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Title: Nouvelles Asiatiques
Author: Gobineau, Joseph Arthur (Comte) de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Nouvelles Asiatiques" ***


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NOUVELLES

ASIATIQUES

PAR

COMTE DE GOBINEAU


NOUVELLE ÉDITION

PRÉCÉDÉE D'UN

AVANT-PROPOS DE T. DE VISAN


PARIS

LIBRAIRIE ACADÉMIQUE

PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS

35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35

1922



AVANT-PROPOS


Plusieurs des ouvrages du comte de Gobineau sont rares et, pour dire
le vrai, introuvables. Depuis que cette passionnante physionomie
littéraire a été remise en valeur par divers travaux allemands et
français, et que l'opinion commence enfin à soupçonner en l'auteur
des _Pléiades_ un des génies les plus curieux du dix-neuvième siècle,
les livres du comte de Gobineau sont recherchés avec fureur par les
collectionneurs avertis.

On a donc pensé opportun d'offrir au public lettré une seconde édition
des _Nouvelles asiatiques._ Ce recueil, depuis longtemps épuisé, parut
en 1876 à la librairie Didier, tandis que le comte de Gobineau se
trouvait en Crimée, accomplissant en compagnie de l'Empereur du Brésil,
Dom Pedro, ami très fidèle, un grand voyage en Russie, en Turquie, et
en Grèce, par Saint-Pétersbourg, Nijni-Novgorod, Moscou, Kiew, Livadia,
Sébastopol, Constantinople et Athènes.

Si les lecteurs allemands, depuis une vingtaine d'années, grâce à
de généreuses et intelligentes initiatives, sont familiarisés avec
l'œuvre du comte de Gobineau, il n'en est pas de même en France où
l'ethnologue a fait tort à l'homme de lettres et à l'artiste.

Il est arrivé à Gobineau une aventure assez ennuyeuse quoique commune.
Son nom s'est attaché au fameux _Essai sur l'inégalité des races
humaines._ Pour beaucoup de gens inattentifs il fut l'homme d'un seul
livre, d'ailleurs original, plein d'aperçus hardis, mais enfin assez
spécial, d'abord rébarbatif et destiné au public savant. C'était
étrangement restreindre sinon refroidir la curiosité. Quantité de
lettrés, à la vue d'un titre un peu rude, ne poussèrent pas plus
avant leur investigation, s'étonnant qu'on fit tant de bruit autour
d'un diplomate, écrivain à ses heures, orientaliste par ennui,
croyaient-ils, amateur érudit sans plus.

Que si quelques critiques plus éclairés prétendaient reviser un
jugement par trop sommaire, on avouait qu'à la vérité on n'ignorait pas
les _Pléiades_, ce roman de l'énergie et de l'ascétisme humains, qu'on
admirait même _la Renaissance,_ cette magistrale fresque d'histoire.
Mais lorsqu'on avait prononcé à ce sujet le mot d'impérialisme
stendhalien, on se croyait quitte envers une mémoire pourtant digne de
quelque pitié.

La vérité est tout autre. Gobineau fut diplomate par occasion, mais
écrivain de métier et l'homme le plus éloigné qui soit de tout
pédantisme, bref, le plus français. Dès l'âge de vingt ans il entre
dans la carrière des lettres et ne quitte la plume que le jour de sa
mort. Déjà Mérimée, un de ses intimes, s'étonnait de cette fécondité
intellectuelle. Romans, épigraphie, drames, histoire des peuples,
poèmes lyriques, archéologie, récits de voyage, philosophie comparée,
Gobineau s'est essayé dans les genres les plus divers et a excellé
dans la plupart. Sa culture encyclopédique, jointe à une curiosité
insatiable et à une imagination extraordinaire, l'entraînait dans les
voies les plus opposées.

Ajoutez à cela une promenade perpétuelle à travers des pays exotiques,
des races très anciennes et qui furent la jeunesse du monde, des
horizons magnifiques, contemplés tour à tour avec des yeux de savant et
des yeux de poète, un cerveau admirablement organisé et un goût très
sûr quoique très original--et vous vous étonnerez moins de voir une
intelligence saine et active pousser des prolongements dans tous les
domaines de l'esprit, de même qu'un bel arbre étend ses racines autour
de lui en éventail.

Cette œuvre composée de deux douzaines de volumes, si variée
dans ses réalisations, accuse une réelle unité de pensée. Une idée
directrice relie les romans aux ouvrages d'érudition, les poèmes aux
études scientifiques, en sorte que porter un jugement sur le comte de
Gobineau est fort hasardeux, avant d'avoir épuisé la substance de tous
ses livres complétés les uns par les autres. C'est là le mystère d'une
vie bien organisée.

Ces ouvrages ne sont pas accessibles au même degré. Gravir à
contretemps l'échelle de l'initiation c'est risquer de s'essouffler.
Chaque âme possède ainsi des chemins plus ou moins familiers.

En mettant entre les mains du grand public les _Nouvelles asiatiques_
on a conscience de dévoiler un des côtés les plus riants de l'œuvre
de Gobineau, et quand même les plus représentatifs. Cet ouvrage plaira
aussi bien aux savants qu'aux amateurs, aux érudits comme aux simples
lettrés, à ceux qu'on appelait jadis les «honnêtes gens».

L'attrait piquant de ces scènes exotiques, l'art étonnant avec lequel
sont campés certains caractères, la psychologie aiguë et froide,
la magie d'un style tout en mouvements et qui mord, ne sauraient
manquer de captiver les vrais admirateurs de Stendhal et de Mérimée.
Les ethnologues ne seront point déçus qui cherchent des observations
objectives, des analyses expérimentales d'états d'âmes collectifs, car
il n'est point d'homme plus dégagé de tout parti pris que l'auteur de
la _Renaissance_, quoi qu'on en ait dit. Il n'a rien tant en horreur
que les théoriciens si ce n'est les moralistes. Lui-même a pris soin de
nous en avertir dans son _Introduction_. La page est belle et tout à
fait dans sa manière.

      On ne se rend pas très bien compte de ce que vaut un
      moraliste, à quoi il sert depuis le temps que cette
      secte parasite s'est présentée dans le monde; et les
      innombrables censures qu'elle mérite par l'inconsistance
      de son point de départ, l'incohérence de ses remarques,
      la légèreté de ses déductions, auraient bien dû faire
      classer, depuis des siècles, ses adeptes au nombre des
      bavards prétentieux qui parlent pour parler et alignent
      des mots pour se les entendre dire. Au nombre des
      non-valeurs que l'on doit aux moralistes, il n'en est pas
      de plus complète que cet axiome: «L'homme est partout le
      même.» Cet axiome va de pair avec la grande prétention
      de ces soi-disant penseurs de réformer les torts de
      l'humanité, en faisant admettre à celle-ci leurs sages
      conseils.

Oui les âmes sont fort éloignées les unes des autres, et Gobineau
ajoute:

      Au rebours de ce qu'enseignent les moralistes, les hommes
      ne sont nulle part les mêmes. On s'aperçoit sans peine
      qu'un Chinois possède deux bras et deux jambes, deux yeux
      et un nez comme un Hottentot ou un bourgeois de Paris;
      mais il n'est pas nécessaire de causer une heure avec
      chacun de ces êtres pour s'apercevoir et conclure qu'aucun
      lien intellectuel et moral n'existe entre eux, si ce n'est
      la conviction qu'il faut manger quand on a faim et dormir
      quand le sommeil presse....

      ...Dans les Nouvelles ici rassemblées, le but qu'on
      s'est proposé a donc été de montrer un certain nombre de
      variétés de l'esprit asiatique et en quoi cet esprit,
      observé en général, s'éloigne du nôtre. Ce sont les
      observateurs pénétrés de cette vérité qui se sont
      montrés les plus propres à vivre au milieu des Persans,
      des Afghans, des Turcs et des gens du Caucase. Quand
      on l'a oubliée et qu'on se place ensuite en face de
      ces populations avec l'intention de les décrire, on ne
      formule plus à leur égard que des jugements ridicules; on
      se borne à les trouver perverses et rien que perverses,
      par cela seul qu'elles ne ressemblent pas aux Européens.
      La conclusion nécessaire à tirer de ce jugement serait
      qu'elles représentent la corruption, tandis que les
      Occidentaux sont la vertu. Afin de ne pas tomber dans un
      pareil non-sens, il ne faut pas parler des Asiatiques en
      moraliste.

Ces Nouvelles furent écrites à Stockholm durant que Gobineau était
ministre de France en Suède. Il atteignait la soixantaine et revivait
pour son plaisir une existence assez mouvementé, promenée avec délices
aux quatre coins de l'Orient.

Vers cet Orient des _Mille et une Nuits_ si complexe, si cruel, si
merveilleux, si totalement différent de notre civilisation et dont
Gobineau emprunta certaines habitudes de vie, sa pensée se reportait
sans cesse. Il se rappelait ses années vécues en Perse et dans la
Turquie d'Asie; son bienheureux séjour en Grèce, la masse de documents
trouvés surplace; les pays incomparables traversés dans l'exaltation;
la quotidienne observation de ces caractères asiatiques où l'instinct
domine jusqu'à la tyrannie, de ces mœurs commandées par une sorte
d'immoralité inconsciente. Le curieux spectacle, pour un psychologue
dénué de préjugés, que cette floraison humaine si vivace et si libre!

Quelque chose de cette nostalgie de l'Orient se retrouve dans le
dernier chapitre du recueil: _la Vie de voyage_. C'est la description
colorée d'un de ces immenses trains de caravanes qui vont d'Erzeroum
à Tebriz, caravanes conduites par un chef autoritaire et expérimenté,
composées de deux mille voyageurs: Osmanlis, le chapelet de grains
d'ambre à la main, émigrés tjerkesses, Juifs, Arméniens, Yézidys,
Syriens, le tout s'étendant sur plusieurs kilomètres de longueur, avec
des files de chevaux, de mulets, de chameaux escortés par des gardiens,
le chef couvert de bonnets ronds ou cylindriques. Ainsi l'on s'avance
parmi des contrées tantôt fertiles, tantôt désolées avec, sur sa tête,
le vol imposant des aigles et des faucons décrivant leurs cercles
de chasse. Les aventures ne sont jamais les mêmes; de ce spectacle
ondoyant et changeant on ne peut se lasser. Plusieurs voyageurs vont
jusqu'à passer leur existence à suivre ces trains humains, tellement
ce genre de vie est passionnant. C'est pourquoi, ajoute Gobineau:

      On peut donc s'expliquer que lorsque les hommes ont goûté
      une fois de ce genre d'existence, ils n'en peuvent plus
      subir un autre. Amants de l'imprévu, ils le possèdent
      ou plutôt s'abandonnent à lui du soir au matin, et du
      matin jusqu'au soir; avides d'émotions, ils en sont
      abreuvés; curieux, leurs yeux sont constamment en régal;
      inconstants, ils n'ont pas le temps même de se lasser de
      ce qui les quitte; passionnés enfin pour la sensation
      présente, ils sont débarrassés à la fois des ombres du
      passé, qui ne sauraient les suivre dans leur évolution
      incessante, et encore bien plus des préoccupations de
      l'avenir écrasées sous la présence impérieuse de ce qui
      est là.

On comprend à quel point ce mode de vivre exalte notre auteur, plus que
quiconque «amant de l'imprévu», «avide d'émotions», «passionné pour la
sensation présente», les sens en perpétuel éveil, l'intelligence en
réceptivité constante.

Aussi bien, connaissant à la perfection les paysages, les êtres et les
mœurs dont il parle, Gobineau nous a donné une série de Nouvelles
extrêmement vivantes et variées, sorte d'illustration littéraire
de son livre plus scientifique _Trois ans en Asie_. Tour à tour
transportés dans les aouls de Tjerkesses, dans les villes turques,
persanes ou afghanes, au milieu de vallées très riches ou de plaines
arides et poussiéreuses, nous assistons à un défilé de types les plus
dissemblables et les plus pittoresques qui soient, unis pourtant dans
la même ferveur: la haine de l'Européen.

_La danseuse de Shamakha_ évoque une série de scènes caucasiennes;
les _Amants de Kandahar_, récit sanguinaire qui a pour théâtre
l'Afghanistan, rappellent une histoire de _vendetta_ ou une chronique
italienne de la Renaissance; l'_Illustre Magicien_ fait songer aux
contes des _Mille et une Nuits_,--au dire de critiques autorisés, cette
nouvelle est un pur chef-d'œuvre;--la _Guerre des Turcomans_ nous
permet de saisir sur le vif la verve incomparable de l'auteur et cette
ironie froide et cruelle qui est bien une des caractéristiques les plus
curieuses de son tempérament d'artiste. Cette ironie si particulière
et ce pessimisme aigu l'apparentent à Stendhal et à Mérimée; mais seul
peut-être, Kipling a su évoquer des paysages exotiques avec cette
intensité.

Au moment où l'attention de l'Europe est plus que jamais sollicitée
par cet Orient fanatique, mystérieux, en proie au choc des races et
présentant des symptômes inquiétants de décrépitude après avoir été le
berceau de la civilisation, les _Nouvelles Asiatiques_ susciteront un
vif mouvement d'intérêt. Ce livre, en plus qu'il est un chef-d'œuvre
littéraire, permettra à certains de reviser leur jugement sur
l'œuvre du comte de Gobineau. Pour beaucoup il sera une révélation.

TANCRÈDE DE VISAN.

Mars 1913.



INTRODUCTION


Le livre le meilleur qui ait été écrit sur le tempérament d'une
nation asiatique, c'est assurément le roman de Morier, intitulé:
_Hadjy-Baba_. Il est bien entendu que les _Mille et une Nuits_ ne
sont pas en question: elles demeurent incomparables; c'est la vérité
même: on ne les égalera jamais. Ainsi, ce chef-d'œuvre mis à part,
_Hadjy-Baba_ tient le premier rang. Son auteur était secrétaire de la
légation britannique à Téhéran, à un moment où tout ce qui appartenait
au service de la Compagnie des Indes brillait d'une valeur indiquant
l'Age d'or. Morier a bien vu, bien connu, bien pénétré tout ce qu'il a
décrit, et, dans ses tableaux, il n'a fait usage que d'un dessin précis
et de couleurs parfaitement harmonieuses. Cependant, un point est à
observer. Ce charmant auteur a fait un livre, et ce livre, assujetti
aux conditions de tous les livres, est placé à un point de vue
unique. Ce qu'il dépeint, c'est la légèreté, l'inconsistance d'esprit,
la ténuité des idées morales chez les Persans. Il a admirablement
développé et traité son thème. Il a pris une physionomie sous un
aspect, et ce que cet aspect présente, il l'a rendu en perfection sans
en rien omettre; mais il n'a ni voulu, ni pu, ni dû rien chercher au
delà: il lui aurait fallu sortir des lignes tracées par la position du
modèle. Il ne l'a pas fait et on ne saurait l'en blâmer. Seulement,
le résultat demeure qu'il n'a pas tout montré. Pour ce motif et parce
qu'il n'y avait pas lieu de copier de nouveau la figure qu'il avait si
bien réussie, je n'ai pas voulu produire un livre, mais une série de
Nouvelles; ce qui m'a permis d'examiner et de rendre ce que je voulais
reproduire sous un nombre d'aspects beaucoup plus varié et plus grand.

Je n'ai pas eu seulement pour but de présenter, après Morier,
l'immoralité plus ou moins consciente des Asiatiques et l'esprit de
mensonge qui est leur maître; je m'y suis attaché pourtant, mais cela
ne me suffisait pas. Il m'a paru à propos de ne pas laisser en oubli
la bravoure des uns, l'esprit sincèrement romanesque des autres;
la bonté native de ceux-ci, la probité foncière de ceux-là; chez
tels, la passion patriotique poussée au dernier excès; chez tels,
la générosité complète, le dévouement, l'affection; chez tous, un
laisser-aller incomparable et la tyrannie absolue du premier mouvement,
soit qu'il soit bon, soit aussi qu'il soit des pires. Je n'ai pas
cherché davantage à peindre un paysage unique, et c'est pourquoi j'ai
transporté le lecteur tantôt dans les aouls des Tjerkesses, tantôt dans
les villes turques ou persanes ou afghanes, tantôt au sein des vallées
fertiles, souvent au milieu des plaines arides et poussiéreuses;
mais malgré le soin apporté par moi à réunir des types différents,
sous l'empire de préoccupations variées et au sein de régions très
dissemblables, je suis loin de penser que j'aie épuisé le trésor dans
lequel je plongeais les mains.

L'Asie est un pays si vieux, qui a vu tant de choses et qui de tout
ce qu'il a vu a conservé tant de débris ou d'empreintes, que ce qu'on
y observe est multiplié à l'infini. J'ai agi de mon mieux pour saisir
et garder ce qui m'était apparu de plus saillant, de mieux marqué, de
plus étranger à nous. Mais il reste tant de choses que je n'ai pu même
indiquer! Il faut se consoler en pensant qu'eussé-je été plus enrichi,
j'aurais diminué de peu la somme des curiosités intéressantes demeurées
intactes dans la mine.

C'est un sentiment commun à tous les artisans que de vouloir
restreindre leur tâche et la rendre plus prompte à se terminer.
L'ouvrier qui fait une table ou tourne les barreaux d'une chaise n'est
pas plus enclin à cette paresse que le philosophe attaché à la solution
d'un problème. Celui-ci poursuit un résultat tout comme l'autre, et,
d'ordinaire, n'est pas assez difficile sur la valeur absolue de ce
qu'il élabore et dont il se contente comme d'un résultat effectif et de
bon aloi. Parmi les hommes voués à l'examen de la nature humaine, les
moralistes surtout se sont pressés de tirer des conclusions de belle
apparence; ils s'en sont tenus là, et, par conséquent, ils se perdent
dans les phrases. On ne se rend pas très bien compte de ce que vaut
un moraliste, à quoi il sert depuis le temps que cette secte parasite
s'est présentée dans le monde; et les innombrables censures qu'elle
mérite par l'inconsistance de son point de départ, l'incohérence
de ses remarques, la légèreté de ses déductions, auraient bien dû
faire classer, depuis des siècles, ses adeptes au nombre des bavards
prétentieux qui parlent pour parler et alignent des mots pour se les
entendre dire. Au nombre des non-valeurs que l'on doit aux moralistes,
il n'en est pas de plus complète que cet axiome: «L'homme est partout
le même.» Cet axiome va de pair avec la grande prétention de ces
soi-disant penseurs de réformer les torts de l'humanité, en faisant
admettre à celle-ci leurs sages conseils. Ils ne se sont jamais demandé
comment ils pourraient réussir à changer ce mécanisme humain qui crée,
pousse, dirige, exalte les passions et détermine les torts et les
vices, cause unique en définitive de ce qui se produit dans l'âme et
dans le corps.

Au rebours de ce qu'enseignent les moralistes, les hommes ne sont
nulle part les mêmes. On s'aperçoit sans peine qu'un Chinois possède
deux bras et deux jambes, deux yeux et un nez comme un Hottentot ou un
bourgeois de Paris; mais il n'est pas nécessaire de causer une heure
avec chacun de ces êtres pour s'apercevoir et conclure qu'aucun lien
intellectuel et moral n'existe entre eux, si ce n'est la conviction
qu'il faut manger quand on a faim et dormir quand le sommeil presse.
Sur tous les autres sujets, la manière de colliger des idées, la
nature de ces idées, l'accouplement de ces idées, leur éclosion, leur
floraison, leurs couleurs, tout diffère. Pour le nègre de la contrée
au sud du lac Tjad, il est raisonnable, indispensable, louable,
pieux, de massacrer l'étranger aussitôt qu'on le peut saisir, et si
on lui arrache le dernier souffle du corps au moyen d'une torture
finement graduée, modulée et appliquée, tout n'en est que mieux et
la conscience de l'opérateur s'en trouve à merveille. Laissez tomber
le même étranger dans les mains d'un Arabe d'Égypte, celui-ci n'aura
ni paix ni trêve, ni repos ni contentement que de façon ou d'autre
il ne lui ait arraché son dernier sou, et, s'il est possible, retiré
jusqu'à sa chemise. Le Nègre et l'Arabe ne s'entendent assurément
pas sur la manière de traiter l'humanité. Mais supposez-les tous les
deux en conférence avec saint Vincent de Paul? Quel sera le point
commun entre ces trois natures? Introduisez un moraliste comme juge
de l'entretien, pensez-vous qu'il soit en droit de soutenir, comme
il l'aura fait jusqu'alors, que les hommes sont partout les mêmes? En
droit, assurément, non; en fait, il n'y manquera pas, pour le triomphe
du système et la simplicité du mécanisme.

C'est parce que les hommes sont partout essentiellement différents
que leurs passions, leurs vues, leur façon d'envisager eux-mêmes, les
autres, les croyances, les intérêts, les problèmes dans lesquels ils
sont engagés, c'est pour cela que leur étude présente un intérêt si
varié et si vif, et qu'il est important de se livrer à cette étude,
pour peu que l'on tienne à se rendre compte du rôle que les hommes, et
non pas l'homme, remplissent au milieu de la création. C'est là ce qui
donne à l'histoire sa valeur, à la poésie une partie de son mérite, au
roman toute sa raison d'être.

Dans les Nouvelles ici rassemblées, le but qu'on s'est proposé a donc
été de montrer un certain nombre de variétés de l'esprit asiatique et
en quoi cet esprit, observé en général, s'éloigne du nôtre. Ce sont
les observateurs pénétrés de cette vérité qui se sont montrés les plus
propres à vivre au milieu des Persans, des Afghans, des Turcs et des
gens du Caucase. Quand on l'a oubliée et qu'on se place ensuite en face
de ces populations avec l'intention de les décrire, on ne formule plus
à leur égard que des jugements ridicules: on se borne à les trouver
perverses, et rien que perverses, par cela seul qu'elles ne ressemblent
pas aux Européens. La conclusion nécessaire à tirer de ce jugement
serait qu'elles représentent la corruption, tandis que les Occidentaux
sont la vertu. Afin de ne pas tomber dans un pareil non-sens, il ne
faut pas parler des Asiatiques en moraliste.

Peut-être aussi trouvera-t-on quelque avantage à se rendre compte de ce
que sont devenus aujourd'hui les premiers civilisateurs du monde, les
premiers conquérants, les premiers savants, les premiers théologiens
que la planète ait connus. Leur sénilité donnera probablement à
réfléchir sur certains signes qui se produisent actuellement en
Europe, et qui ne sont pas sans présenter des analogies avec la même
décrépitude.



NOUVELLES ASIATIQUES



I

LA DANSEUSE DE SHAMAKHA


CAUCASE


Don Juan Moreno y Rodil était lieutenant dans les chasseurs de Ségovie,
quand son régiment se trouva entraîné à prendre part à une insurrection
militaire qui échoua. Deux majors, trois capitaines et une couple
de sergents furent pris et fusillés. Quant à lui, il s'échappa, et,
après avoir erré pendant quelques mois en France, dans un état fort
misérable, il réussit, au moyen de quelques connaissances qu'il s'était
faites, à se procurer un brevet d'officier au service de Russie, et
reçut l'ordre d'aller rejoindre son corps au Caucase où, dans ce
temps-là, bonne et rude guerre était le pain quotidien.

Le lieutenant Moreno s'embarqua à Marseille. Il était naturellement
d'une humeur assez austère; son exil, sa misère et, plus que tout cela,
le chagrin profond de quitter pour bien des années au moins une femme
qu'il adorait, redoublaient ses dispositions naturelles, de sorte
que personne moins que lui n'était tenté de rechercher les joies de
l'existence.

A force de naviguer, le bâtiment qui le portait vint prendre terre au
fond de la mer Noire, à la petite ville de Poti. C'était alors le port
principal du Caucase du côté de l'Europe.

Sur une plage, sablonneuse en partie, en partie boueuse, couverte
d'herbes de marécage, une forêt épaisse, à moitié plongée dans l'eau,
s'éloignait à l'infini dans l'intérieur des terres, en suivant le
cours d'un fleuve large, au lit tortueux, plein de roches, de fanges
et de troncs d'arbres échoués. C'était le Phase, la rivière d'or
de l'antiquité, aujourd'hui le Rioni. Au milieu d'une végétation
vigoureuse, ici règne la fièvre, et tout ce qui appartient à la nature
mouvante en souffre autant que la nature végétale y prospère. La fièvre
a usurpé là en souveraine le sceptre d'Acté et des enfants du Soleil.
Les maisons, construites au milieu des eaux stagnantes et sur les
souches des grands arbres élagués, s'élèvent en l'air sur des pilotis
afin d'éviter les inondations; d'énormes trottoirs de planches les
unissent les unes aux autres; les toits lourds couverts de bardeaux
projettent en avant leur carapace épaisse et garantissent, autant que
faire se peut, des pluies fréquentes, les croisées étroites de ces
habitations semblables à des coques d'escargot.

Moreno fut saisi par l'aspect de ces nouveautés. A bord de son navire,
on connut sa qualité d'officier russe, et il était annoncé comme tel
dès son débarquement. C'est pourquoi, dans une rue assez large où il
errait dépaysé, il vit venir à lui un grand jeune homme extrêmement
blond, le nez sensiblement aplati, les yeux bridés en l'air et la lèvre
supérieure ornée d'une petite moustache rare, hérissée comme celle d'un
chat. Ce jeune homme n'était pas beau, mais leste, découplé, et avait
l'air ouvert et cordial. Il portait la tunique d'officier du génie et
l'aiguillette d'argent, particulière aux membres de ce corps qui se
sont distingués dans leurs études. Sans s'arrêter à l'accueil réservé
de Don Juan, ce garçon lui tint brusquement, en français, le petit
discours que voici:

--Monsieur, j'apprends à la minute qu'un officier aux dragons
d'Iméréthie se trouve à Poti, allant rejoindre son corps à Bakou. Cet
officier, c'est vous-même. Comme camarade je viens me mettre à votre
disposition. Je fais la même route que vous. S'il vous plaît, nous
voyagerons ensemble, et, pour commencer, je sollicite l'honneur de
vous offrir un verre de champagne au Grand Hôtel de Colchide que vous
apercevez là-bas. D'ailleurs, si je ne me trompe, l'heure du dîner
n'est pas loin, j'ai invité quelques amis et vous ne me refuserez pas
le plaisir de vous les présenter.

Tout cela fut dit de bonne grâce, avec cet air sémillant, dont les
Russes ont hérité depuis que les Français, qui passent pour l'avoir
inventé, l'ont perdu.

L'exilé espagnol accepta la main du nouveau venu, et lui répondit:

--Monsieur, je m'appelle Juan Moreno.

--Moi, monsieur, je m'appelle Assanoff, c'est-à-dire je m'appelle en
réalité Mourad, fils de Hassan-Khan; je suis Russe, c'est-à-dire Tatare
de la province de Shyrcoan et musulman, pour vous servir, c'est-à-dire
à la façon dont aurait pu l'être M. de Voltaire, grand homme! et dont
je lis avec plaisir les ouvrages, quand je n'ai pas sous la main ceux
de M. Paul de Kock.

Là-dessus, Assanoff, passant son bras sous celui de Moreno, l'entraîna
vers la place en face du fleuve, où s'apercevait d'assez loin une
grande maison basse, longue baraque, au fronton de laquelle on lisait
en lettres blanches sur une planche bleu de ciel: _Grand Hôtel de
Colchide, tenu par Jules Marron (aîné);_ le tout en français.

A leur entrée dans la salle de l'hôtel où le couvert était mis, les
deux officiers trouvèrent leurs convives déjà réunis, buvant à petits
coups de l'eau-de-vie de grains, et mangeant du caviar et du poisson
sec, dans le but d'irriter leur appétit. De ces convives quelques-uns
méritent tout au plus d'être mentionnés: deux commis français dont l'un
venait au Caucase pour acheter de la graine de vers à soie, et l'autre
pour se procurer des loupes d'arbres; un Hongrois, voyageur taciturne;
un passementier saxon allant en Perse chercher fortune.

Ce ne sont là que des comparses étrangers à notre histoire. Nous nous
attacherons davantage à ceux qui suivent. D'abord se présentait la
maîtresse de la maison, Mme Marron (aîné), laquelle devait présider le
festin.

C'était une bonne grosse personne; elle avait certainement franchi
la quarantaine, mais nullement laissé de l'autre côté de cette
frontière la prétention de séduire: du moins ses regards fort aiguisés
l'affirmaient et tenaient le pied de guerre. Mme Marron (aîné), haute
en couleurs, dépassant peut-être, dans l'envergure entière de sa
personne, une mesure modeste de moyens de plaire, les développant, au
contraire, avec une générosité prodigue, portait des boucles noires
répandues en cascades le long de ses joues et ralliant sa ceinture
d'un air fort agaçant. Cette dame avait une conversation vive, relevée
d'expressions pittoresques et animée par l'accent marseillais. La
maison était tenue au nom de Marron (aîné), comme on l'a appris déjà;
mais ce que les confidents les plus intimes de Mme Marron (aîné)
savaient sur le compte de cet époux, se bornait à dire qu'ils ne
l'avaient jamais connu et n'en avaient entendu parler que par sa femme,
qui, de temps en temps, de loin en loin, trahissait l'espoir de le voir
enfin arriver. Fait plus certain, la belle maîtresse du Grand Hôtel de
Colchide à Poti s'était fait longtemps remarquer à Tiflis, sous le nom
de Léocadie; elle y avait été modiste, et l'armée du Caucase entière,
infanterie, cavalerie, artillerie, génie et pontonniers (s'il y en a!),
s'était inclinée sans résistance sous le pouvoir de ses perfections.

--Je le sais bien, dit Assanoff à Moreno en lui racontant en gros
ces circonstances, je le sais bien! Léocadie n'est ni jeune, ni très
jolie; mais que voulez-vous faire à Poti? Le diable y est plus malin
qu'ailleurs, et, songez donc! une Française, une Française à Poti!
Comment voulez-vous qu'on résiste?

Il présenta ensuite son camarade à un homme fort grand de taille,
vigoureux, blond, avec des yeux gris pâle, de grosses lèvres, un air de
jovialité convaincue. C'était un Russe. Ce colosse souriait, portait un
costume de voyage peu élégant, mais commode, et qui trahissait d'abord
l'intention arrêtée d'éviter toute gène. Grégoire Ivanitch Vialgue
était un propriétaire riche, une sorte de gentilhomme campagnard et,
en même temps, un sectaire. Il appartenait à une de ces Églises
réprouvées, mais toujours présentes dans le christianisme, à une de ces
Églises, que les grandes communions extirpent de temps en temps par le
fer et par la flamme, mais qui, pareilles aux traînées du chiendent,
conservent quelque bouture inaperçue et reparaissent. C'était, en un
mot, un Doukhoboretz ou «Ennemi de l'Esprit». Le gouvernement et le
clergé russes se sont armés contre les religionnaires dont Vialgue
faisait partie. Quand ils les découvrent dans les provinces intérieures
de l'empire, ils ne les mettent pas à mort, ainsi qu'on le faisait au
moyen âge, mais ils les saisissent et les déportent au Caucase.

Les Ennemis de l'Esprit sont d'opinion que la partie saine, bonne,
innocente, inoffensive de l'homme, c'est la chair. La chair n'a
d'elle-même aucun mauvais instinct, aucune tendance perverse. Se
nourrir, se reproduire, se reposer, ce sont là ses fonctions: Dieu les
lui a données et les lui rappelle sans cesse par les appétits. Tant
qu'elle n'est pas corrompue, elle recherche purement et simplement
les occasions de se satisfaire; ce qui est marcher dans les voies de
la justice céleste; et plus elle se satisfait, plus elle abonde dans
le sens de la sainteté. Ce qui la corrompt, c'est l'Esprit. L'Esprit
est d'origine diabolique. Il est parfaitement inutile au développement
et au maintien de l'Humanité. Lui seul invente des passions, de
prétendus besoins, de prétendus devoirs qui, contrariant à tort et
à travers la vocation de la chair, engendrent des maux sans fin.
L'Esprit a introduit dans le monde le génie de la contradiction, de la
controverse, de l'ambition et de la haine. C'est de l'Esprit que vient
le meurtre; car la chair ne vit que pour se conserver et nullement
nous détruire. L'Esprit est le père de la sottise, de l'hypocrisie,
des exagérations dans tous les sens, et partant, des abus et des excès
que l'on a coutume de reprocher à la chair, excellente personne,
facile à entraîner à cause de son innocence même; et c'est pourquoi
les hommes vraiment religieux et vraiment éclairés doivent défendre
cette pauvre enfant en bannissant vivement les séductions de l'Esprit.
Dès lors, plus de religion positive pour éviter de devenir intolérant
et persécuteur; plus de mariage pour n'avoir plus d'adultère; plus de
contrainte dans aucun goût pour supprimer radicalement les révoltes
de la chair, et, enfin, l'abandon systématique de toute culture
intellectuelle, occupation odieuse qui, n'aboutissant qu'au triomphe
de la méchanceté, n'a opéré jusqu'ici qu'en faveur de la puissance du
diable.

Les Ennemis de l'Esprit, bannissant tout résultat d'un effort de
l'intelligence, n'estiment pas même l'industrie et opinent à la réduire
aux fabrications les plus indispensables et aux procédés les plus
simples. En revanche, ils estiment grandement la charrue et se montrent
agriculteurs expérimentés et éleveurs de bétail admirables. Les fermes
établies par eux dans le Caucase sont belles, bien tenues, prospères,
et s'il n'était trop classique et trop fleuri de comparer les mœurs
qui y régnent à celles qui fleurirent jadis dans l'intérieur des
temples de la déesse syrienne, on peut cependant affirmer avec assez
d'exactitude que le Doukhoboretz dépasse de bien loin, dans ses
habitudes, les façons d'agir et de se régler des Mormons d'Amérique.

--Vous ne rencontrerez jamais un plus aimable homme que celui-là, dit
Assanoff à son ami, en lui montrant l'adversaire du sens commun; un
plus brave homme, plus gai, plus obligeant n'existe pas! J'ai été
en cantonnement près de chez lui, dans le voisinage des montagnes;
et combien je m'y suis amusé et à quel point il m'a été utile, c'est
ce qu'il est impossible de vous raconter, vous ne me croiriez pas!
Hé, Grégoire Ivanitch! vieux drôle! infernal coquin! viens que je
t'embrasse: Pars-tu demain avec nous?

--Oui, monsieur le lieutenant, je l'espère; je ne crois pas avoir de
raison pour ne pas partir demain avec vous. Mais aller jusqu'à Bakou,
non! n'y comptez pas! je m'arrêterai à Shamakha.

--Vilain trou, n'est-ce pas? répliqua Assanoff, tandis que, ainsi que
tous les convives, il se mettait à table et dépliait sa serviette.

--Vous ne savez ce dont vous parlez, répliqua le sectaire en enfournant
dans sa bouche une énorme cuillerée de soupe, car Mme Marron (aîné)
servait les convives à leur rang, et une petite servante abaze venait
de remettre une assiette pleine à Grégoire Ivanitch.

Léocadie, qui connaissait le Caucase dans tous ses détails, crut devoir
intervenir dans la conversation.

--Taisez-vous, s'écria-t-elle en jetant sur Grégoire Ivanitch un regard
où se peignait une indignation profonde; je sais qui vous êtes et je
sais aussi ce que vous voulez insinuer. Mais je ne souffrirai jamais
qu'à ma table et dans la maison respectable de M. Marron (aîné) on
tienne des propos qui feraient rougir des sapeurs!

Léocadie rougit fortement elle-même, pour prouver que sa modestie
n'était nullement inférieure à celle des membres du corps militaire,
dont elle venait de signaler la vertu.

--Allons, jalouse, allons, répliqua Assanoff en agitant la main d'un
air conciliant; il paraît que votre expérience découvre des pièges là
où ma candeur n'en soupçonne pas. Soyez donc tranquille! ma fidélité à
mes serments est inébranlable! Explique-moi, Grégoire Ivanitch, ce que
tu prétends me faire entendre, car je suis d'un naturel curieux!

--Il est bien connu, reprit alors le Doukhoboretz en se versant un
énorme verre de vin de Kakhétie, que la ville de Shamakha est célèbre
pour le choix délicat de ses plaisirs. Ce fut autrefois la résidence
d'un prince tatare indépendant. On y entretenait une école de danseuses
admirées de tous les pays et célèbres jusque dans les provinces
persanes. Naturellement les peuples se rendaient en foule dans ce
délicieux séjour, pour y jouir de la vue et de l'entretien de tant de
belles personnes. Mais la Providence ne voulut pas laisser à jamais les
Mahométans uniques possesseurs de ces trésors. Nos troupes impériales
attaquèrent Shamakha, comme elles avaient fait des autres résidences
des souverains du pays. La résistance des infidèles fut vive, et, au
moment de succomber, la fureur les prit. Afin de ne pas voir les Russes
heureux à leur tour, ils résolurent d'exécuter un massacre général de
toutes les danseuses.

--Voilà une de ces infamies qui finiraient par me faire embrasser ta
religion, si elles devaient se répéter souvent! interrompit Assanoff.

--Mais le massacre ne fut pas complet.

--Ah! tant mieux!

--Les régiments russes enlevèrent la place d'assaut, au moment où la
tuerie commençait. C'était un spectacle affreux; la brèche béaute
donnait passage à des flots de soldats; ceux-ci s'empressaient de faire
main basse sur les défenseurs de la ville, enragés à ne pas reculer
d'un pouce. A leur grand étonnement, nos hommes trouvaient çà et là
des cadavres de jeunes filles richement parées de gazes rouges et
bleues, pailletées d'or et d'argent, couvertes de joyaux et jetées sur
le pavé, dans leur sang. En gagnant plus avant l'intérieur des rues,
ils aperçurent des groupes nombreux de ces victimes encore vivantes;
les Musulmans les poussaient à coups de sabre. Alors ils se jetèrent
plus hardiment au milieu de la bagarre, et c'est ainsi que, lorsque
toute résistance eut cessé, on se trouva avoir sauvé peut-être le quart
des adorables personnes qui avaient porté jusqu'au ciel la gloire de
Shamakha.

--Si ton histoire n'avait pas fini à peu près heureusement, s'écria
Assanoff, je n'aurais pas pu continuer mon dîner. Mais de la façon
dont tu t'y es pris je crois que j'irai jusqu'au dessert. Madame,
seriez-vous assez bonne pour me faire donner du champagne?

Le mouvement qui suivit cette demande interrompit un moment
l'entretien; mais quand on eut porté la santé du nouvel officier arrivé
au Caucase, ce que Mme Marron (aîné) proposa d'une manière toute
aimable et d'une façon qui eût pu troubler le joyeux ingénieur, s'il
eût possédé un naturel capable de s'arrêter à de pareilles vétilles, un
des convives renoua le fil de l'entretien:

--Je suis allé, dit-il, il y a quelques mois jusqu'à Shamakha, et
l'on m'y a raconté que la danseuse la plus estimée était une certaine
Omm-Djéhâne. Elle faisait tourner toutes les têtes.

--Omm-Djéhâne, répondit brusquement l'Ennemi de l'Esprit, est une
pitoyable fillette, pleine de caprices et de sottise! Elle danse
mal, et, si on parle d'elle, c'est uniquement à cause de son humeur
insociable, et de ses bizarreries méchantes. D'ailleurs, elle n'est
aucunement jolie, il s'en faut de tout!

--Il paraît, notre ami, s'écria Assanoff, que nous n'avons pas eu à
nous louer de cette jeune personne?

--Dans le sens où vous paraissez l'entendre, reprit le premier
interlocuteur, Omm-Djéhâne n'est pas, en effet, fort digne d'attention.
Je me suis rencontré avec un officier d'infanterie en retraite qui la
connaît depuis son enfance. Cette belle est originaire d'une tribu
lesghy aujourd'hui détruite, et vous savez que ses compatriotes n'ont
pas une grande réputation de douceur. Recueillie par des soldats,
quand elle avait trois ou quatre ans, au milieu des ruines d'un
village montagnard qui brûlait et sur le corps de sa mère, tombée
morte par-dessus un officier poignardé par la dame, la femme d'un
général la réclama et prétendit la faire élever à l'européenne. On
la soigna très fort, on l'habilla bien et absolument comme les deux
filles de la maison. On lui donna l'institutrice chargée d'instruire
ces demoiselles, et elle apprit vite, et mieux qu'elles le russe,
l'allemand et le français. Mais un de ses jeux favoris était de plonger
les jeunes chats dans l'eau bouillante. Elle avait dix ans quand
elle faillit étrangler, au détour d'un escalier, sa gouvernante, la
digne Mlle Martinet, qui l'avait appelée _petite sotte_ huit jours
auparavant, et elle lui mit un magnifique tour de cheveux châtains
hors d'état de servir jamais. A six mois de là, elle fit mieux. Elle
se rappela ou plutôt elle n'avait jamais oublié qu'un an auparavant
la plus jeune fille de sa bienfaitrice l'avait poussée en jouant;
elle était tombée et il en était résulté une bosse au front. Elle
crut devoir aviser à effacer cet outrage, et d'un coup de canif
bien appliqué, atteignit et fendit la joue de sa petite compagne,
heureusement, car elle avait dessein de l'éborgner. La générale eut
assez de ce dernier trait, et, renvoyant la jeune rebelle de son
cœur et de sa maison, elle la confia à une femme musulmane, avec une
petite somme.

Arrivée à l'âge de quatorze ans, Omm-Djéhâne s'enfuit de Derbend, où
résidait sa nouvelle mère adoptive. On n'a pas su ce qu'elle était
devenue pendant deux ans. Aujourd'hui, la voilà une des danseuses de
la troupe, instruite, conduite et gouvernée par Mme Forough-el-Husnêt,
autrement dit les Splendeurs de la Beauté. D'ailleurs Grégoire Ivanitch
a raison. Beaucoup de gens ont cherché à séduire Omm-Djéhâne, mais
personne n'y a réussi.

Assanoff trouva ce récit tellement merveilleux, qu'il voulut faire
partager son enthousiasme à Moreno. Mais ce fut peine perdue.
L'Espagnol ne prit aucun intérêt à ce qu'il appela les équipées
d'une fille de rien. Le trouvant donc silencieux, l'ingénieur le
jugea maussade et cessa de s'occuper de lui, à mesure que sa propre
imagination allumait dans le vin de Champagne un surcroit d'ardeur.

Le dîner terminé, les Français, le Hongrois gagnèrent leur chambre,
Moreno de même; et Assanoff se mit à jouer à la préférence avec deux
des autres hôtes et Mme Marron (aîné), tandis que l'Ennemi de l'Esprit
les considérait d'un œil de plus en plus troublé en buvant de
l'eau-de-vie. Ces plaisirs variés durèrent jusqu'au moment où les
joueurs furent comme mis en sursaut par un bruit sourd, qui retentit
à côté d'eux. C'était Grégoire Ivanitch qui s'écroulait sur sa base.
Assanoff avait perdu son argent. Deux heures du matin venaient de
sonner. Chacun alla se coucher, et le Grand Hôtel de Golehide, tenu
par M. Marron (aîné), entra dans le repos.

Il était à peine cinq heures, quand un domestique de l'hôtel vint
frapper à la porte de la chambre à coucher de Moreno pour l'avertir
que le moment du départ était proche. Quelques instants après,
Assanoff parut dans le corridor. Sa capote d'uniforme était jetée sur
ses épaules plus que négligemment; sa chemise de soie rouge, fort
chiffonnée, tenait mal à son cou, et sa casquette blanche était comme
plaquée sur son épaisse chevelure bouclée, où aucun soin de toilette
n'avait mis de l'ordre. Quant à la figure, elle était ravagée, pâle,
tirée, les yeux étaient rougis; et l'ingénieur aborda Don Juan avec un
bâillement effroyable, en se tirant les bras de toute leur longueur.

--Hé bien! cher ami, s'écria-t-il, il faut donc s'en aller? Est-ce que
vous aimez à vous lever si matin quand vous n'êtes pas de service, et
même quand vous en êtes? Holà! Georges! double brute! Apporte-nous une
bouteille de champagne pour nous mettre en train, ou le diable si je ne
te casse pas les os!

--Non! pas de champagne! dit Moreno, allons-nous-en! Vous oubliez qu'on
nous a remontré hier combien il était important de nous mettre en
mouvement de bonne heure, avec la longue route que nous avons à faire.

--Certainement, certainement je m'en souviens; mais je suis avant tout
un gentilhomme; et un homme comme moi est tenu de couronner sa journée
autrement qu'en pleutre!

--Commençons-la comme des gens sensés, et allons-nous-en.

L'ingénieur se laissa persuader, et, chantonnant l'air des _Fraises_,
alors fort à la mode dans le Caucase, il s'achemina avec son compagnon
vers le bord du fleuve qu'ils allaient remonter. Leur moyen de
transport était des plus simples et des moins en harmonie avec les
prétentions de l'officier tatare, homme raffiné. On avait simplement
mis à leur disposition une longue nacelle étroite et quatre bateliers,
lesquels, dans leur propre intérêt, devaient faire beaucoup moins
usage de leurs rames que d'une longue ficelle à laquelle deux d'entre
eux allaient s'atteler, et marchant sur la rive, en façon de chevaux
de halage, tirer le bateau à la cordelle. L'état-major de _l'Argo_,
quand il visita cette contrée sous le commandement du capitaine Jason,
aurait trouvé cet attelage primitif. Ce n'est pas qu'il n'existât un
service de steamers, dont les journaux d'Europe et d'Amérique avaient
fait quelque bruit; mais tantôt pour une raison, tantôt pour une autre,
ce service ne fonctionnait pas; et, bref, Moreno et Assanoff, voulant
s'en aller à Koutaïs et de là gagner Tillis et Bakou, n'avaient d'autre
parti à choisir que de prendre place dans leur pirogue: ce qu'ils
firent.

Il était beau de les voir dans cette embarcation étroite, qu'une banne
blanche mettait à l'abri des rayons du soleil, assis ou couchés, au
milieu de leurs caisses, fumant, causant, dormant ou se taisant et
s'avançant avec la plus majestueuse lenteur, tandis que deux de leurs
mariniers poussaient avec des gaffes, et que les deux autres, la
cordelle sur l'épaule, tiraient de leur mieux, en marchant courbés sur
la berge et à pas comptés.

On ne peut pas dire que la forêt commence seulement au sortir de
Poti. Poti est comme absorbé dans la forêt; mais, quand on laisse
derrière soi l'enceinte carrée en pierres flanquée détours où les
musulmans parquaient jadis les esclaves, dont ce lieu était l'entrepôt
principal au Caucase, on n'y voit plus d'habitations, et on peut se
croire dans des lieux que les humains n'ont jamais visités. Rien de si
abandonné, en apparence, rien de si inhospitalier, de si farouche, de
si rébarbatif. Un fleuve hâté, roulant des eaux limoneuses ou chargées
de sable sur un lit rempli de roches, contre lesquelles ses eaux
rebroussent à chaque instant; des rives lacérées, déclivées par les
crues subites et impitoyables de la saison d'hiver, présentant ici une
plage dépouillée, là un escarpement subit; des troncs d'arbres charriés
et dressant leurs bras mutilés en l'air comme pour crier miséricorde,
puis roulés par trois ou par quatre les uns sur les autres et enterrés
à demi, mais toujours frissonnants, toujours remuant en vain; car le
fleuve irrité passe sur eux en grondant plus fort ou au travers de
leurs rameaux; et aux deux côtés de cette rage, le silence solennel
d'une forêt qui paraît sans limites; on voit la scène: le fleuve mugit,
rugit, saute, tourbillonne et court; le bateau où sont les officiers
le remonte lentement au pas cadencé des deux hommes qui le halent;
les feuilles de la forêt frissonnent sous le vent du matin, les unes
larges, les autres menues, celles-ci dans le sombre, celles-là dans la
lumière; par des éclaircies lointaines, des rayons de soleil chatoient
dans la verdure et y font passer des bandes de clarté semblables à la
présence des lutins; sur le ciel bleu et clair se détachent les cimes
délicates de quelques frênes, de quelques hêtres, de quelques chênes
plus grands que le peuple de leurs compagnons.

Moreno considérait Ce spectacle, en définitive merveilleux, avec un
intérêt étrange, quand Assanoff, un peu ranimé et revenu à lui,
proposa de sauter sur la rive, et, en allégeant d'autant le bateau,
de se donner le plaisir d'une promenade. Cette idée fut accueillie
avec empressement par l'officier espagnol, et les deux compagnons se
mirent à marcher dans les hautes herbes, en devançant leur embarcation,
et, de temps en temps, sûrs de la rattraper, poussant une pointe dans
quelques clairières. Ce fut ainsi que Moreno eut des occasions de
s'apercevoir que la contrée forestière, traversée par le Rioni, n'est
nullement aussi déserte qu'il en avait d'abord eu l'impression. De
temps en temps, lui et son camarade voyaient sortir brusquement des
fourrés quelques bandes effarées de petits porcs, très semblables à
des marcassins, noirs, avec des soies longues et dures, aux jambes
fines, brusques, lestes, agiles et jolies, au point de se faire renier
par tous leurs congénères d'Europe. Ce petit monde, à l'aspect des
étrangers, s'enfuyait à toutes jambes à travers les taillis et faisait
découvrir une case carrée en bois cachée sous les arbres, envoyant vers
le ciel la fumée bleuâtre de son foyer et habitée toujours, il faut le
dire, par des êtres, hommes, femmes, enfants, sur lesquels le don de la
beauté a été aussi libéralement répandu que les haillons de la misère.
Depuis qu'il existe des sociétés humaines, on sait que les populations
de la vallée du Phase sont belles. On leur a prouvé ce qu'on en pensait
en les enlevant, en les vendant, en les adorant, en les massacrant,
parce que les hommes, pris en masse ou en particulier, n'ont pas reçu
du ciel d'autre façon de démontrer leur amour. Après tout, il est
certain que cette beauté ne peut pas être considérée comme fatale,
puisqu'il est sorti des forêts du Phase et des misères de ses cahutes
tant de reines fameuses et puissantes, tant de favorites souveraines
et des lignées de roi. Pour asseoir les unes et les autres, femmes et
hommes, sur le trône ou mettre le trône sous leurs pieds, la destinée
ne leur a rien demandé, ni génie, ni talent, ni naissance glorieuse,
elle s'est contentée de voir leur beauté. Quelquefois l'histoire
exagère, et pour une jolie fille rencontrée par hasard et laissant à un
passant une heureuse impression qu'il répartit sur toute une province,
combien d'hôtesses rousses imposant par la grâce du même juge leurs
défauts à toutes les hôtesses d'un royaume! Mais ici rien de semblable
n'est arrivé. La nature s'est vraiment surpassée et l'imagination n'a
pu monter plus haut qu'elle. Tout ce qu'on a dit, écrit et chanté sur
les perfections physiques des gens du Phase est vrai à la lettre, et
l'examen le plus maussade, s'il veut parler vrai, ne trouve rien à en
rabattre. Ce qui est surtout remarquable et semble sortir de toutes
les règles, c'est que ces paysans, ces paysannes, ces malheureux et
ces malheureuses, sont doués d'une distinction et d'une grâce extrême;
leurs mains sont charmantes, leurs pieds sont adorables; la forme, les
attaches, tout en est parfait, et l'on peut s'imaginer à quel point est
pondérée et juste la démarche de créatures qui n'ont pas un défaut dans
leur construction.

Assanoff était trop accoutumé à la vue des filles imérithiennes et
gourielles pour en être aussi frappé que Moreno. Il les trouvait
jolies, mais comme la civilisation le passionnait, il jugeait Mme
Marron (aîné) douée de perfections d'un ordre très supérieur, bien
qu'un peu défraîchie par le frottement des années.

On s'est peut-être aperçu que l'Ennemi de l'Esprit n'avait pas pris
passage avec les deux officiers. Pourtant, suivant ses déclarations
de la veille, on aurait dû lui en supposer l'intention. Assanoff, peu
maître de ses sens au moment du départ, ne s'était nullement enquis de
l'absence de son ami; il y songea seulement quand le bateau était déjà
loin. Moreno n'avait pas pris part à la conversation de la veille, de
sorte que Grégoire Ivanitch s'était trouvé en parfaite liberté d'agir
à sa guise. La nuit lui avait porté conseil. Il avait réfléchi, en y
songeant un peu à travers l'ivresse (et il n'était jamais si prudent et
si avisé que lorsqu'il était gris), à la sottise d'arriver à Shamakha
avec un étourdi fort occupé de ses plaisirs et pas du tout à lui
être agréable. Grégoire Ivanitch était loin de s'aveugler au point
de supposer que, pour tant d'occasions de plaisirs que ses principes
religieux et son bon caractère lui avaient fait mettre sur le chemin de
l'ingénieur, celui-ci se piquerait de générosité à son égard et aurait
scrupule, une fois dans sa vie, de marcher sur ses brisées ou de lui
causer des désagréments. Au contraire, il savait de science certaine
que rien ne serait plus agréable au Tatare civilisé qu'un conflit d'où
résulterait sans faute un recueil de plaisanteries bonnes ou mauvaises,
de goguenardises et de vanteries de quoi défrayer pendant un an toutes
les garnisons, tous les cantonnements du Caucase.

En conséquence, il revint sur sa promesse, se résolut à voyager seul,
à voyager vite, et, quelques heures après le départ des militaires,
il prit à son tour une barque, s'arrangea de façon à maintenir une
petite distance entre lui et ceux qui le précédaient, puis, lorsque
la nuit fut tombée, au lieu d'aller la passer avec les deux amis dans
un cabanon de planches appartenant à l'État et réservé à l'usage des
voyageurs, il doubla le relais de ses bateliers, atteignit au matin
Koutaïs, prit la poste, ne fit que traverser Tiflis sans s'arrêter, et
atteignit Shamakha.

Shamakha n'est pas une grande ville; ce n'est plus même une ville
curieuse. L'ancienne cité indigène a disparu presque entièrement, pour
faire place à un amas de constructions modernes, peut-être assez bien
entendues, mais, à coup sûr, tout à fait dénuées de physionomie. Les
Musulmans riches se sont fait bâtir des maisons russes appropriées
à leurs besoins et à leurs habitudes; on aperçoit des magasins du
gouvernement, des casernes, une église, ce que l'on rencontre partout;
et le maître de police, ancien officier de cavalerie, brave homme, qui
élevait des oiseaux chanteurs et passait une partie notable de sa vie
dans l'énorme cage où il avait logé ses pensionnaires, était, avec le
gouverneur, l'homme le mieux logé du pays, parce que son habitation
ressemblait le plus à celle d'un bourgeois allemand. Grégoire Ivanitch
Vialgue s'y rendit d'abord, frappa à la porte et fut admis.

Il entra dans le salon de l'air dégagé qui lui était propre, ne salua
aucunement la sainte image placée dans un angle, au sommet du plafond.

--Mon excellent ami, lui dit-il, j'ai fait un grand voyage; j'arrive de
Constantinople et, en dernier lieu, de Poti; je n'ai pas pris une heure
de repos et je vous apporte la fortune.

--Elle est la bienvenue, répondit Paul Petrowitch, bienvenue
assurément; c'est une bonne dame, d'un certain âge, capricieuse; mais,
personne au monde, je pense, ne lui a jamais sciemment fermé sa porte.

--Bref, j'ai réussi dans nos projets au delà de toute espérance.

--Racontez le tout par le menu, répliqua Paul Petrowitch, d'un air de
béatitude, en étendant sur ses genoux son mouchoir de cotonnade bleue à
raies rouges et s'introduisant dans le nez une forte prise de tabac.

--Voilà l'histoire. Ainsi que nous étions convenus, je me suis rendu,
en vous quittant, il y a deux mois, à Redout-Kalé, où j'ai rencontré
l'Arménien à qui j'avais donné rendez-vous. Il m'a exposé la situation.
Lui et ses associés ont acheté à bon compte, ma foi! six petites filles
et quatre petits garçons. Il estime que sur ces dix enfants, qui
promettent beaucoup, au moins quatre seront d'une beauté exceptionnelle
et une petite fille (il l'a eue vraiment pour un morceau de pain)
semble devoir atteindre à une perfection inouïe!

--Tu me réjouis le cœur, ma chère âme, s'écria Paul Petrowitch.

--L'Arménien m'a fait observer que, ayant parfaitement vendu l'année
dernière ce qu'il avait de mieux et de prêt, il s'était résolu cette
fois à perfectionner encore la marchandise.

--C'est un homme intelligent; je l'ai toujours dit et pensé, grommela
Paul Petrowitch.

--Dans ce dessein, poursuivit Grégoire, il a fait l'acquisition d'une
jolie maison de campagne, où il habite avec quatre filles, ses deux
nièces, un neveu et un cousin de sa femme, en tout dix. Vous suivez le
détail.

--Parfaitement!

--Pour tout ce petit monde, il s'est procuré des passeports, des
papiers, des actes parfaitement en règle, enfin ce qu'il faut. J'ai vu
les prix sur ses livres, et là, franchement, ça n'a pas coûté cher.

--J'en suis presque fâché, dit le maître de police; c'est ce que
j'appelle déconsidérer l'autorité, quand ceux qui en sont revêtus se
laissent aller à des concessions trop faciles. Mais j'ai peut-être des
principes un peu sévères. Continuez!

--L'Arménien a engagé un maître de russe, un maître de français, qui
enseigne en même temps la géographie, et une gouvernante suisse. Ces
différents frais d'établissement ne sont pas ruineux, et le résultat de
la spéculation est que notre compagnie se trouve désormais en état de
fournir des épouses et des intendants de mérite à tous les Turcs élevés
en Europe et qui tiennent à se faire un intérieur convenable, ou encore
aux personnes appartenant à des communions différentes et qui savent
apprécier la beauté et le talent.

--Cet Arménien est assurément un homme de génie! murmura Paul
Petro-svitch, levant les yeux au ciel et croisant les mains sur son
ventre.

--C'est presque ce qu'a dit notre associé américain à Constantinople,
quand nous avons partagé nos bénéfices de l'année dernière. Mais il est
hors de doute que la voie dans laquelle nous marchons aujourd'hui, et
l'extension illimitée de nos affaires, va nous faire monter au-dessus
de nos espérances.

--Je le pense ainsi, mon bon, mon parfait ami, et qui plus est (car je
ne songe pas qu'à ma seule propriété! je m'occupe aussi du bonheur de
mes semblables! je suis avant tout un philanthrope, moi!), regarde quel
bien nous faisons!

--La chose est claire, repartit Grégoire Ivanitch avec une grimace de
supériorité. Nous achetons, pour une centaine de roubles pièce, des
pauvres diables de marmots condamnés à végéter ici dans la fange, dans
la faim; nous les rendons gentils, doux, aimables, sociables, cela
devient des grandes dames et des messieurs, à tout le moins de bons
bourgeois ou de braves domestiques. Je voudrais bien savoir qui peut
se vanter d'être plus utile au monde que nous? Mais ce n'est pas pour
théorifier que je viens te voir. Voici tes dividendes.

Là-dessus, Grégoire tira de la poche de sa redingote un gros
portefeuille, du portefeuille une liasse de billets, et pendant une
bonne demi-heure, les deux amis furent plongés dans des calculs qui
causaient évidemment par leur résultat une satisfaction vive à Paul
Petrowitch. Quand tout ce tripotage eut pris fin, le digne maître de
police demanda à grands cris de l'eau-de-vie, et pendant que les verres
s'emplissaient, se vidaient et s'emplissaient de nouveau, l'Ennemi de
l'Esprit dit à son camarade:

--Les plus belles étoffes ont un revers. L'année écoulée a été bonne,
l'année prochaine sera meilleure; cette année-ci, nous n'avons guère
que des non-valeurs, grâce à cette imbécile de Léocadie Marron, qui
a été nous acheter trois filles dont la taille a tourné. Si notre
excellente maîtresse de danse, Forough-el-Husnêt, voulait nous aider,
elle le pourrait, et son secours viendrait bien à point.

--Mon petit père, il ne faut pas chercher à me tromper. Tu as envie de
vendre les Splendeurs de la Beauté elle-même. Mais tu as tort, elle n'y
consentirait pas, ni moi non plus.

--Quelle idée bizarre vas-tu chercher là, Paul Petrowitch? Les
Splendeurs de la Beauté aurait pu se placer aussi bien, si elle
avait vécu, et nous aussi, il y a une cinquantaine d'années, où le
goût était différent de ce que nous le croyons. Cette femme-là doit
peser.... Qu'est-ce qu'elle ne pèse pas? Désormais, on ne veut plus
que des femmes minces, et on appelle cela avoir l'air distingué. Je
suis sûr que les Splendeurs de la Beauté ne rapporterait pas deux cents
ducats et elle en voudrait garder au moins la moitié, sinon plus. Ce
n'est pas ce que j'appellerais une opération. Non, ne me prête pas
d'idées ridicules. Je n'ai pas songé une minute aux Splendeurs de la
Beauté: à Omm-Djéhâne, je ne dis pas! Elle n'est pas jolie; mais elle
parle français et russe. Il faudrait lui faire une remise assez forte;
mais, comme nous n'avons pas eu avec elle de frais d'éducation, de
nourriture, ni d'entretien, on s'en tirerait. J'ai justement rencontré
à Poti un marchand de loupes d'arbres, Français, qui m'a assuré
connaître à Trébizonde un ancien Kaïmakam retiré, occupé à rechercher
une femme bien élevée; il la veut musulmane afin de s'épargner les
ennuis de la conversion. Omm-Djéhâne, ce me semble, conviendrait
parfaitement à cette occasion-ci.

--Omm-Djéhâne sera l'affaire de ton Kaïmakam, s'il est l'affaire
d'Omm-Djéhâne, répondit le maître de police sentencieusement. Parles-en
aux Splendeurs de la Beauté. Tu entendras son avis.

Sur ce dernier mot, les associés se séparèrent; mais ici une remarque
doit trouver sa place. On aurait tort de voir dans l'Ennemi de l'Esprit
quelque disciple des traîtres de mélodrame, ou simplement un homme
tant soit peu méchant. Il n'était ni l'un ni l'autre. En tant que
moralité, il avait les idées de ses coreligionnaires: ce n'était pas
sa faute, puisqu'il avait été élevé par eux, avec eux et comme eux;
mais on pourrait presque dire qu'il y allait innocemment, puisqu'il
ne voyait aucun mal dans ce qu'il supposait être la raison et la
vérité. C'était un esprit tortu et dévoyé, mais non pas un drôle à
proprement parler, et, quant à son commerce, il le conduisait avec
une tranquillité de conscience peut-être aussi justifiée que celle
dont MM. les entrepreneurs d'entreprises matrimoniales, à Paris, sont
assurément pourvus après quarante ans de succès. Les lois européennes
défendent sévèrement la traite des esclaves; cela est exact; à ce
titre, le maître de police russe, le marchand arménien, le spéculateur
américain et le commis voyageur français, tous chrétiens, étaient des
coquins purs et simples. Mais l'Ennemi de l'Esprit et sa clientèle
asiatique avaient de quoi se tenir l'âme en repos, dans un pays où les
mariages ne se contractent jamais, en suivant les conditions même les
plus régulières, que par ces ventes, au moins simulées, de la femme et
où l'esclave homme prend rang dans la famille immédiatement après les
enfants et avant les domestiques. Ceci soit dit non pas pour élever
Grégoire Ivanitch sur un pavois, mais uniquement pour le présenter
sous son vrai jour. C'était, et voilà ce qu'on en peut affirmer avec
justice, un bon vivant par démonstration, dogmatiquement débarrassé de
toute espèce de scrupule quant à la poursuite de ses plaisirs et de
ceux des autres, nativement obligeant, et, du reste, ne voulant du mal
à qui que ce soit au monde, excepté bien entendu à l'Esprit, à cause de
tous nos malheurs d'ici-bas. Il tenait à ce point.

Quand il eut quitté le maître de police, il se rendit chez les
Splendeures de la Beauté, et trouva cette dame dans un état de santé
aussi satisfaisant qu'il l'avait laissée lors de leur dernière
entrevue. Elle se tenait dans une chambre, qui, pour être de
construction à peu près européenne, n'en était pas moins meublée
et accommodée à la tatare. A la vérité, on voyait pendre sur les
murailles, blanchies à la chaux, des cadres dorés contenant des
gravures coloriées représentant l'histoire de Cora et d'Alonzo, plus
un portrait lithographié du maréchal Paskewitch orné de moustaches
épouvantables, et, par une idée vraiment très ingénieuse de l'artiste,
regardant d'un œil du côté d'Érivan et suivant de l'autre la
direction de Varsovie; mais à part ces emprunts à un luxe exotique, le
tapis jeté sur le sol était persan, et le long des murs s'étendaient
des petits matelas étroits, formant divans et recouverts d'étoffes du
pays. Les Splendeurs de la Beauté, avec un visage de pleine lune, des
yeux comme deux diamants noirs un peu éteints, une bouche de grenade et
une opulence de formes dans toute sa personne, qui eût ravi en extase
un véritable Osmanli, était affaissée sur elle-même au milieu d'un amas
de coussins, et fumait méthodiquement son tjibouk, qu'elle soutenait de
la main droite, tandis que de la gauche, paresseusement posée sur le
matelas, elle tournait les grains de son tesbyh ou chapelet musulman.
Bref, elle suivait consciencieusement le cours de ses occupations
journalières qui consistaient à ne rien faire.

Il serait hardi de prétendre qu'elle ne pensait à rien. Cet état
paradisiaque existe pour les hommes dans beaucoup de pays, mais il est
à douter que nulle part il soit accessible aux femmes. La maîtresse
danseuse songeait donc probablement à quelque chose. En apercevant
Grégoire Ivanitch, elle lui dit avec une sorte de vivacité:

--Selam Aleykum! Vous êtes le bienvenu!

--Aleyk-ous-Selam! madame, repartit l'Ennemi de l'Esprit, mes yeux
deviennent brillants du bonheur de vous voir!

--Bismillah! Asseyez-vous, je vous prie!

Elle frappa des mains. Une servante fort sale apparut.

Apporte ici une bouteille de raki et deux verres.

Grégoire ayant pris place, l'eau-de-vie se trouvant entre lui et la
dame de céans, deux ou trois accolades furent données à la bouteille,
puis les interlocuteurs se trouvant dans un état confortable, ils
commencèrent la conversation.

--Madame, dit l'Ennemi de l'Esprit, je viens de proposer au respectable
Paul Petrowitch une très belle occasion de faire le bonheur
d'Omm-Djéhâne.

--Si vous faites son bonheur, répondit les Splendeurs de la Beauté,
elle en sera peut-être reconnaissante, mais, encore faudrait-il savoir
comment vous l'entendez.

Grégoire Ivanitch agita la main droite en l'air et secoua la tête d'un
air de désintéressement et de magnanimité.

--Bah! dit-il, je le sais! Si j'étais pour quelque chose dans
l'affaire, elle ne se montrerait pas plus touchée aujourd'hui qu'elle
ne l'a été il y a trois mois; elle ne veut pas entendre parler de
son serviteur, c'est convenu, et son serviteur n'est pas du tout
disposé à se laisser venir du mal à l'estomac pour qu'on le dédaigne.
Ces sottises-là sont du ressort des serviteurs de l'Esprit. Non!
Laissez-moi de côté. Je viens bonnement proposer à Omm-Djéhâne de la
marier à un Kaïmakam. Pour tout vous dire, j'avais emporté l'autre jour
sa photographie, telle qu'il y a huit ans la femme du général l'avait
fait faire. Je l'ai montrée au digne homme dont je vous parle, et,
vraiment, il a pris feu. C'est un digne homme, je le répète. Il n'a
que soixante-dix ans; on le trouve Musulman sévère; il ne boit ni vin
ni eau-de-vie, cela plaira à Omm-Djéhâne qui déteste si fort ce qui
est bon; il a une horreur encore plus prononcée pour les Européens, ce
qui lui conviendra également, à elle, dont le sentiment n'est pas bien
caché là-dessus; enfin il est riche. Je lui connais des terres dans
trois villages des environs de Batoum, et il a par-dessus le marché un
joli revenu provenant des mines d'argent de Gumush-Khanêh. Voyez ce que
vous voulez faire.

--J'aime tendrement Omm-Djéhâne, répliqua les Splendeurs de la Beauté.
C'est ma fille adoptive. Mon cœur saigne déjà en entendant vos
paroles; que sera-ce lorsqu'il faudra me séparer de cette enfant? Je
vais mourir de mille morts; on m'enterrera; on m'enterre! Cela mérite
considération. Combien me donnera-t-on pour consentir à de pareils
sacrifices?

Grégoire Ivanitch se caressa le menton:

--C'est, en effet, une affaire de conséquence. Omm-Djéhâne recevra
un tiers de ce que donne le Kaïmakam; j'aurai le second tiers comme
ayant été le promoteur de cette heureuse union, et vous partagerez
le troisième tiers avec notre bon et cher ami le maître de police.
L'acheteur offre deux mille roubles argent.

--Deux mille roubles argent? répondit la maîtresse danseuse, d'un air
consterné; y pensez-vous? Comment avez-vous pu écouter une pareille
proposition sans éclater de rire! Une fille, qui est une perle de vertu
et d'innocence, qui n'a jamais dansé que devant les personnes les plus
respectables, comme des généraux et des colonels; tout au plus (une
fois ou deux!) devant des majors! Une fille qui parle le russe et le
français comme ceux qui les ont inventés et qui peut écrire et lire, et
qui sait la géographie! Une fille qui....

Grégoire Ivanitch lui mit la main sur la bouche avec une douce
familiarité et continua lui-même la litanie:

--Une fille qui est charmante, mais très maigre, avec des yeux assez
jolis, mais bleus, et pas très tendres à l'ordinaire; une fille qui
sait une foule de belles choses, je l'avoue, mais qui manie également
le couteau d'une manière fort agréable, comme j'en ai reçu moi-même la
preuve dans l'épaule, et qui, par malheur, n'est pas toujours d'une
humeur accorte; une fille, enfin, qui est un diable incarné! Pour ma
part, je considère que la payer deux mille roubles, c'est faire son
propre malheur aussi cher qu'il est possible.

--Mais un sixième de la somme et rien de plus pour moi!

--Vous voulez dire un tiers!

--Comment? Mais je partagerai avec Paul Petrowitch!

--C'est-à-dire que vous lui prendrez tout, en outre de ce que vous lui
enlevez déjà. Croyez-vous que, lorsqu'il a bu, il ne pleure pas dans
mon sein pour la misère où vous le réduisez?--Grégoire Ivanitch, me
dit-il, cette femme-là est si belle, si aimable, si souriante, qu'elle
me mettra au tombeau dans le même costume que j'avais en venant au
monde!---Et alors il verse des flots de larmes, il faut que je lui
essuie le visage et que je le couche moi-même. Ne me dites donc pas des
folies! Vous aurez un tiers pour vous, et c'est à prendre ou à laisser!

--Hé bien! Grégoire Ivanitch, vous êtes pour moi un véritable père, je
ne me lasse pas de le répéter. Je m'écrie souvent, quand je suis toute
seule: Splendeurs de la Beauté, souviens-toi que Grégoire Ivanitch est
ton père! Dites seulement à Paul Petrowitch de me donner une montre en
or, avec des fleurs en émail dessus, pareille à celle de la gouvernante
de la province, et alors je parlerai à Omm-Djéhâne!

--Je ne me mêle pas de ces affaires-là. Vous tirerez de Paul Petrowitch
ce que vous voudrez, et vous n'avez pas besoin d'intermédiaire.
D'ailleurs, le temps presse. Voulez-vous ou ne voulez-vous pas
commencer dès aujourd'hui notre affaire?

Les Splendeurs de la Beauté balança sa tête de droite à gauche d'un air
subjugué,

--On ne peut rien vous refuser, Grégoire Ivanitch. Vallah! Billah!
Tallah! Je vais me mettre à l'œuvre à l'instant; mais donnez-moi
seulement, pour me souvenir de vos bontés, cette petite bague turquoise
que vous portez là, à la main gauche. Les turquoises sont un gage de
bonheur!

L'Ennemi de l'Esprit ôta galamment la bague de son doigt et la présenta
à la dame, qui la posa d'abord sur son front, puis tira de son sein
une bourse de cachemire où elle enferma sa nouvelle conquête parmi
d'autres plus anciennes. Gela fait, Grégoire Ivanitch prit congé;
et, tout aussitôt, les Splendeurs de la Beauté, faisant un effort
sensible, souleva sa masse opulente, la dressa sur ses pieds, et, avec
un balancement de hanches, qui, journellement, ravissait en extase
d'innombrables admirateurs, elle sortit de la chambre, son tjibouk
d'une main et son chapelet de l'autre. Elle passa, sans s'y arrêter,
devant chaque porte des cellules habitées par plusieurs de ses élèves,
et elle ouvrit, enfin, celle d'Omm-Djéhâne. Elle entra.

L'appartement était petit, étroit. Il n'y avait, dans un angle, qu'un
sopha très court. Pas de gravures européennes; aucune espèce de luxe
nulle part; pas de tjibouk; Omm-Djéhâne ne fumait pas; aucun verre,
aucune bouteille; elle ne buvait pas; non, rien, pas même un pot de
rouge ni de blanc de céruse, elle ne se fardait pas, ce qui était inouï
chez une personne de la ville, et les personnes qui lui voulaient le
plus de bien citaient cette bizarrerie comme un des traits les plus
regrettables de son caractère.

Lorsque sa maîtresse entra, la jeune danseuse était assise, la joue
appuyée sur sa main gauche, le coude sur un coussin. Elle regardait
droit devant elle, livrée à une abnégation absolue de sa pensée et de
ses sens. Elle était vêtue d'une robe étroite de soie cramoisie à raies
jaunes parsemées de fleurs bleues; un mouchoir de gaze rouge, brodé
d'or, était entortillé dans ses cheveux noirs; elle portait au cou un
collier d'or émaillé, et aux oreilles ainsi qu'aux bras des ornements
de même matière.

Grégoire Ivanitch avait raison: Omm-Djéhâne n'était pas ce qui
s'appelle jolie. Cependant il en avait été touché et préoccupé, et
cela s'expliquait. Une séduction puissante s'exhalait de cette jeune
fille. A vouloir en détailler les causes, on ne les retrouvait pas;
cependant on ne cessait pas d'en sentir l'action. C'était une de ces
créatures qui entraînent, qui enivrent, qui ensorcellent, et qui ne
vous disent ni pourquoi, ni comment. En vérité, un critique froid n'eût
trouvé qu'un seul adjectif à lui appliquer. Il eût dit d'elle: Elle est
étrange; mais aucun critique n'eût pu rester froid en sa présence.

--Mon âme, dit les Splendeurs de la Beauté, en s'asseyant à côté de sa
pensionnaire, écoutez-moi bien, il s'agit d'un grand mystère.

Là-dessus, quand elle vit les yeux d'Omm-Djéhâne attachés sur les
siens, elle lui raconta, d'un bout à l'autre, la conversation qu'elle
venait d'avoir avec Grégoire Ivanitch.

Aux nombreuses précautions oratoires qu'elle employa, aux phrases
séduisantes intercalées dans son récit, à l'accent mielleux et
caressant donné à toutes ses paroles, à ses réticences, à ses nombreux
serments, il était clair que la maîtresse danseuse ne s'attendait pas
à convertir aisément la jeune lesghy. Aussi fut-elle agréablement
surprise, quand, après un moment de réflexion assez court, celle-ci lui
fit une réponse encourageante et qu'elle n'avait pas prévue.

--Comment, dit-elle, serais-je sûre que ce Grégoire Ivanitch et les
autres ne me tendent pas un piège?

--Tu serais donc disposée, fleur de mon âme, à accepter le Kaïmakam
pour mari?

--Tout de suite, mais je neveux pas être trompée. Elle dit ces mots
rudement; ses yeux qui, déjà, n'étaient pas naturellement à fleur de
tête, mais un peu tragiquement enfoncés sous un frontbombé, semblèrent
se creuser davantage, et toute l'expression de son visage fut si
parlante, que les Splendeurs de la Beauté répondit avec conviction:

--Comment veux-tu que l'on s'y joue? On aurait, je crois, fort à faire.

Omm-Djéhâne ne répondit rien. Elle attacha son regard sur le plancher
et tomba dans la rêverie. Sa maîtresse, saisie d'une docilité si
merveilleuse, lui passa le bras autour du cou et allait l'embrasser,
quand la petite servante sale entra.

--Madame, dit-elle, le seigneur maître de police vous envoie dire qu'il
faut venir ce soir chez le gouverneur avec Djemylèh et Talhemèh pour
danser.

--Est-ce qu'il y a une fête?

--Il y a des hôtes étrangers.

--Des officiers?

--Des officiers. C'est son domestique qui me l'a dit Mais il y aura
aussi des Musulmans, Aga-Khan et Shems-Eddyn-Bey.

--Sais-tu si Grégoire Ivanitch y sera?

--Je ne sais pas; mais le seigneur maître de police dit qu'il faudra
mettre vos plus beaux habits; vous aurez de grands cadeaux.

La petite souillon sortit.

--De grands cadeaux, de grands cadeaux! c'est facile à dire, murmura
les Splendeurs de la Beauté; on ne manque jamais de m'en promettre
autant chaque fois, et, si j'y croyais, je mourrais de faim. Enfin, on
ira, c'est clair. Comment s'en empêcher? Pour toi, mes yeux, puisque
te voilà comme mariée à un Kaïmakam, tu n'as pas besoin d'amuser ces
chiens, et tu peux rester ici, si cela t'arrange.

--Cela ne m'arrange pas du tout; j'irai au contraire avec vous et les
autres chez le gouverneur. Voyez! je viens de faire trois fois de suite
l'istikharêh pendant que vous parliez à Dourr-al-Zemân (la Perle du
Temps, c'était le nom authentique de la jeune maritorne), et trois fois
j'ai eu le même nombre de grains.

Elle montrait son chapelet qu'elle serrait des deux mains; elle
balbutia entre ses dents un bout de prière et se leva. Les Splendeurs
de la Beauté ne trouva absolument rien à répliquer à un argument aussi
fort que celui d'une décision de l'istikharêh, et comme elle venait
de se donner des fatigues inusitées, elle rentra dans sa chambre pour
dormir jusqu'à l'heure de sa toilette, laissant Omm-Djéhâne réfléchir,
s'il lui plairait, à la nouvelle aventure, où la vie déjà si agitée de
cette dernière semblait se trouver entraînée.

Il était parfaitement exact que le gouverneur de Shamakha avait
l'intention de se mettre en frais. Il donnait à dîner à deux officiers
voyageurs en route pour Bakou, le lieutenant Assanoff et le cornette
Moreno, et, à cette occasion, il avait invité les officiers du
bataillon d'infanterie en garnison dans la ville et son ami de cœur,
le maître de police.

Assanoff et Don Juan, pour être arrivés plus tard que l'Ennemi de
l'Esprit, étaient arrivés pourtant, un peu fatigués, un peu ennuyés
du voyage, mais d'autant plus heureux de se trouver près du but, car
Shamakha n'est pas loin de Bakou. Ils étaient à peine restés quelques
heures à Tiflis. L'autorité supérieure les avait engagés à rejoindre
sans retard leurs corps respectifs, attendu qu'il était question
de mouvements sérieux dans le Daghestan. C'était une perspective
consolante pour Moreno. A mesure qu'il s'éloignait de l'Espagne et
de la femme qu'il aimait, le découragement des premières heures se
transformait en une résignation maladive, qui lui détruisait le prix
de la vie. Il sentait que son existence antérieure était finie, et il
n'éprouvait aucun désir d'en ressaisir une nouvelle. Hérodote raconte
qu'en Égypte, autrefois, l'armée se trouvant mécontente des façons
d'agir du souverain, les hommes de la caste guerrière prirent leurs
armes, formèrent leurs bandes et s'en allèrent gagnant la frontière.
Les serviteurs du monarque abandonné coururent, sur son ordre, après
eux et leur dirent: «Que faites-vous? Vous abandonnez vos familles?
Vous perdez de gaîté de cœur vos maisons et ce que vous possédez de
biens?»--Ils répondirent fièrement: «Des biens? Avec ce que nous avons
au poing, nous tâcherons d'en conquérir de meilleurs! Des maisons? On
en bâtit. Des femmes? Il en existe dans tout l'univers, et de celles
que nous rencontrerons, nous aurons d'autres fils!» Puis, sur cette
réponse, ils partirent sans que rien pût les arrêter.

