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Title: Thaïs
Author: France, Anatole
Language: French
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ANATOLE FRANCE

THAÏS



TABLE

     I.   LE LOTUS
     II.  LE PAPYRUS
     III. L'EUPHORBE



LE LOTUS


En ce temps-là le désert, était peuplé d'anachorètes. Sur les deux
rives du Nil, d'innombrables cabanes, bâties de branchages et d'argile
par la main des solitaires, étaient semées à quelque distance les unes
des autres, de façon que ceux qui les habitaient pouvaient vivre
isolés et pourtant s'entr'aider au besoin. Des églises, surmontées du
signe de la croix, s'élevaient de loin en loin au-dessus des cabanes
et les moines s'y rendaient dans les jours de fête, pour assister à la
célébration des mystères et participer aux sacrements. Il y avait
aussi, tout au bord du fleuve, des maisons où les cénobites, renfermés
chacun dans une étroite cellule, ne se réunissaient qu'afin de mieux
goûter la solitude.

Anachorètes et cénobites vivaient dans l'abstinence, ne prenant de
nourriture qu'après le coucher du soleil, mangeant pour tout repas
leur pain avec un peu de sel et d'hysope. Quelques-uns, s'enfonçant
dans les sables, faisaient leur asile d'une caverne ou d'un tombeau et
menaient une vie encore plus singulière.

Tous gardaient la continence, portaient le cilice et la cucule,
dormaient sur la terre nue après de longues veilles, priaient,
chantaient des psaumes, et pour tout dire, accomplissaient chaque jour
les chefs-d'oeuvre de la pénitence. En considération du péché
originel, ils refusaient à leur corps, non seulement les plaisirs et
les contentements, mais les soins mêmes qui passent pour
indispensables selon les idées du siècle. Ils estimaient que les
maladies de nos membres assainissent nos âmes et que la chair ne
saurait recevoir de plus glorieuses parures que les ulcères et les
plaies. Ainsi s'accomplissait la parole des prophètes qui avaient dit:
«Le désert se couvrira de fleurs.»

Parmi les hôtes de cette sainte Thébaïde, les uns consumaient leurs
jours dans l'ascétisme et la contemplation, les autres gagnaient leur
subsistance en tressant les fibres des palmes, ou se louaient aux
cultivateurs voisins pour le temps de la moisson. Les gentils en
soupçonnaient faussement quelques-uns de vivre de brigandage et de se
joindre aux Arabes nomades qui pillaient les caravanes. Mais à la
vérité ces moines méprisaient les richesses et l'odeur de leurs vertus
montait jusqu'au ciel.

Des anges semblables à de jeunes hommes venaient, un bâton à la main,
comme des voyageurs, visiter les ermitages, tandis que des démons,
ayant pris des figures d'Éthiopiens ou d'animaux, erraient autour des
solitaires, afin de les induire en tentation. Quand les moines
allaient, le matin, remplir leur cruche à la fontaine, ils voyaient
des pas de Satyres et de Centaures imprimés dans le sable. Considérée
sous son aspect véritable et spirituel, la Thébaïde était un champ de
bataille où se livraient à toute heure, et spécialement la nuit, les
merveilleux combats du ciel et de l'enfer.

Les ascètes, furieusement assaillis par des légions de damnés, se
défendaient avec l'aide de Dieu et des anges, au moyen du jeûne, de la
pénitence et des macérations. Parfois, l'aiguillon des désirs charnels
les déchirait si cruellement qu'ils en hurlaient de douleur et que
leurs lamentations répondaient, sous le ciel plein d'étoiles, aux
miaulements des hyènes affamées. C'est alors que les démons se
présentaient à eux sous des formes ravissantes. Car si les démons sont
laids en réalité, ils se revêtent parfois d'une beauté apparente qui
empêche de discerner leur nature intime. Les ascètes de la Thébaïde
virent avec épouvante, dans leur cellule, des images du plaisir
inconnues même aux voluptueux du siècle. Mais, comme le signe de la
croix était sur eux, ils ne succombaient pas à la tentation, et les
esprits immondes, reprenant leur véritable figure, s'éloignaient dès
l'aurore, pleins de honte et de rage. Il n'était pas rare, à l'aube,
de rencontrer un de ceux-là s'enfuyant tout en larmes, et répondant à
ceux qui l'interrogeaient: «Je pleure et je gémis, parce qu'un des
chrétiens qui habitent ici m'a battu avec des verges et chassé
ignominieusement.»

Les anciens du désert étendaient leur puissance sur les pécheurs et
sur les impies. Leur bonté était parfois terrible. Ils tenaient des
apôtres le pouvoir de punir les offenses faites au vrai Dieu, et rien
ne pouvait sauver ceux qu'ils avaient condamnés. L'on contait avec
épouvante dans les villes et jusque dans le peuple d'Alexandrie que la
terre s'entr'ouvrait pour engloutir les méchants qu'ils frappaient de
leur bâton. Aussi étaient-ils très redoutés des gens de mauvaise vie
et particulièrement des mimes, des baladins, des prêtres mariés et des
courtisanes.

Telle était la vertu de ces religieux, qu'elle soumettait à son
pouvoir jusqu'aux bêtes féroces. Lorsqu'un solitaire était près de
mourir, un lion lui venait creuser une fosse avec ses ongles. Le saint
homme, connaissant par là que Dieu l'appelait à lui, s'en allait
baiser la joue à tous ses frères. Puis il se couchait avec allégresse,
pour s'endormir dans le Seigneur.

Or, depuis qu'Antoine, âgé de plus de cent ans, s'était retiré sur le
mont Colzin avec ses disciples bien-aimés, Macaire et Amathas, il n'y
avait pas dans toute la Thébaïde de moine plus abondant en oeuvres que
Paphnuce, abbé d'Antinoé. A vrai dire, Ephrem et Sérapion commandaient
à un plus grand nombre de moines et excellaient dans la conduite
spirituelle et temporelle de leurs monastères. Mais Paphnuce observait
les jeûnes les plus rigoureux et demeurait parfois trois jours entiers
sans prendre de nourriture. Il portait un cilice d'un poil très rude,
se flagellait matin et soir et se tenait souvent prosterné le front
contre terre.

Ses vingt-quatre disciples, ayant construit leurs cabanes proche la
sienne, imitaient ses austérités. Il les aimait chèrement en
Jésus-Christ et les exhortait sans cesse à la pénitence. Au nombre de
ses fils spirituels se trouvaient des hommes qui, après s'être livrés
au brigandage pendant de longues années, avaient été touchés par les
exhortations du saint abbé au point d'embrasser l'état monastique. La
pureté de leur vie édifiait leurs compagnons. On distinguait parmi eux
l'ancien cuisinier d'une reine d'Abyssinie qui, converti semblablement
par l'abbé d'Antinoé, ne cessait de répandre des larmes, et le diacre
Flavien, qui avait la connaissance des écritures et parlait avec
adresse. Mais le plus admirable des disciples de Paphnuce était un
jeune paysan nommé Paul et surnommé le Simple, à cause de son extrême
naïveté. Les hommes raillaient sa candeur, mais Dieu le favorisait en
lui envoyant des visions et en lui accordant le don de prophétie.

Paphnuce sanctifiait ses heures par l'enseignement de ses disciples et
les pratiques de l'ascétisme. Souvent aussi, il méditait sur les
livres sacrés pour y trouver des allégories. C'est pourquoi, jeune
encore d'âge, il abondait en mérites. Les diables qui livrent de si
rudes assauts aux bons anachorètes n'osaient s'approcher de lui. La
nuit, au clair de lune, sept petits chacals se tenaient devant sa
cellule, assis sur leur derrière, immobiles, silencieux, dressant
l'oreille. Et l'on croit que c'était sept démons qu'il retenait sur
son seuil par la vertu de sa sainteté.

Paphnuce était né à Alexandrie de parents nobles, qui l'avaient fait
instruire dans les lettres profanes. Il avait même été séduit par les
mensonges des poètes, et tels étaient, en sa première jeunesse,
l'erreur de son esprit et le dérèglement de sa pensée, qu'il croyait
que la race humaine avait été noyée par les eaux du déluge au temps de
Deucalion, et qu'il disputait avec ses condisciples sur la nature, les
attributs et l'existence même de Dieu. Il vivait alors dans la
dissipation, à la manière des gentils. Et c'est un temps qu'il ne se
rappelait qu'avec honte et pour sa confusion.

--Durant ces jours, disait-il à ses frères, je bouillais dans la
chaudière des fausses délices.

Il entendait par là qu'il mangeait des viandes habilement apprêtées et
qu'il fréquentait les bains publics. En effet, il avait mené jusqu'à
sa vingtième année cette vie du siècle, qu'il conviendrait mieux
d'appeler mort que vie. Mais, ayant reçu les leçons du prêtre Macrin,
il devint un homme nouveau.

La vérité le pénétra tout entier, et il avait coutume de dire qu'elle
était entrée en lui comme une épée. Il embrassa la foi du Calvaire et
il adora Jésus crucifié. Après son baptême, il resta un an encore
parmi les gentils, dans le siècle où le retenaient les liens de
l'habitude. Mais un jour, étant entré dans une église, il entendit le
diacre qui lisait ce verset de l'Écriture: «Si tu veux être parfait,
va et vends tout ce que tu as et donnes-en l'argent aux pauvres.»
Aussitôt il vendit ses biens, en distribua le prix en aumônes et
embrassa la vie monastique.

Depuis dix ans qu'il s'était retiré loin des hommes, il ne bouillait
plus dans la chaudière des délices charnelles, mais il macérait
profitablement dans les baumes de la pénitence.

Or, un jour que, rappelant, selon sa pieuse habitude, les heures qu'il
avait vécues loin de Dieu, il examinait ses fautes une à une, pour en
concevoir exactement la difformité, il lui souvint d'avoir vu jadis au
théâtre d'Alexandrie une comédienne d'une grande beauté, nommée Thaïs.
Cette femme se montrait dans les jeux et ne craignait pas de se livrer
à des danses dont les mouvements, réglés avec trop d'habileté,
rappelaient ceux des passions les plus horribles. Ou bien elle
simulait quelqu'une de ces actions honteuses que les fables des païens
prêtent à Vénus, à Léda ou à Pasiphaé. Elle embrasait ainsi tous les
spectateurs du feu de la luxure; et, quand de beaux jeunes hommes ou
de riches vieillards venaient, pleins d'amour, suspendre des fleurs au
seuil de sa maison, elle leur faisait accueil et se livrait à eux. En
sorte qu'en perdant son âme, elle perdait un très grand nombre
d'autres âmes.

Peu s'en était fallu qu'elle eût induit Paphnuce lui-même au péché de
la chair. Elle avait allumé le désir dans ses veines et il s'était une
fois approché de la maison de Thaïs. Mais il avait été arrêté au seuil
de la courtisane par la timidité naturelle à l'extrême jeunesse (il
avait alors quinze ans), et par la peur de se voir repoussé, faute
d'argent, car ses parents veillaient à ce qu'il ne pût faire de
grandes dépenses. Dieu, dans sa miséricorde, avait pris ces deux
moyens pour le sauver d'un grand crime. Mais Paphnuce ne lui en avait
eu d'abord aucune reconnaissance, parce qu'en ce temps-là il savait
mal discerner ses propres intérêts et qu'il convoitait les faux biens.
Donc, agenouillé dans sa cellule devant le simulacre de ce bois
salutaire où fut suspendue, comme dans une balance, la rançon du
monde, Paphnuce se prit à songer à Thaïs, parce que Thaïs était son péché,
et il médita longtemps, selon les règles de l'ascétisme, sur la
laideur épouvantable des délices charnelles, dont cette femme lui
avait inspiré le goût, aux jours de trouble et d'ignorance. Après
quelques heures de méditation, l'image de Thaïs lui apparut avec une
extrême netteté. Il la revit telle qu'il l'avait vue lors de la
tentation, belle selon la chair. Elle se montra d'abord comme une
Léda, mollement couchée sur un lit d'hyacinthe, la tête renversée, les
yeux humides et pleins d'éclairs, les narines frémissantes, la bouche
entr'ouverte, la poitrine en fleur et les bras frais comme deux
ruisseaux. A cette vue, Paphnuce se frappait la poitrine et disait:

--Je te prends à témoin, mon Dieu, que je considère la laideur de mon
péché!

Cependant l'image changeait insensiblement d'expression. Les lèvres de
Thaïs révélaient peu à peu, en s'abaissant aux deux coins de la
bouche, une mystérieuse souffrance. Ses yeux agrandis étaient pleins
de larmes et de lueurs; de sa poitrine glonflée de soupirs, montait
une haleine semblable aux premiers souffles de l'orage. A cette vue,
Paphnuce se sentit troublé jusqu'au fond de l'âme. S'étant prosterné,
il fit cette prière:

--Toi qui as mis la pitié dans nos coeurs comme la rosée du matin sur
les prairies, Dieu juste et miséricordieux, sois béni! Louange,
louange à toi! Écarte de ton serviteur cette fausse tendresse qui mène
à la concupiscence et fais-moi la grâce de ne jamais aimer qu'en toi
les créatures, car elles passent et tu demeures. Si je m'intéresse à
cette femme, c'est parce qu'elle est ton ouvrage. Les anges eux-mêmes
se penchent vers elle avec sollicitude. N'est-elle pas, ô Seigneur, le
souffle de ta bouche? Il ne faut pas qu'elle continue à pécher avec
tant de citoyens et d'étrangers. Une grande pitié s'est élevée pour
elle dans mon coeur. Ses crimes sont abominables et la seule pensée
m'en donne un tel frisson que je sens se hérisser d'effroi tous les
poils de ma chair. Mais plus elle est coupable et plus je dois la
plaindre. Je pleure en songeant que les diables la tourmenteront
durant l'éternité.

Comme il méditait de la sorte, il vit un petit chacal assis à ses
pieds. Il en éprouva une grande surprise, car la porte de sa cellule
était fermée depuis le matin. L'animal semblait lire dans la pensée de
l'abbé et il remuait la queue comme un chien. Paphnuce se signa: la
bête s'évanouit. Connaissant alors que pour la première fois le diable
s'était glissé dans sa chambre, il fit une courte prière; puis il
songea de nouveau à Thaïs.

--Avec l'aide de Dieu, se dit-il, il faut que je la sauve!

Et il s'endormit.

Le lendemain matin, ayant fait sa prière, il se rendit auprès du saint
homme Palémon, qui menait, à quelque distance, la vie anachorétique.
Il le trouva qui, paisible et riant, bêchait la terre selon sa
coutume. Palémon était un vieillard; il cultivait un petit jardin: les
bêtes sauvages venaient lui lécher les mains, et les diables ne le
tourmentaient pas.

--Dieu soit loué! mon frère Paphnuce, dit-il, appuyé sur sa bêche.

--Dieu soit loué! répondit Paphnuce. Et que la paix soit avec mon
frère!

--La paix soit semblablement avec toi! frère Paphnuce, reprit le moine
Palémon; et il essuya avec sa manche la sueur de son front.

--Frère Palémon, nos discours doivent avoir pour unique objet la
louange de Celui qui a promis de se trouver au milieu de ceux qui
s'assemblent en son nom. C'est pourquoi je viens t'entretenir d'un
dessein que j'ai formé en vue de glorifier le Seigneur.

--Puisse donc le Seigneur bénir ton dessein, Paphnuce, comme il a béni
mes laitues! Il répand tous les matins sa grâce avec sa rosée sur mon
jardin et sa bonté m'incite à le glorifier dans les concombres et les
citrouilles qu'il me donne. Prions-le qu'il nous garde en sa paix! Car
rien n'est plus à craindre que les mouvements désordonnés qui
troublent les coeurs. Quand ces mouvements nous agitent, nous sommes
semblables à des hommes ivres et nous marchons, tirés de droite et de
gauche, sans cesse près de tomber ignominieusement. Parfois ces
transports nous plongent dans une joie déréglée, et celui qui s'y
abandonne fait retentir dans l'air souillé le rire épais des brutes.
Cette joie lamentable entraîne le pécheur dans toutes sortes de
désordres. Mais parfois aussi ces troubles de l'âme et des sens nous
jettent dans une tristesse impie, plus funeste mille fois que la joie.
Frère Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pécheur; mais j'ai éprouvé
dans ma longue vie que le cénobite n'a pas de pire ennemi que la
tristesse. J'entends par là cette mélancolie tenace qui enveloppe
l'âme comme une brume et lui cache la lumière de Dieu. Rien n'est plus
contraire au salut, et le plus grand triomphe du diable est de
répandre une âcre et noire humeur dans le coeur d'un religieux. S'il
ne nous envoyait que des tentations joyeuses, il ne serait pas de
moitié si redoutable. Hélas! il excelle à nous désoler. N'a-t-il pas
montré à notre père Antoine un enfant noir d'une telle beauté que sa
vue tirait des larmes? Avec l'aide de Dieu, notre père Antoine évita
les pièges du démon. Je l'ai connu du temps qu'il vivait parmi nous;
il s'égayait avec ses disciples, et jamais il ne tomba dans la
mélancolie. Mais n'es-tu pas venu, mon frère, m'entretenir d'un
dessein formé dans ton esprit? Tu me favoriseras en m'en faisant part,
si toutefois ce dessein a pour objet la gloire de Dieu.

--Frère Palémon, je me propose en effet de glorifier le Seigneur.
Fortifie-moi de ton conseil, car tu as beaucoup de lumières et le
péché n'a jamais obscurci la clarté de ton intelligence.

--Frère Paphnuce, je ne suis pas digne de délier la courroie de tes
sandales et mes iniquités sont innombrables comme les sables du
désert. Mais je suis vieux et je ne te refuserai pas l'aide de mon
expérience.

--Je te confierai donc, frère Palémon, que je suis pénétré de douleur
à la pensée qu'il y a dans Alexandrie une courtisane nommée Thaïs, qui
vit dans le péché et demeure pour le peuple un objet de scandale.

--Frère Paphnuce, c'est là, en effet, une abomination dont il convient
de s'affliger. Beaucoup de femmes vivent comme celle-là parmi les
gentils. As-tu imaginé un remède applicable à ce grand mal?

--Frère Palémon, j'irai trouver cette femme dans Alexandrie, et, avec
le secours de Dieu, je la convertirai. Tel est mon dessein; ne
l'approuves-tu pas, mon frère?

--Frère Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pécheur, mais notre père
Antoine avait coutume de dire: «En quelque lieu que tu sois, ne te
hâte pas d'en sortir pour aller ailleurs.»

--Frère Palémon, découvres-tu quelque chose de mauvais dans
l'entreprise que j'ai conçue?

--Doux Paphnuce, Dieu me garde de soupçonner les intentions de mon
frère! Mais notre père Antoine disait encore: «Les poissons qui sont
tirés en un lieu sec y trouvent la mort: pareillement il advient que
les moines qui s'en vont hors de leurs cellules et se mêlent aux gens
du siècle s'écartent des bons propos.»

Ayant ainsi parlé, le vieillard Palémon enfonça du pied dans la terre
le tranchant de sa bêche et se mit à creuser le sol avec ardeur autour
d'un jeune pommier. Tandis qu'il bêchait, une antilope ayant franchi
d'un saut rapide, sans courber le feuillage, la haie qui fermait le
jardin, s'arrêta, surprise, inquiète, le jarret frémissant, puis
s'approcha en deux bonds du vieillard et coula sa fine tête dans le
sein de son ami.

--Dieu soit loué dans la gazelle du désert! dit Palémon.

Et il alla prendre dans sa cabane un morceau de pain noir qu'il fit
manger dans le creux de sa main à la bête légère.

Paphnuce demeura quelque temps pensif, le regard fixé sur les pierres
du chemin. Puis il regagna lentement sa cellule, songeant à ce qu'il
venait d'entendre. Un grand travail se faisait dans son esprit.

--Ce solitaire, se disait-il, est de bon conseil; l'esprit de prudence
est en lui. Et il doute de la sagesse de mon dessein. Pourtant il me
serait cruel d'abandonner plus longtemps cette Thaïs au démon qui la
possède. Que Dieu m'éclaire et me conduise!

Comme il poursuivait son chemin, il vit un pluvier pris dans les
filets qu'un chasseur avait tendus sur le sable et il connut que
c'était une femelle, car le mâle vint à voler jusqu'aux filets et il
en rompait les mailles une à une avec son bec, jusqu'à ce qu'il fît
dans les rets une ouverture par laquelle sa compagne pût s'échapper.
L'homme de Dieu contemplait ce spectacle et, comme, par la vertu de sa
sainteté, il comprenait aisément le sens mystique des choses, il
connut que l'oiseau captif n'était autre que Thaïs, prise dans les
lacs des abominations, et que, à l'exemple du pluvier, qui coupait les
fils du chanvre avec son bec, il devait rompre, en prononçant des
paroles puissantes, les invisibles liens par lesquels Thaïs était
retenue dans le péché. C'est pourquoi il loua Dieu et fut raffermi
dans sa résolution première. Mais, ayant vu ensuite le pluvier pris
par les pattes et embarrassé lui-même au piège qu'il avait rompu, il
retomba dans son incertitude.

Il ne dormit pas de toute la nuit et il eut avant l'aube une vision.
Thaïs lui apparut encore. Son visage n'exprimait pas les voluptés
coupables et elle n'était point vêtue, selon son habitude, de tissus
diaphanes. Un suaire l'enveloppait tout entière et lui cachait même
une partie du visage, en sorte que l'abbé ne voyait que deux yeux qui
répandaient des larmes blanches et lourdes.

A cette vue, il se mit lui-même à pleurer et, pensant que cette vision
lui venait de Dieu, il n'hésita plus. Il se leva, saisit un bâton
noueux, image de la foi chrétienne, sortit de sa cellule, dont il
ferma soigneusement la porte afin que les animaux qui vivent sur le
sable et les oiseaux de l'air ne pussent venir souiller le livre des
Écritures qu'il conservait au chevet de son lit, appela le diacre
Flavien pour lui confier le gouvernement des vingt-trois disciples;
puis, vêtu seulement d'un long cilice, prit sa route vers le Nil, avec
le dessein de suivre à pied la rive Lybique jusqu'à la ville fondée
par le Macédonien. Il marchait depuis l'aube sur le sable, méprisant
la fatigue, la faim, la soif; le soleil était déjà bas à l'horizon
quand il vit le fleuve effrayant qui roulait ses eaux sanglantes entre
des rochers d'or et de feu. Il longea la berge, demandant son pain aux
portes des cabanes isolées, pour l'amour de Dieu, et recevant
l'injure, les refus, les menaces avec allégresse. Il ne redoutait ni
les brigands, ni les bêtes fauves, mais il prenait grand soin de se
détourner des villes et des villages qui se trouvaient sur sa route.
Il craignait de rencontrer des enfants jouant aux osselets devant la
maison de leur père, ou de voir, au bord des citernes, des femmes en
chemise bleue poser leur cruche et sourire. Tout est péril au
solitaire: c'est parfois un danger pour lui de lire dans l'Écriture
que le divin maître allait de ville en ville et soupait avec ses
disciples. Les vertus que les anachorètes brodent soigneusement sur le
tissu de la foi sont aussi fragiles que magnifiques: un souffle du
siècle peut en ternir les agréables couleurs. C'est pourquoi Paphnuce
évitait d'entrer dans les villes, craignant que son coeur ne s'amollit
à la vue des hommes.

Il s'en allait donc par les chemins solitaires. Quand venait le soir,
le murmure des tamaris, caressés par la brise, lui donnait le frisson,
et il rabattait son capuchon sur ses yeux pour ne plus voir la beauté
des choses. Après six jours de marche, il parvint en un lieu nommé
Silsilé. Le fleuve y coule dans une étroite vallée que borde une
double chaîne de montagnes de granit. C'est là que les Égyptiens, au
temps où ils adoraient les démons, taillaient leurs idoles. Paphnuce y
vit une énorme tête de Sphinx, encore engagée dans la roche. Craignant
qu'elle ne fût animée de quelque vertu diabolique, il fit le signe de
la croix et prononça le nom de Jésus; aussitôt une chauve-souris
s'échappa d'une des oreilles de la bête et Paphnuce connut qu'il avait
chassé le mauvais esprit qui était en cette figure depuis plusieurs
siècles. Son zèle s'en accrut et, ayant ramassé une grosse pierre, il
la jeta à la face de l'idole. Alors le visage mystérieux du Sphinx
exprima une si profonde tristesse, que Paphnuce en fut ému. En vérité,
l'expression de douleur surhumaine dont cette face de pierre était
empreinte aurait touché l'homme le plus insensible. C'est pourquoi
Paphnuce dit au Sphinx:

--O bête, à l'exemple des satyres et des centaures que vit dans le
désert notre père Antoine, confesse la divinité du Christ Jésus! et je
te bénirai au nom du Père, du Fils et de l'Esprit.

Il dit: une lueur rose sortit des yeux du Sphinx; les lourdes
paupières de la bête tressaillirent et les lèvres de granit
articulèrent péniblement, comme un écho de la voix de l'homme, le
saint nom de Jésus-Christ; c'est pourquoi Paphnuce, étendant la main
droite, bénit le Sphinx de Silsilé.

Cela fait, il poursuivit son chemin et, la vallée s'étant élargie, il
vit les ruines d'une ville immense. Les temples, restés debout,
étaient portés par des idoles qui servaient de colonnes et, avec la
permission de Dieu, des têtes de femmes aux cornes de vache
attachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait pâlir. Il
marcha ainsi dix-sept jours, mâchant pour toute nourriture quelques
herbes crues et dormant la nuit dans les palais écroulés, parmi les
chats sauvages et les rats de Pharaon, auxquels venaient se mêler des
femmes dont le buste se terminait en poisson squameux. Mais Paphnuce
savait que ces femmes venaient de l'enfer et il les chassait en
faisant le signe de la croix.

Le dix-huitième jour, ayant découvert, loin de tout village, une
misérable hutte de feuilles de palmier, à demi ensevelie sous le sable
qu'apporte le vent du désert, il s'en approcha, avec l'espoir que
cette cabane était habitée par quelque pieux anachorète. Comme il n'y
avait point de porte, il aperçut à l'intérieur une cruche, un tas
d'oignons et un lit de feuilles sèches.

--Voilà, se dit-il, le mobilier d'un ascète. Communément les ermites
s'éloignent peu de leur cabane. Je ne manquerai pas de rencontrer
bientôt celui-ci. Je veux lui donner le baiser de paix, à l'exemple du
saint solitaire Antoine qui, s'étant rendu auprès de l'ermite Paul,
l'embrassa par trois fois. Nous nous entretiendrons des choses
éternelles et peut-être notre Seigneur nous enverra-t-il par un
corbeau un pain que mon hôte m'invitera honnêtement à rompre.

Tandis qu'il se parlait ainsi à lui-même, il tournait autour de la
hutte, cherchant s'il ne découvrirait personne. Il n'avait pas fait
cent pas, qu'il aperçut un homme assis, les jambes croisées sur la
berge du Nil. Cet homme était nu; sa chevelure comme sa barbe
entièrement blanche, et son corps plus rouge que la brique. Paphnuce
ne douta point que ce ne fût l'ermite. Il le salua par les paroles que
les moines ont coutume d'échanger quand ils se rencontrent.

--Que la paix soit avec toi, mon frère! Puisses-tu goûter un jour le
doux rafraîchissement du Paradis.

L'homme ne répondit point. Il demeurait immobile et semblait ne pas
entendre. Paphnuce s'imagina que ce silence était causé par un de ces
ravissements dont les saints sont coutumiers. Il se mit à genoux, les
mains jointes, à côté de l'inconnu et resta ainsi en prières jusqu'au
coucher du soleil. A ce moment, voyant que son compagnon n'avait pas
bougé, il lui dit:

--Mon père, si tu es sorti de l'extase où je t'ai vu plongé, donne-moi
ta bénédiction en notre Seigneur Jésus-Christ.

L'autre lui répondit sans tourner la tête:

--Étranger, je ne sais ce que tu veux dire et ne connais point ce
Seigneur Jésus-Christ.

--Quoi! s'écria Paphnuce. Les prophètes l'ont annoncé; des légions de
martyrs ont confessé son nom; César lui-même l'a adoré et tantôt
encore j'ai fait proclamer sa gloire par le Sphinx de Silsilé. Est-il
possible que tu ne le connaisses pas?

--Mon ami, répondit l'autre, cela est possible. Ce serait même
certain, s'il y avait quelque certitude au monde.

Paphnuce était surpris et contristé de l'incroyable ignorance de cet
homme.

--Si tu ne connais Jésus-Christ, lui dit-il, tes oeuvres ne te
serviront de rien et tu ne gagneras pas la vie éternelle.

Le vieillard répliqua:

--Il est vain d'agir ou de s'abstenir; il est indifférent de vivre ou
de mourir.

--Eh quoi! demanda Paphnuce, tu ne désires pas vivre dans l'éternité?
Mais, dis-moi, n'habites-tu pas une cabane dans ce désert à la façon
des anachorètes?

--Il paraît.

--Ne vis-tu pas nu et dénué de tout?

--Il paraît.

--Ne te nourris-tu pas de racines et ne pratiques-tu pas la chasteté?

--Il paraît.

--N'as-tu pas renoncé à toutes les vanités de ce monde?

--J'ai renoncé en effet aux choses vaines qui font communément le
souci des hommes.

--Ainsi tu es comme moi pauvre, chaste et solitaire. Et tu ne l'es pas
comme moi pour l'amour de Dieu, et en vue de la félicité céleste!
C'est ce que je ne puis comprendre. Pourquoi es-tu vertueux si tu ne
crois pas en Jésus-Christ? Pourquoi te prives-tu des biens de ce
monde, si tu n'espères pas gagner les biens éternels?

--Étranger, je ne me prive d'aucun bien, et je me flatte d'avoir
trouvé une manière de vivre assez satisfaisante, bien qu'à parler
exactement, il n'y ait ni bonne ni mauvaise vie. Rien n'est en soi
honnête ni honteux, juste ni injuste, agréable ni pénible, bon ni
mauvais. C'est l'opinion qui donne les qualités aux choses comme le
sel donne la saveur aux mets.

--Ainsi donc, selon toi, il n'y a pas de certitude. Tu nies la vérité
que les idolâtres eux-mêmes ont cherchée. Tu te couches dans ton
ignorance, comme un chien fatigué qui dort dans la boue.

--Étranger, il est également vain d'injurier les chiens et les
philosophes. Nous ignorons ce que sont les chiens et ce que nous
sommes. Nous ne savons rien.

--O vieillard, appartiens-tu donc à la secte ridicule des sceptiques?
Es-tu donc de ces misérables fous qui nient également le mouvement et
le repos et qui ne savent point distinguer la lumière du soleil d'avec
les ombres de la nuit?

--Mon ami, je suis sceptique en effet, et d'une secte qui me paraît
louable, tandis que tu la juges ridicule. Car les mêmes choses ont
diverses apparences. Les pyramides de Memphis semblent, au lever de
l'aurore, des cônes de lumière rose. Elles apparaissent, au coucher du
soleil, sur le ciel embrasé comme de noirs triangles. Mais qui
pénétrera leur intime substance? Tu me reproches de nier les
apparences, quand au contraire les apparences sont les seules réalités
que je reconnaisse. Le soleil me semble lumineux, mais sa nature m'est
inconnue. Je sens que le feu brûle, mais je ne sais ni comment ni
pourquoi. Mon ami, tu m'entends bien mal. Au reste, il est indifférent
d'être entendu d'une manière ou d'une autre.

--Encore une fois, pourquoi vis-tu de dattes et d'oignons dans le
désert? Pourquoi endures-tu de grands maux? J'en supporte d'aussi
grands et je pratique comme toi l'abstinence dans la solitude. Mais
c'est afin de plaire à Dieu et de mériter la béatitude sempiternelle.
Et c'est là une fin raisonnable, car il est sage de souffrir, en vue
d'un grand bien. Il est insensé au contraire de s'exposer
volontairement à d'inutiles fatigues et à de vaines souffrances. Si je
ne croyais pas,--pardonne ce blasphème, ô Lumière incréée!--si je ne
croyais pas à la, vérité de ce que Dieu nous a enseigné par la voix
des prophètes, par l'exemple de son fils, par les actes des apôtres,
par l'autorité des conciles et par le témoignage des martyrs, si je ne
savais pas que les souffrances du corps sont nécessaires à la santé de
l'âme, si j'étais, comme toi, plongé dans l'ignorance des sacrés
mystères, je retournerais tout de suite dans le siècle, je
m'efforcerais d'acquérir des richesses pour vivre dans la mollesse
comme les heureux de ce monde, et je dirais aux voluptés: «Venez, mes
filles, venez, mes servantes, venez toutes me verser vos vins, vos
philtres et vos parfums.» Mais toi, vieillard insensé, tu te prives de
tous les avantages; tu perds sans attendre aucun gain: tu donnes sans
espoir de retour et tu imites ridiculement les travaux admirables de
nos anachorètes, comme un singe effronté pense, en barbouillant un
mur, copier le tableau d'un peintre ingénieux. O le plus stupide des
hommes, quelles sont donc tes raisons?

Paphnuce parlait ainsi avec une grande violence. Mais le vieillard
demeurait paisible.

--Mon ami, répondit-il doucement, que t'importent les raisons d'un
chien endormi dans la fange et d'un singe malfaisant?

Paphnuce n'avait jamais en vue que la gloire de Dieu. Sa colère étant
tombée, il s'excusa avec une noble humilité.

--Pardonne-moi, dit-il, ô vieillard, ô mon frère, si le zèle de la
vérité m'a emporté au delà des justes bornes. Dieu m'est témoin que
c'est ton erreur et non ta personne que je haïssais. Je souffre de te
voir dans les ténèbres, car je t'aime en Jésus-Christ et le soin de
ton salut occupe mon coeur. Parle, donne-moi tes raisons: je brûle de
les connaître afin de les réfuter.

Le vieillard répondit avec quiétude:

--Je suis également disposé à parler et à me taire. Je te donnerai
donc mes raisons, sans te demander les tiennes en échange, car tu ne
m'intéresses en aucune manière. Je n'ai souci ni de ton bonheur ni de
ton infortune et il m'est indifférent que tu penses d'une façon ou
d'une autre. Et comment t'aimerais-je ou te haïrais-je? L'aversion et
la sympathie sont également indignes du sage. Mais, puisque tu
m'interroges, sache donc que je me nomme Timoclès et que je suis né à
Cos de parents enrichis dans le négoce. Mon père armait des navires.
Son intelligence ressemblait beaucoup à celle d'Alexandre, qu'on a
surnommé le Grand. Pourtant elle était moins épaisse. Bref, c'était
une pauvre nature d'homme. J'avais deux frères qui suivaient comme lui
la profession d'armateurs. Moi, je professais la sagesse. Or, mon
frère aîné fut contraint par notre père d'épouser une femme carienne
nommée Timaessa, qui lui déplaisait si fort qu'il ne put vivre à son
côté sans tomber dans une noire mélancolie. Cependant Timaessa
inspirait à notre frère cadet un amour criminel et cette passion se
changea bientôt en manie furieuse. La Carienne les tenait tous deux en
égale aversion. Mais elle aimait un joueur de flûte et le recevait la
nuit dans sa chambre. Un matin, il y laissa la couronne qu'il portait
d'ordinaire dans les festins. Mes deux frères ayant trouvé cette
couronne, jurèrent de tuer le joueur de flûte et, dès le lendemain,
ils le firent périr sous le fouet, malgré ses larmes et ses prières.
Ma belle-soeur en éprouva un désespoir qui lui fit perdre la raison,
et ces trois misérables, devenus semblables à des bêtes, promenaient
leur démence sur les rivages de Cos, hurlant comme des loups, l'écume
aux lèvres, le regard attaché à la terre, parmi les huées des enfants
qui leur jetaient des coquilles. Ils moururent et mon père les
ensevelit de ses mains. Peu de temps après, son estomac refusa toute
nourriture et il expira de faim, assez riche pour acheter toutes les
viandes et tous les fruits des marchés de l'Asie. Il était désespéré
de me laisser sa fortune. Je l'employai à voyager. Je visitai
l'Italie, la Grèce et l'Afrique sans rencontrer personne de sage ni
d'heureux. J'étudiai la philosophie à Athènes et à Alexandrie et je
fus étourdi du bruit des disputes. Enfin m'étant promené jusque dans
l'Inde, je vis au bord du Gange un homme nu, qui demeurait là
immobile, les jambes croisées depuis trente ans. Des lianes couraient
autour de son corps desséché et les oiseaux nichaient dans ses
cheveux. Il vivait pourtant. Je me rappelai, à sa vue, Timaessa, le
joueur de flûte, mes deux frères et mon père, et je compris que cet
Indien était sage. «Les hommes, me dis-je, souffrent parce qu'ils sont
privés de ce qu'ils croient être un bien, ou que, le possédant, ils
craignent de le perdre, ou parce qu'ils endurent ce qu'ils croient
être un mal. Supprimez toute croyance de ce genre et tous les maux
disparaissent.» C'est pourquoi je résolus de ne jamais tenir aucune
chose pour avantageuse, de professer l'entier détachement des biens de
ce monde et de vivre dans la solitude et dans l'immobilité, à
l'exemple de l'Indien.

Paphnuce avait écouté attentivement le récit du vieillard.

--Timoclès de Cos, répondit-il, je confesse que tout, dans tes propos,
n'est pas dépourvu de sens. Il est sage, en effet, de mépriser les
biens de ce monde. Mais il serait insensé de mépriser pareillement les
biens éternels et de s'exposer à la colère de Dieu. Je déplore ton
ignorance, Timoclès, et je vais t'instruire dans la vérité, afin que
connaissant qu'il existe un Dieu en trois hypostases, tu obéisses à ce
Dieu comme un enfant à son père.

Mais Timoclès l'interrompant:

--Garde-toi, étranger, de m'exposer tes doctrines et ne pense pas me
contraindre à partager ton sentiment. Toute dispute est stérile. Mon
opinion est de n'avoir pas d'opinion. Je vis exempt de troubles à la
condition de vivre sans préférences. Poursuis ton chemin, et ne tente
pas de me tirer de la bienheureuse apathie où je suis plongé, comme
dans un bain délicieux, après les rudes travaux de mes jours.

Paphnuce était profondément instruit dans les choses de la foi. Par la
connaissance qu'il avait des coeurs, il comprit que la grâce de Dieu
n'était pas sur le vieillard Timoclès et que le jour du salut n'était
pas encore venu pour cette âme acharnée à sa perte. Il ne répondit
rien, de peur que l'édification tournât en scandale. Car il arrive
parfois qu'en disputant contre les infidèles, on les induit de nouveau
en péché, loin de les convertir. C'est pourquoi ceux qui possèdent la
vérité doivent la répandre avec prudence.

--Adieu donc! dit-il, malheureux Timoclès.

Et, poussant un grand soupir, il reprit dans la nuit son pieux voyage.

Au matin, il vit des ibis immobiles sur une patte, au bord de l'eau,
qui reflétait leur cou pâle et rose. Les saules étendaient au loin sur
la berge leur doux feuillage gris; des grues volaient en triangle dans
le ciel clair et l'on entendait parmi les roseaux le cri des hérons
invisibles. Le fleuve roulait à perte de vue ses larges eaux vertes où
des voiles glissaient comme des ailes d'oiseaux, où, ça et là, au
bord, se mirait une maison blanche, et sur lesquelles flottaient au
loin des vapeurs légères, tandis que des îles lourdes de palmes, de
fleurs et de fruits, laissaient s'échapper de leurs ombres des nuées
bruyantes de canards, d'oies, de flamants et de sarcelles. A gauche,
la grasse vallée étendait jusqu'au désert ses champs et ses vergers
qui frissonnaient dans la joie, le soleil dorait les épis, et la
fécondité de la terre s'exhalait en poussières odorantes. A cette vue,
Paphnuce, tombant à genoux, s'écria:

--Béni soit le Seigneur, qui a favorisé mon voyage! Toi qui répands ta
rosée sur les figuiers de l'Arsinoïtide, mon Dieu, fais descendre la
grâce dans l'âme de cette Thaïs que tu n'as pas formée avec moins
d'amour que les fleurs des champs et les arbres des jardins.
Puisse-t-elle fleurir par mes soins comme un rosier balsamique dans ta
Jérusalem céleste!

