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Title: La Tulipe Noire Author: Dumas, Alexandre Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "La Tulipe Noire" *** This Etext is in French, the English version is Etext #965 La Tulipe Noire Alexandre Dumas (Pre) (1802-1870) Text entered by Penelope Papangelis This is an abridged version. An English summary, preceded and followed by "------------", is supplied where substantial original French text has been removed. French special characters (accented letters, etc.) were entered as DOS upper-ASCII characters. ========================================================================= I Les deux frres Le 20 aot 1672, la ville de la Haye, si vivante, si blanche, si coquette que l'on dirait que tous les jours sont des dimanches, la ville de la Haye, avec son parc ombreux, avec ses grands arbres inclins sur ses maisons gothiques, la ville de la Haye gonflait toutes ses artres d'un flot noir et rouge de citoyens presss, haletants, inquiets,--lesquels couraient, le couteau la ceinture, le mousquet sur l'paule ou le bton la main, vers le Buytenhoff, formidable prison o, depuis l'accusation d'assassinat porte contre lui par le chirugien Tyckelaer, languissait Corneille de Witt, frre de l'ex-grand pensionnaire de Hollande. -------------- Holland had reestablished the stadtholderate under the leadership of William of Orange. The former chiefs of the republic, Jean and Corneille de Witt, unjustly accused of betraying their country to France, had been forced to resign and sentenced to perpetual banishment. Corneille de Witt had also been falsely accused of planning to assassinate William of Orange, and had been thrown into prison and tortured. When the story opens Corneille is still in prison, awaiting his brother Jean, who is to accompany him into exile. The Orange party wished the death of the de Witts and had stirred up the populace, which was kept from breaking into the prison only by state troops under the command of Tilly. --------------- --Mort aux tratres! cria la compagnie des bourgeois exaspre. --Bah! vous dites toujours la mme chose, grommela l'officier, c'est fatigant! Et il reprit son poste en tte de la troupe, tandis que le tumulte allait en augmentant autour du Buytenhoff. Et cependant le peuple chauff ne savait pas qu'au moment mme o il flairait le sang d'une de ses victimes, l'autre passait cent pas de la place derrire les groupes et les cavaliers pour se rendre au Buytenhoff. En effet, Jean de Witt venait de descendre de carrosse avec un domestique et traversait tranquillement pied l'avant-cour qui prcde la prison. Il s'tait nomm au concierge, qui du reste le connaissait, en disant: --Bonjour, Gryphus, je viens chercher pour l'emmener hors de la ville mon frre Corneille de Witt condamn, comme tu sais, au bannissement. Et le concierge, espce d'ours dress ouvrir et fermer la porte de la prison, l'avait salu et laiss entrer dans l'difice, dont les portes s'taient refermes sur lui. A dix pas de l , il avait rencontr une belle jeune fille de dix-sept dix-huit ans, en costume de Frisonne, qui lui avait fait une charmante rvrence; et il lui avait dit en lui passant la main sous le menton: --Bonjour, bonne et belle Rosa; comment va mon frre? --Oh! monsieur Jean, avait rpondu la jeune fille, ce n'est pas le mal qu'on lui a fait que je crains pour lui: le mal qu'on lui a fait est pass. --Que crains-tu donc, la belle fille? --Je crains le mal qu'on veut lui faire, monsieur Jean. --Ah! oui, dit de Witt, ce peuple, n'est-ce pas? --L'entendez-vous? --Il est, en effet, fort mu; mais quand il nous verra, comme nous ne lui avons jamais fait que du bien, peut-tre se calmera-t-il. --Ce n'est malheureusement pas une raison, murmura la jeune fille en s'loignant pour obir un signe impratif que lui avait fait son pre. --Non, mon enfant, non; c'est vrai ce que tu dis l . Puis continuant son chemin: --Voil , murmura-t-il, une petite fille qui ne sait probablement pas lire et qui par consquent n'a rien lu, et qui vient de rsumer l'histoire du monde dans un mot. Et toujours aussi calme, mais plus mlancolique qu'en entrant, l'ex-grand pensionnaire continua de s'acheminer vers la chambre de son frre. --------- The mob pressed upon the soldiers, but was forced back. Tilly declared that he had been ordered to protect the prison, and that he would do so, unless the order was revoked. The populace then started for the council hall to force the deputies to countermand the order. -------- Jean de Witt tait arriv la porte de la chambre o gisait sur un matelas son frre Corneille, auquel le fiscal avait, comme nous l'avons dit, fait appliquer la torture prparatoire. L'arrt du bannissement tait venu, qui avait rendu inutile l'application de la torture extraordinaire. Corneille, tendu sur son lit, les poignets briss, les doigts briss, n'ayant rien avou d'un crime qu'il n'avait pas commis, venait de respirer enfin, aprs trois jours de souffrances, en apprenant que les juges dont il attendait la mort avaient bien voulu ne le condamner qu'au bannissement. La porte s'ouvrit, Jean entra, et d'un pas empress vint au lit du prisonnier, qui tendit ses bras meurtris et ses mains enveloppes de linge vers ce glorieux frre qu'il avait russi dpasser, non pas dans les services rendus au pays, mais dans la haine que lui portaient les Hollandais. Jean baisa tendrement son frre sur le front, et reposa doucement sur le matelas ses mains malades. --Corneille, mon pauvre frre, dit-il, vous souffrez beaucoup, n'est-ce pas? --Je ne souffre plus, mon frre, puisque je vous vois. --Oh! mon pauvre cher Corneille, alors, votre dfaut, c'est moi qui souffre de vous voir ainsi, je vous en rponds. --Aussi, ai-je plus pens vous qu' moi-mme, et tandis qu'ils me torturaient, je n'ai song me plaindre qu'une fois pour dire: Pauvre frre! Mais te voil , oublions tout. Tu viens me chercher, n'est-ce pas? --Oui. --Je suis guri; aidez-moi me lever, mon frre, et vous verrez comme je marche bien. --Vous n'aurez pas longtemps marcher, mon ami, car j'ai mon carrosse au vivier, derrire les pistoliers de Tilly. --Les pistoliers de Tilly? Pourquoi donc sont-ils au vivier? --Ah! c'est que l'on suppose, dit le grand pensionnaire avec ce sourire de physionomie triste qui lui tait habituel, que les gens de la Haye voudront vous voir partir, et l'on craint un peu de tumulte. --Du tumulte? reprit Corneille en fixant son regard sur son frre embarrass; du tumulte? --Oui, Corneille. --Alors, c'est cela que j'entendais tout l'heure, fit le prisonnier comme se parlant lui-mme. Puis revenant son frre: --Il y a du monde sur le Buytenhoff, n'est-ce pas? dit-il. --Oui, mon frre. --Mais alors, pour venir ici... --Eh bien? --Comment vous a-t-on laiss passer? --Vous savez bien que nous ne sommes gure aims, Corneille, fit le grand pensionnaire avec une amertume mlancolique. J'ai pris les rues cartes. En ce moment, le bruit monta plus furieux de la place la prison. Tilly dialoguait avec la garde bourgeoise. --Oh! oh! fit Corneille, vous tes un bien grand pilote, Jean; mais je ne sais si vous tirerez votre frre du Buytenhoff. --Avec l'aide de Dieu, Corneille, nous y tcherons du moins, rpondit Jean; mais d'abord un mot. --Dites. Les clameurs montent de nouveau. --Oh! oh! continua Corneille, comme ces gens sont en colre! Est-ce contre vous? est-ce contre moi? --Je crois que c'est contre tous deux, Corneille. Je vous disais donc, mon frre, que ce que les orangistes nous reprochent au milieu de leurs sottes calomnies, c'est d'avoir ngoci avec la France. --Les niais! --Si l'on trouvait en ce moment-ci notre correspondance avec monsieur de Louvois, si bon pilote que je sois, je ne sauverais point d'esquif si frle qui va porter les de Witt et leur fortune hors de la Hollande. Cette correspondance, qui prouverait des gens honntes combien j'aime mon pays et quels sacrifices j'offrais de faire personnellement pour sa libert, pour sa gloire, cette correspondance nous perdrait auprs des orangistes, nos vainqueurs. Aussi, cher Corneille, j'aime croire que vous l'avez brle avant de quitter Dordrecht. --Mon frre, reprit Corneille, votre correspondance avec monsieur de Louvois prouve que vous avez t dans les derniers temps le plus grand, le plus gnreux et le plus habile citoyen des sept Provinces Unies. J'aime la gloire de mon pays; j'aime votre gloire surtout, mon frre, et je me suis bien gard de brler cette correspondance. --Alors nous sommes perdus pour cette vie terrestre, dit tranquillement l'ex-grand pensionnaire en s'approchant de la fentre. --Non, bien au contraire, Jean, et nous aurons la fois le salut du corps et la rsurrection de la popularit. --Qu'avez-vous donc fait de ces lettres, alors? --Je les ai confies Cornlius van Baerle, mon filleul, que vous connaissez et qui demeure Dordrecht. --Oh! le pauvre garon, ce cher et naf enfant! ce savant qui, chose rare, sait tant de choses et ne pense qu'aux fleurs qui saluent Dieu, et qu' Dieu qui fait natre les fleurs! Vous l'avez charg de ce dpt mortel; mais il est perdu, mon frre, ce pauvre cher Cornlius! --Perdu? --Oui, car il sera fort ou il sera faible. S'il est fort, il se vantera de nous; s'il est faible, il aura peur de notre intimit; s'il est fort, il criera le secret; s'il est faible, il le laissera prendre. Dans l'un et l'autre cas, Corneille, il est donc perdu et nous aussi. Ainsi donc, mon frre, fuyons vite, s'il en est temps encore. Corneille se souleva sur son lit et, prenant la main de son frre, qui trssaillit au contact des linges: --Est-ce que je ne connais pas mon filleul? dit-il; est-ce que je n'ai pas appris lire chaque pense dans la tte de van Baerle, chaque sentiment dans son me? Tu me demandes s'il est faible, tu me demandes s'il est fort? Il n'est ni l'un ni l'autre, mais qu'importe ce qu'il soit! Le principal est qu'il gardera le secret attendu que ce secret, il ne le connait mme pas. Jean se retourna surpris. --Oh! continua Corneille avec son doux sourire, je vous le rpte, mon frre, van Baerle ignore la nature et la valeur du dpt que je lui ai confi. --Vite alors! s'cria Jean, puisqu'il en est temps encore, faisons-lui passer l'ordre de brler la liasse. --Par qui faire passer cet ordre? --Par mon serviteur Craeke, qui devait nous accompagner cheval et qui est entr avec moi dans la prison pour vous aider descendre l'escalier. --Rflchissez avant de brler ces titres glorieux, Jean. --Je rflchis qu'avant tout, mon brave Corneille, il faut que les frres de Witt sauvent leur vie pour sauver leur renomme. Nous morts, qui nous dfendra, Corneille? Qui nous aura seulement compris? --Vous croyez donc qu'ils nous tueraient s'ils trouvaient ces papiers? Jean, sans rpondre son frre, tendit la main vers le Buytenhoff, d'o s'lanaient en ce moment des bouffes de clameurs froces. --Oui, oui, dit Corneille, j'entends bien ces clameurs, mais ces clameurs, que disent-elles? Jean ouvrit la fentre. --Mort aux tratres! hurlait la populace. --Entendez-vous maintenant, Corneille? --Et les tratres, c'est nous! dit le prisonnier en levant ces yeux au ciel et en haussant ces paules. --C'est nous, rpeta Jean de Witt. --O est Craeke? --A la porte de votre chambre, je prsume. --Faites-le entrer, alors. --Jean ouvrit la porte; le fidle serviteur attendait en effet sur le seuil. --Venez, Craeke, et retenez bien ce que mon frre va vous dire. --Oh! non, il ne suffit pas de dire, Jean; il faut que j'crive, malheureusement. --Et pourquoi cela? --Parce que van Baerle ne rendra pas ce dpt ou ne le brlera pas sans un ordre prcis. --Mais pourrez-vous crire, mon cher ami? demanda Jean, l'aspect de ces pauvres mains toutes brles et toutes meurtries. --Oh! si j'avais plume et encre, vous verriez! dit Corneille. --Voici un crayon, au moins. --Avez-vous du papier? car on ne m'a rien laiss ici. --Cette Bible. Dchirez-en la premire feuille. --Bien. --Mais votre criture sera illisible. --Allons donc! dit Corneille en regardant son frre. Ces doigts qui ont rsist aux mches du bourreau, cette volont qui a dompt la douleur, vont s'unir d'un commun effort, et, soyez tranquille, mon frre, la ligne sera trace sans un seul tremblement. Et en effet, Corneille prit le crayon et crivit. Alors on put voir sous le linge blanc transparatre les gouttes de sang que la pression des doigts sur le crayon chassait des chairs ouvertes. La sueur ruisselait des tempes du grand pensionnaire. Corneille crivit: "Cher filleul, Brle le dpt que je t'ai confi, brle-le sans le regarder, sans l'ouvrir, afin qu'il te demeure inconnu toi-mme. Les secrets du genre de celui qu'il contient tuent les dpositaires. Brle, et tu auras sauv Jean et Corneille. Adieu et aime-moi. Corneille de Witt. 20 aot 1672." Jean, les larmes aux yeux, essuya une goutte de ce noble sang qui avait tach la feuille, la remit Craeke avec une dernire recommandation, et revint Corneille, que la souffrance venait de plir encore, et qui semblait prs de s'vanouir. --Maintenant, dit-il, quand ce brave Craeke aura fait entendre son ancien sifflet de contre-matre, c'est qu'il sera hors des groupes, de l'autre ct du vivier... Alors nous partirons notre tour. Cinq minutes ne s'taient pas coules, qu'un long et vigoureux coup de sifflet pera les dmes de feuillage noir des ormes et domina les clameurs du Buytenhoff. Jean leva ses bras au ciel pour le remercier. --Et maintenant, dit-il, partons, Corneille. II Rosa --------------- The mob extorted from the deputies the order to withdraw the troops and brought it in triumph to Tilly. --------------- Il le prit avec stupeur, jeta dessus un regard rapide, et tout haut: --Ceux qui ont sign cet ordre, dit-il, sont les vritables bourreaux de monsieur Corneille de Witt. Quant moi, je ne voudrais pas pour mes deux mains avoir crit une seule lettre de cet ordre infme. Et repoussant du pommeau de son pe l'homme qui voulait le lui rprendre: --Un moment, dit-il, un crit comme celui-l est d'importance et se garde. Il plia le papier et le mit avec soin dans la poche de son justaucorps. Puis se retournant vers sa troupe: --Cavaliers de Tilly, cria-t-il, file droite! Puis demi-voix, et cependant de faon ce que ses paroles ne fussent pas perdues pour tout le monde: --Et maintenant, gorgeurs, dit-il, faites votre oeuvre. Un cri furieux compos de toutes les haines avides et de toutes les joies froces accueillit ce dpart. Les cavaliers dfilaient lentement. Le comte resta derrire, faisant face jusqu'au dernier moment la populace. Comme on voit, Jean de Witt ne s'tait pas exagr le danger quand, aidant son frre se lever, il le pressait de partir. Corneille descendit donc, appuy au bras de l'ex-grand pensionnaire, l'escalier qui conduisait dans la cour. Au bas de l'escalier, il trouva la belle Rosa toute tremblante. --Oh! monsieur Jean, dit celle-ci, quel malheur! --Qu'y a-t-il donc, mon enfant? demanda de Witt. --Il y a que l'on dit qu'ils sont alls chercher au Hoogstraet l'ordre qui doit loigner les cavaliers du comte de Tilly. --Oh! oh! fit Jean. En effet, ma fille, si les cavaliers s'en vont, la position est mauvaise pour nous. --Aussi, si j'avais un conseil vous donner...dit la jeune fille toute tremblante. --Donne, mon enfant. --Eh bien! monsieur Jean, je ne sortirais point par la grande rue. --Et pourquoi cela, puisque les cavaliers de Tilly sont toujours leur poste? --Oui, mais tant qu'il ne sera pas revoqu, cet ordre est de rester devant la prison. --Sans doute. --En avez-vous un pour qu'il vous accompagne jusque hors de la ville? --Non. --Eh bien! du moment o vous allez avoir dpass les premiers cavaliers vous tomberez aux mains du peuple. --Mais la garde bourgeoise? --Oh! la garde bourgeoise, c'est la plus enrage. --Que faire, alors? --A votre place, monsieur Jean, continua timidement la jeune fille, je sortirais par la poterne. L'ouverture donne sur une rrue dserte, car tout le monde est dans la grande rue, attendant l'entre principale, et je gagnerais celle des portes de la ville par laquelle vous voulez sortir. --Mais mon frre ne pourra marcher, dit Jean. --J'essaierai, rpondit Corneille avec une expression de fermet sublime. --Mais n'avez-vous pas votre voiture? demanda la jeune fille. --La voiture est l , au seuil de la grande porte. --Non, rpondit la jeune fille. J'ai pens que votre cocher tait un homme dvou, et je lui ai dit d'aller vous attendre la poterne. Les deux frres se regardrent avec attendrissement, et leur double regard, lui apportant toute l'expression de leur reconnaissance, se concentra sur la jeune fille. --Maintenant, dit le grand pensionnaire, reste savoir si Gryphus voudra bien nous ouvrir cette porte. --Oh! non, dit Rosa, il ne voudra pas. --Eh bien! alors? --Alors, j'ai prvu son refus, et tout l'heure, tandis qu'il causait par la fentre de la gele avec un pistolier, j'ai pris la clef au trousseau. --Et tu l'as, cette clef? --La voici, monsieur Jean. --Mon enfant, dit Corneille, je n'ai rien te donner en change du service que tu me rends, except la Bible que tu trouveras dans ma chambre: c'est le dernier prsent d'un honnte homme; j'espre qu'il te portera bonheur. --Merci, monsieur Corneille, elle ne me quittera jamais, rpondit la jeune fille. Puis elle-mme et en soupirant: --Quel malheur que je ne sache pas lire! dit-elle. --Voice les clameurs qui redoublent, ma fille, dit Jean; je crois qu'il n'y a pas un instant perdre. --Venez donc, dit la belle Frisonne, et par un couloir intrieur, elle conduisit les deux frres au ct oppos de la prison. Toujours guids par Rosa, ils descendirent un escalier d'une douzaine de marches, traversrent une petite cour, et la porte cintre s'tant ouverte, ils se retrouvrent de l'autre ct de la prison dans la rue dserte, en face de la voiture qui les attendait, le marchepied abaiss. --Eh! vite, vite, vite, mes matres, les entendez-vous? cria le cocher tout effar. Mais aprs avoir fait monter Corneille le premier, le grand pensionnaire se retourna vers la jeune fille. --Adieu, mon enfant, dit-il; tout ce que nous pourrions te dire ne t'exprimerait que faiblement notre reconnaissance. Nous te recommandons Dieu, qui se souviendra, j'espre, que tu viens de sauver la vie de deux hommes. Rosa prit la main qui lui tendait le grand pensionnaire et la baisa respectueusement. --Allez, dit-elle, allez, on dirait qu'ils enfoncent la porte. Jean de Witt monta prcipitamment, prit place prs de son frre, et ferma le mantelet de la voiture en criant: --Au Tol-Hek! Le Tol-Hek tait la grille qui fermait la porte conduisant au petit port de Schweningen, dans lequel un petit btiment atttendait les deux frres. La voiture partit au galop de deux vigoureux chevaux flamands et emporta les fugitifs. Rosa les suivit jusqu' ce qu'ils eussent tourn l'angle de la rue. Alors elle rentra fermer la porte derrire elle et jeta la clef dans un puits. --------------- The infuriated mob broke into the Buytenhoff and searched the cells. -------------- III LES MASSACREURS Les rugissements de la foule clataient comme un tonnerre, car il lui tait bien dmontr que Cornlius de Witt n'tait plus dans la prison. En effet, Corneille et Jean avaient pris la grande rue qui conduit au Tol-Hek, tout en recommandant au cocher de ralentir le pas de ses chevaux pour que le passage de leur carrosse n'veillt aucun soupon. Mais arriv au milieu de cette rue, quand il vit de loin la grille, le cocher ngligea tout prcaution et mit le carrosse au galop. Tout coup il s'arrta. --Qu'y a-t-il? demanda Jean en passant la tte par la portire. --Oh! mes matres, s'cria le cocher, il y a ... La terreur touffait la voix du brave homme. --Voyons, achve, dit le grand pensionnaire. --Il y a que la grille est ferme. --Comment! la grille est ferme? Ce n'est pas l'habitude de fermer la grille pendant le jour. --Voyez plutt. Jean de Witt se pencha en dehors de la voiture et vit en effet la grille ferme. --Va toujours, dit Jean, j'ai sur moi l'ordre de commutation, le portier ouvrira. La voiture reprit sa course, mais on sentait que le cocher ne poussait plus ses chevaux avec la mme confiance. Puis en sortant sa tte par la portire, Jean de Witt avait t vu et reconnu par un brasseur qui poussa un cri de surprise, et courut aprs deux autres hommes qui couraient devant lui. Au bout de cent pas il les rejoignit et leur parla; les trois hommes s'arrtrent, regardant s'loigner la voiture, mais encore peu srs de ceux qu'elle renfermait. La voiture, pendant ce temps, arrivait au Tol-Hek. --Ouvrez! cria le cocher. --Ouvrir, dit le portier paraissant sur le seuil de sa maison, ouvrir, et avec quoi? --Avec la clef, parbleu! dit le cocher. --Avec la clef, oui; mais il faudrait l'avoir pour cela. --Comment! vous n'avez pas la clef de la porte? demanda le cocher. --Non. --Qu'en avez-vous donc fait? --Dame! on me l'a prise. --Qui cela? --Quelqu'un qui probablement tenait ce que personne ne sortit de la ville. --Mon ami, dit le grand pensionnaire sortant la tte de la voiture et risquant le tout pour le tout, mon ami, c'est pour moi Jean de Witt et pour mon frre Corneille, que j'emmne en exil. --Oh! monsieur de Witt, je suis au dsespoir, dit le portier se prcipitant vers la voiture, mais sur l'honneur, la clef m'a t prise. --Quand cela? --Ce matin. --Par qui? --Par un jeune homme de vingt-deux ans, ple et maigre. --Et pourquoi la lui avez-vous remise? --Parce qu'il avait un ordre sign et scell. --De qui? --Mais de messieurs de l'htel de ville. --Allons, dit tranquillement Corneille, il parat que bien dcidment nous sommes perdus. --Sais-tu si la mme prcaution a t prise partout? --Je ne sais. --Allons, dit Jean au cocher, Dieu ordonne l'homme de faire tout ce qu'il peut pour conserver sa vie; gagne une autre porte. --Ah! dit le portier, voyez-vous l -bas? --Passe au galop travers ce groupe, cria Jean au cocher, et prends la rue gauche; c'est notre seul espoir. Le groupe dont parlait Jean avait eu pour noyau les trois hommes que nous avons vus suivre des yeux la voiture, et qui depuis ce temps et pendant que Jean parlementait avec le portier s'tait grossi de sept ou huit nouveaux individus. Ces nouveaux arrivants avaient videmment des intentions hostiles l'endroit du carrosse. Aussi, voyant les chevaux venir sur eux au grand galop, se mirent-ils en travers de la rue en agitant leurs bras arms de btons et criant: --Arrte! arrte! La voiture et les hommes se heurtrent enfin. Les frres de Witt ne pouvaient rien voir, enferms qu'ils taient dans la voiture. Mais ils sentirent les chevaux se cabrer, puis prouvrent une violente secousse. Il y eut un moment d'hsitation et de tremblement dans toute la machine roulante, qui s'emporta de nouveau, passant sur quelque chose de rond et de flexible qui semblait tre le corps d'un homme renvers, et s'loigna au milieu des blasphmes. --Oh! dit Corneille, je crains bien que nous n'ayons fait un malheur. --Au galop! au galop! cria Jean. --Mais, malgr cet ordre, tout coup le cocher s'arrta. --Eh bien? demanda Jean. --Voyez-vous? dit le cocher. Jean regarda. Toute la populace du Buytenhoff apparaissait l'extrmit de la rue que devait suivre la voiture. --Arrte et sauve-toi, dit Jean au cocher; il est inutile d'aller plus loin; nous sommes perdus. --Les voil ! les voil ! crirent ensemble cinq cents voix. --Oui, les voil , les tratres! les meurtriers! les assassins! rpondirent ceux qui couraient aprs la voiture. Tout coup le carrosse s'arrta. Un marchal venait, d'un coup de massue, d'assommer un des deux chevaux, qui tomba dans les traits. En ce moment le volet d'une fentre s'entr'ouvrit et l'on put voir le visage livide et les yeux sombres d'un jeune homme se fixant sur le spectacle qui se prparait. Derrire lui apparaissait la tte d'un officier presque aussi ple que la sienne. --Oh! mon Dieu! mon Dieu! monseigneur, que va-t-il se passer? murmura l'officier. --Quelque chose de terrible, bien certainement, rpondit celui-ci. --Oh! voyez-vous, monseigneur, ils tirent le grand pensionnaire de la voiture, ils le battent, ils le dchirent. --En vrit, il faut que ces gens-l soient anims d'une bien violente indignation, fit le jeune homme du mme ton impassible qu'il avait conserv jusqu'alors. --Et voici Corneille qu'ils tirent son tour du carrosse, Corneille dj tout bris, tout mutil par la torture. Oh! voyez donc, voyez donc. --Oui, en effet, c'est bien Corneille. L'officier poussa un faible cri et dtourna la tte. C'est que, sur le dernier degr du marchepied, avant mme qu'il eut touch la terre, Corneille de Witt venait de recevoir un coup de barre de fer qui lui avait bris la tte. Il se releva cependant, mais pour retomber aussitt. Puis des hommes le prenant par les pieds, le tirrent dans la foule, au milieu de laquelle on put suivre le sillage sanglant qu'il y traait et qui se refermait derrire lui avec de grandes hues pleines de joie. Le jeune homme devint plus ple encore, ce qu'on et cru impossible, et son oeil se voila un instant sous sa paupire. L'officier vit ce mouvement de piti, le premier que son svre compagnon et laiss chapper, et voulant profiter de cet amollissement de son me: --Venez, venez, monseigneur, dit-il, car voil qu'on va assassiner aussi le grand pensionnaire. Mais le jeune homme avait dj ouvert les yeux. --En vrit! dit-il. Ce peuple est implacable. Il ne fait pas bon de le trahir. --Monseigneur, dit l'officier, est-ce qu'on ne pourrait pas sauver ce pauvre homme, qui a lev Votre Altesse? S'il y a un moyen, dites-le, et duss-je y perdre la vie ... Guillaume d'Orange, car c'tait lui, plissa son front d'une faon sinistre, et rpondit: --Colonel van Deken, allez, je vous prie, trouver mes