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Title: Les nuits mexicaines
Author: Aimard, Gustave
Language: French
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http://www.freeliterature.org (Images generously made
available by the Biblioteca Nacional de Espagna)



LES

NUITS MEXICAINES

PAR

GUSTAVE AIMARD

TROISIÈME ÉDITION

PARIS

AMYOT, ÉDITEUR, 8, RUE DE LA PAIX

MDCCCLXIV


A

Mlle LAURE DÉJAZET-AIMARD

_Ma fille bien aimée, l'ange de mon foyer, je dédie
ce livre comme témoignage de ma profonde tendresse
pour elle._

GUSTAVE AIMARD.

Viry-Châtillon, 30 octobre 1863.



LES

NUITS MEXICAINES



I


LAS CUMBRES


Nulle contrée au monde n'offre, aux regards éblouis des voyageurs,
de plus charmants paysages que le Mexique; entre tous, celui de _las
Cumbres_ ou des cimes est sans contredit un des plus saisissants et des
plus gracieusement accidentés.

Las Cumbres forment une suite de défilés au débouché des montagnes,
à travers lesquelles serpente par des méandres infinis le chemin
qui conduit à Puebla de _los Ángeles_ (la ville des Anges), ainsi
nommée, parce que les anges, selon la tradition, en construisirent
la cathédrale. La route dont nous parlons, construite par les
Espagnols, descend sur le flanc des montagnes par des angles d'une
hardiesse vertigineuse, flanquée à droite et à gauche par une suite
non interrompue d'arêtes abruptes, noyées dans une vapeur bleuâtre;
à chaque tournant de cette route suspendue pour ainsi dire au-dessus
de précipices garnis d'une luxuriante végétation, le spectacle change
et devient de plus en plus pittoresque, les cimes des montagnes ne
s'élèvent pas l'une derrière l'autre, mais s'abaissent graduellement,
tandis que celles qu'on a franchies se dressent au contraire à pic en
arrière.

Le 2 juillet 18.., vers quatre heures de l'après-midi, au moment où
le soleil, déjà bas sur l'horizon, ne déversait plus que des rayons
obliques sur la terre calcinée par la chaleur du mediodía et que la
brise, en se levant, commençait à rafraîchir l'atmosphère embrasée,
deux voyageurs, bien montés, émergèrent d'un bois touffu de yucas,
de bananiers et de bambous aux aigrettes de pourpre, et s'engagèrent
sur une route poudreuse aboutissant par une suite de degrés immenses
à un vallon où un ruisseau limpide courait à travers la verdure et
entretenait une douce fraîcheur.

Les voyageurs, séduits probablement par l'aspect imprévu du paysage
grandiose qui se déroulait si soudainement à leurs yeux, arrêtèrent
leurs montures, et, après avoir pendant quelques minutes considéré avec
admiration les pittoresques accidents des échappées de montagnes, ils
mirent pied à terre, ôtèrent la bride à leurs chevaux et s'assirent
sur le bord du ruisseau dans le but évident de jouir, pendant quelques
instants de plus, des effets de cet admirable kaléidoscope, unique dans
le monde.

D'après la direction qu'ils suivaient, ces cavaliers semblaient venir
d'Orizaba et se diriger vers Puebla de los Ángeles dont, au reste, ils
n'étaient pas fort éloignés en ce moment.

Ces deux cavaliers portaient le costume des riches propriétaires
d'haciendas, costume que nous avons trop souvent décrit pour que nous
recommencions à le faire ici; nous noterons seulement une particularité
caractéristique que rendait nécessaire le peu de sûreté des routes à
l'époque où se passe cette histoire: tous deux étaient armés d'une
façon formidable et portaient avec eux un arsenal complet; en sus des
revolvers à six coups placés dans leurs fontes, d'autres revolvers à
six coups aussi étaient passés dans leur ceinture. Ils portaient à la
main un excellent fusil double sortant des ateliers de Devisme, le
célèbre armurier parisien, ce qui ne leur faisait rien moins que chacun
vingt-six coups de feu à tirer, sans compter la machette ou sabre
droit, suspendu à leur flanc gauche, le couteau à lame triangulaire
enfoncé dans leur botte droite et le lazo ou réata de cuir, lové à la
selle où il était solidement attaché par un anneau de fer rivé avec
soin.

Certes, ainsi armés, si ces hommes étaient doués d'un certain courage,
il leur était facile de faire face sans désavantage à un nombre
d'ennemis même considérable.

Du reste, ils ne semblaient nullement s'inquiéter de l'aspect sauvage
et solitaire du lieu où ils se trouvaient et causaient gaiement entre
eux à demi-étendus sur l'herbe verte et fumant négligemment leurs
cigares, vrais puros de la Havane.

Le plus âgé des deux cavaliers était un homme de quarante à
quarante-cinq ans, qui n'en paraissait au plus que trente-six; sa
taille, un peu au-dessus de la moyenne, était, bien qu'élégante,
fortement charpentée, ses membres trapus dénotaient chez lui une grande
vigueur corporelle, il avait les traits accentués, la physionomie
énergique et intelligente; ses yeux noirs et vifs, toujours en
mouvements, étaient doux mais lançaient parfois des éclairs fulgurants
lorsqu'ils s'animaient, et alors ils donnaient à son visage une
expression dure et sauvage impossible à exprimer; il avait le front
haut et large, la bouche sensuelle; une barbe noire et touffue comme
celle d'un Éthiopien, mêlée de fils argentés, tombait sur sa poitrine;
une luxuriante chevelure, rejetée en arrière, inondait ses épaules, son
teint hâlé était couleur de brique; bref, à le juger sur l'apparence,
c'était un de ces hommes déterminés, précieux dans certaines
circonstances critiques parce qu'on ne craint pas d'être abandonné
par eux. Bien qu'il fût impossible de reconnaître sa nationalité, ses
gestes brusques et saccadés, sa parole vive, brève et imagée semblaient
lui assigner une origine méridionale.

Son compagnon, de beaucoup plus jeune, car il ne paraissait avoir que
vingt-cinq à vingt-huit ans, était grand, un peu maigre, et d'apparence
non pas maladive, mais délicate; sa taille élégante, élancée et bien
prise, ses pieds et ses mains d'une petitesse extrême dénotaient
la race; ses traits étaient beaux, sa physionomie sympathique et
intelligente, empreinte d'une grande expression de douceur, ses yeux
bleus, ses cheveux blonds, et surtout la blancheur de son teint, le
faisaient tout de suite reconnaître pour un Européen des climats
tempérés nouvellement débarqué en Amérique.

Nous avons dit que les deux voyageurs causaient entre eux, ils
parlaient français; leurs tournures de phrases et le manque d'accent
laissaient supposer qu'ils s'exprimaient dans leur langue maternelle.

--Eh bien, monsieur le comte, dit le plus âgé, regrettez-vous
d'avoir suivi mon conseil, et, au lieu d'être cahoté par des chemins
détestables, d'avoir entrepris ce voyage à cheval, en compagnie de
votre serviteur?

--Pardieu, je serais fort difficile, répondit celui auquel on avait
ainsi donné le titre de comte; j'ai parcouru la Suisse, l'Italie, les
bords du Rhin comme tout le monde, et je vous avoue que jamais plus
délicieux paysages n'ont frappé mes yeux que ceux que, grâce à vous,
j'ai le plaisir de voir depuis quelques jours.

--Vous êtes mille fois bon; le paysage est assez beau en effet, il est
surtout fort accidenté, ajouta-t-il avec une expression sardonique qui
échappa à son compagnon: et pourtant, fit-il avec un soupir étouffé,
j'en ai vu de plus beaux encore.

--De plus beaux que celui-ci? se récria le comte, en étendant le bras
et traçant un demi-cercle dans l'air; oh! Ce n'est pas possible,
monsieur.

--Vous êtes jeune, monsieur le comte, reprit le premier interlocuteur
avec un sourire triste, vos voyages de touriste n'ont été que des
voyages d'enfants. Celui-ci vous séduit par le contraste qu'il forme
avec les autres, voilà tout; n'ayant jamais étudié la nature que dans
une stalle de l'Opéra, vous ne supposiez pas qu'elle pût vous réserver
de telles surprises; votre enthousiasme s'est subitement élevé à
un diapason qui vous enivre, par la bizarrerie des contrastes qui
s'offrent incessamment à vos regards, mais si, comme moi, vous aviez
parcouru les hautes savanes de l'intérieur, les prairies immenses
où errent en liberté les sauvages enfants de cette terre, que la
civilisation a dépossédés, comme moi vous n'auriez plus qu'un sourire
de dédain pour les sites qui nous entourent et qu'en ce moment vous
admirez si consciencieusement.

--Ce que vous dites peut être vrai, monsieur Olivier; malheureusement
ces savanes et ces prairies dont vous parlez je ne les connais pas et
jamais sans doute je ne les connaîtrai.

--Pourquoi donc? répliqua vivement le premier interlocuteur; vous êtes
jeune, riche, vigoureux, libre autant que je puis le supposer. Qui peut
s'opposer à ce que vous tentiez une excursion dans le grand désert
américain? Vous êtes tout porté en ce moment pour mettre ce projet à
exécution; c'est un de ces voyages, réputés impossibles, dont vous
pourrez plus tard parler avec orgueil lorsque vous serez de retour dans
votre patrie.

--Je le voudrais, répondit le comte avec une nuance de tristesse;
malheureusement cela m'est impossible, mon voyage doit se terminer à
México.

--A México! fit avec étonnement Olivier.

--Hélas oui, monsieur! Cela est ainsi; je ne m'appartiens pas, je
subis en ce moment l'influence d'une volonté étrangère. Je viens tout
simplement dans ce pays pour me marier.

--Vous marier? Au Mexique? Vous, monsieur le comte, s'écria Olivier
avec étonnement.

--Mon Dieu oui, tout prosaïquement, avec une femme que je ne connais
pas, qui ne me connaît pas davantage et qui sans doute n'a pas plus
d'amour pour moi que je n'en ai pour elle; nous sommes parents, nous
avons été fiancés au berceau et maintenant le moment est arrivé de
tenir la promesse faite en notre nom par nos pères; voilà tout.

--Mais alors cette jeune personne est donc Française?

--Pas le moins du monde, elle est Espagnole au contraire, je la crois
même un peu Mexicaine.

--Mais vous êtes Français, vous, monsieur le comte?

--Certes, et Français de la Touraine encore, répondit-il en souriant.

--Mais alors, permettez-moi cette question, monsieur le comte, comment
se fait-il...

--Oh! Bien naturellement, allez; l'histoire ne sera pas longue, et
puisque vous paraissez disposé à l'écouter je vous la dirai en deux
mots. Mon nom vous le connaissez, je suis le comte Ludovic Mahiet de la
Saulay; ma famille, originaire de Touraine, est une des plus anciennes
de cette province, elle remonte aux premiers Francs: un de mes ancêtres
fut, dit-on, un des leudes du roi Clovis qui lui fit don pour ses bons
et vaillants services de vastes prairies bordées de saules d'où plus
tard ma famille tira son nom. Je ne vous cite pas cette origine par un
sentiment déplacé d'orgueil. Bien que noble de fait et d'armes, j'ai
été, grâce à Dieu, élevé dans des idées de progrès assez larges pour
savoir ce que vaut un titre à l'époque où nous vivons et reconnaître
que la véritable noblesse réside tout entière dans les sentiments
élevés; seulement j'ai dû vous apprendre ces particularités, touchant
ma famille, afin que vous compreniez bien comment mes ancêtres, qui
toujours ont occupé de hauts emplois sous les diverses dynasties qui
se sont succédé en France, sont arrivés à avoir une branche cadette de
la famille espagnole tandis que la branche aînée restait française.
A l'époque de la Ligue, les Espagnols appelés par les partisans des
Guises avec lesquels ils avaient fait alliance contre le roi Henri IV,
qu'on ne nommait encore que le roi de Navarre, tinrent pendant un laps
de temps assez long garnison à Paris. Je vous demande pardon, cher
monsieur Olivier, d'entrer ainsi dans des détails qui doivent vous
sembler bien oiseux.

--Pardonnez-moi, monsieur le comte, ils m'intéressent beaucoup au
contraire; continuez de grâce.

Le jeune homme s'inclina et reprit:

--Or, le comte de la Saulay, qui vivait alors, était un fougueux
partisan des Guises et un ami très intime du duc de Mayenne; le comte
avait trois enfants, deux fils qui combattaient dans les rangs de
l'armée de la Ligue et une fille attachée en qualité de dame d'honneur
à la duchesse de Montpensier, sœur du duc de Mayenne. Le siège de
Paris dura longtemps, il fut même abandonné, puis repris, par Henri
IV qui finit par acheter à beaux deniers comptants la ville dont il
désespérait de s'emparer et que le duc de Brissac gouverneur de la
Bastille pour la Ligue lui vendit. Beaucoup des officiers du duc de
Mendoza commandant des troupes espagnoles, et ce général lui-même,
avaient leur famille avec eux. Bref, le fils cadet de mon aïeul devint
amoureux d'une des nièces du général espagnol, la demanda en mariage
et obtint sa main, tandis que sa sœur consentait, sur les instances
de la duchesse de Montpensier, à accorder la sienne à un des aides de
camp du général; l'artificieuse et politique duchesse pensait par ces
alliances éloigner la noblesse française de celui qu'elle nommait le
Béarnais et le huguenot, et retarder, sinon rendre impossible, son
triomphe. Ainsi que cela arrive toujours en pareil cas, ces calculs
se trouvèrent faux, le roi reconquit son royaume et les gentilshommes
les plus compromis dans les troubles de la Ligue se virent contraints
de suivre les Espagnols dans leur retraite et d'abandonner avec eux
la France. Mon aïeul obtint facilement son pardon du roi qui même
daigna plus tard lui donner un commandement important et qui attacha
son fils aîné à son service; mais le cadet, malgré les prières et les
injonctions de son père, ne consentit jamais à rentrer en France et se
fixa définitivement en Espagne. Cependant, bien que séparées, les deux
branches de la famille continuèrent à entretenir des relations entre
elles et à s'allier l'une à l'autre. Mon grand-père épousa pendant
l'émigration une fille de la branche espagnole; aujourd'hui c'est à moi
à en contracter une semblable. Vous voyez, cher monsieur, que tout cela
est fort prosaïque et fort peu intéressant.

--Ainsi vous consentiriez à épouser les yeux fermés pour ainsi dire une
personne que vous n'avez jamais vue, que vous ne connaissez même pas?

--Que voulez-vous, cela est ainsi; mon consentement est inutile dans
cette affaire, l'engagement a été solennellement pris par mon père, je
dois faire honneur à sa parole. D'ailleurs, ajouta-t-il en souriant,
ma présence ici vous prouve que je n'ai pas hésité à obéir. Peut-être
si ma volonté eût été libre, n'eussé-je pas contracté cette union;
malheureusement cela ne dépendait pas de moi, j'ai dû me conformer à la
volonté de mon père. Du reste, je vous avoue qu'ayant été élevé dans
la perspective continuelle de ce mariage, le sachant inévitable, je me
suis peu à peu habitué à la pensée de le contracter et ce sacrifice
n'est pas pour moi aussi grand que vous le pourriez supposer.

--N'importe, répondit Olivier avec une certaine rudesse, au diable la
noblesse et la fortune si elles imposent de telles obligations; mieux
vaut la vie d'aventure au désert et l'indépendance pauvre; au moins on
est maître de soi.

--Je suis complètement de votre avis; malgré cela, il me faut courber
la tête. Maintenant me permettez-vous de vous adressez une question?

--Pardieu, de grand cœur, deux si cela vous convient.

--Comment se fait-il que nous étant rencontrés par hasard dans l'hôtel
français à la Veracruz, au moment où je débarquais, nous nous soyons
liés aussi vite et aussi intimement?

--Quant à cela, il me serait impossible de vous le dire, vous m'avez
plu au premier coup d'œil, vos manières m'ont attiré; je vous ai
offert mes services, vous les avez acceptés, et nous sommes partis
ensemble pour México: voilà toute l'histoire, une fois là nous nous
séparerons pour ne plus nous revoir sans doute, et tout sera dit.

--Oh, oh! Monsieur Olivier, laissez moi croire que vous vous trompez,
que nous nous verrons souvent au contraire, et que notre connaissance
deviendra bientôt une solide amitié.

L'autre hocha la tête à plusieurs reprises.

--Monsieur le comte, dit-il enfin, vous êtes gentilhomme, riche et bien
posé dans le monde, moi je ne suis qu'un aventurier, dont vous ignorez
la vie passée et dont à peine vous savez le nom, en supposant que celui
que je porte en ce moment soit le véritable; nos positions sont trop
différentes, il y a entre nous une ligne de démarcation trop nettement
tranchée, pour que nous puissions être vis-à-vis l'un de l'autre sur un
pied d'égalité convenable. Aussitôt que nous serons rentrés dans les
exigences de la vie civilisée; je suis plus âgé que vous, j'ai une plus
grande expérience du monde, je ne tarderai pas à vous être à charge;
n'insistez donc pas sur ce sujet et restons chacun à notre place. Cela,
soyez-en convaincu, vaudra mieux et pour vous et pour moi; je suis en
ce moment plutôt votre guide que votre ami, cette position est la seule
qui me convienne; laissez-la moi.

Le comte se préparait à répondre, mais Olivier lui saisit vivement le
bras.

--Silence, lui dit-il, écoutez...

--Je n'entends rien, fit le jeune homme au bout d'un instant.

--C'est juste, reprit l'autre avec un sourire, vos oreilles ne sont
pas comme les miennes ouvertes à tous les bruits qui troublent le
silence du désert: une voiture s'approche rapidement du côté d'Orizaba,
elle suit la même route que nous; bientôt vous la verrez paraître, je
distingue parfaitement le tintement des grelots des mules.

--C'est sans doute la diligence de la Veracruz, dans laquelle sont mes
domestiques et mes bagages et que nous ne précédons que de quelques
heures.

--Peut-être oui, peut-être non, je serais étonné qu'elle nous eût
rejoint aussi vite.

--Que nous importe, dit le comte.

--Rien, en effet, si c'est elle, reprit l'autre après un instant de
réflexion; dans tous les cas, il est bon de nous précautionner.

--Nous précautionner, pourquoi? fit le jeune homme avec étonnement.

Olivier lui lança un regard d'une expression singulière.

--Vous ne savez encore rien de la vie américaine, répondit-il enfin:
au Mexique, la première loi de l'existence est de toujours se prémunir
contre les éventualités probables d'un guet-apens. Suivez-moi et faites
ce que vous me verrez faire.

--Allons-nous donc nous cacher?

--Parbleu! fit-il en haussant les épaules.

Sans répondre autrement, il se rapprocha de son cheval auquel il remit
la bride et sauta en selle avec une légèreté et une dextérité dénotant
une grande habitude, puis il s'élança au galop, vers un fourré de
liquidambars éloigné d'une centaine de mètres au plus.

Le comte, dominé malgré lui par l'ascendant que cet homme avait
su prendre sur lui, par ses étranges façons d'agir depuis qu'ils
voyageaient ensemble, se mit en selle et s'élança sur ses traces.

--Bien, fit l'aventurier, dès qu'ils se trouvèrent complètement abrités
derrière les arbres, maintenant attendons.

Quelques minutes s'écoulèrent.

--Regardez, dit laconiquement Olivier, en étendant le bras dans la
direction du petit bois dont eux-mêmes étaient sortis deux heures
auparavant.

Le comte tourna machinalement la tête de ce côté; au même instant une
dizaine de cavaliers irréguliers, armés de sabres et de longues lances
débouchèrent au galop dans le vallon et s'élancèrent sur la route vers
le premier défilé des Cumbres.

--Des soldats du président de la Veracruz, murmura le jeune homme;
qu'est-ce que cela veut dire?

--Attendez, reprit l'aventurier:

Un roulement de voiture devint bientôt distinct et une berline apparut
emportée comme dans un tourbillon par un attelage de six mules.

--Malédiction, s'écria l'aventurier, avec un geste de colère en
apercevant la voiture.

Le jeune homme regarda son compagnon; celui-ci était pâle comme un
cadavre, un tremblement convulsif agitait tous ses membres.

--Qu'avez-vous donc? lui demanda le comte avec intérêt.

--Rien, répondit-il sèchement, regardez... Derrière la voiture, un
second peloton de soldats arrivait au galop, la suivant à une légère
distance et soulevant des flots de poussière sur son passage.

Puis, cavaliers et berline s'engouffrèrent dans le défilé où ils ne
tardèrent pas à disparaître.

--Diable, fit en riant le jeune homme, voilà des voyageurs prudents, au
moins; ils ne risquent pas d'être dévalisés par les salteadores.

--Vous croyez? fit Olivier avec un accent de mordante ironie. Eh bien!
Vous vous trompez, ils seront attaqués au contraire, et cela avant une
heure, et probablement par les soldats payés pour les défendre.

--Allons donc, ce n'est pas possible.

--Voulez-vous le voir?

--Oui, pour la rareté du fait.

--Seulement, prenez-y garde; peut-être y aura-t-il de la poudre à
brûler.

--Je l'espère bien ainsi.

--Alors vous êtes résolu à défendre ces voyageurs.

--Certes, si on les attaque.

--Je vous répète qu'on les attaquera.

--Alors, bataille!

--C'est bien, vous êtes bon cavalier?

--Ne vous inquiétez pas de moi: où vous passerez je passerai.

--Alors, à la grâce de Dieu. Nous n'avons que juste le temps nécessaire
pour arriver, surveillez bien votre cheval, car sur mon âme, nous
allons faire une course comme jamais vous n'en aurez vu.

Les deux cavaliers se penchèrent sur le cou de leurs montures et
rendant la bride en même temps qu'ils enfonçaient les éperons, ils
s'élancèrent sur les traces des voyageurs.



II


LES VOYAGEURS


A l'époque où se passe notre histoire, le Mexique subissait une de ces
crises terribles, dont les retours périodiques ont peu à peu conduit ce
malheureux pays à l'extrémité où il est réduit aujourd'hui et dont il
est impuissant à sortir seul. Voici en deux mots les faits tels qu'ils
s'étaient passés.

Le général Zuloaga, nommé président de la république, avait un jour, on
ne sait trop pourquoi, trouvé le pouvoir trop pesant pour ses épaules
et l'avait abdiqué en faveur du général don Miguel Miramón, nommé en
conséquence président intérimaire; celui-ci, homme énergique et surtout
fort ambitieux, avait commencé à gouverner à México, où il avait tout
d'abord eu le soin de faire approuver sa nomination à la première
magistrature du pays par le congrès qui l'avait élu à l'unanimité et
par l'ayuntamiento.

Miramón se trouvait donc de fait et de droit président légitime
intérimaire, c'est-à-dire pour le temps qui devait s'écouler encore
avant les élections générales.

Les choses marchèrent ainsi tant bien que mal pendant un laps de
temps assez long, mais Zuloaga, ennuyé sans doute de l'obscurité
dans laquelle il vivait, se ravisa un beau jour et, tout à coup,
au moment où on y pensait le moins, il lança une proclamation au
peuple, s'entendit avec les partisans de Juárez qui, en sa qualité
de vice-président à l'abdication de Zuloaga, n'avait pas reconnu le
président substitué et s'était fait élire, par une junte soi-disant
nationale, président constitutionnel à la Veracruz, et fît paraître un
décret dans lequel il retirait son abdication et déclarait enlever à
Miramón les pouvoirs qu'il lui avait remis pour les exercer de nouveau
lui-même.

Miramón ne s'émut que médiocrement de cette déclaration insolite, fort
du droit qu'il croyait avoir et que le congrès avait sanctionné; il se
rendit seul à la maison habitée par le général Zuloaga, s'empara de sa
personne et le contraignit à le suivre en lui disant avec un sourire
railleur:

«Puisque vous désirez reprendre le pouvoir, je vais vous apprendre
comment on devient président de la République.»

Et, le gardant en otage, tout en le traitant avec une certaine
considération et ayant pour lui les plus grands égards, il l'obligea à
l'accompagner dans une campagne qu'il entreprenait dans les provinces
de l'intérieur du côté de Guadalajara contre les généraux du parti
opposé qui avaient, ainsi que nous l'avons dit, pris le nom de
constitutionnels.

Zuloaga n'opposa aucune résistance; il se résigna en apparence à son
sort, et accepta les conséquences de sa position jusqu'à se plaindre à
Miramón de ce qu'il ne lui donnait pas un commandement dans son armée;
celui-ci se laissa tromper à cette feinte résignation et lui promit
qu'à la première bataille son désir serait satisfait. Mais, un beau
matin, Zuloaga et les aides de camps qu'on lui avait donnés, plutôt
pour le garder que pour lui faire honneur, disparurent subitement et
on apprit quelques jours plus tard qu'ils s'étaient réfugiés auprès de
Juárez, d'où Zuloaga recommença de plus belle à protester contre la
violence dont il avait été victime et à fulminer des décrets contre
Miramón.

Juárez est un Indien cauteleux, rusé et profondément dissimulé;
politique habile, c'est le seul président de la république qui depuis
la déclaration de l'indépendance n'appartienne pas à l'armée. Sorti des
rangs infimes de la société mexicaine, il s'éleva peu à peu à force de
ténacité au poste éminent qu'il occupe aujourd'hui; connaissant mieux
que personne le caractère de la nation qu'il prétendait gouverner,
nul ne savait aussi bien que lui flatter les passions populaires et
exciter l'enthousiasme des masses. Doué d'une ambition démesurée qu'il
cachait avec soin sous les dehors d'un amour profond pour sa patrie,
il avait réussi à se créer peu à peu un parti qui à l'époque dont nous
parlons était devenu formidable. Le président constitutionnel avait
organisé son gouvernement à la Veracruz et guerroyait du fond de son
cabinet par ses généraux contre Miramón. Bien qu'il ne fût reconnu par
aucune puissance, excepté par les États-Unis, il agissait comme s'il
eût été le véritable et légitime dépositaire du pouvoir de la nation;
l'adhésion de Zuloaga qu'il méprisait au fond du cœur à cause de sa
couardise et de sa nullité lui fournit l'arme dont il avait besoin pour
mener ses projets à bonne fin; il en fit en quelque sorte l'enseigne
de son parti, prétendant que Zuloaga devait d'abord être réintégré au
pouvoir dont il avait été violemment arraché par Miramón, puis qu'on
procéderait à de nouvelles élections. Du reste, Zuloaga n'hésita pas à
le reconnaître solennellement comme seul président, légitimement nommé
par l'élection libre des citoyens.

La question était nettement tranchée: Miramón représentait le parti
conservateur, c'est-à-dire celui du clergé, des grands propriétaires
et du haut commerce; Juárez représentait, lui, le parti démocratique
absolu.

La guerre prit alors des proportions formidables. Malheureusement pour
faire la guerre il faut de l'argent, et l'argent était ce dont Juárez
manquait totalement; voici pour quelle raison.

Au Mexique, la fortune publique n'est pas concentrée entre les mains
du gouvernement; chaque état, chaque province conserve la libre
disposition et le maniement des fonds particuliers des villes qui
font partie de son territoire, de sorte que, au lieu que ce soient
les provinces qui dépendent du gouvernement, c'est au contraire le
gouvernement et la métropole qui subissent le joug des provinces qui,
lorsqu'elles se révoltent, arrêtent ainsi les subsides et placent le
pouvoir dans une situation critique; de plus, les deux tiers de la
fortune publique se trouvent entre les mains du clergé qui se garde
bien de s'en dessaisir et qui, ne payant pas d'impôts ni d'obligations
d'aucunes sortes, se borne à prêter son argent à un taux assez élevé
et à faire ostensiblement une usure qui l'enrichit encore sans qu'il
risque jamais de perdre son capital.

Juárez, bien que maître de la Veracruz, se trouvait donc dans une
situation fort difficile, mais il est homme de ressource avant tout,
et l'argent qui lui manquait il ne fut nullement embarrassé pour le
trouver. Il commença d'abord par mettre la main sur la douane de la
Veracruz, puis il organisa des cuadrillas ou guérillas, qui ne se
firent aucun scrupule d'assaillir les haciendas des partisans de
Miramón, des Espagnols fixés dans le pays et qui pour la plupart sont
riches, et des étrangers de toutes les nations chez lesquels il y avait
quelque chose de bon à prendre. Ces guérillas ne bornèrent pas là
leurs exploits: elles entreprirent d'écumer les routes, de dévaliser
les voyageurs et d'assaillir les convois; et qu'on ne suppose pas que
nous exagérons les faits, nous les amoindrissons au contraire. Nous
devons ajouter, pour être justes, que, de son côté, Miramón ne se
faisait pas faute d'employer les mêmes moyens lorsque les occasions
s'en présentaient, mais elles étaient rares, sa position n'était pas
aussi avantageuse que celle de Juárez pour pêcher, avec de véritables
bénéfices, en eau trouble.

Il est vrai que les guérilleros agissaient en apparence de leur
propre mouvement, qu'ils étaient hautement désapprouvés par les deux
gouvernements qui feignaient dans certaines occasions de sévir contre
eux, mais le voile était tellement transparent que cette comédie ne
trompait personne.

Le Mexique se trouvait ainsi transformé de fait en une immense caverne
de brigands, où la moitié de la population pillait et assassinait
l'autre, telle était la situation politique de ce malheureux pays à
l'époque dont nous parlons; il est douteux qu'elle ait beaucoup changé
depuis, à moins que ce ne soit pour empirer encore.

Le jour même où commence notre histoire, au moment où le soleil encore
au-dessous de l'horizon commençait à rayer le bleu sombre du ciel
d'étincelantes gerbes de pourpre et d'or, un rancho, construit en
roseaux juxtaposés et ressemblant, bien qu'il fût assez vaste, à une
cage à poulets, offrait un aspect animé fort singulier à une heure
aussi matinale.

Ce rancho construit au milieu d'un fouillis de verdure dans une
délicieuse situation, à quelques pas à peine du Rincón Grande, avait
depuis peu été changé en _venta_ ou auberge pour les voyageurs surpris
par la nuit ou qui, pour une raison quelconque, préféraient s'y arrêter
au lieu de pousser jusqu'à la ville.

Sur un espace de terrain assez grand laissé libre devant la venta, les
ballots de plusieurs convois de mules étaient rangés en demi-cercle et
empilés les uns sur les autres avec une certaine symétrie; au milieu du
cercle, les arrieros accroupis près du feu boucanaient du tasajo pour
leur déjeuner ou réparaient les bâts de leurs animaux qui, séparés par
troupes, mangeaient leur provende de maïs placée sur des _frazadas_
étendues sur le sol. Une berline, chargée de malles et de cartons,
était remisée à l'écart auprès d'une diligence qu'un accident arrivé à
une de ses roues avait contraint de s'arrêter en cet endroit. Plusieurs
voyageurs, qui avaient passé la nuit en plein air roulés dans leurs
zarapés, commençaient à s'éveiller, d'autres allaient et venaient en
fumant leur papelitos; quelques-uns, plus alertes, avaient déjà sellé
leurs chevaux et s'éloignaient au galop dans différentes directions.

Bientôt le mayoral de la diligence sortit de dessous sa voiture où il
avait dormi enfoui dans l'herbe, donna à manger à ses bêtes, pansa
les blessures faites par les harnais, les attela, puis il se mit à
appeler ses voyageurs; ceux-ci réveillés par ses cris sortirent à demi
éveillés de la venta et allèrent prendre leurs places dans la voiture.
Ils étaient au nombre de neuf, à l'exception de deux individus vêtus à
l'européenne et faciles à reconnaître pour Français. Tous les autres
portaient le costume mexicain et paraissaient être de véritables _hijos
del país_, c'est-à-dire des enfants du pays.

Au moment où le cocher ou mayoral, américain du nord pur sang,
après être parvenu, à force de jurons yankées entremêlés de mauvais
espagnol, à caser tant bien que mal ses voyageurs dans son véhicule
à demi-disloqué par les cahots de la route, prenait les rênes pour
partir, un galop de chevaux accompagné d'un cliquetis de sabres se fit
entendre et une troupe de cavaliers revêtus de costumes à peu près
militaires, mais en fort mauvais état, fit halte devant le rancho.

Cette troupe, composée d'une vingtaine d'hommes à faces patibulaires,
était commandée par un alférez ou sous-lieutenant aussi pauvrement
habillé que ses soldats, mais dont par contre les armes étaient en fort
bon état.

Cet officier était un homme long, sec, maigre et nerveux, à la
physionomie sournoise, au regard louche, et au teint de bistre.

--¡Hola! Compadre, cria-t-il au mayoral, vous partez de bien bonne
heure il me semble.

Le yankée si insolent un instant auparavant changea subitement de
manières; il s'inclina humblement avec un sourire faux et répondit
d'une voix traînante et câline en affectant une grande joie que
probablement il n'éprouvait point:

--¡Eh! ¡_Válgame Dios_! C'est le señor don Jesús Domínguez! Quelle
heureuse rencontre! J'étais loin de m'attendre à un si grand bonheur ce
matin; est-ce que votre seigneurie vient pour escorter la diligence.

--Non pas aujourd'hui, un autre devoir m'amène.

--Oh! Votre seigneurie a bien raison, mes voyageurs ne méritent guère
une escorte aussi honorable; _costeños_ qui ne me semblent pas être
bien riches, d'ailleurs je serai obligé de m'arrêter au moins pendant
trois heures à Orizaba pour réparer ma voiture.

--Alors adieu et vas au diable! répondit l'officier.

Le mayoral hésita un instant, puis au lieu de partir ainsi qu'on le
lui commandait, il descendit rapidement de son siège et s'approcha de
l'officier.

--Vous avez quelque nouvelle à me donner, n'est-ce pas, compadre, dit
celui-ci?

--J'en ai une, señor, répondit le mayoral en riant faux.

--Ah! Ah! fit l'autre, et qu'est-elle? Bonne ou mauvaise?

--Le Rayo est en avant sur la route de México.

L'officier tressaillit imperceptiblement à cette révélation, mais se
remettant aussitôt:

--Vous vous trompez, dit-il.

--Ah! Que non pas, je l'ai vu comme je vous vois.

L'officier sembla réfléchir une minute ou deux.

--C'est bon, je vous remercie, compadre; je prendrai mes précautions.
Et vos voyageurs?

--Ce sont de pauvres hères, à part deux domestiques d'un comte
français, dont les malles et les caisses remplissent à elles seules
toute la voiture, les autres ne méritent pas la peine qu'on s'occupe
d'eux. Est-ce que vous avez l'intention de les visiter?

--Je n'y suis pas encore décidé, je verrai, je réfléchirai.

--Enfin, vous agirez comme vous le trouverez convenable. Pardonnez-moi
de vous quitter, señor don Jesús; mes voyageurs s'impatientent, il me
faut partir.

--Allons, au revoir.

Le mayoral monta sur son siège, fouetta les mules, et la voiture partit
avec une rapidité peu rassurante pour ceux qu'elle contenait et qui
risquaient à chaque angle du chemin de se briser les os.

Aussitôt que l'officier se trouva seul, il s'approcha du ventero occupé
à mesurer du maïs, à quelques arrieros et l'interpellant avec hauteur:

--Eh! lui demanda-t-il, n'avez-vous pas ici un caballero espagnol et
une dame?

--Oui, répondit le ventero, en se découvrant avec un respect mêlé de
crainte, oui, seigneur officier, un caballero assez âgé, accompagné
d'une dame toute jeune, est arrivé ici hier un peu après le coucher du
soleil, dans la berline que vous voyez là remisée devant la porte du
rancho; ils avaient avec eux une escorte. D'après ce qu'ont dit les
soldats, ils viennent de la Veracruz et se rendent à México.

--C'est cela même, je suis envoyé pour leur servir d'escorte jusqu'à
Puebla _de Los Ángeles_; mais ils ne semblent pas être pressés de
partir; cependant la journée doit être longue et ils ne feraient pas
mal de se hâter.

En ce moment une porte intérieure s'ouvrit, un homme richement vêtu
entra dans la salle commune, et après avoir légèrement soulevé son
chapeau en prononçant le sacramentel _Ave Maria purísima_, il s'avança
vers l'officier qui en l'apercevant avait fait quelques pas à sa
rencontre.

Ce nouveau personnage était un homme d'environ cinquante-cinq ans
encore vert; sa taille était haute et élégante, ses traits beaux et
nobles, une expression de franchise et de bonté était répandue sur sa
physionomie.

--Je suis don Antonio de Carrera, dit il, en s'adressant à l'officier;
j'ai entendu les quelques mots que vous avez dits à notre hôte; je
crois, seigneur, être la personne que vous avez mission d'escorter.

--En effet, señor caballero, répondit poliment le sous-lieutenant, le
nom que vous avez prononcé est bien celui écrit par l'ordre dont je
suis porteur; j'attends votre bon plaisir, prêt à faire ce que vous
désirerez.

--Je vous remercie, señor; ma fille est un peu malade, je craindrais,
en me mettant en route d'aussi bonne heure, de porter atteinte à sa
santé délicate, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, nous demeurerons
encore quelques heures ici et nous ne partirons qu'après notre déjeuner
auquel je serais honoré que vous daigniez prendre part.

--Je vous rends mille grâces, caballero, répondit l'officier, en
s'inclinant avec courtoisie, mais je ne suis qu'un soldat grossier,
dont la société ne saurait être agréable à une dame; veuillez donc
m'excuser si je refuse votre toute gracieuse invitation, dont cependant
je vous suis aussi reconnaissant que si je l'acceptais.

--Je n'insiste pas, seigneur, bien que j'aurais été flatté de vous
avoir pour convive; ainsi il est convenu, n'est-ce pas, que nous
resterons ici encore?

--Tant que vous le voudrez, señor, je vous répète que je suis à vos
ordres.

Après cet échange mutuel de bons procédés les deux interlocuteurs
se séparèrent, le vieillard rentra dans l'intérieur du rancho et
l'officier sortit pour installer le bivouac de sa troupe.

Les soldats mirent pied à terre, attachèrent leurs chevaux au piquet
et commencèrent à vaguer de côté et d'autre en fumant leur cigarette,
regardant tout avec cette inquiète curiosité particulière aux Mexicains.

Cependant l'officier avait dit quelques mots à voix basse à un soldat;
celui-ci, au lieu d'imiter l'exemple de ses compagnons, était au
contraire remonté à cheval et s'était éloigné au galop.

Vers dix heures du matin, les domestiques de don Antonio de Carrera
attelèrent les chevaux à la berline, puis quelques instants plus tard
le vieillard sortit.

Il donnait le bras à une dame, tellement enveloppée dans son voile
et sa mante qu'il était littéralement impossible de rien voir de son
visage ou de rien deviner de l'élégance de sa taille.

Aussitôt que la jeune dame eût été confortablement installée dans la
berline, don Antonio se retourna vers l'officier qui s'était rapidement
rapproché de lui.

--Nous partirons quand vous voudrez, seigneur lieutenant, lui dit-il.

Don Jesús s'inclina.

L'escorte se mit en selle; le vieillard monta alors dans la berline
dont la portière fut fermée par un domestique qui prit place sur
le siège à côté du cocher; quatre autres domestiques bien armés se
rangèrent derrière la voiture.

--En route, cria l'officier.

La moitié de l'escorte prit les devants, l'autre moitié forma
l'arrière-garde, le cocher fouetta ses chevaux, et voiture et cavaliers
emportés par un galop rapide disparurent dans un nuage de poussière.

--Que Dieu le protège! murmura le ventero en se signant et en faisant
sauter dans sa main deux onces d'or que lui avait données don Antonio;
ce vieillard est un digne gentilhomme, malheureusement don Jesús
Domínguez est avec lui, et je crains bien que son escorte ne lui soit
fatale.



III


LES SALTEADORES


Cependant la berline roulait entourée par son escorte sur la route
d'Orizaba. Mais à peu de distance de cette ville elle fit un crochet et
par une traverse elle rejoignit le chemin de Puebla et s'avança vers
les défilés de las Cumbres; tout en courant à fond de train sur la
route poudreuse, les deux voyageurs causaient entre eux.

La dame qui accompagnait le vieillard était une jeune fille de seize à
dix-sept ans au plus; ses traits fins délicats, ses yeux bleus bordés
de longs cils qui en s'abaissant traçaient un demi-cercle brun sur
ses joues veloutées, son nez droit aux ailes roses et mobiles, sa
bouche mignonne dont les lèvres de corail laissaient en s'entr'ouvrant
apercevoir le double chapelet de perles de ses dents, son menton séparé
par une légère fossette, son teint pâle dont la blancheur était rendue
plus mate par les boucles soyeuses d'une chevelure de jais dont son
visage était encadré et qui retombait sur ses épaules, lui formaient
une de ces physionomies étranges et sympathiques, comme seuls en
produisent les pays équinoxiaux, et qui, sans avoir la morbidesse de
nos frêles beautés des froids climats du nord, ont cet irrésistible
attrait qui fait rêver l'ange dans la femme et impose non seulement
l'amour, mais encore l'adoration.

Gracieusement pelotonnée dans un angle de la voiture, à demi-enfoncée
dans des flots de gaze, elle laissait d'un air rêveur ses regards errer
sur la campagne, ne répondant que d'un air distrait et par monosyllabes
aux paroles que lui adressait son père.

Le vieillard, bien qu'il affectât une certaine assurance, paraissait
cependant assez inquiet.

--Voyez-vous, Dolores, disait-il, tout cela n'est pas clair; malgré les
affirmations répétées des chefs du gouvernement de la Veracruz, et la
protection dont ils feignent de m'entourer, je n'ai aucune confiance en
eux.

--Pourquoi donc, mon père? répondit nonchalamment la jeune fille.

--Pour mille raisons; la principale est que je suis Espagnol, et vous
savez que malheureusement à l'époque où nous sommes, ce nom est un
titre de plus à la haine des Mexicains contre tous les Européens en
général.

--Cela n'est que trop vrai, mon père, mais permettez-moi une question.

--Dites, Dolores, je vous écoute.

--Eh bien, je voudrais que vous me fissiez part du motif si pressant
qui vous a engagé à quitter subitement la Veracruz, et à faire ce
voyage avec moi surtout, que d'ordinaire vous n'emmenez jamais dans vos
excursions.

--Le motif est bien simple, mon enfant, de graves intérêts réclament
ma présence à México, où je dois me rendre le plus tôt possible; d'un
autre côté, l'horizon politique se rembrunit de jour en jour, j'ai
réfléchi que le séjour de notre hacienda del Arenal pourrait, d'ici
à quelque temps, devenir dangereux pour notre famille. J'ai donc
résolu, après vous avoir laissé à Puebla chez notre parent don Luis
de Pezal, dont vous êtes la filleule et qui vous aime beaucoup, de
pousser jusqu'à l'Arenal où je prendrai votre frère Melchior, et de
vous emmener dans la capitale où il nous sera facile de trouver une
protection efficace, au cas malheureusement trop facile à prévoir, où
éclaterait non pas une nouvelle révolution, car nous en subissons une
depuis longtemps déjà, mais un cataclysme qui renverserait tout d'un
coup le pouvoir constitué, pour y substituer celui de la Veracruz.

--Et vous n'avez pas eu d'autre motif que celui-là mon père? demanda la
jeune fille en se penchant à demi avec un léger sourire.

--Quel autre motif pourrai-je avoir que celui que je viens de vous
dire, ma chère Dolores?

--Je ne sais pas moi, mon père, puisque je vous le demande.

--Vous êtes une curieuse niña, reprit-il en la menaçant en riant du
doigt, vous voudriez bien me faire vous avouer mon secret.

--Il y a donc un secret, mon père?

--C'est possible, mais quant à présent il vous faut en prendre votre
parti, car je ne vous le dirai pas.

--Bien vrai, mon père?

--Je vous en donne ma parole.

--Oh! Alors je n'insiste pas, je sais trop bien que lorsque vous prenez
ainsi votre grosse voix, et que vous froncez les sourcils, il est
inutile d'insister.

--Vous êtes folle, Dolores.

--C'est égal, j'aurais bien voulu savoir pourquoi vous avez pris un
faux nom pour ce voyage.

--Oh! Pour cela, je ne demande pas mieux que de vous le dire: mon
nom est trop connu comme étant celui d'un homme riche, pour que je
me hasarde à le porter par les chemins, lorsque tant de bandits
fourmillent sur les routes.

--Vous n'avez pas eu d'autre motif que celui-là?

--Pas d'autre, chère enfant; je crois qu'il est suffisant, et que la
prudence devait m'engager à agir ainsi que je l'ai fait.

--Soit, mon père, répondit-elle en hochant la tête d'un air boudeur;
mais, s'écria-t-elle tout d'un coup, regardez donc, mon père, il me
semble que la voiture se ralentit.

--En effet, répondit le vieillard; que signifie cela? Il baissa la
glace et pencha la tête au dehors, mais il ne vit rien, la berline
s'engageait en ce moment dans le défilé des Cumbres, et la route
faisait des coudes si nombreux, que la vue ne pouvait s'étendre à plus
de vingt-cinq ou trente pas en avant ou en arrière. Le vieillard
appela alors un des domestiques qui suivaient immédiatement la voiture.

--Qu'y a-t-il donc, Sánchez? demanda le voyageur; il me semble que nous
ne marchons plus aussi vite.

--C'est la vérité, señor amo, répondit Sánchez; depuis que nous avons
quitté la plaine nous n'avançons plus aussi rapidement, sans que j'en
connaisse la cause; les soldats de notre escorte paraissent inquiets,
ils causent entre eux à voix basse en regardant incessamment autour
d'eux; il est évident qu'ils redoutent quelque danger.

--Les salteadores ou les guérilleros qui infestent les routes
songeraient-ils à nous attaquer? dit le vieillard avec une inquiétude
mal déguisée; informez-vous donc, Sánchez. Hum! L'endroit serait
bien choisi pour une surprise, cependant notre escorte est nombreuse
et, à moins qu'elle ne soit de connivence avec les bandits, je doute
que ceux-ci se hasardent à nous barrer le passage. Voyez, Sánchez,
interrogez adroitement les soldats et venez me rapporter ce que vous
aurez appris.

Le domestique salua, retint la bride et laissa la voiture le dépasser,
puis il se mit en devoir de s'acquitter de la commission dont son
maître l'avait chargé.

Mais Sánchez rejoignit presqu'aussitôt la berline; ses traits étaient
bouleversés, sa voix haletante sifflait entre ses dents serrées par la
terreur, une pâleur cadavéreuse couvrait son visage.

--Nous sommes perdus, señor amo, murmura-t-il en se penchant à la
portière.

--Perdus! s'écria le vieillard avec un tressaillement nerveux et en
lançant à sa fille muette d'épouvante un regard chargé de tout ce que
l'amour paternel a de plus passionné, perdus! Vous êtes fou, Sánchez;
expliquez-vous, au nom du ciel.

--C'est inutile, mi amo, répondit le pauvre diable en balbutiant. Voici
le señor don Jesús Domínguez, le chef de l'escorte, qui vient de ce
côté; sans doute il veut vous faire part de ce qui se passe.

--Qu'il arrive donc! Mieux vaut, sur mon âme, une certitude, si
terrible qu'elle soit, qu'une anxiété pareille.

La voiture s'était arrêtée sur une espèce de plateforme d'une centaine
de mètres carrés de largeur; le vieillard jeta un coup d'œil au
dehors; l'escorte entourait toujours la berline, seulement elle
paraissait être doublée: au lieu de vingt cavaliers il y en avait
quarante.

Le voyageur comprit qu'il était tombé dans un guet-apens, que toute
résistance serait folle et qu'il ne lui restait plus d'autre chance de
salut que la soumission; cependant comme, malgré son âge, il était vert
encore, doué d'un caractère ferme et d'une âme énergique il ne s'avoua
pas vaincu ainsi au premier choc, et résolut d'essayer de tirer le
meilleur parti possible de sa fâcheuse position.

Après avoir tendrement embrassé sa fille; lui avoir recommandé de
demeurer immobile et de n'intervenir en rien dans ce qui allait se
passer, au lieu de demeurer dans la berline, il ouvrit la portière et
sauta assez lestement sur la route, un revolver de chaque main.

Les soldats, bien qu'ils fussent surpris de cette action, ne firent pas
un geste pour s'y opposer et conservèrent impassiblement leurs rangs.

Les quatre domestiques du voyageur vinrent sans hésiter se ranger
derrière lui, la carabine armée, prêts à faire feu sur l'ordre de leur
maître.

Sánchez avait dit vrai: don Jesús Domínguez arrivait au galop; mais il
n'était pas seul, un autre cavalier l'accompagnait.

Celui-ci était un homme court et trapu, aux traits sombres et
aux regards louches, la nuance rougeâtre de son teint le faisait
reconnaître pour un Indien de pure race; il portait un somptueux
costume de colonel de l'armée régulière.

Le voyageur reconnut aussitôt ce sinistre personnage pour don Felipe
Neri Irzabal, un des chefs guérilleros du parti de Juárez; deux ou
trois fois il l'avait entrevu à la Veracruz.

Ce fut avec un tressaillement nerveux et un frisson de terreur que le
vieillard attendit l'arrivée des deux hommes; cependant lorsqu'ils ne
se trouvèrent plus qu'à quelques pas de lui, au lieu de leur permettre
de l'interroger ce fut lui qui le premier prit la parole.

--Hola, caballeros, leur cria-t-il d'une voix hautaine, que signifie
ceci, et pourquoi me contraignez-vous ainsi à interrompre mon voyage?

--Vous allez l'apprendre, cher seigneur, répondit en ricanant le
guérillero; et d'abord pour que vous sachiez bien tout de suite à quoi
vous en tenir, au nom de la patrie je vous arrête.

--Vous m'arrêtez? Vous? se récria le vieillard, et de quel droit?

--De quel droit? reprit l'autre avec son ricanement de mauvais augure,
¡vive Cristo! Je pourrais si cela me convenait vous répondre que c'est
du droit du plus fort et la raison serait péremptoire, j'imagine.

--En effet, répondit le voyageur d'une voix railleuse, et c'est, je le
suppose, le seul que vous puissiez invoquer.

--Eh bien, vous vous trompez, mon gentilhomme; je ne l'invoquerai pas,
je vous arrête comme espion et convaincu de haute trahison.

--Allons, vous êtes fou, señor coronel, espion et traître, moi!

--Señor, depuis longtemps déjà le gouvernement du très excellent
seigneur, le président Juárez, a les yeux sur vous; vos démarches ont
été surveillées, on sait pour quel motif vous avez si précipitamment
quitté la Veracruz et dans quel but vous vous rendez à México.

--Je me rends à México pour affaires commerciales et le président le
sait bien, puisque lui-même a signé mon sauf-conduit et que l'escorte
qui m'accompagne m'a gracieusement été donnée par lui, sans qu'il m'ait
été nécessaire de la lui demander.

--Tout cela est vrai, señor; notre magnanime président, qui toujours
répugne aux mesures rigoureuses, ne voulait pas vous faire arrêter,
il préférait, par considération pour vos cheveux blancs, vous laisser
les moyens de vous échapper, mais votre dernière trahison a comblé
la mesure, et tout en se faisant violence, le président a reconnu la
nécessité de sévir sans retard contre vous; j'ai été expédié à votre
poursuite avec l'ordre de vous arrêter; cet ordre, je l'exécute.

--Et pourrai-je savoir de quelle trahison je suis accusé?

--Mieux que personne, seigneur don Andrés de la Cruz, vous devez
connaître les motifs qui vous ont engagé à quitter votre nom pour
prendre celui de don Antonio de Carrera.

Don Andrés, car tel était en réalité son nom, fut terrorisé à cette
révélation, non qu'il se sentît coupable, car ce changement de nom
n'avait été opéré qu'avec l'agrément du président, mais il fut confondu
par la duplicité des gens qui l'arrêtaient et qui, faute de meilleures
raisons, se servaient de celle-là pour le faire tomber dans un piège
infâme, afin de s'emparer d'une fortune que depuis longtemps ils
convoitaient.

Cependant don Andrés maîtrisa son émotion et s'adressant de nouveau au
guérillero:

--Prenez garde à ce que vous faites, señor coronel, dit-il, je ne suis
pas le premier venu, moi, je ne me laisserai pas ainsi spolier sans me
plaindre, il y a à México un ambassadeur espagnol qui saura me faire
rendre justice.

--Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit imperturbablement don
Felipe; si c'est du señor Pacheco dont vous parlez, sa protection ne
vous sera je crois guère profitable; ce caballero qui se qualifie
ambassadeur extraordinaire de S. M. la reine d'Espagne a jugé
convenable de reconnaître le gouvernement du traître Miramón. Nous
n'avons donc, nous autres, rien à démêler avec lui et son influence
auprès du président national est complètement nulle, d'ailleurs je n'ai
pas à discuter avec vous; quoiqu'il arrive, je vous arrête. Voulez-vous
vous rendre ou prétendez-vous m'opposer une résistance inutile!
Répondez.

Don Andrés jeta un regard circulaire sur les gens qui l'entouraient, il
comprit que, à part ses domestiques, il n'avait à espérer de secours ou
d'appui de personne, alors il laissa tomber ses revolvers à ses pieds,
et croisant ses bras sur sa poitrine.

--Je me rends devant la force, dit-il d'une voix ferme, mais je
proteste devant tous ceux qui m'entourent contre la violence qui m'est
faite.

--Soit, protestez, cher seigneur, vous en êtes le maître, peu m'importe
à moi; don Jesús Domínguez, ajouta-t-il en s'adressant à l'officier
qui, calme, impassible et indifférent, avait assisté à cette scène,
nous allons sans retard procéder à la visite minutieuse des bagages, et
surtout des papiers du prisonnier.

Le vieillard haussa les épaules avec mépris.

--C'est bien joué, dit-il; malheureusement, vous vous y prenez un peu
tard, caballero.

--Que voulez-vous dire?

--Rien autre chose, sinon que l'argent et les valeurs que vous vous
flattez de trouver dans mes bagages n'y sont pas; je vous connais trop
bien, señor, pour ne pas avoir pris mes précautions dans la prévision
de ce qui arrive en ce moment.

--Malédiction! s'écria le guérillero en frappant du poing le pommeau de
sa selle; _gachupine_ du démon, ne crois pas nous échapper ainsi, quand
je devrais te faire écorcher vif je saurai, je te le jure, où tu as
caché tes trésors.

--Essayez, répondit avec ironie don Andrés, en lui tournant le dos.

Le bandit venait de se révéler; le guérillero, après l'éclat auquel
l'avait emporté son avarice, n'avait plus de mesures à garder vis-à-vis
de celui qu'il prétendait dépouiller d'une façon si audacieusement
cynique.

--C'est bien, dit-il, nous allons voir, et se penchant à l'oreille de
don Jesús, il lui parla bas pendant quelques minutes.

Les deux bandits concertaient sans doute entre eux les mesures les plus
efficaces qu'ils comptaient employer afin de contraindre l'Espagnol à
révéler son secret et à se mettre à leur merci.

--Don Andrés, dit au bout d'un instant avec un ricanement nerveux
le guérillero, puisqu'il en est ainsi, je me ferai un scrupule
d'interrompre votre voyage; avant de retourner à la Veracruz nous nous
rendrons de compagnie à votre hacienda del Arenal, où nous serons
beaucoup plus commodément que sur cette route pour parler d'affaires,
veuillez, je vous prie, remonter dans votre voiture, nous partons;
d'ailleurs votre fille, la charmante Dolores, a besoin sans doute
d'être rassurée.

Le vieillard pâlit, car il comprit toute l'horrible portée de la menace
que lui faisait le bandit, il leva les yeux au ciel et fit un mouvement
pour se rapprocher de la voiture.

Mais au même instant un galop furieux se fit entendre, les soldats
s'écartèrent avec épouvante et un cavalier, arrivant à fond de train,
pénétra comme un ouragan au centre du cercle qui s'était formé autour
de la berline.

Ce cavalier était masqué, un voile noir couvrait entièrement son
visage, il arrêta brusquement son cheval sur les pieds de derrière et
fixant sur le guérillero ses yeux qui brillaient comme des charbons
ardents à travers les trous du voile qui le cachait:

--Que se passe-t-il donc ici? demanda-t-il d'un ton bref et menaçant.

Par un geste instinctif, le guérillero pesa sur la bride et fit reculer
son cheval sans répondre.

Les soldats et l'officier lui-même se signèrent avec terreur en
murmurant à demi-voix:

--El Rayo! El Rayo!

--Je vous ai interrogé, reprit l'inconnu après quelques secondes
d'attente.

Les quarante et quelques hommes qui l'entouraient, courbèrent
piteusement la tête et se reculant peu à peu élargirent
considérablement le cercle, semblant peu désireux d'entrer en
pourparlers avec ce mystérieux personnage.

Don Andrés sentit l'espoir rentrer dans son cœur; un pressentiment
secret l'avertissait que l'arrivée subite de cet homme allait sinon
complètement changer sa position, au moins la faire entrer dans une
phase plus avantageuse pour lui; de plus, il lui semblait, sans qu'il
lui fût possible de se rappeler où il l'avait entendu, reconnaître
confusément la voix de l'inconnu, aussi, lorsque chacun s'éloignait
avec crainte, lui, au contraire, s'en approcha avec un empressement
instinctif dont il ne se rendit pas compte.

Don Jesús Domínguez, le commandant de l'escorte, avait disparu; il
avait honteusement pris la fuite.



IV


EL RAYO


A l'époque où se passe notre histoire, un homme avait, au Mexique, le
privilège de concentrer sur sa personne toutes les curiosités, toutes
les terreurs, et qui plus est toutes les sympathies.

Cet homme était _el Rayo_, c'est-à-dire le Tonnerre.

Qui était el Rayo? D'où venait-il? Que faisait-il?

A ces trois questions, bien courtes cependant, nul n'aurait su répondre
avec certitude.

Et pourtant Dieu sait quelle prodigieuse quantité de légendes couraient
sur lui.

Voici en quelques mots ce qu'on savait de plus certain sur son compte.

Vers la fin de 1857, il avait tout à coup paru sur la route qui conduit
de México à la Veracruz, dont il s'était alors chargé de faire la
police à sa manière. Arrêtant les convois et les diligences, protégeant
ou rançonnant les voyageurs, c'est-à-dire dans le second cas, obligeant
les riches à faire à leur bourse une légère saignée en faveur de leurs
compagnons moins favorisés qu'eux de la fortune et contraignant les
chefs d'escorte à défendre contre les attaques des salteadores les
personnes qu'ils s'étaient chargés d'accompagner.

Personne n'aurait pu dire s'il était jeune ou vieux, beau ou laid,
brun ou blond, car jamais nul n'avait vu son visage à découvert. Quant
à sa nationalité, elle était toute aussi impossible à reconnaître; il
parlait avec la même facilité et la même élégance le castillan, le
français, l'allemand, l'anglais et l'italien.

Ce personnage mystérieux était parfaitement renseigné sur tout ce
qui se passait sur le territoire de la République, il savait non
seulement les noms et la position sociale des voyageurs auxquels il lui
plaisait d'avoir affaire, mais encore il connaissait sur eux certaines
particularités secrètes qui fort souvent les mettaient très mal à leur
aise.

Chose plus étrange encore que tout ce que nous avons rapporté, c'est
que el Rayo était toujours seul et qu'il n'hésitait jamais, quel que
fût le nombre de ses adversaires, à leur barrer le passage. Nous devons
ajouter que l'influence que sa présence exerçait sur ceux-ci était
tellement grande, que sa vue suffisait pour arrêter toute velléité de
résistance et qu'une menace de lui faisait courir un frisson de terreur
dans les veines de ceux à qui il l'adressait.

Les deux présidents de la République, tout en se faisant une guerre
à outrance pour se supplanter l'un l'autre, avaient, chacun en
particulier, essayé à plusieurs reprises de délivrer la grande route
d'un caballero si incommode et qui leur semblait être un dangereux
compétiteur, mais toutes leurs tentatives pour obtenir ce résultat
avaient échoué d'une façon déplorable: el Rayo, on ne sait comment,
mis en garde et parfaitement renseigné sur les mouvements des soldats
envoyés à sa recherche, apparaissait toujours à l'improviste devant
eux, déjouait leurs ruses et les contraignait à se retirer honteusement.

Une fois cependant, le gouvernement de Juárez espéra que c'en était
fait d'el Rayo et qu'il n'échapperait pas aux mesures prises pour
s'emparer de sa personne.

On avait appris que, depuis quelques jours, il passait toutes les nuits
couché dans un rancho situé à peu de distance de Paso del Macho: un
détachement de vingt dragons, commandé par Carvajal, un des guérilleros
les plus cruels et les plus déterminés, fut immédiatement et dans le
plus grand secret expédié à Paso del Macho.

Le commandant avait l'ordre de fusiller son prisonnier aussitôt qu'il
serait parvenu à s'emparer de lui, afin, sans doute, de ne pas lui
laisser le loisir de tenter une évasion pendant le trajet de Paso del
Macho à la Veracruz.

Le détachement partit donc en toute hâte; les dragons, auxquels
on avait promis une forte récompense s'ils réussissaient dans leur
scabreuse expédition, étaient parfaitement disposés à faire leur
devoir, honteux d'être depuis si longtemps tenus en échec par un seul
homme, et brûlant de prendre enfin leur revanche.

Les soldats arrivèrent en vue du rancho; à deux lieues environ de Paso
del Macho, ils avaient fait rencontre d'un moine qui, le capuchon
rabattu sur le visage et monté sur une mauvaise mule, trottinait en
marmottant son chapelet.

Le commandant avait invité le moine à se joindre à sa troupe, ce que
celui-ci avait accepté avec une certaine hésitation. Au moment où le
détachement, qui marchait un peu à la débandade, allait atteindre le
rancho, le moine mit pied à terre.

--Que faites-vous donc, padre? lui demanda le commandant.

--Vous le voyez, mon fils, je descends de ma mule; mes affaires
m'appellent dans un rancho peu éloigné, et tout en vous laissant
continuer votre route, je vous demande la permission de vous quitter,
en vous remerciant de la bonne société que vous avez bien voulu me
faire depuis notre rencontre.

--Oh, oh! fit le commandant en riant d'un gros rire, il n'en sera pas
ainsi, señor padre, nous ne pouvons nous séparer de cette façon.

--Pourquoi donc, mon fils? demanda le moine en s'approchant de
l'officier, tout en conduisant sa mule par la bride.

--Pour une raison bien simple, mon digne fray...

--Pancracio, pour vous servir, señor caballero dit le moine en
s'inclinant.

--Pancracio soit, reprit l'officier. J'ai besoin de vous, ou, pour être
plus vrai, de votre ministère; en un mot, il s'agit de confesser un
homme qui va mourir.

--Et qui donc?

--Connaissez-vous el Rayo, señor Frayle?

--¡_Santa Virgen_! Si je le connais, illustre commandant!

--Eh bien, c'est lui qui va mourir.

--Vous l'avez arrêté?

--Pas encore, mais dans quelques minutes ce sera fait, je le cherche.

--Ah bah! Où est-il donc?

--Tenez, là, dans ce rancho que vous apercevez d'ici, répondit
l'officier en se penchant complaisamment vers le moine et en étendant
le bras dans la direction qu'il lui indiquait.

--Vous en êtes sûr, illustre commandant?

--¡_Caray_! Si j'en suis sûr!

--Eh bien, je crois que vous vous trompez.

--Hein? Que voulez-vous dire, sauriez-vous quelque chose?

--Certes, je sais quelque chose, puisque el Rayo c'est moi! ¡_Ladrón
maldito_!

Et avant que l'officier, atterré de cette révélation subite à laquelle
il était si loin de s'attendre, eût repris son sang-froid, el Rayo
l'avait saisi par la jambe, l'avait jeté à terre, s'était mis en selle
à sa place, et, s'armant de deux revolvers à six coups cachés sous sa
robe, il se précipitait à fond de train sur le détachement, en faisant
feu des deux mains à la fois et poussant son terrible cri de guerre: El
Rayo! El Rayo!

Les soldats, aussi et même plus surpris que leur officier de cette
attaque si rude et si imprévue, se débandèrent et s'enfuirent dans
toutes les directions.

El Rayo, après avoir traversé tout le détachement, dont il tua sept
hommes et renversa un huitième du poitrail de son cheval, ralentit tout
à coup l'allure rapide de sa monture, et, après s'être arrêté pendant
quelques minutes d'un air de défi à une centaine de pas, voyant que
les dragons ne le poursuivaient point; ce que les pauvres diables,
épouvantés, n'avaient garde de faire, car ils ne songeaient qu'à
s'enfuir, en abandonnant leur officier, il tourna bride et revint vers
celui-ci, toujours étendu sur le sol, comme s'il eût été mort.

--Eh! Commandant, lui dit-il en mettant pied à terre, voilà votre
cheval, reprenez-le, il vous servira à rejoindre vos soldats; quant à
moi, je n'en ai plus besoin, je vais vous attendre au rancho où, si
vous conservez le désir de m'arrêter et de me faire fusiller, vous me
trouverez prêt à vous recevoir jusqu'à demain huit heures du matin; au
revoir.

Il le salua alors de la main, enfourcha sa mule et se dirigea vers le
rancho, où effectivement il entra.

Nous n'avons pas besoin d'ajouter qu'il dormit paisiblement jusqu'au
matin, sans que l'officier et les soldats, si acharnés à sa poursuite,
osassent venir troubler son repos ils étaient repartis pour la
Veracruz, sans retourner la tête.

Voilà quel était l'homme dont l'apparition inattendue au milieu de
l'escorte de la berline avait causé une si grande frayeur aux soldats
et entièrement glacé leur courage.

El Rayo demeura un instant calme, froid et sombre en face des soldats
groupés devant lui, puis d'une voix brève et nettement accentuée:

--Señores, dit-il, vous avez, il me semble, oublié que nul, si ce
n'est moi, n'a le droit de commander en maître sur les grands chemins
de la République. Señor don Felipe Neri, ajouta-t-il en se tournant
vers l'officier immobile à quelques pas de lui, vous pouvez rebrousser
chemin avec vos hommes, la route est parfaitement libre jusqu'à Puebla;
vous me comprenez n'est-ce pas?

--Je vous comprends, caballero; cependant il me semble, répondit en
hésitant le colonel, que mon devoir m'ordonne d'escorter...

--Pas un mot de plus, interrompit violemment el Rayo, pesez bien mes
paroles et surtout faites-en votre profit, ceux que vous espériez
rencontrer à quelques pas d'ici, n'y sont plus; les cadavres de
plusieurs d'entre eux servent en ce moment de pâture aux vautours.
C'est partie perdue pour vous aujourd'hui, croyez-moi, tournez bride.

L'officier eut une seconde d'hésitation, puis faisant faire à son
cheval quelques pas en avant:

--Señor, dit-il d'une voix que l'émotion faisait trembler, je ne sais
si vous êtes un homme ou un démon, pour imposer ainsi seul contre tous
votre volonté à des hommes braves: mourir n'est rien pour un soldat,
lorsqu'il est frappé en pleine poitrine en face de l'ennemi; une fois
déjà j'ai reculé devant vous, je ne veux plus qu'il en soit ainsi,
aujourd'hui tuez-moi, mais ne me déshonorez pas.

--J'aime vous entendre parler ainsi, don Felipe, répondit froidement
el Rayo, la bravoure sied bien à un militaire; malgré vos instincts
pillards, et vos habitudes de bandit, je vois avec plaisir que le
courage ne vous manque point, je ne désespère pas de vous amener plus
tard à résipiscence, si une balle en coupant brutalement le fil de vos
jours n'arrête subitement le cours de vos bonnes intentions, ordonnez à
vos soldats qui tremblent, comme des poltrons qu'ils sont, de reculer
d'une douzaine de pas, je vais vous donner la satisfaction que vous
désirez.

--Ah! Caballero, s'écria l'officier, il serait possible, vous
consentiriez.

--A jouer ma vie contre la vôtre, interrompit railleusement el Rayo;
pourquoi non? Vous désirez une leçon; cette leçon, vous allez la
recevoir.

Sans perdre un instant, l'officier tourna bride et se mit en devoir de
faire reculer ses soldats, manœuvre que ceux-ci exécutèrent avec le
plus louable empressement.

Don Andrés de la Cruz, car maintenant nous lui rendrons son véritable
nom, avait assisté en spectateur fort intéressé à toute cette scène à
laquelle jusque-là il n'avait osé se mêler.

Cependant lorsqu'il vit la tournure que prenaient les choses il crut
devoir hasarder quelques observations.

--Pardon, caballero, dit-il en s'adressant au mystérieux inconnu, tout
en vous remerciant sincèrement de votre intervention en ma faveur,
permettez-moi de vous faire observer que, depuis trop longtemps déjà,
je suis arrêté dans ce défilé et que je désirerais continuer ma route
afin de mettre le plus tôt possible ma fille à l'abri de tout danger.

--Aucun danger ne menace doña Dolores, señor, répondit froidement
el Rayo; ce retard de quelques minutes seulement ne peut en aucune
façon avoir pour elle de fâcheuses conséquences, d'ailleurs, je
désire que vous assistiez à ce combat qui; en quelque sorte, se livre
pour soutenir votre cause; ayez donc patience, je vous prie. Mais
tenez, voici don Felipe qui revient; l'affaire ne sera pas longue.
Figurez-vous que vous pariez à un combat de coqs; je suis convaincu que
vous prendrez plaisir à ce qui va se passer.

--Mais cependant, reprit don Andrés.

--Vous me désobligeriez en insistant davantage, caballero, interrompit
sèchement el Rayo, vous avez je le sais, d'excellents revolvers que
Devisme vous a envoyés de Paris; veuillez être assez bon pour en prêter
un au señor don Felipe, ils sont chargés, je suppose?

--Ils sont chargés, oui señor, répondit don Andrés en présentant à
l'officier un de ses pistolets.

Celui-ci le prit, le tourna et le retourna entre ses mains, puis levant
la tête d'un air désappointé:

--Je ne sais pas me servir de ces armes, dit-il.

--Oh! C'est bien facile, allez, répondit courtoisement el Rayo et,
dans un instant, vous connaîtrez parfaitement leur mécanisme; señor
don Andrés, veuillez, je vous prie, être assez bon pour expliquer à ce
caballero le maniement, si simple, de ces armes.

L'Espagnol obéit; en effet, l'officier comprit au premier mot
l'explication qui lui était donnée.

--Maintenant, señor don Felipe, reprit el Rayo toujours froid
et impassible, écoutez-moi bien: je consens à vous donner cette
satisfaction à la condition que quelle que soit l'issue de ce combat,
vous vous engagiez, n'est-ce pas, à tourner bride aussitôt en laissant
le señor don Andrés et sa fille libres de continuer leur voyage comme
cela leur conviendra: est-ce convenu?

--C'est convenu, señor.

--Fort bien; maintenant, voici ce que vous et moi, nous allons faire:
dès que nous aurons mis pied à terre, nous nous placerons à vingt pas
l'un de l'autre; cette distance vous convient-elle?

--Parfaitement, seigneurie.

--Bon; alors, à un signal donné par moi, vous tirerez les six coups
de votre revolver: moi, je tirerai ensuite, après vous, mais une fois
seulement, car nous sommes pressés.

--Pardon, seigneurie, mais si je vous tue de ces six coups?

--Vous ne me tuerez pas, señor, répondit froidement el Rayo.

--Vous croyez?

--J'en suis sûr; pour tuer un homme de ma trempe, señor don Felipe, dit
el Rayo, avec un accent de mordante ironie, il faut un cœur ferme et
une main de fer: vous ne possédez ni l'un ni l'autre.

Don Felipe ne répliqua pas, mais, en proie à une rage sourde, le front
pâle et les sourcils froncés à se joindre, il alla résolument se placer
à vingt pas de son adversaire.

El Rayo avait mis pied à terre, puis le corps fièrement cambré, la tête
rejetée en arrière, la jambe droite avancée et les bras croisés au dos,
il s'était placé en face de l'officier.

--Maintenant, dit-il, faites bien attention à viser juste; les
revolvers, si bons qu'ils soient, ont en général le défaut d'aller
toujours un peu haut; ne vous pressez pas, vous y êtes? Bien, allez!

Don Felipe ne se fit pas répéter l'invitation, il déchargea trois fois
coup sur coup son revolver.

--Trop vite, beaucoup trop vite, lui cria el Rayo, je n'ai même pas
entendu siffler vos balles. Voyons, plus de calme, tâchez de profiter
des trois coups qui vous restent.

Tous les regards étaient fixes, toutes les poitrines haletantes.
L'officier, démoralisé par le sang-froid de son adversaire et le
mauvais succès de son tir, se sentait malgré lui fasciné par la noire
statue impassible devant lui et dont il voyait seulement, à travers
les trous du masque, briller les yeux comme des charbons ardents; des
gouttelettes d'une sueur froide perlaient à chacun de ses cheveux qui
se dressaient d'épouvante, son assurance première l'avait abandonné.

Cependant la colère et l'orgueil lui rendirent la force nécessaire pour
cacher aux yeux des assistants l'agonie affreuse qu'il souffrait; par
un suprême effort de volonté, il reprit un calme apparent, et il tira
de nouveau.

--Ceci est mieux, dit railleusement el Rayo, seulement un peu trop
haut, voyons l'autre.

Exaspéré par cette dernière raillerie, don Felipe lâcha la détente.

La balle alla frapper le roc à un pouce au plus au-dessus de la tête de
l'inconnu.

Il ne restait plus qu'une balle dans le revolver.

--Faites cinq pas en avant, dit el Rayo; peut-être ne perdrez-vous pas
votre dernier coup.

Sans répondre à ce mordant sarcasme, l'officier bondit comme une bête
fauve, se plaça à quinze pas et tira.

--A moi, dit froidement l'inconnu en se reculant pour rétablir la
première distance; vous avez oublié de vous découvrir, caballero, ceci
est un manque de politesse que je ne saurais tolérer.

Saisissant alors un des pistolets passés à sa ceinture, il l'arma,
étendit le bras et tira sans se donner la peine de viser. La coiffure
de l'officier enlevée de sa tête alla rouler sur la poussière.

Don Felipe poussa un rugissement de bête fauve.

--Oh! s'écria-t-il, vous êtes un démon!

--Non, répondit el Rayo, je suis un homme de cœur. Maintenant, partez,
je vous laisse la vie.

--Oui, je pars, mais, homme ou démon, je vous tuerai; je le jure.
Dussé-je vous poursuivre jusqu'au fond des enfers.

El Rayo s'approcha de lui, le prit violemment par le bras, l'entraîna à
l'écart et, soulevant le voile qui cachait ses traits, il lui fit voir
son visage.

--Vous me reconnaîtrez à présent, n'est-ce pas? lui dit-il, d'une voix
sourde; seulement souvenez-vous que maintenant que vous m'avez vu
face-à-face, notre première rencontre sera mortelle; partez.

Don Felipe ne répliqua pas, il remonta à cheval, se mit à la tête de
ses soldats effarés, et reprit au galop la route d'Orizaba.

--Cinq minutes plus tard, il ne restait sur le plateau que les
voyageurs et leurs domestiques. El Rayo, profitant sans doute du moment
de désordre et de surprise causé par la fin de cette scène, avait
disparu.



V


L'HACIENDA DEL ARENAL


Quatre jours s'étaient écoulés depuis les événements rapportés dans
notre dernier chapitre; le comte Ludovic de la Saulay et Olivier
cheminaient encore côte à côte; mais le lieu de la scène avait
complètement changé.

Tout autour d'eux, s'étendait une immense plaine couverte d'une
luxuriante végétation coupée par quelques cours d'eau, sur les bords
desquels s'accroupissaient les humbles huttes, de plusieurs pueblos
peu importants; des troupeaux nombreux paissaient çà et là, surveillés
par des vaqueros à cheval portant la reata à la selle, la machette au
côté et la longue lance au crochet. Sur une route, dont les détours
tranchaient en jaune sur la teinte verte de la plaine, apparaissaient,
comme des points noirs, des recuas de mulas qui se pressaient
vers des montagnes neigeuses qui fermaient au loin l'horizon; des
bouquets d'arbres, gigantesques, accidentaient le paysage, et un peu
sur la droite, au sommet d'une colline assez élevée, se dressaient
orgueilleusement les murailles massives d'une importante hacienda.

Les deux voyageurs suivaient, au petit pas, les derniers détours d'un
sentier étroit qui descendait en pente douce dans la plaine; à un
moment donné le rideau d'arbres qui masquait leur vue s'étant écarté
à droite et à gauche, le paysage sembla tout à coup surgir devant
eux, comme s'il avait été subitement créé par la baguette magique d'un
puissant enchanteur.

Le comte s'arrêta et poussa un cri d'admiration à la vue du magnifique
kaléidoscope qui se déroulait devant ses yeux.

--Ah, ah! fit Olivier, je sais que vous êtes amateur, c'est une
surprise que je vous ménageais; comment la trouvez-vous?

--C'est admirable, je n'ai jamais rien vu d'aussi beau, s'écria le
jeune homme avec enthousiasme.

--Oui, reprit l'aventurier avec un soupir étouffé, c'est assez bien,
pour un paysage gâté par la main des hommes; je vous l'ai dit plusieurs
fois déjà: c'est seulement dans les hautes savanes du grand désert
mexicain qu'il est possible de voir la nature telle que Dieu l'a faite;
ceci n'est qu'un décor d'opéra en comparaison, une nature de convention
qui n'a pas de raison d'être et qui ne signifie rien.

Le comte sourit à cette boutade.

--De convention ou non, moi je trouve cette vue admirable.

--Oui, oui, je vous le répète, c'est assez bien réussi. Songez combien
ce paysage devait être beau, aux premiers jours du monde, puisque
malgré tous leurs efforts maladroits, les hommes ne sont pas encore
parvenus à le gâter entièrement.

Les rires du jeune homme redoublèrent à ces paroles.

--Sur ma foi! dit-il, vous êtes un charmant compagnon, monsieur
Olivier, et lorsque je me serai séparé de vous, bien souvent je
regretterai votre agréable compagnie.

--Alors préparez-vous à me regretter, monsieur le comte, répondit-il en
souriant, car nous n'avons plus que quelques instants à passer ensemble.

--Comment cela?

--Une heure tout au plus, pas davantage, mais continuons notre route:
le soleil commence à devenir chaud et l'ombrage des arbres qui sont
là-bas nous sera fort agréable.

Ils lâchèrent la bride à leurs chevaux et reprirent au petit pas la
descente presqu'insensible qui les devait conduire dans la plaine.

--Est-ce que vous ne commencez pas à éprouver le besoin de vous reposer
de vos fatigues, monsieur le comte? demanda l'aventurier en tordant
nonchalamment une cigarette.

--Ma foi non; grâce à vous ce voyage m'a paru charmant, bien qu'un peu
monotone.

--Comment, monotone?

--Dame, en France on nous fait des récits effrayants des pays
d'outremer, où dit-on on trouve à chaque pas des bandits embusqués,
où l'on ne saurait faire dix lieues sans risquer vingt fois sa vie;
aussi n'est-ce qu'avec une certaine appréhension que nous débarquons
sur ces rivages. J'avais la tête farcie d'histoires à faire dresser les
cheveux; je me préparais à des surprises, des guets-apens, des combats
acharnés, que sais-je encore! Eh bien, pas du tout, j'ai fait le voyage
le plus prosaïque du monde, sans le plus petit accident que je puisse
raconter plus tard.

--Vous n'êtes pas encore hors du Mexique.

--C'est vrai, mais mes illusions sont détruites, je ne crois plus aux
bandits mexicains, ni aux féroces Indiens; ce n'est pas la peine de
venir si loin, pour ne rien voir de plus que ce qu'on verrait dans
son pays. Au diable les voyages! Il y a quatre jours, je croyais que
nous allions avoir une aventure; pendant que vous m'aviez laissé seul,
je formais des projets de bataille à perte de vue, et puis, au bout de
deux longues heures d'absence, vous revenez tout souriant m'annoncer
que vous vous étiez trompé et que vous n'aviez rien vu; il m'a fallu
renfoncer toutes mes intentions belliqueuses. Définitivement, c'est ne
pas avoir de chance.

--Que voulez-vous? répondit l'aventurier avec un accent d'imperceptible
ironie, la civilisation nous gagne tellement que nous ressemblons
aujourd'hui, à part quelques légères nuances, aux peuples du vieux
monde.

--Riez, riez, moquez-vous bien de moi, je vous en laisse parfaitement
le droit; mais revenons s'il vous plaît à notre sujet.

--Revenons-y, je ne demande pas mieux, monsieur le comte. Ne
m'avez-vous pas, en causant avec moi, dit, entre autres choses, que
vous aviez l'intention de vous rendre à l'hacienda del Arenal, et que
si vous ne vous détourniez pas de votre route, au lieu de pousser
tout droit à México, c'était par la raison, que vous craigniez de
vous égarer dans un pays que vous ne connaissez pas, et de ne point
rencontrer des personnes capables de vous remettre dans le bon chemin?

--Je vous ai dit cela, en effet, monsieur.

--Oh! Puisqu'il en est ainsi, la question se simplifie
extraordinairement.

--Comment cela?

--Tenez, monsieur le comte, regardez devant vous. Que voyez-vous?

--Un magnifique bâtiment qui ressemble à une forteresse.

--Eh bien, ce bâtiment est l'hacienda del Arenal.

Le comte jeta un cri d'étonnement.

--Il serait possible! Vous ne me trompez pas, dit-il?

--Dans quel but? répondit doucement l'aventurier.

--Oh! Mais de cette façon la surprise est bien plus charmante que je ne
le supposais d'abord.

--Ah! A propos, j'oubliais un détail qui ne manque pas, cependant, que
d'avoir pour vous une certaine importance: vos domestiques et tous vos
bagages sont rendus depuis deux jours déjà à l'hacienda.

--Mais comment mes domestiques ont ils été informés?

--C'est moi qui les ai avertis.

--Vous ne m'avez presque pas quitté.

--C'est vrai, quelques instants seulement, mais cela a suffi.

--Vous êtes un aimable compagnon, monsieur Olivier; je vous remercie
sincèrement de toutes vos attentions pour moi.

--Allons donc, vous plaisantez.

--Connaissez-vous le propriétaire de cette hacienda.

--Don Andrés de la Cruz? Très bien.

--Quel homme est-ce?

--Au moral ou au physique?

--Au moral.

--Un homme de cœur et d'intelligence; il fait beaucoup de bien, et est
accessible aux pauvres comme aux riches.

--Hum! C'est un magnifique portrait que vous faites-là.

--Je reste au-dessous de la vérité; il a beaucoup d'ennemis.

--Des ennemis?

--Oui, tous les coquins du pays, et grâce à Dieu, ils foisonnent sur
cette terre bénie.

--Et sa fille doña Dolores?

--C'est une délicieuse enfant de seize ans, bonne plus encore que
belle; innocente et pure, ses yeux reflètent le ciel; c'est un ange que
Dieu s'est plu à égarer sur la terre, pour faire honte aux hommes sans
doute.

--Vous m'accompagnerez à l'hacienda, n'est-ce pas, monsieur? dit le
comte.

--Non, je ne vois pas le señor don Andrés de la Cruz; dans quelques
minutes j'aurai l'honneur de prendre congé de vous.

--Pour nous revoir bientôt, je l'espère.

--Je n'ose vous le promettre, monsieur le comte. Ils marchèrent encore
pendant quelques instants silencieux aux côtés l'un de l'autre.

Ils avaient hâté le pas de leurs chevaux et approchaient rapidement de
l'hacienda, dont les bâtiments apparaissaient maintenant dans tout leur
développement.

C'était une de ces magnifiques résidences construites dans les premiers
temps de la conquête, demi-palais, demi-forteresse, comme les Espagnols
en élevaient alors sur leurs terres, afin de tenir les Indiens en échec
et de résister à leurs attaques, pendant les nombreuses révoltes qui
ensanglantèrent les premières années de l'invasion des Européens.

Les _almenas_ ou créneaux qui couronnaient les murs, témoignaient de
la noblesse du propriétaire de l'hacienda, les gentilshommes seuls
possédant le droit de créneler leurs habitations, droit dont ils se
montraient fort jaloux.

On voyait briller aux rayons ardents du soleil le dôme de la chapelle
de l'hacienda qui s'élevait au-dessus des murailles.

Plus les voyageurs approchaient, plus le paysage semblait vivant; à
chaque instant ils croisaient des cavaliers, des arrieros avec leurs
mules, des Indiens courant avec des fardeaux suspendus sur leur dos par
une courroie passée autour de leur front, puis c'était des troupeaux
chassés par les vaqueros et changeant de pâturages, des moines trottant
sur des mules, des femmes, des enfants, enfin des gens affairés de tous
états et de tous sexes qui allaient, venaient et se croisaient dans
tous les sens.

Lorsqu'ils atteignirent le pied de la colline que dominait l'hacienda,
l'aventurier arrêta son cheval au moment où celui-ci s'engageait dans
le sentier conduisant à la porte principale de l'habitation.

--Monsieur le comte, dit-il, en se tournant vers le jeune homme; nous
voici arrivés au terme de notre voyage, permettez-moi de prendre congé
de vous.

--Pas avant que vous m'ayez promis de me revoir.

--Je ne puis vous promettre cela, comte, nos routes sont diamétralement
opposées, d'ailleurs peut-être vaudrait-il mieux que nous ne nous
revissions jamais.

--Que voulez-vous dire?

--Rien d'offensant pour vous, ou qui vous soit personnel; permettez-moi
de serrer votre main avant de nous quitter.

--Oh! De grand cœur, s'écria le jeune homme en lui tendant la main
avec effusion.

--Et maintenant, adieu! Adieu encore une fois; le temps s'envole
rapidement et je devrais être déjà loin.

L'aventurier se pencha sur le cou de son cheval et s'élança avec la
rapidité d'une flèche dans un sentier où il ne tarda pas à disparaître.

Le comte le suivit des yeux aussi longtemps qu'il lui fut possible de
l'apercevoir; lorsqu'enfin il se fut dérobé derrière un pli de terrain,
le comte poussa un soupir.

--Quel caractère étrange! murmura-t-il à voix basse. Oh! Je le
reverrai, il le faut.

Le jeune homme fit doucement sentir l'éperon à son cheval, et s'engagea
dans le sentier qui devait, en quelques minutes, le conduire au sommet
de la colline et à la porte principale de l'hacienda.

L'aventurier avait dit vrai, le comte était attendu à l'hacienda; il en
eut la preuve en apercevant ses deux domestiques à la porte, semblant
guetter son arrivée.

Le jeune homme mit pied à terre dans une première cour et abandonna son
cheval aux mains d'un palefrenier qui l'emmena.

Au moment où le comte se dirigeait vers une large porte surmontée d'une
marquise et qui donnait accès dans les appartements, don Andrés en
sortit, accourut vers lui avec empressement, le pressa sur son cœur
avec effusion et l'embrassa à plusieurs reprises en lui disant:

--Dieu soit loué! Vous voici enfin! Nous commencions à être dans une
inquiétude mortelle à votre sujet.

Le comte, pris ainsi à l'improviste, s'était laissé presser et
embrasser sans trop comprendre ce qui lui arrivait ni à qui il avait
affaire; mais le vieillard, s'apercevant de l'étonnement qu'il
éprouvait et que, malgré ses efforts, il ne parvenait pas à dissimuler
complètement, ne le laissa pas plus longtemps dans l'embarras et se
nomma en ajoutant:

--Je suis votre proche parent, mon cher comte, votre cousin; ainsi ne
vous gênez pas, agissez ici comme chez vous; cette maison et tout ce
qu'elle contient est à votre disposition et vous appartient.

Le jeune homme se confondit en protestation, mais don Andrés
l'interrompit encore.

--Je suis un vieux fou, dit-il, je vous tiens là en vous racontant
mes radotages, j'oublie que vous venez de fournir une longue course à
cheval, et que vous devez avoir besoin de repos. Venez, je veux avoir
le plaisir de vous conduire moi-même à votre appartement, il est prêt
depuis plusieurs jours déjà.

--Mon cher cousin, répondit le comte, je vous remercie mille fois de
vos gracieuses prévenances; mais je crois qu'il serait convenable que
vous daigniez me présenter à ma cousine avant que je me retire.

--Cela ne presse pas, mon cher comte; ma fille est en ce moment
enfermée dans son boudoir avec ses femmes; laissez-moi vous annoncer
d'abord, je sais mieux que vous ce qu'il convient de faire en cette
circonstance, reposez-vous.

--Soit, mon cousin, je vous suis; d'ailleurs, je vous avoue, puisque
vous êtes assez bon pour me mettre si bien à mon aise, que je ne serai
nullement fâché de prendre quelques heures de repos.

--Ne le savais-je pas bien? répondit gaîment don Andrés, mais tous les
jeunes gens sont les mêmes, ils ne doutent de rien.

L'hacendero conduisit alors son hôte à un appartement qui avait été
installé et meublé avec goût, sous la surveillance immédiate de don
Andrés, et qui était destiné à servir d'habitation au comte, pendant
tout le temps qu'il lui plairait de résider à l'hacienda; ses malles y
avaient déjà été transportées, et son valet de chambre l'attendait.

Cet appartement, sans être grand, était cependant disposé d'une façon
fort bien entendue et très confortable, vu les ressources du pays.

Il se composait de quatre pièces, la chambre à coucher du comte avec
cabinet de toilette et salle de bains à côté, un cabinet de travail
faisant salon, une antichambre et une pièce pour les domestiques du
comte, afin que de jour et de nuit il pût les avoir à sa disposition.

Au moyen de quelques cloisons, on l'avait séparé et rendu entièrement
indépendant des autres appartements de l'hacienda; on y pénétrait par
trois portes, une donnant sous le vestibule, la seconde sur la cour
commune, et la troisième donnant par quelques marches accès dans la
magnifique huerta de l'hacienda qui, par son étendue, pouvait passer
pour un parc.

Le comte nouvellement débarqué au Mexique, et de même que tous les
étrangers se faisaient une fausse idée d'un pays qu'il ne connaissait
pas, était loin de s'attendre à trouver, à l'hacienda del Arenal, une
installation aussi commode et aussi conforme à ses goûts et à ses
habitudes un peu sérieuses, aussi fût-il réellement dans le ravissement
de ce qu'il voyait; il remercia chaleureusement don Andrés de la peine
qu'il avait bien voulu prendre pour lui rendre agréable le séjour de sa
maison, et l'assura qu'il était loin de s'attendre à une aussi aimable
réception.

Don Andrés de la Cruz, fort satisfait de ce compliment, se frotta les
mains avec joie et se retira enfin, laissant son parent libre de se
livrer au repos si cela lui plaisait.

Demeuré seul avec son valet de chambre, le comte après avoir changé
de toilette et avoir pris un costume plus convenable pour la campagne
que celui qu'il portait, interrogea son domestique sur la manière dont
s'était accompli son voyage depuis la Veracruz et de la réception qui
lui avait été faite à son arrivée à l'hacienda.

Ce valet de chambre était un homme du même âge à peu près que le comte,
fort attaché à son maître dont il était le frère de lait, garçon fort
bien bâti, solidement charpenté, assez bien de figure, très brave, et
possédant une qualité précieuse chez un domestique, celle de ne rien
voir, de ne rien entendre, et de ne parler que lorsqu'il en recevait
l'ordre exprès, et encore ne le faisait-il que de la façon la plus
brève.

Le comte l'aimait beaucoup et avait en lui une confiance illimitée;
il se nommait Raimbaut, et était Basque; continuellement à cheval sur
l'étiquette, et professant un respect profond pour son maître, il ne
lui parlait jamais qu'à la troisième personne, et à quelque heure du
jour ou de la nuit que le comte l'appelât, il ne se présentait jamais
devant lui sans être revêtu du costume sévère qu'il avait adopté et qui
se composait d'un habit noir à la française à collet droit et boutons
d'or, veste noire, culotte courte noire, bas de soie blancs, souliers
à boucle et cravate blanche. Ainsi costumé, sauf la poudre qu'il ne
portait pas, Raimbaut ressemblait à s'y méprendre à un intendant de
grand seigneur du siècle dernier.

Le second domestique du comte était un grand garçon d'une vingtaine
d'années, robuste et trapu. Filleul de Raimbaut qui s'était chargé de
l'instruire et de le former au service, il faisait les gros ouvrages
et portait la livrée du comte, bleu et argent; il se nommait Lanca
Ibarru, était dévoué à son maître et craignait comme le feu son parrain
Raimbaut pour lequel il professait une profonde vénération; actif,
courageux, rusé et intelligent, telles étaient ses qualités, un peu
ternies cependant par sa gourmandise et son goût prononcé pour le
dolce-farniente.