Et chaque fois qu'il voyait un arbre fleuri ou un brillant oiseau, il
songeait à Thaïs. C'est ainsi que, longeant le bras gauche du fleuve à
travers des contrées fertiles et populeuses, il atteignit en peu de
journées cette Alexandrie que les Grecs ont surnommée la belle et la
dorée. Le jour était levé depuis une heure quand il découvrit du haut
d'une colline la ville spacieuse dont les toits étincelaient dans la
vapeur rose. Il s'arrêta et, croisant les bras sur sa poitrine:

--Voilà donc, se dit-il, le séjour délicieux où je suis né dans le
péché, l'air brillant où j'ai respiré des parfums empoisonnés, la mer
voluptueuse où j'écoutais chanter les Sirènes! Voilà mon berceau selon
la chair, voilà ma patrie selon le siècle! Berceau fleuri, patrie
illustre au jugement des hommes! Il est naturel à tes enfants,
Alexandrie, de te chérir comme une mère et je fus engendré dans ton
sein magnifiquement paré. Mais l'ascète méprise la nature, le mystique
dédaigne les apparences, le chrétien regarde sa patrie humaine comme
un lieu d'exil, le moine échappe à la terre. J'ai détourné mon coeur
de ton amour, Alexandrie. Je te hais! Je te hais pour ta richesse,
pour ta science, pour ta douceur et pour ta beauté. Soit maudit,
temple des démons! Couche impudique des gentils, chaire empestée des
ariens, sois maudite! Et toi, fils ailé du Ciel qui conduisis le saint
ermite Antoine, notre père, quand, venu du fond du désert, il pénétra
dans cette citadelle de l'idolâtrie pour affermir la foi des
confesseurs et la constance des martyrs, bel ange du Seigneur,
invisible enfant, premier souffle de Dieu, vole devant moi et parfume
du battement de tes ailes l'air corrompu que je vais respirer parmi
les princes ténébreux du siècle!

Il dit et reprit sa route. Il entra dans la ville par la porte du
Soleil. Cette porte était de pierre et s'élevait avec orgueil. Mais
des misérables, accroupis dans son ombre, offraient aux passants des
citrons et des figues ou mendiaient une obole en se lamentant.

Une vieille femme en haillons, qui était agenouillée là, saisit le
cilice du moine, le baisa et dit:

--Homme du Seigneur, bénis-moi afin que Dieu me bénisse. J'ai beaucoup
souffert en ce monde, je veux avoir toutes les joies dans l'autre. Tu
viens de Dieu, ô saint homme, c'est pourquoi la poussière de tes pieds
est plus précieuse que l'or.

--Le Seigneur soit loué, dit Paphnuce.

Et il forma de sa main entr'ouverte le signe de la rédemption sur la
tête de la vieille femme.

Mais à peine avait-il fait vingt pas dans la rue qu'une troupe
d'enfants se mit à le huer et à lui jeter des pierres en criant:

--Oh! le méchant moine! Il est plus noir qu'un cynocéphale et plus
barbu qu'un bouc. C'est un fainéant! Que ne le pend-on dans quelque
verger, comme un Priape de bois, pour effrayer les oiseaux? Mais non,
il attirerait la grêle sur les amandiers en fleurs. Il porte malheur.
Qu'on le crucifie, le moine! qu'on le crucifie!

Et les pierres volaient avec les cris.

--Mon Dieu! bénissez ces pauvres enfants, murmura Paphnuce.

Et il poursuivit son chemin songeant:

--Je suis en vénération à cette vieille femme et en mépris à ces
enfants. Ainsi un même objet est apprécié différemment par les hommes
qui sont incertains dans leurs jugements et sujets à l'erreur. Il faut
en convenir, pour un gentil, le vieillard Timoclès n'est pas dénué de
sens. Aveugle, il se sait privé de lumière. Combien il l'emporte pour
le raisonnement sur ces idolâtres qui s'écrient du fond de leurs
épaisses ténèbres: Je vois le jour! Tout dans ce monde est mirage et
sable mouvant. En Dieu seul est la stabilité.

Cependant il traversait la ville d'un pas rapide. Après dix années
d'absence, il en reconnaissait chaque pierre, et chaque pierre était
une pierre de scandale qui lui rappelait un péché. C'est pourquoi il
frappait rudement de ses pieds nus les dalles des larges chaussées, et
il se réjouissait d'y marquer la trace sanglante de ses talons
déchirés. Laissant à sa gauche les magnifiques portiques du temple de
Sérapis, il s'engagea dans une voie bordée de riches demeures qui
semblaient assoupies parmi les parfums. Là les pins, les érables, les
térébinthes élevaient leur tête au-dessus des corniches rouges et des
acrotères d'or. On voyait, par les portes entr'ouvertes, des statues
d'airain dans des vestibules de marbre et des jets d'eau au milieu du
feuillage. Aucun bruit ne troublait la paix de ces belles retraites.
On entendait seulement le son lointain d'une flûte. Le moine s'arrêta
devant une maison assez petite, mais de nobles proportions et soutenue
par des colonnes gracieuses comme des jeunes filles. Elle était ornée
des bustes en bronze des plus illustres philosophes de la Grèce.

Il y reconnut Platon, Socrate, Aristote, Épicure et Zénon, et ayant
heurté le marteau contre la porte, il attendit en songeant:

--C'est en vain que le métal glorifie ces faux sages, leurs mensonges
sont confondus; leurs âmes sont plongées dans l'enfer et le fameux
Platon lui-même, qui remplit la terre du bruit de son éloquence, ne
dispute désor mais qu'avec les diables.

Un esclave vint ouvrir la porte et, trouvant un homme pieds nus sur la
mosaïque du seuil, il lui dit durement:

--Va mendier ailleurs, moine ridicule, et n'attends pas que je te
chasse à coups de bâton.

--Mon frère, répondit l'abbé d'Antinoé, je ne te demande rien, sinon
que tu me conduises à Nicias, ton maître.

L'esclave répondit avec plus de colère:

--Mon maître ne reçoit pas des chiens comme toi.

--Mon fils, reprit Paphnuce, fais, s'il te plaît, ce que je te
demande, et dis à ton maître que je désire le voir.

--Hors d'ici, vil mendiant! s'écria le portier furieux.

Et il leva son bâton sur le saint homme, qui, mettant ses bras en
croix contre sa poitrine, reçut sans s'émouvoir le coup en plein
visage, puis répéta doucement:

--Fais ce que j'ai demandé, mon fils, je te prie.

Alors le portier, tout tremblant, murmura.

--Quel est cet homme qui ne craint point la souffrance?

Et il courut avertir son maître.

Nicias sortait du bain. De belles esclaves promenaient les strigiles
sur son corps. C'était un homme gracieux et souriant. Une expression
de douce ironie était répandue sur son visage. À la vue du moine, il
se leva et s'avança les bras ouverts:

--C'est toi, s'écria-t-il, Paphnuce mon condisciple, mon ami, mon
frère! Oh! je te reconnais, bien qu'à vrai dire tu te sois rendu plus
semblable à une bête qu'à un homme. Embrasse-moi. Te souvient-il du
temps où nous étudiions ensemble la grammaire, la rhétorique et la
philosophie? On te trouvait déjà l'humeur sombre et sauvage, mais je
t'aimais pour ta parfaite sincérité. Nous disions que tu voyais
l'univers avec les yeux farouches d'un cheval, et qu'il n'était pas
surprenant que tu fusses ombrageux. Tu manquais un peu d'atticisme,
mais ta libéralité n'avait pas de bornes. Tu ne tenais ni à ton argent
ni à ta vie. Et il y avait en toi un génie bizarre, un esprit étrange
qui m'intéressait infiniment. Sois le bienvenu, mon cher Paphnuce,
après dix ans d'absence. Tu as quitté le désert; tu renonces aux
superstitions chrétiennes, et tu renais à l'ancienne vie. Je marquerai
ce jour d'un caillou blanc.

--Crobyle et Myrtale, ajouta-t-il en se tournant vers les femmes,
parfumez les pieds, les mains et la barbe de mon cher hôte.

Déjà elles apportaient en souriant l'aiguière, les fioles et le miroir
de métal. Mais Paphnuce, d'un geste impérieux, les arrêta et tint les
yeux baissés pour ne les plus voir; car elles étaient nues. Cependant
Nicias lui présentait des coussins, lui offrait des mets et des
breuvages divers, que Paphnuce refusait avec mépris.

--Nicias, dit-il, je n'ai pas renié ce que tu appelles faussement la
superstition chrétienne, et qui est la vérité des vérités. Au
commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu et le Verbe
était Dieu. Tout a été fait par lui, et rien de ce quia été fait n'a
été fait sans lui. En lui était la vie, et la vie était la lumière des
hommes.

--Cher Paphnuce, répondit Nicias, qui venait de revêtir une tunique
parfumée, penses-tu m'étonner en récitant des paroles assemblées sans
art et qui ne sont qu'un vain murmure? As-tu oublié que je suis
moi-même quelque peu philosophe? Et penses-tu me contenter avec
quelques lambeaux arrachés par des hommes ignorants à la pourpre
d'Amélius, quand Amélius, Porphyre et Platon, dans toute leur gloire,
ne me contentent pas? Les systèmes construits par les sages ne sont
que des contes imaginés pour amuser l'éternelle enfance des hommes. Il
faut s'en divertir comme des contes de l'Ane, du Cuvier, de la Matrone
d'Éphèse ou de toute autre fable milésienne.

Et, prenant son hôte par le bras, il l'entraîna dans une salle où des
milliers de papyrus étaient roulés dans des corbeilles.

--Voici ma bibliothèque, dit-il; elle contient une faible partie des
systèmes que les philosophes ont construits pour expliquer le monde.
Le Sérapéum lui-même, dans sa richesse, ne les renferme pas tous.
Hélas! ce ne sont que des rêves de malades.

Il força son hôte à prendre place dans une chaise d'ivoire et s'assit
lui-même. Paphnuce promena sur les livres de la bibliothèque un regard
sombre et dit:

--Il faut les brûler tous.

--O doux hôte, ce serait dommage! répondit Nicias. Car les rêves des
malades sont parfois amusants. D'ailleurs, s'il fallait détruire tous
les rêves et toutes les visions des hommes, la terre perdrait ses
formes et ses couleurs et nous nous endormirions tous dans une morne
stupidité.

Paphnuce poursuivait sa pensée:

--Il est certain que les doctrines des païens ne sont que de vains
mensonges. Mais Dieu, qui est la vérité, s'est révélé aux hommes par
des miracles. Et il s'est fait chair et il a habité parmi nous.

Nicias répondit:

--Tu parles excellemment, chère tête de Paphnuce, quand tu dis qu'il
s'est fait chair. Un Dieu qui pense, qui agit, qui parle, qui se
promène dans la nature comme l'antique Ulysse sur la mer glauque, est
tout à fait un homme. Comment penses-tu croire à ce nouveau Jupiter,
quand les marmots d'Athènes, au temps de Périclès, ne croyaient déjà
plus à l'ancien? Mais laissons cela. Tu n'es pas venu, je pense, pour
disputer sur les trois hypostases. Que puis-je faire pour toi, cher
condisciple?

--Une chose tout à fait bonne, répondit l'abbé d'Antinoé. Me prêter
une tunique parfumée semblable à celle que tu viens de revêtir. Ajoute
à cette tunique, par grâce, des sandales dorées et une fiole d'huile,
pour oindre ma barbe et mes cheveux. Il convient aussi que tu me
donnes une bourse de mille drachmes. Voilà, ô Nicias, ce que j'étais
venu te demander, pour l'amour de Dieu et en souvenir de notre
ancienne amitié.

Nicias fit apporter par Crobyle et Myrtale sa plus riche tunique; elle
était brodée, dans le style asiatique, de fleurs et d'animaux. Les
deux femmes la tenaient ouverte et elles en faisaient jouer habilement
les vives couleurs, en attendant que Paphnuce retirât le cilice dont
il était couvert jusqu'aux pieds. Mais le moine ayant déclaré qu'on
lui arracherait plutôt la chair que ce vêtement, elles passèrent la
tunique par-dessus. Comme ces deux femmes étaient belles, elles ne
craignaient pas les hommes, bien qu'elles fussent esclaves. Elles se
mirent à rire de la mine étrange qu'avait le moine ainsi paré. Crobyle
l'appelait son cher satrape, en lui présentant le miroir, et Myrtale
lui tirait la barbe. Mais Paphnuce priait le Seigneur et ne les voyait
pas. Ayant chaussé les sandales dorées et attaché la bourse à sa
ceinture il dit à Nicias, qui le regardait d'un oeil égayé:

--O Nicias! il ne faut pas que les choses que tu vois soient un
scandale pour tes yeux. Sache bien que je ferai un pieux emploi de
cette tunique, de cette bourse et de ces sandales.

--Très cher, répondit Nicias, je ne soupçonne point le mal, car je
crois les hommes également incapables de mal faire et de bien faire.
Le bien et le mal n'existent que dans l'opinion. Le sage n'a, pour
raisons d'agir, que la coutume et l'usage. Je me conforme aux préjugés
qui règnent à Alexandrie. C'est pourquoi je passe pour un honnête
homme. Va, ami, et réjouis-toi.

Mais Paphnuce songea qu'il convenait d'avertir son hôte de son
dessein.

--Tu connais, lui dit-il, cette Thaïs qui joue dans les jeux du
théâtre?

--Elle est belle, répondit Nicias, et il fut un temps où elle m'était
chère. J'ai vendu pour elle un moulin et deux champs de blé et j'ai
composé à sa louange trois livres d'élégies fidèlement imitées de ces
chants si doux dans lesquels Cornélius Gallus célébra Lycoris. Hélas!
Gallus chantait, en un siècle d'or, sous les regards des muses
ausoniennes. Et moi, né dans des temps barbares, j'ai tracé avec un
roseau du Nil mes hexamètres et mes pentamètres. Les ouvrages produits
en cette époque et dans cette contrée sont voués à l'oubli. Certes, la
beauté est ce qu'il y a de plus puissant au monde et, si nous étions
faits pour la posséder toujours, nous nous soucierions aussi peu que
possible du démiurge, du logos, des éons et de toutes les autres
rêveries des philosophes. Mais j'admire, bon Paphnuce, que tu viennes
du fond de la Thébaïde me parler de Thaïs.

Ayant dit, il soupira doucement. Et Paphnuce le contemplait avec
horreur, ne concevant pas qu'un homme pût avouer si tranquillement un
tel péché. Il s'attendait à voir la terre s'ouvrir et Nicias s'abîmer
dans les flammes. Mais le sol resta ferme et l'Alexandrin silencieux,
le front dans la main, souriait tristement aux images de sa jeunesse
envolée. Le moine, s'étant levé, reprit d'une voix grave:

--Sache donc, ô Nicias! qu'avec l'aide de Dieu j'arracherai cette
Thaïs aux immondes amours de la terre et la donnerai pour épouse à
Jésus-Christ. Si l'Esprit saint ne m'abandonne, Thaïs quittera
aujourd'hui cette ville pour entrer dans un monastère.

--Crains d'offenser Vénus, répondit Nicias; c'est une puissante
déesse. Elle sera irritée contre toi, si tu lui ravis sa plus illustre
servante.

--Dieu me protégera, dit Paphnuce. Puisse-t-il éclairer ton coeur, ô
Nicias, et te tirer de l'abîme où tu es plongé!

Et il sortit. Mais Nicias l'accompagna sur le seuil, il lui posa la
main sur l'épaule et lui répéta dans le creux de l'oreille:

--Crains d'offenser Vénus; sa vengeance est terrible.

Paphnuce dédaigneux des paroles légères sortit sans détourner la tête.
Les propos de Nicias ne lui inspiraient que du mépris; mais ce qu'il
ne pouvait souffrir, c'est l'idée que son ami d'autrefois avait reçu
les caresses de Thaïs. Il lui semblait que pécher avec cette femme,
c'était pécher plus détestablement qu'avec toute autre. Il y trouvait
une malice singulière, et Nicias lui était désormais en exécration. Il
avait toujours haï l'impureté, mais certes les images de ce vice ne
lui avaient jamais paru à ce point abominables; jamais il n'avait
partagé d'un tel coeur la colère de Jésus-Christ et la tristesse des
anges.

Il n'en éprouvait que plus d'ardeur à tirer Thaïs du milieu des
gentils, et il lui tardait de voir la comédienne afin de la sauver.
Toutefois il lui fallait attendre, pour pénétrer chez cette femme, que
la grande chaleur du jour fût tombée. Or, la matinée s'achevait à
peine et Paphnuce allait par les voies populeuses. Il avait résolu de
ne prendre aucune nourriture en cette journée afin d'être moins
indigne des grâces qu'il demandait au Seigneur. A la grande tristesse
de son âme, il n'osait entrer dans aucune des églises de la ville,
parce qu'il les savait profanées par les ariens, qui y avaient
renversé la table du Seigneur. En effet, ces hérétiques, soutenus par
l'empereur d'Orient, avaient chassé le patriarche Athanase de son
siège épiscopal, et ils remplissaient de trouble et de confusion les
chrétiens d'Alexandrie.

Il marchait donc à l'aventure, tantôt tenant ses regards fixés à terre
par humilité, tantôt levant les yeux vers le ciel, comme en extase.
Après avoir erré quelque temps, il se trouva sur un des quais de la
ville. Le port artificiel abritait devant lui d'innombrables navires
aux sombres carènes, tandis que souriait au large, dans l'azur et
l'argent, la mer perfide. Une galère, qui portait une Néréide à sa
proue, venait de lever l'ancre. Les rameurs frappaient l'onde en
chantant; déjà la blanche fille des eaux, couverte de perles humides,
ne laissait plus voir au moine qu'un fuyant profil: elle franchit,
conduite par son pilote, l'étroit passage ouvert sur le bassin
d'Eunostos et gagna la haute mer, laissant derrière elle un sillage
fleuri.

--Et moi aussi, songeait Paphnuce, j'ai désiré jadis m'embarquer en
chantant sur l'océan du monde. Mais bientôt j'ai connu ma folie et la
Néréide ne m'a point emporté.

En rêvant de la sorte, il s'assit sur un tas de cordages et
s'endormit. Pendant son sommeil, il eut une vision. Il lui sembla
entendre le son d'une trompette éclatante et, le ciel étant devenu
couleur de sang, il comprit que les temps étaient venus. Comme il
priait Dieu avec une grande ferveur, il vit une bête énorme qui venait
à lui, portant au front une croix de lumière, et il reconnut le Sphinx
de Silsilé. La bête le saisit entre les dents sans lui faire de mal et
l'emporta pendu à sa bouche comme les chattes ont accoutumé d'emporter
leurs petits. Paphnuce parcourut ainsi plusieurs royaumes, traversant
les fleuves et franchissant les montagnes, et il parvint en un lieu
désolé, couvert de roches affreuses et de cendres chaudes. Le sol,
déchiré en plusieurs endroits, laissait passer par ces bouches une
haleine embrasée. La bête posa doucement Paphnuce à terre et lui dit:

--Regarde!

Et Paphnuce, se penchant sur le bord de l'abîme, vit un fleuve de feu
qui roulait dans l'intérieur de la terre, entre un double escarpement
de roches noires. Là, dans une lumière livide, des démons
tourmentaient des âmes. Les âmes gardaient l'apparence des corps qui
les avaient contenues, et même des lambeaux de vêtements y restaient
attachés. Ces âmes semblaient paisibles au milieu des tourments. L'une
d'elles, grande, blanche, les yeux clos, une bandelette au front, un
sceptre à la main, chantait; sa voix remplissait d'harmonie le stérile
rivage; elle disait les dieux et les héros. De petits diables verts
lui perçaient les lèvres et la gorge avec des fers rouges. Et l'ombre
d'Homère chantait encore. Non loin, le vieil Anaxagore, chauve et
chenu, traçait au compas des figures sur la poussière. Un démon lui
versait de l'huile bouillante dans l'oreille sans pouvoir interrompre
la méditation du sage. Et le moine découvrit une foule de personnes
qui, sur la sombre rive, le long du fleuve ardent, lisaient ou
méditaient avec tranquillité, ou conversaient en se promenant, comme
des maîtres et des disciples, à l'ombre des platanes de l'Académie.
Seul, le vieillard Timoclès se tenait à l'écart et secouait la tête
comme un homme qui nie. Un ange de l'abîme agitait une torche sous ses
yeux et Timoclès ne voulait voir ni l'ange ni la torche.

Muet de surprise à ce spectacle, Paphnuce se tourna vers la bête. Elle
avait disparu, et le moine vit à la place du Sphinx une femme voilée,
qui lui dit:

--Regarde et comprends: Tel est l'entêtement de ces infidèles, qu'ils
demeurent dans l'enfer victimes des illusions qui les séduisaient sur
la terre. La mort ne les a pas désabusés, car il est bien clair qu'il
ne suffit pas de mourir pour voir Dieu. Ceux-là qui ignoraient la
vérité parmi les hommes, l'ignoreront toujours. Les démons qui
s'acharnent autour de ces âmes, qui sont-ils, sinon les formes de la
justice divine? C'est pourquoi ces âmes ne la voient ni ne la sentent.
Étrangères à toute vérité, elles ne connaissent point leur propre
condamnation, et Dieu même ne peut les contraindre à souffrir.

--Dieu peut tout, dit l'abbé d'Antinoé.

--Il ne peut l'absurde, répondit la femme voilée. Pour les punir, il
faudrait les éclairer et s'ils possédaient la vérité ils seraient
semblables aux élus.

Cependant Paphnuce, plein d'inquiétude et d'horreur, se penchait de
nouveau sur le gouffre. Il venait de voir l'ombre de Nicias qui
souriait, le front ceint de fleurs, sous des myrtes en cendre. Près de
lui Aspasie de Milet, élégamment serrée dans son manteau de laine,
semblait parler tout ensemble d'amour et de philosophie, tant
l'expression de son visage était à la fois douce et noble. La pluie de
feu qui tombait sur eux leur était une rosée rafraîchissante, et leurs
pieds foulaient, comme une herbe fine, le sol embrasé. A cette vue,
Paphnuce fut saisi de fureur.

--Frappe, mon Dieu, s'écria-t-il, frappe! c'est Nicias! Qu'il pleure!
qu'il gémisse! qu'il grince des dents!... Il a péché avec Thaïs!...

Et Paphnuce se réveilla dans les bras d'un marin robuste comme Hercule
qui le tirait sur le sable en criant:

--Paix! paix! l'ami. Par Protée, vieux pasteur de phoques! tu dors
avec agitation. Si je ne t'avais retenu, tu tombais dans l'Eunostos.
Aussi vrai que ma mère vendait des poissons salés, je t'ai sauvé la
vie.

--J'en remercie Dieu, répondit Paphnuce.

Et, s'étant mis debout, il marcha droit devant lui, méditant sur la
vision qui avait traversé son sommeil.

--Cette vision, se dit-il, est manifestement mauvaise; elle offense la
bonté divine, en représentant l'enfer comme dénué de réalité. Sans
doute elle vient du diable.

Il raisonnait ainsi parce qu'il savait discerner les songes que Dieu
envoie de ceux qui sont produits par les mauvais anges. Un tel
discernement est utile au solitaire qui vit sans cesse entouré
d'apparitions; car en fuyant les hommes, on est sûr de rencontrer les
esprits. Les déserts sont peuplés de fantômes. Quand les pèlerins
approchaient du château en ruines où s'était retiré le saint ermite
Antoine, ils entendaient des clameurs comme il s'en élève aux
carrefours des villes, dans les nuits de fête. Et ces clameurs étaient
poussées par les diables qui tentaient ce saint homme.

Paphnuce se rappela ce mémorable exemple. Il se rappela saint Jean
d'Égypte que, pendant soixante ans, le diable voulut séduire par des
prestiges. Mais Jean déjouait les ruses de l'enfer. Un jour pourtant
le démon, ayant pris le visage d'un homme, entra dans la grotte du
vénérable Jean et lui dit: «Jean, tu prolongeras ton jeûne jusqu'à
demain soir.» Et Jean, croyant entendre un ange, obéit à la voix du
démon, et jeûna le lendemain, jusqu'à l'heure de vêpres. C'est la
seule victoire que le prince des Ténèbres ait jamais remportée sur
saint Jean l'Égyptien, et cette victoire est petite. C'est pourquoi il
ne faut pas s'étonner si Paphnuce reconnut tout de suite la fausseté
de la vision qu'il avait eue pendant son sommeil.

Tandis qu'il reprochait doucement à Dieu de l'avoir abandonné au
pouvoir des démons, il se sentit poussé et entraîné par une foule
d'hommes qui couraient tous dans le même sens. Comme il avait perdu
l'habitude de marcher par les villes, il était ballotté d'un passant à
un autre, ainsi qu'une masse inerte; et, s'étant embarrassé dans les
plis de sa tunique, il pensa tomber plusieurs fois. Désireux de savoir
où allaient tous ces hommes, il demanda à l'un d'eux la cause de cet
empressement.

--Étranger, ne sais-tu pas, lui répondit celui-ci, que les jeux vont
commencer et que Thaïs paraîtra sur la scène? Tous ces citoyens vont
au théâtre, et j'y vais comme eux. Te plairait-il de m'y accompagner?

Découvrant tout à coup qu'il était convenable à son dessein de voir
Thaïs dans les jeux, Paphnuce suivit l'étranger. Déjà le théâtre
dressait devant eux son portique orné de masques éclatants, et sa
vaste muraille ronde, peuplée d'innombrables statues. En suivant la
foule, ils s'engagèrent dans un étroit corridor au bout duquel
s'étendait l'amphithéâtre éblouissant de lumière. Ils prirent leur
place sur un des rangs de gradins qui descendaient en escalier vers la
scène, vide encore d'acteurs, mais décorée magnifiquement. La vue n'en
était point cachée par un rideau, et l'on y remarquait un tertre
semblable à ceux que les anciens peuples dédiaient aux ombres des
héros. Ce tertre s'élevait au milieu d'un camp. Des faisceaux de
lances étaient formés devant les tentes et des boucliers d'or
pendaient à des mâts, parmi des rameaux de laurier et des couronnes de
chêne. Là, tout était silence et sommeil. Mais un bourdonnement,
semblable au bruit que font les abeilles dans la ruche, emplissait
l'hémicycle chargé de spectateurs. Tous les visages, rougis par le
reflet du voile de pourpre qui les couvrait de ses long frissons, se
tournaient, avec une expression d'attente curieuse, vers ce grand
espace silencieux, rempli par un tombeau et des tentes. Les femmes
riaient en mangeant des citrons, et les familiers des jeux
s'interpellaient gaiement, d'un gradin à l'autre.

Paphnuce priait au dedans de lui-même et se gardait des paroles
vaines, mais son voisin commença à se plaindre du déclin du théâtre.

--Autrefois, dit-il, d'habiles acteurs déclamaient sous le masque les
vers d'Euripide et de Ménandre. Maintenant on ne récite plus les
drames, on les mime, et des divins spectacles dont Bacchus s'honora
dans Athènes nous n'avons gardé que ce qu'un barbare, un Scythe même
peut comprendre: l'attitude et le geste. Le masque tragique, dont
l'embouchure, armée de lames de métal, enflait le son des voix, le
cothurne qui élevait les personnages à la taille des dieux, la majesté
tragique et le chant des beaux vers, tout cela s'en est allé. Des
mimes, des ballerines, le visage nu, remplacent Paulus et Roscius.
Qu'eussent dit les Athéniens de Périclès, s'ils avaient vu une femme
se montrer sur la scène? Il est indécent qu'une femme paraisse en
public. Nous sommes bien dégénérés pour le souffrir.

» Aussi vrai que je me nomme Dorion, la femme est l'ennemie de l'homme
et la honte de la terre.

--Tu parles sagement, répondit Paphnuce, la femme est notre pire
ennemie. Elle donne le plaisir et c'est en cela qu'elle est
redoutable.

--Par les Dieux immobiles, s'écria Dorion, la femme apporte aux hommes
non le plaisir, mais la tristesse, le trouble et les noirs soucis!
L'amour est la cause de nos maux les plus cuisants. Écoute, étranger:
Je suis allé dans ma jeunesse, à Trézène, en Argolide, et j'y ai vu un
myrte d'une grosseur prodigieuse, dont les feuilles étaient couvertes
d'innombrables piqûres. Or, voici ce que rapportent les Trézéniens au
sujet de ce myrte: La reine Phèdre, du temps qu'elle aimait Hippolyte,
demeurait tout le jour languissamment couchée sous ce même arbre qu'on
voit encore aujourd'hui. Dans son ennui mortel, ayant tiré l'épingle
d'or qui retenait ses blonds cheveux, elle en perçait les feuilles de
l'arbuste aux baies odorantes. Toutes les feuilles furent ainsi
criblées de piqûres. Après avoir perdu l'innocent qu'elle poursuivait
d'un amour incestueux, Phèdre, tu le sais, mourut misérablement. Elle
s'enferma dans sa chambre nuptiale et se pendit par sa ceinture d'or à
une cheville d'ivoire. Les dieux voulurent que le myrte, témoin d'une
si cruelle misère, continuât à porter sur ses feuilles nouvelles des
piqûres d'aiguilles. J'ai cueilli une de ces feuilles; je l'ai placée
au chevet de mon lit, afin d'être sans cesse averti par sa vue de ne
point m'abandonner aux fureurs de l'amour et pour me confirmer dans la
doctrine du divin Épicure, mon maître, qui enseigne que le désir est
redoutable. Mais à proprement parler, l'amour est une maladie de foie
et l'on n'est jamais sûr de ne pas tomber malade.

Paphnuce demanda:

--Dorion, quels sont tes plaisirs?

Dorion répondit tristement:

--Je n'ai qu'un seul plaisir et je conviens qu'il n'est pas vif; c'est
la méditation. Avec un mauvais estomac il n'en faut pas chercher
d'autres.

Prenant avantage de ces dernières paroles, Paphnuce entreprit
d'initier l'épicurien aux joies spirituelles que procure la
contemplation de Dieu. Il commença:

--Entends la vérité, Dorion, et reçois la lumière.

Comme il s'écriait de la sorte, il vit de toutes parts des têtes et
des bras tournés vers lui, qui lui ordonnaient de se taire. Un grand
silence s'était fait dans le théâtre et bientôt éclatèrent les sons
d'une musique héroïque.

Les jeux commençaient. On voyait des soldats sortir des tentes et se
préparer au départ quand, par un prodige effrayant, une nuée couvrit
le sommet du tertre funéraire. Puis, cette nuée s'étant dissipée,
l'ombre d'Achille apparut, couverte d'une armure d'or. Étendant le
bras vers les guerriers, elle semblait leur dire: «Quoi! vous partez,
enfants de Danaos; vous retournez dans la patrie que je ne verrai plus
et vous laissez mon tombeau sans offrandes?» Déjà les principaux chefs
des Grecs se pressaient au pied du tertre. Acanas, fils de Thésée, le
vieux Nestor, Agamemnon, portant le sceptre et les bandelettes,
contemplaient le prodige. Le jeune fils d'Achille, Pyrrhus, était
prosterné dans la poussière. Ulysse, reconnaissable au bonnet d'où
s'échappait sa chevelure bouclée, montrait par ses gestes qu'il
approuvait l'ombre du héros. Il disputait avec Agamemnon et l'on
devinait leurs paroles:

--Achille, disait le roi d'Ithaque, est digne d'être honoré parmi
nous, lui qui mourut glorieusement pour l'Hellas. Il demande que la
fille de Priam, la vierge Polyxène soit immolée sur sa tombe. Danaens,
contentez les mânes du héros, et que le fils de Pelée se réjouisse
dans le Hadès.

Mais le roi des rois répondait:

--Épargnons les vierges troiennes que nous avons arrachées aux autels.
Assez de maux ont fondu sur la race illustre de Priam.

Il parlait ainsi parce qu'il partageait la couche de la soeur de
Polyxène, et le sage Ulysse lui reprochait de préférer le lit de
Cassandre à la lance d'Achille.

Tous les Grecs l'approuvèrent avec un grand bruit d'armes
entre-choquées. La mort de Polyxène fut résolue et l'ombre apaisée
d'Achille s'évanouit. La musique, tantôt furieuse et tantôt plaintive,
suivait la pensée des personnages. L'assistance éclata en
applaudissements.

Paphnuce, qui rapportait tout à la vérité divine, murmura:

--O lumières et ténèbres répandues sur les gentils! De tels
sacrifices, parmi les nations, annonçaient et figuraient grossièrement
le sacrifice salutaire du fils de Dieu.

--Toutes les religions enfantent des crimes, répliqua l'Épicurien. Par
bonheur un Grec divinement sage vint affranchir les hommes des vaines
terreurs de l'inconnu...

Cependant Hécube, ses blancs cheveux épars, sa robe en lambeaux,
sortait de la tente où elle était captive. Ce fut un long soupir quand
on vit paraître cette parfaite image du malheur. Hécube, avertie par
un songe prophétique, gémissait sur sa fille et sur elle-même. Ulysse
était déjà près d'elle et lui demandait Polyxène. La vieille mère
s'arrachait les cheveux, se déchirait les joues avec les ongles et
baisait les mains de cet homme cruel qui, gardant son impitoyable
douceur, semblait dire:

--Sois sage, Hécube, et cède à la nécessité. Il y a aussi dans nos
maisons de vieilles mères qui pleurent leurs enfants endormis à jamais
sous les pins de l'Ida.

Et Cassandre, reine autrefois de la florissante Asie, maintenant
esclave, souillait de poussière sa tête infortunée.

Mais voici que, soulevant la toile de la tente, se montre la vierge
Polyxène. Un frémissement unanime agita les spectateurs. Ils avaient
reconnu Thaïs. Paphnuce la revit, celle-là qu'il venait chercher. De
son bras blanc, elle retenait au-dessus de sa tête la lourde toile.
Immobile, semblable à une belle statue, mais promenant autour d'elle
le paisible regard de ses yeux de violette, douce et fière, elle
donnait à tous le frisson tragique de la beauté.

Un murmure de louange s'éleva et Paphnuce l'âme agitée, contenant son
coeur avec ses mains, soupira:

--Pourquoi donc, ô mon Dieu, donnes-tu ce pouvoir à une de tes
créatures?

Dorion, plus paisible, disait:

--Certes, les atomes qui s'associent pour composer cette femme
présentent une combinaison agréable à l'oeil. Ce n'est qu'un jeu de la
nature et ces atomes ne savent ce qu'ils font. Ils se sépareront un
jour avec la même indifférence qu'ils se sont unis. Où sont maintenant
les atomes qui formèrent Laïs ou Cléopâtre? Je n'en disconviens pas:
les femmes sont quelquefois belles, mais elles sont soumises à de
fâcheuses disgrâces et à des incommodités dégoûtantes. C'est à quoi
songent les esprits méditatifs, tandis que le vulgaire des hommes n'y
fait point attention. Et les femmes inspirent l'amour, bien qu'il soit
déraisonnable de les aimer.

Ainsi le philosophe et l'ascète contemplaient Thaïs et suivaient leur
pensée. Ils n'avaient vu ni l'un ni l'autre Hécube, tournée vers sa
fille, lui dire par ses gestes:

--Essaie de fléchir le cruel Ulysse. Fais parler tes larmes, ta
beauté, ta jeunesse!

Thaïs, où plutôt Polyxène elle-même, laissa retomber la toile de la
tente. Elle fit un pas, et tous les coeurs furent domptés. Et quand,
d'une démarche noble et légère, elle s'avança vers Ulysse, le rythme
de ses mouvements, qu'accompagnait le son des flûtes, faisait songer à
tout un ordre de choses heureuses, et il semblait qu'elle fût le
centre divin des harmonies du monde. On ne voyait plus qu'elle, et
tout le reste était perdu dans son rayonnement. Pourtant l'action
continuait.

Le prudent fils de Laërte détournait la tête et cachait sa main sous
son manteau, afin d'éviter les regards, les baisers de la suppliante.
La vierge lui fit signe de ne plus craindre. Ses regards tranquilles
disaient:

--Ulysse, je te suivrai pour obéir à la nécessité et parce que je veux
mourir. Fille de Priam et soeur d'Hector, ma couche, autrefois jugée
digne des rois, ne recevra pas un maître étranger. Je renonce
librement à la lumière du jour.

Hécube, inerte dans la poussière, se releva soudain et s'attacha à sa
fille d'une étreinte désespérée. Polyxène dénoua avec une douceur
résolue les vieux bras qui la liaient. On croyait l'entendre:

--Mère, ne t'expose pas aux outrages du maître. N'attends pas que,
t'arrachant à moi, il ne te traîne indignement. Plutôt, mère bien
aimée, tends-moi cette main ridée et approche tes joues creuses de mes
lèvres.

La douleur était belle sur le visage de Thaïs; la foule se montrait
reconnaissante à cette femme de revêtir ainsi d'une grâce surhumaine
les formes et les travaux de la vie, et Paphnuce, lui pardonnant sa
splendeur présente en vue de son humilité prochaine, se glorifiait par
avance de la sainte qu'il allait donner au ciel.

Le spectacle touchait au dénouement. Hécube tomba comme morte et
Polyxène, conduite par Ulysse, s'avança vers le tombeau qu'entourait
l'élite des guerriers. Elle gravit, au bruit des chants de deuil, le
tertre funéraire au sommet duquel le fils d'Achille faisait, dans une
coupe d'or, des libations aux mânes du héros. Quand les sacrificateurs
levèrent les bras pour la saisir, elle fit signe qu'elle voulait
mourir libre, comme il convenait à la fille de tant de rois. Puis,
déchirant sa tunique, elle montra la place de son coeur. Pyrrhus y
plongea son glaive en détournant la tête, et, par un habile artifice,
le sang jaillit à flots de la poitrine éblouissante de la vierge qui,
la tête renversée et les yeux nageant dans l'horreur de la mort, tomba
avec décence.

Cependant que les guerriers voilaient la victime et la couvraient de
lis et d'anémones, des cris d'effroi et des sanglots déchiraient
l'air, et Paphnuce, soulevé sur son banc, prophétisait d'une voix
retentissante:

--Gentils, vils adorateurs des démons! Et vous ariens plus infâmes que
les idolâtres, instruisez-vous! Ce que vous venez de voir est une
image et un symbole. Cette fable renferme un sens mystique et bientôt
la femme que vous voyez là sera immolée, hostie bien heureuse, au Dieu
ressuscité!

Déjà la foule s'écoulait en flots sombres dans les vomitoires. L'abbé
d'Antinoé, échappant à Dorion surpris, gagna la sortie en prophétisant
encore.

Une heure après, il frappait à la porte de Thaïs.

La comédienne alors, dans le riche quartier de Racotis, près du
tombeau d'Alexandre, habitait une maison entourée de jardins ombreux,
dans lesquels s'élevaient des rochers artificiels et coulait un
ruisseau bordé de peupliers. Une vieille esclave noire, chargée
d'anneaux, vint lui ouvrir la porte et lui demanda ce qu'il voulait.

--Je veux voir Thaïs, répondit-il. Dieu m'est témoin que je ne suis
venu ici que pour la voir.

Comme il portait une riche tunique et qu'il parlait impérieusement,
l'esclave le fit entrer.

--Tu trouveras Thaïs, dit-elle, dans la grotte des Nymphes.



II

LE PAPYRUS


Thaïs était née de parents libres et pauvres, adonnés à l'idolâtrie.
Du temps qu'elle était petite, son père gouvernait, à Alexandrie,
proche la porte de la Lune, un cabaret que fréquentaient les matelots.
Certains souvenirs vifs et détachés lui restaient de sa première
enfance. Elle revoyait son père assis à l'angle du foyer, les jambes
croisées, grand, redoutable et tranquille, tel qu'un de ces vieux
Pharaons que célèbrent les complaintes chantées par les aveugles dans
les carrefours. Elle revoyait aussi sa maigre et triste mère, errant
comme un chat affamé dans la maison, qu'elle emplissait des éclats de
sa voix aigre et des lueurs de ses yeux de phosphore. On contait dans
le faubourg qu'elle était magicienne et qu'elle se changeait en
chouette, la nuit, pour rejoindre ses amants. On mentait: Thaïs savait
bien, pour l'avoir souvent épiée, que sa mère ne se livrait point aux
arts magiques, mais que, dévorée d'avarice, elle comptait toute la
nuit le gain de la journée. Ce père inerte et cette mère avide la
laissaient chercher sa vie comme les bêtes de la basse-cour. Aussi
était-elle devenue très habile à tirer une à une les oboles de la
ceinture des matelots ivres, en les amusant par des chansons naïves et
par des paroles infâmes dont elle ignorait le sens. Elle passait de
genoux en genoux dans la salle imprégnée de l'odeur des boissons
fermentées et des outres résineuses; puis, les joues poissées de bière
et piquées par les barbes rudes, elle s'échappait, serrant les oboles
dans sa petite main, et courait acheter des gâteaux de miel à une
vieille femme accroupie derrière ses paniers sous la porte de la Lune.
C'était tous les jours les mêmes scènes: les matelots, contant leurs
périls, quand l'Euros ébranlait les algues sous-marines, puis jouant
aux dés ou aux osselets, et demandant, en blasphémant les dieux, la
meilleure bière de Cilicie.

