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Title: La Marquise de Sade
Author: Rachilde
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La Marquise de Sade" ***


RACHILDE

LA

MARQUISE DE SADE

NOUVELLE ÉDITION


PARIS

_LIBRAIRIE FRANÇAISE_

ALPHONSE PIAGET, ÉDITEUR

16, RUE DES VOSGES, 16

1888



I


La petite fille se faisait tirer par le bras, car la chaleur de ce mois
de juillet était vraiment suffocante. Elle voyait, de loin en loin, des
places très désirables dans les fossés de la route, des places où une
petite fille comme elle eût trouvé autant d'ombre et autant d'herbe
qu'elle en pouvait souhaiter. Mais la cousine Tulotte marchait à grands
pas, sans ombrelle, tirant toujours, ne soufflant jamais, insensible
aux rayons brûlants du soleil.

--Tulotte! déclara tout d'un coup la petite, j'ai trop chaud, je ne
veux plus.....

--Allons donc! cria mademoiselle Tulotte, est-ce qu'une fille de
militaire doit reculer? Nous avons fait la moitié du chemin. Ta
mère n'est pas contente quand tu restes à la maison. Il te faut de
l'exercice, tu deviendrais bossue si on t'écoutait. Ah! tu es une
fameuse momie!

L'idée fixe de la cousine Tulotte était que les enfants deviennent
bossus lorsqu'ils annoncent des goûts sédentaires. Elle avait la plus
triste opinion de cette petite Mary qui demeurait des journées entières
à rêver dans les coins noirs, la chatte de la cuisinière sur les bras,
berçant la bête avec un refrain monotone et pensant on ne savait quoi
de mauvais.

Mary s'arrêta prise de colère.

--Non, je ne veux plus! répéta-t-elle en enfonçant ses ongles dans le
poignet de la cousine.

Celle-ci fit un haut-le-corps d'indignation.

--La voilà qui me griffe, à présent!... fit-elle, et, si elle n'avait
pas tenu de l'autre main une boîte au lait, elle eût vigoureusement
corrigé l'irrascible créature.

--Je le dirai à ton père! s'écria la cousine Tulotte.

Puis, sentant que l'enfant allait se révolter, selon sa méthode
ordinaire, c'est-à-dire qu'elle n'ajouterait pas un mot, pas une larme,
et qu'elle n'avancerait pourtant pas davantage, elle l'emporta. Mary
eut un rire silencieux. Ce rire plissa d'une façon très singulière sa
petite figure; il signifiait peut-être que l'enfant connaissait déjà la
valeur d'une égratignure faite à propos.

Le chemin que prenaient presque tous les jours vers la même heure,
Mademoiselle Tulotte et son élève, descendait de Clermont-Ferrand pour
aller jusqu'aux abattoirs de la ville. On passait d'abord entre les
murs de deux grands jardins. L'un, à gauche, était planté d'arbres
énormes: des saules, des sapins, des ifs. L'autre, à droite, était
très ratissé, avec peu d'ombrage et beaucoup de légumes en rangs
interminables: des choux, des salades, des oignons, des melons, aussi
quelques rosiers, du syringa, des pensées, des corbeilles de thym.
Dans le premier il y avait une maisonnette fort jolie, toute sculptée,
surmontée d'une croix brillante. Dans le second se dressait une simple
cahute de planches couverte de chaume moisi.

Plusieurs fois, Mary avait demandé pourquoi le propriétaire du jardin
aux beaux grands arbres ne se montrait pas, tandis que l'on apercevait
sans cesse un homme, dans les vilains choux, un homme coiffé d'un
épouvantable chapeau de paille, avec une bêche ou un arrosoir.

Tulotte, en dehors de la grammaire, n'aimait point les questions, elle
répondait:

--C'est que l'autre jardinier est mort!

En réalité, les saules et les ifs dissimulaient des tombes, mais le mot
cimetière lui paraissait difficile à prononcer devant une enfant de
sept ans.

Derrière ce cimetière, s'étendait une plaine coupée par des sentiers
poudreux: c'était la campagne, et des blés mûrs, ondulants, vous
aveuglaient de leurs reflets dorés.

En se retournant sur le chemin des abattoirs, on voyait la ville de
Clermont s'épandre jusqu'à Royat. Au delà de Royat, dans un horizon
brouillé, parce qu'il faisait chaud, s'élevait le Puy de Dôme qui, le
soir, devenait bleu, d'un bleu sombre à donner des terreurs vagues aux
petits enfants pensifs.

Mary, le bras passé autour du cou de la cousine Tulotte, se demandait
comment on peut se promener sur une montagne sans toucher le ciel du
front. Elle savait très bien que cela s'appelait le Puy de Dôme, que la
ville était Clermont-Ferrand et que, parmi toutes ces maisons, il y en
avait une appartenant à son père le colonel, mais la promenade, sur une
montagne, ne pouvait encore s'expliquer clairement. Elle revenait à ce
sujet mystérieux avec insistance.

--Tulotte ... nous irons bientôt, dis?

--Au Puy de Dôme!... Tu es folle, ma pauvre petite... Il y a des loups,
et puis ton père ne veut pas.

--Et maman?

--Ta maman est trop malade pour vouloir quelque chose qui te rendrait
malade aussi!

--On ne va jamais où je veux! murmura Mary, après un silence.

--Parce que tu veux des bêtises.

Et Tulotte, fatiguée de la porter, la laissa glisser vivement par terre.

Tout le merveilleux panorama de la ville disparut pour Mary comme une
image qu'on lui aurait retirée des doigts, elle ne vit plus que les
fossés de la route; une campagne en miniature qu'elle connaissait
trop avec ses chardons secs, ses flaques d'eau vaseuses et ses rares
fleurettes de liserons pâlies sous la poussière.

Tulotte tourna la promenade des Buges, une rangée de gros mûriers, à
l'ombre desquels il y avait des bancs, puis se dirigea, de ses mêmes
enjambées de garçon, du côté de l'abattoir.

Pour Mary, on allait chercher du lait chaque après-midi dans ce
bâtiment d'aspect bien tranquille. Elle s'asseyait sur des chaînes
tendues entre des bornes de pierre et se balançait toute seule, en
attendant que Tulotte revînt avec sa boîte de fer-blanc.

Mais ce jour-là, la petite fille, dont le cerveau bouillait à cause de
la chaleur orageuse, avait d'inexplicables besoins de savoir.

--Amène-moi voir la vache, dis? demanda-t-elle de son ton tranquille et
volontaire.

Tulotte haussa les épaules.

--Encore ça!... fit-elle avec désespoir; tu es une sotte, il n'y a pas
de lait ici et tu n'en boiras pas.

--Eh bien! je n'en boirai pas ... je veux te suivre ... à l'ombre ...
j'ai si chaud!

Tulotte frappa aux volets d'une des fenêtres de l'établissement. Un
gros homme, en manches de chemise, vint ouvrir la porte-cochère. Elles
entrèrent dans une cour assez sale, jonchée de paille et plantée de
pieux. Mary s'arrêta un instant, étonnée de ne pas voir de vaches
comme il en passait le matin devant leur maison, faisant sonner leurs
clochettes. L'homme avait un tablier de toile bise éclaboussé de taches
rouges. Mary s'aperçut tout de suite de ces taches.

--Le Monsieur s'est coupé! pensa-t-elle, un peu effrayée par ce boucher
aux bras velus, et, dans son horreur instinctive des blessures, elle
saisit la jupe de la cousine Tulotte.

--Il m'en faut pour cinquante centimes, dit celle-ci de mauvaise
humeur, selon son habitude, car la corvée ne lui souriait guère.

--On va vous servir, Madame, répliqua le boucher en examinant la petite
du colonel, toute délicate dans sa robe de piqué blanc bouffante, sa
capote de satin à bavolet ornée d'un bouquet de pâquerettes et de
ruches de tulle. Laissez-la donc venir, la demoiselle, ajouta-t-il,
elle verra nos bêtes!

Frémissante de plaisir, Mary s'avança, relevant ses jupes, comme elle
le voyait faire à sa gouvernante.

Sous un hangar les animaux destinés à la tuerie étaient rangés devant
une barre et attachés, les bœufs par les cornes, les moutons par les
pattes. Il y avait des veaux au poil clair jetés pêle-mêle, s'étouffant
les uns sur les autres, des brebis plus ou moins grasses entassées dans
un très petit espace et qui se mettaient tête contre tête comme fait
un troupeau affolé par une panique; les bœufs, les cornes forcément en
avant, frappaient la terre de leur pied, levant des mufles terribles;
mais c'étaient les veaux surtout, dont les yeux s'emplissaient de
grosses larmes, qu'on devait plaindre dans le tas de ce bétail condamné.

En face du hangar s'ouvrait une grande porte voûtée, un trou sombre
d'où sortaient de vagues gémissements et une odeur nauséabonde. On
percevait des coups sourds, des coups de massues. On tuait là-dedans
de minute en minute. Un garçon tout en loques venait prendre un animal
à la barre et l'amenait, tirant de toutes ses forces, jusqu'à ce trou
énorme d'où rien ne ressortait ensuite que le bruit de ces coups
sourds. Ce garçon avait l'esprit particulièrement méchant, il donnait
du fouet à ces bêtes passives, sans aucune pitié. Il leur lançait
ses gros sabots dans le ventre, frappant les veaux inertes, faisant
des marques sur les nez pâles des brebis. Il allait comme une brute,
avec une chanson très gaie à la bouche, torturer de malheureux porcs
vautrés dans le ruisseau de boue sanguinolente qui coulait autour de
la cour; les porcs, beaucoup plus graves que le reste du troupeau, ne
se dérangeaient pas, mais grognaient en ne perdant aucune occasion de
happer des choses puantes.

Au-dessus du hangar, il faisait toujours très bleu, et là-bas, là-bas,
aux déclins presque violets de l'horizon, le mont du Puy de Dôme
portait toujours jusqu'aux seuils des secrets paradis ses chemins
inconnus.

Mary, sa jupe bien serrée contre ses mollets nerveux, dévorait le
spectacle de ses prunelles dilatées.

Parfois elle avançait un peu, prête à toucher un animal, et une
inquiétude la saisissait à la vue de leurs airs de désespoirs navrants.
Les plus petits veaux gémissaient d'une voix si chevrotante qu'elle les
croyait être des enfants, semblables à elle.

La cousine Tulotte, roide et calme, les regardait d'un œil impassible,
ne s'occupant que de relever sa robe de soie brune dont les cercles de
crinoline s'embarrassaient aux pieux disséminés.

--Ne t'approche pas de la porte, fit-elle, désignant à la petite fille
l'entrée sombre de la boucherie.

Cependant elle se dirigea elle-même de ce côté avec sa boîte de
fer-blanc.

On allait saigner un énorme bœuf. L'animal, pris par les flancs
entre de larges courroies de cuir, avait le mufle comprimé dans une
muselière, ses genoux se repliaient, son front se baissait, ses yeux
saillaient, gros comme des œufs, et on apercevait le blanc, tout livide
au sein de la pénombre obscure de ce charnier.

Le boucher velu tenait le maillet, un de ses aides avait le long
couteau rond et le seau de cuivre. Un silence régnait, profond, dans
cette salle carrelée qui ne recevait de jour que par la porte. Seul le
bourdonnement monotone des mouches courait le long des murs. La cousine
Tulotte, debout devant la scène, suivait avec intérêt les préparatifs
de l'opération.

Il lui en fallait pour cinquante centimes et elle trouvait drôle de
voir abattre tout un bœuf pour la goutte de ce _lait_ qui lui était
utile. Durant, la première semaine du traitement on avait envoyé la
cuisinière, une fille mal dressée; elle s'était amusée à causer une
heure chaque fois avec le boucher. Il y avait eu même, prétendaient les
ordonnances, un début d'intrigue entre elle et le principal garçon de
l'abattoir.

Ces garçons d'abattoir sont, en général, fort délurés.

Puis on avait envoyé un soldat qui avait rapporté un liquide tellement
vieux que la malade n'en aurait jamais pu soutenir la vue.

Alors, Mademoiselle Tulotte, malgré sa dignité de parente pauvre, se
décidait à venir en personne lorsqu'elle promenait son élève.

Mary voulait savoir une bonne fois ce que c'était que ce lait dont elle
ne buvait pas et que sa mère aimait. Elle laissa là les petits veaux en
pleurs, les brebis butées contre leur propre laine, les porcs si gras
qu'ils ne remuaient plus.

Elle sauta le ruisseau et se glissa jusqu'à ce trou sinistre de
l'abattoir. Tulotte, sa figure maigre tendue vers le bœuf, ne se
doutait de rien. La petite mit les mains derrière son dos. Qu'allait-il
donc arriver à ce gros animal docile?... Est-ce qu'il voulait leur
donner des coups de cornes, par hasard? Mary ne respirait plus. Elle
pensait qu'elle faisait mal, et aussi que c'était tout de même bien
curieux cette manière de chercher du lait dans les vaches qui n'ont pas
de sonnette?.

Brusquement le boucher leva son maillet, il tendit ses deux bras en
l'air. Un nouveau coup sourd résonna sous le toit du bâtiment. Le bœuf
tressauta sur ses jambes repliées, ses yeux s'injectèrent et sortirent
de leurs orbites. Une écume pourprée filtra à travers ses dents mises
à nu, sa langue pendit hors de sa bouche, le long de son corps la peau
se plissa, se hérissant de poils humides, la queue se dressa comme
un serpent fouettant dans un dernier spasme l'horrible mouche qui
attendait pour sucer la viande.

Mary fit un geste de suprême angoisse.

Ses mains, qu'elle avait jointes à la façon des bébés indifférents,
derrière son dos, elle les porta à sa nuque par un mouvement
instinctif. Elle venait de ressentir là, juste au nœud de tous ses
nerfs, le coup formidable qui assommait le colosse. Elle eut un frisson
convulsif, une sueur soudaine l'inonda, elle fut comme soulevée de
terre et transportée bien loin, par delà le sommet de ce Puy de Dôme
bleuâtre.

Le garçon approcha le seau de cuivre et plongea son couteau rond dans
le cou épais de l'animal. Un jet de sang fusa sur ses bras, sur son
tablier, sur sa poitrine, et ce jet tomba, à mesure que le couteau
s'enfonçait, dans le seau avec un bruit de fontaine ruisselante.

De temps en temps, la bête, pas tout à fait finie, se remuait,
balançant sa puissante encolure, tandis que la tête cornue, broyée au
crâne, allait et venait avec des balancements lamentables.

On dit que les taureaux ne voient pas les hommes parce que leurs yeux
voient plus gros que nos yeux. Mais le regard d'un enfant de sept ans
vit plus gros encore que le regard d'un bœuf. Il sembla à la petite
fille que cette scène prenait des proportions phénoménales; elle
s'imagina que tout le bâtiment de l'abattoir était une seule tête
cornue, fracassée, grinçant des dents et lui lançant des fusées de sang
sur sa robe blanche; elle se crut emportée par un torrent dans lequel
se débattait avec elle une arche de Noé complète, les moutons, les
veaux, les porcs, les vaches, et les garçons bouchers couraient après
elle pour lui passer leur couteau sur la nuque. Le gigantesque Puy de
Dôme arrivait, d'une course échevelée, vers sa microscopique personne,
il répandait autour d'elle une ombre solennelle, sombre comme la nuit,
elle roulait de trous en trous, s'accrochant aux chardons de la route,
aux pâquerettes, aux liserons, le jardinier la repoussait d'un coup
de bêche dans le cimetière et enfin elle dormait sans le souvenir du
bruit, sans l'effroi de cet égorgement.

--Vous voyez! disait le boucher s'essuyant les doigts pour verser un
peu de sang bouillant dans la boîte au lait qu'il eut le soin de bien
recouvrir, ce n'est pas plus malin que cela et il ne souffre qu'une
minute. Il faut bien manger, n'est-ce pas? Moi, je crois que c'est un
fameux remède pour la poitrine. D'ailleurs, j'en boirais par plaisir
... oui, un verre plein, mais il faudrait parier une bouteille ... car
on a besoin de s'ôter le goût!...

--Pauvre bête! murmura la cousine Tulotte, peu sensible de sa nature et
cependant impressionnée, malgré sa sécheresse de vieille fille.

--Mon Dieu! cria le garçon qui venait du hangar amenant un mouton, la
petite demoiselle est tombée!

Tulotte se retourna. Son élève était, en effet, par terre, les jambes
dans le ruisseau fétide, le cou roidi, les poignets crispés et la
face blême, au milieu des ruches de tulle de sa jolie capote. Elle
n'avait pas dit un mot, pas poussé un cri, pas fait une tentative pour
s'enfuir. Du même coup de massue, elle paraissait tuée, offrant sa
gorge d'agneau délicat aux couteaux meurtriers de ces hommes.

--Sacré nom d'un âne! grommela le boucher, elle a voulu voir, cette
petite, et ça lui aura troublé sa digestion. Allez donc chercher du
vinaigre à la cuisine, Jean!

--Son père va me gronder ferme!... dit Tulotte, en emportant très vite
ce petit corps tordu.

On frotta les tempes de Mary et on lui frappa dans les mains; ces
bouchers, abandonnant leur tuerie, étaient tout anxieux, regrettant de
ne pas avoir prévu sa désobéissance. Elle regardait les veaux, elle
jouait avec eux! Pourquoi diable était-elle entrée pendant l'opération.

--Elle croyait que je venais chercher du lait! répétait Tulotte, de
moins en moins à son aise à cause du temps orageux.

--Oh! c'est très sensible, racontait le boucher; moi qui vous parle,
quand j'avais l'âge de votre demoiselle, je n'aurais pas saigné un
poulet.

--Et moi, ajoutait l'aide dont les bras étaient encore fumants, si on
m'avait dit que j'avais une écorchure sur la peau, avant de la sentir,
j'aurais hurlé.

Ce boucher velu lui soufflait tout doucement sur les lèvres ainsi qu'il
l'avait vu faire dans le bec des petits poulets mourants, et il s'y
prenait comme une nourrice.

--Elle est bougrement jolie, la petite colonelle! déclara-t-il,
attendri par la capote et le bouquet de fleurettes qu'il souillait de
sang.

Elle était jolie, mais un peu bizarre. Ses yeux clos étaient si
rapprochés l'un de l'autre que la ligne des sourcils semblait se
rejoindre comme un trait d'encre. Le front étroit avait une harmonieuse
courbe, la bouche mince avançait légèrement la lèvre inférieure dans
un rictus de dédain déjà trop accentué; le nez, d'une arête droite,
était fin du bout, aux ailes battantes. Les cheveux, d'un noir intense,
avaient des reflets luisants et ils se collaient plats autour des
joues. Tout le corps était merveilleux de forme, souple, maigre, sans
les fossettes ridicules et bien portantes des bébés, les mains ouvertes
se dessinaient dans un ovale exquis, le pouce était long, rejoignant la
première phalange de l'index.

Puis quand, saturée de vinaigre, elle releva les paupières, on vit
briller des yeux bleus, des yeux de blonde qui surprenaient. Ils
étaient doux, très vagues, très chercheurs pourtant; ils la faisaient
femme, malgré sa petitesse de gamine et ils rendaient nerveux ceux qui
frôlaient sa peau d'une pâleur à peine rosée.

--Hein!... tu es sauvée, grimacière? demanda la cousine Tulotte d'un
ton grondeur.

--Le bœuf va ressusciter, Mademoiselle, annonça le garçon qui
conduisait les bêtes au maillet. S'agit pas de pleurer, maintenant!...
On ne tue personne ici, au contraire, nous guérissons nos bêtes!...

Il avait préparé son entrée, comme un comédien, et il hochait la tête
en faisant de grands signes.

--Mais oui! s'écria le boucher, on voulait plaisanter pour vous faire
peur!... Jean, va me chercher le bœuf qui est plus fier que jamais...
L'autre, celui qui donne le sang pour la maman, c'est un bœuf en
carton!... Amène!...

Et ils firent semblant d'aller chercher l'animal, mais Mary, dont le
regard plongeait là-bas, dans le trou béant, ne les vit pas revenir.

--Allons-nous-en! décida-t-elle, tandis que Tulotte lui ôtait sa capote
tachée de rouge.

Elles sortirent de l'abattoir sans se parler. Chose singulière, Mary
n'avait pas versé une larme.

--Mary, dit la cousine arrivée près du cimetière, ne raconte pas cela
chez nous ... ta mère se tourmenterait et ton père _te_ gronderait.

La petite fille marchait avec une extrême difficulté.

--Non, Tulotte, je ne dirai pas.

--Et je le porterai quand tu voudras! fit la vieille fille un peu
radoucie.

Avec effusion, Mary se précipita dans ses bras, et l'une portant
l'autre, elles débouchèrent sur la place où se trouvait la demeure du
colonel Barbe.

Le colonel Barbe était un officier de fortune sorti des rangs, selon
l'expression consacrée. Il n'avait pas un grand train de maison;
sa jeune femme, toujours malade,--poitrinaire, prétendait-on--ne
surveillait rien chez elle; la cuisinière, une grosse rousse, faisait
ce qu'elle voulait; les deux ordonnances, beaucoup plus à la cuisine
qu'à l'écurie, rédigeaient les menus, de concert avec cette fille
qu'on appelait Estelle, et ces Némorins, tantôt gris, tantôt amoureux,
mettaient parfois la maison dans un désordre inoui...

On recevait peu. Les officiers du 8e hussards craignaient beaucoup leur
colonel qui était de caractère cassant dans le service. Cependant,
quand il arrivait de les réunir, il faisait servir des punchs très
copieux, du champagne, des liqueurs fortes et, se souvenant de sa vie
d'Afrique, le colonel Barbe permettait aux petits lieutenants d'en
user plus qu'il ne convenait. Sa femme apparaissait durant quelques
minutes parmi tous ces pantalons rouges, le temps de leur sourire de
son air doux et résigné, ensuite elle regagnait sa chaise longue pour
sommeiller au bruit des verres se heurtant. A cause de la malade,
le colonel Barbe louait une maison avec jardin, mais cette fois il
avait eu la chance de trouver, à deux pas de son quartier, une place
magnifique, la rase campagne et surtout la vue d'un cimetière dont les
arbres lui semblaient une perspective charmante. Aussi sa femme ne
voulait-elle plus sortir depuis qu'ils étaient en garnison à Clermont,
prétextant que la vue de ces enterrements se déroulant devant leur
porte lui causait des cauchemars affreux. De là de fréquentes querelles
dans le ménage. La maison était vaste, bien aérée, son jardin se
terminait par un bosquet de noisetiers ayant pour fond perdu la clôture
même du cimetière toute recouverte de branches de saules et de lierre
aux feuillages gras. Le désespoir quotidien de Madame Barbe était de ne
pouvoir aller dans ce bosquet de crainte d'y rencontrer quelques os de
mort. Et le colonel, qu'un os de mort trouvé dans son potage n'aurait
pas fait sourciller, se répandait en récriminations sur la mièvrerie
des femmes nerveuses.

La cousine Tulotte haussait les épaules: «A la guerre comme à la
guerre!» D'ailleurs, on ne savait jamais de quelle manière on serait
campé le lendemain. Les régiments sautaient d'un bout de la France à
l'autre sur un simple caprice du ministre. On restait dix-huit mois
ici, un an là-bas et on ne connaissait ni son préfet, ni son épicier.

La cousine Tulotte, sœur du colonel, s'appelait Juliette dont son
frère avait fait Juliotte, et Mary Tulotte. C'était une vieille fille
possédant ses diplômes et que Barbe vénérait à l'égal d'un docteur en
droit. Il lui confiait sa femme les yeux fermés; quant à Mary, elle ne
devait pas avoir d'autre institutrice.

Daniel Barbe avait un frère, docteur en médecine à Paris, un savant
plein d'idées nouvelles qui enrichissait la science de trouvailles
fabuleuses. On parlait de lui respectueusement, son nom planait sur
le reste de la famille comme une étoile; c'était lui qui révisait
les traitements des médecins passagers de Caroline, madame Barbe, la
pauvre colonelle agonisante, et il avait eu l'heureuse idée des tasses
de sang tout chaud à prendre chaque jour. Caroline buvait ce qu'on
voulait; elle aurait épuisé l'officine d'un pharmacien pour se guérir.
Persuadée, ainsi que le sont toutes les poitrinaires, irrévocablement
perdues, qu'un remède existe pour rendre un sang riche à des veines
appauvries, elle avalait l'horrible breuvage avec la plus entière
conviction. Et, de fait, elle reprenait un peu de force. Elle avait
même exigé que son mari revînt partager sa couche malgré la défense
formelle de son beau-frère.

Lorsque Mary entra dans la chambre de sa mère, au retour de l'abattoir
où elle avait assisté à la fabrication de ce lait rouge qui guérissait,
elle entendit la voix du colonel dire sur un ton de colère:

--Mais enfin, c'est absurde, cette idée de ne pas vouloir sortir quand
tu étouffes. Il est six heures; nous dînerons bientôt et tu n'auras
encore pas d'appétit... On court, on saute, on franchit des fossés, on
cueille des cerises!... Ne dirait-on pas que le jardin est rempli de
croix noires semées de larmes blanches!

Et d'un accent obstinément plaintif, la voix de Caroline répondait:

--Non ... tu peux me tuer ... je n'y descendrai pas ... il y a du
lierre sur le mur du fond, je vois ce lierre dans tous mes rêves ...
il y a des morts jusque sous les racines du cerisier ... je t'assure
que je sens leur odeur de ma chambre. Je préfère demeurer chez moi,
tranquille. D'abord, est-ce que j'ai faim!... La cuisine de cette fille
est devenue détestable. Tu ne vois rien, toi; d'ailleurs, tu verrais
que tu laisserais faire. Estelle est bien portante; oh! les femmes bien
portantes ont toujours raison.

--Allons!... voilà les folies qui recommencent. Caroline, tu abuses de
ta position de malade... Juliotte a parbleu le nez fin, elle prétend
_que tu t'écoutes_. Je ne choisis pas mes garnisons, je vais où l'on
m'envoie ... et si la cuisinière te déplaît, mets-la dehors ... ce sera
la huitième depuis que nous sommes mariés... Tiens! tu ferais mieux de
prendre mon bras et de descendre au jardin, les morts ont peur de mes
pantalons, faut croire, car je n'en ai jamais rencontré dans les allées!

Caroline, sans répondre à l'invitation de son mari, murmura:

--Ils lui font la cour tous les deux, je l'ai vu, oui, tous les deux,
Sylvain et Pierre ... tes chevaux sont mal pansés, on ne brosse pas tes
habits le matin, et, dès que je mets le pied à la cuisine, je trouve
Estelle en train de lever le premier bouillon pour ces garçons-là, je
n'ai que de l'eau, moi... C'est un assassinat dont tu ne te douteras
que lorsque je serai morte!

Le colonel, anxieux et rageur, parcourait la chambre de sa femme comme
un ours qui tourne dans une cage.

Après tout, il était possible vraiment que le voisinage de ce cimetière
lui fût désagréable, peut-être _cela_ sentait-il par les jours d'orage
le ... moisi, mais ces garçons qui prenaient tout son bouillon de
poulet pendant qu'ils faisaient leur cour à Estelle lui semblait une
exagération ridicule. S'il devait punir, il punirait, seulement dans le
service... Et ses boutons luisaient, ses chevaux luisaient; il n'était
pas aveugle, sans doute!

Mary fit une irruption plus bruyante que de coutume. Elle bondit
jusqu'aux bottes de son père en s'écriant:

--Papa ... j'ai vu la vache, elle avait de grosses cornes ... elle
était méchante, on lui a fait mal, elle a saigné... Papa, je ne veux
plus aller chercher le sang.

--Tais-toi, ne crie pas si fort... Qu'as-tu donc aujourd'hui? fit
Caroline se soulevant de sa chaise longue et faisant des gestes de
terreur. Cousine, elle est folle?

Mademoiselle Juliette Barbe, dont les quarante printemps ne
s'accommodaient guère d'une appellation de _tante_, était traitée de
_cousine_ par toute la maison. Elle fit un imperceptible signe de
reproche à l'adresse de Mary, signifiant: «Tu me le payeras.»

Et elle répliqua, très indifférente:

--Je ne sais ... la petite est curieuse ... elle a ouvert ma boîte; du
reste, je ne comprends pas pourquoi on lui cache ces choses-là. Une
fille de militaire ... tiens!...

Ce disant, elle versa dans une tasse de porcelaine le liquide rouge, un
peu épais, encore chaud, ressemblant à du jus de groseille. Le colonel
repoussa sa fille qui mettait ses mains sur son pantalon de coutil
blanc, irréprochable; il avait l'horreur des taches.

--Tu es mal élevée, tu es mal débarbouillée... Ah! si tu étais un
garçon, au moins! comme je te ferais rentrer dans le rang ... toi!
dit-il, n'osant pris éclater contre sa femme.

Mary aurait voulu raconter son histoire, car elle avait déjà oublié la
recommandation de Tulotte, elle se sentait pleine de son sujet, elle
avait la cervelle encore congestionnée et il lui fallait un exutoire.

--Maman ... je t'en prie ... c'est une vache qui est un bœuf, l'homme a
son tablier très sale ... il...

--Tais-toi! dit une seconde fois Caroline en trempant ses lèvres pâlies
dans le sinistre breuvage.

Alors, Tulotte se retira triomphante tandis que Mary prenait un petit
tabouret de paille et s'asseyait aux pieds de la chaise. Maintenant, la
mère avait la bouche d'un rouge ardent, elle s'efforçait de sourire.

--Tu cries trop ... Mary ... je finirai par te gronder... Tu as mis
les vêtements dans un bel état au lieu d'obéir à Tulotte, tu ouvres
les boîtes... Enfin, c'est le médecin, ton oncle, qui me l'a ordonné.
Laisse la vache et ton homme en repos. As-tu fait tes devoirs?... Non!
Tu t'es amusée avec le chat?... Si ton père n'y met pas ordre ... tu me
tueras!

La jeune femme était fort pâle, avec de grands yeux noirs brillants,
des cheveux bruns, en bandeaux lissés. Elle se vêtait d'un peignoir
flottant de mousseline à petites fleurettes pompadour orné d'une
foule de rubans. Caroline avait l'amour du chiffon et se faisait des
toilettes d'intérieur soignées pour les montrer à la sœur de son mari,
qu'elle détestait et qui s'habillait toujours _comme un gendarme_. Un
désespoir lui venait surtout de ne pas pouvoir porter de crinoline. La
cousine Tulotte en portait de très larges, elle, son unique désir de
plaire se réfugiait dans cette cage monstre se balançant à ses hanches
absentes, et Caroline, réduite au peignoir, se vengeait par les nœuds
de rubans multicolores.

Le colonel avait écarté les persiennes de la croisée, il humait l'air
du cimetière pour prouver à sa femme _que ça ne sentait rien_. Il se
retourna.

--Tu seras fouettée! déclara-t-il brusquement, sans savoir de quoi il
s'agissait.

L'enfant se taisait, le front penché sur une poupée dont les paupières
se fermaient quand on la berçait mais elle ne songeait qu'à cette
horrible aventure et, au lieu de crier tout de suite: _j'ai eu du mal_,
elle voulait commencer par le commencement, c'est-à-dire les veaux, les
porcs, les moutons.

La chambre à coucher de madame Barbe était tendue de soie bleue claire,
luxe que tout le régiment connaissait. On emportait les tentures à
chaque changement de garnison. Les meubles de palissandre avaient des
filets de cuivre. Caroline se plaisait dans ce bleu, et malheureusement
son excessive sentimentalité en avait fait un nouveau genre de
tourment pour elle. Elle se demandait, devant le colonel, devant ses
officiers, devant sa bonne, devant sa cousine, devant sa fille, ce
qu'il adviendrait de cette soie bleue lorsqu'elle serait morte. Ses
vingt-huit ans, qui ne pouvaient pas croire à une fin prochaine, ne
cessaient de répéter ce mot de mort, habituant peu à peu les autres à
une agonie très raisonnable qui ne navrait plus personne. Le colonel,
lui, dont le teint s'était détérioré en Algérie et dont l'impériale
dure ne cadrait pas avec les nuances tendres, ouvrait les fenêtres
espérant une réaction brutale du soleil.

--Daniel ... veux-tu fermer ces persiennes... Le jour abîme la soie,
mon ami.

--Tu aimes donc les caves? gronda celui-ci, en jetant son cigare à
travers le jardin.

--Il faut bien que je te conserve ta chambre nuptiale! murmura Caroline
de son même ton doux et résigné.

--Sacrebleu! tu vas me faire la même plaisanterie pendant un siècle ...
car tu vivras un siècle ... j'en suis sûr!

--Oh! je sais que cela te désole, reprit-elle en s'enfonçant dans son
oreiller, tu espérais que je finirais tout de suite et je guéris!...
Les hommes sont si égoïstes ... c'est justice ... ils ne se marient pas
pour contempler des cercueils!

Lorsqu'il avait épousé la jeune femme, malgré ses quarante ans, le
colonel Barbe ne se doutait pas, en effet, de la maladie qu'elle
portait en elle et, malgré les pronostics décourageants des médecins,
il se demandait souvent si ce n'était pas _un genre_ adopté par une
nature trop sentimentale.

Mary déshabillait sa poupée.

--Si tu ne disais pas ces choses-là en présence de ta fille! ajouta le
colonel arpentant de nouveau la chambre bleue.

--Il faut qu'elle s'habitue... Quand je lui manquerai ce ne sera pas
sa tante qui la rendra raisonnable, elle n'a aucune autorité sur elle
... et tu ne comptes pas sur la stupide Estelle pour me remplacer,
j'espère!...

Daniel Barbe fit un mouvement violent ... et voyant que, décidément, le
temps orageux indisposait sa femme plus qu'à l'ordinaire, il sortit en
fermant brusquement la porte.

--Mary, fit la jeune mère fronçant les sourcils, va donc voir à la
cuisine ce que peut devenir Estelle. Si ton père y passe, tu me le
diras ce soir.

Mary s'éloigna sur la pointe des pieds, le cœur gros ne saisissant
pas le motif de la discussion et souffrant encore de la tête. Elle
rencontra Tulotte qui, ne pouvant plus se dominer, indignée de ses
désobéissances multiples, lui donna une tape.

--Méchante gamine!... laissa-t-elle couler de ses dents serrées.

Mary alla à la cuisine. Tout y était gai, sans remèdes, ni fioles.
Estelle, les yeux allumés, flanquée de ses deux hussards dont les
culottes rutilaient comme les flammes du fourneau, préparait son
dîner d'une main experte, des légumes s'entassaient sur une assiette,
carottes et choux, le plat favori du colonel. Un bouilli phénoménal
s'étalait sur une couronne de persil. Tous les ustensiles de la
batterie étaient en l'air. La fenêtre s'ouvrait grande, des tourbillons
de fumée odorante s'en échappaient.

--Voyons, Monsieur Sylvain!... criait la rebondie créature, blonde
comme un épi et d'une laideur fort agréable, ne touchez pas aux
légumes ... il en reste dans le pot-au-feu... Si c'est raisonnable!...
ajouta-t-elle pendant que Pierre, sournois et entêté, s'emparait d'un
poireau qu'il avalait, le nez levé, les paupières closes.

Et ils riaient tous les trois, faisant un excellent ménage, goûtant
aux sauces, remuant les salades ensemble, mélangeant les odeurs de la
cuisine avec les odeurs de l'écurie.

Mary ne s'inquiéta pas de leur gourmandise, elle alla droit à la chatte
jaune qui sommeillait derrière le fourneau et elle l'emporta.

--Mademoiselle! rugit la cuisinière, posez ce chat ... vous vous ferez
griffer ... quelle petite enragée!... Elle va se tuer ... regardez-la
descendre!

Mary filait dans l'escalier, serrant la chatte qu'elle adorait d'une
mystique passion, passion d'autant plus inexcusable que la mauvaise
bête la criblait de coups de griffes dès qu'elles se trouvaient toutes
les deux seules.

Mary courut au bosquet de noisetiers, contre le mur du cimetière, un
bout de décor délicieux fait de lierre et de lavandes sauvages. Les
plantes poussaient là sans culture, le jardinier d'à côté n'y venait
point et se contentait d'émonder les arbustes que le colonel voulait
_à l'alignement_, le long des pelouses. Mais, dans ce coin, Mary
était chez elle, le banc boiteux lui appartenait, le feuillage la
dissimulait, les insectes la connaissaient. Elle y avait installé sa
charrette aux herbes, son râteau, sa pelle et un vieux berceau de sa
poupée, hors d'usage, contenant des jouets impossibles. Elle s'assit
tenant toujours sa chatte qu'elle comblait des noms les plus tendres.
De temps en temps, la bête lui envoyait un coup de patte sec, rapide
comme un coup d'épée. Quand elle lui attrapait les doigts une rayure
rouge barrait sa peau, mais Mary ne se plaignait pas, au contraire,
elle tenait de longs raisonnements sur la méchanceté des chats pour
les enfants sages ... qui ne voulaient que leur bien! Elle finissait
par lui mettre un bonnet à elle, garni de broderies, un corsage de
sa poupée et, ainsi affublée, la chatte la regardait furieuse, les
oreilles couchées en arrière sous le bonnet de travers, les pattes
prêtes à sortir des manches du corsage, montrant ses crocs aiguisés,
jurant d'un ton sourd. Un peu inquiète, car la fête se terminait
généralement très mal, Mary la suppliait d'un accent à attendrir
des cailloux: «Do! do!... l'enfant do!...» Ah! oui!... la chatte se
dressait tout d'un coup, lui sautait à la figure et lui labourait
les yeux ou le nez. Pourtant, cette bête maligne, peut être au fond
s'amusant de la chose, ne s'en allait pas ... elle restait blottie sous
les lavandes tandis que Mary tamponnait ses joues, elle guettait sa
victime, la prenant pour une grosse souris blanche, revenant avec des
ronrons perfides, un air bonasse signifiant: «Si je te griffe ... je te
pardonne, tu sais!...» Et Mary la resserrait dans ses bras meurtris,
répétant des serments d'éternelle amitié. Du reste, elle ne faisait
aucun mal aux animaux, n'aimant que les chats, mais respectant tout ce
qui était grouillant sur terre.

Ce soir-là, avant le dîner, Mary eut le nez balafré d'importance, la
chatte lui fit une arête rouge sur la ligne de son profil et elle
ajouta une vigoureuse morsure en pleine joue.

La petite fille, déjà si troublée, abandonna la bête au milieu du
lierre, sans un mot de reproche, et alla se laver à la fontaine du
potager. Une immense douleur emplissait le cerveau de l'enfant.
Puisqu'on tuait les vaches pour boire leur sang, que sa maman devait
mourir, que son père remplacerait la soie bleue par leur cuisinière
Estelle, que la Tulotte la battait, que la chatte la griffait, elle
était décidément bien une malheureuse petite fille! Et l'existence lui
apparut la plus misérable des plaisanteries. Une angoisse, qui n'avait
pas d'explication possible pour elle, envahissait son être débile. Elle
se croyait marchant dans les îles désertes de Robinson Crusoé dont on
lui lisait les histoires, un chagrin de vieille lui venait; comme si
elle eût vécu déjà de longues années, rien ne devait plus l'amuser ni
l'intéresser. Connaissait-on les moyens d'adoucir les bouchers velus et
de charmer les chattes jaunes?... Autant valait dormir le jour comme on
la forçait à dormir la nuit.

Elle s'approcha de la grille du jardin qui lui fermait l'entrée de la
place; des escadrons passaient revenant du terrain de manœuvre avec
leurs longues files de pantalons garances. Ce rouge lui blessait, à
présent, ses pauvres yeux pleins de larmes brûlantes. Le rouge dominait
trop dans cette vie de militaire dont elle avait sa première sensation
de petit être réfléchissant. Tout cela lui procurait un vertige atroce
et elle cherchait vainement à s'expliquer, parce qu'elle était encore
une enfant malgré ses rêveries de femme nerveuse!... Qu'allait-elle
devenir?

Au dîner elle ne mangea rien, pas même de la tarte aux cerises, ces
cerises lui rappelaient la blessure du bœuf agonisant. Il fallut la
coucher de bonne heure. Son père se retira dans son cabinet pour lire
ses rapports, sa mère se mit dans son lit de soie bleue claire.

Vers minuit, la cousine Tulotte qui avait sa chambre près du cabinet où
dormait l'enfant ouït un cri perçant, un cri de créature qu'on égorge;
elle se leva en sursaut et prêta l'oreille.

Mary avait un accès de fièvre chaude terrible, la fièvre lui faisait
voir des monstres chimériques et des diables. Elle se débattait, les
jambes hors de ses couvertures, appelant sa chatte Minoute à son
secours, la seule affection définie qu'elle eût, l'étrange petite fille
détraquée! Tulotte prépara un verre de fleur d'oranger, de son allure
calme et indifférente; les demoiselles comme il faut de quarante ans
n'admettent que la fleur d'oranger pour ces sortes de maladies subites
qu'elles ne peuvent pas comprendre. Mary lança le verre n'importe où et
se roula de plus belle, désirant sa chatte Minoute, l'ingrate qui ne
l'aimerait jamais!

«L'homme!... j'ai peur de l'homme, répétait l'enfant d'une voix
rauque, étendant ses bras maigres pour se protéger contre d'invisibles
ennemis; tu vois, Minoute, que nous sommes de pauvres chats, toutes
les deux!... Notre maman va mourir, notre papa nous fouettera, et le
gros bœuf est bien malheureux! C'est rouge partout ... c'est du feu
... c'est le fourneau... Nous cuisons, Estelle nous fait cuire et on
va nous manger!... Va-t'en, Tulotte, je n'aime pas l'eau, ni la fleur
d'orange. Je suis une petite fille très sage, je monterai sur un grand
cheval pour aller consoler le veau qui pleure, les pattes attachées,
là-bas dans les abattoirs. J'irai «sur le _Puy de Dôme_». «Madame à sa
tour monte ... Madame à sa tour monte! si haut qu'elle peut monter!»
... Oui! Minoute, nous irons sur la grande montagne, nous aussi, tu
auras un bonnet de dentelles et moi j'aurai ta queue de soie jaune!...
De là-haut nous verrons passer le régiment, les pantalons rouges qui
feront la guerre. Oh! si l'homme revient, nous le tuerons ... parce
qu'il a tué le bœuf ... le bœuf du petit Jésus ... tu le grifferas ...
nous le grifferons!... l'homme!... l'homme!...»

La cousine Tulotte ne savait plus que faire en présence de ce mal.
Saisie d'un vague remords, elle prévint le colonel qui s'était endormi
sur ses rapports, cette nuit-là. Le père, inquiet, examina le cas,
tourmentant son impériale un peu hérissée.

--De jolis enfants que nous font les femmes sentimentales! grogna-t-il.

--Une fille de militaire! ajouta Tulotte dont cette phrase était la
locution favorite.

--Et elle n'est pas malade, hein? Elle n'a rien de dérangé?...

--Non!... rien ... elle rêve!... Quel malheur que ce ne soit pas un
garçon.

Le colonel fit un geste de dépit. Oh! c'était un vrai désespoir,
cela... Un garçon, il l'aurait élevé à lui tout seul, d'une manière
solide, la cravache à la main. Certes, il aimait tendrement sa petite
fille ... cependant...

--Tu comprends, ma pauvre sœur, Caroline est molle, sans volonté, sans
force ... elle a une horreur continuelle de ce cimetière qui est là,
derrière nous ... puis elle parle de la bonne, d'Estelle! J'ai peur
d'avoir fait une bêtise, elle redevient capricieuse comme une femme
enceinte! Vois-tu, Juliotte, si je n'étais pas à la tête de tout, je
crois que je ficherais mon camp. Je suis maussade ... je bouscule mes
officiers ... je n'ose plus les inviter à boire ici... Tonnerre de
Dieu!... je n'aurais jamais dû me marier ... et pour avoir un avorton
de fille!...

--Je te l'ai bien dit! répliqua Tulotte aigrement, elle n'avait pas
de dot, pas de santé ... et des parents si pleurards!... Tu n'as pas
écouté l'aîné, notre Antoine, est ce qu'il se marie, lui?... et il
a cinquante ans!... Avec ta solde, nous aurions vécu très heureux,
comme jadis... Est-ce que j'ai besoin d'une direction pour emballer la
vaisselle quand on a l'ordre de départ? Est-ce que je ne dirigeais pas
mieux nos bonnes?... Tout va mal!... et c'est de ta faute!

Ils causaient à voix basse devant le petit lit.

Mary continuait ses mouvements désordonnés, crispant les poings et
appelant la chatte.

--Allons! fais-moi des reproches, à présent, s'exclama le colonel,
c'est de ma faute!... Si tu devenais plus douce, toi aussi!... mais
non!... tu irrites toutes les situations!... Tu as une figure revêche
qui ne peut guère nous mettre en joie! Quelle peste, les femmes!

Mademoiselle Tulotte pinça les lèvres et tourna le dos, laissant là le
père vis-à-vis de sa fille en révolution.

«Crénom d'un sort!» bougonna-t-il. Puis, jugeant qu'une correction
amènerait la détente nécessaire à ce système nerveux trop excitable, il
empoigna Mary et, pour la première fois, lui administra le fouet de bon
cœur.

La petite, après un déluge de larmes, se blottit sous ses draps,
retenant de nouveaux cris, anéantie par une terreur qu'elle ne pouvait
exprimer.

La mère, ensevelie dans ses tentures de soie bleue, n'avait rien
entendu, on lui matelassait toutes ses portes afin que son repos ne pût
être troublé, le matin, par le va-et-vient des ordonnances. Tulotte
se recoucha en maugréant. Le colonel, ne se souciant pas de recevoir
une semonce de sa femme, gagna le lit de camp qu'il avait fait dresser
auprès de son bureau et un grand silence se fit dans la maison. Mary,
seule, perçut un léger bruit ... c'était Minoute qui bondit sur le lit
de l'enfant, vint s'asseoir tout à côté de sa figure encore cuisante de
pleurs et de coups de griffes. Mary ne dormait pas, elle regardait _en
dedans_ des choses bizarres. Oh! la chatte! la chatte, qui peut-être
voulait la manger, elle la voyait grandie, rampant lentement sur le
tapis à grosses fleurs de la chambre, ondulant comme un serpent couvert
de fourrure. Sa queue flexible avait des remous pailletés. Cela lui
faisait l'effet d'une lame de métal, la couteau du boucher, se ployant
avec des cassures de satin. Ses pattes déliées se garnissaient de
griffes d'or, très pointues; dans sa tête de bête devenue presque
humaine, quoique veloutée, resplendissaient deux yeux énormes, taillés
à mille facettes, lueurs tantôt émeraude, tantôt rubis, passant de
l'azur clair au pourpre sanglant.

Oh! cette queue ondoyante repliée autour d'elle comme une torsade de
joyaux!...

--Minoute! bégaya la petite fille suppliante, ne me fais plus de mal,
toi!

Minoute ronronna, désormais bonne personne ... sentant une affinité
poindre entre elle et sa petite maîtresse ... faisant patte de velours,
ayant l'air de lui dire à l'oreille:

«Si tu voulais ... je t'apprendrais à griffer l'homme, l'homme qui tue
les bœufs ... l'homme, le roi du monde!»


II


La vie de garnison était, en ce temps-là, une vie de famille. On avait
peu de relations avec le bourgeois, parce qu'on ne faisait que passer,
et que l'habitant des villes se défie toujours du pantalon garance.

Le 8e hussards restait donc chez lui, trouvant en lui-même les plus
riches éléments de distraction.

D'abord il y avait la femme d'un capitaine, madame Corcette, qui
amusait tous les frondeurs, une femme ahurissante aux toilettes venant
de Paris et aux allures sentant le café-concert. Les sous-lieutenants
l'aimaient beaucoup; le capitaine Corcette le leur rendait ... ils
n'avaient pas d'enfant! madame Corcette portait des chignons Schneider
plus gros que ceux de la Schneider, et des _suivez-moi jeune homme_
qui s'allongeaient derrière ces costumes _chic_ (ce mot devenait à la
mode) pareils aux rênes d'une jument dressée pour le manège. Elle avait
le teint vert, le nez retroussé, les yeux chinois, le front bombé, une
femme très laide, mais drôle.

Son mari était un blond, de type exquisement distingué, n'eût été son
œil un peu clignotant, son sourire sceptique avouant trop de choses.

Le capitaine Corcette, sortant de Saint-Cyr, avait, chuchotait-on,
traîné ses débuts de beau cavalier dans le cabinet de toilette d'un
général célèbre... Madame Corcette le savait, en riait tout en fumant
des cigares, les deux jambes, qu'elle avait superbes, étendues sur les
genoux de son mari. L'ordonnance du capitaine Corcette racontait que,
dans l'intimité, monsieur grisait madame qui disait alors des folies
extrêmement divertissantes.

Il y avait ensuite la femme du lieutenant Marescut, la légende
du 8e hussards, à cause de son économie fabuleuse. Cette petite
madame Marescut n'avait jamais eu de bonne, et, malgré les timides
remontrances de son mari, elle allait faire son marché _en cheveux_,
avec un tablier de colon, se faisait prendre pour une domestique de la
ville, traversant la rue populeuse de Clermont, un énorme panier de
provisions au bras, et taillant des bavettes avec les officiers qui
descendaient au café. Elle ne ressentait point la honte de sa situation
ridicule, elle répondait à sa propre porte, quand par hasard il lui
arrivait une visite: «Madame Marescut n'y est pas!» s'exhibant les
mains poisseuses, la figure barbouillée de graisse. Elle fabriquait
ses robes, elle recouvrait ses chaises, et taillait des pantalons
de drap noir dans les pantalons de drap rouge de son mari qu'elle
faisait teindre; elle prétendait que c'était moins salissant, des
culottes noires. A la vérité, son petit logement reluisait de propreté;
seulement on la trouvait toujours par terre, le chignon défait, lavant
le plancher.

Puis la femme du trésorier, une mégère haute en couleur,
perpétuellement sur le point d'accoucher, ayant déjà, six filles et
comptant sur un garçon. Celle-là était la terreur de son mari, un peu
buveur d'absinthe, elle avait fait une scène un soir, dans le café des
officiers, au malheureux trésorier en train d'oublier les six filles
d'Adolphine dans un carambolage des plus savants.

Dominant ces ménages d'inférieurs, la femme du lieutenant-colonel comte
de Mérod apparaissait quelquefois _aux visites de corps_; une élégante
mondaine s'occupant de faire arriver son mari du côté des généraux, une
comtesse ayant été reçue aux Tuileries, sachant son grand monde et ne
laissant aucune prise à la médisance.

Dans l'escadron volant des officiers à marier, il y avait le jeune
Zaruski qui faisait grimper les escaliers de la cathédrale à son cheval
_Trompette_; le bon Jacquiat, lequel se trouvait toujours entortillé
par des farces extraordinaires d'où il ne sortait qu'en offrant un
punch aux camarades; le maigre Steinel au masque de don Quichotte,
étique à force de fumer de mauvais tabac; monsieur de Courtoisier,
complètement fou, achetant tous les bibelots des antiquaires et toutes
les filles à vendre; une santé ruinée, mais une charmante figure et
un musicien accompli. Enfin, le grognard Pagosson, l'utilité publique
du 8e, peignant à l'huile, découpant sur bois, culottant des pipes,
tournant des pieds de meubles, préparant des cannes, et tressant des
tapis avec de vieux galons pour les femmes qu'il respectait.

Le colonel Daniel Barbe n'était pas très aimé de son régiment, mais
on ne se permettait pas de réflexion à son sujet, car dans l'état
militaire on ne dit rien de son colonel, ni devant ni derrière. Il
réunissait ses officiers une fois par mois: _pour maintenir la bonne
harmonie entre les chefs_. Le jour, les dames venaient saluer la
colonelle qui les recevait entre deux accès de toux, entourée de
fioles, vêtue d'un peignoir idéal de fraîcheur; le soir, les hommes
arrivaient par groupe de cinq ou sept, les uniformes flambants, les
têtes droites hors du faux col d'ordonnance. Le salon s'éclairait de
bougies roses, au chiffre du colonel, une bagatelle fort en vogue
vers la fin de l'empire, et les plateaux circulaient, garnis de
liqueurs coûteuses. A neuf heures, au milieu du brouhaha des toasts,
Madame Barbe passait avec un triste sourire pour recevoir les saluts
empressés, elle gagnait sa chambre et leur laissait Mary, qui devenait
la maîtresse de la maison.

La petite fille, très raide dans une robe de mousseline blanche ornée
d'un velours courant sous des entre-deux de valenciennes, faisait les
honneurs, aidée de mademoiselle Tulotte. Jacquiat, le lieutenant,
l'arrêtait pour lui glisser des fadeurs comme à une grande personne.
Jacquiat songeait que cette conquête, plus facile à tenter que les
autres, lui faciliterait un avancement rapide.

--Mademoiselle, disait-il de sa grosse voix de perroquet muant, vous
avez pensé à notre voyage au Puy de Dôme dans le break de papa?...
Je vous laisserais nous conduire... Nous verserions dans un fossé
et nous écraserions des Auvergnats... C'est ça qui serait drôle!...
Voulez-vous?... hein?

Mary, sentant toute la dignité de son rôle, répondait par une
inclination de la tête, imitant sa mère, dédaigneuse et polie, son œil
bleu gardant son indifférence pour l'inférieur qu'elle ne voulait pas
favoriser au détriment du voisin.

En réalité, elle préférait Courtoisier; il lui envoyait des dattes, et
sa moustache élégante avait un tour très particulier.

Quand Mary allait se coucher, elle saluait du seuil, les mains réunies
sur sa bouche gracieuse, mais pas réchauffée encore, ne trouvant pas
son camarade parmi ces uniformes qui blessaient sa vue couleur de ciel.
Peut-être son camarade aurait-il été celui qui, sans s'occuper du chef,
serait tout d'un coup monté sur une table pour exécuter des tours de
force.

Mademoiselle Tulotte, à son aise dès que Mary était sortie, faisait
circuler de nouveaux plateaux; alors, le colonel se levait comme poussé
par un ressort; le silence s'établissait et il débitait un speech,
toujours le même d'ailleurs.

Cela roulait sur la prospérité du règne de Napoléon III, la grandeur
de la France, les probabilités de guerres lointaines, l'excellente
tenue du 8e hussards, le poil brillant de ses chevaux, la camaraderie
de ces messieurs, les nouvelles promotions de l'armée, les croix qu'on
pourrait recevoir et surtout la douleur profonde qu'il ressentait de la
maladie de sa femme qui le privait de ses réunions intimes où chacun se
retrempait pour le devoir du lendemain. Peu de politique, une horreur
absolue d'une manifestation quelconque autre que des manifestations de
sentiments militaires, un mépris arrogant de ce qu'on pensait, soit
dans le peuple, soit dans la bourgeoisie.

A minuit moins le quart, tous les officiers se trouvaient du même avis
sans savoir de quoi il s'agissait, des «_Oh! certes, mon colonel!_» des
«_Parbleu, vous avez raison,_» se croisaient en tous sens. Jacquiat
commentait avec chaleur la phrase sur le poil brillant des chevaux.
Marescut avançait un adjectif timide, tandis que le trésorier, bien
d'aplomb sur ses deux jambes écartées, expliquait à Zaruski de quelle
façon on attrape des écrevisses dans la vallée de l'Allier.

Corcette, tutoyant tous les camarades comme il avait la dangereuse
habitude de le faire chez sa femme, pérorait en semant ses discours
d'imitations que n'aurait pas reniées un acteur. Pagosson et Steinel
fouillaient sans relâche la boîte aux cigares. Le comte de Mérod, seul
près d'une croisée ouverte, s'absorbait dans la contemplation de sa
chevalière, une merveille de gravure.

Minuit sonnait; Mademoiselle Tulotte, réveillée d'un somme ébauché à
l'ombre d'un écran, regardait la pendule. Le colonel s'arrêtait court
au milieu d'un geste oratoire, et subitement ces messieurs prenaient
congé comme un seul homme, descendaient l'escalier en évitant de
faire sonner leurs éperons, puis s'éloignaient à travers la place du
cimetière.

--Ce sont de braves cœurs!... disait le colonel Barbe qui avait une
pointe.

--Ah! il faudrait les réunir plus souvent, ils ne voient pas assez leur
chef, il vaut mieux se faire aimer que se faire craindre! répondait
Tulotte, fronçant les sourcils.

Et le lendemain, le colonel Barbe, ayant perdu sa pointe, les punissait
de nouveau, bougonnant au sujet du _poil_ du régiment, lequel poil le
ferait remarquer un beau jour par le ministre de la guerre.

Le colonel Barbe avait, après ces soirées de parades, l'ennui lourd de
son ménage gâté, de la maladie irrémédiable et des sentiments de sa
femme. Il ne savait plus pourquoi il commandait ce régiment inutile
et pourquoi il devait courir de département en département, toute la
France, sur l'ordre d'un monsieur inconnu, n'ayant ni le temps de
soigner Caroline, ni le temps d'élever Mary.

Du reste, ceci à sa louange, personne ne se doutait de ses
préoccupations lorsqu'il montait, aux revues, le _Triton_, son cheval
bai, dans son uniforme chamarré, à la tête de son régiment, sa musique
jouant un air de bravoure, lui, saluant de l'épée scintillante quelques
notables enthousiasmés de son profil martial, de ses yeux verts presque
cruels. Et ainsi s'écoulait sa vie d'officier supérieur, monotone
malgré ses changements de décor, jusqu'à ce que, les promesses de
guerre se réalisant, il fût nommé général de brigade ou tué par un
éclat d'obus.

Au-dessus de lui et de tous, il y avait à Clermont, dans un hôtel du
Cours, le général d'Apreville, un petit homme bas sur ses jambes, la
tête bouffie d'importance, qui recevait aussi, mais de préférence les
enfants de ses officiers, car il adorait les femmes, et les mères ne
manquaient point de lui amener leurs progénitures sans leurs époux. Il
avait inventé soudainement des collations monstres avec des flûtes à
champagne, et sa fille, une fille de quinze ans, dirigeait la bande.
Mademoiselle d'Apreville, ayant perdu sa mère de bonne heure, savait
monter à cheval avant de savoir lire, tirait au mur, mettait des balles
dans les casquettes dorées de son père, sortait accompagnée d'un nègre
qu'elle appelait _Jolicœur_, et avait déjà des aventures d'amour. Elle
réalisait le type féminin qu'on aimait chez l'impératrice. Elle créait
des modes en province, initiait les officiers d'ordonnance aux secrets
de ses poudres de riz et ne jurait que par madame de Metternich,
sa marraine, dont elle portait la couleur, au bal, un vert intense
résistant aux lumières. Jane d'Apreville, à Clermont, dans ce grand
cirque entouré de montagnes, imaginait des folies que les régiments de
son père admiraient.

Nul doute que si la petite madame Marescut se fût permis des
fantaisies de ce genre, on aurait fait permuter son mari; mais Jane
d'Apreville était la loi et les prophètes. A part le comte de Mérod, le
lieutenant-colonel, très en dehors des opinions reçues, les hussards,
l'infanterie, le génie ne tarissaient plus d'éloges. On citait, par
exemple, l'escapade du théâtre: elle était allée seule, un soir que
l'on jouait de l'Offenbach, dans une loge de face, ayant pour tout
chaperon son nègre _Jolicœur_. Une autre fois, elle avait suivi une
revue de son père, à cheval, une toque ornée de trois étoiles sur la
tête, et elle avait chassé le renard, l'hiver dernier, en compagnie
d'un prince russe, dans une propriété qui n'appartenait pas au général.

De là un procès dont le père lui-même s'amusait comme d'un bon tour
joué aux bourgeois d'Auvergne. Elle faisait, du reste, profiter le haut
commerce de ses extravagances et devait, disait-on, des sommes à sa
couturière.

Ce fut dans les salons de l'hôtel du Cours, que Mary fit ses débuts
mondains. Jane d'Apreville, à la fin de juillet, offrit une collation
féerique à mesdemoiselles de tous les régiments de la garnison.
Par déférence pour le chef, le colonel Barbe n'osa pas refuser
l'invitation. On décida que Mary serait conduite par Tulotte à la
collation.

Elle avait encore un peu de fièvre. Le médecin de sa mère prétextait la
croissance, un mal très anodin. Lorsqu'elle entra dans les salons du
général, Mary eut un sourire de ravissement. Les croisées en portiques
étaient ouvertes et festonnées de guirlandes, des suspensions de fleurs
retombaient au centre de chaque portique, et le bleu éblouissant du
ciel formait un fond infini comme un rêve à ces tableaux merveilleux.
Une trentaine d'enfants polkaient dans des jonchées de roses; des
consoles recouvertes de velours supportaient des joujoux bariolés. A
droite et à gauche d'un gros orgue de Barbarie, que tournait le nègre
_Jolicœur_, s'élevaient des buffets en étagères ornés de pièces montées
qui représentaient le numéro et les armes des régiments _invités_.

Un grand drapeau de soie enveloppait de ses plis les pyramides de
brioche, de savarins et de pains fourrés. Des valets déguisés en
cantiniers, le bonnet de police sur l'oreille, versaient les sirops et
découpaient les gâteaux. Pour les mamans, on avait installé une tente
sur la terrasse, derrière l'hôtel, d'où elles pouvaient surveiller les
jeux du jardin. Ces dames avaient des tapisseries et brodaient, en
devisant de la joie universelle.

Au jardin, après les danses, une surprise attendait les petites filles:
on avait fait venir des champs un troupeau de vrais agneaux qu'on était
en train de garnir de rubans. Pour les petits garçons, il y avait des
chevaux de bois équipés en guerre, avec des roulettes sous les pieds.
Le général d'Apreville, plus apoplectique qu'à l'ordinaire, allait du
salon à la terrasse, se frottant les mains, embrassant les fillettes de
douze ans dans le cou, pinçant au hasard les jeunes mères, répétant:

--Un génie, ma fille, un vrai génie... Elle ne me laisse rien à faire
... et elle sait dépenser comme une femme!

En effet, mademoiselle d'Apreville n'y regardait pas.

Mary, tout étourdie, se tenait au seuil du salon, penchant de côté
sa figure de brune pâle d'où les yeux semblaient jaillir comme deux
étoiles.

--Oh! l'amour!... s'écria Jane, lâchant le collégien avec qui elle
valsait pour s'emparer de Mary.

Jane était une grande jeune fille, svelte, blonde, très jolie, mais
fanée par ses hardiesses de soldat en maraude.

Elle appela son cousin Yves de Sainte-Luce, le collégien, qui vint en
ajustant son monocle.

--Tiens! fit-il d'un ton connaisseur, pas mal la petite du colonel ...
ça promet!

--Un peu maigre! riposta Jane d'une jalousie féroce, et pas encore
assez femme pour dédaigner une enfant de sept ans.

--Je trouve qu'elle a des yeux, voilà ... déclara nettement le
collégien assez homme, lui, de par le récent duvet de ses lèvres, pour
avoir le droit d'imposer sa volonté.

Jane d'Apreville laissa glisser à terre Mary qu'elle avait soulevée.

--Hein? des yeux bleus ... mais. Georges, tu disais que tu n'aimais pas
les yeux bleus!

Et ses prunelles brunes jetaient des flammes.

Georges saisit le bras de Mary et la conduisit au buffet sans répondre.

Désormais, la petite du colonel avait une ennemie.

Après les rondes, les colins-maillards, Mary, fatiguée, descendit au
jardin pour voir les moutons. Elle en choisit un taché de noir qui
était tout drôle et bien enrubanné. Les petites filles se précipitèrent
sur les autres, pendant que les petits garçons tâtaient leurs chevaux
inanimés.

Il y eut une scène indescriptible. Chacun voulait un animal vivant. On
en vint aux claques. Le jardin fut transformé en champ de bataille, le
général tonnait du haut de la terrasse avec l'état-major des mères.
Jane se multipliait, se tordant de rire et excitant les combattants.
Yves de Sainte-Luce, le seul grand de la bande, les mains derrière son
dos, s'écriait: _scha! pille! pille!_ comme pour une meute.

Les moutons, affolés, trottaient dans les plates-bandes en bêlant
d'une façon lamentable, et les petits garçons se servaient à présent
de leurs chevaux démolis pour taper sur les fillettes désolées. Durant
le combat, Mary s'était retirée avec son mouton, le taché de noir,
derrière un bassin où il y avait des poissons; elle souriait, heureuse
de passer inaperçue et de pouvoir embrasser un animal qui ne grillait
pas.

Soudain, le petit Paul Marescut, invité dans le tas, s'élança furieux
sur Mary.

--En voilà un ... il est à moi ... rends le mouton ... tu prendras le
cheval!...

Maryse se plaça devant son bien.

--Non, dit-elle, je ne veux pas.

Mary n'avait pas beaucoup de phrases: elle voulait ou ne voulait pas.

--Attends, dit Paul, fort de ses dix ans, je vais te faire faire ta
madame, toi! D'abord, le mouton vivant, c'est pour les hommes.

Mary eut peut-être la vague souvenance des brebis de l'abattoir.

--Tu veux le tuer! s'écria-t-elle.

--Si ça me plaît! riposta le gamin mis en goût par la fureur de la
dispute..... On nous a dit d'en faire ce que nous voulions, rends-le.

Mary étendit sa jupe de taffetas blanc devant l'agneau.

--Non!

Alors Paul déchira la jupe, envoya rouler Mary sur le gazon et,
saisissant l'agneau par une patte, il l'entraîna victorieusement.

Mary se releva, elle courut au grand collégien qui criait au massacre
sans se déranger.

--Monsieur, il veut tuer mon mouton; et elle contenait ses larmes.

Mademoiselle d'Apreville vint s'informer de la chose.

--Bah! fit-elle, tant pis pour toi... Est-ce qu'une fille de militaire
pleure pour ça! Fallait le défendre au lieu de lui laisser casser la
patte... Tiens! voilà qu'il faut l'emporter.

En effet, on emportait le mouton dont le membre démis pendait
lamentablement.

--Pauvre Mimi! soupira le collégien en caressant les nattes flottantes
de Mary interdite.

Mais tout d'un coup une révolution s'opéra dans la passivité de la
petite colonelle; un cri rauque, un cri de chatte en colère sortit
de sa gorge crispée; elle rejoignit Paul Marescut d'un seul bond et,
tombant sur lui à l'improviste, elle le cribla d'égratignures.

Elle venait de déclarer sa première guerre au mâle.

On fut obligé de lui arracher ce garçon complètement défiguré.

--L'horrible petite créature! bégayait Jane d'Apreville, expliquant à
son père que ce devait être un _sale_ colonel que le colonel Barbe,
puisqu'il élevait si mal ses enfants.

La journée s'acheva par un quadrille dans lequel le général, un peu
ivre de cette jeunesse qui lui grimpait aux bottes, esquissa un pas
fantastique que tous les bambins, excepté Mary, mise en pénitence,
répétèrent à l'unisson.

--T'es-tu amusée? demanda madame Barbe à la petite fille de retour, la
robe déchirée, les yeux brillants.

--Non, maman! Elle aurait dit pourquoi sans la crainte de Tulotte.

--Allons!... allons!... murmura la jeune malade avec un sourire
d'espoir, il lui faut des petits frères, je vois cela, ils lui
formeront le caractère.

Le colonel, tout ragaillardi par la certitude acquise le jour même,
ajouta:

--Sans doute, un petit polisson de frère comme Paul Marescut!

Madame Barbe, en dépit de ses douleurs perpétuelles, était enceinte.
Le docteur attribuait ce retour à la santé aux brises vivifiantes
du pays. Il jurait que tout se passerait très bien si on restait à
Clermont-Ferrand, et le colonel fit des vœux pour que son régiment
demeurât des mois encore dans cette bonne ville.

Madame Corcette se chargea d'annoncer la chose. Bientôt on sut que ce
brigand de colonel... Eh! eh! ce n'était pas Corcette qui pourrait ces
choses-là, aurait-il eu pour aide un régiment tout entier. Le trésorier
lui souhaitait un garçon, sa femme Adolphine se récriait en pensant
que ce serait comme une chance de moins pour elle. Ah! ces femmes
poitrinaires, ont-elles du bonheur! Le garçon existait déjà, on le
voyait naître... Parbleu!... puisque le colonel en voulait un!

Caroline continuait les cures de sang. Elle buvait ce remède, qu'on
était obligé de cacher aux petites filles, sans trop de répugnance.
Elle finissait peut-être par y prendre goût, sentant que son état
exigeait à présent une plus forte dose. Elle parlait moins du
cimetière, et, profitant de la douceur de l'automne, elle avait
accepté le bras de son mari pour descendre au jardin. Mais ce moment
de joie intime ne dura guère: le 8e hussards reçut brusquement l'ordre
de partir pour Dôle. Du Centre il fallait sauter à l'Est, changer
de climat, de coutumes, de mœurs, de maison. Cela renversait en une
seconde toutes leurs espérances, et qui savait même si on aurait le
temps de mettre au monde un garçon, voire une fille dans la nouvelle
garnison?... Impossible de répondre de la tranquillité d'une malade
avec ce sacré métier. Plusieurs officiers s'inquiétèrent de savoir
d'où partait cette vexation, car ils se trouvaient tous très bien à
Clermont: les logements étaient vastes et à bon marché, la nourriture
exquise; on avait des eaux minérales, des excursions, des sites. On
alla aux renseignements, car on disait qu'il suffisait d'un mécontent
influent pour déplacer tout un corps d'armée. Il n'y avait pas un an
qu'on était installé; on respirait seulement... Bref, on délégua de
Courtoisier chez la fille du général, et quelle ne fut pas la stupeur
de ces bons ahuris d'officiers inférieurs lorsqu'ils apprirent que
mademoiselle Jane d'Apreville ayant désiré voir les hussards au diable
... le papa, pour avoir la paix, avait glissé une note au ministre ...
et le 8e hussards allait au diable[1]!

