                               400  }
  Don Iscariote de Faenza                      300  } 16,100
  Don Guido Rangone                            300  }
  Don Bartelemi Coleoni                        400  }
  Don Jacques Catelano                         300  }
  Don Pierre del Testa                         200  }
  Don Pierre Torcello da Prota                 200  }
  Don Nicolas de Brescia                       300  }
  Don Catta Briga                              400  }
  Don Jean Conte                               400  }
  Don Baldone de Tolentino                     300  }
  Le seigneur Riniere                          600  }
  Le seigneur Sigismond                        500  }
  Le seigneur Dominico                         600  }

_Armée du duc de Milan_.

  Nicola Piccino                              2,500
  Le marquis de Mantoue                       1,500
  Autres compagnies de divers condottieri    15,750
                                             ------
                                             19,750

  Troupes de Sienne                           1,000
  Troupes de Florence                         3,000
  Troupes du roi Alphonse d'Arragon          17,800
  Troupes du roi René-d'Anjou                 2,800
                                             ------
  Ainsi cette guerre occupait                64,650 Chevaux

Sanuto ne donne pas le détail de l'infanterie, tant on la comptait
alors pour peu de chose. On peut remarquer que les compagnies de
condottieri, qui, deux siècles auparavant, étaient de 30, 40, 50
hommes, sont devenues bien plus considérables; ce sont déjà des
régiments ou même de petites divisions.]

Le général des alliés, au lieu de tenter un passage de vive force au
travers des montagnes, s'éleva au nord par une marche de huit jours,
et redescendit près de Vérone, où il trouva l'armée milanaise bien
décidée à ne pas perdre cette place de vue et à ne pas sortir de ses
retranchements.

Une attaque qu'il lui livra fut infructueuse. Piccinino, après avoir
combattu avec assez de succès pour laisser la victoire indécise,
s'obstinait à demeurer dans son camp.

Sforce voulut le contraindre à repasser l'Adige et à abandonner au
moins toute la partie du Véronais qui est sur la rive gauche de ce
fleuve. Pour cela, il le passa lui-même et se porta vers le Mantouan.
Le marquis de Mantoue pressa Piccinino de marcher au secours de cette
principauté; mais à peine l'armée milanaise fut-elle sur la rive
droite, que les Vénitiens repassèrent sur la gauche, s'emparèrent de
la position de Soave, eurent une communication libre avec le Padouan
et le Vicentin, et se trouvèrent avoir dégagé tout le front de la
place de Vérone.

[Note en marge: IX. Nécessité de ravitailler Brescia. 1439.]

On était fort inquiet sur le sort de Brescia. Cette place, abandonnée
depuis neuf mois au courage de sa garnison et à la fidélité de ses
habitants, était sans communication avec la métropole. Les vivres
y manquaient certainement depuis long-temps; on voulait à tout
prix la ravitailler; mais pour y pénétrer par la route directe, il
ne fallait rien moins qu'un effort de toute l'armée. Piccinino,
qui, sur la rive gauche de l'Adige, s'était tenu immobile dans ses
lignes, suivait, depuis qu'il était sur la rive droite, tous les
mouvements que l'armée de Sforce faisait le long de cette rivière.
Les Vénitiens pouvaient passer sur tous les ponts de Vérone, mais,
en débouchant, ils avaient une bataille à livrer. En supposant qu'on
eût tenté le passage ailleurs et qu'il eût réussi, les difficultés se
reproduisaient. Il restait à traverser le Mantouan, et à passer le
Mincio entre Mantoue et Peschiera; or, ces deux places fortes étaient
occupées par l'ennemi. Enfin, au-delà du Mincio, d'autres rivières
pouvaient arrêter les secours qu'on voulait porter à Brescia. Ce
n'était pas par une route aussi-bien défendue que des convois
pouvaient arriver. L'armée aurait été obligée de refaire ce pénible
voyage chaque fois qu'il y aurait eu un convoi à conduire.

Il était moins difficile de communiquer avec Brescia par le lac
de Garde. Le Véronais en forme la côte orientale. Si on pouvait y
embarquer des vivres et leur faire traverser le lac, des détachements
peu considérables suffisaient pour les conduire de la rive
occidentale jusqu'aux portes de Brescia, où un effort de la garnison
en aurait facilité l'entrée; et si, pour empêcher ce ravitaillement,
Piccinino se portait entre le lac et la place, il découvrait la route
directe de Brescia à Vérone.

Ces considérations faisaient désirer vivement qu'on pût communiquer
avec cette première place par le lac de Garde. Mais comment naviguer
sur ce lac? On n'y avait pas une seule barque armée; l'ennemi avait
une flottille à Peschiera et un poste sur le promontoire de Sirmio,
l'ancienne maison de campagne de Catulle[204], qui s'avance dans ce
vaste bassin.

[Note 204: Peninsularum Sirmio insularumque, etc.]

[Note en marge: X. Les Vénitiens transportent des galères dans le lac
de Garde au travers des montagnes.]

Il fallait donc commencer par se rendre maîtres de la navigation du
lac, et, pour cela, il fallait y conduire une flottille. Or, ce qui
était facile, lorsque l'alliance du seigneur de Mantoue livrait le
passage par le Mincio, paraissait impossible depuis qu'on ne pouvait
plus arriver au lac que par terre.

Un Candiote, nommé Sorbolo, proposa de tenter cette voie,
c'est-à-dire de jeter des galères dans le lac, en les transportant
par les montagnes. Après bien des objections, que les esprits
circonspects opposent toujours aux entreprises hasardeuses, on se
détermina à lui confier vingt-cinq barques et six galères, dont deux
étaient de la première grandeur.

L'auteur du projet conduisit cette flottille à l'embouchure de
l'Adige; elle remonta cette rivière jusque près de Roveredo. C'est ce
qu'on n'aurait pu faire si Sforce n'eût été maître au moins de l'un
des deux bords. Arrivée sur ce point, elle ne se trouvait qu'à douze
ou quinze milles de la ville de Torbolé, qui est au nord du lac sur
les confins du pays de Trente. Mais cet intervalle était occupé par
les montagnes qui séparent le lac de la vallée de l'Adige.

Au milieu de ces montagnes et au pied de la chaîne du mont Baldo, il
y avait un petit lac appelé le lac de Saint-André. Sorbolo entreprit
d'abord de faire traîner ses bâtiments de l'Adige dans ce bassin, à
travers les terres. Environ deux mille boeufs furent rassemblés pour
effectuer ce trajet. Il n'en fallait pas moins de deux ou trois
cents pour chaque galère. Elles furent placées sur des rouleaux.
Deux mille travailleurs comblèrent les ravins, construisirent des
ponts, écartèrent les rochers, applanirent la route, et parvinrent à
faire arriver cette flottille dans le lac Saint-André. Il restait
à franchir le mont Baldo: le lit d'un torrent devint un chemin, le
bras de l'homme parvint à le rendre praticable, mais il était rapide,
tortueux, souvent étroit; on s'y engagea, et, après bien des efforts,
les Vénitiens se trouvèrent avoir conduit leurs galères sur le sommet
de cette montagne, d'où il ne restait plus qu'à les lancer sur le lac
de Garde, dont elles allaient prendre possession. Cette descente vers
le lac fut encore très-difficile.

Les vaisseaux, sur cette pente rapide, étaient amarrés aux arbres,
aux rochers, et le cabestan, fortement retenu, leur déroulait
lentement les câbles qui les tenaient suspendus sur les précipices.
Enfin la flottille arriva sans accident, après quinze jours de voyage
à travers les terres, jusqu'à Torbolé, où elle fut lancée à l'eau et
armée. Cette entreprise coûta à la république plus de quinze mille
ducats, sans compter les attelages.

Des historiens emphatiques ont voulu comparer cette opération au
passage des Alpes par Annibal. C'est donner une fausse idée des
choses, que de les mettre en parallèle avec d'autres qui sont
hors de toute proportion. L'entreprise exécutée par Sorbolo, fort
belle sans doute, n'était cependant que le projet d'un ingénieur
habile. La marche d'Annibal à travers les Pyrénées et les Alpes,
est la conception d'un grand capitaine. Quand on parle de ce fameux
passage, on ne cite jamais que les éléphants, parce que c'est là
ce qui saisit l'imagination. Sûrement il était moins difficile de
faire passer des éléphants sur des rochers que des vaisseaux, mais
le passage des éléphants était la moindre des difficultés que le
général carthaginois avait à vaincre. Il fallait traverser des
montagnes alors sans traces, se hasarder dans des déserts inconnus, y
faire subsister une armée, et tout cela en présence d'un ennemi tel
que le peuple romain. Jamais la république de Venise, les Sforce,
les Visconti, ne peuvent attirer sur leurs querelles l'attention
que commandent les peuples dont les armes ont fait les destinées de
l'univers.

[Note en marge: Ces galères sont détruites.]

Tant de travaux pour conduire des galères dans le lac de Garde,
quoiqu'ils eussent eu un plein succès, ne furent que des fatigues et
des dépenses inutiles. Piccinino accourut à Peschiera, ravitailla et
renforça tous ses postes sur l'une et l'autre côte, fit sortir sa
petite escadre, attaqua séparément les bâtiments des Vénitiens, et
parvint à détruire leur flottille presque entièrement.

[Note en marge: XI. Sforce se porte avec son armée au nord du lac.]

Le danger de Brescia croissait de jour en jour. La famine y avait
amené la peste[205]; le sénat ne cessait de presser Sforce de s'y
porter. Il ne restait plus d'autre route pour y parvenir que celle
qu'avait frayée Gatta-Melata, à la fin de la campagne précédente,
par les montagnes du Trentin. Mais s'élever ainsi au nord du lac,
c'était découvrir Vérone et l'exposer peut-être. Ces représentations
n'ébranlèrent point le sénat; les ordres furent réitérés, et l'armée
se mit en route. Dès que Piccinino s'en fut aperçu, il s'embarqua
à Peschiera, pour traverser le lac du midi au nord, afin d'arriver
aussitôt que les Vénitiens dans les montagnes, pour leur en disputer
le passage. Les Milanais occupaient au fond du lac la place de Riva,
à l'embouchure de la Sarca; mais lorsque Piccinino prit terre, il
trouva que l'ennemi l'avait déjà devancé; Sforce était entré dans
un défilé défendu par le château de Ten, avait investi ce fort, et
envoyé déjà quelques convois de vivres à Brescia.

[Note 205: O quanta carestia! O quanta fame! O quanto stremizio era
ne i cittadini, e a tutto il popolo a comperar la biada a lire trenta
la soma! Ma dicciamo della povera gente come stavano, ne moriva per
le strade difame. Avresti veduto sulla piazza cento fantolini gridare
_pane, pane per amor di Dio_. (_Historia Bresciana_ di Christoforo
DASOLDO. _Rerum italicarum scriptores_, tom. XXI. p. 819.)]

[Note en marge: Combat de Ten, où Piccinino est battu.]

Le général milanais, sentant l'importance du château de Ten, marcha
droit à l'ennemi, et l'attaqua le 9 novembre 1439. Pendant que
Sforce, dont la position n'était pas avantageuse, combattait avec
vigueur, un détachement de la garnison de Brescia parut sur les
rochers auxquels était adossée l'armée de Piccinino. Cette attaque
imprévue jeta l'épouvante parmi les troupes milanaises. Les Vénitiens
remportèrent une victoire complète. Leurs adversaires y perdirent
cent hommes d'armes, quatre cents chevaux et beaucoup d'infanterie.
Le fils du marquis de Mantoue fut fait prisonnier; Piccinino lui-même
se vit séparé des siens et obligé de se jeter dans le château de Ten.

[Note en marge: XII. Il se sauve, rallie son armée, et va surprendre
Vérone.]

Sa position paraissait désespérée: dès la nuit suivante il sortit du
fort; enveloppé dans un sac, et porté sur les épaules d'un robuste
valet[206], il traversa les postes Vénitiens, se rendit à Riva et y
rallia les débris de son armée. Désormais il lui était impossible
de défendre les approches de Brescia, mais il apprend, par quelques
prisonniers vénitiens, qu'à Vérone on est sans défiance. Aussitôt
il s'embarque, traverse le lac dans toute sa longueur, revient
à Peschiera, y trouve des troupes, marche sur Vérone, escalade
les remparts, et surprend cette place, dans la nuit du 16, tandis
que les Véronais, que Sforce lui-même, le croyaient errant dans
les montagnes, ou enfermé dans le château de Ten, et qu'à Venise
les cloches et le canon donnaient le signal des réjouissances, en
annonçant sa défaite.

[Note 206: MACHIAVEL, _Histoire de Florence_, liv. 5.]

Vérone avait une bonne garnison, mais on savait l'armée milanaise
dans les montagnes du Trentin, on venait d'apprendre qu'elle avait
été complètement battue, le froid était très-rigoureux, la garde
se faisait avec quelque négligence, suite ordinaire d'une parfaite
sécurité. Ces circonstances favorisèrent sans doute Piccinino, mais
quand on profite de l'occasion avec tant d'audace et de rapidité,
on ne laisse point tout le mérite des succès à la fortune. C'est au
sujet de cette surprise de Vérone que Machiavel fait cette belle
réflexion: «À la guerre rien n'est si facile que ce que l'ennemi vous
croit hors d'état de tenter[207].»

[Note 207: _Histoire de Florence_, liv. 5.]

La place de Vérone se compose de la ville proprement dite, de la
Villette, et de trois forts, dont l'un, dit le Vieux château,
commande le pont sur l'Adige, tandis que les deux autres, le fort
Saint-Pierre et le fort Saint-Félix, s'élèvent sur la montagne qui
domine la ville.

Ce fut par la Villette que les Milanais tentèrent leur attaque. Elle
fut si soudaine que les postes vénitiens n'eurent pas le temps de se
rallier; la muraille était escaladée, la porte enfoncée, la Villette
envahie et la ville déjà au pillage, que les troupes éparses de la
garnison couraient avec les commandants vénitiens pour s'enfermer
dans les châteaux. Piccinino se prépara sur-le-champ à les attaquer.

[Note en marge: XIII. Sforce reprend cette place.]

Mais il avait affaire à un rival qui n'était ni moins audacieux ni
moins diligent que lui. La nouvelle de la perte de Vérone parvint à
Sforce, dans la nuit du 17 novembre; il partit le 18, sans se donner
le temps de prendre des vivres, abandonnant le siége du château de
Ten et Brescia. En trois marches, il franchit des montagnes couvertes
de neige et arriva le 20, au soleil couchant, devant les portes du
fort Saint-Félix: Dès le soir même, il était maître de la partie de
la ville qui est sur la rive droite de l'Adige.

Piccinino, surpris à son tour, réunit toutes ses troupes dans la
Villette. Sforce n'attendit pas le jour pour l'y attaquer, passa
les ponts, profitant de la terreur que son apparition subite avait
inspirée, balaya la Villette et se mit à poursuivre les Milanais dans
la plaine. Un combat nocturne est toujours accompagné de désordre.
Piccinino, contraint d'évacuer la place, eut beaucoup de peine à
rallier les fuyards, et ne put réorganiser son armée qu'à Mantoue.

Sforce, à qui cette victoire venait de procurer l'honneur d'être
inscrit au livre d'or, donna quelque repos à ses troupes pendant le
mois de décembre. Il employa cet intervalle à rassembler des vivres
pour ravitailler Brescia, se remit en marche au commencement de
janvier 1440, et, ayant fait de nouveau investir le château de Ten,
fit filer des convois qui parvinrent jusqu'à leur destination.

L'infatigable Piccinino se présenta quelques jours après dans ces
montagnes pour interrompre les opérations des Vénitiens. Les combats
furent fréquents, mais peu décisifs. Enfin la saison devint tellement
rigoureuse que les deux généraux se déterminèrent à ramener leurs
troupes dans des climats plus doux. Piccinino traversa le lac encore
une fois, et se posta sur les frontières du Milanais, tandis que
le général vénitien repassait les montagnes, où il faillit à être
englouti dans les neiges, pour venir prendre ses quartiers d'hiver
autour de Vérone, après avoir ordonné la construction d'une flottille
à Torbolé, pour être maître enfin du lac de Garde.

[Note en marge: XIV. Diversion des Milanais en Toscane. 1440.]

Cette campagne venait de rendre aux Vénitiens le Vicentin et le
Véronais. Ils avaient ravitaillé, mais non délivré Brescia. Le duc
de Milan avait eu du désavantage; mais l'activité de son général
avait balancé l'habileté de Sforce, et les frontières du Milanais
n'étaient pas encore menacées, puisque, avant de songer à les
attaquer, les Vénitiens avaient à recouvrer deux provinces. Lorsqu'il
fut question, dans le conseil de Visconti, d'arrêter le plan de la
campagne de 1440, on demeura d'accord que l'objet le plus urgent
était d'éloigner Sforce du théâtre actuel de la guerre. On crut
qu'on y parviendrait en opérant une invasion en Toscane. Piccinino
reçut ordre de s'y porter. Les Florentins effrayés demandèrent à
grands cris le retour de l'habile capitaine qui commandait toutes les
troupes de la confédération; mais la seigneurie de Venise n'eut garde
de consentir à l'éloignement de Sforce; on leur envoya seulement
quelques renforts, et, pendant que Piccinino ravageait la Toscane,
les Vénitiens passaient l'Oglio, battaient la petite armée milanaise,
qui avait pour chef le marquis de Mantoue, prenaient les places de
Soncino, d'Orci-Nuovi, de Peschiera, mettaient la province de Crémone
à contribution, s'assuraient à leur tour l'empire du lac de Garde,
en détruisant la flottille milanaise, délivraient Brescia, dont la
population se trouvait réduite de moitié, par un siége et une disette
de trois ans, et pénétraient jusque dans le Bergamasque. Tous ces
succès furent le résultat de quelques mois de campagne.

La république avait à récompenser la fidélité des habitants de
Brescia: elle concéda à cette ville des moulins qui produisaient au
fisc vingt mille ducats; accorda à cent nobles du pays l'exemption
de toutes charges pour eux et leur postérité; et le brave Barbaro,
dont la gloire militaire ajoutait tant d'éclat à la réputation qu'il
s'était acquise dans le monde savant[208], vint recevoir à Venise des
félicitations publiques.

[Note 208: On le comptait parmi les hommes de son temps qui
connaissaient le mieux la langue grecque. Sa traduction de
quelques-unes des vies de Plutarque justifiait cette opinion.]

Le duc de Milan sentait l'imprudence qu'il avait faite en détachant
Piccinino. Ce général, qui avait espéré d'abord quelques succès en
corrompant le cardinal Vitteleschi, commandant de la petite armée du
pape, ne recueillit point de fruit de cette intrigue. Le pape eut
avis de la trahison de ce prélat; le cardinal fut arrêté, et éprouva,
comme il l'avait dit lui-même, qu'on n'emprisonnait pas un homme
de sa sorte pour le relâcher. En effet, il mourut quelques jours
après[209]. Un autre fut mis à sa place, et Piccinino ne trouva plus
que des ennemis là où il avait espéré trouver un coopérateur. Il
éprouva même un échec au moment où, rappelé par Philippe-Marie, il
se disposait à repasser les Apennins[210]. En arrivant sur la rive
droite du Pô, au commencement de juillet, il trouva les Vénitiens
répandus dans le Mantouan et dans le Crémonais, maîtres de Peschiera,
après un siége de trente-quatre jours, et se préparant à passer
l'Adda, dernière barrière du Milanais.

[Note 209: Ce cardinal excitait ses troupes au ravage. Il gratifiait
de cent jours d'indulgences en purgatoire chaque soldat qui coupait
un olivier. M. Sismonde Sismondi, à qui je dois cette anecdote, la
rapporte d'après le journal napolitain _Rerum italicarum scriptores_,
tom. XXI.]

[Note 210: C'est ce que les Florentins appellent la bataille
d'Anghiari; mais c'est aussi de cette bataille que Machiavel raconte
qu'elle ne coûta la vie qu'à un seul homme, qui fit une chûte de
cheval.]

[Note en marge: Négociations.]

L'armée que Piccinino ramenait était trop affaiblie pour pouvoir,
même en se réunissant aux troupes restées en Lombardie, tenir la
campagne devant les Vénitiens. Il s'efforça de la recruter, de
remonter sa cavalerie, et leva à cet effet, autant par la violence
que par la persuasion, une somme de trois cent mille écus d'or
dans les provinces du duc. Ces généraux, à-peu-près indépendants
du prince qu'ils servaient, ne mettaient plus de bornes à leurs
prétentions, quand ils étaient devenus nécessaires. Sous prétexte
qu'ils défendaient ses états, ils lui en demandaient le démembrement.
Piecinino exigeait la cession de Plaisance, un autre Novarre, un
troisième Tortone. Philippe-Marie ne vit plus de refuge que dans la
négociation. Après avoir essayé de détacher Sforce du service de
la république, il lui fit proposer d'être le médiateur, ou plutôt
l'arbitre de la paix. Celui-ci rendit compte au sénat des ouvertures
qui lui avaient été faites. Il fit même un voyage à Venise, soit
pour conférer sur la négociation, soit pour demander les moyens de
remettre son armée en bon état. Mais il ne put obtenir qu'un secours
de cinquante mille ducats, qui furent levés sur les Juifs[211].

[Note 211: _Hist. di Venezia_ di Paolo MOROSINI, lib. 22.]

[Note en marge: XV. Campagne de 1441.]

Pendant son absence, les Milanais passaient l'Adda et l'Oglio,
au mois de février 1441; Piccinino prenait la ville de Chiari,
faisait mettre bas les armes à un corps de deux mille hommes de
cavalerie, chassait les Vénitiens du Crémonais et du Mantouan, et
recommençait la conquête des provinces de Brescia et de Bergame. Ces
nouvelles causèrent d'autant plus d'effroi à Venise, qu'on était
loin de s'attendre à une attaque si vigoureuse. Sforce, sans se
donner le temps de rassembler ses troupes, partit en toute diligence
pour Brescia. Sa seule présence obligea Piccinino à marcher avec
plus de circonspection, et les deux généraux employèrent le reste
de l'hiver à réorganiser leur armée. Mais on s'était flatté de
la paix, et de pareilles espérances font toujours négliger les
préparatifs dispendieux qui pourraient assurer le succès de la
guerre. Le sénat de Venise s'était déterminé si difficilement à de
nouveaux sacrifices, qu'au mois de juin son capitaine-général ne
comptait encore dans son armée que six mille hommes d'infanterie
et quinze mille chevaux. Le 25, il attaqua Piccinino retranché
dans une position avantageuse avec dix mille chevaux et trois
mille fantassins, sans pouvoir ni le forcer dans cette position ni
l'attirer dans la plaine.

Quand Sforce voulut passer l'Oglio pour entrer dans les provinces de
Bergame et de Crémone, Piccinino, qui avait mis cette rivière entre
lui et les Vénitiens, leur en disputa long-temps le passage. Enfin
ils parvinrent à lui donner le change, franchirent le fleuve, et
vinrent mettre le siége devant la forte place de Martinengo, où il y
avait deux mille cinq cents gendarmes de garnison.

[Note en marge: Sforce est bloqué dans son camp.]

À peine Sforce était-il établi dans son camp, que Piccinino se
présenta et déploya autour de lui une armée, qui investit les
Vénitiens, et, en peu de jours, les affama dans leurs lignes. Il
n'y avait plus moyen ni d'en sortir sans être harcelé, ni de faire
arriver aucun convoi; on était attaqué toutes les nuits, et on ne
pouvait décider l'ennemi à accepter une bataille générale.

[Note en marge: XVI. Il fait la paix sans l'autorisation de la
république. 1441.]

Dans cette position critique, Sforce était déterminé à lever le siége
de Martinengo et à se faire jour au travers des postes milanais,
lorsqu'il vit arriver un messager du duc, qui, en lui rappelant
tout ce qu'avait de périlleux la position actuelle de l'armée
vénitienne, lui proposa de terminer la guerre aux conditions qui
seraient reconnues justes, ajoutant que Philippe lui donnait la main
de sa fille avec la ville de Crémone pour dot. Le général n'avait
point de pouvoirs pour traiter, mais, s'il attendait des ordres de
Venise, il s'exposait à voir la négociation rompue, par une suite
de l'inconstance naturelle de Visconti. Il entama les conférences,
discuta les articles préliminaires, signa un armistice, malgré
l'opposition de Piccinino, au désespoir de voir son rival lui
échapper, et porta son armée sur l'Oglio, tandis que ses détachements
prenaient possession de toutes les places dont la remise était
stipulée dans cette convention.

Il n'était pas sûr que le gouvernement de la république approuvât la
conduite d'un général qui venait d'outre-passer ses pouvoirs à ce
point, et qui même avait traité à l'insu du provéditeur présent à
l'armée. Le duc de Milan écrivit à Sforce et le détourna d'aller à
Venise. L'exemple de Carmagnole était fait pour intimider. Mais le
général ne voulut écouter d'autres conseils que ceux que lui donnait
la noblesse de son caractère. Il se présenta au sénat, déclara les
circonstances impérieuses qui l'avaient forcé d'entrer en négociation
avec l'ennemi, sans y être autorisé, et représenta les avantages
que la république retirerait des préliminaires qu'il avait signés,
puisque son armée était sauvée, et le territoire recouvré.

Sa conduite ne lui attira que des applaudissements; la paix fut
conclue le 23 novembre 1441; la république rentra dans ses anciennes
possessions, acquit Lonato, Valeggio et Peschiera, que le marquis de
Mantoue fut obligé de lui céder. François Sforce devint le gendre du
prince auquel il avait fait une guerre si terrible, et la princesse
Blanche fut le gage de la paix que le traité de Cavriana rendit pour
un moment à l'Italie.

Le pape fut le premier à la troubler: irrité contre le principal
négociateur, qui ne lui avait pas fait rendre Bologne, il se
rapprocha du duc de Milan. Quelques mois s'étaient à peine écoulés
que ces deux souverains se réunirent pour concerter ensemble la
ruine de Sforce, ancien général de l'un, et récemment admis dans la
famille de l'autre. Ils lui firent la guerre pour le dépouiller de
la marche d'Ancône. Par une suite de cet enchaînement d'évènements
qu'il n'est pas donné à la prudence humaine de prévoir, cette guerre,
qui n'appartient point à l'histoire de Venise, décida la querelle
qui existait depuis plus de vingt ans entre la maison d'Arragon
et la maison d'Anjou pour le trône de Naples. On combattit, on se
raccommoda, on se brouilla de nouveau. Au milieu de toutes ces
divisions, Bologne, que le duc de Milan occupait, après l'avoir
protégée long-temps contre le pape, se révolta contre lui, de l'aveu,
et même avec le secours des Vénitiens. Ils fournirent aussi des
subsides à Sforce, qui luttait avec des forces très-inégales contre
le duc de Milan, le pape et le roi de Naples, Alphonse d'Arragon.

[Note en marge: XVII. Les Vénitiens usurpent l'état de Ravenne.]

Pendant que cette guerre troublait la Romagne, les Vénitiens
se rappelèrent que l'héritier de la principauté de Ravenne,
devenu majeur, avait favorisé le duc de Milan pendant la dernière
guerre. C'était une ingratitude envers les tuteurs que son père
lui avait donnés, et qui avaient, pendant sa minorité, pourvu à
l'administration de son état. La république se crut en droit de
punir son pupille. Elle était appelée à en hériter, mais un jeune
homme pouvait faire attendre long-temps son héritage: il n'était
pas probable qu'il mourût sans postérité, car il avait déjà un
fils. Il fallut donc chercher un expédient pour donner une forme à
l'usurpation qu'on projetait.

On affecta de craindre que l'état ne fût envahi par quelque voisin
puissant. Des hommes influents, qu'on avait su gagner, excitèrent le
peuple à se plaindre de l'incapacité de son seigneur, à crier Vive
Saint-Marc, et à déposer le prince pour se mettre sous les lois de la
république.

La seigneurie accueillit cette demande comme si elle eût été
légitime; des troupes furent envoyées, qui prirent possession de
Ravenne. On fit une espèce de traité dans lequel il fut stipulé que
la ville conserverait son archevêque; qu'elle détruirait ses salines,
dont le voisinage était, disait-on, contraire à la salubrité de
l'air; qu'elle pourrait importer des grains dans tous les états de
la domination vénitienne; que les biens du prince et ceux de sa femme
seraient vendus, pour en effacer jusqu'à la mémoire; qu'enfin Venise
enverrait à Ravenne des Juifs pour prêter de l'argent à ceux qui en
auraient besoin[212]. Le prince vint lâchement à Venise solliciter
une pension. Il ne reçut qu'un ordre d'exil. On le relégua, ainsi que
sa femme et son jeune fils, avec deux cents ducats par an, dans l'île
de Candie, où les uns et les autres vécurent peu de temps[213].

[Note 212: Cives Ravennates primarii, nacti urbis dedendæ occasionem,
conventu habito reque constitutâ, dùm populus festum diem Mathiæ
apostolo dicatum celebraret, anno à partu virginis 1441, arma
capiunt. Ad nobiliorum tumultum accurrit populus; lætisque vocibus
divum Marcum et senatum venetum undique conclamat; confestimque ad
senatum Venetias missi qui rem significarent. Decrevitigitur senatus
urbem suscipere, neque ampliùs tam propensam amantissimorum civium
voluntatem refellendam aut parvi faciendam putavit, cùm præsertim
non absque salutis multorum ingenti periculo, res ad Hortasium
redire posse videretur. Itaque per litteras Ravennates certiores
facit civitatem se recepisse. Quibus acceptis litteris, cogitatione
consequi longè facilius est, quantum lætitiæ et hilaritatis animos
omnium compleverit, quam scriptis explicare. Legati statim à
Ravennatibus Venetias ad Franciscum Foscarum ducem et rempublicam
missi, qui civitatis ditionem præsentes facerent. Eos cùm amanter
Franciscus dux esset complexus, quæ in mandatis habebant, omnia
prolixè et liberaliter XIII kal. aprilis concessit: illud autem fuit
caput, ut Hortasius, ejusque uxor et filius in insulam Cretam, ne qua
posset suspicio oriri, amandarentur; cùm pro eâ quâ præditi erant
malevolentiâ, Hortasius, conjux, consortesque suspectos quotidie
Venetis reddere Ravennates quærerent. Ad hæc se curaturos ut maneret
Ravennæ archiepiscopus: et salinas propè Ravennam, quibus corrumpi
coeli salubritas consuesset, destrui: frumentum quò vellent, ad loca
Venetæ ditioni subjuncta, devehere Ravennates posse: fundos et cætera
Hortasii et uxoris bona, ut memoria eorum omnis tolleretur, vendi:
Judæos Ravennam mitti, qui, dandâ foenori pecuniâ, aliquâ ratione
egentium sublevarent inopiam. Nec diu post Hortasius, Ginevra uxor
Hieronymusque filius, quatuor annos natus, in Cretam insulam, publico
decreto, ablegati sunt. Quod eò etiam libentiùs à Venetis factum
est, quia, cùm adhuc ipsi cum Philippo vicecomite bellum gererent,
Hortasius, qui erat Taurisii, ad hostes profugerat. Ne autem omninò
absque imperio esset, illi publicâ stipe nummi aurei octingenti, ab
senatu Veneto quotannis, in præsidio insulæ collocato, constituti
sunt. Verùm brevi post tempore, Hortasium, uxorem, ac filium mors ex
hominum vitâ abstulit.

(Hieronymi RUBEI, _Historiarum Ravennatum_, lib. 7.)]

[Note 213: Jean SIMONETA dit: «Missus in insulam Cretam, intrà paucos
dies, cum unico filio, extinctus est.»

(_Histoire de François Sforce_, liv. 5.)]

Immédiatement après le récit des acquisitions de la république sur
le continent, nous avons toujours à rapporter quelque évènement
fâcheux pour son commerce au-delà des mers. Des pirates infestaient
les côtes de l'Adriatique; et les expéditions qu'on faisait contre
eux, quand on avait le temps de s'en occuper, n'étaient pas toujours
heureuses[214].

[Note 214: SABELLICUS, 3e décade, liv. 4.]

[Note en marge: Brouillerie avec le soudan d'Égypte.]

Le soudan d'Égypte, ne voyant plus des flottes redoutables se
présenter sur ses côtes, pour y faire respecter le pavillon de
Saint-Marc, mécontent de ce que les armateurs vénitiens ne venaient
plus trafiquer que dans ses rades, et, jugeant de leur faiblesse
d'après leur circonspection, chassa tous les sujets de la république
établis dans les ports d'Alexandrie, de Tripoli, de Berythe, de
Damas, et déclara qu'il prétendait se réserver à l'avenir le commerce
exclusif du poivre. Tout ce que les Vénitiens en avaient en Syrie
ou en Égypte y fut retenu; ce fut pour eux une perte de deux cent
trente-cinq mille ducats[215].

[Note 215: Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, F. Foscari.]

[Note en marge: XVIII. Croisade contre les Turcs.]

L'église était alors gouvernée ou plutôt divisée par deux papes,
Eugène IV et ce bizarre Amédée, qui, descendu volontairement
du trône, n'avait pu échapper à l'ambition dans la voluptueuse
retraite de Ripaille. Quoiqu'il y eût un schisme qui troublait tout
l'Occident, on prêcha et on entreprit une croisade en faveur de
l'église grecque, qui avait feint de se soumettre ou de se réunir
à l'église latine. L'empereur de Constantinople et son patriarche
étaient venus à Venise, à Ferrare, à Florence, où, malgré le scandale
que produisaient deux papes et deux conciles, ils avaient reconnu
la suprématie de l'église romaine, et confessé que le Saint-Esprit
procède du père et du fils.

Ce voyage avait eu pour objet d'obtenir quelques secours pour
éloigner le moment inévitable où Constantinople devait succomber
sous les efforts des Turcs. Le roi de Hongrie fut le chef de cette
croisade[216], et obtint d'abord des avantages si considérables
sur le sultan Amurath, que ce prince signa une trève de deux ans
avec lui, avant que la flotte chrétienne, qui devait seconder les
opérations de l'armée hongroise, fût sortie de ses ports. Cette
flotte était de soixante-dix toiles, mais les Vénitiens n'y avaient
fourni que dix galères, tant leurs moyens étaient absorbés par la
guerre continentale.