Chaque nuit, l'enfant était réveillée par les rixes des buveurs. Les
écailles d'huîtres, volant par-dessus les tables, fendaient les
fronts, au milieu des hurlements furieux. Parfois, à la lueur des
lampes fumeuses, elle voyait les couteaux briller et le sang jaillir.

Ses jeunes ans ne connaissaient la bonté humaine que par le doux
Ahmès, en qui elle était humiliée. Ahmès, l'esclave de la maison,
Nubien plus noir que la marmite qu'il écumait gravement, était bon
comme une nuit de sommeil. Souvent, il prenait Thaïs sur ses genoux et
il lui contait d'antiques récits où il y avait des souterrains pleins
de trésors, construits pour des rois avares, qui mettaient à mort les
maçons et les architectes. Il y avait aussi, dans ces contes,
d'habiles voleurs qui épousaient des filles de rois et des courtisanes
qui élevaient des pyramides. La petite Thaïs aimait Ahmès comme un
père, comme une mère, comme une nourrice et comme un chien. Elle
s'attachait au pagne de l'esclave et le suivait dans le cellier aux
amphores et dans la basse-cour, parmi les poulets maigres et hérissés,
tout en bec, en ongles et en plumes, qui voletaient mieux que des
aiglons devant le couteau du cuisinier noir. Souvent, la nuit, sur la
paille, au lieu de dormir, il construisait pour Thaïs des petits
moulins à eau et des navires grands comme la main avec tous leurs
agrès.

Accablé de mauvais traitements par ses maîtres, il avait une oreille
déchirée et le corps labouré de cicatrices. Pourtant son visage
gardait un air joyeux et paisible. Et personne auprès de lui ne
songeait à se demander d'où il tirait la consolation de son âme et
l'apaisement de son coeur. Il était aussi simple qu'un enfant.

En accomplissant sa tâche grossière, il chantait d'une voix grêle des
cantiques qui faisaient passer dans l'âme de l'enfant des frissons et
des rêves. Il murmurait sur un ton grave et joyeux:

  --Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu là d'où tu viens?

  --J'ai vu le suaire et les linges, et les anges assis sur le
  tombeau.

  Et j'ai vu la gloire du Ressuscité.

Elle lui demandait:

--Père, pourquoi chantes-tu les anges assis sur le tombeau?

Et il lui répondait:

--Petite lumière de mes yeux, je chante les anges, parce que Jésus
Notre Seigneur est monté au ciel.

Ahmès était chrétien. Il avait reçu le baptême, et on le nommait
Théodore dans les banquets des fidèles, où il se rendait secrètement
pendant le temps qui lui était laissé pour son sommeil.

En ces jours-là l'Église subissait l'épreuve suprême. Par l'ordre de
l'Empereur, les basiliques étaient renversées, les livres saints
brûlés, les vases sacrés et les chandeliers fondus. Dépouillés de
leurs honneurs, les chrétiens n'attendaient que la mort. La terreur
régnait sur la communauté d'Alexandrie; les prisons regorgeaient de
victimes. On contait avec effroi, parmi les fidèles, qu'en Syrie, en
Arabie, en Mésopotamie, en Cappadoce, par tout l'empire, les fouets,
les chevalets, les ongles de fer, la croix, les bêtes féroces
déchiraient les pontifes et les vierges. Alors Antoine, déjà célèbre
par ses visions et ses solitudes, chef et prophète des croyants
d'Égypte, fondit comme l'aigle, du haut de son rocher sauvage, sur la
ville d'Alexandrie, et, volant d'église en église, embrasa de son feu
la communauté tout entière. Invisible aux païens, il était présent à
la fois dans toutes les assemblées des chrétiens, soufflant à chacun
l'esprit de force et de prudence dont il était animé. La persécution
s'exerçait avec une particulière rigueur sur les esclaves. Plusieurs
d'entre eux, saisis d'épouvante, reniaient leur foi. D'autres, en plus
grand nombre, s'enfuyaient au désert, espérant y vivre, soit dans la
contemplation, soit dans le brigandage. Cependant Ahmès fréquentait
comme de coutume les assemblées, visitait les prisonniers,
ensevelissait les martyrs et professait avec joie la religion du
Christ. Témoin de ce zèle véritable, le grand Antoine, avant de
retourner au désert, pressa l'esclave noir dans ses bras et lui donna
le baiser de paix.

Quand Thaïs eut sept ans, Ahmès commença à lui parler de Dieu.

--Le bon Seigneur Dieu, lui dit-il, vivait dans le ciel comme un
Pharaon sous les tentes de son harem et sous les arbres de ses
jardins. Il était l'ancien des anciens et plus vieux que le monde, et
n'avait qu'un fils, le prince Jésus, qu'il aimait de tout son coeur et
qui passait en beauté les vierges et les anges. Et le bon Seigneur
Dieu dit au prince Jésus:

» --Quitte mon harem et mon palais, et mes dattiers et mes fontaines
vives. Descends sur la terre pour le bien des hommes. Là tu seras
semblable à un petit enfant et tu vivras pauvre parmi les pauvres. La
souffrance sera ton pain de chaque jour et tu pleureras avec tant
d'abondance que tes larmes formeront des fleuves où l'esclave fatigué
se baignera délicieusement. Va, mon fils!

» Le prince Jésus obéit au bon Seigneur et il vint sur la terre en un
lieu nommé Bethléem de Juda. Et il se promenait dans les prés fleuris
d'anémones, disant à ses compagnons:

» --Heureux ceux qui ont faim, car je les mènerai à la table de mon
père! Heureux ceux qui ont soif, car ils boiront aux fontaines du
ciel! Heureux ceux qui pleurent, car j'essuierai leurs yeux avec des
voiles plus fins que ceux des princesses syriennes.

» C'est pourquoi les pauvres l'aimaient et croyaient en lui. Mais les
riches le haïssaient, redoutant qu'il n'élevât les pauvres au-dessus
d'eux. En ce temps-là Cléopâtre et César étaient puissants sur la
terre. Ils haïssaient tous deux Jésus et ils ordonnèrent aux juges et
aux prêtres de le faire mourir. Pour obéir à la reine d'Égypte, les
princes de Syrie dressèrent une croix sur une haute montagne et ils
firent mourir Jésus sur cette croix. Mais des femmes lavèrent le corps
et l'ensevelirent, et le prince Jésus, ayant brisé le couvercle de son
tombeau, remonta vers le bon Seigneur son père.

» Et depuis ce temps-là tous ceux qui meurent en lui vont au ciel.

» Le Seigneur Dieu, ouvrant les bras, leur dit:

» --Soyez les bienvenus, puisque vous aimez le prince, mon fils.
Prenez un bain, puis mangez.

» Ils prendront leur bain au son d'une belle musique et, tout le long
de leur repas, ils verront des danses d'almées et ils entendront des
conteurs dont les récits ne finiront point. Le bon Seigneur Dieu les
tiendra plus chers que la lumière de ses yeux, puisqu'ils seront ses
hôtes, et ils auront dans leur partage les tapis de son caravansérail
et les grenades de ses jardins.

Ahmès parla plusieurs fois de la sorte et c'est ainsi que Thaïs connut
la vérité. Elle admirait et disait:

--Je voudrais bien manger les grenades du bon Seigneur.

Ahmès lui répondait:

--Ceux-là seuls qui sont baptisés en Jésus, goûteront les fruits du
ciel.

Et Thaïs demandait à être baptisée. Voyant par là qu'elle espérait en
Jésus, l'esclave résolut de l'instruire plus profondément, afin
qu'étant baptisée, elle entrât dans l'Église. Et il s'attacha
étroitement à elle, comme à sa fille en esprit.

L'enfant, sans cesse repoussée par ses parents injustes, n'avait point
de lit sous le toit paternel. Elle couchait dans un coin de l'étable
parmi les animaux domestiques. C'est là que, chaque nuit, Ahmès allait
la rejoindre en secret.

Il s'approchait doucement de la natte où elle reposait, et puis
s'asseyait sur ses talons, les jambes repliées, le buste droit, dans
l'attitude héréditaire de toute sa race. Son corps et son visage,
vêtus de noir, restaient perdus dans les ténèbres; seuls ses grands
yeux blancs brillaient, et il en sortait une lueur semblable à un
rayon de l'aube à travers les fentes d'une porte. Il parlait d'une
voie grêle et chantante, dont le nasillement léger avait la douceur
triste des musiques qu'on entend le soir dans les rues. Parfois, le
souffle d'un âne et le doux meuglement d'un boeuf accompagnaient,
comme un choeur d'obscurs esprits, la voix de l'esclave qui disait
l'Évangile. Ses paroles coulaient paisiblement dans l'ombre qui
s'imprégnait de zèle, de grâce et d'espérance; et la néophyte, la main
dans la main d'Ahmès, bercée par les sons monotones et voyant de
vagues images, s'endormait calme et souriante, parmi les harmonies de
la nuit obscure et des saints mystères, au regard d'une étoile qui
clignait entre les solives de la crèche.

L'initiation dura toute une année, jusqu'à l'époque où les chrétiens
célèbrent avec allégresse les fêtes pascales. Or, une nuit de la
semaine glorieuse, Thaïs, qui sommeillait déjà sur sa natte dans la
grange, se sentit soulevée par l'esclave dont le regard brillait d'une
clarté nouvelle. Il était vêtu, non point, comme de coutume, d'un
pagne en lambeaux, mais d'un long manteau blanc sous lequel il serra
l'enfant en disant tout bas:

--Viens, mon âme! viens, mes yeux! viens mon petit coeur! viens
revêtir les aubes du baptême.

Et il emporta l'enfant pressée sur sa poitrine. Effrayée et curieuse,
Thaïs, la tête hors du manteau, attachait ses bras au cou de son ami
qui courait dans la nuit. Ils suivirent des ruelles noires; ils
traversèrent le quartier des juifs; ils longèrent un cimetière où
l'orfraie poussait son cri sinistre. Ils passèrent, dans un carrefour,
sous des croix auxquelles pendaient les corps des suppliciés et dont
les bras étaient chargés de corbeaux qui claquaient du bec. Thaïs
cacha sa tête dans la poitrine de l'esclave. Elle n'osa plus rien voir
le reste du chemin. Tout à coup il lui sembla qu'on la descendait sous
terre. Quand elle rouvrit les yeux, elle se trouva dans un étroit
caveau, éclairé par des torches de résine et dont les murs étaient
peints de grandes figures droites qui semblaient s'animer sous la
fumée des torches. On y voyait des hommes vêtus de longues tuniques et
portant des palmes, au milieu d'agneaux, de colombes et de pampres.

Thaïs, parmi ces figures, reconnut Jésus de Nazareth à ce que des
anémones fleurissaient à ses pieds. Au milieu de la salle, près d'une
grande cuve de pierre remplie d'eau jusqu'au bord, se tenait un
vieillard coiffé d'une mitre basse et vêtu d'une dalmatique écarlate,
brodée d'or. De son maigre visage pendait une longue barbe. Il avait
l'air humble et doux sous son riche costume. C'était l'évêque
Vivantius qui, prince exilé de l'église de Cyrène, exerçait, pour
vivre, le métier de tisserand et fabriquait de grossières étoffes de
poil de chèvre. Deux pauvres enfants se tenaient debout à ses côtés.
Tout proche, une vieille négresse présentait déployée une petite robe
blanche. Ahmès, ayant posé l'enfant à terre, s'agenouilla devant
l'évêque et dit:

--Mon père, voici la petite âme, la fille de mon âme. Je te l'amène
afin que, selon ta promesse et s'il plaît à ta Sérénité, tu lui donnes
le baptême de vie.

A ces mots, l'évêque, ayant ouvert les bras, laissa voir ses mains
mutilées. Il avait eu les ongles arrachés en confessant la foi aux
jours de l'épreuve. Thaïs eut peur et se jeta dans les bras d'Ahmès.
Mais le prêtre la rassura par des paroles caressantes:

--Ne crains rien, petite bien-aimée. Tu as ici un père selon l'esprit,
Ahmès, qu'on nomme Théodore parmi les vivants, et une douce mère dans
la grâce qui t'a préparé de ses mains une robe blanche.

Et se tournant vers la négresse:

--Elle se nomme Nitida, ajouta-t-il; elle est esclave sur cette terre.
Mais Jésus l'élèvera dans le ciel au rang de ses épouses.

Puis il interrogea l'enfant néophyte:

--Thaïs, crois-tu en Dieu, le père tout-puissant, en son fils unique
qui mourut pour notre salut et en tout ce qu'ont enseigné les apôtres?

--Oui, répondirent ensemble le nègre et la négresse, qui se tenaient
par la main.

Sur l'ordre de l'évêque, Nitida, agenouillée, dépouilla Thaïs de tous
ses vêtements. L'enfant était nue, un amulette au cou. Le pontife la
plongea trois fois dans la cuve baptismale. Les acolytes présentèrent
l'huile avec laquelle Vivantius fit les onctions et le sel dont il
posa un grain sur les lèvres de la catéchumène. Puis, ayant essuyé ce
corps destiné, à travers tant d'épreuves, à la vie éternelle,
l'esclave Nitida le revêtit de la robe blanche qu'elle avait tissue de
ses mains.

L'évêque donna à tous le baiser de paix et, la cérémonie terminée,
dépouilla ses ornements sacerdotaux.

Quand ils furent tous hors de la crypte, Ahmès dit:

--Il faut nous réjouir en ce jour d'avoir donné une âme au bon
Seigneur Dieu; allons dans la maison qu'habite ta Sérénité, pasteur
Vivantius, et livrons-nous à la joie tout le reste de la nuit.

--Tu as bien parlé, Théodore, répondit l'évêque.

Et il conduisit la petite troupe dans sa maison qui était toute
proche. Elle se composait d'une seule chambre, meublée de deux métiers
de tisserand, d'une table grossière et d'un tapis tout usé. Dès qu'ils
y furent entrés:

--Nitida, cria le Nubien, apporte la poêle et la jarre d'huile, et
faisons un bon repas.

En parlant ainsi, il tira de dessous son manteau de petits poissons
qu'il y tenait cachés. Puis, ayant allumé un grand feu, il les fit
frire. Et tous, l'évêque, l'enfant, les deux jeunes garçons et les
deux esclaves, s'étant assis en cercle sur le tapis, mangèrent les
poissons en bénissant le Seigneur. Vivantius parlait du martyre qu'il
avait souffert et annonçait le triomphe prochain de l'Église. Son
langage était rude, mais plein de jeux de mots et de figures. Il
comparait la vie des justes à un tissu de pourpre et, pour expliquer
le baptême, il disait:

--L'Esprit Saint flotta sur les eaux, c'est pourquoi les chrétiens
reçoivent le baptême de l'eau. Mais les démons habitent aussi les
ruisseaux; les fontaines consacrées aux nymphes sont redoutables et
l'on voit que certaines eaux apportent diverses maladies de l'âme et
du corps.

Parfois il s'exprimait par énigmes et il inspirait ainsi à l'enfant
une profonde admiration. A la fin du repas, il offrit un peu de vin à
ses hôtes dont les langues se délièrent et qui se mirent à chanter des
complaintes et des cantiques. Ahmès et Nitida, s'étant levés,
dansèrent une danse nubienne qu'ils avaient apprise enfants, et qui se
dansait sans doute dans la tribu depuis les premiers âges du monde.
C'était une danse amoureuse; agitant les bras et tout le corps balancé
en cadence, ils feignaient tour à tour de se fuir et de se chercher.
Ils roulaient de gros yeux et montraient dans un sourire des dents
étincelantes.

C'est ainsi que Thaïs reçut le saint baptême. Elle aimait les
amusements et, à mesure qu'elle grandissait, de vagues désirs
naissaient en elle. Elle dansait et chantait tout le jour des rondes
avec les enfants errants dans les rues, et elle regagnait, à la nuit,
la maison de son père, en chantonnant encore:

  --Torti tortu, pourquoi gardes-tu la maison?

  --Je dévide la laine et le fil de Milet.

  --Torti tortu, comment ton fils a-t-il péri?

  --Du haut des chevaux blancs il tomba dans la mer.

Maintenant elle préférait à la compagnie du doux Ahmès celle des
garçons et des filles. Elle ne s'apercevait point que son ami était
moins souvent auprès d'elle. La persécution s'étant ralentie, les
assemblées des chrétiens devenaient plus régulières et le Nubien les
fréquentait assidûment. Son zèle s'échauffait; de mystérieuses menaces
s'échappaient parfois de ses lèvres. Il disait que les riches ne
garderaient point leurs biens. Il allait dans les places publiques où
les chrétiens d'une humble condition avaient coutume de se réunir et
là, rassemblant les misérables étendus à l'ombre des vieux murs, il
leur annonçait l'affranchissement des esclaves et le jour prochain de
la justice.

--Dans le royaume de Dieu, disait-il, les esclaves boiront des vins
frais et mangeront des fruits délicieux, tandis que les riches,
couchés à leurs pieds comme des chiens, dévoreront les miettes de leur
table.

Ces propos ne restèrent point secrets; ils furent publiés dans le
faubourg et les maîtres craignirent qu'Ahmès n'excitât les esclaves à
la révolte. Le cabaretier en ressentit une rancune profonde qu'il
dissimula soigneusement.

Un jour, une salière d'argent, réservée à la nappe des dieux, disparut
du cabaret. Ahmès fut accusé de l'avoir volée, en haine de son maître
et des dieux de l'empire. L'accusation était sans preuves et l'esclave
la repoussait de toutes ses forces. Il n'en fut pas moins traîné
devant le tribunal et, comme il passait pour un mauvais serviteur, le
juge le condamna au dernier supplice.

--Tes mains, lui dit-il, dont tu n'as pas su faire un bon usage,
seront clouées au poteau.

Ahmès écouta paisiblement cet arrêt, salua le juge avec beaucoup de
respect et fut conduit à la prison publique. Durant les trois jours
qu'il y resta, il ne cessa de prêcher l'Évangile aux prisonniers et
l'on a conté depuis que des criminels et le geôlier lui-même, touchés
par ses paroles, avaient cru en Jésus crucifié.

On le conduisit à ce carrefour qu'une nuit, moins de deux ans
auparavant, il avait traversé avec allégresse, portant dans son
manteau blanc la petite Thaïs, la fille de son âme, sa fleur
bien-aimée. Attaché sur la croix, les mains clouées, il ne poussa pas
une plainte; seulement il soupira à plusieurs reprises: «J'ai soif!»

Son supplice dura trois jours et trois nuits. On n'aurait pas cru la
chair humaine capable d'endurer une si longue torture. Plusieurs fois
on pensa qu'il était mort; les mouches dévoraient la cire de ses
paupières; mais tout à coup il rouvrait ses yeux sanglants. Le matin
du quatrième jour, il chanta d'une voix plus pure que la voix des
enfants:

  --Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu là d'où tu viens?

Puis il sourit, et dit:

--Les voici, les anges du bon Seigneur! Ils m'apportent du vin et des
fruits. Qu'il est frais le battement de leurs ailes.

Et il expira.

Son visage conservait dans la mort l'expression de l'extase
bienheureuse. Les soldats qui gardaient le gibet furent saisis
d'admiration. Vivantius, accompagné de quelques-uns de ses frères
chrétiens, vint réclamer le corps pour l'ensevelir, parmi les reliques
des martyrs, dans la crypte de saint Jean le Baptiste. Et l'Église
garda la mémoire vénérée de saint Théodore le Nubien.

Trois ans plus tard, Constantin, vainqueur de Maxence, publia un édit
par lequel il assurait la paix aux chrétiens, et désormais les fidèles
ne furent plus persécutés que par les hérétiques.

Thaïs achevait sa onzième année, quand son ami mourut dans les
tourments. Elle en ressentit une tristesse et une épouvante
invincibles. Elle n'avait pas l'âme assez pure pour comprendre que
l'esclave Ahmès, par sa vie et sa mort, était un bienheureux. Cette
idée germa dans sa petite âme, qu'il n'est possible d'être bon en ce
monde qu'au prix des plus affreuses souffrances. Et elle craignit
d'être bonne, car sa chair délicate redoutait la douleur.

Elle se donna avant l'âge à des jeunes garçons du port et elle suivit
les vieillards qui errent le soir dans les faubourg; et avec ce
qu'elle recevait d'eux elle achetait des gâteaux et des parures.

Comme elle ne rapportait à la maison rien de ce qu'elle avait gagné,
sa mère l'accablait de mauvais traitements. Pour éviter les coups,
elle courait pieds nus jusqu'aux remparts de la ville et se cachait
avec les lézards dans les fentes des pierres. Là, elle songeait,
pleine d'envie, aux femmes qu'elle voyait passer, richement parées,
dans leur litière entourée d'esclaves.

Un jour que, frappée plus rudement que de coutume, elle se tenait
accroupie devant la porte, dans une immobilité farouche, une vieille
femme s'arrêta devant elle, la considéra quelques instants en silence,
puis s'écria:

--O la jolie fleur, la belle enfant! Heureux le père qui t'engendra et
la mère qui te mit au monde!

Thaïs restait muette et tenait ses regards fixés vers la terre. Ses
paupières étaient rouges et l'on voyait qu'elle avait pleuré.

--Ma violette blanche, reprit la vieille, ta mère n'est-elle pas
heureuse d'avoir nourri une petite déesse telle que toi, et ton père,
en te voyant, ne se réjouit-il pas dans le fond de son coeur?

Alors l'enfant, comme se parlant à elle-même:

--Mon père est une outre gonflée de vin et ma mère une sangsue avide.

La vieille regarda à droite et à gauche si on ne la voyait pas. Puis
d'une voix caressante:

--Douce hyacinthe fleurie, belle buveuse de lumière, viens avec moi et
tu n'auras, pour vivre, qu'à danser et à sourire. Je te nourrirai de
gâteaux de miel, et mon fils, mon propre fils t'aimera comme ses yeux.
Il est beau, mon fils, il est jeune; il n'a au menton qu'une barbe
légère; sa peau est douce, et c'est, comme on dit, un petit cochon
d'Acharné.

Thaïs répondit:

--Je veux bien aller avec toi.

Et, s'étant levée, elle suivit la vieille hors de la ville.

Cette femme, nommée Moeroé, conduisait de pays en pays des filles et
des jeunes garçons qu'elle instruisait dans la danse et qu'elle louait
ensuite aux riches pour paraître dans les festins.

Devinant que Thaïs deviendrait bientôt la plus belle des femmes, elle
lui apprit, à coups de fouet, la musique et la prosodie, et elle
flagellait avec des lanières de cuir ces jambes divines, quand elles
ne se levaient pas en mesure au son de la cithare. Son fils, avorton
décrépit, sans âge et sans sexe, accablait de mauvais traitements
cette enfant en qui il poursuivait de sa haine la race entière des
femmes. Rival des ballerines, dont il affectait la grâce, il
enseignait à Thaïs l'art de feindre, dans les pantomimes, par
l'expression du visage, le geste et l'attitude, tous les sentiments
humains et surtout les passions de l'amour. Il lui donnait avec dégoût
les conseils d'un maître habile; mais, jaloux de son élève, il lui
griffait les joues, lui pinçait le bras ou la venait piquer par
derrière avec un poinçon, à la manière des filles méchantes, dès qu'il
s'apercevait trop vivement qu'elle était née pour la volupté des
hommes. Grâce à ses leçons, elle devint en peu de temps musicienne,
mime et danseuse excellente. La méchanceté de ses maîtres ne la
surprenait point et il lui semblait naturel d'être indignement
traitée. Elle éprouvait même quelque respect pour cette vieille femme
qui savait la musique et buvait du vin grec. Moeroé, s'étant arrêtée à
Antioche, loua son élève comme danseuse et comme joueuse de flûte aux
riches négociants de la ville qui donnaient des festins. Thaïs dansa
et plut. Les plus gros banquiers l'emmenaient, au sortir de table,
dans les bosquets de l'Oronte. Elle se donnait à tous, ne sachant pas
le prix de l'amour. Mais une nuit qu'elle avait dansé devant les
jeunes hommes les plus élégants de la ville, le fils du proconsul
s'approcha d'elle, tout brillant de jeunesse et de volupté, et lui dit
d'une voix qui semblait mouillée de baisers:

--Que ne suis-je, Thaïs, la couronne qui ceint ta chevelure, la
tunique qui presse ton corps charmant, la sandale de ton beau pied!
Mais je veux que tu me foules à tes pieds comme une sandale; je veux
que mes caresses soient ta tunique et ta couronne. Viens, belle
enfant, viens dans ma maison et oublions l'univers.

Elle le regarda tandis qu'il parlait et elle vit qu'il était beau.
Soudain elle sentit la sueur qui lui glaçait le front; elle devint
verte comme l'herbe; elle chancela; un nuage descendit sur ses
paupières. Il la priait encore. Mais elle refusa de le suivre. En
vain, il lui jeta des regards ardents, des paroles enflammées, et
quand il la prit dans ses bras en s'efforçant de l'entraîner, elle le
repoussa avec rudesse. Alors il se fit suppliant et lui montra ses
larmes. Sous l'empire d'une force nouvelle, inconnue, invincible, elle
résista.

--Quelle folie! disaient les convives. Lollius est noble; il est beau,
il est riche, et voici qu'une joueuse de flûte le dédaigne!

Lollius rentra seul dans sa maison et la nuit l'embrasa tout entier
d'amour. Il vint dès le matin, pâle et les yeux rouges, suspendre des
fleurs à la porte de la joueuse de flûte. Cependant Thaïs, saisie de
trouble et d'effroi, fuyait Lollius et le voyait sans cesse au dedans
d'elle-même. Elle souffrait et ne connaissait pas son mal. Elle se
demandait pourquoi elle était ainsi changée et d'où lui venait sa
mélancolie. Elle repoussait tous ses amants: ils lui faisaient
horreur. Elle ne voulait plus voir la lumière et restait tout le jour
couchée sur son lit, sanglotant la tête dans les coussins. Lollius,
ayant su forcer la porte de Thaïs, vint plusieurs fois supplier et
maudire cette méchante enfant. Elle restait devant lui craintive comme
une vierge et répétait:

--Je ne veux pas! Je ne veux pas!

Puis, au bout de quinze jours, s'étant donnée à lui, elle connut
qu'elle l'aimait; elle le suivit dans sa maison et ne le quitta plus.
Ce fut une vie délicieuse. Ils passaient tout le jour enfermés, les
yeux dans les yeux, se disant l'un à l'autre des paroles qu'on ne dit
qu'aux enfants. Le soir, ils se promenaient sur les bords solitaires
de l'Oronte et se perdaient dans les bois de lauriers. Parfois ils se
levaient dès l'aube pour aller cueillir des jacinthes sur les pentes
du Silpicus. Ils buvaient dans la même coupe, et, quand elle portait
un grain de raisin à sa bouche, il le lui prenait entre les lèvres
avec ses dents.

Moeroé vint chez Lollius réclamer Thaïs à grands cris:

--C'est ma fille, disait-elle, ma fille qu'on m'arrache, ma fleur
parfumée, mes petites entrailles!...

Lollius la renvoya avec une grosse somme d'argent. Mais, comme elle
revint demandant encore quelques staters d'or, le jeune homme la fit
mettre en prison, et les magistrats, ayant découvert plusieurs crimes
dont elle s'était rendue coupable, elle fut condamnée à mort et livrée
aux bêtes.

Thaïs aimait Lollius avec toutes les fureurs de l'imagination et
toutes les surprises de l'innocence. Elle lui disait dans toute la
vérité de son coeur:

--Je n'ai jamais été qu'à toi.

Lollius lui répondait:

--Tu ne ressembles à aucune autre femme.

Le charme dura six mois et se rompit en un jour. Soudainement Thaïs se
sentit vide et seule. Elle ne reconnaissait plus Lollius; elle
songeait:

--Qui me l'a ainsi changé en un instant? Comment se fait-il qu'il
ressemble désormais à tous les autres hommes et qu'il ne ressemble
plus à lui-même?

Elle le quitta, non sans un secret désir de chercher Lollius en un
autre, puisqu'elle ne le retrouvait plus en lui. Elle songeait aussi
que vivre avec un homme qu'elle n'aurait jamais aimé serait moins
triste que de vivre avec un homme qu'elle n'aimait plus. Elle se
montra, en compagnie des riches voluptueux, à ces fêtes sacrées où
l'on voyait des choeurs de vierges nues dansant dans les temples et
des troupes de courtisanes traversant l'Oronte à la nage. Elle prit sa
part de tous les plaisirs qu'étalait la ville élégante et monstrueuse;
surtout elle fréquenta assidûment les théâtres, dans lesquels des
mimes habiles, venus de tous les pays, paraissaient aux
applaudissements d'une foule avide de spectacles.

Elle observait avec soin les mimes, les danseurs, les comédiens et
particulièrement les femmes qui, dans les tragédies, représentaient
les déesses amantes des jeunes hommes et les mortelles aimées des
dieux. Ayant surpris les secrets par lesquels elles charmaient la
foule, elle se dit que, plus belle, elle jouerait mieux encore. Elle
alla trouver le chef des mimes et lui demanda d'être admise dans sa
troupe. Grâce à sa beauté et aux leçons de la vieille Moeroé, elle fut
accueillie et parut sur la scène dans le personnage de Dircé.

Elle plut médiocrement, parce qu'elle manquait d'expérience et aussi
parce que les spectateurs n'étaient pas excités à l'admiration par un
long bruit de louanges. Mais après quelques mois d'obscurs débuts, la
puissance de sa beauté éclata sur la scène avec une telle force, que
la ville entière s'en émut. Tout Antioche s'étouffait au théâtre. Les
magistrats impériaux et les premiers citoyens s'y rendaient, poussés
par la force de l'opinion. Les portefaix, les balayeurs et les
ouvriers du port se privaient d'ail et de pain pour payer leur place.
Les poètes composaient des épigrammes en son honneur. Les philosophes
barbus déclamaient contre elle dans les bains et dans les gymnases;
sur le passage de sa litière, les prêtres des chrétiens détournaient
la tête. Le seuil de sa maison était couronné de fleurs et arrosé de
sang. Elle recevait de ses amants de l'or, non plus compté, mais
mesuré au médimne, et tous les trésors amassés par les vieillards
économes venaient, comme des fleuves, se perdre à ses pieds. C'est
pourquoi son âme était sereine. Elle se réjouissait dans un paisible
orgueil de la faveur publique et de la bonté des dieux, et, tant
aimée, elle s'aimait elle-même.

Après avoir joui pendant plusieurs années de l'admiration et de
l'amour des Antiochiens, elle fut prise du désir de revoir Alexandrie
et de montrer sa gloire à la ville dans laquelle, enfant, elle errait
sous la misère et la honte, affamée et maigre comme une sauterelle au
milieu d'un chemin poudreux. La ville d'or la reçut avec joie et la
combla de nouvelles richesses. Quand elle parut dans les jeux, ce fut
un triomphe. Il lui vint des admirateurs et des amants innombrables.
Elle les accueillait indifféremment, car elle désespérait enfin de
retrouver Lollius.

Elle reçut parmi tant d'autres le philosophe Nicias qui la désirait,
bien qu'il fît profession de vivre sans désirs. Malgré sa richesse, il
était intelligent et doux; mais il ne la charma ni par la finesse de
son esprit, ni par la grâce de ses sentiments. Elle ne l'aimait pas et
même elle s'irritait parfois de ses élégantes ironies. Il la blessait
par son doute perpétuel. C'est qu'il ne croyait à rien et qu'elle
croyait à tout. Elle croyait à la providence divine, à la
toute-puissance des mauvais esprits, aux sorts, aux conjurations, à la
justice éternelle. Elle croyait en Jésus-Christ et en la bonne déesse
des Syriens; elle croyait encore que les chiennes aboient quand la
sombre Hécate passe dans les carrefours et qu'une femme inspire
l'amour en versant un philtre dans une coupe qu'enveloppe la toison
sanglante d'une brebis. Elle avait soif d'inconnu; elle appelait des
êtres sans nom et vivait dans une attente perpétuelle. L'avenir lui
faisait peur et elle voulait le connaître. Elle s'entourait de prêtres
d'Isis, de mages chaldéens, de pharmacopoles et de sorciers, qui la
trompaient toujours et ne la lassaient jamais. Elle craignait la mort
et la voyait partout. Quand elle cédait à la volupté, il lui semblait
tout à coup qu'un doigt glacé touchait son épaule nue et, toute pâle,
elle criait d'épouvante dans les bras qui la pressaient.

Nicias lui disait:

--Que notre destinée soit de descendre en cheveux blancs et les joues
creuses dans la nuit éternelle, ou que ce jour même, qui rit
maintenant dans le vaste ciel, soit notre dernier jour, qu'importe, ô
ma Thaïs! Goûtons la vie. Nous aurons beaucoup vécu si nous avons
beaucoup senti. Il n'est pas d'autre intelligence que celle des sens:
aimer c'est comprendre. Ce que nous ignorons n'est pas. A quoi bon
nous tourmenter pour un néant?

Elle lui répondait avec colère:

--Je méprise ceux qui comme toi n'espèrent ni ne craignent rien. Je
veux savoir! Je veux savoir!

Pour connaître le secret de la vie, elle se mit à lire les livres des
philosophes, mais elle ne les comprit pas. A mesure que les années de
son enfance s'éloignaient d'elle, elle les rappelait dans son esprit
plus volontiers. Elle aimait à parcourir, le soir, sous un
déguisement, les ruelles, les chemins de ronde, les places publiques
où elle avait misérablement grandi. Elle regrettait d'avoir perdu ses
parents et surtout de n'avoir pu les aimer. Quand elle rencontrait des
prêtres chrétiens, elle songeait à son baptême et se sentait troublée.
Une nuit, qu'enveloppée d'un long manteau et ses blonds cheveux cachés
sous un capuchon sombre, elle errait dans les faubourgs de la ville,
elle se trouva, sans savoir comment elle y était venue, devant la
pauvre église de Saint-Jean-le-Baptiste. Elle entendit qu'on chantait
dans l'intérieur et vit une lumière éclatante qui glissait par les
fentes de la porte. Il n'y avait là rien d'étrange, puisque depuis
vingt ans les chrétiens, protégés par le vainqueur de Maxence,
solennisaient publiquement leurs fêtes. Mais ces chants signifiaient
un ardent appel aux âmes. Comme conviée aux mystères, la comédienne,
poussant du bras la porte, entra dans la maison. Elle trouva là une
nombreuse assemblée, des femmes, des enfants, des vieillards à genoux
devant un tombeau adossé à la muraille. Ce tombeau n'était qu'une cuve
de pierre grossièrement sculptée de pampres et de grappes de raisins;
pourtant il avait reçu de grands honneurs: il était couvert de palmes
vertes et de couronnes de roses rouges. Tout autour, d'innombrables
lumières étoilaient l'ombre dans laquelle la fumée des gommes d'Arabie
semblait les plis des voiles des anges. Et l'on devinait sur les murs
des figures pareilles à des visions du ciel. Des prêtres vêtus de
blanc se tenaient prosternés au pied du sarcophage. Les hymnes qu'ils
chantaient avec le peuple exprimaient les délices de la souffrance et
mêlaient, dans un deuil triomphal, tant d'allégresse à tant de douleur
que Thaïs, en les écoutant, sentait les voluptés de la vie et les
affres de la mort couler à la fois dans ses sens renouvelés.

Quand ils eurent fini de chanter, les fidèles se levèrent pour aller
baiser à la file la paroi du tombeau. C'était des hommes simples,
accoutumés à travailler de leurs mains. Ils s'avançaient d'un pas
lourd, l'oeil fixe, la bouche pendante, avec un air de candeur. Ils
s'agenouillaient, chacun à son tour, devant le sarcophage et y
appuyaient leurs lèvres. Les femmes élevaient dans leurs bras les
petits enfants et leur posaient doucement la joue contre la pierre.

Thaïs, surprise et troublée, demanda à un diacre pourquoi ils
faisaient ainsi.

--Ne sais-tu pas, femme, lui répondit le diacre, que nous célébrons
aujourd'hui la mémoire bienheureuse de saint Théodore le Nubien, qui
souffrit pour la foi au temps de Dioclétien empereur? Il vécut chaste
et mourut martyr, c'est pourquoi, vêtus de blanc, nous portons des
roses rouges à son tombeau glorieux.

En entendant ces paroles, Thaïs tomba à genoux et fondit en larmes. Le
souvenir à demi éteint d'Ahmès se ranimait dans son âme. Sur cette
mémoire obscure, douce et douloureuse, l'éclat des cierges, le parfum
des roses, les nuées de l'encens, l'harmonie des cantiques, la piété
des âmes jetaient les charmes de la gloire. Thaïs songeait dans
l'éblouissement:

Il était humble et voici qu'il est grand et qu'il est beau! Comment
s'est-il élevé au-dessus des hommes? Quelle est donc cette chose
inconnue qui vaut mieux que la richesse et que la volupté?

Elle se leva lentement, tourna vers la tombe du saint qui l'avait
aimée ses yeux de violette où brillaient des larmes à la clarté des
cierges; puis, la tête baissée, humble, lente, la dernière, de ses
lèvres où tant de désirs s'étaient suspendus, elle baisa la pierre de
l'esclave.

Rentrée dans sa maison, elle y trouva Nicias qui, la chevelure
parfumée et la tunique déliée, l'attendait en lisant un traité de
morale. Il s'avança vers elle les bras ouverts.

--Méchante Thaïs, lui dit-il d'une voix riante, tandis que tu tardais
à venir, sais-tu ce que je voyais dans ce manuscrit dicté par le plus
grave des stoïciens? Des préceptes vertueux et de fières maximes? Non!
Sur l'austère papyrus, je voyais danser mille et mille petites Thaïs.
Elles avaient chacune la hauteur d'un doigt, et pourtant leur grâce
était infinie et toutes étaient l'unique Thaïs. Il y en avait qui
traînaient des manteaux de pourpre et d'or; d'autres, semblables à une
nuée blanche, flottaient dans l'air sous des voiles diaphanes.

D'autres encore, immobiles et divinement nues, pour mieux inspirer la
volupté, n'exprimaient aucune pensée. Enfin, il y en avait deux qui se
tenaient par la main, deux si pareilles, qu'il était impossible de les
distinguer l'une de l'autre. Elles souriaient toutes deux. La première
disait: «Je suis l'amour.» L'autre: «Je suis la mort.»

En parlant ainsi, il pressait Thaïs dans ses bras, et, ne voyant pas
le regard farouche qu'elle fixait à terre, il ajoutait les pensées aux
pensées, sans souci qu'elles fussent perdues:

--Oui, quand j'avais sous les yeux la ligne où il est écrit: «Rien ne
doit te détourner de cultiver ton âme,» je lisais: «Les baisers de
Thaïs sont plus ardents que la flamme et plus doux que le miel.» Voilà
comment, par ta faute, méchante enfant, un philosophe comprend
aujourd'hui les livres des philosophes. Il est vrai que, tous tant que
nous sommes, nous ne découvrons que notre propre pensée dans la pensée
d'autrui, et que tous nous lisons un peu les livres comme je viens de
lire celui-ci...

Elle ne l'écoutait pas, et son âme était encore devant le tombeau du
Nubien. Comme il l'entendit soupirer, il lui mit un baiser sur la
nuque et il lui dit:

--Ne sois pas triste, mon enfant. On n'est heureux au monde que quand
on oublie le monde. Nous avons des secrets pour cela. Viens; trompons
la vie: elle nous le rendra bien. Viens; aimons-nous.