Le colonel ne broncha pas, mais il redevint de mauvaise humeur, parla
de renvoyer sa femme chez ses parents, en Bretagne. Celle-ci fit
une scène de désespoir, elle ne voulait pas se séparer de son mari
tant qu'Estelle serait à son service; d'ailleurs elle ne pouvait se
dispenser des soins de médecins coûteux, ses parents étaient pauvres,
les femmes de militaires ne doivent-elles pas mourir à leur poste?

--Jure-moi que tu garderas mon cercueil avec toi quand je ne serai
plus! dit-elle au colonel, dans un accès de sentimentalité qui la mit
sur sa chaise longue pour une semaine.

Tulotte déclarait que si son frère était un homme, il écrirait au
ministre.

Daniel Barbe haussait les épaules. Cependant, quand il aperçut Estelle
pleurant entre ses deux ordonnances parce que Sylvain et Pierre
feraient l'étape loin d'elle, il fut ému; Estelle la cuisinière était
la gaîté de la famille; à tort ou à raison son humeur influait. Au
quartier, le colonel passa une inspection des chambres désastreuses, il
doubla toutes les punitions, et le 8e hussards, qui allait du Centre à
l'Est parce qu'une jeune fille de quinze ans le voulait, fut mis, pour
une bonne moitié, aux arrêts parce que la cuisinière de son colonel
avait pleuré. Un régiment est une famille, n'est-ce pas?... Ce qui
touche ses chefs le touche. Ce sont là des choses bien naturelles.

Le 20 septembre on emballa. On prenait des hussards au quartier pour
déménager les meubles: alors c'était un coup de feu abasourdissant pour
les _pékins_ rangés sur la place. Les soldats attrapaient des fauteuils
au vol, un temps, deux mouvements!

La paille remplissait les rues avoisinantes, le camion roulait, attelé
de ses chevaux peu commodes on clouait les caisses en chantant:
_Marlborough s'en va t'en guerre!_ et la pauvre Estelle cassait des
piles d'assiettes pour aller plus vite.

Le colonel expédiait ses dépêches sur le dos d'un planton, grondait les
ordonnances, bousculant les hussards qui cessaient leur chanson dès
qu'ils apercevaient son profil sévère.

A l'intérieur de la ville ces dames étaient sens dessus dessous.

Madame Marescut empruntait les _soldats_ de tout le monde; Adolphine,
la trésorière, mettait ses six filles à pousser le piano dans sa
caisse, tandis que Madame Corcette, le chignon au vent, vêtue d'une
excentrique toilette de voyage, n'ayant jamais rien à emballer parce
qu'elle prenait des garnis, se faisait la mouche du coche, visitant
les malheureuses en gants clairs, les tenant assises sur leurs malles
pour leur raconter combien elle regrettait le Puy de Dôme dont elle
avait fait plusieurs fois l'ascension, tantôt avec de Courtoisier,
tantôt avec Pagosson. Ces messieurs de l'escadron des célibataires se
prêtaient volontiers aux commissions du départ quand ils n'étaient
pas de semaine, ils allaient chez l'une et chez l'autre, fournissant
leurs ordonnances, mais ne portant jamais un paquet, car, l'honneur de
l'uniforme avant tout!

Il fallait être le comte de Mérod pour oser risquer le parapluie en
pleine tournée d'inspection, alors qu'un général pouvait se trouver à
tous les coins des rues!

La veille de l'embarquement, l'usage était d'offrir un punch
aux habitants de la ville avec lesquels on était en relation de
camaraderie, et le colonel prononça vers la fin de ce punch un speech
vraiment très remarquable.

Il parla de la prospérité de la France, de la grandeur du règne de
Napoléon III, des guerres prochaines, de l'esprit de corps qui est si
nécessaire entre les chefs... Comme il fallait varier à cause _des
bourgeois_, il lança une allusion aux mœurs hospitalières du pays. On
se serrait les mains, on s'accolait.

Pagosson offrit, de son côté, une canne d'honneur au patron du café
des officiers. Ce brave Pagosson regrettait de toute son âme une ville
où on n'avait qu'à déposer un oiseau mort dans une fontaine pour en
retirer huit jours après un objet d'art, presque aussi pétrifié que son
propriétaire[2].

A Dôle, le colonel Barbe et sa famille s'installèrent d'abord dans un
hôtel, en attendant de trouver leur logement définitif. La ville leur
parut de sombre aspect, sans promenades gaies, sans figures avenantes,
sans jardins et sans soleil. Leur première journée de débarquement se
passa dans une pluie torrentielle. Il y avait des pavés pointus qui
écorchaient les pieds, les rues étaient étroites comme des corridors.

Quand ils avaient fait leur entrée à l'hôtel du _Chevalier_, le
meilleur, un garçon leur avait dit qu'on n'aimait pas le hussard à Dôle
et qu'on y était très dévot.

Il ne fallait point songer aux maisons des environs; des environs, il
_n'y en avait pas_ autour de cette ville dont les murs se collaient les
uns contre les autres. Après huit jours de recherches minutieuses le
colonel découvrit enfin, dans la rue de _la Gendarmerie_, une espèce
de vieille demeure à l'espagnole avec des grilles renflées par le bas,
pour permettre à quelques fuchsias en pots de se tenir.

Comme colonel il ne pouvait pas non plus se loger partout, certain
quartier lui était interdit, presque toujours les quartiers où on
aurait pu trouver des jardins. Il envoya son planton, sur la mine
honnête de cette maison, demander le nom du maître.

Le soldat rapporta une réponse catégorique.

--La propriétaire est une vieille machine aussi, et elle ne veut pas
d'officier chez elle.

--Cordieu! s'écria Daniel Barbe, exaspéré depuis son départ de
Clermont, je veux ce logement et je l'aurai. Est-ce qu'un colonel est
un simple pioupiou qu'on peut envoyer se promener ailleurs? Attends! je
vais vous la forcer la vieille machine, moi.

Et endossant son plus beau dolman, bouclant un ceinturon neuf, le
colonel du 8e, malgré les supplications de Caroline, les haussements
d'épaules de Tulotte, sans savoir même si cela lui conviendrait, partit
à la conquête de la maison espagnole. Rue de _la Gendarmerie_ on le fit
pénétrer sous une porte cochère où s'ébattaient les vents les moins
favorables; il aperçut une Notre-Dame dans une niche, puis une cour
étroite avec des écuries au fond et une corbeille de fuchsias de toutes
nuances au milieu. C'était propre, sévère, un peu monacal, mais on
serait tranquille. Il dut monter un escalier tournant tout de pierre
grise, son uniforme détonnait là-dedans comme un coup de clairon en
plein sommeil de religieuses. On le fit entrer dans un salon désert, on
referma une porte, et il resta seul pendant une demi-heure.

Ce salon était octogone, orné de portraits rébarbatifs: des conseillers
au Parlement, des échevins, des abbesses, et un pastel de jeune fille
vêtue d'une sorte de linceul. Toujours des grilles aux fenêtres et
toujours des fuchsias derrière ces grilles.

Les carreaux de vitre étaient larges d'une main, avec des teintes
vertes qui faisaient des transparents aux petits rideaux de guipure.
On ne savait quelle odeur de moisi régnait le long des murailles
reliées d'un papier directoire à scènes mythologiques du plus pileux
effet. Ces scènes avaient çà et là des taches bleues, rouges, oranges,
inexplicables, rondes comme des pains à cacheter. Un grand Christ
d'ivoire sur un ovale de velours pendait à droite de la cheminée.
Pas de fauteuils, des chaises de paille et un canapé à becs de cane,
ignoblement droit.

Le colonel tirait sa moustache et ses yeux cruels de bonhomme qui
s'ennuie ferme jetaient des éclairs terribles. Soudain la «vieille
machine» du planton fit son apparition par une fausse porte. Daniel
Barbe sentit comme une douche d'eau de puits lui couler le long du
dos. Elle était grande, grande, bien plus que Tulotte, d'une blancheur
de cire, le nez mince, les prunelles voilées d'une taie singulière,
la bouche toujours mordue par une dent qui avançait. Peut-être très
belle pour un cinquième acte de drame, mais épouvantable pour une femme
vivante, et elle était vêtue d'orléans noir à plis pressés contre sa
taille de déesse irritée.

Le colonel avait fait des campagnes certes moins pénibles que celle-là!

--Madame!... balbutia-t-il.

--Monsieur, répondit doucement l'apparition, je suis demoiselle ...
la dernière des Parnier de Cernogand!... tous gens de robe, de la
meilleure noblesse du pays. J'ai un appartement à louer, mais pour un
notaire ou un médecin ... vous comprenez?

--Je ne comprends pas! fit le colonel qui avait l'atroce envie de
sauter par une fenêtre, tant il regrettait d'être venu.

--Je ne peux pas louer à des soldats, Monsieur!... ajouta la dernière
des Parnier de Cernogand.

--Le colonel du 8e hussards, un soldat!... riposta Barbe avec un
haut-le-corps plein de dignité... Je pensais, Mademoiselle, que notre
épée valait vos jupes d'avocat, mon planton aurait-il été malhonnête
vis-à-vis de votre femme de chambre, que vous ne vous croyez pas
obligée d'être polie vis-à-vis de moi?... Je tiens à votre bicoque et
je l'aurai; ah!... nous verrons ... Mademoiselle.

Il se leva, renversant sa chaise de paille, la sabretache s'embarrassa
dans le dossier, et pendant qu'il faisait un pas de retraite, la chaise
suivit.

Mademoiselle Parnier de Cernogand, qui ne croyait pas avoir affaire à
un vrai colonel, ouvrit des yeux épouvantés.

--Seigneur Dieu!... je ne savais pas que vous fussiez leur colonel.
Clémentine disait des soldats, de ces gens turbulents, le déshonneur
des maisons pieuses, Monsieur.

Elle se mit à tirer la chaise de son côté. Est-ce qu'on allait lui
emporter ses meubles, aussi?...

--Mademoiselle, je me plaindrai aux autorités, je suis le colonel Barbe
... j'en ai vu de très raides... pas de pareilles... Comment, il n'y
a qu'un logement de chef de corps dans cette satanée ville et vous ne
voulez pas le louer? Ai-je donc la mine d'un blanc-bec? Est-ce que je
ne vous payerai pas d'avance? Faites votre prix, je jure de ne pas même
vous marchander. Un officier français ne marchande pas.

Ils finirent par reposer la chaise sur ses pieds.

--Voyons, Monsieur le colonel, murmura la dévote sans l'ombre d'un
sourire, si vous étiez garçon ... de mœurs rangées et que vos
domestiques aillent à la messe...

Suffoqué, Daniel Barbe, pas dévot de son naturel, s'arrêta au seuil...

--Garçon?... Je suis marié, Madame, j'ai une fille, je vais avoir un
autre enfant, j'ai une sœur, une cuisinière, deux ordonnances, un
planton, etc.

--Alors, Monsieur, c'est impossible, je ne veux pas d'enfants, ce
serait un véritable enfer chez moi. Monsieur, j'ai l'honneur de vous
donner le bonjour.

Elle lui tira une révérence toute abbatiale et lui referma la porte au
nez. Le colonel descendit les escaliers quatre à quatre sacrant comme
un païen: «Des mœurs rangées!... ses domestiques allant à la messe!...
pas d'enfant! que le diable extermine cette vieille carcasse bonne à
faire peur aux moineaux! On t'en fichera des colonels de hussards!»

Clémentine, devant la porte cochère, le vit se diriger du côté de la
place de la mairie.

Il y eut toute une semaine de pourparlers à cause de cette scène.
Daniel Barbe, qui n'avait seulement pas vu le logement de la dévote, le
voulait d'autorité, et le maire, inquiet des suites que pourrait avoir
une dispute entre les hussards et les habitants de Dôle, dut employer
son influence pour convaincre la dernière des Parnier de Cernogand.

Puis, un dimanche, le colonel, à cheval, reçut les clefs des mains
tremblantes de Clémentine; il paya séance tenante sans vouloir de
reçu et donna l'ordre aux plantons de s'escrimer en pleine cour pour
déclouer ses caisses. On était vainqueur. Caroline, bien couverte de
ses fourrures, visita l'appartement, accompagnée de l'intendant de
mademoiselle Parnier. Dès l'antichambre de ce rez-de-chaussée, la
jeune femme ressentit une impression d'angoisse; il lui semblait qu'il
ne faisait pas clair, que cela dégageait des relents de salpêtre.
L'intendant avait allumé une bougie.

--Le vestibule est un peu sombre, dit-il, mais la chambre du fond
reçoit la lumière de la rue, on voit circuler des gens derrière les
grilles, c'est juste en face de la poste.

Caroline hochait la tête, elle s'attendait à tout autre chose; son
mari tenait tellement au succès de ses démarches qu'elle avait cru que
l'on serait ébloui. Estelle, le sac de sa maîtresse à la main, Tulotte
portant Mary, ouvraient la bouche sans oser témoigner leur stupeur.

La salle à manger était immense, lambrissée de chêne ajouré sur du
vieux lampas jaune-soufre. Une profusion de meubles l'encombrait, des
crédences, des bahuts, des tables tournées, des consoles de marbre, des
statues, des tableaux, des cadres, des horloges, des escabeaux. Une
poussière folle se dégageait de tout cela et les lambeaux de soierie
vous dégringolaient sur les épaules. Dans le salon, dans les chambres
à coucher, dans les placards, régnait le même désordre. C'était un
véritable muséum et l'on pouvait se demander si la ville de Dôle avait
la précieuse coutume de remiser ses objets d'art dans cette cave. Le
pire, c'est que vraiment c'était une cave, humide, très grillée à ses
soupiraux, ayant jour sur un bureau de poste où jamais personne ne
venait prendre ni porter une lettre. Caroline avait envie de pleurer.
Estelle, assise dans une ancienne chaire d'évêque, les poings au front,
se demandait de quelle manière un gigot rôtirait devant la cheminée de
la cuisine, une cheminée Louis XIV. Quant à Tulotte, elle formula cette
opinion brutale:

«Une ratière! quoi!...»

Il ne fallait pas songer à déballer le moins du monde, car il y avait
même de la vaisselle sur les dressoirs. On mit deux jours à ranger et à
épousseter.

Le colonel, atterré, n'osait pas dire ce qu'il pensait; seulement, pour
un rien, il aurait tout saccagé autour de lui.

Mary ne voulait pas lâcher sa chatte, craignant de ne jamais la
retrouver parmi ces belles choses.

Un mois s'écoula dans une mortelle tristesse. Le colonel allait au
café pour ne pas entendre les reproches désolés de Caroline; Estelle,
claquemurée par des jours pluvieux au fond d'une cour entourée de
maisons à persiennes closes, agonisait. Les ordonnances, une fois leur
pansage terminé, se sauvaient. Tulotte surveillait Mary qui, elle,
surveillait sa chatte.

Quant à la propriétaire, on ne la voyait pas plus que Dieu, elle
s'enfermait dans un impénétrable mystère. Clémentine ne parlait
pas à la cuisinière du colonel, et l'intendant, un grand monsieur
noir, sournois, un sacristain, ne s'aventurait que rarement vers le
rez-de-chaussée. On avait cessé le traitement du beau-frère docteur,
Antoine-Célestin Barbe, le savant, parce que les abattoirs étaient trop
loin et que la peur effroyable de montrer ce sang à une propriétaire
dévote empêchait Caroline de continuer. Caroline maintenant regrettait
le cimetière de Clermont, elle en causait chaque soir à table, répétant
qu'ici c'était une tombe sans arbre, la pire des tombes.

Tout le régiment connaissait l'histoire, on avait applaudi le colonel.
«De la poigne, le colonel! Hein! faisait Jacquiat, vous a-t-il attrapé
la vieille sainte n'y-touche?...»

Madame Corcette, installée dans une ancienne guinguette, hors des
murs, enviait madame Barbe, et Caroline, gardant la dignité de leur
situation, lui assurait que son logement était des plus confortables.

Un soir, Daniel, las de leur lampe lugubre qui éclairait à peine les
quatre coins du salon, fit venir ses officiers et alluma carrément des
paquets de bougie à son chiffre.

Ce fut un éblouissement fantastique. De Courtoisier jeta son képi en
l'air, Jacquiat s'effondra dans un fauteuil, Pagosson eut peur, Zaruski
grimpa sur un escabeau, Corcette, Marescut poussèrent des «Oh! mon
colonel!» étouffés.

Ils étaient bien dans le plus splendide décor que l'on pût rêver! Les
panneaux du salon étaient couverts de panoplies arabes, le lustre en
cristal de Venise, qu'on s'était donné la peine de nettoyer, lançait
des fusées éblouissantes. Une sainte de marbre blanc se dressait dans
un coin, sous une draperie à fleurs de lys représentant une chasse
de François Ier. Un bahut Henri II, à portiques en arêtes vives
contrariées et rehaussées de filets d'ébène, occupait l'entre-fenêtre,
les rideaux de brocatelle de soie retombaient le long des chambranles
de toutes les portes, des flots de vieilles étoffes pompadour ou
directoire cascadaient du haut des corniches, le plafond était peint
de sujets libres d'une finesse exquise, Adonis et Vénus, des amours
voltigeaient dans un essor fou. Un orgue aux tuyaux argentés faisait
face à une crédence Louis XVI laquée de vernis blanc, tout enguirlandée
de roses d'or, et à chaque bout d'une cheminée, portée par des
cariatides de bronze vert, se dressaient des chaises datant de la reine
Berthe avec des dossiers en rosaces de cathédrales. Toutes ces vieilles
superbes choses remises aux lumières d'un gala rutilaient de paillettes
multicolores; les étoffes avaient des plis cassés à faire damner un
Velasquez; les armes semblaient couvertes de pierres précieuses.

Le colonel ne s'attendait pas du tout à cela, d'ordinaire Caroline
n'allumait qu'une lampe, ses yeux fatigués ne pouvant tolérer l'éclat
des bougies, et puis, il était si honteux d'avoir obtenu par la force
«une ratière» qu'il n'insistait pas.

--Alors!... qu'en dites-vous? demanda-t-il pris d'une secrète vanité.

--Mais, mon colonel, c'est un palais! cria de Courtoisier; il y a des
millions dans cette seule pièce, et vous avez loué cela, tout meublé,
huit cents francs?

--Ma foi, oui ... je crois que notre dévote est une simple sorcière.

--Une sorcière?... une vieille folle! exclama Corcette ébouriffé,
pourquoi laisse-t-elle ces objets de prix se manger aux vers? C'est moi
qui bazarderais la moitié de l'appartement!

Jacquiat était du même avis. On parla de faire venir madame Barbe déjà
couchée, mais Tulotte affirma qu'elle en deviendrait plus malade. Mary,
assise sur une des chaises de la reine Berthe, le bras enfoncé dans
un coussin d'Orient, regardait de toutes ses prunelles, chercheuses
d'inconnu, serrant sa chatte contre elle avec une ivresse poussée
jusqu'à la souffrance.

Lorsque les ordonnances apportèrent le punch dans la jatte d'argent
qu'on avait trouvée derrière le dressoir de la salle à manger et qu'ils
flanquèrent la jatte de douze petits verres de cristal noirâtre,
taillé en biseau comme des diamants, le délire fut à son comble. De
Courtoisier bondissait, saisi d'une rage que la présence de son colonel
ne maîtrisait pas; ce n'était plus un hussard, mais un possédé; il
tiraillait les soieries, dérangeait les meubles, ouvrait les bahuts,
faisait des «oh! sacrebleu! quelle aiguière!» «Ah!... Messieurs,
regardez-moi ce coffre de mariage!» Pagosson, lui, examinait certaines
colonnes torses pour essayer d'en fabriquer de pareilles; les très
jeunes lieutenants ajustaient les étriers arabes ou mettaient au vent
des flamberges monstres.

Le colonel se frottait les mains.

--Allez, allez, mes enfants, répétait-il ahuri de son propre succès,
je vous ménageais une surprise. Pardieu!... On a du flair! je m'y
connais ... tiens!... Un Normand comme je suis, c'est la finesse en
personne!... Quand j'ai voulu mon logement ... je le voulais ... je
l'ai ... nous l'avons!... quelle noce, mes enfants!

Tulotte, en jupe de soie brune, avec sa crinoline, ses bandeaux plats
et son teint olivâtre, errait de fauteuil en fauteuil, navrée de ces
joies malsaines... Ce n'était pas elle que la friperie dériderait
jamais, elle avait elle-même déménagé toute la chambre de sa belle-sœur
pour tendre l'éternelle tenture bleue. Tout ça c'était des puces, du
moisi, de la poussière, des ordures, une ratière, quoi!... Elle emporta
Mary brusquement tandis que la chatte fuyait derrière les brocarts.
On passa la nuit, chez le colonel, à visiter les armoires selon la
hiérarchie: le colonel, armé d'un flambeau, désignait d'abord les coins
les plus riches, puis venaient le lieutenant-colonel sincèrement ému,
le chef d'escadron, les capitaines, les lieutenants. On brandissait
des trouvailles étonnantes telles qu'une Léda d'ivoire renversée sous
un cygne polisson, un ostensoir de vermeil dans le milieu duquel
étincelait, comme un joyau, un médaillon de femme. De Courtoisier
fourrait sa tête sous les tables, à quatre pattes dans les tapis.

On eût dit, à les voir de sang-froid, le sac d'un château princier
durant une guerre! Ces braves hussards, ils finissaient par ne plus
craindre leur colonel.

Mary dormait depuis longtemps lorsque sa porte s'ouvrit, livrant
passage aux officiers en maraude, qui étaient venus tout droit, ne
se doutant plus qu'il y avait des chambres occupées. Ils tenaient
chacun un chandelier, à la file, les yeux écarquillés, le nez levé; de
Courtoisier s'était coiffé d'un fez brodé de perles, Jacquiat drapait
sa grosse panse d'une écharpe de bayadère et Pagosson émergeait d'une
cuirasse rongée de rouille. Le punch aidant, ils titubaient un peu, le
dolman déboutonné. La chambre de Mary se garnissait, tout entière d'un
immense lit à baldaquin de velours violet. L'enfant se dressa, blanche,
mince, les yeux fixes.

--On n'entre pas! dit-elle d'un accent si impérieux qu'ils reculèrent.
Elle avait eu un véritable cri de femme outragée.

--Quelle boulette!... fit Jacquiat empêtré de son écharpe.

--Le père va nous arranger! marmotta Pagosson.

--Excusez-nous, Mademoiselle Mary, débita Corcette, la face allumée,
nous ne pensions pas rencontrer la _Belle au bois dormant!_ Ils se
mirent tous à rire en contemplant ce lit drapé aux couleurs d'un évêque.

--Ça doit être celui du chanoine, déclara de Courtoisier, le colonel
nous expliquait tout à l'heure qu'il avait une devise très bizarre!

Ce Courtoisier ne voyait même pas Mary dont les petits bras élégants
pressaient la chatte jaune qui jurait, furieuse de ce brusque réveil.

--La devise, elle est là, répliqua la fille du colonel en se penchant
vers la planche sculptée de sa trop grande couche et moitié souriante,
moitié boudeuse, pour avoir le droit de les renvoyer ensuite, elle leur
épela la phrase burinée en lettres rouges dans le vieux bois: _Aimer,
c'est souffrir!_

Oh! comme dut, au fond d'un rêve, tressaillir le petit garçon dormant
en quelque coin du monde, bien loin d'elle! Ce petit garçon qui devenu
homme, quand elle deviendrait femme, lui serait fatalement destiné!

Les officiers se touchèrent du coude.

--Chouette! formula Pagosson dont les expressions n'étaient pas
toujours choisies. Et ils sortirent abrutis par cette dernière
fantaisie plus diabolique encore que toutes les autres.

[Footnote 1: L'auteur tient l'histoire de source certaine, avec la
seule différence qu'elle ne se passait pas à Clermont.]

[Footnote 2: La fontaine de Saint-Allyre, une des curiosités de
Clermont-Ferrand.]


III


Le lendemain matin, avant son déjeuner, le colonel Barbe monta chez sa
propriétaire. Clémentine vint lui ouvrir en rechignant.

--Mademoiselle prend son café au lait! dit-elle d'un ton qui
n'admettait pas de réplique.

--Eh bien! j'attendrai! répondit le chef du 8e hussard, presque penaud.

Mademoiselle Parnier de Cernogand daigna cependant abréger son café au
lait pour recevoir son ennemi.

Le colonel lui adressa un salut plein de délicate courtoisie.

--Mon Dieu, chère Mademoiselle, je viens, dit-il, pour rectifier une
erreur.

Vous m'avez loué huit cents francs un appartement...

--Ah! vous trouvez que c'est trop cher! interrompit la dévote de l'air
de quelqu'un qui a mangé de l'épine-vinette.

--Au contraire, scanda l'heureux colonel, je trouve que je vous vole,
il y en a pour des millions chez vous, et je ne peux pas rester ici
à votre charge! Je ne souffrirai jamais cette injustice!... Quand on
habite un musée, n'est-ce pas, il faut en subir les conséquences. Je
vous saurai gré d'augmenter vivement votre local ou je pars ce soir!...

Elle avait bien entendu dire que les hussards sont fous; pourtant cela
dépassait ses prévisions. Elle étudia un instant la figure du colonel,
une figure impassible de guerrier!

--Allons ... Monsieur, vous plaisantez!...

--Mademoiselle, un colonel ne plaisante jamais... Si je détériore
vos richesses, vous en serez pour vos frais, et moi je ne respire
plus depuis que l'on ma dit ... depuis que j'ai vu que j'étais dans
un palais princier... Entendons-nous bien!... Est-ce que vous avez
voulu vous moquer de moi? Me donner en spectacle à mon régiment?...
Mes officiers ne peuvent pas en croire leurs yeux... J'exige une
augmentation.

La dernière des Parnier de Cernogand comprit à quel homme elle avait
affaire, elle lui tendit sa main couverte d'une épaisse mitaine.

--Monsieur le colonel, vous êtes un vrai chevalier! dit-elle prise au
dépourvu par cette exquise bonne foi et elle lui augmenta son bail
annuel de cinquante francs, puis elle le pria de se rasseoir avec une
très grande cérémonie.

Le colonel salua jusqu'à terre, imitant un officier de la Régence, dont
il avait un portrait dans son cabinet.

--Monsieur le colonel, commença la dévote lissant ses bandeaux de
ses deux mitaines, je dois vous avouer que je fais peu de cas de la
vieillerie qui vous cause ce transport. Moi j'ai des principes très
arrêtés sur ces choses d'un autre temps: je les conserve parce qu'elles
ont appartenu à ma famille, mais je les ai en horreur. Mon salon a
été purgé de toutes les inconvenances qu'il recélait. Les statues,
les peintures, les draperies à personnages et les lits sculptés ont
déménagé du premier au rez-de-chaussée, car mes yeux ne sauraient, sans
indignation, regarder ces manifestations dégoûtantes des faiblesses et
des impudeurs humaines. Dieu merci, j'ai été élevée par des parents
sévères, mon père était un juge du plus grand mérite, il est mort en
odeur de sainteté; quant à ma mère, elle fut dame patronnesse de Dôle
jusqu'à son entrée aux _Veuves pénitentes_, un couvent de Besançon.

Tenez, Monsieur, je serai franche et rigide avec vous, vous méritez
qu'on s'occupe un peu de votre salut... Au lieu de laisser vos meubles
se pourrir dans les caisses, sous le hangar, demandez-moi une chambre
de débarras pour y cacher les miens et ne faites plus admirer ces
obscénités à votre régiment... Songez à votre petite fille qui couche,
dit-on, dans un lit dont le seul souvenir me comble de terreur... Un
bon mouvement: gardez le nécessaire et enlevez le reste!

Ce fut au tour du colonel de s'extasier. «Quel dragon, cette vieille
créature!» Il se contenta de friser sa moustache d'un air narquois.
Mademoiselle Parnier poussa un soupir.

--Tous les mêmes!... fit-elle désespérée.

Le colonel, cherchant à se donner une contenance, examinait les murs.

--Ah!... c'est trop fort! s'écria-t-il tout d'un coup, car en effet
c'était trop fort; il tenait le secret des taches du papier Directoire
... la dévote avait eu la patience de coller sur toutes les ... nudités
mythologiques ... des pains à cacheter.

Brusquement, il se leva, esquissa de nouveau un salut mais _à la
hussarde_, cette fois, et se sauva, poursuivi par la vision de ces
pains à cacheter pudibonds!...

A partir de cette visite, la glace fut rompue. La dernière des de
Cernogand descendit de son Olympe au rez-de-chaussée, elle prit en
pitié ces pauvres hussards, si vagabonds, et pensa tout de suite à leur
inculquer ses effrayants principes.

Le ménage Barbe se sentit envelopper peu à peu d'un filet aux mailles
inextricables: d'abord Estelle dut tordre le cou à un coq élevé dans
une cage en compagnie de trois poules pondeuses. De sa galerie vitrée,
mademoiselle de Cernogand prétendait avoir vu des ébats absolument
contraires à la sainte règle de la maison. Ce coq avait des allures
inconvenantes.

Caroline riait des réflexions pleines de sous-entendus que lui faisait
à ce sujet brûlant sa propriétaire; cependant elle fit tuer l'animal
parce qu'après tout elle voulait la paix. Cette victoire donna de
l'audace à la dévote, elle expédia son intendant, M. Anatole, dans les
cuisines d'Estelle afin de tâter cette fille qui lui paraissait la bête
noire de la famille.

Estelle pouffa de rire quand on lui demanda si elle se confessait, puis
au bout de la semaine, très séduite par les façons patelines de ce
sacristain, elle consentit à aller à la messe avec Clémentine. On lui
présenta la chose comme une vraie petite fête. Estelle lâcha Pierre et
Sylvain pour M. Anatole et elle eut l'imprudence de se laisser conduire
aussi aux réunions de la fameuse _Confrérie des Casseroles._

--Madame devrait bien s'occuper de l'éducation religieuse de
mademoiselle Mary! dit un jour Estelle en servant un plat de truites
sur la table du colonel.

Celui-ci lisait le journal du soir, la botte allongée devant le feu,
tandis que Tulotte renouait la serviette de la fillette et que la jeune
malade, plus pâle que de coutume, arrangeait des pilules dans les
boulettes de son pain. Daniel Barbe releva la tête brusquement, avec
des yeux stupéfaits.

--Hein! fit-il, l'éducation religieuse de Mary!... De quoi vous
mêlez-vous, ma fille?

--Monsieur a tort de me gronder, murmura hypocritement Estelle qui
depuis la Noël avait une tournure tout étrange, quand on aime ses
maîtres, on songe à leur salut. Mademoiselle fait bien sa prière, mais
elle ne va pas assez à l'église.

Tulotte haussa le ton.

--Avez-vous fini de nous rebattre les oreilles? dit-elle en colère,
c'est moi qui élève Mary et je crois que je m'y entends... Allez me
chercher la moutarde ... dépêchons!

Estelle s'esquiva sans répondre un mot. Le trait était lancé.

_La Confrérie des Casseroles_ avait pour but de diriger les maîtres par
leurs domestiques, chose démocratique plus facile qu'on ne se l'imagine.

Tous les jeudis, dans une chapelle des bons pères, les servantes de
Dôle se réunissaient pour ouïr une instruction sur les devoirs de
leur situation, et là, on les exhortait à combattre l'irreligion des
familles qui va toujours augmentant, comme chacun sait.

On avait pris à part Estelle dont la toquade pour l'intendant de
mademoiselle Parnier s'accentuait davantage, et on lui avait déclaré
qu'elle se perdait chez les hussards. Estelle ouvrait une bouche énorme
devant les sermons, cela lui changeait ses habitudes de grosse gaieté
avec les soldats, mais flattée de se voir au milieu de la fine fleur
des domestiques de Dôle, elle imita bientôt les allures distinguées
de ces demoiselles, ôta les rubans tapageurs de son bonnet, eut un
chapelet dans sa poche et devint si détestable que Sylvain déclara tout
net à Pierre que puisqu'elle voulait faire _sa sucrée_, on irait rire
ailleurs.

--Estelle n'est plus la même! soupira madame Barbe lorsqu'on pénétra
dans le salon.

--Il faut la mettre à la porte! bougonna Daniel impatienté de ce
changement qui lui supprimait l'unique gaieté de sa demeure.

--Mais non, reprit Caroline, je ne m'en plains pas... Elle est devenue
sage, elle cause moins avec tes ordonnances, elle a des prévenances
ingénieuses pour moi... Faut-il donc une virago, ici, pour nous
servir!... Tu veux toujours qu'on se trémousse autour de toi... Si
cette fille commence à se repentir!...

--Allons donc!... se repentir, elle dissimule ... ce sera propre dans
quelque temps. Elle sort pour aller je ne sais où, elle pince les
lèvres quand on la gronde; autrefois elle pleurait, j'aimais mieux ça
... j'ai horreur des dévotes.

--Et moi, je préfère les dévotes aux filles trop délurées, riposta
Caroline, la fièvre aux joues.

Depuis qu'elle était enceinte, jamais le colonel ne laissait la dispute
s'envenimer.

--Mary, dit-il se tournant du côté de sa fille, veux-tu aller à
l'église, hein?

--Non, papa, répondit Mary secouant ses nattes noires, j'ai peur de
l'enfer!

Le colonel fit un bond dans le fauteuil de la reine Berthe. Il avait
toujours défendu à Tulotte de lui raconter ces sornettes. C'était
bien assez qu'on lui apprît son catéchisme sans aller encore le lui
expliquer.

--Qui est-ce qui t'a dit d'avoir peur de l'enfer? interrogea sévèrement
le colonel Barbe.

--Dis! et tâche de ne pas mentir! ajouta Tulotte exaspérée.

--Je ne mens jamais, murmura Mary confuse, et puis ça m'est bien
égal. C'est la dame d'en haut, qui m'a fait monter chez elle pour me
questionner sur l'histoire sainte. Elle m'a raconté un conte où il
y avait des diables, des chaudières, des flammes ... elle dit que
les petites filles qui ne se confessent pas à huit ans vont dans les
chaudières. Moi je me suis mise à rire, alors elle m'a promis de me
faire voir tout ça à l'église.

Le colonel Barbe aurait cassé la carafe qu'il tenait si tout d'un
coup Caroline n'avait pas déclaré que l'église pouvait être bonne à
certaines heures. Si elle se trouvait mieux le lendemain elle irait
avec Estelle et Mary.

Le colonel Barbe sortit pour ne pas éclater. Tulotte clignait des
paupières.

--Nous y voilà! pensait-elle, c'est la fin de la fin!

A cette époque un grand événement eut lieu dans la vie de Mary: sa
chatte fit des petits. Elle trouva un jour tout un tas de jeunes chats
grouillant sur son lit à baldaquin. Tulotte voulait jeter à l'eau cette
engeance du plus beau jaune, mais Mary faillit avoir une attaque de
nerfs, on dut en choisir deux pour la calmer et les laisser à la mère.

C'était, dans ce lit, des miaulements plaintifs, des ronrons, des
jurons qui rendaient la petite fille très orgueilleuse. La chatte,
ayant fini par faire la paix avec elle, l'escortait, suivie elle-même
de ses deux chats. On écrivait ses devoirs ensemble, on partageait les
tartines de la collation et on enfouissait des choses mystérieuses
derrière les fuchsias. Malheureusement, l'un des petits _s'oublia_ un
matin sur le paillasson de la dévote, il ne revint plus. Clémentine
avoua que sa maîtresse en sortant pour sa messe basse _avait mis le
pied dedans_, et qu'ayant une profonde horreur des jeunes chats, elle
avait lancé l'animal à travers les escaliers. Estelle, sans rien dire,
l'avait achevé pour que sa maîtresse n'entendit pas ses râles. Tout un
drame que Mary reconstitua à l'aide de Minoute qui déterra le petit
cadavre dans un coin de la cour.

En sa qualité de fille de militaire, Mary devait protéger le plus
faible; lorsqu'elle sut positivement à quoi s'en tenir, elle monta
d'un pas décidé l'escalier de mademoiselle de Cernogand. Mary avait
des idées féroces. On pensait chez elle que ce chagrin d'enfant était
calmé, on l'avait vue se diriger d'abord vers la cour, réfléchissant
aux sages conseils du papa qui lui expliquait qu'une propriétaire
pieuse a tous les droits. Sa mère, assistant aux offices à présent,
renchérissait et lui déclarait qu'il y avait déjà beaucoup trop de
chats dans la maison. Mary, en dernier ressort, étudiait les agitations
de Minoute. Minoute fixait des yeux étincelants de rage sur la galerie
vitrée. Mary vint donc sonner à la porte de mademoiselle Parnier.

--Vous avez tué mon chat! dit laconiquement la petite hussarde, mettant
ses mains dans les poches de son tablier d'écolière.

--Non, ma chère enfant, se récria la dévote; entrez vite, j'ai là
un beau plat de beignets que je veux vous faire goûter. Votre chat
a été volé par les gamins de la rue... Entrez vite, nous dirons le
_benedicite_, vous me réciterez une fable et je vous montrerai des
images de mon Histoire sainte.

Au fond mademoiselle Parnier, qui commençait à catéchiser toute la
famille, avait très peur de perdre son prestige. Mary n'était guère
facile à apprivoiser; cette petite ne s'entendait avec personne et se
moquait de l'enfer.

--Vous mentez, Madame, dit Mary tranquillement, et puisqu'on voit le
diable quand on ment, vous le verrez cette nuit.

--Ma chère mignonne, murmura mademoiselle Parnier, je suis trop bien
avec le bon Dieu pour cela... Fi! la vilaine tête!... Regardez comme
Jésus pleure en ce moment sur vos insolences!

Elle lui désignait du doigt le christ pendu près de la cheminée.

Les vitrages de la galerie étaient ouverts, on voyait Minoute plantée
sur son derrière au milieu de la cour: Minoute, la queue tourmentée de
frissons, attendait l'issue de l'ambassade.

Mary s'avança du côté du plat de beignets qui fumait fort appétissant;
elle le prit à pleins bras, et, avant qu'on ait pu la retenir, elle
envoya le tout dans l'espace avec un calme imperturbable.

--Tiens, Minoute! fit-elle. Ensuite elle se retira, le front haut, sans
daigner refermer la porte.

Pétrifiée, la dernière des de Cernogand n'eut même point la présence
d'esprit de faire un signe de croix.

La maison subit une véritable crise à propos de ce plat de beignets
si cavalièrement offert aux mânes d'un chat assassiné. Mary reçut le
fouet. On la mit en quarantaine pendant plusieurs jours. Elle fut
privée de dessert, de la musique du dimanche, et surtout de jouer avec
ses chats. Minoute, désorientée, abandonna le lit de sa maîtresse,
emporta son petit dans l'écurie; un cheval écrasa ce restant de la
nichée. Enfin, le plus poignant de tous les désespoirs, l'intendant,
avec la permission d'Estelle, tendit un lacet sous les fuchsias,
endroit fatal où Minoute trouva une mort prématurée.

Mary demeura inconsolable. Son père voulut lui donner un oiseau; elle
refusa. A quoi bon?... si Minoute n'était plus là pour le manger!
Ces sortes de peines prenaient dans le cerveau de la petite fille
des proportions terrifiantes. D'autant mieux qu'elle pleurait peu et
ressassait ses douleurs des journées entières. La maison lui inspirait
une tristesse morne sans la moindre distraction vivante; certes, elle
ne manquait pas de joujoux, tous les officiers de son père au premier
janvier lui avaient donné des poupées, des ménages, des bonbons; mais
cela ne remuait pas autour d'elle, les poupées se brisaient.... Il
faisait trop froid pour sortir les ménages, hélas! Quant aux bonbons
elle leur préférait la simple tartine de beurre de son goûter.

La maman ne bougeait plus de sa chaise longue; Tulotte passait son
temps à disputer la cuisinière, l'appelant _cafarde_; le papa allait
chasser avec Corcette et le comte de Mérod dans les gorges du Jura.

L'hiver était venu, charriant les neiges qui ne voulaient pas fondre
dans la cour. Mary, partie de l'Auvergne avec un soleil magnifique,
s'imaginait que les villes de France sont divisées en deux catégories:
les villes où c'est l'Été et les villes où c'est l'Hiver!...

L'aventure du plat de beignets avait gâté la conversion des Barbe
et un autre scandale vint la faire sombrer pour toujours aux yeux
de leur propriétaire. Une fois, Mary fut envoyée à la recherche de
cette mystérieuse Estelle qui, maintenant, quand elle n'était pas au
confessionnal, s'enfermait dans sa chambre. Mary grimpa l'escalier
comme feu sa chatte, c'est-à-dire très vite et sans bruit. La chambre
de la bonne, située sous les toits, possédait un gros verrou fermant
assez mal un huis tout disjoint; Mary, juste à la hauteur d'une fente
du bois, aperçut vaguement l'habit noir de l'intendant de mademoiselle
Parnier, un habit en forme de lévite que tout le monde connaissait;
elle entendit la voix de sa bonne balbutiant des choses étouffées.
Mary n'osa pas entrer. Elle redescendit pour expliquer à son père que
la bonne devait être très malade puisque M. Anatole la soignait dans
son lit. Ce fut un trait de lumière, le colonel devina la véritable
raison de la conversion d'Estelle. Il jugea même inutile de confondre
les coupables, et, après avoir blâmé sa fille de se risquer au trou des
serrures, il avertit Caroline.

--Te voilà bien!... s'écria celle-ci indignée; tu veux renvoyer ma
cuisinière parce qu'au lieu d'avoir deux hussards pour amants elle se
contente d'un dévot!... Moi, je trouve qu'Estelle se range de plus en
plus ... et je la garde... Autrefois elle faisait ses horreurs dans la
cuisine, maintenant elle monte dans sa chambre... Je te dis que je veux
la garder!...

Le colonel ne répliqua rien, mais il avait l'esprit de corps. Il
ne serait vraiment pas dit que ce faquin de buveur d'eau bénite
demeurerait impuni. Il mit des gants de peau neufs et alla de nouveau
chez sa propriétaire.

--Mademoiselle, affirma-t-il dès le seuil, votre intendant est un drôle
qui suborne les filles: je viens de le découvrir en conversation légère
avec ma bonne, une créature assez sage!... Pensez-vous, Mademoiselle,
que je puisse me permettre de laver la tête à ce polisson?

La dernière des de Cernogand se moucha, prit une pincée de son
tabac--sa seule volupté--secoua sa robe d'orléans sur laquelle était
tombée un peu de la fine poudre.

--Hum!... hum! mon cher locataire!... murmura-t-elle, ceci est une
grave accusation. Je tiens Anatole pour un digne serviteur; oui!...
oui! je vous le répète, un digne serviteur. Il a quarante-deux ans,
un âge déjà respectable ... jamais on ne l'entend dire un mot déplacé
ni faire une allusion aux femmes. Il ne sort pas ou presque pas ...
Monsieur le colonel ... vous les avez vus?...

Le colonel était comme sa fille: il ne savait pas mentir.

--Vus ... non..., mais on les a vus ... une personne digne de foi!

--Quelle personne, encore?...

Et mademoiselle Parnier respira.

--Une enfant dont l'innocence aurait pu être ternie par ce spectacle...
Heureusement que Mary n'a rien compris, mais je désire...

--Ah! Monsieur Barbe!... votre fille!... et vous voulez que je chasse
un excellent sujet parce que cette enfant, qui nous a tous en horreur,
à cause de la mort d'un sale chat, les a vus... Et qu'a-t-elle vu?...
je vous le demande...

--Mademoiselle, je réponds de ma fille comme de moi-même ... ses
explications ne me laissent aucun doute!... Dieu merci, elle n'a pas
trop vu pourtant... quand une femme est sur son lit ... qu'un homme!...

Mademoiselle Parnier se leva, majestueuse:

--Colonel... (et elle dit colonel tout court, car elle était hors
d'elle), je vous défends d'en ajouter davantage. Je ne dois pas savoir
ce qu'ils faisaient, je me bornerai à jurer sur ce christ que M.
Anatole, mon intendant depuis dix ans, est incapable d'une faute de ce
genre!...

Et très indignée, elle se retira dans un oratoire, à côté du salon.

Le colonel dut sortir avec l'étourdissement que lui jetait au cerveau
la stupéfiante logique de la dernière des de Cernogand!...

On garda Estelle, on félicita M. Anatole. Le colonel ragea, la
colonelle bouda; Tulotte haussa les épaules, et Mary fut fouettée pour
liquider cette situation embarrassante.

Alors la petite fille connut les effets d'une haine de dévots. Elle
vit s'en aller d'une façon mystérieuse les joujoux qu'elle laissait
dans la cour; ses jardinets tracés sur la neige étaient effacés par
une main inconnue, mais toujours prête au dégât. Un jeune chien
qu'elle avait ramassé au coin d'une borne et qu'elle soignait à
l'écurie, en cachette, récolta une maladie de langueur dont il creva
inexplicablement. Dans sa chambre même, ses cahiers sur sa table de
travail eurent des pâtés qu'elle n'avait jamais faits. Elle égara ses
plumes, son papier buvard sans s'en rendre compte! Toute la journée
c'étaient des rapports contre elle.

Estelle arrivait auprès de la chaise longue de madame qui lisait un
roman:

--Mademoiselle est encore sortie malgré la défense de Madame... Je
n'ose pas la gronder, elle dit que je n'en ai pas le droit.

--Mary! appelait la mère assourdie de réclamations, où es-tu allée?

--Maman, je suis sortie pour jouer sur le trottoir puisqu'on me prend
mes jouets dans la cour!...

--Qui te prend tes jouets?

--Je ne sais pas, maman, peut-être le monsieur d'en haut!

--Allons donc!... tu es folle! Enfin, si on te prend tes joujoux, il
faudra veiller!... ajoutait la mère impartiale.

--Ah! Madame peut croire, se récriait Estelle, que je battrais celui
qui se le permettrait... J'aime trop mademoiselle Mary, seulement
monsieur la monte contre moi ... je le sens bien, et si Madame n'était
pas malade, elle qui me garde malgré mes indignités, je m'en sauverais,
voyez-vous!...

Ici Estelle, du coin de son tablier, s'essuyait les yeux.

--Mary ... concluait la jeune mère attendrie, tu nous feras mourir de
chagrin!

La petite fille serrait les lèvres, dédaignant d'accuser davantage
des gens, que d'ailleurs elle ne saisissait pas sur le fait. Et puis
elle finissait par s'imaginer que ce qui se passait devait être tout
naturel. Seulement son caractère devenait de plus en plus sauvage; elle
s'asseyait sur les marches de l'escalier, le menton appuyé au poing
gauche, le regard farouche, la bouche tordue d'un rictus étrange. Elle
récapitulait toutes les avanies qu'on lui faisait subir et son horreur
des grandes personnes s'accroissait rapidement. Quelquefois on lui
amenait des enfants du 8e: Paul Marescut, les filles de la trésorière;
mais il arrivait que ces enfants se dégoûtaient vite de son air
sombre et des jeux qu'elle leur proposait comme des trouvailles: soit
l'enterrement d'une poupée disloquée, soit un pèlerinage à la tombe des
chats derrière l'écurie, dans la fosse au fumier, avec des bougies et
des encensoirs de papier. Dès qu'on voulait une partie de barre ou une
ronde, elle se retirait à l'écart.

Un jour que l'oncle de Paris, le fameux savant Antoine-Célestin Barbe,
devait venir pour une consultation pressante, madame Corcette, après
avoir chuchoté longuement au chevet de la malade, emmena Mary chez elle.

C'était au mois d'avril; la neige faisait place à une boue noire,
épaisse comme de la crème, remplissant les rues et crottant les jupes.
Le capitaine Corcette, aux arrêts pour une semaine, attendait la petite
fille du colonel comme une distraction qui lui était bien due de la
part de son grognon de père.

--Eh bien? demanda-t-il lorsque sa femme arriva suivie de Mary, très
ahurie de leur voyage à travers Dôle.

--Nous la garderons peut-être plus longtemps que nous ne pensons,
dit-elle. On est allé chercher le marchand de choux pour avoir le petit
frère ... il parait que ce chou ne veut pas se laisser effeuiller...
il y a des complications, une fluxion de poitrine qui se déclarera,
un remède qu'on n'a pas continué, enfin des tonnerres de machines du
diable!... pour parler comme le colonel!

La maison du capitaine Corcette était une ancienne guinguette ornée
de treillages verts et de volets verts. Au carrefour de trois routes,
elle avait la vue d'une campagne fort accidentée, une montagne couverte
de rochers de laquelle glissaient de petites cascades en miniature;
elle portait encore un pin pour enseigne et sur un coin on lisait
cette phrase d'un goût douteux: _Au rendez-vous des cascades_, que
le capitaine ne se souciait pas de faire effacer. Elle possédait un
jardin, des tonnelles, une balançoire, un jeu de boules, un jeu de
grenouilles, une mare... Un vrai paradis!

Les quatre chambres qui la composaient étaient tendues de papier perse
à fleurs inouïes.

Au salon il y avait des cors de chasse, un tapis turc, un vieux piano;
des scènes d'amour très drôles le long des rideaux de cretonne. Cela
empestait la cigarette et le rhum. Mary dut changer sa robe de flanelle
blanche qu'elle avait salie dans les rues de la ville contre un petit
jupon de soie rouge bordé d'une dentelle que lui prêta madame Corcette.
Celle-ci, très heureuse de faire la maman, lui donnait des conseils.

--Tu vois, Mary, tu as un jupon de danseuse espagnole. Demain Tulotte
viendra prendre de tes nouvelles et t'apporter du linge, mais, pour
aujourd'hui, nous allons nous déguiser. Tu mangeras des gâteaux, tu
boiras des liqueurs et tu casseras tout si ça te plaît. Je te soupçonne
d'être une petite fille trop bien élevée... Ris donc, lève la jambe,
cours, saute ... massacre-nous... Il faut se la couler bonne tant qu'on
est gamine... Après ... on ne sait pas ce qui vous tombe dessus!...
Moi, je ne veux pas que tu t'embêtes chez moi, tiens! D'abord tu es la
fille de notre colonel et nous voulons t'éblouir!

De fait, l'enfant était éblouie. Elle souriait doucement, un peu
chagrinée des expressions bizarres qu'employait madame Corcette «...
que tu t'embêtes!» «se la couler bonne.» Autant de stupeurs pour elle
qui avait un père très sévère sur le choix des mots.

On lui avait passé le jupon rouge, mis un _zouave_ de cachemire bleu
garni de clochettes d'acier et noué un ruban jaune au bout de ses
nattes.

--Elle est fort jolie, cette mignonne! murmura le capitaine du haut de
sa robe de chambre à glands de soie.

Madame Corcette endossa aussi une polonaise plus claire que celle de
son mari, redressa son chignon et servit une collation abondante. Comme
la fillette refusait gracieusement une seconde cuillerée de confiture,
la jeune femme lui vida, en éclatant de rire, le fond du pot sur son
assiette.

--Tiens! fit-elle, nous prends-tu pour des nigauds, nous voyons bien
que tu en meurs d'envie!

A la vérité, Mary ne mangeait que modérément de tout, chez ses parents;
elle suivait, malgré elle, un régime de convalescente qui a peur des
excès. Jamais trop de fruits, ni trop de gâteaux, ni trop de vin.
Et elle se portait bien, ignorant les indigestions et les griseries
sucrées; cependant, comme l'humanité est ainsi faite, elle réservait
toutes les folies sensuelles pour plus tard, et son esprit devait faire
payer cher à son corps sa précoce gravité.

Elle mangea le fond du pot, but de l'anisette, puis le capitaine la fit
asseoir sur ses genoux.

--Je crois, dit-il gaiement, que ce petit gésier ne fonctionne pas mal
... nous allons maintenant passer à d'autres exercices.

Messieurs et Mesdames, je vous annonce _il signor_ Polichinelle!»
ajouta-t-il d'une voix tellement aiguë qu'elle semblait partir de la
chambre voisine. Mary effrayée se réfugia dans les jupes de madame
Corcette. Aussitôt, avec un annuaire, deux bouchons de lampe et une
écharpe algérienne, il fabriqua un théâtre, des acteurs, un rideau.
Mary demeurait muette d'étonnement. Il y avait donc, au monde, un
homme qui amusait les petites filles?..... De ce jour elle eut un goût
prononcé pour les baladins tout en réservant son appréciation au sujet
de leur morale!... La représentation dura une heure. Madame Corcette
donnait la réplique, et Mary, assise entre eux, se tournait tantôt d'un
côté tantôt de l'autre, essayant de saisir le moment où leurs bouches
remuaient, ne comprenant rien à leurs intonations. Ensuite, madame
Corcette lui habilla une poupée avec du papier de couleur et des cartes
de visite, c'était fantastique.

Et les deux époux riaient plus fort qu'elle, se lançaient des mots
renversants, s'appelant: _ma vieille! mon gros rat écorché!..._ La
pluie ayant cessé, ils conduisirent Mary au jardin; le capitaine,
debout sur la balançoire, exécuta des tours de force; sa femme, les
jupons retroussés, le nez en l'air, montra de quelle manière on tirait
la grenouille à coups de boule. Mary avait peur de salir son jupon.

--Qu'est-ce que ça te fiche, cria madame Corcette, puisque ce n'est pas
le tien!...

L'argument était sans réplique. Mary tira la grenouille à côté d'eux.

Le soir elle devint bavarde, racontant ses malheurs avec ses chats.

Alors, madame Corcette envoya la bonne de porte en porte chercher des
petits chats. Elle en eut bientôt plein son tablier, et cette récolte
fut déposée sur le tapis turc, où elle miaula, jura, griffa; une vraie
ménagerie.

Mary, les larmes aux yeux, se précipita dans les bras de la jeune femme.

Manette, la bonne, disait gaiement qu'on pouvait en avoir d'autres
si on y tenait!... Ce fut du délire! la petite fille à quatre pattes
les dévorait de caresses, les appelant des noms de ses chers défunts.
Corcette s'affubla d'une peau d'ours et fit l'animal féroce qui va
croquer le troupeau. Mary les défendait, son jupon rouge étendu, et
l'on renversait les meubles, on cassait des porcelaines, on criait, on
se bousculait.

Madame Corcette se tordait de rire, s'amusant plus que les autres.
Manette, très délurée, pinçait tout le monde, y compris monsieur, et
madame riait plus fort, appelant son mari: _grand lâche!_

On coucha Mary, après minuit, ce jour-là, dans le cabinet de toilette
de madame Corcette où on avait dressé un petit lit bleu et blanc très
coquet. Elle oublia de faire sa prière tant le sommeil lui mettait
de poudre aux yeux. Le lendemain, elle vit entrer chez elle une
merveilleuse magicienne vêtue de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel
avec un bonnet pointu sur la tête et enveloppée d'un voile transparent.
C'était madame Corcette qui avait mis un de ses costumes de bal masqué.
Mary ne la reconnaissait pas et avait un peu peur.

--Je vous déclare, Mademoiselle Mary, disait la voix du capitaine
caché derrière une porte, que si vous êtes sage, vous irez en voiture
avec une foule de gentilshommes bien disposés à votre égard. Puis la
magicienne se sauva laissant son voile aux bras de l'enfant abasourdie.

Manette vint habiller Mary, et comme elle ne parlait pas de cette
aventure, celle-ci lui dit:

--Vous avez vu la dame, vous?

--Quelle dame?

--Une fée ... ou bien, ajouta la fillette moins crédule qu'à cinq ans
... ou bien une dame dans un costume de fée!

--C'est-y Dieu possible!... s'écria la rusée servante aussi comédienne
que sa maîtresse ... une fée!... Je me doutais du tour ... parce que,
hier, j'ai vu des nuages roses au ciel... C'est, dit-on, le présage
certain qu'il fera beau ... et qu'on recevra la visite d'une fée!
Madame, Madame, venez vite!... La fée est par là ... éveillez-vous donc!

Madame Corcette, déshabillée, entra se tamponnant les yeux d'une éponge.

--On ne peut pas dormir, ici ... fit-elle comme réveillée en sursaut.
Où diable voyez-vous des fées, ma pauvre Manette?

--Dam! c'est mademoiselle qui veut sans doute nous en conter!

Et Mary dut expliquer la chose tout au long. Le capitaine arriva,
il haussa les épaules, elles étaient folles, pour lui il allait
au jardin faire un tour. Quelques minutes après réapparaissait la
magicienne, mais plus grande, plus forte, cependant avec la même voix
de polichinelle enrhumé.

Manette levait les bras au ciel, madame Corcette se sauvait en hurlant,
le chignon ébouriffé, la chemise flottante.

Pour Mary, elle y perdait sa fable de Lafontaine. Elle ne croyait plus
aux fées, mais tous ces changements de costumes, rapides comme les
trucs de théâtre, la bouleversaient.

A déjeuner on ne parla que de l'apparition, et Manette jura Jésus et la
Vierge qu'elle avait demandé à la fée de réaliser un de ses vœux.

--Lequel? interrogea le capitaine Corcette.

--Celui de vous donner une jolie petite fille comme Mademoiselle!
riposta Manette.

--C'est vrai, murmura madame Corcette, embrassant Mary, je saurais bien
l'élever, mais ... n'y a pas moyen ... vois-tu, ma mignonne, nous n'en
aurons jamais, nous!

Mary insinua d'un ton mystérieux qu'on avait fait venir l'homme _des
choux_, il fallait lui acheter un bébé aussi.

--Oh! fit Corcette, sans songer à ce qu'il disait, ce serait un
véritable enfant de troupe!

Madame Corcette bondit.

--Théodore, tu es ignoble!... devant cette enfant!... As-tu bientôt
fini de m'insulter de la sorte?

--Calme-toi, bichon, c'est un mot ... rien de plus!... Oui ... à
cause de tes cheveux, de ton genre, de tes costumes ... on ferait des
histoires ... je voudrais bien, moi ... en avoir une ou un ... mais on
est sûr de quelle femme, en ce drôle de monde!... je préfère m'abstenir
et te forcer à ne pas perdre la tête ... tant pis pour toi, bichon!

--Corcette, je te tuerai ... tu es un misérable.

Et brusquement elle saisit un morceau de pain, le lui lança à la tempe,
il riposta par une fourchette garnie de sauce.

Mary, pensant que c'était une nouvelle représentation, tapait des
mains, enchantée de voir ses bons amis si gais. Cependant madame
Corcette ayant reçu l'os d'une côtelette dans l'œil, devint très rouge,
puis éclata en pleurs. Mary cessa de rire.

--Vous êtes un méchant! dit-elle, serrant bien fort sa magicienne
entre ses bras minces. C'est toujours la même chose, ajouta-t-elle
tristement, s'adressant à Manette qui arrivait avec des compresses,
quand on joue avec un garçon...

La philosophie de cette phrase naïve produisit une réaction.

Corcette se précipita aux pieds de sa femme, lui demandant pardon,
répétant qu'il méritait la pire des morts. Il les embrassait toutes les
deux au hasard des lèvres, les chatouillant afin de les faire sourire,
et, de temps en temps, imitant la voix d'un très petit enfant, disait
_qu'il ne le ferait plus!..._ Madame Corcette finit par s'adoucir; on
eut une signature de la paix magistrale, les chats exécutèrent des
cabrioles dans les débris du déjeuner, Manette alluma du rhum. Ah!
c'était une maison bien joyeuse que celle du capitaine Corcette!

Tulotte apporta les vêtements de Mary avant la fameuse promenade en
voiture. Madame Barbe souffrait beaucoup, le colonel ne décolérait pas,
et l'oncle de Paris se montrait fort inquiet de la suite des affaires.
On priait madame Corcette de garder la petite toute la semaine, _s'il
était possible._

--Possible! s'écria la jeune femme, elle est adorable, un vrai bijou!
elle s'amuse de nos farces comme une prisonnière qui sort de prison.
Ah! elle restera tant qu'on voudra!

--Oh! oui! déclara Mary les paupières baissées devant son institutrice.

--Ingrate! formula la cousine Tulotte, navrée que son éducation mît si
peu de cœur au fond de l'étroite poitrine de sa nièce.

Et elle repartit de son pas de gendarme, infatigable.

Vers deux heures, toute une bande arriva de Dôle, les uns à cheval, les
autres dans le break du colonel, qu'on empruntait souvent.

Mary fut installée au milieu de ces messieurs, Jacquiat, de
Courtoisier, Pagosson, Zaruski, dans la voiture; Marescut et Steinel
galopaient aux portières. Madame Corcette, plus grave que de coutume,
parlait des précautions dont un accouchement difficile doit s'entourer.
Soudain, elle s'aperçut qu'elle avait oublié de peigner Mary.

--Une jolie maman que vous feriez! s'exclama Zaruski, et tous les
autres pouffèrent de rire. Elle assurait que si, regrettant son mari,
le pauvre _chat-foin_, resté aux arrêts, se fouillant pour trouver un
peigne.

--Voilà! dit le plus jeune des hussards présentant son peigne à
moustache. Alors, on défit les cheveux de Mary, et il y eut un cri
d'admiration quand leur nappe d'encre se répandit sur les dolmans
chamarrés et les pantalons garance. L'ordonnance qui conduisait
poussait ferme son attelage, le vent s'engouffrait sous les stores
du break; bientôt la chevelure s'éparpilla, immense, chacun recevait
des mèches dans la figure, elles s'attachaient aux brandebourgs,
s'entortillaient autour de leur cou, on ne pouvait plus les renouer.

--Ma foi, j'y renonce, cria madame Corcette en rendant le peigne.

--Laissez-les-lui ainsi, c'est magnifique! dirent tous les officiers
ravis.

Et, debout sur une banquette, la petite fille, la tête renversée dans
le vent, enorgueillie par cette splendeur qu'elle s'ignorait encore la
veille, buvait l'air vif du printemps revenu, excitant les chevaux d'un
claquement de langue, ivre d'une ivresse de femme cruelle à sentir,
derrière sa frêle personne, noyés dans les flots de ses cheveux, tous
ces hommes qu'elle n'aimait pas.

On descendit de voiture à mi-côte. Madame Corcette courait comme
une folle, perdant son chignon, déchirant sa jupe, une jupe garnie
de soutaches et de brandebourgs qui la faisaient ressembler un peu
aux hussards de son entourage; elle criait tout haut le nom de ces
messieurs: «Ici, Jacquiat. Avancez donc, Zaruski... Oh! le traînard de
Steinel!» avec des gestes tout à fait réjouissants.

Mary, plus réservée, allait au pas de Jacquiat, le seul hussard gras
du régiment. Le lieutenant, fort de sa responsabilité, expliquait à
Mary qu'il y avait des pierres dont on fabriquait des presse-papier en
les polissant; ils ramassèrent de ces pierres-là une douzaine; un bon
prétexte pour ne pas courir!

Jacquiat gardait toujours son idée de devenir le favori du colonel en
passant par sa fille.

--Voyez-vous, racontait-il, dans sa grande douceur d'homme blond,
à votre place, Mary, je cajolerais le papa pour qu'il lève les
arrêts de Corcette: le capitaine est si amusant ... il vous a de ces
inventions!... Oui, je monterais des scies à papa ... je lui dirais par
exemple: «Pourquoi mon ami Jacquiat n'a-t-il pas autant d'avancement
que le petit Zaruski, un effronté? Jacquiat est un mâtin plein d'avenir
et...»

--Qu'est-ce que c'est que d'avoir de l'avancement? demanda Mary.

--C'est d'attraper ses grades le plus vite possible, tiens!... Ensuite:
«Jacquiat est un officier bien élevé, une rareté à notre époque, un
officier qui ne va pas perdre son temps en permission, qui s'occupe de
ses hommes... Il faut voir ses chevaux, ses chambrées... Ah! un fameux
piocheur, ce Jacquiat.»

--Pourquoi ne le dites-vous pas vous-même à papa? interrogea encore
Mary, persuadée que son compagnon se moquait d'elle.

--Il ne me croirait guère, soupira le gros hussard. Il prétend
d'ailleurs que mon ventre m'empêche de monter à cheval!

Et tout d'un coup, Jacquiat, très entêté, se planta sur une roche les
épaules bien effacées, le jarret tendu, rentrant son estomac comme à la
parade.

--Tenez, examinez-moi, Mademoiselle Mary, ai-je du ventre, oui ou
non?.. Je soutiens que ça diminue tous les jours!

De formidables éclats de rire retentirent derrière la roche, car les
autres avaient deviné le sens de la démonstration. Jacquiat avait-il
ou n'avait-il pas trop de ventre? telle était la question débattue
perpétuellement entre eux. Ce malheureux engraissait à vue d'œil,
malgré les exercices, la voltige, les assauts, les courses. Rien
n'arrêtait les progrès de ce ventre intempestif. Il finissait par ne
plus oser boire.

--Voilà Jacquiat qui prétend maigrir, rugit madame Corcette, pendant
que les camarades se tenaient les côtes.

--Voyons, Mademoiselle Mary, s'exclamait-on de tous les côtés,
faites-lui des compliments sur sa bonne mine!

Mary souriait de son sourire fin, un peu méchant.

--C'est un ballon! affirma-t-elle, navrant Jacquiat jusqu'au fond du
cœur.

Et ils reprirent leur promenade sentimentale, cherchant des pierres,
pendant que les autres lutinaient madame Corcette dans les mousses
reverdissantes.

A un passage difficile, Jacquiat dut porter Mary pour lui faire
franchir un ruisseau; celle-ci s'appuyait confiante sur sa large
poitrine.

--N'ayez pas peur, lui dit-il d'un ton boudeur qui renfermait toute sa
provision de méchanceté, un ballon doit aussi être élastique!

Mary s'humanisa.

--Je ne le dirai plus, Monsieur Jacquiat!

Il voulut l'embrasser, pensant que cela ne tirait pas à conséquence
avec une gamine de cet âge, mais elle se cambra en arrière.

--J'aime pas qu'on m'embrasse! déclara-t-elle durement.

Confus, le bon Jacquiat se sentit pénétrer d'une émotion étrange
vis-à-vis de cette petite fille nerveuse, aux cheveux de femme, qu'un
baiser trouvait récalcitrante.

En haut de la montagne on s'assit pour admirer le paysage. Mary récita
sa fable et madame Corcette, très allumée, lui indiqua les intonations
à prendre.

--Elle possède un masque tragique, disait-elle, moi je me chargerai de
lui former son répertoire.

Le faible de la jeune femme était la scène tragique. On lui fit dire
un morceau d'_Athalie_, son triomphe, dans lequel, malgré ses gestes
désordonnés, elle avait tous les ridicules. Mary et les officiers,
secoués d'un fou rire, se roulèrent dans les buissons.

Rien, en effet, ne pouvait être plus drôle que cette créature mise à
la dernière mode, ayant toque et chignon, brandissant son parapluie
au sein de la pure atmosphère de la colline pendant que les oiseaux,
réveillés par une journée très douce, allaient d'arbre en arbre avec
des gazouillements de plaisir.

D'ailleurs l'actrice ne se fâchait point, acceptant ce genre de succès
comme un autre et se bornant à leur dire:

--Vous ne sentirez jamais les belles choses, tas de polissons que vous
êtes!...

On revint au _Rendez-vous des cascades_ pour dîner tous ensemble. Le
capitaine Corcette, qui ne s'était guère amusé, les accueillit à bras
ouverts. On dressa des tables dans le salon, sans nappes, mais on
organisa des serviettes de toilette mises bout à bout. Le menu, fort
simple, se composait de rondelles de saucisson, d'un plat de pommes
de terre frites, énorme, d'un jambonneau, de beignets à l'huile et de
café. On arrosa le tout de vin blanc du pays. Manette servait en se
laissant pincer les hanches. Madame Corcette distribuait les parts et
lançait quelquefois une tranche ou un os de son jambonneau à travers
les tables. On ramassait au vol. Corcette, lorsqu'on avait nettoyé
un plat, exécutait des tours de prestidigitation pour calmer les
impatiences.

Mary mangea très peu, dégoûtée de ces manières foraines et surtout
parce qu'elle s'était aperçue que son verre conservait une trace
graisseuse, près du bord.

Le soir il y eut un tapage infernal au piano. Les hussards polkaient
entre eux, n'ayant pas de danseuses, puis on finit par tirer la bonne
hors de sa cuisine, elle et madame Corcette tombèrent de lieutenant
en lieutenant, s'amusant des mines effarées de Mary qui commençait
à croire qu'on enfoncerait le plancher. Certes, cette soirée ne
ressemblait pas aux soirées du colonel, on se mettait à son aise chez
les Corcette, les uns posaient leurs pieds éperonnés sur le marbre de
la cheminée, fumant des cigarettes orientales dont le capitaine avait
de grosses provisions pour sa femme. Les autres vidaient des fioles
de chartreuse. Enfin, vers minuit, on apporta un punch colossal,
Corcette monta sur une table, presque gris, il fit un discours avec des
imitations impayables... Il singeait tour à tour tous les officiers
supérieurs du régiment, et Mary, qui s'endormait derrière un paravent
en attendant qu'on vînt la prendre pour la porter dans le lit blanc et
bleu, se réveilla subitement à la voix grondeuse de son père, voix que
ce diable d'homme contrefaisait au mieux:

«Oui, Messieurs, clamait le capitaine, on est heureux de se réunir
dans de solennelles circonstances pour se retremper en vue des
devoirs sacrés du lendemain... La France, Messieurs, la bonne tenue
du régiment, la prospérité du règne de Napoléon III, le poil de nos
chevaux.....»