[Note 216: 30 juillet 1443; le cardinal de Saint-Ange écrit qu'il a
la promesse des rois et des princes du nord pour 170,000 chevaux,
outre une quantité innombrable de gens de pied. Le despote Georges
de Russie y est pour 20,000 chevaux, les seigneurs de Hongrie,
indépendamment du roi, pour 30,000.

(_Cronaca di Venezia et come lo fù edificata, et in che tempo, et da
chi, fino all'anno_ 1446. Manusc. de la biblioth. de St.-Marc, Nº 21,
foglio 147.)]

Le cardinal Condolmier, neveu du pape Eugène, amiral de cette flotte,
et le légat du pape en Hongrie, blâmèrent hautement le roi d'avoir
accordé la paix aux infidèles après la victoire. Ils exigèrent qu'il
rompît la trève qu'il venait de jurer, et, comme il ne pouvait
comprendre qu'un parjure pût être un acte légitime, le légat leva ses
scrupules par une décision fondée sur les principes ci-après:

Il est licite de violer la parole qu'on a donnée, si elle fait
contracter un engagement contraire au bien public.

Un serment juste oblige, mais un serment qui tend à la perte de tous
est nul.

Dieu désapprouve toute promesse insensée, et par conséquent en délie.

[Note en marge: Bataille de Varna. 10 novembre 1444.]

D'après ces principes, le cardinal donna d'avance l'absolution au
roi et à son armée. On reprit les armes; on marcha contre les Turcs,
Amurath repassa d'Asie en Europe, malgré la flotte chrétienne qui
ne sut pas garder le détroit, joignit l'armée des croisés près de
Varna, et y gagna une sanglante bataille dans laquelle le roi et le
cardinal restèrent parmi les morts.

On dit qu'au commencement de l'action, le sultan tira de son sein le
traité que ses ennemis venaient de violer, et s'écria, en l'élevant
vers le ciel: «Ô Christ! tu vois le traité qu'ils ont juré par
ton nom: s'il est vrai que tu sois Dieu, c'est à toi de punir les
parjures.»

Cette défaite mit fin à la croisade, et l'empereur grec fut trop
heureux de pouvoir conserver encore un reste d'existence.



LIVRE XVI.

     Guerre dans le Milanais. -- Mort de Philippe-Marie Visconti. --
     Guerre des Vénitiens contre les Milanais et François Sforce. --
     Paix par laquelle la république acquiert la province de Crême.
     -- Reprise de la guerre contre Sforce. -- Il est couronné duc
     de Milan, 1441-1450. -- Guerre des Vénitiens contre Sforce, duc
     de Milan. -- Les Français auxiliaires du duc. -- Pacification
     générale, ligue d'Italie, 1451-1454. -- Prise de Constantinople
     par les Turcs. -- Traité entre la république et Mahomet II. --
     Transaction avec le patriarche d'Aquilée. -- Translation du
     siége patriarcal de Grado à Venise. -- Malheurs et déposition
     du doge François Foscari. Création des inquisiteurs d'état,
     1453-1457.


[Note en marge: I. Guerre dans le Milanais.]

[Note en marge: Ligue entre le duc de Milan, le comte Sforce, et les
républiques de Venise, de Gênes, de Florence, et de Bologne. 1443.]

La lutte si inégale que François Sforce soutenait, devait avoir deux
résultats, l'un et l'autre très-probables; la ruine de ce nouveau
prince, et l'accroissement de la puissance d'Alphonse d'Arragon
en Italie. Le duc de Milan avait mis de la passion à poursuivre
son gendre, mais il n'avait pas intérêt de le perdre, et il en
avait encore moins à laisser le roi de Naples s'ingérer dans les
affaires de l'Italie supérieure, c'est ce que François Sforce lui
fit représenter. Les Vénitiens joignirent leurs exhortations à
ses prières, et le duc devint l'allié de son gendre et des quatre
républiques, c'est-à-dire de Venise, de Gênes, de Florence, et de
Bologne. Cette alliance, signée le 24 septembre 1443, devait durer
dix ans.

Ces fréquentes variations étaient un des caractères de la politique
italienne. On se croyait fort habile, parce qu'on apercevait
tout-à-coup de nouveaux rapports dans des affaires très-compliquées,
et on pensait faire preuve de dextérité en changeant souvent de
parti; dans le fait, on n'obéissait qu'à la crainte qu'inspirait un
rival trop favorisé par la fortune, ou à l'espoir d'affaiblir tous
ses voisins l'un par l'autre.

Dans cette guerre, les Vénitiens ne furent qu'auxiliaires. Il ne
s'agissait pas d'abord de leurs intérêts immédiats; il n'était
question que de savoir si Sforce conserverait ses états dans la
Romagne. Le peu de troupes que la république lui envoya ne l'avaient
pas encore rejoint lorsqu'il remporta une victoire complète à
Monteloro, le 10 novembre 1443, sur Piccinino, son ancien rival, qui
était devenu le général de l'armée du pape. L'année suivante, ce fut
le fils de Piccinino qu'il eut à combattre, et ce nouveau général
fut fait prisonnier. Le père en mourut de douleur.

[Note en marge: Le duc de Milan se brouille avec François Sforce.
1445.]

[Note en marge: Bataille de Casal-Maggiore gagnée par les Vénitiens
sur les Milanais. 1446.]

Ces deux victoires amenèrent une paix dont les Vénitiens furent les
médiateurs. Le pape consentit à laisser à Sforce ce qu'il lui avait
lui-même donné et ce que les armes de ce nouveau prince avaient
conquis; mais dès l'année suivante, Philippe-Marie se brouilla encore
avec son gendre. On vit une nouvelle ligue entre le pape, le roi de
Naples, et le duc de Milan. Le pape excommunia Sforce et ses alliés;
les Vénitiens furent compris dans l'anathème. Ils le méritaient
faiblement, car ils n'avaient fourni au seigneur de la Romagne
que de médiocres secours pour l'aider à défendre ses possessions.
Ils ne montrèrent quelque vigueur que lorsque le duc de Milan
voulut reprendre le Crémonais qu'il avait donné en dot à sa fille,
prétendant pouvoir convertir cette dot en une somme de cent mille
ducats, qu'il offrait de déposer à Venise. La république répondit à
cette proposition, qu'elle était garante du traité conclu entre le
duc et son gendre, et qu'elle soutiendrait les droits de celle des
deux parties contractantes au détriment de laquelle on essaierait de
les violer. Cette contestation devint une guerre entre les Vénitiens
et les Milanais, dont la province de Crémone fut le théâtre;
mais dans cette campagne c'étaient les Milanais qui assiégeaient
Crémone, devenue ville ennemie depuis qu'elle appartenait à Sforce;
c'étaient les Vénitiens qui voulaient délivrer cette province, ils la
convoitaient déjà depuis long-temps. Leur général Michel Attendolo,
parent de Sforce, et qu'on surnommait Cotignola, du nom de sa
ville natale, força les ennemis dans une île du Pô, située près de
Casal-Maggiore. François Piccinino, qui avait succédé à son illustre
père dans le commandement des troupes milanaises, avait choisi cette
île pour son camp, et, à l'aide de deux ponts qu'il avait jetés à
droite et à gauche, il se flattait de trouver dans cette position
le double avantage d'être inexpugnable et de pouvoir manoeuvrer à
volonté sur les deux rives.

Les positions réputées inattaquables ne sont pas celles où l'on tient
le plus long-temps, parce que, en dernière analyse, les défenses
matérielles n'ont point de force répulsive; il survient ordinairement
quelque accident qu'on n'avait pas prévu; l'imagination s'effraie de
ce mécompte; on se trouve d'autant moins de résolution, qu'on avait
auparavant plus de sécurité. On s'était arrangé pour être défendu par
la position; du moment qu'elle-même a besoin d'être défendue comme
une autre, on est tenté de l'abandonner. C'est ce qui arriva à la
bataille de Casal-Maggiore, qui se donna le 28 septembre 1446.

François Piccinino, posté dans une île au milieu d'un grand fleuve,
avait démontré à ses soldats qu'on ne pouvait venir à eux que par
les ponts dont il avait fortifié la tête avec beaucoup de soin. La
tête de pont forcée, le passage était encore impossible à franchir,
l'artillerie aurait foudroyé la colonne qui s'y serait présentée,
et enfin une arche coupée interdisait aux assaillants tout moyen
d'arriver jusque dans l'île.

En effet, lorsque les Vénitiens s'avancèrent pour attaquer le
pont, qui s'appuyait sur la rive gauche, ils y trouvèrent la plus
vigoureuse résistance; mais pendant cette attaque, les Milanais
virent la cavalerie de Cotignola s'élancer dans le fleuve.
Sur-le-champ ces mêmes hommes qui combattaient vaillamment dans
la tête de pont, s'ébranlent à la vue d'une troupe qui ne les
attaquait pas; ils lâchent le pied. Les Vénitiens s'élancent après
eux, et, sans donner le temps de retirer le pont, passent l'arche
coupée, surprennent l'île. Tout le camp est en désordre, et François
Piccinino se sauve sur la rive droite, en faisant couper l'autre
pont derrière lui. De toute son armée il ne lui restait pas quinze
cents chevaux[217]. Cette victoire rendit Cotignola maître de la
rive gauche du Pô; il soumit toute la province de Crême, excepté la
capitale, passa l'Adda, fit capituler Cassano, et ses troupes légères
coururent jusqu'aux portes de Milan.

[Note 217: Voici comment cette bataille est racontée dans un
manuscrit de la biblioth. de St.-Marc, intitulé: «_Cronaca di Venezia
et come lo fù edificata, et in che tempo, et da chi, fino all'anno_
1446.»

«28 septembre 1446, combat de Casal-Maggiore entre les Vénitiens,
commandés par Michel Cotignola et les gens du duc de Milan: ceux-ci
avaient fait un pont sur le Pô, à Mezian, où ils ont mis, (c'est la
Chronique qui parle,) huit galions avec grande quantité de fusiliers,
arbalétriers, infanterie, lances, plus de huit mille personnes en
tout, et des palissades et fossés d'une grande force; c'est pourquoi
Michel Cotignola convoqua, le 25 septembre, tous les capitaines,
et voulut savoir leur opinion, et la voyant favorable, ordonna,
qu'on se préparât et qu'on fît les escadres et batailles: et tout
cela fait avec le nom de Dieu et de l'évangéliste saint Marc, le 28
septembre, à une heure du jour, la messe étant dite, il fit sonner
les trompettes, mettre son monde en bataille, et commença d'envoyer
en avant à tâter le gué du Pô, et mit là une grande quantité
d'infanterie, de plus, soutenue de partisans et de lanciers légers
à cheval, il descendit vers le Pô, mort, paisible, dormant, criant
avec grande vigueur: _Marc, Marc;_ et aussi les ennemis venant
contre les nôtres avec autant de vigueur pour qu'on ne leur ôtât pas
le pont, et il y avait une telle multitude de traits et de balles
qu'il semblait qu'il en plût: cette mêlée dura plus de deux heures
et demie; et comme il plut à Dieu et à l'évangéliste messire saint
Marc, vers les 18 heures (midi) que nos gens vinssent à bout du pont,
que l'infanterie y montât et que les lanciers à cheval traversant
le Pô arrivaient au Mezian et à la digue où ils combattaient main
à main avec l'ennemi; enfin, le nom de monseigneur J. C. leur
obtint la victoire, rompit et mit en désordre toute l'armée du duc
de Milan; les uns s'enfuirent, les autres rendirent leurs armes,
d'autres se jetèrent dans le Pô, et il s'en noya plus de 500; et
ce fut certainement un des plus beaux faits d'armes qui fut fait
depuis long-temps en Lombardie, et il fut fait avec grande prudence
et fidélité à la louange de Dieu, du glorieux messire saint Marc.
Pour le seigneur capitaine et Condottieri, je dois dire qu'ils ont
tous fait vigoureusement et qu'ils méritent d'être recommandés. Le
partage du butin se faisait en monnaie fictive de chevaux[217-A]; si
je ne me trompe, Cotignola en avait eu pour sa part 800, Guillaume
de Montferrat, 100; Gentil de Gatta Melada, 800; le marquis Taddée
d'Este, 600; l'infanterie en masse, 500; les gens de cheval du
comte François, 200; en tout, la valeur de 4200 chevaux, plus les
provisions et les femmes qui se trouvèrent.]

[Note 217-A: En prenant un cheval pour une somme donnée, et en
répartissant ensuite le butin selon ce que chacun pouvait prétendre,
le cheval était l'unité et on faisait les comptes d'après cette
mesure.]

Philippe-Marie appela des secours de tous les côtés: il conjura le
roi de Naples de faire marcher son armée dans le Milanais; il chercha
à intéresser le roi de France, Charles VII, dans sa querelle; il
s'adressa à Sforce lui-même, pour lui proposer une réconciliation,
qui était dans les intérêts de tous les deux. Celui-ci était assez
mécontent des Vénitiens, qui, depuis leur victoire, ne se mettaient
guère en peine de lui fournir des subsides. C'était sur-tout d'argent
qu'il manquait: son beau-père lui en promit et ordonna qu'on lui fît
l'avance d'une somme considérable. Cette offre détermina Sforce à
abandonner la ligue des républiques pour devenir le défenseur des
Milanais.

À peine eut-il manifesté cette résolution, que le duc commença par
suspendre l'envoi des fonds promis. Ce manque de foi retarda la
marche du gendre et donna le temps aux Vénitiens de continuer leurs
conquêtes dans le Milanais. Enfin le pape, qui était alors Nicolas V,
leva toutes ces difficultés, et moyennant trente-cinq mille écus d'or
qu'il paya, décida Sforce à se désister de toutes ses prétentions sur
les places de la Romagne pour se vouer tout entier à sauver les états
de son beau-père.

[Note en marge: II. Mort de Philippe-Marie Visconti, duc de Milan.
1447.]

Ce général venait de se mettre en marche lorsque le duc
Philippe-Marie Visconti mourut, le 13 août 1447, âgé seulement de
cinquante-cinq ans; mais sa vie voluptueuse avait avancé pour lui les
infirmités de la vieillesse.

C'était le dernier, non pas du nom, mais de la branche des Visconti,
qui avait régné sur une grande partie de l'Italie pendant cent
cinquante-deux ans. Ambitieux sans courage, il avait attiré des
guerres continuelles sur ses malheureuses provinces, dont il avait
perdu plusieurs, et il sembla avoir pris à tâche de laisser après lui
un long héritage de malheurs à ses sujets.

[Note en marge: Ses testaments.]

Il avait fait quatre testaments.

Par le plus ancien il avait légué sa couronne à Antoine Visconti, son
cousin.

Ensuite il lui avait préféré un autre de ses parents, nommé Jacques.

Par une troisième disposition il avait institué pour son héritière
universelle sa fille unique, Blanche, femme de François Sforce.

Enfin, quelques jours avant sa mort, et à l'époque où il venait de se
réconcilier avec son gendre, il avait fait un quatrième testament,
par lequel il déshéritait sa fille et nommait pour son successeur le
roi de Naples, Alphonse d'Arragon.

Mais il n'était nullement reconnu qu'un duc de Milan pût disposer de
cette principauté par testament, comme d'un patrimoine: il n'y avait
rien de réglé, même pour l'ordre de succession, et, depuis 1277 que
les Visconti occupaient ce trône, le plus fort s'y était toujours
assis au mépris de tous les droits de primogéniture.

Ce n'était pas tout; il y avait d'autres prétendants à cette
succession.

L'empereur Frédéric III réclamait le droit d'en disposer, parce
qu'elle n'était qu'un fief de l'empire.

Le roi de France soutenait les prétentions que Valentine Visconti
avait apportées à la maison d'Orléans.

Enfin, l'ambitieuse république prétendait exercer le droit de
conquête.

Au milieu de toutes ces prétentions rivales, la ville de Milan arbora
l'étendard de la liberté, en se déclarant république et souveraine
de toutes les autres villes de la Lombardie. Alexandrie, Novarre
et Côme l'avaient reconnue sous ce double rapport. Parme et Pavie
s'étaient déclarées indépendantes. Les villes de Plaisance, de Lodi
et de St.-Columbano se mirent sous la protection des Vénitiens qui se
hâtèrent d'en occuper les citadelles. Crême et Pizzighilone allaient
en faire autant; mais Sforce, qui était accouru pour appuyer ses
droits par les armes, prévint l'effet de cette résolution, et établit
des garnisons dans ces deux places.

[Note en marge: III. François Sforce devient l'allié des Milanais.]

Un instant avait changé la face des affaires. Les Vénitiens alliés
de Sforce, la veille de la mort du duc de Milan, étaient devenus
tout-à-coup ses ennemis. Ce prétendant, qui n'avait encore que le
comté de Crémone, était évidemment hors d'état de soumettre les
grandes villes qui refusaient de le recevoir et de combattre en même
temps une puissance comme la république de Venise.

Il se détermina à traiter avec les Milanais et à se faire leur allié,
en attendant qu'il pût devenir leur maître. Dans ce traité, on se
partagea assez imprudemment les conquêtes qu'on se promettait. Il fut
stipulé que, si on s'emparait seulement de la province de Brescia,
elle resterait à Sforce en toute souveraineté; mais que, si on
conquérait aussi le pays de Vérone, Vérone serait le lot de Sforce,
et que Brescia appartiendrait à la nouvelle république de Milan.

À peine ce traité était-il conclu que ces alliés se brouillèrent
à l'occasion de la ville de Pavie, qui, en proie à des factions
rivales, ouvrit ses portes à Sforce. Il en prit possession en son
nom. Les Milanais virent dans cet acte une violation du droit
qu'ils s'étaient arrogé sur toutes les villes de la Lombardie. Ils
envoyèrent des commissaires au général vénitien pour lui proposer la
paix et une alliance entre les deux républiques; mais ils y mettaient
cette condition, que les Vénitiens leur rendraient toutes les places
du Milanais qu'ils occupaient. Cette proposition fut rejetée, et
on juge assez généralement qu'en cela la seigneurie s'écarta de sa
politique ordinaire. Il paraît en effet que rien ne pouvait être
plus désirable pour elle que l'établissement d'une où de plusieurs
républiques sur ses frontières, qu'un prince puissant et doué des
talents de François Sforce, était le voisin le plus dangereux
qu'elle pût avoir, et qu'il ne fallait pas réduire les Milanais à la
nécessité de se jeter entre les bras d'un maître.

Ce fut là le résultat du refus que fit le gouvernement vénitien de
recevoir les Milanais dans son alliance. Ils restèrent unis à Sforce,
pour ne pas être à-la-fois en guerre avec tout le monde; car le
marquis de Ferrare les attaquait dans le Parmesan, les Génois sur le
revers des Apennins, le duc de Savoie et le marquis de Montferrat du
côté de Novarre, et une armée française, qui soutenait les droits du
duc d'Orléans, déjà maître d'Asti, par la cession que lui en avait
faite le duc Philippe, s'était emparée d'Alexandrie et marchait sur
Tortone.

[Note en marge: IV. Il fait la guerre aux Vénitiens.]

[Note en marge: Assiége et prend Plaisance. 1447.]

Sforce, malgré le peu de confiance qui régnait entre lui et les
seuls alliés qui lui restassent, se sentait assez de capacité pour
triompher dans une lutte si inégale. Il arrêta, par des négociations,
les mouvements du duc de Savoie, du marquis de Montferrat, des Génois
et des Français. Pavie, Tortone et les frontières occidentales
de la Lombardie furent sauvées. Il fit capituler Saint-Columbano,
passa le Pô, et alla mettre le siége devant Plaisance, qui, comme je
l'ai dit, s'était donnée aux Vénitiens. C'était une entreprise fort
audacieuse: il y avait dans la place quatre mille hommes de troupes
vénitiennes et six mille bourgeois armés. Sforce s'attacha à prendre
des précautions pour qu'une flotte ennemie ne pût remonter le Pô,
et pour que l'armée de Cotignola ne pût en effectuer le passage,
qu'elle tenta deux fois sans succès. Il laissa les Vénitiens ravager
toute la rive gauche du fleuve, et poussa les opérations du siége
avec une telle vigueur, que, le 14 novembre 1447, après un mois
d'investissement, il donna l'assaut à la place, monta lui-même sur
la brèche et s'en rendit maître. La citadelle capitula le lendemain.
Le vainqueur ramena son armée dans les environs de Crémone, où elle
passa l'hiver, en présence de l'armée de Cotignola postée entre
l'Oglio et le Mincio.

Tel est l'enchaînement des affaires de ce monde, que la prudence
humaine est presque toujours trompée dans ses calculs. La conquête de
Plaisance faillit à coûter à Sforce l'alliance des Milanais.

[Note en marge: Négociations secrètes entre les Vénitiens et les
Milanais, rompues par François Sforce.]

Le podestat vénitien, Gérard Dandolo, qui gouvernait à Plaisance,
n'ayant pu sauver cette ville, se trouva prisonnier de Sforce
par la capitulation. Pendant son séjour dans le camp ennemi, il
pratiqua des intelligences avec les deux fils de Piccinino, qui
servaient à regret l'ancien rival de leur père. Ces conférences
devinrent une négociation: on correspondit avec Milan; on renoua le
projet d'une alliance entre les deux républiques, qui toutes deux
voyaient les progrès de Sforce avec le même effroi. Cette fois les
Vénitiens ne se rendirent pas si difficiles, et des députés de Milan
arrivèrent secrètement à Bergame, où ils signèrent un traité avec les
plénipotentiaires vénitiens.

Mais Sforce en fut averti, et lorsque les magistrats de la république
de Milan s'assemblèrent, pour ratifier le traité, ils se virent
entourés par une multitude factieuse qui criait: «Point de paix avec
les Vénitiens, ennemis du comte Sforce.» Il fallut céder, et le
traité resta comme non avenu.

[Note en marge: V. Il détruit la flotte vénitienne à Casal-Maggiore.
1448.]

On voit que le comte était déjà puissant dans Milan; mais s'il
commençait à parler en maître, il savait aussi agir en grand prince.
Il rassembla tous les bâtiments qu'on put trouver et organisa
une flottille à Crémone. Il ouvrit la campagne de 1448 par la
conquête de Cassano, après un siége de dix jours. Pendant qu'il
soumettait la rive gauche de l'Adda, la flotte vénitienne, qui,
sous le commandement d'André Querini, avait remonté le Pô, depuis
Casal-Maggiore jusqu'à Crémone, vint attaquer cette dernière place,
pour y brûler le pont et la flottille.

L'attaque fut soudaine; les eaux du fleuve étaient basses, et
quelques bancs de sable se trouvaient à sec sous les arches du pont.
Les Vénitiens s'y élancèrent, escaladèrent les arches, y plantèrent
l'étendard de Saint-Marc, et travaillaient précipitamment à rompre
les piles, lorsque la comtesse Sforce, qui était dans la place,
s'avança sur le haut des murailles, rassembla le peu de troupes qu'on
y avait laissées, fit pointer les canons sur la flotte et faire un
feu si meurtrier que les Vénitiens furent obligés d'abandonner leur
attaque et de s'éloigner.

À cette nouvelle, Sforce se porta sur le fleuve avec toute son armée,
malgré les cris des Milanais, qui lui reprochaient d'abandonner
leur pays aux courses des Vénitiens, malgré les intrigues des deux
Piccinino, qui cherchaient à le traverser dans tous ses projets,
malgré les murmures de ses soldats mercenaires, dont il ne pouvait
payer la solde qu'en leur accordant le pillage de ses propres places.

Arrivé devant Casal-Maggiore, où Querini s'était retiré, il fit
gronder ses batteries sur les vaisseaux vénitiens et descendre sa
flottille de Crémone, pour empêcher l'ennemi de s'échapper. L'armée
de la république marchait au secours de la flotte, mais elle arriva
trop tard. Pendant tout un jour les batteries avaient fait un feu si
terrible sur le port, que cette position n'était plus tenable. Il
était impossible d'appareiller sans se découvrir encore davantage.
Querini se détermina, en versant des pleurs de rage, à mettre tous
ses équipages à terre et à brûler cette flotte composée de près de
quatre-vingts bâtiments.

Son malheur, ou le tort qu'il avait eu de se renfermer dans le port
de Casal, fut puni d'une prison de trois ans et de la privation
perpétuelle de toutes fonctions publiques.

Après la destruction de la flotte ennemie, Sforce commença le
siége de Caravaggio, qui devait lui faciliter la conquête de Lodi.
Cotignola vint, avec dix-sept mille hommes, dont douze mille
gendarmes, prendre poste à sa vue, et, pendant que l'un investissait
la place, l'autre investissait l'armée assiégeante, et tous deux
élevaient des retranchements pour n'être point forcés dans leur
position.

[Note en marge: VI. Il gagne sur eux la bataille de Caravaggio. 1448.]

Il y avait un mois et demi que les deux armées s'observaient, se
fortifiaient et se livraient des combats peu décisifs. Pendant ce
temps-là les batteries des assiégeants avaient ouvert une large
brèche aux remparts de Caravaggio, et Sforce ne différait l'assaut
que dans la crainte où il était que les Vénitiens ne saisissent ce
moment pour diriger contre lui une attaque générale.

Le 14 septembre 1448, ils débouchèrent de leur camp et vinrent
assaillir l'armée assiégeante. Le combat fut livré avec fureur.
Les premières lignes milanaises furent enfoncées. Les Vénitiens
arrivèrent jusqu'aux retranchements. Là ils trouvèrent Sforce, qui,
à demi-armé, combattait à la tête des siens, pour soutenir l'attaque
commandée par Cotignola en personne. Pendant que l'issue en était
encore incertaine, il fit sortir de ses retranchements quelques
troupes qui prirent les Vénitiens à dos et les obligèrent à se
replier.

Alors toute l'armée de Sforce descendit dans la plaine et poussa les
ennemis jusqu'à leurs propres retranchements. Rentrés dans leur camp,
ils firent un feu si terrible qu'ils forcèrent les Milanais de plier
à leur tour, et se mirent à les poursuivre; mais Sforce accourut
avec quelques escadrons en bon ordre, chargea ces soldats, qui, dans
l'ardeur de la poursuite, n'avaient pas conservé leurs rangs, leur
fit tourner le dos, les écrasa sans résistance et pénétra dans le
camp vénitien avec les fuyards. Chevaux, artillerie, quinze mille
soldats, que le vainqueur renvoya le lendemain, après les avoir
seulement désarmés, les officiers, les généraux, les provéditeurs
eux-mêmes, tout fut pris[218], excepté Cotignola, qui parvint à
se faire jour, avec deux mille hommes, au milieu de cette déroute
générale.

[Note 218: Mai non fù veduta una rotta così grande, nè così aspra, nè
così per affato come fù quella, di quanti capitani li erano, ch'erano
più di sedici, tutti quanti furono svaligiati.... e non credere
tu che leggi qui ch'io scriva per fiorire il detto; ma per dio
omnipotente scrivo la verità. S'erano in campo cavalli dodici mila,
non nescamparono mille cinque cento.

(_Histoire de Brescia_, de Christophe de SOLDO.)]

Parmi ces provéditeurs, il y en avait un tremblant et consterné. Imbu
des préjugés du patriciat, il avait toujours parlé de Sforce avec le
dernier mépris, croyant, par les dénominations injurieuses d'homme
de néant, de vil bâtard, ternir la gloire que ce général s'était
acquise. Lorsqu'il se vit au pouvoir de celui qu'il avait outragé, ce
Vénitien passa de l'insolence à la bassesse et se jeta aux genoux du
vainqueur pour implorer sa clémence.

L'histoire contemporaine[219] a rapporté la réponse de Sforce; il
releva le suppliant, et lui dit qu'il s'étonnait qu'un homme grave
eût parlé si inconsidérément; «Quant à moi, ajouta-t-il, je n'ai
point à me justifier de ce qu'on m'impute; j'ignore ce qui s'est
passé entre Sforce mon père et madame Lucia ma mère; il ne m'en
revient ni louange, ni blâme. Je sais seulement que, dans ce qui a
dépendu de moi, je me suis conduit de manière à ne pas encourir des
mépris; vous et votre sénat vous pouvez en juger. Rassurez-vous et
soyez à l'avenir plus modeste, plus réservé dans vos paroles et plus
sage dans vos entreprises.»

[Note 219: MACHIAVEL, _Histoire de Florence_, liv. 6.]

[Note en marge: VII. Il fait sa paix séparée avec eux. 1448.]

Le général vénitien avait opéré sa retraite sur Brescia. Sforce
l'y suivit et allait l'y assiéger. La république venait de perdre
coup sur coup sa flotte et son armée. Elle entama aussitôt deux
négociations contraires; l'une avec les Milanais, qui ne pouvaient
voir dans les victoires de Sforce que des sujets d'inquiétude;
l'autre avec Sforce lui-même, par l'entremise du provéditeur Paschal
Malipier, alors son prisonnier. L'alliance des premiers était plus
sûre; celle du second plus profitable. Les Vénitiens qui venaient
d'être vaincus n'étaient pas en position d'imposer des sacrifices aux
Milanais, tandis qu'avec Sforce on commençait par prendre pour base
du traité, le partage des états de la nouvelle république. Le général
des Milanais, soit qu'il craignît d'être prévenu et abandonné par
eux, soit qu'il fût las de servir ceux, dont il aspirait à devenir
le maître, signa sa paix séparée le 19 octobre. Les conditions
étaient qu'il restituerait aux Vénitiens toutes les conquêtes qu'il
avait faites dans les provinces de Bergame et de Brescia, et qu'il
leur céderait toute la province de Crême. De son côté la république
le reconnaissait pour souverain de tous les autres états de
Philippe-Marie Visconti, et lui en garantissait la possession. Pour
l'aider à les soumettre, elle lui fournissait un corps de six mille
hommes et un subside de treize mille ducats d'or par mois, jusqu'à la
conquête de Milan.

On a admiré le bonheur de la république d'avoir, après la destruction
de sa flotte et de son armée, signé un traité par lequel elle
acquérait une province. Ce bonheur fut dû à la jalousie qui régnait
entre ses ennemis.

La réconciliation de Sforce avec les Vénitiens leur faisait encourir
l'inimitié de l'un des prétendants au trône de Milan, du roi de
Naples Alphonse. Il déclara la guerre à la république et chassa tous
les Vénitiens de ses états. Une flotte de quarante-cinq galères,
conduite par Louis Loredan, se présenta bientôt devant Messine, pour
tirer vengeance de cette injure. Elle y brûla l'arsenal et douze
galères siciliennes, en fit autant à Syracuse, et obligea Alphonse à
demander la paix.

Dans le nord de l'Italie, la campagne de 1449 fut employée par
les deux parties contractantes à se mettre en possession des pays
qu'elles s'étaient cédés mutuellement.

Les Vénitiens rentrèrent dans toutes les places des provinces de
Bergame et de Brescia, occupèrent le Crémasque et mirent le siége
devant la capitale, qui était disposée à se défendre long-temps.

Sforce, secondé par l'armée de la république, soumit rapidement
Novarre, Tortone, Parme, Vigevano, Pizzighilone et Lodi. Il
assiégeait Monza et ravageait les environs de Milan.

Cette capitale, trop grande pour être assiégée par une armée comme
celle de Sforce, voyait se resserrer de jour en jour le territoire
d'où elle pouvait tirer ses subsistances. Les Milanais, irrités
d'être traités en rebelles par un général, qui, avant sa défection,
était à leur solde, et déterminés à défendre leur liberté, ne
désespérèrent point de dissoudre la ligue de leurs ennemis. Un
émissaire secret fut envoyé à Venise[220].

[Note 220: Henrico Panierolæ, qui per id temporis Venetiis negociandi
gratiâ agebat, publico est consilio mandatum, ut Venetum adeat
senatum, ac multis propositis pollicitationibus roget obtesteturque
ne qui uni omnium Italorum libertatem adamant et tuentur, patiantur
mediolanensem rempublicam suâ ope atque operâ à Francisco Sfortiâ
subjugatum iri. Is quæ jussus est, diligentissimè peregit. Nam sæpiùs
modò palam, modò clam in senatum admittebatur. Seque ad Francisci
Foscari sapientissimi et invicto animo principis pedes quàm humillimè
projiciebat. Et ut erat homo callidus, sublatas manus ad coelum
tendens ingemiscere, flere ac prolixà implorare oratione ne ampliùs
Franciscum Sfortiam suis copiis et pecuniis adjuvaret.

(Jean SIMONETA, _Histoire de_ François Sforce, liv. 19.)]

[Note en marge: VIII. Les Vénitiens rompent avec lui. 1449.]

Contents de leur partage, les Vénitiens ne demandaient pas mieux
que de diminuer celui de Sforce, et de faire du Milanais deux états
au lieu d'un. La parole qu'ils avaient donnée, la garantie qu'ils
avaient promise, n'étaient point ce qui les arrêtait; mais ils ne
voulaient pas lever le masque avant de s'être mis en possession de
la ville de Crême, dont la prise aurait éprouvé de plus grandes
difficultés, s'ils avaient eu Sforce pour ennemi.

Enfin cette place capitula le 15 septembre; on dit même qu'elle fut
livrée par trahison. Alors les Vénitiens, maîtres de tout ce qui
leur avait été promis par le traité, signifièrent à leur allié qu'il
fallait qu'il consentît à la réduction de son partage; que la ville
de Milan resterait république et aurait, à l'exception de Pavie,
tout le pays situé entre l'Adda, le Tésin, le Pô et les Alpes;
que, pour lui, sa part se composerait du reste, c'est-à-dire de
Parme, Plaisance, Pavie, Crémone, Alexandrie, Tortone et Novare; que
la seigneurie, pour soutenir cet arrangement, avait fait alliance
avec le pape, le roi de Naples, le duc de Savoie et les Florentins;
qu'enfin on lui accordait un délai de trois semaines pour se décider.

