Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Récréations littéraires - Curiosités et singularités, bévues et lapsus, etc.
Author: Cim, Albert
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Récréations littéraires - Curiosités et singularités, bévues et lapsus, etc." ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



NOTE DE TRANSCRIPTION

  * Le texte en gras est représenté =en gras=, le texte en italiques
    _en italiques_ et le texte en petites capitales en MAJUSCULES.

  * Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
    corrigées.

  * L’orthographe d’origine a été conservée. La ponctuation n’a pas
    été modifiée hormis quelques corrections mineures. Les points
    de suspension ont été normalisés à trois points.

  * Les astérismes (trois astérisques disposés en triangle) sont
    rendus par trois astérisques en ligne.

  * À la p. 82, les lignes “Pour _touchée_.” et la précédente ont été
    permutées pour que, comme dans le reste du livre, une ligne
    d’attribution suive immédiatement les vers qu’on cite.

  * À la p. 222, la date de décès d’Émile Zola a été corrigée: la date
    correcte est 1902, non 1905.



RÉCRÉATIONS LITTÉRAIRES



DU MÊME AUTEUR:


=Ouvrages bibliographiques=

  _Une Bibliothèque_, l’Art d’acheter les livres, de les
  classer, de les conserver et de s’en servir (Couronné par
  l’Académie française)                                       1 vol.

  _Amateurs et Voleurs de livres_                             1 —

  _Le Livre_, Historique, Fabrication, Achat, Classement,
  Usage et Entretien (Couronné par l’Académie française)      5 —

  _Petit Manuel de l’Amateur de livres_                       1 —

  _Mystifications littéraires et théâtrales_                  1 —

  _Les Femmes et les Livres_                                  1 —


=Ouvrages pour la jeunesse= (Librairie Hachette)

  _Spectacles enfantins_                                      1 vol.

  _Mes Amis et Moi_ (Couronné par l’Académie française)       1 —

  _Entre Camarades_                                           1 —

  _Fils Unique_                                               1 —

  _Grand’Mère et Petit-Fils_ (Couronné par l’Académie
  française)                                                  1 —

  _Mademoiselle Cœur d’Ange_                                  1 —

  _Contes et Souvenirs de mon Pays_                           1 —

  _Mes Vacances_                                              1 —

  _Le Petit Léveillé_                                         1 —

  _Les Quatre fils Hémon_                                     1 —

  _La Revanche d’Absalon_                                     1 —

  _Disparu!_ Histoire d’un enfant perdu                       1 —

  _Le Gros Lot_                                               1 —

  _Deux Cousins_                                              1 —



  ALBERT CIM

  RÉCRÉATIONS
  LITTÉRAIRES

  CURIOSITÉS ET SINGULARITÉS
  BÉVUES ET LAPSUS, ETC.

  «_Ubi plura nitent_...» (HORACE.)
  «Les choses singulières me réjouissent toujours.»
    (MADAME DE SÉVIGNÉ.)


  POÈTES ET AUTEURS DRAMATIQUES
  ROMANCIERS


  LIBRAIRIE HACHETTE
  79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS
  1920



  Tous droits de traduction, de reproduction
  et d’adaptation réservés pour tous pays.
  _Copyright par Librairie Hachette, 1920._



  MON CHER MAÎTRE

  HENRY MARTIN
  ADMINISTRATEUR DE LA BIBLIOTHÈQUE DE L’ARSENAL


    dont l’obligeance et la science m’ont toujours
    été d’un si précieux secours dans mes travaux
    bibliographiques.

      ALBERT CIM.



_En réunissant les curiosités et singularités, les bévues, lapsus,
etc., rencontrés par moi dans mes lectures, je n’ai obéi à aucun
sentiment hostile à nos grands écrivains, Corneille, Racine, Molière,
Hugo, Balzac, Flaubert, Daudet, Zola, Michelet, Sainte-Beuve, etc.,
dont, autant que personne, je goûte, savoure et admire les œuvres.
J’ai voulu me divertir, rien de plus._

«_Les choses singulières me réjouissent toujours,» avouait Mme de
Sévigné à sa fille_ (Lettre du 26 juin 1680).

_Elles produisent sur moi le même effet, et ce sont bien là
exactement des_ Récréations littéraires _que j’offre au public.
Puisse-t-il prendre, à lire ces anecdotes, ces bons mots, saillies et
drôleries, autant de plaisir que j’ai eu à les rassembler!_

_Comme nul n’est obligé, en bibliographie surtout, de croire autrui
sur parole, j’ai eu soin d’indiquer, autant que je l’ai pu, les
sources où j’ai puisé toutes les provenances de mon butin._

_A mon tour, maintenant, je prie le lecteur de vouloir bien excuser
les erreurs, bévues et lapsus que j’ai dû commettre et ai commis dans
mon travail._ Errare humanum est.

  A. C.



PRÉAMBULE

  Des bévues et non-sens littéraires, leurs causes les plus
  fréquentes. — Emploi irréfléchi de locutions courantes
  et de lieux communs. — Pléonasmes. — Inadvertances
  et ignorances. — Locutions vicieuses. Littré, son
  dictionnaire, sa compétence «universellement reconnue» (F.
  Sarcey). — Manques de goût et de sens critique. — Alliance
  de pensées disparates. — Style figuré. — Réminiscences
  mythologiques. — _Marinisme_, _gongorisme_, _euphuïsme_. —
  Un vœu de P.-L. Courier.


Les bévues et non-sens échappés à la plume des écrivains ont pour
origine l’ignorance, l’inattention ou le manque de goût, le manque de
jugement et de sens critique.

L’emploi irréfléchi de certaines locutions courantes, lieux
communs et métaphores usuelles, engendre facilement de disparates
associations de pensées ou de mots, et donne ainsi lieu à des
bizarreries de style.

Prenons, par exemple, les locutions: _le char de l’État, sur un
volcan, en herbe, de main de maître, mettre le pied, de pied ferme,
fouler aux pieds, couper_ ou _fendre un cheveu en quatre, figure
humaine, pierre de touche, poule aux œufs d’or_, — nous obtiendrons
des phrases de ce genre:

«_Le char de l’État_ navigue _sur un volcan_.» (Style de Joseph
Prudhomme, dit la _Revue bleue_, 7 avril 1900, p. 429.)

«Cette débutante est véritablement une étoile _en herbe_ qui chante
_de main de maître_.» (Cité par Armand SILVESTRE, _Les Farces de mon
ami Jacques_, p. 289.[1])

  [1] En règle générale, je n’indique le nom de l’éditeur et la
  date de publication que pour les ouvrages ayant eu plusieurs
  éditions _différentes_, et je ne mentionne le lieu de publication
  que pour les ouvrages édités ailleurs qu’à Paris.

«Nous pénétrâmes dans une de ces forêts vierges où _la main_ de
l’homme n’a jamais _mis le pied_.»

«_Ce cœur_... attend _de pied ferme_ toutes les rigueurs de son
infortune.» (_La France galante_, dans BUSSY-RABUTIN, _Histoire
amoureuse des Gaules_, t. II, p. 106; Delahays, 1858.)

«Les droits des Canadiens-Français ont été _foulés aux pieds_ par
_des mains_ sacrilèges.» (Extrait d’un journal anglais, dans _La
Presse de Montréal_, 16 janvier 1913.)

Et cette attestation d’une autre feuille canadienne, _L’Avenir du
Nord_, de Terrebonne, 24 janvier 1913:

«_L’Action Sociale_ a d’abord écrit qu’elle détestait le libéralisme,
mais non les libéraux; aujourd’hui, elle se défend d’aimer les
libéraux. Ces subtils castors _fendent les cheveux en quatre_ pour
échapper à la logique des faits et cacher leur couleur politique.»

«Son chapeau bosselé, déchiré, n’avait plus _figure humaine_.»

«La sauce blanche est la _pierre de touche_ des cordons bleus.»
(_L’Opinion_, 25 juillet 1885.)

«L’étalon brabançon sera la _poule aux œufs d’or_ de la
Belgique.» (M. BRUYN, ministre de l’Agriculture en Belgique, dans
_L’Indépendance de l’Est_, 21 février 1900.)


                              * * *


Les pléonasmes, suites d’inadvertances, ne sont pas rares non plus:

«Le vieux médecin _exultait d’allégresse_». (Claude TILLIER, _L’Oncle
Benjamin_, chap. 10, p. 133; Bertout, 1906.)

«Les souvenirs _du passé_ se réveillant...» (Octave FEUILLET, _M. de
Camors_, p. 293; C. Lévy, 1888.)

Ou encore: «Les souvenirs _rétrospectifs_...», qui vont de pair avec
«Les prévoyants _de l’avenir_».

«Chacun, _surpris à l’improviste_...» (Émile SOUVESTRE, _Un
Philosophe sous les toits_, p. 49; M. Lévy, 1857.)

_Panacée universelle_ est un des pléonasmes les plus communs,
_panacée_, à lui seul, signifiant _remède universel, qui guérit tout_
(du grec, πᾶν, tout; ἄκος, remède).

«Ceux qui donnent la réalisation de leurs idées comme une _panacée
universelle_...» (Louis BLANC, _Organisation du travail_, p. 264.)

«Il avait trouvé la _panacée universelle_...» (H. DE BALZAC, _Maître
Cornelius_, dans le volume intitulé _Les Marana_, p. 289; Librairie
nouvelle, 1858.)

«C’était sa _panacée universelle_.» (George SAND, _Histoire de ma
vie_, t. IV, p. 220; M. Lévy, 1856.)

«Il croyait avoir découvert la _panacée universelle_.» (Émile ZOLA,
_Le Docteur Pascal_, p. 42.)

«Cette _panacée universelle_...» (Alphonse DAUDET, _Port-Tarascon_,
p. 187; Marpon et Flammarion, s. d.)

«Voilà la _panacée universelle_.» (J. BARBEY D’AUREVILLY, _Polémiques
d’hier_, p. 245; Savine, 1889.)

Voici quelques autres exemples d’inadvertances:

«Il portait un veston et un gilet à carreaux avec un pantalon _de
même couleur_.» (Léopold STAPLEAUX, dans _L’Intermédiaire des
chercheurs et curieux_, 20 décembre 1897, col. 772.)

«Il avait soixante-dix ans et paraissait _le double_ de son âge.»
(ID., _ibid._)

«Les deux adversaires furent placés à égale distance _l’un de
l’autre_.»

«D’une main elle lui caressa les cheveux, et, _de l’autre_, elle lui
dit...»

«Je t’embrasse, en attendant que je puisse le faire _de vive voix_.»

«Nous espérions vous serrer la main de _vive voix_», s’amuse à écrire
Jules de Goncourt à son ami Philippe Burty. (_Lettres_, p. 149,
novembre 1859.)

Un pompier, de service à l’Opéra, s’aperçoit que son casque, qu’il
avait posé dans un coin, a été rempli d’ordures: «Si je connaissais
celui qui a fait cela, s’écrie-t-il furieusement et à bout
d’expressions, _je lui prouverais le contraire_!» (Cité par H. DE
VILLEMESSANT, _Mémoires_, t. V, p. 163.)

Un brave cocher, rentrant le soir chez lui, fatigué et harassé,
s’exclame avec conviction: «Je voudrais être sûr d’avoir _autant_ de
pièces de quarante sous _que je vais dormir_ dans une heure!» (ID.,
_ibid._)

«Ce village est situé au centre du _triangle obtus_ que forment les
trois villes de Dijon, Châtillon-sur-Seine et Langres», écrit le
romancier Émile Richebourg (_La Petite Mionne_, t. I, p. 3), oubliant
que, s’il y a des _angles obtus_, il n’existe pas de triangles ainsi
qualifiés.


                              * * *


Fautes commises par ignorance:

«Ce vieillard impotent et _ingambe_ ne quittait plus son fauteuil.»
Comme si _ingambe_ signifiait sans jambes (_in_ privatif).

«... La guérison merveilleuse d’un officier de marine, _ingambe_
depuis neuf mois, guéri après quatorze jours de traitement.» (_Le
Journal_, 21 septembre 1910.)

_Compendieusement_ (_compendium_, abrégé) «exprime si bien le
contraire de ce qu’il signifie, que bien des gens y sont pris et lui
donnent le sens de _longuement_», a remarqué Géruzez (dans LITTRÉ,
art. Compendieusement).

Un exemple entre mille: «... Il se livre longuement et
_compendieusement_ à la composition des...» (GONCOURT, _Journal_,
année 1862, t. II, p. 58.)

L’adjectif _valétudinaire_ (qui est souvent malade, de _valetudo_,
santé, mauvaise santé) a été, nous conte Tallemant des Réaux,
rattaché au mot _valet_ et pris dans une singulière acception: «Mme
de Rohan estoit fort jolie... née à l’amour plus que personne du
monde... Pour des valets, elle a toujours dit en riant qu’elle
n’estoit point _valétudinaire_ (on appelle _valétudinaires_ celles
qui se donnent à des valets)...» (TALLEMANT DES RÉAUX, _Les
Historiettes_, Mmes de Rohan, t. III, p. 77-78; Techener, 1862.)

_Vêtissait_ pour _vêtait_, imparfait de l’indicatif de _vêtir_,
est une faute qu’on rencontre fréquemment, même chez des écrivains
de premier ordre et connaissant admirablement leur langue, comme
Paul-Louis Courier: «Elle prenait sa robe et se la _vêtissait_.»
(_Pastorales de Longus_, ou _Daphnis et Chloé_, livre I, p. 361;
_Œuvres_; Didot, 1865; in-18.)

Jean-Jacques Rousseau, qui écrit _inventaire_ pour _éventaire_: «Une
petite qui avait sur son _inventaire_ une douzaine de pommes» (Cf.
LITTRÉ, art. Éventaire), emploie un même mot dans une même phrase
à la fois comme adjectif et comme substantif: «Je suis toujours
malade et _chagrin_; on dit que la philosophie guérit _ce dernier_.»
(Lettre à Mme d’Épinay, août 1757; _Œuvres complètes_, t. VII, p. 75;
Hachette, 1864.) A la maréchale de Luxembourg, il écrit: «Je vois
avec _peine_, madame la maréchale, combien vous vous _en_ donnez
pour réparer mes fautes.» (Lettre du lundi 10 août 1761, p. 175.) Ce
qui rappelle le jeu de mot de Lope de Vega, à propos d’un aveugle
ivrogne: «Il n’y voit _goutte_, quoiqu’il _la_ prenne à chaque
instant.» (Dans Émile DESCHANEL, _Le Romantisme des Classiques_, t.
V, Boileau, p. 145, note 1.)

Les pronoms, comme le prouvent ces derniers exemples, sont souvent
cause de bizarreries de langage. Régulièrement, «un pronom ne peut
tenir la place que d’un nom déterminé, c’est-à-dire précédé de
l’article ou d’un adjectif déterminatif». On ne dira donc pas: Le
condamné a demandé grâce et l’a obtenue; mais: Le condamné a demandé
sa grâce et l’a obtenue. Dans sa _Recherche de l’Absolu_ (p. 199;
Librairie nouvelle, 1858), Balzac cite cette phrase grotesque:
«Monsieur Pierquin-Claës..., chevalier de la Légion d’honneur, aura
_celui_ de se rendre...» Et Henri Rochefort a dit plaisamment, dans
un numéro de sa _Lanterne_ (nº 1, 23 mai 1868, p. 4; réimpression
de Victor-Havard, 1886): «J’envoyai chercher une feuille de papier
ministre et j’écrivis à _celui_ de l’Intérieur pour lui demander...»

Et _bi-hebdomadaire, bi-mensuel_, dans le sens de deux fois par
semaine, deux fois par mois[2];

  [2] «BI-HEBDOMADAIRE, adj. Qui se fait, qui paraît _toutes les
  deux semaines_. C’est à tort que l’on prend _bi-hebdomadaire_
  comme signifiant qui se fait, se publie deux fois par semaine. Il
  faut dire en ce sens: _semi-hebdomadaire_.

  «BIMENSUEL, ELLE, adj. Qui se fait, qui paraît _tous les deux
  mois_, par opposition à _semi-mensuel_, qui s’applique à ce qui
  se fait, qui paraît deux fois par mois. — C’est une erreur de
  prendre _bimensuel_ pour exprimer deux fois par mois. _Bisannuel_
  signifie non pas deux fois par an, mais qui se fait tous les
  deux ans, qui dure deux ans. _Bimensuel_ ne veut pas plus dire
  deux fois par mois que _trimestriel_ ne veut dire trois fois par
  mois.» (LITTRÉ, _Dictionnaire_, Supplém.)

  C’est toujours à Littré que je me réfère de préférence, en raison
  de son indulgence et de sa judicieuse logique, et surtout parce
  que, chez lui, ce ne sont pas les grammairiens, mais nos grands
  écrivains, qui tranchent les difficultés et prononcent les
  arrêts. «Le _Dictionnaire_ de Littré... Cette œuvre immortelle
  renferme, sur le judicieux emploi de chaque terme, sur le sens
  et l’histoire de chaque mot, des explications et des exemples
  qui sont une mine inépuisable pour le grammairien. On ne
  saurait trop admirer et pratiquer ce prodigieux dictionnaire,
  dont les ressources, presque infinies, ne seront jamais assez
  connues ni assez appréciées du public.» (A. BRACHET et J.
  DUSSOUCHET, _Grammaire française_, Cours supérieur, Préface,
  p. VIII; Hachette, 1888.) «... Littré, dont la compétence est
  universellement reconnue.» (Francisque SARCEY, _L’Estafette_, 22
  juin 1886.)


_Dans le but de_, pour dans le dessein de, dans l’intention de[3];

  [3] «Cette locution, _dans le but de_, est très usitée
  présentement, mais elle n’est pas aisée à justifier. On n’est
  pas dans un but, car si on y était, il serait atteint...
  _Dans_ n’a pas le sens de _pour_... Cette locution ne pouvant
  s’expliquer... doit être évitée; et, en place, on se servira de:
  dans le dessein, dans l’intention, à l’effet de, etc.» (LITTRÉ.)


_Remplir un but_[4];

  [4] «Locution qu’on entend et qu’on lit tous les jours, mais qui
  est vicieuse; car on atteint un but, on ne le remplit pas...
  Cette faute doit être évitée soigneusement.» (_Littré._)


Ces chapeaux ont coûté vingt francs _chaque_, — pour chacun[5];

  [5] «_Chaque_ ne doit pas se confondre avec _chacun_; _chaque_
  doit toujours se mettre avec un substantif auquel il a rapport;
  _chacun_, au contraire, s’emploie absolument et sans substantif.
  C’est une faute de dire: ces chapeaux ont coûté vingt francs
  _chaque_; il faut vingt francs _chacun_.» (LITTRÉ.) En d’autres
  termes, _chaque_ est un adjectif, et _chacun_ est un pronom.


Être _à court_ d’argent, pour être court d’argent[6];

  [6] «Être _court d’argent_, et non être à court d’argent, qui est
  une locution fautive, puisque rien n’y justifie la préposition
  _à_.» (LITTRÉ, art. Court, Remarque 3.)


_Éviter quelque chose à quelqu’un_, au lieu de le lui épargner;


_Fortuné_, dans le sens de riche, qui possède de la fortune[7];

  [7] «_Fortuné_ ne doit pas être employé pour riche; c’est une
  faute née de ce que fortune, entre autres significations, a celle
  de richesse. Dans la logique du peuple, un homme fortuné est
  nécessairement un homme riche; c’est un barbarisme très commun
  dans la langue, et qui provient d’une erreur très commune dans
  la morale.» (Charles NODIER, dans LITTRÉ.) _Fortuné_ dérive du
  latin _fortuna_, sort, destin, succès, etc., et, de même qu’un
  homme _infortuné_ peut être riche, un homme _fortuné_ peut être
  très pauvre; le premier subit des malheurs, des infortunes; le
  second a du bonheur, de la chance, etc. _Fortuné_ ne signifie pas
  plus _qui a de la fortune_, que _successif_ ne signifie _qui a du
  succès_.


_Fixer quelqu’un_, pour regarder quelqu’un, fixer les yeux sur lui[8];

  [8] «Quelques Gascons hasardèrent de dire: _J’ai fixé cette
  dame_, pour: Je l’ai regardée fixement, j’ai fixé mes yeux sur
  elle. De là est venue la mode de dire: _Fixer une personne_.
  Alors vous ne savez point si on entend par ce mot: J’ai rendu
  cette personne moins incertaine, moins volage; ou si on entend:
  Je l’ai observée, j’ai fixé mes regards sur elle.» (VOLTAIRE,
  _Dictionnaire philosophique_, art. Langue française; _Œuvres
  complètes_, t. I, p. 406, édit. de journal _Le Siècle_.)


Le plus _infime_[9];

  [9] «_Infime_ n’admet ni plus, ni moins; il est le superlatif
  d’inférieur.» (LITTRÉ.)


_Invectiver quelqu’un_, au lieu de contre quelqu’un;


_Vendre la mèche_, au lieu de l’éventer;


_Naguère_, pour il y a longtemps;


Partir _à_ la campagne, au lieu de pour la campagne;


Une rue _passagère_, au lieu de passante;


_Il n’y a pas que lui qui_... au lieu de: il n’est pas le seul
qui...[10];

  [10] «A Rome, _il n’y avait pas que_ les esclaves qui fissent le
  métier de gladiateurs. Construction barbare, bien que fort usitée
  aujourd’hui. On n’en trouverait pas un seul exemple dans toute la
  littérature française avant la fin du dix-huitième siècle, dit
  Émile Deschanel... Grammaticalement, cette construction signifie
  précisément le contraire de ce qu’on veut lui faire dire quand on
  l’emploie aujourd’hui... Voici d’où vient la confusion: certains
  s’imaginent que cette tournure _il n’y a pas que_ est l’opposé de
  _il n’y a que_; tandis qu’au fond, soit grammaticalement, soit
  logiquement, ces deux tournures ne sont qu’une... En effet, en
  ajoutant simplement le mot _pas_ à la tournure _il n’y a que_, on
  croit ajouter une seconde négation à la première, ce qui serait
  nécessaire pour que l’une des tournures signifiât le contraire
  de l’autre; mais, en réalité, on n’y ajoute rien du tout, si
  ce n’est le mot _pas_, mot purement explétif, qui, soit qu’on
  le mette, soit qu’on l’omette, fait virtuellement partie de la
  première négation, et ne saurait, à lui tout seul, en constituer
  une seconde... _Ne_ tout seul, ou, à volonté, _ne pas_ n’est
  qu’une seule et même négation... (Émile DESCHANEL, _Journal
  des Débats_, 23 août 1860, dans LITTRÉ, art. Que, Remarque 1.)
  En place de la construction vicieuse: Il n’y a pas que lui qui
  ait fait cela, ajoute Littré (_Ibid._), on dira: Il n’y a pas
  seulement lui qui a fait cela, ou mieux: Il n’est pas le seul qui
  ait fait cela. Je n’ai pas vu que lui; dites: Il n’est pas le
  seul que j’aie vu.» «Ce solécisme est de nos jours très répandu,
  dit de son côté Émile Faguet (_Revue encyclopédique_, 1897,
  p. 965). On s’imagine qu’_il n’y a pas que_ est le contraire
  d’_il n’y a que_; c’est absurde: _pas_ n’étant qu’un mot de
  renforcement, _il n’y a que_ et _il n’y a pas que_ signifient
  absolument la même chose.»


_Soi-disant_, locution adverbiale invariable, qui ne doit jamais
s’appliquer aux êtres inanimés[11];

  [11] «_Soi-disant_ ne se dit jamais des choses. C’est une grosse
  faute que de dire: accorder de _soi-disant_ faveurs; s’étayer
  de _soi-disant_ titres.» (LITTRÉ.) Cette faute, Sainte-Beuve
  la commet fréquemment: «Des idées _soi-disant_ nouvelles.»
  (_Portraits littéraires_, t. I, p. 51; nouvelle édit; Garnier,
  s. d.) «Style _soi-disant_ gaulois.» (_Portraits contemporains_,
  t. III, p. 228; C. Lévy, 1882.) «La _soi-disant_ bienséance
  sociale.» (_Nouveaux Lundis_, t. I, p. 278; C. Lévy, 1885.) Etc.


_Sous le rapport de..._[12].

  [12] «_Sous le rapport de_ est une locution qui est devenue
  très commune. Elle est fort lourde et n’est pas exacte en soi.
  Une chose est en rapport avec une autre, est dans un certain
  rapport, a rapport avec; mais elle n’est pas sous un rapport; si
  elle était _sous_ un rapport ou _sur_ un rapport, elle serait en
  dehors du rapport; et, au fond, en s’en servant, on s’exprime
  inexactement. Elle ne paraît donc pas bonne à employer, et ceux
  qui écrivent avec pureté doivent l’éviter.» (LITTRÉ.)


Et tant d’autres locutions illogiques et incorrectes.

Mais, d’une façon à peu près absolue, nous laisserons ici de côté les
hérésies grammaticales, barbarismes et solécismes, pour ne considérer
que le sens de la phrase ou les erreurs de faits.


                              * * *


Voici d’autres exemples de singularités de style, dues à l’alliance
de pensées absolument différentes ou disparates:

«Il avait reçu deux graves blessures, l’une à la jambe, et l’autre _à
Waterloo_.»

«Cette fête tombe au printemps et _en désuétude_.»

«Le lapin est un animal timide et _nourrissant_.»

«Nous sommes trop heureuses de n’avoir plus qu’à _prendre patience et
de la rhubarbe_...» (Mme DE SÉVIGNÉ, lettre au Président de Moulceau,
4 février 1696; _Lettres_, t. X, p. 357; édit. des Grands Écrivains.)

«Force jeunes gens _de robe_ et _de Paris_ étaient allés à la
suite...» (SAINT-SIMON, _Mémoires_, t. I, p. 277; Hachette, 1871.)

«Une multitude de gens à pied suivaient en cheveux gras _et en
silence_.» (VOLTAIRE, _La Princesse de Babylone_, chap. II.)

«La truite _aime_ à être mangée vive; le brochet _préfère_ attendre,»
proclame _Le Cuisinier français_ (dans TOUSSENEL, _L’Esprit des
bêtes_, p. 279; Hetzel, s. d.)


                              * * *


Dans son article «Figure, Style figuré[13]» du _Dictionnaire
philosophique_, Voltaire mentionne plusieurs exemples d’incohérences
de style empruntés principalement aux poètes de son époque. «C’est le
goût, remarque-t-il très justement, qui fixe les bornes qu’on doit
donner au style figuré dans chaque genre. Balthazar Gratian[14] dit
que «les pensées partent des vastes côtes de la mémoire, s’embarquent
sur la mer de l’imagination, arrivent au port de l’esprit, pour être
enregistrées à la douane de l’entendement». C’est précisément le
style d’Arlequin. Il dit à son maître: «La balle de vos commandements
a rebondi sur la raquette de mon obéissance». Avouons que c’est là
souvent le style oriental qu’on tâche d’admirer.»

  [13] «_Style figuré_ par les expressions métaphoriques qui
  figurent les choses dont on parle, et qui les défigurent quand
  les métaphores ne sont pas justes.» (VOLTAIRE, _Dictionnaire
  philosophique_, Œuvres complètes, t. I, p. 390.)

  Les Orientaux ont toujours affectionné le style «figuré»: «Le
  jour est sur ton visage et la nuit dans tes cheveux», écrit un
  Arabe à sa maîtresse, qui avait le teint blanc et les cheveux
  noirs. (VOLTAIRE, Articles de journaux, IX, _Œuvres complètes_,
  t. IV, p. 626.) «Lorsque la flèche des arrêts divins est lancée
  par l’arc du destin, elle ne peut plus être repoussée par
  le bouclier de la précaution.» (Proverbe oriental, cité par
  Alexandre DUMAS et Dr Félix MAYNARD, _Impressions de voyage, De
  Paris à Sébastopol_, p. 175.)

  [14] Il s’agit très probablement de Balthazar _Gracian_
  (1584-1658), jésuite espagnol, «qui fut en prose ce que Gongora
  avait été en vers». (LAROUSSE).

Cyrano DE BERGERAC (1620-1655) se plaît fréquemment à écrire dans ce
style «figuré» et singulier: «... Je prévois que, de votre courtoisie
(ma belle maîtresse), je suis prédestiné à mourir aveugle. Oui,
aveugle, car votre ambition ne se contenterait pas que je fusse
simplement borgne. N’avez-vous pas fait deux alambics de mes deux
yeux, par où vous avez trouvé l’invention de distiller ma vie, et de
la convertir en eau toute claire? En vérité, je soupçonnerais... que
vous n’épuisez ces sources d’eau, qui sont chez moi, que pour me
brûler plus facilement», etc. (_Œuvres comiques_, Lettres satiriques,
V, p. 181; Delahays, 1858.)

Cyrano avait pu emprunter ses alambics et ses distillations au poète
Philippe DESPORTES (1545-1606), qui célèbre ainsi son amour:

    Mon amour sert de feu, mon cœur sert de fourneau,
    Le vent de mes soupirs nourrit sa véhémence,
    Mon œil sert d’alambic par où distille l’eau.

    Et d’autant que mon _feu_ est violent et _chaud_,
    Il fait ainsi monter tant de vapeurs en haut,
    Qui coulent par mes yeux en si grande abondance.

    (Philippe DESPORTES, _Poésies_, Diane, I, 49, p. 33; Delahays, 1858.)

Et Desportes était si satisfait de ces brûlantes comparaisons qu’il a
récidivé (p. 54):

    Il fit...
    De mon cœur son fourneau, ses charbons de mes veines,
    Mes poumons ses soufflets, de mes yeux ses fontaines.
    Qui, sans jamais tarir, coulent incessamment.

L’ARÉTIN (1492-1557) aussi et surtout est célèbre par son style
«figuré» et ampoulé: «Aiguiser l’imagination par la lime de la
parole... Pêcher, avec la ligne de la réflexion, dans le lac de
la mémoire... Mettre le pied de la maturité dans le chemin de
la jeunesse... Réfréner la bouche des passions avec le mors de
la réflexion... Joindre le bois de la courtoisie au feu de la
politesse... Planter le coin de l’affection au nom de l’amitié...
Ensevelir l’espérance dans l’urne des promesses menteuses...» Etc.
(ARÉTIN, _Œuvres choisies_, traduction P.-L. Jacob, p. XLIII;
Gosselin, 1845.)

Et le Maître Jacques de _L’Avare_ de Molière (V, 2): «Si je ne
vous fais pas aussi bonne chère que je voudrais, c’est la faute de
monsieur votre intendant, qui m’a rogné les ailes avec les ciseaux de
son économie.»

«Ne cessez de frapper avec le marteau de la réflexion sur l’enclume
de la méditation!» s’écriait un jour un de nos députés, pour
recommander à ses électeurs de ne jamais manquer de réfléchir avant
d’agir.» (_L’Écho de l’Est_, 23 novembre 1913.)

Les réminiscences mythologiques ont engendré parfois d’étranges
phrases, celle-ci, par exemple: «Les femmes ne haïssent pas les
mortels qui s’appuient _sur le bâton de Plutus_ pour entrer dans _les
bocages d’Amathonte_». (Mme GIROUST DE MORENCY [XVIIIe siècle], dans
Mary SUMMER, _Aventures d’une femme galante au_ XVIIIe _siècle,_ p.
234.)

Ce qui veut tout simplement dire que les femmes ne haïssent pas
les hommes qui ont recours à l’argent (dont Plutus est le dieu)
pour obtenir leurs bonnes grâces (Vénus avait à Amathonte, ville de
Chypre, un temple célèbre, entouré de bosquets de myrtes).

C’est ce style maniéré, tortillé et alambiqué, toujours fécond en
pointes ou _concetti_, ce style faux, si apprécié et renommé au
seizième siècle, qui a été connu en Italie sous le nom de _marinisme_
(du poète italien Marini ou cavalier Marin), de _gongorisme_
ou _cultisme_ en Espagne (du poète Gongora), d’_euphuïsme_ en
Angleterre, et de style ou esprit _précieux_ en France. (Cf. Émile
DESCHANEL, _Le Romantisme des classiques_, t. V, Boileau, p. 140; C.
Lévy, 1888.)

Pour conclure, n’oublions pas le sage avertissement et le vœu suprême
de Paul-Louis: «Dieu, délivre-nous du malin et du langage figuré!»
(P.-L. COURIER, Pamphlet des pamphlets, _Œuvres_, p. 240; Didot,
1865; in-18.)



I. — POÈTES ET AUTEURS DRAMATIQUES



I

  PIERRE CORNEILLE. Concetti, Cacophonies et Calembours.
  Galimatias simple et Galimatias double. Vers de Corneille
  qu’on rencontre dans Nicole et dans Godeau. Épître _à la
  Montauron_: éloges outrés. Traduction de l’_Imitation de
  Jésus-Christ_. — THOMAS CORNEILLE. Le plus grand succès
  dramatique de tout le dix-septième siècle.

  ROTROU. — THÉOPHILE DE VIAU. — DUMONIN. — PIERRE DU RYER.
  — JEAN CLAVERET: l’unité de lieu. — «Mourra-t-il ou Ne
  mourra-t-il pas?» — Napoléon Ier et A.-V. Arnault. —
  Crébillon le Tragique, Corneille et Racine.

  RACINE. Critiqué par Chapelain. Réminiscence. Remarque
  de Méry. Le mot «diligence». Changement de visage.
  Cacophonies. Un auteur de sept ans. _Athalie_ lue par
  pénitence. Racine déclaré «grossier et immodeste», «ni
  poète ni chrétien», etc. Mort et enterrement de Racine.

  MOLIÈRE. Son style. Acceptions des mots _flamme_, _cœur_,
  _main_, etc. Singularités de prosodie. Anachronismes.
  Cacophonies. Locutions favorites de Molière. Vers de
  Molière qu’on rencontre dans Corneille et dans La Fontaine.
  _L’Avare_ de Molière. Remarque de Sainte-Beuve.


Chez nos plus grands écrivains, on rencontre des négligences ou
inadvertances de style: _errare humanum est_.

Tout le monde connaît la turlupinade commise, bien à son insu, par
CORNEILLE (1606-1684) dans _Polyeucte_ (I, 1), qu’aurait enviée
Tabarin, et dont je me borne à rappeler les premiers mots:

    Et le désir s’accroît quand...

Non moins connu est ce pléonasme du grand Corneille (_Pompée_, II, 3):

    Il en coûta la vie _et la tête_ à Pompée.

Dans _Mélite_ (I, 4), Philandre dit à Cloris, sa maîtresse:

    Regarde dans mes yeux, et reconnais qu’en moi
    On peut voir quelque chose aussi parfait que toi.

Et Cloris de répondre:

    C’est sans difficulté, m’y voyant exprimée.

Philandre reprend:

    ... Mon cœur...
    Afin de te mieux voir, _s’est mis à la fenêtre_.

Dans _Clitandre_ (IV, 1 et 2), comédie d’intrigue très embrouillée,
nous voyons Dorise «crever, avec son aiguille», l’œil de Pymante, son
«amoureux dédaigné», et, au lieu d’appeler au secours et de se faire
soigner, Pymante se met, comme si de rien n’était, à nous débiter une
tirade de deux pages, pleine de pathos et de concetti:

    Où s’est-elle cachée? où l’emporte sa fuite?...
    La tigresse m’échappe...

Il est de Corneille encore (_Pompée_, I, 2) ce vers à calembour:

    Car c’est ne régner pas qu’être deux _à régner_,

qui a trouvé de l’écho dans un hémistiche attribué, mais à tort,
paraît-il, au vicomte D’ARLINCOURT (1789-1856):

    ... On l’appelle _à régner_[15].

  [15] Et Alexandre Dumas (_Mémoires_, t. VII, p. 8): «Je ne
  demande qu’une chose, c’est, si Dieu _m’appelle à régner_ sur la
  France...»

C’est à tort également, et par une erreur persistante, disons-le
en passant, que nombre d’ouvrages (par exemple: STAAFF, _La
Littérature française_, t. II, p. 1046; — Gustave MERLET, _Tableau
de la littérature française_, 1800-1815, t. I, p. 524; — LAROUSSE,
art. Arlincourt; — etc.) attribuent audit vicomte et à sa tragédie
_Le Siège de Paris_, représentée au Théâtre-Français en 1826, les
alexandrins suivants:

    Mon père, en ma prison, seul _à manger m’apporte_.
    J’habite la montagne, et j’aime _à la vallée_.

Ou bien, il faudrait admettre que le texte de cette tragédie a subi
des remaniements avant l’impression, contrairement à ce qui est dit
dans l’avant-propos du volume.

Voici ce qu’on lit dans une lettre jointe à cet avant-propos (p. X et
XI):

«... On m’avait annoncé que la tragédie de M. d’Arlincourt[16] était
constamment sifflée, et la salle absolument déserte: j’ai vu, à
toutes les représentations où j’ai assisté, la tragédie vivement
applaudie et la salle toute pleine. On m’avait soutenu que l’ouvrage
n’offrait aucun intérêt: j’ai remarqué que, pendant les cinq actes,
l’auditoire était constamment ému...

  [16] _Le Siège de Paris_, tragédie en cinq actes, par M. le
  vicomte d’Arlincourt, représentée pour la première fois sur le
  Théâtre-Français le 8 avril 1826 (Paris, Leroux et Constant
  Chantepie, 1826).

«D’après ce que j’avais lu dans les gazettes, je m’attendais à voir
une héroïne dans les fers, mourant de faim, et s’écriant avec douleur:

    Mon pauvre père, hélas! seul à manger m’apporte.

«L’appétit de ce pauvre père mangeant la porte d’une prison m’eût
singulièrement amusé. Quel a été mon désappointement! Point d’héroïne
dans les fers! Point de porte à dévorer! Point de situation à
laquelle puisse convenir le vers cité! Et je viens d’apprendre que
cette plaisanterie a été faite, il y a quelque douzaine (_sic_)
d’années, sur une tragédie de M. Le Mierre.

«... J’avais appris par cœur d’autres vers de la pièce; on m’avait
particulièrement désigné ceux-ci comme ayant été sifflés à la
première représentation:

    Mystérieux par goût, sauvage par système,
    Mon cœur est un abîme, et mon âme un problème.
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
    Voilà ces chevaliers que l’on nomme les preux! (_lépreux_).
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
    On l’appelle à régner (_araignée_).
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
    Ton nom connu te perd, ton inconnu te sauve.
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
    Rien sur ses plans secrets ne peut être éclairci.
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
    J’habite la montagne, et j’aime à la vallée (_à l’avaler_).
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
    Enfoncé dans le crime on n’en saurait surgir.
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
    Pour chasser loin des murs les farouches Normands,
    Le roi Louis s’avance avec vingt mille Francs (_francs_).

«Et beaucoup d’autres dans ce genre. J’ai acquis la certitude
qu’ils n’ont jamais été dans l’ouvrage: est-il une seule personne
raisonnable qui ait pu le penser?»

Voici, à cette occasion, quelques autres vers, cités souvent comme
exemples de cacophonie, d’ambiguïté et d’étrangeté:

Dans son ode _A la postérité_ (IV, 6, p. 362; _Œuvres de Malherbe_,
_de J.-B. Rousseau_, _etc._, Didot, 1858), J.-B. ROUSSEAU (1671-1741)
interpelle ladite postérité et la qualifie de «Vierge non encor née»:

    Vierge _non encor née_, en qui tout doit renaître,

vers dont le premier hémistiche est resté célèbre.

Célèbre aussi et maintes fois cité, ce vers de VOLTAIRE (1694-1778):

    No_n_, il _n_’est rie_n_ que _N_a_n_i_n_e _n_’ho_n_ore,

qui, dans les éditions posthumes, fut remplacé par celui-ci:

    Non, il n’est rien que sa vertu n’honore.
                                                   (_Nanine_, III, 8.)

De Voltaire encore, cet autre, moins connu, mais non moins dépourvu
d’euphonie:

    _T_ou_t_ ar_t_ es_t_ é_t_ranger; comba_tt_re _est ton_ par_t_age.
                                                     (_Brutus_, I, 1.)

Cet autre, encore de Voltaire:

    _T_u _t_’en van_t_ais _t_an_t_ô_t_; _t_u _t_e _t_ais, _t_u frémis,

qui se trouvait dans la tragédie d’_Ériphyle_ (V, 2), a disparu. (Cf.
le _Journal de la Jeunesse_, Supplément, 7 juillet 1888.)

L’abbé PELLEGRIN (1663-1745), originaire de Marseille, avait composé
une tragédie intitulée _Loth_, qui, dès le premier vers, tomba sous
les éclats de rire des spectateurs. Le principal personnage débutait
par cette touchante déclaration:

    L’amour a vaincu Loth! (_vingt culottes_).

«Il devrait bien en donner une à l’auteur!» interrompit un plaisant,
qui connaissait toute la misère de l’abbé[17].

  [17] Ajoutons, en note tout au moins, qu’un autre abbé, l’abbé
  Gaspard ABEILLE (1648-1718), fut victime d’une mésaventure
  analogue, et aussi sujette à caution d’ailleurs que celle de son
  confrère Pellegrin. Lors de la première représentation d’une des
  tragédies de l’abbé Abeille, l’actrice qui faisait le rôle d’une
  princesse et, au début, prononçait cet alexandrin:

    Vous souvient-il, ma sœur, du feu roi notre père?

  s’étant arrêtée court, ou bien la réplique tardant à venir, un
  loustic du parterre lança de sa plus belle voix cette riposte,
  désastreuse pour le succès de la pièce:

    Ma foi, s’il m’en souvient, il ne m’en souvient guère!
           (Edmond GUÉRARD, _Dictionnaire encyclopédique d’anecdotes_,
                                                         t. I, p. 13.)

  Racine, qui avait, comme on sait, un talent spécial pour les
  épigrammes, a utilisé ce mot dans son épitaphe de l’abbé Abeille:

          Ci-gît un auteur peu fêté,
    Qui crut aller tout droit à l’immortalité,
    Mais sa gloire et son corps n’ont qu’une même bière;
          Et lorsque Abeille on nommera,
          Dame Postérité dira:
    «Ma foi, s’il m’en souvient, il ne m’en souvient guère!»
         (RACINE, _Œuvres complètes_, Poésies diverses, t. II, p, 215;
                                                      Hachette, 1864.)

Malheureusement, l’histoire est apocryphe, assure-t-on. (Cf. B.
JULLIEN, _Thèses d’histoire_, p. 412 et suiv.; et LAROUSSE, art.
Pellegrin.)

A propos de l’abbé Pellegrin, qui

    Déjeunait de l’autel et soupait du théâtre,

on raconte que, comme il venait de faire représenter sa tragédie
de _Pélopée_, et se promenait, avec un de ses amis, dans le jardin
du Luxembourg, il vit à ses pieds une feuille de papier, que l’ami
ramassa. Elle était remplie, du haut en bas, de la même lettre: la
majuscule P y était tracée nombre de fois.

«Devinez, dit à Pellegrin son compagnon, ce que signifient toutes ces
lettres?

— C’est, répondit l’abbé sans hésiter, une page d’écriture qu’un
maître a donné à faire à l’un de ses élèves, et que le vent a
emportée.

— Pas du tout, réplique l’autre; ces lettres sont toutes des
initiales, et en voici le sens: _Pélopée, pièce pitoyable, par
Pellegrin, poète, pauvre prêtre provençal_».

Voici encore quelques autres exemples de cacophonies et amphibologies:

Dans le récit de la prise d’une ville et du carnage qui s’ensuit:

    Sur le sein de l’épouse on écrase _l’époux_,

nous dit l’auteur d’une tragédie jadis jouée à l’Odéon. (Cf. _L’Écho
de la semaine_, 6 octobre 1895.)

Dans un drame espagnol (_Ibid._), où l’on essaie de détourner le
roi de son amitié pour un indigne favori, le duc d’Alcala, un des
arguments présentés par l’auteur est celui-ci:

    Jamais à ton secours _Alcala vola-t-il_?

Ce qui nous remémore les fameux vers d’une autre pièce dont l’action
se passe aussi en Espagne, _Don Japhet d’Arménie_ (II, 2), de SCARRON
(1610-1660):

                            Don Zapata Pascal,
    Ou Pascal Zapata! Car il n’importe guère
    Que Pascal soit devant, ou Pascal soit derrière;

et aussi ce vers crépitant de la tragédie de _Manco-Capac_, de
LEBLANC DE GUILLET (1730-1799):

    Crois-tu d’un tel forfait _Manco-Capac capable_?

qui a aussi disparu du texte définitif. (Cf. BACHAUMONT, _Mémoires
secrets_, juin 1763, p. 76, note 1; Delahays, 1859.)

Et celui-ci, attribué au critique GEOFFROY (1743-1814)
(_Encyclopédiana_, p. 194; Garnier, s. d.):

    Vous, ministres _sacrés, non d’un Dieu_, mais d’un homme.

Puis:

    _O Rémus, dominez_ sur la ville éternelle.
                      (Dans QUITARD, _Dictionnaire de rimes_, p. 173.)

    La vache _paît en paix_ dans ces gras pâturages,

nous apprend le poète académicien TISSOT (1768-1854), traducteur des
_Bucoliques_ (dans TENANT DE LATOUR, _Mémoires d’un bibliophile_,
p. 219), cacophonie qu’il supprima, pour ne plus laisser (dans la
première églogue) que

    Le cerf léger _paîtra_.

Et VIENNET (1777-1868):

    Sous son _casque, Arbogaste_ avait un esprit _vaste_.

(Cf. _Larousse mensuel_, octobre 1912, p. 538.)

Et dans _La Franciade_ du même poète (Cf. STAAFF, _La Littérature
française_, t. II, p. 606, note):

    Les paysans fuyaient en emportant leurs _lares_.

Le _Télémaque_, ou du moins un fragment de ce livre, _Télémaque dans
l’île de Calypso_, a été mis en vers par un poète du nom d’Eugène
MATHIEU (1821-?), qui s’est amusé, dans cette parodie, «à plier la
langue française à toute sorte d’excentricités». Ainsi Calypso,
reprochant au fils d’Ulysse sa froideur à son égard et sa terreur de
Mentor, lui dit:

    Tu te tais, tant te tient ton tuteur tortueux,
    Dans d’odieux dédains des doux dons d’un des dieux!

(Cf. STAAFF, _ibid._, t. III, p. 863.)

Nous verrons plus loin, en parlant de Victor Hugo, cette drolatique
locution «comme un vieillard en sort», qui lui est faussement
attribuée.


                              * * *


Revenons à Corneille. C’est à propos de lui que Boileau disait qu’il
y avait deux espèces de galimatias: le galimatias _simple_, où
l’auteur, entendant ce qu’il avait voulu dire, n’a pas suffisamment
éclairci l’expression de sa pensée; et le galimatias _double_, où
l’auteur ne s’entend pas plus lui-même qu’il n’est entendu de ses
lecteurs ou auditeurs. Et, comme exemple de ce dernier genre de
galimatias, Boileau racontait ce qui advint à propos des quatre vers
suivants de la tragédie de _Tite et Bérénice_ (I, 2) de Corneille,
prononcés par Domitian, frère de Tite et amant de Domitie:

    Faut-il mourir, madame? et, si proche du terme,
    Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme
    Que les restes d’un feu que j’avais cru si fort
    Puissent dans quatre jours se promettre ma mort.

Baron, qui étudiait le rôle de Domitian, se trouva embarrassé par ces
quatre vers dont le sens ne lui paraissait pas très intelligible.
Il alla prier Molière, qui habitait dans la même maison que lui, de
vouloir bien les lui expliquer. Après les avoir lus et relus, Molière
lui avoua qu’il ne les comprenait pas non plus.

«Mais attends, dit-il à Baron; M. Corneille doit venir dîner avec
nous aujourd’hui, tu lui en demanderas l’explication.»

Dès que Corneille arrive, le jeune Baron lui saute au cou, selon son
habitude, car il l’aimait beaucoup, et lui soumet ensuite les quatre
vers dont le sens lui échappait.

Corneille les examine durant quelques instants, puis:

«Ma foi, dit-il, j’avoue que je ne les entends pas trop bien non
plus; mais récite-les tout de même: tel qui ne les entendra pas les
admirera.» (Cf. le _Musée des familles_, 1er août 1897; et Edmond
GUÉRARD, _ouvrage cité_, t. I, p. 504.)[18]

  [18] On a appliqué aussi cette anecdote à d’autres vers de
  Corneille, à un passage de sa tragédie d’_Héraclius_: cf. Émile
  DESCHANEL, _ouvrage cité_, t. I, p. 225-226; et _même ouvrage_,
  2e série, Racine, t. I, p. 241.

De même Klopstock, dans sa vieillesse, ne comprenait plus bien tous
les vers de sa _Messiade_:

«Il faut que je commence un chant pour le comprendre, déclarait-il
un jour. Si je le prends dans le courant, je ne retrouve plus le
sens, et je suis obligé de remonter, pour ressaisir mon idée.» (Cf.
SAINTE-BEUVE, _Chateaubriand et son groupe littéraire_, t. II, p.
182, note 1.)

Et n’a-t-on pas attribué à Victor Hugo cette plaisante réponse:

«Lorsque j’ai écrit ces vers, il n’y avait que Dieu et moi pour
les comprendre. Aujourd’hui, il n’y a plus que Dieu.» (Cf. Émile
DESCHANEL, _Le Romantisme des classiques_, t. I, p. 226).

Ce beau vers qu’on lit dans _Tite et Bérénice_ (V, 1):

    Chaque instant de la vie est un pas vers la mort,

se trouve textuellement dans les _Essais de morale_ de Nicole (Cf.
CORNEILLE, _Œuvres complètes_, t. IV, p. 371, note 1; Hachette,
1864), et ces autres, qui se trouvent dans _Polyeucte_ (IV, 2):

    ... Et, comme elle a l’éclat du verre,
    Elle en a la fragilité,

sont, textuellement aussi, empruntés à Godeau, l’évêque de Grasse,
qui lui-même les avait traduits de Publius Syrus:

    Fortuna vitrea est: tum, quum splendet, frangitur.

(Cf. MONTAIGNE, _Essais_, I, 40; t. I, p. 405, note 1, édit.
Louandre.)

Voici un enjambement ou rejet rencontré dans Corneille (_Le Menteur_,
II, 5), dont la hardiesse ne laisse pas de surprendre:

    Il monte à son retour, il frappe à la porte: elle
    Transit, pâlit, rougit, me cache en sa ruelle.

Ajoutons qu’on cite comme exemple d’éloges outrés et de platitude
la dédicace d’_Horace_ au cardinal de Richelieu, ainsi que celle de
_Cinna_ à M. de Montauron (d’où le nom d’_Épître à la Montauron_
donné depuis à ces flatteries exagérées et intéressées: cf. Honoré
BONHOMME, _Grandes Dames et Pécheresses_, p. 253-254; Charavay,
1883), et que le discours de réception de Corneille à l’Académie
«est un chef-d’œuvre de mauvais goût, de plate louange et d’emphase
commune». (SAINTE-BEUVE, _Portraits littéraires_, t. I, p. 44;
nouvelle édit., Garnier, s. d.)

De tous les ouvrages de Pierre Corneille, c’est sa traduction de
l’_Imitation de Jésus-Christ_, dont il se fit de la première partie
seulement trente-deux éditions, qui lui rapporta le plus d’argent.
Lui-même nous l’apprend; il racontait que son _Imitation_ lui avait
plus valu que la meilleure de ses comédies, et qu’il avait reconnu,
par le gain considérable qu’il en avait tiré, «que Dieu n’est jamais
ingrat envers ceux qui travaillent pour lui». (Cf. Jules LEVALLOIS,
_Corneille inconnu_, p. 288.)

Rappelons, à ce propos, que THOMAS CORNEILLE (1625-1709), le frère de
Pierre, est, de tous les auteurs dramatiques du dix-septième siècle,
celui qui obtint les plus grands succès au théâtre et y gagna le plus
d’argent. Sa tragédie de _Timocrate_, jouée en 1656, et que personne
ne connaît plus aujourd’hui, «fut le plus éclatant succès dramatique
de tout le dix-septième siècle». (Paul STAPFER, _Des Réputations
littéraires_, t. II, p. 252 et 286.)

«_Timocrate_ eut quatre-vingts représentations, dit de son côté
Laharpe (_Lycée ou Cours de littérature_, t. II, p. 273-274;
Verdière, 1817): les comédiens se lassèrent de le jouer avant
que le public se lassât de le voir; et ce qui n’est pas moins
extraordinaire, c’est que depuis ils n’aient jamais essayé de le
reprendre. Quand on essaye de le lire, on ne peut imaginer ce qui
lui procura cette vogue prodigieuse... Le héros de la pièce joue un
double personnage: sous le nom de Timocrate, il est l’ennemi de la
reine d’Argos, et l’assiège dans sa capitale; sous celui de Cléomène,
il est son défenseur et l’amant de sa fille. Il est assiégeant et
assiégé; il est vainqueur et vaincu. Cette singularité, qui est
vraiment très extraordinaire, a pu exciter une sorte de curiosité qui
peut-être fit le succès de la pièce... Il y a peu d’auteurs dont la
lecture soit plus rebutante que celle de Thomas Corneille, conclut
Laharpe».


                              * * *


Dans une de ses pièces, sa tragi-comédie de _Céliane_, ROTROU
(1609-1650) met en scène un amant qui se demande (II, 2); sa belle
lui ayant laissé le choix de ses faveurs:

    Que dois-je donc choisir, puissant maître des dieux,
    De la bouche, du sein, de la joue ou des yeux?

Il choisit le sein, et, devant le public, appuie ses lèvres sur ce
sein, pendant que sa maîtresse repose, étendue sur son lit. (Cf. LA
FONTAINE, édit. des Grands Écrivains, t. IV, p. 438, note 5.)

Dans une autre pièce de Rotrou, _Saint Genest_ (II, 2 ou 3), la
comédienne Marcelle, si férue de sa beauté et de ses charmes, s’écrie:

    Je foule autant de cœurs que je marche de pas.

Les beaux vers, les vers devenus proverbes, abondent chez Rotrou,
particulièrement dans sa tragédie de _Venceslas_:

    Qui veut vaincre est déjà bien près de la victoire.
                                                        (II, 2.)

    L’ami qui souffre seul fait une injure à l’autre.
                                                       (III, 2.)

    Je dérobe au sommeil, image de la mort,
    Ce que je puis du temps...
    Ce que j’ôte à mes nuits je l’ajoute à mes jours.
                                                        (IV, 4.)

Etc., etc.

C’est dans _Venceslas_ (IV, 5 ou 6) que se trouve ce vers prononcé
par la duchesse Cassandre, en même temps qu’«elle tire un poignard de
sa manche»:

    Voyez, voyez le sang dont ce poignard dégoutte!

Ce qui rappelle le fameux cri de la Thisbé de Théophile DE VIAU
(1590-1626):

    Ah! voilà le poignard qui du sang de ton maître
    S’est souillé lâchement. Il en rougit, le traître!

Citons aussi ce grotesque distique de la tragédie d’_Orbecce_ de
DUMONIN (1557-1586) (Dans Philarète CHASLES, _Études sur le seizième
siècle_, p. 178):

    Orbecce fréricide, Orbecce méricide!
    Tu seras péricide, ainsi que fillicide!