troupes afin qu'elles prennent les armes tout vnement. --Mais laisserai-je donc monseigneur seul ici, en face de ces assassins? --Ne vous inquitez pas de moi plus que je ne m'en inquite, dit brusquement le prince. Allez. L'officier partit avec une rapidit qui tmoignait bien moins de son obissance que de la joie de n'assister point au hideux assassinat du second des frres. Il n'avait point ferm la porte de la chambre que Jean, qui par un effort suprme avait gagn le perron d'une maison situe presque en face de celle o tait cach son lve, chancela sous les secousses qu'on lui imprimait de dix cts la fois en disant: --Mon frre, o est mon frre? --Un de ces furieux lui jeta bas son chapeau d'un coup de poing. Un autre lui montra le sang qui teignait ses mains, celui-l venait d'ventrer Corneille, et il accourait pour ne point perdre l'occasion d'en faire autant au grand pensionnaire, tandis que l'on tranait au gibet le cadavre de celui qui tait dj mort. Jean poussa un gmissement lamentable et mit une de ses mains sur ses yeux. --Ah! tu fermes tes yeux, dit un des soldats de la garde bourgeoise, eh bien! je vais te les crever, moi! Et il lui poussa dans le visage un coup de pique sous lequel le sang jaillit. --Mon frre! cria de Witt essayant de voir ce qu'tait devenu Corneille, travers le flot de sang qui l'aveuglait, mon frre! --Va le rejoindre! hurla un autre assassin en lui appliquant son mousquet sur la tempe et en lchant la dtente. Mais le coup ne partit point. Alors le meurtrier retourna son arme, et la prenant deux mains par le canon il assomma Jean de Witt d'un coup de crosse. Jean de Witt chancela et tomba ses pieds. Mais aussitt, se relevant par un suprme effort: --Mon frre! cria-t-il d'une voix tellement lamentable que le jeune homme tira le contrevent sur lui. D'ailleurs il restait peu de chose voir, car un troisime assassin lui lcha bout portant un coup de pistolet qui partit cette fois, et il tomba pour ne plus se relever. Alors chacun de ses misrables, enhardi par cette chute, voulut dcharger son arme sur le cadavre. Chacun voulut donner un coup de masse, d'pe ou de couteau, chacun voulut tirer sa goutte de sang, arracher son lambeau d'habits. Puis quand ils furent tous deux bien meurtris, bien dchirs, bien dpouills, la populace les trana nus et sanglants un gibet improvis, o des bourreaux amateurs les suspendirent par les pieds. Nous ne pourrions dire si travers l'ouverture du volet le jeune homme vit la fin de cette terrible scne, mais au moment mme o il pendait les deux martyrs au gibet, il traversait la foule et gagnait le Tol-Hek toujours ferm. --Ah! monsieur, s'cria le portier, me rapportez-vous la clef? --Oui, mon ami, la voil , rpondit le jeune homme. --Oh! c'est un bien grand malheur que vous ne m'ayez pas rapport cette clef seulement une demi-heure plus tt, dit le portier en soupirant. --Et pourquoi cela? demanda le jeune homme. --Parce que j'eusse pu ouvrir aux messieurs de Witt. Tandis que, ayant trouv la porte ferme, ils ont t obligs de rebrouusser chemin. Ils sont tombs au milieu de ceux qui les poursuivaient. --La porte! la porte! s'cria une voix qui semblait tre celle d'un homme press. Le prince se retourna et reconnut le colonel van Deken. --C'est vous, colonel? dit-il. Vous n'tes pas encore sorti de la Haye? C'est accomplir tardivement mon ordre. --Monseigneur, rpondit le colonel, voil la troisime porte laquelle je me prsente; j'ai trouv les deux autres fermes. --Eh bien! ce brave homme va nous ouvrir celle-ci. Ouvre, mon ami, dit le prince au portier qui tait rest tout bahi ce titre de monseigneur. ------------------ William of Orange mounted his horse, and, followed by his officer, rode off at full speed toward his camp, in order to be with his troops when the news should arrive of the death of the de Witts. The murder of these men had greatly strengthened his position as Stadtholder. --------------- IV L'AMATEUR DE TULIPES ET SON VOISIN ------------------- Cornelius van Baerle, the godson of Corneille de Witt, and the custodian of their secret correspondence, was a young man of wealth and quiet tastes. He had declined to enter political life, and had retired to his ancestral home at Dordrecht where he spent his time and fortune in the cultivation of tulips. After creating several new species, he set to work to create a black tulip, for which the Horticultural Society of Harlem had offered a prize of 100,000 florins. In the house adjoining that of van Baerle, lived another tulip-grower, named Boxtel, who had not the wealth of van Baerle, and could not attain the same success. He became envious of his more fortunate rival. With a telescope he watched the garden and the glass-covered drying-room where van Baerle kept his bulbs and records. Van Baerle, absorbed in his work, was utterly ignorant of the hatred of his envious neighbor. When Corneille de Witt in January, 1672, had come to van Baerle, and, in the supposed secrecy of the drying-room, confided to his godson the state correspondence, Boxtel, telescope in hand, watched attentively all the movements. He saw the mysterious package pass from the hands of de Witt to those of van Baerle who enclosed it carefully in the drawer where he kept his best tulip bulbs. Boxtel guessed the nature of the documents, and determined to make use of this knowledge at the opportune time in order to ruin his rival. The day Craeke arrived at Dordrecht with the order from Corneille de Witt to destroy the papers, van Baerle was in his drying-room, oblivious of the world and its revolutions, but enraptured by his success in the world of tulips. Before him lay three bulbs which he was sure would produce the long-sought black tulip. --------------------------- --Les admirables caeux!... Et Cornlius se dlectait dans sa contemplation, et Cornlius s'absorbait dans les plus doux rves. Soudain la sonnette de son cabinet fut plus vivement branle que d'habitude. Cornlius tressaillit, tendit la main sur ses caeux et se retourna. --Qui va l ? demanda-t-il. --Monsieur, rpondit le serviteur, c'est un messager de la Haye. --Un messager de la Haye....Que veut-il? --Monsieur, c'est Craeke. --Craeke, le valet de confiance de monsieur Jean de Witt? Bon! qu'il attende. --Je ne puis attendre, dit une voix dans le corridor. Et en mme temps Craeke se prcipita dans le schoir. Cette apparition presque violente tait une telle infraction aux habitudes tablies dans la maison de Cornlius van Baerle, que celui-ci, en apercevant Craeke qui se prcipitait dans le schoir, fit de la main qui couvrait les caeux un mouvement presque convulsif, lequel envoya deux des prcieux oignons rouler, l'un sous la table voisine de la grande table, l'autre dans la chemine. --Au diable! dit Cornlius, se prcipitant la poursuite des caeux, qu'y a-t-il donc, Craeke? --Il y a, monsieur, dit Craeke, dposant le papier sur la grande table o tait rest le troisime oignon, il y a que vous tes invit lire ce papier sans perdre un seul instant. Et Craeke, qui avait cru remarquer dans les rues de Dordrecht les symptmes d'un tumulte pareil celui qu'il venait de laisser la Haye, s'enfuit sans tourner la tte. --C'est bon! c'est bon! mon cher Craeke, dit Cornlius, tendant le bras sous la table pour y poursuivre l'oignon prcieux; on le lira, ton papier. Puis, ramassant le caeu, qu'il mit dans le creux de sa main pour l'examiner: --Bon! dit-il; en voil dj un intact. Diable de Craeke, va! entrer ainsi dans mon schoir! Voyons l'autre, maintenant. Et sans lcher l'oignon fugitif, van Baerle s'avana vers la chemine, et genoux, du bout du doigt, se mit palper les cendres qui heureusement taient froides. Au bout d'un instant, il sentit le second caeu. --Bon, dit-il, le voici. Et le regardant avec une attention presque paternelle: --Intact comme le premier, dit-il. Au mme instant, et comme Cornlius, encore genoux, examinant le second caeu, la porte du schoir fut secoue si rudement et s'ouvrit de telle faon la suite de cette secousse, que Cornlius sentit monter ses joues, ses oreilles la flamme de cette mauvaise conseillre que l'on nomme la colre. --Qu'est-ce encore? demanda-t-il. Ah a! devient-on fou cans? --Monsieur! monsieur! s'cria un domestique se prcipitant dans le schoir avec le visage plus ple et la mine plus effare que ne les avait Craeke. --Et bien? demanda Cornlius, prsageant un malheur cette double infraction de toutes les rgles. --Ah! monsieur, fuyez, fuyez vite! cria le domestique. --Fuir et pourquoi? --Monsieur, la maison est pleine de gardes des Etats. --Que demandent-ils? --Ils vous cherchent. --Pour quoi faire? --Pour vous arrter. --Pour m'arrter, moi? --Oui, monsieur, et ils sont prcds d'un magistrat. --Que veut dire cela? demanda van Baerle en serrant ses deux caeux dans sa main et en plongeant son regard effar dans l'escalier. --Ils montent, ils montent! cria le serviteur. --Oh! mon cher enfant, mon digne matre, cria la nourrice en faisant son tour son entre dans le schoir. Prenez votre or, vos bijoux, et fuyez, fuyez! --Mais par o veux-tu que je fuie, nourrice? demanda van Baerle. --Sautez par la fentre. --Vingt-cinq pieds. --Vous tomberez sur six pieds de terre grasse. --Oui, mais je tomberai sur mes tulipes. --N'importe, sautez. Cornlius prit le troisime caeu, s'approcha de la fentre, l'ouvrit, mais l'aspect du dgt qu'il allait causer dans ses plates-bandes bien plus encore qu' la vue de la distance qu'il lui fallait franchir: --Jamais, dit-il. Et il fit un pas en arrire. En ce moment on voyait poindre travers les barreaux de la rampe les hallebardes des soldats. La nourrice leva les bras au ciel. Quant Cornlius van Baerle, il faut le dire la louange non pas de l'homme, mais du tulipier, sa seule proccupation fut pour ses inestimables caeux. Il chercha des yeux un papier o les envelopper, aperut la feuille de la Bible dpose par Craeke sur le schoir, la prit sans se rappeler, tant son trouble tait grand, d'o venait cette feuille, y enveloppa les trois caeux, les cacha dans sa poitrine et attendit. Les soldats, prcds du magistrat, entrrent au mme instant. --Etes-vous le docteur Cornlius van Baerle? demanda le magistrat, quoiqu'il connt parfaitement le jeune homme; mais en cella il se conformait aux rgles de la justice, ce qui donnait, comme on le voit, une grande gravit l'interrogation. --Je le suis, matre van Spennen, rpondit Cornlius en saluant gracieusement son juge, et vous le savez bien. --Alors livrez-nous les papiers sditieux que vous cachez chez vous. --Les papiers sditieux? rpta Cornlius tout abasourdi de l'apostrophe. --Oh! ne faites pas l'tonn. --Je vous jure, matre van Spennen, reprit Cornlius, que j'ignore compltement ce que vous voulez dire. --Alors je vais vous mettre sur la voie, docteur, dit le juge: livrez- nous les papiers que le tratre Corneille de Witt a dposs chez vous au mois de janvier dernier. Un clair passa dans l'esprit de Cornlius. --Oh! oh! dit van Spennen, voil que vous commencez vous rappeler, n'est-ce pas? --Sans doute ; mais vous parliez de papier sditieux, et je n'ai aucun papier de ce genre. --Ah! vous niez? --Certainement. Le magistrat se retourna pour embrasser d'un coup d'oeil tout le cabinet. --Quelle est la pice de votre maison qu'on nomme le schoir? demanda-t-il. --C'est justement celle o nous sommes, matre van Spennen. Le magistrat jeta un coup d'oeil sur une petite note place au premier rang de ses papiers. --C'est bien, dit-il, comme un homme qui est fix. Puis se retournant vers Cornlius. --Voulez-vous me remettre ces papiers? dit-il. --Mais je ne puis, matre van Spennen. Ces papiers ne sont point moi: ils m'ont t remis en dpt, et un dpt est sacr. --Docteur Cornlius, dit le juge, au nom des Etats, je vous ordonne d'ouvrir ce tiroir et de me remettre les papiers qui y sont renferms. Et du doigt le magistrat indiquait juste le troisime tiroir d'un bahut plac prs de la chemine. C'tait dans ce troisime tiroir, en effet, qu'taient les papiers remis par Corneille de Witt son filleul, preuve que la police avait t parfaitement renseigne. --Ah! vous ne voulez pas? dit van Spennen voyant que Cornlius restait immobile de stupfaction. Je vais donc l'ouvrir moi-mme. Et ouvrant le tiroir dans toute sa largeur, le magistrat mit d'abord dcouvert une vingtaine d'oignons, rangs et tiquets avec soin ; puis le paquet de papier demeur dans le mme tat exactement o il avait t remis son filleul par le malheureux Corneille de Witt. Le magistrat rompit les cires, dchira l'enveloppe, jeta un regard avide sur les premiers feuillets qui s'offraient ses regards, et s'cria d'une voix terrible: --Ah! la justice n'avait donc pas reu un faux avis! --Comment! dit Cornlius, qu'est-ce donc? --Ah! ne faites pas davantage l'ignorant, monsieur van Baerle, rpondit le magistrat, et suivez-nous. --Comment! que je vous suive! s'cria le docteur. --Oui, car au nom des Etats, je vous arrte. On n'arrtait pas encore au nom de Guillaume d'Orange. Il n'y avait pas encore assez longtemps qu'il tait stathouder pour cela. --M'arrter? s'cria Cornlius; mais qu'ai-je donc fait? --Cela ne me regarde point, docteur, vous vous en expliquerez avec vos juges. --O cela? --A la Haye. Cornlius, stupfait, embrassa sa nourrice, qui perdait connaissance, donna la main ses serviteurs, qui fondaient en larmmes, et suivit le magistrat, qui l'enferma dans une chaise comme un prisonnier d'tat, et le fit conduire au grand galop la Haye. V UNE INVASION ------------------ Boxtel knew that van Baerle had found the bulb of the black tulip, and had denounced him to the police in the hope that, after the arrest of the master of the house, he could enter the garden unnoticed and steal the famous bulbs. The day of the arrest he remained in bed, pretending to be sick. ------------------ La nuit vint. C'tait la nuit qu'attendait Boxtel. La nuit venue, il se leva. Il avait bien calcul: personne ne songeait garder le jardin; maison et domestiques taient sens dessus dessous. Il entendit successivement sonner dix heures, onze heures, minuit. A minuit, le coeur bondissant, les mains tremblantes, le visage livide, il prit une chelle, l'appliqua contre le mur, monta jusqu' l'avant-dernier chelon et couta. Tout tait tranquille. Pas un bruit ne troublait le silence de la nuit. Une seule lumire veillait dans toute la maison. C'tait celle de la nourrice. Ce silence et cette obscurit enhardirent Boxtel. Il enjamba le mur, s'arrta un instant sur le fate; puis, bien certain qu'il n'avait rien craindre, il passa l'chelle de son jardin dans celui de Cornlius et descendit. Puis, comme il savait o taient enterrs les caeux de la future tulipe noire, il courut dans leur direction, suivant nanmoins les alles pour n'tre point trahi par la trace de ses pas, et, arriv l'endroit prcis, avec une joie de tigre, il plongea ses mains dans la terre molle. Il ne trouva rien et crut s'tre tromp. Cependant, la sueur perlait instinctivement sur son front. Il fouilla ct: rien. Il fouilla droite, il fouilla gauche: rien. Il fouilla devant et derrire: rien. Il faillit devenir fou, car il s'aperut enfin que dans la matine-mme la terre avait t remue. En effet, pendant que Boxtel tait dans son lit, Cornlius tait descendu dans son jardin, avait dterr l'oignon et l'avait divis en trois caeux. Boxtel ne pouvait se dcider quitter la place. Il avait retourn avec ses mains plus de dix pieds carrs. Enfin il ne lui resta plus de doute sur son malheur. Ivre de colre, il regagna son chelle, enjamba le mur, ramena l'chelle de chez Cornlius chez lui, la jeta dans son jardin et sauta aprs elle. Tout coup il lui vint un dernier espoir. C'est que les caeux taient dans le schoir. Il ne s'agissait que de pntrer dans le schoir comme il avait pntr dans le jardin. L il les trouverait. Au reste ce n'tait gure plus difficile. Les vitrages du schoir se soulevaient comme ceux d'une serre. Cornlius van Baerle les avait ouverts le matin mme et personne n'avait song les fermer. Le tout tait de se procurer une chelle assez longue, une chelle de vingt pieds au lieu d'une de douze. Boxtel avait remarqu dans la rue qu'il habitait une maison en rparation; le long de cette maison une chelle gigantesque tait dresse. Cette chelle tait bien l'affaire de Boxtel, si les ouvriers ne l'avaient pas emporte. Il courut la maison, l'chelle y tait. Boxtel prit l'chelle et l'emporta grande peine dans son jardin; avec plus de peine encore, il la dressa contre la muraille de la maison de Cornlius. Boxtel mit une lanterne sourde tout allume dans sa poche, monta l'chelle et pntra dans le schoir. Arriv dans ce tabernacle, il s'arrta, s'appuyant contre la table; les jambes lui manquaient, son coeur battait touffer. Dans le jardin, Boxtel n'tait qu'un maraudeur; dans la chambre, Boxtel tait un voleur. Cependant, il reprit courage; il n'tait pas venu jusque-l pour rentrer chez lui les mains nettes. Mais il eut beau chercher, ouvrir et fermer tous les tiroirs; il trouva tiquetes comme dans un jardin des plantes, la Joannis, la Witt, la tulipe bistre, la tulipe caf brl; mais la tulipe noire ou plutt des caeux o elle tait encore endormie, il n'y en avait pas de traces. Et cependant, sur le registre des graines et des caeux tenu en partie double par van Baerle avec plus de soin et d'exactitude que le registre commercial des premires maisons d'Amsterdam, Boxtel lut ces lignes: "Aujourd'hui, 20 aot 1672, j'ai dterr l'oignon de la grande tulipe noire que j'ai spar en trois caeux parfaits." --Ces caeux! Ces caeux! hurla Boxtel en ravageant tout dans le schoir, o les a-t-il pu cacher? Puis tout coup se frappant le front s'aplatir le cerveau: --Oh! misrable que je suis! s'cria-t-il; ah! trois fois perdu Boxtel, est-ce qu'on se spare de ces caeux, est-ce qu'on les abandonne Dordrecht quand on part pour la Haye, est-ce que l'on peut vivre sans ses caeux, quand ces caeux sont ceux de la grande tulipe noire? Il aura eu le temps de les prendre, l'infme! Il les a sur lui, il les a emports la Haye! C'tait un clair qui montrait Boxtel l'abme d'un crime inutile. --Eh bien! aprs tout, dit l'envieux, s'il les a, il ne peut les garder que tant qu'il sera vivant et... Le reste de sa hideuse pense s'absorba dans un affreux sourire. --Les caeux sont la Haye, dit-il; ce n'est donc plus Dordrecht que je puis vivre. A la Haye pour les caeux! la Haye! Et Boxtel, sans faire attention aux richesses immenses qu'il abandonnait, tant il tait proccup d'une autre richesse inestimable, Boxtel sortit, se laissa glisser le long de l'chelle, reporta l'instrument de vol o il l'avait pris, et, pareil un animal de proie, rentra rugissant dans sa maison. VI LA CHAMBRE DE FAMILLE A minuit, on frappa la porte du Buytenhoff. C'tait Cornlius van Baerle que l'on amenait. Quand le gelier Gryphus reut ce nouvel hte et qu'il eut vu sur la lettre d'crou la qualit du prisonnier: --Filleul de Corneille de Witt, murmura-t-il avec son sourire de gelier; ah! jeune homme, nous avons justement ici la chambre de famille; nous allons vous la donner. Et enchant de la plaisanterie qu'il venait de faire, le farouche orangiste prit son falot et les clefs pour conduire le filleul dans la chambre du parrain. Sur la route qu'il fallait parcourir pour arriver cette chambre le dsespr fleuriste n'entendit rien que l'aboiement d'un chien, ne vit rien que le visage d'une jeune fille. Le chien sortit d'une niche creuse dans le mur, en secouant une grosse chane, et il flaira Cornlius afin de le bien reconnatre au moment o il serait ordonn de le dvorer. La jeune fille, quand le prisonnier fit gmir la rampe de l'escalier sous sa main alourdie, entr'ouvrit le guichet d'une chambre qu'elle habitait dans l'paisseur de cet escalier mme. Et la lampe la main droite, elle claira son charmant visage rose encadr dans d'admirables cheveux blonds torsades paisses. C'tait un bien beau tableau peindre et en tout digne de matre Rembrandt que cette spirale noire de l'escalier illumine par le falot rougetre de Gryphus avec la sombre figure du gelier au sommet, la mlancholique figure de Cornlius qui se penchait sur la rampe pour regarder; au-dessous de lui, encadr par le guichet lumineux, le suave visage de Rosa; puis, en bas, tout fait dans l'ombre, cet endroit de l'escalier o l'obscurit faisait disparatre les dtails, les yeux d'escarbou. Mais ce que n'aurait pu rendre dans son tableau le sublime matre, c'est l'expression douloureuse qui parut sur le visage de Rosa quand elle vit ce beau jeune homme ple monter l'escalier lentement et qu'elle put lui appliquer ces sinistres paroles prononces par son pre: --Vous aurez la chambre de famille. Cette vision dura un moment, beaucoup moins de temps que nous n'avons mis la dcrire. Puis Gryphus continua son chemin, Cornlius fut forc de le suivre, et cinq minutes aprs il entrait dans le cachot, qu'il est inutile de dcrire, puisque le lecteur le connait dj . Gryphus, aprs avoir montr du doigt le lit au prisonnier, reprit son falot et sortit. Quant Cornlius, rest seul, il se jeta sur ce lit, mais ne dormit point. Il ne cessa d'avoir l'oeil fix sur l'troite fentre treillis de fer qui prenait son jour sur le Buytenhoff; il vit de cette faon blanchir par del les arbres ce premier rayon de lumire que le ciel laisse tomber sur la terre comme un blanc manteau. Cornlius, impatient de savoir si quelque chose vivait l'entour de lui, s'approcha de la fentre et promena circulairement un triste regard. A l'extrmit de la place, une masse noirtre teinte de bleu sombre par les brumes matinales, s'levait dcoupant sur les maisons ples sa silhouette irrgulire. Cornlius reconnut le gibet. A ce gibet pendaient deux informes lambeaux qui n'taient plus que des squelettes encore saignants. Le bon peuple de la Haye avait dchiquet les chairs de ses victimes, mais rapport fidlement au gibet le prtexte d'une double inscription trace sur une norme pancarte. Sur cette pancarte, avec ses yeux de vingt-huit ans, Cornlius parvint lire les lignes suivantes: "Ici pendent le grand sclrat nomm Jean de Witt et le petit coquin Corneille de Witt, son frre, deux ennemis du peuple, mais grands amis du roi de France." Cornlius poussa un cri d'horreur, et dans le transport de sa terreur dlirante frappa des pieds et des mains sa porte, si rudement et si prcipitamment que Gryphus accourut furieux, son trousseau d'normes clefs la main. Il ouvrit la porte en profrant d'horribles imprcations contre le prisonnier qui le drangeait en dehors des heures o il avait l'habitude de se dranger. --Ah a mais! dit-il, est-il enrag cet autre de Witt? s'cria-t-il, mais ces de Witt ont donc le diable au corps! --Monsieur, monsieur, dit Cornlius en saisissant le gelier par le bras et en le tranant vers la fentre; monsieur, qu'ai- je donc lu l -bas? --O, l -bas? --Sur cette pancarte. Et tremblant, ple et haletant, il lui montrait, au fond de la place, le gibet surmont de la cynique inscription. Gryphus se mit rire. --Ah! ah! rpondit-il. Oui, vous avez lu....Eh bien! mon cher monsieur, voil o l'on arrive quand on a des intelligencces avec les ennemis de monsieur le prince d'Orange. --Messieurs de Witt ont t assassins! murmura Cornlius, la sueur au front et en se laissant tomber sur son lit, les bras pendants, les yeux ferms. --Messieurs de Witt ont subi la justice du peuple, dit Gryphus; appelez- vous cela assassins, vous? moi, je dis excuts. Et, voyant que le prisonnier tait arriv non seulement au calme, mais l'anantissement, il sortit de la chambre, tirant la porte avec violence, et faisant rouler les verrous avec bruit. En revenant lui, Cornlius se trouva seul et reconnut la chambre o il se trouvait, la chambre de famille, ainsi que l'avait appele Gryphus, comme le passage fatal qui devait aboutir pour lui une triste mort. Et comme c'tait un philosophe, comme c'tait surtout un chrtien, il commena par prier pour l'me de son parrain, puis pour celle du grand pensionnaire, puis enfin il se rsigna lui-mme tous les maux qu'il plairait Dieu de lui envoyer. Puis, aprs s'tre bien assur qu'il tait seul, il tira de sa poitrine les trois caeux de la tulipe noire et les cacha derrire un grs sur lequel on posait la cruche traditionnelle, dans le coin le plus obscur de la prison. Inutile labeur de tant d'annes! destruction de si douces esprances! sa dcouverte allait donc aboutir au nant comme lui la mort! Dans cette prison, pas un brin d'herbe, pas un atome de terre, pas un rayon de soleil. A cette pense, Cornlius entra dans un sombre dsespoir dont il ne sortit que par une circonstance extraordinaire. Quelle tait cette circonstance? C'est ce que nous nous rservons de dire dans le chapitre suivant. VII LA FILLE DU GELIER Le mme soir, comme il apportait la pitance du prisonnier, Gryphus, en ouvrant la porte de la prison, glissa sur la dalle humide et tomba ; il se cassa le bras au-dessus du poignet. Cornlius fit un mouvement vers le gelier ; mais comme il ne se doutait pas de la gravit de l'accident: --Ce n'est rien, dit Gryphus, ne bougez pas. Et il voulut se relever en s'appuyant sur son bras, mais l'os plia ; Gryphus seulement alors sentit la douleur et jeta un cri. Il comprit qu'il avait le bras cass, et cet homme si dur pour les autres retomba vanoui sur le seuil de la porte, o il demeura inerte et froid, semblable un mort. Pendant ce temps, la porte de la prison tait demeure ouverte, et Cornlius se trouvait presque libre. Mais l'ide ne lui vint mme pas l'esprit de profiter de cet accident; il avait vu, la faon dont le bras avait pli, qu'il y avait fracture, qu'il y avait douleur; il ne songea pas autre chose qu' porter secours au bless. Au bruit que Gryphus avait