Moreno n'était pas un de ces rudes manieurs d'épée, dont l'espèce ne
se rencontre guère dans les temps actuels. Soit résultat des mœurs,
soit délicatesse et faiblesse plus grande de l'imagination et du
cœur, il existe peu d'hommes aujourd'hui, dont le bonheur et la
force vitale ne résident en dehors d'eux-mêmes, dans un autre être
ou dans une chose. Presque chacun ressemble à l'embryon: il reçoit
ce qui le fait vivre d'un foyer de vie qui n'est pas le sien, et,
si on l'en sépare mal à propos, il est douteux, sinon impossible,
qu'il subsiste à son aise. En outre, tout ce que Don Juan avait vu
jusqu'alors dans le milieu où il était transplanté, lui faisait l'effet
d'un rêve, d'un de ces rêves particulièrement embrouillés où la raison
ne se retrouve pas. Assanoff lui avait expliqué, à sa manière, ce qui
s'agitait autour d'eux; mais outre que l'ingénieur n'y apercevait rien
que de naturel, ce qui le faisait passer légèrement sur les points
les plus dignes de commentaires, il était d'humeur inconstante et ne
savait suivre ni une explication, ni un raisonnement. Cependant Moreno
s'attachait à lui. L'ivrognerie flagrante d'Assanoff le rebutait; sa
gaîté le ramenait. Assanoff avait l'esprit brouillon, mais il avait
de l'esprit; il divaguait à l'ordinaire, mais en quelques rencontres
il montra du cœur. Pendant la longue route et l'interminable
tête-à-tête, il raconta beaucoup de choses à Moreno, et Moreno se
laissa aller de son côté à lui faire des confidences. Assanoff fut
vivement ému des malheurs de l'exilé et montra une tendresse presque
féminine pour l'amant. Quelquefois, parlant de lui-même, il avouait
n'être, à son avis, qu'un sauvage mal dégrossi, et, ajoutait-il, assez
peu débarbouillé, mais il revenait bientôt sur cette déclaration et
se proclamait un gentilhomme. En somme, il se fit gloire désormais
de reconnaître chez Moreno la supériorité de l'intelligence et du
caractère.

On peut se rappeler que, dans les récits des Croisades, il est toujours
question d'un généreux émir, d'un brave Bédouin, ou, à tout le moins,
d'un esclave fidèle attachant son sort à celui du chevalier chrétien.
A l'occasion, ce subalterne se fait tuer volontiers pour le maître,
après avoir sacrifié ses intérêts aux siens. Une pareille conception
s'est si bien emparée de l'imagination des Occidentaux, qu'on la trouve
encore dans les nouvelles de Cervantes, et Walter Scott l'a consacrée
par les personnages des deux serviteurs sarrasins du templier Brian
de Boisguilbert. C'est parce que, en réalité, cette fiction repose
sur un fond assez vrai. Le cœur et l'imagination, mobiles uniques
du dévouement, tiennent une place énorme dans l'organisation des
Asiatiques; susceptibles de beaucoup aimer, ces gens-là se sont de
beaucoup sacrifiés à ce qu'ils aiment. Ainsi, du moment où Assanoff
trouvait dans Don Juan une nature sympathique à la sienne, il l'aimait
pour tout de bon et sans se défendre.

Le dîner du gouverneur ressembla à toutes les fêtes de ce genre. On
but beaucoup. Assanoff, Dieu garde qu'il eût manqué cette occasion! Il
était tellement en verve, qu'il se serait surpassé lui-même, si les
observations de Don Juan ne l'eussent un peu contenu, de sorte qu'il
en resta à un visage enflammé, avec une démarche légèrement titubante
et un décousu de discours encore plus prononcé qu'à l'ordinaire. Pour
ne pas contrarier Moreno, il s'arrêta à cette limite. Au sortir de
table, on passa dans le salon, où l'on se mit à fumer. Au bout d'une
demi-heure, deux des personnages marquants de la population indigène
firent leur entrée au milieu de ces officiers, dont la plupart
étaient dans un état plus avancé que celui d'Assanoff. Agha-Khan et
Shems-Eddyn-Bey saluèrent avec dignité et avec l'affabilité la plus
aimable tous les assistants, sans paraître s'apercevoir le moins du
monde de rien d'irrégulier. Ils s'assirent, après avoir refusé des
pipes et déclaré qu'ils ne fumaient pas. La retenue en toutes choses
et la sobriété étaient alors à la mode par esprit de contraste et
recommandées aux Musulmans du Caucase. Au bout de quelques instants, on
annonça les danseuses. Le gouverneur ordonna de les introduire. Elles
parurent.

Les Splendeurs de la Beauté marchait en tête, puis venait Omm-Djéhâne,
suivie de Djémylèh et de Talhemèh, deux jeunes demoiselles très
agréables, non moins peintes que leur maîtresse, et toutes vêtues de
robes longues tombant droit jusqu'aux pieds avec des plis nombreux.
L'or et l'argent scintillaient sur la soie et la gaze, qui abondaient
dans leurs vêtements d'une magnificence et d'une somptuosité bizarres.
Les colliers superposés, les boucles d'oreilles longues et tombantes,
les bracelets nombreux, or et pierreries, tout luisait et résonnait
à chaque mouvement de ces belles personnes. Cependant les regards se
portaient instinctivement sur Omm-Djéhâne, soit que ce fût l'absence
de fard, soit que ce fût la sévérité plus grande de sa parure,
soit plutôt, et c'est bien certainement la vraie raison, le charme
vainqueur de sa personne. Une fois qu'on l'avait regardée, les yeux
ne s'en détachaient plus. Elle promenait sur chacun un regard froid,
indifférent, presque insolent, presque irritant, et ce n'était pas un
petit attrait. Aussi, bien qu'elle eût les yeux infiniment moins beaux
que Djémylèh, que sa taille n'eût pas la rondeur de celle de Talhemèh,
et que, sous aucun rapport, elle ne pût rivaliser avec l'exubérance
de perfections des Splendeurs de la Beauté, cette reine sûre de ses
triomphes, elle troublait chacun, et il fallait un effort pour se
soustraire à sa magie.

Jamais cantatrice à la mode ni comédienne en renom n'ont exécuté leur
entrée dans un salon européen avec plus de dignité que ne le firent les
danseuses, et ne furent reçues avec plus d'hommages! Elles ne saluèrent
personne que les deux dignitaires musulmans à qui elles adressèrent
toutes, sauf Omm-Djéhâne, un coup d'œil d'intelligence des plus
flatteurs, coup d'œil auquel ils répondirent par un sourire discret
et en se caressant la barbe d'un air dont se fût honoré le maréchal
duc de Richelieu; Cela fait, les dames s'assirent pressées les unes
contre les autres, dans un coin de la salle, sur le tapis, et prirent
l'air parfaitement désintéressé de personnes qui sont là pour faire
tapisserie.

Cependant, derrière elles, avaient paru quatre hommes, auxquels
personne ne donna la moindre attention. Ils allèrent s'accroupir dans
l'angle du salon opposé à celui qu'occupaient les danseuses; c'étaient
les musiciens. L'un tenait une guitare légère appelée târ; l'autre une
sorte de rebec, violon à long manche, ou kémantjêh; le troisième avait
un rebab, autre instrument à cordes, et le quatrième un tambourin,
élément indispensable de toute musique asiatique, où le rythme doit
être extrêmement marqué.

D'une voix unanime, la société demanda le commencement de la danse.
Le gouverneur et le maître de police se firent plus particulièrement
les interprètes du vœu général auprès des Splendeurs de la Beauté,
et celle-ci, après s'être laissé prier le temps convenable pour une
artiste qui connaît sa valeur, et avoir montré sa modestie par une
aimable confusion, se leva en pied, s'avança lentement jusqu'au milieu
du salon, et fit un signe de tête imperceptible aux musiciens dont les
instruments partirent tous à la fois. Chacun avait reculé sa chaise
contre le mur, de façon à laisser un vaste espace absolument libre.

Alors, sur un air extrêmement lent et monotone, accompagné par le
tambourin roulant d'un bruit saccadé, sourd et nerveux, la danseuse,
sans bouger de place, appuyant ses mains sur ses hanches, fit quelques
mouvements de la tête et du haut du corps. Elle tourna lentement
sur elle-même. Elle ne regardait personne, elle était impassible,
et semblait comme absorbée. L'attention la suivait, attendait une
activité qui ne venait pas, et, précisément à cause de cette attente
trompée, devenait à chaque instant plus intense. On ne saurait mieux
comparer l'impression produite par ce genre d'émotion qu'à celui
qu'on éprouve au bord de la mer, quand l'œil demande constamment
à la vague de faire plus, de monter plus haut, d'aller plus loin
que la vague précédente, et qu'on écoute son bruit dans l'espérance,
successivement déçue, que le bruit qui va venir sera de quelque peu
plus fort, et, cependant, on reste là, assis sur la grève; des heures
entières s'écoulent et l'on a peine à s'éloigner. Il en est ainsi de
la séduction opérée sur les sens par les évolutions des danseuses de
l'Asie. Il n'y a point de variété, il n'y a point de vivacité, on
ne variera que rarement un mouvement subit, mais il s'exhale de ce
tournoiement cadencé une torpeur, dont l'âme s'accommode et où elle se
complaît comme dans une ivresse amenant un demi-sommeil.

Puis, la puissante danseuse se mut lentement sur le parquet, en
étendant à moitié ses bras arrondis; elle ne marchait pas; elle glissa
par une vibration imperceptible; elle s'avança vers les spectateurs, et
passant lentement près de chacun, donna à chacun une sorte de frisson
en lui laissant croire, espérer peut-être, qu'elle allait lui accorder
un signe d'attention. Elle n'en fit rien. Seulement, quand elle fut
devant les deux Musulmans, elle leur laissa soupçonner un nouvel indice
bien apprécié de sa déférence, de sa partialité, en doublant la durée
du temps d'arrêt très court dont elle avait flatté les autres, ce
qui fut vivement senti et applaudi; car, dans cette danse discrète,
la moindre nuance ressort avec précision. Quand la musique s'arrêta,
l'enthousiasme des spectateurs éclata en applaudissements. Moreno seul
restait froid. On ne goûte pas ces sortes de choses à la première
vue, et le plaisir causé par les divertissements nationaux exige,
en tous les pays, une expérience et une initiation. Il n'en fut pas
ainsi d'Assanoff; son exaltation s'exprima d'une manière tout à fait
inattendue.

--Pardieu! dit-il, je suis un homme civilisé et j'ai été à l'École
des cadets, à Saint-Pétersbourg; mais je veux que le diable m'emporte
si, dans l'Europe entière, ou trouve rien d'égal à ce que nous venons
de voir! Je demande que quelqu'un d'ici danse la lesghy avec moi. N'y
a-t-il plus une seule goutte de sang dans les veines de personne!
Etes-vous tous abrutis ou tous Russes?

Un officier tatar, engagé dans l'infanterie, se leva et vint prendre
Assanoff par la main.

---Allons, dit orgueilleusement le fantassin, Mourad, fils de
Hassan-Bey, si tu es fils de ton père, montre ce que tu sais!

L'ingénieur lui répondit par un coup d'œil dont Moreno n'avait
jamais vu l'expression à la fois dure et sauvage, mais pleine de
flammes, et, dans leurs capotes d'uniforme, les deux Tatars se mirent
à danser la lesghy. La musique avait vigoureusement attaqué la mélodie
barbare particulière à ce pas. Ce n'était rien de langoureux, ce
n'était rien de languissant. Mourad, fils de Hassan, n'était plus ivre;
il semblait le fils d'un prince et prince lui-même. On l'eût pris pour
un des soldats de l'ancien Mongol Khoubilaï; le tambourin sonnait,
palpitait avec ardeur, avec un emportement de cruauté et de conquête.
Les assistants, à l'exception de l'Espagnol, étaient possédés par le
vin et l'eau-de-vie et n'avaient ni entendu les paroles d'Assanoff,
ni compris rien aux émotions qui l'agitaient. Tout ce qu'on savait de
cette scène, en définitive étrange, c'est que l'ingénieur dansait la
lesghy à merveille, et ce drame qui figure la bataille, le meurtre,
le sang, et partant, la révolte, se jouait devant ces conquérants,
sans qu'ils songeassent le moins du monde à en comprendre, encore bien
moins à en redouter le sens. Seul, Don Juan restait stupéfait de
l'expression nouvelle répandue sur les traits d'Assanoff, et, quand
la danse se fut terminée au milieu des trépignements de joie de tous
les officiers russes, et que l'attention générale fut distraite par
l'entrée dans la salle d'un assez grand nombre de domestiques apportant
de nouvelles pipes, du thé et de l'eau-de-vie, il attira son ami
dans un coin de la chambre qui se trouvait être celui où étaient les
danseuses, toutes debout pendant la lesghy, et lui dit à demi-voix:

--Es-tu fou? Qu'est-ce que c'est que cette comédie-là, que tu viens de
jouer? Pourquoi te donnes-tu en spectacle? Si tu aimes ton pays, ne
peux-tu le témoigner autrement que par des convulsions?

--Tais-toi, lui répondit brusquement Assanoff, tu ne sais ce dont tu
parles! Il est des choses que tu ne peux pas connaître! Certes, je
suis un lâche, je suis un misérable, et le dernier des hommes est cet
infâme coquin de Djemiloff, qui vient de danser avec moi, il n'est pas
moins avili, quoiqu'il ait dansé comme un homme! Mais, vois-tu, il y
a pourtant des moments encore où, si bas qu'on ait le cœur, on le
sent qui se relève, et le jour n'est pas venu où un Tatar verra danser
les filles de son pays sans que des larmes de sang se forment sous sa
paupière!

Des larmes de sang se formaient peut-être là où disait Assanoff; mais
comment le savoir? Ce qui est certain, c'est que, de vrais, de gros
pleurs roulaient sur sa joue. Il les essuyait rapidement d'une main,
avant qu'on eût eu le temps de les remarquer, quand il se sentit
prendre l'autre; il se retourna et vit Omm-Djéhâne. Elle lui dit
rapidement, en français:

--Cette nuit! deux heures avant le destèh! à ma porte! ne frappe pas!

Elle s'écarta aussitôt; quant à lui, cette parole d'une belle
personne, d'une personne qui avait passé jusqu'alors pour insensible
et parfaitement invincible, et qui était comme la gloire des danseuses
de la ville, précisément parce qu'elle consentait peu à montrer ses
talents, cette charmante parole le rendit subitement à la civilisation
que, depuis quelques minutes, il paraissait oublier d'une façon si
complète, et, passant son bras sous celui de Moreno, il entraîna
l'officier espagnol à quelques pas et lui murmura dans l'oreille:

--Peste! je suis un heureux coquin! J'ai un rendez-vous!

--Avec qui?

--Avec la Fleur des Pois! Je te raconterai tout demain. Mais,
attention! Il ne faut plus que je me grise!

--Non! il me semble que tu as assez perdu la tête comme cela, ce soir.

--La tête! le cœur! les sens! l'esprit par-dessus le marché! La
bonne histoire! la bonne histoire! J'en ferai mon brosseur de cette
petite personne! Je l'emmènerai à Bakou, et nous donnerons des soirées
d'artistes! Mais, motus! Soyons discrets comme des troubadours jusqu'à
demain matin.

Les nouvelles santés qu'on porta en foule, aidées de l'éclat des
yeux des Splendeurs de la Beauté, de Djemylèh et de Talhemèh, car
Omm-Djéhâne se tint à part, sous la protection des deux graves
Musulmans qui, sans en avoir l'air, étendirent vers elle une protection
fort efficace; le bruit épouvantable, les danses qui recommencèrent
et se poursuivirent encore quelques heures, toutes les délices de
cette soirée, enfin, eurent le résultat qu'on en devait attendre. Le
gouverneur fut porté dans son lit; le maître de police gagna le sien
sur les épaules de quatre hommes; une moitié des officiers dormit
sur le champ de bataille, l'autre joncha les rues de corps généreux,
mais vaincus. Les trois danseuses rentrèrent ou ne rentrèrent pas au
logis: on n'a jamais su au juste ce qui était advenu de ce détail.
Omm-Djéhâne, seule, regagna paisiblement la demeure commune sous la
protection des amis qu'elle s'était assurés, et qui la quittèrent en
maudissant de tout leur cœur les ignobles pourceaux de chrétiens que
la prudence les obligeait de ménager. Pour Assanoff, ayant reconduit
Moreno jusqu'à leur habitation, la maison de poste, et voyant que
l'heure du rendez-vous était à peu près arrivée, il se hâta et courut
se placer contre la porte des danseuses, sans donner d'ailleurs aucun
signe de vie, ainsi qu'Omm-Djéhâne le lui avait recommandé.

La rue était déserte et complètement silencieuse, la nuit sombre; il
s'en fallait de trois heures environ que l'aube ne pointât. On était
au commencement de septembre. Il avait plu dans la journée; il ne
faisait pas chaud. Mais l'attente fut courte. Assanoff, qui était
tout oreilles, entendit marcher dans la maison; l'huis s'entr'ouvrit
doucement. On demanda tout bas:

--Etes-vous là?

Il passa le bras à travers la fente de la porte, saisit une main qui
s'avançait et répondit:

--Sans doute! Comment n'y serais-je pas? Suis-je une bête!

Omm-Djéhâne attira l'officier dans l'intérieur et referma le battant
sans bruit comme elle l'avait ouvert; puis, précédant son hôte, elle
traversa à la hâte la petite cour centrale du logis, d'où ils entrèrent
dans la salle principale. Là, se trouvaient des divans contre les
murs, quelques chaises et une table sur laquelle brûlait une lampe.

Omm-Djéhâne se tourna vers l'officier et le regarda d'un air si
arrogant, qu'il fit involontairement un pas en arrière. Alors, il
contempla, stupéfait, la jeune fille. Elle avait ôté sa toilette de
danseuse; elle était vêtue comme une femme noble du Daghestan et
portait à sa ceinture une paire de pistolets et un couteau. Soit
hasard, soit intention, sa main droite se porta un instant vers ses
armes. Elle montra une chaise à Assanoff d'un geste impérieux, et
s'assit elle-même sur le divan à quelques pas de lui. Elle tenait à
la main ce chapelet avec lequel elle avait accompli les cérémonies de
l'istikharêh, la première fois qu'on l'a vue apparaître en personne
dans ce récit, et, pendant l'entretien qui va suivre, elle revint
souvent aux grains de corail et les fit rouler et glisser entre ses
doigts.

--Sois le bienvenu, Mourad! Depuis quatre ans je demande sans cesse à
ce chapelet si je vais te voir; aujourd'hui il me l'a assuré; c'est
pourquoi je suis allée chez le gouverneur, et te voilà!

--A la façon dont tu me reçois, je ne comprends pas trop ce que je
viens faire ici.

--Tu vas le comprendre, fils de ma tante.

--Que veux-tu dire?

--J'avais quatre ans et tu en avais douze, je me rappelle et tu
as oublié! Ah! fils de mon sang, frère de mon âme, s'écria-t-elle
tout à coup avec une explosion passionnée et en étendant ses mains
frémissantes vers le jeune homme; est-ce que, quand tu dors, tu ne
vois pas notre aoûl, notre village, sur son pic de rochers, montant
droit au milieu de l'azur du ciel, avec les nuages au-dessous de lui,
dans les vallons pleins d'arbres et de pierres? Tu ne vois donc plus
le nid où nous sommes nés, bien au-dessus des plaines, bien au-dessus
des montagnes communes, bien au-dessus des hommes esclaves, parmi les
demeures des oiseaux nobles, au sein de l'atmosphère de Dieu? Tu ne
les vois donc plus, nos murailles protectrices, nos tours penchées
sur les abîmes, nos manoirs en terrasses, montant les unes au-dessus
des autres, toutes vigilantes et, par leurs lucarnes, avides de voir
l'ennemi de plus loin? Et leurs toits plats où nous dormions l'été, et
les rues étroites et le logis de Kassem-Bey en face du nôtre, et celui
d'Arslan-Bey devant, et tes camarades de jeu, Sélym et Mouryd qui sont
morts dans leur sang, et mes compagnes, à moi, Ayeshah, Loulou, Péry,
la petite Zobeydêh, que sa mère portait dans ses bras! Ah! misérable
lâche! les soldats les ont tous jetés dans les flammes, et l'aoûl a
brûlé sur eux!

Assanoff commença à se sentir extrêmement mal à son aise. Quelques
gouttes de sueur perlèrent sur son front. Il étendit machinalement les
mains sur ses genoux, qu'il tint fortement serrés. Mais il ne prononça
pas un mot. Omm-Djéhâne continua d'une voix sourde:

--Tu ne rêves donc jamais la nuit? Tu te couches, et le sommeil te
prend, et tu restes là, n'est-ce pas, comme une masse de chair inerte,
abandonné par tes pensées jusqu'au matin, jusqu'au milieu du jour, si
l'on veut. Au fond, tu fais bien! Ta vie entière n'est qu'une mort!
Tu ne te rappelles rien? rien du tout? Ton oncle, mon père à moi, mon
père, sais-tu cela? Non! tu ne le sais pas! Je vais te le dire: mon
père, Élam-Bey, enfin, pendu à l'arbre de gauche en montant le sentier;
ton père à toi, mon oncle, cloué d'un coup de baïonnette sur la porte
de sa maison. Tu ne te rappelles pas? Tu n'avais que douze ans; mais
moi j'en avais quatre et je n'ai rien oublié! Non, rien! rien, te
dis-je, pas la moindre, pas la plus minime circonstance! Ton oncle,
quand je suis passée devant, portée par un soldat, ton oncle pendait à
son arbre, comme ce vêtement-là, contre la muraille, pend à ce clou qui
est derrière toi!

Assanof eut un frisson glacial dans les os; il lui sembla sentir les
pieds ballants de son oncle sur ses épaules, mais il ne dit pas un mot.

--Alors, poursuivit Omm-Djéhâne, on te prit avec quelques garçons
échappés par hasard à l'incendie et au massacre. On t'envoya à l'École
des cadets à Pétersbourg et on t'éleva, comme disent les Francs! On
t'enleva ta mémoire, on t'enleva ton cœur, on te prit ta religion,
sans même se soucier de t'en donner une autre; mais on t'apprit à bien
boire, et je te retrouve les traits déjà flétris par la débauche,
les joues marbrées de bleu, un homme? Non! Une guenille! Tu le sais
toi-même.

Assanoff, humilié, maté par cette fille et par les images, surtout,
par les images trop exactes, trop crues, trop vraies qu'elle évoquait
devant lui, Assanoff essaya de se défendre.

--J'ai pourtant appris quelque chose, murmura-t-il, je sais mon métier
de soldat, et on ne m'a jamais accusé de manquer de courage. Je ne fais
pas honte à ma famille, j'ai de l'honneur!

--De l'honneur? Toi! s'écria Omm-Djéhâne avec le dernier emportement;
va raconter ces billevesées aux gens de ta sorte! mais ne pense pas
m'imposer avec ces grands mots. N'ai-je pas été nourrie aussi par
les Russes? L'honneur! C'est de vouloir être cru quand on ment, de
vouloir passer pour honnête quand on n'est qu'un coquin, et de vouloir
être tenu pour loyal quand on vole au jeu. Si l'on rencontre un drôle
de son espèce, tous deux, gens d'honneur, on se bat et on est tué
justement le jour où, par hasard, on n'avait pas tort. Voilà ce que
c'est que l'honneur; et si tu en as vraiment, fils de ma tante, tu peux
te considérer comme un Européen parfait, méchant, perfide, larron,
assassin, sans foi, sans loi, sans Dieu, un pourceau ivre de toutes les
ivresses imaginables et roulé dans tous les bourbiers du vice!

La virulence de cette sortie parut à Assanoff dépasser la mesure, ce
qui lui rendit quelque chose de la possession de lui-même:

--Qui veut trop prouver ne prouve rien, dit-il froidement; ne disputons
pas là-dessus à tort ou à raison, mais, dans tous les cas, sans qu'on
m'ait demandé avis, on a fait de moi un homme civilisé; je le suis
devenu. Il faut que je le reste. Tu ne me prouveras pas que je fasse
aucun mal, en vivant à la façon de mes camarades. D'ailleurs, pour
ne te rien cacher, je m'ennuie; je ne sais pas pourquoi, rien ne me
manque, tout me manque. Si une balle veut de moi, je l'épouse. Si
l'eau-de-vie m'emporte, grand bien lui fasse! C'est tout ce que je
désire.... Tiens! Omm-Djéhâne, je suis content de te voir. Pourquoi
n'es-tu pas restée chez la générale? Cela valait mieux que cette maison.

--Cette femme, répondit la danseuse avec l'accent de la haine et du
mépris, cette femme! Elle a eu l'insolence de déclarer plusieurs fois,
et devant moi, qu'elle voulait remplacer ma mère! Elle a dit plusieurs
fois, et devant moi, que les Lesghys n'étaient que des sauvages, et, un
jour, où je lui ai répondu que leur sang était plus pur que le sien,
elle a ri. Cette femme, elle m'a prise une fois par le bras et mise
hors de la chambre comme une servante, parce que j'étais montée sur un
fauteuil, étant trop petite pour atteindre à leurs idoles, les jeter
en bas! D'ailleurs, tu le sais bien! c'est son mari qui avait mené les
troupes contre notre aoûl!

Omm-Djéhâne se tut une minute, et tout à coup s'écria:

--Je n'attendais que le jour où je me sentirais assez forte! Six mois
plus tard, je lui tuais ses deux filles!

--Tu n'y vas pas de main morte, dit Assanoff en riant. Heureusement que
tu t'es laissé deviner, et on t'a chassée à propos.

Il parlait d'un ton léger qui ne contrastait pas mal avec celui de la
minute précédente. Omm-Djéhâne le considéra une seconde sans souffler
mot, puis elle étendit le bras sur le divan, prit un târ, une mandoline
tatare qui était jetée là, et, d'un air distrait, se mit à l'accorder;
peu à peu, sans paraître y vouloir mettre aucune intention, elle
commença à jouer et à chanter. Sa voix était d'une douceur infinie
et pénétrante à l'extrême. Elle chanta d'abord très bas et à peine
l'entendait-on. Il semblait que ce n'étaient que des accords isolés,
des notes se suivant sans qu'aucune intention les enchaînât les unes
aux autres. Insensiblement, un air déterminé se détacha de cette
mélodie indistincte, absolument comme du fond d'un brouillard naît,
s'avance peu à peu et se fait reconnaître une apparition éthérée.
Saisi par une émotion irrésistible, par une curiosité violente, par
un souvenir tout-puissant, Assanoff releva la tête et écouta. Oh! il
était visible qu'il écoutait de toutes ses oreilles et de toute son
intelligence, de tout son cœur, de toute son âme!

Au chant se mêlèrent bientôt des paroles. C'était une poésie lesghy;
c'était, précisément, l'air que les filles de la tribu chantaient avec
le plus de plaisir et le plus souvent quand Assanoff était enfant.
On connaît assez le pouvoir souverain, la magie victorieuse que ce
genre d'influence exerce, en général, sur les hommes nés dans les
montagnes, au sein de petites sociétés, où, les distractions étant peu
nombreuses, la mémoire qu'on en conserve reste à jamais souveraine de
l'imagination. Les Suisses ont _le Ranz des Vaches_, et les Écossais
_l'Appel de la cornemuse._ Assanoff se trouva saisi par une force toute
pareille.

Il était né à une distance assez peu considérable de Bakou, au sein
d'une accumulation d'escarpements présentant l'aspect le plus singulier
et le plus grandiose qui se puisse contempler. C'est un assemblage
de pics aigus, largement séparés les uns des autres par des vallées
profondes, et s'élevant, sur des bases étroites, jusqu'à la région des
nuages. Couvrant les plateaux rocheux de ces aiguilles gigantesques,
plateaux étroits où l'on jurerait de loin que les aigles seuls peuvent
avoir leur nid, se posent, s'accrochent comme ils peuvent, les
villages, les aoûls de ces hommes terribles, qui n'ont jamais connu que
le combat, le pillage et la destruction. Les Lesghys se tiennent là,
toujours en sentinelle, guettant la proie, se méfiant de l'attaque,
voyant de loin, surveillant tout.

La chanson d'Omm-Djéhâne évoqua, jusqu'à produire la réalité la plus
poignante, le souvenir de l'aoûl paternel devant l'âme ébranlée
d'Assanoff. Il revit tout, tout ce qu'il avait ou croyait avoir
oublié. Tout! La muraille fortifiée de l'extérieur, les précipices
dont son œil d'enfant avait sondé jadis les profondeurs meurtrières
avec une curiosité indomptable; la rue, les terrasses plates brûlées
par le soleil ou disparaissant sous la neige, les maisons, sa maison,
sa chambre, son père, sa mère, ses parents, ses amis, ses ennemis! Rien
ne resta qu'il n'eût revu! Les paroles que prononçait Omm-Djéhâne, les
rimes qui s'entrecroisaient, le saisissaient comme avec des serres et
l'emportaient dans les ravins de la montagne, dans les sentiers où,
du fond d'un buisson, il avait épié si souvent la marche des colonnes
russes pour aller en avertir son père. Car, chez les Lesghys, les
enfants nobles sont des guerriers rusés et hardis dès le jour où ils
marchent. Un enchantement sublime remplissait l'âme du barbare mal
converti. Ses habitudes étaient européennes, ses vices parlaient russe
et français; mais le fond de sa nature, mais ses instincts, mais ses
qualités, mais ses aptitudes, ce qu'il avait de vertus, tout cela était
encore tatar, comme le meilleur de son sang.

Que devint Mourad, fils de Hassan, l'officier d'ingénieurs au service
de Sa Majesté Impériale, l'ancien élève de l'École des cadets, le
lauréat des examens, lorsque sa cousine se levant, sans cesser de
chanter et de jouer du târ, commença à mener à travers la chambre une
danse lente et vigoureusement rythmée? il quitta sa chaise, se jeta par
terre dans un coin, prit sa tête entre ses deux mains, convulsivement
crispées dans ses cheveux, et, à travers les larmes qui obscurcissaient
ses regards, suivit avec une avidité douloureuse les mouvements de la
danse, absolument comme il avait fait pour Forough-el-Husnêt, mais avec
bien plus d'anxiété, bien plus de passion, on le peut croire. Et ce
qui est vrai également, c'est qu'Omm-Djéhâne dansait d'une bien autre
manière que sa maîtresse! Ses pas signifiaient plus, ses gestes, encore
plus réservés, saisissaient davantage; c'était la danse de l'aoûl,
c'était la chanson de l'aoûl; il sortait de la personne entière de la
jeune fille une sorte de courant électrique enveloppant de toutes parts
son parent. Soudain, brusquement, elle s'arrêta, cessa de chanter, jeta
le târ sur les coussins, et s'accroupissant à côté d'Assanoff et lui
jetant les bras autour du cou:

--Te souviens-tu? dit-elle.

Il sanglota tout à fait, poussa des cris d'angoisse, cacha sa tête dans
le sein et entre les genoux de sa cousine. C'était pitié que de voir ce
grand garçon secoué par une pareille douleur.

--Tu te souviens donc? poursuit la Lesghy. Tu vois comme tu me
retrouves? J'ai été la servante des Francs, je me suis enfuie; j'ai été
la servante des Musulmans, on m'a battue; j'ai couru les bois; j'ai
failli mourir de faim et de froid; je suis ici, je n'y veux pas rester
... tu comprends bien pourquoi.... Toi-même, pourquoi es-tu venu cette
nuit? Vois-tu, tu comprends bien? On veut me vendre à un Kaïmakam,
quelque part en Turquie; j'ai accepté crainte de pis et pour qu'on
ne me tourmente plus. Je suis ta chair, je suis ton sang, sauve-moi!
Garde-moi près de toi, fils de mon oncle, Mourad, mon amour, mon bien,
ma chère âme, sauve-moi!

Elle lui prit la tête et l'embrassa avec passion.

--Je te sauverai, répondit vivement Assanoff; je veux bien que tous les
diables m'étranglent, si je ne te sauve pas! Tu es toute ma famille!
Ah! les Russes! que le ciel les confonde! Ils m'ont tout tué, ils m'ont
tout brûlé, ils m'ont tout détruit! Mais je leur rendrai au centuple
le mal dont ils m'ont accablé, et toi aussi! Veux-tu que je déserte?

--Oui, déserte!

--Veux-tu que nous allions dans la montagne rejoindre les autres tribus
rebelles?

--Oui, je le veux!

--Sur mon honneur, je le veux aussi! Et cela sera tout de suite,
c'est-à-dire dans le jour de demain ou plutôt dans le jour
d'aujourd'hui, car l'aurore va naître! Nous redeviendrons ce que nous
sommes, des Lesghys et libres! Et je t'épouserai, fille de ma tante,
et tu seras sauvée et moi aussi! Car, en définitive, je suis tatar,
moi! Qu'y a-t-il de commun entre Mourad, fils d'Hassan-Bey et tous ces
messieurs francs! Est-ce que je ne sais pas ce qu'ils valent? As-tu lu
Gogol? Voilà un écrivain! Et qui les arrange comme ils le méritent! Oh!
les canailles!

Et se relevant tout à coup, il parcourut la chambre à grands pas, livré
à un accès de frénésie. Puis il s'arrêta devant Omm-Djéhâne, la regarda
fixement, lui prit les deux mains et lui dit:

--Tu es vraiment très jolie, je t'aime de tout mon cœur, et je
t'épouserai, parole d'honneur! Nous aurons des têtes de Russes sur la
table du festin des noces, cela t'arrange-t-il?

--Beaucoup! et, par tête, mille baisers!

--Tu sais le français?

--Oui, je le sais!

--Tant mieux! Cela nous distraira de le parler quelquefois.

--Mourad, fils d'Hassan-Bey, quelle honte! oublie pour jamais toutes
ces infamies!

--Tu as raison! Je suis un Tatar et rien autre, et je ne veux être que
ça, et puissé-je être mis en dix mille morceaux, si nos enfants ne
sont des Musulmans parfaits! Mais c'est assez raisonner! Voici ce qui
reste à faire: je vais te quitter parce que le jour arrive. A midi,
viens me trouver à la maison de poste. Là, je t'habillerai comme mon
ordonnance. Nous partons à une heure dans un grand tarantass qu'on m'a
prêté; nous filons rapidement: à six lieues d'ici, nous quittons la
route, et bonsoir! Les Russes ne te reverront jamais ici; moi, ils ne
me regarderont que le sabre à la main!

Omm-Djéhâne se jeta dans ses bras. Ils s'embrassèrent, et Assanoff
sortit.

Quand il fut dans la rue, il était enchanté de lui-même, enchanté de
ses projets, et très amoureux de sa cousine, la trouvant adorable. Il
le faut avouer, accoutumé à ne jamais suivre qu'une idée à la fois,
il avait complètement oublié son compagnon de route, et, lorsqu'il
avait assigné pour rendez-vous à Omm-Djéhâne la maison de poste, il ne
songeait nullement que Moreno l'y attendait.

Ce souvenir lui revint tout à coup.

--Peste! dit-il, c'est une bonne étourderie!

Il ne resta pas longtemps soucieux, n'en ayant pas l'habitude, plus que
de réfléchir.

--Je m'ouvrirai de tout à Moreno. Il a conspiré, il sait ce que c'est.
Au lieu de me gêner, il m'aidera.

Quand il entra dans la salle où l'Espagnol dormait sur un lit de cuir,
il le réveilla sans cérémonie.

--Compliment! lui dit-il, qui est-ce qui t'a vendu cette couche
magnifique, que je ne te connaissais pas?

--Tu me la connais parfaitement. Je l'ai eue à Tiflis par les soins
d'un compatriote à moi, et tu devrais te souvenir qu'à cette occasion
tu m'as expliqué savamment, à ma grande surprise, que tous les Juifs
du Caucase étaient de souche espagnole. Mais j'imagine que tu ne me
réveilles pas au petit jour, après un dîner et une soirée comme ceux
d'hier, pour me faire passer un examen sur les persécutions de Philippe
II, par suite desquelles les Hébreux ont fui à Salonique, et de
Salonique poussent jusqu'ici des reconnaissances.

--Non, pas précisément; mais pardonne-moi, je suis un peu troublé. Je
me fie à ta foi. Omm-Djéhâne est ma cousine. J'ai résolu de l'épouser.
Je vais me sauver avec elle dans la montagne. Bref, je déserte et je
déclare la guerre aux Russes.

Don Juan sauta au bas de son lit, au comble de l'étonnement.

--Es-tu fou? dit-il à son compagnon.

--Je l'ai été toute ma vie et pense bien l'être jusqu'à mon dernier
soupir. Mais je ferai ici l'action la plus généreuse, la plus
chevaleresque et la plus noble qui se puisse imaginer, et je pense que
ce n'est pas toi qui m'en voudrais détourner.

--Et pourquoi cela, s'il te plaît?

--Parce que tu as fait exactement la même chose, et que c'est pour ce
motif que j'ai le bonheur d'être ton ami.

---Allons donc! il n'y a pas le moindre rapport! J'ai conspiré parce
que mes camarades conspiraient, et je ne me séparais pas d'eux; et,
d'ailleurs, il s'agissait de mon prince légitime! Toi, ce que tu
veux faire, c'est tout bonnement du brigandage. Tu t'en vas avec des
bandits, avec une sauteuse, permets-moi de te le dire; et d'un homme
élégant, aimable comme tu l'es, d'un officier brillant, ne pour être
distingué dans tous les salons, tu médites de faire une manière de
sauvage grossier, bon à fusiller au coin d'un bois.

--Tu oublies que mon père était un sauvage grossier, et que,
précisément, il a été fusillé comme tu le dis.

--Mon pauvre ami, je serais désolé de t'affliger; mais, puisque ton
père a eu cette fin-là, qui n'est pas enviable, tu dois n'y pas aboutir
de ton plein gré. Voyons, Assanoff, soyons raisonnables, si nous
pouvons! Ton père a été un sauvage? Eh bien! toi tu n'en es pas un.
Où est le mal? Les hommes ne peuvent cependant pas, de génération en
génération, se ressembler tous. Veux-tu que je te dise l'effet que tu
me produis?

--Parle franchement.

--Tu me donnes envie de rire, parce que, si tu continues, tu seras
ridicule.

L'ingénieur rougit profondément. La peur de devenir ridicule le
bouleversa. Cependant il tint bon:

--Mon cher ami, Omm-Djéhâne va arriver tout à l'heure. Tu penses que je
ne la renverrai pas. D'autre part, me trahiras-tu? Ridicule ou non, le
vin est tiré, il faut le boire.

Là-dessus il s'assit, se mit à siffler et se versa un verre
d'eau-de-vie d'un carafon qui se trouva à sa portée.

Moreno comprit qu'il ne fallait pas le buter. Il cessa donc d'insister,
et s'occupa de sa toilette du matin presque en silence. Assanoff, de
son côté, n'était pas fort loquace et n'interrompait sa rêverie que par
quelques paroles insignifiantes, jetées de temps en temps au hasard. Il
était devenu très perplexe. Il était gêné par l'opposition de son ami;
d'autre part, il ne trouvait plus, lui-même, maintenant qu'il était de
sang-froid, ses projets aussi praticables ou plutôt aussi agréables
à pratiquer que cela lui avait semblé dans un moment d'enthousiasme
et d'emportement; ensuite, Omm-Djéhâne avait produit sur son âme
l'impression la plus vive, un peu à cause de la parenté, beaucoup
à cause de la beauté, plus encore par la singularité de sa nature;
mais l'épouser! En conscience, il la trouvait bien arriérée, toute
savante qu'elle fût en français. La vérité était que le pauvre Assanoff
n'était pas Russe, n'était pas sauvage, n'était pas civilisé, mais de
tout cela était un peu, et les pauvres êtres, que les périodes et les
pays de transition déforment de la sorte, sont fort incomplets, fort
misérables et réservés à plus de vices et de malheurs que de vertus
et de félicités. Pour se donner des idées et trouver un expédient, il
se mit à boire, et, après quelques verres, il rencontra une solution
à son plus grand embarras actuel, l'arrivée imminente d'Omm-Djéhâne.
Cette solution fut des plus simples; elle consista pour lui à prendre
sa casquette, pendant que Moreno avait le dos tourné, et à laisser son
fidèle ami accommoder, comme il l'entendrait, toutes choses avec sa
cousine, dont il venait de faire si brusquement sa compagne de voyage,
sa complice et sa fiancée.

Quand midi sonna, Omm-Djéhâne, ayant sans peine quitté son logis,
attendu que les danseuses, rentrées par la grâce de Dieu, n'avaient eu
rien de plus pressé comme de plus nécessaire que de chercher le repos
de leurs lits, Omm-Djéhâne avait pris des rues détournées, et étant
arrivée à la maison de poste, voilée à la façon des femmes tatares,
avait frappé discrètement à la porte d'entrée. L'ordonnance d'Assanoff
lui avait ouvert: elle avait passé vivement devant le soldat sans lui
rien dire; et, lui, jugeant que cette femme était attendue par les
officiers, n'avait pas même songer lui adresser une question. La
danseuse entra ainsi dans la salle où était Moreno, occupé à boucler sa
valise pour le départ, qui allait avoir lieu dans une heure.

Il leva les yeux au bruit, vit la jeune fille, et machinalement chercha
du regard Assanoff. Omm-Djéhâne ne lui laissa pas le temps de se
trouver embarrassé.

--Monsieur, lui dit-elle, je viens ici chercher le lieutenant Assanoff.
Il a dû vous dire que je suis sa cousine, et, comme il ne peut pas
manquer d'être confiant, il aura certainement ajouté que j'étais sa
fiancée. Ainsi, comme il me paraît absent, permettez-moi de l'attendre.

--Mademoiselle, répondit Moreno froidement, en offrant toutefois une
chaise à la nouvelle arrivée, vous avez raison, Assanoff est confiant;
je sais que vous êtes sa cousine ou que, du moins, il le croit. Mais,
quant à devenir sa fiancée et tout ce qui s'ensuit, dont vous ne me
parlez pas, nous n'y sommes pas encore, et je vous engage à changer de
visées.

--Pourquoi? monsieur.

--Mademoiselle, vous perdriez Assanoff et sans profit pour vous.

Omm-Djéhâne prit un air agressif.

--Qui dit que je cherche un profit? Assanoff vous a-t-il chargé de me
parler comme vous le faites?

Moreno sentit qu'il ne devait pas se laisser emporter par son zèle; il
rompit, comme disent les maîtres d'armes, et engagea le fer autrement.

--Voyons, mademoiselle, vous n'êtes pas une personne ordinaire, et il
ne faut pas vous avoir regardée longtemps pour lire votre âme dans vos
traits. Aimez-vous Assanoff?

--Pas du tout!

Elle avait du mépris plein les yeux.

--Que voulez-vous donc faire de lui?

--Un homme. C'est une femme, c'est un lâche, c'est un ivrogne. Il croit
tout ce qu'on lui dit, et je le fais tourner comme je veux. Pourquoi
pensez-vous que je puisse l'aimer? Mais il est le fils de mon oncle,
l'unique parent qui me reste; je n'entends pas qu'il se déshonore plus
longtemps; il me prendra chez lui, je suis sa femme, qui voulez-vous
que j'épouse sinon lui? Je le détacherai de ses habitudes honteuses, je
le servirai, je le garderai; et, quand il sera tué, ce sera comme un
brave, par les ennemis, et je le vengerai.

Moreno fut un peu étonné. Il avait des parents dans les montagnes de
Barcelone; mais il ne connaissait ni Catalane, ni Catalan de la force
de cette petite femme. Pour lui trouver une rivale digne d'elle, il lui
eût fallu remonter jusqu'aux Almogavares, et il n'avait pas le temps de
chercher si loin.

--Je vous en prie, mademoiselle, soyons moins vifs. Assanoff ne mérite
pas qu'on parle de lui sur ce ton-là; c'est un galant homme, et vous ne
l'entraînerez pas à la dérive.

--Qui m'en empêchera?

--Moi!

--Vous?

--Parfaitement!

--Qui êtes-vous donc, vous?

--Juan Moreno, ancien lieutenant aux chasseurs de Ségovie, aujourd'hui
cornette aux dragons d'Imérétie, grand serviteur des dames, mais assez
entêté.

Il n'avait pas fini qu'il vit briller une lame scintillante à un pouce
de sa poitrine. Instinctivement, il étendit le bras et il eut le temps
de saisir le poignet d'Omm-Djéhâne, au moment où le couteau affilé lui
entrait dans la chair. Il tordit le bras de l'ennemie, la repoussa sans
la lâcher (elle-même ne laissa pas tomber son arme); elle le regardait
avec des yeux, de tigresse; lui la fixait avec des yeux de lion, car il
était en colère, et il la colla violemment contre la muraille:

--Eh bien! mademoiselle, lui dit-il, qu'est-ce que cet enfantillage?
Si je n'étais pas celui que je suis, je vous traiterais comme vous le
cherchez.

--Qu'est-ce que tu ferais? répliqua impétueusement Omm-Djéhâne.

Moreno se mit à rire et la lâchant tout à coup sans faire le moindre
geste qui impliquât l'envie de la désarmer, il lui répondit:

--Je vous embrasserais, mademoiselle; car voilà ce que gagnent les
jeunes filles qui se permettent d'agacer les garçons.

En parlant ainsi, il tira son mouchoir de sa poche et l'appuya sur sa
poitrine. Le sang coulait fort et tachait sa chemise. Le coup avait été
bien appliqué; heureusement il n'avait pas pénétré, sans quoi Moreno
aurait mesuré sa longueur sur le plancher sans plus se relever jamais.

Omm-Djéhâne souriait et dit d'un air de triomphe:

--Il ne s'en est pas fallu de beaucoup! une autre fois, j'aurai la main
plus sûre.

--Grand merci! Une autre fois je serai sur mes gardes, et remarquez que
vous avez gâté tout à fait vos affaires. Arrive, Assanoff, regarde la
belle imagination de mademoiselle!

Assanoff était sur le seuil, le visage cramoisi, les yeux hors de
la tête. Il venait d'achever son hébétement avec le raki du maître
de police, et le ciel voulait que l'ivresse lui eût fait prendre
Omm-Djéhâne en horreur.

--Que le diable l'emporte, cette mademoiselle! Qu'est-ce qu'elle a
encore fait? Tiens! vois-tu, Omm-Djéhâne, laisse-moi tranquille!
Quelles vieilles histoires viens-tu me conter! Est-ce que tu crois que
je me soucie du Caucase et des brutes qui l'habitent? Mon père et ma
mère? Vois-tu, je te le dis entre nous, c'étaient d'infâmes brigands,
et quant à ma tante, ah! la sorcière! Tu ne peux pas nier que c'était
une sorcière! D'ailleurs, moi, je veux aller passer l'hiver prochain
à Paris! j'irai souper aux plus fameux cafés! je fréquenterai les
petits théâtres! Tu viendras avec moi, Moreno! n'est-ce pas, Moreno,
tu viendras avec moi! Ah! mon petit frère, ne m'abandonne pas! Allons
à l'Opéra! Omm-Djéhâne! tiens, viens, donne-moi le bras! Tu verras là!
ah! tu verras là des jeunes personnes qui dansent un peu mieux que toi,
je te l'avoue! Écoute! non, viens plus près, que je te dise quelque
chose: veux-tu que nous allions chez Mabille?... Il paraît que c'est
tout ce qu'il y a de plus....

On prétend que la fixité du regard de l'homme opère sur les brutes
d'une manière merveilleuse, qu'elle les terrifie, les fait reculer
et les réduit, en quelque sorte, à néant. Que cela soit vrai ou non,
Assanoff ne put soutenir l'expression des yeux que la jeune fille
tenait attachés sur les siens; il se tut, puis il tourna à droite et
à gauche, cherchant visiblement à se soustraire à un malaise; enfin
cette cause nouvelle de désordre achevant de mettre le trouble dans ses
facultés, il tomba sur le lit et ne bougea plus. Alors Omm-Djéhâne se
tourna vers Moreno et lui dit froidement:

--Monsieur, vous devez être satisfait. Je vois et vous voyez aussi
votre ami hors d'état de faire la folie dont vous aviez peur, je vous
félicite. C'est un homme encore plus civilisé que je ne le croyais.
Il vient de renier son père, il vient de frapper sur la mémoire de la
femme qui l'a mis au monde! Vous l'avez entendu insulter sa famille, et
ce qu'est son pays à ses yeux, il vous l'a confessé. Pour moi, je ne
peux pas deviner pourquoi le ciel nous a épargnés l'un et l'autre, dans
la destruction de la tribu; moi qui suis une femme, pour me mettre dans
la poitrine le cœur qu'il aurait dû avoir, et lui, en lui donnant la
lâcheté dont je n'aurais pas dû rougir! Enfin, les choses sont ainsi;
nous ne les changerons pas. Dieu m'en est témoin! Depuis que je me
connais, je n'ai jamais eu qu'un désir: celui de le voir, celui-là même
qui est là couché, celui qui est là aplati comme une bête immonde! Oui!
Dieu le sait! Le sachant vivant, je me répétais dans mes plus grandes
souffrances: Tout n'est pas perdu! Rien n'est perdu! Il vit, Mourad!
Il viendra à mon aide!... Je me rappelle, entre autres, une certaine
nuit des plus misérables dans ma misérable existence; j'étais seule
au fond d'un bois, accroupie entre des racines d'arbres: je n'avais
mangé depuis deux jours qu'un morceau de biscuit gâté, jeté par des
soldats au bord d'un campement; c'était l'hiver; la neige tombait sur
moi. Je consultais mon chapelet, et le sort infaillible me répétait: Tu
le reverras! tu le reverras! Et, au fond horrible de mon épouvantable
misère, l'espérance me soutenait. Tous les jours, depuis ce temps,
je me disais: Je le reverrai! Mais où? mais quand? L'istikharèh me
disait que c'était bientôt, que c'était ici. Je suis venue ici. Hier,
j'ai été avertie de même. J'étais assurée que le moment approchait
et, en vérité, je l'ai vu, le voilà, vous le voyez aussi! Vous qui
êtes un Européen, vous êtes fier, sans doute, de ce que vos pareils en
ont fait; pour moi, qui ne suis qu'une barbare ... vous me permettrez
d'être d'un autre avis. Gardez-le donc! Il ne me retrouvera pas au
milieu des guerriers de sa nation, il ne combattra pas pour venger son
pays, je ne dirai pas pour l'affranchir, je sais que ce n'est plus
possible. Il ne protégera pas sa cousine, la dernière, l'unique fille
de sa race, il ne la tirera pas de la misère et du désespoir. Non! non!
non! Il l'y replonge! Adieu, monsieur, et si la malédiction d'un être
faible et qui ne vous avait jamais fait de mal peut être de quelque
poids dans la balance de votre destinée, qu'elle y pèse tout ce que....

--Non, Omm-Djéhâne, non! Ne me maudissez pas, je ne le mérite point!
Pardonnez-moi les paroles mal sonnantes dont j'ai usé envers vous,
je ne vous connaissais pas. Maintenant que je sais qui vous êtes, je
donnerais beaucoup pour vous venir en aide. Voyons, ma chère enfant,
asseyez-vous là. Parlez-moi comme à un frère. Je suis de votre avis,
nous vivons dans un monde fâcheux, et, barbare ou policé, le meilleur
n'en vaut rien. Que vous faut-il? De l'argent peut-il vous aider? Je
n'en ai pas beaucoup. Tenez, voilà ce qui me reste, prenez-le. Pour
tout au monde, je voudrais vous servir. Vous me regardez! Je ne vous
tends pas de piège! Et, tenez, le pauvre Assanoff! Je ne l'aurais pas
détourné de vous, qu'il s'en serait détourné lui-même. Vous savez
maintenant ses habitudes. Que pourriez-vous attendre de lui?

--Vous ne vous enivrez donc pas, vous? demanda Omm-Djéhâne avec un
certain accent de surprise.

--Ce n'est pas l'usage de mon pays, répondit-il. Enfin, parlons de
vous. Qu'allez-vous devenir? Que comptez-vous faire?

Elle tint ses yeux attachés sur ceux de Moreno pendant quelques
instants et lui dit:

--Aimez-vous une femme dans votre pays?

Don Juan pâlit légèrement, comme il arrive aux blessés dont on touche à
l'improviste la chair vive; il répondit toutefois;

--Oui! j'aime une femme!

--Vous l'aimez bien?

--De toute mon âme!

Omm-Djéhâne ramassa son voile autour d'elle, couvrit son visage,
s'avança vers la porte et là, s'arrêtant un instant sur le seuil, elle
se retourna vers Moreno et lui dit avec l'emphase que les Asiatiques
mettent à prononcer de telles paroles:

--Que la bénédiction de Dieu soit sur elle!

L'officier fut touché jusqu'au fond du cœur. Omm-Djéhâne avait
disparu. Assanoff ronflait comme une toupie. L'ordonnance vint dire
que les chevaux étaient attelés et que le tarantass attendait; on
transporta l'ingénieur dans la voiture, et, partant au galop, les deux
amis sortirent de Shamakha, laissant bientôt cette petite ville se
perdre loin derrière eux dans les tourbillons de poussière que leurs
quatre roues soulevaient avec impétuosité.

Le paysage, en avant et en arrière de Shamakha, du côté de Bakou, est
d'une grandeur et d'une majesté singulières. Ce n'est plus précisément
l'aspect ordinaire du Caucase. Là, abondent les escarpements farouches,
les forêts pleines d'ombres et d'horreurs, les vallées où le soleil
s'aventure et ne reste pas; les torrents énormes tombant par nappes
épaisses sur des rochers géants, et, dans leur lutte avec ces masses,
s'éparpillant en écume et en courants furieux; des défilés resserrés,
étouffants; des gorges comme celles du Souràm, dont les pentes, les
hauteurs, les vertiges rappellent ce qu'on lit dans les contes; puis,
au travers de tout cela, des rivières paresseuses; ce sont elles qui
font la transition de ces tableaux tourmentés avec ce qu'étale la
grande vallée qui mène à Bakou. Là, au contraire, beaucoup d'espace,
beaucoup d'air clair, de lumière limpide; un sol argileux, poussière
en été, mais poussière fine, impalpable, étouffante; en hiver, boue
profonde où les troïkas les plus légères s'engloutissent par-dessus
les moyeux; puis, courant parallèlement de droite et de gauche, les
rangées lointaines des montagnes: c'est déjà un avant-poste des grandes
vallées, des grandes chaînes, des immenses étendues de la Perse.

Moreno avait été si affecté de sa rencontre inopinée avec la danseuse,
et surtout de ce qu'il se figurait d'elle et de la façon dont il la
comprenait, qu'il restait presque insensible à la grande scène que
traversait la voiture, emportée par ses quatre chevaux, et il restait
perdu dans ses réflexions. Sa blessure à la poitrine ne laissait pas
que d'être un peu douloureuse. La chair avait été bien entamée. Don
Juan s'était pansé comme il avait pu, mais cette sensation rude,
cette secousse violente par lesquelles la jeune lesghy avait, en
quelque sorte, appris en un clin d'œil à l'officier ce qu'elle
était et le souvenir qu'il devait garder de son entrevue avec elle, ne
mettait pourtant aucune amertume dans les réflexions qui en étaient
la conséquence, et le jugement final de Moreno était assez sain et
judicieux. Peut-être un Allemand, un homme du Nord, eût-il eu de la
peine à s'expliquer un tempérament qu'un Espagnol sentait plus en
rapport avec le sien.

Omm-Djéhâne, la pauvre fille, n'était pas sortie un seul instant de sa
vie de l'émotion produite sur elle par la prise de l'aoûl. Toujours
elle avait gardé sous ses yeux, elle y gardait encore les flammes
dévorant sa maison, les cadavres des siens tombant les uns sur les
autres, les figures farouches et exaspérées des soldats; elle avait
gardé dans ses oreilles les cris de désespoir et de détresse, les
détonations des armes à feu, les vociférations des vainqueurs. Aux
soins que l'on avait eus d'elle, pendant sa petite enfance, dans la
famille du général, elle n'avait absolument rien compris, sinon qu'elle
était au milieu des assassins; elle se considérait, non seulement comme
une esclave, mais comme une esclave humiliée, et l'abandon avec lequel
sa protectrice, excellente femme, racontait à chaque visiteur nouveau
l'histoire authentique de la petite lesghy, dans le but, assurément,
de rendre l'enfant plus intéressante, n'avait jamais manqué d'être
ressenti par Omm-Djéhâne comme le comble de l'insulte. Elle n'y voyait
que les vanteries et l'arrogance des vainqueurs. On avait eu peine à
l'instruire; comme tous les Asiatiques, et surtout comme les gens de
sa nation, elle était d'une intelligence merveilleuse; d'ailleurs,
ayant eu l'occasion de remarquer que savoir passait pour un mérite,
et que les filles de la générale, apprenant moins bien et avec moins
de facilité, étaient grondées et pleuraient à chacun de ses succès,
elle avait redoublé d'efforts et éprouvé beaucoup de joie de leur
valoir ce mal. Un moment, elle avait même conçu une idée d'une bien
autre portée. Ne doutant pas un instant que les Russes, pour lesquels
elle professait, dans sa petite imagination, autant de dédain que de
haine, ne dussent tous leurs succès qu'à la sorcellerie, et que cette
sorcellerie n'eût ses secrets dans les livres dont elle voyait faire
tant de cas, elle se proposa de devenir magicienne à son tour. Mais
elle eut beau lire ce qui lui tomba sous la main, comme elle ne trouva
rien qui la conduisît à son but, elle se découragea. Cependant, elle ne
douta jamais que des maléfices puissants ne fussent au fond de toutes
ses affaires; car, d'esprit comme de cœur, elle resta toujours
lesghy, et la forme et la nature de son esprit ne changèrent pas plus
que ses affections.

Ainsi qu'elle le dit à Assanoff, elle avait su de tout temps qu'il
avait échappé au massacre et qu'il était élevé à l'École des cadets.
Dès lors, elle avait vu en lui son mari futur; suivant sa façon de
raisonner, elle ne devait pas en avoir un autre. Sur ce point s'étaient
attachés ses rêves; les résolutions qu'elle avait pu prendre, en dehors
de celles de l'emportement, de l'aversion, dont elle n'était jamais
trop maîtresse, avaient toujours eu pour but principal de la rapprocher
de son cousin. Elle était trop méfiante pour prendre conseil de
personne que de l'istikharêh, mais elle mettait une confiance absolue
dans les oracles de ses grains de chapelet. Devenue danseuse pour
subsister, elle ne s'était pas trouvée rabaissée le moins du monde; les
danseuses de Shamakha ont une réputation qui ressemble à de la gloire;
et, d'ailleurs, les femmes d'Asie ne sont ni en haut, ni en bas d'une
échelle sociale quelconque; elles peuvent tout faire; elles sont femmes
ou impératrices ou servantes, et restent femmes, ce qui leur permet de
tout dire, de tout faire et de n'avoir aucune responsabilité de leurs
pensées ni de leurs actes devant la raison et l'équité; elles comptent
uniquement avec la passion, qui, à son gré, les ravale, les tue ou
les couronne. Omm-Djéhâne n'était pas vicieuse, il s'en fallait; elle
était complètement chaste et pure; mais elle n'était pas vertueuse non
plus, parce que, si quelqu'une de ses inclinations l'eût commandé,
elle eût renoncé à cette chasteté en une seconde, sans combat, sans
résistance et même sans le moindre soupçon d'avoir tort. Il n'était pas
à croire, pourtant, qu'elle se départît de sa réserve en faveur d'un
Franc, tant elle professait d'éloignement pour cette race. Grégoire
Ivanitch, l'Ennemi-de-l'Esprit, avait cru, un instant, éprouver pour la
jeune danseuse un goût vif, et ne s'était, naturellement, fait aucun
scrupule de le lui témoigner; de ce côté, le danger avait été nul
pour elle; mais il s'en était suivi, de la part des Splendeurs de la
Beauté, sa maîtresse, une suite de conseils et d'insinuations, mêlés de
critiques, de reproches tempérés, il est vrai, par la peur qu'inspirait
Omm-Djéhâne à tout ce qui l'approchait. La jeune fille ne cédait pas
parce qu'elle attendait Assanoff, et que l'istikharêh lui garantissait
de plus en plus qu'il allait arriver bientôt. Ce fut pour avoir la paix
qu'elle consentit à être vendue comme esclave ou comme femme, c'était
tout un, au vieux Kaïmakam des environs de Trébizonde. Elle gagnait du
temps et ne s'embarrassait guère de rompre sa parole, s'il le fallait,
au moment de conclure. Voilà ce qu'était Omm-Djéhâne; voilà ce qu'elle
avait été jusque-là: en somme, une pauvre créature, profondément
malheureuse et à plaindre, bien qu'elle ne pleurât pas sur elle-même et
ne réclamât la pitié de personne.

Ainsi qu'il a été dit, Moreno apprécia bien l'essentiel de la
situation. Après quelques heures, Assanoff finit par se réveiller.
Il fut grognon et maussade, ne prononça pas le nom d'Omm-Djéhâne,
ne fit aucune allusion à ce qui s'était passé à Shamakha, et tomba
dans une prostration morale et physique dont Moreno eut compassion.
Il s'apercevait que, dans le cœur du tatar, un combat terrible se
livrait entre des instincts, des goûts, des habitudes, des faiblesses,
des concessions et des remords, où aucune des forces contendantes
n'était assez vigoureuse pour l'emporter. Le voyage s'acheva donc fort
tristement, et par un contre-coup de l'état où il voyait son ami,
l'exilé espagnol commençait à trouver la vie intolérable. Quand la
voiture entra à Bakou, l'aspect premier de la ville ne lui rendit pas
la gaîté.

La Caspienne, cette mer mystérieuse et sombre, plus inhospitalière
encore que l'Europe, sur les deux tiers de ses rivages, couvrait au
loin l'horizon de ses eaux plombées, sur lesquelles le ciel pesait gris
et bas. Il venait de pleuvoir; les rues et les chemins montraient trois
pieds de boue jaunâtre, boue tenace dont les voitures, les hommes,
les animaux ont bien de la peine à sortir. Les faubourgs, composés de
maisons de bois bâties à la russe, de magasins du gouvernement, de
chantiers et de fabriques, dont les hautes cheminées envoient jusqu'au
ciel la fumée du charbon de terre, étaient peuplés d'une foule à moitié
tatare, à moitié soldatesque. De loin en loin passait une dame habillée
à l'Européenne, avec un chapeau qui rappelait les modes occidentales.
L'ancienne enceinte fortifiée de la résidence des souverains tatars
gardait encore sa porte en forme de trèfle, et, quand l'équipage passa,
de petits mendiants indigènes se mirent à le poursuivre, en faisant la
roue et en hurlait d'une voix lamentable et en français:

--Donnez de l'argent, mousiou! Bandaloun!

Ce qui voulait dire qu'ils demandaient de l'argent et qu'on leur
voulût bien accorder aussi un pantalon. Telle est l'éducation que de
jeunes officiers en gaîté dépensent d'une façon toute libérale. Dans
les rues étroites, où la plupart des maisons sont encore à la mode
ancienne, on aperçoit, au milieu de nombreuses enseignes de marchands
et d'artisans russes, des indications comme celle-ci: _Bottier de
Paris; Marchande de modes_. Il faut avouer que ces amorces à la
crédulité publique sont à peine fallacieuses, et que ce que l'on achète
dans ces boutiques n'est pas de nature à tromper sur la provenance la
plus robuste ingénuité.

Une fois arrivé, Assanoff fut distrait enfin par le mouvement. Il
se secoua, il reprit son humeur ordinaire. D'ailleurs, il eut son
réveil. De son côté, Moreno présenté à son colonel, bien reçu par
ses camarades, fêté par les Européens et se sentant acculé dans la
nécessité, s'ingénia à moins regarder en arrière. Au bout de trois
mois il avait reconquis son épaulette de lieutenant. Il fit partie
d'une expédition, s'acquitta bien de son devoir et passa capitaine.
Les militaires considèrent la vie d'une façon spéciale; si on leur
donnait à choisir entre le paradis, en perdant leur ancienneté, et
l'enfer avec le grade supérieur, fort peu hésiteraient; et quant à ceux
qui choisiraient la présence de Dieu, nul doute que leur éternité ne
se passât à déplorer leur sacrifice. Cependant Don Juan garda pendant
plusieurs années les désirs de son cœur tournés vers l'Espagne.
Son amour ne lui causait plus le mal irritant des premiers mois;
c'était une habitude tendre, une préoccupation mélancolique dont son
âme restait comme saturée. Il écrivait souvent, on lui répondait; ils
espérèrent autant qu'ils purent espérer de voir leur séparation finir.
Quand la politique releva leva la hache qu'elle avait laissé tomber
entre eux, il fallut bien reconnaître que les conditions matérielles
de l'existence ne permettaient pas à Moreno de quitter le Caucase,
puisqu'il n'avait que sa solde et ne pouvait recommencer un nouveau
métier; et la jeune femme, elle, n'était pas non plus assez riche pour
rejoindre son amant. Tout en resta là. Ils ne se marièrent ni l'un ni
l'autre, cessèrent avec le temps d'être malheureux; mais, heureux, ils
ne le furent jamais.

Bien longtemps avant l'époque indiquée ici, Moreno rentrant une nuit
assez tard de chez le général gouverneur, où il avait passé la soirée,
vit, de loin, dans la rue déserte qui longe l'ancien palais du khan
tatar, réduit alors à la condition de magasin à poudre, une femme qui
marchait dans la même direction que lui. C'était l'hiver; il faisait
froid, la neige couvrait la terre à plusieurs pouces d'épaisseur, tout
était gelé, et la nuit était assez noire.

Moreno se dit:

--Quelle peut être cette malheureuse?

Le capitaine avait vu beaucoup de misères, il avait contemplé beaucoup
de désastres; sa propre existence n'avait pas été gaie. Dans de
pareilles circonstances, l'homme devient mauvais ou excellent: Moreno
était excellent.

Aussi bien que les ténèbres s'y prêtaient, il suivait des yeux, avec
compassion, cette créature qui s'en allait là, seule; et comme il crut
remarquer qu'elle hésitait en marchant et chancelait, il hâtait le pas
pour la rejoindre et lui porter secours, quand, à son grand étonnement,
il la vit s'arrêter précisément devant sa porte, et, alors, il entendit
derrière lui des pas précipités.

Il se retourna et reconnut à l'instant le Doukhoboretz. Grégoire
Ivanitch était nu-tête, sans pelisse, et se hâtait autant que son
embonpoint déjà fort accru le lui pouvait permettre. Moreno pensa,
ce qui, d'ailleurs, était vrai, que l'Ennemi-de-l'Esprit cherchait
à rejoindre la femme, et il lui passa l'idée que c'était à mauvaise
intention.

Il le saisit donc par le bras et s'écria vivement:

--Où allez-vous?

--Ah! monsieur le capitaine, je vous en prie, ne me retenez pas! La
pauvre fille s'est échappée!

--Qui? De quelle fille parlez-vous?

--Ce n'est pas le moment de causer, monsieur le capitaine; mais puisque
vous voilà, aidez-moi à la sauver. Nous le pouvons peut-être encore,
hélas! et il est certain que, si quelqu'un doit la calmer, ce sera vous!

Il entraîna Moreno. Celui-ci, étonné, se laissa faire, et quand il
ne fut plus qu'à quelques pas de sa maison, il vit avec épouvante la
femme étendre les bras contre la porte en cherchant à se soutenir et
chanceler; elle allait tomber sur le seuil; il la retint, la saisit
dans ses bras, la regarda en face: c'était Omm-Djéhâne.

Celle-ci, en l'apercevant, eut une sorte de spasme électrique qui lui
rendit un éclair de force; elle jeta ses mains autour de son cou,
l'embrassa avec force et ne lui dit que ce mot seul:

--Adieu!

Puis ses bras se détendirent, elle se laissa aller en arrière; il la
regarda stupéfait, et, vraiment, il vit qu'elle était morte.

Dans ce moment, Grégoire Ivanitch le rejoignit et l'aida à maintenir le
corps insensible. Moreno voulait le porter dans son logis.

--Non, dit l'Ennemi-de-l'Esprit on secouant la tête, la malheureuse
enfant n été malade chez moi, c'est moi qui l'ensevelirai et c'est à
mes frais qu'elle sera enterrée. La voilà morte; elle ne m'aimait pas!
mais je lui voulais du bien, moi, et c'est assez pour que je me regarde
comme son seul parent.

--Enfin, dit Moreno, qu'est-il arrivé?

--Peu de chose. Elle n'a pas voulu être vendue, elle a refusé d'aller
à Trébizonde; elle a refusé de danser, et, ce qui ne lui était jamais
arrivé, ce que l'on n'avait jamais vu, elle passait ses jours et ses
nuits à pleurer, elle se frappait la poitrine et se déchirait le visage
avec ses ongles. Les Splendeurs de la Beauté ne savait plus qu'en
faire et avait grande envie de s'en débarrasser. Pour moi, je dis à
Omm-Djéhâne: Ma fille, tu l'entends fort mal, et c'est visiblement
l'Esprit qui te tourne la tête. Laisse là tes sottes idées! Bois, ris,
chante, amuse-toi, ne te refuse aucune fantaisie; tu es jeune, tu es
jolie, on t'admire, tu danses comme une fée; le général lui-même sera à
tes pieds si tu veux. Pourquoi ne veux-tu pas?

--Elle me répondit: parce que j'aime et qu'on ne m'aime pas!

Nous ne pûmes jamais en apprendre davantage. Cependant moi, qui avais
été d'abord amoureux d'elle, tout en n'y tenant guère, je la pris
en amitié et l'emmenai à ma ferme où elle consentit à venir. Je la
soignai, je tâchai de la distraire, et, que voulez-vous? à force de
pleurer, elle a commencé à tousser, et j'ai fait venir un médecin.
Cet homme lui déclara qu'elle devait se soigner et éviter de prendre
froid. Savez-vous ce qu'elle a fait? Elle est allée se rouler dans la
neige! Ah! l'Esprit! l'Esprit! Ne m'en parlez pas! Mais vous êtes tous
aveugles, vous autres Gentils! A la fin, il y a trois jours, elle m'a
dit positivement ce que je vais vous répéter, c'est de la folie pure;
mais, pourtant, ce sont bien ses paroles exactes: elle m'a dit:

--Mène-moi à Bakou!

--Pourquoi faire? ai-je répondu.

--Pour mourir, me répliqua-t-elle.

Le chagrin me serra la gorge, et je lui répondis brusquement:

--On meurt aussi bien ici qu'à Bakou.

--Non! Je veux mourir sur le seuil de la porte du capitaine Moreno.

Je la crus en délire; elle n'avait jamais prononcé votre nom; jamais,
dis-je, pas une seule fois! Mais elle s'irrita et me répliqua en colère:

--Ne me comprends-tu pas?

Quand elle se fâchait, le sang partait de sa gorge et elle en avait
pour des heures de souffrance! Je cédai.

--Eh bien! partons!

Nous sommes venus ici. Elle m'a envoyé chercher du secours tout à
l'heure, m'assurant qu'elle se sentait plus mal et ce n'était que trop
vrai; et, pendant que je lui obéissais ... vous voyez!

Un sanglot coupa la voix du pauvre diable.

Moreno eut un chagrin profond. Ce n'était pas raisonnable. Ce qui
pouvait advenir de plus heureux à Omm-Djéhâne était arrivé justement.
Que fut-elle devenue dans la vie? Si elle était restée une vraie et
fidèle lesghy, l'abandon d'Assanoff et de ses premiers rêves n'eût pas
bouleversé son âme; elle avait souffert beaucoup, elle aurait souffert
encore, sans doute, mais l'orgueil satisfait et la conscience assurée
l'auraient soutenue jusqu'au bout, et, soit qu'elle eût continué à
ravir les hommes de goût de Shamakha par le prestige de sa danse, soit
qu'elle eût préféré le harem obscur du vieux Kaïmakam, elle aurait pu,
désormais, obtenir une longue vie, et, comme les femmes des anciens
patriarches, en voir tomber le crépuscule paisible dans une mort
paisible et honorée. Mais elle aussi, elle avait fini par être infidèle
aux dieux de la patrie. Elle s'en était défendue, elle s'était raidie,
elle était tombée bravement victime de sa résistance: mais, enfin, il
n'est que trop vrai, au fond du cœur elle avait faibli: elle avait
aimé un Franc!

Quand Moreno raconta toute cette affaire à Assanoff, le Tatar civilisé
en fut extrêmement ému; il ne dégrisa pas de huit jours, et on le
rencontrai partout chantant _la Marseillaise_. Ensuite, il se calma.



II

L'ILLUSTRE MAGICIEN

PERSE

Le derviche Bagher raconta un jour l'histoire suivante, sur l'autorité
d'Abdy-Khan qui, lui-même, l'avait apprise de Loutfoullah Hindy, lequel
la tenait de Riza-Bey, de Kirmanshah, et ce sont tous gens parfaitement
connus et d'une véracité au-dessus de tout soupçon.

Il y a peu d'années, vivait, à Damghân, un jeune homme appelé
Mirza-Kassem. C'était un excellent musulman. Marié depuis peu, il
faisait bon ménage avec sa charmante femme. Il ne buvait ni vin ni
eau-de-vie, de sorte que jamais le voisinage n'entendait de bruit du
côté où il demeurait; circonstance, soit dit en passant, qui devrait
être plus commune chez des peuples éclairés de la lumière de l'Islam;
mais Dieu arrange les choses comme il lui plaît! Mirza-Kassem n'étalait
point de luxe, ni de dépenses extravagantes; il dépensait, d'une
façon tout à fait convenable, une rente sise sur deux villages et les
revenus d'une somme assez forte, confiée à des marchands respectables.
Il n'exerçait aucune profession; et, n'ayant ambition aucune, ne se
souciant pas de devenir un grand personnage, il s'était constamment
refusé à se faire domestique. Ce n'est pas que son bon caractère connu
ne lui eût valu, à plusieurs reprises, les propositions les plus
séduisantes.

Ayant ainsi renoncé à devenir premier ministre, et, comme il faut
pourtant qu'un homme s'occupe, il avait senti s'éveiller en lui une
certaine curiosité pour les choses de l'intelligence. Dans sa jeunesse,
après avoir quitté l'école, il avait appris de la théologie, dans ce
beau collège neuf de Kâchan, où, sous de magnifiques ombrages, il avait
écouté les doctes leçons de professeurs qui n'étaient pas sans mérite,
et recueilli sur ses cahiers assez d'opinions diverses des meilleurs
exégètes du Livre Saint. La jurisprudence aussi l'avait un moment
attiré; mais, pourtant, ces connaissances diverses, pour vénérables
qu'elles lui parussent, ne parlaient pas beaucoup à son imagination.
De sorte, que, après avoir pris un plaisir modéré à des questions
comme celle-ci: L'Imam Mehdy existe-t-il dans le monde avec ou sans
conscience de lui même? il s'était retiré peu à peu de ces délices de
la réflexion, et il menaçait de tomber dans une oisiveté assez morne,
quand la fortune le mit en rapport avec un personnage qui exerça sur
lui une influence décisive.

C'était un soir de Ramazan. Malheureusement, les fidèles observent
rarement de façon très exacte le jeûne commandé par la loi dans ce
temps consacré. Cependant, il faut aussi l'avouer, il n'est presque
personne qui ne tienne à passer pour le faire, et, de cette façon, les
apparences du moins sont sauvées. De sorte que ce sont précisément les
hommes sans conscience qui ont mangé leur pilau, tout à l'aise, dans
un coin, à l'heure ordinaire du déjeuner, qui, lorsque le soir arrive,
sont les plus empressés à se plaindre de la faim qui ne les tourmente
pas, de la faiblesse qui ne les envahit guère, et à appeler, avec les
cris les plus suppliants, le coucher du soleil. Il faut remercier Dieu
et son Prophète de ce que ce spectacle édifiant est abondamment fourni
dans toutes les villes de l'Iran, à l'époque sainte.

Un soir donc, à la porte de la ville, Mirza-Kassem et une douzaine
de ses amis étaient assis sur leurs talons, devant l'éventaire d'un
marchand de melons, et ils attendaient le moment où le disque du
soleil, déjà s'approchant de l'extrême bord de l'horizon, allait leur
faire le plaisir de disparaître. La moitié au moins de ces réguliers
et consciencieux personnages, dont le visage fleuri ne dénonçait pas
les austérités, tenaient à la main le kalioun bien allumé, n'attendant
que l'absorption de l'astre dans le commencement du crépuscule, pour
fourrer dans leur bouche le bout de tuyau et s'envelopper d'un nuage de
fumée.

--Descends donc! descends donc! murmurait d'une voix piteuse le gros
Ghoulam-Aly, pressant l'instrument chéri à un pouce de ses lèvres;
descends donc, soleil, fils de chien, et que ton père soit brûlé, pour
la souffrance que tu nous prolonges!

--Oh! Hassan! oh! Hussein! saints Imams! Je jure que le soleil est déjà
disparu depuis une grande heure, s'écriait lamentablement Kouly-Aly, le
drapier; je ne sais pas quels aveugles nous sommes de ne pas voir qu'il
fait nuit!

S'il avait fait nuit, comme ce bon musulman l'assurait, il était encore
assez grand jour pour s'en apercevoir. Mais son insinuation n'eut pas
de succès.

Quant à Mirza-Kassem, il était patient et ne disait rien. Seulement, il
considérait avec assez de complaisance deux œufs durs placés devant
lui, quand tout à coup le canon de la citadelle se fit entendre. Il
était désormais officiel que le soleil avait disparu; tous les kaliouns
se mirent donc à fumer de compagnie, la boutique de melons, d'œufs
durs et de concombres fut à l'instant mise au pillage; pendant ce
temps, les marchands de thé remplissaient leurs verres de la boisson
bouillante; la foule s'en emparait avec emportement; les verres se
vidaient et se remplissaient, on chantait, on criait, on riait, on se
poussait, on se bousculait, on s'amusait beaucoup.

Alors, un grand derviche, maigre comme une pierre, noir comme une
taupe, brûlé par mille soleils, vêtu seulement d'un pantalon de coton
bleu, la tête nue, couverte d'une forêt de cheveux noirs ébouriffés,
des yeux flamboyants, l'aspect sauvage, dur et sévère, se trouva à deux
pas de Mirza-Kassem. Il portait sur l'épaule un bâton de cuivre jaune
terminé par un enlacement de serpents; à son côté, était suspendue la
noix de coco appelée kouskoul, particulière à sa confrérie. Cet homme
avait une apparence si étrange, même pour un derviche, que les yeux de
Mirza-Kassem s'attachèrent involontairement sur lui et ne purent s'en
détourner. A son tour, l'étranger considéra celui qui le fixait ainsi.

--Le salut soit sur vous! lui dit-il, d'une voix douce et mélodieuse
bien inattendue chez un être pareil.

--Et sur vous le salut et la bénédiction! lui répondit poliment
Mirza-Kassem.

--Je suis, poursuivit le derviche, ainsi que Votre Excellence peut le
voir, un misérable pauvre, moins qu'une ombre, dévoué à servir Dieu et
les Imams. J'arrive dans cette ville et si vous pouvez me loger cette
nuit sur votre terrasse, dans votre écurie, où vous voudrez, je vous en
serai reconnaissant.

--Vous me comblez! répondit Mirza-Kassem, par une telle faveur. Daignez
suivre votre esclave, il va vous montrer le chemin.

Le derviche porta la main à son front, en signe d'acquiescement et
s'en alla avec son guide. Ils traversèrent ensemble plusieurs rues
tortueuses où les chiens du bazar commençaient déjà à se rassembler;
on fermait les quelques boutiques restées ouvertes; des lanternes de
couleur brillaient à la porte d'un certain nombre de masures, tandis
que les gardes du quartier faisaient la conversation avec les commères
occupées à laver leur linge dans le ruisseau courant au milieu de la
rue, en ménageant les plus pénibles surprises aux jambes des passants
un peu distraits. La marche des deux nouveaux amis ne fut pourtant pas
trop longue; car, au bout d'un quart d'heure environ, Mirza-Kassem fit
halte devant une petite porte ogivale entourée, d'un mur de pierre;
il souleva le marteau de fer étamé, frappa trois coups, et un nègre
esclave ayant ouvert, il introduisit le derviche dans la maison et lui
souhaita la bienvenue d'une façon tout à fait cordiale.

Il lui fit traverser la petite cour de dix pieds carrés environ,
dallée en grandes briques plates, et au milieu de laquelle était un
bassin revêtu de tuiles émaillées du plus beau bleu d'azur, où une eau
assez fraîche faisait plaisir à voir. Des rosiers étaient à l'entour
couverts de fleurs incarnates. Après avoir monté quelques marches, le
derviche se trouva dans un salon de médiocre grandeur, ouvert en face
des rosiers; les murailles étaient agréablement peintes en rouge et en
bleu avec des ramages d'or et d'argent; des vases chinois pleins de
jacinthes et d'anémones étaient placés dans les encoignures; un beau
tapis kurde couvrait le sol et des coussins d'indienne blanche à raies
rouges couvraient le sopha un peu bas, qu'on nomme takhteh, sur lequel
Mirza-Kassem invita son hôte à prendre place.

Celui-ci fit les difficultés exigées par le savoir-vivre. Il se
défendit de tant d'honneur, en alléguant son indignité.