Et cet autre distique de Pierre DU RYER (1606-1658), dans sa tragédie
de _Scévole_:

    Ce peuple pour sa gloire, ennemi de la vôtre,
    Se nourrira d’un bras et combattra de l’autre.

«Quel est le sens de ces deux vers? se demande Laharpe (_Ouvrage
cité_, t. II, p. 272). Junie veut-elle dire que les Romains mangeront
et combattront en même temps, ou bien qu’ils mangeront un de leurs
bras et combattront avec l’autre? Les vers ont également ces deux
sens, et sont très mauvais dans tous les deux.»

Afin de respecter l’_unité de lieu_, un auteur du dix-septième
siècle, Jean CLAVERET (1590-1666), s’avisa du stratagème suivant.
Dans sa tragédie _Le Ravissement_ (l’Enlèvement) _de Proserpine_, où
la scène est tour à tour au Ciel, en Sicile et aux Enfers, il dit que
«le lecteur peut se représenter une certaine unité de lieu, en la
concevant comme une ligne perpendiculaire du Ciel aux Enfers; bien
entendu que cette verticale doit passer par la Sicile». Les trois
«théâtres de l’action», Ciel, Sicile et Enfers, se trouvent ainsi
situés dans le même plan, le même «lieu». (Cf. SAINTE-BEUVE, _Tableau
de la Poésie française au seizième siècle_, p. 253; Charpentier,
1869.)

Plus tard, RIVAROL (1753-1801) réduisit la tragédie à la simple
position et solution de cette question: Mourra-t-il ou ne mourra-t-il
pas? Question qui fluctue ainsi:

  1er acte: il mourra.
  2e acte: il ne mourra pas.
  3e acte: il mourra.
  4e acte: il ne mourra pas.
  5e acte: il mourra.

(Cf. STAAFF, _La Littérature française_, t. III, p. 1243.)

Napoléon était aussi d’avis que le cinquième acte d’une tragédie
devait se terminer par la mort du héros. «Il faut que le héros meure!
Tuez-le!» C’est le conseil qu’il donnait à A.-V. Arnault, pour sa
tragédie _Les Vénitiens_. Le héros, Montcassin, fut donc mis à mort
par ordre de l’empereur, mais la tragédie n’en valut ni plus ni
moins. (Cf. STAAFF, _ibid._, t. II, p. 386, note 1.)

A propos de la tragédie, rappelons le mot de Crébillon père
relativement à son goût pour le genre terrible: «Je n’ai pas eu le
choix; Corneille avait pris le ciel; Racine, la terre; il ne me
restait plus que l’enfer». (Note du _Gil Blas_ de Lesage, édit.
Saint-Marc Girardin, p. 137; Charpentier, 1865.)


                              * * *


Lorsque RACINE (1639-1699), fort jeune encore, composa l’ode _La
Nymphe de la Seine_, à l’occasion du mariage du roi, il alla
consulter Chapelain, qui releva quelques fautes dans ce poème,
«entre autres, celle d’avoir mis en eau douce des tritons, divinités
essentiellement salées, _ce qui est une énorme incongruité
mythologique_». (Théophile GAUTIER, _Les Grotesques_, p. 250-251; M.
Lévy, 1859.)

On cite souvent ce vers étrange d’_Andromaque_ (I, 4), où Pyrrhus
emploie le mot _feux_ dans deux acceptions toutes différentes:

    Brûlé de plus de feux que je n’en allumai.

C’est-à-dire: brûlé de plus d’amour, de passion, que je n’allumai
d’incendies dans les guerres que j’ai soutenues et notamment
«devant Troie». Cette pointe, selon la remarque d’Émile Deschanel
(_Le Romantisme des classiques_, Racine, t. I, p. 110), est une
réminiscence du roman grec de l’évêque Héliodore, _Théagène et
Chariclée_, que Racine adolescent s’était tant complu à lire et à
relire.

D’après le poète et romancier Joseph Méry, Racine s’est servi
cent soixante-cinq fois du mot _œil_ ou _yeux_ dans cette tragédie
d’_Andromaque_. «Vous pouvez les compter,» ajoute-t-il, (_La Croix
de Berny_, lettre XXII, p. 219; Librairie nouvelle, 1859; où Méry se
cache sous le pseudonyme de Roger de Monbert.)

Dans _Les Plaideurs_ (I, 6), nous trouvons cet enjambement, dont plus
tard les romantiques pourront s’autoriser:

    Mais j’aperçois venir madame la comtesse
    De Pimbesche. Elle vient pour affaire qui presse.

Racine a employé le substantif _diligence_ (zèle, soin, promptitude)
dans des vers qu’on s’est plu à interpréter comiquement:

    Prince, que tardez-vous? Partez _en diligence_.
                                          (_Britannicus_, V, 2.)

C’est-à-dire partez sans tarder, et non dans une de ces voitures
publiques dites _diligences_.

    Ah! quittez d’un censeur la triste _diligence_!
                                          (_Britannicus_, I, 2.)

    Je vais faire venir ma fille _en diligence_.
                                      (_Les Plaideurs_, III, 1.)

    Mais, comme vous savez, malgré ma _diligence_,
    Un long chemin sépare et le camp et Byzance.
                                              (_Bajazet_, I, 1.)

Déjà Corneille avait dit, dans _Polyeucte_ (IV, 1):

    Si vous me l’ordonnez, j’y cours _en diligence_.

Et Molière:

    J’ai d’Ithaque en ces lieux fait voile _en diligence_.
                                 (_La Princesse d’Élide_, I, 1.)

L’auteur dramatique Charles-Guillaume ÉTIENNE(1778-1845) dira de
même, dans sa comédie _L’Intrigante_ (I, 7):

              Vous m’avez demandé,
    J’accours _en diligence_.

Dans _La Thébaïde ou les Frères ennemis_ (IV, 3), on trouve ce
singulier vers:

    L’un ni l’autre ne veut s’embrasser le premier,

que Littré (art. Embrasser) relève avec raison: «On s’embrasse l’un
l’autre, mais on n’est pas le premier à s’embrasser l’un l’autre».

    Épargnez votre sang, j’ose vous en prier,
    Sauvez-moi de l’horreur de l’_entendre crier_,

lit-on dans _Phèdre_ (IV, 4).

    Le sang de nos rois crie, et n’est point écouté,

lit-on encore dans _Athalie_ (I, 1).

_Entendre le sang crier_ est une locution biblique que nous
rencontrons dans la _Genèse_ (IV, 10), et placée dans la bouche de
Dieu même, à propos du meurtre d’Abel par Caïn: «Le sang de ton frère
crie vers moi».

Dans cette même pièce de La _Thébaïde_ (IV, 1), Racine suppose que
les frères ennemis, Etéocle et Polynice, se haïssaient avant leur
naissance et se battaient déjà dans le sein de leur mère:

    Nous étions ennemis dès la plus tendre enfance:
    Que dis-je? nous l’étions avant notre naissance.
    Triste et fatal effet d’un sang incestueux!
    Pendant qu’un même sein nous renfermait tous deux,
    Dans les flancs de ma mère une guerre intestine
    De nos divisions lui marqua l’origine.

La comtesse de Boufflers ayant un jour une lettre d’excuse à adresser
à la duchesse de Polignac, au sujet d’un engagement qu’elle ne
pouvait pas tenir, termina cette missive par les vers suivants,
qu’elle emprunta sans le dire, et à peu près textuellement, au
_Britannicus_ de Racine (II, 3):

    Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs;
    Vos _jours toujours_ sereins coulent dans les plaisirs;
    La Cour en est pour vous l’inépuisable source,
    Ou si quelque chagrin _en_ interrompt _la course_,
    Tout le monde, soigneux de _les entretenir_,
    S’empresse à _l’effacer_ de votre souvenir.

«Grimm nous apprend que ces vers, lus dans la société de Mme de
Polignac, furent généralement trouvés détestables: des _jours
toujours_ sereins, mauvaise consonance; — _en_ interrompt _la
course_, est-ce la course des plaisirs ou la course de la source?
— _les entretenir_ est bien loin du mot _plaisirs_, de même que
_l’effacer_ est un peu loin du mot _chagrin_; — et tous ces _que_,
_qui_, etc. Si Mme de Boufflers avait voulu mystifier son monde, elle
ne s’y serait pas prise plus adroitement.» (SAINTE-BEUVE, _Nouveaux
Lundis_, t. IV, p. 227.)

Racine écrit dans _Mithridate_ (III, 1):

    Doutez-vous que l’Euxin ne me porte en deux jours
    Aux lieux où le Danube y vient finir son cours?

«Oui, assurément, j’en doute!» interrompit un soir tout haut,
paraît-il, un vieux militaire qui avait guerroyé dans ces
contrées-là. «Il n’avait pas tort, ajoute Laharpe (_Ouvrage cité_,
t. II, p. 160). Aujourd’hui même que la navigation est tout
autrement perfectionnée qu’elle ne l’était alors, il serait de toute
impossibilité d’aller en deux jours du détroit de Caffa, qui est
l’ancien Bosphore Cimmérien, à l’embouchure du Danube, qui est à
l’autre extrémité de la mer Noire. C’est un trajet de près de deux
cents lieues d’une navigation difficile.» D’après l’abbé Du Bos (dans
Émile Deschanel, _ouvrage cité_, t. I, p. 310), cette objection et
interruption aurait été faite par le prince Eugène en personne.

Dans Mithridate encore (III, 5) se trouve ce vers dit par Monime à
Mithridate:

    Nous nous aimions... Seigneur, vous changez de visage.

A une représentation de cette tragédie, où le rôle de Monime était
rempli par la célèbre Adrienne Lecouvreur, et celui de Mithridate
par son camarade Beaubourg, connu par sa laideur, des spectateurs,
en entendant cette phrase: «Vous changez de visage», s’avisèrent de
crier: «Laissez-le donc faire!» (Cf. Lorédan LARCHEY, _L’Esprit de
tout le monde_ [ou _L’Esprit d’autrefois_], Première série, p. 269.)

A propos de ce vers d’_Iphigénie_ (V, 6):

    Le _soldat étonné_ dit que, dans une nue,...

Génin, dans ses _Récréations philologiques_ (t. II, p. 427, note 1;
Chamerot, 1858), conte avoir «entendu à la Comédie-Française déclamer
ce vers de manière à faire douter s’il ne s’agissait pas plutôt d’une
nourrice de Molière que d’un soldat d’Agamemnon», et il conseille de
«préférer un hiatus au ridicule d’une prononciation rigoureusement
exacte».

    O le plus grand poltron qui jamais _ait été_!

s’écrie à son tour un personnage de Scarron (_Jodelet_, IV, 7),
poltron qui peut être rapproché du susdit _soldat étonné_.

En 1684, le duc du Maine, âgé de quatorze ans, fils de Louis XIV
et de Mme de Montespan, et de qui l’on publia, en 1678, les _Œuvres
diverses d’un auteur de sept ans_, voulut faire partie de l’Académie
française, et Racine fut chargé de lui transmettre, au nom de
l’Académie, cette incroyable réponse:

«Lors même qu’il n’y aurait pas de place vacante, Monseigneur, il n’y
a pas un académicien qui ne soit _ravi de mourir_ pour vous en faire
une».

Louis XIV eut plus de bon sens et se rebiffa devant tant
d’abnégation; il déclara que le duc était trop jeune pour songer à
l’Académie, et que, par conséquent, il ne fallait tuer personne pour
lui en procurer l’accès. (Cf. _Le Magasin pittoresque_, 1835, p. 354.)

Qui croirait qu’_Athalie_, ce chef-d’œuvre, a été tellement mal
accueilli à ses débuts, qu’on le donnait à lire par pénitence? «Dans
plusieurs sociétés, on avait établi, par forme de plaisanterie,
de donner pour pénitence la lecture d’un certain nombre de vers
d’_Athalie_... Un jeune officier, condamné à lire la première scène,
lut toute la pièce, et la relut sur-le-champ une seconde fois;
ensuite il remercia la compagnie de lui avoir donné un plaisir auquel
il ne s’attendait guère. Ce petit événement, qui fit du bruit par sa
singularité,» ajoute Laharpe (_Ouvrage cité_, t. II, p. 241-242),
amena peu à peu un changement d’opinion, et, en 1716, le Régent
donna ordre de jouer _Athalie_, qui, cette fois, «fut applaudie avec
transport».

Racine, qui est considéré chez nous comme l’emblème de la
délicatesse, de l’élégance et de la pureté, a pourtant été jugé si
hardi, si grossier et immodeste, que certains ont éprouvé le besoin
de l’_épurer_. Au lieu de ces deux vers d’_Alexandre le Grand_ (V, 3):

    Aimez, et possédez l’avantage charmant
    De voir toute la terre adorer votre amant,

ces pudibonds censeurs ont mis:

    Aimez, et possédez l’avantage _si doux_
    De voir toute la terre adorer _votre époux_.

Dans _Les Plaideurs_ (II, 9), ils n’ont pas manqué de supprimer le
mot _bâtard_ et de le remplacer par _fils_:

    Monsieur, je suis _le fils_ de votre apothicaire.

Dans _Esther_ (I, 1), au lieu de:

    Lorsque le roi, contre elle enflammé de dépit,
    La chassa de son trône ainsi que de son lit,

estimant le mot _lit_ trop suggestif, ils ont écrit:

    Lorsque le roi, contre elle enflammé _sans retour_,
    La chassa de son trône ainsi que de _sa cour_.

(Cf. Edmond TEXIER, _Les Choses du temps présent_, p. 202-204;
Hetzel, 1862.)

Il y a eu mieux encore. On s’est avisé, au dix-septième siècle, de
se demander si Racine était vraiment poète et s’il était vraiment
chrétien, et la réponse fut deux fois négative. «Les Jésuites... en
1673, soumirent à un examen le génie et la religion de Racine. Il fut
question de savoir s’il était poète et chrétien: le public fut invité
à cette discussion, et des enfants dressés par le jésuite Soucié
(ou Souciet) la terminèrent en décidant que l’auteur immortel de
_Phèdre_ et d’_Athalie_ n’était ni poète ni chrétien, _nec poeta nec
christianus_.» (_Vie de Voltaire_, chap. II, p. 17-18, en tête de ses
Œuvres, édit. de Kehl.)

Il est vrai que, plus tard, il a été traité de «polisson» et de
«vieille botte»: le premier de ces qualificatifs lui a été donné,
paraît-il, par Frédéric Soulié (Cf. _Le Temps_, 1er décembre
1912, art. signé Paul Zahori; — cf. aussi Théophile GAUTIER, _Les
Jeunes-France_, Daniel Jovard, p. 90; Charpentier, 1879: «Ce polisson
de Racine, si je le rencontrais, je lui passerais ma cravache à
travers le corps»); — la seconde épithète est d’Auguste Vacquerie
(_Profils et Grimaces_, p. 17: «... Les bottes neuves gênent le pied,
les idées neuves gênent l’intelligence. Le drame est tout neuf,
Racine est une vieille botte.»)

Terminons par cette plaisante remarque d’un contemporain de Racine.
Celui-ci, comme on sait, était «grand courtisan, détestait les
jésuites, et évitait cependant d’en dire du mal par précaution.
Lorsqu’il mourut et qu’on sut qu’il avait demandé à être enterré
chez les solitaires de Port-Royal, le comte de Roussy dit aussitôt:
«Racine ne s’y serait certainement pas fait enterrer _de son
vivant_». (Cf. l’abbé DE VOISENON, _Anecdotes littéraires_, p. 36;
Librairie des bibliophiles, 1880; — et Eugène MULLER, _Curiosités
historiques et littéraires_, p. 264; Delagrave, 1897.)


                              * * *


Les bizarreries de style et les vers négligés ou étranges et aussi
les cacophonies abondent chez MOLIÈRE (1622-1673), à tel point que
Théophile Gautier s’amusait à dire que «comme tapissier, le Poquelin
avait peut-être quelque mérite, mais, comme poète, c’est un pleutre
que nous aurions sifflé s’il eût apparu en 1830». (Cf. _Le National_,
9 janvier 1887.)

Et Flaubert de lui riposter sur le même ton:

«Je te trouve sévère. Je conviens que Molière a des torts, mais il y
a, dans _Le Malade imaginaire_ (acte II, 2e intermède), une phrase
de génie, qui fait de lui un écrivain de vaste envergure: _Plusieurs
Égyptiens et Égyptiennes, vêtus en Mores, font des danses mêlées de
chansons_. Ça, c’est un diamant!» (_Ibid._)

Théophile Gautier a d’ailleurs manifesté plusieurs fois, et en
termes véhéments ou très crus, sa profonde antipathie pour Molière:
«Mon opinion sur Molière et _Le Misanthrope_? Eh bien, ça me semble
infect. Je vous parle très franchement: c’est écrit comme un c...!»
Etc. (GONCOURT, _Journal_, année 1857, t. I, p. 170.)

Fénelon, La Bruyère, Vauvenargues se sont également montrés peu
tendres pour Molière:

«En pensant bien, il parle souvent mal; il se sert des phrases les
plus forcées et les moins naturelles. Térence dit en quatre mots,
avec la plus élégante simplicité, ce que celui-ci ne dit qu’avec une
multitude de métaphores qui approchent du galimatias», etc. (FÉNELON,
_Lettre sur les occupations de l’Académie_, VII, p. 70-71; édit.
Despois.)

«Il n’a manqué à Molière que d’éviter le jargon et le barbarisme
et d’écrire purement.» (LA BRUYÈRE, _Caractères_, Des ouvrages de
l’esprit, p. 22; édit. Hémardinquer.)

«On trouve dans Molière tant de négligences et d’expressions bizarres
et impropres, qu’il y a peu de poètes, si j’ose le dire, moins
corrects et moins purs que lui.» (VAUVENARGUES, _Œuvres choisies_, p.
312; Didot, 1858, in-18.)

Le critique Edmond Scherer a publié, dans le journal _Le Temps_ du
19 mars 1882 (Cf. Georges LAFENESTRE, _Molière_, p. 173; — Robert DE
BONNIÈRES, _Mémoires d’aujourd’hui_, 2e série, p. 67 et suiv.; — _La
Gazette anecdotique_ du 31 mars 1882; — etc.), un article demeuré
célèbre, portant pour titre _Une Hérésie littéraire_, et des plus
durs pour Molière. Ce qu’il y a de plus curieux peut-être, c’est
qu’en reprochant à Molière de mal écrire, Scherer tombe dans le même
défaut. Voici la conclusion de son article, qui a été souvent citée
comme exemple de mauvais style et de drôlerie: «Il n’y a pas moyen de
se dérober à la conviction que notre grand comique est aussi mauvais
écrivain qu’on peut l’être, lorsqu’on a, du reste, les qualités de
fond qui dominent tout.» Un _fond_ qui _domine_ tout? Scherer cite
nombre de passages obscurs de Molière, ces phrases de Célimène, entre
autres (_Le Misanthrope_, IV, 3):

    Et, puisque notre cœur fait un effort extrême
    Lorsqu’il peut se résoudre à confesser qu’il aime,
    Puisque l’honneur du sexe, ennemi de nos feux,
    S’oppose fortement à de pareils aveux,
    L’amant qui voit pour lui franchir un tel obstacle,
    Doit-il impunément douter de cet oracle?

Mais ne peut-on admettre que l’obscurité de ces vers (qui,
antérieurement au _Misanthrope_, se trouvent dans _Garcie de
Navarre_, III, 1) est voulue, et que c’est ainsi que la coquette
Célimène doit et entend exprimer sa pensée?

Il ne faut pas oublier non plus que Molière n’est pas un auteur de
cabinet, travaillant tranquillement, à son aise et à ses heures; il
improvisait souvent, allait plus vite qu’il ne l’aurait voulu, et
sa prose comme ses vers sont faits pour être débités sur la scène,
plutôt que lus et savourés à loisir.

Il ne paraît pas se préoccuper des répétitions de mots. Ainsi, dans
_Le Misanthrope_, la préposition _pour_ se trouve à certain endroit
(III, 5 ou 7), répétée cinq fois en cinq vers:

    _Pour_ moi, je voudrais bien que, _pour_ vous montrer mieux,
    Une charge à la cour vous pût frapper les yeux.
    _Pour_ peu que d’y songer vous nous fassiez les mines,
    On peut, _pour_ vous servir, etc...

D’autres vers de Molière nous arrêtent encore, voire nous
déconcertent; ceux-ci de _Tartuffe_ (V, 3), par exemple:

    Je voudrais, de bon cœur, qu’on pût entre vous deux
    De quelque ombre de paix _raccommoder les nœuds_.

Et ceux-ci, encore de _Tartuffe_ (V, scène dernière):

    Et par un doux hymen _couronner_ en Valère
    La _flamme_ d’un amant généreux et sincère.

_Couronner une flamme_ est certainement pour nous une singulière
locution; mais nous trouvons, au dix-septième siècle, et même
plus tard, le mot _flamme_ accouplé à bien des verbes qui ne lui
conviendraient plus aujourd’hui:

    Réduit au triste choix ou de _trahir_ ma flamme,
              Ou de vivre en infâme.
                                    (CORNEILLE, _Le Cid_, I, 7.)

    Vous savez pour la paix _quels vœux a faits_ ma flamme.
                                          (ID., _Horace_, I, 2.)

    Qu’est-ce-ci, mes enfants? _écoutez-vous_ vos flammes?
    Et perdez-vous encor le temps avec des femmes?
                                          (ID., _ibid._, II. 7.)

    Mais ces chaînes du ciel qui tombent sur nos âmes
    _Décidèrent_ en moi _le destin de leurs flammes_.
                       (MOLIÈRE, _Don Garcie de Navarre_, I, 1.)

Des chaînes qui décident un destin?

    Seigneur, il est trop vrai qu’une flamme funeste
    A fait _parler_ ici _des feux_ que je déteste.
                     (CRÉBILLON, _Rhadamiste et Zénobie_, I, 2.)

Une flamme qui fait parler des feux?

On lit dans _Le Misanthrope_ (V, 7):

    Pourvu que _votre cœur_ veuille _donner les mains_
    Au dessein que j’ai fait de fuir tous les humains.

_Un cœur qui donne les mains_: voilà encore un étrange style, mais
dont nous trouvons plus d’un exemple antérieur au dix-neuvième siècle:

«La gloire n’est due qu’à _un cœur_ qui sait... _fouler aux pieds_
les plaisirs.» (FÉNELON, _Télémaque_, I, p. 6; édit. Colincamp.)

«Tel est l’homme, ô mon Dieu, _entre les mains_ de ses seules
lumières.» (MASSILLON, _Sermon pour le 4e dimanche de l’Avent_; dans
MOLIÈRE, édit des Grands Écrivains, t. V, p. 549, note 2.)

Ne lit-on pas d’ailleurs dans la Bible (_Proverbes_, XVIII, 21): «La
mort et la vie sont _aux mains_ de _la langue_»?

Du temps de Molière aussi bien que de Massillon, les acceptions du
mot _main_ étaient bien plus étendues qu’aujourd’hui (Cf. LITTRÉ).
Gaston Boissier, si imbu de l’antiquité et qui connaissait si bien
nos classiques, a écrit (Dans _Le XIXe Siècle_, 28 janvier 1894):
«Un grand écrivain laisse après lui quelque chose de plus durable
que ses écrits mêmes, c’est la langue dont il s’est servi, qu’il a
assouplie et façonnée à son usage, et qui, même maniée _par d’autres
mains_, garde toujours quelque trace du pli qu’il lui a donné».

De Molière encore (_Les Précieuses ridicules_, sc. 9):

«CATHOS. — Votre cœur crie avant qu’on l’écorche.

MASCARILLE. — Il est écorché _depuis la tête jusqu’aux pieds_.»

Métaphore ou catachrèse qu’on peut rapprocher de celle de Marivaux:
«Frappez fort, mon cœur a _bon dos_.» (Cf. MOLIÈRE, édit. des Grands
Écrivains, t. II, p. 98, note 1)[19].

  [19] Nous trouvons dans Tallemant des Réaux (_Les Historiettes_,
  t. VI, p. 282 et 318; Techener, 1862), les anecdotes suivantes,
  relatives à des femmes qui appelaient couramment et tendrement
  leurs maris _Mon Cœur_: «Une vieille madame Mousseaux... avoit
  espousé un jeune homme nommé Saint-André qui, pour n’estre pas
  avec elle, alloit le plus souvent qu’il pouvoit à la campagne;
  elle en enrageoit et escrivoit sur son almanach: «Un tel jour
  _mon cœur_ est parti; un tel jour _mon cœur_ est revenu...»
  Un nommé du Mousset, trésorier de France à Châlons, reçut un
  soufflet sur l’œil en jouant; sa femme s’écria: «Ah! mon Dieu,
  _mon cœur_ est borgne». Une autre, racontant la maladie de son
  mari, disoit: «Je lui disois quelquefois: «_Mon cœur_, tirez la
  langue». — Dans _La Croix de Berny_ (lettre IV, p. 44; Librairie
  nouvelle, 1859), l’un des auteurs, Jules Sandeau, sous le
  pseudonyme de Raymond de Villiers, mentionne une inscription
  gravée sur une roche et ainsi conçue: «Le 25 juillet 1831, deux
  tendres _cœurs_ se sont _assis_ à cette place».

«On ne peut néanmoins douter, dit très justement une note de
l’édition de Molière des Grands Écrivains (t. VIII, p. 284, note
2, _a_), que parfois, dans l’emploi de ces locutions mêmes,
l’incohérence des termes rapprochés était cherchée et rendue fort
sensible pour produire un effet plaisant, témoin cette phrase de
Sganarelle: «Un cordonnier, en faisant des souliers, ne saurait gâter
un morceau de cuir qu’il n’en paye _les pots cassés_» (_Le Médecin
malgré lui_, III, 1), et ces vers de Benserade, adressés, dans le
_Ballet des Muses_, à Mlle de la Vallière:

    Je baise ici les mains _à vos beaux yeux_
    Et ne veux point d’un joug comme le vôtre.»

Dans _Psyché_ (I, 1):

    Un souris (sourire) chargé de douceurs
    Qui _tend les bras_ à tout le monde,
    Et ne vous promet que faveurs.

Dans _Le Dépit amoureux_ (I, 4):

          ... Ma langue, en cet endroit,
    _A fait un pas de clerc_ dont elle s’aperçoit.

Dans _Le Sicilien_ (sc. 2): «Il fait noir comme dans un four. Le
ciel s’est habillé ce soir en Scaramouche, et je ne vois pas une
étoile qui montre _le bout de son nez_».

Dans le prologue du _Malade imaginaire_: «Le théâtre représente un
lieu champêtre, _et néanmoins_ fort agréable». Ce _néanmoins_ nous
prouve combien la campagne et les beautés de la nature étaient alors
peu appréciées.

Voici encore quelques bizarres tournures de phrases de Molière:

    Le _poids_ de sa grimace, où brille l’artifice,
    Renverse le bon droit, et tourne la justice.
                                       (_Le Misanthrope_, V, 1.)

    Qu’un _cœur_ de son penchant donne assez de lumière,
    Sans qu’on nous fasse aller jusqu’à rompre en visière.
                                                (_Ibid._, V. 2.)

    Et leur _langue_ indiscrète, en qui l’on se confie,
    Déshonore l’autel où leur cœur sacrifie.
                                        (_Le Tartuffe_, III, 4.)

Etc., etc.

Les fautes ou singularités de prosodie sont fréquentes aussi chez
Molière. Il ne se fait aucun scrupule, par exemple, de ne pas élider
les _e_ muets et de les compter pour une syllabe: sans doute on
n’était pas, de son temps, aussi strict sur ce point qu’on l’est
devenu depuis:

    Anselme, mon mignon, cri_e_-t-elle à toute heure.
                                            (_L’Étourdi_, I, 5.)

    La parti_e_ brutale alors veut prendre empire.
                                   (_Le Dépit amoureux_, IV, 2.)

    Et tout le changement que je trouve à la chose,
             C’est d’être Sosi_e_ battu.
                                           (_Amphitryon_, I, 2.)

Ici, au contraire, l’_e_ muet n’est pas compté:

    A la queu_e_ de nos chiens, moi seul avec Drécar.
                                    (_Les Fâcheux_, II, 6 ou 7.)

Dans _Sganarelle_ (sc. 21), le mot _honneur_ rime avec lui-même:

    Guerre, guerre mortelle à ce larron d’_honneur_
    Qui sans miséricorde a souillé notre _honneur_.

Dans la même pièce (sc. 23), trois rimes féminines se suivent:

              ... La promesse _accomplie_
    Qui vous donna l’espoir de l’hymen de _Clélie_,
    Très humble serviteur à Votre _Seigneurie_.

Il est vrai que ces trois rimes sont ici «très expressives» et font
fort bon effet à la scène. (Cf. MOLIÈRE, édit. des Grands Écrivains,
t. II, p. 214, note 4.)

Dans le prologue d’_Amphitryon_, presque au début, nous rencontrons
deux rimes masculines de suite: _venir_ et _pas_, _las_.

Notons ce curieux anachronisme dans _Amphitryon_ (II, 5): Sosie et
son épouse Cléanthis, bien que en contact avec Jupiter et Mercure,
nous parlent «du diable» à plusieurs reprises:

    Nous donnerions tous les hommes au diable.

Et (III, 10):

    Et je ne vis de ma vie
    Un dieu plus _diable_ que toi.

Etc., etc.

Comme exemples de cacophonie chez Molière, nous citerons:

    _Ce sont soins su_perflus.
                                           (_L’Étourdi_, IV, 3.)

    ... Une affaire aussi qui m’embarr_asse assez_.
                                   (_Le Dépit amoureux_, II, 1.)

    Et plusieurs qui _tantôt ont_ appris...
                                         (_Sganarelle_, sc. 16.)

    Tout _ce_ que _son_ cœur _sent_, _sa_ main a _su_ l’y mettre.
                                 (_L’École des Femmes_, III, 4.)

    Je _suis assez_ adroit...
                                     (_Le Misanthrope_, III, 1.)

    Et _suis huissier_ à verge...
                                          (_Le Tartuffe_, V, 4.)

    Qui le _rend en tout temps_ si _content_...
                                  (_Les Femmes savantes_, I, 3.)

    D’être _baissé sans cesse aux soins_ matériels.
                                               (_Ibid._, II, 7.)

Parmi les locutions favorites de Molière, nous signalerons:

_Plaisant_: «Je vous trouve plaisant de...». (_Le Misanthrope_, IV,
3; — _Les Femmes savantes_, I, 2; V, 2; — _Le Malade imaginaire_,
III, 3 et 4; — Etc.)

_Impertinent_, _e_: «C’est un impertinent, une impertinente... Voilà
une coutume bien impertinente;» — Etc. (_La Critique de l’École des
Femmes_, sc. 5 et 7; — _Le Médecin malgré lui_, I, 2; II, 9; — _Le
Malade imaginaire_, I, 9; II, 6 et 7; III, 3; — Etc.)

_Pendard_, _pendarde_: «Ces pendardes-là.» (_Les Précieuses
ridicules_, sc. 4.) «Comment, pendard, vaurien...» (_Les Fourberies
de Scapin_, I, 4 et 6; II, 5, 7, 11; III, 3, 6, 7; — _Le Malade
imaginaire_, II, 2; — Etc.)

_Le plus... du monde_: «La plus belle personne du monde... La plus
amoureuse du monde...» Etc. (_La Critique de l’École des Femmes_, sc.
1, 2 et 3; — _Le Médecin malgré lui_, I, 5; III, 1 et 11: «La plus
grande joie du monde»; — _Le Bourgeois gentilhomme_, III, 7, 9, 19;
IV, 5; — _Le Malade imaginaire_, II, 6; — Etc.)

Etc., etc.


Ce vers de _L’École des Femmes_ (II, 6):

    Je suis maître, je parle; allez, obéissez,

se trouve textuellement dans Corneille (_Sertorius_, V, 6), et cet
autre de _Tartuffe_ (III, 3):

    Ah! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme,

se retrouve encore, sauf un seul mot, dans la même pièce de Corneille
(IV, 1):

    Ah! pour être Romain, je n’en suis pas moins homme.

Cet autre vers de _Tartuffe_ (V, 3):

    Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,

ressemble beaucoup à celui-ci de La Fontaine (_Fables_, IX, 1):

    Mais enfin je l’ai vu, vu de mes yeux, vous dis-je.

Le sonnet de l’abbé Cotin, que Molière a introduit dans _Les Femmes
savantes_ (III, 2), débute par un vers:

    Votre prudence est endormie,

qui se rapproche de près de ce vers de Corneille (_Nicomède_, III, 2):

    Ma prudence n’est pas tout à fait endormie.

Les personnes qui estiment que le théâtre peut corriger les mœurs:
_castigat ridendo_... auraient été bien déçues si elles avaient
entendu ce grippe-sou dont nous parle Laharpe (_Ouvrage cité_, t.
II, p. 300), qui, au sortir d’une représentation de _L’Avare_,
déclarait, et en toute bonne foi, «qu’il y avait beaucoup à profiter
dans cet ouvrage, et qu’on en pouvait tirer d’_excellents principes
d’économie_».

Sainte-Beuve, dans ses _Nouveaux Lundis_ (t. V, p. 275-276), fait
une curieuse remarque, à propos d’une pièce de Molière. «Sait-on,
demande-t-il, quelle est la pièce en cinq actes, avec cinq
personnages principaux, trois surtout qui reviennent perpétuellement,
dans laquelle deux d’entre eux, les deux amoureux, qui s’aiment, qui
se cherchent, qui finiront par s’épouser, n’échangent pas, durant la
pièce, une parole devant le spectateur, et n’ont pas un seul bout
de scène ensemble, excepté à la fin pour le dénouement? Si l’on
proposait la gageure à l’avance, elle semblerait presque impossible
à tenir. Cette gageure, Molière l’a remplie et gagnée dans _L’École
des Femmes_, et probablement sans s’en douter. Horace et Agnès ne se
rencontrent en scène qu’au cinquième acte.»

«Il y a, ajoute Sainte-Beuve en note, une autre pièce très connue, où
les amoureux ne se rencontrent aussi qu’à la fin: c’est _Le Méchant_
de Gresset.»



II

  RONSARD. — DESMARETS DE SAINT-SORLIN. — DU BARTAS. Sa
  gloire «sans rivale». — MALHERBE. Une ode qui arrive trop
  tard. — SCUDÉRY.

  LA FONTAINE. Ses inadvertances. Emploi du mot _femme_.
  Dédicaces hyperboliques. Libertés scéniques. Irrégularités
  de prosodie. Cacophonies. Fréquence de la rime _hommes_ et
  _nous sommes_. Orthographe de La Fontaine.

  BOILEAU. — REGNARD. Ses emprunts à Molière. — CRÉBILLON
  LE TRAGIQUE. La cheville «en ces lieux». — L’ABBÉ
  DESFONTAINES. — PIRON. Un acteur qui se poignarde d’un coup
  de poing. — LA CHAUSSÉE.


Afin de procéder autant que possible, mais cela ne se pourra
pas toujours, par ordre chronologique, nous allons rétrograder
quelque peu et remonter à RONSARD (1524-1585), qui, comme on
sait, se plaisait aux accouplements de mots, qualifiait la toux
de _ronge-poumon_, Apollon de _porte-perruque_, Bacchus de
_nourri-vigne_ et _aime-pampre_, etc.

Ces juxtapositions ont d’ailleurs été fréquentes au seizième
siècle et même plus tard. «Votre esprit _aime-vers_... Cyprine
_dompte-cœur_...», écrit, dans sa comédie _Le Visionnaire_ (II, 4),
DESMARETS DE SAINT-SORLIN (1595-1676), qui, en plus d’un endroit, a
imité Ronsard.

Dans la préface de son poème _La Franciade_, Ronsard (_Œuvres
complètes_, t. III, p. 31, édit. Blanchemain) recommande d’employer
de préférence certaines lettres: «Je veux t’avertir, lecteur, de
prendre garde aux lettres; et feras jugement de celles qui ont le
plus de son, et de celles qui en ont le moins. Car A, O, U et les
consonnes M, B, et les SS finissant les mots, et sur toutes les RR,
qui sont les vraies lettres héroïques, sont une grande sonnerie et
batterie aux vers.»

Le poète DU BARTAS (1544-1590), qui, de son vivant, a joui de la plus
grande réputation, d’«une gloire sans rivale», dont les œuvres ont
été traduites dans presque toutes les langues de l’Europe (Cf. _La
Grande Encyclopédie_, art. Du Bartas), est peut-être celui qui, après
nos décadents, symbolistes et naturistes, nous fournirait le plus de
vers bizarres et drolatiques. On sait que, pour exprimer le galop du
cheval, il commençait par galoper lui-même dans sa chambre[20]:

    Le champ plat bat, abat, destrape, grape, attrape
    Le vent qui va devant...

  [20] «Du Bartas, auparavant que de faire cette belle description
  du cheval, s’enfermait quelquefois dans une chambre, et, se
  mettant à quatre pattes, soufflait, hennissait, gambadait, tirait
  des ruades, allait l’amble, le trot, le galop, à courbette,
  et tâchait par toutes sortes de moyens à bien contrefaire le
  cheval.» (Gabriel NAUDÉ, dans SAINTE-BEUVE, _Tableau de la poésie
  française au seizième siècle_, p. 100, note, et 397; Charpentier,
  1869.) A en croire la princesse Palatine (_Correspondance_, t.
  I, p. 240; Charpentier, 1869), le cardinal de Richelieu, sans
  avoir l’excuse d’une description littéraire, faisait de même: «Il
  se figurait quelquefois qu’il était un cheval; il sautait alors
  autour d’un billard, en hennissant et faisant beaucoup de bruit
  pendant une heure, et en lançant des ruades à ses domestiques;
  ses gens le mettaient ensuite au lit, le couvraient bien pour le
  faire suer, et, quand il s’éveillait, il n’avait aucun souvenir
  de ce qui s’était passé.»

Il recherche, avant tout, l’harmonie imitative; redouble, au besoin,
certaines syllabes, écrit _pé-pétiller_, _ba-battre_, _flo-flottant_,
au lieu de _pétiller_, _battre_, _flottant_. Le soleil est pour lui
_le duc des chandelles_; les vents sont _les postillons d’Éole_. Sa
muse, comme celle de Ronsard et encore plus, «en français parle grec
et latin»:

    Apollon porte-jour; Herme guide-navire;
    Mercure échelle-ciel, invente-art, aime-lyre...
    La guerre vient après, casse-lois, casse-mœurs,
    Rase-forts, verse-sang, brûle-autels, aime-pleurs.
    Etc., etc.

On connaît sa curieuse description de l’alouette et de son
gazouillement:

    La gentille alouette, avec son tire-lire,
    Tire l’ire à l’iré, et tire-lirant tire
    Vers la voûte du ciel, etc.
        (Cf. SAINTE-BEUVE, _Tableau de la poésie française au
        seizième siècle_, p. 99 et passim; et PHILOMNESTE
        [Gabriel Peignot], _Le Livre des singularités_, p. 344).

Dans MALHERBE (1555-1628), pourtant si minutieux et si difficile,
nous relevons ces métaphores disparates (_Ode au roi Louis XIII_,
1627):

    Prends ta _foudre_, Louis, et va comme _un lion_
    Donner le dernier coup à la dernière tête
            De la rébellion.

Malherbe écrit à Racan (_Œuvres de Malherbe_, p. 180; Didot, 1858,
in-18): «... Je ne trouvais que deux belles choses au monde, les
femmes et les roses, et deux bons morceaux, les femmes et les melons.
C’est un sentiment que j’ai eu _dès ma naissance_...»

«Dès ma naissance» est sans doute exagéré.

Malherbe avait le travail très difficile; il disait que quand on
avait écrit cent vers ou deux feuilles de prose, il fallait se
reposer dix ans. Il «barbouilla» une fois une demi-rame de papier
pour corriger une seule stance (une des stances de l’ode à M. le duc
de Bellegarde, celle qui commence par ce vers: Comme en cueillant
une guirlande). Il consacra trois ans à l’ode destinée à consoler le
premier président de Verdun de la mort de sa femme, et, quand il eut
terminé et lui apporta ce bijou, le président était remarié. (Cf.
TALLEMANT DES RÉAUX, _Les Historiettes_, t. I, p. 183; Techener,
1862.)


Entre autres rodomontades et drôleries du poète tragi-comique SCUDÉRY
(1601-1667), on cite ces phrases de sa première comédie _Lygdamon_,
où, pour s’excuser des fautes de style qu’il a pu commettre, il
écrit: «J’ai compté plus d’années parmi les armes que d’heures dans
mon cabinet; j’ai usé plus de mèches en arquebuses qu’en chandelles,
et sais mieux ranger les soldats que les paroles... Je suis sorti
d’une maison où l’on n’avait jamais eu de plume qu’au chapeau... Je
veux apprendre à écrire de la main gauche, afin d’employer la droite
plus noblement.» Dans cette pièce de _Lygdamon_, un amoureux dit
tendrement à sa belle:

    Pouvez-vous voir de l’eau sans penser à mes larmes?

et affirme que le vent de ses soupirs courbe les arbres de la
contrée. (Cf. Émile DESCHANEL, _Le Romantisme des classiques_, t. I,
p. 144; — et LAROUSSE, art. Scudéry.)


                              * * *


LA FONTAINE (1621-1695), parlant, dans la _Vie d’Ésope le Phrygien_
qu’il a placée en tête de ses fables, de la _Vie d’Ésope_ écrite par
le moine Planude, dit que cette biographie doit être crue, parce que
Planude était à peu près contemporain d’Ésope: «Planude vivait dans
un siècle où la mémoire des choses arrivées à Ésope ne devait pas
être encore éteinte». Or, entre Ésope, mort 500 ans avant J.-C., et
le moine Planude, qui vivait au quatorzième siècle, on voit qu’il y a
un intervalle de _plus de dix-huit siècles_. (Cf. LA FONTAINE, édit.
des Grands Écrivains, t. I, p. 29.)

Plusieurs fables de La Fontaine renferment des inadvertances et sont
entachées d’erreurs.

Dans la première de ces fables, _La Cigale et la Fourmi_ (imitée
d’Ésope), il y a, pour ainsi dire, autant de lapsus ou de bévues que
de mots. «La fourmi n’amasse aucune provision pour l’hiver, _ni mil,
ni vermisseau_, attendu qu’elle n’en a pas besoin, et qu’elle passe
sagement cette saison à dormir, comme l’ours et la marmotte; partant,
elle n’a jamais rien eu à refuser à la cigale, qui d’ailleurs ne lui
a jamais rien demandé, attendu qu’il n’y a pas de cigales en hiver,
et que la cigale n’attend pas pour disparaître que la bise soit
venue.» (TOUSSENEL, _Le Monde des oiseaux_, chap. 2, t. I, p. 62;
édit. de 1853.)

A deux reprises (_Le Chat et le Rat_, VIII, 22; et _Les Souris et
le Chat-Huant_, XI, 9), La Fontaine a fait du hibou «l’époux de la
chouette», lorsque, selon les zoologistes, le hibou désigne un oiseau
d’une espèce tout autre que la chouette (Cf. LA FONTAINE, édit. des
Grands Écrivains, t. II, p. 326, note 13; et t. III, p. 162, note 5.)

Ailleurs (_La Souris métamorphosée en Fille_, IX, 7), le rat devient
_le mari_, le mâle, de la souris.

Ce qui n’a pas empêché Chateaubriand de déclarer que La Fontaine
était «notre plus grand naturaliste». (Cf. Eugène NOËL, _La Vie des
fleurs_, p. 71; Hetzel, s. d.)

Dans la fable _La Chatte métamorphosée en Femme_ (II, 18), l’auteur
nous dit que la chatte «ayant changé de figure», étant devenue femme,

    Les souris ne la craignaient point,

les souris ne se sauvaient pas en l’apercevant. Ce qui est
manifestement faux, les souris s’enfuyant à l’approche de qui que ce
soit, au moindre bruit.

Dans _Le Meunier, son Fils et l’Ane_ (III, 1), au lieu d’avoir la
peine de marcher, et

    Afin qu’il fût plus frais et de meilleur débit,

l’âne est d’abord suspendu par les pieds, à un bâton sans doute,
et, la tête en bas, porté «comme un lustre», ce qui devait être
passablement mais très sûrement incommode pour lui, et ne devrait pas
lui permettre de dire «qu’il goûtait fort cette façon d’aller».

_Le Lièvre et la Perdrix_ (V, 17):

    Le pauvre malheureux vient mourir à son gîte.

Pourquoi mourir? Ce lièvre, poursuivi par les chiens, est fatigué,
essoufflé, recru: ce n’est pas une raison pour mourir.

    La _femme_ du lion mourut,

écrit La Fontaine, dans _Les Obsèques de la Lionne_ (VIII, 14), pour
désigner la femelle du lion, et cette locution apparaît ailleurs
encore sous la plume du grand fabuliste (même fable, plus bas; et II,
2). Et

    Deux coqs vivaient en paix...
    Il (ce coq) eut _des femmes_ en foule.
                                     (_Les Deux Coqs_, VII, 13.)

La même métaphore se retrouve dans Chateaubriand (_Voyage en
Amérique_, volume intitulé _Atala_, p. 346; Didot, 1871): «Le castor
est jaloux, et tue quelquefois _sa femme_ pour cause ou soupçon
d’infidélité».

Et Mérimée, dans une de ses _Lettres à Panizzi_ (t. II, p. 225):
«Mme de Montebello se promenait un jour au bois de Boulogne avec une
chienne de chasse non muselée. Un des gardes veut confisquer sa bête,
qui était en contravention. Mme de Montebello lui dit, avec les yeux
tendres que vous lui connaissez: «Ah! monsieur, mais c’est la _femme_
du chien de l’empereur!»

De même La Fontaine nous parle des _doigts_ du chat, pour ses griffes
(IX, 17); un rossignol tombe dans les _mains_ d’un milan (IX, 18); le
rat prend l’œuf entre ses _bras_ (X, 1); etc. «Le bonhomme» humanise
ainsi tout ce dont il nous entretient, finit par confondre tout à
fait la nature animale avec la nature humaine.

_Les Deux Pigeons_ (IX, 2): On peut se demander pourquoi le pigeon,
qui aime tant son camarade et se désole si fort de le voir partir, ne
s’en va pas avec lui, puisque

    L’absence est le plus grand des maux,

et que rien ne le retient au logis.

Voltaire (_Dictionnaire philosophique_, art. Calebasse; _Œuvres
complètes_, t. I, p. 208, édit. du journal _Le Siècle_) et Diderot
(_Jacques le Fataliste_, p. 281; édit. Jannet-Picard) ont montré
tout ce qu’il y avait de faux dans la fable _Le Gland et la
Citrouille_ (IX, 4; imitée de Tabarin). Garo, qui, chez nous, semble
avoir tort de trouver que la citrouille serait mieux pendue

    A l’un des chênes que voilà,

aurait eu raison dans les contrées tropicales où d’énormes noix de
coco poussent sur de très grands arbres.

        Il ne faut jamais dire aux gens:
    «Écoutez un bon mot, oyez une merveille.»
        Savez-vous si les écoutants
    En feront une estime à la vôtre pareille?
                         (_Les Souris et le Chat-huant_, XI, 9.)

Très sage précepte, mais que notre fabuliste n’a pas toujours
observé, et auquel du reste il n’est pas toujours facile de
s’astreindre. Voici...

    Une histoire _des plus gentilles_...
                       (_Testament expliqué par Ésope_, II, 20.)

Dans ses dédicaces aux puissants de la terre, ou quand il s’adresse à
eux, La Fontaine, à l’exemple d’ailleurs de la plupart des écrivains
de son temps, use et abuse des plus hyperboliques adulations:

«Nous n’avons plus besoin de consulter ni Apollon ni les Muses, ni
aucune des divinités du Parnasse, écrit-il au duc de Bourgogne, alors
âgé de _douze ans_: elles se rencontrent toutes dans les présents
que vous a faits la nature, et dans cette science de bien juger les
ouvrages de l’esprit, à quoi vous joignez déjà celle de connaître
toutes les règles qui y conviennent.» (_Fables_, livre XII, Dédicace
à Mgr le duc de Bourgogne.)

    Je voudrais pouvoir dire en un style assez haut
    Qu’ayant mille vertus _vous n’avez nul défaut_.
                                (_Philémon et Baucis_, in fine),

déclare-t-il au duc de Vendôme, un cynique débauché.

Et cet «encens» néanmoins, si grossier qu’il fût, notre poète
estimait «qu’il avait le secret de le rendre exquis». (_Fables_,
Daphnis et Alcimadure, XII, 26.)

Nous avons vu, dans Rotrou, un acteur baiser le sein de sa maîtresse
sur la scène; les mêmes libertés de gestes se retrouvent dans le
théâtre de La Fontaine, où, à plus d’une reprise (_L’Eunuque_, IV,
1, 8, etc.), nous lisons des jeux de scène comme ceci:

    «CHRÉMÈS, lui voulant mettre la main au sein...
    «PYTHIE, se retirant, et repoussant sa main...»

Et je vous fais grâce du texte.


Voyez aussi, de La Fontaine, _Clymène_, comédie en un acte (vers
la fin), et _Ragotin ou le Roman comique_, comédie en cinq actes,
où des scènes des plus grossières, des plus ordurières (II, 11;
III, 7; etc.) rappellent absolument Tabarin et les anciennes
farces de la foire. Rien ne démontre mieux que ces hardiesses, ces
«inconvenances», combien nos mœurs diffèrent de celles du grand
siècle.

Lorsque La Fontaine fit représenter sa comédie _Le Florentin_,
que Voltaire place cependant «au-dessus de la plupart des petites
pièces de Molière», il ne laissait pas, raconte-t-on, de demander,
dans la salle même du théâtre, — mais était-ce sérieusement ou en
plaisantant? «Quel est donc le malotru qui a fait cette rapsodie?»
(Cf. LA FONTAINE, édit. des Grands Écrivains, t. VII, p. 400; — et
Victor HUGO, _Notre-Dame de Paris_, livre I, chap. 3; t. I, p. 40;
Hachette, 1858.)

Nous retrouvons, chez La Fontaine, des incorrections de prosodie
analogues à celles que nous avons signalées chez Molière. Dans
la fable _Le Vieillard et ses enfants_ (IV, 18), on rencontre,
presque au début, trois rimes masculines qui se suivent (_enfants_,
_appelait_, _parlait_). Dans la fable _Les Lapins_ (X, 14 ou 15),
_guides_ (au pluriel: certaines éditions mettent le singulier,
quoique le sens de la phrase exige le pluriel, employé par La
Fontaine) rime avec _solide_ (au singulier). Dans la fable _Le
Corbeau, la Gazelle, etc._ (XII, 15), quatre rimes masculines se
suivent: _imparfaitement_, _infiniment_, _autrement_, _firmament_; et
un peu plus loin, dans la même fable, nous rencontrons encore trois
rimes du même genre: _tourmentant_, _instant_ et _comment_.

Les cacophonies sont assez fréquentes chez La Fontaine comme chez
Molière:

«... Je suis sourd, _les ans en sont_ la cause.» (_Fables_, VII, 16.)

«... Tous _sont_ de _son_ domaine.» (VIII, 1.)

«... Parcourant _sans cesser ce_ long _cercle_ de peines.» (X, 2.).

«... Ayant _au haut_ cet écrit_eau_.» (X, 14.)

«_Ces soins sont_ superflus.» (XII, 8.)

«Quand il en aurait eu, ç’au_rait été tout un_.» (XII, 12.)

«Là, tout l’Olym_pe en pompe eût_ été vu.» (XII, 15.)

Etc., etc.

Pour les nécessités de la mesure ou de la rime, La Fontaine écrit
_tartufs_ (tartuffes), _respec_ (respect), _circonspec_ (circonspect)
(IX, 14; — X, 8 et 12); etc.

Dans _L’Abbesse malade_ (_Contes_, IV, 2) se trouve un _e_ muet non
élidé, qui ne compte pas pour une syllabe:

    A moins enfin qu’elle n’ait à souhait
    Compagni_e_ d’homme. Hippocrate ne fait
    Choix de ses mots...

«C’est prendre avec la prosodie une liberté bien grande», remarque
ici l’édition des Grands Écrivains (t. V, p. 309, note 1).

Notons enfin que La Fontaine, comme nombre de poètes d’ailleurs,
Victor Hugo, par exemple, se plaît à faire rimer _hommes_ avec
_sommes_ (nous _sommes_, dans le siècle où nous _sommes_): quand l’un
de ces mots apparaît à la fin d’un vers, on est à peu près certain
que l’autre ne va pas tarder à se montrer:

    Mais ne bougeons d’où nous _sommes_:
    Plutôt souffrir que mourir,
    C’est la devise des _hommes_.
                                              (_Fables_, I, 16.)

    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
    Peut servir de leçon à la plupart des _hommes_.
    Parmi ce que de gens sur la terre nous _sommes_.
                                                       (II, 13.)

    De tout temps les chevaux ne sont nés pour les _hommes_,
    Et l’on ne voyait point, comme au siècle où nous _sommes_,
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
                                                       (IV, 13.)

    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
    Souvent pour des sujets même indignes des _hommes_:
    Il semble que le ciel sur tous tant que nous _sommes_
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
                                                      (VIII, 5.)

          ... et, tous tant que nous _sommes_,
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
    Et l’on ne peut l’apprendre aux _hommes_.
                                                      (VIII, 7.)

    Souffrir ce défaut aux _hommes_!
    Mais que tous, tant que nous _sommes_,
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
                                                        (IX, 1.)

Et X, 1, 2, et 10; — XII, 13,15; — Etc.

«C’est un malheur de notre poésie, a dit Chamfort (dans LA FONTAINE,
édit. des Grands Écrivains, t. III, p. 249, note 7), que, dès qu’on
voit le mot _hommes_ à la fin d’un vers, on puisse être sûr de voir
arriver à la fin de l’autre vers, _où nous sommes_ ou bien _tous tant
que nous sommes_. L’habileté de l’écrivain consiste à sauver cette
misère de la langue par le naturel et l’exactitude de la phrase où
ces mots sont employés.»

On trouvera dans l’édition des Grands Écrivains (t. VII, p. 596 et
suiv.), dans la tragédie d’_Achille_, où l’orthographe de La Fontaine
a été respectée, un spécimen de cette orthographe, qui diffère très
fréquemment de la nôtre: _vanger_ (venger), _quiter_ (quitter),
_soufrir_ (souffrir), _rampart_ (rempart), _flater_ (flatter),
_fidelle_ (fidèle), _guarent_ (garant), etc.


                              * * *


BOILEAU (1636-1711), si rigoureux et sévère, nous parle de _reculer
en arrière_, comme si l’on pouvait _reculer en avant_:

    Pégase s’effarouche et recule en arrière.
                              (Épître IV, _Le Passage du Rhin_.)

Son île escarpée et _sans bords_:

    L’honneur est comme une île escarpée et sans bords
                                       (Satire X, _Les Femmes_.)

lui a été maintes fois reprochée: qu’est-ce qu’une île qui n’aurait
pas de bords?

    Le Français, né malin, forma le vaudeville;
    Agréable indiscret, qui, conduit par le chant,
    Passe de bouche en bouche et s’accroît en marchant.
                                   (_L’Art poétique_, chant II.)

Un indiscret qui _passe de bouche en bouche et s’accroît en marchant_?