fait en tombant, un pas prcipit se fit entendre dans l'escalier. C'tait la belle Frisonne, qui, voyant son pre tendu terre et le prisonnier courb sur lui, avait cru d'abord que Gryphus, dont elle connaissait la brutalit, tait tomb la suite d'une lutte engage entre lui et le prisonnier. Mais ramene par le premier coup d'oeil la vrit, et honteuse de ce qu'elle avait pu penser, elle leva sur le jeune homme ses beaux yeux humides et lui dit: --Pardon et merci, monsieur. Pardon de ce que j'avais pens, et merci de ce que vous faites. Cornlius rougit. --Je ne fais que mon devoir de chrtien, dit-il, en secourant mon semblable. Gryphus, revenu de son vanouissement, ouvrit les yeux, et sa brutalit accoutume lui revenant avec la vie: --Ah! voil ce que c'est, dit-il, on se presse d'apporter le souper du prisonnier, on tombe en se htant, en tombant on se casse le bras, et l'on vous laisse sur le carreau. --Silence, mon pre, dit Rosa, vous tes injuste envers ce jeune monsieur, que j'ai trouv occup vous secourir. --Lui? fit Gryphus avec un air de doute. --Cela est si vrai, monsieur, que je suis tout prt vous secourir encore. --Vous? dit Gryphus ; tes-vous donc docteur? --C'est mon premier tat, dit le prisonnier. --De sorte que vous pourriez me remettre le bras? --Parfaitement. --Et que vous faut-il pour cela, voyons? --Deux clavettes de bois et des bandes de linge. --Tu entends, Rosa, dit Gryphus, le prisonnier va me remettre le bras ; c'est une conomie ; voyons, aide-moi me lever, je suis de plomb. Rosa prsenta au bless son paule ; le bless entoura le col de la jeune fille de son bras intact, et faisant un effort, il se mit sur ses jambes, tandis que Cornlius, pour lui pargner le chemin, roulait vers lui un fauteuil. Gryphus s'assit dans le fauteuil, puis se retournant vers sa fille: --Eh bien! n'as-tu pas entendu? lui dit-il. Va chercher ce que l'on te demande. Rosa descendit et rentra un instant aprs avec deux douves de baril et une grande bande de linge. --Est-ce bien cela que vous dsirez, monsieur? demanda Rosa. --Oui, mademoiselle, fit Cornlius en jetant les yeux sur les objets apports ; oui, c'est bien cela. Maintenant, poussez cette table pendant que je vais soutenir le bras de votre pre. Rosa poussa la table. Cornlius posa le bras cass dessus, afin qu'il se trouvt plat, et avec une habilet parfaite, rajusta la fracture, adapta la clavette et serra les bandes. A la dernire pingle, le gelier s'vanouit une seconde fois. --Allez chercher du vinaigre, mademoiselle, dit Cornlius, nous lui en frotterons les tempes, et il reviendra. Mais au lieu d'accomplir la prescription qui lui tait faite, Rosa, aprs s'tre assure que son pre tait bien sans connaissance, s'avanant vers Cornlius: --Monsieur, dit-elle, service pour service. --Qu'est-ce dire, ma belle enfant? demanda Cornlius. --C'est- -dire, monsieur, que le juge qui doit vous interroger demain est venu s'informer aujourd'hui de la chambre o vous tiez ; qu'on lui a dit que vous occupiez la chambre de monsieur Corneille de Witt, et qu' cette rponse, il a ri d'une faon sinistre qui me fait croire que rien de bon ne vous attend. --Mais, demanda Cornlius, que peut-on me faire? --Voyez d'ici ce gibet. --Mais je ne suis point coupable, dit Cornlius. --L'taient-ils, eux, qui sont l -bas, mutils, dchirs? --C'est vrai, dit Cornlius en s'assombrissant. --D'ailleurs, continua Rosa, l'opinion publique veut que vous le soyez, coupable. Mais enfin, coupable ou non, votre procs commencera demain ; aprs-demain, vous serez condamn: les choses vont vite par le temps qui court. --Eh bien! que concluez-vous de tout ceci, mademoiselle? --J'en conclus que je suis seule, que je suis faible, que mon pre est vanoui, que le chien est musel, que rien par consquuent ne vous empche de vous sauver. Sauvez-vous donc, voil ce que je conclus. --Que dites-vous? --Je dis que je n'ai pu sauver monsieur Corneille ni monsieur Jean de Witt, hlas! et que je voudrais bien vous sauver, vous.. Seulement, faites vite ; voil la respiration qui revient mon pre, dans une minute peut-tre il rouvira les yeux, et il sera trop tard. Vous hsitez? En effet, Cornlius demeurait immobile, regardant Rosa, mais comme s'il la regardait sans l'entendre. --Ne comprenez-vous pas? fit la jeune fille impatiente. --Si fait, je comprends, fit Cornlius; mais... --Mais? --Je refuse. On vous accuserait. --Qu'importe? dit Rosa en rougissant. --Merci, mon enfant, reprit Cornlius, mais je reste. --Vous restez! Mon Dieu! mon Dieu! N'avez-vous donc pas compris que vous serez condamn... . condamn mort, excut suur un chafaud et peut-tre assassin, mis en morceaux comme on a assassin et mis en morceaux monsieur Jean et monsieur Corneille? Au nom du ciel, ne vous occupez pas de moi et fuyez cette chambre o vous tes. Prenez-y garde, elle porte malheur aux de Witt. --Hein! s'cria le gelier en se rveillant. Qui parle de ses coquins, de ces misrables, de ces sclrats de de Witt? --Ne vous emportez pas, mon brave homme, dit Cornlius avec son doux sourire ; ce qu'il y a de pis pour les fractures, c'est de s'chauffer le sang. Puis, tout bas Rosa: --Mon enfant, dit-il, je suis innocent, j'attendrai mes juges avec la tranquillit et le calme d'un innocent. --Silence! dit Rosa. --Silence, et pourquoi? --Il ne faut pas que mon pre souponne que nous avons caus ensemble. --O serait le mal? --O serait le mal? C'est qu'il m'empcherait de jamais revenir ici, dit la jeune fille. --Cornlius reut cette nave confidence avec un sourire; il lui semblait qu'un peu de bonheur luisait sur son infortune. --Eh bien! que marmottez-vous l tous deux? dit Gryphus en se levant et en soulevant son bras droit avec son bras gauche. --Rien, rpondit Rosa ; monsieur me prescrit le rgime que vous avez suivre. --Le rgime que je dois suivre! le rgime que je dois suivre! Vous aussi, vous en avez un suivre, la belle! --Et lequel, mon pre? --C'est de ne pas venir dans la chambre des prisonniers, ou, quand vous y venez, d'en sortir le plus vite possible ; marchez donc devant moi, et lestement! Rosa et Cornlius changrent un regard. Celui de Rosa voulait dire: --Vous voyez bien! Celui de Cornlius signifiait: --Qu'il soit fait ainsi qu'il plaira au Seigneur! VIII LE TESTAMENT DE CORNELIUS VAN BAERLE ------------- Van Baerle was tried the second day after his incarceration in the Buytenhoff. He pleaded ignorance of the contents of the documents found in his possession, but his judges, who were Orangists, had determined to convict him of treason, and deliberated only as a matter of form. ------------- Comme cette dlibration avait t srieuse, elle avait dur une demi-heure, et pendant cette demi-heure, le prisonnier avait t rintgr dans sa prison. Ce fut l que le greffier des Etats vint lui lire l'arrt. Matre Gryphus tait retenu sur son lit par la fivre que lui causait la fracture de son bras. Ses clefs taient passes aux mains d'un de ses valets surnumraires, et derrire ce valet, qui avait introduit le greffier, Rosa, la belle Frisonne, s'tait venue placer l'encoignure de la porte, un mouchoir sur sa bouche pour touffer ses soupirs et ses sanglots. Cornlius couta la sentence avec un visage plus tonn que triste. La sentence lue, le greffier lui demanda s'il avait quelque chose rpondre. --Ma foi, non, rpondit-il. Et comme le greffier allait sortir: --A propos, monsieur le greffier, dit Cornlius, pour quel jour est la chose, s'il vous plat? --Mais pour aujourd'hui, rpondit le greffier un peu gn par le sang-froid du condamn. Un sanglot clata derrire la porte. Cornlius se pencha pour voir qui avait pouss ce sanglot, mais Rosa avait devin le mouvement et s'tait rejete en arrire. --Et, ajouta Cornlius, quelle heure l'excution? --Monsieur, pour midi. --Diable! fit Cornlius, j'ai entendu, ce me semble, sonner dix heures il y a au moins vingt minutes. Je n'ai pas de temps perdre. --Pour vous reconcilier avec Dieu, oui, monsieur, fit le greffier en saluant jusqu' terre, et vous pouvez demander tel ministre qu'il vous plaira. En disant ces mots, il sortit reculons, et le gelier remplaant l'allait suivre en refermant la porte de Cornlius, quand un bras blanc et qui tremblait s'interposa entre cet homme et la lourde porte. Cornlius ne vit que le casque d'or aux oreillettes de dentelles blanches, coiffure des belles Frisonnes ; il n'entendit qu'un murmure l'oreille du guichetier ; mais celui-ci remit ses lourdes clefs dans la main blanche qu'on lui tendait, et, descendant quelques marches, il s'assit au milieu de l'escalier, gard ainsi en haut par lui, en bas par le chien. Le casque d'or fit volte-face, et Cornlius reconnut le visage sillonn de pleurs et les grands yeux bleus tout noys de la belle Rosa. La jeune fille s'avana vers Cornlius en appuyant ses deux mains sur sa poitrine brise. --Oh! monsieur! monsieur! dit-elle. Et elle n'acheva point. --Ma belle enfant, rpliqua Cornlius mu, que dsirez- vous de moi? Je n'ai pas grand pouvoir dsormais sur rien, je vous en avertis. --Monsieur, je viens rclamer de vous une grce, dit Rosa, tendant ses mains moiti vers Cornlius, moiti vers le ciel. --Ne pleurez pas ainsi, Rosa, dit le prisonnier ; car vos larmes m'attendrissent bien plus que ma mort prochaine. Et, vous le savez, plus le prisonnier est innocent, plus il doit mourir avec calme et mme avec joie, puisqu'il meurt martyr. Voyons, ne pleurez plus et dites-moi vos dsirs, ma belle Rosa. La jeune fille se laissa glisser genoux. --Pardonnez mon pre, dit-elle. --A votre pre! fit Cornlius tonn. --Oui, il a t si dur pour vous! mais il est ainsi de sa nature, il est ainsi pour tous, et ce n'est pas vous particuliremeent qu'il a brutalis. --Il est puni, chre Rosa, plus que puni mme par l'accident qui lui est arriv, et je lui pardonne. --Merci! dit Rosa. Et maintenant, dites, puis-je, moi, mon tour, quelque chose pour vous? --Vous pouvez scher vos beaux yeux, chre enfant, rpondit Cornlius avec son doux sourire. --Mais pour vous--pour vous? --Celui qui n'a plus vivre qu'une heure est un grand sybarite s'il a besoin de quelque chose, chre Rosa. --Ce ministre qu'on vous avait offert? --J'ai ador Dieu toute ma vie, Rosa. Je l'ai ador dans ses oeuvres, bni dans sa volont. Dieu ne peut rien avoir contre moi. Je ne vous demanderai donc pas un ministre. La dernire pense qui m'occupe, Rosa, se rapporte la glorification de Dieu. Aidez-moi, ma chre, je vous en prie, dans l'accomplissement de cette dernire pense. --Ah! monsieur Cornlius, parlez, parlez! s'cria la jeune fille inonde de larmes. --Donnez-moi votre belle main, et promettez-moi de ne pas rire, mon enfant. --Rire! s'cria Rosa au dsespoir, rire en ce moment! Mais vous ne m'avez donc pas regarde, monsieur Cornlius? --Je vous ai regarde, Rosa, et avec les yeux du corps et avec les yeux de l'me. Jamais femme plus belle, jamais me plus pure ne s'tait offerte moi; et si je ne vous regarde plus partir de ce moment, pardonnez-moi, c'est parce que, prt sortir de la vie, j'aime mieux n'avoir rien y regretter. Rosa tresaillit. Comme le prisonnier disait ces paroles, onze heures sonnaient au beffroi du Buytenhoff. Cornlius comprit. --Oui, oui, htons-nous, dit-il, vous avez raison, Rosa. Alors tirant de sa poitrine, o il l'avait cach de nouveau depuis qu'il n'avait plus peur d'tre fouill, le papier qui enveloppait les trois caeux: --Ma belle amie, dit-il, j'ai beaucoup aim les fleurs. C'tait dans le temps o j'ignorais que l'on pt aimer autre chose. Oh! ne rougissez pas, ne vous dtournez pas. J'aimais les fleurs, Rosa, et j'avais trouv, je le crois du moins, le secret de la grande tulipe noire que l'on croit impossible, et qui est, vous le savez ou vous ne le savez pas, l'objet d'un prix de cent mille florins propos par la socit horticole de Harlem. Ces cent mille florins, et Dieu sait que ce ne sont pas eux que je regrette, ces cent mille florins je les ai l dans ce papier; ils sont gagns avec les trois caeux qu'il renferme, et que vous pouvez prendre, Rosa, car je vous les donne. --Monsieur Cornlius! --Oh! vous pouvez les prendre, Rosa, vous ne faites de tort personne, mon enfant. Je suis seul au monde; mon pre et ma mre sont morts; je n'ai jamais eu ni soeur ni frre; je n'ai jamais pens aimer personne d'amour, et si quelqu'un a pens m'aimer, je ne l'ai jamais su. Vous le voyez bien d'ailleurs, Rosa, que je suis abandonn, puisqu' cette heure vous seule tes dans mon cachot, me consolant et me secourant. --Mais, monsieur, cent mille florins... --Ah! soyons srieux, chre enfant, dit Cornlius. Cent mille florins seront une belle dot votre beaut; vous les aurez, les cent mille florins, car je suis sr de mes caeux. Vous les aurez donc, chre Rosa, et je ne vous demande en change que la promesse d'pouser un brave garon, jeune, que vous aimerez, et qui vous aimera autant que moi j'aimais les fleurs. Ne m'interrompez pas, Rosa, je n'ai plus que quelques minutes. La pauvre fille touffait sous ses sanglots. Cornlius lui prit la main. --Ecoutez-moi, continua-t-il, voici comment vous procderez. Vous prendrez de la terre dans mon jardin de Dordrecht. Demandez Butruysheim, mon jardinier, du terreau de ma plate-bande numro 6; vous y planterez dans une caisse profonde ces trois caeux, ils fleuriront en mai prochain, c'est- -dire dans sept mois, et quand vous verrez la fleur sur la tige, passez les nuits la garantir du vent, les jours la sauver du soleil. Elle fleurira noire, j'en suis sr. Alors vous ferez prvenir le prsident de la socit de Harlem. Il fera constater par le congrs la couleur de la fleur, et l'on vous comptera les cent mille florins. Rosa poussa un grand soupir. --Maintenant, continua Cornlius, je ne dsire plus rien, sinon que la tulipe s'appelle "Rosa Barlaensis," c'est- -dire qu'elle rappelle en mme temps votre nom et le mien, et comme ne sachant pas le latin, bien certainement, vous pourriez oublier ce mot, tchez de m'avoir un crayon et du papier, que je vous l'crive. Rosa clata en sanglots et tendit un livre qui portait les initiales de C. W. --Qu'est-ce que cela? demanda le prisonnier. --Hlas! rpondit Rosa, c'est la Bible de votre pauvre parrain, Corneille de Witt. Il y a puis la force de subir la torture et d'entendre sans plir son jugement. Je l'ai trouve dans cette chambre aprs la mort du martyr, je l'ai garde comme un relique. Ecrivez dessus ce que vous avez crire, monsieur Cornlius, et quoique j'aie le malheur de ne pas savoir lire, ce que vous crirez sera accompli. Cornlius prit la Bible et la baisa respectueusement. --Avec quoi crirai-je? demanda-t-il? --Il y a un crayon dans la Bible, dit Rosa. Il y tait, je l'ai conserv. Cornlius le prit, et sur la seconde page,--car, on se le rappelle, la premire avait t dchire,--prs de mourir son tour comme son parrain, il crivit d'une main non moins ferme: "Ce 23 aot 1672, sur le point de rendre, quoique innocent, mon me Dieu sur un chafaud, je lgue Rosa Gryphus le seul bien qui me soit rest de tous mes biens dans ce monde, les autres ayant t confisqus; je lgue, dis-je, Rosa Gryphus trois caeux qui, dans ma conviction profonde, doivent donner, au mois de mai prochain la grande tulipe noire, objet du prix de cent mille florins propos par la socit de Harlem, dsirant qu'elle touche ces cent mille florins en mon lieu et place et comme mon unique hritire, la seule charge d'pouser un jeune homme de mon ge peu prs, qui l'aimera et qu'elle aimera, et de donner la grande tulipe noire qui crera une nouvelle espce le nom de Rosa Barlaensis, c'est- -dire son nom et le mien runis. Dieu me trouve en grce et elle en sant! CORNELIUS VAN BAERLE." Puis, donnant la Bible Rosa: --Lisez, dit-il. --Hlas! rpondit la jeune fille Cornlius, je vous l'ai dj dit, je ne sais pas lire. Alors Cornlius lut Rosa le testament qu'il venait de faire. Les sanglots de la pauvre enfant redoublrent. --Acceptez-vous mes conditions? demanda le prisonnier en souriant avec mlancholie et en baisant le bout des doigts tremblants de la belle Frisonne. --Oh! je ne saurais, monsieur, balbutia-t-elle. --Vous ne sauriez, mon enfant, et pourquoi donc? --Parce qu'il y a une de ces conditions que je ne saurais tenir. --Laquelle? --Vous me donnez les cent mille florins titre de dot? --Oui. --Et pour pouser un homme que j'aimerai? --Sans doute. --Eh bien! monsieur, cet argent ne peut tre moi. Je n'aimerai jamais personne et ne me marierai pas. Et aprs ces mots pniblement prononcs, Rosa flchit sur ses genoux et faillit s'vanouir de douleur. Cornlius, effray de la voir si ple et si mourante, allait la prendre dans ses bras, lorsqu'un pas pesant, suivi d'autres bruits sinistres, retentit dans les escaliers accompagn des aboiements du chien. --On vient vous chercher! s'cria Rosa en se tordant les mains. Mon Dieu! mon Dieu! monsieur, n'avez-vous pas encore quelque chose me dire? Et elle tomba genoux, la tte enfonce dans ses bras, et toute suffoque de sanglots et de larmes. --J'ai vous dire de cacher prcieusement vos trois caeux et de les soigner selon les prescriptions que je vous ai dites, eet pour l'amour de moi. Adieu, Rosa. --Oh! oui, dit-elle, sans lever la tte, oh! oui, tout ce que vous avez dit, je le ferai. Except de me marier, ajouta-t-ellle tout bas, car cela, oh! cela, je le jure, c'est pour moi une chose impossible. Et elle enfona dans son sein le cher trsor de Cornlius. Ce bruit qu'avaient entendu Cornlius et Rosa, c'tait celui que faisait le greffier qui revenait chercher le condamn, suivi de l'excuteur, des soldats destins fournir la garde de l'chafaud, et des curieux familiers de la prison. Cornlius, sans faiblesse comme sans fanfaronnade, les reut en amis plutt qu'en perscuteurs, et se laissa imposer telles conditions qu'il plut ces hommes pour l'excution de leur office. Quand il lui fallut descendre pour suivre les gardes, Cornlius chercha des yeux le regard anglique de Rosa, mais il ne vit derrire les pes et les hallebardes qu'un corps tendu prs d'un banc de bois et un visage livide demi voil par de longs cheveux. Mais, en tombant inanime, Rosa, pour obir encore son ami, avait appuy sa main sur son corsage de velours, et mme dans l'oubli de toute vie, continuait instinctivement recueillir le dpt prcieux qui lui avait confi Cornlius. Et en quittant le cachot, le jeune homme put entrevoir dans les doigts crisps de Rosa la feuille jauntre de cette Bible sur laquelle Cornlius de Witt avait si pniblement et si douloureusement crit les quelques lignes qui eussent infailliblement, si Cornlius les avait lues, sauv un homme et une tulipe. IX LES PIGEONS DE DORDRECHT --------------------- At the last minute the death sentence was commuted to imprisonment for life and Cornelius was taken directly from the scaffold to the state prison of Loewestein near Dordrecht. Boxtel, disguised as a burgher of the Hague, had made friends with the executioner, and hoped to get the tulip bulbs after the execution of van Baerle, but the commutation of the sentence again frustrated his plans, and, thinking Cornelius had the bulbs on his person, he decided to follow the prisoner. After several months of confinement at Loewestein, Cornelius caught and domesticated some pigeons that came from Dordrecht, and in that way sent a letter to his old nurse. In this letter was a message for Rosa. ----------------------- Vers les premiers jours de fvrier, comme les premires heures du soir descendaient du ciel laissant derrire elles les toiles naissantes, Cornlius entendit dans l'escalier de la tourelle une voix qui le fit tresaillir. Il porta la main son coeur et couta. C'tait la voix douce et harmonieuse de Rosa. Avouons-le, Cornlius ne fut pas si tourdi de surprise, si extravagant de joie qu'il l'et t sans l'histoire du pigeon. Le pigeon lui avait en change de sa lettre rapport l'espoir sous son aile vide, et il s'attendait chaque jour, car il connaissait Rosa, avoir, si le billet lui avait t remis, des nouvelles de son amour et de ses caeux. Il se leva, prtant l'oreille, inclinant le corps du ct de la porte. Oui, c'taient bien les accents qui l'avaient mu si doucement la Haye. Mais maintenant Rosa, qui avait fait le voyage de la Haye Loewestein ; Rosa qui avait russi, Cornlius ne savait comment, pntrer dans la prison ; Rosa parviendrait-elle aussi heureusement pntrer jusqu'au prisonnier? Tandis que Cornlius, ce propos, chafaudait pense sur pense, dsirs sur inquitudes, le guichet plac la porte de sa cellule s'ouvrit, et Rosa, brillante de joie, de parure, belle surtout du chagrin qui avait pli ses joues depuis cinq mois, Rosa colla sa figure au grillage de Cornlius en lui disant: --Oh! monsieur! monsieur! me voici. Cornlius tendit les bras, regarda le ciel et poussa un cri de joie. --Oh! Rosa! Rosa! cria-t-il. --Silence! parlons bas, mon pre me suit, dit la jeune fille. --Votre pre? --Oui, il est l dans la cour au bas de l'escalier, il reoit les instructions du gouverneur, il va monter. --Les instructions du gouverneur?... --Ecoutez, je vais tcher de tout vous dire en deux mots: Le stathouder a une maison de campagne une lieue de Leyde, une grande laiterie, pas autre chose: c'est ma tante, sa nourrice, qui a la direction de tous les animaux qui sont renferms dans cette mtairie. Ds que j'ai reu votre lettre, votre lettre que je n'ai pas pu lire, hlas! mais que votre nourrice m'a lue, j'ai couru chez ma tante, l je suis reste jusqu' ce que le prince vnt la laiterie, et quand il y vint, je lui demandai que mon pre troqut ses fonctions de premier porte-clefs de la prison de la Haye contre les fonctions de gelier la forteresse de Loewestein. Il ne se doutait pas de mon but; s'il l'et connu, peut-tre et-il refus ; au contraire, il accorda. --De sorte que vous voil . --Comme vous voyez. --De sorte que je vous verrai tous les jours? --Le plus souvent que je pourrai. --O Rosa! ma belle madone Rosa! dit Cornlius, vous m'aimez donc un peu? --Un peu... dit-elle, oh! vous n'tes pas assez exigeant, monsieur Cornlius. Cornlius lui tendit passionnment les mains, mais leurs doigts seuls purent se toucher travers le grillage. --Voici mon pre! dit la jeune fille. Et Rosa quitta vivement la porte et s'lana vers le vieux Gryphus qui apparaissait au haut de l'escalier. X LE GUICHET Gryphus tait suivi du molosse. Il lui faisait faire sa ronde pour qu' l'occasion il reconnt les prisonniers. Gryphus ouvrit la porte et commena son discours au prisonnier. --Monsieur, dit Gryphus en levant sa lanterne pour tcher de projeter un peu de lumire autour de lui, vous voyez en moi votrre nouveau gelier. Je suis chef des porte-clefs et j'ai les chambres sur ma surveillance. Je ne suis pas mchant, mais je suis inflexible pour tout ce qui concerne la discipline. --Mais je vous connais parfaitement, mon cher monsieur Gryphus, dit le prisonnier en entrant dans le cercle de lumire que projetait la lanterne. --Tiens, tiens, c'est vous, monsieur van Baerle, dit Gryphus; ah! c'est vous; tiens, tiens, comme on se rencontre! --Oui, et c'est avec un grand plaisir, mon cher monsieur Gryphus, que je vois que votre bras va merveille, puisque c'est de ce bras que vous tenez une lanterne. Gryphus frona le sourcil. --Voyez ce que c'est, dit-il, en politique on fait toujours des fautes. Son Altesse vous a laiss la vie, je ne l'aurais pas fait, moi. --Bah! demanda Cornlius, et pourquoi cela? --Parce que vous tes homme conspirer de nouveau; vous autres savants, vous avez commerce avec le diable. J'aimerais mieux avoir dix militaires garder qu'un seul savant. Les militaires, ils fument, ils boivent, ils s'enivrent ; ils sont doux comme des moutons quand on leur donne de l'eau-de-vie ou du vin de la Meuse. Mais un savant, boire, fumer, s'enivrer! ah bien oui! C'est sobre, a ne dpense rien, a garde sa tte frache pour conspirer. Mais je commence par vous dire que a ne vous sera pas facile, vous, de conspirer. --Je vous assure, matre Gryphus, reprit van Baerle, que peut-tre j'ai eu un instant l'ide de me sauver, mais que bien certainement je ne l'ai plus. --C'est bien! c'est bien! dit Gryphus, veillez sur vous, j'en ferai autant. C'est gal, c'est gal, Son Altesse a fait une lourde faute. --En ne me faisant pas couper la tte?... Merci, merci, matre Gryphus. --Sans doute. Voyez si messieurs de Witt ne se tiennent pas bien tranquilles maintenant. --C'est affreux ce que vous dites l , monsieur Gryphus, dit van Baerle en se dtournant pour cacher son dgot. Vous oubliez que l'un des ces malheureux tait mon ami, et l'autre... l'autre mon second pre. --Oui, mais je me souviens que l'un et l'autre tait des conspirateurs. Et puis, c'est par philanthropie que je parle. --Ah! vraiment! Expliquez donc un peu cela, cher monsieur Gryphus, je ne comprends pas bien. --Oui. Si vous tiez rest sur le billot de matre Harbruck... --Eh bien? --Eh bien! vous ne souffririez plus. Tandis qu'ici je ne vous cache pas que je vais vous rendre la vie trs dure. --Merci de la promesse, matre Gryphus. Et tandis que le prisonnier souriait ironiquement au vieux gelier, Rosa, derrire la porte, lui rpondait par un sourire plein d'anglique consolation. Gryphus alla vers la fentre. Il faisait encore assez jour pour qu'il vt sans le distinguer un horizon immense qui se perdait dans une brume gristre. --Quelle vue a-t-on d'ici? demanda le gelier. --Mais fort belle, dit Cornlius en regardant Rosa. --Oui, oui, trop de vue, trop de vue. En ce moment, les deux pigeons, effarouchs par la vue et surtout par la voix de cet inconnu, sortirent de leur nid, et disparurent tout effars dans le brouillard. --Oh! oh! qu'est-ce que cela? demanda le gelier. --Mes pigeons, rpondit Cornlius. --Mes pigeons! s'cria le gelier, mes pigeons! Est-ce qu'un prisonnier a quelque chose lui? --Alors, dit Cornlius, les pigeons que le bon Dieu m'a prts. --Voil dj une contravention, rpliqua Gryphus; des pigeons! Ah! jeune homme, jeune homme, je vous prviens d'une chose, c''est que, pas plus tard que demain, ces oiseaux bouilliront dans ma marmite. Et, tout en faisant cette mchante promesse Cornlius, Gryphus se pencha en dehors pour examiner la structure du nid. Ce qui donna le temps van Baerle de courir la porte et de serrer la main de Rosa, qui lui dit: --A neuf heures, ce soir. Gryphus, tout occup du dsir de prendre ds le lendemain les pigeons, comme il avait promis de le faire, ne vit rien, n'entendit rien, et comme il avait ferm la fentre, il prit sa fille par le bras, sortit, donna un double tour la serrure, poussa les verrous, et alla faire les mmes promesses un autre prisonnier. A peine et-il disparu, que Cornlius courut la fentre et dmolit de fond en comble le nid des pigeons. Il aimait mieux les chasser tout jamais de sa prsence que d'exposer la mort les gentils messagers auxquels il devait le bonheur d'avoir revu Rosa. Cette visite du gelier, ses menaces brutales, la sombre perspective de sa surveillance dont il connaissait les abus, rien de tout cela ne put distraire Cornlius des douces penses et surtout du doux espoir que la prsence de Rosa venait de resusciter dans son coeur. Il attendit impatiemment que neuf heures sonnassent au donjon de Loewestein. Rosa avait dit, ®A neuf heures, attendez-moi.