Le récit de Raimbaut fut court: il ne lui était rien arrivé du tout, à
l'exception de l'ordre qu'un inconnu lui avait transmis de la part de
son maître, de ne pas continuer son voyage jusqu'à México, mais de se
faire conduire à l'Arenal, ordre auquel il avait obéi.

Le comte reconnut la vérité de ce que lui avait dit l'aventurier; il
congédia son valet de chambre, s'étendit sur une butaca, ouvrit un
livre, mais bientôt le sommeil s'empara de lui et il s'endormit.

Vers quatre heures du soir environ, au moment où il s'éveillait,
Raimbaut entra dans sa chambre à coucher et lui annonça que don Andrés
de la Cruz l'attendait pour se mettre à table: l'heure du repas du soir
était venue.

Le comte jeta un regard sur sa toilette et précédé par Raimbaut qui lui
servait de guide, il se dirigea vers la salle à manger.



VI


PAR LA FENÊTRE


La salle à manger de l'hacienda del Arenal était une vaste pièce
longue, éclairée par des fenêtres en ogives à vitraux coloriés et dont
les murs, recouverts de boiseries en chêne rendu noir par le temps, lui
donnaient l'apparence d'un de ces réfectoires de Chartreux du quinzième
siècle; une immense table en fer à cheval, entourée de bancs sauf à la
partie supérieure, tenait tout le milieu de la pièce.

Lorsque le comte de la Saulay pénétra dans la salle à manger, la
plupart des convives, au nombre de vingt à vingt-cinq, s'y trouvaient
réunis.

Don Andrés, de même que beaucoup de grands propriétaires mexicains,
avait conservé, sur ses domaines, la coutume de faire manger ses gens à
la même table que lui.

Cette coutume patriarcale, tombée depuis longtemps déjà en désuétude
en France, était cependant, à notre avis, une des meilleures que nous
aient léguées nos pères; cette vie en commun resserrait les liens qui
attachent les maîtres aux domestiques et les inféodait pour ainsi dire
à la famille, dont ils partageaient jusqu'à un certain point, la vie
intime.

Don Andrés de la Cruz se tenait debout au fond de la salle, entre doña
Dolores sa fille, et don Melchior, son fils.

Nous ne dirons rien de doña Dolores que le lecteur connaît déjà; don
Melchior était un jeune homme du même âge à peu près que le comte: sa
taille élevée, ses membres robustes, en faisaient un beau cavalier,
dans la vulgaire expression du mot; ses traits étaient mâles,
caractérisés, sa barbe noire et bien fournie. Il avait l'œil grand,
bien ouvert, le regard fixe et perçant, son teint fort brun était
légèrement olivâtre, le son de sa voix un peu rude, son accent bref et
cassant, sa physionomie sombre, dont l'expression, à la plus légère
émotion, devenait menaçante et hautaine. Du reste, son geste était
noble et ses manières extrêmement distinguées, il portait le costume
mexicain dans toute sa pureté.

Aussitôt que les présentations eurent été faites par don Andrés, les
convives prirent place; l'hacendero, après avoir fait asseoir Ludovic
à sa droite, auprès de sa fille, fit un signe à celle-ci; elle dit le
_bénédicité_; les convives répétèrent _amen_ et le repas commença.

Les Mexicains, de même que leurs ancêtres Espagnols, sont fort sobres,
ils ne boivent pas pendant les repas; ce n'est que lorsque les dulces
ou confitures sont apportées, c'est-à-dire au dessert, que des vases
contenant de l'eau sont placés sur la table.

Par une attention délicate, don Andrés avait fait servir du vin à
son hôte Français, qui était servi par son valet de chambre, debout
derrière lui, à l'ébahissement général des assistants.

Le repas fut silencieux, malgré les efforts répétés de don Andrés
pour tâcher d'animer la conversation; le comte et don Melchior se
bornaient à échanger entre eux quelques phrases de politesse banale et
se taisaient. Doña Dolores était pâle, elle paraissait souffrante,
mangeait à peine et ne soufflait mot.

Enfin, le dîner se termina, on se leva de table, les serviteurs de
l'hacienda se dispersèrent pour retourner à leurs travaux.

Le comte, préoccupé malgré lui de l'accueil froid et compassé que lui
avait fait don Melchior, prétexta la fatigue du voyage pour témoigner
le désir de se retirer dans son appartement.

Don Andrés y consentit avec une vive répugnance. Don Melchior et le
comte échangèrent un salut cérémonieux et se tournèrent le dos; doña
Dolores fit un salut gracieux au jeune homme et le comte se retira
enfin après avoir serré avec effusion la main que lui tendait son hôte.

Il fallut quelques jours au comte de la Saulay, habitué aux élégances
confortables et aux relations si pleines de bon goût et d'atticisme de
la vie parisienne, pour s'accoutumer à l'existence triste, monotone,
étriquée et sauvage de l'hacienda del Arenal.

Malgré la cordiale réception qui lui avait été faite par don Andrés de
la Cruz et les attentions dont il ne cessait de l'entourer, le jeune
homme ne tarda pas à s'apercevoir que son hôte était la seule personne
de la famille qui le vît d'un bon œil.

Doña Dolores, fort polie avec lui, gracieuse même dans leurs rapports
journaliers et lorsque le hasard les mettait en présence, semblait
cependant être gênée devant lui, et fuir toute occasion où il aurait pu
l'entretenir en particulier; dès qu'elle s'apercevait que son frère ou
son père quittaient la pièce où elle se trouvait en compagnie du comte,
elle interrompait aussitôt la conversation commencée, balbutiait en
rougissant une excuse, et s'éloignait ou plutôt s'envolait, légère et
rapide comme un oiseau, et sans plus de cérémonie, laissait là Ludovic.

Cette conduite de la part d'une jeune fille à laquelle depuis son
enfance il était fiancé, à cause de laquelle il avait traversé
l'Atlantique presque contre sa volonté, et seulement pour faire honneur
à l'engagement pris en son nom par sa famille avait droit de surprendre
et de mortifier un homme comme le comte de la Saulay que sa beauté
physique, son esprit et même sa fortune n'avaient jusqu'alors nullement
habitué à être traité avec un aussi étrange sans-façon et un si complet
dédain par les dames.

Naturellement peu disposé au mariage que sa famille lui voulait
imposer, nullement amoureux de sa cousine, qu'il s'était à peine donné
le temps de regarder, et, à cause de son peu de laisser-aller vis-à-vis
de lui, assez porté à la croire sotte, le comte aurait facilement pris
son parti de la répugnance qu'elle semblait éprouver pour lui, et se
serait non seulement consolé, mais encore félicité de la rupture de son
mariage avec elle, si dans cette affaire son amour-propre ne se fût pas
trouvé mis en jeu d'une façon fort blessante pour lui.

Quelque grande que fût l'indifférence qu'il éprouvait pour la jeune
fille, il était froissé du peu d'effet que, par sa mise, ses manières,
son luxe même, il avait produit sur elle et de la façon froidement
dédaigneuse dont elle avait écouté ses compliments et reçu ses avances.

Bien que désirant sincèrement au fond de son cœur ne pas voir se
conclure ce mariage qui lui déplaisait pour mille raisons, il aurait
cependant voulu que, sans venir positivement de lui, la rupture ne
vînt pas aussi nettement de la jeune fille, et que les circonstances
lui eussent permis tout en se retirant avec les honneurs de la guerre
de se voir regretté de celle qui devait être son épouse.

Mécontent de lui et des personnes dont il était entouré, se sentant
dans une position fausse et qui ne tarderait probablement pas à devenir
ridicule, le comte songea à en sortir le plus tôt possible; mais avant
que de provoquer une explication franche et décisive de la part de
don Andrés de la Cruz qui semblait nullement se douter de l'état des
choses, le comte résolut à part lui, de savoir positivement à quoi s'en
tenir sur le compte de sa fiancée; car avec cette fatuité native de
tous les hommes gâtés par les succès faciles, il avait la conviction
intérieure qu'il était impossible que doña Dolores ne l'eût pas aimé si
son cœur n'avait pas déjà été pris d'un autre côté.

Cette résolution une fois prise et bien arrêtée dans son esprit, le
comte, qui d'ailleurs se trouvait fort désœuvré dans l'hacienda, se
mit en devoir de surveiller les démarches de la jeune fille; déterminé,
une fois une certitude acquise, à se retirer et à regagner au plus
vite la France, qu'il regrettait tous les jours davantage, et qu'il se
repentait d'avoir ainsi brusquement abandonnée pour venir chercher à
deux mille lieues de sa patrie une si humiliante aventure.

Malgré son indifférence pour le comte, nous avons fait observer
que cependant doña Dolores se croyait obligée à être sinon aussi
aimable qu'il l'eût désiré, du moins toujours convenable, polie et
même prévenante; exemple que son frère se dispensait complètement de
suivre envers l'hôte de son père, qu'il traitait avec une froideur
tellement affectée qu'il aurait été impossible au comte de ne pas s'en
apercevoir, bien qu'il dédaignât de le laisser paraître; feignant de
prendre les manières brusques, tranchantes et même brutales du jeune
homme comme étant naturelles et parfaitement en rapport avec les mœurs
du pays.

Les Mexicains, hâtons-nous de le dire, sont d'une politesse exquise,
leur langage est toujours choisi, leurs expressions fleuries, et à
part la différence du costume, il est littéralement impossible de
reconnaître, un homme du peuple, d'une personne d'un rang élevé.
Don Melchior de la Cruz, par une singulière anomalie provenant de
son naturel farouche sans doute, se distinguait complètement de ses
compatriotes; toujours sombre, compassé, renfermé en lui-même, il
n'ouvrait en général la bouche que pour prononcer quelques brèves
paroles, d'un ton brusque et d'une voix rude.

Dès les premiers instants qu'ils se rencontrèrent, le comte et don
Melchior semblèrent également peu satisfaits l'un de l'autre: le
Français paraissait trop maniéré et trop efféminé au Mexicain, et, par
contre, celui-ci repoussait l'autre par sa brutalité, la grossièreté de
sa nature et la trivialité de ses gestes et de ses expressions.

Mais s'il n'y avait eu réellement que cette instinctive antipathie
entre les deux jeunes gens, peut-être aurait-elle peu à peu disparue,
et des rapports amicaux se seraient sans doute établis en se
connaissant mieux et par conséquent s'appréciant davantage; mais
il n'en était pas ainsi, ce n'était ni de l'indifférence, ni de la
jalousie que don Melchior avait pour le comte, c'était une belle et
bonne haine mexicaine.

D'où provenait cette haine? Quelle particularité inconnue du comte
l'avait fait naître? Ceci était le secret de don Melchior.

Du reste, le jeune hacendero était tout confit en mystères; ses actions
étaient aussi ténébreuses que sa physionomie; jouissant d'une liberté
illimitée, il en usait et abusait à sa guise de la façon la plus large
pour aller, venir, entrer et sortir sans rendre de comptes à personne;
il est vrai que son père et sa sœur, faits sans doute à sa façon
d'être, ne lui adressaient jamais de questions, et ne lui demandaient
point où il avait été, ni ce qu'il avait fait, lorsqu'il reparaissait
après une absence qui souvent s'était prolongée pendant plus d'une
semaine.

Dans ces circonstances fort fréquentes, c'était ordinairement à l'heure
du déjeuner qu'on le voyait arriver.

Il saluait silencieusement les assistants, se mettait a table sans
prononcer un mot, mangeait, puis il tordait une cigarette, l'allumait,
se levait et se retirait dans ses appartements sans autrement s'occuper
des assistants.

Une ou deux fois don Andrés, qui comprenait fort bien ce que cette
conduite avait d'inconvenant et surtout de peu poli pour son hôte,
avait essayé d'excuser son fils, en rejetant sur des occupations
fort sérieuses et qui l'absorbaient complètement cette apparente
impolitesse; mais le comte lui avait répondu que don Melchior lui
paraissait un charmant cavalier, qu'il ne voyait rien que de très
naturel dans sa manière d'agir à son égard, que le sans-façon même
qu'il montrait était pour lui une preuve de l'amitié qu'il lui
témoignait en le traitant non comme un étranger, mais comme un ami et
comme un parent, et qu'il serait désespéré que, à cause de lui, le
señor don Melchior fît la moindre violence à ses habitudes.

Don Andrés, sans être dupe de l'apparente mansuétude de son hôte, avait
jugé prudent de ne pas insister sur ce sujet et tout avait été dit.

Don Melchior était craint et redouté de tous les peones de l'hacienda
et, selon toute apparence, de son père lui-même.

Il était évident que ce sombre jeune homme exerçait sur tout ce qui
l'entourait une puissance qui pour être occulte n'en était peut-être
que plus redoutable, mais personne n'osait se plaindre, et le comte,
qui seul aurait pu risquer quelques observations, ne se souciait
nullement d'en faire, par la raison toute simple que se considérant
comme étranger, de passage pour quelques jours seulement au Mexique, il
n'éprouvait aucun goût à se mêler à des affaires ou à des intrigues qui
ne le regardaient pas et qui ne devaient en aucune façon le toucher.

Près de deux mois s'étaient écoulés depuis l'arrivée du jeune homme à
l'hacienda; le temps s'était passé en lectures, ou en promenades faites
aux environs, en compagnie presque toujours du mayordomo de l'hacienda,
homme d'une quarantaine d'années, à la figure franche et ouverte, à la
taille courte et trapue, aux membres vigoureux, qui paraissait jouir
d'une grande privauté auprès de ses maîtres.

Ce mayordomo nommé Léo Carral s'était épris d'une grande affection
pour ce jeune Français dont la gaieté inépuisable et la libéralité lui
avaient touché le cœur.

Il prenait plaisir pendant leurs longues courses dans la plaine à
perfectionner le comte dans l'art de l'équitation, lui faisait
comprendre les défectuosités des principes de l'école française et
s'appliquait à en faire, comme il avait la prétention justifiée du
reste de l'être lui-même, un véritable _hombre de a caballo_ et un
_jinete_ de première force.

Nous devons ajouter que son élève profitait parfaitement de ses leçons,
et non seulement était en peu de temps devenu un parfait cavalier, mais
encore, grâce toujours au digne mayordomo, un tireur émérite.

Le comte avait, d'après les conseils de son professeur, adopté depuis
peu le costume mexicain, costume élégant, commode et qu'il portait avec
une grâce sans pareille.

Don Andrés de la Cruz s'était joyeusement frotté les mains en voyant
celui qu'il considérait déjà presque comme son gendre, prendre le
costume du pays, preuve à ses yeux certaine de l'intention du comte de
se fixer au Mexique; il avait même à cette occasion essayé d'amener
adroitement la conversation sur le sujet qui lui tenait le plus au
cœur, c'est-à-dire le mariage du jeune homme avec doña Dolores. Mais
le comte toujours sur ses gardes avait, ainsi que plusieurs fois déjà
il l'avait fait, évité ce sujet scabreux, et don Andrés s'était retiré
en hochant la tête et eu murmurant:

--Il faut cependant que nous nous expliquions?

C'était au moins la dixième fois depuis l'arrivée du comte à l'hacienda
que don Andrés de la Cruz se promettait ainsi d'avoir avec lui une
explication, mais jusque-là, le jeune homme s'était toujours arrangé de
façon à l'éluder.

Un jour que le comte, retiré dans son appartement, s'était laissé aller
à lire plus tard que d'habitude, au moment de fermer son livre et de
se mettre au lit, en levant les yeux par hasard, il lui sembla voir
passer une ombre devant la porte-fenêtre qui donnait dans la huerta.

La nuit était avancée, depuis plus de deux heures déjà tous les
habitants de l'hacienda étaient ou devaient être livrés au sommeil:
quel était donc ce rôdeur, que sa fantaisie poussait à se promener si
tard?

Sans se rendre bien compte du motif qui l'engageait à agir ainsi,
Ludovic résolut de s'en assurer.

Il quitta la butaca sur laquelle il était assis, prit sur une table
deux revolvers Devisme à six coups, afin d'être préparé à tout
événement, et ouvrant aussi doucement que possible la porte-fenêtre, il
s'élança dans la huerta en tournant du côté où il avait vu disparaître
l'ombre suspecte.

La nuit était magnifique, la lune éclairait comme en plein jour,
l'atmosphère était d'une transparence telle, qu'à une fort longue
distance on distinguait parfaitement les objets.

Ce n'était que fort rarement que le comte était entré dans la huerta
dont il ignorait par conséquent les détours, aussi hésitait-il à
s'engager dans les allées qu'il voyait s'allonger devant lui dans tous
les sens, se croisant et s'enchevêtrant les unes dans les autres, ne se
souciant nullement, si belle que fût la nuit, de la passer à la belle
étoile.

Il s'arrêta donc pour réfléchir; peut-être s'était-il trompé, ou
avait-il été le jouet d'une illusion, et ce qu'il avait pris pour
l'ombre d'un homme, n'était peut-être que celle d'une branche d'arbre
agitée par la brise nocturne, qui l'avait fait aux rayons de la lune
miroiter devant ses yeux?

Cette observation était non seulement juste, mais encore logique; aussi
le jeune homme se garda-t-il bien d'en tenir compte; au bout d'un
instant un sourire ironique plissa ses lèvres, et au lieu de s'engager
dans le jardin il se glissa avec précaution le long de la muraille
touffue qui formait de ce côté une muraille de verdure à l'hacienda.

Après avoir ainsi plutôt glissé que marché pendant une dizaine de
minutes, le comte s'arrêta, pour reprendre haleine d'abord, puis
ensuite pour s'orienter.

--Bon, murmura-t-il après avoir jeté un regard investigateur autour de
lui, je ne me suis pas trompé, c'est bien là.

Alors il se pencha en avant, écarta avec précaution, les feuilles et
les branches, et il regarda.

Presqu'aussitôt il se rejeta en arrière, en étouffant un cri de
surprise.

L'endroit où il se trouvait faisait face à l'appartement de doña
Dolores de la Cruz.

Une fenêtre de cet appartement était ouverte, et doña Dolores, penchée
sur l'appui de la fenêtre, causait avec un homme qui, lui, se tenait
dans le jardin, mais juste en face d'elle; une distance de deux pieds
à peine séparait les causeurs qui paraissaient engagés dans une
conversation des plus intéressantes.

Il fut impossible au comte de reconnaître quel était l'homme dont il
n'était éloigné cependant que de quelques pas; d'abord, il lui tournait
le dos, puis il était enveloppé dans un manteau qui le déguisait
complètement.

--Ah! murmura le comte, je ne m'étais pas trompé!

Malgré ce que cette découverte avait de blessant pour son amour-propre,
cependant ce fut avec la satisfaction intérieure d'avoir deviné juste
que le comte prononça ces paroles: cet homme quel qu'il fût ne pouvait
être qu'un amant.

Cependant, bien que les deux causeurs parlassent doucement, ils ne
baissaient pas assez la voix pour qu'à une courte distance on ne pût
les entendre, et tout en se reprochant l'action peu délicate qu'il
commettait, le comte, excité par le dépit et peut-être à son insu par
la jalousie, entr'ouvrit les branches et se pencha de nouveau en avant
pour écouter.

C'était la jeune fille qui parlait:

--Mon Dieu! disait-elle avec émotion, je tremble, mon ami, lorsque je
suis plusieurs jours sans vous voir, mon inquiétude est extrême; je
redoute toujours un malheur.

--Diantre! murmura le comte, voilà un gaillard qui est bien aimé.

Cet aparté lui fit perdre la réponse de l'homme. La jeune fille reprit:

--Suis-je donc condamnée à demeurer encore longtemps ici?

--Un peu de patience, j'espère que bientôt tout sera fini, répondit
l'inconnu d'une voix sourde; et lui que fait-il?

--Toujours il est le même, aussi sombre et aussi mystérieux,
répondit-elle.

--Est-il ici ce soir?

--Oui.

--Toujours aussi hargneux?

--Plus qu'il ne l'a jamais été.

--Et le Français?

--Ah, ah! fit le comte, voyons ce qu'on pense de moi.

--C'est un charmant cavalier, murmura la jeune fille d'une voix
tremblante, depuis quelques jours il semble triste.

--Il s'ennuie?

--Je le crains.

--Pauvre enfant, dit le comte, elle s'est aperçu que je m'ennuie; il
est vrai que je prends peu le soin de le cacher. Ah ça mais, est-ce que
je me serais trompé? Cet homme serait-il autre chose qu'un amoureux?
C'est bien improbable? Cependant qui sait? ajouta-t-il avec fatuité.

Pendant ce long aparté, les deux causeurs avaient continué leur
conversation qui avait été totalement perdue pour le jeune homme;
lorsqu'il se reprit à écouter elle finissait.

--Je le ferai, puisque vous l'exigez, disait la jeune fille; mais
est-ce donc bien nécessaire, mon ami?

--Indispensable, Dolores.

--Diable! Il est familier, dit le comte.

--J'obéirais donc, reprit la jeune fille.

--Maintenant séparons-nous; je ne suis demeuré que trop longtemps ici.

L'inconnu rabattit son chapeau sur ses yeux, murmura une dernière fois
le mot adieu et s'éloigna à grands pas.

Le comte était demeuré immobile à la même place en proie à une
stupéfaction profonde; l'inconnu passa presque à le toucher sans le
voir, en ce moment une branche fit tomber son chapeau, un rayon de lune
tomba d'aplomb sur son visage, le comte le reconnut alors.

--Olivier! murmura-t-il, c'est donc lui qu'elle aime!

Il rentra chez lui en chancelant comme un homme ivre; cette dernière
découverte l'avait bouleversé.

Le jeune homme se mit au lit, mais il ne put dormir, il passa la nuit
entière à former les projets les plus extravagants. Cependant, vers le
matin, son agitation parut céder à la lassitude.

--Avant de prendre un parti quelconque, dit-il, je veux avoir une
explication avec elle; bien certainement je ne l'aime pas, mais pour
mon honneur il est nécessaire qu'elle soit bien convaincue que je ne
suis pas un niais et que je sais tout. C'est arrêté: aujourd'hui même
je lui demanderai un entretien.

Plus tranquille, après avoir définitivement pris un parti, le comte
ferma les yeux et s'endormit.

En s'éveillant, il vit Raimbaut, devant son lit, un papier à la main.

--Qu'est-ce? Que me veux-tu? lui dit-il.

--C'est une lettre pour monsieur le comte, répondit le valet de chambre.

--Eh, s'écria-t-il, serait-ce des nouvelles de France?

--Je ne crois pas; cette lettre a été donnée à Lanca par une des
caméristes de doña Dolores de la Cruz avec prière de la remettre à
monsieur le comte aussitôt son réveil.

--Voilà qui est étrange, murmura le jeune homme en prenant la lettre et
l'examinant avec attention; elle est bien à mon adresse, murmura-t-il
en se décidant enfin à l'ouvrir.

Cette lettre était de doña Dolores de la Cruz et ne contenait que ces
quelques mots écrits d'une écriture fine et un peu tremblée:

«Doña Dolores de la Cruz prie instamment le señor don Ludovic de la
Saulay de lui accorder un entretien particulier pour une affaire fort
importante, aujourd'hui à trois heures de la tarde; doña Dolores
attendra le señor comte dans son appartement. »

--Pour cette fois, je n'y comprends plus rien du tout, s'écria le
comte; bah! reprit-il après un moment de réflexion, peut-être vaut-il
mieux qu'il en soit ainsi et que cette proposition vienne d'elle.



VII


LE RANCHO


L'État de Puebla est formé par un plateau de plus de vingt-cinq lieues
de circonférence, traversé par les hautes Cordillères de l'Anahuac.

Les plaines, dont la ville est environnée, sont fort accidentées,
coupées de ravines, semées de monticules et fermées à l'horizon par des
montagnes couvertes de neiges éternelles.

D'immenses champs d'aloès, véritables vignobles de ces contrées,
puisque c'est avec cette plante que se fait le pulque, la boisson si
chère aux Mexicains, s'étendent à perte de vue.

Rien n'est imposant à voir comme ces aloès énormes dont les feuilles,
armées de pointes redoutables sont épaisses, dures, lustrées et ont
jusqu'à six et même huit pieds de long.

En partant de Puebla sur la route de México, à deux lieues en avant à
peu près, se trouve la ville de Cholula, autrefois fort importante,
mais qui, aujourd'hui déchue de sa splendeur passée, ne compte plus que
douze à quinze mille âmes.

Du temps des Aztèques, le territoire, qui aujourd'hui forme l'État
de Puebla, était considéré par les habitants comme une Terre Sainte
privilégiée, et le sanctuaire de la religion. Des ruines considérables,
et surtout fort remarquables au point de vue archéologique, attestent
encore aujourd'hui la vérité de ce que nous avançons; trois pyramides
principales existent dans un espace fort restreint, sans parler des
ruines qui se rencontrent à chaque pas sous les pieds des voyageurs.

De ces trois pyramides, une surtout est célèbre à juste titre, c'est
celle à laquelle les habitants du pays donnent le nom de _Monte hecho
a mano_, montagne construite à main d'homme, ou grand _teocali_ de
Cholula.

Cette pyramide, couronnée de cyprès et sur le sommet de laquelle
s'élève aujourd'hui une chapelle dédiée à _Nuestra Señora de los
Remedios_, est entièrement construite en briques; sa hauteur est de
cent soixante-dix pieds, et sa base d'après les calculs de Humbolt
offre une longueur de treize cent cinquante-cinq, un peu plus du double
que la base de la pyramide de Chéops.

Monsieur Ampère fait observer, avec beaucoup de tact et de finesse,
que l'imagination des Arabes a entouré de prodiges le berceau pour eux
inconnu des pyramides égyptiennes, dont elle a rattaché la construction
au déluge, et qu'il en a été de même au Mexique; et à ce propos il
raconte une tradition recueillie en 1566 par Pedro del Río, sur les
pyramides de Cholula et conservée dans ses manuscrits transportés
aujourd'hui au Vatican.

Nous ferons à notre tour un emprunt au célèbre savant et nous
rapporterons ici cette tradition telle qu'il la donne dans ses
_Promenades en Amérique_.

«Lors de la dernière grande inondation, le pays d'Anahuac (le plateau
du Mexique) était habité par des géants. Tous ceux qui ne périrent pas
dans ce désastre furent changés en poissons, excepté sept géants, qui
se réfugièrent dans des cavernes quand les eaux commencèrent à baisser.
Un de ces géants nommé Xelhua [1], qui était architecte, éleva près de
Cholula, en mémoire de la montagne de Tlaloc, qui avait servi d'asile
à lui et à ses frères, une colonne artificielle de forme pyramidale.
Les Dieux, voyant avec jalousie cet édifice dont la cime devait toucher
les nuages, irrités de l'audace de Xelhua, lancèrent des feux célestes
contre la pyramide, d'où il arriva que beaucoup de constructeurs
périrent et que l'œuvre ne put être achevée. Elle fut consacrée au
Dieu de l'air, Qualzalcoatl. »

Ne croirait-on pas lire le récit biblique de la construction de la Tour
de Babel?

Il y a dans ce récit une erreur qui ne saurait être amputée au célèbre
professeur, mais que, malgré notre humble qualité de romancier, nous
croyons utile de rectifier.

_Quetzalcoatl_, le serpent couvert de plumes, dont la racine est
_Quetzalli_ plume et _Coatl_ serpent et non pas _Qualzalcoatl_ qui
ne signifie rien et n'est même pas mexicain ou pour mieux dire
aztèque, est le Dieu de l'air, le Dieu législateur par excellence:
il était blanc et barbu, son manteau noir était semé de croix
rouges, il apparut à Tula, dont il fut grand prêtre; les hommes qui
l'accompagnaient portaient des vêtements noirs en forme de soutane, et
comme lui étaient blancs.

Il traversait Cholula pour se rendre au pays mystérieux d'où étaient
sortis ses ancêtres, lorsque les Cholulans le supplièrent de les
gouverner et de leur donner des lois, il y consentit et demeura
vingt ans parmi eux, puis, lorsqu'il considéra sa mission comme
terminée provisoirement, il alla jusqu'à l'embouchure de la rivière
_Huasacoalco_, et là il disparut subitement, après toutefois avoir
promis aux Cholulans qu'il reviendrait un jour les gouverner.

Il y a à peine un siècle, les Indiens, en portant leurs offrandes
à la chapelle de la Vierge élevée sur la pyramide, priaient encore
Quetzalcoatl dont ils attendaient pieusement le retour parmi eux; nous
n'oserions pas assurer aujourd'hui que cette croyance soit complètement
éteinte.

La pyramide de Cholula ne ressemble en rien à celles qui se rencontrent
en Égypte: recouverte de terre dans toutes les parties, c'est une
colline parfaitement boisée, au sommet de laquelle il est facile de
monter non seulement à cheval, mais encore en voiture.

En certains endroits, la terre, en s'écroulant, a laissé à découvert,
les briques cuites au soleil qui ont servi à la construction.

Une chapelle chrétienne s'élève sur le sommet de la pyramide à la place
même où était bâti le temple dédié à Quetzalcoatl.

Nous en sommes fâchés pour certains auteurs qui ont avancé qu'une
religion d'amour a remplacé un culte barbare et cruel; il eût été plus
logique de dire qu'une religion vraie s'est substituée à une fausse.

Jamais le sommet de la pyramide de Cholula n'a été souillé de sang
humain, jamais aucun homme n'y a été immolé au Dieu qu'on adorait dans
le temple aujourd'hui détruit, par la raison toute simple que ce temple
était dédié à Quetzalcoatl et que les seules offrandes présentées sur
l'autel de ce Dieu, consistaient en produit de la terre, tels que des
fleurs et les prémices des moissons, et cela par ordre exprès du Dieu
législateur, ordre que ses prêtres se seraient bien gardé d'enfreindre.

C'était vers quatre heures du matin, les étoiles commençaient à
disparaître dans les profondeurs du ciel, l'horizon se nuançait de
larges bandes grisâtres qui changeaient incessamment et s'irisaient
peu à peu de toutes les couleurs du prisme pour se fondre enfin
dans une nuance d'un rouge sanglant; le jour se levait, le soleil
allait paraître. En ce moment deux cavaliers sortirent de Puebla et
s'engagèrent au grand trot sur la route de Cholula.

Tous deux étaient enveloppés avec soin dans leurs zarapés et
paraissaient bien armés.

A une demi-lieue de la ville environ, ils tournèrent brusquement par
la droite et s'engagèrent dans un étroit sentier tracé dans un champ
d'agave.

Ce sentier, fort mal entretenu, de même que toutes les voies de
communication au Mexique, formait des détours sans nombre et était
coupé par tant de ravins et de fondrières, que ce n'était qu'avec les
plus grandes difficultés qu'il était possible de s'y diriger sans
risquer de se rompre vingt fois le cou en dix minutes. Çà et là,
passaient des arroyos, qu'il fallait traverser dans l'eau jusqu'au
ventre du cheval; puis, c'était des monticules à monter et à descendre;
enfin, après vingt-cinq minutes au moins de cette course difficile,
les deux voyageurs atteignirent le pied d'une espèce de pyramide
grossièrement travaillée à main d'homme, entièrement boisée et haute
d'une quarantaine de pieds environ au-dessus du sol de la plaine.

Cette colline artificielle portait à son sommet un rancho de vaquero,
auquel on parvenait au moyen de degrés taillés de distance en distance
sur les flancs du monticule.

Arrivé là, l'inconnu s'arrêta et mit pied à terre, son compagnon
l'imita aussitôt.

Alors les deux hommes abandonnèrent les chevaux à eux-mêmes,
enfoncèrent le canon de leurs fusils dans une anfractuosité de la base
de la montagne et donnèrent une pesée, en faisant levier avec la crosse
de l'arme.

Bien que la pesée ne fût pas faite avec une grande force, cependant une
énorme pierre, qui paraissait complètement adhérer au sol, se détacha
lentement, tourna sur des gonds invisibles et démasqua l'entrée d'un
souterrain qui s'enfonçait en pente douce sous le sol.

Ce souterrain recevait sans doute de l'air et du jour par une grande
quantité d'imperceptibles fissures, car il était sec et parfaitement
clair.

--Vas López, dit l'inconnu.

--Allez-vous là-haut? répondit l'autre.

--Oui, tu m'y rejoindras dans une heure, à moins que tu ne m'aies vu
avant.

--Bon, c'est entendu.

Il siffla alors les chevaux, ceux-ci accoururent, et, sur un signe de
López, entrèrent dans le souterrain sans faire la moindre difficulté.

--A bientôt, dit López.

L'inconnu lui fit un geste affirmatif, le domestique entra à son tour,
fit retomber la pierre derrière lui, et elle se rajusta si complètement
sur le roc, qu'il n'exista plus la moindre solution de continuité et
qu'il aurait été impossible de retrouver l'entrée qu'elle cachait,
même en sachant son existence, si l'on n'en eût pas d'abord connu la
position exacte.

L'inconnu était demeuré immobile, les yeux fixés sur la plaine
environnante, cherchant sans doute à s'assurer s'il était bien seul et
s'il n'avait rien à redouter des regards indiscrets.

Lorsque la pierre eut retombé en place, il jeta son fusil sur l'épaule
et se mit à gravir à pas lents les degrés, plongé, en apparence, dans
une sombre méditation.

Du sommet du monticule, la vue embrassait un vaste horizon: d'un côté,
Zapotèques, Cholula, des haciendas et des villages; de l'autre, Puebla,
avec ses nombreuses coupoles peintes et arrondies, qui la faisaient
ressembler à une ville orientale; puis, les regards s'égaraient sur
les champs d'aloès, de blé indien et d'agaves, au milieu desquels
serpentait, en traçant une ligne jaune, la grande route de México.

L'inconnu demeura un instant pensif, les regards dirigés vers la
plaine, complètement déserte à cette heure matinale et que les premiers
rayons du soleil commençaient à dorer de chatoyants reflets; puis,
après avoir exhalé un soupir étouffé, il poussa la claie recouverte
d'une peau de bœuf qui servait de porte au rancho et disparut dans
l'intérieur.

Le rancho n'avait, au dehors, que l'apparence misérable d'une cabane
tombant à peu près en ruines; cependant l'intérieur était plus
confortablement installé qu'on aurait eu le droit de s'y attendre dans
un pays où les exigences de la vie, pour la basse classe du peuple
surtout, sont réduites au plus strict nécessaire.

La première pièce, car le rancho en avait plusieurs, servait de parloir
et de salle à manger et communiquait à un appentis placé au dehors et
qui tenait lieu de cuisine. Les murs de cette salle, blanchis à la
chaux, étaient ornés, non pas de tableaux, mais de six ou huit de ces
gravures enluminées, fabriquées à Épinal et dont cette ville inonde
l'univers; elles représentaient différents épisodes des guerres de
l'Empire, et étaient proprement encadrées et mises sous verre. Dans
un angle, à six pieds de hauteur environ, une statuette représentant
Nuestra Señora de Guadalupe, patronne du Mexique, était placée sur une
console en palissandre bordée de piquants, sur lesquels étaient fichés
des cierges de cire jaune, dont trois étaient allumés. Six equipales,
quatre butacas, un buffet chargé de différents ustensiles de ménage
et une table assez grande, placée au milieu de la salle, complétaient
l'ameublement de cette pièce, égayée par deux fenêtres à rideaux rouges.

Le sol était recouvert d'un petate d'un travail assez délicat.

Nous avons oublié de mentionner un meuble assez important pour sa
rareté et que certes on aurait été loin de s'attendre à rencontrer en
pareil lieu; ce meuble était un coucou de la Forêt Noire, surmonté d'un
oiseau quelconque qui prévenait, en chantant, la sonnerie des heures et
des demies.

Ce coucou faisait face à la porte d'entrée et était placé juste entre
les deux fenêtres.

Une porte s'ouvrait à droite sur les pièces intérieures.

Au moment où l'inconnu entra dans le rancho, la salle était déserte.

Il appuya son fusil dans un angle de la pièce, se débarrassa de son
chapeau qu'il posa sur la table, ouvrit une fenêtre devant laquelle il
traîna une butaca sur laquelle il s'assit, puis il tordit une cigarette
de paille de maïs, l'alluma et se mit à fumer aussi tranquillement et
avec autant de laisser-aller que s'il se fût trouvé chez lui, non pas
toutefois sans avoir d'abord jeté un regard sur le coucou en murmurant:

--Cinq heures et demie! Bon, j'ai le temps, il n'arrivera pas encore.

Tout en se parlant ainsi à lui-même, l'inconnu s'était laissé aller
en arrière sur le dossier de sa butaca; ses yeux s'étaient fermés, sa
main avait lâché le cigarillo et quelques minutes plus tard il dormait
profondément.

Son sommeil durait depuis environ une demi-heure lorsqu'une porte,
placée derrière lui, fut ouverte avec précaution et une charmante
jeune femme, de vingt-deux à vingt-trois ans au plus, aux yeux bleus
et aux cheveux blonds, entra à pas de loups dans la salle, avançant
curieusement la tête en avant et fixant un regard bienveillant,
presqu'attendri, sur le dormeur.

Le visage de cette jeune femme respirait la gaîté et la malice jointes
à une extrême, bonté; ses traits sans être réguliers formaient un tout
coquet et gracieux qui plaisait au premier coup d'œil; son teint,
excessivement blanc, la distinguait des autres femmes de rancheros,
indiennes cuivrées pour la plupart; son costume était celui qui
appartient à sa classe, mais d'une propreté remarquable et porté avec
une coquetterie mutine qui lui seyait à ravir.

Elle arriva ainsi tout doucement jusqu'auprès du dormeur, la tête
retournée en arrière et le doigt posé sur la bouche, afin sans doute de
recommander à deux personnes qui la suivaient, un homme et une femme
d'un certain âge, de faire le moins de bruit possible.

Ces deux personnes accusaient, la femme cinquante et l'homme soixante
ans à peu près; leurs traits, assez vulgaires, n'avaient rien de
saillant, excepté une certaine expression d'énergique volonté répandue
sur leur physionomie.

La femme portait le costume des rancheras mexicaines; quant à l'homme,
c'était un vaquero.

Tous trois, arrivés près de l'inconnu, se placèrent devant lui et
demeurèrent immobiles, le regardant dormir.

En ce moment, un rayon de soleil entra par la fenêtre ouverte et vint
frapper le visage de l'inconnu.

--Vive Dieu! s'écria celui-ci, en français, en se relevant brusquement
tout en ouvrant les yeux, je crois, le diable m'emporte, que je me suis
endormi.

--Parbleu! Monsieur Olivier, répondit le ranchero dans la même langue,
quel mal y a-t-il à cela?

--Ah! Vous voilà, mes bons amis, dit-il avec un gai sourire en leur
tendant la main; joyeux réveil pour moi, puisque je vous trouve à mes
côtés. Bonjour Louise, mon enfant, bonjour mère Thérèse, et toi, mon
vieux Loïck, bonjour aussi! Vous avez des figures de prospérité qui
font plaisir à voir.

--Que je suis fâchée que vous vous soyez ainsi éveillé, monsieur
Olivier! dit la charmante Louise.

--D'autant plus que vous êtes fatigué sans doute, appuya Loïck.

--Bah, bah! Je n'y pense plus, vous ne vous attendiez pas à me trouver
ici, hein?

--Faites excuse, monsieur Olivier, répondit Thérèse, López nous avait
appris votre arrivée.

--Ce diable de López ne peut pas retenir sa langue, dit gaîment
Olivier, il faut toujours qu'il bavarde.

--Vous allez déjeuner avec nous, n'est-ce pas? demanda la jeune femme.

--Est-ce que cela se demande, fillette, dit le vaquero; il ferait beau
voir, que monsieur Olivier nous refusât, par exemple.

--Allons bourru, dit en riant Olivier, ne grondez pas, je déjeunerai.

--Ah! C'est bien cela, s'écria la jeune femme.

Et aidée par Thérèse, qui était sa mère, comme Loïck était son père,
elle se mit aussitôt à tout préparer pour le repas du matin.

--Mais vous savez, dit Olivier, rien de mexicain; je ne veux pas
entendre parler ici de l'affreuse cuisine du pays.

--Soyez tranquille, répondit en souriant Louise; nous déjeunerons à la
française.

--Bravo, voilà qui double mon appétit.

Pendant que les deux femmes allaient et venaient de la cuisine à la
salle à manger pour préparer le déjeuner et mettre le couvert, les deux
hommes étaient demeurés isolés auprès de la fenêtre et causaient entre
eux.

--Êtes-vous toujours content? demanda Olivier à son hôte.

--Toujours, répondit celui-ci; don Andrés de la Cruz est un bon maître,
d'ailleurs, comme vous le savez, j'ai peu de rapport avec lui.

--C'est vrai, vous n'avez affaire qu'à Ño Leo Carral.

--Je ne me plains pas de lui, c'est un digne homme tout mayordomo qu'il
est; nous nous entendons parfaitement.

--Tant mieux! J'aurais été désolé qu'il en fût autrement, d'ailleurs
c'est à ma recommandation que vous avez consenti à prendre ce rancho et
s'il y avait quelque chose...

--Je n'hésiterais pas à vous en faire part, monsieur Olivier; mais de
ce côté là tout va bien.

L'aventurier le regarda fixement.

--Il y a donc quelque chose qui va mal d'un autre côté? fit-il.

--Je ne dis pas cela, monsieur, balbutia le vaquero avec embarras.

Olivier hocha la tête.

--Souvenez-vous, Loïck, lui dit-il sévèrement, des conditions que je
vous ai imposées, lorsque je vous accordai votre pardon.

--Oh! Je ne les oublie pas, monsieur.

--Vous n'avez pas parlé?

--Non.

--Ainsi Dominique se croit toujours...

--Oui, toujours, répondit il en baissant la tête, mais il ne m'aime pas.

--Qui vous fait supposer cela?

--Je n'en suis que trop certain, monsieur, depuis que vous l'avez
emmené dans les prairies, son caractère est complètement changé,
les dix ans qu'il a passés loin de moi, l'ont rendu complètement
indifférent.

--Peut-être est-ce un pressentiment, murmura sourdement l'aventurier.

--Oh! Ne dites pas cela, monsieur! s'écria-t-il avec épouvante, la
misère est mauvaise conseillère; j'ai été bien coupable, mais si vous
saviez combien je me suis repenti de mon crime.

--Je le sais, et voilà pourquoi je vous ai pardonné. Justice sera
faite, un jour, du véritable coupable.

--Oui, monsieur, et je tremble, moi, misérable, d'être mêlé à cette
sinistre histoire dont le dénouement sera terrible.

--Oui, fit avec une énergie concentrée l'aventurier, bien terrible en
effet! Et vous y assisterez, Loïck.

Le vaquero poussa un soupir qui n'échappa pas à son interlocuteur.

--Je n'ai pas vu Dominique, dit-il, en changeant subitement de ton;
est-ce qu'il dort encore?

--Oh! Non, vous l'avez trop bien instruit, monsieur; il est toujours le
premier levé de nous autres.

--Comment se fait-il qu'il ne soit pas ici, alors?

--Ah! dit avec hésitation le vaquero, il est sorti; dam, il est libre
de ses actions, maintenant qu'il a vingt-deux ans!

--Déjà! murmura l'aventurier d'une voix sombre. Puis, secouant
brusquement la tête:

--Déjeunons! dit-il.

Le repas commença sous d'assez tristes auspices, mais grâce aux efforts
de l'aventurier, bientôt la gaîté première reparut, et la fin du
déjeuner fut aussi joyeuse qu'on pouvait le souhaiter.

Tout à coup López entra brusquement dans le rancho.

--Señor Loïck, dit-il, voici votre fils; je ne sais ce qu'il amène,
mais il vient à pied et conduit son cheval par la bride.

Chacun se leva de table et sortit du rancho. A une portée de fusil dans
la plaine, on apercevait en effet un homme conduisant un cheval par la
bride; un fardeau assez volumineux était attaché sur le dos de l'animal.

La distance empêchait de distinguer de quelle sorte était ce fardeau.

--C'est étrange, murmura Olivier à voix basse, après avoir pendant
quelques minutes attentivement examiné l'arrivant, serait-ce lui? Oh!
Je veux m'en assurer sans retard.

Et après avoir fait signe à López de le suivre, l'aventurier se
précipita par les degrés, laissant abasourdis le vaquero et les deux
femmes qui l'aperçurent bientôt courant, suivi de López, à travers la
plaine, à la rencontre de Dominique.

Celui-ci avait aperçu les deux hommes et s'était arrêté pour les
attendre.


[Footnote 1: Prononcez Chelhoua.]



VIII


LE BLESSÉ


Un calme profond régnait dans la campagne; la brise nocturne s'était
éteinte. Nul autre bruit que le susurrement continu des infiniment
petits, qui travaillent sans cesse au labeur inconnu pour lequel ils
ont été créés par la providence, ne troublait le silence de la nuit; le
ciel d'un bleu sombre n'avait pas un nuage; une douce et pénétrante
clarté tombait des étoiles, et les rayons lunaires inondaient le
paysage de lueurs crépusculaires qui donnaient aux arbres et aux
monticules dont ils allongeaient démesurément les ombres tranchées, des
apparences fantastiques; des reflets bleuâtres semblaient filtrer dans
l'atmosphère dont la pureté était telle, qu'on distinguait facilement
le vol lourd et saccadé des coléoptères qui tournaient en bourdonnant
autour des branches; çà et là des lucioles fuyaient comme des farfadets
dans les hautes herbes qu'elles illuminaient au passage de lueurs
phosphorescentes.

C'était, en un mot, une de ces tièdes et pures nuits américaines,
ignorées dans nos froids climats moins favorisés du ciel, et qui
plongent l'âme dans de douces et mélancoliques rêveries.

Tout à coup une ombre surgit à l'horizon, grandit rapidement et dessina
bientôt la silhouette noire et indécise encore d'un cavalier; le bruit
des sabots d'un cheval, frappant à coups hâtifs la terre durcie, ne
laissa bientôt plus de doute à cet égard.

Un cavalier s'approchait effectivement; il suivait la direction de
Puebla; à demi assoupi sur sa monture, il lui tenait la bride assez
lâche, et la laissait à peu près se diriger à sa guise, lorsque
celle-ci arrivée à une espèce de carrefour, au milieu duquel s'élevait
une croix, fit subitement un écart et sauta de côté en dressant les
oreilles et en reculant avec force.

Le cavalier, brusquement tiré de son sommeil ou ce qui est plus
probable de ses réflexions, bondit sur la selle et aurait été
désarçonné, si, par un mouvement instinctif, il n'avait pas ramené son
cheval en pesant fortement sur la bride.

--¡Hola! s'écria-t-il en relevant vivement la tête et en portant
la main à sa machette, tout en regardant avec inquiétude autour de
lui; que se passe-t-il donc ici? Allons, Moreno, mon bon cheval, que
signifie cette frayeur? Là, là calme-toi, mon ami, personne ne songe à
nous.

Mais bien que son maître le flattât en lui parlant, et que tous
deux parussent vivre en fort bonne intelligence, cependant l'animal
continuait à renâcler et à donner des marques de frayeur de plus en
plus vives.

--Voilà qui n'est pas naturel, ¡vive Dios! Tu n'as pas coutume de
t'effrayer ainsi pour rien; mon bon Moreno, voyons, qu'y a-t-il?

Et le voyageur regarda de nouveau autour de lui, mais cette fois plus
attentivement et en abaissant son regard vers le sol.

--Eh! fit-il tout à coup en apercevant un corps étendu sur le chemin,
Moreno a raison; il y a quelque chose là, le cadavre de quelque
hacendero sans doute, que les salteadores auront tué pour le dépouiller
plus à leur aise, et qu'ils auront abandonné ensuite, sans s'en soucier
davantage; voyons donc cela.

Tout en se parlant ainsi à demi-voix, le cavalier avait mis pied à
terre.

Mais comme notre homme était prudent et, selon toutes probabilités,
accoutumé de longue date à parcourir les routes de la confédération
mexicaine, il arma son fusil et se tint prêt à l'attaque comme à la
défense, au cas où l'individu qu'il voulait secourir, s'aviserait
de se lever à l'improviste, pour lui demander la bourse ou la vie,
éventualité fort dans les mœurs du pays et contre laquelle il fallait
avant tout se mettre en garde.

Il s'approcha donc du cadavre, et il le considéra un instant avec la
plus sérieuse attention.

Il ne lui fallut qu'un coup d'œil pour acquérir la certitude qu'il
n'avait rien à redouter du malheureux qui gisait à ses pieds.

--Hum! reprit-il en hochant la tête à plusieurs reprises, voilà un
pauvre diable qui me semble être bien malade; s'il n'est pas mort, il
n'en vaut guère mieux. Enfin! Essayons toujours de le secourir, bien
que je craigne que ce soit peine perdue.

Après ce nouvel aparté, le voyageur, qui n'était autre que Dominique
le fils du ranchero dont nous avons parlé plus haut, désarma son fusil
qu'il appuya contre le rebord du chemin afin de l'avoir à sa portée en
cas de besoin, attacha son cheval à un arbre et se débarrassa de son
zarapé afin d'être plus libre de ses mouvements.

Après avoir pris toutes ces précautions doucement et méthodiquement,
car c'était un homme fort soigneux en toutes choses, Dominique enleva
les alforjas, ou doubles poches placées à l'arrière de sa selle, se les
mit sur l'épaule et s'agenouillant alors auprès du corps étendu, il
ouvrit son vêtement et lui appuya l'oreille contre la poitrine ouverte
par une blessure béante.

Dominique était un homme de haute taille, robuste et parfaitement
proportionné; ses membres bien attachés étaient garnis de muscles
gros comme des cordes et durs comme du marbre; il devait être doué
d'une vigueur remarquable jointe à une grande adresse dans tous ses
mouvements qui ne manquaient pas d'une certaine grâce virile: c'était,
en un mot, une de ces organisations puissantes peu communes dans tous
les pays, mais comme on en rencontre plus souvent dans les contrées
où les exigences d'une vie de lutte développent dans des proportions
souvent extrêmes les facultés corporelles de l'individu.

Bien qu'il eût environ vingt-deux ans, Dominique en paraissait au
moins vingt-huit. Ses traits étaient beaux, mâles et intelligents, ses
yeux noirs bien ouverts regardaient en face, son front développé, ses
cheveux châtains bouclés naturellement, sa bouche grande, aux lèvres un
peu épaisses, sa moustache fièrement relevée, son menton bien dessiné
et taillé carrément donnaient à son visage une expression de franchise,
d'audace et de bonté, réellement sympathique, tout en lui imprimant un
cachet d'indicible distinction. Chose singulière chez cet homme qui
appartenait à l'humble classe des vaqueros, ses mains et ses pieds
étaient d'une petitesse rare, ses mains surtout étaient d'un dessein
aristocratique irréprochable.

Tel était au physique le nouveau personnage que nous présentons au
lecteur et qui est appelé à jouer un rôle important dans la suite de ce
récit.

--Allons, il aura de la peine à en revenir, s'il en revient, reprit
Dominique en se redressant après avoir vainement essayé de sentir les
battements du cœur.

Cependant il ne se découragea pas.

Il ouvrit ses alforjas et en sortit du linge, une trousse et une petite
boîte fermant à clé.

--Heureusement que j'ai conservé mes habitudes indiennes, fit-il en
souriant, et que je porte toujours avec moi mon sac à la médecine.

Sans perdre de temps il sonda la plaie, la lava avec soin. Le sang
suintait goutte à goutte aux lèvres violacées de la blessure; il
déboucha un flacon, versa sur la plaie quelques gouttes d'une liqueur
rougeâtre contenue dans ce flacon; le sang s'arrêta aussitôt comme par
enchantement.

Alors avec une adresse qui témoignait d'une grande habitude, il banda
la blessure, sur laquelle il posa délicatement quelques herbes pilées
et humectées avec la liqueur rouge que déjà il avait employée.

Le malheureux ne donnait aucun signe de vie, son corps continuait à
conserver cette inerte rigidité des cadavres; cependant une certaine
moiteur persistait aux extrémités, diagnostic qui faisait supposer à
Dominique que la vie n'était pas complètement éteinte dans ce pauvre
corps.

Après l'avoir pansé avec soin, il releva un peu le blessé et l'adossa à
un arbre; puis il se mit à le frictionner avec du rhum mêlé d'eau, à la
poitrine, aux tempes et aux poignets; ne s'arrêtant de temps en temps
que pour examiner d'un œil inquiet son visage pâle et contracté.

Tout paraissait devoir être inutile: aucune contraction, aucun
tressaillement nerveux n'indiquait le retour de la vie.

Mais il n'y a rien de persistant comme la volonté de l'homme qui veut
sauver son semblable; bien qu'il commençât sérieusement à douter du
succès de ses efforts, cependant loin de se décourager, Dominique
sentit redoubler son ardeur, résolu à n'abandonner la partie que
lorsque bien définitivement il lui serait prouvé que tout secours était
en pure perte.

C'était un tableau d'un effet saisissant que ce groupe formé sur cette
route déserte pendant cette nuit calme et lumineuse, au pied de cette
croix, signe de rédemption, par ces deux hommes dont l'un poussé par
le saint amour de l'humanité s'acharnait, s'il est permis de parler
ainsi, à prodiguer à l'autre les soins les plus fraternels.

Dominique cessa un instant ses frictions et il se frappa le front comme
si une pensée subite venait tout à coup de surgir dans son cerveau.

--Où diable ai-je donc la tête? murmura-t-il, et fouillant dans ses
alforjas qui semblaient inépuisables, tant elles contenaient de choses,
il en retira une gourde bouchée avec soin.

Il entr'ouvrit avec la lame de son couteau les dents serrées du blessé,
lui introduisit, après l'avoir débouchée, la gourde entre les lèvres,
et lui versa dans la bouche une partie de ce qu'elle contenait, tout en
examinant son visage avec anxiété.

Au bout de deux ou trois minutes, le blessé frissonna faiblement, et
ses paupières remuèrent comme s'il eût essayé de les ouvrir.

--Ah! fit Dominique avec joie, cette fois, je crois que j'en aurai
raison.

Et déposant la gourde près de lui, il recommença les frictions avec une
nouvelle ardeur.

Un soupir faible comme un souffle s'exhala des lèvres du blessé, ses
membres commencèrent bientôt à perdre un peu de leur raideur; la vie
revenait doucement.

Le jeune homme redoubla d'efforts; peu à peu la respiration bien que
faible et entrecoupée se fit plus distincte, les traits se détendirent
et les pommettes des joues se plaquèrent de deux taches rouges; bien
que les yeux demeurassent fermés, les lèvres du blessé s'agitaient
comme s'il eût essayé de prononcer quelques paroles.

--Bah! fit Dominique avec un accent joyeux, tout n'est pas fini
encore, il sera revenu de loin, s'il en réchappe, bravo! Je n'ai pas
perdu mon temps! Mais qui diable lui a donné un si furieux coup d'épée?
On ne se bat pas en duel au Mexique. Sur mon âme! Si je ne craignais
pas de lui faire injure, j'assurerais presque que je connais l'homme
qui a si joliment décousu ce pauvre malheureux; mais patience, il
faudra bien qu'il parle, et alors il sera bien fin si je ne sais pas à
qui il a eu affaire.

Cependant, la vie, après avoir longtemps hésité à rentrer dans ce corps
qu'elle avait presqu'abandonné, avait commencé une lutte sérieuse
contre la mort qu'elle obligeait de plus en plus à se retirer; les
mouvements du blessé devenaient plus accentués et surtout plus
intelligents: deux fois déjà ses yeux s'étaient ouverts pour se
refermer presqu'aussitôt il est vrai, mais le mieux devenait sensible;
il ne tarderait pas à reprendre connaissance, ce n'était plus qu'une
question de temps.

Dominique versa un peu d'eau dans un gobelet, y mêla quelques gouttes
de la liqueur contenue dans la gourde, et approcha le gobelet de la
bouche du blessé; celui-ci ouvrit les lèvres et but, puis il poussa un
soupir de soulagement.

--Comment vous sentez-vous? lui demanda le jeune homme avec intérêt.

Au son de cette voix inconnue, un frémissement convulsif agita tout
le corps du blessé; il fit un geste comme pour repousser une image
effrayante et murmura d'une voix sourde:

--Tuez-moi!

--Ma foi non! s'écria joyeusement Dominique, j'ai eu trop de peine à
vous ressusciter pour cela.

Le blessé entr'ouvrit les yeux, jeta un regard égaré autour de lui et
le fixant enfin sur le jeune homme, avec une expression d'indicible
épouvante:

--Le masque! s'écria-t-il, le masque! Oh! Arrière! Arrière!

--La commotion cérébrale a été forte, murmura le jeune homme; il est en
proie à une hallucination fiévreuse qui, si elle persistait, pourrait
amener la folie. Hum! Le cas est grave! Comment faire pour remédier à
cela?

--Bourreau! reprit faiblement le blessé, tue-moi.

--Il y tient à ce qu'il paraît; cet homme est tombé dans quelque
guet-apens affreux, son esprit troublé ne lui rappelle que la dernière
scène de meurtre dans laquelle il a joué un rôle si malheureux; il faut
couper court à cela, et lui rendre le calme nécessaire à sa guérison,
sinon il est perdu.

--Ne le sais-je pas bien que je suis perdu? dit le blessé qui avait
entendu cette dernière parole, tue-moi donc sans me faire souffrir
davantage.

--Vous m'entendez, señor, répondit le jeune homme; fort bien, alors
écoutez-moi sans m'interrompre: je ne suis pas un des hommes qui vous
ont mis dans l'état où vous vous trouvez; je suis un voyageur, que le
hasard ou plutôt la providence a conduit sur cette route, pour vous
venir en aide, et je l'espère pour vous sauver; vous me comprenez bien
n'est-ce pas? Cessez donc de vous forger des chimères, oubliez s'il est
possible, quant à présent du moins, ce qui s'est passé entre vous et
vos assassins, je n'ai d'autre désir que celui de vous être utile; sans
moi vous seriez mort; ne rendez pas plus difficile la tâche déjà si
dure que je me suis imposée; votre salut désormais dépend de vous seul.

Le blessé fit un brusque mouvement pour se relever, mais ses forces le
trahirent, il retomba avec un soupir de découragement.

--Je ne puis, murmura-t-il.

--Je le crois bien, blessé comme vous l'êtes; c'est un miracle que
l'affreux coup d'épée que vous avez reçu ne vous aie pas tué raide; ne
vous opposez donc pas davantage à ce que l'humanité m'ordonne de faire
pour vous.

--Mais si vous n'êtes pas assassin, qui donc êtes vous? lui demanda le
blessé avec inquiétude.

--Qui je suis, moi? Un pauvre diable de vaquero qui vous a trouvé ici
agonisant et qui a été assez heureux pour vous rendre à la vie.

--Et vous me jurez que vos intentions sont bonnes?

--Je vous le jure, sur mon honneur.

--Merci, murmura le blessé.

Il y eut un silence assez long.

--Oh! Je veux vivre, reprit le blessé avec une énergie concentrée.

--Je comprends ce désir, il me semble tout naturel de votre part.

--Oui, je veux vivre, car il faut que je me venge.

--Ce sentiment est juste, la vengeance est permise.

--Vous me sauverez, vous me le promettez, n'est-ce pas?

--Du moins ferai-je tout ce qu'il me sera possible pour cela.

--Oh! Je suis riche, je vous récompenserai.

Le ranchero hocha la tête.

--Pourquoi parler de récompense? dit-il; croyez-vous donc que le
dévouement puisse s'acheter; gardez votre or, caballero; il me serait
inutile, je n'en ai pas besoin.

--Cependant il est de mon devoir...

--Pas un mot de plus sur ce sujet, je vous en prie, señor, toute
insistance de votre part serait pour moi une mortelle injure; je fais
mon devoir en vous sauvant la vie, je n'ai droit à aucune récompense.

--Agissez donc à votre guise.

--Promettez-moi d'abord de ne pas soulever d'objection à ce que je
jugerai convenable de faire dans l'intérêt de votre salut.

--Je vous le promets.

--Bien; de cette façon nous nous entendrons toujours. Le jour ne
tardera pas à paraître; nous ne devons pas demeurer ici plus longtemps.

--Mais, où irai-je? Je me sens si faible qu'il m'est impossible de
faire le plus léger mouvement.

--Que cela ne vous inquiète pas; je vous mettrai sur mon cheval et en
le faisant marcher au pas, il vous portera sans trop de secousses en
lieu sûr.

--Je m'abandonne à vous.

--C'est ce que vous pouvez faire de mieux; voulez-vous que je vous
conduise à votre demeure?

--Ma demeure? s'écria le blessé avec un effroi mal dissimulé et en
faisant un mouvement comme s'il eût essayé de fuir; vous me connaissez
donc, vous savez où j'habite?

--Je ne vous connais pas, j'ignore où votre maison est située. Comment
saurais-je ces détails, moi qui avant cette nuit ne vous avais jamais
vu?

--C'est vrai, murmura le blessé en se parlant à lui-même, je suis fou!
Cet homme est de bonne foi. Puis s'adressant à Dominique: Je suis un
voyageur, lui dit-il d'une voix entrecoupée et à peine distincte; je
viens de la Veracruz, je me rendais à México, lorsque j'ai été assailli
à l'improviste, dépouillé de ce que je possédais et laissé pour mort
au pied de cette croix où vous m'avez si providentiellement rencontré;
de domicile, je n'en ai pas d'autre en ce moment que celui qu'il vous
plaira de m'offrir! Voilà toute mon histoire, elle est simple comme la
vérité.

--Qu'elle soit vraie ou non, cela ne me regarde pas, señor; je n'ai pas
le droit de m'immiscer malgré vous dans vos affaires; dispensez-vous
donc, je vous prie, de me donner des renseignements que je ne vous
demande pas, dont je n'ai que faire et qui, dans l'état où vous êtes,
ne peuvent que vous être nuisibles, d'abord en vous obligeant à une
trop grande tension d'esprit, et ensuite en vous forçant à parler.

En effet, ce n'avait été que grâce à une puissance de volonté extrême
que le blessé était parvenu à soutenir une si longue conversation; la
secousse qu'il avait reçue était trop forte, sa blessure trop grave
pour que, malgré tout le désir qu'il en avait, il lui fût possible de
discuter plus longtemps, sans risquer de tomber dans une syncope plus
dangereuse que celle dont il avait été si miraculeusement tiré par
son généreux sauveur; déjà il sentait battre ses artères, un nuage
s'étendait sur sa vue, des bourdonnements sinistres se faisaient dans
ses oreilles, une sueur glacée perlait à ses tempes; ses pensées, dans
lesquelles il avait éprouvé tant de difficultés à remettre un peu
d'ordre et de suite, commençaient à lui échapper de nouveau, il comprit
qu'une résistance plus prolongée de sa part serait une folie, il se
laissa aller en arrière avec découragement et poussant un soupir de
résignation:

--Ami, murmura-t-il d'une voix faible, faites de moi ce que vous
voudrez; je me sens mourir.

Dominique suivait ses mouvements d'un œil inquiet, il se hâta de lui
faire boire quelques gouttes de cordial dans lequel il avait versé
une liqueur soporifique; ce secours fut efficace, le blessé se sentit
renaître à la vie.

Il voulut remercier le jeune homme.

--Taisez-vous, lui dit vivement celui-ci, vous n'avez que trop parlé
déjà.

Il l'enveloppa avec soin dans son manteau et l'étendit sur le sol.

--Là, reprit-il, vous voici bien ainsi, ne bougez plus et essayez de
dormir, tandis que j'aviserai aux moyens de vous enlever d'ici au plus
vite.

Le blessé n'essaya aucune résistance; déjà le somnifère qu'il avait bu
agissait sur lui, il sourit doucement, ferma les yeux, et bientôt il
fut plongé dans un sommeil calme et réparateur.

Dominique le regarda un instant dormir avec la plus entière
satisfaction.

--J'aime mieux le voir ainsi que comme il était à mon arrivée, dit-il
joyeusement; ah tout n'est pas fini encore: maintenant il s'agit de
partir et cela au plus vite, si je ne veux en être empêché par les
importuns qui ne tarderont pas à affluer sur cette route.

Il détacha son cheval, lui remit la bride et l'amena tout auprès du
blessé; après avoir fait une espèce de siège sur le dos de l'animal
avec quelques couvertures auxquelles il ajouta son zarapé, dont il se
dépouilla sans hésiter, il souleva le blessé dans ses bras nerveux avec
autant de facilité, que si, au lieu d'être un homme de haute taille et
d'une corpulence assez forte, il n'eût été qu'un enfant, et il le posa
doucement sur le siège où il l'accommoda de son mieux, tout en ayant
soin de le soutenir pour éviter une chute qui aurait été mortelle.

Lorsque le jeune homme se fut assuré que le blessé se trouvait dans
une position aussi commode que le permettaient les circonstances, et
surtout les moyens insuffisants de transports dont il disposait, il
fit partir son cheval dont il tint la bride à la main, sans quitter
toutefois la place qu'il avait prise auprès du blessé qu'il continua
à soutenir d'aplomb sur la selle, et il s'éloigna définitivement se
dirigeant vers le rancho où nous l'avons précédé d'une heure environ
pour y introduire l'aventurier.



IX

DÉCOUVERTE


Dominique marchait tout doucement, maintenant d'une main ferme le
blessé couché sur la selle de son cheval, veillant sur lui comme une
mère veille sur son enfant; n'ayant qu'un désir, celui d'atteindre le
rancho le plus tôt possible, afin de donner à cet inconnu, qui sans lui
serait mort si misérablement, tous les soins que nécessitait l'état
précaire dans lequel il se trouvait encore.

Malgré l'impatience, qu'il éprouvait, malheureusement il lui était
impossible de hâter le pas de son cheval de crainte d'accident à
travers les chemins ravinés et presque impraticables qu'il était
contraint de traverser; aussi fût-ce avec un sentiment indicible de
plaisir que, arrivé à deux ou trois portées de fusil du rancho, il
aperçut plusieurs personnes accourant vers lui.

Bien qu'il ne les reconnût pas tout d'abord, cependant sa joie fut
grande, car pour lui c'était un secours qui lui venait, et bien qu'il
n'eût certes pas voulu en convenir, il en reconnaissait pour lui et
surtout pour le blessé l'extrême nécessité, car depuis plusieurs heures
déjà, il cheminait cahin-caha, à travers des sentiers la plupart du
temps presque impraticables, contraint de surveiller constamment cet
homme qu'il avait par un miracle incompréhensible sauvé d'une mort
certaine et que le moindre oubli pouvait tuer raide.

Lorsque les hommes qui accouraient vers lui ne se trouvèrent plus qu'à
quelques pas, il s'arrêta et leur cria d'un air joyeux comme un homme
charmé d'être débarrassé d'une responsabilité qui lui pèse:

--Eh! Venez donc! ¡Caray! Il y a longtemps déjà que vous auriez dû être
ici.

--Qu'est-ce à dire, Dominique, répondit en français l'aventurier, quel
besoin si pressant avez-vous donc de nous?

--Eh! Cela vous crève les yeux, il me semble; ne voyez-vous pas que
j'amène un blessé?

--Un blessé! s'écria Olivier en faisant un bond de tigre et se trouvant
presque immédiatement auprès du jeune homme; de quel blessé parlez-vous
donc?

--Pardieu! De celui que j'ai assis, tant bien que mal, sur mon cheval
et que je ne serais pas fâché de voir dans un bon lit, dont, soit dit
entre nous, il a le plus grand besoin; car s'il vit encore, c'est, sur
mon âme, grâce à un miracle incompréhensible de la Providence.

L'aventurier, sans lui répondre, enleva brusquement le zarapé jeté sur
le visage du blessé et l'examina pendant quelques minutes, avec une
expression d'angoisse, de douleur, de colère et de regret impossible à
décrire.

Son visage, subitement pâli, avait pris des teintes cadavéreuses, un
tremblement convulsif agitait tous ses membres, ses regards fixés sur
le blessé semblaient lancer des éclairs et avaient une expression
étrange.

--Oh! murmurait-il d'une voix basse et saccadée par l'orage qui
grondait au fond de son cœur, cet homme! C'est lui! C'est bien lui, il
n'est pas mort!

Dominique ne comprenait rien à ce qu'il entendait; il regardait Olivier
avec étonnement, ne sachant ce qu'il devait penser des paroles qu'il
prononçait.

--Ah, ça! dit-il enfin avec une explosion de colère, qu'est-ce que
cela signifie? Je sauve un homme, Dieu sait comment, à force de soins,
à travers mille difficultés, je parviens à amener ici ce pauvre
malheureux qui, sans moi, caray, je puis le dire, serait mort comme un
chien et voilà comment vous me recevez?

--Oui, oui, réjouis-toi, lui dit l'aventurier avec un accent amer, tu
as commis une bonne action; je t'en félicite, Dominique, mon ami; elle
te profitera, sois-en sûr, et cela avant longtemps.

--Vous savez que je ne vous comprends pas, s'écria le jeune homme.

--Eh! Qu'est-il besoin que tu me comprennes, pauvre garçon! répondit-il
en haussant avec dédain les épaules; tu as agi selon ta nature, sans
réflexion, et sans arrière-pensée, je n'ai pas plus de reproches à
t'adresser que d'explications à te donner.

--Mais enfin, quoi? Que voulez-vous dire?

--Connais-tu cet homme?

--Ma foi, non; pourquoi le connaîtrai-je?

--Je ne te demande pas cela; puisque tu ne le connais pas, comment se
fait-il que tu nous l'amènes ainsi au rancho, sans dire gare?

--Mon Dieu, par une raison bien simple: je revenais de Cholula, lorsque
je l'ai trouvé couché en travers du chemin, râlant comme un taureau
agonisant. Que pouvais-je faire? L'humanité ne me commandait-elle
pas de lui porter secours? Est-il permis de laisser ainsi mourir un
chrétien sans essayer de lui venir en aide?

--Oui, oui, répondit ironiquement Olivier, tu as bien agi; certes, je
suis loin de te blâmer. Comment donc! Un homme de cœur ne saurait
rencontrer un de ses semblables navré aussi cruellement, sans lui
porter secours. Puis, changeant de ton subitement et haussant les
épaules avec pitié: est-ce donc au milieu des peaux-rouges parmi
lesquels tu as si longtemps vécu que tu as reçu de telles leçons
d'humanité? ajouta-t-il.

Le jeune homme voulut répondre, il l'arrêta brusquement.

--Il suffit; maintenant le mal est fait, lui dit-il, il n'y a plus à
y revenir. López le conduira dans le souterrain du rancho, là il le
soignera; va, López, ne perds pas de temps, emmène cet homme pendant
que moi je causerai avec Dominique.

López obéit, le jeune homme le laissa faire; il commençait à comprendre
que peut-être son cœur l'avait trompé et qu'il s'était trop
facilement laissé entraîner à un sentiment d'humanité envers un homme
qui lui était parfaitement inconnu.

Il y eut un assez long silence: López s'était éloigné avec le blessé et
déjà il avait disparu dans le souterrain.

Olivier et Dominique, arrêtés en face l'un de l'autre, demeuraient
immobiles et pensifs. Enfin l'aventurier releva la tête.

--As-tu causé avec cet homme?

--Un peu, oui, à bâtons rompus.

--Que t'a-t-il dit?

--Pas grand chose de sensé, il m'a parlé d'une attaque dont il avait
été victime.

--Voilà tout?

--Oui, à peu près.

--T'a-t-il dit son nom?

--Je ne lui ai pas demandé.

--Mais, enfin il a dû te dire qui il est.

--Oui, je crois; il m'a dit qu'il était arrivé depuis peu à la
Veracruz et qu'il se rendait à México, lorsqu'il avait été attaqué à
l'improviste et dépouillé par des hommes qu'il n'a pu reconnaître.

--Il ne t'a rien dit autre chose, sur son nom ou sa position?

--Non, pas un mot.

L'aventurier demeura un instant pensif.

--Écoute, reprit-il, et ne prends pas en mauvaise part ce que je vais
te dire.

--De vous, maître Olivier, j'entendrai tout, car vous avez le droit de
tout me dire.

--Bien, te rappelles-tu comment nous nous sommes connus?

--Certes, j'étais un enfant alors, misérable et chétif, mourant de faim
et de misère dans les rues de México, vous avez eu pitié de moi, vous
m'avez habillé et nourri; non content de cela, vous m'avez vous-même
enseigné à lire, à écrire, à calculer; que sais-je encore!

--Passe, passe.

--Puis, vous m'avez fait retrouver mes parents, ou du moins les
personnes qui m'ont élevé, et que, à défaut d'autres, j'ai toujours
considérés comme étant ma famille.

--Bien, après.

--Dam, vous savez cela aussi bien que moi, maître Olivier.

--C'est possible, mais je veux que tu me le répètes.

--Comme il vous plaira: un jour vous êtes venu au rancho, vous m'avez
emmené avec vous et vous m'avez conduit en Sonora et au Texas, où nous
avons chassé le bison; au bout de deux ou trois ans, vous m'avez fait
adopter par une tribu Comanche, et vous m'avez quitté en m'ordonnant de
demeurer dans les prairies et de mener l'existence de coureur des bois,
jusqu'à ce que vous me fassiez transmettre l'ordre de revenir près de
vous.

--Fort bien, je vois que tu as bonne mémoire; continue.

--Je vous ai obéi et je suis demeuré parmi les Indiens, chassant et
vivant avec eux; il y a six mois, vous-même êtes arrivé au bord du Río
Gila où je me trouvais alors, et vous m'avez dit que vous veniez me
chercher et que je devais vous suivre. Je vous suivis donc sans vous
demander une explication dont je n'avais pas besoin; est-ce que je ne
vous appartiens pas corps et âme?

--Bon, et tu es toujours dans les mêmes sentiments?

--Pourquoi en aurai-je changé? Vous êtes mon seul ami.

--Merci, tu es donc résolu à m'obéir en tout?

--Sans hésiter, je vous le jure.

--Voilà ce dont je voulais être certain, maintenant, écoute-moi à ton
tour; cet homme que tu as si bêtement, passe-moi le mot, si bêtement
dis-je, secouru, t'a menti du premier au dernier mot qu'il t'a dit.
L'histoire qu'il t'a faite n'est qu'un tissu d'impostures: il n'est pas
vrai qu'il soit arrivé depuis quelques jours seulement à la Veracruz,
il n'est pas vrai qu'il se rende à México, il n'est pas vrai enfin
qu'il ait été attaqué et dépouillé par des inconnus. Cet homme, je
le connais, il est au Mexique depuis près de huit mois, il habite
Puebla, il a été condamné à mort par des hommes qui avaient le droit
de le juger et qu'il connaît parfaitement; il n'a pas été attaqué à
l'improviste, on lui a mis une épée dans la main, et on lui a laissé la
faculté de se défendre, faculté dont il a profité, il est tombé dans un
combat loyal; enfin, il n'a pas été dépouillé parce qu'il n'avait pas
affaire à des voleurs de grand chemin, mais à d'honnêtes gens.

--Oh! Oh! fit le jeune homme, ceci change la question.

--Maintenant, réponds à ceci: t'es-tu engagé vis-à-vis de lui?

--Qu'entendez-vous par là?

--Cet homme, lorsqu'il a repris connaissance et que la parole lui est
revenue, a imploré ta protection, n'est-ce pas?

--C'est vrai, maître Olivier.

--Bon, et que lui as-tu répondu, toi?

--Dam, vous comprenez, qu'il m'était assez difficile d'abandonner ce
pauvre diable dans l'état où il était, après surtout ce que j'avais
fait pour lui.

--Bien, bien, alors?

--Alors, dam, je lui ai promis de le sauver.

--C'est-à-dire de le guérir?

--C'est ainsi que je l'entends.

--Pas autre chose?

--Pour cela, non.

--Et lui as-tu promis seulement?

--Non je lui ai donné ma parole.

L'aventurier fit un geste d'impatience.

--Mais en supposant qu'il guérisse, reprit-il, ce qui entre nous me
semble douteux, dès qu'il sera en bonne santé te considéreras-tu comme
complètement dégagé envers lui?

--Oh! Pour cela oui, maître Olivier, complètement.

--Allons, il n'y a que demi-mal alors.

--Vous savez que je ne vous comprends pas du tout?

--Sois donc satisfait, Dominique; apprends que tu n'as pas eu la main
heureuse pour ta bonne action.

--Parce que?

--Parce que l'homme que tu as secouru et auquel tu as prodigué des
soins si dévoués, est ton ennemi mortel.

--Mon ennemi mortel, cet homme? s'écria-t-il avec un étonnement mêlé de
doute; mais je ne le connais pas plus qu'il ne me connaît.

--Tu le supposes, mon pauvre ami, mais sois convaincu que je ne me
trompe pas et que je te dis la vérité.

--C'est étrange.

--Oui, fort étrange, en effet, mais cela est ainsi, cet homme est même
ton ennemi le plus dangereux.

--Que faire?

--Me laisser agir; je m'étais rendu ce matin au rancho dans l'intention
de t'annoncer qu'un de tes ennemis, le plus redoutable de tous, était
mort; tu as pris soin de me faire mentir. Après tout, peut-être cela
vaut-il mieux ainsi: ce que Dieu fait est bien, ses voies nous sont
inconnues, nous devons nous courber devant la manifestation de sa
volonté.

--Ainsi votre intention est...?

--Mon intention est de charger López de veiller sur ton malade; il
restera dans le souterrain où on le soignera avec le plus grand soin,
seulement tu ne le reverras plus, il est inutile que, quand à présent,
vous vous connaissiez davantage; à mon tour, je te donne ma parole que
tous les soins que son état exige lui seront donnés.

--Oh! Je m'en rapporte complètement à vous, maître Olivier; mais
lorsqu'il sera guéri que ferons-nous?

--Nous le laisserons partir paisiblement, il n'est pas notre
prisonnier; sois tranquille, nous le trouverons sans peine quand besoin
sera; il est bien entendu que personne du rancho ne doit descendre dans
le souterrain et avoir le moindre rapport avec lui.

--Bon, vous le leur direz alors, moi je ne m'en charge pas.

--Je le leur dirai; du reste moi-même je ne le verrai pas. López seul
demeurera chargé de lui.

--Et moi, vous n'avez rien de plus à me dire?

--Si, j'ai à t'annoncer que je t'emmène avec moi pour quelques jours.

--Ah! Et allons-nous loin comme cela?

--Tu le verras, en attendant rends-toi au rancho, prépare tout ce qu'il
te faut pour ton voyage.

--Oh! Je suis prêt, interrompit-il.

--C'est possible, mais moi je ne le suis pas; n'ai-je pas à donner des
ordres à López au sujet de ton blessé.

--C'est juste, et puis il faut que je prenne congé de la famille.

--Ce sera fort bien fait, car tu resteras probablement quelque temps
absent.

--Bon, je comprends, nous allons faire une bonne chasse.

--Nous allons chasser, oui, dit l'aventurier avec un équivoque sourire,
mais pas du tout de la façon dont tu le supposes.

--Bon, cela m'est égal, je chasserai comme vous voudrez, moi.

--J'y compte bien, allons viens, nous n'avons déjà que trop perdu de
temps.

Ils se dirigèrent alors vers le monticule. L'aventurier entra dans le
souterrain et le jeune homme monta au rancho.

Loïck et les deux femmes l'attendaient sur la plate-forme, assez
intrigués de la longue conversation qu'il avait eue avec Olivier; mais
Dominique fut impénétrable, il avait trop longtemps vécu au désert
pour se laisser sortir la vérité du cœur lorsqu'il lui plaisait de la
cacher. En cette circonstance, ce fut en pure perte qu'on l'accabla de
questions; il ne répondit que par des fins de non recevoir; désespérant
de le faire parler, son père et les deux femmes prirent enfin le bon
parti de le laisser tranquille.

Son déjeuner était tout préparé sur la table.

Comme il avait faim, il saisit ce prétexte pour changer la
conversation, et tout en mangeant, il annonça son départ.

Loïck ne lui fit aucune observation, il était accoutumé à ses brusques
absences.

Au bout d'une demi-heure environ, Olivier reparut.

Dominique se leva, et prit congé de sa famille.

--Vous l'emmenez, dit Loïck.

--Oui, répondit Olivier, pour quelques jours, nous allons dans la
Terre-Chaude.

--Prenez garde, dit Louise avec inquiétude, vous savez que les
guérillas de Juárez battent la campagne.

--Ne crains rien, petite sœur, dit le jeune homme en l'embrassant,
nous serons prudents; je te rapporterai un foulard, tu sais que voilà
longtemps déjà que je t'en ai promis un.

--Je préférerais que tu ne nous quittes pas, Dominique, répondit-elle
avec tristesse.

--Allons, allons, dit gaiement l'aventurier, soyez sans inquiétude, je
vous le ramènerai sain et sauf.

Il paraît que les habitants du rancho avaient une grande confiance
en la parole d'Olivier, car, sur cette assurance, leur inquiétude se
calma, et ils prirent assez facilement congé des deux hommes.

Ceux-ci quittèrent alors le rancho, descendirent le monticule, et
trouvèrent leurs chevaux tout prêts à être montés, qui les attendaient
attachés à un liquidambar.

Après avoir fait un dernier signe d'adieu aux habitants du rancho
groupés sur la plate-forme, ils se mirent en selle et s'éloignèrent au
galop à travers terre pour aller rejoindre la route de la Veracruz.

--Allons-nous donc dans les Terres-Chaudes? demanda Dominique tout en
galopant auprès de son compagnon.

--Oh! Oh! Nous n'allons pas aussi loin, tant s'en faut; je te conduis
seulement à quelques lieues d'ici, dans une hacienda où je compte te
faire faire une nouvelle connaissance.

--Bah! Pourquoi donc? Je me soucie peu des nouvelles connaissances.

--Celle-ci te sera fort utile.

--Ah! Alors c'est différent. Je vous avoue que je n'aime pas beaucoup
les Mexicains.

--La personne à laquelle on te présentera n'est pas mexicaine, elle est
française.

--Ce n'est plus du tout la même chose, mais pourquoi donc me dites-vous
qu'on me présentera? Est-ce que ce n'est pas vous qui vous chargerez de
cela?

--Non, c'est une autre personne que tu connais, et pour laquelle tu as
même une certaine affection.

--De qui donc parlez-vous?

--De Léo Carral.

--Le mayordomo de l'hacienda del Arenal?

--Lui-même.

--C'est donc à l'hacienda que nous allons, alors?

--Pas précisément, mais dans les environs. J'ai donné au mayordomo un
rendez-vous où il doit m'attendre, c'est à ce rendez-vous que nous
allons en ce moment.

--Alors tout est pour le mieux, je serai charmé de revoir Léo Carral.
C'est un bon compagnon.

--Et un homme de cœur et d'honneur, ajouta Olivier.



X


LE RENDEZ-VOUS


Depuis son arrivée à l'hacienda del Arenal, doña Dolores avait toujours
tenu envers le comte de la Saulay une conduite réservée que les projets
de mariage faits par leurs deux familles étaient loin de justifier.
Jamais la jeune fille n'avait eu, nous ne dirons pas d'entretiens
particuliers avec celui qu'elle devait en quelque sorte considérer
comme son fiancé, mais seulement la plus légère privauté et la plus
innocente familiarité; tout en demeurant polie et même gracieuse, elle
avait su, dès le premier jour qu'ils s'étaient vus, élever une barrière
entre elle et le comte, barrière que celui-ci ne s'était jamais hasardé
à franchir et qui l'avait condamné à demeurer, peut-être contre ses
désirs secrets, dans les bornes de la plus sévère réserve.

Dans ces conditions, et surtout après la scène à laquelle il avait
assisté la nuit précédente, on comprendra facilement quelle dût être la
stupéfaction du jeune homme en apprenant que doña Dolores lui demandait
une entrevue.

Que pouvait-elle avoir à lui dire? Pour quel motif lui assignait-elle
ce rendez-vous? Quelle raison la poussait à agir de la sorte?

Telles étaient les questions que le comte ne cessait de s'adresser,
questions qui demeuraient forcément sans réponse.

Aussi l'inquiétude, la curiosité et l'impatience du jeune homme
étaient-elles poussées au plus haut degré, et ce fut avec un sentiment
de joie, dont lui-même ne se rendit pas bien compte, qu'il entendit
enfin sonner l'heure du rendez-vous.

S'il se fût trouvé en France, à Paris, au lieu d'être au Mexique dans
une hacienda, certes, il aurait su d'avance à quoi s'en tenir sur le
message qu'il avait reçu, et sa conduite eût été toute tracée.

Mais ici, la froideur de doña Dolores à son égard, froideur qui ne
s'était pas un instant démentie, la préférence que d'après la scène de
la nuit elle semblait donner à une autre personne, tout se réunissait
pour éloigner de ce rendez-vous la plus légère supposition d'amour.
Était-ce la renonciation du jeune homme à sa main, son éloignement
immédiat que doña Dolores allait exiger de lui?

Singulière contradiction de l'esprit humain! Le comte qui éprouvait
pour ce mariage une répulsion de plus en plus marquée, dont l'intention
formelle était d'avoir le plus tôt possible une explication à ce sujet
avec don Andrés de la Cruz, et dont la résolution bien arrêtée était de
se retirer et de renoncer à l'alliance depuis si longtemps préparée et
qui lui déplaisait d'autant plus qu'elle lui était imposée, se révolta
à cette supposition de la renonciation que sans doute doña Dolores
allait lui demander; son amour-propre froissé lui fit envisager cette
question sous un jour tout nouveau, et le mépris que la jeune fille
semblait faire de sa main, le remplit de honte et de colère.

Lui, le comte Ludovic de la Saulay, jeune, beau, riche, renommé pour
son esprit et son élégance, un des membres les plus distingués du
jockey-club, un des dieux de la mode, dont les conquêtes occupaient à
Paris toutes les bouches de la renommée, n'avoir produit sur une jeune
fille à demi-sauvage, d'autre impression que celle de la répulsion,
n'avoir inspiré d'autre sentiment qu'une froide indifférence; il y
avait certes là de quoi se désespérer; un instant même il en vint à se
figurer, tant le dépit l'aveuglait, qu'il était réellement amoureux de
sa cousine, et il fut sur le point de faire le serment de rester sourd
aux prières et aux larmes de doña Dolores et d'exiger, dans le plus
bref délai, la conclusion de son mariage.

Mais heureusement l'amour-propre, qui l'avait poussé à cette
détermination extrême, lui souffla tout à coup un moyen plus simple, et
surtout plus agréable pour lui, de sortir d'embarras.

Après avoir jeté un regard de complaisance sur sa personne, un sourire
de hautaine satisfaction illumina son visage; il se trouva physiquement
et moralement si fort au-dessus de tout ce qui l'entourait, qu'il
n'éprouva plus qu'un sentiment de miséricordieuse pitié pour la pauvre
enfant, que la mauvaise éducation qu'elle avait reçue empêchait
d'apprécier les innombrables avantages qui lui faisaient l'emporter sur
ses rivaux, et de comprendre le bonheur qu'elle trouverait dans son
alliance.

Ce fut en roulant toutes ces pensées et bien d'autres dans sa tête,
que le comte sortit de chez lui, traversa la cour, et se rendit à
l'appartement de doña Dolores.

Il remarqua, sans y attacher grande importance, que plusieurs chevaux
sellés et bridés attendaient dans la cour, maintenus par des peones.

A la porte de l'appartement se tenait une jeune Indienne, au minois
chiffonné et aux yeux brillants, qui le reçut avec un sourire et une
grande révérence en lui faisant signe d'entrer.

Le comte la suivit; la camériste traversa plusieurs salles de
plein-pied élégamment meublées, et finalement, elle releva une portière
de crêpe de Chine blanc brodé de grandes fleurs de toutes couleurs, et
introduisit, sans prononcer un mot, le comte dans un délicieux boudoir,
meublé tout en laque de Chine.

Doña Dolores, à demi couchée sur un hamac en fil d'aloès, s'amusait
à agacer une jolie perruche grosse comme la moitié du poing en riant
comme une folle des cris de colère du petit animal.

La jeune fille était charmante ainsi; jamais le comte ne l'avait vue si
belle. Après l'avoir saluée profondément, il s'arrêta sur le seuil de
la porte en proie à une admiration mêlée d'une stupéfaction si grande,
que doña Dolores, après l'avoir un instant regardé, ne put retenir son
sérieux et partit d'un franc éclat de rire.

--Pardonnez-moi, mon cousin, lui dit-elle, mais vous faites une si
singulière figure en ce moment, que je n'ai pu m'empêcher...

--Riez, riez ma cousine, répondit le jeune homme, en prenant aussitôt
son parti de cette gaîté à laquelle il était si loin de s'attendre, je
suis heureux de vous voir d'aussi bonne humeur.

--Ne restez-donc pas là, mon cousin, reprit-elle; tenez, venez vous
asseoir ici, près de moi, sur cette butaca, et de son doigt rosé elle
lui indiqua un fauteuil.

Le jeune homme obéit.

--Ma cousine, dit-il, j'ai l'honneur de me rendre à l'invitation que
vous avez daigné me faire.

--Ah! C'est vrai, répondit-elle, je vous remercie de votre obligeance
et surtout de votre exactitude, mon cousin.

--Je ne pouvais témoigner trop d'empressement à vous obéir, ma cousine;
j'ai si rarement le bonheur de vous voir!

--Est-ce un reproche que vous m'adressez mon cousin?

--Oh! Nullement, madame, je ne me reconnais en aucune façon le droit de
vous faire ce qu'il vous plaît de nommer des reproches; vous êtes libre
d'agir à votre guise, et surtout de disposer de moi à votre gré.

--Oh, oh! Mon cher cousin, quant à ceci je n'en jurerais pas, et s'il
me prenait fantaisie de mettre ce beau dévouement à l'épreuve, je crois
que j'en serais pour ma courte honte et que vous me refuseriez net.

--Nous y voilà, pensa le jeune homme, et il ajouta tout haut: Mon désir
le plus sincère est de vous complaire en tout, ma cousine, je vous en
donne ma foi de gentilhomme, et quoique vous exigiez de moi, je vous
obéirai.

--J'ai bien envie, don Ludovic, de vous prendre au mot, répondit-elle
en se penchant vers lui avec un délicieux sourire.

--Faites, ma cousine, et vous reconnaîtrez à la promptitude avec
laquelle je vous obéirai, que je suis le plus dévoué de vos esclaves.

La jeune fille demeura pensive un instant, puis elle replaça sur le
perchoir de bois de palissandre, la perruche avec laquelle elle avait
joué jusqu'à ce moment, et sautant à bas de son hamac, elle vint
s'asseoir sur un siège à peu de distance du comte.

--Mon cousin, lui dit-elle, j'ai un service à vous demander.

--A moi, ma cousine? Enfin je vous serai bon à quelque chose!

--Ce service, continua-t-elle, n'est pas d'une grande importance en
lui-même.

--Tant pis.

--Mais je crains qu'il ne vous cause un grand ennui.

--Qu'importe, ma cousine, l'ennui que je puis éprouver, si je vous suis
agréable.

--Mon cousin, je vous remercie; voici ce dont il s'agit: il me faut
aujourd'hui, dans quelques minutes, faire une course assez longue;
pour des raisons que vous apprécierez bientôt, je ne puis et ne veux
me faire accompagner par aucun des habitants, maîtres ou valets de
l'hacienda. Cependant, comme les routes ne jouissent pas, en ce
moment, d'une sécurité parfaite et que je n'ose me risquer seule à les
parcourir, il me faut avec moi, pour me protéger et me défendre si le
besoin était, un homme dont la présence à mes côtés ne puisse donner
lieu à aucune supposition malveillante; j'ai jeté les yeux sur vous
pour m'accompagner dans mon excursion. Y consentez-vous, mon cousin?

--Avec bonheur, ma cousine; je dois seulement vous faire observer que
je suis étranger en ce pays et que je crains de m'égarer dans des
chemins que je ne connais pas.

--Ne vous inquiétez pas de cela, mon cousin, je suis _hija del país_,
moi, et à cinquante lieues à la ronde, je suis certaine d'aller sans
courir le risque, non pas de me perdre mais seulement de m'égarer.

--S'il en est ainsi, ma cousine, tout est pour le mieux; je vous
remercie de l'honneur que vous daignez me faire et je me mets
complètement à votre disposition.

--C'est à moi de vous remercier, mon cousin, pour votre extrême
obligeance; les chevaux sont sellés, vous portez à ravir le costume
mexicain, allez chausser vos éperons, prévenez votre valet de chambre
qu'il doit vous accompagner, armez-vous surtout, cela est important,
car on ne sait jamais ce qui peut arriver, et revenez dans dix minutes,
je serai prête à partir.

Le comte se leva, salua la jeune fille, qui lui répondit par un
gracieux sourire et sortit.