--Je ne suis, répéta-t-il plusieurs fois avec modestie, qu'un très
misérable derviche, un chien, moins que de la poussière sous les yeux
de Votre Excellence. Comment aurais-je l'audace d'abuser à ce point de
ses bontés?

Le derviche parlait ainsi; mais, pourtant, il y avait sur toute sa
personne, un cachet de distinction, et, pour tout dire, de dignité si
évidente, que l'honnête Mirza-Kassem était intimidé et se demandait
s'il ne devait pas demander humblement pardon à un tel homme de
l'audace qu'il avait eue de l'amener chez lui. En lui-même, il se
disait: Quel est ce derviche? Il a l'air d'un roi, et plus fait pour
commander une armée que pour errer sur les grands chemins!

Cependant le derviche avait pris place. Le petit esclave nègre
apporta le thé; mais le derviche ne voulut boire que la moitié d'un
verre d'eau. Le kalioun fut de même présenté; le derviche le refusa,
alléguant que ses principes ne lui permettaient pas l'usage de
pareilles superfluités, de sorte que Mirza-Kassem qui aurait volontiers
tiré quelques bouffées pleines de saveur, se crut obligé de louer
le zèle du saint personnage et de renvoyer l'instrument tentateur en
affirmant que, pour sa part, il n'avait pas non plus l'habitude de s'en
servir. Était-ce vrai, ne l'était-ce pas? Dieu sait avec exactitude ce
qui en est! _Amen._

Alors le derviche prit la parole et s'exprima ainsi:

--Votre Excellence daigne me combler de beaucoup de faveur; je dois lui
dire qui je suis. Le royaume du Dekkan, dont vous avez certainement
entendu parler, est un des plus puissants États de l'Inde; il m'a vu
naître. J'ai été le favori et le ministre du souverain pendant quelques
années. C'est assez vous dire qu'aucune des inutilités de la vie ne m'a
fait défaut, je sais par expérience propre ce que peut donner d'ennui
un nombreux harem; je connais tous les dégoûts de la richesse; j'ai vu
miroiter assez de pierreries pour n'avoir pas eu longtemps la passion
d'en contempler, et quant à la faveur du prince, il n'est pas sur ce
sujet une seule observation des philosophes, dont je ne sache, mieux
que la plupart d'entre eux, apprécier la vérité et la valeur. Jugez du
cas que j'en fais!

Je ne m'arrêtai donc pas de longues années dans une situation si
fausse, et je me retirai pour me livrer uniquement à l'étude. Le
résultat de mes travaux m'a conduit à abandonner encore cette position
comme trop gênante et entraînant trop de distractions indignes. J'ai
quitté tout. Vivant seul et content désormais de mon kouskoul et de mon
pantalon de coton bleu, je crois pouvoir vous dire une grande vérité
que vous ne croirez pas, mais qui, cependant, n'en est pas moins ce
qu'elle est: ce pauvre diable qui n'a rien, et qui est devant vous,
possède le monde!

En prononçant ces paroles, le derviche regarda en face Mirza-Kassem et
avec une telle expression de majesté et d'autorité, que celui-ci en
resta tout interdit; il eut à peine le temps de prononcer les paroles
indiquées par la circonstance:

--Gloire à Dieu! Qu'il en soit béni et remercié!

--Non! poursuivit le derviche, et toute sa personne prit de plus en
plus un caractère imposant et dominateur; non, mon fils, vous ne me
croyez pas! La puissance, à vos yeux, s'annonce par un grand appareil;
on ne saurait en être investi, à moins que, magnifiquement vêtu de
soie, de velours, de cachemire et de gaze brodés d'argent et d'or,
on ne s'avance sur un cheval dont le harnachement est semé de perles
et d'émeraudes, entouré d'un immense cortège de serviteurs armés,
dont la turbulence et les airs insolents font connaître la dignité du
maître. Vous pensez comme tout le monde sur ce point. Mais vous avez
été bon pour moi; sans me connaître, sans soupçonner d'aucune façon
qui je suis, vous m'avez accueilli et traité comme un roi. Je vous
en montrerai ma gratitude, en vous délivrant d'une fausse manière de
penser qui ne doit pas plus longtemps rabaisser l'esprit d'un homme tel
que vous. Sachez donc que telle ou telle chose, impossible au commun
des hommes, est pour moi simple et d'une exécution facile. Je vais vous
en donner une preuve immédiate. Prenez ma main, et tenez mes doigts de
façon à sentir le battement de l'artère; qu'en dites-vous?

--L'artère, répondit Mirza-Kassem un peu étonné, bat aussi
régulièrement qu'elle le doit.

--Attendez, reprit le derviche en inclinant la tête, et d'une voix plus
basse, comme s'il concentrait toutes ses facultés sur ce qu'il allait
faire; attendez, et le pouls va graduellement cesser de battre.

--Que dites-vous là? s'écria Mirza-Kassem au comble de la surprise.
C'est ce qu'aucun homme ne saurait faire.

--C'est pourtant ce que je fais, répondit le derviche avec un sourire.

Et, en effet, le pouls se ralentit degré par degré, puis devint si
faible que le doigt de Mirza-Kassem avait peine à le retrouver et,
enfin, cessa absolument. Mirza-Kassem resta confondu.

--Quand vous le commanderez, dit le derviche, le mouvement renaîtra.

--Faites-le donc renaître!

Il se passa quelques secondes et le mouvement tressaillit de nouveau,
s'accentua, et, peu à peu, reprit son ampleur naturelle. Mirza-Kassem
regardait le derviche, et était partagé entre des sentiments, qui
tantôt tenaient de l'admiration, et tantôt de l'effroi.

--Je viens de vous montrer, dit le personnage singulier, qui le tenait
ainsi sous le charme, ce que je peux sur moi-même; maintenant, je vais
vous montrer ce que je peux sur le monde matériel. Faites apporter un
réchaud.

Mirza-Kassem donna au petit nègre l'ordre de fournir ce que le derviche
souhaitait, et un réchaud, rempli jusqu'au bord de charbon bien allumé,
fut placé devant celui qui allait s'en servir pour la démonstration si
curieuse de sa puissance illimitée sur les éléments. La démonstration
eut lieu, en effet. Le derviche parut se recueillir fortement; sa
bouche se serra à tel point, que ses lèvres paraissaient soudées l'une
à l'autre; ses yeux s'enfoncèrent plus encore dans leurs orbites; des
gouttes de sueur perlèrent sur son front, ses joues se tirèrent, et,
sous le hâle, devinrent livides; tout à coup, il étendit le bras, comme
si un ressort était parti, et le posa juste au milieu des charbons, où
il enfonça son poing fermé; Mirza-Kassem poussa un cri d'épouvante;
mais le thaumaturge sourit, et maintint sa main crispée au milieu du
feu. Doux ou trois minutes s'écoulèrent; il retira sa main, la montra à
son hôte, et celui-ci vit qu'il n'y avait ni brûlure ni blessure.

--Ce n'est pas tout, dit le derviche. Vous savez ce que je peux pour
dompter mon corps et faire obéir les éléments à mes caprices les plus
contraires à leur nature; regardez maintenant ce que je peux sur les
hommes; je dis sur tous les hommes, je dis sur toute l'humanité!

Il prononça ces mots avec une expression si méprisante et qui
ressemblait si fort à une invective, que Mirza-Kassem en fut de plus en
plus troublé. Mais le derviche n'y prit pas garde et lui dit:

--Faites-moi donner un morceau de plomb ou de fer.

On apporta une douzaine de balles de fusil; il les mit sur les
charbons, et elles commencèrent bientôt à entrer en fusion, d'autant
plus qu'il activait le feu avec son souffle. Puis il prit, dans la
ceinture de coton noir qui soutenait son pantalon, une petite boîte
d'étain, où Mirza-Kassem aperçut de la poudre rouge. Le derviche en
prit une pincée et la jeta sur le plomb; peu d'instants étaient écoulés
que, se penchant, il dit d'une voix calme:

--C'est fait!

Et il mit sur le sopha, devant Mirza-Kassem, un lingot d'un jaune pâle,
que celui-ci reconnut immédiatement pour être de l'or.

--Et voilà! s'écria le derviche d'un air de triomphe, ce que je
peux sur les hommes! Est-ce assez! Ai-je besoin de splendeurs, de
magnificences, de luxe, d'insolence! Et vous, mon fils, apprenez
désormais à savoir que la puissance n'est pas dans ce qui s'affiche,
mais uniquement dans l'autorité des âmes fortes, ce que le vulgaire ne
croit pas!

--Hélas! mon père, répondit Mirza-Kassem d'une voix tremblante
d'émotion, il ne suffit même pas que les âmes soient fortes pour jouir
de si sublimes prérogatives; il faut qu'elles aient su les trouver et
les prendre. Il faut la science!

--Et mieux que cela, répliqua le derviche. Il faut le renoncement, la
macération, la soumission complète du corps à l'esprit, et la pureté
absolue du cœur, et ce ne sont pas des mérites qui s'obtiennent sans
peine ou sans travail. Mais c'en est assez sur ce sujet.

--Non! oh, non! s'écria Kassem, en attachant sur son hôte des yeux
brûlants de désirs; non! puisque j'ai le bonheur d'être ainsi à vos
pieds, ne me retirez pas si vite vos enseignements! Ne fermez pas la
source dont vous m'avez laissé prendre une gorgée! Parlez, mon père!
Instruisez-moi! Enseignez-moi! Je saurai ce qu'il faut faire! Je le
ferai! Je ne veux plus traîner dans le monde cette existence inutile et
vide qui, jusqu'ici, a été la mienne.

Kassem venait d'être saisi de la plus dangereuse des convoitises: celle
de la science; ses instincts endormis s'éveillaient et ne devaient
plus lui laisser un moment de trêve. Le derviche commença alors à
lui parler à voix basse. Il lui révéla sans doute des choses bien
étranges. La physionomie de l'auditeur était bouleversée. Elle passait
à chaque minute par les expressions les plus diverses et subissait les
changements les plus brusques. Tantôt elle exprimait une admiration
sans bornes et presque un état extatique. Il semblait, à voir ces yeux
noyés, ce regard perdu vers quelque chose de caché et d'insaisissable,
que Kassem allait s'évanouir, maîtrisé par la plus auguste et la plus
captivante des révélations. Tout d'un coup, l'horreur remplaçait la
joie; les traits de Kassem se tiraient, sa bouche s'entr'ouvrait,
ses regards devenaient fixes. Il paraissait apercevoir des abîmes
effroyables, se penchant au-dessus au risque de perdre l'équilibre
et de rouler au fond. Toute la nuit se passa à écouter les discours,
qui produisaient des révolutions si terribles dans son âme et
bouleversaient ainsi ses pensées. Enfin, l'aurore blanchit les sommets
de la terrasse, et le derviche, qui l'avait plusieurs fois engagé en
vain à chercher un peu de repos, insista cette fois plus fortement, et
jura qu'il ne parlerait plus et ne révélerait rien davantage.

Kassem était épuisé, haletant; il obéit. Le derviche resta seul dans le
salon et s'étendit sur le sopha, tandis que lui, il s'en alla, soucieux
et d'un pas chancelant, à travers les corridors étroits, descendit,
puis monta quelques marches, et, soulevant une portière, entra dans
l'enderoun. Le nègre dormait sur une natte de paille dans la première
pièce, où la lueur grise de l'aurore luttait faiblement contre la
clarté rougeâtre et fumeuse d'une petite lampe de terre, qui teignait
encore les objets atteints par elle, tandis que le reste demeurait
plongé dans une obscurité presque noire. De là, le jeune homme entra
dans la chambre où sa femme dormait paisiblement sur leur vaste lit,
qui, recouvert d'immenses étoffes de soie bariolées d'incarnat, de
vert et de jaune, à la façon du tartan écossais, laissait çà et là
apparaître le drap d'indienne grise, rehaussé de fleurs de diverses
nuances. Les oreillers, en grand nombre, de toutes formes et de toutes
grandeurs, les uns triangulaires, les autres carrés, d'autres ronds,
s'affaissaient sous la tête de la dormeuse, soutenaient ses bras ou
gisaient au hasard.

Kassem contempla un moment la jolie Amynèh et poussa un soupir. Puis,
il alla s'asseoir, sombre et préoccupé, dans un coin de la chambre, et
resta là sans bouger.

Il tenait le lingot d'or fortement serré dans sa main et ne l'avait
pas quitté, depuis que l'Indien le lui avait remis. De temps en temps,
il le regardait, il le contemplait, il s'enivrait et s'exaltait de
cette vue; c'était la preuve matérielle que tout ce qui s'agitait
dans sa tête n'était pas un rêve, mais une franche et ferme réalité.
Il regardait ce lingot d'or, et ses yeux se fermaient, et, tout à
coup, dans un demi-assoupissement, il lui semblait que le morceau de
métal se gonflait dans la paume de sa main, et respirait, que c'était
un être animé. Il se réveillait en sursaut, dans un état d'angoisse
indescriptible, considérait encore cette merveille dont il était devenu
le possesseur, la trouvait immobile comme un morceau de métal doit
l'être, et, fermant de nouveau ses paupières, sommeillait, emporté dans
le tourbillon de ses idées. Enfin, la lassitude fut victorieuse de la
méditation, et Kassem s'endormit profondément.

Un baiser sur le front le réveilla. Il regarda. Amynèh était à genoux à
côté de lui, le pressait entre ses bras, et lui disait:

--Es-tu malade, mon âme? Pourquoi ne t'es-tu pas couché cette nuit? Oh!
saints Imams! Il est malade! Qu'as-tu, ma vie? Ne veux-tu pas parler à
ton esclave?

Kassem vit qu'il était grand jour, et, rendant à sa femme le baiser
qu'il en avait reçu, il lui répondit:

--La bénédiction soit sur toi! Je ne suis pas malade, grâce à Dieu!

--Grâce à Dieu! s'écria Amynèh.

--Non, je ne suis pas malade.

--Qu'as-tu donc fait hier au soir avec ce derviche étranger? Est-ce
que, contrairement à tes habitudes, tu aurais bu de l'eau-de-vie et
mangé des grains de pastèque rôtis pour te donner plus de soif?

--Dieu m'en préserve! s'écria Kassem; rien de semblable n'a eu lieu;
nous avons seulement causé très tard de ses voyages.... Où est-il, mon
hôte? Il faut que j'aille le rejoindre.

Et, en parlant ainsi, Kassem se mit sur ses pieds; mais Amynèh continua:

--Le jour est déjà haut depuis longtemps et le soleil n'était pas levé,
quand notre nègre, Boulour, a vu le derviche accroupi dans la cour
auprès du bassin; il disait ses prières et accomplissait les ablutions
légales. Ensuite, il a fait cuire, dans une coupe de cuivre, un peu de
riz sur lequel il a jeté une pincée de sel; il l'a mangé et est parti.

--Comment, parti! s'écria Kassem consterné, comment parti? Ce n'est
pas possible! Il avait encore mille choses de la dernière importance à
m'apprendre! Il n'est pas possible qu'il soit parti!

--Il l'est, cependant, répondit Amynèh un peu étonnée de l'agitation de
son mari. Quelle affaire avais-tu donc avec cet homme?

Kassem ne répondit rien, et d'un air sombre, irrité, concentré, il
sortit de la chambre et quitta la maison. Il n'avait pas cessé de tenir
le lingot d'or. En droite ligne, il courut au bazar et entra chez un
joaillier de sa connaissance.

--Le salut soit sur vous, maître Abdourrahman! lui dit-il.

--Et sur vous le salut, Mirza! répliqua le négociant.

--Faites-moi une faveur; dites-moi ce que vaut ce métal.

Maître Abdourrahman mit ses vastes lunettes sur son nez, considéra le
lingot, le passa à l'éprouvette et répondit paisiblement:

--C'est du bel et bon or, pur de tout alliage et qui vaut à peu près
une centaine de tomans. Si vous le désirez, je le pèserai exactement,
et vous remettrai le prix avec déduction d'un très petit bénéfice.

--Je vous remercie, répondit Kassem, mais, pour le moment, rien ne me
presse de me séparer de cet objet, et j'aurai recours à vous, en temps
et lieu.

--Quand il vous plaira, répartit le marchand.

Il salua Kassem, qui prit congé et sortit.

Il s'en alla à travers les bazars, frôlant les boutiques; mais les
apostrophes enjouées des femmes qui, sous le voile, se permettent
tout (on ne le sait que trop), les appels et les compliments de
ses connaissances, les avertissements brusques des muletiers et
des chameliers, pour qu'il eût à faire place à leurs hôtes, qui se
succédaient en files interminables attachées à la queue les unes des
autres et chargées de ballots dont il fallait craindre le contact
pour chacun de ses membres, tout cela, qui l'amusait d'ordinaire, le
fatiguait jusqu'à l'irriter aujourd'hui. Il avait un besoin impérieux
d'être seul, livré à ce monde de pensées qui le tyrannisaient et le
voulaient posséder sans conteste. Il sortit de la ville, et ayant
atteint dans le désert un endroit où s'élevait un groupe de grands
tombeaux en ruines, il entra sous une des coupoles à moitié effondrées
et se mit dans un coin, à l'ombre. Là, s'étant assis, il s'abandonna
aux idées dominatrices qui fondaient sur lui comme un essaim d'oiseaux
de proie.

Il existe, dans toutes les rues de nos villes de l'Iran, des puits.
Nos rues sont étroites et le puits est juste au milieu. Jamais on n'a
pensé à l'entourer d'un mur comme dans les villes d'Europe, de sorte
qu'il s'ouvre à fleur de terre, disposition beaucoup plus commode.
Quand, pour une cause ou pour une autre, il se tarit, on ne s'amuse
pas à le combler, ce qui prendrait trop de temps et donnerait trop de
peine. On le couvre de deux ou trois planches, et, avec le temps, la
terre s'accumule dessus. Naturellement, les planches pourrissent, des
pieds maladroits les font s'effondrer, et, partout ailleurs que dans
notre pays, un passant, un enfant, un animal quelconque s'abîmerait
à chaque instant dans le vide et irait se tuer au fond du trou. Chez
nous, c'est rare, parce que le Dieu très bon et très miséricordieux qui
nous a dispensés de réfléchir à beaucoup de choses, prend soin de nous
épargner les conséquences fâcheuses que pourrait avoir notre confiance
en lui. Pourtant on ne peut jurer que quelqu'un ne disparaisse parfois
dans l'abîme. Kassem avait un pareil abîme dans un coin de sa cervelle;
il ne le connaissait pas lui-même; il venait d'y tomber. Il était au
fond; il s'y agitait et ne devait pas en sortir.

D'ailleurs, il n'y songeait en aucune façon. Saisi, serré par ce qui
s'était emparé de son imagination, de son intelligence, de son cœur,
de son âme, par ce qui en maîtrisait toutes les puissances, il n'avait
pas l'idée d'y résister; et non seulement il se laissait faire, mais
il se laissait dévorer avec passion. Bref, une seule idée le possédait:
marcher et marcher résolument dans la voie de son révélateur.

Que valait le monde au milieu duquel il avait vécu jusqu'alors? Rien,
rien absolument; c'était de la fange au physique, de la fange au moral;
en un mot, néant. Il voulait s'élever plus haut et planer au-dessus de
cet univers, entrer dans le secret des forces qui font tout mouvoir, et
cet univers, et bien d'autres plus grands, plus braves, plus augustes.
Il savait que la substance première pouvait être trouvée, dominée,
transformée; l'Indien le faisait; il en tenait, lui, Kassem, la preuve
matérielle dans la main; il voulait le faire aussi! Il savait qu'on
pouvait saisir, diriger toutes les forces motrices et créatrices, même
les plus indomptées, même les plus sublimes; il voulait ce pouvoir; il
savait qu'on pouvait ne plus mourir. Sans doute aucun être ne meurt!
Mais il savait qu'on pouvait garder la vie actuelle, sous l'enveloppe
actuelle, sans perdre la notion de l'individualité présente. Eh bien!
c'était là ce qu'il prétendait atteindre. Alors, dans un moment
d'enthousiasme sans nom, en pensant à ce que lui, Kassem, allait
devenir, il s'écria:

--Et moi, moi, qui suis moi, ai-je donc tant de peine à entrer dans
la sphère où désormais je vais agir, que me voilà conservant entre
mes doigts ce morceau d'or, absolument comme s'il avait à mes yeux la
valeur que je lui attribuais hier?

Il le considéra et le jeta avec mépris dans les décombres. Mais rien
ne s'acquiert, et c'était là surtout ce qui l'occupait, qu'à un prix
proportionné au mérite de ce qu'on recherche. C'est là ce qu'il venait
de méditer, et il ne laissait pas que de trouver la condition bien
dure. Mais il ne luttait pas cependant contre la passion transformée en
devoir, et, après avoir déchiré lui-même ses derniers regrets, il se
leva, prit le chemin de sa maison, rentra chez lui et parut devant sa
femme.

Celle-ci se leva pour le recevoir et l'accueillit comme d'ordinaire
avec l'enjouement le plus tendre. Mais, en voyant l'air sombre et
le sourcil froncé de son mari, spectacle auquel elle n'était pas
accoutumée, son cœur se serra et la pauvre enfant s'assit en silence
à son côté.

--Amynèh, dit Kassem, tu sais si je t'aime et si jamais affection plus
grande a réuni deux âmes. Pour moi, je n'en crois rien; l'affection de
mon cœur au vôtre est incomparable. Aussi ce cœur saigne; il va
affliger son compagnon,

--Qu'as-tu donc? Que veux-tu? répondit Amynèh prenant la main qu'on ne
lui tendait pas.

--Je dis que chaque homme a sa part dans la vie, son kismèt; cette part
lui est destinée longtemps avant sa naissance. Elle est toute prête
quand il vient au monde, et soit qu'il y consente ou qu'il résiste, il
lui faut l'accepter, la prendre et s'en accommoder.

--Il n'y a pas de doute à cela, repartit Amynèh d'un petit air capable.
Mais ta part n'est pas si mauvaise, et tu n'as pas raison, en y
songeant, de froncer ainsi les sourcils. Ta part, c'est moi, et tu
m'as assuré quelquefois, plus d'une fois, et même souvent, que tu n'en
demandais pas d'autre.

Kassem, malgré ses sombres dispositions, ne put s'empêcher de sourire
à la gentillesse de la jeune femme; ce que voyant, celle-ci s'accouda
tout à fait sur les genoux de son mari et chercha, bien certainement,
par la manière dont elle le regarda, à lui faire perdre la tête. Elle y
avait réussi souvent; pour ce coup, elle échoua.

--Amynèh, reprit-il, ma part, mon kismèt est de partir aujourd'hui-même
et de te quitter pour jamais!

--Pour jamais? Me quitter? Partir? Je ne veux pas!

--Ni moi non plus, je ne veux pas! Mais c'est mon kismèt, et il n'y a
rien à objecter. Le derviche m'a ouvert les yeux. J'ai senti à quoi le
ciel m'appelle. Il faut que j'aille.

--Où?... Mon Dieu! Dieu miséricordieux, je vais devenir folle!

Et la pauvre Amynèh se tordit les bras, et deux torrents de larmes
jaillirent de ses yeux. Puis elle saisit le bras de Kassem et lui cria:

--Parle donc! parle donc! Où veux-tu aller?

--Je veux aller rejoindre le derviche.

--Où est-il?

--Il est parti pour le Khorassan, il va traverser Meshed, Hérat et le
pays de Kaboul; je le retrouverai au plus tard dans les montagnes de
Bamyân.

--Quel besoin as-tu de lui?

--J'ai besoin de lui, il a besoin de moi. Aussi bien je ferai mieux de
te dire tout.

--Tu feras mieux, sans doute, dis-moi tout. Ah! mon Dieu! mon Dieu! je
deviens folle! Parle, mon amour, mon enfant, ma vie! Parle!

Kassem, ému de douleur, de tendresse et de pitié, prit la main
d'Amynèh, la serra et la garda dans la sienne pendant qu'il raconta ce
qui suit:

--Le derviche peut tout, tout au monde! Il me l'a prouvé cette nuit!
Il peut tout, hormis une seule chose, et, sans un compagnon, il ne la
réalisera jamais. Depuis plusieurs années, il a cherché ce compagnon.
Il a parcouru la Perse, l'Arabistan, la Turquie pour le trouver; il a
été le chercher en Égypte et s'est rendu même au delà, dans le pays du
Magreb, traversant les terres occupées par ces Férynghys, qu'on appelle
les Fransès. Il n'a partout vu que des gens d'un esprit borné ou d'un
cœur irrésolu. La plupart l'écoutaient avec complaisance, tant
qu'il leur parlait des moyens de faire de l'or; mais quand il voulait
élever leurs esprits, plus de ressort! Les zélés devenaient froids.
Le derviche ne se décourageait pas. Il était certain que l'homme
nécessaire à ses vues existait dans le monde; les opérations du Raml,
les points jetés et combinés sur la table de sable le lui avaient fait
connaître par des calculs infaillibles. Seulement, il ignorait le lieu
où cet ami de son cœur se trouvait. Il allait le chercher dans le
Turkestan, quand, hier, il a traversé la ville. Il m'a parlé, il m'a
ouvert son cœur tout entier. Le mien s'est éclairé. C'est de moi
qu'il s'agit. Je suis l'élu! Moi seul, je peux résoudre le mystère. Me
voilà! Je suis prêt! Il faut que je parte! Je pars! Mort ou vivant,
j'aiderai le derviche à arracher le dernier secret!

Kassem avait parlé avec un tel enthousiasme, ses dernières paroles
étaient empreintes d'une conviction, d'une résolution si inébranlables,
qu'Amynèh baissa la tête. Mais il s'agissait de l'anéantissement de
son bonheur; elle ne resta pas longtemps vaincue, et, à son tour, elle
reprit d'une voix ferme:

--Mais moi?

--Toi! toi! que veux-tu que je te dise? Je t'aime plus que tout au
monde; mais ce qu'il faut que je fasse, je ne saurais l'empêcher.
Une force, plus terrible que tu ne saurais le concevoir, m'entraîne
malgré l'amour que j'ai pour toi. Il faut que j'obéisse.... J'obéis!
Tu te retireras chez tes parents.... Si je reviens ... alors ... mais,
reviendrai-je? Que vais-je devenir? Qui peut le savoir? Dois-je rien
désirer autre que ma tâche? Enfin, si je reviens....

--Si tu reviens, seras-tu à moi?

--Tout entier! répondit Kassem avec un attendrissement et une chaleur
qui prouvaient bien que l'amour n'avait pas été éteint par la nouvelle
passion; oui, tout entier! Pour toujours! Je ne songerai qu'à toi! Je
ne voudrai que toi! Cependant ... écoute! Cela est si peu probable que
je revienne!... Tout est ténèbres dans ce que je fais.... Peut-être,
aurais-tu plus raison.... Si tu veux m'en croire, je demanderai le
divorce, tu prendras un autre mari.... Tu auras des enfants....

Là, Kassem se mit à pleurer avec une amertume extrême. Amynèh, au
milieu de sa douleur, ressentit quelques tressaillements de joie et
même déjà de l'espérance, et elle répondit:

--Non, je ne consens pas au divorce; je t'attendrai, un an, deux ans,
trois ans, dix ans ... jusqu'à la mort! Jusqu'à ma mort, entends-tu? Et
elle arrivera bien plus tôt, si tu meurs toi-même. Je ne veux pas non
plus me retirer chez mes parents. Je les connais. Ils croiraient que je
suis malheureuse, non de ton absence mais d'être seule; ils voudraient
me remarier. J'irai demeurer avec ta sœur, et c'est là qu'il faut
venir me rejoindre le plus tôt que tu pourras.

Kassem essuya ses yeux, et, ayant embrassé Amynèh, laissa reposer sa
tête pendant assez longtemps sur le cœur fidèle dont il allait se
séparer. Le silence n'était interrompu que par des sanglots et de longs
soupirs. Enfin Amynèh demanda à voix basse:

--Quand veux-tu partir?

--Ce soir, répondit Kassem.

--Non! Accorde-moi cette nuit encore, tu partiras demain. Pour moi, je
vais aller chez ta sœur la prévenir; demain, tu m'aideras à faire
tout transporter chez elle; quand tu m'y verras installée, alors ...
alors tu me quitteras.... Mais, je prétends que tu me croies là, afin
que, quand tu seras loin, tu puisses regarder dans ta pensée, moi, mes
vêtements, ma chambre ... et tout ce qui m'entoure!

Et elle recommença à pleurer, mais plus doucement; puis, sentant
qu'elle n'avait pas trop de temps à perdre, elle se leva enfin d'auprès
de son mari, passa de grands pantalons à pied que les femmes mettent
pour sortir, s'enveloppa dans le grand hyâder ou manteau de coton bleu
qui enveloppe la tête et toute la personne, attacha, au moyen de deux
agrafes d'or incrustées de grenats et en forme de colombes, le roubend
ou voile de percale épaisse percé à la place des yeux d'un treillis
étroit, et ainsi prête, elle serra encore une fois la main de Kassem
plongé dans une sorte de prostration, et sortit.

Quand elle fut dans la rue, elle avait le cœur si gros et se sentait
si malheureuse, si abandonnée, qu'il s'en fallut peu qu'elle ne se mît
à pousser de grands cris pour implorer la pitié des passants; elle
l'eût fait sans doute et chacun l'eût plainte, mais elle changea d'idée
en passant devant la mosquée.

Elle y entra et dit ses prières. Elle en récita avec une volubilité
passionnée un bon nombre de rikaats et égrena plus de dix fois son
chapelet, en répétant avec ferveur les quatre-vingt-dix noms du Dieu
miséricordieux. Par bonheur, d'autres femmes se trouvaient aussi dans
le sanctuaire, une entre autres. Celle-ci racontait que son enfant
unique âgé de trois ans, était à toute extrémité; ces affligées
ensemble, et Amynèh avec elles, se soutenaient réciproquement en priant
de tout leur cœur.

Après une bonne heure ainsi employée, la jeune femme partit; à la
porte, trouvant de pauvres malades rassemblés autour de la fontaine,
elle leur distribua de nombreuses aumônes et s'éloigna couverte de
bénédictions.

Toutes ces formules: Que le salut soit avec vous! Que Dieu vous donne
un bonheur parfait! Puissiez-vous être comblée de tous les biens, vous
et les vôtres! et d'autres semblables ne laissaient pas de résonner
mélodieusement aux oreilles de la pauvre souffrante, et elle se disait
que peut-être Dieu aurait pitié d'elle. Elle rencontra des cavaliers;
ils passaient entourant un personnage grave monté sur un beau cheval.
Elle s'approcha humblement et demanda l'aumône. On voyait bien, à son
manteau de la plus fine toile, à son roubend d'une blancheur éclatante
et à ses petites pantoufles neuves de chagrin vert, que ce n'était
nullement par besoin qu'elle tendait ainsi la main, et les guerriers et
le vieux seigneur, considérant que c'était pour s'humilier devant Dieu
et obtenir quelque grâce, ne manquèrent pas de déposer une petite pièce
de monnaie dans la main qui leur était tendue enveloppée, par modestie,
d'un coin du manteau, et accompagnèrent chacun leur offrande d'un signe
de tête bienveillant et d'une formule de propitiation. Amynèh, ayant
ainsi fait ce qui était en son pouvoir pour se concilier la bonté et
l'indulgence divine, se dirigea vers la maison de sa belle-sœur et y
arriva bientôt.

Cette belle-sœur n'était pas un caractère ordinaire. Elle mérite
la peine d'un portrait. On l'appelait de son nom Zemroud-Khanoum,
madame Émeraude. Elle avait dix ans au moins de plus que Kassem et
lui avait servi de mère. Aussi, éprouvait-il pour elle une profonde
considération, un respect très grand, et le tout mélangé de quelque
crainte, sentiment, je dis le dernier, qui était partagé, à un degré
éminent, par Aziz-Khan, mari de la dame. A la vérité, Zemroud-Khanoum
ne faiblissait pas sur les points où elle avait fixé ses convictions.
Épousée comme seconde femme par le général son époux, elle avait
mis six mois à faire renvoyer la première; mais elle avait réussi.
Depuis lors, bien qu'Aziz-Khan eût plusieurs fois essayé de lui faire
comprendre cette vérité palpable, qu'un homme de son rang et de sa
fortune se faisait tort en n'ayant qu'une seule personne sacrée dans
l'enceinte de son enderoun, c'est-à-dire en ne possédant qu'une seule
et unique femme, absolument comme un petit bourgeois, elle n'avait
voulu entendre à aucune innovation de ce genre, et la verve avec
laquelle elle distribuait des soufflets, et même parfois des coups
de tuyau de kalioun aux servantes et aux domestiques, avait donné
à réfléchir à Aziz-Khan. Il évitait de compromettre sa barbe et sa
dignité dans des discussions dont la fin ne lui était pas connue
d'avance. Aussi, lorsqu'il avait de l'humeur, se gardait-il de le
montrer chez lui; dans ce cas, il allait se promener au bazar.

Ainsi, maîtresse absolue de son terrain, vénérée et crainte, entourée
d'un troupeau de huit enfants, dont l'aîné, un garçon, avait une
quinzaine d'années à peu près, et, faisant marcher tout cela dans
un ordre, un silence et une componction louables, Zemroud-Khanoum
était une excellente femme. Elle était prompte à se fâcher, prompte
à s'attendrir. Sa voix devenait, dans la colère, de beaucoup la plus
aiguë du quartier; mais il lui arrivait aussi d'en être la plus douce,
quand elle se prenait à consoler quelqu'un. Elle était généreuse comme
un Sultan, charitable comme un Prophète, et par-dessus le marché, ayant
été extraordinairement jolie, il lui en restait encore quelque chose
à quarante ans sonnés; elle avait beaucoup d'esprit, faisait les vers
d'une manière charmante, et jouait du tàr avec une telle perfection,
que son mari Aziz-Khan, lorsqu'elle daignait jouer pour lui, commençait
à dodeliner de la tête pendant un quart d'heure, puis se mettait à
murmurer: «Excellent! excellent! excellent!» en extase, et finissait
par pleurer et se cogner la tête contre la muraille.

Quand Amynèh entra dans le salon de sa belle-sœur, elle y trouva
des visites, comme le lui avait indiqué d'ailleurs la présence de deux
paires de pantoufles, toutes pareilles aux siennes qui se trouvaient
devant la porte. Les deux dames, assises à ce moment sur les coussins,
n'étaient rien moins que Bulbul-Khanoum, madame le Rossignol, et
Loulou-Khanoum, madame la Perle, l'une troisième femme du gouverneur,
et l'autre seule et unique épouse du chef du clergé, le jeune et
aimable Moulla-Sâdek, l'amateur le plus éclairé de pâtisseries qui
se trouvât dans tout Damghân. Ces dames étaient jolies l'une et
l'autre, fort élégantes et très sérieuses. Comme Zemroud-Khanoum, de
son côté, n'était portée à la mélancolie que lorsqu'on l'y obligeait
en la contrariant, la conversation allait bon train; on parlait modes
nouvelles, ajustements, santé des enfants, singularités des époux,
emportements même de ces messieurs; ce qui tient toujours une grande
part dans les confidences féminines, comme étant le moyen le plus
sur de faire apprécier ses mérites si recherchés, et, enfin, les
médisances, les médisances, les médisances! ce sel, ce poivre, ce
piment, ce _nec plus ultra_ des délices sociaux; bref, tout ce qui peut
se dire et même, et surtout, ce qui pourrait se taire, tout allait bon
train, et c'étaient des éclats de rire qui ne finissaient que pour
recommencer.

Trois servantes, dont deux béloutches et une négresse, vêtues de soie
et de cachemire, présentaient à ce moment des kaliouns d'or émaillés
et garnis de pierreries, et ces dames fumaient à cœur joie, quand
la triste Amynèh entra. D'ordinaire, elle n'était pas une associée
indigne de pareilles conférences; au contraire, elle y apportait une
gaieté et un rire si frais, si joli, qu'on en avait fait des chansons
qui se répétaient partout: _Le Rire d'Amynèh_. Hélas, il ne s'agissait
guère du rire d'Amynèh, aujourd'hui! La pauvre petite laissa tomber son
manteau et son voile, baisa la main de sa belle-sœur, qui l'embrassa
tendrement sur les yeux, et s'assit, après avoir salué, comme deux
amies, les dames présentes.

--Mon Dieu! ma fille, s'écria Zemroud-Khanoum, qu'as-tu donc? Les
yeux rouges? As-tu pleuré par hasard? Serait-ce la faute de Kassem?
En ce cas, envoie-le-moi; je le remettrai dans le droit chemin! Ah!
ces hommes! ces hommes! C'est ce que nous étions justement en train de
dire! Mais console-toi, console-toi! Il ne faut pas abîmer tes beaux
yeux!

--Abîmer ses yeux pour un mari! dit Loulou, la femme élégante du
dignitaire ecclésiastique, quelle folie! A propos, chère Amynèh, mon
âme, mes yeux, peut-être pourrez-vous me raconter dans le détail ce
qui est arrivé, hier, à Gulnar-Khanoum avec son mari. Il paraît qu'il y
a eu une scène épouvantable!

--Je n'en savais rien, répondit bien bas Amynèh, en s'essuyant les yeux
et en étouffant un soupir.

--Je connais l'histoire avec la dernière exactitude, s'écria la
compagne du gouverneur, qui avait de longs yeux noirs taillés en
amande, sur les cils une bonne provision de surmeth, ce qui lui donnait
un éclat surnaturel. Il paraît que, dans un moment d'épanchement,
Sèyd-Housseyn s'est avisé de vouloir contempler les oreilles de son
épouse.

--Quelle horreur! s écrièrent tout d'une voix Zemroud et Loulou.

--Une grossièreté! poursuivit Bulbul, en levant les épaules et avec un
accent de pruderie incomparable; mais, bref, il l'a voulu, et, bien que
Gulnar se soit fort défendue et même fâchée, Sèyd-Housseyn a fini par
lui déranger son tjargât, si bien qu'il a aperçu le bout de l'oreille
droite, et à cette oreille des boucles d'or et de saphirs qu'il ne se
souvient pas d'avoir données! De là grand tapage, comme vous pouvez
vous l'imaginer.

--Aussi, Gulnar-Khanoum est d'une imprudence! déclama Loulou. Comment
va-t-on porter de telles boucles d'oreilles, quand on n'est pas sûr de
la moralité de son mari? Ce n'est jamais le mien qui se permettrait....

--Gulnar, répliqua Bulbul, se croyait à l'abri de tout, parce que,
comme c'est d'usage, elle portait les autres boucles d'oreilles, celles
qui étaient inoffensives, non à ses oreilles, mais attachées sur son
tjargât, absolument comme nous autres.

--A propos, interrompit Loulou, puisque nous parlons de modes....

Ici on apporta de nouveau les kaliouns et le thé, et Amynèh espéra,
avec raison, que les premiers étant fumés et l'autre bu, la visite
allait prendre fin bientôt, et tandis que chacune des belles personnes
tenait sa tasse dans la main, Loulou continuant son propos:

--Puisque nous parlons de modes, disais-je, avez-vous vu cette nouvelle
forme de veste que les Arméniens ont apportée de Téhéran? Il paraît que
toutes les femmes en raffolent, parce que c'est ce que les Européens
mettent sous leurs habits, et ils appellent cela yiletkeh. Je m'en suis
commandé trois....

--Et moi, deux seulement, répliqua Bulbul, un en drap d'or et l'autre
en étoffe d'argent à fleurs rouges. C'est extrêmement commode pour les
nourrissons.

L'entretien se prolongea encore quelque temps sur ce ton, puis les deux
dames prirent congé, embrassèrent Zemroud et Amynèh, et se retirèrent
emmenant avec elles servantes, kaliares, domestiques, non sans grand
tapage, comme il convenait pour des personnes si considérables.

Alors Amynèh se trouva libre de raconter ce qu'elle avait sur le
cœur. Elle le fit avec une passion extrême, et Zemroud, transportée
d'indignation et de colère et en même temps de curiosité et de crainte
pour un cas aussi surprenant, lui dit en prenant son manteau et son
voile:

--Reste ici, ma fille, je vais aller parler à Kassem, et je te promets
bien.... Enfin, reste ici, attends-moi, et, sur toutes choses, cesse
de te désoler. Ce garçon est mon frère, mais je le regarde comme mon
fils; c'est moi qui l'ai élevé, c'est moi qui l'ai marié. Ton père
en a agi avec lui de la manière la plus généreuse, car les deux cents
tomans que Kassem a donnés pour t'avoir et dont, par parenthèse, mon
mari avait prêté la moitié, ton père les a employés entièrement à ton
trousseau et quelque chose par dessus. Vallah! Billah! Tallah! nous
allons voir de quel air maître Kassem va me répondre! Calme-toi, te
dis-je, et sois sûre que tout cela ne signifie rien.

Là-dessus, Zemroud-Khanoum, armée en guerre et s'étant bien enveloppée,
ne prenant avec elle ni servante, ni domestique, partit d'une telle
façon, qu'on ne saurait la comparer qu'à l'éclair sillonnant un ciel
d'orage et en annonçant la majestueuse horreur.

Amynèh resta assise sur le tapis dans un accablement profond, écoutant
à peine la voix de l'espérance qui cherchait encore à éveiller un écho
dans son cœur. Elle attendit deux heures pleines; au bout de ce
temps, Zemroud revint. Elle ôta ses voiles, elle était décontenancée,
pâle, et on voyait que la femme forte avait pleuré. Elle s'assit à
côté d'Amynèh, lui prit la main, et, voyant que celle-ci ne prononçait
pas un mot, ne levait pas les yeux et regardait fixe devant elle, elle
l'attira sur son cœur, et la couvrant de baisers, lui dit:

--Nous sommes bien malheureuses!

Elles étaient bien malheureuses, en effet. Kassem avait été très
doux pour sa sœur aînée, très déférent; mais il s'était montré
inébranlable dans sa résolution de partir le lendemain, déclarant qu'il
n'avait accordé ce retard qu'à l'amour tendre qu'il avait pour Amynèh;
mais que, si on devait le tourmenter et le soumettre à des plaintes que
sa propre douleur lui rendait intolérables, il partirait le soir même;
et toutes les supplications, tous les raisonnements, tous les reproches
de Zemroud n'avaient pu en obtenir autre chose.

--Il est ensorcelé, ma chère âme, dit Zemroud en finissant le récit
de son expédition manquée, ensorcelé par ce terrible magicien. Les
gens de cette sorte disposent d'un pouvoir irrésistible, et là où
ils commandent, il est certain qu'il n'y a qu'à se soumettre. Kassem
est au pouvoir de celui-ci. Il faut espérer, il faut croire même que
c'est pour son bien; car, d'après ce qu'il m'a raconté, le derviche
paraît avoir les meilleures et les plus affectueuses intentions. C'est
un homme pieux et incapable de faire le mal. Moi aussi j'ai connu
des magiciens; c'étaient les gens les plus vénérables du monde, des
prodiges de science! Je te le répète donc, calme-toi! Il vaut mieux que
ton mari fasse des choses grandes et puissantes sous la protection de
l'Indien, que si, par exemple, il s'en allait à la guerre, où même la
faveur du roi (que sa grandeur augmente et soit fortifiée!) ne pourrait
jamais l'empêcher de recevoir un mauvais coup.

Ce genre de consolation prodigué par Zemroud à sa petite belle-sœur
valait beaucoup ou valait peu, il n'importe. Elle n'en avait pas
d'autre à sa disposition, et elle en usa tant qu'elle put, le
reproduisant sous toutes les formes et terminant toujours chaque
démonstration par l'assurance ferme, par la promesse sous serment que
Kassem ne resterait, dans tous les cas, pas plus d'un an absent, et
qu'il n'était que raisonnable et naturel d'admettre qu'il reviendrait
possesseur d'une fortune immense qui les mettrait, tous et toutes dans
la famille, en situation de se passer leurs fantaisies. A la fin,
Amynèh, ayant un peu pris sur elle, dit qu'elle voulait s'en aller et
elle retourna au logis.

Elle y trouva Kassem dans un état qui ne valait guère mieux que le
sien. Au moment de quitter sa femme, sa maison, ses habitudes, son
bonheur, son amour, l'enthousiasme avait baissé. La résolution restait,
parce qu'il ne pouvait l'arracher ni de son imagination ni de sa
volonté; mais elle était voilée de noir, et le cœur s'en donnait
tant et plus de se tordre, de se plaindre, de gémir, de réclamer:
enfin, pour bien dire, Kassem était très malheureux, comme on l'est,
quand, placé entre le devoir et la passion, on se croit entraîné par
le devoir. Il importe peu de rechercher ce que peut valoir toujours ce
dernier mot. Kassem admettait que son devoir était de chercher et de
rejoindre le magicien. Il lui fallait se soumettre.

Avec ce sentiment si fin, si tendre, si divin qui appartient, en tous
pays, aux femmes, quand elles aiment et qui seul suffirait à en faire
les êtres vraiment célestes de la création, Amynèh comprit la lutte qui
se soutenait dans l'âme de son mari, et, instinctivement, évita ce qui
pouvait la rendre plus difficile et plus cruelle pour le patient.

--Peut-être, se dit-elle en elle-même, pourrais-je réussir à le
garder auprès de moi huit jours, un mois au plus! Mais comme il
souffrirait!... Et à la fin?... Quoi? il voudrait encore s'en aller!...

Elle cesse de combattre et se montre résignée. Elle dit seulement:

--Tu reviendras?

--Oui! oui! je reviendrai ... je te le jure, Amynèh! Comment ne
reviendrais-je pas? Sois sûre que, si tu ne devais plus me revoir,
c'est qu'alors....

Elle lui mit la main sur la bouche.

--Je te reverrai, dit la meilleure des femmes en affermissant sa voix.
Assurément, je te reverrai! Pense à moi, n'est-ce pas?

--Oui, j'y penserai ... j'y penserai souvent!... Non! Tiens! j'y
penserai toujours! O Amynèh! mon Amynèh! ma chérie! Comment veux-tu
que je fasse pour ne pas penser toujours à toi? Songe donc à ce que tu
es pour moi!... Est-ce que je le savais bien jusqu'à ce moment?... Je
n'avais jamais songé que je pouvais te perdre.... Te perdre.... Est-ce
que je te perdrai?

--Non! tu ne me perdras pas. Je serai là, tranquille, chez ta sœur.
J'aurai beaucoup de patience ... j'aurai beaucoup de courage.... Je
suis sûre qu'il ne t'arrivera rien, Kassem! Mets encore une fois ta
tête sur mes genoux.

C'est ainsi que la nuit se passa entre le désespoir le plus poignant
et les caresses les plus tendres, l'un consolant l'autre, et le plus
souvent c'était Amynèh qui relevait la tête courageusement sous le
mauvais traitement que leur infligeait le sort.

Quand le jour parut, ce fut elle qui appela les domestiques et leur
ordonna de lever les tapis, d'enfermer toutes choses dans les coffres,
de vider la maison; elle envoya chercher des mulets et on transporta
le ménage chez Zemroud-Khanoum. Les gens du quartier, mis en éveil par
le mouvement, étaient sortis de leurs maisons comme une fourmilière;
ils se tenaient, qui sur le pas de sa porte, qui dans la rue ou assis
sur quelques auvents de boutique, sans compter ceux qui étaient montés
sur leurs terrasses. Il y avait foule. Amynèh, quand elle vit qu'il ne
restait rien au logis et que les quatre murs de chaque chambre étaient
nus, s'enveloppa dans ses voiles et partit. Kassem la suivit, puis
revint au bout d'une heure. Il était seul avec le petit esclave nègre.
On l'attendit encore un peu. Alors l'esclave vint allumer un grand feu
au milieu de la place la plus vaste du quartier, et, quand le bûcher
flamba tout haut, Kassem parut dans la rue à son tour.

Il avait la tête et le buste nus, les pieds et les jambes nus et ne
portait qu'un caleçon de toile blanche. Il tenait à la main les habits
qu'il avait mis la veille, pantalon de soie rouge, koulydjèh de drap
d'Allemagne gris, passementé de noir, djubetz de laine de Verman rouge
à fleurs, et bonnet de peau d'agneau très fine. Il marcha vers le
bûcher; il y déposa tous ces vêtements qui furent consumés sous ses
yeux. Il faisait ainsi vœu de pauvreté et d'ascétisme. La multitude
le regardait faire; elle était très émue. On l'aimait. Quoi d'étonnant?
On l'avait connu tout petit; il était jeune, il était beau; jusque-là il
avait toujours été heureux et s'était montré obligeant pour les uns,
très charitable pour les autres. Les femmes pleuraient; quelques-unes
criaient, agitant leurs bras et disant: Quel malheur! Quel malheur!
Au fond, on était profondément édifié. Aux yeux de ceux à qui les
domestiques avaient expliqué l'affaire, Kassem était l'esclave dévoué
de la science et du renoncement, et rien ne semblait plus beau.

Quand le sacrifice fut fini, le nouveau derviche s'écria d'une voix
stridente, à la façon de ses confrères:

--«Hou!»

C'est-à-dire: «Lui!» l'Etre par excellence, celui qui contient en
son sein et y réserve tout ce qui est vivant, Dieu. Les bénédictions
éclatèrent:

--Que Dieu le garde! Que les saints Imams veillent sur lui! Oh! Dieu!
oh! Dieu! Conservez-le! Que tous les prophètes l'accompagnent!

Kassem remercia d'un signe de tête et sortit de la place. Au moment
où il atteignait la rue qui menait hors de la ville, un vieux bakkal
ou épicier lui tendit une petite coupe en cuivre, en le priant de
l'accepter comme souvenir de lui, ce qu'il fit; puis, il avança de
quelques pas, et l'enfant du menuisier, qui avait cinq ans et qu'il
avait bien souvent caressé, marcha vers lui, envoyé par son père et
traînant un fort bâton de voyage. Kassem le prit encore. Mais sa
fermeté l'abandonna un instant; il ne put retenir quelques sanglots
et saisit convulsivement l'enfant qu'il pressa dans ses bras. C'était
l'amer souvenir de ce qu'il perdait. Il se remit pourtant assez à
temps, et, s'étant éloigné à grands pas, il se trouva bientôt hors de
la ville, marchant dans la direction de l'est, c'est-à-dire vers le
Khorassan, où il sentait que l'Indien l'attendait et l'appelait.

Aussitôt qu'il se trouva dans le désert, cheminant ainsi et frappant
de son bâton les cailloux du chemin, il se trouva libre dans le vaste
monde, et son cœur se calma. Son esprit s'exalta et il se vit déjà
en pensée maître et maître absolu de tous les glorieux secrets dont
l'Indien lui avait annoncé et promis la révélation. Il n'y avait rien
de bas ni de cupide dans son enthousiasme; ce qu'il voulait, ce n'était
pas le pouvoir de courber les hommes sous la puissance des prestiges
et encore moins d'avoir, par la transmutation des métaux, la richesse
universelle. Il voulait la sagesse et la pénétration dans les plus
augustes mystères de la nature. Il se voyait d'avance transfiguré,
au-dessus des désirs, au-dessus des besoins; il se voyait comme un
ascète, auquel rien ne manque des richesses morales et des perfections
intellectuelles, et qui, placé par sa science et son dédain absolu des
choses terrestres, dans le sein même de la Divinité, devient ainsi
copartageant d'une félicité sans limites. Pour en arriver à ce point,
il avait craint de bien grands combats, des luttes terribles contre
ses affections mondaines. Mais pas du tout. Lui-même il s'étonnait
maintenant de la facilité avec laquelle il s'était séparé d'Amynèh,
que la veille encore il idolâtrait, et, en se trouvant ainsi, le
cœur libre et léger, presque indifférent à la perte qu'il venait
de s'infliger, il reconnaissait avec admiration la profonde sagesse
du derviche indien. Celui-ci, lorsque Kassem avait insisté sur
l'impossibilité de se séparer de sa jeune femme, lui avait prédit
absolument ce qui arriverait de l'indifférence qu'il ressentait à cette
heure.

--Les passions humaines, ainsi s'était exprimé le sage, ne sont
nullement si fortes, ni si dures à briser, que le commun des hommes se
l'imagine. Inépuisables dans leur essence, elles n'ont qu'un semblant
de puissance, et, quand on met violemment le pied dessus, elles
gémissent d'abord, puis se taisent, et, comme des ombres qu'elles sont,
finissent bientôt par s'anéantir devant la volonté inexorable. Qui en
doute? Les âmes faibles; mais nous, qui sommes faits pour la domination
du monde, des autres hommes et surtout de nous-mêmes, nous savons qu'il
en est ainsi. Quittez votre maison, partez, et votre tête, débarrassée
de soucis nuisibles, ne sera pas plutôt dans l'air libre, que vous vous
étonnerez des craintes dont votre imagination voit en ce moment les
fantômes, et qui n'oseront pas même vous assaillir.

Et il en était ainsi. Kassem ne pensait à Amynèh que comme à un rêve
lointain et qui n'a plus d'action sur l'esprit; et, tout entier, comme
on vient de le voir, à la dévotion de ses idées immenses, il lui
semblait flotter sur leurs ailes. Il se reconnaissait calme et heureux.

Huit jours se passèrent ainsi. Chaque soir, il entrait dans un
village et s'asseyait sous l'arbre qui masquait le milieu de la place
principale. Les plus âgés des paysans, le moulla, quelquefois un ou
plusieurs autres derviches, des passants comme lui, venaient se mettre
à ses côtés, et une partie de la nuit s'écoulait dans les entretiens
de la nature la plus diverse. Tantôt c'étaient des récits de voyages,
tantôt des récits de batailles; souvent les questions les plus ardues
de la métaphysique étaient agitées par ces cerveaux rustiques, comme
il est d'usage dans tout l'Orient, et on écoutait volontiers les
observations de Kassem, car on s'apercevait qu'il avait étudié.
Quant aux choses nécessaires de la vie, il trouvait partout aisément
une natte pour se coucher et sa part de pilau. Il s'était informé à
plusieurs reprises de celui qu'il allait rejoindre. On l'avait vu
passer: il pensait que l'Indien ayant sur lui peu d'avance, il le
rejoindrait aisément.

Le neuvième jour du voyage, il s'avançait, comme à l'ordinaire, d'un
pas allègre, et regardait sans ennui et sans fatigue l'étendue infinie
du désert pierreux, ondulé, coupé de ravins, de rochers, de mamelons,
bordé, bien loin à l'horizon, de deux rangées de montagnes magnifiques,
colorées comme des pierreries par les jeux de la lumière, quand il
sentit au fond de son âme une compression inattendue, une émotion
spontanée, une douleur, un appel. Son âme, se tournant pour ainsi dire
sur elle-même, lui dit:

--Amynèh.

Elle l'avait dit tout bas. Il l'entendit pourtant et, avec lui, son
cœur l'entendit, et avec son cœur, toutes les fibres de son être
et tous les échos qui étaient dans sa mémoire, dans sa sensibilité,
dans sa raison, dans son imagination; dans sa pensée, tout cela, se
réveillant, se mit à crier avec passion:

--Amynèh!

C'étaient comme des enfants qui demandent leur mère, comme devaient
être les malheureux submergés dans les flots du déluge, quand ils
levaient leurs bras au ciel et pleuraient en disant:

--Sauvez-nous!

Il fut bien surpris, Kassem, il fut bien surpris! Il croyait que tout
le passé avait disparu; pas du tout; le passé se montrait droit devant
lui, bruyant, dominateur, réclamant son bien, sa proie, réclamant lui,
Kassem, et il entendait comme un murmure menaçant:

--Qu'as-tu à faire avec la science? Que veux-tu de la puissance
souveraine? Que t'importent la magie et la domination des mondes! Tu
appartiens à l'amour! Tu es l'esclave de l'amour! Esclave échappé de
l'amour, reviens à ton maître!

Et comme Kassem continuait sa route, tête basse, la compagne presque
inséparable d'un amour profond, sa compagne vengeresse l'atteignit,
et une tristesse irrésistible s'empara de lui, absolument comme
l'obscurité nocturne envahit, le soir, la campagne.

Le jeune homme avait beau se débattre, il était pris, il était repris.
Il avait cru que ce n'était rien que d'aimer Amynèh et de la quitter.
Mais l'amour s'était joué de lui. Il se répétait:

--La passion n'est rien; qu'on la regarde en face, et elle tombe!

Il la regardait bien en face; elle ne tombait pas; elle le maîtrisait,
et c'était lui qui se sentait faiblir, faiblir, faiblir, et qui se
prosternait. Il voulait la chasser; mais qui était le maître en
lui-même? L'amour ou lui? C'était l'amour! et l'amour répétait sans se
lasser:

--Amynèh!

Et tout, dans l'être entier du pauvre Kassem, recommençait et disait:

--Amynèh!

Et cette voix et ces voix suppliantes, irritées, volontaires, enfin
toutes puissantes ne s'arrêtaient plus, et Kassem n'entendit plus rien
en lui-même que ces seuls mots:

--Amynèh! mon Amynèh!

Que faire? Ce qu'il fit. Il tint bon et continua à marcher. Il allait
devant lui; il avait perdu tout son entrain, toute son exaltation,
toutes ses espérances et même le goût de ses espérances, et il rongeait
l'amertume d'un profond et irrémédiable chagrin. A chaque pas, il
sentait qu'il s'éloignait, non de son bonheur, mais de la source de sa
vie; son existence était plus lourde, plus étouffée, plus pénible, plus
combattue, moins précieuse, et donnait moins de désirs de la gardera
celui qui la traînait. Il marchait, toutefois, le pauvre amant.

--Je ne peux pas retourner; j'ai promis, j'ai fait vœu de rejoindre
l'Indien. Comment ne pas savoir ses secrets? Oh! Amynèh! mon Amynèh! ma
chère, ma bien-aimée Amynèh!

C'est grand dommage que les hommes, qui ont beaucoup d'imagination
et de cœur, ne soient pas mis par la destinée à ce régime de ne
vouloir qu'une seule chose à la fois. Comme tout irait bien pour eux!
Comme ils se donneraient libéralement, entièrement, sans réserve,
sans scrupule et sans souci, à la passion unique qui les prendrait!
Malheureusement, le ciel leur impose toujours plusieurs tâches. Sans
doute, parce qu'ils voient plus et mieux que les autres, ils ont laissé
leurs pensées entrer en bien des endroits; ils aiment ceci, ils aiment
cela. Ils veulent, comme Kassem, posséder les secrets ineffables, et,
comme lui, ils aiment une femme en même temps qu'ils aiment la science,
et ne peuvent pas aimer avec modération, avec calme; ce qui arrangerait
tout. Non! il faut, pour leur malheur, que les gens comme Kassem ne
sachent rien faire à demi et demandent toujours d'eux-mêmes l'absolu
en beaucoup de sens. Il leur arrive d'être, à peu près toujours,
profondément malheureux par l'impuissance d'atteindre tout à la fois.

Si, au moins, il avait eu cette confiance que sa sœur Zemroud
s'était efforcée d'inspirer à Amynèh: revenir dans un an, dans deux
ans.... Mais, non! Il ne pouvait admettre cette consolation possible.
Il savait que, une fois entre les mains du derviche indien, il
pratiquerait pour toujours cette règle de conduite: la science est
longue et la vie est courte. C'en était donc fait de ces images que le
passé lui montrait; sa félicité était éteinte.

--Je deviendrai vieux, à la fin, se dit-il; je deviendrai vieux;
j'oublierai Amynèh.

Cette idée lui fit plus de mal que tout le reste à la fois. Il aimait
mieux souffrir, il aimait mieux se sentir torturé par la douleur
jusqu'à la mort. Il ne voulait pas oublier! C'était se renoncer
soi-même, s'anéantir et faire place à un nouveau Kassem qu'il ne
connaissait pas et haïssait profondément.

Il essaya de se calmer par la pensée des belles choses qu'il allait
apprendre, et des merveilles que, chaque jour, il lui serait donné de
contempler et qui surpassent de beaucoup, ajoutait-il avec conviction,
la magnificence des choses terrestres les plus éclatantes, et même, se
dit-il tout bas, la beauté d'Amynèh.

Cette suggestion de son esprit lui fit horreur, et une voix s'éleva
dans son âme, qui répliqua aigrement:

--Et la tendresse d'Amynèh, y a-t-il quelque chose aussi dans le plus
haut des cieux qui la dépasse en valeur?

Kassem était donc aussi complètement malheureux qu'un homme peut
l'être, aussi abattu, aussi triste. Il faisait des vœux ardents pour
rencontrer le plus tôt possible le derviche; car il lui prenait de tels
découragements que, par intervalles, il se laissait tomber sur la terre
et s'abandonnait à sangloter.

--Quand il sera avec moi, se dit-il, je serai distrait, je penserai
à ce qu'il me dira. Il me ramènera à la contemplation auguste de la
vérité. Je ne serai pas heureux, mais je retrouverai du courage, car il
faut que j'en aie. Mon sort est de servir aux grands desseins de mon
maître, je subis mon sort.

Au fond, il n'avait plus rien au monde qui l'attachât. Tiré entre deux
passions, il ne souhaitait plus, tant il souffrait, que d'obtenir un
moment de repos, et d'apprendre ce que c'était que le calme et de
savourer la paix. A mesure que les jours passaient, il en arrivait à
ce point de ne plus même savoir ce qui pouvait le rendre heureux dans
ce monde, tant il lui semblait ne rêver que des choses impossibles.
Amynèh! Elle était si loin! Elle s'éloignait tous les jours! Il l'avait
perdue; cette image idolâtrée était noyée dans ses larmes; il ne la
voyait pas bien; à force de la regretter, de la désirer, de l'appeler,
de pleurer, de ne pouvoir l'atteindre, elle lui semblait ne plus
exister dans le monde où il était lui-même, ne pas avoir de réalité
sur la terre; il n'osait plus croire à la possibilité de la reprendre
jamais, et, quant à l'amour de la science, première, unique cause de
son chagrin, il n'était pas bien sûr de le ressentir encore.

Mais, sur ce point-là, il se trompait. La curiosité poignante, dont les
paroles du derviche l'avaient fait devenir l'esclave, le tenait, en
réalité, plus serré qu'il ne croyait. Il ne sentait pas bien pourquoi,
dans son isolement, dans son abandon, l'amour, irrité et souffrant, ne
lui ménageait pas les peines, et, cependant, il aurait dû comprendre
que cet amour si fort pour le torturer, n'était cependant pas
absolument victorieux; car, après tout, malgré tout, Kassem, transpercé
par cet aiguillon, ne rebroussait pas chemin; il marchait, mais non pas
vers Amynèh; il marchait pour retrouver le derviche, et il semblait
avoir au cou une chaîne qui le tirait. Cette chaîne, c'était son
Kismèt, sa Part. Il s'était traîné, malgré lui, malgré ses sentiments,
ses désirs, son cœur, sa passion, tout; il marchait cependant et ne
pouvait s'en défendre.

Ce qui était plus étrange, c'est qu'au fond il était loin de savoir ce
qu'il allait chercher, et encore moins ce qu'il prétendait obtenir.
L'Indien lui avait seulement prouvé toute sa puissance et assuré qu'il
avait besoin de lui. La tête excitée, son imagination subitement
embrasée, faisaient, disaient le reste. Il voulait voir, il voulait
servir; il entrevoyait vaguement des hauteurs et des profondeurs où
planait le vertige; il voulait irrésistiblement se jeter dans les
bras, au cou de ce vertige, génie gigantesque dont les regards fixés
sur ceux de son âme le fascinaient, et une fois dans ce giron terrible,
il ne savait pas ce qui allait lui arriver; mais il ne cherchait pas
même à le pressentir. C'était, en vérité, le vertige auquel il en
voulait.

Je ne sais pas si l'amour passionné peut jamais accepter qu'une autre
passion soit pour lui une digne rivale; mais, s'il en est une à
laquelle il soit disposé à accorder, ou du moins à laisser prendre ce
titre sans s'indigner par trop, il semble que ce doit être celle-là
même qui étreignait Kassem dans ses bras convulsifs. Exaltation pour
exaltation, frénésie pour frénésie, celle de l'une vaut celle de
l'autre; il y a, de part et d'autre, autant d'abnégation, autant de
discernement, peut-être autant d'aveuglement; et si l'amour peut se
vanter d'emporter au-dessus des vulgarités de la terre l'âme qu'il
transporte dans les plaines azurées du désir, sa rivale, celle-là
précisément qui tenait l'âme de Kassem en même temps que l'amour, a
le droit de répondre d'une manière assurée qu'elle n'exerce pas un
pouvoir dirigé vers des buts moins sublimes. Ainsi le malheureux amant
parcourait les campagnes caillouteuses, brûlées d'un soleil inexorable,
vides de tout qui ressemblait à de la végétation, ayant toujours devant
ses yeux distraits des horizons dont les cercles étaient immenses
et s'allongeaient sans cesse; il s'avançait, et il souffrait, et il
pleurait, et il se sentait mourir, et pourtant il marchait.

Il avait beau faire du chemin, il ne parvenait pas à atteindre son
maître. Depuis quinze jours déjà, il avait perdu ses traces; il avait
interrogé, il interrogeait les gens; des villages, les voyageurs;
personne n'avait vu l'Indien. On ne le connaissait pas. Sans doute
Kassem avait pris, à un certain moment, une autre direction, ce qui
n'est pas malaisé dans ces contrées où il n'existe, à proprement
parler, aucune route. Mais, Kassem ne put pas s'empêcher de
reconnaître, dans cette circonstance, la puissance de son Kismèt.

--Si j'avais rencontré mon maître, se disait-il avec amertume, dans
les premiers jours où la douleur m'a assailli, je n'aurais sans doute
pas eu la force de la lui cacher. Il m'aurait rudement repris, et je
n'aurais rien gagné à cette confidence imprudente que des reproches
constants, et peut-être ... quoi! peut-être?... Bien certainement une
défiance qui, sans me rendre Amynèh, m'aurait sans doute tenu bien
loin, pendant des années, du sanctuaire de la science dont j'aurais été
déclaré indigne. Maintenant, je ne suis plus maître de moi, parce que,
beaucoup plus malheureux et ayant touché le fond de mon infortune, j'y
suis comme prosterné et je ne songe pas même à m'en tirer jamais! Non!
je ne dirai pas un mot à l'Indien! Je ne lui montrerai pas mon secret.
Il ne pourrait le comprendre! C'est une âme dure et fermée à tout ce
qui n'est pas la sublimité qu'il recherche. Il est déjà Dieu; moi,
hélas! hélas! que suis-je? Oh! hélas! que suis-je?

Kassem traversa bien des pays, des lieux déserts, des lieux habités; il
fut ici humainement reçu, ailleurs mal; il entra dans des villes; il
parcourut les rues de Hérât, et, ensuite, celles de la grande Kaboul.
Mais il était à tout d'une indifférence profonde. En réalité, on ne
pouvait pas dire qu'il vécût. La double exaltation qui entraînait et
déchirait son être ne le laissait pas un moment tomber au niveau des
intérêts communs. Il voyageait, mais il rêvait et ne voyait que ses
rêves. C'était merveille qu'il touchât la terre du pied, car il n'était
pas du tout sur la terre. Quand il eut atteint Kaboul, sans s'arrêter
nullement, comme je viens de le dire, à visiter les singularités de
cette ville fameuse qui a, comme on le sait, des maisons construites
en pierres, et à plusieurs étages, il s'empressa d'en partir, et,
après quelques journées, il arriva aux cavernes de Bamyân, où il était
certain de trouver le derviche. En effet, en entrant dans une des
grottes, après en avoir visité deux ou trois, il aperçut son maître
assis sur une pierre, et traçant avec le bout de son bâton des lignes,
dont les combinaisons savantes annonçaient un travail divinatoire.

Sans tourner la tête, l'Indien s'écria de la voix mélodieuse qui était
si remarquable chez lui:

--Loué soit le Dieu très haut! Il a donné à ses serviteurs les moyens
de n'être jamais surpris! Approche, mon fils! C'est précisément à ce
moment du jour que tu devais arriver! Tu arrives, te voilà! Je loue ton
zèle, dont la pureté immense m'est garantie; je loue l'élévation de tes
sentiments et de ton cœur; mes calculs me les démontrent, et je n'en
puis douter. De toi, je ne saurais attendre que tout bien, toute vertu,
tout secours, et, cependant, je ne sais comme d'inexplicables obstacles
s'élèvent devant nos travaux!

Kassem s'avança modestement et baisa la main du sage. Mais celui-ci,
concentré dans ses réflexions, ne leva pas même les yeux sur lui et
resta contemplant avec fixité les combinaisons de lignes qu'il avait
tracées sur le sable et qu'en réfléchissant il modifiait. Le jeune
homme le regardait avec une sorte de bonheur mélancolique. Il ne se
sentait plus seul. Il était près d'un être qui, à sa façon, l'aimait,
qui faisait cas de lui, pour lequel il était quelque chose et qui
comptait sur lui. Il eût bien volontiers embrassé le derviche; il eût
voulu se jeter à son cou, le presser contre son cœur dolent. Mais il
n'y avait pas d'apparence que rien de semblable fût possible; Kassem
écarta ces idées presque en souriant de lui-même; il se contenta de
regarder silencieusement son maître avec une tendre affection, sans
chercher à l'interrompre dans les méditations que celui-ci poursuivait
et dont, sans les comprendre, il admirait la profondeur. Enfin,
pourtant, l'Indien releva la tête et contempla fixement son compagnon.

--L'heure est venue, dit-il; nous sommes à l'endroit fixé; nous allons
commencer notre travail. Espérons tout, quoi qu'il en soit!

--Que cherchez-vous? lui dit Kassem; qu'attendez-vous? Que voulez-vous?

--Je ne sais pas, répondit l'Indien; ce que je veux, c'est ce que je
ne connais pas. Ce que je connais est immense. Il me faut le par-delà.
Il me faut le dernier mot. Quand je l'aurai, tu le partageras, et,
sans avoir passé par les routes innombrables que j'ai parcourues, tu
auras tout, sans peine, sans mes angoisses, sans mes chagrins, sans mes
doutes, sans mes désespoirs. Comprends-tu? Es-tu heureux?

Kassem tressaillit.

--Sans désespoirs? se dit-il en lui-même, est-ce bien vrai? N'aurai-je
pas payé autant que lui?

Cependant, il se sentit entraîné par les paroles de son maître. Son
cœur se ranima et bondit. Il espéra de son côté. Il touchait à un
des buts de sa vie. Un instant, il oublia l'autre.

--Allons! s'écria-t-il avec énergie, marchons! Je vous suis! Je suis
prêt!

--Tu n'as pas peur? murmura le derviche.

--De rien au monde! répartit Kassem. En vérité, la vie était de toutes
les choses celle à laquelle il tenait le moins.

Le derviche se leva et marcha dans la grotte. Kassem le suivait. Ils
s'enfoncèrent dans les profondeurs de la terre. Bientôt la clarté du
jour les abandonna. Ils s'avancèrent dans le crépuscule, puis bientôt
dans les ténèbres. Ils ne prononçaient un mot ni l'un ni l'autre.
Au bout de quelque temps, Kassem sentit, sous ses mains portées en
avant, la roche vive, et il s'aperçut que le derviche la tâtait de ses
doigts. Autour d'eux, s'accumulaient des blocs de pierre jetés là par
des éboulements souterrains et qu'ils avaient escaladés. Le derviche
soupirait profondément, prenait haleine et recommençait à soupirer.
Kassem se rendit compte que son maître cherchait à déranger les
roches. Tout à coup, il se sentit pris fortement par le poignet, et le
derviche, le traînant violemment en arrière, le ramena dans un endroit
où passait une bande de jour.

--Il y a quelque chose en toi, s'écria-t-il, qui nous empêche de
réussir! Je le vois maintenant, je le sais, j'en suis sûr! Tu es
honnête, tu es dévoué, tu es bon et fidèle! Mais il y a quelque chose!
Je ne sais quoi! Tu n'es pas tout entier à l'œuvre sainte! Parle!
avoue!

---C'est vrai, répondit Kassem en tremblant, c'est vrai; pardonnez-moi.
Je ne suis pas tel que je devrais.

---Qu'y a-t-il? s'écria le derviche en serrant les dents; ne me cache
rien mon fils, il faut que je sache tout pour y porter remède. N'aie
pas peur, parle!

Kassem hésita un moment. Il était devenu tout pâle. Il comprenait qu'il
ne fallait pas hésiter. Il n'était pas là en présence du monde, mais en
présence d'un redoutable infini.

--J'aime, dit-il.

--Quoi?

--Amynèh!

--Ah! malheureux!

L'Indien se tordit les marcs et resta comme absorbé dans une douleur
qui ne trouvait pas de paroles. Enfin, il fit un effort,

--Tu ne saurais me servir à grand'chose, dit-il. Ton bon vouloir est
paralysé. Il faut ici une âme libre; la tienne ne l'est pas. Cependant,
tu es bien pur de tout mal; tu étais celui qu'il me fallait.... Tu
peux encore quelque chose.... Moi, je ne reculerai pas.... J'aurai
tout ... j'aurai ce que je veux!... Mais à quel prix!... Pour toi, tu
n'auras rien! Rien! Entends-tu?... Ce n'est pas ma faute! ce n'est
pas la tienne! Ah! une femme!... une femme!... Maudites soient les
femmes! C'est la ruine! C'est le fléau irrésistible! c'est la perte!...
Marchons, pourtant, retournons! dans un quart d'heure, il serait trop
tard!

Comme il achevait ces derniers mots, une voix s'écria à l'entrée de la
caverne:

--Viens, Kassem, viens!

Kassem frissonna de tous ses membres. Il lui sembla reconnaître cette
voix. Mais l'Indien le saisit avec force, et l'entraînant moitié
contraint, lui cria:

--N'écoute pas, ou tout est perdu!

La voix se fit entendre de nouveau.

--Viens, Kassem, viens!

Kassem devint comme fou. Il reconnaissait tout à fait la voix; mais
son vieux maître l'entraînait toujours et lui criait:

--Ne te retourne pas! n'écoute pas! Suis-moi! Je sais que je vais
mourir! Mais, au moins, au moins, qu'en mourant, je trouve!

Kassem se laissait emporter. Il allait, il était traîné, mais il ne
résistait pas. Son affection pour son maître, une curiosité fébrile,
furieuse, le dominait. Il savait qui l'appelait: il n'avait plus
d'autre volonté que de courir au devant du terrible mystère. Tout
à coup, il se trouva contre la roche, à l'endroit même où quelques
instants auparavant ses mains avaient touché.

--Mets-toi là, dit l'Indien en le poussant dans le fond d'une sorte
d'anfractuosité; là! là! Bien!... Tu risques moins, et maintenant, je
le sais, je le sens, je vais tout savoir!

Kassem l'entendit de nouveau gémir, pousser, tirer, frapper; et, en
même temps, ses cheveux se dressèrent d'horreur, car le derviche
prononçait, dans une langue absolument inconnue, des formules
gutturales dont la puissance était certainement irrésistible. Soudain
un fracas épouvantable se fit entendre dans la grotte; Kassem sentit
les pierres s'agiter, la terre vaciller sous ses pieds, les rochers
glissèrent sous ses mains, la lumière entra de toutes parts; un
éboulement épouvantable venait d'ouvrir la voûte; il regarda, il ne vit
plus le derviche, et, à la place où ce sage et tout-puissant magicien
avait dû être un instant auparavant, s'élevait un amoncellement de
débris énormes que toutes les forces humaines eussent été impuissantes
à soulever de leur place; mais, à l'entrée de la caverne, désormais
inondée de la lumière du jour, Kassem vit Amynèh pâle, pantelante
et qui lui tendait les bras. Il courut à elle, il l'embrassa, il
la contempla; c'était bien elle. Elle n'avait pas eu le courage de
l'attendre. Elle avait marché après lui, elle l'avait suivi; elle le
retrouvait, elle le garda.



III

HISTOIRE DE GAMBÈR-ALY

PERSE

Il y avait, à Shyraz, un peintre appelé Mirza-Hassan, et on ajoutait
_Khan_, non pas qu'il fût, le moins du monde, décoré d'un titre de
noblesse; seulement sa famille avait jugé à propos de lui conférer le
khanat dès sa naissance; c'est une précaution souvent usitée, car il
est agréable de passer pour un homme distingué; et si, par hasard, le
roi oubliait à perpétuité de vous accorder une qualification à tout le
moins élégante, où est le mal de la prendre? Mirza-Hassan s'appelait
donc Mirza-Hassan-Khan, gros comme le bras, et quand on lui parlait,
on l'apostrophait toujours ainsi: «Comment vous portez-vous, Khan?» Ce
qu'il recevait sans sourciller.

Malheureusement sa situation de fortune n'était pas propre à soutenir
son rang. Il habitait une maison modeste, pour ne pas dire misérable,
dans une des ruelles avoisinant le Bazar de l'Emir, encore debout en
ce temps-là, n'ayant pas été secoué par les tremblements de terre.
Cette demeure, où l'on entrait par une porte basse, percée dans un
mur sans fenêtres ni lucarnes, consistait en une cour carrée de huit
mètres de côté, avec un bassin d'eau au centre et un pauvre diable de
palmier dans un coin. Le palmier ressemblait à un plumeau en détresse
et l'eau du bassin croupissait. Deux chambres en ruines n'avaient plus
de toitures; une troisième restait à moitié couverte; la quatrième
tenait bon. Le peintre y avait établi son Enderoun, c'est-à-dire
l'appartement de sa femme, Bibi-Djânèm (Mme Mon Cœur), et il
recevait ses amis dans l'autre pièce, où l'on jouissait de l'avantage
d'être moitié à l'ombre et moitié au soleil puisqu'il ne restait qu'un
fragment de plafond. Du reste, Mirza-Hassan-Khan vivait en parfaite
intelligence avec Bibi-Djânèm, toutes les fois que celle-ci n'était
pas contrariée. Mais si, par hasard, elle avait à se plaindre d'une
voisine, si on lui avait tenu au bain, où elle passait six à huit
heures le mercredi, quelque propos douteux quant aux mœurs ou aux
allures de son époux, alors, il faut l'avouer, les coups pleuvaient sur
les oreilles du coupable. Aucune dame de Shyraz, ni même de toute la
province de Fars, ne pouvait prétendre à manier cette arme dangereuse,
la pantoufle, aussi adroitement que Bibi-Djânèm, passée maîtresse en
ce genre d'escrime. Elle vous saisissait l'instrument terrible par
la pointe, et, avec une adresse merveilleuse, assénait, de-ci de-là,
le talon ferré sur la tête, sur la figure, sur les mains de son
malheureux conjoint! Rien que d'y penser donne le frisson; mais encore
une fois, c'était un ménage heureux; de pareilles catastrophes ne se
renouvelaient guère plus souvent que deux fois par semaine, et, le
reste du temps, on fumait ensemble le kalyan, on prenait du thé bien
sucré dans de la porcelaine anglaise, et on chantait les chansons du
Bazar en s'accompagnant avec le kémantjeh.

Mirza-Hassan-Khan se plaignait, non sans raison, de la dureté des temps
qui, le plus souvent, l'obligeait à tenir engagée la majeure partie
de ses effets 'et quelquefois ceux de sa femme. Mais, à moins de se
résigner à cet ennui, il n'aurait jamais fallu songer à se régaler
de confitures, de pâtisseries, de vin de Shyraz et de raki, ce qui
n'était pas probable. On se résignait donc. On empruntait à ses amis,
aux marchands, aux Juifs, et comme c'était une opération toujours
difficile, attendu que le Khan jouissait d'un faible crédit, on livrait
des habits, des tapis, des coffres, ce qu'on avait. Lorsque le bonheur
venait à sourire et laissait tomber quelque pièce de monnaie dans
les mains du ménage, on appliquait un système financier très sage:
on s'amusait avec un tiers de l'argent; avec l'autre, on spéculait;
avec le troisième, on dégageait quelque objet regretté ou bien on
amortissait la dette publique. Cette dernière combinaison était rare.

Il ne faut pas chercher loin les causes d'une situation si triste: des
gens moroses et inquiets prétendaient les trouver dans le désordre et
l'imprévoyance chronique des époux. Pure calomnie! L'unique raison,
c'était l'indifférence coupable des contemporains pour les gens de
naissance et de talent. L'art était dans le marasme, il faut tout
dire, et ce marasme tombait droit sur Mirza-Hassan-Khan et sa femme
Bibi-Djânèm. Les kalemdans ou encriers peints se vendaient mal; les
coffrets étaient peu demandés; des concurrents déloyaux et sans le
moindre mérite fabriquaient des dessous de miroirs dont ils auraient
dû rougir, et n'avaient pas plus de honte de les abandonner à vil
prix; enfin les reliures de livres passaient de mode. Le peintre,
quand il arrêtait sa pensée sur ce déplorable sujet, débordait en
paroles amères. Il se considérait comme la dernière et la plus pure
gloire de l'école de Shyraz, dont les principes hardiment coloristes
lui semblaient supérieurs aux élégantes manières des artistes
Ispahanys, et il ne se lassait pas de le proclamer. Personne, à son
gré, ne l'égalait ... comment! ne l'égalait, ne l'approchait dans la
représentation vivante des oiseaux; on eût pu cueillir ses iris et ses
roses, manger ses noisettes, et quand il se mêlait de représenter des
figures, il se surpassait lui-même! Sans aucun doute, si ce fameux
Européen qui a composé autrefois une image d'Hezrêt-è-Mériêm (Son
Altesse la Vierge Marie), tenant sur ses genoux le prophète Issa dans
sa petite enfance (la bénédiction de Dieu soit sur lui et le salut!),
avait pu contempler la manière dont il le copiait, comme il rendait le
nez d'Hezrêt-è-Mériêm et la jambe du bambin, et, surtout, surtout le
dossier de la chaise, ce fameux Européen, dis-je, se serait jeté aux
pieds de Mirza-Hassan-Khan et lui aurait dit: «Quel chien suis-je donc
pour baiser la poussière de tes souliers?»