    Et son feu, dépourvu de sens et de lecture,
    S’éteint à chaque pas faute de nourriture.
                                           (_Ibid._, chant III.)

Un _feu_, dépourvu de _sens_ et de _lecture_, qui s’éteint à chaque
_pas_?

Images bien incohérentes, surtout pour un législateur du Parnasse.

Et cet anachronisme commis par Boileau dans sa satire IX (_A son
esprit_), où il fait de Juvénal le contemporain de l’abbé Cotin:

    Avant lui Juvénal avait dit en latin
    Qu’on est assis à l’aise aux sermons de Cotin.

Je ne sais plus où j’ai lu que le _Traité du Sublime_ de Longin,
traduit par Boileau, fut un jour mis en vente sous le titre — dû à
l’imprimeur ou au relieur, les livres autrefois se vendant presque
toujours reliés — de _Traité du Sublimé_, c’est-à-dire du calomel,
sel de mercure, et classé dans les ouvrages de chimie.


                              * * *


Ce qui frappe le plus, et en quelque sorte à première vue, dans les
comédies de REGNARD (1656-1710), c’est la quantité de vers qu’il
emprunte, plus ou moins textuellement, à Molière. «Tu prenais ton
bien où bon te semblait, eh bien, je fais comme toi, et c’est toi que
je pille,» paraît-il dire à son maître.

    Dans vos brusques _humeurs_ je ne puis vous comprendre.
                                 (REGNARD, _Le Distrait_, I, 1.)

    Dans vos brusques _chagrins_ je ne puis vous comprendre.
                              (MOLIÈRE, _Le Misanthrope_, I, 1.)


    J’étais _fort_ serviteur de monsieur votre père.
                                (REGNARD, _Le Distrait_, II, 7.)

    _Et_ j’étais serviteur de monsieur votre père.
                                 (MOLIÈRE, _Le Tartuffe_, V, 4.)


    A peine _pouvons-nous_ dire comme il se nomme.
                              (REGNARD, _Les Ménechmes_, IV, 2.)

    A peine _pouvez-vous_ dire comme il se nomme.
                              (MOLIÈRE, _Le Misanthrope_, I, 1.)


    Et ne me rompez pas la tête _plus longtemps_.
                              (REGNARD, _Les Ménechmes_, IV, 3.)

    Et ne me rompez pas _davantage_ la tête.
                             (MOLIÈRE, _Le Misanthrope_, IV, 3.)


    Voilà, je _le confesse_, un homme abominable.
                               (REGNARD, _Les Ménechmes_, V, 5.)

    Voilà, je _vous l’avoue_, un abominable homme.
                                (MOLIÈRE, _Le Tartuffe_, IV, 6.)


    _Est-ce à moi_, s’il vous plaît, que ce discours s’adresse?
                    (REGNARD, _Le Légataire universel_, III, 8.)

    _C’est à vous_, s’il vous plaît, que ce discours s’adresse.
                              (MOLIÈRE, _Le Misanthrope_, I, 2.)


    C’est à vous de sortir _et de passer la porte_.
    La maison m’appartient...
                    (REGNARD, _Le Légataire universel_, III, 2.)

    C’est à vous d’en sortir, _vous qui parlez en maître_.
    La maison m’appartient...
                                (MOLIÈRE, _Le Tartuffe_, IV, 7.)

Etc., etc.

Une des locutions les plus habituelles à Molière: «Je vous trouve
plaisant», n’est pas rare non plus chez Regnard:

    _Je vous trouve plaisant!_ Au gré de mes souhaits...
                                          (_Le Distrait_, V, 9.)

    _Je vous trouve plaisant_ de disposer de moi.
                                        (_Les Ménechmes_, V, 6.)

    _Je vous trouve plaisant_ et vous avez raison...
                             (_Le Légataire universel_, II, 11.)

    _Je vous trouve plaisant_ de parler de la sorte.
                                              (_Ibid._, III, 2.)

Etc., etc.


                              * * *


CRÉBILLON LE TRAGIQUE (1674-1762), dont nous avons cité le mot
(p. 29): «Corneille avait pris le ciel; Racine, la terre; il ne
me restait plus que l’enfer», «a fondé presque toutes ses pièces,
selon la remarque de Laharpe (_Lycée ou Cours de littérature_, t.
III, 1re partie, p. 563-564; Verdière, 1817), sur le déguisement
des principaux personnages. A commencer par _Rhadamiste_, Zénobie y
paraît sous le nom d’Isménie; dans _Électre_, Oreste est caché sous
celui de Tydée; Pyrrhus, dans la pièce de ce nom, l’est sous celui
d’Hélénus; Ninias, dans _Sémiramis_, sous celui d’Agénor; le fils de
Thyeste, sous celui du fils d’Atrée; Sextus, dans _Le Triumvirat_,
sous celui de Clodomir»; etc.

Sémiramis ayant découvert que celui qu’elle aime, Agénor, n’est autre
que son fils Ninias, continue à l’aimer, comme si de rien n’était:

    Ingrat, je t’aime encore avec trop de fureur...

Et Ninias de s’écrier, non sans raison:

    O ciel! vit-on jamais dans le cœur d’une mère
    D’aussi coupables feux éclater sans mystère?
                             (Cf. LAHARPE, _ibid._, p. 553-554.)

Laharpe remarque encore combien Crébillon abuse de cette cheville
«en ces lieux»: on la voit «à tout moment» au bout de ses vers,
dit-il; «et ce qu’il y a de pis, ajoute-t-il (_Ibid._, p. 528), c’est
que ce mot est presque partout inutile, et quelquefois employé à
contre-sens»:

    Oui, je veux que ce fruit d’un amour odieux
    Signale quelque jour ma fureur _en ces lieux_...
    Je ne suis en effet descendu _dans ces lieux_...
    Et nous n’avons d’appui que de vous _en ces lieux_...
    Quel déplaisir secret vous chasse _de ces lieux_...
    Cachez-nous au tyran qui règne _dans ces lieux_...
    Je tremble à chaque pas que je fais _en ces lieux_...
    Sans appui, sans secours, sans suite _dans ces lieux_...
    J’en crains plus du tyran qui règne _dans ces lieux_...
    Il doit être déjà de retour _en ces lieux_...
    M’accorder un vaisseau pour sortir _de ces lieux_...
    Gardes, faites venir l’étranger _en ces lieux_...
    Et votre voix, Seigneur, a rempli _tous ces lieux_...
    Etc., etc.

Voltaire abuse aussi de cette locution «en ces lieux», «dans ces
lieux», si commode d’ailleurs pour la versification. Dans sa tragédie
d’_Oreste_ notamment, elle apparaît très fréquemment (I, 2, 3, 4, 5;
II, 1, 2, 5; etc.):

«... Oreste est _en ces lieux_.» (II, 7.)

«... Qu’osiez-vous faire _en ces lieux_ écartés?» (III, 6.)

Etc., etc.

A la première représentation de cette pièce, à certain endroit, sans
doute modifié depuis par l’auteur, Oreste s’écriait:

«Suivez-moi!

— Où? demandait Clytemnestre.

— _Aux lieux_...», commençait à répondre Oreste.

Mais on ne le laissa pas achever, et toute la salle se mit à rire.
(Cf. Lorédan LARCHEY, _L’Esprit de tout le monde_, 1re série, p. 269.)

Nous reparlerons de Voltaire tout à l’heure et plus amplement.


                              * * *


L’ABBÉ DESFONTAINES (1685-1745), fameux par ses disputes avec
Voltaire, commet la balourdise, au début de son _Ode à la reine_, de
prendre, non le Pirée pour un homme, mais le Permesse, rivière de
Béotie, où les Muses aimaient à se baigner, pour une montagne, de
confondre, en d’autres termes, _Permesse_ avec _Parnasse_. Piron ne
manqua pas de relever la bévue:

    Il croyait le Permesse un mont,
    Or c’est un fleuve très profond;
    Etc., etc.

Mais ce qu’il y a de plus drôle ici, c’est que PIRON (1689-1773), à
son tour, commet ou semble commettre la même erreur dans _L’Amitié
médecin_, où il demande aux Muses de faire retentir les «échos du
_Permesse_». (Cf. Paul CHAPONNIÈRE, _Piron_, p. 304-305.)

A propos de Piron, n’oublions pas le très malencontreux et risible
incident qui fut cause en grande partie de la chute de sa tragédie de
_Callisthène_ (1730). Le poignard avec lequel le héros de la pièce,
le philosophe Callisthène, se donne la mort au dernier acte était en
si mauvais état qu’il se désarticula entre ses mains: lame, poignée,
garde, manche, tout était disjoint et comme en paquet, si bien que
l’acteur, l’infortuné Callisthène, dut se poignarder non avec un
poignard, mais «d’un héroïque coup de poing», et après avoir envoyé
au diable, au milieu d’une folle hilarité, les quatre tronçons de son
glaive. (ID., _ibid._, p. 61.)

Ce vers de LA CHAUSSÉE (1692-1754), qui se trouve dans sa comédie _Le
Préjugé à la mode_ (II, 3):

    Devine, si tu  peux, et choisis, si tu l’oses,

figure textuellement dans la tragédie d’_Héraclius_ de Corneille (IV,
4).



III

  VOLTAIRE. Son théâtre: anecdotes diverses. Georges Avenel
  et son édition des œuvres de Voltaire. La petite-nièce de
  Corneille. Abus des mots _horreur_, _fatal_, _affreux_. Les
  tragédies de Voltaire jugées par Victor Hugo. Orthographe
  de Voltaire.

  L’ABBÉ D’ALLAINVAL. — SAURIN. — ALEXANDRE DE MOISSY. Une
  pièce pour sages-femmes.

  SEDAINE. Ses répétitions de mots. Ses incorrections. —
  LEMIERRE. Le vers du siècle.

  BEAUMARCHAIS. L’adjectif _sensible_ au dix-huitième siècle.
  Termes de prédilection.

  DORAT. — CHAMFORT. _La Charité romaine._ — DESFORGES.
  Phrases inachevées. — FLORIAN.


VOLTAIRE (1694-1778) — «Le Français suprême, l’écrivain qui a été
le plus en harmonie avec sa nation... Voltaire, c’est le plus grand
homme en littérature de tous les temps; c’est la création la plus
étonnante de l’Auteur de la nature,» a proclamé Gœthe (_Conversations
avec Eckermann_, t. II, p. 77, note; Charpentier, 1863; — et cité
dans VOLTAIRE, _Œuvres complètes_, t. VIII, p. 1126, édit. du journal
_Le Siècle_); «Le vrai représentant de l’esprit français dans ce que
j’appelle un congrès européen serait Voltaire,» déclare, de son côté,
Sainte-Beuve (_Causeries du lundi_, t. XV, p. 210, note 1) — Voltaire
confond, dans une de ses tragédies, _L’Orphelin de la Chine_ (I, 3),
_alfange_ (sorte de cimeterre) avec _phalange_ (troupe d’infanterie),
et il écrit:

    De nos honteux soldats les _alfanges_ errantes,
    A genoux, ont jeté leurs armes impuissantes.

Ce qui a été corrigé depuis par divers éditeurs, qui ont mis
_phalanges_ à la place d’_alfanges_.

Dans la même pièce (II, 6), nous relevons ce vers singulier:

    Où _mon front_ avili n’osa _lever les yeux_.

On a souvent rapproché ce vers de Voltaire (_Rome sauvée_, I, 7):

    Faisons notre devoir: les dieux feront le reste,

de ce vers de Corneille (_Horace_, II, 8):

    Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux...

Ce vers:

    Ce monstre à voix humaine, aigle, femme et lion,

se trouve à la fois et mot pour mot dans l’_Œdipe_ de Corneille
(I, 3) et dans l’_Œdipe_ de Voltaire (I, 1), où nous rencontrons
également (I, 1) cet autre vers devenu proverbe:

    L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux.

Nombre de vers des pièces de théâtre de Voltaire, tout comme de
Corneille et de Racine, sont d’ailleurs restés dans la mémoire:

    A tous les cœurs bien nés que la patrie est chère!
                                           (_Tancrède_, III, 1.)

    Le premier qui fut roi fut un soldat heureux;
    Qui sert bien son pays n’a pas besoin d’aïeux.
                                               (_Mérope_, I, 3.)

    Les mortels sont égaux; ce n’est point la naissance,
    C’est la seule vertu qui fait leur différence.
                                              (_Mahomet_, I, 4.)

Remarquons, en passant, qu’un des personnages de cette tragédie de
_Mahomet_, l’esclave SÉIDE, a laissé son nom dans la langue pour
signifier un sectateur fanatique.

    Chacun baise en tremblant la main qui nous enchaîne.
                                     (_La Mort de César_ II, 1.)


    ... Tu dors, Brutus, et Rome est dans les fers.
                                                       (_Ibid_.)

Etc., etc.

Georges Avenel, dans sa bonne et intéressante édition populaire des
œuvres complètes de Voltaire (Paris, aux bureaux du journal _Le
Siècle_, 1867-1870, 8 vol. in-4)[21], a eu le soin d’imprimer en
italique tous ces vers «sensationnels» ou demeurés célèbres.

  [21] Le nom d’Émile de la Bédollière figure bien dans le titre
  de l’ouvrage, au moins sur les quatre premiers tomes de cette
  édition; mais à peu près pour la forme uniquement, et en raison
  de l’importante situation que La Bédollière occupait alors au
  journal _Le Siècle_.

Rappelons que cette phrase, qu’on cite d’ordinaire comme un vers:

    Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux,

a été écrite comme prose par Voltaire; elle se trouve vers la fin de
la préface de _L’Enfant prodigue_, comédie en cinq actes (t. III, p.
286, édit. du journal _Le Siècle_).


_La Mort de César_ est, assure-t-on, la première pièce de théâtre,
«parmi celles qui méritent d’être connues», où aucune femme ne figure
parmi les personnages. Elle réalise ainsi le vœu du prédicateur
Pierre de Villiers (1648-1728) qui voulait retrancher des tragédies
«tout ce qui est amour». (Cf. Émile DESCHANEL, _Le Romantisme des
classiques_, Voltaire, p. 125, et Racine, t. II, p. 33, note 1.)

Une mésaventure analogue à celle des abbés Pellegrin et Abeille et
à la chute de leurs pièces (Cf. ci-dessus, chap. 1, p. 22), survint
à Voltaire, lorsqu’il fit représenter sa tragédie d’_Adélaïde du
Guesclin_, où se trouve, à la scène dernière, cet hémistiche:

    Es-tu content, Coucy?

«Couci, couci!» répliquèrent plusieurs mauvais plaisants, — ce qui,
comme bien on pense, ne contribua pas à la réussite de l’œuvre. (Cf.
Georges AVENEL, _ouvrage cité_, t. III, p. 215 et 229.)

Dans _Zaïre_, «la plus touchante de toutes les tragédies qui
existent» (LAHARPE, _Lycée ou Cours de littérature_, t. III, 1re
partie, p. 222; Verdière, 1817), un autre hémistiche:

    ... Soutiens-moi, Chatillon,
                                                        (II, 3),

a été et est souvent encore employé par plaisanterie, burlesquement.

De même, à la première représentation de _Mariamne_, dans le moment
où Mariamne, qui s’empoisonnait et expirait sur la scène, prenait
la coupe et la portait à ses lèvres, le parterre s’écria: «La reine
boit! La reine boit!» On était justement la veille, ou non loin de
la fête des Rois, et cette plaisanterie amena l’interruption puis la
chute de la pièce. (Cf. Georges AVENEL, _ibid._, p. 112.)

C’est dans _Zaïre_, où une croix fait reconnaître à Lusignan
sa fille, que nous voyons apparaître pour la première fois cet
accessoire, «la croix de ma mère», dont le théâtre a tant abusé
depuis. (Cf. _Zaïre_, II, 3; — et Émile DESCHANEL, _ouvrage cité_,
Théâtre de Voltaire, p. 100.)

Pendant qu’on répétait _Mérope_, Voltaire accablait les acteurs de
corrections, suivant son usage. Ayant passé la nuit à revoir sa
pièce, il réveilla son laquais à trois heures du matin, et lui remit
une correction à porter à l’acteur Paulin, chargé du rôle du tyran
Polyphonte. «Mais, à cette heure, tout le monde dort, monsieur,
objecte le domestique. Je ne pourrai pas pénétrer chez M. Paulin.
— Va, cours! répond gravement Voltaire. _Les tyrans ne dorment
jamais_.» (Cf. Émile DESCHANEL, _ouvrage cité_, p. 193, note 1.)

Voltaire fatiguait et ennuyait tellement ses interprètes avec ses
incessantes corrections, qu’une actrice, Mlle Desmares, lui ferma un
jour sa porte, et, comme il lui glissait encore des rectifications
par le trou de la serrure, elle boucha ce trou. Alors Voltaire
s’avisa de ce stratagème. Ayant appris que Mlle Desmares donnait
un grand dîner, il fit faire, pour ce jour-là, un superbe pâté de
perdrix qu’il lui envoya. En ouvrant ce pâté, on découvrit douze
perdrix tenant dans leur bec plusieurs billets où étaient inscrits
les vers qu’il fallait ajouter ou changer dans le rôle de Mlle
Desmares. (Cf. Lucien PEREY et Gaston MAUGRAS, _La Vie intime de
Voltaire aux Délices et à Ferney_, p. 252, note 2; — et Émile
DESCHANEL, _ibid._, p. 235.)

Deux vers de la tragédie de _Mahomet_ (II, 5) ont été employés, dans
une plaisante circonstance, par l’acteur Lekain, d’autres disent
Larive. Lekain ou Larive chassait un jour sur les terres du prince
de Condé, lorsqu’un garde-chasse l’interpella et lui demanda de quel
droit il chassait sur les propriétés de son maître; et l’autre de lui
répondre aussitôt majestueusement et fièrement:

    «Du droit qu’un esprit vaste et ferme en ses desseins
    A sur l’esprit grossier des vulgaires humains.

— Ah! monsieur, c’est différent! Excusez-moi!» bégaya le garde-chasse
tout interloqué et ahuri, et en s’inclinant jusqu’à terre. (Cf. _La
Semaine des familles_, 22 septembre 1860, p. 820; — et LAROUSSE, art.
Droit, p. 1276, col. 4.)

A propos de ce vers de Corneille (_Cinna_, III, 4):

    Je vous aime, Émilie, et le ciel me foudroie,

on trouve, dans une lettre de Voltaire à M. de Mairan, datée de
Ferney, 16 auguste (août) 1761, une fort peu édifiante, mais très
probablement peu véridique anecdote, relative à la petite-nièce de
Corneille, que Voltaire avait recueillie chez lui. Je me borne à
signaler cette plaisanterie, qui, comme il advient fréquemment avec
le patriarche de Ferney, n’est pas du meilleur goût.

Dans une notice de Voltaire sur _L’Encyclopédie_ (1774; _Œuvres
complètes de Voltaire_, t. VI, p. 381; édit. du journal _le Siècle_),
on lit cette phrase: «Il (Louis XV) avait été averti que les vingt
et un volumes in-folio (de _L’Encyclopédie_) qu’on trouvait sur la
toilette de toutes les dames...»

_Vingt et un_ volumes in-folio sur une table de toilette! Il fallait
que ces toilettes fussent à la fois très grandes et remarquablement
solides.

Laharpe (_Ouvrage cité_, t. III, 1re partie, p. 153, 183 et 363)
constate que Voltaire, dans ses tragédies, prodigue trop les mots
_horreur_, _fatal_, _affreux_ surtout. Voir, par exemple, la tragédie
d’_Œdipe_, acte IV, scène 1, où l’épithète _affreux_ se trouve
répétée sept fois:

    Sur mes destins _affreux_ ne soit trop éclairé...
    Et que tous deux unis par ces liens _affreux_...
    Etc., etc.

Et dans _Mérope_ (II, 2):

    Celle de qui la gloire et l’infortune _affreuse_...

On rencontre aussi dans _Mérope_ (IV, 2) ce vers peu harmonieux:

    Quoi! de pitié pour moi tous vos _sens sont saisis_?

Nous avons signalé plus haut (p. 22) la fameuse dissonance, rectifiée
depuis:

    _Non, il n’est_ rien que _Nanine n’honore_.

Ajoutons que, malgré ces défectuosités et ces tares, on ne peut
s’empêcher de trouver exagérée cette sentence de Victor Hugo (_Actes
et Paroles_, Avant l’exil, t. I, p. 234; Hetzel-Quantin, s. d.): «Je
range les tragédies de Voltaire parmi les œuvres les plus informes
que l’esprit humain ait jamais produites». Sentence draconienne,
ultra-méprisante, d’autant plus curieuse que, comme le démontre Émile
Deschanel (_Ouvrage cité_, p. 212, 228, 311, 356: «Tancrède, le héros
amoureux et proscrit, n’est-ce pas déjà Hernani?» etc.), le théâtre
de Victor Hugo offre plus d’une analogie avec celui de Voltaire.
L’auteur d’_Hernani_, nous le verrons plus loin, dans le chapitre qui
lui est consacré, n’a d’ailleurs pas toujours eu la même opinion sur
Voltaire et ses tragédies.

L’orthographe de Voltaire, comme celle du reste de tous les écrivains
de son temps et, à plus forte raison, des temps antérieurs, est
très différente de la nôtre. Dans une lettre, rédigée entièrement
de sa main, et signée: VOLTAIRE, _chambelan_ du _roy_ de Prusse, il
écrit ainsi les mots: _nouvau_, _touttes_, _nourit_, _souhaitté_,
_baucoup_, _ramaux_, le _fonds_ de mon cœur, _andidote_, _crétien_,
etc., etc. (Cf. G.-A. CRAPELET, _Études pratiques et littéraires sur
la typographie_, p. 345, note).

Et dans sa tragédie de _Tancrède_ (IV, 2), on lit:

    Oui, j’ai tout fait pour elle...
    Et l’eussé-je _aimé_ moins, comment l’abandonner?

(_aimé_ pour _aimée_).

On a même prétendu — c’est l’abbé Galiani (_Lettres_, t. II, p. 281;
édit. Eugène Asse) — que «D’Olivet n’avait jamais pu parvenir à
enseigner l’orthographe à Voltaire».


                              * * *


L’ABBÉ D’ALLAINVAL ou SOULAS D’ALLAINVAL (1700-1753), qui, au
milieu d’une vie de misère, n’ayant ni feu ni lieu, couchant
dans les chaises à porteurs remisées alors au coin des rues, —
et qui devait bientôt mourir à l’Hôtel-Dieu, — nous présente une
singulière particularité, un étrange contraste: durant son extrême
indigence, ne s’avise-t-il pas d’écrire une pièce sur _L’Embarras
des richesses_? Et cette pièce est «un de ses meilleurs ouvrages...
pièce bien conduite et bien dénouée et qui ne manque pas d’intérêt».
(_Chefs-d’œuvre des Auteurs comiques_, t. III, Notice sur
d’Allainval; Didot, 1872.) Ce qui prouve, une fois de plus, comme
l’a si bien déclaré Beaumarchais après Voltaire (Cf. _Le Mariage de
Figaro_, V, 3; et le _Dictionnaire philosophique_, article Argent),
qu’«il n’est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner»,
et qu’«il est plus aisé d’écrire sur l’argent que d’en avoir».


Dans une pièce de SAURIN (1706-1781), _Les Mœurs du temps_, nous
voyons, à la scène deuxième, un des personnages, Julie, arriver
«tenant un livre ouvert», ce qui n’empêche pas une autre dame,
Cidalise, qui n’est cependant pas aveugle, de s’exclamer presque
aussitôt: «Je vous dirais bien, moi, de quoi ce livre vous aurait
entretenue, _si vous l’aviez ouvert_».

Ils sont de Saurin, si oublié aujourd’hui, et de sa tragédie
_Blanche et Guiscard_, qu’on ne joue plus et qu’on ne lit plus, ces
beaux vers fréquemment cités:

    Qu’une nuit paraît longue à la douleur qui veille!...
    Longtemps on aime encore, en rougissant d’aimer...
    La loi permet souvent ce que défend l’honneur...
              (Cf. Notice sur Saurin, _Chefs-d’œuvre tragiques_,
                                     t. I, p. 270; Didot, 1869.)


Comme exemple des ridicules indications de personnages dans certains
mélodrames, on cite la distribution d’une pièce d’ALEXANDRE DE
MOISSY (1712-1777), — qui en a écrit bien d’autres, plus ou moins
grotesques, — _La Vraie Mère_, «drame didacti-comique en trois
actes». Voici cette distribution textuelle (Cf. l’_Almanach de la
Littérature, du Théâtre et des Beaux-Arts_, 1867, p. 93):

«MME FÉLIBIEN, accouchée depuis sept mois et nourrissant son enfant.

«M. FÉLIBIEN, son mari, négociant.

«MME DE VILLEPREUX, sa sœur, femme enceinte et presque à terme.

«M. DE VILLEPREUX, son mari.

«MME DES AULNES, femme d’un marchand de drap, relevée de couches
depuis neuf mois et demi.

«L’ENFANT de Mme Félibien, âgé de sept mois.

«L’ENFANT de Mme des Aulnes, âgé de dix mois.

«MME LONDAIS, sage-femme.

«MME LÉVEILLÉ, garde de femmes en couches.»


                              * * *


SEDAINE (1719-1797) a une manie, un tic, pour ainsi parler: c’est de
redoubler les locutions qu’il emploie. «Bonjour, monsieur, bonjour!»
«Conte-moi ça, conte-moi ça!» «Tu viens, n’est-ce pas, tu viens?»
Ce redoublement lui semblait donner plus de naturel au dialogue, et
aussi plus de force, équivaloir à un superlatif. C’est du reste la
remarque de François Génin, dans ses _Récréations philologiques_ (t.
I, p. 42): «La manière primitive et la plus naturelle de former un
superlatif c’est de répéter le positif. Les enfants n’y manquent pas;
ils vous diront _Un grand, grand, grand homme_! — _Il était petit,
petit_! C’est l’origine du _bonbon_ et du _bobo_.»

Voici quelques-uns de ces redoublements de Sedaine:

«Va-t’en, va-t’en: écoute...» (_Le Philosophe sans le savoir_, IV,
7.)

«Monsieur, monsieur, un gentilhomme...» (_Ouvrage cité_, IV, 9.)

«Vos pistolets, vos pistolets; vous m’avez vu...» (_Ibid._)

«Hier au soir, j’y vais, j’y vais.» (_Ibid._, V, 2.)

«A l’instant! prenez, prenez, monsieur.» (_Ibid._, V, 4.)

«Monsieur, monsieur, voilà de l’honnêteté.» (_Ibid._)

«Ah! monsieur, monsieur, c’est fait de mes vingt louis. — Je n’hésite
pas, madame, je n’hésite pas, vous le voyez, un instant, un instant.»
(_La Gageure imprévue_, sc. 23.)

«Ah! madame, madame! c’est battre un homme à terre.» (_Ibid._)

«Madame, madame, j’en suis charmé.» (_Ibid._)

«Ah! les hommes, les hommes nous valent bien.» (_Ibid._, sc. 25.)

«C’est la réponse à la vôtre, c’est la réponse à la vôtre: c’est...»
(_Rose et Colas_, sc. 8.)

«Elle est sage, elle est sage, ah! très sage.» (_Ibid._)

«Et moi, et moi, n’ai-je pas...» (_Ibid._)

«Oui, pour dire à ton père, pour dire à ton père qu’il y a plus
d’aveugles que de clairvoyants.» (_Ibid._, sc. 15.)

«Folle! folle! je vais te faire voir...» (_Ibid._)

«C’est bien naturel, c’est bien naturel. Tenez...» (_Ibid._, sc. 16.)

Arrêtons-nous: les exemples de ces répétitions sont innombrables dans
le théâtre de Sedaine, on dirait des _doublons_ typographiques.

Sedaine estimait que «tout ce qui n’est pas suffisamment développé»,
dans un récit ou un dialogue, ne produit qu’une impression médiocre;
et quand on trouvait des longueurs dans ses ouvrages, il était rare
qu’il ne répondît pas: «J’allongerai». (Notice sur Sedaine, _Chefs
d’œuvre des auteurs comiques_, t. VII, p. 2; Didot, 1861.)

Son style, outre les susdites répétitions continuelles, est souvent
négligé et incorrect: — «Alexis laisse tomber sa tête _sur son
estomac_» (_Le Déserteur_, I, 6), — et l’on raconte, à ce sujet,
l’anecdote suivante, dont je ne garantis pas l’authenticité:
«... Sedaine, qui écrivait aussi mal en vers qu’en prose, et qui
en convenait sans peine, ayant entendu le discours de réception
d’un de ses nouveaux collègues (à l’Académie), se jeta au cou du
récipiendaire, et lui dit avec effusion: «Ah! monsieur, depuis vingt
ans que j’écris du galimatias, je n’ai encore rien dit de pareil.»
(_Curiosités littéraires_, Académies, p. 299; Paulin, 1845.)


                              * * *


LEMIERRE (1723-1793), à qui l’on doit ce vers si connu et qualifié
«le vers du siècle»:

    Le trident de Neptune est le sceptre du monde,

qui se trouve dans son poème _Le Commerce_, a, dans sa première
tragédie, _Hypermnestre_, marié en un seul jour cinquante filles d’un
même père à cinquante fils du frère de ce père. C’est une intrigue
empruntée, il est vrai, à la mythologie, l’histoire des Danaïdes,
mais, ainsi transportée au théâtre, elle n’est pas banale. (Cf.
LAHARPE, _ouvrage cité_, t. III, 1re partie, p. 596.)

«Déposez vos douleurs dans le sein d’un homme _sensible_», dit un
des personnages de _La Mère coupable_ (III, 2) de BEAUMARCHAIS
(1732-1799).

Ce qualificatif _sensible_ et le substantif _sensibilité_, nous les
retrouvons à profusion chez nombre d’écrivains, poètes ou prosateurs,
du dix-huitième siècle, chez Jean-Jacques Rousseau notamment, chez
Florian: «Il ne me reste qu’un cœur _sensible_» (_Gonzalve de
Cordoue_, livre VI, t. II, p. 74, — et p. 28, 114, 139, 162, 164,
168, 169... édit. de la Bibliothèque nationale); etc.[22].

  [22] Sur l’abus de l’adjectif _sensible_ au dix-huitième siècle,
  voir MICHELET, _Histoire de France_, tome XIX, p. 287 (Marpon et
  Flammarion, 1879): «C’était (la seconde moitié du dix-huitième
  siècle) un temps ému et de larmes faciles. La langue en
  témoignait. A chaque phrase, on lit _sensible_ et _sensibilité_.»
  Etc. Et Edmond et Jules DE GONCOURT, _La Femme au dix-huitième
  siècle_, p. 439 (Charpentier, 1890): «Sensible, c’est cela seul
  que la femme veut être; c’est la seule louange qu’elle envie (à
  cette époque)...»

«Chaque siècle a son terme favori dont il use et abuse, et qui
traduit sa préoccupation dominante. Au dix-huitième siècle, c’était
le mot _sensibilité_», a remarqué, à ce propos, Paul Stapfer (_Racine
et Victor Hugo_, p. 64).

Et l’on peut dire aussi, et non moins justement, que chaque écrivain
a ses termes de prédilection, «chaque auteur a son dictionnaire et sa
manière», selon la sentence de Joubert (_Pensées_, Du style, t. II,
p. 285), et selon celle de Sainte-Beuve également: «Chaque écrivain,
a-t-il dit, a son mot de prédilection, qui revient fréquemment dans
le discours, et qui trahit, par mégarde, chez celui qui l’emploie,
un vœu secret ou un faible.» (Cf. Charles MONSELET, le journal _La
Vie littéraire_, 9 novembre 1876.) Nous avons cité déjà plus d’une
de ces «locutions favorites», — qui ne trahissent pas toujours et
inévitablement un vœu ou un faible, — et nous continuerons, chemin
faisant et à l’occasion, d’en mentionner.

Rappelons qu’un chœur de paysans de l’opéra de _Tarare_, chœur que
Beaumarchais a fait disparaître de son œuvre, a été «cité longtemps
comme un chef-d’œuvre de ridicule»:

    Notre amour est pour la pâture,
        Et tous nos soins
        Sont pour nos foins.
                      (Cf. L.-S. Auger, Notice sur Beaumarchais,
                 _Théâtre de Beaumarchais_, p. xx; Didot, 1863.)

Et cette indication scénique dans _La Mère coupable_ (II, 2):
«Bégearss... se mord le doigt _avec mystère_».

Encore une phrase à relever dans Beaumarchais (_Mémoires_, Addition
au Supplément, p. 157; Garnier, 1859): «Présentant aux juges sa liste
d’une main, et faisant la révérence _de l’autre_, Mme Goëzman a
dit...»

Une jolie locution, empruntée à ces mêmes _Mémoires_ (p. 111):
«Courir _comme chat sur braise_».


Pour dire que des danseurs qui représentaient les vents et jouaient
mal ont été hués et chassés de la scène par les spectateurs du
parterre, DORAT (1734-1780) écrit:

    Et le parterre enfin renvoie, avec justice,
    Ces petits vents honteux souffler dans la coulisse.
      (Cf. LAHARPE, _ouvrage cité_, t. III, 1re partie, p. 100.)

«Ces petits vents honteux» ont été parfois mal interprétés.


CHAMFORT (1741-1794), dans une strophe où il rappelait la fameuse
scène baptisée _La Charité romaine_, fréquemment représentée en
peinture, et qui nous montre une jeune femme allaitant un vieillard,
— l’aventure de Péra et de son père Cimon, que l’on confond parfois
avec Éponine et son mari Sabinus, — s’exprime en ces termes
drolatiques:

    De son lait!... Se peut-il? Oui, de son propre père
          Elle devient la mère!
      (Cf. LAHARPE, _ouvrage cité_, t. III, 2e partie, p. 445; —
                             et LAROUSSE, art. Charité romaine.)


La comédie de DESFORGES (Choudard-Desforges: 1746-1806), _Le Sourd ou
l’Auberge pleine_, qui eut jadis tant de succès, est certainement
une des plus incorrectes, des plus négligemment écrites qui aient
paru.

«Oui, je m’_en_ rappelle!» dit un des personnages. (III, 3.)

Et un autre, D’Oliban, comme l’action se passe en 1793, n’ose
prononcer le mot _tyran_, et s’arrête juste au milieu du mot:

«... Donner ma fille au plus ridicule des maris, et de père devenir
tyr... Je n’ose achever.» (III, 5.)

Déjà le vieux poète Jacques DE LA TAILLE (1543-1562) avait usé du
même procédé dans sa tragédie de _Daire_ (Darius), où, dans la
dernière scène, les suprêmes paroles que Darius adresse de loin à
Alexandre en expirant sont ainsi rapportées:

    O Alexandre...
    Ma mère et mes enfants aye en recommanda... (_tion_)
    Il ne put achever, car la mort l’en garda (_l’empêcha_).
           (Cf. SAINTE-BEUVE, _Tableau de la poésie française au
                                      seizième siècle_, p. 207.)

Ce même genre de réticence, ce même _truc_, se retrouve chez FLORIAN
(1755-1794). Dans son roman _Gonzalve de Cordoue_ (livre X, t. II,
p. 180; édit. de la Bibliothèque nationale), très belle épopée en
prose qui mérite d’être relue, un personnage, Alamar, ennemi furieux
de Gonzalve, s’écrie, en s’armant pour aller le combattre: «Je cours
punir, exterminer le «détestable...» Il ne peut achever, sa colère
ne lui permet pas de prononcer le nom qu’il abhorre.»

Ailleurs (livre IV, t. II, p. 36), c’est, comme tout à l’heure,
pour le Darius de Jacques de la Taille, la mort qui coupe la parole
à l’orateur: «Que le Dieu du ciel me pardonne! et que les Zegris,
profitant du terrible exemple...» Il n’achève pas; l’impitoyable mort
le saisit.»



IV

  _Le culte de la périphrase._ Périphrases courantes. —
  ÉCOUCHARD LEBRUN et le «périphrastique». — DELILLE.
  Locution favorite de Delille. Ses succès. Sa mémoire
  prodigieuse.

  CHATEAUBRIAND. Il préférait ses vers à sa prose. Sa
  tragédie de _Moïse_. — _Prédilections particulières de
  certains écrivains et artistes_: «Le violon d’Ingres». —
  Singuliers jugements et vœux de Chateaubriand. «Tuer le
  mandarin». — _La gloire littéraire._


«Rien n’est si beau que de ne pas appeler les choses par leur nom»,
déclare Voltaire, dans ses _Conseils à Helvétius_ (Œuvres complètes,
t. IV, p. 601, note _r_; édit. du journal _Le Siècle_).

Et Buffon, de son côté, recommande «de ne nommer les choses que par
les termes les plus généraux»; c’est ce qui fait le _style noble_.
(Cf. EUGÈNE DESPOIS, _Dialogues sur l’éloquence_ par Fénelon, p. 212,
note 1.)

D’accord avec ces principes, proclamés vers le milieu du dix-huitième
siècle, l’emploi de la périphrase s’étend de plus en plus à partir de
cette époque jusqu’à la Restauration.

Nombre de périphrases sont même devenues de véritables lieux communs.

«J’ai voulu me jeter aux pieds des _auteurs de mes jours_», écrit
à Saint-Preux la Julie de Rousseau. (_La Nouvelle Héloïse_, I, 4;
Œuvres complètes de J.-J. Rousseau, t. III, p. 139; Hachette, 1856.)

«Quoi! je pourrais expirer d’amour et de joie entre un époux adoré
et les chers _gages de sa tendresse_!» écrit encore la même héroïne.
(_Ibid._, II, 4; t. III, p. 253.)

«Je porte dans mon sein un _gage de mon amour... le gage de notre
union_.» (FLORIAN, _Le Bon Ménage_, sc. 3 et 18, Fables et autres
œuvres, p. 423 et 434; Didot, 1858.)

    Et si ce tour vieilli peut peindre _un jeune objet_...
    Églé sera longtemps comparée à la rose.
             (DELILLE, _L’Imagination_, I; Œuvres, t. I, p. 336;
                                                 Lefèvre, 1844.)

_Les auteurs de mes jours, les gages de ma tendresse, un gage de
mon amour, un jeune objet_ (pour dire une jeune fille ou une jeune
femme) sont ou ont été des périphrases des plus courantes.

ÉCOUCHARD LEBRUN dit LEBRUN-PINDARE (1729-1807), et surtout JACQUES
DELILLE (1738-1813), le «périphrastique» Delille, comme on l’a
baptisé, ont particulièrement cultivé la périphrase.

Ce sont très souvent de véritables énigmes que Lebrun donne à
déchiffrer à ses lecteurs. Voyez cette strophe de l’ode sur _Le
Triomphe de nos paysages_ (Dans le volume MALHERBE, J.-B. ROUSSEAU,
É. LEBRUN, _Œuvres_, p. 514; Didot, 1858):

    La colline qui, vers le pôle,
    Borne nos fertiles marais,
    Occupe les enfants d’Éole
    A broyer les dons de Cérès.
    Vanvres, qu’habite Galatée,
    Sait du lait d’Io, d’Amalthée,
    Épaissir les flots écumeux;
    Et Sèvres, d’une pure argile,
    Compose l’albâtre fragile
    Où Moka nous verse ses feux.

«Tout cela, note Sainte-Beuve (_Portraits littéraires_, t. I, p. 152,
note 1), pour dire: «Au nord de Paris, Montmartre et ses _moulins
à vent_; de l’autre côté, Vanvres (Vanves), son _beurre_ et ses
_fromages_; et _la porcelaine_ de Sèvres! «Je ne crois pas, écrivait
Ginguené au rédacteur du journal _Le Modérateur_ (22 janvier 1790),
que nous ayons beaucoup de vers à mettre au-dessus de cette strophe.»
Et Andrieux, l’Aristarque, n’en disconvenait pas; il avouait que
si tout avait été aussi beau, il aurait fallu rendre les armes.
Aujourd’hui, conclut Sainte-Beuve, il n’est pas un écolier qui n’en
rie. On rencontre dans le goût, aux diverses époques, de ces veines
bizarres.»

Ailleurs, dans l’ode _Mes Souvenirs ou les Deux Rives de la Seine_
(Œuvres, même édition., p. 526), Lebrun nous décrit ses jeux au
collège, et ce sont encore autant d’énigmes:

        Là, dans sa vitesse immobile,
    Le buis semblait dormir, agité par mon bras;
        Là, je triplais le cercle agile
        Du chanvre envolé sous mes pas.

        Là, frêle émule de Dédale,
    Un liège, sous mes coups, se plut à voltiger;
        Là, dans une course rivale,
        J’étais Achille au pied léger.

        Là, j’élevais jusqu’à la nue
    Ce long fantôme ailé, qu’un fil dirige encor
        A travers la route inconnue
        Qu’Éole ouvre à son vague essor.

Ce qui signifie qu’au collège il jouait à la _toupie_, à la _corde_,
au _volant_, à la _course_ ou aux _barres_, et au _cerf-volant_.


Et Jacques Delille, qui a joui, de son vivant, d’une renommée
sans égale, d’une gloire comparable à celle de Victor Hugo, que
de railleries lui ont été et lui sont encore décochées pour ses
innombrables périphrases! Ce qu’il y a de plus curieux, ce qui paraît
incroyable, c’est que c’était malgré lui, en quelque sorte, et
uniquement pour se conformer au goût du jour, qu’il les employait;
personnellement et par principes, il y était opposé: nous le verrons
tout à l’heure.

Pour Delille, le cochon est

    ... l’animal qui s’engraisse de glands.
                  (_Les Géorgiques_, III; Œuvres, t. II, p. 353;
                                                 Lefèvre, 1844.)

Et Victor Hugo de riposter (_Les Contemplations_, I, 7, Réponse à un
acte d’accusation, t. I, p. 30; Hachette, 1882):

    Je nommai le cochon par son nom: pourquoi pas?
    Guichardin a nommé le Borgia...

Les diamants sont, pour Delille:

    ... Ces cailloux brillants que Golconde nous donne.
                             (_L’Imagination_, I; t. I, p. 457.)

L’araignée:

    Un insecte aux longs bras, de qui les doigts agiles
    Tapissaient ces vieux murs de leurs toiles fragiles.
                                    (_Ibid._, VI; t. I, p. 466.)

Les baleines:

    Ces monstres qui, de loin, semblent un vaste écueil.
                       (_L’Homme des champs_, II; t. I, p. 169.)

La cigogne:

    L’ennemi des serpents vient, après les frimas,
    Retrouver les beaux jours dans nos riants climats.
                          (_Les Géorgiques_, II; t. II, p. 332.)

Le taon:

    ... insecte affreux, que Junon autrefois,
    Pour tourmenter Io, déchaîna dans les bois.
                                  (_Ibid._, III; t. II, p. 343.)

Le chat:

    L’animal traître et doux, des souris destructeur.
           (Dans Paul STAPFER, _Racine et Victor Hugo_, p. 262.)

Le paon:

    L’oiseau sur qui Junon sema les yeux d’Argus.
                                                       (_Ibid._)

L’oie:

    L’aquatique animal, sauveur du Capitole.
                                                       (_Ibid._)

La poule:

    Cet oiseau diligent dont le chant entendu
    Annonce au laboureur le fruit qu’il a pondu.
                                                       (_Ibid._)

Delille n’a pas manqué de nous décrire de même, au milieu
d’ingénieuses circonlocutions, le cidre, la bière, le vin de
Champagne, la vigne, le thé, le café, etc.; et l’imprimerie,
l’horlogerie, la gravure, les tapisseries... tout ce qu’on peut
imaginer.

Comme on ne prête qu’aux riches, on lui a même attribué plus d’une
périphrase qu’on chercherait en vain dans son œuvre, cette définition
de la seringue, par exemple:

    Ce tube tortueux d’où jaillit la santé,

que je rencontre dans _La Chronique médicale_ (1er février 1913, p.
77).

Encore une drolatique périphrase: elle est de Marmontel, celle-là,
et je la trouve dans la _Correspondance_ de Gustave Flaubert (t. II,
p. 99-100; Charpentier, 1889): «Nous lisions quelquefois, pour nous
faire rire, des tragédies de Marmontel, et ça a été une excellente
étude. Il faut lire le mauvais et le sublime, pas de médiocre...
Que dis-tu de ceci... pour dire noblement qu’une femme gravée de la
petite vérole ressemble à une écumoire:

    D’une vierge par lui (le fléau), j’ai vu le doux visage,
    Horrible désormais, nous présenter l’image
    De ce meuble vulgaire, en mille endroits percé,
    Dont se sert la matrone, en son zèle empressé,
    Lorsqu’aux bords onctueux de l’argile écumante
    Frémit le suc des chairs en sa mousse bouillante?»

Et Grimod de la Reynière, le fameux gourmet, baptisant le brochet
«l’Attila des mers», et le cochon «l’animal encyclopédique par
excellence». (_Le Temps_, 23 mai 1912.)

Etc., etc.

(Voir d’autres exemples de curieuses périphrases dans la _Revue
bleue_, 31 octobre 1885, p. 568-569; — Gustave MERLET, _Tableau de la
littérature française_, 1800-1815, t. I, p. 510; — etc.)

Dans sa préface de _Cromwell_ (p. 34; Hachette, 1862), Victor
Hugo assure que «l’homme de la description et de la périphrase,
ce Delille, dit-on, vers sa fin, se vantait, à la manière des
dénombrements d’Homère, d’avoir _fait_ douze chameaux, quatre chiens,
trois chevaux, y compris celui de Job, six tigres, deux chats, un
jeu d’échecs, un trictrac, un damier, un billard, plusieurs hivers,
beaucoup d’étés, force printemps, cinquante couchers de soleil et
tant d’aurores qu’il se perdait à les compter».

Pour s’excuser de son système et l’expliquer, Delille écrit dans
le _Discours préliminaire_ de sa traduction des _Géorgiques_ (t.
II, p. 290-291): «... Parmi nous, la barrière qui sépare les grands
du peuple a séparé leur langage; les préjugés ont avili les mots
comme les hommes, et il y a eu, pour ainsi dire, des termes nobles
et des termes roturiers[23]. Une délicatesse superbe a donc rejeté
une foule d’expressions et d’images. La langue, en devenant plus
décente, est devenue plus pauvre; et comme les grands ont abandonné
au peuple l’exercice des arts, ils lui ont aussi abandonné les
termes qui peignent leurs opérations. De là la nécessité d’employer
des circonlocutions timides, d’avoir recours à la lenteur des
périphrases; enfin d’être long, de peur d’être bas; de sorte que le
destin de notre langue ressemble assez à celui de ces gentilshommes
ruinés, qui se condamnent à l’indigence de peur de déroger.»

  [23] Remarquons que Victor Hugo n’a pas dit autre chose dans sa
  _Réponse à un acte d’accusation_, déjà citée par nous tout à
  l’heure, à propos de «l’animal qui s’engraisse de glands»:

                                              un mot
      Était un duc et pair, ou n’était qu’un grimaud.

  Mais la conclusion diffère: Delille s’incline et se soumet, Hugo
  s’insurge:

      Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.
      Plus de mot sénateur! plus de mot roturier!

Relativement aux périphrases, Sainte-Beuve émet ces intéressantes
et très justes considérations (_Portraits contemporains_, Lebrun,
t. III, p. 173): «On a récemment blâmé la périphrase; on n’oublie
qu’une chose: en 1820, à la scène, dans une tragédie, le mot propre
pour les objets familiers était tout simplement une impossibilité;
il ne devint une difficulté que quelques années plus tard. Cinq
ans après, dans _Le Cid d’Andalousie_ (de Pierre-Antoine Lebrun:
1785-1873), le mot _chambre_ excitait des murmures à la première
représentation; _Le Globe_ (5 mars 1825, article de M. Trognon) était
obligé de remémorer aux ultra-classiques le vers d’Athalie:

    De princes égorgés la _chambre_ était remplie.

«Depuis, il faut en convenir, on a terriblement enfoncé la porte de
cette chambre; on a été d’un bond jusqu’à l’alcôve. Mais, avant 1830,
chaque mot simple en tragédie voulait un combat...»

Un mot revient très fréquemment sous la plume de Delille, c’est le
verbe _embellir_:

    Ma muse des jardins _embellit_ le séjour.
                      (_Les Jardins_, III; Œuvres, t. I, p. 75.)

    Quel charme _embellira_ vos douces promenades?
                      (_L’Homme des champs_, II; ibid., p. 148.)

    ... Multiplie, agrandit, _embellit_ la nature.
                            (_L’Imagination_, I; ibid., p. 333.)

    Tout ce que la nature _embellit_ de sa main.
                                  (_Ibid._, III; ibid., p. 369.)

    Un air d’aisance encore _embellit_ la déesse.
                                  (_Ibid._, III; ibid., p. 371.)

    Oh! que l’homme sait bien _embellir_ l’univers!
                                   (_Ibid._, IV; ibid., p. 392.)

    Etc., etc.

«Les livres de Delille, nous apprend Sainte-Beuve (_Portraits
littéraires_, t. II, p. 94), se tiraient d’ordinaire à 20 000
exemplaires pour la première édition. L’_Énéide_, par exception,
se publia à 50 000 exemplaires. Elle fut achetée à l’auteur 40 000
francs d’abord, bien grande somme pour le temps.»

Dans la notice qu’elle a consacrée à Delille, Mme Woillez conte que,
revenant d’Athènes sur un petit vaisseau qui fut «poursuivi par deux
forbans, Delille donna, dans cette circonstance, des marques de
sang-froid et même de gaieté dont toutes les gazettes parlèrent dans
le temps: «Ces coquins-là, dit-il, ne s’attendent pas à l’épigramme
que je ferai contre eux». (Notice, _Œuvres de J. Delille_, t. I, p.
7; Lefèvre, 1844.)

Delille, raconte-t-on encore, était doué d’une mémoire prodigieuse,
et il serait mort emportant dans sa tête un long poème entièrement
composé: «... Ce poème contenait au moins six mille vers, et quels
vers! (s’exclamait un jour la veuve du poète). Il n’avait jamais rien
fait de si beau. Mais vous savez son indolence... Je lui disais
tous les jours: «Monsieur Delille, ne vous fiez pas à votre mémoire,
dictez-moi ces vers-là; je veux les écrire pour qu’ils ne soient pas
perdus.» Eh bien, monsieur, il ne m’a pas écoutée, il est mort, il
a emporté dans la tombe son superbe poème. Je m’étais déjà arrangée
avec un libraire, qui m’en donnait un prix considérable; mais voilà
M. Delille _ad patres_, et l’ouvrage aussi. C’est dix mille francs
qu’il m’enlève, monsieur, dix mille francs!» (Charles BRIFAUT,
_Récits d’un vieux parrain à son jeune filleul_, dans Charles ROZAN,
_Petites Ignorances historiques et littéraires_, p. 371, note 1.)
Mais l’anecdote paraît très suspecte: cf. SAINTE-BEUVE, _Portraits
littéraires_, Delille, t. II, p. 103 et suiv.


                              * * *


CHATEAUBRIAND (1768-1848) avait, rapporte Henri de Latouche (dans
Henri MONNIER, _Mémoires de M. Joseph Prudhomme_, t. II, p. 92;
Librairie nouvelle, 1857), «l’infirmité de faire des vers et de les
préférer à sa prose; il ne veut pas admettre, ajoute Latouche, qu’il
y ait d’autre poète en France que lui, dont personne cependant ne
parle en cette qualité». C’est ce qui nous permet, dans la présente
étude, de classer l’auteur d’_Atala_ et des _Martyrs_ parmi les
poètes.

«Les vers! Faites des vers! disait un jour Chateaubriand au jeune
Victor Hugo, _l’enfant sublime_. C’est la littérature d’en haut...
Le véritable écrivain, c’est le poète. Moi aussi, j’ai fait des vers,
et je me repens de n’avoir pas continué. Mes vers valaient mieux que
ma prose. Savez-vous que j’ai écrit une tragédie? Tenez, il faut que
je vous en lise une scène...» Et il se fit apporter le manuscrit de
_Moïse_. (_Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie_, 1818-1821,
p. 237; Hetzel-Quantin, s. d., in-16.)

«Prosateur magnifique, faible rimeur, Chateaubriand polit et repolit
pendant vingt ans son _Moïse_. Il préférait ce faux chef-d’œuvre
à toutes ses œuvres.» (Adolphe BRISSON, _Le Temps_, 26 mai 1913,
Chronique théâtrale.)

De même Gœthe considérait «comme son plus beau titre de gloire» sa
_Théorie des couleurs_, «que les savants refusaient de prendre au
sérieux», et qui est un de ses plus mauvais ouvrages, sinon son plus
mauvais. (Cf. Édouard ROD, _Essai sur Gœthe_, p. 14; Perrin, 1898.)

De même Sainte-Beuve se montrait fier de ses vers, souvent si ternes
et si lourds, bien plus fier que de ses admirables études critiques;
et le meilleur moyen de lui plaire était de lui vanter ses poésies et
de les savourer avec lui.

De même encore Lamartine se croyant «un grand économiste, un grand
vigneron et un grand architecte», et disant un jour au fils d’un
de ses amis: «Jeune homme, regardez-moi bien là, au front, et
dites-vous que vous venez de voir le premier financier du monde».
(Ernest LEGOUVÉ, _Soixante ans de souvenirs_, t. IV, p. 199; Hetzel,
s d.) «La gloire de Victor Hugo n’offusquait pas Lamartine, continue
Legouvé; mais le titre de premier viticulteur de France, accordé à
M. Duchâtel, le taquinait. «Ce n’est qu’un amateur, disait-il; moi,
je suis un cep de nos collines.» Enfin, à Saint-Point, montrant avec
complaisance à un visiteur un petit portique affreux, enluminé d’un
coloris criard, et formé de deux colonnes appartenant à tous les
ordres: «Mon cher, lui dit-il, dans cinquante ans, on viendra ici en
pèlerinage; mes vers seront oubliés, mais on dira: «Il faut avouer
que ce gaillard-là bâtissait bien!» (Ernest LEGOUVÉ, _ibid._; — et
Louis ULBACH, _La Vie de Victor Hugo_, p. 111-112; Émile Testard,
1886.)

Et Molière, «si excellent auteur pour le comique, et ayant un faible
pour la couronne tragique». (SAINTE-BEUVE, _Portraits littéraires_,
t. II, p. 55; nouvelle édit, Garnier, s. d.)

Et Jean-Jacques Rousseau se glorifiant avant tout de sa musique
et de son _Devin du village_ (Cf. ID., _ibid._, t. II, p. 125),
et préférant son _Lévite d’Éphraïm_ à tous ses ouvrages (_Les
Confessions_, II, XI; t. VI, p. 136; Hachette, 1864).

L’admirable pastelliste Maurice-Quentin de La Tour, «enthousiaste des
philosophes, bâtissait lui-même des systèmes, et se montrait humilié
quand on lui parlait de ses pastels». (Cf. MARMONTEL, _Mémoires_,
livre VI; t. II, p. 103; Jouaust, 1891; — et Antoine GUILLOIS, _Le
Salon de Mme Helvétius_, p. 28; C. Lévy, 1894.)