¯ La dernire note de bronze vibrait encore dans l'air lorsque Cornlius entendit dans l'escalier le pas lger et la robe onduleuse de la belle Frisonne, et bientt le grillage de la porte sur laquelle Cornlius fixait ardemment les yeux s'claira. Le guichet venait de s'ouvrir en dehors. --Me voici, dit Rosa encore tout essouffle d'avoir gravi l'escalier, me voici! --Oh! bonne Rosa! --Vous tes donc content de me voir? --Vous le demandez! Mais comment avez-vous fait pour venir? dites. --Ecoutez, mon pre s'endort chaque soir presque aussitt qu'il a soup: alors, je le couche, un peu tourdi par le genivre; n'en dites rien personne, car, grce ce sommeil, je pourrai chaque soir venir causer une heure avec vous. --Oh! je vous remercie, Rosa, chre Rosa! Et Cornlius avana, en disant ces mots, son visage si prs du guichet que Rosa retira le sien. --Je vous ai rapport vos caeux de tulipe, dit-elle. Le coeur de Cornlius bondit. Il n'avait point os demander encore Rosa ce qu'elle avait fait du prcieux trsor qu'il lui avait confi. --Ah! vous les avez donc conservs? --Ne me les aviez-vous donc pas donns comme une chose qui vous tait chre? --Oui, mais seulement parce que je vous les avais donns, il me semble qu'ils taient vous. --Ils taient moi aprs votre mort et vous tes vivant, par bonheur. Ah! comme j'ai bni Son Altesse. Vous tiez vivant, dis-je et j'tais rsolue vous apporter vos caeux; seulement je ne savais comment faire. Or je venais de prendre la rsolution d'aller demander au stathouder la place de gelier de Gorcum pour mon pre, lorsque la nourrice m'apporta votre lettre. Ah! nous pleurmes bien ensemble, je vous en rponds. Mais votre lettre ne fit que m'affermir dans ma rsolution. C'est alors que je partis pour Leyde; vous savez le reste. --Comment, chre Rosa, reprit Cornlius, vous pensiez, avant ma lettre reue, venir me rejoindre? --Si j'y pensais! rpondit Rosa, laissant prendre son amour le pas sur sa pudeur, mais je ne pensais qu' cela! Et en disant ces mots, Rosa devint si belle que, pour la seconde fois, Cornlius prcipita son visage sur le grillage, et cela sans doute pour remercier la belle jeune fille. Rosa se recula comme la premire fois. --En vrit, dit-elle avec cette coquetterie qui bat dans le coeur de toute jeune fille, en vrit, j'ai bien souvent regrett de ne pas savoir lire; mais jamais autant et de la mme faon que lorsque votre nourrice m'apporta votre lettre; j'ai tenu dans ma main cette lettre qui parlait pour les autres et qui, pauvre sotte que j'tais, tait muette pour moi. --Vous avez souvent regrett de ne pas savoir lire? dit Cornlius, et quelle occasion? --Dame! fit la jeune fille en riant, pour lire toutes les lettres que l'on m'crivait. --Vous receviez des lettres, Rosa? --Par centaines. --Mais qui vous crivait donc?... --Qui m'crivait? Mais d'abord tous les tudiants qui passaient sur le Buytenhoff, tous les officiers qui allaient la place d'armes, tous les commis et mme les marchands qui me voyaient ma petite fentre. --Et tous ces billets, chre Rosa, qu'en faisiez-vous? --Autrefois, rpondit Rosa, je me les faisais lire par quelque amie, et cela m'amusait beaucoup; mais depuis un certain temps,--a quoi bon perdre son temps couter toutes ces sottises?--depuis un certain temps je les brle. --Depuis un certain temps! s'cria Cornlius avec un regard troubl tout la fois par l'amour et la joie. Rosa baissa les yeux toute rougissante. De sorte qu'elle ne vit pas s'approcher Cornlius qui ne rencontra, hlas! que le grillage ; mais qui, malgr cet obstacle, envoya la jeune fille le plus tendre baiser. Rosa s'enfuit si prcipitamment qu'elle oublia de rendre Cornlius les trois caeux de la tulipe noire. XI MAITRE ET ECOLIERE Le bonhomme Gryphus, on a pu le voir, tait loin de partager la bonne volont de sa fille pour le filleul de Corneille de Witt. Il n'avait que cinq prisonniers Loewestein: la tche de gardien n'tait donc pas difficle remplir, et la gele tait une sorte de sincure donne son ge. Mais dans son zle, le digne gelier avait grandi de toute la puissance de son imagination la tche qui lui tait impose. Pour lui, Cornlius avait pris la proportion gigantesque d'un criminel de premier ordre. Il tait en consquence devenue le plus dangereux de ses prisonniers. Il surveillait chacune de ses dmarches, ne l'abordait qu'avec un visage courrouc, lui faisant porter la peine de ce qu'il appelait son effroyable rbellion contre le clment stadhouder. Il entrait trois fois par jour dans la chambre de van Baerle, croyant le surprendre en faute; mais Cornlius avait renonc aux correspondances depuis qu'il avait sa correspondance sous la main. Il tait mme probable que Cornlius, et-il obtenu sa libert entire et permission complte de se retirer o il et voulu, le domicile de la prison avec Rosa et ses caeux lui et paru prfrable tout autre domicile sans ses caeux et sans Rosa. C'est qu'en effet chaque soir neuf heures, Rosa avait promis de venir causer avec le cher prisonnier, et ds le premier soir, Rosa, nous l'avons vu, avait tenu parole. Le lendemain, elle monta comme la veille, avec le mme mystre et les mmes prcautions. Seulement elle s'tait promis elle- mme de ne pas trop approcher sa figure du grillage. D'ailleurs, pour entrer du premier coup dans une conversation qui pt occuper srieusement van Baerle, elle commena par lui tendre travers le grillage ses trois caeux toujours envelopps dans le mme papier. Mais, au grand tonnement de Rosa, van Baerle repoussa sa blanche main du bout de ses doigts. Le jeune homme avait rflchi. --Ecoutez-moi, dit-il, nous risquerions trop, je crois, de mettre toute notre fortune dans le mme sac. Songez qu'il s'agit,, ma chre Rosa, d'accomplir une entreprise que l'on a regarde jusqu'aujourd'hui comme impossible. Il s'agit de faire fleurir la grande tulipe noire. Prenons donc toutes les prcautions. Voici comment j'ai calcul que nous parviendrions notre but. --J'coute, dit Rosa. --Vous avez bien dans cette forteresse un petit jardin, dfaut de jardin une cour quelconque, dfaut de cour une terrassee. --Nous avons un trs beau jardin, dit Rosa. --Pouvez-vous, chre Rosa, m'apporter un peu de la terre de ce jardin afin que j'en juge? --Ds demain. --Vous en prendrez l'ombre et au soleil afin que je juge de ses qualits sous les deux conditions de scheresse et d'humidiit. --Soyez tranquille. --La terre choisie par moi et modifie s'il est besoin, nous ferons trois parts de nos trois caeux, vous en prendrez un que vous planterez le jour que je vous dirai dans la terre choisie par moi; il fleurira certainement si vous le soignez selon mes indications. --Je ne m'en loignerai pas une seconde. --Vous m'en donnerez un autre que j'essayerai d'lever ici dans ma chambre, ce qui m'aidera passer ces longues journes penndant lesquelles je ne vous vois pas. J'ai peu d'espoir, je vous l'avoue pour celui-l , et, d'avance, je regarde ce malheureux comme sacrifi mon gosme. Cependant le soleil me visite quelquefois. Enfin nous tiendrons, ou plutt vous tiendrez en rserve le troisime caeu, notre dernire ressource pour le cas o nos premires expriences auraient manqu. De cette manire, ma chre Rosa, il est impossible que nous n'arrivions pas gagner les cent mille florins de votre dot et nous procurer le suprme bonheur de voir russir notre oeuvre. --J'ai compris, dit Rosa. Je vous apporterai demain de la terre, vous choisirez la mienne et la vtre. Quant la vtre, il me faudra plusieurs voyages, car je ne pourrai vous en apporter que peu la fois. --Oh! nous ne sommes pas presss, chre Rosa; nos tulipes ne doivent pas tre enterres avant un grand mois. Ainsi vous voyez que nous avons tout le temps: seulement, pour planter votre caeu, vous suivrez toutes mes instructions, n'est-ce pas? --Je vous le promets. --Et une fois plant, vous me ferez part de toutes les circonstances qui pourront intresser notre lve, tels que changements atmosphriques, traces dans les alles, traces sur les plates-bandes. Vous couterez la nuit si votre jardin n'est pas frquent par des chats. Deux de ces malheureux animaux m'ont, Dordrecht, ravag deux plates- bandes. --J'couterai. --Les jours de lune... Avez-vous vue sur le jardin, chre enfant? --La fentre de ma chambre coucher y donne. --Bon. Les jours de lune, vous regarderez si des trous du mur ne sortent point des rats. Les rats sont des rongeurs fort craindre. --Je regarderai, et s'il y a des chats ou des rats... --Eh bien! il faudra aviser. Ensuite, continua van Baerle, il y a un animal bien plus craindre encore que le chat et le rat! --Et quel est cet animal? --C'est l'homme! Vous comprenez, chre Rosa, on vole un florin, et l'on risque le bagne pour une pareille misre; plus forte raison peut-on voler un caeu de tulipe que vaut cent mille florins. --Personne que moi n'entrera dans le jardin. --Vous me le promettez? --Je vous le jure! --Bien, Rosa! merci, chre Rosa! oh! toute joie va donc me venir de vous! Et, comme le visage de van Baerle se rapprochait du grillage avec la mme ardeur que la veille, et que, d'ailleurs, l'heure de la retraite tait arrive, Rosa loigna la tte et allongea la main. Dans cette jolie main tait le caeu. Cornlius baisa passionnment le bout des doigts de cette main. Etait-ce parce que cette main tenait un des caeux de la grande tulipe noire? Etait-ce que cette main tait la main de Rosa? C'est ce que nous laissons deviner de plus savants que nous. Rosa se retira donc avec les deux autres caeux, les serrant contre sa poitrine. Les serrait-elle contre sa poitrine parce que c'taient les caeux de la grande tulipe noire, ou parce que les caeux lui venaient de Cornlius van Baerle? Ce point, nous le croyons, serait plus facile prciser que l'autre. Quoi qu'il en soit, partir de ce moment, la vie devint douce et remplie pour le prisonnier. Rosa, on l'a vu, lui avait remis un des caeux. Chaque soir elle lui apportait, poigne poigne, la terre de la portion du jardin qu'il avait trouve la meilleure et qui en effet tait excellente. Une large cruche, que Cornlius avait casse habilement, lui donna un fond propice, il l'emplit moiti et mlangea la terre apporte par Rosa d'un peu de boue de rivire qu'il fit scher et qui lui fournit un excellent terreau. Puis, vers le commencement d'avril, il y dposa le premier caeu. Dire ce que Cornlius dploya de soins, d'habilet et de ruse pour drober la surveillance de Gryphus la joie de ses travaux, nous n'y parviendrions pas. Il ne se passait point de jour que Rosa ne vnt causer avec Cornlius. Les tulipes, fournissaient le fond de la conversation; mais si intressant que soit ce sujet, on ne peut pas toujours parler tulipes. Alors on parlait d'autre chose, et son grand tonnement le tulipier s'apercevait de l'extension immense que pouvait prendre le cercle de la conversation. Seulement Rosa avait pris une habitude: elle tenait son beau visage invariablement six pouces du guichet, car la belle Frisonne tait sans doute dfiante d'elle-mme, depuis qu'elle avait senti travers le grillage combien le souffle d'un prisonnier peut brler le coeur d'une jeune fille. Il y a une chose surtout qui inquitait cette heure le tulipier presque autant que ses caeux, et sur laquelle il revenait sans cesse. C'tait la dpendance o tait Rosa de son pre. Le bonheur de Cornlius dpendait de cet homme; cet homme pouvait un beau matin s'ennuyer Loewestein, trouver que l'air y tait mauvais, que le genivre n'y tait pas bon, quitter la forteresse et emmener sa fille,--et encore une fois Cornlius et Rosa taient spars. --Et alors quoi bon les pigeons voyageurs? disait Cornlius la jeune fille; puisque, chre Rosa, vous ne saurez ni lire ce que je vous crirai, ni m'crire ce que vous aurez pens. --Eh bien! rpondit Rosa, qui au fond du coeur craignait la sparation autant que Cornlius, nous avons une heure tous les soirs, employons- la bien. --Mais il me semble, reprit Cornlius, que nous ne l'employons pas mal. --Employons-la mieux encore, dit Rosa en souriant. Montrez-moi lire et crire; je profiterai de vos leons, croyez-moi, et de cette faon nous ne serons plus jamais spars que par notre volont nous-mmes. --Oh! alors, s'cria Cornlius, nous avons l'ternit devant nous. Rosa sourit et haussa doucement les paules. --Est-ce que vous resterez toujours en prison? rpondit-elle. Est-ce qu'aprs vous avoir donn la vie, Son Altesse ne vous donnera pas la libert? Est-ce qu'alors vous ne rentrerez pas dans vos biens? Est-ce que vous ne serez point riche? Est-ce qu'une fois libre et riche, vous daignerez regarder, quand vous passerez cheval ou en carrosse, la petite Rosa, une fille de gelier? Cornlius voulut protester, et certes il l'et fait de tout son coeur et dans la sincrit d'une me remplie d'amour. La jeune fille l'interrompit. --Comment va votre tulipe? demanda-t-elle en souriant. Parler Cornlius de sa tulipe, c'tait un moyen pour Rosa de tout faire oublier Cornlius, mme Rosa. --Mais assez bien, dit-il; la pellicule noircit, le travail de la fermentation a commenc. Et la vtre, Rosa? --Oh! moi, j'ai fait les choses en grand et d'aprs vos indications. --Voyons, Rosa, qu'avez-vous fait? dit Cornlius. --J'ai, dit en souriant la jeune fille,--car au fond du coeur elle ne pouvait s'empcher d'tudier ce double amour du prisonnnier pour elle et pour la tulipe noire;--j'ai fait les choses en grand: je me suis prpar dans un carr nu, loin des arbres et des murs, dans une terre lgrement sablonneuse, plutt humide que sche, sans un grain de pierre, sans un caillou, je me suis dispos une plate-bande comme vous me l'avez dcrite. --Bien, bien, Rosa. --Le terrain prpar de la sorte m'attend plus que votre avertissement. Au premier beau jour vous me direz de planter mon caeu et je le planterai; vous savez que je dois tarder sur vous, moi qui ai toutes les chances du bon air, du soleil et de l'abondance des sucs terrestres. --C'est vrai, c'est vrai, s'cria Cornlius en frappant avec joie ses mains; vous tes certainement une bonne colire, Rosa, et vous gagnerez certainement vos cent mille florins. --N'oubliez pas, dit en riant Rosa, que votre colire, puisque vous m'appelez ainsi, a encore autre chose apprendre que la culture des tulipes. --Oui, oui, et je suis aussi intress que vous, belle Rosa, ce que vous sachiez lire. --Quand commencerons-nous? --Tout de suite. --Non, demain. --Pourquoi demain? --Parce qu'aujourd'hui notre heure est coule et qu'il faut que je vous quitte. --Dj ! mais dans quoi lirons-nous? --Oh! dit Rosa, j'ai un livre, un livre qui, je l'espre, nous portera bonheur. --A demain donc? --A demain. Le lendemain Rosa revint avec la Bible de Corneille de Witt. XII PREMIER CAIEU Le lendemain, avons-nous dit, Rosa revint avec la Bible de Corneille de Witt. La jeune fille dut s'appuyer au guichet, la tte penche, le livre la hauteur de la lumire qu'elle tenait la main droite, et que, pour la reposer un peu, Cornlius imagina de fixer par un mouchoir au treillis de fer. Ds lors Rosa put suivre avec un de ses doigts sur le livre les lettres et les syllabes que lui faisait peler Cornlius, lequel, muni d'un ftu de paille en guise d'indicateur, dsignait ces lettres par le trou du grillage son colire attentive. Le feu de cette lampe clairait les riches couleurs de Rosa, son oeil bleu et profond, ses tresses blondes sous le casque d'or bruni qui, ainsi que nous l'avons dit, sert de coiffure aux Frisonnes. L'intelligence de Rosa se dveloppait rapidement sous le contact vivifiant de l'esprit de Cornlius, et quand la difficult paraissait trop ardue, ces yeux qui plongeaient l'un dans l'autre, dtachaient des tincelles lectriques capables d'clairer les tnbres mme de l'idiotisme. Et Rosa, descendue chez elle, repassait seule dans son esprit les leons de lecture, et en mme temps dans son me les leons non avoues de l'amour. Un soir elle arriva une demi-heure plus tard que de coutume. --Oh! ne me grondez pas, dit la jeune fille, ce n'est point ma faute. Mon pre a renou connaissance Loewestein avec un boonhomme qui tait venu frquemment le solliciter la Haye pour voir la prison. C'tait un bon diable, ami de la bouteille, et qui racontait de joyeuses histoires. --Vous ne le connaissez pas autrement? demanda Cornlius tonn. --Non, rpondit la jeune fille, c'est depuis quinze jours environ que mon pre s'est affol de ce nouveau venu si assidu le visiter. --Oh! fit Cornlius, quelque espion du genre de ceux que l'on envoie dans les forteresses pour surveiller ensemble prisonniers et gardiens. --Je ne crois pas, fit Rosa en souriant ; si ce brave homme pie quelqu'un, ce n'est pas mon pre. --Qui est-ce alors? --Moi, par exemple. --Vous? --Pourquoi pas? dit en riant Rosa. --Ah! c'est vrai, fit Cornlius en soupirant, vous n'aurez pas toujours en vain des prtendants, Rosa; cet homme peut devenir votre mari. --Je ne dis pas non. --Et sur quoi fondez-vous cette joie? --Dites cette crainte, monsieur Cornlius. --Merci, Rosa, car vous avez raison; cette crainte... --Je la fonde sur ceci. --J'coute, dites. --Cet homme tait dj venue plusieurs fois au Buytenhoff, la Haye ; tenez, juste au moment o vous y ftes enferm. Moi sortie, il en sortit son tour ; moi venue ici, il y vint. A la Haye il prenait pour prtexte qu'il voulait vous voir. --Me voir, moi? --Oh! prtexte, assurment, car aujourd'hui qu'il pourrait encore faire valoir la mme raison, puisque vous tes redevenu prisonnier de mon pre, il ne se recommande plus de vous, bien au contraire. Je l'entendais dire hier mon pre qu'il ne vous connaissait pas. --Continuez, Rosa, je vous prie, que je tche de deviner quel est cet homme et ce qu'il veut. --Vous tes sr, monsieur Cornlius, que nul de vos amis ne peut s'intresser vous? --Je n'ai pas d'amis, Rosa, je n'avais que ma nourrice, vous la connaissez et elle vous connat. Hlas! cette pauvre Zug, eelle viendrait elle-mme et ne ruserait pas. --J'en reviens donc ce que je pensais, d'autant mieux qu'hier, au coucher du soleil, comme j'arrangeais la plate-bande o je dois planter votre caeu, je vis une ombre qui, par la porte entr'ouverte, se glissait derrire les sureaux et les trembles. Je n'eus pas l'air de regarder, c'tait notre homme. Il se cacha, me vit remuer la terre, et, certes, c'tait bien moi qu'il avait suivie, c'tait bien moi qu'il piait. Je ne donnai pas un coup de rateau, je ne touchai pas un atome de terre qu'il ne s'en rendt compte. --Oh! oui, oui, c'est un amoureux, dit Cornlius. Est-il jeune, est-il beau? Et il regarda avidement Rosa, attendant impatiemment sa rponse. --Jeune, beau? s'cria Rosa clatant de rire. Il est hideux de visage, il a le corps vot, il approche de cinquante ans, et n'ose me regarder en face ni parler haut. --Et il s'appelle? --Jacob Gisels. --Je ne le connais pas. --Vous voyez bien, alors, que ce n'est pas pour vous qu'il vient. --En tout cas, s'il vous aime, Rosa, ce qui est bien probable, car vous voir c'est vous aimer, vous ne l'aimez pas, vous? --Oh! non, certes. --Vous voulez que je me tranquillise, alors? --Je vous y engage. --Eh bien! maintenant que vous commencez savoir lire, Rosa, vous lirez tout ce que je vous crirai, n'est-ce pas, sur les tourments de la jalousie et sur ceux de l'absence? --Je lirai si vous crivez bien gros. Puis, comme la tournure que prenait la conversation commenait inquiter Rosa: --A propos, dit-elle, comment se porte votre tulipe, vous? --Rosa, jugez de ma joie ; ce matin je la regardais au soleil, aprs avoir cart doucement la couche de terre qui couvre le caeu, j'ai vu poindre l'aiguillon de la premire pousse. --Vous esprez, alors? dit Rosa en souriant. --Oh! oui, j'espre. --Et moi, mon tour, quand planterai-je mon caeu? --Au premier jour favorable, je vous le dirai; mais surtout, n'allez point vous faire aider par personne, surtout ne confiez votre secret qui que ce soit au monde, un amateur, voyez-vous, serait capable, rien qu' l'inspection de ce caeu, de reconnatre sa valeur; et surtout, surtout, ma bien chre Rosa, serrez prcieusement le troisime oignon qui vous reste. --Il est encore dans le mme papier o vous l'avez mis et tel que vous me l'avez donn, monsieur Cornlius, enfoui tout au fond de mon armoire et sous mes dentelles qui le tiennent au sec sans le charger. Mais, adieu, pauvre prisonnier. --Comment, dj ? --Il le faut. --Venir si tard et partir si tt! --Mon pre pourrait s'impatienter en ne me voyant pas revenir; l'amoureux pourrait se douter qu'il a un rival. Et elle couta inquite. --Qu'avez-vous donc? demanda van Baerle. --Il m'a sembl entendre... --Quoi donc? --Quelque chose comme un pas qui craquait dans l'escalier. -En effet, dit le prisonnier, ce ne peut tre Gryphus, on l'entend de loin, lui. --Non, ce n'est pas mon pre, j'en suis sre, mais... --Mais... --Mais ce pourrait tre M. Jacob. Rosa s'lana dans l'escalier, et l'on entendit en effet une porte qui se fermait rapidement avant que la jeune fille et descendu les dix premires marches. Cornlius demeura fort inquiet, mais ce n'tait pour lui qu'un prlude. Le lendemain se passa sans que rien de marquant et lieu. Gryphus fit ses trois visites. Il ne dcouvrit rien. Quand il entendait venir son gelier,--et dans l'esprance de surprendre les secrets de son prisonnier, Gryphus ne venait jamais aux mmes heures,--quand il entendait venir son gelier, van Baerle, l'aide d'une mcanique qu'il avait invente, avait imagin de descendre sa cruche au-dessous de l'entablement de tuiles d'abord, et ensuite de pierres qui rgnait au-dessous de sa fentre. Quant aux ficelles l'aide desquelles le mouvement s'oprait, notre mcanicien avait trouv un moyen de les cacher avec les mousses qui vgtent sur les tuiles et dans le creux des pierres. Gryphus n'y devinait rien. Ce mange russit pendant huit jours. Mais un matin Cornlius, absorb dans la contemplation de son caeu, d'o s'lanait dj un point de vgtation, n'avait pas entendu monter le vieux Gryphus, la porte s'ouvrit tout coup, et Cornlius fut surpris sa cruche entre ses genoux. Gryphus, voyant un objet inconnu, et par consquent dfendu, aux mains de son prisonnier, Gryphus fondit sur cet objet avec plus de rapidit que ne fait le faucon sur sa proie. Sa grosse main calleuse se posa au beau milieu de la cruche, sur la portion de terreau dpositaire du prcieux oignon. --Qu'avez-vous l ? s'cria-t-il. Ah! je vous y prends! Et il enfona sa main dans la terre. --Moi? Rien, rien! s'cria Cornlius tout tremblant. --Ah! je vous y prends! Une cruche, de la terre! il y a quelque secret coupable cach la-dessous! --Cher monsieur Gryphus! supplit van Baerle. Gryphus commenait creuser la terre avec ses doigts crochus. --Monsieur, monsieur! prenez garde! dit Cornlius plissant. --A quoi? quoi? hurla le gelier. --Prenez garde! vous dis-je; vous allez le meurtrir! Et d'un mouvement rapide, presque dsespr, il arracha des mains du gelier la cruche, qu'il cacha comme un trsor sur le rempart de ses deux bras. Mais Gryphus, entt comme un vieillard, et de plus en plus convaincu qu'il venait de dcouvrir une conspiration contre le prince d'Orange, Gryphus courut sur son prisonnier le bton lev, et voyant l'impassible rsolution du captif protger son pot de fleurs, il sentit que Cornlius tremblait bien moins pour sa tte que pour sa cruche. Il chercha donc la lui arracher de vive force. --Ah! disait le gelier furieux, vous voyez bien que vous vous rvoltez. --Laissez-moi ma tulipe! criait van Baerle. --Oui, oui, tulipe, rpliquait le vieillard. On connat les ruses de messieurs les prisonniers. --Mais je vous jure. --Lchez, rptait Gryphus en frappant du pied. Lchez, ou j'appelle la garde. --Appelez qui vous voudrez, mais vous n'aurez cette pauvre fleur qu'avec ma vie. Gryphus, exaspr, enfona ses doigts pour la seconde fois dans la terre, et cette fois en tira le caeu tout noir, et tandis que van Baerle tait heureux d'avoir sauv le contenant, ne s'imaginant pas que son adversaire possdt le contenu, Gryphus lana violemment le caeu amolli qui s'crasa sur la dalle, et disparut presque aussitt, broy, mis en bouillie, sous le large soulier du gelier. Van Baerle vit le meurtre, entrevit les dbris humides, comprit cette joie froce de Gryphus et poussa un cri de dsespoir. L'ide d'assommer ce mchant