Mary ne put en saisir davantage, Manette était venue pour l'emporter,
et elle se figura, l'innocente, que chaque réunion, au 8e hussards, se
terminait par les mêmes recommandations graves sur le service!

Une semaine s'écoula ainsi en distractions étourdissantes, on voulait
éblouir la fille de son colonel, Mary avait eu déjà une petite
indigestion de crème et elle s'était donné une entorse, cependant elle
riait de bon cœur, ses cheveux toujours au vent, elle se colorait les
joues d'une grosse pourpre de gaieté, oubliant la mort des chats, la
méchanceté de M. Anatole, lorsque, le samedi matin, madame Corcette,
après une longue conférence avec Tulotte, partit pour la rue de la
Gendarmerie, elle ne revint que le soir et sa figure était renversée.
Le capitaine Corcette, revenu de son côté de la manœuvre, paraissait
lugubre. Manette poussait de profonds soupirs, échangeant avec ses
maîtres des signes d'intelligence quand elle croyait que Mary ne la
regardait pas.

--Qu'est-ce que c'est? demanda la petite fille. Madame Corcette, vous
avez l'air de me bouder.

--Non!... non ... chère mignonne, dit celle-ci la pressant contre son
cœur, je suis inquiète à cause du frérot ... et le marchand de choux
m'a raconté des choses terribles.

On n'essaya pas de se distraire ce soir-là. Corcette fit seulement des
tas de cocottes en papier de couleur tandis que Mary, assise parmi les
chats, ses nouveaux amis, pensait tristement qu'une semaine de vacances
est bien vite finie.

--Maman n'a pas dit quelque chose pour moi? interrogea-t-elle encore
durant un silence très pénible.

--Si ... si ... mon enfant, elle m'a chargée de te dire de ne pas
oublier de faire ta prière au petit Jésus, répondit madame Corcette
cachant des larmes.

Mary, toute la nuit de ce samedi, dormit d'un lourd et bon sommeil
d'enfant qui s'est fatigué à courir, elle n'eut aucun des cauchemars
qu'elle avait d'habitude chez elle, dans le grand lit du chanoine; ses
nerfs, distendus par le plaisir, demeuraient plus calmes à présent
qu'on les occupait à des jeux de toutes sortes. La férule de Tulotte
ne se dressait plus menaçante, mademoiselle Parnier ne causait plus de
l'enfer et le papa ne menaçait plus du fouet. Oh! comme elle aurait
voulu une maman pareille à madame Corcette, mais moins mal élevée, si
cela était possible!... et une bonne comme Manette, mais lavant les
verres graisseux. Au petit frère qui arrivait elle ne pensait point, se
disant que, peut-être, il hésiterait en route! Les marchands de choux
ne sont pas pressés, dit-on!...

Elle fut réveillée dès l'aube par madame Corcette, toute de noir vêtue,
n'ayant gardé dans sa toilette sombre que le plumet blanc de sa toque.
La jeune femme pleurait sous sa voilette.

--Mary, balbutia-t-elle, s'agenouillant devant le le lit, tu vas être
une petite fille bien malheureuse... je ne peux pas t'expliquer ...
ton papa te demande tout de suite, nous allons te reconduire... Oh! ma
pauvre Mary ... quel chagrin... Allons! du courage, mon enfant ... nous
t'aimerons bien ... je ne peux pas te dire...

--Monsieur Corcette vous a battue? s'écria Mary indignée, et ne l'ayant
vue pleurer que le jour où son mari lui avait jeté un os de côtelette
dans l'œil.

--Non!... non!... chère Mary ... il faut que tu t'en ailles!... je ne
peux pas te dire...

Mary, à moitié réveillée, ne comprenait plus ces pleurs, ce costume,
ce langage plein de mystère. Elle démêla qu'il fallait s'en aller tout
de suite et elle en eut une espèce de colère sourde. Quand elle fut
habillée on la descendit dans le break du colonel qui attendait devant
la porte, elle n'osa même pas risquer la proposition d'emmener un des
chats. Il était six heures du matin, un vent frais piquait la peau. On
lui avait fait endosser une vieille robe d'hiver, de velours noir, il
lui semblait qu'on allait de nouveau rentrer dans les temps de Noël et
que le printemps restait chez les Corcette.

Devant le portail de leur maison, elle aperçut beaucoup de monde, des
officiers, des soldats et des gens de la rue qui s'attroupaient; une
draperie noire, lamée d'argent, ornait la voussure de ce portail.
Était-ce donc bien étonnant la naissance d'un petit frère? Cela lui
faisait peur.

Dans la cour, une foule de personnes en deuil stationnaient, causant
tout bas. On s'écarta pour laisser passer la petite fille et il y eut
des hochements de tête douloureux.

Madame Corcette distribuait des saluts tragiques, serrant à la briser
la main de Mary, car c'était une rude mission que la sienne, elle
commençait à en sentir toute l'importance, regrettant par instant
d'avoir laissé ce plumet blanc sur le côté gauche de sa toque.

La chambre de madame Barbe, très obscure, dépouillée de ses tentures
bleues, avait repris son aspect de cave, des cierges brûlaient autour
du lit à baldaquin qu'on avait mis à la place de l'ancien lit nuptial,
en soie pâle. Au chevet, debout dans son visage affreusement blêmi,
un large crêpe noué à son bras; il avait les yeux secs, mais ses
moustaches tremblaient. Un peu plus loin, assis au fond des fauteuils
de la reine Berthe, les parents de madame Barbe, une vieille femme
toute timide et un vieil homme empêtré dans une redingote trop longue,
sanglotaient, la figure cachée dans leurs mouchoirs.

Madame Corcette se précipita au pied de ce lit avec un mouvement
théâtral, ses sanglots éclatèrent comme une fanfare. Mary, pétrifiée,
restait clouée à sa place, le regard affolé, ne sachant plus ce qu'on
lui voulait. Un homme de très haute stature sortit d'un groupe; il
était chauve, d'un visage clair et froid dans lequel brillaient des
yeux métalliques; il poussa doucement la petite sur l'amoncellement des
bouquets.

--Il faut embrasser ta mère, mon enfant, dit-il.

C'était l'oncle Antoine-Célestin Barbe.

Sans doute, qu'elle voulait embrasser sa mère... Mais où se cachait
le frère attendu? Pourquoi pleurait-on? Pourquoi ces grandes bougies
fumantes et toutes ces fleurs?

Elle s'approcha du lit, monta sur un tabouret pour atteindre les
mousselines qu'elle écarta de ses doigts anxieux. La face de sa mère se
détachait d'un oreiller de satin lilas aussi blanche que de la neige,
ses paupières closes allongeaient leurs cils comme des traits de plume
sur un parchemin, et la bouche, dont les coins s'abaissaient, dans une
expression de désolante amertume, avait perdu sa nuance carminée. Les
bandeaux aplatis de ses cheveux bruns faisaient ressortir cette pâleur
suprême, et pourtant elle n'avait jamais été aussi belle, la pauvre
créature.

--Elle dort? fit Mary se retournant à demi; et mon petit frère?

Un frisson courut dans les veines des femmes. Le colonel fit une
réponse rauque inintelligible, il sentait que s'il parlait il
éclaterait, et il ne voulait pas faiblir une minute: son régiment était
là!... l'uniforme lui brûlait la chair, mais il ne devait point le
souiller d'une seule larme, dût son cœur se fendre.

--Vous ne l'avez donc pas préparée? murmura l'aîné des Barbe, le
docteur, très ennuyé de l'horrible méprise. Il pesa sur l'épaule de
madame Corcette, celle-ci répondit étranglée par les sanglots:

--Je n'en ai pas eu le courage!

Pour éviter une scène atroce, le docteur enleva Mary du tabouret, puis
la conduisit dans sa chambre où il n'y avait qu'un berceau, un berceau
de dentelles si exigu qu'il ressemblait au berceau des poupées. Un
être au visage rougeaud, encore informe, tout plissé, microscopique,
vagissait sous ses langes; un garçon comme on l'avait tant désiré.

--Voici ton frère, dit Antoine Barbe, il se porte bien, j'ai pu le
sauver, lui ... mais ta pauvre maman est morte..., tuée du coup... Tu
ne la reverras plus!

--Morte! Maman!... cria la petite fille qui eut la vision sanglante du
bœuf qu'elle avait vu tuer un jour, au fond d'une espèce de cave, d'un
coup, pour en tirer quelques gouttes de sang. Une révolution s'opéra
en elle; on avait tué sa mère comme cela, du même coup, pour avoir ce
petit morceau de chair ... tout ce qui restait d'elle, de sa tête, de
ses cheveux, de sa poitrine, de ses jambes, de sa voix... Mary repoussa
avec violence son oncle, le docteur, elle s'élança dans la chambre
mortuaire les poings en avant, l'œil hors de l'orbite.

--Maman ... on a tué maman! hurla-t-elle, tandis que chacun se bouchait
les oreilles, saisi de frayeur.

Et la petite fille, tourbillonnant sur elle-même, vint s'abattre, sans
connaissance, devant l'écusson du lit antique où la devise éclatait,
toute rouge, à la lueur des cierges: _Aimer, c'est souffrir!_


IV


Derrière le chalet, en un sentier très étroit, cheminait la fille du
colonel, toute seule, toute noire, par un frais matin de juin. On avait
quitté Dôle depuis un an. Depuis un an la mère était morte, laissant
le petit frère comme une ombre de son corps malade dont on ne se
souvenait peut-être plus. Un nouveau caprice du ministère relançait le
régiment de l'Est au Centre. On était tombé à Vienne, une jolie ville
de l'Isère, toujours sans trop savoir pourquoi, mais, dans cette course
éperdue à travers la France, cette station se trouvait charmante; une
adorable compensation, pleine de soleil, de l'eau bleue du Rhône et de
fleurs merveilleuses.

Hors la ville, le colonel Barbe avait pu louer un chalet tout découpé
légèrement, avec des galeries de bois, posé au milieu d'un jardin comme
un jouet d'enfant. On appelait cet endroit de Vienne: la _Vallée des
roses_, et l'on vivait là, le père, Tulotte, Mary, la nourrice--une
franc-comtoise stupide et douce--l'enfant qui criait de l'aurore à la
nuit, Estelle, moins pieuse, rééprise de ses deux ordonnances, plus un
grand chien de chasse ne répondant jamais au nom de Castor.

Mary, ce jour de juin, semblait abandonnée à elle-même; sauf le chien,
un magnifique épagneul anglais, personne ne la suivait. Elle avait
fini par conquérir l'indépendance, car on se souciait beaucoup plus
maintenant du frère que de la sœur. Mary terminait ses devoirs très
vite après son déjeuner, dégringolait l'escalier des galeries et se
sauvait dans la campagne; elle sortait par une porte du jardin donnant
du côté du Rhône. Le sentier serpentait entre les jardins des villas
avoisinantes, tout ombragé de sureau fleuri qui répandait une odeur
violente le long de sa route. Encore en deuil, elle avait une robe de
cachemire noire, une guimpe de batiste, un immense chapeau de paille
brune, et sous ce chapeau s'étalaient ses deux nattes luisantes comme
du jais, bien plus grosses, bien plus lourdes. Sa figure s'était
singulièrement attristée, sa bouche devenue plus fine avait aux coins
une ciselure méchante, ses yeux bleus rapprochés l'un de l'autre
gardaient une expression de mauvaise audace. Elle avait grandi, sa
taille sortait un peu des hanches qu'on pouvait deviner déjà rondes.
Les jambes imitaient les nattes, elles s'allongeaient, élégantes.
Ce n'était pas une jolie enfant selon les règles ordinaires de la
plastique, mais elle était curieuse à voir.

Au bout du sentier, Mary s'arrêta devant un trou de haie; une planche
jetée sur le fossé permettait de passer par le trou, et l'on sautait
chez un horticulteur, M. Brifaut, un brave homme, espèce de philosophe
qui, retiré du monde, greffait des rosiers pour en obtenir des produits
miraculeux.

Son jardin, la véritable vallée des roses, s'entourait d'une triple
haie de sureau formant un mur, et des treillages de fil de fer
soigneusement peints en vert attrapaient les voleurs quand ils
s'aventuraient. M. Brifaut ne voulait point mettre ses roses dans une
prison, il avait horreur des tessons de bouteilles et il lui semblait
que l'air ne jouait jamais assez librement autour de ses plantations.

Mary, une fois dans le jardin, appela Castor; le chien, sachant qu'il
lui fallait être respectueux, se coucha près du trou, attendant le bon
plaisir de sa maîtresse. Presque aussitôt un garçonnet de douze ans,
habillé de toile bise, à la diable, un vieux paillasson de chapeau sur
la tête, vint au-devant de Mary.

--Mademoiselle, cria-t-il avec une joie qui lui sortait de ses beaux
yeux, je crois que notre _Émotion_ est sur le point de faire des
siennes!...

Mary, soudain enthousiasmée, lui mit ses bras autour des épaules et
l'embrassa.

--Je t'apporte des brioches, du sucre d'orge, une bille de verre bleu,
oh! tu vas rire, tiens!...

Et elle tira de ses poches les objets annoncés.

--Mon petit Siroco!... es-tu content? demanda-t-elle en se pendant à
son cou avec un frisson de chatte heureuse.

Siroco était si content qu'il fit une grimace étonnante, se
bouleversant le visage comme le savent faire les clowns.

Mary éclata d'un rire fou. On aurait dit qu'en mettant les pieds dans
ce jardin, tout devenait pour elle sujet de gaieté; elle qui ne riait
presque jamais riait aux éclats.

--Allons, les enfants, bougonna un vieil homme apparaissant derrière
un massif, venez donc voir le fameux spectacle attendu depuis si
longtemps, notre _Émotion_ s'épanouit ce malin.

Sur les pointes, comme ayant peur de réveiller quelqu'un, les enfants
le suivirent, la main dans la main, l'œil luisant de curiosité. Siroco
mangeait la brioche, Mary tenait son chien par le collier.

Le père Brifaut avait bien soixante-dix ans, tout ratatiné, la barbe en
broussaille, il portait une veste de laine décolorée par les averses;
son regard, très noyé, exprimait une béatitude quasi céleste, il rêvait
d'on ne savait quoi en vous parlant, et haussait tout à coup les
sourcils d'un air de visionnaire.

Il amena les enfants devant une corbeille de rosiers taillés en boule
comme des pommes; à droite de la corbeille, sur une boule plus petite,
d'un vert jaune, ressemblant un peu à un chou bien mûr, un bouton de
rose, à peine sorti de sa gaine verte, s'ouvrait dans l'atmosphère
tiède.

Au centre du jardin était un petit lac d'eau pure venue du Rhône.
Quatre corbeilles aux quatre coins du lac contenaient les plants les
plus précieux, ceux qu'on visitait feuille à feuille tous les matins,
puis, autour de la pelouse nette et drue, s'élancait la forêt des
rosiers plus communs, les buissons de _roses-noisette_ vert foncé, sans
trop d'épines, étoilés de roses blanches; l'_églantier de Virginie_,
aux fleurs simples rose chair, montrant dans une corolle très large,
peu odorante, leur pistil plein de pollen; le rosier de Jacob, tout un
arbuste à branches retombantes, orné de fleurs d'un jaune intense; le
_rosier de Bengale_, entièrement rose, ruisselant de fleurs légères
comme des fleurs de soie; _le rosier du Salut_, traînant et rampant sur
des tonnelles, jetant partout des poignées de roses rouges, petites,
pressées, en grappes ayant la senteur forte du girofle; le _rosier de
la Chine_, un arbre gros comme le bras, très droit, très haut, portant
six ou sept fleurs énormes d'un jaune foncé strié de rouge; le _rosier
serpent_, qui s'enroule autour d'un tuteur trois ou cinq fois, toujours
couvert de boutons qui avortent mais embaument; le _rosier de Provins_,
agreste, aux feuilles rugueuses, à la fleur mal tournée, d'un rose
intense, et si parfumée qu'on la choisit pour faire le vinaigre de
rose; le _rosier pompon_, rempli de petites épines courtes, acérées,
un peu méchantes, aux fleurs gracieuses rouge foncé ou panachées de
deux nuances, blanc et carmin; le _rosier de l'Orient_, couvrant des
mètres de terrain d'une verdure épaisse qui sent aussi bon que sa fleur
splendide rose ardent.

Enfin toute la série des roses naines, taillées en petites haies vives,
près de terre, jonchant le sable de leurs pétales multicolores.

Les allées sablées de sable fin, miroitant, couraient, capricieuses,
sous les bosquets et les tonnelles. Il y avait des perspectives
étranges de rosiers francs, alignés comme au port d'armes, puis des
lointains de forêts vierges faites de branches de roses moussues,
inextricablement enlacées dans un désordre fou, un écroulement de
fleurs pesantes, tombant les unes sur les autres, ivres de rosée. Des
coins d'ombre délicieux s'émaillant de taches pourpres comme si le sang
de toutes ces fleurs finissait par couler.

Et la maisonnette du père Brifaut, modestement coiffée de chaume, se
dissimulait derrière ces splendeurs, une maisonnette basse avec une
unique fenêtre dont les vitres étaient voilées de toiles d'araignées,
ayant un aspect de pauvreté qui serrait le cœur.

Les enfants ne bougeaient pas, retenant leur souffle; Mary savait
combien le père Brifaut était sévère lors de ces événements-là. Siroco,
l'aide-jardinier, avait la mine anxieuse d'un petit homme qui a mis du
sien dans l'affaire. L'_Émotion_[1], une nouvelle greffe, devait donner
un produit extraordinaire et elle avait coûté tant de soins, tant de
bêchage, d'arrosage, d'émondage que l'on ne vivait plus depuis une
semaine. Le bouton était couvert d'un sac de toile chaque nuit, afin
d'éviter les visites fortuites des gros papillons nocturnes. Quand il
devait pleuvoir trop fort, on posait une cloche de verre énorme sur le
rosier tout entier. Siroco se chargeait des chenilles, des fourmis, des
pucerons. Jamais un plant ne leur avait fourni une _émotion_ pareille;
aussi, le matin même, le père Brifaut l'avait baptisée de ce nom,
s'attendant encore à quelque catastrophe.

Les poings sur ses cuisses, un peu penché en avant, le vieil
horticulteur sentait la sueur perler à ses tempes. Le corset vert
qui emprisonnait le bouton, un très gros bouton, on aurait pu dire
un bouton gras, car il avait des rondeurs de bébé joufflu, craquait
complètement, la fleur était à défriper, dans le moment précis où les
roses se déploient avec des grâces de filles heureuses, elle allait
témoigner franchement de sa nuance, exhaler son parfum.

Castor s'assit sur son derrière, battant le sable de sa queue
ondoyante; il se demandait, le brave chien, ce qu'on pouvait ainsi
examiner et, au lieu de regarder la rose, il regardait Mary, la tête
tournée de côté, les oreilles dressées.

--Ah! c'est drôle, elle restera blanche! Mais non, elle est rose, rose
clair, ou plutôt chair striée de carmin, et cependant, vue de haut,
elle tire sur le jaune... Je m'y perds!

A vrai dire, c'était une merveille aux nuances point suffisamment
indiquées, dont la robe toute en chiffon ne se distendait plus. Elle
semblait née sous une impression de stupeur ingénue qui la rendait
comme tremblante avec des larmes plein ses feuilles.

--Elle est bien jolie! murmura Siroco.

--On a envie de la manger! s'exclama Mary pâle d'admiration.

--Mes enfants, allez jouer un moment, Siroco a des vacances en
l'honneur de l'_Émotion_... Oui! oui! je vais noter ce trésor et tâcher
de lui créer une digne famille. Quand on songe, petits, que j'ai greffé
cela sur un Bengale croisé de Chine avec un œil de la Malmaison.
Hein!... quelle généalogie!...

Et le bonhomme regagna sa maisonnette où il serrait de gros manuels de
jardinage dans une bibliothèque vermoulue.

M. Brifaut, médaillé à tous les concours, avait failli devenir le
jardinier d'un prince de Bavière...

On lui achetait des plants de tous les coins de la France, pourtant il
avait juste de quoi vivre, et lorsqu'il s'assit à sa table, il coupa un
morceau de pain très dur, but un verre d'eau du Rhône, déjeunant ainsi
tous les matins après ses laborieux travaux...

Il n'eût pas distrait un centime de ses revenus, son argent était à ses
roses bien-aimées, il faisait pour elles des folies comme un Turc en
fait pour son sérail.

Siroco, les cheveux ébouriffés, car il avait jeté son chapeau d'un
geste de triomphe, se mit à cabrioler par le jardin, suivi de Mary et
du chien, qui jappait dans un affolement joyeux. On se sauva vers la
forêt des _moussues_ où il y avait un banc de gazon mystérieux. Mary
distribua ses sucres d'orge, Siroco se coucha près d'elle.

--Mary, dit le garçonnet qui la tutoyait quand ils étaient seuls,
t'a-t-on grondée hier?

--Oh! oui, commença Mary rageuse, Tulotte m'a encore battue, Estelle
n'a pas voulu me donner du gâteau de riz que nous avions pour dîner,
papa n'est pas revenu du tout, il est resté chez madame Corcette.
Maintenant, il est toujours chez elle. Moi, j'ai dû écrire beaucoup
de pages ce matin, et je n'ai pas dormi une minute, mon frère est
détestable. Il crie tant que je finis par croire qu'il se fendra la
bouche, elle ira rejoindre ses oreilles, cette bouche, j'en serai bien
contente, va! Et puis, il n'y en a que pour lui, quand même... La
nourrice invente des plats sucrés, elle tourmente Estelle pour avoir de
l'eau-de-vie... C'est drôle un enfant qui boit de l'eau-de-vie, hein?...

--C'est drôle! répondit Siroco dont les yeux bruns, fort beaux,
contemplaient la fillette avec une tendre passion.

--Ensuite, on ne veut pas m'acheter une robe neuve pour la procession.
Tu sais que la musique va suivre la procession et des officiers en
grande tenue. On tournera autour du tombeau de Ponce-Pilate, là-bas,
près de la route du chalet. Ce sera bien amusant, mais, moi, je n'irai
pas ... elles y mèneront mon frère... Oh! je n'ai pas de chance, moi!

Siroco tripotait les belles nattes de son amie d'un air convaincu.
Il la plaignait, cette petite d'un colonel que l'on rudoyait et qui
s'échappait à la manière d'une sauvage pour vagabonder dans les fleurs
avec lui.

Ils avaient fait connaissance à l'occasion d'un bouquet que M.
Barbe était venu acheter pour madame Corcette. D'abord, Siroco,
pieds nus selon son habitude, s'était senti bien humilié devant le
pantalon garance et les éperons dorés du colonel. Mais la petite
fille silencieuse, de mine chagrine qui se tenait en arrière,
au rang de Castor, l'avait intéressé tout de suite. Après deux
tours dans le jardin des roses, ils s'étaient compris; elle avait
fraternisé en souveraine qui sait que l'on peut remettre à sa place
un aide-jardinier, tandis que l'on est tyrannisé par une bonne quand
on est en visite chez des amis de son rang. Elle allait le rejoindre
dès qu'elle prévoyait un orage au chalet, et comme le bonhomme Brifaut
était le meilleur des êtres, Tulotte tolérait ces fugues, heureuse
d'être débarrassée de son élève.

Siroco croquait les sucres d'orge:

--Ton frère ... je voudrais lui tordre le cou, voilà mon idée!

--Il a tué maman! affirma la petite dont les prunelles lancèrent une
flamme singulière.

--Petit cochon de frère! accentua Siroco, le poing tendu.

Mary se mit à pleurer:

--Du temps où j'avais ma maman, on m'apprenait le piano, je portais des
robes blanches garnies de rubans, j'avais des chats, des joujous, des
bonbons ... et papa n'était pas si maussade. Maintenant, on enlève la
lumière de ma chambre, j'ai peur la nuit, ma chambre est toute triste,
sans rideaux de soie, mon petit frère casse mes poupées, je n'en ai
plus et si je rapporte, Estelle me bat.

--Pourquoi ne le dis-tu pas à ton père? Un colonel a un fusil et la
salle de police, tiens!

--Je lui ai dit une fois, il a grondé tout le monde et alors, le
lendemain, Tulotte m'a fait fouetter parce que je rapportais contre
elle!

--Il fallait rapporter encore!

--J'ai pas osé ... puis, papa ne veut plus me croire... Il est chez
madame Corcette; il a bien autre chose à faire, vois-tu... J'ai entendu
dire à Estelle, un jour, que cette dame c'était comme qui dirait ma
nouvelle maman sans être ma nouvelle maman, car elle ne veut plus
s'amuser avec moi, elle appelle toujours papa au salon.

Siroco se grattait le front.

--Et il lui achète des bouquets... Dis donc, Mary, ça se pourrait qu'il
fût amoureux d'elle.

Des feuilles de roses tombant de la voûte s'éparpillèrent sur les deux
enfants, ils levèrent les yeux, souriant; c'était une fleur qui se
fanait; elles tombaient ainsi toutes les unes après les autres sur le
gazon, formant des couches odorantes que l'on balayait quand on avait
le temps.

--Amoureux?... répéta machinalement la petite, entendant ce mot pour la
première fois.

Siroco, élevé dans la banlieue de Vienne, savait des tas de choses;
il était d'ailleurs né de cet amour dont il parlait si librement, on
l'avait trouvé sur le bord du Rhône, un jour de grand vent, et il ne se
connaissait ni père ni mère.

Mary hochait la tête.

--Il faudrait t'expliquer, petit bêta! fit-elle d'un ton doctoral.

--Attends! des amoureux, c'est un garçon et une fille qui se causent,
ils se font des cadeaux de fleurs, ils s'embrassent et ma foi...

Siroco s'arrêta, le nez levé.

--Est-ce que ça va pleuvoir? Ohé! les _moussues_, le patron ne sera pas
content, il faut fleurir et ne pas se laisser tomber comme ça!

--Ensuite? interrogea Mary avec vivacité.

Siroco la regarda de travers.

--Ensuite, rien!

--Papa donne des bouquets à madame Corcette, mais ils ne s'embrassent
pas... D'ailleurs papa n'est pas un garçon, c'est un colonel et madame
Corcette, c'est une dame. Tu auras vu des amoureux dans les villages,
mon pauvre Siroco, il n'y en a pas dans les salons...

--Tu crois? dit Siroco étonné de la profonde logique de Mary.

Tout à coup, Siroco, qui était la vivacité même, et qui avait des
instincts de câlinerie fort bizarres, glissa une poignée de roses dans
la guimpe de la fillette.

--Tiens! dit-il riant de bon cœur, je te fais un cadeau, je suis un
garçon, tu es une fille ... nous sommes deux amoureux!... ce n'est pas
malin d'arranger ces histoires-là!

Mary ajouta: «Embrassons-nous!»

Ils s'embrassèrent avec des rires très doux, tandis que Castor, pris
de langueur sur son lit de fleurs fanées, s'allongeait avec des
bâillements nerveux.

--Je te donne la bille de verre bleu pour la poignée de feuilles, et si
tu veux je t'apporterai des images demain.

--Non, c'est les garçons qui font les cadeaux, je t'assure... Je
chercherai un nid, tu sais que les ronces par-là sont pleines de nids
vides, et les bouvreuils ne manquent pas cette année.

--Alors ... qu'est-ce que je pourrais te faire en échange?

Siroco la renversa sur l'herbe et eut l'idée de secouer les arbustes.
Toutes les fleurs ouvertes tombèrent, ce fut une pluie. Une odeur
suffocante se dégageait de ces milliers de pétales et grisait leurs
cerveaux d'enfants, les dilatant d'une manière surprenante, ils avaient
la sensation de grandes personnes qui ont bu des liqueurs fortes.

--Siroco! s'écria brusquement Mary se roulant comme une couleuvre sur
la jonchée, si je te demandais un beau cadeau ... un cadeau tout à fait
d'amoureux ... voudrais-tu?

--Ça dépend, si c'est possible, je veux bien... Si ce n'est pas
possible, tu ne pleureras pas, dis?

--Eh bien!... je voudrais la rose qu'a fabriquée ton patron, celle de
la corbeille, voilà!

Siroco étouffa un cri de stupeur, joignant les mains.

--L'_Émotion?..._ Tu veux que je coupe la dernière greffe de M.
Brifaut? Tu es folle, Mary!... Il me tuerait!

--Elle n'est point si belle, sa rose, à ton patron, une pauvre petite
rose chiffonnée, ni blanche ni jaune... Et puis je la lui payerais,
tiens! j'ai des sous dans ma poche.

--Mary, tu es une sotte, déclara nettement le petit jardinier; car,
devant une telle proposition, il oubliait qu'elle était la fille du
colonel.

--Tu es un impoli! répéta Mary furieuse.

--Écoute, je te donnerai un _empereur du Maroc_, une grosse rouge, il y
en a quatre de celles-là ... il ne verra pas la place, ou je dirai que
le limaçon l'a mangée.

--Non, je veux l'autre! se récria Mary, s'entêtant de plus en plus,
devenue femme et arrogante, dans son désir de faire commettre une
sottise au petit homme qu'elle tyrannisait.

--Mary, tu n'es pas raisonnable... M. Brifaut me chasserait et je gagne
mon pain ici, je ne suis pas une jolie demoiselle, je n'ai pas de papa
colonel d'un beau régiment... Ce n'est guère gentil de me tirer la
langue.

Mary lui tirait la langue et se mutinait affreusement, ravageant les
fleurs, mordant ses poings, tapant sur son chien.

--Je veux la rose ... je la veux ... ou tu n'es plus mon amoureux, ou
je ne reviens jamais.

Siroco tenait de cette enfant des riches les premières caresses qu'il
eût reçues depuis qu'il était au monde; il l'adorait, et il souffrait
de la voir aussi méchante.

Il la saisit en se garant de ses coups de griffes.

--Ma petite femme, soupirait-il, le cœur très gros, je t'en prie, ne te
fâche plus... C'est comme si tu demandais la lune, encore que ce sacré
rosier n'a pas d'autres boutons, non, vois-tu, je ne le peux pas.

Il reçut un de ses ongles dans les yeux. Alors, désespéré, il la
fouetta tout doucement avec une branche, n'osant pas frapper trop fort.

Mary s'empara de la branche et la lui arracha. Des épines lui étant
entrées dans les doigts, il se mit peu à peu en colère, bientôt; ils se
prirent aux cheveux, se roulant, se mordant, s'égratignant.

Castor, furieux de voir bousculer sa jeune maîtresse, se jeta sur le
tas, déchirant les habits du jardinier, au hasard de la gueule.

Mary ne criait pas, elle tapait, le poing fermé, serrant sa bouche
mince, le regard luisant de fureur.

Siroco claquait, disant des choses horribles, apprises entre gamins.

--Tiens! petite peste! Tiens! petite saleté! Tiens! coureuse!
vaurienne! diablesse!...

Tout d'un coup, il se releva, la saisit par ses longs cheveux noirs
et se mit à la traîner sous le bosquet des _Moussues_. La violence de
la douleur fit perdre connaissance à Mary, lorsque Siroco, fier de sa
victoire, s'arrêta et se retourna, elle ne donnait plus signe de vie.

--Mon Dieu! songea le jeune jardinier, épouvanté de cette complète
immobilité, elle est morte!

Il l'enleva dans ses bras, très robustes, en l'appelant.

La tête de la fillette retomba inerte, toute pâle.

--Pour sûr, elle est morte ... je l'ai tuée!... se disait Siroco, en
proie au plus vif désespoir.

Il revint sur leur lit de roses, la coucha bien doucement et
s'agenouilla, les larmes aux yeux, devant ce joli corps roidi. Comme
les baisers n'y faisaient rien, il alla tremper son mouchoir dans l'eau
du lac. Mary éternua sous les aspersions, elle ouvrit les paupières.

--J'ai mal derrière la tête, dit-elle de son ton rageur.

Siroco, plein de joie, lui répondit:

--Quelle peur tu m'as faite! Oh! Mary, pardonne-moi, je ne
recommencerai jamais, je suis un méchant.

--Où est la rose? demanda-t-elle repoussant ses belles protestations
avec un geste de princesse.

Siroco courba le front; il était écrit au livre du destin, que Siroco
ferait des bêtises ce jour-là. Il se dirigea de nouveau, toujours le
front baissé, vers le lac. Il regarda de tous les côtés. Son patron,
plongé dans ses _Manuels du bon jardinier_, n'était même pas ressorti
de sa maisonnette. L'_Émotion_ resplendissait au soleil, conservant
ses adorables nuances indécises, superbement délicate, un peu penchée
sur sa tige, ayant son air inquiet de fille rougissante. Siroco avança
le bras, une fois, deux fois, puis la cueillit, les yeux fermés; un
frisson lui parcourant tout l'être.

Après il se sauva comme un vrai voleur.

--Tiens! fit-il désespéré ... je n'ai plus qu'à me jeter dans le Rhône,
car mon patron me chassera.

--Je t'aime bien! murmura la petite panthère souriante et domptée, lui
passant ses bras autour du cou, mais, console-toi, nous la rattacherons!

--A cette idée de rattacher une fleur, Siroco ne put s'empêcher de
rire. Ils s'assirent, calmés, s'essuyant leurs yeux. Mary ne se lassait
pas de respirer la rose qui avait réellement une odeur étrange.
Soudain, elle y mit les dents et, dans un raffinement de plaisir, elle
la mangea.

--Si les moutons ... commença Siroco.

--Tais-toi, interrompit-elle, puisque tu ne pouvais pas la
rattacher!... oh! tu as été gentil ... je te pardonne ... je reviendrai
... m'aimes-tu toujours?

Elle se frottait à lui, heureuse, énervée, la peau chatouillée
d'une sensation exquise, se renversant, dans ses bras, appelant ses
lutineries de petit homme précoce. Siroco s'imaginait qu'il jouait à la
poupée et, en toute innocence d'ailleurs, il allait un peu loin.

Ils finirent par s'endormir dans l'ombre asphyxiante des rosiers
moussus, enlacés d'une étreinte folle.

M. Brifaut, ayant consigné sur son registre le produit de sa nouvelle
greffe et entendant sonner trois heures, se leva pour donner des ordres
à Siroco, mais il fît d'abord le tour de ses corbeilles. L'_empereur du
Maroc_, en robe de pourpre presque violette, avait une feuille sèche
qu'il ôta; la rose verte, toute petite, assez laide et se détachant à
peine de son feuillage, vraiment verdâtre, lavée de couleur chair[2],
demandait de l'humidité; une _gloire de Dijon_, énorme, lie de vin,
avec un aspect de bourgeoise habillée pour le dimanche, était couverte
de fleurs fanées; une _cent-feuilles_, monstrueuse, qu'on avait obtenue
aussi grosse qu'une tête d'enfant, se penchait, malade. Le vieillard
s'empressa autour de ses bien-aimées, bougonnant contre la paresse de
Siroco.

--Pourvu, pensa-t-il, que le soleil n'ait pas terni notre _Émotion!_

Il arriva près du rosier, le cœur palpitant, l'œil attendri, puis
brusquement il s'arrêta court. Il voyait bien le rosier rondelet, vert
comme un chou, mais... Ah çà! est-ce qu'il rêvait!... Non, ce n'était
pas possible! L'_Émotion_ cueillie! L'_Émotion_ disparue. Ses bras
tombèrent. Allons donc!... Un vertige sans doute, une autre émotion! Il
se frotta les yeux du revers de sa main tremblante et il ne put douter
davantage... L'_Émotion_ avait été cueillie.

--Siroco! hurla-t-il, se redressant terrible dans une superbe colère,
car il pensait que Siroco aurait des nouvelles du voleur; Siroco!...

Les enfants se réveillèrent et bondirent sur leurs pieds. Le vieux
jardinier criait comme un sourd.

--N'y va pas! supplia Mary se roidissant effrayée.

--Il faut bien! bégaya Siroco tremblant de tous ses membres.

Ils arrivèrent, l'un tirant l'autre, désolés maintenant d'avoir commis
ce crime.

--Quelqu'un est entré dans le jardin? demanda le bonhomme frémissant
d'indignation et n'osant les supposer coupables.

--Monsieur, je vais vous dire, balbutia Siroco cherchant vainement une
fable, je crois que tout à l'heure Castor, le chien de Mademoiselle,
a...

--Castor!... ce chien ... il a cueilli une fleur ... ah! mon gaillard,
il y a de ta faute, paraît-il, puisque tu es sens dessus dessous, et
que tu as les oreilles rouges... Expliquons-nous, voici un gourdin!...

Il ramassa un piquet, le mit en mouvement pendant que le malheureux
Siroco demeurait pétrifié.

Mary se plaça soudain devant son ami.

--Monsieur Brifaut, dit-elle d'une voix ferme, les yeux fixes, c'est
moi qui ai pris la rose...

--Pris la rose ... et pourquoi faire, Mademoiselle ... Mad ... e ...
moi ... selle ... Ma ... ry?... dit le vieillard dont les paroles
n'étaient plus distinctes.

--Pour la manger! répondit tranquillement la petite.

M. Brifaut se tourna du côté de son complice.

--C'est vrai, murmura celui-ci avec un triste sourire de reconnaissance
à l'adresse de son tyran: elle l'a mangée!

Le vieux jardinier, pareil à l'ange exterminateur, levant son gourdin
comme une épée flamboyante, désigna la grille du jardin à Mary.
Celle-ci, très digne, se retira, contente après tout d'avoir fait
courageusement son devoir.

--La petite misérable! balbutia M. Brifaut, et une grosse larme tomba
sur sa barbe grise. La petite misérable!... Oh! les enfants, les
idiots, les crétins, les lâches... Ça mange en une seconde des roses
qui m'ont coûté à moi, un vieil homme près de mourir, deux ans de
création! La petite misérable!...

Siroco s'était emparé d'un arrosoir.

--Monsieur, ne vous tournez pas le sang et battez-moi si ça peut vous
consoler! dit-il humblement.

Le vieux jardinier haussa les épaules. Il revint d'un pas traînant vers
sa maisonnette, comme assommé.

A partir de ce jour de juin, Mary, chassée du paradis des roses, ne sut
plus que faire de ses récréations. Elle n'avait plus de prétexte pour
fuir son petit frère qu'elle haïssait, on ne voulait pas la promener
en dehors du jardin de leur chalet et on lui défendait d'aller du côté
du fleuve. Elle s'asseyait sur la galerie, ne disant rien, sans cesse
tourmentée par Tulotte, qui était devenue insupportable.

On lui préférait son frère et grossièrement on le lui faisait sentir.
Si Estelle était moins pieuse que chez la dernière des de Cernogand,
la propriétaire de Dôle, en revanche elle poursuivait toujours Mary de
son ancienne rancune de dévote. Quand le petit Célestin criait, c'était
Mary qui avait tort. Ce nourrisson faible et mal venu remplissait toute
la maison de clameurs aiguës comme celles d'une perruche. On avait les
nerfs irrités, le tympan meurtri, on avait besoin d'une querelle pour
se détendre et on la cherchait à Mary.

--Quel malheur! répétaient les bonnes, d'être embarrassé de cette
fille-là, quand ce garçon nous suffirait bien!

Le pire était que le colonel, ayant désiré un garçon de tout temps, se
demandait quelquefois ce que signifiait la présence de cette fille,
alors que le second poupard aurait dû naître le premier, mieux portant,
plus vigoureux. Sans réfléchir qu'il lui avait coûté l'existence de
sa femme, il lui trouvait une raison d'être, tandis que la fille lui
semblait un objet inutile, représentant un avenir incertain.

Le colonel Barbe avait, du reste, une autre préoccupation affectueuse.
Après les mois de deuil sérieux étaient venus les mois de liberté;
la maison, remise sur un bon pied par la cousine Tulotte, s'était
affranchie de ses habitudes maladives; on avait fabriqué des plats
plus fortement épicés, ajouté une bouteille de bordeaux au verre d'eau
rougie; Tulotte aimait la bonne chair, elle se privait du vivant de
madame Barbe et désirait se rattraper tout son saoul. Estelle eut
la permission de rire aux éclats dès qu'on lui passa sa livrée de
demi-deuil, les ordonnances réintégrèrent la cuisine, mettant la note
chaude de leurs pantalons garance dans les fumées du pot-au-feu.

Antoine-Célestin Barbe avait acheté, en s'en allant de Dôle, une
partie du mobilier fantastique; mademoiselle Parnier lui avait cédé,
sans trop de répugnance, toutes ces choses sentant la mort, et, par
dessus le marché, profanes, pour une somme relativement minime. Dès
le déménagement opéré, Tulotte fit emplette d'une drogue étonnante,
passa à la teinture les soieries bleu pâle et remeubla la chambre de
son frère en un grenat violent sous lequel les tendresses des nuances
nuptiales avaient à jamais disparu. Le colonel, qui n'aimait pas les
souvenirs douloureux, fut content. Madame Corcette venait de temps
en temps pour consoler sa fille adoptive, elle causait avec le père
quand les loisirs du service lui permettaient de rester chez lui.
Ce fut ainsi que les punitions continuelles du capitaine Corcette
s'adoucirent, et que, d'un commun accord, on éloigna Mary, pour
laquelle la jeune femme était d'abord une nouvelle mère!

Mary, abandonnée par sa grande amie, se réfugia dans un mutisme
farouche, elle ne lui disait même plus bonsoir, indignée de ces
brusques revirements des personnes raisonnables.

Mary demeura au chalet quinze jours prisonnière après la scène
effroyable de M. Brifaut, elle errait comme une âme en peine le long
des galeries de bois, regardant, le matin, les bonds de Castor parmi
les poules de leur basse-cour et songeant, au crépuscule, que le
son des retraites militaires est une chose bien triste lorsqu'une
petite fille écoute les échos des montagnes sans sa mère pour les lui
expliquer.

Elle essaya de se distraire dans les lectures monotones de ses leçons,
de descendre au jardin avec des livres comme le faisait souvent Tulotte
qui lisait des romans traduits de l'anglais; seulement son roman à elle
était sa grammaire ou son histoire de France et ces récits dépourvus
d'imagination la faisaient pleurer d'ennui. Une fois elle eut un ver
à soie que lui donna un ouvrier magnan,--il y avait des foules de
magnaneries autour du chalet,--elle éleva son ver dans un cornet de
papier, il fit un cocon, puis devint papillon; elle pensa qu'on pouvait
apprivoiser ces sortes de bêtes, mais Estelle le piqua d'une épingle
contre le mur de sa chambre, lui disant que cela «pondait des mites»
sur les étoffes de laine.

Et son petit frère criait toujours, promené par la franc-comtoise
ahurie qui chantonnait une invariable chanson de son pays. Impossible
de dormir, impossible de penser. Célestin avait des coliques, des
convulsions, et le caractère des souffreteux, gens intraitables dès
leur berceau. La priorité de son sexe s'affirmait dans ses cris
étourdissants; les trois femmes de la maison s'inclinaient devant
cette rage inépuisable, l'une apportait un hochet, celle-ci du sucre,
celle-là son sein. Il souillait abominablement ses langes et on lui
disait qu'il était beau, qu'il ressemblait aux fleurs.

Ce paquet de chair faisait les délices de ces créatures brutales;
c'était leur sensualité de tous les instants, elles l'embrassaient
avec des bruits de lèvres goulues; bien que l'intelligence ne fût pas
encore née dans cet avorton de garçon, elles lui prêtaient des idées
merveilleuses, il avait toute sa connaissance, il leur parlait, il
montrait le poing à Tulotte, griffait Estelle, souriait à la nourrice.
Les deux ordonnances s'en mêlaient, se le passant de main en main et
l'appelant «mon colonel»» avec des respects attendris.

Alors Mary, saisie de colères blanches, se demandait si elle ne ferait
pas mieux de porter cet animal, plus stupide qu'un chat nouveau-né, à
la rivière pour avoir enfin la paix. On le mena à la procession comme
elle l'avait annoncé à son cher Siroco; elle dut rester seule pendant
que la nourrice accompagnait ce braillard vêtu d'une robe brodée,
couverte de rubans.

Ce dimanche-là Mary, n'y tenant plus, sortit par la petite porte du
jardin, elle courut jusqu'au trou des sureaux et appela très doucement
son ami. Siroco, en train de faire sa lessive dans le lac de la vallée
des roses, avait plongé successivement sa chemise, son pantalon
et sa personne. Le père Brifaut était en ville, lui, gardait les
plantations, profitant de son dimanche pour nettoyer ses loques. Il
entendit derrière la haie un bruit de pas très légers, un bruit qu'il
connaissait bien, son cœur battit à se rompre.

--Mademoiselle Mary! cria-t il du fond de son bain. Entrez, n'ayez pas
peur, Croquemitaine est parti!

Mary sauta le fossé, passa les sureaux et accourut suivie de Castor.

--Ah! mon Dieu! cria-t-elle, tu es tombé dans l'eau?

La tête ébouriffée de Siroco émergeait seule, ruisselante.

--Oh! que non pas, made... Mary, fît-il tout ému de la revoir, je fais
ma toilette, le temps permet ça! Tournez-moi vite le dos que je puisse
m'habiller; nous allons nous amuser. Je pensais que vous ... que tu ne
voulais plus revenir!

Mary se tourna, obéissante, les yeux fermés, se demandant pourquoi ce
mystère: c'était donc très sale, un garçon?

Quand il eut fini, il la prit dans ses bras et la couvrit de caresses.
Certes, il n'aurait pas été la chercher au chalet, il avait même essayé
de n'y plus penser, mais puisqu'elle était revenue ... oh!... il se
sentait tout fier!

--Tu m'aimes bien? répétait Mary, qui conservait au fond de ses pensées
farouches comme une soif inextinguible d'être très aimée.

--Oui! oui ... pourquoi n'es-tu pas venue plus tôt?

--Je ne pouvais pas!... on me surveillait, et puis j'avais peur de ton
maître.

--M. Brifaut! il est parti pour la procession, lui aussi... D'ailleurs,
on peut s'arranger maintenant, car il y a un second bouton! je l'ai
tant soignée, cette chienne de greffe! Il n'est pas méchant, M.
Brifaut, va!

Ils s'assirent au bord du petit lac. Siroco, armé d'une énorme
aiguille, d'un vieux dé percé, se mit en devoir de raccommoder sa veste
de toile bise.

--Donne donc! s'écria Mary, et elle s'empara de la veste, bien qu'elle
ne sût pas mieux coudre que lui.

Il se penchait vers elle, lui indiquant les endroits les plus
détériorés.

--Tu es gentille, mon amoureuse! dit-il tout d'un coup en l'embrassant
sur l'oreille.

Elle eut un rire plein d'une coquetterie de femme.

--Oh! je le fais pour toi ... chez nous, je ne veux pas apprendre à
broder. On me donne des pénitences, mais je ne veux pas davantage!

--Petite désobéissante!

--Je n'ai pas besoin de rien savoir, mon frère saura tout pour moi.

--Il pleure toujours, ce monsieur? interrogea Siroco, s'allongeant sur
les genoux de son ouvrière.

--Ça devient une chanson, mais faut s'y habituer ... jusqu'au moment où
je l'étranglerai, répondit-elle, le regard bizarrement assombri.

--Tais-toi donc, pauvrette! Étrangler quelqu'un, est-ce que c'est
possible?...

--Tu me disais qu'il fallait le faire, là-bas, sous les roses, est-ce
que tu l'as oublié? demanda Mary avec vivacité.

--J'ai dit ça, moi!... Oh! la bonne histoire!... On dit tant de
choses!... C'est ton frère!... il fait ses dents, vois-tu, et quand ça
lui passera, il deviendra gentil ... comme toi!... ce sera ton petit
Siroco numéro deux!...

--Jamais! je ne l'aimerai jamais!... Il a tué maman. Écoute, Siroco,
s'il était mort et que je te prenne pour frère, voudrais-tu?

--Tiens, je crois que je voudrais ... être le frère d'une demoiselle et
faire des parties ensemble toute la journée.

--Alors, tu vois bien ... il faut que je l'étrangle. Papa sera d'abord
ennuyé, puis il fera comme pour maman, il se consolera, et je lui
dirai qu'il te prenne avec nous... Tu n'as ni père ni mère, toi! tu es
tout venu, tu n'as tué personne en naissant, tu es bon, tes yeux sont
noirs... Oh! ce sera du plaisir plein la maison... Nous jouerons, nous
écrirons, nous mangerons et tu ne pleureras pas, tu m'empêcheras de
pleurer.

Le jeune garçon devint triste.

--Petite folle de Mary! Ça ne se peut pas, non, et quand je pense que
si le régiment change, tu quitteras le chalet, je ne te verrai plus.

--Ne dis pas ça, cria Mary, lâchant son aiguille pour se jeter dans
ses bras, je te le défends ... nous ne devons pas nous quitter... Des
amoureux, est-ce que ça doit se quitter?

--Ça s'est vu! murmura Siroco; puis il la repoussa doucement.

--Prends garde, Mary, je suis encore tout mouillé.

En effet, il avait remis sa chemise et son pantalon au sortir de l'eau;
ses habits n'étaient pas secs du tout.

--Tu as froid? dit-elle inquiète en l'épongeant de son mouchoir.

--Non, en juillet, il ne fait pas froid.

Elle voulut lui faire sortir au moins sa chemise pour aller l'étendre
sur un buisson de roses.

Il s'impatienta.

--Un jour, à l'école des frères, où je suis resté deux ans, fit-il,
j'ai renversé une cruche le long de mon pantalon; on était en hiver,
je n'ai rien dit, et il ne m'est rien arrivé... Je suis un homme, les
hommes ne s'enrhument pas!

La vérité était qu'il ne voulait plus se déshabiller devant elle. Il
était pris d'une subite pudeur, parce qu'elle n'avait aucune idée de ce
qu'il ne fallait pas faire, cette petite demoiselle trop bien élevée.
Il lui raconta d'autres histoires fabuleuses: il était tombé dans un
puits en tirant de l'eau pour une femme qui le nourrissait, il avait
nagé dans le Rhône sous la glace, et jamais un rhume, non, pas ça
d'éternuement.

Alors, gracieuse, elle présentait ses deux mains au soleil pour les
glisser ensuite dans sa poitrine humide.

--Finis donc, ou je tape! dit-il avec un mouvement d'humeur. Ils
demeurèrent un instant silencieux, elle, cousant, les yeux baissés,
lui, suivant ses doigts pointus qui arrangeaient les étoffes et
regrettant peut-être, sans s'en douter, les chatouillement de ses
petits ongles sur sa peau.

--Veux-tu que nous fassions un grand voyage? lui demanda-t-il quand son
travail fut terminé.

--Oh! oui! Allons-nous-en!

--Eh bien! il y a fête au hameau de Sainte-Colombe, de l'autre côté de
Vienne, il faut passer le Rhône et on s'amuse joliment!

--Mais!...

--Ton papa ne saura rien, puisque les bonnes sont à la procession et ta
tante Tulotte lit ses livres sur la galerie. Elle croira que tu es ici,
voilà tout...

--Nous irons!... Siroco. Pourvu que tu ne me laisses pas en route ...
je marcherai.

--J'ai quarante-six sous d'économie dans le coin de mon traversin, et
toi?

--Moi, j'ai vingt sous dans ma poche, j'irai chercher ma tirelire, si
tu veux, car moi je ne dépense jamais mes sous.

--Non ... ça suffit ... nous sommes assez riches. Allons!

Chacun, ils cueillirent une rose. Siroco la mit à la boutonnière de sa
veste. Mary l'attacha à son chapeau de paille brune et ils quittèrent
le jardin d'un air délibéré.

Ils prirent le chemin de halage, le long du fleuve, pour gagner le
bac qui passait les gens de Vienne à Sainte-Colombe, moyennant trois
sous par personne. Quand on eut perdu de vue le chalet, Mary devint
très brave, elle siffla son chien, jeta des bâtons dans l'eau, et
Castor alla les chercher pour revenir ensuite se secouer sur la robe
de sa maîtresse. Ils étaient faits comme de petits voleurs tous les
trois: Mary avait un vieux jupon de soie noire que Tulotte lui mettait
quand elle partait en récréation, car on ne savait jamais si elle
ne grimperait pas aux arbres, des bottines de coutil blanc devenues
grises de poussière; Siroco, les cheveux broussailleux, était encore
tout mouillé; Castor, les poils crottés, ne représentait plus un
épagneul d'une race quelconque; mais tous les trois, sous ces misères,
conservaient la peau rose et parfumée de bonne santé.

Au bac, le passeur les regarda de travers.

--Vous savez que c'est six sous et que je ne veux pas le chien? leur
dit-il.

--Voilà vos six sous! riposta Siroco sentant toute son importance de
chef de famille.

Ils s'installèrent à l'arrière, tandis que Castor se jetait bravement
à l'eau. Dans le courant, le chien faillit sombrer, mais Siroco
lui tint la queue, ce qui l'aida beaucoup. Tous trois abordèrent à
Sainte-Colombe sains et saufs.

--Hein! dit le gamin respirant librement, nous sommes nos maîtres, à
présent. J'ai eu là une fameuse idée, ma petite femme!

--Oh! que oui!... balbutia Mary se cramponnant à lui comme à son
sauveur.

Ils firent le tour de la foire. Sainte-Colombe est un joli village,
ombragé par des mûriers énormes. Il y avait des baraques de
saltimbanques sous ces mûriers, un bal champêtre, des tonnelles
pavoisées, des tirs aux pigeons. Mary demeurait bouche béante. Elle eut
l'envie irrésistible d'entrer dans la baraque de la femme géante, cela
leur coûta cinquante centimes, mais Siroco n'y regardait pas, lui!

--Tu sais qu'elle est en coton! dit-il pourtant quand ils furent sortis.

Et comme ils avaient très soif, ils demandèrent, sous une tonnelle, une
tasse de lait pour _Madame_, un verre de vin pour _Monsieur_. Castor
s'offrit gratis une croûte qui traînait.

Ils tirèrent aussi des macarons pour compléter leur collation.

Ils se reposaient depuis un quart d'heure des émotions de la fête,
lorsque Mary tressaillit, elle se retourna du côté de la tonnelle
voisine.

--Entends donc, Siroco, chuchota-t-elle.

--Quoi?

C'était la voix de madame Corcette qui criait il tue-tête:

«Mon colonel!... je vous dis que c'est l'enfant... Il est bien facile
à reconnaître, la nounou a des rubans bleus, et il crie, selon son
habitude, ce polichinelle!... Quel sacré gosier!

--Papa!... bégaya Mary pâle comme une morte.

--N'aie pas peur ... tais-toi!... souffla Siroco, qui la saisit à bras
de corps, craignant de la voir tomber.

--Nous sommes perdus!

--Mais non ... si le chien se tient tranquille, ton papa ne saura rien;
les verdures sont trop épaisses ... nous décamperons dès qu'il sera
parti.

Une tempête d'éclats de rire s'éleva dans la grande tonnelle, on vit çà
et là reluire des uniformes de hussards.

Il y avait Jacquiat, Corcette, de Courtoisier, tous venus dans le break
du colonel à la frairie de Sainte-Colombe, histoire de s'encanailler un
peu, et on reconnaissait de loin, parmi les paysans endimanchés, les
rubans bleus de la nourrice qui portait le petit Célestin couvert de
dentelles.

--Mais oui, reprit la voix du colonel Barbe, c'est bien mon fils qui se
promène! Cette nourrice est folle, sous prétexte de procession elle me
le perdra dans la cohue!

Cependant le père était tout attendri par la subite rencontre de
l'héritier présomptif. Madame Corcette, en toilette superbe, s'élança
comme un tourbillon du côté de la nourrice. Bientôt Estelle et les
ordonnances arrivèrent aussi, un peu honteux de leur fugue.

--C'est bon! c'est bon! grommela le colonel, on s'amuse sans demander
la permission, on court les foires avec des demoiselles, et le gamin
prendra une maladie. Parbleu!... vous êtes des chenapans.

Seulement il tordait sa moustache, très gêné que ses domestiques le
vissent avec la femme de son capitaine dans un laisser-aller de pékin
qui fait la noce.

--Voyons, toi, fais-lui des risettes, dit madame Corcette, enlevant le
bébé des bras de la nourrice.

Et tous les officiers l'entourèrent, sachant que c'était là le point
faible de Daniel Barbe.

On finit par offrir une galette à la franc-comtoise, on lui glissa
des pièces blanches, le colonel sentant un besoin d'indulgence pour
lui-même, car il menait une vie de jeune homme depuis quelque temps,
lui pardonna, tout en lui recommandant de mettre l'ombrelle sur la tête
de Célestin.

--Et nous, Messieurs, je propose d'aller visiter la ménagerie, fit
madame Corcette, très fière de traîner un régiment à sa jupe en la
personne de son chef... Ils sortirent de la tonnelle où ils laissèrent
des morceaux de galettes avec des verres de chartreuse.

Mary se serrait contre Siroco, et celui-ci, moins rassuré, tenait
Castor par son collier. Ils faisaient une piètre mine, tout poudreux
qu'ils étaient, semblables à des vagabonds de la foire qui vont, après
leur maigre repas, endosser le maillot de l'équilibriste ou la blouse
bariolée du paillasse. Mary tremblait d'une colère qu'elle n'osait
avouer.

--Toujours mon frère! dit-elle les dents grinçantes. Ah! si c'était
moi qu'on eût trouvée ici, tu aurais vu quelle semonce... Cette
madame Corcette qui m'amusait autrefois ... elle s'amuse avec papa,
aujourd'hui. Tiens! je voudrais sortir pour leur dire un mot...

--Reste tranquille, souffla Siroco désespéré, tu serais punie, et moi
on me ramasserait d'une belle façon... La paix, Castor, ajouta-t-il en
envoyant une bourrade au chien qui voulait s'élancer vers son maître.

Le colonel passa enfin suivi des officiers, riant entre eux de la
rencontre du petit au moment où on pensait aux fredaines. Jacquiat, si
empressé jadis, n'eut même pas une parole de regret concernant Mary.

--Je vous déteste! cria la petite fille, tendant le poing derrière
l'épaisse verdure de la tonnelle.

--Du calme! dit Siroco, et le vin pur ayant agi sur ses nerfs, à lui
aussi, il la pinça vigoureusement.

Mary éclata en larmes.

--Que je suis malheureuse!... oui ... je l'étranglerai.

--Qui?... moi? demanda Siroco, très rouge.

--Oh! non ... pas toi, Célestin, mais Jacquiat, madame Corcette, la
nourrice ... papa ... tous, tous...

--Faudra z'élargir la porte du cimetière, avant! conclut Siroco en
haussant les épaules.

Et pour que rien ne se perdît, il alla récolter les galettes
abandonnées.

Mary n'en voulut pas, par une secrète dignité que Siroco ne comprit
guère; quant à Castor, délivré, il monta sur leur table et dévora les
restes sans aucun scrupule.

A la nuit tombante, ils gagnèrent le chemin de halage, déjà morts de
fatigue. Toutes ces émotions les avaient un peu désunis; Mary boudait,
Siroco sifflottait, Castor marchait la queue basse.

--Devine à quoi je pense? demanda le jeune garçon s'arrêtant
brusquement.

--Je ne peux pas, j'ai du chagrin! soupira Mary, fatiguée et cherchant
de l'œil un coin pour se reposer.

--Eh bien!... si nous ne rentrions pas! j'ai encore dix sous. Nous
fabriquerions une hutte dans les bois, nous attraperions des oiseaux et
nous irions les vendre à la ville. Personne ne nous embêterait, va!...
Je vois bien que tu ne pèses pas beaucoup chez toi, moi je suis mon
maître depuis que je suis né... Ça te va-t-il?

--Tu ne m'aimes plus! murmura-t-elle en faisant la moue.

--Oh! parce que je t'ai pincée! la belle affaire!

Il la prit dans ses bras, la porta sur le talus de la route, aux pieds
d'un groupe de peupliers immenses.

Ils se blottirent tout petits et tout légers, comme des passereaux,
sous une roche enguirlandée de lierre qui se trouvait là.

--Mary, je te demande pardon! dit le garçonnet, la câlinant et lui
tirant ses longues tresses de cheveux.

Elle se mit à sourire.

--Ne recommence pas, Siroco...

Devant eux roulaient en fureur les eaux du Rhône. Sur l'autre rive,
la ville s'estompait dans l'ombre; il faisait chaud, de plus en plus
chaud, et on aurait dit que le soleil de la journée avait fait bouillir
le paysage; une vapeur s'échappait de la foire lointaine pour monter
vers le ciel qu'elle rendait noir.

Un grondement sourd venait de l'horizon, où s'allumait une étoile si
tremblotante qu'on croyait la voir s'éteindre à chaque seconde, comme
la lueur d'une bougie.

--Est-ce qu'il va faire de l'orage? interrogea Mary, se rapprochant de
son ami, presque contente d'avoir peur.

--Je crois, dit mystérieusement Siroco, que c'est mon parrain...

--Ton parrain? dit la petite fille, ouvrant des yeux étonnés et
cherchant sur la route déserte la silhouette d'un homme.

Soudain, un tourbillon de poussière s'éleva jusqu'aux peupliers qui
se courbèrent comme de simples épis, un hurlement gronda du Rhône et
le vent brûlant dont la Méditerranée fouette le Midi arriva comme une
trombe sur la campagne.

--Le siroco! cria l'enfant trouvé, heureux de pouvoir témoigner enfin
d'un acte de naissance.

--Ah! mon Dieu! nous allons mourir! sanglota Mary épouvantée.

Ce vent rugissait en une espèce de beuglement de taureau, puissant et
cependant point triste. Il était plein d'on ne savait quelle clameur
joyeuse, joyeuse comme le cri de son filleul. Il y avait plus de peur
que de mal dans sa façon étrange de bouleverser l'atmosphère, et très
bonhomme, au fond, il ne cassait rien tout en menant le plus horrible
bruit du monde.

Les enfants rampèrent sous la roche pour se garer de la poussière, puis
ils s'étreignirent.

--J'ai peur! répétait Mary.

--Petite bête!.. Nous allons, au contraire, nous amuser pour revenir,
ce vent-là vous fait marcher d'un train de locomotive!,.. Tu vas voir
... que tu ne pleureras plus!

Ils avaient oublié leur projet de courir les bois.

--C'est drôle, en effet, murmura la petite, de sentir ce hou-hou autour
de ses oreilles... Je n'ai plus si peur!

Siroco, rendu nerveux au possible par le retour de son parrain, serrait
Mary à l'étouffer et de nouveau ce fut, comme dans le bosquet de roses,
des caresses folles que partageait cet endiablé de vent pénétrant
partout.

Ils revinrent au bac avec une vitesse vertigineuse, se tenant par
la main, lancés tantôt à gauche, tantôt à droite, riant, tournant,
sautant, pareils à des gens ivres. Vraiment Mary s'amusait bien plus
qu'à la foire.

--C'est ça qui sèche mes habits! disait Siroco encore un peu humide de
sa lessive.

Quant à Castor, il devenait complètement insensé, s'enlevant par bonds
élastiques et jappant de plaisir.

Sur le bac, ils crurent qu'on chavirerait dix fois, l'homme qui tenait
la corde ne savait à quel saint se vouer.

Derrière le chalet, ils se quittèrent, se promettant de recommencer dès
qu'ils en auraient l'occasion.

--Tu trembles tout de même! dit Mary anxieuse, le sentant frissonner
sous sa malheureuse veste de toile.

--Non, ma petite femme, répondit l'intrépide garçon, c'est mon parrain
qui me secoue. Au revoir, mon amoureuse, ne te fais pas gronder et
viens à la vallée dès que tu pourras... M. Brifaut te pardonnera
sûrement, car il y a un autre bouton de sa rose... Au revoir!...

Longtemps Mary, sans savoir pourquoi, le suivit des yeux dans cette
gaie tourmente qui le lui emportait.

Une fois, elle crut que le vent, d'un seul effort, l'avait lancé
jusqu'au ciel, puis elle rentra au chalet suivie de Castor moins
bruyant. Il fallait se préparer à une correction exemplaire.

Tulotte, après cette escapade sur laquelle d'ailleurs ni Mary ni son
chien ne voulurent fournir d'explications, ne décoléra pas d'un mois,
et Mary, durant un mois, ne vit pas s'ouvrir la petite porte donnant
dans le sentier des Sureaux.

Enfin, un matin, elle réussit à tromper la surveillance de sa geôlière,
elle courut tout d'une traite jusqu'à la grille de M. Brifaut. Le
vieillard était là, devant sa corbeille de prédilection, épluchant le
rosier de l'_Émotion_ qui se fleurissait gaillardement d'une seconde
rose comme l'avait prédit Siroco. En apercevant la petite, le bon
jardinier n'eut pas le courage de lui faire froide mine.

--Allons! entrez, dit-il doucement, mais vous allez être bien ennuyée,
Mademoiselle Mary, votre ami est parti!

--Parti, Siroco?... s'exclama-t-elle dans une douloureuse surprise ...
parti ... sans me dire adieu?

--Hélas! Mademoiselle, fît le brave homme hochant la tête, ce sont les
méchants enfants qui restent... Siroco est mort, voilà une semaine,
d'une manière de gros rhume pris je ne sais où!... Je l'ai fait
enterrer gentiment à mes frais, le pauvre gamin!...

Mary s'en retourna, muette, ne pouvant pas pleurer, tenaillée d'une
douleur atroce.

Ainsi, il était parti comme il était venu, dans un tourbillon de ce
vent chaud qui se montrait miséricordieux aux petits enfants orphelins
... parti sans la revoir, parti pour toujours!

Et chaque fois que soufflait le joyeux siroco, Mary s'enfermait dans sa
chambre en se bouchant les oreilles...

[Footnote 1: Cette rose existe en réalité.]

[Footnote 2: Elle existe ainsi que la rose bleue.]


V


Dans l'énervement des longs jours passés sans plaisir, Mary connut
des désespoirs de femme. Elle sut comment s'y prennent les grandes
personnes pour avoir une douleur qu'on n'ose avouer et, par moment,
elle souhaita de mourir aussi pour aller rejoindre Siroco. Cette
petite, née vieille, s'attardait en ses idées de passion bien plus
qu'on ne pouvait le deviner.

Lorsqu'elle jouait au cerceau sur la route qui menait à la berge du
fleuve, qu'elle courait, les yeux brillants, les cheveux défaits, droit
devant elle et que Tulotte était obligée de crier: Prends garde! Tu vas
perdre ton cerceau dans le Rhône! C'était peut-être elle-même qu'elle
aurait voulu précipiter aux flots pour échapper à la souffrance trop
vive, non proportionnée, qu'elle ressentait de cette perte d'un précoce
amoureux.

Et l'été s'acheva monotone, avec un vent presque continuel qui secouait
le cœur de Mary comme il secouait les rosiers de la vallée des roses.

Aucun bruit de changement de garnison ne survenant, on réinstalla le
campement d'hiver, selon l'expression du colonel; on mit des bourrelets
aux portes du chalet, des tapis dans les chambres et une partie de la
galerie de bois fut vitrée. Daniel Barbe, très étonné de voir qu'on
resterait probablement où on se trouvait encore, eut la perspective
d'un coin de vie de famille; il prit le soin de mettre un gros poêle de
faïence dans la chambre de la nourrice, et, un soir, il fit monter Mary
chez lui afin de lui annoncer une sérieuse nouvelle.

--Ma fille, lui dit-il, je crois qu'il est temps de te préparer à ta
première communion, je pense que nous resterons ici un ou deux ans,
et madame Corcette, une excellente créature, celle-là, m'a demandé à
surveiller un peu tes études au sujet du bon Dieu!

Mary, la tête baissée, ne répondait pas.

--Tu auras dix ans le printemps prochain, c'est un peu tôt, je le
sais, mais on n'a guère le loisir de faire les choses régulièrement
dans notre état. Je demanderai les dispenses nécessaires. Enfin, tu
comprends, je te trouve assez raisonnable pour cela! Tu vas donc me
piocher sérieusement le catéchisme, l'histoire sainte, les évangiles,
tout le tremblement de ces machines pieuses. Tulotte achètera les
livres, et, au lieu de vagabonder de droite et de gauche, tu feras les
prières qu'il y a dans le règlement. Nous avons l'espoir de rester à
Vienne peut-être trois ans; alors, il faut en profiter. Il paraît que
les changements de diocèse ne sont pas favorables à ces choses de curés
(c'est toujours madame Corcette qui le dit). Une femme sait mieux que
nous ce qu'il faut faire ... mais Tulotte est comme moi, elle a la
dévotion d'un képi!...

--Est-ce que madame Corcette est dévote? demanda Mary rêvant, les yeux
fixés sur la muraille.

--Non ... elle est catholique, voilà tout.

--Et Tulotte?