Cette opinion, sans doute juste, que Mirza-Hassan-Khan avait de sa
valeur personnelle ne lui appartenait pas exclusivement, circonstance
bien flatteuse et qu'il aimait à relever. Si les gens grossiers, les
marchands, les artisans, les chalands de rencontre lui payaient mal
ses ouvrages et l'insultaient en en discutant le prix, il était
dédommagé par les suffrages des hommes éclairés et dignes de respect.
Son Altesse Royale le prince gouverneur l'honorait de temps en temps
d'une commande; le chef de la religion, lui-même, l'Imam-Djumè de
Shyraz, ce vénérable pontife, ce saint, ce majestueux, cet auguste
personnage, et le Vizir du prince et encore le chef des Coureurs, ne
consentaient pas à recevoir dans leurs nobles poches un encrier qui ne
fût pas de sa fabrique. Se pourrait-il concevoir rien de plus propre
à donner une idée exacte de l'habileté, du génie même déployé par ce
peintre hors ligne qui avait le bonheur de s'appeler Mirza-Hassan-Khan!
C'était pourtant dommage; tant d'illustres protecteurs de l'art
croyaient faire assez pour leur grand homme en acceptant ses œuvres,
et oubliaient toujours de le payer, et il était assez simple pour ne
pas le leur rappeler. Il se contentait d'en gémir et de parer de son
mieux les coups de pantoufle arrivant à chaque déconvenue de ce genre,
car Bibi-Djânèm ne manquait pas d'attribuer tout ce qui, au monde, se
produisait de fâcheux, à la bêtise, à l'ineptie ou à la légèreté de son
cher époux.

Ce couple avait un fils, déjà assez grand, et qui promettait de
devenir un fort joli garçon. Sa mère en raffolait; elle l'avait appelé
Gambèr-Aly. Mirza-Hassan-Khan avait proposé de le doter de son titre,
devenu héréditaire, mais Bibi-Djânèm s'y était opposée avec force, et
parlant avec son mari comme elle en avait l'habitude:

--Nigaud! lui avait-elle dit, laisse-moi en repos et ne me fatigue pas
les oreilles de tes sottises! N'es-tu pas le fils, le propre fils de
Djafèr, le marmiton, et existe-t-il quelqu'un qui l'ignore? D'ailleurs
à quoi t'a-t-il servi de t'intituler comme tu fais? On se moque de
toi et tu n'en gagnes pas plus d'argent! Non! mon fils n'a pas besoin
de ces absurdités! Il a de meilleurs moyens de faire fortune. Quand
j'étais grosse de lui, j'ai accompli à son intention un pèlerinage à
l'Imam-Zadèh-Kassèm, et cette dévotion ne manque jamais son effet;
quand il est né, je m'étais pourvue à l'avance d'un astrologue ...
moi, entends-tu, et non pas toi, mauvais père! car tu ne songes jamais
à rien d'utile! je m'étais précautionnée, dis-je, d'un astrologue
excellent: je lui ai donné deux sahabgrans (trois francs). Il m'a bien
promis que Gambèr-Aly, s'il plaît à Dieu, deviendrait premier ministre!
Il le deviendra, j'en suis certaine, car aussitôt j'ai cousu à son cou
un petit sac contenant des grains bleus pour lui porter bonheur, et des
grains rouges pour lui donner du courage; je lui ai mis aux deux bras
des boîtes à talismans où sont renfermés des versets du livre de Dieu
qui le préserveront de tous malheurs. Inshallah! inshallah! inshallah!

--Inshallah! avait répondu Mirza-Hassan d'une voix profonde et avec
docilité.

Et voilà comme Gambèr-Aly fut lancé dans l'existence par les soins
d'une mère prudente. Pourvu, comme il l'était, de toutes les
sauvegardes nécessaires, la raison voulait qu'on lui accordât une
honnête liberté. Il put donc, à son gré, jusqu'à l'âge de sept ans,
se promener tout nu, dans son quartier, avec ses jeunes compagnons et
ses jeunes compagnes. Il devint de bonne heure la terreur des épiciers
et des marchands de comestibles, dont il savait à merveille détourner
les dattes, les concombres et quelquefois même les brochettes de
viande rôtie. Quand on l'attrapait, on l'injuriait, ce qui lui était
parfaitement égal, et quelquefois on le battait, mais pas souvent,
parce qu'on craignait sa mère. Elle était, en ces occasions, comme
une lionne et plus terrible encore. A peine le petit Gambèr-Aly se
réfugiait-il auprès d'elle, noyé dans ses larmes, en se frottant d'une
main les parties offensées par l'irascible marchand et s'essuyant de
l'autre les yeux et le nez, à peine la matrone avait-elle réussi à
saisir, a travers les sanglots et les cris, le nom du coupable, qu'elle
ne perdait pas une minute; elle ajustait son voile et se précipitait
hors de sa porte, comme une trombe, secouant les bras en l'air et
poussant ce cri:

--Musulmanes! on égorge nos enfants!

A cet appel, cinq à six commères qui, mues par un esprit belliqueux,
étaient accoutumées à lui servir d'auxiliaires dans les expéditions de
cette sorte, accouraient du fond de leurs demeures et la suivaient en
hurlant et en gesticulant comme elle; en route, on se recrutait, on
arrivait en force devant la boutique du coupable. Le scélérat voulait
s'expliquer, on ne l'écoutait pas, on faisait main basse sur tout. Les
désœuvrés du bazar s'empressaient de se mêler à l'action; les gens
de la police se jetaient dans la bagarre et cherchaient vainement à
rétablir l'ordre à coups de pieds et de gaules. Ce qui pouvait arriver
de plus heureux au marchand, c'était de ne pas être mis en prison;
car, une amende, il finissait toujours par la payer, s'étant permis de
troubler la paix publique.

Insensiblement, Gambèr-Aly arriva à ce jour solennel où sa mère,
interrompant ses ébats, lui passa un shalwàr ou pantalon, lui mit un
koulidjêh ou tunique, une ceinture et un bonnet, et l'envoya à l'école.
Il faut bien que tout le monde passe par là; Gambèr-Aly le savait et
se résigna. D'abord, il fréquenta l'établissement d'instruction de
Moulla-Salèh, dont la boutique était située entre celle d'un boucher
et celle d'un tailleur. Une quinzaine d'élèves, filles et garçons, se
tenaient là, pressés avec le maître comme des oranges dans un panier,
car l'espace était à peine de quelques pieds. On apprenait à lire et
à réciter des prières, et, du matin au soir, les environs étaient
ahuris par la psalmodie de la bande étudiante. Gambèr-Aly ne resta
pas longtemps chez Moulla-Salèh, parce que cet illustre professeur
ayant été conducteur de mulets de caravane, avant de se consacrer à
l'enseignement public, avait la mauvaise habitude de taper très fort
sur ses élèves, quand ils se laissaient aller à des espiègleries à
l'égard des passants, au lieu de donner toute leur attention à ses
doctes avis. Gambèr-Aly se plaignit à sa mère, qui fit une irruption
chez le professeur, lui jeta à la tête les trois sous qu'elle lui
devait pour le mois échu et lui déclara net qu'il ne verrait plus son
fils.

Au sortir de cette école, le petit bonhomme passa sur l'établi de
Moulla-Iousèf, où il étudia six mois; après ce temps, l'école ferma,
attendu que le maître se fit droguiste et abandonna le turban blanc
de la science pour le bonnet de peau de la vie civile. Le troisième
instituteur de Gambèr-Aly fut un ancien mousquetaire d'un ancien
gouverneur dont la tradition ne savait plus qu'un trait, c'était
d'avoir eu le cou coupé. Moulla-Iousèf, quand il parlait de ce patron,
assurait d'un air convaincu que le juge n'avait pas prévariqué. Pour
lui, il était doux, aimait les enfants, ne les battait pas, vantait
leurs progrès et recevait, outre son salaire régulier, beaucoup de
petits cadeaux des mères, enchantées de ses façons d'être; sa maison
voyait affluer les gâteaux au miel, les pâtisseries en farine crue
pétrie dans la graisse de mouton et saupoudrées de sucre, sans compter
les fruits confits et le raki.

A seize ans, Gambèr-Aly avait terminé son éducation. Il lisait,
écrivait, calculait; il connaissait par cœur toutes les prières
légales, pouvait même chanter les ménadjâts, savait un peu d'arabe,
récitait d'une voix très agréable quelques poésies lyriques et des
fragments d'épopée, et aimait sincèrement ses parents. Il éprouvait une
envie folle de courir les aventures et de s'amuser à tout prix, sauf au
prix de sa peau, car il était extrêmement poltron.

Cette qualité ne l'empêcha pas, non plus que la plupart de ses
condisciples entrés en même temps que lui dans le monde, de prendre
les façons, les allures, le débraillé, qui, en Perse, caractérisent
ce qu'on nomme en Andalousie les majos, c'est-à-dire les jeunes gens
élégants de la basse classe. Il eut de larges pantalons de coton bleu,
fort sales, une tunique de feutre gris à doubles manches tombantes, la
chemise ouverte et laissant sa poitrine libre, le bonnet sur l'oreille,
le gâma ou sabre large et pointu à deux tranchants, tombant sur le
devant de sa ceinture et servant d'appui à sa main droite, tandis que
de la gauche il tenait une fleur, quelquefois placée dans sa bouche.
Cette allure de fanfaron lui seyait à merveille. Il avait des cheveux
bouclés d'un noir admirable, des yeux peints de kohol, aussi beaux que
ceux d'une femme, une taille de cyprès, et, dans tous ses mouvements,
de la grâce à revendre.

Dans cette jeunesse et cet équipage, il fréquentait les taverniers
arméniens; il y trouvait, sans doute, peu de musulmans rigides, mais,
en revanche, beaucoup d'étourneaux de son espèce, des vagabonds
dangereux, de ceux que l'on appelle loûtys ou dépenaillés, et qui
regardent aussi peu à donner un coup de couteau pour passer leur
colère qu'à se verser un verre de vin; en un mot, il voyait fort
mauvaise compagnie; ce qui, pour beaucoup de gens d'humeur joviale,
équivaut à s'amuser parfaitement.

Où se procurait-il l'argent indispensable à cette existence délicieuse?
C'est ce que, pour bien des raisons, on aurait tort de rechercher de
près, et cette façon de s'établir des rentes aurait pu le conduire où
il n'avait pas envie d'aller, si sa destinée, dirigée ou prévue par
l'habileté de l'astrologue, n'avait tracé assez promptement la ligne
qu'il devait suivre, et cet événement arriva un des premiers jours de
la pleine lune de Shâban. Vers quatre heures, après la prière du soir,
il s'était rendu dans un bon petit cabaret assez peu éloigné du tombeau
où dort le poète Hafyz.

Il y avait là belle assemblée: deux Kurdes de mauvaise mine; un
moulla, de ceux qui vendent des contrats de mariage pour des termes
de deux jours, vingt-quatre heures et au-dessous, manière de morale
peu approuvée par la partie pédante du clergé; quatre muletiers,
forts gaillards, que l'aspect des Kurdes n'intimidait nullement; deux
petits jeunes gens, les pareils de Gambèr-Aly; un énorme toptjy ou
artilleur, originaire du Khorassan, long à n'en plus finir, mais large
à proportion, ce qui rétablissait l'équilibre; plus un pishkedmèt
ou valet de chambre du prince-gouverneur, venu là en contrebande.
L'Arménien, hôte du logis, étendit une peau de bœuf sur le tapis, et
apporta successivement des amandes grillées, ce qui excite à boire, du
fromage blanc, du pain et des brochettes de kébab ou filet de mouton
rôti entre des fragments de graisse et des feuilles de laurier, le
nec plus ultra de la délicatesse. Au milieu de ces bagatelles furent
placés solennellement une douzaine de ces baggalys ou flacons de verre
aplatis, que les buveurs timorés peuvent aisément cacher sous leurs
bras, et emporter au logis sans que personne s'en aperçoive et qui ne
contiennent rien moins que du vin ou de l'eau-de-vie. On but assez
tranquillement pendant deux heures. Les propos étaient agréables,
tels qu'on devait les attendre de gens aussi distingués. On venait
d'apporter des chandelles et de les mettre sur la nappe avec un nouveau
train de bouteilles quand le moulla interrompit un des deux Kurdes qui,
à tue-tête et du fond de son nez, chantait un air lamentable, et fit la
proposition que voici:

--Excellences, puisque les miroirs de mes yeux ont le bonheur insigne
de refléter aujourd'hui tant de physionomies avenantes, il me vient
l'idée de présenter une offre qui sera sans doute accueillie avec
indulgence par quelqu'un des illustres membres de la société.

--L'excès de la bonté de Votre Excellence me transporte, répondit un
des muletiers, qui avait encore un certain sang-froid, mais dodelinait
de la tête d'une manière à donner le vertige; tout ce que vous allez
nous ordonner est précisément ce que nous allons faire.

--Que votre indulgence ne diminue pas! repartit le moulla. Je
connais une jeune personne; elle désire se marier avec un homme de
considération, et je lui ai promis de lui découvrir un époux digne
d'elle. A vous parler en toute confiance, comme on le doit avec des
amis éprouvés, et pour ne rien vous dissimuler de la vérité la plus
exacte, la dame en question est d'une beauté à faire pâlir les rayons
du soleil et à désespérer la lune elle-même! Les plus scintillantes
étoiles sont des cailloux sans lustre auprès du diamant de ses yeux! Sa
taille est comme un rameau de saule, et quand elle appuie son pied sur
la terre, la terre dit merci et se pâme d'amour!

Cette description, qui rendait pourtant un compte assez avantageux de
l'amie du moulla, ne produisit que peu d'effet, et si peu qu'un des
loùtys se mit à chanter avec un tremblement de voix qui ressemblait à
un gargarisme:

«Le premier ministre est un âne et le roi ne vaut pas mieux!»

C'était le début d'une chanson nouvellement importée de Téhéran. Le
moulla ne se laissa pas détourner de son idée et continua d'une voix
larmoyante qui luttait avec avantage contre le chevrotement nasal de
son camarade:

--Excellences! cette divine perfection possède, derrière le bazar des
chaudronniers, une maison de trois chambres, huit tapis presque neufs
et cinq coffres remplis d'habits. Elle a, de plus, des kabbalèhs ou
contrats pour pas mal d'argent; je n'en connais pas la somme; mais elle
ne saurait être inférieure à quatre-vingts tomans!

Ce second chapitre des qualités de la fiancée réveilla tout le monde,
et un des loùtys s'écria:

--Me voilà! Elle veut un mari? qu'elle me prenne! Où trouverait-elle
aussi bien? Vous me connaissez, moulla? Si je ne l'ai pas, je meurs
d'amour et de regrets!

Là-dessus, il se mit à pleurer, et, pour donner une idée de la force de
son sentiment, il tira son gâma et voulut s'en appliquer un bon coup
sur la tête; mais le canonnier le retint, et, comme chacun, devenu
attentif, s'apercevait que le moulla n'avait pas tout dit, on conjura
celui-ci d'aller jusqu'au bout du panégyrique afin de savoir s'il n'y
avait pas quelque ombre au tableau délicieux qu'il venait de tracer.

--Une ombre, Excellences! Que votre bonté ne diminue pas! Puissent
toutes les bénédictions tomber comme une pluie sur vos nobles têtes!
Quelle ombre pourrait-il y avoir? Une beauté incomparable, est-ce une
tache? Une fortune comme celle que je viens de vous supputer, est-ce un
défaut? Une vertu immaculée, comparable seulement à celle des épouses
du Prophète, sera-ce pour vous un motif de blâme? Or, cette vertu,
magnanimes seigneurs, elle n'est pas de celles que l'on affirme sans
pouvoir les démontrer! Elle est incontestable, établie sur preuves
sans réplique, et ces preuves, les voici! Ce sont des lettres de tôbèh
datées de ce matin.

A ces mots, l'enthousiasme ne connut plus de bornes; le loùty qu'on
avait empoché tout à l'heure de s'assommer lui-même, profita du moment
où chacun, s'absorbant dans sa propre pensée, levait les yeux et les
mains au ciel en murmurant: «èh! bèh! bèh!» et s'administra une
balafre sur le crâne, qui se mit à saigner. Pendant ce temps, le moulla
avait déplié le précieux document et, le mettant sous les yeux de son
public, commença à lire d'une voix imposante. Mais avant de se joindre
aux auditeurs, si vivement intéressés, il faut que le lecteur sache ce
que sont des lettres de tôbèh.

Quand une dame a donné des occasions de scandale trop indiscrètement
répétées, l'opinion publique se tourne malheureusement contre elle,
et il en résulte des propos fâcheux. Alors le juge prend l'étourdie
sous sa conduite; il lui demande des cadeaux fréquents, il se tient au
courant de ses faits et gestes, et, après quelques mésaventures, la
dame, assez généralement, éprouve le besoin de changer de vie. Elle
ne peut y parvenir qu'en se mariant. Mais comment se marier dans une
situation aussi difficile que la sienne? D'une façon toute simple.
Elle va trouver un personnage religieux, lui expose son cas, lui peint
sa désolation, et le personnage religieux tire son écritoire. Il lui
remet un bout de papier attestant le regret du passé qui dévore la
pénitente, et comme Dieu est essentiellement miséricordieux, lorsqu'on
a le ferme propos de ne pas retomber dans ses torts, l'ancienne
pécheresse se trouve blanchie de la tête aux pieds; personne n'a plus
le moindre droit de suspecter la solidité de ses principes, et elle
est aussi mariable que n'importe quelle autre fille, pourvu qu'elle
trouve un époux. Il ne peut se rien voir de plus admirable que cette
transformation subite, et elle ne coûte pas cher, se faisant même à
prix débattu.

Le moulla lut donc, d'une voix claire et incisive, le document dont la
teneur suit:

«La nommée Bulbul (Rossignol), ayant eu le malheur de mener pendant
plusieurs années une conduite inconsidérée, nous affirme qu'elle
le déplore profondément et regrette d'avoir affligé l'âme des gens
vertueux. Nous attestons son repentir, qui nous est connu, et nous
déclarons sa faute effacée.»

Au-dessous de l'écriture, il y avait la date, qui se trouvait être, en
effet, celle du matin, et le cachet d'un des principaux ecclésiastiques
de la ville.

La lecture n'était pas achevée que le plus ivre des deux Kurdes se
déclara résolu à tuer tout personnage assez imprudent pour lui disputer
la main de la protégée du moulla. Mais le canonnier ne se laissa
pas intimider et allongea au provocateur un coup de poing en plein
visage; sur quoi un des camarades de Gambèr-Aly jeta un des flacons à
la tête d'un des muletiers, tandis que l'autre, presque aussitôt, lui
renversait le moulla sur le corps; ici, la mêlée devint générale.

Le pishkedmèt du Prince, personnage officiel, avait des mesures à
garder; il comprit instinctivement que sa dignité se trouvait engagée,
et que, s'il est désagréable en soi-même de recevoir des coups, il peut
être compromettant d'en porter les traces sur le nez ou tout autre
endroit du visage: car comment espérer que des gens grossiers tiendront
compte des considérations les plus nécessaires? Le digne serviteur,
se levant donc de son mieux et s'assurant sur ses jambes, tout en se
garantissant la tête avec les mains, fit un mouvement pour se retirer,
mais sa pantomime fut mal interprétée.

Quelques-uns des combattants s'imaginèrent qu'il avait l'idée d'aller
quérir la garde. Ils se réunirent donc contre lui dans un commun
effort, mais ils n'étaient pas tous à ses côtés, et Gambèr-Aly se
trouva faire matelas entre le pauvre pishkedmèt et ses assaillants,
parmi lesquels se distinguaient deux des muletiers, plus ivres et,
partant, plus furieux que les autres. Le malheureux fils du peintre
était dans le délire de la peur; il poussait des cris aigus et appelait
sa mère à son aide. Assurément, la vaillante Bibi-Djânèm ne se serait
pas laissé adjurer en vain par l'enfant chéri de ses entrailles;
hélas! elle était loin et n'entendait pas. Cependant Gambèr-Aly avait
entouré le pishkedmèt de ses bras, le serrait avec force, et plus il
recevait de coups adressés au pauvre homme, plus il le suppliait de le
sauver, par tout ce qu'il y avait de plus sacré au monde, et c'était
lui-même qui, sans s'en douter, servait de bouclier rudement frappé
à celui qu'il implorait. Il est probable que la lutte aurait fini au
grand dommage du dignitaire du palais et du petit jeune homme, si le
cabaretier arménien, grand gaillard vigoureux et accoutumé de longue
main à de pareilles scènes, qui ne lui causaient ni étonnement ni
émotion, n'était tout à coup apparu dans la chambre. Sans s'amuser à
savoir qui avait tort ou raison, il empoigna d'une main le collet du
pishkedmèt; de l'autre, le dos de l'habit de Gambèr-Aly, et, par une
poussée vigoureuse, lança les deux infortunés au travers de la porte
ouverte, qu'il referma derrière eux. Ils allèrent rouler sur le sable,
chacun de leur côté, et restèrent un bon moment étourdis du choc et
éprouvant de la difficulté à se relever. Cependant la même idée leur
travaillait la cervelle; sans se rien dire, ils étaient dans une égale
angoisse que la garnison ne fit une sortie, et, jugeant fort à propos
de gagner le large, par un violent effort, ils se remirent sur leurs
pieds. Le pishkedmèt dit à Gambèr-Aly:

--Fils de mon âme, continue à me défendre! Ne m'abandonne pas! Les
saints Imams te béniront!

Gambèr-Aly n'avait garde de chercher la solitude. Il se rapprocha
de son protégé, et tous deux, se tenant par la main, flageolant un
peu, sortirent au plus vite de l'impasse où était situé le cabaret;
puis quand ils se trouvèrent sur la route, le courage et la voix leur
revinrent:

--Gambèr-Aly, dit le domestique du palais, les lions n'ont pas tant
d'intrépidité que toi. Tu m'as sauvé la vie et, par Dieu, je ne
l'oublierai jamais! Tu n'auras pas obligé un ingrat. Je ferai ta
fortune. Viens me trouver demain au Palais, et, si je ne suis pas
sur la porte, fais-moi demander, j'aurai certainement quelque chose à
t'annoncer. Mais, avant tout, jure-moi que tu ne parleras à personne de
ce qui nous est arrivé ce soir, et que tu n'en souffleras pas un mot à
ton père, à ta mère, à ton oreiller! Je suis un homme pieux et honoré
de tout le monde pour la sévérité des mœurs, dont je ne me dépars
jamais; tu comprends, lumière de mes yeux, que, si l'on venait à me
calomnier, j'en éprouverais beaucoup de chagrin!

Gambèr-Aly s'engagea par les serments les plus terribles à ne pas
confier même à une fourmi, le plus taciturne et le plus discret des
êtres, le secret de son nouvel ami. Il jura sur la tête de cet ami,
sur celle de sa mère, de son père et de ses grands-pères paternel et
maternel, et consentit à être appelé fils de chien et de damné, s'il
ouvrait jamais la bouche sur leur commune aventure. Puis, après avoir
multiplié ces redoutables serments pendant un gros quart d'heure, il
prit congé du pishkedmèt, un peu calmé, qui l'embrassa sur les yeux et
promit d'être fidèle au rendez-vous assigné pour le lendemain matin.

Gambèr-Aly avait souffert d'être battu, et il avait craint d'être
assommé. Le danger passé, et la douleur des meurtrissures un peu
amortie, il se sentit fort libre; il n'en était pas à sa première
affaire et n'avait pas de motifs analogues à ceux du pishkedmèt pour
s'inquiéter de sa réputation. Il put donc, sans distraction, laisser
son imagination s'allumer sur les promesses qu'il venait de recevoir,
et, la tête pleine de feux d'artifice éblouissants, saturée des
splendeurs qui allaient naître, il arriva à la maison paternelle dans
la plus belle humeur du monde. Tous les chiens errants du quartier le
connaissaient et ne faisaient aucune démonstration hostile contre ses
jambes. Les gardiens de nuit, étendus sous les auvents des boutiques,
levaient la tête à son approche et le laissaient passer sans le
questionner. Il se glissa ainsi dans sa demeure.

Là, bien que la nuit fût avancée, il trouva ses dignes parents en
face d'un flacon d'eau-de-vie et d'un agneau rôti auquel il manquait
une bonne quantité de chair déjà consommée. Bibi-Djânèm jouait de la
mandoline, et Mirza-Hassan-Khan, ayant ôté son habit et son chapeau,
la tête rasée de huit jours et la barbe à moitié peinte en noir avec
un pouce de blanc à la racine, frappait avec enthousiasme sur un
tambourin. Les deux époux, les yeux blancs d'extase, chantaient à
pleine voix de tête:

«Mon cyprès, ma tulipe, enivrons-nous de l'amour divin!»

Gambèr-Aly s'arrêta respectueusement devant le seuil de la chambre et
salua les auteurs de ses jours. Il avait, plus que jamais, la main
droite sur le pommeau de son gâma; son bonnet était défoncé, sa chemise
déchirée, ses boucles de cheveux fort en désordre. Il avait l'air; de
l'avis secret de Bibi-Djânèm, qui s'y connaissait, du plus délicieux
chenapan que le bon goût d'une femme pût rêver.

--Assieds-toi, mon chéri, dit la dame en posant sa guitare, pendant
que Mirza-Hassan-Khan terminait brusquement un trille audacieux et une
savante roulade. D'où viens-tu? T'es-tu bien diverti ce soir?

Gambèr-Aly s'accroupit, ainsi que sa mère venait de le lui permettre,
mais modestement, et restant contre le chambranle de la porte, il
répondit:

--Je viens de sauver la vie au lieutenant du prince-gouverneur. Il
était attaqué dans la campagne par vingt hommes de guerre, des tigres
en fait d'audace et de férocité, tous des Mamacènys ou des Bakhtyarys,
je crois bien! Car il n'est que ces deux tribus pour présenter des
hommes aussi gigantesques! Je les ai abordés et les ai mis en fuite,
avec la faveur de Dieu! Là-dessus, Gambèr-Aly prit une pose modeste.

--Voilà, cependant, le fils que j'ai mis au monde, moi seule! s'écria
Bibi-Djânèm en dévisageant son mari d'un air de triomphe. Embrasse-moi,
mon âme! embrasse ta mère, ma vie!

Le jeune héros n'eut pas besoin de se déranger beaucoup pour satisfaire
la tendresse de son admiratrice; la chambre était exiguë; il avança
un peu le corps et plaça son front sous les lèvres qui se tendaient
vers lui. Quant à Mirza-Hassan-Khan, il se contenta de dire avec un
sentiment vraiment pratique:

--C'est une bonne affaire!

--Que t'a donné le seigneur lieutenant? continua Bibi-Djânèm.

--Il m'a invité à déjeuner pour demain au palais et il me présentera à
Son Altesse elle-même.

--Tu vas être nommé général! prononça la mère avec conviction,

--Ou conseiller d'État! dit le père.

--Je ne détesterais pas d'être chef de la douane pour commencer,
murmura Gambèr-Aly d'une voix méditative.

Il croyait plus d'à moitié ce qu'il venait d'inventer à la minute
même, et cela provenait des lois particulières qui régissent l'optique
des esprits orientaux. Un pishkedmèt du prince, qui voulait du bien
au pauvre et intéressant Gambèr-Aly, était nécessairement un homme du
plus rare mérite, et, dès lors, comment n'eût-il pas été le favori
de son maître? Puisqu'il était le favori de son maître, il était son
véritable lieutenant, toute affaire lui était nécessairement confiée,
et, avec un tel pouvoir, était-il possible d'admettre qu'il lésinât
dans les récompenses à accumuler sur la tête de son sauveur? A la
vérité, Gambèr-Aly n'avait pas mis en déroute une bande de farouches
et terribles maraudeurs, mais pourquoi aller dire qu'il sortait de la
taverne? A qui cette indiscrétion faisais elle du bien? Ne valait-il
pas mieux revêtir toute son histoire d'un vernis honorable, puisqu'elle
devait finir, pour lui, de la façon la plus extraordinaire? D'ailleurs,
il était évident, et le pishkedmèt ne le lui avait pas caché, qu'il
avait montré un courage au dessus de tout éloge.

Ce que le père, la mère et le fils élaborèrent de rêveries dans cette
nuit heureuse ne se pourrait enregistrer. Bibi-Djânèm voyait déjà son
idole dans la robe de brocart du premier ministre et elle se passait la
fantaisie de faire bâtonner la femme du rôtisseur, qui avait dit du mal
d'elle la veille au soir. Il fallut pourtant dormir un peu. Les trois
personnages s'étendirent sur le tapis vers le matin, et, pendant trois
heures, goûtèrent, comme on dit, les douceurs du repos; mais, à l'aube,
Gambèr-Aly sauta sur ses pieds; il fit ses ablutions, débita tant bien
que mal et assez sommairement sa prière, et s'avança dans la rue en se
balançant sur les hanches, comme il convenait à un homme de sa qualité.

Arrivé devant le palais, il vit comme d'ordinaire, assis ou debout
devant la grande entrée, un nombre de soldats, de domestiques de tous
grades, de solliciteurs, de derviches et de gens enfin amenés par leurs
affaires ou leurs liaisons particulières avec les personnes de la
maison. Il se fraya chemin au milieu de la foule, étalant l'insolence
particulière aux beaux jeunes garçons, et que l'on souffre d'eux assez
aisément, et demanda au portier, d'une voix arrogante, corrigée par un
joli sourire, si son ami Assad-Oullah-Bey n'était pas à la maison?

--Le voici précisément, répondit le portier.

--Que la bonté de Votre Excellence ne diminue pas! répliqua Gambèr-Aly,
et il alla au-devant de son protecteur, qui reçut son salut de la façon
la plus amicale.

--Votre fortune est faite, dit Assad-Oullah (le Lion de Dieu).

--C'est par un effet de votre miséricorde!

--Vous méritez tout en fait de biens. Voici ce dont il s'agit. J'ai
parlé de vous au ferrash-bachi, chef des étendeurs de tapis de Son
Altesse. C'est mon ami, et un homme des plus vertueux et des plus
honorables. J'aurais tort de vanter son intégrité; tout le monde la
connaît. La justice, la vérité et le désintéressement brillent dans sa
conduite. Il consent à vous admettre parmi ses subordonnés, et, à dater
de ce jour, vous en faites partie. Naturellement, il faut que vous lui
présentiez un petit cadeau; mais il tient si peu aux biens de ce monde,
que ce sera uniquement pour lui témoigner votre respect. Vous lui
remettrez cinq tomans en or et quatre pains de sucre.

--Que le salut du Prophète soit sur lui! répliqua Gambèr-Aly un peu
déconcerté. Oserais-je vous demander quels seront mes gages dans les
fonctions illustres que je vais remplir?

--Vos gages! dit à demi-voix le Lion de Dieu, d'un ton confidentiel et
en regardant autour de lui pour s'assurer que personne ne l'écoutait,
vos gages sont de huit sahabgrans (à peu près dix francs par mois),
mais l'intendant de Son Altesse n'en paie généralement que six. Vous
lui en laissez deux pour sa peine; il vous en reste donc quatre, Vous
ne voudriez pas témoigner de l'ingratitude à votre digne chef en ne
lui en offrant pas, au moins, la moitié? Je vous connais, vous en êtes
incapable; ce serait le procédé le plus inconvenant! Nous disions donc
qu'il vous reste deux sahabgrans. Que pouvez-vous en faire, si ce n'est
d'en régaler le naybèferrash, le chef de votre escouade, pour vous en
faire un ami sûr et dévoué, car, ne vous y trompez pas! sous des formes
un peu abruptes, c'est un cœur d'or!

--Puisse le ciel le combler de ses bénédictions! répartit Gambèr-Aly
devenu fort triste; mais que me restera-t-il, à moi?

--Je vais vous le dire, mon enfant, reprit le Lion de Dieu, de l'air
grave et composé qui seyait si bien à sa haute expérience et à son
immense barbe. Chaque fois que vous irez porter un cadeau à quelqu'un
de la part du prince ou de vos supérieurs, naturellement, vous recevrez
une récompense des personnes honorées de pareilles faveurs, et d'autant
plus que vous êtes fort gentil, mon enfant! Il faudra, sans doute,
que vous partagiez ce que vous aurez accepté avec vos camarades; mais
vous n'êtes pas obligé de leur dire exactement ce qu'on aura mis dans
vos poches; il y a là-dessus des petites réserves à faire que vous
apprendrez bien promptement. Ensuite, quand vous serez chargé de donner
la bastonnade à quelqu'un, il est d'usage que le patient offre une
bagatelle aux exécuteurs, afin qu'ils frappent moins fort ou même tout
à fait à côté. Vous aurez là encore un peu d'habitude à acquérir.
Ce genre d'adresse innocente vient promptement, surtout à un garçon
d'esprit comme vous. Comme je ne doute pas que vos chefs n'en arrivent
promptement à vous estimer, on vous donnera quelque commission pour
aller recueillir les taxes dans les villages. C'est affaire à vous
d'accorder vos intérêts avec ceux des paysans qui ne veulent jamais
payer, de l'État qui veut toujours recevoir, du prince qui se fâcherait
s'il avait les mains vides. Croyez-moi, ceci est une mine d'or! Enfin,
mille occasions, mille circonstances, mille rencontres se présenteront
où je ne doute pas un seul instant que vous ne fassiez des merveilles;
et, pour moi, je serai vraiment heureux d'avoir pu contribuer à vous
mettre dans une bonne position en ce monde.

Gambèr-Aly saisit le côté séduisant du tableau si complaisamment
détaillé sous ses yeux, et il fut charmé de tant de perfections
brillantes. Un seul point l'inquiétait:

--Excellence, dit-il d'une voix émue, que toutes les félicités vous
récompensent pour le bien que vous faites à un pauvre orphelin sans
appui! Mais, ne possédant rien au monde que mon respect pour vous,
comment pourrais-je donner cinq tomans et quatre pains de sucre au
vénérable Ferrash-Bachi?

--Bien simplement, repartit le Lion de Dieu. Il est si bon qu'il sait
attendre. Vous lui ferez la petite offrande sur vos premiers profits.

--En ce cas, j'accepte avec bonheur votre proposition, s'écria
Gambèr-Aly, au comble de la joie.

--Je vais vous présenter à l'instant, et vous entrerez en fonctions
aujourd'hui même.

Le pishkhedmèt, tournant alors sur ses talons, emmena son jeune
acolyte à travers la foule et le fit pénétrer dans la cour. C'était
un grand espace vide entouré de constructions basses exécutées en
briques séchées au soleil, de couleur grise, relevées aux angles de
cordons de briques cuites au four et dont les tons rouges donnaient à
l'ensemble assez d'éclat. Ici et là, des mosaïques de faïence bleue,
ornées de fleurs et d'arabesques, relevaient le tout. Par malheur
une partie des arcades étaient écroulées, d'autres ébréchées, mais
les ruines sont l'essentiel de toute ordonnance asiatique. Au milieu
du préau s'étalaient une douzaine de canons avec ou sans affûts, et
des artilleurs étaient assis ou couchés à l'entour; des djelodârs
ou écuyers tenaient des chevaux, dont les croupes satinées étaient
en partie couvertes de housses à fonds cramoisis et à broderies
bigarrées; ici, un groupe de ferrashs se promenait, la baguette à la
main, pour maintenir un bon ordre qui n'existait pas; plus loin des
soldats faisaient cuire leur repas dans des marmites; des officiers
traversaient la cour d'un air insolent, doux ou poli, suivant qu'ils se
souciaient des regards attachés sur eux. On saluait celui-ci; celui-là,
au contraire, s'inclinait respectueusement devant un plus puissant;
c'était le train du monde, dans tous les royaumes de la terre,
seulement avec une complète naïveté.

De la grande cour, Assad-Oullah, suivi de sa recrue, ébloui par tant
de magnificence, pénétra dans un autre enclos, un peu moins vaste,
dont le milieu était occupé par un bassin carré rempli d'eau; les
ondes se teignaient agréablement des reflets azurés du revêtement,
formé par de grandes tuiles émaillées d'un bleu admirable. Sur les
marges de ce bassin, s'élevaient d'immenses platanes, dont les troncs
disparaissaient sous les enlacements touffus et plantureux de rosiers
gigantesques couverts de fleurs fraîches et multipliées. En face de
l'entrée basse et étroite par où les deux amis avaient pénétré, une
salle très haute, qu'un Européen aurait prise pour la scène d'un
théâtre, car elle était absolument ouverte par-devant et reposait
sur deux minces colonnes peintes et dorées, montrait, pareil à une
toile de fond et à des portants de coulisses, le plus attrayant, le
plus séduisant mélange de peintures, de dorures et de glaces. De
riches tapis couvraient le sol élevé, à six pieds environ au-dessus
du niveau de la cour, et, là, appuyé sur des coussins, Son Altesse
le Prince-Gouverneur, lui-même, daignait déjeuner d'un énorme plat
de pilau et d'une douzaine de mets contenus dans des porcelaines,
entouré de plusieurs seigneurs d'une belle mine et de ses principaux
domestiques.

Des trois côtés de la cour que n'occupait pas le salon, deux étaient
en décombres, le troisième présentait une rangée de chambres assez
habitables.

Gambèr-Aly se sentit très intimidé de se trouver, en propre personne,
dans un lieu si auguste, et, en même temps, il se trouva grand comme
le monde, rien que pour avoir eu l'heureuse fortune d'y pénétrer.
Désormais, il lui sembla qu'il n'avait plus d'égaux sur cette terre,
puisqu'il appartenait à un parangon d'autorité qui, sans que personne
y trouvât à redire, pouvait le faire mettre en tout petits morceaux.
Avant d'être entré dans cette royale demeure, il était parfaitement
libre de sa personne, et jamais le Prince-Gouverneur, ignorant son
existence, n'eût pu aller le chercher. Désormais, devenu «nooukèr»,
domestique, il faisait partie de la classe heureuse qui comprend le
dernier marmiton et le premier ministre, et il pouvait avoir la
joie d'entendre le Prince s'écrier, avant un quart d'heure: «Qu'on
mette Gambèr-Aly sous le bâton!» Ce qui signifierait évidemment que
Gambèr-Aly n'était pas le premier venu, comme son triste père, puisque
le Prince voulait bien condescendre à s'occuper de lui.

Pendant qu'il s'abandonnait à ces réflexions présomptueuses,
Assad-Oullah lui dit en le poussant du coude:

--Voila le Ferrash-Bachi! N'ayez pas peur, mon enfant!

La recommandation n'était pas de trop. Le chef des étendeurs de tapis
du Prince-Gouverneur de Shyraz possédait une mine assez rébarbative; la
moitié de son nez était mangée par la maladie qu'on nomme le bouton;
ses moustaches noires, pointues, s'étendaient à un demi-pied à droite
et à gauche de ce nez en ruines; ses yeux brillaient sombres sous
d'épais sourcils, et sa démarche paraissait imposante. Il se drapait
dans une magnifique robe de laine du Kerman, portait un djubbèh ou
manteau de drap russe richement galonné, et la peau d'agneau de son
bonnet était si fine que, à la voir seulement, on pouvait en calculer
le prix à huit tomans pour le moins, ce qui, d'après les calculs de
l'Occident, ne faisait pas loin d'une centaine de francs.

Ce majestueux dignitaire s'avança d'un air composé vers le pishkhedmèt,
qui le salua en mettant sa main sur son cœur; mais Gambèr-Aly ne se
permit pas une pareille familiarité; il fit glisser ses mains contre
ses jambes depuis le haut de la cuisse jusqu'au-dessous du genou, et,
s'étant ainsi incliné, autant que la chose était possible, sans donner
du nez en terre, il se redressa, cacha ses doigts dans sa ceinture, et
attendit modestement et les yeux baissés qu'on lui fit l'honneur de lui
adresser la parole.

Le Ferrash-Bachi passa la main sur sa barbe d'un air approbateur, et,
par un coup d'œil gracieux, avertit Assad-Oullah de sa satisfaction.
Celui-ci s'empressa de dire:

--Le jeune homme a du mérite, il est rempli d'honnêteté et de
discrétion; je puis le jurer sur la tête de Votre Excellence. Je sais
qu'il recherche les gens convenables et fuit la mauvaise compagnie!
Votre Excellence le couvrira, certainement, de son inépuisable bonté.
Il fera tout au monde pour la satisfaire et nous en sommes expressément
convenus.

--C'est au mieux, répondit le Ferrash-Bachi, mais avant de conclure,
j'ai une question à adresser en particulier à ce digne jeune homme.

Il prit Gambèr-Aly à part et lui dit:

--Le seigneur Assad-Oullah se conduit avec vous comme un père. Mais,
avouez-le-moi, combien lui avez-vous offert?

--Que votre bonté ne diminue pas! dit ingénument Gambèr-Aly; je ne
me permettrais pas d'offrir un cadeau à n'importe qui, alors que ma
misérable fortune m'oblige à attendre, en comptant les jours, jusqu'à
ce que j'aie pu présenter mes respects à Votre Excellence.

--Mais, au moins, tu lui as promis quelque chose? reprit le
Ferrash-Bachi en souriant. Combien lui as-tu promis?

--Par votre tête, par celle de vos enfants! s'écria Gambèr-Aly, je ne
me suis avancé en aucune manière, me réservant de prendre vos ordres à
ce sujet.

--Tu as bien fait. Agis toujours aussi discrètement et tu t'en
trouveras mieux. Voici le conseil désintéressé que je te donne. Pour
ce qui est de moi, ne te gêne pas. Je suis trop heureux de pouvoir
te servir. Mais comme tu débutes dans le monde, il te faut apprendre
à rendre à chacun selon son rang, sans quoi les étoiles elles-mêmes
ne pourraient pas fonctionner dans le ciel, et l'univers entier
serait la proie du désordre. Tu sais qu'un pishkhedmèt n'est pas un
ferrash-bachi; dès lors, tu ne peux légitimement donner au premier que
la moitié juste de ce que tu destines au second, et afin de te préciser
les choses, remets à Assad-Oullah-Bey, aussitôt que tu le pourras, cinq
tomans et quatre pains de sucre, pas davantage! Tu vois que je tiens
aménager tes petits intérêts!

Là-dessus, le Ferrash-Bachi donna une légère tape d'amitié sur
la joue de Gambèr-Aly, et, après lui avoir notifié qu'il faisait
désormais partie des hommes du Prince, il se retira, se rendant où son
devoir l'appelait. Le nouveau serviteur des grands ne put s'empêcher
d'éprouver quelque souci de sa situation. Le Lion de Dieu ne lui avait
indiqué que le tiers de ce qu'il aurait à débourser; au lieu de cinq
tomans et quatre pains de sucre, il se trouvait engagé pour quinze
tomans et douze pains de sucre. Ce n'était pas la même chose. Mais il
s'étourdit sur ces misères, remercia avec effusion son protecteur,
baisa le bas de sa robe, et, comme il en avait désormais le droit, se
mit à errer de côté et d'autre dans les cours du palais, accostant
ses camarades, dont il connaissait déjà quelques-uns pour les avoir
rencontrés chez les gens rangés qu'il fréquentait d'ordinaire, et
liant conversation avec les autres. Il fut tout de suite, apprécié et
on lui témoigna des amitiés incroyables. Le thé du Prince lui parut
bon, et il put même faire passer, sans qu'on y prit trop garde, un
certain nombre de morceaux de sucre dans ses poches. Ensuite on joua à
toutes sortes de jeux inoffensifs, et, comme Gambèr-Aly n'y était pas
novice, il retira de cette opération, conduite avec art, une douzaine
de sahabgrans (une quinzaine de francs) et l'estime générale. Bref,
il parut à chacun ce qu'il était en réalité, un fort joli garçon au
physique et au moral.

Quand il rentra le soir chez lui, sa mère s'empressa de l'interroger.

--Je suis accablé de fatigue, répondit-il d'un air nonchalant. Le
Prince a tenu absolument à me faire dîner avec lui. Nous avons eu les
cartes toute la journée, et, par discrétion, je n'ai voulu lui gagner
que le peu de monnaie que voici. Une autre fois, quand je serai tout
à fait ancré dans ses bonnes grâces, je ne le traiterai pas si bien.
Nous sommes convenus que, pour ne pas donner d'ombrage aux jaloux, je
feindrais, pendant quelque temps, de faire partie de ses ferrashs,
ensuite je deviendrai vizir. En attendant, je n'aurai rien à faire
que m'amuser tout le jour. Nous partons sous peu pour Téhéran, et Son
Altesse a l'intention de me recommander au Roi.

Bibi-Djânèm serra son adorable fils dans ses bras. Lui trouvant un
peu d'agitation, elle lui promit, pour le lendemain matin, un bol
considérable d'infusion de feuilles de saule, préservatif merveilleux
contre la fièvre, et, comme Mirza-Hassan-Khan avait rapporté à la
maison dix sahabgrans, produit de la vente de deux encriers, elle
préparait des pâtisseries feuilletées et un plat de kouftehs, boulettes
de hachis, frites dans des feuilles de vignes, dont la perfection lui
avait toujours valu une gloire incontestée. On mangea et on but, et la
moitié de la nuit se passa au sein d'une joie parfaite.

Au matin, Gambèr-Aly, ayant pris son élixir et reçu pour recommandation
maternelle de ne se laisser attraper par personne, alla reprendre ses
fonctions au Palais.

C'est une chose admirable que la vérité! Elle se glisse partout, au
travers du mensonge, sans que les hommes puissent savoir comment. Le
prochain départ du Prince-Gouverneur pour la capitale, annoncé par le
jeune ferrash, qui n'avait sur ce point que les indices fournis par
la fougue de son imagination, se trouva être parfaitement exact, et
Gambèr-Aly fut tout étonné quand ses camarades lui annoncèrent qu'on
s'en allait sous huit jours, attendu que le prince était rappelé
et même remplacé, preuve nouvelle de la sagesse bien connue du
gouvernement.

On ne s'amuse pas, dans ces pays-là, à compter minutieusement avec les
mandataires du pouvoir. On les nomme, on les envoie; ils recueillent
le produit des impôts; ils en gardent la plus grande partie pour eux,
sous le prétexte que les récoltes ont été mauvaises, que le commerce
ne va pas, que les travaux publics absorbent les ressources. On ne
leur cherche pas de mauvaises chicanes et on reçoit pour bon ce qu'ils
disent. Puis, au bout de quatre ou cinq ans, on les destitue; on les
fait venir; on leur demanda ce qu'ils préfèrent, ou rendre des comptes
ou payer une somme d'argent indiquée. Ils choisissent toujours le
second terme de la proposition, parce qu'il leur serait difficile
de présenter des pièces en règle. On leur enlève ainsi la moitié ou
les deux tiers de ce qu'ils ont amassé, et avec ce qui leur reste,
ils font des cadeaux au Roi, aux ministres, aux dames du harem, aux
gens influents, et, à bon prix, on leur confère un autre gouvernement
qu'ils vont administrer, sans changer de système, pour arriver à la
même conclusion. C'est une méthode dont il n'est pas besoin de faire
ressortir les mérites; l'avantage en saute aux yeux. Les peuples sont
charmés de voir leurs gouverneurs rendre gorge: les gouverneurs passent
leur vie à s'enrichir, et, finalement, ils meurent pauvres, sans
jamais s'être doutés que telle devait être leur fin inévitable. Quant
au pouvoir suprême, il s'épargne les soucis de la surveillance et une
taquinerie de mauvais goût envers ses agents.

Son Altesse le Prince ayant exploité la province dont Shyraz est la
capitale pendant une durée de temps suffisante, on le priait de venir
raconter ses affaires aux colonnes de l'Empire, c'est-à-dire aux chefs
de l'État; tout marchait ainsi, suivant la règle; mais, comme de
coutume, et parce que rien n'est parfait en ce monde, c'était un dur
moment à passer pour le disgracié. Une savait pas au juste dans quelle
mesure on allait le rançonner.

Le matin, de bonne heure, et même avant le jour, son intendant
avait pris la fuite, emportant quelques menus souvenirs de valeur.
Le Ferrash-Bachi était sombre. Il se défiait de sa situation qui,
difficilement, pouvait continuer à être aussi lucrative que par le
passé. Les pishkhedmèts se communiquaient tout bas bien des réflexions;
les gens de l'écurie, les ferrashs, les soldats, les kavédjys, n'ayant
rien à perdre, étaient au comble du bonheur de changer de place. De
moment en moment, un objet ou l'autre disparaissait et se serait
retrouvé à un mois de là dans une boutique quelconque du Bazar. Quant
au peuple de Shyraz, lorsqu'il apprit la nouvelle, il s'abandonna à
une joie pareille à un délire. Partout on éleva au ciel la justice, la
générosité et la bonté du Roi; on le compara à Noushirwan, un ancien
monarque auquel on prête des vertus que, de son temps, sans doute, on
prêtait à quelqu'autre, et ce fut une explosion de chansons, toutes
plus malveillantes et plus audacieusement calomniatrices les unes que
les autres, sur toute l'étendue des bazars de la ville. Rien n'égale
l'ingratitude du peuple.

Le Ferrash-Bachi prit à part Gambèr-Aly:

--Mon enfant, lui dit-il, tu vois que je suis fort occupé; il me faut
mettre les tentes en bon état pour le voyage, avoir soin que les
mulets soient ferrés et que, enfin, rien ne manque. Je n'ai donc pas
le temps de m'occuper de mes propres intérêts. Tiens, voilà un billet
de huit tomans qui m'a été souscrit par un des écrivains de l'arsenal,
Mirza-Gaffar, lequel demeure sur la place Verte, à gauche, à côté de
la mare. Va trouver mon débiteur; dis-lui que je ne peux pas attendre
davantage, parce que je ne sais quand je reviendrai, et que je pars la
semaine prochaine. Termine cette petite affaire à ma satisfaction, et
tu n'auras pas lieu d'en être fâché.

Là-dessus, il cligna de l'œil d'une manière hautement significative.
Gambèr-Aly, enchanté, lui promit de réussir et s'en alla rapidement où
son supérieur l'envoyait. Il n'eut aucune peine à découvrir la maison
de Mirza-Gaffar, et, s'étant approché, il frappa rudement à la porte.
Il avait mis son bonnet de travers et s'était armé de son air le plus
délibéré.

Au bout d'une minute, on vint lui ouvrir; il se trouva en présence d'un
petit vieillard qui portait, sur un nez crochu, une immense paire de
lunettes.

--Le salut soit sur vous! dit brusquement Gambèr-Aly.

--Et sur vous le salut, mon aimable enfant! repartit le vieillard d'une
voix mielleuse.

--Est-ce au très élevé Mirza-Gaffar que je parle?

--A votre esclave.

--Je viens de la part du Ferrash-Bachi, et j'ai là un billet de huit
tomans que Votre Excellence va me payer sur l'heure.

--Assurément. Mais ne me laisserez-vous pas me charmer à l'aspect de
votre beauté? Les anges du ciel ne sont rien en comparaison de vous.
Honorez ma maison en y acceptant une tasse de thé. Il fait chaud, et
vous avez pris trop de peine en daignant transporter Votre Noblesse
jusqu'ici.

--Que votre bonté ne diminue pas! répondit Gambèr-Aly, devenant plus
rogue en voyant la grande politesse du petit vieillard.

Cependant il consentit à entrer et s'assit dans la salle.

En un tour de main, Mirza-Gaffar apporta un réchaud, y mit du feu, posa
une bouilloire de cuivre au-dessus des charbons, disposa du sucre,
atteignit la boite à thé, alluma le kaliân, l'offrit à son hôte et,
après s'être informé des nouvelles de son illustre santé et avoir rendu
grâces au ciel de ce que tout allait bien de ce côté, il entama la
conversation ainsi:

--Vous êtes un jeune homme si parfaitement accompli et orné des dons
du ciel, que je n'hésite pas à vous dire toute la vérité, et puisse la
malédiction et la damnation tomber sur moi, si je m'écarte d'une ligne
de la sincérité la plus parfaite, soit à droite, soit à gauche. Je vais
vous payer à l'instant, seulement je ne sais pas comment faire, parce
que je n'ai pas le sou.

--Que votre bonté ne diminue pas! répondit froidement Gambèr-Aly, en
lui passant le kaliân; mais je ne suis pas autorisé par mon vénérable
chef à entendre de pareils discours, et il me faut de l'argent. Si vous
ne me le donnez pas, vous savez ce qui arrivera: je brûlerai votre
grand-père et le grand-père de votre grand-père, lui-même!

Cette menace parut agir fortement sur le vieil écrivain qui,
probablement, ne se souciait pas d'un tel dégât parmi ses ascendants.
Il s'écria alors d'une voix lamentable:

--Il n'y a plus d'Islam! il n'y a plus de religion! Où trouverai-je
un protecteur, puisque cette figure de houri, cette pleine lune de
toutes les qualités, me regarde sans bienveillance? Si je vous offrais
humblement deux sahabgrans, parleriez-vous en ma faveur?

--Votre bonté est excessive! repartit Gambèr-Aly. Où a-t-on vu un
ferrash du Prince se déshonorer en acceptant pareille somme?

--Je déposerais à vos pieds tous les trésors de la terre et de la mer,
si je les possédais, et ne voudrais en rien garder pour moi; mais je
ne les possède pas! Sur votre tête, sur vos yeux, par pitié pour un
misérable vieillard, acceptez les cinq sahabgrans que je vous offre
de bon cœur, et veuillez bien dire à Son Excellence le très élevé
Ferrash-Bachi que vous avez vu vous-même ma profonde misère.

--Je soumets une humble requête, interrompit le ferrash. Je ne
demande pas mieux que de vous aider et d'obtenir le bénéfice de vos
prières; mais il faut aussi que Votre Excellence soit raisonnable.
J'accepterai, pour vous faire plaisir, le cadeau d'un toman dont vous
m'honorez; c'était inutile, mais j'aurais une confusion inexprimable
si je vous désobligeais. Ainsi, un toman et n'en parlons plus. Vous
me remettrez deux tomans pour mon chef, et je me charge d'arranger
l'affaire. Seulement, comme notre homme est assez vif et impétueux, il
est à propos que d'ici à huit jours Votre Excellence ne paraisse pas
dans sa noble maison. Il pourrait arriver des désagréments.

On discuta une heure, on prit plusieurs tasses de thé, on s'embrassa
fort, puis, comme Gambèr-Aly resta inébranlable, l'écrivain de
l'arsenal s'exécuta, lui remit un toman pour lui et deux tomans pour
son chef, et on se sépara avec les assurances réciproques de la plus
parfaite affection.

--Que le salut soit sur vous! dit Gambèr-Aly au chef des ferrashs.

--C'est bon! Qu'as-tu obtenu?

---Excellence, j'ai trouvé ce misérable sur la route, il s'enfuyait;
je l'ai pris au collet, je lui ai reproché son crime, et, malgré des
passants qui voulaient s'interposer entre nous, j'ai retourné ses
poches et je vous apporte le toman que j'ai trouvé dedans, il n'y avait
rien de plus!

--Tu mens!

--Sur votre tête! sur ma tête! sur mes yeux! sur ceux de ma mère, de
mon père et de mon grand-père! Par le livre de Dieu, par le Prophète et
tous ses prédécesseurs (que le salut soit sur eux et la bénédiction) je
ne vous dis que la vérité pure!

Le Ferrash-Bachi partit comme une flèche et, bouillant d'indignation,
il courut à la maison de l'écrivain, frappa, on ne répondit rien. Il
demanda des nouvelles à un cordier qui demeurait à peu de distance. Le
cordier lui assura que Mirza-Gaffar était parti depuis deux jours et
soutint son dire par un flot de serments. Ce qui était incontestable,
c'est que le Ferrash-Bachi était attrapé. Il revint au Palais fort
triste. Évidemment, Gambèr-Aly n'avait aucun tort.

--Mon fils, lui dit son supérieur, tu as fait ton possible, mais le
destin était contre nous!

Après cette affaire, la faveur de Gambèr-Aly s'accrut encore et il
fut considéré comme la perle de la maison du Prince. On le chargeait
de toutes les commissions; il y trouvait ses intérêts, et bien
que, en général, il ne réussît pas complètement au gré de ceux qui
l'employaient, sa candeur était si grande et sa figure si sincère,
qu'on ne pouvait s'en prendre à lui du malheur des circonstances. Sur
ces entrefaites, les préparatifs de départ étant achevés, le prince
donna l'ordre de se mettre en chemin.

En tête du convoi marchaient des cavaliers armés de longues lances,
des soldats, des hommes d'écurie conduisant des chevaux de main, puis
des bagages, les écuyers du Prince, les principaux officiers de sa
maison, enfin le Prince lui-même, sur un magnifique cheval, et toutes
les autorités de la ville et leurs suites, qui devaient l'accompagner
jusqu'à une lieue et demie de Shyraz, puis encore des bagages et
d'autres soldats, et d'autres ferrashs et des muletiers en foule. Sur
une route parallèle, suivait le harem, les dames, enfermées dans des
takht-è-révans ou litières, portées devant et derrière par un mulet,
admirable invention, soit dit par parenthèse, pour procurer une idée
exacte du mal de mer le mieux conditionné; les servantes étaient dans
des kédjavêhs, sortes de paniers placés à droite et à gauche d'une
monture quelconque. On entendait de très loin la conversation, les
cris, les gémissements de ces illustres personnes, et les injures dont
elles accablaient les pauvres muletiers. Cette sortie triomphale ne
laissa pas que d'avoir des côtés peu brillants. Le beau sexe de la
ville était accouru en foule, les derviches l'accompagnaient; il y
avait aussi bien des anciennes connaissances de Gambèr-Aly, dont les
habits déchirés, le gâma, les longues moustaches, les airs de mauvais
garçon ne promettaient pas grand'chose d'édifiant. Aussitôt que le
convoi parut, ce fut un concert de cris, et on hurlait avec d'autant
plus de perfection, que Bibi-Djânèm se tenait sur les premiers rangs
avec une troupe de ses amies, façonnées de longtemps à toutes les
agressions, et terribles aux plus braves. Les qualifications les plus
relevées étaient trouvées facilement par ces vétéranes: chien, fils de
chien, arrière-petit-fils de chien, bandit, voleur, assassin, pillard,
et bien d'autres épithètes que la langue française ne supporterait
pas, et surtout ces dernières, sortaient brûlantes de la bouche de ces
guerrières. Au milieu de telles éjaculations, une réserve de gamins,
en sûreté derrière leurs mères, chantaient à pleine voix des fragments
comme celui-ci:

     Le prince de Shyraz,
     Le prince de Shyraz,
     C'est un imbécile,
     C'est un imbécile;
     Mais sa mère est une coquine
     Et sa sœur autant!

Pendant quelques minutes, Son Altesse, vivement intéressée, sans doute,
par la conversation des seigneurs qui l'entouraient, ne parut pas voir
ce qui se passait, ni entendre ce qui se disait, ou plutôt se criait
à ses oreilles. A la longue, cependant, il perdit patience et fit un
signe au Ferrash-Bachi. Celui-ci donna l'ordre à ses hommes de dissiper
le rassemblement à coups de gaules. Chacun s'y porta de tout cœur,
et Gambèr-Aly, frappant comme les autres, entendit une voix, bien
connue, qui lui vociférait dans les oreilles:

--Ménage ta mère, mon bijou! Et fais-nous venir à Téhéran le plus vite
possible, ton père et moi, pour partager tes grandeurs!

--S'il plaît à Dieu, il en sera bientôt ainsi! s'écria Gambèr-Aly
avec enthousiasme. Là-dessus il tomba à bras raccourcis sur une autre
vieille émeutière, et, empoignant un derviche par la barbe, il le
secoua vigoureusement. Cet acte de vaillance fit reculer la multitude.
Les ferrashs considérèrent plus que jamais leur camarade comme un lion,
et voyant le désordre se calmer, ils rejoignirent leur arrière-garde en
riant comme des fous.

Le voyage se fit sans encombre. Après deux mois de marche, on arriva
à Téhéran, la Demeure de la Souveraineté, suivant l'expression
officielle, et les négociations commencèrent entre le Prince et les
colonnes de l'État. De part et d'autre, beaucoup de ruses furent
déployées, on menaça, on fit des promesses sans nombre, on chercha
des moyens termes. Tantôt la question avançait, tantôt elle reculait.
Le grand-vizir était porté à la sévérité; la mère du roi inclinait à
l'indulgence, ayant reçu une belle turquoise, bien montée et entourée
de brillants d'un prix convenable. La sœur du Roi montrait de la
malveillance; mais le chef des valets de chambre était un ami dévoué;
il était contredit, il est vrai, par le trésorier particulier du
palais, soit! mais, quant au porteur de pipe ordinaire, on ne pouvait
douter de son désir de voir tout finir pour le mieux. Gambèr-Aly se
souciait peu de ces grands intérêts. Ses affaires commençaient à
tourner assez mal et, souvent, des inquiétudes lui venaient sur son
sort. Il y avait de sa faute.

Se voyant un peu gâté, il avait résolu, à part lui, de ne rien donner
ni au Ferrash-Bachi, ni au pishkedmèt Assad-Oullah. Bien que, à la
connaissance universelle, il eut eu déjà des occasions fréquentes de
réaliser des profits, il avait toujours prétendu, contre l'évidence,
que son dénuement était extrême, ce qui ne l'empêchait pas d'être au
jeu une partie du jour et de montrer de l'or avec assez d'ostentation.
Ses deux protecteurs avaient, à la fin, ouvert les yeux. C'étaient des
gens graves; ils ne dirent mot. Cependant Gambèr-Aly s'aperçut vite
qu'il n'était plus traité avec la même distinction, ni surtout avec
la même affabilité. Les commissions lucratives ne lui étaient plus
conférées; elles allaient à d'autres; les travaux durs ou astreignants,
enfoncer les piquets, raccommoder les tentes, secouer les tapis,
l'occupaient une bonne partie du jour. S'il se permettait, comme
autrefois, d'aller rôder du côté des cuisines, le chef de service,
grand ami d'Assad-Oullah-Bey, le renvoyait à son quartier avec des
paroles maussades, enfin, tout était changé, et le pauvre enfant
sentait que les adversaires qu'il s'était créés, par la subtilité de
son esprit et ses tours d'adresse, n'attendaient qu'une occasion pour
faire tomber sur lui tout le poids de leur ressentiment. C'était ce que
les journaux de Paris appellent une situation tendue.

Un matin que les ferrashs s'amusaient devant la porte. Gambèr-Aly,
toujours de belle humeur, malgré ses soucis, toujours leste et
dispos, luttait contre deux ou trois de ses camarades, et, tour a
tour les poursuivant, poursuivi par eux, il se trouva acculé contre
l'échoppe d'un boucher. Un des joueurs, appelé Kérym, garçon faible et
poitrinaire, prit, pour plaisanter, un des couteaux placés sur l'étal
et en menaça Gambèr-Aly en riant; celui-ci, sans malice, lui arracha
l'instrument des mains, mais en se débattant avec lui, par une fatalité
presque inexplicable, il l'atteignit dans le côté. Kérym tomba baigné
dans son sang. Quelques minutes plus tard, il expirait.

L'innocent meurtrier, au désespoir, perdait complètement la tête;
les autres ferrashs, témoins de l'action et sûrs de ce qu'elle avait
d'involontaire, s'empressèrent de le mettre à l'abri des dangers du
premier moment. Ils le poussèrent dans l'écurie, et, tout courant,
Gambèr-Aly s'en alla tomber contre la jambe droite du cheval favori
de Son Altesse, bien décidé à ne plus sortir de cet asile inviolable
pendant le reste de ses jours.

Au bout de deux heures, cependant, il était un peu calmé. Le sous-aide
de cuisine lui avait confié, sous le sceau du plus grand secret, que
le frère du mort avec deux cousins était venu au Palais. Ils avaient
parlé au Ferrash-Bachi, et celui-ci, devant tout le monde, leur avait
demandé comment ils entendaient faire valoir leurs droits. Ils avaient
répondu qu'on leur donnerait le meurtrier pour qu'ils en fissent à leur
guise ou bien cinquante tomans. «Cinquante tomans! avait répondu le
Ferrash-Bachi d'un ton méprisant, cinquante tomans pour le plus mauvais
de mes hommes, qui serait mort de lui-même avant un mois! Que votre
bonté ne diminue pas! Vous vous moquez du monde! Si vous voulez dix
tomans, je les donnerai moi-même, pour qu'on ne fasse pas de peine à
mon pauvre Gambèr-Aly.»

Voilà ce que vint raconter le marmiton Kassem, et Gambèr-Aly se réjouit
de tout son cœur de la tournure favorable que prenait son affaire.
Il admirait l'aveuglement de son chef à son égard. Mais il se savait si
aimable que, au fond, il concevait tout. Il causa longtemps avec son
ami; puis, vers minuit, il se coucha dans la litière, à côté du cheval
sacré, et s'endormit profondément. Tout d'un coup, une main vigoureuse
le secoua par l'épaule: il ouvrit les yeux; devant lui se tenait le
mirakhor, le chef de la mangeoire, personnage redouté qui a le domaine
des chevaux et des écuries dans toute grande maison et auquel obéissent
même les djelôdars ou écuyers.

--Garçon, dit-il à Gambèr-Aly, tu vas décamper d'ici et haut le pied,
à moins que tu n'aies cinquante tomans à donner à ton maître, le
Ferrash-Bachi, autant à Assad-Oullah, le pishkedmèt, et tout autant à
ton esclave. Si tu ne veux pas ou si tu ne peux pas, en route!

--Mais on me tuera! s'écria le pauvre diable.

--Que m'importe! Paye ou sors!

En parlant ainsi, le mirakhor, qui était une sorte de géant, un Kurde
Mâfy, véritable fils du diable, comme ses compatriotes s'en vantent,
enleva Gambèr-Aly par le cou avec autant de facilité qu'il eût fait
d'un poulet, le traîna, malgré ses cris et ses efforts, jusqu'à la
porte de l'écurie, et, là, le regardant en face, avec des yeux de
tigre, il lui cria:

--Paye ou pars!

--Je n'ai plus rien! hurla Gambèr-Aly, et, par un hasard qui ne s'est
pas renouvelé souvent, il disait vrai. Ses derniers sous avaient été
perdus le matin au jeu.

--Eh bien! en ce cas, repartit son terrible dompteur, va te faire
saigner comme un mouton par les parents de Kérym!

Il secoua vigoureusement sa victime et la jeta dans la cour; puis,
rentrant dans l'écurie, il ferma la porte. Gambèr-Aly, au comble de
l'épouvante, se crut, d'abord, au milieu de ses ennemis; la lune
éclairait, brillante; le ciel était d'une limpidité magnifique, les
terrasses de la ville recevaient ses rayons, les arbres se balançaient
avec mollesse, les étoiles étaient suspendues, pareilles à des lampes,
dans une atmosphère dont l'infini se poursuivait au-dessus d'elles.
Mais Gambèr-Aly ne se sentait aucune disposition à s'exalter devant
les beautés de la nature. Il s'aperçut seulement que le silence était
profond; les palefreniers dormaient çà et là dans leurs couvertures;
l'excès de la terreur donna au fils de Bibi-Djânèm une inspiration
subite et une espèce de courage. Sans plus consulter, il courut à
l'entrée de la cour et la franchit, il parcourut les rues rapidement,
tourna à gauche et se trouva contre les murailles de la ville. Il ne
lui fut pas difficile d'y découvrir un trou; il se laissa dévaler
dans le fossé, et, remontant la contrescarpe, il partit grand train à
travers le désert. Les chacals piaulaient, mais il ne s'en souciait
pas. Une ou deux hyènes lui montrèrent leurs yeux phosphorescents et
s'enfuirent devant lui. Les gens d'imagination forte n'ont jamais
qu'une seule sensation à la fois. Gambèr-Aly avait trop peur des
parents de Kérym pour redouter autre chose. Il courut ainsi sans
s'arrêter, sans prendre haleine, pendant trois heures, et le jour
pointait, quand il entra dans le bourg de Shah-Abdoulazym. Il ne
s'amusa pas à en regarder les maisons; mais, précipitant encore sa
fuite, il arriva devant la mosquée au moment où le jour naissait; il
ouvrit brusquement la porte, se précipita sur le tombeau du Saint, et,
comme il se sentit sauvé, il s'évanouit tranquillement.

Abdoulazym était, en son temps, un très pieux personnage, agnat ou
cognât de Leurs Altesses Hassan et Houssein, fils de Son Altesse le
cousin du Prophète, que le salut soit sur lui et la bénédiction! Les
mérites d'Abdoulazym sont immenses; mais, en ce moment, Gambèr-Aly n'en
appréciait qu'un seul, c'est que la mosquée, au dôme doré, bâtie sur
le tombeau du Saint, est, de tous les asiles, le plus inviolable. De
sorte que, une fois arrivé là, Gambèr-Aly se voyait aussi en sûreté
qu'il l'avait été quelque dix-huit ans en deçà sous le sein précieux de
Bibi-Djânèm. Quand il se fut assez rafraichi dans l'état de syncope,
il revint à lui et s'assit au pied du tombeau. Il n'était pas seul; un
homme à figure sale et terreuse se tenait à son côté.

--Calmez-vous, mon garçon, lui dit ce bonhomme. Quels que soient
vos persécuteurs, vous êtes ici en parfaite sécurité, et autant que
moi-même.

--Que votre bonté ne diminue pas! repartit Gambèr-Aly. Oserais-je vous
demander votre noble nom?

--Je m'appelle Moussa-Riza, répliqua l'étranger d'un air assuré: je
suis Européen et même Français, et on me nomme, parmi mes compatriotes,
M. Brichard. Mais j'ai embrassé l'islamisme, par la grâce de Dieu,
pour arranger quelques petites affaires que j'avais en souffrance, et
le ministre de ma nation a l'indignité de vouloir me faire sortir de
Perse. Je reste donc ici, afin de ne pas tomber dans ses mains, et je
fais des miracles pour prouver la grandeur de notre auguste religion.

--Que la bénédiction soit sur vous! dit Gambèr-Aly dévotement; mais
il prit peur de cet Européen défroqué et se résolut à le surveiller
exactement. La visite du préposé à la mosquée, qui eut lieu dans la
matinée, lui fut plus agréable; on lui donna à manger, on lui promit
pour tous les jours un bon ordinaire fondé sur les dotations du lieu,
et on lui garantit que personne ne s'aviserait de le tourmenter dans
le sanctuaire vénérable où il avait eu le bonheur de se retirer. On
voulut même lui persuader de ne pas se confiner à l'intérieur de la
mosquée; il pouvait, sans crainte, vaguer à son aise dans les cours,
fût-ce à la barbe du chef de police; mais il n'entendit pas de cette
oreille. En vain les réfugiés, assez nombreux habitants de cette
partie plus vaste du territoire consacré et faisant leur ménage dans
tous les coins, lui offrirent l'attrait d'une conversation aimable
et enjouée, et mille occasions de dresser quelque petit commerce; il
avait trop peur, il ne voulut jamais s'éloigner du saint tombeau. Il
leur était aisé, à ces autres, de se confier à une protection modérée!
Qu'avaient-ils fait, après tout? Volé quelque marchand? Escroqué leur
maître? Fâché un employé subalterne? Il était clair que, pour de
pareilles peccadilles, on n'irait pas enfreindre les prérogatives de la
mosquée et s'attirer l'indignation du clergé et de la populace; mais
lui! c'était bien une autre affaire! Il avait eu le malheur de tomber
sur cet imbécile de Kérym, qui s'était laissé mourir bêtement. Il avait
du sang sur lui, de plus, l'inimitié de ce scélérat de Ferrash-Bachi
le poursuivait. Ce n'était pas trop que du tombeau, que des cendres du
saint imam pour le garantir; encore l'Imam aurait-il dû ressusciter
et venir lui-même. Il s'obstina donc à tenir compagnie à Moussa-Riza.
Ces deux braves vivaient dans des alertes perpétuelles. Toute figure
nouvelle apparaissant dans la mosquée leur représentait un espion;
Gambèr-Aly croyait reconnaître dans chacun un émissaire de la maison du
prince, et son associé un des hommes de son ministre. Deux existences
déplorables! Les malheureux maigrissaient à vue d'œil, quand, un
matin, il se fit un grand mouvement, et ils se crurent perdus: les
gardiens leur apprirent que le Roi avait annoncé son intention de faire
ses dévotions, le jour même, à Shah-Abdoulazym. En conséquence, on
nettoyait un peu, on époussetait légèrement et on étendait des tapis.
La population du bourg était en l'air. Moussa-Riza communiqua à son
camarade une idée fort juste: c'était de prendre garde d'être enlevés
par leurs persécuteurs à la faveur du tumulte qui, certainement,
accompagnerait l'entrée, le séjour et la sortie de Sa Très Haute
Présence le Roi des Rois. Le fils de Bibi-Djânèm trouva cette
observation raisonnable, et, à dater du moment où elle s'empara de son
esprit, il se colla tout vif contre la pierre du tombeau et n'en sépara
ses épaules que pour y rapporter sa poitrine. Sur ces entrefaites,
le tapage devint épouvantable au dehors. Le bruit des petits canons
montés à dos de chameau retentit de toutes parts. On entendit naître
au loin, puis croître, puis éclater les hautbois et les tambourins,
composant la musique de cette artillerie, appelée zambourèk; une foule
de ferrashs royaux et de coureurs en tuniques rouges et en grands et
hauts chapeaux ornés de pailleteries, se précipita dans la mosquée. A
leur suite entrèrent, d'un pas moins pressé, les ghoulâms ou cavaliers
nobles, décorés de chaînes d'argent, le fusil sur l'épaule, et les
domestiques supérieurs, et les aides de camp, et les seigneurs de
l'Intimité, les mogerrèbs-oul-hezrèt, ceux qui approchent la Présence,
et les mogerrèbs-oul-khaghân, ceux qui approchent du Souverain, et,
enfin le Souverain lui-même, Nasr-Eddin Shah, le Kadjâr, fils de
Sultan, petit-fils de Sultan apparut, et s'approcha du reliquaire. On
étendit un tapis de prière sous ses pieds augustes, et le maître de
l'État commença à exécuter un certain nombre de rikâats, d'inclinations
et de génuflexions, accompagnées d'oraisons jaculatoires, telles que sa
piété, la situation de ses affaires personnelles et la disposition du
moment les lui suggéraient.

Mais, au milieu du tapage, qui ne se ralentissait pas, si absorbé que
fut le prince par ses exercices de dévotion, il n'était pas possible
qu'il n'aperçût les deux faces blêmes remparées sous la protection du
Saint, à l'intervention duquel lui-même avait recours. Le premier,
Moussa-Riza, il le connaissait et ne se mêlait pas de son affaire;
le second lui était tout à fait nouveau; sa jolie figure, sa pâleur,
sa détresse évidente, sa jeunesse l'intéressèrent, et, quand il eut
terminé, à son gré, ses prières, il demanda au gardien de la mosquée
quel était cet homme et pour quelle cause il se tenait ainsi contre le
tombeau de l'Imam.

Le gardien de la mosquée, de sa nature très pitoyable, exposa au Roi
l'aventure de Gambèr-Aly de la façon la plus propre à exciter sa
commisération. Il y réussit sans peine, et la Haute Présence dit au
pauvre diable:

--Allons, au nom de Dieu! lève-toi et pars! Il ne te sera rien fait!

C'en était assez, sans doute, et Gambèr-Aly aurait dû comprendre que,
sous l'ombre de la protection souveraine, si miraculeusement étendue
sur lui, il ne devait conserver désormais aucune appréhension. Mais
il ne vit pas la lumière où elle était. Son esprit fut tellement
troublé qu'il supposa les choses les plus absurdes. Il s'imagina que
le Roi ne lui parlait ainsi que pour le faire sortir de l'asile, et
que l'ordre était donné aux ghoulâms de l'égorger à la porte de la
mosquée. Pourquoi, comment se persuada-t-il que son maître, lui-même,
condescendrait à se faire le complice des parents de Kérym? C'était
une de ces folies qui naissent dans un cerveau malade. Au lieu de se
jeter aux pieds de son sauveur, de le remercier, de le combler de
bénédictions, ce qui lui aurait, par-dessus le marché, valu quelque
généreuse aumône, il se mit à pousser des cris affreux, à invoquer le
Prophète et tous les saints, et à déclarer qu'on pouvait le massacrer
où l'on voulait, sur la place même, mais qu'il ne sortirait pas.

Le Roi eut la bonté de raisonner avec lui. Il chercha à le rassurer,
lui répéta à plusieurs reprises qu'il n'avait, en vérité, rien à
craindre de personne, et que, désormais, sa vie était sauve, il ne
parvint pas à le persuader; et alors, naturellement, la Haute Présence
s'impatienta, laissa tomber sur Gambèr-Aly un regard terrible et lui
dit rudement:

--Meurs donc, fils de chien, puisque tu le veux!

Et, là-dessus, la Haute Présence s'en alla, et sa suite quitta
l'église. Aussitôt, sans perdre de temps, Gambèr-Aly, certain que son
dernier moment approchait et usant de ses ressources suprêmes, défit
la pièce d'étoffe qui lui servait de ceinture, la déchira en plusieurs
bandes, en fit une corde, attacha un bout de cette corde autour de
son corps, et l'autre autour du tombeau, afin de pouvoir prolonger
la résistance, lorsque les exécuteurs allaient venir. Il eut peur
aussi, car de quoi n'avait-il pas peur? que, pour l'enlever avec plus
de facilité et sans scandale, l'on ne mêlât quelque narcotique à la
nourriture que les gardiens de la mosquée lui donnaient. Il se résolut
à ne plus manger du tout. Ce jour-là, il refusa donc les aliments.
Les supplications les plus affectueuses de la part des prêtres, les
encouragements des dévots, visiteurs ordinaires de la mosquée, et qui
se faisaient tour à tour raconter son histoire, rien ne put l'ébranler.
Il s'obstina.

La nuit, il ne dormit pas; il avait l'oreille au guet. Chaque bruit, le
tressaillement du feuillage des arbres que le vent touchait, la moindre
chose le mettait hors de lui.

Pendant la journée du lendemain, il resta étendu sur le pavé, ne
relevant la tête de temps en temps que pour voir si on n'avait pas
détaché sa corde; puis il laissait retomber son front sur ses mains et
rentrait dans un demi-sommeil plein d'hallucinations menaçantes.

Cependant, dans toutes les maisons de Téhéran, sur les places, dans
les bazars, aux bains on ne parlait d'autre chose que de son aventure.
Les récits de sa conversation avec le Roi, colportés, augmentés,
modifiés, changés, embellis de toutes manières, servaient de texte à
des commentaires interminables. Les uns voulaient qu'il eût assassiné
Kérym avec connaissance de cause; les autres soutenaient au contraire,
que c'était Kérym qui avait voulu le tuer et qu'il n'avait fait que
se défendre. Un troisième plus avisé était certain que Kérym n'avait
jamais existé et que le pauvre Gambèr-Aly était la victime d'une
calomnie inventée par le Ferrash-Bachi de son prince et Assad-Oullah
le piskhedmèt; les femmes, sur le bruit de la beauté remarquable du
réfugié à Shah-Abdoulazym lui étaient toutes favorables et toutes aussi
voulaient le voir, de sorte que, le troisième jour dès l'aurore, des
bandes de dames montées sur des ânes, d'autres montées sur des mules,
quelques-unes à cheval avec des servantes et des domestiques, bref la
population féminine en masse se mit en route pour la mosquée sainte, et
si grande était la multitude que depuis la porte de la ville jusqu'au
bourg, il n'y avait pas d'interruption dans la ligne indéfiniment
longue des pèlerines. Ce monde eut bientôt fait de remplir la mosquée,
on se foulait, on se pressait, on se montait les unes sur les autres
pour avoir au moins le bonheur de contempler Gambèr-Aly; on s'écriait:

--Qu'il est beau! Bénie soit sa mère! Mon fils, mange! Mon fils, bois!
Mon oncle chéri, ne te laisse pas mourir! Oh! mon frère adoré! Veux-tu
déchirer mon cœur? Gambèr-Aly de mon âme! Voilà des confitures!
Voilà du sucre! Voilà du lait! Voilà des gâteaux! Parle-moi! Ne regarde
que moi! Écoute-moi! Personne ne te touchera! Sur ma tête, sur mes
yeux, sur la vie de mes enfants! Qui oserait te regarder de travers,
nous le mettrions en pièces!