homme passa comme un clair dans le cerveau du tulipier. Le feu et le sang tout ensemble lui montrent au front, l'aveuglrent et il leva de ses deux mains la cruche lourde de toute l'inutile terre qui y restait. Un instant de plus, et il la laissait retomber sur le crne chauve du vieux Gryphus. Un cri l'arrta, un cri plein de larmes et d'angoisses, le cri que poussa derrire le grillage du guichet la pauvre Rosa. Cornlius abandonna la cruche qui se brisa en mille pices avec un fracas pouvantable. Et alors Gryphus comprit le danger qu'il venait de courir, et profra de terrible mnaces. --Oh! il faut, lui dit Cornlius, que vous soyez un homme bien lche et bien manant pour arracher un pauvre prisonnier sa seule consolation, un oignon de tulipe. --Fi! mon pre, ajouta Rosa, c'est un crime que vous venez de commettre. --Ah! c'est vous, pronnelle, s'cria en se retournant vers sa fille le vieillard bouillant de colre, mlez-vous de ce qui vous regarde, et surtout descendez au plus vite. --Malheureux! malheureux! continuait Cornlius au dsespoir. --Aprs tout, ce n'est qu'une tulipe, ajouta Gryphus un peu honteux. On vous en donnera tant que vous voudrez, des tulipes, j'en ai trois cents dans mon grenier. --Au diable vos tulipes! s'cria Cornlius. Elles vous valent et vous les valez. Oh! cent milliards de millions! si je les avais je les donnerais pour celle que vous avez crase l . --Ah! fit Gryphus triomphant. Vous voyez bien que ce n'est pas la tulipe que vous teniez. Vous voyez bien qu'il y avait dans ce faux oignon quelques sorcelleries, un moyen de correspondance peut-tre avec les ennemis de Son Altesse, qui vous a fait grce. Je le disais bien, qu'on avait eu tort de ne pas vous couper le cou. --Mon pre! mon pre! s'criait Rosa. --Eh bien! tant mieux! tant mieux! rptait Gryphus en s'animant, je l'ai dtruit, je l'ai dtruit. Il en sera de mme chaque fois que vous recommencerez. Ah! je vous avais prvenu, mon bel ami, que je vous rendrais la vie dure. --Maudit! maudit! hurla Cornlius tout son dsespoir en retournant avec ses doigts tremblants les derniers vestiges du caeu, cadavre de tant de joies et de tant d'esprances. --Nous planterons l'autre demain, cher monsieur Cornlius, dit voix basse Rosa, qui comprenait l'immense douleur du tulipier et qui jeta cette douce parole comme une goutte de baume sur la blessure saignante de Cornlius. XIII L'AMOUREUX DE ROSA Rosa avait peine jet ces paroles de consolation Cornlius que l'on entendit dans l'escalier une voix qui demandait Gryphus des nouvelles de ce qui se passait. --Mon pre, dit Rosa, entendez-vous? --Quoi? --M. Jacob vous appelle. Il est inquiet. --On a fait tant de bruit, fit Gryphus. N'et-on pas dit qu'il m'assassinait, ce savant? Ah! que de mal on a toujours avec les savants! Puis, indiquant du doigt l'escalier Rosa: --Marchez devant, mademoiselle! dit-il. Et, fermant la porte: --Je vous rejoins, ami Jacob, acheva-t-il. Et Gryphus sortit, emmenant Rosa et laissant dans sa solitude et dans sa douleur amre le pauvre Cornlius qui murmurait: --Oh! c'est toi qui m'as assassin, vieux bourreau. Je n'y survivrai pas! Et en effet le pauvre prisonnier ft tomb malade sans ce contre-poids que la Providence avait mis sa vie et que l'on appelait Rosa. Le soir, la jeune fille revint. Son premier mot fut pour annoncer Cornlius que dsormais son pre ne s'opposait plus ce qu'il cultivt des fleurs. --Et comment savez-vous cela? dit d'un air dolent le prisonnier la jeune fille. --Je le sais parce qu'il l'a dit. --Pour me tromper peut-tre? --Non, il se repent. --Oh! oui, mais trop tard. --Ce repentir ne lui est pas venu de lui-mme. --Et comment lui est-il donc venu? --Si vous saviez combien son ami le gronde! --Ah! monsieur Jacob; il ne vous quitte donc pas, monsieur Jacob? --En tout cas il nous quitte le moins qu'il peut. Et elle sourit de telle faon que ce petit nuage de jalousie qui avait obscurci le front de Cornlius se dissipa. --Comment cela s'est-il fait? demanda le prisonnier. --Eh bien! interrog par son ami, mon pre souper a racont l'histoire de la tulipe ou plutt du caeu, et le bel exploit qu'il avait fait en l'crasant. --Si vous eussiez vu en ce moment matre Jacob! continua Rosa. Vous avez fait cela, s'cria Jacob, vous avez cras le caeu? --Sans doute, fit mon pre. --C'est infme! continua-t-il, c'est odieux! c'est un crime que vous avez commis l ! hurla Jacob. --Mais, fit mon pre, comment s'tait-il procur cet oignon? Voil ce qu'il serait bon de savoir, ce me semble. Je dtournai les yeux pour viter le regard de mon pre. Mais je fus arrte par un mot que j'entendis, si bas qu'il ft prononc. Jacob disait mon pre: --Ce n'est pas chose difficile que de s'en assurer, parbleu. --C'est de le fouiller, dit mon pre, et s'il a les autres caeux nous les trouverons. --Oui, ordinairement, il y en a trois. --Il y en a trois! s'cria Cornlius. Il a dit que j'avais trois caeux? --Vous comprenez, le mot m'a frappe comme vous. Je me retournai. --Mais, dit mon pre, il ne les a peut-tre pas sur lui, ses oignons. --Alors, dit Jacob, faites-le descendre sous un prtexte quelconque, pendant ce temps je fouillerai sa chambre. --Oh! oh! fit Cornlius. Mais c'est un sclrat que votre monsieur Jacob. --J'en ai peur. --Dites-moi, Rosa, continua Cornlius tout pensif. --Quoi? --Ne m'avez-vous pas racont que le jour o vous aviez prpar votre plate-bande, cet homme vous avait suivie? --Oui. --Qu'il tait gliss comme une ombre derrire les sureaux? --Sans doute. --Qu'il n'avait pas perdu un de vos coups de rteau? --Pas un. --Rosa... fit Cornlius plissant. --Eh bien! --Ce n'tait pas vous qu'il suivait. --Qui suivait-il donc? --C'tait mon caeu qu'il suivait; c'tait de ma tulipe qu'il tait amoureux. --Ah! par exemple! cela pourrait bien tre, s'cria Rosa. --Voulez-vous vous en assurer? --Et de quelle faon? --Oh! c'est chose bien facile. --Dites. --Allez demain au jardin; tchez, comme la premire fois, que Jacob sache que vous y allez; tchez, comme la premire fois, qu'il vous suive; faites semblant d'enterrer le caeu, sortez du jardin, mais regardez travers la porte, et vous verrez ce qu'il fera. --Bien! mais aprs? --Aprs! comme il agira, nous agirons. --Ah! dit Rosa en poussant un soupir, vous aimez bien vos oignons, monsieur Cornlius. --Le fait est, dit le prisonnier avec un soupir, que depuis que votre pre a cras ce malheureux caeu, il me semble qu'une portion de ma vie est paralyse. --Voyons! dit Rosa, voulez-vous essayer autre chose encore? --Quoi? --Voulez-vous accepter la proposition de mon pre? --Quelle proposition? --Il vous a offert des oignons de tulipes par centaines. --C'est vrai. --Acceptez-en deux ou trois, et au milieu de ces deux ou trois oignons, vous pourrez lever le troisime caeu. --Oui, ce serait bien, dit Cornlius le sourcil fronc, si votre pre tait seul; mais cet autre, ce Jacob, qui nous pie... --Ah! c'est vrai; cependant, rflchissez! vous vous privez l , je le vois, d'une grande distraction. Et elle pronona ces paroles avec un sourire qui n'tait pas entirement exempt d'ironie. En effet, Cornlius rflchit un instant, il tait facile de voir qu'il luttait contre un grand dsir. --Eh bien! non! s'cria-t-il avec un stocisme tout antique, non! ce serait une faiblesse, ce serait une folie, ce serait une lchet! si je livrais ainsi toutes les mauvaises chances de la colre et de l'envie la dernire ressource qui nous reste, je serais un homme indigne de pardon. Non! Rosa, non! demain nous prendrons une rsolution l'endroit de votre tulipe, vous la cultiverez selon mes instructions; et quant au troisime caeu, gardez-le dans votre armoire; gardez-le comme l'avare garde sa premire ou sa dernire pice d'or, comme la mre garde son fils, comme le bless garde la suprme goutte de sang de ses veines; gardez- le, Rosa! quelque chose me dit que l est notre salut, que l est notre richesse! --Soyez tranquille, monsieur Cornlius, dit Rosa avec un doux mlange de tristesse et de solennit; soyez tranquille, vos dsirs sont des ordres pour moi. --Et mme, continua le jeune homme, s'enfivrant de plus en plus, si vous vous aperceviez que vous tes suivie, que vos conversations veillent les soupons de votre pre ou de cet affreux Jacob que je dteste; eh bien! Rosa, sacrifie-moi tout de suite, moi qui ne vis plus que par vous, qui n'ai plus que vous au monde, sacrifiez-moi, ne me voyez plus. Rosa sentit son coeur se serrer dans sa poitrine; des larmes jaillirent de ses yeux. --Hlas! dit-elle. --Quoi? demanda Cornlius. --Je vois une chose. --Que voyez-vous? --Je vois, dit la jeune fille, clatant en sanglots, je vois que vous aimez tant les tulipes, qu'il n'y a plus place dans votre coeur pour une autre affection. Et elle s'enfuit. Cornlius passa ce soir-l et aprs le dpart de la jeune fille une des plus mauvaises nuits qu'il et jamais passes. Rosa tait courrouce contre lui, et elle avait raison. Elle ne reviendrait plus voir le prisonnier peut-tre, et il n'aurait plus de nouvelles, ni de Rosa ni de ses tulipes. Nous l'avouons la honte de notre hros et de l'horticulture, de ses deux amours, celui que Cornlius se sentit le plus enclin regretter, ce fut l'amour de Rosa, et lorsque vers trois heures du matin il s'endormit harass de fatigue, harcel de craintes, bourrel de remords, la grande tulipe noire cda le premier rang, dans ses rves, aux yeux bleus si doux de la Frisonne blonde. XIV FEMME ET FLEUR Mais la pauvre Rosa, enferme dans sa chambre, ne pouvait savoir qui ou quoi rvait Cornlius. Il en rsultait que, d'aprs ce qu'il lui avait dit, Rosa tait bien plus encline croire qu'il rvait sa tulipe qu' elle, et cependant Rosa se trompait. Mais comme personne n'tait l pour dire Rosa qu'elle se trompait, comme les paroles imprudentes de Cornlius taient tombes sur son me comme des gouttes de poison, Rosa ne rvait pas, elle pleurait. En effet, comme Rosa tait une crature d'esprit lev, d'un sens droit et profond, Rosa se rendait justice, non point quant ses qualits morales et physiques, mais quant la position sociale. Cornlius tait savant, Cornlius tait riche, ou du moins l'avait t avant la confiscation de ses biens. Cornlius pouvait donc trouver Rosa bonne pour une distraction, mais coup sr quand il s'agirait d'engager son coeur, ce serait plutt une tulipe, c'est- - dire la plus noble et la plus fire des fleurs qu'il l'engagerait, qu' Rosa, humble fille d'un gelier. Aussi Rosa avait-elle pris une rsolution pendant cette nuit terrible, pendant cette nuit d'insomnie qu'elle avait passe. Cette rsolution, c'tait de ne plus revenir au guichet. ----------------- Cornelius anxiously awaited the evening visit. But Rosa did not come that day, nor the next, nor the next. At last Cornelius understood that he had offended the girl, and that she thought he loved only the tulip. In despair he refused to eat. Gryphus was delighted. ----------------- --Bon, dit Gryphus en descendant aprs la dernire visite; bon, je crois que nous allons tre dbarrasss du savant. Rosa tressaillit. --Bah! dit Jacob, et comment cela? --Il ne boit plus, il ne mange plus, il ne se lve plus, dit Gryphus. Rosa devint ple comme la mort. --Oh! murmura-t-elle, je comprends; il est inquiet de sa tulipe. Et se levant tout oppresse, elle rentra dans sa chambre, o elle prit une plume et du papier, et pendant toute la nuit, s'exera tracer des lettres. Le lendemain, en se levant pour se traner la fentre, Cornlius aperut un papier qu'on avait gliss sous la porte. Il s'lana sur ce papier, l'ouvrit, et lut: ®Soyez tranquille, votre tulipe se porte bien.¯ Quoique ce petit mot de Rosa calmt une partie des douleurs de Cornlius, il n'en fut pas moins sensible l'ironie. Ainsi, c'tait bien cela, Rosa n'tait point malade, elle tait blesse; ce n'tait pas par force que Rosa ne venait plus, c'tait volontairement qu'elle restait loigne de Cornlius. Ainsi Rosa libre, Rosa trouvait dans sa volont la force de ne pas venir voir celui qui mourait du chagrin de ne pas l'avoir vue. Cornlius avait du papier et un crayon que lui avait apports Rosa. Il comprit que la jeune fille attendait une rponse, mais que cette rponse elle ne la viendrait chercher que la nuit. En consquence il crivit sur un papier pareil celui qu'il avait reu: ®Ce n'est point l'inquitude que me cause ma tulipe qui me rend malade; c'est le chagrin que j'prouve de ne pas vous voir.¯ Puis Gryphus sorti, le soir venu, il glissa le papier sous la porte et couta. Mais, avec quelque soin qu'il prtt l'oreille, il n'entendit ni son pas ni le froissement de sa robe. Il n'entendit qu'une voix faible comme un souffle, et douce comme une caresse, qui lui jetait par le guichet ces deux mots: --A demain. Demain,--c'tait le huitime jour.--Pendant huit jours Cornlius et Rosa ne s'taient point vus. XV CE QUI S'ETAIT PASSE PENDANT CES HUIT JOURS. Le lendemain en effet, l'heure habituelle, van Baerle entendit gratter son guichet comme avait l'habitude de le faire Rosa dans les bons jours de leur amiti. On devine que Cornlius n'tait pas loin de cette porte travers le grillage de laquelle il allait revoir enfin la charmante figure disparue depuis trop longtemps. Rosa, qui l'attendait sa lampe la main, ne put retenir un mouvement quand elle vit le prisonnier si triste et si ple. --Vous tes souffrant, monsieur Cornlius? demanda-t-elle. --Oui, mademoiselle, rpondit Cornlius, souffrant d'esprit et de corps. --J'ai vu, monsieur, que vous ne mangiez plus, dit Rosa; mon pre m'a dit que vous ne vous leviez plus; alors je vous ai crit pour vous tranquilliser sur le sort du prcieux objet de vos inquitudes. --Et moi, dit Cornlius, je vous ai rpondu. Je croyais, en vous voyant revenir, chre Rosa, que vous aviez reu ma lettre. --C'est vrai, je l'ai reue. --Vous ne donnerez pas pour excuse, cette fois, que vous ne savez pas lire. Non seulement vous lisez couramment, mais encore vous avez normment profit sous le rapport de l'criture. --En effet, j'ai non seulement reu, mais lu votre billet. C'est pour cela que je suis venue pour voir s'il n'y aurait pas quelque moyen de vous rendre la sant. --Me rendre la sant! s'cria Cornlius, mais vous avez donc quelque bonne nouvelle m'apprendre? Et en parlant ainsi, le jeune homme attachait sur Rosa des yeux brillants d'espoir. Soit qu'elle ne comprt pas ce regard, soit qu'elle ne voult pas le comprendre, la jeune fille rpondit gravement: --J'ai seulement vous parler de votre tulipe, qui est, je le sais, la plus grave proccupation que vous ayez. Rosa pronona ce peu de mots avec un accent glac qui fit tressaillir Cornlius. Le zl tulipier ne comprenait pas tout ce que cachait, sous le voile de l'indiffrence, la pauvre enfant toujours aux prises avec sa rivale, la tulipe noire. --Ah! murmura Cornlius encore, encore! Rosa, ne vous ai-je pas dit, mon Dieu! que je ne songeais qu' vous, que c'tait vous seule que je regrettais, vous seule qui, par votre absence, me retiriez l'air, le jour, la chaleur, la lumire, la vie? Rosa sourit mlancoliquement. --Ah! dit-elle, c'est que votre tulipe a couru un si grand danger! Cornlius tressaillit malgr lui, et se laissa prendre au pige si c'en tait un. --Un si grand danger! s'cria-t-il tout tremblant, mon Dieu! et lequel? Rosa le regarda avec une douce compassion, elle sentait que ce qu'elle voulait tait au-dessus des forces de cet homme, et qu'il fallait accepter celui-l avec sa faiblesse. --Oui, dit-elle, vous aviez devin juste, le prtendant, l'amoureux, le Jacob ne venait point pour moi. --Et pour qui venait-il donc? demanda Cornlius avec anxit. --Il venait pour la tulipe. --Oh! fit Cornlius plissant cette nouvelle plus qu'il n'avait pli lorsque Rosa, se trompant, lui avait annonc quinze jours auparavant que Jacob venait pour elle. Rosa vit cette terreur, et Cornlius s'aperut l'expression de son visage, qu'elle pensait ce que nous venons de dire. --Oh! pardonnez-moi, Rosa, dit-il, je vous connais, je sais la bont et l'honntet de votre coeur. Vous, Dieu vous a donn la pense, le jugement, la force et le mouvement pour vous dfendre, mais ma pauvre tulipe menace, Dieu n'a rien donn de tout cela. Rosa ne rpondit point cette excuse du prisonnier et continua: --Du moment o cet homme, qui m'avait suivie au jardin et que j'avais reconnu pour Jacob, vous inquitait, il m'inquitait bien plus encore. Je fis donc ce que vous aviez dit, le lendemain du jour o je vous ai vu pour la dernire fois et o vous m'avez dit... Cornlius l'interrompit. --Pardon, encore une fois, Rosa, s'cria-t-il. Ce que je vous ai dit, j'ai eu tort de vous le dire. J'ai dj demand mon pardon de cette fatale parole. Je le demande encore. Sera-ce donc toujours vainement? --Le lendemain de ce jour-l , reprit Rosa, me rappelant ce que vous m'aviez dit... de la ruse employer pour m'assurer si c'tait moi ou la tulipe que cet odieux homme suivait... --Oui, odieux... N'est-ce pas, dit-il, vous le hassez bien, cet homme? --Oui, je le hais, dit Rosa, car il est cause que j'ai bien souffert depuis huit jours. --Ah! vous aussi, vous avez donc souffert? Merci de cette bonne parole, Rosa. --Le lendemain de ce malheureux jour, continua Rosa, je descendis donc au jardin, et m'avanai vers la plate-bande o je devais planter la tulipe, tout en regardant derrire moi si, cette fois comme l'autre, j'tais suivie. --Eh bien? demanda Cornlius. --Eh bien! la mme ombre se glissa entre la porte et la muraille, et disparut encore derrire les sureaux. Je m'inclinai sur la plate-bande que je creusai avec une bche comme si je plantais le caeu. --Et lui... lui... pendant ce temps? --Je voyais briller ses yeux ardents comme ceux d'un tigre travers les branches des arbres. --Voyez-vous? voyez-vous? dit Cornlius. --Puis, ce semblant d'opration achev, je me retirai. Il attendit un instant, sans doute pour s'assurer que je ne reviendraais pas, puis il sortit pas de loup de sa cachette, s'approcha de la plate-bande par un long dtour, puis arriv enfin son but, c'est- - dire en face de l'endroit o la terre tait frachement remue, il s'arrta d'un air indiffrent, regarda de tous cts, interrogea chaque angle du jardin, interrogea chaque fentre des maisons voisines, interrogea la terre, le ciel, l'air, et croyant qu'il tait bien seul, bien isol, bien hors de la vue de tout le monde, il se prcipita sur la plate-bande, enfona ses deux mains dans la terre molle, et enleva une portion qu'il brisa doucement entre ses mains pour voir si le caeu s'y trouvait, recommena trois fois le mme mange, et chaque fois avec une action plus ardente, jusqu' ce qu'enfin, commenant comprendre qu'il pouvait tre dupe de quelque supercherie, il calma l'agitation qui le dvorait, prit le rteau, galisa le terrain pour le laisser son dpart dans le mme tat o il se trouvait avant qu'il ne l'et fouill, et tout honteux, tout penaud, il reprit le chemin de la porte, affectant l'air innocent d'un promeneur ordinaire. --Oh! le misrable, murmura Cornlius essuyant les gouttes de sueur qui ruisselaient sur son front. Oh! le misrable, je l'avais devin. Mais le caeu, Rosa, qu'en avez-vous fait? Hlas! il est dj un peu tard pour le planter. --Le caeu, il est depuis six jours en terre. --O cela? comment cela? s'cria Cornlius. Oh! mon Dieu! quelle imprudence! O est-il? Dans quelle terre est-il? Est-il bien ou mal expos? Ne risque-t-il pas de nous tre vol par cet affreux Jacob? --Il ne risque pas de nous tre vol, moins que Jacob ne force la porte de ma chambre. --Ah! il est chez vous, il est dans votre chambre, Rosa! dit Cornlius un peu tranquillis. Mais dans quelle terre, dans quel rcipient? Vous ne le faites pas germer dans l'eau comme les bonnes femmes de Harlem et de Dordrecht, qui s'enttent croire que l'eau peut remplacer la terre, comme si l'eau, qui est compose de trente-trois parties d'oxygne et de soixante-six parties d'hydrogne, pouvait remplacer... Mais qu'est-ce que je vous dis l , Rosa! --Oui, c'est un peu savant pour moi, rpondit en souriant la jeune fille. Je me contenterai donc de vous rpondre, pour vous tranquilliser, que votre caeu n'est pas dans l'eau. --Ah! je respire. --Il est dans un bon pot de grs, juste de la largeur de la cruche o vous aviez enterr le vtre. Il est dans un terrain compos de trois quarts de terre ordinaire prise au meilleur endroit du jardin, et d'un quart de terre de rue. Oh! j'ai entendu dire si souvent vous et cet infame Jacob, comme vous l'appelez, dans quelle terre doit pousser la tulipe, que je sais cela comme le premier jardinier de Harlem! --Ah! maintenant reste l'exposition. A quelle exposition est-il, Rosa? --Maintenant il a le soleil toute la journe, les jours o il y a du soleil. Mais quand il sera sorti de terre, quand le soleil sera plus chaud, je ferai comme vous faisiez ici, cher monsieur Cornlius. Je l'exposerai sur ma fentre au levant de huit heures du matin onze heures, et sur ma fentre du couchant depuis trois heures de l'aprs- midi jusqu' cinq. --Oh! c'est cela! s'cria Cornlius, et vous tes un jardinier parfait, ma belle Rosa. Mais j'y pense, la culture de ma tulipe va vous prendre tout votre temps. --Oui, c'est vrai, dit Rosa ; mais qu'importe? votre tulipe, c'est ma fille. Je lui donne le temps que je donnerais mon enfant, si j'tais mre. Il n'y a qu'en devenant sa mre, ajouta Rosa en souriant, que je puis cesser de devenir sa rivale. --Bonne et chre Rosa! murmura Cornlius en jetant sur la jeune fille un regard o il y avait plus de l'amant que de l'horticulteur, et qui consola un peu Rosa. Puis, au bout d'un instant de silence, pendant le temps que Cornlius avait cherch par les ouvertures du grillage la main fugitive de Rosa : --Ainsi, reprit Cornlius, il y a dj six jours que le caeu est en terre? --Six jours, oui, monsieur Cornlius, reprit la jeune fille. --Et il ne parat pas encore? --Non, mais je crois que demain il paratra. --Demain, soit! vous me donnerez de ses nouvelles en me donnant des vtres, n'est-ce pas, Rosa? Je m'inquite bien de la fille, comme vous disiez tout l'heure ; mais je m'intresse bien autrement la mre. --Demain, dit Rosa en regardant Cornlius de ct, demain, je ne sais si je pourrai. --Eh! mon Dieu! dit Cornlius, pourquoi donc ne pourriez-vous pas demain? --Monsieur Cornlius, j'ai mille choses faire. --Tandis que moi je n'en ai qu'une, murmura Cornlius. --Oui, rpondit Rosa, aimer votre tulipe. --A vous aimer, Rosa. Rosa secoua la tte. Il se fit un nouveau silence. --Enfin, continua van Baerle, interrompant ce silence, tout change dans la nature, aux fleurs du printemps succdent d'autres fleurs, et l'on voit les abeilles qui caressaient tendrement les violettes et les girofles se poser avec le mme amour sur les chvrefeuilles, les roses, les jasmins, les chrysanthmes et les graniums. --Que veut dire cela? demanda Rosa. --Cela veut dire, mademoiselle, que vous avez d'abord aim entendre le rcit de mes joies et de mes chagrins; vous avez caress la fleur de notre mutuelle jeunesse; mais la mienne s'est fne l'ombre. Le jardin des esprances et des plaisirs d'un prisonnier n'a qu'une saison. Vous m'avez abandonn, mademoiselle Rosa, pour avoir vos quatre saisons de plaisirs. Vous avez bien fait; je ne me plains pas; quel droit avais-je d'exiger votre fidlit? --Ma fidlit! s'cria Rosa tout en larmes, et sans prendre la peine de cacher plus longtemps Cornlius cette rose de perles qui roulait sur ses joues, ma fidlit! je ne vous ai pas t fidle, moi? --Hlas! est-ce m'tre fidle, s'cria Cornlius, que de me quitter, que de me laisser mourir ici? --Mais, monsieur Cornlius, dit Rosa, ne faisais-je pas pour vous tout ce qui pouvait vous faire plaisir, ne m'occupais-je pas de votre tulipe? --De l'amertume, Rosa! vous me reprochez la seule joie sans mlange que j'aie eue en ce monde. --Je ne vous reproche rien, monsieur Cornlius, sinon le seul chagrin profond que j'aie ressenti depuis le jour o l'on vint me dire au Buytenhoff que vous alliez tre mis mort. --Cela vous dplat, Rosa, ma douce Rosa, cela vous dplat que j'aime les fleurs? --Cela ne me dplat pas que vous les aimiez, monsieur Cornlius, seulement cela m'attriste que vous les aimiez plus que vous ne m'aimez moi-mme. --Ah! chre, chre bien-aime, s'cria Cornlius, regardez mes mains comme elles tremblent, regardez mon front comme il est ple, coutez, coutez mon coeur comme il bat; eh bien! ce n'est point parce que ma tulipe noire me sourit et m'appelle; non! c'est parce que vous penchez votre front vers moi. Rosa, mon amour, rompez le caeu de la tulipe noire, dtruisez l'espoir de cette fleur, teignez la douce lumire de ce rve chaste et charmant que je m'tais habitu faire chaque jour, soit! plus de fleurs aux riches habits, aux grces lgantes, aux caprices divins, tez-moi tout cela, fleur jalouse des autres fleurs, tez-moi tout cela, mais ne m'tez pas votre voix, votre geste, le bruit de vos pas dans l'escalier lourd; ne m'tez pas le feu de vos yeux dans le corridor sombre, la certitude de votre amour qui caressait perpetuellement mon coeur; aimez-moi, Rosa, car je sens bien que je n'aime que vous. --Aprs la tulipe noire, soupira la jeune fille, dont les mains tides et caressantes consentaient enfin se livrer travers le grillage de fer aux lvres de Cornlius. --Avant tout, Rosa... --Faut-il que je vous croie? --Comme vous croyez en Dieu. --Soit! cela ne vous engage pas beaucoup de m'aimer? --Trop peu, malheureusement, chre Rosa, mais cela vous engage,vous. --Moi, demanda Rosa, et quoi cela m'engage-t-il? --A ne pas vous marier d'abord. Elle sourit. --Ah! voil comme vous tes, dit-elle, vous autres tyrans. Vous adorez une belle: vous ne pensez qu' elle, vous ne rvez que d'elle; vous tes condamn mort, et en marchant l'chafaud vous lui consacrez votre