--Tulotte, ma fille, est protestante, comme moi, comme ton oncle.
Seulement ta pauvre mère était catholique, on a baptisé mon fils dans
sa religion et elle a bien recommandé en mourant que tu fasses ta
première communion ... le plus tôt possible! Elle craignait que Tulotte
te dirigeât d'un autre côté. Je t'apprends tout ça, ma chère Mary,
parce que tu es en âge de démêler ces histoires et puis madame Corcette
est si bonne!

--Je ne comprends pas, moi! murmura Mary qui boudait toujours madame
Corcette.

--D'ailleurs, ajouta le colonel impatienté, je ne te demande pas de
verser dans la religion corps et âme. C'est une consigne pour moi de te
donner une instruction religieuse, je me moque bien de la prêtraille,
mais je ne veux pas me moquer des dernières recommandations de ma
femme, tonnerre de Dieu!

L'entretien, qui avait débuté par des mots très graves, des pensées
presque tendres, menaçait de très mal tourner.

--Oui, papa! répliqua Mary, disant oui tout de suite pour avoir le
droit de se sauver.

Le colonel lui prit le bras qu'il serra un peu brutalement. On sentait
que dans ce père, encore incertain du mal qu'il faisait, le remords
se mélangeait à son désir d'avoir, l'hiver comme l'été, une maîtresse
fort drôle. Maintenant, il n'y avait plus de courses à cheval, plus
de frairies, plus de parties sur l'herbe, plus de petits voyages en
bateau; on se cantonnerait chez soi, dans le chalet, on aurait la
nourrice et Tulotte sans cesse derrière les épaules et cela deviendrait
mortellement triste. Aussi avaient-ils, elle et lui, organisé cet
innocent mensonge d'une instruction religieuse. Madame Corcette
viendrait tous les dimanches et tous les jeudis pour conduire Mary à
la petite église de Sainte-Colombe, leur paroisse; ensuite ... pendant
que l'enfant profiterait des enseignements du curé... Mais quel ennui
d'avoir d'abord à expliquer ces choses si simples!

--Voyons, fit-il d'un ton grondeur, car au fond sa conscience lui
faisait mille reproches, tu ne vas pas faire ta bête, hein!.. Je
suis déjà assez mécontent de toi, Mademoiselle. Tu polissonnes comme
un gamin des rues; tu n'es jamais rentrée à l'heure des repas. Tout
cet été tu as couru les chemins avec un petit voyou. Si je le pince,
celui-là, je lui tire les oreilles d'une rude manière, je t'en
préviens! C'est qu'à ton âge on est grand, il faut songer à se bien
tenir! La fille d'un colonel, le chef du 8e hussards, n'est pas une
bohémienne. Changeons la manœuvre, petite, sinon je te relèverai du
péché de paresse.

--Maman n'est plus là! dit très bas Mary, qui eut envie de pleurer.

--Ta mère! s'écria le colonel pourpre de colère. Et n'es-tu donc pas
honteuse d'en parler de ta mère, quand tu ne te souviens même plus
d'elle? Voilà une jolie sentimentale, ma foi, sa mère!...

Tout d'un coup il devint digne comme un homme qui se lave à ses propres
yeux en morigénant un autre pour la bonne cause.

--Je t'engage à prononcer plus respectueusement des phrases pareilles,
Mary! Ta mère est un souvenir sacré pour nous tous, et je tiens à ce
qu'on le rappelle dans des moments plus propices. Ta mère a-t-elle
quelque chose à voir dans les courses de chien perdu que tu fais par
monts et par vaux? Je vous le demande? Est-ce que c'est ta mère que tu
cherches quand tu t'amuses avec un petit chenapan, un vaurien dont je
ne sais même pas la demeure?... En vérité une mère ne se mêle pas à
toutes les sauces... J'y pense quand il faut, tu m'entends!...

Mary ne comprenait absolument rien au motif de cette annonce, quasi
solennelle, d'une première communion prochaine. Hélas! puisque Siroco
était parti, était mort, inutile de lui reprocher ses vagabondages!

--Papa, dit-elle, relevant le front, je suis pourtant très sage, je ne
sors plus qu'avec Tulotte et j'ai appris hier une leçon bien difficile,
je t'assure. Je veux bien aller au catéchisme, mais...

--Mais, quoi encore? Tulotte a raison de dire que tu n'es jamais
contente de rien. Est-ce que tu vas faire mauvaise mine à madame
Corcette, une jeune femme si dévouée ... car c'est du dévouement que de
s'occuper d'une enfant volontaire, d'une créature indisciplinée comme
mademoiselle ma fille!

--Papa, je n'aime plus madame Corcette.

--Vraiment!... Et ... peut-on savoir ce qui t'a éloignée de cette dame?

Mary embarrassée ne savait comment formuler son accusation. Depuis
Siroco elle gardait certains secrets pour elle, n'osant pas franchement
les appliquer aux aventures de la famille. Elle se rendait un compte
vague du rôle que jouerait la femme du capitaine dans son éducation,
mais elle devinait que ce n'était pas uniquement pour sa félicité que
son père lui imposait sa présence. Elle finit par balbutier:

--Elle caresse toujours mon frère et moi elle m'a laissée.

--Nous y voilà, s'écria le père s'emportant, tu es jalouse de Célestin.
Comme toutes les mauvaises natures, tu fais retomber tes torts sur
un pauvre innocent... Madame Corcette est un excellent cœur, elle,
nous aimons Célestin et elle l'aime parce que nous l'aimons... Tu as
saisi, n'est-ce pas? et je t'engage à ne pas broncher vis-à-vis d'elle
sous le joli prétexte que l'on te préfère Célestin. Eh bien! oui,
nous préférons tous ton frère, car ce sera le diable s'il n'est pas
meilleur que toi. Il braille, lui, on l'entend, au moins! Toi ... on
ne sait plus ce que tu veux ni ce que tu penses. Tu restes des heures
entières à regarder les murs et tu n'ouvres la bouche que pour dire
des choses désagréables. Quel malheur que tu ne sois pas un garçon,
corbleu!... Je te mènerais ferme, je te le promets!... Allons, décampe,
tu me dégoûterais de la paternité. Souviens-toi que je ne veux pas
d'observation au sujet de cette bonne madame Corcette!

«Ainsi, songeait Mary, je serais un garçon qu'on ne me préférerait pas
davantage à lui ... oh! nous verrons ... papa ... nous verrons!»

A partir de ce jour Mary reçut la visite promise tous les jeudis et
tous les dimanches. Madame Corcette, bien enveloppée de ses manteaux
extraordinaires, tantôt écossais, tantôt de velours bleu, venait la
prendre pour la mener à Sainte-Colombe dans le break qu'elle conduisait
elle-même. On passait sur un grand pont qui tremblait et on s'arrêtait
devant une petite église de village, non loin du terrain de manœuvre.

Remplie de confusion, la jeune femme, comme si elle avait des crimes
à se faire pardonner, se jetait sur un prie-Dieu à côté du bénitier,
et plongeait la tête dans ses mains gantées. Mary gagnait sa place, au
banc des écoliers, attendant son tour d'être interrogée par le curé,
puis elle ne manquait pas de regarder derrière elle, de temps en temps,
seulement madame Corcette avait disparu, elle était allée dans une
auberge voisine remiser le break du colonel ou se chauffer les pieds
au feu de quelque paysan; elle avait toujours froid aux pieds, madame
Corcette. L'instruction religieuse était terminée depuis longtemps
quand elle revenait chercher Mary; celle-ci, assise tristement dans un
coin de cette église glaciale, contemplait les saints immobiles, ou
rêvait à des brises folies qui épanouissent le cœur au milieu d'une
exquise senteur de rose. Souvent, elle finissait par pleurer de rage
sans trop savoir pourquoi, et quand elle arrivait, cette jeune femme,
elle lui aurait craché à la joue pour se venger d'une chose qu'elle
comprenait à peine. Alors, madame Corcette l'embrassait tendrement.

--Ma pauvre petite fille, disait-elle sur un ton navré, je ne suis pas
assez pénétrée de ma mission, non, je crois que je n'en suis pas digne.
Oh! c'est sacré, vois-tu, une église! Moi, je ne peux pas y rester cinq
minutes sans être toute impressionnée!... La prochaine fois ce sera ta
bonne qui t'accompagnera... Je suis si frivole, ton père est un fou de
te confier à moi ... ma chère Mary... Dire que je ne puis être sa vraie
mère!

Et elle soupirait, sincère dans son repentir d'une seconde, ayant
l'idée théâtrale d'un pardon demandé publiquement à la petite fille,
en pleine église, devant le curé béant et les écoliers de ce hameau
tout pétrifiés. On rentrait au chalet en expliquant les passages de
l'évangile, madame Corcette se plongeait dans d'innocentes extases
qui lui donnaient des frissons de fièvre, elle ne savait plus si elle
venait d'apprendre aussi son catéchisme et elle faisait des réflexions
étonnantes:

--Donc c'est le Saint-Esprit qui a fabriqué le petit Jésus... Et
qu'est-ce qu'il te raconte de saint Joseph, ton curé ... il ne le
plaint pas un peu?

--Non, répliquait Mary, c'est la Sainte Vierge qui a mis au monde
Notre-Seigneur Jésus... Le Saint-Esprit et saint Joseph n'ont rien
fait, eux... Ah! il était bien heureux d'avoir une maman sans papa!
ajoutait la fillette, l'œil assombri.

--Mais pourquoi que ces curés peuvent vivre tout seuls! soupirait
madame Corcette, ne voulant certes pas blesser son élève, mais gardant
malgré la sainteté de sa mission on ne savait quel parfum des œuvres de
Satan.

Et quand Mary lui faisait le récit d'un miracle, dans sa stupeur de
nouvelle initiée, brusquement madame Corcette allongeait un coup de
fouet à ses chevaux en déclarant «que cette _blague-là_ était trop
forte! Non, elle ne pouvait pas avaler une pilule de cette grosseur!
Pauvre petite ... comme on se moquait d'elle! Ça faisait pitié!» ...
Heureusement que l'église était bien située, assez loin de la ville
pour éviter de fâcheuses rencontres et assez près du terrain de
manœuvre pour que les occasions...

--Dis donc, Mary, déclarait-elle en arrivant au chalet, redevenue
sérieuse, nous y retournerons dimanche prochain, c'est entendu!

Le capitaine Corcette eut, pendant l'hiver, de l'avancement, on le
nomma capitaine instructeur. Il offrit un punch, le colonel rendit
un punch, et Tulotte, qui ne se surveillait plus du tout depuis la
mort de madame Barbe, but beaucoup à la soirée de son frère, elle but
tellement que Mary, en montant se coucher, la rencontra titubant dans
les escaliers du chalet.

D'ailleurs, Estelle et la nourrice avaient leur compte de petits
verres, elles se battaient dans la cuisine, pendant que le colonel,
attendri selon la coutume, répétait plein de sa double dignité de chef
de corps et de chef de famille:

«Préparons-nous, mes amis, mes nobles compagnons d'armes, pour la
guerre future. Que le 8e soit brillant, très brillant ... car la
prospérité de ce règne et la grandeur de la France ... oui, Messieurs
... la bonne tenue de nos hommes, la santé de nos chevaux... Messieurs,
je vous l'affirme....»

La chambre de Mary se trouvait dans le pavillon du chalet, sous les
toits. Quand il faisait très froid on y grelottait, mais cependant elle
était traversée par le tuyau du poêle qu'on avait installé chez son
frère et ce tuyau représentait une complaisance de la cousine Tulotte.
Il aurait pu passer ailleurs, car les enfants, dès qu'ils sont en âge
de lire, ne doivent pas se chauffer, c'est malsain pour eux. Mary, d'un
tempérament particulier, avait toujours froid; quand elle se couchait,
elle prenait ses pieds dans ses mains sans réussir à les réchauffer,
puis elle tassait l'édredon sur sa poitrine et se couvrait la tête
avec les draps. Sa désolation surtout était de demeurer sans lumière;
la nuit, chez son frère, il y avait une veilleuse que la nourrice
entretenait jusqu'au matin, et lorsque Mary faisait des rêves de grande
dame elle se jurait d'avoir une jolie veilleuse rose, si dans l'avenir
une fée lui apportait une grosse fortune.

Mary, cette nuit-là, vit arriver Tulotte de la plus singulière façon;
la cousine, achevée par le froid des corridors et qui avait bu autant
que les servantes, s'était laissée choir sur le palier, puis, par un
violent effort, elle s'était remise à quatre pattes pour entrer.

--Je ne sais pas ce que j'ai attrapé, bougonnait-elle, sa longue
figure tout hébétée, je vois double ... oui ... je vois double ... je
ne sais plus ce que ça veut dire. Eh bien! vas-tu te coucher, toi,
grimacière?...

Mary, assise sur son lit, ôtait ses bas et ne disait rien.

--De quoi ... la France!... la prospérité de ce règne! nous nous en
moquons un peu, mon colonel... seulement c'est de madame Corcette qu'il
s'agit. Faut éblouir le nouveau capitaine instructeur par de belles
histoires patriotiques... Mais il vous a un nez fin, lui, mon capitaine
... il laisse causer ... et il attrape des galons.

Mary qui pensait que cela s'adressait à elle se prit à sourire.

--Madame Corcette est l'amoureuse de papa ... dit-elle du ton le plus
naturel du monde.

--Hein? soupira Tulotte fort mal à l'aise, mêlez-vous de ce qui vous
regarde, Estelle, je vais me coucher, moi, et mettons que vous n'avez
rien entendu, ma fille... On les paye, ces créatures de malheur, on les
saoule et encore il faut qu'elles vous rabrouent les maîtres. Estelle,
aussi vrai que je ne suis pas grise, je t'enverrai dehors ... là... Mon
Dieu, comme ça tourne!

La cousine Tulotte, qui ne portait plus de crinolines parce que la
mode en était passée, avait la manie de s'affubler toujours comme un
gendarme, elle avait sa toilette de soirée, une robe de satin grenat,
taillée dans le reste des tentures qu'elle avait teintes pour l'alcôve
de son frère; un peu décolletée, elle ornait son cou osseux d'un énorme
médaillon. Elle s'effondra sur son lit non loin de celui de sa nièce.

--Les temps sont durs, continua-t-elle, prenant Mary pour Estelle,
sa confidente ordinaire, les temps sont durs. Il doit lui fourrer
des masses d'argent, car il se plaint de mes dépenses ... moi qui
économise sur le manger pour avoir du meilleur vin. Si c'est possible
de m'accuser de gaspillage! Je n'achèterais pas une robe neuve sans y
réfléchir... La réflexion est le propre de l'homme, ajouta-t-elle d'un
ton tellement convaincu que Mary abasourdie crut qu'elle allait lui
faire la leçon en pleine nuit.

--Tulotte, murmura la petite, inquiète, tu es malade?

--Allons, bon! voilà Mademoiselle la rapporteuse qui commence son
antienne!.. Te tairas-tu? méchant cœur... Estelle, fouettez-la donc de
ma part.

Tulotte renversée sur son lit faisait des gestes effrayants, mais ne
bougeait pas ses jambes qu'elle sentait molles comme des jambes de
coton.

--Que je t'y pince, mauvaise gale, à te plaindre de moi au chef! Oui,
nous nous préparons pour les guerres futures, Daniel!... Là-bas sous le
clocher de Sainte-Colombe! Une propre vie!... Et il a bientôt soixante
ans, ce cher frère ... je ne lui pardonne pas ça!... J'aimerais mieux
le voir lever le coude; ça c'est plus moral au moins! et quand on a une
fille en âge de s'expliquer!...

Mary, saisie de peur, avait repris ses vêtements. Cette fois-ci Tulotte
devait être en effet bien malade, car jamais Mary ne lui avait remarqué
une pareille figure, elle grinçait des dents, hochait tout d'un coup le
front, et, au fond de cette ombre, elle ressemblait à une moribonde qui
n'en finirait pas de mourir.

--Voulez-vous que j'appelle Estelle? demanda la petite, n'osant plus la
tutoyer.

--Avec un peu de fleur d'orange ... sur un morceau de sucre, n'est-ce
pas? Il ne m'en faut pas, moi, des douceurs. Une institutrice de ma
trempe ne devrait pas être à la merci de ce coco... J'ai bien envie
de le lâcher, quelque beau soir, pour aller dans une famille plus
noble! Vois-tu, Estelle, je pouvais me marier, j'ai mieux aimé faire
le bonheur de mes parents. D'abord, je n'ai pas pu m'accorder avec
mon aîné, Antoine-Célestin, un dur, celui-là, je t'ai raconté cette
histoire, hein! Un ambitieux ... un vieil égoïste qui n'a pas de cœur,
il m'a remise à ma place; puis je suis venue trouver Daniel pour
lui tenir son ménage, il s'est fichu dans la cervelle les femmes, à
quarante ans, depuis ... ça le mord, quoi!... Estelle, va me chercher
un peu de rhum... Moi, je sens que rien ne va plus ... ici!.. Ses
officiers ont des façons de le regarder... Oui, c'est le dévouement qui
me guide lorsque je fais des sottises... Un enfant, je supportais la
chose, mais deux... Où est-il ce rhum?

Mary se glissa hors de la chambre, elle avait un dégoût de son
institutrice qui lui semblait inexplicable, car elle était malade après
tout, et elle aurait dû la soigner. Elle appela Estelle; presque au
même instant la nourrice arriva sur elle comme une masse.

--Faites attention, dit Mary vivement, vous allez tomber!

Elle était suivie d'Estelle dont les yeux brillaient dans l'obscurité
de l'escalier.

--Voilà Mademoiselle Grognon, fit la cuisinière furieuse; attendez,
je vais vous la nettoyer, moi, il ne faut pas quelle nous dénonce au
rapport, demain!... pourquoi n'es-tu pas couchée?

--Ma tante est malade, balbutia Mary se reculant devant les deux filles
qui sentaient l'eau-de-vie.

--Malade! Elle a son compte, tu veux dire!... Tant pis pour elle, moi
je casserais tout, ce soir, et bien sûr que je ne vais pas lui préparer
un lait de poule! Nom d'un chien! quel travail! quelle sacrée maison!
Je viens de rincer plus de cinquante verres... Je crois que Pierre a
fermé la grille du chalet. S'il ne l'a pas fermée, tant pis!.. tant pis
... entre qui voudra! Qu'on vole, qu'on pille, moi je ne mets pas une
patte dehors ... de ce froid-là!... Va te coucher! La vieille finira
par dormir que je te dis ... et houp!...

Elle enleva Mary par le bras en la poussant, contre un mur.

--Veux-tu rentrer te coucher, mauvaise graine!

--Vous me faites mal! s'écria Mary indignée, car la fille ne voyait pas
que la porte se trouvait plus loin. Lâchez-moi, ou j'appelle papa!...

--Ton père! Ah! elle est bonne ... ton père ronfle comme une toupie
dans sa chambre fermée à double tour! Faut croire qu'il a peur que
sa femme vienne le tirer par les orteils ... ou qu'il est sorti sans
qu'on le sache! Ton père a autre chose à faire que de s'occuper de ses
moucherons... Voyons, te tairas-tu?

Mary, saisie de vertige, et comprenant peut-être qu'elle seule
conservait sa présence d'esprit devant ces trois femmes, appela son
père; mais un silence lugubre régnait dans les appartements d'en bas,
personne ne répondit.

Estelle la secoua rageusement.

--Reste tranquille! bégaya la nourrice cherchant son aplomb, ne la
touche pas, cette petite. J'aime pas qu'on batte les enfants, moi!

La franc-comtoise, point méchante, avait le vin tendre, elle tira Mary
des mains fiévreuses de la cuisinière et elles gagnèrent la chambre de
Célestin.

Le petit dormait profondément dans son berceau. La nourrice referma la
porte et s'affala sur une chaise.

Mary effarée se demandait ce qui allait encore lui tomber sur les
épaules.

--Entends-les se disputer! fit la lourde paysanne avec un rire
hoquetant, et elles me criaient tout à l'heure que j'avais bu!... si
c'est permis, hein! ma pauvre petiote?... quelle existence!...

Elle se mit à fredonner sa chanson habituelle.

Estelle injuriait la cousine Tulotte qui ripostait par des confidences
très dignes sur la famille des Barbe et le 8e hussards. Du reste, elle
ne voulait point de fleur d'orange, Tulotte, ni de lait de poule.
Est-ce qu'on la prenait pour une femmelette, un chiffon comme défunte
sa belle-sœur? Elle boirait seulement un petit verre de rhum chaud qui
lui donnerait du nerf. Estelle attrapa un pot à eau et l'on entendit
comme un glougloutement impérieux. La cuisinière inondait le corsage
décolleté de l'institutrice. Alors il y eut une véritable scène de
meurtre avec des coups de poings lancés sur les murailles et des jurons
de soldat.

--Sainte mère de Jésus, marmottait tranquillement la nourrice, pouvant
à peine se déshabiller, on dirait que mes jupes sont de pierre!...
aide-moi donc, Mary!

Le bébé se réveilla au bruit d'à côté; le poêle était éteint et il
avait très froid, lui qui ne buvait pas de liqueurs fortes. Il poussa
un cri aigu, un cri de jeune chat qu'on agace.

--Ça y est! soupira la nourrice désolée, il hurlera toute la nuit, je
ne pourrai pas dormir. Apporte-le-moi, Mary, je vais le réchauffer dans
mon lit. Puis elle ajouta d'une voix inintelligible: Je me sens mal,
tout de même, elles m'auront donné du kirsch, moi qui ne peux pas le
souffrir, oh!... les bêtes! elles m'ont donné du kirsch!

Mary apporta l'enfant démailloté avec une répugnance qu'il lui était
impossible de surmonter. Elle aurait bien voulu partir, mais elle avait
peur de la cuisinière, et comme Tulotte ne pouvait pas la défendre
dans l'état où elle se trouvait, elle préférait encore passer le
reste de cette horrible nuit assise sur un tabouret contre le mur.
L'enfant selon son habitude criait à faire crouler le toit. La nourrice
chantonnait, glissant tantôt à droite tantôt à gauche, et quelquefois
elle riait d'un bon rire niais, de plus en plus convaincue qu'on lui
avait fait boire du kirsch.

Au dehors une aigre bise fouettait la galerie vitrée. Tout le feuillage
du jardin étant mort, on apercevait, de la fenêtre, le Rhône roulant
avec ses furies coutumières. Mary regardait pensive ce fleuve rempli
jusqu'à ses bords, menaçant la douce vallée des roses d'un cataclysme
formidable. De pâles étoiles piquaient, de reflets livides, les
vagues tumultueuses, et les collines qui entouraient ce coin de
campagne avaient des lointains si noirs que cela faisait peur. Une
morne tristesse envahissait la petite fille, les _hou hou_ du vent
lui rappelaient la fin mystérieuse de Siroco, et elle pensait que le
catéchisme est une chose bien inutile.

Un besoin de sommeil lui lancinait tout le corps, elle se raidissait
contre son mur, accrochée au rideau qu'elle avait écarté pour regarder:
les maisons de Vienne, accroupies au delà des jardins, semblaient
tressauter par moments, puis le tombeau de Ponce-Pilate, là-bas, dans
un fond de route noir, se dressait tout menaçant et tout luisant de
givre.

Elle savait l'histoire de ce personnage qui se lavait les mains pour
laisser condamner son Dieu. La veille encore, elle la récitait dans
l'église de Sainte-Colombe et madame Corcette lui expliquait que Vienne
étant une vieille ville pleine d'antiquités, ce bonhomme avait voulu
se faire enterrer là pour le plaisir des archéologues futurs. Elle
ouvrit les yeux très grands ne se souvenant plus de sa position croyant
rêver à cette corne de pierre portée sur quatre pattes et la voyant
brusquement s'avancer dans les sanglots du vent.

Au ciel des nuages couraient les uns après les autres, bousculés
par les rafales et semblant se déchirer sur les étoiles comme une
mousseline sur des pointes d'acier. Le chalet entier craquait. Le long
de ses boiseries à jour, des doigts paraissaient s'accrocher qui le
secouaient affreusement.

Tout d'un coup les cris du petit Célestin cessèrent, la nourrice ne
chantait plus, mais un bruit rauque se mêlait aux craquements du
chalet, ce bruit partait du lit, on aurait dit un souffle de bête qui
étouffe. Mary se leva d'un bond, tout à fait réveillée. Parmi ces
femmes ivres, il y en avait une vraiment malade, car on ne ronfle pas
ainsi quand on dort.

A tâtons, elle s'approcha du poêle, frotta une allumette et ralluma la
veilleuse qu'on avait laissée sans huile, puis elle se tourna vers le
lit.

La grosse franc-comtoise, couchée en travers, à demi déshabillée, la
bouche ouverte, les paupières closes et avec son éternel aspect de
niaise, cuvait son kirsch. On ne voyait plus le petit enfant qu'elle
avait roulé dans les couvertures, elle s'était jetée dessus de tout
son poids, elle l'écrasait en songeant peut-être qu'il lui souriait
de meilleure humeur! Deux très petits pieds tendus, rigides, derrière
l'oreiller, sortaient seuls de l'amas de ses lourdes chairs. Mary
sentit ses cheveux se dresser sur sa tête, et toujours ce bruit
rauque, indéfinissable, ce bruit de bête qui étouffe se mêlait aux
hurlements du vent. Elle fit un pas dans la direction de ce lit, il
fallait éveiller de force la brute endormie ou appeler tout de suite du
secours, il suffisait même de repousser un peu la nourrice pour dégager
l'enfant, mais une idée atroce s'empara du cerveau de Mary. Pourquoi
aurait-elle sauvé la vie de son frère? L'avait-elle demandé ce frère?
Avait-elle souhaité sa naissance, sa naissance, c'est-à-dire la mort
de sa mère? Déjà, il ne criait presque plus, et le calme s'étendait
lentement dans la chambre, calme qui serait éternel si elle le voulait,
car elle n'avait qu'à se taire pour laisser l'écrasement s'accomplir.
Elle veillait toute seule! Personne n'entrerait avant le jour, et la
nourrice ne se douterait jamais qu'elle était restée là. Mary fit
encore un pas, les petits pieds ne s'agitaient plus que par faibles
secousses, ils devenaient peu à peu d'une teinte violette et l'on
n'entendait plus le bruit rauque. Mary eut un rire silencieux, ses yeux
superbes lancèrent un éclair de haine.

--Toi, murmura-t-elle, tu as fini de pleurer!

Elle gagna la porte, sortit sans hésitation et revint dans sa chambre
où elle se coucha, le visage tourné du côté du mur. Une heure après
elle dormait, un sourire aux lèvres, du sommeil des innocents!

Ce matin-là, on se leva très tard chez le colonel Barbe. Estelle
bâillait à se décrocher les mâchoires en descendant aux cuisines;
mademoiselle Tulotte, honteuse de se retrouver en grande toilette de
soirée sur son traversin, ne savait trop comment s'expliquer la chose
d'une façon décente. Elle passa une robe de chambre, but un verre
d'eau, et s'en prit à Mary qui faisait sa prière à genoux devant son
lit.

--Espèce de marmotteuse! gronda-t-elle.

Armée d'un peigne, elle arrangea les cheveux noirs de son élève tout en
la bourrant de ses préceptes.

--Il faudra pourtant que tu apprennes à te peigner! Quand tu seras une
femme, t'imagines-tu que je te servirai de coiffeur?... Tu pourras te
chercher un mari qui ait des rentes ... ma jeune princesse. C'est ton
jour de catéchisme aujourd'hui, la bonne madame Corcette viendra, tâche
d'être polie. Si tu crois que ça l'amuse, cette dame, de venir faire
une pareille corvée?...

Mary se taisait, fronçait les sourcils quand Tulotte lui tirait les
cheveux aux endroits sensibles, et grelottait de tous ses membres, car
la servante, étourdie de sa petite orgie de la veille, n'avait pas
pensé à chauffer le tuyau de leur chambre.

--J'étais bien malade hier, reprit-elle un peu honteuse, cette imbécile
d'Estelle avait mis du poivre dans ses ragoûts. Je suis sûre aussi que
ton père est malade et il y a une inspection aujourd'hui; le 8e n'a
qu'à se tenir droit.

Mary, qui était le 8e hussards de Tulotte, avait beau se tenir droite,
elle recevait d'effroyables coups de démêloir.

Soudain, de la chambre voisine partit un cri terrible, un cri de femme
désespérée. Tulotte laissa échapper le peigne et les cheveux; Mary
porta ses poings à ses oreilles.

--Ah! mon Dieu! fit la vieille demoiselle secouée d'un frisson, est-ce
qu'il est arrivé quelque chose à l'enfant?

La nourrice apparut sur le seuil, les yeux hors de la tête.

--Mademoiselle!... je suis perdue! Venez vite! on me fera fusiller bien
sûr! Mademoiselle, je voudrais être le chien ..., non, ce n'est pas
Jésus possible! il était si gentil, si beau, notre petit, je vais me
jeter par la croisée... Bon Dieu de malheur! Mademoiselle, on me fera
fusiller!...

Elle courait autour de la pièce, se tordant les mains, déchirant son
tablier, se frappant les tempes contre les meubles...

Tulotte se précipita dans le corridor, tandis que Mary, haussant
imperceptiblement les épaules, descendait aux appartements de son père.

Le colonel était déjà loin. On avait sellé son cheval vers neuf heures
et il galopait.

Toute la maison fut bientôt à l'envers, les femmes sanglotaient, les
ordonnances, les bras ballants, considéraient la nourrice qui, debout
sur la galerie, voulait se jeter en bas.

Estelle rugissait qu'on était damné pour l'éternité, et, ses anciennes
dévotions de Dôle lui remontant au cerveau, elle appelait des saints
complètement inconnus à son aide, elle voyait l'enfer, sa kyrielle de
démons, ses flammes.

Tulotte atterrée ne pouvait plus prononcer un mot, des larmes
ruisselaient de ses yeux bistrés comme un ruisseau, et, d'un mouvement
machinal, elle berçait le petit cadavre sur ses genoux.

Madame Corcette tomba au milieu de cette folie et se trouva mal. Il
fallut l'emporter au grand air, la frotter de vinaigre. Mary, l'air
calme, et cependant fort pâle, demandait doucement «_ce qu'il avait?_»
Un des ordonnances eut enfin la pensée de faire venir un médecin des
environs; on attela le break, et à chaque minute on s'imaginait voir le
père au tournant de la route.

Le médecin ne put que constater le décès de l'enfant, décès qui datait
du milieu de la nuit et il adressa de sévères questions à la nourrice.
Celle-ci en proie au délire criait qu'on allait la fusiller, qu'elle ne
se défendrait pas, elle le méritait bien.

--Elles sont toutes les mêmes, répétait le docteur, homme assez brutal,
elles se couchent avec leur bébé sur le sein et le tonnerre ne les
réveillerait pas... Il faudra la faire passer aux assises, voilà tout.
Celle-là payera pour les autres, si le père ne l'étrangle pas en
rentrant!

--Un enfant magnifique! hurlait Estelle.

Madame Corcette, revenue à elle, ne voulut pas supporter ce spectacle,
elle sortit du chalet afin de s'emparer du père dès qu'il descendrait
de cheval. Mais Mary ne lui laissa pas le temps d'exécuter son projet,
elle se lança la première à la bride de _Triton_.

--Papa, s'écria-t-elle avec un accent intraduisible, tu n'as plus que
ta petite fille à aimer sur terre... Papa, pardonne-moi la peine que je
te fais... Célestin est parti.

Elle disait _parti_ comme on le lui avait dit pour Siroco, pensant que
ce mot atténuerait le coup. Daniel Barbe chancelait, ne comprenant
plus rien, car c'était le tour de madame Corcette qui lui jurait une
affection éternelle, le suppliant de ne pas entrer au chalet tout de
suite... Puis elle l'embrassa, lui prodiguant des noms tendres et des
caresses folles.

Mary s'éloigna, tremblant d'une colère impuissante; ainsi il y aurait
toujours quelqu'un entre son père et elle. Comment l'écraserait-on,
celle-là? Dégoûtée, elle se sauva au fond du jardin, où elle demeura
jusqu'au soir sans qu'on vînt la chercher.

De nouveau, les dames du régiment visitèrent la maison, portant des
bouquets de camélias blancs et des couronnes de perles. Estelle et
Tulotte reprirent le grand deuil, le père dans son étincelant uniforme,
le crêpe au bras, reçut les mêmes phrases de condoléance; seulement il
pleurait cette fois, il pleurait de rage de n'avoir pas été là pour
sauver cet enfant qu'il aimait déjà de toutes les forces de son orgueil
de mâle.

Il avait eu un garçon et il n'en avait plus! Il n'en aurait jamais
plus! Fini, bien fini, les joyeux espoirs pour l'avenir! Il croyait,
lui, qu'on élevait ces petits-là sans la mère, et au moment où on le
sevrait, où il criait moins, où il suivait du regard les lumières, où
il commençait à marcher, à gesticuler, à rire, on le lui tuait sous
son toit, dans sa propre maison! Pourquoi lui avait-on arraché cette
brute de fille! Il l'aurait massacrée si volontiers! Pas de sa faute?
Est-ce que l'on dort quand on est chargé de veiller sur un enfant?
Les sentinelles qui s'endorment on les fusille et madame Corcette
miséricordieuse l'avait mise elle-même dans le train qui la ramenait en
Franche-Comté! La misérable paysanne! Qu'irait-elle dire à la dépouille
de la pauvre mère restée là-bas?... Quel pardon pourrait-elle implorer?
Le chagrin du colonel était fait surtout d'un paroxysme de colère qui
devait influer sur toute sa vie. Il lui semblait que quelque chose de
volontaire s'était mêlé à toute cette sombre histoire. Une nourrice ne
s'endort pas sur un enfant sans être obligée de se réveiller au premier
tressaut! et lui, qui ne savait pas que l'on s'était grisé après le
punch, dans ses propres cuisines, il accusait un inconnu quelconque _de
lui avoir tué son fils!_

Mary n'essayait plus de le consoler, elle pleurait d'ailleurs de voir
tout le monde pleurer et parce que ces cérémonies lui rappelaient
l'enterrement de sa mère.

L'hiver se termina dans un chagrin sombre.

Madame Corcette avait reçu la défense de s'occuper des catéchismes de
Mary et c'était Tulotte qui conduisait à présent la petite fille au
village de Sainte-Colombe.

Mary se confessait régulièrement tous les mois. Jamais l'idée ne lui
vint de dire au prêtre de quelle façon Célestin avait expiré. D'allures
assez indolentes, en fait de dévotion, Mary attendait qu'on la
questionnât: elle répondait _non_ ou _oui_ et elle s'accusait elle-même
quand elle se sentait des remords, mais elle ne regrettait nullement
_le départ_ de Célestin. Au contraire, elle pouvait mieux dormir et on
ne la battait presque plus; si son père ne lui souriait pas davantage,
au moins elle n'entendait plus ses perpétuelles comparaisons entre la
beauté de Célestin et son détestable caractère. Elle ne demandait pas
beaucoup, cette petite fille tranquille. Elle voulait la paix, bien
froide, bien unie, une paix muette comme celle d'un tombeau, et, ma
foi! pour l'avoir elle n'avait pas hésité à en ouvrir un! Ces choses-là
sont simples quand on a dix ans.

La religion ne modifia guère l'étrange nature de Mary Barbe. Elle eut
d'abord la curiosité du miracle, le curé lui ayant expliqué, avec
beaucoup de citations à l'appui, que souvent un ange, ou la Sainte
Vierge, pouvait se mêler des affaires de ce monde; le miracle lui parut
la seule chose amusante du catholicisme. Sans s'arrêter aux gloires
des martyrs ni à la douceur d'aimer un Dieu, tout jeune, entouré de
souffrances pitoyables, elle s'inquiéta de la manifestation sensible
de ces puissances inconnues. Après avoir prié, selon les règles, en
s'appliquant, dans un positivisme déjà naissant, à ne rien omettre
pour que l'acte surnaturel pût se réaliser, elle attendait des heures
entières qu'un messager vînt lui dire quelques mots généreux. Elle
guettait, devant les autels, un signe de la Sainte Vierge, une porte de
tabernacle s'ouvrant brusquement, un saint descendant de son piédestal,
ou encore un cantique entendu subitement. Elle se prêtait à tous les
exercices de dévotion pour obtenir cette sanction d'une foi qu'elle
avait très peu, mais elle trouvait raisonnable de faire un échange de
sa raison de mortelle contre une cause divine. Elle serait devenue
d'une piété exemplaire si le moindre trouble cérébral, une disposition
hystérique lui avait donné l'illusion d'un miracle, d'un tout petit
miracle. Elle ne pouvait pas comprendre que, puisqu'il y avait eu de
ces histoires incroyables jadis pour des pécheurs bien plus endurcis
qu'elle, une de ces histoires ne devait pas lui arriver aujourd'hui
qu'elle s'y préparait selon les méthodes en usage.

La veille de sa première communion, elle s'imagina que le miracle
se faisait probablement dans ce sacrement solennel. Elle tourmenta
Tulotte et son père à ce sujet. Peut-être bien que l'hostie sacrée
aurait un goût particulier, qu'une sensation exquise la prendrait de la
gorge au cœur et, pleine de confiance, elle revêtit la robe blanche.
Madame Corcette était à l'église quand elle passa au milieu de ses
compagnes le jour de Pâques. Cela lui fit plaisir, elle s'arrêta pour
lui demander quel effet lui avait produit sa communion à elle. Madame
Corcette, en robe de soie rose, lui répondit étonnée:

--Je ne me souviens pas!

Sans doute, songea Mary, que le bon Dieu devient pour celui qui le
reçoit comme un ami que l'on consulte à chaque instant, que l'on
sent près de soi, dont les ordres sont glissés dans vos oreilles
d'une manière secrète mais péremptoire, et qu'un plaisir se dégage
de cette intimité charmante. Quelle consolation n'aurait-elle pas
désormais, l'enfant négligée, n'ayant plus de mère, à peine de père
et qui avait perdu Siroco!... Elle fut navrée du résultat. Rien! elle
ne ressentait rien d'appréciable, sinon que le jeûne qu'on lui avait
imposé lui occasionnait des bâillements ridicules. Elle s'accusa en
toute sincérité d'être une mauvaise catholique, une créature dénaturée,
puis elle finit par accuser aussi ce système d'éducation extraordinaire
qui commençait par vous prédire mille félicités et ne vous donnait pas
le moyen absolu de se procurer une satisfaction pour tout ce qu'on
endurait de supplices à attendre quelque chose qui ne venait pas.
Certains sauvages aiment le soleil parce que le soleil semble les aimer
en les éclairant. Il est bien difficile de faire saisir aux natures
primitives--et les enfants sont des primitifs--pourquoi il est agréable
d'adorer un invisible que rien ne manifeste hormis les chants de la
messe. Les dévots ne raisonnent pas, Mary raisonnait toujours. Elle
avait laissé étouffer son frère parce que ce petit criait trop fort.
Elle laissa de même s'étouffer ses naïves aspirations religieuses parce
que Dieu, en elle, ne criait pas du tout. Madame Corcette la ramena au
chalet avec Tulotte; on fut plus aimable pour elle qu'on ne l'avait
été les derniers temps; d'abord elle portait dans les plis de sa robe
blanche une ingénuité neuve, ensuite elle paraissait tellement déçue
qu'il fallait bien la consoler. Madame Corcette lui répétait que tous
les enfants n'avaient pas eu plus de chance qu'elle, cela se devinait
bien à leur mine. Elle promettait seulement de continuer à être sage,
de s'instruire comme une demoiselle qui dirigerait plus tard la maison.
Tulotte se faisait vieille, le papa aussi et elle devait songer à
prendre de l'empire sur eux. Estelle l'embrassa en pleurant, le père
lui pinça la joue en lui disant:

--Si tu étais toujours gentille!... Je n'ai plus que toi!... hélas!

Une âme charitable, comprenant son âme à ce moment suprême, lui aurait
montré ce retour des grandes personnes aux tendresses de la vie comme
étant le véritable miracle; peut-être eût-elle fondu la dureté native
de ses sentiments, mais madame Corcette, profitant de l'occasion,
attira le colonel dans un coin du salon et lui raconta tout bas des
choses... Mary se roidit contre une émotion vraiment douce, elle fronça
de nouveau les sourcils, puis, soupirant, la poitrine oppressée d'une
lourde angoisse, elle se retira pour ne pas les gêner.

Le printemps était de retour, on pouvait risquer des promenades dans
les environs. Mary, après les leçons de Tulotte qui allongeaient
maintenant en proportion des jupes de l'élève, allait se dégourdir les
jambes dans la vallée des roses; elle trouvait le bon M. Brifaut devant
ses corbeilles et on causait histoire naturelle. C'était étonnant ce
que ce diable d'homme savait à propos des papillons et des oiseaux.

Il ne tarissait plus, tout en inspectant ses greffes, il récitait des
livres complets, n'omettant ni un terme technique ni un numéro d'ordre.
Quelquefois, Mary l'arrêtait devant l'_Émotion_ par un geste distrait,
il hochait la tête, se rappelant le pauvret. «Dieu ait son âme!»
disait-il pendant qu'une larme se suspendait au bout des cils noirs de
la fillette. N'était-ce pas bien douloureux que Dieu passât son temps à
avoir des âmes, surtout celles qui ne demandaient qu'à rester dans leur
corps!

M. Brifaut, pour remplacer Siroco, avait loué deux garçons de dix-sept
à vingt ans, et il prétendait qu'ils ne faisaient pas le quart du
travail que vous abattait ce coquin de Siroco. Et puis ce n'était pas
du tout le même genre de travail: Siroco aimait les roses, lui; ces
garçons-là les bêchaient, simplement.

Mary était trop jeune pour savoir ce qui l'attirait chez M. Brifaut;
cependant elle s'asseyait durant des heures sous les roses moussues,
ressassant des souvenirs en compagnie d'un vieil homme et elle en
rapportait une joie mélancolique l'aidant à finir toute une semaine
d'études.

On la promenait aussi dans Vienne, à la musique, sur la place
plantée de beaux platanes, et les officiers de son père la saluaient
respectueusement; elle devenait une demoiselle, elle répondait du
haut de la tête, surtout à Jacquiat; elle lui en voulait de l'avoir
négligée un an pour son frère. Puis elle entendait les lamentations
des six filles de la trésorière qui regrettaient les _oublis_ de Dôle
bien meilleurs que ceux de Vienne et dont on avait davantage pour deux
sous. Au fond, elle s'ennuyait d'un ennui tranquille, sorte de mal de
croissance qui tuait en elle tous ses bons instincts, la laissait à
la merci de ses précoces passions de fille cruelle et ne lui ouvrait
aucun des horizons de l'intelligence. Elle n'avait point le désir de
s'attacher, soit à une fleur, soit à une montagne, soit à un chien,
puisque l'on quitte brusquement les choses ou que brusquement les êtres
vous quittent. Ses longs silences d'enfant rudoyée qui boude portaient
peu à peu des fruits amers, elle s'isolait avec une volonté froide de
tout ce qui est le plaisir de l'existence; à l'état latent, c'était
déjà une blasée, ayant le dédain de courir et sachant déjà que marcher
fatigue.

Elle avait parfois des désespoirs fous lorsqu'elle songeait au miracle
attendu vainement. Ah! il était aimable le bon Dieu! Qu'est-ce que
cela lui aurait coûté de faire tomber un ange microscopique de son
paradis, un ange pour la distraire, un Siroco très léger, toujours
flottant derrière ses épaules? Elle ne jouait plus à la poupée, elle
s'intéressait aux livres de voyage illustrés où il y avait des bêtes
féroces qui mangeaient des hommes. Faire des voyages, affronter
des périls, tuer des éléphants, la tentait. Ou elle s'imaginait
les excentricités que voulait faire Siroco le jour de la frairie
du village. On partait deux dans une forêt sombre, et on plantait
un parapluie n'importe où. On s'asseyait pour manger un morceau de
singe cuit sous la cendre et des bâtons de sucre de pomme, puis on
s'embrassait en s'appelant: ma femme, mon cher mari. On était libre
comme le vent, on grimpait aux arbres pour chercher des fruits verts.
Il y avait des dangers épouvantables, des ruisseaux à franchir, une
lionne enragée qui jetait du feu par la gueule, des Indiens qui
voulaient vous faire frire; on tremblait la main dans la main, prêts à
mourir, puis tout à coup un bosquet de roses, des ruisseaux de miel, un
chat savant qui exécutait des saluts cérémonieux; on s'étendait dans
l'herbe et on se jurait de ne jamais se séparer.

Généralement, à travers les contes qu'elle se faisait à elle-même, Mary
mettait un petit esclave, moitié ange, moitié garçon, qui l'aimait
beaucoup et supportait en son honneur une foule de tortures grotesques.
Les émotions de ces voyages chimériques étaient toujours d'une violence
inouïe, en raison inverse du calme glacial de ses actions réelles.
Elle faisait une hécatombe de jeunes Indiens alors qu'elle festonnait
paisiblement un mouchoir ou comptait des points de tapisserie.

Une fureur de bataille échauffait son cerveau sans que ses yeux purs
révélassent les conflits de son imagination. Elle finissait par en
souffrir à fleur de peau tellement elle s'identifiait aux personnages
de son roman. Il y a plus qu'on ne croit de ces petites filles ou de
ces petits garçons se racontant des histoires à eux-mêmes: les uns ont
un air idiot qui désole leurs parents, les autres ont l'expression
béate des studieux tout pleins de leurs leçons.

L'imagination est en germe dès l'âge le plus tendre, il n'existe pas
d'enfant qui ne pense pas à autre chose qu'à ce qu'il fait. Mary avait
peur, la nuit, et, comme la fille d'un colonel ne doit pas avoir peur,
Tulotte soufflait la bougie dès qu'on était couché. L'habitude de ces
contes qu'elle se récitait venait de cette peur nerveuse, qu'elle ne
pouvait dompter qu'à force de voyages extravagants. Et la petite avait
fini par s'amuser ainsi malgré les froideurs de sa physionomie: elle
jouait à penser. Mystère insondable de l'être humain qui de lui-même
tire des joies pouvant le ravir hors de sa prison de chair.

Alors, elle retrouvait souvent sa mère avec qui elle engageait des
conversations sérieuses; sa mère l'approuvait d'avoir aidé Célestin
à mourir, il aurait fait un vilain garçon et dans le même ciel se
retrouvaient également les petits chats de Dôle, Siroco, des rois, des
reines, des pots de confitures vidés jusqu'au fond, des lits à colonnes
torses où s'endormait un vieux chien galeux, mademoiselle Parnier de
Cernogand crucifiée par des Juifs abominables, une énorme poupée qui
marchait et parlait, et les hommes capables de tuer les bœufs pour les
manger erraient, parmi la bizarre population, avec des carcans au cou
et des glaives dans la poitrine.


VI


En automne, le 8e hussards reçut l'ordre de se rendre à Haguenau, en
Alsace, petite ville fortifiée, assez noire, qui ne plut pas du tout
au colonel Barbe. On prit un logement dans une rue tranquille pas loin
des fortifications. Mary fut comme dépaysée et Tulotte ne put se faire
tout de suite aux gros nœuds que les bonnes portaient sur leur tête,
d'un air naturel. Mais lorsqu'on eut vécu quelques mois de la vie
bourgeoise de cette ville, les étonnements se succédèrent. Certainement
le ministre s'était trompé et les avait envoyés hors de France, tout le
bas peuple parlait un _charabia_ effroyable, et entre eux les gens du
monde se servaient d'un autre jargon, plus distingué peut-être, mais
aussi inintelligible.

Le colonel Barbe, excellent patriote par état, en était abasourdi. Les
simples soldats racontaient dans les chambrées que les maisons mal
famées possédaient des interprètes et qu'alors ... c'était à se tordre!
Pagosson, de Courtoisier, Jacquiat, Steinel, Zaruski, les célibataires
enfin, avaient trouvé au café des officiers des notes laissées par le
régiment précédent. On leur signalait _une telle_ comme sachant parler
_un peu_ le français, _telle autre_ comme «très bien» mais n'ayant
jamais su qu'un mot de la langue en question, mot que d'ailleurs elle
disait facilement au premier venu.

D'abord, le 8e hussards s'amusa de l'accent du pékin, horrible accent
tourné en ridicule sur tous les théâtres, où l'on met en scène un
enfant d'Israël, puis on se lassa et il y eut des rixes pour un _b_
ou un _p_ mal placés. Au 8e, on était peu patient: quand un cavalier
entendait son cheval traité de _bovre pête_, il finissait par
descendre, histoire de se gourmer réciproquement. La ville, du reste,
n'aimait pas les soldats, elle le leur faisait quelquefois sentir.
Un quartier entier était consacré aux juifs, une synagogue tenait le
milieu; dans ce quartier, un règlement défendait aux hussards l'accès
de certaines rues parce qu'ils auraient pu écraser des enfants sous
les pieds de leurs montures. Là-dedans grouillaient des familles
sordides, parquées au fond de petites boutiques dont la porte en
plein-cintre ne s'ouvrait que sur un signe particulier. On avait
deux ou trois marches à dégringoler pour pénétrer au sein des mœurs
les plus bizarres. Une lampe à bec pendait des solives noircies du
plafond, le lit affectait la forme d'une tente arabe très malpropre,
les murailles se couvraient de hardes en pourritures et sur un tapis
graisseux s'asseyaient en tailleur les hommes de la maison, vêtus de
redingotes du temps de Napoléon 1er. Ces hommes avaient de petites
barbes pointues mal soignées, les ongles en deuil, les yeux noirs
très vifs, le dos légèrement voûté et souvent ils étaient d'un roux
flamboyant qui éclairait toute la salle. Tous vendaient quelque chose,
on ne savait jamais bien quoi. Ils exhalaient une odeur de vieux
souliers particulière à la race. Les femmes se montraient peu: on en
concluait, au 8e, qu'elles étaient fort belles, des juives enfin,
mais elles ne possédaient aucun attrait, elles avaient seulement
la touchante coutume de cacher leurs cheveux derrière un tour de
cheveux faux qui les enlaidissait de la manière la plus pitoyable. Aux
réjouissances publiques, elles sortaient leurs enfants par douzaine,
des enfants roux, sentant l'huile. Peut-être y avait-il des femmes
de race plus fine, mais alors il fallait les voir dans les salons
de la sous-préfecture et les hussards n'aimaient guère ces sortes
de réunions où on n'enlève point les femmes du bras de leur mari.
La religion sévère de Dôle était remplacée à Haguenau par l'amour
de son intérieur et des berceaux. Quand on entrait dans un salon de
bourgeoise, on attendait une heure avant de pouvoir saluer la maîtresse
du logis; en revanche, des appartements voisins, on entendait des cris
de paons, des éclats de rire, des pleurs de bébés corrigés, et la
dame finissait par vous arriver, son dernier sur les bras, souillée
de taches de confitures ou de tout autre chose. Il faut dire que ces
intérieurs n'avaient point le charme de l'intérieur français dans
lequel la coquetterie a toujours son coup de pinceau pour le peintre,
son trait d'esprit pour l'observateur, quelquefois sa larme pour le
mélancolique. A Haguenau on faisait les enfants sur un unique moule
d'enfant gras et stupide; mais on en faisait des tas, fièrement,
lourdement, en regardant le prochain du coin de l'œil pour savoir s'il
en avait davantage. Les jeunes bourgeoises pondaient, les vieilles
débarbouillaient, inutile d'insister sur ce que le mari pouvait ajouter
de son labeur. On était assez riche, sans noblesse, avec des préjugés
de caste frisant l'insolence des marchands établis de père en fils.
On buvait une jolie bière blonde, la bière de Strasbourg fabriquée
dans le pays, et autour de la ville se dressait une forêt de perches à
houblon du plus monotone effet. La bière produit des griseries épaisses
dont le cerveau reste embrouillé pendant des siècles; ces habitants de
Haguenau, qui ne riaient pas du tout, chantaient le soir, à travers
les rues mal pavées, des complaintes funèbres interminables, puis ils
se prenaient les bras par vingtaine pour réintégrer leur domicile,
s'accompagnant jusqu'à ce que le plus malade finît le dernier couplet
tout seul.

Pour être juste, il faut dire que leur voix ne manquait pas de charme
dans les chœurs, mais elle ne nuançait pas. Et toujours ce diable
d'idiome revenait semblable à un écroulement de cailloux. Les hussards
attardés, pris d'une honte secrète en les entendant beugler leurs
monotones chansons, donnaient de leurs bottes le long des portes
cochères et avaient mal aux cheveux.

Le journal paraissait rédigé moitié en français, moitié en alsacien
pour ne pas dire en allemand.

Une aventure survint au colonel Barbe, en pleine place publique,
aventure qui témoignera de l'extraordinaire façon qu'avait le bourgeois
de juger les mœurs hussardes. Mary pour s'acclimater eut une petite
fièvre chaude et son père dut faire venir un docteur de la ville,
n'importe lequel, dont le nom s'éternuait quand on hésitait à le
prononcer.

Le brave homme rédigea d'abord son ordonnance en alsacien, ce qui fit
faire une atroce grimace au colonel.

--Monsieur, dit-il, affectant un grand air de dédain, nous ne sommes
pas des Chinois ici, et je vous prierai de soigner ma fille en bon
français!

Le docteur, un jeune savant, à gros yeux bleus faïence, ayant déjà
trois enfants, les avait toujours soignés en alsacien et ils se
portaient à merveille, pesant le poids voulu de graisse, digérant les
plats de nouilles comme les escamoteurs font disparaître des muscades.

--Hein? grogna-t-il avec un rire doux, à qui en a-t-il, ce hussard-là?

--Monsieur, reprit Tulotte exaspérée, mon frère est un Normand, je suis
Normande, et nous ne parlons que le français... Moi je n'ai jamais
voulu savoir d'autre langue, c'est du patriotisme, comprenez-vous,
Monsieur?

Le docteur alsacien ne comprenait qu'une chose, c'est qu'on lui faisait
perdre son temps en des subtilités grotesques et il avait à accoucher
le même jour la femme du percepteur, la dame d'un marchand, rue de la
Synagogue, et une autre jeune mariée de neuf mois.

Mary guérit de sa fièvre; son père la promena sur le Cours, une
après-midi de musique. Il était entouré de quelques-uns de ses
officiers; madame Corcette, ornée d'une cocarde du pays, produisait un
chapeau absolument inédit. De loin en loin les grosses juives passaient
toutes de la même couleur: _le Bismarck_, un brun clair, dont les modes
de ce temps étaient teintes.

Le médecin sortit d'un groupe pour venir saluer sa jeune malade; il lui
pinça le menton, ce que Mary trouva choquant, puis riant de son rire
tranquille:

--Mon colonel, dit-il, je crois que ce n'était rien. Vous autres,
Français, vous n'avez que des maladies de nerfs!

Le colonel pirouetta sur ses talons pour se trouver en face de son
docteur. De Courtoisier devint pâle, Pagosson se dressa de toute sa
hauteur en soufflant dans ses joues, Zaruski se cambra, se chatouillant
les éperons du bout de sa cravache, et le trésorier, devenu énorme,
se planta les poings en avant. Si Marescut n'avait pas permuté et si
de Mérod n'avait pas été nommé colonel d'un autre régiment, ils se
seraient joints à l'hostilité de tous, cédant aussi à ce mouvement par
esprit de corps.

--De quoi, Monsieur? demanda le colonel Barbe, rouge d'indignation
terrible, de quoi, s'il vous plaît?

--Je disais, répéta le docteur, à cent lieues de songer qu'il pouvait
avoir lâché une énorme bêtise, je disais que vous autres Français, vous
aviez les nerfs sensibles...

Le colonel regarda circulairement ses officiers.

--Vous êtes témoins, Messieurs, que ce ventru (le jeune docteur était
en effet un peu ventru) a répété la chose.

--Oui, mon colonel, s'écrièrent en chœur les hussards, formant le
cercle.

Alors, il faut avouer que Mary, qui connaissait les fureurs de son
père, eut un méchant sourire; elle roula sa corde à sauter autour de sa
taille et attendit l'exécution, clignant ses paupières soyeuses avec
impertinence.

--Ventru! murmurait le médecin, pesant le mot dans son esprit naïf...
Mais pourquoi diable ce colonel maigre m'appelle-t-il ventru?

--Monsieur, voici ma carte! déclara le colonel Barbe, tirant
majestueusement une carte de son dolman brodé.

--Mais je sais votre adresse! soupira le pauvre alsacien navré des
allures cassantes de ces hussards qu'il connaissait à peine.

--Mon adresse! rugit le colonel, de rouge devenu pourpre, ah! çà,
Monsieur! je vois bien que le français vous est de plus en plus
inconnu. Mais puisque vous y tenez, je vais vous apprendre le hussard,
moi... Non, Messieurs, ajouta-t-il en repoussant toutes les mains qui
se tendaient avec joie vers la figure du docteur, je désire vider seul
ce petit différend. Les leçons de beau langage me reviennent de droit,
au 8e. Monsieur le docteur, vous êtes un drôle.

--Ah! çà, colonel, s'écria l'Alsacien, partant d'un éclat de rire,
est-ce que vous êtes fou?... Je suis ventru, je suis un drôle,
expliquons-nous, mon Dieu!... expliquons-nous!

Aussitôt de Courtoisier, le plus près, lui monta sur les pieds,
Pagosson le poussa du coude en faisant des hum! hum! épouvantables.
Quant au colonel, il lui envoya sa carte au nez d'une chiquenaude très
réussie. Le docteur pâlit, puis rompant le cercle d'un coup de poing
à assommer un bœuf, il s'éloigna, tandis que de Courtoisier, l'épaule
démise, sortait de la main gauche son sabre du fourreau.

Il s'ensuivit une bagarre. Madame Corcette s'évanouit, Tulotte emmena
Mary qui trouvait cela très amusant, et le docteur continua sa route,
la face pâle, sans rien penser de plus.

Cet homme possédait dans la ville des Juifs une petite maison très
close, très blanche où une belle plaque de cuivre sur la porte
énumérait tous ses titres de médecin, accoucheur, diplômé, et palmé par
les instituts. Un gentil perron frotté chaque matin au sable conduisait
à la salle à manger toujours emplie de cette douce odeur de noisette,
de cette odeur de la bière fraîche qu'on buvait là dans les choppes
de verre de Bade. Des vagissements de bambins se glissaient par les
fentes des boiseries, il y en avait trois: deux jumeaux et une fille.
La mère, une Alsacienne de teint clair, aux cheveux aussi blonds qu'une
torsade de lin, les habillait avec un soin patient de femme qui n'a
rien de mieux à faire et fera cela toute sa vie. Quand le père parut,
il avait retrouvé une mine joyeuse, il s'assit au milieu de la nichée,
tapant sur sa cuisse pour leur dire de monter, leur parlant dans cet
alsacien baroque qui donne à un cheval de sang l'envie de se cabrer, et
un bonheur se dégageait de ces jeux enfantins, bonheur que le ventre du
papa ne faisait point trop ridicule, car la mère avait la beauté de la
Marguerite de Faust.

--Wilhem, disait la jeune femme tout émue, nous aurons une tarte aux
_kouetches_ ce soir pour notre dîner. J'ai préparé des nouilles qui
sont fines comme des cheveux d'ange! Ah! tu reviens du Cours ...
quelles nouvelles, le maire y était?... Madame Guilher a-t-elle sevré
son petit?... et as-tu demandé la recette de sa confiture de myrtil,
qu'elle confectionne mieux que moi?

Lui, répondait longuement à ces choses importantes pour eux, sans
omettre la vision de son maire, qu'il avait eue quand la carte du
colonel s'était aplatie sur son nez.

--Ne serre pas ainsi la brassière de Jacques, ajoutait-il en prenant
l'un des jumeaux, énorme, crevant de santé, et il défaisait sa
brassière, les doigts experts en cette chose, ne voulant pas qu'il pût
se déformer la taille. Sa femme suivait ses moindres gestes, ayant
le double respect du médecin qui l'avait accouchée et de l'époux qui
l'avait rendue mère. Une bonne vint les prévenir que le dîner fumait
sur la table. On mangea consciencieusement des plats monstrueux. Pour
que la digestion s'opérât bien, on ne discuta qu'à voix basse le mérite
de la tarte dont un coup de feu de trop avait rendu les bords un peu
trop croustillants, la bonne fut réprimandée d'une phrase lente, une
phrase qui causa une peine extrême à tout le monde. Puis, le soir
tombé, le docteur bourra une pipe de porcelaine, baisa le front de sa
femme et se retira chez lui. En général, les époux alsaciens ont deux
lits, cette disposition du ménage rendant plus solennels certains actes
de leur existence. C'est une dignité que d'avoir deux lits.

Ce soir-là, Wilhem, au lieu de se coucher, écrivit son testament.
Dans sa tête calme de mari discrètement heureux, il arrangeait sa
mort sans se lamenter davantage: reculer, ça ne se pouvait pas, selon
toute logique; pour un colonel de perdu, il retrouverait trente-six
hussards furieux, et on ne pouvait plus arranger l'affaire. Il ne
s'était jamais battu, le courage n'était pas son métier, il accouchait
des femmes, lui. Il mettait au monde des hommes et ne les tuait pas.
S'il y avait un moyen de se sauver, peut-être l'aurait-il accepté,
parce que, c'était sûr, aucune loi humaine ne prescrivait de laisser
orphelins des enfants et d'abandonner une femme enceinte (madame
Wilhem l'était encore), toute seule en proie à la misère. D'ailleurs,
il ne comprenait pas plus maintenant cette histoire de carte qu'il ne
l'avait comprise à la musique du Cours! _Français_ était chez lui une
manière de s'exprimer, et s'il ne les reconnaissait pas comme _amis_,
les hussards, il ne leur faisait point d'injure en le leur disant. Il
eut peur pendant toute la nuit, sa digestion se fit mal, et pourtant
il ne voulait pas appeler sa femme, car dans l'état où elle était
... oh! pauvre femme! comme elle pleurerait son Wilhem. Vers l'heure
des témoins, c'est-à-dire dès l'aube, il se lava le visage avec du
lait pour effacer les plis que la nuit avait creusés, et il murmura,
tranquille: _Allons-y!_ Il y allait parce qu'il ne trouvait pas de
moyen de faire autrement, il ne réveilla pas madame Wilhem; il mit son
testament bien en vue sur un meuble, s'habilla et attendit.

MM. de Courtoisier et Zaruski arrivèrent, le képi un peu incliné sur
l'oreille, sanglés, boutonnés, reluisants. Leurs sabres traînèrent
contre les chambranles, et doucement le médecin les supplia:

--Vous allez réveiller ma femme!

De Courtoisier se mit à marcher sur ses pointes pour faire le galant.

--Où sont vos témoins? demanda Zaruski, stupéfait de voir le docteur
décrocher deux chopes qu'il posa devant eux.

--Tout de suite! répondit Wilhem souriant. Il sonna la bonne, lui donna
des adresses; celle-ci partit, ne manifestant pas même sa surprise.

Les amis, deux camarades de collège, se présentèrent béats, Wilhem
leur expliqua la chose, on fuma un peu, on but une nouvelle canette,
puis tout fût organisé, séance tenante, _à la papa;_ il voulait bien
se battre, le ventru, il le fallait, eh bien! voilà, il allait mourir,
plus tôt ou plus tard!

De Courtoisier n'en croyait pas ses yeux. Quelques minutes après,
derrière le talus des fortifications, Wilhem recevait du colonel Barbe
un coup d'épée par le travers de son gros ventre, et le lendemain il
était mort, en riant à sa jeune femme troublée si malheureusement dans
sa gestation.

Le duel fit du bruit. Le 8e hussards rédigea une adresse au colonel
pour le remercier de ce meurtre d'un pauvre homme, meurtre qu'on ne
pouvait éviter, n'est-ce pas, quand on fait métier de patriote! Il n'y
avait de la faute de personne, tout bien considéré. Mais le colonel
s'était crânement conduit, les habitants de Haguenau rentreraient
leurs: _vous autres Français!_ Quel joli peuple et comme on était
fier de penser que le reste de l'Alsace ne lui ressemblait pas. On
s'attendait aussi à quelques manifestations de la part de la jeunesse.
De Courtoisier, exaspéré par le manque de femmes, guettait une nouvelle
occasion de raccommoder son bras démis, mais un calme solennel
régnait dans la ville de Haguenau. Les cafés demeuraient sourds aux
fanfaronnades de Pagosson; chez le sous-préfet, toujours la même
réserve, le même charabia dans les coins et les mêmes airs béats. Les
bourgeois ne se souciaient pas d'aller voir derrière les fortifications
si le colonel y était!

Au petit théâtricule de Haguenau on jouait la _Belle Hélène_, et quand
Messieurs du 8e sifflaient, le pékin ne bronchait pas. Chacun ses
goûts! semblaient dire leurs impassibilités. La vengeance était sans
doute attendue d'ailleurs, de plus haut, pour le colonel Barbe.

Ce fut à Haguenau que Mary débuta dans les exercices équestres. Son
père lui offrit un poney, car il avait été fort content de sa tenue
durant la scène de la provocation. Corbleu! elle tenait de lui, la
petite! Elle vous lançait un regard impertinent droit à son but... Bien
... bien ... on la récompenserait. Le régiment, pressentant une future
héroïne, se mêla de l'instruction. Jacquiat lui donna la prudence, la
sûreté de la main, de Courtoisier le galop de chasse qui laisse tout le
monde à mille mètres dans la plaine, Pagosson la sûreté de l'assiette,
Zaruski le saut des fossés et la façon de se relever quand on a la
tête posée à la hauteur de son étrier; pour Corcette, il lui apprit
des tours que le colonel ne craignait pas de déclarer du ressort des
clowns. Madame Corcette accompagnait leur élève, en amazone verte dont
les boutons d'or lui faisaient une étonnante livrée. Tout n'était pas
gai, pourtant, le colonel avait souvent le souvenir de son fils qui le
torturait, et il le voyait au lieu et place de l'écuyère frêle. Alors
il grondait d'un ton d'orage, il tapait sur le cheval innocent, n'osant
pas taper sur la fille; plus d'une fois celle-ci vida les arçons sans
essayer même de se rappeler le système donné par Zaruski. Puis, comme
elle avait des battements de cœur inquiétants, le colonel modéra son
enthousiasme, craignant de voir s'évanouir le dernier espoir de sa
famille. L'hiver s'écoula triste et froid, coupé des punchs ordinaires.
Tulotte ne se grisait plus qu'à huis clos, les soirs où l'on recevait
le régiment, mais Estelle roulait au beau milieu de sa cuisine, cassant
les verres qu'elle lavait, injuriant les ordonnances et faisant à elle
seule un tapage d'enfer.

Tulotte n'osait pas la renvoyer, elle savait trop d'histoires, et ces
deux femmes s'agonisaient de sottises dès que le colonel avait le dos
tourné.

Pour la Noël il y eut une fête d'enfants chez un gros négociant qui
se trouvait être le propriétaire de leur maison. Mary reçut une
invitation. Comme elle se mourait d'ennui, elle supplia son père de l'y
conduire. On lui prépara une toilette de circonstance en crêpe blanc
ornée de nœuds de velours noir, on natta ses cheveux avec un fil de
perles et on les enroula autour de sa tête. Elle avait si grand air
sous cette couronne que Daniel Barbe faillit oublier que ce n'était pas
un mâle! A leur entrée dans le salon du négociant, on murmura:

--Voici le colonel, mon Dieu!... pourvu qu'il n‘y ait pas de querelle!

On avait espéré qu'il confierait sa fille à la garde d'une bonne,
mais on ignorait qu'Estelle se grisait, et que mademoiselle Tulotte
détestait ces corvées-là.

Daniel Barbe, très droit, en uniforme, le sabre traînant, fronçait les
narines d'un air dédaigneux. Sa fille lui faisait honneur, le pékin
était enfoncé. Cependant il remarqua que pas une de ces dames ne se
détachait pour venir à leur rencontre; le gros négociant avait salué
sans lui tendre la main. Daniel caressait sa barbiche grisonnante,
mâchant des mots qu'un colonel doit employer quand il flaire une
déroute...

Ces fêtes alsaciennes, dont rien à Paris ne peut donner une idée,
sont uniquement réservées aux enfants, et les parents n'y ont que
le second rôle. Il ne leur est pas permis de se plaindre du bruit,
de la gourmandise ou des taches, les plus nabots sont leurs maîtres
absolus, et ce que l'on mange est incalculable. De tous les côtés des
domestiques poussaient des corbeilles roulantes combles de gâteaux:
des pains de Colmar dorés et gratinés d'anis, si légers, qu'on en
dévore des masses sans s'en douter, des tartes à la cannelle odorantes
et chaudes, des bâtons d'angéliques cuits à l'eau et poudrés de sucre
candi, des fruits entourés de pâte molle, soufflée, des tranches de
koukloff garnies de leurs grains de raisins bruns, toutes les variétés
de beignets, des crèmes cuites au four, très rousses, des œufs durs
coloriés. L'on puisait les sirops dans une fontaine de porcelaine
flanquée de glace et les boissons chaudes dans des pots de terre
appelés «bavarois» hauts comme de vieilles amphores. En attendant
l'ouverture du salon mystérieux qui contenait l'arbre de Noël, _le
père Fouettard_, si célèbre parmi les gamins de l'Alsace, faisait des
discours ténébreux sur la sagesse de ces demoiselles et l'effronterie
de ces messieurs. _Le père Fouettard_ était masqué, sa hotte pleine de
jouets lui servait de tribune, et il brandissait une verge de solides
genêts. Ce poste de _père Fouettard_ se donnait, entre les parents,
avec une gravité à la fois comique et touchante. Tous les ans on devait
faire, dans ce discours en pur alsacien, l'éloge de l'enfant le plus
raisonnable; des familles austères se disputaient cet honneur précieux
d'avoir à élogier leur propre rejeton au détriment de celui du voisin.
Innocente manie qui dégénérait en discussions violentes, c'est-à-dire
que l'on se disait sur un ton cordial: «Ce n'est pas bien!» quand
l'adversaire finissait par triompher.