--Pardieu, murmura-t-il dès qu'il se trouva seul, voilà qui est
charmant, et la mission qu'elle me destine est réjouissante; je me
fais l'effet d'accompagner tout simplement ma délicieuse cousine à
quelque rendez-vous d'amour! Mais le moyen de lui rien refuser, je ne
l'avais pas encore aussi bien vue qu'aujourd'hui. Sur mon âme, c'est un
ravissant lutin, et si je n'y prends garde, je pourrais bien finir par
en devenir amoureux, si ce n'est fait déjà, ajouta-t-il avec un soupir
étouffé!

Il rentra chez lui, ordonna à Raimbaut de se préparer à le suivre, ce
que le digne serviteur fit avec cette ponctualité et ce mutisme qui le
distinguaient, et après avoir bouclé à ses talons de lourds éperons en
argent, jeté un zarapé sur ses épaules, il choisit un double fusil,
un sabre droit, une paire de revolvers à six coups et, ainsi armé, il
se rendit dans le patio. Raimbaut, à son exemple, s'était muni d'un
arsenal complet.

Les deux hommes étaient ainsi sans exagération en mesure de faire face,
le cas échéant, à une quinzaine de bandits.

Doña Dolores attendait, déjà en selle, l'arrivée du comte; elle causait
avec son père.

Don Andrés de la Cruz se frottait joyeusement les mains; la bonne
entente des jeunes gens le ravissait.

--Ainsi vous allez faire une promenade? dit-il au comte, je vous
souhaite beaucoup de plaisir.

--La señorita a daigné m'offrir de l'accompagner, répondit Ludovic.

--Elle a parfaitement fait, son choix ne pouvait être meilleur.

Tout en échangeant ces quelques paroles avec son futur beau-père, le
comte avait salué doña Dolores et était monté à cheval.

--Bon voyage! continua don Andrés, et surtout prenez garde aux
mauvaises rencontres; les cuadrillas de Juárez commencent à rôder aux
environs, d'après ce que j'ai entendu dire.

--Soyez sans inquiétude, mon père, répondit doña Dolores; d'ailleurs,
ajouta-t-elle avec un charmant sourire à l'adresse du comte, avec
l'escorte de mon cousin, je ne crains rien.

--Partez donc alors, et revenez de bonne heure.

--Nous serons de retour avant l'oración, mon père. Don Andrés leur fit
un dernier signe d'adieu et ils quittèrent l'hacienda.

Le comte et la jeune fille galopaient côte à côte; Raimbaut, en
serviteur bien stylé, suivait à quelques pas en arrière.

--Vous saurez que c'est moi qui vous conduit, mon cousin, dit la jeune
fille, lorsqu'ils se trouvèrent à une certaine distance dans la plaine,
perdus au milieu des massifs de liquidambars.

--Je ne pourrais désirer un meilleur guide, répondit galamment Ludovic.

--Tenez, mon cousin, reprit-elle en lui jetant un regard de côté, j'ai
une confidence à vous faire.

--Une confidence, ma cousine?

--Oui, je vous vois de si bonne composition, que je suis toute honteuse
de vous avoir trompé.

--Vous m'avez trompé, vous, ma cousine?

--Indignement, fit-elle en riant, vous allez en juger. Je vous mène
dans un endroit où on nous attend.

--Où on vous attend, vous voulez dire.

--Non pas, car c'est vous surtout qu'on veut voir.

--Je vous avoue, ma cousine, que je ne vous comprends plus du tout; je
ne connais personne en ce pays.

--En êtes-vous bien sûr, mon cher cousin? demanda-t-elle d'un air
railleur.

--Dam, je le crois du moins.

--Bon, voilà que vous doutez.

--Vous paraissez si sûre de votre fait!

--C'est que je le suis en effet; la personne qui vous attend, non
seulement vous connaît, mais encore est de vos amis.

--Allons bon, très bien, cela s'embrouille de plus en plus; continuez
je vous en prie.

--Je n'ai que peu de mots à ajouter, d'ailleurs dans quelques minutes
nous serons arrivés et je ne veux pas vous laisser plus longtemps dans
le doute.

--C'est bien aimable à vous, ma cousine, je vous jure. J'attends
humblement que vous daigniez vous expliquer.

--Il le faut bien, puisque votre cœur a si peu de mémoire; comment
monsieur, vous êtes étranger, jeté depuis quelques jours à peine dans
un pays inconnu; dans ce pays, depuis que vous y êtes débarqué, vous
n'avez rencontré encore qu'un seul homme qui vous a témoigné quelque
sympathie, et cet homme vous l'avez déjà si complètement oublié;
cela, permettez-moi de vous le faire observer, mon cher cousin, prouve
médiocrement en faveur de votre constance.

--Accablez-moi, ma cousine, je mérite tous vos reproches; vous avez
raison, il y a en effet au Mexique un homme pour lequel j'éprouve une
sincère amitié.

--Ah, ah! Je ne me trompais donc pas?

--Non, mais j'étais si loin de supposer que ce fût de cet homme dont
vous me parliez que je vous avoue...

--Que vous ne vous le rappeliez plus, n'est-ce pas?

--Au contraire, ma cousine, et mon plus vif désir serait de le revoir.

--Et comment nommez-vous ce personnage?

--Il m'a dit que son nom est Olivier, cependant je n'oserais affirmer
que ce nom fût bien réellement le sien.

La jeune fille sourit avec finesse.

--Y aurait-il indiscrétion à vous demander pourquoi cette supposition
peu favorable?

--Aucunement, ma cousine, mais le señor Olivier m'a paru un personnage
assez mystérieux; ses allures ne sont pas celles de tout le monde. Il
n'y aurait, il me semble, rien d'extraordinaire à ce que suivant les
circonstances...

--Il se parât d'un nom de fantaisie, interrompit-elle; peut-être
avez-vous raison, peut-être avez-vous tort, je ne saurais vous répondre
là-dessus; tout ce que je puis vous dire, c'est que c'est lui qui vous
attend.

--Voilà qui est singulier, murmura le jeune homme.

--Pourquoi donc? Il a sans doute une communication d'importance à vous
faire; du moins c'est ce que j'ai cru comprendre.

--Il vous l'a dit?

--Pas précisément, mais en causant cette nuit avec moi, il m'a témoigné
le désir de vous voir le plus tôt possible; voilà pour quelle raison,
mon cousin, je vous ai prié de m'accompagner dans ma promenade.

Cet aveu fut fait par la jeune fille avec un laisser-aller si naïf que
le comte en fut complètement déferré et la regarda un instant comme
s'il ne comprenait pas.

Doña Dolores ne remarqua pas son étonnement. La main placée en
abat-jour au-dessus de ses yeux, elle interrogeait la plaine.

--Tenez, dit-elle au bout d'un instant en indiquant du doigt une
certaine direction, voyez ces deux hommes assis côte à côte à l'ombre
de ce massif d'arbres, l'un des deux est don Olivero, la personne qui
vous attend; pressons le pas.

--Soit, répondit Ludovic en éperonnant son cheval.

Et ils s'élancèrent au galop vers les deux hommes qui les ayant aperçus
s'étaient levés pour les recevoir.



XI


DANS LA PLAINE


Olivier et Dominique après avoir quitté le rancho marchèrent assez
longtemps côte à côte sans échanger une parole; l'aventurier semblait
réfléchir, de son côté le vaquero malgré son apparente insouciance ne
laissait pas que d'être assez préoccupé.

Dominique ou Domingo selon qu'on le nommait en français ou en espagnol,
dont nous avons à peu près esquissé le portrait physique dans un
précédent chapitre, était, au moral, un singulier mélange de bons
et de mauvais instincts, nous devons cependant ajouter que les bons
dominaient presque toujours; la vie errante que pendant plusieurs
années il avait menée parmi les Indiens indomptés des prairies,
avait développé chez lui en sus d'une grande vigueur corporelle, une
incroyable puissance de volonté et une énergie de caractère à toute
épreuve, mêlé à un courage de lion et une finesse qui parfois pouvait
passer pour de la duplicité. Rusé et méfiant comme un Comanche, il
avait transporté dans la vie civilisée toutes les pratiques des
coureurs de bois; ne se laissant jamais prendre en défaut par les
événements les plus imprévus, et opposant un visage impassible aux
regards les plus scrutateurs, il feignait une bonhomie naïve à laquelle
les gens les plus fins étaient souvent trompés; avec cela, il était la
plupart du temps d'une franchise rare, d'une générosité sans bornes,
d'une sensibilité de cœur exquise, et poussait pour ceux qu'il aimait
le dévouement à ses limites les plus extrêmes, sans réflexion comme
sans arrière-pensée, mais par contre il était implacable dans ses
haines et d'une véritable férocité indienne.

En un mot, c'était une de ces natures étranges aussi complètes pour le
bien comme pour le mal et dont l'occasion peut aussi bien faire des
hommes remarquables que de grands scélérats.

Olivier avait profondément étudié le caractère extraordinaire de
son protégé; aussi, mieux que lui-même peut-être, il savait de quoi
il était capable, et souvent il avait frémi en sondant les replis
cachés de cette organisation étrange qui s'ignorait soi-même, et tout
en imposant sa volonté à cette indomptable nature et la faisant se
courber à sa guise, comme le belluaire imprudent qui joue avec un
tigre, il prévoyait le moment où cette lave qui bouillait sourdement
au fond du cœur du jeune homme ferait tout à coup irruption au dehors
sous le souffle impétueux des passions; aussi, malgré la confiance
entière qu'il semblait avoir en son ami, n'était-ce qu'avec une extrême
prudence qu'il faisait vibrer en lui certaines cordes, et se gardait-il
bien de lui donner la conscience de sa force et de lui révéler
l'étendue de sa puissance morale.

Après une course de plusieurs heures, les voyageurs arrivèrent à trois
lieues environ de l'hacienda del Arenal, sur la lisière d'un bois assez
épais que bordaient les dernières plantations de l'hacienda.

--Arrêtons-nous ici et mangeons, dit Olivier en mettant pied à terre;
voici, quant à présent, le but de notre course.

--Je ne demande pas mieux, répondit Dominique; ce diable de soleil
qui me tombe d'aplomb sur la tête depuis ce matin, commence, je vous
l'avoue, à me gêner, je ne serai pas fâché de m'étendre un peu sur
l'herbe.

--Alors ne vous gênez pas, compagnon; la place est belle pour se
reposer.

Les deux hommes s'installèrent, entravèrent leurs chevaux auxquels ils
enlevèrent la bride afin de les laisser paître à leur guise, et après
s'être assis en face l'un de l'autre sous la protection de l'épais
feuillage des arbres, ils fouillèrent dans leurs alforjas bien garnies
de provisions et se mirent à manger de bon appétit.

Ni l'un ni l'autre des deux hommes n'était grand parleur; aussi
expédièrent-ils leur repas silencieusement et ce ne fut que lorsque
Olivier eût allumé son puro et Dominique son calumet indien que le
premier se décida enfin à adresser la parole au second.

--Eh bien, Dominique, lui dit-il, que pensez-vous de l'existence que
depuis quelques mois je vous fais mener dans cette province?

--A dire le vrai, répondit le vaquero en lâchant une épaisse bouffée de
fumée, je la trouve absurde et ennuyeuse au possible; il y a longtemps
déjà que je vous aurais prié de me renvoyer dans les prairies de
l'ouest, si je n'étais pas convaincu que vous avez besoin de moi ici.

Olivier se mit à rire.

--Vous êtes un véritable ami, dit-il en lui tendant la main, toujours
prêt à agir sans observations comme sans commentaires.

--Je m'en flatte: l'amitié ne constitue-t-elle pas l'abnégation et le
dévouement.

--Oui, et voilà pourquoi il est si rare de la rencontrer parmi les
hommes.

--Je plains ceux qui sont incapables d'éprouver ce sentiment, ils se
privent d'une grande jouissance; l'amitié est le seul lien réel qui
attache les hommes les uns aux autres.

--Beaucoup croient que c'est l'égoïsme.

--L'égoïsme n'est qu'une variété de l'espèce, c'est l'amitié mal
comprise et ravalée à des proportions basses et infinies.

--Diable, je ne vous croyais pas d'une force si grande sur les
paradoxes. Est-ce parmi les Indiens que vous avez appris ces arguties
de langage?

--Les Indiens sont des hommes sages, mon maître, répondit le vaquero
hochant la tête; pour eux le vrai est vrai et le faux est faux, au
lieu que dans vos villes du centre vous avez si bien réussi à tout
embrouiller que le plus fin ne saurait plus s'y reconnaître et que
l'homme simple ne tarde pas à perdre le sentiment du juste et de
l'injuste. Laissez-moi retourner dans les prairies, mon ami, ma place
n'est pas au milieu des luttes mesquines qui ensanglantent ce pays et
soulèvent mon cœur de dégoût et de pitié.

--Je voudrais vous rendre votre liberté, mon ami, mais je vous le
répète, j'ai besoin de vous, peut-être pour trois mois encore.

--Trois mois, c'est bien long.

--Peut-être trouverez-vous ce laps de temps bien court, dit-il avec une
expression indéfinissable.

--Je ne le crois pas.

--Nous verrons bien, mais, je ne vous ai pas encore dit ce que
j'attends de vous.

--C'est vrai, encore est-il bon que je le sache afin de bien remplir
vos intentions.

--Ecoutez-moi donc, je serai d'autant plus bref que lorsque les
personnes que j'attends arriveront je vous donnerai des instructions
plus détaillées.

--Bien; parlez, je vous écoute.

--Deux personnes doivent nous joindre ici, un jeune homme et une jeune
dame; la dame se nomme doña Dolores de la Cruz, elle est fille du
propriétaire de l'hacienda del Arenal, elle a seize ans, et est fort
belle, c'est une enfant douce, pure et naïve.

--Fort bien, cela m'importe fort peu, vous savez que je me soucie
médiocrement des femmes.

--C'est vrai, je n'insiste donc pas; doña Dolores est fiancée avec don
Ludovic qu'elle doit incessamment épouser.

--Grand bien lui fasse, et quel est ce don Ludovic? Un Mexicain
quelconque je suppose, bellâtre, sot et orgueilleux, qui piaffe comme
la mule d'un chanoine.

--En cela, vous vous trompez; don Ludovic est son cousin, le comte
Ludovic de la Saulay, appartenant à la plus haute noblesse de France.

--Ah! Ah! C'est le Français en question?

--Oui; il est arrivé tout exprès d'Europe pour contracter avec sa
cousine cette union convenue depuis longtemps entre les deux familles;
le comte Ludovic de la Saulay est un charmant cavalier, riche, bon,
aimable, instruit, serviable; bref, excellent compagnon, je lui porte
le plus sincère intérêt, je désire que vous vous liiez avec lui.

--S'il est tel que vous le dites, mon ami, soyez tranquille, avant deux
jours nous serons les meilleurs amis du monde.

--Merci, Dominique, je n'attendais pas moins de vous.

--Eh! fit le vaquero, regardez donc, Olivier, il nous arrive quelqu'un,
je crois; diable, ils vont bon train, dans dix minutes ils seront sur
nous.

--C'est doña Dolores et le comte Ludovic.

Ils se levèrent alors pour recevoir les deux jeunes gens qui, en effet,
arrivaient à toute bride.

--Nous voilà enfin! dit la jeune fille en arrêtant son cheval court,
avec l'habileté d'une écuyère émérite. D'un bond, les nouveaux-venus
furent à terre. Après avoir salué le vaquero, Ludovic tendit les deux
mains à l'aventurier.

--Je vous revois donc, mon ami, lui dit-il; merci de vous être souvenu
de moi.

--Supposiez-vous donc que je vous eusse oublié?

--Ma foi, dit gaiement le jeune homme, j'en aurais eu presque le droit.

--Monsieur le comte, dit alors l'aventurier, avant tout, permettez-moi
de vous présenter monsieur Dominique, c'est plus qu'un frère, c'est un
autre moi-même, je serais heureux qu'il vous plût de reporter sur lui
un peu de l'amitié que vous daignez me témoigner.

--Monsieur, répondit le comte en s'inclinant gracieusement devant le
vaquero, je regrette sincèrement de m'exprimer si mal en espagnol, ce
qui m'empêche de vous montrer le vif désir que j'éprouve de vous voir
partager la sympathie que, dès à présent, vous m'inspirez.

--Qu'à cela ne tienne, monsieur, répondit en français le vaquero,
je parle assez couramment votre langue pour vous remercier de vos
cordiales paroles, dont je vous suis très reconnaissant.

--Ah! Pardieu, monsieur, vous me ravissez, voilà une charmante
surprise; veuillez, je vous prie, accepter ma main et me considérer
comme entièrement à votre disposition.

--De grand cœur, monsieur, et merci, bientôt nous nous connaîtrons
davantage, et alors vous me compterez, je l'espère, au nombre de vos
amis.

Sur ces mots, les deux jeunes gens se serrèrent chaleureusement la
main.

--Êtes-vous content, mon ami? demanda doña Dolores.

--Vous êtes une fée, chère enfant, répondit Olivier avec émotion, vous
ne sauriez vous imaginer combien vous me rendez heureux.

Et il posa un respectueux baiser sur le front pur que la jeune fille
inclina devant lui.

--Maintenant, reprit-il en changeant de ton, occupons-nous de notre
affaire, le temps presse; mais il nous manque quelqu'un encore.

--Qui donc? demanda la jeune fille.

--Leo Carral, laissez-moi l'appeler; et, portant à ses lèvres un
sifflet d'argent, il en tira un son aigu et prolongé.

Presque aussitôt le galop d'un cheval se fit entendre dans le lointain,
se rapprocha rapidement et le mayordomo ne tarda pas à paraître.

--Arrivez, arrivez, Léo, lui cria l'aventurier.

--Me voici, señor, répondit le mayordomo, tout à vos ordres.

--Ecoutez-moi bien, reprit Olivier, en s'adressant à doña Dolores,
l'affaire est grave, je suis contraint de m'éloigner aujourd'hui même;
mon absence peut durer longtemps, il m'est donc impossible de veiller
sur vous; malheureusement j'ai le pressentiment qu'un danger imminent
vous menace. De quelle sorte est ce danger? Quand fondra-t-il sur vous?
Voilà ce que je ne saurais préciser? Seulement il est certain; or, ma
chère Dolores, ce que je ne puis faire, d'autres le feront; ces autres
ce sont le comte, Dominique et notre ami Léo Carral, tous trois vous
sont dévoués et veilleront sur vous comme des frères.

--Mais mon ami, interrompit la jeune fille, vous oubliez, il me semble,
mon père et mon frère.

--Non, mon enfant, je ne les oublie pas, je m'en souviens au contraire;
votre père est un vieillard, qui non seulement ne peut protéger
personne, mais encore a besoin d'être protégé lui-même; c'est le cas
échéant ce que vous ne manquerez pas de faire; quant à votre frère don
Melchior, vous connaissez, chère petite, mon opinion sur lui, il est
donc inutile d'insister sur ce point; il ne pourra ou ne voudra pas
vous défendre. Vous savez que je suis ordinairement bien informé et que
je me trompe rarement; or, souvenez-vous bien de ceci tous: gardez-vous
surtout, soit en paroles soit en actions de laisser supposer à don
Melchior ou à quelque autre habitant que ce soit de l'hacienda que vous
prévoyez un malheur; seulement veillez avec soin, afin de ne pas vous
laisser surprendre et prenez vos précautions en conséquence.

--Nous veillerons, rapportez-vous-en à moi, répondit le vaquero; mais
j'ai à vous faire, mon ami, une objection, qui, je le crois, ne manque
pas de justesse.

--Laquelle?

--Comment ferai-je pour m'introduire dans l'hacienda et y demeurer sans
éveiller les soupçons? Cela me paraît assez difficile.

--Non, vous vous trompez; personne excepté Léo Carral ne vous connaît à
l'Arenal, n'est-ce pas?

--En effet.

--Eh bien! Vous y arriverez comme Français, ami du comte de la Saulay,
et pour plus de sûreté vous feindrez de ne pas savoir un mot d'espagnol.

--Permettez, fit observer Ludovic; j'ai parlé quelques fois à don
Andrés d'un ami intime attaché à la légation de France à México, et
qui d'un moment à l'autre doit me venir voir à l'hacienda.

--Parfait, Dominique passera pour lui, et s'il veut, il baragouinera
l'espagnol; comment se nomme cet ami que vous attendez?

--Charles de Meriadec.

--Fort bien, Dominique se nommera Charles de Meriadec; pendant qu'il
sera à l'hacienda je mettrai ordre à ce que celui dont il prend
provisoirement le nom ne vienne pas le déranger.

--Hum! Ceci est important.

--Ne craignez rien, j'arrangerai cela; ainsi voilà qui est convenu,
demain matin monsieur Charles de Meriadec arrivera à l'hacienda.

--Il y sera le bien reçu, répondit en souriant Ludovic.

--Quant à vous, Léo Carral, je n'ai rien à vous recommander.

--Non, non, mes mesures sont prises depuis longtemps déjà, répondit le
mayordomo, je n'ai plus qu'à m'entendre avec ces messieurs.

--Voilà qui va bien, maintenant séparons-nous; je devrais être loin.

--Vous nous quittez déjà, mon ami? dit doña Dolores avec émotion.

--Il le faut, mon enfant, bon courage, ayez confiance en Dieu! Pendant
mon absence il veillera sur vous, allons, adieu!

L'aventurier serra une dernière fois la main du comte, baisa au front
la jeune fille et se mit en selle.

--A bientôt, lui cria doña Dolores.

--Demain vous verrez, votre ami Meriadec dit en riant Dominique, et il
partit au galop à la suite de l'aventurier.

--Revenez-vous avec nous à l'hacienda? demanda le comte au mayordomo.

--Pourquoi non? répondit-il; je suis censé vous avoir rencontré pendant
votre promenade.

--C'est juste.

Ils remontèrent à cheval et reprirent au grand trot le chemin de
l'hacienda où ils arrivèrent un peu avant le coucher du soleil.



XII

UN PEU DE POLITIQUE


On avait atteint les derniers mois de 18... Les événements politiques
commençaient à se presser avec une rapidité telle que les esprits les
moins éclairés comprenaient déjà qu'ils se précipitaient vers une
catastrophe imminente.

Dans le sud, les troupes du général Gutiérrez avaient remporté une
grande victoire sur l'armée constitutionnelle commandée par le général
don Diego Álvarez (le même qui à une autre époque avait présidé à
Guaymas le conseil de guerre qui avait condamné à mort notre infortuné
compatriote et ami le comte Gaston de Raousset-Boulbon).

Le carnage des Indiens _Pintos_ avait été immense; douze cents étaient
restés sur le champ de bataille, l'artillerie, un nombreux armement
étaient devenu la proie du vainqueur.

Mais à la même époque, avait commencé dans l'intérieur une série
d'événements opposés; le premier avait été la fuite de Zuloaga, ce
président qui, après avoir abdiqué en faveur de Miramón, l'avait
révoqué un jour sans trop savoir pourquoi, sans consulter personne et
au moment où on s'y attendait le moins.

Le général Miramón avait alors offert loyalement au président de la
Cour suprême de justice de prendre le pouvoir exécutif et de convoquer
l'assemblée des notables pour lui faire élire le premier magistrat de
la république.

Sur ces entrefaites, une nouvelle catastrophe était venue ajouter de
nouveaux dangers à la situation.

Miramón, à qui ses continuels triomphes avaient peut-être donné une
imprudente confiance, poussé plus probablement par le désir d'en
finir enfin d'une manière ou d'une autre, avait présenté, à Silao, la
bataille à des forces quadruples des siennes. Il subit une déroute
complète, perdit son artillerie et lui-même fut sur le point de périr;
ce n'avait été que par des prodiges de valeur en tuant de sa main
plusieurs de ceux qui l'enveloppaient, qu'il était parvenu à se faire
jour, à sortir de la mêlée et à s'échapper du côté de Querétaro où il
était arrivé presque seul.

De là, sans se laisser abattre par la mauvaise fortune, le général
Miramón était revenu à México dont les habitants avaient ainsi appris
tout à la fois sa défaite, son arrivée et son intention de se soumettre
à une nouvelle élection.

Le résultat ne trompa pas l'attente secrète du général, il fut élu
président par la Chambre des Notables presqu'à l'unanimité[1]. Le
général, en homme qui comprend que le temps presse, prêta serment et
entra immédiatement en fonctions.

Bien que matériellement le désastre de Silao fut presque nul, cependant
au point de vue moral l'effet produit avait été immense.

Miramón le comprit, il s'occupa activement de remettre un peu
d'ordre dans les finances, de se créer des ressources précaires,
mais suffisantes pour les besoins urgents de la situation, de lever
de nouvelles troupes, enfin de prendre toutes les précautions que
commandait la prudence.

Malheureusement, le président était contraint d'abandonner plusieurs
points importants pour concentrer ses forces autour de México, et ces
divers mouvements, mal compris par la population, l'inquiétaient et lui
faisaient redouter des malheurs prochains.

Dans ces circonstances, le président voulant sans doute donner
satisfaction à l'opinion publique, et rendre un peu de tranquillité à
la capitale, consentit ou feignit de consentir à entamer avec Juárez,
son compétiteur, dont le gouvernement siégeait à la Veracruz, des
pourparlers pour arriver à la conclusion, sinon de la paix, du moins
d'un armistice destiné à arrêter provisoirement l'effusion du sang.

Malheureusement, une nouvelle complication vint rendre impossible tout
espoir d'arrangement.

Le général Márquez avait été envoyé au secours de Guadalajara, qui,
d'après ce qu'on supposait, continuait à résister avec succès aux
troupes fédérales, mais tout à coup, sans que rien ne fît prévoir ce
résultat, à la suite de l'enlèvement par les fédéraux d'une conducta
de plata, appartenant à des négociants anglais, un armistice fut
conclu entre les deux corps belligérants, armistice auquel l'argent de
la conducta ne fut sans doute pas étranger, et le général Castillo,
commandant de Guadalajara, abandonné par la plupart de ses troupes, se
vit forcé de partir de la ville et de se réfugier sur le Pacifique;
de sorte que les fédéraux libres de cet embarras, se réunirent contre
Márquez, le battirent et détruisirent son corps le seul qui tenait la
campagne.

La situation se faisait donc de plus en plus critique, les fédéraux
ne rencontrant plus ni obstacle, ni résistance dans leur marche
victorieuse, débordaient de tous côtés; tout espoir de traiter était
perdu. Il fallait combattre quand même.

La chute de Miramón, ne devenait plus pour ainsi dire qu'une question
de temps; le général le comprenait sans doute parfaitement dans son
for intérieur, mais il n'en laissait rien paraître et redoublait au
contraire d'ardeur et d'activité pour parer aux embarras sans cesse
renaissants de la situation.

Après avoir fait appel à toutes les classes de la société, le président
se résolut enfin à s'adresser au clergé que toujours il avait soutenu
et protégé; celui-ci répondit à son appel, leva d'urgence une dîme sur
ses biens et résolut de faire porter à la monnaie ses joyaux d'or et
d'argent pour être fondus et mis à la disposition du pouvoir exécutif.
Malheureusement tous ces efforts furent en pure pertes, les dépenses
augmentaient en proportion des dangers toujours croissants de la
situation, et bientôt Miramón, après avoir vainement employé tous les
expédients que lui suggérait sa position critique, se retrouva devant
un trésor vide, avec cette douloureuse certitude qu'il était inutile
de songer davantage à le remplir.

Nous avons déjà eu l'occasion d'expliquer comment chaque État de la
Confédération mexicaine, demeurant possesseur des deniers publics en
temps de révolution, le gouvernement, siégeant à México, se trouve
presque continuellement dans une pénurie complète, parce qu'il ne
peut disposer que des fonds même de l'État de México, tandis que ses
compétiteurs, au contraire, battant sans cesse la campagne dans tous
les sens, non seulement y arrêtent les conductas de plata et s'en
approprient les valeurs souvent fort considérables sans nuls remords,
mais encore pillent les caisses de tous les États où ils pénètrent,
enlèvent l'argent sans le moindre scrupule et se trouvent ainsi en
mesure de soutenir la guerre sans désavantage.

Maintenant que, par un résumé rapide, nous avons établi la situation
politique dans laquelle se trouvait le Mexique, nous reprendrons notre
récit aux premiers jours de novembre 186..., c'est-à-dire six semaines
environ après l'époque où nous l'avons interrompu.

La soirée avançait, l'ombre gagnait déjà la plaine, les rayons obliques
du soleil couchant, chassés peu à peu des bas-fonds des vallées,
s'accrochaient encore aux cimes neigeuses des montagnes de l'Anahuac
qu'ils teintaient de nuances vermeilles, la brise frémissait à travers
le feuillage des arbres; des vaqueros, montés sur des chevaux aussi
sauvages qu'eux-mêmes, chassaient à travers la plaine de grands
troupeaux qui tout le jour avaient erré en liberté, mais qui le soir
retournaient au corral. On entendait résonner au loin les grelots
des mules de quelques arrieros attardés qui se hâtaient d'atteindre
la magnifique chaussée bordée de ces énormes aloès contemporains de
Moctecuzoma et qui conduit à México.

Un voyageur de haute mine, monté sur un fort cheval et soigneusement
enveloppé dans les plis d'un manteau relevé jusqu'à ses yeux, suivait
au petit pas les capricieux méandres d'un étroit sentier qui, coupant
à travers terre, allait à deux lieues environ de la ville rejoindre
la grande route de México à Puebla, route en ce moment complètement
déserte, non seulement à cause de l'approche de la nuit, mais encore
parce que l'état d'anarchie dans lequel le pays était depuis si
longtemps plongé, avait jeté dans les campagnes de nombreuses bandes
de bandits qui, profitant de la circonstance et faisant la guerre à
leur façon, détroussaient sans distinction d'opinion politique les
constitutionnels et les libéraux, et, enhardis par l'impunité, souvent
ne se contentaient pas des grandes routes et venaient jusques dans la
ville même exercer leurs déprédations.

Cependant le voyageur dont nous parlons semblait fort peu se préoccuper
des risques auxquels il s'exposait et continuait insoucieusement sa
hasardeuse promenade, de son même pas tranquille et reposé.

Il marchait ainsi depuis trois quarts d'heure environ, et, vu son
allure paisible, il ne s'était pas éloigné de plus d'une lieue de la
ville, lorsqu'en relevant la tête il s'aperçut qu'il avait atteint un
endroit où le sentier se bifurquait à droite et à gauche; il s'arrêta
avec une hésitation bien marquée, puis, au bout d'un instant, il prit
le sentier de droite.

Après avoir suivi pendant dix minutes environ cette direction, le
cavalier parut se reconnaître, alors il fit légèrement sentir l'éperon
à son cheval et l'obligea à prendre un trot assez allongé.

Bientôt il atteignit un monceau de ruines noirâtres, éparses sans ordre
sur la terre, et près desquelles croissait un bouquet d'arbres dont
les larges ramures ombrageaient autour d'eux le terrain dans une assez
grande circonférence. Arrivé là, le cavalier s'arrêta, puis après avoir
jeté un regard investigateur, sans doute pour s'assurer qu'il était
bien seul, il mit pied à terre, s'assit commodément sur un tertre de
gazon, s'appuya contre une souche d'arbre, laissa tomber son manteau,
découvrit son visage et montra les traits pâles et hâves du blessé que
nous avons vu conduire au rancho par le vaquero Dominique.

Don Antonio de Caserbar, il s'appelait ainsi, ne paraissait plus être
que l'ombre de lui-même; espèce de spectre lugubre, toute sa vie
semblait s'être concentrée dans ses yeux qui brillaient d'une lueur
sinistre comme ceux des faunes; mais dans ce corps en apparence si
débile, on sentait qu'une âme ardente, une volonté énergique étaient
renfermées, et que cet homme, sorti vainqueur d'une lutte acharnée
contre la mort, poursuivait avec un entêtement inébranlable l'exécution
de sombres résolutions prises antérieurement par lui. A peine guéri
de son affreuse blessure, bien faible encore et ne supportant qu'avec
une extrême difficulté la fatigue d'une longue course à cheval, il
avait cependant imposé silence à ses souffrances pour venir ainsi, à
la nuit tombante, à près de trois lieues de México, à un rendez-vous
que lui-même avait demandé; les motifs d'une telle conduite, surtout
dans son état de faiblesse, devaient être pour lui d'une bien haute
importance.

Quelques minutes s'écoulèrent pendant lesquelles don Antonio, les bras
croisés sur la poitrine et les yeux fermés, se recueillit en lui-même
et se prépara, selon toute probabilité, à l'entrevue qu'il allait avoir
avec la personne qu'il était venu chercher si loin.

Tout à coup un bruit de chevaux, mêlé à un cliquetis de sabres, annonça
qu'une troupe assez nombreuse de cavaliers s'approchait de l'endroit où
se tenait don Antonio.

Il se redressa, regarda avec curiosité dans la direction où le bruit se
faisait entendre et il se leva pour recevoir sans doute les arrivants.

Ceux-ci étaient au nombre d'une cinquantaine; ils firent halte à une
quinzaine de pas des ruines, mais ils demeurèrent en selle.

Un seul d'entre eux mit pied à terre, jeta la bride aux mains d'un
cavalier et s'approcha à grands pas de don Antonio, qui, de son côté,
s'était avancé au-devant de lui.

--Qui êtes-vous? demanda don Antonio à voix basse lorsqu'il ne fut plus
qu'à cinq ou six pas de l'étranger.

--Celui que vous attendez, señor don Antonio, répondit aussitôt
l'autre, le colonel don Felipe Neri Irzabal, pour vous servir.

--Oui, c'est vous, je vous reconnais, approchez.

--C'est bien heureux; eh bien, señor don Antonio, répondit le colonel
en lui tendant la main, et cette santé?

--Mauvaise, dit don Antonio, en se reculant sans toucher la main que
lui tendait le guérillero.

Celui-ci ne remarqua pas ce mouvement, ou s'il le remarqua, il n'y
attacha aucune importance.

--Vous venez avec une grande suite, reprit don Antonio.

--¡Caray! Croyez-vous, cher seigneur, que je me soucie de tomber aux
mains des batteurs d'estrade de Miramón? Diable! Mon compte serait
bientôt réglé s'ils s'emparaient de moi; mais je crois que, malgré
tout le plaisir que nous éprouvons à nous trouver ensemble, nous ne
ferons pas mal de nous occuper sans délai de nos affaires, hein? Qu'en
pensez-vous?

--Je ne demande pas mieux.

--Le général vous remercie des derniers renseignements que vous
lui avez fait parvenir, ils étaient d'une exactitude scrupuleuse;
aussi a-t-il juré de vous récompenser comme vous le méritez, dès que
l'occasion s'en présentera.

Don Antonio fit un geste de dégoût.

--Avez-vous le papier? lui demanda-t-il avec une certaine vivacité.

--Certes, répondit le colonel.

--Rédigé ainsi que je l'ai demandé.

--Tout y est señor, soyez tranquille, reprit le colonel avec un
gros rire, où trouverait-on aujourd'hui l'honnêteté si elle ne se
rencontrait pas entre gens de notre sorte, ce que vous avez stipulé est
accepté, le tout est signé Ortega, général en chef de l'armée fédérale
et contresigné Juárez, président de la république; êtes-vous content?

--Je vous répondrai, señor, lorsque j'aurai vu ce papier.

--Rien de plus facile, le voilà, fit le guérillero en retirant un large
pli de son dolman et le présentant à don Antonio.

Celui-ci s'en saisit avec un mouvement de joie et le décacheta d'une
main fébrile.

--Vous aurez de la peine à lire en ce moment, dit le colonel d'un air
narquois.

--Vous croyez? fit don Antonio avec ironie.

--Dam! Il fait assez sombre, il me semble.

--Qu'à cela ne tienne, j'aurai bientôt de la lumière, et frottant une
allumette chimique contre une pierre, il alluma une de ces petites
bougies roulées, vulgairement nommées rats-de-caves, qu'il sortit de sa
poche.

Au fur et à mesure qu'il lisait, une vive satisfaction éclatait sur son
visage, enfin il éteignit sa bougie, plia le papier, le serra avec soin
dans son portefeuille et s'adressant au colonel.

--Señor, vous remercierez le général Ortega de ma part, dit-il, il
s'est conduit envers moi en véritable caballero.

Le guérillero salua.

--Je n'y manquerai pas, señor, répondit-il, surtout si vous avez
quelques renseignements à ajouter à ceux que déjà vous nous avez donnés.

--J'en ai certes, et de fort importants.

--Ah! Ah! fit l'autre en se frottant joyeusement les mains, voyons un
peu cela, cher señor.

--Écoutez-donc; Miramón est aux abois, l'argent lui manque sans qu'il
lui soit possible d'en trouver désormais; les troupes, presque toutes
recrues, mal armées et plus mal habillées, ne sont pas payées depuis
deux mois, elles murmurent.

--Fort bien, pauvre cher Miramón, il est bien bas alors.

--D'autant plus bas, que le clergé qui avait promis dans le principe
de venir à son aide, lui a définitivement refusé son concours.

--Mais, observa ironiquement le guérillero, comment êtes-vous si bien
informé, cher seigneur?

--Ne savez-vous pas que je suis attaché à l'ambassade espagnole?

--C'est juste, au fait; je l'avais oublié, excusez-moi. Que savez-vous
encore?

--Les rangs des partisans du président s'éclaircissent de plus en plus,
ses plus anciens amis l'abandonnent; aussi pour se relever un peu
dans l'opinion publique a-t-il résolu de tenter une sortie et d'aller
attaquer la division du général Berriozábal.

--Tiens, tiens, tiens, c'est bon à savoir, cela.

--Vous voilà averti.

--Merci, nous veillerons, est-ce tout?

--Pas encore. Réduit, ainsi que je vous l'ai dit, à la dernière
extrémité et voulant se procurer de l'argent, n'importe par quel moyen,
Miramón s'autorise de l'enlèvement de la conducta de _Laguna seca_,
opéré par votre parti.

--Je sais, interrompit le colonel, en se frottant les mains, ce fut moi
qui opérai cette _négociation_; malheureusement, ajouta-t-il avec un
soupir de regret, de tels coups de filets sont rares.

--Miramón est donc résolu, continua don Antonio, d'enlever l'argent de
la convention qui se trouve en ce moment à la légation britannique.

--C'est une superbe idée, ces diables d'hérétiques seront furieux;
quel est l'homme de génie qui lui a soufflé cette pensée qui le
brouille irrémissiblement avec l'Angleterre; c'est que les _gringos_ ne
plaisantent pas sur la question d'argent.

--Je le sais, aussi est-ce par mes soins que cette idée lui a été
suggérée.

--Señor, dit majestueusement le guérillero, vous avez en cela bien
mérité de la patrie! Mais cet argent ne doit pas être considérable.

--La somme est assez ronde.

--Ah! Ah! Combien à peu près?

--Six cent soixante mille piastres [2].

Le guérillero eut un éblouissement.

--¡Caray! s'écria-t-il avec conviction, je lui rends les armes, il
est plus fort que moi, l'affaire de Laguna Seca n'était rien en
comparaison, mais avec cette somme ¡Dios me libre! Il va être en mesure
de recommencer la guerre.

--Il est trop tard maintenant, nous y avons mis bon ordre, cette somme
sera dépensée en quelques jours, reprit don Antonio avec un mauvais
sourire; rapportez-vous en à nous pour cela.

--Dieu le veuille!

--Voici, quant à présent, tous les renseignements qu'il m'est possible
de vous donner; je les crois assez importants.

--¡Caray! s'écria le guérillero, ils ne sauraient l'être davantage.

--J'espère, dans quelques jours, vous en donner de plus sérieux encore.

--Toujours ici.

--Toujours, à la même heure, et au moyen du même signal.

--C'est convenu; ah! Le général va être fort satisfait d'apprendre tout
cela.

--Venons maintenant à notre seconde affaire, celle qui nous regarde
nous deux seuls: qu'avez-vous fait depuis que je vous ai vu?

--Pas grand chose; les moyens me font défaut, en ce moment, pour me
livrer aux difficiles recherches dont vous m'avez chargé.

--Cependant la récompense est belle.

--Je ne dis pas, répondit distraitement le guérillero.

Don Antonio lui lança un regard perçant.

--Doutez-vous de ma parole? dit-il avec hauteur.

--J'ai pour principe de ne douter jamais de rien, señor, répondit le
colonel.

--La somme est forte.

--C'est justement cela qui m'effraie.

--Que voulez-vous dire? Expliquez-vous don Felipe.

--Ma foi, s'écria-t-il en prenant tout à coup son parti, je crois que
c'est le mieux que j'aie à faire; écoutez-moi donc.

--Je vous écoute, parlez.

--Surtout, ne vous fâchez pas cher seigneur, les affaires sont les
affaires, que diable, et doivent être traitées carrément.

--C'est aussi mon avis, continuez.

--Donc, vous m'avez proposé cinquante mille piastres pour...

--Je sais pourquoi, passons.

--Je le veux bien; or, cinquante mille piastres forment une somme
considérable; je n'ai que votre parole pour garantie, moi.

--N'est-ce point assez?

--Pas tout à fait; je sais bien qu'entre gentilshommes la parole vaut
le jeu; mais quand il s'agit d'affaires, ce n'est plus cela; je vous
crois riche, très riche même, puisque vous le dites et que vous
m'offrez cinquante mille piastres; mais qui me prouve que le moment
arrivé de vous acquitter envers moi, vous serez, malgré le vif désir
que vous en aurez, en état de le faire?

Don Antonio, tandis que le guérillero lui posait ainsi nettement la
question, était en proie à une colère sourde, qui vingt fois fut sur le
point d'éclater, mais heureusement il se retînt et parvint à conserver
son sang-froid.

--Alors, que désirez-vous? lui demanda-t-il d'une voix étouffée.

--Rien quant à présent, señor; laissez-nous terminer notre révolution.
Dès que nous serons entrés à México, ce qui, je l'espère pour vous et
pour moi, ne sera pas long, vous me conduirez chez un banquier que je
connais; il répondra de la somme et tout sera dit. Cela vous convient
ainsi?

--Il le faut bien; mais d'ici là?

--Nous avons à nous occuper de choses plus pressées, quelques jours
de plus ou de moins ne signifient rien, et maintenant que, quant à
présent, nous n'avons plus rien à nous dire, permettez-moi de prendre
congé de vous, cher seigneur.

--Vous êtes libre de vous retirer, señor, répondit sèchement don
Antonio.

--Je vous baise les mains, cher seigneur; à l'avantage de bientôt vous
revoir.

--Adieu.

Don Felipe salua cavalièrement l'Espagnol, tourna sur les talons,
rejoignit sa troupe, monta à cheval et repartit à toute bride suivi de
ses partisans.

Quant à don Antonio, il reprit tout pensif et au petit pas le chemin
de México, où il arriva deux heures plus tard.

--Oh! murmura-t-il en s'arrêtant devant la maison qu'il habitait, Calle
de Tacuba, malgré le ciel et l'enfer je réussirai!

Que signifiaient ces paroles sinistres qui semblaient résumer sa longue
méditation?


Footnote 1: La Chambre des Notables se compose de 28 membres; 23 étaient
présents, la majorité en faveur de Miramón fut de 19 voix contre 1 et
trois billets blancs. G. A.]

[Footnote 2: 3,300,000 de francs.]



XIII


LES BONS DE LA CONVENTION


Des reflets rougeâtres zébraient les cimes neigeuses du Popocatepelt,
les dernières étoiles s'éteignaient dans le ciel, des lueurs d'opale
teintaient le sommet des édifices; le jour commençait à peine à
poindre. México dormait encore; ses rues silencieuses n'étaient,
à longs intervalles, sillonnées que par le pas hâtif de quelques
Indiens, arrivant des pueblos des environs pour vendre leurs fruits et
leurs légumes. Seules, quelques boutiques de pulqueros entrouvraient
timidement leurs portes, et se préparaient à verser aux consommateurs
du matin la dose de liqueur forte, prologue obligé du travail de chaque
jour.

La demie après quatre heures sonna au Sagrario.

En ce moment un cavalier sortit de la rue de Tacuba, traversa au grand
trot la Plaza Mayor, et vint tout droit s'arrêter à la porte du palais
de la Présidence, gardée par deux sentinelles.

--Qui vive? cria un des factionnaires.

--Ami, répondit le cavalier.

--Passez au large.

--Non pas, reprit le cavalier, c'est ici que j'ai affaire.

--Vous voulez entrer au palais?

--Oui!

--Il est trop matin, revenez dans deux heures.

--Dans deux heures il sera trop tard, c'est tout de suite que
j'entrerai.

--Bah! fit en goguenardant le factionnaire, et s'adressant à son
compagnon: Que penses-tu de cela, Pedrito? lui dit-il.

--Eh! Eh! fit l'autre en ricanant, je pense que ce cavalier est
étranger sans doute, qu'il se trompe et qu'il s'imagine être à la porte
d'un mesón.

--Assez de grossièretés, drôles, dit sévèrement le cavalier, je n'ai
perdu que trop de temps déjà; prévenez l'officier de garde, hâtez-vous.

Le ton employé par l'inconnu parut faire une forte impression sur les
soldats. Après s'être un instant concerté entre eux à voix basse, comme
après tout l'inconnu était dans son droit et que ce qu'il demandait
était prévu par leur consigne, ils se décidèrent enfin à le satisfaire,
en frappant de la crosse de leur fusil contre la porte.

Au bout de deux ou trois minutes, cette porte s'ouvrit et livra passage
à un sergent facile à reconnaître au cep de vigne, insigne de son
grade, qu'il tenait à la main gauche.

Après s'être informé auprès des factionnaires des motifs de leur appel,
il salua poliment l'étranger, le pria d'attendre un instant et rentra
laissant la porte ouverte derrière lui, mais presque aussitôt il
reparut précédant un capitaine en grande tenue de service.

Le cavalier salua le capitaine et réitéra la demande qu'il avait
précédemment adressée aux factionnaires.

--Je suis désespéré de vous refuser, señor, répondit l'officier, mais
la consigne nous défend d'introduire qui que ce soit dans le palais
avant huit heures du matin; veuillez donc, si la cause qui vous amène
est sérieuse, revenir à l'heure que je vous indique, rien ne s'opposera
à votre introduction. Et il s'inclina comme pour prendre congé.

--Pardon, capitaine, reprit le cavalier, encore un mot, s'il vous plaît.

--Dites, señor.

--C'est que ce mot, il est inutile qu'un autre que vous l'entende.

--Rien de plus aisé, señor, répondit l'officier en s'approchant jusqu'à
toucher l'inconnu; maintenant parlez, je vous écoute.

Le cavalier se pencha de côté et murmura à voix basse quelques paroles
que l'officier écouta avec les marques de la plus profonde surprise.

--Êtes-vous satisfait maintenant, capitaine?

--Parfaitement, señor; et se tournant vers le sergent immobile à
quelques pas: Ouvrez la porte, dit-il.

--Inutile, répondit le cavalier, si vous le permettez, je descendrai
ici, un soldat gardera mon cheval.

--Comme il vous plaira, señor.

Le cavalier mit pied à terre et jeta la bride au sergent, qui s'en
empara en attendant qu'un soldat le vînt remplacer.

--Maintenant, capitaine, reprit l'étranger, si vous voulez mettre le
comble à votre complaisance en me servant de guide et me conduisant
vous-même auprès de la personne qui m'attend, je suis à vos ordres.

--C'est moi qui suis aux vôtres, señor, répondit l'officier et puisque
vous le désirez j'aurai l'honneur de vous conduire.

Ils entrèrent alors dans le palais, laissant derrière eux le sergent et
les deux factionnaires en proie à la plus grande surprise.

Précédé par le capitaine, le cavalier traversa plusieurs pièces qui
malgré l'heure matinale de la journée étaient déjà encombrées, non
de visiteurs, mais d'officiers de tous grades, de sénateurs et de
conseillers de la cour suprême qui semblaient avoir passé la nuit au
palais.

Une grande agitation régnait dans les groupes où se trouvaient
confondus des militaires, des membres du clergé et des représentants du
haut commerce; on parlait avec une certaine vivacité, bien qu'à voix
basse; l'expression générale des physionomies était sombre et soucieuse.

Les deux hommes atteignirent enfin la porte d'un cabinet gardé par deux
sentinelles; un huissier, la chaîne d'argent au cou, marchait lentement
de long en large; à la vue des deux hommes, il s'approcha vivement
d'eux.

--Vous êtes arrivé, señor, dit le capitaine.

--Il ne me reste plus qu'à prendre congé de vous, señor, et à vous
adresser mes remercîments pour votre obligeance, répondit le cavalier.

Ils se saluèrent et le capitaine retourna à son poste.

--Son Excellence ne peut recevoir en ce moment. Il y a eu cette nuit
conseil extraordinaire; son Excellence a donné l'ordre qu'on le laisse
seul, dit l'huissier, en saluant sèchement l'inconnu.

--Son Excellence fera une exception en ma faveur, répondit doucement le
cavalier.

--J'en doute, señor; l'ordre est général, je n'oserais pas me hasarder
à y manquer.

L'étranger parut réfléchir un instant.

L'huissier attendait, étonné sans doute que l'inconnu persévérât à
demeurer là.

Celui releva enfin la tête:

--Je comprends, señor, dit-il, tout ce que l'ordre que vous avez reçu
a de sacré pour vous, je n'ai donc pas l'intention de vous engager à y
désobéir, cependant, comme le sujet qui m'amène est de la plus haute
gravité, laissez-moi vous prier de me rendre un service.

--Je ferai, señor, pour vous obliger tout ce qui sera compatible avec
les devoirs de ma charge.

--Je vous remercie, señor; d'ailleurs, je vous certifie, et bientôt
vous aurez la preuve de ce que j'avance, que, loin de vous réprimander,
son excellence le président vous saura bon gré de m'avoir laissé
pénétrer jusqu'à lui.

--J'ai eu l'honneur de vous faire observer, señor...

--Laissez-moi vous expliquer ce que je désire de vous, interrompit
vivement l'étranger, puis vous me direz si vous pouvez ou non me rendre
le service que je vous demande.

--C'est juste, parlez, señor.

--Je vais écrire un mot sur une feuille de papier, ce papier, sans
prononcer un mot, vous le placerez sous les yeux du président; si son
Excellence ne vous dit rien, je me retirerai, vous voyez que ce n'est
pas difficile et que vous ne transgressez en aucune façon les ordres
que vous avez reçus.

--C'est vrai, répondit l'huissier avec un lin sourire, mais je les
tourne.

--Y voyez-vous quelque difficulté?

--Il est donc bien nécessaire que vous voyiez son Excellence le
président ce matin? reprit l'huissier, sans répondre à la question qui
lui était adressée.

--Señor don Livio, répondit l'étranger d'une voix grave, car bien que
vous ne me connaissiez pas je vous connais moi, je sais quel est votre
dévouement au général Miramón, eh bien, sur mon honneur et ma foi de
chrétien, je vous jure qu'il y a pour lui la plus grande urgence à ce
que je le voie sans délai.

--Cela suffit, señor, répondit sérieusement l'huissier, si cela ne
dépend que de moi dans un instant vous serez près de lui; voici sur
cette table, papier, plumes et encre, écrivez.

Le cavalier le remercia, prit une plume et en grosses lettres, sur une
feuille blanche, à peu près au milieu il écrivit ce seul mot: ADOLFO .°.

suivi de trois points placés en triangle, puis il remit la feuille tout
ouverte à l'huissier.

--Tenez, lui dit-il.

L'huissier le regarda avec étonnement.

--Comment, s'écria-t-il, vous êtes...

--Silence! fit l'étranger en posant son doigt sur sa bouche.

--Oh! vous entrerez, reprit l'huissier, et soulevant la portière il
ouvrit la porte et disparut.

Mais presqu'aussitôt la porte se rouvrit et une voix fortement timbrée,
voix qui n'était pas celle de l'huissier, cria à deux reprises de
l'intérieur du cabinet:

--Entrez, entrez!

L'étranger entra.

--Venez donc, reprit le président, venez donc, cher don Adolfo; c'est
le ciel qui vous envoie, et il s'avança vers lui en lui tendant la main.

Don Adolfo serra respectueusement la main du président et s'assit sur
un fauteuil auprès de lui.

Au moment où nous le mettons en scène, le président Miramón, ce général
dont le nom était dans toutes les bouches et qui passait à juste
titre pour le premier homme de guerre du Mexique comme il en était le
meilleur administrateur, était un tout jeune homme; il avait _vingt-six
ans_ à peine, et pourtant que de grandes et nobles actions il avait
accomplies depuis trois ans qu'il était au pouvoir!

Au physique, sa taille était élégante et bien prise, ses manières
pleines de laisser-aller, sa démarche noble, ses traits fins,
distingués remplis de finesse, respiraient l'audace et la loyauté, son
front large était déjà plissé sous l'effort de la pensée, ses yeux
noirs bien ouverts, avaient un regard droit et clair dont la profondeur
inquiétait parfois ceux sur lesquels il se fixait; son visage un peu
pâle et ses yeux bordés d'un large cercle bistré témoignaient d'une
longue insomnie.

--Ah! fit-il joyeusement en se laissant tomber dans un fauteuil, voilà
mon bon génie de retour, il va me rapporter mon bonheur envolé.

Don Adolfo hocha tristement la tète.

--Que veut dire ce mouvement, mon ami? reprit le président.

--Cela veut dire, général, que je crains qu'il ne soit trop tard.

--Trop tard? Comment cela, ne me croyez-vous donc pas capable de
prendre une éclatante revanche de mes ennemis?

--Je vous crois capable de toutes les grandes et nobles actions,
général, répondit-il; malheureusement la trahison vous entoure de
toutes parts, vos amis vous abandonnent.

--Ce n'est que trop vrai, dit le général avec amertume; le clergé et le
haut commerce, dont je me suis fait le protecteur, que j'ai toujours et
partout défendus, me laissent égoïstement user mes dernières ressources
à les protéger, sans daigner me venir en aide; ils me regretteront
bientôt, si, ce qui n'est que trop probable, je succombe par leur faute.

--Oui, c'est vrai, général, et dans le conseil que cette nuit vous avez
tenu, vous vous êtes sans doute assuré d'une manière définitive des
intentions de ces hommes auxquels vous avez tout sacrifié.

--Oui, répondit-il, en fronçant le sourcil et en scandant amèrement ses
paroles, à toutes mes demandes, à toutes mes observations, ils n'ont
fait qu'une seule et même réponse: Nous ne pouvons pas; c'était un mot
d'ordre convenu entre eux!

--Votre position doit alors, pardonnez-moi cette franchise, général,
votre position doit être extrêmement critique.

--Dites précaire et vous approcherez de la vérité, mon ami; le trésor
est vide complètement sans qu'il me soit possible de le remplir de
nouveau; l'armée, qui depuis deux mois n'a pas reçu de solde, murmure
et menace de se débander; mes officiers passent les uns après les
autres à l'ennemi; celui-ci s'avance à marche forcée sur México: voilà
la situation vraie, comment la trouvez-vous?

--Triste, horriblement triste, général, et, pardon de cette question,
que comptez-vous faire pour parer au danger?

Le général, au lieu de lui répondre, lui jeta à la dérobée un regard
perçant.

--Mais avant, d'aller plus loin, reprit don Adolfo, permettez-moi,
général, de vous rendre compte de mes opérations à moi.

--Oh! Elles ont été heureuses, j'en suis convaincu, répondit en
souriant le général.

--J'ai l'espoir que vous les trouverez telles, Excellence;
m'autorisez-vous à vous faire mon rapport?

--Faites, faites, mon ami, j'ai hâte d'apprendre ce que vous avez
accompli pour la défense de notre noble cause.

--Oh! Permettez, général, dit vivement don Adolfo, je ne suis qu'un
aventurier moi, mon dévouement vous est tout personnel.

--Bon, je m'entends, voyons un peu ce rapport.

--D'abord, j'ai réussi à enlever au général Degollado les débris de la
conducta volée par lui à la Laguna Seca.

--Bon, ceci est de bonne guerre, c'est avec l'argent de cette conducta
qu'il m'a pris Guadalajara. Oh! Castillo! Enfin, combien à peu près?

--Deux cents soixante mille piastres.

--Hum! Un assez beau chiffre.

--N'est-ce pas? J'ai ensuite surpris ce bandit de Cuellar, puis son
digne associé Carvajal, enfin leur ami Felipe Irzabal a aussi eu maille
à partir avec moi, sans compter quelques partisans de Juárez que leur
mauvaise étoile a placés sur ma route.

--Bref, le total de ces diverses rencontres, mon ennemi...

--Neuf cents et quelques mille piastres; les guérilleros de l'intègre
Juárez sont bons à tondre, ils ont les coudées franches et en profitent
pour s'engraisser en pêchant largement en eau trouble; pour nous
résumer, je vous apporte environ douze cents mille piastres qui vous
seront amenées sur des mules avant une heure, et que vous serez libre
de verser à votre trésor.

--Mais ceci est magnifique!

--On fait ce qu'on peut, général.

--Diable, mais si tous mes amis battaient la campagne avec d'aussi
beaux résultats, je serais bientôt riche et en état de soutenir
vigoureusement la guerre; malheureusement, il n'en est point ainsi;
mais cette somme, ajoutée à ce que je suis parvenu à me procurer d'un
autre côté, me forme un assez joli denier.

--Comment, de quelle autre somme parlez-vous, général? Vous avez donc
trouvé de l'argent?

--Oui, dit-il avec une certaine hésitation; un de mes amis, attaché à
l'ambassade espagnole, m'a suggéré un moyen.

Don Adolfo bondit comme s'il avait été piqué par un serpent.

--Calmez-vous, mon ami, dit vivement le général, je sais que vous êtes
l'ennemi du duc; cependant, depuis son arrivée au Mexique, il m'a rendu
de grands services, vous ne sauriez le nier.

L'aventurier était pâle et sombre, il ne répondit pas; le général
continua; comme toutes les âmes loyales, il éprouvait le besoin de se
disculper d'une mauvaise action, bien que la nécessité seule la lui eût
fait commettre.

--Le duc, dit-il, après la défaite de Silao, lorsque tout me manquait
à la fois, est parvenu à faire reconnaître mon gouvernement par
l'Espagne; ce qui m'a été fort utile, vous en conviendrez, n'est-ce pas?

--Oui, oui, j'en conviens, général. Oh, mon Dieu! Ce qu'on m'a dit est
donc vrai.

--Et que vous a-t-on dit?

--Que, devant le refus obstiné du clergé et du haut commerce de vous
venir en aide, réduit à la dernière extrémité, vous avez pris une
résolution terrible.

--C'est vrai, fit le général en baissant la tête.

--Mais peut-être n'est-il pas trop tard encore; je vous apporte de
l'argent, votre situation est changée, et, si vous me le permettez, je
vais...

--Écoutez, dit le général en le retenant d'un geste.

La porte venait de s'ouvrir.

--N'ai-je pas défendu qu'on me dérange? dit le président à l'huissier
qui se tenait incliné devant lui.

--Le général Márquez, Excellence, répondit impassiblement l'huissier.

Le président tressaillit, une légère rougeur envahit son visage.

--Qu'il entre, dit-il d'une voix brève.

Le général Márquez parut.

--Eh bien? lui demanda le président.

--C'est fait, répondit laconiquement le général, l'argent est versé au
Trésor.

--Comment cela s'est-il passé? reprit le président avec un
imperceptible tremblement dans la voix.

--J'avais reçu de Votre Excellence l'ordre de me rendre, avec une
force respectable, à la légation de Sa Majesté britannique et de
demander au représentant anglais la remise immédiate des fonds destinés
à servir au paiement des détenteurs de bons de la dette anglaise,
faisant observer au représentant que cette somme était, en ce moment,
indispensable à Votre Excellence, afin de mettre la ville en état
de défense; de plus, je lui engageai la parole de Votre Excellence
pour la restitution de cette somme, qui ne devait être considérée que
comme un prêt de quelques jours seulement, lui offrant, du reste, de
concerter avec Votre Excellence le mode de paiement qui lui serait le
plus agréable; à toutes mes observations, le représentant anglais se
borna à répondre que cet argent ne lui appartenait pas, qu'il n'en
était que le dépositaire responsable, et qu'il lui était impossible
de s'en dessaisir. Reconnaissant que toutes mes objections devaient
échouer devant une résolution inébranlable, après plus d'une heure de
pourparlers inutiles, je résolus enfin d'exécuter la dernière partie
des ordres que j'avais reçus: je fis briser par mes soldats le sceau
officiel et les coffres de la Légation, et j'enlevai tout l'argent qui
s'y trouvait, en ayant soin toutefois de faire compter devant témoins
la somme à deux reprises, pour bien constater le montant de l'argent
que je m'appropriais, afin de le rendre intégralement plus tard; j'ai
donc fait enlever un million quatre cent mille piastres [1], qui ont
été immédiatement transportées au palais par mes ordres.

Après ce narré succinct, le général Márquez s'inclina, comme un homme
convaincu qu'il a parfaitement fait son devoir et qui attend des
compliments.

--Et le représentant anglais, demanda le président, qu'a-t-il fait
alors?

--Après avoir protesté, il a amené son pavillon, et, suivi de tout le
personnel de la Légation, il est sorti de la ville, en déclarant qu'il
rompait toute relation avec le gouvernement de Votre Excellence, et
que, devant l'acte inique de spoliation dont il était victime, ce sont
ses propres expressions, il se retirait à Jalapa, en attendant les
nouvelles instructions du gouvernement britannique.

--C'est bien, général, je vous remercie; j'aurai l'honneur de causer
plus amplement avec vous dans un instant.

Le général salua et se retira.

--Vous le voyez, mon ami, dit le président, maintenant il est trop tard
pour rendre cet argent.

--Oui, le mal est sans remède, malheureusement.

--Que me conseillez-vous?

--Général, vous êtes au fond d'un gouffre; votre rupture avec
l'Angleterre est le plus grand malheur qui pouvait vous arriver dans
les circonstances présentes; il vous faut vaincre ou mourir!

--Je vaincrai! s'écria le général avec feu.

--Dieu le veuille! répondit tristement l'aventurier, car la victoire
seule peut vous absoudre.

Il se leva.

--Vous me quittez déjà? lui demanda le président.

--Il le faut, Excellence; ne dois-je pas faire transporter ici,
l'argent que moi du moins j'ai pris à vos ennemis?

Miramón baissa tristement la tête.

--Pardon, général, j'ai tort, je n'aurais pas dû parler ainsi; ne
sais-je pas par moi-même que l'infortune est une mauvaise conseillère?

--N'avez-vous rien à me demander?

--Si, un blanc-seing.

Le général le lui donna aussitôt.

--Tenez, lui dit-il; vous reverrai-je avant votre départ de México?

--Oui, général; un mot encore.

--Dites.

--Méfiez-vous de ce duc espagnol: cet homme vous trahit!

Il prit alors congé du président et se retira.


[Footnote 1: 6,000,000 de notre monnaie.]



XIV


LA MAISON DU FAUBOURG


A la porte du palais, don Adolfo retrouva son cheval tenu en bride
par un soldat, il se mit aussitôt en selle, et, après avoir jeté une
piécette à l'assistant, il traversa de nouveau la place Mayor et
s'engagea dans la calle de Tacuba.

Il était environ neuf heures du matin; les rues étaient encombrées de
piétons, de cavaliers, de voitures et mêmes de charrettes, allant et se
croisant dans tous les sens, la ville vivait enfin de cette existence
fébrile des capitales, dans les moments de crise, où tous les visages
sont inquiets, tous les regards soupçonneux, où les conversations ne
se tiennent qu'à voix basse et où l'on est toujours prêt à supposer
un ennemi dans l'étranger inoffensif que le hasard fait subitement
rencontrer.

Don Adolfo, tout en s'avançant rapidement à travers les rues, ne
manquait pas d'observer ce qui se passait autour de lui, cette
inquiétude mal déguisée, cette anxiété croissante de la population, ne
lui échappaient pas; sérieusement attaché au général Miramón dont le
beau caractère, les grandes idées et surtout son réel désir du bien de
son pays l'avaient séduit, il éprouvait un chagrin intérieur, profond,
à la vue de l'abattement général des masses, et de la désaffection du
peuple pour le seul homme qui en ce moment l'aurait pu, s'il avait été
loyalement soutenu, sauver du gouvernement de Juárez, c'est-à-dire
de l'anarchie organisée par le terrorisme du sabre. Il continua
d'avancer sans paraître s'occuper de ce qui se faisait, ni de ce qui
se disait dans les rassemblements groupés sur le pas des portes, au
seuil des boutiques et au coin des rues, rassemblements dans lesquels,
l'enlèvement des bons de la convention anglaise par le général Márquez
sur l'ordre péremptoire du président de la république était dans toutes
les bouches et apprécié de mille façons différentes.

Cependant, en entrant dans les faubourgs, don Adolfo trouva la
population plus calme; la nouvelle n'y était encore que peu répandue,
et ceux qui la connaissaient paraissaient fort peu s'en soucier, ou
peut-être trouvaient-ils tout simple cet acte d'autorité arbitraire du
pouvoir.

Don Adolfo comprit parfaitement cette nuance: les habitants de
faubourgs, pauvres pour la plupart, appartenant à la classe infime de
la population, demeuraient indifférents à un acte qui ne les pouvait
atteindre, et dont seuls, les riches négociants de la cité, devaient se
trouver lésés.

Arrivé enfin proche la Garita ou porte de Belén, il s'arrêta devant
une maison isolée, d'apparence modeste sans être pauvre, et dont la
porte était fermée avec soin.

Au bruit des pas du cheval, une croisée s'était entr'ouverte, un cri
de joie était parti de l'intérieur de la maison, et un moment après la
porte s'ouvrit toute grande et lui livra passage.

Don Adolfo entra, traversa le zaguán, pénétra jusqu'au patio, où il mit
pied à terre, et attacha la bride de son cheval à un anneau scellé dans
le mur.

--Pourquoi prendre ce soin, don Jaime? dit d'une voix douce et
mélodieuse, une dame, en paraissant dans le patio; avez-vous donc
l'intention de nous quitter aussi promptement?

--Peut-être, ma sœur, répondit don Adolfo ou don Jaime, ne pourrai-je
demeurer que fort peu de temps près de vous, malgré mon vif désir de
vous donner plusieurs heures.

--Bien, bien, mon frère, dans le doute laissez José conduire votre
cheval au corral où il sera mieux que dans le patio.

--Faites comme il vous plaira, ma sœur.

--Vous entendez, José, dit la dame à un vieux serviteur, conduisez
Moreno au corral, bouchonnez-le avec soin, et donnez lui double ration
d'Alfalfa; venez, mon frère, ajouta-t-elle en passant son bras sous
celui de don Jaime.

Celui-ci ne fit pas d'objection, et tous deux entrèrent dans la maison.

La chambre dans laquelle ils pénétrèrent était une salle à manger,
modestement meublée, mais avec ce goût et cette propreté qui dénotent
des soins assidus, le couvert était mis pour trois personnes.

--Vous déjeunez avec nous, n'est-ce pas, mon frère?

--Avec plaisir; mais avant tout, ma sœur, embrassons-nous, et
donnez-moi des nouvelles de ma nièce.

--Votre nièce sera ici dans un instant; quant à son cousin, il est
absent, ne le savez-vous pas?

--Je le croyais de retour.

--Pas encore, nous sommes même fort inquiets sur son compte, ainsi que
vous, il mène une vie assez mystérieuse; partant sans dire où il va,
demeurant souvent fort longtemps dehors, puis revenant sans dire d'où
il vient.

--Patience, Maria, patience! Ne savez-vous pas, répondit-il avec une
nuance de tristesse dans la voix, que c'est pour vous, pour votre fille
que nous travaillons? Un jour, prochain, je l'espère, tout s'éclaircira.

--Dieu le veuille, don Jaime, mais nous sommes bien seules et bien
inquiètes dans cette petite maison; le pays est dans un état de
bouleversement déplorable, les routes sont infestées de brigands, nous
tremblons à chaque instant que vous ou don Estevan ne soyez tombé entre
les mains de Cuellar de Carvajal ou del Rayo, ces bandits sans foi ni
loi, dont on nous fait chaque jour des récits effrayants.

--Rassurez-vous ma sœur, Cuellar, Carvajal et même... el Rayo,
répondit-il en souriant, ne sont pas aussi terribles qu'on se plaît
à vous les représenter; du reste, je ne vous demande plus qu'un peu
de patience: avant un mois, je vous le répète, ma sœur, tout mystère
cessera, justice sera faite.

--Justice! murmura doña Maria avec un soupir, cette justice me
rendra-t-elle mon bonheur perdu, mon fils...?

--Ma sœur, répondit-il avec une certaine solennité, pourquoi douter
de la puissance de Dieu? Espérez, vous dis-je.

--Hélas, don Jaime, comprenez-vous bien la portée de ce mot? Savez-vous
ce que c'est que de dire: espérez, à une mère?

--Maria, ai-je besoin de vous répéter que vous êtes, vous et votre
fille, les deux seuls liens qui me rattachent à la vie, que je vous
ai voué mon existence tout entière, sacrifiant pour vous voir un
jour heureuses, vengées et replacées dans le haut rang dont vous
n'auriez pas dû descendre, toutes les joies de la famille et toutes
les excitations de l'ambition! Le but que depuis si longues années je
poursuis avec tant de persévérance, avec une obstination si grande, ce
but, supposez-vous donc que vous me verriez si calme et si résolu, si
je n'avais pas la certitude d'être sur le point de l'atteindre? Ne me
connaissez-vous donc plus? N'avez-vous plus foi en moi?

--Si, si, mon frère, j'ai foi en vous! s'écria-t-elle en se laissant
aller dans ses bras; et voilà pourquoi je tremble sans cesse, même
lorsque vous me dites d'espérer, parce que, je sais que rien ne
saurait vous arrêter, que tout obstacle qui se dressera devant vous
sera renversé, tout péril affronté en face, et je redoute que vous ne
succombiez dans cette lutte insensée soutenue pour moi seul.

--Et pour l'honneur de notre nom, ma sœur, ne l'oubliez pas, afin de
rendre à un blason illustre sa splendeur ternie; mais brisons là; voici
ma nièce; de toute cette conversation, ne vous souvenez, que d'un seul
mot celui-ci que je vous répète: espérez!

--Oh! Merci, merci, mon frère, dit-elle en l'embrassant une dernière
fois.

En ce moment, une porte s'ouvrit et une jeune fille parut.

--Ah! Mon oncle, mon bon oncle, s'écria-t-elle en s'approchant de lui
avec empressement et lui tendant les joues qu'il baisa à plusieurs
reprises, enfin vous voilà, soyez le bienvenu.

--Qu'avez-vous? Carmen, mon enfant, lui dit-il avec affection, vos yeux
sont rouges, vous êtes pâle, vous avez encore pleuré.

--Ce n'est rien, mon oncle, folie de femme nerveuse et inquiète, voilà
tout; vous ne nous ramenez donc pas don Estevan?

--Non, répondit-il légèrement, il ne reviendra pas avant quelques
jours; mais du reste il se porte fort bien, ajouta-t-il, en échangeant
un regard d'intelligence, avec doña Maria.

--Vous l'avez-vu?

--Pardieu! Il y a deux jours à peine, je suis même un peu cause
de ce retard, c'est moi qui ai insisté pour qu'il ne revienne pas
encore, j'ai besoin de lui là-bas; mais est-ce que nous ne déjeunons
pas? Je meurs littéralement de faim, moi, dit-il, pour détourner la
conversation.

--Mais si, à l'instant nous n'attendions que Carmen; puisque la voilà,
mettons-nous à table; et elle frappa sur un timbre.

Le même vieux serviteur qui avait mis au corral le cheval de don Jaime
entra.

--Tu peux servir, José, lui dit doña Carmen.

On prit place autour de la table et le repas commença.

Nous tracerons en quelques lignes le portrait des deux dames, que les
exigences de notre récit nous ont obligé de mettre en scène.

La première, doña Maria, sœur de don Jaime, était une femme belle
encore, bien que ses traits flétris et fatigués, portassent les traces
de grandes douleurs: son port était noble, ses manières gracieuses, son
sourire doux et triste. Bien quelle n'eût que quarante-deux ans tout
au plus, ses cheveux avaient complètement blanchi, ils encadraient son
pâle et beau visage et formaient un contraste étrange avec ses sourcils
noirs et ses yeux vifs et brillants qui respiraient la force et la
jeunesse.

Doña Maria était entièrement vêtue de longs habits de deuil qui lui
donnaient une apparence religieuse et ascétique.

Doña Carmen, sa fille, avait vingt-deux ans au plus; elle était belle
comme sa mère, dont elle était le vivant portrait, l'avait été à
son âge. Tout en elle était gracieux et mignon; sa voix avait des
modulations d'une douceur extraordinaire, son front pur respirait la
candeur et de ses grands yeux noirs couronnés par des sourcils tracés
comme avec un pinceau et bordés de longs cils de velours, s'échappait
un regard doux et humide, rempli d'un charme étrange.

Son costume était simple: il se composait d'une robe de mousseline
blanche, serrée à la taille par un large ruban bleu et d'une mantille
de dentelle brodée.

Telles étaient les deux dames.

Malgré l'indifférence qu'il affectait, don Jaime l'aventurier était
visiblement inquiet et soucieux; parfois il demeurait la fourchette en
l'air oubliant de la porter à sa bouche et semblait écouter des bruits
perceptibles pour lui seul; d'autres fois, il tombait dans une rêverie
si profonde que sa sœur ou sa nièce étaient forcées de le rappeler à
lui-même en le touchant légèrement.

--Décidément, vous avez quelque chose, mon frère, ne put s'empêcher de
lui dire doña Maria.

--Oui, ajouta la jeune fille, cette préoccupation n'est pas naturelle,
mon oncle, elle nous inquiète; qu'avez-vous?

--Moi, rien, je vous assure, répondit-il.

--Mon oncle, vous nous cachez quelque chose.

--Vous vous trompez, Carmen, je ne vous cache rien, qui me soit
personnel du moins; mais en ce moment, il règne une telle agitation
dans la ville, que je vous avoue franchement que je redoute une
catastrophe.

--Serait-elle donc si prochaine?

--Oh! Je ne le pense pas; seulement, peut-être y aura-t-il du bruit,
des rassemblements, que sais-je? Je vous conseille sérieusement, si
vous n'y êtes pas absolument obligées, de ne pas sortir de chez vous
aujourd'hui.

--Oh! Ni aujourd'hui, ni demain, mon frère, répondit vivement doña
Maria; il y a longtemps déjà que nous ne sortons plus, excepté pour
aller à la messe.

--Même pour aller à la messe, d'ici à quelque temps, ma sœur, je crois
qu'il serait imprudent de vous risquer dans les rues.

--Le danger est-il donc si grand? fit-elle avec inquiétude.

--Oui et non, ma sœur; nous sommes dans un moment de crise où un
gouvernement est sur le point de tomber et d'être remplacé par un
autre; vous comprenez, n'est-ce pas, que le gouvernement qui tombe est
aujourd'hui impuissant à protéger les citoyens; par contre, celui qui
le remplacera n'a encore ni le pouvoir, ni la volonté sans doute, de
veiller à la sûreté publique; or, dans une circonstance comme celle-ci,
le plus sage est de se protéger soi-même.

--Vous m'effrayez réellement, mon frère.

--Mon Dieu, mon oncle, qu'allons-nous devenir? s'écria doña Carmen en
joignant les mains avec épouvante; ces Mexicains me font peur, ce sont
de véritables barbares.

--Rassurez-vous, ils ne sont pas aussi méchants que vous le supposez;
ce sont des enfants taquins, mal élevés, querelleurs, et voilà tout;
mais, au fond, leur cœur est bon; je les connais de longue date, et je
me porte garant de leurs bons sentiments.

--Mais vous savez, mon oncle, la haine qu'ils nous portent, à nous
autres Espagnols.

--Malheureusement, je dois convenir qu'ils nous rendent avec usure
le mal qu'ils accusent nos pères de leur avoir fait, et qu'ils
nous détestent cordialement; mais on ignore que vous et moi sommes
Espagnols, on vous croit _hijas del país_, ce qui pour vous est une
garantie; quant à don Estevan, il passe pour Péruvien, et moi, tout
le monde est convaincu que je suis Français; vous voyez donc bien
que le danger n'est pas aussi grand que vous le supposez, et qu'en
ne commettant pas d'imprudence vous n'avez, quant à présent, rien à
redouter; d'ailleurs, vous ne demeurerez pas sans protecteurs, je ne
vous laisserai pas seules dans cette maison avec un vieux domestique,
lorsqu'une catastrophe est aussi prochaine; ainsi, rassurez-vous.

--Est-ce que vous resterez avec nous, mon oncle?

--Ce serait avec le plus vif plaisir, ma chère enfant; malheureusement,
je n'ose vous le promettre, je crains que cela me soit impossible.

--Mais, mon oncle, quelles sont donc ces affaires si importantes?

--Chut, curieuse; donnez-moi un peu de feu pour allumer ma cigarette,
je ne sais ce que j'ai fait de mon mechero.

--Oui, répondit-elle en lui présentant une allumette, toujours votre
vieille tactique pour changer la conversation; tenez, mon oncle, vous
êtes un homme affreux.

Don Jaime se mit à rire sans répondre et alluma sa cigarette.

--A propos, dit-il au bout d'un instant, avez-vous vu quelqu'un du
rancho?

--Oui, il y a une quinzaine de jours, Loïck est venu avec sa femme
Thérèse, il nous a apporté quelques fromages et deux outres de pulque.

--Il n'a rien dit de l'Arenal?

--Non, tout y allait comme à l'ordinaire.

--Tant mieux.

--Il a seulement parlé d'un blessé.

--Ah! Ah! Eh bien?

--Mon Dieu, je ne me rappelle plus trop ce qu'il a dit.

--Attendez, mon oncle, je m'en souviens, moi; le voici textuellement:
Señorita, lorsque vous verrez votre oncle, veuillez l'avertir que le
blessé qu'il avait placé dans le souterrain, sous la garde de López, a
profité de l'absence de celui-ci pour s'échapper, et que, malgré toutes
nos recherches, il nous a été impossible de le retrouver.

--Malédiction! s'écria don Jaime, avec fureur, pourquoi cet imbécile de
Dominique ne l'a-t-il pas laissé mourir comme une bête féroce; je me
doutais que cela finirait ainsi!

Mais, remarquant la surprise qui se peignait sur le visage des deux
dames, à ces étranges paroles il se tut et feignant la plus complète
indifférence:

--Voilà tout? reprit-il.

--Oui, mon oncle, seulement il m'a bien recommandé de ne pas oublier de
vous en prévenir.

--Oh! La chose n'en valait pas la peine, mais c'est égal, chère enfant,
je vous remercie; maintenant, ajouta-t-il, en se levant de table, je
suis forcé de vous quitter.

--Déjà! s'écrièrent les deux dames en abandonnant vivement leurs sièges.

--Il le faut! A moins d'événements imprévus, je dois être cette nuit
à un rendez-vous fort éloigné d'ici; mais, j'aurai soin si je ne
puis revenir aussitôt que je l'espère, de me faire remplacer par don
Estevan, afin que vous ne demeuriez pas sans protecteurs.

--Ce ne sera pas la même chose.

--Je vous remercie; ah ça! Avant de nous séparer, causons un peu
d'affaires; l'argent que je vous ai remis la dernière fois que je vous
ai vues, doit être à peu près épuisé, n'est-ce pas?

--Oh! Nous ne dépensons pas beaucoup mon frère, nous vivons avec une
grande économie, il nous reste encore une certaine somme.

--Tant mieux, ma sœur, il est toujours préférable d'avoir, trop que
pas assez; donc, comme je suis assez riche en ce moment, j'ai mis de
côté, pour vous, une soixantaine d'onces, veuillez m'en débarrasser,
je vous prie.

Et fouillant dans son dolman, il en retira une longue bourse en soie
rouge, à travers les mailles de laquelle, on voyait étinceler l'or.

--Mais, c'est trop, mon frère; que voulez-vous que nous fassions d'une
si grosse somme?

--Ce que vous voudrez, ma sœur; cela ne me regarde pas, prenez
toujours.

--Puisque vous l'exigez.

--Pardieu, à propos, vous trouverez peut-être une quarantaine d'onces
en sus de la somme que je vous ai annoncée; elles serviront à votre
toilette, ma sœur, et à celle de Carmen, je veux qu'elle puisse se
faire élégante quand cela lui plaira.

--Mon bon oncle! s'écria la jeune fille, je suis sûre que vous vous
privez pour nous.

--Cela ne vous regarde pas, señorita, je veux vous voir belle, moi,
c'est mon caprice; votre devoir de nièce soumise, est de m'obéir, sans
vous permettre d'observations, allons, embrassez-moi toutes deux, et
laissez-moi partir, je n'ai que trop tardé déjà.

Les deux dames le suivirent dans le patio, où elles l'aidèrent à seller
Moreno, que doña Carmen bourrait de sucre en le flattant, ce dont le
noble animal, semblait être fort reconnaissant.

Au moment où don Jaime donnait l'ordre au vieux domestique d'ouvrir la
porte, le galop précipité d'un cheval se fit entendre au dehors; puis,
des coups redoublés furent frappés à la porte.

--Oh! Oh! fit don Jaime, qui donc nous arrive ici? Et il s'avança
résolument sous le zaguán.

--Mon oncle, mon frère! s'écrièrent les deux dames en essayant de
l'arrêter.

--Laissez-moi faire, dit-il, en les immobilisant d'un geste, sachons
qui nous arrive ainsi. Qui vive? cria-t-il.

--Ami, répondit-on.

--C'est la voix de Loïck, dit l'aventurier, et il ouvrit la porte.

Le ranchero entra.

--Dieu soit loué! s'écriât-il, en reconnaissant don Jaime, c'est le
ciel qui me fait vous rencontrer.

--Que se passe-t-il? demanda vivement l'aventurier.

--Un grand malheur, répondit-il, l'hacienda del Arenal a été prise par
la bande de Cuellar.

--¡Demonios! s'écria l'aventurier, en pâlissant de colère.

--Quand cela a-t-il eu lieu?

--Il y a trois jours.

L'aventurier l'entraîna vivement dans l'intérieur de la maison.

--As-tu faim? As-tu soif? lui dit-il.

--Depuis trois jours je n'ai ni bu ni mangé, tant j'avais hâte
d'arriver.

--Repose-toi, et mange, puis tu me raconteras ce qui s'est passé.

Les deux dames s'empressèrent de placer devant le ranchero, du pain,
de la viande et du pulque. Pendant que Loïck prenait la nourriture,
dont il avait un si pressant besoin, don Jaime marchait avec agitation
dans la salle. Sur un signe de lui, les dames s'étaient discrètement
retirées, le laissant seul avec le ranchero.

--As-tu fini? lui demanda-t-il, en voyant qu'il ne mangeait plus.

--Oui, répondit-il.

--Maintenant, te sens-tu en état de me raconter comment est arrivée la
catastrophe.

--Je suis à vos ordres, señor.

--Parle donc alors, je t'écoute.

Le ranchero, après avoir vidé un dernier verre de pulque pour
s'éclaircir la voix, commença son récit.



XV


DON MELCHIOR


Nous substituerons notre récit à celui du ranchero, qui d'ailleurs
ignorait beaucoup de particularités, ne connaissant que les faits,
tels qu'on les lui avait rapportés à lui-même, et faisant quelques pas
en arrière; nous reviendrons au moment précis où Olivier, car le le
lecteur l'a sans doute reconnu dans don Jaime, s'était séparé de doña
Dolores, et du comte, à deux lieues environ de l'hacienda del Arenal.

Doña Dolores, et les personnes qui l'accompagnaient, n'atteignirent
l'hacienda que quelques moments avant le coucher du soleil.

Don Andrés, inquiet de cette longue promenade, les reçut avec les
marques de la joie la plus vive.

Mais il les avait aperçus de loin, et en voyant Leo Carral avec eux, il
avait été rassuré.

--Ne demeurez plus aussi longtemps dehors, monsieur le comte, dit-il
à Ludovic, avec une sollicitude toute paternelle, je comprends tout le
plaisir que, sans doute, vous trouvez à galoper en compagnie de cette
petite folle de Dolores, mais vous ne connaissez pas ce pays, vous
pouvez vous égarer; de plus, les routes sont en ce moment infestées
par des maraudeurs, appartenant à tous les partis qui divisent cette
malheureuse république, et ces pícaros ne se font pas plus de scrupule
de tirer un coup de fusil à un galant-homme que d'abattre un coyote.

--Je crois vos craintes exagérées; monsieur, nous avons fait une
charmante promenade sans que rien de suspect ne soit venu la troubler.

Tout en causant, ils se rendirent à la salle à manger, où le dîner
était servi.

Le repas fut silencieux comme d'habitude, seulement la glace semblait
être rompue entre la jeune fille et le jeune homme, et ce qu'ils
n'avaient jamais fait jusqu'alors, ils causèrent réellement entre eux.

Don Melchior fut sombre et compassé comme toujours, et mangea sans
desserrer les dents, cependant, deux ou trois fois, étonné sans
doute de la bonne harmonie qui semblait régner entre sa sœur et
le gentilhomme français, il tourna la tête de leur côté; en leur
lançant des regards d'une expression singulière, mais les jeunes gens
feignirent de ne pas les remarquer, et continuèrent leur causerie à
demi voix.

Don Andrés était radieux; dans sa joie, il parlait haut, interpellait
tout le monde, buvait et mangeait comme quatre.

Quand on se leva de table, au moment de prendre congé, Ludovic arrêta
le vieillard.

--Pardon, fit-il, je désirerais vous dire un mot.

--Je suis à vos ordres, répondit don Andrés.

--Mon Dieu, je ne sais comment vous expliquer cela, monsieur, je crains
d'avoir agi un peu à la légère et d'avoir commis une faute contre les
convenances.

--Vous, monsieur le comte, répondit don Andrés, en souriant, vous me
permettrez de ne pas y croire.

--Je vous remercie de la bonne opinion que vous avez de moi; cependant,
je dois vous rendre juge de ce que j'ai fait.

--Alors, veuillez vous expliquer.

--Voici le fait, en deux mots, monsieur: pensant me rendre directement
à México, car vous savez que j'ignorais votre présence ici...

--En effet, interrompit le vieillard, continuez.

--Eh bien, j'avais écrit à un de mes amis intimes, attaché à la
légation française, pour lui annoncer mon arrivée d'abord, et ensuite
le prier de s'occuper à me trouver un appartement. Or, cet ami qui se
nomme le baron Charles de Meriadec et qui appartient à une très bonne
noblesse de France, accueillit favorablement ma demande, et se mit en
devoir de me procurer ce que je désirais. Sur ces entrefaites, j'appris
que vous habitiez cette hacienda, vous fûtes assez bon pour m'offrir
l'hospitalité; j'écrivis immédiatement au baron de laisser cette
affaire, parce que je resterais, sans doute, un laps considérable de
temps auprès de vous.

--En acceptant mon hospitalité, vous m'avez donné, monsieur le
comte, une preuve d'amitié et de confiance, dont je vous suis fort
reconnaissant.

--Je croyais tout terminer avec mon ami, monsieur, lorsque ce matin
j'ai reçu de lui un billet, dans lequel il m'annonce qu'il a obtenu un
congé et qu'il compte le passer près de moi.

--Ah! ¡Caramba! s'écria joyeusement don Andrés, l'idée est charmante,
et j'en remercierai monsieur votre ami.

--Vous ne le trouvez donc pas monsieur un peu sans gêne...?

--Qu'appelez-vous sans gêne, monsieur le comte? interrompit vivement
don Andrés; n'êtes-vous pas à peu près mon gendre?

--Mais, je ne le suis pas encore, monsieur.

--Cela ne tardera pas, grâce à Dieu; donc, vous êtes ici chez vous, et
libre d'y recevoir vos amis.

--Quand même ils seraient au nombre de mille, dit avec un sourire
sardonique, don Melchior, qui écoutait cette conversation.

Le comte feignit de croire à la bonne intention du jeune homme, et lui
répondit en s'inclinant:

--Je vous remercie, monsieur, de vous joindre à votre père en cette
circonstance, ce m'est une preuve du bon vouloir que vous me voulez
bien témoigner, chaque fois que l'occasion vous en est offerte.

Don Melchior comprit le sarcasme caché, sous ces paroles il s'inclina
avec roideur, et se retira en grommelant.

--Et quand arrive le baron de Meriadec? reprit don Andrés.

--Mon Dieu, monsieur, vous me voyez confus, mais puisqu'il faut tout
vous avouer, je crois qu'il arrivera demain au matin.

--Tant mieux, c'est un jeune homme?

--De mon âge à peu près, seulement, je dois vous prévenir, qu'il parle
fort mal l'espagnol, et qu'il le comprend à peine.

--Il trouvera ici avec qui parler français, vous avez eu raison de me
prévenir; sans cela; nous aurions été peu près pris à l'improviste, je
vais donner, ce soir même, l'ordre de lui préparer un appartement.

--Pardon, monsieur, mais je serais désespéré de vous occasionner le
plus léger dérangement.

--Oh! Ne vous inquiétez pas de cela, la place ne nous manque pas, grâce
à Dieu, et nous trouverons facilement à l'installer commodément.

--Ce n'est pas cela que je veux dire, monsieur, je connais votre
splendide hospitalité, seulement je crois que mieux vaudrait placer le
baron près de moi, mes domestiques le serviraient, mon appartement est
grand.

--Mais cela va horriblement vous gêner.

--Pas du tout, au contraire, j'ai plus de pièces qu'il ne m'en faut, il
en prendra une; de cette façon, nous pourrons causer tout à notre aise,
lorsque cela nous plaira; depuis deux ans que nous nous sommes vus,
nous avons bien des confidences à nous faire.

--Vous l'exigez, monsieur le comte?

--Je suis chez vous, monsieur, je n'ai donc rien à exiger, ce n'est
qu'une faveur que je vous demande, une prière que je vous adresse, pas
autre chose.

--Puisqu'il en est ainsi, monsieur le comte, il sera fait selon votre
désir; ce soir même, si vous le permettez, tout sera mis en état.

Ludovic prit alors congé de don Andrés et se retira dans son
appartement; mais presque derrière lui arrivèrent des peones chargés
de meubles qui, en quelques instants, eurent changé son salon en une
chambre à coucher confortablement installée.

Le comte, dès qu'il fut seul avec son valet de chambre, le mit au
courant de tout ce qu'il devait savoir, pour jouer son rôle de façon à
ne pas commettre de bévues, puisqu'il s'était trouvé au rendez-vous et
avait vu Ludovic.

Le lendemain, vers neuf heures du matin, le comte fut averti qu'un
cavalier vêtu à l'européenne, et suivi d'un arriero, conduisant deux
mules chargées de malles et de coffres s'approchait de l'hacienda.

Ludovic ne douta pas que ce fût Dominique, il se leva et se hâta de se
rendre à la porte de l'hacienda; don Andrés s'y trouvait déjà afin de
faire à l'étranger les honneurs de sa propriété.

Le comte ne laissait pas d'être intérieurement assez inquiet de la
façon dont le vaquero porterait ce costume européen si mesquin et si
étriqué, et par cela même, si difficile à porter avec aisance; mais
il fut presque aussitôt rassuré à la vue du fier et beau jeune homme
qui s'avançait maîtrisant son cheval avec grâce, et ayant sur toute sa
personne un incontestable cachet de distinction. Un instant, il douta
que cet élégant cavalier fût le même homme qu'il avait vu la veille et
dont les manières franches mais légèrement triviales lui avaient fait
craindre pour le rôle qu'il entreprenait de jouer, mais il ne tarda pas
à être convaincu que c'était bien réellement Dominique qui se trouvait
devant lui.

Les deux jeunes gens se jetèrent dans les bras l'un de l'autre avec les
témoignages de la plus vive amitié, puis le comte présenta son ami à
don Andrés.

L'hacendero, charmé par la bonne tournure et la haute mine du jeune
homme, lui fit l'accueil le plus cordial, puis le comte et le baron,
se retirèrent, suivis par l'arriero qui n'était autre que Loïck le
ranchero.

Dès que les mules furent déchargées, les caisses et les malles placées
dans l'appartement, le baron, car nous lui donnerons provisoirement ce
titre, gratifia d'un généreux pourboire l'arriero qui se confondit en
bénédictions, et se hâta de s'en aller avec ses mules, ne se souciant
pas de demeurer trop longtemps dans l'hacienda de crainte de rencontrer
quelque visage de connaissance.