Girodet-Trioson préférait ses vers (qui d’ailleurs ne sont pas sans
mérite) à ses dessins et à ses tableaux (SAINTE-BEUVE, _ibid._);

Alfieri se piquait d’être fort en grec (ID., _ibid._);

Byron d’être le premier nageur du Bosphore (ID., _ibid._);

Le célèbre compositeur Cherubini d’être un grand peintre
(SAINTE-BEUVE, _Portraits littéraires_, t. II, p. 125).

Le sculpteur Canova avait, de son côté, la manie de peindre, et ses
tableaux, «dont la médiocrité allait presque jusqu’au ridicule», il
les préférait à ses superbes marbres. (_Revue Napoléonienne_, avril
1911, p. 108.)

Et Ingres et son violon, qui est le prototype du genre;

Et le grand peintre anglais Gainsborough entiché, lui aussi, de sa
musique (Cf. Ernest CHESNEAU, _L’Art et les Artistes modernes_, p.
61; Didier, 1864);

Et Rossini et Alexandre Dumas père se croyant l’un et l’autre, ce qui
était peut-être vrai, d’ailleurs, d’excellents cuisiniers (Cf. le
journal _Le Voleur_, 1864, p. 349; et 1865, p. 462);

Et l’humoristique et génial dessinateur Gavarni, qui avait la passion
des mathématiques, finit par s’y vouer entièrement, et «voulait
refaire, selon sa chimère, la mécanique céleste et bouleverser les
lois de la pesanteur». (Eugène FORGUES, _Les Artistes célèbres_,
Gavarni, p. 49, 54, 58; Rouam, s. d.)

Etc., etc.


                              * * *


Revenons à Chateaubriand.

Voici un singulier jugement porté par lui sur le général Bonaparte:

«... Sa gloire militaire? Eh bien! il en est dépouillé. C’est, en
effet, un grand gagneur de batailles; mais, _hors de là_, le moindre
général est plus habile que lui... On a cru qu’il avait perfectionné
l’art de la guerre, et il est certain qu’il l’a fait rétrograder vers
l’enfance de l’art.» (CHATEAUBRIAND, _De Bonaparte et des Bourbons_,
dans le volume _Mélanges politiques et littéraires_, p. 183; Didot,
1868.)

Et ce vœu, non moins bizarre, exprimé par Chateaubriand, dans ses
_Mémoires d’outre-tombe_ (t. VI, p. 331; édit. Biré): «Les vieilles
gens se plaisent aux cachotteries, n’ayant rien à montrer qui vaille.
En exceptant mon vieux roi, _je voudrais qu’on noyât_ quiconque n’est
plus jeune, moi tout le premier, avec douze de mes amis.» Les douze
amis ont-ils été consultés?

Dans les mêmes _Mémoires_, pour s’excuser de ses nombreuses
citations, Chateaubriand émet ce curieux «avis au lecteur» (t. IV,
p. 437): «Lecteur, si tu t’impatientes de ces citations, de ces
récits, songe d’abord que tu n’as peut-être pas lu mes ouvrages,
et qu’ensuite _je ne t’entends plus_; je dors dans la terre que tu
foules; si tu m’en veux, frappe sur cette terre, tu n’insulteras que
mes os».

Et ces phrases hyperboliques et étranges:

«Salut, ô mer, mon berceau et mon image! Je te veux raconter la suite
de mon histoire: si je mens, tes flots, mêlés à tous mes jours,
m’accuseront d’imposture chez les hommes à venir!» (_Ouvrage cité_,
t. I, p. 64.)

«Il ne manque rien à la gloire de Julie (sœur de Chateaubriand):
l’abbé Carron a écrit sa vie; Lucile (autre sœur de l’auteur) a
pleuré sa mort.» (_Ibid._, t. I, p. 180.)

Chateaubriand raconte qu’on lisait, durant la Révolution, sur la
loge du concierge de Ginguené, rue de Grenelle-Saint-Germain, cette
inscription: «Ici on s’honore du titre de citoyen, et on se tutoie.
Ferme la porte, s’il _vous_ plaît.» (_Ibid._, t. II, p. 238.)

Ailleurs (t. V, p. 606), une note nous apprend que la mort du
conseiller d’État Persil (1785-1870), ancien pair de France, fut
annoncée en ces termes par le journal _La Mode_: «M. _Persil_ est
mort pour avoir mangé du perroquet».

On demande souvent quel est l’auteur de la locution _tuer le
mandarin_; on l’a attribuée, entre autres, à Jean-Jacques Rousseau:
c’est l’opinion de Balzac (_Le Père Goriot_, p. 150; Librairie
nouvelle, 1859), du _Grand Dictionnaire Larousse_, etc. On la trouve,
ainsi formulée, dans _Le Génie du christianisme_ (livre VI, chap.
2, Du remords et de la conscience, t. I, p. 155; Didot, 1865): «O
conscience! ne serais-tu qu’un fantôme de l’imagination, ou la peur
des châtiments des hommes? Je m’interroge; je me fais cette question:
Si tu pouvais, par un seul désir, _tuer un homme à la Chine_ et
hériter de sa fortune en Europe, avec la conviction surnaturelle
qu’on n’en saurait jamais rien, consentirais-tu à former ce désir?»
Etc.

Il ne messied pas de ranger au nombre des bévues et drôleries
littéraires certaines outrecuidantes déclarations de Chateaubriand,
dont, selon le mot de Sainte-Beuve (_Causeries du lundi_, t. I, p.
434), «la vanité persistante et amère, à la longue devient presque un
tic».

«Mes écrits de moins dans mon siècle, proclame-t-il dans ses
_Mémoires d’outre-tombe_ (t. II, p. 179; édit. Biré), y aurait-il
eu quelque chose de changé aux événements et à l’esprit de ce
siècle?»[24].

  [24] Ce que Sainte-Beuve a traduit en ces termes: «Mes écrits de
  moins dans le siècle, qu’aurait-il été sans moi?» (_Causeries
  du lundi_, t. I, p. 450.) Peut-être était-ce là d’ailleurs une
  première version lue par Sainte-Beuve dans lesdits mémoires.

  Le poète et romancier danois ANDERSEN (1805-1875) nous offre
  aussi un des plus frappants exemples de la vanité humaine. «Il
  est vrai que je suis le plus grand homme de lettres actuellement
  vivant, disait-il, mais ce n’est pas moi qu’il faut louer, c’est
  Dieu, qui m’a fait ainsi.» (_Revue bleue_, 20 septembre 1879, p.
  273.)

«Ce que le monde aurait pu devenir... (sans moi) se présentait à mon
esprit.» (_Ouvrage cité_, t. VI, p. 226.)

«Si Napoléon en avait fini avec les rois, il n’en avait pas fini avec
moi.» (_Ibid._, t. III, p. 3.)

«La paix que Napoléon n’avait pas conclue avec les rois, ses
geôliers, il l’avait faite avec moi.» (_Ibid._, t. IV, p. 115.)

«C’est au moment dont je parle que j’arrivai au plus haut point de
mon importance politique. Par la guerre d’Espagne, j’avais dominé
l’Europe... après ma chute, je devins à l’intérieur le dominateur
avoué de l’opinion...» (_Ibid._, t. IV, p. 342.)

«Je suis saisi du désir de me vanter: les grands hommes qui pullulent
à cette heure démontrent qu’_il y a duperie à ne pas proclamer
soi-même son immortalité_.» (_Ibid._, t. IV, p. 207)[25].

  [25] «La gloire veut qu’on l’aide auprès des hommes; elle n’aime
  pas les modestes.» (Edgar QUINET, _La Révolution_, t. II, p. 343,
  Librairie internationale, 1869; in-18.)

C’est ce que s’est dit et ce que nous dit Edmond de Goncourt, avec
une bien enfantine et comique naïveté, dans son _Journal_ (année
1888, t. VII, p. 277): «L’idée que la planète la Terre peut mourir,
peut ne pas durer toujours, est une idée qui me met parfois du noir
dans la cervelle. Je serais volé, moi qui n’ai fait de la littérature
que dans l’espérance d’une gloire _à perpétuité_. Une gloire de dix
mille, de vingt mille, de cent mille années seulement, ça vaut-il le
mal que je me suis donné, les privations que je me suis imposées?»
Etc.[26].

  [26] Ailleurs (_La Faustin_, p. 287), Edmond de Goncourt, mieux
  inspiré, dit ou fait dire à l’un de ses personnages: «Au fond, la
  gloire, ça pourrait bien être tout simplement des bêtises: une
  exploitation de notre bonheur par une vanité imbécile». Et encore
  (_Journal des Goncourt_, année 1883, t. VI, p. 269): «C’est chez
  moi une occupation perpétuelle à me continuer après ma mort, à me
  survivre, à laisser des images de ma personne, de ma maison. A
  quoi sert?»

  C’est le cas de rappeler la judicieuse réflexion de Montaigne
  (_Essais_, I, 46; t. II, p. 8-9, édit. Louandre): «O la
  courageuse faculté que l’espérance, qui, en un subject mortel, et
  en un moment, va usurpant l’infinité, l’immensité, l’éternité, et
  remplissant l’indigence de son maistre de la possession de toutes
  les choses qu’il peult imaginer et désirer, autant qu’elle veult!
  Nature nous a là donné un plaisant jouet!»

Comme si, en dépit du _Musa vetat mori_, et de la fière attestation
de Malherbe:

    Ce que Malherbe écrit dure éternellement

(Cf. SAINTE-BEUVE, _Chateaubriand et son groupe_, t. II, p. 184), le
culte de la littérature et la connaissance de l’histoire ne devaient
pas nous inspirer plus de bon sens, plus de raison, et surtout plus
de modestie[27]! Comme si l’amour des Lettres ne suffisait pas à nous
donner par lui-même la plus certaine et la meilleure des récompenses!
Si le nom des Goncourt surnage quelque temps encore, c’est grâce,
non pas à leurs écrits, qu’on ne lit déjà plus guère, mais à leur
fortune, qui leur a permis de fonder une Académie gentiment rétribuée.

  [27] Voir, par exemple, ce que dit Cicéron dans _Le Songe de
  Scipion_, livre VI, chap. XIV, XV et XVIII, sur la gloire
  humaine: «... Quelle gloire digne de tes vœux peux-tu acquérir
  parmi les hommes? Tu vois quelles rares et étroites contrées ils
  occupent sur le globe terrestre... Retranche toutes les contrées
  où ta gloire ne pénétrera pas, et vois dans quelles étroites
  limites», etc.

  Et Salluste (_Catilina_, VIII): «De faire que les actions (et
  les œuvres) soient connues, c’est le pur ouvrage du hasard
  (_fortuna_); c’est lui, c’est son caprice qui nous dispense ou la
  gloire, ou l’oubli...»

  Et Montesquieu (_Pensées diverses_: Œuvres complètes, t. II, p.
  433; Hachette, 1866): «A quoi bon faire des livres pour cette
  petite terre, qui n’est guère plus grande qu’un point?»

  Et Benjamin Constant (dans SAINTE-BEUVE, _Portraits littéraires_,
  t. III, p. 263, note 2): «... Le sentiment profond et constant
  de la brièveté de la vie me fait tomber le livre ou la plume
  des mains, toutes les fois que j’étudie. Nous n’avons pas plus
  de motifs pour acquérir de la gloire, pour conquérir un empire
  ou pour faire un bon livre, que nous n’en avons pour faire une
  promenade ou une partie de whist.»

  Alfred de Vigny (_Journal d’un poète_, p. 183; Charpentier,
  1882) a très justement comparé le sort d’un livre à celui d’une
  bouteille jetée à la mer avec cette inscription: «Attrape qui
  peut!»

  «Ah! que le sage Huet (l’évêque d’Avranches) avait raison quand
  il démontrait presque géométriquement quelle vanité et quelle
  extravagance c’est de croire qu’il y a une réputation qui nous
  appartienne après notre mort!» (SAINTE-BEUVE, _Causeries du
  lundi_, t. II, p. 164). «... Nous ressemblons tous à une suite
  de naufragés qui essaient de se sauver les uns les autres,
  pour périr eux-mêmes l’instant d’après.» (ID., _Portraits
  littéraires_, t. III, p. 128.) «... Un peu plus tôt, un peu plus
  tard, nous y passerons tous. Chacun a la mesure de sa pleine eau.
  L’un va jusqu’à Saint-Cloud, l’autre va jusqu’à Passy.» (ID.,
  _Nouvelle Correspondance_, p. 157.)

  Sur l’aléa et l’inanité de la gloire littéraire, voir, dans le
  _Mercure de France_ de novembre 1900, un article abondamment
  documenté et des plus judicieux de Remy de Gourmont.



V

  LAMARTINE. Ses étourderies et incohérences. _La phrase du
  chapeau_, de l’académicien Patin, et autres phrases de
  longue haleine. Toujours de l’à peu près chez Lamartine. Le
  _Lac_. Lamartine accusé d’indécence. Jugements de Lamartine
  sur Rabelais, etc. Lamartine jugé par Flaubert.

  ALFRED DE VIGNY. — AUGUSTE BARBIER. Le substantif
  _Centaure_. — GÉRARD DE NERVAL.

  ALFRED DE MUSSET. — THÉOPHILE GAUTIER. Bizarreries et
  inadvertances. Emploi des termes techniques.

  LECONTE DE LISLE. — THÉODORE DE BANVILLE.. — HENRI DE
  BORNIER. — SULLY PRUDHOMME. — FRANÇOIS COPPÉE. — CATULLE
  MENDÈS. — CLOVIS HUGUES.


LAMARTINE (1790-1869) a pris avec la grammaire des licences aussi
fréquentes qu’exagérées. Il écrit, par exemple, _vêtissait_, au lieu
de _vêtait_, non seulement dans ses vers, où il pouvait être gêné par
le rythme, mais en prose: «Le soleil qui le vêtissait de son auréole
de rayons.» (_Le Tailleur de pierres de Saint-Point_, III, p. 24;
Hachette, 1899.)

Il a des inadvertances de ce genre:

    Ah! qu’il pleure, celui dont _les mains_ acharnées,
    S’attachant comme un lierre aux débris des années,
    _Voit_ avec l’avenir...
            (_Nouvelles Méditations_, V, p. 44; Hachette, 1858.)

Pour fournir une rime à _lune_, il crée l’incohérente locution _l’une
après l’une_ (au lieu de _l’une après l’autre_):

    Deux vagues, que blanchit le rayon de la lune,
    D’un mouvement moins doux viennent l’une après l’une
                Murmurer et mourir.
                                        (_Ibid._, XXIV, p. 152.)

Ou bien il fait rimer _ténèbres_ avec _cèdres_:

    Quelques-uns d’eux, errant dans ces demi-_ténèbres_,
    Étaient venus planer sur les cimes des _cèdres_.
      (_La Chute d’un ange_, 1re vision, p. 47; Gosselin, 1849.)

Ou encore _jour_ avec _amours_:

    Treize ans pour une vierge étaient ce qu’en nos _jours_
    Seraient dix-huit printemps pleins de grâce et d’_amour_.
                                        (_Ouvrage cité_, p. 55.)

Plus tard, Lamartine a corrigé, a mis _amours_ au pluriel, ce qui
donne à la phrase un sens bizarre et grotesque.

Pour les besoins de la rime encore, il fait le mot _orbite_ du
masculin:

    Ces astres suspendus dans le vide des _airs_
    Croisant, sans se heurter, leurs orbites _divers_.
                  (_Nouvelles Méditations_, Réflexion, p. 228; —
        et _Recueillements_, Réflexion, p. 316; Hachette, 1902.)

    ... Jeune ami dont la lèvre,
    Que le fiel a _touché_, de sourire se sèvre.
               (_Recueillements_, XI, A M. Guillemardet, p. 46.)

Pour _touchée_.

Il dit à une femme (_Nouvelles Méditations_, XXIV, p. 158):

    Souviens-toi de l’heure bénie
    Où les dieux, d’une tendre main,
    Te _répandirent_ sur ma vie
    Comme l’ombre sur le chemin.

Comme si l’on pouvait _répandre_ quelqu’un.

Dans le même recueil (XV, Les Préludes, p. 99-100), il nous décrit en
ces termes «un lugubre silence»:

                    ... Et sur la foule immense
    Plane, avec la terreur, un lugubre silence:
    On n’entend que _le bruit de cent mille soldats_
    Marchant, comme un seul homme, au-devant du trépas,
    Le roulement des chars, les coursiers qui hennissent,
    Les ordres répétés qui dans l’air retentissent,
    Ou le bruit des drapeaux soulevés par les vents...

    ... Des sons discords que _rendent_ chaque sens.
                 (_La Mort de Socrate_, p. 333; Hachette, 1860.)

Lamartine avait même d’abord mis: _chaques_ avec une s

    ... que rendent _chaques_ sens.

(Cf. LITTRÉ, _Dictionnaire_, art. Chaque.)

Il écrit dans _Jocelyn_ (Prologue, p. 30; Hachette, 1858):

    Comme luttent entre _eux_, dans la sainte agonie,
    L’immortelle espérance et la nuit de la vie.

Plus loin (_Jocelyn_, 1re époque, p. 46):

    Des présents de l’époux les fragiles merveilles
    _Etalés_ sur le lit...

Au lieu d’_étalées_, qui gênait le vers.

Dans _Jocelyn_ encore (4e époque, p. 158):

    Que m’importe...
    Ton travail en ce monde, et le pain dont tu _vive_,

pour rimer avec _suive_.

Dans _Jocelyn_ toujours (9e époque, p. 334), il use de cette
singulière périphrase:

    Le sol boit au hasard _la moelle de nos yeux_.

C’est-à-dire nos larmes.

Il parle de la _presque_ éternité des astres:

    Astres, rois de l’immensité!
    Insultez, écrasez mon âme
    Par votre presque éternité!
                  (_Harmonies_, II, 20, p. 205; Hachette, 1856),

sans songer qu’on est éternel ou qu’on ne l’est pas du tout, qu’ici
il n’y a pas de milieu ni de _presque_.

    L’enfance et la vieillesse
    Sont _amis_ du Seigneur,
                           (_Ibid._, XIII, La Retraite, p. 287),

au lieu d’_amies_.

Dans _Toussaint Louverture_, «tragédie nègre qui parut, en 1843, dans
la _Revue des Deux-Mondes_» (Cf. _Le Journal_, 12 février 1899), nous
trouvons cet étrange distique:

    Vous, semblables en tout à ce que fait la bête,
    Reptiles dont je suis et _la main_ et la tête.

«Une larme m’était montée _au cœur_», écrit Lamartine dans
_Graziella_ (p. 162; Hachette, 1865). D’ordinaire, c’est aux yeux que
montent les larmes.

Dans _Raphaël_ (p. 134; Hachette, 1859), cette phrase qu’on pourrait
rapprocher de la fameuse _phrase du chapeau_[28], de l’académicien
Patin: «C’était un de ces moments où l’âme a besoin de cette glace
que l’accent d’un sage jette sur l’incendie du cœur pour retremper le
ressort d’une énergique résolution».

  [28] Parmi les curiosités ou les monstruosités littéraires,
  la _phrase du chapeau_, de l’académicien Patin (1793-1876),
  est légitimement célèbre. «C’est, a dit Robert de Bonnières
  (_Mémoires d’aujourd’hui_, 2e série p. 88), le plus mémorable
  exemple du plus joyeux galimatias.» Voici cette perle:

  «Disons-le en passant, ce chapeau fort classique, porté ailleurs
  par Oreste et Pylade, arrivant d’un voyage, dont Callimaque a
  décrit les larges bords dans des vers conservés, précisément
  à l’occasion du passage qui nous occupe, par le scoliaste,
  que chacun a pu voir suspendu au cou et s’étalant sur le dos
  de certains personnages de bas-reliefs, a fait de la peine à
  Brumoy qui l’a remplacé par un parasol.» (Patin, _Études sur les
  tragiques grecs_, t. I, p. 114; édit. de 1842.)

  «Cette _phrase du chapeau_ était jusqu’à présent réputée comme
  typique et inimitable, lit-on dans la _Revue encyclopédique_ du
  15 mars 1892 (col. 473); Léon Cladel (1834-1902) l’a de beaucoup
  surpassée dans la suivante, qui sert de début à l’un de ses
  contes, _Don Peyrè_ (dans le volume de Léon CLADEL, _Urbains et
  Ruraux_, p. 107 et suiv.; Ollendorff, 1884):

  «A peine eut-elle débouché des gorges de Saint-Yrieix sur le
  plateau marneux qui les surplombe et d’où l’on découvre, à
  travers l’immense plaine s’étendant du dernier chaînon des
  Cévennes aux assises des Pyrénées, ces montagnes dont la beauté
  grandiose arracha jadis des cris d’enthousiasme au peu sensible
  Béarnais, déjà roi de Navarre, et faillit le rendre aussi
  troubadour que bien longtemps avant lui l’avait été Richard
  Cœur de Lion, alors simple duc du Pays des Eaux, où l’on trouve
  encore quelques vestiges des monuments érigés en l’honneur de ce
  descendant de Geoffroy, comte d’Anjou, lequel seigneur, aucun
  historien n’a su pourquoi ni comment, ornait en temps de paix sa
  toque, en temps de guerre son haubert d’une branche de genêt,
  habitude qui lui valut le surnom de Plantagenet, porté plus tard
  par toute la famille française à laquelle le trône anglo-saxon,
  après la mort d’Étienne de Blois, le dernier héritier de
  Guillaume de Normandie, avait été dévolu, ma monture prit peur et
  manqua de me désarçonner.»

  Patin s’était contenté d’égayer çà et là sa phrase de quelques
  incidentes bizarres; «dans celle de Léon Cladel, ajoute la
  _Revue encyclopédique_, entre le sujet et le verbe, qui n’arrive
  qu’au bout d’une vingtaine de lignes, se trouve intercalée une
  bonne partie de l’histoire de France et d’Angleterre! C’est un
  véritable tour de force.»

  Le _Larousse mensuel_ (juin 1913, Petite correspondance, col.
  3) reproduit une phrase de Ferdinand Brunetière (1849-1907),
  digne pendant des précédentes, et dont je me borne à citer le
  début: «Il n’en est pas de même des _Mémoires_ de Mme de Caylus,
  ni des _Lettres_ de cette bonne Mme de Sévigné, dont on aurait
  pourtant tort de croire qu’elles doivent l’une et l’autre
  nous inspirer une entière confiance, étant donné d’une part,
  en ce _qui_ concerne Mme de Sévigné, _que_ nous avons affaire
  à une femme _dont_ il est vrai de dire _qu_’encore _que_ ses
  lettres, _qui_ sont d’un de nos bons écrivains, contiennent de
  précieux renseignements sur les événements de la cour de Louis
  XIV, néanmoins peu d’auteurs ont été plus légers dans leurs
  informations, plus superficiels dans leurs jugements, et plus
  médisants à cœur-joie qu’elle ne l’a été pour le plus vif plaisir
  de son grand malicieux de cousin, Bussy, comte de Rabutin, et de
  sa pimbêche de fille, la comtesse de Grignan,» etc. Je m’arrête,
  n’étant pas encore arrivé à la moitié de la phrase.

Dans _Raphaël_ encore (p. 6) et dans _Les Confidences_ (p. 169 et
221; M. Lévy, 1855), Lamartine se plaît à faire manger du pain aux
hirondelles, qui, affirment les encyclopédies et dictionnaires
d’histoire naturelle, Larousse, par exemple, «sont exclusivement
insectivores».

Dans son _Histoire des Girondins_, Lamartine, par une
singulière inadvertance, fait de Drouet, le maître de poste de
Sainte-Menehould, et du général Drouet d’Erlon, un seul et même
personnage. (Cf. Ernest BEAUGUITTE, _L’Ame meusienne_, p. 248, note
1)[29].

  [29] C’est à propos de l’_Histoire des Girondins_ qu’Alexandre
  Dumas père disait de Lamartine: «Il a élevé l’histoire à
  la hauteur du roman». C’est bien le même Dumas qui disait:
  «Qu’est-ce que l’histoire? C’est un clou auquel j’accroche mes
  tableaux». (SAINTE-BEUVE, _Causeries du lundi_, t. XI, p. 463.)

Dans son _Histoire de la Restauration_ (t. IV, livre 34), il assure
que l’évasion de La Valette ne fut pas étrangère à la sévérité du
jugement qui atteignit le maréchal Ney. Or, le héros de La Moskowa
fut fusillé le 7 décembre, et ce ne fut que le 20 décembre — treize
jours plus tard — que le comte de la Valette parvint à s’évader. (Cf.
_Le Flambeau_, 18 décembre 1915, p. 874.)

A d’autres endroits du même ouvrage, Lamartine place Marie-Joseph
Chénier, mort en 1811, et Mme Cottin, morte en 1807, au rang des
écrivains de la Restauration. Il confond Annibal avec Alcibiade, etc.
(Cf. SAINTE-BEUVE, _Causeries du lundi_, t. IV, p. 406-407.)

«Il se glisse de _l’à-peu-près_ dans tout ce que fait M. de
Lamartine», a remarqué Sainte-Beuve (_Ibid._, p. 397 et suiv.) «...
Ses livres d’histoire ne sont et ne seront jamais que de vastes et
spécieux _à-peu-près_...»

Et cette phrase, extraite de la _Préface générale des œuvres
complètes de Lamartine_, préface, d’ailleurs, très émouvante et fort
belle: «Si j’avais à recommencer la vie, sachant ce que je sais, je
n’y chercherais pas le bonheur, _parce que je sais qu’il n’y est
pas_, mais j’y chercherais soigneusement l’obscurité et le silence,
ces deux divinités domestiques qui gardent le seuil _des heureux_»;
— comment l’interpréter? Puisqu’il n’y a pas de bonheur sur terre,
comment peut-il y avoir des heureux, des mortels en possession du
bonheur?

Le célèbre hémistiche du _Lac_, qui est dans toutes les mémoires:

    O temps, suspends ton vol!

forme le début d’une strophe de l’académicien Thomas (1732-1785):

    O temps, suspends ton vol, respecte ma jeunesse...
                  (Cf. LAHARPE, _Lycée ou Cours de littérature_,
                                     t. III, 2e partie, p. 443.)

Qui se douterait que le chaste chantre du _Lac_ et de _Jocelyn_ a
été, tout comme Racine (Cf. ci-dessus, p. 33), accusé d’indécence,
disons le mot, d’obscénité? «Nous croyons rêver aujourd’hui, quand
nous apprenons par sa _Correspondance_ (de Lamartine) que la critique
de 1823 accusa l’auteur des _Nouvelles Méditations_ d’être à lui tout
seul plus «obscène» que Catulle, Horace et l’Arioste ensemble, écrit
Ferdinand Brunetière (_Histoire et Littérature_, t. III, p. 251)...
Il faudrait dire alors qu’en 1823 la critique avait peu lu l’Arioste,
et encore moins Catulle.» On voit, d’après une telle accusation,
combien tout est relatif ici-bas.

Les jugements littéraires portés par Lamartine ont été fréquemment
cités comme des prototypes d’inexactitude et de paralogisme. «Le
sens critique lui fera si absolument défaut (à Lamartine) qu’il
ne cessera d’étonner ses contemporains par l’étrangeté de ses
appréciations littéraires», — ainsi s’exprime Raoul Rosières, dans
un article très soigné et amplement documenté paru dans la _Revue
bleue_ (8 août 1891, p. 184). «Rabelais, dira-t-il, n’est qu’«un
pourceau», La Fontaine rebute avec «ses vers boiteux, disloqués,
inégaux, sans symétrie ni dans l’oreille ni sur la page» et «leur
philosophie dure, froide et égoïste d’un vieillard»; Ossian, «ce
Dante septentrional aussi grand, aussi majestueux, aussi surnaturel
que le Dante de Florence, est plus sensible que lui»; Rousseau est
«un cuistre»; André Chénier semble «un reflet de la Grèce, mais n’est
pas un rayon». Lamartine aimera mieux une strophe de Byron ou de
Sapho que «Molière, La Fontaine et Béranger»; il déclarera Ponsard
«parfois supérieur à Corneille». Etc. On peut conclure, en somme,
que Rabelais, La Fontaine, Molière, ces auteurs si français, ont été
lettres closes pour le chantre du _Lac_.

A maint endroit de sa _Correspondance_, Flaubert se montre très dur
pour Lamartine, écrivain «faux» par excellence (Cf. t. II, p. 93-95;
Charpentier, 1889); «ses phrases n’ont ni muscles ni sang» (t. II, p.
221); «... Lamartine est _un robinet_» (t. II, p. 319); etc.

Devenu vieux, dans son chalet de Passy, Lamartine avait parfois de
telles amnésies qu’entendant un jour un de ses amis lui lire la mort
de Laurence, dans _Jocelyn_, il eut des larmes d’émotion et demanda:
«De qui sont ces beaux vers?» (_Mémorial de la librairie française_,
3 avril 1913, p. 211.)

Ce qui est tout le contraire de La Fontaine demandant, lors de la
première représentation de sa comédie _Le Florentin_: «Quel est donc
le malotru qui a commis cette rapsodie?» (Cf. ci-dessus, p. 49).


                              * * *


ALFRED DE VIGNY (1797-1863), tout comme Jacques Delille, cultive
parfois volontiers la périphrase. Dans son poème _Dolorida_ (Poésies
complètes, p. 107; Charpentier, 1882), il nous parle de la chemise
de son héroïne en ces termes, qu’on pourrait rapprocher de ceux de
Racine, dans _Britannicus_ (II, 2: «dans le simple appareil d’une
beauté,» etc.):

    Dolorida n’a plus que ce voile incertain,
    Le premier que revêt le pudique matin,
    Et le dernier rempart que, dans sa nuit folâtre,
    L’Amour ose enlever d’une main idolâtre.

Et plus loin (_Le Bal_, p. 156), à propos d’un piano:

    Sur l’instrument mobile, harmonieux ivoire,
    Vos mains auront perdu la touche blanche et noire.

Ce vers d’Alfred de Vigny, si souvent cité,

    J’aime le son du cor, le soir, au fond des bois
                                             (_Le Cor_, p. 149),

se rapproche de très près d’un vers de Victor Hugo, dans _Hernani_
(V, 3), prononcé par Dona Sol:

    Ah! que j’aime bien mieux le cor au fond des bois!

Dans _Stello_ (p. 342; Charpentier, 1882), Vigny nous montre une
charrette, — gigantesque, sûrement, — «une charrette... chargée de
plus de quatre-vingts corps vivants. Ils étaient tous debout, pressés
l’un contre l’autre. Toutes les tailles, tous les âges...»


Dans ses _Iambes_ (L’Idole, p. 37, 38; Dentu, 1882; et LAROUSSE,
art. Iambes et Poèmes), AUGUSTE BARBIER (1805-1882); détournant
de son acception originaire le mot _centaure_ (monstre fabuleux,
moitié homme et moitié cheval) et l’employant dans le sens de «bon
cavalier», «homme toujours à cheval», avait d’abord écrit, à propos
de Bonaparte:

    O Corse à cheveux plats! que ta France était belle
        Au grand soleil de messidor!
    C’était une cavale indomptable et rebelle,
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
    Tu parus, et sitôt que tu vis son allure,
        Ses reins si souples et dispos,
    _Centaure_ impétueux, tu pris sa chevelure,
        Tu montas botté sur son dos.

Il va de soi qu’un centaure, d’après la définition même de ce mot, ne
peut pas, botté ou non, monter à cheval. Aussi Auguste Barbier fit-il
plus tard disparaître ce terme et modifia-t-il ainsi son vers:

    Dompteur audacieux, tu pris sa chevelure.

Le même sens abusif du mot _centaure_ se retrouve dans les _Mémoires_
d’Alexandre Dumas (chap. 72; t. III, p. 122): «Ces Numides, cavaliers
terribles, _centaures_ maigres et ardents comme leurs _coursiers_...»

Et Gustave Chadeuil, dans _Le Siècle_ (Cf. LAROUSSE, art. Bévue,
p. 663, col. 2): «L’hippodrome a repris son rang dans la série des
plaisirs parisiens. Des chevaux courent dans la vaste arène, valsent
et polkent, _montés par des centaures_».

Et Timothée Trimm, dans _Le Petit Journal_ (même source): «Rigolo
(un mulet) a vingt manières de lancer son prétendu dompteur dans
l’espace, il rue, il allonge le cou, il se tient tout droit, il se
couche au besoin. _Un centaure y perdrait ses éperons_».

Un centaure avec des éperons!

«Les chevaux ont été inventés pour l’agrément des jolies femmes, et
si les hommes _étaient des centaures_, ça n’en vaudrait que mieux,»
estime bien singulièrement un personnage de Paul de Kock (_La Mare
d’Auteuil_, p. 79; Rouff, s. d., in-4).

Ajoutons qu’un écrivain grec, «ayant à parler d’un _centaure_,
l’appelle _un homme à cheval sur lui-même_». (J.-J. BARTHÉLEMY,
_Voyage du jeune Anarcharsis_, t. IV, chap. 58, p. 478; Didot, an
XII.)


Un article du _Figaro_ (9 décembre 1874) nous apprend que nombre des
devises figurant autrefois sur les mirlitons:

        Je vous aime ardemment,
    C’est ce qui fait mon tourment;

Etc., etc.,

sont de GÉRARD DE NERVAL (1808-1855), qui en livra un jour cinq cents
pour 50 francs.


                              * * *


ALFRED DE MUSSET (1810-1857), dans _Les Marrons du feu_ (Premières
Poésies, p. 63; Charpentier, 1861), nous montre un poisson qui
_regarde en silence_, comme si les poissons avaient coutume de
regarder autrement, et avaient jamais reçu le don de la parole:

    L’esturgeon monstrueux soulève de son dos
    Le manteau bleu des mers, et _regarde en silence_
    Passer l’astre des nuits...

Ce qui rappelle le fameux vers de l’original et fantaisiste
Saint-Amant (1594-1661):

    Les poissons ébahis les _regardent_ passer.
               (Cf. Théophile GAUTIER, _Les Grotesques_, p. 180;
                                                 M. Lévy, 1859.)

Plus loin (_L’Andalouse_, p. 87), Musset nous demande si nous ayons
vu dans Barcelone, qui appartient à la Catalogne,

    Une Andalouse au sein bruni.

Rien n’empêcherait, en effet, une Andalouse d’habiter la Catalogne;
mais, comme le remarque très justement M. Maurice Donnay, dans la
première de ses _Conférences sur Alfred de Musset_ (p. 3; édit. des
_Lectures pour tous_), «une Andalouse dans Barcelone, c’est, pour
fixer les idées, une Provençale en Amiens. Cela peut se trouver, mais
on préférerait en Avignon».

Dans _Venise_ (Premières Poésies, p. 98), le poète avait d’abord
écrit:

    Dans Venise la rouge
    Pas un cheval qui bouge.

Un cheval à Venise! Dans l’édition de 1840, Musset remplaça son
intempestif cheval par un bateau:

    Pas un bateau qui bouge.

«Mais, en 1830, c’est une impression vénitienne vue du perron de
Tortoni.» (Maurice DONNAY, _ibid._)

Dans sa _Nuit de mai_ (Poésies nouvelles, p. 48; Charpentier, 1864),
Musset prétend que

    _La bouche_ garde le silence
    Pour _écouter parler_ le cœur,

et que (_Ibid._, p. 49)

                        ... le vent d’automne
    ... se nourrit de pleurs jusque sur un tombeau...

Il nous assure, dans le même poème (p. 44), que

    ... la bergeronnette, en attendant l’aurore,
    Aux premiers buissons verts commence à se poser;

oubliant que la bergeronnette se pose sur le sol, sur les pierres,
sur les toits, sur un tronc d’arbre, «sur un saule cultivé en
têtard», mais non sur les branches, ni sur les buissons, surtout
quand ils sont garnis de feuilles, quand ils sont «verts». (Cf.
BREHM, _L’Homme et les Animaux_, Les Oiseaux, t. III, p. 750-752.)

    ... Si je doute des larmes
    C’est que je t’ai _vu_ pleurer,

écrit Musset dans _La Nuit d’octobre_ (Poésies nouvelles, p. 70), en
s’adressant:

    ... à toi qui la première
    M’as appris la trahison.

_Vu_ pour _vue_.

Ces vers de _Rolla_ (Ibid., p. 6) ont souvent été déclarés
incompréhensibles, «n’ayant aucun sens» (Cf. _L’Intermédiaire des
chercheurs et curieux_, 10 septembre 1901, col. 335):

    Jacque était grand, loyal, intrépide et superbe.
    L’habitude, qui fait de la vie un proverbe,
    Lui donnait la nausée. Heureux ou malheureux,
    Il ne fit rien comme elle, et garda pour ses dieux
    L’audace et la fierté, qui sont _ses_ sœurs aînées.

Les sœurs aînées de qui?

Dans _Namouna_ (I, 47; Premières Poésies, p. 323), on trouve un vers
de treize syllabes:

    Jamais _confessionnal_ ne vit de chapelet
    Comparable en longueur...

L’expression «beau comme le génie», qui se lit dans le même poème
(II, 25, p. 340):

    Pensif comme l’amour, beau comme le génie,

a été employée par Mirabeau dans son portrait de Frédéric II:
«Brillant de toutes les qualités physiques et morales, fort comme
sa volonté, beau comme le génie...» (MIRABEAU, _De la monarchie
prussienne_; Œuvres, t. II, p. 12; édit. Vermorel.)

Dans ce même poème de _Namouna_ (II, 35, p. 343), ce vers:

    Rend haine contre haine, et dédain pour dédain,

existe dans Corneille (_Pertharite_, II, 1):

    Rendre haine pour haine, et dédain pour dédain.

Enfin l’idée exprimée par ces vers de _Rolla_ (V, Poésies nouvelles,
p. 20):

    Ah! comme les vieux airs qu’on chantait à douze ans
    Frappent droit dans le cœur aux heures de souffrance!
    Comme ils dévorent tout! comme on se sent loin d’eux!
    Comme on baisse la tête en les trouvant si vieux!

se retrouve dans _Les Confessions_ de J.-J. Rousseau (Partie I,
livre I; _Œuvres complètes_, t. V, p. 318; Hachette, 1864): «... Je
me surprends quelquefois à pleurer comme un enfant en marmottant
ces petits airs d’une voix déjà cassée et tremblante. Il y en a un
surtout qui m’est bien revenu», etc.


                              * * *


THÉOPHILE GAUTIER (1811-1873) avait d’abord mis au début de la
strophe LXV de son poème _Albertus_ (Poésies, p. 28; Charpentier,
1858):

    Le papier que la belle, avec un air d’angoisse,
    Dès la strophe 36 de ce poème froisse...

36 en chiffres arabes. Un ami lui ayant fait observer que
_trente-six_ a trois syllabes:

«Je le sais bien, répondit Gautier; aussi est-ce pour cela que j’ai
exprimé le nombre par des chiffres».

Il se ravisa cependant, et modifia ainsi son second vers:

    Dans sa petite main aux ongles roses froisse.
                (Cf. _La République française_, 2 juillet 1898.)

Cette strophe n’a d’ailleurs pas eu de chance, car on y trouve cette
grossière faute (p. 29, même édition):

                              ... l’écriture et le tour
    Ont _quelque chose_ en soi qui _trahissent_ la femme.

Pour _trahisse_.

Et cette cacophonie (même page, strophe LXVI):

    Le papier se tor_dit_ comme un _da_mné _du Da_nte
              En _dardant_...

_Du_ Dante, pour _de_ Dante, puisqu’on ne doit pas dire _Le_ Dante,
l’article, en italien, se mettant devant le nom (l’Alighieri) et non
devant le prénom (Dante pour Durante): cf. LAROUSSE.

Dans le même recueil (_Paysages_, VIII, p. 81), le martinet est
confondu avec l’hirondelle:

    Le martinet, sentant l’orage, près du sol,
    Afin de l’éviter, rabat son léger vol.

C’est l’hirondelle qui rase le sol aux approches de l’orage; le
martinet, lui, grâce à l’extrême rapidité de son vol, s’empresse de
quitter la région orageuse.

Page 210 du même recueil (_Les Vendeurs du temple_, III) se trouve un
verbe des plus rares, le verbe _retuer_, tuer une seconde fois:

    Ils joignaient (des damnés, des spectres), pour prier, leurs
                                       [deux mains de squelette,
    Mais tu les _retuais_, sans plus sentir d’effroi
    Que pour guillotiner un véritable roi.

Voltaire, dans _Candide_ (Cf. LITTRÉ) a aussi employé _retuer_: «Je
te _retuerais_ si j’en croyais ma colère!»

Plus loin (p. 334, _Sérénade_), un amant demande à sa maîtresse, qui
se trouve sur un balcon, de vouloir bien défaire son peigne, dénouer
ses cheveux et les pencher vers lui, pour qu’il puisse s’en servir
comme d’échelle et aller la rejoindre:

              ... Défais ton peigne,
    Penche sur moi tes cheveux longs,
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
    Aidé par cette échelle étrange,
    Légèrement je gravirai,
    Etc., etc.

Bien étrange échelle, en effet, et dont on ne se servirait pas sans
faire hurler de douleur la señora, et très probablement la faire
choir à terre.

Et ces amusantes phrases, dans _Mademoiselle de Maupin_:

«La vieille Égypte bordait ses routes d’obélisques, comme nous les
nôtres de peupliers; _elle en portait des bottes sous ses bras_,
comme un maraîcher porte ses bottes d’asperges» (Préface, p. 27;
Charpentier, 1866).

«Le rubis _rougirait de plaisir_ de briller au bout vermeil de son
oreille délicate» (p. 101).

«Il était cinq heures du matin lorsque j’entrais dans la ville. Les
maisons commençaient à _mettre le nez aux fenêtres_» (p. 343).

Et l’auteur a trouvé cette dernière locution tellement à son goût
qu’il l’a employée à plusieurs reprises: «Ses diables de vers
(poésies) lui grouillaient dans la poche, et faisaient tous leurs
efforts pour _mettre le nez à la fenêtre_.» (_Les Jeunes-France_, p.
132; Charpentier, 1879.) «...Son mouchoir _mettant le nez_ hors de sa
poche...» (_Ibid._, p. 180.)

Et cette affirmation que _Le Cri de Paris_ (27 septembre 1908, p. 11)
dit avoir rencontrée aussi dans _Mademoiselle de Maupin_: «Il faut
avoir un pavé _dans le ventre_, au lieu de cœur».

Dans _Mademoiselle de Maupin_ encore, un des personnages s’écrie (p.
207-208): «Mon cœur a sauté dans ma poitrine comme saint Jean dans
le ventre de _sainte Anne_, lorsqu’elle fut visitée par la Vierge».
Phénomène extraordinaire, puisque la mère de saint Jean est, non pas
sainte Anne, mais sainte Élisabeth.

Dans _Les Jeunes-France_ (p. 127), il est question de l’écriture
anglaise «penchée de gauche à droite», ce qui est tout le contraire:
la pente de l’écriture anglaise va de droite à gauche.

Les médaillons littéraires réunis par Théophile Gautier sous le titre
de _Les Grotesques_ (Didot, 1844, 2 vol.) contiennent de nombreuses
inadvertances que Sainte-Beuve a relevées, en partie, dans un de ses
articles (_Portraits contemporains_, t. V, p. 125 et suiv.), et que
l’auteur n’a pas pris soin de corriger, car on les retrouve dans
l’édition publiée par Michel Lévy en 1859. «M. Théophile Gautier nous
dira en un endroit (t. II, p. 315) que Mme de Sévigné et sa coterie
étaient pour Pradon contre Racine; c’est sans doute Mme des Houlières
qu’il a voulu dire... Le poète nous cite (t. I, p. 156) comme le plus
charmant endroit et comme le plus _adorable_ morceau de Théophile une
page de prose qui devient parfaitement inintelligible telle qu’il la
transcrit, et dans laquelle des lignes indispensables au sens (ligne
16, p. 57) ont été omises. Dans l’histoire abrégée du sonnet qu’il
retrace d’après Colletet (t. II, p. 43), nous croirions, d’après
lui, que Pontus de Thiard a eu pour maîtresse poétique _Panthée_,
tandis que c’est _Pasithée_ qu’il faut lire; Olivier de Magny n’a pas
célébré non plus _Eustyanire_, mais bien _Castianire_; de même aussi
que, tout à côté de là (p. 31), les _Isis nuagères_ ne sauraient être
que des _Iris_. Mais, continue Sainte-Beuve, par quel bouleversement
de chiffres Chapelain a-t-il pu naître, selon notre auteur, en 1569,
c’est-à-dire en plein seizième siècle?» Etc.

A propos du brillant et savant style de Théophile Gautier, Émile
Faguet, dans ses _Études littéraires sur le dix-neuvième siècle_ (p.
323), a émis les très judicieuses considérations suivantes:

«... Ce style a ses défauts pourtant. Il est quelquefois pénible.
L’emploi du terme technique est une très bonne chose; il n’est que
le scrupule du terme propre. Il est certain toutefois qu’il ne faut
pas en abuser jusqu’à rendre l’usage du dictionnaire indispensable à
un lecteur lettré. Le style d’un bon auteur est avant tout le style
d’une conversation entre «honnêtes gens» convenablement instruits.
Il y a affectation à nous parler dans un roman la langue d’un traité
d’architecture. Est-il vrai que Gautier disait en riant: «Il faut,
dans chaque page, une dizaine de mots que le bourgeois ne comprend
pas. C’est ce qui relève pour lui la saveur du morceau?[30]» J’ai
peur qu’il n’ait un peu donné dans ce moyen trop facile, et qui n’est
pas sans charlatanisme, de piquer l’attention.

  [30] Théophile Gautier se plaisait à la lecture des dictionnaires
  (Cf. _Les Jeunes-France_, préface, p. 11), et emmagasinait
  quantité de termes techniques, rarissimes et incompréhensibles
  «aux bourgeois» et à tout le monde, et les glissait dans
  ses écrits. Voir, par exemple, son roman _Partie carrée_
  (Charpentier, 1889), dont plusieurs épisodes se déroulent, il
  est vrai, dans les Indes: surmé, gorotchana, siricha (p. 187);
  — apsara, malica, amra (p. 198); — tchampara, kesara, ketoca,
  bilva, cokila, tchavatraka (p. 199), etc. Dans _Mademoiselle de
  Maupin_ (Charpentier, 1866): stymphalide (p. 32); smorfia (p.
  150); une robe de byssus (p. 200); nagassaris, angsoka (p. 246),
  etc.

«Notez que, poussé à une certaine outrance, ce moyen va contre le
but. Le but légitime, ici, c’est de renouveler la langue, de verser
dans l’usage un certain nombre de mots absolument justes, précisément
parce qu’ils n’ont pas encore été déformés par l’usage courant. En
introduire quelques-uns, bien accompagnés, rendus clairs par le
contexte, c’est les faire adopter; les prodiguer, c’est réussir à les
faire oublier à mesure qu’on les enseigne, et ne produire qu’un effet
de papillotage bien frivole, jeter de la poudre aux yeux, sous ombre
d’être clair.»


                              * * *


LECONTE DE LISLE (1820-1894) n’a cessé d’hésiter sur l’orthographe du
nom de Caïn, le meurtrier d’Abel, qu’il a si magnifiquement chanté.
Dans la première édition de ses _Poèmes barbares_, «il avait écrit
avec un K, Kaïn, le nom du déshérité qu’il réhabilitait. Dans la
réédition de ces poèmes, il modifia cette orthographe parce qu’on
lui fit observer que le premier-né selon la Genèse avait été nommé
par Ève «Celui qui est acquis». Du verbe hébraïque _qoûn_, acquérir,
serait dérivé _qaïn_[31]. Mais je ne sais quel savant entreprit de
lui démontrer que la forme consacrée par tant de siècles, la forme
Caïn, avec un C, est la meilleure.» (Fernand CALMETTES, _Leconte de
Lisle et ses amis_, p. 328.)

  [31] Comparer cette orthographe _Qaïn_ à celle d’_Yaqoub_, un des
  personnages du drame de _Charles VII_ d’Alexandre Dumas père,
  qui écrit toujours _Yaqoub_ et non Yacoub. (Cf. _Théâtre complet
  d’Alexandre Dumas_, t. II, p. 231 et suiv., Michel Lévy, 1873.)

La belle strophe qui termine le _Dies iræ_ des _Poèmes antiques_ de
Leconte de Lisle (fin du recueil):

    Et toi, divine Mort, où tout rentre et s’efface,
    Accueille tes enfants dans ton sein étoilé,
    Affranchis-nous du temps, du nombre et de l’espace,
    Et rends-nous le repos que la vie a troublé,

forme comme l’écho d’un vers de Pongerville, dans sa traduction de
Lucrèce: Cette nature, par qui tout être,

    Dans son premier asile à sa voix rappelé,
    Retrouve le repos que la vie a troublé.
               (PONGERVILLE, _Notice sur Millevoye_, en tête des
              _Poésies de Millevoye_, p. 18; Charpentier, 1851.)


THÉODORE DE BANVILLE (1823-1891) écrit, dans ses _Odes
funambulesques_ (Une vieille lune, p. 69; Charpentier, 1883):

    Un _corset_ un peu juste, une étroite chaussure
    Ont-ils égratigné d’une rose blessure
    Tes beaux _pieds_ frissonnants...

Un corset qui égratigne des pieds?

Dans ses _Idylles prussiennes_ (Sabbat, p. 415, même volume),
Banville fait d’une urne qui n’a plus d’anse un modèle de folie:

    Germania mène la danse,
    Plus folle qu’un cheval sans mors
    Ou qu’une _urne qui n’a plus d’anse_,
    Sur la colline où sont les morts.


Pour l’inauguration du buste de François Ponsard à l’Académie, HENRI
DE BORNIER (1825-1901) composa une pièce de vers qui fut imprimée la
veille de la cérémonie et distribuée aux journaux. Dans cet éloge
funèbre, le poète, s’adressant à l’auteur d’_Agnès de Méranie_,
s’écriait:

    Tu mourus en pleine lumière,
    Et la victoire coutumière
    T’accompagna jusqu’au tombeau.

Quelles ne furent pas la stupeur et la douleur de Bornier en lisant
le lendemain, dans un grand journal:

    Tu mourus en pleine lumière,
    Et Victoire, _ta couturière_,
    T’accompagna jusqu’au tombeau!
                     (Cf. _L’Avenir de la Meuse_, 22 mars 1885.)

On lit, dans _La Fille de Roland_ (I, 4) du même poète:

                              ... Chrétienne,
    _Ma générosité doit répondre à la tienne_.

Et dans Corneille, _Le Cid_ (III, 4), le même vers:

    De quoi qu’en ta faveur notre amour m’entretienne,
    _Ma générosité doit répondre à la tienne_.

Henri de Bornier s’occupait autant sinon plus de viticulture que de
poésie; il possédait, dans le midi de la France, un cru renommé, et
«était plus fier peut-être de son vin que de ses vers».

«Et comme il a raison!» concluait l’auteur des _Corbeaux_, le féroce
Henry Becque. (Cf. _Le Journal_, 9 août 1898.)


Le grand poète et profond penseur SULLY PRUDHOMME (1839-1907) estime
que

    Le vrai de l’amitié, c’est _de sentir ensemble_.
                                (_Les Vaines Tendresses_, p. 5.)

Et dans son poème _Le Gué_ (Poésies, t. I, p. 237), il déclare que

    ... tous, _même les morts_, ont fui jusqu’au dernier.

Ce qui rappelle cette phrase du romancier Gustave Aimard (_Les Rois
de l’Océan_, t. I, chap. 5, p. 112; Roy, 1891): «Ils se trouvèrent
à plusieurs milles de ces deux cadavres, dont l’un était _plein de
vie_.»


                              * * *


FRANÇOIS COPPÉE (1842-1908), qui a si bien chanté la vie et les
souffrances des petits et des humbles, tombe fréquemment et pour
ainsi dire forcément dans la banalité et la vulgarité. Son _Petit
Épicier_ (Poésies, t. II, p. 15 et suiv.; Lemerre, s. d., in-12) est
célèbre par son prosaïsme:

    C’était un tout petit épicier de Montrouge,
    Et sa boutique sombre, aux volets peints en rouge,
    Exhalait une odeur fade sur le trottoir.
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  . des tonneaux
    De harengs saurs ou bien des caisses de pruneaux.
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
    Il partage le lit d’une femme insensible,
    Et tous les deux ils ont froid au cœur, froid aux pieds.
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  . Il trouve
    La colle et le fromage ignobles à toucher.
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  . il oublie,
    Et, lent, casse son sucre avec mélancolie.

Et ailleurs:

    Le dimanche, ils allaient souvent se promener
    Ensemble au Luxembourg, donnaient du pain aux cygnes,
    Et revenaient.
                             (_Un Fils_, Poésies, t. II, p. 22.)

    Ils songent à l’avance aux lessives futures,
    Et, vers le temps des fruits, ils font des confitures.
                             (_Petits Bourgeois_, ibid., p. 33.)

    Sur la berge, là-bas, la foule est assemblée,
    Et la gendarmerie est en pantalon blanc.
                         (_Au bord de la Marne_, ibid., p. 164.)

    Je pris le bateau-mouche au bas du Pont-Royal,
    Et sur un banc, devant le public trivial,
    Je vis un ouvrier avec sa connaissance
    Qui se tenaient les mains...
                            (_En bateau-mouche_, ibid., p. 195.)

Et, ce qui ne laisse pas de déconcerter et d’étonner, dans le même
tome II de ses _Poésies_ (Le Cahier rouge, Prologue, p. 218), Coppée
fait cette déclaration:

    ... J’ai l’horreur du banal.

Il est vrai qu’il faudrait s’entendre sur le sens du mot «banal».

Dans _L’Indépendance de l’Est_ du 21 février 1900, je rencontre cette
phrase de Coppée: «Elle venait de s’asseoir entre ses deux filles,
deux jumelles âgées _l’une et l’autre_ de dix-huit ans».


                              * * *


Suivant l’exemple de Lamartine, que nous avons vu écrire _l’une après
l’une_, au lieu de _l’une après l’autre_, et pour obtenir une rime à
_lune_ (Cf. ci-dessus, p. 81), CATULLE MENDÈS (1843 ou 1841-1909)
crée la locution _l’autre et l’une_, au lieu de _l’une et l’autre_:

    Et tandis que, claire lacune,
    S’ouvre en la nuit brune la lune,
    Pâmez-vous d’amour l’autre et l’une.
                (Catulle MENDÈS, Poésies, L’hymnaire des amants,
                             t. III, p. 256; Charpentier, 1892.)

Elle a parfois de terribles exigences, la rime!


CLOVIS HUGUES (1851-1907), qui était de Marseille, il est vrai, a
découvert un jour qu’il y avait _trois moitiés_ dans un tout:

    Quoi! parce qu’un coquin qui s’avance en rampant,
    _Moitié_ tigre, _moitié_ chacal, _moitié_ serpent.
           (Cf. _L’Écho de la semaine_, 24 octobre 1897, article
                                            signé LE CHERCHEUR.)

La même découverte a été faite par le romancier François de
Nion, dans un feuilleton intitulé _Pendant la guerre_ (dans _Le
Journal_, 17 mai 1915, _in fine_): «Moitié plâtre, moitié briques,
moitié bois, ces maisons servaient d’habitations à des rentiers
d’Aix-la-Chapelle.»