Le _père Fouettard_ disait probablement des choses pénibles cette
nuit-là aux nez roses de son auditoire lilliputien, car on apercevait
des mamans s'essuyant les yeux d'un geste furtif.

Le gros négociant lui-même toussait très fort. Les petits se serraient
les uns contre les autres, regardant à la dérobée la fille du colonel
assise dans un fauteuil de présidente et ne comprenant rien du tout à
ce verbiage animé.

--Est-ce que tu t'amuses? interrogea le colonel, se penchant sur le
dossier du fauteuil.

--Oui, papa, répondit la fillette, ne voulant pas perdre le bénéfice de
sa toilette en avouant que l'alsacien lui portait sur les nerfs.

--Tant mieux! sapristi! Mais c'est une véritable gageure!

Il se mit à examiner les murs pour tâcher de se distraire, lorsqu'en
face de lui la porte s'ouvrit à deux battants, des cris d'admiration
s'élevèrent, et l'arbre de Noël parut flambant de ses mille bougies. Le
coup d'œil était vraiment féerique. Le gros négociant vint prendre la
main de Mary, la conduisit à la branche où pendait son jouet tout orné
de rubans et de noix argentées, on exécuta une ronde folle avec des
pétards à fusées de toutes les nuances, et l'on recommença à dévaliser
les corbeilles roulantes.

Mary s'amusait maintenant comme les autres, empêchant les plus petits
de se battre et distribuant aux fillettes timides les jouets qu'elles
n'osaient pas décrocher. Les parents souriaient autour du colonel, un
peu ébloui par les merveilles de cet arbre, qui touchait le plafond et
comptait autant de lampions que de brindilles vertes.

--Vous les aimez les petits mâtins, vous autres Alsaciens? dit-il, pour
dire quelque chose de gracieux.

Le gros négociant souriait, un peu embarrassé.

--Oh! oui ... mais ce n'est pas pour mes enfants à moi que j'ai donné
la fête, voyez-vous.

--Vos enfants? interrompit le colonel ahuri ... (il y avait bien
vingt-cinq bébés dans la salle), vos enfants? Quelle nichée!

--J'ai trois sœurs, mon colonel, et quatre frères; chacun a sept ou
huit enfants, encore ils ne sont pas tous là, mais ... tournez-vous...

Le colonel fit volte-face. Derrière lui il y avait une fenêtre donnant
sur une serre, et le long de l'ouverture, comme sur une loge grillée,
retombait un ample rideau de mousseline. C'était une loge, en effet,
contenant des spectateurs immobiles, deux garçonnets tout pareils. Une
vraie paire de gros pigeons. Le colonel ne put s'empêcher de rire.

--Eh! eh! qu'est-ce qu'ils font là, ces troupiers, ils sont punis?...
Pourquoi les met-on sous globe?

En cet instant suprême toutes les mères se tournèrent vers le colonel,
les yeux bleu faïence de ces Alsaciennes eurent des éclairs de menace,
elles formèrent le cercle ainsi que l'avaient fait jadis les officiers
de hussards autour de leur chef, sur le Cours, à la musique. Le papa
négociant hocha son front chauve, il écarta doucement le rideau et
les petits sortirent de l'ombre leurs deux figures bouffies. Ils se
tenaient enlacés dans une joie inexprimable qu'on leur permît de voir
mieux, leurs boucles blondes comme du lin se mêlaient, ils avaient le
même rire d'anges trop nourris, le même mouvement d'admiration muette,
les mêmes prunelles fascinées, seulement, au lieu de deux pigeons
blancs, c'était une paire de pigeons noirs; ils portaient un costume
de deuil si simple à côté des fringantes paillettes de l'arbre, qu'ils
faisaient peine.

--Quoi, mes mignons, on a du chagrin? fit Daniel Barbe.

--Ils sont en deuil de leur père, balbutia une des dames, la plus
hardie, et les autres poussaient du coude le gros négociant suffoqué,
lui marchaient sur les pieds.

--Oui, répéta-t-il, enfin, de leur père ... mort tué en duel, il y a
quelque temps et pour que ce soit convenable, nous les cachons là...
Notre amie ne peut plus faire la fête chez elle... Hélas! je la leur
montre, moi!...

Le colonel reçut un coup au cœur; lui qui se baissait déjà pour
les caresser, ces deux petits mâles, il se recula, les moustaches
tremblantes. Les dames le regardaient toujours, d'apparence très
humbles, cependant effrayantes à présent qu'on les avait comprises.
Quelle épée pouvait lutter contre la clarté lumineuse de ces regards de
mère allant droit au point faible!

Le colonel lâcha un juron, ses poings se fermèrent, puis se déclarant
vaincu, ayant peur de pleurer, lui aussi, il alla chercher sa fille
dans les rondes.

--Filons! je suis touché! dit-il à Mary, résumant la situation en une
rageuse phrase de bretteur.

Mary ne voulut pas; c'était bête de partir juste au moment de la
distribution des joujoux. Le gros négociant retint la fillette sur le
seuil du salon.

--Laissez-nous-la, mon colonel, dit-il, insistant sans se fâcher. C'est
la fête de tous les enfants aujourd'hui, nous l'avons invitée pour la
soigner comme les nôtres, ajouta-t-il d'un accent plein d'une candeur
qui valait à elle seule la plus folle bravoure.

Et le colonel la laissa, car il finissait par avoir envie d'accoler ce
patriarche. Sacrebleu! Non, il ne se serait jamais attendu à celle-là!

La silhouette de ces deux enfants vêtus de deuil hanta longtemps
le cerveau du colonel Barbe, il les revoyait dans ses promenades
militaires à travers les perches à houblon qui monotonisaient les
routes de la campagne. Il leur prêtait une vague ressemblance avec
son fils et cette espèce de double remords le plongeait dans des
mélancolies boudeuses. De nouveau, il trouva ridicule d'avoir une fille
et eut des alternatives très pénibles pour le 8ehussards; celui-ci,
naturellement, s'en prenait à la ville de Haguenau. On ne pouvait plus
y tenir.

Pourtant la ville gardait on ne savait quel air d'innocence propre aux
filles de l'Alsace, surtout les jours de marché, où elle s'animait de
paysannes endimanchées aux regards remplis d'une céleste béatitude.
Elles s'échelonnaient, ces paysannes, sur les trottoirs des rues et
des places dans leur merveilleux costume, debout en des processions
interminables. Il y avait des robes de laine rouge pour les jeunes,
verte pour les vieilles, garnies d'un pli en bas et courtes, laissant
voir les mollets, des corselets de velours se laçant sur une chemise
de toile à coulisse, et des châles frangés s'enroulaient autour du
cou, puis les nœuds énormes s'étalaient sur la tête ayant l'aspect de
papillons prêts à s'envoler. Il y avait les petits bonnets de satin
rouge brodés d'or, les décolletages d'opéra-comique avec des colliers
et des devants de chemisettes brodées et ajourées. Il y avait les
paletots-mantes en velours, à capuchon de nuances vives, les galoches
sculptées de la _Forêt-Noire_, toute proche, les bas de laine assortie
au jupon et les enfants vêtus de même, représentant l'exacte réduction
des grandes personnes, comme sortant d'une boite à surprise.

La file serpentait le long des trottoirs, sans encombrements, dans
une suite paisible de figurant aux costumes fraîchement renouvelés et
attendant les bravos du public. Elles vendaient des œufs, du beurre,
de la crème, des herbages, des choses proprettes, fleurant bon. Leurs
bras et leurs visages montraient une peau ravissante et leurs cheveux
blonds, d'un éternel blond de lin, répandaient une clarté de lune pâle.
Elles éclataient sur les maisons noires, à pignons déjetés, qui leur
servaient de fond. Mais quand toutes ces créatures jolies se mettaient
à parler elles auraient mis en fuite un peintre amoureux, tant leur
vilain langage contrastait avec leurs charmes reposés de buveuses de
bière.

Décidément, c'était à ne pas y tenir et le colonel _influença_ pour
tirer son 8e de ce trou empoisonné de choucroute.

Un jour de mai, on partit de Haguenau où on ne devait jamais revenir,
hélas!

Le régiment fut envoyé dans l'Yonne, à Joigny, une joyeuse cité
bourguignonne où l'on avait le vin français, disait-on.

Joigny grimpe sur le dos des collines avec la gaminerie d'une ville qui
a la ferme intention de montrer la vigueur de son sang, elle a des rues
en escaliers, des places posées de travers, une église titubante et les
vignes, tout aux environs, s'accrochent comme des guirlandes qu'un coup
de vent pourrait bien enlever.

Les vignerons, une hotte sur les épaules, vont chercher en bas la terre
qui croule d'en haut et, philosophiquement, une cigarette aux dents, la
remontent. Ça dure depuis des siècles, l'escalade du gai travail sur
des rochers sauvages qu'on recouvre de plantations miraculeuses.

La population a la riposte très leste, les hommes ne craignent pas d'en
venir aux mains tout de suite, et les filles, assez hautes en couleurs,
ne pensent pas qu'un baiser soit chose défendue.

Le 8e hussards se détendit les nerfs. Le quartier était bien placé
en face d'une rivière charmante et d'une promenade sous les arbres
de laquelle il fait nuit en plein jour. Les logements se louaient
pour presque rien, le colonel eut une maison face à la promenade
moyennant 400 fr. de loyer annuel. Messieurs les officiers mariés se
dispersèrent dans de clairs faubourgs où les écuries étaient de petits
palais, et deux semaines après une installation des plus bruyantes,
car les écoliers de la ville avaient mis du leur en aidant les soldats
à déclouer les caisses, on entama des relations amicales. On parlait
beaucoup de certaines dames de la meilleure société qui éprouvaient le
plus grand plaisir à offrir des punchs aux jeunes lieutenants. Bientôt,
ce furent des rumeurs de galanteries de tous les côtés. Avec cela le
sous-préfet était un garçon extraordinaire, très riche, important les
régates sur l'Yonne et pavoisant la ville à propos du moindre incident.
On avait langui à Haguenau, on se rattrapa à Joigny. Il y eut banquets
sur banquets, réunions au café, musique devant la mairie, courses de
chevaux libres, régates en barques fleuries. Le colonel lui-même se
laissa gagner par tous ces bons lurons, il fit quelques infidélités à
madame Corcette en compagnie de Corcette, son capitaine instructeur.
Madame Corcette agaça le sous-préfet, de Courtoisier pendit une échelle
de corde au balcon de la maîtresse du sous-préfet, un chassé-croisé
terrible s'ensuivit, et des explications les plus franches sortirent
les raccommodements les plus inattendus.

Mademoiselle Tulotte acheta une pièce de vieux bourgogne. Elle
n'avait jamais bu une goutte de bière, cependant elle désirait
se laver l'estomac. Estelle et les ordonnances, après quelques
discussions, prétextant un défaut de la cave, des murailles humides,
affirmaient-ils, déposèrent la pièce dans la cuisine et elle fut mise
sous la direction de Tulotte, laquelle avait de sérieuses raisons pour
fermer les yeux sur les abus. Une fois, Mary les trouva tous armés de
grosses pailles, humant le bourgogne comme les poitrinaires hument les
brises de Nice. Elle raconta la chose au colonel qui ne put s'empêcher
d'en rire de bon cœur.

Le nez de Tulotte, très pointu, rougissait un peu maintenant; elle
causait des malheurs de la famille après le dîner, s'étendant sur ce
qu'elle aurait dû entrer dans une pension, à Saint-Denis, par exemple,
ou perfectionner l'éducation d'une demoiselle noble; elle avait appris
tout ce qu'elle savait à sa nièce et elle se demandait ce qu'elle
allait faire quand son excellent Daniel s'apercevrait de l'inutilité
de sa personne. Mary, d'ailleurs, lui rendait l'existence odieuse, car
elle la respectait de moins en moins. Elle chicanait tous ses ordres,
avait demandé une chambre à part, faisait sa dégoûtée et repoussait les
tentations de fonds de verres qu'elle essayait de lui glisser.

L'époque de la débandade était venue, semblait-il, pour tout le
monde, soit que l'air de la nouvelle garnison y contribuât, soit que
l'intérieur du colonel Barbe eût un vice de forme, on aurait dit
que la machine croulait tout à fait. Les habitudes régulières s'en
allaient une à une, le salon était aussi peu ciré que possible, les
ordonnances vendaient l'avoine des chevaux et les étrillaient fort
mal, la cuisinière laissait les bonnes des voisines s'introduire dans
le ménage, on nouait des connaissances pour se dérouiller la langue
et oublier le charabia de l'Alsace. C'était des histoires à perte de
vue sur les villes qu'on avait habitées, les gens, les monuments qu'on
connaissait bien et dont on écorchait les noms. Ensuite, on prenait
une goutte de vieux bourgogne pour trinquer à de nouvelles amitiés
françaises. Les repas, faits en trois temps, étaient généralement
brûlés ou pas cuits, alors on courait au restaurant du coin, un
excellent restaurant, pas cher, et on achetait n'importe quoi tout
chaud. A ce moment-là, les bruits de guerre se répandaient plus
accentués. Les journaux de Joigny, rédigés en belliqueux français,
lançaient de fréquentes allusions aux espions prussiens. Le peuple,
dans ses bagarres, se traitait d'espion, après avoir employé les
injures du dictionnaire bourguignon, assez riche en vocables épicés.
Estelle, les ordonnances, Tulotte avaient sans cesse le mot de _sale
Prussien_ à la bouche. Il résultait de ces désordres intimes et de
ce patriotisme de bas étage une effervescence bizarre tenant à la
fois d'un énervement féminin et d'une lassitude des choses, grondant
sourdement de partout.

Les réceptions du colonel, revenant tous les jeudis, se ressentaient de
cet état de fièvre; on y faisait un vacarme frisant le scandale: une
exaspération de tous ces pantalons rouges ayant des envies de sauter.
Le souvenir des arrêts forcés de Haguenau leur remontait à la tête; ils
se payaient du plaisir vite, à bras que veux-tu, parce que du train
où marchait l'_affaire_ on ne savait pas si on s'amuserait encore
demain. Pas un de ces officiers, du reste, ne doutait du succès si on
déclarait une guerre quelconque, car ils se préparaient en prévision du
grand jour. On exécutait les plus brillantes manœuvres libres sur le
terrain préparé pour ces simulacres de batailles. On astiquait ferme
ses boutons et puis on faisait l'amour! Jamais on ne prouvera aux
cavaliers français que faire l'amour n'est pas la meilleure préparation
à un combat meurtrier. Chaque matin on pérorait, au café, sur la belle
réponse du ministre: _du même à la même!..._ Hein! quelle arrogance!
c'était collé, ce mot visant l'Allemagne!...

Pendant que le colonel Barbe, sortant tous les jours à l'heure de
l'absinthe, donnait son avis devant Pagosson, Zaruski, de Courtoisier
approuvant du geste, Estelle, dans la cuisine, brandissait des
fourchettes contre les ordonnances béants; elle voudrait en tuer un de
ces cochons de Prussiens! Ah! si on écoutait quelquefois les femmes,
il y aurait de jolies victoires. Et il ne fallait pas faire traîner la
chose ... les attacher tous à la queue de leurs chevaux! Tulotte, quand
elle avait une fiole en main, buvait gravement à la santé des braves
comme elle l'avait vu faire la veille par son frère Daniel avec ces
messieurs du 8e. Les esprits se montaient rapidement au milieu de cette
ville guillerette, pleine de pampres verts et de brunes filles. Il y
eut des mariages bâclés en un rien de temps; on s'épousait, prévoyant
qu'il y aurait du grabuge mais que ça ne pouvait pas durer, étant
donné la capacité du soldat qu'on avait sous ses ordres. Un espoir
d'avancement rapide talonnait aussi les plus jeunes. On partirait
simple _sous-off_ et on reviendrait capitaine. Il pleuvrait des croix,
des pensions; une véritable folie de gloriole soufflait dans les rangs
du régiment, qui s'imaginait avec une entière bonhomie que toutes les
récompenses devaient être pour lui. Et les chevaux caracolaient le long
des rues, les femmes ouvraient leurs fenêtres, envoyant des sourires.
Le colonel Barbe, se croyant vingt ans de moins, les saluait de l'épée,
roulant des yeux amoureux quoique toujours d'une fixité cruelle, tels
que les rendait la préoccupation de la consigne.

Vers le milieu de l'été, il sortit de ces perturbations un acte de
courage qui mit le feu aux poudres. Le petit Zaruski poursuivit un
chien enragé, à pied, le sabre haut dans toutes les rues de la ville.
Le chien se réfugia sur le perron de l'église pendant qu'on chantait
les vêpres; comme le portail était ouvert, chacun se retourna; le
prêtre resta la bouche arrondie et les femmes poussèrent des cris de
frayeur. Mais Zaruski, sans se déconcerter, envoya un coup à la pauvre
bête qui se prit à hurler effroyablement. Il y eut une mêlée horrible;
deux dames furent presque écrasées dans la bousculade. Le sous-préfet,
homme de prévoyance, qui assistait aux offices, s'arma d'une chaise.
Zaruski se découvrit par respect pour la cérémonie et entra de son
côté poursuivant toujours le chien. Enfin on le tua sur les marches de
l'autel.

Cet événement fit un bruit de tous les diables. Les journaux
_belliqueux_ le commentaient de cent façons. L'un déclarait que le
sous-préfet avait été plein de noblesse; l'autre ne savait trop louer
la délicate attention de l'officier qui n'oubliait pas de se découvrir,
malgré le danger, en présence d'une cérémonie religieuse; celui-ci
ajoutait que les deux dames se portaient mieux; celui-là insinuait que
le courage des hussards était proverbial. On en causa tellement qu'un
beau jour le sous-préfet dit à Zaruski, devenu son inséparable depuis
l'aventure:

--Pourquoi ne ferions-nous pas un carrousel? Notre ville aime tant les
distractions militaires?

Il serait peut-être bien difficile d'établir la relation qui existe
entre la fin d'un chien atteint d'hydrophobie et le commencement d'un
projet de carrousel; pourtant la phrase du sous-préfet jaillissait
d'une discussion au sujet de la rage, voilà le fait.

Tout de suite on alla trouver le colonel Barbe et le commandant du
dépôt des chasseurs qui se trouvaient aussi à Joigny. Le colonel
se caressa la barbiche. En effet, il y avait _de quoi_ faire un
joli carrousel, là, du côté des promenades, près de la rivière; on
demanderait l'autorisation à la municipalité. Les femmes des notables
s'en mêlèrent; on discuta la chose pendant une semaine, puis il fut
arrêté que ledit carrousel coïnciderait avec la fête de la ville. Une
noce complète de hussards fraternisant avec les Bourguignons.

Le plan du combat, dû, en partie, à l'imagination de Pagosson et de
Courtoisier, était de mettre aux prises les défenseurs du drapeau avec
l'ennemi. (L'ennemi se recruterait parmi les chasseurs.)

Corcette, saisi d'une inspiration sublime, ajouta qu'au-dessus du
drapeau planerait le génie de la guerre. Le sous-préfet renchérit en
demandant que le génie de la guerre fût une femme, ou plusieurs femmes.
Cette proposition eut un réel succès. Le sous-préfet, un peu _rapin_,
tenait aux idées allégoriques. La question était de trouver une femme
assez digne pour représenter le génie de la guerre sans donner lieu
à de vilains propos, et assez courageuse pour se mettre en spectacle
parmi des chevaux galopants.

Le trésorier indiqua ses fillettes; à elles six, elles feraient un
gentil génie de la guerre n'ayant pas peur des chevaux. On ne savait
plus à quel génie de la guerre on aurait affaire lorsque, dans une
soirée chez le colonel Barbe, Jacquiat s'écria:

--Que nous sommes donc écervelés! Le voilà, notre génie de la guerre!
et il désignait Mary Barbe.

Le colonel fronça d'abord les sourcils. Ce n'était pas convenable! Mary
gagnait ses douze ans; une demoiselle qui se respecte se déguiser! Mais
une telle unanimité se produisit qu'il fallut céder. Au fond, cela le
flattait qu'on appelât sa fille à jouer un rôle dans un carrousel comme
au temps de la vieille chevalerie française.

L'âge ingrat avait forcé les traits de Mary. Elle était plus élancée de
taille et plus brune encore de cheveux. Son nez se détachait davantage,
ses yeux bleus avaient pris un reflet métallique singulier et sa
bouche, plus dédaigneuse, tranchait très rouge sur la chaude pâleur
de son teint mat. Il y avait déjà de la panthère dans ses allures de
grande fille indomptée; elle parlait d'un ton bref et hautain qui
désespérait les gens; quand elle allongeait la main on se demandait
si des griffes ne dépasseraient pas les doigts et rien ne demeurait
moins calme que son humeur. Les attendrissements du bourgogne ne
prenaient pas sur sa nature sauvage; elle désespérait Tulotte qui ne se
reconnaissait pas du tout dans sa nièce.

La question du costume fut agitée le lendemain en conseil militaire.
Pour la fille du colonel ils étaient d'avis de faire largement les
choses. On écrivit même à un couturier de Paris en lui envoyant des
mesures. Le génie de la guerre, après maints orages, se décréta comme
il suit: une robe de soie violette et blanche, une cuirasse d'argent
rehaussé de verroteries éclatantes, un casque d'argent serti de petits
aigles d'or; le sceptre serait une lance effilée. Les détails de ce
costume se trouvèrent, _par hasard_, indiqués dans le journal de la
localité, ce qui rendit Mary assez fière.

Les manœuvres préparatoires du carrousel marchèrent d'un train d'enfer;
on se donnait un mal de chien pour se procurer tous les accessoires;
il y aurait des têtes de turc à figures grotesques, des oriflammes
de soie rose, des gradins à crépines et des coussins de velours.
Jacquiat s'était mis au régime du vinaigre et du pain rassis afin de
maigrir convenablement; il avait réenfourché son dada, l'avancement
par les bonnes grâces de Mary et avait eu la pensée de son succès pour
travailler un peu au sien.

Pendant les exercices des militaires, le pékin, lui, ne restait pas
inactif; on organisait une joute sur l'eau avec transparents autour des
barques illuminées; le sous-préfet avait rapporté de Paris un nouveau
modèle de lanternes chinoises d'un effet décoratif merveilleux et les
dames de Joigny gourmandaient leurs couturières.

Le matin du grand jour, il tomba une telle averse que l'on fut sur le
point de tout décommander. Les Bourguignons furieux s'empilèrent dans
les cafés pour noyer leur chagrin, les dames eurent des attaques de
nerfs, on faillit arrêter un cent et unième espion prussien derrière
le théâtre lisant une affiche de la fête d'un air goguenard. Estelle
cassa un carreau de dépit; Tulotte renversa sur sa robe neuve un bol de
_brûlot_ qu'elle avait allumé pour se remonter avant les émotions de
l'après-midi; le colonel cravacha le _Triton_.

Puis, brusquement le soleil reparut, sécha les pavés, les arbres
touffus de la promenade se secouèrent un brin, on sortit des cafés,
le maire donna l'ordre de placarder des avis très rassurants. Chez le
colonel Barbe on déjeuna à la hâte pour pouvoir sonner sa grande tenue.

Mary s'habilla avec l'aide du couturier parisien qui avait créé un
chef-d'œuvre. La robe, relevée à la grecque sur le côté, laissait voir
un maillot de soie violet sombre broché de camées d'or; le cothurne,
en lacet d'argent, rejoignait les camées tandis que les pans de la
jupe très bouffants et très longs retombaient en arrière dégageant la
hanche un peu indécise de l'adolescente. La cuirasse serrait exactement
son buste frêle, grossissant ce qu'elle avait de trop frêle et le cou
sortait nu d'une torsade de faux rubis comme d'une cuvette de sang.

Les splendides cheveux de Mary, dénoués sous le casque mignon,
fouettaient les épaules de leurs mèches rebelles, se mêlant aux
plis de la robe de soie et allant presque au bas de sa traîne de
cour. Quand Mary parut dans le cirque elle fut accueillie par des
bravos frénétiques. Elle donnait la main à son père; tous les deux
descendaient de cheval et allaient saluer le sous-préfet. Mary reçut
du galant fonctionnaire un énorme bouquet de violettes qu'elle ficha
au bout de sa lance avec un petit rire si crâne que l'on n'en revenait
pas. Où cette enfant de douze ans avait-elle pu apprendre la fierté de
ses allures? Elle semblait née pour jouer ce rôle de jolie cruelle avec
ses yeux rapprochés comme ceux des félins, sa lèvre dédaigneuse et ses
dents pointues férocement blanches.

Au centre de l'arène on avait dressé un fort en miniature. Sur un
rocher de mousse étoilé de fleurs, s'étageaient des banderolles roses
tenues par les six filles du trésorier (il avait été impossible de
les éviter) vêtues de taffetas rose; le sommet du fort, piédestal du
génie de la guerre, s'ornait d'un étendard français à hampe de velours.
Mary s'assit sur un trône à l'ombre de l'étendard et remarqua qu'elle
serait admirablement placée pour jouir du coup d'œil. Ses demoiselles
d'honneur pétrifiées ne disaient rien, elle les apostropha:

--Eh bien! petites, tenez-moi ça un peu ferme, vous savez que la
consigne est de ne pas bouger, jusqu'à la prise du drapeau! C'est
Zaruski qui le prendra; il sautera de son cheval sur la mousse,
escaladera le fort où on a planté des crampons exprès, vous inclinerez
vos bannières et moi je lui donnerai le drapeau pour que ce soit plus
vite fait. N'oubliez pas le signal, Zaruski aura un cheval blanc pour
qu'on le reconnaisse de loin.

Les six demoiselles du trésorier répondirent _oui_ toutes ensemble et
redressèrent leurs têtes blondes avec timidité.

La première partie du programme s'exécuta dans un ordre parfait; les
gradins du grand cirque pavoisé étaient combles de bas en haut; les
toilettes fraîches se mêlaient heureusement aux habits noirs; çà et
là, un uniforme jetait une note claire parmi ces gammes de nuances
tendres; la musique alternait avec les salves d'applaudissements, et
on se montait la tête parmi les citadins, on lançait des couronnes de
feuillage, on vociférait des encouragements.

Le colonel, immobile, devant la tribune des autorités, sur son cheval
s'ébrouant, jugeait des lances rompues et des turcs enfilés. Les
chasseurs avaient d'abord paru beaucoup plus calmes que les hussards,
mais, peu à peu, échauffés par les regards de toute une ville qui leur
préférait les hussards, ils s'emballaient, abattaient des masses de
turcs, sautant les barres fixes, voltant, valsant, y mettant du leur,
en tant qu'ennemis. On forma une roue gigantesque qui faillit manquer à
cause de leur ardeur soudaine à vouloir tourner. Le colonel retroussait
les narines, et le sous-préfet, qui avait assisté aux répétitions, ne
comprenait plus.

Mais quand vint le morceau sérieux du carrousel, la prise du drapeau,
voilà que les gredins de chasseurs eurent tous à la fois l'idée de ne
pas laisser prendre l'étendard du fort et que les coquins de hussards,
d'ailleurs dans leur droit, ne voulurent pas leur céder le pas. Les
chevaux, entraînés aux sons de la musique et des applaudissements
depuis deux heures, envoyaient des ruades ne présageant rien de bon.
Madame Corcette se pencha à l'oreille du sous-préfet pour lui murmurer:

--Je crois, Anatole, que cela se gâte!

Une femme d'officier ne devait pas s'y tromper. Cela se gâtait,
seulement le bon peuple ne devinait pas, lui, et applaudissait toujours.

Mary s'était levée de son trône, les yeux dilatés par l'odeur de la
poudre. Un bras enroulé à sa lance d'or, le profil tourné vers la
bataille, elle souriait d'un orgueilleux sourire de femme qui ne
doute pas de la victoire. Elle attendait Zaruski; Zaruski c'était son
régiment, son _corps_, et elle se moquait des autres. Piètres ennemis
ces chasseurs sans brandebourgs sur la poitrine!

Des tourbillons de poussière environnaient par instant le rocher de
mousse, les spectateurs ne voyaient plus que la fillette debout dans la
gloire du drapeau, sa tête dégageant une lueur d'astre. Le vent agitait
ses cheveux noirs, lui donnant l'aspect d'une petite furie antique,
et elle était aussi belle que comique dans son attente d'une victoire
qu'elle croyait assurée.

Tout à coup, la mêlée devint brutale. Zaruski voulait passer, un
capitaine de chasseurs, l'ennemi, se cabrait, à moitié désarçonné
devant lui, barrant la route comme un homme qui perd son point d'appui.

--Eh! Monsieur, cria le lieutenant impatienté, on voit bien que vous
n'êtes pas à Saumur, ici!

La phrase était vive, mais on avait positivement le diable au ventre,
ce jour-là.

--Parbleu, Monsieur, riposta le chasseur, un maigriot très rageur, je
suis en pays conquis, et c'est pour cela que je m'empêtre.

--Farceur, fit Zaruski, si vous voulez tomber, faites-le avec plus de
grâce, les dames nous regardent.

Et il poussa le cheval de l'ennemi, sentant que derrière lui on
poussait le sien avec violence. Des cris s'élevèrent de la foule, un
cavalier d'attaque avait roulé à terre.

--Si vous ne me laissez pas aller au drapeau, Monsieur, dit Zaruski, je
vais vous passer sur le corps pour éviter un accident.

Soudain le chasseur exécuta une volte très habile, se remit en selle
et courut droit au fort pendant que Zaruski emporté par son élan le
suivait, bride abattue.

Les demoiselles du trésorier abaissèrent les banderolles sans voir
qu'il y avait deux vainqueurs au lieu d'un. Zaruski sauta, ainsi qu'il
était convenu, à bas de sa monture, mais il demeura coi en présence du
tour incroyable de l'ennemi qui avait dressé son cheval debout, les
deux pieds de devant sur le fort dont il enfonça les créneaux de carton.

--Ah! la bonne plaisanterie! hurla Zaruski, les bras ballants de
stupeur, et ne pouvant en aucune manière gagner le trône de Mary par le
même chemin.

L'émotion de la foule était à son paroxysme. On trépignait de joie, et,
là-bas, sur la piste, on ramenait des cavaliers couverts de contusions.
Le colonel mâchait de formidables jurons. Le sous-préfet pinçait les
lèvres.

--Le drapeau, Mademoiselle! réclama le chasseur, riant de la voir si
jolie de près.

--Jamais! rugit-elle, et soudain, transfigurée par un intraduisible
sentiment de haine, elle arracha l'étendard qu'elle précipita dans le
vide. Le chasseur eut de la peine à tirer son cheval de sa périlleuse
situation; tout confus, il rejoignit son escadron; quant à Zaruski il
avait relevé le drapeau qu'il agitait frénétiquement pour en secouer la
poussière.

On se disputait sur les gradins. Qui avait gagné? Personne, à en juger
par les mines déconfites. Cependant Zaruski remonta à cheval pour
saluer les tribunes; en passant près de son colonel, il l'entendit
grommeler:

--Il fallait le rattraper au vol!

--Pas moyen, mon colonel, votre fille était si vexée de la sottise
du chasseur qu'elle a fichu le drapeau en bas sans regarder où je me
trouvais!... Oh! une crâne enfant! mon colonel, mademoiselle Mary!

--Oui, mais elle devrait savoir qu'on ne fait pas tomber un drapeau
dans la poussière, sacrebleu et en présence d'un front de bataille...

Zaruski riait. Mary, elle, ne riait plus. On lui avait volé sa victoire
des hussards, elle ne le pardonnerait jamais aux chasseurs...

Et elle descendit lentement les degrés fleuris de son trône, des larmes
dans les yeux, souffrant d'une blessure reçue en plein esprit de corps,
ne daignant pas consoler les petites filles roses qui avaient eu une
peur folle.

Seule, sur la piste des jouteurs, la robe flottante, le casque
étincelant, elle revint au poney harnaché de violettes qui l'attendait.

--Zaruski est un imbécile, dit-elle, les dents serrées.

--Tu as raison! répondit le père, n'osant rien dire du drapeau parce
qu'on était près des tribunes.

Elle suivit le défilé d'un regard distrait, effeuillant son bouquet
sur les hommes et sur les chevaux avec une vague inclination, semblant
leur dire que rien ne l'intéressait plus puisqu'on était si lâche.
Elle aurait voulu la mêlée pour de bon avec les sabres au clair, les
têtes vraiment coupées, les vaincus vraiment morts. Quelque chose de
sinistre tout en restant drôle... Un combat acharné pour une de ses
violettes s'envolant, des cris d'agonie, un champ de carnage et du sang
ruisselant à flots. Cela faisait pitié de voir de quelle allure ses
soldats s'amusaient! Pour un beau chiffon de soie ils n'avaient pas eu
le courage de se tuer un peu. Quand les enfants se battent, ils tapent
sérieusement, à poings fermés.

Une semaine après les fêtes qui avaient fait à la jolie ville de Joigny
comme une apothéose, la guerre était déclarée aux Prussiens. Le colonel
partait avec le gros du régiment, ne laissant dans sa garnison que le
dépôt des officiers non désignés, sa sœur et sa fille. Avant de partir,
il fit un discours à son dernier punch; le brave homme, sans varier la
traditionnelle allocution, y ajouta seulement une scène digne des temps
anciens. Il prit la main de Mary, la plaça sur celle de Jacquiat et
leur dit:

--Mes enfants, vous êtes bien jeunes, mais cependant je désire vous
fiancer en ce jour solennel. Il se peut que je ne revienne pas,
Jacquiat aura de l'avancement, lui; il reviendra, j'en suis sûr. Il
servira de père à ma fille: c'est ma volonté; ensuite, quand elle
atteindra ses seize ans on les mariera et ... morbleu! souvenez-vous
qu'il faut beaucoup de mâles pour servir le pays!

Certes, rien ne faisait prévoir une telle conclusion. Jacquiat crevait
d'orgueil dans son dolman trop étroit, il prépara une phrase ronflante
et ne trouva qu'un «oui, mon colonel» suffoqué. Tous les camarades se
poussaient du coude ayant l'air de se dire: «aux innocents les mains
pleines». Mary, elle, gardait un sérieux glacial. Épouser celui-ci ou
celui-là, que lui importait, à son âge? D'ailleurs il pouvait ne pas
revenir non plus. Tulotte donna l'accolade au futur, elle promettait de
lui servir de mère. Un instant chacun eut comme une larme et fit des
hum! hum! de circonstance, puis on causa des succès extraordinaires
qu'on entrevoyait par delà le Rhin. Le 8e hussards ferait son devoir,
car «le poil brillant de ses chevaux, les gloires de ce règne et les
destinées de la France» l'y invitaient. On se sépara sur ce cri: «Vive
le colonel!»

Un matin, on vint apprendre à Mary que son père était en route pour la
frontière; elle fut stupéfaite. La veille encore il l'avait embrassée
en lui répétant qu‘elle devait ne point s'attendrir. Alors, elle retint
ses pleurs. Jacquiat, le fiancé, avait envoyé un bouquet blanc, elle le
mit dans l'eau fraîche et chercha des nouvelles dans les journaux de la
localité.

Son imagination de petite fille qui se raconte des histoires lui
montrait la guerre sous des formes brillantes, un peu le carrousel et
un peu son costume d'amazone constellé de bijoux très rouges. Elle
pensait qu'on pavoiserait et qu'on tirerait le canon pour annoncer
les victoires. Elle prêtait l'oreille quand une rumeur de la rue lui
arrivait. Les premiers temps, ce fut une douce émotion à chaque coup
de sonnette. D'abord son père serait nommé général, Jacquiat passerait
commandant, et le chasseur qui avait voulu lui voler le drapeau serait
tué.

Madame Corcette, devenue veuve inconsolable, venait attiser ce beau
feu; elle jurait à Tulotte que nous aurions toutes les dames de Berlin
pour cuisinières; elle leur ferait payer cher les probables infidélités
de son Corcette, car ces messieurs du 8e avaient _des intentions_ sur
les femmes de là-bas! Estelle rêvait de ne plus se servir du torchon,
et des impatiences naissaient de ces racontars féminins.

Enfin, un jour, les murs de Joigny se couvrirent des affiches si
désirées. Une grande bataille, un succès prodigieux! A peine les
ennemis avaient-ils paru que les nôtres les avaient démolis. Les
mitrailleuses fonctionnaient à merveille, nos hommes étaient remplis
d'ardeur. On s'embrassait dans les rues, le sous-préfet donna des
ordres pour illuminer.

--Quand je vous le disais! murmurait madame Corcette: ils vont nous
apporter les Berlinoises.

Les commentaires les plus extravagants suivaient les dépêches. Quelle
guerre que celle-là, débutant par une telle victoire!

Et, désormais bien tranquilles, les habitants de Joigny attendirent la
marche sur la capitale prussienne, en pointant des masses de petits
drapeaux à travers des cartes spéciales.

Ce fut ainsi jusqu'à l'invasion: un enthousiasme fou secouait de
dépêche en dépêche la pauvre population bourguignonne. On croyait
tout ce qui était écrit sur les papiers bleus et il en pleuvait de
ces papiers bleus! Les officiers partis n'osaient pas découvrir les
horreurs qu'ils devaient faire, selon leurs consignes.

Une heure vint, terrible, durant laquelle on apprit les désastres de
l'armée et ceux du gouvernement. Il y eut un mouvement de stupeur
indicible, puis on se révolta avec fureur. Brusquement, de tous les
patriotes de la ville, il ne resta plus que des gens qui enterraient
leurs objets précieux, comme des avares, au fond des jardins. Des
hommes inconnus sortirent des recoins les plus sombres pour proférer
des menaces contre le sous-préfet, les notables, les femmes à
toilettes. Le dépôt des hussards fut pris à partie dans les cafés, sur
les places; des soldats durent dégainer contre un ouvrier sans travail
qui leur reprochait d'avoir vendu tout un pays que ces malheureux ne
connaissaient même point de nom. On ne traitait plus son adversaire
d'espion prussien, mais bien de _failli_, de _vendu_, de _traînard_, de
_lâcheur_.

Ensuite, sans que rien pût le faire prévoir, le bruit courut que les
ennemis étaient dans la forêt de Joigny. Le propriétaire du colonel
Barbe arriva chez Tulotte, et, devant elle, il décrocha de vieux
rideaux de soie jaune garnissant les fenêtres du salon: il ne voulait
pas que ses rideaux pâtissent de la guerre, cet homme.

--Mais, balbutiait Tulotte, on les défendra, vos rideaux! Ça ne
pressait pas, mon Dieu! Il aurait mieux valu décrocher votre fusil de
chasse pour le nettoyer en cas de bataille sous la ville!

Personne ne releva la remarque de Tulotte.

Les rideaux de soie jaune furent enfouis derrière les cloches à melons,
dans le bout du jardin qu'avait le propriétaire.

Les bruits s'accentuant, la situation empira et l'on finit par enfouir
les draps de lit. Il y avait des familles entières qui couchaient sur
de simples paillasses, attendant le jour néfaste où l'ennemi entrerait
dans la ville.

Tulotte se laissa gagner, car rien n'est contagieux comme ces sortes
de paniques, elle emballa tout leur mobilier, décidée à se replier
sur Paris; d'ailleurs le dépôt avait reçu des ordres de départ, ce
n'était qu'une question de temps. Et la population, ne s'expliquant
pas l'intelligence de ces retraites devant le vainqueur, clamait qu'on
voulait la livrer, l'abandonner. Les récits des atrocités prussiennes
leur inspiraient des épouvantes intraduisibles; à part les dames
employées aux ambulances et quelques jeunes élégants regardant les
choses du haut de leurs chevaux de luxe, tout le monde songeait à la
fuite du côté du Midi.

Une nuit, Mary Barbe, qui dormait peut-être seule dans toute la cité,
fut réveillée par un chant étrange montant de la rue. La fillette se
leva, les cheveux hérissés, la sueur aux tempes. Elle s'approcha de
la fenêtre, cela lui venait véritablement de la rue et n'était pas un
cauchemar. Elle ouvrit avec précaution et risqua sa petite tête pâle
en dehors. La rue semblait déserte; pourtant, une masse confuse se
vautrait dans le ruisseau, devant leur porte, une espèce d'animal,
marchant à quatre pattes, couvert de boue.

--La vilaine bête! s'écria Mary.

L'ivrogne continuait son interminable refrain; il déclarait, sur le
ton le plus faux d'ailleurs, que l'_ennemi errant dans ses campagnes
égorgeait ses filles et ses compagnes!_ Jamais Mary n'avait encore ouï
rien de pareil.

«Attends!» murmura Mary qui avait le dégoût de l'ivrognerie... Elle
saisit une carafe, la vida en riant sur le pochard; celui-ci parvint à
se remettre en équilibre, un peu dégrisé, et hurla beaucoup plus fort:

--_Aux armes, citoyens! Marchons!... marchons!..._

Mary avait fait la connaissance de la _Marseillaise_ et telle est la
puissance de cet hymne terrible et grandiose que le lendemain, obsédée
par le refrain, elle, se surprit à hoqueter, comme l'ivrogne de la nuit.

--_Aux armes, citoyens! Formez vos bataillons!..._

Tout d'un coup, la cousine Tulotte se précipita, sanglotante, se
tordant les bras, vers sa nièce pour l'empêcher de chanter.

C'était avant leur déjeuner, le moment des nouvelles de la guerre.

--Qu'y a-t-il encore? demanda l'enfant prévoyant une autre bataille
perdue.

--Ton père! Ils l'ont tué!

Et machinalement, pendant qu'elle pressait Mary contre elle, la pauvre
demoiselle répétait:

--Non! non!... ne pleure pas!... Est-ce que la fille d'un brave
militaire doit pleurer?


VII


Le savant docteur Célestin Barbe dut, bien malgré lui, recueillir
sa nièce après les désastres de la guerre de 1870. Il lui fallut,
sans témoigner son irritation, bouleverser un peu sa demeure pour y
introduire cette petite inconnue et, par-dessus le marché, Tulotte, une
sœur qu'il ne supportait pas. D'ailleurs, il était déjà si accablé,
si désorienté, qu'il ne prenait plus la peine de compter ses ennuis.
Il avait soutenu le siège, mangé du pain détestable, entendu les
fusillades des insurgés, il avait surtout vu détruire des monuments,
de chers monuments qu'il aimait, et l'adoption forcée de l'orpheline
mettait le comble aux catastrophes, il ne pouvait plus que se
résigner!...

Cependant trois longues années ne lui suffirent pas à s'habituer à
son nouveau genre d'existence. Il avait beau interdire sa porte, les
reléguer dans les appartements d'en haut, il lui tombait toujours une
femme du ciel quand il traversait son corridor.

Le frère de Daniel Barbe habitait, depuis qu'il avait fait fortune,
une tranquille maison de la rue Notre-Dame-des-Champs, entre cour
et jardin. Parisien pur sang, il était resté au centre des luttes
scientifiques au lieu de se retirer en province comme le lui
conseillait souvent le pauvre colonel défunt.

Antoine-Célestin Barbe, homme d'action, d'une rare intelligence,
se sentait lié par ses plus secrètes fibres au monde savant. Là,
on l'avait suivi dans ses théories, on avait applaudi ses audaces,
couronné ses découvertes. Professeur à l'École de médecine, grand
amateur de sciences naturelles, botaniste enragé, diplômé de tous
les congrès, ayant publié un traité d'anatomie fort en honneur, il
possédait des amis et des élèves respectueux; puisque tout n'avait
pas sombré dans les derniers désastres, il espérait bien voir luire
encore de beaux jours pour les débats de ces questions ardues qu'on ne
peut résoudre qu'après de longues années. Or, voici que des femmes...
Célestin Barbe, le grave professeur de soixante ans, n'aimait guère
les femmes. Aux époques passionnées de sa vie, il avait su borner ses
aventures galantes à de simples relations hygiéniques. De tempérament
calme, il ne comprenait que pour les autres la nécessité du mariage,
prétendait même qu'il vaut mieux subir l'amputation d'une jambe que de
se faire une maîtresse et répondait en ricanant, quand on lui indiquait
une jolie femme sur un trottoir: «Croyez-vous qu'elle ait eu quelque
maladie honteuse? Vous ne le croyez pas? Eh bien! ou elle en a une ou
elle en aura deux! Cela est à peu près certain.»

Le docteur Barbe plaisantait parce qu'il ne craignait pas le nuage de
sang qui, montant aux yeux, les trouble et transforme un laideron en
beauté idéale. Il ignorait donc, sachant tout ce qu'on peut savoir des
choses sérieuses, la douceur des parties fines, et il avait, durant sa
carrière d'accoucheur célèbre, tant palpé, tant retourné, tant respiré
de belles créatures répugnantes, qu'il haussait les épaules dès qu'on
vantait devant lui ce fameux sexe faible.

Ainsi son frère avait eu grand tort de se marier. Maintenant qu'il
reposait sur un lointain champ de bataille, pourquoi sa fille, pourquoi
ce morceau de sa personne, errait-il autour de son cabinet? Ce morceau
vivant, ni bon à disséquer, ni propre à se conserver en un bocal
d'alcool! La reproduction, dont il parlait publiquement trois fois par
semaine, était une merveille très attachante en ses développements,
mais pas quand elle vous jetait en travers de votre existence et de
votre corridor une jeune fille nattant ses cheveux ou mangeant des
cerises! Il avait divisé la maison de la rue Notre-Dame-des-Champs en
deux camps: Mary aux mansardes avec son institutrice, et lui au premier
avec sa vieille cuisinière et son valet de chambre, un ancien garçon
d'amphithéâtre que Célestin regardait comme une perle, parce qu'il ne
disait jamais un mot de trop.

Tulotte, sortie de ses affolements prussiens, avait recommencé à boire
pour se consoler, sans y parvenir. La cuisinière, qui ne ressemblait
pas du tout à Estelle, de légère mémoire, tournait le dos à la plus
gracieuse de ses invitations bachiques. Tulotte vieillissait de dix
ans tous les mois. Mary, dépaysée, bien quelle fût habituée aux
changements de garnison, devinait qu'on était dans un autre monde
qu'on ne connaîtrait jamais. Elle avait l'envie ridicule d'appuyer son
oreille contre les murailles pour savoir si quelqu'un ou quelque chose
viendrait.

Comme les voitures faisaient une peur atroce à sa tante, elle sortait
le moins possible, et quand le besoin de courir la prenait, elle
descendait au jardin de l'hôtel, un jardin immense, étant donné les
ressources de Paris, mais qu'elle trouvait beaucoup plus étroit que
ceux des villes de province. Alors, en descendant, elle croisait
parfois son oncle, elle s'arrêtait, tremblante, devant celui que la
tradition de la famille lui avait toujours représenté sous un aspect de
grand personnage, directeur de la vie des femmes et des enfants. Elle
se collait derrière un battant de porte, s'enveloppait d'un rideau, le
cœur oppressé.

--Te voilà, petite! disait-il pour ne pas l'effrayer davantage. Ne fais
pas de bruit! Sois sage, étudie tes leçons!...

La phrase, depuis trois ans, ne variait guère et il s'éloignait
suivant une pensée compliquée au sujet de son livre: _Les Diatomées_,
ou se demandant quelle nouvelle théorie il aurait à propos des _abcès
sous-périostiques aigus_. Célestin Barbe n'était pas méchant, il aurait
volontiers ajouté une réflexion à son éternelle phrase, seulement cela
lui prenait du temps; les réflexions et le temps, pour parodier le mot
des Anglais, c'est la science. Mary continuait sa descente, marchant
sur ses pointes, retenant son souffle, ahurie encore par les malheurs
de la famille que venait de lui remémorer Tulotte, elle errait dans les
allées avec la mine d'un chien perdu en quête d'un maître.

Le jardin, lui aussi, l'impressionnait singulièrement.

A part un bosquet de petits arbres à l'écorce noirâtre, aux feuillages
maigres, le reste des plates-bandes était encombré de plantes fort
bizarres, d'odeurs suspectes, toutes les herbes médicinales que le
savant cultivait lui-même avec un soin jaloux.

Il y en avait dans des pots, sous des châssis, en pépinière, en fossé,
toutes ornées d'étiquettes latines qui troublaient l'imagination de
Mary. Du banc de pierre adossé au bosquet, elle contemplait la série de
cartes blanches, les seules fleurs épanouies de ce jardin de sorcier.

Elle n'avait aucun animal autour d'elle, les chats étaient sévèrement
interdits, car ils auraient cassé des ustensiles dans le cabinet, il
ne fallait même pas penser aux chevaux, l'unique traîneur du coupé de
M. Célestin était un demi-sang brun, maussade, qu'on n'avait jamais
apprivoisé et qui ruait quand la jeune fille entrait dans l'écurie. Le
valet de chambre, cocher à ses heures, n'aimait pas ses visites, il le
laissait bien voir en ôtant la clef.

Mary, lorsqu'elle avait longuement joui de la perspective de toutes
ces étiquettes rangées sur quatre lignes, remontait chez elle, puis
se plongeait dans la lecture. Ceci était une compensation, elle
n'avait plus besoin de se raconter des histoires, on lui permettait
d'ouvrir la bibliothèque des voyageurs illustres, et pourvu qu'elle ne
détériorât point les volumes, elle avait le droit de dévorer les récits
extraordinaires de ceux qui reviennent du pôle Nord en rapportant la
boussole ou le compas rouillé du voyageur précédent.

A ce régime, Mary prit des maladies de langueur, elle passa par toutes
les fièvres de croissance, et, un matin, elle se réveilla nubile, ayant
quinze ans révolus, bonne à marier, revêtue de la pourpre mystérieuse
de la femme. Son oncle, instruit de cet événement, songea tout de suite
à l'excellente occasion qu'il pourrait avoir de s'en débarrasser.
Jacquiat, le fiancé du 8e hussards, était bravement mort, comme son
colonel, l'idylle commencée n'avait pas eu de suite; il fallait
chercher un prétendu sans pantalons rouges. Un savant? Ils étaient tous
assez âgés, aimant leur tranquillité. Parmi ses élèves? Ils étaient
trop jeunes, avec des situations mal assises. Quel tracas nouveau cette
enfant allait lui donner! Il exprima ses opinions à Tulotte; celle-ci
pleura tellement sur les deuils passés qu'il finit par l'envoyer au
diable. On ne pêcherait pas cependant un mari sur les dalles de leur
cour, et les gens qu'ils recevaient n'avaient pas la prétention de
s'enamourer d'une fillette de quinze ans, même avec sa jolie dot.

La conduire dans le monde? Tulotte ne voudrait pas se charger d'une
pareille corvée, et leur monde, très restreint, se composait de gens à
l'image du docteur, ennemis de la femme, désintéressés au point de vue
de l'argent.

Célestin Barbe eut à ce sujet une telle tension de nerfs qu'il oublia
de soigner son jardin botanique et qu'il rudoya terriblement Charles,
son valet dévoué. Enfin un soir il trouva une idée au milieu d'une
dissection intéressante, il lâcha le scalpel tout d'un coup.

--Parbleu! se dit-il, elle est catholique, pourquoi n'aurait-elle
pas eu déjà l'envie de se faire religieuse? Si je l'interrogeais une
bonne fois? Je tourne comme un imbécile autour de la difficulté.
Tranchons ça, mon ami, avec plus de franchise. Il se peut qu'elle fasse
ma volonté sans une observation. Elle me semble bien élevée. Quand
elle mange à ma table elle se tient droite et elle répond «merci».
Je la trouve moins ennuyeuse que Tulotte, et n'étaient ses jupes,
ses cheveux, elle ne manquerait pas d'une certaine allure ascétique.
Excellente idée! Parbleu! je ne veux pas la violenter ... non!...
non!... je lui donnerai jusqu'à ses seize ans!... Mais ... il faut que
je liquide cette situation. Je me sens responsable de ma nièce et je ne
peux pas tout planter là pour m'occuper d'une gamine... Eh! après tout!
est-ce ma faute si Daniel s'est marié?...

En se résumant de la sorte, le docteur tira le cordon de la sonnette;
Charles apparut.

--Allez chercher ma nièce! ordonna-t-il d'un ton bref. Charles,
pétrifié, n'en croyait plus ses oreilles. Aller chercher mademoiselle!
Mademoiselle qui depuis trois ans vivait dans les appartements du haut
sans se douter que le cabinet de monsieur était juste en dessous de sa
chambre! Quelle perturbation! Il aurait offert un flacon d'anisette
à Tulotte que le silencieux valet n'eût pas été plus déconcerté. Il
partit, le pas traînant, pour que son maître, s'il revenait de sa
distraction, comprit bien l'offense qu'il lui faisait et se faisait
à lui-même. Introduire cette petite dans le cabinet de travail! Un
jour, la cuisinière avait reçu un charbon allumé sur la cornée lucide
(Charles se servait des expressions choisies) et le docteur, pour lui
retirer ce charbon, l'avait fait asseoir au salon, ne voulant pas
qu'une créature encombrante pénétrât dans le cabinet de travail!...

Les femmes, ça ne respecte rien! Et la fille de l'officier verrait le
sanctuaire, elle? Un malheur qui se préparait, bien sûr!

Mary fut abasourdie par l'invitation, mais elle descendit très vite, se
doutant qu'une crise, n'importe laquelle, serait plus agréable que leur
perpétuel mutisme. Elle avait, de son côté, des choses à confier à son
oncle. Tulotte la combla de recommandations du haut de la rampe.

--Souviens-toi de lui demander du bordeaux pour tous nos repas, je
t'en prie, criait-elle; moi, je me délabre l'estomac à boire de
l'ordinaire...

Mary ne répondait pas, elle courait à la lutte avec une sorte de
courage sauvage.

Quand elle se présenta sur le seuil du cabinet, elle demeura tout
interdite à cause des choses nouvelles qu'elle aperçut. Ce cabinet,
tendu de drap vert myrte, aux rideaux et aux portières en verdures
flamandes, exhalait on ne savait quel relent fade, une odeur très
désagréable. Le fond de la pièce était occupé par une grande
bibliothèque à colonnes torses. Les livres s'entassaient dans un
désordre pittoresque, les uns ouverts, les autres posés de champ,
majestueux, reliés d'or et de cuir fin. Une petite forge, installée à
côté de la bibliothèque, montrait son ouverture comme un trou dont on
ne doit pas voir l'issue. Puis, deux fourneaux, d'aspect compliqué,
des tas de fioles aux goulots tordus, des instruments de chirurgie,
des écrins en velours contenant les plus artistiques bijoux d'acier,
luisants et mystérieux. Trois ou quatre consoles de marbre noir
portaient encore des objets étranges: un squelette criblé de numéros
comme d'une vermine, de longues peaux d'animaux avec leurs nerfs
détaillés, des bocaux remplis de bêtes innommables, et, dominant ce
chaos, une Vénus anatomique s'étendait endormie dans l'angle d'un mur,
au-dessus de la bibliothèque, reléguée là comme une poupée devenue
inutile.

Antoine-Célestin, penché sur sa table de travail, examinait à la loupe
un morceau d'étoffe rougeâtre, il avait recouvert d'une toile quelque
chose devant lui d'un geste furtif. Il se redressa lorsque la jeune
fille eut murmuré, moins brave qu'elle voulait le paraître:

--Me voici, mon oncle, que désirez-vous?

Une habitude médicale lui fit lever un peu l'abat-jour de la lampe, il
regarda sa nièce d'un regard clair et perçant.

--Ne t'effraye pas, ma chère enfant, dit-il avec un sourire
bienveillant. On ne peut guère causer en présence de ma sœur, elle est
devenue sensible et elle me fait perdre mon temps en récriminations
absurdes. Voyons! allons droit à la question qui nous intéresse tous
les deux. Assieds-toi!

Il lui désignait un escabeau près de sa table, mais elle resta debout,
les mains appuyées au dossier sculpté, la tête inclinée sur l'épaule,
anxieuse.

--Tu t'ennuies peut-être chez moi, mon enfant, reprit-il, la maison
n'est pas gaie, il ne passe personne dans notre rue et nous sommes
loin des centres bruyants. Ton éducation est terminée, je crois, tu
sais lire, écrire, compter, coudre et puis, que diable! tu es une
demoiselle, aujourd'hui, une demoiselle à marier. Je pense plus que je
n'en ai l'air à ton avenir. Mon pauvre frère t'a léguée à moi...

Il s'arrêta court, saisit sa loupe et la braqua de nouveau sur son
lambeau rougeâtre. Il comprenait maintenant que l'histoire du couvent
allait être dure à faire avaler. Aussi, il avait mal débuté en lui
rappelant ses deuils nombreux et la tristesse de la vie qu'elle menait
chez lui. Comment se tirer de là? Il lui demandait si elle s'ennuyait
dans une rue où il ne passait personne; la perspective d'un couvent
était bien pire.

--Mary, continua-t-il après un silence de plusieurs minutes, je ne
suis pas un croquemitaine comme ton papa, seulement j'ai besoin de
calme, besoin de solitude. Mes travaux exigent une indépendance absolue
d'idées... Si je ne me suis pas donné les soucis d'un ménage, c'est que
je me dévoue à la cause de tous... Mes livres et mes actes le prouvent.
On me consulte, on me croit nécessaire, je ne dois pas enrayer la
marche de certains projets pour m'occuper d'un intérieur de femme... Tu
m'écoutes, mon enfant?

Elle l'écoutait, le dévisageant de ses yeux fixes qui avaient des
scintillements d'astres bleus. Mary, dans une vision douloureuse,
le revoyait au chevet de sa mère et cet homme lui disait: _Elle
est morte!_ Le docteur, assez maigre, se tenait roide, boutonnant
hermétiquement son habit, sa physionomie sévère reflétait une glaciale
indifférence. Mais sa bouche, encore fraîche sous sa barbe châtain,
prenait des expressions douces quand il voulait. Presque chauve, il
avait la coquetterie de cette barbe ondulée qu'il caressait, en montant
en chaire, d'une main blanche, une main merveilleuse d'accoucheur
habile... Non, il n'avait pas la mine d'un croquemitaine; pourtant,
elle lui avouerait crûment la vérité.

--Mon oncle, je vous écoute!... répondit-elle fronçant les sourcils, et
je vous comprends: je vous gêne parce que je ne suis pas un garçon.

Stupéfait, M. Barbe lâcha sa loupe. En effet, c'était cela, lui-même ne
le pouvait mieux définir. Un garçon, il en aurait fait un médecin ou
un botaniste, tandis que le sexe de Mary empêchait ce rêve. La petite
avait du sens commun.

--Oui! je ne te cache pas que je t'aimerais mieux un homme! fit-il de
mauvaise humeur.

Toujours l'éternelle passion de la famille pour les mâles! Mary se
révolta.

--Eh bien! puisque je suis une femme, chassez-moi donc de chez vous,
mon oncle, car c'est un crime que je ne veux plus m'entendre reprocher.
Je serai libre de courir et de chanter, au moins. J'ai quinze ans, je
ne vous ai pas fait de peine, je m'applique à vous obéir en tout et
vous me traitez comme une prisonnière qui serait coupable. Je n'ai
ni le droit de causer ni le droit de cueillir un brin d'herbe. Votre
maison est une belle maison, c'est vrai, mais il faut que je marche
sur la pointe des pieds, il faut que je prenne des précautions pour
les meubles, pour les livres. Quand je veux sortir, Tulotte me dit que
vous le défendez; quand je demande à rencontrer des figures humaines
qui ne soient pas la vôtre ou la sienne, vous prétendez que je deviens
une demoiselle et que les demoiselles ne reçoivent pas de visites.
Vous ne vous demandez pas, vous, si j'ai fini de lire les voyages des
explorateurs célèbres? C'est la dixième fois que je les recommence!
Vous ne pensez pas que j'aimerais à apprendre autre chose que la
botanique de Van Tieghem, Tulotte n'a pas le courage de me l'expliquer.
Je vous suis étrangère et le peu de bruit que font mes bottines dans
le corridor vous impatiente. Voyez-vous, mon oncle, je vais vous le
déclarer franchement: je ne vous aime pas. Vous ne m'aimez pas, donc
chassez-moi, je me moque de tout, désormais. Ici, je ne trouve pas le
soleil, j'irai le chercher ailleurs.

M. Barbe était ahuri; elle lui débitait ces phrases les dents serrées
et l'œil grand ouvert, très hautaine, surtout très belle dans sa
modeste robe noire, diadémée de ses cheveux opulents avec une frange
droite, coupant son front, elle avait une bizarre tournure de fille
décidée qui devine le néant des protestations.

--Mon Dieu, ma chère Mary, comme tu es exagérée! murmura le savant; et
selon la coutume, s'imaginant qu'il avait affaire à quelque hystérique,
il s'approcha d'elle, lui prit le poignet.

--Tu n'as pas la fièvre, hein?

Elle n'avait aucune fièvre, sa main allongée, aux doigts souples, se
crispa dans la main de Célestin.

--Ne t'emballe pas, petite!... je n'ai pas envie de te chasser ... tu
es ma nièce.

Soudain il s'interrompit pour examiner le pouce de la jeune fille.

--Tiens! tiens! ajouta-t-il, voilà une curiosité, ce pouce!...
Proportion gardée, il est aussi long que l'autre.

Oubliant tout à fait son idée à propos du couvent, il l'amena contre
la table; d'un mouvement rapide, il ôta la toile qui cachait un membre
humain. C'était un bras d'homme; les nerfs mis à nus saillaient sur son
épiderme exsangue, les doigts, rigides, se tendaient comme dans une
récente angoisse.

--C'est drôle! dit-il, prodigieusement intéressé, et il accoupla le
pouce vivant au pouce mort. Celui de Mary était presque de la même
longueur quoique beaucoup plus mince, et celui de l'homme se faisait
déjà remarquer par une dimension anormale. Le savant se caressait la
barbe.

--Curieux! mais pas flatteur! Hum!... marmottait-il. Mary n'avait
pas eu un frisson. Elle contemplait le bras, dédaigneuse, peut-être
supposant qu'il était _en faux_.

--Qu'est-ce que vous voulez dire? interrogea-t-elle.

--Ah! tu n'as pas eu peur ... bien ... je te félicite. Ce bras est
celui d'un assassin qu'on a décapité hier.

La jeune fille se pencha.

--Pauvre homme! dit-elle, la voix un peu altérée ... et ce fut toute
son émotion.

--Mon oncle, reprit Mary sans détourner les yeux de la chair morte,
que me reprochez-vous? Rien? Pour ma récompense donnez-moi ma liberté.
Tulotte et moi nous pourrons vivre avec la pension de papa. Elle boira
ce qu'elle voudra, moi je sortirai quand il me plaira... Nous séchons
de chagrin ici, je ne tiens pas à vous gêner davantage. Vous serez
délivré. Tulotte dit que je dois hériter de vous... Faites, à partir de
ce soir, votre testament pour qui vous aimez, si vous aimez quelqu'un.

Le docteur l'écoutait, hochant le front.

--Alors, tu ne te plais pas chez moi?... Voudrais-tu te marier?

Elle eut un rire moqueur.

--Pas avec vous, toujours! riposta-t-elle en retirant sa main.

Il réfléchissait, la scrutant de son regard clair.

Elle lui semblait une autre créature depuis la découverte de son pouce,
il lui venait le désir de l'étudier de plus près.

--Si on s'occupait de te meubler la cervelle pour que tu ne lises pas
les mêmes histoires dix fois de suite, hein? demanda-t-il d'un ton
conciliant.

--Mon oncle, vous n'avez jamais le temps, et je suis une femme!

--Mary, je réponds de toi, comprends-tu, j'ai la frayeur de l'avenir.
Tulotte est une créature tellement extraordinaire... Ah! je te marierai
de bonne heure, va, le plus tôt possible. En attendant, ne te monte pas
l'imagination, je te prêterai de nouveaux livres.

Mary hésitait.

--Aurai-je la permission de parler haut?

--Oui!... tu causeras avec moi, tu me conteras tes peines, si tu y
tiens!

--Irai-je me promener en voiture, le dimanche?

--Soit, je te promènerai!

--J'ai encore une chose à vous demander ... et elle s'arrêta,
rougissant de honte ... pour Tulotte, ajouta-t-elle.

--Demande.

--Je désirerais lui acheter de mon argent du vin de Bordeaux, car...

--Car, fit-il en dissimulant une expression railleuse, elle t'a chargée
d'insister là-dessus... Allons, nous sommes une demoiselle très digne
tout en n'aimant pas nos parents; ton caractère me plaît. Je t'avais
mal jugée! viens m'embrasser.

Elle s'approcha de bonne grâce, et mettant ses bras fluets au cou de
son oncle qui dut s'incliner, elle l'embrassa.

--La paix est signée! déclara-t-il gaiement, nous laisserons Tulotte
boire, ce qu'elle voudra, pourvu qu'elle ne se grise pas devant mes
domestiques.

Tout en la soulevant du sol jusqu'à ses lèvres, il s'aperçut qu'elle
sentait le réséda d'une manière fugace et délicieuse, comme certaines
brunes lorsqu'elles se portent bien.

A partir de ce soir-là, l'existence de Mary changea peu à peu; elle
eut régulièrement sa place au dîner de son oncle, dans la grande salle
à manger meublée des antiquités qu'il avait achetées à Dôle. Elle
descendit de sa mansarde à la fameuse chambre dont le lit s'ornait de
la devise: _Aimer, c'est souffrir!_ Elle secoua les vieux brocarts,
épousseta les bahuts et mit des plantes vertes sur les tables massives.
Puis, Tulotte eut son bordeaux favori. Le dimanche, la jeune fille
s'habillait avec soin; elle faisait elle-même appeler le valet Charles
pour lui dire d'atteler le coupé, le docteur endossait sa redingote
neuve, et ils partaient tous les deux soit pour Meudon, soit pour
Vincennes. La promenade, d'abord silencieuse, s'égayait dès qu'on se
trouvait en plein bois, et quand on rencontrait des couples d'amoureux,
le docteur pinçait les lèvres en l'entendant faire des réflexions
naïves.

Cependant son pouce lui trottait par la tête. Comment diable avait-elle
le pouce aussi long que celui d'un assassin? Ensuite il se prenait à
méditer sur la lâcheté de ses concessions. C'était cette petite qui
avait dicté des lois. Au lieu de lui tracer une ligne de conduite
aboutissant au couvent, il s'était laissé brusquement mener hors de sa
propre voie. Et cela s'était fait sans qu'il pût s'en plaindre; elle
avait l'air si tranquille! D'ailleurs il travaillait tout autant à côté
d'elle. Un remords lui venait même de l'avoir négligée comme une pauvre
mendiante. N'avait-elle point vécu, trois hivers rigoureux, dans les
combles, se chauffant au méchant poêle de la cuisinière? Maintenant,
elle rangeait discrètement son cabinet, lui copiait ses notes d'une
écriture fort nette, et classait les pages de l'herbier avec une
méthode étonnante. Par exemple, chaque fois qu'il arrivait un ami ou un
élève, il la priait de se retirer.

C'était bien assez d'avoir à traverser Paris en voiture sans qu'elle
eût à entendre les échos de la ville perverse. Il voulait conserver
la plus grande pureté dans leurs mœurs pour la marier à la première
occasion, selon ses principes. Une fois seulement il survint un nuage.
Mary, libre de soigner les plantes de son jardin, s'appropria une très
belle sensitive, l'installa chez elle, dans une jardinière de Sèvres
et, là, s'amusa à l'épuiser sous ses coups d'ongle. Elle éprouvait
un indicible plaisir en voyant le grêle feuillage en forme de mignon
trèfle, se refermer dès qu'on l'effleurait, et elle finit par tuer
la plante. Son oncle se fâcha, toujours froidement, mais il demeura
songeur durant une semaine, ne voulant plus lui adresser la parole.

--Tu ne ferais pas de mal aux animaux? Pourquoi tourmentais-tu cette
sensitive? demanda-t-il.

--Cela m'amusait de lui voir des tressauts parce qu'elle ressemblait
aux ramifications des cerveaux humains qui sont coloriés sur vos
gravures anatomiques, mon oncle! J'avais l'idée de torturer une tête en
fleur, mais je ne recommencerai plus!