Lorsque les deux jeunes gens furent seuls, ils placèrent Raimbaut en
faction dans l'antichambre, afin de ne pas être surpris, et, s'étant
retirés dans la chambre à coucher du comte, ils commencèrent une
longue et sérieuse conversation, pendant laquelle Ludovic mit le baron
au fait, en lui faisant une espèce de biographie, des personnes avec
lesquelles il était pour quelque temps appelé à vivre; il s'étendit
surtout sur le compte de don Melchior, dont il l'engagea à se méfier,
et il lui recommanda de ne pas oublier qu'il ne savait que quelques
mots d'espagnol, et qu'il ne le comprenait pas: ce point était
essentiel.

--J'ai vécu longtemps avec les Peaux-Rouges, répondit le jeune homme,
j'ai profité des leçons que j'ai reçues d'eux; Vous serez surpris
vous-même de la perfection avec laquelle je jouerai mon rôle.

--Je vous avoue que j'en suis surpris déjà, vous avez complètement
trompé mon attente; j'étais loin de croire à un tel résultat.

--Vous me flattez; je tâcherai de toujours mériter votre approbation.

--Mais j'y songe, mon cher Charles, reprit en souriant le comte, nous
sommes de vieux amis, des camarades de collège.

--Pardieu, nous nous sommes connus tout enfants, répondit l'autre de
même.

--Ne vous semble-t-il pas que, dans cette situation, nous devons nous
tutoyer?

--Cela me semble évident, la perfection du rôle l'exige.

--Eh bien, c'est convenu, je te tutoie et tu me tutoies.

--Je le crois bien, deux camarades comme nous.

Là-dessus, les deux jeunes gens se serrèrent cordialement la main, en
riant comme des écoliers en vacances.

Une partie de la journée s'écoula ainsi sans autre incident que la
présentation du baron Charles de Meriadec, par son ami le comte de la
Saulay, à doña Dolores et à son frère, don Melchior de la Cruz, double
présentation dont le prétendu baron se tira en comédien achevé.

Doña Dolores répondit par un gracieux et encourageant sourire au
compliment que le jeune homme crut devoir lui adresser.

Don Melchior se contenta de s'incliner sans lui répondre, en lui
lançant un regard louche sous ses prunelles.

--Hum! dit le baron lorsqu'il se retrouva avec le comte, ce don
Melchior me fait l'effet d'être une vilaine chenille.

--Je partage entièrement cette opinion, répondit nettement le comte.

Vers trois heures de l'après-dîner, doña Dolores fît demander aux
jeunes gens s'ils voulaient lui faire l'honneur de venir lui tenir
compagnie quelques instants, ils acceptèrent avec empressement et se
hâtèrent de se rendre près d'elle.

Ils croisèrent don Melchior dans la cour; le jeune homme ne leur parla
pas, mais il les suivit du regard jusqu'à ce qu'ils fussent entrés dans
l'appartement de sa sœur.

Un mois s'écoula, sans que rien ne vînt troubler la monotone existence
des habitants de l'hacienda.

Le comte et son ami sortaient souvent en compagnie du mayordomo, soit
pour aller à la chasse, soit simplement pour se promener; quelquefois,
mais rarement, doña Dolores les accompagnait.

Maintenant que le comte n'était plus seul avec elle, elle paraissait
moins redouter de se trouver avec lui, parfois même elle semblait
y prendre un certain plaisir; elle accueillait favorablement ses
galanteries, souriait des saillies qui lui échappaient, et, en toutes
circonstances, lui témoignait une entière confiance.

Mais c'était surtout au soi-disant baron qu'elle montrait une
préférence marquée, soit que, le connaissant pour ce qu'il était
réellement, elle le jugeât sans importance, soit que, par pur caprice
de coquetterie féminine, elle se plût à jouer avec cette nature dont
elle ne soupçonnait pas l'indomptable énergie, et voulût essayer sur le
naïf jeune homme la puissance de ses charmes.

Dominique ne s'apercevait pas, ou feignait de ne pas s'apercevoir de
ce manège de la jeune fille; d'une politesse exquise avec elle, d'une
prévenance sans bornes, il demeurait cependant dans les strictes
limites qu'il s'était posées à lui-même, ne se souciant pas de donner
de la jalousie à un homme pour lequel il professait une sincère amitié
et qu'il savait être sur le point d'épouser doña Dolores.

Quant à don Melchior, son caractère s'était de plus en plus assombri,
ses absences étaient devenues plus longues et plus fréquentes, et,
dans les rares occasions où le hasard le mettait en présence des deux
jeunes gens, il répondait silencieusement à leur salut, sans daigner
leur adresser la parole; définitivement, la répugnance qu'il avait tout
d'abord éprouvée pour eux s'était, avec le temps, changée en une bonne
et forte haine mexicaine.

Cependant les événements politiques marchaient avec une rapidité
toujours croissante; les troupes de Juárez occupaient sérieusement la
campagne; déjà des éclaireurs de son parti avaient paru aux environs
de l'hacienda; on parlait vaguement de propriétés espagnoles prises
d'assaut, pillées, livrées aux flammes, et dont les maîtres avaient été
lâchement assassinés après avoir été mis à rançon par les guérilleros.

L'inquiétude était grande à l'Arenal: don Andrés de la Cruz, que
sa qualité d'Espagnol ne rassurait que médiocrement sur l'avenir,
prenait les précautions les plus exagérées pour ne pas être surpris
par l'ennemi; la question de l'abandon de l'hacienda pour se retirer à
Puebla avait même été plusieurs fois agitée, mais toujours elle avait
été repoussée par don Melchior avec obstination.

Cependant, la conduite étrange que, depuis que le comte se trouvait
dans l'hacienda, menait le jeune homme, son affectation à se tenir à
l'écart, ses absences fréquentes et prolongées, et, plus que tout,
les recommandations de don Olivier, dont la méfiance éveillée depuis
longtemps sans doute, et reposant sur des faits connus de lui seul,
avaient amené à l'hacienda la présence de Dominique sous le nom de
baron de Meriadec, éveillaient les soupçons du comte, soupçons
auxquels l'antipathie secrète qu'il éprouvait depuis le premier jour
pour Melchior, donnaient presque la force d'une certitude.

Le comte, après de mûres réflexions, s'était résolu de faire part
à Dominique et à Léo Carral de ses inquiétudes, lorsqu'un soir, en
entrant dans le patio, il rencontra don Melchior à cheval, se dirigeant
vers la porte de l'hacienda.

Le comte se demanda alors, comment à une heure aussi avancée (il était
environ neuf heures du soir), don Melchior osait, par une nuit sans
lune, se hasarder seul, dans la campagne, au risque de tomber dans une
embuscade des guérilleros de Juárez, dont les éclaireurs, ce qu'il
savait fort bien, rôdaient depuis quelques jours déjà aux environs de
l'hacienda.

Cette nouvelle sortie du jeune homme, que rien ne motivait en
apparence, dissipa les derniers doutes du comte, et l'affermit dans sa
résolution, de prendre immédiatement conseil de ses deux confidents.

En ce moment, Léo Carral traversait le patio; Ludovic l'appela.

Le mayordomo accourut aussitôt.

--Où allez vous donc ainsi? lui demanda le comte.

--Je ne saurais trop vous dire, seigneurie, répondit le mayordomo, je
suis ce soir, je ne sais pourquoi, plus inquiet qu'à l'ordinaire, et je
vais faire une visite autour de l'hacienda.

--C'est peut-être un pressentiment, dit le comte pensif, voulez-vous
que je vous accompagne?

--Je compte sortir et battre un peu l'estrade aux environs, reprit Ño
Leo Carral.

--Bien, faites seller mon cheval et celui de don Carlos, nous vous
rejoignons dans un instant.

--Surtout, seigneurie, n'emmenez pas de domestiques, faisons nos
affaires nous-mêmes, j'ai un projet; évitons toute chance de trahison.

--Convenu, dans dix minutes nous vous rejoindrons.

--Vous trouverez vos chevaux à la porte de la première cour. Je n'ai
pas besoin de vous recommander d'être armés.

--Soyez tranquille.

--Le comte rentra chez lui.

Dominique fut bientôt mis au courant des choses; tous deux quittèrent
aussitôt après l'appartement, et rejoignirent le mayordomo qui, déjà en
selle, les attendait devant la porte ouverte, de l'hacienda.

--Nous voici, dit le comte.

--Partons, répondit laconiquement Leo Carral.

Ils sautèrent sur leurs chevaux, et sortirent sans ajouter une parole.

Derrière eux, la porte de l'hacienda fut doucement refermée.

La rampe qui conduisait à la plaine fut descendue au grand trot.

--Eh! fit le comte au bout d'un instant, que signifie cela, sommes-nous
donc montés sur des chevaux spectres, qu'ils ne produisent aucun bruit
en marchant?

--Parlez plus bas, seigneurie, répondit le mayordomo, nous sommes
probablement entourés d'espions; quant à ce qui vous intrigue si fort,
ce n'est qu'une précaution toute simple, les sabots de vos chevaux sont
enveloppés dans des sacs de peau de mouton, remplis de sable.

--Diable! reprit Ludovic, il paraît alors que nous allons en expédition
secrète.

--Oui, seigneurie, secrète, et surtout fort importante.

--Qu'y a-t-il donc?

--Je me méfie de don Melchior.

--Mais songez donc, mon ami, que don Melchior est le fils de don
Andrés, son héritier.

--Oui, mais ainsi que nous disons ici du mauvais côté de la couverture,
sa mère était une Indienne, Zapotèque, dont je ne sais pourquoi mon
maître se coiffa, car elle n'était ni belle, ni bonne, ni spirituelle;
bref, de leur liaison, il résulta un enfant, cet enfant est don
Melchior. La mère mourut en couche, en suppliant don Andrés de ne
pas abandonner la pauvre créature, mon maître le promit, il reconnut
l'enfant et l'éleva, comme s'il eût été légitime lorsque quelques
années plus tard, il fit consentir sa femme à conserver l'enfant près
d'elle. Il fut donc élevé comme s'il eût été réellement fils légitime,
d'autant plus que doña Lucia de la Cruz mourut en ne donnant qu'une
fille à son mari.

--Ah! Ah! fit le comte, je commence à entrevoir la vérité.

--Tout alla bien pendant plusieurs années, don Melchior, fort bien
traité par son père, en arriva peu à peu à se persuader qu'à la mort de
don Andrés la fortune paternelle lui reviendrait en effet; mais il y a
un an environ, mon maître reçut une lettre à la suite de laquelle il
eut, avec son fils, une longue et sérieuse explication.

--Oui, oui, cette lettre lui rappelait les projets de mariage convenus
entre ma famille et la sienne et mon arrivée prochaine.

--Probablement, seigneurie; mais rien ne transpira de ce qui s'était
passé entre le père et le fils, seulement on remarqua que don Melchior,
qui n'a pas positivement un caractère gai, devint, à partir de cette
époque, sombre et acariâtre, recherchant la solitude et ne parlant
même à son père que lorsqu'il y était absolument contraint; lui, qui
ne faisait que de courtes et rares excursions au dehors, commença à
prendre un goût effréné pour la chasse, et se livra à des courses qui
souvent duraient plusieurs jours; votre arrivée subite à l'hacienda,
lorsque sans doute il espérait encore ne jamais vous voir, augmenta
dans des proportions effrayantes ses mauvaises dispositions, et je suis
convaincu que désespéré de voir lui échapper sans retour l'héritage
que, depuis si longtemps il convoite, il n'hésitera devant rien,
serait-ce un crime, pour s'en emparer. Voilà seigneurie, ce qu'il
était, je le crois, de mon devoir de vous apprendre; Dieu sait que, si
j'ai parlé, ce n'a été que dans une intention pure.

--Tout m'est expliqué maintenant, Ño Léo Carral, je suis, comme vous,
persuadé que Melchior médite une odieuse trahison contre l'homme auquel
il doit tout et qui est son père.

--Eh bien, dit Dominique, voulez-vous savoir mon opinion? Si l'occasion
s'en présente, ce sera œuvre pie de lui loger une balle dans sa
méchante cervelle; le monde sera de cette façon débarrassé d'un affreux
scélérat.

--Amen! dit le comte en riant.

En ce moment ils atteignirent la plaine.

--Seigneurie, voici où commencent pour nous les difficultés de
l'entreprise que nous tentons, dit alors le mayordomo, il nous faut
agir avec la plus extrême prudence, et surtout éviter de révéler notre
présence aux espions invisibles dont nous sommes sans doute entourés.

--Ne craignez rien, nous serons muets comme des poissons; passez donc
devant, sans crainte, nous marcherons dans vos pas à la mode des
Indiens sur le sentier de la guerre.

Le mayordomo prit la tête de la file et ils commencèrent à s'avancer
assez rapidement dans des sentiers qui s'enchevêtraient les uns dans
les autres et qui auraient formé un réseau inextricable pour tout autre
que Léo Carral.

Ainsi que nous l'avons dit plus haut, la nuit était sans lune, le
ciel noir comme de l'encre. Un silence profond, interrompu à longs
intervalles par les cris stridents des oiseaux de nuit, planait sur la
campagne.

Ils continuèrent à s'avancer ainsi sans échanger une parole pendant
environ une demi-heure, enfin le mayordomo s'arrêta.

--Nous sommes arrivés, dit-il à voix basse, descendez de cheval, ici
nous sommes en sûreté.

--Croyez-vous? dit Dominique; il m'a semblé pendant la marche entendre
des cris d'oiseaux de nuit trop bien imités pour être vrais.

--Vous avez raison, reprit Léo Carral; ce sont les sentinelles ennemies
qui s'avertissent, nous avons été éventés, mais grâce à la nuit et à ma
connaissance des chemins, nous avons, provisoirement du moins, dépisté
ceux qui se sont mis à notre poursuite, ils nous cherchent dans une
direction opposée à celle où nous sommes.

--C'est aussi ce que j'ai cru comprendre, répondit Dominique.

Le comte écoutait avidement cette conversation, mais vainement, ce
que disaient les deux hommes était de l'hébreu pour lui; pour la
première fois depuis qu'il était au monde le hasard le plaçait dans
une situation aussi singulière; aussi l'expérience lui manquait-elle
complètement; il était loin de se douter qu'il avait traversé tous les
avant-postes d'un campement ennemi, avait passé à portée de pistolets
des sentinelles embusquées à droite et à gauche et échappé par miracle
peut-être vingt fois à la mort.

--Señores, débarrassez les chevaux des sacs dont ils n'ont plus besoin,
tandis que j'allumerai une torche d'_ocote_, dit alors Léo Carral.

Les jeunes gens obéirent, ils reconnaissaient tacitement le mayordomo
pour chef de l'expédition.

--Eh bien, est-ce fait? demanda au bout d'un instant le mayordomo.

--Oui, répondit le comte, mais nous n'y voyons goutte, vous n'allumez
donc pas votre torche?

--Elle est allumée, mais il serait par trop imprudent d'en montrer ici
la lumière; suivez-moi entraînant vos chevaux par la bride.

Il reprit la tête, pour les guider, et ils avancèrent de nouveau, mais
à pied, cette fois.

Bientôt une lueur brilla devant eux, et les éclaira assez pour leur
laisser distinguer les objets qui les entouraient.

Ils étaient dans une grotte naturelle; cette grotte s'ouvrait au fond
d'un couloir assez tortueux pour que la lueur de la torche ne fût pas
aperçue du dehors.

--Où diable sommes-nous ici? demanda le comte avec surprise.

--Vous le voyez, seigneurie, dans une grotte.

--Très bien, mais vous aviez une raison pour nous amener ici.

--Certes, j'en avais une, seigneurie, et cette raison la voici: cette
grotte, par un souterrain assez long, communique avec l'hacienda; ce
souterrain a plusieurs issues dans la campagne et deux dans l'hacienda
même. Des deux issues qui aboutissent à l'hacienda, il en est une que
moi seul connais, aujourd'hui même j'ai bouché l'autre; mais, redoutant
que don Melchior aie pendant ses promenades au dehors découvert la
grotte où nous sommes, j'ai voulu la visiter cette nuit, afin de la
murer solidement en dedans, et empêcher ainsi que nous soyons surpris.

--Parfaitement raisonné, Ño Leo Carral; les pierres ne manquent pas,
nous nous mettrons à l'œuvre lorsque vous voudrez.

--Un instant, seigneurie, assurons-nous d'abord que d'autres ne nous
ont pas précédés ici.

--Hum! Cela me semble assez difficile.

--Vous croyez, dit-il avec une légère ironie dans la voix.

Il prit la torche qu'il avait plantée dans un coin et se pencha sur le
sol, mais presqu'aussitôt il se redressa en poussant un cri de colère
et de rage.

--Qu'avez-vous? s'écrièrent les deux jeunes gens avec anxiété.

--Voyez, dit-il en leur indiquant le sol.

Le comte regarda.

--Nous sommes joués, dit-il au bout d'un instant, il est trop tard.

--Mais expliquez-vous, au nom du ciel! Je ne comprends rien à ce que
vous dites, moi, s'écria le comte.

--Tiens mon ami, reprit Dominique, vois-tu comme le sable est foulé?
Remarques-tu ces empreintes de pas qui courent dans tous les sens?

--Eh bien?

--Eh bien, mon pauvre ami, ces empreintes sont celles laissées par
les hommes conduits probablement par don Melchior, et qui ont pris ce
chemin pour s'introduire dans l'hacienda, où peut-être ils sont déjà.

--Non, reprit le mayordomo, les empreintes sont toutes fraîches; ils ne
sont entrés que quelques minutes avant nous. L'avance qu'ils ont n'est
rien, car arrivés au bout du souterrain il leur faudra démolir le mur
que j'ai construit, et il est solide, ne nous décourageons donc pas
encore, peut-être Dieu permettra-t-il que nous atteignions l'hacienda à
temps; venez, suivez-moi, hâtez-vous, abandonnez les chevaux; ah! C'est
le ciel qui m'a inspiré de ne pas boucher la seconde issue.

Agitant alors la torche pour en raviver la flamme, le mayordomo
s'élança en courant dans une galerie latérale, suivi par les deux
jeunes gens.

Le souterrain montait en pente douce; la route qu'ils avaient suivie
pour venir à la grotte, tournait autour de la colline sur laquelle
l'hacienda était bâtie; de plus, il leur avait fallu faire de nombreux
détours et marcher avec circonspection, c'est-à-dire assez lentement,
de peur d'être surpris, ce qui leur avait demandé un laps de temps
assez considérable; mais cette fois il n'en était plus ainsi, ils
couraient en ligne droite devant eux, ils accomplirent ainsi en moins
d'un quart d'heure ce qui, a cheval, avait exigé près d'une heure à
travers la campagne, et ils arrivèrent dans le jardin.

L'hacienda était silencieuse.

--Éveillez vos domestiques pendant que je sonnerai la cloche d'alarme,
dit le mayordomo; peut-être sauverons-nous l'hacienda!

Il se précipita vers la cloche dont les vibrations redoublées eurent
bientôt réveillé les habitants de l'hacienda qui accoururent à demi
vêtus, ne comprenant rien à ce qui se passait.

--Aux armes! Aux armes! criaient le comte et ses deux compagnons.

En deux mots, don Andrés fut mis au fait de la situation, et pendant
qu'il faisait placer sa fille dans son appartement sous la garde de
serviteurs dévoués, et organisait la défense autant du moins que le
permettaient les circonstances, le mayordomo suivi des deux jeunes gens
et de leurs domestiques, s'était élancé dans le jardin.

Ludovic et doña Dolores n'avaient échangé qu'une parole.

--Je vais là, chez mon père, avait-elle dit.

--J'irai vous y retrouver.

--Je vous attends, nul autre que vous ne m'approchera?

--Je vous le jure.

--Merci.

Ils s'étaient séparés.

Arrivés dans le jardin, les cinq hommes entendirent distinctement les
coups pressés que les assaillants frappaient contre la muraille.

Ils s'embusquèrent à portée de pistolet de l'issue, derrière des
massifs d'arbres et de fleurs.

--Mais ces gens sont donc des bandits, s'écria le comte, pour venir de
cette façon piller les honnêtes gens?

--Pardieu! Si ce sont des bandits, répondit en ricanant Dominique,
bientôt vous les verrez à l'œuvre et vous n'en douterez plus.

--Alors, attention! dit le comte, et recevons-les comme ils le méritent.

Cependant les coups redoublaient dans le souterrain; bientôt une pierre
se détacha, puis une autre, puis une troisième, et une brèche assez
grande s'ouvrit béante dans le mur.

Les guérilleros s'élancèrent avec un hurlement de joie qui se changea
aussitôt en rugissement de rage.

Cinq coups de feu confondus en un seul, avaient éclaté comme un
formidable roulement de tonnerre.

La bataille commençait.



XVI


L'ASSAUT


A l'effroyable décharge qui les avait accueillis en semant la mort
parmi eux, les guérilleros s'étaient rejetés en arrière avec épouvante,
surpris par ceux qu'ils comptaient surprendre, préparés à piller mais
non à combattre, leur première pensée fut de prendre la fuite, et un
désordre indescriptible se mit dans leurs rangs.

Les défenseurs de l'hacienda, dont le nombre s'était considérablement
accru, profitèrent de cette hésitation pour faire pleuvoir sur eux une
grêle de balles.

Cependant il fallait prendre un parti: ou avancer sous les balles, ou
renoncer à l'expédition.

Le propriétaire de l'hacienda était riche, les guérilleros le savaient;
depuis longtemps déjà ils désiraient s'emparer de ces richesses qu'ils
convoitaient et qu'à tort ou à raison, ils supposaient cachées dans
l'hacienda; il leur en coûtait de renoncer à cette expédition préparée
de longue main et dont ils se promettaient de si magnifiques résultats.

Cependant les balles pleuvaient toujours sur eux sans qu'ils osassent
se hasarder à franchir la brèche. Leurs chefs, plus intéressés qu'eux
encore à la réussite de leurs projets firent cesser toute hésitation
en s'armant résolument de pics et de marteaux non seulement pour
agrandir la brèche, mais encore pour éventrer complètement le mur,
car ils comprenaient que ce n'était que par une irruption soudaine et
irrésistible qu'ils parviendraient à renverser l'obstacle que leur
opposaient les défenseurs de l'hacienda.

Ceux-ci continuaient bravement à tirailler, mais leurs coups étaient
perdus pour la plupart, les guérilleros travaillant à l'abri et se
gardant bien de se montrer devant la brèche.

--Ils ont changé de tactique, dit le comte à Dominique; ils s'occupent
maintenant à renverser le mur, bientôt ils reviendront à l'assaut,
et, ajouta-t-il en jetant un triste regard autour de lui, nous serons
forcés, les hommes qui nous accompagnent ne sont pas capables de
résister à une attaque vigoureuse.

--Tu as raison, ami, la situation est grave, répondit le jeune homme.

--Que faire? répondit le mayordomo.

--Ah! Une idée! s'écria tout à coup Dominique en se frappant le front;
vous avez de la poudre ici?

--Oui, grâce à Dieu, elle ne nous manque pas, mais à quoi bon?

--Faites-en apporter un baril le plus tôt possible, je réponds du reste.

--C'est facile.

--Allez alors.

Le mayordomo s'éloigna en courant.

--Que veux-tu faire? demanda le comte.

--Tu verras, répondit le jeune homme dont le regard étincelait;
pardieu, c'est une triomphante idée qui m'est venue-là. Ces bandits
s'empareront probablement de l'hacienda, nous sommes trop faibles pour
leur résister et ce n'est pour eux qu'une affaire de temps, mais vive
Dieu il leur en cuira!

--Je ne te comprends pas!

--Ah! continua le jeune homme en proie à une exaltation fébrile, ah,
ils veulent s'ouvrir un large passage, je me charge de leur en faire
un, moi, sois tranquille.

En ce moment, le mayordomo revenait portant non pas un, mais trois
barillets de poudre sur une brouette; chacun de ces barils contenait
cent vingt livres de poudre environ.

--Trois barils! reprit joyeusement Dominique. Tant mieux, nous aurons
chacun le nôtre ainsi.

--Mais que veux-tu faire?

--Je veux les faire sauter. Vive Dieu! s'écria-t-il. Allons! A
l'œuvre, imitez-moi.

Il prit un baril et le défonça; le comte et Léo Carral firent de même.

--Maintenant, dit-il en s'adressant aux peones effrayés de ces
préparatifs sinistres, en arrière vous autres, mais continuez toujours
à tirer pour les inquiéter.

Les trois hommes demeurèrent seuls avec les deux domestiques du comte,
qui n'avaient pas voulu abandonner leur maître.

En quelques mots Dominique expliqua son projet à ses compagnons.

Ils se chargèrent des barils, et se glissant silencieusement derrière
les arbres, ils s'approchèrent de la grotte.

Les assiégeants, occupés à démolir intérieurement le mur, et n'osant
se risquer devant la brèche à cause du feu continuel des peones, ne
voyaient pas ce qui se passait au dehors, il fut donc assez facile aux
cinq hommes d'arriver jusqu'au pied même du mur que démolissaient les
guérilleros, sans être découvert.

Dominique plaça les trois barils de poudre à toucher le bas du mur, et
sur ces barils il entassa, aidé par ses compagnons, toutes les pierres
qu'il put trouver, puis il prit son mechero, en retira la mèche dont il
coupa un bout long de dix centimètres au plus, il alluma cette mèche et
la planta dans un des barils.

--En retraite! En retraite! dit-il à demi-voix, le mur ne tient plus.
Voyez il penche, dans un instant il tombera.

Et, donnant l'exemple à ses compagnons, il s'éloigna en courant.

Presque tous les défenseurs de l'hacienda, au nombre d'une quarantaine
environ et ayant don Andrés à leur tête, étaient réunis à l'entrée de
la huerta.

--Pourquoi courez-vous si fort? demanda-t-il aux jeunes gens; est-ce
que les bandits arrivent.

--Non, non, répondit Dominique, pas encore, mais vous aurez bientôt de
leurs nouvelles.

--Où est doña Dolores, demanda le comte.

--Dans mon appartement avec ses femmes, parfaitement en sûreté.

--Tirez donc, vous autres, cria Dominique aux peones.

Ceux-ci recommencèrent un feu d'enfer.

--Raimbaut, dit le comte à voix basse, il faut tout prévoir, allez avec
Lanca Ibarru, sellez cinq chevaux; qu'un des chevaux ait une selle de
femme, vous me comprenez, n'est-ce pas?

--Oui, monsieur le comte.

--Vous mènerez ces chevaux à la porte qui est au fond de la huerta.
Vous m'attendrez là avec Ibarru, bien armés tous deux; allez.

Raimbaut s'éloigna aussitôt, aussi tranquille et aussi calme que si
rien d'extraordinaire ne se passait en ce moment.

--Ah! fit avec un soupir de regret don Andrés, si Melchior était ici,
il nous serait bien utile.

--Il y sera bientôt, soyez tranquille, señor, répondit avec ironie le
comte.

--Mais où peut-il être?

--Hum! Qui sait?

--Ah! Ah! fit Dominique, il se passe quelque chose là-bas.

En effet, les pierres vigoureusement ébranlées sous les coups
répétés des guérilleros commençaient à tomber au dehors. La brèche
s'élargissait rapidement, enfin un pan de mur se détacha d'un seul bloc
et se renversa du côté du jardin.

Les guérilleros poussèrent un grand cri, jetèrent leurs pics et
saisissant leurs armes, ils se préparèrent à s'élancer au dehors.
Mais tout à coup, une explosion terrible se fit entendre, la terre
trembla comme agitée par une convulsion volcanique, un nuage de fumée
monta vers le ciel et des masses de débris lancés par l'explosion,
retombèrent projetés dans toutes les directions.

Un horrible cri d'agonie traversa l'espace, puis ce fut tout: un
silence de mort plana sur cette scène.

--En avant! En avant! s'écria Dominique.

Les dégâts causés par la mine étaient terribles; l'entrée du souterrain
complètement bouleversée et entièrement bouchée par des masses de terre
et de pierres amoncelées n'avait livré passage à aucun des assiégeants.
Çà et là seulement du milieu des débris sortaient les restes défigurés
de ce qui un instant auparavant était des hommes. La catastrophe avait
du être épouvantable, mais le souterrain en avait gardé le secret.

--Oh! Dieu soit béni! Nous sommes sauvés, s'écria don Andrés.

--Oui, oui, s'écria le mayordomo, si d'autres assaillants ne se
présentent point d'un autre côté.

Soudain, comme si le hasard eût voulu lui donner raison, de grands cris
se firent entendre, mêlés à des coups de feu, et une flamme subite,
qui s'éleva des communs de l'hacienda, éclaira le paysage d'une lueur
sinistre.

--Aux armes! Aux armes! s'écrièrent des peones en accourant effarés;
les guérilleros! Les guérilleros!

Et en effet, on vit bientôt apparaître, aux reflets rougeâtres de
l'incendie qui dévorait les bâtiments, les noires silhouettes d'une
centaine d'hommes qui accouraient en brandissant leurs armes et en
poussant des hurlements de fureur.

A quelques pas, devant ces bandits, s'avançait un homme tenant un
sabre d'une main et une torche de l'autre.

--Don Melchior! s'écria le vieillard avec désespoir.

--Pardieu, je vais l'arrêter, moi, dit Dominique en le couchant en joue.

Don Andrés se jeta sur l'arme qu'il releva.

--C'est mon fils! dit-il.

Le coup alla se perdre dans l'espace.

--Hum! Je crois que vous vous repentirez de lui avoir sauvé la vie,
señor, répondit froidement Dominique.

Don Andrés, entraîné par le comte et par Dominique, était entré dans
son appartement dont les peones avaient barricadé à la hâte toutes les
issues et faisaient par les fenêtres un feu nourri sur les assiégeants.

Don Melchior avait des intelligences avec les partisans de Juárez.
Réduit, ainsi que le mayordomo l'avait fort bien dit au comte, au
désespoir par le prochain mariage de sa sœur et la perte inévitable de
la fortune dont il avait conservé si longtemps l'espoir d'être le seul
héritier, le jeune homme n'avait plus gardé de mesure et sous certaines
conditions acceptées par Cuellar, quitte à ne pas les tenir plus tard,
il avait proposé à celui-ci de lui livrer l'hacienda; et toutes les
mesures avaient en conséquence été prises.

Il avait alors été convenu qu'une partie de la cuadrilla sous les
ordres d'officiers résolus, tenterait une surprise par le souterrain
dont le jeune homme avait précédemment livré le secret.

Puis en même temps que cette troupe opérerait, l'autre moitié de
la cuadrilla sous les ordres de Cuellar lui-même et guidée par don
Melchior, escaladerait silencieusement les murs de l'hacienda du côté
des corales, que, sans doute, on négligerait de garder pour demeurer à
la défense des bâtiments dont ils étaient assez éloignés.

Nous avons rapporté quel avait été le succès de cette double attaque.

Cuellar, il l'ignorait encore, avait perdu à cette affaire, sa première
moitié de la cuadrilla engloutie tout entière sous les débris du
souterrain effondré; avec ce qui lui restait d'hommes, il soutenait
en ce moment un combat acharné contre les peones de l'hacienda qui
sachant qu'ils avaient affaire à la bande de Cuellar, le plus féroce
et le plus sanguinaire de tous les guérilleros de Juárez, et que cette
bande n'accordait pas de quartier, se battaient avec cette énergie du
désespoir qui décuple les forces.

Cependant le combat se prolongeait; les peones embusqués dans les
appartements avaient garni les fenêtres avec tout ce qui leur était
tombé sous les mains et tiraient à couvert sur les assaillants
disséminés dans les cours et auxquels ils causaient des pertes
sensibles.

Cuellar était furieux non seulement de cette résistance imprévue, mais
encore du retard incompréhensible des soldats de sa cuadrilla qui
étaient entrés par la grotte et qui depuis longtemps déjà auraient dû
l'avoir rejoint.

Il avait à la vérité entendu le bruit de l'explosion de la mine,
mais comme alors il se trouvait assez loin encore de l'hacienda,
dans une direction diamétralement opposée à celle où cette explosion
avait eu lieu, le bruit n'était parvenu à ses oreilles que sourd et
indistinct et il ne s'en était pas autrement préoccupé, mais le retard
inexplicable de ses compagnons dans ce moment où leur secours aurait
été si nécessaire commençait à lui causer de vives inquiétudes, et il
se préparait à envoyer quelques-uns de ses hommes à la découverte,
avec mission de hâter l'arrivée des retardataires, lorsque tout à coup
des cris de victoire partirent de l'intérieur même des bâtiments qu'il
attaquait et plusieurs guérilleros apparurent aux fenêtres en agitant
joyeusement leurs armes.

C'était grâce à don Melchior que ce succès décisif avait été obtenu.
Tandis que le gros des assiégeants attaquait les bâtiments de face il
s'était, accompagné de quelques hommes résolus, glissé dans l'ombre
et par une fenêtre basse, que dans le premier moment de confusion on
avait oublié de barricader comme les autres, il s'était introduit dans
l'intérieur et avait apparu à l'improviste devant les assiégés que sa
présence avait terrifiés et sur lesquels ceux qui l'accompagnaient
s'étaient précipité le sabre haut et le pistolet au poing.

Ce ne fut plus alors un combat mais une horrible boucherie; les peones,
malgré leurs prières, étaient saisis par leurs vainqueurs, poignardés
et précipités par les fenêtres dans les cours.

Les guérilleros inondèrent bientôt tous les bâtiments de l'hacienda,
poursuivant de chambre en chambre et massacrant sans pitié les
malheureux peones.

Ils atteignirent ainsi un grand salon dont les larges portes à
deux battants étaient ouvertes, mais arrivés là, non seulement ils
s'arrêtèrent, mais encore ils reculèrent avec un instinctif mouvement
de frayeur devant le spectacle terrible qui s'offrit à leurs regards.

Ce salon était splendidement éclairé par une quantité de bougies
placées dans tous les candélabres et sur tous les meubles.

Dans un angle du salon, une barricade avait été élevée au moyen de
meubles entassés les uns sur les autres; derrière cette barricade, doña
Dolores s'était réfugiée ainsi que toutes les femmes et les enfants
des peones de l'hacienda; à deux pas en avant de la barricade, quatre
hommes se tenaient droits et immobiles ayant un fusil d'une main et un
pistolet de l'autre: ces quatre hommes étaient: don Andrés, le comte,
Dominique et Leo Carral; deux barils de poudre défoncés étaient placés
près d'eux.

--Halte, dit le comte d'une voix railleuse, halte, je vous prie,
caballeros, un pas de plus et nous sautons tous. Ne dépassez donc pas
le seuil de cette porte, s'il vous plaît.

Les guérilleros s'étaient bien gardés de désobéir à cette courtoise
recommandation, ils avaient du premier coup d'œil reconnu à qui ils
avaient affaire.

Don Melchior frappait du pied avec rage de se voir ainsi réduit à
l'impuissance.

--Que voulez-vous? dit-il d'une voix étranglée.

--Rien, de vous, nous sommes des hommes d'honneur, nous ne traiterons
pas avec un misérable de votre sorte.

--Vous serez fusillés comme des chiens, Français maudits.

--Je vous défie de mettre votre menace à exécution, répondit le comte
en armant froidement le revolver qu'il tenait à la main et en dirigeant
la gueule sur le baril de poudre placé près de lui.

Les guérilleros se reculèrent en poussant des hurlements de frayeur.

--Ne tirez pas, ne tirez pas, s'écrièrent ils, voici le colonel.

En effet, Cuellar arrivait. Cuellar est un affreux bandit, cette
affirmation ne surprendra personne; mais il faut lui rendre cette
justice qu'il est d'une bravoure sans égale.

Il se fraya un passage à travers ses soldats et bientôt il se trouva
seul en avant.

Il s'inclina gracieusement devant les quatre hommes, les examina d'un
air sournois et tout en tordant nonchalamment une cigarette:

--Eh! mais, dit-il gaiement, c'est fort ingénieux cette affaire
que vous avez imaginée-là, je vous en fais mon sincère compliment,
caballeros. Ces diables de Français ont des idées incroyables, ma
parole d'honneur, ajouta-t-il en se parlant à lui-même, ils ne se
laissent jamais prendre en défaut, il y a là de quoi nous envoyer tous
en paradis.

--Et le cas échéant nous n'hésiterons pas plus que nous avons hésité à
faire sauter les soldats que vous aviez expédiés en éclaireurs par la
grotte.

--Hein? fit Cuellar en pâlissant, que dites-vous donc de mes soldats?

--Je dis, reprit froidement le comte, que vous pouvez faire rechercher
leurs cadavres dans le souterrain, tous s'y trouveront, car tous y sont
restés.

Un frémissement de terreur parcourut les rangs des guérilleros à ces
paroles.

Il y eut un silence.

Cuellar réfléchissait.

Il releva la tête, toute trace d'émotion avait disparu de son visage,
il jeta les yeux autour de lui comme s'il cherchait quelque chose.

--Est-ce du feu que vous cherchez? lui demanda Dominique en s'avançant
vers lui une bougie à la main, allumez-donc votre cigarette, señor.

Et il lui tendit poliment la bougie.

Cuellar alluma sa cigarette et rendit la bougie.

--Merci, señor, dit-il.

Dominique rejoignit ses compagnons.

--Ainsi, dit Cuellar, vous demandez une capitulation?

--Vous vous trompez, señor, répondit froidement le comte, nous vous
l'offrons au contraire.

--Vous nous l'offrez? fit avec étonnement le guérillero.

--Oui, parce que nous sommes maîtres de votre vie.

--Permettez, fit Cuellar, ceci est spécieux, car en nous faisant
sauter, vous sautez avec nous.

--Pardieu! C'est bien ainsi que nous l'entendons.

Cuellar réfléchit encore.

--Voyons, dit-il au bout d'un instant, ne faisons pas une guerre de
mots, venons au fait comme des hommes: que voulez-vous?

--Je vais vous le dire répondit le comte.



XVII


APRÈS LA BATAILLE


Cuellar fumait nonchalamment sa cigarette; sa main gauche était posée
sur son long sabre dont l'extrémité du trainoir du fourreau reposait
sur le plancher; il y avait un laisser-aller charmant dans la façon
dont il se tenait debout, à la porte du salon, laissant ses yeux
errer au hasard avec une douceur féline et envoyant par la bouche et
les narines, avec la béate sensualité d'un véritable dégustateur,
d'épaisses bouffées de fumée bleuâtre.

--Pardon, señores, dit-il, avant que d'aller plus loin, il est
nécessaire de bien nous entendre, je crois, permettez-moi de vous
adresser une légère observation.

--Parlez, señor, répondit le comte.

--Traitons, je le veux bien, je ne demande pas mieux même; je suis
un homme fort arrangeant comme vous le voyez, seulement n'exigez pas
de moi de ces choses par dessus les maisons que je serais contraint
de vous refuser, car, je n'ai pas besoin de vous dire que si vous
êtes décidés, je ne le suis pas moins, et que tout en désirant une
transaction avantageuse pour vous comme pour moi, ma foi, si vous étiez
trop dur, je préférerais sauter avec vous, d'autant plus que j'ai le
pressentiment que je finirai comme cela un jour ou l'autre et que je ne
serais pas fâché d'aller au diable en aussi bonne compagnie.

Bien que ces paroles fussent prononcées d'un air souriant, le comte ne
se trompa pas à l'expression résolue de l'homme auquel il avait affaire.

--Oh! Señor dit-il, vous nous connaissez bien mal si vous nous supposez
capables de vous demander des impossibilités, seulement comme notre
position est bonne, nous en voulons profiter.

--Et je vous approuve grandement, caballero, mais comme vous êtes
Français et que vos compatriotes ne doutent de rien, j'ai cru de mon
devoir de vous faire cette observation.

--Soyez convaincu, señor, répondit le comte en affectant la même
tranquillité que son interlocuteur, que nous n'exigerons que des
conditions raisonnables.

--Vous exigerez! reprit Cuellar en appuyant avec affectation sur ces
deux mots.

--Ma foi oui; ainsi nous ne vous obligerons pas à nous rendre
l'hacienda, car nous savons que si vous en sortiez aujourd'hui, demain
vous recommenceriez l'attaque.

--Vous êtes plein de pénétration, señor; venez donc au fait, je vous
prie.

--M'y voici, d'abord, vous nous rendrez les pauvres peones qui ont
échappé au massacre.

--Je n'y vois pas de difficulté.

--Avec leurs armes, leurs chevaux et le peu qu'ils possèdent.

--Passe pour cela, ensuite.

--Don Andrés de la Cruz, sa fille, le mayordomo, Léo Carral, mon ami,
moi et toutes les femmes et les enfants réfugiés dans ce salon, nous
serons libres de nous retirer où cela nous plaira sans craindre d'être
inquiétés.

Cuellar fit la grimace.

--Après, dit-il?

--Pardon, est-ce convenu?

--Oui, c'est convenu, après?

--Mon ami et moi nous sommes étrangers, Français, le Mexique n'est
point en guerre, que je sache, avec notre pays.

--Cela pourra venir, dit Cuellar en raillant.

--Peut-être, mais en attendant, nous sommes en paix et nous avons droit
à votre protection.

--N'avez-vous pas combattu contre nous?

--C'est vrai, mais nous étions dans le cas de légitime défense; on
nous attaquait, nous devions nous défendre.

--Bon, bon, passez.

--Nous voulons donc avoir le droit d'emporter avec nous, sur des mules,
tout ce qui nous appartient.

--Est-ce tout?

--A peu près, acceptez-vous ces conditions?

--Je les accepte.

--Bon, seulement il nous reste une petite formalité à remplir.

--Une formalité! Laquelle donc?

--Celle des otages.

--Comment des otages, n'avez-vous pas ma parole?

--Parfaitement.

--Eh bien! Que demandez-vous de plus?

--Je vous l'ai dit, des otages; vous comprenez bien, señor, que je
n'irai pas ainsi confier la vie de mes compagnons et la mienne, je ne
dirai pas à vous, j'ai votre parole, et je la crois bonne, mais à vos
soldats, qui en braves guérilleros qu'ils sont ne se feraient aucun
scrupule, si nous avions la folie de nous livrer entre leurs mains,
pour nous rançonner et peut-être nous faire pis; vous ne commandez pas
des troupes régulières, señor, et si sévère que soit la discipline que
vous maintenez dans votre cuadrilla, je doute qu'elle aille jusqu'à
faire respecter vos prisonniers, lorsque vous n'êtes pas là pour les
protéger de votre présence.

Cuellar, intérieurement flatté des paroles du comte, lui sourit
gracieusement.

--Hum! dit-il, ce que vous dites là peut être vrai jusqu'à un certain
point. Bref, quels sont ces otages que vous désirez, et combien en
voulez-vous?

--Un seul, señor, vous voyez que c'est bien peu.

--Bien peu, en effet, mais quel est cet otage?

--Vous-même, répondit nettement le comte.

--¡Canarios! fit Cuellar en ricanant, vous n'êtes pas dégoûté! Celui-là
vous suffirait en effet.

--Aussi n'en voulons-nous pas d'autres.

--C'est fort malheureux.

--Pourquoi donc?

--Parce que je refuse, ¡caray! Et qui me servirait de caution, à moi
s'il vous plaît?

--La parole d'un gentilhomme français, caballero, répondit fièrement le
comte, parole qui jamais n'a été engagée en vain.

--Ma foi, reprit Cuellar avec la bonhommie qu'il possède si bien, et
qui, lorsque cela lui convient, le fait prendre pour le meilleur homme
du monde, j'accepte, caballero, il en arrivera ce qui pourra, je suis
curieux de mettre un peu à l'épreuve cette parole dont les Européens
sont si fiers; c'est donc convenu, je vous sers d'otage; maintenant
combien de temps demeurerais-je près de vous? Il est fort important
pour moi de régler cette question.

--Nous ne vous demanderons pas autre chose que de nous suivre jusqu'en
vue de Puebla; une fois là, vous serez libre, vous pouvez même, si cela
vous plaît, prendre avec vous une escorte d'une dizaine d'hommes pour
assurer votre retour.

--Allons, voilà qui est dit, je suis des vôtres, caballero; don
Melchior vous demeurerez ici pendant mon absence et vous veillerez à ce
que tout marche bien.

--Oui, répondit sourdement don Melchior.

Le comte, après avoir dit quelques mots à voix basse au mayordomo,
s'adressa de nouveau à Cuellar:

--Señor, lui dit-il, veuillez, je vous prie, donner l'ordre que les
peones soient amenés; puis, pendant que vous demeurerez près de nous,
Ño Léo Carral ira tout préparer pour notre départ.

--Bien, fit Cuellar; le mayordomo peut aller à ses affaires. Vous
entendez, vous autres, ajouta-t-il en se tournant vers les guérilleros
toujours immobiles, cet homme est libre, qu'on amène ici les peones.

Une quinzaine de pauvres diables, les habits en lambeaux, couverts de
sang, mais armés ainsi que cela avait été convenu, entrèrent alors dans
le salon; ces quinze hommes étaient tout ce qui restait des défenseurs
de l'hacienda.

Cuellar pénétra alors dans la pièce sur le seuil de laquelle il s'était
tenu jusque-là et, sans en être prié, il alla se poster derrière la
barricade.

Don Melchior, sentant la fausseté de la position dans laquelle il se
trouvait placé, maintenant qu'il restait seul en face des assiégés,
se détourna pour se retirer; mais alors don Andrés se leva, et
l'interpellant d'une voix forte et impérieuse:

--Arrêtez, Melchior, lui dit-il, nous ne pouvons nous séparer ainsi,
à présent que nous ne devons plus nous revoir en ce monde, une
explication suprême est nécessaire, indispensable même entre nous.

Don Melchior tressaillit aux accents de cette voix, son front pâlit, il
fit un mouvement comme s'il voulait fuir, mais s'arrêtant tout à coup
et relevant fièrement la tête:

--Que me voulez-vous? dit-il, parlez je vous écoute.

Pendant un laps de temps assez long, le vieillard demeura les yeux
fixés sur son fils avec une expression étrangement mélangée d'amour,
de colère, de douleur et de mépris, et faisant enfin un effort sur
lui-même, il prit la parole:

--Pourquoi vouloir vous retirer? lui dit-il; est-ce parce que le crime
que vous avez commis vous fait horreur, ou bien fuyez-vous la rage au
cœur de voir votre parricide avorté et votre père sauvé, malgré tous
vos efforts pour lui arracher la vie; Dieu n'a pas permis la réussite
complète de vos sinistres projets; il me châtie de ma faiblesse pour
vous et de la place que vous aviez usurpé dans mon cœur; je paie bien
cher un moment d'erreur, mais enfin, le voile qui couvrait mes yeux
est tombé. Allez misérable, marqué au front d'un stigmate indélébile,
soyez maudit! Et que cette malédiction que je prononce sur vous, pèse
éternellement sur votre cœur! Allez, parricide, je ne vous connais
plus!

Don Melchior, malgré toute son audace, ne put soutenir le regard
fulgurant que son père fixait implacablement sur lui; une pâleur,
livide envahit son visage, un tremblement convulsif agita ses membres,
sa tête se courba sous le poids de l'anathème et il recula à pas lents
sans se retourner, comme s'il eût été entraîné par une force supérieure
à sa volonté et disparut enfin au milieu des guérilleros qui lui
livrèrent passage avec un mouvement d'horreur.

Un silence funèbre régnait dans le salon; tous ces hommes, si peu
impressionnables pourtant, subissaient l'influence de cette terrible
malédiction prononcée par un père sur un fils coupable.

Cuellar fut le premier qui recouvra son sang-froid.

--Vous avez eu tort, dit-il à don Andrés en hochant la tète, de faire à
votre fils cet affront sanglant devant tous.

--Oui, oui, répondit tristement le vieillard je vous comprends, il se
vengera; que m'importe? Ma vie n'est-elle pas brisée désormais?

Et penchant la tête sur sa poitrine, le vieillard tomba dans une sombre
et profonde méditation.

--Veillez sur lui, dit Cuellar au comte, je connais don Melchior, c'est
un véritable Indien.

Cependant doña Dolores, qui jusqu'à ce moment était demeurée
craintivement cachée au milieu de ses femmes, derrière la barricade, se
leva, déplaça quelques meubles, glissa doucement à travers l'ouverture
qu'elle avait pratiquée et alla s'asseoir auprès de don Andrés.

Celui-ci ne bougea pas, il ne l'avait ni vu venir, ni entendu se placer
à son côté.

Elle se pencha vers lui, saisit ses mains qu'elle pressa dans les
siennes, le baisa doucement au front et lui dit de sa voix mélodieuse
avec un accent de tendresse impossible à rendre:

--Mon père, mon bon père, ne vous reste-t-il donc pas un enfant qui
vous chérit et vous respecte? Ne vous laissez pas ainsi abattre par la
douleur; regardez-moi mon père, au nom du ciel, je suis votre fille, ne
m'aimez-vous donc pas, moi qui ai un si grand amour pour vous?

Don Andrés releva son visage baigné de larmes et ouvrant ses bras à la
jeune fille qui s'y précipita avec un cri de joie:

--Oh! J'étais ingrat, s'écria-t-il avec une tendresse ineffable, je
doutais de la bonté infinie de Dieu, ma fille me reste! Je ne suis plus
seul sur la terre, je puis être heureux encore!

--Oui, mon père, Dieu a voulu vous éprouver, mais il ne nous
abandonnera pas dans notre douleur, soyez fort contre l'infortune,
oubliez votre fils ingrat à son repentir, relevez-le de la malédiction
terrible que vous avez prononcée sur lui, laissez-le revenir repentant
à vos genoux, il n'est qu'égaré, j'en suis sûre, comment ne vous
aimerait-il pas, vous, mon noble père, vous si grand et si bon toujours.

--Ne me parles jamais de ton frère, enfant, répondit le vieillard avec
une énergie farouche, cet homme n'existe plus pour moi; tu n'as pas
de frère, tu n'en as jamais eu! Pardonnes-moi de t'avoir trompé en te
laissant croire que ce misérable faisait partie de notre famille; non
ce monstre n'est pas mon fils, j'ai été abusé moi-même, en supposant
que le même sang coulait dans ses veines et dans les miennes.

--Mon père, calmez-vous au nom du ciel, je vous en supplie!

--Viens, pauvre enfant, reprit-il en la serrant dans ses bras, ne
me quittes pas, j'ai besoin de te sentir là, près de moi, pour ne
pas me croire seul au monde, et pour avoir la force de surmonter
mon désespoir; oh! Redis-moi encore que tu m'aimes, tu ne saurais
comprendre combien ces paroles font du bien à mon cœur et apportent de
soulagement à ma douleur.

Les guérilleros s'étaient dispersé dans toutes les parties de
l'hacienda, pillant et dévastant, brisant les meubles et faisant sauter
les serrures avec une dextérité qui témoignait d'une longue habitude,
seulement, d'après les conventions faites, l'appartement du comte avait
été respecté; Raimbaut et Ibarru relevés de leur longue faction par Léo
Carral, s'occupaient activement à charger sur des mules les coffres
et les valises du comte et de Dominique; les guérilleros les avaient
pendant quelques instants regardés d'un air narquois, riant entre
eux de la façon maladroite dont les deux domestiques s'y prenaient
pour charger les mules, puis ils avaient offert leurs bons offices à
Raimbaut, bons offices que celui-ci avait bravement acceptés; alors
ces mêmes hommes, qui sans le plus léger scrupule se seraient livrés
au pillage de tous ces objets pour eux d'un grand prix, s'étaient
activement occupés à les transporter et à les emballer avec le plus
grand soin, sans que la pensée leur vînt un seul instant de soustraire
la moindre chose.

Grâce à leur concours intelligent, les bagages des deux jeunes gens
furent en fort peu de temps chargés sur trois mules, et Léo Carral
n'eut plus qu'à veiller à ce que les chevaux nécessaires au voyage
fussent sellés, ce qui en un tour de main fut accompli, tant los
guérilleros mirent de hâte et de bonne volonté à aller chercher les
chevaux au corral et à les amener dans la cour.

Léo Carral rentra alors dans le salon et annonça que tout était prêt
pour le départ.

--Messieurs, nous partirons quand il vous plaira, dit le comte.

--Allons donc alors.

Ils sortirent du salon, entourés par les guérilleros qui marchaient
auprès d'eux en poussant de grands cris, mais cependant sans oser les
approcher de trop près, contenus, selon toute apparence, par le respect
qu'ils portaient à leur chef.

Lorsque tous ceux qui devaient quitter l'hacienda furent à cheval,
ainsi qu'une dizaine de guérilleros commandés par un bas officier et
dont la mission était de servir d'escorte au retour à leur colonel,
le guérillero s'adressa à ses soldats, en leur recommandant d'obéir
en tout à don Melchior de la Cruz pendant son absence, puis il donna
le signal du départ. En comptant les femmes et les enfants, la petite
caravane se composait à peu près d'une soixantaine de personnes;
c'était tout ce qui restait des deux cents serviteurs de l'hacienda.

Cuellar marchait en avant, à droite du comte; derrière, se trouvait
doña Dolores entre son père et Dominique; puis venaient les peones,
conduisant les mules de charges sous la direction de Leo Carral et des
deux domestiques du comte; les guérilleros formaient l'arrière-garde.

Ils descendirent la colline au petit pas, et bientôt ils se trouvèrent
dans la plaine; la nuit était sombre, il était environ deux heures du
matin, le froid était glacial, et les tristes voyageurs grelottaient
sous leurs zarapés.

Ils prirent la grande route de Puebla, qu'ils atteignirent au bout de
vingt minutes environ, et adoptèrent alors une allure plus rapide; la
ville n'était éloignée que de cinq ou six lieues, ils avaient l'espoir
d'y arriver au lever du soleil, ou du moins aux premières heures du
jour.

Soudain, une grande lueur teignit le ciel de reflets rougeâtres et
éclaira au loin la campagne.

C'était l'hacienda qui brûlait.

A cette vue, don Andrés jeta un regard triste en arrière en poussant un
profond soupir, mais il ne prononça pas une parole.

Seul, Cuellar parlait; il essayait de prouver au comte que la guerre
avait des nécessités fâcheuses, que, depuis longtemps déjà, don Andrés
avait été dénoncé comme un partisan avoué de Miramón, et que la prise
et la destruction de l'hacienda n'étaient que les conséquences de son
mauvais vouloir pour le président Juárez, toutes choses auxquelles le
comte, comprenant l'inutilité d'une discussion sur un semblable sujet
avec un pareil homme, ne se donnait même pas la peine de répondre.

Ils marchèrent ainsi pendant trois heures environ, sans que nul
incident ne vînt troubler la monotonie de leur voyage.

Le soleil se levait, et, aux premières lueurs de l'aurore, les dômes
et les hauts clochers de Puebla apparurent au loin découpant leur
silhouette noire et encore indistincte sur l'azur foncé du ciel.

Le comte fit faire halte à la caravane.

--Señor, dit-il à Cuellar, vous avez loyalement accompli les conditions
stipulées entre nous, recevez-en ici mes remerciements et ceux de
mes malheureux amis; nous ne sommes plus qu'à deux lieues au plus
de Puebla, voici le jour, il est inutile que vous nous accompagniez
davantage.

--En effet, señor, je crois que vous pouvez maintenant vous passer de
moi, et puisque vous me le permettez, je vais vous quitter, en vous
réitérant mes regrets pour ce qui s'est passé, malheureusement je ne
suis pas le maître, et...

--Brisons là, je vous prie, interrompit le comte, ce qui est fait est
irréparable, quant à présent du moins, il est donc inutile de nous
appesantir davantage sur ce sujet.

Cuellar s'inclina.

--Un mot, señor conde, dit-il à voix basse. Le jeune homme s'avança
vers lui.

--Laissez-moi, reprit le guérillero, avant de nous séparer vous donner
un avis.

--J'écoute, señor.

--Vous êtes encore loin de Puebla, où vous n'arriverez pas avant deux
heures: soyez sur vos gardes, surveillez avec soin la campagne autour
de vous.

--Que voulez-vous dire, señor?

--On ne sait pas ce qui peut survenir; je vous le répète, veillez.

--Adieu, señor, répondit machinalement le jeune homme en lui rendant
son salut.

Après avoir ainsi pris courtoisement congé de ses compagnons de route,
le guérillero se mit à la tête de ses soldats et s'éloigna au galop,
non toutefois sans avoir, par un geste significatif, recommandé la
prudence au jeune homme.

Le comte le regarda s'éloigner d'un air pensif.

--Qu'as-tu donc, ami? lui demanda Dominique. Ludovic lui rapporta ce
que Cuellar lui avait dit en le quittant.

Le vaquero fronça le sourcil.

--Il y a quelque anguille sous roche, dit-il; dans tous les cas, l'avis
est bon, et nous aurions tort de le négliger.



XVIII


LE GUET-APENS


Pendant quelques minutes encore, après le départ du guérillero, la
triste caravane continua silencieusement sa route.

Cependant les dernières paroles prononcées par Cuellar avaient porté;
le comte et le vaquero se sentaient inquiets, malgré eux et sans oser
se communiquer leurs sombres pressentiments, ils n'avançaient qu'avec
une excessive prudence, humant l'air pour ainsi dire et tressaillant au
moindre bruissement suspect dans les halliers.

Il était un peu plus de cinq heures du matin, on était à cette minute
extrême, où la nature semble pour un instant se recueillir, et où le
jour et la nuit luttant à force presqu'égale se fondent l'un dans
l'autre et produisent cette lueur d'opale, dont les teintes vaporeuses
prêtent aux objets une apparence vague et indéterminée qui leur donne
quelque chose de fantastique, une vapeur grisâtre montait de la terre
vers le ciel et produisait un brouillard transparent que les rayons
de plus en plus forts du soleil déchiraient par place, illuminant une
partie du paysage et laissant l'autre dans l'ombre; en un mot, ce
n'était plus la nuit sans être encore le jour.

Au loin, les dômes nombreux des édifices de Puebla apparaissaient, se
détachant en masses confuses sur le bleu sombre du ciel; les arbres
lavés par l'abondante rosée de la nuit étaient plus verts; à chacune de
leurs feuilles tremblotait une gouttelette d'eau cristalline et leurs
branches agitées par la brise matinale s'entrechoquaient doucement
avec de mystérieux murmures; déjà les oiseaux blottis sous la feuillée
préludaient par de petits cris d'appel à leurs joyeux concerts, et les
bœufs sauvages élevaient çà et là leurs têtes effarées au-dessus des
hautes herbes en poussant de sourds mugissements.

Les fugitifs suivaient un sentier tortueux assez profondément
encaissé à droite et à gauche par des soulèvements factices du terrain
occasionnés par la culture des agaves qui limitaient l'horizon à
un cercle excessivement restreint et empêchaient de surveiller les
environs aussi sérieusement que peut-être il eût été nécessaire de le
faire pour la sûreté générale de la caravane.

Le comte se rapprocha de Dominique et se penchant légèrement sur sa
selle:

--Mon ami, lui dit-il d'une voix basse et étouffée, je ne sais
pourquoi, mais je sens une inquiétude extrême; les adieux de ce bandit
m'ont douloureusement frappé; ils me semblent nous présager un malheur
prochain, terrible et inévitable, cependant nous ne sommes plus qu'à
une faible distance de la ville et la tranquillité qui règne autour de
nous devrait me rassurer.

--C'est cette tranquillité, répondit sur le même ton le jeune homme,
qui comme toi me remplit d'une angoisse inexprimable; moi aussi j'ai le
pressentiment d'un malheur, nous sommes ici dans un guêpier, l'endroit
est des mieux choisis pour une embuscade.

--Que faire? murmura le comte.

--Je ne sais trop, le cas est difficile, cependant je suis convaincu
qu'il nous faut redoubler de prudence. Place don Andrés et sa fille à
l'avant-garde, avertis les peones de marcher la barbe sur l'épaule,
le doigt sur la gâchette des fusils, sois prêt à la moindre alerte;
pendant ce temps, j'irai, moi, à la découverte, et si l'ennemi est à
notre poursuite, je saurai le dépister mais ne perdons pas un seul
instant.

Tout en parlant ainsi, le vaquero avait mis pied à terre, et après
avoir jeté à un péon la bride de son cheval, il avait mis son
fusil sous son bras gauche, avait gravi la pente de droite, et
presqu'aussitôt il avait disparu au milieu des buissons qui bordaient
le sentier.

Demeuré seul, le comte se mit immédiatement en devoir de suivre les
conseils de son ami; en conséquence, il forma des peones, les plus
résolus et les mieux armés, une arrière-garde, en leur intimant l'ordre
de surveiller attentivement les abords de la route, tout en leur
dissimulant, de crainte de les effrayer, la gravité des événements
qu'il prévoyait.

Le mayordomo, comme s'il eût deviné les inquiétudes du comte et eût
partagé ses soupçons d'une attaque prochaine, avait placé don Andrés
et sa fille au milieu d'un petit groupe de serviteurs dévoués dont il
avait pris le commandement et pressant les chevaux il avait laissé
entre lui et le gros de la caravane un intervalle d'une centaine de pas.

Doña Dolores, accablée par les émotions terribles de la nuit, n'avait
prêté que fort peu d'attention aux dispositions prises par ses amis
et avait suivi machinalement l'impulsion nouvelle qui lui avait été
donnée, n'ayant pas selon toute probabilité conscience du nouveau
danger qui la menaçait, et ne songeant qu'à une chose, veiller sur son
père dont l'état de prostration devenait de plus en plus alarmant.

En effet, depuis son départ de l'hacienda, malgré les prières de sa
fille, don Andrés n'avait pas prononcé une parole, le front pâle,
les yeux fixes et sans regard, la tête inclinée sur la poitrine, le
corps agité par un tremblement nerveux continu, plongé dans un sombre
désespoir, il laissait à son cheval le soin de le conduire sans
paraître savoir où il allait, tant la douleur avait brisé en lui toute
énergie et toute volonté.

Leo Carral dévoué à son maître et à sa jeune maîtresse et comprenant
combien au cas probable d'une attaque le vieillard serait incapable
d'opposer la moindre résistance, avait surtout recommandé aux
serviteurs qu'il avait choisis, pour servir d'escorte à don Andrés, de
ne pas le perdre de vue et au moment du combat d'essayer par tous les
moyens de le sortir de la mêlée et de le mettre autant que possible à
l'abri du péril, puis, sur un signe que le comte lui avait fait, il
avait tourné bride et avait été le rejoindre.

--Vous avez, je le vois, dit le comte, eu comme moi le pressentiment
d'un danger.

Le mayordomo hocha la tête.

--Don Melchior n'abandonnera pas la partie, répondit-il, avant qu'elle
soit définitivement gagnée ou perdue pour lui.

--Le soupçonnez-vous donc capable d'un aussi horrible guet-apens?

--Cet homme est capable de tout.

--Mais alors c'est un monstre?

--Non, répondit doucement le mayordomo, c'est un sang mêlé, un envieux,
et un orgueilleux, qui sait que la fortune seule peut lui faire obtenir
l'apparente considération qu'il convoite; tous les moyens lui seront
bons pour obtenir cette considération.

--Même un parricide?

--Même un parricide.

--Ce que vous me dites-là est épouvantable.

--Que voulez-vous, señor? Cela est ainsi.

--Grâce à Dieu, nous approchons de Puebla, une fois dans la ville nous
n'aurons plus rien à redouter.

--Oui, mais nous n'y sommes pas encore; vous connaissez aussi bien que
moi le proverbe, seigneurie.

--Quel proverbe?

--Celui-ci: entre la coupe et les lèvres, il y a place pour un malheur.

--J'espère que cette fois vous vous tromperez.

--Je le souhaite, mais vous m'aviez appelé, seigneurie.

--En effet, j'avais une recommandation à vous faire.

--Je vous écoute.

--Au cas où nous serions attaqués, j'exige que vous nous abandonniez
à nos propres forces, et que vous vous sauviez à toute bride vers
Puebla, en emmenant avec vous don Andrés et sa fille, pendant que nous
combattrons. Peut être aurez-vous le temps de les mettre en sûreté
derrière les murailles de la ville.

--Je vous obéirai, seigneurie; on n'arrivera à mon maître qu'en passant
sur mon cadavre. N'avez-vous rien de plus à me dire?

--Non, retournez donc à votre poste, et à la grâce de Dieu!

Le mayordomo salua et rejoignit au galop la petite troupe au centre de
laquelle marchaient don Andrés et sa fille.

Presqu'au même instant Dominique reparut sur le bord du sentier; il
reprit son cheval et vint se placer à la droite du comte.

--Eh bien? lui demanda celui-ci, as-tu découvert quelque chose?

--Oui et non, répondit-il à demi voix.

Son visage était sombre, ses sourcils froncés à se joindre; le comte
l'examina attentivement pendant un instant, et sentit redoubler son
inquiétude.

--Explique-toi, lui dit-il enfin.

--A quoi bon, tu ne me comprendrais pas.

--Peut-être! Parles toujours.

--Voici le fait, à droite, à gauche et en arrière la plaine est
complètement déserte; j'en ai acquis la certitude. Le danger, si
véritablement il existe, n'est donc pas à redouter de ce côté, si un
piège nous est tendu, si des ennemis embusqués se préparent à fondre
sur nous, ce piège est en avant, ces ennemis sont cachés entre la ville
et nous.

--Qui te fait supposer cela?

--Des indices pour moi certains, et que ma longue habitude du désert
m'a fait reconnaître du premier coup; dans les régions où nous sommes
les hommes négligent généralement toutes ces précautions usitées
dans les prairies, et dont l'oubli d'une seule entraînerait la mort
immédiate de l'imprudent chasseur ou guerrier qui aurait dénoncé ainsi
sa présence à ses ennemis; ici, les pistes sont faciles à reconnaître
et plus faciles à suivre, car elles sont parfaitement visibles pour
l'œil même le plus inexpérimenté; écoute bien ceci: depuis l'Arenal,
nous avons été je ne dirai pas suivi, le terme n'est pas juste en cette
circonstance, mais flanqué à notre droite par une nombreuse troupe
de cavaliers qui à une distance d'une portée de fusil tout au plus
galopait dans la même direction que nous; cette troupe, quelle qu'elle
soit, a fait un crochet à une demi lieue d'ici, s'appuyant un peu sur
la gauche, comme si elle voulait se rapprocher de nous, puis elle a
redoublé de vitesse, nous a dépassés, et s'est engagé devant nous dans
le sentier sur lequel nous sommes, de sorte que nous la suivons en ce
moment.

--Tu conclus de cela?

--Je conclus que la situation est grave, critique même et que, quelles
que précautions que nous prenions, je crains bien que nous ayons
affaire à trop forte partie; remarques comme le sentier se rétrécit
peu à peu, comme les bords de la route s'escarpent, nous nous trouvons
maintenant dans un _cañon_, dans un quart d'heure, vingt minutes au
plus, nous atteindrons l'endroit où ce cañon débouche dans la plaine:
c'est là, sois-en sûr, que nous attendent ceux qui nous guettent.

--Mon ami, cela n'est que trop clair; malheureusement nous n'avons
aucun moyen de nous soustraire au sort qui nous menace, il nous faut
pousser en avant quand même.

--Je le sais bien, et c'est ce qui me chagrine, dit le vaquero, avec
un soupir étouffé, en jetant à la dérobée un regard vers doña Dolores;
s'il ne s'agissait que de nous la question serait bientôt tranchée,
nous sommes des hommes et nous saurons bravement nous faire tuer,
mais ce vieillard et cette pauvre innocente enfant, notre mort les
sauvera-t-elle?

--Du moins nous tenterons l'impossible pour qu'ils ne tombent pas aux
mains de leurs persécuteurs.

--Voici que nous approchons du point suspect, pressons le pas afin
d'être prêts à toute éventualité.

Ils mirent leurs chevaux au galop.

Quelques minutes s'écoulèrent, ils atteignirent enfin un endroit où le
sentier, avant que de déboucher dans la plaine, faisait un coude assez
brusque.

--Attention, dit le comte à voix basse.

Chacun appuya le doigt sur la gâchette.

Le coude fut passé, mais soudain toute la cavalcade s'arrêta avec un
frissonnement de surprise et de crainte.

L'entrée du cañon était barrée par une forte barricade faite avec des
branches, des arbres et des pierres jetées en travers du sentier,
derrière cette barricade une vingtaine d'hommes se tenaient immobiles
et menaçants; aux rayons du soleil levant on voyait étinceler les armes
d'autres individus qui à droite et à gauche couronnaient les hauteurs.

Un cavalier fièrement campé au milieu du sentier se tenait un peu en
avant de la barricade.

Ce cavalier était don Melchior.

--Ah! Ah! dit-il avec un ricanement ironique, chacun son tour,
caballeros, je crois que c'est moi en ce moment qui suis maître de la
situation et en mesure d'imposer des conditions.

Le comte sans se déconcerter se rapprocha de quelques pas.

--Prenez garde à ce que vous voulez faire, señor, répondit-il; un
traité a été loyalement conclu entre votre chef et nous, toute
infraction à ce traité serait une trahison et le déshonneur en
retomberait sur votre chef.

--Bon, reprit don Melchior, nous sommes des partisans nous autres,
nous faisons la guerre à notre mode sans nous inquiéter de ce qu'on
en pourra penser, au lieu d'entamer une discussion oiseuse et qui ne
saurait avoir de résultat favorable pour vous, il serait il me semble
plus sensé de vous informer à quelles conditions je consentirai à vous
ouvrir passage.

--De conditions? Nous n'en accepterons aucune, caballero, et si vous
ne consentez pas à nous laisser passer nous pourrons vous contraindre
à le faire, si graves que doivent être pour vous et pour nous les
conséquences d'une lutte.

--Essayez, répondit-il avec un sourire ironique.

--C'est ce que nous allons faire.

Don Melchior haussa les épaules et se tournant vers ses partisans:

--Feu, dit-il.

Une effroyable détonation se fit entendre et un ouragan de fer
s'abattit sur la petite troupe.

--En avant! En avant! cria le comte.

Les peones s'élancèrent avec des hurlements de colère contre la
barricade.

La lutte était engagée, lutte terrible, épouvantable, car les peones
savaient qu'il ne leur serait pas fait quartier par leurs féroces
adversaires et ils combattirent en conséquence, faisant des prodiges de
valeur, non pas pour vaincre, ils ne le croyaient pas possible, mais
pour ne pas tomber sans vengeance.

Don Andrés s'était arraché des bras de sa fille qui vainement avait
essayé de le retenir, et armé seulement d'une machette il s'était
résolument jeté au plus fort de la mêlée.

L'élan des peones avait été si impétueux que la barricade avait été
franchie du premier bond et les deux partis s'étaient attaqués à l'arme
blanche, trop rapproché, l'un de l'autre pour se servir de leur fusils
ou de leurs pistolets.

Les partisans, placés sur les hauteurs, étaient forcément réduits à
l'inaction par la crainte de blesser leurs amis, tant les deux troupes
s'étaient confondues.

Don Melchior était loin de s'attendre à une si vigoureuse résistance
de la part des peones; grâce à la position avantageuse qu'il avait
choisie, il avait cru la victoire facile et il avait compté sur une
soumission immédiate. L'événement dérangeait singulièrement ses
calculs, les conséquences de son action commençaient à lui apparaître:
Cuellar, qui aurait sans doute pardonné une trahison accomplie sans
coup férir, ne lui pardonnerait pas d'avoir ainsi fait tuer sottement
ses soldats les plus braves.

Ces pensées redoublaient la rage de don Melchior.

Cependant la petite troupe horriblement décimée ne comptait plus que
quelques hommes en état de combattre, les autres étaient morts ou
blessés.

Le cheval de don Andrés avait été tué, et le vieillard, bien qu'il
perdît son sang par deux blessures, n'en continuait pas moins à
combattre.

Tout à coup il poussa un cri terrible de désespoir: don Melchior
s'était élancé, d'un bond de tigre, sur le groupe au milieu duquel doña
Dolores était réfugiée. Renversant et abattant tous les peones qui se
trouvaient sur son passage, don Melchior avait saisi la jeune fille;
malgré sa résistance, il l'avait jetée en travers sur le cou de son
cheval, et franchissant tous les obstacles, il s'était mis à fuir sans
s'occuper d'avantage du combat soutenu par ses compagnons.

Ceux-ci, en se voyant ainsi abandonnés renoncèrent à continuer un
combat désormais sans but pour eux et, sans doute par suite d'un ordre
précédemment donné, ils se dispersèrent dans toutes les directions,
laissant les peones libres de continuer leur chemin vers Puebla si tel
était leur désir.

L'enlèvement de doña Dolores avait été si rapidement exécuté par don
Melchior que nul ne s'en était aperçu dans le premier moment et que le
cri de désespoir poussé pardon Andrés avait seul donné l'alarme.

Sans calculer le danger auquel ils s'exposaient, le comte et le
mayordomo s'étaient lancés à la poursuite de don Melchior.

Mais le jeune homme, monté sur un cheval de prix, avait sur leurs
chevaux fatigués une avance considérable qui s'accroissait d'instant en
instant.

Dominique jeta un regard sur don Andrés gisant renversé sur le sol et
le relevant doucement:

--Ayez bon espoir, señor, lui dit-il, je sauverai votre fille.

Le vieillard joignit les mains en le regardant avec une expression
d'indicible reconnaissance, et il s'évanouit.

Le vaquero remonta sur son cheval et lui enfonçant les éperons aux
flancs, il laissa don Andrés entre les mains de ses serviteurs et à son
tour il se mit à la poursuite du ravisseur.

Cependant la poursuite continuait: il ne fallait qu'un instant au
vaquero pour acquérir la certitude que don Melchior, mieux monté que
lui et ses amis, ne tarderait pas à se trouver hors de portée.

Le jeune homme, qui jusque-là avait galopé en ligne droite à travers
terre, fit soudain un brusque crochet comme si un obstacle imprévu
s'était brusquement dressé devant lui et revenant sur la droite il
changea de direction, pendant quelques minutes, il parut vouloir se
rapprocher de ceux qui le poursuivaient. Ceux-ci essayèrent alors de
lui barrer le passage; Dominique, lui, arrêta son cheval, mit pied à
terre, puis il arma son fusil.

Don Melchior devait, d'après la direction qu'il suivait en ce moment,
passer à environ cent mètres de lui.

Le vaquero fit le signe de la croix, épaula son arme et lâcha la
détente.

Le cheval de don Melchior frappé à la tête, roula foudroyé sur le sol,
entraînant son cavalier dans sa chute.

Au même instant, une trentaine de partisans apparurent au loin, se
dirigeant à toute bride vers le lieu de l'embuscade.

Cuellar galopait à leur tête.

Quelque grande que fût la hâte, mise par le comte et le mayordomo pour
se rendre à l'endroit où don Melchior était tombé, Cuellar arriva avant
eux.

Don Melchior se releva tout froissé de sa chute, et se pencha vers sa
sœur pour l'aider à se redresser; doña Dolores était évanouie.

--¡Vive Dios! Señor, dit Cuellar d'un ton bourru, vous êtes un rude
compagnon; vous pratiquez la trahison et le guet-apens avec un rare
talent, mais je veux bien que le diable me torde le cou plus tôt qu'il
ne doit le faire, si nous chevauchons plus longtemps de compagnie.

--Vous prenez mal votre temps pour plaisanter, señor, répondit don
Melchior; cette jeune dame, qui est ma sœur, est évanouie.

--A qui la faute, s'écria brutalement le partisan, si ce n'est à vous
qui, dans le seul but de l'enlever je ne sais dans quelle intention,
m'avez fait tuer vingt des hommes les plus résolus de ma cuadrilla?
Mais cela ne continuera pas ainsi, j'y mettrai bon ordre, je vous jure.

--Que voulez-vous dire? fit don Melchior avec hauteur.

--Je veux dire que vous me ferez désormais le sensible plaisir d'aller
où vous voudrez pourvu que ce ne soit pas avec moi, et que je prétends,
à compter de cet instant, ne plus rien avoir de commun avec vous.
C'est clair, n'est-ce pas?

--Parfaitement clair, señor, aussi je n'abuserai plus longtemps de
votre patience, fournissez-moi les chevaux nécessaires pour ma sœur et
pour moi, et aussitôt je vous laisserai.

--Du diable si je vous fournirai rien; quant à cette jeune dame,
voici venir plusieurs cavaliers qui, j'en ai peur, vous laisseront
difficilement l'emmener avec vous.

Don Melchior blêmit de rage, mais il comprit que toute résistance de
sa part était impossible; il croisa les bras sur la poitrine releva
fièrement la tête et attendit.

Le comte, le mayordomo et Dominique accouraient en effet.

Cuellar fit quelques pas au devant d'eux, les jeunes gens étaient
assez inquiets, ils ne connaissaient pas les intentions du partisan et
appréhendaient qu'il ne se déclarât contre eux.

Mais Cuellar se hâta de les désabuser.

--Vous arrivez à propos, señores, leur dit-il amicalement; j'espère que
vous ne m'avez pas fait l'injure de supposer que j'étais pour quelque
chose dans le guet-apens dont vous avez failli être victime.

--Nous ne l'avons pas cru un instant, señor, répondit poliment le comte.

--Je vous remercie de la bonne opinion que vous avez de moi, señores;
sans doute vous venez réclamer que cette jeune dame vous soit remise.

--C'est en effet notre intention, señor.

--Et si je refuse de vous la laisser enlever, dit fièrement don
Melchior.

--Je vous brûlerai la cervelle, señor, interrompit froidement le
partisan: croyez-moi, n'essayez pas de lutter contre moi, profitez
plutôt de la bonne disposition dans laquelle je me trouve en ce moment
pour gagner au pied; car je pourrais me repentir bientôt de cette
dernière preuve de bonté que je vous donne et vous abandonner à vos
ennemis.

--Soit, dit don Melchior avec amertume, je me retire puisque j'y suis
contraint; et toisant le comte avec mépris: Nous nous reverrons, señor,
ajouta-t-il, et alors, je l'espère, si la force n'est pas entièrement
de mon côté, au moins les chances seront-elles égales.

--Déjà vous vous êtes trompé à ce sujet, señor; j'ai trop confiance en
Dieu pour croire qu'il n'en sera pas toujours ainsi.

--Nous verrons! répondit-il sourdement en faisant quelques pas en
arrière comme pour s'éloigner.

--Et votre père, ne désirez-vous pas savoir quel a été pour lui le
résultat de votre guet-apens? lui dit alors Dominique d'un ton de
sourde menace.

--Je n'ai pas de père, répondit haineusement don Melchior.

--Non! s'écria le comte avec dégoût, car vous l'avez tué.

Le jeune homme frissonna, une pâleur livide couvrit son visage, un
sourire amer contracta ses lèvres minces, et jetant un regard venimeux
sur ceux qui l'entouraient:

--Place! cria-t-il d'une voix étranglée; soit, j'accepte cette nouvelle
injure, faites place au parricide.

Chacun se recula avec horreur, suivant, d'un œil épouvanté, ce monstre
qui s'éloignait calme et paisible en apparence à travers la plaine.
Cuellar lui-même le regarda se retirer eu hochant la tête.

--Cet homme est un démon, murmura-t-il, et il fit le signe de la croix.

Geste qui fut pieusement imité par ses soldats. Doña Dolores fut
doucement soulevée dans les bras de Dominique, placée sur le cheval du
comte et les jeunes gens escortés par Cuellar retournèrent auprès de
don Andrés.

Les peones avaient pansé tant bien que mal les blessures de leur maître.

Sur l'ordre du comte, les peones confectionnèrent un brancard avec des
branches d'arbres, ils le couvrirent de leurs zarapés, et le vieillard
y fut placé côte à côte avec sa fille.

Cependant don Andrés était toujours sans connaissance.

Cuellar prit alors congé du comte.

--Je regrette plus que je ne saurais l'exprimer ce malheureux
événement, dit-il, avec une certaine tristesse; bien que cet homme soit
un Espagnol et, par conséquent, un ennemi du Mexique, cependant le
fâcheux état dans lequel je le vois réduit me remplit de compassion.

Les jeunes gens remercièrent le rude partisan de cette preuve de
sympathie et après avoir relevé leurs blessés, ils se séparèrent
définitivement de lui et reprirent tristement la route de Puebla,
où ils arrivèrent, deux heures plus tard, accompagnés de plusieurs
des parents de don Andrés qui, avertis par un péon détaché en avant,
étaient sortis à leur rencontre.



XIX


COMPLICATIONS


Loïck se tut.

Le récit du ranchero avait été long; don Jaime l'avait écouté d'un bout
à l'autre sans l'interrompre, le visage froid et impassible, mais les
yeux pleins d'éclairs.

--Est-ce tout, enfin? demanda-il à Loïck en se tournant vers lui.

--Tout, oui, seigneurie.

--De quelle façon avez-vous été si bien instruit des moindres
particularités de cette épouvantable catastrophe?

--C'est Domingo lui-même qui m'a raconté l'événement; il était à demi
fou de douleur et de rage, sachant que je me rendrais près de vous, il
m'a chargé de vous redire...

Don Jaime l'interrompit brusquement:

--C'est bien, Domingo ne vous a pas chargé d'un autre message pour moi?
dit-il en fixant sur lui un regard flamboyant.

Le ranchero se troubla.

--Seigneurie, balbutia-il.

--Au diable le Breton, s'écria l'aventurier qu'as-tu donc à te troubler
ainsi? Voyons, parle ou étrangle.

--Seigneurie, dit-il résolument, je crains d'avoir fait une sottise.

--Pardieu, je m'en doute, rien qu'à ton air contrit? Cette sottise
quelle est-elle enfin?

--C'est que, reprit-il, Domingo paraissait si désespéré de ne pas
savoir où vous trouver, il semblait avoir si grand besoin de vous
entretenir, que...

--De sorte que tu n'as pas su retenir ta langue et que tu lui as
révélé...

--Où vous demeurez, oui, seigneurie.

Après cet aveu, le ranchero courba humblement la tête comme s'il avait
la conviction intérieure d'avoir commis un grand crime.

Il y eut un silence.

--Naturellement, tu lui as appris sous quel nom je me cachais dans
cette maison, reprit don Jaime au bout d'un instant.

--Dam, fit naïvement Loïck, si je ne l'avais pas fait, il aurait été
assez embarrassé pour vous rencontrer, seigneurie.

--C'est juste; ainsi il va venir?

--Je le crains.

--C'est bon.

Don Jaime fit quelques pas dans la chambre en réfléchissant, puis se
rapprochant de Loïck toujours immobile à sa place:

--Êtes-vous venu seul à México? lui demanda-t-il.

--López m'accompagne, seigneurie, mais je l'ai laissé dans une
pulquería de la barrière de Belén où il m'attend.

--Bien, vous allez le rejoindre, vous ne lui direz rien; dans une
heure, pas avant, vous reviendrez ici avec lui, peut-être aurais-je
besoin de vous deux.

--Bon, fit-il en se frottant les mains, vous pouvez être tranquille,
seigneurie, nous y serons.

--Maintenant, adieu.

--Pardon, seigneurie, j'ai un billet à vous remettre.

--Un billet! De quelle part?

Loïck fouilla dans son dolman, en retira un papier soigneusement
cacheté et le présenta à don Jaime.

--Le voici, dit-il.

L'aventurier jeta les yeux sur la suscription.

--Don Estevan! s'écria-t-il avec un cri de joie, et il rompit vivement
le cachet.

Le billet, bien que fort court, était écrit en chiffres; voici son
contenu:

«Tout marche à souhait; notre homme arrive de «lui-même vers l'appât
qui lui est présenté. Samedi, «minuit; peral.

«Espoir!» «CORDOUE »

Don Jaime déchira le billet en parcelles impalpables.

--Quel jour sommes-nous? demanda-t-il tout à coup à Loïck.

--Aujourd'hui? fit celui-ci ahuri de cette question à laquelle il ne
s'attendait pas du tout.

--Imbécile! Il ne s'agit ni d'hier ni de demain probablement.

--C'est vrai, seigneurie, nous sommes au mardi.

--Ne pouvais-tu le dire tout de suite?

Lorsque don Jaime était agité soit par la joie soit par la colère,
il tutoyait Loïck: celui-ci le savait, et la façon dont l'aventurier
lui parlait était pour lui un baromètre infaillible auquel il ne se
trompait pas.

Don Jaime fit encore quelques pas d'un air préoccupé dans la chambre.

--Puis-je partir? hasarda Loïck.

--Il y a dix minutes que tu devrais être parti, répondit-il brusquement.

Le ranchero ne se fit pas répéter cette injonction. Il salua et se
retira. Don Jaime demeura seul, mais au bout d'un instant la porte
s'ouvrit et les deux dames rentrèrent.

Leur visage était inquiet, elles s'approchèrent timidement de
l'aventurier.

--Vous avez reçu de mauvaises nouvelles, don Jaime? demanda doña Maria.

--Hélas oui! Ma sœur, répondit-il, de fort mauvaises même.

--Pouvez-vous nous les faire connaître?

--Je n'ai aucune raison pour vous en faire un secret, d'ailleurs elles
regardent des personnes que vous aimez.

--Ciel! fit doña Carmen en joignant les mains, Dolores peut-être?

--Dolores, oui mon enfant, répondit don Jaime, Dolores votre amie;
l'hacienda del Arenal a été surprise et incendiée par les Juaristes.

--Oh! Mon Dieu! s'écrièrent les deux dames avec douleur, pauvre
Dolores! Et don Andrés?

--Don Andrés est grièvement blessé.

--Dieu soit loué qu'il ne soit pas mort.

--Il n'en vaut guère mieux.

--Où sont-ils en ce moment?

--Réfugiés à Puebla où ils sont arrivés sous l'escorte de quelques-uns
de leurs peones commandés par Leo Carral.

--Oh! C'est un serviteur dévoué.

--Oui, mais je doute que s'il avait été seul, il fût parvenu à
sauver ses maîtres, heureusement don Andrés avait à l'hacienda deux
gentilshommes français, le comte de la Saulay...

--Celui qui doit épouser Dolores? dit vivement doña Carmen.

--En effet, et le baron Charles de Meriadec, attaché à l'ambassade
française; il paraît que ces deux braves jeunes gens ont fait des
prodiges de valeur; que c'est grâce à leur bravoure que nos amis ont
échappé au sort horrible qui les menaçait.

--Dieu les bénisse! s'écria doña Maria, je ne les connais pas, mais
déjà je m'intéresse à eux comme à de vieux amis.

--Vous ne tarderez pas à connaître au moins l'un d'eux.

--Ah! fit curieusement la jeune fille.

--Oui, j'attends ici d'un moment à l'autre le baron de Meriadec.

--Nous le recevrons du mieux qu'il nous sera possible.

--Je vous en prie.

--Mais Dolores ne peut demeurer à Puebla.

--C'est mon avis; je compte me rendre auprès d'elle.

--Pourquoi ne viendrait-elle pas près de nous? fit doña Carmen; elle
serait en sûreté ici; les soins ne manqueraient pas à son père.

--Ce que vous dites, Carmen, est fort judicieux; peut-être vaudrait-il
mieux qu'elle demeurât quelque temps avec vous, j'y songerai; avant
tout, il faut que je voie don Andrés, que je m'assure de l'état dans
lequel il se trouve, et s'il peut être transporté.

--Mon frère, dit doña Maria, je remarque que vous nous avez parlé de
Dolores et de son père, mais que vous ne nous avez pas dit un mot de
don Melchior.

Le visage de don Jaime se rembrunit subitement à cette parole, ses
traits se contractèrent.

--Lui serait-il arrivé malheur? s'écria doña Maria.

--Plût au ciel qu'il en fût ainsi! répondit-il avec une tristesse mêlée
de colère, ne parlez jamais de cet homme, c'est un monstre.

--Mon Dieu! Vous m'effrayez, don Jaime.

--Je vous ai dit, n'est-ce pas, que l'hacienda del Arenal avait été
surprise parles guérilleros.

--Oui, fit-elle, palpitante d'effroi.

--Savez-vous qui commandait les Juaristes et leur servait de guide? Don
Melchior de la Cruz.

--Oh! s'écrièrent les deux femmes avec horreur.

--Plus tard, lorsqu'à la suite d'un traité don Andrés et sa fille
parvinrent à obtenir l'autorisation de se retirer sains et sauf à
Puebla, un homme leur tendit un guet-apens à quelque distance de la
ville et les attaqua traîtreusement; cet homme, c'était encore don
Melchior.

--Oh! C'est horrible! firent-elles en se cachant le visage dans les
mains et en éclatant en sanglots.

--N'est-ce pas? reprit-il, d'autant plus horrible que don Melchior
avait froidement calculé la mort de son père, qu'il voulait par un
parricide s'emparer de la fortune de sa sœur, fortune à laquelle il
n'a aucun droit, et que le mariage prochain de doña Dolores lui enlève
tout entière, ou du moins il le croyait ainsi.

--Cet homme est un monstre, dit doña Maria.

Les deux dames avaient été altérées par cette révélation. Leur intimité
était grande avec la famille de la Cruz, les deux jeunes filles
avaient été presque élevées ensembles; elles s'aimaient comme deux
sœurs, bien que doña Carmen fût un peu plus âgée que doña Dolores;
aussi la nouvelle du malheur qui était si à l'improviste venu fondre
sur don Andrés, les remplissait-elles de douleur; doña Maria insista
chaleureusement près de don Jaime pour que don Andrés et sa fille
fussent amenés à México et logés dans sa maison, où doña Dolores
trouverait ces soins et ces consolations dont après un tel désastre
elle devait avoir si grand besoin.

--Je verrai, je tâcherai de vous satisfaire, répondit don Jaime,
cependant je n'ose rien vous promettre encore; je compte partir
aujourd'hui même pour Puebla, et si je n'attendais pas la visite du
baron de Meriadec, je partirais tout de suite.

--Cette fois sera la première, dit doucement doña Maria, que je vous
verrai nous quitter presque sans regret.

Don Jaime sourit.

En ce moment on entendit ouvrir la porte de la rue et résonner les pas
d'un cheval dans le zaguán.

--Voici le baron, dit l'aventurier, et il alla au-devant de son
visiteur.

C'était effectivement Dominique qui arrivait.

Don Jaime lui tendit la main, et lui lançant un regard significatif:

--Soyez le bienvenu, mon cher baron, lui dit-il en français, langue que
les deux dames parlaient fort bien, je vous attendais avec impatience.

Le jeune homme comprit que jusqu'à nouvel ordre il devait garder son
incognito.

--Je suis véritablement désolé de vous avoir fait attendre, mon cher
don Jaime, répondit-il, mais j'arrive de Puebla à franc-étrier et je ne
vous apprendrai rien de nouveau en vous disant que la route est longue.

--Je la connais, reprit en souriant don Jaime, mais venez donc que je
vous présente à deux dames qui désirent vous connaître, ne demeurons
pas davantage ici.

--Mesdames, dit entrant don Jaime, permettez-moi de vous présenter
le baron Charles de Meriadec attaché à l'ambassade française, un de
mes meilleurs amis dont j'ai eu occasion de vous entretenir. Mon cher
baron, j'ai l'honneur de vous présenter doña Maria ma sœur et doña
Carmen ma nièce.

Bien que, avec intention sans doute, l'aventurier eût supprimé la
moitié du nom des dames, le jeune homme ne parut pas s'en apercevoir et
les salua respectueusement.

--Maintenant, reprit gaîment don Jaime, vous voici de la famille, vous
connaissez notre hospitalité espagnole, si vous avez besoin de quelque
chose parlez, nous sommes tous à vos ordres.

On s'assit et tout en se rafraîchissant on causa.

--Vous pouvez parler en toute franchise, baron, dit don Jaime, ces
dames sont au courant de l'affreux événement de l'Arenal.

--Plus affreux que vous ne le supposez sans doute, fit le jeune homme,
et puisque vous vous intéressez à cette malheureuse famille, je crains
d'ajouter encore à votre douleur et d'être un messager de mauvaises
nouvelles.

--Nous sommes intimement liés avec don Andrés de la Cruz et sa
charmante fille, répondit doña Maria.

--Alors, madame, pardonnez-moi de n'avoir que des choses tristes à vous
apprendre.

Le jeune homme hésita.

--Oh! Parlez, parlez.

--Je n'ai que quelques mots à dire: les Juaristes se sont emparés de
Puebla, la ville s'est rendue à la première sommation.

--Les lâches! fit l'aventurier en frappant la table du poing.

--Vous l'ignoriez?

--Oui, je la croyais encore au pouvoir de Miramón.

--Le premier soin des Juaristes a été, selon leur coutume invariable,
de rançonner et d'emprisonner les étrangers et surtout les Espagnols
résidants dans la ville; quelques-uns mêmes ont été fusillés sans autre
forme de procès; les prisons regorgent, on a été obligé de se servir de
plusieurs couvents pour renfermer les prisonniers; la terreur règne à
Puebla.

--Continuez, mon ami... et don Andrés?

--Don Andrés, vous le savez sans doute, est gravement blessé.

--Oui, je le sais.