Cette notification si impérieuse d'un accord fait par ses alliés,
à son insu, à son détriment; l'ingratitude de ce gouvernement, à
qui il avait accordé la paix et une province, après avoir détruit
ses armées; tant de hauteur et de mauvaise foi devaient blesser
profondément une âme comme la sienne. Il chercha d'abord à ramener
les Vénitiens à la justice qu'ils lui devaient; puis il leur offrit
de les dispenser du subside promis jusqu'à la conquête de Milan:
il consentait à ce qu'ils retirassent leurs troupes de son armée;
il ne leur demandait que de rester neutres. Il envoya son frère à
Venise pour y traiter cette affaire. La seigneurie fit signifier à
ce négociateur, que, s'il ne signait pas tel jour le traité tel que
la république l'avait dicté, il serait jeté en prison. Le traité fut
signé en effet par le plénipotentiaire, mais Sforce refusa fermement
de le ratifier. Ce sont là de ces traits qui n'appartiennent qu'aux
hommes d'un grand caractère. Un conquérant qui refuse la moitié du
duché de Milan, parce qu'il croit avoir droit à tout le reste, peut
n'être qu'un ambitieux; mais le fils naturel d'un soldat parvenu,
qui, encore presque sans états, ose soutenir la guerre contre toute
l'Italie, plutôt que de signer sa spoliation, ne peut être qu'un
homme extraordinaire. On jeta des cris d'indignation de ce que Sforce
avait refusé d'accepter le traité signé par son frère; on soutenait
que cet engagement, pris par son plénipotentiaire, était obligatoire
pour lui; on l'accusait d'avoir violé sa foi. Ces imputations
n'étaient pas justes sans doute, puisque le plénipotentiaire n'avait
cédé qu'à la contrainte; mais il est vrai aussi que Sforce, pour
ralentir les préparatifs des Vénitiens, avait feint d'être disposé à
un accommodement et avait accordé une trève d'un mois aux Milanais.
Cette ruse, qui endormit en effet la vigilance de ses ennemis,
prépara ses succès[221]. Ce n'était pas aux Vénitiens qui l'avaient
trahi de lui reprocher sa duplicité: il se crut obligé de s'en
justifier comme si c'eût été un acte nouveau dans la politique
italienne; il fit faire une consultation par de savants théologiens,
qui trouvèrent des arguments pour l'absoudre; et, après avoir répandu
leur décision dans toute l'Italie, il reprit le blocus de Milan.

[Note 221: MACHIAVEL, _Histoire de Florence_, liv 6.]

C'était déjà un échec pour la vanité de la république, d'être obligée
de recourir aux armes, après avoir parlé avec tant de hauteur. Elle
voulait envoyer un ambassadeur au peuple de Milan, pour l'encourager
dans sa résistance et lui promettre de prompts secours; mais tous
les passages étaient gardés: il fallut se résoudre à demander
un sauf-conduit à Sforce; et la mortification fut d'autant plus
sensible, que le sauf-conduit fut accordé sans difficulté.

[Note en marge: IX. Guerre de François Sforce contre les Vénitiens et
les Milanais. 1450.]

La campagne commença vers les derniers jours de décembre 1449:
l'objet des Vénitiens était de s'approcher de Milan, pour l'empêcher
de se donner à Sforce; mais il fallait passer l'Adda, et Sforce était
accouru de Cassano pour se placer entre leur armée et celle des
Milanais.

L'Adda, depuis l'endroit où il est resserré par les montagnes
jusqu'au-dessous de Lodi, n'offre par-tout qu'un passage difficile.
Les eaux sont rapides, les gouffres profonds, la rive escarpée. Cette
barrière naturelle du Milanais est un obstacle pour une armée qui
veut le secourir: point de bois qui en permettent les approches sans
être aperçu; point d'îles qui donnent la facilité de jeter un pont;
point de position où l'on puisse se fortifier après avoir effectué le
passage.

Je me laisse entraîner, peut-être sans nécessité, à décrire des lieux
qui ont été le théâtre de tant de guerres. Je n'ai pu me défendre
de m'y arrêter un moment. Si, lorsque cette histoire verra le jour,
il reste encore quelques-uns de ces braves qui ont arrosé ces bords
de leur sang, et si elle tombe sous leurs yeux, peut-être qu'en
reconnaissant les lieux où ils ont combattu, ils me pardonneront
d'avoir réveillé en eux un souvenir de leurs jeunes années, qu'il
serait bien injuste de leur envier, car il sera mêlé d'une cruelle
amertume.

Les Vénitiens, pour effectuer le passage avec moins de difficulté,
se rapprochèrent des montagnes, et jetèrent un pont protégé par
la petite forteresse de Brevi; mais à peine leur avant-garde
commençait-elle à se déployer sur la rive droite, que Sforce fondit
sur eux, et les obligea de repasser le fleuve précipitamment.

Le surlendemain, ayant appris qu'un corps de huit mille hommes était
parti de Monza, sous le commandement de Jacques Piccinino, pour venir
opérer sa jonction avec l'armée de Venise, il se porta au-devant
de ce corps, le battit complètement, le poursuivit jusque près de
Monza, et, le soir même, revint sur le bord de l'Adda, où il trouva
les troupes vénitiennes qui avaient passé le fleuve encore une fois,
et qui rétrogradèrent à son approche. Mille hommes, qui avaient déjà
pris position sur la rive droite, furent enveloppés et obligés de se
rendre.

Pendant un mois entier, suppléant par la rapidité de ses mouvements
à l'inégalité de ses forces, ce grand capitaine empêcha tour-à-tour
les Milanais de s'approcher du fleuve, et les Vénitiens de s'établir
sur la rive droite. Enfin, au commencement de février 1450, ils
effectuèrent décidément le passage: mais ils n'osèrent se commettre
avec un ennemi si redoutable; et, se flattant que la disette
le forcerait à quitter la position intermédiaire où il s'était
retranché, ils restèrent, dans l'inaction.

[Note en marge: X. Détresse de la ville de Milan. 1450.]

Cependant Milan était aux abois. Rien ne pouvait y entrer, personne
ne pouvait en sortir; la mesure de blé[222] s'y vendait dix ducats
d'or. Cette nombreuse population était réduite à toutes les horreurs
de la famine.

[Note 222: L'abbé Laugier dit que la mesure de blé se vendait plus
de vingt mille écus. C'est sans doute une faute d'impression.
Verdizzotti dit 20 ducats d'or le _moggio_ (le muid); or le ducat
d'or valait 17 francs. Un autre historien Nicolas DOGLIONI, liv.
7, dit que le _staio_ de froment se vendait 20 ducats. Le staio de
froment de Milan équivaut à un boisseau de Paris, trois dixièmes.]

Les provéditeurs vénitiens et Sigismond Malatesta, seigneur de
Rimini, qui commandait l'armée de la république, trouvaient des
raisons pour ne pas s'ébranler. Leur position était bonne; leurs
subsistances étaient assurées; un combat pouvait leur être funeste.
Le plus sûr était d'attendre tout du temps. Sforce était retranché,
mais il ne recevait des vivres que très-difficilement: et quant à
la ville de Milan, il était possible que la famine la réduisît à la
nécessité de se rendre; mais il était possible aussi que, dans cette
extrémité, elle reconnût les Vénitiens pour maîtres plutôt que Sforce.

Cet abominable calcul était appuyé par les dépêches de Léonard
Vénier, l'envoyé de Venise auprès des Milanais.

Les souffrances incroyables du peuple de cette capitale ne laissaient
plus aucune autorité aux magistrats. L'inaction des Vénitiens, leur
cruelle indifférence, excitaient de justes murmures, qui devinrent
bientôt des imprécations. Enfin un jour, sans qu'on sût précisément
pourquoi, toute la populace d'un quartier prit les armes, on sonna
le tocsin, les magistrats virent le palais entouré, le tumulte
était extrême; il fallut dissiper cette multitude furieuse par des
décharges, qui blessèrent beaucoup de monde, et qui ne ramenèrent le
calme que pour un moment.

Bientôt après, le tumulte recommença, la foule inonda les avenues
du palais. On n'avait point de projet, rien à demander, et la
sédition était générale. L'ambassadeur de Venise crut que sa présence
imposerait aux factieux; il voulut leur adresser des reproches, il
fut massacré.

Dès ce moment, il n'y eut plus aucune autorité régulière; le peuple
s'empara des portes, tous les magistrats se cachèrent; seulement on
remarqua qu'un nommé Gaspard de Vilmercato avait beaucoup d'ascendant
sur ces factieux, et même qu'il tâchait de mettre un certain ordre
dans leurs mouvements. Cet homme avait servi dans les troupes de
Sforce.

Le lendemain, on s'assembla tumultuairement pour prendre un parti. Au
milieu de toutes les propositions plus ou moins insensées qui furent
énoncées dans ces orageux comices, il fut généralement reconnu qu'on
ne pouvait que rendre la place. Mais à qui? Les uns proposaient
le roi de France; d'autres le roi de Naples, le pape, le duc de
Savoie. Personne ne prononçait le nom de Sforce; tous parlaient des
Vénitiens, mais avec horreur.

[Note en marge: Cette ville reconnaît Sforce pour maître.]

Gaspard de Vilmercato résuma ces différentes propositions. Il n'eut
pas de peine à faire sentir que le pape, les rois de France et de
Naples, le duc de Savoie, n'étaient pas à portée ou en état de
secourir la ville dans un danger aussi pressant. On n'avait à choisir
qu'entre les Vénitiens et Sforce. Les Vénitiens étaient détestés,
comme ennemis éternels du peuple milanais; on venait d'égorger leur
ambassadeur; les recevoir dans la ville, c'était se donner des
maîtres implacables. Sforce au contraire était un héros, le gendre,
l'héritier du dernier duc. Le cri de _Vive Sforce_ termina la
harangue, et de bruyantes acclamations proclamèrent le nouveau duc.

On courut lui rendre compte de cette révolution; il était en
marche, et il avait si bien compté sur le succès des intrigues de
ses partisans, qu'il faisait porter à sa suite des vivres pour les
distribuer à cette population que la faim venait de lui soumettre.

Le 26 février, il arriva à la porte neuve: là, quelques généreux
citoyens, parmi lesquels on cite Ambroise Trivulce, demandèrent
qu'il s'engageât à ne porter aucune atteinte aux immunités de la
ville; mais on leur imposa silence: le duc poussa son cheval, entra
sans condition, alla descendre à la porte de la cathédrale, y fit
une courte prière, répartit ses troupes dans la ville, fit désarmer
le peuple, distribuer quelques vivres, et retourna dans son camp.
Dans le mois de mars il soumit toutes les autres villes de Lombardie;
fut reconnu par toutes les puissances, excepté par le roi de France
et l'empereur; et le 25 mars 1450, il fit son entrée solennelle,
suivi de Blanche Visconti sa femme, et de ses enfants. On lui avait
amené un char, un dais; il voulut entrer à cheval, prit sur l'autel
la couronne, le sceptre et l'épée, reçut le serment de fidélité de
la noblesse et de la commune, et bientôt il vit sa cour peuplée
d'ambassadeurs.

[Note en marge: XI. Les Vénitiens forment une ligue contre le nouveau
duc de Milan. 1451.]

À la première nouvelle de la révolution de Milan, les troupes
vénitiennes se hâtèrent de repasser l'Adda, et se retirèrent dans
le pays de Bergame. Elles y furent renforcées de quelques troupes,
auparavant à la solde de la république milanaise, qui leur furent
amenées par quelques chefs mécontents, entre autres par Jacques
Piccinino. Mais, au lieu de reprendre d'abord les hostilités, la
seigneurie s'occupa de former une nouvelle ligue. Elle y entraîna
le duc de Savoie, le marquis de Montferrat, les villes de Bologne et
de Pérouse; et cette ligue compta pour son principal allié le roi de
Naples, Alphonse d'Arragon. Les Florentins, dirigés alors par Cosme
de Médicis, refusèrent d'y accéder et furent traités en ennemis. Tous
ceux de leurs compatriotes, qui se trouvaient dans les pays de la
domination vénitienne, reçurent ordre d'en sortir.

Les préparatifs de cette guerre, dans laquelle on voulait présenter
quinze mille chevaux et huit mille hommes d'infanterie, coûtèrent à
la république trois cent mille ducats. Les provinces de terre-ferme
en fournirent quatre-vingt mille, de nouvelles impositions pourvurent
au surplus; et, profitant du prétexte qu'offrait le projet d'une
nouvelle croisade, on obligea le clergé à verser la moitié de ses
revenus. À la fin de la campagne, il fallut un nouveau fonds d'un
million de ducats[223].

[Note 223: Marin SANUTO _Vite de' duchi_, F. Foscari. Cet auteur
n'évalue la dépense annuelle pendant cette guerre qu'à 670,000
ducats, dont 550,000 pour l'armée de terre, et 120,000 pour la
marine.]

[Note en marge: Campagne de 1452.]

Les hostilités ne commencèrent qu'en 1452. Les Vénitiens confièrent
la conduite de cette guerre à Gentil Leonissa, général qui s'était
fait un nom dans les campagnes précédentes, et qui justifia
pleinement leur confiance; car quoiqu'il n'eût remporté aucun
avantage éclatant, ce n'était pas une gloire médiocre d'arrêter les
progrès et de rendre vains tous les efforts d'un adversaire qui
réunissait les talents de Sforce et la puissance d'un duc de Milan.
Toute l'année se passa en marches et en campements, dont l'objet
était d'établir le théâtre de la guerre sur le territoire ennemi.
Tantôt Sforce se portait dans les environs de Brescia, tantôt
Leonissa ravageait le pays de Lodi ou de Crémone pour l'y attirer;
toujours ils s'observaient et choisissaient leurs positions avec une
telle habileté, que l'attaque aurait été une imprudence.

Ce système de temporisation était bien plus favorable à une puissance
solidement établie dans ses conquêtes, et qui n'avait point d'orages
intérieurs à craindre, qu'à un prince qui n'était appelé au trône
que par ses talents, et qui n'y avait été placé que par une sédition
populaire.

[Note en marge: Défi entre les deux armées.]

Aussi Sforce éprouvait-il la plus vive impatience de déterminer
le général vénitien à accepter un combat décisif. Ne pouvant l'y
contraindre par ses manoeuvres, il lui adressa un défi.

Un trompette de l'armée milanaise vint présenter à Leonissa un gant
ensanglanté, avec la lettre suivante; on aime à juger des vieilles
moeurs par les paroles ou par les écrits des illustres personnages.

«Le ciel et la terre sont témoins, disait Sforce, que ce n'est ni
l'ambition, ni la haine, qui nous ont mis les armes à la main. Dieu
est notre juge; il lit au fond des coeurs. Nous avons été contraints
à la guerre par des provocations injustes. Il est inutile de rappeler
et tout ce que nous avons fait pour l'éviter, et combien elle a été
peu profitable à ceux qui l'ont voulue. Mais cette guerre déplorable
est un fléau pour les peuples. Notre devoir est d'y mettre un terme.
C'est dans cette vue que nous vous proposons un combat général entre
les deux armées, afin que la victoire prononce entre vous et nous.
Vous y êtes intéressés vous-mêmes, pour délivrer la province de
Brescia des deux armées qui la dévastent également. Plusieurs des
vôtres en ont témoigné le désir, et nous ne voulons pas encourir le
reproche de nous y être refusés. Ainsi, choisissez le jour; nous vous
proposons la plaine de Montechiaro pour champ de bataille; vous nous
y trouverez. En notre camp de Calvisano, le 31 octobre 1452.»

Les généraux vénitiens répondirent: «Nous avons reçu votre lettre.
Vous nous appelez au combat que nous avons toujours désiré. Lundi
prochain, nous nous rendrons au lieu que vous avez choisi; et, en
gage de notre foi, nous vous envoyons deux gants et deux lances
ensanglantés, afin que vous sachiez que Gentil de Leonissa, Jacques
Piccinino et Charles de Gonzague, qui sont les principaux de cette
armée, sont prêts à combattre, pour la gloire de la seigneurie de
Venise, les tyrans qui ravagent notre chère Italie, usurpent les
trônes et font servir à leur ambition les bienfaits qu'ils ont reçus
de la république. La guerre qu'elle vous fait est juste, puisqu'elle
n'avait point conclu de paix avec vous; et nous espérons que Dieu le
manifestera, en nous accordant la victoire. De notre camp de Gedo, le
1er novembre.»

Ce défi était un bel hommage que le premier capitaine du siècle
rendait à son sage rival: la réponse était un tribut payé par
Leonissa aux moeurs de son temps; mais il n'oubliait pas qu'avec un
ennemi qui n'a que de faibles moyens pour continuer la guerre, il
faut la prolonger et sur-tout ne pas attendre les succès du hasard
d'une bataille. Son armée arriva au jour marqué sur les hauteurs
de Montechiaro. Celle de Sforce était déjà déployée; mais, soit
circonspection, soit obéissance à ses instructions[224], soit qu'un
orage, qui éclata dans le moment, ne leur permît pas de combattre
sans désavantage, les Vénitiens ne descendirent point dans la plaine.
Sforce y fit ériger une colonne, où il fit suspendre les deux
lances que Leonissa lui avait envoyées; et ensuite les deux partis
s'accusèrent réciproquement d'avoir refusé le combat.

[Note 224: Interea clarissimus vir Franciscus Barbarus ad magnificum
Gentilem, exercitûs gubernatorem, luculentam ac gravem epistolam
scripsit in hanc sententiam; quòd cùm indictum sit bellum à senatu
Veneto in Annibalem pro pace Italiæ, cùmque ad eam rem ipse delectus
sit exercitûs gubernator, omnium senatorum suffragiis admonet atque
hortatur hominem, ne collatis signis, aut ab Annibale vocatus, aut
inconsultò, dimicare audeat, præsertim cùm ipse velit, aut cùm sibi
ipse locum delegerit, nisi occasio se obtulerit rei benè gerendæ,
aut si æquo loco dimicetur; ostendens pluribus verbis, ingenium
plerùmque viribus anteponi, et Venetorum imperium non tam militum
numero, et auxiliorum multitudine, quàm virtute stare et sapientiâ;
præsertim cùm nec commeatus, nec stipendium, nec sociorum vires, nec
demùm viscera caritatis sibi defuturæ sunt: ponens proptereà ante
oculos, non deesse sibi clarissimos duces, et veteranorum utriusque
ordinis militum copias, qui sint virtute, fide et militari gloria
præstantes. Addit quin etiam futuræ victoriæ hujus belli spem
ne parvam quidem, cùm brevi putet commeatus, supplementa rerum,
pecuniam, milites etiam perpetuos hosti defuturos; immo victum
Annibalem humanis necessitatibus ab agro Brixiensi, in quo nec castra
locat, cedendo Gentili discessum, proptereà quòd à fronte, à tergo et
à latere sociali bello distrahetur, quòd ne auro quidem cum Venetis
certare potest, quòd nullum regnum violentum potest firmum esse et
diuturnum. Concludit tandem plurimorum imperatorum exempta, ut voto
hostis pugnare non debeat; sed ubi hostis non vult, tunc illum,
si modò possit, dimicare cogat, cùm victoriæ hujus belli sit tota
ferè Gallia, et pars non parva Italiæ præmium. Iterùm atque iterùm
admonet, ne quid cùm hoste temerè agatur, qui militando consenuit.
His literis, serenissime rex, tanti fit ab hoste Annibal, ut magni
Pompeji, et Caji Cæsaris auctoritate par ac superior esse videatur.
Primùm quidem præcautum ait ad tanti exercitùs gubernatorem, ne
nisi datâ occasione cum hoste ferrum tractet; ne cùm velit, manus
conserat; vocatus ad pugnam non eat, ne iniquo loco intercipiatur;
videat proptereâ, ne quid cùm hoste inconsultò agat. Illi per
insidias insistamus, quòd eâ ille militari arte vincatur, quâ sæpe
victor exstitit. Sæpè de hostis auctoritate cogitemus, nec parvâ
de re bellum geri. Denique cogitet rempublicam Venetorum Italiæ
dignitatem, salutem tot provinciarum ac sociorum suis humeris
sustinere, suæque fidei ac virtutì esse mandata, Postremum est, hæc
non esse dicta illius monendi gratiâ, cùm nihil eum fugiat, quod
spectet ad disciplinam militarem, sed quòd suæ laudi et amplitudini
suæ dignitatis perlibentèr favet, etiam causâ patriæ, ne quid in hoc
bello detrimenti, aut ignaviâ, aut temeritate patriatur.

(_Vie de Jacques Piccinino_, par PORCELLIO, liv. 2.)]

En dernier résultat, cette campagne se termina sans que le duc de
Milan eût fait aucuns progrès, et sans que la république eût perdu
aucun poste important, ni affaibli son armée. Mais les finances
de Sforce étaient déjà épuisées. Il obtint un léger subside des
Florentins, qui s'obligèrent à lui payer quatre-vingt mille écus,
pour six mille hommes qu'il leur envoyait, afin de les aider à se
défendre contre Alphonse d'Arragon.

Leonissa ne jouit pas long-temps de la gloire d'avoir balancé la
fortune du plus grand homme de guerre de l'Italie. Il fut tué
à l'attaque d'une petite place, et eut Jacques Piccinino pour
successeur dans la charge de capitaine-général. Celui-ci fut
plus entreprenant, mais il eut plus d'une fois occasion de s'en
repentir. Sforce modéra lui-même son activité ordinaire pendant la
première moitié de la campagne 1453. Il s'était affaibli par un
détachement qu'il avait fait en Toscane, mais il attendait un renfort
considérable dont il était redevable aux Florentins.

[Note en marge: XII. Les Français alliés du duc de Milan. 1453.]

Cosme de Médicis avait conçu et réalisé le projet de déterminer le
roi de France à entrer dans l'alliance du duc de Milan. La maison
de France avait deux intérêts opposés en Italie; la branche d'Anjou
réclamait le trône de Naples; la branche d'Orléans prétendait au
duché de Milan. Leurs compétiteurs, Alphonse d'Arragon et Sforce,
étaient déjà en possession de ces deux états, et ils se faisaient la
guerre l'un à l'autre.

Les attaquer tous les deux à-la-fois, c'eût été peut-être trop
entreprendre. Ne faire la guerre qu'à l'un des deux, c'était devenir
l'allié de l'autre et faciliter ses succès. Il ne s'agissait donc
que de savoir à qui le roi de France déclarerait la guerre; or, il
attachait beaucoup plus d'importance à la couronne de Naples qu'à
celle de Milan. Les Florentins et Sforce promirent d'aider les
Français à chasser Alphonse d'Arragon du continent de l'Italie.
Florence offrit un subside de cent vingt mille écus, dont le roi de
France avait grand besoin, et René d'Anjou passa les Alpes. C'étaient
les Vénitiens, qui, les premiers, avaient eu l'idée d'appeler ce
prince pour l'opposer à Alphonse d'Arragon, dont l'ambition menaçait
toute l'Italie. Ils avaient envoyé, pour cet effet, une ambassade
à Florence; mais les esprits n'étaient pas encore disposés à une
entreprise aussi hasardeuse que celle d'attirer les Français en-deçà
des monts. Plus tard, ce furent les Florentins qui sollicitèrent les
Vénitiens d'entrer dans cette ligue; ceux-ci s'étaient ravisés, et,
sans s'y refuser formellement, ils éludèrent, sous divers prétextes,
la conclusion du traité[225].

[Note 225: Cette négociation est racontée fort au long dans la Vie du
sénateur florentin Manetti, qui était le négociateur, par NALDI.]

Ainsi René d'Anjou passa les Alpes sans leur aveu[226]. Son arrivée
eut d'abord cet effet salutaire, qu'elle obligea le duc de Savoie
et le marquis de Montferrat à rester neutres, au lieu de menacer la
frontière occidentale du Milanais. Cette petite armée se joignit à
celle de Sforce, vers le milieu d'octobre, sur la rive gauche de
l'Oglio, et quelques jours après on entreprit le siége de Ponte-Vico.

[Note 226: Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, F. Foscari.]

[Note en marge: Pillage de Ponte-Vico.]

Les deux nations avaient une telle impatience de signaler leur
valeur aux yeux l'une de l'autre, que l'assaut fut livré à la
place avant que Sforce en eût donné le signal. Quelques corps de
l'armée milanaise avaient commencé l'attaque, Sforce n'hésita pas
à les faire soutenir; mais les Français s'avisèrent de réclamer
l'honneur de monter les premiers à l'assaut. Il n'y avait pas moyen
de rappeler des troupes déjà lancées. Cette singulière dispute
commença à occasionner quelque mésintelligence. Les gendarmes de
René d'Anjou mirent pied à terre, s'avancèrent vers la muraille, et
choisirent précisément l'endroit où elle était le moins accessible.
Ils y perdirent beaucoup de monde et de temps. Enfin les Italiens
pénétrèrent d'un autre côté, la ville fut emportée, et les premiers
venus se mirent à la piller.

Lorsque les Français arrivèrent à leur tour dans la place, le dépit
d'avoir été prévenus changea leur valeur en cruauté. Ils fondirent
sur la garnison, sur les habitants; et ceux-ci s'étant réfugiés sous
la protection des troupes milanaises, le combat devint général. Alors
les Français ne voyant plus que des ennemis dans tous ces Italiens
qui se présentaient devant eux, attaquèrent les uns comme les autres.
On se battit avec fureur, et, pendant cet effroyable désordre, le
feu se déclara dans la ville. L'incendie et la présence de Sforce
séparèrent enfin les combattants.

[Note en marge: Les Français se retirent.]

C'était débuter par un acte de cruauté et d'étourderie. Le nom
français fut en horreur dans toute la Lombardie; mais cet exemple
terrible intimida tellement les villes occupées par les troupes
de la république, qu'aucune n'osait plus s'exposer à être prise
d'assaut[227]. D'un autre côté, cet évènement avait fait éclater
la mésintelligence, non-seulement entre les soldats français et les
milanais, mais même entre leurs chefs. René d'Anjou quitta l'armée
de Sforce, et, sous prétexte d'aller prendre des quartiers d'hiver
en Provence, repassa les Alpes avec son armée, oubliant qu'il était
descendu en Italie pour conquérir le royaume de Naples.

[Note 227: E qui la ferocità de' Francesi usò gran crudeltà contro
de' castellani. La qual cosa tanto spaventò l'animo de' popoli che
tutto quello che i nostri aveano nel Cremonese e nel Bresciano, salvo
Soncino e Romanego, non aspettando il venire de' nemici, in pochi
giorni si render loro.

(Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, F. Foscari.)]

[Note en marge: Tentative prétendue d'empoisonnement.]

Il y a un historien qui raconte que, pendant qu'on était au fort
de cette guerre, le gouvernement vénitien tenta deux fois de se
délivrer du redoutable Sforce, par le fer et par le poison. De
pareilles imputations ne peuvent être accueillies sans un mûr
examen; mais aussi elles ne doivent point être passées sous silence,
quand elles ont été produites par un écrivain de quelque autorité;
celui-ci était un contemporain, un homme d'état, Neri Capponi,
qui avait été plusieurs fois ambassadeur de Florence à Venise.
Il rapporte les détails du projet, la nature du poison, la somme
promise par le conseil des Dix en récompense de ce crime; cependant
il faut considérer que cet auteur était Florentin et par conséquent
suspect de partialité contre les Vénitiens; que son récit est peu
vraisemblable, car il s'agissait de faire périr le duc en jetant
dans son feu une drogue, qui devait répandre une fumée mortelle;
que l'historien de Sforce, son secrétaire, ne parle pas de ce fait,
dont il aurait dû être instruit, puisque, selon Capponi, le complot
fut découvert. Enfin j'aurai à citer d'autres circonstances où le
gouvernement de la république repoussa des propositions semblables,
qui lui étaient faites pour le délivrer de ses ennemis. C'en est
assez sans doute pour ne pas admettre une si grave accusation sur un
seul témoignage.

[Note en marge: XIII. Paix entre Sforce et les Vénitiens. 1454.]

Ce qui doit encore en faire douter, c'est que, d'après le récit
de l'historien florentin, ce fait paraît se rapporter à la fin
de l'année 1453; or, dans ce même temps, la république était en
négociation secrète avec le duc de Milan. Elle lui avait envoyé
d'abord un religieux nommé Simon Camerino, pour lui porter des
propositions de paix. Il s'agissait de décider à qui resteraient les
places de Bergame, de Brescia, de Crême et de Crémone. Le conseil
des Dix avait consenti à se dessaisir de cette dernière; mais pour
éviter que cette cession ne fût blâmée, on était convenu de laisser
surprendre la place par les troupes milanaises. La défection de
quelques partisans de l'armée du duc, fit précipiter la négociation.
Le procurateur Paul Barbo se rendit auprès de Sforce sous l'habit
d'un frère mineur, et les deux puissances demeurèrent d'accord des
articles ci-après, qui furent signés le 5 avril 1454 à Lodi[228].

[Note 228: Ce traité est dans la collection de MURATORI. _Rerum
italicarum scriptores_, tom. XVI, p. 1009.]

La république reconnaissait Sforce comme duc de Milan: il évacuait
tout ce qu'il avait conquis dans les provinces de Brescia et
de Bergame: la ville de Crême et son territoire restaient à la
seigneurie; mais le duc de Milan retenait toutes les places dont il
s'était emparé entre l'Adda et l'Oglio: il lui était libre de se
faire rendre, par tous les moyens, ce qui lui avait été enlevé par le
marquis de Montferrat et le duc de Savoie.

La république ne communiqua point aux Florentins ce traité conclu
si secrètement; ils n'en eurent connaissance que par le hasard qui
fit tomber dans une embuscade un secrétaire adressé à l'ambassadeur
vénitien résidant à Florence. Ce secrétaire fut mis à la torture,
forcé de livrer ses dépêches; et quand on eut acquis la certitude
du traité qu'elles révélaient, les Florentins en furent tellement
irrités, qu'ils dépouillèrent ce secrétaire, le battirent de verges,
et l'envoyèrent tout sanglant à l'ambassadeur[229]. Cependant, après
ces violences, il fallut bien que la Toscane acceptât la paix, et
la république de Venise rentra dans la paisible possession de ses
provinces.

[Note 229: Eodem ferè tempore ab senatu ad legatum duo tabellarii
venerant, quorum alter litteras afferebat, quibus pacem transactam
significabatur, alter quibus legatus jubebatur ab conducendis
militibus et a pecuniis erogandis supersedere. Hi eâ usi celeritate
dicuntur, ut, nisi in hostiam insidias præcipitatis moræ non nihil
esset allatum, triduo ad legatum, CCC millibus passuum confectis,
pervenire portuerint. Cùm a militibus, qui in insidiis delituerant,
quæstioni subderentur, vi coacti, litteras ostendunt, ac pacem inter
principes factam edocent. Quod unum omnium illi ægerrimè ferentes,
tabellarios malè mulctatos, cùm nudati ac virgâ cæsi propè ad necem
fuissent, cruore et sanguine madentes ad legatum sine litteris
dimittunt.

(Francisci CONTARENI. _Historia Hetruriæ_, lib. 1.)]

[Note en marge: Ligue d'Italie.]

Sforce, affermi désormais sur le trône des Visconti, conçut un projet
digne d'un grand prince, et qui devait le rendre le bienfaiteur de
l'Italie. Il proposa à Cosme de Médicis de former de toutes les
puissances italiennes une confédération générale, dans le double
objet de maintenir entre elles une paix constante, et de ne pas
permettre à l'étranger de s'immiscer dans leurs affaires. Médicis
embrassa ce projet avec l'ardeur d'un homme capable aussi de
concevoir de hautes pensées. La proposition ne fut pas accueillie
avec moins de faveur dans le conseil de Venise. On eut plus de peine
à déterminer Alphonse d'Arragon à l'approuver. Les ducs de Savoie et
de Modène, les marquis de Montferrat et de Mantoue; Sienne, Lucques
et Bologne, alors républiques, y accédèrent. Le pape donna à cette
pacification générale le sceau de son autorité. Les peuples de ces
belles contrées respirèrent après plus d'un siècle de combats,
et le bâtard d'un paysan put se dire l'auteur et le chef de la
ligue d'Italie. Un historien français[230] a dit de lui que jamais
usurpateur ne devint meilleur souverain. C'est une antithèse qui
n'est pas juste; l'époux de l'héritière de Milan ne pouvait être
considéré comme un usurpateur, sur-tout dans un pays où les règles de
la succession au trône étaient si mal déterminées.

[Note 230: VARILLAS.]

[Note en marge: XIV. Prise de Constantinople par les Turcs. 1453.]

On était dans le plus fort de la guerre, lorsque l'avènement de
Mahomet II au trône d'Amurath son père, consomma la révolution qui
se préparait depuis long-temps en Orient. Amurath, quelque temps
auparavant, avait attaqué la Morée, dont les Vénitiens occupaient
l'entrée et les côtes. Ils avaient imaginé de fermer l'isthme de
Corinthe par une muraille de plusieurs lieues de long; mais ce moyen
de défense n'était point approprié à l'état actuel de la guerre. Il
aurait fallu une armée immense pour garder ce retranchement, et une
armée nombreuse ne doit pas rester derrière une muraille. Les Turcs
forcèrent cette faible barrière et inondèrent la presqu'île[231].
Constantin Paléologue Dragozès, dans les mains de qui allait se
briser le sceptre des empereurs d'Orient, se voyant menacé par trois
cent mille Turcs, appelait en vain toute la chrétienté au secours de
Constantinople.

[Note 231: Voyez l'_Histoire turque_, par Saadud-din-Mehemed
HASSAN, traduite par GALLAND. Règne d'Amurath II. Man. de la
Biblioth.-du-Roi.--Nº 10528.]

Ce prince, qui n'était point marié, cherchait à se fortifier par
quelque alliance; mais dans le malheur les alliances sont difficiles.
Il avait d'abord voulu épouser la veuve du sultan Amurath, qui était
fille du despote de Servie et belle-mère du nouveau sultan. Elle
refusa la main de l'empereur d'Orient. Tandis que les ambassadeurs de
Constantin parcouraient toutes les cours voisines pour lui chercher
une épouse, il tourna ses espérances vers la république de Venise,
et jeta les yeux sur une fille du doge François Foscari, mais la
demande n'eut pas lieu. La politique vénitienne aurait sans doute
saisi avec empressement cette occasion d'acquérir quelques droits
éventuels sur l'empire. Aussi fut-elle vivement piquée de l'orgueil
de la cour impériale, qui dédaigna cette alliance. On attribua à ce
ressentiment l'espèce d'indifférence avec laquelle les Vénitiens
virent bientôt après les progrès des Turcs et les malheurs des
Grecs[232].

[Note 232: _Continuation de l'histoire du Bas-Empire_, par AMEILHON,
liv. 118, § 37.]