Antoine-Célestin Barbe ne trouva rien à lui répondre... Mary, douée
d'une bonne mémoire, s'instruisait pour se distraire, ne se doutant
pas le moins du monde qu'elle était à Paris, au sein de toutes les
distractions possibles; elle se croyait fort heureuse quand elle avait
saisi le mystère de l'insensibilité des centres nerveux, alors que la
peau est sensible à l'attouchement d'une pointe d'aiguille, se piquant
en conscience sous la direction de son oncle; ou surveillé de patientes
expériences ayant pour but la cristallisation de l'acide carbonique,
une marotte de chimiste. Ils causaient comme deux hommes du même âge
en choisissant des sujets à faire dresser les cheveux d'une demoiselle
à marier: les terrains dévoniens, par exemple et l'idée qu'ils étaient
composés de la roche qu'on appelle _la vache noire_ (Grauwak) la
remplissait d'une respectueuse admiration. Elle savait le difficile
avant d'avoir appris le facile et il résultait, de cette instruction
développée en serre chaude, les incidents les plus drôles. Célestin
était obligé de s'interrompre pour s'écrier:

--Ah! j'oublie que tu ne sais ni la chimie, ni la géologie, ni
l'anatomie, mais ce serait si long à t'expliquer ces choses que,
d'ailleurs, tu n'as pas besoin de savoir! Je perds mon temps.

Cependant il se surprenait à les lui expliquer, cherchant les termes
les plus doux, les images les plus gracieuses. Comme l'adolescente,
avide de chimères pour sa pensée, l'écoutait, bouche béante, il était
intérieurement flatté. Le sourire étonné de Mary trouvait peu à peu le
chemin de son cœur mort et l'électrisait. Elle puisait dans la nouvelle
instruction un mépris des hommes, ces grains de poussière, et aussi des
arguments pour sortir au soleil quand elle avait mis le savant de bonne
humeur.

Tulotte bénissait ce regain d'étude; la vieille fille passait quelques
moments heureux dans des dîners plus fins, arrosés des vins qu'elle
préférait, entre la nièce et l'oncle désormais réconciliés, point
gourmands, lui abandonnant les meilleurs plats.

Une maladie de Mary vint augmenter l'intérêt de M. Barbe pour la jeune
fille. Un été, elle eut la petite vérole. Laissant subitement ses cours
et ses études, il demeura près de la patiente comme une mère. Peut-être
bien ne fut-il pas tendre, il s'offrit même certaines expériences
_in animâ vili_ qu'il n'aurait pas osé risquer sur le corps de ses
clientes de jadis, mais enfin il la sauva, et quand il fallut préserver
le charmant épiderme d'une grossière flétrissure, il accomplit des
miracles à l'aide d'un masque de caoutchouc rose point désagréable à
voir dont il avait fait un chef-d'œuvre. Durant la convalescence, il
la promena dans le jardin où il planta des rosiers en fleurs, parce
qu'elle répétait toujours qu'elle préférait les roses à la plus belle
herbe médicinale. Ils s'asseyaient tous les deux sur le banc de pierre,
s'entourant de livres, avec Tulotte, au coin du paysage, tricotant une
couverture de coton extrêmement compliquée. On échangeait des propos du
genre de ceux-ci:

--Pensez-vous, mon cher oncle, que lors des époques tertiaires les
arbres eussent la forme du palmier ou celle du chou?

--Quand on songe, Mary, que le Plésiosaurus avait la queue du lézard,
de ce joli lézard qui court là, sur le mur!

Et Tulotte, l'œil abruti par ses nombreuses libations de la veille, se
grattait la nuque du bout de son aiguille à tricoter.

Pourtant, l'âge des amours était proche, le médecin ne devait pas
se faire illusion. Mary, plus développée et plus belle après sa
convalescence, gardait au fond des yeux une mélancolie mystérieuse;
elle s'ennuyait de nouveau, comme elle s'était toujours ennuyée
chez ses parents. Elle avait des insomnies terribles et quand elle
respirait les roses plantées pour elle, on la surprenait en de vagues
rougeurs, les lèvres tremblantes. Célestin s'amusait à cette délicate
transformation d'une nature bien pure et bien conditionnée; il notait
la marche des aspirations ardentes comme un avare compte son or. Hier
elle riait sans savoir pourquoi, aujourd'hui elle pleurait, demain
elle casserait une potiche d'un mouvement brusque. A part son pouce
et une tache noire au cerveau (qu'il ne devinerait jamais car elle
datait de trop longtemps), il la trouvait d'une superbe structure. Sa
taille avait une moyenne finesse, sans le secours du corset qu'il lui
interdisait absolument; ses épaules tombaient gracieuses sur des bras
nerveux d'un dessin mièvre mais solide; ses pieds étaient étroits, à
souhait cambrés; ses hanches s'arrondissaient élégantes et félines. Son
visage doré s'illuminait du reflet suave de ses yeux.

M. Barbe s'inquiétait de l'avenir, seulement il n'avait plus le chagrin
d'être un étranger pour _ce morceau de son frère_, il l'apprivoisait
ainsi qu'on apprivoise les oiseaux rares en mettant une glace devant
eux; il lui disait qu'elle était une belle femme, prête à la maternité,
prête au bonheur, et sans lui parler de l'homme futur, il s'attardait,
un peu déridé, à lui détailler médicalement les joies d'une nourrice
allaitant un bébé. Mary écoutait, le sourcil froncé, car elle détestait
les enfants d'instinct et n'osait pas témoigner sa répulsion. Une fois
elle lui demanda d'un ton très calme:

--Mon oncle, puisque vous m'apprenez tant de choses, qu'est-ce que
l'_Amour physique_, le grand livre que je ne peux pas lire, celui qui
m'expliquerait, selon vos propres aveux, tout ce que je ne saisis pas
dans la science?

Le médecin resta un instant étourdi. Diable!... Il aurait mieux aimé
qu'elle le suppliât de la mener au théâtre. Il se moucha, caressa sa
barbe, puis, ne trouvant rien, il leva la séance sous le plus petit
prétexte.

L'oncle Célestin n'était pas un homme à faux préjugés, le lendemain il
risqua une épreuve décisive; il résolut d'aller chercher l'ennemi au
lieu de l'attendre, et, posant le majestueux bouquin sur les genoux
de sa nièce, il lui ordonna de lui faire tout haut la lecture de ses
secrets.

Mary lut de sa voix brève et claire des pages assez brutales, mais
valant mieux, de l'avis du docteur, que les romans dédiés aux
demoiselles dans les journaux de modes. Lorsque Mary ne saisissait pas,
il lui expliquait, choisissant les termes techniques de préférence
aux mots voluptueux, et bientôt cette vierge eut l'expérience d'une
matrone. Ils discutèrent de ces choses des semaines entières,
d'abord tranquillement, puis le docteur finit par s'animer; il
s'emporta contre les jeunes hommes qui font de l'amour, physique ou
platonique, le but de leur vie. Lui, il n'avait jamais ressenti ces
ardeurs-là. A la vérité, il existait bien une seconde de plaisir,
mais pour cette seconde que de malheurs et de sottises ensuite! Du
côté des femmes, toutes mentaient effrontément la plupart du temps.
Les vertueuses concevaient des êtres sans le savoir; les libertines
erraient de passions en passions, dévorées de désirs, souvent d'ulcères
épouvantables. Ah! l'amour, une fière attrape, sacrebleu!

--Alors! pourquoi dois-je me marier? demanda Mary, dissimulant un
sourire railleur au coin de sa lèvre dédaigneuse.

--Parce que c'est mon devoir de chercher ton bonheur où les autres
croient le trouver. On n'a rien inventé de mieux pour le bonheur de
l'homme.

--Et celui de la femme? Je vois, mon oncle, que vous parlez toujours de
l'homme! ajouta Mary un peu boudeuse.

Cette fois-là, soit que l'atmosphère--on était au mois d'août--fût
saturée d'électricité, soit que Mary répandît autour d'elle une
véritable odeur de réséda, l'oncle Barbe devint nerveux. Il se fâcha
en songeant qu'elle pouvait épouser un sauteur. Il avait déjà jeté son
dévolu sur un certain baron de Caumont, qui lui avait été présenté par
un ami sincère. Un monsieur de quarante ans, ne paraissant pas son
âge, du reste bien en point, assez expérimenté, presque fat, ce que ne
détestent pas les jeunes filles. Il avait quelque fortune, il aimait
les sciences, suivait ses théories, et lui recommandait le fils de son
garde-chasse, un mauvais drôle dont il voulait faire un médecin, par
charité.

--C'est un baron authentique, murmura Célestin en caressant sa barbe,
qu'en dirais-tu? Hein! je te voudrais un petit tortil, moi, pour
poivrer la situation, car cela te donnerait l'entrée des salons en
vogue. Ce monsieur est bien élevé, il cause de tout ce que j'ignore:
le monde, la mode ... mais ... mais... Tiens, si tu me croyais, tu
ne te marierais pas!... Nous resterions chez nous: Tulotte finirait
sa couverture de coton; tu classerais mes herbes, tu deviendrais une
savante. Il y a eu des savantes très belles qui choisissaient le
célibat et restaient auprès de vieux froids comme ton oncle.

Pris d'une irrésistible tentation, il la souleva de terre pour
l'embrasser; elle renversa sa tête avec une gaieté d'écolière. Ah! elle
était loin, l'époque maussade durant laquelle son oncle, l'égoïste, la
reléguait sous les toits de sa maison!

Tulotte, attendrie, les examinait se disant qu'on aurait peut-être une
liqueur d'extra au dessert du soir.

--Vous avez l'air de deux amoureux, cria-t-elle en pouffant. C'est ça,
ne vous gênez pas ... voulez-vous que je sorte?

Les lèvres de Célestin rencontrèrent, par un singulier hasard, les
lèvres de Mary, comme dans un rêve mal défini. Une tiédeur inexplicable
envahit tous les membres du froid vieillard. Il lui sembla que son
cœur, écrasé depuis un siècle sous un glaçon, éclatait hors de sa
poitrine et qu'une pluie d'un sang nouveau le rajeunissait, une pluie
aux intimes parfums de réséda.


VIII


On recevait à l'hôtel de la rue Notre-Dame-des-Champs. Oui, une
réception avec des fracs, des gilets ouverts. Charles n'en revenait
plus et Tulotte se croyait au temps heureux des punchs du colonel
Barbe. Le savant docteur, maté par une espèce de vertige qui le tenait
depuis des mois, avait tout à coup décidé qu'on donnerait une grande
soirée. On allumerait les lampes Carcel du salon, immenses comme des
amphores, ornées de guirlandes en bronze; les housses de l'ameublement
retirées laisseraient voir le velours jaune, un velours frappé, très
convenable, s'encadrant de bandes de tapisserie Louis XV. Dans la cour,
sous la marquise de verre, un globe à gaz se balancerait, les voitures
pénétreraient par le sombre portail fraîchement nettoyé; la cuisinière
avait l'ordre de préparer un thé fort chinois qui se servirait dans des
tasses de Japon riches, cannelées et dorées au feu.

C'était un anniversaire scientifique, d'ailleurs, un jour de découverte
précieuse, on la fêterait à la manière des mondains, en échangeant des
banalités, en mettant des habits neufs. Célestin voulait bien, lui, il
voulait ce qui _lui_ faisait plaisir, surtout.

Oh! l'apaiser, maintenant, serait-ce en lui sacrifiant plus que sa vie,
c'est-à-dire son repos de vieil homme jusque-là demeuré digne! Oh! la
voir, lui sourire, l'entendre murmurer un seul mot de pitié! Mon Dieu!
il aurait ajouté un piano pour danser, quitte à se brouiller avec
tous ses amis, si elle avait voulu cela comme le reste. Ensuite, il
devait la fiancer en public à ce baron Louis de Caumont. Elle désirait
devenir baronne, très vite, une drogue d'oubli qu'elle lui demandait,
impérieusement, sans lui permettre de réfléchir.

Il allait par les corridors, se heurtant contre les massifs de plantes
qu'un fleuriste renommé avait arrangées dans les embrasures. Il
étouffait au milieu de ce luxe de chaleur, de lumières et de fines
odeurs. Sa pauvre maison! était-elle bouleversée!

Pour entrer dans son cabinet, il avait dû tourner derrière un paravent;
la porte avait été enlevée; des rideaux masquaient l'ouverture du côté
du corridor, et du côté du salon tout s'étalait à la clarté crue des
lampes. Lui qui conservait une pudeur religieuse pour ses instruments,
chacun les irait manier avec des regards curieux; il ne défendrait
pas sa _Vénus anatomique_ des plaisanteries de ces jeunes sots dont
il y a tant parmi les carabins. Quant à ses livres, on les gâcherait
si on ne les lui empruntait pas! Un martyre qui variait, enfin!...
Après les vibrations inutiles des sens, la profonde irritation des
nerfs, ses habitudes le fuyant, ses chères habitudes avec lesquelles
il vivait depuis si longtemps. Cette femme, à peine échappée de son
enveloppe d'adolescente, se souvenait des branle-bas de garnison qui
avaient ballotté son berceau; la fille du hussard reparaissait, la
cravache de son père à la main, se vengeant d'une atroce façon, par des
inventions de soldat ivre. Il voulait le calme pour essayer d'endormir
sa torture; elle, réclamait une fête, des lampes allumées, des petits
gâteaux sur toutes les tables et des fleurs à en être asphyxié. Il
s'assit à l'écart, se cachant le visage derrière ses doigts tremblants,
se répétant qu'elle avait raison, mille fois raison. Lorsqu'un vieux
fou comme lui se mêle de roucouler, il est puni et n'a que ce qu'il
mérite. Un moment, il écarta les doigts ayant peur de sa venue, mais
il n'aperçut que lui-même dans une psyché qu'on avait plantée juste à
la place de son bureau. Il eut un tressaut d'horreur, car il voyait là
un vieillard. Antoine-Célestin qui à soixante-huit ans portait haut le
front, et caressait sa barbe, encore châtain, d'une main ferme, avait
depuis un an des mouvements nerveux, répandant quelquefois le vin sur
la nappe. Il était complètement dépouillé de ses derniers cheveux, sa
lèvre inférieure commençait à pendre, ses joues flottaient, sa barbe
blanchissait, et, un peu à gauche, il ressentait des palpitations
étouffantes. La décrépitude sénile, la hideuse décrépitude arrivait,
le foudroyant au milieu de ses désirs irréalisables. A son cours, il
avait de fréquentes distractions que les gens remarquaient bien. On
chuchotait, malgré le respect qu'il imposait par sa science et sa
situation. Une rage absurde le tenaillait quand il songeait que, sans
elle, il serait encore solide. Sans cette fille désespérante, personne
n'oserait se moquer de lui. Est-ce qu'il n'allait pas finir par baver
aussi comme les gâteux qu'il soignait jadis avec des réflexions
moqueuses? Mieux vaudrait mourir tout de suite. Il se leva d'un brusque
mouvement de colère, ouvrit un tiroir de sa bibliothèque, le tiroir des
choses nuisibles où il serrait les poisons. Là, se trouvaient en des
fioles mignonnes, les unes cerclées d'argent, les autres d'un cristal
bleu lapis, l'acide prussique, fluide et incolore, le _curare_ épais,
crémeux, jaune, puant, et des poudres bizarres brunes et blondes, de
l'arsenic, des cantharides... Là était la prompte délivrance, une fuite
lâche qu'on ignorerait.

Soudain, un bruit d'étoffe de soie, étonnant frou-frou pour ce lieu
austère, emplit la pièce. Mary descendait des appartements de Tulotte.

--Mon cher oncle, dit-elle de sa voix mordante, je crois que vous êtes
en retard.

--Oui, balbutia-t-il, repoussant à demi le tiroir, j'ai oublié de
mettre mon habit. Il ne faut pas m'en vouloir, je suis si malheureux,
ce soir, Mary! Oh! mon Dieu! s'écria-t-il, saisi de ce frisson sénile
qui effrayait son expérience médicale, mon Dieu! quelle robe as-tu donc?

Mary, debout, dans la splendeur de ses dix-huit ans, portait une
singulière toilette, sa création des fiançailles.

«Je veux une robe couleur de souffrance,» avait-elle déclaré à la
couturière stupéfiée. Cette robe incarnait parfaitement l'idée qu'elle
avait eue, la cruelle fille! Sur la jupe de satin vert émeraude,
arrachant les yeux, se laçait une cuirasse, mode inconvenante de
l'époque, une cuirasse en velours constellé d'un paillon mordoré à
multiples reflets ou pourpres ou bleus. Ce corsage était montant et
cependant s'ouvrait par une échancrure inattendue entre les deux seins,
qu'on s'imaginait plus roses à cause de l'intensité de ce velours vert.

La cuirasse laissait les hanches comme nues, et le long des plis de la
jupe, très collante, couraient des branches de feuillage de rosier sans
fleurs, criblées de leurs épines. La perverse coquetterie de Mary avait
fait explosion avec une assurance frisant la naïveté. Jamais elle ne
s'était souciée de ses chiffons avant ce soir-là, et d'un seul effort
elle atteignait au sublime.

Ses cheveux tordus derrière la nuque s'ornaient d'une épingle en
métal nuancé, pareil aux broderies du corsage. Et la pointe passait,
menaçante, tandis qu'un oiseau pourpre, qui semblait traversé, étendait
sur la noirceur de ses magnifiques cheveux ses ailes implorantes de
pauvre petit tué. La couturière contrariée avait avoué que si c'était
original, ce n'était guère de mise pour une jeune fiancée. Mary aimait
le vert, il éclairait son teint de brune et donnait à son regard voilé
de cils épais un scintillement humide comme les regards de femme en
ont au bord de l'eau. Elle n'écouta donc pas les réflexions de celle
qu'elle payait pour accomplir des tours de force. Un peu de dentelle
blanche atténuait la crudité de l'échancrure près des chairs; encore
cette concession devenait-elle un raffinement de plus, en rappelant,
dans les hardiesses du costume, la chasteté orgueilleuse de la vierge.

La traîne fuyait, doublée de neigeuses mousselines rendant plus
délié le bas de sa personne svelte, s'effilant en un corps d'insecte
miroitant et fabuleux. Tout ce vert était, pour les pauvres yeux
fatigués du docteur Barbe, comme une décharge électrique.

--Je t'assure, murmura-t-il s'appuyant contre la bibliothèque, cela
n'est pas une toilette de jeune fille!

--Oh! je ne suis plus une ingénue, mon cher oncle grâce à vous! riposta
la fille du colonel en le tenant cloué sous la dureté subite de ses
prunelles.

Il joignit les mains, prévoyant encore une scène odieuse.

--Écoute, Mary, je t'ai proposé mon nom, ma fortune, tout le reste de
ma vie, et je te répète que je suis prêt à me faire ton esclave. Oui,
j'ai été coupable, j'ai abusé de ton abandon d'enfant, je me sens digne
de tes plus cruels reproches, mais aussi j'ai voulu réparer mes torts,
et puisque tu as repoussé la réparation, ne continue pas à m'accabler.
Louis de Caumont est beaucoup moins riche que je ne le pensais. Ce
n'est guère le parti qu'il te faut, si tu dois prendre goût à de
semblables toilettes; ce viveur, car il a fait de nombreuses folies,
dit-on, ne t'aimera pas comme je t'aime, c'est impossible, vois-tu.
As-tu pesé mes raisons? Réfléchis-tu quand je te parle?... Mon enfant,
je t'en prie...

Elle haussa les épaules.

--Je ne veux pas épouser mon oncle. Est-ce qu'on épouse son oncle? Quel
singulier médecin vous faites! «Remonter le cours des descendances
familiales...» rappelez-vous un peu les phrases de vos livres sérieux.
A mon tour de vous prier de ne pas m'accabler de vos ridicules
déclarations. Devenir la belle-sœur de Tulotte qui a cinquante-cinq
ans! Non!... mon oncle, j'épouserai le baron de Caumont parce que
ce viveur, sans me plaire, a pour moi l'avantage de ne pas être mon
parent, et je brûle du désir de sortir de la famille, vous m'entendez!

En scandant cette dernière phrase, elle avait déployé son éventail en
plumes de lophophores, fixant toujours sur lui son regard étrange,
inquiétant comme celui d'un oiseau de proie.

Le malheureux était retombé dans son fauteuil, la tête basse.

--Pitié! dit-il d'un ton sourd.

--Allons donc! pitié, s'exclama-t-elle; est-ce qu'on a eu pitié de moi,
depuis que je suis au monde? Je ne demandais pas à naître, n'est-ce
pas?... Quelle rage a-t-on eue lorsqu'on m'a jetée sur terre? La
belle chose que la tendresse de nos parents qui nous font quand nous
ne voudrions pas être faits?... Aujourd'hui, tout changera, je vous
en préviens; les sciences que vous m'avez si libéralement données
tourneront contre vous, le savant!... Et quand vous vous plaindrez, je
vous dirai de vous souvenir de certaine soirée... Estimez-vous heureux
que je n'aille pas crier vos hontes devant tous ceux qui vous croient
respectable. Je me marierai avec le baron, je vivrai ici parce que
j'aime cette maison, et que je la dirigerai malgré vous. Il est temps
que je descende tout à fait du grenier où j'ai grelotté trois hivers,
mon cher oncle. Tulotte m'obéira, et si vous n'êtes pas content,
je lui expliquerai des choses, à votre sœur ... des choses qu'elle
pourra ressasser tout à son aise entre deux bouteilles de votre vin de
Bordeaux!

Célestin Barbe ne remuait plus, son grand corps étendu avait l'air mort.

Elle dirait à Tulotte, cette Tulotte qu'il méprisait jadis pour ses
passions abrutissantes du boire et du manger! Et il revoyait, dans
une terrible vision, les moindres détails de la soirée néfaste: Mary,
assise à ses côtés, tout près de lui, lisant le chef-d'œuvre de Longus
qu'il lui semblait ouïr pour la première fois, vêtue d'un peignoir de
blanche batiste, sans corset, un peu ouvert et ses cheveux sombres
se répandant le long de ses hanches, de ses hanches qui, devenues
très dures, tendaient l'étoffe. Avant la lecture il s'était amusé
comme un collégien malicieux à démonter pièce à pièce sa Vénus, joyau
merveilleux et mécaniquement obscène. Aucune idée de dépravation
pendant ce travail que le professeur laissait respectable, mais par
hasard elle avait ri, montrant ses petites dents de louve tourmentée
des sens, elle avait ri, et lui, fort ému, il avait voilé d'une serge
les charmes de cire, songeant aux charmes vivants. Une obsédante pensée
lui était venue en l'écoutant raconter la touchante idylle païenne,
l'histoire chaste la mieux faite pour fouetter les sens des pauvres
vieux, et avait pensé qu'il devait avoir eu tort de négliger les joies
contenues en ces délicatesses si vite flétries de la femme. Un moment
elle s'arrêta, le regardant du coin de son œil étrange; le livre
glissa, il la prit sur ses genoux: alors, c'est là que ses souvenirs
s'enveloppaient d'une espèce de folie. Certes, elle irait vierge au
bras de l'époux qu'elle se choisirait, mais... Mon Dieu! lui qui aurait
voulu créer une nouvelle spécialité de jeune fille, sachant tout et
impeccable par cela même qu'elle posséderait l'explication de tous les
dangers!

Le docteur Barbe se leva avec un geste de résignation:

--Soit, dit-il, ce que tu veux est juste, je le reconnais, mon amour
t'offense et tu as le droit de te révolter. Je vais m'habiller, Mary,
je tâcherai de garder ma dignité vis-à-vis d'eux. Quant à Tulotte,
j'espère qu'elle ne saura rien.

Il sortit du cabinet en s'accrochant aux meubles, ayant peur d'une
faiblesse nouvelle, les paupières battantes conservant entre le blanc
des yeux et la peau l'éclair brûlant de sa robe verte.

A minuit, heure très indue pour la vieille maison de la rue
Notre-Dame-des-Champs, une trentaine de personnes entouraient le vieux
savant dans son salon brillamment illuminé et on discutait avec rage
des questions extraordinaires. Il y avait là: Victorien Duchesne, le
vivisecteur encore à l'aurore de sa gloire, causant, d'un ton bref
comme un coup de cisailles, des nerfs de ses chiens qu'il empêchait
de mordre, mais pas de crier à cause de l'humanité; le petit Slocshi,
tenant pour la crémation et détaillant l'auto-da-fé de sa belle-mère
dans un four bien aménagé, avec double et triple courant d'air
rebrûlant la fumée du corps, injectant à travers les chairs des dards
de flamme qui le trouaient de part en part; il avait suivi l'opération
à travers une lentille et il en avait les cils tout brûlés; seulement,
sa femme, la fille de la morte, s'était refusée à la distraction de la
lentille. Il s'en étonnait.

Marscot, décrivant son système miraculeux du coup de tam-tam, qui plus
tard, si on le laissait expérimenter, arriverait à renverser comme
des capucins de cartes des tas de filles nerveuses que d'ailleurs il
ne se chargerait jamais de guérir, se contentant des manifestations
curieuses de la catalepsie, sans songer à autre chose; filles et chiens
étaient là pour servir de vulgaires mannequins à souffrance. Les plus
tranquilles, botanistes et chimistes, se montraient réciproquement des
articles du _Bulletin de la Société de géologie_, des _Annales des
sciences naturelles_, entamaient des récits de l'époque quaternaire,
ne s'étant peut-être pas vus depuis une année et réunis à l'occasion
solennelle de cette fête, ne se demandant même pas de leurs nouvelles,
mais constatant, non sans plaisir, que cette époque quaternaire prenait
des phases inattendues grâce à la découverte récente d'un crâne. Il y
en avait un, maigre, d'aspect maladif, ayant son plastron mis tout à
l'envers, aux manchettes fripées, aux gants dépareillés, qui allait
de groupe en groupe, les cheveux droits comme une corne de tarasque,
répétant qu'il avait enfin un oursin que personne ne pouvait définir,
son _oriolampas_, quoi! Cet oriolampas le mettait hors de lui depuis
des mois. Il y rêvait la nuit et le contemplait le jour. Quelques
jeunes, très brutaux, s'abordaient en se demandant:

--As-tu vu son ours ... hein?

L'oriolampas était la scie favorite et le bonhomme charmé, n'ayant
jamais fait un jeu de mots de son existence, se cramponnait à ses
jeunes pour leur montrer son oriolampas, d'une petitesse surprenante.

A cinq ou six, d'autres poussaient un patient dans une embrasure pour
lui faire sentir la nécessité de la _Société contre l'abus du tabac_,
et le patient, pris de colère, déclarait que ça lui était bien égal, il
fumait une boîte de cigares par jour, et il se portait admirablement.

M. Munas Chalmier pérorait à voix haute, s'étendant en des phrases de
beau causeur, toujours sûr de finir par un mot à sensation, embrassant
toutes les connaissances à la fois de son auditoire qui hochait
des fronts de mauvaise humeur, parce que plus on sait de choses et
plus il devient difficile de les expliquer, de l'avis des anciens.
Et l'astronome Flammaraude allait et venait, le pied impatient, la
tête renversée, dans une chevelure de comète, lançant des paradoxes,
affirmant des histoires folles et pourtant d'une clarté éblouissante,
comme baignées par les rayons cherchés là-haut. Ce diable d'homme les
entortillait de son accent câlin: pourquoi pas ceci, et pourquoi pas
cela?... Aristocrate de la science, lui, quand il avait trouvé une
vérité, elle était jolie. Des bourgeois ahuris lui envoyaient des
palais d'été, sous pli recommandé, contre un livre à propos de la lune.
Savant du merveilleux, plus merveilleux écrivain encore. Surtout,
charmant de physionomie.

Autour de la table à thé, derrière un paravent, des vieux complètement
finis devisaient à propos de l'inconséquence de certains élèves qui
veulent tout avaler, géologie, botanique, anatomie; de leur temps on
étudiait plus à froid, et se cantonnant dans le terrain dévonien,
affectant de ne pas savoir ce qu'on racontait au delà, ils discutaient,
en cassant leur petit cube de sucre en deux pour éviter un excès de
douceur, sur des mots effroyables, tout un troupeau de Ganoïdes qui
défilait au dessus des tasses japonaises: les Cocosteus, les Ptéraspis,
les Céphalaspis avec les flots des déluges partiels, horribles
aquariums de monstres. Les élèves, au nombre de trois seulement,
choisis parmi les plus intéressants du docteur Barbe, écoutaient
sérieusement les professeurs qu'ils n'avaient pas envie d'interrompre.

Félix de Talm riait quelquefois d'un mot, puis se regardait dans la
glace du cabinet d'histoire; son habit neuf lui allait bien, il était
content. Le second, Maurice Donbaud, débitait, avec une terreur cocasse
des farces d'amphithéâtre, au troisième, Paul Richard, un blond,
imberbe, timide comme une jeune fille.

--Je te dis que c'est _chic_, l'idée de l'oreille au cocher. Je lui ai
fourré ça dans sa poche au moment où elle descendait de voiture, elle a
cru que c'étaient des louis, parbleu!

Et Félix de Talm approuvait d'un signe dans une décision féroce de
faire des femmes à l'œil pendant que le narrateur anxieux cherchait si
on l'écoutait parmi les maîtres...

--Elle est bien étonnante! répondait Paul Richard qui étudiait la robe
verte de mademoiselle Mary Barbe.

Celle-ci, accoudée au socle d'une statue égyptienne, droite comme elle,
ayant la finesse de ce corps glauque, un problème de deux mille ans,
buvait du thé, son vague sourire aux lèvres. Le baron Louis de Caumont,
un bel homme, prenant ses premières privautés de fiancé, se penchait
dans son cou pour lui dire une fadeur. Louis de Caumont tranchait sur
ce monde de gens peu soucieux de la toilette. Il avait une élégance
discrète, point de breloques, point de bottes, de petites perles au
plastron; le tortil brodé en violet au fond du claque doublé de satin
noir, une senteur douce de benjoin et un habit qui le faisait paraître
le seul habillé, au milieu des autres.

Ni beau ni laid, il conservait cependant une allure si correcte en
faisant des choses insignifiantes qu'il plaisait extrêmement; mais il
avait les larmiers très creusés, d'une couleur citrine indiquant un
passé rempli d'excès de toutes sortes. Par instants, quand il regardait
Mary, ses yeux ternes flambaient de lueurs.

--Nous irons souvent dans ma maison de Fontainebleau, n'est-ce pas?
demandait-il.

--L'été, oui; l'hiver nous resterons chez mon oncle, il me promet de
nous abandonner son hôtel. J'ai hâte de faire certains changements,
vous savez, je transporterai son laboratoire dans les appartements d'en
haut. Son cabinet sera mon boudoir.

--Je ne suis malheureusement pas assez riche pour vous proposer
d'acheter mieux que vous avez ici, chère petite amie. Hélas! il y a des
heures où l'on voudrait être roi!

--Bah! dit soudain la jeune fille, sûre de ce qu'elle avançait, tout ce
qu'il a est à sa nièce...

Alors, Louis de Caumont baisa sa main. Il n'en revenait pas: cette
fille de dix-huit ans calculait comme une vieille femme tout en
demeurant affolante de beauté. Dès leur première entrevue, lorsqu'il
était venu pour recommander le fils de son garde-chasse à M. Barbe,
elle lui avait paru gauche; depuis un an elle s'était épanouie en une
floraison mystérieuse, et chaque visite chez le savant l'avait rendu
plus amoureux. Malgré l'intérêt pécuniaire qu'il avait à ce mariage, il
ne pensait qu'à la possession de la belle créature, sa découverte, à
lui, l'expert en matières féminines, son oriolampas unique. Ce n'était
pas une banale parisienne, mais une petite doctoresse jouant avec les
traités de son oncle comme elle aurait joué avec des bracelets. Son
éducation lui assurait sa vertu en même temps qu'elle lui promettait
des surprises pour le coin du feu. Elle n'avait jamais eu le temps
d'aller dans le monde, donc elle était chaste.

--Mary, comprenez-vous que je vous aime? répétait-il.

Elle se tourna sans rougir.

--Vous ne me déplaisez pas, répondit-elle.

--Je suis bien plus âgé que vous, Mary.

--Oh! vous l'êtes beaucoup moins que mon oncle!

--Adorable candeur de petite fille! Est-ce que je dois être un oncle
pour vous?...

--Sans doute! murmura-t-elle avec un rictus railleur dont il ne pouvait
saisir le sens.

Antoine-Célestin Barbe, venu derrière eux, s'essuyait les tempes,
n'écoutant pas un enragé qui voulait lui développer sa théorie sur la
cristallisation de l'acide carbonique.

«Mon Dieu! songeait-il, pourvu qu'il ne sache jamais cela!... Car je le
trompe, cet homme, après tout, et le médecin sait mieux que le viveur
quel genre de confiance il faut accorder à une femme de cette espèce.
Elle ne l'aime pas, elle n'aime rien, elle a la cruauté de vouloir en
torturer deux au lieu d'un... Aveugle! imbécile qui se croit fort!...»

Et le vainqueur de l'acide carbonique se démenait furieux.

--Mary, dit Célestin chancelant sur ses jambes, va donc t'occuper des
gâteaux: on ne mange ni on ne boit, ce soir, et on a besoin, ce me
semble, de se reposer!

Ce qu'il n'osait pas s'avouer à lui-même, c'est qu'il était jaloux de
les voir causer à voix basse si près de lui.

--Un trésor! bégaya le baron quand elle fut partie, et il lui serra les
mains avec effusion.

--Vous ne pensez plus à maigrir? riposta ironiquement le docteur,
incrustant ses ongles dans son gilet.

--Est-ce que vous trouvez que ce ventre?... et de Caumont s'examina à
la dérobée. Son naissant embonpoint, pour lequel il consultait tous les
médecins, le rendait de temps en temps rêveur. Il n'avait encore que
l'allure d'un député, mais bientôt il friserait le marchand enrichi
dans les denrées coloniales, cela nuirait à son aristocratie parfumée
de benjoin.

--Le mariage diminuera ça! dit-il riant d'un air convaincu.

Exaspéré, le savant s'éloigna sous prétexte de gourmander Tulotte.

Celle-ci, pétrifiée par la sobriété de tous ces gens, cherchait
fièvreusement un carafon de rhum. Il n'y avait que du thé, des gâteaux,
très fins à la vérité, mais aucune liqueur forte.

--Mon cher frère, dit-elle aigrement, je ne pense pas que notre Charles
aille les boire à la cuisine? Où sont donc vos fameux digestifs? Le
thé, c'est de l'eau chaude, une boisson bonne pour des Chinois... Je
voudrais bien trouver quelque fiole plus réconfortante.

--Juliette, répondit le docteur avec un mouvement de colère qu'il ne
put réprimer, allez donc vous coucher!

--Hein? me coucher! moi votre ... ta sœur!... quand tu reçois et qu'il
n'y a pas d'autre femme pour tenir compagnie à mon élève?

--Allez vous coucher! vous dis-je, et Célestin lui serra le poignet en
la poussant vers la porte.

--Oh! c'est dur! s'écria Tulotte à demi suffoquée, n'osant pas faire
une scène devant les invités.

Celle-là payait pour Mary. Il passa dans son cabinet et aperçut les
trois étudiants qui inventoriaient ses instruments. Il n'y tint plus.

--Messieurs, dit-il prenant son accent de professeur, vous êtes libres
... j'ai besoin d'être seul.

--Qu'est ce qu'il a donc? interrogea Paul Richard, tremblant de tous
ses membres..

--Il a que le besoin de ronfler le lancine, parbleu! risqua Félix de
Talm, et Maurice Donbaud affirma que ce serait une vraie ganache avant
deux ans.

En traversant le salon, Paul Richard mit le pied sur la traîne de la
robe de soie verte.

--Grand maladroit, fais donc attention! murmura le baron de Caumont,
puis il le présenta à sa fiancée.

--Mademoiselle Mary, permettez-moi de vous nommer ce coupable. C'est un
assez mauvais carabin que je protège parce que son père fut jadis mon
garde-chasse, du temps où je possédais des bois. Votre oncle en tirera
le parti qu'il pourra. Voyons, tiens toi mieux que ça, Paul. As-tu fini
de regarder tes pieds? Ce n'est pas la peine quand on les met sur la
jupe des dames: Monsieur Paul Richard.

Le jeune homme salua gauchement; une vive rougeur envahissait sa peau
de blond, toute tendre encore sur le cou et dans les cheveux taillés en
brosse; il avait un œil gris foncé, large ouvert comme par une stupeur
perpétuelle, une jolie bouche meublée de dents très saines, le menton
d'un homme entêté. Des mains qu'on devinait calleuses malgré le gant
blanc, la carrure d'un ouvrier.

--Mademoiselle! excusez-moi, dit-il, comme s'il allait pleurer.

Il aurait préféré recevoir une gifle que d'être présenté à cette femme
dont la robe lui faisait peur.

--Mais, Monsieur, il n'y a pas de quoi vous désespérer, dit Mary avec
une forte envie de rire.

Elle le trouvait drôle et surtout d'une tournure bête à plaisir. Elle
s'éventa pour cacher ses lèvres. Alors, Paul Richard perdit contenance
tout à fait; une rougeur plus intense lui grimpa au front, ses narines
s'ouvrirent brusquement, un flot de sang inonda le devant de sa chemise
et son gilet.

Félix de Talm pouffa, tandis que M. de Caumont lui mettait son mouchoir
sous le nez.

--Oh! décidément, s'écria le baron très dégoûté, tu es un rustaud que
je renonce à dégrossir, voilà l'émotion qui s'en mêle, et nous en avons
pour une heure!

Les médecins de l'assistance apportèrent des flacons d'hyperchlorure de
fer; on entama des récits de circonstance; les uns voulaient essayer
des remèdes radicaux, les autres disaient que cela lui passerait avec
la jeunesse et on bousculait l'étudiant afin de vérifier l'épaisseur de
son cartilage nasal. Mary ne riait plus, elle effaçait du bout de son
doigt une gouttelette purpurine qui tremblait, pareille à un rubis, sur
les broderies de son corsage.

--Je crois que c'est fini, dit le baron, revenant près d'elle;
cet imbécile a gagné au jeu de ses hémorragies d'être réformé
pour faiblesse de constitution et il est plus solide que la tour
Saint-Jacques. Rien ne le guérit. Une infirmité assommante. La première
fois qu'il a pénétré dans l'amphithéâtre, la vue des cadavres lui
a donné la même secousse. Voulez-vous que nous allions du côté des
tasses, chère mignonne? vous êtes émue!

--Non, seulement je suis peinée pour lui.

Et ils se sourirent de nouveau, pensant à sa pauvre figure bouleversée.

La soirée se termina dans une rageuse décomposition de l'albumine,
des globules. On se chamaillait en brandissant des mouchoirs tachés
de rouge; les botanistes et les géologues étaient partis avec Paul
Richard. Leur élément naturel surgissant, les médecins pressaient
Célestin Barbe de leur donner un fin mot qu'ils ne trouvaient pas.

Quand Louis de Caumont sortit, Mary lui glissa un adieu mélancolique.

--Je vais me retirer aussi, dit-elle, car leurs conférences me
rappellent un abattoir que j'ai vu dans ma petite enfance... Avouez
donc, Monsieur Louis, qu'il est triste, l'intérieur que je vous prépare
au milieu de tous ces savants sans pudeur.

--Mais vous êtes là, vous, la pudeur même! soupira le galantin, lui
baisant les cheveux à la faveur des ombres du corridor.

Mary eut un imperceptible tressaillement d'épaules.

Lorsqu'elles'endormit, cette nuit-là, mademoiselle Barbe se demanda
si elle ne faisait pas une grosse faute en épousant le prétendu que
son oncle lui avait choisi. Puis, elle pensa qu'elle ne pouvait guère
agir autrement: des murs étaient entre elle et la vie qu'elle brûlait
de connaître; pour démolir ces murs il lui fallait un nom de dame, il
lui fallait le tortil de baronne, cette machine mince comme un fétu de
paille, qu'elle avait examinée durant la fête au fond de ce chapeau
d'homme élégant. Ensuite, l'amour était une chose bien sale qui ne la
séduirait jamais.

Le lendemain, dans la débandade des tasses japonaises et l'affolement
des domestiques, une scène éclata. Mary avait trouvé Tulotte ivre
d'alcool, étendue de tout son long sur le velours jaune d'un canapé du
salon. Elle la réveilla en lui lançant des pots d'eau.

--Eh bien! quoi? grogna Tulotte, ton oncle n'a pas voulu me donner
un digestif ... et j'ai bu ce que j'ai déniché, là, dans un godet en
argent.

Le godet, c'était la lampe du samovar.

--Vous voyez, rugit la jeune fille à son oncle qui entrait, la mine
soucieuse, votre sœur n'a pas même une ivresse convenable à s'offrir!
Elle boit de l'esprit-de-vin pour s'empoisonner. J'entends que vous lui
laissiez la clef du cabaret aux liqueurs ... je le veux!

Tulotte, dégrisée, écoutait sa nièce, l'œil larmoyant. Il y avait un
rude changement! Voilà qu'on flattait son vice. Déjà il lui semblait
que Mary, tout en la malmenant, lui faisait la part plus belle... A
présent elle demandait la clef du cabaret.

--Je te remercie, ma petite, grogna-t-elle, tu défends la déshéritée,
toi, et c'est un juste retour des choses d'ici-bas. Tiens! oui!
pourquoi que monsieur mon frère ferait son Caton?... il se met à
festoyer, donc il faut qu'il cesse d'être pingre. Je ne suis pas une
gamine, peut-être! je sais me conduire! Ah! du temps de notre Daniel ce
n'était pas ça, je dirigeais la barque, les officiers aimaient le rhum,
et toute la ribambelle de _fines_. Mais ici c'est le cabinet de la
mort. Si on touche à une bouteille, il y a du poison. Et leur thé ...
ils me font rire! Sans doute qu'ils ont une rude terreur de se griser,
les carabins. Mon frère, tout baisse, jusqu'aux sacrées lampes Carcel,
qui n'éclairaient pas plus que des coquilles de noix, hier!

Célestin éleva la voix:

--Ma sœur, dit-il brutalement, tournant le dos à Mary, je vous
chasserai si vous continuez à nous couvrir de ridicule. Vous êtes chez
moi, dans une maison sérieuse, et je déteste les disputes.

Mary lui saisit le bras qu'il avait levé en signe de menace.

--Moi, fit-elle avec hauteur, je suis chez moi ainsi que vous, et je
vous déclare que je ne crois pas l'honnêteté de la maison en péril
parce qu'elle boira du cassis au lieu de boire de l'esprit-de-vin.

Elle souligna à dessein le mot _honnêteté_. Célestin essaya de se
révolter contre cette dénomination fatale l'envahissant de plus en plus.

--Non, Mary, non ... calme-toi! Te céder pour une chose qui tue ta
tante, je ne le dois pas... Juliette, sors ... je te l'ordonne, suis-je
l'aîné?

Tulotte, abrutie, allait sortir, mais Mary la retint.

--Ma foi, dit-elle, riant d'un rire cruel, quand un oncle veut
courtiser sa nièce, il commence par chasser les témoins, naturellement.
Tulotte vous gêne et vous espérez qu'en lui rendant l'existence
impossible, elle vous abandonnera, un beau matin!

Le docteur devint pâle. Ses traits se convulsèrent, il bégaya:

--Mary, je te maudis!...

Tulotte s'affaissa sur un fauteuil, les dévisageant l'un après l'autre.

--Hein! la courtiser? C'est trop fort! Son oncle... mon frère ... un
vieux barbon?

--Oui, reprit Mary avec violence, je garde mes défenseurs, moi, j'y
tiens! Tulotte, tu resteras et tu auras les clefs de tout. Quand je
serai mariée, nous verrons.

Le prestige, la gloire de la famille s'évanouissait. Ah! c'était
bien la peine d'avoir mis trente ans à découvrir, parmi des tas de
remèdes pour les femmes en couches, le mal d'amour!... Il était
propre, leur aîné! Qu'en pensait le hussard, là-bas, sur le champ de
bataille? S'amourracher de sa nièce, une petite fille vis-à-vis de
lui, un grand-père!... et c'est qu'il ne réclamait pas contre cette
énormité crachée à sa face de professeur estimable! Joli, l'honneur
d'Antoine-Célestin!... Non! il ne disait rien, il pleurait dans ses
mains sautillantes, le gâteux.

--Sacrebleu! s'exclama Tulotte redressée, prenant l'aplomb de jadis,
quand elle morigénait son cadet. Qu'est-ce que tu as dans les veines,
toi, Monsieur le docteur? On te confie une enfant, tu la fais pourrir
au grenier pendant trois ans, puis, sans crier gare, il te la faut
toute la journée autour de toi ... et tu lui apprends à lire des livres
qui me font rougir malgré mon âge... Tu es digne des tribunaux, mon
bonhomme!

Elle se campa devant lui.

--Réponds un peu, Monsieur le docteur, a-t-elle menti?

Il écarta ses mains.

--Je veux encore l'épouser. Elle refuse. Tulotte ... ne me dis pas que
je la pervertissais, je l'aimais. Je ne la touche pas, je ne l'embrasse
pas ... mais ... elle va trop loin, ma bonne Tulotte, elle me tuera.
Quelle honte!

Mary le regardait pleurer. Une indicible satisfaction éclairait sa
brune physionomie. Tulotte hochait la tête, grimaçant une moue de
dédain.

A partir de cet instant, l'intimité de la famille fut rompue. L'enfer
s'ouvrit pour le docteur Barbe; elles s'entendirent au sujet des
cruautés à lui faire. Tulotte, lâchée dans toutes les bouteilles de
la cave, affichait son vice, disant qu'il lui fallait bien boire
pour oublier les scandales de son frère qu'elle n'appelait plus que
le _vieux_, tout court. Mary l'excitait, lui laissant rabâcher leur
malheur à son aise. Aux repas, dès qu'il ouvrait la bouche, on lui
rappelait ses faiblesses par des allusions tellement transparentes
qu'elles devenaient odieuses. Durant ses cours à l'École de médecine,
il lui arrivait de se tourner d'un air anxieux pour s'assurer si
Tulotte n'allait pas entrer ivre et lui reprochant de vouloir violer sa
nièce.

Il finit par s'estimer très heureux de déménager du premier étage
pour s'installer dans leur ancienne mansarde, très vaste, très nue,
solitaire comme le haut d'une église.

Là, du moins, il ne les rencontrait plus avec leurs yeux brillants de
haine. Mary renvoya le valet Charles et mit la cuisinière au pas. Un
jardinier traça des ronds et des ovales dans le jardin botanique dont
on jeta les herbes au fumier.

Le fiancé venait tous les jours apportant des bouquets blancs; alors le
docteur descendait, se composant un visage impénétrable, souriant à ses
nouvelles mondaines: c'était l'heure de la comédie paternelle.

Mary, entre eux, surveillait les mots et les gestes, déployant une
grâce merveilleuse pour l'homme qui la posséderait bientôt.

Célestin, le dos voûté, les doigts tremblants, les écoutait avec un
regard humide.

--Est-elle adorable, cette enfant! murmurait le baron éperdument épris,
ne pouvant deviner tout ce que l'oncle endurait.

--Une excellente petite femme, balbutiait le vieillard se sentant
agoniser, l'aimant toujours d'un amour de pauvre qui mendie.
D'ailleurs, elle lui permettait encore de ne pas déménager son cabinet,
cela sauvegarderait un dernier lambeau d'honneur.

Humblement, il acquiesçait à tous leurs projets. Ils recevraient,
ils iraient dans le monde, on promènerait le tortil, et lui, l'avare
dépouillé de son trésor, il resterait transi près de la cheminée en
songeant que c'était, selon l'expression de Tulotte, le juste retour
des choses d'ici-bas. Maintenant il n'aurait plus le courage de se tuer.

Le mariage eut lieu à Notre-Dame-des-Champs, sans trop de faste.
Quelques gommeux de la société du baron, quelques savants du cercle
de l'oncle Barbe y assistèrent. On était au printemps, il y avait
beaucoup de fleurs naturelles. Le vieillard eut une syncope pendant la
cérémonie, des dames le virent tomber roide et crurent que la mariée
allait hériter le soir de ses noces. Lui, revenu à la raison, affirma
que les fleurs lui faisaient cet effet quand il les sentait de près.
On dîna chez lui, un dîner de quarante couverts auquel il se dispensa
de prendre part à cause des grosses gerbes de roses ornant la table.
Les époux annoncèrent le départ ordinaire pour l'Italie, mais ils
gagnèrent tout simplement leur chambre. Le docteur dut passer devant
cette chambre pour gagner la sienne, il s'arrêta brusquement secoué de
sanglots pitoyables. Oh! c'était un martyre que de savoir qu'elle le
méprisait au point de ne pas lui avoir tendu son front d'épousée en
ce jour solennel. Pourtant, que demanderait-il de plus? Il lui avait
donné, par contrat, la moitié de sa fortune, trois cent mille francs,
son hôtel avec la seule charge d'y laisser Tulotte à sa mort et la
permission d'agir publiquement à sa guise chez lui. Certes, il se
reconnaissait coupable, mais il avait si longtemps expié une seconde
d'égarement, qu'il espérait enfin le repos, il se remettrait à ses
chères études, il soignerait le protégé du baron pour se distraire, ce
paysan qui travaillait comme un forçat pour tâcher de paraître moins
ridicule. Ce serait bon de se dévouer encore, mais pour un homme,
sans les dangers effroyables que l'on risque auprès de ces femmes
décevantes. Oublier? non, mais effacer et se réhabiliter par la fin de
sa vie cachée, pénitente.

Adieu toutes les gloires, toutes les brillantes discussions. A quoi
tout cela sert-il quand on n'a pas su se défendre d'un désir sensuel?
Et ensuite il s'éteindrait tranquille en bénissant le petit enfant qui
naîtrait d'elle....

--Monsieur, disait Mary, debout au milieu de leur chambre nuptiale et
détachant son voile de tulle, une jeune fille élevée par un militaire,
formée par un médecin, en sait plus long qu'une vieille femme; je me
dispenserai donc de rougir ou de me sauver, comme doivent le faire,
à ma place, les demoiselles de mon âge. J'ai tout lu, tout compris,
et mon cher oncle m'a donné des explications par dessus le marché.
Physiquement, je suis vierge; moralement, je me crois capable de vous
apprendre des choses que vous ignorez peut-être. Trêve de préambules
mystiques. Ce que vous voulez, je vous le donnerai tout à l'heure.
Auparavant, j'ai des conditions à vous poser.

Le baron Louis de Caumont, qui avait mis un genou en terre, leva le
front, stupéfait. Elle parlait d'un ton calme et résolu.

--Mary! dit-il, quel est ce langage? Ne m'aimeriez-vous point?

Elle haussa doucement les épaules.

--Voilà une grande phrase, mon cher ami. Je vous aimerai davantage
demain, ce sera mon devoir, mais ne comptez pas sur une passion
désordonnée, j'ai l'horreur de l'homme en général, et en particulier
vous n'êtes pas mon idéal. Lorsque j'avais dix ans, je m'imaginais
qu'un jardinier pieds nus et en chapeau percé serait le mari de mes
rêves. Il m'aurait fallu, je crois, un mari amusant comme un petit
saltimbanque pour développer en moi les belles folies dont vous
m'entreteniez aujourd'hui. Si je vous accepte sans attendre mon
bohémien, c'est que je tiens à m'affranchir de la tutelle de mon oncle.
Vous êtes ma liberté, je vous prends, les yeux fermés... Vous seriez un
voleur, que cela me laisserait indifférente.

--Mary, vous me glacez... Comment deviendriez-vous plus froide qu'en
cette minute que j'espérais si délicieuse?

--Attendez, Monsieur, je voulais vous demander une grâce, moi qui
raisonne durement parce que les réalités de la vie me sont familières.
Je sais ce que je vaux, voilà pourquoi je ne m'attarde point à caqueter
avec vous avant le pacte. Louis, je suis décidée à ne pas vous donner
d'héritier, et, comme il faut être deux pour ces sortes de décisions...

--Mary, vous êtes ou un monstre ou une petite fille de mauvaise humeur.
Cessez cette plaisanterie, elle est cruelle! dit le baron devenu
livide, redoutant de deviner des choses atroces.

--Répondez-moi, Louis, car je ne veux ni enlaidir ni souffrir. De plus,
_je suis assez_, EN ÉTANT, et si je pouvais finir le monde avec moi, je
le finirais.

En prononçant ces paroles, elle avait reculé jetant le voile derrière
elle, splendide, les yeux ardents, le sourire féroce, grandie d'une
implacable haine de l'humanité.

Louis, épouvanté, mais cherchant à retrouver son aplomb de viveur
mondain, se mit à rire du bout des lèvres.

--Exquise, vraiment, cette chère doctoresse, qui sait tout; est-ce
votre saltimbanque ou votre oncle qui vous a appris ce dilemme nuptial?
Elle est charmante. Pas d'enfant, Monsieur, sinon je me précipite par
la fenêtre.

D'un mouvement brutal, il voulut la saisir, mais elle se dégagea et,
lui montrant le lit:

--Ma mère est morte là, Monsieur, en mettant mon frère au monde; moi
je ne veux pas mourir de la même manière, et, en supposant que je ne
meure pas ... je ne veux pas subir la torture d'un accouchement, ce
serait une joie qu'il me semble inutile de fournir à mon bon oncle, le
plus habile accoucheur de Paris. Oh! j'ai des théories bizarres, mais
il faut vous résigner, Monsieur. Il ne me plaît pas, moi, de faire
des êtres qui souffriront un jour ce que j'ai souffert, ce que tout
le monde souffre, prétend-on. La maternité que le Créateur enseigne à
chaque fille qui se livre à l'époux, moi, j'épuise son immensité de
tendresse à cette minute sacrée qui nous laisse encore libre de ne
pas procréer, libre de ne pas donner la mort en donnant la vie, libre
d'exclure de la fange et du désespoir celui qui n'a rien fait pour y
tomber. Je vous dis cyniquement: je ne veux pas être mère, d'abord
parce que je ne veux pas souffrir, ensuite parce que je ne veux pas
faire souffrir. C'est mon droit aussi bien que le vôtre est de ne pas
me comprendre. Je ne connais pas de puissance humaine capable de me
faire fléchir; mais si vous abusez de votre titre d'époux, ce que je
ne puis empêcher, si, vous ayant loyalement demandé l'abstention, vous
vous moquez de mes prières...

Elle s'interrompit pour aller prendre dans un meuble antique un coffret
ciselé.

--Tenez, dit-elle en l'ouvrant, il y a là de jolis flacons que mon
oncle m'a offerts après m'en avoir raconté les histoires. Asseyez-vous
près de moi, je vous ai dit que je vous apprendrais ce que vous
ignoriez; je commence, Monsieur: ceci (et elle éleva aux lueurs de
leur veilleuse d'albâtre, ronde et pâle, leur lune de miel, un des
flacons de cristal teinté de bleu), ceci est la _cocaïne_, la fameuse
_cocaïne_ qui coûte 10 francs le gramme, introuvable dans le commerce,
la _cocaïne_ qu'il suffit de respirer une fois pour mourir tout d'un
coup, foudroyé, sans un cri, sans un geste. Cela (et elle agita un
autre flacon en or bouché avec la cire et cerclé de platine), cela
c'est l'_acide osmique_, plus prompt encore, qui vous conserve votre
attitude après son effet produit, tellement qu'on peut s'imaginer la
rupture d'un anévrisme. Voici le _curare_ (et elle ouvrit une boîte
d'ivoire où se trouvait une aiguille d'argent très fine sur une crème
épaisse), le _curare_, pas détestable au goût, puisqu'on le prend en
piqûre. Voici le _cyanure de potassium_, le _bichlorure de mercure_ et
enfin, la _morphine pure_, le plus violent de tous...

Elle avait vidé le coffret sur ses genoux, les fioles étincelaient
comme des joyaux.

Elle eut un rire subitement espiègle en s'apercevant que le baron
s'était, éloigné, saisi d'une horrible répulsion.

--Monsieur de Caumont, n'ayez pas peur, je voulais vous avouer mes
faiblesses avant d'encourager les vôtres. Ce sont mes poupées, ces
jolis poisons-là ... et je désire (elle appuya sur sa phrase) ne pas en
avoir de plus curieuses!

Il s'empara de son claque, la salua profondément.

--Madame, murmura-t-il d'une voix étranglée par l'indignation, je ne
pensais pas avoir épousé Locuste, je me retire dans la chambre voisine
où je crois qu'il y a un lit; ce sera le mien désormais Votre humble
serviteur chère Madame!

Et il sortit.

Mary se coucha, riant toujours. Elle trouvait sa retraite digne,
mais il avait eu peur, cela se sentait. Elle le tenait à sa merci et
sûrement elle n'avait aucune envie de le tuer, ce grand seigneur qui la
conduirait au bal. Elle avait le positivisme de l'opérateur qui vient
de réussir proprement une désarticulation difficile et qui a développé
en même temps une théorie douloureuse aux oreilles du patient, mais
pleine de justesse. Pourquoi auraient-ils fait des enfants? De quelle
absurde loi cela dépendait-il? Se doit-on à la chose encore latente?
Non, et elle voulait chercher d'autres problèmes que celui des larmes
d'un nouveau-né! Elle qui avait voulu la mort de son frère, elle ne
voudrait pas la vie de petits monstres à son image ou à l'image de cet
homme déjà stigmatisé par ses excès de jeunesse.

Élève d'un docteur, elle agissait en docteur. Quant à l'amour, elle
persistait à le rêver d'une façon vague avec des gens pieds nus qu'on
peut jeter dehors dès qu'ils vous gênent.


IX


Dans le cabinet du savant, Paul Richard étudiait penché sur un énorme
livre. La croisée était ouverte, une bouffée de vent tiède pénétrait,
toute parfumée de rose, jusqu'à ses papiers qu'il feuilletait. Il était
seul.

Durant les vacances, lui qui n'avait ni ami ni parent pour l'inviter
aux ébats de la campagne, il travaillait avec M. Barbe, flatté
intérieurement de ce que le vieillard le tolérait chez sa nièce. Tout
le monde, à présent, savait que la baronne était la maîtresse, et
s'il avait déplu à Mary, M. Barbe l'aurait prié de se retirer. Peu
_carabin_ de sa nature, Paul n'aimait guère à courir: quand il quittait
l'amphithéâtre, c'était pour rentrer dans la mansarde de l'hôtel,
située derrière les chambres des domestiques. Depuis quatre mois il
habitait là, entouré de livres, s'absorbant comme un alchimiste. On
était vraiment bon pour lui, le baron payait ses inscriptions, M. Barbe
lui glissait de petites bourses ou récompenses du professeur à l'élève.
Une fois, avec 27 francs, il avait eu une jolie fillette du boulevard
Saint-Michel, pas fière, sachant son métier et qui lui avait déclaré
qu'il _marquait bien_ pour un étudiant campagnard. Avaient-ils assez ri
tous les deux de son nom de Richard, alors qu'il se trouvait si pauvre
en pleine vie luxueuse, à Paris! Il pensait à la fillette, ce matin-là,
mais comme elle était vulgaire!

Mon Dieu, elle valait ses 27 francs, pas un centime de plus. Elle
s'était moquée de ses saignements de nez périodiques avec des
plaisanteries dégoûtantes, et un jour, au lieu d'aller la retrouver au
jardin de Cluny, il l'avait lâchée pour se souvenir d'une robe verte,
demeurée au fond de son cerveau, dans un éblouissement de féerie. La
fillette, pourtant, représentait une femme possible, tandis que cette
robe!... Paul, la tête pesante--il faisait chaud--recula le livre.
Soudain, il entendit retentir le timbre de la porte d'en-bas, il n'y
avait personne, le docteur reposait et il grognait quand on dérangeait
sa sieste. Paul descendit rapidement l'escalier en arrangeant le col de
sa chemise.

--Madame la baronne! murmura-t-il effrayé.

C'était elle qu'on croyait à Bade avec son mari et qui revenait au mois
d'août, la mine mécontente, dans une avalanche de malles.

--Payez le cocher, dit-elle, lui lançant sa bourse, je n'ai pas le
temps.

Elle monta, mais ne trouvant pas son oncle, elle frappa la table de son
ombrelle.

--Ah! cela ne va pas se passer ainsi, s'écria-t-elle, il me faut de
l'argent, de l'argent tout de suite. Sous prétexte que c'est mon mari,
il tient la clef de la bourse quand nous sommes loin, et ici il tremble
devant mon oncle. Attendez, baron, je vais vous abandonner à l'amour
platonique. Nous verrons si cela vous suffit. D'ailleurs, je suis lasse
de cet homme, il est usé, il est bête; je crois, Dieu me damne, qu'il
est plus révoltant encore que mon oncle!

Mary était devenue la maîtresse du baron au lieu de devenir sa femme et
cela fatalement, un soir, qu'enragé d'amour, quelques semaines après
leur singulière nuit de noces, il lui avait juré tout ce qu'elle avait
bien voulu lui faire jurer. Peut-être même, le vœu bizarrement impie de
l'épouse lui assurait-il la réalisation d'un de ses projets à lui, très
secret, dont il ne pouvait pas parler. Le viveur, au hasard, écrivit
son testament en détaillant le genre de mort que procuraient les jolis
poisons de mademoiselle Mary Barbe, sa femme! Il possédait, outre une
cinquantaine de mille francs, débris de ses splendeurs, la _Caillotte_,
une maisonnette de Fontainebleau, sous des branches de hêtres; puis,
il l'aima sans l'avoir du reste instituée son héritière. Ce fut un
délire. Mary, ravissante en ses printemps de neige, réellement vierge,
était une coupe pleine du plus grisant breuvage. Elle n'eut avec lui ni
les pudeurs des jeunes filles, ni les goûts des prostituées, mais une
nonchalance indifférente, tolérant beaucoup, jointe à la beauté d'une
statue grecque. Dès qu'il voulait, elle ne voulait plus; sa science
tenait toute dans ce refus perpétuel de son être qu'elle abandonnait
pourtant à de certaines heures, quand le mari épuisé par des luttes
successives se mordait les poings, rageur et impuissant. Alors, comme
un camarade un peu railleur, elle avouait que son mépris de l'homme
s'accentuait davantage.

Oui, elle avait pensé juste en pensant que l'amour était un sentiment
ridicule! Et l'amour qui finit est trop court! A la place des mâles,
elle ne se serait pas vantée d'être amoureux, quand une minute venait
qui les rejetait vaincus pour une résistance relativement légère.

Sans son oncle, et elle n'expliquait pas tout à fait cette cause, elle
aurait ambitionné de demeurer à jamais la vierge glaciale, imprenable.

--Mais tu finiras par m'aimer?... répétait-il ivre de son regard froid
qu'elle lui lançait comme une aumône.

--Non ... seulement je n'aimerai personne, je le crois.

--Ah! si tu me trompais, je te tuerais, Mary... Sur mon honneur de
gentilhomme, je jure que je te tuerais!

--Bah! vous juriez que vous ne céderiez pas à mes petites volontés.
Vous avez eu peur, hein?...

Il la prenait à plein bras, ayant l'idée folle de la briser contre les
colonnes de leur lit; elle riait de son rire aigu de faunesse, montrant
ses dents d'émail, et il l'embrassait, demandant pardon, suppliant...

--Oui, j'ai eu peur ... ça t'amuse de me sentir lâche! tu es un
monstre, je t'aime mieux ainsi ... tu as raison; les femmes ordinaires
sont des bêtes, je les déteste; toi, tu es l'idéal de nos passions,
la créature qu'on désire d'autant plus qu'elle est dangereuse, tu me
ferais tout le mal imaginable que je ne me plaindrais pas.

Il la couvrait de caresses, lui sacrifiant ses dernières forces de beau
lion et n'en obtenant que ce regard froid signifiant que rien, pour
elle, n'était un plaisir.

Ils allèrent courir les stations balnéaires, au début de l'été, puis
ils se fixèrent à Bade parce que brusquement elle avait été prise du
désir de jouer. Elle perdit. Il voulut lui faire une observation,
déclarant que c'était ridicule cette fantaisie de jouer, lorsqu'il
souffrait mille tourments de la sentir à ses côtés scellée comme une
tombe. Elle s'emporta, et il brava ses colères, retrouvant ses dignités
d'époux devant l'argent perdu. Elle avait déjà dépensé des sommes
relativement énormes pour ses toilettes de nouvelle mariée. Elle avait
acheté une victoria et un meuble de salon artistique chez le tapissier
du _high life_.

--Mary, déclara-t-il, vous dilapidez notre fortune!

--Qu'importe, puisque nous n'aurons pas d'enfants?

Elle le cinglait de cela, brutalement, en plein visage.

--Voyons, Mary, tu oublies trop que je peux me venger!

Le jour où il lui répondit par une menace, elle quitta Bade, le
laissant désespéré, croyant qu'elle avait fui avec un croupier
quelconque....

Paul Richard, très surpris de ce retour inopiné, l'examinait les yeux
fixes. Elle avait ôté son chapeau et se débarrassait de son manteau de
voyage.

--Madame, demanda-t-il, voulez-vous que j'appelle votre oncle? il dort.

--Non, je le verrai toujours assez tôt.

Elle s'assit dans le fauteuil voltaire du professeur, et retira ses
gants.

--Monsieur le baron se porte bien? fit le jeune homme feuilletant son
gros livre pour essayer de lui paraître moins gauche.

--A merveille!

Ils demeurèrent un moment silencieux; les roses du jardin envoyaient
des odeurs enivrantes.

--Les malles sont dans la cour, si je les rentrais? ajouta-t il pris du
besoin de lui être utile.

--Je m'en moque! A propos, et vos saignements de nez?

--Ça va mieux, je vous remercie.

--Qu'est-ce que vous étudiez là?

--Madame?

Il n'osait pas lui dire que c'étaient des descriptions de squelettes et
il cachait les planches coloriées, mais elle passa derrière lui et, se
contentant de lire un titre, elle détailla toute la leçon d'anatomie;
avec une sûreté de maître elle nommait sans effort chaque pièce de cet
ossuaire, lui rappelant les positions des membres et le nombre de leurs
muscles; elle n'hésita point quand elle descendit à certaines parties
intimes, décarcassant la pauvre nature telle qu'elle est, beautés et
hontes.

Il en frissonnait dans sa chair, se croyant fouillé aussi jusqu'aux
moelles.

--Ah! vous êtes une savante, vous, malgré vos robes vertes!
s'écria-t-il, dans un élan naïf.

Elle le regarda, souriante.

--Je suis une femme qui s'ennuie, Monsieur Paul, et je crois que c'est
de ne plus travailler.

Elle se tenait appuyée contre le dossier de sa chaise, adorable dans sa
robe de pongée havane, une étoffe d'apparence mouillée, dessinant son
être aux merveilleuses formes. Un bouquet un peu fané, acheté durant
son voyage, se plaquait à sa poitrine; en se penchant, elle avait
laissé une mèche de ses cheveux noirs se mêler aux cheveux blonds du
jeune homme.

--Monsieur Paul, pourquoi vous appelez-vous Richard? demanda-t-elle,
tandis qu'un nouveau sourire entr'ouvrait ses lèvres.

Elle aussi voulait savoir pourquoi on l'appelait Richard. Est-ce que
toutes les femmes s'entendaient pour se moquer de lui? Il arrangea les
livres et les papiers, indiquant qu'il prendrait congé bientôt afin de
lui céder le cabinet où elle était la maîtresse comme partout, dans
l'hôtel.

--Voilà, Madame la baronne: je suis un orphelin sans père connu,
répondit-il tristement; on appelait ma mère--une paysanne--la
Richardière, par ironie, comme on aurait dit la Pauvresse, elle avait
une petite laiterie et elle vendait son lait de porte en porte, à
Fontainebleau. Lorsque Monsieur votre mari s'est occupé de moi, de
Richardière j'ai fait Richard, pour me présenter dans le monde.

--Mon mari s'est occupé de vous? à quelle époque? fit-elle encore,
l'examinant de la tête aux pieds.

--J'avais dix ans; je vagabondais dans les rues des villages,
montrant des rats blancs que j'avais apprivoisés. Un jour, le curé
de Fontainebleau me fit venir chez lui: depuis la mort de ma mère,
il me donnait toujours des habits et un peu de monnaie. Le prêtre,
ce jour-là, me remit une lettre de recommandation pour un monsieur
demeurant à la _Caillotte_, route de Paris. Je trouvai votre mari, il
lut la lettre, je crois qu'il n'était pas fort content de ce qu'elle
contenait, car il la déchira en petits morceaux. Puis, le lendemain,
après un excellent déjeuner, nous partîmes tous les deux pour un
collège où il me fit admettre... (Paul s'interrompit brusquement.)
Madame, dit-il avec une vivacité boudeuse, je comprends bien ce que
vous ne me demandez pas, moi et vous auriez grand tort de suspecter M.
le baron. Sur l'honneur, je ne suis pas son fils, il a été généreux
simplement; car si j'avais été son fils, quand je pleurais, n'ayant
rien à aimer que de méchants camarades qui me rudoyaient, il me
l'aurait avoué. Non! M. de Caumont est un loyal gentilhomme, il n'a pas
une pareille faute dans son passé, j'en réponds. Madame, songez que ma
mère, la laitière, est presque morte de faim ... il ne l'aurait pas
laissée mourir. Vous pouvez adorer votre mari, il le mérite, Madame la
baronne.

Paul, les yeux humides, le teint rouge, ne pensait pas que ces
confidences le mèneraient si loin. Après tout il disait la vérité
pour qu'elle ne lui déclarât pas la guerre à cause de la protection
du baron. Un homme est libre de faire le bien sans doute! Il passait
pour le fils de son garde-chasse justement pour éviter des histoires
stupides. Mary fit un mouvement de joie.

--Alors, vous ne croyez pas que mon oncle ait eu un soupçon à votre
sujet?