--Son état laisse peu d'espoir; le gouverneur de la ville, malgré
les représentations de personnes notables et les prières de tous les
honnêtes gens, a fait enlever don Andrés comme atteint et convaincu de
haute trahison; ce sont les termes mêmes du mandat d'amener; malgré les
larmes de sa fille et de tous ses amis il l'a fait transférer dans les
cachots de l'ancienne inquisition; la maison habitée par don Andrés a
été pillée et démolie.

--Mais c'est affreux, c'est de la barbarie.

--Oh! Ceci n'est rien encore.

--Comment, rien?

--Don Andrés a été mis en jugement et comme il protestait de son
innocence, malgré tous les efforts des juges pour l'obliger à s'accuser
soi-même, il a été appliqué à la torture.

--A la torture! s'écrièrent les auditeurs, avec un geste d'horreur.

--Oui, ce vieillard blessé, mourant, a été suspendu par les pouces et
a reçu l'estrapade, et cela à deux reprises différentes; malgré ce
martyre, ses bourreaux n'ont pu réussir à le contraindre à avouer les
crimes qu'ils lui imputent et dont il est innocent.

--Oh! Ceci passe toute croyance, s'écria don Jaime, et sans doute le
malheureux est mort?

--Pas encore, ou du moins il ne l'était pas à mon départ de Puebla, il
n'est même pas condamné, rien ne presse les bourreaux, le temps leur
appartient, ils jouent avec leur victime.

--Et Dolores, s'écria doña Carmen, pauvre Dolores! Comme elle doit
souffrir!

--Doña Dolores a disparu, elle a été enlevée.

--Disparue! s'écria don Jaime d'une voix éclatante, et vous vivez pour
me l'apprendre!

--J'ai fait tout ce que j'ai pu pour être tué, répondit-il simplement,
je n'ai pas réussi.

--Ah! Je la retrouverai, moi! reprit l'aventurier; et le comte que
fait-il?

--Le comte est au désespoir, il cherche aidé par Leo Carral; moi, je
suis venu vers vous.

--Vous avez bien fait; je ne vous manquerai pas. Le comte et Leo Carral
sont donc demeurés à Puebla?

--Leo Carral seul, le comte a été contraint de fuir pour échapper aux
poursuites des Juaristes, il s'est réfugié avec ses domestiques au
rancho; chaque jour son plus jeune valet Ibarru, je crois qu'il le
nomme ainsi, va à la ville s'entendre avec le mayordomo.

--Est-ce de votre propre mouvement que vous êtes venu vers moi?

--Oui, mais j'ai pris d'abord conseil du comte, je n'ai pas voulu agir
sans avoir son avis.

--Vous avez eu raison; ma sœur préparez un appartement convenable pour
doña Dolores.

--Vous la ramènerez donc? s'écrièrent les deux dames.

--Oui, ou je périrai.

--Partons-nous? demanda le jeune homme avec impatience.

--Dans un instant, j'attends Loïck et López.

--Loïck est ici?

--C'est lui qui m'a apporté la nouvelle de la surprise de l'hacienda.

--C'est moi qui vous l'avais envoyé.

--Je le sais. Votre cheval est fatigué, vous le laisserez ici, on en
aura soin, je vous en donnerai un autre.

--Soit.

--Vous avez sans doute entendu prononcer les noms des principaux
persécuteurs de don Andrés?

--Ils sont trois; le premier est le premier secrétaire, l'âme damnée du
nouveau gouverneur, son nom est don Antonio de Cacerbar.

--Vous avez eu la main heureuse, dit l'aventurier avec ironie: cet
homme est le même auquel vous avez si philantropiquement sauvé la vie.

Le jeune homme eut un rugissement de tigre.

--Je le tuerai, dit-il sourdement.

Don Jaime lui jeta un regard étonné.

--Vous le haïssez donc bien? lui demanda-t-il.

--Sa mort même, ne me satisfera pas; la conduite de cet homme est
étrange, il est arrivé à l'improviste dans la ville, deux jours après
l'armée; il n'a fait qu'apparaître, puis il est dit-on reparti,
laissant derrière lui une longue traînée de sang.

--Nous le retrouverons; nous; quel est le second?

--Ne l'avez vous pas deviné déjà?

--Don Melchior, n'est-ce pas?

--Oui.

--Bien, je sais alors où chercher doña Dolores; c'est lui qui l'a
enlevée.

--C'est probable.

--Et le troisième.

--Le troisième est un jeune homme d'une belle et gracieuse figure,
d'une voix douce, de manières distinguées, plus terrible à lui seul
à ce qu'on dit que les deux autres ensemble, bien que n'ayant pas de
titre officiel; il paraît disposer d'un grand pouvoir, il passe pour un
agent secret de Juárez.

--Son nom?

--Don Diego Izaguirre.

Le visage de l'aventurier s'éclaircit.

--Bon, fit-il avec un sourire, l'affaire n'est pas aussi désespérée que
je le craignais, nous réussirons.

--Le croyez-vous?

--J'en suis sûr.

--Le ciel vous entende! s'écrièrent les deux dames en joignant les
mains.

Cependant doña Maria, depuis l'arrivée du soi-disant baron, était en
proie à une préoccupation extraordinaire; tandis que le jeune homme
causait avec don Jaime, elle le regardait avec une fixité étrange;
elle se sentait les yeux pleins de larmes, la poitrine oppressée;
elle ne comprenait rien à l'émotion que lui causait la vue et le son
de la voix de cet élégant jeune homme qu'elle voyait cependant pour la
première fois; vainement elle cherchait dans ses souvenirs, où déjà
elle avait entendu cette voix dont l'accent avait pour elle quelque
chose de doucement sympathique qui lui allait au cœur; elle étudiait
le beau et loyal visage du vaquero comme si elle eût voulu retrouver
dans ses traits une ressemblance fugitive, avec une personne que jadis
elle avait connue; mais tout était chaos dans sa mémoire; une barrière
infranchissable semblait s'élever entre le présent et le passé, comme
pour lui prouver quelle se laissait dominer par une espérance folle,
et que l'homme qui se trouvait devant elle, lui était bien réellement
étranger.

Don Jaime suivait attentivement sur le visage de doña Maria les divers
sentiments qui venaient tour à tour s'y refléter, mais quelle que fût
son opinion à ce sujet, il demeurait froid, impassible et indifférent
en apparence, aux péripéties de ce drame intime qui cependant devait
l'intéresser au plus haut point.

Loïck arriva, suivi de López; un cheval frais fut sellé pour Dominique.

--Partons, dit l'aventurier en se levant; le temps presse.

Le jeune homme prit congé des dames.

--Vous reviendrez, n'est ce pas, monsieur? lui demanda gracieusement
doña Maria.

--Vous êtes mille fois trop bonne, madame, répondit-il; ce sera pour
moi un bonheur de profiter de votre charmante invitation.

Ils sortirent. Doña Maria arrêta son frère par le bras.

--Un mot, don Jaime, lui dit-elle d'une voix tremblante.

--Parlez, ma sœur.

--Vous connaissez ce jeune homme?

--Parfaitement.

--Est-ce bien réellement un gentilhomme français?

--Il passe pour tel, répondit-il, en la regardant fixement.

--J'étais folle, murmura-t-elle en lâchant le bras qu'elle avait retenu
jusque-là et en poussant un soupir.

Don Jaime sourit sans répondre.

Bientôt on entendit résonner au dehors les fers des quatre chevaux
lancés à fond de train.



XX

LA SURPRISE


Ils galopèrent ainsi jusqu'au soir, sans échanger une parole.

Au coucher du soleil, ils atteignirent un rancho ruiné placé comme
une vedette, sur le bord de la route; l'aventurier fit un geste, les
cavaliers retinrent la bride.

Un homme sortit du rancho, les regarda sans prononcer une parole, puis
il rentra.

Quelques minutes s'écoulèrent; l'homme reparut de nouveau, cette fois
il venait de derrière le rancho et conduisait deux chevaux par la bride.

Ces chevaux étaient sellés.

L'aventurier et Dominique sautèrent à terre, enlevèrent les alforjas et
les pistolets, les replacèrent sur les chevaux frais et se mirent en
selle.

L'homme revint une seconde fois, il amenait deux autres chevaux, Loïck
et López descendirent à leur tour. L'homme, toujours muet, rassembla
les brides des quatre chevaux et s'éloigna les conduisant derrière lui.

--En route! cria don Jaime.

Ils repartirent.

La course recommença silencieuse et rapide; la nuit était sombre, les
cavaliers glissaient dans l'ombre comme des fantômes.

Toute la nuit, ils galopèrent ainsi; vers cinq heures du matin, ils
changèrent encore de chevaux dans un rancho à demi ruiné; ces hommes
semblaient de fer: depuis quinze heures ils étaient en selle, la
fatigue n'avait pas de prise sur eux.

Pas un mot n'avait été échangé entre eux pendant cette longue traite.

Vers dix heures du matin, ils virent briller aux rayons éclatants
du soleil les dômes de Puebla; ils avaient franchi cent-vingt-six
kilomètres qui séparent cette ville de México en moins de vingt heures,
par des chemins presqu'impraticables.

A une-demi lieue environ de la ville, au lieu de continuer à s'avancer
en ligne droite, sur un signe de l'aventurier, ils firent un crochet et
s'enfoncèrent dans un sentier à peine frayé, tracé à travers un bois
taillis.

Pendant une heure, ils galopèrent à la suite de don Jaime qui avait
pris la tête de la cavalcade. Ils atteignirent ainsi un brûlis qui
formait une clairière assez étendue. Au centre de cette clairière
s'élevait une enramada.

--Nous sommes arrivés, dit l'aventurier en arrêtant son cheval et
mettant pied à terre; c'est ici provisoirement que nous établirons
notre quartier général.

Ses compagnons sautèrent sur le sol et se mirent en devoir de desseller
les chevaux.

--Attendez, reprit-il. Loïck, tu vas aller à ton rancho où se trouve en
ce moment le comte de la Saulay et ses domestiques, tu les ramèneras
ici; toi López, tu iras aux provisions.

--Nous attendrons donc tous les deux sous cette enramada? demanda
Dominique.

--Non, car je vais me rendre à Puebla.

--Ne craignez-vous pas d'être reconnu?

L'aventurier sourit.

Don Jaime et le vaquero demeurèrent seuls. Ils entraînèrent leurs
chevaux et leur retirèrent la bride pour qu'ils pussent brouter l'herbe
tendre de la clairière.

--Suivez-moi, dit don Jaime.

Dominique obéit.

Ils entrèrent sous l'enramada.

On nomme enramada au Mexique une espèce de chaumière informe construite
tant bien que mal avec des branches d'arbres entrelacées et recouverte
avec d'autres branches et des feuilles; ces masures, d'une fort piètre
apparence, offrent cependant un abri très suffisant contre la pluie et
le soleil.

Cette enramada, mieux construite que les autres, était divisée en
deux compartiments, par une claie de branches entrelacées qui montait
jusqu'au toit et séparait la hutte en deux parties égales dans sa
largeur. Don Jaime ne s'arrêta pas au premier compartiment et passa
immédiatement dans le second, toujours suivi par Dominique qui depuis
quelques instants semblait être plongé dans des sérieuses réflexions.

L'aventurier dérangea un amas d'herbes et de feuilles sèches et prenant
sa machette il se mit en devoir de creuser la terre.

Dominique le regardait avec étonnement.

--Que faites-vous donc? lui demanda-t-il.

--Vous le voyez, je dégage l'entrée d'un souterrain; aidez-moi,
répondit-il.

Tous deux se mirent à l'œuvre. Bientôt apparut une large pierre plate
au centre de laquelle un anneau était scellé.

Lorsque la pierre eut été enlevée, apparurent des marches grossièrement
taillées dans le roc.

--Descendons, dit l'aventurier.

Au moyen d'une allumette chimique l'aventurier avait allumé une lampe.

Dominique jeta un regard curieux autour de lui: l'endroit où il se
trouvait, situé à sept ou huit mètres au-dessous du sol, formait une
espèce de salle octogone d'assez grande dimension; quatre galeries qui
semblaient se prolonger sous terre y venaient aboutir de plusieurs
points différents.

Cette salle était amplement fournie d'armes de toutes sortes; on y
voyait des harnais, des hardes, un lit fait avec des feuilles et des
fourrures, jusqu'à des livres rangés sur une tablette suspendue aux
parois.

--Vous voyez un de mes repaires, dit en souriant l'aventurier, j'en
possède plusieurs comme celui-ci éparpillés sur tout le territoire
mexicain. Ce souterrain date du temps des Aztèques, son existence n'a
été révélée il y a plusieurs années déjà par un vieil Indien; vous
savez que la province où nous sommes était anciennement le territoire
sacré de la religion mexicaine, les temples y pullulaient; les
souterrains en grand nombre servaient aux prêtres pour se rendre d'un
lieu à un autre sans être découverte et donner ainsi plus de force
aux miracles d'ubiquité qu'ils prétendaient accomplir; plus tard,
ils servirent de refuge aux Indiens persécutés par les conquérants
espagnols; celui où nous sommes qui aboutit d'un côté à la pyramide de
Gholula et de l'autre au centre même de Puebla sans compter d'autres
issues a été à plusieurs reprises fort utile aux insurgés mexicains
pendant la guerre de l'indépendance; aujourd'hui, son existence est
ignorée, ce secret n'est connu que de moi et de vous maintenant.

Le vaquero avait écouté avec le plus vif intérêt cette relation.

--Pardon, répondit-il, mais il est une chose que je ne comprends pas
bien.

--Laquelle?

--Vous m'avez dit tout à l'heure que si quelqu'un survenait par hasard
nous serions avertis aussitôt.

--Oui, je vous ai dit cela, en effet.

--Je ne comprends pas du tout comment cela peut se faire.

--Bien simplement: vous voyez cette galerie, n'est-ce pas?

--Oui.

--Elle aboutit par une espèce de regard d'un mètre carré environ,
recouvert de broussailles et impossible à reconnaître, juste à l'entrée
du sentier par lequel il est seul possible de pénétrer dans le bois;
or, par un effet singulier d'acoustique dont je ne me charge nullement
de vous donner l'explication, tous les bruits de quelque nature qu'ils
soient, même les plus légers, qui se produisent proche de ce regard
sont instantanément répercutés ici, avec une netteté telle qu'il est de
la plus grande facilité de reconnaître leur nature.

--Oh! Alors je ne suis plus inquiet.

--D'ailleurs, lorsque les personnes que nous attendons seront arrivées,
nous boucherons ce trou qui nous sera inutile et nous entrerons et
sortirons par cette galerie qui, s'ouvre là derrière vous.

Tout en donnant ces explications à son ami, l'aventurier avait quitté
une partie de ses vêtements.

--Que faites-vous donc? reprit Dominique.

--Je me déguise pour aller prendre langue, et savoir à quel point en
sont nos affaires à Puebla, les habitants de cette ville sont fort
religieux; les couvents y fourmillent, je vais prendre un costume de
camaldule à la faveur duquel je pourrai vaquer à mes occupations sans
craindre d'attirer l'attention sur moi.

Le vaquero s'était assis sur les fourrures, et le dos appuyé au mur il
réfléchissait.

--Qu'avez-vous donc? Dominique, vous sembler préoccupé, triste, lui
demanda don Jaime au bout d'un instant.

Le jeune homme tressaillit comme si un serpent l'avait subitement piqué.

--Je suis triste en effet, maître, murmura-t-il.

--Ne vous ai-je pas dit que nous retrouverons doña Dolores, reprit-il.

Dominique frissonna, son visage devint livide.

--Maître, dit-il en se levant et en courbant la tête, méprisez-moi, je
suis un lâche!

--Un lâche, vous Domingo, vrai Dieu! Vous en avez menti!

--Non, maître, je dis vrai, j'ai méconnu mon devoir, trahi mon ami,
oublié vos recommandations; il soupira profondément: J'aime la fiancée
de mon ami, ajouta-t-il faiblement.

L'aventurier fixa sur lui son regard clair avec une expression
indéfinissable.

--Je le savais, dit-il.

Domingo tressaillit et se redressant brusquement:

--Vous le saviez! s'écria-t-il atterré.

--Je le savais, reprit don Jaime.

--Et vous ne me méprisez pas?

--Pourquoi? Est-on maître de son cœur?

--Mais c'est la fiancée du comte, mon ami!

L'aventurier ne répondit pas à cette exclamation.

--Et elle vous aime, reprit-il.

--Oh! s'écria-t-il, comment le saurai-je? C'est à peine si j'ai osé me
l'avouer à moi-même.

Il y eut un long silence. Tout en revêtant son costume de moine,
l'aventurier examinait à la dérobée le jeune homme.

--Le comte n'aime pas doña Dolores, dit-il enfin.

--Comment? Cela est-il possible s'écria-t-il avec feu.

Don Jaime se mit à rire.

--Voilà bien les amoureux! reprit-il, ils ne comprennent pas que les
autres n'aient pas les mêmes yeux qu'eux.

--Mais il doit l'épouser.

--Il doit, dit-il en appuyant avec intention sur le mot.

--N'est-il pas venu au Mexique, expressément dans ce but?

--C'est vrai.

--Vous voyez bien qu'il l'épousera, alors.

L'aventurier haussa les épaules.

--Votre conclusion est absurde, dit-il; l'homme sait-il jamais ce qu'il
fera? Demain lui appartient-il?

--Mais depuis les malheurs qui ont accablé la famille de doña Dolores
et doña Dolores elle-même, le comte tente l'impossible pour sauver la
jeune fille.

--Cela prouve que le comte est un parfait gentilhomme et un homme
d'honneur, voilà tout; d'ailleurs il est son parent et il fait son
devoir en tentant de la sauver, même au risque de sa vie et de sa
fortune.

Dominique haussa les épaules à plusieurs reprises.

--Il l'aime, dit-il.

--Alors je retourne la phrase, doña Dolores ne l'aime pas.

--Vous croyez.

--J'en suis sûr.

--Oh! Si je pouvais me le persuader, j'espérerais.

--Vous êtes un enfant; maintenant je pars, attendez-moi ici; surtout
jurez moi de ne pas vous éloigner avant mon retour.

--Je vous le jure.

--Bien, je vais travailler pour vous, espérez; à bientôt.

Et lui faisant un dernier signe de la main, l'aventurier s'éloigna par
une galerie latérale.

Le jeune homme demeura immobile et songeur tant que le bruit des pas
de son ami qui s'éloignait, parvint à son oreille, puis il se laissa
retomber sur le lit de fourrures, en murmurant à voix basse:

--Il m'a dit d'espérer.

Nous laisserons Dominique plongé dans des réflexions qui, d'après
l'expression de son visage, devaient être agréables, et nous suivrons
don Jaime dans son aventureuse expédition.

Le souterrain était situé à environ une demi-lieue de la ville, c'était
donc un peu plus d'une demi-lieue que don Jaime avait à faire sous
terre avant de se trouver dans Puebla.

Mais ce trajet assez long ne paraissait nullement l'inquiéter, il
marchait bon pas à travers la galerie où par des interstices invisibles
pénétrait une clarté suffisante pour qu'il pût se guider facilement au
milieu des détours sans nombre qu'il était contraint de faire.

Il marcha ainsi pendant près de trois quarts d'heure, enfin il arriva
au pied d'un escalier composé d'une quinzaine de marches.

L'aventurier s'arrêta un instant pour reprendre haleine puis il monta.

Lorsqu'il atteignit le sommet de l'escalier, il chercha un ressort
qu'il trouva bientôt, appuya le doigt dessus, aussitôt une pierre
énorme se détacha du mur, roula sans bruit sur des gonds invisibles
et ouvrit un large passage, don Jaime sortit et repoussa la pierre
qui reprit immédiatement sa première position, d'une façon tellement
parfaite qu'il était impossible, même en y mettant la plus sérieuse
attention, d'apercevoir dans le mur la moindre fissure, la plus légère
solution de continuité.

Don Jaime jeta un regard interrogateur autour de lui; il était seul.

L'endroit où il se trouvait était une chapelle de la cathédrale même
de Puebla; la porte secrète qui avait livré passage à l'aventurier
s'ouvrait dans un angle de cette chapelle, masquée par un
confessionnal.

Les précautions étaient bien prises, il n'y avait pas de risque d'être
découvert.

Don Jaime sortit de l'Église et se trouva sur la Plaza Mayor.

Il était environ midi, heure de la siesta, la place était à peu près
déserte.

L'aventurier rabattit son capuchon sur ses yeux, cacha ses mains dans
ses manches, et la tête inclinée sur la poitrine, d'un pas tranquille
et recueilli, il traversa la place en diagonale et s'engagea dans une
des rues aboutissantes.

Olivier arriva ainsi à la porte d'une coquette maison bâtie entre cour
et jardin, et qui semblait surgir du milieu d'un bouquet d'orangers et
de grenadiers en fleurs.

Cette porte n'était fermée qu'au pêne, l'aventurier la poussa, entra et
la referma derrière lui.

Il se trouva alors dans une allée sablée qui formait berceau et
aboutissait à la porte même de la maison exhaussée de quelques marches
et surmontée d'une large véranda à la mode mexicaine.

Olivier jeta un regard soupçonneux autour de lui, le jardin était
désert.

Il avança, mais au lieu de se diriger vers la maison. Il s'enfonça dans
une allée latérale et après quelques détours il se trouva devant une
porte de dégagement semblant appartenir aux communs.

Arrivé là, Olivier prit un sifflet d'argent suspendu à son cou par
une mince chaîne d'or, le porta à sa bouche et en tira un son doux et
modulé d'une certaine façon.

Presqu'aussitôt un sifflet semblable se fit entendre dans l'intérieur
des bâtiments, la porte s'ouvrit et un homme parut.

L'aventurier fit un signe maçonnique à cet homme qui lui répondit de la
même manière et il entra à sa suite dans la maison.

Sans parler, cet homme le guida à travers plusieurs appartements et
arrivé à une porte l'ouvrit, s'effaça pour laisser passer l'aventurier
devant lui, puis, lorsque celui-ci fût entré, il la referma en
demeurant au dehors.

La pièce dans laquelle l'aventurier avait été ainsi introduit, était
élégamment meublée, de larges stores étendus devant les fenêtres
interceptaient les rayons du soleil, le sol était antérieurement
recouvert d'un de ces moelleux petates que seuls les Indiens savent
confectionner; un hamac en fils d'aloès suspendu par des anneaux
d'argent à des crampons de même métal coupait la pièce en deux.

Un homme étendu dans ce hamac dormait profondément.

Cet homme était don Melchior de la Cruz; un couteau à manche de vermeil
curieusement fouillé, à lame large, longue et affilée comme une langue
de vipère, était placé sur une table basse en bois de santal à portée
de sa main auprès de deux magnifiques pistolets revolvers à six coups
de fabrique française et portant le nom de Devisme gravé sur les canons.

Même au milieu de Puebla, dans sa propre maison, don Melchior jugeait
convenable de se tenir en garde contre une surprise ou une trahison.

Du reste, ses craintes n'avaient rien d'exagéré, car l'homme qui se
trouvait en ce moment devant lui pouvait à bon droit être réputé comme
un de ses ennemis les plus redoutables.

L'aventurier le considéra pendant quelques secondes, enfin il s'avança
doucement vers le hamac sans que ses pas produisissent le moindre
bruit, tant il semblait, glisser sur le petate.

Il prit les revolvers, les fit disparaître sous sa robe, s'empara du
couteau, puis il toucha légèrement le dormeur.

Si léger qu'eût été cet attouchement, il suffit cependant pour éveiller
don Melchior.

Il ouvrit aussitôt les yeux et étendit le bras vers la table par un
mouvement machinal.

--C'est inutile, lui dit froidement Olivier, les armes n'y sont plus.

Au son de cette voix bien connue, don Melchior se redressa comme poussé
par un ressort, et fixant un œil hagard sur l'homme immobile devant
lui:

--Qui êtes-vous? lui demanda-t-il d'une voix étranglée par l'épouvante.

--Ne m'avez-vous donc pas reconnu déjà? répondit railleusement
l'aventurier.

--Qui êtes-vous? reprit-il.

--Ah! Vous voulez une certitude, soit regardez! Et il rejeta son
capuchon sur ses épaules.

--Don Adolfo! murmura le jeune homme d'une voix sourde.

--Pourquoi cet étonnement? répondit l'aventurier toujours railleur; ne
m'attendiez-vous pas? Vous deviez cependant supposer que je viendrais
vous trouver.

Don Melchior demeura un instant comme perdu dans ses pensées.

--Soit, dit-il enfin; après tout, mieux vaut en finir une fois pour
toutes; et il retourna s'asseoir tranquille et insouciant en apparence
sur le bord du hamac.

Olivier sourit.

--A la bonne heure, dit-il, je préfère vous voir ainsi; causons, nous
avons le temps.

--Vous ne venez donc pas dans le but de m'assassiner? dit-il avec
ironie.

--Oh! Quelle mauvaise pensée avez-vous là, cher seigneur! Moi porter
la main sur vous! Oh, non! Dieu m'en préserve, ceci est l'affaire du
bourreau, je me garderai bien d'aller sur les brisées de cet estimable
fonctionnaire.

--Le fait, s'écria-t-il impétueusement, c'est que vous vous êtes
introduit chez moi comme un malfaiteur, sous un déguisement, pour
m'assassiner sans doute.

--Vous vous répétez, ceci est maladroit; si je suis venu déguisé chez
vous, c'est que les circonstances exigeaient que je prisse cette
précaution, voilà tout; d'ailleurs je n'ai fait que suivre votre
exemple; et changeant subitement de ton, à propos, ajouta-t-il,
êtes-vous satisfait de Juárez? Vous a-t-il bien payé votre trahison?
J'ai entendu dire que c'était un Indien assez avare et assez mesquin;
il se sera contenté de vous faire des promesses, n'est-ce pas?

Don Melchior sourit avec dédain.

--Est-ce pour me débiter ces pauvretés que vous vous êtes introduit si
secrètement près de moi? répondit-il.

L'aventurier se leva, saisit un revolver de chaque main, fit un pas en
avant et le toisant avec un indicible mépris:

--Non, misérable, s'écria-t-il d'une voix tonnante, je suis venu pour
vous brûler la cervelle si vous refusez de me révéler ce que vous avez
fait de doña Dolores, votre sœur.



XXI


LES PRISONNIERS


Il y eut pendant quelques secondes un silence plein de menace.

Les deux hommes étaient debout en face l'un de l'autre, se toisant du
regard.

Ce silence, ce fut don Melchior de la Cruz qui le premier le rompit.

--Ah, ah, ah! fit-il en éclatant d'un rire strident et en se laissant
retomber sur le bord du hamac. Avais-je donc si grand tort de vous
dire, cher seigneur, que vous vous étiez introduit chez moi pour
m'assassiner.

L'aventurier se mordit les lèvres avec dépit et fit disparaître les
malencontreux revolvers.

--Eh bien, non, s'écria-t-il d'une voix vibrante, non, je vous le
répète, je ne vous tuerai pas, vous n'êtes pas digne de mourir de la
main d'un honnête homme; mais je saurai vous contraindre à m'avouer la
vérité.

Le jeune homme le regarda avec une expression singulière.

--Essayez, dit-il en haussant les épaules avec dédain.

Puis il se mit à tordre négligemment entre ses doigts une délicate
cigarette de paille de maïs, l'alluma, et lançant vers le plafond une
bouffée de fumée bleuâtre et odorante:

--Allez, dit-il, je vous attends.

--Bon; voici ce que je vous propose: vous êtes mon prisonnier, eh bien,
je vous rendrai voire liberté, si vous remettez doña Dolores entre, je
ne dirai pas mes mains, mais celles du comte de la Saulay, son cousin,
qu'elle doit incessamment épouser.

--Hum! Ceci est grave, cher seigneur; remarquez que je suis le tuteur
légal de ma sœur.

--Comment, son tuteur?

--Oui, puisque notre père est mort.

--Don Andrés de la Cruz est mort? s'écria l'aventurier en se levant
d'un bond.

--Hélas, oui! répondit hypocritement le jeune homme en levant les yeux
au ciel, nous avons eu la douleur de le perdre avant-hier au soir, hier
matin il a été enterré; le pauvre vieillard n'a pu résister aux affreux
malheurs qui ont accablé notre famille, la douleur l'a brisé; sa fin a
été fort touchante.

Il y eut un silence; Olivier marchait de long en large dans la chambre.
Tout à coup, l'aventurier s'arrêta en face du jeune homme.

--Sans ambages ni circonlocutions, lui dit-il, voulez-vous, oui ou non,
rendre la liberté à votre sœur?

--Non, répondit résolument Melchior.

--Bien, reprit froidement l'aventurier; alors tant pis pour vous.

A ce moment, la porte s'ouvrit, un jeune homme de haute mine et
élégamment vêtu entra dans la chambre.

A la vue de ce jeune homme, un sourire narquois éclaira le visage de
don Melchior.

--Eh! dit-il à part lui, les choses pourraient tourner autrement que ce
cher don Adolfo ne le suppose.

Le jeune homme salua poliment et s'approcha du maître de la maison avec
lequel il échangea une poignée, de main.

--Je vous dérange, demanda-t-il, en jetant sur le moine supposé un
regard indifférent.

--Au contraire, cher don Diego, vous ne pouviez arriver plus à propos
mais par quel hasard vous vois-je à une heure si insolite?

--Je viens vous annoncer une bonne nouvelle. Le comte de la Saulay,
votre ennemi particulier, est en notre pouvoir, mais comme il est
Français et qu'il y a certaines considérations à garder, le général
a décidé de l'envoyer, sous bonne escorte, à notre illustrissime
président. Une autre bonne nouvelle, vous êtes chargé du commandement
de cette escorte.

--¡Demonios! s'écria triomphalement Melchior, vous êtes un brave
ami. Mais maintenant, à mon tour: regardez bien ce religieux, le
reconnaissez-vous, non? Eh bien, cet homme n'est autre que cet
aventurier nommé don Adolfo, don Olivero, don Jaime, que sais-je
encore? Et que depuis si longtemps on poursuit vainement.

--Serait-il possible? s'écria don Diego.

--C'est vrai, dit alors don Adolfo.

--Avant une heure vous serez mort, fusillé comme traître et bandit,
s'écria Melchior.

Don Adolfo haussa les épaules avec dédain.

--Il est évident, observa don Diego, que cet homme sera fusillé, mais
c'est au président seul qu'il appartient de statuer sur son sort, il se
prétend Français.

--Ah, ça! Mais tous ces démons appartiennent donc à cette nation
maudite? s'écria don Melchior tout déconcerté.

--Ma foi, je ne saurais trop vous dire; pour ce qui est de cet homme,
comme c'est un rude compagnon et que peut-être vous seriez assez
embarrassé de lui, je l'expédierai au président avec une escorte
particulière.

--Non pas, non pas, si vous voulez m'être agréable je tiens à l'emmener
au contraire; soyez tranquille, je prendrai des précautions telles que
tout fin qu'il soit il ne m'échappera pas, seulement il est bon de le
désarmer.

L'aventurier remit silencieusement ses armes à don Diego.

En ce moment, un valet parut et annonça que l'escorte attendait dans la
rue.

--C'est bien, dit Melchior, en route.

Le domestique donna une machette, une paire de pistolets et un zarapé à
son maître et lui boucla les éperons.

--Maintenant nous pouvons partir, dit don Melchior.

--Allons, fit don Diego, señor don Adolfo ou quelque soit votre nom,
veuillez, passer le premier.

L'aventurier obéit sans répondre.

Vingt-cinq ou trente soldats vêtus un peu de costumes de fantaisie,
la plupart en lambeaux et ressemblant bien plutôt à des bandits qu'à
d'honnêtes militaires, attendaient dans la rue.

Ces soldats étaient tous bien montés et bien armés.

Au milieu d'eux le comte de la Saulay et ses deux domestiques étaient
étroitement surveillés; un sourire de joie éclaira le visage de don
Melchior à la vue du gentilhomme; celui-ci ne daigna pas paraître
s'apercevoir de sa présence.

Un cheval était préparé pour don Adolfo; sur un signe de don Diego, il
se mit en selle et alla de lui-même se placer à la droite du comte avec
lequel il échangea un serrement demain.

Don Melchior se mit en selle.

--Maintenant, mon ami, fit don Diego, bon voyage. Je m'en retourne au
gouvernement.

--Adieu donc! fit Melchior, et l'escorte se mit en marche.

Il était environ deux heures de l'après-midi, la plus grande chaleur
du jour était passée, les boutiques commençaient à se rouvrir, et les
marchands placés sur le seuil de leurs portes regardaient en bâillant
passer les soldats.

Don Melchior s'avançait à quelques pas en avant de sa troupe; son
maintien était froid et compassé, il faisait de vains efforts pour
contenir la joie qu'il éprouvait de sentir enfin entre ses mains ses
implacables ennemis.

On était sorti de la ville depuis longtemps déjà; le lieutenant qui
commandait l'escorte s'approcha de don Melchior.

--Nos gens sont fatigués, lui dit-il, il serait temps de songer à
camper pour la nuit.

--Campons, je le veux bien, répondit celui-ci, pourvu que ce soit dans
un endroit sûr.

--Je connais à quelques pas d'ici, reprit le lieutenant, un rancho
abandonné, où nous serons fort bien.

--Allons y donc alors.

Le lieutenant prit la direction de la troupe et les soldats ne
tardèrent pas à s'engager dans un sentier à peine tracé à travers
un bois fort touffu. Au bout de trois quarts d'heure environ, ils
atteignirent une vaste clairière au centre de laquelle s'élevait le
rancho annoncé.

L'officier donna l'ordre à ses soldats de mettre pied à terre.

Ceux-ci obéirent avec empressement; ils paraissaient avoir hâte de se
reposer de leurs fatigues.

Sautant à bas de son cheval, don Melchior entra dans le rancho afin de
s'assurer de l'état dans lequel il se trouvait.

Mais à peine avait-il fait un pas dans l'intérieur qu'il fut saisi à
l'improviste, roulé dans un zarapé, garrotté et bâillonné, avant même
qu'il eût eu le temps d'essayer une défense inutile.

Au bout de quelques minutes, il entendit un cliquetis de sabres et un
bruit cadencé de pas au dehors du rancho, les soldats ou du moins une
partie d'entre eux s'éloignaient sans autrement s'occuper de lui.

Presqu'aussitôt il fut pris à la fois par les pieds et les épaules,
soulevé de terre et emporté. Après quelques pas faits assez rapidement,
il lui sembla que ceux qui le portaient lui faisaient descendre un
escalier qui paraissait s'enfoncer en terre; puis, après environ dix
minutes de marche, il fut doucement déposé sur un lit assez moelleux,
composé de fourrures ainsi qu'il le supposa, et on le laissa seul.

Un silence absolu régnait autour du prisonnier; il était bien
réellement seul.

Enfin un bruit léger se fit entendre; ce bruit s'accrut peu à peu et
devint bientôt assez fort; il ressemblait à la marche de plusieurs
personnes, dont les pas craquaient sur le sable.

Ce bruit cessa tout à coup.

Le jeune homme se sentit saisir et enlever de nouveau. On recommença
à le porter pendant un laps de temps assez long; les porteurs se
relayaient de distance en distance.

Enfin on s'arrêta de nouveau; à l'air plus frais et plus vif qui
frappait son visage, le prisonnier conjectura qu'il avait quitté le
souterrain et se trouvait en rase campagne.

On le déposa à terre.

--Laissez le prisonnier libre, dit une voix dont le timbre sec et
métallique frappa le jeune homme.

Aussitôt ses liens furent détachés, son bâillon et le bandeau qui
couvrait ses yeux enlevés.

Don Melchior bondit sur ses pieds et regarda autour de lui.

L'endroit où il se trouvait était le sommet d'une colline assez élevée
au milieu d'une immense plaine. La nuit était sombre, dans le lointain
un peu sur la droite brillaient comme autant d'étoiles les lumières des
maisons de Puebla.

Le jeune homme formait le centre d'un groupe considérable d'hommes
rangés en cercle autour de lui.

Ces hommes étaient masqués; chacun d'eux tenait à la main droite une
torche en bois d'ocote dont la flamme agitée par le vent nuançait de
teintes sanglantes les accidents du paysage, et leur imprimait une
apparence fantastique.

Don Melchior sentit un frisson de terreur courir par tout son corps,
il comprit qu'il était au pouvoir des membres de cette mystérieuse
association maçonnique à laquelle il était lui-même affilié, et qui
étendait sur tout le territoire mexicain les ténébreuses ramifications
de ses ventes redoutables.

Le silence était si profond sur la colline, tous ces hommes
ressemblaient si bien à des statues, dans leur froide immobilité, que
le jeune homme entendait sourdement les battements précipités de son
cœur dans sa poitrine.

Un homme fit un pas en avant.

--Don Melchior de la Cruz, dit-il, savez-vous où vous êtes, et en
présence de qui vous vous trouvez?

--Je le sais, répondit-il les lèvres serrées.

--Vous reconnaissez-vous justiciable des hommes dont vous êtes entouré?

--Oui, parce qu'ils ont la force en main, et que toute velléité de
résistance ou de protestation serait de ma part un acte de folie.

--Non, ce n'est point pour cette raison que vous êtes justiciable de
ces hommes, et vous le savez bien, reprit froidement l'homme masqué,
c'est parce que vous vous êtes volontairement lié à eux par un pacte,
qu'en faisant ce pacte, vous avez accepté leur juridiction et leur avez
donné le droit d'être vos juges si vous manquiez aux serments que vous
avez prêtés, de votre plein gré, entre leurs mains.

Don Melchior haussa dédaigneusement les épaules.

--A quoi bon tenter une défense inutile, dit-il, ne suis-je pas
condamné d'avance? Exécutez donc sans plus de retard la sentence que
vous avez prononcée déjà tacitement.

L'homme masqué lui lança un regard flamboyant à travers les ouvertures
de son masque.

--Don Melchior, reprit-il d'une voix dure et profondément accentuée,
ce n'est ni comme parricide, ni comme fratricide, ni comme voleur, que
vous comparaissez devant ce tribunal suprême, je vous le répète, c'est
comme traître à la patrie; je vous somme de vous défendre.

--Et moi je ne le veux pas; répondit-il d'une voix haute et ferme.

--Soit, continua froidement l'homme masqué; alors plantant sa torche
dans le sol, il se tourna vers les assistants.

--Frères, dit-il, quel châtiment a mérité cet homme?

--La mort, répondirent les hommes masqués, d'une voix sourde.

Don Melchior demeura impassible.

--Vous êtes condamné à mourir, reprit celui qui jusque-là avait porté
la parole, la sentence sera exécutée ici même, vous avez une demi-heure
pour vous préparer à comparaître devant Dieu.

--De quelle façon mourrai-je? demanda négligemment le jeune homme.

--Par la corde.

--Autant cette mort qu'une autre, fît-il avec un sourire ironique.

--Nous ne nous reconnaissons pas le droit de tuer l'âme avec le corps,
reprit l'homme masqué: un prêtre entendra la confession de vos fautes.

--Merci, dit laconiquement le jeune homme.

L'homme masqué demeura un instant immobile comme s'il eût attendu
que don Melchior lui adressât une autre demande, mais voyant qu'il
continuait à garder le silence, il reprit sa torche, fit deux pas en
arrière, l'agita à trois reprises différentes, et l'éteignit sous son
pied.

Toutes les autres torches s'éteignirent au même instant; un léger
froissement de feuilles sèches et de branches cassées se fit entendre,
et don Melchior se trouva seul.

Cependant le jeune homme ne se trompa pas à cette apparente solitude,
il comprit que, bien qu'invisibles ses ennemis continuaient à le
surveiller.

L'homme, si fortement trempée que soit son âme, si grande que soit son
énergie, bien que cent fois il ait bravé la mort en face, lorsqu'il
a vingt ans, c'est-à-dire quand il se trouve à peine sur le seuil de
l'existence, que l'avenir lui sourit à travers le prisme enivrant
de la jeunesse, ne peut faire ainsi abstraction complète et réelle
de lui-même et sans transition aucune passer de la vie à la mort,
sans éprouver un énervement complet et subit de toutes ses facultés
intellectuelles et souffrir une angoisse horrible et un tressaillement
affreux de tous les muscles, surtout lorsque cette mort qui vient
le prendre plein de force, de sève et de jeunesse, lui est donnée
froidement, de nuit, à la dérobée pour ainsi dire et qu'elle a un
cachet indicible d'infamie.

Aussi malgré tout son courage et, toute sa volonté, don Melchior
souffrait une épouvantable agonie; à la racine de chacun de ses
cheveux, dressés sur sa tête par la terreur, perlait une gouttelette de
sueur froide, ses traits étaient affreusement contractés et une pâleur
livide et terreuse couvrait son visage.

En ce moment une main se posa doucement sur son épaule, il tressaillit
comme s'il eût reçu une commotion électrique et releva brusquement la
tête.

Un moine se tenait devant lui, le capuchon rabaissé sur le visage.

--Ah! fit-il, en se levant, voilà le prêtre.

--Oui, dit le religieux, d'une voix basse mais parfaitement distincte,
agenouillez-vous, mon fils, je viens recevoir votre confession.

Le jeune homme tressaillit au son de cette voix qu'il lui sembla
reconnaître, son regard se fixa ardent et interrogateur sur le moine
immobile devant lui.

Celui-ci s'agenouilla en lui faisant signe de l'imiter. Don Melchior
obéit machinalement.

Ces deux hommes ainsi à genoux sur le sommet désert de cette colline,
faiblement éclairés par la lueur faible et tremblante des lanternes qui
rendait plus profonde l'obscurité qui les enveloppait de toutes parts,
offraient un spectacle étrange et saisissant.

--On nous surveille, dit le moine; commandez l'impassibilité aux traits
de votre visage, l'immobilité à vos nerfs et écoutez-moi, nous n'avons
pas un instant à perdre; me reconnaissez-vous?

--Oui, murmura faiblement don Melchior, qui sentant ami à son côté se
rattachait malgré lui à l'espérance, le sentiment qui le dernier survit
dans le cœur de l'homme, oui, vous êtes don Antonio de Cacerbar.

--Revêtu du costume que je porte en ce moment, reprit don Antonio,
j'étais sur le point d'entrer à Puebla, lorsque je fus soudain entouré
par des hommes masqués qui me demandèrent si j'étais dans les ordres,
sur ma réponse affirmative, réponse faite a tout hasard afin de ne pas
rompre un incognito qui est ma seule sauvegarde contre mes ennemis,
ces hommes, m'emmenèrent avec eux et me conduisirent ici, j'ai assisté
à votre jugement en frémissant de terreur pour moi-même si j'étais
reconnu par ces hommes, à qui je n'ai échappé une première fois que par
miracle; mais quoi qu'il arrive je suis résolu à partager votre sort;
avez-vous des armes?

--Non, mais à quoi bon des armes contre un nombre d'ennemis aussi
considérable?

--A se faire tuer bravement au lieu d'être ignominieusement pendu.

--C'est vrai, s'écria le jeune homme.

--Silence malheureux fit vivement don Antonio, prenez ce revolver à six
coups et ce poignard, j'en garde autant pour moi.

--Soyez tranquille, dit-il en serrant les armes contre sa poitrine,
maintenant je ne les crains plus.

--Bien, voilà comment je voulais vous voir; souvenez-vous de ceci: les
chevaux attendent tout sellés là, à droite au bas de la colline; si
nous parvenons à les atteindre nous sommes sauvés.

--Quoi qu'il arrive, merci don Antonio, si Dieu veut que nous
échappions...

--Ne me promettez rien, interrompit vivement don Antonio; il sera temps
plus tard de régler nos comptes.

Le moine donna l'absolution à son pénitent.

Quelques minutes s'écoulèrent; enfin don Melchior se leva, sa
contenance était fière et assurée, il était certain de ne pas mourir
sans vengeance.

Les hommes masqués reparurent tout à coup et couronnèrent de nouveau le
sommet de la colline.

Celui qui jusque-là avait seul parlé, s'approcha du condamné auprès
duquel don Antonio était venu se placer comme pour l'exhorter à ses
derniers moments.

--Êtes-vous prêt? demanda l'inconnu.

--Je le suis, répondit froidement don Melchior.

--Dressez la potence et allumez les torches, commanda l'homme masqué.

Il se fit alors un grand mouvement dans la foule, il y eut un instant
de désordre; les initiés étaient si convaincus que toute fuite était
impossible au condamné, d'ailleurs il était si peu probable qu'il
tentât de se soustraire à son sort que pendant deux ou trois minutes
ils se relâchèrent de leur surveillance.

Don Melchior et son ami profitèrent de ce moment d'oubli.

--Allons, s'écria don Antonio, en renversant l'homme placé le plus près
de lui, suivez-moi.

--Allons, répéta hardiment don Melchior en armant son revolver et
saisissant son poignard.

Ils se précipitèrent tête baissée au milieu des initiés frappant
furieusement à droite et à gauche, et s'ouvrant passage, le poignard
d'une main et le revolver de l'autre.

De même que toutes les actions désespérées, celle-ci réussit par sa
folie même; il y eût une mêlée effroyable, une lutte gigantesque de
quelques minutes entre les initiés surpris à l'improviste, et les deux
hommes résolus à s'échapper ou à périr les armes à la main; puis, on
entendit un galop furieux de chevaux, et une voix railleuse qui criait
au loin:

--Au revoir!

Don Melchior et don Antonio couraient ventre à terre sur la route de
Puebla.

Tout espoir de les rejoindre était perdu; du reste, ils avaient laissé
un sanglant sillon derrière eux: dix cadavres étaient étendus sur la
terre.

--Arrêtez! s'écria don Adolfo à ceux qui s'élançaient vers les chevaux,
laissez les fuir, don Melchior est condamné, sa mort est certaine;
mais, ajouta-t-il par réflexion, quel est donc ce moine maudit?

Leo Carral, le mayordomo, se pencha à son oreille.

--Ce moine, je l'ai reconnu moi, dit-il, c'est don Antonio de Cacerbar.

--Ah! fit-il avec colère, encore cet homme!

Quelques minutes plus tard, une cavalcade, composée d'une dizaine de
cavaliers environ, prenait au grand trot la route de la capitale du
Mexique.

Cette cavalcade était conduite par don Jaime ou Olivier, ou Adolfo,
comme il plaira au lecteur de le nommer.



XXII


DON DIEGO


Don Melchior de la Cruz, résolu de s'emparer à tout prix de la fortune
de son père, fortune que le mariage de sa sœur menaçait de lui faire
perdre sans retour, s'était jeté à corps perdu dans la politique,
espérant trouver au milieu des factions qui depuis si longtemps
déchiraient son pays l'occasion de satisfaire son ambition et son
insatiable avarice en pêchant à pleine main dans l'eau trouble des
révolutions. Doué d'un caractère énergique, d'une grande intelligence,
véritable condottière politique, passant sans hésitation comme sans
remords d'un parti dans l'autre, selon les avantages qui lui étaient
offerts, toujours prêt à servir celui qui le payait le plus cher, il
était arrivé à se rendre maître de secrets importants qui le faisaient
redouter de tous et lui avaient acquis un certain crédit auprès des
chefs des partis qu'il avait servis tour à tour; espion du grand monde,
il avait su entrer partout, s'affilier à toutes les confréries et les
sociétés secrètes, possédant au plus haut degré le talent si envié des
plus renommés diplomates, de feindre au naturel les sentiments et les
opinions les plus opposés. C'est ainsi qu'il s'était fait recevoir
membre de la mystérieuse société d'Union et Force, par laquelle il
devait plus tard être condamné à mort, avec la résolution bien arrêtée
d'avance de vendre les secrets de cette redoutable association,
lorsqu'une occasion favorable se présenterait. Don Antonio de Cacerbar
se fit peu de temps après recevoir membre de cette même association.

Ces deux hommes devaient se comprendre au premier mot, ce fut ce qui
arriva. L'amitié la plus étroite les unit bientôt.

Lorsque dans le commencement de leur liaison par suite de révélations
anonymes don Antonio de Cacerbar, convaincu de trahison, condamné
par l'association mystérieuse, et obligé de défendre sa vie contre
un des affiliés, tomba sous l'épée de son adversaire, et fut laissé
pour mort sur la route, où le trouva Dominique ainsi que nous l'avons
rapporté plus haut, don Melchior, qui de loin assistait masqué à cette
sanglante exécution, résolut, si cela était possible, de sauver cet
homme qui lui inspirait de si vives sympathies. Après le départ de ses
compagnons, aussitôt que cela lui avait été possible, il était accouru
dans l'intention de porter secours au blessé, mais il ne l'avait plus
trouvé; le hasard, en amenant en ce lieu Dominique lui ravit, à son
grand regret, cette occasion qu'il désirait de rendre don Antonio son
débiteur.

Plus tard, lorsque don Antonio, à demi guéri, s'était échappé de la
grotte où on le soignait, les deux hommes s'étaient rencontrés de
nouveau; plus heureux cette fois, don Melchior avait rendu à don
Antonio des services importants.

Celui-ci, à son tour, s'était, en plusieurs circonstances, trouvé
à même de faire profiter le jeune homme du crédit occulte dont il
disposait.

Seulement, si don Antonio connaissait à fond les affaires de son
associé, le but qu'il se proposait et les moyens qu'il comptait
employer pour l'atteindre, il n'en était pas de même de don Melchior
à l'égard de don Antonio de Cacerbar; celui-ci demeurait pour lui
à l'état d'énigme indéchiffrable. Cependant le jeune homme, bien
que plusieurs fois déjà il eût essayé de faire parler son ami et
de l'amener à des confidences qui lui auraient donné certaines
prérogatives, sans jamais y parvenir, ne renonçait pas à réussir à
découvrir un jour ce que l'autre paraissait avoir tant d'intérêt à
cacher.

Le dernier service que don Antonio lui avait rendu en le faisant si à
l'improviste échapper à l'implacable justice des affiliés de l'Union
et Force avait placé, provisoirement du moins, don Melchior sous sa
dépendance.

Don Antonio sembla mettre un certain point d'honneur à ne pas rappeler
à don Melchior l'immense danger dont il l'avait sauvé; il continua à le
servir ainsi qu'il l'avait fait jusque-là.

Le premier soin du jeune homme, en rentrant dans Puebla, avait été de
se rendre en toute hâte au couvent où, après l'avoir enlevée, il avait
relégué sa sœur; mais, ainsi qu'il en avait le pressentiment secret,
il trouva la jeune fille disparue et le couvent vide.

Don Antonio ne lui avait dit à ce sujet qu'une phrase de dix mots, mais
cette phrase avait une éloquence terrible.

--Il n'y a que les morts qui ne s'échappent pas, avait-il dit.

Don Melchior avait courbé la tête en reconnaissant la justesse de ces
paroles.

Toutes les recherches du jeune homme dans Puebla furent vaines, nul ne
put ou ne voulut lui rien dire; la supérieure du couvent fut muette.

--Allons à México, c'est là que nous la trouverons, si toutefois elle
n'est pas morte, lui dit don Antonio.

Ils partirent.

Quels moyens employa don Antonio pour découvrir la retraite de doña
Dolores, nous ne saurions le dire, mais ce qui est certain, c'est que,
deux jours après son arrivée dans la ville, il connaissait la demeure
de la jeune fille.

Laissons pour quelques instants ces deux hommes que trop tôt nous
retrouverons, et disons comment doña Dolores avait été délivrée.

La jeune fille avait été placée, par l'ordre de don Melchior, dans un
couvent de religieuses Carmélites.

La supérieure, que don Melchior avait réussi à mettre dans ses
intérêts, grâce à une somme considérable qu'il avait versée entre ses
mains et à la promesse d'autres plus fortes encore, si elle exécutait
avec zèle et intelligence ses recommandations, ne laissait recevoir
aucune autre visite à la jeune fille que celle de son frère, il lui
était défendu d'écrire des lettres, et celles qui lui arrivaient
étaient impitoyablement interceptées.

Dolores passait ainsi des jours tristes et décolorés, au fond d'une
étroite cellule, privée de tous rapports avec le monde, et ne
conservant plus même l'espoir d'être un jour rendue à la liberté; son
frère, du reste, lui avait fait connaître sa volonté à cet égard: il
exigeait qu'elle prît le voile.

Ce moyen était le seul que don Melchior avait trouvé pour contraindre
sa sœur à lui faire l'abandon de sa fortune, en renonçant au monde.

Cependant don Melchior, bien qu'il se fût fait nommer tuteur de sa
sœur, n'aurait pu la conduire dans un couvent sans une autorisation
écrite du gouverneur, autorisation facilement obtenue qui avait
été présentée par le secrétaire particulier de son excellence le
gouverneur, don Diego Izaguirre, à la mère supérieure, lorsque la jeune
fille avait été amenée au couvent.

Le soir du jour où don Melchior avait été si adroitement enlevé par don
Adolfo qu'il croyait son prisonnier, vers neuf heures du soir, trois
hommes enveloppés d'épais manteaux et montés sur de beaux et vigoureux
genets d'Espagne, s'arrêtèrent à la porte du couvent, à laquelle ils
frappèrent.

La tourière ouvrit un judas pratiqué dans cette porte, échangea
quelques mots à voix basse avec un de ces cavaliers qui avait mis pied
à terre, et satisfaite sans doute des réponses qu'elle avait reçues,
elle avait entrebâillé la porte, de façon à livrer passage au visiteur
attardé.

Celui-ci jeta alors la bride de son cheval à un de ses compagnons;
pendant que ceux-ci l'attendaient au dehors, il entra, et la porte se
referma derrière lui.

Après avoir traversé plusieurs corridors, la tourière ouvrit la cellule
de l'abbesse et annonça don Diego Izaguirre, secrétaire particulier de
son excellence le gouverneur.

Don Diego après avoir échangé quelques compliments, retira un pli
cacheté de son dolman et le présenta à la supérieure qui l'ouvrit et
le lut rapidement.

--Très bien, dit-elle, señor; je suis prête à vous obéir.

--Souvenez-vous bien, madame, de la teneur de l'ordre que je vous ai
communiqué et que je suis forcé de vous reprendre. Tout le monde, vous
entendez, madame, fit-il en soulignant ces mots avec intention, doit
ignorer comment doña Dolores a quitté le couvent; cette recommandation
est de la plus haute importance.

--Je ne l'oublierai pas, señor.

--Libre à vous de dire qu'elle s'est échappée, maintenant veuillez, je
vous prie, faire prévenir doña Dolores.

La supérieure laissa don Diego dans sa cellule et alla elle-même
chercher doña Dolores.

Dès qu'il fut seul, le jeune homme déchira en parcelles impalpables
l'ordre qu'il avait montré à la supérieure et jeta ces parcelles dans
le brasero où le feu les consuma en un instant.

--Je ne me soucie pas, dit don Diego en les regardant brûler, que
le gouverneur s'aperçoive un jour ou l'autre de la perfection avec
laquelle j'imite sa signature, cela pourrait lui causer de la jalousie;
et il sourit d'un air moqueur.

La supérieure fut à peine absente un quart d'heure.

--Voici doña Dolores de la Cruz, dit l'abbesse; j'ai l'honneur de la
remettre entre vos mains.

--Fort bien, madame, j'espère vous prouver bientôt que son Excellence
sait, lorsque l'occasion s'en présente, récompenser dignement les
personnes qui lui obéissent sans hésitation comme sans intérêt.

La supérieure salua humblement en levant les yeux au ciel.

--Êtes-vous prête, señorita, demanda don Diego à la jeune fille.

--Oui, répondit-elle laconiquement.

--Alors veuillez me suivre, je vous prie.

--Marchons, dit-elle en s'enveloppant dans sa mante sans prendre
autrement congé de l'abbesse.

Ils quittèrent alors la cellule et conduits par la supérieure ils
arrivèrent à la porte du couvent; sous un léger prétexte, l'abbesse
avait eu la précaution d'éloigner la tourière, elle ouvrit donc
elle-même la porte, puis, lorsque don Diego et la jeune fille furent
sortis, elle fit un dernier salut au secrétaire du gouverneur et
referma la porte comme si elle avait hâte d'être délivrée du souci que
sa présence lui causait.

--Señorita, dit respectueusement don Diego à la jeune fille, veuillez
être assez bonne pour monter sur ce cheval.

--Señor, dit-elle d'une voix triste mais ferme, je ne suis qu'une
pauvre orpheline sans défense; je vous obéis, car toute résistance de
ma part serait une folie, mais...

--Doña Dolores, dit un des cavaliers, nous sommes envoyés par don Jaime.

--Oh! s'écria-elle avec joie, c'est la voix de don Carlos.

--Oui señorita; rassurez-vous donc, et veuillez sans plus tarder vous
mettre en selle; le temps nous presse.

La jeune fille monta légèrement sur le cheval de don Diego.

--Maintenant, señores, dit le jeune homme, vous n'avez plus besoin de
moi, adieu, à franc étrier et bon voyage!

Ils s'élancèrent comme un tourbillon et bientôt ils disparurent dans la
nuit.

--Comme ils courent, fit en riant le jeune homme; je crois que don
Melchior aurait quelque peine à les rejoindre.

Et s'enveloppant dans son manteau il regagna pédestrement le palais du
gouvernement où il habitait.

Les deux hommes qui accompagnaient la jeune fille étaient Dominique et
Leo Carral. Ils galopèrent toute la nuit.

Au lever du soleil, ils atteignirent un rancho abandonné où plusieurs
personnes les attendaient.

Doña Dolores reconnut avec joie parmi elles don Adolfo et le comte.

Maintenant entourée de ces amis dévoués elle n'avait plus rien à
craindre, elle était sauvée.

Le voyage fut un enivrement continuel, mais sa joie fut immense
lorsqu'elle arriva à México et que sous l'escorte de ses braves amis
elle entra dans la petite maison où tout avait été préparé à l'avance
pour la recevoir; elle tomba en pleurant dans les bras de doña Maria et
de Carmen.

Don Adolfo et ses amis se retirèrent discrètement, laissant les dames
se faire leurs confidences.

Le comte, afin de veiller de plus près sur la jeune fille, fit louer
par son valet de chambre une maison, située dans la même rue que celle
qu'elle habitait et offrit à Dominique, qui accepta avec empressement,
de partager sa demeure.

Il fut convenu, afin de ne pas éveiller les soupçons et de ne pas
attirer l'attention sur la maison des trois dames, que les jeunes gens
n'y feraient que de courtes visites à des intervalles assez éloignés.
Quant à don Adolfo, à peine la jeune fille avait-elle été installée
chez lui qu'il avait recommencé sa vie errante et était devenu de
nouveau invisible; quelquefois, lorsque la nuit était close, on le
voyait tout à coup apparaître dans la maison des jeunes gens dont Leo
Carral avait pris la direction, prétendant que, puisque le comte devait
épouser sa jeune maîtresse, il était son maître et se considérait comme
son majordome; le comte pour ne pas chagriner le brave serviteur lui
avait laissé carte blanche; dans ses rares apparitions, l'aventurier
causait pendant quelque temps de choses indifférentes avec les deux
amis, puis il les quittait en leurs recommandant la vigilance.

Les choses allèrent bien pendant plusieurs jours. Doña Dolores, sous
l'impression bienfaisante du bonheur, avais repris toute sa gaité et
son insouciance de jeune fille; elle et Carmen gazouillaient comme des
colibris du matin au soir dans tous les coins de la maison; doña Maria
elle-même, subissant l'influence de cette joie si franchement naïve,
semblait toute rajeunie et parfois éclaircissant ses traits sévères, on
la surprenait à se laisser aller à sourire.

Le comte et son ami, par leurs visites qui malgré les recommandations
de don Jaime se faisaient de plus en plus fréquentes et surtout plus
longues, jetaient de la variété dans la monotonie calme de l'existence
des trois dames recluses volontaires, qui jamais ne mettaient le pied
dans la rue et vivaient dans l'ignorance la plus complète de ce qui se
passait autour d'elles.

Un soir que le comte faisait pour tuer le temps une partie d'échecs
avec Dominique, et que les deux jeunes gens qui se souciaient aussi
peu de leur jeu l'un que l'autre demeuraient silencieusement accoudés
face-à-face sous prétexte de combiner des coups savants mais en réalité
pour penser à autre chose, on frappa fortement à la porte de la rue.

--Qui diable peut venir à cette heure? s'écrièrent-ils à la fois en
tressaillant.

--Il est plus de minuit, dit Dominique.

--A moins que ce soit Olivier, dit le comte, je ne vois pas trop qui ce
pourrait être.

--C'est lui sans aucun doute, reprit Dominique.

En ce moment, la porte de la chambre s'ouvrit et don Jaime entra.

--Bonsoir, messieurs, dit-il; vous ne m'attendiez pas à cette heure,
hein!

--Nous vous attendons toujours, mon ami.

--Merci! Vous permettez, ajouta-t-il et se tournant vers le valet
de chambre qui l'éclairait: Dressez-moi à souper, s'il vous plaît,
monsieur Raimbaut.

Celui-ci s'inclina et sortit.

Don Jaime jeta son chapeau sur un meuble et se laissa aller sur une
chaise en s'éventant avec son mouchoir.

--Ouf! dit il, je meurs de faim, mes amis!



XXIII


LE SOUPER


Les jeunes gens examinaient l'aventurier avec une surprise qu'ils
essayaient vainement de dissimuler et qui malgré eux se reflétait sur
leur visage.

Raimbaut apporta, aidé par Lanca Ibarru, une table toute garnie qu'il
plaça devant don Adolfo.

--Pardieu, messieurs, dit gaiment l'aventurier, monsieur Raimbaut a eu
la charmante attention de mettre trois couverts, prévoyant sans doute
que vous ne refuseriez pas de me tenir compagnie; faites donc, je vous
prie, trêve pour un instant à vos pensées, et venez vous mettre à table.

--De grand cœur, répondirent-ils en prenant place à ses côtés.

Le repas commença; don Adolfo mangeait de bon appétit tout en causant
avec une verve et un entrain que jamais jusqu'alors ses amis ne lui
avaient vue, il ne tarissait pas, c'était un feu roulant de saillies,
de mots spirituels, d'anecdotes finement racontées qui jaillissaient de
ses lèvres en gerbes flamboyantes.

Les jeunes gens se regardaient, ils ne comprenaient rien à cette humeur
singulière; car, malgré la gaîté de ses propos et le laisser-aller de
ses manières, le front de l'aventurier demeurait soucieux et son visage
gardait le masque froidement railleur qui lui était habituel.

Cependant, excités malgré eux par cette gaîté communicative au suprême
degré, ils n'avaient pas tardé à oublier toutes leurs préoccupations et
à se laisser gagner par cette joie si franche en apparence; bientôt ce
fut une lutte de rires et de mots joyeux qui se mêlaient au choc des
verres et aux cliquetis des couteaux et des fourchettes.

Les domestiques avaient été renvoyés et les trois amis laissés seuls.

--Ma foi, messieurs, dit don Adolfo en débouchant une bouteille
de champagne, de tous les repas, à mon avis, le meilleur est le
souper; nos pères le chérissaient et ils avaient raison; entre autres
bonnes coutumes qui s'en vont, celle-ci se perd et bientôt elle sera
complètement oubliée, je la regretterai sincèrement.

Il remplit les verres de ses compagnons.

--Laissez-moi, reprit-il, boire à votre santé avec ce vin, l'un des
plus charmants produits de votre pays.

Et après avoir trinqué, il vida son verre d'un trait.

Les bouteilles se succédaient rapidement les unes aux autres, les
verres étaient aussitôt vidés que remplis.

Les têtes ne tardèrent pas à s'échauffer. Alors on alluma les cigares
et on attaqua les liqueurs, le rhum de la Jamaïque, le refino de
Cataluña, l'eau de vie de France.

Puis, les coudes sur la table, enveloppés d'un épais nuage de fumée
odorante, les convives causèrent avec un peu plus de suite et
insensiblement, sans qu'ils s'en aperçussent eux-mêmes, leur entretien
prit tout doucement un tour plus sérieux et plus confidentiel.

--Bah! fit tout à coup Dominique en se renversant avec béatitude sur le
dossier de sa chaise, la vie est une bonne chose et surtout une belle
chose!

A cette boutade qui tombait ex-abrupto comme un aérolithe au milieu de
la conversation, l'aventurier éclata d'un rire nerveux et saccadé.

--Bravo! dit-il, voilà de la philosophie au premier chef. Cet homme
qui est né, il ne sait de qui, il ne sait où, qui a poussé comme un
vigoureux champignon, sans s'être jamais connu d'autre ami que moi,
qui ne possède pas un réal vaillant au soleil, trouve la vie une belle
chose et se félicite d'en jouir, pardieu je serais curieux de le voir
développer un peu cette belle théorie.

--Rien de plus facile, répondit le jeune homme sans s'émouvoir, je suis
né je ne sais où, cela est vrai, mais c'est un bonheur pour moi cela:
la terre entière est ma patrie! A quelque nation qu'ils appartiennent,
les hommes sont mes compatriotes; je ne connais pas mes parents. Qui
sait? Peut-être est-ce un bonheur pour moi encore? Ils m'ont, par leur
abandon, dispensé du respect et de la reconnaissance pour les soins
qu'ils m'auraient donnés, et m'ont laissé libre d'agir à ma guise, sans
avoir à redouter leur contrôle; je n'ai jamais eu qu'un ami; combien
d'hommes peuvent se flatter d'en avoir autant? Le mien est bon, sincère
et dévoué, toujours je l'ai senti près de moi, quand j'en ai en besoin
pour se réjouir de ma joie, s'attrister de ma douleur, me soutenir et
me rattacher par son amitié à la grande famille humaine dont sans lui
je serais exilé; je ne possède pas un réal au soleil, ceci est encore
vrai; mais que me fait la richesse? Je suis fort, brave et intelligent;
l'homme ne doit-il pas travailler? J'accomplis ma tâche comme les
autres, peut-être mieux, car je n'envie personne et je suis heureux de
mon sort. Vous voyez bien, mon cher Adolfo, que la vie est pour moi
du moins, ainsi que je le disais tout à l'heure, une belle et bonne
chose; je vous défie, vous le sceptique et le désabusé, de me prouver
le contraire.

--Parfaitement répondu sur ma foi, dit l'aventurier; toutes ces
raisons, bien que spécieuses et faciles à réfuter, n'en paraissent pas
moins fort logiques, je ne me donnerai pas la peine de les discuter;
seulement je vous ferai observer, mon ami, que, lorsque vous me traitez
de sceptique, vous vous trompez: désabusé, peut-être le suis-je;
sceptique, je ne le serai jamais.

--Oh, oh! s'écrièrent à la fois les deux jeunes gens; ceci demande une
explication, don Adolfo.

--Cette explication, je vous la donnerai si vous l'exigez absolument;
mais à quoi bon? Tenez, j'ai une proposition à vous faire, proposition
qui, je le crois, vous sourira.

--Voyons, parlez.

--Nous voici presqu'au matin, dans quelques heures à peine il fera
jour, nul de nous n'a sommeil, restons là comme nous sommes et
continuons à causer.

--Certes, je ne demande pas mieux pour ma part, dit le comte.

--Et moi de même, mais de quoi causerons-nous? fit observer Dominique.

--Tenez, si vous le voulez je vous conterai une aventure, ou une
histoire: donnez-lui le nom que vous voudrez, que j'ai entendu
aujourd'hui même et dont je vous garantis l'exactitude, car celui qui
me l'a rapportée, homme que je connais depuis fort longtemps y a joué
un rôle.

--Pourquoi ne pas nous conter votre propre histoire, don Adolfo? Elle
doit être remplie de péripéties émouvantes et d'incidents fort curieux,
dit le comte avec intention.

--Eh bien, voilà ce qui vous trompe, mon cher comte, répondit Olivier
avec bonhomie, rien de plus terre à terre et de moins émouvant au
contraire que ce qu'il vous plaît de nommer mon histoire; c'est à
peu près celle de tous les contrebandiers; car vous savez, n'est-ce
pas, dit-il d'un ton de confidence, que je ne suis pas autre chose?
Notre existence est à tous la même: nous rusons pour passer les
marchandises qu'on nous confie et la douane ruse pour nous en empêcher
et les saisir, de la des conflits qui parfois mais rarement, grâce
à Dieu, deviennent sanglants; voici en substance l'histoire que vous
me demandiez, mon cher comte; vous voyez qu'elle n'a rien en soi
d'essentiellement intéressant.

--Je n'insiste pas, cher don Adolfo, répondit le comte avec un sourire;
passons outre, s'il vous plaît.

--Alors, dit Dominique à l'aventurier, vous êtes libre de commencer
votre histoire lorsque cela vous plaira.

Olivier remplit un verre à champagne de refino de Cataluña, le vida
d'un trait et frappant sur la table avec le manche d'un couteau.

--Attention, messieurs, dit-il; je commence: Je dois avant tout,
reprit-il, réclamer votre indulgence, pour certaines lacunes et surtout
pour quelques points obscurs qui se trouveront dans ce récit; je vous
répète que je ne fais que redire ce qui m'a été conté à moi-même, que
par conséquent il y a beaucoup de choses que j'ignore et que je ne
puis être rendu responsable des réticences faites probablement avec
intention par le premier narrateur qui avait sans doute des motifs
connus de lui seul pour laisser dans l'ombre certains incidents de
cette histoire, fort curieuse, du reste, je vous l'affirme.

--Commencez, commencez, lui dirent-ils.

--Une autre difficulté se rencontre encore dans ce récit, continua-t-il
imperturbablement; c'est que j'ignore complètement dans quel pays il
s'est passé; mais ceci n'est que d'une importance relative, les hommes
étant à peu près les mêmes partout, c'est-à dire, agités et gouvernés
par des vices et des passions identiques; tout ce dont je crois être
certain, c'est que le fait appartient au vieux monde, du reste vous en
jugerez. Donc, il y avait en Allemagne, supposons si vous voulez que
c'est en Allemagne que se passa cette véridique histoire, il y avait,
disais-je, une famille riche et puissante dont la noblesse remontait
aux temps les plus reculés; vous savez sans doute que la noblesse
allemande est une des plus vieilles de l'Europe et que les traditions
d'honneur se sont conservées chez elle presqu'intactes jusqu'à ce
jour. Or, le prince de Oppenheim-Schlewig, nous le nommerons ainsi,
le chef de cette famille était prince, avait deux fils, à peu près du
même âge, il n'y avait que deux ou trois ans de différence entre eux;
tous deux étaient beaux et doués d'une vive intelligence; ces deux
jeunes gentilshommes avaient été élevés avec le plus grand soin, sous
les yeux de leur père qui surveillait attentivement leur éducation. En
Allemagne, ce n'est point comme en Amérique, le pouvoir du chef de la
famille est fort étendu et surtout fort respecté; il y a quelque chose
de réellement patriarcal dans la façon dont la discipline intérieure de
la maison est maintenue; les jeunes gens profitaient des leçons qu'ils
recevaient, mais avec l'âge, leurs caractères se dessinaient peu à peu
plus nettement et bientôt il fut facile de reconnaître une différence
bien tranchée entre eux, bien que tous deux fussent des gentilshommes
accomplis dans la vulgaire acception du mot. Cependant leurs qualités
morales, s'il m'est permis de me servir de cette expression différaient
complètement: le premier était doux, affable, serviable, sérieux,
attaché à ses devoirs et surtout pénétré à un point extrême de
l'honneur de son nom; le second montrait des goûts tout différents,
bien que fort orgueilleux et fort entiché de sa noblesse; cependant
il ne craignait pas de compromettre le respect qu'il devait à son
nom dans les tripots du plus bas étage et dans les sociétés les moins
honorables, menant enfin la vie la plus dissipée et la plus orageuse.
Le prince gémissait en secret des débordements de son fils cadet;
plusieurs fois il l'avait appelé en sa présence et lui avait adressé de
sévères remontrances; le jeune homme avait respectueusement écouté son
père, lui avait promis de s'amender et avait continué de plus belle.

La France déclara la guerre à l'Allemagne. Le prince de
Oppenheim-Schlewig fut un des premiers à obéir aux ordres de l'empereur
et à se ranger sous ses drapeaux; ses fils l'accompagnaient en qualité
d'aides de camp, ils faisaient leurs premières armes à ses côtés;
quelques jours après son arrivée au camp le prince fut chargé d'une
reconnaissance par le général en chef; il y eût une chaude escarmouche
avec les fourrageurs ennemis, au plus fort de la mêlée, le prince
tomba de cheval, on s'empressa autour de lui, il était mort; mais
particularité étrange et qui ne fut jamais expliquée, la balle qui
avait causé sa mort lui était entrée entre les deux épaules, il avait
été frappé par derrière.

Don Adolfo s'arrêta.

--A boire, dit-il à Dominique.

Celui-ci lui versa un verre de punch; l'aventurier l'avala presque
brûlant, et après avoir passé sa main sur son front pâle et moite de
sueur, il reprit avec une feinte négligence:

--Les deux fils du prince étaient assez loin de lui lorsque cette
catastrophe arriva, ils accoururent en toute hâte, mais ils ne
trouvèrent plus que le cadavre sanglant et défiguré de leur père.
La douleur des jeunes gens fut immense; celle de l'aîné sombre et
renfermée pour ainsi dire, celle du cadet, au contraire, bruyante;
malgré les plus minutieuses recherches, il fut impossible de découvrir
comment le prince, se trouvant à la tète de ses troupes, dont il
était adoré, avait pu être frappé par derrière, ceci demeura toujours
un mystère. Les jeunes gens quittèrent l'armée et rentrèrent dans
leurs foyers; l'aîné avait pris le titre de prince et était devenu
le chef de la famille; en Allemagne, le droit d'aînesse existe dans
toute sa rigueur, le cadet dépendait donc complètement de son frère;
mais celui-ci ne voulut pas laisser son cadet dans cette situation
inférieure et honteuse, il lui abandonna la fortune de sa mère, fortune
assez considérable, elle montait je crois à près de deux millions, le
laissa complètement libre de ses actions et l'autorisa à prendre le
titre de marquis.

--De duc, vous voulez dire, interrompit le comte.

--C'est juste, reprit don Adolfo, en se mordant les lèvres, puisque lui
était prince, mais vous le savez, nous autres républicains, ajouta-t-il
avec un sourire amer, nous sommes peu au fait de ces titres pompeux
pour lesquels nous professons le plus profond mépris.

--Passons, dit nonchalamment Dominique.

Don Adolfo continua:

--Le duc réalisa sa fortune, fit ses adieux à son frère et partit pour
Vienne; le prince, demeuré dans ses terres au milieu de ses vassaux,
n'entendit plus qu'à de longs intervalles parler de son frère; les
nouvelles qu'il en recevait alors n'étaient aucunement de nature à
le réjouir. Le duc ne mettait plus de bornes à ses débordements, les
choses en arrivèrent à un tel point que le prince fut enfin contraint
de prendre un parti sévère et d'intimer à son cadet l'ordre de quitter
immédiatement le royaume, je veux dire l'empire; celui-ci obéit sans
murmurer; plusieurs années s'écoulèrent pendant lesquelles le duc
parcourut toute l'Europe. N'écrivant que rarement à son aîné, mais
protestant chaque fois des changements qui s'étaient opérés en lui
et de la réforme radicale de sa conduite. Qu'il crût ou non à ces
protestations, le prince ne jugea pas devoir se dispenser d'annoncer
à son frère qu'il était sur le point de se marier avec une noble
héritière, jeune, belle et riche, que le mariage devait incessamment se
conclure; et peut-être dans la persuasion que, à cause de la distance,
le duc ne pourrait venir, il l'invita à assister à la bénédiction
nuptiale. Si telle fut sa pensée, il se trompa; le duc arriva la veille
même du mariage. Son frère l'accueillit fort bien, lui assigna un
appartement dans son palais; le lendemain l'union projetée s'accomplit.

La conduite du duc fut irréprochable; demeuré près de son frère, il
semblait s'appliquer à lui complaire en tout et à prouver à chaque
occasion que sa conversion était sincère. Bref, il joua si bien son
rôle que tout le monde y fut trompé, le prince le premier qui non
seulement lui rendit son amitié, mais encore ne tarda pas à lui
accorder sa confiance entière.

Depuis plusieurs mois déjà le duc était revenu de ses voyages, il
semblait avoir pris la vie au sérieux et n'avoir qu'un désir: celui de
réparer les fautes de sa jeunesse. Accueilli dans toutes les familles,
avec un peu de froideur d'abord, mais bientôt avec distinction, il
était presque parvenu à faire oublier les erreurs de sa vie passée,
lorsque je ne sais à propos de quelle fête ou de quel anniversaire,
eurent lieu dans le pays des réjouissances extraordinaires;
naturellement le prince, comme c'était son devoir, prit l'initiative
des divertissements et même à l'instigation de son frère il résolut
pour leur donner plus d'éclat d'y jouer lui-même un rôle important. Il
s'agissait de représenter une espèce de tournois: la première noblesse
des pays environnants avait avec empressement offert son concours à
l'exemple du prince; enfin le jour des joutes arriva. La jeune épouse
du prince assez avancée dans une grossesse laborieuse, poussée par un
de ces pressentiments qui viennent du cœur et qui ne trompent jamais,
essaya vainement d'empêcher son mari de descendre dans la lice, lui
avouant au milieu des larmes qu'elle redoutait un malheur; le duc
se joignit à sa belle-sœur pour engager son frère à s'abstenir de
paraître dans le tournoi autrement que comme spectateur, mais le prince
qui croyait son honneur engagé, fut inébranlable dans sa résolution,
plaisanta, traita leurs craintes de chimériques, et monta à cheval pour
se rendre au lieu du tournoi.

Une heure plus tard, on le rapportait mourant.

Par un hasard extraordinaire, une fatalité inouïe, le malheureux prince
avait trouvé la mort, là ou il ne devait rencontrer que le plaisir.

Le duc témoigna une douleur extrême de la mort si affreuse de son frère.

Le testament du prince fut immédiatement ouvert, il nommait son frère
légataire universel de tous ses biens, à moins que la princesse dont,
ainsi que nous l'avons dit, la grossesse était avancée, ne donnât le
jour à un fils; auquel cas, ce fils hériterait de la fortune et des
titres de son père, et demeurerait jusqu'à sa majorité sous la tutelle
de son oncle.

En apprenant la mort de son mari, la princesse fut saisie à
l'improviste des douleurs de l'enfantement; elle accoucha d'une fille.

La seconde clause du testament se trouva ainsi annulée, le duc prit le
titre de prince et s'empara de la fortune de son frère.

La princesse, malgré les offres les plus séduisantes que lui fit
son beau-frère, ne voulut pas consentir à continuer à habiter, en
étrangère, un palais où elle avait été dame et maîtresse, et elle se
retira dans sa famille.

L'aventurier fit une pose.

--Comment trouvez-vous cette histoire? demanda-t-il à ses auditeurs
avec un sourire ironique.

--J'attends répondit le comte, pour donner mon avis sur ce récit, que
vous nous en donniez la contrepartie.

L'aventurier lui jeta un regard clair et perçant.

--Ainsi, dit-il, vous croyez que ce n'est pas tout.

--Toute histoire, répartit le comte, se compose de deux parties
distinctes.

--C'est-à-dire?

--La partie fausse et la partie vraie.

--Expliquez-vous?

--Volontiers; la partie fausse est celle qui est publique, que tout le
monde connaît et peut commenter et colporter à sa guise.

--Bien, fit-il avec un léger mouvement de tête, et la partie vraie?

--Celle-ci est la secrète, la mystérieuse, connue seulement de deux
ou trois personnes au plus, la peau de l'agneau enlevée de dessus les
épaules du loup.

--Ou le masque de vertu arraché de la face du scélérat; s'écria-t-il
avec un éclat terrible, n'est-ce pas cela?

--Oui, c'est cela, en effet.

--Et vous attendez cette contrepartie de l'histoire?

--Je l'attends, répondit sévèrement le comte.

L'aventurier demeura deux ou trois minutes le front dans la main, puis
il releva fièrement la tête, vida d'un trait le verre placé devant lui,
et d'une voix nerveuse et saccadée:

--Eh bien, alors écoutez, dit-il, car, vrai Dieu, je vous jure que ce
que vous allez entendre en vaut la peine, cette fois.



XXIV


LA RÉVÉLATION


Il y eut un silence assez long, pendant lequel les trois convives
demeurèrent plongés dans de profondes méditations.

Enfin don Adolfo rompit le charme qui semblait les enchaîner, en
reprenant tout à coup la parole.

--La princesse avait un frère, alors jeune homme de vingt-deux ans
tout au plus, charmant cavalier, adroit à tous les exercices du corps,
brave comme son épée, fort aimé des dames auxquelles du reste il le
rendait bien, cachant, sous des dehors frivoles, un caractère sérieux,
une grande intelligence et une indomptable énergie. Ce frère que nous
nommerons Octave, si vous voulez, avait pour sa sœur un sincère
attachement; il l'aimait de tout ce qu'elle avait souffert, et le
premier il l'avait engagée à quitter le palais de son mari défunt, à
rentrer dans sa famille en réclamant son douaire et rejetant les offres
de service du prince, son beau-frère. Octave, sans que rien ne vînt aux
yeux du monde justifier la conduite qu'il adoptait vis-à vis du prince,
éprouvait pour celui-ci une vive répulsion.

Pourtant il n'avait pas rompu toutes relations avec lui; il le visitait
quelquefois, mais rarement, à la vérité.

Ces entrevues, toujours froides et gênées de la part du jeune homme,
étaient, au contraire, cordiales et empressées de celle du prince,
qui essayait, par ses manières gracieuses, ses offres de service sans
cesse renouvelées, de ramener à lui cet homme, dont il avait deviné la
répulsion.

La princesse, retirée dans sa famille, élevait sa fille loin du monde,
avec une tendresse et un dévouement absolu; à la mort de son mari,
elle avait pris le deuil quelle n'a pas quitté depuis; mais ce deuil,
elle le portait plus encore dans son cœur que sur ses habits, car la
catastrophe qui l'avait privée de son époux était toujours présente à
son souvenir, et, avec cette ténacité des cœurs aimants pour lesquels
le temps ne marche pas, sa douleur était aussi vive qu'au premier
jour; si parfois, dans la retraite où elle s'était volontairement
confinée, le nom de son beau-frère venait par hasard à être prononcé,
un tremblement convulsif agitait soudain tout son corps, son visage
pâle devenait livide, et ses grands yeux, brûlés de fièvre et inondés
de larmes, se fixaient alors sur son frère Octave avec une expression
étrange de reproche et de désespoir, semblant lui dire que cette
vengeance qu'il lui avait promise se faisait bien attendre.

Le prince, homme fait maintenant, avait réfléchi qu'il était le dernier
de sa race et qu'il était urgent, s'il ne voulait pas que les biens
et les titres de sa famille passassent à des collatéraux éloignés,
d'avoir un héritier de son nom; en conséquence, il avait entamé des
négociations avec plusieurs familles princières du pays, et à l'époque
où nous sommes arrivés, c'est-à-dire huit ans environ après la mort
de son frère, il était fortement question du mariage prochain du
prince avec la fille d'une des plus nobles maisons de la confédération
germanique.

Toutes les convenances se trouvaient réunies dans cette alliance,
destinée à accroître encore l'importance et la richesse déjà
proverbiale de la maison d'Oppenheim-Schlewig: la fiancée était jeune,
belle et appartenait par alliance à la maison régnante de Hapsbourg;
le prince attachait donc à cette union la plus haute importance et en
hâtait par tous ses efforts la prompte conclusion.

Sur ces entrefaites, le comte Octave fut obligé, pour le règlement de
certaines affaires d'intérêt, de quitter sa résidence et de se rendre
pour quelques jours dans une ville éloignée d'une vingtaine de lieues
au plus.

Le jeune homme fit ses adieux à sa sœur, monta en chaise de poste et
partit.

Le surlendemain, vers huit heures du soir, il arriva à la ville de
Bruneck et descendit dans une maison à lui appartenant, qui se trouvait
sur la place principale de la ville, à quelques pas à peine du palais
du gouverneur.

Bruneck est une fort jolie petite ville du Tyrol bâtie sur la rive
droite de la Rienz dont la population, qui se monte à quinze ou seize
cents habitants au plus, a conservé et conserve encore aujourd'hui les
mœurs patriarcales, simples et sévères d'il y a soixante ans.

Le comte Octave remarqua avec surprise, à son entrée dans la ville,
que la plus grande agitation y régnait; malgré l'heure avancée, les
rues que sa chaise traversa étaient remplies d'une foule inquiète qui
allait, venait, courait dans tous les sens, avec des vociférations
singulières; la plupart des maisons étaient illuminées; sur la place,
de grands feux étaient allumés.

Dès que le comte fut entré chez lui, il s'informa, tout en se mettant à
table pour souper, de la cause de cette effervescence extraordinaire.

Voici ce qu'il apprit:

Le Tyrol est un pays excessivement montagneux, c'est la Suisse de
l'Autriche; or, la plupart de ces montagnes servent de repaires à de
nombreuses bandes de malfaiteurs, dont l'unique occupation est de
rançonner les voyageurs que leur mauvaise étoile conduit à leur portée,
piller les villages, et parfois même, d'assez gros bourgs.

Depuis nombre d'années, un chef de bandits plus adroit et plus
entreprenant que les autres, à la tête d'une troupe considérable
d'hommes résolus et bien disciplinés, désolait la contrée, attaquant
les voyageurs, brûlant et pillant les villages, et n'hésitant pas,
le cas échéant, à tenir tête aux détachements de soldats expédiés à
sa poursuite et qui, bien souvent, étaient revenus fort maltraités
de leurs rencontres avec lui. Cet homme avait fini par inspirer une
telle terreur à la population de cette contrée, que les habitants en
étaient arrivés à reconnaître tacitement sa domination et à lui obéir
en tremblant, dans la persuasion où ils étaient qu'il était impossible
de le vaincre. Le gouvernement autrichien n'avait naturellement pas
voulu admettre ce pacte conclu avec des brigands, et, résolu à en finir
à tout prix, il avait employé les moyens les plus énergiques pour
s'emparer du bandit.

Pendant un laps de temps assez long, tous ses efforts furent
infructueux: cet homme, merveilleusement servi par ses espions, était
tenu parfaitement au courant de tout ce qu'on tentait contre lui;
il dressait ses plans en conséquence, et parvenait facilement à se
soustraire aux recherches et à déjouer tous les pièges qui lui étaient
tendus.

Mais ce que n'avait pu faire la force, la trahison le fit enfin: un
des affiliés du _Bras-Rouge_ (tel était le nom de guerre du bandit),
mécontent de la part qui lui avait été donnée dans un riche butin fait
quelques jours auparavant et se croyant lésé par son chef, résolut de
se venger de lui en le trahissant.

Une semaine plus tard, le Bras-Rouge avait été surpris par les troupes
et fait prisonnier ainsi que les principaux de sa bande.

Les quelques hommes qui avaient échappé, démoralisés par la capture de
leur chef, n'avaient pas tardé à tomber à leur tour entre les mains des
soldats, de sorte que la bande toute entière avait été détruite.

Le procès des bandits n'avait pas été long, ils avaient été condamnés à
mort et exécutés immédiatement.

Le chef et deux de ses principaux lieutenants avaient seuls été
réservés pour rendre leur supplice plus exemplaire.

Ils devaient être exécutés le lendemain. Voilà pour quel motif la ville
de Bruneck était en liesse. Les populations voisines étaient accourues
pour assister au supplice de l'homme devant lequel elles avaient si
longtemps tremblé, et afin de ne pas manquer ce spectacle si attrayant
pour elles, elles campaient dans les rues et sur les places, attendant
avec impatience l'heure de l'exécution.

Le comte n'attacha que fort peu d'importance à ces nouvelles, et comme
il se sentait fatigué d'avoir pendant deux jours voyagé à travers des
routes exécrables, il se prépara, son souper terminé, à se livrer au
repos.

Au moment où il entrait dans sa chambre à coucher, un domestique parut
et échangea quelques mots à voix basse avec le valet de chambre.

--Qu'y a-t-il, demanda le comte Octave, en se retournant.

--Pardon, monsieur le comte, répondit respectueusement le domestique,
un homme est là qui désire parler à votre Excellence.

--Me parler à cette heure? fit-il avec étonnement; c'est impossible,
à peine suis-je ici que l'on sait déjà mon arrivée; dites à cet homme
qu'il revienne demain, ce soir il est trop tard.

--Je le lui ai dit, monsieur le comte, et il a répondu que demain il ne
serait plus temps.

--Voilà qui est extraordinaire! Quel est cet homme?

--Un prêtre, monsieur le comte, et il a ajouté que ce qu'il avait à
dire à votre excellence, était fort grave et qu'il le priait instamment
de le recevoir.

Le jeune homme, fort intrigué d'une semblable visite à une pareille
heure, répara le désordre de sa toilette et se rendit au salon, curieux
d'avoir le mot de cette énigme.

Un prêtre se tenait debout au milieu de la pièce.

C'était un homme déjà fort âgé, ses cheveux blancs comme la neige
tombaient en longues mèches sur ses épaules et lui donnaient une
apparence vénérable, complétée par l'expression de bonté et de calme
grandeur répandue sur son visage.

Le comte le salua respectueusement en l'invitant du geste à s'asseoir.

--Excusez-moi, monsieur le comte, répondit-il en s'inclinant et en
demeurant debout. Je suis aumônier de la prison, monsieur; vous avez
sans doute entendu parler de l'arrestation de certains malfaiteurs?

--En effet, monsieur, on m'a donné de vague renseignements à ce sujet.

--Plusieurs de ces malheureux, reprit-il, ont déjà subi le châtiment
terrible auquel les avait condamnés la justice humaine; le plus
coupable de tous, leur chef doit à son tour, subir le sien demain au
lever du soleil.

--Je le sais, monsieur.

--Cet homme, continua l'aumônier, sur le point de comparaître devant
Dieu, son juge suprême, auquel il a à rendre un compte terrible, a
senti, grâce à mes efforts pour le ramener au repentir, le remords
entrer dans son cœur. Votre arrivée en cette ville, qu'il a apprise
je ne sais comment, lui a paru être un avertissement de la Providence;
il m'a fait mander aussitôt, et m'a prié de me rendre auprès de vous,
monsieur le comte.

--Auprès de moi! s'écria le jeune homme avec étonnement; que peut-il
exister de commun entre moi et ce misérable?

--Je l'ignore, monsieur le comte, il ne m'a rien dit à ce sujet,
seulement il vous supplie de vous transporter à son cachot, désirant
vous révéler un secret de la plus haute importance.

--Ce que vous me dites me confond, monsieur; cet homme m'est
complètement étranger, je ne comprends pas de quelle façon ma vie peut
se trouver mêlée à la sienne.

--Il vous l'expliquera sans doute, monsieur le comte; mais je vous le
conseille, consentez à l'entrevue que vous demande cet homme, monsieur
le comte, répondit le prêtre sans hésiter. Depuis bien des années
déjà, je suis aumônier des prisons, j'ai vu hélas mourir bien des
criminels. On ne ment pas devant la mort, l'homme le plus fort et le
plus brave devient bien petit et bien faible en face de cet inconnu qui
se nomme l'Éternité; il se prend à trembler, et n'osant plus espérer
en la bonté des hommes, il espère en celle de Dieu. Bras-Rouge, le
malheureux, qui doit mourir demain, sait que rien ne peut le soustraire
au sort terrible qui l'attend, dans quel but vous demanderait-il cette
entrevue sur le seuil de la mort, si ce n'est dans celui de racheter
par la révélation qu'il désire vous faire, peut être un de ses crimes
les plus horribles, bien qu'il soit peut-être le plus ignoré de tous.
Croyez-moi, monsieur le comte, le doigt de la Providence est dans tout
ceci; ce n'est pas le hasard qui vous a amené dans cette ville juste
au moment de cette expiation terrible; consentez à me suivre et à
descendre avec moi dans le cachot où ce malheureux attend sans doute
avec la plus vive anxiété et en comptant les minutes, que vous vous
présentiez à lui. En supposant même que cette révélation n'ait pas pour
vous l'importance que suppose ce malheureux, refuserez-vous de donner
cette dernière consolation à un homme qui va si fatalement être rayé du
nombre des vivants; je vous en supplie, monsieur le comte, consentez à
me suivre.

La détermination du jeune homme fut bientôt prise.

Le comte s'enveloppa dans un manteau et partit de l'hôtel en compagnie
du prêtre.

Malgré l'heure avancée, car il était près de minuit, la place était
pleine de monde, la foule loin de diminuer augmentait au contraire à
chaque instant, par l'arrivée de nouveaux individus qui accouraient des
villages voisins; des bivouacs étaient établis partout.

Le comte et son guide se frayèrent assez difficilement un passage à
travers la foule, jusqu'à la prison, devant laquelle veillaient de
nombreux factionnaires.