VI

  VICTOR HUGO. Ses erreurs, inadvertances, réminiscences,
  énumérations de termes rares, obscurités, jeux de mots,
  drôleries, etc. Caractéristique de Victor Hugo: force,
  puissance, amour pour les petits et les humbles; éloge
  de la bonté. Discours et lettres: abus de l’antithèse.
  Locutions favorites. Particularités orthographiques, etc.


On peut professer pour un écrivain la plus profonde admiration,
sans pour cela se dissimuler ses fautes, et fermer les yeux sur ses
inadvertances, ses singularités et bizarreries. C’est d’ailleurs
le précepte d’Horace (_Art poétique_, 351): _Ubi plura nitent in
carmine_...

VICTOR HUGO (1802-1885), dans son ode _Sur le rétablissement de la
statue de Henri IV_ (Odes et Ballades, I, 6, p. 51; Hachette, 1859),
confond Ivry-la-Bataille (Eure) avec Ivry-sur-Seine, près de Paris,
«faute énorme», qu’il reconnaît d’ailleurs avec bonne grâce à la fin
du volume (p. 376).

Dans _Le Dernier Chant_ et _Le Génie_ (Ibid., II, 10, et IV, 6,
p. 123 et 195), nous nous heurtons à deux vers bien rugueux et
malsonnants:

    Fait _par_ler le _par_don _par_ la voix des douleurs,

et

    Au sén_at parla par ta_ voix.

Mais ces cacophonies sont rares chez notre poète.

Rapprochons ce vers de la même ode _Le Dernier Chant_ (p. 124):

    L’éclair remonte au ciel sans avoir foudroyé,

de ce passage de _Namouna_ d’Alfred de Musset (I, 48; _Premières
Poésies_, p. 346; Charpentier, 1861):

    Tu n’es pas remonté, comme l’aigle en son aire
    Sans avoir sa pâture, ou comme le tonnerre
    Dans sa nue aux flancs d’or, sans avoir foudroyé.

Dans _Le Sacre de Charles X_ (Odes et Ballades, III, 4, p. 144)
figure le mot hébreu _Sabaoth_, qui signifie «des armées» (Cf.
LITTRÉ), et que le poète emploie ainsi:

    Vous êtes Sabaoth, le Dieu de la victoire.

c’est-à-dire: «Vous êtes des _armées_», ce qui ne s’explique guère.

La même expression, ou une expression encore plus obscure et plus
mauvaise, se trouve dans _Les Châtiments_ (I, 6, _Le Te Deum_... p.
28; Hetzel, s. d.):

    ... _Te Deum_! nous vous louons, Dieu fort,
            Sabaoth des armées!

Autrement dit: «Des armées des armées», ce qui n’offre aucun sens.

Dans _Le Sacre de Charles X_ encore (_Odes et Ballades_, même page),
le poète formule ainsi notre ancien cri de guerre:

    Montjoye _et_ Saint-Denis!

qu’on retrouve d’ailleurs, avec cette même conjonction _et_, chez
plusieurs de nos poètes:

    Montjoie _et_ Saint-Denis! Dunois, à nous les chances!
                       (Casimir DELAVIGNE, _Louis XI_, III, 13.)

    Montjoie _et_ Saint-Denis! Charles à la rescousse!
                        (Alexandre DUMAS, _Charles VII_, IV, 4.)

Voir aussi François COPPÉE et Armand D’ARTOIS, _La Guerre de cent
ans_, prologue, sc. 10, et II, 8.

Ainsi présentée, cette locution «ne signifie rien», déclare Littré.

Le vrai cri de guerre de nos pères était _Mont-joie_, ou bien
_Mont-joie Saint-Denis_. «_La Mont-joie Saint-Denis_, ou, simplement,
_la Mont-joie_, était le nom de la colline près Paris où saint Denis
subit le martyre; ainsi dite, parce qu’un lieu de martyre était un
lieu de joie pour le saint qui recevait sa récompense. La _Mont-joie
Saint-Denis_ signifie la _Mont-joie de saint Denis_, selon l’ancienne
règle qui rendait le génitif latin par le cas oblique.» Etc. (LITTRÉ,
art. Mont-joie). Ce sont les nécessités de notre prosodie, l’élision
de l’_e_ final de Mont-joie, qui a contraint les poètes à vicier
cette locution et à en faire un non-sens.

En parlant de Napoléon, dans _Les Deux Iles_ (Odes et Ballades, III,
6, p. 154), le poète émet cette curieuse réflexion ou supposition,
que Dieu a fait naître et mourir Napoléon sur «deux îles isolées»,

    Afin qu’il pût venir au monde
    Sans qu’une secousse profonde
    Annonçât son premier moment,
    Et que sur son lit militaire,
    Enfin sans remuer la terre,
    Il pût expirer doucement.

Ce vers:

    Naître, vivre et mourir dans le champ paternel
       (_Odes et Ballades_, V, 3, Au vallon de Cherizy, p. 240),

fait songer au début d’un poème de Sainte-Beuve (_Poésies_, Les
Consolations; VIII, à Ernest Fouinet, p. 225; Charpentier, 1890):

    Naître, vivre et mourir dans la même maison.

    Mon esprit de Pathmos connut le saint délire
         (_Odes et Ballades_, V, 14, Actions de grâces, p. 264).

D’où peut-être le mot «féroce» de Louis Veuillot sur Victor Hugo:
«C’est Jocrisse à Pathmos». (Cf. Émile FAGUET, _Études littéraires
sur le dix-neuvième siècle_, p. 165.)

Dans les jolis vers du _Pas d’armes du roi Jean_ (Odes et Ballades,
ballade XII, p. 346), le monarque annonce à son grison: «Je te
baille, pour ripaille, plus de paille, plus de son, qu’un gros frère
ne peut faire de grimaces en priant;» ce qui ne peut guère indiquer
quelle est ou quelle sera cette quantité de paille et de son.

Dans les _Odes et Ballades_ encore (Ballade XIII, _La Légende de la
nonne_, p. 351), le grand poète prétend que, tout comme «la nonne
aima le brigand»,

    On voit des biches qui remplacent
    Leurs beaux cerfs par des _sangliers_.

Mais il omet de nous dire où s’est jamais vu pareil accouplement.


Passons aux _Orientales_.

Dans _Le Feu du ciel_ (I, 8, p. 20; Hachette, 1858), Victor Hugo
décrit un îlot qui fond et s’efface

    Comme un glaçon _froid_.

Un glaçon est-il jamais chaud?

Dans _Canaris_ (II, p. 23), le terme de marine _ancre_ est employé au
masculin et avec le sens de _grappin_, ce qui est doublement étrange:

    ... Son ancre _noir_ s’abat
    Sur la nef qu’_il_ foudroie.

Une ancre ne se jette jamais sur les nefs; c’est le grappin qu’on
lance dans ce cas. L’erreur a du reste été rectifiée dans l’édition
Hetzel-Quantin.

Dans _La Bataille perdue_ (XVI, p. 78); «ce champ _meurtrier_» (au
singulier) rime avec les _étriers_ (au pluriel), faute qui n’a
été corrigée qu’après la mort de Victor Hugo, dans l’édition de
l’Imprimerie Nationale, où on lit:

    ... ces champs meurtriers.

Plus loin (XIX, _Sara la Baigneuse_, p. 83), le poète nous peint Sara
battant

    ... d’un pied timide
    L’onde _humide_,

comme si l’onde n’était pas toujours humide.

Plus loin encore, dans le même recueil (XXXI, _Grenade_, p. 114), il
dit qu’

    Alicante aux clochers mêle les minarets,

lorsque, observe le Guide Joanne (_Espagne et Portugal_, 1909, p.
295), il n’y a aucun minaret à Alicante.

Dans _Navarin_ (V, 6, p. 45-47), de très nombreuses sortes de bateaux
sont énumérées: brûlots, chébecs, yachts, galères, caïques, tartanes,
sloops, jonques, goélettes, barcarolles, frégates, caravelles,
dogres, bricks, brigantines, balancelles, lougres,

    Galéasses énormes,
    Vaisseaux de toutes formes,
    Vaisseaux de tous climats,

yoles, mahonnes, prames, felouques, polacres, chaloupes, lanches,
bombardes, caraques, gabarres, etc.

J’ignore si le grand poète en a oublié quelqu’une, mais on sait
combien il se complaisait dans ces kyrielles de termes techniques.
On en retrouve chez lui quantité d’exemples, notamment dans _La
Légende du beau Pécopin_ (Le Rhin, t. II, chap. 8, p. 69 et suiv.;
Hetzel-Quantin, s. d., in-18), où, entre autres listes de mots
rares, on voit paraître ou reparaître, parmi les embarcations, les
frégatons, felouques, polaques ou polacres, caracores, etc.

La pièce _Les Djinns_ (Les Orientales, XXVIII, p. 103 et suiv.) est
un poème des plus curieux, dont les quinze strophes, de huit vers
chacune, vont, comme quantité métrique, d’abord _crescendo_, puis
_decrescendo_. Le poème débute par une strophe dont chaque vers a
deux syllabes seulement:

    Murs, ville
    Et port,
    Asile
    De mort,
    .  .  .  .  .

Puis vient une strophe de vers de trois syllabes:

    Dans la plaine
    Naît un bruit,
    C’est l’haleine
    De la nuit.
    .  .  .  .  .  .

Puis quatre syllabes:

    La voix plus haute
    Semble un grelot.
    .  .  .  .  .  .  .

Ensuite une strophe de vers de cinq syllabes, puis une de six, une de
sept, une de huit, et une de dix. Arrivés là, nous rétrogradons: une
strophe de huit, puis de sept, de six, de cinq, de quatre, de trois
et de deux syllabes. C’est un vrai tour de force.

La pièce _Lazzara_ (Ibid., XXI, p. 88-90) a été drôlement parodiée
dans le roman de Louis Reybaud, _Jérôme Paturot à la recherche de la
meilleure des Républiques_ (chap. 28, _Les Infortunes d’une Égérie_,
p. 270-272; M. Lévy, 1861), où cette Lazzara représente une sorte de
Muse du romantisme.

Voici quelques fragments du texte de Victor Hugo:

    Comme elle court! Voyez...
    Elle est grande, elle est svelte...

    Ce n’est point un pacha, c’est un klephte à l’œil noir
    Qui l’a prise, et qui n’a rien donné pour l’avoir,
              Car la pauvreté l’accompagne;
    Un klephte a pour tous biens l’air du ciel, l’eau des puits,
    Un bon fusil bronzé par la fumée, et puis
              La liberté sur la montagne.

Et dans Louis Reybaud:

    Voyez comme elle engraisse...
    Elle est ample, elle est vaste...

    Ce n’est pas le bourgeois, c’est le peuple aux faubourgs
    Qui l’a prise, et qui n’a rien donné pour débours;
              Car la pauvreté l’accompagne.
    Le peuple a pour tous biens le vin bleu, l’eau des puits,
    Une blouse percée aux deux coudes, et puis
              Quelques amis sur la Montagne.

Qu’est-ce que le «nard cher aux époux» dont parle Victor Hugo dans
_La Prière pour tous_ (Les Feuilles d’automne, XXXVII, 7, p. 123;
Hachette, 1861)?

    O myrrhe! ô cinname!
    Nard cher aux époux!

Eugène Noël, le savant naturaliste et lettré, ancien bibliothécaire
de Rouen, répond à cette question dans sa _Vie des fleurs_ (LXXI, p.
203; Hetzel, s. d.): «L’ancienne médecine, écrit-il, n’a pas connu de
plante plus précieuse que la valériane: de quelle maladie n’a-t-elle
pas guéri?... De ses racines on tirait autrefois le _nard_, tant
célébré par les poètes...»

Virgile est un des auteurs latins les plus familiers à Victor Hugo,
qui, aux approches de la vieillesse, en savait encore par cœur,
dit-on, des centaines et centaines de vers. On retrouve trace de cet
amour de Victor Hugo pour Virgile dans nombre de ses volumes; — dans
_Les Feuilles d’automne_ (38, _Pan_, p. 130):

    Où le chevreau lascif mord le cytise en fleurs;

dans _Les Chants du Crépuscule_ (XXVI, à Mlle J..., p. 233; Hachette,
1861):

    Et la haine monte à mon œuvre
    Comme un bouc au cytise en fleur;

vers qui rappellent plusieurs passages des _Bucoliques_ (I, 79; II,
63):

                                  ... capellæ,
    Florentem cytisum et salices carpetis amaras...
    Florentem cytisum sequitur lasciva capella.

    O Virgile! ô poète! ô mon maître divin!

s’écrie Victor Hugo au début d’une pièce des _Voix intérieures_
(VII, p. 56; Hachette, 1859) consacrée tout entière à Virgile.

Et plus loin (_Ouvrage cité_, XVIII, p. 80):

    Dans Virgile parfois, dieu tout près d’être un ange,
    Le vers porte à sa cime une lueur étrange.

«La Bible est son livre. Virgile et Dante sont ses divins maîtres»,
déclare notre poète, en parlant de lui, dans la préface de _Les
Rayons et les Ombres_ (p. 145; Hachette, 1859).

    Prenez ce vieux Virgile où tant de fois j’ai lu!...
    Lisez mon doux Virgile...
                     (_Ibid._, VIII, à M. le D. de ***, p. 183.)

La fin de cette même pièce VIII (p. 184):

    Car les temps sont venus qu’a prédits le poète!
    Aujourd’hui, dans ces champs, vaste plaine muette,
    Parfois le laboureur, sur le sillon courbé,
    Trouve un noir javelot qu’il croit des cieux tombé,
    Puis heurte pêle-mêle, au fond du sol qu’il fouille,
    Casques vides, vieux dards qu’amalgame la rouille,
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

n’est que la traduction d’un célèbre passage des _Géorgiques_ (I, 493
et suiv.):

    Scilicet et tempus veniet, quum finibus illis
    Agricola, incurvo terram molitus aratro,
    Exesa inveniet scabra robigine pila,
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Et «les chiens obscènes» mentionnés dans _Luna_ des _Châtiments_ (VI,
7; p. 198, Hetzel, s. d.) ne sont non plus que la traduction des
_obscenæque_ (ou _obscenique_) _canes_ des _Géorgiques_ (I, 470).


Ces vers des _Chants du crépuscule_ (V, p. 173; Hachette, 1861):

    Vous pouvez, ô mon capitaine,
    Barrer la Tamise hautaine,

rappellent ceux de Lebrun-Pindare (_Odes_: Qu’il est un légitime
orgueil..., p. 511; Didot, 1858):

    En vain la Tamise hautaine
    Croit voir aux fastes de la Seine...

Dans _Les Rayons et les Ombres_ (XIX, Ce qui se passait aux
Feuillantines..., p. 210; Hachette, 1859):

    Nous sommes la nature et la source éternelle
    Où toute soif _s’épanche_.

Ou _s’étanche_?

L’édition Hetzel-Quantin in-16 donne aussi _s’épanche_.

    Et de sa petitesse étalant l’ironie,
    Son pied charmant semblait _rire_ à côté du mien!
                   (_Les Rayons et les Ombres_, XXXIV, Tristesse
                                             d’Olympio, p. 253.)

Théodore de Banville (_Odes Funambulesques_, La Tristesse d’Oscar, p.
98; Charpentier, 1883), exagérant cette vision, écrit:

    Et qu’enfin ses souliers...
    Laissant à chaque pas des morceaux de talon,
          Poussaient de _grands éclats de rire_.

Et Émile Zola, dans ses _Contes à Ninon_ (Le Carnet de danse, p. 52;
Charpentier, 1879): «Elle aperçut son pied qui _riait_ dans un rayon
de soleil.»

    Ses petits pieds semblaient _chuchoter_ avec l’herbe,

écrit ailleurs Victor Hugo (_Les Contemplations_, t. I, x, Amour, p.
219; Hachette, 1882).

    Toutes les passions _s’éloignent_ avec l’âge,

lit-on dans _Tristesse d’Olympio_ (Les Rayons et les Ombres, XXXIV,
p. 256).

    Toutes les passions _s’éteignent_ avec l’âge,

a dit Voltaire (_Stances et quatrains pour tenir lieu de ceux de
Pibrac_; Œuvres complètes, t. VI, p. 527; édit. du journal _Le
Siècle_).

La pièce XXXV de _Les Rayons et les Ombres_, Que la Musique date du
seizième siècle (p. 265), se termine par ce vers que certains jugent
discutable ou énigmatique:

    La musique montait, cette _lune de l’art_!

Ces vers des _Châtiments_ (Nox, VII, p. 10; Hetzel, s. d.)

    Toutes les eaux de ton abîme,
    Hélas! passeraient sur ce crime,
    O vaste mer, sans le laver!

rappellent ceux d’Alfred de Musset (_Premières Poésies_, La Coupe et
les Lèvres, IV, I; p. 252; Charpentier, 1861):

    ... La mer y passerait sans laver la souillure,
    Car l’abîme est immense, et la tache est au fond.

Dans _Les Châtiments_ encore (Toulon, p. 20):

                                  ...Le bandit
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
    Vient, et trouve une main, froide _comme un verrou_.

Ce verrou fait songer à celui de Ponson du Terrail (Dans le journal
_La Journée_, 14 janvier 1903): «Cet homme est un _verrou incarné_»
(?).

    ... Ces innocents aux regards _de colombe_.
                                  (_Ibid._, Joyeuse Vie, p. 96.)

Des regards de colombe?

Nous retrouvons la même locution dans le volume _Le Pape_ (Un champ
de bataille, p. 56; Hetzel-Quantin, s. d., in-16):

    ... Des petits (enfants) aux regards _de colombe_.

    L’histoire a pour égout des temps comme le nôtre.
                            (_Les Châtiments_, III, 13, p. 106.)

Voltaire, en parlant de son époque, a dit, lui aussi: «...Dans ce
siècle, l’égout des siècles...» (_Relation de la maladie... du
jésuite Berthier_; Œuvres complètes, t. VI, p. 318; édit. du journal
_Le Siècle_).

    Pour attirer les sots qui donnent _tête-bêche_
    Dans tous les vils panneaux...
             (_Les Châtiments_, A un journaliste de robe courte,
                                                        p. 118.)

Ou _tête baissée_?

          ... prendre pour nourricier
    Le _Crédit mobilier ou le Crédit foncier_.
                           (_Ibid._, Le Parti du crime, p. 208.)

Vers qui rappelle celui du poète auvergnat Gabriel Marc (_Sonnet
sur la Frégate amarrée près du pont Royal_, dans le volume de M. de
Lescure sur _François Coppée_, p. 372; Lemerre, 1889):

    Ta proue est enchaînée, et ta hune contemple
    _La Caisse des Dépôts et Consignations._

Il y aurait de nombreuses singularités à relever dans le tome I des
_Contemplations_ (Autrefois), et aussi beaucoup d’obscurités dans
le tome II (Aujourd’hui), qui passe pour un des recueils les plus
abstrus de Victor Hugo. Voici quelques emprunts faits à ces deux
volumes:

    Une eau courait, fraîche et _creuse_
    Sur les mousses de velours.
                  (_Ouvrage cité_, t. I, Vieille chanson, p. 78;
                                        Hachette, 1882 et 1858.)

Une eau creuse?

    Les vieux _antres_ pensifs, dont rit le geai moqueur,
    Clignent leurs gros sourcils et font la bouche en cœur.
                           (_Ibid._, t. I, Premier mai, p. 113.)

Des antres qui clignent leurs sourcils et font la bouche en cœur?

Dans le poème _Saturne_ (Ibid., t. I, p. 202), le poète place l’enfer
dans la planète Saturne:

    Ceux-là, Saturne, un globe horrible et solitaire,
    Les prendra pour le temps où Dieu voudra punir...

Est-ce bien sûr, et Satan n’aurait-il pas établi son domaine dans un
autre astre?

    A l’heure où sur le mont lointain
    Flamboie et frissonne l’aurore,
    Crête rouge du _coq matin_.
                     (_Ibid._, t. I, _Magnitudo parvi_, p. 302.)

Dans le tome II du même recueil, nous voyons (_Pasteurs et
Troupeaux_, p. 159) la fauvette qui

    ... met de travers son bonnet.

Plus loin (_Ibid._, Pleurs dans la nuit, p. 224):

    Le cadavre, lié de bandelettes blanches,
    _Grelotte_, et, dans sa bière, _entend_ les quatre planches
        Qui lui parlent tout bas.

Un cadavre qui grelotte et qui entend?

Une jeune fille morte dans sa robe d’innocence, c’est une

    Ame qui n’a dormi que dans le lit de Dieu.
                                      (_Ibid._, Claire, p. 244.)

Dans ce poème, _Pleurs dans la nuit_, déjà mentionné, presque toutes
les strophes seraient à citer comme exemples d’obscurités:

    L’espace voit sans fin croître la branche Nombre,
    Et la branche Destin, végétation sombre,
            Emplit l’homme effaré.
                                              (_Ibid._, p. 234.)

De même, dans _Ce que dit la bouche d’ombre_, tout serait à citer, et
force est de nous restreindre:

    L’homme, comme la brute, abreuvé du néant,
    Vide toutes les nuits le verre noir du somme.
                          (_Les Contemplations_, t. II, p. 366.)

    La profondeur disant à la hauteur: Je t’aime!
                                              (_Ibid._, p. 382.)

Voir aussi, dans ce volume, les pièces intitulées _Horror_, _Dolor_,
_Hélas! tout est sépulcre_, _Les Mages_, etc.


_La Légende des siècles_, que Théodore de Banville qualifie
d’«impeccable» et déclare «la Bible et l’Évangile de tout
versificateur français» (_Petit Traité de Poésie française_, p. 30
et 2), est un des recueils où, dans ses quatre tomes, Victor Hugo
a réuni le plus de termes rares, le plus de ces énumérations de
vocables étranges, de noms de personnages peu connus ou inconnus,
et que le critique Émile Faguet assure qu’il puisait surtout dans
le vieux dictionnaire de Moreri. «Moreri est la mine où Victor Hugo
descend tous les jours et plusieurs fois par journée. Moreri lui
donne l’histoire, qu’il se charge de rendre pittoresque, surtout
les noms propres bizarres, étranges, inquiétants, qui réveillent
l’attention et la tirent à eux, comme une couleur éclatante tire à
elle les yeux.» (_Le Temps_, 16 juillet 1911, Feuilleton.)

Qu’est-ce que la colline «Callichore»? (_La Légende des siècles_, La
Terre, t. I, p. 24; Hetzel-Quantin, s. d., in-16.)

Et Anax, le géant de Tyrinthe; et Kothos, et

    Rhoetus, Porphyrion, Mégatlas, Evonyme;

et Titlis, et Scrops, et Dronte,

    Coebès, Géreste, Andès, Béor, Cédalion,
    Jax, qui dormait le jour ainsi que le lion.
                           (_Ibid._, Le Titan, t. I, p. 86, 87.)

Mais je ne puis songer à relever tous ces vocables perdus dans le
fond ou le tréfonds de l’histoire; d’autant plus qu’il en est,
semble-t-il, que le poète forge de toutes pièces, invente à plaisir,
celui de _Jérimadeth_, par exemple, qu’on lit dans _Booz endormi_.
«Le rimeur, chez Victor Hugo, écrit Paul Stapfer (_Racine et Victor
Hugo_, p. 301, note 1), pousse la plaisanterie jusqu’à fabriquer des
noms propres de lieux et d’hommes qui n’ont jamais existé. Ce beau
vers harmonieux de _Booz endormi_:

    Tout reposait dans Ur et dans _Jérimadeth_,

a enrichi la géographie biblique d’une ville entièrement inconnue de
tous les hébraïsants.»

Pour tout dire à ce sujet, il paraîtrait que le poète ayant besoin
d’une rime à _demandait_:

    ... et Ruth se demandait,

avait écrit en marge de sa copie «rime à dait» ou «à det», et que
ce serait l’imprimeur, le compositeur, qui aurait commis la bourde,
introduit ce «rime à det», transformé en «Jérimadeth», dans le vers
précédent: voilà du moins ce qu’on raconte. (Renseignement verbal.)

Remarquons, sans en citer d’exemples, — ils seraient innombrables,
— que Victor Hugo manque rarement de faire rimer _hommes_ autrement
qu’avec _nous sommes_, _ombre_ autrement qu’avec _sombre_ ou
_nombre_, _abîme_ autrement qu’avec _sublime_ ou _cime_; _nue_
rime presque toujours avec _venue_ ou _inconnue_, _ténèbres_ avec
_funèbres_, _âme_ avec _flamme_, _horrible_ avec _terrible_,
_insondable_ avec _formidable_, etc.; et ces mots: _hommes_, _ombre_,
_sombre_, _abîme_, _sublime_, etc., coulent sans cesse de sa plume.

Certaines de ses épithètes ont déconcerté plus d’un lecteur:

    L’ombre était _nuptiale_, auguste et solennelle,
          (_La Légende des siècles_, Booz endormi, t. I, p. 53.)

    Son lit fut _formidable_...
          (_Ibid._, Les Sept Merveilles du monde, t. I, p. 268.)

Dans _Booz endormi_ encore (_Ibid._, t. I, p. 52), Victor Hugo nous
représente la terre, à cette époque,

    ... encor mouillée et molle du déluge.

Si l’on admet que le déluge a eu lieu en l’an 3296 avant
Jésus-Christ, ou même 2482, et que Booz vivait vers l’an 1200 (Cf.
BOUILLET, _Atlas universel d’histoire et de géographie_, Tables
chronologiques, p. 79 et 384; — et Victor DURUY, _Histoire sainte_,
chap. I, p. 6; Hachette, 1846), on conclura que la terre a mis bien
longtemps à sécher.

Dans la _Première Rencontre du Christ avec le tombeau_ (Ibid., t. I,
p. 58), Victor Hugo dit:

    Or, de Jérusalem, où _Salomon_ mit l’arche,
    Pour gagner Béthanie, il faut _trois jours de marche_.

«Chacun de ces vers renferme une grosse erreur, constate M. Jules
Hoche (_Revue bleue_, 16 juin 1894, p. 760). Car la Bible nous
apprend que c’est David qui fit transporter l’arche de l’alliance à
Jérusalem, et saint Jean dit que Béthanie était à quinze stades de
Jérusalem, ce qui est bien la distance de la moderne Béthanie, un
pauvre village de fellahs portant le nom arabe d’El-Azarié, et qui
est situé à une petite lieue à peine de la Ville Sainte.» On va de
Jérusalem à Béthanie «en trois quarts d’heure», dit, de son côté, M.
Jean Sigaux, dans _L’Intermédiaire des chercheurs et curieux_ (20
septembre 1911, col. 771).

Signalons aussi ce supplice réservé aux réprouvés, aux damnés:

    Ils auront des _souliers de feu_ dont la chaleur
    Fera _bouillir leur tête_ ainsi qu’une chaudière.
               (_La Légende des siècles_, L’An neuf de l’hégire,
                                                  t. I, p. 200.)

    Tu rêves, dit le roi, comme _un clerc en Sorbonne_.
                            (_Ibid._, Aymerillot. t. I, p. 229.)

Le roi qui parle ainsi est Charlemagne, mort en 814, et la Sorbonne
n’a été fondée qu’en 1253.

    Le vide s’est fait _spectre_ et rien s’est fait _géant_.
                             (_Ibid._, Eviradnus, t. II, p. 70.)

Vers qui rappelle certaine description d’un immense hall tracée jadis
par le chroniqueur Charles Chincholle (Cf. _La Gazette anecdotique_,
15 septembre 1890, p. 150): «Un vide ayant cinq étages de haut».

On s’est amusé (_Le Cri de Paris_, 10 octobre 1909, p. 11) à faire
ressortir la singulière amphibologie de ce passage:

    Je dédaigne et je hais les hommes, et mon pied
    _Sent le mou_ de la fange en marchant sur leurs nuques.
                              (_Ibid._, Zim-Zim, t. II, p. 100.)

Dans _Les Quatre Jours d’Elciis_ (IV, _ibid._, t. II, p. 250), nous
trouvons ce vers:

    Les yeux _sous les sourcils_, l’empereur très clément...

N’est-ce pas la place ordinaire des yeux de se trouver sous les
sourcils?

    ... L’hiver _se tenait les côtes_ sur le pôle,

nous dit le poète (_Ouvrage cité_, Le Satyre, t. III, p. 10), qui a
toujours eu un grand faible pour les jeux de mots et calembours.

Ce vers de _La Rose de l’Infante_ (Ibid., t. III, p. 43):

    Dont chaque _ovige_ semble au soleil une mitre,

a donné lieu à bien des recherches. C’est une simple coquille: lisez
_ogive_ et non _ovige_. (Cf. l’édit. Hachette, 1862, 1re série, p.
183.)

Dans _Le Lapidé_ (Ibid., t. III, p. 180), on lit:

    Ce mage a cet amas d’affreux cailloux pour lit,
    Qui le tua _vivant_ et mort l’ensevelit.

Nous verrons plus loin (p. 148) un personnage d’Eugène Scribe se
glorifier, à propos d’un lièvre, d’avoir pu, lui aussi, «le _tuer
vivant_».

_La Vision de Dante_ (Ibid., t. IV, p. 139 et suiv.) est encore un
des poèmes les plus abstrus, les plus sibyllins qui soient sortis de
la toute-puissante imagination de Victor Hugo:

    ... L’ombre hideuse, ignorée, insondable,
    De l’invisible Rien vision formidable,
    Sans forme, sans contour, sans plancher, sans plafond,
    Où dans l’obscurité l’obscurité se fond,
    Etc, etc.

C’est dans _Les Chansons des rues et des bois_ qu’apparaît peut-être
le mieux la prodigieuse maîtrise de Victor Hugo, cette aisance et
cette souplesse acquises en partie à force de travail et de pratique,
cette FORCE, cette PUISSANCE, qui est sa caractéristique.

    Lamartine ignorant qui ne sait que son âme,
    Hugo _puissant et fort_, Vigny, soigneux et fier,

a très exactement dit Sainte-Beuve (_Poésies complètes_, Pensées
d’août, A M. Villemain, p. 377-378; Charpentier, 1890).

C’est aussi dans _Les Chansons des rues et des bois_ que notre poète
s’est le plus volontiers livré à sa passion pour les jeux de mots,
les concetti, plaisanteries et drôleries, fréquents mélanges de Dante
et de Turlupin.

                          ... j’irai
    Faire expliquer aux hochequeues
    Le latin du _Dies Iræ_?
                    (_Les Chansons des rues et des bois_, p. 39;
                                  Hetzel-Quantin, s. d., in-16.)

    On entendait Dieu dès l’aurore
    Dire: As-tu déjeuné, _Jacob_?
                                               (_Ibid._, p. 57.)

    Saint Roch, et son chien saint _Roquet_.
                                       (_Ouvrage cité_, p. 100.)

    Je m’appelle _Bouteille à l’encre_;
    Je suis métaphysicien.
                                              (_Ibid._, p. 115.)

    Toute la nef, d’aube baignée,
    Palpitait d’extase et d’émoi.
    — Ami, me dit une araignée,
    La grande rosace est de moi.
                                              (_Ibid._, p. 202.)

    Le mouton disait: Notre Père,
    Que votre sainfoin soit béni!
                                              (_Ibid._, p. 202.)

Un oiseau vient boire l’eau tombée dans une feuille, il

    Prit la goutte d’eau qui brilla:
    La plus belle _feuille_ du monde
    Ne peut donner que ce qu’elle a.
                                              (_Ibid._, p. 205.)

Etc., etc.


Une autre caractéristique de Victor Hugo, c’est son amour pour
les petits, les humbles, les faibles, les vaincus, — la BONTÉ, en
d’autres termes. Nous trouvons maintes traces de ce sentiment dans
_L’Année terrible_.

    Faible, à ceux qui sont forts j’ose jeter le gant.
    Je crie: Ayez pitié!
                       (Page 203; Hetzel-Quantin, s. d., in-16.)

    Ceux qu’on accable, ceux qu’on frappe et qu’on foudroie
    M’attirent; je me sens leur frère...
                                                     (Page 231.)

Fréquemment, Victor Hugo a fait l’éloge, le plus grand éloge de la
bonté. Voyez sa célèbre pièce _Le Crapaud_ (dans _La Légende des
siècles_, t. IV, p. 135):

    Quiconque est bon voit clair dans l’obscur carrefour;
    Quiconque est bon habite un coin du ciel. O sage,
    La bonté, qui du monde éclaire le visage,
    La bonté, ce regard du matin ingénu,
    La bonté, pur rayon qui chauffe l’inconnu,
    Etc., etc.

Et dans _Le Pape_ (p. 86; Hetzel-Quantin, s. d., in-16):

    La haine est un vent sombre et pestilentiel;
    Aimez, aimez, aimez, aimez, — soyez des frères.

          J’ai vécu; j’ai penché ma tête
          Sur les souffrants, sur les petits.

                (_Les Quatre Vents de l’esprit_, t. II, Le Livre
                  lyrique, p. 50; Hetzel-Quantin, s. d., in-16.)

«Pour nous, dans l’histoire, où la bonté est la perle rare, qui a
été bon passe presque avant qui a été grand.» (_Les Misérables_, 4e
partie, livre I, chap. 3; t. IV, p. 22; Hachette, 1881.)

«Il n’y a sous le ciel qu’une chose devant laquelle on doive
s’incliner, le génie, — et qu’une chose devant laquelle on doive
s’agenouiller, la bonté.» (_Choses vues_, 1877, p. 366, _in fine_;
Charpentier, 1888.)

De _L’Année terrible_, où (p. 244) le général Trochu est qualifié de:

    Participe passé du verbe Tropchoir,

rappelons cette magnifique apostrophe (p. 273):

    Nous n’avons pas encor fini d’être Français;
    Le monde attend la suite et veut d’autres essais;
    Nous entendrons encor des ruptures de chaînes,
    Et nous verrons encor frissonner les grands chênes.

Et sur les brigandages des Allemands en 1870 (p. 84):

    En somme, on dévalise un peuple au coin d’un bois.
    On détrousse, on dépouille, on grinche, on rafle, on pille.
    Peut-être est-il plus beau d’avoir pris la Bastille.

Encore des badinages et de plaisantes saillies:

    Qui chante là? Le rossignol.
    Les chrysalides sont parties.
    Le ver de terre a pris son vol
    Et jeté le froc aux orties...

    Le bourdon, aux excès enclin,
    Entre en chiffonnant sa chemise;

    Etc., etc.
       (_L’Art d’être grand-père_, p. 19; Hetzel-Quantin, s. d.)

                              ... Il vous semble
    Que l’alphabet lui-même entre vos pattes tremble,
    Que l’F et que le B vont se prendre de bec,
    Que l’O tourne sa roue aux cornes de l’Y,
    Horreur! et qu’on va voir le point, bille fatale,
    Tomber enfin sur l’I, ce bilboquet tantale!
                        (_L’Ane_, p. 119; Hetzel-Quantin, s. d.)

    L’homme dans son miroir se fait de grand saluts,
    Le miroir les lui rend, mais, dans son âme obscure,
    Il rit, et sait le fond de l’homme, étant _mercure_.
                                              (_Ibid._, p. 147.)

Dans _Les Quatre Vents de l’esprit_, qui, dans certaines parties,
offrent plus d’une analogie avec _Les Châtiments_, et où nous
revoyons défiler Veuillot, Planche, Nisard, Mérimée, etc.:

    J’ai violé la nuit pour lui faire une étoile.
                 (Tome I, p. 111; Hetzel-Quantin, s. d., in-16.)

Puis ces quatre vers, dont le troisième est singulièrement prosaïque,
qui signifient qu’il faut bien peu de chose pour rendre un homme
moribond et amener sa conversion:

    Il suffit d’un cheval emporté, d’un gravier
    Dans le flanc, d’une porte entr’ouverte en janvier,
    D’un rétrécissement du canal de l’urètre,
    Pour qu’au lieu d’une fille on voie entrer un prêtre.
                                              (_Ibid._, p. 132.)

    Monsieur, je suis un diable et vous êtes un _ange_;
    Mais quand vous vous fâchez de la gaîté que j’ai,
    Je rêve que quelqu’un vous a pris votre _g_.
                                              (_Ibid._, p. 158.)

Et ce souvenir de Racine, à propos de certaines «saintes nitouches»:

    Leur croupe se recourbe en replis _vertueux_.
                                              (_Ibid._, p. 172.)


_La Fin de Satan_, encore un des livres les plus compliqués, les plus
nébuleux et apocalyptiques de Victor Hugo. On y trouve des vers de ce
genre:

    On entendait suinter le néant goutte à goutte.
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
            ... Le visage irrité des décombres,
    Le blanchissement vague et difforme des ombres,
    Se hérissaient, montrant des aspects foudroyés,
    Tous les renversements en arrière, effrayés,
    Se dressaient; etc.
            (_Ouvrage cité_, Hors de la terre, III, p. 304, 305,
                                             Charpentier, 1888.)

    Vlad regarde mourir ses neveux prétendants,
    Et rit de voir le pal _leur sortir par la bouche_,

écrit Victor Hugo dans _Toute la lyre_ (t. I, p. 22; Charpentier,
1889).

Ce Vlad et beaucoup d’autres noms propres qui le précèdent ou le
suivent: Zam, Phur, Stramire, Zeb, Abbas, etc., font partie de ces
énumérations bizarres coutumières à l’auteur.

    Et maintenant, Seigneur, expliquons-nous tous deux.
                                         (_Ibid._, t. I, p. 34.)

Vers devenu plus que célèbre, proverbial, où le poète se représente
en tête à tête avec Dieu et traitant avec lui de pair à compagnon.

C’est dans _Toute la lyre_ (t. II, p. 57, _Ave, Dea_, et p. 90,
_Roman en trois sonnets_) que se trouvent les seuls sonnets sortis de
la plume de Victor Hugo.

Signalons aussi dans ce même tome II (p. 163) le petit poème _La
Blanche Aminte_, qui porte cette épigraphe:

                     — Ça, dit-il, que t’en semble,
    Écho? si nous faisions une chanson ensemble?

Cette pièce ou chanson se compose, en effet, de vers «en écho», comme
de précédents livres du maître nous en offrent déjà des modèles, jeux
et tours de force affectionnés par lui:

    En chasse! — Le maître en personne
                  Sonne.
    Fuyez! voici les paladins,
                  Daims.
            (_Odes et Ballades_, La Chasse du Burgrave, p. 334.)

    Pourquoi fais-tu tant de vacarme,
                  Carme?
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
    Pourquoi fais-tu tant de tapage,
                  Page?
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
    C’est surtout quand la dame abbesse
                  Baisse
    Les yeux, que son regard charmant
                  Ment.
                                  (_Cromwell_, III, 1, et V, 7.)


                              * * *


Nous voici arrivés au théâtre de Victor Hugo.

Remarquons d’abord combien, dans la célèbre préface de _Cromwell_,
véritable manifeste littéraire, comme on sait, le poète nous parle
de la Bible, qui a toujours été, avec Homère, Virgile, Dante et
Shakespeare, un de ses livres préférés.

Dans une note relative à l’acte III de ce drame de _Cromwell_ (t.
II, p. 163; Hachette, 1862), Victor Hugo fait dire à Mme de Staël
qu’elle regrette, près du lac de Genève, «le ruisseau de la _rue
Saint-Honoré_».

Comme, avant son exil, Mme de Staël demeurait rue de
Grenelle-Saint-Germain, près de la rue du Bac, c’était au ruisseau de
cette rue que s’adressaient ses regrets: «Oh! le ruisseau de la rue
du Bac!» s’écriait-elle quand on lui montrait le miroir du Léman.»
(SAINTE-BEUVE, _Portraits de femmes_, Mme de Staël, p. 143.)

A propos du premier vers d’_Hernani_ et de cet enjambement souvent
cité:

    Serait-ce déjà lui? C’est bien à l’escalier
    Dérobé...

le poète et professeur Andrieux, dans une de ses leçons au Collège de
France, faisait un jour observer à son auditoire que les romantiques
n’avaient pas inventé «le vers haché et la coupe originale», les
«rejets» audacieux, témoin, disait-il, ce vieux distique:

    Enfin dans le palais nous arrivâmes, car
    La porte était ouverte et nous passâmes par.
             (Cf. MARY-LAFON, _Cinquante ans de vie littéraire_,
                                                         p. 40.)

Nous avons rencontré d’ailleurs, chez Corneille et chez Racine, des
rejets ou enjambements non moins hardis.

Lors de la première représentation d’_Hernani_, au moment où Hernani
apprend de Ruy Gomez que celui-ci a confié sa fille au roi don
Carlos, il s’écrie (acte III, sc. 7):

    ... Vieillard stupide, il l’aime!

«M. Parseval de Grandmaison, qui avait l’oreille un peu dure,
entendit: «_Vieil as de pique_, il l’aime!», et, dans sa naïve
indignation, il ne put retenir un cri: «Ah! pour cette fois, dit-il,
c’est trop fort! — Qu’est-ce qui est trop fort, monsieur? demanda
Lassailly, qui était à sa gauche, et qui avait bien entendu ce
qu’avait dit M. Parseval de Grandmaison, mais non ce qu’avait dit
Firmin (l’acteur). — Je dis, monsieur, reprit l’académicien, je
dis qu’il est trop fort d’appeler un vieillard respectable comme
l’est Ruy Gomez de Silva, _vieil as de pique_! — Comment! c’est
trop fort? — Oui, vous direz tout ce que vous voudrez, ce n’est
pas bien, surtout de la part d’un jeune homme comme Hernani. —
Monsieur, répondit Lassailly, il en a le droit, les cartes étaient
inventées. Les cartes ont été inventées sous Charles VI, monsieur
l’académicien... Bravo pour le _vieil as de pique_! bravo, Firmin!
bravo, Hugo!» (Alexandre DUMAS, _Mémoires_, t. VI, p. 17.)

Et cette fin du monologue de don Carlos (_Hernani_, IV, 5) devant le
tombeau de Charlemagne:

    Je t’ai crié: Par où faut-il que je commence?
    Et tu m’as répondu: Mon fils, par la clémence.

«Parle à Clémence!» ont interprété quelques loustics, en ajoutant
qu’il manquait un nom dans la liste des personnages de ce drame, le
nom de cette dame Clémence.

On rencontre dans _Lucrèce Borgia_ (I, 3) certaine apostrophe de
dona Lucrezia à Gubetta, «son vieux complice», qui a été parfois
cavalièrement interprétée, et que je me contente d’indiquer.

Ce vers de _Ruy Blas_ (I, 2):

    Dormir la tête à l’ombre et les pieds au soleil,

se trouve dans le poème de Pierre Lebrun, _Les Catacombes de Paris_:

    Assis, la tête à l’ombre
    Et les pieds au soleil.
           (Cf. SAINTE-BEUVE, _Nouveaux Lundis_, t. VI, p. 134.)

    Et fut-il descendu d’Annibal _qui prit Rome_.
                                            (_Ruy Blas_, IV, 3.)

Annibal n’a jamais pris Rome.

Un journaliste d’origine espagnole, Angel de Miranda, a jadis
relevé (dans _Le Gaulois_, février 1872; article reproduit dans _Le
Voleur_, 1er mars 1872, p. 139-140) un assez grand nombre d’erreurs
et de bévues commises par Victor Hugo dans son _Ruy Blas_. Comme ces
critiques sont très spéciales et relatives seulement à la vie et aux
usages ibériens, je me borne à signaler cet article, rédigé sous
forme de lettre à l’_insigne maestro_.

Dans _Les Burgraves_ (I, 2), la barbe de l’empereur Frédéric
Barberousse ne laisse pas de nous émerveiller:

    Sa barbe, d’or jadis, de neige maintenant,
    Faisait _trois fois le tour_ de la table de pierre.

C’est par erreur qu’on a attribué à Victor Hugo et à ses _Burgraves_
ce drolatique hémistiche:

                        ... Il sortit de la vie
    _Comme un vieillard en sort_.

Victor Hugo était le premier à rire de cette plaisanterie, et, quand
elle survenait, ne manquait jamais de riposter:

    Tout en faisant des vers _comme un vieillard en f’rait_.

C’est du moins ce que contait le géographe Onésime Reclus.
(Renseignement verbal.)

Dans le _Théâtre en liberté_ (La Forêt mouillée, scène 4), nous
rencontrons ces, à peu près, parodies de vers bien connus:

    J’ai trop marché, j’ai mal à mon cor...
    — Le _pied_ qu’on veut avoir gâte celui qu’on a.
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
    Des _vieux_ que nous servons connais la différence,

dit l’aimable petite Balminette à sa compagne Mme Antioche «actrice à
Bobino»;

    Le tien donne un chapeau, le mien donne un coupé.
    Je vais avoir salon, cocher et canapé.

Etc., etc.


                              * * *


Dans le roman _Han d’Islande_ (chap. 12, p. 116; Hetzel-Quantin, s.
d., in-16) on rencontre un singulier quiproquo provenant — chose
fréquente dans notre langue — de l’emploi d’un pronom:

«Il se fit un moment de silence. Ordener, qui s’était levé de table,
prêt à défendre le prêtre, _le_ rompit le premier.»

Le silence, et non le prêtre (substantif immédiatement précédent),
j’imagine.


«Tous les bossus vont tête haute, tous les bègues pérorent, tous les
sourds parlent bas,» assure Victor Hugo, dans _Notre-Dame de Paris_
(Livre VI, chap. 1; t. I, p. 232; Hachette, 1858).

Un des personnages de ce même roman, la Rémoise Mahiette, estime que
«vingt ans, c’est la vieillesse pour les femmes amoureuses» (Livre
VI, chap. 3; t. I, p. 249); ce qu’on ne laissera pas, même à Reims,
de trouver quelque peu exagéré.

«J’ai le bonheur de passer toutes mes journées, du matin au soir,
avec un homme de génie _qui est moi_, et c’est fort agréable», nous
déclare plaisamment plus loin (Livre X, chap. 1; t. II, p. 190), le
poète Pierre Gringoire.

Gœthe, que Sainte-Beuve, à maintes reprises, proclame «le roi de
la critique», «le plus grand des critiques» (_Causeries du lundi_,
t. III, p. 42; t. XV, p. 368; etc.), ne pouvait — chose étrange et
qui ne fait pas honneur à sa judiciaire, — souffrir _Notre-Dame de
Paris_. «Il ne m’a pas fallu peu de patience pour supporter les
tortures que m’a données cette lecture, avoue-t-il à son disciple
Eckermann (_Conversations de Gœthe_, t. II, p. 303; Charpentier,
1863). _C’est le livre le plus affreux qui ait jamais été écrit._»
Etc. Ce chef-d’œuvre le déroutait complètement; c’était trop
différent d’Homère et des anciens.

Nous avons vu d’autre part (p. 61) Victor Hugo se montrer aussi peu
mesuré et aussi peu équitable envers Voltaire, dont il rangeait les
tragédies «parmi les œuvres les plus informes que l’esprit humain ait
jamais produites». Ici, Gœthe s’est, non moins injustement, chargé
de la réplique. Mais il convient d’ajouter que Victor Hugo a plus
d’une fois varié d’opinion sur Voltaire, et même sur les tragédies de
Voltaire: voir notamment, dans _Littérature et Philosophie mêlées_,
l’étude _Sur Voltaire_, datée de décembre 1823, où on lit (p. 294,
édit. Hachette, 1859): «... Quant à ses tragédies, où il se montre
réellement grand poète, où il trouve souvent le trait du caractère,
le mot du cœur», où il a «tant d’admirables scènes», etc.


«Il _se leva debout_», lit-on dans _Les Misérables_ (1re partie, II,
10; t. I, p. 135; Hetzel-Quantin, s. d., in-16).

Dans le même admirable ouvrage (2e partie, III, 4; t. II, p. 119; et
6, p. 128; Hachette, 1881), une messe de minuit se célèbre ou semble
se célébrer, non pas la veille de Noël, mais le jour même de Noël:
«Dans l’après-midi de _cette même journée_ de Noël...»

La locution bien connue, _le nombril du monde_, employée par Victor
Hugo pour désigner Paris: «Paris est un malstroëm où tout se perd,
et tout disparaît dans ce nombril du monde comme dans le nombril
de la mer» (_Les Misérables_, 2e partie, V, 10; t. II, p. 240), et
qu’on peut rapprocher de celle-ci, que nous lisons dans _La Légende
du beau Pécopin_ (Chap. 11, dans le volume _Le Rhin_, t. II, p. 84;
Hetzel-Quantin, s. d.): «... le gouffre Maelstron (_sic_), qui est
le Tartare des anciens et le nombril de la mer», — a originairement
servi à Eschyle, qui l’a appliquée au temple de Delphes, «qui est le
nombril de la terre... le nombril du monde». (_Théâtre_, L’Orestie,
Les Choéphores, p. 287, et Les Euménides, p. 293; traduction Pierron.)

Dans la quatrième partie des _Misérables_ (XV, 2; t. II, p. 482),
je cueille cette amusante phrase: «Nous ne sommes pas comme dans le
grand monde, où il y a des _lions_ qui envoient des _poulets_ à des
_chameaux_».

Encore dans _Les Misérables_ (5e partie, I, 22; t. V, p. 113):
«Enjolras se pencha et baisa cette main vénérable (du vieillard
Mabeuf), de même que, la veille, il avait baisé le front. C’étaient
_les deux seuls baisers_ qu’il eût donnés dans sa vie.»

Deux baisers seulement dans toute sa vie, et encore tout à la fin de
sa vie! C’est vraiment peu. «Pauvre garçon!» s’écrie Flaubert à ce
sujet (_Correspondance_, 1862, t. III, p. 228).

Dans _Les Travailleurs de la mer_ (1re partie, V, 1; t. I, p. 184;
Hetzel-Quantin, s. d., in-16): «Il (un vieux capitaine au long cours)
décrétait le temps qu’il fera demain. Il auscultait le vent; il
tâtait le pouls à la marée. Il disait au nuage: Montre-moi ta langue.
C’est-à-dire l’éclair. Il était le docteur de la vague», etc.

«Savez-vous ce que c’est qu’un revolver? — C’est un pistolet qui
recommence la conversation,» lit-on un peu plus loin dans le même
ouvrage (V, 2; t. I, p. 189).

«Gilliatt avait trouvé cela, bien qu’il n’eût connu ni Vitruve qui
n’existait plus, ni Weston, _qui n’existait pas encore_.» (_Ibid._,
2e partie, II, 3; t. II, p. 67.)

[Dans une tempête]: «Ces clartés aidaient Gilliatt et le dirigeaient.
Une fois il se tourna et dit à l’éclair: Tiens-moi la chandelle.»
(_Ibid._, 2e partie, III, 6; t. II, p. 129.)

Dans _Quatre-vingt-treize_ (2e partie, III, 1; t. I, p. 172;
Hetzel-Quantin, s. d., in-16): «... Lause-Duperret, qui, traité de
_scélérat_ par un journaliste, l’invita à dîner en disant: «Je sais
que _scélérat_ veut simplement dire l’homme qui ne pense pas comme
nous». La même remarque se trouve dans Paul-Louis Courier (2e lettre
particulière; _Œuvres_, p. 92; Didot, 1865, in-18): «Il m’appelle
jacobin, révolutionnaire, plagiaire, voleur, empoisonneur, faussaire,
etc. Je vois ce qu’il veut dire; il entend que lui et moi sommes
d’avis différent; peut-être se trompe-t-il.»

Une bien belle réflexion ou hypothèse dans ce même roman (3e partie,
III, 1; t. II, p. 104): «... Le bégaiement de l’âme humaine sur les
lèvres de l’enfance. Ce chuchotement confus d’une pensée qui n’est
encore qu’un instinct contient on ne sait quel appel inconscient à la
justice éternelle; peut-être est-ce une protestation sur le seuil
avant d’entrer, protestation humble et poignante; cette ignorance
souriant à l’infini compromet toute la création dans le sort qui sera
fait à l’être faible et désarmé. Le malheur, s’il arrive, sera un
abus de confiance.»

A divers endroits de son ouvrage _Littérature et Philosophie mêlées_
(p. 146, 150; Hachette, 1859), Victor Hugo parle d’un écrivain du
nom de P. Mathieu, un de nos plus grands écrivains, de sa «langue
admirable, qui sera plus tard celle de Molière et de La Fontaine», et
le place sur la même ligne que Jean-Jacques Rousseau et Corneille.
On ne sait plus guère aujourd’hui ce que c’est que ce Pierre Mathieu
— ou Matthieu (1563-1621), — à qui de si chaleureux éloges sont
décernés.

D’après un passage du _William Shakespeare_ de Victor Hugo (p. 88;
Hetzel-Quantin, s. d., in-16), l’alchimiste Arnaud de Villeneuve
(1240-1313), «qui trouva l’alcool et l’huile de térébenthine», fut
accusé du «crime bizarre d’avoir essayé la génération humaine dans
une citrouille».

Dans _Napoléon le Petit_ (p. 23; Hetzel-Quantin, s. d., in-16), le
6 janvier est présenté comme étant la veille du 10 janvier: «Le
lendemain 10, un second décret...»

Une jolie anecdote dans l’_Histoire d’un crime_ (t. II, p. 34;
Hetzel-Quantin, s. d., in-16): «... Le fond de Canrobert était
l’incertitude. Pélissier, l’homme hargneux et bourru, disait:
«Fiez-vous donc aux noms des gens! Je m’appelle _Amable_, Randon
(qui était très craintif) s’appelle _César_, et Canrobert s’appelle
_Certain_.»

Un jeu de mot ou quiproquo (_Ibid._, t. II, p. 72): «... Espinasse
répondit: «J’irai jusqu’au bout.» Jusqu’au bout. Cela peut s’écrire
_jusqu’aux boues_.»

Et à la fin de ce même ouvrage (t. II, p. 240), encore une superbe
déclaration et un magnifique éloge de la France: «... L’avenir est à
Voltaire, et non à Krupp. L’avenir est au livre, et non au glaive.
L’avenir est à la vie, et non à la mort... La France se sait aimée,
parce qu’elle est bonne; et la plus grande de toutes les puissances,
c’est d’être aimée. La Révolution française est pour tout le monde.»
Etc.

Dans le volume sur _Paris_ (p. 110-111; Hetzel-Quantin, s. d., in-16)
et aussi dans _Les Misérables_ (3e partie, I, 7; t. III, p. 14;
Hachette, 1884), Victor Hugo réclame la paternité du mot _gamin_, qui
«fut imprimé pour la première fois et arriva de la langue populaire
dans la langue littéraire en 1834. C’est dans un opuscule intitulé
_Claude Gueux_ que ce mot fit son apparition. Le scandale fut vif. Le
mot a passé.»

Dans _Le Rhin_ (t. I, p. 101, lettre 9; Hetzel-Quantin, s. d.,
in-16), encore des calembours:

«... Il me montrait les stalles (dans la cathédrale d’Aix-la-Chapelle)
en me disant avec gravité: — Voici les places des _chamoines_. — Ne
pensez-vous pas que cela doive s’écrire _chats-moines_?»

«... Quant au capitaine _Lasoupe_, je lui suppose quelque parenté avec
le duc de _Bouillon_.» (_Ibid._)

«... L’excellent vin de _Moselle_ qu’un Français appelait du vin _de
demoiselle_.» (_Ibid._, t. I, p. 111, lettre 10.)

«... Un commis marchand, colporteur d’étoffes, déclarant avec un gros
rire que, comme il n’avait pu placer ses échantillons, il voyageait
_en vins_ (en vain).» (_Ibid._, t. III, p. 81-82, lettre 32.)