Mais, à ces paroles rassurantes, Gambèr-Aly ne répondait pas un mot.
Il était épuisé par les émotions et par la faim, et, en toute réalité,
s'en allait doucement vers le passage du pont de Sirat, où les morts
ont leur chemin.

Et pendant que les femmes, vieilles et jeunes, mariées et filles se
transportaient ainsi à Shah-Abdoulazym et que, tour à tour, ces flots
de voiles bleus et de roubends ou tours de tête blancs, entraient et
sortaient du lieu saint en poussant des soupirs, jetant des cris et
se tordant les bras de chagrin pour la perte imminente du plus beau
jeune homme qui eût jamais existé, on vit tout à coup, à la porte de
la ville, les soldats de garde quitter leurs kalyans, se mettre sur
les pieds et saluer profondément. Un cavalier, deux, trois cavaliers
franchirent lestement le pont jeté sur le fossé; derrière eux passa non
moins rapidement un groupe de domestiques bien montés, et, derrière
encore, apparut, soulevant des flots de poussière, une voiture
européenne fort élégante, attelée de six grands turcomans ornés de
pompons rouges et bleus menée, comme on dit, à la daumont, et dans la
voiture étaient assises quatre dames entièrement recouvertes de leurs
voiles bleus et de leurs roubends. Cette galante apparition se frayait
sans façon un chemin au travers des cavalcades d'ânes et de mulets,
de sorte que, bientôt, elle arriva à Shah-Abdoulazym; les kaleskadjys
ou postillons arrêtèrent devant la grande porte de la mosquée; les
cavaliers aidèrent les quatre dames à descendre et celles-ci entrèrent
immédiatement dans le lieu saint; leurs domestiques ne se gênèrent là
non plus aucunement pour leur ouvrir passage, de sorte que, malgré les
vociférations et les injures des femmes jetées de côté brusquement, les
nouvelles arrivées se trouvèrent, comme elles le voulaient, juste en
face de Gambèr-Aly.

L'une d'elles s'accroupit à terre à côté du jeune garçon et lui dit
d'une voix douce:

--Tu n'as plus rien à craindre, mon âme! Les parents de Kérym ont
transigé pour trente tomans; voilà tes lettres de rémission; personne
n'a plus de droit sur ta vie. Viens et suis-moi! j'ai donné les trente
tomans.

Mais Gambèr-Aly n'était plus en état de rien comprendre. Il regarda
d'un œil morne le papier que la dame lui présentait et ne fit pas
un mouvement. Alors, s'annonçant par cela même comme une personne de
décision, la bienfaitrice du réfugié élevant la voix, dit à ses gens:

--Appelez tout de suite le gardien de la mosquée!

Ce dignitaire n'était pas loin; il accourut, et comme un des cavaliers
lui avait dit quelques mots à l'oreille, il exécuta un salut non moins
humble que les portiers de la ville l'avaient fait, et déclara que sa
vie répondait de son obéissance.

--Voici la libération de cet homme, dit la dame; comme il est hors
d'état de rien comprendre en ce moment, je vais l'emporter dans ma
voiture. Ce n'est pas, j'espère, violer le saint asile, puisque
n'étant plus ni coupable ni poursuivi, il ne peut être réfugié. Qu'en
pensez-vous?

--Tout ce qu'il plaît à Votre Excellence d'ordonner est nécessairement
bien, répondit le vieux prêtre.

--Ainsi vous consentez à ce que je demande?

--Sur mes yeux!

La dame fit un signe, et ses cavaliers se mirent en devoir de détacher
la corde et d'enlever dans leurs bras Gambèr-Aly qui, tout aussitôt,
poussa des cris lamentables. A cette voix douloureuse, les femmes, qui
remplissaient la mosquée, s'émurent; plusieurs d'entre elles avaient
conçu des préventions contre les manières un peu promptes des ghoulâms
accompagnant l'inconnue, et il s'éleva un murmure général, au milieu
duquel on distinguait dos apostrophes comme celles-ci:

--Quelle infamie! Il n'y a plus d'Islam! à l'aide, musulmans! On viole
l'asile! Qu'est-ce que c'est que cette vieille goule affamée qui veut
manger les jeunes gens! Fille de chien! Fille d'un père qui brûle en
enfer! Nous allons rôtir ton aïeul! Laisse ce garçon! Si tu te permets
d'y toucher ou seulement d'y regarder, nous te déchirons avec les
ongles et les dents!

La colère grandissait et les domestiques de la dame en étaient déjà
à se ranger autour d'elle et de ses suivantes pour l'isoler des
agressions. Il faut rendre justice à cette dame, son courage était à
la hauteur de la circonstance. Elle répondait injure pour injure et ne
se montrait pas moins imaginative en ce genre que les assaillantes. On
l'appelait vieille, elle appelait ses ennemies caduques; on suspectait
la pureté de ses intentions: elle répliquait par les accusations les
plus énormes. Dans ce colloque passionné entre personnes du sexe
faible et timide, on se prodigua des trésors d'injures, et il n'y a
pas d'exagération à affirmer que les plus respectables et les plus
érudites parmi les détaillantes de poissons, qui font un des principaux
ornements de Paris et de Londres, eussent eu quelque chose à apprendre
dans ce beau jour. Rien n'est châtié, mesuré et fleuri comme le langage
d'un Oriental; mais une Orientale ne se pique que d'exprimer le plus
énergiquement possible ce qu'il lui plaît de dire.

Pour mettre fin à cette scène, le gardien de la mosquée prit la lettre
de rémission, monta dans le membèr, ce qui veut dire la chaire, fit un
petit préambule, lut le document, célébra en termes pompeux la charité,
la vertu, la bonté et toutes les vertus cardinales et principales,
immaculées et autres dont sont ornés les êtres voilés et purs que la
langue ne doit pas nommer, ni même l'imagination contempler en rêve,
et termina par une adjuration éloquente de laisser libre cours à
l'exercice des susdites vertus de la susdite charité, attendu que, si
l'on ne prenait pas soin, et cela tout de suite, du pauvre Gambèr-Aly,
sa vie n'allait pas se prolonger au delà de quelques heures.

A une si lugubre conclusion, les sanglots éclatèrent de toutes parts.
Plusieurs femmes commencèrent à se donner d'horribles coups de poing
dans la poitrine en criant: «Hassan! Hussein! Ya Hassan! Ya Hussein!»
(invocations aux saints martyrs). D'autres tombèrent en convulsions;
les plus rapprochées de la dame inconnue, précisément celles qui
lui avaient déclaré leur intention précise de la déchirer avec les
ongles et les dents, se mirent à embrasser le bas de son voile et
la déclarèrent un ange descendu du ciel et, certainement, aussi
remarquable par sa jeunesse et sa beauté que par la perfection de son
cœur, et elles l'aidèrent à contenir Gambèr-Aly qui se débattait,
mais qui fut pourtant transporté dans la voiture dont on ferma les
stores. Ceci fait, les cavaliers remontèrent à cheval, les kaleskadjys
fouettèrent leurs attelages, tournèrent bride, reprirent la route de
Téhéran, et disparurent.

Le fils de Bibi-Djânèm s'était absolument évanoui dans la persuasion
que c'en était fait, qu'il était pris et qu'il allait être mis à mort.
Affaibli outre mesure par l'état de son esprit et par le jeûne, la
fièvre et le délire s'emparèrent de lui, et il tomba fort malade.
Dans les instants où la connaissance lui revenait il se croyait dans
une prison. Pourtant l'aspect de la chambre où on l'avait transporté
n'avait rien pour le confirmer dans ce triste sentiment. C'était
une charmante chambre. Les murs en étaient peints en blanc, et les
enfoncements réguliers, carrés, où l'on place des coffrets et des vases
de fleurs étaient encadrés dans des peintures rose et or, relevées de
vert clair. Le lit était garni d'immenses couvertures piquées en soie
rouge; des oreillers et des coussins, grands et petits, recouverts
de fine toile et brodés étaient multipliés sous sa tête et sous ses
bras. Il était gardé par une négresse, vieille à la vérité et laide,
mais très bienveillante, qui obéissait à chacune de ses demandes, qui
le dorlotait, qui l'appelait l'oncle de son âme et ne ressemblait
nullement à un bourreau. Deux ou trois fois par jour, il recevait la
visite d'un hakim-bachi ou médecin en chef, lequel était juif, bien
connu de lui pour le praticien à la mode dans le beau monde et il ne
pouvait s'empêcher de convenir en lui-même que le seul fait d'être
traité par Hakim-Massy constituait déjà un véritable honneur dont on
pouvait être fier. Hakim-Massy lui avait dit, avec sa bonté ordinaire,
que tout allait au mieux, qu'il serait sur pied avant peu de jours et
que sa guérison marcherait d'autant plus vite que la persuasion lui
viendrait de n'avoir plus rien à craindre des parents de Kérym, ni
du Roi, ni de personne. Ces assurances venant d'un personnage aussi
distingué que Hakim-Massy ne laissaient pas que de faire impression
sur le jeune homme, et comme la négresse les confirmait toute la
journée, le trouble de son imagination se remettait peu à peu. Lorsque
le malade fut en état de prendre goût aux distractions, il fut visité
par un moulla fort aimable qui le félicita de son heureux destin; par
un marchand très connu au bazar qui lui offrit une jolie bague de
turquoises; par un cousin au septième degré du chef de la tribu des
Sylsoupours qui l'invita à venir chasser chez lui au faucon, aussitôt
qu'il se trouverait tout à fait remis. Dès qu'il commença à se lever,
il apprit de sa négresse qu'il avait quatre domestiques à son service
et pouvait demander sans crainte ce qui lui serait agréable.

--Mais, tante de mon âme, s'écria enfin Gambèr-Aly, où suis-je donc?
Qui êtes-vous? Est-ce que par hasard on m'aurait coupé le cou sans que
je m'en aperçusse? Suis-je déjà dans le paradis?

--Il ne tient absolument qu'à toi, mon fils, repartit la négresse, de
faire en sorte qu'il en soit ainsi et cela sans te chagriner d'aucune
façon. En tous cas, et pour le moment, tu es certainement un personnage
de condition, puisque te voilà nazyr, te voilà intendant en chef de la
fortune et du domaine de Son Altesse Perwarèh-Khanoum (Mme le Papillon)
qui a, depuis huit jours, reçu des bontés du Roi le titre officiel de
Lezzêt-Eddooulèh (les Délices du Pouvoir).

A ces mots, Gambèr-Aly se submergea dans les flots d'une telle extase,
qu'il resta absolument sans pouls, sans souffle et sans parole.

La première fois qu'il parut dans la cour du palais, il trouva les
domestiques rangés devant lui, d'après leurs grades hiérarchiques, bien
entendu. Tous le saluèrent avec le plus profond respect et il les passa
en revue, comme le comportaient les devoirs de sa charge. Il était vêtu
d'une immense djubbèh ou manteau à manches, en drap blanc passementé
de soie bariolée; il avait dessous une robe en cachemire et tirait de
temps en temps de sa poitrine, sans y mettre aucune affectation, un
petit sac de satin brodé de perles, d'où il sortait une jolie montre,
et il y regardait l'heure. Il avait des pantalons de soie rouge. Bref,
il était habillé à sa parfaite satisfaction.

Quand il voulut aller se promener au bazar, on lui amena un charmant
cheval harnaché à la façon des seigneurs de la Cour. Un des djélodars
le soutint sous les bras afin qu'il se mit en selle et quatre
ferrashs marchèrent devant lui, tandis que son kaliândjy portait sa
pipe à son côté. Il fut reconnu dans les galeries, et un concert de
bénédictions éclata sur son passage. Les femmes surtout l'accablèrent
de compliments. A la vérité elles lui firent plusieurs questions
assez indiscrètes qui le forcèrent à rougir et lui adressèrent des
recommandations et des conseils dont il pensait n'avoir pas besoin.
Mais, en somme, il fut enchanté de sa popularité. Il avait raison de
l'être, ce qui prouve bien, soit dit en passant, pour faire plaisir aux
gens qui veulent un sens moral à chaque histoire, que le vrai mérite
finit toujours par obtenir sa récompense.

Tout doit porter à penser que Gambèr-Aly développa des qualités
supérieures dans son métier d'intendant, car on le vit graduellement
passer d'un état de richesse relative à une opulence évidente. Un an
ne s'était pas écoulé qu'il ne montait plus que des chevaux de prix;
il avait aux doigts des rubis, des saphirs, des diamants de la plus
belle eau. Arrivait-il chez les principaux joailliers quelque perle
d'une valeur peu ordinaire, on se hâtait de l'en avertir et il était
rare qu'il ne devint l'heureux acquéreur du trésor, Les affaires de
l'ancien gouverneur de Shyraz ayant mal tourné, le Ferrash-Bachi
et Assad-Oullah-Bey se trouvèrent sans emploi. Ce ne fut pas pour
longtemps; Gambèr-Aly, devenu Gambèr-Aly-Khan, les prit à son service
et il se déclara très satisfait de leur zèle.

Aussitôt qu'il s'était vu dans une position heureuse, il n'avait
pas tardé à faire venir ses parents. Malheureusement son père mourut
au moment de se mettre en route. Le désespoir de Bibi-Djânèm éclata
et renversa toutes les bornes; elle se déchira le visage avec un tel
emportement et poussa sur la tombe du défunt des cris si aigus, que,
de l'aveu de ses amis, on n'avait jamais connu dans le monde une femme
aussi fidèle et aussi attachée à ses devoirs. Cependant elle rejoignit
son fils, et fut charmée de le revoir beau et bien en point. Mais elle
ne demeura pas dans le palais parce que, sans qu'on pût s'en expliquer
la cause, une personne si accomplie ne plut pas à la princesse. Elle
eut donc une maison pour elle seule et la choisit aux environs de la
grande mosquée où, bientôt, elle conquit la réputation la mieux méritée
de dévote hors ligne et très au courant de ce qui se passait dans le
quartier. Elle n'a jamais souffert, il faut le dire à sa gloire, qu'un
tort du prochain restât ignoré; et, sous le rapport de la publicité
la plus étendue donnée à tous les faits et gestes de ses voisins et
voisines, elle resta une trompette incomparable.

Au bout de deux ans, la princesse, non moins pieuse que Bibi-Djânèm,
se sentit le désir de faire le saint pèlerinage de la Mecque, et, en
ayant pris la résolution, elle déclara que l'intègre Gambèr-Aly-Khan
serait son mari de voyage. Le mari de voyage est, sans contredit, une
des institutions persanes les plus judicieuses. Une femme de qualité,
qui va faire une longue route et passer de ville en ville, peut bien
sacrifier sa tranquillité et prendre de la peine pour le salut de son
âme. Toutefois, elle tient aux convenances et ne saurait supporter
l'idée d'entrer directement en relations avec des muletiers, des
marchands, des douaniers, ou les autorités des lieux où elle passe.
C'est pour ce motif que, lorsqu'elle ne possède pas un mari, elle en
prend un pour cette circonstance. Il est bien entendu que l'heureux
mortel ne représente rien de plus qu'un majordome plus autorisé. Qui
voudrait y voir davantage? Gambèr-Aly-Khan était un homme important;
bref, il partit avec les Délices du Pouvoir et celle-ci, arrivée à
Bagdad, fut si satisfaite de sa probité et de sa façon de tenir les
comptes, qu'elle l'épousa pour tout de bon, et il est charitable
de penser qu'elle n'eut jamais sujet de s'en repentir. C'est ce
qu'affirmait, du reste, Bibi-Djânèm.

L'histoire finit ici: elle a souvent été racontée avec des variantes
par l'admirable et profond astrologue dont il a été question au
commencement. Il la citait comme une preuve sans réplique de la
solidité de son art. N'avait-il pas prédit, au jour de la naissance de
Gambèr-Aly, que ce nourrisson serait premier ministre? Il ne l'est pas
encore, sans doute; mais pourquoi ne le deviendrait-il pas?



IV

LA GUERRE DES TURCOMANS

Je m'appelle Ghoulam-Hussein. Mais comme c'était le nom de mon
grand-père, et que, naturellement, mes parents, en parlant de lui,
disaient toujours «Aga», c'est-à-dire monseigneur, on m'appelait
seulement Aga, par respect pour le chef de la famille, dont le nom ne
saurait se prononcer légèrement; et c'est ainsi que je me nomme, comme
les innombrables compatriotes que j'ai dans le monde et qui répondent
à ce nom d'Aga, par le même motif que leurs grands-pères se nommaient
comme eux Aly, Hassan, Mohammed ou tout autre chose. Ainsi je suis Aga.
Avec le temps et quand la fortune m'a souri, c'est-à-dire quand j'ai eu
un habit un peu propre et quelques shahys dans ma poche, j'ai trouvé
convenable de me donner le titre de «Beg». Aga-Beg ne fait pas mal.
Malheureusement, j'ai été d'ordinaire si peu chanceux, que mon titre de
Beg a dispara en maintes circonstances devant la triste physionomie de
mon équipage. Dans ce cas-là, je suis devenu Baba-Aga, l'oncle Aga.
J'en ai pris mon parti. Depuis que des circonstances dans lesquelles,
je l'avoue, ma volonté n'est entrée pour rien, m'ont permis de visiter,
dans la sainte ville de Meshhed, le tombeau des Imams, et de manger la
soupe de la mosquée le plus souvent que j'ai pu, il m'a paru au moins
naturel de me décorer du titre de Meshhedy, pèlerin de Meshhed. Cela
donne un air d'homme religieux, grave et posé. J'ai ainsi le bonheur de
me voir généralement connu, tantôt sous le nom de Baba-Meshhedy-Aga,
ou sous celui que je préfère de Meshhedy-Aga-Beg. Mais Dieu dispose de
tout ainsi qu'il lui plaît!

Je suis né dans un petit village du Khamsèh, province qui confine
à l'Azerbeydjân. Mon village est situé au pied des montagnes, dans
une charmante petite vallée, avec beaucoup de ruisseaux murmurants,
qui courent à travers les grandes herbes en gazouillant de joie, et
sautant sur les pierres polies. Leurs rives sont comme encombrées de
saules épais dont le feuillage est si vert et si vivant, que c'est un
plaisir de le regarder, et les oiseaux y nichent en foule et y font un
remue-ménage qui jette la joie dans le cœur. Il n'y a rien de plus
agréable au inonde que de s'asseoir sous ces abris frais en fumant un
bon kaliân plein de vapeurs odorantes. On cultivait chez nous beaucoup
de blé; nous avions aussi des rizières et du coton nain, dont les
tiges délicates étaient soigneusement abritées contre les chaleurs
de l'été par des ricins plantés en quinconce; leurs larges feuilles
faisaient parasol au-dessus des flocons blancs de leurs camarades. Un
moustofy, conseiller d'État de Téhéran, homme riche et considéré nommé
Abdoulhamyd-Khan, touchait la rente du village. Il nous protégeait
avec soin, de sorte que nous n'avions rien à craindre ni du gouverneur
du Khamsèh, ni de personne. Nous étions parfaitement heureux.

Pour moi, j'avoue que le travail des champs ne m'agréait cas, et je
préférais infiniment savourer les raisins, les pastèques, les melons
et les abricots, à m'occuper de leur culture. Aussi, j'avais à peine
quinze ans que j'avais embrassé une profession qui me plaisait beaucoup
plus que la paysannerie. Je m'étais fait chasseur. J'abattais les
perdrix, les gélinottes, les francolins, j'allais chercher les gazelles
et les chevreuils dans la montagne; je tuais par-ci par-là un lièvre,
mais j'y tenais peu, attendu que cet animal ayant la mauvaise habitude
de se nourrir de cadavres, personne n'aime à en manger, et comme il
est difficile de le vendre, tirer sur lui c'est de la poudre perdue.
Peu à peu, j'étendis mes courses fort loin en descendant au milieu des
forêts du Ghylàn; j'appris des habiles tireurs de ce pays à ne jamais
manquer mon coup, ce qui me donna comme à eux la confiance d'aller à
l'affût du tigre et de la panthère. Ce sont de bons animaux et leurs
peaux se vendent bien. J'aurais donc été un homme extrêmement content
de son sort, m'amusant de mon métier et gagnant assez d'argent, ce que,
naturellement, je ne disais ni à mon père ni à ma mère, si, tout à
coup, je n'étais devenu amoureux, ce qui gâta tout. Dieu est le maître!

J'avais une petite cousine âgée de quatorze ans qui s'appelait Leïla.
J'aimais beaucoup à la rencontrer et je la rencontrais fort souvent.
Comme nous avions à nous dire une foule de choses et que nous n'aimions
pas à être interrompus, nous avions fait choix d'une retraite précieuse
sous les saules qui bordaient le ruisseau principal, à l'endroit le
plus épais, et nous restions là pendant des heures sans nous apercevoir
de la longueur du temps. D'abord, j'étais très heureux, mais je
pensais tant et tant à Leïla, que, lorsque je ne la voyais pas, je me
sentais de l'impatience et de l'inquiétude, et je courais de côté et
d'autre pour la trouver. C'est ainsi que je découvris un secret qui me
précipita dans un abîme de chagrin; je m'aperçus que je n'étais pas le
seul à qui elle donnait des rendez-vous.

Elle était si candide, si gentille, si bonne, si tendre, que je ne la
soupçonnai pas un seul instant d'infidélité. Cette pensée m'aurait fait
mourir. Pourtant je fus bien fâché de trouver que d'autres pouvaient
l'occuper, l'amuser, au moins la distraire, et, après m'être beaucoup
demandé si je devais lui confier mon chagrin, ce qui m'humiliait, et
être convenu qu'il ne fallait pas me plaindre, je lui dis tout.

--Vois-tu, fille de mon oncle, m'écriai-je un jour en pleurant à
chaudes larmes, ma vie s'en va et dans quelques jours on me portera
au cimetière! Tu causes avec Hassan, tu parles avec Kérym, tu ris
avec Suleyman et je suis à peu près sûr que tu as donné une tape à
Abdoullah! Je sais bien qu'il n'y a pas de mal et qu'ils sont tous tes
cousins comme moi et que tu es incapable d'oublier les serments que
tu m'as faits de n'aimer que moi seul et que tu ne veux pas me faire
de la peine! Mais avec tout cela, je souffre, j'expire, je meurs, je
suis mort, on m'a enterré, tu ne me verras plus! O Leïla, mon amie, mon
cœur, mon trésor, prends pitié de ton esclave, il est extrêmement
malheureux!

Et en prononçant ces mots, je redoublai mes pleurs, j'éclatai en cris,
je jetai mon bonnet, je me donnai des coups de poing sur la tête et je
me roulai par terre.

Leïla se montra fort émue à l'aspect de mon désespoir. Elle se
précipita à mon cou, m'embrassa sur les yeux et me répondit:

--Pardonne-moi, ma lumière, j'ai eu tort, mais je te jure par tout ce
qu'il y a de plus sacré, par Aly, par les Imams, par le Prophète, par
Dieu, par ta tête, que je ne recommencerai plus, et la preuve que je
tiendrai parole, c'est que tu vas tout de suite me demander en mariage
à mon père! Je ne veux pas d'autre maître que toi et je serai à toi,
tous les jours de ma vie!

Et elle recommença à m'embrasser plus fort qu'auparavant. Moi, je
devins fort inquiet et soucieux. Je l'aimais bien sans doute, mais je
ne lui avais jamais dit que j'eusse de l'argent, parce que j'avais peur
qu'elle ne voulût l'avoir et ne réussît à me le prendre. La demander en
mariage à mon oncle, c'était inévitablement être obligé d'avouer à mon
père, à ma mère, à toute la parenté aussi bien qu'à elle l'existence
de mon petit trésor. Alors que deviendrais-je? J'étais un homme ruiné,
perdu, assassiné! D'autre part, j'avais une envie extrême d'épouser
Leïla, ce qui me comblerait des bonheurs les plus grands que l'on
puisse imaginer dans ce monde et dans l'autre. En outre, je n'aurais
plus rien à craindre des empressements de Hassan, de Kérym, de Suleyman
et d'Abdoullah, qui me faisaient cuire à petit feu. Pourtant je n'avais
pas encore envie de donner mon argent, et je me vis dans une perplexité
si grande que mes sanglots redoublèrent, et je serrai Leïla dans mes
bras en proie à une angoisse inexprimable.

Elle crut que c'était elle seule qui était cause de ces transports et
elle me dit:

--Mon Ame, pourquoi as-tu tant de chagrin au moment où tu sais que tu
vas me posséder?

Sa voix m'arriva si douce au fond du cœur, lorsqu'elle prononça ces
paroles, que je commençai à perdre la tête et je répliquai:

--C'est que je suis si pauvre, que je dois même l'habit que je porte!
Je jure sur ta tête que je n'ai pas été en état de le payer, bien qu'il
ne vaille pas à coup sur cinq sahabgrâns! Comment donc pourrai-je payer
à mon oncle la dot qu'il réclamera de moi? S'il voulait se contenter
d'une promesse!... Crois-tu que ce serait impossible?

--Oh! Impossible! Tout à fait impossible! répliqua Leïla en secouant
la tête. Comment veux-tu que mon père donne pour rien une fille aussi
jolie que moi? Il faut être raisonnable.

En disant cela, elle se mit à regarder l'eau et à cueillir d'une main
distraite quelques menues fleurettes qui couraient dans les herbes,
le long de la rive; en même temps, elle faisait une petite moue si
gentille que je me sentis hors de moi. Cependant, je répondis avec
sagesse:

--C'est un bien grand malheur! Hélas! je ne possède rien au monde!

--Bien vrai? dit-elle, et elle me jeta les bras autour du cou, me
regardant d'un tel air en penchant sa tête de côté que, sans savoir
comment et perdant tout à fait l'esprit, je murmurai:

--J'ai trente tomans en or, enterrés à deux pas d'ici.

Et je lui montrai du doigt le tronc d'arbre au pied duquel j'avais
enfoui mon trésor.

Elle se mit à rire, pendant qu'une sueur froide me coulait du front.

--Menteur! s'écria-t-elle en me donnant un baiser sur les yeux: comme
tu m'aimes peu! Ce n'est qu'à force de prières que je t'arrache la
vérité! Maintenant va trouver mon père et demande-moi à lui. Tu lui en
promettras sept, et tu lui en donneras cinq, en lui jurant que tu lui
apporteras les deux autres plus tard. Il ne les verra jamais. Pour moi,
je saurai bien lui en arracher deux que je te rapporterai et, de cette
façon-là, je ne t'aurai coûté que trois tomans. Est-ce que tu ne vois
pas combien je t'aime?

Je fus ravi de cette conclusion et m'empressai d'aller trouver mon
oncle. Après deux jours de débats qui furent mêlés de bien des
supplications, des serments et des larmes de ma part, je finis par
réussir et j'épousai ma bien-aimée Leïla. Elle était si charmante,
elle avait un art si accompli de faire sa volonté (plus tard je sus
comment elle s'y prenait et d'où venait ce pouvoir si irrésistible),
que, lorsque quelques jours après la noce Leïla m'eut persuadé
d'aller m'établir avec elle à Zendjân, capitale de la province, elle
trouva moyen de se faire donner encore un âne superbe par son père
et, de plus, elle lui emporta un beau tapis, sans lui en demander la
permission. La vérité est que c'est la perle des femmes.

Nous étions à peine installés dans notre nouvelle demeure, où, grâce
aux vingt-cinq tomans qui me restaient, nous commençâmes à mener
joyeuse vie parce que Leïla voulait s'amuser et que j'y étais moi-même
fort consentant, nous vîmes arriva Kérym, un de ses cousins dont
j'avais été si jaloux. Dans le premier moment, j'eus quelques velléités
de l'être encore; mais ma femme se moqua de moi si bien qu'elle me fit
rire moi-même et, d'ailleurs, Kérym était si bon garçon! Je me pris
pour lui d'une amitié extrême, et, à vrai dire, il le méritait, car
je n'ai jamais vu un rieur si déterminé; il avait toujours à nous
raconter des histoires qui me faisaient pâmer. Nous passions une bonne
partie des nuits à boire du raky ensemble, et il avait fini, sur ma
prière, par demeurer dans la maison.

Les choses allèrent ainsi très bien pendant trois mois. Puis je devins
de mauvaise humeur. Il y avait des choses qui me déplaisaient. Quoi?
je ne saurais le dire; mais Leïla m'ennuyait et je me pris à chercher
pourquoi je m'étais si fort monté la tête pour elle. J'en découvris un
jour la raison en raccommodant mon bonnet qui s'était décousu dans la
doublure. Là je trouvai avec étonnement un petit paquet composé de fil
de soie, de laine et de coton, de plusieurs couleurs, auxquels était
mêlée une mèche de cheveux, précisément de la couleur de ceux de ma
femme, et il ne me fut pas difficile de reconnaître le talisman qui me
tenait ensorcelé. Je me hâtai d'enlever ces objets funestes et quand je
remis mon bonnet sur ma tête, mes pensées avaient pris un tout autre
cours; je ne me souciais pas plus de Leïla que de la première venue.
En revanche, je regrettais amèrement mes trente tomans dont il ne me
restait guère, et cela me rendit songeur et morose. Leïla s'en aperçut.
Elle me fit des agaceries auxquelles je restai parfaitement insensible,
comme cela devait être, puisque ses sortilèges n'agissaient plus sur
moi; alors, elle se fâcha, Kérym s'en mêla, il s'en suivit une dispute.
Je ne sais pas trop ce que je dis ni ce que mon cousin me répondit,
mais, tirant mon gâma, je voulus lui en donner un bon coup à travers
le corps. Il me prévint, et du sien qu'il avait levé, il me fit une
entaille à la tête d'où le sang commença à couler abondamment. Aux cris
affreux de Leïla, les voisins accoururent et avec eux, la police, de
sorte que l'on mettait déjà la main sur le malheureux Kérym pour le
conduire en prison, quand je m'écriai:

--En Dieu! pour Dieu! et par Dieu! ne le touchez pas! C'est mon cousin,
c'est le fils de ma tante! C'est mon ami et la lumière de mes yeux! mon
sang lui est permis!

J'aimais beaucoup Kérym et infiniment plus que Leïla, et j'aurais été
désolé qu'il lui arrivât malheur pour une méchante histoire, que nous
étions bien libres, je pense, de débrouiller ensemble. Je parlais avec
tant d'éloquence que, bien que le sang me ruisselât sur la figure, tout
le monde finit par se calmer: on nous laissa seuls, Kérym banda ma
blessure, ainsi que Leïla, nous nous embrassâmes tous les trois, je me
couchai et je m'endormis.

Le lendemain, je fus mandé par le ketkhoda ou magistrat du quartier
qui m'apprit que j'avais été enregistré parmi les hommes destinés à
être soldats. J'aurais bien dû m'y attendre ou à quelque chose de
semblable. Personne ne me connaissait à Zendjân où j'étais étranger;
je n'y avais pas de protecteur. Comment ne serais-je pas tombé tout
des premiers dans un trou pareil où chacun, naturellement, s'était
empressé de me pousser, afin de s'exempter soi ou les siens? Je voulus
crier et faire des représentations; mais, sans s'émouvoir autrement,
le ketkhoda me fit attacher au fèlekeh. On me jeta sur le dos; deux
ferrashs, prenant les bouts du bâton me soutinrent les pieds en l'air,
deux exécuteurs brandirent, d'un air féroce, chacun une poignée de
verges et ils administrèrent au bâton auquel j'étais attaché une volée
de flagellations, parce que je leur avais, en tombant, glissé à chacun
un sahabgrân dans la paume de la main.

Il n'en est pas moins vrai que je comprenais désormais fort bien à quoi
je devais m'attendre, si j'essayais de faire plus longtemps opposition
à mon sort. Puis, je réfléchis que je n'avais pas le sou, que je ne
savais à quel saint me vouer; qu'il était peut-être ennuyeux de tourner
à droite et à gauche et de faire ces mouvements ridicules qu'on force
les fantassins à exécuter, mais que, en somme, il y avait peut-être
aussi, dans ce métier, des consolations et des revenants-bons que je
ne connaissais pas encore. Enfin, par-dessus tout, je réfléchis que je
ne pouvais pas échapper à mon destin, et que, mon destin étant d'être
soldat, il fallait s'y résigner et faire bonne! mine.

Quand Leïla apprit ce qui m'arrivait, elle poussa des cris affreux,
se donna des coups de poing dans le visage et dans la poitrine, et
s'arracha quelque chose de la tête. Je la consolai de mon mieux et
Kérym ne s'y épargna pas. Elle finit par se laisser persuader, et, la
voyant dans une disposition plus calme, je lui tins le discours que
voici:

--Lumière de mes yeux, tous les Prophètes, les Imams, les Saints, les
Anges et Dieu lui-même me sont témoins que je ne peux vivre qu'auprès
de toi, et, si je ne t'avais pas, je jure sur ta tête que je serais
comme si j'étais mort et bien pis! Dans ce triste état, je ne me suis
occupé que de ton bonheur, et puisqu'il faut que je m'en aille, que
vas-tu devenir? Le plus sage est que tu reprennes ta liberté et puisses
trouver un mari moins infortuné que moi!

--Cher Aga, me répondit-elle en m'embrassant, ce que tu éprouves
d'amour infini pour moi, je l'ai de même dans mon cœur pour ce cher
et adoré mari, qui est le mien, et comme, par un effet naturel de ce
que les femmes sont bien plus dévouées que les hommes à ce qu'elles
chérissent, je suis encore beaucoup plus disposée, que tu ne peux
l'être, à me sacrifier; je pense donc, quoi qu'il m'en coûte, que je
ferai mieux de te rendre ta liberté. Quant à moi, mon sort est fixé: je
demeurerai ici, à pleurer, jusqu'à ce qu'il ne demeure plus une seule
larme dans mon pauvre corps, et alors j'expirerai!

A ces tristes paroles, Leïla, Kérym et moi, nous commençâmes à gémir de
compagnie. On aurait pu nous voir, tous les trois, assis sur le tapis,
en face les uns des autres, avec un baggaly de raky, en verre bleu,
entre nous et nos trois tasses, et balançant nos têtes et poussant des
cris lamentables, entrecoupés d'exclamations:

--Ya Aly! Ya Hassan! Ya Houssein! ô mes yeux! ô ma vie! Je suis mort!

Puis nous nous embrassions, et nous recommencions de plus belle à
sangloter. La vérité est que Leïla et moi nous nous adorions, et
jamais le Dieu tout-puissant n'a créé et ne saura créer une femme plus
attachée et plus fidèle. Ah! oui! ah! oui! C'est bien vrai, et je ne
peux m'empêcher de pleurer encore quand j'y songe!

Le lendemain, au matin, ma chère épouse et moi, nous nous rendîmes de
bonne heure chez le moulla et nous fîmes dresser l'acte de divorce,
puis elle rentra chez elle, après m'avoir l'ait les plus tendres
adieux. Quant à moi, je me rendis tout droit au bazar, dans la boutique
d'un Arménien, vendeur de raky, où j'étais sûr de rencontrer Kérym.
J'avais depuis trois jours une idée qui, au milieu de mes chagrins, ne
laissait pas que de me préoccuper fortement.

--Kérym, lui dis-je, j'ai l'intention de me présenter aujourd'hui
devant mon sultan, c'est-à-dire mon capitaine. On m'a dit que c'était
un homme pointilleux et qui se pique de délicatesse. Si je vais lui
faire ma révérence dans cet habit troué et taché que je porte, il me
recevra fort mal et ce fâcheux début pourra influer malheureusement sur
mon avenir militaire. Je te prie donc de me prêter ton koulydjèh neuf
pour cette occasion importante.

--Mon pauvre Aga, me répondit Kérym, je ne poux absolument pas
t'accorder ce que tu souhaites. J'ai une grande affaire aujourd'hui;
je me marie, et il faut absolument, pour ma considération aux yeux de
mes amis, que je sois habillé de neuf. En outre, je tiens extrêmement
à mon koulydjèh; il est de drap jaune foulé d'Hamadan, bordé d'un joli
galon en soie de Kandahar; c'est l'œuvre de Baba-Taher, le tailleur
qui travaille pour les plus grands seigneurs de la province, et il m'a
assuré lui-même qu'il n'a jamais confectionné quelque chose d'aussi
parfait. Je suis donc décidé, après la cérémonie de mes noces, à mettre
mon koulydjèh en gage, parce que, n'ayant pas d'argent aujourd'hui,
j'aurai beaucoup de dettes demain, et, d'après cela, tu conçois que
je ne saurais, même pour te faire plaisir, me priver de mon unique
ressource.

--Alors, répliquai-je, en m'abandonnant au plus profond désespoir (car,
vraiment, ce koulydjèh me ravissait, et je ne pensais qu'à cela), je
suis un homme perdu, ruiné, abandonné de l'univers entier et sans
personne qui prenne le moindre souci de mes peines.

Ces paroles cruelles émurent mon ami. Il commença à me raisonner; il me
dit tout ce qu'il put imaginer de consolant, continua à s'excuser sur
son mariage, sur sa pauvreté notoire, sur mille autres choses encore,
et, enfin, me voyant si désolé, il s'attendrit et me jeta ces paroles
consolantes:

--Si j'étais sûr que tu me rendrais mon koulydjèh dans une heure!

--Par quoi veux-tu que je te le jure? répondis-je avec feu.

--Tu me le rendras?

--De suite! Avant une heure! Le temps de me montrer et de revenir! Par
ta tête! Par mes yeux! Par la vie de Leïla! Par mon salut! Puissé-je
être brûlé comme un chien maudit pendant toute l'éternité, si tu n'as
pas ton habit avant même de l'avoir désiré!

--Alors, viens.

Il me mena dans sa chambre, et je vis le magnifique vêtement. Il était
jaune! Il était superbe! J'étais ravi; je l'endossai vivement. Kérym
s'écria que c'était un habit comme on n'en voyait pas, que le tailleur
était un homme admirable, et que, certainement, il le paierait quelque
jour par reconnaissance.

--Mais, ajouta-t-il, il n'est pas possible, sans déshonneur, de porter
un tel habit avec des pantalons déchirés de toile bleue. Tiens! voilà
mes shalvars neufs en soie rouge.

Je les passai rapidement. J'avais l'air d'un prince, et je me
précipitai hors de la maison. Je me promenai pendant deux heures dans
tous les bazars. Les femmes me regardaient. J'étais au comble du
bonheur. Je rencontrai alors deux garçons, engagés, comme moi, dans
le régiment. Nous allâmes ensemble nous rafraîchir chez un Juif. Ils
partaient le soir même pour Téhéran et rejoignaient le corps. Je
me décidai à m'en aller avec eux, et, ayant emprunté de l'un d'eux
quelques vêtements, de l'autre le reste, je pliai avec soin mon
magnifique costume, et, pendant que le Juif avait le dos tourné, nous
gagnâmes la porte, puis la rue, puis la sortie de la ville, et, en
riant à gorge déployée de toutes sortes de folies que nous disions,
nous entrâmes dans le désert et nous marchâmes la moitié de la nuit.

Notre voyage fut très gai, très heureux, et je commençai à trouver que
la vie de soldat me convenait parfaitement. Un de mes deux compagnons,
Roustem-Beg, était vékyl, sergent d'une compagnie. Il me proposa
d'entrer sous ses ordres et j'acceptai avec empressement.

--Vois-tu, frère, me dit-il, les imbéciles s'imaginent que c'est fort
malheureux d'être soldat. Ne tombe pas dans cette erreur. Il n'y a de
malheureux en ce monde que les nigauds. Tu n'en es pas, ni moi non
plus, ni non plus Khourshyd, que voilà. Sais-tu un métier?

--Je suis chasseur.

--A Téhéran, ce n'est pas une ressource. Fais-toi maçon; il est
forgeron, notre ami Khourshyd; moi, je suis cardeur de laine. Tu me
donneras un quart de ta solde; le sultan aura la moitié, en sa qualité
de capitaine: tu feras de temps en temps un petit cadeau au nayb ou
lieutenant, qui n'est pas trop fin, mais non plus pas méchant; le
colonel, naturellement, prend le reste, et tu vivras comme un roi avec
ce que tu gagneras.

--Les maçons gagnent donc beaucoup à Téhéran?

--Ils gagnent quelque chose. Mais il y a, en outre, une foule de moyens
de se rendre la vie agréable et je te les enseignerai.

Il m'en enseigna un en route et ce fut bien amusant. Comme il avait sur
lui sa commission de vékyl, nous nous présentâmes dans un village en
qualité de collecteurs des impôts. Les paysans furent complètement nos
dupes, et, après beaucoup de pourparlers, nous firent un petit présent
pour que nous consentissions à ne pas lever les tailles et à leur
donner un sursis de quinze jours; ce que nous accordâmes volontiers,
et nous partîmes couverts de bénédictions. Après quelques autres
plaisanteries du même genre, qui, toutes, tournèrent à notre profit, à
notre amusement et à notre gloire, nous fîmes enfin notre entrée dans
la capitale, par la porte de Shimiran, et nous allâmes, un beau matin,
nous présenter à notre serheng, le colonel Mehdy-Khan.

Nous saluâmes profondément ce grand personnage, au moment où il
traversait la cour de sa maison. Le vékyl, qui le connaissait déjà,
nous présenta, Khourshyd et moi, et fit, en fort bons termes, l'éloge
de notre bravoure, de notre soumission et de notre dévouement à notre
chef. Le colonel parut enchanté de nous et nous envoya aux casernes
avec quelques bonnes paroles. Je me trouvai dès lors incorporé dans le
2e régiment du Khamsèh.

Il faut avouer, pourtant, que certains côtés de l'existence militaire
ne sont pas gais du tout. Ce n'est rien que de perdre sa solde, et,
au fond, puisque les vizirs mangent les généraux, j'avoue qu'il me
paraît naturel que ceux-ci mangent les colonels, qui, à leur tour,
vivent des majors, ceux-ci des capitaines et les capitaines de leurs
lieutenants et des soldats. C'est à ces derniers à s'ingénier pour
trouver ailleurs de quoi vivre, et, grâce à Dieu, personne ne le leur
défend. Mais le mal, c'est qu'il y a des instructeurs européens, et
tout le monde sait qu'il n'est rien de brutal et d'inepte comme l'un
ou l'autre de ces Férynghys. Ils ont toujours à la bouche les mots
d'honnêteté, de probité et prétendent vouloir que la paye du soldat
soit régulièrement acquittée. Cela, en soi, ne serait pas mauvais;
mais, en revanche, ils voudraient faire de nous des bêtes de somme,
ce qui serait détestable et, franchement, s'ils devaient réussir
dans leurs projets, nous serions tellement à plaindre que la vie ne
vaudrait plus rien. Ils voudraient, par exemple, nous forcer à demeurer
effectivement dans les casernes, à y coucher chaque nuit, à rentrer
et à sortir précisément aux heures que leurs montres leur indiquent.
De sorte que l'on deviendrait absolument comme des machines, et on
n'aurait plus même la faculté de respirer qu'en mesure: ce que Dieu n'a
pas voulu. Ensuite, ils nous feraient tous, sans distinction, venir
sur la plaine au soleil l'été, à la pluie l'hiver, pour quoi faire?
Pour lever et baisser les jambes, agiter les bras, tourner la tête à
droite ou à gauche. Vallah! Billah! Tallah! Il n'y a pas un d'entre
eux qui soit capable d'expliquer à quoi ces absurdités peuvent servir!
J'avoue, quant à moi, que, lorsque je vois passer quelqu'un de ces
gens-là, je me range, parce qu'on ne sait jamais quel accès de frénésie
va les saisir. Heureusement le ciel, en les créant très brutaux, les a
faits au moins aussi bêtes, de sorte que, généralement, on leur peut
persuader tout ce qu'on veut. Gloire à Dieu, qui a donné ce moyen de
défense aux Musulmans!

Pour moi, j'ai vu tout de suite ce que c'étaient que les instructeurs
européens et je m'en suis tenu le plus loin possible; comme le vékyl,
mon ami, avait eu soin de me recommander au sultan, je n'allais jamais
à ce qu'on appelle l'exercice, et mon existence était fort supportable.
Notre régiment était venu remplacer celui de Souleymanyèh, qu'on avait
envoyé à Shyraz; de sorte que j'appartenais à un détachement occupant
un des postes dans le bazar. Ces chiens d'Européens, que Dieu maudisse!
prétendaient que, tous les jours, on devait relever les postes et
renvoyer les hommes à la caserne. Ils ne savent qu'inventer pour
tourmenter le pauvre soldat. Heureusement, le colonel ne se souciait
pas d'être ennuyé et dérangé constamment, de sorte qu'une fois dans
un corps de garde, on s'y établit, on y prend ses aises et on s'y
loge, non pas pour vingt-quatre heures, mais pour deux ou trois ans,
quelquefois, enfin, pour le temps que le régiment tient garnison dans
la ville.

Notre poste était assez agréable. Il tenait le coin de deux avenues
du bazar. C'était un bâtiment composé d'une chambre pour le nayb et
d'une vaste salle pour les soldats. Il n'y avait pas de fenêtres, mais
seulement une porte qui donnait sur une galerie en bois, longeant la
rue, et le tout était élevé de terre de trois pieds. Aux environs de
notre édifice beaucoup de boutiques nous présentaient leurs séductions.
D'abord, c'était un marchand de fruits, qui avait ses raisins, ses
melons et ses pastèques étalés en pyramides ou dessinant des festons
au-dessus de la tête des chalands. Dans un coin de l'établi, se carrait
une caisse de figues sèches, dont le digne marchand nous permettait
toujours de prendre quelque chose, lorsque, le soir, nous allions
causer avec lui de toutes sortes de sujets intéressants. Un peu plus
loin logeait un boucher, qui nous vendait du mouton excellent; mais,
pour un quartier qu'on lui en payait, je crois bien qu'il y en avait
quatre dont la disparition restait pour lui un mystère insondable.
Il nous racontait chaque jour avec désespoir les détournements dont
il était victime, et, comme nous lui amenions de temps en temps un
voleur qui reconnaissait la fraude, restituait l'objet volé, se
faisait pardonner, il n'eut jamais l'injustice de nous soupçonner.
Je me rappelle encore avec attendrissement un rôtisseur dont les
fourneaux exhalaient des parfums dignes du paradis. Il savait une
manière de préparer des kébabs, qui était absolument inimitable. Chaque
morceau de viande était grillé si à point et si bien saturé des sucs
de la feuille de laurier et du thym, que l'on croyait avoir dans la
bouche tout le bonheur céleste. Mais, un des grands attraits de notre
voisinage, c'était surtout le conteur d'histoires établi dans la cour
d'une maison en ruines; il récitait chaque jour, devant un auditoire
pénétré d'admiration et haletant de curiosité, des histoires de fées,
de génies, de princes, de princesses, de héros terribles, le tout
entremêlé de pièces de vers tellement doux à entendre que l'on en
sortait à moitié fou. J'ai passé là bien des heures qui m'ont causé des
délices que je ne saurais exprimer.

En somme, il est parfaitement vrai que c'est une vie charmante que
celle du corps de garde. Notre nayb, un beau garçon, ne paraissait
jamais. Non seulement il abandonnait sa solde entière à ses supérieurs,
mais il leur faisait encore de jolis cadeaux, de sorte qu'il lui était
permis d'être pishkedmèt, valet de chambre dans une grande maison, ce
qui valait mieux que sa lieutenance. Le vékyl, mon ami, partait chaque
matin, et je le vois encore dans ses grands pantalons qui avaient
été blancs autrefois, sa veste en toile rouge percée aux coudes, son
baudrier d'une couleur incertaine, son bonnet défoncé et son grand
bâton à la main. Il s'en allait exercer sa profession de cardeur de
laine et souvent ne rentrait pas de huit jours. Nous autres, qui ne
savions où coucher, nous revenions d'ordinaire au poste entre minuit et
deux heures du matin; mais, généralement, à huit ou neuf heures, nous
étions tous partis, sauf un ou deux qui, pour une raison quelconque,
consentaient à garder la maison. Il est bien connu que des soldats,
dans un poste, ne servent absolument qu'à présenter les armes aux
grands personnages qui passent. C'est aussi ce que nous faisions
très régulièrement. Du plus loin qu'un seigneur à cheval, entouré de
domestiques, se montrait dans une des avenues aboutissant à notre corps
de garde, tous les boutiquiers nous avertissaient à grands cris. Notre
détachement, composé d'une vingtaine d'hommes, n'avait jamais plus de
quatre ou cinq représentants qui, naturellement s'occupaient à causer
ou à dormir; souvent même, il n'y avait personne. Alors, de toutes les
boutiques s'élançaient des auxiliaires qui enlevaient nos fusils des
coins où nous les avions jetés, se mettaient en rang dans une superbe
ordonnance, un d'entre eux faisait le vékyl, un autre le nayb, et tous
présentaient les armes avec la gravité martiale des Européens les plus
farouches. Le grand personnage s'inclinait avec bonté et chaque chose
était en ordre. Je me rappelle avec plaisir cet excellent corps de
garde, ces braves voisins, la vie charmante que j'ai menée alors, et je
souhaite fortement, dans mes vieux jours, de retrouver une situation
pareille. Inshallah! Inshallah!

Ce n'est pas que je fusse beaucoup plus casanier que mes camarades.
Suivant le conseil du vékyl, j'étais devenu maçon et, en effet, je
gagnais quelque argent; mais, ce qui me réussissait mieux, c'était
d'en prêter. Le magnifique habit de Kérym, que je n'avais pas tardé
à vendre à un fripier, m'avait mis en fonds, et je commençai à faire
des avances, soit à mes camarades, soit à des connaissances, que je
ne tardai pas à voir pulluler autour de moi. Je n'accordais que des
prêts très petits et je voulais des remboursements très prompts. Tant
de prudence était absolument nécessaire, elle me réussissait assez.
Cependant, il m'arrivait aussi d'avoir affaire à des débiteurs dont
je ne pouvais rien obtenir; pour contrebalancer ces inconvénients,
j'empruntais moi-même et ne rendais pas toujours. De sorte que, en
somme, j'estime que je n'ai jamais subi de bien fortes pertes. Entre
temps, je prenais soin de me rendre agréable à mes supérieurs; je me
présentais quelquefois chez le colonel; je me montrais empressé auprès
du major; j'étais, j'ose le dire, l'ami du sultan; le nayb me faisait
des confidences; je cultivais constamment la bienveillance du vékyl, à
qui je présentais souvent des petits cadeaux; tout cela me permit de
ne jamais mettre les pieds à la caserne; on ne m'a pas vu davantage à
l'exercice, et j'employais le reste de mon temps, soit à mes affaires,
soit à mes plaisirs, sans que personne y ait trouvé à redire. J'avoue
que je fréquentais volontiers les cabarets des Arméniens et des Juifs;
mais, un jour que je passais devant le collège du Roi, il me prit
fantaisie d'entrer, et j'assistai dans le jardin à une leçon du savant
Moulla-Aga-Téhérany. J'en fus charmé. A dater de ce jour, je pris du
goût pour la métaphysique, et l'on me vit souvent parmi les auditeurs
de ce professeur sublime. Il y avait là, du reste, bonne et nombreuse
compagnie: des étudiants, des soldats comme moi, des cavaliers nomades,
des seigneurs, des bourgeois. Nous discutions sur la nature de l'âme
et sur les rapports de Dieu avec l'homme. Il n'y avait rien de plus
ravissant. Je commençai alors à fréquenter la société des gens doctes
et vertueux. Je me procurai la connaissance de quelques personnages
taciturnes qui me communiquèrent certaines doctrines d'une grande
portée, et je commençai à comprendre, ce que je n'avais pas fait
jusque-là, que tout va de travers dans le monde. Il est incontestable
que les empires sont gouvernés par d'horribles coquins, et si on
mettait à tous ces gens-là une balle dans la tête, on ne ferait que
leur rendre justice; mais, à quoi bon? Ceux qui viendraient après
seraient pires. Gloire à Dieu qui a voulu, pour des raisons que nous ne
connaissons pas, que la méchanceté et la bêtise conduisent l'univers!

Il m'arrivait aussi assez souvent de penser à ma chère Leïla et à
mon bien-aimé Kérym. Alors, je sentais que les larmes me montaient
aux yeux, mais ce n'était pas de longue durée. Je retournais à mes
débiteurs, à mes créanciers, à mon ouvrage de maçon, à mes cabarets, à
mes camarades de compotation, à la philosophie de Moulla-Aga-Téhérany,
et je m'abandonnais absolument à la volonté suprême qui a tout arrangé
suivant ses vues.

Pendant un an, tout alla de la sorte, c'est-à-dire fort bien. Je suis
un vieux soldat et je puis dire que l'on n'a jamais rien vu de mieux
ordonné. Un soir, après être resté trois jours absent, je rentrai au
corps de garde vers dix heures et je fus extrêmement étonné d'y trouver
presque tous mes camarades et le nayb lui-même. Ils étaient assis par
terre, en cercle; une lampe bleue les éclairait à peu près et tous
fondaient en larmes. Mais celui qui pleurait le plus fort, c'était le
nayb.

--Le salut soit sur vous, Excellence! lui dis-je; qu'est-ce qu'il y a
donc?

--Le malheur s'est abattu sur le régiment, me répliqua l'officier avec
un sanglot. L'auguste gouvernement a résolu d'exterminer la nation
turkomane, et nous avons l'ordre de partir demain pour Meshhed!

A cette nouvelle, je sentis mon cœur se serrer et je fis comme les
autres: je m'assis et je pleurai.

Les Turkomans sont, comme chacun sait, des gens terribles. Ils font
constamment des incursions, qu'ils appellent «tjapaô», dans les
provinces de l'Iran Bien Gardé qui avoisinent leurs frontières, et
ils enlèvent par centaines les pauvres paysans. Ils vont les vendre
aux Ouzbeks de Khiva et de Bokhara. Je trouve naturel que l'auguste
gouvernement ait pris la résolution de détruire jusqu'au dernier de
ces pillards, mais il était extrêmement pervers d'y envoyer notre
régiment. Nous passâmes donc une partie de la nuit à nous désoler;
pourtant, comme tout ce désespoir ne nous avançait à rien, nous
finîmes par nous mettre à rire, et nous étions de très bonne humeur
quand, à l'aube du jour, des hommes du régiment de Damghân vinrent
nous remplacer. Nous prîmes nos fusils, et, après une bonne heure
employée à faire nos adieux à nos amis du quartier, nous sortîmes de
la ville et allâmes rejoindre le reste du régiment, qui était rangé
en bataille devant la porte de Dooulèt. J'appris alors que le roi,
lui-même, allait nous passer en revue. Il y avait là quatre régiments;
chacun devait être d'un millier d'hommes, mais, par le fait, n'en
comptait guère plus de trois ou quatre cents. C'était le nôtre, le
second du Khamsèh, un régiment d'Ispahan, un autre de Goum et le
premier d'Ardébyl; puis deux batteries d'artillerie et à peu près mille
cavaliers des Sylsoupours, des Kakevends et des Alavends. Le coup
d'œil était magnifique. Nos uniformes rouges et blancs faisaient
un effet superbe à côté des habits blancs et bleus des autres corps;
nos officiers avaient des pantalons étroits avec des bandes d'or et
des koulydjèhs orange, ou bleu de ciel ou roses; puis arrivèrent
successivement le myrpendj, général de division, avec sa suite; l'Emyr
Touman, qui commande deux fois plus de monde, avec une grosse troupe
de cavaliers; le Sypèh-Salar, encore plus entouré, et, enfin, le Roi
des Rois lui-même, les ministres, toutes les colonnes de l'Empire,
une foule de serviteurs; c'était magnifique. Les tambours roulaient
avec un tapage épouvantable; la musique européenne jouait en mesure,
pendant que les hommes, pourvus de leurs instruments extraordinaires,
se dandinaient sur place afin de ne pas manquer d'ensemble, les flûtes
et les tambourins de l'artillerie à chameaux sifflaient et ronflaient;
la foule d'hommes, de femmes et d'enfants qui nous entouraient de
toutes parts était ivre de joie, et nous partagions, avec orgueil, la
satisfaction générale.

Tout à coup, le Roi s'étant placé avec les grands seigneurs sur une
éminence, on donna l'ordre de faire courir de côté et d'autre les
officiers de tamasha. Il est assez curieux que les Européens dont les
langages sont aussi absurdes que l'esprit, aient eu l'avantage de nous
emprunter ce mot qui rend parfaitement la chose. Seulement dans leur
impuissance de bien prononcer, ces imbéciles disent «État-Major».
«Tamasha», comme on sait, c'est tout ce qui sert à faire un beau
spectacle et c'est la seule chose utile que j'aie jamais remarquée
dans la tactique européenne. Mais il faut avouer que c'est charmant. De
très jolis jeunes gens, habillés le mieux possible, montés sur de beaux
chevaux, se mettent à courir ventre à terre, de tous les côtés; ils
vont, ils viennent, ils retournent; c'est ravissant à voir; il ne leur
est pas permis d'aller au pas, ce qui détruirait le plaisir, c'est une
très jolie invention, Dieu en soit loué!

Quand le Roi se fut amusé quelque temps à considérer ce tamasha, on
voulut lui montrer comment on allait traiter les Turkomans, et pour
cela on avait préparé une mine que l'on fit sauter. Seulement, on ne se
donna pas le temps d'attendre que les soldats, aux environs, fussent
avertis de se retirer, de sorte qu'on en tua trois ou quatre; sauf
cet accident, tout alla très bien et on s'amusa beaucoup. Ensuite, on
fit partir trois ballons, ce qui excita de grands applaudissements et
enfin, infanterie, cavalerie, artillerie défilèrent devant le Roi, et
le soir, on reçut l'ordre de se mettre en marche immédiatement, ce que
l'on fit deux jours après.

La première semaine de notre voyage se passa bien. Le régiment
s'avançait en longeant le pied des montagnes, et suivant la direction
du nord-est. Nous devions trouver notre général, notre colonel, le
major, la plus grande partie des capitaines, après deux mois de route,
à Meshhed ou ailleurs. Nous étions tous simples soldats, avec trois ou
quatre sultans, les naybs et nos vékyls. On marchait de bon courage.
Chaque jour, vers deux heures du matin, on se mettait en route, on
arrivait vers midi à un endroit quelconque où il y avait de l'eau,
et on s'installait. La colonne s'avançait par petits groupes, chacun
s'unissant à ses amis, suivant sa convenance. Si l'on était fatigué,
on s'arrêtait en route et on dormait son comptant, puis on rejoignait.
Nous avions avec nous, suivant l'usage de tous les régiments, une
grande file d'ânes portant nos bagages, les provisions de ceux qui en
avaient, et nos fusils, avec nos gibernes, car vous pouvez bien penser
que personne n'était si sot que de s'embarrasser de ses armes pendant
le chemin; à quoi bon? Quelques officiers possédaient à eux seuls dix
ou douze ânes, mais deux soldats de notre compagnie en possédaient une
vingtaine qu'ils avaient achetés à Téhéran au moment du départ et je
m'étais associé à eux, car ils avaient eu là une bonne idée.

Ces vingt ânes étaient chargés de riz et de beurre. Quand on arrivait
au menzil, c'est-à-dire à la station, nous déballions notre riz, notre
beurre, et même du tombéky et nous vendions à un prix assez élevé. Mais
on achetait, et notre spéculation était fort heureuse, car il fallait
bien avoir recours à nous, sans quoi on se fût trouvé dès les premiers
jours dans une grande pénurie. Chacun sait que, dans les grandes
vallées de l'Iran, celles précisément que traversent les routes, il y
a fort peu de villages; les paysans ne sont pas si fous que d'aller
s'établir précisément sur le passage des soldats. Ils n'auraient ni
trêve ni repos et finiraient par mourir de faim, sans compter les
désagréments de toute espèce qui ne manqueraient pas de leur arriver.
Ils se mettent donc, au contraire, loin des routes et de façon à ce
qu'il ne soit pas toujours facile de parvenir jusqu'à eux. Mais les
soldats, non plus, ne sont pas maladroits; en arrivant au menzil, ceux
d'entre nous qui connaissaient le pays, nous renseignaient. Les moins
fatigués de la marche se mettaient en quête; il s'agissait quelquefois
de faire encore trois ou quatre lieues pour aller et autant pour
revenir. Mais l'espoir d'augmenter nos provisions nous soutenait. Il
fallait surprendre un village. Ce n'était pas toujours facile. Ces
paysans, les chiens maudits, ont tant de ruse! Nous avait-on aperçus
de loin, tout le monde, hommes, femmes, enfants s'enfuyait, emportant
avec soi jusqu'au dernier atome de son bien. Alors nous trouvions
les quatre murs de chaque maison, et rien à emporter, et il fallait
nous en revenir à l'étape avec notre surcroît de fatigue pour subir
les mauvaises plaisanteries de nos camarades. Quand nous étions plus
chanceux et que nous mettions la main sur les villageois, par Dieu! le
bâton faisait rage, nous tapions comme des sourds et nous revenions
avec du blé, du riz, des moutons, des poules. Mais ça n'était pas
souvent, il nous arrivait aussi de rencontrer des gens cruels et
hargneux qui, plus nombreux que nous, nous recevaient à coups de fusils
et alors, il fallait prendre la fuite, trop heureux de revenir sans
quelque pire aventure. En ces occasions-là, qui ne possède pas de
bonnes jambes, n'est réellement qu'un pauvre diable!

Il serait injuste de cacher que l'auguste gouvernement nous avait
annoncé que nous serions fort bien nourris pendant toute la campagne.
Mais personne n'y avait cru. Ce sont de ces choses que les augustes
gouvernements disent tous, mais qu'il leur est impossible d'exécuter.
Le général en chef ne va jamais s'amuser à dépenser pour faire bonne
chère aux soldats son argent qu'il peut garder dans sa poche. La vérité
est qu'au bout de quinze jours, n'ayant plus de riz à vendre, mes deux
camarades et moi fermâmes boutique; on n'eût pas trouvé deux malheureux
pains dans tout le régiment, et nous commençâmes à manger les ânes.
Je n'ai jamais vu de paysans plus féroces que ceux du Khorassan.
Ils habitent dans des villages fortifiés; quand un pauvre soldat
s'approche, ils ferment leurs portes, montent sur leurs murailles et
si l'on ne prend la précaution de s'éloigner en toute hâte, on reçoit
une volée de balles qui ne vous manquent pas. Puissent les pères et les
grands-pères de ces horribles assassins brûler éternellement dans le
plus profond de l'enfer et ne jamais trouver de soulagement! Inshallah!
Inshallah! Inshallah!

Nous commençâmes donc à manger les ânes. Les malheureux! j'ai oublié
de vous dire qu'il n'en restait pas beaucoup. N'ayant rien à recevoir
eux-mêmes, ils avaient pris le parti de mourir successivement et leurs
cadavres marquaient notre route. Le peu que nous en gardions avec
infiniment de peine était mal sustenté; nous avions, en arrivant à
chaque station, la peine d'aller chercher de l'herbe pour eux encore
loin dans les montagnes. Ils étaient d'ailleurs épuisés de fatigue.
Je sais bien que nous avions commencé à les décharger assez tôt de
nos fusils et de nos fourniments que nous jetions dans le désert;
mais nous avions tenu le plus longtemps possible à conserver nos
bagages. Bref, il fallut nous mettre nous-mêmes sur le dos, ce que nous
considérions comme le plus précieux. Ce qui était terrible, c'est que
l'eau manquait. Il fallait passer plus de la moitié du jour à faire des
trous dans la terre pour en découvrir un peu. Quand nous étions le plus
favorisés, nous réussissions à mettre au jour une boue saumâtre, qu'on
clarifiait du mieux possible à travers des chiffons. Nous finîmes par
n'avoir plus que de l'herbe à manger, un peu d'herbe. Beaucoup de nos
camarades firent comme nos ânes: ils moururent. Cela ne nous empêchait
pas de chanter; car s'il fallait se désespérer des maux inséparables de
la vie, mieux vaudrait n'être pas au monde, et, d'ailleurs, avec de la
patience, tout s'accommode. La preuve en est que les restes du régiment
parvinrent à gagner Meshhed.

En vérité, nous n'avions pas une grande mine, quand nous entrâmes dans
la ville Sainte. Le major était venu au-devant de nous avec quelques
capitaines et un certain nombre de marchands de toutes sortes de
victuailles. Nous payâmes assez cher ce qu'ils nous donnèrent; nous
avions si faim que nous n'eûmes pas la peine de trop marchander. On
ignore, quand on n'a pas éprouvé de telles traverses, on ignore, ce
que c'est que de contempler tout à coup, de ses deux yeux, une tête
de mouton bouillie qui vous est offerte. Le bon repas que nous fîmes
là nous remit la joie au cœur. Le major nous appela fils de chiens
parce que nous avions perdu nos fusils; mais il nous en fit distribuer
un certain nombre d'autres que l'on emprunta au régiment de Khosrova
pour cette circonstance, et, nous étant cotisés pour lui faire un
petit présent, la bonne harmonie se rétablit entre lui et nous. Il fut
convenu qu'il ferait de notre conduite un rapport favorable au colonel
pour lequel nous préparâmes encore un cadeau qui se montait à une
dizaine de tomans. Ces arrangements pris, notre entrée à Meshhed fut
fixée pour le lendemain.

A l'heure dite, les tambours des autres régiments déjà arrivés dans
la ville vinrent se mettre à notre tête. C'était indispensable, car
nous avions jeté les nôtres aussi bien que nos fusils. Une grande
troupe d'officiers montés sur les chevaux que l'on avait pu trouver, se
plaça derrière les tambours et ensuite nous nous avancions en aussi
bon ordre que possible. Nous pouvions bien être deux à trois cents
environ. Les gens de la ville nous reçurent avec assez d'indifférence,
car depuis un mois on les régalait souvent du spectacle de pareilles
entrées qui n'avaient rien de bien attrayant pour eux. On nous
assigna ensuite un terrain pour y camper; mais, comme le sol en était
marécageux, chacun se dispersa, espérant trouver en ville un abri et de
quoi se pourvoir.

Pour moi, je me dirigeai de suite vers la mosquée des saints Imams. La
dévotion m'y attirait, mais aussi l'idée que je pourrais y attraper une
des portions de soupe que l'on y distribue d'ordinaire aux malheureux;
et, malheureux, j'avais des droits à prétendre l'être. L'univers entier
ne connaît rien de plus beau que la vénérable mosquée de Meshhed. Sa
grande coupole, sa porte somptueuse et magnifique, les clochetons
élégants dont elle est flanquée, le tout revêtu, du haut en bas, de
tuiles émaillées de bleu, de jaune et de noir, et sa superbe cour
avec le vaste bassin destiné aux ablutions, ce spectacle transporte
d'admiration. Du matin au soir des multitudes de pèlerins, venant
de l'Iran, du Turkestan, du fond de l'Inde et des pays lointains du
Roum, apportent à l'Imam Riza (que son nom soit glorifié!) un tribut
incessant de génuflexions, de prières, de dons et d'aumônes. L'espace
sacré est toujours rempli d'une foule bruyante; des bandes de pauvres
viennent recevoir la nourriture que les Moullas leur préparent chaque
jour. Aussi se feraient-ils tuer avec joie pour les privilèges de la
mosquée. Je m'avançai, avec respect et émotion, à travers les groupes,
et comme je demandais discrètement à un des portiers, dont la tête
était couverte d'un vaste et scientifique turban blanc, où je devais
me rendre, pour obtenir ma part de la distribution, ce digne et
respectable turban ou plutôt la tête qui en était chargée me montra
une physionomie surprise, puis joyeuse, et une large bouche, s'ouvrant
au milieu d'une vaste barbe noire, pendant que des yeux de jais
s'illuminaient de joie, se mit à pousser des cris de satisfaction.

--Que les saints Imams soient bénis! C'est toi, c'est toi-même,
Baba-Aga?

--Moi-même! répondis-je en regardant fixement mon interlocuteur, et,
après un moment d'hésitation, l'ayant parfaitement reconnu:

--Vallah! Billah! Tallah! m'écriai-je, c'est toi, cousin Souleyman?

--Moi-même, mon ami, mon parent, lumière de mes yeux! Qu'as-tu fait de
notre Leïla?

--Hélas! lui dis-je, elle est morte!

--Oh! mon Dieu! quel malheur!

--Elle est morte, continuai-je d'un air désolé, car sans cela serais-je
ici? Je suis capitaine dans le 2e régiment du Khamsèh et
bien heureux de te revoir!

Il m'était venu dans l'esprit de dire à Souleyman que Leïla était
morte, parce que je n'aimais pas à lui parler d'elle et que je voulais
passer, le plus vite possible, à un autre sujet de conversation; mais
il ne s'y prêta pas.

--Dieu miséricordieux! s'écria-t-il, morte! Leïla est morte! Et tu
l'as laissée mourir, misérable que tu es! Ne savais-tu donc pas que je
n'aime qu'elle seule au monde et qu'elle n'a jamais aimé que moi!

--Oh! que toi, lui répondis-je avec colère, que toi, c'est un peu hardi
ce que tu me dis là! Pourquoi, dans ce cas, ne l'as-tu pas épousée?

--Parce que je ne possédais absolument rien du tout! Mais, le jour
même de ton mariage, elle m'a juré qu'elle divorcerait d'avec toi,
pour venir me trouver, aussitôt que je pourrais lui donner une maison
convenable! C'est pourquoi je suis parti, je suis venu ici, je suis
devenu un des portiers de la Mosquée, et j'allais lui faire connaître
ma fortune présente, quand voilà que tu m'accables par ce coup
inattendu!

Là-dessus, il se mit à crier et à pleurer, en balançant la tête.
J'avais grande envie de lui asséner un bon coup de poing à travers le
visage, car je n'étais pas content du tout de ce qu'il venait de me
révéler; heureusement, je me rappelai soudain que c'était beaucoup
plus, désormais, l'affaire de Kérym que la mienne et je me bornai à
m'écrier:

--Pauvre Leïla! Elle nous a bien aimés tous les deux! Ah! quel malheur
qu'elle soit morte!

Souleyman, à ce mot, se laissa tomber dans mes bras et me dit:

--Mon ami, mon cousin, nous ne nous consolerons jamais ni l'un ni
l'autre! Viens dans ma maison; je veux que tu sois mon hôte, et,
pendant tout le temps que tu resteras à Meshhed, j'entends que tout ce
que je possède soit à toi!

Je fus profondément attendri par cette marque de bonté de ce cher
Souleyman, que j'avais toujours chéri du fond du cœur, et, le voyant
si affligé comme il l'était, je pris la part la plus sincère à son
chagrin et mêlai mes larmes aux siennes. Nous nous en allâmes à travers
la cour, et, chemin faisant, il me présentait aux Moullas que nous
rencontrions.

--Voilà, leur disait-il, mon cousin Aga-Khan, major du régiment de
Kamsèh, un héros des anciens temps! ni Roustem, ni Afrasyâb ne l'ont
égalé en valeur! Si vous voulez venir prendre une tasse de thé avec
nous, vous honorerez singulièrement ma pauvre maison.

Je passai quinze jours chez Moulla-Souleyman. Ce fut un moment, un
bien court moment de délices. Pendant ce temps on rassemblait les
débris des régiments, dont la plupart n'étaient pas en meilleur état
que le nôtre, ce qui est bien concevable, après un long voyage. On
nous donna, à quelques-uns du moins, des souliers; on nous remit des
fusils, ou, du moins, des instruments qui ressemblaient à des fusils.
J'en parlerai plus tard. Quand nous fûmes à peu près équipés, nous
apprîmes un beau matin, que l'ordre du départ était donné et que le
régiment allait se mettre en route pour Merw. Je ne fus pas trop
content. C'était aller, cette fois, au milieu des hordes turkomanes, et
Dieu sait ce qui pouvait arriver! Je passai une soirée fort triste avec
Moulla-Souleyman; il tâcha de me consoler de son mieux, le brave homme,
et me versa force thé bien sucré; nous bûmes aussi un peu de raky. Il
revint sur l'histoire de Leïla et me fit raconter les circonstances de
la mort de cette pauvre enfant pour la dixième fois, peut-être. J'eus
quelque idée de le détromper, mais puisque j'avais tant fait que de lui
raconter les choses d'une façon, il me parut plus naturel de continuer
et de ne pas le jeter dans de nouvelles perplexités. Le pauvre ami! Il
avait été si bon pour moi, que je me fis un plaisir mélancolique, dans
la disposition où j'étais, de me rappeler de nombreux détails où, cette
fois, je mêlai des souvenirs qui m'avaient échappé jusque-là, et d'où
il résultait que, avant d'expirer, la chère enfant que nous regrettions
tous les deux, s'était souvenue de lui avec beaucoup d'affection. Je
ne peux pas prétendre tout à fait que mes récits fussent mensongers;
car j'avais tant besoin de m'attendrir sur moi et sur les autres qu'il
m'était tout à fait aisé de parler de choses tristes et touchantes, et,
vraiment, je puis affirmer que je le faisais d'abondance de cœur.
Souleyman et moi nous mêlâmes encore nos larmes, et, quand je le
quittai vers le matin, je lui jurai du plus profond de mon cœur de
ne jamais l'oublier, et on voit que j'ai tenu parole. Il m'embrassa,
de son côté, avec une véritable affection. Je rejoignis alors mes
camarades: le régiment se mit en marche, et moi, avec lui, dans les
rangs, à côté de mon vékyl.

Nous étions fort nombreux. Je vis passer de la cavalerie; c'étaient
des hommes des tribus du sud et de l'ouest. Ils avaient assez bonne
mine, meilleure que nous; mais leurs chevaux mal nourris ne valaient
pas grand'chose. Les généraux étaient restés à Meshhed. Il paraît que
c'est absolument nécessaire ainsi; parce que de loin on dirige mieux
que de près. Les colonels avaient imité les généraux, sans doute pour
la même raison. En somme, nous avions peu d'officiers au-dessus du
grade de capitaine, et c'est très à propos, attendu que les officiers
ne sont pas faits pour se battre, mais pour toucher la paye des
soldats. Presque tous les chefs étaient des cavaliers nomades: ceux-là
étaient venus avec nous; mais on sait que ce genre d'hommes est très
peu cultivé, grossier et ne pensant qu'à la bataille. On avait envoyé
l'artillerie en avant.

Nous marchions depuis trois jours. Il pleuvait à verse et il faisait un
temps très froid. Nous marchions avec beaucoup de peine sur un terrain
limoneux, où ceux qui ne glissaient pas s'enfonçaient quelquefois à
mi-jambe; à chaque instant, on avait à franchir de larges coupées
pleines d'eau bourbeuse; ce n'était pas une petite affaire. J'avais
déjà perdu mes souliers et, comme mes compagnons, à force de tomber
dans les bourbiers, de me mettre à l'eau jusqu'à la ceinture et de
grimper à quatre pattes sur des berges abruptes, j'étais couvert de
fange et tellement mouillé que je grelottais. Depuis la veille au soir,
je n'avais rien mangé. Tout à coup, nous entendîmes le canon. Nos
bandes s'arrêtèrent subitement.

Nous entendîmes le canon. Il y eut plusieurs décharges; puis, tout
d'un coup, nous n'entendîmes plus rien. Il y eut un moment de silence;
soudain nous vîmes tomber au milieu de nous un train de canonniers,
fouettant les chevaux à toute outrance et se jetant sur nous. Quelques
hommes furent écrasés, ceux qui purent se rangèrent. Les canons
cahotés, sautant, s'arrêtant, tombèrent les uns dans la boue, les
autres dans l'eau; les canonniers coupèrent les traits des attelages et
s'enfuirent, vite comme le vent. Ce fut un hourvari, un tourbillon, une
mêlée, un éclair: nous n'eûmes pas le temps de comprendre, et presque
aussitôt ceux qui étaient en première ligne aperçurent un nuage de
cavalerie qui se dirigeait rapidement de notre côté. Un cri général
s'éleva:

--Les Turkomans! les Turkomans! faites feu!

Je ne distinguai absolument rien, je vis quelques hommes qui, au lieu
d'abaisser leurs armes, se jetaient à la suite des canonniers. J'allais
faire de même, quand le vékyl, m'arrêtant par le bras, cria dans mon
oreille au milieu du tapage:

--Tiens bon, Aga-Beg! Ceux qui fuient aujourd'hui sont des gens perdus!

Il avait raison, tout à fait raison, le brave vékyl, et mes yeux m'en
portèrent immédiatement le témoignage. Je vis, comme je vous vois,
cette masse de cavalerie dont je viens de parler, se diviser, comme
par enchantement, en des myriades de pelotons, qui courant à travers
la plaine et évitant les obstacles avec l'habileté de gens au fait
du pays, tournaient, enveloppaient, saisissaient les fuyards et les
accablant de coups, prenaient leurs armes et faisaient des centaines de
prisonniers.

--Vous voyez! vous voyez, mes enfants! s'écria de nouveau le vékyl,
voilà le sort qui vous attend, qui nous attend, si nous ne savons pas
nous tenir ensemble! Allons! Courage! Ferme! Feu!

Nous étions là une cinquantaine à peu près. Le spectacle effrayant
étalé sous nos regards donna une telle force aux exhortations du
sergent, que, lorsqu'un gros de ces pillards maudits s'avança vers
nous, notre troupe se pelotonna rapidement et nous fîmes feu en effet,
et nous rechargeâmes, et nous fîmes feu une seconde fois, et une
troisième fois, et une quatrième fois. Par les saints Imams! nous vîmes
tomber quelques-uns de ces hérétiques, de ces chiens maudits, de ces
partisans d'Aboubeckr, d'Omar et d'Osman; puissent ces monstres brûler
éternellement dans l'enfer! nous les vîmes tomber, vous dis-je, et cela
nous donna un tel entrain que, sur le commandement du vékyl et sans
nous disjoindre, nous partîmes d'un mouvement en avant, pour aller
chercher cet ennemi qui s'était arrêté et ne venait pas à nous. Après
un moment d'hésitation, il recula et s'enfuit. Pendant ce temps, les
autres bandes turkomanes continuaient à donner la chasse aux fuyards, à
les ramasser, à en tuer quelques-uns, à battre les autres, à emmener ce
qui pouvait marcher. Nous poussâmes des cris de triomphe: Allah! Allah!
ya Aly! ya Hassan! ya Houssein! Nous étions au comble de la joie; nous
étions délivrés et nous n'avions pour de rien.

Au fond, nous étions parfaitement heureux. Sur cinquante environ que
nous étions, nous avions éprouvé que trente de nos fusils étaient
en état de servir. Le mien, je ne dis pas; d'abord, il n'avait pas
de chien et, ensuite, le canon était fendu. Mais c'était pourtant
une bonne arme, comme je l'éprouvai par la suite; j'avais attaché la
baïonnette, qui n'avait pas de douille, avec une forte corde; cette
baïonnette tenait à merveille et je n'attendais qu'une occasion de m'en
servir.

Je vous dirai que notre exemple avait été suivi. Nous aperçûmes, à
une petite distance, trois ou quatre groupes de soldats faisant feu,
et les Turkomans n'osaient approcher. En outre, une troupe de trois à
quatre cents cavaliers, à peu près, avait chargé lestement l'ennemi,
et lui avait repris des prisonniers et un canon. Malheureusement on
ne savait ce que les canonniers étaient devenus, ni leurs caissons.
Nous jetâmes la pièce dans un fossé. Pendant une heure, nous aperçûmes
les Turkomans, qui, au loin, continuaient à prendre des hommes; puis
ils disparurent à l'horizon avec leurs captifs. Alors, nos différents
groupes se rapprochèrent, nous vîmes qu'en tout nous pouvions être à
peu près au nombre de 7 à 800. Ce n'était pas beaucoup sur 6 à 7.000
qui étaient sortis de Meshhed. Mais, enfin, c'était quelque chose, et
quand nous nous retrouvâmes, considérant quels lions terribles nous
étions, nous ne doutâmes pas un instant d'être en état de regagner un
terrain où les Turkomans ne seraient pas en état de nous prendre. Nous
étions si contents que rien ne; nous semblait difficile.

Notre chef se trouva être le Youz-Bashy des cavaliers. C'était un
Kurde, appelé Rézy-Khan, grand, bel homme, avec une barbe courte, des
yeux de feu et magnifiquement équipé. Il était tellement joyeux que
son bonheur semblait exalter son cheval même, et l'homme et la bête
lançaient des flammes par tous leurs mouvements. Il y avait aussi un
certain Abdoul-rahym des Bakhtyarys, un grand gaillard avec des épaules
d'éléphant. Il nous criait:

--Mes enfants! mes enfants! Vous êtes de vrais Roustems, et des
Iskenders! Nous exterminerons cette canaille turkomane jusqu'au dernier
homme!