Cependant l'historien Sandi rapporte[233] que, dans l'imminent péril
de l'empire d'Orient, on mit en délibération, dans le conseil de
Venise, si, vu l'impossibilité de défendre à-la-fois les intérêts de
la république au-delà de la mer et sur le continent, il ne convenait
pas de renoncer à toutes les conquêtes en Italie, pour employer
toutes ses forces à la conservation des colonies et du commerce
d'outre-mer. Les acquisitions sur la terre-ferme absorbaient les
capitaux, faisaient négliger la marine et le commerce, altéraient
l'esprit national, communiquaient à la république les vices des
Italiens, et l'entretenaient dans des guerres ruineuses. Venise
semblait avoir prévu le danger de ces conquêtes en terre-ferme,
lorsqu'en 1274 elle avait défendu à ses citoyens d'y acquérir aucune
propriété; cette opinion était même en quelque sorte établie parmi
le peuple, car on prétendait que quelques hiéroglyphes dont était
ornée l'église Saint-Marc, signifiaient que la république ne serait
puissante que tant qu'elle conserverait sa force navale[234].

[Note 233: _Storia civile di Venezia_, lib. 8, cap. 9.]

[Note 234: Relation de Venise par Mr DELAHAYE, ambassadeur de France.]

Ces réflexions venaient trop tard. On sentait que les nouvelles
conquêtes sur la terre-ferme devenaient de jour en jour plus
difficiles; qu'on ne pourrait les obtenir qu'au prix de beaucoup de
sang et en épuisant les richesses de l'état; que le fruit le plus sûr
de ces conquêtes serait l'inimitié des peuples voisins: mais, quoique
bien convaincu de ces vérités, le conseil ne voulut point renoncer
à son système d'agrandissement. Le duc de Milan n'était pas encore
affermi sur son trône, on avait des espérances de ce côté. Les Turcs
n'étaient pas encore maîtres de Constantinople, ils pouvaient échouer
dans leur entreprise; il était imprudent de leur déclarer la guerre:
on aurait le temps de s'opposer à leurs progrès: telles furent les
illusions auxquelles s'abandonna cette sage assemblée, et elle
laissa écraser l'empire grec.

Aucun prince de l'Occident n'était alors en état de mesurer ses
forces avec la puissance ottomane: tous étaient épuisés par leurs
guerres intestines. Il n'y eut que les négociants de Péra qui firent
quelques efforts, moins pour défendre la capitale de l'empire, que
pour sauver leurs comptoirs. Un armement de cinq galères partit
de Venise, mais n'arriva point à Constantinople. Quatre vaisseaux
génois y pénétrèrent. Ce fut là tout le secours que l'Europe fournit
à l'empire d'Orient, encore était-il acheté par la promesse de la
cession de l'île de Lemnos.

Le génois Jean Justiniani, à la tête de deux mille étrangers
enrégimentés, prit, sous les ordres de l'empereur, le commandement de
cette grande ville, dont la perte était inévitable. Le siége commença
au mois d'avril 1453. Les Turcs qui la canonnaient avec cette grosse
artillerie dont l'ignorance de l'art leur avait fait adopter l'usage,
comme à tous les autres peuples de ce temps-là, voulurent aussi la
battre du côté du port, mais de fortes chaînes en fermaient l'entrée.
En une nuit, quatre-vingts galères et plus de soixante barques furent
mises à sec, traînées à une lieue de distance dans les terres, et,
lancées dans le fond du golfe, elles se trouvèrent maîtresses du port.

L'assaut fut donné le 29 mai: on combattit toute la journée. On
rapporte de plusieurs manières les circonstances de cette action,
mais on s'accorde généralement à dire que les dix mille hommes
chargés de défendre cette vaste enceinte firent une honorable
résistance. En résultat, les Turcs forcèrent tous les obstacles,
inondèrent la ville; Justiniani, couvert de blessures, s'échappa pour
mourir quelques jours après. L'empereur fut trouvé parmi les morts.
On dit que quarante mille citoyens furent égorgés, et un plus grand
nombre réduit en esclavage[235].

[Note 235: Voyez le récit de ce siége dans l'_Histoire turque_, de
Saadud-din-Mehemed HASSAN, citée ci-dessus.]

Le lendemain, les négociants de Péra capitulèrent; le sultan fit
venir le baile de Venise, et, le croyant le chef de toute cette
colonie de chrétiens, lui fit trancher la tête[236]. Tout ce qu'il
y avait de Vénitiens dans Péra, entre autres dix-neuf patriciens,
furent mis aux fers. Plus de vingt nobles avaient été tués.
Heureusement encore plusieurs des sujets de la seigneurie étaient
parvenus à s'échapper sur leurs vaisseaux. Ce fut une perte de plus
de deux cent mille ducats pour la république.

[Note 236: L'historien SANDI, liv. 8, ch. 9, dit seulement que le
baile fut mis à la chaîne.]

[Note en marge: XV. Traité entre la république et le sultan Mahomet
II. 1454.]

Mais la ruine de l'établissement lui-même était une perte d'une
bien autre importance. Venise, consternée de ce désastre, ne vit de
ressources que dans les soumissions qu'elle fit faire au sultan.
Barthélemi Marcello, chargé de cette mission, négocia pendant tout
un an, et, après avoir payé la rançon de ses compatriotes, il
obtint les conditions suivantes[237]. Le sultan jura, par Mahomet,
par les vingt-quatre prophètes (plus ou moins), par l'âme de son
père et la sienne, enfin par son épée, qu'il voulait renouer avec
l'illustrissime et excellentissime seigneurie ducale de Venise
l'amitié établie par le traité d'Andrinople. En conséquence, il fut
arrêté que, de part et d'autre, on se garantirait de tout dommage;
que les Vénitiens pourraient entrer, circuler, et commercer librement
dans tout l'empire; que leurs vaisseaux seraient reçus dans tous les
ports; que le duc de Naxe, en qualité de vassal de la seigneurie,
serait compris dans cette paix et n'aurait aucun tribut à payer au
sultan; qu'à raison des établissements possédés par la seigneurie
dans l'étendue de l'empire, notamment pour Scutari et les autres
places de la côte d'Albanie, elle devrait annuellement une redevance
de deux cent trente-six ducats; que tout esclave vénitien serait
rendu sans difficulté, à moins qu'il ne se fût fait musulman,
auquel cas il serait payé à la seigneurie une indemnité de mille
aspres; que le commerce vénitien serait assujetti à un droit de
deux pour cent sur la valeur de toutes les marchandises achetées
ou vendues; mais que celles non vendues ne seraient point soumises
à ce droit; que tous les vaisseaux vénitiens qui passeraient le
détroit seraient tenus de toucher au port de Constantinople, soit
en allant, soit en revenant, et pourraient s'y pourvoir de tout
ce qui leur serait nécessaire, et en partir librement; que tous
les effets ou marchandises venant de la mer Noire, appartenant à
des sujets d'une nation chrétienne, pourraient être exportés sans
empêchement ou vendus, en payant dans ce cas le droit de deux
pour cent de leur valeur; que les habitants de Péra, actuellement
débiteurs des Vénitiens, seraient, excepté les Génois, obligés
d'acquitter ces dettes; que cependant on en défalquerait ce qui
aurait pu tomber à la charge des Vénitiens dans les contributions
levées par le grand-seigneur; que le patriarche de Constantinople
conserverait tous les revenus dont il jouissait dans le territoire
possédé par les Vénitiens au temps où l'empire de Romanie existait;
que les sujets turcs, trafiquant dans les pays de la république,
ne seraient assujettis qu'aux droits payés par les Vénitiens dans
l'empire du sultan; que, si des navires de l'une des puissances se
réfugiaient dans les ports ou sous les forteresses de l'autre, ils
y trouveraient asyle et protection; qu'on se rendrait mutuellement
tous les déserteurs; qu'on se rendrait également tout ce qui pourrait
être sauvé des naufrages; que les propriétés de tous les sujets
vénitiens, qui viendraient à décéder ab intestat ou sans héritier,
sur le territoire de l'empire, seraient réservées pour être rendues
à qui de droit et déposées entre les mains du ministre de Venise
ou d'un Vénitien; que la république ne fournirait aucun secours
aux ennemis du grand-seigneur, ni le grand-seigneur aux ennemis de
la république, soit en hommes, soit en argent, vivres, munitions
ou vaisseaux; que la république ne recevrait dans ses villes et
châteaux de la Romanie, ou de l'Albanie, aucun ennemi ou sujet
rebelle du grand-seigneur, sans pouvoir même leur accorder passage,
à défaut de quoi, le sultan serait en droit d'agir contre ces villes
et châteaux ainsi qu'il aviserait, et les mesures qu'il jugerait à
propos de prendre ne seraient point regardées comme une violation
de la paix; que la seigneurie pourrait, à son bon plaisir, envoyer à
Constantinople un baile avec sa suite accoutumée, lequel exercerait
l'autorité civile sur tous les Vénitiens de condition quelconque,
et leur administrerait la justice, le grand-seigneur s'obligeant
à lui accorder protection et à lui faire donner assistance sur sa
réquisition; que les Vénitiens seraient indemnisés de tous les
dommages qu'ils avaient éprouvés avant la prise de Constantinople,
soit dans leurs personnes, soit dans leurs propriétés, de la
part des sujets du sultan, en en justifiant, comme de raison, et
réciproquement; qu'enfin les Vénitiens pourraient introduire et
faire circuler dans l'empire toute sorte d'argent, monnoyé ou non,
sans payer aucun droit; à la charge cependant de faire vérifier les
espèces à la monnaie.

[Note 237: Je rapporte ce traité d'après Marin SANUTO. Il est aussi
dans la Chronique de Bologne. _Rerum italicarum scriptores_, tom.
XVIII, p. 709.]

Ce traité établit assez clairement les rapports qui devaient
exister à l'avenir entre l'empire turc et la république. Après
cette paix, la seigneurie eut l'ambition de réunir la robe sans
couture de Jésus-Christ aux autres reliques de la passion conquises
précédemment. Celle-ci faisait partie des trésors de Constantinople
tombés au pouvoir du vainqueur; on en offrit dix mille ducats[238].
Les Turcs l'estimèrent bien davantage; le marché n'eut pas lieu;
mais, à cette occasion, on avait mis sur les rentes payées par l'état
un impôt d'un quart pour cent, qu'on laissa subsister.

[Note 238: Marin SANUTO _Vite de' duchi_, F. Foscari.]

[Note en marge: XVI. Transaction entre la république et le patriarche
d'Aquilée.]

Le traité avec les Turcs assurait aux Vénitiens la liberté du
commerce dans les ports de l'Orient, comme la ligue d'Italie leur
avait garanti la tranquille possession de leurs provinces de
terre-ferme. Il y en avait une cependant sur laquelle leurs droits
n'étaient pas reconnus par un traité spécial fait avec l'ancien
possesseur. C'était le Frioul, dont ils avaient dépouillé le
patriarche d'Aquilée, en 1417. Les successeurs de ce patriarche
avaient protesté contre cette usurpation, le concile de Bâle avait
ordonné la restitution, la république l'avait éludée, mais sans
la refuser nettement. Elle jugea nécessaire de faire légitimer
sa possession; et, pour cela, elle profita des réclamations que
reproduisait un nouveau patriarche.

On lui représenta que les mauvais procédés de son prédécesseur
avaient mis la république dans la nécessité de lui faire la guerre,
qu'elle ne voulait point se prévaloir de ses succès; mais que, si
elle consentait à se dépouiller d'une conquête si justement acquise,
ce ne pouvait être qu'à condition qu'on l'indemniserait pleinement
de toutes les dépenses que cette guerre lui avait occasionnées.

C'était renvoyer la restitution à un terme indéfini que de la
faire dépendre du réglement d'un pareil compte et du paiement
d'une somme que le patriarche ne pouvait jamais avoir. Il n'avait
à espérer aucune protection efficace contre un état aussi puissant
que la république de Venise. La seigneurie lui fit proposer un
accommodement, et il se détermina à transiger.

Par cet acte, il reconnut la seigneurie pour souveraine du Frioul: en
compensation de cette reconnaissance, la république consentit à ce
qu'il exerçât dans toute sa plénitude la juridiction spirituelle sur
cette province, lui assigna un revenu de cinq mille ducats d'or, et
lui abandonna en outre la ville d'Aquilée, les châteaux de Saint-Vito
et de Saint-Daniel avec le domaine temporel de ce territoire, et la
haute justice, sous trois conditions, qu'il n'imposerait pas aux
sujets de ces domaines des charges excédant cinq mille ducats, qu'il
ne disposerait point des fiefs, la seigneurie se les réservant, et
que les sujets du patriarche ne pourraient se pourvoir de sel que
dans les salines de la république.

Cette transaction, à laquelle on eut soin de donner les formes les
plus solennelles, eut lieu quelques années avant les évènements plus
importants que je viens de raconter[239].

[Note 239: Elle est sous la date du 10 juin 1445: on la trouve dans
le tom. 16e. _Rerum italicarum scriptores_, p. 91.]

[Note en marge: Translation du siége patriarcal de Grado à Venise.]

En 1451, le siége patriarcal, établi depuis près de neuf siècles à
Grado, fut transféré de cette ville, qui n'était plus qu'un bourg
abandonné, à Venise, où il n'y avait eu jusque-là qu'un évêché. Le
siége de Grado avait été occupé souvent par des Vénitiens[240]. Le
premier patriarche de Venise fut Laurent Justiniani, alors une des
lumières de l'église, et à qui ses vertus méritèrent d'être compté au
nombre des saints qu'elle invoque aujourd'hui.

[Note 240:

  Fortunat, nommé vers la fin du VIIe siècle.
  Vital Participatio, en 860.
  Marin Contarini, en 919.
  Vital Candiano, fils du doge Pierre, en 960.
  Pierre Badouer, à la fin du XIe siècle.
  Jean Gradenigo, en 1102.
  Henri Dandolo, en 11...
  Benoît Falier, en 1201.
  Ange Barrozzi, en 1221.
  Léonard Querini, en 1328.
  N. Querini, en 1372.
  Léonard Delfino.
  Biaise Molini.
  Marc Condolmieri.
  Dominique Michieli fut le dernier patriarche de Grado,
  il mourut en 1451.]

Depuis trente ans, la république n'avait pas déposé les armes. Elle
avait acquis les provinces de Brescia, de Bergame, de Crême, et la
principauté de Ravenne.

[Note en marge: XVII. Malheurs du doge François Foscari.]

Mais ces guerres continuelles faisaient beaucoup de malheureux et de
mécontents. Le doge François Foscari, à qui on ne pouvait pardonner
d'en avoir été le promoteur, manifesta une seconde fois, en 1442,
et probablement avec plus de sincérité que la première, l'intention
d'abdiquer sa dignité. Le conseil s'y refusa encore. On avait
exigé de lui le serment de ne plus quitter le dogat. Il était déjà
avancé dans la vieillesse, conservant cependant beaucoup de force
de tête et de caractère, et jouissant de la gloire d'avoir vu la
république étendre au loin les limites de ses domaines, pendant son
administration.

Au milieu de ces prospérités, de grands chagrins vinrent mettre à
l'épreuve la fermeté de son âme.

[Note en marge: Diverses accusations et sentences portées contre
Jacques Foscari, son fils.]

Son fils, Jacques Foscari, fut accusé, en 1445, d'avoir reçu des
présents de quelques princes ou seigneurs étrangers, notamment,
disait-on, du duc de Milan, Philippe Visconti. C'était non-seulement
une bassesse, mais une infraction des lois positives de la
république.

Il y avait à peine quatre ans que ce même accusé avait vu toute la
noblesse, toute la population de Venise prendre part à sa joie,
et ajouter, par un immense concours, à la magnificence de sa
pompe nuptiale. Le comte François Sforce avait donné des joûtes
où toutes les femmes des patriciens avaient paru, vêtues de drap
d'or: le marquis d'Este, l'illustre Gatta-Melata, s'étaient donnés
en spectacle dans des tournois: pendant dix jours, la place de
Saint-Marc avait été couverte de trente mille personnes, et, la nuit,
elle était éclairée par des flambeaux de cire blanche.

C'était avec cet appareil que Venise célébrait les noces du fils
de son prince; mais lorsqu'il fut question de le juger, le père
resta sur son trône, et l'accusé rentra dans les rangs des simples
particuliers. Amené devant le conseil des Dix, devant le doge, qui
ne crut pas pouvoir se dispenser de présider ce tribunal, il fut
interrogé, appliqué à la question[241], déclaré coupable, et il
entendit de la bouche de son père l'arrêt qui le condamnait à un
bannissement perpétuel, et le reléguait à Naples de Romanie, pour y
finir ses jours. Ce jugement fut proclamé dans le grand conseil, le
20 février 1444. Le prince y présidait, assis sur son trône, sous un
dais d'or: il voyait à ses genoux le secrétaire qui lui présentait
la sentence, mais à ses côtés les dix membres du conseil secret, qui
l'avaient prononcée.

[Note 241: E datagli la corda per avere la verità, chiamato il
consiglio de dieci colla giunta, nel quale fù messer lo doge, fù
sentenziato. (Marin SANUTO, _Vite de' duchi_ F. Foscari).]

Jacques Foscari, embarqué sur une galère pour se rendre au lieu
de son exil, tomba malade à Trieste. Les sollicitations du doge
obtinrent, non sans difficulté, qu'on lui assignât une autre
résidence. Enfin le conseil des Dix lui permit de se retirer à
Trévise, en lui imposant l'obligation d'y rester sous peine de mort,
et de se présenter tous les jours devant le gouverneur.

Il y était depuis cinq ans, lorsqu'un des chefs du conseil des
Dix fut assassiné. Les soupçons se portèrent sur lui: un de ses
domestiques qu'on avait vu à Venise fut arrêté et subit la torture.
Les bourreaux ne purent lui arracher aucun aveu. Ce terrible tribunal
se fit amener le maître, le soumit aux mêmes épreuves; il résista
à tous les tourments, ne cessant d'attester son innocence[242];
mais on ne vit dans cette constance que de l'obstination; de ce
qu'il taisait le fait, on conclut que ce fait existait; on attribua
sa fermeté à la magie, et on le relégua à la Canée. De cette terre
lointaine, le banni, digne alors de quelque pitié, ne cessait
d'écrire à son père, à ses amis, pour obtenir quelque adoucissement
à sa déportation. N'obtenant rien et sachant que la terreur
qu'inspirait le conseil des Dix ne lui permettait pas d'espérer de
trouver dans Venise une seule voix qui s'élevât en sa faveur; il fit
une lettre pour le nouveau duc de Milan, par laquelle, au nom des
bons offices que Sforce avait reçus du chef de la république, il
implorait son intervention en faveur d'un innocent, du fils du doge.

[Note 242: E fù tormentato, nè mai confessò cosa alcuna; pure parve
al consiglio de' dieci di confinarlo in vita alla Canea (_Ibid._)
Voici le texte du jugement: «Cùm Jacobus Foscari per occasionem
percussionis et mortis Hermolai Donati fuit retentus et examinatus,
et propter significationes, testificationes et scripturas quæ
habentur contra eum, clarè apparet ipsum esse reum crimims prædicti,
sed propter incantationes et verba quæ sibi reperta sunt, de quibus
existit indictia manifesta, videtur propter obstinatam mentem suam,
non esse possibile extrahere ab ipso illam veritatem, quæ clara
est per scripturas et per testificationes, quoniam in fune aliquam
nec vocem, nec gemitum, sed solum intra dentes voces ipse videtur
et auditur infrà se loqui, etc.... Tamen non est standum in istis
terminis, propter honorem statûs nostri et pro multis respectibus,
præsertim quod regimen nostrum occupatur in hâc re et qui interdictum
est ampliùs progredere: vadit pars quòd dictus Jacobus Foscari,
propter ea quæ habentur de illo, mittatur in confinium in civitate
Caneæ, etc. Notice sur le procès de Jacques Foscari dans un volume
intitulé: _Raccolta di memorie storiche e anneddote, per formar
la Storia dell'eccellentissimo consiglio di X della sua prima
instituzione sino a' giorni nostri; con le diverse variazioni e
riforme nelle varie epoche successe_.

(Archives de Venise.)]

Cette lettre, selon quelques historiens, fut confiée à un marchand,
qui avait promis de la faire parvenir au duc; mais qui, trop averti
de ce qu'il avait à craindre en se rendant l'intermédiaire d'une
pareille correspondance, se hâta, en débarquant à Venise, de la
remettre au chef du tribunal. Une autre version, qui paraît plus
sûre, rapporte que la lettre fut surprise par un espion, attaché aux
pas de l'exilé[243].

[Note 243: La notice citée ci-dessus, qui rapporte les actes de cette
procédure.]

Ce fut un nouveau délit dont on eut à punir Jacques Foscari. Réclamer
la protection d'un prince étranger, était un crime dans un sujet de
la république. Une galère partit sur-le-champ pour l'amener dans les
prisons de Venise. À son arrivée il fut soumis à l'estrapade[244].
C'était une singulière destinée, pour le citoyen d'une république et
pour le fils d'un prince, d'être trois fois dans sa vie appliqué à la
question. Cette fois, la torture était d'autant plus odieuse qu'elle
n'avait point d'objet, le fait qu'on avait à lui reprocher étant
incontestable.

[Note 244: Ebbe prima, per sapere la verità, trenta squassi di corda.
(Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, F. Foscari.)]

Quand on demanda à l'accusé, dans les intervalles que les bourreaux
lui accordaient, pourquoi il avait écrit la lettre qu'on lui
produisait, il répondit que c'était précisément parce qu'il ne
doutait pas qu'elle ne tombât entre les mains du tribunal; que toute
autre voie lui avait été fermée pour faire parvenir ses réclamations;
qu'il s'attendait bien qu'on le ferait amener à Venise; mais qu'il
avait tout risqué pour avoir la consolation de voir sa femme, son
père et sa mère encore une fois.

Sur cette naïve déclaration, on confirma sa sentence d'exil; mais
on l'aggrava, en y ajoutant qu'il serait retenu en prison pendant
un an. Cette rigueur dont on usait envers un malheureux, était
sans doute odieuse; mais cette politique, qui défendait à tous
les citoyens de faire intervenir les étrangers dans les affaires
intérieures de la république, était sage. Elle était chez eux une
maxime de gouvernement, et une maxime inflexible. L'historien Paul
Morosini[245], raconte que l'empereur Frédéric III, pendant qu'il
était l'hôte des Vénitiens, demanda, comme une faveur particulière,
l'admission d'un citoyen dans le grand conseil, et la grâce d'un
ancien gouverneur de Candie, gendre du doge et banni pour sa mauvaise
administration, sans pouvoir obtenir ni l'une ni l'autre.

[Note 245: _Historia di Venezia_, lib 23.]

Cependant on ne put refuser au condamné la permission de voir sa
femme, ses enfants, ses parents, qu'il allait quitter pour toujours.
Cette dernière entrevue même fut accompagnée de cruauté, par la
sévère circonspection qui retenait les épanchements de la douleur
paternelle et conjugale. Ce ne fut point dans l'intérieur de leur
appartement, ce fut dans une des grandes salles du palais, qu'une
femme accompagnée de ses quatre fils, vint faire les derniers
adieux à son mari, qu'un père octogénaire et la dogaresse, accablée
d'infirmités, jouirent un moment de la triste consolation de mêler
leurs larmes à celles de leur exilé. Il se jeta à leurs genoux, en
leur tendant des mains disloquées par la torture, pour les supplier
de solliciter quelque adoucissement à la sentence qui venait d'être
prononcée contre lui. Son père eut le courage de lui répondre: «Non,
mon fils, respectez votre arrêt, et obéissez sans murmure à la
république[246].» À ces mots il se sépara de l'infortuné, qui fut
sur-le-champ embarqué pour Candie.

[Note 246: Marin SANUTO dans sa _Chronique, Vite de' duchi_, se sert
ici, sans en avoir eu l'intention, d'une expression assez énergique:
«Il doge era vecchio in decrepita età e caminava con una mazzetta.
E quando gli andò, parlògli molto constantemente che parea che non
fosse suo figliuolo, licet fosse figliuolo unico; e Jacopo disse,
messer padre, vi prego che procuriate per me, acciocchè io torni a
casa mia. Il doge disse: Jacopo, va e ubbidisci a quello che vuole la
terra, e non cercar più oltre.»]

L'antiquité vit avec autant d'horreur que d'admiration, un père
condamnant ses fils évidemment coupables. Elle hésita pour qualifier
de vertu sublime ou de férocité cet effort qui paraît au-dessus de
la nature humaine[247]; mais ici, où la première faute n'était qu'une
faiblesse, où la seconde n'était pas prouvée, où la troisième n'avait
rien de criminel, comment concevoir la constance d'un père, qui voit
torturer trois fois son fils unique, qui l'entend condamner sans
preuves, et qui n'éclate pas en plaintes; qui ne l'aborde que pour
lui montrer un visage plus austère qu'attendri, et qui, au moment
de s'en séparer pour jamais, lui interdit les murmures et jusqu'à
l'espérance? Comment expliquer une si cruelle circonspection, si
ce n'est en avouant, à notre honte, que la tyrannie peut obtenir
de l'espèce humaine les mêmes efforts que la vertu? La servitude
aurait-elle son héroïsme comme la liberté?

[Note 247: Cela fut un acte que l'on ne sçaurait ny suffisament
louer, ny assez blasmer: car, ou c'estait une excellence de vertu,
qui rendait ainsi son coeur impassible, ou une violence de passion
qui le rendait insensible, dont ne l'une ne l'autre n'est chose
petite, ains surpassant l'ordinaire d'humaine nature et tenant ou de
la divinité ou de la bestialité. Mais il est plus raisonnable que
le jugement des hommes s'accorde à sa gloire, que la faiblesse des
jugeans fasse descroire sa vertu. Mais pour lors quand il se fut
retiré, tout le monde demoura sur la place, comme transy d'horreur et
de frayeur, par un long temps sans mot dire, pour avoir veu ce qui
avait été fait.

(PLUTARQUE, _Valerius publicola_.)]

Quelque temps après ce jugement, on découvrit le véritable auteur de
l'assassinat, dont Jacques Foscari portait la peine; mais il n'était
plus temps de réparer cette atroce injustice, le malheureux était
mort dans sa prison.

[Note en marge: XVIII. Haine des Loredan contre les Foscari.]

Il me reste à raconter la suite des malheurs du père. L'histoire les
attribue à l'impatience qu'avaient ses ennemis et ses rivaux de voir
sa place vacante. Elle accuse formellement Jacques Loredan, l'un des
chefs du conseil des Dix, de s'être livré contre ce vieillard aux
conseils d'une haine héréditaire, et qui depuis long-temps divisait
leurs maisons[248].

[Note 248: Je suis principalement dans ce récit une relation
manuscrite de la déposition de François Foscari qui est dans le
volume intitulé: _Raccolta di memorie storiche e annedote, per formar
la storia dell'eccellentissimo consiglio di X_.

(Archives de Venise.)]

François Foscari avait essayé de la faire cesser, en offrant sa fille
à l'illustre amiral Pierre Loredan, pour un de ses fils. L'alliance
avait été rejetée, et l'inimitié des deux familles s'en était
accrue. Dans tous les conseils, dans toutes les affaires, le doge
trouvait toujours les Loredan prêts à combattre ses propositions ou
ses intérêts. Il lui échappa un jour de dire qu'il ne se croirait
réellement prince, que lorsque Pierre Loredan aurait cessé de vivre.
Cet amiral mourut, quelque temps après, d'une incommodité assez
prompte, qu'on ne put expliquer. Il n'en fallut pas davantage aux
malveillants pour insinuer que François Foscari, ayant désiré cette
mort, pouvait bien l'avoir hâtée.

Ces bruits s'accréditèrent encore, lorsqu'on vit aussi périr
subitement Marc Loredan, frère de Pierre, et cela dans le moment où,
en sa qualité d'avogador, il instruisait un procès contre André
Donato, gendre du doge, accusé de péculat. On écrivit sur la tombe de
l'amiral qu'il avait été enlevé à la patrie par le poison.

Il n'y avait aucune preuve, aucun indice contre François Foscari,
aucune raison même de le soupçonner. Quand sa vie entière n'aurait
pas démenti une imputation aussi odieuse, il savait que son rang ne
lui promettait ni l'impunité, ni même l'indulgence. La mort tragique
de l'un de ses prédécesseurs l'en avertissait, et il n'avait que
trop d'exemples domestiques du soin que le conseil des Dix prenait
d'humilier le chef de la république.

Cependant Jacques Loredan, fils de Pierre, croyait ou feignait de
croire avoir à venger les pertes de sa famille[249]. Dans ses livres
de comptes (car il faisait le commerce, comme à cette époque presque
tous les patriciens), il avait inscrit, de sa propre main, le doge
au nombre de ses débiteurs, avec cette formule: François Foscari,
pour la mort de mon père et de mon oncle[250]. De l'autre côté du
registre, il avait laissé une page en blanc, pour y faire mention
du paiement de cette dette; et en effet, après la perte du doge, il
écrivit sur son registre, _il me l'a payée, l'ha pagata_.

[Note 249: Hasce tamen injurias, quamvis imaginarias, non tàm ad
animum revocaverat Jacobus Lauredanus defunctorum nepos, quàm in
abecedarium vindictam opportuna.

(_Palazzi Fasti ducales_.)]

[Note 250: _Ibid._, et l'_Histoire vénitienne_ de VIANOLO.]

Jacques Loredan fut élu membre du conseil des Dix, en devint un des
trois chefs, et se promit bien de profiter de cette occasion pour
accomplir la vengeance qu'il méditait.

[Note en marge: XIX. Déposition du doge François Foscari. 1457.]

Le doge, en sortant de la terrible épreuve qu'il venait de subir,
pendant le procès de son fils, s'était retiré au fond de son palais;
incapable de se livrer aux affaires, consumé de chagrins, accablé
de vieillesse, il ne se montrait plus en public, ni même dans les
conseils. Cette retraite, si facile à expliquer dans un vieillard
octogénaire si malheureux, déplut aux décemvirs, qui voulurent y voir
un murmure contre leurs arrêts.

Loredan commença par se plaindre devant ses collègues du tort que
les infirmités du doge et son absence des conseils apportaient à
l'expédition des affaires, il finit par hasarder et réussit à faire
agréer la proposition de le déposer. Ce n'était pas la première fois
que Venise avait pour prince un homme dans la caducité; l'usage et
les lois y avaient pourvu; dans ces circonstances le doge était
suppléé par le plus ancien du conseil. Ici, cela ne suffisait
pas aux ennemis de Foscari. Pour donner plus de solennité à la
délibération, le conseil des Dix demanda une adjonction de vingt-cinq
sénateurs; mais comme on n'en énonçait pas l'objet, et que le grand
conseil était loin de le soupçonner, il se trouva que Marc Foscari,
frère du doge, leur fut donné pour l'un des adjoints. Au lieu de
l'admettre à la délibération, ou de réclamer contre ce choix, on
enferma ce sénateur dans une chambre séparée, et on lui fit jurer de
ne jamais parler de cette exclusion qu'il éprouvait, en lui déclarant
qu'il y allait de sa vie; ce qui n'empêcha pas qu'on n'inscrivît son
nom au bas du décret, comme s'il y eût pris part[251].

[Note 251: Il faut cependant remarquer que, dans la notice où l'on
raconte ce fait, la délibération est rapportée, que les vingt-cinq
adjoints y sont nommés, et que le nom de Marc Foscari ne s'y trouve
pas.]

[Note en marge: Discours de Loredan.]

Quand on en vint à la délibération, Loredan la provoqua en ces
termes[252]: «Si l'utilité publique doit imposer silence à tous les
intérêts privés, je ne doute pas que nous ne prenions aujourd'hui
une mesure que la patrie réclame et que nous lui devons. Les états
ne peuvent se maintenir dans un ordre de choses immuable: vous
n'avez qu'à voir comme le nôtre est changé, et combien il le serait
davantage, s'il n'y avait une autorité assez ferme pour y porter
remède. J'ai honte de vous faire remarquer la confusion qui règne
dans les conseils, le désordre des délibérations, l'encombrement
des affaires, et la légèreté avec laquelle les plus importantes
sont décidées; la licence de notre jeunesse, le peu d'assiduité
des magistrats, l'introduction de nouveautés dangereuses. Quel est
l'effet de ces désordres? de compromettre notre considération. Quelle
en est la cause? l'absence d'un chef capable de modérer les uns, de
diriger les autres, de donner l'exemple à tous, et de maintenir la
force des lois.

[Note 252: Cette harangue se lit dans la notice citée ci-dessus.]

«Où est le temps où nos décrets étaient aussitôt exécutés que rendus?
où François Carrare se trouvait investi dans Padoue, avant de pouvoir
être seulement informé que nous voulions lui faire la guerre? nous
avons vu tout le contraire dans les dernières campagnes contre le duc
de Milan. Malheureuse la république qui est sans chef!

«Je ne vous rappelle pas tous ces inconvénients et leurs suites
déplorables, pour vous affliger, pour vous effrayer, mais pour vous
faire souvenir que vous êtes les maîtres, les conservateurs de cet
état, fondé par vos pères, et de la liberté que nous devons à leurs
travaux, à leurs institutions. Ici, le mal indique le remède. Nous
n'avons point de chef, il nous en faut un. Notre prince est notre
ouvrage, nous avons donc le droit de juger son mérite quand il s'agit
de l'élire, et son incapacité quand elle se manifeste. J'ajouterai
que le peuple, encore bien qu'il n'ait pas le droit de prononcer sur
les actions de ses maîtres, apprendra ce changement avec transport.
C'est la Providence, je n'en doute pas, qui lui inspire elle-même
ces dispositions, pour vous avertir que la république réclame cette
résolution, et que le sort de l'état est en vos mains.»

Ce discours n'éprouva que de timides contradictions; cependant la
délibération dura huit jours. L'assemblée, ne se jugeant pas aussi
sûre de l'approbation universelle que l'orateur voulait le lui faire
croire, désirait que le doge donnât lui-même sa démission. Il l'avait
déjà proposée deux fois, et on n'avait pas voulu l'accepter.

Aucune loi ne portait que le prince fût révocable; il était au
contraire à vie, et les exemples qu'on pouvait citer de plusieurs
doges déposés, prouvaient que de telles révolutions avaient toujours
été le résultat d'un mouvement populaire.

Mais d'ailleurs, si le doge pouvait être déposé, ce n'était pas
assurément par un tribunal composé d'un petit nombre de membres,
institué pour punir les crimes, et nullement investi du droit de
révoquer ce que le corps souverain de l'état avait fait.

[Note en marge: Délibération.]