dernier soupir, et vous exigez de moi, pauvre fille, vous exigez le sacrifice de mes rves, de mon ambition. --Mais de quelle belle me parlez-vous donc, Rosa? dit Cornlius cherchant, mais inutilement, dans ses souvenirs, une femme laquelle Rosa pt faire allusion. --Mais de la belle noire, monsieur, de la belle noire la taille souple, aux pieds fins, la tte pleine de noblesse. Je parle de votre fleur, enfin. Cornlius sourit. --Belle imaginaire, ma bonne Rosa, tandis que vous, sans compter votre amoureux, ou plutt mon amoureux Jacob, vous tes entoure de galants qui vous font la cour. Vous rappelez-vous, Rosa, ce que vous m'avez dit des tudiants, des officiers, des commis de la Haye? Eh bien! Loewestein, n'y a-t-il point de commis, point d'officiers, point d'tudiants? --Oh! si fait qu'il y en a, et beaucoup mme, dit Rosa. --Qui crivent? --Qui crivent. --Et maintenant que vous savez lire ... Et Cornlius poussa un gros soupir en songeant que c'tait lui, pauvre prisonnier, que Rosa devait le privilge de lire les billets doux qu'elle recevait. --Eh bien! mais, dit Rosa, il me semble, Monsieur Cornlius, qu'en lisant les billets qu'on m'crit, qu'en examinant les gallants qui se prsentent, je ne fais que suivre vos instructions. --Comment, mes instructions? --Oui, vos instructions ; oubliez-vous, continua Rosa en soupirant son tour, oubliez-vous le testament crit par vous, sur la bible de Monsieur Corneille de Witt? Je ne l'oublie pas, moi! Je le relis tous les jours, et plutt deux fois qu'une. Eh bien! dans ce testament, vous m'ordonnez d'aimer et d'pouser un beau jeune homme de vingt-six vingt-huit ans. Je le cherche, ce jeune homme, et comme toute ma journe est consacre votre tulipe, il faut bien que vous me laissiez le soir pour le trouver. --Ah! Rosa, le testament est fait dans la prvision de ma mort, et grce au ciel, je suis vivant. --Eh bien! donc, je ne chercherai pas ce beau jeune homme de vingt-six vingt-huit ans, et je viendrai vous voir. --Ah! oui, Rosa, venez! venez! --Mais une condition. --Elle est accepte d'avance. --C'est que de trois jours il ne sera pas question de la tulipe noire. --Il n'en sera plus jamais question si vous l'exigez, Rosa. --Oh! dit la jeune fille, il ne faut pas demander l'impossible. Et, comme par mgarde, elle approcha sa joue frache, si proche du grillage que Cornlius put la toucher de ses lvres. Rosa poussa un petit cri d'amour et disparut. XVI LE SECOND CAIEU --------------- The health of Cornlius improved rapidly, to the great disappointment of Gryphus, who feared some plot, and had the prisoner and his cell searched. Nothing of importance was found. Rosa came each evening. On arriving the third evening she said: --------------- --Eh bien! elle a lev! --Elle a lev! quoi? qui? demanda Cornlius n'osant croire que Rosa abrget d'elle-mme la dure de son preuve. --La tulipe, dit Rosa. --Comment! s'cria Cornlius, vous permettez donc? --Eh oui! dit Rosa du ton d'une mre tendre qui permet une joie son enfant. --Ah! Rosa! dit Cornlius en allongeant ses lvres travers le grillage, dans l'esprance de toucher une joue, une main, unn front, quelque chose enfin. --Lev bien droit? demanda-t-il. --Droit comme un fuseau de Frise, dit Rosa. --Et elle est bien haute? --Haute de deux pouces au moins. --Oh! Rosa, ayez-en bien soin, et vous verrez comme elle va grandir vite. --Puis-je en avoir plus de soin? dit Rosa. Je ne songe qu' elle. --Qu' elle, Rosa? Prenez garde, c'est moi qui vais tre jaloux mon tour. --Et vous savez bien que penser elle c'est penser vous. Je ne la perds pas de vue. De mon lit je la vois ; en m'veillaant c'est le premier objet que je regarde, en m'endormant le dernier objet que je perds de vue. Le jour je m'assieds et je travaille prs d'elle, car depuis qu'elle est dans ma chambre je ne quitte plus ma chambre. --Vous avez raison, Rosa, c'est votre dot, vous savez? --Oui, et grce elle je pourrai pouser un jeune homme de vingt-six vingt-huit ans que j'aimerai. --Taisez-vous, mchante. Et Cornlius parvint saisir les doigts de la jeune fille, ce qui fit, sinon changer de conversation, du moins succder le silence au dialogue. Ce soir-l Cornlius fut le plus heureux des hommes. Rosa lui laissa sa main tant qu'il lui plut de la garder, et il parla tulipe tout son aise. A partir de ce moment, chaque jour amena un progrs dans la tulipe et dans l'amour des deux jeunes gens. Une fois c'tait les feuilles qui s'taient ouvertes l'autre fois c'tait la fleur elle-mme qui s'tait noue. A cette nouvelle la joie de Cornlius fut grande, et ses questions se succdrent avec une rapidit qui tmoignait de leur importance. --Noue, s'cria Cornlius, elle est noue. --Elle est noue, rpta Rosa. Cornlius chancela de joie et fut forc de se retenir au guichet. --Ah! mon Dieu! exclama-t-il. Puis revenant Rosa: --L'ovale est-il rgulier, le cylindre est-il plein, les pointes sont-elles bien vertes? --L'ovale a prs d'un pouce et s'effile comme une aiguille, le cylindre gonfle ses flancs, les pointes sont prtes s'entr'ouvrir. Cette nuit-l Cornlius dormit peu, c'tait un moment suprme que celui o les pointes s'entr'ouvriraient. Deux jours aprs, Rosa annonait qu'elles taient entr'ouvertes. --Entr'ouvertes! Rosa, s'cria Cornlius, l'involucrum est entr'ouvert! mais alors on voit donc, on peut donc distinguer dj ? Et le prisonnier s'arrta haletant. --Oui, rpondit Rosa, oui, l'on peut distinguer un filet de couleur diffrente, mince comme un cheveu. --Et la couleur? fit Cornlius en tremblant. --Ah! rpondit Rosa, c'est bien fonc. --Brun? --Oh! plus fonc. --Plus fonc, bonne Rosa, plus fonc! merci. Fonc comme l'bne, fonc comme... --Fonc comme l'encre avec laquelle je vous ai crit. Cornlius poussa un cri de joie folle. Puis s'arrtant tout coup: --Oh! dit-il en joignant les mains, oh! il n'y a pas d'ange qui puisse vous tre compar, Rosa. --Vraiment! dit Rosa, souriant cette exaltation. --Rosa, vous avez tant travaill, Rosa, vous avez tant fait pour moi ; Rosa, ma tulipe va fleurir, et ma tulipe fleurira noire ; Rosa, Rosa, vous tes ce que Dieu a cr de plus parfait sur la terre! --Aprs la tulipe, cependant? --Ah! taisez-vous, mauvaise. Taisez-vous, par piti, ne me gtez pas ma joie. Mais, dites-moi, Rosa, si la tulipe en est ce point, dans deux ou trois jours au plus tard elle va fleurir. --Demain ou aprs-demain, oui. --Oh! je ne la verrai pas, s'cria Cornlius, et je ne la baiserai pas comme une merveille de Dieu qu'on doit adorer. --Dame! je la cueillerai si vous voulez, dit Rosa. --Ah! non! non! Sitt qu'elle sera ouverte, mettez-la bien l'ombre, Rosa, et l'instant mme, l'instant, envoyez Harlem prvenir le prsident de la socit d'horticulture que la grande tulipe noire est fleurie. C'est loin, je le sais bien, Harlem, mais avec de l'argent vous trouverez un messager. Avez-vous de l'argent, Rosa? Rosa sourit. --Oh! oui, dit-elle. --Assez? demanda Cornlius. --J'ai trois cents florins. --Oh! si vous avez trois cents florins, ce n'est point un messager qu'il vous faut envoyer, c'est vous-mme, vous-mme, Rosa, qui devez aller Harlem. --Mais pendant ce temps, la fleur ... --Oh! la fleur, vous l'emporterez, vous comprenez bien qu'il ne faut pas vous sparer d'elle un instant. --Mais en ne me sparant point d'elle, je me spare de vous, monsieur Cornlius, dit Rosa attriste. --Ah! c'est vrai, ma douce, ma chre Rosa. Mon Dieu! que les hommes sont mchants, que leur ai-je donc fait et pourquoi m'ontt-ils priv de la libert! vous avez raison, Rosa, je ne pourrais vivre sans vous. Eh bien! vous enverrez quelqu'un Harlem, voil ; ma foi! le miracle est assez grand pour que le prsident se drange; il viendra lui-mme Loewestein chercher la tulipe. Puis, s'arrtant tout coup et d'une voix tremblante: --Rosa, murmura Cornlius, Rosa! si elle allait ne pas tre noire? --Dame! vous le saurez demain ou aprs-demain soir. --Attendre jusqu'au soir, pour savoir cela, Rosa! je mourrai d'impatience. Ne pourrions-nous convenir d'un signal? --Je ferai mieux. --Que ferez-vous? --Si c'est la nuit qu'elle s'entr'ouvre, je viendrai, je viendrai vous le dire moi-mme. Si c'est le jour, je passerai devant la porte et vous glisserai un billet, soit dessous la porte, soit par le guichet, entre la premire et la deuxime inspection de mon pre. --Oh! Rosa, c'est cela! un mot de vous m'annonant cette nouvelle, c'est- -dire un double bonheur. --Voil dix heures, dit Rosa, il faut que je vous quitte. --Oui! oui! dit Cornlius, oui! allez, Rosa, allez! Rosa se retira presque triste. Cornlius l'avait presque renvoye. Il est vrai que c'tait pour veiller sur la tulipe noire. XVII EPANOUISSEMENT La nuit s'coula bien douce, mais en mme temps bien agite pour Cornlius. A chaque instant il lui semblait que la douce voix de Rosa l'appelait; il s'veillait en sursaut, il allait la porte, il approchait son visage du guichet; le guichet tait solitaire, le corridor tait vide. Sans doute Rosa veillait de son ct; mais, plus heureuse que lui, elle veillait sur la tulipe. Le jour vint sans nouvelles. La tulipe n'tait pas fleurie encore. La journe passa comme la nuit. La nuit vint et avec la nuit Rosa joyeuse, Rosa lgre, comme un oiseau. --Eh bien? demanda Cornlius. --Eh bien! tout va merveille. Cette nuit sans faute notre tulipe fleurira. --Et fleurira noire? --Noire comme du jais. --Sans une seule tache d'une autre couleur? --Sans une seule tache. --Bont du ciel! Rosa, j'ai pass la nuit rver, vous d'abord... Rosa fit un petit signe d'incrdulit. --Puis ce que nous devons faire. --Eh bien? --Eh bien! voil ce que j'ai dcid. La tulipe fleurie, quand il sera bien constat qu'elle est noire et parfaitement noire, il nous faut trouver un messager. --Si ce n'est que cela, j'ai un messager tout trouv. --Un messager sr? --Un messager dont je rponds, un de mes amoureux. --Ce n'est pas Jacob, j'espre? --Non, soyez tranquille. C'est le batelier de Loewestein, un garon alerte, de vingt-cinq vingt-six ans. --Diable! --Soyez tranquille, dit Rosa en riant, il n'a pas encore l'ge, puisque vous-mme avez fix l'ge de vingt-six vingt- huit ans. --Enfin, vous croyez pouvoir compter sur ce jeune homme? --Comme sur moi. --Eh bien! Rosa, en dix heures, ce garon peut tre Harlem; vous me donnerez un crayon et du papier, mieux encore serait une plume et de l'encre, et j'crirai, ou plutt vous crirez, vous; moi, pauvre prisonnier, peut-tre verrait-on, comme voit votre pre, un conspiration l -dessous. Vous crirez au prsident de la socit d'horticulture, et j'en suis certain, le prsident viendra. --Mais s'il tarde? --Supposez qu'il tarde un jour, deux jours mme; mais c'est impossible, un amateur de tulipes comme lui ne tardera pas une heure, pas une minute, pas une seconde se mettre en route pour voir la huitime merveille du monde. Mais, comme je disais, tardt-il un jour, tardt-il deux, la tulipe serait encore dans toute sa splendeur. La tulipe vue par le prsident, le procs-verbal dress par lui, tout est dit, vous gardez un double du procs-verbal, Rosa, et vous lui confiez la tulipe. Ah! si nous avions pu la porter nous-mmes, Rosa, elle n'et quitt mes bras que pour passer dans les vtres! mais c'est un rve auquel il ne faut pas songer, continua Cornlius en soupirant; d'autres yeux la verront dfleurir. Oh! surtout, Rosa, avant que le prsident ne la voie, ne la laissez voir personne. La tulipe noire, si quelqu'un voyait la tulipe noire, on la volerait!... --Oh! --Ne m'avez-vous pas dit vous-mme ce que vous craigniez l'endroit de votre amoureux Jacob; on vole bien un florin, pourquoi n'en volerait- on pas cent mille? --Je veillerai, allez; soyez tranquille. --Si pendant que vous tes ici elle allait s'ouvrir? --La capricieuse en est bien capable, dit Rosa. --Si vous la trouviez ouverte en rentrant? --Eh bien? --Ah! Rosa, du moment o elle sera ouverte, rappelez-vous qu'il n'y aura pas un moment perdre pour prvenir le prsident. --Et vous prvenir, vous. Oui, je comprends. Rosa soupira, mais sans amertume et en femme qui commence comprendre une faiblesse, sinon s'y habituer. --Je retourne auprs de la tulipe, monsieur van Baerle, et aussitt ouverte, vous tes prvenu; aussitt vous prvenu, le messager part. --Rosa, Rosa, je ne sais plus quelle merveille du ciel ou de la terre vous comparer. --Comparez-moi la tulipe noire, monsieur Cornlius, et je serai bien flatte, je vous jure; disons-nous donc au revoir, monnsieur Cornlius. --Oh! dites: au revoir, mon ami. --Au revoir, mon ami, dit Rosa un peu console. --Dites, mon ami bien-aim. --Oh! mon ami ... --Bien-aim, Rosa, je vous en supplie, bien-aim, bien-aim, n'est-ce pas? --Bien-aim, oui, bien-aim, fit Rosa palpitante, enivre, folle de joie. --Alors, Rosa, puisque vous avez dit bien-aim, dites aussi bien-heureux, dites heureux comme jamais homme n'a t heureux et bni sous le ciel. Il ne me manque qu'une chose, Rosa. --Laquelle? --Votre joue, votre joue frache, votre joue rose, votre doux visage. Oh! Rosa, de votre volont, non plus par surprise, nonn plus par accident, Rosa. Ah! ... Rosa s'enfuit. Cornlius resta le visage coll au guichet. Cornlius touffait de joie et de bonheur. Il ouvrit sa fentre et contempla longtemps, avec un coeur gonfl de joie, l'azur sans nuages du ciel. Il se remplit les poumons de l'air gnreux et pur, l'esprit de douces ides, l'me de reconnaissance et d'admiration religieuse. Pendant une partie de la nuit Cornlius demeura suspendu aux barreaux de sa fentre; il regardait le ciel, il coutait la terre. Une toile s'enflamma au midi, traversa tout l'espace qui sparait l'horizon de la forteresse et vint s'abattre sur Loewestein. Cornlius tressaillit. --Ah! dit-il, voil Dieu qui envoie une me ma fleur. Et comme s'il et devin juste, presque au mme moment, le prisonnier entendit dans le corridor des pas lgers, comme ceux d'une sylphide, le froissement d'une robe qui semblait un battement d'ailes et une voix bien connue qui disait: --Cornlius, mon ami, mon ami bien-aim et bien-heureux, venez, venez vite. Cornlius ne fit qu'un bond de la croise au guichet; cette fois encore ses yeux rencontrrent Rosa, qui lui dit: --Elle est ouverte, elle est noire, la voil . --Comment, la voil ! s'cria Cornlius. --Oui, oui, il faut bien risquer un petit danger pour donner une grande joie, la voil , tenez. Et, d'une main, elle leva la hauteur du guichet, une petite lanterne sourde, qu'elle venait de faire lumineuse, tandis qu' la mme hauteur, elle levait de l'autre la miraculeuse tulipe. Cornlius jeta un cri et pensa s'vanouir. --Oh! murmura-t-il, mon Dieu! mon Dieu! vous me rcompensez de mon innocence et de ma captivit, puisque vous avez fait poussser cette fleur au guichet de ma prison. --Embrassez-la, dit Rosa, comme je l'ai embrasse tout l'heure. Cornlius, retenant son haleine toucha du bout des lvres la pointe de la fleur, et jamais baiser ne lui entra si profondment dans le coeur. La tulipe tait belle, splendide, magnifique, sa tige avait plus de dix-huit pouces de hauteur, elle s'lanait du sein de quatre feuilles vertes, lisses, droites comme des fers de lance, sa fleur tout entire tait noire et brillante comme du jais. --Rosa, dit Cornlius tout haletant, Rosa, plus un instant perdre, il faut crire la lettre. --Elle est crite, mon bien-aim Cornlius, dit Rosa. --En vrit! --Pendant que la tulipe s'ouvrait, j'crivais, moi, car je ne voulais pas qu'un seul instant ft perdu. Voyez la lettre, et dites-moi si vous la trouvez bien. Cornlius prit la lettre et lut sur une criture qui avait encore fait de grands progrs depuis le petit mot qu'il avait reu de Rosa: ®Monsieur le prsident, La tulipe noire va s'ouvrir dans dix minutes peut-tre. Aussitt ouverte, je vous enverrai un messager pour vous prier de venir vous- mme en personne la chercher dans la forteresse de Loewestein. Je suis la fille du gelier Gryphus, presque aussi prisonnire que les prisonniers de mon pre. Je ne pourrais donc vous porter cette merveille. C'est pourquoi j'ose vous supplier de la venir prendre vous-mme. Mon dsir est qu'elle s'appelle Rosa Barlnsis. Elle vient de s'ouvrir; elle est parfaitement noire...Venez, monsieur le prsident, venez. J'ai l'honneur d'tre votre humble servante, ROSA GRYPHUS.¯ --C'est cela, c'est cela, chre Rosa. Cette lettre est merveille. Je ne l'eusse point crite avec cette simplicit. Au congrs vous donnerez tous les renseignements qui vous seront demands. On saura comment la tulipe a t cre, combien de soins, de veilles, de craintes, elle a donn lieu; mais, pour le moment, Rosa, pas un instant perdre ... Le messager! Le messager! --Comment s'appelle le prsident? --Donnez que je mette l'adresse. Oh! il est bien connu. C'est mynheer van Systens, le bourgmestre de Harlem ... Donnez, Rosaa, donnez! Et d'une main tremblante, Cornlius crivit sur la lettre: ®A mynheer Peters van Systens, bourgmestre et prsident de la Socit horticole de Harlem.¯ --Et maintenant, allez, Rosa, allez, dit Cornlius; et mettons- nous sous la garde de Dieu, qui jusqu'ici nous a si bien gards. XVIII OU LA TULIPE NOIRE CHANGE DE MAITRE Cornlius tait rest l'endroit o l'avait laiss Rosa, cherchant presque inutilement en lui la force de porter le double fardeau de son bonheur. Une demi-heure s'coula. Dj les premiers rayons du jour entraient, bleutres et frais, travers les barreaux de la fentre dans la prison de Cornlius, lorsqu'il tressaillit tout coup des pas qui montaient l'escalier et des cris qui se rapprochaient de lui. Presque au mme moment, son visage se trouva en face du visage ple et dcompos de Rosa. Il recula plissant lui-mme d'effroi. --Cornlius! Cornlius! s'cria celle-ci haletante. --Quoi donc? mon Dieu! demanda le prisonnier. --Cornlius! la tulipe ... --Eh bien? --Comment vous dire cela? --Dites, dites, Rosa. --On nous l'a prise, on nous l'a vole. --On nous l'a prise, on nous l'a vole! s'cria Cornlius. --Oui, dit Rosa, en s'appuyant contre la porte pour ne pas tomber. Oui, prise, vole. Et, malgr elle, les jambes lui manquant, elle glissa et tomba sur ses genoux. --Mais comment cela? demanda Cornlius. Dites-moi, expliquez-moi... --Oh! il n'y a pas de ma faute, mon ami. Pauvre Rosa! elle n'osait plus dire: mon bien-aim. --Vous l'avez laisse seule! dit Cornlius avec un accent lamentable. --Un seul instant, pour aller prvenir notre messager qui demeure cinquante pas peine, sur le bord du Wahal. --Et pendant ce temps, malgr mes recommandations, vous avez laiss la clef la porte, malheureuse enfant! --Non, non, non, et voil ce qui me passe, la clef ne m'a point quitte, je l'ai constamment tenue dans ma main. --Mais alors, comment cela se fait-il? --Le sais-je, moi-mme? j'avais donn la lettre mon messager; mon messager tait parti devant moi; je rentre, la porte tait ferme, chaque chose tait sa place dans ma chambre, except la tulipe qui avait disparu. Il faut que quelqu'un se soit procur une clef de ma chambre, ou en ait fait faire une fausse. Elle suffoqua, les larmes lui coupaient la parole. Cornlius, immobile, les traits altrs, coutait presque sans comprendre, murmurant seulement: --Vole, vole, vole! je suis perdu. --Oh! monsieur Cornlius, grce! grce! criait Rosa, j'en mourrai. A cette menace de Rosa, Cornlius saisit les grilles du guichet, et les treignant avec fureur: --Rosa, s'cria-t-il, on nous a vols, c'est vrai, mais faut-il nous laisser abattre pour cela? Non, le malheur est grand, mmais rparable peut-tre, Rosa; nous connaissons le voleur. --Hlas! comment voulez-vous que je vous dise positivement? --Oh! je vous le dis, moi, c'est cet infme Jacob. Le laisserons- nous porter Harlem le fruit de nos travaux, le fruit de nos veilles, l'enfant de notre amour? Rosa, il faut le poursuivre, il faut le rejoindre. --Mais comment faire tout cela, mon ami, sans dcouvrir mon pre que nous tions d'intelligence? Comment moi, une femme sii peu libre, si peu habile, comment parviendrai-je ce but, que vous-mme n'atteindriez peut-tre pas? --Rosa, Rosa, ouvrez-moi cette porte, et vous verrez si je ne l'atteins pas. Vous verrez si je ne dcouvre pas le voleur, vous verrez si je ne lui fais pas avouer son crime. Vous verrez si je ne lui fais pas crier grce! --Hlas! dit Rosa clatant en sanglots, puis-je vous ouvrir? Ai-je les clefs sur moi? Si je les avais, ne seriez-vous pas libre depuis longtemps? --Votre pre les a, votre infme pre, le bourreau qui m'a dj cras le premier caeu de ma tulipe. Oh! le misrable! le misrable! il est complice de Jacob. --Plus bas, plus bas, au nom du ciel! --Oh! si vous ne m'ouvrez pas, Rosa, s'cria Cornlius au paroxysme de la rage, j'enfonce ce grillage et je massacre tout ce que je trouve dans la prison. --Mon ami, par piti! --Je vous dis, Rosa, que je vais dmolir le cachot pierre pierre. Et l'infortun, de ses deux mains, dont la colre dculpait les forces, branlait la porte grand bruit, peu soucieux des clats de sa voix qui s'en allait tonner au fond de la spirale sonore de l'escalier. Rosa, pouvante, essayait bien inutilement de calmer cette furieuse tempte. --Je vous dis que je tuerai l'infme Gryphus, hurlait van Baerle; je vous dis que je verserai son sang, comme il a vers celuui de ma tulipe noire. Le malheureux commenait devenir fou. --Eh bien! oui, disait Rosa palpitante, oui, oui, mais calmez-vous, oui, je lui prendrai ses clefs, oui je vous ouvrirai, maiis calmez-vous, mon Cornlius. Elle n'acheva point, un hurlement pouss devant elle interrompit sa phrase. --Mon pre! s'cria Rosa. --Gryphus! rugit van Baerle, ah! sclrat! Le vieux Gryphus, au milieu de tout ce bruit, tait mont sans que l'on pt l'entendre. Il saisit rudement sa fille par le poignet. --Ah! vous me prendrez les clefs, dit-il d'une voix touffe pa la colre. Ah! cet infme! ce monstre! ce conspirateur pendre est votre Cornlius. Ah! l'on a des connivences avec les prisonniers d'Etat. C'est bon. Rosa frappa dans ses deux mains avec dsespoir. --Oh! continua Gryphus passant de l'accent fivreux de la colre la froide ironie du vainqueur, ah! monsieur l'innocent tulipier, ah! monsieur le doux savant, ah! vous me massacrerez, ah! vous boirez mon sang! Trs bien! rien que cela! Et de complicit avec ma fille! Mais je suis donc dans un antre de brigands, je suis donc dans une caverne de voleurs! Ah! monsieur le gouverneur saura tout ce matin, et S.A. le stathouder saura tout demain. Nous connaissons la loi: Quiconque se rebellera dans la prison ... article 6. Nous allons vous donner une seconde dition du Buytenhoff, monsieur le savant, et la bonne dition celle-l . Oui, oui, rongez vos poings comme un ours en cage, et vous la belle, mangez des yeux votre Cornlius. Je vous avertis, mes agneaux, que vous n'aurez plus cette flicit de conspirer ensemble. , qu'on descende, fille dnature. Et vous, monsieur le savant, au revoir, soyez tranquille, au revoir! Rosa, folle de terreur et de dsespoir, envoya un baiser son ami; puis, sans doute illumine d'une pense soudaine, elle se lana dans l'escalier en disant: --Tout n'est pas perdu encore, compte sur moi, mon Cornlius. Son pre la suivit en hurlant. Quant au pauvre tulipier, il lcha peu peu les grilles que retenaient ses doigts convulsifs; sa tte s'alourdit, ses yeux oscillrent dans leurs orbites, et il tomba lourdement sur le carreau de sa chambre en murmurant: --Vole! on me l'a vole! Pendant ce temps, Boxtel, sorti du chteau par la porte qu'avait ouverte Rosa elle-mme, Boxtel, la tulipe noire enveloppe dans un large manteau, Boxtel s'tait jet dans une carriole qui l'attendait Gorcum et disparaissait, sans avoir, on le pense bien, averti l'ami Gryphus de son dpart prcipit. ---------------------- Disguised as Jacob, Boxtel had followed Cornelius to Loewestein. He had overheard the conversations between the lovers in regard to the tulip. He had made a pass-key that unlocked the door of Rosa's room, and after making all preparations for his journey had waited for the flower to bloom. While Rosa was carrying the letter to the boatman, he had entered her room and stolen the flower. ---------------------- Il arriva le lendemain matin Harlem, harass mais triomphant, changea sa tulipe de pot, afin de faire disparatre toute trace de vol, brisa le pot de faence dont il jeta les tessons dans un canal, crivit au prsident de la Socit horticole une lettre dans laquelle il lui annonait qu'il venait d'arriver Harlem avec une tulipe parfaitement noire, s'installa dans une bonne htellerie avec sa fleur intacte. Et l il attendit. XIX LE PRESIDENT VAN SYSTENS Rosa, en quittant Cornlius, avait pris son parti. C'tait de lui rendre la tulipe que venait de lui voler Jacob, ou de ne jamais le revoir. Elle avait vu le dsespoir du pauvre prisonnier, double et incurable dsespoir. En effet, d'un ct, c'tait une sparation invitable, Gryphus ayant la fois surpris le secret de leur amour et de leurs rendez-vous. De l'autre c'tait le renversement de toutes les esprances d'ambition de Cornlius van Baerle, et ces esprances, il les nourrissait depuis sept ans. Rosa tait une de ces femmes qui s'abattent d'un rien, mais qui, pleines de forces contre un malheur suprme, trouvent dans le malheur mme l'nergie qui peut le combattre, ou la ressource qui peut le rparer. La jeune fille rentra chez elle, jeta un dernier regard dans sa chambre, pour voir si elle ne s'tait pas trompe, et si la tulipe n'tait point dans quelque coin o elle et chapp ses regards. Mais Rosa chercha vainement, la tulipe tait toujours absente, la tulipe tait toujours vole. Rosa fit un petit paquet des hardes qui lui taient ncessaires, elle prit ses trois cents florins d'pargne, c'est- -dire toute sa fortune, fouilla sous ses dentelles o tait enfoui le troisime caeu, la cacha prcieusement dans son corsage, ferma