Nous étions ravis. On se mit à chanter. L'infanterie avait deux chefs:
un lieutenant que je ne connais pas et notre vékyl. Le brave homme
s'écria:

--Maintenant, il faut des vivres et de la poudre!

On s'aperçut qu'on mourait de faim. Il y avait pourtant du remède.
Nous nous mîmes tous à arracher des herbes dans la plaine. Une partie
fut réservée pour les chevaux. Avec le reste, on résolut de faire la
soupe. Mais la pluie continuait à tomber à flots, et il était d'autant
plus difficile d'allumer du feu, qu'il n'y avait pas de bois. On aurait
pu en faire avec de l'herbe sèche. De l'herbe desséchée, on en avait
tant qu'on voulait; seulement elle était gonflée d'eau. On prit donc
son parti de manger l'herbe comme elle était. Ça n'était pas bon, mais
l'estomac était rempli et ne criait plus. Pour la poudre, la question
restait difficile. En partant de Meshhed, on ne nous en avait guère
donné. Les généraux l'avaient vendue. Quand il fallut s'en procurer,
cette fois, ce fut laborieux. Sur les morts on ramassa quelques
cartouches. Nous avions environ trois cents fusils en état de partir,
et tout compte fait, pour chaque fusil on eut trois charges. Rézy-Khan
recommanda bien à chacun de ne pas tirer avant qu'il en donnât l'ordre.
Mais on était si content que quelques-uns brûlèrent leurs charges le
soir même pour célébrer la victoire: du reste, il importait peu; nous
avions de bonnes baïonnettes.

Par un hasard très favorable, on découvrit aux environs une sorte de
camp retranché, construction des anciens païens, avec quatre remparts
de pierre et au milieu une sorte de mare. Nous allâmes nous renfermer
là pour y passer la nuit; nous fîmes bien; car, à l'aube, les Turkomans
revinrent, et comme ils étaient plus nombreux que nous, s'ils nous
avaient attaqués de nouveau en rase campagne, nous aurions pu avoir
assez de peine.

Derrière nos murs, nous fîmes feu sur les ennemis et nous en tuâmes
quelques-uns. Enragés, ils mirent pied à terre et montèrent comme des
fourmis sur nos pierres accumulées; alors nous tombâmes dessus à la
baïonnette, et Rézy-Khan à notre tête; nous les maltraitâmes tellement
que, après dix minutes d'efforts, ils lâchèrent pied et s'enfuirent.
Malheureusement Rézy-Khan et le grand Bakhtyary qui combattaient comme
des tigres furent tués l'un et l'autre. Moi, je reçus au bras un coup
de couteau; mais, Dieu est grand! ce fut une égratignure.

Voyez, néanmoins, quels scélérats sont ces Turkomans! Ils s'enfuirent,
mais pas bien loin. Ils revinrent presque tout de suite et commencèrent
à cavalcader autour de nos murailles. Ils avaient, à ce qu'il paraît,
remarqué que nous n'avions pas tiré beaucoup. Ils s'aperçurent
aisément que nous ne tirions plus du tout. La raison en était bonne:
de poudre, il n'en restait rien! Pas un grain, pas un atome! Dieu sait
parfaitement ce qu'il fait!

Nos ennemis voulurent alors essayer d'un nouvel assaut et une partie
d'entre eux se transforma encore une fois en infanterie. Les voilà qui
se mettent à grimper sur le talus du fort comme des fourmis! Le vékyl
à notre tête, nous sortîmes; nous les bousculons encore, nous en tuons
une douzaine, ils s'enfuient, la cavalerie nous charge, nous n'avons
que le temps de rentrer dans notre trou, et nous voyons, de loin, la
tête du vékyl au bout d'une lance courir au milieu des Turkomans.

Ah! Je ne dois pas oublier de vous dire que nous avions eu grand froid
la nuit. Pas un fil n'était sec sur nos pauvres corps. La pluie tombait
toujours. Un peu d'herbe mouillée dans nos estomacs nous soutenait mal.
Pour moi je souffrais beaucoup, et il nous était mort une soixantaine
d'hommes, sans qu'on puisse s'expliquer pourquoi ni comment. Dieu très
haut et miséricordieux l'avait voulu ainsi!

La nuit fut encore très mauvaise; nous n'avions que la ressource de
nous serrer les uns contre les autres pour essayer de nous rappeler
un peu ce que c'était que la chaleur. Pourtant vers le matin, le ciel
s'éclaircit. Il faisait froid. Nous nous attendions à être attaqués. Le
lieutenant se trouva mort.

Vers midi seulement les Turkomans parurent, mais ils restèrent assez
loin; le soir ils s'enhardirent et vinrent à portée de mousquet,
tourner autour du retranchement. Puis ils se retirèrent.

La nuit nous emporta encore du monde. En définitive, nous n'étions plus
que quatre cents, et personne ne nous commandait. Mais nous savions ce
qu'il fallait faire, et, en cas d'attaque, nous serions encore tombés à
la baïonnette sur les impies. Pourtant nous étions très affaiblis tous.

C'était à peu près vers l'heure de la prière de l'asr et le soleil
penchait vers l'horizon, quand au loin, nous vîmes arriver les bandes
turkomanes, en plus grand nombre que les jours précédents. Chacun se
leva comme il put et prit son fusil. Mais à notre grand étonnement,
toute cette multitude s'arrêta à une longue distance de nous, et
quatre ou cinq cavaliers, seulement, se détachant du gros de leurs
camarades, s'avancèrent vers nous, en nous faisant des signes d'amitié
et indiquant de leur mieux qu'ils désiraient nous parler.

Plusieurs des nôtres étaient d'avis de sortir brusquement et d'aller
leur couper la tête; mais à quoi bon? C'est ce que je fis remarquer,
ainsi que d'autres camarades, et, après une courte discussion, tout le
monde se rangea à mon avis. Nous allâmes donc au-devant de ces fils de
chiens, et, leur ayant fait de profonds saluts, nous les introduisîmes
dans notre enceinte. Chacun s'assit par terre, de manière à former un
cercle autour des nouveaux venus, que nous fîmes prendre place sur des
couvertures de chevaux.

Vallah! Billah! Tallah! Il y avait une grande différence entre eux
et nous! Nous, nous avions l'air de fantômes roulés dans la boue et
ruisselant de misère; eux, ils portaient de bons habits avec des
fourrures, des armes brillantes et des bonnets magnifiques. Quand ils
eurent pris place, ayant été chargé de porter la parole, je dis à ces
maudits:

--Que le salut soit avec vous!

--Et sur vous le salut! répondirent-ils.

--Nous espérons, repris-je, que les santés de Vos Excellences ne
laissent rien à désirer, et puissent tous vos cœurs être comblés
dans ce monde et dans l'autre!

--Les bontés de Vos Excellences sont infinies, répliqua le plus âgé des
Turkomans. C'était un grand vieillard avec un nez aplati, un visage
rond comme une pastèque, des poils de barbe par-ci par-là et des yeux
en croissant de lune retournée.

--Quels ordres veulent nous transmettre Vos Excellences? poursuivis-je.

--C'est nous, dit le vieux Turkoman, qui venons présenter une requête
à Vos Altesses. Vous savez que nous sommes de malheureux pères de
famille, de pauvres laboureurs, esclaves du Roi des Rois et serviteurs
de l'Iran Bien Gardé! Depuis des siècles, nous nous efforçons par
tous les moyens qui sont en notre pouvoir de prouver à l'auguste
Gouvernement l'excès de notre affection. Malheureusement, nous sommes
très pauvres: nos femmes et nos enfants crient la faim; les champs
que nous cultivons ne rapportent pas assez pour les nourrir, et, si
nous n'avions pas quelques occasions de réussir dans un petit commerce
d'esclaves, ce qui ne fait de mal à personne, il nous faudrait expirer
de misère nous et les nôtres. Pourquoi nous persécuter?

--Tout ce que vient de nous exposer Votre Excellence est de la plus
exacte vérité, repartis-je. Pour nous, nous sommes de très humbles
soldats; si on nous a envoyés ici, nous ne savons pas pourquoi, et,
maintenant, déjà comblés de Vos Excellences, nous osons vous prier de
nous permettre de retourner à la sainte ville de Meshhed d'où nous
sommes venus.

Le Turkoman s'inclina de la manière la plus aimable et me répondit:

--Plût au ciel que cela fût possible! Mes compagnons et moi sommes
tout prêts à vous offrir nos chevaux et à vous prier d'accepter
mille marques de notre amitié. Mais jugez vous-mêmes de notre triste
position. L'auguste Gouvernement nous a attaqués sans motifs, nous
qui ne faisions de mal à personne, et en outre les vivres sont rares.
Vous n'avez rien à manger; nous, nous n'avons guère mangé depuis
une semaine. Venez avec nous. Vous serez bien traités. Nous ne vous
vendrons ni à Bokhara ni à Khiva. Nous vous garderons chez nous, et,
si vos amis veulent vous racheter, nous serons tout prêts à accepter
les rançons les plus raisonnables. Cela ne vaut-il pas mieux d'attendre
patiemment votre délivrance sous nos tentes, auprès d'un bon feu, que
de risquer d'aller mourir de misère sur la route?

Le vieux Turkoman avait la mine d'un brave homme. Ses camarades se
mirent à nous parler de pain frais, de lait caillé et de mouton rôti.
Il y eut une grande émotion parmi nous. Subitement, chacun jeta son
fusil, et les ambassadeurs s'étant levés, on les suivit de plein gré.

Quand nous arrivâmes avec eux auprès des cavaliers, nous fûmes
parfaitement accueillis; on nous plaça au milieu de la bande, et,
tandis que nous marchions, nous causions avec nos maîtres qui nous
parurent de braves gens; de temps en temps, à la vérité, quelqu'un
de nous recevait un bon coup de fouet, mais c'était parce qu'il ne
marchait pas assez vite: du reste, tout se passa très bien sauf
que, pour des gens aussi fatigués que nous l'étions, ce fut un peu
dur d'avoir à faire un trajet de huit heures, à travers les terres
épaisses, avant d'avoir atteint le campement vers lequel on nous menait.

Les femmes et les enfants étaient venus à notre rencontre. Ce fut le
moment le plus difficile à passer. Il paraît que, dans cette foule,
il y avait des veuves de quelques jours, dont nous avions tué les
maris et des mères qui étaient fâchées de ce que nous avions fait à
leurs fils. Les femmes sont méchantes dans tous les pays du monde;
celles-là étaient atroces. Le moins qu'elles auraient voulu nous faire
eût été de nous déchirer avec leurs ongles, si on les eût laissées
libres. Les enfants ne demandaient pas mieux que de nous traiter aussi
mal, et, pour débuter, ils nous accueillirent par des hurlements et
une volée de pierres. Par bonheur, les hommes ne se montrèrent pas du
tout disposés à nous laisser abîmer et moitié grondant, moitié riant,
donnant aussi çà et là quelques horions à ces furies, ils réussirent à
nous introduire dans le camp et à mettre nos ennemies et leurs petits
auxiliaires, sinon hors d'état de nous injurier, ce qui ne nous causait
aucun mal, du moins hors de portée de nous mettre en sang. Quand nous
fûmes tous rassemblés sur la place, on nous compta, et on nous avertit
que ceux qui chercheraient à s'enfuir seraient tués aussitôt. Après
cette déclaration, on nous distribua entre les cavaliers qui nous
avaient pris, et dont nous devînmes les esclaves. Tel acquit ainsi dix
prisonniers, tel autre cinq et celui-ci deux. Pour moi, je fus adjugé à
un garçon encore très jeune, qui m'emmena aussitôt chez lui.

Mon maître n'était pas pauvre; je m'en aperçus en entrant sous sa
tente. Cette tente était de l'espèce de celles que l'on nomme alatjyk,
faite avec des cloisons et des murs d'osier tressé, recouverts de
feutres épais; le plancher était en bois avec des tapis; il y avait
trois ou quatre coffres peints de toutes sortes de couleurs, un grand
lit avec des coussins, et, au milieu de la tente, un poêle, d'où
s'exhalait une agréable chaleur. Dans cette charmante habitation,
j'aperçus une jeune femme; elle allaitait un nourrisson. Je la saluai
avec respect, c'était certainement ma maîtresse, mais elle ne leva pas
les yeux sur moi, et à peine regarda-t-elle son mari. Je vous dirai de
suite ce que c'est que les femmes turkomanes. Rien de bien intéressant.

Elles sont laides à faire fuir le diable; témoin la jeune dame de la
tente où j'étais amené, et que j'appris ensuite être une des beautés du
pays. Je ne m'en serais guère douté au premier abord. Elle ressemblait
à un portefaix de Tébryz. Elle avait des épaules larges et plates, une
grosse tête, des petits yeux, des pommettes saillantes, une bouche
comme un four de boulanger, le front plat, et sur la poitrine, deux
montagnes. J'en ai vu de pires encore. Ces femmes sont stupides,
méchantes, brutales et ne savent que travailler, mais aussi on les fait
travailler comme des mules, et on a raison.

Le maître dit à la dame:

--Mets l'enfant de côté et sers-moi à souper,

La dame obéit tout de suite. Elle commença à remuer des plats et des
assiettes, et elle me fit signe de la suivre hors de la tente; j'obéis
immédiatement, ayant conçu l'idée de l'attendrir par mon zèle. Elle
me conduisit dans une espèce de cabane qui servait de cuisine, où
bouillait je ne sais quoi dans une marmite. Elle me fit un signe, que
je ne compris pas bien; sans me rien expliquer, elle prit un bâton et
m'en déchargea un coup sur la tête.

--Voilà, pensai-je, une manière de monstre qui ne me rendra pas la vie
facile.

Je me trompais. C'était une brave femme. Elle me battait souvent, elle
était ponctuelle, voulait que tout se fît à sa manière; mais elle me
nourrissait bien, et, quand elle se fut un peu habituée à moi, elle
me parla davantage, et je réussis plus d'une fois à la tromper, sans
qu'elle s'en soit jamais aperçue. Quand elle était de bonne humeur,
elle me disait en riant aux éclats:

--N'est-ce pas que vous autres gens de l'Iran, vous êtes plus bêtes que
nos chevaux?

--Oui, maîtresse, répondais-je avec humilité, c'est bien vrai. Dieu l'a
voulu ainsi!

--Les Turkomans, continuait-elle, vous pillent, vous volent, vous
emportent vous-mêmes, et vous vendent à qui ils veulent, et vous ne
savez pas trouver un moyen de les en empêcher.

--C'est vrai, maîtresse, répliquais-je encore; mais c'est que les
Turkomans sont des gens d'esprit, et nous nous sommes des ânes.

Alors elle recommençait à rire aux éclats et ne s'apercevait jamais que
son lait et son beurre diminuaient à mon profit. J'ai toujours remarqué
que les gens les plus forts sont toujours les moins intelligents. Ainsi
voyez les Européens! On les trompe tant que l'on veut, et, partout où
ils vont, ils s'imaginent qu'ils sont supérieurs à nous, parce qu'ils
sont les maîtres; ils ne savent pas et ne sauront jamais apprécier
cette vérité que l'esprit est bien au-dessus de la matière. Les
Turkomans se montrent exactement pareils. Ce sont des brutes comme eux.

Je fus employé par mes propriétaires à fendre du bois, à porter de
l'eau, à conduire les moutons à la pâture. Quand je n'avais pas
d'ouvrage, j'allais me promener à la campagne. Je m'étais fait
quelques amis, et je chantais des chansons. Je savais aussi fabriquer
des pièges pour prendre les souris et j'appris à quelques femmes à
confectionner des plats persans que les hommes trouvaient admirables.
On me récompensait, en me donnant du thé beurré et des galettes. Il
y avait aussi assez souvent des noces et j'y dansais, ce qui faisait
rire beaucoup toute l'assistance, qui, d'ailleurs, était de très bonne
humeur, et on peut bien comprendre pourquoi. Notre camp, les camps
voisins et toute la nation étaient dans un état d'exaltation à cause de
la victoire. Les prisonniers regorgeaient et on s'attendait à gagner
gros avec eux. Ensuite, le premier mouvement d'humeur passé, toutes les
veuves avaient été enchantées de leur situation, et il ne se pouvait
pas qu'il en fût autrement, car une jeune fille turkomane ne vaut pas
cinq tomans en or, et il faut des circonstances particulières pour
qu'on aille en chercher une, quand on veut se marier. Au contraire, une
veuve a beaucoup de valeur, et elle est souvent estimée très haut. Cela
dépend de l'expérience qu'elle a acquise pour la conduite d'un ménage,
de sa réputation d'économie et de l'habitude qu'elle a de diriger
tout autour d'elle. Et, en outre, on sait précisément si elle peut ou
non donner des enfants à son mari. Quant à l'amour, vous pouvez bien
penser que, avec la figure de ces dames-là, il n'en est pas question,
personne n'y songe, ni ne comprend ce que ça peut être. J'essayai une
fois de raconter à ma maîtresse la passion si touchante et si belle que
Medjnoun éprouvait pour Leïla et qui me rappelait ma Leïla à moi-même,
et me jetait dans des transports de douleur. Ma maîtresse me battit
outrageusement pour avoir osé l'ennuyer de pareilles sottises. Elle
était encore bien jeune; mais elle avait déjà eu deux maris avant celui
qu'elle tenait pour le moment, et trois enfants par-dessus le marché.
Aussi jouissait-elle d'une immense considération, et c'était un honneur
pour moi, auquel j'étais sensible, que d'appartenir à une pareille
dame.

Il y avait environ trois mois que je vivais là assez paisiblement, et
je commençais à m'habituer à mon sort (en vérité, et comme je l'ai dit,
il n'était pas très dur), quand un matin, me promenant désœuvré dans
le camp, je fus abordé par deux autres esclaves persans comme moi,
soldats du régiment de Goum, qui me dirent savoir d'une façon certaine,
et qui me jurèrent sur leurs têtes, que nous allions être délivrés dans
la journée et renvoyés à Meshhed.

On avait déjà fait courir ce bruit si souvent, et si souvent il s'était
trouvé faux, que je me mis à rire et conseillai à mes camarades de ne
pas trop croire à ce qu'on leur avait annoncé et de continuer à faire
provision de patience. Cependant, en les quittant, je me trouvais,
comme chaque fois que j'entendais de pareilles nouvelles, assez troublé
et ému. Je sais bien qu'il se passe assez de vilaines choses dans
l'Iran, et qu'on y trouve bien du mal; pourtant, c'est l'Iran, et c'est
le meilleur, le plus saint pays de la terre. Nulle part au monde on
n'éprouve autant de plaisir ni autant de joie. Quand on y a vécu, on
y veut retourner; et quand on y est, on y veut mourir. Je ne croyais
pas du tout à ce que mes deux camarades m'avaient dit, pourtant le
cœur me battait et je me sentais triste, et si triste que, au lieu
de continuer à me promener, je retournai chez mon maître.

Il venait précisément de descendre de cheval et je le vis qui causait
avec sa femme. En m'apercevant, il m'appela.

--Aga, me dit-il, tu n'es plus mon esclave, on t'a racheté; tu es mon
hôte, et tu vas partir pour Meshhed.

Je fus tellement saisi en entendant ces paroles, que je me crus sur le
point d'étouffer, et il me sembla voir la tente tourner autour de moi.

--Est-ce vrai? m'écriai-je.

--Que ces Iraniens sont bêtes! dit la femme en riant; qu'est-ce qu'il y
a là d'extraordinaire? Ton Gouvernement a racheté ses soldats au prix
de dix tomans par tête. On aurait pu les lui vendre moins bon marché,
mais puisque cette sottise est faite et que nous avons touché notre
argent, va-t'en chez toi et ne fais pas le sot.

A peine entendis-je ce que disait cette créature. Il me passa comme
une vision devant les yeux. Je vis, oui, je vis la jolie vallée du
Khamsèh où je suis né; j'aperçus distinctement le ruisseau, les saules,
l'herbe touffue, les fleurs, l'arbre au pied duquel j'avais enfoui
mon argent, ma belle, mon adorée Leïla dans mes bras, mes chasses,
mes gazelles, mes tigres, mon cher Kérym, mon excellent Souleyman,
mon bien brave Abdoullah, tous mes cousins, le bazar de Téhéran, la
boutique de l'épicier et celle du rôtisseur, les figures des gens que
je connaissais; oui, oui, oui, ma vie entière m'apparut à cette minute,
et une voix criait en moi: Tu vas la recommencer! Je me sentis ivre de
bonheur! J'aurais voulu chanter, danser, pleurer, embrasser tous ceux
qui se montraient à mon esprit, en ce moment de félicité suprême, et je
me mis à pousser des cris d'angoisse.

--Imbécile! me dit la femme, tu as bu du raky hier soir, et peut-être
encore ce matin. Si je t'y reprends jamais!...

Le mari se mit à rire.

--Tu ne l'y reprendras jamais, car il part aujourd'hui même, et, à
dater de ce moment, je te le répète, Aga, tu es libre!

J'étais libre! Je me précipitai hors de la tente, et je me dirigeai
en courant vers la grande place au milieu du camp. De toutes les
habitations sortaient mes pauvres camarades, aussi exaltés que moi.
Nous nous embrassions, nous ne manquions pas de remercier Dieu et les
Imams; nous criions de tout notre cœur: Iran! cher Iran! Lumière de
mes yeux! Et, alors, j'appris peu à peu comment il se faisait que nous
sortions tout à coup des ténèbres, pour entrer dans une si belle clarté.

Il paraît que depuis la perte de notre armée et le commencement de
notre captivité, il s'était passé bien des choses. Le Roi des Rois,
en apprenant ce qui s'était passé, était entré dans une grande colère
contre ses généraux, et les accusait d'avoir laissé ses pauvres soldats
s'en aller tout seuls contre l'ennemi sans les accompagner; il les
avait accusés aussi d'avoir vendu les vivres, la poudre, les armes et
les vêtements qui leur étaient destinés, et, enfin, il avait déclaré sa
ferme résolution de faire couper le cou à tous les coupables.

Il aurait peut-être bien agi en exécutant cette menace. Mais, après
tout, à quoi bon? Après ces généraux-là, il y en aurait eu de tout
pareils: c'est le train du monde. Rien n'est à y changer. De sorte que
Sa Majesté se conduisit beaucoup plus sagement, en calmant sa colère.
Il arriva seulement que les Ministres et les Colonnes de l'Empire
reçurent force cadeaux de la part des accusés; on révoqua un ou deux de
ceux-ci pour quelques mois; le Roi eut des présents magnifiques, et il
fut résolu que les chefs rachèteraient tous les soldats captifs chez
les Turkomans, et les rachèteraient à leurs frais, puisqu'ils étaient
cause du malheur arrivé à ces pauvres diables.

La question étant ainsi réglée, les généraux avaient naturellement pris
à partie les colonels et les majors, qui avaient fait absolument comme
eux. Ils les menacèrent de les mettre sous le bâton, de les destituer
et même de leur couper la tête, et firent si bien qu'à la fin on
s'entendit encore de ce côté-là. Les colonels et les majors donnèrent
des cadeaux à leurs supérieurs, et ceux-ci rentrèrent un peu dans
les dépenses que le soin de leur sûreté venait de leur faire faire à
Téhéran.

Cependant ils avaient envoyé des émissaires parmi les tribus
turkomanes, pour traiter du rachat des captifs. On avait eu quelque
difficulté à s'entendre. Pourtant on était tombé d'accord, et voilà
comment et pourquoi, après avoir passé dans une agitation incroyable,
dans une sorte d'extase de bonheur, et après avoir pris congé de nos
anciens maîtres et de nos anciens amis turkomans, nous nous mîmes en
route pour Meshhed, marchant, je vous en réponds, comme l'oiseau qui va
s'envoler.

Le temps était superbe; la nuit, les étoiles brillaient aux cieux comme
des diamants; le jour, un beau soleil éclatant couvrait le ciel et la
terre de paillettes d'or, qui tombaient à flots de son cercle enflammé.
L'univers entier nous riait, à nous autres pauvres malheureux soldats,
oui, les plus malheureux, les plus abandonnés, les plus maltraités
des êtres, qui sortions d'un excès de mal, pour retomber au moins
dans l'espérance, et nous marchions allègrement, et nous chantions
à pleins gosiers, et ainsi nous arrivâmes à deux heures de Meshhed.
Nous voyions clairement devant nous venir, sur le ciel bleu, et les
coupoles, et les minarets, et les murs émaillés de la mosquée sainte,
et les innombrables files des maisons de la ville; et, comme nous
pensions à ce que nous allions trouver tout à l'heure de bon pour nous
dans le sein de cette apparition céleste, nous nous trouvâmes tout à
coup arrêtés par deux régiments rangés en travers du chemin et devant
lesquels se tenait une troupe d'officiers. Nous nous arrêtâmes et fîmes
de profonds saluts.

Un moulla sortit du groupe des officiers et s'avança vers notre troupe.
Quand il fut à portée de la voix, il éleva les deux mains en l'air et
nous adressa le discours suivant:

--Mes enfants! gloire à Dieu, le Seigneur des mondes, puissant et
miséricordieux, qui a retiré le prophète Younès du ventre de la baleine
et vous des mains des féroces Turkomans!

--Amen! s'écria toute notre troupe.

--Il faut l'en remercier, en entrant humblement dans Meshhed,
humblement, vous dis-je, et comme il convient à des malheureux
prisonniers!

--Nous sommes prêts! nous sommes prêts!

---Vous allez donc tous, mes enfants, comme des hommes pieux et des
musulmans fidèles, mettre à vos mains des chaînes, et la population
entière, attendrie par cette preuve de vos malheurs, vous comblera de
ses bénédictions et de ses aumônes.

Nous trouvâmes cette idée excellente et nous en fûmes charmés. Alors,
des soldats sortis des rangs des deux régiments s'approchèrent. Ils
nous mirent au cou des carcans de fer et aux mains des menottes, et
on forma ainsi de nous des bandes de huit à dix enchaînés. Cela nous
faisait rire beaucoup et nous nous trouvions très bien ainsi, quoique
le poids de métal fût un peu accablant; mais il ne s'agissait que de le
porter pendant quelques heures et c'était une vétille.

Quand notre toilette fut terminée, les tambours, la musique, les
officiers et un régiment partirent en tête; nous venions ensuite dans
notre équipage lamentable, mais fort contents, et sur nos talons
marchait l'autre régiment. Bientôt nous aperçûmes la foule des
Meshhedys venant à notre rencontre. Nous la saluâmes, et nous eûmes le
plaisir de nous entendre couvrir de bénédictions. Cependant le tambour
roulait, la musique jouait et quelques pièces de canon firent des
salves en notre honneur.

Une fois dans la ville, on nous sépara; les uns prirent une rue, les
autres une autre, et des soldats nous escortaient. Pour moi, avec
les sept camarades enchaînés du même train, les menottes aux poings,
le carcan au cou, on nous mena dans un corps de garde et il nous
fut permis de nous asseoir sur la plate-forme. Là, le sergent qui
commandait notre escorte nous engagea à solliciter la charité des
passants. Cette idée était excellente; nous la mîmes à l'instant à
exécution avec un succès merveilleux. Les hommes, les femmes, les
enfants nous apportaient à l'envi du riz, de la viande et même des
friandises; on nous donnait peu d'argent. Je crois que les braves gens
qui venaient à notre aide n'en avaient pas beaucoup pour eux-mêmes.

Le soir, un officier arriva. Nous le priâmes de nous faire détacher et
de nous laisser vaquer chacun à nos affaires. Pour moi, je ne songeais
qu'à aller passer une bonne nuit, dont j'avais grand besoin, chez mon
ami et parent, Moulla Souleyman. L'officier nous dit:

--Mes enfants, il faut être raisonnables. Vous autres, vous avez été
délivrés par la générosité incomparable et surhumaine de mon oncle,
le général Aly-Khan. Il a donné pour chacun de vous, à vos maîtres,
dix tomans. Serait-il juste qu'il perdît une si forte somme? Non! ce
ne serait pas juste, vous en conviendrez. D'autre part, s'il vous
laissait aller, bien que vous soyez tous très honnêtes et incapables de
renier vos dettes, le malheur veut que vous n'ayez aucune ressource. De
pauvres soldats, où trouveraient-ils de l'argent? Dans cette pensée,
mon oncle, la bonté même, va vous en faire trouver. En vous laissant
la chaîne au cou jusqu'à ce que vous ayez réuni chacun quinze tomans
que vous lui remettrez fidèlement, il vous procure le moyen de toucher
le cœur des musulmans et d'exercer la charité publique. Ne vous
désolez pas. Racontez vos malheurs, continuez à solliciter ceux qui
vous approchent. Appelez-les tous, ces braves gens qui passent là! Ils
viendront! Vous voyez qu'ils vous nourrissent très bien. Peu à peu la
pitié les touchera davantage, et leurs bourses s'ouvriront. Je ne vous
trompe pas. Dans quelques jours, quand vous n'aurez plus d'espoir de
rien recueillir ici, on vous fera partir. Vous retournerez ainsi à
Téhéran; de là, vous irez à Ispahan, à Shyraz, à Kermanshah, par toutes
les villes de l'Iran Bien Gardé, et vous finirez par payer cette dette.

L'officier se tut, mais nous nous mîmes en colère; le désespoir nous
prit, nous commençâmes à l'appeler fils de chien, et nous étions en
bonne voie de ne pas épargner davantage ni son oncle, ni les femmes,
ni la mère, ni les filles de son oncle (il n'en avait peut-être pas),
quand, sur un signe de notre bourreau, nos gardiens nous tombèrent
dessus, on nous battit, on nous jeta par terre, on nous foula aux
pieds. J'eus presque une côte enfoncée, et ma tête fut toute enflée
de deux grosses bosses. Alors, il fallut se rendre sage. Chacun se
soumit, et après avoir, pour ma part, pleuré dans un coin une bonne
demi-heure, je me résignai et commençai, d'une voix lamentable, à
solliciter de nouveau les aumônes des passants.

Il ne manquait pas de gens charitables, et tout le monde sait que,
grâces soient rendues au Dieu tout-puissant! il y a dans l'Islam grande
bonne volonté à venir en aide aux malheureux. Les femmes, surtout, se
pressaient en grand nombre autour de nous; elles nous regardaient,
elles pleuraient; elles nous demandaient le récit de nos malheurs.
Ils étaient grands, et, comme on le peut croire, nous ne cherchions
pas à les diminuer; au contraire, nous ne manquions jamais d'ajouter
à nos récits que nos femmes, nos cinq, six, sept, huit petits enfants
en bas âge nous attendaient à la maison et mouraient de faim. Nous
recueillions ainsi force menue monnaie et quelquefois des pièces
d'argent. D'ailleurs, certains d'entre nous étaient plus chanceux que
les autres.

On sait que nos régiments sont recrutés parmi les pauvres, qui,
n'ayant ni amis, ni protecteurs, ne peuvent se soustraire à la vie
militaire. Quand on veut des soldats, on ramasse dans les rues et dans
les cabarets des villes, et dans les maisons des villages, ce qui ne
peut pas se faire réclamer. Ainsi, nous étions là, à notre chaîne, des
hommes faits, des enfants de quinze ans et des vieillards de soixante
et dix, parce que, quand on est soldat, c'est pour toute sa vie, à
moins qu'on ne trouve moyen de se faire exempter ou de s'enfuir.

Ceux qui parmi nous recevaient le plus d'aumônes, c'étaient les plus
jeunes. Il y en avait un, joli garçon de seize ans, né à Zendjân, qui
fut délivré au bout de quinze jours tant on le comblait de toutes
parts. Il est vrai qu'il avait la figure d'un ange. Pour moi, je
réussis à faire prévenir Moulla Souleyman de mon triste sort. Le brave
homme accourut, se jeta à mon cou, et, au nom de notre chère Leïla, il
me donna un toman. C'était beaucoup. Je le remerciai fort. Peut-être en
aurais-je obtenu davantage; mais, le lendemain, on nous fit partir de
Meshhed pour nous diriger sur Téhéran.

Mes camarades et moi, nous fîmes une chanson qui racontait nos
malheurs, et nous en régalions les paysans le long de la route. Cela
nous valait toujours quelque peu. D'ailleurs, la charité des Musulmans
nourrissait les pauvres captifs mieux qu'elle ne l'avait fait jadis
pour les soldats du Roi, et nos gardiens en profitaient comme nous.
Seulement, il fallait que chacun de nous prit bien garde à ses petites
recettes, car soit nous-mêmes, soit nos soldats, nous ne pensions
naturellement qu'à nous emparer de ce qui n'était pas à nous. Pour moi,
je tenais mon argent serré dans un morceau de coton bleu; je ne le
montrais à personne et l'avais attaché sous mes habits, par une corde.
Quand nous arrivâmes dans la capitale, je peux bien avouer maintenant
que je possédais, avec le toman en or que m'avait donné mon cousin,
quelques sahabgrans en argent et force shahys de cuivre, environ trois
tomans et demi. Certains de mes camarades étaient, j'en suis sûr,
plus riches que moi; mais d'autres étaient plus pauvres; car un vieux
canonnier appelé Ibrahim, qui était mon voisin de chaîne, n'obtenait
jamais rien, tant il était laid.

En arrivant à Téhéran, on nous conduisit justement à mon ancien corps
de garde et on nous mit en exposition sur la plate-forme. Les gens
du quartier, me reconnaissant, accoururent: je fis le récit de nos
malheurs, et on était en train de nous donner beaucoup, lorsque arriva
un véritable miracle. Dieu soit loué! Que les Saints Imams soient bénis
et que leurs noms sacrés soient exaltés! Amen! Amen! Gloire à Dieu, le
Seigneur des mondes! Gloire à Dieu!

Un miracle, dis-je, arriva et ce fut celui-ci. Comme toujours,
il s'était rassemblé autour de nous beaucoup de femmes. Elles se
pressaient les unes sur les autres et s'avançaient de leur mieux pour
nous bien considérer, de sorte que moi, qui racontais nos infortunes au
public, je me trouvais avoir en face comme un mur de voiles bleus et
blancs, aligné devant moi. J'en étais à cette phrase, que je répétais
souvent avec onction et désespoir:

--Oh! Musulmans! oh! Musulmans! Il n'y a plus d'Islam! La religion
est perdue! Je suis du Khamsèh! Hélas! hélas! je suis des environs
de Zendjân! J'ai une pauvre mère aveugle, les deux sœurs de mon
père sont estropiées, ma femme est paralytique et mes huit enfants
expirent de misère! Hélas! Musulmans! si votre charité ne se hâte de me
délivrer, tout cela va mourir de faim, et, moi je mourrai de désespoir!

A ce moment même, j'entendis un cri perçant à côté de moi, et une voix
que je reconnus tout aussitôt, et qui me traversa le cœur comme une
flèche de feu, s'écria:

--En Dieu! par Dieu! pour Dieu! c'est Aga! Je n'hésitai pas une seconde:

--Leïla! m'écriai-je.

Elle avait beau être couverte de son voile épais, sa figure
resplendissait vraiment devant mes regards! Je me trouvai transporté
par la joie au plus haut de la septième sphère.

--Tiens-toi tranquille, me dit-elle. Tu seras délivré aujourd'hui même
ou demain au plus tard!

Là-dessus, se détournant, elle disparut avec deux autres femmes qui
l'accompagnaient, et, le soir, comme je me mourais d'impatience, un
officier arriva avec un vékyl; on rompit ma chaîne et l'officier me dit:

--Va où tu voudras, tu es libre!

Comme il prononçait ces paroles, je me trouvai serré dans les bras,
oui, dans les bras de qui? De mon cousin Abdoullah!

Dieu! que je fus ravi de le voir!

--Ah! mon ami, mon frère, mon bien-aimé, me dit-il, quel bonheur!
Quelle réunion! Lorsque j'appris de notre cousin Kérym que tu avais été
enlevé par la milice, je ne sais à quel excès de chagrin je ne fus pas
sur le point de m'abandonner!

--Ce bon Kérym! m'écriai-je. Nous nous sommes toujours tendrement
aimés, lui et moi! Bien que quelquefois, j'avoue que je lui aie préféré
Souleyman, et, à ce propos, sais-tu que Souleyman....

Là-dessus, je lui racontai ce que notre digne cousin était devenu et
comme il était en train de devenir un moulla très savant et un grand
personnage à Meshhed. Ce récit charma Abdoullah.

--Je regrette, me dit-il, que notre parent Kérym n'ait pu obtenir un
sort aussi beau. C'est un peu sa faute. Tu sais qu'il avait l'habitude
déplorable d'aimer le thé froid avec excès.

Cette expression «le thé froid» indique, comme chacun sait, entre gens
qui se respectent, cette horrible liqueur qu'on appelle du raky. Je
secouai la tête d'un air désolé et indigné tout à la fois:

--Kérym, répendis-je, buvait du thé froid, je ne le sais que trop;
j'ai fait longtemps des efforts extraordinaires pour l'arracher à cette
honteuse habitude; je n'y ai jamais réussi.

--Pourtant, continua Abdoullah, sa situation pourrait être pire. Je
l'emploie comme muletier, et il conduit pour moi des marchandises sur
la route de Tébryz à Trébizonde. Il gagne bien sa vie.

--Qu'entends-je? m'écriai-je, serais-tu devenu marchand?

--Oui! mon frère, répliqua Abdoullah d'un air modeste. J'ai acquis
quelque bien, et c'est ce qui m'a permis aujourd'hui de venir à ton
aide, quand la malheureuse position où tu te trouvais m'a été révélée
par ma femme.

--Par ta femme!

J'étais au comble de la surprise.

--Sans doute; Kérym n'ayant pas le moyen de l'entrenir suivant le
mérite de cette créature adorable, a consenti à divorcer avec elle et
je l'ai épousée.

Je ne fus pas trop content. Mais que pouvais-je faire? Me soumettre
à ma destinée. On n'y échappe pas. Bien souvent, j'avais eu occasion
de reconnaître cette vérité. Elle venait me frapper encore une fois,
et, je l'avoue, d'une manière qui me fut sensible. Je ne soufflai pas
mot. Cependant je suivais Abdoullah. Quand nous fûmes arrivés près
de la Porte-Neuve, il m'introduisit dans une fort jolie maison et me
conduisit à l'enderoun.

Là, je trouvai Leïla assise sur le tapis. Elle me reçut très bien. Pour
mon malheur, je la trouvai plus jolie que jamais, plus saisissante, et
j'avais des larmes qui me gonflaient le cœur. Elle s'en aperçut, et
lorsque, après avoir pris le thé, Abdoullah, qui avait des affaires,
nous eut laissés seuls, elle me dit:

--Mon pauvre Aga, je vois que tu es un peu malheureux.

--Je le suis beaucoup, répliquai-je en baissant la tête.

--Il faut être raisonnable, poursuivit-elle, et je ne te cacherai
rien. J'avoue que je t'ai beaucoup aimé et que je t'aime encore; mais
aussi je n'ai pas été insensible aux bonnes qualités de Souleyman; la
gaieté et l'entrain de Kérym m'ont ravie, et je suis pleine d'estime et
d'attendrissement pour les mérites d'Abdoullah. Si l'on me demandait
de déclarer quel est celui de mes quatre cousins que je préfère, je
demanderais que des quatre on pût faire un seul homme; et celui-là, je
suis bien sûre que je l'aimerais passionnément et pour toujours. Mais
est-ce possible? je te le demande. Ne pleure pas. Sois persuadé que tu
vis toujours dans mon cœur. Je ne pouvais pas épouser Souleyman, qui
ne possédait rien. Je me suis adressée à toi. Tu as été un peu léger;
mais je te pardonne. Je sais que tu m'es tendrement attaché. Kérym me
mettait sur la grande route de la misère. Abdoullah m'a faite riche. Je
dois être sage à mon tour, et je lui serai fidèle jusqu'à la mort, tout
en pensant à vous trois comme à des hommes.... Enfin je t'en ai dit
assez. Abdoullah est ton cousin; aime-le; sers-le; et il fera pour toi
ce qui sera possible. Tu penses bien que je n'y nuirai pas.

Elle me dit encore beaucoup de paroles affectueuses qui, dans le
premier moment, me causèrent un redoublement de tristesse. Cependant,
puisqu'il n'y avait pas de ressource, et je ne le comprenais que trop,
je me résignai à ne plus être pour Leïla que le fils de son oncle.

Abdoullah, en sa qualité de marchand, avait souvent affaire à de
grands personnages. Il leur rendait des services et avait du crédit
auprès d'eux. Grâce à lui, on me fit sultan dans le régiment Khassèh ou
Particulier, qui demeure toujours à Téhéran, dans le palais, monte la
garde, porte l'eau, fend le bois et travaille à la maçonnerie. Me voilà
donc capitaine, et je me mis à manger les soldats, comme on m'avait
mangé moi-même, ce qui me donna une position très honorable et dont je
ne me plains pas.

Nous sommes les Gardes du Roi; il a souvent été question de nous
donner un uniforme magnifique, et même on en parle toujours. Je crois
qu'on en parlera jusqu'à la fin du monde. Quelquefois on se propose de
nous habiller comme les hommes qui veillent sur la vie de l'Empereur
des Russes, et qui, à ce qu'il paraît, sont verts avec des galons et
des broderies en or. D'autres fois, on veut nous habiller en rouge,
toujours avec des galons, des broderies et des crépines d'or. Mais,
vêtus ainsi, comment les soldats pourraient-ils se rendre utiles? Et
qui est-ce qui paierait ces beaux costumes? En attendant qu'on ait
trouvé un moyen, nos gens n'ont que des culottes déchirées et souvent
pas de chapeaux.

Quand je me vis officier, je voulus vivre avec mes pareils et je fis
beaucoup de connaissances. Mais parmi eux, je m'attachai singulièrement
à un sultan, un garçon d'un excellent caractère. Il a vécu longtemps
chez les Férynghys, où on l'avait envoyé pour faire son éducation. Il
m'a raconté des choses très curieuses. Un soir que nous avions bu un
peu plus de thé froid qu'à l'ordinaire, il m'exprima des opinions que
je trouvai parfaitement raisonnables.

--Vois-tu, frère, me dit-il, tous les Iraniens sont des brutes, et les
Européens sont des sots. Moi, j'ai été élevé chez eux. Ou m'a mis
d'abord au collège, et, ensuite, comme j'avais appris aussi bien que
ces maudits ce qu'il faut pour passer les examens, j'entrai à leur
école militaire, qu'ils appellent Saint-Cyr. J'y restai deux ans, comme
ils font eux-mêmes, puis, devenu officier, je suis revenu ici. On a
voulu m'employer; on m'a demandé ce qu'il était à propos de faire. Je
l'ai dit, on s'est moqué de moi, on m'a pris en haine; on m'a traité
d'infidèle et d'insolent, et j'ai été mis sous le bâton. Dans le
premier moment, j'ai voulu mourir parce que les Européens regardent
pareil accident comme un déshonneur.

--Les niais! m'écriai-je, en vidant mon verre.

--Oui, ce sont des niais, ils ne comprennent pas que tout chez nous,
les habitudes, les mœurs, les intérêts, le climat, l'air, le sol,
notre passé, notre présent rendent radicalement impossible ce qui,
chez eux, est le plus simple. Quand je vis que ma mort ne servirait à
rien du tout, je refis mon éducation. Je cessai d'avoir des opinions,
de vouloir réformer, de blâmer, de contredire, et je devins comme vous
tous: je baisai la main des Colonnes du Pouvoir, et je dis oui! oui!
certainement! aux plus grandes absurdités! Alors on cessa peu à peu de
me persécuter; mais comme on continue à se défier de moi, je ne serai
jamais que capitaine. Nous connaissons tous les deux des généraux qui
ont quinze ans et des maréchaux qui en ont dix-huit. Nous connaissons
aussi de braves guerriers qui ne savent pas comment on charge un fusil;
moi, j'ai cinquante ans sonnés et je mourrai dans la misère, et sous le
poids d'une suspicion incurable, parce que je sais comment on mène des
troupes et ce qu'il faudrait faire pour venir à bout en trois mois des
Turkomans de la frontière. Maudits soient ces scélérats d'Européens
qui sont cause de mes malheurs! Passe-moi le raky!

Cette nuit-là, nous bûmes si bien, que ce fut seulement le soir du
lendemain que je pus me lever du tapis sur lequel j'étais tombé, et j'y
laissai mon camarade.

Grâce à la protection d'Abdoullah, je crois bien que je passerai major
cette année, à moins qu'on ne me fasse colonel. Inshallah! Inshallah!



V

LES AMANTS DE KANDAHAR

Vous demandez s'il était beau? Beau comme un ange! Le teint un peu
basané, non de cette teinte sombre, terreuse, résultat certain d'une
origine métisse; il était chaudement basané comme un fruit mûri au
soleil. Ses cheveux noirs bouclaient, en profusion d'anneaux, sur
les plis serrés de son turban bleu rayé de rouge; une moustache
fine, ondée, un peu longue, caressait le contour délicat de sa lèvre
supérieure, nettement coupée, mobile, fière, respirant la vie, la
passion. Ses yeux doux et profonds s'allumaient facilement d'éclairs.
Il était grand, vigoureux, mince, large des épaules, étroit des
hanches. A personne l'idée ne fût venue de s'enquérir de sa race; il
était clair que le sang afghan le plus pur animait son essence et que,
en le contemplant, on avait sous les yeux le descendant authentique de
ces anciens Parthes, les Arsaces, les Orodes, sous les pas desquels le
monde romain a frémi d'une juste épouvante. Sa mère, à sa naissance,
devinant ce qu'il valait, l'avait nommé Mohsèn, le Beau, et c'était de
toute justice.

Malheureusement, accompli à ce point quant aux avantages extérieurs,
non moins parfait pour les qualités de l'âme, honoré de la plus
illustre généalogie, il lui manquait trop: il était pauvre. On venait
justement de l'équiper, car il atteignait ses dix-sept ans; ce n'avait
pas été chose aisée. Son père avait fourni le sabre et le bouclier;
un vieil oncle avait donné le fusil, engin médiocre; Mohsèn ne le
regardait qu'avec chagrin et presque avec honte; le misérable mousquet
était à pierre, et plusieurs des camarades du jeune gentilhomme
possédaient des fusils anglais admirables et du modèle le plus nouveau.
Pourtant mieux valait un tel bâton démodé que rien. D'un cousin il
tenait un excellent couteau de trois pieds de long et de quatre pouces
de large, pointu comme une aiguille et d'un tel poids qu'un coup bien
asséné suffisait pour détacher un membre. Mohsèn avait passé à sa
ceinture cette arme redoutable et ambitionnait, à en mourir, une paire
de pistolets. Mais il ne savait aucunement quand et par quel miracle il
pourrait jamais entrer en possession d'un tel trésor; car, encore une
fois, l'argent lui manquait de façon cruelle.

Cependant, et il ne le savait pas, il avait, ainsi armé, la mine
d'un prince. Son père, quand il parut devant lui, le considéra de la
tête aux pieds, sans perdre rien de son air froid et sévère; mais, à
la façon dont il passa la main sur sa barbe, il était clair que le
vieillard éprouvait un mouvement intérieur de puissant orgueil. Sa
mère eut les yeux noyés de larmes et embrassa son enfant avec passion.
C'était un fils unique. Il baisa la main de ses parents et sortit avec
l'intention arrêtée d'exécuter trois projets, dont l'accomplissement
lui semblait nécessaire pour entrer dignement dans la vie.

La famille de Mohsèn, comme on devait s'y attendre au rang qu'elle
occupait, avait deux haines bien établies et poursuivait deux
vengeances. Elle était un rameau des Ahmedzvys, et, depuis trois
générations, en querelle avec les Mouradzyys. Le dissentiment avait
eu pour cause un coup de cravache donné jadis par un de ces derniers
à un vassal des Ahmedzvys. Or, ces vassaux, qui, n'étant pas de sang
afghan, vivent sous l'autorité des gentilshommes, cultivent la terre et
exercent les métiers, peuvent bien être malmenés par leurs seigneurs
directs, sans que personne ait rien à y voir; mais qu'un autre que
leur maître lève la main sur eux, c'est là une offense impardonnable,
et l'honneur commande à leur maître d'en faire une revendication aussi
terrible que si le coup donné ou l'injure infligée étaient tombés sur
un membre même de la famille seigneuriale. Le Mouradzyy coupable avait
donc été tué d'un coup de couteau par le grand-père de Mohsèn. Depuis
lors, huit meurtres s'étaient accomplis entre les deux maisons, et les
derniers avaient eu pour victimes un oncle et un cousin germain du
héros de cette histoire. Les Mouradzyys étaient puissants et riches:
il y avait danger imminent de voir la famille périr tout entière sous
la colère de ces terribles ennemis, et Mohsèn n'imaginait rien moins
que de s'attaquer immédiatement à Abdoullah Mouradzyy lui-même, un des
lieutenants du prince de Kandahar et de le tuer; action qui ferait, dès
l'abord, connaître la grandeur de son courage et ne pourrait manquer de
rendre son nom redoutable. Cependant, ce n'était pas encore là ce qui
pressait le plus.

Son père, Mohammed-Beg, avait un frère cadet, appelé Osman, et cet
Osman, père de trois fils et d'une fille, s'était acquis quelque
fortune au service des Anglais, ayant été longtemps soubahdar ou
capitaine dans un régiment d'infanterie, au Bengale. Sa pension de
retraite payée régulièrement par l'intermédiaire d'un banquier hindou,
lui donnait, avec assez d'aisance, une certaine vanité; en outre, il
avait sur l'art de la guerre des idées obstinées, très supérieures,
suivant lui, à celles de son frère aîné, Mohammed; celui-ci ne
faisait cas que du courage personnel. Plusieurs altercations assez
aigres avaient eu lieu entre les deux frères, et l'aîné, à tort ou à
raison, avait trouvé le respect dû à son âge médiocrement observé. Les
relations étaient donc assez mauvaises, quand, un jour, Osman-Beg,
recevant la visite de Mohammed, se permit de ne pas se lever à son
entrée dans la chambre. A la vue de cette énormité, Mohsèn qui
accompagnait son père, ne put contenir son indignation, et n'osant s'en
prendre directement à son oncle, il appliqua un vigoureux soufflet
au plus jeune de ses cousins, Elèm. Cet accident était d'autant plus
à regretter, que jusqu'alors Mohsèn et Elèm avaient éprouvé l'un
pour l'autre l'affection la plus vive; ils ne se quittaient pour
ainsi dire pas et c'était, entre ces deux enfants, que se tramaient
perpétuellement les rêves de vengeance, qui devaient rendre à leur
famille l'éclat d'honneur obscurci par les Mouradzyys d'une façon si
déplorable.

Elèm, exaspéré de l'action de son cousin, avait tiré le poignard et
fait un mouvement pour se jeter sur lui; mais les vieillards s'étaient
à temps interposés et avaient séparé les champions. Le lendemain une
balle venait se loger dans la manche droite des vêtements de Mohsèn.
Personne ne s'y trompa; cette balle sortait du fusil d'Elèm. Six mois
se passèrent et un calme menaçant planait sur les deux habitations qui
se touchaient et d'où on se surveillait mutuellement. Les femmes seules
avaient encore quelquefois des rencontres; elles s'injuriaient; les
hommes paraissaient s'éviter. Mohsèn, depuis huit jours, avait résolu
de pénétrer chez son oncle et de tuer Elèm; ses mesures étaient prises
en conséquence. Tel était le deuxième dessein qu'il voulait mettre à
exécution. Quant à sa troisième idée, la voici. Après avoir tué Elèm et
Abdoullah-Mouradzyy, il irait se présenter au prince de Kandahar et le
sommerait de lui donner un emploi parmi ses cavaliers. Il ne doutait
pas qu'un guerrier, tel qu'il allait se faire connaître, ne fût traité
avec respect et reçu d'acclamation.

Ce serait, toutefois, lui faire tort que de supposer à la double
action, dont son âme était si fortement occupée, un motif d'intérêt
vénal. On se tromperait encore, si l'on pensait que mettre à mort son
cousin Elèm lui paraissait une action simple et ne lui coûtait pas. Il
avait aimé, il aimait encore son compagnon d'enfance; vingt fois dans
chaque vingt-quatre heures, quand sa pensée, courant après ses rêves,
en heurtait quelqu'un de plus brillant que les autres, il lui passait
comme une flamme devant l'esprit; c'était l'image d'Elèm et il se
disait: Je le lui raconterai! Qu'en pensera-t-il? Puis soudain, il se
retrouvait dans la réalité, et, sans se permettre un soupir, renvoyait
de son cœur cette ancienne pensée qui n'y devait plus vivre.
L'honneur parlait, il fallait que l'honneur et seulement l'honneur fût
écouté. Les Hindous, les Persans peuvent librement s'abandonner au
courant de leurs amitiés, aux influences de leurs préférences, mais
un Afghan! Ce qu'il se doit à lui-même passe avant tout. Ni affection
ni pitié ne sauraient arrêter son bras, quand le devoir parle. Mohsèn
le savait, c'était assez. Il lui fallait être considéré comme un homme
de cœur et de courage; il voulait que jamais l'ombre d'un reproche,
que jamais le soupçon d'une faiblesse n'approchât de son nom. La
persistance d'un sentiment si haut coûte quelque chose: on n'a pas sans
peine un renom enviable. Est-il trop cher à tout prix? Non. C'était
l'opinion de Mohsèn, et la fierté brillante, qui éclatait sur son beau
visage, était le reflet des exigences de son âme.

Maintenant, que, une fois vengé, non pas de ses injures
personnelles--où étaient celles-ci? qui jamais s'était adressé à lui
pour l'offenser?--mais vengé des taches infligées à ses proches,
l'estime générale, la justice du prince lui assignassent promptement
le rang et les avantages, dignes loyers de l'intrépidité, rien n'était
plus naturel, et ce n'était pas chez lui un défaut, un tort, une
erreur, une convoitise coupable que de prétendre à son droit.

Le jour était encore trop peu avancé pour qu'il se mît à l'œuvre.
Il lui fallait la première heure du soir, le moment où les ténèbres
allaient descendre sur la ville. Afin de laisser venir le moment, il
s'en alla, marchant d'un pas calme, vers le bazar, conservant dans
sa tenue cette dignité froide convenable à un jeune homme de bonne
extraction.

Kandahar est une magnifique et grande ville. Elle est enceinte d'une
muraille crénelée, flanquée de tours, où les boulets ont souvent
mordu. Dans un angle s'élève la citadelle, séjour du prince, théâtre
agité de bien des révolutions, et que l'éclat des sabres, le bruit
de la fusillade, l'étalage des têtes coupées, accrochées aux montants
des portes, n'étonne ni ne fâche. Au milieu du massif des maisons,
dont beaucoup sont à plusieurs étages, circulent, comme les artères
dans un grand corps, ces vastes couloirs emmêlés, où s'alignent les
boutiques des marchands, assis, fumant, répondant à leurs pratiques
du haut des petites plates-formes, sur lesquelles sont rangées les
étoffes de l'Inde, de la Perse, de l'Europe, tandis que, au long de
la voie tortueuse, non pavée, raboteuse, tantôt étroite, parfois très
large, circule la foule des Banians, des Ouzbeks, des Kurdes, des
Kizzilsbashs s'entassant les uns sur les autres, achetant, vendant,
courant, formant groupes. Des files de chameaux se succèdent sous les
cris de leurs conducteurs. Çà et là passe à cheval un chef richement
vêtu, entouré de ses hommes, qui, le fusil sur l'épaule, le bouclier
sur le dos, écartent rudement les passants et se font place. Ailleurs
un derviche étranger hurle un mot mystique, récite des prières, demande
l'aumône. Plus loin, un conteur, assis sur les talons dans une chaise
de bois grossier, retient autour de lui un auditoire excité, tandis
que le soldat, serviteur d'un prince ou d'un grand ou simplement
cherchant fortune, comme était Mohsèn, passe silencieux, jetant un
regard de mépris sur ces gens de rien et timidement évité par eux. La
vie est bien différente, en effet, pour eux et pour lui. Ils peuvent
rire: rien que les coups les blessent ou les affectent. A moins d'un
hasard, ils vivront longtemps: ils sont libres de gagner leur vie de
mille manières; toutes leur sont bonnes; personne ne leur demande ni
sévérité d'allures, ni respect d'eux-mêmes. L'Afghan, au contraire,
pour être ce qu'il doit être, passe son existence à se surveiller lui
et les autres et, toujours en soupçon, tenant son honneur devant lui,
susceptible à l'excès et jaloux d'une ombre, il sait d'avance combien
ses jours seront peu nombreux. Ils sont rares les hommes de cette race,
qui, avant quarante ans, n'ont pas reçu le coup mortel, à force d'avoir
atteint ou menacé les autres.

Enfin, le jour inclina sous l'horizon, et les premières ombres
s'étendirent dans les rues: les terrasses supérieures étaient seules
encore dorées par le soleil. Les muezzins, tout d'un accord, se mirent,
du haut des mosquées, grandes et petites, à proclamer la prière d'une
voix stridente et prolongée. Ce fut, comme de coutume, un cri général
qui s'éleva dans les airs, affirmant que Dieu seul est Dieu et Mahomet
prophète de Dieu. Mohsèn savait que chaque jour, à cette heure, son
oncle et ses fils avaient l'habitude de se rendre à l'office du soir;
tous ses fils, sans aucune exception; mais cette fois, il devait y en
avoir une. Elèm, atteint de la fièvre, restait malade et couché depuis
deux jours. Mohsèn était certain de le trouver dans son lit, la maison
déserte, car les femmes, de leur côté, seraient à la fontaine. Depuis
le commencement de la semaine, il guettait, et il savait ces détails de
point en point.

En marchant, il secoua son long couteau dans sa ceinture, afin de
s'assurer que la lame ne collait pas au fourreau. Arrivé à la porte
de la maison de son oncle, il entra. Derrière lui, il repoussa les
battants, il les assujettit avec la barre, il tourna la clef dans la
serrure. Il ne voulait pas être surpris ni empêché. Quelle honte, s'il
eût manqué sa première entreprise!

Il traversa le corridor sombre conduisant dans la cour étroite et cette
cour, elle-même, en sautant par-dessus le bassin, qui en marquait le
centre. Puis il monta trois degrés, se dirigeant vers la chambre
d'Elèm. Tout à coup il se trouva face à face avec sa cousine, qui,
debout au milieu du corridor, lui barrait le passage. Elle avait quinze
ans et on l'appelait Djemylèh, «la Charmante».

--Le salut soit sur toi, fils de mon oncle! lui dit-elle, tu viens pour
tuer Elèm!

Mohsèn eut un éblouissement et ses yeux se troublèrent. Depuis cinq
ans, il n'avait pas vu sa cousine. Comme l'enfant, devenue femme,
était changée! Elle se tenait devant lui dans toute la perfection
d'une beauté qu'il n'avait imaginée jamais, ravissante par elle-même,
adorable dans sa robe de gaze rouge à fleurs d'or, ses beaux cheveux
entourés, il ne savait comment, dans des voiles bleus, transparents,
brodés d'argent, éclairés d'une rose. Son cœur battit, son âme
s'enivra, il ne put répondre un seul mot. Elle, d'une voix claire,
pénétrante, douce, irrésistible, continua:

--Ne le tue pas! c'est mon favori; c'est celui de mes frères que
j'aime le plus. Je t'aime aussi; je t'aime davantage, prends-moi pour
ta rançon! Prends-moi, fils de mon oncle, je serai ta femme, je te
suivrai, je deviendrai tienne, me veux-tu?

Elle s'inclina doucement vers lui. Il perdit la tête: sans comprendre
ce qui arrivait, ni ce qu'il faisait, il tomba sur les genoux, et
contempla avec ravissement l'apparition adorable qui se penchait sur
lui. Le ciel s'ouvrait à ses yeux. Il n'avait jamais songé à rien de
semblable. Il regardait, il regardait, il était heureux, il souffrait,
il ne pensait pas, il sentait, il aimait, et, comme il était absolument
perdu dans cette contemplation infinie et muette, Djemylèh, d'un geste
charmant, se renversant un peu en arrière, s'appuyant contre la
muraille et nouant ses deux bras derrière sa tête, acheva de le rendre
fou, en laissant tomber sur lui, du haut de ses beaux yeux, des rayons
divins dont il fut comme enveloppé sans pouvoir en soutenir, ni la
chaleur, ni l'enchantement. Il baissa le front, si bas, si bas, que sa
bouche se trouvant près d'un pan de la robe pourprée, il en saisit le
bord avec tendresse et le porta à ses lèvres. Alors Djemylèh soulevant
son petit pied nu, le posa sur l'épaule de celui qui, sans parler, se
déclarait si bien son esclave.

Ce fut une commotion électrique; ce contact magique portait en lui la
toute-puissance; l'humeur fière du jeune homme, déjà bien ébranlée, se
brisa comme un cristal sous cette pression presque insensible, et un
bonheur sans nom, une félicité sans bornes, une joie d'une intensité
sans pareille, pénétra par tous ses débris dans l'être entier de
l'Afghan. L'amour demande à chacun le don de ce qu'il a de plus cher;
c'est là ce qu'il faut céder; et, si l'on aime, c'est précisément ce
que l'on veut donner. Mohsèn donna sa vengeance, donna l'idée qu'il
se faisait de son honneur, donna sa liberté, se donna lui-même, et,
instinctivement, chercha encore, dans les plus profonds abîmes de son
être, s'il ne pourrait donner plus. Ce qu'il avait estimé jusqu'alors
au-dessus du ciel lui semblait mesquin en présence de ce qu'il eût
voulu prodiguer à son idole, et il se trouva en reste devant l'excès de
son adoration.

A genoux, le petit pied tenant son épaule, et, lui, courbé jusqu'à
terre, il releva de côté la tête, et Djemylèh le regardant aussi,
palpitante, mais sérieuse, lui dit:

--Je suis bien à toi! Maintenant, va-t'en! Viens par ici de peur que
mes parents ne te rencontrent, car ils vont rentrer. Il ne faut pas que
tu meures; tu es ma vie!

Elle retira son pied, prit la main de Mohsèn, le releva. Il se laissait
faire. Elle l'entraîna dans le fond de la maison, le conduisit vers
une porte de sortie, et écouta si aucun bruit dangereux ne se faisait
entendre. En vérité, la mort les entourait. Avant de lui ouvrir
passage, elle le regarda encore, se jeta dans ses bras, lui donna un
baiser et lui dit:

--Tu pars! Hélas! Tu pars!... Oui! Je suis bien à toi!... pour
toujours, entends-tu?

Des pas retentirent dans la maison; Djemylèh ouvrit rapidement la porte:

--Va-t'en! murmura-t-elle. Elle poussa le jeune homme, et celui-ci se
trouva dans une ruelle déserte. Le mur s'était refermé derrière lui.

La solitude ne le calma pas; au contraire, le délire, devenu son maître
à la vue de sa cousine, et porté alors, du moins il le semblait, à son
point le plus extrême, prit une autre direction, une autre forme, et
ne diminua pas. Il lui parut qu'il avait toujours aimé Djemylèh, que
les quelques minutes écoulées comprenaient sa vie, sa vie entière.
Auparavant, il n'avait nullement vécu; il ne se rappelait que vaguement
ce qu'il avait voulu, cherché, combiné, approuvé, blâmé une heure en
çà. Djemylèh était tout, remplissait l'univers, animait son être;
sans elle, il n'était rien, ne pouvait rien, ne savait rien; surtout
en dehors d'elle, il eût eu horreur, s'il l'avait pu, de désirer ni
d'espérer quoi que ce fût.

--Qu'ai-je fait? se disait-il avec amertume; je suis parti! Quel lâche!
J'ai eu peur! Ai-je eu peur? Pourquoi suis-je parti? Où est-elle? La
revoir! Oh! la revoir! Seulement la voir encore! Mais quand? Jamais!
Jamais je ne la reverrai! Je ne le lui ai pas demandé! Je n'ai pas
même eu le courage de lui dire que je l'aimais! Elle me méprise? Que
peut-elle penser d'un misérable comme moi? Elle! elle! Djemylèh! Il lui
faudrait à ses pieds, sous ses pieds ... un Sultan! un maître du monde!
Que suis-je? Un chien! Elle ne m'aimera jamais!

Il cacha son visage dans ses mains et pleura amèrement. Cependant le
souvenir d'une musique céleste s'éleva dans son esprit.

--Elle m'a dit: Je suis bien à toi!... L'a-t-elle dit? l'a-t-elle
réellement dit?... Comment l'a-t-elle dit!... Je suis à toi!...
Pourquoi?... Toujours?... Peut-être qu'elle n'a pas pensé ce que je
crois.... J'y donne un sens qu'elle n'y a pas mis.... Elle voulait
seulement par là me faire entendre.... Ah! que je souffre et comme je
voudrais mourir! Elle voulait sauver son frère, rien davantage! Elle
voulait me troubler! Elle voulait s'amuser de moi.... Les femmes sont
perfides! Eh bien! qu'elle s'amuse! qu'elle me trouble! qu'elle me
torture! Si cela lui plaît, qui le lui défend? Est-ce moi? Non, certes,
je suis son bien, je suis son jouet, la poussière de ses pieds, ce
qu'elle voudra! Qu'elle me brise, elle fera bien! Ce qu'elle veut est
bien! Ah! Djemylèh! Djemylèh!

Il rentra chez lui, pâle, malade; sa mère s'en aperçut. Elle le prit
dans ses bras; il appuya sa tête sur ses genoux et resta une partie de
la nuit sans dormir, sans parler. La fièvre le rongeait. Le lendemain,
il était tout à fait mal et demeura étendu sur son lit. A la faiblesse
étrange qui l'envahissait, détendait ses membres, il lui sembla que sa
fin était proche, et il en était content. Une hallucination presque
perpétuelle lui montrait Djemylèh. Tantôt elle prononçait, du même
accent dont il se souvenait si bien, ces mots qui, désormais, formaient
son existence même: «Je suis bien à toi.» Tantôt, et le plus souvent,
elle laissait tomber sur lui ce regard de dédain qu'il ne lui avait pas
vu, mais qu'il était sûr d'avoir trop bien mérité. Alors il souhaitait
d'en finir avec une existence sans bonheur.

Il lui arrivait aussi de chercher les moyens de revoir la fille
de son oncle. Mais aussitôt son imagination était bridée par les
impossibilités. Il avait pu une fois, une fois unique, en bravant
tout, pénétrer dans l'intérieur de la maison ennemie. On sait ce
qu'il allait y faire. Voulait-il, maintenant, risquer de perdre, avec
lui-même et plus sûrement encore que lui-même, celle qu'il aimait?
Que penserait-elle, d'ailleurs, en le revoyant? Le voulait-elle?
L'appelait-elle? Ce lui serait, sans doute, une joie que de mourir dans
les lieux où elle vivait, que de tomber sur le sol même foulé par ses
pieds chéris, que d'expirer dans l'air sacré qu'elle respirait; non, ce
ne serait pas autre chose qu'un bien suprême; mais, au moment de fermer
les yeux, sous la morsure cruelle du fer ou de la balle, rencontrer le
regard de Djemylèh et en éprouver la glaciale indifférence, quoi? la
haine méprisante, ce serait trop. Non, il ne fallait pas aller tomber
dans cette maison.

Mohsèn n'était certain, convaincu que d'une chose: c'est qu'il n'était
pas aimé. Pourquoi le croyait-il? C'est qu'il aimait trop. La folie
de la tendresse l'avait saisi à l'improviste, brusquement, rudement,
complètement; il n'avait rien compris à ce qui lui arrivait. Il se
rappelait toutefois ce que Djemylèh lui avait dit. Hélas! les paroles,
une à une, comme des perles, étaient conservées dans son cœur;
mais, à force de les écouter, de les redire, de les écouter encore, de
les considérer, il ne les comprenait plus, et il savait seulement qu'il
n'avait pu répondre un seul, un unique mot; il était bien misérable.

Sa mère le voyait s'éteindre. La poitrine du pauvre enfant
s'embarrassait, une chaleur torpide le dévorait. Il s'en allait.
Toutes les maisons voisines connaissaient son état, et, comme rien
n'expliquait un mal si subit, on était généralement d'accord qu'un
maléfice avait été jeté sur lui, et on se demandait d'où venait
le coup. Les uns prétendaient savoir que les Mouradzyys l'avaient
commandé, les autres accusaient tout bas le vieil Osman d'être le
meurtrier et d'avoir payé l'assassinat magique à un docteur juif.

C'était un soir, assez tard. Depuis deux jours, le jeune homme n'avait
plus dit une seule parole. Sa tête était tournée contre la muraille,
ses bras traînaient insensibles sur le lit; sa mère, après avoir étalé
bien des amulettes autour de lui, n'ayant plus d'espérance, s'attendait
à le voir expirer, le regardait avec des yeux avides, quand soudain,
à la grande surprise de la pauvre, presque à son effroi, Mohsèn
retourna brusquement la tête vers la porte; et, l'expression de son
visage changeant, une lueur de vie l'illumina. Il écoutait. Sa mère
n'entendait rien. Il se souleva, et d'une voix assurée prononça ces
paroles:

--Elle sort de sa maison et vient ici!

--Qui? mon fils! qui vient ici?

--Elle-même, ma mère, elle vient! Ouvrez-lui la porte! reprit Mohsèn
d'une voix éclatante. Il était hors de lui; mille flammes étincelaient
dans ses yeux. La vieille femme, sans savoir elle-même ce qu'elle
faisait, obéit à cet ordre impérieux, et, sous sa main palpitante, la
porte s'ouvrit toute grande. Elle ne vit personne. Elle écouta; elle
n'entendait rien; elle regarda dans le corridor; tout était sombre,
elle ne vit rien; une minute, deux minutes passèrent dans cette attente
pleine d'angoisses pour elle, pleine d'une foi certaine pour lui.
Alors un léger bruit s'éveilla; l'entrée de la maison s'ouvrait; un
pas furtif, rapide, frôla les dalles de pierre; une forme, d'abord
indistincte, se détacha des ténèbres; une femme se montra, arriva sur
le seuil de la chambre, un voile tomba, Djemylèh se précipita vers le
lit, et Mohsèn, poussant un cri de bonheur, la reçut dans ses bras.

--Te voilà! c'est toi! Tu m'aimes?

--Plus que tout!

--Malheureux enfant, s'écria la mère, c'était donc là ce qui te tuait!

Les deux amants restaient embrassés et ne parlaient pas; ils
balbutiaient; ils étaient noyés de larmes, ils se regardaient avec
une passion inextinguible, et, comme une lampe presque épuisée dans
laquelle on verse de l'huile, l'âme de Mohsèn reprenait la vie et son
corps se ranimait.

--Que signifie cela? dit la vieille. Avez-vous juré votre perte et
la nôtre? Est-ce que ton oncle ne va pas s'apercevoir de la fuite de
Djemylèh? Qu'arrivera-t-il? Quelles calamités vont tomber sur nous? Ne
sommes-nous pas assez éprouvés? Fille de malheur, retourne chez-toi!
Laisse-nous!

--Jamais! s'écria Mohsèn. Il se leva tout à fait, rattacha sa robe,
serra sa ceinture, étendit la main vers la muraille, décrocha ses
armes, les mit sur lui, renouvela l'amorce de son fusil, le tout en
une seconde. La dernière trace d'abattement avait disparu. S'il
avait la fièvre, c'était une fièvre d'action. L'enthousiasme éclatait
sur sa figure. Djemylèh l'aida à boucler le ceinturon de son sabre.
Des sentiments pareils à ceux du jeune homme animaient ses traits
charmants. En ce moment, le vieux Mohammed suivi de deux de ses hommes
entra dans la chambre. En voyant sa nièce qui se précipita à ses pieds
et lui baisa la main, il eut un moment de surprise et ne put cacher une
sorte d'émotion. Ses traits rudes et hautains se contractèrent.

--Ils s'aiment! dit sa femme en montrant les deux enfants.

Mohammed sourit et caressa sa moustache.

--Que la honte soit sur mon frère et sur sa maison! murmura-t-il.

Il eut un instant l'idée de jeter Djemylèh à la porte et d'aller dire
partout qu'il l'avait traitée comme une fille perdue. Sa haine eût été
franchement repue du mal qu'il aurait fait. Mais il aimait son fils; il
le regarda; il comprit que les choses ne se passeraient pas aisément
ainsi et se contenta de la mesure de vengeance possible.

--Fermons les portes, dit-il. Nous ne tarderons! pas à être attaqués,
sans doute, et vous, femmes, chargez les fusils!

Djemylèh n'avait pas quitté la maison de son père depuis un quart
d'heure, qu'on s'était déjà aperçu de son absence. Elle ne pouvait pas
être à la fontaine; il était trop tard, ni chez aucune amie, sa mère en
eût été prévenue. Où était-elle? On soupçonna quelque malheur. Depuis
plusieurs jours, on l'avait trouvée sombre et agitée. Qu'avait-elle?
Le père, les frères, la mère sortaient dans le quartier. La rue était
déserte; on n'entendait plus aucun bruit. Osman, guidé par une sorte
d'instinct, s'approcha à pas de loup de la demeure de Mohammed, et il
entendit, en se servant contre la muraille de la cour, que l'on parlait
dans la maison. Il écouta. On entassait des pierres contre la porte. On
apprêtait des armes, on s'arrangeait pour repousser une attaque.

--Quelle attaque? se dit Osman. S'il s'agissait des Mouradzyys, mon
frère m'eût prévenu; car, à cet égard, nous nous entendons. Il le
sait bien. Je l'aiderais. Si ce n'est pas de cela qu'il s'agit, c'est
de moi. Il écouta avec un surcroît d'attention et, par malheur, il
entendit cet échange de paroles:

--Djemylèh, donne-moi la carabine.

--La voici!

C'était la voix de sa fille. Un frisson lui parcourut le corps depuis
la pointe des cheveux jusqu'à la plante des pieds. Il comprit tout.
Quand, dans ces derniers jours, lui et ses fils avaient raconté en
riant que Mohsèn allait mourir, Djemylèh n'avait pas dit un mot,
n'avait exprimé aucune joie et il se souvenait même de lui en avoir
fait un reproche. Maintenant tout s'expliquait: La malheureuse aimait
son cousin, et, ce qui était horrible à penser, elle venait de pousser
l'égarement au point de trahir sa famille, son père, sa mère, ses
frères, leurs aversions, leur haine, pour se précipiter, à travers les
lambeaux de sa réputation, dans les bras d'un misérable! Jamais Osman
n'avait rêvé qu'un si sanglant outrage eût pu l'atteindre. Il restait
comme anéanti sur la place où le son des voix, une imperceptible
vibration de l'air, venait de lui asséner un coup, de lui ouvrir une
blessure plus cruelle et plus douloureuse que jamais plomb ni acier
n'auraient pu faire.

Dans les premiers instants, le mal fut si intense, la souffrance si
poignante, l'humiliation si complète, si profonde, qu'il ne songeait
même pas à ce qu'il lui fallait décider. Il n'apercevait pas l'idée
d'une revanche. Mais cette atonie dura peu. Le sang reprit son cours,
la tête se dégagea, le cœur recommença à battre, il eut une
conception rapide, se secoua, rentra chez lui. Il dit à sa femme et à
ses fils:

--Djemylèh est un monstre. Elle aime Mohsèn et s'est enfuie chez ce
chien de Mohammed. Je viens d'entendre sa voix dans la cour de ces
gens-là. Toi, Kérym, avec trois de mes hommes, tu iras frapper à la
porte de ces bandits: tu leur diras que tu veux ta sœur à l'instant.
Tu feras beaucoup de bruit, et, comme ils parlementeront, tu les
écouteras, tu répondras, tu laisseras traîner les choses en longueur.
Toi, Serbàz, et toi, Elèm, avec nos cinq autres soldats, vous prendrez
des pioches et des pelles et me suivrez. Nous attaquerons, sans bruit,
le mur de ces infâmes du côté de la ruelle, et, quand nous aurons
pratiqué un trou suffisant, nous entrerons. Maintenant, écoutez-moi
bien et ce que je vais vous dire, répétez-le à vos hommes et forcez-les
d'obéir: Dans cette encoignure, ici, à la tête de mon lit, vous la
voyez? demain matin, j'aurai trois têtes: celle de Mohammed, celle de
Mohsèn, celle de Djemylèh! Maintenant, au nom de Dieu, à l'ouvrage!

Les habitants de la maison de Mohammed avaient à peine achevé leurs
préparatifs de défense, que l'on frappa à leur porte.

--C'est le début! murmura le chef de la famille. Il se plaça à la tête
des siens, dans le corridor conduisant à l'entrée du logis. Derrière
lui se tenait sa femme, portant un fusil de rechange; près de lui était
Mohsèn avec son mousquet: près de Mohsèn, tout contre lui, Djemylèh,
tenant la pique de son amant; derrière eux, les trois vassaux armés
de dagues. La garnison n'avait pour elle ni la bonté ni le nombre des
armes; mais elle était résolue. Personne n'y tremblait. Les sentiments
les plus forts, qui puissent occuper le cœur, régnaient là sans
partage; aucune sensation mesquine ne se tenait à leur côté; aimer,
haïr, et cela dans une atmosphère d'intrépidité héroïque, avec l'oubli
le plus absolu des avantages de la vie et des amertumes supposées de la
mort, il n'y avait pas autre chose qui planât sur ces têtes.

On n'avait rien répondu au premier appel des assiégeants. Une nouvelle
avalanche de coups de crosse et de coups de pied donna à la porte un
second ébranlement qui retentit dans la maison.

--Qui frappe ainsi? dit Mohammed d'une voix brusque.

--C'est nous, mon oncle, répondit Kérym. Djemylèh est chez vous;
faites-la sortir!

--Djemylèh n'est pas ici, repartit le vieil Afghan. Il est tard;
laissez-moi en repos.

--Nous enfoncerons vos planches et vous savez ce qui arrivera!

--Sans doute! vos têtes seront cassées et rien de plus.

Il y eut un moment de silence. Alors Djemylèh, se penchant vers Mohsèn,
lui dit tout bas:

--J'entends du bruit de l'autre côté de la muraille. Permets-moi
d'aller dans la cour savoir ce qui se passe.

--Va, dit Mohsèn.

La jeune fille s'avança vers l'endroit qu'elle avait désigné et prêta
l'oreille un instant. Puis, sans s'émouvoir, elle revint à sa place et
dit:

--Ils creusent et vont faire une brèche.

Mohsèn réfléchit. Il savait que la muraille n'était qu'en pisé; un peu
épaisse, à la vérité, mais, en somme, de faible résistance. Kérym avait
repris l'entretien par de longues menaces embrouillées, auxquelles
Mohammed répondait. Son fils l'interrompit et lui communiqua ce qu'il
venait d'apprendre.

--Montons sur la terrasse, dit-il en finissant, nous ferons feu de
là-haut et on aura peine à nous prendre.

--Oui, mais à la fin, on nous prendra et nous ne serons pas vengés.
Monte sur la terrasse; de là, saute avec Djemylèh sur la terrasse
voisine; fuyez, gagne l'extrémité de la rue; de là, descends et cours
sans t'arrêter jusqu'à l'autre bout de la ville chez notre parent
Iousèf. Il te cachera. Djemylèh sera perdue pour les siens. Jusqu'à ce
qu'on sache où tu es et où tu l'as mise, il se passera des jours. Le
visage de nos ennemis sera noir de honte.

Sans répondre, Mohsèn jeta son fusil sur son dos, instruisit la jeune
fille de ce qu'il fallait faire, embrassa la main de sa mère, et les
deux amants gravirent à la hâte l'escalier étroit et raboteux qui
menait à la plate-forme dominant la maison; ils sautèrent un mur,
franchirent une terrasse, deux, trois, quatre terrasses en courant,
Mohsèn soutenant avec une tendresse infinie la compagne de sa fuite,
et ils atteignirent la coupure au fond de laquelle serpentait la rue
étroite. Il sauta en bas et reçut celle qu'il aimait dans ses bras,
car elle n'hésita pas une seconde à l'imiter. Puis ils partirent. Ils
s'enfoncèrent dans les détours ténébreux de leur chemin.

Cependant, Mohammed feignant d'être dupe, continuait d'échanger avec
les assaillants placés de l'autre côté de la porte, des injures et des
cris dont il comprenait désormais très bien le but. La porte, sans
cesse ébranlée par de nouveaux assauts plia, les ais se disjoignirent,
l'amas de planches tomba avec grand bruit; Mohammed et les siens ne
firent pourtant pas feu. Presque au même moment, une ouverture assez
grande béait dans la muraille, et ainsi les habitants de la maison se
trouvèrent entre les deux bandes d'adversaires qui les prenaient comme
dans un étau. Mohammed s'écria:

--Je ne tirerai pas sur mon frère, ni sur les fils de mon frère! Dieu
me garde d'un pareil crime! mais, par le salut et la bénédiction du
prophète! qu'avez-vous donc? Quelle est cette rage? Que parlez-vous de
Djemylèh? Si elle est ici, cherchez! Emmenez-la! Pourquoi venez-vous
troubler au milieu de la nuit des gens pacifiques, vos parents?