--Non, Madame, je ne le crois pas... Cependant si je vous gêne ... et
il fit un pas vers le corridor. Mary le retint par le poignet.

--Grand fou! dit-elle en mettant dans ces mots une intonation remplie
d'une soudaine tendresse.

Il s'arrêta. Elle riait.

--Je puis donc adorer mon mari?

--Oh! oui! balbutia-t-il envahi par une atroce angoisse. Oui, adorez-le
... il doit vous aimer tellement, lui!

A cet instant Tulotte entra comme une folle.

--Les malles, devant le perron ... ma nièce!

Elle se jeta au cou de la jeune femme.

--Mais, sacrebleu, on prévient les gens! Moi, j'étais chez la
fruitière, là-bas, au coin de la rue. Figure-toi, le vieux sale qui
ferme tout depuis votre départ! Tu as bien raison de revenir. Je crève
... il me fera mourir de soif. Et ton mari, où est-il?

--Je l'ai laissé à Bade. Il me refusait de l'argent pour jouer. Tu me
connais, n'est-ce pas? J'ai pris le train, me voici!

Tulotte éclata de fureur. Oh! ces hommes! hurla-t-elle brandissant son
chapeau avec une indignation tragique.

M. Barbe, réveillé par les appels formidables de Tulotte, descendit,
les jambes molles, tout désorienté; elle revenait toute seule: un
malheur qui se préparait pour lui. Il l'embrassa sur le front, timide
comme un écolier.

--Tu auras de l'argent ici, mon chat, bégaya-t-il, tout ce qu'il
te faudra ... mais tu ne me brutaliseras pas, hein?... J'ai offert
l'hospitalité au petit Richard, il est si tranquille ... il ... ça ne
tire pas à conséquence, il dîne à ma table ... au bout, tu sais ... il
ne parle jamais... Je le renverrai d'ailleurs, dès ce soir ... il m'est
si dévoué cet enfant, et si respectueux!

Elle fit un signe gracieux d'acquiescement.

--Vous êtes bien libre, mon oncle!

Et elle sortit pour aller se faire préparer un bain à la menthe, son
délassement favori. Le dîner fut gai. Mary, quand elle le voulait,
savait mettre chacun à son aise; elle ne taquina pas trop le pauvre
carabin, probablement elle avait les renseignements qu'elle était venue
chercher. Elle cajola son oncle qui finit par sangloter de bonheur sur
son assiette, elle offrit à Tulotte une bouteille de crème des Barbades
qu'elle lui rapportait exprès pour ses petites soifs solitaires, et
elle leur déclara que son mari, malgré leurs cinq mois de ménage, lui
plaisait encore, mais qu'elle ne tolérerait pas qu'ayant de son côté la
fortune, il serrât les cordons de leur bourse.

Paul Richard pétrissait la mie de son pain, songeant que cette femme
devait fièrement aimer le baron de Caumont, puisque sur une idée de
jalousie rétrospective, elle était arrivée à lui poser des questions
redoutables. Lui, il ne se payait pas de ses airs de dégoût. Toutes les
filles de dix-neuf ans font leurs dégoûtées et elles sont amoureuses
de l'époux comme des chattes. Il s'agissait d'une querelle d'oreiller,
il sentait cela, et la baronne ne l'aveuglerait pas aussi facilement
qu'elle aveuglait ses parents un peu gâteux.

--Monsieur Paul, dit Mary après le dessert en passant son bras
familièrement sous le sien, si nous allions au jardin? On étouffe ici.

Ils descendirent au jardin, lui, retenant à grande peine son hémorragie
qui regrimpait au cerveau, elle, d'allures indifférentes, arrachant les
roses par-ci par-là, se baissant pour contempler un caillou.

L'honneur était si grand que l'étudiant enrageait de ne pas être mieux
habillé; il avait dû aider le professeur dans une analyse chimique, et
il était couvert de taches.

--Madame, demanda-t-il très anxieux, je voudrais bien me changer; je
suis fait comme un voleur. Nous autres élèves, nous ne restons jamais
propres, voyez-vous!...

--Vous êtes un cérémonieux, Monsieur Richard. Je vous trouve superbe,
moi!

--Oh! Madame... Il n'osa pas ajouter un mot, car très décidément son
infirmité du diable lui revenait, il avait des picotements précurseurs
au fond du nez, à l'endroit où s'attache à l'os frontal la plus
importante des lignes du profil.

«Je suis perdu. Ce qu'elle va rire!» se dit-il désolé.

--Le beau soir! murmura-t-elle pesant davantage sur son bras.

--Oui, Madame!

Il eut l'idée de pencher la tête en arrière, le sang retomba dans sa
bouche, et, courageusement, il se mit à l'avaler, ne pouvant plus le
dissimuler d'une autre façon.

--Ce n'est pas la peine, continua la jeune baronne, d'aller loin pour
découvrir des fleurs, la fraîcheur, la tranquillité. Ici j'ai des roses
magnifiques, une pièce d'eau presque limpide; on n'entend même plus de
voitures. Un coin de province, la rue, et un paradis, le jardin. Mon
mari a tort de se moquer de notre vieille maison. Qu'en pensez-vous,
Monsieur Paul?

Paul ne répondait rien; il étouffait. Une expression douce erra sur la
bouche cruelle de la belle créature, elle tira de son corsage un flacon
et le déboucha.

--Allons! pas tant d'émotion, mon pauvre ami, murmura-t-elle,
respirez-moi ceci, ne vous étranglez pas.

Il tomba au milieu du banc vers lequel ils s'étaient approchés.

--Madame, que vous êtes bonne ... et comme je dois vous paraître bête!

--Mais non, mon cher enfant.

Elle l'appelait _son cher enfant_, elle qui avait deux ans de moins que
lui. Il lui sembla que le ciel de ce Paris maudit s'ouvrait, faisant
pleuvoir des roses pourpres.

--Ah! Madame la baronne! je ne suis pas son fils, vous savez!

Il était poursuivi de cette affreuse idée qu'elle aurait pu le haïr si
vraiment il avait été le fils de son mari...

--J'en suis sûre, Paul Richard... Est-ce que je serais là, en croyant
le contraire?

--Et moi, s'écria le jeune homme entre les gorgées de sang qu'il
crachait dans son mouchoir, est-ce que j'oserais vous trouver belle si
je ne pouvais pas vous le dire, à vous, la femme de mon bienfaiteur?

Tout d'un coup il pâlit, le sang reflua violemment à son cœur.

--Mon Dieu, dit-il, ivre de ce parfum d'amour qu'elle épandait autour
d'elle, je deviens fou!

--Et vous êtes guéri? ajouta-t-elle avec une caresse le long de son
épaule.

--C'est vrai!

Ils restèrent immobiles l'un devant l'autre, saisis de la même émotion.
Pour la première fois Mary s'attendrissait à propos de la misère
d'un homme. Lui, la dévorait de son regard large, curieux comme un
regard d'enfant et hardi comme toutes les passions. Oh! ce peignoir
de dentelles si mal attaché qu'on l'aurait crue roulée nue dans des
écheveaux de fils fins, s'écartant sur la gorge pour lui donner un
éclair de sa peau vernie d'or! Ce peignoir s'entortillant à ses membres
pour lui jeter l'impérieux désir de la détortiller, de les trouver un à
un comme de petits oiseaux dans un nid. Oh! oui, elle avait l'air d'une
tourterelle blanche, et c'eût été si facile de lui arracher ses plumes
pour essayer de voir dessous!

Elle embaumait la chair toute jeune, toute saine, toute chaude! Elle
tenait du gâteau, des petites colombes, aussi des petits chats avec ses
yeux phosphorescents dans l'ombre du bosquet.

Il joignit les mains, ayant peur d'y toucher et de lécher son doigt
ensuite.

--Madame, soupira-t-il, vous vous moquez de moi, je comprends! Vous
êtes trop polie pour me chasser de chez votre oncle, et alors, en me
poussant à dire une grosse bêtise...

Il s'interrompit, faisant un geste de colère.

--Non!... je ne dirai rien du tout! Vous ne saurez rien! Le jour de
votre mariage j'ai pleuré là-haut, dans ma chambre et puis je me
suis déclaré que je me casserais la tête dès que je sentirais que je
souffrirais trop. Le mal vient de la soirée des fiançailles, je vous
assure! Et moi je ne m'en doutais pas quand je pleurais... Imbécile
que j'étais! Est-ce que ça s'arrache, ces épines-là, et vous en aviez
tant sur votre robe verte! Aujourd'hui, quand vous êtes entrée, j'ai eu
l'explication ... parce que le petit bouquet de votre corsage a glissé
dans mon livre. Je l'ai pris, vous étiez partie sans le ramasser,
j'avais le droit ... et je l'ai mangé de caresses. Regardez-le!
aurez-vous la méchanceté de me le refuser?

Il le lui montra écrasé sous sa veste de coutil.

--Paul! dit-elle avec un rire malicieux, je croyais que vous ne vouliez
rien dire?

--Faut-il que je m'en aille? demanda-t-il. Et une larme brûlante coula
de son œil assombri.

--Non!... qui vous a dit de partir?

--Madame, vous me tuez!

Il était secoué par des frissons de fièvre. Elle l'excusait, elle, la
femme du bienfaiteur, la femme de celui qui, généreux comme un père,
l'avait sorti du ruisseau pour en faire un étudiant en médecine, plus
tard un homme honorable reçu chez les gens riches et gagnant sa vie!
Peut-être bien qu'il eût mieux valu pour lui ne jamais savoir certaines
choses, par exemple que les filles à 27 francs la nuit ne suffisent pas
au cœur de qui a faim d'amour véritable. Mais comme il se voyait odieux
en présence de sa femme!

--Vous me tuez! répéta-t-il en se raidissant contre la folle tentation
qu'il avait de lui baiser les bras.

Elle éclata de rire. En vérité, il lui rappelait le petit Siroco de
Vienne, l'enfant trouvé au bord du Rhône, dans un tourbillon de vent.

L'odeur des roses ajoutait une illusion de plus, elle redevenait la
fillette frêle et câline qu'on berçait encore pour l'endormir.

--Paul, vous êtes amoureux: on n'en meurt pas!

Il bondit, debout, ébloui de ses audacieuses coquetteries.

--Madame, c'est un crime de vous aimer, puisque votre mari me donne du
pain! Madame...

--Eh! tais-toi donc, Paul, répondit-elle en glissant autour de ses
robustes épaules ses bras nerveux, félinement tordus, tu vas faire
accourir Tulotte. D'abord, je n'aime pas mon mari, je ne l'ai jamais
aimé, il m'a offensée à Bade en me traitant de _courtisane_. Oui! cet
homme a osé, parce que je lui réclamais de l'argent qui est le mien! Je
ne lui pardonnerai pas, je ne pardonne pas, moi. Je me suis souvenu de
tes yeux, je savais que tu m'aimais, car tu es devenu amoureux le soir
de la robe verte, hein?... Je suis arrivée pour te voir ... je ne veux
pas te chasser ... tu es si drôle avec ton beau sang toujours prêt à
jaillir et qui est d'un si beau rouge!

--Vous m'aimeriez, vous? demanda-t-il d'un ton rauque, et je peux
espérer?...

Elle lui ferma la bouche.

--Tu te trompes, il ne faut rien espérer du tout.

Il ne comprenait plus. Il voulut réagir bravement, comme un honnête
garçon qui doit lutter pour l'honneur d'un bienfaiteur.

--Écoutez, Mary, ce sont les roses, la fatigue du voyage... Moi, je
suis un pauvre ignorant des grandes dames et je n'ai pas bien parlé...
Nous oublierons cela!... Vous êtes en colère, votre mari vous a
brutalisée, vous cherchez une vengeance ... je devine, il vous aura
fait une scène pour le jeu!... Mon Dieu! que je souffre!... Mais ... je
me rappelle ce qu'il a eu de bonté vis-à-vis de moi, un abandonné... Je
ne peux pas aimer sa femme, je serais la pire des canailles. Ah! c'est
impossible! je vous aime ... je t'aime... Ah! que tu es belle!

Et, oubliant ce qu'il avait eu l'idée généreuse de lui dire, il la
pressa sur sa poitrine, haletant, couvrant ses cheveux de baisers
éperdus.

--Laisse-moi, fit-elle riant toujours, nous sommes des enfants, et les
hommes auraient le droit de nous gronder, s'ils nous surprenaient...
Adieu ... je me sauve..

Elle s'enfuit à travers le jardin sans se retourner. Lui, les bras
encore tendus, chancelait, ivre d'une volupté irritante.

--Sa femme! balbutiait-il, c'est sa femme, il m'a tiré de la misère et
moi je l'aime, je la veux.

Cette nuit-là, Madame de Caumont reposa heureuse dans toute l'acception
du mot sur ce lit monstrueux où se lisait la devise: _Aimer, c'est
souffrir_. Elle aimait sans souffrir, car on souffrait pour elle.
Durant son paisible sommeil de pécheresse, Paul Richard se roulait sur
le parquet de sa mansarde en proie à une épouvantable crise de nerfs.
Il avait espéré qu'elle lui ferait un signe, qu'elle lui dirait: _je
t'attends_, et il était demeuré une heure à genoux, caché dans les
portières de son seuil, mais elle n'avait pas bougé, la cruelle, qui
savait même si elle ne l'avait pas déjà oublié après avoir bien ri de
ses saignements de nez ridicules, devant la glace qui lui renvoyait le
reflet de sa suprême beauté?

Trois jours s'écoulèrent. Paul travaillait avec M. Barbe, n'osant plus
paraître à table. Il sanglotait la nuit, tremblait en écoutant des pas
de femme de chambre, puis il se jurait que l'honneur l'empêcherait de
la prendre si elle venait s'offrir. Le matin d'un dimanche il trouva
un petit billet très laconique dans un de ses livres d'études, sur les
pages marquées.

«Venez au jardin du Luxembourg, fontaine Médicis, deux heures.»

Il y alla à une heure, et connut, durant son attente, tous les
tourments de l'honnête garçon qui va sombrer. Que lui dirait-il, là,
devant ces promeneurs indifférents? comment lui crierait-il: «Je vous
aime et je ne vous veux pas!»

Elle vint enfin de son allure froide, impérieuse.

--Monsieur Richard! lui dit-elle en souriant, mon mari doit revenir ce
soir et j'ai tenu à causer encore avec vous.

--Madame, répondit-il en la saluant d'un air gauche, je suis bien
heureux de vous rencontrer!

Quelques minutes avant, il s'était promis de la fuir sans l'écouter.

--Paul, allez me chercher une voiture fermée, nous irons n'importe où.

--Oui, Madame.

Ils montèrent dans un fiacre, tous les deux examinant les environs,
puis Paul murmura à l'oreille du cocher:

--Au Bois!

Ainsi cela se réaliserait fatalement comme la plus banale intrigue.

Ils avaient été au Bois du même train, lui et la fillette de 27 francs!
Son cœur se serrait. La baronne de Caumont s'installa dans le fond,
relevant sa voilette et ôtant ses gants.

--Mon ami, dit-elle l'enveloppant de son regard tout limpide comme une
eau tranquille, moi, je vous aime, c'est décidé. J'ai bien réfléchi et
j'ai constaté que vous étiez mon premier, mon seul amour. Avez-vous eu
beaucoup de maîtresses?

--Mon Dieu! balbutia-t-il, je crois que vous me mentez; c'est plus fort
que moi! Est-ce que vous expliqueriez cela de ce ton si vous m'aimiez?

Elle eut un rire muet, puis passa son bras autour de ses épaules.

Paul tressaillit.

--Oh! Mary, je souffre horriblement. Non, je n'ai pas eu de maîtresse;
qui songe à se donner à moi? Personne! et je suis pauvre. L'étudiant
Richard est un petit joujou qu'il vous faut, n'est-ce pas? C'est
drôle pour une mariée de six mois de tromper son mari. Alors, vous le
trompez? Un homme d'honneur de moins! Qui le saura? Vous apprendrez ce
rôle avec celui-ci pour le jouer avec celui-là. Et vous oublierez le
cœur jeune que vous aurez brisé!... Mary, tu es belle, tu es infâme,
oui, je t'aime, oui, j'en mourrai!

Mary l'embrassait sur le cou, tout doucement.

--Vous vous moquerez, après une minute d'amour, de mon amour que
vous trouverez bête, et je pleurerai toute ma vie... J'étais
malheureux hier, demain je n'oserai plus rien demander et mon malheur
augmentera... Vous sentez si bon, Mary!

Il laissa tomber sa tête dans son sein, se cachant sous les dentelles
d'une écharpe brodée de jais. Une voluptueuse douleur le tenaillait en
lui faisant peu à peu oublier son crime.

--Paul, dit-elle, qui vous a permis de croire que je me donnerais?

Il pensa qu'elle plaisantait,

--Mais tu viens de faire un aveu, Mary!

--Je t'aime ... et voilà tout!

--Que tu es folle! Merci! chère femme de mon cœur, de me rendre lâche
et de me rendre vil. Je n'ai jamais mieux compris la joie de s'enivrer.
Quand on se réveille, on se tue ... à mon tour d'ajouter: et voilà tout!

Il voulut embrasser sa bouche, elle recula.

--Paul, j'ai besoin d'un être de mon âge pour lui causer, lui sourire,
me blottir dans ses bras... Nous n'irons pas plus loin; veux tu?... Une
idée que j'ai parce que mon mari est un maître et que je n'aime pas les
gens sérieux. Nous ferons une école buissonnière de notre tendresse.
Tu me diras tes peines, je te dirai mes joies. Nous nous presserons
les mains nos têtes à côté l'une de l'autre. Je rêve de l'amour très
impossible fait de mystères enfantins et que l'on n'ose pas mettre en
action. Paul, je t'aime comme t'aimerait une petite sœur libertine!

--Moi je t'aime comme un amant qui te désire! rugit-il tout d'un coup
en la broyant dans une étreinte insensée, car décidément elle se
moquait de lui.

Mary se dégagea.

--Paul, dit-elle, me prenez-vous pour une fille du quartier latin?

Il éclata en sanglots. Mais qu'est-ce qu'elle voulait donc? Puisqu'elle
se donnait comme une fille, fallait-il la respecter au risque d'être
traité de sot?

--Madame, bégaya-t-il, vous m'avez demandé si votre mari était mon
père; auriez-vous encore un doute?

--Non, répondit-elle avec un énigmatique sourire, je n'ai plus aucun
doute à ce sujet, mon cher enfant.

Cette expression: _mon enfant_, exaspérait le pauvre étudiant. Et elle
prononçait cette mauvaise parole si délicieusement que, malgré lui, il
se sentait tout entier son bien.

--Mary, ajouta-t-il en s'essuyant les yeux et se mettant à genoux,
amusez-vous de moi, je jure de ne pas me plaindre.

Elle lui saisit la tête à deux mains pour lui effleurer les lèvres et
ils demeurèrent une grande heure ainsi étreints, ne parlant plus, ne
s'inquiétant guère du chemin qu'ils faisaient; lui, se tordant sous les
caresses perfides; elle, jouissant du spectacle de l'homme, enchaîné
par sa science du baiser. Un moment elle eut un frisson de femme
vaincue, ce fut une hésitation si courte qu'il ne s'en aperçut pas.

--Mary, disait-il à son oreille, dans combien de temps?

--Oh! répliqua-t-elle, peut-être tout de suite, peut-être jamais ... je
veux savoir de quelle force mon corps dispose vis-à-vis de toi!

--Mon Dieu! à quoi bon? Soyons coupables sans tant de préméditation!
Crois-tu réserver quelque chose à ton mari en me plongeant dans cet
enfer de voluptés décevantes! Qui es-tu, méchante femme?

--Je suis le véritable amour, celui qui ne veut pas finir!

Et elle passait sur sa bouche ardente l'extrémité de ses ongles rosés,
jouant le long de cette chair vive comme sur un clavier, montant et
descendant la gamme du plaisir sans aboutir à l'accord.

«Je crois que je vais mourir!» songeait le jeune homme en essayant de
fuir la délicate torture; mais elle rapprochait sa tête de son corsage
un peu ouvert d'où sortait un parfum bizarre de fleurs chauffées, un
parfum de résédas.

Paul sauta hors de la voiture quand ils furent arrivés au plus profond
des taillis.

--Je préfère marcher, dit-il, aspirant l'air et chancelant comme un
blessé. Tu n'as pas pitié de mes vingt ans, toi, tu ne sais pas que
j'étouffe. Faut-il t'aimer pour ne pas avoir l'envie d'abuser de mes
droits? Et tu me répètes, je t'aime? Est-ce possible, Mary?

Elle se promena à côté de lui toute joyeuse, en écolière, le tenant par
un doigt et balançant leurs bras. Elle lui confiait ses projets pour
l'hiver. Elle laisserait son mari libre d'aller au Cercle ou dans le
monde, et eux ils iraient courir des coins de ce Paris qu'elle voulait
connaître, du Paris des étudiants et des filles. Ce serait bien drôle,
ce ménage d'amoureux innocents.

--Ton mari te possède! répondait Paul frémissant d'un désespoir qui le
rendait presque imbécile; moi, je n'ai rien eu, je n'aurai jamais rien,
cruelle!

--Je ne l'aime pas, mon mari! s'écriait-elle dans un élan de sincérité
fougueuse, et elle se suspendait à son épaule, le regardant en face,
la bouche tout près de la sienne; puis, quand il se penchait, elle
s'éloignait armée de ce rire à la fois doux et effrayant des sirènes
qui se refusent. Devant un ruisseau il dut s'arrêter pour se baigner
le visage, le sang lui étant revenu aux narines. Elle demeura debout
derrière lui, délayant du bout de son ombrelle dans l'eau verte le flot
rouge qu'elle avait appelé de toutes ses caresses menteuses.

--Tu es bien avancée, maintenant! fit-il honteux, montrant son mouchoir
complètement pourpre.

--Oui, j'ai un bonheur à le voir couler, je t'assure. Peut-être je
t'aime à cause de cela! murmura-t elle tandis que cet homme pâli,
exténué, s'étendait à ses pieds, n'ayant même plus de désir.

Ils rentrèrent rue Notre-Dame-des-Champs vers l'heure du dîner. Paul
prétexta une migraine et monta se coucher. En réalité, il était malade,
son amour avait fourni une trop longue carrière, il s'abattait fourbu,
esclave.

«Elle me tue, mais si je veux mourir, moi!» se disait-il, le front dans
le traversin, semblant défier ses propres révoltes d'orgueil.

Le baron de Caumont arriva quand on sortait de table. Il se débarrassa
de toutes les questions en affirmant qu'il avait conseillé la fugue de
sa femme.

--Elle perdait au jeu, ma foi, mon oncle, j'ai dit à la petite enragée
de rompre la veine, de se sauver!

Dès que la porte de leur chambre fut refermée sur eux, il la saisit à
bras le corps.

--Écoute, gronda-t-il, j'ai failli me brûler la cervelle. J'ai cru que
tu avais déjà un amant et j'ai cherché partout ton complice. On m'a
donné une fausse piste là-bas: une jeune dame avec un officier qui
paraissaient se cacher dans tous les hôtels des environs de Bade...
Voilà pourquoi je n'osais plus écrire ici. Tu es calme, mais avoue
que tu ne m'aimes guère, toi, ma femme chérie, ma petite maîtresse
intrépide!

Et le viveur, près de pleurer, l'asseyait sur ses genoux, couvrant de
baisers fiévreux ses cheveux noirs qu'elle dénouait avec une froide
tranquillité.

--Je ne vous ai jamais aimé, Monsieur! répondit-elle en se levant.

--Oh! je sais! tu dis toujours des choses pareilles ... qui aimeras-tu
alors?

--Personne, Monsieur!

--Tiens! couchons-nous ... tais-toi! je m'y habituerai peut-être.
D'ailleurs, je suis le seul, je suis ton mari... _je t'ai!_

--Qu'importe, Monsieur, si mon cœur est loin de mon corps?
Rappelez-vous que vous m'avez appelée _courtisane_. Je ne vous
pardonnerai jamais.

--Et quelle sera ma punition?

Pour toute réponse elle se dirigea vers le lit, se déshabilla et se
coucha, lui tournant le dos, parfaitement inerte.

--Mary, moi qui reviens humble comme un pénitent, je te supplie, mon
ange, est-ce que je n'avais pas raison de craindre tes vengeances,
dis?... Tu es si volontaire, si horrible dans tes représailles de femme
expérimentée! Mary, regarde, je me traîne au chevet de ton lit et il
est aussi le mien, pourtant.

Il joignait les mains, elle éclata d'un rire clair.

--Monsieur, vous êtes grotesque, ne vous donnez plus la peine de jouer
ce rôle de jeune; vous prenez du ventre, baron, vous êtes ridicule.

Elle le comparait au bel enfant blond, sa conquête de la journée.

--Encore, dit-elle d'un ton plus railleur, si vous pouviez être votre
fils!

Louis de Caumont se dressa, le sourcil froncé.

--Vous me feriez regretter l'aveu du testament! murmura-t-il.

A partir de ce retour, Mary redoubla ses rigueurs et ses caprices.
Entre son oncle tout chevrotant et son mari tout aveugle, elle agaçait
de ses signes d'intelligence l'étudiant qui, la mine sombre, tâchait
de se dissimuler au bas bout de la table. Elle ne voulait pas aller
à la _Caillotte_ et leur disait qu'elle était reprise d'une folie
scientifique. De fait, elle restait des jours sur un livre barbare,
expliquant en camarade des choses absolument monotones, et dès que le
professeur leur laissait une seconde de liberté, ils se rapprochaient,
au-dessus des analyses chimiques pour se tendre leurs lèvres.

--Tu es bonne quand même! soupirait Paul Richard alangui par son regard
magnétique.

--C'est si charmant de le tromper sans te permettre d'aller plus loin!

Elle savourait ces voluptés comme les chattes savourent le lait, la
paupière mi-close et la griffe en arrêt, heureuse mais n'attendant
qu'un prétexte pour lancer l'égratignure. Lui songeait souvent qu'elle
finirait par user sa cruauté à ces jeux-là. Il espérait une faiblesse,
un cri, une larme de pitié, alors il se saoûlerait de la victoire
pour oublier remords et martyre. Oh! il l'aimerait tant en une seule
nuit d'abandon qu'elle comprendrait enfin que le plaisir c'est d'être
doucement naïf, non de torturer une pauvre chair innocente.

--Richard, lui dit une fois le docteur Barbe, vous êtes pâle depuis un
mois, je vous trouve l'aspect fiévreux, les pupilles dilatées. Vous
travaillez trop, mon garçon.

Et, ce disant, le professeur offrit une petite enveloppe blanche à son
élève, elle contenait cinquante francs. Paul hocha la tête:

--Merci, cher maître; seulement je n'ai pas besoin de courir le
guilledou, je vous assure, je suis triste, ça se passera!

--Hum! vous mentez, Paul, et j'avertirai le baron. Mon neveu
s'intéresse toujours à vous, il aura peut-être la chance de vous tirer
des confidences.

--Je ne crois pas! riposta le jeune homme avec un geste de colère.

Paul devenait follement jaloux. Le mari de Madame de Caumont n'était
plus pour lui le bienfaiteur, c'était le mari, le monstre, l'homme
heureux, celui qui s'endormait dans ses bras quand il sanglotait sous
les combles, lui relégué comme un domestique dont on ne peut pas
vouloir, par dignité. Il s'imaginait qu'il était heureux.

De son côté, le baron rudoyait cet étudiant inutile, plus beau que
lui, surtout très jeune, plein de sève. Sans être jaloux, il se
croyait le devoir de le morigéner à propos de ses manières gauches.
Durant les repas, il glissait d'un accent hautain des remarques de
grand-père qui a fait la noce, mais qui n'admet pas les expressions
vulgaires. On ne pouvait pas prononcer: _grue, carabin, le boul-Mich,
le singe, le macchabée_, dans les salons où Paul n'irait jamais, bien
entendu. On s'habillait de telle façon, il fallait marcher de telle
manière. Un médecin qui n'a pas de chic ne peut pas compter sur une
clientèle choisie, il ne réussit pas. Jean aurait dû se faire garçon
d'amphithéâtre, une destinée plus appropriée à sa tournure.

--Tu es un animal, ajoutait-il pour terminer ses harangues de monsieur
à bonnes fortunes et authentiquement blasonné.

Une haine sourde s'emparait de ces deux hommes dont l'un profitait de
toutes les occasions pour mettre en relief l'infériorité de l'autre.
Mary les examinait à la dérobée, marquant les coups. A la fin des
vacances, le baron lui déclara qu'il n'était pas fâché de le voir
retourner à l'École de médecine au lieu de le garder à fainéanter dans
le cabinet du docteur. Elle eut un sourire mystérieux. Le lendemain
elle se rendait à la sortie de l'École, montait en voiture avec Paul et
dînait au restaurant.

--Quelle raison donneras-tu?... demanda le jeune homme anxieux, s'il va
savoir que nous avons été en cabinet particulier?

--Je lui dirai que je t'ai rencontré au moment de ton retour, et que je
t'ai proposé de faire une partie fine, c'est tout simple!

--Tu es folle! Mary, il va te tuer sur place! Comment, tu lui diras la
vérité?

Elle tint parole. Le baron, abasourdi, la voyant rire aux éclats, ne
trouvait aucune réponse.

--Hein!... avec lui ... en cabinet ... chez Foyot?

--Oui! et qu'est-ce que cela vous fait? Avez-vous peur que je m'éprenne
de lui, par hasard?

--Vous ... je pense que vous n'oseriez pas, mais lui qui ne sait rien,
lui, ce petit manant! Mary, je vous défends de sortir avec lui!

--Je ne vous trompe pas, mon cher époux, de quoi vous plaignez-vous,
mon seigneur et maître?

Elle continuait à rire, faisant claquer ce rire comme un fouet.

Le baron se sentant pour toujours débordé, ayant cédé lâchement en une
minute de rage amoureuse, perdait auprès de cette femme singulière tout
son ascendant de personnage très au courant de la vie. Il eut alors
la seule volonté bien nette de jouir de son reste avec ses rentes. Au
début de l'hiver ils firent des visites et en reçurent beaucoup. Dans
le bruit des conversations banales, ce mari à la mer tâchait d'oublier
ses défaites d'alcôve. Il lui désignait ses anciennes conquêtes, au
fond en ayant encore peur, mais la méprisant assez pour la traiter
comme les filles que rien ne peut effaroucher. Il lui cita la comtesse
de Liol, et lui apprit de quel talent secret cette créature, fort
respectée de son monde, disposait en faveur de ses amants. Puis il lui
nomma plusieurs jeunes femmes nouvellement mariées qu'il avait eues
avant leur mariage. Sans être ni mieux ni plus habile qu'un autre,
il possédait ses tablettes de Lauzun. Toutes les _anciennes_ vinrent
à l'hôtel de la rue Notre-Dame-des-Champs. Au mois de décembre ils
donnèrent un bal où elles se trouvèrent toutes mêlées aux figures d'un
quadrille, et Mary leur adressait ses plus sympathiques saluts, car
elle se savait uniquement aimée par un amant qu'elle prendrait quand
elle voudrait et qui la vengerait de ce mari éteint.

Le baron sortait souvent en garçon, il éprouvait maintenant le besoin
de renouer les relations interrompues et d'user du moyen suprême
de l'indifférence. Cet orage de passion pour sa femme légitime lui
semblait bête, il n'y a que les époux amoureux que l'on trompe, et
quand il serait rentré en lui-même, elle lui reviendrait un soir plus
abordable, plus soumise. Il fréquenta son Cercle, passa des nuits
blanches, offrit un souper à des actrices, fuma, de cinq à six, son
cigare sur le boulevard des Italiens.

--Ton mari se dérange! déclara M. Barbe, une fois, tandis que
Tulotte larmoyait pour complaire à sa nièce, et prévoyant déjà des
réconciliations arrosables de toutes les manières.

--Je ne l'aime plus! répondit Mary avec une insouciance glaciale.

Le vieux docteur frissonna.

--Tu sais, dit-il, voulant éloigner toute explication dangereuse, que
ce pauvre petit Richard est malade. Je l'ai forcé hier à se mettre au
lit. Le baron voulait l'envoyer à l'hôpital, moi j'ai refusé. C'est un
si bon enfant!

Mary rougit subitement.

--Je vais aller le voir, mon oncle, les soirées et le théâtre me font
négliger mon camarade, je suis impardonnable!

Elle jeta sa serviette sur la table, et, sans attendre son oncle qui
avait l'idée de la suivre, elle monta d'un pas pressé l'escalier de
service. Paul était couché dans un lit de fer, étroit, mal garni.
Une tasse de tisane fumait, à côté de son chevet, pour qu'il pût la
saisir sans le secours des gens de son bienfaiteur. Il était là par
charité; un mot de M. de Caumont, et on l'expulsait, il n'avait pas
le droit de se plaindre. Les études s'arrêtant, il restait là sans un
prétexte honnête, ce n'était pas comme l'_autre_, le mari, qui, lui,
légitimement lié à une famille riche, pouvait se faire servir par leurs
propres serviteurs et profiter d'un bien être que son titre de baron
payait en satisfactions illusoires. Un étudiant vit _aux crochets_
de ses amis, quand il n'est ni baron ni époux ... et comme il ne
serait point l'amant, qu'il l'avait deviné dans ses longues insomnies
de malheureux rêvant des caresses, il pleurait en se répétant qu'il
faudrait la quitter pour la rue, pour le désespoir.

--Madame la baronne, dit-il, la voyant s'asseoir audacieusement sur
son lit, je vais mieux, ne m'insultez pas, je m'en irai demain; je
comprends que ma présence vous pèse. Écoutez! j'ai refusé ma huitième
inscription. Je ne crois plus au remboursement par mon travail. Devenir
médecin, c'est bon pour les gens très élégants. Vous avez entendu
votre mari, il prétend que je suis un imbécile et que je me tiendrai
mal dans le monde. A votre dernier bal j'ai cassé une tasse du Japon.
Votre oncle a fait semblant de ne pas voir, votre mari m'a secoué le
bras, furieux. Or, je ne veux plus qu'il me touche, je lui sauterais
dessus. J'irai, dès que je serai solide, m'embaucher sur les quais
pour décharger les bateaux; un rustre a toujours cette ressource... Il
finirait par me reprocher ses bontés. Songez, Mary, que j'en mourrais,
moi qui vous aime encore...

Il lui expliquait d'un ton amer ces choses et il avait, en même temps,
le désir d'embrasser sa main perdue dans les plis du drap. Elle était
venue, il pouvait crever à présent: sa joie de partir serait complète.

--Paul, murmura-t-elle les yeux emplis d'une chaude lueur, je suis
montée pour te supplier de rester. J'ai obtenu la tranquillité à force
de scènes et à force de refus. M. de Caumont éprouve le besoin de
s'étourdir, il court les mauvais lieux, dit-on, et me laisse, depuis
quelques semaines, libre de dormir. Mon lit est meilleur que le tien,
je viens te l'offrir. Le temps des épreuves est passé, Paul...

Le jeune homme se renversa en arrière, son teint animé de fièvre se
décolora, et il perdit connaissance. Mary appela son oncle.

--Il se trouve mal, vite, vos flacons, pauvre amour!

Le docteur tira des sels qu'il avait dans sa robe da chambre.

--Que lui as-tu dit? Tu l'as chassé? demanda-t-il effrayé de la pâleur
du jeune homme.

Elle haussa imperceptiblement les épaules.

--Alors, il t'aime! fit Célestin, entourant le malade de soins
paternels et jetant à sa nièce un regard tout courroucé.

Est-ce qu'elle allait le tuer, ce petit Paul naïf et bon comme le pain?

--Que vous importe, mon cher oncle, répondit-elle avec une expression
acerbe. Son amour est plus naturel que celui d'un vieillard!
Croyez-vous que les belles filles sont faites pour les hommes usés!
Moi, je suis sûre du contraire.

Célestin se tut, tout tremblant.

--Mary, s'exclama l'étudiant qui reprenait ses sens, Mary, m'avez-vous
encore menti ou ai-je eu le délire... Mary ... je t'aime tant, je
souffre tant...

Puis, brusquement, il se cacha la figure sous le drap en apercevant son
maître penché vers lui.

--Sortez! dit la jeune femme désignant la porte au docteur.

Il sortit, docile, n'osant pas risquer une réflexion au sujet du mari
qu'elle bravait.

--Je vais être leur complice, pensait-il, et nous sommes déshonorés.
Bientôt, ce sera public ... je suis un très brave homme ... un homme
usé, mais si utile!... Oh! quelle expiation! Hier on m'a décoré pour
mon ouvrage de physiologie, aujourd'hui je protège les adultères de ma
nièce. Voilà une étude qu'aucun médecin ne pourra faire! Va, mon vieux
savant, obéis!

Il ricanait, point jaloux, mais navré de ne pas avoir prévu cette
période nouvelle du mal.

--Mary, bégayait l'étudiant, dévorant ses doigts de caresses folles,
vous avez eu pitié... C'est le ciel, c'est la vie, c'est toi... Je
vais dormir à la place désirée, ma tête sur ton sein merveilleux, je
vais enrouler ta chevelure toute dénouée autour de mon pauvre corps
qui se pâme rien qu'en se sentant à côté du tien! Tu veux? dis!...
répète-le-moi!... (il se redressa au milieu de son transport). Et ton
mari? cria-t-il tout à coup désolé.

--Mon mari ne doit pas rentrer cette nuit; quant à mon oncle, il fera
selon mes ordres!

--Tu es la maîtresse, je sais, mais si on nous surprend?

--J'ai des poisons!

--Bien! fit-il, rassuré, nous mourrons aux bras l'un de l'autre; tu es
l'amour, celui qui ne finit jamais!

Elle redescendit pour donner des verres de chartreuse à Tulotte et
veiller à la domesticité, car elle dirigeait tout. Dans une exacte
prévision de l'heure des folies, elle avait calculé la dose de ses
culpabilités à l'avance, ne voulant pas donner au hasard le moindre
détail de son crime. Et qui s'imaginerait qu'elle commettait un
adultère pendant la première année de son mariage, sous le toit de son
mari, avec l'assentiment de son oncle? Tulotte alla se coucher ivre
jusqu'à ne pas trouver son chemin; le vieux docteur s'enferma dans son
cabinet, prêt à la défendre si le mari s'armait d'un révolver.

Un calme de maison honnête se répandit, et la baronne Mary commença sa
toilette d'alcôve.

Il arriva dès que le timbre de la pendule eut sonné onze heures, il
gratta la porte comme un chien, très discrètement, avec l'horrible
angoisse de ne pas la voir s'ouvrir. Des gouttes de sueur coulaient
le long de son front. Il aurait souhaité le mari caché par là pour
l'étrangler si elle n'ouvrait pas et il grelottait de fièvre, ressaisi
de son mal à l'instant béni du plaisir.

Mary parut sur le seuil, en un peignoir de mousseline. Un grand
feu éclairait la chambre sombre. Les rideaux étaient clos, le lit
mystérieux les attendait. Oh! cette chambre l'épouvanta vraiment!
elle était tendue d'épaisses tentures où s'enfonçait l'idée d'amour.
Une peau d'ours blanc, le tapis devant le lit, éclatait au sein des
splendeurs du velours violet et des brocarts antiques semblables à une
grande nudité; par-ci par-là un meuble ou un tableau scintillait comme
un œil farouche qui vous épiait.

--Mary ... je vais tomber! dit-il, quand elle eut refermé la porte.

--Tu as peur? Ne m'aimerais-tu pas assez? Ne t'aurais-je pas assez
torturé? Faut-il te renvoyer pour t'arracher le reste de ton cœur!
Est-ce que le souvenir du protecteur serait plus fort que ta passion?

Il s'affaissa devant elle, les mains jointes.

--J'ai peur de mourir avant d'être heureux, voilà tout! répliqua-t-il
les dents serrées, les joues inondées de larmes.

Elle sourit triomphante. C'était bien un esclave, celui qu'elle avait
lentement dépouillé de son honnêteté, son unique trésor de pauvre.

--Et après, auras-tu peur de mourir?

--Après, tous les poisons que tu voudras! soupira-t-il en extase.

Elle joua de ses admirations, retardant sa chute par un raffinement
de volupté, et aussi parce qu'elle voulait se convaincre qu'elle ne
l'aimait guère. Les hommes sont des brutes, elle avait le mépris des
jeunes comme des vieux, des oncles comme des maris, et des amants comme
des maris.

Il murmura, d'un accent plein d'humilité:

--Je suis si malade que j'espère ne pas avoir d'hémorragie. Tout mon
sang est parti à vous désirer sans espoir. Vous ne vous moquerez pas
de moi. Mais pourquoi es-tu si froide, ma bien-aimée? Tu disais que tu
m'aimais?

--Je ne t'aime pas, je mentais!

Il hurla de douleur, renversé à ses pieds, baisant le bas de son
peignoir.

--Oh! non! non! je ne puis plus!... c'est trop!... grâce!... je deviens
fou ... ce n'est pas possible! Mary, que voulez-vous donc?

Elle riait en lui passant sur le visage un écran de plumes d'autruche,
et les frisures légères procuraient à l'étudiant l'illusion de coupures
de rasoir. Elle espérait que, malade comme il se trouvait, il ne la
violenterait pas. D'ailleurs il ne l'avait jamais fait; il l'aimait
d'un amour d'enfant, respectueux, délicat. Paul par un effort désespéré
se leva, la prit par la taille.

--Madame, dit-il d'une voix sourde, vous ne me méritez pas, je vais
vous haïr!

Un éclair de haine illumina son cerveau; peut-être vit-il enfin quelle
créature il avait pour adversaire! Il la traîna jusqu'au tapis tout
blanc, la renversa dans la mollesse de la fourrure.

--Paul! supplia la jeune femme déconcertée par cette sauvage attaque,
je vous aime... Paul ... ce serait odieux!

Ce fut odieux! Ensuite, il la coucha dans son grand lit de reine où il
ne voulait pas entrer. Elle se roulait, furieuse, échevelée, l'appelait
_lâche_.

--Madame, taisez-vous, dit-il se détournant, car elle était
irrésistiblement belle, votre mari est peut-être derrière la porte.

Cette menace produisit une étrange réaction. Elle s'apaisa.

--Non, répondit-elle, viens, nous n'avons rien à craindre, c'est ma
faute ... je suis une coquette, tu as bien agi.

Il hésita, la partie serait gagnée pour toujours s'il avait le courage
de la fuir. Elle l'aimerait en toute sincérité de corps et de cœur s'il
domptait son orgueil par un affront comme il avait dompté sa personne
par le viol, mais il la regarda.

--Me pardonneras-tu, chère femme? balbutia-t-il quand il fut retombé
dans ses bras, tout honteux de sa brutalité d'un moment.

Elle l'attirait dans l'ombre de ce lit, mettant une étrange persistance
à l'éloigner de la lumière du feu. Il la connaissait à peine pourtant,
et il aurait bien voulu se repaître de sa beauté; le peignoir était
écarté, elle se livrait presque nue, blanche comme la toison de la
féroce bête dont le crâne aplati, les yeux de verre orangé paraissaient
les guetter en rampant.

--Mary, répéta-t-il enivré, me pardonnes-tu?

Soudain elle jeta un cri:

Paul! s'écria-t-elle, va-t-en ... je te trahis, je veux ta mort,
va-t-en... Par mon amour, mon véritable amour, cette fois, va-t-en!...
Oh! que je t'aime!

Elle se tordait entre ses bras, sanglotant ... elle pleurait à son
tour, elle qui ne pleurait jamais. Il devina que les sens lui étaient
venus.

--Mary, ma passion, mon ivresse! Est-ce que tu mentirais encore?... Et
ne savais-tu pas?...

Le bruit de la porte cochère battant dans la nuit silencieuse
l'interrompit, un roulement de voiture monta de la cour.

--Va-t-en! priait Mary éperdue, c'est lui, c'est mon mari, je lui avais
dit de venir parce que... Oh! c'est atroce ... tu vas me haïr ... et il
va te tuer!...

Paul, abasourdi, ne bougeait pas. Il avait un cercle de fer autour des
membres. Que signifiait ce bruit sourd qui lui étourdissait le cerveau
et ces paroles sinistres en pleine volupté? Elle avait le délire. Son
mari! Ah! la terrible créature! Elle le poussa hors du lit.

--Là ... là-bas ... derrière le rideau de la croisée. Vite!... il est
trop tard pour sortir.

Il cherchait ses habits sans avoir conscience de ses mouvements, puis,
s'entêtant, il demeura immobile, écoutant le son étouffé des pas dans
le corridor. Une clef pénétra dans la serrure, la portière se releva
et le baron parut. Le feu flambait à travers le garde-étincelles de
cuivre ciselé, lançant des rayons au jeune homme debout dans sa pose de
statue. Le baron abaissa l'arme qu'à tout hasard il avait prise.

--Le misérable! rugit-il, visant ce tas de chairs sans défense.

--Ne tirez pas, Louis! dit-elle, se traînant à genoux, c'est moi qu'il
faut tuer à présent.

M. de Caumont laissa glisser le revolver, sa main eut un intraduisible
geste d'effroi.

--Comment, lui?

Et il ajouta pendant que Richard, prêt à mourir, s'accroupissait
passivement sur les fourrures neigeuses:

--L'amant ... c'est mon fils!!!...

Il avait eu un trouble en entrant, voulant d'abord tuer l'homme nu
qu'il ne croyait pas nécessaire de connaître, puis il voyait son fils,
beau comme un dieu, son fils de l'adultère! Paul foudroyé crut sentir
une balle au cœur et s'évanouit.

Mary rattachait les rubans de son peignoir.

--Eh bien! oui, avoua-t-elle, je voulais me venger! Puis, il me
plaisait. Vous m'aviez appelée _courtisane_. Je voulais mériter
amplement cette injure et vous faire tuer votre fils. Pourquoi
m'avez-vous livré le testament un soir que vous disiez m'adorer trop
pour me vouloir cacher quelque chose? Vous y parliez d'assassinat. Je
voulais vous prouver que je raisonnais mieux que vous. Le vulgaire
supplice que de vous empoisonner! Le testament détruit, je savais quand
même que vous aviez un fils naturel, Paul Richard, à qui vous léguiez
votre fortune personnelle, moi refusant de vous donner des enfants.
Mais je ne pensais pas aller si loin. Je suis capable de le défendre à
présent que je possède une nouvelle science, grâce à lui. Lorsque je
vous écrivais cette lettre anonyme, j'ignorais qu'un homme pût être
amusant. Je l'aime, entendez-vous? Je regrette cette scène ridicule.

En parlant, Mary allait et venait de son mari suffoqué à son amant
étendu comme mort.

--Madame, dit le baron d'un ton rauque, ces fameux poisons vont vous
servir, je pense! Prenez le plus violent. Lui, je l'épargne, il est en
puissance de démon, le malheureux. Qu'il quitte votre demeure, voilà
tout. Ah! Madame! Madame!

Et Louis de Caumont, craignant que son revolver partît tout seul, se
sauva dans le corridor, les mains crispées au-dessus de sa tête, ayant
l'aspect de quelqu'un qui fuit au milieu d'un incendie.


X


Ce fut le docteur Barbe qui installa Paul Richard dans une maison de
la rue Champollion, loin des vengeances de son père. Le jeune homme,
abruti, se laissait conduire, ne voulant plus penser. Allait-elle
mourir? Ou allait-il se tuer? Il vécut là trois semaines enfermé avec
des études que le vieillard lui imposait pour le forcer à l'oubli. Pas
un mot, entre eux, ne se dit au sujet de Mary. Pourtant Paul remarqua
que son maître ne portait pas encore le deuil.

Un soir, Mary arriva, sortant d'un bal, toute couverte de fleurs et de
joyaux, elle monta ses six étages, répandant des odeurs vanillées le
long de cet escalier fumeux. Elle frappa deux coups comme le docteur
en avait l'habitude. Richard ouvrit. Il ne s'était pas déshabillé et
travaillait.

Il recula, lâchant le livre qu'il lisait.

--Oh! ce n'est pas possible! bégaya-t-il, se rappelant seulement
qu'elle avait été sa maîtresse quelques heures.

--Oui, c'est moi-même; t'imaginais-tu que je ne reviendrais jamais?

--De ta tombe? demanda t-il, les yeux égarés.

--Grand fou! répondit-elle, et, comme le soir des promesses, elle
s'assit sur son lit après avoir enlevé l'abat-jour de sa lampe. Il vint
lui toucher les épaules, ses fourrures glissèrent, découvrant sa chair
merveilleuse, aux aspects de fruit fondant.

--Mon Dieu! soupira-t-il, la femme de ... de l'homme qui est mon père!
Ah! le cauchemar affreux, la cuisante douleur, ... je t'aimais bien.

--Tu m'aimes toujours?

--Non! ce serait un crime si lâche, Mary!

Elle se mit en devoir de défaire les agrafes de son corsage, ôtant des
guirlandes qui la gênaient.

Lui demeurait sérieux.

--Mary, commença-t-il, plein d'une cérémonieuse dignité, j'ai cru qu'il
t'avait tuée. Je le remercie de la vie qu'il te rend bien plus que de
celle qu'il m'a donnée ... mais l'amour ne peut plus revenir. On nie la
voix du sang; moi, j'y crois. Tu n'es plus pour le fils du baron Louis
de Caumont qu'une sorte de belle-mère coquette et cruelle, un monstre.
Je sais que cet homme n'a pas été aussi bon pour le pauvre mendiant,
son fils, qu'il aurait pu l'être; mais aujourd'hui, ai-je le droit de
me plaindre, moi qui ai violé sa femme ... Mary ... je t'ai violée,
n'est-ce pas? Oh! l'horrible nuit! Nous sommes donc des maudits, nous
autres, les enfants naturels? Mary, je vous aimais tant! Vous vouliez
me faire tuer. Mary, je vous aime encore; d'ailleurs, pourquoi le
cacherais-je? d'un amour sans espoir désormais, d'un amour qui me
mangera le cœur; Mary, la femme de mon père, Mary, la chère adorée que
je ne peux plus serrer dans mes bras!

Le jeune homme s'animait. Déjà, ce n'était plus le crime qui
l'occupait. Elle était là, demi-couchée, railleuse, ôtant toujours ses
vêtements et tout heureuse de se montrer au vainqueur.

--Paul, dit-elle, suis-je bien la même femme?

--Hélas! par pitié, ne me tente pas... Tu es aussi belle, aussi
perverse, Mary ... mais je ne te peux plus souffrir. Tu m'as trompé en
le trompant, ton mari.

Il disait «ton mari,» ne répétant pas «mon père».

Elle éteignit la lampe, puis l'attira près d'elle.

--La voix du sang! murmura-t-elle, c'est la voix de l'amour. Tu hais
le baron de Caumont, et moi, tu m'aimes encore. Ne viens-tu pas de me
l'avouer?... Allons! ce serait folie que de gaspiller notre temps; il
est minuit, je rentrerai chez moi vers trois heures du matin, le coupé
m'attend place de la Sorbonne. Paul Richard ... ne faites donc pas
votre romantique!

Cette phrase singulière retentit à l'oreille de l'étudiant comme un
éclat de rire. Peut-être avait-il rêvé, en effet, des choses fort
inutiles. Après tout, il n'aimerait jamais ce père de hasard dur et
hautain, l'ayant abandonné aux vagabondages des rues tant qu'il avait
pensé que les preuves de sa naissance n'existaient pas.

Mary était une créature odieuse; cependant elle ne lui représentait
point l'odieux inceste, elle avait vingt ans, lui en comptait
vingt-deux. Un couple choisi par Dieu pour se consumer de plaisir.
Et elle venait de lui baiser la nuque, lui courbant la tête avec
l'autorité d'une véritable passion.

Paul s'abandonna, les idées perdues, possédé jusqu'aux moelles du désir
honteux de savoir si elle éprouverait de nouveau ce frisson de joie
mystérieuse qui la lui avait offerte.

--Mary, bégaya-t-il, se délivrant lâchement de ses remords, je suis
sûr, à présent, que cet homme se fait illusion. Je ne peux pas être son
fils, je t'aime trop, vois-tu!

Quand Mary rentra chez elle, son oncle l'arrêta au passage du corridor.

--Misérable! dit-il tout bas. Et, la saisissant par les poignets, il
l'emmena dans son cabinet.

--Vous exagérez, mon cher oncle, répondit-elle avec un tranquille
sourire. Je ne vous le fais pas garder, choyer comme un trésor pour
votre propre distraction. Mon mari est en Russie, à la poursuite d'une
actrice, moi je m'amuse pendant son absence: cela est, prétend-on, d'un
joli genre. Votre morale, assez souple je pense, me permettra de me
diriger à ma guise.

--Mary! gronda le vieillard exaspéré, vous ne voulez que sa mort, c'est
une névrose que je devine enfin. Vous avez la monomanie des cruautés...
Ah! ce pouce, ce pouce long et mince ... il est l'indice absolu ... je
ne l'ai pas osé croire, ce pouce! Il lui plaçait sous les yeux ses deux
doigts rosés; elle eut un clin de paupière impertinent.

--Ah! vous savez, mon cher docteur, qu'il est dangereux pour vous
d'examiner les défauts de ma personne.

Célestin Barbe hocha le front.

--Mary, vous voulez le tuer! Moi, je le défendrai, cet enfant; il est
naïf, il est bon. Vous voulez le tuer!

Alors Mary se dégagea, hautaine.

--Tenez, dit-elle, posant sa bourse sur une console, vous ferez monter
chez lui, dès demain matin, un lit plus confortable que celui que vous
lui avez donné; j'ai le dessein d'aller le voir très souvent. Vous
m'instituez régisseur de votre fortune, mon oncle, et je veux doubler
vos aumônes.

Elle ramassa la queue de sa robe, puis, sans qu'il eût le temps de
placer le discours violent qu'il s'était juré de lui faire entendre,
elle rentra dans son appartement.

Une vie d'exquises folies commença pour Paul Richard. Décidé à ne
plus penser, il lui obéissait comme un enfant, passant ses jours à la
désirer. Elle, qui savait que le baron de Caumont pouvait revenir de sa
fugue d'un moment à l'autre, prenait le prétexte des bals et du théâtre
pour s'arrêter rue Champollion.

La comtesse de Liol avait un hôtel non loin, sur le boulevard
Saint-Germain, elle recevait tous les mercredis soirs. Mary partait
de ce salon à l'anglaise vers l'heure du souper. A l'Opéra, elle
apparaissait dix minutes dans sa loge, quelquefois elle prétextait des
malaises subits quand elle rencontrait de vieux amis de son oncle,
pour ne permettre aucun soupçon. Seul, son cocher se doutait; mais
elle l'avait acheté si cher que nul à Paris, pas même le mari, ne
devait être capable de renchérir sur le prix. Le concierge de la rue
Champollion la croyait une cocotte de grande marque se souvenant de ses
anciennes tendresses, et il recevait ses pièces de 20 francs les yeux
fermés. Ensuite elle était toujours voilée.

Dès qu'elle arrivait, Paul lançait toutes ses bûches dans la petite
cheminée et verrouillait sa porte. Il tombait en des extases devant
elle, vêtue de satin ou de velours, n'osant pas la toucher, lui
répétant que son indignité le faisait martyr. Elle riait.

Une fois, pendant qu'il l'adorait ainsi, le front prosterné sur ses
pieds chaussés de brocart d'argent, car elle devenait d'une somptuosité
de reine, il fut repris de ses hémorragies; les pieds scintillants,
les pieds d'idole, se couvrirent de pourpre. Honteux, il lui demanda
pardon, se mettant de l'amadou aux narines et tâchant d'essuyer les
jolis souliers.

--Ce n'est rien, dit-elle, avec une farouche précipitation; au
contraire, laisse donc, cela m'amuse de me sentir marcher dans ce flot
rouge!

Elle lui expliqua qu'elle l'avait aimé pour cette infirmité de gamin
bien portant, et que, si elle osait, elle le ferait saigner ainsi
par plaisir. Paul, désormais, rechercha les occasions. Tantôt il se
cognait le front, ayant l'air de ne pas le faire exprès. Tantôt il
tenait la tête penchée, plus basse que le reste du corps, et quand
il se relevait il guettait comme une récompense son cruel sourire de
femme capricieuse. Alors elle l'enlaçait plus étroitement, s'enivrant
du sang qui la barbouillait; durant ces heures, elle le comblait de
ses caresses les plus perverses, de ses mots les plus délirants. Elle
finit par lui avouer que si on le guérissait, elle en serait fort
ennuyée. Elle aimait ce sang comme Tulotte aimait les liqueurs. Chaque
nuit voyait s'augmenter leur passion et ce vertige de la chair se
liquéfiant, vermeille, sous les étreintes sauvages.

--Pourquoi n'es-tu pas mon mari, toi? demandait-elle au milieu de ses
bonheurs.

Et il se sentait plein d'orgueil, oubliant que le mari, celui qu'ils
trompaient, était son père.

--Puisqu'il ne m'a pas tuée, c'est un lâche! disait-elle encore, le
méprisant tout haut, devant l'étudiant, qui l'approuvait de ses regards
fous, ne voulant pas se rappeler.

Un matin, vers la pointe de l'aube, le jeune homme s'évanouit dans ses
bras parce qu'elle s'était plu à lui mettre des compresses d'eau froide
sur les tempes, activant l'hémorragie; il avait inondé les draps, et la
cuvette remplie exhalait l'odeur d'un égorgement.

--Pauvre ange! fit-elle, le contemplant dans sa rigidité presque
effrayante.

Elle s'habilla à la hâte, descendit et alla glisser un billet au cocher
qui dormait, place de la Sorbonne.

--Ramenez mademoiselle Juliette, lui dit-elle d'une voix brève. Elle
revint en courant. Paul s'éveillait, faible et tout ahuri.

--Tu vas garder la chambre! déclara-t-elle, j'ai prévenu Tulotte, elle
nous fera un bon déjeuner. Tu ne travailleras pas. Moi je dirai que je
suis restée chez madame de Liol! D'ailleurs, mon oncle n'a rien à voir
à ma conduite!

Il eut peur.

--Non! Mary! non, ce n'est pas raisonnable. Tu feras un scandale! Songe
donc! Tulotte ne sait pas notre amour.

Elle lui ferma la bouche sous une caresse.

Tulotte vint une heure après, apportant un costume de ville à sa nièce
et moins étonnée qu'on aurait pu le croire. Elle pinça l'épaule de
l'étudiant pendant que Mary changeait sa robe de bal.

--Une vraie noce, déclara la vieille fille, je vais acheter un déjeuner
solide, et quelques bouteilles d'un cachet vert que je connais... Ne
vous remuez pas! Le baron? un grigou. Quant à l'oncle? un sale!...
C'est moi, une honnête créature, qui vous le certifie, Monsieur
Richard! Eh bien! elle les trompe ... ça prouve que les femmes ont
du cœur, quoi! On l'a sacrifiée! ma pauvre petite élève, une enfant
que j'ai tant choyée lorsqu'elle était au berceau. On l'a mariée à
ce pantin, tout de suite, sans consulter ses inclinations ... je
me comprends! Il y a des hontes dans les familles qui veulent des
vengeances terribles. On devrait l'appeler Célestin le Barbon au lieu
de lui donner du «Cher maître» et du «Monsieur Barbe» long comme le
bras.

Mary la fit taire d'un signe impérieux.

--Suffit! Madame ma nièce, continua la vieille fille, enchantée de
promener ses ivresses, perpétuelles maintenant, dans un désordre qui
lui servait d'excuse, suffit! Je vais acheter un fameux vin de Mâcon
qui ne sera pas un vin d'épicier. J'ai raconté à notre oncle que vous
étiez chez la comtesse de Liol, trop souffrante pour rentrer. Il est
capable de s'imaginer que c'est une indisposition de bon augure!

Et sur cette grossière plaisanterie, Tulotte descendit afin de
commander le déjeuner.

Mary sacrifiait sa réputation. Elle aimait avec la rage de son
existence à jamais gaspillée, puis elle savait au juste ce que vous
enseignent les livres de médecine au sujet de la morale.

La morale est de demeurer sain; elle avait une excellente santé et son
amant se portait très bien, quelle situation plus normale en ce monde?
Qu'avait à faire, dans leurs jeunes élans, le nom de son mari, un
viveur déjà flambé, ou celui de son oncle, un hypocrite à moitié mort?
Ils déjeunèrent tous les trois près du feu, en devisant de l'avenir:
si le _vieux_ partait l'année prochaine, le plus tôt possible,
Mary demanderait une séparation de corps qu'elle se chargerait de
faire prononcer contre l'époux. Moyennant une rente qu'elle lui
offrirait, elle deviendrait libre, et Paul serait le maître rue
Notre-Dame-des-Champs.

--Mais, tu veux que je passe pour un entretenu! murmura l'étudiant.

--Des mots! s'exclama Mary impatientée, des mots!...

Ce matin-là, l'oncle Barbe comprit que c'était l'écroulement définitif.
Tulotte, l'esclave, et l'amant, fou à lier, obéissaient sans une ombre
de pudeur. On ne lui disait pas, à travers les rues: «Vous êtes leur
complice;» mais l'instant viendrait où le mari, ressaisissant son
revolver, tuerait pour de bon la femme qui se moquait ainsi de toutes
les lois sociales. Antoine-Célestin, déjeunant seul dans leur vaste
salle à manger, lisait ses revues scientifiques.

--Je suis si inutile! se disait-il, en feuilletant les pages de son
dernier article sur la cristallisation de l'acide carbonique.

A midi seulement, les deux femmes descendirent du coupé, et entrèrent
chez lui.

--Mon Dieu! balbutia-t-il, la voyant très pâlie derrière une voilette
de tulle noir, mon Dieu, comme elle l'aime!... et cela sans son cœur,
parce qu'il est jeune!

--Mon frère, expliqua Tulotte, le verbe insolent, car elle avait bu
beaucoup de mâcon, nous venons du boulevard Saint-Germain. Un ressort
du coupé s'est cassé, cette mignonne a dû dormir là bas!

--Vous mentez, malheureuse! répondit le vieillard, levant la main,
prêt à frapper sa sœur, plus exaspéré encore de ce mensonge que de
l'altitude calme de la femme adultère.

Mary sourit.

--En effet, dit-elle avec une étrange douceur, elle ment, je sors de la
rue Champollion, il était malade, je l'ai soigné.

Et lui, le pauvre barbon, qui le soignerait s'il était malade? Il se
retira très vite, baissant les yeux, abîmé dans une honte mortelle.
Sa cervelle semblait se dissoudre, il grommelait des phrases de son
article, essayant, mais en vain, de lui rappeler que c'était infâme
de manquer à la foi jurée. Il s'enferma avec cette revue, prenant
des notes, causant tout bas du néant de ses études. Tulotte et Mary
échangèrent un signe d'intelligence.

--Je crois qu'il bave! fit la cousine, méprisante.

--Encore un an, et nous en serons délivrés! riposta Mary, mettant
toujours la haine à côté de l'amour.

Elles allèrent se coucher. Il faisait une journée sombre, et les globes
de gaz étaient restés allumés au plafond du corridor; les domestiques
bâillaient, un lourd ennui planait sur la maison. Quelqu'un sonna à la
porte du perron; c'était le savant à l'oursin, le dernier fidèle, qui
demandait le professeur Barbe pour une commission urgente. La femme de
chambre, un peu maussade, car elle avait attendu sa maîtresse toute la
nuit, le bouscula dans l'escalier.

Est-ce que monsieur avait le temps? Il détestait les visites! Si
jadis il avait eu des réunions, aujourd'hui il ne voulait plus voir
personne... Il tombait en enfance, elle servait la baronne de Caumont
à la condition de ne pas servir M. Barbe, un gâteux insupportable.
Tout tremblant, le vieux naturaliste expliquait à la jolie fille de
mauvaise humeur, qu'il fallait absolument qu'il eût un entretien avec
son camarade de collège.

--Oui! Mademoiselle, ajoutait-il, s'entêtant à pénétrer jusqu'à cette
lumière qu'on lui cachait depuis un an, mon camarade de collège! Les
autres sont des égoïstes qui ont la célébrité pour les consoler, mais
moi je n'ai que son amitié... Mademoiselle, il a classé mon oursin dans
son article... Comprenez-vous? Un oriolampas!... un oursin unique! et
vous croyez que je peux vivre sans le remercier! Il s'est souvenu de
mon oriolampas! Je le verrai, Mademoiselle... En usez-vous?

Faisant un effort de galanterie, il lui tendait sa tabatière.

Pour le coup, la femme de chambre s'emporta. L'astronome Flammaraude
était venu lui-même demander des nouvelles, et la baronne, sa nièce,
avait refusé de laisser voir son oncle. Il était comme un hypocondre,
leur grand savant, et on l'embêtait quand on lui posait des questions.

Madame était bien libre, sans doute, de l'affranchir de leurs
empressements ridicules. On lui avait supprimé aussi son élève,
l'étudiant Richard, à cause de la fatigue.

--Allons! quand je vous dis qu'il n'y est plus! cria-t-elle, tendant le
poing.

L'homme à l'oriolampas s'adossa contre la porte du cabinet de travail.
Il savait que le maître l'entendrait.

--Mademoiselle, recommença-t-il très humble, il faut vous dire que
c'est le seul qui en ait parlé dans une revue scientifique, et il l'a
décrit de souvenir, bivalve et légèrement veiné de grenat! peut-être
ayant servi de terrain à des racines de Byssus ou encore...

La fille, hors d'elle, finit par le pousser le long du mur. Depuis
le mariage de la nièce, on n'avait pas vu un pareil importun. Est-ce
qu'elle allait subir une leçon d'oriolampas, à présent?

Soudain une explosion formidable retentit, la maison fut comme
agitée d'un frisson électrique, et les deux disputants se trouvèrent
renversés, la face dans le tapis du corridor. Mary, réveillée en
sursaut, crut à un retour de son époux déchargeant son revolver au
hasard, par fureur d'avoir tout appris. Elle mit son peignoir garni de
cygne, se regarda, se coiffa, intrépide comme un général d'armée qui
va livrer une bataille décisive. Enfin elle sortit de sa chambre. Une
vapeur d'un goût singulier emplissait le corridor, elle ne reconnut
pas la fumée de la poudre et elle se dirigea du côté du cabinet. Le
cocher était en train de faire sauter la serrure pendant que l'obstiné
visiteur, accroupi sur les genoux, essayait de ranimer la servante,
complètement privée de sentiment.

--Madame, allez-vous-en! supplia l'homme à l'oriolampas, je crois que
mon pauvre collègue a trouvé sa cristallisation[1].

Un éclair illumina la mémoire de Mary. Elle se précipita, suivie des
domestiques, dans le cabinet du docteur: il était étendu, les yeux
fixes, sa barbe toute hérissée, un peu d'écume aux lèvres, les débris
de sa presse hydraulique jonchaient le sol. La Vénus anatomique,
détachée de son piédestal, avait bondi, droite encore, mais décapitée,
en travers de sa table, sur un amas de fioles brisées. Les livres
épars avaient leurs pages arrachées, le squelette, le bras en l'air,
contemplait la destruction de ses orbites creuses.

--Mon vénéré maître! sanglota celui qui avait voulu le voir et qui le
trouvait mort.

--Une victime de la science! dit Mary, conservant son calme, tandis
que les domestiques faisaient des scènes de lamentations. Quand
on voulut le relever pour le porter sur un lit, elle s'y opposa,
disant que puisqu'il n'y avait rien à espérer, on devait attendre
les constatations. En réalité, elle pensait que si un souffle lui
demeurait, il étoufferait grâce aux vapeurs de l'acide commençant à se
répandre d'abord au ras du parquet. Et on le laissa là s'achever, un
coussin sous sa tête chauve, enveloppée d'un rideau que l'explosion
avait descendu de la fenêtre.

Le vieux naturaliste, point médecin, lui palpa la poitrine un instant;
puis, se sentant des nausées, l'esprit très confus, il sortit derrière
la baronne de Caumont, larmoyant son histoire d'oriolampas pour
laquelle il aurait bien voulu donner à son collègue, un maître vénéré,
de plus précises explications.

--Il a été tué raide, déclara Mary à sa tante.

--Tant mieux! grogna Juliette Barbe, il ne mettra plus la discorde
_chez nous._

Peut-être le savant était-il las de servir de témoin à cette discorde
et avait-il choisi le chemin le plus court pour s'enfuir!

Ceux qui constatèrent son décès s'aperçurent que, soit trouble de tous
ces gens profondément affectés, soit ignorance de la part du bonhomme à
l'oursin, il n'avait expiré qu'un quart d'heure après sa chute et qu'en
tombant il ne s'était fait aucune blessure mortelle.

--Victime de la science! répétèrent les journaux, échos complaisants de
la jeune baronne. Il y eut un enterrement magnifique. M. de Caumont,
prévenu, arriva pour l'ouverture du testament. Antoine-Célestin Barbe
léguait toute sa fortune à sa nièce. Le baron, attendri, ne sachant
plus où s'était perdu son fils naturel, ayant lui-même bien des choses
à se reprocher, fit une démarche auprès de sa femme. Tous les deux
vêtus de grand deuil, revenant du cimetière dans la voiture ornée
d'énormes nœuds de crêpe, entamèrent une banale conversation.