Mais elle le repoussa:

--Nous aimer! s'écria-t-elle amèrement. Mais tu n'as jamais aimé
personne, toi! Et je ne t'aime pas! Non! je ne t'aime pas! Je te hais.
Va-t'en! Je te hais. J'exècre et je méprise tous les heureux et tous
les riches. Va-t'en! va-t'en!... Il n'y a de bonté que chez les
malheureux. Quand j'étais enfant, j'ai connu un esclave noir qui est
mort sur la croix. Il était bon; il était plein d'amour et il
possédait le secret de la vie. Tu ne serais pas digne de lui laver les
pieds. Va-t'en! Je ne veux plus te voir.

Elle s'étendit à plat ventre sur le tapis et passa la nuit à
sangloter, formant le dessein de vivre désormais, comme saint
Théodore, dans la pauvreté et dans la simplicité.

Dès le lendemain, elle se rejeta dans les plaisirs auxquels elle était
vouée. Comme elle savait que sa beauté, encore intacte, ne durerait
plus longtemps, elle se hâtait d'en tirer toute joie et toute gloire.
Au théâtre, où elle se montrait avec plus d'étude que jamais, elle
rendait vivantes les imaginations des sculpteurs, des peintres et des
poètes. Reconnaissant dans les formes, dans les mouvements, dans la
démarche de la comédienne une idée de la divine harmonie qui règle les
mondes, savants et philosophes mettaient une grâce si parfaite au rang
des vertus et disaient: «Elle aussi, Thaïs, est géomètre!» Les
ignorants, les pauvres, les humbles, les timides, devant lesquels elle
consentait à paraître, l'en bénissaient comme d'une charité céleste.
Pourtant, elle était triste au milieu des louanges et, plus que
jamais, elle craignait de mourir. Rien ne pouvait la distraire de son
inquiétude, pas même sa maison et ses jardins qui étaient célèbres et
sur lesquels on faisait des proverbes, dans la ville.

Elle avait fait planter des arbres apportés à grands frais de l'Inde
et de la Perse. Une eau vive les arrosait en chantant et des
colonnades en ruines, des rochers sauvages, imités par un habile
architecte, étaient reflétés dans un lac où se miraient des statues.
Au milieu du jardin, s'élevait la grotte des Nymphes, qui devait son
nom à trois grandes figures de femmes, en marbre peint avec art, qu'on
rencontrait dès le seuil. Ces femmes se dépouillaient de leurs
vêtements pour prendre un bain. Inquiètes, elles tournaient la tête,
craignant d'être vues, et elles semblaient vivantes. La lumière ne
parvenait dans cette retraite qu'à travers de minces nappes d'eau qui
l'adoucissaient et l'irisaient. Aux parois pendaient de toutes parts,
comme dans les grottes sacrées, des couronnes, des guirlandes et des
tableaux votifs, dans lesquels la beauté de Thaïs était célébrée. Il
s'y trouvait aussi des masques tragiques et des masques comiques
revêtus de vives couleurs, des peintures représentant ou des scènes de
théâtre, ou des figures grotesques, ou des animaux fabuleux. Au
milieu, se dressait sur une stèle un petit Éros d'ivoire, d'un antique
et merveilleux travail. C'était un don de Nicias. Une chèvre de marbre
noir se tenait dans une excavation, et l'on voyait briller ses yeux
d'agate. Six chevreaux d'albâtre se pressaient autour de ses mamelles;
mais, soulevant ses pieds fourchus et sa tête camuse, elle semblait
impatiente de grimper sur les rochers. Le sol était couvert de tapis
de Byzance, d'oreillers brodés par les hommes jaunes de Cathay et de
peaux de lions lybiques. Des cassolettes d'or y fumaient
imperceptiblement. Çà et là, au-dessus des grands vases d'onyx,
s'élançaient des perséas fleuris. Et, tout au fond, dans l'ombre et
dans la pourpre, luisaient des clous d'or sur l'écaillé d'une tortue
géante de l'Inde, qui renversée servait de lit à la comédienne. C'est
là que chaque jour, au murmure des eaux, parmi les parfums et les
fleurs, Thaïs, mollement couchée, attendait l'heure de souper en
conversant avec ses amis ou en songeant seule, soit aux artifices du
théâtre, soit à la fuite des années.

Or, ce jour-là, elle se reposait après les jeux dans la grotte des
Nymphes. Elle épiait dans son miroir les premiers déclins de sa beauté
et pensait avec épouvante que le temps viendrait enfin des cheveux
blancs et des rides. En vain elle cherchait à se rassurer, en se
disant qu'il suffit, pour recouvrer la fraîcheur du teint, de brûler
certaines herbes en prononçant des formules magiques. Une voix
impitoyable lui criait: «Tu vieilliras, Thaïs, tu vieilliras!» Et la
sueur de l'épouvante lui glaçait le front. Puis, se regardant de
nouveau dans le miroir avec une tendresse infinie, elle se trouvait
belle encore et digne d'être aimée. Se souriant à elle-même, elle
murmurait: «Il n'y a pas dans Alexandrie une seule femme qui puisse
lutter avec moi pour la souplesse de la taille, la grâce des
mouvements et la magnificence des bras, et les bras, ô mon miroir, ce
sont les vraies chaînes de l'amour!»

Comme elle songeait ainsi, elle vit un inconnu debout devant elle,
maigre, les yeux ardents, la barbe inculte et vêtu d'une robe
richement brodée. Laissant tomber son miroir, elle poussa un cri
d'effroi.

Paphnuce se tenait immobile et, voyant combien elle était belle, il
faisait du fond du coeur cette prière:

--Fais, ô mon Dieu, que le visage de cette femme, loin de me
scandaliser, édifie ton serviteur.

Puis, s'efforçant de parler, il dit:

--Thaïs, j'habite une contrée lointaine et le renom de ta beauté m'a
conduit jusqu'à toi. On rapporte que tu es la plus habile des
comédiennes et la plus irrésistible des femmes. Ce que l'on conte de
tes richesses et de tes amours semble fabuleux et rappelle l'antique
Rhodopis, dont; tous les bateliers du Nil savent par coeur l'histoire
merveilleuse. C'est pourquoi j'ai été pris du désir de te connaître et
je vois que la vérité passe la renommée. Tu es mille fois plus savante
et plus belle qu'on ne le publie. Et maintenant que je te vois, je me
dis: «Il est impossible d'approcher d'elle sans chanceler comme un
homme ivre.»

Ces paroles étaient feintes; mais le moine, animé d'un zèle pieux, les
répandait avec une ardeur véritable. Cependant, Thaïs regardait sans
déplaisir cet être étrange qui lui avait fait peur. Par son aspect
rude et sauvage, par le feu sombre qui chargeait ses regards, Paphnuce
l'étonnait. Elle était curieuse de connaître l'état et la vie d'un
homme si différent de tous ceux qu'elle connaissait. Elle lui répondit
avec une douce raillerie:

--Tu sembles prompt à l'admiration, étranger. Prends garde que mes
regards ne te consument jusqu'aux os! Prends garde de m'aimer!

Il lui dit:

--Je t'aime, ô Thaïs! Je t'aime plus que ma vie et plus que moi-même.
Pour toi, j'ai quitté mon désert regrettable; pour toi, mes lèvres,
vouées au silence, ont prononcé des paroles profanes; pour toi, j'ai
vu ce que je ne devais pas voir, j'ai entendu ce qu'il m'était
interdit d'entendre; pour toi, mon âme s'est troublée, mon coeur s'est
ouvert et des pensées en ont jailli, semblables aux sources vives où
boivent les colombes; pour toi, j'ai marché jour et nuit à travers des
sables peuplés de larves et de vampires; pour toi, j'ai posé mon pied
nu sur les vipères et les scorpions! Oui, je t'aime! Je t'aime, non
point à l'exemple de ces hommes qui, tout enflammés du désir de la
chair, viennent à toi comme des loups dévorants ou des taureaux
furieux. Tu es chère à ceux-là comme la gazelle au lion. Leurs amours
carnassières te dévorent jusqu'à l'âme, ô femme! Moi, je t'aime en
esprit et en vérité, je t'aime en Dieu et pour les siècles des
siècles; ce que j'ai pour toi dans mon sein se nomme ardeur véritable
et divine charité. Je te promets mieux qu'ivresse fleurie et que
songes d'une nuit brève. Je te promets de saintes agapes et des noces
célestes. La félicité que je t'apporte ne finira jamais; elle est
inouïe; elle est ineffable et telle que, si les heureux de ce monde en
pouvaient seulement entrevoir une ombre, ils mourraient aussitôt
d'étonnement.

Thaïs, riant d'un air mutin:

--Ami, dit-elle, montre-moi donc un si merveilleux amour. Hâte-toi! de
trop longs discours offenseraient ma beauté, ne perdons pas un moment.
Je suis impatiente de connaître la félicité que tu m'annonces; mais, à
vrai dire, je crains de l'ignorer toujours et que tout ce que tu me
promets ne s'évanouisse en paroles. Il est plus facile de promettre un
grand bonheur que de le donner. Chacun a son talent. Je crois que le
tien est de discourir. Tu parles d'un amour inconnu. Depuis si
longtemps qu'on se donne des baisers, il serait bien extraordinaire
qu'il restât encore des secrets d'amour. Sur ce sujet, les amants en
savent plus que les mages.

--Thaïs, ne raille point. Je t'apporte l'amour inconnu.

--Ami, tu viens tard. Je connais tous les amours.

--L'amour que je t'apporte est plein de gloire, tandis que les amours
que tu connais n'enfantent que la honte.

Thaïs le regarda d'un oeil sombre; un pli dur traversait son petit
front:

--Tu es bien hardi, étranger, d'offenser ton hôtesse. Regarde-moi et
dis si je ressemble à une créature accablée d'opprobre. Non! je n'ai
pas honte, et toutes celles qui vivent comme je fais n'ont pas de
honte non plus, bien qu'elles soient moins belles et moins riches que
moi. J'ai semé la volupté sur tous mes pas, et c'est par là que je
suis célèbre dans tout l'univers. J'ai plus de puissance que les
maîtres du monde. Je les ai vus à mes pieds. Regarde-moi, regarde ces
petits pieds: des milliers d'hommes paieraient de leur sang le bonheur
de les baiser. Je ne suis pas bien grande et ne tiens pas beaucoup de
place sur la terre. Pour ceux qui me voient du haut du Serapeum, quand
je passe dans la rue, je ressemble à un grain de riz; mais ce grain de
riz causa parmi les hommes des deuils, des désespoirs et des haines et
des crimes à remplir le Tartare. N'es-tu pas fou de me parler de
honte, quand tout crie la gloire autour de moi?

--Ce qui est gloire aux yeux des hommes est infamie devant Dieu. Ô
femme, nous avons été nourris dans des contrées si différentes qu'il
n'est pas surprenant que nous n'ayons ni le même langage ni la même
pensée. Pourtant, le ciel m'est témoin que je veux m'accorder avec toi
et que mon dessein est de ne pas te quitter que nous n'ayons les mêmes
sentiments. Qui m'inspirera des discours embrasés pour que tu fondes
comme la cire à mon souffle, ô femme, et que les doigts de mes désirs
puissent te modeler à leur gré? Quelle vertu te livrera à moi, ô la
plus chère des âmes, afin que l'esprit qui m'anime, te créant une
seconde fois, t'imprime une beauté nouvelle et que tu t'écries en
pleurant de joie: «C'est seulement d'aujourd'hui que je suis née!» Qui
fera jaillir de mon coeur une fontaine de Siloé, dans laquelle tu
retrouves, en te baignant, ta pureté première? Qui me changera en un
Jourdain, dont les ondes, répandues sur toi, te donneront la vie
éternelle?

Thaïs n'était plus irritée.

--Cet homme, pensait-elle, parle de vie éternelle et tout ce qu'il dit
semble écrit sur un talisman. Nul doute que ce ne soit un mage et
qu'il n'ait des secrets contre la vieillesse et la mort.

Et elle résolut de s'offrir à lui. C'est pourquoi, feignant de le
craindre, elle s'éloigna de quelques pas et, gagnant le fond de la
grotte, elle s'assit au bord du lit, ramena avec art sa tunique sur sa
poitrine, puis, immobile, muette, les paupières baissées, elle
attendit. Ses longs cils faisaient une ombre douce sur ses joues.
Toute son attitude exprimait la pudeur; ses pieds nus se balançaient
mollement et elle ressemblait à une enfant qui songe, assise au bord
d'une rivière.

Mais Paphnuce la regardait et ne bougeait pas. Ses genoux tremblants
ne le portaient plus, sa langue s'était subitement desséchée dans sa
bouche; un tumulte effrayant s'élevait dans sa tête. Tout à coup son
regard se voila et il ne vit plus devant lui qu'un nuage épais. Il
pensa que la main de Jésus s'était posée sur ses yeux pour lui cacher
cette femme. Rassuré par un tel secours, raffermi, fortifié, il dit
avec une gravité digne d'un ancien du désert:

--Si tu te livres à moi, crois-tu donc être cachée à Dieu?

Elle secoua la tête.

--Dieu! Qui le force à toujours avoir l'oeil sur la grotte des
Nymphes? Qu'il se retire si nous l'offensons! Mais pourquoi
l'offenserions-nous? Puisqu'il nous a créés, il ne peut être ni fâché
ni surpris de nous voir tels qu'il nous a faits et agissant selon la
nature qu'il nous a donnée. On parle beaucoup trop pour lui et on lui
prête bien souvent des idées qu'il n'a jamais eues. Toi-même,
étranger, connais-tu bien son véritable caractère? Qui es-tu pour me
parler en son nom?

À cette question, le moine, entr'ouvrant sa robe d'emprunt, montra son
cilice et dit:

--Je suis Paphnuce, abbé d'Antinoé, et je viens du saint désert. La
main qui retira Abraham de Chaldée et Loth de Sodome m'a séparé du
siècle. Je n'existais déjà plus pour les hommes. Mais ton image m'est
apparue dans ma Jérusalem des sables et j'ai connu que tu étais pleine
de corruption et qu'en toi était la mort. Et me voici devant toi,
femme, comme devant un sépulcre et je te crie: «Thaïs, lève-toi.»

Aux noms de Paphnuce, de moine et d'abbé elle avait pâli d'épouvante.
Et la voilà qui, les cheveux épars, les mains jointes, pleurant et
gémissant, se traîne aux pieds du saint:

--Ne me fais pas de mal! Pourquoi es-tu venu? que me veux-tu? Ne me
fais pas de mal! Je sais que les saints du désert détestent les femmes
qui, comme moi, sont faites pour plaire. J'ai peur que tu ne me
haïsses et que tu ne veuilles me nuire. Va! je ne doute pas de ta
puissance. Mais sache, Paphnuce, qu'il ne faut ni me mépriser ni me
haïr. Je n'ai jamais, comme tant d'hommes que je fréquente, raillé ta
pauvreté volontaire. A ton tour, ne me fais pas un crime de ma
richesse. Je suis belle et habile aux jeux. Je n'ai pas plus choisi ma
condition que ma nature. J'étais faite pour ce que je fais. Je suis
née pour charmer les hommes. Et, toi-même, tout à l'heure, tu disais
que tu m'aimais. N'use pas de ta science contre moi. Ne prononce pas
des paroles magiques qui détruiraient ma beauté ou me changeraient en
une statue de sel. Ne me fais pas peur! je ne suis déjà que trop
effrayée. Ne me fais pas mourir! je crains tant la mort.

Il lui fit signe de se relever et dit:

--Enfant, rassure-toi. Je ne te jetterai pas l'opprobre et le mépris.
Je viens à toi de la part de Celui qui, s'étant assis au bord du
puits, but à l'urne que lui tendait la Samaritaine et qui, lorsqu'il
soupait au logis de Simon, reçut les parfums de Marie. Je ne suis pas
sans péché pour te jeter la première pierre. J'ai souvent mal employé
les grâces abondantes que Dieu a répandues sur moi. Ce n'est pas la
Colère, c'est la Pitié qui m'a pris par la main pour me conduire ici.
J'ai pu sans mentir t'aborder avec des paroles d'amour, car c'est le
zèle du coeur qui m'amène à toi. Je brûle du feu de la charité et, si
tes yeux, accoutumés aux spectacles grossiers de la chair, pouvaient
voir les choses sous leur aspect mystique, je t'apparaîtrais comme un
rameau détaché de ce buisson ardent que le Seigneur montra sur la
montagne à l'antique Moïse, pour lui faire comprendre le véritable
amour, celui qui nous embrase sans nous consumer et qui, loin de
laisser après lui des charbons et de vaines cendres, embaume et
parfume pour l'éternité tout ce qu'il pénètre.

--Moine, je te crois et je ne crains plus de de toi ni embûche ni
maléfice. J'ai souvent entendu parler des solitaires de la Thébaïde.
Ce que l'on m'a conté de la vie d'Antoine et de Paul est merveilleux.
Ton nom ne m'était pas inconnu et l'on m'a dit que, jeune encore, tu
égalais en vertu les plus vieux anachorètes. Dès que je t'ai vu, sans
savoir qui tu étais, j'ai senti que tu n'étais pas un homme ordinaire.
Dis-moi, pourras-tu pour moi ce que n'ont pu ni les prêtres d'Isis, ni
ceux d'Hermès, ni ceux de la Junon Céleste, ni les devins de Chaldée,
ni les mages babyloniens? Moine, si tu m'aimes, peux-tu m'empêcher de
mourir?

--Femme, celui-là vivra qui veut vivre. Fuis les délices abominables
où tu meurs à jamais. Arrache aux démons, qui le brûleraient
horriblement, ce corps que Dieu pétrit de sa salive et anima de son
souffle. Consumée de fatigue, viens te rafraîchir aux sources bénies
de la solitude; viens boire à ces fontaines cachées dans le désert,
qui jaillissent jusqu'au ciel. Âme anxieuse, viens posséder enfin ce
que tu désirais! Coeur avide de joie, viens goûter les joies
véritables: la pauvreté, le renoncement, l'oubli de soi-même,
l'abandon de tout l'être dans le sein de Dieu. Ennemie du Christ et
demain sa bien-aimée, viens à lui. Viens! toi qui cherchais, et tu
diras: «J'ai trouvé l'amour!»

Cependant Thaïs semblait contempler des choses lointaines:

--Moine, demanda-t-elle, si je renonce à mes plaisirs et si je fais
pénitence, est-il vrai que je renaîtrai au ciel avec mon corps intact
et dans toute sa beauté?

--Thaïs, je t'apporte la vie éternelle. Crois-moi, car ce que
j'annonce est la vérité.

--Et qui me garantit que c'est la vérité?

--David et les prophètes, l'Écriture et les merveilles dont tu vas
être témoin.

--Moine, je voudrais te croire. Car je t'avoue que je n'ai pas trouvé
le bonheur en ce monde. Mon sort fut plus beau que celui d'une reine
et cependant la vie m'a apporté bien des tristesses et bien des
amertumes, et voici que je suis lasse infiniment. Toutes les femmes
envient ma destinée, et il m'arrive parfois d'envier le sort de la
vieille édentée qui, du temps que j'étais petite, vendait des gâteaux
de miel sous une porte de la ville. C'est une idée qui m'est venue
bien des fois, que seuls les pauvres sont bons, sont heureux, sont
bénis, et qu'il y a une grande douceur à vivre humble et petit Moine,
tu as remué les ondes de mon âme et fait monter à la surface ce qui
dormait au fond. Qui croire, hélas! Et que devenir, et qu'est-ce que
la vie?

Tandis qu'elle parlait de la sorte, Paphnuce était transfiguré; une
joie céleste inondait son visage:

--Ecoute, dit-il, je ne suis pas entré seul dans ta demeure. Un Autre
m'accompagnait, un Autre qui se tient ici debout à mon côté. Celui-là,
tu ne peux le voir, parce que tes yeux sont encore indignes de le
contempler; mais bientôt tu le verras dans sa splendeur charmante et
tu diras: «Il est seul aimable!» Tout à l'heure, s'il n'avait posé sa
douce main sur mes yeux, ô Thaïs! je serais peut-être tombé avec toi
dans le péché, car je ne suis par moi-même que faiblesse et que
trouble. Mais il nous a sauvés tous deux; il est aussi bon qu'il est
puissant et son nom est Sauveur. Il a été promis au monde par David et
la Sibylle, adoré dans son berceau par les bergers et les mages,
crucifié par les Pharisiens, enseveli par les saintes femmes, révélé
au monde par les apôtres, attesté par les martyrs. Et le voici qui,
ayant appris que tu crains la mort, ô femme! vient dans ta maison pour
t'empêcher de mourir! N'est-ce pas, ô mon Jésus! que tu m'apparais en
ce moment, comme tu apparus aux hommes de Galilée en ces jours
merveilleux où les étoiles, descendues avec toi du ciel, étaient si
près de la terre, que les saints Innocents pouvaient les saisir dans
leurs mains, quand ils jouaient aux bras de leurs mères, sur les
terrasses de Bethléem? N'est-ce pas, mon Jésus, que nous sommes en ta
compagnie et que tu me montres la réalité de ton corps précieux?
N'est-ce pas que c'est là ton visage et que cette larme qui coule sur
ta joue est une larme véritable? Oui, l'ange de la justice éternelle
la recueillera, et ce sera la rançon de l'âme de Thaïs. N'est-ce pas
que te voilà, mon Jésus? Mon Jésus, tes lèvres adorables
s'entr'ouvrent. Tu peux parler: parle, je t'écoute. Et toi, Thaïs,
heureuse Thaïs! entends ce que le Sauveur vient lui-même te dire:
c'est lui qui parle et non moi. Il dit: «Je t'ai cherchée longtemps, ô
ma brebis égarée! Je te trouve enfin! Ne me fuis plus. Laisse-toi
prendre par mes mains, pauvre petite, et je te porterai sur mes
épaules jusqu'à la bergerie céleste. Viens, ma Thaïs, viens, mon élue,
viens pleurer avec moi!»

Et Paphnuce tomba à genoux les yeux pleins d'extase. Alors Thaïs vit
sur la face du saint le reflet de Jésus vivant.

--O jours envolés de mon enfance! dit-elle en sanglotant. O mon doux
père Ahmès! bon saint Théodore, que ne suis-je morte dans ton manteau
blanc tandis que tu m'emportais aux premières lueurs du matin, toute
fraîche encore des eaux du baptême!

Paphnuce s'élança vers elle en s'écriant:

--Tu es baptisée!... O Sagesse divine! ô Providence! ô Dieu bon! Je
connais maintenant la puissance qui m'attirait vers toi. Je sais ce
qui te rendait si chère et si belle à mes yeux. C'est la vertu des
eaux baptismales qui m'a fait quitter l'ombre de Dieu où je vivais
pour t'aller chercher dans l'air empoisonné du siècle. Une goutte, une
goutte sans doute des eaux qui lavèrent ton corps a jailli sur mon
front. Viens, ô ma soeur, et reçois de ton frère le baiser de paix.

Et le moine effleura de ses lèvres le front de la courtisane.

Puis il se tut, laissant parler Dieu, et l'on n'entendait plus, dans
la grotte des Nymphes, que les sanglots de Thaïs mêlés au chant des
eaux vives.

Elle pleurait sans essuyer ses larmes quand deux esclaves noires
vinrent chargées d'étoffes, de parfums et de guirlandes.

--Ce n'était guère à propos de pleurer, dit-elle en essayant de
sourire. Les larmes rougissent les yeux et gâtent le teint, on doit
souper cette nuit chez des amis, et je veux être belle, car il y aura
là des femmes pour épier la fatigue de mon visage. Ces esclaves
viennent m'habiller. Retire-toi, mon père, et laisse-les faire. Elles
sont adroites et expérimentées; aussi les ai-je payées très cher. Vois
celle-ci, qui a de gros anneaux d'or et qui montre des dents si
blanches. Je l'ai enlevée à la femme du proconsul.

Paphnuce eut d'abord la pensée de s'opposer de toutes ses forces à ce
que Thaïs allât à ce souper. Mais, résolu d'agir prudemment, il lui
demanda quelles personnes elle y rencontrerait.

Elle répondit qu'elle y verrait l'hôte du festin, le vieux Cotta,
préfet de la flotte. Nicias et plusieurs autres philosophes avides de
disputes, le poète Callicrate, le grand prêtre de Sérapis, des jeunes
hommes riches occupés surtout à dresser des chevaux, enfin des femmes
dont on ne saurait rien dire et qui n'avaient que l'avantage de la
jeunesse. Alors, par une inspiration surnaturelle:

--Va parmi eux, Thaïs, dit le moine. Va!

Mais je ne te quitte pas. J'irai avec toi à ce festin et je me
tiendrai sans rien dire à ton côté.

Elle éclata de rire. Et tandis que les deux esclaves noires
s'empressaient autour d'elle, elle s'écria:

--Que diront-ils quand ils verront que j'ai pour amant un moine de la
Thébaïde?

LE BANQUET

Lorsque, suivie de Paphnuce, Thaïs entra dans la salle du banquet, les
convives étaient déjà, pour la plupart, accoudés sur les lits, devant
la table en fer à cheval, couverte d'une vaisselle étincelante. Au
centre de cette table s'élevait une vasque d'argent que surmontaient
quatre satires inclinant des outres d'où coulait sur des poissons
bouillis une saumure dans laquelle ils nageaient. A la venue de Thaïs
les acclamations s'élevèrent de toutes parts.

--Salut à la soeur des Charités!

--Salut à la Melpomène silencieuse, dont les regards savent tout
exprimer!

--Salut à la bien-aimée des dieux et des hommes!

--A la tant désirée!

--A celle qui donne la souffrance et la guérison!

--A la perle de Racotis!

--A la rose d'Alexandrie!

Elle attendit impatiemment que ce torrent de louanges eût coulé; et
puis elle dit à Cotta, son hôte:

--Lucius, je t'amène un moine du désert, Paphnuce, abbé d'Antinoé;
c'est un grand saint, dont les paroles brûlent comme du feu.

Lucius Aurélius Cotta, préfet de la flotte, s'étant levé:

--Sois le bienvenu, Paphnuce, toi qui professes la foi chrétienne.
Moi-même, j'ai quelque respect pour un culte désormais impérial. Le
divin Constantin a placé tes coreligionnaires au premier rang des amis
de l'empire. La sagesse latine devait en effet admettre ton Christ
dans notre Panthéon. C'est une maxime de nos pères qu'il y a en tout
dieu quelque chose de divin. Mais laissons cela. Buvons et
réjouissons-nous tandis qu'il en est temps encore.

Le vieux Cotta parlait ainsi avec sérénité. Il venait d'étudier un
nouveau modèle de galère et d'achever le sixième livre de son histoire
des Carthaginois. Sûr de n'avoir pas perdu sa journée, il était
content de lui et des dieux.

--Paphnuce, ajouta-t-il, tu vois ici plusieurs hommes dignes d'être
aimés: Hermodore, grand prêtre de Sérapis, les philosophes Dorion,
Nicias et Zénothémis, le poète Callicrate, le jeune Chéréas et le
jeune Aristobule, tous deux fils d'un cher compagnon de ma jeunesse;
et près d'eux Philina avec Drosé, qu'il faut louer grandement d'être
belles.

Nicias vint embrasser Paphnuce et lui dit à l'oreille:

--Je t'avais bien averti, mon frère, que Vénus était puissante. C'est
elle dont la douce violence t'a amené ici malgré toi. Écoute, tu es un
homme rempli de piété; mais, si tu ne reconnais pas qu'elle est la
mère des dieux, ta ruine est certaine. Sache que le vieux
mathématicien Mélanthe a coutume de dire: «Je ne pourrais pas, sans
l'aide de Vénus, démontrer les propriétés d'un triangle.»

Dorions qui depuis quelques instants considérait le nouveau venu,
soudain frappa des mains et poussa des cris d'admiration.

--C'est lui, mes amis! Son regard, sa barbe, sa tunique: c'est
lui-même! Je l'ai rencontré au théâtre pendant que notre Thaïs
montrait ses bras ingénieux. Il s'agitait furieusement et je puis
attester qu'il parlait avec violence. C'est un honnête homme: il va
nous invectiver tous; son éloquence est terrible. Si Marcus est le
Platon des chrétiens, Paphnuce est leur Démosthène. Épicure, dans son
petit jardin, n'entendit jamais rien de pareil.

Cependant Philina et Drosé dévoraient Thaïs des yeux. Elle portait
dans ses cheveux blonds une couronne de violettes pâles dont chaque
fleur rappelait, en une teinte affaiblie, la couleur de ses prunelles,
si bien que les fleurs semblaient des regards effacés et les yeux des
fleurs étincelantes. C'était le don de cette femme: sur elle tout
vivait, tout était âme et harmonie. Sa robe, couleur de mauve et lamée
d'argent, traînait dans ses longs plis une grâce presque triste, que
n'égayaient ni bracelets ni colliers, et tout l'éclat de sa parure
était dans ses bras nus. Admirant malgré elles la robe et la coiffure
de Thaïs, ses deux amies ne lui en parlèrent point.

--Que tu es belle! lui dit Philina. Tu ne pouvais l'être plus quand tu
vins à Alexandrie. Pourtant ma mère qui se souvenait de t'avoir vue
alors disait que peu de femmes étaient dignes de t'être comparées.

--Qui est donc, demanda Drosé, ce nouvel amoureux que tu nous amènes?
Il a l'air étrange et sauvage. S'il y avait des pasteurs d'éléphants,
assurément ils seraient faits comme lui. Où as-tu trouvé, Thaïs, un si
sauvage ami? Ne serait-ce pas parmi les troglodytes qui vivent sous la
terre et qui sont tout barbouillés des fumées du Hadès?

Mais Philina posant un doigt sur la bouche de Drosé:

--Tais-toi, les mystères de l'amour doivent rester secrets et il est
défendu de les connaître. Pour moi, certes, j'aimerais mieux être
baisée par la bouche de l'Etna fumant, que par les lèvres de cet
homme. Mais notre douce Thaïs, qui est belle et adorable comme les
déesses, doit, comme les déesses, exaucer toutes les prières et non
pas seulement à notre guise celles des hommes aimables.

--Prenez garde toutes deux! répondit Thaïs. C'est un mage et un
enchanteur. Il entend les paroles prononcées à voix basse et même les
pensées. Il vous arrachera le coeur pendant votre sommeil; il le
remplacera par une éponge, et le lendemain, en buvant de l'eau, vous
mourrez étouffées!

Elle les regarda pâlir, leur tourna le dos et s'assit sur un lit à
côté de Paphnuce. La voix de Cotta, impérieuse et bienveillante,
domina tout à coup le murmure des propos intimes:

--Amis, que chacun prenne sa place! Esclaves, versez le vin miellé!

Puis, l'hôte élevant sa coupe:

--Buvons d'abord au divin Constance et au Génie de l'empire. La patrie
doit être mise au-dessus de tout, et même des dieux, car elle les
contient tous.

Tous les convives portèrent à leurs lèvres leurs coupes pleines. Seul,
Paphnuce ne but point, parce que Constance persécutait la foi de Nicée
et que la patrie du chrétien n'est point de ce monde.

Dorion, ayant bu, murmura:

--Qu'est-ce que la patrie! Un fleuve qui coule. Les rives en sont
changeantes et les ondes sans cesse renouvelées.

--Je sais, Dorion, répondit le préfet de la flotte, que tu fais peu de
cas des vertus civiques et que tu estimes que le sage doit vivre
étranger aux affaires. Je crois, au contraire, qu'un honnête homme ne
doit rien tant désirer que de remplir de grandes charges dans l'État.
C'est une belle chose que l'État!

Hermodore, grand prêtre de Sérapis, prit la parole:

--Dorion vient de demander: «Qu'est-ce que la patrie?» Je lui
répondrai: Ce qui fait la patrie ce sont les autels des dieux et les
tombeaux des ancêtres. On est concitoyen par la communauté des
souvenirs et des espérances.

Le jeune Aristobule interrompit Hermodore:

--Par Castor, j'ai vu aujourd'hui un beau cheval. C'est celui de
Démophon. Il a la tête sèche, peu de ganache et les bras gros. Il
porte le col haut et fier, comme un coq.

Mais le jeune Chéréas secoua la tête:

--Ce n'est pas un aussi bon cheval que tu dis, Aristobule. Il a
l'ongle mince. Les paturons portent à terre et l'animal sera bientôt
estropié.

Ils continuaient leur dispute quand Drosé poussa un cri perçant:

--Hai! j'ai failli avaler une arête plus longue et plus acérée qu'un
stylet. Par bonheur, j'ai pu la tirer à temps de mon gosier. Les dieux
m'aiment!

--Ne dis-tu pas, ma Drosé, que les dieux t'aiment? demanda Nicias en
souriant. C'est donc qu'ils partagent l'infirmité des hommes. L'amour
suppose chez celui qui l'éprouve le sentiment d'une intime misère.
C'est par lui que se trahit la faiblesse des êtres. L'amour qu'ils
ressentent pour Drosé est une grande preuve de l'imperfection des
dieux.

A ces mots, Drosé se mit dans une grande colère:

--Nicias, ce que tu dis là est inepte et ne répond à rien. C'est,
d'ailleurs, ton caractère de ne point comprendre ce qu'on dit et de
répondre des paroles dépourvues de sens.

Nicias souriait encore:

--Parle, parle, ma Drosé. Quoi que tu dises, il faut te rendre grâce
chaque fois que tu ouvres la bouche. Tes dents sont si belles!

A ce moment, un grave vieillard, négligemment vêtu, la démarche lente
et la tête haute, entra dans la salle et promena sur les convives un
regard tranquille. Cotta lui fit signe de prendre place à son côté,
sur son propre lit

--Eucrite, lui dit-il, sois le bienvenu! As-tu composé ce mois-ci un
nouveau traité de philosophie? Ce serait, si je compte bien, le
quatre-vingt-douzième sorti de ce roseau du Nil que tu conduis d'une
main attique.

Eucrite répondit, en caressant sa barbe d'argent:

--Le rossignol est fait pour chanter et moi je suis fait pour louer
les dieux immortels.


DORION

Saluons respectueusement en Eucrite le dernier des stoïciens. Grave et
blanc, il s'élève au milieu de nous comme une image des ancêtres! Il
est solitaire dans la foule des hommes et prononce des paroles qui ne
sont point entendues.


EUCRITE

Tu te trompes, Dorion. La philosophie de la vertu n'est pas morte en
ce monde. J'ai de nombreux disciples dans Alexandrie, dans Rome et
dans Constantinople. Plusieurs parmi les esclaves et parmi les neveux
des Césars savent encore régner sur eux-mêmes, vivre libres et goûter
dans le détachement des choses une félicité sans limites. Plusieurs
font revivre en eux Épictète et Marc Aurèle. Mais, s'il était vrai que
la vertu fût à jamais éteinte sur la terre, en quoi sa perte
intéresserait-elle mon bonheur, puis-qu'il ne dépendait pas de moi
qu'elle durât ou pérît? Les fous seuls, Dorion, placent leur félicité
hors de leur pouvoir. Je ne désire rien que ne veuillent les dieux et
je désire tout ce qu'ils veulent. Par là, je me rends semblable à eux
et je partage leur infaillible contentement. Si la vertu périt, je
consens qu'elle périsse et ce consentement me remplit de joie comme le
suprême effort de ma raison ou de mon courage. En toutes choses, ma
sagesse copiera la sagesse divine, et la copie sera plus précieuse que
le modèle; elle aura coûté plus de soins et de plus grands travaux.


NICIAS

J'entends. Tu t'associes à la Providence céleste. Mais si la vertu
consiste seulement dans l'effort, Eucrite, et dans cette tension par
laquelle les disciples de Zénon prétendent se rendre semblables aux
dieux, la grenouille qui s'enfle pour devenir aussi grosse que le
boeuf accomplit le chef-d'oeuvre du stoïcisme.


EUCRITE

Nicias, tu railles et, comme à ton ordinaire, tu excelles à te moquer.
Mais, si le boeuf dont tu parles est vraiment un dieu, comme Apis et
comme ce boeuf souterrain dont je vois ici le grand prêtre, et si la
grenouille, sagement inspirée, parvient à l'égaler, ne sera-t-elle
pas, en effet, plus vertueuse que le boeuf, et pourras-tu te défendre
d'admirer une bestiole si généreuse?

Quatre serviteurs posèrent sur la table un sanglier couvert encore de
ses soies. Des marcassins, faits de pâte cuite au four, entourant la
bête comme s'ils voulaient téter, indiquaient que c'était une laie.

Zénothémis, se tournant vers le moine: --Amis, un convive est venu de
lui-même se joindre à nous. L'illustre Paphnuce, qui mène dans la
solitude une vie prodigieuse, est notre hôte inattendu.


COTTA

Dis mieux, Zénothémis. La première place lui est due, puisqu'il est
venu sans être invité.


ZÉNOTHÉMIS

Aussi devons-nous, cher Lucius, l'accueillir avec une particulière
amitié et rechercher ce qui peut lui être le plus agréable. Or, il est
certain qu'un tel homme est moins sensible au fumet des viandes qu'au
parfum des belles pensées. Nous lui ferons plaisir, sans doute, en
amenant l'entretien sur la doctrine qu'il professe et qui est celle de
Jésus crucifié. Pour moi, je m'y prêterai d'autant plus volontiers que
cette doctrine m'intéresse vivement par le nombre et la diversité des
allégories qu'elle renferme. Si l'on devine l'esprit sous la lettre,
elle est pleine de vérités et j'estime que les livres des chrétiens
abondent en révélations divines. Mais je ne saurais, Paphnuce,
accorder un prix égal aux livres des Juifs. Ceux-là furent inspirés,
non, comme on l'a dit, par l'esprit de Dieu, mais par un mauvais
génie, Iaveh, qui les dicta, était un de ces esprits qui peuplent
l'air inférieur et causent la plupart des maux dont nous souffrons;
mais il les surpassait tous en ignorance et en férocité. Au contraire,
le serpent aux ailes d'or, qui déroulait autour de l'arbre de la
science sa spirale d'azur, était pétri de lumière et d'amour. Aussi,
la lutte était-elle inévitable entre ces deux puissances, celle-ci
brillante et l'autre ténébreuse. Elle éclata dans les premiers jours
du monde. Dieu venait à peine de rentrer dans son repos, Adam et Ève
le premier homme et la première femme vivaient heureux et nus au
jardin d'Eden, quand Iaveh forma, pour leur malheur, le dessein de les
gouverner, eux et toutes les générations qu'Ève portait déjà dans ses
flancs magnifiques. Comme il ne possédait ni le compas ni la lyre et
qu'il ignorait également la science qui commande et l'art qui
persuade, il effrayait ces deux pauvres enfants par des apparitions
difformes, des menaces capricieuses et des coups de tonnerre. Adam et
Ève, sentant son ombre sur eux, se pressaient l'un contre l'autre et
leur amour redoublait dans la peur. Le serpent eut pitié d'eux et
résolut de les instruire, afin que, possédant la science, ils ne
fussent plus abusés par des mensonges. L'entreprise exigeait une rare
prudence et la faiblesse du premier couple humain la rendait presque
désespérée. Le bienveillant démon la tenta pourtant. A l'insu de
Iaveh, qui prétendait tout voir mais dont la vue en réalité n'était
pas bien perçante, il s'approcha des deux créatures, charma leurs
regards par la splendeur de sa cuirasse et l'éclat de ses ailes. Puis
il intéressa leur esprit en formant devant eux, avec son corps, des
figures exactes, telles que le cercle, l'ellipse et la spirale, dont
les propriétés admirables ont été reconnues depuis par les Grecs.
Adam, mieux qu'Ève, méditait sur ces figures. Mais quand le serpent,
s'étant mis à parler, enseigna les vérités les plus hautes, celles qui
ne se démontrent pas, il reconnut qu'Adam, pétri de terre rouge, était
d'une nature trop épaisse pour percevoir ces subtiles connaissances et
que Ève, au contraire, plus tendre et plus sensible, en était aisément
pénétrée. Aussi l'entretenait-il seule, en l'absence de son mari, afin
de l'initier la première...


DORION

Souffre, Zénothémis, que je t'arrête ici. J'ai d'abord reconnu dans le
mythe que tu nous exposes, un épisode de la lutte de Pallas Athéné
contre les géants. Iaveh ressemble beaucoup à Typhon, et Pallas est
représentée par les Athéniens avec un serpent à son côté. Mais ce que
tu viens de dire m'a fait douter tout à coup de l'intelligence ou de
la bonne foi du serpent dont tu parles. S'il avait vraiment possédé la
sagesse, l'aurait-il confiée à une petite tête femelle, incapable de
la contenir? Je croirai plutôt qu'il était, comme Iaveh, ignorant et
menteur et qu'il choisit Ève parce qu'elle était facile à séduire et
qu'il supposait à Adam plus d'intelligence et de réflexion.