Dans divers endroits de son ouvrage _Le Rhin_, Victor Hugo se déclare
l’adversaire du système décimal: «... Ce pied de roi, ce pied de
Charlemagne, que nous venons de remplacer platement par le _mètre_,
sacrifiant ainsi d’un seul coup l’histoire, la poésie, et la langue
à je ne sais quelle invention dont le genre humain s’était passé six
mille ans et qu’on appelle _système décimal_.» (_Ibid._, t. I, p. 93;
lettre 9; — voir aussi t. II, p. 2; lettre 20.)

Dans _La Légende du beau Pécopin_ (Le Rhin, t. II, p. 43-107; lettre
21), déjà mentionnée par nous (p. 102), nous retrouvons plusieurs de
ces longues énumérations de termes rares et bizarres, chères à Victor
Hugo: énumération d’oiseaux: «le rosmar, le râle-noir, le solendguse,
les garagians semblables à des aigles de mer, les queues de jonc,»
etc. (_Ibid._, t. II, p. 70); — énumération de chiens (_Ibid._,
t. II, p. 77), puis de chasseurs célèbres et de boissons: arack,
pamplis, pechmez, etc. (_Ibid._, t. II. p. 90.)

Dans le tome III (p. 56, lettre 29): «A Ligny-en-Barrois... petite
ville ravissante à voir... il y a une jolie rivière et _deux_ belles
tours en ruine.» L’auteur a vu double: il n’y a, à Ligny, qu’une
seule tour en ruine, la tour dite de Luxembourg.

«La cathédrale de Bâle... _badigeonnée_ en gros rouge (_sic_), non
seulement à l’intérieur, ce qui est de droit, mais à l’extérieur,
ce qui est infâme.» (_Ibid._, t. III, p. 86, lettre 33.) Il est à
remarquer que beaucoup d’églises de cette région (Vosges, Alsace et
Suisse du Nord) sont construites «en grès rouge» (_Guide Joanne_, Les
Vosges, p. 294; Hachette, 1887): ce rouge est leur couleur naturelle.

«Il y avait... les _trois_ îles Baléares.» (_Ibid._, t. III, p. 157,
Conclusion). Les îles Baléares sont au nombre de six au moins:
Majorque, Minorque, Formentera, Iviça, Cabrera et Conejera.

Et cette conclusion du _Rhin_ (XVII, t. III, p. 234): «La paix
perpétuelle a été un rêve jusqu’au jour où le rêve s’est fait chemin
de fer et a couvert la terre d’un réseau solide, tenace et vivant.
Watt est le complément de l’abbé de Saint-Pierre.» Hélas! jusqu’à
présent, l’avenir a donné un terrible démenti à ce beau et généreux
pronostic. Au lien de servir la paix, de la fortifier et de la
consacrer, chemins de fer, télégraphie avec ou sans fil, aérostats,
avions, automobiles, etc., toutes les découvertes de la chimie et de
la mécanique, toutes les inventions scientifiques, tous les progrès
n’ont fait que travailler pour la guerre et la rendre plus sanglante
et plus abominable. Mais nous espérons bien qu’il n’en sera pas
toujours ainsi, et que ce règne de la barbarie aura une fin.

Dans un de ses récits de _Voyages_ (Pyrénées, Autour de Pasages
[Pasajes], p. 214; Charpentier, 1891), Victor Hugo dépeint «trois
jeunes filles, les jambes dans l’eau jusqu’aux genoux... L’une
d’elles, continue-t-il, est _une vieille femme_. Les deux autres...»,
etc.

Dans son volume _Choses vues_ (p. 10; Charpentier, 1888), Victor Hugo
nous raconte que, durant les émeutes d’avril 1834, comme il passait
devant un poste de garde nationale et avait sur lui un volume des
_Mémoires_ du duc de Saint-Simon, il fut l’objet d’une étrange et,
peu s’en fallut, tragique confusion: «J’ai été signalé comme _un
saint-simonien_, et j’ai failli être massacré.»


                              * * *


Nombre de discours et surtout de lettres de Victor Hugo ont fait
sensation en leur temps et même sont demeurés célèbres, d’ordinaire
par leurs antithèses redoublées, par leurs formules concises et
lapidaires, et le plus souvent par leurs exagérations et leur emphase.

«... Après avoir _bu_ jusqu’à la lie toutes _les agonies_ de la
proscription...», lit-on dans le discours prononcé par Victor Hugo à
Jersey, sur la tombe de Jean Bousquet. (_Actes et Paroles_, Pendant
l’exil, 1853-1861, p. 60.)

«... Mais vos polices vous rassurent. Le coup d’État _a dans sa poche_
le vieil œil de Vidocq et voit le fond des choses avec ça.» (_Ibid._,
Lettre à Louis Bonaparte, p. 155.)

    Tel que l’exécuteur frappant à votre porte,
    Le tonnerre _demande à parler_ à quelqu’un.
                 (_Actes et Paroles_, Pendant l’exil, 1862-1870,
                                               Mentana, p. 125.)

«Certes, nous sommes bien accablés, écrit Victor Hugo aux femmes de
Cuba en 1870 (_Ibid._, p. 191-192); vous n’avez plus que votre voix,
et je n’ai plus que la mienne; votre voix gémit, la mienne avertit.
Ces deux souffles, chez vous le sanglot, chez moi le conseil, voilà
tout ce qui nous reste. Qui sommes-nous? La faiblesse. Non, nous
sommes la force. Car vous êtes le droit, et je suis la conscience. La
conscience est la colonne vertébrale de l’âme,» etc.

Et aux marins de la Manche (_Ibid._, p. 214): «... L’océan est
inépuisable et vous êtes mortels, mais vous ne le redoutez pas; vous
n’aurez pas son dernier ouragan, et il aura votre dernier souffle,»
etc.

Aux rédacteurs du journal _La Renaissance_ (1872) (_Actes et
Paroles_, Depuis l’exil, 1871-1876, p. 37): «Courage! vous réussirez.
Vous n’êtes pas seulement des talents, vous êtes des consciences;
vous n’êtes pas seulement de beaux et charmants esprits, vous êtes de
fermes cœurs.»

Aux obsèques de George Sand (1876) (_Ibid._, p. 151): «Je pleure une
morte, et je salue une immortelle. Je l’ai aimée, je l’ai admirée, je
l’ai vénérée; aujourd’hui, dans l’auguste sérénité de la mort, je la
contemple. Je la félicite parce que ce qu’elle a fait est grand, et
je la remercie parce que ce qu’elle a fait est bon.» Etc.

Aux obsèques de Louis Blanc (1882) (_Ibid._, 1881-1885, p. 27):
«Honorons sa dépouille, saluons son immortalité. De tels hommes
doivent mourir, c’est la loi terrestre; et ils doivent durer,
c’est la loi céleste. La nature les fait, la république les garde.
Historien, il enseignait; orateur, il persuadait; philosophe, il
éclairait. Il était éloquent, et il était excellent.» Etc.

Au banquet du 81e anniversaire de la naissance de Victor Hugo
(_Ibid._, p. 35): «... Je vous remercie tous, mes chers confrères. Et
dans le mot _confrères_ il y a _frères_.»

C’est au banquet du Cinquantenaire d’_Hernani_ que Victor Hugo fut,
pour la première fois, salué du nom de Père (père intellectuel).
C’est Émile Augier qui porta ce toast: «Au Père» (_Ibid._, 1876-1880,
p. 129), et ce nom a été repris plus d’une fois et appliqué au grand
poète, notamment par Jules Claretie, aux obsèques de Victor Hugo:
«... Le monde célèbre et pleure l’Immortel, la littérature française
le Maître, la Société des gens de lettres le Père.» (_Actes et
Paroles_, Depuis l’exil, 1881-1885, p. 119.)

«J’applaudis _des deux mains_,» lit-on dans une lettre de Victor
Hugo, mentionnée dans _Le Voleur_ du 28 février 1879 (p. 141). «Je
voudrais bien savoir, demande le rédacteur en chef de ce journal,
comment M. Victor Hugo s’y prendrait pour applaudir d’une seule main.»

«Vous ne vous nommez pas _Bataille_, mais _Victoire_!» écrit notre
grand poète au romancier et auteur dramatique Charles Bataille
(1831-1868), qui venait de faire jouer sa pièce _L’Usurier de
Village_. A quoi Bataille, prenant mal le compliment, répliqua poste
pour poste: «Vous vous trompez, cher Maître; c’est ma cuisinière qui
se nomme Victoire.» (Jules LEVALLOIS, _Mémoires d’un critique_, p.
200; — et Lucien RIGAUD, _Dictionnaire des lieux communs_, p. 325.)

En acceptant la présidence d’honneur des funérailles de Garibaldi,
Victor Hugo télégraphie à la famille du défunt: «C’est plus qu’une
mort, c’est une catastrophe! Ce n’est pas l’Italie qui est en deuil,
ce n’est pas la France, c’est l’humanité. La grande nation pleure le
grand patriote, séchons les larmes. _Il est bien où il est_. S’il y a
un autre monde, ce qui est deuil pour nous est fête pour lui.» Etc.
(_Le Voleur_, 9 juin 1882, p. 366-367.)

Et, à un candidat à la députation, ce laconique billet, que La
Palisse aurait pu signer: «Mon cher X..., vous voilà sur les rangs:
c’est bien. Vous serez nommé: c’est mieux.» (_Revue bleue_, 24
février 1883, p. 249.)

Au critique et styliste Paul de Saint-Victor (1827-1881): «...
Devant Eschyle, vous êtes Grec; devant Dante, vous êtes Italien;
et, avant tout, vous êtes homme...» (Cf. Alidor DELZANT, _Paul de
Saint-Victor_, p. 115.)

Au même, plus loin (p. 118):

«... Une page de vous est un cordial. Il y a, entre vous et moi, un
mystérieux va-et-vient d’âme à âme. Vous me dites: «Courage!» et je
vous dis: «Merci!»

A une poétesse, Mme Clara-Francia Mollard, qui lui avait soumis son
volume _Grains de sable_, publié en 1840 et composé de pitoyables
vers, Victor Hugo répond: «... Votre esprit est composé de gravité
et de candeur, comme l’esprit de tous les vrais poètes: vous parlez
de tout comme un sage, et vous rêvez sur tout comme un enfant.
Imprimez vos vers, madame, on les lira. On les lira parce qu’ils
sont nobles, on les lira parce qu’ils sont tendres, on les lira
parce qu’ils sont beaux, on les lira parce que, etc. Je crois donc à
la fortune de votre livre, madame. Et puis, après tout, _que vous
importe le succès_? Je refuse aux poètes le droit de se plaindre
quand les hommes leur font défaut: n’ont-ils pas la nature et Dieu?
Hé! madame, il y aura au printemps prochain des fleurs, des feuilles,
des prés verts, des ruisseaux joyeux et murmurants, des arbres qui
frissonneront et des oiseaux qui chanteront dans un rayon de soleil.
Que vous importe le reste? Que vous fait la célébrité? N’avez-vous
pas la poésie[32]? Que vous fait le misérable sou vert-de-grisé, sans
effigie et sans empreinte? N’avez-vous pas le sequin d’or?» (_Le
Voleur_, 10 juillet 1840, p. 28.)

  [32] Je rencontre les mêmes pensées ou des pensées analogues
  dans une très belle lettre de M. Edmond Haraucourt adressée à
  M. Julien Larroche, le 30 novembre 1907, en tête du recueil de
  vers _Les Voix du tombeau_, par Julien Larroche (Lemerre, 1908):
  «... Ni dithyrambes ni réclames ne valent cette paix sereine qui
  se devine au fond de vous. Gardez-la comme le trésor unique, et
  n’enviez personne, même si le silence des critiques accueille
  vos poèmes: vos poèmes vous ont réjoui ou consolé, n’attendez
  rien de plus, et dites-vous qu’au temps où nous sommes les poètes
  dont on redit le nom et ceux dont on ne parle pas sont, en dépit
  des apparences, confondus fraternellement dans le même dédain
  des foules, car on ne lit les vers ni des uns ni des autres.»
  N’empêche que poètes et poétesses, tout comme leurs confrères en
  prose d’ailleurs, ne se montrent pas, d’ordinaire, si philosophes
  et ne se désintéressent pas aussi facilement du succès et de la
  célébrité.

A une autre poétesse, la belle et galante Louise Colet, Victor
Hugo écrit: — et l’on croirait vraiment qu’il se moque de cette
fière et encombrante Junon... ou Vénus: «Femme et poète, vous êtes
admirable... Vous avez la touche vraie, grave, forte, et en même
temps douce. Osez, osez tout! C’est votre droit et votre devoir. Vous
êtes Muse et Déesse: _ne craignez pas d’aller nue_... Vous faites
l’épopée de votre sexe. Dédaignez le monde et rayonnez au-dessus de
lui, tantôt femme comme Vénus, tantôt étoile comme Vénus aussi...
Planez, c’est votre devoir d’aigle.» (Dans le _Larousse mensuel_,
octobre 1913, p. 848.)

Dans son roman _L’Insurgé_ (p. 91; Charpentier, 1885), Jules Vallès
a comiquement pastiché le style épistolaire de Victor Hugo, à qui
il attribue la missive suivante, en réponse à une prétendue lettre
relative au chapitre sur Cambronne des _Misérables_: «Frère, l’Idéal
est double: idéal-pensée, idéal-matière; envolement de l’âme vers le
sommet, chute de l’excrément vers le gouffre; gazouillements en haut,
borborygmes en bas, — sublimité partout!»


                              * * *


Nous avons signalé, parmi les rimes les plus fréquemment employées
par Victor Hugo, les mots _hommes, sommes_; _ombre, sombre, nombre_;
_ténèbres, funèbres_; _âme, flamme_; _abîme, sublime_, etc. Il est
une locution qui revient sans cesse sous sa plume, principalement
dans ses préfaces. Pour se désigner, il ne manque jamais, ou presque
jamais, d’user de cette périphrase: «Celui qui écrit ces lignes» (Cf.
_Cromwell_, préface, p. 38 et 40; — _Le Dernier jour d’un condamné
et Littérature et Philosophie mêlées_ [un même volume: Hachette,
1859], p. 10, 141, 352, 354, 396...; — _Histoire d’un crime_, t. I,
p. 24, 100; t. II, p. 125, 144 [Hetzel-Quantin, s. d.]; etc.). Ou
bien encore: «L’auteur de ce livre» (Cf. _Les Orientales_, préface,
p. 4 et 5; — _Les Feuilles d’automne_, préface, p. 3, 4, 7 [Hachette,
1861]; etc.)

Remarquons aussi les fréquents témoignages de modestie de Victor
Hugo, ses très humbles déclarations, à ses débuts aussi bien que plus
tard, en pleine gloire: «L’auteur de ces Odes... croit fort peu à
son talent...» (_Odes et Ballades_, préface de 1824, p. 8; Hachette,
1859.) «... L’auteur de ce drame... quoiqu’il soit le moindre d’entre
eux (de ces poètes).» (_Marion Delorme_, préface, p. 102; Hachette,
1858.) «Si l’on ne considère que le peu d’importance de l’ouvrage
et de l’auteur dont il est ici question...» (_Le Roi s’amuse_,
préface, p. 16; Hachette, 1861.) «L’auteur de ce drame... lui, chétif
poète... sent combien il est peu de chose...» (_Lucrèce Borgia_,
préface, p. 6; Hachette, 1858.) «Lui (l’auteur) qui n’est rien...»
(_La Esmeralda_, préface, p. 130; Hetzel-Quantin, s. d.) «L’auteur
se dit, sans se dissimuler le peu qu’il est et le peu qu’il vaut...»
(_Les Burgraves_, préface, p. 190; Hachette, 1861.) «L’auteur de ce
livre, si peu de chose qu’il soit...» (_William Shakespeare_, p. 239;
Hetzel-Quantin, s. d.) Etc., etc.

N’en est-il pas un peu de cette invariable et excessive humilité
comme de la petitesse et l’aplatissement des souverains pontifes
s’intitulant «Serviteurs des serviteurs de Dieu»?

En terminant, nous rappellerons sommairement les règles
orthographiques que Victor Hugo avait adoptées, tout au moins dans la
seconde partie de sa vie, — sa _marche_ typographique.

Il n’aime pas les majuscules et écrit avec des initiales minuscules
ou _bas de casse_ les noms des peuples, les français, les anglais,
les chinois, les parisiens, etc. (Cf. _Les Misérables_, t. IV, p.
435, et _passim_; t. V, p. 125, 146, 280, etc.; Hachette, 1881;
etc.); — «Et français, anglais, belges, allemands, russes, slaves,
européens, américains, qu’avons-nous à faire...?» (_Actes et
Paroles_, Avant l’exil, 1849-1851, p. 155; Hetzel-Quantin, s. d.) Ce
qui est un tort, car, sans la majuscule, comment distinguer _Francs_
(peuple) de _francs_ (monnaie)?

    Le roi Louis s’avance avec vingt mille _Francs_.
                                         (Cf. ci-dessus, p. 21.)

«Que deviendrait l’état...» (au lieu de l’État) (_L’Homme qui rit_,
t. II, p. 8; Hetzel-Quantin, s. d.); — sa majesté (au lieu de Sa
Majesté) (_Ibid._, p. 17, 20, 55, 81...); — l’olympe (au lieu de
l’Olympe) (_Ibid._ p. 195); — «Je ferai observer à votre honneur...»
(au lieu de Votre Honneur) (_Ibid._, t. III, p. 79). Etc., etc.

Enfin, Victor Hugo écrit toujours _quatrevingts_ en un mot sans
trait d’union (Cf. _L’Homme qui rit_, t. I, p. 172; — et le roman
_Quatrevingt-treize_).



VII

  =Poètes symbolistes ou décadents, humoristes, etc.= — PAUL
  VERLAINE. — RENÉ GHIL. — STÉPHANE MALLARMÉ. — JEAN MORÉAS.
  — JULES LAFORGUE. Suppression de la ponctuation. «Le commun
  des hommes admire ce qu’il n’entend pas.» (La Bruyère.)

  ARTHUR RIMBAUD et son _Sonnet des voyelles_. Riposte de
  René Ghil. — Le _clavecin oculaire_ du Père Castel.

  Autres singularités à propos des couleurs et des lettres de
  l’alphabet. — Ernest d’Hervilly. Les couleurs appliquées
  aux prénoms féminins. — Le chevalier de Piis et son
  _Harmonie imitative_. — Auguste Barthélemy. — Victor Hugo
  et sa description des lettres de l’alphabet.

  _Curiosités poétiques._


Dans un sonnet de PAUL VERLAINE (1844-1896) il est parlé, au début
(_Poèmes saturniens_, Vœu, dans le _Choix de poésies_, p. 9;
Charpentier, 1891), des «premières maîtresses», de l’une d’entre
elles, et de

    L’_or_ des cheveux, l’azur des yeux, la fleur des chairs;

puis, à la fin, cette femme — mais est-ce bien la même? — nous est
représentée

    Douce, pensive et _brune_, et jamais étonnée!

De Verlaine encore, cette rime quelque peu étrange:

    Prince et princesses, allez, élus,
    En triomphe, par la route _où je_
    Trime d’ornières en talus.
    Mais, moi, je vois la vie en _rouge_.

Comme si l’on prononçait _où j’_. (Cf. Clair TISSEUR, _Modestes
Observations sur l’art de versifier_, p. 168; Lyon, Bernoux, 1893.)

Et ce calembour:

    Le _bonneteau_ fleurit «dessur» la berge;
    La _bonne tôt_ s’y déprave, tant pis
    Pour elle...
           (Paul VERLAINE, dans Clair TISSEUR, _ibid._, p. 276.)

Je serai forcément bref en ce qui concerne les poètes dits
symbolistes ou symboliques, décadents, déliquescents, etc.; il
y aurait trop à citer; tout, parfois même, serait à citer comme
singularité, charabia ou plaisanterie. Ces prétendus vers, ainsi que
le remarque très bien Jules Lemaître, dans une patiente et minutieuse
étude sur Paul Verlaine (_Revue bleue_, 7 janvier 1888, p. 2-14),
ressemblent «à des rébus fallacieux ou des charades dont le mot
n’existerait pas».

Et il donne cet exemple, pris au hasard dans un recueil symboliste
(RENÉ GHIL [1862-....], _Écrits pour l’art_, 7 février 1887, p. 20):

    En ta dentelle où n’est notoire
    Mon doux évanouissement,
    Taisons pour l’âtre sans histoire
    Tel vœu de lèvres résumant.

    Toute ombre hors d’un territoire
    Se teinte itérativement
    A la lueur exhalatoire
    Des pétales de remuement.

Une vraie charade, une énigme sans clef, un pur imbroglio.

La véritable et souveraine règle de tout écrivain nous semble avoir
été posée et ainsi formulée par Fénelon, dans sa _Lettre sur les
occupations de l’Académie française_ (V, p. 38-39; édit. Despois):

«La singularité est dangereuse en tout... Quand un auteur parle au
public, il n’y a aucune peine qu’il ne doive prendre pour en épargner
à son lecteur; il faut que tout le travail soit pour lui seul, et
tout le plaisir avec tout le fruit pour celui dont il veut être lu.
Un auteur ne doit laisser rien à chercher dans sa pensée; il n’y a
que les faiseurs d’énigmes qui soient en droit de présenter un sens
enveloppé.»

«Le génie de notre langue est la clarté et l’ordre», a, de son côté,
proclamé Voltaire. (_Dictionnaire philosophique_, art. Langues; et
cf. Paul STAPFER, _Récréations grammaticales_, p. 85.)

Et Victor Hugo (_Odes et Ballades_, Préface de 1826, p. 23; Hachette,
1859) a formulé cette sentence lapidaire: «Le style est comme le
cristal; sa pureté fait son éclat».

Diderot (_Salons_, J.-J. Bachelier; dans LAROUSSE, art. Charité
romaine) pensait sans doute à nos futurs décadents et symbolistes,
lorsqu’il émettait cet aphorisme: «Le goût de l’extraordinaire est le
caractère de la médiocrité».

Voilà des principes émanant de grands maîtres, de maîtres
incontestés, principes qui ne ressemblent guère à la théorie
professée par Baudelaire (Notice sur Edgar Poe, _Histoires
extraordinaires_, p. 11) que «l’étrangeté est une des parties
intégrantes du beau».

Longtemps auparavant, Lucien de Samosate (_Œuvres complètes_, trad.
Talbot, t. I, p. 8: A un homme qui lui avait dit...), philosophe et
critique qui ne manquait pas de goût, et que l’on considère comme un
ancêtre de Voltaire, nous a prévenus qu’«une œuvre n’en est que plus
laide, quand elle n’a pour tout mérite que son étrangeté».


                              * * *


A propos des bizarreries de style, des fréquentes charades et énigmes
d’un des chefs de l’École dite «décadente», de STÉPHANE MALLARMÉ
(1842-1898), M. Adolphe Brisson conte, dans une de ses chroniques
(Cf. _La République française_, 13 septembre 1898), l’anecdote
suivante:

«J’ai connu un amateur de Copenhague, qui, se trouvant de passage à
Paris, rendit visite à Stéphane Mallarmé, et fut ravi par la douceur
et l’exquise politesse de ses paroles. L’entrevue se termina tout
naturellement par le don de quelques vers, humblement sollicités et
accordés avec bonne grâce. Le poète daigna transcrire, sur l’album
que lui tendait le riche Danois, le sonnet suivant:

    Dame, sans trop d’ardeur à la fois enflammant
    La rose qui cruelle ou déchirée, et lasse
    Même du blanc habit de pourpre, le délace
    Pour ouïr dans sa chair pleurer le diamant.

    Oui, sans ces crises de rosée et gentiment
    Ni brise quoique, avec, le ciel orageux passe
    Jalouse d’apporter je ne sais quel espace
    Au simple jour le jour très vrai du sentiment

    Ne te semble-t-il pas, disons, que chaque année
    Dont sur ton front renaît la grâce spontanée
    Suffise selon quelque apparence et pour moi

    Comme un éventail frais dans la chambre s’étonne
    A raviver du peu qu’il faut ici d’émoi
    Toute notre native amitié monotone.

      (Textuellement reproduit d’après _La République française_
                    du 13 septembre 1898; — voir aussi la _Revue
                                 encyclopédique_, 1896, p. 189.)

«Le Danois enchanté, continue M. Adolphe Brisson, emporta ce
chef-d’œuvre et commença à s’en repaître. Mais il _crut_ y découvrir
des obscurités qu’il attribua, avec modestie, à la connaissance
insuffisante qu’il avait de notre langue. Pour dissiper ces doutes,
il le copia et le communiqua à trois aèdes de la nouvelle école,
imitateurs et disciples de Stéphane Mallarmé, en priant chacun
d’eux de lui faire une glose du sonnet et de lui en indiquer la
signification précise.

«Jugez de mon étonnement! raconta-t-il à M. Adolphe Brisson. J’obtins
trois traductions différentes, parmi lesquelles il me fut impossible
de fixer mon choix. J’aurais dû m’adresser à Mallarmé en personne,
au lieu de m’adresser à ses élèves. Mais je n’osai pas risquer une
démarche qu’il eût sans doute jugée indiscrète.»

Autre singularité et excentricité de Stéphane Mallarmé. Il rédigeait
_en vers_ les adresses de certaines de ses lettres, — et quels
vers! Au lieu, par exemple, d’écrire sur l’enveloppe, comme chacun
de nous aurait fait: «Monsieur Henri de Régnier, rue Boccador, 6,
Paris,» il recourait à son luth et en tirait ce quatrain qui servait
de suscription à la missive, et devait diantrement déconcerter le
facteur de la poste:

    Adieu l’orme et le châtaignier!
    Malgré ce que leur cime a d’or,
    S’en revient Henri de Régnier
    Rue, au 6 même, Boccador.

(Cf. _L’Intermédiaire des chercheurs et curieux_, 20-30 décembre
1917, col. 418, où se trouvent cités plusieurs autres de ces
quatrains postaux.)


Voici le début du recueil de JEAN MORÉAS (1856-1910), _Le Pèlerin
passionné_ (Agnès, p. 3):

    Il y avait des arcs où passaient des escortes
    Avec des bannières de deuil et du fer
    Lacé (?), des potentats de toutes sortes
    — Il y avait — dans la cité au bord de la mer.
    Les places étaient noires, et bien pavées, et les portes,
    Du côté de l’est et de l’ouest, hautes; et comme en hiver
    La forêt, dépérissaient les salles de palais, et les porches,
    Etc., etc.

On voit qu’il n’y a plus là ni hémistiches, ni rythme régulier, ni
aucune de nos règles de prosodie.

Ajoutons que, le tapage fait, la notoriété conquise, Jean Moréas
renia les décadents et ses dieux, et s’assagit.


De JULES LAFORGUE (1860-1887), qui s’écriait:

    Ah! que la vie est quotidienne!

nous citerons ces deux vers ou ces deux lignes, extraites de son
poème (?) _Pan et la Syrinx_:

    O Syrinx! Voyez et comprenez la Terre et la merveille de cette
                              [matinée et la circulation de la vie.
    Oh! vous là! et moi ici! Oh, vous! Oh, moi! Tout est dans Tout!
               (Cf. Max NORDAU, _Dégénérescence_, t. I, p. 237.)

Un autre, «futuriste, fantaisiste, hermétique et peut-être un peu
mystificateur», a imaginé, lui, nous conte encore M. Adolphe Brisson
(_Le Temps_, 6 août 1913), de _supprimer la ponctuation_.

Un autre sans doute s’évertuera à écrire à rebours.

Un autre...

«Les passants ne regardent les chiens que quand ils aboient, et on
veut être regardé,» a observé Voltaire. (_Dialogues et Entretiens
philosophiques_, XI, M. l’intendant des menus... _Œuvres complètes_,
t. VI, p. 76; édit. du journal _Le Siècle_.)


                              * * *


Les décadents ont été généralement jugés comme des farceurs, des
«fumistes», — c’est le mot employé, — qui, ne sachant comment
attirer l’attention du public, se sont avisés de le mystifier. Ils
n’ont, pour ainsi dire, fait que mettre en pratique les conseils ou
remarques de nombre de philosophes ou de moralistes:

«Obscurcissez! Obscurcissez!» répétait sans relâche à ses disciples
un sophiste de l’antiquité. Et il n’était content d’eux que lorsqu’il
ne comprenait rien à leurs compositions». (Cf. DUSSAULT, dans Gustave
MERLET, _Tableau de la littérature française_ [1800-1815], t. III, p.
61.)

«Ils (les lecteurs) concluront la profondeur de mon sens, par
l’obscurité.» (MONTAIGNE, _Essais_, III, 9; t. IV, p. 135, édit.
Louandre.)

«Rien ne persuade tant les gens qui ont peu de sens, que ce qu’ils
n’entendent pas.» (Cardinal DE RETZ, _Mémoires_, t. II, p. 522; édit.
des Grands Écrivains.)

«Le commun des hommes... admire ce qu’il n’entend pas.» (LA BRUYÈRE,
_Caractères_, De la chaire, p. 404; édit. Hémardinquer[33].)

  [33] Voir ci-dessus (p. 25) Corneille disant, à propos de
  certains de ses vers peu intelligibles: «Tel qui ne les entendra
  pas les admirera»; — et (p. 94) Théophile Gautier à qui l’on
  attribue cette sentence: «Il faut que, dans chaque page, il y ait
  une dizaine de mots que le bourgeois ne comprend pas». C’était
  aussi, comme nous le verrons plus loin (p. 181), l’opinion de
  Balzac.

«Quand je lis quelque chose et que je ne l’entends pas, je suis
toujours dans l’admiration.» (DESTOUCHES, _La Fausse Agnès_, I, 2.)

«Un écrivain n’est réputé sérieux qu’à la condition d’ennuyer, et
beaucoup doivent leur réputation à ceci: qu’on aime mieux les admirer
que les lire.» (Alexandre DUMAS FILS, _La Vie à vingt ans_, p. 65; M.
Lévy, 1856.)

Etc., etc.

Nul, mieux que les décadents, symbolistes, déliquescents,
évanescents, etc., n’a justifié la sentence de Frayssinous (_Défense
du christianisme_, t. II, p. 459; Le Mans, Dehallais, 1859): «Il est
des novateurs audacieux qui cherchent dans la folie de leurs opinions
une célébrité qu’ils ne sauraient attendre de la médiocrité de leurs
talents.»

Mais la ruse a été vite éventée.

Jules Tellier (_Nos Poètes_, p. 230-231) traite à peu près tout
crûment Mallarmé de «fumiste»: «Ses vers sont dépourvus de sens
autant que d’harmonie, absurdes également pour l’oreille et pour
l’esprit.»

Paul Stapfer (_Des Réputations littéraires_, t. I, p. 157) déclare
que «M. Stéphane Mallarmé est purement absurde. Ses vers ne seront
pas plus lisibles ni plus intelligibles pour la postérité que pour
nous,» etc.

«... On a reconnu le symbolisme pour ce qu’il est: de la folie ou du
charlatanisme, écrit de son côté M. Max Nordau (_Dégénérescence_, t.
I, p. 208 et suiv.). Paul Verlaine lui-même, un des inventeurs du
symbolisme, accommode de cette façon, dans un moment de sincérité,
ses disciples: «Ce sont des pieds plats qui ont chacun leur bannière
où il y a écrit: _Réclame!_»... «M. Gabriel Vicaire qualifie leurs
productions de pures fumisteries de collégiens.» (_Ibid._, p. 210.)

Et Edmond de Goncourt (_Journal_, année 1889, t. VIII, p. 16):
«Après la génération des simples, des gens naturels, qui est
bien certainement la nôtre, et qui a succédé à la génération des
romantiques, qui étaient un peu des cabotins, des gens de théâtre
dans la vie privée, voici que recommence, chez les décadents, une
génération de chercheurs d’effets, de poseurs, d’étonneurs de
bourgeois».

L’excellent conseil donné par le vieux poète Maynard (1582-1646:
_Œuvres de François de Maynard_, t. III, p. 139; Lemerre, 1888):

    Si ton esprit veut cacher
    Les belles choses qu’il pense,
    Dis-moi, qui peut t’empêcher
    De te servir du silence?

convient, en somme, surtout aux écrivains décadents et symbolistes.


                              * * *


L’un de ces singuliers et ténébreux novateurs, qui fut l’intime
compagnon de Verlaine, ARTHUR RIMBAUD (1854-1891), a composé un
sonnet resté célèbre, _Le Sonnet des voyelles_ (dans le recueil
intitulé _Reliquaire_, p. 108; Genonceaux, 1891), sonnet très
irrégulier, dont voici le texte littéralement et scrupuleusement
reproduit, — ce qui ne le rend pas plus limpide:

    A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
    Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
    A, noir corset velu des mouches éclatantes
    Qui bombillent autour des puanteurs cruelles,

    Golfe d’ombre: E, candeur des vapeurs et des tentes,
    Lance des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles;
    I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
    Dans la colère ou les ivresses pénitentes;

    U, cycles, vibrements divins des mers virides,
    Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
    Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux;

    O, suprême Clairon plein de strideurs étranges,
    Silences traversés des Mondes et des Anges:
    — O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux!

«Mais pas du tout! riposte un autre adepte du symbolisme, M. René
Ghil. I n’est aucunement rouge: qui ne voit qu’I est bleu? Et
n’est-ce point péché de trouver de l’azur dans la voyelle O? O est
rouge comme le sang. Pour l’U, c’est jaune qu’il eût fallu écrire, et
Rimbaud _n’est qu’un âne_ (sic) ayant voulu peindre U en vert.»

Un troisième, au contraire, déclare qu’_il voit_ A blanc, U bleu ou
vert, E brun, O rouge, etc.

Ce qui prouve que ces messieurs ne voient pas tous de la même façon,
et qu’il n’est pas facile de s’entendre.

Et M. René Ghil, ajoutant aux couleurs des voyelles des associations
ou comparaisons musicales, prétendait que «A, lui rappelait les
orgues; E, les harpes; I, les violons; O, les cuivres; U, les
flûtes». (Cf. _La Chronique médicale_, 1er octobre 1916, p. 306-308;
et 1er avril 1918, p. 119-122: très intéressants articles; — et la
_Revue encyclopédique_, 1892, p. 7-10.)

Dans le même ordre d’idées, les sensations musicales, on se rappelle
le _Clavecin oculaire_, à la construction duquel le Père Castel
(1688-1757) consacra une grande partie de sa vie. A l’aide de cet
instrument, nommé aussi _Clavecin chromatique_, l’ingénieux et savant
jésuite prétendait, en variant les couleurs, affecter l’organe de la
vue, tout comme le clavecin ordinaire, le piano, affecte l’organe
de l’ouïe par la variété des sons, réaliser, en d’autres termes,
le phénomène de l’«audition colorée». Imaginez une symphonie de
Lulli ou de quelque autre maestro exécutée par une succession et
combinaison de couleurs. Diderot a plusieurs fois parlé du Père
Castel et du Clavecin oculaire (Cf. _Lettre sur les sourds et muets_,
Œuvres choisies, p. 20 et suiv.; Lemerre, 1888; — et le _Rêve de
d’Alembert_, Chefs-d’œuvre de Diderot, t. II, p. 207, 260; E. Picard,
s. d.). Il est aussi question du Père Castel et de son invention
dans _Les Confessions_ de J.-J. Rousseau (Partie II, livre 7; t.
V. p. 511, 515; Hachette, 1864); dans _Le Livre du promeneur_, de
Lefèvre-Deumier, p. 271 (Amyot, 1854); et, avec plus de détails, dans
_La Chronique médicale_, 1er avril 1919, p. 120-124, article du Dr
Foveau de Courmelles.

Le grand ornithologiste Toussenel (1803-1885), dans son _Monde des
oiseaux_ (t. II, p. 362; Dentu, 1859), nous dit aussi quelques mots
des couleurs et de leurs «dominantes passionnelles»: «le jaune est
symbolique du familisme, le noir d’égoïsme concentré; le bleu pâle
argentin annonce un essor faussé d’affective (_sic_).»

Dans l’histoire littéraire, ces fantaisies — appliquer des couleurs à
des sentiments et autres choses abstraites — ne sont pas absolument
rares. On connaît la _Symphonie en blanc majeur_ de Théophile Gautier
(elle se trouve dans le volume _Émaux et Camées_, p. 33; Charpentier,
1911). Léon Gozlan (1803-1866) a écrit, sur ce même sujet, une page
caractéristique (reproduite dans la revue _Le Penseur_, janvier 1913,
p. 25): «_Comme je suis un peu fou_, j’ai toujours rapporté, je ne
sais trop pourquoi, à une couleur ou à une nuance les sensations
diverses que j’éprouve. Ainsi, pour moi, la pitié est bleu tendre; la
résignation est gris-perle, la joie est vert-pomme, la satiété est
café-au-lait, le plaisir rose velouté, le sommeil est fumée-de-tabac,
la réflexion est orange, la douleur est couleur de suie, l’ennui
est chocolat. La pensée pénible d’avoir un billet à payer est
mine-de-plomb, l’argent à recevoir est rouge chatoyant ou diablotin.
Le jour du terme est couleur de Sienne, — vilaine couleur! Aller à un
premier rendez-vous, couleur thé léger; à un vingtième, thé chargé.
Quant au bonheur... couleur que je ne connais pas!»

Et les couleurs appliquées aux prénoms féminins, système imaginé par
l’humoriste Ernest d’Hervilly (1839-1911):

«Les noms blancs très purs sont: Bérénice, Marie, Claire, Ophélie,
Iseult.

«Le rose vif est évoqué par Rose (naturellement!), Colette,
Madeleine, Gilberte.

«Le gris est fourni par Jeanne, Gabrielle, Germaine.

«Le bleu tendre serait Céline, Virginie, Léonie, Élise.

«Le noir absolu serait Lucrèce, Diane, Rachel, Irène, Rébecca.

«Le jaune violent n’apparaît qu’aux noms de Pulchérie, Gertrude,
Léocadie.»

Ernest d’Hervilly affirmait, en outre, qu’«Hélène est _gris-perle_,
et qu’Adrienne, Ernestine et Fanchette doivent être rangées dans la
catégorie des prénoms qui rappelle _un semis de fleurs sur une étoffe
blanche_!» (_La Chronique médicale_, 1er octobre 1916, p. 307.)


                              * * *


Quant aux lettres de l’alphabet interprétées comme nous le voyions
tout à l’heure, matérialisées, colorées ou animées, on en trouve une
longue série d’exemples dans le célèbre poème du chevalier de Piis
(1755-1832), _Harmonie imitative de la langue française_, dont le
premier chant est consacré à chacun de nos caractères alphabétiques:

    A l’aspect du Très-Haut sitôt qu’Adam parla,
    Ce fut apparemment l’A qu’il articula.
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
    Le B _b_al_b_utié par le _b_am_b_in dé_b_ile
    Sem_b_le _b_ondir _b_ientôt sur sa _b_ouche inha_b_ile;
    Son _b_a_b_il par le _b_ ne peut être contraint,
    Et d’un _b_o_b_o, s’il _b_oude, on est sûr qu’il se plaint.
    Mais du _b_ègue irrité la langue em_b_arrassée
    Par le _b_ qui la _b_rave est constamment _b_lessée.

    Le _C_, rival de l’_S_ avec une cédille,
    Sans elle, au lieu du _Q_, dans tous nos mots fourmille.
    De tous les objets _c_reux il commence le nom;
    Une _c_ave, une _c_uve, une _c_hambre, un _c_anon,
    Une _c_orbeille, un _c_œur, un _c_offre, une _c_arrière,
    Une _c_averne, enfin, le trouvent nécessaire.
    Partout en demi-cercle il _c_ourt demi-_c_ourbé.
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

En voilà, je pense, assez pour vous donner envie de lire le reste.
Vous trouverez de nombreux fragments du très original poème du
chevalier de Piis dans le _Grand Dictionnaire_ de Larousse, au début
de chaque lettre. (Voir aussi, dans le même ouvrage, les articles
Harmonie et Piis; — Eugène MULLER, _Curiosités historiques et
littéraires_, p. 93; — Etc.)

Le poète marseillais Auguste Barthélemy (1796-1867) a aussi composé
des vers sur ce même sujet: les lettres de l’alphabet.

Dans un chapitre de son volume _Voyages_ (p. 65-67; Charpentier,
1891), Victor Hugo les passe également toutes en revue une à une, et
en fait une très pittoresque description:

«La société humaine, le monde, l’homme tout entier est dans
l’alphabet. La maçonnerie, l’astronomie, la philosophie, toutes les
sciences ont là leur point de départ, imperceptible, mais réel; et
cela doit être. L’alphabet est une source.

«A, c’est le toit, le pignon avec sa traverse, l’arche, _arx_; ou
c’est l’accolade de deux amis qui s’embrassent et qui se serrent la
main;

«D, c’est, le dos;

«B, c’est le D sur le D, le dos sur le dos, la bosse;

«C, c’est le croissant, c’est la lune;

«E, c’est le soubassement, le pied-droit, la console et l’étrave,
l’architrave, toute l’architecture à plafond dans une seule lettre;

«F, c’est la potence, la fourche, _furca_;

«G, c’est le cor;

«H, c’est la façade de l’édifice avec ses deux tours;

«I (i), c’est la machine de guerre lançant le projectile;

«J, c’est le soc et c’est la corne d’abondance;

«K, c’est l’angle de réflexion égal à l’angle d’incidence, une des
clefs de la géométrie;

«L, c’est la jambe et le pied;

«M, c’est la montagne, ou c’est le camp, les tentes accouplées;

«N, c’est la porte fermée avec sa barre diagonale;

«O, c’est le soleil;

«P, c’est le portefaix debout avec sa charge sur le dos;

«Q, c’est la croupe avec la queue;

«R, c’est le repos, le portefaix appuyé sur son bâton;

«S, c’est le serpent;

«T, c’est le marteau;

«U, c’est l’urne;

«V, c’est le vase (de là vient que l’_u_ et le _v_ se confondent
souvent);

«X, ce sont les épées croisées, c’est le combat; qui sera le
vainqueur? on l’ignore; aussi les hermétiques ont-ils pris X pour le
signe du destin, les algébristes pour le signe de l’inconnu;

«Y, c’est un arbre; c’est l’embranchement de deux routes, le
confluent de deux rivières; c’est aussi une tête d’âne ou de bœuf;
c’est encore un verre sur son pied, un lys sur sa tige, et encore un
suppliant qui lève les bras au ciel;

«Z, c’est l’éclair, c’est Dieu.»


                              * * *


Parmi les épîtres en vers que reçut l’impératrice Eugénie lors de sa
grossesse, il en était une dont Mérimée ne pouvait parler «sans rire
aux larmes», conte Gustave Claudin dans ses _Souvenirs_ (p. 160).
Elle débute ainsi:

        Madame,

    Dans vos bras amoureux quand vous pressez un homme,
    Qui vous fait concevoir... peut-être un roi de Rome,
    Votre cœur vous dit-il, etc.

Citons encore, comme curiosités littéraires, ces trois distiques
anonymes (Cf. _Le Figaro_, 9 décembre 1881; — _L’Intermédiaire des
chercheurs et curieux_, 10 avril 1898, col. 513; — et Paul STAPFER,
_Racine et Victor Hugo_, p. 310, note 1, qui attribue les deux
premiers de ces distiques à Marc Monnier), distiques fantaisistes, à
la rime somptueuse, dont le second vers reproduit le premier sous une
forme différente, et qui offrent ou résument en quelque sorte trois
poèmes, — et quels poèmes!

    Gall, amant de la reine, alla, tour magnanime,
    Galamment de l’arène à la tour Magne, à Nîme.

    Laurent Pichat, virant, coup hardi! bat Empis;
    Lors Empis, chavirant, couard, dit: Bah! tant pis!

    Dans ces meubles laqués, rideaux et dais moroses,
    Danse, aime, bleu laquais! Ris d’oser des mots roses!

C’est-à-dire: Laquais à la livrée bleue, danse, aime, ne te gêne pas,
etc.

Et cette fantaisie inspirée au pince-sans-rire Alphonse Allais
(1854-1905) par je ne sais quel incident de coulisses, et dédiée à
son ami Adhémar de Kelke:

    De Kelke, préférons qu’orale, à part se rie
    De quelque préfet rond, Cora Laparcerie.
                               (Cf. _L’Opinion_, 1er juin 1912.)

Puis ces vers d’Orphée à sa chère Eurydice, où il lui rappelle les
dix années de bonheur conjugal qu’ils peuvent faire revivre, si
Pluton le permet:

    Eurydice! Pluton! Dix ans! Vainc la mort, fée!
    Euh! Ris! Dis? Se plut-on, dis? En vain clame Orphée.
                               (Cf. _Le Journal_, 30 juin 1912.)

Pour terminer, rappelons ce début d’un compliment en vers adressé
à Alexandre Dumas père, lors d’un de ses passages à Lyon, début
probablement ainsi conçu:

    O vous dont le nom brille au sommet du Parnasse.

Des jeunes filles étaient venues offrir un bouquet à l’illustre
romancier, et la plus jolie commença, d’une voix timide, mal assurée:

    O vous dont le _nom bril_... le _nom bril_...

Et elle hésitait, ânonnait.

«Pardon, mademoiselle, vous parlez là de quelque chose que vous
n’avez jamais vu,» finit par lui objecter Dumas en souriant. (Cf.
Clair TISSEUR, _Modestes Observations sur l’art de versifier_, p.
134, note.)



VIII

  =Auteurs dramatiques.= — COLLIN D’HARLEVILLE. — ANDRIEUX. —
  FLINS DES OLIVIERS. Une douleur qui s’exprime en chantant.
  — Le soleil en pleine nuit. — LUCE DE LANCIVAL. — M.-J.
  CHÉNIER et la locution «Briller par son absence». —
  _Théâtre de la Révolution._

  NICOLAS BRAZIER. Un singulier bibliothécaire. Palinodies
  littéraires.

  EUGÈNE SCRIBE. — SAINT-GEORGES ET LEUVEN. — Canevas
  d’opéra-comique et scénario de tragédie.

  CASIMIR DELAVIGNE. Anachronismes et incorrections. Prodiges
  de mémoire. Une comparaison doublement blessante.

  DUVERT et LAUZANNE. Facéties et pasquinades. — HENRI
  ROCHEFORT. _La Lanterne_.

  ERNEST LEGOUVÉ, et son père J.-B. GABRIEL LEGOUVÉ. La
  passion de l’inexactitude. Encore les périphrases. —
  FRANÇOIS PONSARD. _Vers prosaïques._ — ÉMILE AUGIER. —
  CAMILLE DOUCET.

  EUGÈNE LABICHE. — AUGUSTE VACQUERIE. — THÉODORE BARRIÈRE.

  _Curiosités théâtrales_. FERNAND DESNOYERS. — VILLIERS
  DE L’ISLE-ADAM. — Contrepetteries, facéties, drôleries
  théâtrales, etc.


Revenons aux auteurs dramatiques.

Chez COLLIN D’HARLEVILLE (1755-1806), plus encore que chez son fidèle
ami et biographe ANDRIEUX (1759-1833), on trouve un très fréquent
usage, un véritable abus de l’interjection. Bon! redoublée au besoin
(Bon! Bon!) pour parfaire la mesure du vers.

    Des remerciements? _Bon!_ Il ne m’en est point dû.
        (COLLIN D’HARLEVILLE, _Les Châteaux en Espagne_, I, 10.)

Voir aussi même comédie: I, 1, 2, 4, 5, 8; — II, 1, 3, etc.; et les
autres pièces de l’auteur, _Les Riches_ notamment, où l’interjection
_Bon!_ se rencontre à peu près à chaque page.

Et Andrieux:

    _Bon! Bon!_ Songe plutôt au plaisir qu’il aura.
                                         (_Les Étourdis_, I, 2.)

Voir aussi même pièce: I, 3, 10; II, 8; III, 6, etc.

Chez Collin d’Harleville, aussi bien que chez Andrieux, les pensées
délicates, judicieuses ou piquantes, sont nombreuses:

    Je suis fait pour l’amour, mais très peu pour l’hymen...
    Quand on sent que l’on plaît, on en est plus aimable...
    Il est si doux de voir les heureux qu’on a faits!
         (Collin d’Harleville, _Les Châteaux en Espagne_, II, 3;
                                                  II, 10; V, 1.)

    La raison est un fruit de l’arrière-saison.
                              (ID., _Les Mœurs du jour_, I, 10.)

    Nous n’avions pas le sou, mais nous étions contents;
    Nous étions malheureux; c’était là le bon temps.
      (ID., _Poésies fugitives_, Mes souvenirs; _Théâtre complet
                          et Poésies..._ de Collin d’Harleville,
                                t. IV, p. 40; H. Nicolle, s. d.)

    Aux travers de l’esprit aisément on fait grâce
    Mais les fautes du cœur, jamais on ne les passe.
                            (ANDRIEUX, _Les Étourdis_, III, 16.)

    On ne devrait jamais se quitter quand on s’aime.
                                 (ID., _Le Rêve du mari_, I, 1.)

Etc., etc.


Dans une pièce intitulée _Le Réveil d’Épiménide ou Les Étrennes de la
Liberté_, par FLINS DES OLIVIERS (1757-1806)[34], jouée vers 1790, un
abbé entre en scène en chantant sur l’air _J’ai perdu mon Eurydice_:

    J’ai perdu mes bénéfices,
    Rien n’égale ma douleur.

  [34] Il s’appelait Claude-Marie-Louis-Emmanuel Carbon de Flins
  des Oliviers, et la multiplicité de ses noms lui attira cette
  épigramme de Lebrun-Pindare:

      Carbon de Flins des Oliviers
      A plus de noms que de lauriers.
                   (Cf. CHATEAUBRIAND, _Mémoires d’outre-tombe_,
                              t. I, p. 219, note 1; édit. Biré.)

Sur quoi, Épiménide fait la réflexion suivante, qui est toujours de
circonstance et qu’on pourrait appliquer à nombre de solos, duos et
ritournelles:

    Puisqu’elle s’exprime en chantant,
    Sa douleur n’est pas bien amère.
                     (Cf. _Revue bleue_, 1er mars 1879, p. 816.)

Déjà, au dix-septième siècle, Saint-Évremond avait fait les remarques
suivantes: «... Il y a une autre chose, dans les opéras, tellement
contre la nature, que mon imagination en est blessée: c’est de
faire chanter toute la pièce depuis le commencement jusqu’à la fin,
comme si les personnes qu’on représente s’étaient ridiculement
ajustées pour traiter en musique et les plus communes et les plus
importantes affaires de leur vie. Peut-on s’imaginer qu’un maître
appelle son valet, ou qu’il lui donne une commission en chantant;
qu’un ami fasse, en chantant, une confidence à son ami; qu’on
délibère, en chantant, dans un conseil; qu’on exprime avec du chant
les ordres qu’on donne, et que mélodieusement on tue les hommes à
coups d’épée et de javelot dans un combat... Les Grecs faisaient
de belles tragédies, où ils chantaient quelque chose; les Italiens
et les Français en font de méchantes, où ils chantent tout.»
(SAINT-ÉVREMOND, _Œuvres choisies_, Sur les opéras, p. 341-343; édit.
Gidel.)

Quelques années avant la Révolution, un opéra, consacré à la
louange du gouverneur de la province, fut joué à Limoges. La scène,
lisons-nous dans le _Musée des Familles_ (1er décembre 1894, p. 352),
représentait une nuit semée d’étoiles, et la pièce débutait par ce
vers étrange:

    Soleil, vis-tu jamais une pareille nuit?

LUCE DE LANCIVAL (1764-1810) termine sa tragédie d’_Hector_ (V, 5)
par le récit d’un combat d’homme à homme, du meurtre d’Hector par
Achille, dont quelques vers rappellent le récit de Théramène de
Racine:

    Ses coursiers, qui, toujours dociles à sa voix,
    Refusent d’obéir pour la première fois.

Et Racine (_Phèdre_, V, 6):

    Ses superbes coursiers, qu’on voyait autrefois
    Pleins d’une ardeur si noble obéir à sa voix.

La locution _briller par son absence_ apparaît — peut-être pour la
première fois en français — dans la tragédie de _Tibère_ (I, 1), de
MARIE-JOSEPH CHÉNIER (1764-1811):

    Entre tous les héros qui, présents à nos yeux,
    Provoquaient la douleur et la reconnaissance,
    Brutus et Cassius _brillaient par leur absence_.

Cette expression est d’ailleurs textuellement tirée de Tacite, qui,
rapportant, dans ses _Annales_ (III, 76), les mêmes circonstances,
dit: «_Sed præfulgebant Cassius atque Brutus..._»

Dans une note de sa _Lanterne aux Parisiens_, Camille Desmoulins
rappelle aussi cette absence des portraits de Brutus et de Cassius,
et cite la susdite phrase de Tacite: cf. _Œuvres de Camille
Desmoulins_, t. II, p. 26; édit. de la Bibliothèque nationale.


                              * * *


Nous avons mentionné déjà, en parlant de Choudard-Desforges (p.
66-67), un exemple des bizarreries qu’offre le théâtre de la
Révolution. En voici quelques autres, et il y en aurait quantité à
citer, car la mine est quasiment inépuisable.

Dans la pièce _La Vraie Républicaine_, on trouve ce couplet:

      Puisse bientôt la France entière
      Se soumettre aux lois de l’hymen!
    On est toujours mauvais républicain
      _Quand on reste célibataire_ (bis).
                   (Dans Ferdinand BRUNETIÈRE, _Nouvelles Études
                          critiques..._ p. 334; Hachette, 1882.)

Dans une autre pièce, jouée en janvier 1794, _La Reprise de
Toulon_, un représentant du peuple s’adresse en ces termes aux
soldats français: «Courage! mes amis! il pleut, il vente, nous
sommes trempés! Quel temps superbe pour se battre! Les éléments
se déchaînent en vain pour troubler nos fêtes ou nous arracher au
combat. _Le ciel est toujours beau pour des républicains!_» (Ibid.,
p. 335.)

Dans la pièce _Au plus brave la plus belle_, le volontaire Victor
annonce à sa fille Victoire qu’il l’a promise par avance _au plus
brave_. «O mon père! s’écrie Victoire, pourquoi m’exposer à épouser
un inconnu? — Un inconnu, ma fille! riposte le papa Victor; sache
bien que le _bon républicain n’est un inconnu pour personne_.»
(Ibid., p. 336.)

Dans _La Reprise de Toulon_ encore, un représentant du peuple
s’adresse aux «intrépides galériens, _âmes pures et sensibles_, et
sans doute _plus malheureux que coupables_.» (Ibid.)

Etc., etc.