Cependant le tribunal arrêta que les six conseillers de la seigneurie
et les chefs du conseil des Dix se transporteraient auprès du
doge, pour lui signifier que l'excellentissime conseil avait jugé
convenable qu'il abdiquât une dignité dont son âge ne lui permettait
plus de remplir les fonctions. On lui donnait 1,500 ducats d'or pour
son entretien, et vingt-quatre heures pour se décider[253].

[Note 253: Ce décret est rapporté textuellement dans la notice.]

Foscari répondit sur-le-champ, avec beaucoup de gravité, que deux
fois il avait voulu se démettre de sa charge; qu'au lieu de le lui
permettre, on avait exigé de lui le serment de ne plus réitérer
cette demande; que la Providence avait prolongé ses jours, pour
l'éprouver et pour l'affliger; que cependant on n'était pas en
droit de reprocher sa longue vie à un homme qui avait employé
quatre-vingt-quatre ans au service de l'état; qu'il était prêt encore
à lui sacrifier ses jours; mais que, pour sa dignité, il la tenait
de la république entière, et qu'il se réservait de répondre sur ce
sujet, quand la volonté générale se serait légalement manifestée.

Le lendemain, à l'heure indiquée, les conseillers et les chefs des
Dix se présentèrent. Il ne voulut pas leur donner d'autre réponse.
Le conseil s'assembla sur-le-champ, lui envoya demander encore une
fois sa résolution, séance tenante, et, la réponse ayant été la même,
on prononça que le doge était relevé de son serment et déposé de sa
dignité: on lui assignait une pension de 1,500 ducats d'or, en lui
enjoignant de sortir du palais dans huit jours, sous peine de voir
tous ses biens confisqués[254].

[Note 254: La notice rapporte aussi ce décret.]

[Note en marge: Réponse du doge.]

[Note en marge: Il quitte le palais.]

Le lendemain, ce décret fut porté au doge, et ce fut Jacques Loredan
qui eut la cruelle joie de le lui présenter. Foscari répondit: «Si
j'avais pu prévoir que ma vieillesse fût préjudiciable à l'état, le
chef de la république ne se serait pas montré assez ingrat, pour
préférer sa dignité à la patrie; mais cette vie lui ayant été utile
pendant tant d'années, je voulais lui en consacrer jusqu'au dernier
moment. Le décret est rendu, j'obéirai.» Après avoir parlé ainsi,
il se dépouilla des marques de sa dignité, remit l'anneau ducal,
qui fut brisé en sa présence, et, dès le jour suivant, il abandonna
ce palais, qu'il avait habité pendant trente-cinq ans, accompagné
de son frère, de ses parents et de ses amis. Un secrétaire, qui se
trouva sur le perron, l'invita à descendre par un escalier dérobé,
afin d'éviter la foule du peuple, qui s'était rassemblé dans les
cours; mais il s'y refusa, disant qu'il voulait descendre par où il
était monté; et quand il fut au bas de l'escalier des géants, il se
retourna, appuyé sur sa béquille, vers le palais, en proférant ces
paroles: «Mes services m'y avaient appelé, la malice de mes ennemis
m'en fait sortir.»

La foule qui s'ouvrait sur son passage, et qui avait peut-être désiré
sa mort, était émue de respect et d'attendrissement[255]. Rentré
dans sa maison, il recommanda à sa famille d'oublier les injures de
ses ennemis. Personne, dans les divers corps de l'état, ne se crut
en droit de s'étonner, qu'un prince inamovible eût été déposé, sans
qu'on lui reprochât rien; que l'état eût perdu son chef, à l'insu du
sénat et du corps souverain lui-même. Le peuple seul laissa échapper
quelques regrets: une proclamation du conseil des Dix prescrivit le
silence le plus absolu sur cette affaire, sous peine de mort.

[Note 255: On lit dans la notice ces propres mots: «Se fosse stato in
loro potere, volontieri lo avrebbero restituito.»]

Avant de donner un successeur à François Foscari, une nouvelle loi
fut rendue, qui défendait au doge d'ouvrir et de lire, autrement
qu'en présence de ses conseillers, les dépêches des ambassadeurs de
la république et les lettres des princes étrangers[256].

[Note 256: _Hist. di Venetia_, di Paolo MOROSINI, lib. 24.]

[Note en marge: Élection de Paschal Malipier. 1457. Mort de François
Foscari.]

Les électeurs entrèrent au conclave et nommèrent au dogat Paschal
Malipier, le 30 octobre 1457. La cloche de Saint-Marc, qui annonçait
à Venise son nouveau prince, vint frapper l'oreille de François
Foscari; cette fois sa fermeté l'abandonna, il éprouva un tel
saisissement, qu'il mourut le lendemain[257].

[Note 257: _Hist. di_ Pietro JUSTINIANI, lib. 8.]

La république arrêta qu'on lui rendrait les mêmes honneurs funèbres
que s'il fût mort dans l'exercice de sa dignité; mais lorsqu'on se
présenta pour enlever ses restes, sa veuve, qui de son nom était
Marine Nani, déclara qu'elle ne le souffrirait point; qu'on ne
devait pas traiter en prince après sa mort celui que vivant on avait
dépouillé de la couronne, et que, puisqu'il avait consumé ses biens
au service de l'état, elle saurait consacrer sa dot à lui faire
rendre les derniers honneurs[258]. On ne tint aucun compte de cette
résistance, et, malgré les protestations de l'ancienne dogaresse, le
corps fut enlevé, revêtu des ornements ducaux, exposé en public, et
les obsèques furent célébrées avec la pompe accoutumée. Le nouveau
doge assista au convoi en robe de sénateur.

[Note 258: _Hist._ d'EGNATIO, liv. 6, cap. 7.]

La pitié qu'avait inspirée le malheur de ce vieillard, ne fut pas
tout-à-fait stérile. Un an après, on osa dire que le conseil des Dix
avait outrepassé ses pouvoirs, et il lui fut défendu par une loi du
grand conseil de s'ingérer à l'avenir de juger le prince, à moins que
ce ne fût pour cause de félonie[259].

[Note 259: Ce décret est du 25 octobre 1458. La notice le rapporte.]

Un acte d'autorité tel que la déposition d'un doge, inamovible de
sa nature, aurait pu exciter un soulèvement général, ou au moins
occasionner une division dans une république autrement constituée
que Venise. Mais depuis trois ans, il existait dans celle-ci une
magistrature, ou plutôt une autorité, devant laquelle tout devait se
taire.

[Note en marge: XX. Création des inquisiteurs d'état. 1454.]

C'est ici le lieu de placer l'origine de l'institution des
inquisiteurs d'état. Jusqu'ici les historiens[260] l'avaient
rapportée au commencement du XVIe siècle. On n'avait à cet égard que
des traditions fort incertaines. Dans ce qui concernait ce tribunal,
tout était mystère: son origine était inconnue comme ses règles et
ses formes. Il existait, sans qu'on sût précisément depuis quand, à
quelle occasion, par quelle autorité, avec quels droits: on savait
seulement qu'il voyait tout, qu'il ne pardonnait rien, et l'on
ne se permettait pas plus les recherches sur son origine que les
observations sur ses actes.

[Note 260: Notamment Léopold CURTI, _Mémoires historiques et
politiques sur la république de Venise_, 1re partie, chap. 4; et
l'abbé LAUGIER, _Histoire de Venise_, lib. 30.]

Il n'y a qu'à voir avec quelle circonspection, avec quelles formules
respectueuses les écrivains vénitiens s'excusent de ne point donner
des notions précises sur ce tribunal. «Il n'est permis à personne,
disent-ils[261], d'en rechercher, encore moins d'en pénétrer et d'en
exposer les fonctions.»

[Note 261: Formaleoni et l'abbé Tentori, qui le copie ici mot pour
mot.]

Le savant historien de la législation de Venise, Victor Sandi, qui
écrivait cependant vers le milieu du dernier siècle, ne soulève pas
même le voile qui couvre le conseil des inquisiteurs d'état. «Je
devrais ici, dit-il[262], analyser les notions que j'ai pu recueillir
sur ce tribunal suprême. Mais on ne doit pas s'y attendre; on sait
trop bien à Venise et chez l'étranger que ce tribunal, si grand par
son autorité, par ses droits, par ses formes, est environné de tout
le mystère qui convient à son essence et à sa destination. Le devoir
d'un citoyen, d'un sujet, est de garder un respect sacré pour cette
illustre magistrature, sans chercher à pénétrer, et encore moins à
divulguer des choses qui ne doivent être connues que de ceux qui sont
appelés à y prendre part. Il me paraît certain, sans entrer dans
aucune discussion à ce sujet, que cette magistrature existait dès le
commencement du XVe siècle. Ce fut en 1539 qu'elle reçut une forme
plus solennelle, et un accroissement de force et d'attributions.
Je me bornerai à dire, avec autant de sincérité que de justice, à
la gloire de cet auguste tribunal, que si la république romaine,
si admirable d'ailleurs par ses lois, eût eu une magistrature
semblable, il est permis à la prudence humaine de conjecturer
qu'elle subsisterait encore, et qu'elle aurait été préservée des
vices qui ont occasionné sa dissolution.»

[Note 262: _Storia civile di Venezia_, lib. 8, cap.]

On voit que cet écrivain fait remonter l'institution des inquisiteurs
d'état un siècle plus haut que l'époque où on la place communément,
et qu'il ajoute que ce tribunal fut définitivement constitué dans sa
pleine puissance, en 1539. Il n'apporte aucune preuve à l'appui de
ces assertions, qui sont deux erreurs de fait.

On conçoit que le conseil des Dix, établi dès le commencement du
XIVe siècle, avec la mission de prévenir, rechercher et punir tous
les délits qui pouvaient compromettre la sûreté de l'état; on
conçoit, dis-je, que ce conseil, si porté à étendre ses attributions,
eut souvent occasion de nommer des commissaires pour instruire
provisoirement telle ou telle affaire; que ces commissaires,
chargés de faire les enquêtes, prirent, dès l'origine, le titre
d'inquisiteurs; et en effet, dès l'année 1313, on trouve un décret
de ce conseil qui détermine leurs pouvoirs[263]. Il en est question
dans d'autres décrets de 1411, 1412, 1432[264]. Mais jusque-là ces
commissaires n'étaient chargés que de découvrir ceux qui révélaient
les secrets de l'état, et, tant qu'ils n'agissaient que comme
membres du conseil des Dix, en vertu de sa délégation, et pour lui
soumettre un rapport, ils ne formaient point une magistrature à part,
indépendante, supérieure même à ce conseil.

[Note 263: _Codice delle leggi attinenti al consiglio di X e a suoi
tribunali, raccolte da Pietro Franceschi, segretario de' correttori
nell'anno 1761._

(Archives de Venise.)]

[Note 264: _Ibid._]

L'institution de l'inquisition d'état date donc du moment où elle
prit ce caractère: or, nous avons les lois qui l'établirent, les
réglements qu'elle se donna. Aucun écrivain italien ni français
n'en a parlé, du moins que je sache; je n'ignorais pas quelle était
la circonspection de tous les historiens vénitiens; mais je ne
pouvais concevoir qu'une institution de cette importance existât
sans avoir reçu une forme légale. Aussi ai-je trouvé à Paris ses
statuts manuscrits, qui, jusqu'à présent, étaient demeurés inconnus,
du moins au public[265], et j'ai acquis en même temps la preuve de
leur authenticité, d'abord par la comparaison de trois exemplaires
qui sont parfaitement semblables, et ensuite par les passages qu'en
rapporte, sans doute d'après d'autres copies, un écrivain du XVIIe
siècle, un noble Vénitien de famille ducale, le cavalier Soranzo, qui
a laissé en manuscrit un traité du gouvernement de Venise[266], le
meilleur ouvrage que je connaisse sur cette matière.

[Note 265: Statuti, leggi et ordini delli signori inquisitori di
stato, tanto nella erezione loro, quanto ne' tempi moderni; ne'
quali resta prescritto il modo del governo, cosi dentro, come fuori
della città, e tanto con ministri de' principi, quanto con proprii
ambasciatori, diffusi in capitoli 103.

(Biblioth.-du-Roi.) À la suite d'un manuscrit de l'ouvrage de Frà
PAOLO sur le gouvernement de Venise nº 10462, in-4º. 3. 3

Ce manuscrit provient de la biblioth. de l'archevêque de Reims,
Letellier de Louvois.

Second exemplaire in-fol., sous le nº 1010--H/264; il est à la suite
du même ouvrage de Frà Paolo, et provient de la biblioth. de Harlay.

Troisième exemplaire, bibliothèque de Monsieur, nº 55, in-fº, relié
avec l'ouvrage de Frà Paolo.

Voyez ces statuts ci-après dans les pièces justificatives de cette
histoire.

Il existe à Florence, dans la biblioth. Riccardi, un man. des statuts
de l'inquisition d'état. Il commence comme ceux que j'ai cités
ci-dessus par la loi du grand conseil et le décret du conseil des
Dix, qui précèdent les réglements que les inquisiteurs d'état se
donnèrent eux-mêmes; mais ces trois pièces, au lieu d'être des 16, 19
et 23 juin 1454, portent les dates des 16, 19 et 23 juin 1504.

Ce manuscrit est moins digne d'inspirer de la confiance que ceux qui
sont à Paris; 1º parce qu'il leur est fort postérieur, car on le juge
de la fin du XVIIe siècle et peut-être même du XVIIIe; 2º parce qu'il
est incomplet, le premier statut, au lieu d'être en 48 articles, n'en
a que 44, et le second supplément ne s'y trouve pas.]

[Note 266: _Il governo dello stato veneto_ dal cavalier SORANZO,
biblioth de Monsieur, nº 54, in-fº.]

Dans ces divers manuscrits, on trouve une délibération du grand
conseil, prise le 16 juin 1454, qui, considérant l'utilité de
l'institution permanente du conseil des Dix, et la difficulté de
le rassembler dans toutes les circonstances qui exigeraient son
intervention, l'autorise à choisir trois de ses membres, dont un
pourra être pris parmi les conseillers du doge, pour exercer, sous
le titre d'inquisiteurs d'état, la surveillance et la justice
répressive qui lui sont déléguées à lui-même. Le décret porte, que
les inquisiteurs d'état demeureront investis de cette magistrature
tant qu'ils siégeront au conseil des Dix, qu'ils seront immédiatement
remplacés dès qu'ils sortiront de charge, que ce conseil déterminera
leurs attributions une fois pour toutes; qu'ils ne seront assujettis
à aucunes formalités; que les avogadors ne pourront intervenir dans
les affaires dont ce tribunal aura pris connaissance; qu'enfin son
autorité pourra être sans limites, parce qu'on tient pour certain
qu'il en usera toujours conformément à la justice, et dans l'intérêt
de l'état.

Voilà donc l'acte de l'autorité souveraine qui institue cette
nouvelle magistrature. Le troisième jour suivant, le 19 du même mois,
le conseil des Dix, après avoir nommé les inquisiteurs, déclare
ce tribunal investi de toute l'autorité qui appartient au conseil
lui-même. Sa juridiction s'étend sur tous les individus quelconques,
nobles, ecclésiastiques ou sujets, sans en excepter les membres
du conseil des Dix. Son pouvoir va jusqu'à infliger la mort, soit
publique, soit secrète; pourvu que les voix des trois membres du
tribunal soient unanimes.

Un seul pourra ordonner les arrestations, sauf à en référer ensuite
à ses collègues. Ils pourront disposer des fonds de la caisse du
conseil des Dix, sans avoir à en rendre aucun compte. Ils pourront
correspondre avec tous les recteurs, gouverneurs, généraux, de terre
et de mer, ambassadeurs et autres, et leur donner des ordres. Enfin
ils sont autorisés à faire eux-mêmes leurs propres réglements, à les
renouveler et à les modifier, selon qu'ils le jugeront convenable.

Ces réglements, le tribunal les arrêta quatre jours après, le 23
juin. Ils n'étaient d'abord qu'en quarante-huit articles; mais,
dans la suite, on y fit deux additions qui en portèrent le nombre à
cent trois. Ils étaient écrits de la main de l'un des inquisiteurs,
inconnus même à leurs secrétaires, et serrés dans une cassette, dont
l'un des trois membres gardait la clé.

De telles précautions ont dû empêcher pendant long-temps la
divulgation des secrets de ce tribunal. Ceux qui avaient été admis à
les connaître savaient, mieux que personne, le danger qu'il y avait à
les révéler.

Ce tribunal monstrueux avait, comme on voit, une existence légale:
sa durée était permanente, ses membres temporaires, leur pouvoir
absolu, leurs formes arbitraires, leurs exécutions secrètes, quand
ils le jugeaient à propos, et leurs actes ne laissaient aucune trace,
pas même celle du sang répandu. Un homme disparaissait, et, si on
pouvait soupçonner que ce fût par ordre de l'inquisition, ses proches
tremblaient de s'en informer. Les hommes revêtus de cette terrible
magistrature ne pouvaient encourir aucune responsabilité; mais
eux-mêmes n'avaient pas voulu se mettre à l'abri de la terreur qu'ils
inspiraient: ils avaient déterminé qu'il y aurait un suppléant, pour
être appelé au tribunal, lorsque deux des inquisiteurs voudraient
juger leur troisième collègue.

Ce n'est point ici le lieu de donner de plus longs détails sur cette
magistrature, dont je ferai connaître les statuts. Je me borne à
indiquer l'époque où il faut placer son institution. Elle ne tarda
pas à donner de la réputation à la police vénitienne, car vingt-cinq
ans après, Louis XI écrivait à un de ses ambassadeurs: «Voulant
donner ordre au fait de la justice et de la police dans mon royaume,
je vous prie que vous envoyés quérir le petit Florentin, pour savoir
les coutumes de Florence et de Venise et le faites jurer de tenir la
chose secrette afin qu'il vous dise le mieux et qu'il le mette bien
par escript[267].»

[Note 267: Lettre de Louis XI, du 5 août 1479, pièces justificatives
de l'_Histoire de Louis XI_, par DUCLOS.]

[Note en marge: XXI. Passage de princes étrangers à Venise.]

On peut rapporter à cette époque le passage de quelques princes
voyageurs qui séjournèrent à Venise en allant en Italie.

Entre les souverains qui passèrent à-peu-près vers ce temps-là, il y
en a deux dont la réception me fournit une circonstance à recueillir.

En 1438, l'empereur de Constantinople, Jean II Paléologue, vint,
ainsi que j'en ai fait mention, opérer, par sa soumission au pape,
la réunion de l'église grecque à l'église latine. Il débarqua à
Venise avec une suite de cinq cents personnes, parmi lesquelles était
le patriarche grec. Le doge, à la tête de la seigneurie, alla les
recevoir à Saint-Nicolas du Lido. En abordant l'empereur, le doge
ôta son bonnet ducal, et Jean Paléologue se découvrit à son tour.
Avec le patriarche, le cérémonial fut différent. Le patriarche était
assis, lorsque la seigneurie se présenta. Il se souleva seulement un
peu à son arrivée, mais ne se découvrit point, quoique le doge lui
parlât tête nue. Le sénateur Léonard Justiniani, désigné pour faire
les honneurs de Venise à l'auguste voyageur, dut cette commission à
la profonde connaissance qu'il avait de la langue grecque, et s'en
acquitta si bien, qu'on l'aurait pris, disait-on, pour un des hommes
les plus éclairés de la cour d'Orient.

L'empereur d'Occident, Frédéric III, visita cette capitale en 1452.
Il allait se marier à Naples et recevoir à Rome, des mains de l'un
des deux papes, la couronne, que l'on regardait encore comme le
complément de la dignité impériale. Ce sacre n'était qu'une vaine
cérémonie, qui n'ajoutait rien à la légitimité ni à la puissance des
empereurs. Il y avait à Monza une autre couronne, qu'il lui importait
bien plus de mettre sur sa tête: c'était la couronne de fer des rois
lombards, le signe de la suzeraineté dévolue aux empereurs sur toute
l'Italie septentrionale. Sforce, alors duc de Milan malgré Frédéric,
tâcha de saisir cette occasion pour se réconcilier avec lui. Il le
fit prier de venir aussi à Milan, pour y prendre la couronne de fer.
Frédéric refusa, aimant mieux manifester son ressentiment contre
Sforce, que confirmer, par ce nouvel acte, les droits de sa propre
suzeraineté.

Le gouvernement de Venise reçut cet hôte illustre avec tout le
respect et tous les honneurs qui lui étaient dus. L'empereur était
sur son trône, lorsqu'il admit la seigneurie. Il avait à sa droite le
roi de Hongrie, son neveu, et le duc d'Autriche, son frère. Le doge
prit place à sa gauche.

On offrit des présents à l'auguste voyageur, selon l'usage, et
les Vénitiens voulurent, dans cette occasion, faire montre de la
perfection où leurs manufactures étaient déjà parvenues. Parmi les
objets offerts à l'empereur, on avait étalé un superbe buffet de
crystal, ouvrage de la manufacture établie à Murano, à un quart de
lieue de Venise, qui était, depuis deux siècles, en possession de
fournir des glaces à toute l'Europe.

Frédéric fit un signe à son fou, qui renversa la table où ce beau
service était étalé, et l'empereur crut dire un bon mot, en ajoutant
que, si le buffet eût été d'or, il ne se serait pas brisé. À son
retour, on eut soin de lui offrir des présents plus dignes de lui.
Ces ouvrages de crystal, que l'on fabriquait à Murano, étaient
l'admiration des nations moins industrieuses, et se vendaient un fort
grand prix. L'historien Sanuto parle d'une fontaine de crystal ornée
d'argent, que le duc de Milan acheta trois mille cinq cents ducats.
Les Vénitiens excellaient déjà dans l'art de la mosaïque[268]. Leur
église de Saint-Marc en était couverte[269]. Ils fabriquaient aussi
de très-belles armes, dont l'exportation n'était cependant permise
que sous l'approbation du gouvernement.

[Note 268: En parlant des progrès que les arts faisaient chez ce
peuple, je ne prétends point décider, sur l'invention de ces arts,
des questions presque toujours insolubles. Ainsi par exemple l'art
de la Mosaïque était connu fort anciennement en Italie. M. de Saint
Marc, dans son Histoire d'Italie, tom. I, page 56, parle de deux
statues de Théodoric, roi des Ostrogoths, composées de petites pièces
rapportées; mais c'était de la sculpture en Mosaïque et non pas de la
peinture: au reste, MURATORI, dans le 2e volume de ses _Antiquités
d'Italie_, a publié un manuscrit sur la peinture en mosaïque, et il
le croit du IXe siècle.]

[Note 269: Mémoires de COMMINES, liv. 7, chap. 15. On prétend que,
dès le milieu du XIe siècle, cette basilique avait été décorée de
Mosaïques exécutées par des ouvriers grecs, ce qui était indiqué par
ces vers:

  Historiis, auro, formâ, _specie tabularum_,
  Hoc templum Marci fore die decus ecclesiarum.]

Vers cette époque, l'Italie fut affranchie d'un tribut qu'elle
avait payé jusques alors aux pays occupés par les Turcs, pour
l'exportation de ce sel, connu sous le nom d'alun, qui est un objet
de commerce important par le grand usage qu'on en fait dans les arts,
principalement dans la teinture. On commença à l'extraire d'une
montagne près de Voltera, en Toscane. Cette découverte fut due à un
Génois.

[Note en marge: XXII. État des arts à Venise.]

Ce fut sous le règne de François Foscari que la plupart des puits
publics, destinés à tenir Venise approvisionnée d'eau douce, furent
reconstruits. La principale porte du palais ducal fut revêtue de
marbre. Quelques autres édifices, qui datent de la même époque,
attestent la magnificence et le goût du temps. Le plus utile fut le
Lazaret établi dans une île peu distante de Venise, avec toutes les
dépendances nécessaires à son importante destination.

L'architecture était dès-lors fort en honneur à Venise[270]. Les
ponts qui traversent les divers canaux, et qui jusque-là avaient été
de bois, furent construits en marbre. On peut voir dans le récit que
Philippe de Commines a fait de son ambassade à Venise, combien il
fut émerveillé du grand canal, qui est «la plus belle rue qui soit
en tout le monde, et la mieux maisonnée. Les maisons, dit-il, sont
fort grandes et hautes et en bonnes pierres, et les anciennes toutes
peintes; les autres, faites depuis cent ans, ont toutes le devant
de marbre blanc, et encore ont maintes pièces de porphyre et de
serpentine sur le devant. C'est la plus triomphante cité que j'aie
jamais vue[271].» La construction du palais ducal et de plusieurs
belles églises avait attiré ou fait naître des artistes dans tous
les genres. Gentile et Jean Bellino décoraient ce palais de leurs
peintures. Mahomet II rendit une espèce d'hommage à la république,
lorsqu'il fit venir à sa cour le premier de ces peintres, qu'il
combla de riches présents.

[Note 270: _Historia venetiana_ di Nicolo DOGLIONI, lib. 9; et _Fatti
veneti_, di VERDIZOTTI, lib. 28.]

[Note 271: _Mémoires de Commines_, liv. 7, chap. 15.]

On voit que les Vénitiens excellaient déjà dans plusieurs arts.

Ce siècle en vit naître un d'une toute autre importance, celui
de l'imprimerie. Les Vénitiens n'en furent point les inventeurs,
mais ils ne tardèrent pas à s'y distinguer[272], et cet art devint
bientôt pour eux une nouvelle source de gloire et de richesses. Il
n'y avait guères qu'une douzaine d'années qu'on avait découvert le
moyen d'imprimer des livres avec des caractères mobiles, lorsqu'ils
attirèrent dans leur ville Wendelin de Spire, qui publia ses
premières éditions, en 1469. Jean de Cologne et Nicolas Janson
vinrent, dans le même temps, former, dans cette capitale, des
établissements qui furent encouragés par un privilége. On vit sortir
des presses vénitiennes Cicéron, César, Tacite, Quinte-Curce, Plaute,
Virgile, Pline, Plutarque et quelques auteurs moins considérables.
Ces premières éditions étaient déjà très-belles. Vingt ans après, le
célèbre Alde Manuce commença ses grands travaux, expliqua Homère et
Horace, et fut la tige de plusieurs générations d'imprimeurs savants.
Ces hommes habiles perfectionnèrent les procédés de leur art, et
formèrent plusieurs établissements également utiles aux lettres et au
commerce. Venise eut l'honneur d'être la première ville de l'Italie
d'où sortirent des livres imprimés.

[Note 272: Nicolaus Jenson, quem veneta civitas sortita est, omnes
alios in eo genere laudis post se procul reliquit.

SABELLICUS, 3e déc. lib. 8. Voyez aussi Marin SANUTO, _Vite de'
duchi_, P. MALIPIERO.]

Elle encourageait les hommes de lettres avec le même soin. Les
historiens rapportent[273] l'accueil qui fut fait à un savant
Candiote, nommé George de Trébizonde, qui présenta au doge une
traduction latine du livre des lois de Platon, et que la seigneurie
récompensa, en lui donnant une chaire de professeur, avec cent
cinquante ducats de traitement, ce qui lui fournit l'occasion de
composer un traité de la rhétorique. Il y avait déjà à Venise une
université, qui commençait à être célèbre.

[Note 273: Marin SANUTO, _ibid._]

La bibliothèque de Saint-Marc s'enrichissait. Quelques années après,
elle reçut un accroissement fort important, par la donation que lui
fit le cardinal grec Bessarion, l'un des plus savants hommes de son
siècle. Il avait employé une longue vie à l'étude et à la recherche
des manuscrits précieux. Craignant que cette belle collection ne fût
dispersée après lui, il choisit la ville de Venise comme le lieu où
elle pouvait être le plus sûrement et le plus utilement placée,
et en fit don à la bibliothèque de Saint-Marc, fondée un siècle
auparavant par un autre homme célèbre, par Pétrarque. L'histoire a
conservé la lettre que Bessarion écrivit à ce sujet, et la réponse du
doge; elles honorent également le donateur et la république[274].

[Note 274: Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, C. MORO. Il y a cette
singularité que la lettre est du 31 mai 1468 et la réponse du 10
août, ce qui indique la lenteur des formes de l'administration
vénitienne.]

Le cardinal avait pour bibliothécaire un savant italien, nommé
Marc-Antoine Coccius Sabellicus, que le gouvernement prit à ses
gages, et qu'il chargea de rédiger les annales de Venise. Il s'en
acquitta en bon écrivain, si toutefois on peut mériter ce titre,
quand on écrit l'histoire sans impartialité. La sienne est un
monument élevé à la gloire de la république, par une main habile,
mais mercenaire. Le succès qu'obtint l'ouvrage de Sabellicus,
détermina les Vénitiens à créer, à partir de cette époque, une charge
d'historiographe, qui fut ordinairement remplie par des hommes de
mérite, mais toujours par des patriciens.



LIVRE XVII.

     Traité de commerce avec le soudan d'Égypte. -- Guerre contre les
     Turcs dans la Morée. -- Projet de croisade. -- Perte de l'île
     de Négrepont. -- Alliance avec la Perse. -- Guerre dans l'Asie
     mineure et en Albanie. -- Belle défense de Scutari. -- Paix
     avec le sultan. -- Perte de Scutari, 1457-1479. -- Affaires de
     Chypre; Acquisition de ce royaume par la république. -- Réunion
     des îles de Vegia et de Zante au domaine de Venise, 1469-1484.


[Note en marge: I. État de l'Italie.]

[Note en marge: Différend de la république avec le pape.]

L'avènement de François Sforce au trône de Milan, fut le plus grand
bienfait que la Providence, pût verser sur l'Italie. Ce héros sembla
n'avoir été en guerre avec toutes les puissances de la presqu'île,
que pour leur donner une paix qui se prolongea encore vingt ans après
lui, et qui ne fut troublée que par des nuages passagers. Les Génois
seuls avaient été exclus de la confédération générale, par l'inimitié
qui subsistait entre eux et le roi de Naples. L'isolement où ils se
trouvèrent par cette exclusion, les força de se jeter de nouveau dans
les bras de la France; mais incapables de supporter ce joug, ils se
retrouvèrent, quelques années après (en 1464), sous la domination du
duc de Milan.

Venise n'avait pu voir d'un oeil d'indifférence ni l'une ni l'autre
de ces révolutions. S'il ne lui convenait pas que la France possédât
des états au-delà des Alpes, il ne lui convenait pas davantage
d'accroître la puissance d'un prince déjà aussi redoutable que
Sforce. On négocia avec le roi de France, Charles VII, pour l'engager
à s'opposer à l'agrandissement du duc de Milan; mais, dans le même
temps, le dauphin, qui fut depuis Louis XI, entretenait avec Sforce
des relations secrètes, et l'encourageait à enlever la possession
de Gênes à la France. La fortune de Sforce triompha de toutes les
oppositions, et la paix de l'Italie ne fut point troublée.

Un nouveau pape, Pie II, avait porté sur le trône ce zèle véhément,
qu'on ne devait pas attendre de la part du savant homme, qui,
sous le nom d'Æneas Silvius Piccolomini, avait, dans le concile
de Bâle, combattu les prétentions de la cour romaine avec autant
d'érudition que de fermeté. Parvenu au pontificat, il les adopta
et les soutint avec chaleur. La vacance de l'évêché de Padoue lui
fournit une occasion de réclamer le droit de conférer les bénéfices
ecclésiastiques dans les domaines de la république. Il se hâta de
nommer à ce siége, tandis que le gouvernement faisait de son côté un
autre choix. Il en résulta que l'évêque nommé par les Vénitiens, ne
reçut point ses bulles, et que le protégé du pape ne put occuper son
siége. Ce protégé était un cardinal vénitien, résidant à Rome. La
seigneurie fit négocier avec lui, pour obtenir son désistement. Sur
son refus, on bannit sa famille: les ambassadeurs de la république
à la cour de Rome reçurent défense de le reconnaître, de lui
parler, même de le saluer, et furent sévèrement punis pour l'avoir
fait. L'évêché de Padoue resta, pendant plusieurs années, privé
de son pasteur, jusqu'à ce qu'enfin le cardinal, vaincu par les
sollicitations de ses parents, dont son obstination causait la ruine,
renonça aux droits que lui conférait la nomination du pape et céda le
siége à son compétiteur[275].

[Note 275: Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, P. Malipiero. Voici
comment le sénateur, auteur de l'_Historia di Venetia dall'anno
1457, all'anno 1500_ (man. de la Bibliot.-du-Roi, nº 9960), rapporte
cette anecdote dans la 5e partie de son ouvrage. «Dandolo, vescovo
de Padoa, mancò di questa vita: Pietro Barbo cardinale di San Marco,
vescovo di Vicenza, ha ottenuto il vescovado del papa senza l'assenso
del consiglio de' pregadi e è andato al possesso contre il voler
della terra, tal che è stà intima a Paolo Barbo che subito et vada a
Roma a trovarlo e a operar ch'el renunci al vescovado in termine d'un
mese: altramente esso Paolo Barbo sia bandito in perpetuo da Venezia
e delle terree luoghi nostri, e che sia confisca i boni. Paolo Barbo,
inteso il decreto, ha risposto lagrimando che l'eseguirà quanto gle e
commanda.]

La grande révolution qui venait de s'opérer en Orient par la prise
de Constantinople, attirait nécessairement de ce côté l'attention,
des peuples commerçants. Le soudan d'Égypte, qui craignait pour
lui-même l'ambition des Turcs, devait être disposé à former
quelques liaisons avec les Occidentaux. Les Vénitiens négocièrent
un traité avec lui. La lettre que ce prince écrivit au doge à cette
occasion[276], donne une idée des relations qui existaient entre les
deux puissances.

[Note 276: Elle est rapportée en italien dans Marin SANUTO, _ibid._]

[Note en marge: II. Traité de commerce avec le soudan d'Égypte.]

«AU NOM DE DIEU.

«À messire le doge, Paschal Malipier, grand, puissant, le plus prisé
pour sa sagesse, le plus grand entre ceux qui professent la foi du
Christ, le plus honoré de ceux qui adorent la croix; messire le doge
de Venise, colonne de la chrétienté, ami des soudans et des seigneurs
des Musulmans, que Dieu le conserve doge de Venise.