Sur un mot de l'aumônier, la porte de la prison fut ouverte aussitôt;
le comte entra, précédé par le digne prêtre, et suivi par un geôlier,
ils se dirigèrent vers le cachot du condamné à mort.

Le geôlier, un falot à la main, guida silencieusement les deux
visiteurs à travers une longue suite de corridors, puis, arrivé devant
une porte doublée de fer du haut en bas, il s'arrêta en disant ce seul
mot:

--Entrez.

Ils pénétrèrent dans le cachot.

Nous employons cette locution consacrée, cependant rien ne ressemblait
moins à un cachot que la chambre dans laquelle ils entrèrent.

C'était une cellule assez grande, éclairée par deux fenêtres en ogives
garnies de forts barreaux en dehors; l'ameublement se composait d'un
lit, c'est-à-dire d'un cadre sur lequel était tendu un cuir de vache,
d'une table et de plusieurs chaises, un miroir était pendu au mur. Dans
le fond de la pièce un autel était dressé et tout tendu de noir, le
condamné était en chapelle; chaque jour, depuis le prononcé du verdict,
un prêtre, l'aumônier de la prison, disait deux messes basses; une le
matin, l'autre le soir pour le condamné.

A ce détail singulier de la chapelle, coutume qui n'existe qu'en
Espagne et dans les colonies qui en dépendent, les deux auditeurs
échangèrent à la dérobée un regard d'intelligence que ne remarqua pas
l'aventurier.

Celui-ci continua sans se douter de la faute que, sans y songer, il
avait commise.

--Le condamné était assis sur un equipal, la tête dans la main; le
coude appuyé sur la table, il lisait à la lueur d'une lampe fumeuse.

A l'entrée des visiteurs il se leva aussitôt et les salua avec la plus
exquise politesse.

--Messieurs, veuillez prendre des sièges et me faire l'honneur
d'attendre quelques instants l'arrivée des personnes que j'ai fait
demander, dit-il en approchant des butacas, leur présence est
indispensable, il faut que plus tard nul ne puisse révoquer en doute la
véracité de la révélation que je désire vous faire.

L'aumônier et le comte firent un geste d'assentiment et s'assirent.

Il y eut un silence de quelques minutes, silence troublé seulement par
les pas cadencés de la sentinelle placée dans le corridor pour veiller
sur le condamné et qui passait et repassait devant son cachot.

Le Bras-Rouge s'était remis sur son equipal, et semblait réfléchir.

Le comte profita de cette circonstance pour l'examiner avec soin.

C'était un homme de trente-cinq à quarante ans au plus.

Sa taille élevée était bien prise et fortement charpentée, ses gestes
avaient de l'ampleur et de l'élégance. Sa tête un peu forte était par
l'habitude du commandement sans doute rejetée en arrière, ses traits
étaient beaux, fortement accentués, son regard tombait de haut et avait
une fixité extraordinaire; une expression singulière de douceur et
d'énergie répandue sur son visage, lui imprimait un cachet d'étrangeté
impossible à rendre; ses cheveux d'un noir bleu, plantés drus et
frisant naturellement, tombaient en grosses boucles sur ses larges
épaules.

Son costume tout de velours noir, d'une coupe exceptionnelle, tranchait
avec la pâleur mate de son teint, et ajoutait encore s'il est possible
à l'aspect saisissant de tout son individu.

Un bruit de pas se fit entendre au dehors, une clé grinça dans la
serrure et la porte s'ouvrit: deux hommes parurent.

Le geôlier, après les avoir introduits dans le cachot sans prononcer
une parole, sortit en refermant la porte derrière lui.

Le premier de ces deux hommes était le directeur de la prison,
vieillard encore vert malgré ses soixante-dix ans, aux traits calmes,
à l'aspect vénérable, dont les cheveux blancs coupés assez courts et
rares sur les tempes retombaient par derrière sur le collet de son
habit.

Le second était un officier, un major ainsi que le prouvaient ses
épaulettes d'or, il était jeune et paraissait à peine trente ans, ses
traits n'avaient rien de fort remarquable; c'était un de ces hommes
nés pour porter l'uniforme, et qui revêtus d'un costume bourgeois
sembleraient ridicules, tant ils sont créés pour le harnais du soldat.

Tous deux saluèrent poliment et attendirent, sans prononcer un mot,
qu'on leur adressât la parole pour expliquer la prière qui leur avait
été faite de se rendre dans ce cachot.

Le condamné le comprit ainsi; les premières salutations échangées, il
se hâta de leur faire connaître le motif qui l'avait engagé à les prier
de se rendre auprès de lui, à ce moment suprême où il n'avait plus rien
à espérer des hommes.

--Messieurs, leur dit-il d'une voix ferme, dans quelques heures à peine
j'aurai satisfait à la justice humaine, et je comparaîtrai devant celle
bien plus terrible de Dieu. Depuis le jour où a commencé pour moi cette
lutte implacable que j'ai soutenue contre la société, j'ai commis bien
des crimes, servi bien des haines, et me suis rendu complice d'un
nombre incalculable d'attentats odieux. L'arrêt qui me frappe est
juste, et bien que résolu à subir, en homme que la mort n'a jamais
effrayé, le supplice auquel je suis condamné, je crois devoir vous
avouer avec la sincérité la plus grande et la plus profonde humilité
que je me repens de mes crimes, et que, loin de mourir impénitent,
j'expirerai en suppliant Dieu non pas de me pardonner, mais de prendre
en pitié mon repentir.

--Bien, mon fils, dit doucement l'aumônier, réfugiez-vous en Dieu, sa
bonté est infinie.

Il y eut un silence de quelques minutes. Bras-Rouge le rompit enfin.

--J'aurais voulu à ce moment suprême, dit-il, réparer le mal que j'ai
fait! Hélas cela est impossible, mes victimes sont bien mortes, aucune
puissance humaine ne saurait leur rendre cette vie que je leur ai si
lâchement ravie, mais parmi ces crimes il en est un, le plus affreux
de tous peut-être, que je ne puis entièrement réparer il est vrai,
mais dont j'espère neutraliser les effets, en vous en révélant les
sinistres péripéties et en vous divulguant le nom de l'homme qui fut
mon complice. Dieu, en conduisant à l'improviste dans cette ville, le
comte Octave a voulu sans doute m'obliger à cette expiation, je me
soumets sans murmures à sa volonté, peut-être daignera-t-il en faveur
de mon obéissance me prendre en pitié! En vous priant, messieurs, de
vous rendre près de moi, j'ai voulu procurer à la personne la plus
intéressée à mon récit, les témoins indispensables, pour que plus tard
la justice humaine pût, sans craindre de se tromper, sévir contre le
coupable. Donc, Messieurs, prenez note de mes paroles, car je vous le
jure, sur le bord de ma tombe, elles seront de la plus exacte vérité.

Le condamné s'arrêta et parut recueillir ses souvenirs.

Les assistants attendaient en proie à la curiosité la plus vive;
le comte surtout essayait vainement de dissimuler sous des dehors
froids et sévères l'anxiété qui lui serrait le cœur. Un secret
pressentiment l'avertissait que la lumière allait luire enfin et que ce
secret impénétrable jusque-là, qui enveloppait sa famille et dont il
poursuivait vainement la connaissance depuis si longtemps, allait lui
être divulgué.

Bras-Rouge reprit en choisissant parmi les divers papiers qui
encombraient sa table un cahier assez volumineux qu'il ouvrit et plaça
devant lui.

--Bien que huit ans se soient écoulés, dit-il, depuis l'époque où se
sont passés ces événements, ils sont cependant demeurés si présents
à ma pensée, que dès que j'ai appris l'arrivée de monsieur le comte
Octave en cette ville, quelques heures m'ont suffi pour en écrire
le récit détaillé; c'est de cette affreuse histoire que vous allez,
Messieurs, entendre la lecture; puis chacun de vous apposera au-dessous
de la mienne sa signature à la fin de ce manuscrit, afin de lui donner
la notoriété et l'authenticité nécessaire pour l'usage que monsieur le
comte jugera devoir en faire plus tard dans l'intérêt de sa famille et
la punition du coupable; moi je n'ai été dans tout cela que le complice
payé et l'instrument dont on s'est servi pour frapper la victime.

--Cette précaution est fort bonne, dit alors le directeur de la prison;
nous signerons sans hésiter cette révélation quelle qu'elle soit.

--Merci, Messieurs, répondit le comte, bien que je sois aussi ignorant
que vous des faits qui vont être révélés, cependant, pour certaines
raisons particulières, j'ai la quasi-certitude que ce que je vais
apprendre est d'une haute importance pour le bonheur de certaines
personnes de ma famille.

--Vous allez en juger, monsieur le comte, dit le condamné, et il
commença aussitôt la lecture de son manuscrit.

Cette lecture dura près de deux heures.

De l'ensemble des faits il résultait ceci: d'abord que lorsque le
prince d'Oppenheim-Schlewig avait été tué, la balle était sortie du
fusil de Bras-Rouge embusqué dans un buisson, et payé par le fils cadet
du prince pour commettre ce parricide. Une fois engagé sur cette voie
glissante du crime, le jeune homme s'y était jeté à corps perdu sans
hésitation comme sans remords pour atteindre le but qu'il s'était
tracé, celui de s'emparer de la fortune paternelle; après un parricide,
un fratricide n'était rien pour lui, il l'exécuta avec un machiavélisme
de précautions atroces; d'autres crimes plus affreux encore s'il
est possible étaient racontés avec une vérité de détails tellement
saisissante et appuyés de preuves si irrécusables que les témoins,
appelés par le condamné, se demandaient avec épouvante, s'il était
possible qu'il existât un monstre si atroce et quel horrible châtiment
lui réservait cette justice divine dont il se jouait avec un si affreux
cynisme depuis tant d'années. La princesse, en apprenant la mort de son
mari, avait été prise des douleurs de l'enfantement, et avait accouché
non pas d'une fille, ainsi que tout le monde le croyait, mais de deux
jumeaux dont l'un le garçon avait été enlevé, et que le prince avait
fait disparaître afin d'annuler la clause du testament de son père qui
donnait au fils à naître les titres et la fortune totale de la famille.

Le comte, le visage dans ses mains, se croyait en proie à un cauchemar
horrible; malgré les préventions que toujours il avait eues contre son
beau-frère, jamais il n'aurait osé le soupçonner capable de commettre
ainsi de sang froid et à de longs intervalles une suite de crimes
odieux patiemment ourdis, et médités sous l'impulsion de la plus vile
et de la plus méprisable de toutes les passions, celle qui ne saurait
admettre d'excuse! La soif de l'or. Il se demandait si, malgré les
preuves irrécusables qu'il possédait ainsi à l'improviste, il se
trouverait dans tout l'empire un tribunal qui oserait assumer sur
soi la responsabilité de poursuivre de si honteux forfaits et si en
dehors de la nature humaine. D'un autre côté, cette révélation rendue
publique déshonorait irrésistiblement une famille à laquelle la sienne
était alliée de fort près; ce déshonneur ne rejaillirait-il pas sur sa
famille?

Toutes ces pensées tourbillonnaient dans le cerveau du comte, en lui
causant d'horribles douleurs et accroissant encore sa perplexité, car
il ne savait à quelle résolution s'arrêter; dans un cas aussi grave, il
n'osait demander conseil à personne ni chercher d'appui en dehors de
lui-même.

Bras-Rouge se leva, et s'approchant du comte:

--Monsieur, lui dit-il, prenez ce manuscrit; maintenant il est à vous.

Le comte prit machinalement le manuscrit qui lui était présenté.

--Je comprends votre étonnement et votre épouvante, monsieur, continua
le condamné, ces choses sont tellement horribles que, malgré leur
cachet de vérité, les circonstances exceptionnelles où elles ont été
écrites, et l'autorité des personnes qui ont signé après lecture, elles
courent le risque d'être révoquées en doute; aussi je veux vous mettre
à l'abri de tout soupçon d'imposture, monsieur le comte, en ajoutant à
ce manuscrit ce qu'on est convenu de nommer des pièces à l'appui, et
que moi j'appellerai des preuves irrécusables.

--Vous avez des preuves? dit le comte en tressaillant.

--J'en ai. Donnez-vous la peine d'ouvrir ce portefeuille; il contient
vingt et quelques lettres de votre beau-frère, adressées à moi et
toutes se rapportant aux faits racontés dans ce manuscrit.

--Oh! Mon Dieu! Mon Dieu! s'écria le comte en joignant les mains; mais
se tournant tout à coup vers Bras-Rouge: Ceci est bien étrange, dit-il.

Le condamné sourit.

--Je vous comprends, répondit-il, vous vous demandez, n'est-ce pas,
comment il se fait que, détenteur de lettres aussi compromettantes pour
le prince d'Oppenheim, celui-ci ne se soit pas servi de la puissance
qu'il possède pour me faire disparaître et rentrer en possession de ces
preuves de sa culpabilité.

--En effet, répondit le comte étonné de se voir si bien deviné, le
prince, mon beau-frère, est un homme d'une prudence extrême, il avait
un trop grand intérêt à anéantir ces preuves accablantes pour lui.

--Certes, et il n'eût pas manqué, j'en suis convaincu, à employer
les moyens les plus expéditifs pour réussir à cela; mais d'abord le
prince ignorait que ces preuves fussent restées entre mes mains.
Voici comment; chaque fois que, dans une lettre, il m'assignait un
rendez-vous, dès qu'il arrivait je brûlais en sa présence une lettre
en tout semblable à celle que j'avais reçue de lui, pour lui prouver
avec quelle bonne foi j'agissais et quelle confiance j'avais en lui, de
sorte que jamais il n'a supposé que je les eusse conservées; ensuite,
aussitôt après l'accouchement de votre belle-sœur, supposant avec
raison que le prince étant parvenu à son but, désirerait se défaire
de moi, je le prévins en quittant le pays à l'improviste; je demeurai
pendant trois ans à l'étranger. Au bout de ce temps, je fis courir
le bruit de ma mort; je m'arrangeai de façon à ce que cette nouvelle
parvint au prince, tout naturellement, et comme une chose certaine;
puis je revins ici. Le prince n'avait jamais su mon nom; nous autres
gentilshommes d'aventure, nous avons la coutume non seulement de
changer souvent de pseudonyme, car l'incognito est pour nous une
sauvegarde, mais encore d'en porter toujours trois ou quatre à la fois
afin d'établir à notre égard une confusion, grâce à laquelle nous nous
trouvons parfaitement en sûreté; en sorte que malgré ses démarches, si,
ce que j'ignore, le prince en a tenté jamais, il n'a pas réussi, je ne
dirai pas à me découvrir, mais seulement à constater mon existence.

--Mais dans quel but aviez-vous conservé ces lettres?

--Dans le but fort simple de m'en servir auprès de lui, afin de
l'obliger par la crainte d'une révélation à me fournir les sommes
dont j'aurais besoin, lorsque la fantaisie me prendrait de renoncer à
ma périlleuse carrière. Surpris à l'improviste, je n'ai pu en faire
l'usage que je désirais, mais maintenant je ne le regrette pas.

--Je vous remercie, répondit le comte avec effusion, mais afin de
reconnaître un si grand service, n'est-il donc rien que je puisse faire
pour vous, en l'extrémité où vous êtes?

Bras-Rouge jeta à la dérobée un regard autour de lui; afin de laisser
au comte entière liberté de s'entretenir avec le condamné, l'aumônier
et les deux militaires s'étaient retirés dans l'angle le plus éloigné
du cachot, où ils paraissaient causer avec beaucoup d'animation.

--Hélas! Monsieur le comte, dit-il en baissant la voix, il est trop
tard maintenant; j'aurais voulu...

--Parlez, et peut-être, ce dernier désir, le pourrai-je satisfaire.

--Eh bien! Soit. Ce n'est pas la mort qui m'effraie, c'est de monter
sur un échafaud ignoble, d'être livré vivant à la risée et aux avanies
de cette populace que, si longtemps, j'ai vu trembler devant moi;
voilà ce qui trouble mes derniers moments, et me rend triste. Je
voudrais tromper l'attente de cette foule féroce qui se délecte dans
l'espoir de mon supplice, et que le moment arrivé, on ne trouve plus
que mon cadavre; vous voyez bien que vous ne pouvez rien pour moi,
monsieur le comte.

--Vous vous trompez, répondit-il vivement, je puis tout au contraire;
non seulement je vous soustrairai au supplice, mais encore, s'ils
le veulent, vos deux compagnons y échapperont aussi par une mort
volontaire.

Un éclair de joie brilla dans l'œil fauve du condamné.

--Vous dites vrai? s'écria-t-il.

--Silence, fit le comte; quel intérêt aurai-je à vous tromper,
lorsqu'au contraire mon plus vif désir est de vous prouver ma gratitude.

--C'est vrai, mais par quel moyen?

--Écoutez-moi: cette bague que je porte au doigt renferme un poison
d'une force extrême, il ne faut qu'ouvrir le chaton et respirer son
contenu pour tomber mort; ce poison tue sans souffrance avec la
rapidité de la foudre. Un de mes ancêtres rapporta cette bague de la
Nouvelle-Espagne, où il avait été vice-roi. Vous connaissez la science
profonde des Indiens pour composer les poisons; voici la bague, je vous
l'offre, la voulez-vous?

--Certes, s'écria-t-il en s'en emparant et la cachant vivement dans sa
poitrine; merci, monsieur le comte, vous ne me devez plus rien, nous
sommes quittes; vous faites plus pour moi par le don de cette bague
que je n'ai fait pour vous; grâces vous soit rendues! Je vous devrai
d'échapper, ainsi que mes pauvres amis, au sort ignominieux qui nous
attend.

Ils se rapprochèrent alors des autres personnes qui, voyant leur
entretien terminé, avaient aussitôt cessé le leur.

--Messieurs, dit Bras-Rouge, je vous remercie sincèrement d'avoir
daigné assister à la révélation que ma conscience m'ordonnait de faire,
maintenant je me sens plus tranquille; quelques instants bien courts me
séparent de la mort. Serait-ce trop vous demander que de vous prier de
me laisser passer ces quelques instants auprès de mes deux compagnons
qui, condamnés comme moi, doivent eux aussi mourir aujourd'hui.

--C'est une suprême consolation, dit l'aumônier. Le directeur de la
prison réfléchit une minute.

--Je ne vois aucun inconvénient à vous accorder cette demande, dit-il
enfin; je vais donner les ordres nécessaires pour que vos compagnons
soient amenés ici, vous demeurerez ensemble jusqu'au moment de
l'exécution.

--Merci, monsieur, s'écria Bras-Rouge avec effusion, cette grâce, la
seule que vous me puissiez accorder, est pour moi d'un grand prix;
soyez béni pour tant de bonté!

Sur l'ordre du directeur de la prison, la sentinelle appela le geôlier
qui accourut et ouvrit le cachot.

--Adieu, messieurs, dit le condamné, Dieu soit avec vous!

Ils sortirent.

Le comte, après avoir pris congé de l'aumônier et des deux autres
personnes, quitta la prison, traversa la place encombrée d'une foule
immense et se hâta de rentrer chez lui.

En ce moment, six heures sonnèrent: c'était l'heure désignée pour
l'exécution.

Tout à coup, comme par enchantement, un silence de mort régna dans
cette foule, un instant auparavant si bruyante et si agitée.

Sa vengeance allait enfin être satisfaite.



XXV


LE VENGEUR


Aussitôt arrivé chez lui, le comte donna ses ordres pour le départ;
il avait complètement oublié l'affaire pour laquelle il était venu à
Bruneck; d'ailleurs, quand bien même il en eût été autrement cette
affaire si importante qu'elle eût été pour lui ne l'eût pas retenu;
tant était grande la hâte qu'il avait de s'éloigner.

Cependant force lui fut de demeurer pendant quelques heures encore dans
la ville; il était impossible d'avoir des chevaux avant trois heures de
l'après-dîner.

Il profita de ce contre-temps pour prendre un peu de repos. En effet,
il était accablé de fatigues.

Il tomba bientôt dans un sommeil si profond, qu'il n'entendit même pas
les cris et les vociférations furieuses de la foule rassemblée sur
la place, en voyant que, au lieu de trois criminels, que depuis si
longtemps elle attendait pour se repaître de leur supplice et savourer
avec délice une vengeance si désirée, on ne lui livrait que trois
cadavres.

Au moment où ils étaient entrés dans le cachot des condamnés pour les
conduire au supplice, le geôlier et les hommes de justice n'avaient
plus trouvé que des cadavres: les condamnés étaient morts.

Lorsque le comte se réveilla, tout était fini, les boutiques s'étaient
rouvertes, la ville avait repris son aspect accoutumé.

Le comte s'informa de sa voiture; elle était attelée et attendait à la
porte de la maison.

Les derniers apprêts furent bien vite terminés; le comte descendit.

--Où allons-nous, Excellence? demanda le postillon, la main au chapeau.

--Route de Vienne, répondit le comte en s'accommodant de son mieux dans
le fond de la voiture.

Le postillon fit claquer son fouet; on partit à fond de train.

Le comte avait réfléchi; voici quel avait été le résultat de ses
réflexions.

Une seule personne était assez puissante pour lui faire rendre bonne et
prompte justice; cette personne était l'Empereur.

C'était donc à l'Empereur qu'il devait s'adresser; voilà pourquoi, il
se rendait à Vienne.

Il y a loin de Bruneck à Vienne; à cette époque surtout où les chemins
de fer n'étaient encore qu'à leur commencement et n'existaient que
sur certaines lignes forts restreintes, les voyages étaient longs,
fatigants et dispendieux.

Celui-ci dura vingt-sept jours.

Le premier soin du comte en arrivant fut de s'informer de Sa Majesté
Impériale.

La cour se trouvait à Schönbrunn.

Or, Schönbrunn, le Saint-Cloud des empereurs d'Autriche, n'est qu'à
une lieue et demie de Vienne.

Seulement, afin de ne pas perdre un temps précieux en fausses
démarches, il fallait obtenir le plus tôt possible une audience de
l'empereur.

Le comte Octave était de trop grande race pour attendre longtemps: deux
jours après son arrivée à Vienne, une audience lui était accordée.

Le palais de Schönbrunn s'élève, ainsi que nous l'avons dit, à une
lieue ou une lieue et demie au plus de Vienne, au-delà du faubourg de
Mariahilf et un peu sur la gauche.

Ce palais impérial, commencé par Joseph Ier et terminé par
Marie-Thérèse, est d'une construction simple, élégante, gracieuse, qui
cependant ne manque pas d'une certaine majesté.

Il se compose d'un grand corps de logis avec deux ailes en retour,
un double escalier formant perron couronne le péristyle et donne sur
le premier étage. Des constructions basses, parallèles au bâtiment
principal, servent de communs et d'écuries, et se relient à l'extrémité
de chacune des ailes, en laissant seulement dans l'axe du perron une
ouverture d'une dizaine de mètres, de chaque côté de laquelle se dresse
un obélisque, achevant ainsi d'enceindre et de dessiner la cour.

Un pont jeté sur la Vienne, mince filet d'eau qui va se perdre dans
le Danube, donne accès au château, derrière lequel s'étend, disposé
en amphithéâtre, un magnifique jardin surmonté d'un belvédère placé
au sommet d'une immense pelouse flanquée, à droite et à gauche, de
magnifiques taillis pleins d'ombre, de fraîcheur et de gazouillement
d'oiseaux.

Schönbrunn, rendu célèbre par le double séjour qu'y fit Napoléon
Ier et la douloureuse agonie de son fils, porte en soi un
cachet d'indicible tristesse et d'indéfinissable langueur, tout y est
sombre, morne et désolé; la cour, avec sa formaliste étiquette et ses
brillantes parades, ne réussit qu'imparfaitement, de loin en loin, à
galvaniser ce cadavre, Schönbrunn, comme le palais de Versailles, n'est
plus qu'un corps sans âme, rien ne saurait le rendre à la vie.

Le comte arriva à Schönbrunn dix minutes avant l'heure de son audience,
fixée à midi.

Un chambellan de service l'attendait; il l'introduisit aussitôt près de
Sa Majesté.

L'empereur était dans un salon particulier, il se tenait debout, appuyé
à une cheminée.

La réception qu'il fit au comte fut des plus affables.

L'audience fut longue, elle dura près de quatre heures; nul n'a jamais
su ce qui se passa entre le souverain et le sujet.

La dernière phrase de cet entretien confidentiel fut seule entendue.

Au moment où le comte prit enfin congé de l'empereur, Sa Majesté lui
dit, en lui donnant sa main à baiser:

--Je crois que mieux vaut agir ainsi; il faut surtout, dans l'intérêt
de toute la noblesse, éviter, à quelque prix que ce soit, le scandale
affreux que soulèverait la publicité d'une aussi horrible affaire; mon
appui ne vous manquera jamais; allez, monsieur le comte, Dieu veuille
qu'avec les moyens que je mets à votre disposition vous réussissiez.

Le comte s'inclina avec respect et se retira.

Le soir même, il quitta Vienne et reprit le chemin qui devait le
conduire chez lui.

En même temps que lui, un courrier de cabinet, expédié par l'empereur,
partait sur la même route.

Arrivé à ce point de son récit, l'aventurier fit une pause, et,
s'adressant au comte de la Saulay:

--Soupçonnez-vous, lui demanda-t-il, ce qui s'était passé entre
l'empereur et le comte?

--A peu près, répondit celui-ci.

--Ah! fit-il avec étonnement, je serais curieux de connaître le
résultat de vos observations.

--Vous m'autorisez donc à vous le dire?

--Certes.

--Mon cher don Adolfo, reprit le comte, ainsi que vous le savez, je
suis de noblesse; en France, le roi n'est que le premier gentilhomme
de son royaume, le _primus inter pares_, je suppose qu'il en doit
être ainsi à peu près partout; or, une attaque quelconque contre un
des membres de la noblesse touche aussi sérieusement le Souverain
que tous les autres nobles de l'empire; lorsque le Régent de France
condamna le comte de Horn à être rompu vif en place de Grève, pour
avoir volé et assassiné un juif, rue Quincampoix, il répondit à un
seigneur de la cour qui intercédait près de lui en faveur du coupable
et lui représentait que le comte de Horn, allié à des familles
souveraines, était son parent: lorsque j'ai du mauvais sang, je me le
fais tirer, et il tourna le dos au solliciteur; ce qui n'empêcha pas
la noblesse d'envoyer ses carrosses à l'exécution du comte de Horn.
Or, le fait dont vous parlez est à peu près semblable; seulement,
l'empereur d'Autriche, moins brave que le Régent de France, tout eu
reconnaissant que justice devait être faite du coupable, a reculé
devant une publicité qui, selon lui, devait frapper d'un stigmate
d'infamie la noblesse tout entière de son pays; alors, comme tous les
hommes faibles, il s'est arrêté à une demi-mesure, c'est-à-dire qu'il
a probablement donné au comte un blanc-seing au moyen duquel celui-ci,
sous le premier prétexte venu, pouvait courir sus à son noble parent,
le tuer ou le faire assassiner même, sans autre forme de procès, et,
de cette façon, obtenir, en supprimant son ennemi, la justice qu'il
réclamait, puisque le prince mort, il serait facile de rendre à sa
belle-sœur ou à son fils, si on parvenait à le retrouver, les titres
et la fortune que son oncle lui avait si criminellement ravis. Voilà ce
qui, à mon avis, a dû être convenu entre l'empereur et le comte dans
cette longue audience donnée à Schönbrunn.

--Les choses se passèrent ainsi, en effet, monsieur le comte;
seulement, l'empereur exigea que les hostilités ne commenceraient
entre le comte et le prince que lorsque celui-ci serait hors des
frontières de l'empire, et le comte demanda à l'empereur de mettre à sa
disposition tous les moyens d'action dont il disposait, afin d'essayer
de retrouver son neveu, si par hasard il existait encore, ce à quoi
l'empereur avait consenti.

Le comte retournait donc à son château muni d'un blanc-seing de Sa
Majesté, lequel blanc-seing lui donnait les pouvoirs les plus étendus
pour poursuivre sa vengeance, et, en outre, d'un ordre écrit tout
entier de la main de Sa Majesté, pour se faire prêter à volonté le
concours de tous les agents impériaux, en Autriche comme à l'étranger,
et cela à sa première réquisition.

Le comte, ainsi que vous le comprenez sans doute, n'était que
médiocrement satisfait des conditions que lui avait imposées
l'empereur; mais reconnaissant l'impossibilité d'obtenir davantage,
force lui fut de se résigner.

Pour lui, il eût certes préféré, quelles qu'en dussent être les
conséquences, un procès au grand jour à la vengeance honteuse et
mesquine qu'on lui permettait; mais mieux valait encore, dans l'intérêt
de sa sœur et de son neveu, avoir obtenu ces demi concessions que de
s'être inutilement brisé contre un parti pris et un refus formel.

Il se mit donc immédiatement en mesure de chercher son neveu; pour
cette recherche, les papiers que lui avait remis Bras-Rouge contenaient
des renseignements précieux; sans rien dire à sa sœur, de crainte de
lui donner de fausses espérances, il se mit immédiatement en campagne.
Que vous dirai-je de plus, mes amis? Ses recherches furent longues,
elles durent encore; cependant la situation commence à s'éclaircir,
le comte a été assez heureux pour retrouver son neveu; depuis cette
découverte, il n'a jamais perdu ce jeune homme de vue, bien que
celui-ci ignore encore aujourd'hui les liens sacrés qui l'attachent à
l'homme qui l'a élevé et qu'il aime comme un père; le comte a gardé
ce secret même vis-à-vis de sa sœur, ne voulant le lui révéler qu'en
lui annonçant en même temps que justice est faite enfin et que le mari
qu'elle pleure depuis tant d'années est vengé.

Bien souvent, depuis cette époque, les deux ennemis se sont trouvés
en présence; bien des occasions se sont offertes au comte de tuer son
ennemi, jamais il ne s'est laissé emporter par sa haine, ou, pour être
plus vrai, sa haine lui a donné la force d'attendre; le comte veut tuer
son ennemi, mais il veut auparavant que celui-ci se soit déshonoré et
qu'il tombe, non pas vaincu dans une lutte honorable, mais frappé
justement, comme un criminel qui reçoit enfin le châtiment de ses
forfaits.

Après avoir prononcé ces dernières paroles, l'aventurier se tut.

Il y eut un long silence entre les trois interlocuteurs.

La nuit finissait; des lueurs blanchâtres commençaient à filtrer à
travers les fenêtres entr'ouvertes; la lueur des bougies pâlissait; de
sourdes rumeurs annonçaient que la ville s'éveillait et les cloches
éloignées des couvents et des églises appelaient les fidèles à la
première messe.

L'aventurier quitta sa chaise et marcha de long en large dans la salle,
jetant parfois à la dérobée un regard perçant sur ses deux compagnons.

Dominique renversé en arrière sur le dos de sa butaca, les yeux à demi
fermés, fumait machinalement dans sa pipe indienne. Le comte de la
Saulay tambourinait du doigt une fanfare sur la table, tout en suivant
du coin de l'œil les évolutions de l'aventurier.

--Don Adolfo, lui dit-il enfin brusquement en relevant la tête et le
regardant bien en face, votre récit est-il donc terminé?

--Oui, répondit laconiquement l'aventurier.

--Vous n'avez rien à ajouter?

--Non.

--Eh bien, excusez-moi, mon ami, mais je crois que vous vous trompez.

--Je ne vous comprends pas, mon cher comte.

--Je m'explique, mais à une condition.

--Laquelle?

--Que vous ne m'interromprez point.

--Soit, si vous l'exigez, maintenant je vous écoute.

Et il recommença sa promenade.

--Mon ami, dit le comte, le premier visage sympathique que j'ai
rencontré en débarquant en Amérique a été le vôtre; bien que placés
tous deux dans des situations fort différentes, le hasard s'est plu
à nous réunir avec tant de persistance, que ce qui n'était d'abord
entre nous qu'une liaison passagère est devenu, sans que ni vous ni
moi ne sachions comment, une affection sincère et profonde; on ne se
lie pas avec un homme comme je l'ai fait avec vous, sans étudier un
peu le caractère de cet homme, c'est ce que j'ai fait et ce que de
votre côté vous avez fait sans doute à mon égard; or, je crois vous
connaître assez particulièrement, mon ami, pour être convaincu que vous
n'êtes pas arrivé ainsi cette nuit à l'improviste dans notre maison,
dans le seul but de souper, tranchons le mot, de faire une débauche
qui n'est ni dans votre caractère ni dans vos mœurs, vous l'homme le
plus sincèrement sobre que jamais j'ai fréquenté; en sus, je me demande
pourquoi vous, si avare de vos paroles et surtout de vos secrets, vous
nous avez fait ce récit fort intéressant, j'en conviens, mais qui en
apparence ne nous touche en aucune façon et ne doit avoir pour nous
qu'un intérêt fort secondaire; à ceci je réponds, que si vous êtes
ainsi venu ce soir nous demander un souper dont vous vous seriez très
bien passé, à part le plaisir que nous a causé votre visite, vous êtes
venu expressément pour nous faire ce récit; que ce récit vous intéresse
plus que nous peut-être, et je conclus que vous avez encore quelque
chose à nous dire, ou pour être plus clair, à nous demander.

--Ma foi, c'est évident, dit Dominique.

--Eh bien, oui, tout ce que vous avez supposé est vrai; le souper
n'était qu'un prétexte, et je ne suis en réalité venu cette nuit ici
que dans l'intention de vous raconter l'histoire que vous avez entendue.

--A la bonne heure, au moins, dit joyeusement Dominique, voilà de la
franchise.

--Seulement je vous l'avoue, reprit l'aventurier avec tristesse,
maintenant j'hésite parce que j'ai peur.

--Vous avez peur, vous, et de quoi? s'écrièrent les deux jeunes gens
avec surprise.

--J'ai peur, parce que cette histoire si longue doit prochainement
avoir un dénouement, que ce dénouement sera terrible, qu'en venant
ici j'avais l'intention de vous demander votre concours, que depuis
j'ai réfléchi, et que je recule devant la pensée, vous si jeunes, si
heureux et si insouciants, de vous mêler indirectement à cette horrible
histoire, à laquelle vous devez demeurer étrangers; je vous en prie,
mes amis, oubliez tout ce que vous avez entendu; ce n'est qu'un récit
fait après boire.

--Non, sur mon honneur, don Adolfo, s'écria le comte avec énergie,
il n'en sera pas ainsi, je vous le jure, je parle pour moi et pour
Dominique; vous avez besoin de nous, nous voici; je ne sais quel
intérêt mystérieux vous avez dans cette affaire, je ne veux même pas
essayer d'approfondir les motifs qui vous font agir, mais je vous
le répète, nous éloigner de vous lorsque vous allez courir un grand
danger, qu'en le partageant nous pouvons peut-être vous faire éviter,
serait nous prouver que vous n'avez pour nous ni estime ni amitié et
que vous nous considérez plutôt comme des jeunes gens sans consistance
que comme des hommes de cœur.

--Vous allez trop loin, mon cher comte, s'écria vivement l'aventurier,
jamais je n'ai eu de telles idées; loin de là, seulement, je vous le
répète, je tremble à la pensée de vous mêler à cette affaire qui ne
vous regarde pas.

--Pardonnez-moi, mon ami, de l'instant où elle vous intéresse, elle
nous regarde, et nous avons le droit de nous y mêler.

L'aventurier baissa la tête et recommença à marcher avec agitation dans
la salle.

--Eh bien, soit, dit-il au bout d'un instant, puisque vous l'exigez,
mes amis, nous agirons de concert, vous m'aiderez dans ce que j'ai
entrepris, j'ai l'espoir que nous réussirons.

--Moi, j'en ai la conviction, dit le comte.

--Partons alors, dit Dominique en se levant de table.

--Pas encore, mais le moment est proche; je vous jure que vous n'aurez
pas longtemps à attendre; maintenant une dernière santé et adieu.--Ah!
J'oubliais: au cas où je ne pourrais pas venir moi-même voici le mot de
ralliement; _un et deux font trois_. C'est bien simple, vous vous en
souviendrez, n'est-ce pas?

--Parfaitement.

--Alors, adieu!

Cinq minutes plus tard, il avait quitté la maison.



XXVI


HEURES DE SOLEIL


La petite maison du faubourg dans laquelle doña Dolores avait trouvé
un si sûr abri, entre doña Maria et doña Carmen, bien que simple et
comparativement très peu importante, était une délicieuse habitation,
meublée fort simplement; mais avec un goût parfait. Par derrière, chose
rare à México, s'étendait une huerta mignonne, mais bien dessinée,
garnie de taillis touffus, pleins d'ombrages et de fraîcheur, qui
offraient de charmantes retraites contre les ardeurs du soleil à
l'heure torride de midi.

C'était au fond de ces bosquets odorants que les deux jeunes filles
se venaient cacher pour caqueter et gazouiller en liberté, répondant
par les doux éclats de leurs rires cristallins aux chants joyeux des
oiseaux.

Trois personnes avaient seules entrée dans cette maison; ces trois
personnes étaient l'aventurier, le comte et Dominique.

L'aventurier, sans cesse absorbé par ses mystérieuses occupations, n'y
faisait que de rares et courtes apparitions.

Il n'en était pas de même des jeunes gens.

Pendant les premiers jours, ils s'étaient strictement conformés
aux recommandations de leur ami, et n'avaient fait que des visites
courtes, et pour ainsi dire furtives; mais peu à peu entraînés par le
charme invisible gui les attirait à leur insu, les visites s'étaient
multipliées, étaient devenues plus longues et, inventant toutes sortes
de prétextes, ils en étaient arrivés à passer leurs journées presque
tout entières auprès des dames.

Un jour, tandis que les habitants de la petite maison, retirés au fond
de leur jardin, causaient gaiement entre eux, un tumulte affreux se fit
entendre au dehors.

Le vieux domestique accourut tout effarés prévenir sa maîtresse qu'une
bande de bandits, rassemblés devant la maison, exigeaient qu'on leur en
ouvrît la porte, menaçant de la briser si on ne voulait pas y consentir.

Le comte rassura doña Maria, lui dit de ne rien craindre, et après
l'avoir engagée à ne pas sortir du jardin, ainsi que les jeunes filles,
lui et Dominique s'avancèrent vers la porte de la maison.

Raimbaut était par hasard venu quelques instants auparavant apporter
une lettre à son maître, sa présence, en cette circonstance, était fort
précieuse.

Les trois hommes prirent leurs fusils doubles et leurs revolvers, et
après s'être concertés entre eux en quelques mots, le comte s'approcha
de la porte contre laquelle on frappait du dehors à coups redoublés et
ordonna au vieux domestique de l'ouvrir.

A peine la porte fût-elle entr'ouverte, qu'il y eut une poussée
épouvantable, et une dizaine d'individus se précipitèrent dans le
zaguán, avec des cris et des hurlements furieux.

Mais tout à coup ils s'arrêtèrent.

Devant eux, à dix pas au plus, trois hommes se tenaient immobiles, le
fusil à l'épaule, prêts à lâcher la détente.

Sans armes, pour la plupart, tant ils étaient convaincus de ne pas
rencontrer de résistance, et ne possédant que les couteaux passés à
leurs ceintures, les bandits demeurèrent frappés d'épouvante à la vue
des fusils dirigés contre eux.

La fière contenance de ces trois hommes leur imposa, ils hésitèrent, et
finalement s'arrêtèrent en se jetant l'un à l'autre des regards effarés.

Ce n'était pas ce qu'on leur avait annoncé: cette maison, si calme en
apparence, renfermait une garnison formidable.

Le comte donna son fusil à tenir au vieux domestique et s'armant d'un
revolver à six coups, il s'avança résolument vers les bandits.

Ceux-ci, par un mouvement contraire, commencèrent à reculer pas à pas,
si bien que bientôt ils touchèrent la porte, alors se retournant d'un
bond, ils s'élancèrent au dehors.

Le comte ferma tranquillement la porte derrière eux.

Les jeunes gens rirent aux éclats de leur facile victoire, et
rejoignirent les dames blotties toutes tremblantes, au fond d'un
bosquet.

Cette leçon avait suffi; depuis, le calme des habitants de la petite
maison n'avait plus été troublé.

Néanmoins, doña Maria, reconnaissante du service que lui avaient rendu
les jeunes gens, non seulement ne trouvait plus qu'ils lui faisaient
de trop longues visites, mais encore, lorsqu'ils voulaient, par
convenance, prendre congé, elle les engageait à demeurer davantage.

Il est vrai que les jeunes filles joignaient leurs prières aux siennes,
de sorte que le comte et son ami, se laissaient facilement convaincre
de demeurer, et passaient ainsi la plus grande partie de leurs
journées auprès d'elles.

C'était le lendemain même de la nuit passée par don Adolfo chez ses
amis à souper si copieusement; midi avait depuis longtemps déjà sonné à
toutes les églises de la ville, et les jeunes gens, qui d'ordinaire se
présentaient vers onze heures du matin chez doña Maria, n'avaient point
encore paru.

Les deux jeunes filles réunies dans la salle à manger, feignaient de
ranger et d'épousseter les meubles pour ne pas aller rejoindre doña
Maria, qui depuis longtemps déjà les attendait au jardin.

Bien qu'elles ne se parlassent pas, les jeunes filles tout en rangeant
ou plutôt dérangeant les meubles, avaient sans cesse les yeux fixés sur
la pendule.

--Comprenez-vous, Carmencita, dit enfin doña Dolores en faisant une
moue charmante, que mon cousin ne soit pas encore venu.

--C'est inconcevable, querida, répondit aussitôt doña Carmen, je vous
avoue que je suis fort inquiète, la ville est, dit-on, bouleversée en
ce moment; pourvu qu'il ne soit rien arrivé de fâcheux à ces pauvres
jeunes gens.

--Oh! Ce serait affreux qu'il leur fût arrivé malheur.

--Que deviendrions-nous seules et sans protection dans cette maison? Où
sans leurs secours déjà nous aurions été assassinées.

--D'autant plus que nous ne pouvons compter sur don Jaime, qui toujours
est absent.

Les deux jeunes filles poussèrent un soupir, se regardèrent un instant
en silence, puis tombèrent dans les bras l'une de l'autre en fondant
en larmes.

Elles s'étaient comprises.

Ce n'étaient pas pour elles qu'elles craignaient.

--Tu l'aimes donc? demanda enfin doña Dolores d'une voix base et
entrecoupée à l'oreille de son amie.

--Oh! Oui, répondit-elle doucement, et toi?

--Moi, aussi.

L'aveu était fait, elles s'entendaient maintenant et n'avaient plus
rien à se cacher.

--Depuis quand l'aimes-tu? reprit doña Carmen.

--Je ne sais pas, il me semble que je l'ai aimé toujours.

--C'est comme moi.

Rien n'est aussi doux et aussi pur qu'un naïf amour de jeune fille.
C'est l'âme à peine éveillée aux sensations humaines, qui cherche
ses belles ailes d'ange pour s'envoler vers les régions inconnues de
l'idéal.

--Et lui, t'aime-t-il? demanda doucement Carmen.

--Puisque je l'aime.

--C'est vrai, fit-elle convaincue.

L'amour a cela d'adorable en soi, qu'il est essentiellement illogique,
sans cela ce ne serait pas l'amour. Soudain les deux jeunes filles se
redressèrent en portant la main à leur cœur.

--Le voilà, dit Dolores.

--Il vient, fit Carmen.

Comment le savaient-elles? Le plus profond silence régnait au dehors.

Abandonnant alors la salle à manger, elles s'envolèrent au jardin comme
deux colombes effarouchées.

Presqu'aussitôt on heurta à la porte.

Le vieux domestique reconnut sans doute qui frappait ainsi, car il se
hâta d'ouvrir.

Le comte et son ami entrèrent.

--Ces dames? demanda le comte.

--A la huerta, Excellence, répondit le domestique eu refermant la porte
derrière eux.

Les dames étaient assises dans un bosquet, doña Maria brodait,
les jeunes filles lisaient fort attentivement en apparence, si
attentivement, même, que bien qu'elles fussent subitement devenues
rouges, elles n'entendirent pas crier les pas des visiteurs sur le
sable des allées, et furent fort surprises en les apercevant.

Ceux-ci se découvrirent en entrant sous le bosquet et saluèrent
respectueusement les dames.

--Vous voici donc enfin, messieurs, dit en souriant doña Maria;
savez-vous que vous nous avez fort inquiétées?

--Oh! fit doña Carmen en avançant les lèvres.

--Pas beaucoup, murmura doña Dolores, ces messieurs ont sans doute
trouvé autre part une occasion de se divertir, et ils en ont profité.

Le comte et Dominique regardèrent les jeunes filles avec surprise, ils
ne comprenaient pas.

--Voyons, voyons, petites folles, dit doucement doña Maria, ne
tourmentez pas ainsi ces pauvres jeunes gens, vous les rendez tout
confus, il est probable que s'ils ne sont pas venus plus tôt c'est que
cela leur a été impossible.

--Oh! Ces messieurs sont parfaitement libres de venir lorsque cela leur
plaît, dit dédaigneusement doña Dolores.

--Nous nous garderons bien de les chicaner pour si peu, ajouta Carmen
sur le même ton.

Ce fut le coup de grâce pour les jeunes gens, ils perdirent
complètement contenance.

Les moqueuses enfants les regardèrent un instant à la dérobée, puis
elles éclatèrent d'un rire si franc, si soudain, que le comte et
Dominique en pâlirent de dépit.

--Vive Dieu! s'écria le vaquero, en frappant du pied avec colère,
c'est aussi être trop méchant de nous punir ainsi d'une faute que nous
n'avons pas commise.

--Don Adolfo nous a retenu malgré nous, dit le comte.

--Vous avez vu don Jaime? demanda doña Maria.

--Oui, madame, cette nuit vers onze heures il est venu nous visiter.

Les jeunes gens prirent alors des sièges et la conversation continua
sur un ton enjoué.

Doña Carmen et Dolores continuèrent à les lutiner; elles étaient
heureuses de leur avoir fait perdre aussi complètement contenance, bien
qu'elles leur gardassent intérieurement rancune de ne pas avoir été
comprises, sur le sentiment qui dictait leurs reproches.

Quant au comte et à Dominique, ils se sentaient heureux de se trouver
près de ces belles et naïves jeunes filles; ils s'enivraient au feu de
leurs regards, écoutaient avec ravissement la douce musique de leur
voix, sans penser à autre chose qu'à jouir le plus longtemps possible
du facile bonheur qui leur était ainsi procuré.

Toute l'après-dîner s'écoula ainsi pour eux avec la rapidité d'un songe.

A neuf heures du soir ils se retirèrent.

Ils regagnèrent leur maison sans échanger une parole.

--As-tu envie de dormir? demanda le comte à son ami dès qu'ils furent
dans leur appartement.

--Ma foi non, répondit celui-ci; pourquoi?

--C'est que je désirerais causer avec toi.

--Ma foi, mon ami, cela se trouve parfaitement; moi aussi j'ai à te
parler.

--Ah! fit le comte; eh bien, si tu le veux nous causerons tout en
fumant un cigare et en buvant un grog.

--Je ne demande pas mieux.

Les deux jeunes gens s'installèrent en face l'un de l'autre et
allumèrent leurs cigares.

--Quelle charmante journée nous avons passée! dit le comte.

--Comment en pourrait-il être autrement, répondit Dominique, auprès de
personnes aussi aimables?

Et comme d'un commun accord les jeunes gens soupirèrent.

Le comte sembla tout à coup prendre une résolution.

--Voyons, dit-il à son ami, veux-tu être franc?

--Avec toi surtout je le serai toujours; tu le sais bien, répondit
Dominique.

--Eh bien! Écoute, tu sais que je suis depuis quelques mois à peine au
Mexique, mais ce que tu ne sais que vaguement c'est le motif qui m'a
conduit dans ce pays.

--Je crois t'avoir entendu dire que tu étais arrivé ici dans
l'intention d'épouser ta cousine, doña Dolores de la Cruz.

--C'est la vérité, mais ce que tu ignores, c'est la façon dont ce
mariage a été convenu, et les raisons qui m'empêchent de le rompre.

--Ah! fit Dominique.

--Je serai bref; sache donc que tout enfant encore, d'après les
conditions d'un pacte de famille, je fus fiancé à ma cousine doña
Dolores dont j'ignorais même l'existence; devenu homme, mes parents me
sommèrent de remplir l'engagement que sans me consulter ils avaient
pris en mon nom. Malgré la répugnance toute naturelle que j'éprouvais
pour cette union étrange avec une femme que je ne connaissais pas,
il me fallut obéir. Je quittai avec regret la vie heureuse, calme
et insouciante que je menais à Paris au milieu de mes amis, et je
m'embarquai pour le Mexique. Don Andrés de la Cruz me reçut à mon
arrivée avec la joie la plus vive, me combla des attentions les plus
délicates, et me présenta à sa fille, à ma fiancée. Doña Dolores me
reçut froidement, plus que froidement même; pas plus que moi sans
doute, elle n'était satisfaite de l'union qu'on la contraignait de
contracter avec un inconnu, et se sentait froissée du droit que son
père s'était ainsi arrogé de disposer de sa main sans la consulter,
ou seulement sans l'avertir, car doña Dolores, je l'appris plus tard,
ignorait complètement le pacte conclu entre les deux branches de notre
famille... Quant à moi, charmé du froid accueil que j'avais reçu de
celle que je devais épouser, j'espérai que peut-être cette union ne se
conclurait pas. Doña Dolores est fort belle, tu le sais.

--Oh! Oui, murmura Dominique.

--Son caractère est charmant, son esprit cultivé; enfin, elle réunit
toutes les grâces et tous les séduisants attraits qui font une femme
accomplie.

--Oh! Oui, reprit encore Dominique, tout ce que tu dis là est bien
l'exacte vérité.

--Eh bien, je ne puis l'aimer, c'est plus fort que moi et cependant le
devoir, le devoir m'obligea l'épouser, car doña Dolores est devenue
tout à coup orpheline, elle est presque ruinée, et livrée sans défense
à la haine de son frère; fiancé avec elle contre mon gré il est vrai,
mais bien réellement fiancé, l'honneur m'ordonne d'accomplir cette
union, dernier vœu de son père mourant; et cependant j'aime...

--Que veux-tu dire? s'écria Dominique d'une voix haletante.

--Pardonnes-moi, Dominique; j'aime doña Carmen.

--Oh! Merci, mon Dieu.

--Quoi? Que veux-tu dire?

--J'aime aussi, dit Dominique, tu me rends bien heureux, celle que
j'aime, c'est doña Dolores!

Le comte tendit la main à Dominique; celui-ci se jeta dans ses bras.

Ils demeurèrent longtemps pressés dans une chaleureuse étreinte; enfin
le comte se dégagea doucement.

--Espérons! dit-il, résumant par ce seul mot les sentiments qui
bouillonnaient dans leur cœur.



XXVII


UN HOMME DE BIEN


Il était deux heures de l'après-dîner. Il n'y avait pas un souffle dans
l'air, la campagne semblait endormie sous le poids d'un soleil de
plomb, dont les rayons incandescents tombaient du ciel d'une couleur de
cuivre fourbi sur la terre pâmée de chaleur, et faisaient étinceler,
comme autant de diamants, les cailloux micacés d'une route large et
tortueuse qui serpentait en méandres infinis à travers une campagne
aride, semée de roches d'un blanc grisâtre sur les parois desquels
ruisselait en cascade de feu une aveuglante lumière.

L'atmosphère d'une parfaite transparence, ainsi que cela existe
toujours dans les climats privés d'humidité, laissait distinguer nets
et précis, jusqu'au dernier plan de l'horizon, les divers accidents
du paysage; avec une crudité de tons et de détails qui à cause du
manque de perspective aérienne leur donnait quelque chose de dur qui
attristait l'œil.

A un endroit où cette route se séparait en plusieurs branches et
formait une espèce de carrefour, s'élevait une maisonnette aux murs
blancs, au toit à l'italienne, et dont la porte était garnie d'un
portillo formé par des troncs d'arbres mal équarris et soutenant un
balcon garni d'une grille au treillage serré qui le fermait comme une
cage.

Cette maisonnette était une venta.

Plusieurs chevaux attachés par la bride au portillo, la tête tristement
baissée, les flancs haletant et ruisselant de sueur, semblaient être
aussi accablés par la chaleur que par la fatigue.

Çà et là, plusieurs hommes roulés dans leurs zarapés, la tête à l'ombre
et les pieds au soleil, dormaient, suivant l'expression espagnole, à
_pierna suelta_.

Ces hommes étaient des guérilleros; une sentinelle à demi endormie,
appuyée sur sa lance et adossée au mur, était censée veiller sur les
armes de la cuadrilla, rangées en faisceau.

Sous le portillo même, un officier assis sur un hamac qu'il balançait
avec les pieds, raclait désespérément un jarabe, en roucoulant d'une
voix éraillée les paroles langoureusement amoureuses d'un _triste_.

Un gros petit homme, ventru et bouffi, aux yeux gris pleins de malice
et à la physionomie railleuse, sortit de la venta et s'approcha du
hamac.

--Señor don Felipe, dit-il en saluant respectueusement le musicien
improvisé, ne voulez-vous donc pas dîner?

--Señor ventero, répondit l'officier d'un ton rogue, lorsque vous me
parlez, vous pourriez, il me semble, être plus respectueux à mon égard
et me donner le titre auquel j'ai droit, c'est-à-dire me nommer colonel.

--Excusez-moi, seigneurie, répondit l'hôte avec une nouvelle salutation
plus profonde que la première, je suis ventero, moi, c'est-à-dire fort
peu au courant des grades militaires.

--C'est bien, vous êtes excusé! Je ne dînerai pas encore, j'attends une
personne, qui n'est pas arrivée mais qui ne saurait tarder à paraître.

--Voilà qui est certes bien malheureux! Señor colonel don Felipe,
reprit le ventero; un repas que j'avais confectionné avec tant de soin:
tout sera gâté, perdu.

--Ce serait un malheur, mais qu'y faire? Ma foi! Dressez le couvert, il
y a assez longtemps que j'attends, j'ai un trop formidable appétit pour
différer mon repas davantage.

L'hôte salua et se retira aussitôt.

Cependant le guérillero s'était décidé à quitter son hamac et à
abandonner provisoirement son jarabe; après avoir tordu et allumé
une cigarette de paille de maïs, il fit nonchalamment quelques pas
vers l'extrémité du portillo et les bras croisés derrière le dos, la
cigarette à la bouche, il interrogea l'horizon. Un cavalier, enveloppé
d'un nuage épais de poussière soulevé par sa course rapide, se
dirigeait de son côté.

Don Felipe poussa un cri de joie, il reconnut que ce cavalier était
bien le personnage que depuis si longtemps il attendait.

--Ouf! s'écria le voyageur en arrêtant court son cheval devant le
portillo et en sautant à terre, je n'en puis plus, ¡válgame Dios!
Quelle horrible chaleur!

Sur un geste du colonel, un soldat s'était emparé du cheval et l'avait
conduit au corral.

--Eh! Señor don Diego, soyez le bien arrivé, dit le colonel en lui
tendant la main à l'anglaise; je désespérais presque de vous voir. Le
dîner nous attend; après une course pareille, vous devez être presque
mort de faim.

Le ventero les introduisit alors dans un cuarto retiré. Les deux
convives se mirent à table et attaquèrent vigoureusement les plats
posés devant eux.

Pendant la première partie du repas, tout occupés à satisfaire
les exigences d'un appétit aiguisé par une longue abstinence, ils
n'échangèrent que de rares paroles entre eux; mais bientôt leur ardeur
se calma, ils se renversèrent sur le dossier de leurs butacas avec un
ah! de satisfaction, tordirent des cigarettes, les allumèrent et se
mirent à fumer, tout en buvant, à petits coups d'excellent refino de
Cataluña que l'hôte avait apporté comme complément obligé du dîner.

--Çà, fit don Diego, maintenant que nous voici parfaitement repus,
grâces à Dieu et à saint Julien, patron des voyageurs, causons un peu,
mon cher colonel.

--Je ne demande pas mieux, répondit celui-ci avec un fin sourire.

--Eh bien, reprit don Diego, je vous dirai que j'ai entretenu hier le
général d'une affaire que je comptais vous proposer; savez-vous ce
qu'il m'a répondu? Ne faites pas cela, mon cher don Diego, malgré ses
hautes capacités, le colonel don Felipe est un niais imbu des préjugés
les plus ridicules, il ne comprendrait pas la grande portée patriotique
de l'affaire que vous lui proposeriez, il ne verrait que l'argent et
vous refuserait en vous riant au nez, bien que cependant vingt-cinq
mille piastres forment une fort belle somme; et il termina en ajoutant:
soit, puisque vous lui avez donné rendez-vous, allez le trouver; ne
serait-ce que pour la singularité du fait, vous verrez, si par hasard
vous vous avisez de parler de cette affaire, comment il vous fermera la
bouche et vous renverra, vous et vos vingt-cinq mille piastres, avec
votre courte honte.

--Hum! fit le colonel auquel l'énonciation du chiffre avait donné fort
à réfléchir.

Don Diego l'examinait du coin de l'œil.

--Aussi, reprit-il en jetant sa cigarette, toutes réflexions faites, je
me range à l'avis du général et je ne vous parlerai de rien.

--Ah! fit encore le colonel.

--Cela me chagrine, je l'avoue, mais il faut que j'en prenne mon parti:
j'irai trouver Cuellar, peut-être lui ne sera-t-il pas aussi méticuleux.

--Cuellar est un drôle, s'écria don Felipe avec violence.

--Je le sais bien, répondit don Diego doucement, mais que m'importe,
en lui donnant une dizaine de mille piastres d'avance, je suis certain
qu'il acceptera ma proposition, qui du reste a cela de fort avantageux
qu'elle est excessivement honorable.

Le colonel remplit les verres, il semblait préoccupé.

--Diable, dit-il, c'est un beau denier que vous donnez là, dix mille
piastres.

--Tout autant, cher seigneur; vous comprenez bien, n'est-ce pas? Que je
ne suis pas homme à mettre ainsi gratuitement une affaire sur les bras
d'un de mes amis.

--Mais Cuellar n'est pas de vos amis.

--C'est vrai; voilà pourquoi je regrette de m'adresser à lui.

--Mais de quoi s'agit-il donc, en fait?

--C'est un secret.

--Ne suis-je pas votre ami? Soyez assuré que je serai muet comme une
tombe.

Don Diego parut réfléchir.

--Vous me promettez le silence?

--Je vous le jure sur l'honneur.

--Oh! Bien, rien ne m'empêche de parler alors. Voici tout simplement ce
dont il s'agit: je ne vous apprendrai rien, colonel, en vous disant que
de nombreux espions, servant à la fois les deux causes, vendent sans
scrupule aucun, à Miramón, les secrets de nos opérations militaires, de
même qu'ils se font payer à beaux deniers comptants les renseignements
qu'ils nous fournissent sur celles de l'ennemi. Or, le gouvernement de
Son Excellence don Benito Juárez a, en ce moment, les yeux ouverts sur
les machinations de deux hommes qui sont fortement soupçonnés de jouer
ce double rôle; mais les individus dont il s'agit sont doués d'une si
merveilleuse finesse, leurs mesures sont si bien prises, que, malgré la
quasi certitude morale qui existe contre eux, il a été jusqu'à présent
impossible d'obtenir la preuve la plus légère de la vérité: ce sont ces
deux hommes qu'il faudrait démasquer en s'emparant de leurs papiers,
sur la remise desquels quinze mille piastres seraient immédiatement
comptés en sus des dix mille donnés d'avance. Une fois ces preuves
entre les mains, le général gouverneur n'hésiterait pas à les traduire
devant une cour martiale. Vous voyez que cette affaire n'a rien que
d'honorable pour celui qui s'en chargera.

--En effet, c'est même un acte de patriotisme méritoire que d'acquérir
cette certitude; et quels sont ces deux hommes?

--Je ne vous ai pas dit leurs noms?

--C'est la seule chose que vous ayez oubliée.

--Oh! Ce ne sont pas les premiers venus, loin de là: le premier vient
d'être nommé secrétaire particulier du général Ortega, et le second a,
je crois, tout récemment levé une cuadrilla à ses frais.

--Mais leurs noms, leurs noms?

--Vous les connaissez bien, ou du moins je le suppose; le premier se
nomme don Antonio Cacerbar et le second...

--Don Melchior de la Cruz, interrompit vivement don Felipe...

--Vous le saviez! s'écria don Diego avec une surprise parfaitement
jouée.

--L'élévation subite de ces deux individus, le crédit presque illimité
dont ils jouissent auprès du président, m'avait déjà donné à réfléchir,
nul ne comprend rien à cette faveur si soudaine.

--Aussi, certaines personnes jugent-elles nécessaire d'élucider la
question en s'assurant d'une manière positive de ce que sont ces deux
hommes.

--Eh bien, s'écria don Felipe, je le saurai, moi, je vous le promets,
et les preuves que vous exigez, je vous les donnerai.

--Vous feriez cela?

--Oui, je vous le jure, d'autant plus que je considère comme le devoir
d'un honnête homme de prendre ces coquins la main dans le sac; et,
ajouta-t-il avec un singulier sourire, nul mieux que moi ne possède les
moyens d'obtenir ce résultat.

--Puissiez-vous ne pas vous tromper, colonel! Car si cela arrivait
ainsi, je crois pouvoir vous assurer que la gratitude du gouvernement
envers vous ne se bornerait pas à la somme dont je vais vous remettre
une partie.

Don Felipe sourit avec orgueil à cette transparente allusion au nouveau
grade qu'il ambitionnait.

Don Diego, sans paraître remarquer ce sourire, tira d'un grand
portefeuille une feuille de papier pliée en quatre et la remit entre
les mains du guérillero qui s'en empara avec un geste de joie et une
expression de rapacité satisfaite qui donnait à ses traits, cependant
assez beaux et assez réguliers, quelque chose de vil et de méprisable.

Ce papier était une traite de dix mille piastres payables à vue sur une
grande maison de banque anglaise de la Veracruz.

Don Diego se leva.

--Vous partez? lui dit le colonel.

--Oui, j'ai le regret d'être forcé de vous quitter.

--A bientôt, seigneur don Diego.

Le jeune homme remonta à cheval et s'éloigna rapidement.

--Eh! murmurait-il tout en galopant, je crois que cette fois la
souricière est bien tendue et que les misérables y seront pris.

Le colonel s'était de nouveau assis sur le hamac et avait recommencé à
racler le jarabe avec plus de force que de justesse.



XXVIII


AMOUR


Dolores et Carmen étaient seules au jardin.

Blotties comme deux craintives fauvettes au fond d'un bosquet
d'orangers, de citronniers, et de grenadiers en fleurs, elles
caquetaient à qui mieux mieux.

Doña Maria, légèrement indisposée, gardait la chambre; ou, du moins tel
était le prétexte qu'elle avait donné aux jeunes filles pour ne pas
leur tenir compagnie au jardin; en réalité, elle s'était enfermée afin
de lire une lettre importante que don Jaime lui avait fait passer par
un homme sûr.

Les jeunes filles, libres de toute surveillance, s'en donnaient à cœur
joie, à se confier leurs naïfs et doux secrets; quelques mots avaient
suffi pour rendre entre elles toute explication inutile; aussi pas
d'arrière-pensées, de faux fuyants; confiance entière et illimitée,
union tacitement conclue pour se venir en aide et forcer les cavaliers
aimés à rompre enfin un trop long silence et à laisser lire, dans leur
cœur, le nom de celle que chacun d'eux préférait.

C'était justement sur ce grave et intéressant sujet que roulait en ce
moment l'entretien des jeunes filles.

Bien qu'elles n'en fussent plus à s'avouer leur mutuel amour, cependant
par un sentiment de dignité inséparable de toute passion véritable,
elles hésitaient et reculaient en rougissant devant la pensée de
pousser les jeunes gens à se déclarer.

Doña Carmen et doña Dolores étaient bien réellement de naïves et
innocentes enfants, ignorantes de toutes les coquetteries et de toutes
les roueries dont chez nous, peuple soi-disant civilisé, les femmes se
font un jeu si cruel et parfois si implacable.

Par un de ces hasards étranges comme la vie réelle en crée si souvent,
la conversation des jeunes filles était, à quelques légères différences
près, la même que celle qui avait précédemment eu lieu entre le comte
et son ami sur le même sujet.

--Dolores, disait doña Carmen d'une voix caressante, vous êtes plus
brave que moi; mieux que moi vous connaissez don Ludovic, il est votre
parent d'ailleurs: pourquoi cette réserve avec lui?

--Hélas, ma chère belle, répondit doña Dolores, cette réserve qui vous
étonne m'est commandée par ma position même. Le comte Ludovic est,
aujourd'hui que je suis délaissée de tous, mon seul parent; depuis
longues années, nous avons été fiancés l'un à l'autre.

--Comment est il possible, s'écria vivement la jeune fille, que des
parents osent ainsi enchaîner leurs enfants sans les consulter, et les
condamner par avance à un avenir de douleur?

--Ces arrangements sont, dit-on, fréquents en Europe, ma chérie;
d'ailleurs, nous autres femmes, notre faiblesse naturelle ne nous
rend-elle pas esclaves des hommes qui pour eux ont gardé la suprême
puissance; bien que cette intolérable tyrannie nous fasse gémir, il
nous faut courber humblement la tête et obéir.

--Oui, cela n'est que trop vrai, cependant il me semble que si nous
résistions...

--Nous serions honnies, montrées au doigt et perdues de réputation.

--Enfin, vous comptez donc, malgré votre cœur, conclure ce mariage
odieux?

--Que vous dirai-je, chérie, la pensée seule que ce mariage se puisse
accomplir, me rend folle de douleur, et pourtant je n'entrevois aucun
moyen de m'y soustraire; le comte a quitté la France, il est venu
ici, dans le but unique de m'épouser; mon père en mourant lui a fait
promettre de ne pas me laisser sans protecteur et de conclure cette
union. Vous voyez que voici bien des raisons et des plus graves pour
qu'il me semble impossible de me soustraire au sort qui me menace.

--Mais vous, ma chérie, reprit avec feu doña Carmen, pourquoi ne
vous expliquez-vous pas clairement avec le comte? Peut être cette
explication aplanirait-elle toutes les difficultés.

--C'est possible, mais cette explication ne peut venir de moi, le comte
m'a rendu d'immenses services depuis la mort de mon malheureux père,
ce serait fort mal le récompenser que de répondre par un refus à une
recherche qui, sous tous les rapports, doit m'honorer.

--Oh! Vous l'aimez, Dolores! s'écria-t-elle avec ressentiment.

--Non, je ne l'aime pas, répondit-elle avec dignité, mais peut-être
m'aime-t-il, lui; rien ne me prouve le contraire.

--Je suis certaine que c'est moi qu'il aime! s'écria Carmen.

--Ma chérie, dit-elle en souriant, on n'est jamais certain de ces
choses-là, même quand on a devers soi les serments les plus solennels,
à plus forte raison, quand ni un mot, ni un geste, ni un regard, ne
sont là pour certifier qu'on ne se trompe pas. Je reprends donc: de
deux choses l'une, ou le comte m'aime, ou il ne m'aime pas et suppose
que moi j'ai de l'amour pour lui; dans un cas comme dans l'autre ma
conduite est toute tracée, je dois attendre sans la provoquer une
explication, qui ne saurait manquer d'avoir lieu entre nous, et qui,
j'en suis convaincue, ne tardera pas; alors je vous le jure Carmen,
je serai ce que je dois être avec le comte, c'est-à-dire franche et
loyale, et si après cette explication il reste quelques doutes dans le
cœur du comte, c'est qu'il aura absolument voulu les conserver, et il
ne me restera plus qu'à courber tristement la tête, et à me résigner
à mon sort. Voilà tout ce qu'il m'est possible de vous promettre, ma
chérie; autre chose, je n'oserais le faire, ma dignité de femme, le
respect que je me dois à moi-même, m'ont tracé une ligne de conduite
dont je crois de mon honneur de ne pas m'écarter.

--Ma chère Dolores, bien que fort affligée de votre résolution,
cependant je suis contrainte d'avouer que c'est la seule que dans la
circonstance présente il vous convienne d'adopter, ne me gardez donc
pas rancune de ma mauvaise tête, je souffre tant.

--Et moi? Croyez-vous donc, chérie, que je sois heureuse? Oh!
Détrompez-vous si vous avez cette pensée; peut-être suis-je plus
malheureuse que vous encore.

En ce moment on entendit craquer légèrement le sable des allées.

--Voici quelqu'un; dit doña Dolores.

--C'est le comte, dit aussitôt Carmen.

--Comment le sais-tu, mignonne?

La jeune fille rougit.

--Je le devine aux battements de mon cœur, murmura-t-elle doucement.

--Il est seul, je crois.

--Oui, il est seul.

--Mon Dieu, se passerait-il quelque chose de nouveau?

--Oh! Dieu veuille que non.

Le comte parut à l'entrée du bosquet; il était seul en effet, il
salua les jeunes filles et attendit qu'elles daignassent l'autoriser
à pénétrer plus avant. Doña Dolores lui tendit la main en souriant,
tandis que sa compagne s'inclinait pour dissimuler sa rougeur.

--Soyez le bienvenu, mon cousin, dit doña Dolores, vous arrivez tard
aujourd'hui.

--Je suis heureux, ma cousine, répondit-il que vous vous soyez aperçue
de ce retard involontaire; mon ami don Domingo, forcé d'aller matin de
bonne heure à deux lieues de la ville, m'avait chargé d'une commission
qu'il m'a fallu remplir avant que d'avoir le bonheur de vous rendre mes
devoirs.

--Voici une excuse parfaitement motivée, mon cousin, et nous vous
absolvons, Carmen et moi; maintenant asseyez-vous, là, entre nous deux,
et causons.

--Avec le plus grand plaisir, ma cousine.

Il entra alors dans le bosquet, et s'assit entre les deux jeunes filles.

--Permettez-moi, doña Carmen, reprit-il, en se penchant avec courtoisie
vers la jeune fille, de vous présenter mes respectueux hommages et de
m'informer de votre chère santé.

--Je vous suis reconnaissante de cette attention, caballero,
répondit-elle; grâce à Dieu, ma santé est fort bonne, je désirerais que
celle de ma mère fut dans d'aussi excellentes conditions.

--Doña Maria serait-elle malade? s'écria-t-il vivement.

--J'espère que non, cependant elle est assez gravement indisposée pour
garder la chambre.

Le comte fit un mouvement pour se lever.

--Peut-être ma présence ici paraîtrait-elle déplacée dans de telles
circonstances, dit-il, et je vais...

--Nullement, demeurez, caballero, vous n'êtes pas un étranger pour
nous: votre titre de cousin et de fiancé de ma chère Dolores,
ajouta-t-elle avec intention, autorise suffisamment votre présence.

--Autorisée bien plus encore, mon cousin, par les services nombreux que
vous nous avez rendus et qui vous donnent droit à notre reconnaissance.

--Aussi quoi qu'il arrive, vous et don Domingo votre ami, serez
toujours les bienvenus auprès de nous, caballero, dit en souriant doña
Carmen.

--Vous me comblez, señoritas.

--N'aurons-nous pas le plaisir de voir aujourd'hui votre ami?

--Pardonnez-moi, señorita, avant une heure il sera ici; mais vous vous
levez, avez-vous donc l'intention de nous quitter, doña Carmen?

--Pour quelques instants seulement, caballero, je vous demande
l'autorisation de vous laisser; Dolores vous tiendra compagnie pendant
que j'irai voir si ma mère se trouve mieux.

--Faites, señorita, et soyez assez bonne pour informer madame votre
mère du vif intérêt que je lui porte, et du chagrin que j'éprouve de la
savoir indisposée.

La jeune fille salua en souriant, et s'éloigna légère comme un oiseau.

Le comte et doña Dolores demeurèrent seuls. Leur situation était
singulière et surtout fort embarrassante, ils se trouvaient ainsi
à l'improviste mis en demeure d'entamer cette explication, devant
laquelle tout en en reconnaissant l'urgente nécessité, ils reculaient
cependant tous les deux.

S'il est difficile à une femme d'avouer à l'homme qui la courtise,
qu'elle ne l'aime pas, cet aveu est bien plus difficile et bien plus
pénible encore, lorsqu'il doit sortir de la bouche d'un homme.

Quelques minutes s'écoulèrent, pendant lesquelles les deux jeunes gens
ne prononcèrent pas un mot, et se contentèrent de se jeter des regards
à la dérobée.

Enfin, comme le temps se passait, et que le comte craignait, s'il
laissait échapper cette occasion favorable, de ne pas la voir se
représenter avant longtemps, il se décida à prendre la parole.

--Eh bien, ma cousine, dit-il du ton le plus dégagé qu'il put affecter,
commencez-vous à vous habituer un peu à cette vie de recluse que les
circonstances malheureuses où vous vous êtes trouvée, vous ont faite?

--Je suis parfaitement habituée à cette existence calme et reposée,
mon cousin, répondit-elle, si ce n'étaient les tristes souvenirs qui,
à chaque instant, me viennent assaillir, je vous avoue que je me
trouverais fort heureuse.

--Je vous en félicite, ma cousine.

--En effet, que me manque-t-il ici? Doña Maria et sa fille me
chérissent, elles m'entourent de soins et d'attentions, j'ai un petit
cercle d'amis dévoués; puis-je désirer autre chose en ce monde, où la
véritable félicité ne saurait exister?

--J'envie votre philosophie, ma cousine, cependant mon devoir de
parent... et d'ami, ajouta-t-il avec hésitation, m'obligent à vous
faire observer que cette situation, si heureuse qu'elle soit, ne
saurait être que précaire, vous ne pouvez espérer passer vos jours au
sein de cette charmante famille; mille événements imprévus peuvent
surgir tout à coup, qui vous en sépareront violemment.

--C'est vrai, mon cousin, murmura-t-elle d'une voix basse et tremblante.

--Vous savez, reprit-il, combien peu, en ce malheureux pays, il est
permis de compter sur l'avenir, une jeune fille de votre âge, surtout
de votre beauté, ma cousine, est fatalement exposée à mille dangers
auxquels il lui est presqu'impossible de se soustraire; je suis, moi,
votre parent, sinon le plus proche, du moins le plus réellement dévoué,
vous n'en doutez point n'est-ce pas?

--Oh! Dieu m'en garde, mon cousin, croyez bien au contraire que mon
cœur vous conserve une profonde reconnaissance pour les services sans
nombre que vous m'avez rendus.

--De la reconnaissance seulement, dit-il avec intention, le mot est
bien vague, ma cousine.

Elle leva sur lui son charmant et limpide regard.

--Quel autre mot pourrai-je employer? dit-elle.

--J'ai tort, pardonnez-moi, reprit-il; c'est que la situation
dans laquelle nous sommes placés, l'un vis-à-vis de l'autre, est
si singulière, ma cousine, que je ne sais véritablement comment
m'exprimer, en vous parlant toujours; je crains de vous déplaire.

--Non, mon cousin, vous n'avez rien à redouter de pareil, répondit-elle
en souriant, vous êtes mon ami, et à ce titre, vous avez le droit de
tout me dire, comme moi je puis tout entendre.

--Ce titre d'ami que vous me donnez, dit-il doucement, votre père avait
désiré...

--Oui, interrompit-elle avec une certaine vivacité, je sais à quoi vous
faites allusion, mon cousin: mon père avait fait pour moi des projets
d'avenir, que la mort l'a empêché de réaliser.

--Ces projets, ma cousine, il dépend de vous seule qu'ils se réalisent.

Elle sembla hésiter pendant une minute ou deux, puis elle reprit d'une
voix tremblante en pâlissant légèrement:

--Les désirs de mon père sont des ordres pour moi, mon cousin; le jour
où il vous plaira d'exiger ma main, je vous la donnerai.

--Ma cousine, ma cousine, s'écria-t-il avec feu, je ne l'entends pas
ainsi, j'ai juré à votre père, non seulement de veiller sur vous, mais
encore, d'assurer voire bonheur par tous les moyens en mon pouvoir.
Cette main que vous êtes prête à me donner, pour obéir à votre
père, cette main, je ne l'accepterai que si en même temps elle est
accompagnée du don de votre cœur; quels que soient les sentiments que
j'éprouve pour vous, jamais je ne vous contraindrai à contracter une
union qui vous rendrait malheureuse.

--Merci, mon cousin, murmura-t-elle en baissant les yeux, vous êtes
noble et bon.

Le jeune homme lui prit doucement la main.

--Dolores, lui dit-il, permettez-moi de vous donner ce nom, ma cousine,
je suis votre ami, n'est-ce pas?

--Oh! Oui, fit-elle faiblement.

--Mais, ajouta-t-il avec hésitation, votre ami seulement?

--Hélas! soupira-t-elle.

--Il suffit, dit-il, il est inutile d'insister davantage, ma cousine
vous êtes libre.

--Que voulez-vous dire? s'écria-t-elle avec anxiété.

--Je veux dire, Dolores que je vous rends votre parole, je renonce à
l'honneur de vous épouser, tout en me réservant le droit, si vous y
consentez, de continuer de veiller à votre bonheur.

--Mon cousin!

--Dolores, vous ne m'aimez pas, votre cœur s'est donné à un autre,
un mariage entre nous ferait le malheur de tous deux; pauvre enfant,
déjà vous avez assez été éprouvée par l'adversité, à un âge où la
vie ne doit être semée que de fleurs; soyez heureuse avec celui que
vous aimez! Il ne tiendra pas à moi, que bientôt votre sort soit
uni au sien. Ce titre précieux d'ami que vous m'avez donné je le
justifierai, en renversant les obstacles, qui peut être s'opposent à
l'accomplissement de vos plus chers désirs.

--Ah! s'écria-t-elle, les yeux baignés de larmes en pressant la main
qui tenait la sienne, pourquoi n'est-ce pas vous que j'aime, vous si
digne d'inspirer de tendres sentiments?

--Le cœur a de ces anomalies, ma cousine; qui sait, peut-être vaut-il
mieux qu'il en soit ainsi; maintenant; séchez vos larmes, ma querida
Dolores! Ne voyez plus en moi qu'un ami dévoué, un confident sûr auquel
si je ne les connaissais déjà, vous pourriez sans crainte confier tous
vos charmants secrets d'amour.

--Eh quoi! fit-elle en le regardant avec surprise, vous sauriez...?

--Je sais tout, ma cousine, rassurez-vous donc; d'ailleurs, lui n'a pas
été aussi discret que vous: il m'a tout avoué.

--Il m'aime! s'écria-t-elle, en se levant toute droite; il serait
possible?

En ce moment un bruit de pas précipités se fit entendre au dehors.

--Lui-même va vous le dire, reprit le comte.

Au même instant, Dominique entra dans le bosquet.

--Ah! fit-elle en retombant tremblante sur le banc qu'elle avait quitté.

--Mon Dieu! s'écria Dominique en pâlissant, que se passe-t-il donc?

--Rien qui doive vous effrayer, mon ami, répondit en souriant le comte;
doña Dolores vous permet de lui adresser ses hommages.

--Il serait vrai! s'écria-t-il en s'élançant vers elle et tombant à ses
genoux.

--Oh! Mon cousin, fit la jeune fille d'un ton de doux reproche,
pourquoi avoir ainsi abusé d'un secret?

--Que vous ne m'aviez pas confié, mais que j'ai deviné, répondit-il.

--Traître! dit la jeune fille en se levant subitement et en menaçant
son cousin du doigt, si vous avez deviné mon secret, j'ai surpris le
vôtre.

Et elle disparut, s'envolant légère comme un oiseau, et laissant les
deux hommes face-à-face. Dominique, étonné de cette fuite imprévue
qu'il ne savait à quel motif attribuer, fit un mouvement pour s'élancer
à sa poursuite, mais le comte l'arrêta.

--Demeure, lui dit-il; le cœur des jeunes filles a des mystères qui ne
doivent pas être dévoilés. Que veux-tu de plus, maintenant que tu es
sûr de son amour?

--Oh! Mon ami, s'écria-t-il en se jetant dans ses bras, je suis le plus
heureux des hommes.

--Egoïste, lui dit doucement le comte, qui ne songe qu'à lui lorsque
mon âme souffre peut-être sans espoir!

Doña Dolores n'avait fui aussi vite le bosquet que pour rétablir un
peu d'ordre dans ses pensées, et se remettre de la trop forte émotion
qu'elle venait d'éprouver.

Comme elle allait entrer dans la maison, Carmen en sortit.

Dolores se jeta dans ses bras en fondant en larmes. La jeune fille,
effrayée de l'état dans lequel elle voyait son amie, la conduisît
doucement jusqu'à sa chambre, où celle-ci se laissa mener machinalement
sans opposer la plus légère résistance.

Doña Dolores demeura longtemps avant de pouvoir raconter à son amie ce
qui s'était passé dans le bosquet, et comment l'arrivée imprévue de
Dominique l'avait pour ainsi dire obligée à laisser échapper l'aveu de
son amour.

Doña Carmen, qui était loin de s'attendre à un dénouement si prompt et
surtout si heureux, fut au comble de la joie.

Plus de contrainte désormais, plus de malentendus, elles pourraient
sans arrière-pensée se livrer à leurs doux rêves d'avenir.
Qu'avaient-elles à redouter, maintenant qu'elles étaient sûres de
l'amour des deux jeunes gens? Quel obstacle pourrait empêcher leur
prompte union?

Ainsi raisonnait doña Carmen, pour rassurer la pudeur un peu
effarouchée de son amie par l'aveu qui malgré elle lui avait échappé et
la remplissait de honte.

Les jeunes filles sont ainsi, qu'elles consentent à ce que celui
qu'elles aiment devine leur amour, mais qu'elles considèrent comme une
impardonnable faiblesse d'en convenir devant lui.

Carmen, plus âgée de quelques années que Dolores et par conséquent
plus forte contre ses propres émotions, railla doucement son amie de
sa faiblesse, et l'amena peu à peu à convenir avec elle que, puisque
l'aveu de son amour était fait, elle ne le regrettait pas.

Elles quittèrent alors leur chambrette, et, composant leur visage pour
en effacer toute trace d'émotion, elles se rendirent au jardin.

Il était désert.



XXIX


LE COUP DE MAIN


En retournant de quelques pas en arrière, nous raconterons ce qui
s'était passé depuis le jour où Miramón avait si _librement_ disposé de
l'argent des bons de la Convention déposé au consulat anglais jusqu'à
celui où notre histoire est arrivée; car les événements politiques,
non seulement ne furent pas étrangers, mais encore précipitèrent le
dénouement de l'histoire que nous avons entrepris d'écrire.

Ainsi que don Jaime le lui avait prédit, la façon tant soit peu brutale
dont le général Márquez avait exécuté ses ordres, et l'acte même
foncièrement illégal de s'emparer des fonds de la Convention, avait
fatalement entaché le caractère jusque-là si pur de tout arbitraire et
de toute spoliation du jeune président.

En apprenant cette nouvelle, les membres du corps diplomatique, entre
autres l'ambassadeur d'Espagne et le chargé d'affaires de France, qui
penchaient plutôt pour Miramón que pour Juárez, à cause de la noblesse
de son caractère et de l'élévation de ses vues, avaient, dès ce moment,
considéré la cause du parti modéré représenté par Miramón comme
irrémissiblement perdue, à moins d'un de ces miracles si fréquents
en révolution, mais dont rien ne faisait soupçonner la possibilité.
D'ailleurs, la somme comparativement fort importante des bons de
la Convention, jointe à celle que don Jaime avait fait remettre au
président, n'avait pas suffi, non pas à combler le déficit, il était
énorme, mais seulement à le diminuer sensiblement.

La plus grande partie de l'argent avait été employée à payer
les soldats qui, n'ayant pas touché de solde depuis trois mois,
commençaient à faire entendre des cris séditieux et menaçaient de
déserter en masse.

L'armée payée ou à peu près, Miramón ouvrit des enrôlements dans
le but de l'augmenter, afin de tenter une dernière fois la fortune
des combats, résolu à défendre pied à pied le pouvoir qui lui était
librement confié par les représentants de la nation.

Cependant, malgré la confiance qu'il affectait, le jeune et aventureux
général ne se faisait pas illusion sur ce que sa position avait de
déplorable, vis-à-vis des forces de plus en plus considérables et
réellement imposantes des _puros_, ainsi que se nommaient eux-mêmes
les partisans de Juárez; aussi, avant de jouer sa dernière partie,
voulût-il essayer du dernier moyen en son pouvoir c'est-à-dire une
médiation diplomatique.

L'ambassadeur d'Espagne, à son arrivée au Mexique, avait reconnu le
gouvernement de Miramón; ce fut donc à ce diplomate, qu'en désespoir
de cause, s'adressa le président aux abois, dans le but d'obtenir une
médiation des ministres résidents afin de tenter par la conciliation
d'arriver au rétablissement de la paix, proposant de se soumettre à
certaines conditions dont voici les plus importantes:

Premièrement, les délégués choisis par les deux partis belligérants,
conférant avec les ministres européens et celui des États-Unis,
conviendraient de la façon de rétablir la paix.

Secondement: Ces délégués nommeraient la personne qui devrait conserver
le gouvernement de toute la république pendant qu'une assemblée
générale résoudrait les questions qui divisaient les Mexicains.

Troisièmement enfin: on déterminerait également la manière de convoquer
le Congrès.

Cette dépêche, adressée le 3 octobre 1860 au ministre d'Espagne,
se terminait par ces paroles significatives qui montraient bien la
lassitude de Miramón et le désir réel qu'il avait d'en finir:

«Dieu veuille que cette convention, tentée confidentiellement, obtienne
un meilleur résultat que celles qui jusqu'à ce jour ont été proposées.»

Ainsi que tout le faisait supposer, cette tentative suprême de
réconciliation échoua.

Le motif en était simple et facile à comprendre pour les gens même les
plus en dehors de la politique.

Juárez, maître de la plus grande partie du territoire de la république,
se sentait dans son gouvernement de Veracruz trop fort par l'épuisement
de son adversaire, pour ne pas se montrer intraitable sur le fond
même de la question; il voulait non pas partager la position par des
concessions réciproques, mais bien triompher intégralement.

Pourtant, comme un brave lion acculé par les chasseurs, Miramón avait
toujours foi dans sa valeureuse épée si souvent victorieuse, il ne
désespérait pas encore ou plutôt il ne voulait pas désespérer; afin de
retenir les lambeaux épars de ses derniers défenseurs, le l7 novembre,
il leur adressa un suprême appel, dans lequel il s'efforça de ranimer
les étincelles mourantes de sa cause perdue déjà, essayant de donner
à ceux qui l'entouraient encore l'énergie qu'il conservait intacte en
lui-même.

Malheureusement, la foi avait fui, ces paroles tombaient dans des
oreilles fermées par l'intérêt personnel et la peur; nul ne voulut
comprendre ce cri suprême de l'agonie d'un grand et sincère patriote.

Cependant, il fallait prendre une résolution quelconque, renoncer à
continuer la lutte et déposer le pouvoir, ou tenter de nouveau le sort
des armes et résister jusqu'à la dernière extrémité.

Ce fut cette dernière résolution qui après mûres réflexions fut adoptée
par le général.

La nuit touchait à son terme; des lueurs bleuâtres filtraient à travers
les rideaux et faisaient pâlir les bougies allumées dans le cabinet où
une fois déjà nous avons conduit le lecteur pour le faire assister à
l'entretien du général président et de l'aventurier.

Cette fois encore les deux mêmes interlocuteurs se trouvaient
face-à-face dans le cabinet.

Les bougies presque entièrement brûlées montraient que la veillée avait
été longue, les deux hommes courbés sur une immense carte semblaient
l'étudier avec la plus sérieuse attention, tout en causant entre eux
avec une certaine animation.

Tout à coup le général se redressa avec un mouvement d'humeur et se
laissa tomber dans un fauteuil.

--Bah! murmura-t-il entre ses dents, à quoi bon s'obstiner contre la
mauvaise fortune?

--Pour la vaincre, général, répondit l'aventurier.

--C'est impossible.

--Vous désespérez? Vous? dit-il avec intention.

--Je ne désespère pas; loin de là, je suis au contraire résolu à
me faire tuer s'il le faut, plutôt que de subir la loi que prétend
m'imposer ce misérable Juárez, cet Indien haineux et vindicatif ramassé
par pitié sur le bord d'une route par un Espagnol, et qui ne se sert
des connaissances qu'il a acquises, et de l'éducation de hasard qu'il
a reçue, que pour déchirer sa patrie et la plonger dans un gouffre de
malheurs.

--Que voulez-vous faire à cela, général? répondit railleusement
l'aventurier. Qui sait? Peut-être l'Espagnol dont vous pariez n'a-t-il
élevé cet Indien que dans le but d'accomplir une vengeance et dans la
prévision de ce qui se passe aujourd'hui?

--Tout porterait à te croire, sur mon âme. Jamais homme n'a suivi avec
une patience plus féline les plus ténébreux projets et n'a accompli
plus d'odieuses actions avec un cynisme plus effronté.

--N'est-ce pas le chef des _Puros_? dit en riant l'aventurier.

--Maudit soit cet homme! s'écria le général dans un mouvement de
généreuse indignation dont il ne fut pas maître; il veut la ruine de
notre malheureux pays.

--Pourquoi ne pas vouloir suivre mon conseil?

Le général haussa les épaules avec impatience.

--Eh! Mon Dieu, dit-il, parce que le plan que vous m'avez soumis, est
impraticable.

--Ce motif est-il bien réellement le seul qui vous empêche de
l'adopter? demanda-t-il finement.

--Et puis, reprit le général avec un léger embarras, puisque vous m'y
contraignez, parce que je le trouve indigne de moi.

--Oh! Général, permettez-moi de vous faire observer que vous ne m'avez
pas compris.

--Allons donc, vous plaisantez, mon ami, je vous ai si bien compris au
contraire que si vous y tenez je vous répéterai mot pour mot le plan
que vous avez conçu, et, ajouta-t-il en riant, que par amour-propre
d'auteur, vous tenez tant à me voir mettre à exécution.

--Ah! fit l'aventurier d'un air de doute.

--Eh bien, ce plan, le voici; sortir, de la ville à l'improviste, ne
pas prendre d'artillerie avec moi, afin de marcher plus vite; à travers
des chemins perdus, surprendre l'ennemi, l'attaquer.

--Et le battre, ajouta l'aventurier avec intention.

--Oh! Le battre... fit-il avec doute.

--C'est immanquable; remarquez donc, général, que vos ennemis vous
supposent avec raison enfermé dans la ville, occupé à vous y fortifier
dans la prévision du siège dont ils vous menacent; que, depuis la
défaite du général Márquez, ils savent qu'aucun de vos partisans ne
tient la campagne, que, par conséquent, ils n'ont pas d'attaque à
redouter et qu'ils marchent avec la sécurité la plus entière.

--C'est vrai, murmura le général.

--Aussi, rien ne sera-t-il plus facile que de les mettre en déroute;
la guerre de partisan est la seule non seulement que vous puissiez
faire aujourd'hui, mais qui vous offre des chances de succès à peu
près certaines; en harcelant sans cesse vos ennemis, en les battant en
détail, vous avez l'espoir de ressaisir la fortune qui vous abandonne
et de vous délivrer de votre odieux compétiteur. Ayez seulement le
dessus dans trois ou quatre rencontres avec ses troupes, et vos
partisans qui vous abandonnent parce qu'ils vous croient perdu vous
reviendront en foule, et cette formidable armée de Juárez fondra comme
la neige au soleil.

--Oui, oui, je comprends ce qu'il y a de hardi dans ce plan.

--D'ailleurs, il vous offre une chance suprême.

--Laquelle?

--Celle, si vous êtes vaincu, d'anoblir votre chute en tombant les
armes à la main sur un champ de bataille au lieu de vous laisser
enfumer comme un renard dans un terrier par un ennemi que vous
méprisez, et de vous voir dans quelques jours contraint d'accepter une
capitulation honteuse, afin d'éviter à la capitale de la république,
les horreurs d'un siège.

Le général se leva et commença à marcher à grands pas dans le cabinet;
au bout d'un instant il s'arrêta devant l'aventurier.

--Merci, don Jaime, lui dit-il d'une voix affectueuse, merci! Votre
rude franchise m'a fait du bien, elle m'a prouvé qu'il me reste au
moins un ami fidèle dans la mauvaise fortune; eh bien, soit j'adopte
votre plan, aujourd'hui même je le mettrai à exécution; quelle heure
est-il?

--Pas tout-à-fait quatre heures du matin, général.

--A cinq heures, j'aurai quitté México.

L'aventurier se leva.