ZÉNOTHÉMIS

Sache, Dorion, que c'est, non par la réflexion et l'intelligence, mais
bien par le sentiment qu'on atteint les vérités les plus hautes et les
plus pures. Aussi, les femmes qui, d'ordinaire, sont moins réfléchies,
mais plus sensibles que les hommes, s'élèvent-elles plus facilement à
la connaissance des choses divines. En elles, est le don de prophétie
et ce n'est pas sans raison qu'on représente quelquefois Apollon
Citharède, et Jésus de Nazareth, vêtus comme des femmes, d'une robe
flottante. Le serpent initiateur fut donc sage, quoi que tu dises,
Dorion, en préférant au grossier Adam, pour son oeuvre de lumière,
cette Ève plus blanche que le lait et que les étoiles. Elle l'écouta
docilement et se laissa conduire à l'arbre de la science dont les
rameaux s'élevaient jusqu'au ciel et que l'esprit divin baignait comme
une rosée. Cet arbre était couvert de feuilles qui parlaient toutes
les langues des hommes futurs et dont les voix unies formaient un
concert parfait. Ses bruits abondants donnaient aux initiés qui s'en
nourrissaient la connaissance des métaux, des pierres, des plantes
ainsi que des lois physiques et des lois morales; mais ils étaient de
flamme, et ceux qui craignaient la souffrance et la mort n'osaient les
porter à leurs lèvres. Or, ayant écouté docilement les leçons du
serpent, Ève s'éleva au-dessus des vaines terreurs et désira goûter
aux fruits qui donnent la connaissance de Dieu. Mais pour qu'Adam,
qu'elle aimait, ne lui devînt pas inférieur, elle le prit par la main
et le conduisit à l'arbre merveilleux. Là, cueillant une pomme
ardente, elle y mordit et la tendit ensuite à son compagnon. Par
malheur, Iaveh, qui se promenait d'aventure dans le jardin, les
surprit et, voyant qu'ils devenaient savants, il entra dans une
effroyable fureur. C'est surtout dans la jalousie qu'il était à
craindre. Rassemblant ses forces, il produisit un tel tumulte dans
l'air inférieur que ces deux êtres débiles en furent consternés. Le
fruit échappa des mains de l'homme, et la femme, s'attachant au cou du
malheureux, lui dit: «Je veux ignorer et souffrir avec toi.» Iaveh
triomphant maintint Adam et Ève et toute leur semence dans la stupeur
et dans l'épouvante. Son art, qui se réduisait à fabriquer de
grossiers météores, l'emporta sur la science du serpent, musicien et
géomètre. Il enseigna aux hommes l'injustice, l'ignorance et la
cruauté et fit régner le mal sur la terre. Il poursuivit Caïn et ses
fils, parce qu'ils étaient industrieux; il extermina les Philistins
parce qu'ils composaient des poèmes orphiques et des fables comme
celles d'Ésope. Il fut l'implacable ennemi de la science et de la
beauté, et le genre humain expia pendant de longs siècles, dans le
sang et les larmes, la défaite du serpent ailé. Heureusement il se
trouva parmi les Grecs des hommes subtils, tels que Pythagore et
Platon, qui retrouvèrent, par la puissance du génie, les figures et
les idées que l'ennemi de Iaveh avait tenté vainement d'enseigner à la
première femme. L'esprit du serpent était en eux; c'est pourquoi le
serpent, comme l'a dit Dorion, est honoré par les Athéniens. Enfin,
dans des jours plus récents, parurent, sous une forme humaine, trois
esprits célestes, Jésus de Galilée, Basilide et Valentin, à qui il fut
donné de cueillir les fruits les plus éclatants de cet arbre de la
science dont les racines traversent la terre et qui porte sa cime au
faîte des cieux. C'est ce que j'avais à dire pour venger les chrétiens
à qui l'on impute trop souvent les erreurs des Juifs.


DORION

Si je t'ai bien entendu, Zénothémis, trois hommes admirables, Jésus,
Basilide et Valentin, ont découvert des secrets qui restaient cachés à
Pythagore, à Platon, à tous les philosophes de la Grèce et même au
divin Épicure, qui pourtant affranchit l'homme de toutes les vaines
terreurs. Tu nous obligeras en nous disant par quel moyen ces trois
mortels acquirent des connaissances qui avaient échappé à la
méditation des sages.


ZÉNOTHÉMIS

Faut-il donc te répéter, Dorion, que la science et la méditation ne
sont que les premiers degrés de la connaissance et que l'extase seule
conduit aux vérités éternelles?


HERMODORE

Il est vrai, Zénothémis, l'âme se nourrit d'extase comme la cigale de
rosée. Mais disons mieux encore: l'esprit seul est capable d'un entier
ravissement. Car l'homme est triple, composé d'un corps matériel,
d'une âme plus subtile mais également matérielle, et d'un esprit
incorruptible. Quand sortant de son corps comme d'un palais rendu
subitement au silence et à la solitude, puis traversant au vol les
jardins de son âme, l'esprit se répand en Dieu, il goûte les délices
d'une mort anticipée ou plutôt de la vie future, car mourir, c'est
vivre, et dans cet état, qui participe de la pureté divine, il possède
à la fois la joie infinie et la science absolue. Il entre dans l'unité
qui est tout. Il est parfait.


NICIAS

Cela est admirable. Mais, à vrai dire, Hermodore, je ne vois pas
grande différence entre le tout et le rien. Les mots même me semblent
manquer pour faire cette distinction. L'infini ressemble parfaitement
au néant: ils sont tous deux inconcevables. A mon avis, la perfection
coûte très cher: on la paye de tout son être, et pour l'obtenir il
faut cesser d'exister. C'est là une disgrâce à laquelle Dieu lui-même
n'a pas échappé depuis que les philosophes se sont mis en tête de le
perfectionner. Après cela, si nous ne savons pas ce que c'est que de
ne pas être. nous ignorons par là même ce que c'est que d'être. Nous
ne savons rien. On dit qu'il est impossible aux hommes de s'entendre.
Je croirais, en dépit du bruit de nos disputes, qu'il leur est au
contraire impossible de ne pas tomber finalement d'accord, ensevelis
côte à côte sous l'amas des contradictions qu'ils ont entassées, comme
Pélion sur Ossa.


COTTA

J'aime beaucoup la philosophie et je l'étudie à mes heures de loisir.
Mais je ne la comprends bien que dans les livres de Cicéron. Esclaves,
versez le vin miellé!


CALLICRATE

Voilà une chose singulière! Quand je suis à jeun, je songe au temps où
les poètes tragiques s'asseyaient aux banquets des bons tyrans et
l'eau m'en vient à la bouche. Mais dès que j'ai goûté le vin opime que
tu nous verses abondamment, généreux Lucius, je ne rêve que luttes
civiles et combats héroïques. Je rougis de vivre en des temps sans
gloire, j'invoque la liberté et je répands mon sang en imagination
avec les derniers Romains dans les champs de Philippes.


COTTA

Au déclin de la république, mes aïeux sont morts avec Brutus pour la
liberté. Mais on peut douter si ce qu'ils appelaient la liberté du
peuple romain n'était pas, en réalité, la faculté de le gouverner
eux-mêmes. Je ne nie pas que la liberté ne soit pour une nation le
premier des biens. Mais plus je vis et plus je me persuade qu'un
gouvernement fort peut seul l'assurer aux citoyens. J'ai exercé
pendant quarante ans les plus hautes charges de l'État et ma longue
expérience m'a enseigné que le peuple est opprimé quand le pouvoir est
faible. Aussi ceux qui, comme la plupart des rhéteurs, s'efforcent
d'affaiblir le gouvernement, commettent-ils un crime détestable. Si la
volonté d'un seul s'exerce parfois d'une façon funeste, le
consentement populaire rend toute résolution impossible. Avant que la
majesté de la paix romaine couvrît le monde, les peuples ne furent
heureux que sous d'intelligents despotes.


HERMODORE

Pour moi, Lucius, je pense qu'il n'y a point de bonne forme de
gouvernement et qu'on n'en saurait découvrir, puisque les Grecs
ingénieux, qui conçurent tant de formes heureuses, ont cherché
celle-là sans pouvoir la trouver. A cet égard, tout espoir nous est
désormais interdit. On reconnaît à des signes certains que le monde
est près de s'abîmer dans l'ignorance et dans la barbarie. Il nous
était donné, Lucius, d'assister à l'agonie terrible de la
civilisation. De toutes les satisfactions que procuraient
l'intelligence, la science et la vertu, il ne nous reste plus que la
joie cruelle de nous regarder mourir.


COTTA

Il est certain que la faim du peuple et l'audace des barbares sont des
fléaux redoutables. Mais avec une bonne flotte, une bonne armée et de
bonnes finances...


HERMODORE

Que sert de se flatter? L'empire expirant offre aux barbares une proie
facile. Les cités qu'édifièrent le génie hellénique et la patience
latine seront bientôt saccagées par des sauvages ivres. Il n'y aura
plus sur la terre ni art ni philosophie. Les images des dieux seront
renversées dans les temples et dans les âmes. Ce sera la nuit de
l'esprit et la mort du monde. Comment croire en effet que les Sarmates
se livreront jamais aux travaux de l'intelligence, que les Germains
cultiveront la musique et la philosophie, que les Quades et les
Marcomans adoreront les dieux immortels? Non! Tout penche et s'abîme.
Cette vieille Égypte qui a été le berceau du monde en sera l'hypogée;
Sérapis, dieu de la mort, recevra les suprêmes adorations des mortels
et j'aurai été le dernier prêtre du dernier dieu.

A ce moment une figure étrange souleva la tapisserie, et les convives
virent devant eux un petit homme bossu dont le crâne chauve s'élevait
en pointe. Il était vêtu, à la mode asiatique, d'une tunique d'azur et
portait autour des jambes, comme les barbares, des braies rouges,
semées d'étoiles d'or. En le voyant, Paphnuce reconnut Marcus l'Arien,
et craignant de voir tomber la foudre, il porta ses mains au-dessus de
sa tête et pâlit d'épouvanté. Ce que n'avaient pu, dans ce banquet des
démons, ni les blasphèmes des païens, ni les erreurs horribles des
philosophes, le seule présence de l'hérétique étonna son courage. Il
voulut fuir, mais son regard ayant rencontré celui de Thaïs, il se
sentit soudain rassuré. Il avait lu dans l'âme de la prédestinée et
compris que celle qui allait devenir une sainte le protégeait déjà. Il
saisit un pan de la robe qu'elle laissait traîner sur le lit, et pria
mentalement le Sauveur Jésus.

Un murmure flatteur avait accueilli la venue du personnage qu'on
nommait le Platon des chrétiens. Hermodore lui parla le premier:

--Très illustre Marcus, nous nous réjouissons tous de te voir parmi
nous et l'on peut dire que tu viens à propos. Nous ne connaissons de
la doctrine des chrétiens que ce qui en est publiquement enseigné. Or,
il est certain qu'un philosophe tel que toi ne peut penser ce que
pense le vulgaire et nous sommes curieux de savoir ton opinion sur les
principaux mystères de la religion que tu professes. Notre cher
Zénothémis qui, tu le sais, est avide de symboles, interrogeait tout à
l'heure l'illustre Paphnuce sur les livres des Juifs. Mais Paphnuce ne
lui a point fait de réponse et nous ne devons pas en être surpris,
puisque notre hôte est voué au silence et que le Dieu a scellé sa
langue dans le désert. Mais toi, Marcus, qui as porté la parole dans
les synodes des chrétiens et jusque dans les conseils du divin
Constantin, tu pourras, si tu veux, satisfaire notre curiosité en nous
révélant les vérités philosophiques qui sont enveloppées dans les
fables des chrétiens. La première de ces vérités n'est-elle pas
l'existence de ce Dieu unique, auquel, pour ma part, je crois
fermement?


MARCUS

Oui, vénérables frères, je crois en un seul Dieu, non engendré, seul
éternel, principe de toutes choses.


NICIAS

Nous savons, Marcus, que ton Dieu a créé le monde. Ce fut, certes, une
grande crise dans son existence. Il existait déjà depuis une éternité
avant d'avoir pu s'y résoudre. Mais, pour être juste, je reconnais que
sa situation était des plus embarrassantes. Il lui fallait demeurer
inactif pour rester parfait et il devait agir s'il voulait se prouver
à lui-même sa propre existence. Tu m'assures qu'il s'est décidé à
agir. Je veux te croire, bien que ce soit de la part d'un Dieu parfait
une impardonnable imprudence. Mais, dis-nous, Marcus, comment il s'y
est pris pour créer le monde.


MARCUS

Ceux qui, sans être chrétiens, possèdent, comme Hermodore et
Zénothémis, les principes de la connaissance, savent que Dieu n'a pas
créé le monde directement et sans intermédiaire. Il a donné naissance
à un fils unique, par qui toutes choses ont été faites.


HERMODORE

Tu dis vrai, Marcus; et ce fils est indifféremment adoré sous les noms
d'Hermès, de Mithra, d'Adonis, d'Apollon et de Jésus.


MARCUS

Je ne serais point chrétien si je lui donnais d'autres noms que ceux
de Jésus, de Christ et de Sauveur. Il est le vrai fils de Dieu. Mais
il n'est pas éternel, puisqu'il a eu un commencement; quant à penser
qu'il existait avant d'être engendré, c'est une absurdité qu'il faut
laisser aux mulets de Nicée et à l'âne rétif qui gouverna trop
longtemps l'Église d'Alexandrie sous le nom maudit d'Athanase.

A ces mots, Paphnuce, blême et le front baigné d'une sueur d'agonie,
fit le signe de la croix et persévéra dans son silence sublime.

Marcus poursuivit:

--Il est clair que l'inepte symbole de Nicée attente à la majesté du
Dieu unique, en l'obligeant à partager ses indivisibles attributs avec
sa propre émanation, le médiateur par qui toutes choses furent faites.
Renonce à railler le Dieu vrai des chrétiens, Nicias; sache, que, pas
plus que les lis des champs, il ne travaille ni ne file. L'ouvrier, ce
n'est pas lui, c'est son fils unique, c'est Jésus qui, ayant créé le
monde, vint ensuite réparer son ouvrage. Car la création ne pouvait
être parfaite et le mal s'y était mêlé nécessairement au bien.


NICIAS

Qu'est-ce que le bien et qu'est-ce que le mal?

Il y eut un moment de silence pendant lequel Hermodore, le bras étendu
sur la nappe, montra un petit âne, en métal de Corinthe, qui portait
deux paniers contenant, l'un des olives blanches, l'autre des olives
noires.

--Voyez ces olives, dit-il. Notre regard est agréablement flatté par
le contraste de leurs teintes, et nous sommes satisfaits que celles-ci
soient claires et celles-là sombres. Mais si elles étaient douées de
pensée et de connaissance, les blanches diraient: il est bien qu'une
olive soit blanche, il est mal qu'elle soit noire, et le peuple des
olives noires détesterait le peuple des olives blanches. Nous en
jugeons mieux, car nous sommes autant au-dessus d'elles que les dieux
sont au-dessus de nous. Pour l'homme qui ne voit qu'une partie des
choses, le mal est un mal; pour Dieu, qui comprend tout, le mal est un
bien. Sans doute la laideur est laide et non pas belle; mais si tout
était beau le tout ne serait pas beau. Il est donc bien qu'il y ait du
mal, ainsi que l'a démontré le second Platon, plus grand que le
premier.


EUCRITE

Parlons plus vertueusement. Le mal est un mal, non pour le monde dont
il ne détruit pas l'indestructible harmonie, mais pour le méchant qui
le fait et qui pouvait ne pas le faire.


COTTA

Par Jupiter! voilà un bon raisonnement!


EUCRITE

Le monde est la tragédie d'un excellent poète. Dieu qui la composa, a
désigné chacun de nous pour y jouer un rôle. S'il veut que tu sois
mendiant, prince ou boiteux, fais de ton mieux le personnage qui t'a
été assigné.


NICIAS

Assurément il sera bon que le boiteux de la tragédie boite comme
Héphaistos; il sera bon que l'insensé s'abandonne aux fureurs d'Ajax,
que la femme incestueuse renouvelle les crimes de Phèdre, que le
traître trahisse, que le fourbe mente, que le meurtrier tue, et quand
la pièce sera jouée, tous les acteurs, rois, justes, tyrans
sanguinaires, vierges pieuses, épouses impudiques, citoyens magnanimes
et lâches assassins recevront du poète une part égale de
félicitations.


EUCRITE

Tu dénatures ma pensée, Nicias, et changes une belle jeune fille en
gorgone hideuse. Je te plains d'ignorer la nature des dieux, la
justice et les lois éternelles.


ZÉNOTHÉMIS

Pour moi, mes amis, je crois à la réalité du bien et du mal. Mais je
suis persuadé qu'il n'est pas une seule action humaine, fût-ce le
baiser de Judas, qui ne porte en elle un germe de rédemption. Le mal
concourt au salut final des hommes, et en cela, il procède du bien et
participe des mérites attachés au bien. C'est ce que les chrétiens ont
admirablement exprimé par le mythe de cet homme au poil roux qui pour
trahir son maître lui donna le baiser de paix, et assura par un tel
acte le salut des hommes. Aussi rien n'est-il, à mon sens, plus
injuste et plus vain que la haine dont certains disciples de Paul le
tapissier poursuivent le plus malheureux des apôtres de Jésus, sans
songer que le baiser de l'Iscariote, annoncé par Jésus lui-même, était
nécessaire selon leur propre doctrine à la rédemption des hommes et
que, si Judas n'avait pas reçu la bourse de trente sicles, la sagesse
divine était démentie, la Providence déçue, ses desseins renversés et
le monde rendu au mal, à l'ignorance, à la mort.


MARCUS

La sagesse divine avait prévu que Judas, libre de ne pas donner le
baiser du traître, le donne rait pourtant. C'est ainsi qu'elle a
employé le crime de l'Iscariote comme une pierre dans l'édifice
merveilleux de la rédemption.


ZÉNOTHÉMIS

Je t'ai parlé tout à l'heure, Marcus, comme si je croyais que la
rédemption des hommes avait été accomplie par Jésus crucifié, parce
que je sais que telle est la croyance des chrétiens et que j'entrais
dans leur pensée pour mieux saisir le défaut de ceux qui croient à la
damnation éternelle de Judas. Mais en réalité Jésus n'est à mes yeux
que le précurseur de Basilide et de Valentin. Quant au mystère de la
rédemption, je vous dirai, chers amis, pour peu que vous soyez curieux
de l'entendre, comment il s'est véritablement accompli sur la terre.

Les convives firent un signe d'assentiment. Semblables aux vierges
athéniennes avec les corbeilles sacrées de Cérès, douze jeunes filles,
portant sur leur tête des paniers de grenades et de pommes, entrèrent
dans la salle d'un pas léger dont la cadence était marquée par une
flûte invisible. Elles posèrent les paniers sur la table, la flûte se
tut et Zénothémis parla de la sorte:

--Quand Eunoia, la pensée de Dieu, eut créé le monde, elle confia aux
anges le gouvernement de la terre. Mais ceux-ci ne gardèrent point la
sérénité qui convient aux maîtres. Voyant que les filles des hommes
étaient belles, ils les surprirent, le soir, au bord des citernes, et
ils s'unirent à elles. De ces hymens sortit une race violente qui
couvrit la terre d'injustice et de cruautés, et la poussière des
chemins but le sang innocent. A cette vue Eunoia fut prise d'une
tristesse infinie:

» --Voilà donc ce que j'ai fait! soupira-t-elle, en se penchant vers
le monde. Mes enfants sont plongés par ma faute dans la vie amère.
Leur souffrance est mon crime et je veux l'expier. Dieu même, qui ne
pense que par serait impuissant à leur rendre la pureté première. Ce
qui est fait est fait, et la création est à jamais manquée. Du moins,
je n'abandonnerai pas mes créatures. Si je ne puis les rendre
heureuses comme moi, je peux me rendre malheureuse comme elles.
Puisque j'ai commis la faute de leur donner des corps qui les
humilient, je prendrai moi-même un corps semblable aux leurs et j'irai
vivre parmi elles.

» Ayant ainsi parlé, Eunoia descendit sur la terre et s'incarna dans
le sein d'une tyndaride. Elle naquit petite et débile et reçut le nom
d'Hélène. Soumise aux travaux de la vie, elle grandit bientôt en grâce
et en beauté, et devint la plus désirée des femmes, comme elle l'avait
résolu, afin d'être éprouvée dans son corps mortel par les plus
illustres souillures. Proie inerte des hommes lascifs et violents,
elle se dévoua au rapt et à l'adultère en expiation de tous les
adultères, de toutes les violences, de toutes les iniquités, et causa
par sa beauté la ruine des peuples, pour que Dieu pût pardonner les
crimes de l'univers. Et jamais la pensée céleste, jamais Eunoia ne fut
si adorable qu'aux jours où, femme, elle se prostituait aux héros et
aux bergers. Les poètes devinaient sa divinité, quand ils la
peignaient si paisible, si superbe et si fatale, et lorsqu'ils lui
faisaient cette invocation: «Âme sereine comme le calme des mers!»

» C'est ainsi qu'Eunoia fut entraînée par la pitié dans le mal et dans
la souffrance. Elle mourut, et les Lacédémoniens montrent son tombeau,
car elle devait connaître la mort après la volupté et goûter tous les
fruits amers qu'elle avait semés. Mais, s'échappant de la chair
décomposée d'Hélène, elle s'incarna dans une autre forme de femme et
s'offrit de nouveau à tous les outrages. Ainsi, passant de corps en
corps, et traversant parmi nous les âges mauvais, elle prend sur elle
les péchés du monde. Son sacrifice ne sera point vain. Attachée à nous
par les liens de la chair, aimant et pleurant avec nous, elle opérera
sa rédemption et la nôtre, et nous ravira, suspendus à sa blanche
poitrine, dans la paix du ciel reconquis.


HERMODORE

Ce mythe ne m'était point inconnu. Il me souvient qu'on a conté qu'en
une de ses métamorphoses, cette divine Hélène vivait auprès du
magicien Simon, sous Tibère empereur. Je croyais toutefois que sa
déchéance était involontaire et que les anges l'avaient entraînée dans
leur chute.


ZÉNOTHÉMIS

Hermodore, il est vrai que des hommes mal initiés aux mystères ont
pensé que la triste Eunoia n'avait pas consenti sa propre déchéance.
Mais, s'il en était ainsi qu'ils prétendent, Eunoia ne serait pas la
courtisane expiatrice, l'hostie couverte de toutes les macules, le
pain imbibé du vin de nos hontes, l'offrande agréable, le sacrifice
méritoire, l'holocauste dont la fumée monte vers Dieu. S'ils n'étaient
point volontaires ses péchés n'auraient point de vertu.


CALLICRATE

Mais veux-tu que je t'apprenne, Zénothémis, dans quel pays, sous quel
nom, en quelle forme adorable vit aujourd'hui cette Hélène toujours
renaissante?


ZÉNOTHÉMIS

Il faut être très sage pour découvrir un tel secret. Et la sagesse,
Callicrate, n'est pas donnée aux poètes, qui vivent dans le monde
grossier des formes et s'amusent, comme les enfants, avec des sons et
de vaines images.


CALLICRATE

Crains d'offenser les dieux, impie Zénothémis; les poètes leur sont
chers. Les premières lois furent dictées en vers par les immortels
eux-mêmes, et les oracles des dieux sont des poèmes. Les hymnes ont
pour les oreilles célestes d'agréables sons. Qui ne sait que les
poètes sont des devins et que rien ne leur est caché? Étant poète
moi-même et ceint du laurier d'Apollon, je révélerai à tous la
dernière incarnation d'Eunoia. L'éternelle Hélène est près de vous:
elle nous regarde et nous la regardons. Voyez cette femme accoudée aux
coussins de son lit, si belle et toute songeuse, et dont les yeux ont
des larmes, les lèvres des baisers. C'est elle! Charmante comme aux
jours de Priam et de l'Asie en fleur, Eunoia se nomme aujourd'hui
Thaïs.


PHILINA

Que dis-tu, Callicrate? Notre chère Thaïs aurait connu Pâris, Mélénas
et les Achéens aux belles cnémides qui combattaient devant Ilion!
Était-il grand, Thaïs, le cheval de Troie?


ARISTOBULE

Qui parle d'un cheval?

--J'ai bu comme un Thrace! s'écria Chéréas. Et il roula sous la table.
Callicrate, élevant sa coupe:

--Je bois aux Muses héliconiennes, qui m'ont promis une mémoire que
n'obscurcira jamais l'aile sombre de la nuit fatale!

Le vieux Cotta dormait et sa tête chauve se balançait lentement sur
ses larges épaules.

Depuis quelque temps, Dorion s'agitait dans son manteau philosophique.
Il s'approcha en chancelant du lit de Thaïs:

--Thaïs, je t'aime, bien qu'il soit indigne de moi d'aimer une femme.


THAÏS

Pourquoi ne m'aimais-tu pas tout à l'heure?


DORION

Parce que j'étais à jeun.


THAÏS

Mais moi, mon pauvre ami, qui n'ai bu que de l'eau, souffre que je ne
t'aime pas.

Dorion n'en voulut pas entendre davantage et se glissa auprès de Drosé
qui l'appelait du regard pour l'enlever à son amie. Zénothémis prenant
la place quittée donna à Thaïs un baiser sur la bouche.


THAÏS

Je te croyais plus vertueux.


ZÉNOTHÉMIS

Je suis parfait, et les parfaits ne sont tenus à aucune loi.


THAÏS

Mais ne crains-tu pas de souiller ton âme dans les bras d'une femme?


ZÉNOTHÉMIS

Le corps peut céder au désir, sans que l'âme en soit occupée.


THAÏS

Va-t'en! Je veux qu'on m'aime de corps et d'âme. Tous ces philosophes
sont des boucs!

Les lampes s'éteignaient une à une. Un jour pâle, qui pénétrait par
les fentes des tentures, frappait les visages livides et les yeux
gonflés des convives. Aristobule, tombé les poings fermés à côté de
Chéréas, envoyait en songe ses palefreniers tourner la meule.
Zénothémis pressait dans ses bras Philina défaite. Dorion versait sur
la gorge nue de Drosé des gouttes de vin qui roulaient comme des rubis
de la blanche poitrine agitée par le rire et que le philosophe
poursuivait avec ses lèvres pour les boire sur la chair glissante.
Eucrite se leva; et posant le bras sur l'épaule de Nicias, il
l'entraîna au fond de la salle.

--Ami, lui dit-il en souriant, si tu penses encore, à quoi penses-tu?

--Je pense que les amours des femmes sont semblables aux jardins
d'Adonis.

--Que veux-tu dire?

--Ne sais-tu pas, Eucrite, que les femmes font chaque année de petits
jardins sur leur terrasse, en plantant pour l'amant de Vénus des
rameaux dans des vases d'argile? Ces rameaux verdoient peu de temps et
se fanent.

--Ami, n'ayons donc souci ni de ces amours ni de ces jardins. C'est
folie de s'attacher à ce qui passe.

--Si la beauté n'est qu'une ombre le désir n'est qu'un éclair. Quelle
folie y a-t-il à désirer la beauté? N'est-il pas raisonnable, au
contraire, que ce qui passe aille à ce qui ne dure pas et que l'éclair
dévore l'ombre glissante?

--Nicias, tu me sembles un enfant qui joue aux osselets. Crois-moi:
sois libre. C'est par là qu'on est homme.

--Comment peut-on être libre, Eucrite, quand on a un corps?

--Tu le verras tout à l'heure, mon fils. Tout à l'heure tu diras:
Eucrite était libre.

Le vieillard parlait adossé à une colonne de porphyre, le front
éclairé par les premiers rayons de l'aube. Hermodore et Marcus,
s'étant approchés, se tenaient devant lui à côté de Nicias, et tous
quatre, indifférents aux rires et aux cris des buveurs,
s'entretenaient des choses divines. Eucrite s'exprimait avec tant de
sagesse que Marcus lui dit:

--Tu es digne de connaître le vrai Dieu.

Eucrite répondit:

--Le vrai Dieu est dans le coeur du sage.

Puis ils parlèrent de la mort.

--Je veux, dit Eucrite, qu'elle me trouve occupé à me corriger
moi-même et attentif à tous mes devoirs. Devant elle, je lèverai au
ciel mes mains pures et je dirai aux dieux:

«Vos images, dieux, que vous avez posées dans le temple de mon âme, je
ne les ai point souillées; j'y ai suspendu mes pensées ainsi que des
guirlandes, des bandelettes et des couronnes. J'ai vécu en conformité
avec votre providence. J'ai assez vécu.»

En parlant ainsi, il levait les bras au ciel et son visage
resplendissait de lumière.

Il resta pensif un instant. Puis il reprit avec une allégresse
profonde:

--Détache-toi de la vie, Eucrite, comme l'olive mûre qui tombe, en
rendant grâce à l'arbre qui l'a portée et en bénissant la terre sa
nourrice!

A ces mots, tirant d'un pli de sa robe un poignard nu, il le plongea
dans sa poitrine.

Quand ceux qui l'écoutaient saisirent ensemble son bras, la pointe du
fer avait pénétré dans le coeur du sage; Eucrite était entré dans le
repos. Hermodore et Nicias portèrent le corps pâle et sanglant sur un
des lits du festin, au milieu des cris aigus des femmes, des
grognements des convives dérangés dans leur assoupissement et des
souffles de volupté étouffés dans l'ombre des tapis. Le vieux Cotta,
réveillé de son léger sommeil de soldat, était déjà auprès du cadavre,
examinant la plaie et criant:

--Qu'on appelle mon médecin Aristée!

Nicias secoua la tête:

--Eucrite n'est plus, dit-il. Il a voulu mourir comme d'autres veulent
aimer. Il a, comme nous tous, obéi à l'ineffable désir. Et le voilà
maintenant semblable aux dieux qui ne désirent rien.

Cotta se frappait le front:

--Mourir? vouloir mourir quand on peut encore servir l'État, quelle
aberration!

Cependant Paphnuce et Thaïs étaient restés immobiles, muets, côte à
côte, l'âme débordant de dégoût, d'horreur et d'espérance.

Tout à coup le moine saisit par la main la comédienne; enjamba avec
elle les ivrognes abattus près des êtres accouplés et, les pieds dans
le vin et le sang répandus, il l'entraîna dehors.

Le jour se levait rose sur la ville. Les longues colonnades
s'étendaient des deux côtés de la voie solitaire, dominées au loin par
le faîte étincelant du tombeau d'Alexandre. Sur les dalles de la
chaussée, traînaient ça et là des couronnes effeuillées et des torches
éteintes. On sentait dans l'air les souffles frais de la mer. Paphnuce
arracha avec dégoût sa robe somptueuse et en foula les lambeaux sous
ses pieds.

--Tu les a entendus, ma Thaïs! s'écria-t-il Ils ont craché toutes les
folies et toutes les abominations. Ils ont traîné le divin Créateur de
toutes choses aux gémonies des démons de l'enfer, nié impudemment le
bien et le mal, blasphémé Jésus et vanté Judas. Et le plus infâme de
tous, le chacal des ténèbres, la bête puante, l'arien plein de
corruption et de mort, a ouvert la bouche comme un sépulcre. Ma Thaïs,
tu les as vues ramper vers toi, ces limaces immondes et te souiller de
leur sueur gluante; tu les as vues, ces brutes endormies sous les
talons des esclaves; tu les as vues, ces bêtes accouplées sur les
tapis souillés de leurs vomissements; tu l'as vu, ce vieillard
insensé, répandre un sang plus vil que le vin répandu dans la
débauche, et se jeter au sortir de l'orgie à la face du Christ
inattendu! Louanges à Dieu! Tu as regardé l'erreur et tu as connu
qu'elle était hideuse. Thaïs, Thaïs, Thaïs, rappelle-toi les folies de
ces philosophes, et dis si tu veux délirer avec eux. Rappelle-toi les
regards, les gestes, les rires de leurs dignes compagnes, ces deux
guenons lascives et malicieuses, et dis si tu veux rester semblable à
elles!

Thaïs, le coeur soulevé des dégoûts de cette nuit, et ressentant
l'indifférence et la brutalité des hommes, la méchanceté des femmes,
le poids des heures, soupirait:

--Je suis fatiguée à mourir, ô mon père! Où trouver le repos? Je me
sens le front brûlant, la tête vide et les bras si las que je n'aurais
pas la force de saisir le bonheur, si l'on venait le tendre à portée
de ma main...

Paphnuce la regardait avec bonté:

--Courage, ô ma soeur: l'heure du repos se lève pour toi, blanche et
pure comme ces vapeurs que tu vois monter des jardins et des eaux.

Ils approchaient de la maison de Thaïs et voyaient déjà, au-dessus du
mur, les têtes des platanes et des térébinthes, qui entouraient la
grotte des Nymphes, frissonner dans la rosée au souffle du matin. Une
place publique était devant eux, déserte, entourée de stèles et de
statues votives, et portant à ses extrémités des bancs de marbre en
hémicycle, et que soutenaient des chimères. Thaïs se laissa tomber sur
un de ces bancs. Puis, élevant vers le moine un regard anxieux, elle
demanda:

--Que faut-il faire?

--Il faut, répondit le moine, suivre Celui qui est venu te chercher.
Il te détache du siècle comme le vendangeur cueille la grappe qui
pourrirait sur l'arbre et la porte au pressoir pour la changer en vin
parfumé. Écoute: il est, à douze heures d'Alexandrie, vers l'Occident,
non loin de la mer, un monastère de femmes dont la règle,
chef-d'oeuvre de sagesse, mériterait d'être mise en vers lyriques et
chantée aux sons du théorbe et des tambourins. On peut dire justement
que les femmes qui y sont soumises, posant les pieds à terre, ont le
front dans le ciel. Elles mènent en ce monde la vie des anges. Elle
veulent être pauvres afin que Jésus les aime, modestes afin qu'il les
regarde, chastes afin qu'il les épouse. Il les visite chaque jour en
habit de jardinier, les pieds nus, ses belles mains ouvertes, et tel
enfin qu'il se montra à Marie sur la voie du Tombeau. Or, je te
conduirai aujourd'hui même dans ce monastère, ma Thaïs, et bientôt
unie à ces saintes filles, tu partageras leurs célestes entretiens.
Elles t'attendent comme une soeur. Au seuil du couvent, leur mère, la
pieuse Albine, te donnera le baiser de paix et dira: «Ma fille, sois
la bienvenue!»

La courtisane poussa un cri d'admiration:

--Albine! une fille des Césars! La petite nièce de l'empereur Carus!

--Elle-même! Albine qui, née dans la pourpre, revêtit la bure et,
fille des maîtres du monde, s'éleva au rang de servante de
Jésus-Christ. Elle sera ta mère.

Thaïs se leva et dit:

--Mène-moi donc à la maison d'Albine.

Et Paphnuce, achevant sa victoire:

--Certes je t'y conduirai et là, je t'enfermerai dans une cellule où
tu pleureras tes péchés. Car il ne convient pas que tu te mêles aux
filles d'Albine avant d'être lavée de toutes tes souillures. Je
scellerai ta porte, et, bienheureuse prisonnière, tu attendras dans
les larmes que Jésus lui-même vienne, en signe de pardon, rompre le
sceau que j'aurai mis. N'en doute pas, il viendra, Thaïs; et quel
tressaillement agitera la chair de ton âme quand tu sentiras des
doigts de lumière se poser sur tes yeux pour en essuyer les pleurs!

Thaïs dit pour la seconde fois:

--Mène-moi, mon père, à la maison d'Albine.

Le coeur inondé de joie, Paphnuce promena ses regards autour de lui et
goûta presque sans crainte le plaisir de contempler les choses créées;
ses yeux buvaient délicieusement la lumière de Dieu, et des souffles
inconnus passaient sur son front. Tout à coup, reconnaissant, à l'un
des angles de la place publique, la petite porte par laquelle on
entrait dans la maison de Thaïs, et songeant que les beaux arbres dont
il admirait les cimes ombrageaient les jardins de la courtisane, il
vit en pensée les impuretés qui y avaient souillé l'air, aujourd'hui
si léger et si pur, et son âme en fut soudain si désolée qu'une rosée
amère jaillit de ses yeux.

--Thaïs, dit-il, nous allons fuir sans tourner la tête. Mais nous ne
laisserons pas derrière nous les instruments, les témoins, les
complices de tes crimes passés, ces tentures épaisses, ces lits, ces
tapis, ces urnes de parfums, ces lampes qui crieraient ton infamie?
Veux-tu qu'animés par des démons, emportés par l'esprit maudit qui est
en eux, ces meubles criminels courent après toi jusque dans le désert?
Il n'est que trop vrai qu'on voit des tables de scandale, des sièges
infâmes servir d'organes aux diables, agir, parler, frapper le sol et
traverser les airs. Périsse tout ce qui vit ta honte! Hâte-toi, Thaïs!
et, tandis que la ville est encore endormie, ordonne à tes esclaves de
dresser au milieu de cette place un bûcher sur lequel nous brûlerons
tout ce que ta demeure contient de richesses abominables.

Thaïs y consentit.

--Fais ce que tu veux, mon père, dit-elle. Je sais que les objets
inanimés servent parfois de séjour aux esprits. La nuit, certains
meubles parlent, soit en frappant des coups à intervalles réguliers,
soit en jetant des petites lueurs semblables à des signaux. Mais cela
n'est rien encore. N'as-tu pas remarqué, mon père, en entrant dans la
grotte des Nymphes, à droite, une statue de femme nue et prête à se
baigner? Un jour, j'ai vu de mes yeux cette statue tourner la tête
comme une personne vivante et reprendre aussitôt son attitude
ordinaire. J'en ai été glacée d'épouvante. Nicias, à qui j'ai conté ce
prodige, s'est moqué de moi; pourtant il y a quelque magie en cette
statue, car elle inspira de violents désirs à un certain Dalmate que
ma beauté laissait insensible. Il est certain que j'ai vécu parmi des
choses enchantées et que j'étais exposée aux plus grands périls, car
on a vu des hommes étouffés par l'embrassement d'une statue d'airain.
Pourtant, il est regrettable de détruire des ouvrages précieux faits
avec une rare industrie, et si l'on brûle mes tapis et mes tentures,
ce sera une grande perte. Il y en a dont la beauté des couleurs est
vraiment admirable et qui ont coûté très cher à ceux qui me les ont
donnés. Je possède également des coupes, des statues et des tableaux
dont le prix est grand. Je ne crois pas qu'il faille les faire périr.
Mais toi qui sais ce qui est nécessaire, fais ce que tu veux, mon
père.

En parlant ainsi, elle suivit le moine jusqu'à la petite porte où tant
de guirlandes et de couronnes avaient été suspendues et, l'ayant fait
ouvrir, elle dit au portier d'appeler tous les esclaves de la maison.
Quatre Indiens, gouverneurs des cuisines, parurent les premiers. Ils
avaient tous quatre la peau jaune et tous quatre étaient borgnes.
Ç'avait été pour Thaïs un grand travail et un grand amusement de
réunir ces quatre esclaves de même race et atteints de la même
infirmité. Quand ils servaient à table, ils excitaient la curiosité
des convives, et Thaïs les forçait à conter leur histoire. Ils
attendirent en silence. Leurs aides les suivaient. Puis vinrent les
valets d'écurie, les veneurs, les porteurs de litière et les courriers
aux jarrets de bronze, deux jardiniers velus comme des Priapes, six
nègres d'un aspect féroce, trois esclaves grecs, l'un grammairien,
l'autre poète et le troisième chanteur. Ils s'étaient tous rangés en
ordre sur la place publique, quand accoururent les négresses
curieuses, inquiètes, roulant de gros yeux ronds, la bouche fendue
jusqu'aux anneaux de leurs oreilles. Enfin, rajustant leurs voiles et
traînant languissamment leurs pieds, qu'entravaient de minces
chaînettes d'or, parurent, l'air maussade, six belles esclaves
blanches. Quand ils furent tous réunis, Thaïs leur dit en montrant
Paphnuce:

--Faites ce que cet homme va vous ordonner, car l'esprit de Dieu est
en lui et, si vous lui désobéissiez, vous tomberiez morts.