«Le seigneur soudan, Melech Elmaydi, seigneur des seigneurs de tous
les Musulmans, défenseur des pupilles, conservateur et vengeur de la
justice avec grande impartialité, conquérant toujours vainqueur de
ses ennemis et des rebelles, héritier des soudans, roi des Arabes
et des Perses; serviteur des deux lieux saints, c'est-à-dire de
la Mecque et de Jérusalem, roi au-dessus de ceux qui portent la
couronne, gardien des chemins et des biens de ceux qui vivent à
l'ombre de sa sainte seigneurie, Albuser Hamet Soudan Elmaydi, fils
de l'heureux soudan Lasseraf Aynel; que Dieu et le saint prophète
le maintiennent dans sa puissance, lui donnent la victoire sur ses
ennemis et la sagesse pour observer les saints commandements. Ainsi
soit-il.

«Du temps que vivait notre glorieux père, le seigneur soudan Lasseraf
(que Dieu donne le paradis à son âme), un ambassadeur est venu de
ta part, messire doge de Venise, grand, puissant, etc., que Dieu
te maintienne dans ta seigneurie. Cet ambassadeur, dont le nom est
Maffée Michieli, homme sage et de grande prudence, est présentement
sur le point de retourner auprès de toi.

«Nous avons vu les lettres qu'il avait présentées de ta part au
sultan notre père, et nous avons commandé d'y faire réponse et de te
faire connaître que tout ce que cet ambassadeur a demandé en ton nom
a été accordé, excepté pour le poivre, dont le sultan notre père n'a
jamais permis que le prix fût réduit d'un denier au-dessous de cent
ducats le cabas; parce que les Vénitiens ne sont pas les seuls qui en
achètent; et qu'on en vend aux Maures et aux autres nations.

«Après la mort de notre père, et depuis que nous sommes monté sur
le trône saint des soudans, ton ambassadeur s'est présenté à notre
sublime porte, et a imploré notre sainte charité de la part de ta
seigneurie; et nous lui avons accordé ce qu'il a sollicité en ton
nom, et ce que tu demandais par tes lettres. Nous avons ordonné que
le prix du cabas de poivre fût fixé à quatre-vingt-cinq sarrasins, et
cela pour satisfaire à ta demande et te faire plaisir, et nous avons
donné à ce sujet, ainsi que sur les autres choses que ton ambassadeur
a traitées en ton nom, notre saint commandement qui a été mis par
écrit.

«Nous avons revêtu ton ambassadeur d'une robe de drap de notre pays,
travaillée à la mode de notre pays et doublée d'hermine, et nous
avons donné à son secrétaire une autre robe doublée de vair, et nous
avons fort honoré et défrayé ton dit ambassadeur, suivant l'usage, de
sorte qu'il part, bien vu, bien traité, comblé de distinctions.

«Nous lui avons remis les présents que nous envoyons à ta seigneurie,
détaillés au bas de ce commandement. Sois donc satisfait, parce
que nous te tenons pour le cher ami de notre seigneurie, parce que
nous avons, selon l'usage, confirmé les anciens traités, ainsi que
les franchises et droits accoutumés des consuls et de tous les
commerçants qui se trouvent dans nos états; afin que tous soient
contents et qu'ils viennent trafiquer dans notre pays, y jouissant
d'une pleine sûreté pour leurs marchandises et pour leurs personnes.
Envoie-nous souvent des ambassadeurs, et écris-nous pour entretenir
notre amitié; car nous recevrons toujours tes lettres avec plaisir et
nous ferons écrire nos réponses.

«Que chacun soit avisé que la nation des Vénitiens est honorée,
appréciée dans nos états et traitée plus favorablement que toute
autre dans ses affaires.

«Tous tes commerçants sont libres dans notre pays. Ils peuvent y
circuler et faire leur négoce sans aucun tribut; car nous leur ferons
toujours bonne garde, et nous les maintiendrons sous notre sainte
justice.

«Conserve dans ton coeur ce que nous venons de t'écrire, et que
Dieu nous accorde la grâce de demeurer toujours amis. Les présents
consistent

  en 30 rouleaux de Benjoin.
     20 rouleaux de bois d'aloès.
      4 tapis.
      1 phiole de baume.
     15 boîtes de thériaque.
     42 pains de sucre.
     20 pièces de porcelaine.»

[Note en marge: Christophe Moro, doge. 1452.]

Ce traité fut la seule opération de quelque importance qui eut lieu
sous le dogat de Paschal Malipier. Il mourut le 5 mai 1462, et eut
pour successeur Christophe Moro, dont la famille était de Candie.

[Note en marge: III. Guerre avec les Turcs. 1463.]

Les inquiétudes croissaient tous les jours à Venise pour les
établissements situés dans les mers de la Grèce. Les Turcs ne
violaient point la paix signée avec la république; mais les armées de
Mahomet détruisaient successivement tous les petits états existants
dans la Macédoine, vers l'Épire et vers la Morée, et il était aisé
pour les Vénitiens de prévoir que, du moment où ils allaient se
trouver seuls dans cette presqu'île, en contact avec ce redoutable
conquérant, il leur serait impossible de s'y maintenir.

Déjà il y avait un pacha d'Athènes, et un autre commandait dans la
moitié du Péloponnèse. Les Vénitiens y possédaient encore Modone,
Coron, Naples de Romanie et Argos, c'est-à-dire toute la côte; mais
ils avaient perdu Corinthe, si avantageusement située pour garder
l'entrée de cette presqu'île.

Il fallait beaucoup de prudence pour éviter une rupture, et il
n'était pas moins nécessaire de déployer un certain appareil de
forces pour imposer un peu à ces dangereux voisins. Le sénat fit
partir une flotte de dix-neuf galères pour l'Archipel, sous le
commandement de Louis Loredan.

Un évènement imprévu, mais non fortuit peut-être, vint faire éclater
la guerre en 1463[277].

[Note 277: Le récit de cette guerre est le sujet de la 1re partie
d'une histoire manuscrite qui existe à la Bibliothèque-du-Roi, sous
le nº 9960, intitulée: _Historia di Venezia dall'anno 1487, fino
all'anno 1500_. On y trouve notamment quelques détails sur les impôts
qui furent établis à cette occasion.]

Un esclave du pacha d'Athènes se sauva, en faisant un vol de cent
mille aspres, se réfugia à Coron et y trouva un asyle dans la maison
d'un noble vénitien, nommé Jérôme Valaresso, conseiller de la régence
de Coron, qui lui fournit les moyens de s'échapper. Cet esclave fut
réclamé avec hauteur. On refusa de le rendre, alléguant qu'il s'était
fait chrétien. Le pacha de Morée, pour tirer vengeance de ce refus,
se jeta sur Argos, et en chassa les Vénitiens.

Sur le compte que l'amiral rendit de cet évènement, il fut résolu
qu'on attaquerait les Turcs pour les expulser de la Morée, et on
lui envoya à cet effet un renfort de cinq grosses galères et d'une
trentaine de bâtiments, qui portaient une petite armée.

Ces troupes, débarquées à Naples de Romanie, reprirent et saccagèrent
Argos, et allèrent ensuite, au nombre de quinze mille hommes,
mettre le siége devant Corinthe. Mais cette place était trop bien
fortifiée et trop bien défendue, pour qu'on pût l'emporter de
vive force. On s'était flatté d'y pratiquer des intelligences; le
conseiller Valaresso en avait fait entrevoir l'espérance au général
vénitien, qu'il accompagnait à ce siége. On lui avait même donné le
commandement de quelque infanterie.

Les combats qui se livrèrent sous les murs de Corinthe, furent plus
meurtriers que décisifs. Valaresso s'y comporta avec bravoure; mais
un jour il disparut, et on apprit avec étonnement, dans le camp,
qu'il avait passé à l'ennemi. Cette désertion fit ouvrir les yeux,
et on soupçonna que les Turcs avaient cherché un prétexte pour
renouveler les hostilités, lorsqu'on apprit que le traître, qui
avait donné un asyle à l'esclave fugitif, était allé à Andrinople, où
l'empereur Mahomet II se trouvait alors.

[Note en marge: Les Vénitiens ferment l'isthme de Corinthe par un
retranchement.]

Ces circonstances révélaient que la guerre avait été non-seulement
prévue, mais projetée. On devait s'attendre à une attaque prochaine;
on voulut fortifier l'isthme, pour se mettre à l'abri d'une invasion.
Ce projet avait été exécuté autrefois, lorsque Xerxès menaçait
d'envahir le Péloponnèse. Dans ces derniers temps, les Vénitiens
avaient, pendant qu'ils possédaient Corinthe, relevé cette vieille
muraille, qui n'avait présenté aucun obstacle à l'irruption des
Turcs. Ils reprirent le même travail, comme s'ils n'eussent pas été
avertis de son inutilité[278].

[Note 278: Pour mettre le Péloponnèse à couvert de l'invasion des
barbares, dit le père CORONELLI dans sa description de la Morée,
l'empereur Emmanuel y éleva en 1413, une forte muraille, que
Volaterran et Niger nomment _Examili_, Hermolaüs _Examilion_, à cause
que sa longueur est de six milles, et Nischins _Dioclos_. Cette
muraille commençait au port de Léchée à seize stades de Corinthe et
à cinquante stades du golfe Saronique, à qui Baudrand, contre le
sentiment de Lauremberg, donne aujourd'hui le nom de Lestricori,
situé à l'extrémité occidentale du golfe de Lépante. Cette
construction avait six milles de longueur, et finissait au port de
Cenchrée situé sur la côte orientale vers le golfe d'Engia. Amurath
II, ayant levé le siége de Constantinople en 1424, fit démolir
l'examilion, malgré la paix qu'il venait de conclure avec l'empereur
grec. Les Vénitiens, pour conserver leurs états de la Morée, avaient
grand intérêt de rétablir ce rempart, dont ils prévoyaient que les
ruines donneraient une entrée trop ouverte aux invasions de leurs
ennemis. Ce fut cette considération qui, en 1463, obligea Louis
Loredan général de la république d'y débarquer ses troupes, et de les
joindre à celles de Berthold d'Est, pour les employer conjointement à
un si grand ouvrage. Ils y firent travailler trente mille ouvriers,
qui, en 15 jours de temps, le mirent dans sa perfection, et qui y
ajoutèrent de bons doubles fossés et cent trente-six tours, ce qui
rendit cette muraille incomparablement plus forte qu'elle ne l'avait
été.]

Trente mille hommes furent employés à cet ouvrage; en quinze jours,
un mur en pierres sèches, de douze pieds de haut, défendu par un
fossé et flanqué de cent trente-six tours, traversa un espace
d'environ six milles d'étendue. Sur le milieu on planta l'étendard de
Saint-Marc, et on y éleva un autel, où l'office divin fui célébré.

Mais quand on apprit que le béglier-bey de la Grèce descendait vers
la Morée avec des forces que la terreur peut-être faisait évaluer
à quatre-vingt-mille hommes, les troupes vénitiennes se hâtèrent
d'abandonner le siége de Corinthe, et n'osèrent pas attendre l'ennemi
derrière la muraille. Les généraux, avec beaucoup de raison,
préférèrent un poste où leur petite armée ne fût pas obligée de se
développer sur une si longue ligne. Ils se replièrent sur Naples de
Romanie, et là ils soutinrent une attaque de la grande armée turque
assez vaillamment, pour la repousser et pour lui tuer, dit-on, cinq
mille hommes.

Ce succès des Vénitiens irrita fort Mahomet contre le transfuge
Valaresso, qui, pour lui faire sa cour, avait voulu lui persuader
qu'il était peu difficile de chasser les Vénitiens de la Morée,
et qui n'avait pas manqué d'ajouter que leurs forces y étaient
peu considérables. Il se trouvait en opposition avec les rapports
des généraux turcs, dont l'intérêt était d'exagérer le nombre des
ennemis. La colère de Mahomet effraya Valaresso, qui, en se sauvant,
tomba entre les mains d'un pacha, dont le fils venait d'être fait
prisonnier par les Vénitiens. Ce pacha, pour procurer la liberté à
son fils, imagina de proposer à la république un échange, qui fut
accepté avec empressement. Le traître fut livré aux avant-postes de
l'armée vénitienne, et alla bientôt subir sur la place Saint-Marc le
supplice qu'il méritait.

[Note en marge: IV. Le pape Pie II prêche une croisade contre les
Turcs. 1463.]

Une fois la guerre déclarée, la république ne pouvait rien avoir
plus à coeur que la publication de la croisade. Le vieux pontife
s'y portait avec une ardeur qui n'était pas de son âge, ni, si on
ose le dire, d'un esprit supérieur comme le sien. En apprenant la
bataille dans laquelle les Vénitiens avaient repoussé les infidèles,
il s'écria: «Ecce quomodo Deus excitavit populum fidelem suum.» La
croisade fut prêchée dans tout le monde chrétien, et le trésor des
indulgences fut ouvert avec libéralité; mais comme cette guerre ne
pouvait être que fort dispendieuse, on établit une taxe pour ceux qui
ne paieraient pas de leur personne, et on les obligeait à acheter les
indulgences, sous peine d'excommunication. L'historien qui rapporte
ce fait, ajoute que le tarif en était fort élevé; il y en avait de
tout prix. L'indulgence plénière coûtait, dit-il, jusqu'à vingt mille
ducats; cela est difficile à croire[279].

[Note 279: L'abbé LAUGIER, _Histoire de Venise_, liv. 26. Il cite
l'historien de Brescia pour autorité; mais on peut lui opposer celle
de Marin SANUTO, qui dit que l'indulgence plénière coûtait 20 ducats:
«Sicchè chi dava ducati 20, ovvero andava in persona, avea plenaria
indulgentia, e quasi tutti pagarono molto allegramente a tanta buona
opera.»]

Le bref que le pape adressa à cette occasion au doge, fait connaître
les mesures qui avaient été prises pour le succès de cette
expédition[280], au sujet de laquelle Cosme de Médicis disait: Voilà
un vieillard qui fait une entreprise de jeune homme.

[Note 280: Ce bref est rapporté par Marin SANUTO, _Vite de' duchi_,
C. MORO.]

[Note en marge: Il veut en être lui-même. Bref qu'il adresse au doge.]

«Le projet que depuis long-temps nous avions conçu et tenu caché
dans notre coeur, dit le saint-père, est maintenant révélé. Au
printemps prochain, nous partirons pour l'expédition contre les
Turcs, et notre sénat apostolique nous accompagnera. Les bonnes
troupes ne nous manqueront pas: elles combattront avec le fer, et
nous les seconderons par nos prières. Notre décret à ce sujet a été
lu en plein consistoire, le XI des kalendes de novembre. Nos paroles
ne seront point vaines; ce que nous avons promis au Très-Haut,
nous l'accomplirons. Tous les moyens que nous pourrons avoir, nous
les consacrerons à cette guerre. Notre bien-aimé Philippe, duc de
Bourgogne, de l'illustre sang de France, marchera, s'il plaît à Dieu,
avec nous, accompagné, nous n'en doutons pas, de vaillants hommes et
de troupes expérimentées.

«Nous avons fondé de grandes espérances sur cette armée, mais nous
n'en mettons pas moins dans la flotte que vous avez depuis peu
envoyée dans le Péloponnèse, et dont on nous a rapporté les exploits,
qui égalent tout ce qu'on raconte de merveilleux de l'antiquité.
Nous avons la confiance qu'elle partagera constamment les travaux
de cette guerre avec nous et ledit duc, ainsi que cela a été convenu
entre nous et votre ambassadeur, et nous ne doutons pas que vous ne
concouriez de tous vos efforts à une entreprise qui intéresse la foi
catholique.

«Quoique ces moyens soient considérables et promettent de grands
succès, dont il n'est pas permis de douter, cependant ces moyens
seraient plus grands encore, et cette victoire serait plus certaine,
si vous-même, prince de la république de Venise et chef de ses
armées, vous marchiez à cette guerre avec nous. Rien n'influe sur
les succès comme la présence des princes, à cause du pouvoir et de
la majesté dont ils sont environnés. Les grands noms et la renommée
inspirent souvent plus de terreur que les armes. N'en doutez pas, la
présence du duc de Bourgogne en jettera beaucoup parmi nos ennemis.
Nous-même, nous augmenterons l'épouvante par l'appareil de la dignité
du siége apostolique; et vous, si vous paraissez sur le Bucentaure,
revêtu des ornements ducaux, vous remplirez de terreur non-seulement
la Grèce et les côtes d'Asie qui lui sont opposées, mais encore tout
l'Orient. Unis ensemble pour le saint Évangile et la gloire de Dieu,
nous avons la certitude, avec son secours, de faire des choses
mémorables.

«C'est pourquoi nous exhortons votre noblesse à ne pas différer de
se rendre à nos désirs. Préparez-vous à cette guerre, et faites vos
dispositions pour vous trouver à Ancône, lorsque nous monterons sur
la mer. Votre concours dans notre entreprise sera glorieux pour la
république de Venise, utile à la république chrétienne, et vous
méritera les récompenses de l'autre vie.

«Nous savons que chez les Vénitiens il n'est point nouveau de voir
les princes monter sur les flottes et conduire les opérations de la
guerre. Ce qui a été jugé convenable autrefois, le devient bien plus
aujourd'hui, qu'il s'agit de combattre pour la religion et pour la
cause de Jésus-Christ, notre sauveur.

«Venez donc, notre cher fils, et ne vous refusez pas à partager des
travaux que nous-même nous avons résolu d'entreprendre. Ne nous
objectez point votre vieillesse, comme si l'âge était une excuse. Le
duc Philippe, qui est vieux comme vous, et qui vient de plus loin,
doit entreprendre ce voyage; et nous aussi, quoique déjà parvenu à
notre soixante-deuxième année, atteint par la vieillesse et tourmenté
jour et nuit par nos infirmités, nous n'hésitons cependant point à
partir pour cette expédition. Gardez-vous, sous prétexte de votre âge
ou de votre faiblesse, de vous dispenser d'une guerre si nécessaire,
si sainte. C'est de vos conseils, c'est de votre autorité que nous
avons besoin, et non de la vigueur de votre bras. Philippe nous
apportera assez de forces. Voilà ce que nous requérons de vous:
préparez-vous à venir.

«Nous serons trois vieillards dans cette guerre. La trinité est
agréable à Dieu. La trinité divine protégera la nôtre, et mettra
nos ennemis en fuite devant nous. Cette expédition sera appelée la
guerre des vieillards. Les vieillards ordonneront et les jeunes gens
exécuteront; ils combattront et sauront disperser les ennemis. C'est
une illustre entreprise que celle à laquelle nous vous invitons.
Gardez-vous d'y manquer, et ne craignez pas une mort qui conduit à
une meilleure vie. Nous sommes tous réservés à mourir dans ce siècle.
Or, il n'y a rien de plus désirable que de bien mourir, et il n'y a
pas de plus belle mort que celle qu'on reçoit pour la cause de Dieu.
Venez donc, et que votre présence nous console. Ou nous reviendrons
victorieux avec l'aide du Seigneur, ou bien, s'il en a décrété
autrement, nous subirons le sort qu'il nous a préparé dans sa sainte
miséricorde. Rien ne peut nous arriver qui ne nous soit favorable, en
soumettant humblement notre volonté à la divine providence.

«Donné à Rome, à Saint-Pierre, l'an de l'incarnation du seigneur
1463, le 8 des kalendes de novembre, et le 6e de notre pontificat.»

Cette expédition, à la tête de laquelle voulait se mettre le chef
de la chrétienté, cette flotte sur laquelle il invitait des princes
à le suivre, consistait presque uniquement en galères vénitiennes,
mais la piété des croisés en avait fait les frais. Le duc de Modène
en avait armé deux, la ville de Bologne une, celle de Lucques une,
des cardinaux en avaient payé cinq. Quelques autres étaient armées
par le pape. Des nobles vénitiens commandaient toutes ces galères,
des matelots vénitiens les montaient. On voit que la république
fournissait le personnel et le matériel de l'armement, elle n'était
dispensée que de la dépense pécuniaire.

Quant aux troupes de terre, le duc de Bourgogne avait promis de
marcher en personne à la tête de son armée. On dit même qu'afin de se
procurer des fonds, il avait remis au roi de France la province de
Picardie, pour une somme de quatre cent mille écus[281].

[Note 281: Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, C. MORO.]

Le duc de Milan envoyait un corps de trois mille hommes de cavalerie,
sous la conduite de l'un de ses fils.

Mathias, roi de Hongrie, était déjà en guerre contre les Turcs[282].

[Note 282: Son traité avec la république est de 1463, voyez _Codex
Italiæ diplomaticus_. LUNIG, tom. II, pars 2, sectio 6, XXIV.]

On comptait sur la coopération de la Bohême et la Pologne.

[Note en marge: V. Le doge obligé de s'embarquer.]

La lettre du pape surprit et alarma beaucoup le doge. C'était un
vieillard qui n'avait plus de passion que l'avarice, et qu'un moine
maîtrisait. Quand il entendit lire le bref dans le conseil, il se
récria sur son grand âge, sur l'inutilité de sa présence à la guerre;
mais le conseil, qui voulait donner de l'éclat à cette expédition,
n'en décida pas moins que le doge en ferait partie, et qu'il y serait
accompagné de quelques conseillers, les autres devant rester à Venise
pour pourvoir à l'administration de l'état.

Christophe Moro insistait vivement, pour être dispensé de faire cette
campagne. «Sérénissime prince, lui dit Victor Capello, l'un des
conseillers, si votre sérénité refuse de partir de bonne grâce, nous
saurons l'y contraindre, parce que le bien et l'honneur de la patrie
nous sont plus chers que votre personne[283].»

[Note 283: Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, C. MORO.]

Le doge ne répliqua point, et demanda, pour toute faveur, que le
commandement de l'armée navale fût donné à un de ses parents, ce qui
fut agréé.

[Note en marge: Brouillerie momentanée avec Trieste. 1463.]

Pendant qu'on s'occupait des préparatifs de cette guerre, les
Vénitiens ne craignirent pas de s'en attirer une autre. Ils avaient
été autrefois maîtres de Trieste; cette ville, depuis qu'elle avait
passé sous la domination de Frédéric III, leur devait encore quelque
tribut. Elle s'était même engagée à se pourvoir de sel sur leur
territoire. Mais bien loin de remplir ses obligations, elle comptait
assez sur la protection de l'empereur, pour oser se montrer jalouse
des priviléges que les Vénitiens s'étaient arrogés sur l'Adriatique.
Elle éleva ses prétentions jusqu'à vouloir être l'entrepôt nécessaire
de tout le commerce du golfe avec l'Allemagne. Venise, à son tour,
serait devenue tributaire des Triestains. Il n'en fallait pas tant
pour encourir le ressentiment de la république. Un petit corps
d'armée fut envoyé sur-le-champ pour attaquer Trieste, mais la place
se montra disposée à se défendre; les troupes de l'empereur eurent
le temps d'arriver, et la guerre allait devenir sérieuse, si le pape
ne se fût hâté d'accommoder le différend. Ce traité, qui fut conclu
le 17 décembre 1463, n'est pas d'une grande importance, puisqu'il
ne porte que la cession de trois petites communes à la république;
mais on y remarque, 1º que les Triestains furent obligés de continuer
le paiement _de l'ancien cens à l'église de Saint-Marc et au doge;_
2º qu'il leur fut interdit de vendre du sel, et d'en transporter sur
leurs vaisseaux, sous peine de la vie; 3º qu'ils promirent de rendre
les esclaves transfuges appartenant aux Vénitiens[284].

[Note 284: Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, C. MORO.]

[Note en marge: Départ de la flotte. 1464.]

La flotte destinée à l'expédition de la croisade fut prête à la
fin du printemps. Les neuf galères armées par les princes ou les
cardinaux étaient déjà dans le port d'Ancône. La république en avait
armé dix; c'était donc une flotte de dix-neuf galères, qui devait
aller se joindre à trente-deux autres, qui étaient déjà dans les
ports de la Grèce.

Les Turcs étaient sortis du détroit peu de temps auparavant, avec
quarante-cinq galères et une flotte de cent bâtiments de transport.

Le pape était déjà rendu à Ancône, mais le duc de Bourgogne ne se
mettait point en mouvement.

[Note en marge: Mort du pape Pie II.]

Enfin, le 30 juillet 1464, après avoir consulté les astrologues, afin
de choisir l'heure du départ pour cette pieuse expédition, le doge
se mit en mer, à son grand regret. En arrivant à Ancône, où il fut
reçu au bruit de toute l'artillerie de la place et des vaisseaux, il
apprit que le pape venait de tomber malade, qu'il était en danger, et
en effet on annonça sa mort le lendemain. Une goutte remontée empêcha
ce pontife de faire un voyage peu convenable à sa dignité, et où sa
présence, quoi qu'il pût en dire, n'aurait été d'aucun secours contre
des ennemis tels que les Turcs.

Le doge se fit mettre à terre, monta à cheval, précédé de deux
cardinaux et suivi de deux autres, alla voir le corps du pape, et
entra dans le consistoire des cardinaux, où il prit place au-dessous
du doyen.

Cette assemblée était bien éloignée de partager l'ardeur belliqueuse
de Pie II; aussi, dès la première séance, le doyen du sacré collége
déclarat-il au doge que l'expédition ne pouvait plus avoir lieu. On
laissa à la disposition de la république les cinq galères armées par
les cardinaux, qui offrirent même d'en payer l'entretien pendant
quatre mois, et on remit, sur les fonds de la croisade, une somme de
quarante mille ducats à la seigneurie, pour l'aider à acquitter un
subside annuel de soixante mille, qu'elle s'était engagée à payer au
roi de Hongrie, tant qu'il serait en guerre avec les Turcs.

Ces dispositions faites, les cardinaux partirent pour Rome, où ils
procédèrent à l'élection du cardinal Barbo, vénitien, qui régna sous
le nom de Paul II, et le doge ramena la flotte à Venise.

Cette flotte, destinée à combattre les Turcs, reprit la mer pour
aller dévaster les côtes de Rhodes. Les chevaliers, alors souverains
de cette île, avaient retenu deux bâtiments vénitiens; mais ils
furent contraints de les rendre, quand ils virent tous les villages
en flammes autour de leur capitale.

[Note en marge: VI. La république cherche des alliés contre les
Turcs.]

Les affaires n'avançaient point dans la Morée; l'armée turque et
l'armée vénitienne ravageaient à l'envi cette presqu'île, sans
parvenir à en avoir la possession exclusive.

Sur ces entrefaites, la seigneurie vit arriver deux ambassadeurs,
l'un du roi de Perse, Ussum-Casan, l'autre du prince de Caramanie,
qui vinrent lui proposer une alliance contre Mahomet II, proposition
qui fut acceptée avec empressement. En même temps on apprit que des
ambassadeurs turcs étaient en Italie, et qu'ils allaient à Milan
solliciter le duc d'attaquer les provinces de terre-ferme de la
république, pendant que Mahomet occuperait une partie des forces
vénitiennes dans la Grèce. Un ennemi toujours redoutable tel que
Sforce, le devenait bien davantage, s'il s'alliait avec le sultan.
Le sénat éprouva les plus vives inquiétudes, jusqu'à ce qu'il eut
reçu avis que le duc de Milan, en accueillant fort honorablement les
envoyés de Mahomet, s'était refusé à entreprendre la guerre contre la
république.

Ce prince, alors âgé de soixante quatre ans, attaqué d'une hydropisie
qui lui annonçait une fin prochaine, affermi sur son trône, couvert
de gloire, et voyant sa famille, si nouvelle, alliée aux maisons
de France, de Savoie et d'Arragon[285], ne voulut pas compromettre
la tranquillité de ses derniers jours et la paix de l'Italie, qui
était son plus bel ouvrage. Il termina sa glorieuse carrière l'année
suivante, laissant un nom immortel et un état florissant.

[Note 285: En 1454, il avait marié son second fils avec la fille du
duc de Savoie.

En 1455, son troisième fils épousa Éléonore d'Arragon, fille de
Ferdinand, roi de Naples.

En 1465, sa fille Hipolyte-Marie épousa Alphonse d'Arragon, fils du
même Ferdinand.

En 1463, son fils aîné Galeas-Marie, que l'on nommait le comte de
Pavie, épousa, d'après un traité conclu entre son père et Louis XI,
roi de France, la princesse Bonne, fille du duc d'Orléans.]

La république se voyait réduite à chercher des alliés en Asie.
Cependant elle tâchait aussi de déterminer le roi de Hongrie à de
nouveaux efforts; mais ce prince profitait de la diversion produite
par la guerre du Péloponnèse, et évitait d'attirer les Turcs de son
côté. Il se disait dans l'impuissance d'armer, à cause du retard
qu'éprouvait le paiement des subsides promis par la seigneurie. Pour
ôter tout prétexte à son inaction, pour se mettre en état de pousser
la guerre dans la Morée avec quelque vigueur, il fallait se procurer
des fonds.

On voulut lever des décimes sur le clergé, mais le nouveau pape,
quoique Vénitien, y mit une opposition, que toute la fermeté du sénat
ne put vaincre. Le gouvernement ne parvint à lever ces décimes, qu'en
se relâchant du droit absolu d'en disposer, c'est-à-dire en prenant
l'engagement de les employer exclusivement aux frais de la guerre
contre les infidèles.

À cette époque, les revenus de la république ne s'élevaient pas à
un million de ducats[286], c'est-à-dire à environ quatre millions
de francs; ce n'était guère plus que le produit du duché de
Milan[287]; et il est à remarquer que ces revenus, par la diminution
du commerce et des capitaux, avaient eux-mêmes diminué sensiblement
pendant le règne de François Foscari, quoique la république se fût
agrandie de quatre provinces. Cette décadence des finances était
encore plus manifeste par l'accroissement de la dette et des charges
publiques.

[Note 286: Ces renseignements nous sont fournis par l'historien Marin
Sanuto. Son tableau laisse à désirer quelques explications, je me
borne à le transcrire. Il le donne pour l'état des revenus de la
seigneurie en 1469.

  Dazio del vino                                  77,000 ducati.
  Dazio delle taverne                             12,000
  Dazio dell' entrate                             34,000
  Dazio dell'uscita                               15,000
  Dazio della mesetteria                          36,000
  Dazio della beccaria                            22,000
  Dazio della torneria veechia per l'olio         28,000
  Dazio della torneria nuova per la grassa         9,000
  L'ufizio del sale per utilità e sali            96,000
  Affitti delle botteghe, dazje rive di Rialto    54,000
  Salinari a Chioggia                                500
  Tanse di notaj et scrivani                       5,000
  Ufizj deputati a pagare per cedola di palazzo    6,000
  Pozzi, acque e zatte                               750
  Straordinarj per mezza di contanti               7,500
  Decime all'anno riscuotendo il tutto            40,000
  Decime delle case                               20,000
  Decime delle possessioni di fuori                6,000
  Decime d'imprestiti                             15,000
  Decime delle mercatanzie                        14,000
  Decime di navi e galere e di noli                1,000
  Decime del clero di Venezia                      1,800
  Per un terzo del prò degl'imprestiti            47,000
  Tanse limitate                                   6,000
  Tanse de' Giudei                                 3,000
                                                --------
                                                 536,550

À cet état qui s'élève à 536,550 ducats, il faut ajouter l'état des
revenus tirés des provinces.

Report 536,550

Le même historien nous les donne ailleurs. Son tableau se rapporte à
l'année 1423.

                              +-----------+----------+----------+
                              |  RENDE    |  HA      |  RESTANO |
                              |  a        |  di      |  netti   |
                              |  l'anno.  |  spese.  |  ducati. |
                              +-----------+----------+----------+
  La patria del Friuli        |   7,500   |   6,330  |   1,170  |
  Trivigi e il Trivigiano     |  40,000   |  10,100  |  29,900  |
  Padova e il Padovano        |  65,600   |  14,000  |  51,500  |
  Vicenza e il Vicentino      |  34,500   |   7,600  |  26,900  |
  Verona e il Veronese        |  52,500   |  18,000  |  34,500  |
  Brescia e il Bresciano      |  75,500   |  16,000  |  59,500  |
  Bergamo e il Bergamasco     |  25,500   |   9,500  |  16,000  |
  Crema e il Cremasco         |   7,400   |   3,900  |   3,500  |
  Ravena e il Ravenasco       |   9,000   |   2,770  |   6,230  |
                              +-----------+----------+----------+
                              | 317,400   |  88,200  | 229,200  | 229,200
                              +-----------+----------+----------+
  Terres maritimes                                                180,000
                                                                 --------
  TOTAL                                                           945,750

  L'état général des revenus de la république, que j'ai rapporté
  ci-dessus (livre 12), s'élève à                         996,290 ducats.
  Celui-ci ne s'élève qu'à                                945,750
                                                         --------
  Ainsi il y a une diminution de                           50,540

Mais dans l'intervalle de 1423 à l'année 1469, la république avait
acquis les provinces de Brescia, de Bergame, de Crême et de Ravenne,
qui sont portées dans le nouvel état pour un revenu net de 85,230
ducats. Et cette acquisition, comme on voit, n'avait point compensé
la diminution qu'avaient éprouvée les douanes, les droits indirects
de toute nature, les autres impôts, notamment les bénéfices de
la caisse des emprunts, qui, de cent cinquante mille ducats, se
trouvaient réduits à 27,000.

En dernier résultat, le revenu était:

                +------------+------------+----------+----------------+
                | Provinces. |  Terres    | Autres   | Total.         |
                |            | maritimes. | revenus. |                |
                +------------+------------+----------+----------------+
  En 1423       |  143,970   |   180,000  | 672,320  | 996,290        |
  En 1469       |  229,200   |   180,000  | 536,550  | 945,750        |
                +------------+------------+----------+----------------+
  Augmentation  |   85,230   |     --     |   --     |   --           |
  Diminution    |    --      |     --     | 135,770  | 50,540 ducats. |
                +------------+------------+----------+----------------+

Ainsi, en quarante-six ans, tous les revenus qui constatent
l'activité du commerce et l'abondance des capitaux avaient éprouvé
une réduction de 135,770 ducats; voilà l'effet de la guerre; et
pour savoir de combien l'état s'était appauvri, il faudrait pouvoir
ajouter de combien la dette et les charges publiques s'étaient
augmentées. L'historien dans lequel nous puisons tous ces détails,
ne les a pas présentés avec toute la clarté désirable. Il y a même
des inexactitudes dans ses calculs, mais il mérite de la confiance,
parce que c'était un homme laborieux et à portée d'être bien instruit
des affaires. Il était petit-neveu du doge Christophe Moro. Or
il dit lui-même: «La signoria di Venezia avea d'entrata nel 1423
d'ordinario, un millione e cento mila ducati; per le grandi guerre
che hanno distrutte le mercatanzie ha d'ordinario, ducati 800,000.»