--Vous me quittez, mon ami, lui dit le président.

--Ma présence n'est plus nécessaire ici, général; permettez-moi de me
retirer.

--Nous nous reverrons.

--Au moment de la bataille, oui, général. Où comptez-vous attaquer
l'ennemi?

--Là, dit le général, en posant le doigt sur un point de la carte,
à Toluca, où son avant-garde n'arrivera pas avant deux heures de
l'après-dîner; en faisant diligence, je puis l'atteindre vers midi et
avoir ainsi le temps nécessaire à tout préparer pour le combat.

--L'endroit est bien choisi, je vous prédis une victoire, général.

--Dieu vous entende! Moi je n'y crois pas.

--Encore votre découragement.

--Non, mon ami, vous vous trompez; ce n'est pas découragement de ma
part, c'est conviction.

Et il tendit affectueusement la main à l'aventurier qui prit congé et
se retira.

Quelques instants plus tard, don Jaime avait quitté México et penché
sur le cou de son cheval il courait à fond de train en rase campagne.



XXX


LA SORTIE


Ainsi que Miramón l'avait dit à l'aventurier, à cinq heures précises il
sortait de México à la tête de ses troupes.

Ses forces n'étaient pas nombreuses; elles ne se composaient que
de trois mille cinq cents hommes, infanterie et cavalerie, sans
artillerie, à cause des chemins perdus à travers lesquels il devait
marcher.

Chaque cavalier portait un fantassin en croupe, afin de rendre la
marche plus rapide.

C'était réellement un coup de main que le président allait tenter, coup
de main des plus hasardeux, mais qui, pour cette raison même, avait de
nombreuses chances de succès.

Le général Miramón chevauchait en tête de l'armée, au milieu de son
état major avec lequel il causait gaiment; on aurait dit, à le voir
allant ainsi calme et souriant, que nulle préoccupation n'attristait
son esprit, il semblait en quittant México avoir repris cette heureuse
insouciance de la jeunesse que les soucis du pouvoir lui avaient si
vite fait oublier.

La matinée bien qu'un peu fraîche présageait un beau jour: un
transparent brouillard s'élevait de la terre pompé par les rayons de
plus en plus ardents du soleil. Quelques rares troupeaux apparaissaient
çà et là dans les plaines; des recuas de mules, conduites par des
arrieros et se dirigeant vers México, croisaient incessamment la marche
des troupes; la terre bien cultivée ne présentait aucune trace de la
guerre, la campagne semblait au contraire jouir d'un calme profond.

Quelques Indiens couraient le long des chemins conduisant des bœufs
à la ville, d'autres amenaient des fruits et des légumes, tous se
hâtaient, et chantaient insouciamment, pour charmer les ennuis et la
longueur de la route.

En croisant le président qu'ils connaissaient bien, ils s'arrêtaient
étonnés, se découvraient, et le saluaient avec un affectueux respect.

Cependant, sur l'ordre de Miramón, les troupes s'étaient engagées
dans des sentiers perdus, presqu'infranchissables, où les chevaux
n'avançaient qu'avec une difficulté extrême.

Le paysage se fit alors plus abrupte et plus accidenté; la marche
devint plus rapide, le silence se rétablit dans les rangs des soldats:
on approchait de l'ennemi.

Vers dix heures du matin, le président ordonna une halte pour faire
reposer les chevaux, et donner aux soldats le temps de déjeuner.
Ordinairement rien de curieux comme une armée mexicaine; chaque soldat
est accompagné de sa femme, chargée de porter les provisions de bouche,
et de préparer les repas. Ces malheureuses, dévouées à toutes les
affreuses conséquences de la guerre, campent à quelques distances des
troupes lorsqu'elles s'arrêtent; ce qui donne aux armées mexicaines
l'apparence d'une émigration de barbares. Lorsqu'on livre bataille,
elles demeurent spectatrices impassibles de la lutte, sachant d'avance
qu'elles deviendront la proie du vainqueur, mais acceptant, ou
plutôt se soumettant avec une philosophique indifférence à cette dure
nécessité.

Cette fois, il n'en avait pas été ainsi; le président avait
expressément défendu qu'aucune femme suivît l'armée; les soldats
avaient donc emporté leurs provisions de bouche toutes préparées dans
les alforjas, ou doubles poches de toile attachées à l'arrière de leur
selle; précaution qui, en évitant une perte de temps considérable sur
celui marqué pour le repas, avait en outre cet avantage qu'elle évitait
qu'on allumât du feu.

A onze heures on sonna le boute-selle et chacun se mit en devoir de
reprendre son rang.

On approchait de Toluca, lieu où le président avait résolu d'attendre
l'ennemi.

Le chemin coupé de ravins profonds, à travers lesquels on ne pouvait
passer qu'avec des difficultés extrêmes, devenait presqu'impraticables;
cependant les soldats ne se décourageaient pas, c'était l'élite des
troupes de Miramón, ses plus fidèles partisans, ceux qui l'avaient
accompagné depuis le commencement de la guerre; ils redoublaient
d'ardeur devant les obstacles qu'ils surmontaient en riant, encouragés
par l'exemple de leur jeune général qui marchait bravement en avant, et
leur donnait ainsi l'exemple de la patience et de l'abnégation.

Le général Cobos avait été détaché en éclaireur avec une vingtaine
d'hommes résolus afin de surveiller la marche de l'ennemi, et d'avertir
le président dès qu'il l'apercevrait, en se repliant aussitôt sans se
laisser voir sur le gros de l'armée.

Soudain Miramón aperçut trois cavaliers qui accouraient à toute bride
vers lui; supposant avec raison que ces cavaliers étaient porteurs
d'une nouvelle importante, il éperonna son cheval et s'élança au
devant d'eux.

Bientôt il les eut rejoints.

De ces trois hommes deux étaient des soldats, le troisième bien monté
et armé jusqu'aux dents, paraissait être un paysan.

--Quel est cet homme? demanda le président en s'adressant à un des
soldats.

--Excellence, répondit l'un d'eux, cet individu s'est présenté au
général en demandant à être conduit vers vous, il est porteur, dit-il,
d'un pli qui doit vous être remis personnellement.

--Qui t'envoie vers moi? demanda le président à l'inconnu, immobile
devant lui.

--Que votre Excellence lise d'abord cette lettre, répondit-il, en
retirant un pli cacheté de son dolman et le présentant respectueusement
au général.

Miramón le décacheta et le parcourut rapidement des yeux.

--Ah, ah! fit-il en l'examinant avec attention, comment te nommes-tu,
mon brave?

--López, mon général.

--Bien! Ainsi il est près d'ici?

--Oui, général, embusqué avec trois cents cavaliers.

--Alors, il te met à ma disposition?

--Oui, général, pour tout le temps que vous aurez besoin de moi.

--Dis-moi, López, tu connais ce pays?

--J'y suis né, Excellence.

--Ainsi, tu es capable de nous guider?

--Où il vous plaira.

--Connais-tu la position de l'ennemi?

--Parfaitement, Excellence; les têtes de colonnes des généraux
Berriozábal et Degollado, ne sont qu'à une lieue environ de Toluca, où
elles doivent faire une grande halte.

--A quelle distance sommes-nous de Toluca, nous autres?

--En suivant cette route, à trois lieues environ, Excellence.

--C'est bien long; il y a un autre chemin plus court?

--Il y en a un qui raccourcit la distance de plus des deux tiers.

--¡Caray! s'écria le général, il faut le prendre.

--Oui, mais il est étroit, dangereux et impraticable à l'artillerie, la
cavalerie même n'y passera qu'à grand peine.

--Je n'ai pas d'artillerie.

--Alors, la chose est possible, général.

--Je n'en demande pas davantage.

--Seulement, si votre Excellence me le permet, je lui soumettrai un
avis que je crois bon.

--Parle.

--Le chemin est rude; il serait préférable de démonter la cavalerie, de
laisser marcher l'infanterie en avant, et de la faire suivre par les
cavaliers, conduisant leurs chevaux en bride.

--Cela va bien nous retarder.

--Au contraire, général, nous irons plus vite à pied.

--Soit; dans combien de temps serons-nous à Toluca?

--Dans trois quarts d'heure... est-ce trop, général?

--Non; si tu tiens ta promesse, je te donnerai dix onces.

--Bien que ce ne soit pas l'intérêt qui me dirige, répondit López, en
riant, je suis tellement certain de ne pas me tromper, que je regarde
l'argent comme gagné.

--Eh bien, puisqu'il en est ainsi, prend-le tout de suite, dit le
général en lui donnant sa bourse.

--Merci, Excellence; maintenant nous partirons quand vous voudrez;
seulement, recommandez le plus grand silence aux soldats, afin que nous
arrivions à l'improviste sur l'ennemi, et que nous l'attaquions avant
qu'il ait le temps de se reconnaître.

Miramón expédia un soldat au général Cobos, pour lui donner l'ordre de
se replier au plus vite, puis il fit mettre pied à terre aux soldats,
plaça les fantassins en avant, sur quatre de front, ce qui était la
plus grande largeur dont on pouvait disposer; la cavalerie démontée
forma l'arrière-garde.

Le général Cobos ne tarda pas à rejoindre; en quelques mots, Miramón le
mit au fait.

Le président, faisant tenir en bride derrière lui son cheval et celui
du guide, se plaça en tête de la troupe, malgré les prières de ses amis.

--Non, répondit-il à leurs sollicitations, je suis votre chef: en cette
qualité, la plus grande part de péril me revient, ma place est ici et
j'y reste.

Ils furent contraints de le laisser agir à sa guise.

--Partons-nous? dit Miramón à López.

--Allons, général.

Ils se mirent en marche; tous ces mouvements avaient été exécutés dans
le plus grand silence, avec une rapidité et un ensemble admirable.

López ne s'était pas trompé: le sentier qu'il avait fait prendre
aux troupes était si rocailleux et si difficile, que les troupes
avançaient beaucoup plus rapidement à pieds.

--Ce sentier se prolonge-t-il ainsi longtemps? demanda le président au
guide.

--Jusqu'à demi-portée de fusil à peu près de Toluca, général,
répondit celui-ci; arrivé là, il monte par une pente assez rapide, en
s'élargissant beaucoup, jusqu'à dominer Toluca, où il est facile de
descendre même avec la cavalerie au galop.

--Hum! Il y a du bon et du mauvais dans ce que tu m'apprends-là.

--Je ne comprends pas, Excellence.

--Dam, c'est assez clair cependant, il me semble: suppose que les Puros
aient placé un cordon de sentinelles sur la hauteur, notre projet sera
éventé et notre expédition inutile, tu n'as pas réfléchi à ce que tu
faisais en nous conduisant par ici.

--Pardon, Excellence, les Puros savent qu'aucun corps d'armée ne bat la
campagne, ils se croient certains de n'avoir pas d'attaque à redouter;
ils ne prennent donc pas des précautions, qu'ils considèrent comme
inutiles; de plus, les hauteurs dont vous parlez, sont trop éloignées
de l'endroit où ils camperont, et surtout trop élevées pour qu'ils
songent à les couronner.

--Enfin, murmura le général, à la grâce de Dieu! Maintenant que je suis
ici, je ne reculerai pas.

Ils continuèrent à s'avancer en redoublant de précautions.

Depuis vingt-cinq minutes environ ils étaient engagés dans le sentier,
lorsque López, après avoir jeté autour de lui un regard scrutateur,
s'arrêta subitement.

--Que fais-tu? lui demanda le général.

--Vous le voyez, Excellence, je m'arrête; de l'autre côté de ce
coude, qui est là devant nous, le sentier commence à monter, nous ne
sommes plus qu'à une portée de fusil au plus de Toluca; si vous me
le permettez, je vais me lancer en avant, en enfant perdu, afin de
m'assurer que les hauteurs ne sont pas surveillées et que vous avez le
passage libre.

Le général le regarda attentivement.

--Vas, lui dit-il enfin, nous attendrons ton retour pour pousser en
avant, je me fie à toi.

López se débarrassa de ses armes et de son chapeau, qui non seulement
lui étaient inutiles, mais encore auraient pu le trahir, et s'étendant
sur le sol, il commença à ramper à la mode indienne et ne tarda pas à
disparaître au milieu des halliers qui bordaient le sentier.

Cependant, sur un signe du président, le mot de halte avait rapidement
circulé dans les rangs et l'armée s'était arrêté presqu'instantanément.

Quelques minutes s'écoulèrent.

Les généraux s'étaient rapprochés, ils entouraient le président.

Le guide ne revenait pas. L'anxiété était au comble.

--Cet homme nous trahit, dit le général Cobos.

--Je ne le crois pas, répondit aussitôt Miramón, je suis sûr de celui
qui me l'a adressé.

En ce moment, les buissons s'écartèrent et un homme parut.

Cet homme était López, le guide.

Son visage était calme, son œil clair, sa démarche assurée; il
s'approcha du président, s'arrêta à deux pas de lui, le salua et
attendit qu'il lui adressât la parole.

--Eh bien? demanda Miramón.

--Je me suis avancé jusqu'à la crête même de la hauteur, Excellence,
répondit-il, j'ai vu distinctement le bivouac des _Puros_; ils ne
soupçonnent pas votre présence: je crois que vous pouvez agir.

--Ainsi, ils n'ont pas établi de cordon de sentinelles sur la hauteur?

--Non, général.

--Bien, conduis-moi jusqu'à l'entrée du sentier, il me faut voir les
lieux afin de dresser mon plan d'attaque en conséquence.

López ramassa son fusil et son chapeau.

--Je suis prêt, dit-il.

Ils s'avancèrent; derrière eux, à une courte distance venait l'armée.

Tout était désert, ainsi que le guide l'avait annoncé.

Miramón examina le terrain avec la plus sérieuse attention.

--Bon, murmura-t-il, je sais maintenant ce qui me reste à faire, et
s'adressant au guide:

--Ainsi, ton maître est embusqué de façon à prendre l'ennemi à revers,
dit-il.

--Oui, Excellence.

--Mais comment le prévenir, afin que son attaque coïncide avec la nôtre?

--Rien de plus facile, Excellence; vous voyez cet arbre, qui s'élance
solitaire et dont le faîte, seul, domine la hauteur?

--Oui, je le vois, eh bien?

--J'ai l'ordre de couper la tête de cet arbre au moment précis ou vous
commencerez l'attaque, la disparition de l'arbre, sera pour lui le
signal de charger l'ennemi.

--Vive Dieu! s'écria-t-il, cet homme est né général, rien ne lui
échappe; vas à cet arbre, monte dessus, et tiens-toi prêt, lorsque
tu me verras lever mon épée en l'air, d'un coup de ta machette tu
trancheras la cime de l'arbre: tu m'as compris?

--Parfaitement, Excellence, mais après que ferai-je?

--Ce que tu voudras.

--Bon, alors je rejoindrai mon maître.

Il prit son cheval des mains de l'assistant qui le tenait en bride, et
se dirigea tranquillement vers l'arbre.

Miramón divisa son infanterie en trois corps, et plaça sa cavalerie en
réserve.

Toutes les dispositions prises, les troupes commencèrent l'ascension de
la hauteur.

Lorsqu'elles atteignirent le sommet.

--En avant! En avant! s'écria Miramón en brandissant son épée et
s'élançant sur la descente.

Toute l'armée roula derrière lui comme une avalanche.

En voyant le président lever son épée, d'un seul coup López avait
tranché la cime de l'arbre au sommet duquel il se tenait, puis, cet
exploit accompli, il s'était laissé glisser en bas, avait sauté sur son
cheval et s'était élancé au galop à la suite de l'armée.

L'apparition subite des troupes de Miramón avait causé un désordre
affreux dans le bivouac des Puros, qui étaient loin de s'attendre à une
attaque aussi brusque et aussi vigoureuse, leurs espions leur ayant
assuré qu'aucun corps d'armée ne tenait la campagne.

Les soldats sautèrent sur leurs armes, et les officiers essayèrent
d'organiser la résistance, mais avant même que les rangs fussent
formés, déjà les troupes du président étaient sur eux, et les
chargeaient avec furie, aux cris de...

--Vive México! Miramón! Miramón!

Cependant les généraux qui commandaient les Puros, officiers braves et
intelligents, se multipliaient pour résister; à la tête des soldats qui
déjà s'étaient armés et avaient, tant bien que mal, formé leurs rangs;
ils engagèrent une fusillade meurtrière, les canons avaient été mis en
batterie et ouvrirent un feu terrible contre l'infanterie du président.

L'affaire devenait sérieuse. Les Juaristas avaient l'avantage du
nombre; remis de la panique qu'ils avaient d'abord éprouvée, il était à
craindre si le combat se prolongeait, qu'ils prissent l'offensive.

En ce moment, de grands cris se firent entendre sur leurs derrières, et
une troupe nombreuse de cavaliers se rua sur eux la lance en avant.

Pris entre deux ennemis, les Juaristas se crurent trahis; ils perdirent
la tête et commencèrent à se débander.

La cavalerie de Miramón apparut en ce moment et chargea vigoureusement
l'ennemi.

Le combat dégénéra dès lors en massacre, ce ne fut plus une lutte, mais
une boucherie; les Juaristas pris en avant, en flanc et en arrière, ne
songèrent plus qu'à s'ouvrir passage.

La retraite commença, et bientôt se changea en déroute complète.

Le général Berriozábal, le général Degollado, ses fils, deux colonels,
tous les officiers composant leur état major, quatorze pièces de canon,
une grande quantité de munitions et d'armes, et plus de deux mille
prisonniers tombèrent entre les mains de Miramón. Le président avait
eu sept hommes tués et onze légèrement blessés.

La bataille n'avait duré que vingt-cinq minutes. La victoire était
complète.

La fortune capricieuse accordait un dernier sourire à celui dont elle
avait résolu la perte.



XXXI


TRIOMPHE


Cette victoire imprévue si éclatante et si complète, remportée par
Miramón sur des troupes aguerries commandées par des officiers
renommés, rendit subitement le courage et l'espoir aux partisans
effrayés du président de la République.

L'esprit des soldats changea à un tel point qu'ils ne doutèrent plus
du triomphe de leur cause et en arrivèrent en quelques instants à la
considérer presque comme définitivement gagnée.

Seul, au milieu de la joie générale, Miramón ne se faisait pas illusion
sur la portée de la victoire qu'il avait remportée: pour lui ce lustre
nouveau jeté sur ses armes si longtemps victorieuses n'était que le
dernier et brillant éclat jeté par la torche sur le point de s'éteindre.

Il connaissait trop à fond la position précaire à laquelle il était
réduit pour se bercer un seul instant d'espérances trompeuses;
seulement, il remerciait intérieurement la fortune du dernier sourire
qu'elle daignait lui accorder et qui l'empêcherait de tomber du
pouvoir comme un homme vulgaire.

Lorsque la cavalerie, lancée à la poursuite des fuyards pour les
empêcher de se rallier, eut enfin rejoint le gros de l'armée demeuré
sur le champ de bataille, Miramón après avoir accordé un repos de deux
heures à ses troupes, donna l'ordre de rentrer à México.

Le retour du corps expéditionnaire fut loin d'être aussi rapide, que
sa marche précédente: les chevaux fatigués n'avançaient qu'avec peine,
l'infanterie avait mis pied à terre pour escorter les prisonniers,
puis les canons et les nombreuses voitures de bagages dont on s'était
emparés et qui venaient à la suite de l'armée, ne pouvaient passer que
par une route large et frayée, ce qui obligea le général Miramón à
prendre le grand chemin et lui occasionna un retard de plusieurs heures.

Il était dix heures du soir environ lorsque l'avant-garde du corps
expéditionnaire atteignit les garitas de México.

Il faisait nuit noire, et pourtant la ville apparaissait dans l'ombre
diamantée d'une innombrable quantité de lumières.

Les bonnes comme les mauvaises nouvelles se propagent avec une rapidité
extraordinaire; résolve qui pourra ce problème presqu'insoluble, mais
ce qui est certain c'est que la bataille était à peine terminée à
Toluca que déjà on en connaissait l'issue à México; le bruit du succès
éclatant remporté par le président avait immédiatement couru de bouche
en bouche sans que qui que ce fût sût de qui il le tenait.

A la nouvelle de cette victoire inespérée, la joie avait été
universelle, l'enthousiasme porté à son comble et, la nuit venue, la
ville s'était spontanément trouvé illuminée.

L'ayuntamiento, en corps, attendait le président à l'entrée de la
ville pour lui adresser ses félicitations; les troupes défilèrent
entre deux haies compactes de peuple poussant de frénétiques vivats,
agitant les mouchoirs et les chapeaux et tirant force pétards en signe
de réjouissance; les cloches malgré l'heure avancées sonnaient à toute
volée et les nombreux chapeaux à la basile des membres du clergé mêlés
à la foule prouvaient que les prêtres et les moines, si froids la
veille même pour l'homme qui toujours les avait soutenus, avaient,
à la nouvelle de sa victoire, senti subitement se réveiller leur
enthousiasme endormi.

Miramón traversa toute cette foule, calme, impassible, rendant, avec
une imperceptible expression d'ironie, les saluts qui lui étaient
incessamment adressés à droite et à gauche.

Il mit pied à terre devant le palais; un peu en avant de la porte, un
homme se tenait immobile et souriant.

Cet homme était l'aventurier.

En l'apercevant, Miramón ne put réprimer un mouvement de joie.

--Ah! Venez, venez, mon ami, s'écria-t-il, en allant à lui.

Et à la stupéfaction générale, il passa son bras sous le sien et
l'entraîna dans l'intérieur du palais.

Lorsque le président eut atteint le cabinet particulier, dans lequel il
travaillait habituellement, il se jeta dans un fauteuil, et essuyant,
avec un mouchoir, son visage baigné de sueur.

--Ouf! s'écria-t-il, d'un ton de mauvaise humeur, je suis rompu!
Cette stupide palinodie, à laquelle j'ai été malgré moi contraint
d'assister, m'a sur l'honneur plus brisé de fatigue que tous les
autres événements de cette journée, cependant si féconde en péripéties
extraordinaires.

--Bien, répondit affectueusement l'aventurier, je suis heureux de vous
entendre parler ainsi, général; je craignais que vous vous ne fussiez
laissé griser par votre succès.

Le général haussa les épaules avec dédain.

--Pour qui me prenez-vous, mon ami? répondit-il; quelle triste idée
vous faites-vous de moi, si vous supposez que je sois homme à me
laisser ainsi aveugler par un succès qui, tout éclatant qu'il paraisse,
n'est en réalité qu'une victoire de plus à enregistrer, mais dont les
résultats seront nuls pour le bien de la cause que je soutiens?

--Ce que vous dites n'est que trop vrai, général.

--Croyez-vous que je l'ignore? Ma chute est inévitable: cette bataille
la retardera de quelques jours à peine; je dois tomber, parce que
malgré les cris enthousiastes de la foule, toujours changeante et
facile à tromper, ce qui jusqu'à présent a fait ma force et m'a soutenu
dans la lutte que j'ai entreprise, m'a abandonné sans retour, je sens
que l'esprit de la nation n'est plus avec moi.

--Peut-être allez-vous trop loin, général! Encore deux batailles comme
celle-ci, et qui sait si vous n'aurez pas reconquis tout ce que vous
avez perdu.

--Mon ami, le succès de celle d'aujourd'hui vous appartient: c'est
grâce à votre brillante charge sur les derrières de l'ennemi qu'il a
été démoralisé et par conséquent vaincu.

--Vous vous obstinez à tout voir en noir; je vous le répète encore:
deux batailles comme celle-ci, et vous êtes sauvé.

--Ces batailles, je les livrerai, mon ami, si on m'en laisse le temps,
croyez-le bien. Ah! Si au lieu d'être seul, cerné dans México, j'avais
encore des lieutenants dévoués, tenant la campagne, après la victoire
d'aujourd'hui, tout aurait pu se réparer.

En ce moment, la porte du cabinet s'ouvrit et le général Cobos parut.

--Ah! C'est vous, mon cher général, lui dit le président, en lui
tendant la main, et reprenant subitement un air riant, soyez le
bienvenu. Quel motif me procure le plaisir de vous voir?

--Je supplie votre seigneurie de m'excuser si j'ose me présenter ainsi,
sans être annoncé, mais j'ai à l'entretenir de choses graves, qui
n'admettent pas de retard.

L'aventurier fit un mouvement pour se retirer.

--Restez, je vous en prie, dit le président en l'arrêtant du geste;
parlez, mon cher général.

--Monsieur le président, le désordre le plus grand règne sur la place
parmi le peuple et les soldats: la plupart demandent à grands cris,
que les officiers, faits prisonniers aujourd'hui, soient immédiatement
fusillés comme traîtres à la patrie.

--Hein? fit le président, en se redressant subitement, et en devenant
légèrement pâle, que me dites-vous donc là, mon cher général?

--Si votre seigneurie consent à ouvrir les fenêtres de ce cabinet, elle
entendra les cris de mort, que l'armée et le peuple poussent de concert.

--Ah! murmura Miramón, des assassinats politiques, commis de sang-froid
après la victoire; jamais je ne consentirai à autoriser des crimes
aussi odieux! Non, mille fois non; pour moi, du moins, il n'en sera pas
ainsi. Où se trouvent les officiers prisonniers?

--Dans l'intérieur du palais, gardés à vue dans la cour.

--Donnez l'ordre qu'ils soient immédiatement conduits en ma présence;
allez, général.

--Ah! Mon ami, s'écria le président avec découragement, dès qu'il
se trouva seul avec l'aventurier, que peut-on espérer d'un peuple
aussi dénué du sens moral que le nôtre? Hélas! Que doivent penser
les gouvernements européens de cette apparente barbarie! Quel mépris
ne doivent-ils pas avoir pour notre malheureuse nation! Et pourtant,
ajouta-t-il, ce peuple n'est pas méchant, c'est son long esclavage qui
l'a ainsi rendu cruel et les interminables révolutions dont depuis
quarante ans, il est constamment victime; venez, suivez-moi, il faut en
finir.

Il sortit alors du cabinet, accompagné par l'aventurier, et entra dans
un immense salon, où ses partisans les plus dévoués se trouvaient
réunis.

Le président alla s'asseoir sur un siège élevé de deux marches, préparé
pour lui au haut-bout du salon et les officiers demeurés fidèles à sa
cause se groupèrent aussitôt à sa droite et à sa gauche.

Sur un signe affectueux de Miramón, l'aventurier était resté à son
côté, indifférent en apparence.

Un bruit de pas et un froissement d'armes se firent entendre au dehors,
et les officiers prisonniers, précédés par le général Cobos entrèrent
dans la salle.

Bien qu'ils affectassent d'être calmes, ces prisonniers ne laissaient
pas que d'être assez inquiets sur le sort qui leur était réservé; ils
avaient entendu les cris de mort poussés contre eux, et connaissaient
les mauvaises dispositions des partisans de Miramón à leur égard.

Celui qui marchait le premier était le général Berriozábal, jeune
homme de trente ans au plus, à la tête expressive, aux traits fins et
intelligents, et à la démarche noble et dégagée; auprès de lui venait
le général Degollado entre ses deux fils, puis deux colonels et les
officiers composant l'état-major du général Berriozábal.

Les prisonniers s'avancèrent d'un pas ferme vers le président qui, à
leur approche, quitta vivement son siège et fit, le sourire sur les
lèvres, quelques pas au devant d'eux.

--Caballeros, leur dit-il en les saluant gracieusement, je regrette que
les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons malheureusement
placés, ne me permettent pas de vous rendre immédiatement la liberté;
du moins, j'essaierai, par tous les moyens en mon pouvoir, de vous
rendre douce une captivité qui, je l'espère, ne sera pas de longue
durée. Veuillez d'abord reprendre les épées que vous portez si
vaillamment et dont je regrette de vous avoir privés.

Il fit un signe au général Cobos qui s'empressa de restituer aux
prisonniers les armes qu'on leur avait enlevées, et que ceux-ci
reçurent avec un mouvement de joie.

--Maintenant, caballeros, reprit le président, daignez accepter
l'hospitalité que je vous offre dans ce palais, où vous serez traités
avec tous les égards que mérite votre infortune; je ne demande que
votre parole de soldats et de caballeros de ne pas en sortir sans mon
autorisation, non point que je doute de votre honneur, mais seulement
afin de vous soustraire aux tentatives de gens mal disposés à votre
égard et aigris par les souffrances d'une longue guerre; vous êtes donc
prisonniers sur parole, caballeros, et libres d'agir à votre guise.

--Monsieur le général, répondit le général Berriozábal, au nom de tous,
nous vous remercions sincèrement de votre courtoisie, nous ne pouvions
moins attendre de votre générosité bien connue; cette parole que vous
nous demandez, nous vous la donnons et nous n'userons de la liberté
dont vous nous laissez jouir que dans les limites que vous jugerez
convenable d'y apporter, vous promettant de n'essayer en aucune façon
de reconquérir notre liberté sans que vous nous ayez dégagés: de notre
parole.

Après quelques autres compliments échangés entre le président et les
deux généraux, les prisonniers se retirèrent dans les appartements qui
leur furent assignés.

Au moment où le général Miramón se préparait à rentrer dans son
cabinet, l'aventurier l'arrêta vivement et lui désignant un officier
supérieur qui paraissait chercher à se dissimuler au milieu des groupes.

--Connaissez-vous cet homme? lui dit-il d'une voix basse et tremblante.

--Certes je le connais, répondit le président; depuis quelques jours
seulement il est à moi, et déjà il m'a rendu d'éminents services, il
est Espagnol et se nomme don Antonio Cacerbar.

--Oh! Je sais son nom, dit l'aventurier, car moi aussi je le connais
depuis bien longtemps malheureusement; général, cet homme est un
traître!

--Allons, vous plaisantez.

--Je vous répète, général, que cet homme est un traître; j'en suis sûr!
fit-il avec force.

--Je vous en prie, n'insistez pas davantage, mon ami, interrompit
vivement le général, cela me serait pénible; bonne nuit, venez demain:
je désire causer avec vous de choses importantes.

Et après lui avoir fait un geste affectueux, le président rentra dans
son cabinet dont la porte se referma sur lui.

L'aventurier demeura un instant immobile, douloureusement affecté de
l'incrédulité du président.

--Oh! murmura-t-il tristement, ceux que Dieu veut perdre, il
les aveugle! Hélas! Maintenant tout est fini, cet homme est
irrémissiblement condamné, sa cause est perdue!

Il sortit du palais en proie aux plus sinistres prévisions.



XXXII


EL PALO QUEMADO


L'aventurier avait, ainsi que nous l'avons dit, quitté le palais; la
place Mayor était déserte, l'effervescence populaire s'était calmée
aussi vite qu'elle s'était soulevée; grâce aux prières de certaines
personnes influentes, les soldats étaient rentrés dans leurs quartiers;
les léperos et autres citoyens tout aussi recommandables qui formaient
la majorité de la populace ameutée, voyant que décidément il n'y avait
rien à faire et que les victimes qu'ils convoitaient leur échappaient
définitivement, avaient fini après quelques cris et quelques huées
poussés en manière de consolation par se dissiper à leur tour et à
regagner les bouges plus ou moins mal famés toujours ouverts dans les
bas quartiers de la ville et où ils étaient sûrs de trouver asile.

Seul, López était demeuré ferme à son poste. L'aventurier lui avait
ordonné de l'attendre à la porte du palais et il l'attendait, seulement
comme la nuit était noire et que la plus profonde obscurité avait
succédé à l'illumination radieuse de la soirée, il l'attendait la main
sur ses armes, les yeux et les oreilles au guet, afin de ne pas être,
malgré le voisinage du palais, surpris et dévalisé par quelque rôdeur
de nuit désœuvré, qui n'aurait pas été fâché de profiter de cette
bonne aubaine, si le peon n'avait pas fait aussi bonne garde.

Lorsque López vit s'ouvrir la porte du palais, il comprit que son
maître, seul, pouvait en sortir aussi tard et il s'approcha de lui.

--Quoi de nouveau? demanda l'aventurier en mettant le pied à l'étrier.

--Pas grand chose, répondit-il.

--Tu en es sûr?

--A peu près; cependant maintenant que j'y réfléchis, il me semble
avoir tout à l'heure aperçu quelqu'un de ma connaissance sortant du
palais.

--Ah! Il y a longtemps?

--Ma foi non, un quart d'heure, vingt minutes au plus, mais je crains
de m'être trompé, parce qu'il portait un costume si différent de celui
sous lequel je l'ai connu, et puis j'ai eu si peu le loisir de le voir.

--Eh bien! Qui as-tu cru reconnaître?

--Vous ne me croirez pas, si je vous dis que c'était don Antonio
Cacerbar, mon ancien blessé.

--Au contraire, car moi, je l'ai vu au palais.

--Ah, demonio, alors! Je regrette bien de n'avoir pas écouté sa
conversation.

--Comment, sa conversation? Où? Avec qui, parle ou étrangle; voyons,
t'expliqueras-tu à la fin?

--M'y voici, m'y voici, mi amo; à sa sortie du palais, il y avait
encore quelques groupes sur la place, un homme s'est dégagé d'un de ces
groupes et s'est approché de don Antonio.

--Et cet homme, l'as-tu reconnu?

--Pour cela non, vu qu'il avait un chapeau de vigogne à large bord,
abattu sur les yeux et qu'il était embossé jusqu'au nez dans un grand
manteau, et puis il ne faisait pas beaucoup plus clair qu'en ce moment.

--Au fait! Au fait! s'écria l'aventurier avec impatience.

--Ces deux hommes se sont donc mis à causer à voix basse.

--Et tu n'as rien entendu?

--Mon Dieu non, quelques mots à peine, sans suite et voilà tout.

--Répète-les moi toujours.

--Volontiers: «Ainsi, il était là,»a dit l'un; je n'ai pas entendu la
réponse de l'autre; «Bah! Il n'oserait pas,»a repris le premier; puis
ils ont causé si bas que je n'ai rien pu entendre; le premier a dit
encore: «Il faut y aller.» «Il est bien tard,»a fait l'autre; je n'ai
plus entendu que ces deux mots: Palo Quemado; puis, après avoir encore
échangé quelques mots à voix basse, ils se sont séparés; le premier
n'a pas tardé à disparaître sous les portales; quant à don Antonio, il
a tourné à droite comme s'il voulait se rendre au paseo de Bucareli;
mais il se sera arrêté dans quelque maison, car il n'est pas probable
qu'à une pareille heure la pensée lui soit venue de s'aller promener
seul dans un tel endroit.

--C'est ce que nous ne tarderons pas à savoir, répondit l'aventurier en
se mettant en selle, donne-moi mes armes et suis-moi; les chevaux ne
sont pas fatigués?

--Non, ils sont tous frais au contraire, dit López en donnant à
l'aventurier un fusil double, une paire de revolvers et une machette;
d'après vos ordres, je suis allé au corral où j'ai laissé nos chevaux
fatigués, j'ai sellé Mono et Zopilote qui sont ceux-ci, et je suis
revenu vous attendre.

--Tu as bien fait; en route!

Ils s'éloignèrent alors, traversèrent la place déserté et, après
quelques détours, faits sans doute dans le but de dépister les espions
qui auraient pu les surveiller dans les ténèbres, ils prirent enfin la
direction de Bucareli.

A México, dès que la nuit est tombée, il est défendu, à moins d'une
permission spéciale qui ne s'obtient que fort difficilement, de
circuler à cheval dans les rues; cependant l'aventurier semblait
fort peu se préoccuper de cette défense, du reste son audace était
parfaitement justifiée par l'apparente indifférence des celadores dont
ils rencontraient bon nombre sur leur passage et qui les laissaient
galoper à leur guise sans risquer la moindre protestation à cet égard.

Lorsque les deux cavaliers se trouvèrent assez éloignés du palais pour
ne plus redouter d'être suivis, chacun d'eux sortit un demi-masque
noir de sa poche et l'appliqua sur son visage; cette précaution prise
contre les curieux qui malgré l'obscurité auraient pu les reconnaître,
ils reprirent leur course.

Ils ne tardèrent pas à atteindre l'entrée du paseo de Bucareli;
l'aventurier s'arrêta, et après avoir d'un regard perçant essayé de
sonder les ténèbres il fit entendre un sifflement aigu et prolongé.

Aussitôt une ombre se détacha de l'enfoncement d'une porte où elle se
trouvait parfaitement cachée et s'avança jusqu'au milieu de la rue;
arrivée là, cette ombre ou plutôt cet homme s'arrêta et attendit sans
prononcer une parole.

--Est-il passé quelqu'un par ici depuis trois quarts d'heure? dit
l'aventurier.

--Oui et non, répondit laconiquement l'inconnu.

--Explique-toi.

--Un homme est venu, s'est arrêté devant la maison qui est là à votre
droite, a frappé dans ses mains à deux reprises; au bout d'un instant,
une porte s'est ouverte, un peon est sorti conduisant en bride un
cheval pie, et tenant un manteau doublé de rouge sous le bras.

--Comment as-tu vu cela, par cette nuit noire?

--Le peon portait une lanterne; l'homme dont je vous parle lui a
reproché son imprudence, a brisé la lanterne sous son talon, puis il a
jeté le manteau sur ses épaules.

--Quel costume portait cet homme?

--Celui d'officier supérieur de cavalerie.

--C'est bien, après?

--Il a remis son chapeau à plumes au peon, celui-ci est rentré dans
la maison dont il est sorti un instant après, portant un chapeau de
vigogne à golilla d'or, des pistolets et un fusil, il a chaussé des
éperons en argent à l'officier, celui-ci a pris les armes s'est coiffé
du chapeau, est monté sur le cheval et est parti.

--Dans quelle direction?

--Dans celle de la Plaza Mayor.

--Et le peon?

--Il est rentré dans la maison.

--Tu es sûr de ne pas avoir été vu par l'un on l'autre?

--J'en suis sûr.

--C'est bien; veille! Adieu!

--Adieu! et il se renfonça dans les ténèbres.

L'aventurier et son peon tournèrent bride; bientôt ils se retrouvèrent
sur la Plaza Mayor, mais ils la traversèrent sans s'arrêter.

Don Jaime paraissait savoir quelle direction il lui fallait suivre, car
il galopait sans hésiter à travers les rues; bientôt il arriva à la
garita de San Antonio, qu'il passa sans s'arrêter; quelques maraîchers
commençaient déjà à entrer en ville.

Arrivé à six cents pas de la garita environ, à un endroit où la route
forme un carrefour dont le milieu est occupé par une croix de pierre
et où viennent rayonner en étoiles six routes assez larges mais fort
mal entretenues, l'aventurier s'arrêta de nouveau et comme la première
fois, il poussa un sifflement aigu.

Au même instant, un homme, couché au pied de la croix, se leva tout
droit et se tint immobile devant lui.

--Un homme est passé ici, dit don Jaime, monté sur un cheval pie,
coiffé d'un chapeau à golilla d'or.

--Cet homme est passé, répondit l'inconnu.

--Combien y a-t-il de temps?

--Une heure.

--Était-il seul?

--Il était seul.

--Quelle direction a-t-il prise?

--Celle-ci, répondit l'inconnu en étendant le bras vers le deuxième
sentier de gauche.

--C'est bien.

--Suivrai-je?

--Où est ton cheval?

--Dans un corral près de la garita.

--C'est trop loin, je n'ai pas le temps d'attendre adieu, veille.

--Je veillerai.

Il se recoucha au pied de la croix.

Les deux cavaliers reprirent leur course.

--C'est bien au Palo Quemado qu'il se rend, murmura l'aventurier, nous
l'y trouverons.

--C'est probable, fit López, avec le plus grand sang-froid; c'est drôle
que je n'aie pas deviné cela plus tôt, c'était cependant bien facile.

Ils galopèrent pendant une heure environ, sans échanger une parole;
enfin, ils aperçurent à une courte distance une masse sombre dont la
noire silhouette se détachait sur l'obscurité moins épaisse de la
campagne qui les cerclait.

--Voici le Palo Quemado, dit don Jaime.

--Oui, répondit seulement López.

Ils firent encore quelques pas en avant et s'arrêtèrent.

Tout à coup un chien se mit à aboyer avec fureur.

--¡Demonio! s'écria don Jaime, il faut passer, le maudit animal nous
trahirait.

Ils éperonnèrent leurs chevaux et partirent à fond de train.

Au bout de quelques instants le chien dont les abois s'étaient changés
en grognements sourds se tut complètement.

Les cavaliers firent halte, don Jaime mit pied à terre.

--Cache les chevaux quelque part aux environs, dit-il, et attends-moi.

López ne répondit pas, le digne homme n'était pas causeur, il n'aimait
pas prodiguer inutilement ses paroles.

L'aventurier, après avoir visité ses armes avec le plus grand soin afin
d'être sûr que, au cas probable où il serait forcé de s'en servir,
elles ne lui manqueraient pas, se rasa sur le sol comme un Indien
des hautes savanes et par un mouvement onduleux, lent et presque
insensible, il s'avança vers le rancho del Palo Quemado.

Lorsqu'il ne fut plus qu'à une courte distance du rancho il vit ce
qu'il n'avait pas remarqué d'abord, c'est-à-dire que des chevaux
au nombre de dix ou douze étaient attachés devant le rancho et que
plusieurs hommes couchés sur le sol dormaient près d'eux.

Un individu armé d'une longue lance se tenait immobile devant la porte,
sentinelle placée là sans doute pour veiller à la sûreté générale.

L'aventurier s'arrêta: la situation était difficile; les individus
quels qu'ils fussent, réunis dans le rancho, n'avaient négligé aucune
précaution au cas où on aurait essayé de les surprendre.

Cependant, plus les difficultés paraissaient grandes, plus l'aventurier
comprenait l'importance du secret qu'il voulait surprendre; aussi son
hésitation fût-elle courte, et résolût-il, si grands que fussent les
risques qu'il lui faudrait courir, de savoir quels étaient les membres
de cette réunion clandestine et pour quel motif ils étaient réunis.

Le lecteur connaît assez l'aventurier que nous lui avons présenté sous
tant de noms, pour deviner que, une fois sa résolution prise de pousser
en avant, il n'hésiterait pas à le faire.

Ce fut en effet ce qui arriva; seulement il redoubla de prudence et
surtout de précautions, n'avançant pour ainsi dire que pas à pas et
rampant sur la terre avec la silencieuse élasticité d'un reptile.

Au lieu de se diriger directement vers le rancho, il le contourna
afin de s'assurer que, à part la sentinelle placée devant la porte,
il n'avait pas à redouter d'être découvert par quelque surveillant
embusqué sur le derrière du bâtiment.

Ainsi que l'aventurier l'avait prévu, le rancho n'était gardé que par
devant.

Il se redressa, et autant que les ténèbres lui permettaient de le faire
il examina les environs.

Un corral assez grand, clos par une haie vive, attenait à l'habitation;
ce corral paraissait désert.

Don Jaime chercha une ouverture par laquelle il pût se glisser dans
l'intérieur; après quelques minutes de tâtonnement, il en découvrit
enfin une assez large pour lui livrer passage.

Il entra.

Maintenant les difficultés étaient moindres pour s'approcher de la
maison; en suivant la haie il parvint en quelques instants presqu'au
mur.

Ce qui l'étonnait, c'était de ne pas avoir été senti et dépisté par le
chien qui précédemment avait si brusquement annoncé son approche.

Voici ce qui était arrivé: inquiets des aboiements du chien et
craignant qu'il ne révélât par ses cris leur présence suspecte aux
Indiens qui à cette heure se rendaient à la ville pour vendre leurs
marchandises, les étrangers réunis dans le rancho, confiants dans leur
sentinelle pour veiller sur leur sûreté, avaient ordonné au ranchero de
faire rentrer l'animal dans l'intérieur de sa maison et de l'enchaîner
assez loin pour que ses cris ne fussent pas entendus du dehors dans le
cas où la fantaisie d'aboyer lui reprendrait.

Cet excès de prudence, de la part des hôtes provisoires du rancho,
permit à l'aventurier de s'approcher non seulement sans être découvert
mais encore sans éveiller les soupçons.

Bien qu'il ignorât cette particularité, don Jaime en profita,
remerciant tout bas la Providence qui l'avait débarrassé d'un
surveillant si incommode.

En examinant attentivement le mur contre lequel il marchait, et
en le sondant, il arriva devant une porte qui, par une négligence
inconcevable, n'était que poussée, et qui céda à la légère pression
qu'il lui imprima.

Cette porte ouvrait sur un corridor fort sombre en ce moment, mais un
léger filet de lumière qui filtrait à travers les ais mal joints d'une
porte, révéla à don Jaime l'endroit où, selon toutes probabilités, les
étrangers étaient réunis.

L'aventurier s'approcha à pas de loups, plaça son œil à la fissure, et
regarda.

Trois hommes couverts d'épais manteaux étaient assis autour d'une table
encombrée de bouteilles et de gobelets, dans une salle assez grande,
autant qu'on en pouvait juger, et éclairée seulement par un candil
fumeux placé sur un coin de la table.

La conversation était animée entre les trois convives qui buvaient,
fumaient et parlaient, comme des hommes qui se croient sûrs de ne pas
être écoutés et par conséquent de n'avoir rien à redouter.

Ces trois hommes, l'aventurier les reconnut aussitôt: le premier était
don Felipe Neri Irzabal, le colonel guérillero, le second don Melchior
de la Cruz et le troisième don Antonio de Cacerbar.

--Enfin! murmura l'aventurier avec un frisson de joie, je vais donc
tout savoir.

Et il prêta attentivement l'oreille.

Don Felipe parlait, il semblait être dans un état d'ivresse assez
prononcé; cependant, bien que sa langue fût pâteuse, il ne divaguait
pas encore, seulement comme tous les gens à demi-ivres, il commençait
à s'embrouiller dans des raisonnements entortillés, et paraissait
soutenir avec un indomptable entêtement une condition qu'il voulait
imposer à ses deux interlocuteurs et à laquelle ceux-ci ne voulaient
pas consentir.

--Non, répétait-il incessamment, il est inutile d'insister, señores, je
ne vous livrerai pas la lettre que vous me demandez, je suis un honnête
homme, moi, je n'ai qu'une parole, ¡voto a brios! et à chaque mot il
frappait du poing sur la table.

--Mais, répondit don Melchior, si vous vous obstinez à garder cette
lettre que vous avez cependant ordre de nous remettre, il nous sera
impossible de remplir la mission dont nous sommes chargés.

--Quel crédit, ajouta don Antonio, nous accorderont les personnes avec
lesquelles nous devons nous entendre si rien ne vient leur prouver que
nous sommes bien et dûment autorisés à le faire?

--Cela ne me regarde pas, chacun pour soi en ce monde, je suis un
honnête homme, je dois veiller à mes intérêts comme vous veillez aux
vôtres.

--Mais ce que vous dites-là est absurde, s'écria don Antonio avec
impatience; c'est notre tête que nous risquons dans cette affaire.

--Possible, cher seigneur, chacun fait ce qu'il veut. Moi, je suis
un honnête homme, je marche droit devant moi, vous n'aurez point la
lettre, à moins de me donner ce que je vous demande, donnant donnant,
je ne connais que cela, moi. Pourquoi, selon vos conventions avec le
général, ne l'avez-vous pas prévenu de l'affaire d'aujourd'hui?

--Nous vous avons prouvé que cela était impossible, puisque cette
sortie a été résolue à l'improviste.

--Bon, à l'improviste! Vous vous arrangerez comme vous pourrez avec Son
Excellence le général en chef, je m'en lave les mains.

--Trêve de niaiseries, dit sèchement don Antonio, voulez-vous oui ou
non remettre à moi ou à ce caballero la lettre dont vous avez été
chargé par le Président pour nous?

--Non, répondit nettement don Felipe, à moins que vous me fassiez un
bon de dix mille piastres. C'est réellement pour rien, je suis un
honnête homme, moi.

--Hum! murmura à part lui l'aventurier; un autographe du señor Benito
Juárez, c'est précieux en effet, je ne le marchanderais pas moi, si on
me l'offrait.

--Mais, s'écria don Melchior, c'est un vol indigne que vous commettez
en agissant ainsi.

--Eh bien, après? fit cyniquement don Felipe d'un ton d'ironie amer, je
vole, vous trahissez, nous sommes partie à partie, voilà tout.

A cette insulte qui leur tombait si brutalement en plein visage, les
deux hommes se levèrent.

--Partons, dit don Melchior, cet homme est une brute qui ne veut rien
entendre.

--Le plus simple est d'aller trouver le général en chef, ajouta don
Antonio, il saura nous rendre justice, et nous venger de ce misérable
ivrogne.

--Allez, allez, mes chers seigneurs, dit le guérillero en ricanant,
allez et bon voyage; je garde la lettre, peut-être trouverai-je
acquéreur; je suis honnête homme, moi!

A cette menace, les deux hommes échangèrent un regard en portant la
main à leurs armes, mais après une hésitation qui eut la rapidité d'un
éclair, ils haussèrent dédaigneusement les épaules et sortirent de la
salle.

Au bout de quelques instants, on entendit au dehors le galop rapide de
plusieurs chevaux qui s'éloignaient.

--Les voilà partis, murmura le guérillero en se versant un plein
gobelet de mezcal qu'il avala d'un trait; ils décampent, ma foi, comme
si le diable les emportait! Ils sont furieux! Bah! Cela m'est bien
égal, j'ai gardé la lettre.

Tout en se parlant ainsi à lui-même, le guérillero replaça son gobelet
sur la table; soudain, il tressaillit: un homme enveloppé jusqu'aux
yeux dans les plis redoublés d'un épais manteau se tenait immobile
devant lui.

Cet homme tenait de chaque main un revolver à six coups, dont les
canons étaient dirigés sur la poitrine du guérillero.

Celui-ci fit un brusque mouvement d'effroi à cette vue à laquelle il
était si loin de s'attendre.

--Hein? s'écria-t-il d'une voix que l'émotion et l'épouvante faisaient
trembler; quel est ce démon et à qui en veut-il? Ah! Ça, mais je suis
donc tombé dans un guêpier, moi!

La terreur l'avait dégrisé; il essaya de se lever pour s'enfuir.

--Un mot, un geste, dit l'inconnu d'une voix sourde et menaçante, et je
vous brûle la cervelle.

Le guérillero se laissa lourdement retomber sur l'escabeau qui lui
servait de siège.



XXXIII


RÈGLEMENT DE COMPTE


Caché derrière la porte du corridor, l'aventurier n'avait pas perdu un
mot de ce qui s'était dit.

Lorsque don Melchior et don Antonio s'étaient levés, ignorant par
quelle porte ils sortiraient, don Jaime avait en toute hâte quitté le
corridor, s'était glissé dans le corral et blotti contre la haie il
avait attendu.

Mais, après quelques minutes, comme rien n'avait bougé, qu'aucun bruit
ne s'était fait entendre, il s'était hasardé à sortir de sa cachette,
et à s'engager de nouveau dans le corridor.

Puis, il s'était approché de la porte et avait appliqué son œil à la
fente par laquelle il avait pu précédemment voir tout ce qui s'était
passé dans la salle.

Les deux hommes venaient de sortir, don Felipe était seul, toujours
assis devant la table et buvant.

Le parti de l'aventurier fut pris aussitôt: plaçant la lame de son
couteau entre le pêne de la serrure et la gâche, il avait ouvert la
porte sans bruit, s'était silencieusement approché du guérillero et lui
avait révélé sa présence de la façon tant soit peu brutale que nous
avons rapportée à la fin du chapitre précédent.

Le guérillero était brave, cependant l'apparition soudaine de
l'aventurier et la vue des revolvers dirigés vers lui l'avaient atterré.

Don Jaime profita de cet instant de prostration; sans désarmer ses
pistolets, il marcha droit à la porte par laquelle don Melchior et don
Antonio s'étaient retirés, la ferma solidement en dedans afin d'éviter
toute surprise, puis il revint à pas lents vers la table, s'assit sur
un escabeau, posa ses pistolets tout armés devant lui, et laissant
tomber son manteau.

--Causons, dit-il.

Bien que ce mot eût été prononcé d'une voix assez douce, cependant
l'effet qu'il produisit sur le guérillero fut immense.

--El Rayo! s'écria-t-il avec un frisson de terreur en apercevant le
masque noir qui couvrait le visage de son singulier interlocuteur.

--Ah! Ah! fit celui-ci avec un ricanement ironique, vous me
reconnaissez, cher seigneur don Felipe.

--Que me voulez-vous? balbutia-t-il.

--Plusieurs choses, répondit l'aventurier, mais procédons par ordre,
rien ne nous presse.

Le guérillero se versa un plein gobelet de refino de Cataluña, le porta
à ses lèvres et le vida d'un seul coup.

--Prenez garde, lui fit observer l'aventurier, l'eau-de-vie d'Espagne
est forte, elle monte facilement à la tête; mieux vaut, je crois, pour
ce qui va se passer entre nous que vous conserviez votre sang-froid.

--C'est juste, murmura le guérillero et, saisissant la bouteille par le
col, il la lança contre la muraille où elle se brisa en éclat.

L'aventurier sourit, puis il reprit en tordant nonchalamment une
cigarette entre ses doigts:

--Je vois que vous avez la mémoire bonne, cela me fait plaisir, je
craignais que vous ne m'ayez oublié.

--Non, non, je me rappelle notre dernière rencontre à Las Cumbres.

--C'est cela; vous souvenez-vous comment s'est terminée notre entrevue?

Le guérillero devint pâle, mais il ne répondit pas.

--Bon, je vois que la mémoire vous fait défaut, je vais vous venir en
aide.

--C'est inutile, répondit don Felipe, en relevant la tête et semblant
prendre définitivement une résolution, comme le hasard m'avait permis
d'apercevoir vos traits, vous m'avez dit...

--Je sais, je sais, interrompit l'aventurier, eh bien, la promesse que
je vous ai faite, je vais la tenir.

--Tant mieux, dit-il résolument; après tout on ne meurt qu'une fois,
autant aujourd'hui qu'un autre jour et à présent que plus tard, je suis
prêt à vous faire face.

--Je suis charmé de vous voir dans ces dispositions belliqueuses,
répondit froidement l'aventurier; refrénez un peu votre ardeur
batailleuse, je vous prie, chaque chose aura son temps, soyez
tranquille, mais il ne s'agit pas de cela pour le mouvement.

--De quoi s'agit-il donc alors? demanda le guérillero avec étonnement.

--Je vais vous le dire.

L'aventurier sourit de nouveau, appuya les coudes sur la table et se
penchant légèrement vers son interlocuteur:

--Combien, dit-il, vouliez-vous vendre à vos nobles amis, la lettre que
le señor don Benito Juárez vous avait chargé de leur remettre.

Don Felipe fixa sur lui un regard effaré et faisant machinalement le
signe de croix:

--Cet homme est le démon! murmura-t-il avec épouvante.

--Non, rassurez-vous, je ne suis pas le démon, mais je sais beaucoup de
choses, sur vous surtout, cher seigneur, et sur les nombreux trafics,
auxquels vous vous livrez; je connais le marché que vous avez fait avec
un certain don Diego; de plus, si vous le désirez, je vous répéterai
mot pour mot la conversation que vous avez eue il y a une heure à
peine, dans cette salle même où nous sommes en ce moment, avec les
señores don Melchior de la Cruz et don Antonio Cacerbar. Maintenant,
venons au fait; je veux que vous me donniez, vous me comprenez bien
n'est-ce pas? Que vous me donniez et non pas que vous me vendiez la
lettre du señor Juárez que vous avez là dans votre dolman, que vous
avez refusée aux honorables caballeros dont je vous ai cité les noms,
et que vous me livriez en même temps les autres papiers dont vous êtes
porteur et qui, je le suppose, doivent être fort intéressants.

Le guérillero avait eu le temps de reprendre une partie de son
sang-froid; aussi, fût-ce d'une voix assez ferme qu'il répondit:

--Que prétendez-vous faire de ces papiers?

--Ceci doit vous importer fort peu, du moment où ils ne seront plus
dans vos mains.

--Et si je refuse de vous les livrer?

--Je serai quitte pour vous les prendre de force; voilà tout,
répondit-il paisiblement.

--Caballero, dit don Felipe avec un accent de dignité dont l'aventurier
fut surpris, ce n'est pas le fait d'un homme brave comme vous l'êtes
de menacer ainsi qui ne saurait se défendre; je n'ai pour toute arme
que mon sabre, tandis que vous au contraire vous disposez de la vie de
douze hommes.

--Pour cette fois, il y dans ce que vous dites une apparence de raison,
reprit l'aventurier, et votre observation serait juste, si je devais me
servir de mes revolvers pour vous contraindre à faire ce que j'exige
de vous; mais rassurez-vous, vous aurez un combat loyal, mes pistolets
demeureront sur cette table; je croiserai seulement ma machette contre
votre sabre, ce qui non seulement, rétablira l'équilibre entre nous
mais encore vous donnera sur moi un avantage signalé.

--Agirez-vous réellement ainsi, caballero?

--Je vous en donne ma parole d'honneur; j'ai pour habitude de toujours
régler loyalement mes comptes avec mes ennemis comme avec mes amis.

--Ah! Vous appelez cela régler vos comptes? dit-il avec ironie.

--Certes; quel autre nom puis-je employer?

--Mais d'où provient cette haine que vous me portez?

--Je n'ai pas de haine pour vous plus que pour tout autre misérable
de votre trempe, dit-il brusquement; vous avez, dans un moment de
forfanterie, voulu voir mon visage, afin de me reconnaître plus tard,
je vous ai averti que cette vue vous coûterait la vie; peut-être
vous aurai-je oublié, mais aujourd'hui vous vous trouvez de nouveau
sur ma route, vous possédez des papiers qui me sont indispensables,
ces papiers, je suis résolu à m'en emparer à tout prix; vous me les
refusez, je ne puis m'en rendre maître qu'en vous tuant, je vous
tuerai; maintenant, je vous accorde cinq minutes pour réfléchir et me
dire si décidément vous vous obstinez dans votre refus.

--Ces cinq minutes que vous m'octroyez si généreusement sont inutiles,
ma résolution est immuable, vous n'aurez ces papiers qu'avec ma vie.

--Soit, vous mourrez, dit-il en se levant.

Il prit ses revolver, les désarma et les alla poser sur une table
placée à l'extrémité de la pièce; puis, revenant vers le guérillero et
saisissant sa machette:

--Êtes-vous prêt? lui dit-il.

--Un instant, répondit don Felipe en se levant à son tour, j'ai, avant
de croiser le fer avec vous, deux demandes à vous adresser.

--Je vous écoute, parlez.

--Le combat que nous allons nous livrer est un combat à mort?

--En voici la preuve, répondit l'aventurier en détachant son masque et
le jetant loin de lui.

--Bien, dit-il, cette preuve que vous me donnez est suffisante en
effet, l'un de nous succombera donc; supposons que ce soit moi.

--Toute supposition est inutile, le fait est certain.

--Je l'admets, répondit froidement le guérillero; au cas où cela se
réaliserait, me promettez-vous de faire ce que je vous demanderai?

--Oui, sur l'honneur, si cela m'est possible.

--Merci, c'est possible: il s'agit simplement d'être mon exécuteur
testamentaire.

--Je le serai, parlez.

--J'ai ma mère et une sœur encore jeune qui vivent assez pauvrement
dans une petite maison située non loin du canal de las Vigas, à México,
vous trouverez dans mes papiers leur adresse exacte:

--Bien.

--Je désire qu'elles soient, après ma mort, mises en possession de ma
fortune.

--Cela sera fait; mais cette fortune, où se trouve-t-elle?

--A México; tous mes fonds sont déposés chez *** et Cie,
banquiers anglais, auxquels je les faisais passer au fur et à mesure;
sur la simple présentation de mes titres, les sommes vous seront
intégralement remises.

--Est-ce tout?

-Pas encore; j'ai sur moi plusieurs traites montant à la somme
totale de cinquante mille piastres sur différentes maisons de banque
étrangères de México; ces traites, vous les toucherez, vous enjoindrez
la valeur aux sommes que vous aurez précédemment reçues, et le tout
sera, par vos soins, remis à ma mère et à ma sœur; me jurez-vous de
faire cela?

--Je vous en donne ma parole d'honneur.

--Bien, j'ai confiance en vous; je n'ai plus qu'une demande à vous
adresser.

--Laquelle?

--La voici: nous autres Mexicains, nous ne nous servons que fort
maladroitement des sabres et des épées, dont nous ignorons le
maniement, le duel étant prohibé par nos lois, la seule arme dont nous
sachions véritablement nous servir est le couteau: consentez-vous à
ce que nous nous battions au couteau? Il est bien entendu que nous
combattrons avec toute la lame.

--Le duel étrange que vous me proposez est plutôt une lutte de léperos
et de bandits que de caballeros; j'accepte cependant.

--Je vous suis reconnaissant de tant de condescendance, caballero, et
maintenant que Dieu me protège, je ferai de mon mieux.

--Amen, dit en souriant l'aventurier.

Cette conversation si calme entre deux hommes sur le point de s'entre
égorger, ce testament de mort fait si froidement et dont l'exécution
est confiée en cas de mort de l'un des adversaires, à celui qui doit
survivre, montre une des faces les plus étranges du caractère mexicain,
car ces détails sont de la plus rigoureuse exactitude; bien que fort
brave naturellement, le Mexicain redoute la mort, ce sentiment est inné
chez lui; mais le moment venu de risquer définitivement sa vie et même
de la perdre, nul n'accepte avec plus de philosophie, disons mieux,
avec plus d'indifférence, cette dure alternative et n'accomplit plus
insouciamment ce sacrifice qui, chez les autres peuples, n'est jamais
envisagé sans un certain effroi et un instinctif tressaillement nerveux.

Quant au duel, les lois mexicaines le prohibent même dans l'armée entre
officiers; de là tant d'assassinats et de guet-apens qui se commettent
pour laver des affronts reçus et impossibles à venger autrement; seuls,
les léperos et les gens du peuple se battent au couteau.

Ce combat parfaitement réglé a ses lois dont il n'est pas permis de
s'écarter; les adversaires font leurs conditions sur la longueur de la
lame afin de convenir à l'avance de la profondeur des blessures qui
seront faites; on se bat à un pouce, à deux pouces, à la moitié ou à
la totalité de la lame selon la gravité de l'insulte; les combattants
placent leur pouce sur la lame du couteau à la longueur convenue, et
tout est dit.

Don Felipe et don Jaime avaient dégrafé leurs sabres devenus inutiles
et s'étaient armés du long couteau que tout Mexicain porte à la botte
droite; après s'être débarrassés de leurs manteaux, ils les avaient
roulés autour de leur bras gauche en ayant soin d'en laisser pendre
une petite partie en forme de rideau; c'est avec ce bras ainsi garanti
qu'on pare les coups qui sont portés. Puis, les deux hommes tombèrent
en garde, les jambes écartées et légèrement pliées, le corps penché
en avant, le bras gauche étendu à demi et la lame du couteau cachée
derrière le manteau.

Le combat commença aussitôt avec un acharnement égal des deux parts.

Les deux hommes tournaient et bondissaient autour l'un de l'autre,
avançant et reculant comme deux bêtes fauves.

L'œil dans l'œil, les lèvres serrées, la poitrine haletante.

C'était bien un combat à mort qu'ils se livraient.

Don Felipe possédait, à un degré extrême, la science de cette arme
dangereuse; plusieurs fois son adversaire vit l'éclair bleuâtre de
l'acier éblouir ses regards et sentit la pointe aiguë du couteau
s'enfoncer légèrement dans ses chairs; mais, plus calme que le
guérillero, il laissait celui-ci s'épuiser en vains efforts attendant
avec la patience d'un tigre aux aguets, le moment favorable d'en finir
d'un seul coup.

Plusieurs fois, harassés de fatigue, ils s'arrêtèrent d'un commun
accord pour se précipiter ensuite l'un contre l'autre avec une nouvelle
furie.

Le sang s'échappait de plusieurs blessures assez légères qu'ils
s'étaient faites et ruisselait sur le plancher de la salle.

Tout à coup don Felipe se ramassa sur lui-même et bondit en avant
avec la rapidité d'un jaguar, mais son pied glissa dans le sang, il
chancela, et pendant qu'il essayait de reprendre son équilibre, le
couteau de don Jaime disparut tout entier dans sa poitrine.

Le malheureux poussa un soupir étouffé. Un flot de sang sortit de sa
bouche, et il tomba comme une masse sur le sol.

L'aventurier se pencha vers lui, il était mort: la lame lui avait
traversé le cœur.

--Pauvre diable, murmura don Jaime, c'est lui qui l'a voulu!

Après cette laconique oraison funèbre, il fouilla son dolman et
ses calçonneras, s'empara de tous ses papiers, puis il reprit ses
revolvers, remit son masque et, s'enveloppant tant bien que mal dans
son manteau haché de coups de couteau, il sortit de la salle, gagna le
corridor, repassa à travers la haie sans être aperçu de la sentinelle
qui se tenait toujours devant la porte du rancho et arrivé à une
certaine distance du Palo Quemado, il imita le hou houlement du hibou.

Presque aussitôt López parut conduisant les deux chevaux.

--A México! s'écria don Jaime en bondissant en selle, cette fois je
crois que je tiens ma vengeance.

Les deux cavaliers partirent à fond de train. La joie que l'aventurier
éprouvait du succès inespéré de son expédition, l'empêchait de sentir
la douleur des estafilades, légères à la vérité, qu'il avait reçues
dans son duel.



XXXIV


UNE RÉSOLUTION SUPRÊME


Les premières lueurs du jour commençaient à nuancer le ciel de teintes
d'opale au moment où les deux cavaliers atteignirent la garita de San
Antonio.

Depuis quelque temps déjà ils avaient ralenti l'allure rapide de leurs
chevaux, avaient quitté leurs masques et rétabli autant que possible
de l'ordre dans leurs vêtements fripés, salis, et endommagés par les
péripéties nombreuses de leur course nocturne.

A quelques pas de la garita, ils s'étaient mêlés aux groupes d'Indiens
qui se rendaient au marché, de sorte qu'il leur fut facile de rentrer
dans la ville sans être remarqués.

Don Jaime se dirigea aussitôt vers la maison qu'il habitait, calle de
San Francisco, près la place Mayor.

Arrivé chez lui, il congédia López qui tombait littéralement de
sommeil, malgré le copieux à-compte qu'il avait pris pendant que son
maître était au Palo Quemado, lui donna congé pour toute la journée en
lui assignant seulement un rendez-vous pour le soir même, puis il se
retira dans son appartement, ou plutôt dans sa chambre. Cette chambre
était une véritable habitation de Spartiate; le mobilier, réduit à sa
plus simple expression, se composait seulement d'un cadre en bois garni
d'un cuir de bœuf qui lui servait de lit, une vieille selle formait
oreiller, et une peau d'ours noir tenait lieu de couverture; une table
chargée de papiers et de quelques livres, un escabeau, un coffre
renfermant ses hardes, et un râtelier garni d'armes de toutes sortes,
couteaux, pistolets, sabres, épées, poignards, machettes, fusils,
carabines, rifles et revolvers, complétaient avec des harnais pendus au
mur ce singulier ameublement que relevait un lavabo fourni d'ustensiles
de toilette placé derrière un zarapé formant portière dans un angle de
la chambre.

Don Jaime pansa ses blessures qu'il lava avec soin avec de l'eau et
du sel, suivant la coutume indienne, puis il s'assit devant sa table,
et commença l'inspection des papiers dont il avait eu tant de peine à
s'emparer, et dont la possession avait failli lui coûter la vie.

Il fut bientôt complètement absorbé par ce travail qui paraissait
fortement l'intéresser.

Enfin, vers dix heures du matin, il quitta son siège, plia les papiers,
les renferma dans un portefeuille qu'il plaça dans une poche de son
dolman, jeta un zarapé sur son épaule, se coiffa d'un chapeau de
vigogne à large golilla d'or, et dans cette tenue aussi élégante que
pittoresque, il sortit de chez lui.

Don Jaime avait, on s'en souvient, donné à don Felipe sa parole
d'honneur d'être son exécuteur testamentaire, c'était pour accomplir
cette promesse sacrée qu'il sortait.

Vers six heures du soir il rentra chez lui; sa parole était dégagée, il
avait remis à la mère et à la sœur de don Felipe la fortune dont un
coup de couteau les avait rendues si à l'improviste héritières.

A la porte de sa maison l'aventurier trouva López, parfaitement reposé,
qui l'attendait.

Le peon avait servi un modeste dîner à son maître.

--Quoi de nouveau? lui demanda don Jaime, en s'asseyant à table et en
commençant à manger de bon appétit.

--Pas grand chose, mi amo, répondit-il, il n'est venu qu'un capitaine
aide-de-camp de Son Excellence le Président.

--Ah! fit don Jaime.

--Le Président vous prie de vous rendre au palais, à huit heures, il
désire vous voir.

--J'irai; après, tu n'as rien appris? Tu n'es donc pas sorti?

--Pardonnez-moi, mi amo, je suis allé comme de coutume chez le barbier.

--Et tu n'as rien entendu, là?

--Deux choses seulement.

--Voyons la première.

--Les Juaristes, dit-on, s'avancent à marche forcée sur la ciudad;
ils ne sont plus qu'à trois journées d'ici, toujours d'après ce qu'on
rapporte.

--Cette nouvelle est assez probable, l'ennemi doit en ce moment opérer
une concentration des ses troupes; après?

López se mit à rire.

--Pourquoi ris-tu, animal? lui demanda don Jaime.

--C'est la seconde nouvelle que j'ai entendu raconter qui me fait rire,
mi amo.

--Elle est donc bien drôle?

--Dam, vous allez en juger: on dit que l'un des chefs les plus
redoutables des guérilleros de don Benito Juárez, a été ce matin trouvé
tué d'un coup de couteau, dans une salle du rancho del Palo Quemado.

--Oh! Oh! fit don Jaime en souriant à son tour; et raconte-t-on comment
est arrivé ce malheureux événement?

--Personne n'y comprend rien, mi amo, il paraîtrait que ce colonel, car
il était colonel, avait été battre l'estrade jusqu'au Palo Quemado,
ou il s'était arrêté pour passer la nuit; des sentinelles avaient été
placées autour de l'habitation, pour veiller au salut de leur chef,
personne, excepté deux cavaliers inconnus, ne s'étaient introduits dans
le rancho; c'est après le départ de ces deux cavaliers qui avaient eu
une longue conversation avec le colonel, que celui-ci a été trouvé
mort, dans la salle, d'un coup de couteau qui lui avait traversé le
cœur; aussi, on suppose qu'une querelle s'étant élevée entre le
colonel et les deux inconnus, ceux-ci l'auront tué, mais cet événement
s'est accompli avec tant de silence, que les soldats couchés à quelques
pas seulement, n'ont rien entendu.

--Voilà qui est singulier, en effet.

--Il paraît, mi amo, que ce colonel don Felipe Irzabal, tel était son
nom, était un affreux brigand, sans foi ni loi, sur le compte duquel on
raconte nombre d'atrocités.

--Puisqu'il en est ainsi, mon cher López, tout est pour le mieux, et
nous n'avons plus à nous occuper de ce drôle, dit don Jaime en se
levant.

--Oh! Il ira bien au diable sans nous.

--C'est probable, à moins qu'il n'y soit déjà; dis-moi, je vais faire
un tour de promenade par la ville en attendant huit heures; à dix
heures du soir tu te trouveras à la porte du palais avec deux chevaux
et des armes, au cas où nous serions contraints de faire, comme la nuit
passée, une promenade au clair de la lune.

--Oui, mi amo, et je vous attendrai quelle que soit l'heure à laquelle
vous sortirez.

--Tu m'attendras, à moins que je ne te fasse prévenir que je n'ai pas
besoin de toi.

--Bien, mi amo, soyez tranquille.

Don Jaime sortit alors, et ainsi qu'il l'avait annoncé, il alla faire
une courte promenade, mais seulement sous les portales de la place
Mayor, afin de se trouver au palais juste à l'heure qui lui avait été
assignée.

Ce fut en effet ce qui arriva: à huit heures précises l'aventurier se
présenta à la porte du palais.

Un huissier l'attendait pour le conduire auprès du Président.

Le général Miramón se promenait, triste et pensif, dans un petit salon
attenant à ses appartements particuliers; en apercevant don Jaime, son
visage se dérida.

--Soyez le bienvenu, mon ami, lui dit-il en lui tendant affectueusement
la main, j'étais impatient de vous voir, car vous êtes le seul homme
qui me compreniez et avec lequel je puisse parler franchement, tenez,
asseyez-vous là près de moi et causons; voulez-vous?

--Je vous trouve triste, général; vous serait-il arrivé quelque chose
de fâcheux?

--Non, mon ami, rien; mais vous le savez depuis longtemps déjà, je n'ai
pas beaucoup de motifs d'être gai; je quitte madame Miramón: la pauvre
femme tremble, non pas pour elle, la bonne et douce créature, mais pour
ses enfants, elle voit tout en noir et prévoit des malheurs terribles,
elle a pleuré: voilà pourquoi vous me voyez triste.

--Mais pourquoi, général, ne pas éloigner madame Miramón de cette ville
qui d'un jour à l'autre peut-être assiégée?

--Je le lui ai proposé plusieurs fois déjà, j'ai insisté même en
essayant de lui faire comprendre que l'intérêt de ses enfants, leur
sûreté, exigeaient impérieusement cette séparation; elle a refusé, vous
savez combien elle m'aime, elle est partagée entre l'amour qu'elle a
pour moi et son affection pour ses enfants, et elle ne peut se résoudre
à prendre un parti; quant à moi, je n'ose la contraindre à partir;
aussi ma perplexité est-elle extrême.

Le général détourna la tête en étouffant un soupir.

Il y eut un silence.

Don Jaime comprit que c'était à lui à détourner la conversation et à
lui faire prendre un tour moins pénible pour le général.

--Et vos prisonniers? lui demanda-t-il.

--De ce côté-là, tout est arrangé; grâce à Dieu, ils n'ont plus rien à
redouter pour leur sûreté; aussi les ai-je autorisés à sortir par la
ville afin de visiter leurs amis et leurs parents.

--Tant mieux, général, je vous avoue que j'ai craint un instant pour
eux.

--Ma foi, mon ami, je puis maintenant vous dire franchement que j'ai eu
plus peur que vous encore, car dans cette affaire c'était mon honneur
qui était en jeu.

--C'est vrai, mais voyons maintenant: avez-vous quelque nouveau projet?

Avant de répondre, le général fit le tour du salon et sans affectation
il souleva les portières afin de s'assurer que personne n'était aux
écoutes.

--Oui, dit-il enfin, en revenant vers don Jaime; oui, mon ami, j'ai un
projet, car je veux finir une fois pour toutes: ou je succomberai, ou
mes ennemis seront abattus pour jamais.

--Dieu veuille que vous réussissiez, général.

--Ma victoire d'hier m'a rendu sinon l'espoir, du moins le courage; je
veux tenter un coup décisif. Je n'ai plus rien à ménager à présent, je
veux risquer le tout pour le tout, la fortune peut encore me sourire.

Ils s'approchèrent alors d'une table sur laquelle était étendue une
immense carte de la Confédération mexicaine, piquée en différents
endroit d'une infinité d'épingles.

Le président continua.

--Don Benito Juárez, de sa capitale de la Veracruz a ordonné la
concentration de ses troupes et leur marche spontanée sur México où
nous sommes renfermés, seul point du territoire que nous occupions
encore, hélas! Voyez: voici le corps du général Ortega fort de
onze mille hommes de vieilles troupes, il vient de l'intérieur,
c'est-à-dire de Guadalajara, en ralliant sur son passage tous les
petits détachements disséminés dans les campagnes. Amondia et Gazza qui
ont longé la côte viennent par Jalapa, amenant avec eux près de six
mille hommes de troupes régulières et flanqués en avant, à droite et à
gauche, par les guérillas de Cuellar, de Carvajal et de don Felipe Neri
Irzabal.

--Quant à ce dernier chef, général, vous n'avez plus à vous en occuper,
il est mort.

--D'accord, mais sa bande existe toujours.

--C'est vrai.

--Or, ces corps qui arrivent de différents côtés à la fois, ne
tarderont pas, si nous les laissons faire, à se réunir et à nous
enserrer dans un cercle de fer, composent un effectif de près de vingt
mille hommes; de quelles forces disposons-nous pour leur résister?

--Mais...

--Je vais vous le dire: en épuisant toutes nos ressources je ne saurais
disposer que de sept mille hommes, de huit mille au plus en armant les
léperos, etc; armée bien faible, vous en conviendrez.

--En rase campagne, oui, c'est possible, général; mais ici, à México,
avec la formidable artillerie dont vous disposez, plus de cent
vingt pièces de canons, il vous est facile d'organiser une sérieuse
résistance; et si l'ennemi se résout à mettre le siège devant la
capitale, des flots de sang seront versés avant qu'il réussisse à s'en
rendre maître.

--Oui, mon ami, ce que vous dites est vrai, mais, vous le savez, je
suis un homme humain et modéré; la ville n'est pas disposée à se
défendre, nous n'avons ni vivres, ni provisions, ni moyens de nous
en procurer, puisque maintenant les campagnes ne nous appartiennent
plus et que, en dehors d'un réseau de trois ou quatre lieues à peine
autour de la ville, tout nous est hostile. Comprenez-vous, mon ami,
quelles seraient les horreurs d'un siège subi dans ces conditions
désavantageuses, les ravages dont la capitale du Mexique, la plus belle
et la plus noble cité du Nouveau Monde, serait victime? Non, la pensée
seule des extrémités auxquelles serait réduite cette malheureuse
population, me navre le cœur, jamais je ne consentirai à la pousser à
une telle extrémité.

--Bien, général, vous parlez en homme de cœur aimant véritablement son
pays; je voudrais que vos ennemis vous entendissent vous exprimer ainsi.

--Eh! Mon Dieu, mon ami, ceux que vous nommez mes ennemis, n'existent
pas en réalité, je le sais parfaitement: des ouvertures m'ont été
faites à moi personnellement à plusieurs reprises, m'offrant des
conditions fort avantageuses et fort honorables; lorsque je serai
tombé, j'offrirai cette singulière particularité, rare au Mexique, d'un
président de la République renversé par des gens qui l'estiment et
emportant dans sa chute toutes les sympathies de ses ennemis.

--Oui, oui, général, et il n'y a pas longtemps encore, si vous aviez
consenti à éloigner certaines personnes que je ne nommerai pas, tout se
serait arrangé à l'amiable.

--Je le sais comme vous, mon ami, mais c'eût été une lâcheté, je n'ai
pas voulu la commettre: les personnes auxquelles vous faites allusion
me sont dévouées, elles m'aiment; nous tomberons ou nous triompherons
ensemble.

--Les sentiments que vous exprimez, général, sont trop nobles pour que
j'essaie de les discuter.

--Merci, laissons ce sujet et revenons à ce que nous disions; je ne
veux pas par ma faute amener la destruction de la capitale et la livrer
à ces sanglantes heures de pillages, qui toujours suivent la prise des
villes assiégées; les guérillas de Juárez me sont connues, les bandits
qui les composent causeraient des malheurs irréparables si on leur
abandonnait la ville dont, croyez-moi, mon ami, il ne laisserait pas
pierre sur pierre.

--Cela n'est malheureusement que trop probable général; mais alors que
comptez-vous faire? Quel est votre projet? Vous n'avez pas sans doute
l'intention de vous livrer entre les mains de vos ennemis?

--J'en ai eu la pensée un instant, mais j'y ai renoncé; voici le plan
que j'ai formé, il est simple: sortir de la ville avec six mille
hommes environ, l'élite de mes troupes, marcher droit à l'ennemi, le
surprendre et le battre en détail avant que ses différents corps aient
eu le temps d'opérer leur jonction et de se souder définitivement les
uns aux autres.

--Ce plan est fort simple en effet, général, à mon avis il offre de
grandes chances de réussite.

--Tout dépendra de la première bataille: gagnée, je suis sauvé, perdue,
tout est fini sans remède.

--Dieu est grand, général! La victoire n'est pas toujours pour les gros
bataillons.

--Enfin qui vivra verra!

--Quand comptez-vous mettre votre plan à exécution.

--Dans quelques jours, il me faut le temps de le préparer; avant dix
jours je serai en mesure d'agir et je quitterai immédiatement la ville;
je compte sur vous, n'est-ce pas?

--Pardieu, général, ne suis-je pas à vous, corps et âme?

--Je le sais, mon ami, mais assez de politique: Quant au présent,
accompagnez-moi, je vous prie, dans les appartements de madame Miramón;
elle désire vivement vous voir.

--Cette gracieuse invitation me comble de joie, général, j'aurais
cependant désiré vous parler d'une chose fort importante.

--Plus tard, plus tard, trêve je vous prie, aux affaires, peut-être
s'agit-il d'une nouvelle défection ou d'un traître à punir? J'apprends
depuis quelques jours assez de ces mauvaises nouvelles pour désirer
jouir de quelques heures de répit: ainsi que disait cet ancien, à
demain les affaires sérieuses.

--Oui, répondit don Jaime avec intention, et le lendemain il n'était
plus temps.

--Soit, à la grâce de Dieu! Jouissons du présent. C'est le seul bien
qui nous reste, puisque l'avenir ne nous appartient plus.

Et prenant don Jaime par dessous le bras, il l'entraîna doucement sans
que celui-ci, osât résister davantage, dans les appartements de madame
Miramón, charmante femme, aimante et timide, véritable ange gardien du
général, que les grandeurs de son mari effrayait et qui ne se trouvait
heureuse que dans la vie intime du foyer domestique, entre ses deux
enfants.



XXXV


JESUS DOMINGUEZ


Au bout d'une heure, don Jaime sortit du palais et suivi de López il
se rendit à la maison du faubourg, où il trouva le comte et son ami
qui, tout entiers à leur amour et indifférents aux événements qui se
passaient autour d'eux, passaient des journées entières avec celles
qu'ils aimaient, jouissant avec cette heureuse insouciance de la
jeunesse, du présent qui leur semblait si doux, sans vouloir songer à
l'avenir.

--Ah! Vous voilà, mon frère, s'écria doña Maria avec joie, que vous
devenez rare!

--Les affaires! répondit en souriant l'aventurier. La table était
dressée au milieu de la salle, les deux domestiques du comte immobiles
devant les dressoirs se disposaient à servir et Leo Carral, une
serviette sur le bras, attendait qu'on se mît à table.

--Ma foi, puisque vous êtes servies, dit gaiement don Jaime, je ne vous
laisserai pas souper seules avec ces caballeros, si toutefois vous
daignez me permettre de vous tenir compagnie.

--Quel bonheur! s'écria doña Carmen.

Les cavaliers offrirent alors la main aux dames et les conduisirent aux
sièges préparés pour elles, puis ils prirent place à leur côté.

Le souper commença.

Il fut ce qu'il devait être entre gens qui s'aimaient et se
connaissaient de longue date, c'est-à-dire joyeux et plein d'entrain et
de douce intimité.

Jamais les jeunes filles n'avaient été aussi heureuses, cet imprévu les
charmait. Les heures s'écoulaient rapidement sans que personne songeât
à en faire la remarque; tout à coup minuit sonna à une pendule placée
sur une console dans la salle à manger même.

Les douze coups tombèrent les uns après les autres avec une majestueuse
lenteur au milieu de la conversation qu'ils glacèrent subitement et
arrêtèrent net.

--Mon Dieu! s'écria doña Dolores avec un léger mouvement de frayeur,
déjà si tard!

--Comme le temps passe! dit nonchalamment don Jaime; il nous faut
maintenant songer au départ.

On quitta la table et les trois amis, après avoir promis de revenir le
plus tôt et le plus souvent possible faire visite aux trois recluses,
se retirèrent enfin, laissant les dames libres de se livrer au repos.

López attendait son maître sous le zaguán.

--Que me veux-tu? lui demanda celui-ci.

--Nous sommes espionnés, répondit le peon. Il le conduisit à la porte
et fit silencieusement glisser un guichet dans une rainure.

Don Jaime regarda; juste en face de la porte, presque confondu avec
l'obscurité qui régnait dans un enfoncement produit par les déblais et
les échafauds d'une maison en réparation, un homme, qui aurait échappé
à un regard moins perçant que celui de l'aventurier, se tenait immobile.

--Je crois que tu as raison, dit don Jaime au peon; dans tous les cas,
il est urgent de s'en assurer, et je m'en charge, ajouta-t-il entre ses
dents avec une expression terrible. Change avec moi de manteau et de
chapeau; tu accompagneras ces caballeros; cet homme a vu entrer trois
hommes, il faut qu'il en voie sortir trois; maintenant à cheval et
partez.

--Mais, dit Dominique, il serait plus simple, il me semble, de tuer cet
homme.

--Cela pourra venir, répondit don Jaime, mais je tiens avant tout à
m'assurer que c'est bien un espion; je ne me soucie pas de commettre
une méprise. Ne vous inquiétez pas de moi, avant une demi heure je vous
rejoindrai et je vous rendrai compte de ce qui se sera passé entre cet
homme et moi.

--A bientôt, dit le comte en lui serrant la main.

--A bientôt.

Ils sortirent alors suivis de Leo Carral et des deux domestiques du
comte.

Le vieux serviteur de doña Maria referma bruyamment la porte derrière
eux, mais il eut le soin de la rouvrir aussitôt sans bruit.

Don Jaime s'était replacé au guichet d'où il lui était facile de suivre
tous les mouvements de l'espion supposé.

Au bruit causé par le départ des jeunes gens, celui-ci s'était vivement
penché en avant afin, sans doute, de remarquer la direction qu'ils
prenaient, puis il s'était renfoncé dans l'obscurité, et il avait
repris son immobilité de statue. Près d'un quart d'heure s'écoula
sans que cet homme fît le moindre mouvement; don Jaime ne le perdait
pas de vue, enfin il s'avança avec précaution hors de sa cachette,
regarda avec soin autour de lui, et rassuré par la solitude de la rue,
il se hasarda à faire quelques pas en avant, puis après un moment
d'hésitation, il s'avança résolument vers la maison en traversant la
rue en ligne droite; tout à coup la porte s'ouvrit et il se trouva
face-à-face avec don Jaime.

Il fit un brusque mouvement de retraite et voulut fuir, mais
l'aventurier le saisit par le bras qu'il lui serra comme dans un
étau, et l'entraînant à sa suite malgré la résistance opiniâtre qu'il
opposait, il le conduisit auprès d'une statuette de la vierge placée
dans une niche au-dessus d'une boutique, et devant laquelle brûlaient
quelques cierges, puis, d'un revers de main, il fit tomber le chapeau
de son prisonnier et examina curieusement ses traits.

--Eh, señor Jesús Domínguez, dit-il au bout d'un instant d'une voix
ironique, est-ce donc vous? Vive Dios, je ne comptais guère vous
rencontrer ici.

Le pauvre diable regarda piteusement celui entre les mains duquel il se
trouvait, mais il ne répondit pas.

L'aventurier attendit un instant, puis voyant que décidément son
prisonnier s'obstinait à ne pas lui parler:

--Ah çà, drôle, lui dit-il en le secouant rudement, répondras-tu à la
fin?

Celui-ci fit entendre un gémissement sourd.

--C'est el Rayo ou c'est le diable! murmura-t-il avec effroi, en levant
un regard atone sur le visage masqué de l'homme qui le tenait si
solidement.

--C'est l'un ou l'autre en effet, reprit l'aventurier en ricanant,
ainsi tu es en bonnes mains, sois tranquille; maintenant veux-tu me
dire comment il se fait que de guérillero et voleur de grands chemins,
tu es devenu espion et sans doute assassin, au besoin, dans cette
capitale.

--Des malheurs, Excellence, on m'a calomnié, j'étais trop honnête,
répondit Domínguez.

--Toi? Du diable si j'en crois un mot, je te connais trop bien, drôle,
pour que tu puisses essayer de me tromper; décides-toi donc à me dire
la vérité, et cela tout de suite et sans plus tergiverser, ou sinon je
te tue comme un lâche zopilote que tu es.

--Vous serait-il égal, Excellence, de me serrer le bras un peu moins
fort, vous me le tordez si cruellement qu'il doit être démis.

--Soit, dit-il en le lâchant, mais n'essaie pas de fuir, car il t'en
cuirait; maintenant parle, je t'écoute.

Jesús Domínguez en se sentant délivré de la rude étreinte de
l'aventurier poussa un soupir de soulagement, remua son bras à
plusieurs reprises afin de rétablir la circulation, puis il se décida à
parler.

--Je vous annoncerai d'abord, Excellence, dit-il, que je suis toujours
guérillero, et de plus je suis monté en grade puisque j'ai le grade de
lieutenant.

--Tant mieux pour toi. Mais que fais-tu ici?

--Je suis en expédition, Excellence.

--En expédition, ainsi tout seul, à México? Ah ça, tu te moques de moi,
bribón?

--Je vous jure, sur la part que j'espère en paradis, Excellence, que
je vous dis la stricte vérité; d'ailleurs je ne suis pas seul ici, mon
capitaine m'accompagne, c'est même sur son ordre exprès que je suis
venu.

--Ah! Ah! Et quel est ce capitaine?

--Oh! Vous le connaissez, Excellence.

--C'est probable, mais il a un nom je suppose?

--Certainement, Excellence: il se nomme don Melchior de la Cruz.

--Je m'en doutais; maintenant je devine tout: tu es chargé d'espionner
doña Dolores de la Cruz, n'est-ce pas?

--Oui, Excellence.

--Bon, après?

--Après, mais voilà tout, Excellence.

--Oh! Que non pas, mon drôle, il y a encore quelque chose.

--Mais je vous assure.

--Bien, je vois qu'il faut que j'emploie les grands moyens, dit-il en
armant froidement un pistolet.

--Mais que faites-vous donc, Excellence? s'écria-t-il avec effroi.

--Tu le vois, il me semble, je me prépare tout simplement à te brûler
la cervelle; ainsi, si tu veux essayer de jeter ton âme à la tête du
bon Dieu, dépèche-toi de le faire, tu n'as plus que deux minutes à
vivre.

--Mais ce n'est pas le moyen de me faire parler, cela! s'écria-t-il
naïvement.

--Non, répondit froidement l'aventurier, mais c'est celui de te faire
taire.

--Hum! fit-il, vous disposez de si bons arguments, Excellence, qu'il
n'y a pas moyen de vous résister, je préfère tout vous dire.

--Tu auras raison.

--Donc, voici en deux mots: j'étais non seulement chargé d'espionner
doña Dolores, mais encore de surveiller la vieille dame et la jeune
fille chez lesquelles elle demeure et de plus toutes les personnes qui
leur font visite.

--Diable! C'était là bien de la besogne pour un homme seul.

--Pas trop, Excellence; elles ne reçoivent presque personne.

--Et depuis quand fais-tu cet honorable métier, drôle?

--Depuis dix ou douze jours, Excellence.

--Ainsi tu faisais partie des bandits qui ont essayé de s'introduire de
vive force dans cette maison?

--Oui, Excellence, mais cela ne nous a pas réussi.

--Je le sais; es-tu au moins bien payé par celui qui t'emploie?

--Il ne m'a encore rien donné, je dois en convenir, mais il m'a promis
cinquante onces.

--Oh! Les promesses ne coûtent rien à don Melchior; il lui est plus
facile de promettre cinquante onces que de donner dix piastres.

--Vous croyez, Excellence? Il n'est donc pas riche?

--Lui? il est plus gueux que toi.

--Hum! Alors c'est triste, car je n'ai encore réussi à économiser que
des dettes.

--Je dois convenir que tu es un rude imbécile et que tu mérites bien ce
qui t'arrive.

--Moi, Excellence?

--Pardieu! Qui donc? Comment, drôle, tu t'attèles à la suite d'un
misérable qui n'a ni sou ni maille, qui est ruiné sans ressources, au
lieu de prendre parti pour ceux qui te pourraient payer.

--Qui sont donc ceux-là, s'il vous plaît, Excellence? je vous avoue
que j'ai les dents très longues et que je servirais ces personnes avec
enthousiasme.

--Je n'en doute pas; te figures-tu par hasard que je vais m'amuser à te
donner des conseils?

--Ah! Si vous vouliez, Excellence, je vous servirais avec bonheur.

--Toi, allons donc.

--Pourquoi pas, Excellence?

--Dam, puisque tu es l'ennemi de ceux que j'aime, tu dois être le mien.

--Oh! Si je l'avais su.

--Qu'aurais-tu fait?

--Je ne sais pas, mais pour sûr je ne les aurais pas espionné;
employez-moi, Excellence, je vous en supplie.

--Tu n'es bon à rien.

--Mettez-moi à l'épreuve, vous verrez, Excellence, je ne vous dis que
cela.

L'aventurier feignit de réfléchir; Jesús Domínguez attendait avec
anxiété.