                              * * *


Le chansonnier et vaudevilliste NICOLAS BRAZIER (1783-1838), à qui
appartient cette calinotade si souvent citée:

    En vous voyant sous l’habit militaire,
    J’ai deviné que vous étiez soldat
            (_L’Enfant du régiment_; dans LAROUSSE, art. Bévue).

publia, en 1824, sous le titre de _Souvenirs de dix ans_, un recueil
de chansons en l’honneur des Bourbons, dont une pièce inspirée par
la naissance du duc de Bordeaux avait servi naguère à célébrer
la naissance du roi de Rome. Louis XVIII prit la chose en riant
et gratifia le poète d’un emploi de «bibliothécaire du Château».
Mais, en allant faire sa visite à son chef, à Antoine-Alexandre
Barbier, le savant auteur du _Dictionnaire des ouvrages anonymes et
pseudonymes_, qui avait le titre d’administrateur des bibliothèques
particulières du roi, Brazier eut la maladresse et l’impudence de lui
dire: «Vous pensez bien, monsieur, que cette place ne m’a été donnée
que pour récompenser mon dévouement à la dynastie, et nullement pour
m’astreindre à un travail quelconque». Barbier, qui était, lui, le
travailleur par excellence, répliqua qu’il ne l’entendait pas ainsi,
qu’il avait besoin de collaborateurs sérieux et effectifs, et non
d’amateurs et de flâneurs. Un conflit s’ensuivit, mais l’affaire
s’arrangea: Brazier donna sa démission, et reçut une modeste pension.

Attaqué, en 1815, par _Le Nain jaune_, qui raillait l’orthographe
fantaisiste de Brazier, celui-ci rédigea _ab irato_ une réponse
fulminante, que le journal s’empressa de publier. Cette épître
commençait par le mot _Jamais_ écrit _J’amais_, et cette malheureuse
apostrophe, mise en tête d’une lettre destinée à prouver que Brazier
savait l’orthographe, excita la risée universelle. (Cf. Gustave
MERLET, _Tableau de la littérature française_ [1800-1815], t. I, p.
531; et LAROUSSE, art. Brazier.)

Une palinodie analogue à celle de Nicolas Brazier fut commise par le
vicomte d’Arlincourt (1789-1856), de plaisante mémoire. Son poème
épique sur Charlemagne, _La Caroléide_, composé d’abord en partie
pour célébrer Napoléon, fut modifié selon les circonstances, et
parut, en 1818, consacré à l’éloge de Louis XVIII et des Bourbons.
(Cf. Ludovic LALANNE, _Dictionnaire historique de la France_.)

On pourrait encore citer, comme exempte de transformations
littéraires sous le premier Empire, une tragédie d’_Abraham_ qui
avait été d’abord _Le Divorce de Napoléon_: l’Empereur devint
Abraham; l’Impératrice Joséphine, Sarah (la femme stérile);
Marie-Louise, Agar; et le jeune Ismaël, son fils, devint le petit roi
de Rome; — et le _Don Sanche_ de Brifaut, interdit en 1814: l’auteur
change alors ses Espagnols en Assyriens, et Don Sanche en Ninus II.
Etc. (Cf. Émile DESCHANEL, _Le Théâtre de Voltaire_, p. 206, note 1.)


                              * * *


Nous passerons rapidement sur EUGÈNE SCRIBE (1791-1861), dont
plusieurs écrivains se sont amusés à recueillir les inadvertances
et bévues: voir notamment Charles de Boigne, _Petits Mémoires de
l’Opéra_, chap. 23, p. 281-295; H. de Villemessant, _Mémoires d’un
Journaliste_, t. V, p. 158-164, etc.

Tout le monde connaît le vieux soldat de _Michel et Christine_, qui

    ... sait souffrir et se taire
          _Sans murmurer_;

et le lièvre de _L’Héritière_, qu’un personnage de la pièce se
glorifie

    _D’avoir pu (le) tuer vivant._

A propos de ce vers de _Michel et Christine_, maintes fois cité:

    Aux _quatre coins_ de la machine _ronde_,

remarquons cette locution usuelle «le coin d’une assiette», qui a
donné lieu à la riposte suivante:

«Mon enfant, disait une mère à son petit garçon assis à table à côté
d’elle, je t’ai déjà recommandé de ne pas mettre sur la nappe les
noyaux de tes cerises; on les dépose sur le coin de son assiette.

— Mais, maman, je ne peux pas le trouver, le _coin_ de mon assiette!»
(Le journal _La Nation_, 31 octobre 1890.)

Mentionnons encore le reproche bien immérité adressé à Molière par
Eugène Scribe, dans son discours de réception à l’Académie française,
et qu’aucun des Immortels ne releva:

«La comédie de Molière nous instruit-elle des grands événements du
siècle de Louis XIV? Nous dit-elle un mot des erreurs, des faiblesses
ou des fautes du grand roi? Nous parle-t-elle de la _révocation de
l’Édit de Nantes_?»

Comment Molière, mort en 1673, eût-il pu parler de la révocation de
l’Édit de Nantes qui eut lieu en 1685, c’est-à-dire douze ans après
sa mort? (Cf. Gustave FLAUBERT, _Dossier de la bêtise humaine_, dans
Guy DE MAUPASSANT, _Étude sur Gustave Flaubert_, en tête des _Lettres
de Gustave Flaubert à George Sand_, p. XLIV.)

Villemessant, qui, comme nous venons de le dire, a parlé, dans
ses _Mémoires_, des bévues d’Eugène Scribe, mentionne, en ce même
endroit, ces deux gentils quatrains extraits de l’opéra-comique
_Jaguarita l’Indienne_, par Saint-Georges et Leuven:

      Glissons-nous dans l’herbe
      Comme le serpent,
      Qui, _fier et superbe_,
      S’avance _en rampant_.

    La dent de la panthère,
    Le ventre du boa,
    Voilà, sur cette terre,
    Voilà _le sort qu’on a_!

Alfred de Musset et son frère Paul, un soir qu’on venait de jouer,
sur un théâtre de société, un vaudeville de Scribe, annoncèrent
qu’ils allaient représenter un opéra-comique de leur cru, improvisé
séance tenante.

Cette saynète résumait plaisamment les procédés de composition et de
facture chers à Eugène Scribe et à son école.

Celui des deux frères qui remplissait le rôle de l’amoureux
commençait par chanter:

    Oui, j’entrerai dans ce château!

Et l’autre, le valet et confident, de roucouler ensuite:

    Il entrera dans ce château!

Puis tous deux de chanter en chœur:

    Espérance et courage!
    Notre sort sera beau,
    Et bientôt, je le gage,
    Nous aurons l’avantage
    D’entrer dans ce château,
    D’entrer (_bis_) dans ce château.

C’était la fin du premier acte.

Le second acte ne se compose que du même vers, modifié de mille
façons:

    Vous entrerez dans ce château.

Le tyran, déguisé en basse-taille, beugle:

    Ils sortiront de ce château!

Voilà le nœud de la pièce.

Et voici le dénouement:

    CHŒUR FINAL.

    Espérance et courage!
    Notre sort     }
    Oui, leur sort } est bien beau.
    Nous avons }
    Ils ont eu } l’avantage
    D’être installés dans ce château!

«Combien d’opéras-comiques sont brodés sur un canevas tout aussi
simplet!» conclut le chroniqueur auquel j’emprunte cette anecdote.
(MONTÉCOURT [pseudonyme], _La République française_, 7 décembre 1898.)

Ajoutons qu’on pourrait rapprocher ce minuscule canevas
d’opéra-comique du très laconique scénario de tragédie proposé par
Rivarol (Cf. ci-dessus, p. 29):

  1er acte: il mourra.
  2e acte: il ne mourra pas.
  3e acte: il mourra.

Etc., etc.


                              * * *


Nous trouvons chez CASIMIR DELAVIGNE (1793-1843), dans ses _Enfants
d’Édouard_ (II, 3), plusieurs anachronismes commis coup sur coup.
Tyrrel, la future âme damnée de Glocester, raconte ainsi son ancienne
vie joyeuse:

                ... Je fus quatre fois riche.
    Nous étions beaux à voir autour d’un bol en feu,
    Buvant sa flamme, en proie aux bourrasques du jeu,
    Quand il faisait rouler, sous nos mains forcenées,
    Le flux et le reflux des piles de guinées.

Or, cette tragédie des _Enfants d’Édouard_ se passe en Angleterre,
sous Richard III (1452-1485), c’est-à-dire vers la fin du quinzième
siècle. A cette époque, l’eau-de-vie et le sucre étaient connus
sans doute, mais surtout comme produits pharmaceutiques, et sans
être entrés dans la consommation courante. Quant au punch, il était
inconnu, et les premières guinées ne furent frappées que sous Charles
II (1630-1685), avec de l’or importé de Guinée: d’où leur nom. (Cf.
le _Journal de la Jeunesse_, 17 mai 1902, Supplément, Couverture.)

Dans cette même tragédie, nous rencontrons plusieurs fois la locution
«_A_ revoir», formule d’adieu exprimant l’espoir qu’on se reverra
bientôt, condamnée par Littré, au lieu de «Au revoir». «_A_ revoir,
bon neveu!» (I, 2 et 9; et III, 2.)

Nous avons relevé, dans le chapitre consacré à Victor Hugo (p. 100),
la mauvaise locution «Montjoie _et_ Saint-Denis» (_Louis XI_, III,
13), pour «Montjoie Saint-Denis», cri de guerre de nos ancêtres.
L’élision de l’_e_ final de Montjoie contraint presque toujours les
poètes à faire suivre ce mot de la conjonction _et_, ce qui enlève
tout sens à la phrase, Montjoie Saint-Denis signifiant la Montjoie
(le lieu de martyre ou de joie) _de_ saint Denis.

Comme Piron, «qui faisait toutes ses tragédies de tête, et les
récitait de mémoire aux comédiens» (SAINTE-BEUVE, _Nouveaux lundis_,
t. X, p. 61), comme Delille, dont nous avons précédemment rappelé la
prodigieuse mémoire, Casimir Delavigne composait tous ses ouvrages
«par cœur», et avait coutume de ne les coucher sur le papier que
quand ils étaient terminés dans sa tête. On dit même qu’il a emporté
ainsi en mourant une tragédie à peu près achevée. (Cf. SAINTE-BEUVE,
_Portraits contemporains_, t. V, p. 180; et _Nouveaux Lundis_, t. X,
p. 61.)

On a plus d’une fois comparé Casimir Delavigne au peintre Paul
Delaroche, Alexandre Dumas, entre autres, dans ses _Mémoires_ (t.
V, p. 145). Une plaisante anecdote court à ce sujet: Théophile
Gautier ayant écrit dans un de ses feuilletons: «Casimir Delavigne
est le Delaroche de la littérature, comme Delaroche est le Casimir
Delavigne de la peinture», reçut le lendemain deux lettres, l’une de
Delavigne, l’autre de Delaroche, qui, toutes deux, lui disaient la
même chose: «Vous avez été un peu sévère pour moi» (Cf. le journal
_Le Télégraphe_, 8 septembre 1884.)


L’œuvre des vaudevillistes DUVERT (1795-1876) et LAUZANNE (1805-1877)
fourmille de facéties et de pasquinades. En voici quelques
échantillons, extraits d’un article signé E. S. (Edmond Stoullig?),
dans le journal _La Tribune_, 26 octobre 1876:

«Nous voyons, dans _Riche d’amour_, Arnal s’écrier: «Je l’ai revue,
je l’ai retrouvée, celle que j’aime — ou plutôt celui que j’aime, —
car c’est un ange, et l’ange est essentiellement masculin. (_Avec
indignation_:) Masculin! Oh! les gueux de grammairiens![35]»

  [35] Aussi des poètes, voire de plus illustres, n’ont-ils pas
  hésité à faire _ange_ du féminin:

    C’est une femme aussi, c’est _une ange charmante_.
             (Alfred DE VIGNY, _Éloa_, Poésies complètes, p. 14;
                                             Charpentier, 1882.)


Plus tard, se demandant s’il ne trouverait pas un peu d’argent chez
lui: «C’est que, chez moi, ajoute-t-il, je ne suis pas bien sûr de
trouver de l’argent, vu qu’à n’y avait pas un sou quand je suis
sorti, et j’ai la clef. J’ai la clef! Il est douteux que des voleurs
se soient introduits chez moi avec effraction et y aient oublié leur
bourse. Ces événements-là sont si peu communs!»

Et ce couplet:

    Quelle infortune est égale à la mienne?
    Du lansquenet déplorable martyr,
    J’ai beau forer ma poche artésienne,
    Pas un centime, hélas! n’en peut jaillir!
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
    Et mon gousset, moins heureux que les Gaules,
    Appelle en vain l’invasion des Francs!

Nous avons rencontré précédemment, à propos du vicomte d’Arlincourt
(p. 21), ce vers:

    Le roi Louis s’avance avec vingt mille _Francs_,

qui pourrait devenir amphigourique, avons-nous dit aussi (p. 129),
si l’on écrivait _francs_ avec une initiale minuscule, selon
l’orthographe de Victor Hugo.

Les personnages de Duvert et Lauzanne ne se parlent pas à l’oreille:
«Ils se glissent deux mots _dans la trompe d’Eustache_». Un homme,
rencontrant dans une cave l’ombre de celui qu’il croit avoir tué,
s’écriera: «Cette ombre est étrange; elle sent le coke!» Un autre, à
qui l’on demande son âge, répondra: «J’ai l’âge qu’aurait la comète
de 1811, si elle vivait encore!»

Etc., etc.

«Ne reconnaît-on point là, remarque Jules Claretie (dans le journal
_La Tribune_, même date), le style ou le procédé d’Henri Rochefort?
_La Lanterne_ procède directement de Duvert et Lauzanne, et le
fils du vaudevilliste (le vaudevilliste Amand de Rochefort-Luçay:
1790-1871) a dû s’imprégner de ces phrases bizarres, curieuses, dont
l’étrangeté fait la force, et qui se gravent, par leur drôlerie même,
dans la mémoire.

«Dans un vaudeville de Rochefort et de Pierre Véron, il était
question de «ces femmes dont les cheveux sont frisés comme les
chicorées, avec cette différence qu’elles ne sont pas sauvages».

C’est tout à fait Arnal, dans _L’Homme blasé_, parlant de «ces femmes
charmantes» qui l’ont ruiné:

«Oui. Et je me regarderais comme un grossier si je les comparais à
des sangsues...

— Ah!

— ... Dont elles n’ont d’ailleurs ni la forme...

— Je crois bien!

— Ni l’utilité!»

(Le journal _La Tribune_, même date.)

Anticipant sur le chapitre consacré aux journalistes et chroniqueurs,
nous citerons ici, pour corroborer la remarque de Jules Claretie,
quelques-uns des jeux de mots et des drôleries de _La Lanterne_
d’HENRI ROCHEFORT (1830-1913).

«La France contient, dit l’_Almanach impérial_, trente-six millions
de sujets, sans compter les sujets de mécontentement.» (Samedi, 23
mai 1868, p. 1; réimpression de Victor Havard, 1886; un vol. in-18.)

«J’envoyai chercher une feuille de papier ministre, et j’écrivis à
celui de l’Intérieur...» (Page 4.) (Phrase déjà citée dans notre
Préambule, p. 12-13.)

«La discussion du budget n’est pas encore entamée, mais le budget
l’est déjà depuis longtemps.» (Page 203.)

«Toute la suite du prince Napoléon à Constantinople vient d’être
décorée par le sultan. — Comment! pas un n’a échappé au désastre?»
(Page 238.)

«... Cette belle machine administrative que l’Europe nous envie.
(Avez-vous remarqué que l’Europe nous envie énormément de choses,
mais qu’elle ne nous prend jamais rien?)» (Page 274.)

«... La cour des Tuileries, ainsi nommée parce que c’est de là que
nous arrivent les tuiles.» (Page 286.)

«Les décorés du 15 août devraient être obligés d’aller chercher
eux-mêmes la croix en haut du mât de Cocagne de l’esplanade des
Invalides. Nous serions sûrs au moins qu’ils auraient fait quelque
chose pour l’avoir.» (Page 349.)

Etc., etc.

Peu d’ouvrages ont autant vieilli que _La Lanterne_; la plupart
des allusions qu’elle renferme sont devenues obscures pour nous,
et quantité de ses plaisanteries ont perdu leur sel. «Quand on
feuillette aujourd’hui la collection de _La Lanterne_ (et c’est de
quoi peu de gens s’avisent), on se rend difficilement compte de
l’immense succès obtenu par ce pamphlet, écrit le sagace critique
Jules Levallois (_De la Restauration à nos jours_, p. 380). Ni
Paul-Louis Courier, ni Cormenin, dans leurs meilleurs jours, n’ont
ému à ce point l’opinion publique. De ces pages sarcastiques, que
l’on s’arrachait alors si avidement, quelques-unes, les premières
surtout, subsistent seulement. Ce qui fit la vogue de ce pamphlet,
lorsqu’il parut, c’était un indomptable esprit de révolte, mêlé à ce
qu’il faut bien appeler de son nom vulgaire, _la blague_.»


                              * * *


On peut dire d’ERNEST LEGOUVÉ (1807-1903) ce qu’on a dit de Jules
Janin, dont nous parlerons plus loin, qu’il a eu la _passion de
l’inexactitude_. Il ne peut en quelque sorte citer un seul vers sans
le tronquer, et, dans son _Art de la lecture_ comme dans sa _Lecture
en action_, il en cite presque à chaque page.

Même les vers de Corneille, de Racine, de La Fontaine, de Molière,
les plus répandus et les plus ressassés, il les estropie. Il
s’imaginait sans doute les posséder _ad unguem_, et ne prenait pas la
peine de les vérifier lors de l’impression.

Corneille écrit dans _Cinna_ (V, 1):

    Tiens ta langue captive, et si ce grand silence
    A ton émotion fait quelque violence;

Legouvé (_La Lecture en action_, p. 168) met: et si ce _long_
silence, et: fait _trop_ de violence.

    Sur ce point seulement contente mon désir,

dit Corneille.

_Jusque-là_ seulement, — dit Legouvé (_Ibid._).

    Aujourd’hui même encor mon âme irrésolue.
                                                    (CORNEILLE.)

Legouvé (_Ibid._, p. 172): _Ce matin_ même encor...

    Bien plus, ce même jour je te donne Émilie.
                                                    (CORNEILLE.)

_Enfin_ ce même jour (LEGOUVÉ, _ibid._).

    Et qu’ont mise si haut mon amour et mes soins.
                                                    (CORNEILLE.)

Et qu’ont _porté_ si haut (LEGOUVÉ, _ibid._),

Notez bien qu’ici, comme il s’agit d’une femme, d’Émilie, il faudrait
_portée_ au féminin. «Et qu’ont _portée si haut_...» Legouvé a mieux
aimé fausser l’orthographe que le vers et a écrit _porté_.

    Approchez-vous, Néron, et prenez votre place,

dit Racine (_Britannicus_, IV, 2).

_Asseyez-vous_, Néron, — dit Legouvé (_Ibid._, p. 169).

Etc., etc.

Dans sa comédie _Autour d’un berceau_ (Théâtre, _Comédies en un
acte_, p. 323), Ernest Legouvé met dans la bouche d’un de ses
personnages le petit poème si connu, _Le Vase brisé_, de Sully
Prudhomme (_Poésies_, t. I, p. 11; Lemerre, 1882), et il ne manque
pas de le dénaturer et le massacrer.

    Son eau fraîche a fui goutte à goutte,

dit Sully Prudhomme.

Son eau _pure_, — dit Legouvé.

    Souvent aussi la main qu’on aime
    Effleurant le cœur le meurtrit.
                                              (Sully PRUDHOMME.)

    _Ainsi parfois_ la main qu’on aime.
                                                      (LEGOUVÉ.)

Ce qui est impardonnable pour un membre de l’Académie française, il
confond, en prosodie française, le mot _pied_ avec le mot _syllabe_:
un pied, pour lui, c’est une syllabe: un alexandrin de _douze pieds_
(Cf. _La Lecture en action_, p. 258), tandis qu’il n’avait qu’à
consulter Littré, et il aurait lu (art. Pied, 26º): «Un pied, deux
syllabes; ainsi notre alexandrin, qui a douze syllabes, est un vers
de six pieds».

Il _demande excuse_, au lieu de _demander pardon_ (Cf. _Louise de
Lignerolles_, I, 8; Théâtre, Comédies et Drames, p. 22).

Il forge des vers de onze syllabes, destinés à rimer avec des vers de
douze:

    Et pourriez-vous, sans peur comme sans emphase,
    Entendre froidement cette petite phrase.
            (_Un jeune homme qui ne fait rien_, sc. 11; Théâtre,
                                 _Comédies en un acte_, p. 370.)

Il change le genre des substantifs, met le féminin pour le masculin:
«Tant de jeunes et charmants _talents_ qui ont illustré et enchanté
la scène française... sont _toutes_ des élèves de M. Samson.» (_L’Art
de la lecture_, Quatrième partie, I, p. 264.)

Enfin comment comprendre cette sentence, qui termine un chapitre
de _La Lecture en action_ (XVII, p. 204): «Lire les poètes tout
bas, c’est devenir leur ami; les lire tout haut, c’est devenir leur
intime?» Pourquoi _intime_ quand on les lit tout haut?

Et, à propos d’Ernest Legouvé, le sens d’un vers de son père
(Jean-Baptiste-Gabriel LEGOUVÉ: 1764-1812), ce vers si fréquemment
cité:

    Tombe aux pieds de ce sexe à qui tu dois ta mère,

le dernier et comme le résumé du poème _Le Mérite des Femmes_, a été
parfois discuté.

«Il faut avouer, écrit l’auteur anonyme des _Curiosités littéraires_
(p. 279; Paulin, 1845), que le malheureux que l’on voudrait forcer
de tomber aux pieds du sexe auquel il doit sa mère, se trouverait
dans un cruel embarras; et Legouvé est bien coupable de n’avoir pas
indiqué en note la conduite à suivre en pareille occurrence. Avant
lui, on avait cru généralement que le concours des deux sexes était
nécessaire pour procréer des garçons ou des filles; mais son vers
est venu nous détromper, et il est constant maintenant, quelque
incroyable que cela puisse paraître, que, quant aux filles, le sexe
féminin suffit seul à la besogne.»

Au nombre des périphrases célèbres, — trois coup sur coup, — figurent
les quatre vers suivants de Legouvé père. Pour faire prononcer à
Henri IV son mot fameux: «Je voudrais que le plus pauvre paysan de
mon royaume pût au moins avoir la poule au pot le dimanche», il écrit:

    Je veux enfin qu’_au jour marqué pour le repos_
    _L’hôte laborieux des modestes hameaux_
    Sur sa table moins humble ait, par ma bienfaisance,
    _Quelques-uns de ces mets réservés à l’aisance_.
            (Cf. Paul STAPFER, _Racine et Victor Hugo_, p. 263.)

C’était, comme nous l’avons vu, le temps des périphrases, si chères à
Jacques Delille et à ses disciples ou émules.


                              * * *


    Quand la borne est franchie, _il n’est plus de limites_,

estime, non M. de la Palisse, mais FRANÇOIS PONSARD (1814-1867), dans
_L’Honneur et l’Argent_ (III, 5); et, dans _Le Lion amoureux_ (I, 1,
et IV, 6) il nous dépeint le salon d’une grande dame, où

    chaque parti se touche;

et l’un des personnages émet ce vœu, passablement difficile à
réaliser:

    Que ne puis-je saisir mon cœur dans ma poitrine,
    L’écraser contre terre, et fouler sa ruine.

On a souvent cité, comme exemple de prosaïsme, ces vers de Ponsard:

    Notre ami, possesseur d’une papeterie,
    A fait, avec succès, appel à l’industrie.
                               (_L’Honneur et  l’Argent_, V, 2.)

En voici deux autres de la même râtelée, appartenant à l’académicien
Charles-Guillaume ÉTIENNE (1777-1845):

    Il est depuis un an dans ses manufactures,
    Il y fait établir de vastes filatures.
                                         (_L’Intrigante_, I, 1.)

Et celui-ci, qui est de Sainte-Beuve (_Pensées d’août_, Poésies
complètes, p. 295; Charpentier, 1890), qu’on ne s’attendait guère à
voir apparaître sous sa plume:

    Il tenait, comme on dit, un cabinet d’affaires.

Précédemment (p. 107), nous avons cité ce vers de Victor Hugo:

    Le Crédit mobilier ou le Crédit foncier,

et celui de Gabriel Marc:

    La Caisse des Dépôts et Consignations.

L’École dite «du bon sens», dont François Ponsard et ÉMILE AUGIER
(1820-1889) ont été les grands chefs, nous fournirait à foison de ces
vers prosaïques:

    Quand le printemps fleurit, il faut que je me purge.
                              (Émile AUGIER, _Gabrielle_, I, 1.)

    Fais-lui faire, tu sais, ce _machin au fromage_.
    — Ne vous mêlez donc pas des choses du ménage.
                                           (ID., _ibid._, I, 2.)

    Mais que c’est donc joli tout ce que nous disons!
    — Oui, nous n’avons pas l’air d’une troupe d’oisons.
                                      (ID., _Philiberte_, I, 8.)

                            ... Quand j’ai dîné,
    J’ai besoin de causer à cœur déboutonné.
                            (Émile AUGIER, _Philiberte_, II, 1.)

    Ma spécialité, hormis un cas extrême,
    Aux jeux qu’on joue à _quatre_ est de faire un _cinquième_.
                                          (ID., _ibid._, II, 2.)

Ce dernier vers pourrait être rapproché de cette phrase de Victor
Hugo (_Correspondance_, dans la _Revue bleue_, 7 novembre 1896, p.
586): «Si les faiseurs d’ordre public essayaient d’une exécution
politique, et que _quatre_ hommes de cœur voulussent faire une émeute
pour sauver les victimes, je serais le _cinquième_.»

Et demander _excuse_ pour demander _pardon_:

                      ... Je me sens si confuse,
    Monsieur, que j’ai voulu vous demander excuse.
                                 (Émile AUGIER, _ibid._, II, 7.)

Une humoristique et amusante fin de lettre d’Émile Augier, pour en
terminer avec lui:

  «Mille compliments,
  «Mille amitiés,
  «Et mille
                                                       «AUGIER.»
                   (Cf. le journal _Le Gaulois_, novembre 1889.)

Le fin et charmant lettré que fut CAMILLE DOUCET (1812-1895) est
rendu responsable aussi de bien étranges vers:

    Va, mon fils, _de chemin_, suis ton _petit bonhomme_.

    Considération! Considération!
    Ma seule passion! ma seule passion!
          (Cf. Clair TISSEUR, _Modestes Observations sur l’art de
            versifier_, p. 257; — et _Revue bleue_, 26 août 1871,
                                                         p. 198.)

Et ce distique encore, pastiche de Camille Doucet, attribué à
l’avocat Ferdinand Duval, ancien préfet de la Seine (Renseignement
verbal):

    Et pour te témoigner ma satisfaction,
    Je te mène au Jardin d’Acclimatation.


                              * * *


Le théâtre d’EUGÈNE LABICHE (1815-1888) abonde en jeux de mots,
drôleries, incohérences voulues, pataquès fabriqués à dessein, _ad
risum_.

«... J’ai fait sa connaissance dans un omnibus... Son premier mot fut
_un coup de pied_.» (_Un Chapeau de paille d’Italie_, I, 4.)

«... Je n’aurai pas même une chaise à offrir à ma femme pour reposer
sa tête.» (_Ibid._, III, 4.)

«C’est un moment bien doux pour un père, que celui où il se sépare de
sa fille chérie, l’espoir de ses vieux jours, le bâton de ses cheveux
blancs.» (_Ibid._, IV, 6.)

«Laissez-moi contempler ce profil... ce nez renouvelé des Grecs! ces
yeux fendus en amandes... douces! oh! très douces!» (_Le Misanthrope
et l’Auvergnat_, 11.)

«SAINT-GERMAIN (domestique). Madame la baronne est attelée! — LA
BARONNE. Comment, je suis attelée? — SAINT-GERMAIN. Pardon, je veux
dire: la voiture...» (_La Fille bien gardée_, 1.)

«Ne trempons pas notre plume dans nos larmes!» (_Ibid._, p. 16.)

«A Bordeaux, quand on aime, quand on distingue une jeune fille au
spectacle, on ne s’informe ni de son rang, ni de son nom, ni de _son
sexe_.» (_Un jeune homme pressé_, 1.)

«Je vais me marier en Amérique; n’ayant pas eu d’enfants dans ce
monde, j’ai des chances pour en avoir dans l’autre.» (_Ibid._, 4.)

«J’avise une affiche: _Vins à vendre sur pied_. — Comment! des vins
sur pied? — Oui, la récolte.» (_Ibid._, 4.)

«Ah! dame, vous savez [dans cette maison, si gaie qu’elle soit], il
y a des jours de souffrance. — Qu’est-ce qui n’a pas ses jours de
souffrance!» (_Deux papas très bien_, 8.)

«... Vous nourrissiez déjà l’espoir... — Et je le nourris toujours,
monsieur; je le nourris plus que jamais aujourd’hui,... sans savoir,
hélas! si j’en serai plus gras!» (_Ibid._, 10.)

«... Voici la note: ...un bonnet de femme, un soulier _du même sexe_
et un tour en cheveux, etc.» (_L’Affaire de la rue de Lourcine_, 21.)

«Tiens! il est sourd, notre correspondant? C’est donc pour ça qu’il
ne répond jamais à nos lettres.» (_Le Voyage de M. Perrichon_, II, 9.)

«(_Célimare présentant Vernouillet à Bocardon_:) Monsieur
Vernouillet... mon meilleur ami! (_Présentant Bocardon à
Vernouillet_:) Monsieur Bocardon... mon meilleur ami!» (_Célimare le
bien-aimé_, I, 10.)

«Est-ce que ça se mange, les poissons rouges? — Pourquoi pas? On
mange bien des écrevisses.» (_Ibid._, III, 1.)

«J’ai voulu leur emprunter de l’argent... — L’éteignoir de l’amitié.»
(_Ibid._, III, 12.)

«Soit dit sans vous fâcher, mon cher, vous prenez du ventre! — Pourvu
que je ne prenne pas le vôtre!» (_Un Monsieur qui prend la mouche_,
9.)

«Cécile! Je ne vous dis pas adieu... Nous nous reverrons peut-être
cet hiver... dans un monde meilleur... au bal, à Paris.» (_Ibid._,
19.)

«(_Vancouver prenant la valise de Dardenbœuf_:) Permettez que je vous
dévalise!» (_Mon Isménie_, 11.)

«MONTAUDOIN à sa fille: ...Tu ignores les mystères de la vie
parisienne! Tu ne sais pas qu’il y a des tigres qui viennent déposer
leurs œufs dans le ménage des colombes! — FERNANDE: Mais, papa, les
tigres n’ont pas d’œufs! — MONTAUDOIN: Ces reptiles ne devraient pas
en avoir, mais ils en ont!» (_Les 37 sous de M. Montaudoin_, 16.)

«Les femmes aiment à s’appuyer sur un bras qui porte une épée à sa
ceinture.» (_Le plus heureux des trois_, II, 2.)

«Il paraît qu’un jour, à sa fête, vous lui aviez composé un petit
compliment? — Un quatrain... _huit_ vers seulement.» (_La Sensitive_,
I, 1.)

«Retenez bien ceci: plus un peuple a de lumières, plus il est
éclairé. — C’est comme les salles de bal. — Et plus il est éclairé...
— Plus il a de lumières.» (_29 degrés à l’ombre_, 1.)

«Voulez-vous me permettre de faire son portrait à l’huile... et à
l’œil?» (_La Main leste_, 10.)

«Me croyant poète, j’ai commis des vers, et, généralement, quand on
commet des vers, on désire les lire à quelqu’un... Peu de poètes ont
le courage du vers solitaire!» (_La Chasse aux corbeaux_, I, 4.)

«Le mariage est un contrat synallagmatique... Article 146... Les
époux doivent être libres, français, et de sexe différent.» (_Un
Monsieur qui a brûlé une dame_, 3.)

«Je me perce moi-même... comme Cléopâtre. — Permettez! Cléopâtre...
d’abord, c’est un aspic! elle s’est poignardée avec un aspic!» (_Les
Noces de Bouchencœur_, I, 6.)

«Je veux lui plonger dans le cœur un fer rouge... un fer rouge qui
s’appellera le remords... un fer rouge qui le poursuivra partout,
qui lui rongera le foie... comme un vautour... et dont le miroir
implacable lui représentera son crime, en lui criant: «Misérable! tu
as trompé ton ami!» (_Le Prix Martin_, III, 8.)


                              * * *


Presque dès ses débuts, alors qu’il exerçait «le sacerdoce de la
critique» au rez-de-chaussée de _L’Événement_, AUGUSTE VACQUERIE
(1819-1895) se rendit célèbre par une énorme bévue, qui, dit
Balathier de Bragelonne (_Le Voleur_, 13 mai 1859, p. 31, et 29 mai
1874, p. 350), «frappa d’étonnement le monde des lettres et des
artistes». Il prit le nom d’une île pour un nom d’homme, attribua la
Vénus de Milo au «grand sculpteur Milo».

Dans le chapitre des «Romanciers», nous verrons cette même Vénus
donner lieu à d’autres quiproquos.

En revanche, on a parfois pris le nom de l’ébéniste Boule (1642-1732)
pour un nom commun: «des meubles de boule», «des meubles en boule».

La rime a souvent de cruelles exigences. Auguste Vacquerie l’a
éprouvé dans _Tragaldabas_ (III, 2):

    Et je vais donc connaître enfin ce paradis
    D’être appelé mon chien et _mon petit radis_.

Il y a d’étranges images, d’ahurissantes métaphores dans _Profils et
Grimaces_, un recueil d’articles du même auteur. Exemples:

«Il en est de l’esprit comme du corps: les bottes neuves gênent le
pied, les idées neuves gênent l’intelligence. Le drame est tout neuf,
Racine est _une vieille botte_. Nous comprenons sans les imiter, ceux
qui se chaussent de tragédies _éculées_.» (Page 17.)

«Il y a des enfants qui viennent rachitiques, goitreux, sourds,
muets, aveugles; et il y a de fiers et vigoureux oiseaux qui vivent
dans les montagnes et dans les tempêtes, superbes, _causant_ avec
le tonnerre, souffletant l’orage à coups d’aile et faisant _baisser
les yeux_ au soleil... Une ode est un aigle; un vaudeville est _un
cul-de-jatte_.» (Page 140.)

«L’Odéon... c’est la crèche des talents tout petits, des pièces qui
_vagissent_, des comédiens _qui ne marchent pas encore_, des comédies
_qui font leurs dents_.» (Page 208.)

Elle est de Vacquerie également cette phrase (_Ibid._, p. 305-306)
qui évoque le souvenir de pensées chères à Victor Hugo[36]: «Je
suis le bon Samaritain des crapauds... Je suis l’ami intime des
colimaçons et le galant des araignées... J’ai envie de dire au
chacal: «Mon frère, embrassons-nous!»

  [36] Cf. Victor HUGO, _La Pitié suprême_, XIV, p. 150
  (Hetzel-Quantin, s. d. in-16):

      Être le guérisseur, le bon Samaritain
      Des monstres, ces martyrs ténébreux du destin,
      Etc., etc.


Et celle-ci encore (_Profils et Grimaces_, p. 308-309): «Lorsque je
réfléchis à tous les services que les choses nous rendent, j’en veux
aux maçons qui chargent trop un vieux mur, et je ne ferais pas de mal
à une allumette. Je plains les clous rouillés, je bénis les charrues,
je remercie avec effusion les chenets qui se mettent dans le feu pour
nous, j’admire les chaudrons.» Etc.


Le toast de Desgenais, dans _Les Parisiens_ (I, 14) de THÉODORE
BARRIÈRE (1823-1877) a été plus d’une fois cité comme modèle de
pathos: «Je bois aux parasites qui déjeunent de la flatterie et
soupent de la bassesse... Je bois à la prudence qui ne relève pas
le gant qu’on lui jette, et qui porte crânement un outrage sur
l’oreille...»

Et ces métaphores et hyperboles extraites de la même pièce:

«Oh! comme ce pauvre petit baiser a froid! — Oui, ses baisers
grelottent au foyer conjugal.» (II, 1.)

«Enfin, monsieur, en supposant que vos rêves brodés au collet ne se
réalisent pas...» (II, 1.)


                              * * *


Autres singularités théâtrales.

FERNAND DESNOYERS (1828-1869), l’auteur de la fameuse pièce de vers
relative à Casimir Delavigne et adressée aux

    Habitants du Havre, Havrais!
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
    Il est des morts qu’il faut qu’on tue!

écrivit _en vers_ le scénario de sa pantomime _Le Bras noir_ (1856,
in-18), précaution qu’on aurait volontiers jugée inutile, puisqu’il
s’agissait d’une pantomime et qu’aucun de ces vers ne devait être
prononcé, et il fut si fier de cette innovation qu’il se mit à
joindre à son nom, sur les couvertures de ses volumes, cette mention:
«Auteur du _Bras noir_». C’est par scrupule sans doute ou par
modestie qu’il n’ajouta pas: «pantomime _en vers_». (Cf. Alphonse
DAUDET, _Trente ans de Paris_, p. 245; et LAROUSSE, 2e suppl.)


VILLIERS DE L’ISLE-ADAM (1833-1889) composa un drame en «un acte, une
scène et une phrase», et qui avait pour titre _La Méprise_. Au lever
du rideau, dans une demi-obscurité, un couple causait à voix basse
et tranquillement de ses petites affaires. Tout à coup, un homme, le
jaloux, armé d’un revolver, émergeait de l’ombre, et, sans mot dire,
foudroyait le couple à bout portant. Alors la scène s’éclairait. Le
justicier se penchait sur les cadavres pour les reconnaître, puis se
redressait vivement, stupéfait, ahuri, et déclarait: «Il y a erreur!
Je me suis trompé!» (Cf. Émile BERGERAT, _Le Journal_, 3 juillet
1894.)


                              * * *


Il y a aussi des incohérences et drôleries théâtrales qui proviennent
des acteurs et non des auteurs. Ce sont, le plus souvent, des
_contrepetteries_. Celle-ci, par exemple, contée par Voltaire (lettre
à M. de Bellay, 6 juillet 1767): Au moment de simuler un assaut,
et au lieu de commander: «Sonnez, trompettes! En avant!», l’acteur
s’écria: «_Trompez, sonnettes!_ En avant!»


La langue fourcha de même, un soir, à une actrice du
Théâtre-Français, qui, au lieu de dire: «Ma suivante Lisette»,
prononça: «Ma _suivette Lisante_.» (_L’Opinion_, 19 août 1885.)


L’acteur Febvre, malgré son talent, raconte encore le journal
_L’Opinion_ (même date), commit plusieurs de ces pataquès. Au lieu
de: «Je vous bénis et je vous vénère», — «je vous _vernis_ et je
vous _bénère_», articula-t-il un soir, sans que, paraît-il, aucun
spectateur y prît garde. Ailleurs, au lieu de cette phrase: «J’ai
toujours été malheureux: ma mère est morte en me mettant au monde;
mon père, un vieux soldat...», il s’écria, avec du reste une profonde
expression de mélancolie: «J’ai toujours été malheureux; _mon père_
est mort en me mettant au monde; _ma mère_, un vieux soldat...»


«D’honneur, mon cher _bal_, votre _comte_ est superbe!» déclara un
soir un acteur qui voulait dire: «Mon cher comte, votre bal est
superbe.» (Paul DE KOCK, _Le Petit Isidore_, p. 27; Rouff, s. d.,
in-4.)


Justin Bellanger (1833-1917), qui fut acteur, avant d’être poète et
bibliothécaire de la ville de Provins, raconte, dans ses «Souvenirs
de jeunesse» (_La Vie de théâtre_, p. 48-49; Lemerre, 1905) que,
jouant le rôle de Francesco dans _Gaspardo le Pêcheur_ de Bouchardy,
et ayant lu la lettre dont la première phrase est ainsi conçue: «Je
n’étais pas ton père, Francesco!», au lieu de s’écrier ensuite:
«Oh! je n’étais pas son fils!» articula un soir avec conviction ces
burlesques paroles: «Oh! je n’étais pas son père!» qui provoquèrent
un fou rire dans toute la salle.


Et cet autre, ce «grand comédien» s’écriant, au milieu d’une scène
fort pathétique et avec la plus superbe conviction: «Un _mou de
veau_, et je suis sauvé!» (Pour: un mot de vous). (A. DE CHAMBURE, _A
travers la presse_, p. 489; Ferth, 1914.)


Nous avons vu, dans le chapitre consacré à Victor Hugo (p. 117), qu’à
la première représentation d’_Hernani_ le cri d’Hernani à l’adresse
de Ruy Gomez: «Vieillard stupide» avait été entendu _Vieil as de
pique_ par certains spectateurs.

Voici d’autres confusions du même genre:

Dans la tragédie d’_Azémire_, de Marie-Joseph Chénier, conte Henri
Welschinger (_Les Almanachs de la Révolution_, p. 144; Jouaust,
1884), comme un des personnages s’écrie: «Que dira ton vieux père?»
les beaux esprits de la cour entendirent ou feignirent d’entendre:
«Que dira _Dieu le Père_?» D’où mille pasquinades qui contribuèrent à
la chute de la pièce.


Au dernier acte des _Funérailles de l’honneur_ d’Auguste Vacquerie,
l’acteur Rouvière ayant à dire: «Je ne suis pas venu ici comme
vous, madame, _incognito_», la moitié de la salle entendit: _en
coquelicot_! Et il paraît que de passionnés romantiques jugèrent cela
«très fort, — un trait de génie». (_Le Rappel_, 4 décembre 1874.)


Un acteur, nommé Paul Laba, à sa sortie du Conservatoire, débuta dans
le rôle de Damis, de _Tartuffe_, et obtint un succès de fou rire,
grâce à la manière dont il disait les deux vers:

    J’en prévois une suite, et qu’avec ce pied plat,
    Il faudra que j’en vienne à quelque grand éclat.
                                                         (I, 1.)

L’expression _pied plat_ vise Tartuffe, «mais le comédien crut faire
mieux en montrant son pied, — ce pied plat, — indiquant par une
pantomime vive et animée l’usage qu’il entendait en faire, ce qui
provoqua un effet de gaieté irrésistible». (Félix DUQUESNEL, _Le
Temps_, 8 novembre 1913.)

On trouve dans _Les Comédiens_ de Casimir Delavigne (I, 6) ces deux
vers:

    Le public, dont l’arrêt punit ou récompense,
    S’informe comme on _joue_ et non pas comme on _pense_.

En lançant ce dernier vers, certain acteur amateur, qui cherchait
sans doute à produire un effet nouveau, se frappait sur _la joue_
à la fin du premier hémistiche, et sur _le ventre_ en terminant le
second. (_Le Figaro_, 14 décembre 1875.)

Dans une autre pièce du même auteur, sa tragédie _Les Vêpres
siciliennes_, un des personnages, Lorédan, termine l’acte II par
cette solennelle et vibrante déclaration:

    Du dernier des tyrans ces murs seront purgés.
    Et nous n’y rentrerons que vainqueurs et vengés!

Ce que l’un des interprètes de ce rôle modifiait en ces termes:

    Du dernier des tyrans ces murs seront _vengés_.
    Et nous n’y rentrerons que vainqueurs et _purgés_!
                (_Musée des Familles_, 1er janvier 1897, p. 26.)

De même ces deux vers de Corneille (_Théodore_, I, 2):

    Un bienfait perd sa grâce à le trop publier;
    Qui veut qu’on s’en souvienne il le doit oublier.

se sont trouvés ainsi transformés par un acteur:

    Un bienfait perd sa grâce à le trop _oublier_;
    Qui veut qu’on s’en souvienne, il le doit _publier_.

Dans _La Tour de Nesle_, d’Alexandre Dumas et Gaillardet, un acteur,
un figurant plutôt, jouant un rôle de messager, avait, en entrant
en scène, à prononcer cette simple phrase: «Lettres patentes du roi
au capitaine Buridan». Au lieu de cela, ledit messager accourt en
s’écriant d’une voix de stentor:

«Lettres _épatantes_ du roi,» etc.

Toute la salle d’éclater de rire.

«Qu’est-ce qu’ils ont donc, ces daims-là? Qu’est-ce qu’il y a de
risible? demande le comparse à l’un de ses voisins sur la scène.

— Dame, tu as dit _épatantes_...

— Eh bien?»

(_La République française_, 28 février 1899.)

Un souffleur de la Comédie-Française «s’obstinait à appeler la
tragédie de _Pertinax_, d’Arnault, _Le Père Tignace_». (Alexandre
DUMAS, _Mémoires_, t. VIII, p. 290.)


«Elle a débuté dans _Le Cidre_ (_Le Cid_) de Corneille; elle a fait
Chimène.» (Paul DE KOCK, _Nouvelles_, Les Bords du canal, p. 14,
Rouff, s. d., in-4.)


Alphonse Karr, dans ses _Guêpes_ (juin 1841, t. II, p. 307), parle
d’une affiche théâtrale annonçant une représentation prochaine et
portant, faute de musiciens, cet avertissement: «Un dialogue vif et
spirituel _remplacera la musique_, qui nuit à l’action».


Il y eut un soir, dans je ne sais quelle bourgade de Bretagne ou
d’ailleurs, un commencement d’incendie au théâtre, où l’on venait
de jouer un bon vieux drame, qui se terminait par un bombardement.
Le lendemain, l’imprésario n’eut rien de plus pressé que de faire
afficher cet avis:

«Désormais, afin d’éviter tout accident, le bombardement se fera _à
l’arme blanche_.» (Cf. Alphonse LAFITTE, le journal _Le Corsaire_, 27
mai 1876.)


Dans une autre petite ville, une troupe de comédiens ambulants
venait de jouer _Le Misanthrope_. L’acteur qui avait rempli le rôle
d’Alceste, et qui l’avait joué de moitié avec le souffleur, s’avance
sur la scène, après la représentation, s’incline et dit:

«Mesdames et Messieurs, nous aurons l’honneur de vous donner, demain
soir, et pour notre clôture définitive, une pièce de Sedaine, _Le
Philosophe sans le savoir_...

— Non pas! non pas! interrompt le maire, qui se trouvait justement
dans la salle. Vous venez de jouer _Le Misanthrope_ sans le savoir,
et vous saurez demain, s’il vous plaît, _Le Philosophe_ pour le
jouer.» (Cf. ID, _ibid._, 31 mai 1876.)


Sous la Révolution, le citoyen et imprésario Léger ayant fait
afficher, dans une ville de province, qu’il donnerait prochainement
en représentation _Amphitryon_, comédie _en vers libres_ de Molière,
la municipalité de l’endroit, sur le seul vu de l’affiche, et
soucieuse de la bienséance, interdit la représentation. (Cf. Henri
WELSCHINGER, _Les Almanachs de la Révolution_, p. 171.)

L’anecdote suivante, que je rencontre encore dans ce dernier ouvrage
(p. 35), bien qu’en dehors de mon sujet, me semble assez intéressante
pour être glissée ici. Dans la ville de Beaune, l’épouse du maire
ayant accouché le jour même où son mari était «élevé à la mairie», un
bel esprit beaunois salua ce double événement par ce joyeux distique:

    Notre choix l’a fait maire, et l’amour le fait père;
    Quel triomphe pour nous de le voir père et maire!

Comme exemple des drôleries de la censure théâtrale, n’oublions
pas cette anecdote contée par Aurélien Scholl, et dont Planté, «le
censeur légendaire», fut le héros (_L’Opinion_, 30 octobre 1885):

«C’était dans une petite pièce de Siraudin et Delacour. Au lever
du rideau, une femme de chambre était occupée à coudre: «Allons,
bon! disait-elle, voilà encore mon fil qui vient de casser... C’est
pourtant du fil d’Écosse!»

«Planté écrivit en marge: «Choisir une autre qualité de fil pour ne
pas altérer nos bons rapports avec l’Angleterre».



II. — ROMANCIERS



I

  SCARRON. — CHARLES PERRAULT. — LESAGE. — J.-J. ROUSSEAU.
  Encore l’adjectif _sensible_. — FLORIAN. — STERNE. —
  CHARLES DICKENS. — MARMONTEL. Suppression des incidentes
  _dit-il_, _dit-elle_. — PIGAULT-LEBRUN. — DUCRAY-DUMINIL. —
  CHARLES NODIER. Tirage à la ligne. — STENDHAL. — HENRI DE
  LATOUCHE. — PAUL DE KOCK. — MÉRY. — TOPFFER. Mots détournés
  de leur signification.


SCARRON (1610-1660), qui écrit avec tant d’esprit et en un bon style,
plein de naturel et d’aisance, abondant en expressions originales et
idiotismes de terroir, annonce, dans son _Roman comique_ (chap. 15,
p. 103; Garnier, s. d.), qu’après certaine sérénade, «on entendit la
voix de quelqu’un _qui parlait bas le plus haut qu’il pouvait_».

De même, dans les _Contes_ de Charles Perrault (p. 106, édit. André
Lefèvre), la femme de Barbe-bleue appelant sa sœur Anne «_criait tout
bas_: Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir?»

Remarquons que ce titre: _Roman comique_ ne signifie pas, comme on le
croit généralement, roman plaisant et drolatique, mais roman relatif
à la comédie, roman qui peint les mœurs des comédiens. Ce n’est que
par extension que l’adjectif _comique_ a pris le sens de _plaisant_,
_qui fait rire_.

On sait quelles difficultés présente souvent «l’art des transitions».
Chamfort en cite une, de transition, celle-ci, aussi brusque que
plaisante, qu’il croit pouvoir attribuer à Scarron: «Des aventures de
ce jeune prince à l’histoire de ma vieille gouvernante il n’y a pas
loin: _car nous y voilà_». (Dans LA FONTAINE, _Œuvres_, t. III, p.
252, note 23; édit. des Grands Écrivains.)

L’anachronisme est un des procédés les plus fréquemment employés
par les écrivains burlesques et notamment par Scarron, dans son
_Virgile travesti_, pour dérider le lecteur. En maint endroit, il
tire de l’anachronisme des effets amusants par leur imprévu et leur
extravagance, comme, par exemple, quand Didon, voyant Énée sortir
d’un nuage, fait, de saisissement, le signe de la croix; quand elle
commence par dire son _Benedicite_ en se mettant à table; quand
Pygmalion tue, d’un coup d’arquebuse à rouet, Sichée, en train de
réciter son bréviaire; Mézence, _contemptor divum_, ne va jamais à
confesse, etc. (Cf. SCARRON, _Virgile travesti_, p. XXXVI et passim,
édit. Victor Fournel.)


Les _Contes_ de CHARLES PERRAULT (1628-1703), que nous citions il y
a un instant, ont été longtemps et sont encore volontiers donnés en
lecture à la jeunesse, et cependant il est de ces contes qui sont des
plus scabreux, _Peau d’Ane_, par exemple, où il est question d’un
inceste, d’un père amoureux de sa fille:

    Votre père, il est vrai, _voudrait vous épouser_...
        Dites-lui qu’il faut qu’il vous donne,
        Pour rendre vos désirs contents,
    Avant qu’à _son amour votre cœur s’abandonne_,
    Une robe qui soit, etc.

Notez que _Peau d’Ane_, malgré cette scandaleuse passion qui forme
le fond du récit, a joui de la plus grande vogue dans les familles,
durant tout le règne de Louis XIV particulièrement. La petite Louison
du _Malade imaginaire_ (II, 11) nous le montre: «Mon papa, je vous
dirai si vous voulez, pour vous désennuyer, le conte de _Peau d’Ane_.»

Et ce début du _Petit Poucet_, le trouvez-vous très édifiant? «Il
était une fois un bûcheron et une bûcheronne qui avaient _sept_
enfants, tous garçons; l’aîné n’avait que _dix ans_, et le plus jeune
n’en avait que _sept_. On s’étonnera que le bûcheron ait eu tant
d’enfants en si peu de temps; mais c’est que sa femme allait vite en
besogne, et n’en faisait pas moins de deux à la fois.»

Singulière littérature, n’est-ce pas, pour ce que nous appelons des
«petites oies blanches»?


LESAGE (1668-1747), qui, lui aussi, possède une excellente langue, a
singulièrement abusé du passé défini au début du chapitre deuxième
du livre VI de _Gil Blas_ (p. 366; Charpentier, 1865): «Nous
_allâmes_ toute la nuit, selon notre louable coutume; et nous nous
_trouvâmes_, au lever de l’aurore... nous _quittâmes_ volontiers le
grand chemin... nous _aperçûmes_ au pied d’une colline... nous ne
_jugeâmes_ pas à propos... nous _trouvâmes_ que ces saules... nous
_résolûmes_... nous _mîmes_... nous _débridâmes_ nos chevaux...
nous nous _couchâmes_ sur l’herbe... nous nous y _reposâmes_... nous
_achevâmes_... Nous nous _amusâmes_...» Tout cela dans l’espace de
quatorze lignes.

En général, les Français du nord emploient l’imparfait ou le passé
indéfini plus volontiers que le passé défini; seuls, les Méridionaux
font ainsi usage, à jet continu, de ce dernier temps.

Nous rencontrons chez Lesage, dans son _Diable boiteux_ (t. II, p.
110 et suiv.; édit. de la Bibliothèque nationale), un phénomène qui
n’est pas rare chez les romanciers. C’est un moribond qui tient des
discours interminables. Don Fadrique vient d’être blessé en duel, il
a le poumon transpercé, ordre absolu lui est donné de se taire, et il
trouve la force et le moyen de pérorer pendant plusieurs pages.


                              * * *


De J.-J. ROUSSEAU (1712-1778), dans _La Nouvelle Héloïse_ (Partie I,
lettre 64; Œuvres complètes, t. III, p. 238; Hachette, 1856): «Jamais
les larmes de mon amie _n’arroseront le nœud_ qui doit nous unir»,
écrit Claire à M. d’Orbe.

«Quel supplice, auprès d’un objet chéri, de sentir que la _main_ nous
_embrasse_, et que le cœur nous repousse!» (_Ibid._, III, 18; p. 366.)

Dans _Les Confessions_ (I, 1; t. V, p. 314) Jean-Jacques écrit,
en parlant des amours d’enfance de son père et de sa mère: «Tous
deux, _nés tendres et sensibles_, n’attendaient que le moment de
trouver _dans un autre_ la même disposition; ou plutôt ce moment les
attendait eux-mêmes, et chacun d’eux jeta son cœur _dans le premier_
qui s’ouvrit pour le recevoir».

Phrase singulière, fortement tirée par les cheveux, comme on dit,
et où nous rencontrons, en outre, cette locution, _nés tendres et
sensibles_, si fréquente au dix-huitième siècle, ainsi que nous
l’avons vu déjà (p. 65), et que Jean-Jacques, si impressionnable et
_sensible_ lui-même, qu’on a très justement comparé à un derme à nu,
à un _écorché_, emploie plus que personne.

«Je crois que jamais individu de notre espèce n’eut naturellement
_moins de vanité que moi_», déclare Jean-Jacques un peu plus loin
(p. 320). Et, quelques pages auparavant, tout au début du livre (p.
313), il s’est adressé, en ces termes, à l’«Être éternel»: «Rassemble
autour de moi l’innombrable foule de mes semblables; qu’ils écoutent
mes confessions... et puis qu’_un seul te dise_, s’il l’ose: _Je
fus meilleur que cet homme-là_». Ailleurs, dans une lettre à M. de
Malesherbes, datée du 4 janvier 1762 (t. VII, p. 212), il écrit tout
crûment et modestement: «Je mourrai... très persuadé que, de tous les
hommes que j’ai connus en ma vie, _aucun ne fut meilleur que moi_».
«Je partirais avec défiance, _si je connaissais un homme meilleur
que moi_», dit-il encore, dans une lettre du 1er août 1763 (p. 378).
Comment concilier le premier de ces aveux: personne n’a moins de
vanité que moi, avec les suivants: personne n’est meilleur que moi?