la porte clef, descendit l'escalier, sortit de la prison par la porte qui une heure auparavant avait donn passage Boxtel, se rendit chez un loueur de chevaux et demanda louer une carriole. Le loueur de chevaux n'avait qu'une carriole, c'tait justement celle que Boxtel lui avait loue. Force fut donc Rosa de prendre un cheval, qui lui fut confi facilement; le loueur de chevaux connaissant Rosa pour la fille du concierge de la forteresse. Rosa avait un espoir, c'tait de rejoindre son messager, bon et brave garon qu'elle emmenerait avec elle et qui lui servirait la fois de guide et de soutien. En effet, elle n'avait point fait une lieue qu'elle l'aperut. Elle mit son cheval au trot et le rejoignit. Le brave garon ignorait l'importance de son message, et cependant allait aussi bon train que s'il l'et connue. En moins d'une heure il avait dj fait une lieue et demie. Rosa lui reprit le billet devenu inutile et lui exposa le besoin qu'elle avait de lui. Le batelier se mit sa disposition, promettant d'aller aussi vite que le cheval, pourvu que Rosa lui permt d'appuyer la main soit sur sa croupe, soit sur son garrot. -------------------- Gryphus did not discover Rosa's flight until five hours after her departure. He sought his friend Jacob; he too was gone. The jailer suspected him of having run away with his daughter. Rosa arrived safely at Harlem, but Mynheer van Systens declined to receive her. Thereupon she sent word that she came to speak of the black tulip. Instantly all doors opened before her. -------------------- Elle pntra jusque dans le bureau du prsident van Systens, qu'elle trouva galamment en chemin pour venir sa rencontre. --Mademoiselle, s'cria-t-il, vous venez, dites-vous, de la part de la tulipe noire? Pour M. le prsident de la Socit horticole, la Tulipa nigra tait une puissance de premier ordre, qui pouvait bien, en sa qualit de reine des tulipes, envoyer des ambassadeurs. --Oui, monsieur, rpondit Rosa, je viens du moins pour vous parler d'elle. --Elle se porte bien? fit van Systens avec un sourire de tendre vnration. --Hlas! monsieur, je ne sais, dit Rosa. --Comment! lui serait-il donc arriv quelque malheur? --Un bien grand, oui, monsieur, non pas elle, mais moi. --Lequel? --On me l'a vole! --On vous a vol la tulipe noire? --Oui, monsieur. --Savez-vous qui? --Oh! je m'en doute, mais je n'ose encore accuser. --Mais la chose sera facile vrifier. --Comment cela? --Depuis qu'on vous l'a vole, le voleur ne saurait tre loin. --Pourquoi ne peut-il tre loin? --Mais parce que je l'ai vue il n'y a pas deux heures. --Vous avez vu la tulipe noire? s'cria Rosa en se prcipitant vers M. van Systens. --Comme je vous vois, mademoiselle. --Mais o cela? --Chez votre matre apparemment. --Chez mon matre? --Oui. N'tes-vous pas au service de M. Isaac Boxtel? --Moi? --Sans doute, vous. --Mais, pour qui donc me prenez-vous, monsieur? --Mais, pour qui me prenez-vous, vous-mme? --Monsieur, je vous prends, je l'espre, pour ce que vous tes, c'est- -dire pour l'honorable M. van Systens bourgmestre de Harlem et prsident de la Socit horticole. --Et vous venez me dire? --Je viens vous dire, monsieur, que l'on m'a vol ma tulipe. --Votre tulipe alors est celle de M. Boxtel. Alors, vous vous expliquez mal, mon enfant: ce n'est pas vous, mais M. Boxtel qu'on a vol la tulipe. --Je vous rpte, monsieur, que je ne sais pas ce que c'est que M. Boxtel et que voil la premire fois que j'entends prononcer ce nom. --Vous ne savez pas ce que c'est que M. Boxtel, et vous aviez aussi une tulipe noire. --Mais il y en a donc une autre? demanda Rosa, toute frissonnante. --Il y a celle de M. Boxtel, oui. --Comment est-elle? --Noire, parbleu. --Sans tache? --Sans une seule tache, sans le moindre point. --Et vous avez cette tulipe, elle est dpose ici? --Non, mais elle y sera dpose, car je dois en faire l'exhibition au comit avant que le prix ne soit dcern. --Monsieur, s'cria Rosa, ce Boxtel, cet Isaac Boxtel, qui se dit propritaire de la tulipe noire ... --Et qui l'est en effet. --Monsieur, n'est-ce point un homme maigre? --Oui. --Chauve? --Oui. --Ayant l'oeil hagard? --Je crois que oui. --Inquiet, vot, jambes torses? --En vrit, vous faites le portrait, trait pour trait, de M. Boxtel. --Monsieur, la tulipe est-elle dans un pot de faence bleue et blanche fleurs jauntres qui reprsentent une corbeille sur trois faces du pot? --Ah! quant cela, j'en suis moins sr, j'ai plus regard l'homme que le pot. --Monsieur, c'est ma tulipe, c'est celle qui m'a t vole; monsieur, c'est mon bien; monsieur, je viens le rclamer ici devaant vous, vous. --Oh! oh! fit M. van Systens en regardant Rosa. Quoi! vous venez rclamer ici la tulipe de M. Boxtel? Parbleu! vous tes une hardie commre. --Monsieur, dit Rosa un peu trouble de cette apostrophe, je ne dis pas que je vienne rclamer la tulipe de M. Boxtel, je dis que je viens rclamer la mienne. --La vtre? --Oui; celle que j'ai plante, leve moi-mme. --Eh bien! allez trouver M. Boxtel l'htellerie du Cygne-Blanc, vous vous arrangerez avec lui; quant moi, je me contenterai de faire mon rapport, de constater l'existence de la tulipe noire et d'ordonnancer les cent mille florins son inventeur. Adieu, mon enfant. --Oh! monsieur! monsieur! insista Rosa. --Seulement, mon enfant, continua van Systens, comme vous tes jolie, comme vous tes jeune, comme vous n'tes pas encore tout fait pervertie, recevez mon conseil: Soyez prudente en cette affaire, car nous avons un tribunal et une prison Harlem; de plus, nous sommes extrmement chatouilleux sur l'honneur des tulipes. Allez, mon enfant, allez, M. Isaac Boxtel, htel du Cygne-Blanc. Et M. van Systens, reprenant sa belle plume, continua son rapport interrompu. XX MEMBRE DE LA SOCIETE HORTICOLE Rosa perdue, presque folle de joie et de crainte, l'ide que la tulipe noire tait retrouve, prit le chemin de l'htellerie du Cygne-Blanc, suivie toujours de son batelier, robuste enfant de la Frise, capable de dvorer lui seul dix Boxtel. Pendant la route, le batelier avait t mis au courant, il ne reculait pas devant la lutte, au cas o une lutte s'engagerait; seulement, ce cas chant, il avait ordre de mnager la tulipe. Mais arrive dans le Grote-Markt, Rosa s'arrta tout coup, une pense subite venait de la saisir. --Mon Dieu! murmura-t-elle, j'ai fait une faute norme, j'ai perdu peut-tre et Cornlius, et la tulipe et moi! J'ai donn l'veil, j'ai donn des soupons. Je ne suis qu'une femme, ces hommes peuvent se liguer contre moi, et alors je suis perdue. Oh! moi perdue, ce ne serait rien, mais Cornlius, mais la tulipe! Elle se recueillit un moment. --Si je vais chez ce Boxtel et que je ne le connaisse pas, si ce Boxtel n'est pas mon Jacob, si c'est un autre amateur qui, lui aussi, a dcouvert la tulipe noire, ou bien si ma tulipe a t vole par un autre que celui que je souponne, ou a dj pass dans d'autres mains, si je ne reconnais pas l'homme, mais seulement ma tulipe, comment prouver que la tulipe est moi? D'un autre ct, si je reconnais ce Boxtel pour le faux Jacob, qui sait ce qu'il adviendra? Tandis que nous contesterons ensemble, la tulipe mourra! Oh! inspirez-moi, sainte Vierge! il s'agit du sort de ma vie, il s'agit du pauvre prisonnier qui expire peut-tre en ce moment. Cette prire faite, Rosa attendit pieusement l'inspiration qu'elle demandait au ciel. Cependant un grand bruit bourdonnait l'extrmit du Grote-Markt. Les gens couraient, les portes s'ouvraient; Rosa, seule, tait insensible tout ce mouvement de la population. --Il faut, murmura-t-elle, retourner chez le prsident. --Retournons, dit le batelier. Partout, sur son passage, Rosa n'entendait parler que de la tulipe noire et du prix de cent mille florins; la nouvelle courait dj la ville. Rosa n'et pas de peine pntrer de nouveau chez M. van Systens. Mais quand il reconnut Rosa, la colre le prit et il voulut la renvoyer. Mais Rosa joignit les mains, et avec un accent d'honnte vrit qui pntre les coeurs: --Monsieur, dit-elle, au nom du ciel! ne me repoussez pas; coutez, au contraire, ce que je vais vous dire, et si vous ne pouuvez me faire rendre justice, du moins vous n'aurez pas vous reprocher un jour, en face de Dieu, d'avoir t complice d'une mauvaise action. Van Systens trpignait d'impatience; c'tait la seconde fois que Rosa le drangeait au milieu d'une rdaction laquelle il mettait son double amour-propre de bourgmestre et de prsident de la Socite horticole. --Mais mon rapport! s'cria-t-il, mon rapport sur la tulipe noire! --Monsieur, continua Rosa avec la fermet de l'innocence et de la vrit, monsieur, votre rapport sur la tulipe noire reposerra, si vous ne m'coutez pas, sur des faits criminels ou sur des faits faux. Je vous en supplie, monsieur, faites venir ici, devant vous et devant moi, ce monsieur Boxtel, que je soutiens, moi, tre M. Jacob, et je jure Dieu de lui laisser la proprit de sa tulipe si je ne reconnais pas et la tulipe et son propritaire. --Parbleu! la belle avance, dit van Systens. --Que voulez-vous dire? --Je vous demande ce que cela prouvera quand vous les aurez reconnus? --Mais enfin, dit Rosa dsespre, vous tes honnte homme, monsieur. Eh bien! si non seulement vous alliez donner le prix un homme pour une oeuvre qu'il n'a pas faite, mais encore pour une oeuvre vole! Peut-tre l'accent de Rosa avait-il amen une certaine conviction dans le coeur de van Systens et allait-il rpondre plus doucement la pauvre fille, quand un grand bruit se fit entendre dans la rue, qui paraissait purement et simplement tre une augmentation du bruit que Rosa avait dj entendu, mais sans y attacher d'importance, au Grote-Markt. Des acclamations bruyantes branlrent la maison. M. van Systens prta l'oreille ces acclamations. --Qu'est-ce que cela? s'cria le bourgmestre, qu'est-ce que cela? serait-il possible et ai-je bien entendu? Et il se prcipita vers son antichambre, sans plus se proccuper de Rosa qu'il laissa dans son cabinet. A peine arriv dans son antichambre, M. van Systens poussa un grand cri en apercevant le spectacle de son escalier envahi jusqu'au vestibule. Accompagn, ou plutt suivi de la multitude, un jeune homme vtu simplement d'un habit de petit velours violet brod d'argent montait avec une noble lenteur les degrs de pierre. Derrire lui marchaient deux officiers, l'un de la marine, l'autre de la cavalerie. Van Systens vint s'incliner, se prosterner presque devant le nouvel arrivant qui causait toute cette rumeur. --Monseigneur, s'cria-t-il, monseigneur, Votre Altesse, chez moi? honneur clatant jamais pour mon humble maison. --Cher monsieur van Systens, dit Guillaume d'Orange avec une srnit qui chez lui remplaait le sourire, je suis un vrai Hollandais, moi, j'aime l'eau, la bire et les fleurs; parmi les fleurs, celles que je prfre sont naturellement les tulipes. J'ai ou dire Leyde que la ville de Harlem possdait enfin la tulipe noire, et, aprs m'tre assur que la chose tait vraie, quoique incroyable, je viens en demander des nouvelles au prsident de la Socit d'horticulture. --Oh! monseigneur, monseigneur, dit van Systens ravi, quelle gloire pour la socit si ses travaux agrent votre Altesse! --Vous avez la fleur ici? dit le prince qui sans doute se repentait d'avoir dj trop parl. --Hlas! non, monseigneur, je ne l'ai pas ici. --Et o est-elle? --Chez son propritaire. --Quel est ce propritaire? --Un brave tulipier de Dordrecht. --De Dordrecht? --Oui. --Et qui s'appelle? --Boxtel. --Il loge? --Au Cygne-Blanc; je vais le mander, et si, en attendant, Votre Altesse veut me faire l'honneur d'entrer au salon, il s'empressera, sachant que monseigneur est ici, d'apporter sa tulipe monseigneur. --C'est bien, mandez-le. --Oui, Votre Altesse. Seulement.... --Quoi? --Oh! rien d'important, monseigneur. --Tout est important dans ce monde, monsieur van Systens. --Eh bien, monseigneur, une difficult s'levait. --Laquelle? --Cette tulipe est dj revendique par des usurpateurs. Il est vrai qu'elle vaut cent mille florins. --En vrit? --Oui, monseigneur, par des usurpateurs, par des faussaires. --C'est un crime, cela, monsieur van Systens. --Oui, Votre Altesse. --Et...avez-vous les preuves de ce crime? --Non, monseigneur, la coupable... --La coupable, monsieur... --Je veux dire celle qui rclame la tulipe, monseigneur, est l , dans la chambre ct. --L ! Qu'en pensez-vous, monsieur van Systens? --Je pense, monseigneur, que l'appt des cent mille florins l'aura tente. --Et elle rclame la tulipe? --Oui, monseigneur. --Et que dit-elle de son ct, comme preuve? --J'allais l'interroger, quand Votre Altesse est entre. --Ecoutons-la, monsieur van Systens, coutons-la; je suis le premier magistrat du pays, j'entendrai la cause et ferai justice. Passez devant, et appelez-moi Monsieur. Ils entrrent dans le cabinet. Rosa tait toujours la mme place, appuye la fentre et regardant par les vitres dans le jardin. --Ah! ah! une Frisonne, dit le prince en apercevant le casque d'or et les jupes rouges de Rosa. Celle-ci se retourna au bruit, mais peine vit-elle le prince qui s'asseyait dans l'angle le plus obscur de l'appartement. Toute son attention, on le comprend, tait pour cet important personnage que l'on appelait van Systens, et non pour cet humble tranger qui suivait le matre de la maison. L'humble tranger prit un livre dans la bibliothque et fit signe van Systens de commencer l'interrogatoire. Van Systens, toujours l'invitation du jeune homme l'habit violet, s'assit son tour, et tout heureux et tout fier de l'importance qui lui tait accorde: --Ma fille, dit-il, vous me promettez la vrit, toute la vrit, sur cette tulipe? --Je vous la promets. --Eh bien! parlez donc devant monsieur; monsieur est un des membres de la Socit horticole. --Monsieur, dit Rosa, que vous dirai-je que je ne vous aie point dit dj ? --Eh bien! alors? --Alors, j'en reviendrai la prire que je vous ai adresse. --Laquelle? --De faire venir ici M. Boxtel avec sa tulipe; si je ne la reconnais pas pour la mienne, je le dirai franchement: mais si je la reconnais, je la rclamerai, duss-je aller devant Son Altesse le stathouder lui-mme, mes preuves la main. --Vous avez donc les preuves, ma belle enfant? --Dieu, qui sait mon bon droit, m'en fournira. Van Systens changea un regard avec le prince, qui depuis les premiers mots de Rosa, semblait essayer de rappeler ses souvenirs, comme si ce n'tait point la premire fois que cette douce voix frappt ses oreilles. Un officier partit pour aller chercher Boxtel. Van Systens continua l'interrogatoire. --Et sur quoi, dit-il, basez-vous cette assertion, que vous tes propritaire de la tulipe noire? --Mais sur une chose bien simple, c'est que c'est moi qui l'ai plante et cultive dans ma propre chambre. --Dans votre chambre, et o tait votre chambre? --A Loewestein. --Vous tes de Loewestein? --Je suis la fille du gelier de la forteresse. Le prince fit un petit mouvement qui voulait dire: --Ah! c'est cela, je me rappelle maintenant. Et tout en faisant semblant de lire il regarda Rosa avec plus d'attention encore qu'auparavant. --Et vous aimez les fleurs? continua van Systens. --Oui, monsieur. --Alors, vous tes une savante fleuriste? Rosa hsita un instant, puis avec un accent tir du plus profond de son coeur: --Messieurs, je parle des gens d'honneur, dit-elle. L'accent tait si vrai, que van Systens et le prince rpondirent tous deux en mme temps par un mouvement de tte affirmatif. --Eh bien! non! ce n'est pas moi qui suis une savante fleuriste, non! moi qui ne suis qu'une pauvre fille du peuple, une pauvre paysanne de la Frise, qui, il y a trois mois encore, ne savait ni lire ni crire. Non! la tulipe noire n'a pas t trouve par moi-mme. --Et par qui a-t-elle t trouve? --Par un pauvre prisonnier de Loewestein. --Par un prisonnier de Loewestein? dit le prince. Au son de cette voix, ce fut Rosa qui tressaillit son tour. --Par un prisonnier d'Etat alors, continua le prince, car Loewestein il n'y a que des prisonniers d'Etat. Et il se remit lire, ou du moins fit semblant de se remettre lire. --Oui, murmura Rosa tremblante, oui, par un prisonnier d'Etat. Van Systens plit en entendant prononcer un pareil aveu devant un pareil tmoin. --Continuez, dit froidement Guillaume au prsident de la Socit horticole. --Oh! monsieur, dit Rosa en s'adressant celui qu'elle croyait son vritable juge, c'est que je vais m'accuser bien gravemennt. --En effet, dit van Systens, les prisonniers d'Etat doivent tre au secret Loewestein. --Hlas! monsieur. --Et, d'aprs ce que vous dites, il semblerait que vous auriez profit de votre position comme fille du gelier et que vous aauriez communiqu avec celui-l pour cultiver des fleurs? --Oui, monsieur, murmura Rosa perdue; oui, je suis force de l'avouer, je le voyais tous les jours. --Malheureuse! s'cria van Systens. --Le prince leva la tte en observant l'effroi de Rosa et la pleur du prsident. --Cela, dit-il de sa voix nette et fermement accentue, cela ne regarde pas les membres de la Socit horticole; ils ont juger la tulipe noire et ne connaissent pas les dlits politiques. Continuez, jeune fille, continuez. Van Systens, par un loquent regard, remercia au nom des tulipes le nouveau membre de la Socit horticole. Rosa, rassure par cette espce d'encouragement que lui avait donn l'inconnu, raconta tout ce qui s'tait pass depuis trois mois, tout ce qu'elle avait fait, tout ce qu'elle avait souffert. Elle parla des durets de Gryphus, de la destruction du premier caeu, de la douleur du prisonnier, des prcautions prises pour que le second caeu arrivt bien, de la patience du prisonnier, de ses angoisses pendant leur sparation; comment il avait voulu mourir de faim parce qu'il n'avait plus de nouvelles de sa tulipe; de la joie qu'il avait prouve leur runion, enfin de leur dsespoir tous deux lorsqu'ils avaient vu que la tulipe qui venait de fleurir leur avait t vole une heure aprs sa floraison. Tout cela dit dans un accent de vrit qui laissait le prince impassible, en apparence du moins, mais qui ne laissait pas de faire son effet sur M. van Systens. --Mais, dit le prince, il n'y a pas longtemps que vous connaissez ce prisonnier? Rosa ouvrit ses grands yeux et regarda l'inconnu, qui s'enfona dans l'ombre, comme s'il et voulu fuir ce regard. --Pourquoi cela, monsieur? demanda-t-elle. --Parce qu'il n'y a que quatre mois que le gelier Gryphus et sa fille sont Loewestein. --C'est vrai, monsieur. --Et moins que vous n'ayez sollicit le changement de votre pre pour suivre quelque prisonnier qui aurait t transport de la Haye Loewestein ... --Monsieur! fit Rosa en rougissant. --Achevez, dit Guillaume. --Je l'avoue, j'avais connu le prisonnier la Haye. --Heureux prisonnier! dit en souriant Guillaume. En ce moment l'officier qui avait t envoy prs de Boxtel rentra et annona au prince que celui qu'il tait all qurir le suivait avec sa tulipe. XXI LE TROISIEME CAIEU L'annonce du retour de Boxtel tait peine faite, que Boxtel entra en personne dans le salon de M. van Systens, suivi de deux hommes portant dans une caisse le prcieux fardeau, qui fut dpos sur une table. Le prince, prvenu, quitta le cabinet, passa dans le salon, admira et se tut, et revint silencieusement prendre sa place dans l'angle obscur o lui-mme avait plac son fauteuil. Rosa, palpitante, ple, pleine de terreur, attendait qu'on l'invitt aller voir son tour. Elle entendit la voix de Boxtel. --C'est lui! s'cria-t-elle. Le prince lui fit signe d'aller regarder dans le salon par la porte entr'ouverte. --C'est ma tulipe, s'cria Rosa, c'est elle, je la reconnais. O mon pauvre Cornlius! Et elle fondit en larmes. Le prince se leva et alla jusqu' la porte, o il demeura un instant dans la lumire. Les yeux de Rosa s'arrtrent sur lui. Plus que jamais elle tait certaine que ce n'tait pas la premire fois qu'elle voyait cet tranger. --Monsieur Boxtel, dit le prince, entrez donc ici. Boxtel accourut avec empressement et se trouva face face avec Guillaume d'Orange. --Son Altesse! s'cria-t-il en reculant. --Son Altesse! rpta Rosa tout tourdie. A cette exclamation partie sa gauche, Boxtel se retourna et aperut Rosa. A cette vue, tout le corps de l'envieux frissonna. --Ah! murmura le prince se parlant lui-mme, il est troubl. Mais Boxtel, par un puissant effort sur lui-mme, s'tait dj remis. --Monsieur Boxtel, dit Guillaume, il parat que vous avez trouv le secret de la tulipe noire. --Oui, monseigneur, rpondit Boxtel d'une voix o perait un peu de trouble. Il est vrai que ce trouble pouvait venir de l'motion que le tulipier avait prouve en reconnaissant Guillaume. --Mais, reprit le prince, voici une jeune fille qui prtend l'avoir trouve aussi. Boxtel sourit de ddain et haussa les paules. --Ainsi, vous ne connaissez pas cette jeune fille? dit le prince. --Non, monseigneur. --Et vous, jeune fille, connaissez-vous M. Boxtel? --Non, je ne connais pas M. Boxtel, mais je connais M. Jacob. --Que voulez-vous dire? --Je veux dire qu' Loewestein, celui qui se fait appeler Isaac Boxtel se faisait appeler M. Jacob. --Que dites-vous cela, monsieur Boxtel? --Je dis que cette fille ment, monseigneur. --Vous niez avoir jamais t Loewestein? Boxtel hsita; l'oeil fixe et imprieusement scrutateur du prince l'empchait de mentir. --Je ne puis nier avoir t Loewestein, monseigneur, mais je nie avoir vol la tulipe. --Vous me l'avez vole, et dans ma chambre! s'cria Rosa indigne. --Je le nie. --Ecoutez! Niez-vous m'avoir suivie dans le jardin, le jour o je prparai la plate-bande o je devais l'enfouir? Niez-vous m'avoir suivie dans le jardin le jour o j'ai fait semblant de la planter? Niez-vous ce soir-l vous tre prcipit, aprs ma... Boxtel ne jugea point propos de rpondre ces diverses interrogations. Mais laissant la polmique entame avec Rosa et se retournant vers le prince: --Il y a vingt ans, monseigneur, dit-il, que je cultive des tulipes Dordrecht, j'ai mme acquis dans cet art une certaine rputation: une de mes hybrides porte au catalogue un nom illustre. Je l'ai ddie au roi de Portugal. Maintenant voici la vrit. --Oh! s'cria Rosa, outre de colre. --Silence! dit le prince. Puis, se retournant vers Boxtel: --Et quel est, dit-il, ce prisonnier que vous dites tre l'amant de cette jeune fille? Rien ne pouvait tre plus agrable Boxtel que cette question. --Quel est ce prisonnier? rpta-t-il. --Oui. --Ce prisonnier, monseigneur, est un homme dont le nom seul prouvera Votre Altesse combien elle peut avoir de foi en sa probit. Ce prisonnier est un criminel d'Etat, condamn une fois mort. --Et qui s'appelle? Rosa cacha sa tte dans ses deux mains avec un mouvement dsespr. --Qui s'appelle Cornlius van Baerle, dit Boxtel, et qui est le propre filleul de ce sclrat de Corneille de Witt. Le prince tressaillit. Son oeil calme jeta une flamme, et le froid de la mort s'tendit de nouveau sur son visage immobile. Il alla Rosa. --C'est donc pour suivre cet homme que vous tes venue me demander Leyde le changement de votre pre? Rosa baissa la tte et s'affaissa crase en murmurant: --Oui, monseigneur. --Poursuivez, dit le prince Boxtel. --Je n'ai plus rien dire, continua celui-ci, Votre Altesse sait tout. Maintenant, voici ce que je ne voulais pas dire, pour ne pas faire rougir cette fille de son ingratitude. Je suis venu Loewestein parce que mes affaires m'y appelaient... La veille de la floraison de la fleur, la tulipe a t enleve de chez moi par cette jeune fille, porte dans sa chambre, o j'ai eu le bonheur de la reprendre au moment o elle avait l'audace d'expdier un messager pour annoncer MM. les membres de la... --Oh! mon Dieu! mon Dieu! l'infme! gmit Rosa en larmes, en se jetant aux pieds du stathouder, qui, tout en la croyant coupable, prenait en piti son horrible angoisse. --Vous avez mal agi, jeune fille, dit-il, et votre amant sera puni pour vous avoir ainsi conseille. Car vous tes si jeune et vous avez l'air si honnte, que je veux croire que le mal vient de lui et non de vous. --Monseigneur! monseigneur! s'cria Rosa, Cornlius n'est pas coupable. Guillaume fit un mouvement. --Pas coupable de vous avoir conseille. C'est cela que vous voulez dire, n'est-ce pas? --Je veux dire, monseigneur, que Cornlius n'est pas plus coupable du second crime qu'on lui impute qu'il ne l'est du premier. --Du premier, et savez-vous quel a t ce premier crime? Savez-vous de quoi il a t accus et convaincu? D'avoir, comme complice de Corneille de Witt, cach la correspondance du grand pensionnaire et du marquis de Louvois. --Eh bien! monseigneur, il ignorait qu'il ft dtenteur de cette correspondance; il l'ignorait entirement. Eh! mon Dieu! il me l'et dit. Est-ce que ce coeur de diamant aurait pu avoir un secret qu'il m'et cach? Non, non, monseigneur, je le rpte... --Un de Witt! s'cria Boxtel. Eh! monseigneur ne le connat que trop, puisqu'il lui a dj fait une fois grce de la vie. --Silence! dit le prince. Toutes ces choses d'Etat, je l'ai dj dit, ne sont point du ressort de la Socit horticole de Harlem. Puis, fronant le sourcil: --Quant la tulipe, soyez tranquille, monsieur Boxtel, ajouta-t-il, justice sera faite. Boxtel salua, le coeur plein de joie, et reut les flicitations du prsident. --Vous, jeune fille, continua Guillaume d'Orange, vous avez failli commettre un crime, je ne vous en punirai pas, mais le vrai coupable payera pour vous deux. Un homme de son nom peut conspirer, trahir mme...mais il ne doit pas voler. --Voler! s'cria Rosa, voler! lui, Cornlius, oh! monseigneur, prenez garde; mais il mourrait s'il entendait vos paroles! S'il y a eu un vol, monseigneur, je le jure, c'est cet homme qui l'a commis. --Prouvez-le, dit froidement Boxtel. --Eh bien! oui. Avec l'aide de Dieu je le prouverai, dit la Frisonne avec nergie. Puis se retournant vers Boxtel: --La tulipe tait vous? --Oui. --Combien avait-elle de caeux? Boxtel hsita un instant, mais il comprit que la jeune fille ne ferait pas cette question si les deux caeux connus existaient seuls. --Trois, dit-il. --Que sont devenus ces caeux? demanda Rosa. --Ce qu'ils sont devenus?...l'un a avort, l'autre a donn la tulipe noire... --Et le troisime? --Le troisime? --Le troisime, o est-il? --Le troisime est chez moi, dit Boxtel tout troubl. --Chez vous, o cela? Loewestein ou Dordrecht? --A Dordrecht, dit Boxtel. --Vous mentez, s'cria Rosa. --Monseigneur, ajouta-t-elle en se tournant vers le prince, la vritable histoire de ces trois caeux, je vais vous la dire, moi. Le premier a t cras par mon pre dans la chambre du prisonnier, et cet homme le sait trs bien... Le second, que j'ai plant, a produit la tulipe noire, et le troisime et dernier, le voici... Et Rosa, dmaillottant le caeu du papier qui l'enveloppait, le tendit au prince, qui le prit de ses mains et l'examina. --Mais, monseigneur, cette jeune fille ne peut-elle pas l'avoir vol comme la tulipe? balbutia Boxtel effray de l'attention avec laquelle le prince examinait le caeu et surtout de celle avec laquelle Rosa lisait quelques lignes traces sur le papier. Tout coup les yeux de la jeune fille s'enflammrent; elle relut haletante ce papier mystrieux, et poussant un cri en tendant le papier au prince: --Oh! lisez, monseigneur, dit-elle, au nom du ciel, lisez! Guillaume passa le troisime caeu au prsident, prit le papier et lut. A peine Guillaume eut-il jet les yeux sur cette feuille qu'il chancela, sa main trembla comme si elle tait prte laisser chapper le papier, ses yeux prirent une effrayante expression de douleur et de piti. Cette feuille, que venait de lui remettre Rosa, tait la page de la Bible que Corneille de Witt avait envoye Dordrecht, par Craeke, le messager de son frre Jean, pour prier Cornlius de brler la correspondance du grand pensionnaire avec Louvois. Cette prire, on se le rappelle, tait conue en ces termes: ®Cher filleul, Brle le dpt que je t'ai confi, brle-le sans le regarder, sans l'ouvrir, afin qu'il dmeure inconnu toi-mme: les secrets du genre de celui qu'il contient tuent les dpositaires. Brle-le, et tu auras sauv Jean et Corneille. Adieu et aime-moi, CORNEILLE DE WITT. 20 aot 1672.