--Non, dit-il enfin; tu es un homme sur lequel on ne saurait compter.

--Oh! Que vous me connaissez mal, Excellence, moi qui vous suis si
dévoué.

L'aventurier éclata de rire.

--Voilà un dévouement à ma personne qui t'es venu bien vite, dit-il. Eh
bien, voyons je consens à faire un essai; mais si tu me trompes?

--Il suffit, Excellence, je vous connais; soyez tranquille, vous serez
content de moi; de quoi s'agit-il?

--De retourner ton dolman tout simplement.

--Bon, je comprends, c'est facile; mon maître ne fera pas un pas sans
que vous en soyez averti.

--Bon! N'a-t-il pas un ami intime, ce cher don Melchior!

--Oui, Excellence, un certain don Antonio Cacerbar; ils sont unis comme
les doigts de la main.

--Tu ne feras pas mal de le surveiller aussi par la même occasion.

--Je ne demande pas mieux.

--Et comme toute peine mérite salaire, je te donne une demi-once
d'avance.

--Une demi-once! s'écria-t-il d'un air radieux.

--Et comme tu as besoin d'argent, je t'avancerai vingt jours.

--Dix onces! Vous me donnerez dix onces d'avance, Excellence, à moi!
Oh! C'est impossible.

--C'est si possible que les voilà, reprit-il en les retirant de sa
poche et les lui mettant dans la main.

Le bandit s'en empara avec un mouvement de joie fébrile.

--Oh! s'écria-t-il, don Melchior et son ami n'ont qu'à bien se tenir.

--Sois adroit surtout, don Melchior et don Antonio sont fins.

--Je les connais, mais ils ont affaire à plus fin qu'eux;
rapportez-vous-en à moi.

--Cela te regarde: à la moindre bévue je t'abandonne.

--Je ne crains pas que cela arrive.

--Ne m'as-tu pas parlé de la dextérité de tes doigts.

--Je vous en ai parlé en effet, Excellence.

--Eh bien, si par hasard ces messieurs laissent traîner quelques
papiers importants, tu feras bien de les serrer et de me les apporter
ensuite; je suis très curieux.

--Il suffit! Au cas où je n'en trouverais pas d'égarés j'en chercherai.

--Ce moyen est bon, je l'approuve; ah! Souviens-toi de ceci: les
papiers sont à part; chacun, d'eux s'il en vaut la peine, te sera
payé trois onces; si tu te trompes ce sera tant pis pour toi, tu ne
toucheras rien.

--Je prendrai mes précautions, Excellence; maintenant voulez-vous me
dire où je pourrai vous rencontrer lorsque j'aurai des communications à
vous faire ou des papiers à vous remettre?

--C'est très facile: je fais tous les jours, de trois à cinq heures,
une promenade du côté du canal de Las Vigas.

--J'y serai.

--Surtout, sois prudent.

--Comme un opossum, Excellence.

--Adieu; veille attentivement.

--Excellence, j'ai l'honneur de vous saluer.

Ils se séparèrent.

Don Jaime, après avoir ordonné au vieux domestique de sa sœur qui
pendant tout le temps de cette conversation avait tenu la porte
ouverte, de rentrer et de la barricader solidement au dedans, se
dirigea vers la demeure des deux jeunes gens en se frottant les mains.

Le comte et son ami, inquiets de la longue absence de don Jaime,
l'attendaient en proie aune vive anxiété; déjà ils se préparaient à
se mettre à sa recherche, lorsqu'il entra; ils le reçurent avec de
chaleureux témoignages de joie, puis ils lui demandèrent des nouvelles
de son expédition.

Don Jaime ne vit aucune raison de leur laisser ignorer ce qui s'était
passé et il leur raconta en détail sa conversation avec Jesús
Domínguez, et comment il avait fini par l'amener à trahir son maître
pour lui servir d'espion.

Ce récit amusa beaucoup les jeunes gens.

Les trois hommes demeurèrent ensemble jusqu'au jour; un peu après le
lever du soleil ils se séparèrent; la dernière phrase de don Jaime en
les quittant fut celle-ci:

--Mes amis, si bizarre que vous paraisse ma conduite, ne la jugez pas
encore; dans quelques jours au plus, je frapperai le grand coup que
depuis tant d'années je prépare; quoiqu'il arrive, tout vous sera alors
expliqué; ayez donc patience, vous êtes plus que vous ne le supposez
intéressés au succès de cette affaire; souvenez-vous de ce que vous
m'avez juré et tenez-vous prêts à agir lorsque je réclamerai votre
aide, adieu.

Il leur serra affectueusement la main et se retira.

Une semaine tout entière s'écoula sans qu'il se passât d'événements
dignes d'être rapportés.

Cependant une inquiétude sourde régnait dans la ville; des
rassemblements nombreux, où toutes les nouvelles politiques étaient
commentées, se formaient dans les rues et sur les places.

Dans les quartiers marchands les boutiques ne s'ouvraient plus que
pendant quelques heures à peine, les vivres devenaient de plus en plus
rares et par conséquent plus chers, les Indiens ne venant plus qu'en
petit nombre à la ville et n'apportaient que fort peu de choses avec
eux.

Une vague agitation, sans cause bien connue et bien définie régnait
dans la population, on sentait que le moment de la crise approchait
rapidement et que l'orage depuis si longtemps suspendu sur México ne
tarderait pas à éclater avec une fureur terrible.

Don Jaime, en apparence du moins, menait la vie désœuvrée d'un homme
que sa position met au-dessus de toutes les éventualités et pour lequel
les événements politiques n'ont plus d'importance; il allait et venait,
de ci, de là, sur les places, dans les rues, flânant et fumant son
cigare, écoutant tout ce qui se disait avec la physionomie béate d'un
gobe-mouche, acceptant comme vraies les plus monstrueuses inepties
inventées par les nouvellistes de carrefours et pour sa part ne disant
mot.

Chaque jour il allait faire une promenade vers le canal de Las Vigas;
le hasard lui faisait rencontrer Jesús Domínguez, ils causaient assez
longtemps en marchant côte à côte, puis ils se séparaient en apparence
toujours fort satisfaits l'un de l'autre.

Cependant, depuis deux ou trois jours don Jaime ne paraissait plus être
aussi content de son espion; des mots piquants, des menaces détournées
avaient été échangés entre eux.

--Mon ami Jesús Domínguez, avait dit don Jaime à son espion, à la
sixième ou septième entrevue qu'il avait eue avec lui, prenez garde,
je crois m'apercevoir que vous essayez de jouer un double jeu, j'ai
l'odorat fin, vous le savez, je flaire une trahison.

--Oh! Seigneurie, s'était écrié le señor Domínguez, vous faites erreur,
je vous suis au contraire très fidèle, croyez-le bien, ce n'est pas un
généreux caballero comme vous qu'on trahit.

--C'est possible; dans tous les cas, vous voilà prévenu, agissez en
conséquence, et surtout ne manquez pas de m'apporter demain les papiers
que depuis trois jours déjà vous me promettez.

Là-dessus, don Jaime avait quitté l'espion le laissant tout penaud de
cette verte mercuriale et surtout fort inquiet de la façon dont les
choses, s'il n'agissait avec prudence, pourraient tourner pour lui.
Car, il faut bien l'avouer, la conscience du señor Jesús Domínguez
n'était pas très tranquille: les soupçons de don Jaime n'étaient pas
totalement dénués de fondement; si l'espion n'avait pas encore trahi
son généreux protecteur, la pensée lui était venue de le faire, et pour
un homme comme le guérillero de la pensée à l'exécution il n'y avait
qu'un pas.

Aussi résolut-il de se réhabiliter par un coup d'éclat dans l'esprit
de don Jaime afin de regagner sa confiance, quitte à en abuser
complètement plus tard; à cet effet, il se décida à s'emparer des
papiers que lui réclamait don Jaime et à les lui apporter le lendemain,
résolu, s'il y trouvait un bénéfice convenable, à les lui voler après.

Le lendemain, à l'heure convenue, don Jaime était au rendez-vous;
Jesús Domínguez ne tarda pas à arriver, et avec un grand étalage de
dévouement selon sa coutume, il remit une liasse de papiers assez
volumineuse à l'aventurier; celui-ci y jeta un coup d'œil rapide, les
fit disparaître sous son manteau, et après avoir laissé tomber une
lourde bourse dans la main du guérillero, il lui tourna brusquement le
dos, sans écouter ses protestations.

--¡Diablos! murmura Jesús Domínguez, cela brûle; il n'a pas l'air
tendre aujourd'hui, ne lui laissons pas le temps de prendre ses
précautions; j'ai heureusement découvert son adresse, il faut agir et
aller tout conter à don Melchior, je saurai arranger les choses de
façon à ce qu'il croie que je n'ai manœuvré que pour donner confiance
à son ennemi et le lui livrer plus facilement, et comme en effet je le
lui livrerai, il sera enchanté et me félicitera de mon adresse. Vive
Dios! C'est une belle chose que l'esprit! Décidément je suis un homme
rempli d'intelligence.

Tout en s'adressant ces compliments en aparté, Jesús Domínguez qui
marchait la tête baissée comme les gens qui réfléchissent, alla donner
du nez dans le dos de deux individus qui allaient devant lui bras
dessus bras dessous en causant de leurs affaires.

Ces deux individus étaient probablement d'un caractère peu endurant,
car ils se retournèrent vivement et adressèrent des reproches assez
durs au guérillero.

Celui-ci qui se sentait dans son tort, et qui, porteur d'une somme
considérable, ne se souciait pas de se faire une mauvaise affaire,
essaya de s'excuser du mieux qu'il pût.

Mais les inconnus ne voulurent rien entendre, et continuèrent de lui
adresser les épithètes de brute, d'imbécile et autres gracieusetés de
ce genre.

Si patient que fût le guérillero, cependant la patience finit par lui
échapper et se laissant dominer par la colère, il porta la main à son
couteau.

Ce geste imprudent causa sa perte; les deux inconnus se ruèrent
sur lui, le renversèrent, et le frappèrent tous les deux à la fois
à coups redoublés; puis, comme la rue où cette rixe avait eu lieu
était entièrement déserte et que, par conséquent, nul ne les avait
vus, ils s'assurèrent que le pauvre diable était bien mort; puis
ils s'éloignèrent tranquillement, non point toutefois sans l'avoir
auparavant débarrassé de l'argent qu'il portait sur lui et de tout ce
qui aurait pu faire constater son identité.

Ainsi mourut le señor Jesús Domínguez.

Les celadores relevèrent son corps deux heures plus tard, et comme
personne ne le connaissait il fut jeté sans cérémonie dans un trou
creusé dans un cimetière, sans que nul s'en inquiétât davantage. Don
Melchior peut-être fut étonné de ne plus le revoir, mais comme il
n'avait qu'une confiance médiocre en son honnêteté; il supposa qu'après
s'être rendu coupable de quelque soustraction, il avait jugé convenable
de tirer au large, et il n'y pensa plus.



XXXVI


COMMENCEMENT DE LA FIN


Les quelques jours qui s'étaient écoulé depuis son entrevue avec don
Jaime n'avaient pas été perdus par le général don Miguel Miramón.

Décidé à jouer une dernière partie, il n'avait pas voulu la risquer
avant que d'avoir mis autant que possible du moins sinon toutes les
chances de son côté, mais égalisé les avantages, de façon à rendre
la lutte qui, quel qu'en fût le résultat, devait être décisive, plus
favorables à ses projets.

Non seulement le Président s'occupait activement à recruter et
organiser son armée et à la mettre sur un pied respectable, mais
encore, ne se dissimulant point combien l'enlèvement des six cent
soixante mille piastres de la convention anglaise, dans la maison
même du consul de cette nation, lui était préjudiciable, il faisait
d'énergiques efforts, pour remédier au mal que lui avait causé ce coup
de main et préparait une négociation par laquelle il s'engageait à
rendre à Londres même l'argent dont il s'était si malencontreusement
emparé; faisant valoir, comme excuse de cette action audacieuse,
qu'elle n'avait été en fait qu'un acte de représailles contre M. Mathew
chargé d'affaires du gouvernement britannique dont les incessantes
machinations et les démonstrations hostiles au gouvernement reconnu
du Mexique avait placé le Président dans la situation critique dans
laquelle il se trouvait, et donnant pour preuve de ce dire que, ce
qui était vrai, on avait trouvé après la bataille de Toluca, dans
les bagages du général Degollado fait prisonnier à cette affaire, un
plan d'attaque de México, écrit de la main même de M. Mathew, fait
qui constituait un acte de félonie de la part du représentant d'un
gouvernement ami.

Le Président, pour donner plus de force à cette déclaration, avait
montré l'original de ce plan aux ministres étrangers résidant à México,
puis il l'avait fait traduire et publier dans le journal officiel.

Cette publication avait produit tout l'effet que le Président en
espérait, et en augmentant la haine instinctive de la population pour
la nation anglaise, lui avait ramené quelques sympathies.

Miramón avait alors redoublé d'efforts et était enfin parvenu à armer
huit mille hommes, chiffre bien faible contre les vingt-quatre mille
qui le menaçaient; car le général Huerta, dont la conduite avait
pendant quelque temps été assez empreinte d'hésitation, s'était enfin
décidé à quitter Morelia à la tête de quatre mille hommes, ce qui joint
aux onze mille de González Ortega, aux cinq mille de Gazza Amondia
et aux quatre mille de Auréliano Carvajal et de Cuellar, formait un
effectif de vingt-quatre mille hommes en effet, qui s'avançaient à
marche forcée sur México et ne tarderaient pas à paraître devant la
place.

La situation devenait à chaque instant plus critique. La population
ignorant les projets du Président était en proie à la terreur la plus
vive, s'attendant à chaque instant, à voir déboucher les têtes de
colonnes juaristes, et à subir toutes les horreurs d'un siège.

Cependant Miramón qui tenait avant tout à ne pas perdre l'estime de ses
compatriotes, et à calmer les craintes exagérées de la population, se
résolut à convoquer l'ayuntamiento.

Alors il s'appliqua à faire comprendre, dans un discours rempli de
cœur, à ces représentants de la population de la capitale, que son
intention n'avait jamais été d'attendre l'armée ennemie derrière les
murs de la ville, qu'il était au contraire décidé à l'aller attaquer en
rase campagne et que, quelque fût le résultat de la bataille qu'il se
proposait de livrer, la ville n'aurait pas à redouter un siège.

Cette assurance calma un peu les craintes de la population et arrêta
comme par enchantement les tentatives de désordre et les cris séditieux
que les partisans cachés de Juárez excitaient sourdement dans les
groupes rassemblés sur les places et qui, depuis deux ou trois jours, y
stationnaient continuellement, y bivouaquant même la nuit.

Lorsque le Président crut avoir pris toutes les mesures de prudence
que les circonstances exigeaient, pour attaquer l'ennemi sans trop de
désavantage, tout en laissant dans la ville des forces nécessaires pour
la maintenir dans le devoir; il réunit un dernier conseil de guerre,
afin de discuter le plan le plus convenable pour surprendre et battre
l'ennemi.

Ce conseil de guerre dura plusieurs heures. Nombre de projets furent
émis, dont quelques-uns ainsi que cela arrive toujours en pareille
circonstance étaient impraticables et dont d'autres s'ils avaient été
adoptés auraient peut-être sauvé le gouvernement.

Malheureusement dans cette circonstance le général Miramón,
ordinairement si sensé et si prudent, se laissa emporter par son
ressentiment personnel, au lieu de considérer le véritable intérêt
national.

Don Benito Juárez est avocat: nous constaterons en passant, que
depuis la proclamation de l'indépendance mexicaine, ce personnage est
le seul président de la République qui ne soit pas sorti des rangs
de l'armée et appartienne à la magistrature. Or, Juárez n'étant pas
militaire ne pouvait se mettre à la tête de son armée; aussi avait-il
fixé sa résidence à la Veracruz, dont provisoirement il avait fait sa
capitale, et avait nommé don González Ortega général en chef avec les
pouvoirs les plus étendus quant à la question de stratégie militaire;
s'en rapportant entièrement à ses connaissances spéciales et à son
expérience pour la conduite de la guerre; mais il s'était réservé
complètement la question diplomatique; ne voulant pas que le général
Ortega, brave soldat, mais fort mauvais négociateur, compromît, par une
générosité mal entendue, les succès qu'il attendait de sa politique
cauteleuse et sournoise.

Le général Ortega était celui par lequel Miramón avait été vaincu à
Silao; le ressentiment de cette défaite était resté toujours présent
dans le cœur du président et il éprouvait le plus vif désir de laver
l'affront qu'il avait reçu en cette circonstance; aussi, oubliant sa
prudence habituelle, contre l'avis de ses plus sages conseillers, il
insista dans le conseil, pour que la première attaque fût dirigée
contre le corps à la tête duquel se trouvait Ortega.

Du reste, les motifs qu'il alléguait pour faire adopter cette
résolution, bien qu'assez spécieux, ne manquaient pas cependant d'une
certaine logique.

Il prétendait que Ortega, commandant en chef et se trouvant à la tête
du corps le plus nombreux, onze mille hommes, s'il réussissait à le
battre, la démoralisation se mettrait dans l'armée ennemie, dont on
aurait alors bon marché.

Le Président soutint son opinion avec tant d'éloquence et
d'opiniâtreté, qu'il finit par vaincre l'opposition des membres du
conseil et faire définitivement adopter le plan qu'il avait conçu; une
fois cette décision prise, le général, ne voulant pas perdre un instant
pour la mettre à exécution, indiqua pour le lendemain une revue de
toutes les troupes et fixa le départ pour le jour même afin de ne pas
laisser refroidir l'enthousiasme des soldats.

Lorsque le conseil fut enfin levé, le Président se retira dans ses
appartements, afin de prendre ses dernières dispositions, mettre ordre
à ses affaires personnelles, et brûler certains papiers compromettants
qu'il ne voulait pas laisser derrière lui.

Depuis plusieurs heures déjà, le président était renfermé dans son
cabinet, la soirée était avancée, lorsque l'huissier de service
lui annonça la visite de don Jaime; il donna aussitôt l'ordre de
l'introduire.

L'aventurier entra.

--Vous me permettez de continuer, n'est-ce pas? lui dit-il en souriant,
je n'ai plus que quelques papiers à mettre en ordre et ce sera fini.

--Faites, faites, général, répondit don Jaime en s'installant dans une
butaca.

Le Président reprit son travail un instant interrompu.

Don Jaime le considéra un instant avec une expression d'indicible
mélancolie.

--Ainsi, dit-il, votre résolution est définitivement prise, général?

--Oui, le sort en est jeté! J'ai franchi le Rubicon, dirai-je, s'il
n'était pas ridicule à moi de me comparer à César: je vais offrir la
bataille à mes ennemis.

--Je ne blâme pas cette résolution, elle est digne de vous, général;
me permettez-vous de vous demander quand vous comptez vous mettre en
marche?

--Demain, aussitôt après la revue que j'ai ordonnée.

--Bon, j'ai le temps alors d'expédier deux ou trois batteurs d'estrade
intelligents qui vous informeront de la position exacte de l'ennemi.

--Bien que plusieurs soient déjà partis, j'accepte votre offre avec
reconnaissance, don Jaime.

--Maintenant, veuillez me dire quelle direction vous comptez suivre, et
le corps que vous avez résolu d'attaquer.

--Je veux prendre le taureau par les cornes, c'est à González Ortega
lui-même que j'ai l'intention d'avoir affaire.

L'aventurier hocha la tête, mais il ne hasarda pas la plus légère
observation.

--C'est bien, dit-il.

Miramón quitta son bureau et vint s'asseoir près de lui.

--Là! Voilà qui est fini, dit-il; maintenant me voici tout à vous,
voyons, je devine que vous désirez me faire quelque communication
importante: parlez, don Jaime, je vous écoute.

--Vous ne vous trompez pas, général; j'ai en effet à vous communiquer
une affaire de la plus grande importance, veuillez être assez bon pour
prendre connaissance de ce papier.

Et il présenta au Président un papier plié en quatre. Le Président
le prit, le lut sans que sur son visage éclatât la moindre marque de
surprise, puis il le rendit à l'aventurier.

--Vous avez lu la signature? dit celui-ci.

--Oui, répondit-il froidement, cet écrit est une lettre de créance
donnée par don Benito Juárez à don Antonio Cacerbar, pour lui servir
auprès de ses adhérents.

--C'est bien cela, en effet, général; il ne vous reste plus aucun
doute, maintenant, sur la trahison de cet homme?

--Aucun.

--Pardonnez-moi de vous interroger, général: que comptez-vous faire?

--Rien.

--Comment, rien? s'écria-t-il avec une surprise nullement jouée.

--Non, je ne ferai rien, reprit-il.

L'aventurier fit un geste de stupeur.

--Je ne vous comprends pas, Excellence, murmura-t-il.

--Écoutez-moi, don Jaime, et vous me comprendrez, répondit le Président
d'une voix douce et pénétrante. Don Francisco Pacheco, l'ambassadeur
extraordinaire de Sa Majesté la reine d'Espagne, m'a rendu, depuis
son arrivée au Mexique, d'immenses services; après la défaite de
Silao, lorsque ma situation était des plus précaires, il n'a pas
hésité à reconnaître mon gouvernement; depuis, il m'a prodigué les
meilleurs conseils et donné les preuves les plus grandes de sympathie;
sa conduite a été si bienveillante envers moi, qu'il a compromis sa
position diplomatique et que dès que Juárez arrivera au pouvoir, il lui
donnera ses passeports: le señor Pacheco sait tout cela et cependant,
en ce moment où je suis presque perdu, sa conduite demeure la même;
c'est sur lui seul, je vous l'avoue, que je compte, pour obtenir de
l'ennemi, au cas probable d'une défaite, de bonnes conditions, non
pour moi, mais pour la malheureuse population de cette ville, et les
personnes qui, par amitié pour moi, se font le plus compromises pendant
ces derniers temps. Or, l'homme dont vous me dénoncez la trahison,
trahison, je me hâte d'en convenir avec vous, tellement flagrante,
qu'il ne peut exister le plus léger doute à cet égard; cet homme non
seulement est Espagnol et porteur d'un grand nom, mais encore il m'a
été personnellement recommandé par l'ambassadeur lui-même, dont, j'en
suis convaincu, la religion a été surprise et qui a été le premier
trompé en cette circonstance. Le but principal de la mission du señor
Pacheco, vous ne l'ignorez pas, est de demander satisfaction de
nombreuses injures faites à ses nationaux, et réparation de vexations
dont, depuis plusieurs années, ils ont été victimes.

--Oui, général, je sais cela.

--Bien; maintenant que penserait l'ambassadeur, si je mettais en
jugement pour crime de haute trahison, non seulement un Espagnol de
la plus grande noblesse du royaume, mais encore un homme dont il m'a
répondu; croyez-vous qu'il serait flatté, après les les services
qu'il n'a cessé de me rendre et ceux que, peut-être bientôt, il
sera appelé à me rendre encore, d'un tel procédé de ma part? Je
pourrais, me direz-vous peut-être, prendre cette lettre et traiter
confidentiellement cette affaire avec l'ambassadeur; mon ami, l'insulte
serait plus grave encore de cette façon, vous allez en juger: don
Francisco Pacheco est le représentant d'un gouvernement européen, il
appartient à la vieille école des diplomates du commencement du siècle;
pour ces deux raisons et d'autres encore que je passe sous silence,
il nous a, nous autres pauvres diplomates et gouvernants américains,
dans une estime assez mince, tant il est infatué de son mérite et de
sa supériorité sur nous, si j'étais assez niais pour lui prouver qu'il
s'est laissé berner par un coquin, qui s'est joué de lui avec la plus
audacieuse effronterie, don Francisco Pacheco serait furieux, non pas
d'avoir été trompé, mais de ce que j'aurais démasqué le trompeur; son
amour-propre blessé ne me pardonnerait pas, cet avantage que le hasard
me donnerait gratuitement sur lui, et d'un ami utile, je me ferais un
ennemi irréconciliable.

--Ces raisons que vous daignez me donner, général, sont fort bonnes, je
le reconnais; malgré tout cet homme est un traître.

--C'est vrai, mais ce n'est pas un sot, tant s'en faut; que demain je
livre bataille et que je sois vainqueur, soyez persuadé qu'il demeurera
attaché à ma fortune, ainsi qu'il l'a déjà fait à Toluca.

--Fidèle, oui, jusqu'à ce qu'il trouve une occasion favorable de vous
trahir définitivement.

--Je ne dis pas non, mais qui sait? Peut-être trouverons-nous, d'ici
là, le moyen de nous en défaire, sans bruit et sans scandale.

L'aventurier réfléchit un instant.

--Tenez, général, dit-il tout à coup, ce moyen je crois l'avoir trouvé.

--Avant tout, laissez-moi vous adresser une question, et promettez-moi
de me répondre.

--Je vous le promets.

--Vous connaissez cet homme, il est votre ennemi personnel.

--Oui, général, répondit-il franchement.

--Je m'en doutais, l'acharnement que vous mettez à le perdre ne me
semblait pas naturel; maintenant voyons votre moyen.

--Le seul motif qui vous retient, vous me l'avez dit vous-même, est la
crainte d'indisposer l'ambassadeur de Sa Majesté catholique.

--C'est le seul en effet, don Jaime.

--Eh bien, général, si le señor Pacheco consentait à abandonner cet
homme?

--Vous parviendriez à obtenir cela?

--J'obtiendrai plus s'il le faut, je me ferai donner par lui une lettre
dans laquelle non seulement il abandonnera don Antonio Cacerbar, ainsi
qu'il se fait nommer, mais encore où il vous autorisera à le mettre en
jugement.

--Oh! Oh! Vous vous avancez beaucoup il me semble, don Jaime, dit le
Président avec doute.

--Ceci me regarde, général, le principal est que vous ne soyez
compromis en rien, et que vous demeuriez neutre.

--C'est mon seul désir, vous en comprenez les raisons graves.

--Je les comprends, oui général, et je vous donne ma parole que votre
nom ne sera même pas prononcé.

--A mon tour, je vous donne ma parole de soldat, que si vous réussissez
à obtenir cette lettre, ce misérable sera fusillé par derrière, au
milieu de la place Mayor, quand même je n'aurais plus qu'une heure de
pouvoir.

--Je retiens votre parole, général; d'ailleurs j'ai le blanc-seing que
vous avez daigné m'accorder; j'arrêterai moi-même ce misérable, lorsque
le moment sera veau.

--N'avez-vous rien de plus à me dire?

--Pardonnez-moi général, j'ai encore une demande à vous adresser.

--Laquelle?

--Général, je désire vous accompagner dans votre expédition.

--Je vous remercie, mon ami, j'accepte avec joie.

--J'aurai l'honneur de me joindre à vous au moment du départ de l'armée.

--Je vous attache à mon état-major.

--C'est une grande faveur sans doute, répondit-il en souriant,
malheureusement il m'est impossible de l'accepter.

--Pourquoi donc?

--Parce que je ne serai pas seul, général: les trois cents cavaliers
qui déjà m'ont suivi à Toluca, viendront encore avec moi, mais pendant
la bataille ma cuadrilla et moi nous serons à vos côtés.

--Je renonce à vous comprendre, mon ami, vous avez le privilège
d'accomplir des miracles.

--Vous en aurez bientôt la preuve. Maintenant, général, permettez-moi
de prendre congé de vous.

--Allez donc, mon ami, je ne vous retiens plus. Après avoir serré
affectueusement la main que lui tendait le général, don Jaime se retira.

López l'attendait à la porte du palais, il monta à cheval, et rentra
aussitôt chez lui.

Après avoir écrit quelques lettres, qu'il chargea son peon de porter
tout de suite, don Jaime changea de vêtements, prit certains papiers
renfermés dans une boîte de bronze fermant à clef, s'assura que l'heure
n'était pas indue (il était à peine dix heures du soir), puis il
sortit, et se dirigea à grands pas vers l'ambassade d'Espagne, dont il
n'était pas fort éloigné.

La porte de l'ambassadeur était encore ouverte; des valets en grande
livrée allaient et venaient dans les cours et sous le péristyle; un
suisse se tenait, à l'entrée du zaguán, une hallebarde à la main.

Don Jaime s'adressa à lui.

Le suisse appela un valet de pied, et fit signe à l'aventurier de
suivre cet homme.

Arrivé dans une antichambre, un huissier, portant une chaîne d'argent
au cou, s'approcha.

Don Jaime lui remit une carte renfermée dans une enveloppe sous cachet
volant.

--Remettez cette carte à Son Excellence, dit-il. Au bout de quelques
minutes l'huissier rentra, et soulevant une portière:

--Son Excellence attend votre seigneurie, dit-il. Don Jaime le suivit,
traversa plusieurs salons, et pénétra enfin dans un cabinet dans lequel
se tenait l'ambassadeur.

Don Francisco Pacheco fit quelques pas au-devant de lui, et le saluant
gracieusement.

--A quel heureux motif dois-je votre visite, caballero? lui dit-il.

--Je supplie votre Excellence de m'excuser, répondit don Jaime en
s'inclinant, mais il n'a pas dépendu de moi de choisir une heure plus
convenable.

--A quelque heure qu'il vous plaise de venir, monsieur, je serai
toujours charmé de vous recevoir, répondit l'ambassadeur.

Sur un signe de lui, l'huissier approcha un siège et se retira.

Les deux personnages se saluèrent de nouveau et s'assirent.

--Maintenant je suis prêt à vous entendre, dit l'ambassadeur; veuillez
parler, je vous prie, monsieur le C...

--Je supplie votre Excellence, interrompit vivement don Jaime, de me
permettre de garder l'incognito, même vis-à-vis d'elle.

--Soit, monsieur, je respecterai votre désir, reprit l'ambassadeur en
s'inclinant.

Don Jaime ouvrit son portefeuille, en retira un papier, et le présenta
tout ouvert à l'ambassadeur.

--Que votre Excellence, dit-il, daigne jeter les yeux sur cet ordre
royal.

L'ambassadeur prit le papier, et après s'être incliné devant son
visiteur, il commença à le lire avec la plus sérieuse attention;
lorsque cette lecture fut terminée, il tendit le papier à don Jaime,
qui le plia et le replaça dans son portefeuille.

--C'est l'exécution de cet ordre royal que vous exigez, caballero? dit
l'ambassadeur.

Don Jaime s'inclina.

--Soit, reprit don Francisco Pacheco.

Il se leva, alla à son bureau, écrivit quelques mots sur une feuille de
papier portant les armes d'Espagne et le timbre de l'ambassade, signa,
apposa son cachet, et présentant le papier tout ouvert à don Jaime:

--Voici, dit-il, une lettre pour Son Excellence le général Miramón;
désirez-vous vous en charger, ou préférez-vous qu'elle soit envoyée par
l'ambassade?

--Je m'en chargerai, si votre Excellence y consent, répondit-il.

L'ambassadeur plia la lettre, la plaça sous enveloppe et la remit
ensuite à don Jaime.

--Je regrette, caballero, lui dit-il, de ne pouvoir vous donner
d'autres preuves de mon désir de vous être agréable.

--J'ai l'honneur de prier votre Excellence d'agréer l'expression de ma
vive reconnaissance, répondit don Jaime en s'inclinant respectueusement.

--N'aurai-je donc pas le plaisir de vous revoir, caballero?

--J'aurai l'honneur de venir présenter mes devoirs à votre Excellence.

L'ambassadeur toucha un timbre, l'huissier parut. Les deux personnages
se saluèrent cérémonieusement, et don Jaime se retira.



XXXVII


LE DERNIER COUP DE BOUTOIR


Le lendemain, le soleil se leva radieux dans des flots d'or et de
pourpre.

México était en joie.

La ville avait pris ses airs de fête, elle semblait revenue à ses beaux
jours de calme et de tranquillité: toute la population était dans les
rues; cette foule bigarrée se hâtait avec des cris, des chants et des
rires, vers le paseo de Bucareli.

On entendait résonner les musiques militaires, les tambours et les
clairons, dans des directions différentes.

Des officiers d'état-major, revêtus d'uniformes ruisselants de
broderies d'or et coiffés de chapeaux à plumes, galopaient çà et là
pour porter des ordres.

Les troupes quittaient les casernes et se dirigeaient vers le Paseo, où
elles se massaient de chaque côté de la grande avenue.

L'artillerie prenait position devant la statue équestre du roi Charles
IV, que les _léperos_ s'obstinent à confondre avec Fernando Cortez,
et la cavalerie forte de onze cents hommes seulement, se rangeait sur
l'Alameda.

Les léperos et les gamins profitaient de l'occasion pour se réjouir en
tirant des cohetes (pétards) dans les jambes des promeneurs.

Vers dix heures du matin, de grands cris se firent entendre, ces cris
se rapprochèrent rapidement du Paseo.

C'était le peuple qui acclamait le président de la République.

Le général Miramón arrivait au milieu d'un brillant état-major.

L'expression du visage du président était joyeuse, il semblait heureux
de ces cris de vive Miramón, poussés sur son passage, et qui lui
prouvaient que le peuple l'aimait toujours, et lui témoignait, à sa
façon, sa reconnaissance pour l'héroïque résolution qu'il avait prise,
de risquer une dernière bataille en rase campagne, au lieu d'attendre
l'ennemi dans la ville.

Le général saluait en souriant à droite et à gauche.

Lorsqu'il atteignit l'entrée du Paseo, vingt pièces de canon tonnèrent
à la fois et annoncèrent ainsi sa présence aux troupes massées sur la
promenade.

Alors, des ordres rapides coururent de rangs en rangs, les soldats
s'alignèrent, les musiques des régiments se mirent à jouer, les
clairons sonnèrent, les tambours battirent aux champs, le président
passa lentement sur le front de bandière et la revue commença.

Les soldats semblaient pleins d'ardeur; la foule leur avait communiqué
son enthousiasme, ils criaient à qui mieux mieux: vive Miramón! sur le
passage du président.

L'inspection que passait le général était sévère et consciencieuse;
ce n'était pas une de ces revues de parade, dont de temps en temps
les gouvernants donnent le spectacle au peuple pour le divertir;
en quittant la ville ces troupes allaient marcher tout droit à la
bataille, il s'agissait de savoir si elles étaient bien réellement en
état d'affronter l'ennemi devant lequel, quelques heures plus tard,
elles se trouveraient.

Les ordres du général avaient été scrupuleusement exécutés, les soldats
étaient bien armés; ils avaient un air martial qui faisait plaisir à
voir.

Lorsque le président eût passé dans les rangs en adressant çà et là la
parole à des soldats qu'il reconnaissait ou feignait de reconnaître,
vieux moyen qui réussit toujours parce qu'il flatte l'amour-propre
du soldat, il se plaça au milieu d'un des ronds-points du Paseo et
commanda plusieurs manœuvres afin de s'assurer du degré d'instruction
des troupes.

Ces manœuvres, dont quelques-unes étaient assez difficiles, furent
exécutées avec un ensemble fort satisfaisant. Le président félicita
chaleureusement les chefs de corps, puis le défilé commença; seulement,
après avoir passé devant le président, les troupes allaient reprendre
leurs premières positions et établissaient un campement provisoire.

Miramón, ne voulant pas fatiguer inutilement les soldats en les
obligeant à marcher par la grande chaleur, avait résolu de ne partir
qu'à la nuit tombante; jusque-là les troupes devaient bivouaquer sur le
Paseo.

Parmi les officiers qui composaient l'état-major du président et qui
retournèrent avec lui au palais, se trouvaient don Melchior de la Cruz,
don Antonio Cacerbar et don Jaime.

Don Melchior, bien qu'il fût assez étonné de rencontrer revêtu du
costume militaire celui qu'il ne connaissait que sous le nom de don
Adolfo et que, jusqu'alors, il avait supposé s'occuper de contrebande,
le salua en souriant avec ironie; don Jaime lui rendit sèchement son
salut et se hâta de s'éloigner peu soucieux d'entrer en conversation
avec lui.

Quant à don Antonio, comme jamais il n'avait vu don Jaime à visage
découvert, il ne le remarqua pas.

Pendant que le président rentrait au palais, don Jaime qui s'était
arrêté sur la place Mayor avait mis pied à terre et avait été rejoint
par le comte et Dominique, auxquels il avait donné rendez-vous, mais
qui ne l'auraient pas reconnu s'il n'avait pas eu la précaution de
marcher droit à eux.

--Vous partez avec l'armée? lui demandèrent-ils.

--Oui, mes amis, je pars, répondit-il, mais bientôt je serai de retour
ici; malheureusement la campagne ne sera pas longue. Pendant mon
absence, redoublez de vigilance, je vous prie; ne perdez pas de vue la
maison de ma sœur: un de nos ennemis restera dans la ville.

--Un seul? fit Dominique.

--Oui, mais c'est le plus redoutable des deux. Celui auquel tu as si
maladroitement sauvé la vie, Dominique.

--Bon, je le connais, celui-là, répondit le jeune homme, il n'a qu'à
bien se tenir.

--Et don Melchior? dit le comte.

--Celui-là, il ne nous inquiétera plus, répondit don Jaime avec une
expression singulière; donc, chers amis, veillez attentivement, et ne
vous laissez pas surprendre.

--Bon, s'il le faut, nous nous ferons aider par Leo Carral et par nos
domestiques.

--Ce sera plus prudent, et même peut-être ferez-vous bien de les loger
dans la maison.

--C'est à quoi nous allons songer.

--Maintenant séparons-nous, j'ai affaire au palais; au revoir, mes
amis, à bientôt.

Ils se séparèrent.

Don Jaime entra dans le palais; il se dirigea vers le cabinet du
président.

L'huissier le connaissait, il ne fit aucune difficulté pour le laisser
passer.

Miramón écoutait les rapports que lui faisaient plusieurs batteurs
d'estrade, touchant les mouvements de l'ennemi.

Don Jaime s'assit et attendit patiemment que le président eût fini son
interrogatoire.

Enfin le dernier batteur d'estrade termina son rapport et se retira.

--Eh bien, dit en riant le président, avez-vous vu l'ambassadeur?

--Certes, hier en vous quittant, général.

--Et la fameuse lettre?

--La voilà, dit-il en la lui tendant.

Le général fit un geste de surprise, prit le papier et le lut
rapidement.

--Eh bien? lui demanda don Jaime.

--Nous avons non seulement carte blanche, répondit-il, mais encore je
suis prié de sévir contre cet homme, c'est merveilleux; vous avez, sur
mon honneur, tenu plus que vous ne promettiez. Comment avez-vous fait?

--J'ai simplement demandé la lettre.

--Vous êtes l'homme le plus mystérieux que je connaisse; à moi de tenir
ma promesse, maintenant.

--Rien ne presse.

--Vous ne voulez plus le faire arrêter?

--Au contraire, mais à notre retour seulement.

--Comme il vous plaira; mais, d'ici là, qu'en ferons-nous?

--Nous le laisserons ici, sous les ordres du commandant de place.

--Pardieu, vous avez raison!

Le président écrivit un ordre, le cacheta et appella l'huissier.

--Le colonel Cacerbar est-il là? demanda-t-il.

--Oui, Excellence.

--Qu'il porte cet ordre au commandant de place.

L'huissier prit l'ordre et partit.

--Voilà qui est fait, dit le président.

Don Jaime demeura auprès du général, jusqu'à l'heure du départ.

A la tombée de la, nuit, les troupes commencèrent à défiler sur la
place, entourées du peuple qui poussait des vivats.

Lorsque toutes les troupes furent passées, le général quitta le palais
à son tour, avec son état-major.

Un nombreux escadron de cavalerie stationnait sur la place.

--Quels sont ces cavaliers? demanda le général.

--Ma cuadrilla, répondit don Jaime en s'inclinant. Ces cavaliers
revêtus d'épais manteaux, la tête couverte de chapeaux à larges bords,
ne laissaient voir que le bas de leurs visages couvert de barbe.

Ce fut vainement que le président les examina en essayant de voir leurs
traits.

--Vous ne les reconnaîtrez pas, lui dit don Jaime à voix basse: ces
barbes sont fausses, leur costume lui-même est un déguisement; mais,
croyez en ma parole, ils n'en frapperont pas moins de bons coups dans
la bataille.

--J'en suis persuadé, et je vous remercie. On se mit en marche.

Don Jaime leva son épée, les cavaliers évoluèrent et se placèrent en
arrière-garde; ils étaient trois cents.

Au rebours de la cavalerie mexicaine dont la lance est l'arme de
prédilection, ils portaient la carabine, la latte droite des chasseurs
d'Afrique français et les pistolets dans les fontes.

A minuit on campa.

Ordre fut donné de ne pas allumer les feux de bivouac.

Vers trois heures du matin un batteur d'estrade arriva.

Il fut aussitôt conduit au président.

--Ah! Ah! C'est toi López; dit le général en le reconnaissant.

--Oui, mon général, répondit López en souriant à don Jaime assis auprès
du président et fumant nonchalamment une cigarette.

--Quoi de nouveau? As-tu des nouvelles de l'ennemi? dit Miramón.

--Oui, mon général, et de toutes fraîches.

--Tant mieux; où est-il?

--A quatre lieues d'ici.

--Bon, nous y serons bientôt alors. Quel corps est-ce?

--Celui du général don Jesús González Ortega.

--Bravo, fit joyeusement le président, tu es un garçon précieux; tiens,
voilà pour toi.

Il lui mit quelques pièces d'or dans la main.

--Donne-moi des détails, reprit-il.

--Le général Ortega amène avec lui onze mille hommes, dont trois mille
cavaliers et trente-cinq pièces de canon.

--Les as-tu vus?

--J'ai marché pendant plus d'une heure avec eux.

--Dans quelle disposition sont-ils?

--Dam, général, ils sont enragés après vous.

--Bien, repose-toi, tu as une heure à dormir.

López salua et s'éloigna.

--Enfin, dit Miramón, nous allons donc être en présence.

--Combien avez-vous de troupes, général? demanda don Jaime.

Six mille hommes, dont onze cents cavaliers et vingt pièces de canon.

--Hum, fit don Jaime, contre onze mille!

--Ce n'est pas tout à fait le double, mon ami: le courage suppléera au
nombre.

--Dieu le veuille.

A quatre heures le camp fut levé; López servait de guide.

Les troupes, transies de froid étaient dans de mauvaises dispositions.

Vers sept heures du matin, on fit halte; l'armée fut rangée en bataille
dans une position assez avantageuse, les pièces mises en batterie.

Don Jaime rangea ses cavaliers derrière la cavalerie régulière.

Puis, toutes les dispositions prises, on déjeuna.

A neuf heures du matin, on commença à entendre ce que les Espagnols
appellent un _tiroteo_: c'étaient les grands-gardes qui se repliaient
devant les têtes de colonnes d'Ortega qui débouchaient sur le champ de
bataille choisi par Miramón, et qui engageaient la fusillade avec elles.

Rien n'aurait été plus facile au président que d'éviter la bataille; il
ne le voulut pas, il avait hâte d'en finir.

Miramón était entouré de ses plus sûrs lieutenants: Vélez, Cobos,
Negrete Ayestarán et Márquez.

En apercevant l'ennemi, il monta à cheval, parcourut les rangs de sa
petite armée, donna ses instructions d'une voix ferme et brève, essaya
de communiquer à tous la vaillante ardeur qui l'enflammait et levant
son épée en l'air:

--En avant! cria-t-il d'une voix retentissante.

La bataille commença aussitôt.

L'armée juariste, forcée de se masser sous le feu de l'ennemi, avait un
désavantage marqué.

Les soldats de Miramón, excités par l'exemple de leur jeune chef,
il n'avait alors que vingt-six ans, combattaient comme des lions et
faisaient des prodiges de valeur.

C'est en vain que les Juaristes essayaient de s'établir solidement dans
les positions qu'ils avaient choisies; ils furent culbutés à plusieurs
reprises par les charges vigoureuses de leurs ennemis.

Malgré la supériorité de leur nombre, les soldats n'avançaient que pas
à pas, incessamment refoulés et rompus par l'ennemi.

Les lieutenants de Miramón, dans lesquels son âme semblait être passée,
se multipliaient, se mettaient à la tête des troupes, les entraînaient
à leur suite et s'enfonçaient avec elles au plus fort de la mêlée:
encore un effort, la bataille était gagnée et Ortega contraint à la
retraite.

Miramón accourut: il jugea la position d'un coup d'œil infaillible.

Le moment était venu de lancer la cavalerie sur le centre des
Juaristes, afin de l'enfoncer par une charge décisive.

Le président cria: En avant!

La cavalerie hésita.

Miramón réitéra l'ordre.

Les cavaliers partirent; mais, au lieu de charger, la moitié passa à
l'ennemi et revient la lance haute sur l'autre moitié fidèle encore.

Démoralisés par cette subite désertion, cinquante cavaliers qui
restaient encore tournèrent bride et se dispersèrent dans toutes les
directions.

L'infanterie, se voyant ainsi lâchement abandonnée, ne combattit plus
que mollement.

Les cris de trahison! Trahison! Sauve qui peut! coururent de rangs en
rangs.

En vain les officiers essayèrent de ramener les soldats à l'ennemi, ils
étaient démoralisés.

Bientôt la fuite devint générale.

L'armée de Miramón n'existait plus. Ortega était vainqueur encore une
fois, mais grâce à une trahison indigne, au moment même, où la bataille
était perdue pour lui.

Nous avons dit que don Jaime avait pris avec sa cuadrilla position en
arrière de la cavalerie de Miramón.

Certes, si trois cents hommes avaient pu changer l'issue de la
bataille, ces braves cavaliers auraient accompli ce prodige; même
lorsque la déroute était générale, ils combattaient encore avec
un acharnement sans égal contre la cavalerie juariste lancée à la
poursuite des fuyards.

Don Jaime avait un but en prolongeant ce combat inégal.

Témoin de l'indigne trahison qui avait causé la perte de la bataille,
il avait vu l'officier qui, le premier, était passé à l'ennemi avec ses
soldats: cet officier était don Melchior, don Jaime l'avait reconnu et
il avait juré de s'emparer de lui.

La cuadrilla de l'aventurier n'était pas composée de cavaliers
vulgaires, ils en avaient déjà donné la preuve et devaient la donner
encore; en quelques mots brefs et rapides, don Jaime fit comprendre son
intention.

Les cavaliers poussèrent des cris de rage et chargèrent résolument
l'ennemi.

Il y eut une lutte gigantesque de trois cents hommes contre trois
mille: la cuadrilla disparut tout entière comme si elle eût été
subitement engloutie sous la masse formidable de ses adversaires.

Puis les Juaristes commencèrent à osciller, leurs rangs se
disjoignirent, il se fit une trouée et par cette trouée passa la
cuadrilla entraînant au milieu d'elle don Melchior prisonnier.

--Au président! Au président! s'écria don Jaime en s'élançant suivi de
toute sa troupe vers Miramón qui essayait vainement de rallier quelques
détachements.

Les lieutenants de Miramón, qui tous étaient ses amis, ne l'avaient pas
abandonné: ils avaient juré de mourir avec lui.

La cuadrilla fournit une dernière charge afin de dégager le général.

Puis, après avoir jeté un regard désolé sur le champ de bataille,
Miramón se décida enfin à écouter ses fidèles et à se mettre en
retraite; à peine lui restait-t-il de toute son armée un millier
d'hommes, les autres étaient morts, dispersés ou passés à l'ennemi.

Les premiers instants de la retraite furent terribles; Miramón était en
proie à une immense douleur causée non pas par sa défaite qu'il avait
prévue, mais par la lâche trahison dont il avait été victime.

Lorsqu'on ne craignit plus d'être atteint par l'ennemi, le président
ordonna une halte pour laisser souffler les chevaux.

Miramón appuyé contre un arbre, les bras croisés sur la poitrine, la
tête basse, gardait un silence farouche que ses généraux immobiles près
de lui n'osaient se hasarder à rompre.

Don Jaime s'avança et s'arrêtant à deux pas du président.

--Général! dit-il.

Aux accents de cette voix amie, Miramón releva la tête et tendant la
main à l'aventurier:

--C'est vous, lui dit-il, mon ami? Oh pourquoi me suis-je obstiné à ne
pas vous croire?

--Ce qui est fait est fait, général, répondit rudement l'aventurier, il
n'y a plus à y revenir; mais avant de quitter le lieu où nous sommes,
vous avez un devoir à remplir, une justice exemplaire à faire.

--Que voulez-vous dire? demanda-t-il avec étonnement.

Les autres généraux s'étaient rapprochés non moins surpris que lui.

--Vous savez pourquoi nous avons été vaincus? reprit l'aventurier.

--Parce que nous avons été trahis.

--Mais le traître, le connaissez-vous, général?

--Non, je ne le connais pas, fit-il avec ressentiment.

--Eh bien, moi, je le connais, j'étais là, lorsqu'il a accompli son
lâche projet, je le surveillais car je le soupçonnais depuis longtemps
déjà.

--Qu'importe! Ce misérable ne saurait être atteint maintenant.

--Vous vous trompez, général, car je vous l'amène; je suis allé le
chercher au milieu de ses nouveaux compagnons, je serais allé jusqu'en
enfer pour m'emparer de lui.

A ces paroles, un frémissement de joie courut parmi les chefs et les
soldats.

--Vive Dieu! s'écria Cobos, ce misérable mérite d'être écartelé.

--Amenez cet homme, dit tristement Miramón, car son cœur était
péniblement affecté d'être contraint de sévir: il va être jugé.

--Ce ne sera pas long, dit le général Negrete, il subira la mort des
traîtres, fusillé par derrière.

--Il n'y a qu'à constater son identité, puis le faire exécuter, ajouta
Cobos.

Don Jaime fit un geste, don Melchior parut amené par deux soldats.

Il était pâle, défait, ses habits déchirés étaient souillés de sang et
de boue; on lui avait attaché les bras derrière le dos.

Les officiers s'étaient formés en cour martiale, sous la présidence du
général Cobos.

--Votre nom? demanda celui-ci.

--Don Melchior de la Cruz, répondit-il d'une voix sourde.

--Reconnaissez-vous avoir passé à l'ennemi en entraînant à votre suite
les soldats sous vos ordres?

Il ne répondit pas, mais tout son corps fut agité d'un tremblement
convulsif.

--La certitude de la trahison de cet homme est acquise au tribunal,
reprit Cobos; quel châtiment a-t-il mérité?

--Celui des traîtres, répondirent d'une seule voix les officiers.

--Qu'on l'exécute, dit Cobos.

Le condamné fut amené devant le front de bandière et mis à genoux.

Dix caporaux formèrent un peloton et se placèrent à six pas derrière
lui.

Le général Cobos s'approcha alors du condamné.

--Lâche et traître, lui dit-il, tu es indigne du rang auquel tu avais
été élevé; au nom de tous nos compagnons je te déclare dégradé et
rejeté de parmi les gens d'honneur.

Un soldat enleva alors à don Melchior les insignes de son grade et l'en
souffleta.

Le jeune homme poussa un rugissement de tigre à cette insulte, jeta un
regard effaré autour de lui et fit un mouvement pour se lever.

--Feu! cria le général Cobos.

Une détonation retentit; le condamné jeta un horrible cri d'agonie et
tomba la face contre terre, se débattant dans des convulsions horribles.

--Achevez-le! dit Miramón avec pitié.

--Non, répondit Cobos d'une voix rude; qu'il meure comme un chien: plus
il souffrira, plus notre vengeance sera complète.

Miramón fit un geste de dégoût et ordonna de sonner le boute-selle.

On partit.

Deux hommes seuls étaient demeurés près du misérable, le regardant se
tordre à leurs pieds dans d'atroces souffrances.

Ces deux hommes étaient le général Cobos et don Jaime.

Don Jaime se pencha vers le mourant, lui releva la tête et le
contraignant à fixer sur lui son regard glauque:

--Parricide, traître envers ta patrie et tes frères, lui dit-il d'une
voix sourde, ce sont tes frères qui se vengent aujourd'hui; meurs comme
un chien que tu es, ton âme ira au démon qui l'attend, et ton corps
privé de sépulture, sera la proie des bêtes fauves!

--Grâce! s'écria le misérable en se renversant en arrière, grâce!

Une dernière convulsion agita son corps, ses traits crispés devinrent
hideux, il jeta un cri horrible et ne bougea plus. Don Jaime le poussa
du pied.

Il était mort.

--Un! dit sourdement l'aventurier en remontant à cheval.

--Hein! fit le général Cobos.

--Rien, c'est un compte que j'établis, répondit-il avec un éclat de
rire railleur.



XXXVIII


FACE A FACE


Lorsque le général Miramón arriva à México, la nouvelle de sa défaite
était déjà publique.

Il se passa alors un fait singulier: le clergé et l'aristocratie, que
toujours le président Miramón avait soutenus et défendus, et dont
cependant l'indifférence et l'égoïsme avaient causé la ruine et amené
la perte totale, déploraient maintenant la conduite qu'ils avaient
tenue envers l'homme qui seul était capable de les sauver.

Si Miramón avait voulu à cette heure suprême faire un appel à la
population, elle se serait immédiatement groupée autour de lui et il
lui aurait été facile d'organiser une vigoureuse défense.

La pensée ne lui en vint même pas: il était dégoûté du pouvoir,
n'aspirait qu'à en descendre et à rentrer dans la vie privée.

Son premier soin, à peine arrivé à México, avait été de réunir le corps
diplomatique étranger et de prier ses membres de s'interposer afin de
sauver la ville, en faisant cesser un état de guerre qui n'avait plus
de raison d'être du moment où México était disposée à ouvrir sans
combat ses portes aux troupes fédérales.

Une députation, composée du ministre de France, de celui d'Espagne, du
général Berriozábal le prisonnier de Toluca et du général Ayestarán,
ami particulier de Miramón, se rendit aussitôt auprès du général Ortega
afin d'obtenir une honorable capitulation.

Don Antonio Cacerbar avait essayé de se joindre à la députation; il
avait appris la fin déplorable de son ami don Melchior; un sombre
pressentiment l'avertissait qu'un sort semblable le menaçait; mais les
portes de la ville étaient gardées avec soin, nul ne pouvait sortir
sans un laissez-passer visé par le commandant de place: force fut à
don Antonio de demeurer à México. Une lettre qu'il reçut lui rendit un
peu d'espoir, en lui laissant entrevoir une conclusion, plus prochaine
qu'il ne le croyait, des projets dont depuis longtemps il poursuivait
l'exécution.

Cependant, comme don Antonio Cacerbar était un homme fort prudent,
que les sombres machinations auxquelles il avait voué sa ténébreuse
existence, l'avaient habitué à se mettre constamment sur ses gardes
tout en restant chez lui, ainsi qu'on l'y invitait dans la lettre qu'il
avait reçue, il avait convoqué une douzaine de coupe-jarrets émérites,
et les avait cachés derrière des tapisseries afin d'être prêt à tout
événement.

C'était le jour même du retour de Miramón à México. Il était environ
neuf heures du soir. Don Antonio retiré dans sa chambre à coucher
lisait, ou plutôt essayait de lire, car sa conscience bourrelée ne lui
laissait pas la tranquillité d'esprit nécessaire pour prendre cette
innocente distraction, lorsqu'il entendit parler assez haut dans son
antichambre; il se leva aussitôt, et se préparait à ouvrir la porte,
afin de s'informer de la cause du bruit qu'il avait entendu, lorsque
cette porte s'ouvrit et son domestique de confiance parut, servant
d'introducteur à plusieurs personnes. Ces personnes étaient au nombre
de neuf: six hommes masqués et enveloppés dans des zarapés, et trois
dames.

En les apercevant, don Antonio éprouva un tressaillement nerveux, mais
se remettant aussitôt, il se tint debout devant sa table, attendant
selon toute probabilité qu'un des inconnus se décidât à parler.

Ce fut en effet ce qui arriva.

--Señor don Antonio, dit l'un d'eux en faisant un pas en avant, je vous
livre doña Maria duchesse de Tobar, votre belle-sœur, doña Carmen de
Tobar, votre nièce, et doña Dolores de la Cruz!

A ces paroles prononcées avec un accent de sanglante ironie, don
Antonio fit un pas en arrière, et son visage se couvrit d'une pâleur
cadavéreuse.

--Je ne vous comprends pas, dit-il, d'une voix qu'il essayait vainement
de rendre ferme mais qui tremblait.

--Ne me reconnaissez-vous donc pas, don Horacio? dit alors doña Maria
d'une voix douce; la douleur a-t-elle si complètement changé mes traits
qu'il vous soit possible de nier que je suis la malheureuse épouse du
frère que vous avez assassiné?

--Que signifie cette comédie? s'écria don Antonio avec violence; cette
femme est folle! Et vous, misérable, qui osez vous jouer de moi, prenez
garde!

Celui auquel s'adressaient ces paroles ne répondit que par un
ricanement de mépris, et élevant la voix:

--Vous voulez des témoins de ce qui va se passer ici, caballero? Vous
trouvez sans doute que nous ne sommes pas en nombre suffisant pour
entendre ce qui va se dire, soit, j'y consens: sortez de vos cachettes,
señores, et vous caballeros, venez.

Au même instant, les tapisseries furent soulevées, lus portes ouvertes,
et une vingtaine de personnes entrèrent dans la chambre.

--Ah! Vous avez appelé des témoins, fit don Antonio d'une voix
railleuse, que votre sang retombe sur votre tête alors! Et se tournant
vers les hommes qui se tenaient immobiles derrière lui: Sus à ces
misérables! leur cria-t-il, tuez-les comme des chiens! Et il sauta sur
une paire de revolvers à six coups, placés sur une table à sa portée.

Mais personne ne bougea.

--Bas les masques! dit le personnage qui seul jusqu'alors avait parlé,
ils sont inutiles maintenant; c'est à visage découvert qu'il nous faut
parler à cet homme.

D'un geste il enleva le loup qui lui couvrait le visage; ses compagnons
l'imitèrent.

Le lecteur les a reconnus déjà; c'étaient don Jaime, Domingo, le comte
Ludovic, Léo Carral, don Diego, et Loïck le ranchero.

--Maintenant, señor, reprit don Jaime, quittez votre nom d'emprunt
comme nous avons jeté nos masques; me reconnaissez-vous? Je suis don
Jaime de Bivar, le frère de votre belle-sœur; depuis vingt-deux ans je
vous suis pas à pas, seigneur don Horacio de Tobar, épiant toutes vos
démarches et cherchant la vengeance que Dieu m'accorde enfin, grande et
complète ainsi que je l'avais rêvée.

Don Horacio releva fièrement la tête, et toisant du haut en bas don
Jaime avec une expression de souverain mépris:

--Eh bien après, mon noble beau-frère, lui dit-il, car ainsi que vous
le désirez je renonce à feindre et je consens à vous reconnaître;
quelle si belle vengeance et si complète avez-vous donc conquise
après vingt-deux ans, noble descendant du cid Campeador? Celle de me
contraindre à me tuer? La belle avance! Est-ce qu'un homme de ma trempe
n'est pas toujours prêt à mourir? Que pouvez-vous de plus? Rien, en
supposant que je roule là sanglant à vos pieds, j'emporterai avec moi
dans ma tombe le secret de cette vengeance que vous ne soupçonnez même
pas, et dont tous les bénéfices me restent, car je vous léguerai,
en mourant, un plus profond désespoir que celui qui dans une nuit a
blanchi les cheveux de votre sœur.

--Détrompez-vous, don Horacio, répondit don Jaime; vos secrets je les
connais tous, et quant à vous tuer, cette considération n'entre pour
moi qu'en seconde ligne dans mon plan de vengeance; je vous tuerai oui,
mais par la main du bourreau, vous mourrez, déshonoré; de la mort des
infâmes, du _garote_ enfin!

--Tu mens, misérable! s'écria don Horacio avec un rugissement de bête
fauve, moi, moi, le duc de Tobar! Noble comme le roi! Moi appartenant
à l'une des plus puissantes et des plus anciennes familles d'Espagne!
Mourir du garote! La haine t'égare, tu es fou te dis-je! Il y a un
ambassadeur de Sa Majesté au Mexique.

--Oui, répondit don Jaime, mais cet ambassadeur t'abandonne à toutes
les rigueurs des lois mexicaines.

--Lui, mon ami, mon protecteur, celui qui m'a présenté au Président
Miramón? Cela n'est pas, cela ne peut pas être; d'ailleurs qu'ai-je à
craindre des lois de ce pays, moi, étranger?

--Oui, un étranger qui a pris du service au Mexique avec un
gouvernement pour le trahir au bénéfice d'un autre, cette lettre que tu
demandais avec tant d'insistance au colonel don Felipe, et qu'il n'a
pas voulu te vendre il me l'a donnée pour rien à moi, et ces lettres
si compromettantes pour toi qui t'ont été enlevées à Puebla, grâce à
don Estevan que tu ne connais pas et qui est ton cousin, se trouvent
en ce moment entre les mains de Juárez; ainsi de ce côté-là tu es
perdu sans ressources, car tu te lésais, la clémence n'est pas une des
vertus saillantes du señor don Benito Juárez; enfin, ton secret le
plus précieux, celui que tu crois si bien gardé, je le possède aussi:
je connais l'existence du frère jumeau de doña Carmen, de plus je sais
où il est et le puis, si je le veux, faire paraître à l'improviste
devant toi: regarde, voici l'homme auquel tu avais vendu ton neveu,
ajouta-t-il en désignant Loïck immobile près de lui.

--Oh! murmura-t-il en se laissant tomber sur un fauteuil et se tordant
les bras avec désespoir, oh! Je suis perdu.

--Oui, et bien complètement perdu, don Horacio, fit-il avec mépris, car
la mort même ne saurait te sauver du déshonneur.

--Parlez, au nom du ciel! s'écria doña Maria en s'approchant de son
beau-frère; n'est-ce pas que je ne me suis pas trompée? Que don Jaime a
bien dit la vérité, que j'ai un fils enfin! Et que ce fils est le frère
jumeau de ma bien-aimée Carmen.

--Oui, murmura-t-il d'une voix sourde.

--Oh! Soyez béni, mon Dieu! s'écria-t-elle avec une expression de
joie ineffable; et ce fils vous savez où il est, vous me le rendrez,
n'est-ce pas? Je vous en supplie, songez que je ne l'ai jamais vu, que
j'ai besoin de ses caresses, où est-il? Dites-le moi.

--Où il est?

--Oui.

--Je ne sais pas, répondit-il froidement.

La malheureuse mère se laissa tomber sur un siège en se cachant la tête
dans les mains.

Don Jaime s'approcha d'elle.

--Courage, pauvre femme! lui dit-il doucement.

Il y eut un instant de silence funèbre; dans cette chambre où tant
de personnes se trouvaient réunies, seul on entendait le bruit des
respirations sifflantes et celui des sanglots étouffés de doña Maria et
des deux jeunes filles.

Don Horacio fit un pas en avant.

--Mon noble beau-frère, dit-il d'un ton ferme empreint d'une certaine
grandeur, priez, je vous prie, ces caballeros de se retirer dans une
pièce attenante; je désire pour quelques instants demeurer seul avec
vous et ma belle-sœur.

Don Jaime s'inclina et s'adressant au comte:

--Mon ami, lui dit-il, soyez assez bon pour conduire ces dames dans le
salon qui précède cette pièce.

Le comte présenta la main aux jeunes filles et sortit sans répondre,
suivi de tous les assistants qui sur un signe de don Jaime se
retirèrent silencieusement.

Seul, Dominique était demeuré fixant un œil ardent sur don Horacio.

--Quant à moi, dit-il d'une voix sombre, comme j'ignore ce qui va se
passer ici et que je redoute un piège ou un guet-apens, je ne sortirai
que sur l'ordre exprès de don Jaime, c'est lui qui m'a élevé, je suis
son fils d'adoption, mon devoir est de le défendre.

--Demeurez donc, señor, répondit don Horacio avec un sourire triste,
puisque vous êtes presque de notre famille.

Don Jaime s'avança alors.

--Mon beau-frère, lui dit-il, ce fils que vous aviez enlevé à ma sœur,
l'héritier des ducs de Tobar que vous croyiez perdu, je l'ai sauvé,
moi! Dominique, embrassez votre mère! Maria, voilà votre fils!

--Ma mère! s'écria le jeune homme en s'élançant vers elle avec un bond
de tigre, ma mère!

--Mon fils! murmura doña Maria d'une voix mourante et elle tomba
évanouie dans les bras de l'enfant qu'elle venait enfin de retrouver.

Forte contre la douleur comme toutes les natures d'élite, la joie
l'avait vaincue.

Dominique enleva sa mère dans ses bras vigoureux, la déposa sur une
chaise longue; puis, les sourcils froncés, le regard plein d'éclairs,
les lèvres serrées, il s'avança à pas lents vers don Horacio.

Celui-ci le regardait approcher avec un frissonnement de terreur,
l'œil fixe et le front pâle, reculant pas à pas devant lui jusqu'à
ce qu'enfin, sentant la tapisserie à son épaule, il fût malgré lui
contraint de s'arrêter.

--Assassin de mon père, bourreau de ma mère, dit le jeune homme d'une
voix terrible, lâche et misérable; sois maudit!

Don Horacio courba la tête sous cet anathème; mais se redressant
aussitôt:

--Dieu est juste! dit-il, mon châtiment commence, je savais que ce
jeune homme vivait; j'avais à force de recherches fini par retrouver,
sous le nom de Loïck, le misérable auquel à l'heure de sa naissance je
l'avais vendu.

--Oui, dit don Jaime, et ce Loïck que la misère avait conduit au crime,
repentant de sa faute, me l'a rendu à moi.

--Oui tout cela est vrai, fit don Horacio d'une voix saccadée; ce jeune
homme est bien mon neveu, il a les traits et la voix de mon malheureux
frère!

Il cacha son visage dans ses mains.

Mais se redressant aussitôt:

--Mon frère, dit-il avec fermeté, vous possédez presque toutes les
preuves des crimes horribles que j'ai commis; et s'approchant d'un
meuble qu'il brisa: voici celles qui vous manquent, ajouta-t-il en lui
remettant une liasse de papiers. A mon insu peut-être déjà le remord
était entré dans mon cœur: voici mon testament, prenez-le, il nomme
mon neveu mon légataire universel en établissant ses droits d'une
manière indiscutable; mais le nom de Tobar ne doit pas être flétri.
Pour vous, pour votre neveu dont le nom est le mien, n'exécutez pas la
cruelle vengeance que vous avez préparée contre moi: je vous jure sur
ma foi de de gentilhomme, sur l'honneur sans tache de mes ancêtres,
que vous aurez pleine satisfaction des crimes que j'ai commis et de
l'existence de douleur à laquelle j'ai condamné ma belle-sœur.

Don Jaime et Dominique demeurèrent sombres et silencieux.

--Me refuserez-vous? Serez-vous donc impitoyables? s'écria-t-il avec
anxiété.

En ce moment, doña Maria quitta la chaise sur laquelle son fils l'avait
étendue; elle se leva toute droite et marchant d'un pas lent et
automatique vers don Horacio elle se plaça entre lui, son frère et son
fils; alors étendant le bras avec une majesté suprême:

--Frère de mon mari, dit-elle d'une voix empreinte d'une douceur
ineffable, la vengeance n'appartient qu'à Dieu! Au nom de l'homme que
j'ai tant aimé et que votre main cruelle m'a ravi, je vous pardonne les
affreuses tortures que vous m'avez infligées, les douleurs sans nom
auxquelles, depuis vingt-deux ans, vous m'avez condamnée, moi pauvre
femme innocente, je vous pardonne! Puisse Dieu vous être miséricordieux!

Don Horacio tomba prosterné à ses genoux.

--Vous êtes une sainte, dit-il, je suis indigne de pardon, je le sais,
mais j'essaierai de racheter autant qu'il dépendra de moi, par ma mort,
les crimes de ma vie.

Il se releva alors et voulut lui baiser la main, mais elle se recula
avec un geste d'horreur.

--C'est juste, dit-il tristement, je suis indigne de vous toucher.

--Non, reprit-elle, puisque le repentir est entré dans votre cœur.

Et elle lui tendit la main en détournant la tête.

Don Horacio y imprima ses lèvres avec respect et se tournant vers son
beau-frère et son neveu toujours immobiles:

--Vous seuls, dit-il tristement, serez-vous donc impitoyables?

--Nous n'avons plus le droit de punir, répondit sourdement don Jaime.

Dominique baissa la tête en gardant un silence farouche; sa
mère s'approcha de lui et le prit doucement par le bras; à cet
attouchement, le jeune homme tressaillit.

--Que voulez-vous, ma mère? dit-il.

--J'ai pardonné à cet homme, lui dit-elle d'une voix douce avec prière.

--Ma mère, répondit-il avec un accent de haine implacable, quand j'ai
maudit cet homme, c'est mon père qui parlait par ma bouche et, du fond
de la tombe sanglante où l'a couché ce misérable, me dictait cette
malédiction; elle restera sur lui, stigmate indélébile, et Dieu lui
demandera, comme au premier fratricide: Caïn! Qu'as-tu fait de ton
frère?

A ces paroles, prononcées d'une voix terrible, don Horacio s'affaissa
foudroyé sur le sol.

Don Jaime et doña Maria s'étaient éloignés de lui avec horreur.

Il demeura ainsi plusieurs minutes étendu sur le plancher de la salle,
sans que les assistants fissent un mouvement pour le secourir; enfin,
doña Maria se pencha vers lui.

--Arrêtez, ma mère! s'écria le jeune homme, ne touchez pas ce
misérable, ce contact vous souillerait.

--Je lui ai pardonné! dit-elle faiblement. Cependant, peu à peu, don
Horacio avait repris ses sens; il se releva lentement; ses traits,
affreusement contractés, avaient une expression de résolution étrange.

Il se tourna vers Dominique:

--Vous l'exigez, dit-il, soit, la réparation sera éclatante.

Il fouilla dans le tiroir d'un meuble soigneusement fermé et dont il
ouvrit la serrure au moyen d'une clé pendue à son cou par une chaînette
d'or, prit quelque chose qu'on ne put voir, repoussa le tiroir, puis,
marchant d'un pas ferme vers la porte, il l'ouvrit à deux battants.

--Entrez, caballeros, entrez tous, cria-t-il d'une voix stridente.

En un instant la chambre fut remplie de monde.

Seuls, le comte de la Saulay et don Estevan, sur un geste significatif
de don Jaime, étaient restés dans le salon avec les jeunes filles.

Don Jaime s'avança alors vers sa sœur, et lui offrant le bras:

--Venez, lui dit-il, venez, Maria, cette scène vous tue; votre place
n'est plus ici, maintenant que vous avez pardonné à cet homme.

Doña Maria n'opposa qu'une faible résistance et suivit son frère, qui
la conduisit dans le salon dont il referma la porte sur elle.

On entendit le roulement d'une voiture, c'étaient les trois dames qui,
emmenées par le comte, retournaient dans leur maison.

Au même instant, un bruit d'armes résonna au dehors.

--Qu'est-ce cela? dit don Horacio avec un geste d'effroi.

Des pas nombreux s'approchèrent, les portes s'ouvrirent avec fracas, et
des soldats parurent.

A leur tête venaient le préfet de la ville, l'alcade mayor et plusieurs
corchetes.

--Au nom de la loi, dit le préfet d'une voix brève, don Antonio
Cacerbar, vous êtes mon prisonnier; corchetes, emparez-vous de cet
homme.

--Don Antonio Cacerbar n'existe plus, dit don Jaime en se jetant
vivement entre les agents de police et son beau-frère.

--Merci, répondit celui-ci, merci d'avoir sauvé l'honneur de mon nom;
señores, dit-il d'une voix haute, en montrant Dominique immobile à ses
côtés, voici le duc de Tobar; je suis un grand coupable, priez Dieu
qu'il me pardonne.

--Allons, corchetes, s'écria le préfet, emparez-vous de cet homme, vous
dis-je.

--Venez donc, répondit froidement don Horacio en portant vivement la
main à sa bouche.

Soudain, il pâlit, chancela comme un homme ivre, et roula sur le sol
sans pousser même un soupir.

Il était mort. Don Horacio s'était empoisonné.

--Señores, dit alors don Jaime au préfet et à l'alcalde mayor, votre
mission s'arrête devant la mort du coupable, son cadavre appartient
désormais à sa famille; veuillez vous retirer.

--Que Dieu pardonne à ce malheureux ce dernier crime! dit le préfet;
nous n'avons plus rien à faire ici.

Et, après s'être incliné cérémonieusement, il se retira avec toute sa
suite.

--Messieurs, dit alors don Jaime d'une voix triste, en s'adressant aux
assistants terrifiés du dénouement étrange et rapide de cette scène,
prions pour l'âme de ce grand coupable.

Tous s'agenouillèrent, Dominique seul demeura debout, sombre et les
yeux ardemment fixés sur le cadavre.

--Dominique, lui dit doucement son oncle, ta haine pour lui vit-elle
donc au-delà du tombeau?

--Oui! s'écria-t-il d'une voix terrible, oui, maudit soit-il dans
l'éternité!

Les assistants se relevèrent avec épouvante, ce foudroyant anathème
avait glacé la prière sur leurs lèvres.



XXXIX


ÉPILOGUE


LA HACHE


Cependant les événements politiques marchaient avec une rapidité fatale.

La députation envoyée au général Ortega, était de retour à México, elle
n'avait obtenu aucune capitulation.

La situation devenait excessivement critique; dans cette circonstance
le général Miramón fit preuve d'une abnégation extrême: ne voulant pas
compromettre davantage la ville de México, il résolut de l'abandonner
la nuit même.

Il se rendit alors à l'ayuntamiento, auquel il proposa de nommer un
Président ou alcade provisoire, qui, par ses relations antérieures avec
le parti triomphant, fût en état de sauver la ville et d'y maintenir le
bon ordre.

L'ayuntamiento s'adressa en corps, au général Berriozábal, qui accepta
généreusement cette difficile mission.

Son premier soin fut de prier les ministres étrangers, d'armer leurs
nationaux, afin de remplacer la police désorganisée et de veiller au
salut général.

Pendant ce temps, Miramón préparait tout pour son départ.

Ne pouvant emmener sa femme et ses enfants avec lui, dans une fuite
dont les péripéties pouvaient être sanglantes, il se résolut à les
confier à l'ambassade d'Espagne, où on les reçut avec tous les égards
auxquels leur situation malheureuse leur donnait droit.

S'il l'avait voulu, Miramón aurait pu s'éloigner sans avoir de
violence à redouter de la part des partisans de Juárez. Naturellement
sympathique, si on le regardait comme un adversaire politique, personne
ne le haïssait comme ennemi personnel.

Des propositions de se sauver seul lui avaient même été faites à
plusieurs reprises, mais avec cette délicatesse chevaleresque qui
est un des beaux côtés de son caractère, il avait refusé, car il ne
voulait pas au dernier moment abandonner à la haine implacable de leurs
ennemis certaines personnes qui avaient combattu pour lui et s'étaient
compromises pour sa cause.

Certes, ce sentiment était honorable, et ses adversaires eux-mêmes,
furent contraints d'admirer cette conduite généreuse.

Don Jaime de Bivar avait passé une partie de la journée auprès du
général, le consolant de son mieux et l'aidant à rallier autour de lui,
les tronçons épars, nous ne dirons pas de son armée, elle n'existait
plus de fait, mais des divers corps qui flottaient encore indécis sur
le parti qu'il leur convenait de servir.

Le comte de la Saulay et le duc de Tobar, car nous rendrons à Dominique
le nom qui lui appartient, après avoir tenu compagnie aux dames pendant
toute la soirée, et avoir causé avec elles des événements étranges
du jour précédent, avaient enfin pris congé, assez inquiets de la
longue absence de don Jaime, à cause de la confusion qui régnait en ce
moment dans la ville; ils venaient de rentrer dans leur demeure et se
préparaient à se livrer au repos, lorsque Raimbaut, le domestique du
comte, leur annonça López.

Le peon était armé comme pour une expédition dangereuse.

--Oh! Oh! lui dit le duc, quel arsenal vous portez avec vous, ami López!

--Avez-vous une communication à nous faire? demanda le comte.

--Je n'ai que ceci à vous dire seigneurie: _Deux et un font trois._

--Vive Dieu! s'écrièrent les deux jeunes gens en se levant
spontanément. Que faut-il faire? Nous sommes prêts.

--Vous armer ainsi que vos domestiques, tenir vos chevaux sellés et
attendre.

--Il se passe donc quelque chose?

--Je l'ignore, seigneurie, mon maître vous le dira.

--Doit-il donc venir?

--Avant une heure, il sera ici, il m'a donné l'ordre de rester avec
vous.

--Bien, profitez de cette heure pour vous reposer. López, nous allons
nous préparer.

Lorsque vers onze heures du soir, don Jaime arriva, ses amis avaient
revêtu des costumes de voyage, chaussé des éperons, passé des revolvers
à leur ceinture, et fumaient en l'attendant, leurs sabres et leurs
fusils placés devant eux sur une table.

--Bravo, dit-il, nous allons partir.

--Quand vous voudrez.

--Allons-nous loin? demanda le duc.

--Je ne le crois pas, mais peut-être il y aura bataille.

--Tant mieux, firent-ils.

--Nous avons près d'une demi-heure devant nous, c'est plus qu'il ne me
faut pour vous apprendre ce que je veux faire.

--Bien, nous vous écoutons.

--Vous savez que je suis fort lié avec le général Miramón, reprit-il.

Les jeunes gens firent un geste affirmatif.

--Voici donc ce qui se passe: le général a réuni quinze cents hommes
à peu près, il espère avec cette escorte pouvoir gagner en sûreté la
Veracruz où il s'embarquera; il part cette nuit à une heure du matin.

--Les choses en sont-elles donc déjà à ce point? fit le comte.

--Tout est fini: México est rendu aux Juaristas.

--Tant pis, enfin qu'ils s'arrangent entre eux, dit le comte; cela ne
nous regarde pas.

--Je ne vois pas dans tout cela, dit le duc, le rôle que nous avons à
jouer.

--Le voici, continua don Jaime. Miramón croit pouvoir compter sur les
quinze cents hommes qui composent son escorte, moi je suis persuadé
du contraire: les soldats l'aiment, il est vrai, mais ils détestent
certaines personnes qui partent avec lui: ces personnes, je sais qu'on
a offert aux troupes de les livrer; je crains qu'elles se laissent
convaincre et que, par la même occasion, Miramón soit fait prisonnier.

--C'est ce qui probablement arrivera, dit le comte en hochant la tête.

--Eh bien, voilà justement ce que je veux éviter moi, dit-il avec
énergie, et pour cela j'ai compté sur vous.

--Pardieu vous avez eu raison.

--Vous ne pouviez mieux choisir.

--Ainsi, vous et moi, López, Léo Carral et vos deux domestiques, nous
formons un effectif de sept hommes résolus, avec lesquels il faudra
compter au cas où les choses tourneraient mal; de plus, votre qualité
d'étrangers, le soin que vous avez mis à vivre retirés, et à ne pas
attirer les regards sur vous, nous permettront de compléter notre
œuvre en cachant le général chez vous.

--Où il sera parfaitement en sûreté.

--D'ailleurs tout ce que je vous dis là n'est que fort incertain
encore; ce sont les circonstances qui nous guideront. Peut-être
l'escorte demeura-t-elle fidèle au général et alors, notre concours lui
devenant inutile, nous n'aurons plus qu'à nous retirer après l'avoir
accompagné assez loin de la ville, pour le mettre en sûreté.

--Enfin, à la grâce de Dieu, dit le comte: il y a dans ce jeune homme
quelque chose de grand et de chevaleresque qui m'a séduit, je ne serais
pas fâché que l'occasion me fût offerte de lui être utile.

--Maintenant que nous sommes convenus de nos faits, si nous partions?
ajouta le duc; j'ai hâte de me trouver aux côtés de ce brave général;
mais, avant tout, vous avez, je suppose, veillé à la sûreté de ma mère?

--Sois tranquille, mon neveu; l'ambassadeur d'Espagne, à ma prière, a
placé une garde de négociants de notre nation dans sa maison même; ni
elle ni Carmen ni Dolores n'ont rien à redouter; d'ailleurs Estevan est
près d'elle, et grâce au crédit dont il jouit auprès de Juárez, il
suffirait seul pour les protéger efficacement.

--Alors, bataille! s'écrièrent les jeunes gens en se levant joyeusement.

Ils s'enveloppèrent de leurs manteaux et prirent leurs armes.

--Partons, dit don Jaime.

Les domestiques étaient déjà en place.

Les sept cavaliers quittèrent la maison et se dirigèrent vers la place
Mayor, où les troupes se réunissaient.

Les maisons étaient illuminées, une foule immense circulait à travers
les rues; mais la tranquillité la plus parfaite régnait dans la ville,
incessamment parcourue dans tous les sens par de fortes patrouilles,
de Français d'Anglais et d'Espagnols, qui veillaient avec la plus
généreuse abnégation au maintien de l'ordre et de la sûreté générale,
pendant cet intervalle d'anarchie qui sépare toujours la chute d'un
gouvernement de l'installation de celui qui le remplace.

La place Mayor était fort animée, les soldats fraternisaient avec le
peuple, causant et riant comme si ce qui se passait en ce moment était
la chose la plus ordinaire du monde.

Le général Miramón, entouré d'un groupe assez nombreux composé des
officiers demeurés fidèles à sa cause, ou qui trop compromis pour
espérer d'obtenir de bonnes conditions des vainqueurs préféraient
l'accompagner dans sa fuite à demeurer dans la ville, feignait un
calme et un enjouement fort loin sans doute de son cœur; du reste, il
causait avec une remarquable liberté d'esprit, défendant sans aigreur
les actes de son gouvernement, et prenant congé sans reproches et sans
récriminations de ceux qui par égoïsme l'avaient abandonné et dont sa
chute était l'ouvrage.

--Ah! fit-il en apercevant don Jaime et en faisant un mouvement vers
lui, vous venez donc bien décidément avec moi? J'avais espéré que vous
changeriez d'avis.

--Eh! Général, répondit-il gaiement, le mot est tout au plus aimable.

--Vous savez bien que vous ne devez pas le prendre en mauvaise part.

--La preuve, c'est que je vous amène deux de mes amis qui veulent
absolument vous suivre, général.

--Je les prie de recevoir tout mes remercîments: un homme est heureux
en tombant de si haut d'avoir des amis pour lui rendre la chute moins
lourde.

--C'est ce dont vous ne devez pas vous plaindre, général, car vous ne
manquez pas d'amis, lui répondit le comte en s'inclinant.

--En effet, murmura-t-il en promenant un regard triste autour de lui,
je ne suis pas seul encore.

La conversation continua sur ce ton pendant quelque temps.

Une heure après, minuit sonna au Sagrario.

Miramón se redressa.

--Partons, messieurs, dit-il d'une voix ferme, l'heure est venue
d'abandonner la ville.

--Sonnez le boute-selle, cria un officier.

Les clairons sonnèrent.

Un brusque mouvement s'opéra dans la foule qui fut refoulée sous les
portales.

Les soldats montèrent à cheval et formèrent leurs rangs.

Puis le calme se rétablit comme par enchantement et un silence de mort
plana sur cette place immense couverte de peuple et littéralement
pavée de têtes. Miramón se tenait droit et ferme sur son cheval, au
milieu de ses troupes; don Jaime et ses compagnons s'étaient mêlés à
l'état-major qui entourait le général.

Après un moment d'hésitation, le président jeta un dernier et triste
regard sur le palais sombre et morne où ne brillait aucune lumière.

--En avant! cria-t-il.

Les troupes s'ébranlèrent et la marche commença.

Au même instant les cris de vive Miramón éclatèrent de toutes parts.

Le général se pencha vers don Jaime.

--Ils me regrettent déjà, lui dit-il à voix basse et je ne suis pas
encore parti.

Les troupes traversèrent lentement la ville, suivies par la foule qui
semblait vouloir, en rendant ce dernier hommage au président déchu, lui
prouver l'estime dont sa personne était l'objet.

Enfin, vers deux heures du matin, on franchit les barrières et on se
trouva en rase campagne; bientôt la ville n'apparut plus que comme un
point lumineux à l'horizon.

Les troupes étaient tristes et silencieuses.

Cependant la marche continuait toujours.

Tout à coup une certaine hésitation sembla se faire sentir, une sourde
agitation régnait dans les rangs.

--Attention! Il se prépare quelque chose, murmura don Jaime en
s'adressant à ses amis.

Bientôt cette agitation augmenta: quelques cris se firent entendre à
l'avant-garde.

--Que se passe-t-il donc? demanda Miramón.

--Vos soldats se révoltent, lui dit nettement don Jaime.

--Ah ce n'est pas possible! s'écria-t-il.

Au même instant, il y eut une explosion terrible de cris, de huées et
de sifflets dans lesquels dominaient le cri de:

--Vive Juárez! La hache! La hache!

La hache est au Mexique le symbole de la fédération.

Acclamer la hache, c'est se révolter, ou plutôt, selon expression
classique, faire un _pronunciamiento._

Ce cri de la hache, courut aussitôt de rangs en rangs, devint général
et bientôt la confusion et le désordre furent au comble.

Les partisans de Juárez, mêlés aux soldats, poussaient, des cris de
mort contre les ennemis qu'ils ne voulaient pas laisser échapper; les
sabres furent dégainés, les lances mises en arrêt, un conflit devint
imminent.

--Général, il faut fuir! dit rapidement don Jaime.

--Jamais, répondit le président, je mourrai avec mes amis!

--Vous serez massacré sans réussir à les sauver; d'ailleurs, voyez: ils
vous abandonnent eux-mêmes.

C'était vrai: les amis du président s'étaient débandés, essayant de
fuir dans toutes les directions.

--Que faire? s'écria le général.

--Une trouée, reprit don Jaime, et sans donner au président le temps de
la réflexion, en avant! cria-t-il d'une voix tonnante.

Au même instant, les révoltés se ruaient, les lances baissées, sur le
petit groupe au milieu duquel se tenait Miramón.

Il y eut une mêlée affreuse de quelques minutes: don Jaime et ses amis,
bien montés et surtout bien armés, réussirent enfin à s'ouvrir un
passage en entraînant le général au milieu d'eux.

Alors commença une course furieuse.

--Où allons-nous? demanda le président.

--A México! C'est le seul endroit où on ne songera pas à vous chercher.

Une heure plus tard, ils repassaient la barrière et rentraient
dans la ville, mêlés aux soldats débandés qui poussaient des cris
assourdissants de vive Juárez! Et criant eux-mêmes plus fort que tous
ceux qui les entouraient.

Une fois dans la ville, ils se séparèrent; Miramón et don Jaime
demeurèrent seuls: la prudence exigeait que les fugitifs ne
regagnassent leur maison que un à un.

Vers quatre heures du matin, ils étaient tous réunis et en sûreté.

Les troupes de Juárez entraient dans la ville précédant, de quelques
heures seulement, le général Ortega.

Grâce aux mesures prises de concert entre le général Berriozábal
et les résidents étrangers, le changement de gouvernement s'était
opéré presque sans commotion; le lendemain la ville paraissait aussi
tranquille que si rien d'extraordinaire ne s'était passé!

Cependant don Jaime n'était pas tranquille; il redoutait que si Miramón
demeurait longtemps dans la ville sa présence ne finît par être connue,
aussi cherchait-t-il une occasion de le faire évader et commençait-il
à désespérer d'en trouver, lorsque le hasard lui en offrit une, sur
laquelle il était certes loin de compter.

Plusieurs jours s'étaient écoulés, la révolution était faite et les
choses avaient, repris leurs cours ordinaire, lorsqu'enfin Juárez
arriva de la Veracruz et fit son entrée dans la ville.

Le premier soin du nouveau président fut, ainsi que Miramón l'avait
précédemment prévu, de faire signifier à l'ambassadeur d'Espagne son
expulsion du territoire de la république mexicaine.

Semblables significations furent, le même jour, faite, au légat du
Saint-Siège, et aux représentants de Guatemala et de l'Ecuador.

Cette brutale expulsion faite dans les termes les plus offensants et
si en dehors des principes admis entre nations civilisées causa une
stupeur générale.

La consternation régna dans la ville: que pouvait-on attendre d'un
gouvernement qui débutait par des actes aussi inqualifiables?

L'occasion que don Jaime cherchait depuis si longtemps lui était enfin
offerte.

Miramón partirait non pas avec l'ambassadeur d'Espagne, mais avec le
représentant de Guatemala.

Ce fut en effet ce qui arriva.

Le départ des ministres expulsés eut lieu le même jour.

C'étaient l'ambassadeur d'Espagne, le légat du Saint-Siège, le ministre
de Guatemala, celui de l'Ecuador; de plus, l'archevêque de México et
cinq évêques mexicains composant tout l'épiscopat de la confédération
avaient été exilés du territoire de la république et profitaient de
l'escorte de l'ambassadeur pour quitter la capitale.

Miramón, dont la femme et les enfants étaient depuis quelques jours
déjà partis en avant, suivait, sous un déguisement qui le rendait
méconnaissable, le ministre de Guatemala.

Le comte de la Saulay et le duc de Tobar s'étaient de leur côté
dirigés vers la Veracruz escortant doña Maria et les deux jeunes filles.

Don Jaime n'avait pas voulu abandonner son ami, il voyageait avec
l'ambassadeur suivi de López. Don Estevan seul était demeuré à México.

Nous ne rapporterons pas les insultes et les avanies que les ministres
expulsés et les évêques eurent à subir pendant le cours de leur voyage,
depuis Puebla où on les retint prisonniers jusqu'à la Veracruz où on
les menaça, on leur jeta des pierres, et la populace voulut se porter
aux dernières extrémités contre le légat et les malheureux évêques
exilés.

Les choses en vinrent à un tel point que le consul français se vit
contraint de réclamer l'assistance d'un brick de guerre français
et d'un navire espagnol mouillés à Sacrificios et qui débarquèrent
aussitôt des marins armés.

Miramón avait été reconnu, mais grâce à l'énergie du consul français et
du commandant du brick, il parvint à échapper à ses ennemis.

Deux jours plus tard, le _Velasco_, bâtiment de la marine militaire
espagnole, mettait le cap sur la Havane emportant tous nos personnages
à son bord.

Le 15 janvier 1863, un double mariage fut célébré à la Havane.

Celui du comte de la Saulay avec doña Carmen de Tobar, et celui du duc
de Tobar avec doña Dolores de la Cruz.

Les témoins étaient l'ambassadeur de Sa Majesté catholique au Mexique,
le général Miramón, le commandant du _Velasco_, et l'ex-ministre de
Guatemala.

Ce fut le légat du Saint-Siège qui donna la bénédiction nuptiale aux
nouveaux époux.

Le comte de la Saulay vient, dit-on, de repartir pour le Mexique, pour
revendiquer, grâce à l'intervention française, les biens immenses que
sa femme possède dans ce pays et dont le gouvernement de Juárez a jugé
convenable de s'emparer.

Don Jaime de Bivar accompagne son ami.

Leo Carral est avec eux.

FIN DES NUITS MEXICAINES



TABLE

        I.  LAS CUMBRES
       II.  LES VOYAGEURS
      III.  LES SALTEADORES
       IV.  EL RAYO
        V.  L'HACIENDA DEL ARENAL
       VI.  PAR LA FENÊTRE
      VII.  LE RANCHO
     VIII.  LE BLESSÉ
       IX.  DÉCOUVERTE
        X.  LE RENDEZ-VOUS
       XI.  DANS LA PLAINE
      XII.  UN PEU DE POLITIQUE
     XIII.  LES BONS DE LA CONVENTION
      XIV.  LA MAISON DU FAUBOURG
       XV.  DON MELCHOIR
      XVI.  L'ASSAUT
     XVII.  APRÈS LA BATAILLE
    XVIII.  LE GUET-APENS
      XIX.  COMPLICATIONS
       XX.  LA SURPRISE
      XXI.  LES PRISONNIERS
     XXII.  DON DIEGO
    XXIII.  LE SOUPER
     XXIV.  LA RÉVÉLATION
      XXV.  LE VENGEUR
     XXVI.  HEURES DE SOLEIL
    XXVII.  UN HOMME DE BIEN
   XXVIII.  AMOUR
     XXIX.  LE COUP DE MAIN
      XXX.  LA SORTIE
     XXXI.  Triomphe
    XXXII.  EL PALO QUEMADO
   XXXIII.  RÈGLEMENT DE COMPTE
    XXXIV.  UNE RÉSOLUTION SUPRÊME
     XXXV.  JESÚS DOMÍNGUEZ
    XXXVI.  COMMENCEMENT DE LA FIN
   XXXVII.  LE DERNIER COUP DE BOUTOIR
  XXXVIII.  FACE À FACE
    XXXIX.  EPILOGUE--LA HACHE





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