Ces chiffres ne se rapportent pas exactement à ceux que nous avons
trouvés en comparant les éléments de son calcul, mais il en résulte
toujours une diminution considérable dans les revenus.]

[Note 287: Philippe de COMINES dit dans ses _Mémoires_, liv. 7,
ch. 2: «Quand le seigneur se contenterait de 500,000 ducats l'an,
les sujets ne seraient que trop riches, et vivrait le dit seigneur
en sûreté, mais il en lève 650,000, ou 700,000, qui est grande
tyrannie.»]

La république n'avait aucun fruit à espérer d'une guerre contre
les Turcs. Elle ne pouvait pas songer à les expulser de l'Europe,
il lui importait même assez peu d'agrandir ses possessions. Ce
qui l'intéressait réellement, c'était d'étendre son commerce et
de le continuer avec sûreté. Toutes ces considérations devaient
faire désirer vivement un accommodement. On le proposa à diverses
reprises. Lorsque le pape sut que la république était en négociation
avec Mahomet, il offrit trois cent mille ducats si on continuait la
guerre. Le gouvernement vénitien fut réduit à accepter ce subside,
par l'impossibilité d'obtenir de l'empereur turc des conditions
raisonnables.

Ce n'était pas seulement la Morée qu'on avait à lui disputer,
c'était aussi l'Albanie.

[Note en marge: Campagne de 1466.]

Dans la Morée, le fait le plus remarquable de la campagne de 1466,
fut la prise d'Athènes, qui avait déjà perdu son nom comme sa gloire.
Cette ville, que les barbares appellent Setine, fut saccagée par les
Vénitiens. Les Turcs s'en vengèrent sur un provéditeur, qui fut fait
prisonnier, et qu'ils firent empaler: ensuite ils reprirent la ville,
après avoir tué onze cents hommes à l'armée de la république.

Sur la côte d'Albanie, le fameux Scanderberg défendait vaillamment le
petit royaume de son père, qu'il avait su ressaisir: c'était pour les
Vénitiens un allié moins puissant qu'intrépide. Pour sauver Croye, sa
capitale, il fut réduit à la leur confier. On voit que les progrès
des Turcs causaient de vives inquiétudes à tous leurs voisins, et que
Venise cherchait des alliés contre eux, en Albanie, en Hongrie, en
Perse, en Caramanie et en Égypte.

[Note en marge: VII. Mahomet II attaque l'île de Négrepont. 1470.]

Trois ans se passèrent à commettre de part et d'autre dans la Grèce
d'inutiles ravages. Un témoin oculaire, Coriolan Cippico, qui
commandait une galère de la flotte vénitienne, a écrit l'histoire de
cette guerre, avec des détails qui sont quelquefois précieux[288].
Il raconte à chaque page que les prisonniers turcs, hommes et femmes,
étaient vendus à l'encan; c'était, dit-il, un ancien usage des
Vénitiens, que, toutes les fois qu'il y avait du butin à partager,
le général nommait des officiers pour procéder méthodiquement au
partage. Il en retenait un dixième pour lui-même; les provéditeurs,
les capitaines en recevaient chacun une part, en proportion, de leur
grade: le reste était distribué aux soldats. On conçoit combien
un tel usage devait donner d'ardeur pour le pillage, qui devenait
légitime, puisque les chefs y participaient. On payait aux soldats
trois ducats pour chaque prisonnier qu'ils amenaient au camp.

[Note 288: _Delle guerre de' Venetiani, nell'Asia dal 1470 al 1474
libri trè_. Cette histoire a été imprimée plusieurs fois. M. MORELLI,
bibliothécaire de Saint-Marc, en a publié une édition en 1796.]

Au printemps de 1470, on apprit qu'une flotte considérable sortait du
détroit de Constantinople. On la disait composée de cent huit galères
et de deux cents autres bâtiments, portant une armée de soixante-dix
mille hommes. Il y avait probablement quelque exagération dans ces
récits, car le nombre des vaisseaux ne paraîtrait pas proportionné
à celui des troupes; mais il est certain que cette armée était
numériquement fort supérieure à celle de la république, car il n'y
avait alors que trente-cinq galères vénitiennes dans l'Archipel.

Toute cette grande flotte, qui formait une ligne de six milles
d'étendue, vint jeter l'ancre dans le canal qui sépare l'île de
Négrepont du continent de la Grèce.

Cette mer n'avait pas vu un si grand nombre de vaisseaux depuis
la flotte de Xerxès. C'était aux mêmes lieux, c'est-à-dire entre
l'île d'Eubée et la côte de l'Attique, que les mille voiles de ce
conquérant s'étaient avancées contre les Athéniens. Pour rendre
la ressemblance plus parfaite, l'armée de terre se déploya sur le
rivage, et Mahomet vint placer sa tente sur un promontoire, où le
grand-roi avait élevé ses pavillons.

[Note en marge: Inaction de l'amiral vénitien.]

[Note en marge: Siége et prise de la capitale.]

Mais il n'y avait point ici de Thémistocle. Les trente-cinq galères
vénitiennes étaient dans le golfe Saronique, sous l'île de Salamine.
Elles n'avaient qu'à doubler la pointe de l'Attique, pour se trouver
en face des ennemis. Nicolas Canale, qui les commandait, ne voulut
jamais faire le moindre mouvement. Il attendait des renforts de
Candie, et, sous ce prétexte, il laissa les Turcs opérer sans
obstacle le débarquement de leurs troupes à Négrepont, unir cette île
avec le continent par un pont de bateaux, et commencer l'attaque de
la ville. Elle avait Paul Erizzo pour gouverneur. Dans l'intervalle
du 25 juin au 12 juillet, les Turcs livrèrent cinq assauts furieux
à la place. Dès les trois premiers, ils avaient perdu plus de vingt
mille hommes, et trente galères avaient été coulées à fond par
l'artillerie des assiégés. Mahomet se vit obligé de faire débarquer
les équipages, pour continuer les opérations du siége. Le moment
était assurément bien favorable pour attaquer cette flotte à moitié
désarmée. Il était facile de rompre le pont de l'Euripe, toute
l'armée turque se trouvait enfermée dans l'île, sans vivres et sans
moyens d'en sortir. Les capitaines vénitiens représentaient cette
situation des choses à leur amiral; ni leurs instances pour obtenir
la permission de combattre, ni les signaux continuels que faisait la
ville pour obtenir du secours, rien ne put ébranler Canale dans son
système de temporisation.

Cependant les assiégés étaient dans la détresse; ils tuèrent encore
quinze mille hommes à l'ennemi dans un quatrième assaut. Enfin, le
12 juillet, la place fut emportée de vive force, et les historiens
prétendent qu'elle coûta soixante-dix-sept mille hommes aux
assiégeants. Il est vraisemblable que ces nombres sont fort exagérés;
mais cette exagération n'est point nécessaire pour faire juger de la
vigueur de la résistance.

Les débris de la garnison, qui avait perdu six mille hommes, se
retirèrent dans le château; là, le vaillant gouverneur se défendit
encore quelques jours, enfin ils se virent réduits à capituler.
Mahomet leur promit de leur sauver la tête; et on ajoute que, par une
odieuse subtilité, voulant satisfaire sa vengeance sans violer son
serment, il fit scier le brave Erizzo par le milieu du corps[289].

[Note 289: SANDI, _Storia civile de Venezia_, lib. 8, cap. 9.]

Cette barbarie est encore un de ces faits dont il est permis de
douter. Plusieurs traits de la vie de Mahomet II démentent une
pareille atrocité, et l'historien le plus exact de ce temps-là, Marin
Sanuto, n'en fait pas mention. Il se borne à dire que Paul Erizzo
perdit la vie[290].

[Note 290: Il n'est pas mention de ce fait dans l'_Histoire turque_
de Saadud-din-Mehemed HASSAN, règne de Mahomet II, traduite par
GALLAND. On raconte aussi que Mahomet devenu maître de la fille de
ce brave gouverneur, voulut la forcer de céder à un amour qui ne
s'exprimait que par des menaces, et que, furieux de ses refus, il lui
fit trancher la tête.]

[Note en marge: Punition de l'amiral.]

Dès que l'amiral vénitien apprit la reddition de la place, il se
détermina à lever l'ancre; mais ce fut pour se réfugier à Candie.
Il n'y eut qu'un cri d'indignation contre lui dans Venise. Pierre
Moncenigo reçut ordre de partir pour aller prendre le commandement
de la flotte, de faire mettre Nicolas Canale aux fers, et de
l'envoyer dans les prisons du conseil des Dix.

Il le trouva faisant une attaque tardive et infructueuse contre les
Turcs maîtres de Négrepont. Ce lâche, ou inepte général, conduit
à Venise, fut condamné seulement à un exil perpétuel et à la
restitution du traitement qu'il avait reçu: trop faible châtiment
d'une faute si fatale à sa patrie, que d'en être banni après l'avoir
compromise. Suivant l'historien Sandi[291], on attribua sa faiblesse
à la présence d'un jeune fils qu'il avait sur sa galère, ce qui fit
rendre une loi, qui défendait aux généraux vénitiens d'embarquer
leurs enfants avec eux.

[Note 291: _Storia civile di Venezia_, lib. 8, cap. 9.]

Les puissances d'Italie, et sur-tout le roi de Naples, sentirent
que, si les Turcs se rendaient maîtres de toute la Grèce, et par
conséquent d'une partie des rivages de l'Adriatique, on ne pourrait
plus naviguer avec sûreté dans cette mer, et que peut-être ils
seraient eux-mêmes tentés de la passer. Cette crainte fit naître
une ligue à laquelle accédèrent successivement le pape, le roi de
Naples Ferdinand d'Arragon, le duc de Milan, le duc de Modène et les
républiques de Lucques, de Sienne et de Florence[292].

[Note 292: _Ibid._]

Pour combattre au-delà de la mer, cette ligue ne pouvait offrir aux
Vénitiens qu'un faible secours, aussi les Turcs faisaient-ils des
progrès dans la Morée. Ils s'avancèrent jusqu'aux frontières de la
Dalmatie, s'élevèrent au nord du golfe, pénétrèrent dans le Frioul,
et mirent à feu et à sang les environs d'Udine, qui put voir l'armée
turque du haut de ses remparts. Les dangers que courait l'Allemagne
méridionale, firent espérer un moment quelques secours de la part
de l'empereur Frédéric III. La république les sollicita vainement
par une ambassade. La diète et Frédéric se bornèrent à de fastueuses
promesses, qui restèrent sans exécution. La flotte vénitienne, forte
de quarante-sept galères, ravageait pendant ce temps-là les îles de
l'Archipel. Dix-neuf galères du pape, dix-sept du roi de Naples, et
deux de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, vinrent la joindre. Le
plus grand exploit de cette armée fut la surprise de Smyrne, que l'on
détruisit entièrement par les flammes. Les soldats firent hommage au
légat, qui commandait l'escadre pontificale, de cent trente-sept
têtes, pour lesquelles ils reçurent autant de ducats.

[Note en marge: Nicolas Trono, doge. 1471.]

Le doge Christophe Moro mourut sur ces entrefaites et fut remplacé
par Nicolas Trono, vieillard de soixante-quatorze ans, qui s'était
fort enrichi à Rhodes, où il avait fait le commerce pendant quinze
ans, ce qui semble prouver qu'à cette époque cette profession n'était
pas encore interdite aux patriciens. On évaluait sa fortune à
quatre-vingt mille ducats, ce qui revient à quatre cent quatre-vingt
mille francs. C'était alors une fortune notable. Rappelons-nous que,
cinquante ans auparavant, le doge Thomas Moncenigo comptait dans
Venise plusieurs nobles ayant jusqu'à soixante-dix mille ducats de
revenu.

[Note en marge: VIII. Alliance de la république avec le roi de Perse.]

Toutes les espérances des Vénitiens se tournaient vers l'Orient.
C'était du roi de Perse qu'ils attendaient la diversion la plus
efficace[293]. Il envoya d'abord une armée de troupes légères,
qui entrèrent dans l'Asie mineure par la Géorgie, et ravagèrent
la côte méridionale de la mer Noire, tandis que Moncenigo, avec sa
flotte, dévastait les rives de l'Archipel. Ce n'était d'abord qu'une
incursion, dont le pillage semblait être l'unique objet. Bientôt
après cent mille hommes, partis des bords de l'Euphrate, traversèrent
toute l'Asie mineure, vinrent battre les troupes ottomanes dans la
Natolie, et s'emparèrent de plusieurs places de cette province. Cette
armée n'avait point d'artillerie; il fallut que les Vénitiens lui en
envoyassent, ainsi que des munitions et des canonniers.

[Note 293: L'ambassade et les secours que les Vénitiens lui
envoyèrent à cette occasion, furent confiés à Josaphat Barbaro, qui
publia une relation de son voyage, mais il n'y dit pas un mot de sa
négociation, ni de la guerre. Ambroise Contarini fut envoyé pour lui
succéder dans cette mission, et a publié aussi son itinéraire.]

Mahomet, pour ralentir les progrès de ces attaques, fit proposer la
paix aux Vénitiens, peut-être sans avoir intérieurement le dessein de
la conclure. Il demandait la cession de la ville de Croye en Albanie,
enlevée à son père Amurath par Scanderberg, et que celui-ci avait
depuis consignée aux Vénitiens. Du reste, il offrait de remettre les
choses sur le pied où elles étaient avant la guerre, sauf la conquête
de Négrepont qu'il voulait retenir. Le sénat exigea la restitution de
cette île, et la négociation fut rompue. Il y a une chose remarquable
dans cette négociation, c'est qu'elle fut traitée par le conseil des
Dix. Ce tribunal, après avoir usurpé tant de pouvoir, s'emparait de
la direction des affaires politiques.

[Note en marge: Guerre dans l'Asie mineure. 1473.]

Le sultan se hâta de passer d'Europe en Asie avec une armée infectée
de la peste, pour combattre les Persans, dont les troupes, commandées
par le roi en personne, s'étaient grossies considérablement. Trois
combats terribles eurent lieu en trois jours. Dans le premier, la
cavalerie turque, forte de quarante mille hommes, fut totalement
dispersée. Le lendemain, Mahomet donna une bataille générale, où il
perdit plus de la moitié des siens. Le jour suivant, les Persans
environnèrent son camp, et l'auraient sans doute forcé, s'ils eussent
eu une artillerie comparable à la sienne. Mais le canon des Turcs
fit un tel ravage, qu'il fut impossible aux assaillants de pénétrer
dans le retranchement. Ces derniers essuyèrent une perte immense, se
replièrent en désordre, et Ussum-Casan se retira derrière l'Euphrate,
pour se préparer à une nouvelle campagne. Ce fut ainsi que se termina
celle de 1473.

[Note en marge: Nicolas Marcello, doge. 1473.]

Cette année vit mourir le doge, élevé sur le trône vingt mois
auparavant; on lui donna pour successeur Nicolas Marcello presque
octogénaire.

La diversion des Persans ne fut pas d'un grand secours aux Vénitiens
pendant la campagne suivante, parce que Mahomet eut l'adresse de
susciter à Ussum-Casan des embarras, qui dégénérèrent en guerre
civile, et qui le retinrent dans ses propres états.

[Note en marge: IX. Guerre en Albanie. 1474.]

[Note en marge: Belle défense de Scutari par les Vénitiens.]

Tranquille de ce côté, le sultan porta une armée en Albanie. La
principale place de cette côte était Scutari. Les Turcs y trouvèrent
une résistance digne des temps héroïques. Un assaut qui dura huit
heures leur coûta sept mille morts. Cette belle défense couvrit de
gloire Antoine Loredan, qui, avec une faible garnison de deux mille
cinq cents hommes, brava une armée de soixante mille Turcs, la faim,
la soif[294], et força les ennemis à lever le siége. Une attaque du
roi de Hongrie, qu'on détermina enfin à entrer en campagne, obligea
les Turcs d'abandonner l'Albanie pour se porter sur les bords du
Danube.

[Note 294: Erano morti di sete, fra fanciulli, vecchi e donne, della
gente inutile più di due mila persone.

(_Guerre de' Veneziani nell' Asia, dal 1470 al 1474_.)]

[Note en marge: Pierre Moncenigo, doge. 1474.]

Thomas Marcello, qui régnait alors, est un de ces doges obscurs, qui
n'appartiennent pas à l'histoire, mais dont le nom ne pourrait être
supprimé, sans jeter quelque confusion dans la chronologie. Il eut
pour successeur, en 1474, un guerrier illustre, ce Pierre Moncenigo,
que nous avons vu commander les flottes de la république dans
l'Archipel, et que Venise perdit, peu de temps après, d'une maladie
qu'il avait contractée dans la dernière campagne. On élut à sa place
André Vendramino, le 5 mars 1476.

[Note en marge: André Vendramino, doge. 1476.]

L'élection de Vendramino a ceci de remarquable, que ce fut le premier
exemple de l'élévation au dogat d'un homme nouveau, c'est-à-dire
issu de l'une des familles admises dans le grand conseil à la fin
de la guerre de Chiozza. Il descendait d'un banquier ennobli cent
ans auparavant, pour avoir fourni à ses dépens un vaisseau dans
les dangers de la république. Les cris de quelques anciens nobles,
qui regardaient la couronne comme le patrimoine exclusif de leurs
maisons, n'empêchèrent pas le parti de Vendramino de triompher.
C'était un homme allié à des familles puissantes, riche de cent
soixante mille ducats, libéral, père de onze enfants, qui armait
à lui seul un gros vaisseau pour le commerce d'Alexandrie, et qui
donnait jusqu'à sept mille ducats de dot à ses filles[295].

[Note 295: Marin SANUTO _Vite de' duchi_, A. Vendramino.]

La guerre contre les Turcs traînait en longueur, elle était
ruineuse, et pouvait se terminer par des désastres. Le gouvernement
vénitien sollicitait de tous côtés des secours. Florence, le duc
de Milan, le duc de Modène, fournirent quelque argent pour armer
des galères. Il n'y avait rien à espérer du roi de Naples. Il était
alors brouillé avec la république, pour des affaires sur lesquelles
nous aurons occasion de revenir. Le pape Sixte IV, protecteur de
ce prince, refusa de contribuer aux frais d'une guerre, qui devait
intéresser si vivement le chef de la chrétienté. Les Vénitiens en
furent si indignés, qu'ils rappelèrent leurs ambassadeurs de Rome,
interrompirent leurs relations avec le saint-siége, et menacèrent
même de faire convoquer, de concert avec la France et l'empire, un
concile auquel le pape serait dénoncé.

Un de leurs anciens généraux, Barthélemi Coléone, descendant, dit-on,
des anciens seigneurs de Bergame, et inventeur de l'usage de traîner
l'artillerie sur les champs de bataille, mourut à cette époque, et
légua à la république une somme de deux cents seize mille ducats,
à condition qu'on lui érigerait à Venise une statue équestre. Ce
général avait montré beaucoup de talent. Sa fidélité n'avait pas
toujours été aussi incontestable, mais il avait rendu de grands
services. On accepta le legs, et la statue fut élevée.

De nouvelles négociations avec le sultan amenèrent une trève
momentanée; mais les espérances de paix ne tardèrent pas à
s'évanouir. Venise déploya alors tout l'appareil de sa puissance. Une
flotte de cent galères se rassembla à Naples de Romanie, et le nom de
son général, Antoine Loredan, le défenseur de Scutari, paraissait un
garant certain des succès de cette campagne.

Par-tout où les Turcs se présentèrent sur les côtes de la Grèce,
ils trouvèrent cet infatigable adversaire. Un pacha vint, à la tête
de quarante mille hommes, mettre le siége devant Lépante; Loredan
ravitailla la place et la secourut si puissamment, que tous les
assauts des Turcs furent repoussés.

En Albanie, une autre armée investit la ville de Croye; l'amiral eut
la gloire de la délivrer.

[Note en marge: Invasion des Turcs dans le Frioul. 1477.]

Le pacha de Bosnie osa attaquer la république de plus près; il passa
le Lisonzo au mois d'octobre 1477, tailla en pièces les troupes
vénitiennes rassemblées près de Gradisca, et poussa jusqu'au
Tagliamento, jusqu'à la Piave. Du haut des tours de Venise, on vit
la flamme qui dévorait les villages de cette contrée[296]. Toutes
les troupes disponibles accoururent; la population de Venise fut
enrégimentée; toutes les provinces prirent les armes pour repousser
l'invasion des Ottomans, et on ne leur laissa pas même la joie
d'emporter le butin qu'ils avaient fait. Mais, en se retirant, ils y
laissèrent un autre fléau: la peste s'y manifesta et pénétra, au mois
de décembre, dans la capitale de la république. Ses ravages furent
affreux, la terreur répandue par ce fléau dispersa les conseils.

[Note 296: SANDI, _Storia civile di Venezia_, lib. 8, cap. 9. sino in
Venezia dalle torri delle chiese se ne videro le fiamme.]

[Note en marge: X. Négociations.]

Tout-à-coup on apprit que le roi de Hongrie avait fait sa paix
séparée avec le sultan, et était même devenu son allié. Cette
défection jeta les Vénitiens dans les plus vives alarmes. Comme ils
avaient soin d'entretenir toujours quelque négociation entamée, ils
firent annoncer qu'ils étaient résignés à quelques sacrifices. Ils
ne demandaient plus la restitution de Négrepont; ils cédaient Croye,
quelques parties de la Morée, et se soumettaient même à payer au
grand-seigneur un tribut de mille ducats; mais celui-ci, délivré de
toute inquiétude du côté de la Hongrie, par le traité, et du côté
de la Perse, par la mort d'Ussum-Casan, crut que le moment était
venu de chasser entièrement les Vénitiens de la Grèce. Il conduisit
lui-même une nouvelle armée en Albanie. Ce fut encore Loredan qui lui
disputa le terrain. Croye succomba après un long siége, vaincue par
la famine. Ses habitants, furent massacrés, malgré la capitulation.
Scutari soutint une multitude d'assauts, dont un seul dura toute une
journée, toute une nuit et le jour suivant. L'armée turque, rebutée
par cette héroïque défense, se jeta sur Drivasto, Sebenigo, Alessio,
et se vengea par d'horribles cruautés.

Une nouvelle tentative des Ottomans sur le Frioul n'eut pas plus de
succès que les deux premières.

[Note en marge: Traité de paix. 1479.]

Enfin grâce à cette belle résistance, la république obtint la paix,
le 26 janvier 1479, et il lui en coûta Négrepont, les villes de Croye
et de Scutari dans l'Albanie, Tenaro dans la Morée, l'île de Lemnos,
et un tribut de dix mille ducats, dont Bajazet II la dispensa, en
1482, lorsqu'il renouvela ce traité, après son avènement au trône.
Tout le reste fut rendu de part et d'autre. La république eut même
la liberté de recueillir les habitants de Scutari, qui ne voudraient
pas devenir sujets du sultan. Il n'y restait que quatre ou cinq cents
hommes et cent cinquante femmes; on leur assigna à chacun un secours
annuel de trente ducats.

[Note en marge: Peste à Venise.]

La peste apportée par les Turcs fut affreuse. Elle pénétra dans toute
l'Italie, et dura, à Venise, depuis le mois de mai jusqu'au mois de
novembre. Il mourait cent cinquante personnes par jour. Une loi
défendait aux nobles de s'éloigner de la capitale, en temps de peste;
mais on éludait la défense, on allait s'établir dans quelques îles,
ou sur quelques côtes voisines; et on ne venait point aux conseils.
On vit le conseil général, réduit d'abord à trois cents membres, et
enfin à quatre-vingts.

[Note en marge: Jean Moncenigo, doge. 1478.]

Ce fut au milieu de cette calamité que mourut le doge André
Vendramino. Son successeur, qui fut Jean Moncenigo, commença son
règne sous de funestes auspices. Un incendie consuma en partie le
palais et l'église de S.-Marc; enfin la disette vint ajouter un
nouveau fléau à tant de malheurs.

[Note en marge: IX. Affaires de Chypre.]

Nous sommes obligés de revenir sur nos pas, pour rapporter une
révolution qu'éprouva l'île de Chypre, et qui la fit changer de
maîtres.

[Note en marge: Coup-d'oeil sur l'histoire de cette île.]

Ce petit royaume, situé au fond de la Méditerranée, n'était qu'un
fief relevant du soudan d'Égypte. C'était sa destinée d'obéir aux
maîtres de cette contrée. Cette île charmante, à qui la douceur de
son climat, l'abondance et la variété de ses productions, avaient
mérité le nom de l'Île-Heureuse, et l'honneur d'être consacrée à
Vénus, formait, dans les temps anciens, plusieurs royaumes; elle
avait passé trois cents ans sous la domination des Ptolémées ou
de leurs successeurs. Alexandre l'avait, disait-on, respectée,
par estime pour la valeur de ses habitants. Envahie dans le grand
débordement de la puissance romaine, ruinée par les extorsions de
l'austère Caton, elle partagea les vicissitudes de l'empire. Les
Arabes l'enlevèrent momentanément à Héraclius, qui parvint à les en
chasser. Les princes de Constantinople se faisaient représenter dans
cette île par des ducs. Il arriva qu'un de ces gouverneurs, nommé
Isaac Comnène, profita de la faiblesse de l'empire pour se déclarer
souverain indépendant; mais à peine était-il en possession du trône,
que Richard Ier, roi d'Angleterre, allant à la Terre-Sainte, vint
l'en précipiter, lui fit trancher la tête, s'empara de l'île, en
1191, et la vendit à l'ordre des Templiers pour vingt-cinq mille
marcs d'argent. Une conjuration éclata presque aussitôt contre
ces nouveaux maîtres. Dans l'impossibilité de se maintenir, ils
rétrocédèrent cette possession à Richard, qui la donna, en 1192, à
Gui de Lusignan, en échange des droits que celui-ci prétendait avoir
sur le royaume de Jérusalem; mais la tyrannie de Comnène, l'invasion
de Richard, la domination des Templiers, avait fait fuir presque tous
les habitants de l'île. Gui de Lusignan invita les chrétiens de Syrie
à venir la peupler.

«Trois cent cinquante-un chevaliers, qui déshérités étaient, et à
qui les Sarrasins avaient les terres tollues, et les pucelles et les
dames vives y allèrent. Le roi leur donna terre à grant plante, les
orphelines maria et lor donna grant avoir, tant qu'il fiefa trois
cents chevaliers en la terre, et deux cents sergents à cheval, sans
les bourgeois à qui il donna grant terre. Quant il ot tant donné, il
ne lui demora mie dont il put tenir vingt chevaliers de maisnie (de
maison).»

Quatorze rois de cette famille occupèrent le trône de Chypre pendant
deux cent quarante ans[297], et portèrent même les titres de rois
de Jérusalem et d'Arménie; mais Jean II, ayant été vaincu et amené
prisonnier par le soudan d'Égypte, ne racheta sa liberté qu'au prix
d'un tribut, et sous la condition de reconnaître le soudan pour
suzerain, et de lui prêter foi et hommage[298].

[Note 297: Il existe à la Bibliothèque-du-Roi, sous le nº 10,493,
in-4º, une histoire manuscrite de l'île de Chypre, intitulée;
_Historia ovvero Commentario di Cipro di Florio Bustron_. Il ne
paraît pas qu'elle ait été imprimée. Elle ne va que jusqu'à l'année
1324.]

[Note 298: SANDI, _Storia civile di Venezia_, lib. 8, cap. 12.]

Jean III, son fils et son successeur, était un prince faible,
gouverné par sa femme[299], laquelle descendait des Paléologues.
La domination de cette princesse impérieuse avait indisposé les
seigneurs, et même les autres habitants du pays[300].

[Note 299: Questa, conoscendo la debolezza del marito, cominciò a
farla più che da rè (_ibid._)]

[Note 300: Ma la superbia di questa Elena, resali già intolerabile ai
sudditi, etc.

(SANDI, _Storia civile di Venezia, lib. 8, cap. 12._)]

Il n'était issu de cette union qu'une fille mariée à Jean de
Portugal, qui résidait dans l'île avec elle.

Le roi étant incapable de gouverner, le parti des mécontents se
déclara contre la reine, qui fut forcée de céder l'administration
à son gendre, Jean de Portugal. Le poison la délivra bientôt de ce
gendre[301], qui l'avait dépouillée de l'autorité. Mais il n'était
pas le seul objet de ses inquiétudes. Le roi avait un fils naturel,
qui s'appelait Jacques, et à cette époque les exemples étaient
fréquents de bâtards réclamant les droits des héritiers légitimes.

[Note 301: Perì poi di veleno (_ibid._)]

[Note en marge: XII. Jacques de Lusignan, fils du roi de Chypre,
devient amoureux d'une Vénitienne nommée Catherine Cornaro.]

La reine, pour faire cesser les prétentions de celui-ci, l'avait fait
nommer archevêque de Nicosie[302], la métropole de l'île; mais la
mitre ne pouvait satisfaire l'ambition de ce jeune homme, qui voyait
la couronne de si près. À cette époque, se trouvait à la cour de
Chypre un patricien de Venise nommé André Cornaro, opulent, homme de
plaisir, que quelques aventures de jeunesse avaient fait bannir de sa
patrie. Il était venu passer en Chypre le temps de son exil, parce
que sa famille y avait de grands biens et y jouissait d'une immense
considération. Un de ses ancêtres avait été assez heureux pour prêter
une somme considérable à un des rois de la maison de Lusignan, et en
avait reçu la permission d'accoler les armes du royaume aux siennes.
André Cornaro s'était lié avec le prince Jacques, destiné sans
vocation à l'état ecclésiastique, et était devenu le confident de
ses regrets et de ses plaisirs. Loin de combattre, par ses conseils,
l'ambition de ce jeune homme, il l'avait encouragé et l'avait affermi
dans la résolution de faire valoir ses prétendus droits au trône.

[Note 302: Viveva adulto un figlio naturale del rè, Giacomo di nome,
che dalla regina Elena era stato forzato a vestir abito chiericale, e
poi sostenne l'arcivercovado del regno. (_ibid._)]

Un jour, devant le prince, il laissa voir, comme par hasard, le
portrait d'une nièce fort belle qu'il avait à Venise. Le jeune homme,
condamné au célibat, s'enflamma à cette vue. Cornaro ne négligea
rien pour piquer la curiosité du prince. Le mystère qu'il mit à ses
confidences fit croire d'abord à Jacques que cette belle femme était
la maîtresse de son heureux ami, et la jalousie vint irriter une
passion naissante. Ensuite il apprit avec joie qu'elle se nommait
Catherine Cornaro, et qu'elle était la fille d'un frère d'André[303].

[Note 303: Ces particularités sont tirées de la nouvelle _Relation
de la ville et de la république de Venise_, par FRESCHOT. Sandi dit
à-peu-près la même chose, mais il place la scène plus tard.]

Mais ce changement dans l'état de la personne ne promettait rien
de favorable à son amour. Il n'y avait pas moyen d'en faire sa
maîtresse, et comment espérer qu'elle pût devenir sa femme?
Archevêque, il ne pouvait pas se marier; roi, il ne pouvait pas
épouser la fille d'un particulier.

Cornaro lui fit entrevoir qu'il y aurait quelque moyen de lever
cette dernière difficulté, et lui raconta qu'il n'était pas sans
exemple que des princes destinés à régner eussent épousé des filles
de patriciens de Venise. Une fille de la maison Morosini, maison à
laquelle celle de Cornaro ne cédait en rien, s'était assise sur le
trône de Hongrie. La république l'avait adoptée et dotée richement;
le roi avait tiré d'immenses avantages de cette alliance.

Il n'était pas impossible que le même moyen rendît sortable
l'alliance projetée; mais pour en hasarder la proposition, il
fallait commencer par être roi, et il était aisé de sentir de quelle
importance pouvait être l'appui de la république, pour se maintenir
sur un trône enlevé à un compétiteur.

Ces insinuations avaient exalté l'imagination de l'archevêque, au
point qu'il montra bientôt une extrême impatience de régner, et qu'il
paraissait non-seulement contester les droits de sa soeur, mais même
oublier ceux de son père.

La reine, jugeant qu'il n'attendrait peut-être pas la mort du roi,
pour déclarer hautement ses prétentions, voulut le prévenir, en se
hâtant de prendre des mesures contre lui.

[Note en marge: Il s'enfuit de l'île.]

Il en fut averti, et se cacha dans la maison du baile de Venise, qui
lui procura les moyens de s'embarquer et de passer à Rhodes.

L'asyle donné à un fils du roi, à un rebelle, par un ministre
étranger accrédité à cette cour, était une témérité trop manifeste,
pour qu'on puisse n'y voir aujourd'hui qu'une imprudence de ce
résident. Ce n'est point hasarder une conjecture, que de reconnaître,
dans cet oubli de la circonspection diplomatique, la protection que
les Vénitiens voulaient accorder au jeune prince, ou au moins le soin
qu'ils prenaient d'entretenir des divisions à la cour de Lusignan.

L'historien Sandi déclare formellement que les soins du ministre
vénitien procurèrent la réconciliation du fils avec le père, lorsque
la mort de la reine permit au roi d'avoir une volonté, et que cette
réconciliation fut si sincère, que le roi avait permis à Jacques de
renoncer à l'épiscopat, de quitter l'habit ecclésiastique, et se
proposait même de lui résigner la couronne[304]. On voit ici tout le
soin que les historiens vénitiens prennent de justifier l'usurpation
de Jacques.

[Note 304: SANDI, _Storia civile di Venezia_ (_ibid._)]

Jacques, par sa fuite seule, se déclarait pour toujours le
compétiteur de sa soeur Charlotte, veuve de Jean de Portugal et fille
légitime du roi. Pour donner un appui à cette jeune veuve, on arrêta
son mariage avec Louis, second fils du duc de Savoie. Le roi mourut
bientôt après, empoisonné, à ce qu'on croit[305]. Le mariage n'avait
pas encore été célébré; le prince arriva, épousa la princesse et fut
reconnu roi de Chypre.

[Note 305: Non senza sospetto mediro di veleno (_ibid._)]

[Note en marge: Il obtient l'investiture du soudan d'Égypte.]