Elle croyait en effet, pour l'avoir entendu dire, que les saints du
désert avaient le pouvoir de plonger dans la terre entr'ouverte et
fumante les impies qu'ils frappaient de leur bâton.

Paphnuce renvoya les femmes et avec elles les esclaves grecs qui leur
ressemblaient et dit aux autres:

--Apportez du bois au milieu de la place, faites un grand feu et
jetez-y pêle-mêle tout ce que contient la maison et la grotte.

Surpris, ils demeuraient immobiles et consultaient leur maîtresse du
regard. Et comme elle restait inerte et silencieuse, ils se pressaient
les uns contre les autres, en tas, coude à coude, doutant si ce
n'était pas une plaisanterie.

--Obéissez, dit le moine.

Plusieurs étaient chrétiens. Comprenant l'ordre qui leur était donné,
ils allèrent chercher dans la maison du bois et des torches. Les
autres les imitèrent sans déplaisir, car, étant pauvres, ils
détestaient les richesses et avaient, d'instinct, le goût de la
destruction. Comme déjà ils élevaient le bûcher, Paphnuce dit à Thaïs:

--J'ai songé un instant à appeler le trésorier de quelque église
d'Alexandrie (si tant est qu'il en reste une seule digne encore du nom
d'église et non souillée par les bêtes ariennes), et à lui donner tes
biens, femme, pour les distribuer aux veuves et changer ainsi le gain
du crime en trésor de justice. Mais cette pensée ne venait pas de
Dieu, et je l'ai repoussée, et certes, ce serait trop grièvement
offenser les bien-aimées de Jésus-Christ que de leur offrir les
dépouilles de la luxure. Thaïs, tout ce que tu as touché doit être
dévoré par le feu jusqu'à l'âme. Grâces au ciel, ces tuniques, ces
voiles, qui virent des baisers plus innombrables que les rides de la
mer, ne sentiront plus que les lèvres et les langues des flammes.
Esclaves, hâtez-vous! Encore du bois! Encore des flambeaux et des
torches! Et toi, femme, rentre dans ta maison, dépouille tes infâmes
parures et va demander à la plus humble de tes esclaves, comme une
faveur insigne, la tunique qu'elle revêt pour nettoyer les planchers.

Thaïs obéit. Tandis que les Indiens agenouillés soufflaient sur les
tisons, les nègres jetaient dans le bûcher des coffres d'ivoire ou
d'ébène ou de cèdre qui, s'entr'ouvrant, laissaient couler des
couronnes, des guirlandes et des colliers. La fumée montait en colonne
sombre comme dans les holocaustes agréables de l'ancienne loi. Puis le
feu qui couvait, éclatant tout à coup, fit entendre un ronflement de
bête monstrueuse, et des flammes presque invisibles commencèrent à
dévorer leurs précieux aliments. Alors les serviteurs s'enhardirent à
l'ouvrage; ils traînaient allègrement les riches tapis, les voiles
brodés d'argent, les tentures fleuries. Ils bondissaient sous le poids
des tables, des fauteuils, des coussins épais, des lits aux chevilles
d'or. Trois robustes Éthiopiens accoururent tenant embrassées ces
statues colorées des Nymphes dont l'une avait été aimée comme une
mortelle; et l'on eût dit des grands singes ravisseurs de femmes. Et
quand, tombant des bras de ces monstres, les belles formes nues se
brisèrent sur les dalles, on entendit un gémissement.

A ce moment, Thaïs parut, ses cheveux dénoués coulant à longs flots,
nu-pieds et vêtue d'une tunique informe et grossière qui, pour avoir
seulement touché son corps, s'imprégnait d'une volupté divine.
Derrière elle, s'en venait un jardinier portant noyé, dans sa barbe
flottante, un Éros d'ivoire.

Elle fit signe à l'homme de s'arrêter et s'approchant de Paphnuce,
elle lui montra le petit dieu:

--Mon père, demanda-t-elle, faut-il aussi le jeter dans les flammes?
Il est d'un travail antique et merveilleux et il vaut cent fois son
poids d'or. Sa perte serait irréparable, car il n'y aura plus jamais
au monde un artiste capable de faire un si bel Éros. Considère aussi,
mon père, que ce petit enfant est l'Amour et qu'il ne faut pas le
traiter cruellement. Crois-moi: l'amour est une vertu et, si j'ai
péché, ce n'est pas par lui, mon père, c'est contre lui. Jamais je ne
regretterai ce qu'il m'a fait faire et je pleure seulement ce que j'ai
fait malgré sa défense. Il ne permet pas aux femmes de se donner à
ceux qui ne viennent point en son nom. C'est pour cela qu'on doit
l'honorer. Vois, Paphnuce, comme ce petit Éros est joli! Comme il se
cache avec grâce dans la barbe de ce jardinier! Un jour, Nicias, qui
m'aimait alors, me l'apporta en me disant: «Il te parlera de moi.»
Mais l'espiègle me parla d'un jeune homme que j'avais connu à Antioche
et ne me parla pas de Nicias. Assez de richesses ont péri sur ce
bûcher, mon père! Conserve cet Éros et place-le dans quelque
monastère. Ceux qui le verront tourneront leur coeur vers Dieu, car
l'Amour sait naturellement s'élever aux célestes pensées.

Le jardinier, croyant déjà le petit Éros sauvé, lui souriait comme à
un enfant, quand Paphnuce, arrachant le dieu des bras qui le tenaient,
le lança dans les flammes en s'écriant:

--Il suffit que Nicias l'ait touché pour qu'il répande tous les
poisons.

Puis, saisissant lui-même à pleines mains les robes étincelantes, les
manteaux de pourpre, les sandales d'or, les peignes, les strigiles,
les miroirs, les lampes, les théorbes et les lyres, il les jetait dans
ce brasier plus somptueux que le bûcher de Sardanapale, pendant que,
ivres de la joie de détruire, les esclaves dansaient en poussant des
hurlements sous une pluie de cendres et d'étincelles.

Un à un, les voisins, réveillés par le bruit, ouvraient leurs fenêtres
et cherchaient, en se frottant les yeux, d'où venait tant de fumée.
Puis ils descendaient à demi vêtus sur la place et s'approchaient du
bûcher:

--Qu'est cela? pensaient-ils.

Il y avait parmi eux des marchands auxquels Thaïs avait coutume
d'acheter des parfums ou des étoffes, et ceux-là, tout inquiets,
allongeant leur tête jaune et sèche, cherchaient à comprendre. Des
jeunes débauchés qui, revenant de souper, passaient par là, précédés
de leurs esclaves, s'arrêtaient, le front couronné de fleurs, la
tunique flottante, et poussaient de grands cris. Cette foule de
curieux, sans cesse accrue, sut bientôt que Thaïs, sous l'inspiration
de l'abbé d'Antinoé, brûlait ses richesses avant de se retirer dans un
monastère.

Les marchands songeaient:

--Thaïs quitte cette ville; nous ne lui vendrons plus rien; c'est une
chose affreuse à penser. Que deviendrons-nous sans elle? Ce moine lui
a fait perdre la raison. Il nous ruine. Pourquoi le laisse-t-on faire?
A quoi servent les lois? Il n'y a donc plus de magistrats à
Alexandrie? Cette Thaïs n'a souci ni de nous ni de nos femmes ni de
nos pauvres enfants. Sa conduite est un scandale public. Il faut la
contraindre à rester malgré elle dans cette ville.

Les jeunes gens songeaient de leur côté:

--Si Thaïs renonce aux jeux et à l'amour, c'en est fait de nos plus
chers amusements. Elle était la gloire délicieuse, le doux honneur du
théâtre. Elle faisait la joie de ceux mêmes qui ne la possédaient pas.
Les femmes qu'on aimait, on les aimait en elle; il ne se donnait pas
de baisers dont elle fût tout à fait absente, car elle était la
volupté des voluptés, et la seule pensée qu'elle respirait parmi nous
nous excitait au plaisir.

Ainsi pensaient les jeunes hommes, et l'un d'eux, nommé Cérons, qui
l'avait tenue dans ses bras, criait au rapt et blasphémait le dieu
Christ. Dans tous les groupes, la conduite de Thaïs était sévèrement
jugée:

--C'est une fuite honteuse!

--Un lâche abandon!

--Elle nous retire le pain de la bouche.

--Elle emporte la dot de nos filles.

--Il faudra bien au moins qu'elle paie les couronnes que je lui ai
vendues.

--Et les soixante robes qu'elle m'a commandées.

--Elle doit à tout le monde.

--Qui représentera après elle Iphigénie, Électre et Polyxène? Le beau
Polybe lui-même n'y réussira pas comme elle.

--Il sera triste de vivre quand sa porte sera close.

--Elle était la claire étoile, la douce lune du ciel alexandrin.

Les mendiants les plus célèbres de la ville, aveugles, culs-de-jatte
et paralytiques, étaient maintenant rassemblés sur la place; et, se
traînant dans l'ombre des riches, ils gémissaient:

--Comment vivrons-nous quand Thaïs ne sera plus là pour nous nourrir?
Les miettes de sa table rassasiaient tous les jours deux cents
malheureux, et ses amants, qui la quittaient satisfaits, nous jetaient
en passant des poignées de pièces d'argent.

Des voleurs, répandus dans la foule, poussaient des clameurs
assourdissantes et bousculaient leurs voisins afin d'augmenter le
désordre et d'en profiter pour dérober quelque objet précieux.

Seul, le vieux Taddée qui vendait la laine de Milet et le lin de
Tarente, et à qui Thaïs devait une grosse somme d'argent, restait
calme et silencieux au milieu du tumulte. L'oreille tendue et le
regard oblique, il caressait sa barbe de bouc, et semblait pensif.
Enfin, s'étant approché du jeune Cérons, il le tira par la manche et
lui dit tout bas:

--Toi, le préféré de Thaïs, beau seigneur, montre-toi et ne souffre
pas qu'un moine te l'enlève.

--Par Pollux et sa soeur, il ne le fera pas! s'écria Cérons. Je vais
parler à Thaïs et sans me flatter, je pense qu'elle m'écoutera un peu
mieux que ce Lapithe barbouillé de suie. Place! Place, canaille!

Et, frappant du poing les hommes, renversant les vieilles femmes,
foulant aux pieds les petits enfants, il parvint jusqu'à Thaïs et la
tirant à part:

--Belle fille, lui dit-il, regarde-moi, souviens-toi, et dis si
vraiment tu renonces à l'amour.

Mais Paphnuce se jetant entre Thaïs et Cérons:

--Impie, s'écria-t-il, crains de mourir si tu touches à celle-ci: elle
est sacrée, elle est la part de Dieu.

--Va-t'en, cynocéphale! répliqua le jeune homme furieux; laisse-moi
parler à mon amie, sinon je traînerai par la barbe ta carcasse obscène
jusque dans ce feu où je te grillerai comme une andouille.

Et il étendit la main sur Thaïs. Mais repoussé par le moine avec une
raideur inattendue, il chancela et alla tomber à quatre pas en
arrière, au pied du bûcher dans les tisons écroulés.

Cependant le vieux Taddée allait de l'un à l'autre, tirant l'oreille
aux esclaves et baisant la main aux maîtres, excitant chacun contre
Paphnuce, et déjà il avait formé une petite troupe qui marchait
résolument sur le moine ravisseur. Cérons se releva, le visage noirci,
les cheveux brûlés, suffoqué de fumée et de rage. Il blasphéma les
dieux et se jeta parmi les assaillants, derrière lesquels les
mendiants rampaient en agitant leurs béquilles. Paphnuce fut bientôt
enfermé dans un cercle de poings tendus, de bâtons levés et de cris de
mort.

--Au gibet! le moine, au gibet!

--Non, jetez-le dans le feu. Grillez-le tout vif!

Ayant saisi sa belle proie, Paphnuce la serrait sur son coeur.

--Impies, criait-il d'une voix tonnante, n'essayez pas d'arracher la
colombe à l'aigle du Seigneur. Mais plutôt imitez cette femme et,
comme elle, changez votre fange en or. Renoncez, sur son exemple, aux
faux biens que vous croyez posséder et qui vous possèdent. Hâtez-vous:
les jours sont proches et la patience divine commence à se lasser.
Repentez-vous, confessez votre honte, pleurez et priez. Marchez sur
les pas de Thaïs. Détestez vos crimes qui sont aussi grands que les
siens. Qui de vous, pauvres ou riches, marchands, soldats, esclaves,
illustres citoyens, oserait se dire, devant Dieu, meilleur qu'une
prostituée? Vous n'êtes tous que de vivantes immondices et c'est par
un miracle de la bonté céleste que vous ne vous répandez pas soudain
en ruisseaux de boue.

Tandis qu'il parlait, des flammes jaillissaient de ses prunelles; il
semblait que des charbons ardents sortissent de ses lèvres, et ceux
qui l'entouraient l'écoutaient malgré eux.

Mais le vieux Taddée ne restait point oisif. Il ramassait des pierres
et des écailles d'huîtres, qu'il cachait dans un pan de sa tunique et,
n'osant les jeter lui-même, il les glissait dans la main des
mendiants. Bientôt les cailloux volèrent et une coquille, adroitement
lancée, fendit le front de Paphnuce. Le sang, qui coulait sur cette
sombre face de martyr, dégouttait, pour un nouveau baptême, sur la
tête de la pénitente, et Thaïs, oppressée par l'étreinte du moine, sa
chair délicate froissée contre le rude cilice, sentait courir en elle
les frissons de l'horreur et de la volupté.

A ce moment, un homme élégamment vêtu, le front couronné d'ache,
s'ouvrant un chemin au milieu des furieux, s'écria:

--Arrêtez! arrêtez! Ce moine est mon frère!

C'était Nicias qui, venant de fermer les yeux au philosophe Eucrite,
et qui, passant sur cette place pour regagner sa maison, avait vu sans
trop de surprise (car il ne s'étonnait de rien) le bûcher fumant,
Thaïs vêtue de bure et Paphnuce lapidé.

Il répétait:

--Arrêtez, vous dis-je; épargnez mon vieux condisciple; respectez la
chère tête de Paphnuce.

Mais, habitué aux subtils entretiens des sages, il n'avait point
l'impérieuse énergie qui soumet les esprits populaires. On ne l'écouta
point. Une grêle de cailloux et d'écailles tombait sur le moine qui,
couvrant Thaïs de son corps, louait le Seigneur dont la bonté lui
changeait les blessures en caresses. Désespérant de se faire entendre
et trop assuré de ne pouvoir sauver son ami, soit par la force, soit
par la persuasion, Nicias se résignait déjà à laisser faire aux dieux,
en qui il avait peu de confiance, quand il lui vint en tête d'user
d'un stratagème que son mépris des hommes lui avait tout à coup
suggéré. Il détacha de sa ceinture sa bourse qui se trouvait gonflée
d'or et d'argent, étant celle d'un homme voluptueux et charitable;
puis il courut à tous ceux qui jetaient des pierres et fit sonner les
pièces à leurs oreilles. Ils n'y prirent point garde d'abord, tant
leur fureur était vive; mais peu à peu leurs regards se tournèrent
vers l'or qui tintait et bientôt leurs bras amollis ne menacèrent plus
leur victime. Voyant qu'il avait attiré leurs yeux et leurs âmes,
Nicias ouvrit la bourse et se mit à jeter dans la foule quelques
pièces d'or et d'argent. Les plus avides se baissèrent pour les
ramasser. Le philosophe, heureux de ce premier succès, lança
adroitement çà et là les deniers et les drachmes. Au son des pièces de
métal qui rebondissaient sur le pavé, la troupe des persécuteurs se
rua à terre. Mendiants, esclaves et marchands se vautraient à l'envi,
tandis que, groupés autour de Cérons, les patriciens regardaient ce
spectacle en éclatant de rire. Cérons lui-même y perdit sa colère. Ses
amis encourageaient les rivaux prosternés, choisissaient des champions
et faisaient des paris, et, quand naissaient des disputes, ils
excitaient ces misérables comme on fait des chiens qui se battent. Un
cul-de-jatte ayant réussi à saisir un drachme, des acclamations
s'élevèrent jusqu'aux nues. Les jeunes hommes se mirent eux-mêmes à
jeter des pièces de monnaie, et l'on ne vit plus sur toute la place
qu'une infinité de dos qui, sous une pluie d'airain, s'entre-choquaient
comme les lames d'une mer démontée. Paphnuce était oublié.

Nicias courut à lui, le couvrit de son manteau et l'entraîna avec
Thaïs dans des ruelles où ils ne furent pas poursuivis. Ils coururent
quelque temps en silence, puis, se jugeant hors d'atteinte, ils
ralentirent le pas et Nicias dit d'un ton de raillerie un peu triste:

--C'est donc fait! Pluton ravit Proserpine, et Thaïs veut suivre loin
de nous mon farouche ami.

--Il est vrai, Nicias, répondit Thaïs, je suis fatiguée de vivre avec
des hommes comme toi, souriants, parfumés, bienveillants, égoïstes. Je
suis lasse de tout ce que je connais, et je vais chercher l'inconnu.
J'ai éprouvé que la joie n'était pas la joie et voici que cet homme
m'enseigne qu'en la douleur est la véritable joie. Je le crois, car il
possède la vérité.

--Et moi, âme amie, reprit Nicias, en souriant, je possède les
vérités. Il n'en a qu'une; je les ai toutes. Je suis plus riche que
lui, et n'en suis, à vrai dire, ni plus fier ni plus heureux.

Et voyant que le moine lui jetait des regards flamboyants:

--Cher Paphnuce, ne crois pas que je te trouve extrêmement ridicule,
ni même tout à fait déraisonnable. Et si je compare ma vie à la
tienne, je ne saurais dire laquelle est préférable en soi. Je vais
tout à l'heure prendre le bain que Crobyle et Myrtale m'auront
préparé, je mangerai l'aile d'un faisan du Phase, puis je lirai, pour
la centième fois, quelque fable milésienne ou quelque traité de
Métrodore. Toi, tu regagneras ta cellule où, t'agenouillant comme un
chameau docile, tu rumineras je ne sais quelles formules d'incantation
depuis longtemps mâchées et remâchées, et le soir, tu avaleras des
raves sans huile. Eh bien! très cher, en accomplissant ces actes,
dissemblables quant aux apparences, nous obéirons tous deux au même
sentiment, seul mobile de toutes les actions humaines; nous
rechercherons tous deux notre volupté et nous nous proposerons une fin
commune: le bonheur, l'impossible bonheur! J'aurais donc mauvaise
grâce à te donner tort, chère tête, si je me donne raison.

» Et toi, ma Thaïs, va et réjouis-toi, sois plus heureuse encore, s'il
est possible, dans l'abstinence et dans l'austérité que tu ne l'as été
dans la richesse et dans le plaisir. A tout prendre, je te proclame
digne d'envie. Car si dans toute notre existence, obéissant à notre
nature, nous n'avons, Paphnuce et moi, poursuivi qu'une seule espèce
de satisfaction, tu auras goûté dans la vie, chère Thaïs, des voluptés
contraires qu'il est rarement donné à la même personne de connaître.
En vérité, je voudrais être pour une heure un saint de l'espèce de
notre cher Paphnuce. Mais cela ne m'est point permis. Adieu donc,
Thaïs! Va où te conduisent les puissances secrètes de ta nature et de
ta destinée. Va, et emporte au loin les voeux de Nicias. J'en sais
l'inanité; mais puis-je te donner mieux que des regrets stériles et de
vains souhaits pour prix des illusions délicieuses qui m'enveloppaient
jadis dans tes bras et dont il me reste l'ombre? Adieu, ma
bienfaitrice! adieu, bonté qui s'ignore, vertu mystérieuse, volupté
des hommes! adieu, la plus adorable des images que la nature ait
jamais jetées, pour une fin inconnue, sur la face de ce monde
décevant.

Tandis qu'il parlait, une sombre colère couvait dans le coeur du
moine; elle éclata en imprécations.

--Va-t'en, maudit! Je te méprise et te hais! Va-t'en, fils de l'enfer,
mille fois plus méchant que ces pauvres égarés qui, tout à l'heure, me
jetaient des pierres avec des injures. Ils ne savaient pas ce qu'ils
faisaient et la grâce de Dieu, que j'implore pour eux, peut un jour
descendre dans leurs coeurs. Mais toi, détestable Nicias, tu n'es que
venin perfide et poison acerbe. Le souffle de ta bouche exhale le
désespoir et la mort. Un seul de tes sourires contient plus de
blasphèmes qu'il n'en sort en tout un siècle des lèvres fumantes de
Satan. Arrière, réprouvé!

Nicias le regardait avec tendresse.

--Adieu, mon frère, lui dit-il, et puisses-tu conserver jusqu'à
l'évanouissement final les trésors de ta foi, de ta haine et de ton
amour! Adieu! Thaïs: en vain tu m'oublieras, puisque je garde ton
souvenir.

Et, les quittant, il s'en alla pensif par les rues tortueuses qui
avoisinent la grande nécropole d'Alexandrie et qu'habitent les potiers
funèbres. Leurs boutiques étaient pleines de ces figurines d'argile,
peintes de couleurs claires, qui représentent des dieux et des
déesses, des mimes, des femmes, de petits génies ailés, et qu'on a
coutume d'ensevelir avec les morts. Il songea que peut-être
quelques-uns de ces légers simulacres, qu'il voyait là de ses yeux,
seraient les compagnons de son sommeil éternel; et il lui sembla qu'un
petit Éros, sa tunique retroussée, riait d'un rire moqueur. L'idée de
ses funérailles, qu'il voyait par avance, lui était pénible. Pour
remédier à sa tristesse, il essaya de la philosophie et construisit un
raisonnement:

--Certes, se dit-il, le temps n'a point de réalité. C'est une pure
illusion de notre esprit. Or, comment, s'il n'existe pas, pourrait-il
m'apporter ma mort?... Est-ce à dire que je vivrai éternellement? Non,
mais j'en conclus que ma mort est, et fut toujours autant qu'elle sera
jamais. Je ne la sens pas encore, pourtant elle est, et je ne dois pas
la craindre, car ce serait folie de redouter la venue de ce qui est
arrivé. Elle existe comme la dernière page d'un livre que je lis et
que je n'ai pas fini.

Ce raisonnement l'occupa sans l'égayer tout le long de sa route; il
avait l'âme noire quand, arrivé au seuil de sa maison, il entendit les
rires clairs de Crobyle et de Myrtale, qui jouaient à la paume en
l'attendant.

Paphnuce et Thaïs sortirent de la ville par la porte de la Lune et
suivirent le rivage de la mer.

--Femme, disait le moine, toute cette grande mer bleue ne pourrait
laver tes souillures.

Il lui parlait avec colère et mépris:

--Plus immonde que les lices et les laies, tu as prostitué aux païens
et aux infidèles un corps que l'Éternel avait formé pour s'en faire un
tabernacle, et tes impuretés sont telles que, maintenant que tu sais
la vérité, tu ne peux plus unir tes lèvres ou joindre les mains sans
que le dégoût de toi-même ne te soulève le coeur.

Elle le suivait docilement, par d'âpres chemins, sous l'ardent soleil.
La fatigue rompait ses genoux et la soif enflammait son haleine. Mais,
loin d'éprouver cette fausse pitié qui amollit les coeurs profanes,
Paphnuce se réjouissait des souffrances expiatrices de cette chair qui
avait péché. Dans le transport d'un saint zèle, il aurait voulu
déchirer de verges ce corps qui gardait sa beauté comme un témoignage
éclatant de son infamie. Ses méditations entretenaient sa pieuse
fureur et, se rappelant que Thaïs avait reçu Nicias dans son lit, il
en forma une idée si abominable que tout son sang reflua vers son
coeur et que sa poitrine fut près de se rompre. Ses anathèmes,
étouffés dans sa gorge, firent place à des grincements de dents. Il
bondit, se dressa devant elle, pâle, terrible, plein de Dieu, la
regarda jusqu'à l'âme, et lui cracha au visage.

Tranquille, elle s'essuya la face sans cesser de marcher. Maintenant
il la suivait, attachant sur elle sa vue comme sur un abîme. Il
allait, saintement irrité. Il méditait de venger le Christ afin que le
Christ ne se vengeât pas, quand il vit une goutte de sang qui du pied
de Thaïs coula sur le sable. Alors, il sentit la fraîcheur d'un
souffle inconnu entrer dans son coeur ouvert, des sanglots lui
montèrent abondamment aux lèvres, il pleura, il courut se prosterner
devant elle, il l'appela sa soeur, il baisa ces pieds qui saignaient.
Il murmura cent fois:

--Ma soeur, ma soeur, ma mère, ô très sainte!

Il pria:

--Anges du ciel, recueillez précieusement cette goutte de sang et
portez-la devant le trône du Seigneur. Et qu'une anémone miraculeuse
fleurisse sur le sable arrosé par le sang de Thaïs, afin que tous ceux
qui verront cette fleur recouvrent la pureté du coeur et des sens! O
sainte, sainte, très sainte Thaïs!

Comme il priait et prophétisait ainsi, un jeune garçon vint à passer
sur un âne. Paphnuce lui ordonna de descendre, fit asseoir Thaïs sur
l'âne, prit la bride et suivit le chemin commencé. Vers le soir, ayant
rencontré un canal ombragé de beaux arbres, il attacha l'âne au tronc
d'un dattier et, s'asseyant sur une pierre moussue, il rompit avec
Thaïs un pain qu'ils mangèrent assaisonné de sel et d'hysope. Ils
buvaient l'eau fraîche dans le creux de leur main et s'entretenaient
de choses éternelles. Elle disait:

--Je n'ai jamais bu d'une eau si pure ni respiré un air si léger, et
je sens que Dieu flotte dans les souffles qui passent.

Paphnuce répondait:

--Vois, c'est le soir, ô ma soeur. Les ombres bleues de la nuit
couvrent les collines. Mais bientôt tu verras briller dans l'aurore
les tabernacles de vie; bientôt tu verras s'allumer les roses de
l'éternel matin.

Ils marchèrent toute la nuit, et tandis que le croissant de la lune
effleurait la cime argentée des flots, ils chantaient des psaumes et
des cantiques. Quand le soleil se leva, le désert s'étendait devant
eux comme une immense peau de lion sur la terre libyque. A la lisière
du sable, des cellules blanches s'élevaient près des palmiers dans
l'aurore.

--Mon père, demanda Thaïs, sont-ce là les tabernacles de vie?

--Tu l'as dit, ma fille et ma soeur. C'est la maison du salut où je
t'enfermerai de mes mains.

Bientôt ils découvrirent de toutes parts des femmes qui s'empressaient
près des demeures ascétiques comme des abeilles autour des ruches. Il
y en avait qui cuisaient le pain ou qui apprêtaient les légumes;
plusieurs filaient la laine, et la lumière du ciel descendait sur
elles ainsi qu'un sourire de Dieu. D'autres méditaient à l'ombre des
tamaris; leurs mains blanches pendaient à leur côté, car, étant
pleines d'amour, elles avaient choisi la part de Madeleine, et elles
n'accomplissaient pas d'autres oeuvres que la prière, la contemplation
et l'extase. C'est pourquoi on les nommait les Maries et elles étaient
vêtues de blanc. Et celles qui travaillaient de leurs mains étaient
appelées les Marthes et portaient des robes bleues. Toutes étaient
voilées, mais les plus jeunes laissaient glisser sur leur front des
boucles de cheveux; et il faut croire que c'était malgré elles, car la
règle ne le permettait pas. Une dame très vieille, grande, blanche,
allait de cellule en cellule, appuyée sur un sceptre de bois dur.
Paphnuce s'approcha d'elle avec respect, lui baisa le bord de son
voile, et dit:

--La paix du Seigneur soit avec toi, vénérâble Albine! J'apporte à la
ruche dont tu es la reine une abeille que j'ai trouvée perdue sur un
chemin sans fleurs. Je l'ai prise dans le creux de ma main et
réchauffée de mon souffle. Je te la donne.

Et il lui désigna du doigt la comédienne, qui s'agenouilla devant la
fille des Césars.

Albine arrêta un moment sur Thaïs son regard perçant, lui ordonna de
se relever, la baisa au front, puis, se tournant vers le moine:

--Nous la placerons, dit-elle, parmi les Maries.

Paphnuce lui conta alors par quelles voies Thaïs avait été conduite à
la maison du salut et il demanda qu'elle fût d'abord enfermée dans une
cellule. L'abbesse y consentit, elle conduisit la pénitente dans une
cabane restée vide depuis la mort de la vierge Læta qui l'avait
sanctifiée. Il n'y avait dans l'étroite chambre qu'un lit, une table
et une cruche, et Thaïs, quand elle posa le pied sur le seuil, fut
pénétrée d'une joie infinie.

--Je veux moi-même clore la porte, dit Paphnuce, et poser le sceau que
Jésus viendra rompre de ses mains.

Il alla prendre au bord de la fontaine une poignée d'argile humide, y
mit un de ses cheveux avec un peu de salive et l'appliqua sur une des
fentes de l'huis. Puis, s'étant approché de la fenêtre près de
laquelle Thaïs se tenait paisible et contente, il tomba à genoux, loua
par trois fois le Seigneur et s'écria:

--Qu'elle est aimable celle qui marche dans les sentiers de vie! Que
ses pieds sont beaux et que son visage est resplendissant!

Il se leva, baissa sa cucule sur ses yeux et s'éloigna lentement.

Albine appela une de ses vierges.

--Ma fille, lui dit-elle, va porter à Thaïs ce qui lui est nécessaire:
du pain, de l'eau et une flûte à trois trous.



III

L'EUPHORBE


Paphnuce était de retour au saint désert. Il avait pris, vers
Athribis, le bateau qui remontait le Nil pour porter des vivres au
monastère de l'abbé Sérapion. Quand il débarqua, ses disciples
s'avancèrent au-devant, de lui avec de grandes démonstrations de joie.
Les uns levaient les bras au ciel; les autres, prosternés à terre,
baisaient les sandales de l'abbé. Car ils savaient déjà ce que le
saint avait accompli dans Alexandrie. C'est ainsi que les moines
recevaient ordinairement, par des voies inconnues et rapides, les avis
intéressant la sûreté et la gloire de l'Église. Les nouvelles
couraient dans le désert avec la rapidité du simoun.

Et tandis que Paphnuce s'enfonçait dans les sables, ses disciples le
suivaient en louant le Seigneur. Flavien, qui était l'ancien de ses
frères, saisi tout à coup d'un pieux délire, se mit à chanter un
cantique inspiré:

  --Jour béni! Voici que notre père nous est rendu!

  » Il nous revient, chargé de nouveaux mérites dont le prix nous sera
  compté!

  » Car les vertus du père sont la richesse des enfants et la sainteté
  de l'abbé embaume toutes les cellules.

  » Paphnuce, notre père, vient de donner à Jésus-Christ une nouvelle
  épouse.

  » Il a changé par son art merveilleux une brebis noire en brebis
  blanche.

  » Et voici qu'il nous revient chargé de nouveaux mérites.

  » Semblable à l'abeille de l'Arsinoïtide, qu'alourdit le nectar des
  fleurs.

  » Comparable au bélier de Nubie, qui peut à peine supporter le poids
  de sa laine abondante.

  » Célébrons ce jour en assaisonnant nos mets avec de l'huile!

Parvenus au seuil de la cellule abbatiale, ils se mirent tous à genoux
et dirent:

--Que notre père nous bénisse et qu'il nous donne à chacun une mesure
d'huile pour fêter son retour!

Seul, Paul le Simple, resté debout, demandait: «Quel est cet homme?»
et ne reconnaissait point Paphnuce. Mais personne ne prenait garde à
ce qu'il disait, parce qu'on le savait dépourvu d'intelligence, bien
que rempli de piété.

L'abbé d'Antinoé, renfermé dans sa cellule, songea:

--J'ai donc enfin regagné l'asile de mon repos et de ma félicité. Je
suis donc rentré dans la citadelle de mon contentement. D'où vient que
ce cher toit de roseaux ne m'accueille point en ami, et que les murs
ne me disent pas: Sois le bienvenu! Rien, depuis mon départ, n'est
changé dans cette demeure d'élection. Voici ma table et mon lit. Voici
la tête de momie qui m'inspira tant de fois des pensées salutaires, et
voici le livre où j'ai si souvent cherché les images de Dieu. Et
pourtant je ne retrouve rien de ce que j'ai laissé. Les choses
m'apparaissent tristement dépouillées de leurs grâces coutumières, et
il me semble que je les vois aujourd'hui pour la première fois. En
regardant cette table et cette couche, que j'ai jadis taillées de mes
mains, cette tête noire et desséchée, ces rouleaux de papyrus remplis
des dictées de Dieu, je crois voir les meubles d'un mort. Après les
avoir tant connus, je ne les reconnais pas. Hélas! puisqu'en réalité
rien n'est changé autour de moi, c'est moi qui ne suis plus celui que
j'étais. Je suis un autre. Le mort, c'était moi! Qu'est-il devenu, mon
Dieu? Qu'a-t-il emporté? Que m'a-t-il laissé? Et qui suis-je?

Et il s'inquiétait surtout de trouver malgré lui que sa cellule était
petite, tandis qu'en la considérant par les yeux de la foi, on devait
l'estimer immense, puisque l'infini de Dieu y commençait.

S'étant mis à prier, le front contre terre, il recouvra un peu de
joie. Il y avait à peine une heure qu'il était en oraison, quand
l'image de Thaïs passa devant ses yeux. Il en rendit grâces à Dieu:

--Jésus! c'est toi qui me l'envoies. Je reconnais là ton immense
bonté: tu veux que je me plaise, m'assure et me rassérène à la vue de
celle que je t'ai donnée. Tu présentes à mes yeux son sourire
maintenant désarmé, sa grâce désormais innocente, sa beauté dont j'ai
arraché l'aiguillon. Pour me flatter, mon Dieu, tu me la montres telle
que je l'ai ornée et purifiée à ton intention, comme un ami rappelle
en souriant à son ami le présent agréable qu'il en a reçu. C'est
pourquoi je vois cette femme avec plaisir, assuré que sa vision vient
de toi, Tu veux bien ne pas oublier que je te l'ai donnée, mon Jésus.
Garde-la puisqu'elle te plaît et ne souffre pas surtout que ses
charmes brillent pour d'autres que pour toi.

Pendant toute la nuit il ne put dormir et il vit Thaïs plus
distinctement qu'il ne l'avait vue dans la grotte des Nymphes. Il se
rendit témoignage, disant:

--Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour la gloire de Dieu.

Pourtant, à sa grande surprise, il ne goûtait pas la paix du coeur. Il
soupirait:

--Pourquoi es-tu triste, mon âme, et pourquoi me troubles-tu?

Et son âme demeurait inquiète. Il resta trente jours dans cet état de
tristesse qui présage au solitaire de redoutables épreuves. L'image de
Thaïs ne le quittait ni le jour ni la nuit. Il ne la chassait point
parce qu'il pensait encore qu'elle venait de Dieu et que c'était
l'image d'une sainte. Mais, un matin, elle le visita en rêve, les
cheveux ceints de violettes, et si redoutable dans sa douceur, qu'il
en cria d'épouvante et se réveilla couvert d'une sueur glacée. Les
yeux encore cillés par le sommeil, il sentit un souffle humide et
chaud lui passer sur le visage: un petit chacal, les deux pattes
posées au chevet du lit, lui soufflait au nez son haleine puante et
riait du fond de sa gorge.

Paphnuce en éprouva un immense étonnement et il lui sembla qu'une tour
s'abîmait sous ses pieds. Et, en effet, il tombait du haut de sa
confiance écroulée. Il fut quelque temps incapable de penser; puis,
ayant recouvré ses esprits, sa méditation ne fit qu'accroître son
inquiétude.

--De deux choses l'une, se dit-il, ou bien cette vision, comme les
précédentes, vient de Dieu; elle était bonne et c'est ma perversité
naturelle qui l'a gâtée, comme le vin s'aigrit dans une tasse impure.
J'ai, par mon indignité, changé l'édification en scandale, ce dont le
chacal diabolique a immédiatement tiré un grand avantage. Ou bien
cette vision vient, non pas de Dieu, mais, au contraire, du diable, et
elle était empestée. Et dans ce cas, je doute à présent si les
précédentes avaient, comme je l'ai cru, une céleste origine. Je suis
donc incapable d'une sorte de discernement, qui est nécessaire à
l'ascète. Dans les deux cas, Dieu me marque un éloignement dont je
sens l'effet sans m'en expliquer la cause.

Il raisonnait de la sorte et demandait avec angoisse:

--Dieu juste, à quelles épreuves réserves-tu tes serviteurs, si les
apparitions de tes saintes sont un danger pour eux? Fais-moi
connaître, par un signe intelligible, ce qui vient de toi et ce qui
vient de l'Autre!

Et comme Dieu, dont les desseins sont impénétrables, ne jugea pas
convenable d'éclairer son serviteur, Paphnuce, plongé dans le doute,
résolut de ne plus songer à Thaïs. Mais sa résolution demeura stérile.
L'absente était sur lui. Elle le regardait tandis qu'il lisait, qu'il
méditait, qu'il priait ou qu'il contemplait. Son approche idéale était
précédée par un bruit léger, tel que celui d'une étoffe qu'une femme
froisse en marchant, et ces visions avaient une exactitude que
n'offrent point les réalités, lesquelles sont par elles-mêmes
mouvantes et confuses, tandis que les fantômes, qui procèdent de la
solitude, en portent les profonds caractères et présentent une fixité
puissante. Elle venait à lui sous diverses apparences; tantôt pensive,
le front ceint de sa dernière couronne périssable, vêtue comme au
banquet d'Alexandrie, d'une robe couleur de mauve, semée de fleurs
d'argent; tantôt voluptueuse dans le nuage de ses voiles légers et
baignée encore des ombres tièdes de la grotte des Nymphes; tantôt
pieuse et rayonnant, sous la bure, d'une joie céleste; tantôt
tragique, les yeux nageant dans l'horreur de la mort et montrant sa
poitrine nue, parée du sang de son coeur ouvert. Ce qui l'inquiétait
le plus dans ces visions, c'était que les couronnes, les tuniques, les
voiles, qu'il avait brûlés de ses propres mains pussent ainsi revenir;
il lui devenait évident que ces choses avaient une âme impérissable et
il s'écriait:

--Voici que les âmes innombrables des péchés de Thaïs viennent à moi!

Quand il détournait la tête, il sentait Thaïs derrière lui et il n'en
éprouvait que plus d'inquiétude. Ses misères étaient cruelles. Mais
comme son âme et son corps restaient purs au milieu des tentations, il
espérait en Dieu et lui faisait de tendres reproches.

--Mon Dieu, si je suis allé la chercher si loin parmi les gentils,
c'était pour toi, non pour moi. Il ne serait pas juste que je pâtisse
de ce que j'ai fait dans ton intérêt. Protège-moi, mon doux Jésus! mon
Sauveur, sauve-moi! Ne permets pas que le fantôme accomplisse ce que
n'a point accompli le corps. Quand j'ai triomphé de la chair, ne
souffre pas que l'ombre me terrasse. Je connais que je suis exposé
présentement à des dangers plus grands que ceux que je courus jamais.
J'éprouve et je sais que le rêve a plus de puissance que la réalité.
Et comment en pourrait-il être autrement, puisqu'il est lui-même une
réalité supérieure? Il est l'âme des choses. Platon lui-même, bien
qu'il ne fût qu'un idolâtre, a reconnu l'existence propre des idées.
Dans ce banquet des démons où tu m'as accompagné, Seigneur, j'ai
entendu des hommes, il est vrai, souillés de crimes, mais non point,
certes, dénués d'intelligence, s'accorder à reconnaître que nous
percevons dans la solitude, dans la méditation et dans l'extase des
objets véritables; et ton Écriture, mon Dieu, atteste maintes fois la
vertu des songes et la force des visions formées, soit par toi, Dieu
splendide, soit par ton adversaire.

Un homme nouveau était en lui et maintenant il raisonnait avec Dieu,
et Dieu ne se hâtait point de l'éclairer. Ses nuits n'étaient plus
qu'un long rêve et ses jours ne se distinguaient point des nuits. Un
matin, il se réveilla en poussant des soupirs tels qu'il en sort, à la
clarté de la lune, des tombeaux qui recouvrent les victimes des
crimes. Thaïs était venue, montrant ses pieds sanglants, et tandis
qu'il pleurait, elle s'était glissée dans sa couche. Il ne lui restait
plus de doutes: l'image de Thaïs était une image impure.