--Madame, croyez que je prends part à votre chagrin. Les larmes
effacent les fautes, Mary! Ah! quel noble cœur, cet homme que le Paris
scientifique regrette avec nous!...

Elle se garda de relever son voile, car il aurait vu qu'elle ne
pleurait point, mais avait un singulier sourire.

--Monsieur, répliqua-t-elle digne et froide, je sais que mes torts ne
sont pas de ceux qu'un mari oublie. Nous tâcherons de nous supporter
mutuellement, à moins que vous ne désiriez me convaincre d'adultère
devant un tribunal.

A cela, il avait souvent pensé. La phrase le plongea dans de mornes
réflexions. Un scandale ne mènerait à rien de logique: il avait un
fils naturel, et elle possédait une belle fortune. Entre ces faits
accomplis, un avocat le ballotterait avec d'odieux commentaires. Il
serait la fable de ses amis, les viveurs du cercle aristocratique, et
Mary, jeune, orpheline, intéresserait autrement que lui, ex-fanfaron,
sujet aux fredaines des blasés, un peu engraissé du ventre.

--Mary, murmura-t-il, on irait au bout du monde, qu'on ne vous
oublierait jamais!

Il eut l'envie de lui prendre la main; il se retint pour ne pas lui
paraître ridicule.

Chez eux, elle décida qu'elle lui donnerait le droit de gérer les
capitaux selon ses idées.

Il la trouva généreuse. Pour un rien de tendresse, il lui aurait
demandé si elle pouvait aussi effacer le passé.

Il reprit une certaine tranquillité quand il eut interrogé les
domestiques et les amies mondaines. Tulotte lui semblait un
porte-respect bien suffisant; le cocher avait juré tous ses dieux
que madame ne sortait pas sans sa tante. La petite comtesse de
Liol, l'ancienne conquête, lui avoua qu'elle n'avait aucun rapport
défavorable à lui faire. Elle gardait bien ses secrets, Mary, en
admettant qu'elle en eût, cette créature, un peu doctoresse avec ses
compagnes du frivole faubourg Saint-Germain, et la comtesse termina en
félicitant le mari qui cascadait par delà les frontières pendant que sa
femme soignait un vieil oncle à héritage. Leur deuil les empêchant de
recevoir et de courir les salons, ils durent se cloîtrer dans l'hôtel,
très agrandi par la catastrophe. A la lueur d'une lampe intime, ils
durent passer des soirées en tête-à-tête, lui ne sachant que dire,
elle lisant ou brodant sans rechercher la causerie. Il lui fallut de
nouveau l'admirer sous les simplicités de ses robes noires comme avant
leur fatal mariage, et il constatait qu'elle était encore embellie:
ses yeux, bistrés par la douleur, se rejoignaient, toujours de ce
bleu inexplicable au milieu des pâleurs dorées du visage, s'estompant
de leurs fins sourcils prêts à se froncer. Ses cheveux lourds, plus
en deuil que sa robe, avaient des senteurs délicates de ce réséda
mystérieux qu'elle portait en son être, malgré la faute, malgré le
crime, fleur de jeunesse au paroxysme de la passion, fleur d'amour
provocante et toujours ingénue.

Une fois, comme elle se penchait pour saisir un peloton de laine,
elle le frôla du coude, demandant pardon. Alors il n'y tint plus, il
l'entoura de ses bras, les larmes au bord des paupières.

--Mary, dit-il sincèrement ému, tu as voulu te venger, parce que tu
m'aimes, n'est-ce pas? Il est impossible que ce soit la dépravation
des sens qui t'ait entraînée, toi qui n'as pas de sens, toi la femme
orgueilleuse et de glace?...

Elle lui laissa croire tout ce qu'il arrangeait pour sa propre
conscience.

Le jour même, elle avait reçu, par son cocher, un billet la suppliant
de se rendre à la rue Champollion: elle voulait cette victoire sur le
mari pour le mieux aveugler.

--Tu es mienne! ajouta le baron, rien ne me change ta chair, va! j'en
aurai toujours faim!

Quand ils furent au lit, elle eut une patience vraiment angélique,
puis, d'une façon scandaleuse, lui s'endormit, n'achevant pas sa phrase
passionnée. Elle sauta à bas de la couche conjugale, alla tirer un
flacon de chloroforme d'une cachette qu'elle avait ménagée derrière un
tableau et elle le mit une seconde près du visage du dormeur.

En s'habillant elle le regardait, soucieuse, pensant qu'il ne se
douterait guère de son audace, mais qu'elle risquait de se partager
chaque nuit et que c'était ignoble pour l'amant.

Elle se glissa jusqu'aux écuries, réveilla le cocher qui l'accompagna
avec des précautions de filou. Elle ne respira que dans l'escalier de
Paul Richard, mécontente de son peu de courage. Paul avait mal dîné,
il ne voulait plus allumer de feu, et il était assis devant un énorme
registre de négociant, une tenue de livres dont il croyait tirer des
sommes d'argent. Mary haussa les épaules.

--Tu sais, lui dit-elle, que mon oncle m'a légué cinq mille francs pour
toi, je te les apporte!

Une rougeur envahit les joues du jeune homme.

--Je te remercie, mais je n'accepte pas ... c'est ton notaire qui doit
me rendre des comptes. Voyons?... tu veux décidément me réduire à ce
rôle d'homme des ruisseaux? Où est la preuve du legs?

Elle arpenta la mansarde, exaspérée. La situation devenait
embarrassante.

--Voici les billets, fit-elle des dents grinçantes, et je vous ordonne
de les prendre!

--Oh! murmura-t-il, joignant les mains devant elle, tu as donc quelque
chose, tu me grondes et tu cherches à m'avilir davantage. Ton mari?...

Il s'arrêta, la regardant fixement.

--Sans doute, mon mari: je viens d'être sa femme! As-tu supposé que M.
le baron de Caumont avait de la dignité? Il ne m'a pas tuée, le reste
est arrivé par surcroît ... les hommes sont très forts!

Paul Richard faillit hurler de désespoir. C'était à présent que la
honte l'empoignait, car il serait encore moins fort que l'époux.

Il accepta ces billets de banque, se réservant de les dépenser
seulement pour elle, il ne s'occuperait plus de son diplôme de médecin
et irait au métier qui lui fournirait tout de suite du pain.

Ils demeurèrent silencieux, le front bas, n'osant pas se toucher,
craignant d'avoir envie l'un de l'autre dans le souvenir brutal de la
rentrée en possession du mari.

--Oh! cria-t-il, crispant ses poings, s'il pouvait mourir comme ton
oncle, je ne le pleurerais pas, tu sais!...

Elle le quitta, très sombre, emportant ce cri d'amour au fond de ses
oreilles.

--Madame, lui chuchota le cocher, s'autorisant d'une position
critique pour lui donner des conseils, je crois bien que ce jeu-là
est dangereux, Monsieur n'est pas de la première verdeur, pourtant il
finira par s'apercevoir que vous désertez... Il se réveillera ou on le
réveillera et nous serons fichus.

--Taisez-vous! répondit la baronne, s'enveloppant de son manteau, avec
un geste impérieux.

Le lendemain elle combla son mari de prévenances. Coquette, folle, elle
l'emmena dans leur chambre nuptiale dès la nuit close.

--Louis, lui affirma-t-elle, je vous jure que vous ne dormirez plus!

En effet, il ne dormit pas, très fier de cette surexcitation qu'il
attribuait au retour des coquetteries de sa femme.

Les jours suivants il eut de véritables crises, se pelotonnant à ses
pieds menus avec des extases de jeune premier quelque peu grotesque.

Dans l'ordinaire fatuité des hommes, il se croyait aimé d'un amour
plein de reconnaissance pour la faute pardonnée. Elle ne lui disait
rien, comme un joli sphynx, mais il lisait des choses sur sa
physionomie d'enfant repenti. Elle avait maintenant des raffinements
discrets qui le comblaient d'enthousiasme, elle se livrait plus
entière, plus humble. Ah! les maris qui n'ont qu'une femme vertueuse
ne savent pas les plaisir d'avoir été cruellement trompé, puis d'avoir
permis ensuite ces sortes de dénouements avec leur pointe obscène! Il
se serait félicité de son ridicule de jadis s'il avait osé se l'avouer.

A la vérité, dans les longues après-midi brumeuses, il était forcé de
se coucher une heure ou deux pour chercher un repos réparateur. Il
éprouvait d'étranges vertiges comme un viveur qui a _le casque_, selon
les expressions des noceurs. Pourtant il mangeait et buvait chez lui,
sans grand appétit, des plats assez simples, un vin sans alcool. Mais
dès qu'il la rencontrait par les corridors ou qu'elle venait se pencher
sur lui, il était repris de cette surexcitation merveilleuse qui lui
faisait accomplir des actes de héros. Leur lune de miel recommençait.
Au moins, c'est ce qu'il croyait. Elle était si belle, si jeune, si
originale. Un moment il s'écria, se sentant fou:

--Tiens, Mary, je te remercie de t'être vengée! Pour m'avoir trompé un
jour, tu es une autre femme, mille fois plus désirable!

Mary eut le bon goût de ne pas répondre.

La petite comtesse de Liol, qui avait rassuré l'époux en jurant que
son amie était impeccable, fut témoin d'une scène bizarre. Elle était
venue visiter le couple, un peu intriguée au fond par les allures de
madame de Caumont, une femme ne soupant jamais et sortant de chez
elle avant minuit, s'isolant, ayant l'aspect d'une religieuse qui
traverserait un vilain monde. Lorsqu'on l'annonça dans le salon de
Notre-Dame-des-Champs, Monsieur s'échappait derrière une portière,
tandis que Madame, demeurée grave, rajustait sa coiffure. La fine
Parisienne posa une question embarrassante:

--Je vous dérange?

--Non, chère amie, pas du tout, au contraire!

--Ce n'est guère poli pour ce pauvre baron, ce que vous dites là,
riposta la comtesse, une charmante vicieuse, cherchant la plaie dans
les ménages, non à cause de la morale, mais pour en profiter à des
points de vue spéciaux.

--Vous êtes une heureuse créature! soupira-t-elle. Moi, depuis que je
suis veuve, j'ai eu l'idée de prendre un amant, et si je n'en ai pas
pris, c'est que je doute de tous ces messieurs!

Mary ne put s'empêcher de sourire.

--Vous n'avez pas douté de mon époux, jadis, m'a-t-on raconté!

Les deux femmes étaient assises en face l'une de l'autre. Elles se
dévisagèrent. Il y avait une absolue indifférence dans le sourire
railleur de la baronne. Madame de Liol se rapprocha d'elle.

--Vous ne l'aimez pas, méchante! dit-elle, vexée de ce qu'il lui avait
appris ses anciennes fredaines.

--Je l'aime comme on doit le faire en alliance légitime, ma chère:
raisonnablement!

--Hum!... et pourquoi cette fuite précipitée?

Mary quitta le ton du marivaudage.

--Eh bien! dit-elle avec un dégoût qu'elle ne put dissimuler, il
m'excède, voilà la vérité.

La comtesse était une blonde très fanée, très élégante, soignant
particulièrement ses mains, dont les deux index se trouvaient rongés
jusqu'au vif, ce qui donnait à penser qu'elle avait la triste habitude
de les mordre, ses yeux cernés luisaient à de certains instants comme
des diamants, elle recherchait la compagnie des brunes, pour ressortir,
et des blondes, pour les désespérer. On la surnommait dans son monde
_Chiffonnante_, parce que sa principale joie était de courir les grands
magasins de nouveautés et d'y collectionner des étoffes nouvelles.
Veuve, elle avait eu quelques amants, vite las. On la prétendait
hystérique; ainsi, d'ailleurs, le sont toutes les femmes que les hommes
ont vu rire et pleurer dans une querelle d'amour, mais rien ne prouvait
les désordres de son tempérament, car elle se vantait en parlant de ses
feux. Ses amants la considéraient comme une glaciale.

--Pauvre chatte! soupira la comtesse de Liol.

Elles causèrent ensuite toilette, évitant de reparler du baron.

Une semaine s'écoula. Mary semblait oublier l'étudiant et ne lui
écrivait que de loin en loin. Celui-ci, à moitié fou de rage, la
guettait à tous les coins des rues, ne s'occupant plus de ses études
médicales, renonçant au gagne-pain présent ou futur. L'amour de cette
cynique lui était nécessaire comme la lumière; quand elle partait il
retombait dans un chaos et allait, tâtonnant, se briser les membres
contre les murs. Il savait que ce mari l'avait reprise et il voyait,
dans ses cauchemars, se dérouler des scènes horribles. Durant huit
jours il résolut de manger chez des camarades pour ne pas toucher
à son argent. Les invitations s'épuisèrent, il était si morne que
les compagnons en eurent bien vite assez, il lui fallut jeûner. Que
faisait-elle donc? Ses billets lui disaient que la prudence la retenait
auprès de cet homme et qu'elle le priait d'attendre.

Alors, un dimanche, il dépensa cinq francs d'absinthe sur les billets
de banque qu'il n'avait pas encore ôtés de l'endroit où elle les avait
placés. Le cocher de l'hôtel Barbe vint le soir avec une fleur et un
ruban. Paul sanglotait tout seul, couché tout habillé dans son lit pour
avoir moins froid.

--Que voulez-vous, je pleure, je ne suis plus qu'un enfant! Joseph!
elle m'oublie!

Joseph lui répondit des tas de choses inutiles sur un ton fort gourmé.

--Ces affaires-là ne me regardent pas, Monsieur Richard, on me paye
pour vous servir, mais on ne m'a pas chargé de vous consoler. Ces
grandes dames sont si capricieuses!

--Et le mari? que devient-il, mon bon Joseph?

L'étudiant joignait les mains comme lorsqu'il avait dix ans et qu'il
montrait des souris blanches pour quelques sous. Peu lui importait
d'être rudoyé par _son_ domestique: n'avait-il pas bu _son_ argent le
jour même?

--Ma foi, Monsieur est tout pendu à ses jupons, il a une figure
cramoisie que c'est une véritable honte. Ce monde-là se la coule douce,
je vous assure!

Paul rugit et se dévora les poings... Si elle allait l'aimer,
maintenant qu'elle savait l'amour!...

Joseph sortit, plein de pitié.

Vers minuit on frappa légèrement. Paul était en train d'enfoncer un
clou et d'arranger une corde, il avait décidé de mourir, sa lettre
d'adieux était terminée. D'un bond il fut sur le seuil.

--Toi!

--Oui, moi!

--Et lui ... lui que tu tolères, à ce que me racontent tes gens? lui
que tu veux aimer? N'es-tu pas la plus vile des femmes?

Elle riait en se débarrassant de ses fourrures.

--Fâchez-vous, tyran, quand je travaille à notre délivrance!

--Enfin, où est-il? T'a-t-il embrassée avant que tu montes cet escalier?

--M. Louis de Caumont est, à l'heure qu'il est, dans les bras de ma
meilleure amie, la comtesse de Liol!

--Hein! ce n'est pas vrai! Joseph dit qu'il t'adore depuis ta dernière
visite ici, et qu'il ne cesse de te caresser les cheveux pendant les
repas.

--Oh! il caresse même le menton de ma femme de chambre; ce cher baron
est en train de se faire maigrir, je crois!

Paul Richard, suffoqué, ne comprenait plus.

--Nous serons désormais aussi libres que lorsqu'il était en Russie, mon
amour! ajouta-t-elle gaiement.

Il ne voulut point lui demander d'explications. Il alluma le feu avec
la lettre d'adieux et lança la corde par la fenêtre. Quant au clou, il
y pendit les fourrures de sa maîtresse en plongeant ses narines dans
leur odeur d'ambre.

En effet, le baron était cette nuit-là chez la petite comtesse de Liol
et celle-ci avait prévenu sa complice par ce billet laconique:


 «Ma brune belle, le monstre restera chez moi, ce soir; on ne dansera
 pas au piano, mais il y aura du thé.

 A vous.»


Elles s'entendaient. Un mépris commun du maître les faisait s'unir
pour que l'une débarrassât l'autre des assiduités gênantes du viveur
sur le retour. Peut-être bien la marquise avait-elle un plan ou
soupçonnait-elle son amie de ne pas lui dire tous ses secrets d'épouse
qui a besoin de demeurer chaste. Mais elle se dévouait sincèrement!

Louis de Caumont, à partir de son escapade, renoua des intrigues et
se glissa en des lieux épouvantables. Un continuel besoin de volupté
semblait le mener à travers les sociétés les plus interlopes. Il
appelait sa femme une Mandragore. Dès qu'on respirait l'air qui
l'entourait on devenait satyre et, toujours fier de ses forces
renaissantes, il courtisait, à la fois, la comtesse, une fille du
quartier latin, la prostituée des trottoirs, les cocottes du café
Américain. Elles étaient toutes jolies, toutes savantes, toutes jeunes
... et, planant au-dessus de toutes, il revoyait l'image de Mary,
l'énigmatique créature dont les baisers versaient du feu de ses reines.

«Une cure que ce vieux Barbe n'aurait jamais faite, lui qui m'a refusé
des drogues aphrodisiaques!»--pensait l'ex-beau de quarante-trois ans,
quand il était obligé, maigrissant, de resserrer les boucles de ses
pantalons.

[Footnote 1: La cristallisation de l'acide carbonique a été découverte
en 1881 par Wroblewski.]


XI


Affranchie de son esclavage conjugal, Mary rejoignit l'étudiant
presque toutes les nuits; Joseph le cocher n'avait plus besoin de
l'accompagner, elle savait le chemin, et, vêtue de robes simples,
ne prenant même pas de voiture, elle allait par les rues du vieux
quartier, se perdant au milieu des vendeuses d'amour. Paul, tout à
fait fou, ne discutait plus ses ordres, il prenait l'argent qu'elle
apportait, le dépensant pour elle et pour lui, heureux de s'avilir
puisqu'elle disait que cela l'amusait. Il avait abandonné brusquement
ses travaux, car il se moquait de l'avenir sans elle. Il trouverait
toujours une place d'imbécile, selon ses expressions, quand elle se
dégoûterait de leurs plaisirs, et il entrevoyait un final idiotisme
qui serait la consolation de sa perte, le suicide maintenant était
trop indépendant, trop brave, il avait encore, elle partie, le besoin
de penser éternellement à ses cheveux, à ses mains, à sa bouche, et
pourvu qu'il y eût un coin sous l'arche d'un pont, il rêverait après
avoir vécu. N'était-il pas sa chose, son bien, ne l'achetait-elle pas
et devait-il se reprendre pour la mort? Elle l'écoutait lui balbutier
ces aveux, le caressant comme une proie qu'elle dévorait, morceau par
morceau, le cœur un jour, l'honneur le lendemain. Quelquefois ils se
rendaient au théâtre voisin, se dissimulant derrière des stores pour
ne pas entendre la pièce et ne pas regarder les acteurs. Alors sa
distraction était de lui chuchoter dans un moment d'effroi.

--Le voilà! mon mari ... ton père!

Il tressaillait jusqu'aux moelles, la suppliant de ne pas rire de cette
situation qui les faisait si criminels. Mais elle demeurait gamine en
plein vice, riait davantage le sentant frémir à ses côtés.

Peu à peu, ils se relâchèrent de leurs habitudes craintives. Mary
assurait que le baron, enragé, glissait d'une débauche à une autre
comme un être saisi de vertige. Elle l'avait pris sous le toit de sa
propre maison essayant de violer sa femme de chambre; depuis, elle se
faisait hautaine, le menaçant d'une séparation qu'on aurait prononcée
contre l'époux, malgré tous les torts de l'épouse. M. de Caumont
passait l'eau quand il était en bonne fortune, il ne rentrait chez lui
qu'à la pointe du jour, harassé de fatigue, ayant l'aspect d'un chien
battu: son domestique lui administrait une douche après laquelle il
buvait un verre de vin bouillant qui le remettait à neuf d'une manière
étonnante, et vers dix heures il se sauvait, on ne s'imaginait pas
où, toujours chassant la jupe. Paul Richard eut des doutes au sujet
de son appétit féroce, il l'avait connu très réservé dans ses noces,
se vantant de rester correct durant les plus bruyantes orgies. Mary,
une nuit de bal masqué, mena son amant dans un salon dont la porte
s'ouvrait devant une pièce de vingt francs: là elle lui indiqua le
baron vautré sur un canapé en compagnie de créatures un peu ivres, qui
cependant lui résistaient tant il se montrait cynique.

--Oh! misérables que nous sommes! murmura le jeune homme, songeant que
le père ainsi que le fils assouvissaient leurs passions avec l'or de sa
bourse.

--Allons donc! répliqua-t-elle, cela, je le veux! Rappelle-toi que
je voudrai toujours ce qui m'arrivera, je suis la maîtresse de vos
destinées; et quand je ne t'aimerai plus tu regretteras mon amour comme
bientôt il regrettera la vie! Vous n'êtes pas malheureux, vous, les
inconscients. Vous n'avez qu'à vous laisser diriger le premier vers un
lit, le second vers la tombe, et c'est moi qui ai tout le mal!

--Crois-tu qu'il se tuera?

--Je l'espère bien, Paul!

--Tais-toi, Mary, balbutia-t-il, effrayé de son regard cruel. C'est
lâche d'attendre l'agonie d'un homme qui m'a fait grâce...

--Préférerais-tu que j'eusse le courage de le tuer moi-même?

Paul sortit, navré. Elle jouait avec ces idées funèbres comme avec les
couteaux brillants que font tournoyer les jongleuses. Quand il lui
parlait de son oncle, le professeur vénéré de jadis, elle interrompait
ses doléances, lui assurant qu'il avait moins valu que celui-là, que
tous ces gens usés étaient des sales, des corrompus, il n'y avait que
les jeunes qui fussent drôles et encore s'ils se résignaient aux coups
de griffe et aux morsures. Paul inclinait le front, ne disant plus
rien. Il aurait eu grand tort de se plaindre puisqu'elle le choisissait
dans la jeunesse, puisqu'elle aimait sa belle sève débordante. Certains
garçons robustes mais blonds ont de ces passivités de filles dès qu'ils
ont l'âme ensorcelée. Elle inventait des supplices très mignons pour
éprouver à toutes les minutes sa docilité d'amoureux. Souvent elle lui
promettait de venir, elle ne venait pas, sachant qu'il pleurerait de
dépit et arrivait lorsqu'il n'osait plus l'attendre.

Maintenant ses hémorragies étant moins fréquentes, elle avait découvert
des petits points sur sa peau, entre l'épiderme et la chair. Elle les
tirait à l'aide de ses ongles formant l'amande, en laissant le sang
fluer hors les trous des pores élargis; lui ne bougeait pas, mais son
épaule ou son dos finissait par lui cuire tellement qu'il se fâchait,
les larmes aux yeux. Elle employait ses caresses les meilleures pour
le calmer, répétant qu'un homme doit être vraiment au-dessus de ces
faiblesses-là; une piqûre, une perle empourprée, c'est peu de chose en
comparaison du plaisir charmant qu'elle ressentait.

Docile, se moquant avec elle de ses révoltes, il lui tendait ses
bras pour qu'elle s'amusât à les labourer d'une épingle à cheveux,
une pointe de métal cuivrée très mauvaise, elle le tatouait de ses
initiales, appuyant d'abord doucement, puis écrivant la lettre dans la
chair vive, l'empêchant de fuir en lui donnant un baiser par écorchure.
Cela semble si naturel aux fervents de l'amour d'expier toujours des
crimes imaginaires! Ne l'avait-il pas violée lors de leur premier
rendez-vous?...

Et elle était si belle quand elle bégayait ces phrases magiques:

--Tu es mon mari, toi, je te mettrai à sa place ... tu verras ... je
t'épouserai. Nous n'aurons jamais d'enfant!

La voix lui manquait pour crier merci! il le lui disait des yeux,
retenant ses larmes.

Un matin, Mary revenait de la rue Champollion, elle rencontra le coupé
du baron, son coupé à elle, qui longeait le jardin du Luxembourg.
Elle n'eut que le temps de se rejeter en arrière, mais la glace de
la portière s'abaissa, une tête de femme sortit effarée. C'était la
comtesse de Liol.

--Ah! quelle plaisanterie, comtesse! vous, à six heures, dans ma
voiture! Où allez-vous?

--Montez!... dit la jeune veuve toute frissonnante... Avant de vous
demander pourquoi je vous rencontre ici, laissez-moi vous ramener chez
moi... Le baron est malade!

--Je croyais qu'il vous trompait, comtesse? dit tranquillement madame
de Caumont.

--Oh! ne riez pas ... il est resté roide sur mon lit, les membres
tordus: un cadavre, ma chère; je suis folle! Et elle se mit à sangloter.

Mary pinçait les lèvres.

--Vous avez donc un amant? finit par crier la comtesse, furieuse.

--Et je ne suis pas la seule, je pense, chère amie... Alors, ce pauvre
baron est malade?

--Une attaque d'hystérie, moi j'ignorais que les messieurs en eussent.
Ah! vous êtes une effroyable personne!

--Je ne saisis pas le motif de votre colère, fit Mary, qui rajustait un
peu sa coiffure, est-ce parce que je me promène le matin ou parce que
le baron est malade, que vous me querellez?

La comtesse la serra soudain contre son sein palpitant...

--Je me moque de lui, tu sais ... je t'en veux de ne pas me dire tout
... tu aimes donc les hommes, toi?

Mary éclata. Positivement, la naïveté fabuleuse de cette petite
mondaine était adorable. Elle la repoussa avec un geste ironique.

--Calmez-vous, Madame, en vérité, l'hystérie est à la mode. Que chacun
garde ses névroses, moi je vous déclare que vos jeux de pensionnaire ne
me suffiraient pas du tout!

La comtesse lui baisa la main, lui relevant son gant avec une feinte
humilité.

--Oh! toi, dit-elle, tu es une tigresse, et c'est pour cela que je
t'obéirai ... jusqu'à ce que tu m'obéisses... Je serai sage, tes
secrets seront respectés.

Fronçant les sourcils, madame de Caumont se tut.

Arrivées à l'extrémité du faubourg Saint-Germain, elles descendirent
devant une porte bâtarde et pénétrèrent par un escalier de service dans
la demeure de la comtesse.

Sur le lit de la chambre à coucher, un lit ruisselant de vieilles
guipures, le baron était assis, le visage ahuri, les mèches de ses
cheveux déjà grisonnants tout en désordre; il avait mis son pantalon,
il s'examinait devant une glace.

--Hein! marmotta-t-il, mes deux femmes!... Voilà ce que je voulais
voir... Si vous vous bécotiez, à présent que nous sommes de bons amis!

--Il radote, dit la comtesse indignée.

--L'accès est terminé ... répliqua la baronne, qui avait tâté le pouls
de son mari avec l'expérience d'un docteur. Monsieur, vous donnez
beaucoup de peine à cette excellente comtesse, il faudrait vous lever
et me suivre, sinon, je plaide!

--Oh! Mary ... sois généreuse!... partons vite... C'est elle qui me
racontait qu'elle voudrait t'avoir là, près de nous... J'en ai eu un
fou rire et des syncopes! Je sens bien que tu vaux mieux que moi!

Il s'habilla, se peigna, puis après avoir, dans un éclair de sa
galanterie chaste d'autrefois, effleuré les doigts de la comtesse, il
suivit sa femme.

--Je vous jure, c'est elle qui a voulu ces bêtises! ajouta-t-il, dès
qu'ils furent chez eux.

Mary écrivit une lettre charmante le soir même à madame de Liol, elle
lui fixait une heure pour le surlendemain, ayant besoin de s'entendre
de nouveau à propos de _leur époux_.

Le cocher Joseph déclara que la jeune femme, en lisant cette lettre,
s'était pâmée de joie et lui avait jeté un louis.

La comtesse vint, superbe, décolletée, provocante, flairant une
victoire, elle avait dévalisé un étalage de bouquetière et apportait
de quoi faire tout une couche de lilas blanc. Mary, hermétiquement
boutonnée, vêtue d'une robe de drap noir, gantée de Suède jusqu'à
l'épaule, conservait son air de dédain habituel. Le baron, caché par un
store, plus nerveux que jamais, attendait le résultat de la scène qu'on
lui promettait très folle.

--Enfin! s'écria la comtesse, se jetant au cou de Mary.

--Puisque vous le voulez!... répondit la fille du hussard, dont le bras
gauche replié derrière son dos paraissait tout agité. Le salon était
clos, les velours jaunes, rebrochés de soie en médaillon Louis XV,
s'égayaient d'un énorme feu crépitant, une chaise pompadour, devant
l'âtre, invitait aux ébats mystiques, et les lampes, voilées d'écrans
multicolores, donnaient une lueur de lune traversant des pierres
précieuses.

La comtesse s'affaissa sur la chaise longue, les paupières clignotantes.

--Qu'as-tu dit pour qu'il nous débarrasse de sa présence?

--Auriez-vous peur de ses sarcasmes, ma chère enfant? demanda Mary avec
un sourire froid.

--Non ... mais je t'aime pour moi seule!

--Êtes-vous si belle? mon Dieu, que vous brûliez de vous montrer à tant
de gens, hommes ou femmes? murmura Mary, demeurée debout.

Pour toute réplique, la comtesse dégrafa sa robe; elle était sans
corset, sa gorge de blonde, à cette lumière savante, produisait un
effet de statue grecque, et la chemise transparente avait la douceur de
flocons nuageux sur un marbre rose.

--Tu doutes encore? s'exclama-t-elle dépitée, voyant que Mary, fort
bourgeoisement, tisonnait les braises.

--J'attends la fin! dit la baronne, dont la réserve s'accentuait.

La comtesse lâcha ses jupes, qui s'écroulèrent à ses petits pieds
chaussés de satin.

Alors Mary se retourna, son bras gauche se tendit vivement et madame de
Liol poussa un cri atroce, son corps se renversa sur la chaise, marqué
au flanc d'une blessure fumante. Le tisonnier était rouge...

--Du secours! hurla le baron, s'élançant de sa cachette ... du secours,
elle l'a tuée!... Oh! Madame, vous êtes le pire des bourreaux!

--Monsieur, scanda Mary avec une dureté sinistre, je suis chez moi
et libre d'y punir comme il me convient un attentat aux mœurs...
Cette femme est votre maîtresse, vous étiez présent, votre rôle sera
grotesque si vous dites toute la vérité à la barre d'un tribunal...

Elle se retira, le laissant pétrifié en face de la malheureuse comtesse.

A trois semaines de là, madame de Liol, guérie, partait pour Nice. Son
cercle d'intimes prétextait l'état de sa poitrine, peut-être eût-il
fallu prendre la chose de moins haut.

Quant au baron, il avait, sous l'empire de ses crises assez
inexplicables, recommencé les pires fredaines. Tulotte, très vertueuse,
même étant grise, déclarait qu'elle quitterait l'hôtel si on ne
l'envoyait pas, avec son amoureuse manie, à Charenton. Joseph, le
cocher, pensait que Madame _avait eu des excuses_, et le docteur
appelé, un ancien ami de Célestin Barbe, plaignait beaucoup cette jeune
femme, obligée de se dévouer au monstre. Il leur conseilla le séjour de
_la Caillotte_, leur propriété de Fontainebleau, où le sergent de ville
était rare. Maintenant, avec le printemps, il fallait tout prévoir!

_La Caillotte_ était une petite villa que l'humidité de la forêt avait
rendue toute verte. On ne la distinguait pas dans sa pelouse et ses
bosquets, elle semblait faite de mousse comme une vieille tombe. Il n'y
avait point de fleurs; rien que des feuilles, myrtes, noisetiers, buis,
les mille variétés des liserons, des pervenches, plantes sauvages de la
ruine. Les croisées donnaient sur l'infinie perspective des routes de
chasse, l'ombre de ses bois l'enveloppait d'un reflet reposant, mais
bien lugubre aux heures du crépuscule. Dès le mois de mai, Mary voulut
que le don Juan vînt habiter avec elle ce coin d'Éden mélancolique.
Il fît une résistance opiniâtre, disant qu'on le sèvrerait là-bas de
ce qui lui paraissait un besoin absolu, et capitula dans un moment de
lassitude. Il se sentait très coupable, autant qu'elle; il ne pouvait
plus invoquer sa dignité d'époux.

Le baron, entrant dans le jardin, faillit se trouver mal, l'air pur le
grisait, son cerveau détraqué avait des élancements aigus; ses bras,
remplis de fourmillements bizarres, lui refusaient leur service; il
n'eut pas la force de retenir la grille à moitié rongée par la rouille,
et elle lui dégringola sur les reins.

--Je vous ai averti! cria Tulotte, exaspérée par ce second gâteux,
qu'on était obligé de suivre comme un garçon en bourrelet.

Le cocher ricanait.

--Joseph, dit la baronne, repoussant la grille, il faudra chercher un
serrurier. Où est notre concierge?

Le concierge, un jardinier boudeur et qui ne les attendait pas si tôt,
traversa la pelouse en maugréant. Tout à coup il s'arrêta stupéfait.

--Hein? Monsieur ... que désirez-vous?

--Tu es un abruti, mon vieux! dit le baron, s'appuyant aux hanches de
sa femme.

--Pardonnez-moi, Monsieur le baron, je ne vous reconnaissais plus!

Impatientée, Mary entraîna son malade du côté du perron.

--Ah! c'est bête!... il a dû avoir une fluxion de poitrine depuis six
mois! murmura le jardinier.

--Bah! répondit le cocher, adressant un signe d'intelligence à la
servante, qui détachait leurs malles, on a du tempérament quand on
possède une jolie dame.

Mary se retourna en haut des marches.

--Je pense que vous serez sage ici, dit-elle d'un ton presque doux, et
nous vous guérirons.

--Je le crois! soupira-t-il très humble, se serrant près d'elle,
craintif et allumé, l'œil vacillant comme une flamme qu'on éteint. Nous
serons comme des tourtereaux! ajouta-t-il.

Elle passa devant lui, la lèvre ridée d'un terrible rictus.

--Louis, déclara-t-elle, quand on a mené des maîtresses sous le toit
conjugal (et j'ai mes témoins), on n'a plus de femme. Mon rôle se
bornera à vous soigner. Rappelez-vous les ordonnances. Du reste, je
suis médecin, vous savez.

--Tu es une bonne amie! fit-il confus, mais je te supplie de ne pas me
rudoyer! Je suis plus désolé que toi de mon état. Quand la raison me
revient, je me logerais des balles dans la tête. C'est une honte! je
lutterai ... nous lutterons... J'ai une existence trop oisive, je vais
bêcher mes plates-bandes, semer des radis! Oh! je comprends que tu m'as
bien aimé pour brûler la comtesse ... ma belle jalouse, j'ai oublié ta
faute, va, tu es vengée à ton tour!

Ils visitèrent le logis, secouant les tentures, d'où tombaient des
masses d'araignées velues.

--Cela sent le moisi! répétait le baron, s'éloignant de ces bêtes avec
une horreur superstitieuse.

Sa chambre à coucher, faisant face à la forêt, était tapissée de vieux
lampas brun encadré de bois sculpté, et des grisailles, douloureusement
monotones, ornaient les meubles.

--Je voudrais dormir un peu; le chemin de fer m'a fatigué, dit le
baron, les jambes molles.

Elle le laissa chez lui pour aller arranger un pavillon qu'elle voulait
habiter, à l'autre bout de la maison.

Leur vie d'été débuta par une violente rechute du monomane, il s'était
lancé à la poursuite d'une petite fille de huit ans qui avait eu la
vilaine idée de lui faire une grimace. Le jardinier, indigné, la lui
ôta juste à temps et accabla de grossièretés ce maître perverti.

Mary, toujours calme, prononça des phrases vagues.

--Soyez patients, il est malade!

En attendant, le baron n'avait plus d'appétit, plus de graisse et
s'exténuait dans ses multiples rages d'amour. Le docteur se grattait
le menton, le sentant flambé. Il avait envie de l'isoler de sa femme;
seulement, elle refusait, désirant gravir ce calvaire tout entier. Une
fois le baron, vis-à-vis d'elle et en présence du médecin, eut des
manières de goujat.

--Vous voyez que je n'exagère pas! dit madame de Caumont, qui avait
rougi.

--Séparez-vous! risqua le médecin, trouvant qu'un malade pareil n'était
guère intéressant.

--Pour amuser un tribunal! répondit-elle avec amertume.

Le médecin sortit de _la Caillotte_ tout ému.

La digne nièce de l'homme honorable que pleurait la science, cette Mary
Barbe! Du reste, qu'elle satisfît ou non les passions de son époux, le
mal augmenterait malgré ce dévouement sublime.

Le baron avait des causeries funestes que Mary ne pouvait pas enrayer.
Tantôt il lui développait ses théories sur les passions contre nature,
tantôt il s'ingéniait à lui découvrir des perfections dont elle
ne se souciait pas. A l'ombre des frondaisons parfumées, dans les
senteurs saines de cette forêt majestueuse, il débitait ces histoires
malpropres, creusant les situations, répétant les mots crus. Les amours
des femmes entre elles le hantaient.

Il prétendait que la pauvre comtesse avait injustement souffert. Si
sa petite Mary était gentille, elle lui pardonnerait un jour; ce
serait bien drôle! Tous les viveurs spirituels tolèrent ces choses;
des préjugés, il n'en fallait plus. Notre siècle était le siècle des
plaisirs élégants. Sans jalousie on faisait une triple noce qu'on
oubliait à l'aurore, après son bain.

Pendant l'Exposition de 1878, et en Russie, il avait vu des régiments
de ces jolies pécheresses, des créatures du meilleur monde, et il
citait les noms, les rues, les hôtels.

Silencieuse, Mary l'écoutait, sucrant ses potions, les dents serrées,
les yeux fixes, songeant aux ruts puissants et pourtant pudiques des
carnassiers au fond des bois. Un loup, c'eût été beau devant l'homme de
ce siècle des plaisirs élégants.

Paul Richard avait loué une chambre à l'auberge pas loin de leur
villa. Dès que la nuit épaississait l'ombre des grands arbres, il se
glissait comme un voleur le long du jardin. Le cocher lui donnait
des renseignements et, selon l'humeur de Monsieur, Madame venait le
rejoindre dans le pavillon formant une espèce de tourelle moyen âge à
la maison.

Ils avaient, au dessus des serres, une pièce immense garnie de cretonne
rose, avec un lit splendide en ébène massif. Des placards et des bahuts
étaient là pour toutes les alertes possibles. Souvent, Paul dormait
le matin, puis, lorsque Mary était allée réveiller le baron, il se
réveillait aussi, s'échappait par la porte des serres, n'ayant plus de
remords. Mais une nuit il eut une vision affreuse qui le désespéra.
Son père, tâtonnant par les corridors, renversa un meuble et il fit
irruption dans la salle où on s'aimait. Il entra titubant comme un
homme ivre, la bouche tordue, les yeux tragiques. Paul se jeta par
terre entre la muraille et le lit, ne respirant pas. Ou le mari savait
tout une seconde fois, ou c'était un cauchemar hideux.

--Mignonne, supplia le pitoyable époux, j'ai du feu dans les veines,
oh! je t'assure, je ne veux pas te faire mal, je ne te toucherai pas
... je vais m'asseoir, là, sur le tapis, et je dormirai. Mon lit est
criblé de pointes d'acier, j'ai les reins meurtris! Ma petite reine,
veux-tu?

Et il joignait les mains comme jadis Paul Richard le faisait quand elle
le torturait de ses refus.

--Canaille! rugit la jeune femme, se dressant toute échevelée de sa
couche.

Paul se boucha les oreilles.

--Mary, larmoyait-il s'agenouillant, le front abîmé sur les couvertures
tièdes, tu m'aimais bien il y a trois ans!

--Voulez-vous sortir, ou je sonne! répliqua-t-elle, frémissante de
dégoût.

--Et si je veux pas sortir, moi, na! dit-il, riant d'un rire idiot.

Avant que Paul eût la pensée d'intervenir, elle bondit en arrière,
décrocha un fouet qui se trouvait dans une panoplie de chasseur et lui
cingla le visage si brutalement qu'il prit la fuite, éperdu.

--Mon père! gronda l'étudiant, se levant affolé. Je te défends de
frapper mon père!

Tous les deux ils se regardèrent un instant, la mine sombre.

--Je veux t'oublier! déclara le jeune homme, dont le sang avait reflué
au cœur.

--Je crois que tu ne pourras pas, mon cher! ricana-t-elle en se
recouchant sur ses magnifiques cheveux d'un noir que le rose des
rideaux et des couvertures faisait plus intense.

Il éteignit la veilleuse, s'habilla, descendit l'escalier sans
précaution, puis il courut le restant de la nuit parmi les bêtes de
la forêt. Une semaine s'écoula; le baron, après un dîner fin qu'il
avait demandé comme une suprême consolation, s'effondra, les jambes
paralysées, au milieu de la pelouse où il était allé déguster un verre
de cognac. Tulotte, déjà très gaie, lui posa des questions légères.

--Ma foi, baron, lui dit-elle, vous mériteriez que votre femme vous
trompât... Est-ce que vous allez embrasser l'herbe? Vous auriez fait un
charmant hussard, ma parole, toujours vainqueur!

Quand elle s'aperçut qu'il râlait, elle rassembla les domestiques; on
le mit au lit, et Mary lui fit des sinapismes. Joseph avait envie de le
veiller à sa place, mais elle refusa.

--C'est un monstre malade... Je le soignerai jusqu'à ce que le médecin
me le défende. Si j'aime un autre homme, il faut que j'expie cet amour.

Madame de Caumont, quand la nuit fut close, chargea le cocher d'un
billet pour Jean Richard, s'il était resté à son auberge. Tulotte,
impressionnée par la catastrophe et le cognac, se coucha de bonne
heure; la femme de chambre visitait Fontainebleau avec un cousin
militaire. Mary était seule.

--M'oublier? se disait-elle accoudée à l'appui de la fenêtre, serait-il
capable de m'oublier?... Cela dure trop!

A cette heure, absolument douce, faite des tendresses de toute la
création, elle aima son amant comme elle ne l'avait jamais aimé. Puis,
écartant les rideaux du chevet, elle examina son malade.

Le baron avait l'œil brillant, les narines dilatées, il agitait, d'un
mouvement sénile, ses mains devenues osseuses.

--Je t'aime bien ce soir, mignonne! marmottait-il, et sans ces diables
de jarrets qui me manquent, je te prendrais de force!

N'ayant plus que son désir abominable fixé sous son crâne, il ne savait
plus ni où il était ni où il irait, heureux que la femelle de ce beau
printemps fût là, sa femme, sa Mary mignonne, brune comme la splendide
nuit, avec ses beaux yeux d'un clair d'acier, une double étoile
d'amour, et il se tuait en d'ignobles extases.

--Je souffre bien! bégaya-t-il, essayant de toucher au moins sa robe,
mais elle se dégagea, laissa retomber le rideau. Elle prit une tasse
de lait, la sucra en y ajoutant quelques gouttes d'un flacon d'or et
une poudre. A ce moment même, Paul pénétrait dans leur chambre rose; il
en fit le tour d'un regard rapide et, n'apercevant point sa maîtresse,
il alla droit à l'appartement de son père. Il ouvrit la porte avec
précaution. Mary, distraite de l'œuvre qu'elle accomplissait, se
redressa: elle fut effrayée par les prunelles de braise du jeune homme;
il tremblait de tous ses membres, et pourtant une résolution solennelle
se lisait sur sa figure bouleversée.

--Mary, dit-il à voix basse, donnez-moi ce lait, je meurs de soif et
mon père n'en a pas besoin!

Elle tressaillit: il finissait donc par comprendre.

--Tu es fou! ton père ne dort pas! Et elle mit impérieusement son index
sur sa bouche.

--Ce lait! accentua plus fort l'étudiant, je le veux!

--Pauvre ami! pas de drame, je n'ai guère le temps de t'écouter.

Elle s'avança sur le seuil. Le baron entendit du bruit.

--Mignonne! chevrota-t-il, ne t'éloigne pas, je me meurs sans toi!

--Tout de suite, Louis, c'est le médecin qui arrive, tu es beaucoup
mieux! répondit-elle.

Paul Richard s'empara de la tasse et voulut la porter à ses lèvres.
Alors, elle la lui arracha et la lança par la croisée ouverte.

--Je m'en doutais! dit l'étudiant qui, chancelant, se retenait à un
fauteuil pour ne pas tomber.

--Va dans notre nid, fit-elle avec un sourire charmeur, je
t'expliquerai. Ce poison, ce n'était que de la cantharide... Depuis six
mois je lui en donne tous les soirs un peu ... mais ... tu n'en as pas
besoin, toi, mon cher amour! Je t'assure qu'il a bien la mort qu'il
mérite!

Paul rampa sur les genoux jusqu'au lit de l'agonisant, là, il baisa sa
main exsangue qui pendait.

--Pardonnez-moi, râla-t-il ... mon père ... je m'en vais ... pour
toujours...

--Mignonne! répétait encore le baron, car il ne trouvait plus d'autre
mot.

Paul s'élança vers le seuil, ne voulant pas l'achever par sa présence.

--Où vas-tu? interrogea Mary palpitante, où vas-tu?

--Je te méprise! laisse-moi!

--Mais je t'aime! reprit-elle, s'accrochant à son bras, je t'aime. Oh!
cœur de lâche qui ne comprend rien; lui mort, et mort sans qu'on puisse
deviner la cause de son trépas, lui mort, nous serons unis, cher enfant
que je veux tout entier, nous serons heureux librement. Ne t'en va pas!
va m'attendre _chez nous_, mon bien chéri!

Il la repoussa par un effort surhumain en lui tordant ses jolies mains
félines derrière le dos, parce qu'il sentait qu'elle le vaincrait
encore si elle le prenait au cou.

Alors, elle eut une muette fureur; elle se jeta, la bouche en avant,
le mordant à la hanche, et il dut lui laisser de sa peau pour pouvoir
s'enfuir.

Le baron mourut le lendemain matin dans des spasmes joyeux.

--Un cas de satyriasis bien étrange! dit le docteur pensif, en
constatant le décès.


XII


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Et l'année lugubre de son double veuvage écoulée, sa vie s'épanouit
en des exagérations à travers ce que les philosophes du siècle
appellent la _décadence_, la fin de tout. Avec amis, parasites ou
amants, elle courut dans les lieux mal famés qu'on lui vantait comme
endroits recélant de fortes horreurs, capables, en ébranlant ses nerfs,
d'étancher sa soif de meurtre. Après la _Gazette des Tribunaux_, les
comptes rendus des journalistes mouchards; la Morgue; les romans
naturalistes; les musées de cire du boulevard; les exploits des
empoisonneurs spirituels, il restait encore les brasseries de femmes
dans lesquelles, par bonheur, une fois, on pouvait être témoin d'une
sanglante scène de jalousie, les maisons capitonnées, bien closes, où
l'on fustige des vieillards décorés; les cabarets de lettres où de
jeunes garçons, presque des enfants, causent de la possibilité de tuer
leur mère dès qu'ils l'auront violée; où des gens, un peu ridicules,
décrivent sur leurs bocks de bière frelatée ce qu'ils oseraient sans
la préfecture de police; les bals musettes où le souteneur, désormais
reconnu comme _espèce_ par la société, ayant une raison presque légale
de vivre, explique aux curieux devant lesquels il pose, les doigts
aux entournures du gilet, le _trois-ponts_ en arrière, sa manière
d'_estourbir_ une _marmite_ récalcitrante et vous invite même à
contempler sa belle, râlante des derniers horions reçus.

La _Boule noire_, l'_Élysée-Montmartre_ lui fournirent des
distractions, piètres d'ailleurs, mais elle allait toujours, espérant
trouver dans un coin inexploré et moins voulu que les autres la vision
de la Rome terrible se disputant les sexes sous des voiles de sang.
Durant des nuits, elle voyageait suivie de ses fidèles, de bouges en
bals de barrières, très lasse de la triste monotonie des querelles.
Ceux qui sortaient leur couteau étaient toujours des individus
étrangers aux mœurs nouvelles, des Italiens, des ouvriers de la
province, quelques anciens soldats déserteurs. Au demeurant, le crime
arrivait à ressortir moins sale que l'attitude des victimes, les femmes
n'avaient aucune idée de se défendre et les hommes criaient au secours
avant même d'être frappés.

Une période de lâcheté universelle. Elle ne prenait pas plus le parti
de celle-ci que de celui-là. Ces batteries canailles sentaient le musc
comme, en crachant, les gueules des petits chats furieux; une afféterie
regrettable se mêlait à ces drames, leur donnant tout de suite des
airs de vaudeville. Le matin, elle revenait chez elle, plus fatiguée
qu'étonnée, ne sachant même pas si elle avait pu risquer sa peau dans
sa tournée des bas-fonds.

A côté de sa demeure, une fois, elle rencontra un incendie, les
pompiers n'étaient pas là, elle s'exaspéra et voulut forcer ses
compagnons à grimper aux fenêtres pour éteindre. Ils éclatèrent de
rire, prétextant la fatigue de leurs équipées: elle était de plus en
plus folle. Est-ce qu'on gagne quelque chose à éteindre le feu de
son voisin? C'est vieux, le monsieur qui saute dans la chambre de la
demoiselle par une fumée intense et se suspend avec elle à un drap de
lit. Alors, elle les traita d'imbéciles, leur tournant le dos, sans
leur serrer la main. L'émulation du courage aussi était morte devant le
bouton de la sonnette d'alarme.

Ça regardait la municipalité, n'est-ce pas? Non! non! plus rien de
fougueux! Le sang fuyait des veines françaises et Paris, ce cœur de la
terre, ne battait plus le rappel des guerres lointaines.

Elle entassait pêle-mêle ses réflexions de détraquée, trop puissante
pour devenir veule, en s'endormant dans son grand lit solitaire.

Où était le mâle effroyable qu'il lui fallait, à elle, femelle de la
race des lionnes?... Il était ou fini ou pas commencé.

Du reste, quel plaisir l'assouvirait, maintenant que les hommes avaient
peur de ses morsures? Ah! ils la faisaient rire avec leur _décadence_,
elle était de la décadence de Rome et non point de celle d'aujourd'hui,
elle admettait les joutes des histrions dans le cirque, mais ayant,
assis près d'elle, sur la pourpre de leurs blessures, le patricien, son
semblable, applaudissant avec des doigts solides, riant avec des dents
claires et vraies.

Elle aurait bien volontiers offert sa couche au voleur des grands
chemins tel qu'on le représente, massacrant les gendarmes ou arrêtant à
lui tout seul une diligence du gouvernement; mais les vols manquaient
aujourd'hui de sauvagerie; que faire d'un voyou pâle qui a tiré sur
un unique sergent de ville et s'est ensuite cavalé à toutes jambes?
Où étaient les colères tonnantes des assassins contre la société
pourrie: Lacenaire, Papavoine, madame Lafarge? Crime pour crime,
c'était plus grandiose que les mièvreries d'Alphonse, le vitriol des
petites couturières, et les habitudes des mondains toujours hystériques
avant de frapper, évoquant des idées de folie pour soustraire leurs
misérables têtes à la guillotine. Une puanteur, cette série de femmes
coupées en morceaux! L'innovateur était peut-être excusable en son
génie malsain, mais que penser de ces imbéciles, suivant à la file avec
leurs quartiers de chair et, forcément, il en transpirait des racontars
d'égout salissant leurs tristes gloires. On devinait que le dépeçage
leur était suggéré par leur peur atroce d'être découverts. Ils ne
faisaient pas cela pour l'amour de l'art...

Mary se réveillait au soir, se demandant ce qu'on inventerait de neuf
pour se distraire, et elle s'habillait avec le soin minutieux d'une
jeune épousée.

Elle gagnait la trentaine, mais elle gardait sa beauté de créature qui
a de la santé à revendre. Le blanc de son œil conservait la teinte
nacrée qu'ont les regards de vierges, et cet œil, sans s'agrandir,
devenait long, ressemblant au rictus railleur d'une bouche mi-fermée.
Ses cheveux luisaient d'un éclat de pure sève, lourds, très rebelles,
se détordant sans cesse, noirs à la revêtir d'une nuit sinistre. Sa
pâleur dorée, accentuée par les veilles multiples, rendait tout le
sang de ses joues au sang de son cœur, toujours froid pourtant, mais
régulier comme une machine que rien ne doit enrayer.

Folle, elle l'était pour les passants qui la voyaient une heure; mais
l'épouvantable résultat des études que les intimes avaient faites sur
son organisation affirmait le calme de tout son corps; elle avait aimé,
elle n'aimait plus, elle prenait des amants une semaine, puis les
chassait.

Elle rôdait la nuit et dormait profondément le jour, ainsi que les
bêtes de carnage les mieux portantes; elle mangeait modérément,
buvait de même, adorait les bains glacés qui détendent les muscles et
garantissent des humeurs. Son être d'une chair incorruptible passait
au milieu des hystéries de son temps comme la salamandre au milieu des
flammes; elle vivait des nerfs des autres plus encore que des siens
propres, suçant les cerveaux de tous avec la volupté d'un cerveau
qui sait analyser à une fibre près la valeur de leurs infamies, et
avoue sincèrement qu'il regrette ses cruautés parce que beaucoup de
ses mets sont d'un goût douteux. Elle se serait trouvée sur un trône
qu'elle aurait fait de bonnes choses, mais rouler en atome parmi tous
les atomes de ce pays gangréné ne lui paraissait pas une mission...
Elle se contentait de jouir du spectacle, cherchant la satisfaction
de ses désirs de femme féroce sans s'inquiéter de la fin. La fin,
elle s'en moquait, cela durerait toujours autant que M. Grévy, pour
descendre à une plaisanterie banale, signe des temps de leur fameuse
_décadence_. Homme, elle aurait rêvé de politique; femme, elle était
trop habile et trop distinguée pour jouer un rôle absurde. Les petites
guerres enrubannées que l'on danse après souper chez certaine grande
républicaine, dont le but est de faire gagner un sou à celle qui tourne
l'orgue de Barbarie, lui répugnaient, et les bourgeois tenant pour un
roi l'égayaient. Quant aux créatures espionnantes, cadeau de la Prusse,
contrefaçon française des duchesses allemandes, elle ne comprenait pas
leurs déploiements de duplicité pour aboutir à des diamants ou à des
maisons de tolérance.

Au fond, elle sentait que l'honnêteté et la sanité sont des merveilles,
elle aurait voulu un pays comme la France des jours héroïques, alors
que ni la Bourse ni la Morgue n'étaient le rendez-vous de toutes les
classes, mais, ne visant point à la dignité de chargée d'affaires du
Créateur, elle laissait, avec un ennui mélangé de dédain, couler la
Seine dont le flot est épaissi par la décomposition des batailleurs qui
ont lutté jusqu'au suicide.

Et la nuit ramenait ses dévergondages de curiosités bestiales, ses
courses dans les ruelles empestées d'odeurs vicieuses, sous le domino,
en carnaval, ou dans la jupe d'une grisette, aux saisons moins
compliquées, s'appuyant à la hanche du dernier vainqueur, qui était
bien plus un vaincu, et qu'elle choisissait à la fraîcheur du teint
sans lui demander son avis, sans lui permettre de la questionner;
elle allait, infatigable, se grisant de ce mauvais vin qu'on appelle
l'émotion forte et qui n'atteignait, en elle, que la moitié de sa
raison. Parfois, une plaie nouvelle sortait hideuse des brumes, et elle
la touchait de son index rageur, la fouillant avec un plaisir éclatant
en traits d'ironie.

Une nuit, elle voulut quand même se faire inscrire au registre d'un
hôtel garni dont la réputation était horrible. De leur chambre, ils
entendirent bientôt des pleurs de femme qu'on criblait de coups.
Elle se leva, les narines ouvertes, flairant une scène drôle où elle
briserait quelqu'un légalement, elle enferma son amant, un petit
de dix-neuf ans, peu rassuré, ne comprenant rien à ses caprices
fabuleux, et elle bondit dans la bagarre. Deux souteneurs,--toujours
eux!--s'arrachaient une fille déshabillée; elle leur parla, le front
haut, la lèvre impérieuse, tenant son revolver tout prêt, mais ils
lâchèrent la dispute, la fille se mit à rire niaisement, en dissimulant
ses bleus, puis on s'arrangea, la dame était bonne, par exemple, on
avait trop peur des sergots pour s'assassiner! Et l'échauffourée n'eut
pas d'autre suite qu'un compliment à l'adresse de la dame, une jolie
personne, une égarée du boulevard, pour sûr!

Le lendemain, Mary, par hasard, lut un journal donnant les détails
d'un crime commis dans l'hôtel borgne en question; elle se rendit à
la préfecture de police, outrée de ce que ces gens-là n'avaient pas
eu le courage de la tuer devant elle. Et comme le chef de la sûreté
l'interrogeait sur la cause de son séjour nocturne chez des misérables,
elle répondit!

--Monsieur, j'allais voir un crime, mais je suis partie trop tôt!

Pensant qu'elle cachait une intrigue amoureuse, le prudent
fonctionnaire n'insista pas, car elle lui avait fait passer sa carte,
fleurie d'un tortil authentique, et les souteneurs, casquette basse,
vantaient son courage à défendre la pauvre tuée.

Enfin, elle eut la bonne fortune de plonger dans un dernier gouffre,
plus nauséabond et plus puant le crime que tous les autres, et ce
gouffre était à sa porte, il conservait un aspect de gaieté légère qui
avait trompé son flair de sadique. Une nuit de carnaval, elle revenait
de l'Opéra avec des journalistes quelconques, lorsqu'elle eut la tenace
volonté de descendre prosaïquement à Bullier, malgré les réflexions
maussades de ces messieurs. Il fallut s'entendre huer par certains
étudiants, êtres d'une désespérante banalité, se servant des scies les
plus grossières et perdant, en chaque soirée de bocks, leurs allures de
frondeurs spirituels des temps de Murger; il fallut écouter les menaces
des grues, moins bien grimées que _de l'autre côté de l'eau_ et tout
aussi mangeuses d'argent. Les journalistes grommelaient des phrases
équivoques; Mary, drapée de son domino de velours sombre, le loup
collé à la face, les suppliait de prendre patience, ils souperaient
à l'aurore, voilà tout, et ils pensaient bien que les gens de la
baronne de Caumont savaient se servir des réchauds. D'abord, elle fut
saluée par de véritables hurlements; le domino à Bullier, c'était une
aristocratie intolérable. Elle eut de la peine à se caser dans les
galeries, ayant autour d'elle ses invités frémissant de dégoût.

Cette femme, exquise à table et généreuse de bourse, leur paraissait
maintenant tout à fait ignoble avec ses débauches crapuleuses... Si
cela continuait, elle les exposerait à des gifles pour leur plus grande
gêne, car on ne se battrait pas en son honneur. L'honneur de la baronne
de Caumont! une histoire ancienne!... Et ils se poussaient du coude,
la regardant se pencher sur la balustrade, ses mains gantées de gants
paille jointes dans une attitude méditative, ses yeux étincelants
derrière le masque, la longue traîne de son domino loutre tournée
autour d'elle comme la queue monstrueuse d'une hydre. Les dentelles
ne cachaient pas la bouche fine et rose, d'une étroitesse de blessure
qu'on ne pourrait jamais cicatriser; par instant les dents saillaient,
lividement blanches. Elle attendait quelque chose qui ne voulait
plus venir. Elle souffrait, n'étant pas encore blasée et voulant des
émotions comme l'ivrogne veut de l'eau-de-vie. Ah! bien oui, l'honneur
de la baronne de Caumont! l'honneur des dames de la névrose parisienne
quoique titrées, menant un train d'enfer! Bon rapport de scandale pour
les journaux à la mode... Autrefois, on les aurait défendues peut-être
contre les lanceurs d'ordures, mais aujourd'hui, merci-Dieu, tout était
changé, une femme n'était plus une femme: prostituée, grande dame et
princesse, tout roulait pêle-mêle dans une cohue pareille à ces foules
de Bullier salies du reflet vulgaire de ces globes multicolores.
Eux-mêmes donnaient l'exemple, mangeant leur souper et bavant ensuite
sur leurs jupes. La joyeuse débandade, hein? que les célébrités
femelles leur déroulaient chaque nuit à travers la fumée de leurs
cigares. Plus de mères, plus d'épouses, plus de jeunes filles ... rien
que de la copie pour le _Gil Blas_.

Tout d'un coup, la baronne de Caumont se dressa étonnée. Elle avait
aperçu le profil d'une tête charmante, un profil grec. Elle désigna la
créature à Lucien Laurent, qui se trouvait à sa gauche.

--Tenez! lui dit-elle, Lucien, vous me raillez quand je vous raconte
mes répugnances pour les passions entre femmes et vous ne me croyez
pas de mon siècle. Eh bien! en voilà une que j'aimerai, si elle est à
vendre.

--Ça, murmura Lucien, retenant un éclat de rire ... c'est un homme
déguisé.

Tous se groupèrent pour le suivre des yeux. En effet c'était un éphèbe,
à tant l'heure, merveilleux de coquetterie intuitive, vêtu en pierrelle
de satin crème, aux décolletages fourmillant de dentelles, il avait
la peau fraîche, les gestes candides d'une ouvrière qu'on a trop
endimanchée.

Pétrifiée, Mary de Caumont le dévorait de ses prunelles claires qui se
fonçaient. Un homme? Elle n'avait jamais vu ceux-là de près. Elle prit
le bras de Lucien et rentra dans le bal. Il ne restait que quelques
enragés noceurs avec des filles non levées, les plus laides.

Une société bizarre remplaçait à présent les étudiants désertant la
salle, les quadrilles accentuaient leurs pas scabreux et des brutalités
soudaines secouaient les danseuses. Des habits noirs, le gilet très
ouvert, se promenaient gravement avec des perles à la chemise, des
gants immaculés.

Bullier était devenu méconnaissable. Du large escalier descendaient des
travestissements plus fantastiques, on eût dit que les acteurs de la
joyeuse comédie cédaient leur place à des traîtres de mélodrame.

--L'heure des tapettes! dit laconiquement Lucien Laurent qui avait déjà
constaté la chose autre part.

Ils surgissaient en bandes serrées de huit ou dix, mieux habillés que
les femmes, de nuances plus éclatantes, d'étoffes plus coûteuses.
Il y en avait en dames du monde se traitant de _ma chère_ et de _ma
mignonne_, portant des sorties de bal garnies de cygne sur leurs
bras nus cerclés d'or; quelques-uns en paysannes Watteau, criblés de
fleurs des pieds à la gorge et corsetés solidement comme des tailles
de poupées, plusieurs en peplum attique serti de camées; beaucoup en
mère Gigogne, très sveltes dans des crinolines du temps de l'empire.
Ce monde nouveau se remuait avec des grâces de perverties, jouait de
l'éventail, réclamait des bouquets perdus, et saluait de loin les
habits noirs mélancoliques.

--Est-ce qu'ils ne vont pas être chassés? fit la baronne Mary,
frissonnant en dépit de ses hardiesses coutumières.

--Allons donc! nous sommes en carnaval! répliqua Lucien.

A la faveur de ces spéciales nuits d'orgies, le cloaque débordait
tranquillement dans cette salle naguère pleine des fils des meilleures
familles, et ils injuriaient les prostituées de l'autre sexe
réclamant leur morceau de chair qu'elles essayaient de leur disputer.
Ils avaient une espèce de cynisme, très différent d'ailleurs, ne
provoquant pas les hommes qui les regardaient, mais laissant agir
les curiosités honteuses, sûrs d'en emporter _un_ sur le nombre. Ces
mêmes spectateurs, venant des bals plus élégants pour les trouver,
approuvaient la chasse qu'on avait faite aux souteneurs ... ils
n'auraient point chassé ces nouvelles _créatures_ qui les amusaient
en leur permettant une seconde de vice, par le regard. Mary reconnut
autour de la pierrette au profil de camée grec le fils d'un médecin
qu'elle avait déjà reçu du temps de l'oncle Barbe. Celui-là, fardé
discrètement comme une femme du monde qui imite une fille publique,
laissant deviner des bracelets sous sa manchette masculine, s'affichait
dans la compagnie de ces traînées de barrière, riant de leur rire
soumis, grasseyant de leurs accents ridicules, marchant de leur
démarche alanguie de chien dont on vient de casser les reins. Tout fier
d'une beauté qui lui donnait le droit d'être lâche, il ne se défendait
pas des injures voisines, ne relevait jamais une allusion, intéressant
par sa recherche même de l'ignominie. Du reste, un jeune homme bien
véritable ayant fait ses preuves de mâle, puis retournant aux bêtises
du collège, comme s'il ne voulait plus de ses vingt ans.

Mary s'arrêta.

--Hein? fit-elle le désignant à Lucien Laurent.

--Parbleu, on le dit; seulement plus on le dit et plus il est heureux,
c'est pour cela que je ne le crois pas.

--Votre avis?

--Mon avis est que si on le disait de moi, je vous répondrais: _je vous
jure que non_. Mais je ne réponds plus que de moi.

--Et encore! murmura la baronne à la fois dédaigneuse et gaie.

Mary était gaie parce qu'elle se sentait un but. Quand ses terribles
désirs de meurtre la reprendraient, sa conscience ne lui reprocherait
rien, si le choisi se trouvait un de ceux-là!

Elle ouvrait larges les narines derrière le velours du masque.
Ce serait une idéale volupté que lui fournirait l'agonie d'un de
ces hommes peu capable de se défendre d'une femme. Elle jetterait
son mouchoir, par une nuit de printemps, dans ce tas d'animaux à
vendre et elle l'amènerait chez elle, le couvrirait de ses bijoux,
l'entortillerait de ses dentelles, le griserait de ses meilleurs vins,
et, sans lui demander en échange autre chose que sa vie répugnante,
elle le tuerait, avec des épingles rougies au feu, l'ayant d'abord
attaché avec des rubans de satin sur son lit antique.

Un fin projet ... qu'elle ne mettrait pas à exécution, peut-être, mais
qui lui aurait illuminé la pensée durant bien des jours sombres.

--Messieurs, dit-elle rappelant sa cour, allons souper ... je vous
tiens quittes!

Comme un tourbillon, ils s'engouffrèrent dans sa voiture, se chuchotant
des remarques littéraires à propos de ces travestis.

Le lendemain, vers dix heures, Mary se leva maussade. Pour tuer
n'importe qui il faut compter avec la justice, si peu qu'il y en ait
dans un pays... Elle traversa la salle où le souper avait eu lieu et
heurta le corps de Tulotte abandonné le long de la table.

--Parbleu! grondait la jeune femme en secouant la vieille toute jaunie,
les yeux fixes, on m'accusera de vilaines mœurs et je ne voudrais pas
qu'on commît de ces erreurs sur mon compte. Aimant le sang, je choisis,
pour le faire couler, celui qui est le moins utile, voilà tout. Je ne
tiens pas à ce qu'on raconte que moi, la vraie femelle de l'époque
des premières chaleurs du globe, j'ai pu réellement aimer l'un de ces
insexués.

Elle continuait son raisonnement sur ce qu'elle avait découvert la
veille et ne s'apercevait pas que Tulotte, les bras raides, avait cessé
de souffler.

--Quelle triste gardienne tu me fais, ma pauvre Tulotte! lui dit-elle
en lui vidant une carafe sur la figure.

Alors, elle la laissa choir, sa tête rendit un son mat, très lugubre au
milieu de la débâcle des verres brisés, des bouteilles dorées près du
goulot et des corbeilles de fruits en filigrane scintillant.

--Elle est donc morte? cria-t-elle, comprenant enfin.

Aussitôt, elle sonna; les domestiques accoururent, s'affolant. Il
fallut demander un médecin, la mettre sur un canapé, essayer de la
saigner. Rien ne pouvait la rappeler désormais à ses devoirs de fidèle
institutrice, elle était bien morte d'une congestion, la face déjà
tuméfiée, les jambes roides comme celles d'une statue de bois.

       *       *       *       *       *

Mary ne voulut pas rester avec ce cadavre toute la matinée. Agacée des
cérémonies stupides qu'on préparait, elle fit atteler le coupé bas
et, prise d'un de ses caprices coutumiers en dépit de la circonstance
navrante, elle se rendit à la Villette; là, on lui avait indiqué un
débit de sang, espèce de cabaret des abattoirs où des garçons bouchers,
mêlant le vin à la rouge liqueur humaine, buvaient, se disant des
mots brutaux. Toute pâlie, dans ses fourrures de martre, moitié la
petite fille qui veut du fruit défendu, moitié la lionne qui cède à
l'instinct, elle se glissa parmi ces gens, tendit son gobelet comme
eux, but avec une jouissance délicate qu'elle dissimula sous des
aspects de poitrinaire.

Les garçons bouchers éteignirent leur pipe, jetèrent leur cigarette, la
plaignant, car ils la trouvaient belle...

Un brouillard froid tombait du ciel qu'on ne voyait pas; le coupé,
revenant, la roulait au travers d'une vapeur étrange sortie des
porches béants. La file interminable des bêtes condamnées serpentait
avec, de temps en temps, les râles sourds. Les senteurs vivifiantes
de ces chairs qu'on abattait lui montaient au cerveau, l'enivrant
d'une volupté encore mystique. Et elle songeait à la joie prochaine du
meurtre, fait devant tous, si l'envie la prenait trop forte, du meurtre
d'un de ces mâles déchus qu'elle accomplirait le cœur tranquille, haut
le poignard!





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