Ce langage plaintif, si peu conforme aux habitudes du maître du logis,
étonna ceux auxquels il était adressé. D'ailleurs, on leur assurait que
Djemylèh n'était pas là. S'étaient-ils trompés? L'indécision les calma
un peu. Les colères se tempérèrent. Osman s'écria avec dureté:

--Si Djemylèh n'est pas ici, où est-elle?

--Suis-je son père? repartit Mohammed. Que ferait-elle chez moi?

--Cherchons! cria Osman aux siens.

Ils se répandirent dans les chambres, levèrent les tentures, ouvrirent
les coffres, visitèrent les recoins, et on sait qu'ils ne pouvaient
rien rencontrer. Cette déconvenue, l'air de profonde innocence affecté
par Mohammed et ses hommes augmenta leur désarroi.

--Fils de mon père, reprit Mohammed d'une voix affectueuse, il me
paraît qu'un grand chagrin vous accable et j'en prends ma part. Que
vous est-il arrivé?

--Ma fille s'est enfuie, répondit Osman, ou bien on me l'a prise. Dans
tous les cas, elle me déshonore.

--J'en prends ma part, répéta Mohammed, car je suis votre aîné et son
oncle.

Cette remarque fit quelque impression sur Osman, et un peu honteux
du bruit inutile qu'il venait de faire, il prit congé de son frère
presque amicalement et emmena son monde. Le vieux Mohammed, quand il se
trouva seul, se mit à rire; non seulement il avait frappé au cœur
son ennemi, mais encore il l'avait trompé et bafoué. Quant à Osman,
complètement découragé, ne sachant quel parti prendre, livré à un
transport de rage que l'impuissance exaltait, il rentra chez lui avec
ses fils et ses hommes, non pour se coucher, non pour dormir, mais pour
s'asseoir dans un coin de sa chambre et, les deux poings fermés appuyés
sur son front, chercher dans les ténèbres de sa raison une façon de
s'y prendre pour retrouver les traces de sa fille. L'aube naissante le
trouva dans cet état.

A ce moment, un de ses hommes, son lieutenant, son nayb, entra dans la
chambre et le salua:

--J'ai trouvé votre fille, dit-il.

--Tu l'as trouvée?

--Du moins je ne crois pas me tromper; et, dans tous les cas, si la
femme que je prends pour elle, n'est pas elle, j'ai trouvé Mohsèn-Beg.

Osman eut une illumination subite dans l'esprit. Il s'aperçut pour
la première fois que, lorsqu'il était entré dans la maison de son
frère, il n'avait pas aperçu son neveu, en effet; mais il était
tellement hors de lui et si occupé alors à se modérer, afin de ne pas
manquer son but, qu'à peine avait-il pu se rendre compte des faits
les plus nécessaires. Il s'indigna secrètement contre lui-même de
son aveuglement, mais, d'un geste impérieux, il ordonna au nayb de
poursuivre son récit. Celui-ci, pour bien maintenir l'égalité du rang
auquel sa naissance lui donnait droit, s'assit et reprit la parole en
ces termes:

--Quand nous entrâmes chez Mohammed-Beg, je considérai tous les
assistants; cela sert à savoir avec précision à qui l'on a affaire.
Mohsèn-Beg n'était pas présent. Je m'en étonnai. Je ne trouvai pas
naturel que, dans une nuit où il devait y avoir des coups de fusil
échangés, un si brave jeune homme se fût absenté. Cette étrangeté
m'ayant donné à réfléchir, je ne rentrai pas au logis avec vous, mais
m'en allai par le bazar, tournant autour de la demeure de votre frère.
Je demandai aux gardes de police s'ils n'avaient pas connaissance d'un
jeune homme que je leur décrivis, seul ou suivi d'une femme. Aucun
n'avait rien remarqué de semblable, jusqu'à ce que j'en interrogeai
un qui, non seulement, satisfit à ma demande par un oui, mais encore
ajouta que le personnage qu'il venait de voir passer, accompagné comme
je le lui disais, était précisément Mohsèn-Beg, fils de Mohammed-Beg,
des Ahmedzyys; il étendit le bras dans la direction suivie par les deux
fugitifs et me dit l'heure où il les avait aperçus; c'était précisément
pendant que nous commencions à enfoncer la porte de votre frère. Je
continuai ma recherche, certain, désormais, qu'elle en valait la peine,
et, après plusieurs heures passées à suivre un chemin, à le quitter, à
en prendre un autre, à interroger les guetteurs de nuit, à me tromper,
à retrouver la piste, j'arrivai enfin à découvrir de loin les deux
fugitifs que je cherchais.

C'était dans un quartier désert, au milieu de maisons ruinées. Mohsèn
soutenait la marche de sa compagne, épuisée de fatigue, à ce qu'il
semblait, et jetait autour de lui des regards inquiets et soupçonneux.
Je me cachai à sa vue derrière un pan de muraille, et, de là,
j'observai bien ce qu'il faisait. Il cherchait un abri, évidemment,
dans l'intention de trouver quelque repos. Il eut ce qu'il voulait.
Il descendit dans un caveau à moitié effondré et y fit entrer celle
qu'il conduisait. Au bout de peu d'instants, il remonta seul, considéra
avec soin les alentours et, croyant n'avoir pas été aperçu, car je me
dissimulais avec un soin extrême, il disposa quelques grosses pierres
afin de masquer le lieu de sa retraite, et rejoignit la femme dans
le souterrain. Je restai quelques minutes pour me convaincre qu'il
n'allait pas sortir. Il ne bougea pas. L'aube commençait à rougir
le ciel; je vous avertis, et, maintenant, prenez tel parti qui vous
paraîtra le plus sage.

Osman n'avait pas interrompu le récit de son nayb. Quand celui-ci cessa
de parler, il se leva et lui donna l'ordre de réveiller ses fils et ses
hommes. Ce monde s'étant mis sur pied, la troupe vengeresse entra en
campagne sous la conduite de celui qui venait de révéler la retraite
des amants et on ne doutait pas qu'ils ne fussent à cette heure
profondément endormis, se croyant en parfaite sécurité.

Pour se trouver ainsi réduits à l'asile des chacals et des chiens, il
fallait qu'un accident imprévu les eût privés de la protection qu'ils
avaient la confiance de trouver, quand ils étaient sortis de la demeure
assiégée de Mohammed. En effet, les malheureux enfants n'avaient pas
eu de bonheur. Ils étaient, à la vérité, arrivés sans malencontre
jusqu'à la maison de leur parent Iousèf, très éloignée de celle qu'ils
quittaient. Djemylèh, peu accoutumée à des marches si longues, et,
d'ailleurs, frêle et délicate, éprouvait une fatigue extrême, mais
qu'elle n'avouait pas; elle se consolait par le bonheur d'être auprès
de Mohsèn et l'espérance de se trouver bientôt en sûreté avec lui.
Mais celui-ci eut beau ébranler la porte à coups de crosse de fusil;
après avoir frappé longtemps d'une manière plus modeste, il ne réussit
pas à se faire ouvrir, et, comme il pensait sérieusement à défoncer
l'obstacle, un voisin lui cria que, depuis quinze jours, Iousèf-Beg
et tous les siens étaient partis pour Peshawèr et ne reviendraient
certainement pas de l'année.

Ce fut la foudre sur la tête des fugitifs. Pendant tout le trajet,
Mohsèn avait marché derrière Djemylèh, la main sur la batterie de son
mousquet, s'attendant à chaque minute à entendre les pas de l'ennemi.
Il ne pouvait imaginer combien de temps son père parviendrait à tenir
bon; il savait, au contraire, de façon certaine, que la maison finirait
par être forcée; sur ce qui se passerait alors, il ne s'interrogeait
pas, et son courage et sa gaieté étaient tenus debout par la certitude
d'avoir un refuge assuré, où, pendant des semaines, il resterait caché
avec son trésor, sans que celui-ci courût aucun risque.

Mais quand il vit que son oncle lui manquait et qu'il était dans la
rue, et qu'il ne savait où aller, et qu'il n'avait pas un endroit
sur la terre, non, pas un endroit dans l'univers entier où Djemylèh
pût être à l'abri de l'injure et de la mort, lorsqu'au contraire,
il sentit, aux frissons de sa chair, aux angoisses de son âme, que
l'injure, la vengeance couraient après la passion de sa vie, après la
fille charmante qu'il emmenait et dont il était si tendrement aimé,
qu'il aimait, lui, à en mourir, et que la mort, l'injure, allaient
atteindre cette merveille sacrée, tout à l'heure, peut-être avant une
minute; qu'elles tournaient, peut-être, à ce moment, le coin de la
rue où il était, là, avec elle, ne sachant que devenir, alors il ne
sentit pas son courage s'éteindre, non, il ne sentit pas cela, mais il
s'aperçut que ce courage s'alanguissait, s'étonnait, se raidissait, et
quant à sa gaieté, elle disparut.

Djemylèh, tout au contraire. Elle regarda son amant, et le voyant pâle:

--Qu'as-tu? lui dit-elle, ne suis-je pas avec toi? Ma vie n'est-elle
pas dans la tienne? Si l'un de nous meurt, l'autre ne va-t-il pas
mourir tout de suite aussi? Qui nous séparera?

--Personne! répondit Mohsèn. Mais, toi, toi, toi, devenir malheureuse!
Toi, frappée!

A cette pensée, il cacha son visage dans ses mains et se mit à pleurer
amèrement. Elle écarta gentiment les doigts mouillés de larmes, crispés
sur le front et sur les joues qu'elle aimait, et jetant les bras autour
du cou de Mohsèn:

--Non! oh! non! non! continua-t-elle, ne pense pas à moi seule,
pense à nous deux, et tant que nous sommes ensemble, tout est bien!
Cachons-nous! Que sais-je? Gagnons du temps! ne nous laissons pas
prendre!

--Mais que faire! s'écria Mohsèn en frappant du pied. Pas une
ressource! et ton père nous poursuit certainement à cette heure! Il
nous trouvera, il va nous trouver! Où aller? Que devenir?

--Oui, où aller? poursuivit Djemylèh; moi, je ne sais pas: mais tu le
trouveras, j'en suis sûre! tu Aras le trouver tout à l'heure dans ta
tête; parce que, toi, tu es brave, tu ne trembles devant aucun péril,
mon cher, cher Mohsèn, et tu sauveras ta femme!

Elle le tenait toujours enserré, seulement sa main droite s'était
retirée du cou du jeune homme et lui caressait les yeux et en essuyait
les larmes. Soit réaction du mouvement de faiblesse qu'il venait
d'éprouver, soit effet de cette magnétique influence que l'amour étend
sur ceux dont il est maître, Mohsèn, tout à coup, revint à lui, la
clarté rentra dans sa tête, et se dégageant doucement de l'étreinte
chérie qui le retenait, il regarda Djemylèh d'un air calme, et,
devenant un autre homme, il dit posément:

--Ce quartier est absolument désert et contient bien des ruines.
Cherchons un abri momentané, une cave, s'il se peut. Tu vas t'y
reposer, y dormir. Ce serait un grand hasard si l'on nous y découvrait.
Dans la journée, je tacherai de sortir avec les précautions possibles
et d'avoir à manger. A tout prendre, nous pouvons supporter la faim
jusqu'à ce soir, et, ayant ainsi douze à quinze heures devant nous,
peut-être une idée heureuse nous viendra-t-elle et saurons-nous comment
employer la prochaine nuit pour notre salut.

Djemylèh approuva le plan que venait de lui exposer son jeune
protecteur, et ils se mirent en route. Ils commencèrent bientôt à
entrer dans les décombres. Ils franchirent plusieurs murailles.
Quelques serpents et des bêtes venimeuses fuyaient, çà et là, devant
eux; mais ils ne s'en inquiétèrent pas. Ils avaient une impression
générale de méfiance et regardaient autour d'eux, mais ne se doutaient
pas qu'ils étaient découverts et ne sentaient pas sur eux les regards
de l'espion.

Ils arrivèrent de la sorte jusqu'au caveau où le nayb d'Osman les
avait vus entrer. Après un instant, Djemylèh, qui avait posé sa tête
sur les genoux de Mohsèn, s'endormit d'un sommeil profond, résultat
naturel de sa grande jeunesse et de l'épuisement de ses forces, et,
pendant quelques minutes, son amant subit la même influence. Mais, tout
à coup il se réveilla complètement. Un malaise indéfinissable chassa,
pour lui, jusqu'à l'apparence de la lassitude. Son sang courait vif
dans ses veines et bouillait. Il sentait un danger. Il avait trop à
perdre. Il ne pouvait pas trop garder, pas trop se tenir prêt à tout;
il contempla la dormeuse avec un attendrissement, avec une passion,
avec une émotion d'attachement dévoué, qui courut dans toutes les
fibres de son être, et alors, ayant soulevé doucement la tête de
Djemylèh, il posa cette tête adorée sur une touffe d'herbes et sortit
pour surveiller les alentours.

Il n'aperçut rien. Le jour grandissait rapidement. Sur l'horizon bleu
se découpaient, comme une silhouette dorée et verte, les terrasses
de quelques maisons et plusieurs arbres touffus, ornements des cours
voisines. Il se coucha par terre, afin d'être mieux caché et pendant
assez longtemps, peut-être pendant une heure, resta ainsi, entouré
d'un calme absolu. A la fin, il entendit distinctement des pas assez
nombreux. Il prêta l'oreille et saisit des chuchotements.

--Les voici! pensa-t-il rapidement. Rien qui ressemblât à de la peur ne
toucha son courage, dur comme l'acier.

Il se releva sur un genou et tira son long couteau qu'il assura
fortement dans sa main, et, à peine était-il ainsi préparé, un
homme franchit le mur derrière lequel il se tenait. C'était le nayb
d'Osman-Beg. Il servait de guide à l'ennemi. Mohsèn se releva
brusquement et presque avant que le nayb l'eût même aperçu, il porta à
celui-ci un coup furieux sur la tête, fendit son turban de toile bleu
clair rayé de rouge et l'étendit mort sur la place, puis se jeta sur un
autre assaillant qui parut à côté du nayb: c'était un de ses cousins,
l'aîné: il l'abattit d'un vigoureux coup de taille et aborda son oncle
lui-même. Celui-ci n'eut que le temps tout juste de parer du sabre;
alors, le plus inégal de tous les combats commença entre Mohsèn et la
bande qui le poursuivait.

Mais, sans le savoir, il avait deux avantages sur ses adversaires.
D'abord la rapidité, la violence, le succès de son attaque les avait
jetés dans la défensive et ils en étaient tellement abasourdis qu'en
eux-mêmes ils se demandaient si, vraiment, Mohsèn était seul. Ensuite,
Osman-Beg avait donné l'ordre de le prendre vivant; on n'irait donc
pas le frapper, et, tandis que ses coups à lui portaient dru, on se
contentait de le serrer, ne se fiant pas à approcher de trop près et
on ne comptait que sur sa fatigue pour le mettre à bas. Il était loin
encore de cette extrémité; ses forces semblaient s'accroître à chaque
coup porté à droite et à gauche. Cependant, le calcul d'Osman-Beg se
fût à la longue trouvé juste. L'épuisement serait venu pour le brave
combattant. Par bonheur, un incident, sur lequel personne ne comptait,
vint changer bientôt la face des affaires.

Mohsèn, en tuant le nayb, en blessant son cousin, en en atteignant
bien d'autres, avait poussé devant lui tous ses assaillants et ceux-ci
embarrassés de tenir pied continuaient à reculer, si bien que, sans le
vouloir et sans le prévoir, ils sortirent tous ensemble des ruines et
se trouvèrent sur le bord de la rue. La population s'assembla pour
juger des coups avec l'intérêt extrême qu'une affaire de ce genre
excite en chaque pays, mais surtout parmi des gens aussi belliqueux
que le sont les Afghans. Un intérêt très prononcé se manifestait dans
la foule pour le beau et brave jeune homme, malmenant d'une façon si
rude et à lui seul un si grand nombre d'adversaires. On n'était pas
précisément choqué de voir ses ennemis l'assaillir avec des forces
disproportionnées; de semblables délicatesses ne sont ni de tous les
temps ni de tous les lieux, et, en général, on conçoit l'utilité de
tuer son ennemi comme on peut; mais Mohsèn était vaillant, on le
voyait, on en jouissait, chacun de ses coups d'audace excitait un
frémissement d'enthousiasme et de sympathie; néanmoins, on ne faisait
rien pour le tirer du péril, sinon de prononcer tout haut des vœux
dont les femmes surtout, garnissant le haut des terrasses, étaient
prodigues. A ce moment, parut un jeune homme à cheval.

Son turban bleu, rayé de rouge, était de soie fine et la frange en
retombait élégamment sur l'épaule. Il avait une tunique courte de
cachemire, serrée à la taille par un ceinturon garni de pierreries,
auquel pendait un sabre magnifique et ses pantalons étaient de cendal
rouge. Quant aux harnachements de sa monture, vrai turcoman blanc de
pure race, ils reluisaient d'or, de turquoises, de perles et d'émaux.
Devant ce cavalier, marchaient douze serviteurs militaires, armés
de boucliers, de sabres, de poignards, de pistolets et le fusil sur
l'épaule. Il s'arrêta brusquement avec ses hommes, pour regarder ce qui
se passait et cela lui déplut. Son sourcil se fronçait, sa physionomie
revêtit une expression arrogante et terrible, et il s'écria d'une voix
forte:

--Quels sont ces hommes?

--Des Ahmedzyys! répondit une voix dans la foule; et pourquoi Osman-Beg
Ahmedzyy veut-il prendre le sang du jeune homme qui est là à se
défendre depuis un quart d'heure, Dieu le sait!

--Mais, moi, je ne le sais pas, et il semble trop insolent qu'une
famille maudite vienne assassiner les gens dans un quartier qui n'est
pas le sien et qui est le mien! Holà, Osman-Beg, cède, recule, laisse
ta proie, va-t'en, ou, j'en jure par les tombeaux de tous les saints,
tu ne sortiras pas d'ici vivant!

Et comme si ces paroles n'eussent pas été assez péremptoires, le
cavalier mit le sabre à la main, fit sauter son cheval au milieu des
combattants, et ses serviteurs, empoignant leurs boucliers et tirant
leurs sabres, bousculèrent les hommes d'Osman-Beg, et, beaucoup plus
nombreux; les éloignèrent brusquement de Mohsèn, qui se trouva d'un
coup protégé par un rempart vivant, bien vivant et prêt à ôter la vie à
ceux qui menaçaient la sienne.

Osman-Beg jugea tout de suite sa situation. Il comprit l'impossibilité
de la lutte, et, dédaignant toute récrimination, donna, d'un ton bref,
le signal à son monde, le rallia et partit, non sans avoir affronté son
nouvel adversaire d'un regard chargé de haine, de défi et de promesses
vengeresses.

Alors on put se reconnaître. Mohsèn, délivré inespérément des étreintes
d'une lutte si inégale et dominé par la pensée de celle qu'il aimait,
eut tout d'abord l'instinct de se retourner vivement vers l'endroit où
il l'avait cachée; mais, elle était à côté de lui et lui tendait son
fusil qu'il avait laissé dans le caveau. Cette action de femme soumise
et dévouée, apportant, au milieu du combat, une arme à son mari, plut à
la foule rassemblée et parut impressionner plus favorablement encore
le jeune cavalier qui avait pris le parti du faible. Il salua Mohsèn
avec une courtoisie grave et lui dit:

--Béni soit Dieu qui m'a fait arriver à propos!

Et indiquant du doigt le corps du nayb expirant:

--Vous avez le bras ferme pour votre âge!

Mohsèn sourit froidement; ce compliment l'enchantait; il mit le pied
sur la poitrine de son ennemi, avec la même indifférence affectée
qu'il eût fait pour quelque reptile écrasé, et, sans plus s'en occuper
autrement, répondit:

--Quel est le noble nom de Votre Excellence afin que je puisse la
remercier comme je le dois?

--Mon nom, repartit le cavalier, est Akbar-Khan et je suis de la tribu
des Mouradzyys.

C'était à l'adversaire acharné de sa race que, pour le moment, Mohsèn
devait la vie et cet adversaire ajouta en élevant la voix:

--Mon père est Abdoullah-Khan, et sans doute vous connaissez qu'il est
le lieutenant favori et le ministre tout puissant de Son Altesse, que
Dieu conserve!

Ainsi c'était non seulement un homme d'une race héréditairement
hostile, c'était le fils même du plus cruel des persécuteurs de sa
maison qui venait, à la vérité, de sauver Mohsèn et Djemylèh, mais qui,
de fait, les tenait entre ses mains, aussi serrés que le moineau le
peut être dans les serres de l'autour.

Le fils de Mohammed-Beg s'était cru sauvé, au moins pour quelque
temps, et son imagination rapide venait même de lui présenter dans
un tableau délicieux, Djemylèh, reposée, calme, heureuse. Le tableau
fut brutalement arraché de sa tête et en place la réalité odieuse se
peignit en couleurs noires. Derrière les amants, menaçaient l'oncle
et la bande meurtrière; si en cachant leurs noms et à la faveur de
quelques mensonges, ils réussissaient à se débarrasser d'Akbar-Khan,
ils allaient dans quelques minutes, tout au plus dans quelques heures,
retomber sous le péril qui, certainement, les guettait. Il était grand
jour, ils ne pouvaient plus songer à se cacher. Ne sachant où trouver
un refuge, ils allaient être repris et perdus. Se mettre sous la
protection d'Akbar-Khan, toujours au moyen de quelque fraude, et en
se faisant passer pour autres qu'ils n'étaient, c'était périr à coup
sûr. Osman-Beg n'allait probablement pas tarder à les dénoncer, à les
faire connaître et alors non seulement Akbar les ferait périr, mais il
les traiterait de lâches et leur reprocherait, non sans apparence de
raison, d'avoir eu peur de lui; alors que deviendrait Djemylèh?

Dans son angoisse, Mohsèn la regarda; un fier sourire brillait sur le
visage de la jeune fille. Une inspiration singulière était dans ses
beaux yeux. Elle ne dit pas un mot, il la comprit:

--Je ne connais pas votre père, dit-il à Akbar, mais qui n'a pas
entendu son nom? Vous plaît-il de ne pas retirer la main que vous avez
étendue sur ma tête? Alors menez-moi auprès de lui et je vous parlerai
à tous deux.

Le jeune chef fit un signe d'assentiment. Mohsèn se plaça à côté de
son cheval; Djemylèh marchait derrière lui; les soldats reprirent
la tête, et tous les Mouradzyys, avec les deux Ahmedzyys au milieu
d'eux, protégés par eux, inconnus de tous, traversèrent les bazars,
traversèrent la grande place, arrivèrent devant la citadelle, en
franchirent la porte, encombrée de soldats, de serviteurs et de
dignitaires, et, ayant parcouru deux ruelles étroites, parvinrent au
palais occupé par Abdoullah-Khan, où toute la compagnie entra.

Akbar avait dit deux mots à un esclave beloutje, qui s'était hâté
de le devancer dans l'intérieur de la cour. Au moment où le chef
descendait de cheval, cet esclave revint accompagné d'une servante qui,
s'adressant à Djemylèh avec respect, l'engagea à la suivre dans le
harem, où elle allait la conduire. Aucune proposition ne pouvait être
plus convenable et plus polie, et Akbar, en ménageant cet accueil à la
femme de son hôte, qu'il n'avait pas même semblé apercevoir, s'était
conduit comme on devait l'attendre d'un homme de sa condition.

Mohsèn, d'un geste de sa main gauche, parut engager la jeune femme
à accepter l'invitation, et Djemylèh se dirigea vers la porte basse
conduisant à l'appartement des femmes; elle était à peine engagée dans
le couloir étroit que, tout à coup, par un mouvement rapide, Mohsèn se
jeta sur ses pas, l'atteignit au moment où la servante levait le voile
intérieur, la prit par la main, l'entraîna, et se mettant à courir
avec elle, jetant brusquement de côté deux domestiques qui essayèrent
de l'arrêter, il se précipita dans un petit jardin rempli de fleurs,
au milieu duquel était un bassin de marbre blanc avec un jet d'eau;
et, montant les trois degrés qu'il vit conduire à une portière de soie
bariolée à fond rouge, il écarta l'étoffe, entra dans une vaste salle,
où, apercevant, assises sur le tapis, dans un coin, trois dames, dont
l'une était âgée et l'autre très jeune, il se prosterna devant la
plus âgée, Djemylèh à son côté, et, prenant dans ses mains le bord de
la robe de celle qu'il supposait être la maîtresse de la maison, il
s'écria:

--Protection!

La stupéfaction se peignit sur les traits de celle qu'il implorait
ainsi et de ses deux compagnes. Leurs regards se portaient
alternativement sur le téméraire envahisseur du lieu saint et sur
celle qui l'accompagnait; mais, s'ils étaient toujours étonnés, ils
n'exprimaient rien d'hostile. La charmante figure de Mohsèn n'indiquait
pas un fou, encore moins un insolent, et Djemylèh, qui venait de jeter
son voile, était si jolie, si digne, si noble dans toute sa contenance,
qu'un sentiment de compassion, de sympathie, d'affection commençait à
naître dans les yeux de celles dont on implorait le secours, et qui
n'avaient pas encore pu trouver la force de dire un seul mot, quand,
par deux portes, Abdoullah-Khan et Akbar entrèrent dans l'appartement.

Le premier, un vieillard, à l'air sombre et préoccupé, arrivait par
hasard. Il entrait chez sa femme et venait voir sa fille et sa bru.
L'autre, d'abord confondu par l'action inouïe de Mohsèn, courait après
lui, résolu à châtier ce qu'il avait quelque droit de considérer comme
monstrueux. Voyant son père debout devant la porte, et là, sur le
tapis, prosterné, Mohsèn aux pieds de sa mère, il s'arrêta.

--Qu'est cela? demanda Abdoullah-Khan.

--Madame, dit Mohsèn, tenant toujours de ses deux mains la robe de sa
protectrice, madame, je suis un Afghan; je suis noble; j'aime cette
femme qui est à mon côté; elle m'aime; son père est l'ennemi du mien;
nous nous sommes enfuis; on veut nous tuer; je veux bien mourir, mais
non pas qu'elle meure, ni qu'on la maltraite, ni qu'on l'afflige....
Madame, on nous poursuit, on nous épie, votre noble fils nous a sauvés
tout à l'heure; lui, parti, nous péririons plus sûrement. Sauvez-nous!

La dame ne répondit rien, mais regarda son mari d'un air suppliant, et
les deux jeunes femmes en firent de même, l'une pour son père et son
frère, l'autre pour son mari. Mais Abdoullah-Khan fronça le sourcil,
et, s'asseyant dans un angle du salon, laissa tomber ces paroles amères:

--Que signifient ces folles équipées? Eh! depuis quand un Afghan, un
noble, est-il tellement égaré par la peur, qu'il ne se croie pas en
sûreté suffisante quand il est chez moi? Du moment que mon fils vous
protège, qu'avez-vous à réclamer davantage? Qui vous aurait osé toucher?

--Vous! repartit Mohsèn en le regardant entre les deux yeux.

--Moi? s'écria le vieux chef.

Il secoua la tête avec dédain et continua:

--Vous êtes fou! mais comme l'irréflexion ne saurait servir d'excuse
pour une témérité telle que la vôtre, vous serez châtié.

Et Abdoullah-Khan fit le signe de frapper dans ses mains pour appeler
ses gens. Mais Mohsèn, s'adressant de nouveau à la dame âgée, lui dit:

--Votre époux ne me touchera pas! Il ne me fera ni châtier, ni
insulter, vous me garderez de lui, madame; je suis Mohsèn, fils de
Mohammed, Ahmedzyy, et celle-ci est ma cousine, fille de mon oncle
Osman; les vôtres ont fait périr deux de mes proches, il n'y a pas plus
de trois ans; me voilà, moi; la voilà, elle, vous pouvez nous tuer
sans, nulle peine, le ferez-vous?

En prononçant ces dernières paroles, Mohsèn se releva tout droit, et
Djemylèh avec lui. Ils se prirent par la main et regardèrent fixement
Abdoullah.

Celui-ci serrait avec force le manche de son couteau, et ses yeux creux
ne promettaient rien de bon, quand la vieille dame lui dit:

--Monseigneur, écoutez la vérité! Si vous touchez à ces enfants, qui
ont réclamé mon appui en tenant un pan de ma robe, vous perdez votre
honneur devant les hommes, et, à leurs yeux, votre visage, qui est
étincelant comme l'argent, deviendra noir!

Abdoullah n'eut pas l'air convaincu. Il était clair que les sentiments
les plus vindicatifs flambaient dans son cœur, hargneux, féroces,
affamés de la proie tombée à leur portée, et que, si d'autres
considérations s'élevaient et les contenaient, celles-ci avaient peine
à résister, et, d'un moment à l'autre, pouvaient plier.

D'après les usages de ce peuple afghan, belliqueux, farouche,
sanguinaire, mais singulièrement romanesque, un ennemi mortel ne
saurait plus être attaqué du moment où il s'est jeté dans le harem de
son adversaire et a conquis la protection des femmes. L'honneur veut
que ce suppliant devienne, à l'instant, sacré; on ne le toucherait
pas sans se couvrir d'infamie, et il existe d'illustres exemples de
l'empire exercé par cette coutume sur des âmes excessivement difficiles
à attendrir. Mais l'honneur étend encore plus loin, s'il se peut, ses
exigences, et veut que, lorsque des amants fugitifs réclament l'appui
de l'homme le plus étranger à leur cause, cet homme, s'il se pique de
vaillance et de générosité, ne puisse décliner son aide et devienne
le soutien de ceux qui ont assez bien pensé de lui, pour le choisir
comme champion. Encore, en cette circonstance, l'inimitié antérieure ne
change rien au devoir; elle doit cesser, elle doit être mise en oubli,
au moins pour un temps, et plus les dangers sont grands à embrasser la
querelle des amants poursuivis, plus l'obligation de tout braver est
étroite. Il est connu dans l'Inde, en Perse et dans le pays de Kaboul,
de Kandahar et de Hérat, que la majeure partie des discussions et des
combats entre les familles et les tribus afghanes, et souvent des
haines héréditaires terriblement ensanglantées, n'ont pas eu d'autre
origine que le secours donné et maintenu à des amants malheureux.

Tout cela est certain. Néanmoins épargner ce qu'on déteste, quand,
une fois, on le tient, secourir ce qu'on hait, pardonner par point
d'honneur, ne sont pas choses faciles, et, lorsqu'il faut s'y
soumettre, on hésite. Le silence régna quelque temps dans le salon du
harem d'Abdoullah-Khan. Lui, sentait mille serpents ronger son cœur
et, reconnaissant enfin la nécessité de les en arracher, il ne le
pouvait faire. Akbar, volontiers, aurait poignardé Mohsèn, mais il ne
lui était pas difficile de s'en retenir; l'affection et l'estime qu'il
avait conçues pour lui dans le quartier désert en le voyant tenir tête
si valeureusement à tant de gens acharnés à la perte du jeune homme,
lui étaient restées devant les yeux, et, sans peine, il avait écouté
la voix de sa mère, compris et accueilli les regards de sa sœur et
de sa femme, de sorte qu'il était tombé d'accord avec son honneur que
toucher du bout du doigt les deux Ahmedzyys, dans l'intention de leur
nuire, serait une honte dont sa maison ne se rachèterait jamais. Mais
c'était peu qu'il en fût convaincu; tant que son père ne l'était pas,
il n'avait pas même à donner un avis.

Abdoullah regardait Mohsèn et Djemylèh fixement, et, l'un et l'autre le
regardaient de même. Ils n'imploraient pas, ils ne demandaient rien,
ils avaient sur lui un droit et l'exerçaient. Ce droit, il est vrai,
était de ceux que les âmes nobles permettent seules de prendre sur
elles; les âmes viles n'en connaissent rien. C'est précisément ce que
les yeux des deux captifs disaient à Abdoullah. Du moins, il le comprit
ainsi. Il se leva, marcha droit à eux et leur dit:

--Vous êtes mes enfants!

Et il les embrassa sur le front. Ils lui baisèrent les mains avec
respect et allèrent remplir le même devoir auprès de la femme du
chef, en s'agenouillant devant elle; mais les jeunes femmes prirent
Djemylèh dans leurs bras avec passion, et Akbar fut le premier à saluer
Mohsèn de cette façon aisée et grande, privilège des hommes d'élite
de sa nation. Le jeune Ahmedzyy lui rendit son salut avec déférence
comme à un frère aîné et sortit avec lui, après s'être incliné devant
les habitantes du harem, où les convenances les plus strictes ne lui
permettaient plus de rester, du moment qu'il avait obtenu ce qu'il
souhaitait.

Akbar conduisit aussitôt son nouvel ami dans une des chambres du
palais, où il fit apporter des kaliâns et du thé, et répéta à Mohsèn
qu'il devait se considérer comme dans sa propre demeure et disposer
librement de ce qui était autour de lui. Mais le cérémonial même
auquel le jeune Mouradzyy se conformait avec une sorte de précision
et de pompe, montrait assez qu'il remplissait un devoir et se piquait
de le remplir dans toute son étendue, plutôt qu'il n'obéissait à un
mouvement spontané. Mohsèn non seulement le comprit ainsi, mais, comme
il partageait les sentiments de son hôte à cet égard, il ne lui fut
pas difficile de répondre à de telles avances par des démonstrations
de reconnaissance fièrement exprimées, et de bien faire sentir à son
tour que la nécessité la plus pressante avait pu seule le contraindre
à solliciter un appui que, pour lui seul, il n'eût jamais recherché.
Ainsi, le protecteur et l'obligé, au milieu de démonstrations assez
solennelles d'un mutuel dévouement, maintinrent intacts les droits
imprescriptibles de l'animosité ancienne et se les reconnurent l'un à
l'autre. Cependant, ils se mirent à causer avec un abandon généreux,
et Mohsèn fit le récit complet de ce qui lui était arrivé depuis la
veille. Il passa sous silence ce qui avait un rapport direct avec son
amour, ne parla de Djemylèh qu'en l'appelant _ma maison_, et, à son
tour, Akbar, dans ses questions et ses remarques, évita avec le plus
grand soin toute allusion à la jeune fille, bien que, au fond, il ne
fût uniquement question que d'elle dans ce long entretien.

Cependant, un prêtre s'était présenté au palais et avait demandé à
parler à Abdoullah-Khan. Il avait été introduit auprès du chef qui,
l'ayant salué avec respect, le pria de s'asseoir et lui désigna la
place la plus distinguée. Après les compliments et quand le thé eut été
servi, puis emporté, le prêtre parut se recueillir un instant et se
mettre en devoir d'exposer l'objet de sa visite. C'était un homme d'une
cinquantaine d'années, de belle figure, d'un aspect bienveillant, et
dont le turban blanc faisait valoir le teint un peu olivâtre.

--Excellence, dit ce personnage, je me nomme Moulla-Nour-Eddyn et je
suis natif de Ferrah. Ma profession vous explique assez que je cherche
partout paix et concorde, et c'est pourquoi j'ai accepté d'Osman-Beg
Ahmedzyy, une mission auprès de vous. Si elle réussit, les conséquences
probables d'un malentendu fâcheux pourront être écartées.

--Moulla, répondit Abdoullah-Khan, je suis moi-même un homme
pacifique, et ne demande pas mieux que de vivre en termes d'amitié
avec le seigneur dont vous venez de prononcer le nom. Malheureusement,
il existe entre sa famille et la nôtre plus d'une difficulté, et je
voudrais savoir quelle est celle dont vous vous préoccupez en ce moment.

--De la dernière rencontre, répondit Moulla-Nour-Eddyn. Un homme sans
mœurs a trouvé moyen de pénétrer dans les chambres saintes de la
maison d'Osman-Beg et d'en enlever un des ornements principaux. Dans la
générosité bien connue de votre âme, vous donnez asile à ce malfaiteur,
et Osman-Beg, en vous informant de l'indignité de son adversaire, qui
ne vous est certainement pas connue, ne doute pas un instant que vous
allez lui livrer le coupable, afin qu'il reçoive un juste châtiment.

--En effet, repartit froidement Abdoullah-Khan, les détails que
Votre Sainteté veut bien me donner me sont tout à fait nouveaux, et,
réellement, vous m'ouvrez les yeux. On m'avait menti impudemment.
Je croyais que Mohsèn-Beg était le propre neveu de Son Excellence
Osman-Beg et ne comprenais pas pourquoi une alliance ne pouvait
s'effectuer entre deux branches si rapprochées d'une même famille. Je
vous demande pardon de ma faute, Moulla.

--Votre Excellence ignore donc que les deux frères, Osman et Mohammed,
ne vivent pas en parfaite intelligence?

--Je ne me rappelle pas trop si je l'ignorais, répliqua Abdoullah avec
une expression méprisante; les Ahmedzvys sont généralement des gens de
trouble, et on n'aurait jamais fini de compter leurs querelles. Pour
le moment, d'après ce que vous avez la bonté de me dire, Osman déteste
son frère Mohammed et le fils de celui-ci; il ne veut pas d'union
entre les deux familles, poursuit son neveu pour l'égorger et sa fille
pour l'assassiner, et Mohsèn s'enfuit chez moi, et demande asile aux
Mouradzyys. Vous conviendrez, Moulla, que voilà des gens bien dignes
d'intérêt.

Ici Abdoullah secoua la tête, enchanté de sa démonstration et du mépris
dont il venait d'accabler ses ennemis héréditaires. Mais le Moulla ne
se laissa pas intimider par ce ton de sarcasme, et, avec sang-froid,
reprit ainsi la parole:

--Sans nul doute, la jeune fille mourra et son complice avec elle.
Ce n'est pas là ce qui fait la question. Osman-Beg désire seulement
apprendre si vous consentez à lui livrer ses esclaves fugitifs ou
prétendez les défendre; c'est uniquement ce que je viens vous demander.

--Supposons, dit Abdoullah, en se penchant vers le prêtre d'un air
confidentiel, que je ne sois pas éloigné de vous complaire, qu'en
résulterait-il d'avantageux pour moi? Puis-je vous questionner sur ce
point, Moulla?

--Assurément. Si Votre Excellence consent à me remettre les coupables,
je puis lui promettre que la famille d'Osman-Beg tout entière abjurera
ses sentiments anciens à l'égard des Mouradzyys. Les fils entreront
dans votre maison et vous ne leur donnerez pas de solde, et, quant au
père, il sait que vous cherchez un instructeur pour apprendre à vos
esclaves militaires la discipline européenne: il sera cet instructeur,
et, nuit et jour, vous pourrez compter sur lui. Je n'ai pas besoin de
vous donner l'assurance que tous les serments possibles sur le livre
saint, Osman-Beg est prêt à les prêter, si vous exigez cette garantie
de sa fidélité.

--J'estime grandement de telles propositions, et elles me sont fort
avantageuses, s'écria Abdoullah-Khan. Mais, pourtant, admettons que je
les repousse. Que m'arrivera-t-il?

--Je pourrais vous l'expliquer d'une façon certaine, répondit le
Moulla; mais une visite vous arrive, et vous allez savoir avant une
minute à quoi vous en tenir; vous allez le savoir, dis-je, d'une façon
beaucoup plus complète et plus propre à vous convaincre que si un
pauvre homme tel que moi continuait à porter la parole.

A ce même moment, entrait dans la cour, au milieu d'un flot de
serviteurs et dans tout le faste d'une tenue magnifique, le médecin en
chef du prince de Kandahar, personnage considérable par la faveur dont
il jouissait auprès du maître. Ce n'était pas un Afghan de race, mais,
seulement, ce qu'on appelle un Kizzilbash, descendu de colons persans,
quelque chose d'analogue à un bourgeois. On n'estime pas la naissance
de ces gens-là, mais on fait cas de leurs richesses et, à l'occasion,
de leurs talents. Celui-ci s'appelait Goulâm-Aly et fut reçu avec la
distinction que son poste à la Cour lui méritait. C'était, d'ailleurs,
un ami d'Abdoullah-Khan.

--Eh bien! lui dit celui-ci, après que les exigences de l'étiquette
eurent reçu satisfaction et qu'on fut sorti des compliments, si j'en
crois le Moulla, vous venez ici pour me donner vos conseils?

--Dieu m'en préserve! s'écria le médecin. Comment une telle
impertinence serait-elle possible vis-à-vis de puis sage que moi?
Est-il vrai que vous ayez recueilli chez vous un certain malfaiteur
appelé Mohsèn?

--Mohsèn-Beg, Ahmedzyy, est dans ma maison. Est-ce de lui que Votre
Excellence veut parler?

--Précisément. Vous savez que Son Altesse le Prince (Dieu puisse
éterniser ses jours!) est un miroir de justice?

--De justice et de générosité! qui en doute?

--Personne. Mais le Prince a juré tout à l'heure que celui qui
empêcherait Osman-Beg de punir sa fille et son neveu serait lui-même
mis à mort, sa maison pillée et son bien confisqué.

--Le Prince a fait un tel serment?

--Je vous l'affirme sur ma tête.

--Pourquoi prendre une résolution si vive?

--Vous allez le comprendre. Le Prince a un enfant malade dans le harem.
Il a fait vœu hier au soir, afin d'obtenir la guérison de l'être
aimé et de calmer la mère, d'accorder ce matin la première demande que
lui ferait la première personne qu'il rencontrerait. Le sort a voulu
que cette première personne fût Osman-Beg. Vous n'ignorez pas que le
Prince tient ses promesses?

--Surtout celles-là, murmura Abdoullah-Khan consterné.

Il regarda le Moulla, il regarda le médecin et se trouva fort
embarrassé. Le Prince de Kandahar n'était ni méchant, ni tyrannique;
mais il aimait tendrement ses femmes et ses enfants, et, puisqu'il
avait fait un vœu pour chasser la maladie de son harem, il ne
voudrait certainement y manquer, pour rien au monde. En outre,
Abdoullah-Khan ne laissait pas de se rendre compte de la magnificence
de son propre palais, de la beauté de ses tentures et de ses tapis, de
la plénitude connue de ses coffres, et il ne trouvait pas que cette
splendeur constituât, en sa faveur, une circonstance atténuante,
si, par une rébellion inopportune, il tombait sous le coup de la
confiscation. Plus il réfléchissait, plus il devenait perplexe, et ses
deux interlocuteurs le laissaient tout à fait libre, par leur silence,
de poursuivre une méditation qu'ils jugeaient salutaire et dont ils
attendaient les meilleurs résultats. Enfin, Abdoullah-Khan releva la
tête et s'écria péremptoirement:

--Qu'on fasse venir mon fils Akbar!

Au bout d'un moment, Akbar entra, salua et se tint debout près de la
porte.

--Mon fils, dit Abdoullah d'une voix traînante et assez humble, fort
différente de son accent ordinaire, il plaît au Prince (que les vertus
de Son Altesse soient récompensées sur la terre et dans le ciel!), il
plaît au magnifique Prince de m'ordonner l'expulsion de Mohsèn. Il faut
que ce vagabond soit livré à son oncle, qui va le traiter comme il
paraît le mériter, ainsi que l'autre personne coupable! Tout ce que le
Prince ordonne est bien. Je vais me rendre immédiatement auprès de Son
Altesse, afin de prendre ses ordres et d'obtenir de sa bonté souveraine
un moyen de faire les choses sans noircir mon visage. Pour vous, gardez
bien cette maison pendant ma courte absence. Veillez à ce que les deux
scélérats qui y sont entrés ne s'en échappent pas!... Veillez-y avec
soin, mon fils! Vous pouvez assez comprendre quel malheur affreux
serait leur fuite! S'ils gagnaient la campagne, on ne parviendrait
peut-être jamais à les rejoindre! Vous m'avez bien compris, mon fils?

Akbar s'inclina et mit les deux bras en croix sur sa poitrine.

Abdoullah continua son propos en s'adressant au Moulla et au médecin.

--Ne vous étonnez pas des recommandations expresses que je lui fais.
La jeunesse est peu intelligente, elle est étourdie, je ne voudrais
pour rien au monde qu'un homme condamné par Son Altesse échappât au
châtiment mérité, et surtout par une négligence quelconque de ma part.

Les deux assistants, également charmés et édifiés de ce qu'ils voyaient
et entendaient, voulurent prendre congé d'Abdoullah-Khan; mais celui-ci
les retint.

--Non! leur dit-il, il ne convient pas que vous me quittiez. On
pourrait dire plus tard que j'ai parlé secrètement à Mohsèn, on
pourrait dire beaucoup de choses.... L'innocence même et la fidélité ne
doivent pas s'exposer au soupçon. Soyez assez bons pour m'accompagner
l'un et l'autre auprès du Prince.

Cette demande fut facilement accordée et les trois personnages étant
sortis ensemble de la cour, montés sur leurs chevaux de parade et
entourés de leurs suites respectives, arrivèrent bientôt au palais et
furent introduits en présence du Prince.

Celui-ci accueillit son lieutenant avec sa bonté accoutumée. Mais
pendant que l'entrevue durait, et elle fut longue parce que Abdoullah
employa tous ses efforts, tout son esprit, toutes les ressources de son
intelligence pour la rendre interminable, il arriva chez lui ce qu'on
va lire.

Akbar revenu dans l'appartement où se tenait Mohsèn, lui dit:

--Le Prince ordonne qu'on vous livre à vos ennemis. Mon père ne peut
pas le braver ouvertement; Son Altesse a trop de forces, mais il vous
défendra par la ruse. Nous allons monter à cheval et, sans perdre de
temps, nous sortirons de la ville, nous gagnerons la campagne. Demain
sera demain et on verra alors ce qu'il faudra faire.

--Allons! répondit Mohsèn en se levant. Mais il avait le cœur
gros. Depuis une heure et plus il s'était habitué à croire Djemylèh
en dehors de toutes les épreuves. Il causait avec son hôte et
gardait extérieurement la froide apparence dont un guerrier ne peut
se départir; mais derrière cet aspect menteur de son visage et de
sa contenance, il rêvait. Toutes les flammes de la joie, toutes
les flammes de l'amour possédaient son être. Quand on aime, on ne
fait qu'aimer. A travers tout, en dessus de tout, on aime, et cette
trame d'or forme le fond invariable sur lequel se brodent toutes les
pensées véritables. Ce qu'on dit en dehors n'est que du verbiage. On
n'y tient pas, cela n'est pas de vous, et, si on s'y intéresse c'est
que, secrètement, cela tient à l'amour ou y revient. Hors de l'amour,
qu'y a-t-il? Que peut-il y avoir? Quelle joie, quels transports de
s'y abandonner tout entier, sans rien réserver pour quoi que ce soit
qui s'en éloigne. Projets, espérances, désirs, craintes, terreurs
profondes, subites bravoures, certitudes infinies, échappées vers
l'enfer, perspectives sans fin, fleuries, étincelantes de soleil qui
atteignent au paradis, tout est l'amour, et dans celle qui est aimée
se viennent enfermer les mondes. En dehors, il n'y a que le néant,
moins que le néant et comme voile, par-dessus, le plus profond mépris.
C'était ce que sentait Mohsèn.

Mais, à ce moment, il lui fallait passer de la lumière à l'ombre, dans
cette ombre où il avait marché depuis la veille, et dont il était sorti
depuis quelques instants que le plus poignant bonheur avait envahi et
possédé son être. Ce temps de félicité était déjà passé. Il fallait
recommencer à gravir dans les ténèbres la route pierreuse et défoncée
des périls. Ce qu'il sentait, c'était pourtant toujours l'amour,
l'amour éperonné par la douleur même, plus superbe, peut-être, plus
intense, plus orgueilleux et puisant dans sa force la certitude de
ne jamais mourir, se nourrissant d'amertume, mais préférant ce mal à
tout bien. Et d'ailleurs, il faut le dire, il n'y avait pas là cette
peine, la plus âpre, la plus dure, la plus impardonnable de toutes au
destin qui l'impose: il n'était question, du moins, ni de séparation ni
d'absence.

Il ne fut pas facile de faire accepter aux dames du harem la nécessité
présente. Khadidjèh, la mère d'Akbar, Amynèh, sa sœur et Alyèh,
sa femme, poussèrent des cris et se mirent à pleurer, mais le temps
passait; l'affection même, que les maîtresses du logis avaient conçue
pour Djemylèh, aida à leur faire comprendre combien les minutes étaient
précieuses, et, malgré leurs sanglots et leurs cris, elles laissèrent
la jeune proscrite s'arracher de leurs bras et suivre Akbar qui l'amena
à son amant.

On avait en grande hâte équipé et amené les chevaux. Akbar, Mohsèn et
Djemylèh se mirent en selle, une douzaine de soldats fit comme eux, et
la cavalcade, prenant une rue détournée, gagna au pas une des portes
de la citadelle qui donnait sur la campagne, bien résolue à passer sur
le ventre des gardes, si ceux-ci cherchaient à l'arrêter; mais ils n'y
songèrent pas, et, une fois dehors, Akbar mit sa monture au galop, et
ses compagnons l'imitèrent.

Pendant deux heures, l'allure ne se ralentit pas un instant pour
laisser souffler les chevaux. Mais ceux-ci étaient de la bonne race du
nord, et leur pas allongé, la fermeté avec laquelle ils le soutinrent,
firent faire beaucoup de route. On ne parlait pas, naturellement;
cependant Akbar, jugeant qu'on était assez loin et que la poursuite
n'était plus possible, d'autant que personne ne pouvait savoir, en
ville, la direction qu'il avait prise, Akbar se mit au pas, et,
discrètement, se tint à une distance assez grande des deux amants pour
leur laisser toute liberté de s'entretenir. Il servait de guide. Les
cavaliers étaient, partie à ses côtés, partie en arrière-garde, partie
dispersés sur les flancs, tous regardant autour d'eux l'horizon, à
mesure qu'ils cheminaient; et ainsi, Mohsèn et Djemylèh se voyaient
comme seuls.

--Ne te repens-tu pas? dit le jeune homme.

--De quoi?

--De m'avoir aimé, de m'avoir cherché, de m'avoir suivi?

--Tu serais mort, si je n'étais venue. Tu mourais.

--Ce serait fini peut-être à cette heure; tu serais assise, paisible,
dans ta maison, auprès de ta mère, entourée des tiens.

--Et tu serais mort! poursuivit Djemylèh. Je t'aurais vu tous les jours
que moi-même j'aurais vécu; je t'aurais vu, sous mes yeux, dans mon
cœur, ne pouvant pas même, à force de remords et de chagrins, te
ranimer une seule seconde, et moi, je serais couverte de honte à mes
propres yeux, lâche, fausse, odieuse à ce qui aurait pu deviner mon
crime, meurtrière de ma tendresse, traîtresse au maître de mon âme. De
quoi me parles-tu? Et qu'imagines-tu donc de meilleur pour moi que ce
que j'ai? Mohsèn! ma vie, mes yeux, ma pensée unique! Tu crois donc
que je ne suis pas heureuse depuis hier au soir? Mais, songes-y donc!
Je ne t'ai pas quitté! Je n'ai plus cessé d'être avec toi! d'être à
toi! Chacun sait que je suis à toi! Je ne puis être qu'à toi seul! On
parle de danger! Mais, aussitôt, je suis là, avec toi, à côté de toi,
contre toi! Et plus le danger est grand, moins je m'éloigne, plus je
m'approche, plus je me confonds avec toi! Ne tremble donc pas; si je
n'étais là, tu n'aurais peur de rien! Pourquoi veux-tu rejeter de ton
être ce morceau qui en est, qui est moi, et qui ne peut ni vivre ni
mourir sans toi?

La beauté est belle; la passion, l'amour absolu sont plus beaux et
plus adorables. Jamais idole, si parfaite que l'ait imaginée ou faite
l'ouvrier, n'approche en perfection d'un visage où l'affection dévouée
répand cette inspiration toute céleste. Mohsèn était enivré d'entendre
Djemylèh disant de telles choses et de la regarder les disant. Elle
le transportait avec elle-même dans cette sphère brûlante, où, devant
la sensation présente, l'avenir et le passé sont également anéantis.
Et, de la sorte, ces enfants, qu'une protection bizarre entourait, que
des haines directes, actives, furieuses, poursuivaient, que le hasard
venait de trahir, et qui, sauf un miracle, ne pouvaient s'échapper de
l'enceinte étroite où les resserrait leur perte, dans laquelle ils
tournaient, oui, ces amants planaient ensemble dans l'éther du plus
absolu bonheur que l'homme le plus fortuné puisse respirer jamais!

Ils étaient dans un de ces moments où l'esprit acquiert, par l'effet
même de la félicité qui l'emporte, une activité, une puissance de
perception supérieure à celle qu'il a d'ordinaire. Alors, tout absorbé
qu'on est dans ce qu'on chérit, rien ne passe inaperçu, rien ne se
montre qui ne laisse trace sur le cœur, et, par lui, dans la
mémoire. Ce regard ne tombe pas sur un caillou, dont la forme et la
couleur ne restent pour jamais fixés dans le souvenir; et l'hirondelle
qui traverse l'espace au moment où une parole adorée retentit à votre
oreille, vous la verrez toujours, toujours, jusqu'aux derniers
moments de votre vie, passer rapide dans les cieux que vous aurez
contemplés alors, et jamais oubliés. Non! Mohsèn ne devait plus perdre
l'impression de ce soleil qui se couchait à sa droite, derrière un
bouquet d'arbres; et quand Djemylèh lui dit, avec l'accent le plus
tendre:

--Pourquoi me regardes-tu ainsi?

Et qu'il lui répondit:

--C'est parce que je t'adore!

Et qu'elle ajouta avec un air de tête enivrant:

--Tu crois?...

A ce moment, Mohsèn s'aperçut que la manche de Djemylèh avait un reflet
bleu, et cette sensation lui resta comme empreinte avec le feu dans la
mémoire au milieu de son délire.

Cependant, dans le palais de Kandahar, dans la maison d'Abdoullah-Khan,
au logis de Mohammed-Beg et chez Osman, tout était en confusion
au sujet des deux amants. Les deux frères, suivis chacun de son
monde, s'étaient rencontrés dans le bazar, et Mohammed, exaspéré
par l'ignorance où il était du sort de son fils, avait attaqué le
premier; quelques passants avaient pris parti, des coups de mousquet
et des coups de sabre avaient été échangés de part et d'autre; les
marchands, comme à leur ordinaire et surtout les marchands hindous,
s'étaient répandus en cris de détresse, et on eût cru, au bruit de
la mousqueterie et au cliquetis des lames, et surtout aux clameurs
aiguës qui se poussaient, que la ville était mise à sac. Il n'y
eut pourtant personne de tué, et quand les gens du juge de police
eurent réussi à séparer les combattants et à les renvoyer chacun de
leur côté, il se trouva que les deux partis s'étaient à peine fait
quelques égratignures. Cependant cette rencontre ne resta pas sans
conséquences. Elle ébruita le fond de l'affaire. On sut par toute la
ville que Mohsèn Ahmedzyy avait enlevé Djemylèh, sa cousine, et que
les Mouradzyys leur avaient donné asile, mais que le Prince ordonnait
de livrer les coupables au père offensé. Là-dessus, il y eut de grands
partages dans les opinions. Les uns vinrent offrir leurs services à
Mohammed, d'après cette opinion qu'un homme d'honneur doit toujours
soutenir et protéger les amants; les autres furent d'avis qu'au fond
il n'y avait là qu'une continuation de la querelle des Ahmedzyys et
des Mouradzyys, et que, puisque Mohammed et son fils se liguaient
avec les seconds, c'est qu'ils trahissaient leur famille. Sur un tel
raisonnement, ces logiciens embrassaient la cause du véritable et
fidèle Ahmedzyy, Osman-Beg. Quelques-uns, indifférents à la question
en elle-même, furent extrêmement indignés de l'intervention du Prince.
Ils trouvèrent que celui-ci n'avait nullement le droit de se mêler
d'une querelle qui ne le regardait pas, et, encore moins, d'ordonner
à un noble Afghan de livrer ses hôtes. Là-dessus, ils prirent parti
pour Mohammed. Mais un nombre considérable se rangea du côté d'Osman,
uniquement pour avoir le plaisir de batailler. En somme, ce fut
dans ce dernier parti que se trouva la majorité. La ville fut donc
subitement en proie à une grande émotion; les Hindous, les Persans,
les Juifs, les gens tranquilles et de négoce se mirent à fermer leurs
boutiques et à s'amasser dans les préaux des mosquées en poussant des
gémissements lamentables et en assurant que le commerce était perdu
pour jamais; les femmes du commun montèrent sur les terrasses, d'où on
les entendait se lamenter et déplorer d'avance la misère certaine de
leurs petites familles; les prêtres se rendaient gravement dans les
maisons notables pour prêcher la paix et recommander la modération, en
vantant les avantages de la mansuétude, état de l'âme dont personne
n'avait jamais eu la moindre nouvelle dans le pays, et voilà comment
allaient les choses parmi les pacifiques. En même temps, des groupes
plus ou moins compacts, des troupes plus ou moins fortes, gens de
pieds et gens de cheval, le turban bleu, rayé de rouge, bien serré
au tempes, la ceinture ajustée étroitement, le bouclier aux bras, le
fusil sur l'épaule, l'œil actif, la barbe farouche, se croisaient
dans les bazars, bousculant les passants, et prêts à se sauter à la
gorge. Pourtant on n'en faisait rien. On attendait d'être organisé,
d'avoir une direction; l'incertitude planait; résolu à se battre, on
s'en promettait plaisir et honneur, mais il fallait des chefs reconnus
et un plan. Cet état de choses devait durer à peu près deux ou trois
journées; ensuite tout éclaterait. C'est l'usage.

Le Prince était en conférence amicale avec Abdoullah-Khan, le prêtre
Moullah-Nour-Eddyn et le médecin Goulâm-Aly, quand le juge de police de
la ville, l'air effaré, vint avertir Son Altesse de ce qui se passait.
Le prêtre et le médecin furent satisfaits, intérieurement, de voir
les choses prendre cette tournure, attendu que la conclusion rapide
de l'affaire en était précipitée; quant à Abdoullah-Khan, il resta
consterné; c'était plus qu'il n'avait prévu; une sorte d'insurrection
ne l'accommodait pas pour le moment, et voyant, d'ailleurs, le Prince
se laisser impressionner par le récit du chef de police, il prévit
que, si l'on ne trouvait pas chez lui les deux amants, la colère du
Souverain en serait bien autrement excitée qu'elle ne l'eût été sans
l'émeute. Il avait fait un calcul un peu compliqué, mais pourtant
assez raisonnable: en donnant asile à Mohsèn et à sa compagne, il
s'acquérait une belle réputation de générosité, ensuite, il avait le
plaisir de donner un rude coup à une partie, sinon à la totalité,
des Ahmedzyys, en facilitant la fuite de ses protégés; il comptait
ne jamais avouer la part qu'il y avait eue, et son fils Akbar serait
seul compromis. Pendant quelques jours, le Prince aurait de l'humeur,
puis un cadeau l'apaiserait, et Akbar resterait en faveur. Mais
ces combinaisons manquaient: Abdoullah-Khan avait en face de lui
une affaire d'État, le Prince, quand il allait savoir la vérité,
deviendrait à craindre. Il fallait prendre un parti. Abdoullah-Khan le
prit sur-le-champ.

Jusqu'alors il n'avait nullement mis en question l'extradition des
deux enfants: seulement il avait bataillé et épluché des minuties sur
la façon dont l'extradition aurait lieu, mettant en avant sans cesse
les intérêts de sa considération, et se montrant tellement méticuleux
que, au milieu des discours, deux grandes heures s'étaient perdues.
Comme le Prince ne rencontrait pas de résistance de la part de son
favori, et que, d'ailleurs, l'entretien, poussé par instants sur le
terrain de la plaisanterie, lui procurait une distraction agréable,
il ne s'impatientait pas; il lui était fort indifférent que Mohsèn et
Djemylèh tombassent dans les mains de leur juge une demi-heure plus tôt
ou plus tard. A la fin, cependant, on était convenu qu'Abdoullah-Khan
remettrait purement et simplement les coupables aux mains du Prince,
sans s'informer de ce que Son Altesse comptait en faire, et même il lui
serait permis de les placer sous l'auguste protection, en exprimant par
ses paroles que, dans sa conviction intime, ils y seraient tout à fait
à l'aise et en sûreté. Un messager avait alors été envoyé à la demeure
du favori. Il revint au moment où le chef de police finissait le récit
de ce qui se passait dans la ville, pour déclarer que tout le monde
s'était enfui, Akbar, Mohsèn et Djemylèh, et qu'on ne savait où ils
étaient allés.

Abdoullah-Khan ne laissa pas à son maître le loisir de s'emporter. Il
prit gravement la parole:

--Certainement, mon insolent de fils (que la malédiction de Dieu soit
sur lui!) aura sottement craint le déshonneur de sa maison et, sans
attendre l'effet des bontés de Votre Altesse, il aura emmené avec lui
les deux scélérats. Heureusement, je sais où les reprendre. Ils sont
dans ma tour de Roudbâr, à quatre heures d'ici, dans les montagnes.

Puis, tirant son anneau de son doigt et le remettant au chef de police:

--Envoyez, dit-il, tout de suite, quelques messagers avec mon écuyer,
que vous trouverez en bas. On remettra cet anneau à mon fils Akbar, et
je vais écrire l'ordre de délivrer les prisonniers à vos gens. De cette
manière, le mal sera réparé et la ville retrouvera son repos.

Abdoullah-Khan parlait d'un ton si net, si précis, que l'indignation
ne trouva pas sujet de se répandre. Personne n'osa mettre en doute la
parfaite bonne foi du personnage qui, en effet, n'était, à ce moment,
que trop sincère. Il était bien résolu à trahir, à livrer les jeunes
gens; il eût préféré ne pas céder ce point; mais la raison d'État,
mais la convenance voulaient qu'il imposât silence aux scrupules de
sa fierté, et il le fit. Un homme qui mène, à un degré quelconque,
les intérêts des autres, perd nécessairement une grande partie de
ses délicatesses de cœur, quand il ne les perd pas toutes. Un
courtisan vit de concessions, d'atermoiements, de moyens termes de
toute nature. Il ne fait jamais si bien qu'il le souhaiterait, quand il
le souhaite, et même, lorsqu'il arrive au développement complet de son
genre d'existence, il ne le souhaite plus du tout. Abdoullah-Khan ne se
souciait guère de deux victimes de plus ou de moins: mais il lui eût
convenu de nuire aux Ahmedzyys. Cela ne se pouvait, pour cette fois,
sans des inconvénients trop graves. Il y renonçait donc. Quant au point
d'honneur, il se promettait d'en réparer l'échec par un surcroît de
morgue. Il se consolait surtout en pensant que nul n'était assez fort
pour essayer de le faire rougir, sans qu'il s'en vengeât sur l'heure
même.

On approche du terme où finit cette histoire. Les envoyés du chef de
police, ayant fait grande diligence, arrivèrent à la tour vers le
milieu de la nuit. Ils aperçurent aux rayons de la lune, alors dans
son plein, un édifice carré, assez bas, percé d'une porte étroite et
de quelques meurtrières d'un aspect sinistre, situé sur une avancée de
rocher, à mi-côte d'un escarpement stérile. Rien de plus sombre et de
plus tragique.

Les messagers descendirent de leurs chevaux et le principal de la
troupe frappa avec force pour se faire ouvrir. Tout le monde dormait.
Un soldat de la garnison se présenta à l'entrée; il enleva les barres
de fer qui la maintenaient close. On lui montra le cachet et la lettre.
Il ne fit aucune observation, se rendit sans hésiter et appela ses
compagnons, qui ne se montrèrent pas plus difficiles que lui. Cependant
les pourparlers et les allées et venues avaient réveillé Akbar. Le
jeune chef parut sur le palier d'un escalier intérieur. La montée en
était raide. Akbar dominait les têtes de ceux auxquels il s'adressa
brusquement.

--Que signifie ce bruit? Et vous, mes hommes, pourquoi laissez-vous
entrer ces étrangers?

--Ce sont des gens envoyés par Son Altesse. Ils apportent une lettre et
l'anneau de votre père. Il faut livrer les prisonniers.

Akbar demanda:

--C'est mon père qui a donné cet ordre?

--Lui-même! Voici son anneau, vous dis-je, voici sa lettre.

--Alors Abdoullah-Khan est un chien et je n'ai pas de père!

Ce disant, il déchargea ses deux pistolets sur les hommes rassemblés
devant lui: il en tomba un, et il lui fut répondu par une décharge qui
ne l'atteignit pas. Il mit le sabre à la main. A la même minute, Mohsèn
et Djemylèh parurent aux côtés du jeune homme.

--Ahmedzyy, dit-il avec force, tu vas voir que les hommes de ma tribu
ne sont pas des lâches!

Il saisit son fusil et fit feu. Les agresseurs poussèrent un cri de
rage et s'élancèrent à l'assaut. Mohsèn tira à son tour. Djemylèh
tenait déjà l'arme d'Akbar et la chargeait. Ensuite elle fit de même
pour celle de son mari, et, pendant un quart d'heure, elle remplit
cet office sans se troubler. Tout à coup, elle porta sa main sur son
cœur et chancela; une balle venait de lui traverser la poitrine. A
la même seconde, Akbar roulait à ses pieds, mortellement atteint à la
tempe.

Mohsèn se jeta sur Djemylèh, la soutint, l'embrassa, leurs lèvres
s'unirent. Ils souriaient tous deux et tombèrent tous deux; car une
nouvelle décharge vint frapper le jeune homme, et leurs âmes ravies
s'envolèrent ensemble.



VI

LA VIE DE VOYAGE

--J'aimerais mieux, dit Valerio, te laisser chez tes parents.

De grosses larmes roulèrent dans les yeux de Lucie. Elle regarda celui
qui lui parlait avec une telle angoisse, qu'on ne saurait rien imaginer
de plus douloureux.

--Comment! murmura-t-elle, nous sommes mariés depuis huit jours!

--Et depuis trois, je connais notre ruine, répliqua Valerio d'un air
sombre. Il faut que tu vives, je ne trouve rien à faire ici; une sorte
de muraille s'élève autour de ma misère subite, et, si je n'aperçois
l'issue par laquelle seule je peux en échapper, je n'aurai à contempler
que le désespoir! Eh bien, ma Lucie, j'ai accepté une proposition. Je
partirai, je travaillerai pour toi; mais, franchement, je ne me sens
pas la force de t'imposer ma nouvelle existence.

--Si je t'ai aimé, répondit Lucie en lui prenant les mains, ce n'est
pas ma faute. Si je no veux pas et ne peux pas te quitter, ce n'est pas
ma faute non plus. Je n'imagine pas ce que je deviendrais. Il faut que
je te suive, il faut que je vive auprès de toi; le reste n'est rien.

En parlant de la sorte, Lucie se laissa aller sur la poitrine de son
mari; elle prit entre ses mains la tête de celui qu'elle aimait; elle
couvrit son front et ses cheveux de baisers passionnés, et Valerio
vaincu lui dit, en lui rendant baisers pour baisers:

--C'est fini, tu viendras avec moi.

Il importe peu de savoir ici comment et pourquoi Valerio Conti avait
appris, cinq jours après son mariage, qu'un dépositaire infidèle lui
emportait sa fortune. Il était homme actif, d'esprit, de science et de
mérite. Il avait voyagé plusieurs années en Orient, et tout d'abord,
un de ses amis, apprenant son désastre, s'était entremis et lui avait
offert de retourner à Constantinople, avec la certitude d'y obtenir un
emploi, soit dans cette capitale, soit dans les provinces ottomanes.

Il vendit ce qu'il possédait. Le beau-père, exaspéré d'abord d'avoir
un gendre ruiné, puis un gendre qui emmenait sa fille, lui donna peu
de choses avec de grandes objurgations de ne jamais lui accorder
davantage, et les deux pauvres petits amants, l'un qui avait vingt-six
ans et l'autre qui en avait dix-huit, partirent de Naples sur le
paquebot, qui s'en allait, à travers les flots helléniques, les porter
à l'ancienne Byzance.

Savoir voyager n'est pas plus l'affaire de tout le monde que savoir
aimer, savoir comprendre et savoir sentir. Tout le monde n'est pas plus
en état de pénétrer dans le sens réel de ce que les changements de
lieu apportent de spectacles nouveaux, que tout le monde n'est apte
à saisir la signification d'une sonate de Beethoven, d'un tableau de
Vinci ou de Véronèse, de la Vénus d'Arles ou de la Passion de Bianca
Capello.

A bord du navire qui emmenait Valerio et Lucie et les poussait sur
la nappe bleue des flots entre les îles brillantées et l'Archipel,
se trouvait un bon groupe de ces excellents animaux, que la mode
chasse tous les printemps de leurs étables, pour les emmener faire,
comme ils disent, un voyage en Orient. Ils vont en Orient et ils en
reviennent, ils n'en sont pas plus sages au retour. Ni le passé ni le
présent des lieux ne leur est connu; ils ne savent ni le comment, ni
le pourquoi des choses. Les paysages ne ressemblant ni à la Normandie,
ni au Somersetshire, ne leur paraissent que ridicules. Les rues des
villes n'ont pas de trottoirs, il fait très chaud dans le désert;
les ruines trop nombreuses sont hantées par des petits animaux qu'on
nomme scorpions; les puces se permettent, en nombre indiscret, des
expéditions intolérables sur la personne des passants; les indigènes
demandent trop de hakschishs, et on ne comprend pas leur jargon. Toutes
ces puérilités sont peu de chose, et on croit généralement que le
voyageur se contente de ces délicates remarques qui pourraient, à la
rigueur, avec un peu de peine, étendre le cercle de ses expériences et
pénétrer un peu avant sous l'écorce des choses. Ce qui l'arrête court,
c'est qu'il ne sait pas voir; il ne verrait jamais, dût-il voyager
aussi longtemps qu'Isaac Laquedem, les beautés, les singularités, les
traits curieux de ce qui s'étale sous ses regards. Gloire infinie à
cette toute-puissante et bonne Sagesse, qui a bien donné assurément aux
sots et aux méchants l'empire du monde, mais qui n'a pas voulu que ces
méchants et ces sots pussent en apercevoir les perfections, en mesurer
les douceurs et en posséder les mérites!

Il y avait, sur le paquebot, deux ou trois Anglais, trois ou quatre
Français, cinq à six Allemands, fort préoccupés du dîner et du déjeuner
du bord, jouant au whist une partie de la journée, et le reste du temps
causant avec deux actrices de Marseille engagées pour le théâtre de
Péra; plus un marchand de meubles qui allait s'établir à Smyrne. Ces
gens sont allés en Orient et en sont revenus avec le même profit qu'ils
auraient eu à tourner dans une chambre vide. Gloire, encore une fois,
au Dieu bon et bienveillant, qui a réservé quelque chose exclusivement
pour les élus!

Valerio savait beaucoup; Lucie ignorait: mais Lucie sentait par
instinct le prix de ce qui a du prix; elle en devinait la valeur cachée
au moins aussi bien que Valerio, peut-être avec plus de délicatesse
encore, et elle était avide d'explications. Rien ne lui échappait;
les nouveautés la frappaient et la jetaient dans des contes où son
imagination s'enfonçait sans s'arrêter. Un palikare, qui montait à
bord, se balançant sur les hanches de cet air arrogant et vainqueur
particulier aux Albanais, suffisait pour transporter son esprit
dans ces montagnes Acrocérauniennes dont son mari lui racontait, à
ce propos, les pittoresques horreurs. Les vagues céruléennes qui se
poussaient doucement l'une l'autre entraînaient ses pensées vers les
côtes inaperçues de cette Afrique pleine de sables, de lions, de
violences des hommes associés aux violences de la nature, et ce semis
de pierreries, d'améthystes, de topazes, de tourmalines, de rubis,
qu'on nomme l'Archipel, jeté là au milieu des saphirs de la mer, lui
faisait comprendre comment les peuples antiques, à l'époque de tant
de splendeurs, de tant de merveilles constamment vivantes, variables,
séduisantes, avaient reçu dans leurs âmes la persuasion profonde que
les dieux étaient là, présents, que les rayons du soleil étaient la
chevelure même du divin cocher Apollon, que l'Aurore pétrissait de ses
doigts roses le firmament joyeux, et que la Nuit sacrée enveloppait
en souriant dans ses voiles, sans songer à les éteindre, et voulant à
peine les cacher, les étincelles de feu allumées au front d'Andromède,
de Callisto et des Jumeaux homériques, cavaliers sublimes, protecteurs
des navires.

Quand Lucie, appuyée sur le bras de Valerio, contempla du bord, par
un temps magnifique, cette pointe de rochers bleuâtres sur laquelle
s'élèvent les colonnes blanches du temple de Sunium, elle eut une
sorte d'éblouissement. La grâce, la majesté, l'éternelle jeunesse lui
apparurent à la fois dans ces restes mutilés, et toujours debout, de ce
temple qui a vu Platon s'asseoir et enseigner à son ombre.

Une opinion du Dante, acceptée par l'Ordre de Saint-Dominique, enseigne
que la damnation des hommes consistera en ceci, qu'ils obtiendront avec
surcroît ce qu'ils ont aimé dans cette existence terrestre, ce qu'ils
ont cherché, ce qu'ils ont voulu. Mis ainsi en possession de leur désir
pour toute la longueur de l'éternité, il leur sera donné en même temps
la peine de connaître ce qui est au-dessus, avec la certitude de ne
pouvoir jamais l'atteindre.

Peu importe. Il est des dons de ce monde dont le pis aller se pourrait
accepter, et le sentiment puissant de la nature est du nombre. Quand
on voit bien et qu'on aime ce qu'on voit, qu'on le possède pleinement
avec ce que l'intuition inventive de l'esprit lui fait contenir, on se
rend maître de la nature elle-même: on plane sur ses crêtes, on descend
en ses profondeurs.

Avouez que c'est beaucoup que de longer les plaines de la Troade,
dominées par l'Olympe d'Asie, et là, de contempler Ténédos. Pas à
pas, les rivages rétrécis des Dardanelles s'éloignèrent devant les
voyageurs, le bassin de Marmara s'ouvrit; et, au fond de cette coupe
large et arrondie, apparut la hauteur majestueuse qu'embrassent
les murs byzantins reliés par des tours innombrables, ceinture de
Constantinople, enceinte d'où s'élève une forêt de minarets et de dômes
au-dessus des cyprès nombreux au feuillage sombre, pareils eux-mêmes à
des pyramides.

On a comparé l'aspect de Constantinople à celui de Naples. Quel rapport
entre le plus charmant des tableaux de genre et la plus vaste page
historique que l'on connaisse, entre un chef-d'œuvre du Lorrain et
un miracle du Véronèse? On l'a comparé aussi à la baie de Rio-Janeiro.
Mais qu'est-ce que cet enchevêtrement superbe d'innombrables bassins se
succédant sous des montagnes déchiquetées, dont les nervures verticales
hérissées de forêts semblent des orgues où se montre seule la nature
physique, où aucun souvenir humain ne parle, où les yeux seuls sont
étonnés, éblouis; qu'est-ce que cette opulence toute matérielle a de
commun avec l'aspect de Constantinople, scène animée, magnifique,
intelligente, éloquente, domaine du passé le plus grand, que peuplent
à jamais les souvenirs, les sublimes créations du génie? Qu'est-ce que
le plus achevé des paysages anonymes et muets en face d'un spectacle
si parlant? Quand la nature physique n'est pas imprégnée de la nature
morale, elle donne peu d'émotions à l'unie, et c'est pourquoi les
scènes les plus éblouissantes du Nouveau-Monde ne sauraient jamais
égaler les moindres aspects de l'ancien:

Valerio avait emporté de Naples une lettre d'introduction pour un des
ambassadeurs représentant d'une grande puissance. Le comte de P. le
reçut à merveille et comprit d'abord à quel tempérament fin, pénétrant,
impressionnable et rare il avait affaire. Lui-même était un de ces
tempéraments. Il avait beaucoup vu, beaucoup éprouvé, beaucoup appris;
tout retenu. Sa mémoire et son cœur conservaient les vibrations
persistantes des émotions anciennes, ce qui n'est pas un don commun.
En un mot, à travers les émoussements des grandes affaires, il était
demeuré capable de s'enthousiasmer pour quelqu'un ou pour quelque chose.

Le jeune ménage le charma. Ces deux hirondelles voyageuses, qui
n'avaient plus d'abri et passaient effarées à travers le monde, lui
inspirèrent de la sympathie. Il s'occupa de leurs intérêts, et, un
matin, arrivant chez ses protégés, il leur prit la main à l'un et à
l'autre, et leur tint le langage que voici:

--Votre sort me paraît fixé pour le moment. Sachez que les derniers
restes de générosité et de chevalerie, si bien éteints en Europe,
subsistent encore ici dans l'âme de quelques Turcs de vieille
roche. Bien entendu je vous parle de ces Ottomans qui ont connu les
janissaires. Grâce à mes amis de cette sorte, on vous confie, Valerio,
sur les frontières orientales de l'Empire, une mission très indéfinie.
Ceux qui vous envoient ne savent pas ce que vous aurez à faire et ne
se soucient guère de l'apprendre. Ce qui leur importe, c'est que vous
entriez au service de la Sublime-Porte. Vous examinerez les forêts,
les mines, les lieux où l'on pourrait tracer des routes que, en tout
cas, on ne tracera jamais, et vous en direz votre avis, si cela vous
agrée. Allez! Vous êtes recommandé à tous les gouverneurs de l'Empire.
Quand vous reviendrez, on vous donnera un emploi qui vous fera
peut-être entrer dans ce que le langage moderne appelle superbement «la
vie pratique», c'est-à-dire dans toutes les platitudes, les niaiseries,
les lâchetés de l'existence actuelle. Encore une fois, allez, mes
enfants. Pendant quelques mois, vous n'aurez rien à faire qu'à marcher
devant vous, où vous voudrez, comme vous voudrez, vite ou lentement;
rien ni personne ne vous presse. J'ai connu cette vie; et je la pleure
éternellement. C'est la seule et unique qui soit digne d'un être
pensant. Allez, soyez contents, remplissez le monde de votre amour, et
votre amour de tout le charme infini du monde.

Voilà Valerio et Lucie débarqués sur les plages lointaines de
Trébizonde. Ils ont traversé cette Mer Noire, cet Euxin qui a vu tant
de choses, et, pourtant, de toutes ces choses, ce dont il se souvient
le mieux et dont il parle davantage, c'est de l'antique Argonaute.

Sur le quai, se pressait une foule d'Européens, que là on appelle des
Franks: marins, marchands, aventuriers de toute espèce, ioniens, grecs,
maltais, dalmates, français, anglais, valaques, triste multitude, et
qui rampe bas dans la série descendante des créatures. Cependant leur
esprit est quelquefois marqué d'un trait qui leur enlève une part de
vulgarité; ils ont l'instinct de l'imprévu, l'amour du mouvement et de
l'audace: quelquefois aussi une lâcheté digne du capitan de la comédie
italienne et qui ne manque pas d'originalité.

Mêlés à cette foule bariolée, remuante, quelques Osmanlis passaient,
le chapelet à la main. Presque tous étaient dégradés par le costume
moderne, porté et compris à leur façon, c'est-à-dire très mal:
redingote marron ou bleue; avec les manches fendues ou déchirés pour
rendre les ablutions plus faciles, des pantalons ignobles, tachés, une
chemise mal blanchie dont le col se crispait sous l'étreinte d'une
cravate mal tordue, un fez rejeté sur l'occiput; quelquefois, avec le
chapelet, une grosse cigarette entre des doigts sales. Quand, sur le
conseil haineux de la magicienne de Colchide, les pauvres filles d'Æson
entreprirent de rajeunir leur père et que, après l'avoir dépouillé et
mis tout nu, elles l'eurent coupé en morceaux, établi dans la chaudière
bouillante, puis tiré de là pièce à pièce, pétri, dressé, servi,
j'imagine que le pauvre Æson devait avoir la figure, la tournure et
l'encolure lamentables d'un Turc régénéré.

En regard de ce pauvre hère, se tenaient dans une attitude sombre et
agressive des émigrés tjerkesses. Ces hommes farouches avaient compté
sur l'hospitalité des Turcs, musulmans comme eux, pour leur remplacer
la patrie qu'ils laissaient entre les mains des Russes. Ils n'avaient
rien trouvé que la famine et l'abandon. Le désespoir assombrissait
leurs yeux; la misère pesait sur leur dos; ils avaient la mort en
face et la voyaient en plein. Impuissants et à demi résignés, ils
regardaient les navires de la rade et les passagers qui débarquaient,
tandis qu'un Abaze, vêtu de brun, avec ses chausses courtes et
collantes, et son turban de même couleur que son habit, le fusil sur
l'épaule, le poignard à la ceinture, sa femme respectueusement à dix
pas derrière lui, considérait, brigand déterminé, les nouveaux venus de
l'air d'une bête fauve qui contemple un troupeau de buffles et cherche
un moyen de tenir un de ces animaux isolés, sans compagnons et sans
pasteurs.