Jacques courut implorer l'appui du soudan d'Égypte, lui représenta
que c'était faire injure au seigneur suzerain que de disposer sans
son aveu d'une couronne qui relevait de lui; qu'il ne pouvait
pas y avoir de roi légitime en Chypre, tant qu'il n'y avait pas
d'investiture; qu'il lui appartenait de la donner et que la fille
du roi ne pouvait en hériter au préjudice d'un fils. Cet oubli des
droits d'un héritier mâle ferait passer la couronne dans la maison
de Savoie, avec laquelle le soudan n'avait aucune relation. Le
royaume de Chypre relevant d'une puissance musulmane, la succession
devait y être réglée conformément aux lois musulmanes; on ne pouvait
invoquer l'usage, qui, chez les chrétiens, appelle quelquefois les
femmes à hériter d'une couronne; et quant à l'exclusion que l'on
prétendait opposer à Jacques, parce qu'il était né hors le mariage,
les lois musulmanes étaient moins sévères à cet égard que celles
des chrétiens, et, même chez ceux-ci, les enfans naturels étaient
souvent appelés au trône: le roi actuel de Portugal, le beau-père de
Charlotte, l'était lui-même[306]. À ces instances, Jacques ajouta
toutes les promesses dont les princes ne sont jamais avares dans une
pareille situation. Il offrit le tribut, l'hommage, tout ce que le
soudan voulut exiger; et celui-ci, trouvant une occasion de constater
ses droits, reconnut son client pour héritier de la couronne de
Chypre, le fit revêtir des ornements de la royauté, et écrivit au
prince de Savoie de céder sur-le-champ le trône, sous peine d'en être
chassé[307].

[Note 306: _Ibid._]

[Note 307: _Ibid._]

[Note en marge: Il débarque dans l'île et s'empare du trône.]

Louis de Savoie eut beau représenter qu'il était le mari de l'unique
héritière des Lusignan, que celui qui réclamait la couronne devait en
être exclu, à cause de sa naissance illégitime. Le soudan ne voulut
entendre aucune de ces raisons, il fournit des troupes à Jacques;
celui-ci débarqua dans l'île, où il fut secondé puissamment par les
intrigues d'André Cornaro, et le premier château qu'il occupa, fut
mis sous la garde d'un Vénitien[308]. Les Génois prirent le parti de
la reine Charlotte et de son mari; c'en était assez pour décider la
république de Venise à embrasser la cause de Jacques.

[Note 308: Occupato pria il castello di Siguri ch'ei diè in custodia
a Filippo Pesaro Veneziano (_ibid._)]

Le roi et la reine se sauvèrent à Rhodes et ensuite à Naples, ne
conservant qu'un vain titre, dont les ducs de Savoie se sont prévalus
depuis, pour prendre la qualité de rois de Chypre et de Jérusalem.

[Note en marge: XIII. Il épouse Catherine Cornaro, comme fille
adoptive de la république. 1469.]

Jacques, paisible possesseur du royaume, témoigna sa reconnaissance
à Cornaro par des faveurs royales; mais entraîné par le goût des
plaisirs jusqu'à la dissolution, il oublia l'alliance qu'il avait
projetée avec la nièce de ce patricien. Le pape Pie II, qui, dans ce
temps-là, ne le traitait pas d'usurpateur, lui fit proposer une de
ses parentes[309]. Le roi préféra la fille d'un des princes de la
Morée, mais il devint veuf peu de de temps après[310]. Alors André
Cornaro renoua le projet formé long-temps auparavant, et, offrant
à-la-fois la protection des Vénitiens et sa nièce, il détermina
Jacques à accepter l'une et l'autre. Catherine Cornaro, adoptée par
la république, apporta une riche dot, qui fut hypothéquée sur les
villes de Famagouste et de Cérines. La jeune reine arriva sur une
escadre vénitienne: et la seigneurie, en acquérant un droit sur deux
villes importantes, se ménagea le droit de réversibilité sur la
couronne que sa fille adoptive allait porter.

[Note 309: _Ibid._]

[Note 310: _Ibid._]

[Note en marge: Il meurt. 1472.]

Ceci se passait en 1469. Trois ans après, le roi Jacques mourut,
laissant sa veuve enceinte et trois enfants naturels, dont deux
garçons et une fille, et on ne manqua pas d'attribuer au poison une
mort prématurée[311]. Par son testament, il déclara que, si la reine
mettait au monde un fils, ce fils hériterait du royaume et resterait,
pendant sa minorité, sous la tutelle de sa mère et de son oncle André
Comaro; que, si la reine accouchait d'une fille, le royaume serait
partagé entre la fille et la mère, et qu'enfin, à défaut d'enfants
légitimes, la couronne serait dévolue aux enfants naturels, suivant
l'ordre de primogéniture[312].

[Note 311: Sandi jette le soupçon de cet empoisonnement sur la reine
Charlotte; mais cette inculpation odieuse décèle la partialité d'un
historien vénitien.]

[Note 312: Marin Sanuto ne rapporte pas tout-à-fait ce testament
avec les mêmes circonstances. Je suis la version la plus générale.
Au surplus il ne résulte rien de ces différences pour les évènements
ultérieurs.]

Il résultait, de cet état de choses, une complication de chances et
d'intérêts, dont tous les partis espéraient profiter. Le roi Jacques
avait recommandé son royaume et sa veuve à la république. Cette
recommandation était peu nécessaire: depuis plusieurs années, la
seigneurie entretenait constamment une escadre en station dans les
rades de l'île, et, de temps en temps, la grande flotte, qui faisait
alors la guerre aux Turcs, venait faire des apparitions sur ces côtes.

[Note en marge: Catherine Cornaro en possession du gouvernement.]

Dès que le roi eut fermé les yeux, l'amiral vénitien se rendit
auprès de Catherine, qui prit sans obstacle les rênes du
gouvernement. Il reçut, quelques jours après, une lettre de l'autre
reine, Charlotte, épouse du prince de Savoie, qui réclamait ses
droits et invoquait la justice des Vénitiens, anciens alliés de sa
maison[313]. Cette lettre ne pouvait être considérée que comme une
protestation, car il était aisé de prévoir qu'il n'y avait rien à en
espérer.

[Note 313: SANDI, _Storia civile di Venezia_, lib. 8, ch. 12.]

L'amiral n'avait garde d'admettre une pareille réclamation; il
n'hésita pas à répondre que le roi Jacques avait succédé légitimement
à son père, et la reine Catherine à son mari; que celle-ci était
la fille adoptive de la république, et que les Vénitiens étaient
d'autant plus obligés à défendre cette couronne, qu'ils y étaient
appelés par droit de réversibilité.

Une telle lettre repoussait bien loin les justes prétentions de la
fille légitime des Lusignan, mariée d'ailleurs à un prince sans
capacité[314]. Peu de temps après, sa rivale accoucha d'un fils, qui
fut tenu sur les fonts baptismaux par le général vénitien et les
provéditeurs[315].

[Note 314: Uomo di poche faccende, il quale, lasciata la moglie, se
ne vive lussuriosamente con le meretrici.

(_Delle guerre de' Veneziani nel Asia, dal 1470 al 1474_.)]

[Note 315: SANDI, _ubi suprà_.]

Mais il existait dans l'île plusieurs partis: les uns regrettaient
la fille du vieux roi Jean: les autres favorisaient les bâtards du
roi Jacques, qui étaient encore dans l'île avec leur soeur: tous
s'accordaient à détester le gouvernement des étrangers, et par
conséquent la reine Catherine et son oncle André Cornaro.

[Note en marge: XIV. Conjuration contre elle.]

À la tête de ces mécontents, était l'archevêque de Nicosie. Il se
trouvait alors ministre auprès du roi de Naples; il négocia dans
cette cour, présenta son parti comme en état de chasser les Vénitiens
du royaume, pour peu qu'il fût secondé, et proposa au roi d'unir
ses intérêts à ceux de la faction, en mariant Alphonse, son fils
naturel, avec la fille naturelle du roi Jacques, qui était restée en
Chypre[316], et qui n'avait encore que six ans.

[Note 316: SANDI, _Storia civile di Venezia_, lib. 8, cap. 12.]

Ferdinand d'Arragon, dont l'ambition n'avait d'égale que sa haine
pour les Vénitiens, se livra avec ardeur à l'espoir de satisfaire
à-la-fois l'une et l'autre. Il autorisa de son nom les sinistres
projets de l'archevêque. Celui-ci, de retour en Chypre, disposa les
choses avec une telle habileté, que la conjuration éclata et réussit,
sans que le gouvernement de l'île eût le temps de la prévenir. On
avait profité d'un moment où l'escadre vénitienne s'était éloignée.

Dans la nuit du 13 novembre 1473[317], André Cornaro reçut un message
de la reine, qui le mandait au palais; c'était un ordre supposé.
Il fut assassiné dans le trajet, avec un autre Vénitien nommé Marc
Bembo, et le médecin du roi Jacques, accusés l'un et l'autre d'avoir
eu part, comme lui, à la mort de ce prince. Pendant ce temps, le
palais était investi, et les conjurés se saisissaient du jeune roi et
de sa mère.

[Note 317: Marin SANUTO, _Vite de' duchi_, N. Marcello.]

Mais ils ne levaient point encore le masque entièrement. Leur objet,
disaient-ils, n'était point de détrôner le jeune roi. Le meurtre
de Cornaro n'était que l'effet du ressentiment des soldats, qu'il
privait de leur paie; l'unique résultat de cette mort était que la
reine se trouvait délivrée de l'oppression que son oncle exerçait sur
elle, et le royaume des rapines de cet étranger également insatiable
et prodigue.

Ils forcèrent la reine tremblante d'écrire au gouvernement vénitien,
pour présenter la révolution sous cette couleur. Ils s'emparèrent du
commandement dans toutes les places, et firent annoncer publiquement
le prochain mariage de la fille naturelle du roi Jacques avec
Alphonse, en donnant à celui-ci le titre de prince de Galilée, qui
était en Chypre celui de l'héritier présomptif de la couronne[318].

[Note 318: SANDI, _Storia civile di Venezia_, lib. 8, cap. 12. Mais
il supprime une partie de ces détails et il les supprime à dessein,
car ils sont dans Coriolan CIPPICO, _delle guerre de' Veneziani nel
Asia, dal 1470, al 1474_, au commencement du 3e livre.]

Ils espéraient, par ces assurances, retarder les mesures de vengeance
auxquelles il fallait s'attendre de la part de la république, et
on se flattait que les Vénitiens seraient prévenus dans l'île, par
les troupes que le roi de Naples et même le soudan d'Égypte avaient
promis d'envoyer. Le ministre de Venise résidant en Chypre, n'ayant
point de forces pour s'opposer aux projets des conjurés, affectait de
croire à la sincérité de leurs protestations[319]; mais à la première
nouvelle de ces évènements, l'amiral Moncenigo quitta sa station sur
les côtes de la Morée, sans attendre même les ordres du sénat. Tous
les bâtiments de guerre, qui croisaient dans les échelles du Levant,
eurent ordre de le joindre et de lui amener tout ce qu'il y avait
de troupes disponibles à Candie et ailleurs[320]. En arrivant en
Chypre, il trouva les rebelles dispersés par la seule apparition de
son avant-garde, qui l'avait précédé de quelques jours. Les chefs de
la conjuration avaient pris la fuite; il n'eut plus qu'à punir les
autres, et à mettre des garnisons vénitiennes dans les principales
villes du royaume.

[Note 319: Il bailo, benchè sapesse che essi dicevano il falso,
nondimeno, accomodandosi al tempo, promise loro di far ogni cosa.
_Guerra de' Veneziani_, etc., et il faut remarquer que l'auteur de ce
livre devait être bien instruit de ces évènements, car il commandait
la galère qui aborda en Chypre la première, quelques jours après.]

[Note 320: SANDI, _Storia civile di Venezia_, lib. 8, cap. 12.]

[Note en marge: Mort du fils de la reine.]

[Note en marge: La république fait enlever ses enfants naturels.]

Le jeune prince, dont la reine était accouchée, mourut en 1475[321].
Cette mort ouvrait la carrière aux prétentions des enfants naturels:
ils étaient encore dans l'île. La république les fit enlever et
conduire à Venise.

[Note 321: _Ibid._]

Au moyen de cet enlèvement, il n'y eut plus qu'un parti dans l'île,
celui de la reine, ou pour mieux dire, des Vénitiens; car, héritiers
d'une princesse veuve et sans enfants, ils se regardaient déjà comme
maîtres du royaume, et en saisissaient toute l'administration.
Catherine ne pouvait leur disputer une autorité dont elle leur était
redevable.

Par une de ces précautions qui caractérisent la prévoyance du
gouvernement vénitien, la seigneurie voulut s'assurer de tous les
moyens de domination dans l'île, en y transportant cent familles
nobles, et y assignant à chacune un revenu de trois cents ducats
sur le trésor du royaume. Mais ce trésor se trouva insuffisant; les
nobles montrèrent peu d'empressement à s'expatrier, et ce projet,
quoique arrêté dans le conseil, resta sans exécution[322], chose
presque inouie dans l'histoire du gouvernement de Venise.

[Note 322: SANDI, _Storia civile di Venezia_, lib. 8. ch. 12.]

[Note en marge: XV. Compétiteurs à cette couronne.]

Le roi de Naples poursuivait toujours son dessein d'enlever cette
importante possession à la république. C'était un droit bien
équivoque, que celui de son fils Alphonse, qui n'était pas encore
marié, mais seulement fiancé avec la fille naturelle du roi Jacques.
Tant que le mariage n'était pas conclu, le prince ne pouvait réclamer
les droits de sa femme; comment conclure ce mariage avec une fille
impubère, qui d'ailleurs était entre les mains des Vénitiens? et,
dans tous les cas, les droits de la jeune princesse ne pouvaient
passer qu'après ceux de ses frères.

Pour fonder ses prétentions sur des titres plus réels, Ferdinand
imagina de déterminer l'ancienne reine Charlotte à adopter Alphonse.
Cette princesse y consentit, et transporta tous ses droits au fils
naturel du roi de Naples, ne voyant pas que, bâtards pour bâtards,
ceux de la maison de Lusignan méritaient la préférence sur ceux
d'Arragon. Mais elle n'écoutait que sa haine contre son frère et
contre ses neveux.

Le roi de Naples croyait avoir fait une grande combinaison politique,
en réunissant sur la tête de son fils Alphonse les droits des deux
branches rivales de la maison de Lusignan. C'est une faiblesse
naturelle aux princes, de vouloir que tout ce que la passion leur
conseille paraisse légitime aux yeux des peuples. Il se flattait de
produire un soulèvement général des Cypriotes, en leur montrant la
fille naturelle du roi Jacques ou l'héritière légitime du roi Jean.
Dans cette vue, il essaya de faire enlever la jeune princesse, qui
venait d'être transférée à Venise. Elle y jouissait d'une apparence
de liberté; mais on juge avec quel soin elle était surveillée par un
gouvernement qui poussa toujours jusqu'à l'excès la méfiance et les
précautions.

Le conseil des Dix fut informé qu'un petit bâtiment napolitain
devait arriver à Venise, sous prétexte d'y vendre sa cargaison;
mais que l'équipage de ce bâtiment était composé d'hommes de main,
qui s'étaient chargés d'enlever la fiancée d'Alphonse. Aussitôt la
princesse fut envoyée dans la citadelle de Padoue, avec ses frères,
et, peu de temps après, on sut qu'elle y était morte. Quand on ne
veut pas être accusé d'empoisonnement, il est fâcheux d'être si bien
servi par la fortune.

Le gouvernement vénitien, de son côté, faisait des préparatifs
pour faire enlever la reine Charlotte, qu'on savait devoir passer
incessamment d'Italie en Égypte, sur des vaisseaux génois.

L'amiral de la république reçut l'ordre d'intercepter ces vaisseaux,
mais il ne put les rencontrer; et la fille des Lusignan fut obligée
de remercier la fortune de l'avoir conduite jusqu'à la cour d'un
soudan, dont elle allait implorer la protection.

De ce nouvel asyle, elle entretint quelques intelligences dans son
royaume; et ce fut principalement avec un noble vénitien, nommé
Marc Venier, mécontent de la reine actuelle, qui n'avait pas, selon
lui, reconnu dignement quelques services qu'il lui avait rendus. Ce
patricien trama une conspiration en faveur de la reine Charlotte.
Il ne se promettait pas moins que d'assassiner la reine Catherine;
mais ce complot fut découvert long-temps avant l'époque marquée pour
son exécution; les auteurs le payèrent de leur tête, et la reine
Charlotte, renonçant à reconquérir un royaume dans lequel elle ne
pouvait pas même aborder, repassa en Italie.

[Note en marge: XVI. Le gouvernement vénitien exige que la reine
Catherine abdique. 1488.]

Ces divers évènements conduisirent jusqu'en 1488. Il y avait vingt
ans que les Vénitiens étaient arrivés en Chypre avec la reine
Catherine. Il y en avait quinze qu'ils y gouvernaient sous son nom.
Mais ce n'était pas assez pour eux. Par une contradiction, qui
ailleurs eût été monstrueuse, la république prétendait hériter à
titre de mère, et se montrait impatiente d'hériter. On peut juger
combien la résistance de Catherine devait être épuisée après une
oppression de quinze ans, qui avait pour objet de la dépouiller, en
fatiguant sa constance. En public, on la traitait encore de reine;
dans l'intérieur, on avait soin de lui rappeler qu'elle n'était que
Catherine Cornaro.

Cependant elle supportait cette obsession avec une patience qui
désespérait ses tyrans. À la fin, ils voulurent consommer leur
première usurpation par une autre, et quand il fallut proposer
dans le conseil une nouvelle iniquité, les raisons politiques ne
manquèrent pas.

Catherine n'était pas encore dans un âge qui pût rassurer entièrement
sur la réversibilité de sa succession. Si elle se remariait, si elle
avait un enfant, la république perdait en un instant le fruit de
vingt ans de soins, pour s'assurer le royaume de Chypre. Quelques-uns
des parents que la reine avait à Venise, s'étaient oubliés jusqu'à
laisser percer l'ambition de prendre le titre de princes. Le tribunal
des inquisiteurs d'état leur imposa silence, et arrêta que s'il y en
avait un seul qui désobéît, on le ferait noyer pour l'exemple[323];
mais de pareilles prétentions annonçaient que la reine de Chypre ne
manquerait pas d'héritiers. Un gouvernement aussi prudent ne pouvait
se dispenser de prévenir un si grand danger. En conséquence, il fut
arrêté qu'on exigerait de Catherine une renonciation formelle à la
couronne. Une guerre venait d'éclater entre les Turcs et le soudan
d'Égypte. De grandes armées allaient passer à la vue de l'île de
Chypre, il était impossible de ne pas la mettre en état de défense.

[Note 323: Art. 1 de la première addition aux Statuts des
inquisiteurs d'état, manuscrit de la Bibliothèque-du-Roi.--Nº 1010
H/264 et 10462.]

On choisit, pour faire porter cette décision à la reine, son propre
frère. Cette mission fut donnée à Georges Cornaro, par le conseil des
Dix. C'était lui signifier qu'il fallait y réussir. Sans faire la
moindre observation, il s'embarqua, et la grande flotte arriva en
même temps que lui, sur les côtes de l'île.

Georges Cornaro dit à la reine, sa soeur, que, Chypre étant menacée
d'une invasion des Ottomans, les Vénitiens se voyaient dans la
nécessité de prendre ce royaume sous leur protection immédiate; qu'il
était de l'intérêt de ses sujets et du sien même, qu'elle abdiquât la
couronne et se rendît à Venise, où elle trouverait un établissement
digne de son rang. Catherine voulut d'abord représenter que sûrement
on avait fait d'infidèles rapports à la seigneurie sur l'état du
royaume: elle demandait la permission d'adresser des renseignements
plus exacts au sénat, persuadée que, mieux instruit, il changerait
de détermination. Son frère lui répondit que le sénat n'en changeait
jamais.

Elle sollicita des délais pour prendre conseil; mais Cornaro lui fit
remarquer qu'on avait déjà relevé la garde du palais, et que tous les
postes étaient occupés par des troupes vénitiennes.

La reine se soumit[324], partit quelques jours après de Nicosie,
accompagnée des provéditeurs vénitiens, pour se rendre au port de
Famagouste. Sur son passage, elle reçut tous les honneurs dus à
son rang. Les magistrats et le clergé la recevaient à la porte des
villes. Elle y faisait son entrée sous le dais, et traversait les
rues entourée d'une garde vénitienne, au milieu d'une population
étonnée, émue de ce spectacle, et qui la saluait de ses acclamations.

[Note 324: L'auteur de l'_Historia di Venetia, dall'anno 1457,
all'anno 1500_, man. de la Bibliothèque-du-Roi.--Nº 9960, a consacré
la 3e partie de son ouvrage à raconter l'acquisition de l'île de
Chypre par les Vénitiens; mais cet auteur, qui était un patricien, a
eu soin de supprimer toutes les circonstances odieuses de la conduite
de ce gouvernement envers la reine Catherine Cornaro.]

[Note en marge: XVII. La république devient souveraine de l'île.
1489.]

Lorsqu'elle fut arrivée à Famagouste, le généralissime de la
flotte lui présenta les dépêches de la seigneurie, en la suppliant
de les prendre en considération. Catherine répondit que, fille
de la république, elle obéissait au sénat et lui recommandait le
bonheur de ses peuples. Ensuite, pour donner une sorte de formalité
à son abdication, on assembla un conseil, la reine annonça, par
une proclamation, qu'elle déposait la couronne; les magistrats
se rendirent à bord de la capitane, pour protester à l'amiral du
dévouement des Cypriotes à la république. Une messe solennelle fut
chantée, dans laquelle on bénit l'étendard de Saint-Marc. La reine,
présente à cette cérémonie, le remit elle-même au général vénitien,
qui le fit arborer aussitôt, et la république prit possession du
royaume de Chypre, le 26 février 1489. C'était la destinée de cette
île d'être usurpée par ses protecteurs. Les Romains, pour réparer
leurs finances, se déclarèrent héritiers de Ptolémée qui y régnait;
mais ils ne lui envoyèrent point son frère pour le dépouiller[325].

[Note 325: Me piget dicere avidèe magis hanc insulam populum Romanum
invasisse quam justèe; Ptolemæo enim rege foederato nobis et socio,
ob ærarii notris angustias, jusso sine ullâ culpâ proscribi, ideoque
hausto veneno voluntariâ morte deleto, et tributaria facta est et
velut hostiles ejus exuviæ classi impositæ, in urbem advectæ sunt per
Catonem.

(Ammien MARCELLIN, liv. 14.)

On peut voir aussi FLORUS, liv. 3 ch. 9, et Velleius PATERCULUS, liv.
2.]

Comme on n'avait aucune opposition à craindre, on ne fit partir la
reine qu'après que cette cérémonie eut été répétée dans toutes les
places du royaume, afin que sa présence dans l'île attestât son
consentement.

Elle s'embarqua le 14 mai. À son arrivée à Venise, le doge et la
seigneurie allèrent au-devant d'elle. On la reçut avec de grands
honneurs et on lui assigna pour demeure le château-fort d'Asolo, dans
la province de Trévise; où elle fut environnée d'honneurs et de
gardiens. Quelques voix s'élevèrent sur la cruauté de ce traitement
et l'injustice de cette acquisition: les inquisiteurs d'état
arrêtèrent de faire noyer quiconque se permettrait de semblables
réflexions[326].

[Note 326: Art. 2 du _Supplément aux statuts de l'inquisition
d'état_; manuscrit de la Biblioth.-du-Roi.]

Devenus rois de Chypre les Vénitiens ne crurent pas pouvoir se
dispenser de remplir envers le soudan d'Égypte toutes les obligations
de la vassalité. L'investiture était un moyen de légitimer leur
usurpation. Il leur importait de ménager ce prince, à cause du
commerce considérable qu'ils faisaient dans ses états et pour qu'il
ne s'alliât pas à l'empereur des Turcs, voisin et par conséquent
ennemi de la république.

D'après ces considérations, ils firent auprès du soudan toutes les
soumissions, qui pouvaient le déterminer à approuver la possession
qu'ils avaient prise d'un fief qui était dans sa mouvance. On lui
envoya des présents de la part de la reine et de la part de la
seigneurie, comme si l'une et l'autre eussent mis, le même intérêt
à faire sanctionner la révolution. Un ambassadeur fut chargé
d'acquitter tout l'arriéré du tribut, et de prêter le serment de foi
et hommage.

[Note en marge: Le soudan donne l'investiture de ce royaume aux
Vénitiens.]

Le soudan reçut ce message avec beaucoup de hauteur, dédaigna de
traiter cette affaire avec l'ambassadeur, dit qu'il ne connaissait
ni la reine de Chypre, ni le général vénitien, au nom duquel
l'ambassadeur s'était d'abord présenté, pour ne point compromettre la
dignité de la république. Il fallut négocier cette affaire avec les
ministres. La seigneurie eut l'art de les mettre dans ses intérêts;
et au bout d'un an, le soudan accorda l'investiture du royaume de
Chypre, et reçut les Vénitiens au nombre de ses vassaux.

Quand cette grande iniquité se trouva consommée, Georges Cornaro
reçut la récompense de la pénible mission qu'il avait remplie auprès
de la reine sa soeur; il fut élevé à la procuratie, et on obtint pour
son fils le chapeau de cardinal, tant le pape était touché de voir
conserver dans le domaine de la vraie religion, un royaume menacé de
tomber au pouvoir des musulmans[327]. Ce pape était Alexandre VI.

[Note 327: E poco dopo si donò la porpora cardinalizia a Marco da
lui figlio, dal papa Alessandro VI, in ricompensa di gloria, anche
gloriosa alla religione, a cui si salvòo allora un regno ch'era in
pericolo prossimo di divenir maometano. (SANDI, _Storia civile di
Venezia_, lib. 8, ch. 12.)]

Cette occupation de Chypre par les Vénitiens n'eut pas seulement
pour résultat l'accroissement de la puissance de la république;
elle produisit une révolution dans les moeurs, ou au moins elle en
accéléra la dépravation. Celles des Cypriotes étaient extrêmement
corrompues, le climat de cette île, toujours mortel aux vertus
austères, les jouissances de la mollesse et de la domination, la
facilité d'acquérir des richesses, attirèrent les nobles vénitiens
et en firent des satrapes voluptueux, qui rapportaient ensuite
dans leur patrie l'habitude de l'indolence et des plus monstrueux
dérèglements. Leur exemple corrompit bientôt toute la population, et
le gouvernement ne se mit point en devoir d'arrêter les progrès de
la contagion, parce que c'est, dit-on, un principe des gouvernements
aristocratiques, que la dépravation des moeurs, en énervant les
passions généreuses, devient une garantie de la tranquillité de
l'état, et favorise l'oligarchie.

[Note en marge: XVIII. Acquisition de Vegia. 1480.]

La république, pendant qu'elle travaillait à cette acquisition
importante, n'avait pas négligé, pour s'agrandir, quelques autres
occasions, plus ou moins légitimes, qui s'étaient offertes.

Au fond du golfe, d'où semble sortir cette chaîne d'îles, qui longe
les côtes de la Dalmatie, il y en avait une nommée Vegia, que
possédait un seigneur du nom de Frangipani. Ce seigneur eut quelques
différends avec les habitants de l'île; ceux-ci réclamèrent la
protection de la république. Frangipani, sachant quel danger il y
avait à la prendre pour arbitre, s'adressa au roi de Hongrie, pour en
obtenir quelques secours, afin de faire rentrer dans le devoir des
sujets qu'il qualifiait de rebelles. Ce prince lui envoya en effet
une petite garnison; mais une escadre vénitienne se présenta devant
l'île, et, comme on ne met pas la même ardeur à protéger un voisin
faible qu'à le dépouiller, le roi ne voulut pas s'engager, pour cette
affaire, dans une querelle sérieuse avec les Vénitiens. Il retira ses
troupes, et, malgré les humiliations que le comte Frangipani vint
subir à Venise, la seigneurie confisqua ce petit état et le réunit à
ses domaines, accordant seulement à l'ancien possesseur une petite
pension de mille ducats, pour tout dédommagement, sous la condition
qu'il fixerait sa résidence à Venise.

[Note en marge: De Zante et de Céphalonie. 1483.]

Trois ans après, en 1483, les îles de Zante et de Céphalonie, à
l'autre extrémité du golfe, dans la mer Ionienne, ayant été enlevées
aux Turcs, par un des petits princes grecs établis sur cette côte,
les Vénitiens entreprirent de persuader au pacha voisin, qui n'avait
pas su les reprendre, qu'il convenait beaucoup mieux aux intérêts de
la Porte, de voir ces îles occupées par eux, que par un prince grec.
Ils ne demandaient que la permission d'en tenter la conquête. Le
pacha le trouva bon, et aussitôt Zante fut occupée; une escadre vint
attaquer Céphalonie, le prince qui y régnait fut tué dans une émeute,
et le drapeau de Saint-Marc fut arboré dans ces nouvelles possessions.

[Note en marge: Restitution de Céphalonie.]

Cependant le sultan, qui ne partageait pas l'opinion de son pacha,
sur l'utilité de faciliter des conquêtes aux Vénitiens, redemanda
ces îles avec sa hauteur ordinaire. Il fallut négocier, on chercha
à gagner du temps, et on obtint, en restituant Céphalonie, la
permission de conserver Zante, moyennant un tribut de cinq cents
ducats, que la république se soumit à payer au sultan.

FIN DU TOME DEUXIÈME.



TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS CE VOLUME.


                                                                 Page.
     LIVRE IX. Guerre contre le roi de Hongrie. -- Perte de la
     Dalmatie. -- Nouvelle peste à Venise, 1355-1361. -- Fondation
     de la bibliothèque de Saint-Marc, par Pétrarque. -- Dernières
     révoltes de Candie. -- Expédition contre Alexandrie. -- Élection
     d'André Contarini, 1361-1367. -- Nouvelle révolte de Trieste.
     -- Démêlé avec l'évêque de Venise. -- Guerre contre le seigneur
     de Padoue, le roi de Hongrie et le duc d'Autriche, 1367-1377.
     -- Aventure de Charles Zéno. -- Occupation de l'île de Ténédos.
     -- Affaires de l'Orient. -- Commencement de la guerre contre
     les Génois, le roi de Hongrie, le patriarche d'Aquilée, et le
     seigneur de Padoue, 1377-1378                                   5

     LIVRE X. Guerre de Chiozza, 1378-1381                          77

     LIVRE XI. Guerre contre Carrare, seigneur de Padoue. -- La
     république recouvre le Trévisan. -- Acquisition de Corfou,
     Durazzo, Alessio, Argos, Naples de Romanie, et Scutari,
     1382-1390. -- Ligue contre les Turcs. -- Bataille de Nicopolis.
     -- Tamerlan, appelé par les chrétiens, attaque Bajazet, et
     le bat à Angora. -- Nouvelle rupture entre les Génois et les
     Vénitiens, 1388-1403. -- Guerre en Lombardie contre François
     Carrare II. -- Acquisition de Vicence, de Feltre, de Bellune,
     de la province de Rovigo, et de Vérone. -- Siége et prise de
     Padoue. -- Mort des princes Carrare. -- Jugement de Charles
     Zéno, par le conseil des Dix. 1397-1406                       165

     LIVRE XII. Acquisition de Zara et de quelques autres places en
     Dalmatie, de Lépante et de Patras. -- Traité avec les Turcs.
     -- Acquisition de quelques villes sur le Pô. -- Guerre avec le
     roi de Hongrie. -- Trève, 1406-1413. -- La seigneurie refuse
     la ville d'Ancône. -- Rupture momentanée avec les Turcs. --
     Acquisition de Corinthe. -- Mort de Charles Zéno. -- Guerre
     contre le roi de Hongrie et le patriarche d'Aquilée. -- Conquête
     du Frioul. -- Acquisition de Cattaro. -- Situation de la
     république après ces conquêtes, 1413-1420                     243

     LIVRE XIII. Délibération sur la guerre proposée par les
     Florentins contre le duc de Milan. -- Mort du doge Thomas
     Moncenigo, 1420-1423. -- Acquisition et perte de Salonique.
     -- Déclaration de guerre contre le duc de Milan. -- Siége de
     Brescia. -- Victoires de François Carmagnole. -- Traité de paix
     par lequel la république acquiert Brescia, 1423-1426          287

     LIVRE XIV. Nouvelle guerre contre le duc de Milan. -- Bataille
     de Macalo gagnée par François Carmagnole. -- Paix de 1428. --
     Acquisition de Bergame, 1426-1428. -- La république acquiert
     l'expectative de la principauté de Ravenne. -- Troisième guerre
     contre le duc de Milan. -- Bataille perdue par les Vénitiens. --
     Mort de François Carmagnole, 1428-1433                        353

     LIVRE XV. Quatrième guerre contre le duc de Milan. -- Campagne
     de Piccinino et de Gatta-Melata. -- Siége de Brescia. --
     François Sforce paraît sur le théâtre de la guerre. -- Prise et
     reprise de Vérone. -- Paix de 1441. -- La république acquiert
     Lonato, Valeggio, Peschiera, et usurpe l'état de Ravenne,
     1433-1441                                                     408

     LIVRE XVI. Guerre dans le Milanais. -- Mort de Philippe-Marie
     Visconti. -- Guerre des Vénitiens contre les Milanais et
     François Sforce. -- Paix par laquelle la république acquiert la
     province de Crême. -- Reprise de la guerre contre Sforce. -- Il
     est couronné duc de Milan, 1441-1450. -- Guerre des Vénitiens
     contre Sforce, duc de Milan. -- Les Français auxiliaires du duc.
     -- Pacification générale. Ligue d'Italie, 1451-1454. -- Prise
     de Constantinople par les Turcs. -- Traité entre la république
     et Mahomet II. -- Transaction avec le patriarche d'Aquilée. --
     Translation du siége patriarcal de Grado à Venise. -- Malheurs
     et déposition du doge François Foscari. -- Création des
     inquisiteurs d'état, 1453-1457                                460

     LIVRE XVII. Traité de commerce avec le soudan d'Égypte. --
     Guerre contre les Turcs dans la Morée. -- Projet de croisade. --
     Perte de l'île de Négrepont. Alliance avec la Perse. -- Guerre
     dans l'Asie mineure et en Albanie. -- Belle défense de Scutari.
     -- Paix avec le sultan. -- Perte de Scutari, 1457-1479. --
     Affaires de Chypre; acquisition de ce royaume par la république.
     -- Réunion des îles de Vegia et de Zante au domaine de Venise,
     1469-1484                                                     555


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES DU TOME DEUXIÈME.

[Illustration: Carte des lagunes dans leur état actuel.]





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