Le coeur soulevé de dégoût, il s'arracha de sa couche souillée et se
cacha la face dans les mains, pour ne plus voir le jour. Les heures
coulaient sans emporter sa honte. Tout se taisait dans la cellule.
Pour la première fois depuis de longs jours, Paphnuce était seul. Le
fantôme l'avait enfin quitté et son absence même était épouvantable.
Rien, rien pour le distraire du souvenir du songe. Il pensait, plein
d'horreur:

--Comment ne l'ai-je point repoussée? Comment ne me suis-je pas
arraché de ses bras froids et de ses genoux brûlants?

Il n'osait plus prononcer le nom de Dieu près de cette couche
abominable et il craignait que, sa cellule étant profanée, les démons
n'y pénétrassent librement à toute heure. Ses craintes ne le
trompaient point. Les sept petits chacals, retenus naguère sur le
seuil, entrèrent à la file et s'allèrent blottir sous le lit. A
l'heure de vêpres, il en vint un huitième dont l'odeur était infecte.
Le lendemain, un neuvième se joignit aux autres et bientôt il y en eut
trente, puis soixante, puis quatre-vingts. Ils se faisaient plus
petits à mesure qu'ils se multipliaient et, n'étant pas plus gros que
des rats, ils couvraient l'aire, la couche et l'escabeau. Un d'eux,
ayant sauté sur la tablette de bois placée au chevet du lit, se tenait
les quatre pattes réunies sur la tête de mort et regardait le moine
avec des yeux ardents. Et il venait chaque jour de nouveaux chacals.

Pour expier l'abomination de son rêve et fuir les pensées impures,
Paphnuce résolut de quitter sa cellule, désormais immonde, et de se
livrer au fond du désert à des austérités inouïes, à des travaux
singuliers, à des oeuvres très neuves. Mais avant d'accomplir son
dessein, il se rendit auprès du vieillard Palémon, afin de lui
demander conseil.

Il le trouva qui, dans son jardin, arrosait ses laitues. C'était au
déclin du jour. Le Nil était bleu et coulait au pied des collines
violettes. Le saint homme marchait doucement pour ne pas effrayer une
colombe qui s'était posée sur son épaule.

--Le Seigneur, dit-il, soit avec toi, frère Paphnuce! Admire sa bonté:
il m'envoie les bêtes qu'il a créées pour que je m'entretienne avec
elles de ses oeuvres et afin que je le glorifie dans les oiseaux du
ciel. Vois cette colombe, remarque les nuances changeantes de son cou,
et dis si ce n'est pas un bel ouvrage de Dieu. Mais n'as-tu pas, mon
frère, à m'entretenir de quelque pieux sujet? S'il en est ainsi, je
poserai là mon arrosoir et je t'écouterai.

Paphnuce conta au vieillard son voyage, son retour, les visions de ses
jours, les rêves de ses nuits, sans omettre le songe criminel et la
foule des chacals.

--Ne penses-tu pas, mon père, ajouta-t-il, que je dois m'enfoncer dans
le désert, afin d'y accomplir des travaux extraordinaires et d'étonner
le diable par mes austérités?

--Je ne suis qu'un pauvre pécheur, répondit Palémon, et je connais mal
les hommes, ayant passé toute ma vie dans ce jardin, avec des
gazelles, de petits lièvres et des pigeons. Mais il me semble, mon
frère, que ton mal vient surtout de ce que tu as passé sans ménagement
des agitations du siècle au calme de la solitude. Ces brusques
passages ne peuvent que nuire à la santé de l'âme. Il en est de toi,
mon frère, comme d'un homme qui s'expose presque dans le même temps à
une grande chaleur et à un grand froid. La toux l'agite et la fièvre
le tourmente. A ta place, frère Paphnuce, loin de me retirer tout de
suite dans quelque désert affreux, je prendrais les distractions qui
conviennent à un moine et à un saint abbé. Je visiterais les
monastères du voisinage. Il y en a d'admirables, à ce que l'on
rapporte. Celui de l'abbé Sérapion contient, m'a-t-on dit, mille
quatre cent trente-deux cellules, et les moines y sont divisés en
autant de légions qu'il y a de lettres dans l'alphabet grec. On assure
même que certains rapports sont observés entre le caractère des moines
et la figure des lettres qui les désignent et que, par exemple, ceux
qui sont placés sous le Z ont le caractère tortueux, tandis que les
légionnaires rangés sous l'I ont l'esprit parfaitement droit. Si
j'étais de toi, mon frère, j'irais m'en assurer de mes yeux, et je
n'aurais point de repos que je n'aie contemplé une chose si
merveilleuse. Je ne manquerais pas d'étudier les constitutions des
diverses communautés qui sont semées sur les bords du Nil, afin de
pouvoir les comparer entre elles. Ce sont là des soins convenables à
un religieux tel que toi. Tu n'es pas sans avoir ouï dire que l'abbé
Ephrem a rédigé des règles spirituelles d'une grande beauté. Avec sa
permission, tu pourrais en prendre copie, toi qui es un scribe habile.
Moi, je ne saurais; et mes mains, accoutumées à manier la bêche,
n'auraient pas la souplesse qu'il faut pour conduire sur le papyrus le
mince roseau de l'écrivain. Mais toi, mon frère, tu possèdes la
connaissance des lettres et il faut en remercier Dieu, car on ne
saurait trop admirer une belle écriture. Le travail de copiste et de
lecteur offre de grandes ressources contre les mauvaises pensées.
Frère Paphnuce, que ne mets-tu par écrit les enseignements de Paul et
d'Antoine, nos pères? Peu à peu tu retrouveras dans ces pieux travaux
la paix de l'âme et des sens; la solitude redeviendra aimable à ton
coeur et bientôt tu seras en état de reprendre les travaux ascétiques
que tu pratiquais autrefois et que ton voyage a interrompus. Mais il
ne faut pas attendre un grand bien d'une pénitence excessive. Du temps
qu'il était parmi nous, notre père Antoine avait coutume de dire:
«L'excès du jeûne produit la faiblesse et la faiblesse engendre
l'inertie. Il est des moines qui ruinent leur corps par des
abstinences indiscrètement prolongées. On peut dire de ceux-ci qu'ils
se plongent le poignard dans le sein et qu'ils se livrent inanimés au
pouvoir du démon.» Ainsi parlait le saint homme Antoine; je ne suis
qu'un ignorant, mais avec la grâce de Dieu, j'ai retenu les propos de
notre père.

Paphnuce rendit grâces à Palémon et promit de méditer ses conseils.
Ayant franchi la barrière de roseaux qui fermait le petit jardin, il
se retourna et vit le bon jardinier qui arrosait ses salades, tandis
que la colombe se balançait sur son dos arrondi. A cette vue il fut
pris de l'envie de pleurer.

En rentrant dans sa cellule, il y trouva un étrange fourmillement. On
eût dit des grains de sable agités par un vent furieux, et il reconnut
que c'était des myriades de petits chacals. Cette nuit-là, il vit en
songe une haute colonne de pierre, surmontée d'une figure humaine et
il entendit une voix qui disait:

--Monte sur cette colonne!

A son réveil, persuadé que ce songe lui était envoyé du ciel, il
assembla ses disciples et leur parla de la sorte:

--Mes fils bien-aimés, je vous quitte pour aller où Dieu m'envoie.
Pendant mon absence, obéissez à Flavien comme à moi-même et prenez
soin de notre frère Paul. Soyez bénis. Adieu.

Tandis qu'il s'éloignait, ils demeuraient prosternés à terre et, quand
ils relevèrent la tête, ils virent sa grande forme noire à l'horizon
des sables.

Il marcha jour et nuit, jusqu'à ce qu'il eût atteint les ruines de ce
temple bâti jadis par les idolâtres et dans lequel il avait dormi
parmi les scorpions et les sirènes lors de son voyage merveilleux. Les
murs couverts de signes magiques étaient debout. Trente fûts
gigantesques qui se terminaient en têtes humaines ou en fleurs de
lotus soutenaient encore d'énormes poutres de pierre. Seule à
l'extrémité du temple, une de ces colonnes avait secoué son faix
antique et se dressait libre. Elle avait pour chapiteau la tête d'une
femme aux yeux longs, aux joues rondes, qui souriait, portant au front
des cornes de vache.

Paphnuce en la voyant reconnut la colonne qui lui avait été montrée
dans son rêve et il l'estima haute de trente-deux coudées. S'étant
rendu dans le village voisin, il fit faire une échelle de cette
hauteur et, quand l'échelle fut appliquée à la colonne, il y monta,
s'agenouilla sur le chapiteau et dit au Seigneur:

--Voici donc, mon Dieu, la demeure que tu m'as choisie. Puissé-je y
rester en ta grâce jusqu'à l'heure de ma mort.

Il n'avait point pris de vivres, s'en remettant à la Providence divine
et comptant que des paysans charitables lui donneraient de quoi
subsister. Et en effet, le lendemain, vers l'heure de none, des femmes
vinrent avec leurs enfants, portant des pains, des dattes et de l'eau
fraîche, que les jeunes garçons montèrent jusqu'au faîte de la
colonne.

Le chapiteau n'était pas assez large pour que le moine pût s'y étendre
tout de son long, en sorte qu'il dormait les jambes croisées et la
tête contre la poitrine, et le sommeil était pour lui une fatigue plus
cruelle que la veille. A l'aurore, les éperviers l'effleuraient de
leurs ailes, et il se réveillait plein d'angoisse et d'épouvante.

Il se trouva que le charpentier, qui avait fait l'échelle, craignait
Dieu. Ému à la pensée que le saint était exposé au soleil et à la
pluie, et redoutant qu'il ne vînt à choir pendant son sommeil, cet
homme pieux établit sur la colonne un toit et une balustrade.

Cependant le renom d'une si merveilleuse existence se répandait de
village en village et les laboureurs de la vallée venaient, le
dimanche, avec leurs femmes et leurs enfants contempler le stylite.
Les disciples de Paphnuce ayant appris avec admiration le lieu de sa
retraite sublime, se rendirent auprès de lui et obtinrent la faveur de
se bâtir des cabanes au pied de la colonne. Chaque matin, ils venaient
se ranger en cercle autour du maître qui leur faisait entendre des
paroles d'édification:

--Mes fils, leur disait-il, demeurez semblables à ces petits enfants
que Jésus aimait. Là est le salut. Le péché de la chair est la source
et le principe de tous les péchés: ils sortent de lui comme d'un père.
L'orgueil, l'avarice, la paresse, la colère et l'envie sont sa
postérité bien-aimée. Voici ce que j'ai vu dans Alexandrie: j'ai vu
les riches emportés par le vice de luxure qui, semblable à un fleuve à
la barbe limoneuse, les poussait dans le gouffre amer.

Les abbés Ephrem et Sérapion, instruits d'une telle nouveauté,
voulurent la voir de leurs yeux. Découvrant au loin sur le fleuve la
voile en triangle qui les amenait vers lui, Paphnuce ne put se
défendre de penser que Dieu l'avait érigé en exemple aux solitaires. A
sa vue, les deux saints abbés ne dissimulèrent point leur surprise;
s'étant consultés, ils tombèrent d'accord pour blâmer une pénitence si
extraordinaire, et ils exhortèrent Paphnuce à descendre.

--Un tel genre de vie est contraire à l'usage, disaient-ils; il est
singulier et hors de toute règle.

Mais Paphnuce leur répondit:

--Qu'est-ce donc que la vie monacale sinon une vie prodigieuse? Et les
travaux du moine ne doivent-ils pas être singuliers comme lui-même?
C'est par un signe de Dieu que je suis monté ici; c'est un signe de
Dieu qui m'en fera descendre.

Tous les jours des religieux venaient par troupe se joindre aux
disciples de Paphnuce et se bâtissaient des abris autour de l'ermitage
aérien. Plusieurs d'entre eux, pour imiter le saint, se hissèrent sur
les décombres du temple; mais blâmés de leurs frères et vaincus par la
fatigue, ils renoncèrent bientôt à ces pratiques.

Les pèlerins affluaient. Il y en avait qui venaient de très loin et
ceux-là avaient faim et soif. Une pauvre veuve eut l'idée de leur
vendre de l'eau fraîche et des pastèques. Adossée à la colonne,
derrière ses bouteilles de terre rouge, ses tasses et ses fruits, sous
une toile à raies bleues et blanches, elle criait: Qui veut boire? A
l'exemple de cette veuve, un boulanger apporta des briques et
construisit un four tout à côté, dans l'espoir de vendre des pains et
des gâteaux aux étrangers. Comme la foule des visiteurs grossissait
sans cesse et que les habitants des grandes villes de l'Égypte
commençaient à venir, un homme avide de gain éleva un caravansérail
pour loger les maîtres avec leurs serviteurs, leurs chameaux et leurs
mulets. Il y eut bientôt devant la colonne un marché où les pêcheurs
du Nil apportaient leurs poissons et les jardiniers leurs légumes. Un
barbier, qui rasait les gens en plein air, égayait la foule par ses
joyeux propos. Le vieux temple, si longtemps enveloppé de silence et
de paix, se remplit des mouvements et des rumeurs innombrables de la
vie. Les cabaretiers transformaient en caves les salles souterraines
et clouaient aux antiques piliers des enseignes surmontées de l'image
du saint homme Paphnuce, et portant cette inscription en grec et en
égyptien: _On vend ici du vin de grenades, du vin de figues et de la
vraie bière de Cilicie._ Sur les murs, sculptés de figures antiques,
les marchands suspendaient des guirlandes d'oignons et des poissons
fumés, des lièvres morts et des moutons écorchés. Le soir, les vieux
hôtes des ruines, les rats, s'enfuyaient en longue file vers le
fleuve, tandis que les ibis, inquiets, allongeant le cou, posaient une
patte incertaine sur les hautes corniches vers lesquelles montaient la
fumée des cuisines, les appels des buveurs et les cris des servantes.
Tout alentour, des arpenteurs traçaient des rues, des maçons
bâtissaient des couvents, des chapelles, des églises. Au bout de six
mois, une ville était fondée, avec un corps de garde, un tribunal, une
prison et une école tenue par un vieux scribe aveugle.

Les pèlerins succédaient sans cesse aux pèlerins. Les évêques et les
chorévêques accouraient, pleins d'admiration. Le patriarche
d'Antioche, qui se trouvait alors en Égypte, vint avec tout son
clergé. Il approuva hautement la conduite si extraordinaire du stylite
et les chefs des Églises de Lybie suivirent, en l'absence d'Athanase,
le sentiment du patriarche. Ce qu'ayant appris, les abbés Ephrém et
Sérapion vinrent s'excuser aux pieds de Paphnuce de leurs premières
défiances. Paphnuce leur répondit:

--Sachez, mes frères, que la pénitence que j'endure est à peine égale
aux tentations qui me sont envoyées et dont le nombre et la force
m'étonnent. Un homme, à le voir du dehors, est petit, et, du haut du
socle où Dieu m'a porté, je vois les êtres humains s'agiter comme des
fourmis. Mais à le considérer en dedans, l'homme est immense: il est
grand comme le monde, car il le contient. Tout ce qui s'étend devant
moi, ces monastères, ces hôtelleries, ces barques sur le fleuve, ces
villages, et ce que je découvre au loin de champs, de canaux, de
sables et de montagnes, tout cela n'est rien au regard de ce qui est
en moi. Je porte dans mon coeur des villes innombrables et des déserts
illimités. Et le mal, le mal et la mort, étendus sur cette immensité,
la couvrent comme la nuit couvre la terre. Je suis à moi seul un
univers de pensées mauvaises.

Il parlait ainsi parce que le désir de la femme était en lui.

Le septième mois, il vint d'Alexandrie, de Bubaste et de Saïs des
femmes, qui longtemps stériles, espéraient obtenir des enfants par
l'intercession du saint homme et la vertu de la stèle. Elles
frottaient contre la pierre leurs ventres inféconds. Puis ce furent, à
perte de vue, des chariots, des litières, des brancards qui
s'arrêtaient, se pressaient, se poussaient sous l'homme de Dieu. Il en
sortait des malades effrayants à voir. Des mères présentaient à
Paphnuce leurs jeunes garçons dont les membres étaient retournés, les
yeux révulsés, la bouche écumeuse et la voix rauque. Il imposait sur
eux les mains. Des aveugles s'approchaient, les bras allongés, et
levaient vers lui, au hasard, leur face percée de deux trous
sanglants. Des paralytiques lui montraient l'immobilité pesante, la
maigreur mortelle et le raccourcissement hideux de leurs membres; des
boiteux lui présentaient leur pied-bot; des cancéreuses prenant leur
poitrine à deux mains, découvraient devant lui leur sein dévoré par
l'invisible vautour. Des femmes hydropiques se faisaient déposer à
terre, et il semblait qu'on déchargeât des outres. Il les bénissait.
Des Nubiens, atteints de la lèpre éléphantine, avançaient d'un pas
lourd et le regardaient avec des yeux en pleurs sur un visage inanimé.
Il faisait sur eux le signe de la croix. On lui porta sur une civière
une jeune fille d'Aphroditopolis qui, après avoir vomi du sang,
dormait depuis trois jours. Elle semblait une image de cire et ses
parents, qui la croyaient morte, avaient posé une palme sur sa
poitrine. Paphnuce, ayant prié Dieu, la jeune fille souleva la tête et
ouvrit les yeux.

Comme le peuple publiait partout les miracles opérés par le saint, les
malheureux atteints du mal que les Grecs nomment le mal divin,
accouraient de toutes les parties d'Égypte en légions innombrables.
Dès qu'ils apercevaient la stèle, ils étaient saisis de convulsions,
se roulaient à terre, se cabraient, se mettaient en boule. Et, chose à
peine croyable! les assistants, agités à leur tour par un violent
délire, imitaient les contorsions des épileptiques. Moines et
pèlerins, hommes, femmes, se vautraient, se débattaient pêle-mêle, les
membres tordus, la bouche écumeuse, avalant de la terre à poignée et
prophétisant. Et Paphnuce, du haut de sa colonne, sentait un frisson
lui secouer les membres et criait vers Dieu:

--Je suis le bouc émissaire et je prends en moi toutes les impuretés
de ce peuple, et c'est pourquoi, Seigneur, mon corps est rempli de
mauvais esprits.

Chaque fois qu'un malade s'en allait guéri, les assistants
l'acclamaient, le portaient en triomphe et ne cessaient de répéter:

--Nous venons de voir une autre fontaine de Siloé.

Déjà des centaines de béquilles pendaient à la colonne miraculeuse;
des femmes reconnaissantes y suspendaient des couronnes et des images
votives. Des Grecs y traçaient des distiques ingénieux, et comme
chaque pèlerin venait y graver son nom, la pierre fut bientôt couverte
à hauteur d'homme d'une infinité de caractères latins, grecs, coptes,
puniques, hébreux, syriaques et magiques.

Quand vinrent les fêtes de Pâques, il y eut dans cette cité du miracle
une telle affluence de peuple que les vieillards se crurent revenus au
temps des mystères antiques. On voyait se mêler, se confondre sur une
vaste étendue la robe bariolée des Égyptiens, le burnous des Arabes,
le pagne blanc des Nubiens; le manteau court des Grecs, la toge aux
longs plis des Romains, les sayons et les braies écarlates des
Barbares et les tuniques lamées d'or des courtisanes. Des femmes
voilées passaient sur leur âne, précédées d'eunuques noirs qui leur
frayaient un chemin à coups de bâton. Des acrobates, ayant étendu un
tapis à terre, faisaient des tours d'adresse et jonglaient avec
élégance devant un cercle de spectateurs silencieux. Des charmeurs de
serpents, les bras allongés, déroulaient leurs ceintures vivantes.
Toute cette foule brillait, scintillait, poudroyait, tintait, clamait,
grondait. Les imprécations des chameliers qui frappaient leurs bêtes,
les cris des marchands qui vendaient des amulettes contre la lèpre et
le mauvais oeil, la psalmodie des moines qui chantaient des versets de
l'Écriture, les miaulements des femmes tombées en crise prophétique,
les glapissements des mendiants qui répétaient d'antiques chansons de
harem, le bêlement des moutons, le braiement des ânes, les appels des
marins aux passagers attardés, tous ces bruits confondus faisaient un
vacarme assourdissant, que dominait encore la voix stridente des
petits négrillons nus, courant partout, pour offrir des dattes
fraîches.

Et tous ces êtres divers s'étouffaient sous le ciel blanc, dans un air
épais, chargé du parfum des femmes, de l'odeur des nègres, de la fumée
des fritures et des vapeurs des gommes que les dévotes achetaient à
des bergers pour les brûler devant le saint.

La nuit venue, de toutes parts s'allumaient des feux, des torches, des
lanternes, et ce n'étaient plus qu'ombres rouges et formes noires.
Debout au milieu d'un cercle d'auditeurs accroupis, un vieillard, le
visage éclairé par un lampion fumeux, contait comme jadis Bitiou
enchanta son coeur, se l'arracha de la poitrine, le mit dans un acacia
et puis se changea lui-même en arbre. Il faisait de grands gestes, que
son ombre répétait avec des déformations risibles, et l'auditoire
émerveillé poussait des cris d'admiration. Dans les cabarets, les
buveurs, couchés sur des divans, demandaient de la bière et du vin.
Des danseuses, les yeux peints et le ventre nu, représentaient devant
eux des scènes religieuses et lascives. A l'écart, des jeunes hommes
jouaient aux dés ou à la mourre et des vieillards suivaient dans
l'ombre les prostituées. Seule, au-dessus de ces formes agitées,
s'élevait l'immuable colonne; la tête aux cornes de vache regardait
dans l'ombre et au-dessus d'elle Paphnuce veillait, entre le ciel et
la terre. Tout à coup la lune se lève sur le Nil, semblable à l'épaule
nue d'une déesse. Les collines ruissellent de lumière et d'azur, et
Paphnuce croit voir la chair de Thaïs étinceler dans les lueurs des
eaux, parmi les saphirs de la nuit.

Les jours s'écoulaient et le saint demeurait sur son pilier. Quand
vint la saison des pluies, l'eau du ciel, passant à travers les fentes
de la toiture, inonda son corps; ses membres engourdis devinrent
incapables de mouvement. Brûlée par le soleil, rougie par la rosée, sa
peau se fendait; de larges ulcères dévoraient ses bras et ses jambes.
Mais le désir de Thaïs le consumait intérieurement et il criait:

--Ce n'est pas assez, Dieu puissant! Encore des tentations! Encore des
pensées immondes! Encore de monstrueux désirs! Seigneur, fais passer
en moi toute la luxure des hommes, afin que je l'expie toute! S'il est
faux que la chienne de Sparte ait pris sur elle les péchés du monde,
comme je l'ai entendu dire à certain forgeron d'impostures, cette
fable contient pourtant un sens caché dont je reconnais aujourd'hui
l'exactitude. Car il est vrai que les immondices des peuples entrent
dans l'âme des saints pour s'y perdre comme dans un puits. Aussi les
âmes des justes sont-elles souillées de plus de fange que n'en contint
jamais l'âme d'un pécheur. Et c'est pourquoi je te glorifie, mon Dieu,
d'avoir fait de moi l'égout de l'univers.

Mais voici qu'une grande rumeur s'éleva un jour dans la ville sainte
et monta jusqu'aux oreilles de l'ascète: un très grand personnage, un
homme des plus illustres, le préfet de la flotte d'Alexandrie, Lucius
Aurélius Cotta va venir, il vient, il approche!

La nouvelle était vraie. Le vieux Cotta, parti pour inspecter les
canaux et la navigation du Nil, avait témoigné à plusieurs reprises le
désir de voir le stylite et la nouvelle ville, à laquelle on donnait
le nom de Stylopolis. Un matin les Stylopolitains virent le fleuve
tout couvert de voiles. A bord d'une galère dorée et tendue de
pourpre, Cotta apparut suivi de sa flottille. Il mit pied à terre et
s'avança accompagné d'un secrétaire, qui portait ses tablettes, et
d'Aristée, son médecin, avec qui il aimait à converser.

Une suite nombreuse marchait derrière lui et la berge se remplissait
de laticlaves et de costumes militaires. A quelques pas de la colonne,
il s'arrêta et se mit à examiner le stylite en s'épongeant le front
avec un pan de sa toge. D'un esprit naturellement curieux, il avait
beaucoup observé dans ses longs voyages. Il aimait à se souvenir et
méditait d'écrire, après l'histoire punique, un livre des choses
singulières qu'il avait vues. Il semblait s'intéresser beaucoup au
spectacle qui s'offrait à lui.

--Voilà qui est étrange! disait-il tout suant et soufflant. Et,
circonstance digne d'être rapportée, cet homme est mon hôte. Oui, ce
moine vint souper chez moi l'an passé; après quoi il enleva une
comédienne.

Et, se tournant vers son secrétaire:

--Note cela, enfant, sur mes tablettes; ainsi que les dimensions de la
colonne, sans oublier la forme du chapiteau.

Puis, s'épongeant le front de nouveau:

--Des personnes dignes de foi m'ont assuré, que depuis un an qu'il est
monté sur cette colonne, notre moine ne l'a pas quittée un moment.
Aristée, cela est-il possible?

--Cela est possible à un fou et à un malade, répondit Aristée, et ce
serait impossible à un homme sain de corps et d'esprit. Ne sais-tu
pas, Lucius, que parfois les maladies de l'âme et du corps
communiquent à ceux qui en sont affligés des pouvoirs que ne possèdent
pas les hommes bien portants. Et, à vrai dire, il n'y a réellement ni
bonne ni mauvaise santé. Il y a seulement des états différents des
organes. A force d'étudier ce qu'on nomme les maladies, j'en suis
arrivé à les considérer comme les formes nécessaires de la vie. Je
prends plus de plaisir à les étudier qu'à les combattre. Il y en a
qu'on ne peut observer sans admiration et qui cachent, sous un
désordre apparent, des harmonies profondes, et c'est certes une belle
chose qu'une fièvre quarte! Parfois certaines affections du corps
déterminent une exaltation subite des facultés de l'esprit. Tu connais
Créon. Enfant, il était bègue et stupide. Mais s'étant fendu le crâne
en tombant du haut d'un escalier, il devint l'habile avocat que tu
sais. Il faut que ce moine soit atteint dans quelque organe caché.
D'ailleurs, son genre d'existence n'est pas aussi singulier qu'il te
semble, Lucius. Rappelle-toi les gymnosophistes de l'Inde, qui peuvent
garder une entière immobilité, non point seulement le long d'une
année, mais durant vingt, trente et quarante ans.

--Par Jupiter! s'écria Cotta, voilà une grande aberration! Car l'homme
est né pour agir et l'inertie est un crime impardonnable, puisqu'il
est commis au préjudice de l'État. Je ne sais trop à quelle croyance
rapporter une pratique si funeste. Il est vraisemblable qu'on doit la
rattacher à certains cultes asiatiques. Du temps que j'étais
gouverneur de Syrie, j'ai vu des phallus érigés sur les propylées de
la ville d'Héra. Un homme y monte deux fois l'an et y demeure pendant
sept jours. Le peuple est persuadé que cet homme, conversant avec les
dieux, obtient de leur providence la prospérité de la Syrie. Cette
coutume me parut dénuée de raison; toutefois, je ne fis rien pour la
détruire. Car j'estime qu'un bon administrateur doit, non point abolir
les usages des peuples, mais au contraire en assurer l'observation. Il
n'appartient pas au gouvernement d'imposer des croyances; son devoir
est de donner satisfaction à celles qui existent et qui, bonnes ou
mauvaises, ont été déterminées par le génie des temps, des lieux et
des races. S'il entreprend de les combattre, il se montre
révolutionnaire par l'esprit, tyrannique dans ses actes, et il est
justement détesté. D'ailleurs, comment s'élever au-dessus des
superstitions du vulgaire, sinon en les comprenant et en les tolérant?
Aristée, je suis d'avis qu'on laisse ce néphélococcygien en paix dans
les airs, exposé seulement aux offenses des oiseaux. Ce n'est point en
le violentant que je prendrai avantage sur lui, mais bien en me
rendant compte de ses pensées et de ses croyances.

Il souffla, toussa, posa la main sur l'épaule de son secrétaire:

--Enfant, note que dans certaines sectes chrétiennes, il est
recommandable d'enlever des courtisanes et de vivre sur des colonnes.
Tu peux ajouter que ces usages supposent le culte des divinités
génésiques. Mais, à cet égard, nous devons l'interroger lui-même.

Puis, levant la tête et portant sa main sur ses yeux pour n'être point
aveuglé par le soleil, il enfla sa voix:

--Holà! Paphnuce. S'il te souvient que tu fus mon hôte, réponds-moi.
Que fais-tu là-haut? Pourquoi y es-tu monté et pourquoi y demeures-tu?
Cette colonne a-t-elle dans ton esprit une signification phallique?

Paphnuce, considérant que Cotta était idolâtre, ne daigna pas lui
faire de réponse. Mais Flavien, son disciple, s'approcha et dit:

--Illustrissime Seigneur, ce saint homme prend les péchés du monde et
guérit les maladies.

--Par Jupiter! tu l'entends, Aristée, s'écria Cotta. Le
néphélococcygien exerce, comme toi, la médecine! Que dis-tu d'un
confrère si élevé?

Aristée secoua la tête:

--Il est possible qu'il guérisse mieux que je ne fais moi-même
certaines maladies, telles, par exemple, que l'épilepsie, nommée
vulgairement mal divin, bien que toutes les maladies soient également
divines, car elles viennent toutes des dieux. Mais la cause de ce mal
est en partie dans l'imagination et tu reconnaîtras, Lucius, que ce
moine ainsi juché sur cette tête de déesse frappe l'imagination des
malades plus fortement que je ne saurais le faire, courbé dans mon
officine sur mes mortiers et sur mes fioles. Il y a des forces,
Lucius, infiniment plus puissantes que la raison et que la science.

--Lesquelles? demanda Cotta.

--L'ignorance et la folie, répondit Aristée.

--J'ai rarement vu quelque chose de plus curieux que ce que je vois en
ce moment, reprit Cotta, et je souhaite qu'un jour un écrivain habile
raconte la fondation de Stylopolis. Mais les spectacles les plus rares
ne doivent pas retenir plus longtemps qu'il ne convient un homme grave
et laborieux. Allons inspecter les canaux. Adieu, bon Paphnuce! ou
plutôt, au revoir! Si jamais, redescendu sur la terre, tu retournes à
Alexandrie, ne manque pas, je t'en prie, de venir souper chez moi.

Ces paroles, entendues par les assistants, passèrent de bouche en
bouche et, publiées par les fidèles, ajoutèrent une incomparable
splendeur à la gloire de Paphnuce. De pieuses imaginations les
ornèrent et les transformèrent, et l'on contait que le saint, du haut
de sa stèle, avait converti le préfet de la flotte à la foi des
apôtres et des pères de Nicée. Les croyants donnaient aux dernières
paroles de Lucius Aurélius Cotta un sens figuré; dans leur bouche le
souper auquel ce personnage avait convié l'ascète devenait une sainte
communion, des agapes spirituelles, un banquet céleste. On
enrichissait le récit de cette rencontre de circonstances
merveilleuses, auxquelles ceux qui les imaginaient ajoutaient foi les
premiers. On disait qu'au moment où Cotta, après une longue dispute,
avait confessé la vérité, un ange était venu du ciel essuyer la sueur
de son front. On ajoutait que le médecin et le secrétaire du préfet de
la flotte l'avaient suivi dans sa conversion. Et, le miracle étant
notoire, les diacres des principales églises de Lybie en rédigèrent
les actes authentiques. On peut dire sans exagération que, dès lors,
le monde entier fut saisi du désir de voir Paphnuce, et qu'en Occident
comme en Orient, tous les chrétiens tournaient vers lui leurs regards
éblouis. Les plus illustres cités d'Italie lui envoyèrent des
ambassadeurs, et le césar de Rome, le divin Constant, qui soutenait
l'orthodoxie chrétienne, lui écrivit une lettre que des légats lui
remirent avec un grand cérémonial. Or, une nuit, tandis que la ville
éclose à ses pieds dormait dans la rosée, il entendit une voix qui
disait:

--Paphnuce, tu es illustre par tes oeuvres et puissant par la parole.
Dieu t'a suscité pour sa gloire. Il t'a choisi pour opérer des
miracles, guérir les malades, convertir les païens, éclairer les
pécheurs, confondre les ariens et rétablir la paix de l'Église.

Paphnuce répondit:

--Que la volonté de Dieu soit faite!

La voix reprit:

--Lève-toi, Paphnuce, et va trouver dans son palais l'impie Constance,
qui, loin d'imiter la sagesse de son frère Constant, favorise l'erreur
d'Arius et de Marcus. Va! Les portes d'airain s'ouvriront devant toi
et tes sandales résonneront sur le pavé d'or des basiliques, devant le
trône des Césars, et ta voix redoutable changera le coeur du fils de
Constantin. Tu régneras sur l'Église pacifiée et puissante; et, de
même que l'âme conduit le corps, l'Église gouvernera l'empire. Tu
seras placé au-dessus des sénateurs, des comtes et des patrices. Tu
feras taire la faim du peuple et l'audace des barbares. Le vieux
Cotta, sachant que tu es le premier dans le gouvernement, recherchera
l'honneur de te laver les pieds. A ta mort, on portera ton cilice au
patriarche d'Alexandrie, et le grand Athanase, blanchi dans la gloire,
le baisera comme la relique d'un saint. Va!

Paphnuce répondit:

--Que la volonté de Dieu soit accomplie!

Et, faisant effort pour se mettre debout, il se préparait à descendre.
Mais la voix, devinant sa pensée, lui dit:

--Surtout, ne descends point par cette échelle. Ce serait agir comme
un homme ordinaire et méconnaître les dons qui sont en toi. Mesure
mieux ta puissance, angélique Paphnuce. Un aussi grand saint que tu es
doit voler dans les airs. Saute; les anges sont là pour te soutenir.
Saute donc!

Paphnuce répondit:

--Que la volonté de Dieu règne sur la terre et dans les cieux!

Balançant ses longs bras étendus comme les ailes dépenaillées d'un
grand oiseau malade, il allait s'élancer, quand tout à coup un
ricanement hideux résonna à son oreille. Épouvanté, il demanda:

--Qui donc rit ainsi?

--Ah! ah! glapit la voix, nous ne sommes encore qu'au début de notre
amitié; tu feras un jour plus intime connaissance avec moi. Très cher,
c'est moi qui t'ai fait monter ici et je dois te témoigner toute ma
satisfaction de la docilité avec laquelle tu accomplis mes désirs.
Paphnuce, je suis content de toi!

Paphnuce murmura d'une voix étranglée par la peur:

--Arrière, arrière! Je te reconnais: tu es celui qui porta Jésus sur
le pinacle du temple et lui montra tous les royaumes de ce monde.

Il retomba consterné sur la pierre.

--Comment ne l'ai-je pas reconnu plus tôt? songeait-il. Plus misérable
que ces aveugles, ces sourds, ces paralytiques qui espèrent en moi,
j'ai perdu le sens des choses surnaturelles, et plus dépravé que les
maniaques qui mangent de la terre et s'approchent des cadavres, je ne
distingue plus les clameurs de l'enfer des voix du ciel. J'ai perdu
jusqu'au discernement du nouveau-né qui pleure quand on le tire du
sein de sa nourrice, du chien qui flaire la trace de son maître, de la
plante qui se tourne vers le soleil. Je suis le jouet des diables.
Ainsi, c'est Satan qui m'a conduit ici. Quand il me hissait sur ce
faîte, la luxure et l'orgueil y montaient à mon côté. Ce n'est pas la
grandeur de mes tentations qui me consterne: Antoine sur sa montagne
en subit de pareilles; et je veux bien que leurs épées transpercent ma
chair sous le regard des anges. J'en suis arrivé même à chérir mes
tortures, mais Dieu se tait et son silence m'étonne. Il me quitte, moi
qui n'avais que lui; il me laisse seul, dans l'horreur de son absence.
Il me fuit. Je veux courir après lui. Cette pierre me brûle les pieds.
Vite, partons, rattrapons Dieu.

Aussitôt il saisit l'échelle qui demeurait appuyée à la colonne, y
posa les pieds et, ayant franchi un échelon, il se trouva face à face
avec la tête de la bête: elle souriait étrangement. Il lui fut certain
alors que ce qu'il avait pris pour le siège de son repos et de sa
gloire n'était que l'instrument diabolique de son trouble et de sa
damnation. Il descendit à la hâte tous les degrés et toucha le sol.
Ses pieds avaient oublié la terre; ils chancelaient. Mais sentant sur
lui l'ombre de la colonne maudite, il les forçait à courir. Tout
dormait. Il traversa sans être vu la grande place entourée de
cabarets, d'hôtelleries et de caravansérails et se jeta dans une
ruelle qui montait vers les collines libyques. Un chien, qui le
poursuivait en aboyant, ne s'arrêta qu'aux premiers sables du désert.
Et Paphnuce s'en alla par la contrée où il n'y a de route que la piste
des bêtes sauvages. Laissant derrière lui les cabanes abandonnées par
les faux monnayeurs, il poursuivit toute la nuit et tout le jour sa
fuite désolée.

Enfin, près d'expirer de faim, de soif et de fatigue, et ne sachant
pas encore si Dieu était loin, il découvrit une ville muette qui
s'étendait à droite et à gauche et s'allait perdre dans la pourpre de
l'horizon. Les demeures, largement isolées et pareilles les unes aux
autres, ressemblaient à des pyramides coupées à la moitié de leur
hauteur. C'étaient des tombeaux. Les portes en étaient brisées et l'on
voyait dans l'ombre des salles luire les yeux des hyènes et des loups
qui nourrissaient leurs petits, tandis que les morts gisaient sur le
seuil, dépouillés par les brigands et rongés par les bêtes. Ayant
traversé cette ville funèbre, Paphnuce tomba exténué devant un tombeau
qui s'élevait à l'écart près d'une source couronnée de palmiers. Ce
tombeau était très orné et, comme il n'avait plus de porte, on
apercevait du dehors une chambre peinte dans laquelle nichaient des
serpents.

--Voilà, soupira-t-il, ma demeure d'élection, le tabernacle de mon
repentir et de ma pénitence.

Il s'y traîna, chassa du pied les reptiles et demeura prosterné sur la
dalle pendant dix-huit heures, au bout desquelles il alla à la
fontaine boire dans le creux de sa main. Puis il cueillit des dattes
et quelques tiges de lotus dont il mangea les graines. Pensant que ce
genre de vie était bon, il en fit la règle de son existence. Depuis le
matin jusqu'au soir, il ne levait pas son front de dessus la pierre.

Or, un jour qu'il était ainsi prosterné, il entendit une voix qui
disait:

--Regarde ces images afin de t'instruire.

Alors, levant la tête, il vit sur les parois de la chambre des
peintures qui représentaient des scènes riantes et familières. C'était
un ouvrage très ancien et d'une merveilleuse exactitude. On y
remarquait des cuisiniers qui soufflaient le feu, en sorte que leurs
joues étaient toutes gonflées; d'autres plumaient des oies ou
faisaient cuire des quartiers de mouton dans des marmites. Plus loin
un chasseur rapportait sur ses épaules une gazelle percée de flèches.
Là, des paysans s'occupaient aux semailles, à la moisson, à la
récolte. Ailleurs, des femmes dansaient au son des violes, des flûtes
et de la harpe. Une jeune fille jouait du cinnor. La fleur du lotus
brillait dans ses cheveux noirs, finement nattés. Sa robe transparente
laissait voir les formes pures de son corps. Son sein, sa bouche
étaient en fleur. Son bel oeil regardait de face sur un visage tourné
de profil. Et cette figure était exquise. Paphnuce l'ayant considérée
baissa les yeux et répondit à la voix:

--Pourquoi m'ordonnes-tu de regarder ces images? Sans doute elles
représentent les journées terrestres de l'idolâtre dont le corps
repose ici sous mes pieds, au fond d'un puits, dans un cercueil de
basalte noir. Elles rappellent la vie d'un mort et sont, malgré leurs
vives couleurs, les ombres d'une ombre. La vie d'un mort! O vanité!...

--Il est mort, mais il a vécu, reprit la voix, et toi, tu mourras, et
tu n'auras pas vécu.