¯ Cette feuille tait la fois la preuve de l'innocence de van Baerle et son titre de proprit aux caeux de la tulipe. Rosa et le stathouder changrent un seul regard. Celui de Rosa voulait dire: Vous voyez bien! Celui du stathouder signifiait: Silence et attends! Le prince essuya une goutte de sueur froide qui venait de couler de son front sur sa joue. Il plia lentement le papier, laissant son regard plonger avec sa pense dans cet abme sans fond et sans ressource qu'on appelle le repentir et la honte du pass. Bientt relevant la tte avec effort: --Allez, monsieur Boxtel, dit-il, justice sera faite, je l'ai promis. Puis au prsident: --Vous, mon cher monsieur van Systens, ajouta-t-il, gardez ici cette jeune fille et la tulipe. Adieu. Tout le monde s'inclina, et le prince sortit courb sous l'immense bruit des acclamations populaires. Boxtel s'en retourna au Cygne-Blanc assez tourment. Ce papier que Guillaume avait reu des mains de Rosa, avait lu, pli et mis dans sa poche avec tant de soin, ce papier l'inquitait. Rosa s'approcha de la tulipe, en baisa religieusement la feuille, et se confia tout entire Dieu en murmurant: --Mon Dieu! saviez-vous vous-mme dans quel but mon bon Cornlius m'apprenait lire? Oui, Dieu le savait, puisque c'est lui qui punit et qui rcompense les hommes selon leurs mrites. XXII GUILLAUME ET ROSA Rosa ne reut aucune nouvelle du stathouder avant le soir du jour o elle l'avait vu en face. Vers le soir, un officier entra chez van Systens; il venait de la part de Son Altesse inviter Rosa se rendre la maison de ville. L , dans le grand cabinet des dlibrations o elle fut introduite, elle trouva le prince qui crivait. Il tait seul et avait ses pieds un grand lvrier de Frise. Guillaume continua d'crire un instant encore; puis, levant les yeux et voyant Rosa debout prs de la porte: --Venez, mademoiselle, dit-il sans quitter ce qu'il crivait. Rosa fit quelques pas vers la table. --Monseigneur, dit-elle en s'arrtant. --C'est bien, fit le prince. Asseyez-vous. Rosa obit, car le prince la regardait. Mais peine le prince eut-il report les yeux sur son papier qu'elle se retira toute honteuse. Le prince achevait sa lettre. Puis, se retournant vers Rosa et fixant sur elle son regard scrutateur et voil en mme temps: --Voyons, ma fille, dit-il. Le prince avait vingt-trois ans peine, Rosa en avait dix-huit ou vingt; il et mieux dit en disant: ma soeur. --Ma fille, dit-il avec cet accent trangement imposant qui glaait tous ceux qui l'approchaient, nous ne sommes que nous deux, causons. Rosa commena trembler de tous ses membres, et cependant il n'y avait rien que de bienveillant dans la physionomie du prince. --Monseigneur, balbutia-t-elle. --Vous avez un pre Loewestein? --Oui, monseigneur. --Vous ne l'aimez pas? --Je ne l'aime pas, du moins, monseigneur, comme une fille devrait aimer. --C'est mal de ne pas aimer son pre, mon enfant, mais c'est bien de ne pas mentir son prince. Rosa baissa ses yeux. --Et pour quelle raison n'aimez-vous point votre pre? --Mon pre est mchant. --De quelle faon se manifeste sa mchancet? --Mon pre maltraite les prisonniers. --Tous? --Tous. --Mais ne lui reprochez-vous pas de maltraiter particulirement quelqu'un? --Mon pre maltraite particulirement M. van Baerle qui... --Qui est votre amant. --Rosa fit un pas en arrire. --Que j'aime, monseigneur, rpondit-elle avec fiert. --Depuis longtemps? demanda le prince. --Depuis le jour o je l'ai vu. --Et vous l'avez vu? --Le lendemain du jour o furent si terriblement mis mort M. le grand pensionnaire Jean et son frre Corneille. Les lvres du prince se serrrent, son front se plissa, ses paupires se baissrent de manire cacher un instant ses yeux. Au bout d'un instant de silence, il reprit: --Mais que vous sert-il d'aimer un homme destin vivre et mourir en prison? --Cela me servira, monseigneur, s'il vit et meurt en prison, l'aider vivre et mourir. --Et vous accepteriez cette position d'tre la femme d'un prisonnier? --Je serais la plus fire et la plus heureuse des cratures humaines tant la femme de M. van Baerle; mais... --Mais quoi? --Je n'ose dire, monseigneur. --Il y a un sentiment d'esprance dans votre accent; qu'esprez-vous? Elle leva ses beaux yeux sur Guillaume, ses yeux limpides et d'une intelligence si pntrante qu'ils allrent chercher la clmence endormie au fond de ce coeur sombre d'un sommeil qui ressemblait la mort. --Ah! je comprends. Rosa sourit en joignant les mains. --Vous esprez en moi, dit le prince. --Oui, monseigneur. --Hum! Le prince cacheta la lettre qu'il venait d'crire et appela un de ses officiers. --Monsieur van Deken, dit-il, portez Loewestein le message qui voici; vous prendrez lecture des ordres que je donne au gouverneur, et en ce qui vous regarde, vous les excuterez. L'officer salua, et l'on entendit retentir sous la vote sonore de la maison le galop d'un cheval. --Ma fille, poursuivit le prince, c'est dimanche la fte de la tulipe, et dimanche c'est aprs-demain. Faites-vous belle avec les cinq cents florins que voici; car je veux que ce jour-l soit une grande fte pour vous. --Comment Votre Altesse veut-elle que je sois vtue? murmura Rosa. --Prenez le costume des pouses frisonnes, dit Guillaume, il vous sira fort bien. XXIII HARLEM Harlem est une jolie ville qui s'enorgueillit bon droit d'tre une des plus ombrages de la Hollande. Tandis que les autres mettaient leur amour-propre brler par les arsenaux et par les chantiers, par les magasins et par les bazars, Harlem mettait toute sa gloire primer toutes les villes des Etats par ses beaux ormes touffus, par ses peupliers lancs, et surtout par ses promenades ombreuses, au-dessus desquelles s'arrondissaient en vote, le chne, le tilleul et le marronnier. Harlem prit le got des choses douces, de la musique, de la peinture, des vergers, des promenades, des bois et des parterres. Harlem devint folle des fleurs, et, entre autres fleurs, des tulipes. Harlem proposa des prix en l'honneur des tulipes, et nous arrivons ainsi, fort naturellement comme on voit, parler de celui que la ville proposait, le 15 mai 1673, en l'honneur de la grande tulipe noire sans tache et sans dfaut, qui devait rapporter cent mille florins son inventeur. Harlem avait voulu faire de cette crmonie de l'inauguration du prix une fte qui durt ternellement dans le souvenir des hommes. Harlem s'tait donc mise en joie, car elle avait fter une solennit: la tulipe noire avait t dcouverte, puis le prince Guillaume d'Orange assistait la crmonie, en vrai Hollandais qu'il tait. La Socit horticole de Harlem s'tait montre digne d'elle en donnant cent mille florins d'un oignon de tulipe. La ville n'avait pas voulu rester en arrire, et elle avait vot une somme pareille, qui avait t remise aux mains de ses notables pour fter ce prix national. En tte des notables et du comit horticole, brillait M. van Systens, par de ses plus riches habits. On voyait derrire ce comit, les corps savants de la ville, les magistrats, les militaires, les nobles et les rustres. Au centre du cortge tait la tulipe noire, porte sur une civire couverte de velours blanc frang d'or. Il tait convenu que le prince stathouder distribuerait certainement lui-mme le prix de cent mille florins, et qu'il prononcerait peut- tre un discours. Harlem tout entire, renforce de ses environs, s'tait range le long des beaux arbres du bois, avec la rsolution bien arrte de n'applaudir cette fois ni les conqurants de la guerre, ni ceux de la science, mais tout simplement ceux de la nature, que venaient de forcer cette inpuisable mre l'enfantement, jusqu'alors cru impossible, de la tulipe noire. Tous les yeux cherchaient, aprs l'hrone de la fte qui tait la tulipe noire, le hros de la fte qui, tout naturellement, tait l'auteur de cette tulipe. Ce triomphateur rayonnant, enivr, ce hros du jour, c'est Isaac Boxtel, qui voit marcher en avant de lui, sa droite, sur un coussin de velours, la tulipe noire, sa prtendue fille, sa gauche, dans une vaste bourse, les cent mille florins en belle monnaie d'or reluisante, tincelante. De temps en temps cependant Boxtel quitte pour un moment des yeux la tulipe et la bourse, et regarde timidement dans la foule, car dans cette foule il redoute par-dessus tout d'apercevoir la ple figure de la belle Frisonne. Mais il n'aperut point Rosa. Il en rsulta que la joie de Boxtel ne fut pas trouble. Le cortge s'arrta au centre d'un rond-point dont les arbres magnifiques taient dcors de guirlandes et d'inscriptions; le cortge s'arrta au son d'une musique bruyante, et les jeunes filles de Harlem parurent pour escorter la tulipe jusqu'au sige lev qu'elle devait occuper sur l'estrade, ct du fauteuil d'or de Son Altesse le stathouder. Et la tulipe orgueilleuse, hisse son son pidestal, domina bientt l'assemble qui battit des mains et fit retentir les chos de Harlem d'un immense applaudissement. ----------------- After the flight of Rosa, Gryphus had become more savage than ever and had attacked Cornelius in his cell. Cornelius overcame his assailant and gave him a sound beating. The guards rushed in, disarmed the prisoner, and told him that death was the punishment decreed for a prisoner who attacked his keeper. At this moment the officer of the Prince appeared and ordered Cornelius to follow him. Van Baerle was ignorant of what had happened at Harlem and supposed he was being taken to the place of execution. ----------------- XXIV UNE DERNIERE PRIERE En ce moment solennel et comme ces applaudissements se faisaient entendre, un carrosse passait sur la route qui borde le bois, et suivait lentement son chemin. Ce carrosse, poudreux, fatigu, criant sur ses essieux, renfermait le malheureux van Baerle. Cette foule, ce bruit, ce miroitement de toutes les splendeurs humaines et naturelles, blouirent le prisonnier comme un clair qui serait entr dans son cachot. Malgr le peu d'empressement qu'avait mis son compagnon lui rpondre lorsqu'il l'avait interrog sur son propre sort, il se hasarda l'interroger une dernire fois sur tout ce remue-mnage. --Qu'est-ce cela, je vous prie, monsieur le lieutenant? demanda-t-il l'officier charg de l'escorter. --Comme vous pouvez le voir, monsieur, rpliqua celui-ci, c'est une fte. --Ah! une fte! dit Cornlius de ce ton lugubrement indiffrent d'un homme qui nulle joie de ce monde n'appartient plus depuis longtemps. Puis, aprs un instant de silence et comme la voiture avait roul quelques pas: --La fte patronale de Harlem? demanda-t-il, car je vois bien des fleurs. --C'est en effet une fte o les fleurs jouent le principal rle, monsieur. --Oh! les doux parfums! oh! les belles couleurs! s'cria Cornelius. --Arrtez, que monsieur voie! dit l'officier au soldat charg du rle de postillon. --Oh! merci, monsieur, de votre obligeance, repartit mlancoliquement van Baerle; mais ce m'est une bien douloureuse joie que celle des autres; pargnez-la moi donc, je vous prie. --A votre aise; marchons alors. J'avais command qu'on arrtt, parce que vous me l'aviez demand, et ensuite parce que vouss passiez pour aimer les fleurs, celles surtout dont on clbre la fte aujourd'hui. --Et de quelles fleurs clbre-t-on la fte aujourd'hui, monsieur? --Celle des tulipes. --Celle des tulipes! s'cria van Baerle; c'est la fte des tulipes, aujourd'hui? --Oui, monsieur; mais puisque ce spectacle vous est dsagrable, marchons. Et l'officier s'apprta donner l'ordre de continuer la route. Mais Cornlius l'arrta: un doute douloureux venait de traverser sa pense. --Monsieur, demanda-t-il d'une voix tremblante, serait-ce donc aujourd'hui qu'on donne le prix? --Le prix de la tulipe noire? Oui. --La tulipe noire! s'cria van Baerle en jetant la moiti de son corps par la portire. O cela? o cela? --L -bas, sur le trne, voyez-vous? --Je vois! --Allons, monsieur, dit l'officier, maintenant il faut partir. --Oh! par piti, par grce, monsieur, dit van Baerle, oh! ne m'emmenez pas! laissez-moi regarder encore! Comment? ce que je vois l -bas est la tulipe noire, bien noire...est-ce possible? oh! monsieur, l'avez-vous vue? elle doit avoir des taches, elle doit tre imparfaite, elle est peut- tre teinte en noir seulement; oh! si j'tais l , je saurais bien le dire, moi, monsieur; laissez-moi descendre, laissez-moi la voir de prs, je vous prie. --Etes-vous fou, monsieur? le puis-je? --Je vous en supplie! --Mais vous oubliez que vous tes prisonnier? --Je suis prisonnier, il est vrai, mais je suis un homme d'honneur; et sur mon honneur, monsieur, je ne me sauverai pas; je ne tenterai pas de fuir; laissez-moi seulement regarder la fleur. --Mais mes ordres, monsieur? Et l'officier fit un nouveau mouvement pour ordonner au soldat de se remettre en route. Cornlius l'arrta encore. --Oh! soyez patient, soyez gnreux, toute ma vie repose sur un mouvement de votre piti. Hlas! ma vie, monsieur, elle ne sera probablement pas longue maintenant. Ah! vous ne savez pas, monsieur, tout ce qui combat dans ma tte et dans mon coeur; car enfin, continua Cornlius avec dsespoir, si c'tait ma tulipe moi, si c'tait celle que l'on a vole Rosa! Oh! monsieur, comprenez-vous bien ce que c'est que d'avoir trouv la tulipe noire, de l'avoir vu un instant, d'avoir reconnu qu'elle tait parfaite, que c'tait la fois un chef-d'oeuvre de l'art et de la nature, et de la perdre, de la perdre tout jamais! Oh! il faut que je sorte, monsieur, il faut que j'aille la voir, vous me tuerez aprs si vous voulez, mais je la verrai, je la verrai. --Taisez-vous, malheureux, et rentrez vite dans votre carrosse, car voici l'escorte de Son Altesse le stathouder qui croise la vtre, et si le prince remarquait un scandale, entendait un bruit, c'en serait fait de vous et de moi. Van Baerle, encore plus effray pour son compagnon que pour lui- mme, se rejeta dans le carrosse, mais il ne put y tenir une demi-minute, et les vingt premiers cavaliers taient peine passs qu'il se remit la portire, en gesticulant et en suppliant le stathouder juste au moment o celui-ci passait. Guillaume, impassible et simple comme d'ordinaire, se rendait la place pour accomplir son devoir de prsident. Il avait la main son rouleau de vlin, qui tait, dans cette journe de fte, devenu son bton de commandement. Voyant cet homme qui gesticulait et qui suppliait, reconnaissant aussi peut-tre l'officier qui accompagnait cet homme, le prince stathouder donna l'ordre d'arrter. --Qu'est-ce cela? demanda le prince l'officier, qui au premier ordre du stathouder, avait saut en bas de la voiture, et qui s'approchait respectueusement de lui. --Monseigneur, dit-il, c'est le prisonnier d'Etat que, par votre ordre, j'ai t chercher Loewestein, et que je vous amne Harlem, comme Votre Altesse a dsir. --Que veut-il? --Il demande avec instance qu'on lui permette d'arrter un instant ici. --Pour voir la tulipe noire, monseigneur, cria van Baerle, en joignant les mains, et aprs, quand je l'aurai vue, quand j'aurai su ce que je dois savoir, je mourrai, s'il le faut, mais en mourant je bnirai Votre Altesse misricordieuse. C'tait, en effet, un curieux spectacle que celui de ces deux hommes, chacun la portire de son carrosse, entour de ses gardes; l'un tout-puissant, l'autre misrable; l'un prs de monter sur son trne, l'autre se croyant prs de monter sur son chafaud. Guillaume avait regard froidement Cornlius et entendu sa vhmente prire. Alors, s'adressant l'officier: --Cet homme, dit-il, est le prisonnier rebelle qui a voulu tuer son gelier Loewestein? Cornlius poussa un soupir et baissa la tte. Sa douce et honnte figure rougit et plit la fois. Ces mots du prince omnipotent, omniscient, cette infaillibilit divine qui, par quelque messager secret et invisible au reste des hommes, savait dj son crime, lui prsageaient non seulement une punition plus certaine, mais encore un refus. Il n'essaya point de lutter, il n'essaya point de se dfendre: il offrit au prince un spectacle touchant d'un dsespoir naf, bien intelligible et bien mouvant pour un si grand coeur et un si grand esprit que celui qui le contemplait. --Permettez au prisonnier de descendre, dit le stathouder, et qu'il aille voir la tulipe noire, bien digne d'tre vue au moins une fois. --Oh! fit Cornlius prs de s'vanouir de joie et chancelant sur le marchepied du carrosse, oh! monseigneur. Et il suffoqua; et sans le bras de l'officier qui lui prta son appui, c'est genoux et le front dans la poussire que le pauvre Cornlius et remerci Son Altesse. Cette permission donne, le prince continua sa route dans le bois au milieu des acclamations les plus enthousiastes. Il parvint bientt son estrade, et le canon tonna dans les profondeurs de l'horizon. CONCLUSION Van Baerle, conduit par quatre gardes, qui se frayaient un chemin dans la foule, pera obliquement vers la tulipe noire. Il la vit enfin, la fleur unique qui devait, sous des combinaisons inconnues de chaud, de froid, d'ombre et de lumire, apparatre un jour pour disparatre jamais. Il la vit six pas; il en savoura les perfections et les grces; il la vit derrire les jeunes filles qui formaient une garde d'honneur, cette reine de noblesse et de puret. Et cependant, plus il s'assurait par ses propres yeux de la perfection de la fleur, plus son coeur tait dchir. Il cherchait tout autour de lui pour adresser une question, une seule. Mais partout des visages inconnus; partout l'attention s'adressant au trne sur lequel venait de s'asseoir le stathouder. Guillaume, qui attirait l'attention gnrale, se leva, promena un tranquille regard sur la foule enivre, et son oeil perant s'arrta tour tour sur les trois extrmits d'un triangle form en face de lui par trois intrts et par trois drames bien diffrents. A l'un des ces angles, Boxtel, frmissant d'impatience et dvorant de toute son attention le prince, les florins, la tulipe noire et l'assemble. A l'autre, Cornlius, haletant, muet, n'ayant de regard, de vie, de coeur, d'amour, que pour la tulipe noire, sa fille. Enfin, au troisime, debout sur un gradin parmi les vierges de Harlem, une belle Frisonne vtue de fine laine rouge brode d'argent et couverte de dentelles tombant flots de son casque d'or; Rosa enfin, qui s'appuyait, dfaillante et l'oeil noy, au bras d'un des officiers de Guillaume. Le prince alors, voyant tous ses auditeurs disposs, droula lentement le vlin, et d'une voix calme, nette, bien que faible, mais dont pas une note ne se perdait, grce au silence religieux qui s'abattit tout coup sur les cinquante mille spectateurs et enchana leur souffle ses lvres: --Vous savez, dit-il, dans quel but vous avez t runis ici. Un prix de cent mille florins a t promis celui qui trouverait la tulipe noire. La tulipe noire! et cette merveille de la Hollande est l expose vos yeux; la tulipe noire a t trouve, et cela dans toutes les conditions exiges par le programme de la Socit horticole de Harlem. L'histoire de sa naissance et le nom de son auteur seront inscrits au livre d'honneur de la ville. Faites approcher la personne qui est propritaire de la tulipe noire. Et en prononant ces paroles, le prince, pour juger de l'effet qu'elles produiraient, promena son clair regard sur les trois extrmits du triangle. Il vit Boxtel s'lancer de son gradin. Il vit Cornlius faire un mouvement involontaire. Il vit enfin l'officier charg de veiller sur Rosa la conduire, ou plutt la pousser devant son trne. Un double cri partit la fois la droite et la gauche du prince. Boxtel foudroy, Cornlius perdu, avaient tous deux cri: ®Rosa! Rosa!¯ --Cette tulipe est bien vous, n'est-ce pas, jeune fille? dit le prince. --Oui, monseigneur! balbutia Rosa qu'un murmure universel venait de saluer en sa touchante beaut. --Oh! murmura Cornlius, elle mentait donc, lorsqu'elle disait qu'on lui avait vol cette fleur. Oh! voil donc pourquoi ellle avait quitt Loewestein! oh! oubli, trahi, par elle, par elle que je croyais ma meilleure amie! --Oh! gmit Boxtel de son ct, je suis perdu. --Cette tulipe, poursuivit le prince, portera donc le nom de son inventeur, et sera inscrite au Catalogue des fleurs sous le titre de Tulipa nigra Rosa Barlnsis, cause du nom de van Baerle, qui sera dsormais le nom de femme de cette jeune fille. Et en mme temps, Guillaume prit la main de Rosa et la mit dans la main d'un homme qui venait de s'lancer ple, tourdi, cras de joie, au pied du trne, en saluant tour tour son prince, sa fiance et Dieu qui, du fond du ciel azur, regardait en souriant le spectacle de deux coeurs heureux. En mme temps aussi tombait aux pieds du prsident van Systens un autre homme frapp d'une motion bien diffrente. Boxtel, ananti sous la ruine de ses esprances, venait de s'vanouir. On le releva, on interrogea son pouls et son coeur; il tait mort. Cet incident ne troubla point autrement la fte, attendu que ni le prsident ni le prince ne parurent s'en proccuper beaucoup. Cornlius recula pouvant; dans son voleur, dans son faux Jacob, il venait de reconnatre le vrai Isaac Boxtel, son voisin, que, dans la puret de son me, il n'avait jamais souponn un seul instant d'une si mchante action. Puis, au son des trompettes, la procession reprit sa marche sans qu'il y et rien de chang dans son crmonial, sinon que Boxtel tait mort et que Cornlius et Rosa, triomphants, marchaient cte cte et la main de l'un dans la main de l'autre. Quand on fut rentr l'Htel-de-ville, le prince montrant du doigt Cornlius la bourse aux cent mille florins d'or: --On ne sait trop, dit-il, par qui est gagn cet argent, si c'est par vous ou si c'est par Rosa; car si vous avez trouv la tulipe noire, elle l'a leve et fait fleurir; aussi ne l'offrira-t-elle pas comme dot, ce serait injuste. D'ailleurs, c'est le don de la ville de Harlem la tulipe. Cornlius attendait pour savoir o voulait en venir le prince. Celui-ci continua: --Je donne Rosa cent mille florins, qu'elle aura bien gagns et qu'elle pourra vous offrir; ils sont le prix de son amour, de son courage et de son honntet. Quant vous, monsieur, grce Rosa encore, qui a apport la preuve de votre innocence, et en disant ces mots, le prince tendit Cornlius le fameux feuillet de la Bible sur lequel tait crite la lettre de Corneille de Witt, et qui avait servi envelopper le troisime caeu, quant vous, l'on s'est aperu que vous aviez t emprisonn pour un crime que vous n'avez pas commis. C'est vous dire non seulement que vous tes libre, mais encore que les biens d'un homme innocent ne peuvent tre confisqus. Vos biens vous sont donc rendus. Monsieur van Baerle, vous tes le filleul de M. Corneille de Witt et l'ami de M. Jean. Restez digne du nom que vous a confi l'un sur les fonts de baptme, et de l'amiti que l'autre vous avait voue. Conservez la tradition de leurs mrites tous deux, car ces MM. de Witt, mal jugs, mal punis, dans un moment d'erreur populaire, taient deux grands citoyens dont la Hollande est fire aujourd'hui. Le prince, aprs ces deux mots qu'il pronona d'une voix mue, contre son habitude, donna ses deux mains baiser aux deux poux, qui s'agenouillrent ses cts. Puis, poussant un soupir: --Hlas! dit-il, vous tes bien heureux, vous qui peut-tre rvant la vraie gloire de la Hollande et surtout son vrai bonheur, ne cherchez lui conqurir que de nouvelles couleurs de tulipes. ----------------------------------------------------- *** End of this LibraryBlog Digital Book "La Tulipe Noire" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.