Trébizonde n'a en soi rien de bien curieux. Le nom est ici plus grand
que le fait. Les maisons ne sont ni turques ni européennes; elles
tiennent des deux modes. Il y a peu de restes du passé, et ces restes
sont insignifiants. Les rues sont larges et trop vastes pour les
boutiques très humbles qui les bordent. Des constructions peintes en
rouge ou en bleu de ciel n'appartiennent à aucun ordre d'architecture
appréciable. Après tout, Trébizonde a cet intérêt d'être le dernier
mot et le commencement de l'énigme: c'est la porte de l'Asie. Au delà
s'ouvre l'inconnu; à ses portes est assise l'Aventure qui monte en
croupe derrière le voyageur et s'en va avec lui.

Quand Valerio et Lucie, accompagnes de zaptyés fournis par le
gouverneur, eurent fait quelques lieues sur la route étroite, pavée
en gros blocs de pierre, qui, bien que de construction moderne, est
pareille à un débris antique, ils se trouvèrent au milieu d'une nature
tout idyllique, des prés, des arbres bordant le cours des ruisseaux
et des montagnes courant à leur droite. Bientôt la scène s'agrandit,
l'idylle devint une épopée, et la chanson que les deux amants sentaient
gazouiller dans leurs cœurs, éclata comme une symphonie dont les
accords et les accents remplirent leur être tout entier. C'était un
vertige délicieux, qui, avec une égale intensité, les emportait hors
d'eux-mêmes. Montés sur des chevaux qui secouaient joyeusement leurs
têtes fines, ils marchaient en avant de leur escorte et se sentaient
seuls, bien seuls, bien l'un à l'autre. Comme ils vivaient! Comme
ils s'aimaient! Et rien ne les empêchait de s'aimer! Aucun souci
ne frôlait de son aile grise ou noire l'épanouissement de leur
tendresse et, au sein de la vaste nature, ils étaient aussi libres
de s'abandonner à leurs sentiments simples et grands comme elle, que
jadis, à l'aurore des âges, l'avait pu faire, avant la période de
la chute et du travail asservissant, le couple heureux du premier
Paradis. Ils étaient, en effet, entrés dans une sorte d'Eden, car ils
s'avançaient au milieu des vallées du Taurus.

Pendant plusieurs jours, les rives d'un fleuve large, calme, limpide,
descendant avec majesté vers la mer, remontèrent devant leurs regards
dans l'intérieur du pays. Des forêts épaisses couvraient la croupe des
monts harmonieusement étagés. Des chalets de bois s'attachaient aux
pentes et se montraient jusque sur les cimes; des troupeaux erraient
dans les pâturages herbeux et jetaient au vent les tintements de
leurs clochettes. Au pied des arbres énormes, aux écorces rugueuses,
aux branchages luxuriants de verdure et audacieusement tourmentés,
dont les racines jaillissaient brusquement hors de terre et étalaient
sur leurs nervures toutes les variétés de mousses et de gazons, des
fleurs innombrables, des pervenches surtout, étalaient complaisamment
leurs corolles. Partout, la vigueur et la fierté, partout la grâce
et le charme. Les aigles et les faucons décrivaient leurs cercles de
chasse au plus haut de la courbure des cieux. Des oiseaux chanteurs
s'ébattaient gaîment sous la verdure. Des roches abruptes, s'élançant
tout à coup du sein des bois, formaient au-dessus des nuées comme
une vaste esplanade, d'où s'élevait quelque immense fortification,
ouvrage démantelé des Empereurs byzantins. L'Europe n'a jamais connu
rien de pareil, en étendue, en hauteur et pour les caprices inouïs de
l'architecture. C'est là qu'on peut contempler dans une réalité qui
ressemble à un rêve les modèles certains de ces châteaux magiques,
que l'enchanteur Atlant et ses pareils faisaient naître d'une parole
magique, pour la plus grande gloire de la chevalerie. Avant que les
Croisés eussent considéré d'aussi étonnantes architectures, il n'était
pas possible que l'imagination du poète le plus dédaigneux de la
vraisemblance pût en amuser l'esprit d'auditeurs qui n'y auraient pas
cru. Des courtines énormes; à leurs flancs des mousharabys sculptés,
entassés les uns sur les autres; des tours portant des faisceaux de
tourelles, guirlandes de clochetons; des donjons travaillés comme de
la dentelle; des portes qui s'ouvrent sur l'immensité; des fenêtres
d'où il semble qu'on pût voir jusqu'au plus profond des cieux, et tout
cela énorme, avec une délicatesse et une élégance inouïes, voilà ce
qui se présente aux regards; et, je le répète, au-dessous, flottent
les nuages, tandis que le soleil miroite amoureusement sur les
plates-formes festonnées d'innombrables créneaux.

Les amants arrivés à Erzeroum y furent reçus à bras ouverts par le
gouverneur. C'était un Kurde. Il avait été élevé à Paris, au collège,
et avait passé quelque temps à Constantinople, dans les bureaux de la
Porte; nommé secrétaire à la légation de Berlin, il s'y était arrêté
trois ans pour être transféré comme ministre dans une cour secondaire.
On l'avait fait revenir; il avait été kaîmakam à Beïbourt, et depuis
un an, il était pacha d'Erzeroum. C'était un homme de bonne compagnie,
médiocrement musulman, mais, en revanche, nullement chrétien; sa
confiance dans l'avenir de son gouvernement et de son pays ne
s'étendait pas loin; il croyait peu au mérite et surtout à la réalité
des réformes; mais il croyait avec force à la nécessité de rendre sa
position personnelle la meilleure possible. Ses habitudes européennes
n'avaient nullement étouffé ses instincts asiatiques; ceux-ci, à leur
tour, ne cherchaient pas à trop réagir contre l'acquis et l'éducation.
Il aimait les soins délicats de la toilette, bien qu'il ne fût plus
jeune; il avait le goût des fauteuils et des meubles de Paris; il
s'entourait volontiers d'albums et surtout tenait à ce que sa table fût
servie comme s'il avait vécu en plein faubourg Saint-Honoré. A cette
fin, il entretenait un cuisinier et un maître d'hôtel français. Il
était aussi abonné au _Siècle_ et au _Journal illustré_. Bref, Osman
Pacha se montrait homme de goût, avec quelques défectuosités; la dorure
n'avait pas pénétré dans l'intérieur du métal kurde.

Depuis plusieurs années, ce personnage supérieur s'était marié, et
comme il avait sagement compris qu'une fille Osmanli de bonne maison
n'apporterait dans son intérieur que des habitudes à la mode ancienne
sur lesquelles lui-même n'était nullement façonné, il avait préféré
laisser tomber son choix sur une esclave circassienne, qu'un marchand
du Caucase, sujet russe, lui avait vendue assez cher. Cette jeune
personne était jolie, savait le français, la géographie et jouait
habilement sur le piano des valses et des contredanses. C'était plus
qu'il n'en fallait pour assurer le bonheur domestique d'Osman Pacha. Ce
bonheur était complet. La Hanoum, la dame, s'habillait à l'européenne
et ne portait que des modes de Paris qu'elle faisait également porter à
ses deux enfants, une fille et un garçon. Elle s'ennuyait à Erzeroum.
Elle aurait voulu aller aux théâtres, au bal, au bois de Boulogne, aux
courses de Chantilly, aux soupers du Café Anglais. _Le Journal des
Modes_ lui avait révélé l'existence de ce monde enchanté et elle en
rêvait. Pour les Asiatiques civilisés, l'idéal de la vie intelligente
est, chez les hommes, la vie du club et, chez les femmes, celle du
demi-monde. Osman Pacha et Fatmèh-Hanoum furent ravis de voir arriver
Valerio et Lucie. C'était une distraction.

Elle ne dura que peu de jours. Erzeroum n'est pas une ville attrayante.
Placée sur un plateau nu et élevé, les rues y sont livrées au vent,
froides, entourées d'une plaine maussade et stérile. Là, il pleut
constamment; le ciel y est gris. Valerio n'y resta que juste le temps
de s'entendre avec le chef de la caravane qui partait pour la Perse
et auquel il avait l'intention de confier sa destinée. Il congédia
ses zaptyés, qui ne devaient pas l'accompagner plus loin, et, étant
tombé d'accord avec le maître des muletiers, il annonça son départ à
Osman-Pacha et prit congé de lui. Lucie en fit autant, dans le harem, à
l'égard de Fatmèh-Hanoum. Ce furent de grandes expressions de regrets,
beaucoup de larmes et des embrassements sans fin; puis, vers deux
heures de la nuit, Valerio et Lucie, avec deux domestiques musulmans,
prirent congé de leurs aimables hôtes et se mirent en chemin pour aller
s'associer à leurs futurs compagnons de route.

La caravane, comme c'est l'usage, avait quitté la ville depuis deux
jours et était campée à une demi-heure du faubourg. Elle était
considérable. A la clarté de la lune, on apercevait des lignes de
mulets et de chevaux attachés par le pied à des piquets et mangeant
l'orge du matin; on allait partir. Des feux étaient allumés çà et là;
les ballots de marchandises s'élevaient comme des espèces de murailles
et formaient en plusieurs endroits des cellules, dont les propriétaires
s'occupaient à enlever le mobilier temporaire, composé des tapis
et des couvertures sur lesquels et sous lesquels ils avaient dormi.
Les constructions mobiles formaient comme des rues où déjà la foule
circulait très affairée. Çà et là s'élevaient quelques tentes légères
dont les toiles laissaient percer les rayons lumineux des lampes
matinales, et des ombres passaient et repassaient au-dessous. Bien des
petits boutiquiers tenaient, étalés par terre, auprès d'un réchaud de
charbons, des gâteaux, des pains très minces et feuilletés, l'appareil
pour faire le thé ou le café, des tasses, du laitage, quelque peu
de mouton ou de volaille. On déjeunait. On allait, on venait; les
muletiers réunissaient les ballots, ils les couvraient de cordes, et
commençaient à charger les bêtes. De saints personnages criaient à
haute voix des prières. Valerio se fit conduire auprès du chef des
muletiers, après avoir laissé Lucie pour quelques instants auprès
d'une famille turque qui allait à Bayazyd et à laquelle le pacha avait
recommandé la jeune dame italienne.

Un chef de muletiers, un chef de caravane n'a pas de rang hiérarchique
parmi les fonctionnaires publics d'aucun pays musulman. Ce n'en est
pas moins un grand personnage, en un certain sens; il jouit de deux
privilèges bien rares dans le monde: d'abord, il commande à tout ce
qui l'approche, et son autorité n'est jamais mise en doute; ensuite sa
probité est toujours incontestée, et il est rare qu'elle ne soit pas
incontestable.

En ce qui concerne Kerbelay-Houssein, le maître muletier auquel
Valerio se trouva avoir affaire, ce dernier point était assuré.
Il n'y avait qu'à le considérer avec un peu d'attention pour
reconnaître immédiatement dans son visage les signes de l'intégrité
native. Kerbelay-Houssein était un homme de taille moyenne, trapu,
remarquablement fort; la moitié de la figure couverte jusqu'aux
pommettes d'une barbe noire, courte et frisée, des yeux francs et
hardis, éclairés de regards droits et fermes, un teint hâlé, l'air
grave et prudent comme il sied à un homme accoutumé à se sentir
responsable. Kerbelay-Houssein était de la province de Shouster,
l'ancienne Susiane, à laquelle appartenaient la plupart de ses
camarades. Il possédait en propre trois cents mulets de charge, ce qui
constituait un avoir assez respectable. Il était donc riche, considéré;
mais comme il convient à un homme de sa profession, il ne se donnait
aucun titre pompeux, ne se faisait pas même appeler _beg,_ allait vêtu
de laine fort propre, mais très commune, et se contentait d'être le
plus despotique et le plus inflexible des législateurs. D'ailleurs, il
ne s'emportait jamais, content d'égaler en obstination le plus obstiné
de ses mulets.

--Maître, dit Valerio à ce personnage, vous allez à Tebryz?

--Inshallah, s'il plaît à Dieu! répondit Kerbelay-Houssein, avec une
dévote réserve.

--Combien de jours comptez-vous mettre dans ce voyage?

--Dieu seul le sait! répliqua le chef toujours du même ton. Cela
dépendra du temps beau ou mauvais; de l'état des pâturages pour mes
mulets, du prix de l'orge dans les différentes stations, et enfin, du
séjour que nous ferons à Bayazyd et ailleurs.

--De sorte que vous ne pouvez pas du tout me dire à l'avance quand nous
arriverons?

Le muletier sourit.

--J'ai vu des Européens, dit-il, et j'ai toujours remarqué qu'ils sont
pressés. Croyez-moi, l'heure de la mort arrive toujours. Vous avez le
temps; ni une minute plus tôt, ni une minute plus tard que le sort ne
le veut, nous n'arriverons à Tebryz. Vivez content, croyez-moi, sans
vous tourmenter davantage.

--Vous m'avez l'air d'un brave homme, répliqua Valerio, et je crois
que vous êtes tel. Je vais donc vous parler à cœur ouvert. J'ai une
jeune femme, et je crains que la prolongation des fatigues de la route
ne soit une épreuve un peu dure pour elle; c'est pourquoi je viens me
consulter avec vous sur ce qu'il y aurait à faire pour que ma femme
souffrît le moins possible. Ensuite, j'ai encore quelque chose à vous
demander. Pour mon voyage, j'emporte quelque argent, et, avec tant de
monde qu'il y a ici, dans la caravane, je ne suis pas bien aise de
l'avoir toujours sur moi; je crains qu'on ne me le vole.

--C'est ce qui arrivera certainement avant qu'il soit deux jours,
répondit le muletier, si vous gardez votre bourse par devers vous.
Donnez-la-moi. Je paierai vos dépenses en route, et je vous tiendrai
compte du surplus, quand nous serons arrivés à notre destination.

Valerio n'avait voulu que provoquer cette offre, et il s'empressa de
remettre ce qu'il possédait entre les mains de Kerbelay-Houssein.
Celui-ci compta et recompta l'argent et le mit dans un coffre sans
donner le moindre reçu comme c'est l'usage. Il en fit lui-même la
remarque, et dit en souriant à Valerio:

--Je suis allé une fois jusqu'à Trébizonde et deux autres fois je suis
allé à Smyrne. Il paraît que vous autres Européens, vous êtes de grands
voleurs, car vos négociants se demandent constamment des gages les uns
aux autres. Mais vous comprenez que, si les muletiers n'étaient pas des
gens d'honneur et qui n'ont aucunement besoin d'attester sans cesse
leur probité, le commerce ne serait tout simplement pas possible. En ce
moment, voyez! Un grand marchand de Téhéran compte sur moi. Il m'avait
remis, il y a un an, quatre-vingt mille tomans pour lui rapporter
des étoffes de laine et de coton, des porcelaines, des cristaux, des
soieries et des velours, que j'ai dû faire demander à Constantinople.
J'ai dépensé soixante mille tomans et je lui rapporte le reste. J'ai
mon frère qui mène une caravane de Bagdad à Shyraz, de Shyraz à Yezd,
et de Yezd à Kerman. Il a eu dernièrement, pour cent mille tomans,
une commande de châles destinés à un négociant du Caire. Il a dépensé
cent cinquante mille tomans que, sur sa parole, on lui a parfaitement
payés. Si, nous autres muletiers, nous donnions prise au moindre
doute, je vous le répète, qu'est-ce que le commerce deviendrait!
Certes, effendum, il faut grandement remercier Dieu très haut et très
miséricordieux, parce que, ayant créé tous les hommes voleurs, il n'a
pas voulu permettre que les muletiers le fussent!

Là-dessus, Kerbelay-Houssein se mit à rire, et, comme on lui apporta
son thé, il en offrit une tasse à Valerio qui accepta.

--Maintenant, poursuivit le brave homme, vous m'avez adressé une autre
demande, et comme je l'ai trouvée de beaucoup la plus importante, j'y
réponds en dernier. Vous excuserez la liberté avec laquelle je vais
vous parler de votre maison; je sais que les Européens ne sont pas sur
ce point-là aussi délicats que nous, et je les approuve, car il y a
beaucoup de grimace dans notre prétendue réserve et, en outre, je suis
un père de famille; j'ai quatre filles mariées qui ont des enfants, et
je vous parlerai de votre femme comme d'une fille à moi, puisque vous
avez eu la confiance de me consulter à propos d'elle.

--Kerbelay-Houssein, vous êtes un digne homme, répliqua Valerio; je
vous écoute avec toute attention et une confiance entière.

--Pour commencer, vous avez eu tort d'emmener votre maison avec vous
dans le voyage que vous entreprenez. Je m'imagine assez ce que sont
vos femmes; elles ne ressemblent point aux nôtres; j'ai vu cela du
coin de l'œil dans les villes habitées par des Férynghys. Les
nôtres? On en met deux sur un mulet, une à droite, l'autre à gauche,
avec une toile bleue par-dessus et trois ou quatre enfants sur leurs
genoux. Elles bavardent et dorment, on ne s'en inquiète pas. Si ce sont
de très grandes dames, on leur donne, au lieu de ces kedjavèhs, un
takht-è-révan, une grande boîte portée sur deux bêtes, l'une devant,
l'autre derrière; cela tangue et roule comme un vaisseau; elles sont
fort bien là-dedans. Mais vos femmes sont trop raffinées; vous leur
apprenez tant de choses, vous les gâtez si fort, qu'il est impossible
de les traiter de cette façon-là. Mon avis est donc qu'elles ne doivent
pas venir dans nos pays, où il n'existe pas de voitures, pas de beaux
meubles, et où, en revanche, on a trop de soleil, trop de chaleur ou
trop de froid, beaucoup de fatigues, et elles n'y peuvent tenir.

--Que signifie cette crainte que vous voulez me donner,
Kerbelay-Houssein? répondit-il. Grâces au Ciel, ma femme est forte,
bien portante et jusqu'ici elle s'est accommodée de tout et n'a
souffert de rien.

--Sans doute, sans doute! Gloire à Dieu qu'il en ait été ainsi; mais
voilà que les difficultés commencent. Enfin, tout ira bien, inshallah!
inshallah! Je ne veux pas vous effrayer sans raison, effendum, mais
vous rendre précautionneux; car vous savez que d'ordinaire, vos pareils
ne savent guère ce que c'est que le bon sens. J'espère qu'il n'en est
pas ainsi pour vous. J'ai un joli petit cheval qui va l'amble. Je vous
l'enverrai tout de suite pour porter votre maison; il vaut mieux que sa
monture actuelle.

Valerio remerciait le digne muletier, quand on entendit des cris aigus,
des accents de fureur, un tapage effroyable. Un muletier accourait en
gesticulant et fendait la foule qui semblait indignée.

--Qu'y a-t-il? demanda Kerbelay-Houssein avec calme.

--C'est, répondit le muletier, un scélérat de Shemsiyèh qui prétend se
joindre à la caravane! Vit-on jamais pareille insolence? Nous voulons
le chasser! Il n'obéit pas!

--Je vais lui parler, répondit Kerbelay-Houssein d'un air grave, et il
se mit en route dans la direction que les cris et les gesticulations
de la foule lui indiquaient. Valerio le suivit et ils arrivèrent
au dehors du camp sur le bord d'un petit ruisseau dominé par une
roche; au pied de cette roche se tenait un homme que les gens de la
caravane insultaient et menaçaient. Les Turks étaient particulièrement
acharnés; les Persans ricanaient et criaient des injures, des Arméniens
catholiques levaient les bras au ciel avec des exclamations de douleur
et de scandale; plusieurs Juifs branlaient la tête d'un air grave et
gémissaient sur la désolation de l'abomination, mais ils ne faisaient
pas trop de bruit. Quelques pierres, visant le personnage poursuivi par
une animadversion si générale, vinrent rebondir sur la roche. Elles
étaient lancées par des enfants Kurdes.

Le Shemsiyèh debout, se contractant de tous ses membres devant les
projectiles qu'on lui jetait et que Kerbelay-Houssein arrêta d'un
geste, paraissait avoir une quarantaine d'années. Sa figure semblait
douce ou plutôt doucereuse et craintive; sa bouche souriait, ses
regards s'échappaient en dessous et circulaient rapidement autour de
lui. Il était vêtu à la façon kurde, mais portait un bonnet de feutre
blanc de dimensions très exiguës; à la main il tenait un petit bouclier
rond, couvert de ganses et de glands qu'il serrait convulsivement pour
s'en garantir contre la lapidation; il portait un sabre et un poignard,
mais ne semblait nullement tenté de s'en servir.

--Que veux-tu, chien? lui dit sévèrement Kerbelay-Houssein.

--Monseigneur, répliqua le Shemsiyèh, avec son sourire inimitable et
une extrême humilité, je demande la permission à Votre Excellence
de me joindre à la caravane pour aller jusqu'à Avadjyk. Je n'ai pas
l'intention d'être à charge à personne; je ne demande pas la charité.
Veuillez seulement m'autoriser à me joindre à vous, il ne m'en faut pas
davantage.

Un cri général de réprobation s'éleva de toutes parts.

--Qu'est-ce que cela veut dire? demanda Valerio. Est-ce que cet homme
est un malfaiteur ou un pestiféré?

Kerbelay-Houssein leva légèrement les épaules:

--C'est tout bonnement un Shemsiyèh, répondit-il tout bas à son
interlocuteur; il adore les idoles des anciens et, à ce qu'on dit,
le soleil; les Turks voudraient le manger parce qu'il ne vénère ni
Osman, ni Oma, ni Aboubekr; les Persans voudraient le voir manger
parce qu'ils aiment les spectacles et le tapage; les Chrétiens et
les Juifs saisissent cette occasion de se montrer zélés partisans de
l'unité divine; Dieu sait avec exactitude ce qu'il en est! Pour moi, je
mettrais toute ma caravane en désordre, si je blessais les sentiments
de ce monde. Le Shemsiyèh ne peut venir avec nous. Allons! s'écria-t-il
d'une voix rude, allons! infidèle, scélérat maudit, décampe! Comment
as-tu l'impudence de prétendre t'unir à une compagnie si honorable?

--Je suis sujet du sultan, comme vous autres, répliqua le Shemsiyèh
d'une voix assez ferme. Si je vais seul à Avadjyk, je serai volé et
assassiné sur la route. Vous n'avez pas le droit de me repousser; je ne
fais de mal à personne, et les nouvelles lois sont pour moi aussi bien
que pour les Musulmans et les autres gens du Livre.

Là-dessus, il s'éleva un _tolle_ furieux parmi les citoyens de la
caravane, les pierres recommencèrent à voler de toutes parts et des
sabres même allaient se tirer quand Kerbelay-Houssein, assénant autour
de lui trois ou quatre bons coups de bâton qui arrachèrent des cris de
douleur aux victimes, mais calmèrent l'élan général, s'écria plus haut
que tout le inonde:

--Je ne me soucie pas des nouvelles lois! Va-t'en! Ne trouble pas
plus longtemps d'honnêtes gens qui vont à leurs affaires et si Dieu
te permet, dans sa sagesse impénétrable, de souiller le monde de ta
présence, au moins que ce ne soit pas parmi nous!

Un applaudissement général couvrit la fin de ce discours édifiant,
mais Valerio, considérant la figure du Shemsiyèh, vit des larmes
sillonner ses joues: il fut ému, lui aussi, et il dit brusquement à
Kerbelay-Houssein et de façon à être bien entendu par la foule:

--Je prends cet homme pour mon domestique. Je ne sais pas s'il est
Shemsiyèh ou autre chose, mais je ne m'en soucie point. Si quelqu'un
m'attaque moi ou les miens, il aura affaire au vizir d'Erzeroum.
Comprenez-vous cela, Kerbelay-Houssein?

--Parfaitement, répondit celui-ci avec un clignement d'œil
approbatif. Mais je ne veux pourtant faire de la peine à qui que ce
soit. Hommes musulmans, chrétiens et juifs, vous entendez ce que vient
de dire ce seigneur européen! Je suis un pampre muletier et je dois
respecter les ordres du gouvernement Sublime! Si quelqu'un d'entre vous
n'est pas content, je l'engage à rester à Erzeroum. Mais voilà les
bêtes chargées, en marche!

Sur cette parole magique, toute la foule se dispersa, subitement
entraînée par le sentiment et la passion de ses affaires et de ses
intérêts directs, et, tandis que défilaient les chameaux chargés et le
reste, le Shemsiyèh saisit la main de Valerio et la baisa.

--J'ai, lui dit-il tout bas, ma femme mourante à Avadjyk; j'étais venu
chercher un peu de travail à Erzeroum. Je rapporte de l'argent. Que
Dieu vous bénisse et vous sauve!

--Pourquoi ne me recommandes-tu pas à tous les Dieux? répondit Valerio
en souriant.

--Je ne veux pas choquer vos opinions, répliqua l'homme de la Foi
ancienne, mais bien vous exprimer ma reconnaissance.

Valerio s'empressa de rejoindre Lucie avec son nouveau serviteur et
il lui expliqua ce qui venait d'arriver. Le petit cheval amblier de
Kerbelay-Houssein arriva, et Lucie l'ayant monté, le trouva fort à son
goût. Valerio, comme d'ordinaire, se mit à sa gauche. Le Shemsiyèh
allait à pied de l'autre côté, quelques domestiques suivaient; quand
le soleil se leva tout grand, il éclaira la caravane en pleine marche.
C'était un spectacle très beau et très grand.

Le train immense composé de deux mille voyageurs s'étendait sur
un vaste espace de terrain. Des files de chameaux et de mulets se
succédaient sans interruption, surveillées par les gardiens qui, la
tête couverte de bonnets de feutre ronds ou cylindriques, absolument
comme ceux dont les vases et les sculptures antiques présentent les
images, cousaient ou tricotaient de la laine, tout en marchant.
Kerbelay-Houssein, monté sur un cheval très modeste, et roulant d'un
air fort sérieux son chapelet dans ses doigts, était entouré de
quelques cavaliers aussi graves que lui, soit des moullas, soit des
marchands de considération. Ce groupe respectable était évidemment
l'objet du respect général. Ici des négociants couraient en faisant
avancer leurs montures; plus loin c'étaient des gens assez richement
vêtus, appartenant à d'autres professions que le commerce, soit qu'ils
fussent employés du gouverneur, ou militaires, ou propriétaires
terriens. Puis il y avait la foule, le plus souvent marchant à pied,
causant, gesticulant, riant, se portant de côté et d'autre; quelquefois
un de ces hommes disait à un muletier:

--Frère, voilà une bête qui ne porte rien. Puis-je monter dessus?

--Oui, répondait le muletier; que me donneras-tu?

Le marché se débattait en cheminant et l'homme payait et se prélassait
sur la bête. Puis les femmes, qui se tenaient à part, allaient,
faisaient un bruit beaucoup plus grand que les hommes. C'étaient
des pépitements, des rires, des cris, des fureurs, des peurs, des
adjurations qui n'avaient point de fin, et les enfants y joignaient
de temps en temps des hurlements aigus. On voit cette masse, et les
chameaux, et les chevaux, et les mulets, et les ânes, et les chiens,
et les gens refrognés, et les élégants, et les prêtres, et les
musulmans, et les chrétiens, et les juifs, et tout, et le tapage on
l'entend. La foule marchait en avant; marchait avec lenteur, mais,
en même temps, semblait constamment tourbillonner sur elle-même; car
les piétons surtout, en agitation perpétuelle, allaient de la tête à
la queue du convoi et de la queue à la tête pour parler à quelqu'un,
rencontrer quelqu'un, amener quelqu'un à quelqu'un, c'était une
agitation permanente et un bouillonnement qui ne s'arrêtait pas. Lucie
en était à la fois étourdie, étonnée, amusée à l'excès. Elle demandait
à son mari mille explications à la fois sur les diverses parties de
ce spectacle nouveau, et rien ne lui avait donné l'idée jusqu'alors
qu'un tel tableau fût possible. C'est cependant là, dans ce vagabondage
organisé, que se développe le plus à l'aise le caractère et l'esprit
des Asiatiques.

Vers huit heures, la caravane s'arrêta pour se reposer toute la journée
et ne repartit que dans la nuit, vers deux heures. Kerbelay-Houssein,
fidèle à sa sollicitude pour les jeunes Européens, vint lui-même leur
désigner un endroit choisi, où il fit élever leur tente. On la plaça
au milieu du beau quartier, de ce qu'on appellerait en Europe le
quartier aristocratique. Là, n'habitaient que gens sérieux et dignes
de considération. C'était plus respectable, mais moins amusant que
les autres parties du camp. Aussi Valerio emmena-t-il Lucie très bien
voilée pour se promener un peu partout.

Ce qu'on pouvait considérer comme le séjour de la bourgeoisie, comptait
encore quelques tentes, mais petites et basses pour la plupart. La plus
grande partie des habitations ne se formait que de ballots montés les
uns sur les autres et couverts par des pans d'étoffe interposés entre
les rayons du soleil et la tête du propriétaire de ce qu'on ne saurait
appeler un immeuble. Certains de ces arrangements étaient très jolis et
confortables, bien garnis de tapis et de coussins.

Dans le quartier populaire, on ne rencontrait que des bivouacs, des
feux allumés, quelques baraques faites avec des bâts de mulets et
de chameaux; là, les gens, peu sybarites, dormaient étendus sous la
lumière crue, avec leurs abbas sur la tête, et, partout, dans les trois
quartiers, se dressaient les rôtisseries, les boutiques d'épiceries,
les marchands de thé et de café, et l'on entendait dans plus d'un coin,
dont le maître était invariablement un Arménien, le son d'une guitare
et d'un tambourin. Il était sage de ne pas trop s'aventurer de ces
côtés.

--Madame, dit en italien une voix cassée, madame, je vous salue et me
présente à vous comme une femme bien malheureuse.

Lucie s'arrêta, Valerio en fit de même, et ils virent à leur côté une
femme habillée en homme, à la mode persane, avec un chapeau de paille
sur la tête.

--De quel pays êtes-vous? demanda Valerio.

--De Trieste, monsieur. Je me nomme madame Euphémie Cabarra. Telle que
vous me voyez, j'exécute en ce moment, pour la vingt-septième fois, le
voyage de ma ville natale à Téhéran.

--Un intérêt bien puissant doit vous avoir imposé un genre d'existence
aussi rude? demanda Valerio.

La femme n'était pas de taille très élevée; sa maigreur paraissait
extrême; son nez crochu, sa bouche mince, ses yeux petits, brillants,
donnaient à toute sa physionomie une expression de dureté et de
rapacité peu agréables à voir. Elle répondit:

--J'ai suivi d'abord mon mari, musicien militaire, engagé parle
gouvernement persan. J'ai fait quelques bonnes affaires au moyen d'un
petit commerce. M. Cabarra est mort. Je suis retournée à Trieste
acheter d'autres marchandises, et je suis retournée. J'ai continué à
vendre, à gagner, à perdre. J'ai pris l'habitude d'aller et de venir
ainsi. J'aime mieux cette existence que toute autre. Quelquefois je
me mets en service comme cuisinière, soit dans les harems curieux de
goûter des plats des Européens, soit dans quelque légation. En ce
moment j'apporte avec moi une pacotille de bimbeloterie. J'épargne mon
argent, je loge avec les muletiers, mange du pain et du fromage, et je
sers Dieu le mieux possible.

--C'est une existence très dure! s'écria Lucie.

--Ma belle dame, reprit la femme d'un air sérieux et morose, chaque
créature humaine a son lot. Ce n'est pas la vie que je mène qui cause
mon malheur. J'ai vu beaucoup de choses curieuses.

--Je n'en doute pas, repartit Valerio. Vous devriez les raconter à
quelqu'un qui pourrait les écrire; ce serait assurément un livre
intéressant.

--Le livre est fait, dit Mme Euphémie Cabarra, et elle tira de sa poche
un petit volume in-12, imprimé sur gros papier commun en caractères peu
élégants. Elle l'offrit à Valerio, qui regarda la première page. On y
lisait:

«Les Aventures originales et véridiques d'une dame de Trieste dans les
nombreux voyages qu'elle a exécutés toute seule en Turquie, en Perse,
dans le pays des Turcomans et dans l'Inde, pour la plus grande gloire
de Dieu et le triomphe de la Religion.»

Valerio regarda çà et là, il ne lut absolument rien qui eût trait aux
pays visités par l'auteur; tout consistait en une série d'anecdotes
relatant d'innombrables occasions où la vertu de Mme Cabarra avait
couru les plus grands périls, et d'où elle était sortie pure comme
cristal et absolument triomphante. A dater de ce moment, une personne
si respectable s'attacha à Lucie et à Valerio, et, moyennant un petit
salaire, se chargea de faire leur cuisine.

Au bout de quelques jours, Valerio découvrait encore dans le camp
un autre Européen. Celui-ci était un tout jeune homme, venant de
Neuchâtel, en Suisse. Il s'était épris de l'Orient sur la lecture
des livres des voyageurs et faisait des vers. Il voulait, disait-il,
s'inspirer aux sources même de l'exaltation et du sublime, et son idéal
était la Lalla-Rookh de Thomas Moore. Ce que Valerio pensa de lui,
c'est qu'il était à moitié fou. Les vers que le jeune enthousiaste lui
montra à la première rencontre lui parurent détestables. Le pauvre
garçon ne savait pas grand'chose. Il portait de grands cheveux,
une ceinture de soie rouge, une épée croisée comme les chevaliers
d'autrefois, des bottes fortes avec des éperons dorés et une plume à
son chapeau. D'ailleurs, son argent de route était exigu, et, pour le
ménager, il faisait comme Mme Cabarra; il mangeait avec les muletiers,
et couchait sur leurs couvertures. Il était maigre, pâle, débile; sa
poitrine était atteinte. Avant d'arriver à la frontière persane, il
mourut et un médecin sanitaire de la quarantaine, ancien étudiant
saxon, le fit enterrer et plaça sur sa tombe une pierre où, lui-même,
il grava le nom de la victime et une lyre au-dessus. Ce fut, sans
doute, une consolation pour l'âme errante de celui qui n'aurait jamais
su se servir de cet instrument. Il paraît qu'il ne suffit pas d'avoir
la tête montée et une témérité aveugle pour tirer parti des choses.
L'aspect de cet infortuné personnage qui, sauf son erreur, aurait pu
faire, peut-être, à la Chaux-de-Fonds ou à Moûtiers, un clerc d'avoué
très convenable, remplit de tristesse le cœur de Lucie. Mais il
n'y avait rien à faire qu'à laisser la destinée jouer à son aise avec
sa proie. Chaque jour révélait aux deux amants quelque individualité
nouvelle, les unes tragiques comme celle du poète, grotesques et fortes
comme celle de la Triestine, touchantes comme cette autre que voici ou
digne d'attention comme celle qui vient après.

Lucie remarquait près de sa tente, chaque matin, un petit ménage
composé du mari, de la femme et d'un enfant. Le mari pouvait avoir une
vingtaine d'années et la femme quatorze ou quinze ans. Elle ne manquait
jamais de saluer Lucie, et, bien qu'elle ne put parler avec elle, elle
se faisait comprendre par des signes, et ces signes étaient les plus
aimables et les plus gracieux du monde. Le mari s'empressait de rendre
les petits services qu'il pouvait à ses deux voisins de campement. Il
avait à baisser la tente, à la plier, à charger les mulets, et cela,
sans façons obséquieuses, et avec cette bonne grâce et cette gaieté
naturelles, partage des Orientaux qui savent vivre. Il raconta lui-même
son histoire à Valerio:

--Je m'appelle, lui dit-il, Redjèb-Aly et je suis d'un village aux
environs de Yezd. Cette femme, qui est la mienne, est aussi ma cousine;
nous avons été élevés ensemble, et nos parents avaient, dès notre
naissance à tous deux, résolu de nous marier. Il y a deux ans, et comme
ce projet allait s'exécuter, la jeune fille tomba malade et chacun vit
bien qu'elle allait mourir. Le médecin juif ne le cacha pas; elle n'en
avait plus que pour quelques heures, et quand je la vis sur sa couche,
pâle et expirante, son père et le mien, sa mère et la mienne, pleurant,
sanglotant et jetant des cris à fendre l'âme, je ne pus supporter ce
spectacle; je l'embrassai sur la bouche, pour lui dire adieu à elle
et à toutes mes espérances, et je m'élançai dans la rue. Comme je
franchissais le seuil de la maison, et, que les yeux aveuglés par
les larmes, je ne voyais pas ce que je faisais, je me heurtai contre
quelqu'un qui me saisit brusquement dans ses bras.

--Qu'as-tu? me dit-il, d'une voix rauque.

--Laissez-moi, répondis-je avec colère, je ne suis pas en humeur de
parler à personne.

--Moi, je suis au monde, s'écria-t-il, pour parler aux affligés et les
consoler. Raconte-moi ton mal, peut-être ai-je le remède.

Je regardai alors celui qui me retenait et je vis que c'était un vieux
derviche à barbe blanche, l'air à la fois bienveillant et rude.

--Eh bien, mon père, répondis-je, la mort est dans cette maison.
Laisse-moi aller maintenant, tu sais tout!

Et me débattant avec force, je le repoussai loin de moi et je m'enfuis.
Pour lui, à ce que j'ai su plus tard, il ne fit aucun effort pour me
retenir et entra vivement chez mes parents; il pénétra dans la chambre
où agonisait ma fiancée, écarta d'un geste les assistants, s'empara
du bras de la malade et sans dire un seul mot, tira de sa poche une
lancette. Il pratiqua une forte saignée; puis, tandis que le sang
coulait en abondance, il prit dans sa ceinture une fiole contenant de
la liqueur rouge et en versa plusieurs gouttes dans un verre d'eau dont
il fit avaler quelques gorgées à ma cousine. Cela fait, il ouvrit la
porte toute grande, ordonna à chacun de sortir et de se tenir dans la
cour sans plus entrer, car, disait-il, il faut de l'air à cette enfant.

Pour lui, il s'assit au pied du lit et resta les yeux fixés sur la
mourante. Que dis-je, la mourante? Quand je revins une heure après,
certain de ne plus trouver qu'un cadavre, je la vis sur son lit, les
yeux grands ouverts, ayant repris connaissance, sa bouche essayait de
sourire. Elle me regarda.... Puisse Dieu très haut et très saint donner
le bonheur des Élus au derviche pour ce regard que je lui dois!

Pendant trois jours, le vieillard n'abandonna pas celle qu'il venait
de sauver. Nous lui offrîmes tout ce que nous possédions pour lui
témoigner notre reconnaissance.

--Je ne saurais qu'en faire, nous répondit-il en souriant. En ne
possédant rien, je possède tout; seulement il est en votre pouvoir de
me rendre un grand service.

--Parlez, répondîmes-nous, vous avez tout droit et tout pouvoir sur vos
esclaves.

--Eh bien! donc, répliqua-t-il, comme je viens de le dire, je suis
vieux et mes forces ne sont plus grandes; dans ma jeunesse, j'avais
fait vœu d'exécuter dix fois le pèlerinage de Kerbela. Je l'ai fait
neuf et je ne me sens plus en état d'accomplir ma dixième obligation.
J'en ai un remords infini, ma vie est troublée et je ne serai sûr
de ne pas être châtié après ma mort, comme doit l'être un parjure,
que si quelqu'un d'entre vous consent à se substituer à moi et à se
rendre auprès du tombeau des Saints Imams pour leur dire ceci, en se
prosternant devant la pierre:

--O Saints Imams, martyrs sacrés de Kerbela, le derviche Daoud vient,
en ma personne, baiser la poussière de votre sépulture!

--C'est moi qui ferai cela! m'écriai-je, je vous le jure par votre
tête et par la tête que vous avez sauvée; et pas une des parcelles des
mérites que peut comporter une aussi sainte action ne sera dérobée par
moi de votre part; tout vous reviendra, tout vous appartiendra et, plus
tard, quand je serai revenu ici, j'irai une seconde fois et pour mon
propre compte, remercier les Imams d'avoir, par votre entremise, sauvé
la vie à celle qui doit être ma femme.

Le derviche m'embrassa et je partis. J'accomplis son vœu et j'en
tirai un certificat du gardien de la Mosquée sainte; puis, je revins,
je lui remis le document, dont il se montra très satisfait et je me
mariai.

Le jeune homme s'arrêta sur cette parole et sembla hésiter un instant;
mais Valerio s'aperçut que c'était parce qu'il luttait contre
l'émotion. En effet, il reprit, après un peu de temps, d'une voix basse
et tremblante:

--Je vous dirai que ma femme est si bonne, si douce et que je l'aime
tant qu'il me sembla d'autant plus nécessaire d'aller remercier les
Imams de me l'avoir donnée. Je leur devais déjà un pèlerinage pour
moi-même. Je le fis; puis je revins. Quand je voulus repartir pour le
troisième, qui était celui de la reconnaissance, elle m'a dit qu'elle
aussi était reconnaissante et voilà pourquoi nous allons ensemble
cette fois avec notre enfant. Mais je m'aperçois que je fatigue Votre
Excellence. Elle a eu une bonté infinie de m'écouter jusqu'au bout. Je
ne suis qu'un pauvre homme et j'ai grandement abusé de votre générosité.

Il y a de ces âmes-là en Asie, des gens qui ne vivent que par
l'imagination et par le cœur, dont l'existence entière se passe dans
une sorte de rêverie active et qui peuvent d'autant mieux se passer
de tout contact avec ce que l'on appelle ailleurs la vie réelle et
pratique, que cette sorte de fardeau et les obligations qu'il accumule
sur les épaules des humains n'existent là que pour les riches et les
puissants. Les pauvres sont dispensés, s'ils le veulent, de rien
faire; la nourriture et l'abri ne leur manqueront jamais ni dans les
caravanes, ni dans les villes, et la parabole des oiseaux du ciel
auxquels le Père céleste sait ce qu'il faut et le donne, n'est vraie
que dans les contrées du Soleil.

Depuis que Redjèb-Aly s'était fait connaître à Valerio, il était
devenu, avec le poète suisse, un des commensaux de la tente italienne;
mais ils eurent bientôt un nouvel associé. Celui-là se nommait
Sèyd-Abdourrahman et c'était un érudit. Il raconta un matin son
histoire en ces termes:

--Je suis né à Ardébyl, ville célèbre, peu éloignée de la mer de
Khozèr, que vous autres, Européens, vous appelez la mer Caspienne.
Comme ma famille ne comptait que des moullas, le moulla, mon père, les
trois moullas, mes oncles, les huit moullas, mes cousins, je ne pouvais
manquer de devenir un personnage très savant, et c'est ce qui advint.
Je fus battu si souvent et si fort que j'appris à fond la théologie,
la métaphysique, l'histoire, la poésie, et je n'avais pas quinze ans
que l'on me citait dans tous les collèges de la province comme un des
argumentateurs les plus subtils que l'on eût jamais entendu vociférer
du haut d'une chaire.

Cela ne m'empêcha nullement de prendre un certain goût pour le vin, ce
qui me conduisit à l'eau-de-vie, et cette liqueur, d'ailleurs maudite,
opérant en moi une réforme intellectuelle d'une valeur prodigieuse,
je compris, un beau jour, le néant de toutes choses; le prophète ne
me parut plus aussi sublime que vous pouvez le penser; les leçons que
j'avais faites au collège à des foules d'étudiants se révélèrent à moi
comme aussi absurdes que celles dont on m'avait abreuvé moi-même, et,
devant cette ruine générale de toutes mes opinions, je résolus de me
mettre à voyager, afin de renouveler mon entendement, de me pourvoir,
s'il était possible, de connaissances plus solides que les anciennes et
aussi de me distraire par la contemplation de spectacles intéressants
et curieux.

Depuis dix ans je mène ce genre de vie et jamais je n'ai eu sujet
de m'en repentir. Vous avez peut-être remarqué quelquefois un grand
garçon de bonne mine avec lequel je suis généralement associé dans
nos marches. C'est un boulanger de Kaboul qui a, de même que moi, la
passion des voyages. Pour la huitième fois il suit cette route-ci et
il retourne dans l'Afghanistan avec la ferme résolution de partir
immédiatement pour le nord de l'Inde et, de là, visiter Kachemyr,
Samarcande et Kashgar. Quant à moi j'ai été déjà deux fois dans ces
contrées, et, quand j'y retournerai, je pousserai jusqu'à la mer de
Chine; en ce moment, je viens de l'Égypte et compte me rendre dans le
Béloutchistan.

--Hé bien, en somme, dites-nous, Sèyd, répondit Valerio, dites-nous
quels fruits vous avez retirés de tant de fatigues.

--De très beaux, répondit le voyageur; d'abord j'ai évité les fatigues
bien plus grandes de la vie sédentaire, un métier, la société
permanente des imbéciles, l'inimitié des grands, les soucis de la
propriété, une maison à conduire, des domestiques à morigéner, une
femme à supporter, des enfants à élever. Voilà ce dont je suis quitte;
n'est-ce rien?

--Mais du même coup, vous avez perdu les avantages correspondants.

--Et dont je ne me soucie point, s'écria Sèyd-Abdourrahman avec un
geste de mépris. En revanche, il n'est pas de contrée habitée par des
musulmans qui me soit inconnue. J'ai vu les cités les plus illustres
et les lieux dont parle l'histoire; j'ai conversé avec les savants de
tous les pays; j'ai réuni l'ensemble de toutes les opinions reçues
en un lieu, contestées dans un autre, et, somme totale, je ne peux
plus douter que la plus grande partie des hommes valent un peu moins
que des grains de sable, que les vérités sont des faussetés, que les
gouvernements sont des arsenaux de scélératesse, que les quelques sages
répandus dans l'Univers existent, seuls, d'une manière véritable et
que Dieu très haut et très grand, qui a créé cet amas de boue et de
turpitudes où brillent si peu de paillettes d'or, a dû avoir, pour
agir ainsi, des motifs que nous ne connaissons pas et dont l'apparente
absurdité doit recéler certainement des causes d'une profondeur
adorable.

--Amen! murmura Redjèb-Aly, qui n'avait pas compris le premier mot
à cette tirade, sinon que tout respect était rendu au Créateur des
mondes. Quant au poète, il cherchait une rime au mot _perdre_, et le
Shemsiyèh souriait avec une certaine ironie qui fut remarquée par
Sèyd-Abdourrahman, lequel se tourna vivement de son côté et le prit à
parti en ces termes:

--Tu te moques, s'écria-t-il d'un air de triomphe, tu te moques des
paroles que je viens de prononcer, parce que tu crois, toi, misérable,
dont le nom est un objet d'horreur et la personne un objet de dégoût
pour les populations au milieu desquelles tu vis, tu crois posséder
seul la vérité et cette pauvre vérité se trouverait ainsi, dans le
monde, comme une perle écrasée, ternie, jaunie, dépouillée de toute
monture et gisant presque inconnue dans la fange! Eh bien! tel que tu
es, Shemsiyèh, je te proposerai aux autres pour exemple et ils verront
que tu es leur modèle. Tes pères ont été puissants; leurs erreurs se
sont étendues sur tant de pays qui désormais professent d'autres dogmes
que, sous le ciel, il n'était pas alors de place pour des religions
différentes; tes folies étaient considérées comme aussi sages que
les démonstrations les plus sévères du bon sens; et tes ancêtres les
expliquaient avec conviction dans des temples de marbre et de porphyre.
Tout est changé. L'esprit des hommes s'est tourné vers d'autres
opinions; mais console-toi, ces opinions seront un jour traitées comme
la tienne; et les multitudes considéreront un musulman, un juif, un
chrétien, du même œil qu'elles te regardent aujourd'hui.

Le Shemsiyèh salua sans répondre et Valerio demanda au Sèyd:

--Vous qui avez parcouru tant de régions, n'êtes-vous jamais entré sur
un territoire européen?

--Jamais, répliqua le Sèyd, d'un air embarrassé.

--D'où vient cela? poursuivit Valerio.

--Qu'y pouvais-je chercher? Qu'y pouvais-je trouver? Vous ne prendrez
pas mes paroles en mauvaise part, et vous ne les croirez pas dictées
par quelque prévention religieuse indigne d'un philosophe?

--En aucune façon, répondit Valerio; je connais la largeur et la
liberté de vos idées, Sèyd, et ne saurais jamais vous soupçonner de
pareilles faiblesses; parlez donc librement et instruisez-moi par votre
expérience.

--Il n'y a pas d'intérêt pour un sage à voyager dans les pays
européens, répondit le Sèyd d'un air convaincu. D'abord, on n'y est pas
en sûreté. On rencontre à chaque pas des soldats qui marchent d'un air
rébarbatif; les nommes de police remplissent les rues et demandent à
chaque instant où l'on va, ce qu'on fait et qui l'on est. Si on manque
à leur répondre, on est conduit dans une prison d'où l'on a beaucoup de
peine à se tirer. Il faut avoir les poches pleines de bouyourouldys, de
firmans, de teskerèhs et d'autres papiers et documents sans fin, faute
de quoi l'on risque même sa vie. Je vous atteste que les choses sont
ainsi; je l'ai entendu rapporter par des gens dignes de foi qui avaient
suivi des ambassades musulmanes dans ces pays du diable.

Redjèb-Aly écoutait ces révélations, la terreur peinte sur le visage;
Valerio se mit à rire:

--Continuez, je vous prie, Sèyd, il y a du vrai dans ce que vous dites
et je vous demande la suite avec insistance.

--Eh bien! donc, puisque je ne vous fâche pas, j'ajouterai que, si l'on
a eu le bonheur d'échapper à ces périls et de ne pas être mis en prison
pour avoir fait une chose ou l'autre qu'il ne fallait pas faire, on
est toujours en grand danger de mourir de faim. Si on est pauvre, il ne
faut pas le dire; personne ne songe à vous demander si vous avez dîné
et ce qui, dans les pays musulmans, ne coûte pas un poul, exige des
sommes folles dans vos pays avares. Alors que peut-on devenir? Ici, et
partout ailleurs, que je me couche sur le chemin pour dormir, on ne me
dira rien; chez vous, la prison rentre en question; il en est de même
pour tout; dureté de cœur chez les hommes, cruauté et sévérité chez
les gouvernants, et de la liberté nulle part: il n'y a que contrainte;
par-dessus le marché, un climat aussi inhospitalier que le reste. Je ne
me suis jamais étonné, effendum, de voir ce que vous avez dû observer
comme moi, vu que ceux de vos Européens qui viennent demeurer au milieu
de nous, ne peuvent plus s'en détacher, prennent vite nos habitudes et
nos mœurs, tandis qu'on n'a jamais cité un des nôtres qui eût la
moindre envie de rester dans vos territoires et de s'y établir.

--Tout cela est encore assez exact, repartit Valerio et, pourtant, je
vous ferai remarquer que le nombre des Asiatiques faisant le voyage
d'Europe devient chaque année plus considérable.

--D'accord! s'écria le Sèyd. Ce sont des militaires que l'on envoie
apprendre l'exercice et les façons du nyzam! Ce sont des ouvriers qui
devront poser des poteaux du télégraphe! Ce sont des médecins qui
apprendront à disséquer des cadavres humains! Tous métiers d'esclaves,
métiers stupides ou avilissants! ou immondes! Mais il n'est jamais
passé par la tête de personne que les Européens, qui savent les choses
grossières et communes, possèdent la moindre idée des connaissances
supérieures. Ils ne savent ni théologie ni philosophie. On ne parle
point de leurs poètes parce qu'ils ignorent tous les artifices du beau
langage, ne connaissant ni le style allitéré, ni les façons de parler
fleuries et savantes; d'ailleurs j'ai ouï dire que leurs langages
ne sont au fond que des patois rudes et incorrects. De tout ceci il
résulte que l'Europe ne saurait exercer aucun attrait sur les natures
délicates, et c'est pourquoi je vous répète que jamais un galant homme
n'y met les pieds, quand il n'y est pas contraint par les ordres de son
gouvernement.

Sèyd-Abdourrahman ayant terminé cette apostrophe du ton pénétré d'une
foi solide, Valerio ne vit aucune raison d'argumenter contre lui et on
parla d'autres choses sur lesquelles on pouvait être mieux d'accord.

Cependant la caravane avançait. Le paysage changeait. On parcourait
les contrées montagneuses de la Haute-Arménie; on avait atteint les
rives bruyantes, bordées de roches qui enserrent ce torrent fougueux
dont le parcours devient plus loin l'Euphrate. On gagnait du pays;
mais lentement. D'abord on ne cheminait chaque jour que pendant six
à sept heures, et le déplacement d'un si grand corps était lent.
Ce corps se mouvait avec une sorte de précaution solennelle et de
sang-froid que rien n'émeut. Ensuite, il s'arrêtait souvent à moitié
route de la station indiquée pour la fin du trajet du jour et cela
pour bien des considérations. Il faut savoir que Kerbelay-Houssein
avait toujours le soin de recevoir les rapports des messagers envoyés
par lui quelques jours à l'avance dans les différents villages, afin
de négocier avec les paysans la quantité d'orge et de paille hachée,
dont il avait besoin pour ses bêtes; le nombre de moutons, de poules,
de charges de riz et de légumes qu'il lui fallait pour la population
entraînée avec lui. Souvent les paysans émettaient des prétentions
inacceptables quant aux prix qu'ils voulaient percevoir. On discutait
avec eux; les mandataires du muletier leur opposaient la concurrence
d'autres villages; souvent ces derniers s'entendaient avec leurs
voisins pour maintenir et imposer des conditions très élevées; de la
part des diplomates de la caravane c'étaient donc des propositions,
des refus, des contre-propositions, des intrigues, des corruptions
pratiquées sur tel ou tel de leurs adversaires, des sollicitations
appuyées de présents auprès des autorités locales, afin d'obtenir
que celles-ci donnassent des ordres propres à modérer la rapacité
des gens des villages. Sans cesse les négociateurs revenaient auprès
de Kerbelay-Houssein pour dire ce qu'ils avaient obtenu, recevoir
de nouvelles instructions, porter des offres nouvelles. Le muletier
était occupé comme le ministre dirigeant d'un grand État. Lorsque tout
semblait réussir à souhait, que l'orge, la paille hachée, les vivres
étaient accordés à bon compte et en abondance, la caravane marchait
plus vite et d'une façon régulière et assurée. Dans le cas contraire
venaient les lenteurs. Quand on n'avait pas réussi à s'entendre et que
les habitants des villages placés sur la ligne du trajet s'obstinaient
dans des exigences déraisonnables, alors Kerbelay-Houssein usait d'un
grand moyen; il annonçait qu'il allait quitter la route directe, et, si
cette menace ne produisait pas son effet, il la mettait à exécution.
C'était un coup d'État. Toute la caravane alors, sans que le plus
grand nombre des voyageurs en sût rien, prenait à travers champs et
commençait un long détour allant chercher des contrées moins avares et
bien souvent il arrivait alors que les paysans, effrayés de perdre
des bénéfices certains, faisaient leur soumission et envoyaient prier
Kerbelay-Houssein de revenir. Dans ce cas-là, celui-ci refusait avec
hauteur jusqu'à ce que des indemnités suffisantes lui eussent été
accordées pour les retards et les peines supplémentaires. Souvent
aussi les fournisseurs assurés de placer ailleurs leur marchandise les
laissaient aller. Il cheminait donc, se faisant précéder toujours de
ses émissaires, et tirait de la fortune le meilleur parti possible. Il
n'avait pas une minute de repos. Sa tête était toujours en travail, il
contemplait son peuple à la façon dont Moïse regardait le sien dans la
traversée du désert; et l'habitude qu'il avait de cette responsabilité,
sa connaissance profonde du caractère des gens avec lesquels il
traitait et des agents qu'il employait, lui donnaient une assurance et
une fermeté dignes de respect.

Mais ce qui occasionnait les plus longs retards, c'était la rencontre
d'un pâturage abondant. En ces occasions annoncées avec enthousiasme
par les éclaireurs quelques jours à l'avance, on séjournait quelquefois
deux semaines, trois semaines sur le même point. Le camp était établi
d'une manière particulièrement sérieuse et avec toutes les commodités
que chacun pouvait se procurer. Il semblait qu'une éternité devait se
passer là. Chacun semblait dire comme les Apôtres dans l'Évangile:

«Il est bon que nous soyons ici; faisons-y donc trois tentes: une pour
toi, une pour Moïse et une pour Élie.»

Les chameaux, les mulets, les chevaux, les ânes se promenaient dans
l'herbage plantureux, où ils enfonçaient jusqu'au ventre. Les muletiers
étaient charmés de voir leurs bêtes se remettre à vue d'œil de
leurs fatigues, au moyen de ce savoureux repas; la vue de la verdure
et des fleurs charmait tous les regards, et la ruche bourdonnait de
plus belle, chacun allant, venant, causant, remuant, continuant les
marchés, les intrigues, les achats et les ventes que, comme on l'a vu,
la marche même n'interrompait pas; car une caravane c'est une ville
mouvante, et les intérêts et les plaisirs d'une ville ne s'y reposent
pas plus que dans les cités sédentaires.

Pendant ces haltes ainsi prolongées, Lucie et Valerio employaient une
partie de leur temps à faire des excursions dans la contrée qui les
entourait. C'étaient déjà ces riches montagnes du Kurdistan, dont la
beauté est plus âpre peut-être que le Taurus, où les gorges sont plus
étroites et les escarpements plus abrupts, mais où la nature féconde
n'est pas moins généreuse de ses dons. Les deux amants étaient jeunes;
ils étaient hardis; ils ne suivaient pas toujours à la lettre les
sages avertissements de Kerbelay-Houssein, qui cherchait à les rendre
prudents et à les détourner d'excursions trop longues.

--Vous ne savez pas, leur disait-il, qui vous pouvez rencontrer. Les
Kurdes, que le ciel les confonde! ne sont pas tous des pillards et
des assassins, mais les exceptions sont rares, et il ne faut tenter
personne. Je vous engage donc à ne pas vous éloigner du camp, de telle
sorte que vous puissiez devenir la proie de quelques rôdeurs.

Une petite aventure donna une sorte de consécration à ces sages
paroles. Valerio et Lucie, accompagnés du poète, du Shemsiyèh et de
Redjèb-Aly s'étaient mis en route un matin pour aller, à quelque
distance, visiter un village dont on leur avait fort vanté la situation
pittoresque. Tous étaient fort gais; le poète, un peu moins malade
qu'à son ordinaire, prenait des airs avantageux sur son cheval de
louage et se comparait à un chevalier des anciens temps; il en avait
plus que jamais la plume, l'épée et les éperons; mais, moins que
jamais, toute autre chose. Redjèb-Aly chantait à tue-tête une chanson
persane, et le Shemsiyèh, toujours replié en lui-même, marchait sans
rien dire auprès du cheval de Lucie. Le passage était resserré entre
les montagnes et charmant, plein d'habitations rustiques en terre
battue, à toits plats, encombré d'arbres fruitiers chargés de pommes,
de poires, de prunes et de raisins. Tout à coup on se trouva dans un
défilé étroit, circulant avec un ruisseau et dominé par des crêtes
hautes, et on entendit retentir une violente fusillade.

Valerio mit brusquement la main sur la bride du cheval de sa femme et
l'arrêta court. Le Shemsiyèh, par un mouvement qui lui fit honneur,
tira son sabre et se jeta devant Lucie pour la couvrir de son corps;
le poète mit l'épée à la main, en invoquant saint Georges et Redjèb se
coucha par terre en criant qu'il était mort. L'alerte fut vive; il y
avait de quoi. Mais aussitôt on entendit de toutes parts, sur les deux
flancs des montagnes:

--N'ayez pas peur! On n'en veut pas à vous! Allez-vous-en! On ne tire
pas sur vous!

Et la fusillade fut suspendue un instant; Valerio, profitant de cette
trêve fit rebrousser chemin au cheval de Lucie, et la petite troupe
partit au galop et ne cessa pas de courir jusqu'à ce qu'elle fût
rentrée au camp, où Kerbelay-Houssein apprit en souriant les détails de
l'aventure.

--Si vous m'aviez prévenu ce matin, dit-il à Valerio, que vous aviez
l'intention d'aller de ce côté, je vous en aurais dissuadé. Je savais
que deux tribus du voisinage avaient l'intention de s'y battre; c'est
ce dont elles s'occupent, et comme cela ne cause de mal à personne, il
n'y a qu'à les laisser se fusiller en repos. Dieu est grand et fait
bien ce qu'il fait!

Ainsi conclut le plus sage des muletiers, et, à dater de ce jour,
Valerio ne manqua plus de prendre ses conseils sur l'étendue comme sur
la direction des promenades qu'il comptait faire avec Lucie.

Un des grands plaisirs de la marche, c'était de se rencontrer aux
lieux de campement avec une autre caravane arrivant d'une direction
opposée. Naturellement, dans de pareils cas, les chefs respectifs des
deux grands corps ambulants se sont assurés à l'avance qu'ils peuvent
s'établir l'un près de l'autre sans compromettre leurs moyens de
subsister. Alors ce sont deux cités qui s'arrêtent en face l'une de
l'autre; deux cités véritables: l'une vient de l'Occident, l'autre est
partie de l'Orient; qu'on s'imagine Samarkand et Smyrne se rencontrant
au pied des montagnes qui séparent la Médie de la région du Tigre et de
l'Euphrate. De ce côté, sous ces tentes, sous ces baraques, sont des
Persans de l'Est, des gens du Khorassan, des Afghans, des Turkomans,
des Uzbeks, des hommes venus des frontières lointaines de la Chine
et même de ces contrées mal connues qui font pénétrer au milieu des
provinces du Céleste-Empire les dogmes et les idées de l'Islamisme
arabe. De ce côté-ci, au contraire, voilà des Persans de l'Ouest, des
Osmanlis, des Arméniens, des Yézidys, des Syriens et des hommes de
l'Europe lointaine, comme nous les avons déjà vus et comme nous les
suivons, depuis le commencement de cette histoire. Dans les deux villes
existent des éléments communs, des Juifs surtout. Ceux-là viennent
aussi bien de Damas et d'Alep que de Bokkara et de Manghishlak. Tel
d'entre eux voyage pour vendre et acheter, mais tel autre est un
mandataire de la communauté de Jérusalem. Il va recueillir et rapporter
aux habitants de la cité sainte les aumônes des fidèles. Il pénètre
partout pour recueillir sa moisson. Si, cette année, il va à Téhéran,
l'année dernière, il était à Calcutta; Khiva recevra sa visite plus
tard, et partout il est reçu avec respect par ses coreligionnaires.
C'est un homme grave, ferme, dur. Il connaît le monde et sait mieux
que personne l'état actuel de l'Univers. Il n'est pas humble comme ses
coreligionnaires et ne supporte ni affront ni avanie. Au besoin, il
se réclame de la nationalité française, exhibe un passeport de cette
nation, qui le désigne comme né à Alger, et réclame avec hauteur la
protection des consuls en les menaçant de s'adresser aux journaux,
s'ils ne lui font rendre justice. C'est un personnage terrible et que
tout le monde redoute.

Il a bien vite fait de réunir dans sa tente les Juifs des deux
caravanes, et c'est là qu'on s'apprend mutuellement ce qu'il y a à
vendre et à échanger de part et d'autre: les noms des grands marchands,
la nature et le poids des denrées qu'ils portent avec eux, enfin les
nouvelles grandes et petites.

De pareilles rencontres déterminent généralement un séjour assez long
de la part des caravanes lorsque, toutefois, les circonstances de
saison, de sécurité, de lieux et d'approvisionnement le permettent.
Alors il se produit aussi du mouvement dans les deux populations.
Ceux-ci rebroussent chemin vers l'ouest avec les Orientaux; ceux-là,
qui étaient venus parmi eux, s'attachent aux gens venus de l'ouest. On
a beaucoup agi, intrigué, remué, on se dit adieu, on se sépare.

Mais il existe aussi des caravanes d'un tout autre genre et auxquelles
ou n'est jamais pressé de se rallier. Au contraire, on double
volontiers une marche pour ne pas rester campé auprès d'elles. Ce sont
les caravanes sacrées, dont les mulets, les chameaux, les chevaux
portent, au lieu de marchandises, des bières avec leurs morts, que l'on
va enterrer dans quelque ville sainte: à Meshèd, à Goum, à Kerbela.
Ces caravanes ne sont, d'ailleurs, pas plus tristes que les autres.
On y chante, on y rit, et on s'y amuse tout autant. A la vérité, les
conducteurs en sont de vertueux tjaoushs avec leurs vastes turbans,
des moullas vénérables pourvus de coiffures non moins sérieuses; les
versets du Koran sont fréquemment récités; mais on ne peut pas prier
toujours, et, dans les intervalles qui sont nombreux et longs, le
plus austère directeur ne se refuse pas à entendre, ni à faire un bon
conte. Quand on arrive à la station, le turban est mis de côté, et en
caleçon et bonnet de nuit, on se met à son aise; on loue Dieu de ce
qu'il a créé l'eau-de-vie. Cependant, les fils respectueux, les frères
dévoués, ont pris sur le bât du mulet le corps de leur regretté parent;
on a mis les caisses funèbres les unes sur les autres, en tas, ou bien
encore on les a laissées où elles sont tombées; on les ramassera le
lendemain et, si l'on se trompe de coffre, en définitive, chaque défunt
aura finalement la même couche funèbre sous la protection et dans le
voisinage de l'Imam. Tout irait pour le mieux, si l'odeur qui s'exhale
de ces cadavres mal empaquetés n'était pas, en elle-même, désagréable
et tenue, assez généralement, pour malsaine; c'est là seulement ce qui
fait qu'on évite, quand on peut, les caravanes des morts.

Au contraire, on ne déteste pas la rencontre d'un grand seigneur, s'en
allant avec deux ou trois cents cavaliers, chasser, ou rendre au roi
ses hommages. C'est une occasion de plaisir. C'est aussi quelquefois
un surcroît de sécurité. Deux ou trois cents braves gentilshommes des
tribus, armés jusqu'aux dents, ne sont pas d'un petit secours dans les
contrées hantées et troublées par les Kurdes Djellalys ou autres, dans
les régions du Nord, ou bien par les Bakhthyarys et les Loures dans
celle du Sud. Alors, pendant qu'on voyage côte à côte, on échange de
grandes politesses et de petits présents qui ne font jamais de peine à
ceux qui les reçoivent.

De loin en loin, la caravane allant toujours, arrive enfin dans
le voisinage d'une ville réelle et stable. Ces villes sont rares.
Quand on est établi sous les murailles d'une de ces cités, alors la
population errante redouble d'occupations et de mouvements. Celui-ci
réussit à placer ses acquisitions faites à Trébizonde. Il recueille
un honnête profit et se forme une nouvelle pacotille. Celui-là quitte
le monde d'amis qu'il s'est faits depuis le départ et reste dans la
cité, ou bien va s'unir à une autre caravane; il est remplacé par
de nouveaux venus. Des connaissances vous quittent et on les serre
dans ses bras, on leur fait de tendres adieux; quelques-uns pleurent,
d'autres déplorent avec des lamentations sans fin les inconstances de
la fortune; mais voilà d'autres personnages qui se présentent; on ne
les connaît pas; on parle d'eux, on cherche à les aborder; on veut se
lier avec ces inconnus et ils ne demandent pas mieux de leur côté. Les
jours se passent, les affaires s'avancent. On se dit: On part demain!
Je sais de bonne part que Kerbelay-Houssein a cette intention.--Il l'a
dit à Mourad-Bey.--Je le tiens précisément de Nourreddin-Effendi, qui
l'a appris d'un ami très confident de Kerbelay-Houssein.--Vous en êtes
sûr?--J'en suis sûr, sur ma tête! sur la vôtre! sur mes yeux! par tous
les Imams, et les quatre-vingt-dix mille prophètes.

Le lendemain, on ne part pas; mais on part huit jours après. On marche
comme on a fait jusque-là. On rencontre de nouvelles aventures, les
unes bonnes, les autres mauvaises; jamais les mêmes, toujours variées
comme chacune des feuilles qui, par millions, forment la toiture d'un
bois touffu et on voyagerait ainsi avec un maître muletier et tant de
compagnons divers pendant des centaines de siècles, que jamais on ne
ferait les mêmes rencontres ni ne retrouverait les mêmes conjonctions
de choses. On peut donc s'expliquer que lorsque les hommes ont goûté
une fois de ce genre d'existence, ils n'en peuvent plus subir un
autre. Amants de l'imprévu, ils le possèdent, ou plutôt s'abandonnent
à lui du soir au matin, et du matin jusqu'au soir; avides d'émotions,
ils en sont abreuvés; curieux, leurs yeux sont constamment en régal;
inconstants, ils n'ont pas le temps même de se lasser de ce qui
les quitte; passionnés enfin pour la sensation présente, ils sont
débarrassés à la fois des ombres du passé, qui ne sauraient les suivre
dans leur évolution incessante, et encore bien plus des préoccupations
de l'avenir écrasées sous la présence impérieuse de ce qui est là.

Et voilà la physionomie de la vie de voyage, et voilà son langage,
et voilà ce qu'elle dit à l'imagination de celui qui l'adopte et la
sait pratiquer. Malheureusement tout fruit a le ver qui le ronge et
les plus brillantes fleurs de la création ne sont pas sans un venin
secret, d'autant plus dangereux que les couleurs de la plante sont plus
éclatantes et plus belles.

On a vu comme Lucie avait ressenti d'abord une impression saisissante
et joyeuse de tous ces tableaux si variés qui se succédaient sous ses
regards ou s'y pressaient à la fois. Si les façons de ces pays nouveaux
avaient excité son enthousiasme, elle était entrée avec une curiosité
extrême dans les récits innombrables qui lui avaient été faits; elle
s'était enivrée du parfum de tant de révélations singulières, et les
êtres humains si différents d'elle-même, qui s'agitaient chaque jour
sous ses yeux, faisaient naître à la fois, les uns sa sympathie, les
autres son dégoût; rien pour elle n'était dépouillé d'intérêt.

Les choses en étaient là, quand, une nuit, une idée, une impression
suffit pour tout changer en elle. Elle s'était réveillée sous
l'impression d'un malaise indéfinissable et, pour la première fois,
depuis son mariage, elle se sentit triste, mais triste jusqu'à la mort.
Elle ne se rendait compte de rien, elle ne savait rien, elle ne sentait
rien de particulier; pourtant elle se mit à pleurer, sans le vouloir,
presque sans le savoir et peu à peu, les pleurs la suffoquant, elle se
mit à sangloter tout haut, et Valerio réveillé, la trouva cachant sa
tête dans ses bras et ne cherchant plus même à maîtriser une sorte de
désespoir.

La surprise du jeune mari fut extrême; son épouvante ne le fut pas
moins. Il prit sa femme dans ses bras:

--Qu'as-tu, Lucie? lui dit-il.

Elle ne pouvait répondre; elle pleurait trop. Elle se serrait sur
le cœur qui lui appartenait, mais cette consolation qu'elle y
cherchait, cette sécurité qu'elle y trouvait, ne pouvaient pourtant
réussir à la calmer.

--Je ne sais ce que j'ai, disait-elle d'une voix entrecoupée; je suis
bien malheureuse!... Je cherche moi-même ce qui m'accable, car, je le
sens, je suis accablée.... Il me semble que je suis dans une prison
... que toutes les portes sont fermées sur moi.... Non! ce n'est pas
cela!... Il me semble que je suis perdue dans un désert et que les
sables sans fin se succèdent et que je ne m'en échapperai jamais!...
Non! Ce n'est pas cela encore! Il me semble que je suis enfermée dans
une tombe étroite et que la pierre en est scellée sur moi!... Mais,
non! mais non! Toutes ces images sont trop affreuses, et pourtant, oui,
Valerio! Elles sont toutes vraies! Je commence à comprendre l'idée qui
m'a saisie!

--Explique-la-moi, explique la vérité! s'écria le jeune homme en lui
serrant les mains, en lui pressant la tête contre sa poitrine. Dis-moi
tout pour que je te console.

--Eh bien! Oui, la prison, le désert, le tombeau, tout cela est vrai;
je me sens prise ..., Valerio, il faut que je m'en aille d'ici! j'ai
tout regardé, j'ai tout vu, j'ai été amusée, charmée, ravie, je ne le
nie pas! mais, soudain, je viens de m'apercevoir que nous sommes seuls,
absolument seuls, au milieu d'un monde qui nous est étranger.

--Comment! Tu as peur? De quoi as-tu peur? Tu imagines un danger?

--Je n'imagine que ce que je vois: cette solitude morale, absolue,
sans contraste, qui s'épaissit autour de nous.... Peur? Je n'ai pas
peur; ou, du moins, je n'ai pas précisément peur ... mais, au premier
abord, je ne voyais, je ne comprenais que la superficie des choses et
l'apercevant comme elle est, bariolée et mouvante, je m'en amusais
et ne supposais pas le dessous. Mais, maintenant, prends-tu garde
toi-même que nous sommes entourés par l'inconnu, par l'étrangeté
incommensurable, sans bornes? Que tout ce que nous approchons,
nous regarde comme nous le regardons nous-mêmes, et cela sans nous
comprendre, comme aussi nous ne comprenons pas? Nous sommes portés sur
une houle dont nous ne connaissons pas la force; un souffle du vent
peut bien faire une tempête; nous pouvons tomber dans un tourbillon;
nous n'avons pas de boussole pour nous guider, et, de même que nous
ignorons, de la manière la plus complète, le paysage qui se déroule
derrière ces montagnes élevées devant nous, de même nous ne savons
pas quels ressorts font mouvoir les esprits et les volontés, quels
feux subits enflamment les imaginations de gens que nous jugeons en
ce moment les plus inoffensifs et les meilleurs. Tiens! par exemple,
qui me dit que le Shemsiyèh ne va pas entrer le sabre en main, et nous
égorger pour faire un sacrifice à ses dieux? Oui! oui! oui! Ne ris
pas ... et, le sacrifice, il le jugerait peut-être d'autant meilleur,
que cet homme nous aime peut-être, et offrirait ses bienfaiteurs
et sa reconnaissance? Est-ce que je sais ce qui peut naître et
s'agiter dans ces têtes qui sont si différentes des nôtres et qui
trahissent des expressions de visage si nouvelles pour nos yeux? Et
ce Kerbelay-Houssein, lui-même, dont nous célébrons l'honnêteté et
la droiture, depuis que nous le connaissons, savons-nous bien ce que
lui-même appelle droiture et honnêteté? Qu'y a-t-il de commun entre
ces gens-là et nous? Eh bien! oui, j'ai peur! Je voudrais me retrouver
dans un autre pays, dans le nôtre, dans celui que nous avons contemplé
toute notre vie, qui n'a pas de mystère et d'inconnu pour nous; pour
lequel nous sommes faits, et qui est fait pour les natures que nous
avons reçues du ciel! Je voudrais voir les gens que nous pouvons
reconnaître, sur le visage desquels nous sommes accoutumés à lire, et
qui comprennent le bien et le mal de la même façon que nous! Enfin,
Valerio, oui, c'est vrai, je me sens perdue ici; nous sommes tout
seuls, et, j'en conviens, j'ai peur! j'ai peur! j'ai peur! Je ne veux
pas rester ici! Allons-nous-en!

A ces mots, elle serra plus fort encore son mari dans ses bras et
redoubla ses sanglots. Elle était en proie à une réaction qui se
produit assez ordinairement en Asie chez les gens, peu ou mal trempés.
On voit de ceux-ci, pris subitement, et sans autre cause qu'un travail
intérieur de leur conscience, par des paniques qui, en s'accumulant
les unes sur les autres, s'exagèrent et s'exaspèrent, arriver à la
véritable folie. Tel, et des exemples en sont connus, prend tout
bonnement le parti de s'enfuir et regagne l'Europe à travers des
dangers très réels pour échapper aux plus imaginaires des périls. Tel
autre se croit constamment à la minute d'un assassinat. S'il est assis
dans sa chambre, dont la porte est close, et qu'il entende des pas dans
le corridor, c'est un musulman fanatique qui est là, se colle contre la
muraille ... se glisse ... entre ... son poignard est déjà dans sa main
... il va frapper! La victime sent ses membres se couvrir d'une sueur
froide.... Il se calme pourtant.... Ce n'était rien que son propre
domestique qui lui apporte le thé et dépose la tasse sur la table. Mais
le malade lui a trouvé l'air singulier. Cet homme couve un mauvais
coup. Il n'a pas osé, parce qu'il a vu qu'on était sur ses gardes.
Maintenant il reviendra. Il va faire feu de ses deux pistolets par la
fenêtre.

Quelquefois l'halluciné reprend tout son sang-froid, s'accoutume au
milieu dans lequel il est placé, et sa guérison est assurée; mais il
arrive aussi que le mal maintient et assure son empire, alors on tombe
dans la variété la plus redoutable de la souffrance appelée nostalgie.

En voyant Lucie souffrir d'un tel état, Valerio eut peur à son tour. Le
jour arriva, et les angoisses de la nuit un peu calmées firent place
à une langueur, à un abattement qui n'étaient pas de bon augure. La
jeune femme s'efforça, ce jour-là et les jours suivants, de prendre sur
elle, pour ne pas affliger son mari; mais il ne lui fut pas possible
de retrouver son enthousiasme perdu; elle ne prenait plus à rien un
intérêt véritable; elle était gênée, elle était froide; un dégoût
profond et irrémédiable l'envahissait de plus en plus et perçait dans
toutes ses paroles.

Kerbelay-Houssein s'aperçut à sa pâleur que les choses n'allaient plus
comme autrefois; il devina en gros ce qui se passait pour en avoir vu
d'autres exemples.

--Je vous ai prévenu, dit-il à Valerio, un matin, pendant une marche;
je vous ai prévenu! les femmes de votre pays ne sont pas faites pour
la vie que nous menons. La vôtre est particulièrement susceptible;
elle ne peut supporter indéfiniment la vue de nos longues barbes et de
nos robes longues, elle qui est habituée aux visages ras et aux habits
courts. Si vous persistez à prolonger votre voyage, vous la perdrez, je
vous le dis franchement.

--C'est vrai, répondit Valerio en baissant la tête, ma femme est
malade; mais croyez-vous que son état ne puisse s'améliorer et que les
conséquences en soient si dangereuses?

--Croyez-moi, je vous le répète, ne poussez pas l'épreuve plus loin.
Tout à l'heure, à la station, nous ferons rencontre d'une caravane qui
va à Bagdad; quittez-moi, rejoignez-la, et retournez en Europe par Alep
et Beyrouth.

Valerio se soumit et en fut immédiatement récompensé. Aussitôt que
Lucie eut connaissance de ce qui allait arriver, elle éprouva un
soulagement immédiat. Elle sourit franchement pour la première fois
depuis bien des jours. La séparation de tous les amis qu'elle s'était
faits lui fut cependant pénible; quelques heures auparavant, elle les
détestait et les redoutait. Quand le Shemsiyèh prit congé d'elle, la
jeune femme lui fit quelques présents qui furent reçus avec une émotion
de reconnaissance. Le pauvre diable jura à l'Européenne un souvenir
éternel, et il a tenu parole. Le poète composa un sonnet, dont la copie
fut précieusement conservée. La femme de Redjèb-Aly serra longtemps sa
protectrice sur son cœur et celle-ci lui rendit ses embrassements
avec une émotion vraie. A ce moment, elle aurait presque souhaité de ne
pas partir. Mais la résolution était prise. Kerbelay-Houssein lui donna
solennellement sa bénédiction en l'appelant sa fille, et elle passa
avec Valerio dans le campement de l'autre caravane.

Un an après, Valerio Conti et sa charmante femme prenaient le thé dans
un salon de Berlin. Il y avait là des diplomates, des militaires, des
professeurs et des femmes fort spirituelles et aimables. On faisait
raconter à la jeune voyageuse ses aventures en Asie, et elle y mettait
une verve, un feu, une exaltation qui la rendaient particulièrement
charmante.

--Oui, je vous l'assure, disait-elle. Je regrette ce temps comme le
meilleur de ma vie. Je suis assurément bien reconnaissante au comte de
P. d'avoir fait nommer M. Conti secrétaire à la légation ottomane dans
cette cour; mais, s'il n'y avait pas réussi, eh bien, je serais encore
dans cet Orient, que j'ai trop rapidement traversé, et qui éveille au
milieu de mes souvenirs les sensations les plus heureuses, les plus
brillantes, les plus inoubliables que j'aie jamais éprouvées.

--Hélas! dit Valerio, vous oubliez, ma chère, que ces sensations vous
tuaient et que la fin n'en est pas venue trop tôt.

--Madame, ajouta le professeur Kaufmann, qui est un peu pédant,
l'organisme humain garde aussi bien l'empreinte d'un plaisir qui lui
faisait mal que celle d'une maladie grave qui pouvait le briser.


FIN



TABLE DES MATIÈRES


Préface de M. Tancrède de Visan

Introduction

      I.--La Danseuse de Shamakha
     II.--L'illustre Magicien
    III.--Histoire de Gambèr-Aly
     IV.--La Guerre des Turcomans
      V.--Les Amants de Kandahar
     VI.--La Vie de voyage





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