A compter de ce jour, Paphnuce n'eut plus un moment de repos. La voix
lui parlait sans cesse. La joueuse de cinnor, de son oeil aux longues
paupières, le regardait fixement. A son tour elle parla:

--Vois: je suis mystérieuse et belle. Aime-moi; épuise dans mes bras
l'amour qui te tourmente. Que te sert de me craindre? Tu ne peux
m'échapper: je suis la beauté de la femme. Où penses-tu me fuir,
insensé? Tu retrouveras mon image dans l'éclat des fleurs et dans la
grâce des palmiers, dans le vol des colombes, dans les bonds des
gazelles, dans la fuite onduleuse des ruisseaux, dans les molles
clartés de la lune, et, si tu fermes les yeux, tu la trouveras en
toi-même. Il y a mille ans que l'homme qui dort ici, entouré de
bandelettes dans un lit de pierre noire, m'a pressée sur son coeur. Il
y a mille ans qu'il a reçu le dernier baiser de ma bouche, et son
sommeil en est encore parfumé. Tu me connais bien, Paphnuce. Comment
ne m'as-tu pas reconnue? Je suis une des innombrables incarnations de
Thaïs. Tu es un moine instruit et très avancé dans la connaissance des
choses. Tu as voyagé, et c'est en voyage qu'on apprend le plus.
Souvent une journée qu'on passe dehors apporte plus de nouveautés que
dix années pendant lesquelles on reste chez soi. Or, tu n'es pas sans
avoir entendu dire que Thaïs a vécu jadis dans Sparte sous le nom
d'Hélène. Elle eut dans Thèbes Hécatompyle une autre existence. Et
Thaïs de Thèbes, c'était moi. Comment ne l'as-tu pas deviné? J'ai
pris, vivante, ma large part des péchés du monde, et maintenant
réduite ici à l'état d'ombre, je suis encore très capable de prendre
tes péchés, moine bien-aimé. D'où vient ta surprise? Il était pourtant
certain que partout où tu irais, tu retrouverais Thaïs.

Il se frappait le front contre la dalle et criait d'épouvante. Et
chaque nuit la joueuse de cinnor quittait la muraille, s'approchait et
parlait d'une voix claire, mêlée de souffles frais. Et, comme le saint
homme résistait aux tentations qu'elle lui donnait, elle lui dit ceci:

--Aime-moi; cède, ami. Tant que tu me résisteras, je te tourmenterai.
Tu ne sais pas ce que c'est que la patience d'une morte. J'attendrai,
s'il le faut, que tu sois mort. Étant magicienne, je saurai faire
entrer dans ton corps sans vie un esprit qui l'animera de nouveau et
qui ne me refusera pas ce que je t'aurai demandé en vain. Et songe,
Paphnuce, à l'étrangeté de ta situation, quand ton âme bienheureuse
verra du haut du ciel son propre corps se livrer au péché. Dieu, qui a
promis de te rendre ce corps après le jugement dernier et la
consommation des siècles, sera lui-même fort embarrassé! Comment
pourra-t-il installer dans la gloire céleste une forme humaine habitée
par un diable et gardée par une sorcière? Tu n'as pas songé à cette
difficulté. Dieu non plus, peut-être. Entre nous, il n'est pas bien
subtil. La plus simple magicienne le trompe aisément, et s'il n'avait
ni son tonnerre, ni les cataractes du ciel, les marmots de village lui
tireraient la barbe. Certes il n'a pas autant d'esprit que le vieux
serpent, son adversaire. Celui-là est un merveilleux artiste. Je ne
suis si belle que parce qu'il a travaillé à ma parure. C'est lui qui
m'a enseigné à natter mes cheveux et à me faire des doigts de rose et
des ongles d'agate. Tu l'as trop méconnu. Quand tu es venu te loger
dans ce tombeau, tu as chassé du pied les serpents qui y habitaient,
sans t'inquiéter de savoir s'ils étaient de sa famille, et tu as
écrasé leurs oeufs. Je crains, mon pauvre ami, que tu ne te sois mis
une méchante affaire sur les bras. On t'avait pourtant averti qu'il
était musicien et amoureux. Qu'as-tu fait? Te voilà brouillé avec la
science et la beauté; tu es tout à fait misérable, et Iaveh ne vient
point à ton secours. Il n'est pas probable qu'il vienne. Étant aussi
grand que tout, il ne peut pas bouger, faute d'espace, et si, par
impossible, il faisait le moindre mouvement, toute la création serait
bousculée. Mon bel ermite, donne-moi un baiser.

Paphnuce n'ignorait pas les prodiges opérés par les arts magiques. Il
songeait dans sa grande inquiétude:

--Peut-être le mort enseveli à mes pieds sait-il les paroles écrites
dans ce livre mystérieux, qui demeure caché non loin d'ici au fond
d'une tombe royale. Par la vertu de ces paroles les morts, reprenant
la forme qu'ils avaient sur la terre, voient la lumière du soleil et
le sourire des femmes.

Sa peur était que la joueuse de cinnor et le mort pussent se joindre,
comme de leur vivant, et qu'il les vît s'unir. Parfois, il croyait
entendre le souffle léger des baisers.

Tout lui était trouble et maintenant, en l'absence de Dieu, il
craignait de penser autant que de sentir. Certain soir, comme il se
tenait prosterné selon sa coutume, une voix inconnue lui dit:

--Paphnuce, il y a sur la terre plus de peuples que tu ne crois et, si
je te montrais ce que j'ai vu, tu mourrais d'épouvanté. Il y a des
hommes qui portent au milieu du front un oeil unique. Il y a des
hommes qui n'ont qu'une jambe et marchent en sautant. Il y a des
hommes qui changent de sexe, et de femelles deviennent mâles. Il y a
des hommes arbres qui poussent des racines en terre. Et il y a des
hommes sans tête, avec deux yeux, un nez, une bouche sur la poitrine.
De bonne foi, crois-tu que Jésus-Christ soit mort pour le salut de ces
hommes?

Une autre fois il eut une vision. Il vit dans une grande lumière une
large chaussée, des ruisseaux et des jardins. Sur la chaussée,
Aristobule et Chéréas passaient au galop de leurs chevaux syriens et
l'ardeur joyeuse de la course empourprait la joue des deux jeunes
hommes. Sous un portique Callicrate déclamait des vers; l'orgueil
satisfait tremblait dans sa voix et brillait dans ses yeux. Dans le
jardin, Zénothémis cueillait des pommes d'or et caressait un serpent
aux ailes d'azur. Vêtu de blanc et coiffé d'une mitre étincelante,
Hermodore méditait sous un perséa sacré, qui portait, en guise de
fleurs, de petites têtes au pur profil, coiffées, comme les déesses
des Égyptiens, de vautours, d'éperviers ou du disque brillant de la
lune; tandis qu'à l'écart au bord d'une fontaine, Nicias étudiait sur
une sphère armillaire le mouvement harmonieux des astres.

Puis une femme voilée s'approcha du moine tenant à la main un rameau
de myrte. Et elle lui dit:

--Regarde. Les uns cherchent la beauté éternelle et ils mettent
l'infini dans leur vie éphémère. Les autres vivent sans grande pensée.
Mais par cela seul qu'ils cèdent à la belle nature, ils sont heureux
et beaux et seulement en se laissant vivre, ils rendent gloire à
l'artiste souverain des choses; car l'homme est un bel hymne de Dieu.
Ils pensent tous que le bonheur est innocent et que la joie est
permise. Paphnuce, si pourtant ils avaient raison, quelle dupe tu
serais!

Et la vision s'évanouit.

C'est ainsi que Paphnuce était tenté sans trêve dans son corps et dans
son esprit. Satan ne lui laissait pas un moment de repos. La solitude
de ce tombeau était plus peuplée qu'un carrefour de grande ville. Les
démons y poussaient de grands éclats de rire, et des millions de
larves, d'empuses, de lémures y accomplissaient le simulacre de tous
les travaux de la vie. Le soir, quand il allait à la fontaine, des
satyres mêlés à des faunesses dansaient autour de lui et
l'entraînaient dans leurs rondes lascives. Les démons ne le
craignaient plus, ils l'accablaient de railleries, d'injures obscènes
et de coups. Un jour un diable, qui n'était pas plus haut que le bras,
lui vola la corde dont il se ceignait les reins.

Il songeait:

--Pensée, où m'as-tu conduit?

Et il résolut de travailler de ses mains afin de procurer à son esprit
le repos dont il avait besoin. Près de la fontaine, des bananiers aux
larges feuilles croissaient dans l'ombre des palmes. Il en coupa des
tiges qu'il porta dans le tombeau. Là, il les broya sous une pierre et
les réduisit en minces filaments, comme il l'avait vu faire aux
cordiers. Car il se proposait de fabriquer une corde en place de celle
qu'un diable lui avait volée. Les démons en éprouvèrent quelque
contrariété: ils cessèrent leur vacarme et la joueuse de cinnor
elle-même, renonçant à la magie, resta tranquille sur la paroi peinte.
Paphnuce, tout en écrasant les tiges des bananiers, rassurait son
courage et sa foi.

--Avec le secours du ciel, se disait-il, je dompterai la chair. Quant
à l'âme, elle a gardé l'espérance. En vain les diables, en vain cette
damnée voudraient m'inspirer des doutes sur la nature de Dieu. Je leur
répondrai par la bouche de l'apôtre Jean: «Au commencement était le
Verbe et le Verbe était Dieu.» C'est ce que je crois fermement, et si
ce que je crois est absurde, je le crois plus fermement encore; et,
pour mieux dire, il faut que ce soit absurde. Sans cela, je ne le
croirais pas, je le saurais. Or, ce que l'on sait ne donne point la
vie, et c'est la foi seule qui sauve.

Il exposait au soleil et à la rosée les fibres détachées, et chaque
matin, il prenait soin de les retourner pour les empêcher de pourrir,
et il se réjouissait de sentir renaître en lui la simplicité de
l'enfance. Quand il eut tissé sa corde, il coupa des roseaux pour en
faire des nattes et des corbeilles. La chambre sépulcrale ressemblait
à l'atelier d'un vannier et Paphnuce y passait aisément du travail à
la prière. Pourtant Dieu ne lui était pas favorable, car une nuit il
fut réveillé par une voix qui le glaça d'horreur; il avait deviné que
c'était celle du mort.

La voix faisait entendre un appel rapide, un chuchotement léger:

--Hélène! Hélène! viens te baigner avec moi! viens vite' Une femme,
dont la bouche effleurait l'oreille du moine, répondit:

--Ami, je ne puis me lever: un homme est couché sur moi.

Tout à coup, Paphnuce s'aperçut que sa joue reposait sur le sein d'une
femme. Il reconnut la joueuse de cinnor qui, dégagée à demi, soulevait
sa poitrine. Alors il étreignit désespérément cette fleur de chair
tiède et parfumée et, consumé du désir de la damnation, il cria:

--Reste, reste, mon ciel!

Mais elle était déjà debout, sur le seuil. Elle riait, et les rayons
de la lune argentaient son sourire.

--A quoi bon rester? disait-elle. L'ombre d'une ombre suffit à un
amoureux doué d'une si vive imagination. D'ailleurs, tu as péché. Que
te faut-il de plus? Adieu! mon amant m'appelle.

Paphnuce pleura dans la nuit et, quand vint l'aube, il exhala une
prière plus douce qu'une plainte:

--Jésus, mon Jésus, pourquoi m'abandonnes-tu? Tu vois le danger où je
suis. Viens me secourir, doux Sauveur. Puisque ton père ne m'aime
plus, puisqu'il ne m'écoute pas, songe que je n'ai que toi. De lui à
moi, rien n'est possible; je ne puis le comprendre, et il ne peut me
plaindre. Mais toi, tu es né d'une femme et c'est pourquoi j'espère en
toi. Souviens-toi que tu as été homme. Je t'implore, non parce que tu
es Dieu de Dieu, lumière de lumière, Dieu vrai du Dieu vrai, mais
parce que tu vécus pauvre et faible, sur cette terre où je souffre,
parce que Satan voulut tenter ta chair, parce que la sueur de l'agonie
glaça ton front. C'est ton humanité que je prie, mon Jésus, mon frère
Jésus!

Après qu'il eut prié ainsi, en se tordant les mains, un formidable
éclat de rire ébranla les murs du tombeau, et la voix qui avait
résonné sur le faîte de la colonne dit en ricanant:

--Voilà une oraison digne du bréviaire de Marcus l'hérétique. Paphnuce
est arien! Paphnuce est arien!

Comme frappé de la foudre le moine tomba inanimé.


       . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Quand il rouvrit les yeux, il vit autour de lui des religieux revêtus
de cucules noires, qui lui versaient de l'eau sur les tempes et
récitaient des exorcismes. Plusieurs se tenaient dehors, portant des
palmes.

--Comme nous traversions le désert, dit l'un d'eux, nous avons entendu
des cris dans ce tombeau et, étant entrés, nous t'avons vu gisant
inerte sur la dalle. Sans doute des démons t'avaient terrassé et ils
se sont enfuis à notre approche.

Paphnuce, soulevant la tête, demanda d'une voix faible:

--Mes frères, qui êtes-vous? Et pourquoi tenez-vous des palmes dans
vos mains? N'est-point en vue de ma sépulture?

Il lui fut répondu:

--Frère, ne sais-tu pas que notre père Antoine, âgé de cent cinq ans,
et averti de sa fin prochaine, descend du mont Colzin où il s'était
retiré et vient bénir les innombrables enfants de son âme. Nous nous
rendons avec des palmes au-devant de notre père spirituel. Mais toi,
frère, comment ignores-tu un si grand événement? Est-il possible qu'un
ange ne soit pas venu t'en avertir dans ce tombeau.

--Hélas! répondit Paphnuce, je ne mérite pas une telle grâce, et les
seuls hôtes de cette demeure sont des démons et des vampires. Priez
pour moi! Je suis Paphnuce, abbé d'Antinoé, le plus misérable des
serviteurs de Dieu.

Au nom de Paphnuce, tous, agitant leurs palmes, murmuraient des
louanges. Celui qui avait déjà pris la parole s'écria avec admiration:

--Se peut-il que tu sois ce saint Paphnuce, célèbre par de tels
travaux qu'on doute s'il n'égalera pas un jour le grand Antoine
lui-même. Très vénérable, c'est toi qui as converti à Dieu la
courtisane Thaïs et qui, élevé sur une haute colonne, as été ravi par
les Séraphins. Ceux qui veillaient la nuit, au pied de la stèle,
virent ta bienheureuse assomption. Les ailes des anges t'entouraient
d'une blanche nuée, et ta droite étendue bénissait les demeures des
hommes. Le lendemain, quand le peuple ne te vit plus, un long
gémissement monta vers la stèle découronnée. Mais Flavien, ton
disciple, publia le miracle et prit à ta place le gouvernement des
moines. Seul un homme simple, du nom de Paul, voulut contredire le
sentiment unanime. Il assurait qu'il t'avait vu en rêve emporté par
des diables; la foule voulait le lapider et c'est merveille qu'il ait
pu échappera la mort. Je suis Zozime, abbé de ces solitaires que tu
vois prosternés à tes pieds. Comme eux, je m'agenouille devant toi,
afin que tu bénisses le père avec les enfants. Puis, tu nous conteras
les merveilles que Dieu a daigné accomplir par ton entremise.

--Loin de m'avoir favorisé comme tu crois, répondit Paphnuce, le
Seigneur m'a éprouvé par d'effroyables tentations. Je n'ai point été
ravi par les anges. Mais une muraille d'ombre s'est élevée à mes yeux
et elle a marché devant moi. J'ai vécu dans un songe. Hors de Dieu
tout est rêve. Quand je fis le voyage d'Alexandrie, j'entendis en peu
d'heures beaucoup de discours, et je connus que l'armée de l'erreur
était innombrable. Elle me poursuit et je suis environné d'épées.

Zozime répondit:

--Vénérable père, il faut considérer que les saints et spécialement
les saints solitaires subissent de terribles épreuves. Si tu n'as pas
été porté au ciel dans les bras des séraphins, il est certain que le
Seigneur a accordé cette grâce à ton image, puisque Flavien, les
moines et le peuple ont été témoins de ton ravissement.

Cependant Paphnuce résolut d'aller recevoir la bénédiction d'Antoine.

--Frère Zozime, dit-il, donne-moi une de ces palmes et allons
au-devant de notre père.

--Allons! répliqua Zozime; l'ordre militaire convient aux moines qui
sont les soldats par excellence. Toi et moi, étant abbés, nous
marcherons devant. Et ceux-ci nous suivront en chantant des psaumes.

Ils se mirent en marche et Paphnuce disait:

--Dieu est l'unité, car il est la vérité qui est une. Le monde est
divers parce qu'il est l'erreur. Il faut se détourner de tous les
spectacles de la nature, même des plus innocents en apparence. Leur
diversité qui les rend agréables est le signe qu'ils sont mauvais.
C'est pourquoi je ne puis voir un bouquet de papyrus sur les eaux
dormantes sans que mon âme se voile de mélancolie. Tout ce que
perçoivent les sens est détestable. Le moindre grain de sable apporte
un danger. Chaque chose nous tente. La femme n'est que le composé de
toutes les tentations éparses dans l'air léger, sur la terre fleurie,
dans les eaux claires. Heureux celui dont l'âme est un vase scellé!
Heureux qui sut se rendre muet, aveugle et sourd et qui ne comprend
rien du monde afin de comprendre Dieu!

Zozime, ayant médité ces paroles, y répondit de la sorte:

--Père vénérable, il convient que je t'avoue mes péchés, puisque tu
m'as montré ton âme. Ainsi nous nous confesserons l'un à l'autre,
selon l'usage apostolique. Avant que d'être moine, j'ai mené dans le
siècle une vie abominable. A Madaura, ville célèbre par ses
courtisanes, je recherchais toutes sortes d'amours. Chaque nuit, je
soupais en compagnie de jeunes débauchés et de joueuses de flûte, et
je ramenais chez moi celle qui m'avait plu davantage. Un saint tel que
toi n'imaginerait jamais jusqu'où m'emportait la fureur de mes désirs.
Il me suffira de te dire qu'elle n'épargnait ni les matrones ni les
religieuses et se répandait en adultères et en sacrilèges. J'excitais
par le vin l'ardeur de mes sens, et l'on me citait avec raison pour le
plus grand buveur de Madaura. Pourtant j'étais chrétien et je gardais,
dans mes égarements, ma foi en Jésus crucifié. Ayant dévoré mes biens
en débauches, je ressentais déjà les premières atteintes de la
pauvreté, quand je vis le plus robuste de mes compagnons de plaisir
dépérir rapidement aux atteintes d'un mal terrible. Ses genoux ne le
soutenaient plus; ses mains inquiètes refusaient de le servir; ses
yeux obscurcis se fermaient. Il ne tirait plus de sa gorge que
d'affreux mugissements. Son esprit, plus pesant que son corps,
sommeillait. Car pour le châtier d'avoir vécu comme les bêtes, Dieu
l'avait changé en bête. La perte de mes biens m'avait déjà inspiré des
réflexions salutaires; mais l'exemple de mon ami fut plus précieux
encore; il fit une telle impression sur mon coeur que je quittai le
monde et me retirai dans le désert. J'y goûte depuis vingt ans une
paix que rien n'a troublée. J'exerce avec mes moines les professions
de tisserand, d'architecte, de charpentier et même de scribe, quoique,
à vrai dire, j'aie peu de goût pour l'écriture, ayant toujours à la
pensée préféré l'action. Mes jours sont pleins de joie et mes nuits
sont sans rêves, et j'estime que la grâce du Seigneur est en moi parce
qu'au milieu des péchés les plus horribles j'ai toujours gardé
l'espérance.

En entendant ces paroles, Paphnuce leva les yeux au ciel et murmura:

--Seigneur, cet homme souillé de tant de crimes, cet adultère, ce
sacrilège, tu le regardes avec douceur, et tu te détournes de moi, qui
ai toujours observé tes commandements! Que ta justice est obscure, ô
mon Dieu! et que tes voies sont impénétrables!

Zozime étendit les bras:

--Regarde, père vénérable: on dirait des deux côtés de l'horizon, des
files noires de fourmis émigrantes. Ce sont nos frères qui vont, comme
nous, au-devant d'Antoine.

Quand ils parvinrent au lieu du rendez-vous ils découvrirent un
spectacle magnifique. L'armée des religieux s'étendait sur trois rangs
en un demi-cercle immense. Au premier rang se tenaient les anciens du
désert, la crosse à la main, et leurs barbes pendaient jusqu'à terre.
Les moines, gouvernés par les abbés Ephrem et Sérapion, ainsi que tous
les cénobites du Nil, formaient la seconde ligne. Derrière eux
apparaissaient les ascètes venus des rochers lointains. Les uns
portaient sur leurs corps noircis et desséchés d'informes lambeaux,
d'autres n'avaient pour vêtements que des roseaux liés en botte avec
des viornes. Plusieurs étaient nus, mais Dieu les avait couverts d'un
poil épais comme la toison des brebis. Ils tenaient tous à la main une
palme verte; l'on eût dit un arc-en-ciel d'émeraude et ils étaient
comparables aux choeurs des élus, aux murailles vivantes de la cité de
Dieu.

Il régnait dans l'assemblée un ordre si parfait que Paphnuce trouva
sans peine les moines de son obéissance. Il se plaça près d'eux, après
avoir pris soin de cacher son visage sous sa cucule, pour demeurer
inconnu et ne point troubler leur pieuse attente. Tout à coup s'éleva
une immense clameur:

--Le saint! criait-on de toutes parts. Le saint! voilà le grand saint!
voilà celui contre lequel l'enfer n'a point prévalu, le bien-aimé de
Dieu! Notre père Antoine!

Puis un grand silence se fit et tous les fronts se prosternèrent dans
le sable.

Du faîte d'une colline, dans l'immensité déserte, Antoine s'avançait
soutenu par ses disciplines bien-aimés, Macaire et Amathas. Il
marchait à pas lents, mais sa taille était droite encore et l'on
sentait en lui les restes d'une force surhumaine. Sa barbe blanche
s'étalait sur sa large poitrine, son crâne poli jetait des rayons de
lumière comme le front de Moïse. Ses yeux avaient le regard de
l'aigle; le sourire de l'enfant brillait sur ses joues rondes. Il
leva, pour bénir son peuple, ses bras fatigués par un siècle de
travaux inouïs, et sa voix jeta ses derniers éclats dans cette parole
d'amour:

--Que tes pavillons sont beaux, ô Jacob! Que tes tentes sont aimables,
ô Israël!

Aussitôt, d'un bout à l'autre de la muraille animée, retentit comme un
grondement harmonieux de tonnerre le psaume: _Heureux l'homme qui
craint le Seigneur_.

Cependant, accompagné de Macaire et d'Amathas, Antoine parcourait les
rangs des anciens, des anachorètes et des cénobites. Ce voyant, qui
avait vu le ciel et l'enfer, ce solitaire qui, du creux d'un rocher,
avait gouverné l'Église chrétienne, ce saint qui avait soutenu la foi
des martyrs aux jours de l'épreuve suprême, ce docteur dont
l'éloquence avait foudroyé l'hérésie, parlait tendrement à chacun de
ses fils et leur faisait des adieux familiers, à la veille de sa mort
bienheureuse, que Dieu, qui l'aimait, lui avait enfin promise.

Il disait aux abbés Ephrem et Sérapion:

--Vous commandez de nombreuses armées et vous êtes tous deux
d'illustres stratèges. Aussi serez-vous revêtus dans le ciel d'une
armure d'or et l'archange Michel vous donnera le titre de Kiliarques
de ses milices.

Apercevant le vieillard Palémon, il l'embrassa et dit:

--Voici le plus doux et le meilleur de mes enfants. Son âme répand un
parfum aussi suave que la fleur des fèves qu'il sème chaque année.

A l'abbé Zozime il parla de la sorte:

--Tu n'as pas désespéré de la bonté divine, c'est pourquoi la paix du
Seigneur est en toi. Le lis de tes vertus a fleuri sur le fumier de ta
corruption.

Il tenait à tous des propos d'une infaillible sagesse. Aux anciens il
disait:

--L'apôtre a vu autour du trône de Dieu vingt-quatre vieillards assis,
vêtus de robes blanches et la tête couronnée.

Aux jeunes hommes:

--Soyez joyeux; laissez la tristesse aux heureux de ce monde.

C'est ainsi que, parcourant le front de son armée filiale, il semait
les exhortations. Paphnuce, le voyant approcher, tomba à genoux,
déchiré entre la crainte et l'espérance.

--Mon père, mon père, cria-t-il dans son angoisse, mon père! viens à
mon secours, car je péris. J'ai donné à Dieu l'âme de Thaïs, j'ai
habité le faîte d'une colonne et la chambre d'un sépulcre. Mon front,
sans cesse prosterné, est devenu calleux comme le genou d'un chameau.
Et pourtant Dieu s'est retiré de moi. Bénis-moi, mon père, et je serai
sauvé; secoue l'hysope et je serai lavé et je brillerai comme la
neige.

Antoine ne répondait point. Il promenait sur ceux d'Antinoé ce regard
dont nul ne pouvait soutenir l'éclat. Ayant arrêté sa vue sur Paul,
qu'on nommait le Simple, il le considéra longtemps puis il lui fit
signe d'approcher. Comme ils s'étonnaient tous que le saint s'adressât
à un homme privé de sens, Antoine dit:

--Dieu a accordé à celui-ci plus de grâces qu'à aucun de vous. Lève
les yeux, mon fils Paul, et dis ce que tu vois dans le ciel.

Paul le Simple leva les yeux; son visage resplendit et sa langue se
délia.

--Je vois dans le ciel, dit-il, un lit orné de tentures de pourpre et
d'or. Autour, trois vierges font une garde vigilante afin qu'aucune
âme n'en approche, sinon l'élue à qui le lit est destiné.

Croyant que ce lit était le symbole de sa glorification, Paphnuce
rendait déjà grâces à Dieu. Mais Antoine lui fit signe de se taire et
d'écouter le Simple qui murmurait dans l'extase:

--Les trois vierges me parlent; elles me disent: «Une sainte est près
de quitter la terre; Thaïs d'Alexandrie va mourir. Et nous avons
dressé le lit de sa gloire, car nous sommes ses vertus: la Foi, la
Crainte et l'Amour.»

Antoine demanda:

--Doux enfant, que vois-tu encore?

Paul promena vainement ses regards du zénith au nadir, du couchant au
levant, quand tout à coup ses yeux rencontrèrent l'abbé d'Antinoé. Une
sainte épouvante pâlit son visage, et ses prunelles reflétèrent des
flammes invisibles.

--Je vois, murmura-t-il, trois démons qui, pleins de joie, s'apprêtent
à saisir cet homme. Ils sont à la semblance d'une tour, d'une femme et
d'un mage. Tous trois portent leur nom marqué au fer rouge; le premier
sur le front, le second sur le ventre, le troisième sur la poitrine,
et ces noms sont: Orgueil, Luxure et Doute. J'ai vu.

Ayant ainsi parlé, Paul, les yeux hagards, la bouche pendante, rentra
dans sa simplicité.

Et comme les moines d'Antinoé regardaient Antoine avec inquiétude, le
saint prononça ces seuls mots:

--Dieu a fait connaître son jugement équitable. Nous devons l'adorer
et nous taire.

Il passa. Il allait bénissant. Le soleil, descendu à l'horizon,
l'enveloppait d'une gloire, et son ombre, démesurément grandie par une
faveur du ciel, se déroulait derrière lui comme un tapis sans fin, en
signe du long souvenir que ce grand saint devait laisser parmi les
hommes.

Debout mais foudroyé, Paphnuce ne voyait, n'entendait plus rien. Cette
parole unique emplissait ses oreilles: «Thaïs va mourir!» Une telle
pensée ne lui était jamais venue. Vingt ans, il avait contemplé une
tête de momie et voici que l'idée que la mort éteindrait les yeux de
Thaïs l'étonnait désespérément.

«Thaïs va mourir!» Parole incompréhensible! «Thaïs va mourir!» En ces
trois mots, quel sens terrible et nouveau! «Thaïs va mourir!» Alors
pourquoi le soleil, les fleurs, les ruisseaux et toute la création?
«Thaïs va mourir!» A quoi bon l'univers? Soudain il bondit. «La
revoir, la voir encore!» Il se mit à courir. Il ne savait où il était,
ni où il allait, mais l'instinct le conduisait avec une entière
certitude; il marchait droit au Nil. Un essaim de voiles couvrait les
hautes eaux du fleuve. Il sauta dans une embarcation montée par des
Nubiens et là, couché à l'avant, les yeux dévorant l'espace, il cria,
de douleur et de rage:

--Fou, fou que j'étais de n'avoir pas possédé Thaïs quand il en était
temps encore! Fou d'avoir cru qu'il y avait au monde autre chose
qu'elle! O démence! J'ai songé à Dieu, au salut de mon âme, à la vie
éternelle, comme si tout cela comptait pour quelque chose quand on a
vu Thaïs. Comment n'ai-je pas senti que l'éternité bienheureuse était
dans un seul des baisers de cette femme, que sans elle la vie n'a pas
de sens et n'est qu'un mauvais rêve? O stupide! tu l'as vue et tu as
désiré les biens de l'autre monde. O lâche! tu l'as vue et tu as
craint Dieu. Dieu! le Ciel! qu'est-ce que cela? et qu'ont-ils à
t'offrir qui vaille la moindre parcelle de ce qu'elle t'eût donné? O
lamentable insensé, qui cherchais la bonté divine ailleurs que sur les
lèvres de Thaïs! Quelle main était sur tes yeux? Maudit soit Celui qui
t'aveuglait alors! Tu pouvais acheter au prix de la damnation un
moment de son amour et tu ne l'as pas fait! Elle t'ouvrait ses bras,
pétris de la chair et du parfum des fleurs, et tu ne t'es pas abîmé
dans les enchantements indicibles de son sein dévoilé! Tu as écouté la
voix jalouse qui te disait: «Abstiens-toi.» Dupe, dupe, triste dupe! O
regrets! O remords! O désespoir! N'avoir pas la joie d'emporter en
enfer la mémoire de l'heure inoubliable et de crier à Dieu: «Brûle ma
chair, dessèche tout le sang de mes veines, fais éclater mes os, tu ne
m'ôteras pas le souvenir qui me parfume et me rafraîchit par les
siècles des siècles!... Thaïs va mourir! Dieu ridicule, si tu savais
comme je me moque de ton enfer! Thaïs va mourir et elle ne sera jamais
à moi, jamais, jamais!»

Et tandis que la barque suivait le courant rapide, il restait des
journées entières couché sur le ventre, répétant:

--Jamais! jamais! jamais!

Puis, à l'idée qu'elle s'était donnée et que ce n'était pas à lui,
qu'elle avait répandu sur le monde des flots d'amour et qu'il n'y
avait pas trempé ses lèvres, il se dressait debout, farouche, et
hurlait de douleur. Il se déchirait la poitrine avec ses ongles et
mordait la chair de ses bras. Il songeait:

--Si je pouvais tuer tous ceux qu'elle a aimés.

L'idée de ces meurtres l'emplissait d'une fureur délicieuse. Il
méditait d'égorger Nicias lentement, à loisir, en le regardant
jusqu'au fond des yeux. Puis sa fureur tombait tout à coup. Il
pleurait, il sanglotait. Il devenait faible et doux. Une tendresse
inconnue amollissait son âme. Il lui prenait envie de se jeter au cou
du compagnon de son enfance et de lui dire: «Nicias, je t'aime,
puisque tu l'as aimée. Parle-moi d'elle! Dis-moi ce qu'elle te
disait.» Et sans cesse le fer de cette parole lui perçait le coeur:
«Thaïs va mourir!»

--Clartés du jour! ombres argentées de la nuit, astre, cieux, arbres
aux cimes tremblantes, bêtes sauvages, animaux familiers, âmes
anxieuses des hommes, n'entendez-vous pas: «Thaïs va mourir!»
Lumières, souffles et parfums, disparaissez. Effacez-vous, formes et
pensées de l'univers! «Thaïs va mourir!...» Elle était la beauté du
monde et tout ce qui l'approchait, s'ornait des reflets de sa grâce.
Ce vieillard et ces sages assis près d'elle, au banquet d'Alexandrie,
qu'ils étaient aimables! que leur parole était harmonieuse! L'essaim
des riantes apparences voltigeait sur leurs lèvres et la volupté
parfumait toutes leurs pensées. Et parce que le souffle de Thaïs était
sur eux tout ce qu'ils disaient était amour, beauté, vérité. L'impiété
charmante prêtait sa grâce à leurs discours. Ils exprimaient aisément
la splendeur humaine. Hélas! et tout cela n'est plus qu'un songe.
Thaïs va mourir! Oh: comme naturellement je mourrai de sa mort! Mais
peux-tu seulement mourir, embryon desséché, foetus macéré dans le fiel
et les pleurs arides? Avorton misérable, penses-tu goûter la mort, toi
qui n'as pas connu la vie? Pourvu que Dieu existe et qu'il me damne!
Je l'espère, je le veux. Dieu que je hais, entends-moi. Plonge-moi
dans la damnation. Pour t'y obliger je te crache à la face. Il faut
bien que je trouve un enfer éternel, afin d'y exhaler l'éternité de
rage qui est en moi.


       . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Dès l'aube, Albine reçut l'abbé d'Antinoé au seuil des Cellules.

--Tu es le bien venu dans nos tabernacles de paix, vénérable père, car
sans doute tu viens bénir la sainte que tu nous avais donnée. Tu sais
que Dieu, dans sa clémence, l'appelle à lui; et comment ne saurais-tu
pas une nouvelle que les anges ont portée de désert en désert? Il est
vrai. Thaïs touche à sa fin bienheureuse. Ses travaux sont accomplis,
et je dois t'instruire en peu de mots de la conduite qu'elle a tenue
parmi nous. Après ton départ, comme elle était enfermée dans la
cellule marquée de ton sceau, je lui envoyai avec sa nourriture une
flûte semblable à celles dont jouent aux festins les filles de sa
profession. Ce que je faisais était pour qu'elle ne tombât pas dans la
mélancolie et pour qu'elle n'eût pas moins de grâce et de talent
devant Dieu qu'elle n'en avait montré au regard des hommes. Je n'avais
pas agi sans prudence; car Thaïs célébrait tout le jour sur la flûte
les louanges du Seigneur et les vierges qu'attiraient les sons de
cette flûte invisible disaient: «Nous entendons le rossignol des
bocages célestes, le cygne mourant de Jésus crucifié.» C'est ainsi que
Thaïs accomplissait sa pénitence, quand, après soixante jours, la
porte que tu avais scellée s'ouvrit d'elle-même et le sceau d'argile
se rompit sans qu'aucune main humaine l'eût touché. A ce signe je
reconnus que l'épreuve que tu avais imposée devait cesser et que Dieu
pardonnait les péchés de la joueuse de flûte. Dès lors, elle partagea
la vie de mes filles, travaillant et priant avec elles. Elle les
édifiait par la modestie de ses gestes et de ses paroles et elle
semblait parmi elles la statue de la pudeur. Parfois elle était
triste; mais ces nuages passaient. Quand je vis qu'elle était attachée
à Dieu par la foi, l'espérance et l'amour, je ne craignis pas
d'employer son art et même sa beauté à l'édification de ses soeurs. Je
l'invitais à représenter devant nous les actions des femmes fortes et
des vierges sages de l'Écriture. Elle imitait Esther, Débora, Judith,
Marie, soeur de Lazare, et Marie, mère de Jésus. Je sais, vénérable
père, que ton austérité s'alarme à l'idée de ces spectacles. Mais tu
aurais été touché toi-même, si tu l'avais vue, dans ces pieuses
scènes, répandre des pleurs véritables et tendre au ciel ses bras
comme des palmes. Je gouverne depuis longtemps des femmes et j'ai pour
règle de ne point contrarier leur nature. Toutes les graines ne
donnent pas les mêmes fleurs. Toutes les âmes ne se sanctifient pas de
la même manière. Il faut considérer aussi que Thaïs s'est donnée à
Dieu quand elle était belle encore, et un tel sacrifice, s'il n'est
point unique, est du moins très rare... Cette beauté, son vêtement
naturel, ne l'a pas encore quittée après trois mois de la fièvre dont
elle meurt. Comme, pendant sa maladie, elle demande sans cesse à voir
le ciel, je la fais porter chaque matin dans la cour, près du puits,
sous l'antique figuier, à l'ombre duquel les abbesses de ce couvent
ont coutume de tenir leurs assemblées; tu l'y trouveras, père
vénérable; mais hâte-toi, car Dieu l'appelle et ce soir un suaire
couvrira ce visage que Dieu fit pour le scandale et pour l'édification
du monde.

Paphnuce suivit Albine dans la cour inondée de lumière matinale. Le
long des toits de brique des colombes formaient une file de perles.
Sur un lit, à l'ombre du figuier, Thaïs reposait toute blanche, les
bras en croix. Debout à ses côtés, des femmes voilées récitaient les
prières de l'agonie.

--_Aie pitié de moi, mon Dieu, selon ta grande mansuétude et efface
mon iniquité selon la multitude de tes miséricordes_!

Il l'appela:

--Thaïs!

Elle souleva les paupières et tourna du côté de la voix les globes
blancs de ses yeux.

Albine fit signe aux femmes voilées de s'éloigner de quelques pas.

--Thaïs! répéta le moine.

Elle souleva la tête; un souffle léger sortit de ses lèvres blanches:

--C'est toi, mon père?... Te souvient-il de l'eau de la fontaine et
des dattes que nous avons cueillies?... Ce jour-là, mon père, je suis
née à l'amour... à la vie.

Elle se tut et laissa retomber sa tête.

La mort était sur elle et la sueur de l'agonie couronnait son front.
Rompant le silence auguste, une tourterelle éleva sa voix plaintive.
Puis les sanglots du moine se mêlèrent à la psalmodie des vierges.

--_Lave-moi de mes souillures et purifie-moi de mes péchés. Car je
connais mon injustice et mon crime se lève sans cesse contre moi._

Tout à coup Thaïs se dressa sur son lit. Ses yeux de violette
s'ouvrirent tout grands; et, les regards envolés, les bras tendus vers
les collines lointaines, elle dit d'une voix limpide et fraîche:

--Les voilà, les rosés de l'éternel matin!

Ses yeux brillaient; une légère ardeur colorait ses tempes. Elle
revivait plus suave et plus belle que jamais. Paphnuce, agenouillé,
l'enlaça de ses bras noirs.

--Ne meurs pas, criait-il d'une voix étrange qu'il ne reconnaissait
pas lui-même. Je t'aime, ne meurs pas! Écoute, ma Thaïs. Je t'ai
trompée, je n'étais qu'un fou misérable. Dieu, le ciel, tout cela
n'est rien. Il n'y a de vrai que la vie de la terre et l'amour des
êtres. Je t'aime! ne meurs pas; ce serait impossible; tu es trop
précieuse. Viens, viens avec moi. Fuyons; je t'emporterai bien loin
dans mes bras. Viens, aimons-nous. Entends-moi donc, ô ma bien-aimée,
et dis: «Je vivrai, je veux vivre.» Thaïs, Thaïs, lève-toi!

Elle ne l'entendait pas. Ses prunelles nageaient dans l'infini.

Elle murmura:

--Le ciel s'ouvre. Je vois les anges, les prophètes et les saints...
le bon Théodore est parmi eux, les mains pleines de fleurs; il me
sourit et m'appelle... Deux séraphins viennent à moi. Ils
approchent... qu'ils sont beaux!... Je vois Dieu.

Elle poussa un soupir d'allégresse et sa tête retomba inerte sur
l'oreiller. Thaïs était morte. Paphnuce, dans une étreinte désespérée,
la dévorait de désir, de rage et d'amour.

Albine lui cria:

--Va-t'en, maudit!

Et elle posa doucement ses doigts sur les paupières de la morte.
Paphnuce recula chancelant; les yeux brûlés de flammes et sentant la
terre s'ouvrir sous ses pas.

Les vierges entonnaient le cantique de Zacharie:

--_Béni soit le Seigneur, le dieu d'Israël_.

Brusquement la voix s'arrêta dans leur gorge. Elles avaient vu la face
du moine et elles fuyaient d'épouvante en criant:

--Un vampire! un vampire!

Il était devenu si hideux qu'en passant la main sur son visage, il
sentit sa laideur.





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