Rousseau — on a souvent signalé cette particularité — a employé
le féminin, généralement évité, du mot _amateur_: «Cette capitale
(Paris) est pleine d’amateurs et surtout d’_amatrices_.» (_Émile_,
livre III, t. I, p. 582; Hachette, 1862.)

Voici une remarque de Rousseau, à propos des dramaturges de
son temps; elle peut s’appliquer à ceux du nôtre et à nos
feuilletonistes: «Je ne saurais concevoir quel plaisir on peut
prendre à imaginer et composer le personnage d’un scélérat, à se
mettre à sa place tandis qu’on le représente, à lui prêter l’éclat le
plus imposant. Je plains beaucoup les auteurs de tant de tragédies
pleines d’horreurs, lesquels passent leur vie à faire agir et parler
des gens qu’on ne peut écouter ni voir sans souffrir. Il me semble
qu’on devrait gémir d’être condamné à un travail si cruel: ceux qui
s’en font un amusement doivent être bien dévorés du zèle de l’utilité
publique. Pour moi, j’admire de bon cœur leurs talents et leurs beaux
génies; mais je remercie Dieu de ne me les avoir pas donnés.» (J.-J.
ROUSSEAU, _La Nouvelle Héloïse_, VI, 13, note finale; t. III, p. 640.)

Tout le monde connaît _Le Vœu_ ou _Rêve de bonheur_ si admirablement
décrit par Jean-Jacques Rousseau: il figure dans toutes les
anthologies: «Sur le penchant de quelque agréable colline bien
ombragée, j’aurais une petite maison rustique, une maison blanche
avec des contrevents verts... J’aurais un potager pour jardin,
et pour parc un joli verger», etc. (_Émile_, IV; t. II, p. 144;
Hachette, 1863). FLORIAN (1755-1794), — dont nous avons déjà parlé
dans un des chapitres consacrés aux poètes, — a formé le même
souhait et presque dans les mêmes termes: «Quand pourrai-je vivre au
village? Quand serai-je le possesseur d’une petite maison entourée de
cerisiers? Tout auprès seraient un jardin, un verger, une prairie et
des ruches; un ruisseau bordé de noisetiers environnerait mon empire;
et mes désirs ne passeraient jamais ce ruisseau.» Etc. (_Galatée_,
II; Fables et autres œuvres, p. 229; Didot, 1858.)

De Florian encore ces singulières phrases:

«Il fit un soupir: je soupirai aussi; il me serra la main: je ne
crois pas _le lui avoir rendu_.» (_Galatée_, I, p. 224.)

«... J’ai tout avoué (à mon père); je lui ai dit que je portais dans
mon sein _le gage de notre union_, que cet enfant était le sien, et
qu’_il lui demandait_, par ma voix, _la permission de naître_ pour
l’aimer.» (_Le Bon Ménage_, scène 18, p. 434.)


                              * * *


Nous lisons, dans _La Vie et les Opinions de Tristram Shandy_
de STERNE (1713-1768) (t. III, p. 60; édit. de la Bibliothèque
nationale, 1885; trad. M. D. L. B.) — que nous citons ici
exceptionnellement, comme le suivant, puisque nous ne nous occupons
que des écrivains français: «... Que serait son livre?... Un recueil
d’impertinences des (_sic_) vieilles femmes _des deux sexes_.» La
même inadvertance se trouve dans un autre auteur anglais, CHARLES
DICKENS (1812-1870), _La Petite Dorrit_ (t. I, p. 202, chap. 17;
Hachette 1869; trad. P. Lorain): «... plusieurs autres vieilles dames
_des deux sexes_».


C’est à MARMONTEL (1723-1799) qu’on doit la suppression des
incidentes _dit-il_ et _dit-elle_ dans les conversations écrites. A
la fin de la préface de ses _Contes moraux_ (t. I, p. x; La Haye,
s. n. d’éditeur, 1761), il se félicite de cette innovation: «Je
proposai, il y a quelques années, dans l’article _Dialogue_ de
l’Encyclopédie, de supprimer les _dit-il_ et _dit-elle_ du dialogue
vif et pressé. J’en ai fait l’essai dans ces Contes, et il me semble
qu’il a réussi. Cette manière de rendre le récit plus rapide n’est
pénible qu’au premier instant; dès qu’on y est accoutumé, elle fait
briller le talent de bien lire.»

«En reconnaissance de cette découverte, dit un des personnages de
l’abbé Dulaurens, dans l’_Arretin_ (sic) _moderne_ (t. II, p. 76;
Baillière et Messager, 1884), les auteurs devaient (devraient?) se
cotiser pour ériger une statue de terre glaise à ce grand homme, la
placer à la porte de l’Académie avec cette inscription[37]:

    J’ai banni du français les _dit-il_, les _dit-elle_.»

  [37] Une curieuse et amusante aventure arriva à Marmontel,
  précisément comme il briguait les suffrages académiques.
  «... Désirant avec ardeur une place à l’Académie, Marmontel
  prit le parti de louer, dans sa _Poétique française_, presque
  tous les académiciens vivants dont il comptait se concilier la
  bienveillance et obtenir la voix pour la première place vacante.
  Il se fit presque autant de tracasseries qu’il avait fait
  d’éloges; personne ne se trouva assez loué, ni loué à son gré.
  Il avait cité de Moncrif un couplet avec les plus grands éloges;
  Moncrif prétendit qu’il fallait citer et transcrire la chanson
  tout entière ou ne point s’en mêler.» (_Correspondance de Grimm_,
  t. I, p. 337-338; Buisson, 1812.)

Marmontel ne se doutait guère de quels expédients s’aviseraient
ses successeurs, et par quoi seraient remplacés ces _dit-il_
et _dit-elle_. Au lieu d’écrire: «Il dit en bâillant» ou «Elle
s’écria en rougissant» ou «Je te maudis! cria-t-il en s’élançant»,
certains romanciers usent volontiers des abréviations suivantes:
«Ah! _bâilla-t-il_.» «Oh! _rougit-elle_...» «Je te maudis!
_s’élança-t-il_.» Etc. On peut affirmer que tous les verbes de la
langue française y passent ou y ont passé.

«Que faites-vous ici, monsieur? _brusqua_ Nicole.» (Alexandre DUMAS,
_Joseph Balsamo_, chap. 74.)

«Ah ça! le vieux, _pouilla-t-il_, réjouissons-nous.» (Léon
CLADEL, _Les Va-nu-pieds_, p. 115, Les Auryentys; Lemerre, 1884.)
(_Pouiller_, dire des _pouilles_, des injures.)

«Hé! _rauqua-t-il_, pépère Lenfumé, du fort et du meilleur!» (Id.,
_ibid._, p. 205, Un Noctambule.)

Un conteur en prose et en vers, qui ne manquait pas de talent,
Auguste Saulière (1845-1887), l’auteur des _Leçons conjugales_,
des _Histoires conjugales_, etc., a particulièrement, dans ce cas,
varié ses formules. En voici des exemples empruntés à son roman _Les
Guerres de la Paroisse_ (Lemerre, 1880):

«Bandit? Je n’ai encore volé ni tué personne, _se redressa_ le petit
musicien avec dignité.» (Page 176.)

«Toi, va te promener avec ton pistolet! _se renfrogna_ le père.»
(Page 211.)

«J’appartiens à la famille, moi! _se campa_ le petit sacripant.»
(Page 211.)

«Tiens, papa, _se retourna_ Lexandrou...» (Page 211.)

«Peuh! _se dandina_ M. Couffignol...» (Page 230.)

«Eh! _sourit_ le curé, il ne dira pas la messe, lui!» (Page 261.)

«Oh! papa, _se signa_ Lexandrou...» (Page 349.)

«Il nous arrivera malheur, papa, si tu continues, _tremblait_
Antonine...» (Page 349.)

Etc., etc.


                              * * *


PIGAULT-LEBRUN (1753-1835), qui trace un parallèle des Anglais et des
Français, dans son roman _L’Enfant du Carnaval_ (t. I, p. 67; édit.
de la Bibliothèque nationale), s’exprime en ces termes:

«Le Français passe sa vie aux pieds de ses maîtresses... Mais ses
maîtresses _le trompent_.

— Les Anglais ne _le_ sont-ils jamais?»

Ce qui veut dire: Les Anglais ne sont-ils jamais trompés?


Les phrases étranges, amphigouriques, grotesques et cocasses,
abondent chez le romancier DUCRAY-DUMINIL (1761-1819), qui a joui
jadis de tant de vogue. Voici quelques échantillons de ce pathos et
galimatias, extraits de _Victor ou l’Enfant de la forêt_, qui passe
pour le chef-d’œuvre de cet écrivain:

«Un pays raboteux, _hérissé_ de vieilles tours, de masures, de
coteaux boisés, _de prairies et de ruisseaux_... Une petite porte,
percée _dans un des créneaux de_ la muraille, et qui donnait
_de plain-pied_ sur la campagne.» (Tome I, p. 17; 10e édit.,
Belin-Leprieur, 1821.)

«Il examine l’enfant, qui entre _dans la carrière tortueuse_ de la
vie.» (Tome I, p. 30.)

«Il avait besoin encore longtemps de cette nourriture céleste _dont
la nature a rendu les femmes dépositaires_, et qui est le premier
aliment de tous les hommes.» (Tome I, p. 196[38].)

  [38] Cf. Chateaubriand (_Génie du christianisme_, VI, 5; t. I,
  p. 169; Didot, 1865): «L’enfant naît, la mamelle est pleine; la
  bouche du jeune convive n’est point armée, de peur de blesser _la
  coupe du banquet maternel_.»

«Ce siècle, _comme la trombe foudroyante_ qui, après avoir démâté les
vaisseaux, _s’avance sur le rivage_ pour entraîner dans sa course les
arbres et les masures du laborieux agriculteur, ce siècle, dit de
lumière, a moissonné les vertus sociales et privées; il a émoussé la
délicatesse, absorbé les jouissances de l’âme, et tué le sentiment.»
(Tome II, p. 53.)

«Cette lettre fit sur nous _l’effet de la grêle_ qui détruit l’espoir
du laboureur.» (Tome III, p. 220.)

«Victor lui-même sait que ce silence absolu de la nature l’invite _à
céder aux pavots_ que le dieu du sommeil verse sur ses paupières.»
(Tome IV, p. 16.)

«Mon père, s’écrie-t-elle en versant un torrent de larmes, oh! serrez
encore votre fille dans vos bras _paternels_!» (Tome IV, p. 63.)

Ducray-Duminil use fréquemment d’une amusante précaution oratoire, il
s’identifie en quelque sorte avec ses personnages:

«Je _frémis_, Victor, _moi qui suis ton historien_, et _je tremble
encore_ qu’il ne t’arrive un jour de plus grands malheurs.» (Tome
III, p. 55.)

«Quels nouveaux malheurs vont encore flétrir ta jeunesse? J’en
prévois de cruels, d’inattendus (pauvre Victor!) _que je n’aurai
peut-être pas la force de raconter à mes lecteurs_... Mais que
dis-je? si tu as eu le courage de les supporter, _je dois avoir celui
de les transporter à l’histoire_...» (Tome III, p. 271.)

Que de choses il y aurait encore à citer dans ce curieux livre, si
démodé et oublié aujourd’hui!

«Clémence soupire et chante à son tour les couplets suivants,
_qu’elle improvise_, ainsi qu’_il est très aisé de le voir_ par le
ton plus simple que poétique qui en fait le charme:

    Ce fut dans ce lieu solitaire
    Qu’un jour un amant malheureux
    Fit à celle qui lui fut chère
    Les plus tendres aveux.»
                                              (Tome IV, p. 130.)

Etc., etc.

L’auteur de _Victor ou l’Enfant de la forêt_ abuse des _je frémis,
il frémit_, et il abuse aussi, comme sa contemporaine Mme de Staël,
ainsi que nous le verrons plus loin, des syncopes et évanouissements.

Ducray-Duminil avait débuté par le journalisme: il rédigeait, dans
_Les Petites Affiches_, les comptes rendus des représentations
théâtrales, et, «doué d’un caractère essentiellement bénin, lorsqu’il
se voyait chargé d’enregistrer la chute d’une pièce, il ne manquait
jamais d’ajouter à son article cette phrase consolante: _L’auteur est
un homme d’esprit qui prendra sa revanche_.» (STAAFF, _La Littérature
française_, t. II, p. 1043.)


                              * * *


CHARLES NODIER (1780-1844), qui s’est plu souvent, dans ses écrits
pseudo-historiques, à mystifier ses lecteurs[39], répondait un jour
à quelqu’un qui lui reprochait les longs adverbes dont il émaillait
sa prose: «Un mot de huit syllabes fait une ligne, et chaque
ligne m’est payée vingt sous.» (Cf. P.-J. PROUDHON, _Les Majorats
littéraires_, III, § 8, p. 119.)

  [39] Sur les mystifications commises par Charles Nodier, voir
  mon ouvrage _Mystifications littéraires et théâtrales_, p. 89 et
  suiv. (Fontemoing, 1913).

Aussi nombre de romanciers, — de feuilletonistes surtout, —
délayent-ils leur prose le plus possible, et s’efforcent-ils, comme
on dit, de «tirer à la ligne». Alexandre Dumas père nous offrira
prochainement quelques exemples de ce procédé tout mercantile.


STENDHAL (1783-1842), dans une de ses nouvelles, _Le Philtre_
(Chroniques et Nouvelles, p. 299 et 309; Librairie nouvelle, 1856),
vieillit instantanément de dix années un de ses personnages: «J’ai
_trente ans_ de plus que vous, ma chère Léonor... — Vous n’avez que
dix-neuf ans et lui cinquante-neuf...» Ce qui fait _quarante ans_.

Ailleurs, à propos de Mme de Staal-Delaunay, Stendhal fait cette
déclaration et ce pléonasme: «Je dirai qu’une femme ne doit jamais
écrire que des œuvres _posthumes à publier après sa mort_.» (_De
l’amour_, II, chap. 55, p. 192; M. Lévy, 1857.)

On sait quel était «l’idéal du style» pour Stendhal. «Dans sa haine
pour l’emphase contemporaine, il disait que l’idéal du style, pour
lui, c’était le _Code civil_. Il en lisait une page tous les matins.»
(Émile DESCHANEL, _Le Romantisme des classiques_, t. I, p. 28.)

Je ne crois pas que ce système lui ait parfaitement réussi.

Ferdinand Brunetière a crûment qualifié _La Chartreuse de Parme_ de
«chef-d’œuvre d’ennui prétentieux» (Cf. la _Revue critique des idées
et des livres_, 10 mars 1913, p. 656); mais il est à remarquer que
c’est Stendhal lui-même et tout le premier et maintes fois qui a fait
l’aveu de cet ennui et demandé pardon au lecteur de la fatigue qu’il
lui cause.

«Le lecteur trouve bien longs sans doute les récits de toutes
ces démarches... Le lecteur trouve cette conversation longue...
Le lecteur est peut-être un peu las de tous ces détails...» (_La
Chartreuse de Parme_, p. 200, 292 et 436-437; Librairie nouvelle,
1855.)

«Nous craignons de fatiguer le lecteur du récit des mille infortunes
de notre héros... Tout l’ennui de cette vie sans intérêt que menait
Julien est sans doute partagé par le lecteur...» (_Le Rouge et le
Noir_, p. 187 et 409; M. Lévy, 1862.)

On voit combien Stendhal appréhendait l’effet qu’il pouvait et devait
produire sur son public.


HENRI DE LATOUCHE (1785-1851), l’éditeur d’André Chénier, l’ermite de
la Vallée aux loups, écrit, dans son roman _Fragoletta_ (p. 119; M.
Lévy, 1867), cette phrase, qui se ressent un peu trop de l’influence
romantique: «On eût dit cette espèce de couleur meurtrie,... ces
teintes livides partant en étoile de la lame d’un poignard _quand il
a été laissé trois jours dans les flancs d’un cadavre_.»


                              * * *


PAUL DE KOCK (1794-1871), dont le nom a jadis été si populaire,
nous montre, dans son roman _Le Petit Isidore_ (p. 96; _Rouff_,
s. d., in-4) une vieille moustache _qui s’essuye les yeux_: «La
vieille moustache lit, en s’arrêtant quelquefois pour s’essuyer les
yeux...» Vous devinez que ladite moustache appartient à un brave
troupier, un vieux grognard. Louis Reybaud, dans son _Jérôme Paturot
à la recherche de la meilleure des républiques_ (chap. 35, p. 350;
M. Lévy, 1862), a fait usage de la même métaphore ou synecdoque:
«Pour supporter d’un œil sec un tableau pareil, il faut être de la
trempe des _vieilles moustaches_ qui firent, avec l’Empereur, le
tour de l’Europe, et laissèrent sur les bords de la Bérésina un nez
ou un orteil.» Et Balzac (_Melmoth réconcilié_, dans le volume _La
Recherche de l’absolu_, p. 263; Librairie nouvelle, 1858): «Une
_vieille moustache_ comme moi, s’enjuponner, s’acoquiner à une femme!»

«La jeune fille détourna la tête pour cacher des larmes qui tombaient
_de ses yeux_», écrit Paul de Kock, dans _Un jeune homme charmant_
(p. 12; Rouff, s. d.; in-4). En effet, c’est d’ordinaire des yeux que
tombent les larmes.

«Le mélèze aux _larges_ feuilles», dit-il encore dans le même roman
(p. 10). Or, les feuilles du mélèze, du «pin mélèze», ne sont que des
«aiguilles»: «Mélèze, feuilles étroites et très allongées» (Gaston
BONNIER, _Les Noms des fleurs_, p. 268, art. 1056).

Ailleurs, dans une nouvelle intitulée _Les Plaisirs de la pêche_
(Paul DE KOCK, _Nouvelles_, p. 45; Rouff, s. d., in-4), il nous
dit que «M. Bertrand, grand amateur de pêche, passait le temps de
sa récréation, soit à guetter le poisson, soit à chercher _dans
la terre_ de l’asticot». Non, ce n’était pas dans la terre que M.
Bertrand cherchait «de l’asticot»; dans la terre, il savait bien
ne trouver que des vers gris ou rouges; les asticots, il se les
procurait autrement.

Dans _L’Amour qui passe et l’Amour qui vient_ (p. 14; Rouff, s. d.,
in-4), Paul de Kock nous dépeint un vieux garçon pratiquant les
amours ancillaires, et à qui de jeunes marmitons, ses voisins, font
concurrence, et il emploie cette amusante locution: «Pourquoi ne pas
fuir cette maison peuplée de marmitons _qui lui coupent les bonnes
sous le pied_?»

«Mme Durand soupire en disant: «C’est bien heureux!» Et ses jeunes
voisins _en poussen_t aussi [sans doute des soupirs], mais sans rien
dire.» (_Jean_, p. 10; Rouff, s. d., in-4.)

«Jean pleurait ou trépignait _des pieds_.» (_Ibid._, p. 12.)

«Dès qu’on est _deux_, je forme un _quadrille_.» (_Ibid._, p. 14.)

«Remettez-vous, monsieur, dit le notaire à Adolphe en souriant de
son étonnement. _Onze cent mille francs_, c’est une jolie fortune,
sans doute, mais enfin _vous ne serez pas encore millionnaire_.»
(_Monsieur Dupont_, chap. 29, p. 60; Rouff, s. d., in-4.) Que lui
faut-il donc, à ce tabellion, pour faire un millionnaire?

«Elle portait _dans son sein un nouveau gage_ de l’amour de son
époux.» (Paul DE KOCK, _L’Homme aux trois culottes_, chap. 14, p.
44; Rouff, s. d., in-4.) «Elle porte _dans son sein un gage_ de sa
faiblesse.» (ID., _Sanscravate_, chap. 30, p. 79; Charlieu, s. d.,
in-4.) Nous avons déjà vu (p. 69 et 173) des exemples de cette très
fréquente périphrase.

Ne quittons pas Paul de Kock sans rapporter cette plaisante anecdote
contée par les Goncourt, dans leur _Journal_ (année 1865, t. II, p.
312): «Le maire d’ici (de Bar-sur-Seine?) est lié avec Paul de Kock,
lui envoie du cochon et du boudin, et a reçu en échange son portrait.
Sa femme, un jour de Fête-Dieu, pour orner son reposoir, avait donné
tout ce que le ménage avait d’artistique, et le portrait de Paul de
Kock était exposé à la vénération des fidèles, au beau milieu du
reposoir.»


Dans _La Croix de Berny_ (lettre II, p. 17; Librairie nouvelle,
1859), l’un des auteurs, le poète et romancier JOSEPH MÉRY
(1798-1866), sous le pseudonyme de Roger de Monbert, donne «des
épaulettes à ces trois illustres généraux, César, Alexandre et
Annibal».


Le romancier genevois RODOLPHE TOPFFER (1799-1846) fait un usage
fréquent — ce qui se comprend de reste — de certains idiotismes
suisses qui déconcertent et détonnent en français. Non seulement
il emploie, comme son compatriote Jean-Jacques Rousseau, la
mauvaise locution causer à quelqu’un pour causer _avec_ quelqu’un:
«Pendant qu’il _me_ causait... J’aime que vous _me_ causiez...»
(_Le Presbytère_, p. 8 et 52; Hachette, 1907), mais il crée des
mots comme _empléter_ (acheter, faire des emplettes: peut-être
usité en Suisse): «J’ai fait une course à Genève pour _empléter_
des articles» (_Le Presbytère_, p. 449); ou bien, ce qui est plus
grave, ce qui trouble la clarté de la phrase et risque de la rendre
incompréhensible, il change l’acception des termes, ou, plus
exactement sans doute, il les emploie avec l’acception qu’ils ont
à Genève. Notre vieux mot _idoine_, qui veut dire apte ou propre
à quelque chose (_idoneus_), a, chez Topffer, le sens d’inepte,
d’idiot: «... Son _idoine_ de mari, qui a plus soif que faim...»
(_Ibid._, p. 149.) _Gabegie_, terme populaire signifiant fraude,
supercherie (Cf. LITTRÉ), devient chez lui le synonyme de tracas,
de souci: «Qu’auras-tu avancé là en te leurrant de pronostics, de
lourdeurs et de _gabegies_?» (_Ibid._, p. 395.)

N’avons-nous pas lu jadis à Reims (vers 1895), sur des devantures de
restaurateurs et de marchands de vin, le mot _asperges_, «asperges
tous les jours», signifiant, selon les uns, «tripes à la mode de
Caen», selon d’autres, «tripes à la sauce blanche»?



II

  HONORÉ DE BALZAC. Obscurités voulues et bizarreries et
  tares involontaires. Anachronismes. Locutions fréquentes.

  PHILARÈTE CHASLES. — HENRI MONNIER. — LOUIS REYBAUD. —
  FRÉDÉRIC SOULIÉ. Confusion qui règne dans ses romans. —
  STÉPHEN DE LA MADELAINE. — MÉRIMÉE.


Nous avons vu les poètes dits symbolistes s’efforcer de se rendre
obscurs et incompréhensibles pour attirer l’attention et l’admiration
du public. HONORÉ DE BALZAC (1799-1850) ne dédaignait pas d’user de
cet antique procédé, et il n’en faisait pas mystère. Le dessinateur
Bertall, qu’un éditeur avait chargé des illustrations de _La Comédie
humaine_, se trouvant embarrassé, dans cette tâche, par des phrases
plus ou moins ténébreuses, eut recours à l’auteur et l’interrogea.
Bertall lui-même rapporte ainsi cette conversation (Cf. le journal
_Le Soleil_, 12 avril 1882):

«Mon cher maître, voici un passage que je ne comprends pas très bien.»

Balzac prit le livre, lut l’endroit désigné et se mit à rire.

«En effet, dit-il, c’est du galimatias... Mais c’est voulu!

— Comment, voulu?

— Parfaitement. Vous entendez bien, mon cher Bertall, que si le
public n’était pas arrêté de temps à autre par quelque phrase bien
enchevêtrée ou quelque mot très hérissé, il se croirait aussi malin
que l’auteur qu’il lit. Tout ce qui est clair lui paraît trop facile.
Il se figure, le naïf, _qu’il en ferait autant_! Il ignore, ce satané
public, que ce qu’il y a de plus difficile, c’est d’être simple.
C’est pourquoi je saupoudre quelquefois mes romans d’une bonne petite
obscurité afin que le bon lecteur se prenne la tête à deux mains et
dise: «Je ne comprends pas du tout! Ça me dépasse! Sapristi! tout de
même, comme ce Balzac est fort[40]!»

  [40] Nous avons vu aussi (p. 94 et 135) le même système préconisé
  plus ou moins sérieusement par Théophile Gautier: «Il faut, dans
  chaque page, une dizaine de mots que le bourgeois ne comprend
  pas», etc. Et (déjà cité p. 136) Destouches (_La Fausse Agnès_,
  I, 2): «LA BARONNE. Cet endroit-ci n’est pas clair, mais c’est
  ce qui en fait la beauté. — LE BARON. Assurément. Quand je lis
  quelque chose, et que je ne l’entends pas, je suis toujours dans
  l’admiration.» Cf. aussi Montaigne, le cardinal de Retz, La
  Bruyère, etc., cités par nous p. 135-136.

Mais, à côté de ces imbroglios voulus, on rencontre, chez Balzac,
plus d’une tare ou d’une bizarrerie involontaires.

Dans _Splendeurs et Misères des courtisanes_ (p. 253; Librairie
nouvelle, 1856), il nous montre, chose merveilleuse sans doute, un
priseur qui prend son tabac _par le nez_: «... le faux officier de
paix en achevant de humer sa prise par le nez».

Dans _La Cousine Bette_ (p. 259; Librairie nouvelle, 1856), un
commissaire de police répond _silencieusement_: «Elle n’est point
folle». Mais ce n’est là sans doute qu’une faute d’impression, et il
faut lire: _sentencieusement_.

Dans le même roman, le critique Émile Faguet (_Études littéraires sur
le dix-neuvième siècle_, p. 450) relève cette phrase et la cite comme
un exemple de métaphores à la fois vulgaires et prétentieuses: «La
bienfaitrice trempa le pain de l’exilé dans l’absinthe des reproches.»

«_Le Lys dans la vallée_, ajoute Émile Faguet (_Ibid._), est un
prodige de pathos et de phœbus.»

Encore du pathos et de l’amphigouri: «En achevant d’_embrasser_,
par sa profonde intuition, _les misères_ que réveilla cette idée
mélancolique, il (le meurtrier) jeta sur Hélène _un regard de
serpent_, et remua dans le cœur de cette singulière jeune fille un
monde de pensées encore endormi...» (_La Femme de trente ans_, p.
142; Librairie nouvelle, 1859.)

Et cette drôlerie dans l’_Histoire des treize_ (Ferragus, p. 149;
Librairie nouvelle, 1856): «... Jules, seul dans une calèche de voyage
_lestement_ menée par la rue de _l’Est_, déboucha sur l’esplanade de
l’Observatoire...»

Dans le même ouvrage, nous voyons une jeune fille qui ignore l’art de
se teindre, et dont cependant les cheveux changent de couleur: ils
sont tantôt «cendrés» (p. 352), tantôt «noirs» (p. 383).

Et «ces yeux qui semblent avoir des oreilles», dans _L’Envers de
l’histoire contemporaine_ (p. 221, Librairie nouvelle, 1860).

Tout à l’heure Balzac nous a fait voir un individu lançant sur une
femme «un regard de serpent»; dans _Les Chouans_ (p. 110, Librairie
nouvelle, 1859), il nous montre un de ses personnages qui «jette sur
sa maîtresse un coup d’œil _aussi noir que l’aile d’un corbeau_».

Dans le même roman, — qui date de la jeunesse de l’auteur et est
fréquemment mal agencé et obscur (Cf. Marcel BARRIÈRE, _L’Œuvre de H.
de Balzac_, p. 290 et suiv.), — nous voyons (p. 311) l’héroïne, Marie
de Verneuil, sortir d’une affreuse chaumière, d’un taudis où gens et
bestiaux vivent en commun; puis, par une singulière inadvertance, ce
taudis se trouve subitement, dans la même page, et quelques lignes
plus bas, transformé _en salon_. «Tout à coup, Mlle de Verneuil
rentra dans le salon...»

Et (_Les Chouans_, p. 277) cet amoureux qui, pour prouver à sa
maîtresse combien est violente sa passion, saisit, dans le foyer, un
bout de tison, un charbon ardent, le garde et le serre dans sa main,
sans paraître souffrir de cette brûlure, sans même s’en occuper ni
s’en soucier: «Mais jetez donc ce feu! Vous êtes fou! Ouvrez votre
main, je le veux!» lui crie sa maîtresse, qui réussit enfin à ouvrir
cette main. Je sais bien que Mucius Scævola et d’autres ont accompli
cet exploit... N’importe!

Dans _La Muse du Département_ (p. 154-155; Librairie nouvelle, 1857),
Balzac met en scène une soubrette qui, à l’aide d’un mouchoir, bande
solidement les yeux à l’un des personnages, de façon qu’il ne puisse
voir où elle va le conduire, et lui fait ensuite cette étrange
recommandation: «Veillez bien sur vous-même! _Ne perdez pas de vue_
un seul de mes signes!»

Inadvertance à peu près comparable à celle que nous offre John
Lemoinne, dans le _Journal des Débats_ (cité par _Le National_,
2 novembre 1884): «Le roi de Hanovre _aveugle_ et souffrant _de
voir_ son royaume incorporé dans la Prusse», voir avec les yeux de
l’esprit, il est vrai; — et à celle aussi que nous rencontrons chez
Émile Pouvillon (_Pécaïre_, dans le volume _Les Petites Ames_, p.
172 et 180), où «Ginibre, un honnête aveugle,... envoie _un regard
mélancolique_ à une bouteille vide».

Au lieu d’un aveugle qui voit clair, c’est quelquefois un muet
qui prend la parole: «M. le grand rabbin de France Isidor, qu’une
récente attaque de paralysie condamne au _mutisme_, a voulu, en cette
occasion, _mêler sa voix_ aux prières adressées à Dieu à l’intention
de Mosès Montefiore.» (Cité par _Le National_, 2 novembre 1884.)

La dédicace de la courte étude de Balzac intitulée _La Bourse_
débute ainsi: «N’avez-vous pas remarqué, mademoiselle, qu’en mettant
deux figures en adoration aux côtés d’une belle sainte, les peintres
ou les sculpteurs du moyen âge n’ont jamais manqué _de leur imprimer
une ressemblance filiale_?» Comme les figures ainsi placées aux
côtés des saints et des saintes, ces figures de «donateurs», sont
d’ordinaire celles d’un père et de ses fils, d’une mère et de ses
filles, cette ressemblance est toute naturelle et de rigueur en
quelque sorte, et les artistes ne pouvaient manquer de l’exprimer.

Dans _Le Cousin Pons_ (p. 37-38; Librairie nouvelle, 1856), Balzac
parle d’un admirable éventail, «divin chef-d’œuvre que Louis XV a
bien certainement commandé _pour Mme de Pompadour... Watteau_ s’est
exterminé à composer cela!» ajoute-t-il par la bouche du vieux Pons.
Or, Watteau est mort en 1721, l’année même où la belle marquise
venait au monde.

«Un rossignol vint se poser sur l’appui de la fenêtre», prétend
Balzac dans _La Peau de chagrin_ (p. 255; Librairie nouvelle, 1857).
Un rossignol qui se pose sur une fenêtre, — cela ne se voit pas tous
les jours ni même toutes les nuits de mai.

«Quel plaisir d’arriver couvert de neige dans une chambre _éclairée
par des parfums_!» lit-on dans le même roman (p. 110).

Et dans la _Physiologie du mariage_ (p. 301; Librairie nouvelle,
1876): «Nous sommes amoureux à _vingt_ ans... et nous cessons de
l’être à _cinquante_. Pendant ces _vingt_ années...»

Dans les _Petites Misères de la vie conjugale_ (p. 135; Librairie
nouvelle, 1862), une amusante phrase que je me borne à indiquer: «Le
diable aime surtout à mettre sa queue...»

Alphonse Karr, qui était très ferré sur l’horticulture, qui a
même exercé la profession de jardinier-fleuriste à Nice et à
Saint-Raphaël, a plus d’une fois relevé, dans ses _Guêpes_, les
erreurs commises par les romanciers, ses confrères, dans leurs
descriptions des fleurs. Ainsi il reproche à Balzac ses «azalées qui
grimpent et tapissent les maisons» (_Ibid._, août 1843, t. V, p. 6 et
10); — à Jules Janin son «œillet bleu» (_Ibid._, janvier 1844, t. V,
p. 86); — à George Sand ses «chrysanthèmes bleus» (_Ibid._); — etc.

Les _Contes drolatiques_ passent, et peut-être avec raison, pour
le chef-d’œuvre purement littéraire de Balzac; c’était l’avis de
Barbey d’Aurevilly (Cf. _Romanciers d’hier et d’avant-hier_, p. 15
et 37), et l’opinion de Balzac lui-même: malgré l’insuccès complet
de ces _Contes_ lors de leur apparition, «il croyait qu’à défaut de
ses autres œuvres, ils suffiraient pour le sauver de l’oubli» (Mme
SURVILLE, _Balzac_, p. 145). Or, si habile et si savant que soit le
style archaïque de ces _Contes_, il est des endroits qui trahissent
l’époque moderne, celui-ci, par exemple: «Ce grand et noble curé
_n_’estoit _pas_ fort _que_ de là» (Premier dixain, _Le Curé d’Azay_,
p. 279; Librairie nouvelle, 1859). _Ne pas que_, dans le sens
actuel, — «n’était pas fort seulement que de là», — est une locution
illogique, fautive et _moderne_: elle n’apparaît, dans notre langue,
que vers la fin du dix-huitième siècle: voir ci-dessus, Préambule, p.
14-15, note; et LITTRÉ, article Que, Remarque 1.: «_Ne pas que ou ne
point que_, anciennement, équivalait à _ne... que_, le mot _pas_ ou
_point_ étant explétif.

    Et ne l’auront point vue obéir qu’à son prince
                                   (CORNEILLE, _Horace_, III, 6)

signifie: Et ne l’auront vue obéir qu’à son prince, et non: Et ne
l’auront point vue obéir _seulement_ à son prince.»

Une particularité qui a droit de surprendre les lecteurs de _La
Comédie humaine_, particularité étonnante chez un écrivain qui s’est
tant occupé d’affaires litigieuses et de questions judiciaires, c’est
que Balzac, bien qu’il eût débuté par être clerc d’avoué, n’avait,
en 1845, à l’âge de quarante-six ans, _jamais entendu plaider_,
jamais, donc, serait-on en droit d’inférer, assisté à une séance de
tribunal: «Je n’avais jamais entendu plaider, et je suis resté pour
entendre Crémieux, qui a fort bien parlé.» (Lettre à Mme Hanska, 14
décembre 1845; _Correspondance_, t. II, p. 188.) Et cependant nous
lisons, dans une _Notice sur la fondation et le but de la Société des
gens de lettres_ (p. 2; Paris, imprimerie Charles Blot, s. d. ni nom
d’édit.), que «le premier procès mémorable (engagé par la Société
des gens de lettres contre les journaux ayant illicitement reproduit
des feuilletons) fut plaidé à Rouen par Honoré de Balzac. Le grand
romancier s’improvisa l’avocat de ses confrères... Et cela par une
délégation, que lui avait donnée le Comité, du 11 octobre 1839. M.
Honoré de Balzac obtint gain de cause...»

Signalons, en passant, l’abus excessif que fait Balzac de la
conjonction _car_; nous la voyons répétée souvent trois ou quatre
fois dans la même page (Cf. _Ursule Mirouet_, Librairie nouvelle,
1857, _passim_ et notamment p. 15, 16, 19... 166, 217, etc.; —
_L’Envers de l’histoire contemporaine_, Librairie nouvelle, 1860,
_passim_, principalement p. 161, 163, 171... 203, 221; — etc.); — et
aussi une formule, précaution oratoire, très fréquente chez Balzac,
et dont la tournure seule varie, souvent même fort peu: «Maintenant,
il est nécessaire d’expliquer... Ici peut-être est-il nécessaire
de faire observer... Ces menus détails sont indispensables pour
comprendre... Avant d’aller plus loin, il est utile de raconter...
Peut-être n’est-il pas superflu d’ajouter...», etc. (Cf. _La Cousine
Bette_, Librairie nouvelle, 1856, p. 32, 33, 67, 106, 126, etc.; —
_Ursule Mirouet_, Librairie nouvelle, 1857, p. 22, 72, 87, etc.; —
_Les Paysans_, Librairie nouvelle, 1857, p. 51, 93, 97, etc.; — _Les
Chouans_, Librairie nouvelle, 1859, p. 6, 15, 179, 194, 349, etc.)


                              * * *


PHILARÈTE CHASLES (1799-1873), dans ses très curieux _Souvenirs d’un
médecin_ (traduits de Samuel Warren; Librairie nouvelle, 1855, p.
51), nous montre des gens rassemblés le soir au coin du feu, vidant
leur tasse de thé «_sans mot dire_, et se retirant après une heure de
cet innocent _entretien_».


«Ce sabre est le plus beau jour de ma vie!»

Cette solennelle et célèbre déclaration de Joseph Prudhomme a son
pendant dans une autre phrase que l’historien de Joseph Prudhomme,
HENRI MONNIER (1799-1877), attribue à un maire de village,
nouvellement élu:

«Mes amis, jamais je n’oublierai l’honneur que vous avez fait à mes
cheveux blancs en les mettant à votre tête!» (Cf. _Le Rappel_, 10
janvier 1877.)


A un mari dont la femme a mis au monde plusieurs filles et qui vient
enfin d’accoucher d’un garçon, un personnage du _Coq du Clocher_
(chap. 3, p. 26; M. Lévy, 1856) de LOUIS REYBAUD (1799-1879) adresse
ses félicitations en ces termes:

«A la bonne heure! Vous avez eu la _main heureuse_ cette fois!»


FRÉDÉRIC SOULIÉ (1800-1847) se vantait d’écrire ses romans sans
préparer de plan, de «jeter la plume au vent et suivre le chemin
où elle mène» (_Le Magnétiseur_, p. 74; Librairie nouvelle, 1857).
On ne s’aperçoit que trop de ce manque de préparation et de soin à
l’incohérence et la confusion qui règnent dans nombre de ses récits.
Et ce qu’il y a de plus drôle, c’est que souvent, de son propre aveu
ou par la bouche de ses personnages, l’auteur reconnaît et proclame
le gâchis.

«Vous ne me comprenez pas! s’écria le général, et moi-même, dans ce
chaos d’événements, de doutes, d’incertitudes, je ne sais si je me
comprends.» (_Le Magnétiseur_, p. 154.)

«Les événements de la vie de Justine expliquent suffisamment,
du moins je le pense, la brutalité et l’incohérence de ses
confidences... Qu’on veuille donc bien lire ce qui va suivre avec le
souvenir de ce que je viens de dire, et on s’expliquera peut-être
cette incohérence d’opinions, ce chaos de principes opposés jeté à
travers cette narration.» (_Les Drames inconnus_, t. I, p. 367 et
369; Librairie nouvelle, 1857.)

«C’est un enchevêtrement du diable (que cette intrigue, reprit
Molinos), je vous prie d’y faire attention.» (_Ibid._, t. IV, p. 244.)

«Écoute, maître, dit le Diable, si tu me fais mêler toutes ces
histoires l’une avec l’autre, non seulement nous n’y comprendrons
rien, mais encore nous n’en finirons pas.» (_Les Mémoires du Diable_,
t. III, p. 274; M. Lévy, 1877.)

En effet, comment voulez-vous vous y retrouver dans un imbroglio de
ce genre:

«... Il nous avoua que cette correspondance n’avait d’autre but que
de cacher celle qu’il avait directement avec une novice du nom de
Juliette. Ce fut dans ce même souper qu’un certain comédien, nommé
Gustave, m’apprit que cette Juliette n’était autre que la fille
de Mariette, laquelle Mariette se cachait à Auterive sous le nom
de Mme Gelis, tandis que Jeannette avait pris celui de Juliette.»
(_Ibid._, p. 262.) Et notez que nous n’avons là qu’un faible fragment
de l’intrigue générale, et que «toutes ces histoires ne font que se
mêler l’une avec l’autre».

Voici quelques phrases bizarres de Frédéric Soulié:

«Son œil, à demi fermé, _vibrait_ et _haletait_, pour ainsi dire,
lançant autour d’elle des regards trempés de volupté.» (_Ibid._, p.
296.)

«Ce n’était plus ce jeune sous-lieutenant décoré sur le champ de
bataille, changeant d’épaulettes à chaque campagne; un de ces
soldats intrépides qui, si vite qu’ils montent, pourraient _planter
chaque échelon_ de leur fortune _dans un trou de blessure_.» (_Le
Magnétiseur_, p. 215.)

«Celui-là qui s’épuise _à scalper les fibres_ les plus tendres
du cœur humain pour dire le secret de ses plus imperceptibles
mouvements...» (_La Lionne_, p. 221; Librairie nouvelle, 1856.)

«Une main infernale et impitoyable s’est étendue sur votre destinée.
Cette main sait préparer le poison de la calomnie comme elle sait
pousser ses esclaves au crime.» (_Ibid._, p. 351.)

«C’était une figure de reine et une _taille_ de nymphe qui _parlait_
ainsi.» (_Diane et Louise_, dans le volume _Le Maître d’école_, p.
298; Librairie nouvelle, 1859.)

Je ne sais plus qui disait, sans doute après avoir lu ces phrases:
«Frédéric _Soulié_? Il écrit comme ma _savate_!»

Frédéric Soulié place Aix-les-Bains, non en Savoie, mais dans les
Pyrénées (_Les Mémoires du Diable_, t. II, p. 189; M. Lévy, 1863),
et il nous parle de Rome, qu’il avait l’intention d’«aller voir»,
mais qu’il n’a jamais vue, de la plus fantaisiste façon: il plante
des arbres, «des arbres grillés» sur le Corso, qui n’est bordé que
de maisons, et la place Navone ne cesse pas pour lui d’être la place
_Nivone_. (_Le Magnétiseur_, p. 39, 40, 42, 45, 48...)

A l’exemple de la pelle qui vitupère le fourgon, Soulié, qui a tant
écrit de romans-feuilletons où défilent des personnages de toute
catégorie, fait, par allusion à Eugène Sue, mais sans le nommer,
ni lui ni ses _Mystères de Paris_, une acerbe critique de ce genre
d’ouvrages: «Il se créera bientôt une littérature consacrée à
l’histoire de la loge, de la mansarde, du cabaret; les héros en
seront des portiers, des marchands d’habits, des revendeuses à la
toilette; la langue sera un argot honteux, les mœurs des vices de bas
étage, les portraits des caricatures stupides...» (_Les Mémoires du
Diable_, t. I, p. 285; M. Lévy, 1861.)


Dans son roman _Le Secret d’une renommée_, suivi de _La Tache
originelle_ (Librairie nouvelle, 1859), STÉPHEN DE LA MADELAINE
(1801-1868) ne se contente pas de faire souffler en Lorraine le
méridional et méditerranéen _sirocco_: «A Metz,... on dirait que le
vent de _sirocco_, qui souffle _des montagnes environnantes_ pendant
_dix mois_ de l’année...» (p. 169), il abuse de ces métaphores
astronomiques:

«Cet homme était _une étoile détachée du firmament de la célébrité_;
peut-être la plus radieuse de toutes.» (Page 125.)

«Bernard Cadussias, ci-devant marquis de Rochebrune..., l’une _des
étoiles de la littérature française_, était installé chez le patron
en qualité de garde forestier.» (Page 156.)

«Il était, comme tout le monde le savait, marquis de Rochebrune,...
_un astre tombé du firmament littéraire_. Mais l’_étoile_ qui avait
caché ses feux sous la bruyère des montagnes ne voulait plus remonter
à l’empyrée», etc. (Page 159.)


MÉRIMÉE (1803-1870), si réputé cependant pour la pureté de son style,
écrit à plusieurs reprises: _le_ Dante, _du_ Dante (_Colomba_,
p. 30; Charpentier, 1862), et, dans ce même roman (p. 31), nous
rencontrons cette phrase bizarre: «Colomba poussa un soupir,...
enfin, mettant la main sur ses yeux, _comme ces oiseaux_ qui se
rassurent et croient n’être point vus quand ils ne voient point
eux-mêmes, chanta, ou plutôt déclama...»



III

  ALEXANDRE DUMAS PÈRE. Rôle des serpents et autres animaux
  dans ses romans. Anachronismes, étourderies et drôleries.
  Abus du dialogue.

  CHARLES DE BERNARD. A quel âge est-on un vieillard? —
  EUGÈNE SUE. — ÉMILE SOUVESTRE.


ALEXANDRE DUMAS PÈRE (1803-1870), qui a tant écrit, ou tant publié,
est, par suite, le romancier chez qui l’on découvrirait peut-être
le plus de bévues, d’anachronismes et de drôleries. _Les Mohicans
de Paris_, notamment, renferment quantité de descriptions et de
remarques étonnantes, stupéfiantes, et il y a des chapitres (le
cinquante-cinquième, par exemple, intitulé _To die, to sleep_) qui
serait à citer à peu près _in extenso_: «Devant Dieu, vers lequel
nous allons monter, nous tenant par la main, je jure de t’aimer, ô
Colomban! à travers les mondes inconnus! Dussé-je, en franchissant le
seuil de ce monde, être plongée avec toi dans la fournaise ardente
que la religion catholique promet à ses damnés... je jure de t’aimer
au milieu des flammes des fournaises! Dussé-je...», etc.

«Le cœur du jeune Breton que nous avons appelé Colomban était un pur
diamant _à quatre facettes_: la bonté, la douceur, l’innocence et la
loyauté.» (Chap. 40.)

«... Et sans doute eussent-ils passé la journée ensemble à _presser
les mamelles de cette féconde Isis qu’on appelle l’Amour_, si le nom
de Colomban, deux fois répété par une voix fraîche, n’eût retenti
dans l’escalier.» (_Ibid._)

«Salvator déposa sur le front de la jeune fille un baiser aussi
chaste _que le rayon de lune_ qui l’éclairait...» (Chap. 136.)

«Le comte eût voulu résister sans doute, mais il était dominé par
la grandeur d’aspect de la jeune femme. Il jeta sur elle _un regard
de serpent forcé de fuir_, et, les mâchoires serrées, les poings
crispés... — Eh bien, soit, madame, dit-il; adieu!» (Chap. 142.)

Remarquons à ce propos que les comparaisons avec les serpents,
vipères et aspics sont très fréquentes chez Dumas:

«Cette reine sentait, comme on sent _un serpent_ sortir des bruyères
où votre pied l’a réveillé...» (_Ange Pitou_, t. II, p. 4; C. Lévy,
s. d.)

«A cette seule idée qui la brûlait comme la morsure dévorante de
l’_aspic_, Marie-Antoinette s’étonnait...» (_Ibid._)

«Andrée, tressaillant comme si _une vipère_ l’eût mordue au cœur...»
(_Ibid._, t. II, p. 75.).

«Danton se sentit perdu, perdu comme le lion qui aperçoit à deux
doigts de ses lèvres la tête hideuse _du serpent_.» (_Ibid._, t. II,
p. 186.)

«On eût dit qu’il avait marché sur un aspic.» (_Ibid._, t. II, p.
283.)

«L’amour-propre est _une vipère_ endormie, sur laquelle il n’est
jamais prudent de marcher.» (_Ibid._, t. II, p. 326.)

Les comparaisons avec les autres animaux ne sont pas rares non plus:

«Villefort n’était plus cet homme dont son exquise corruption faisait
le type de l’homme civilisé; c’était un _tigre_ blessé à mort qui
laisse ses dents brisées dans sa dernière blessure» (_sic_) (_Le
Comte de Monte-Cristo_, t. VI, p. 184; chap. 14, Expiation; C. Lévy,
s. d.)

«Villefort... se traîna vers le corps d’Édouard (un enfant), qu’il
examina encore une fois avec cette attention minutieuse que met la
_lionne_ à regarder son _lionceau_ mort.» (_Ibid._, t. VI, p. 184.)

«Danglars ressemblait à ces _bêtes fauves_ que la chasse anime, puis
qu’elle désespère, et qui, à force de désespoir, réussissent parfois
à se sauver.» (_Ibid._, t. VI, p. 255, chap. 19, Le pardon.)

Dans ce même roman de _Monte-Cristo_ (t. VI, p. 188, chap. 14),
on lit cette phrase amusante: «Villefort sentit ses pieds prendre
racine, ses yeux se dilatèrent à briser leurs orbites..., les veines
de ses tempes se gonflèrent d’esprits bouillants qui allèrent
soulever la voûte trop étroite de son crâne et noyèrent son cerveau
dans un déluge de feu.»

Remarquer que cette sentence ou prière que Monte-Cristo avait
inscrite sur les murs de son cachot, au château d’If (t. VI, p.
216, chap. 16, Le Passé): «Mon Dieu! Conservez-moi la mémoire!» est
textuellement la même que celle qui termine le _Conte de Noël_, Le
Possédé, de Dickens (_in fine_): «Seigneur, conservez-moi la mémoire!»

Dans _Les Trois Mousquetaires_, le _même_ billet, l’attestation
remise à Milady par Richelieu, reparaît à _trois_ endroits du récit,
mais avec des changements de texte et des dates différentes. Dans le
chapitre 15 (2e partie), Scène conjugale, ledit papier est daté du 3
décembre 1627; — dans le chapitre 17, Le Conseil des Mousquetaires,
il est daté du 5 décembre 1627; — et dans la Conclusion du roman, il
porte la date du 5 août 1628, et il a perdu en route tout un membre
de phrase.

«Montalais sentit _le rouge_ lui monter au visage en flammes
_violettes_,» lisons-nous dans _Le Vicomte de Bragelonne_ (t. III, p.
379; chap. 38, Fin de l’histoire d’une naïade...; C. Lévy, s. d.)


«Saint Louis avait eu pour ministre un prêtre, le digne abbé Suger»,
prétend Dumas dans _Les Compagnons de Jéhu_ (p. 52). Or, Suger est
mort en 1152 et saint Louis ne naquit qu’en 1215.

Autres anachronismes.

Dans _La Tulipe noire_ (Chap. 20, Ce qui s’était passé...), dont
l’action se déroule en Hollande, au dix-septième siècle, du temps des
frères de Witt, un des personnages, oubliant que Lavoisier n’a pas
encore déterminé la composition de l’eau et ne naîtra qu’au siècle
suivant, nous annonce, par une miraculeuse divination, que «l’eau est
composée de trente-trois parties d’oxygène et de soixante-six parties
d’hydrogène».

Dans _Le Chevalier d’Harmental_, dont l’action se passe en 1718, un
des personnages, le bonhomme Buvat, apprend au cardinal Dubois que
sa pupille «peint comme Greuze», — qui devait naître seulement sept
ans plus tard, en 1725. Et, de sa chambre, le même Buvat aperçoit
l’illumination des galeries du Palais-Royal, — galeries qui ne
seront construites que soixante ou soixante-dix ans plus tard, par
Philippe-Égalité. (Cf. _Le Journal_, 9 mars 1899.)

«Holà, mon bonhomme! cria d’Artagnan à un paysan qui travaillait
_son champ de pommes de terre_.» (_Les Trois Mousquetaires_, dans le
journal _Le Voleur_, 7 mars 1889, p. 155.) D’Artagnan naquit en 1611,
mourut en 1673, et la culture de la pomme de terre ne s’est propagée
en France qu’au dix-huitième siècle, avec Parmentier (1737-1813).

«Vous êtes, dit Colbert, aussi spirituel _que M. de Voltaire_.» (_Le
Vicomte de Bragelonne_, même source.) Colbert: 1619-1683; Voltaire:
1694-1778. Colbert a peut-être voulu dire: _que M. de Voiture_
(1598-1648).

Dans _San Felice_, apparaît un accoucheur, tenant un mouchoir
entre ses dents, dans lequel pèse le nouveau-né de tout son poids
(six livres et demie), et ledit accoucheur tient un pistolet dans
chaque main. Dans cette position, aussi dramatique qu’embarrassante,
il fondit tête baissée au milieu de la population en criant, les
dents serrées: «Place à l’enfant de la morte!» Même en italien,
ajoute le journal à qui j’emprunte cet extrait, la phrase dut être
bien difficile à prononcer.» (_Le Courrier Saïgonnais_, Saïgon, 10
décembre 1912.)

Dans _Le Collier de la Reine_ (t. II, p. 51), don Manoel discute avec
le joaillier Boehmer, et, pour bien exprimer la surprise qu’éprouva
le noble étranger aux explications du marchand, Dumas écrit: «Ah! ah!
dit don Manoel _en portugais_».

«Le cardinal devina qu’il était tombé dans le piège de _cette
infernale oiseleur_», au dire de Dumas dans le même roman (chap. 30),
et en parlant de l’astucieuse Mme de la Motte.

Et ces vers du drame de _Christine_:

    Comme au haut d’un grand mont le voyageur lassé
    Part tout brûlant d’en bas, puis arrive glacé,
    Sans qu’un éclair de joie un seul instant y brille,
    User à le rider son front de jeune fille,
    Sentir une couronne en or, en diamant,
    Prendre place, à ce front, d’une bouche d’amant.

«Un voyageur, dit Louis de Loménie, qui, _au haut d’un grand mont,
part tout brûlant d’en bas_; _une couronne qui prend place à un front
d’une bouche_, voilà, certes, un atroce jargon.» (Cf. Eugène DE
MIRECOURT, _Alexandre Dumas_, p. 40.)

Dans ses _Mémoires_ surtout, souvent si intéressants et si vivants,
dont les premiers volumes, consacrés à l’enfance et à la jeunesse
de l’auteur passées à Villers-Cotterets, sont particulièrement
captivants, Alexandre Dumas s’abandonne volontiers à ses
intempérances, négligences, hâbleries et singularités de langage.

A l’île Saint-Domingue, nous assure-t-il (t. I, p. 14), «l’air est
_si pur_, qu’aucun reptile venimeux n’y saurait vivre. Un général,
chargé de reconquérir Saint-Domingue, qui nous avait échappé, eut
l’ingénieuse idée, comme moyen de guerre, de faire transporter de la
Jamaïque à Saint-Domingue toute une cargaison de reptiles, les plus
dangereux que l’on pût trouver. Des nègres charmeurs de serpents
furent chargés de les prendre sur un point et de les déposer sur
l’autre. La tradition veut qu’un mois après, tous ces serpents
eussent péri, depuis le premier jusqu’au dernier.»

«Mon père avait eu un cheval tué sous lui; un second (cheval) avait
été _enterré par un boulet_.» (Tome I, p. 92 et 96.)

«... Non, cher abbé,... je ne fus point l’homme de la pratique
religieuse. Il y a même plus, cette fois où je m’approchai de la
sainte table fut la seule; mais... quand la dernière communion
viendra à moi comme j’ai été à la première, quand la main du Seigneur
aura fermé les deux horizons de ma vie, en laissant tomber le voile
de son amour entre le néant qui précède et le néant qui suit la vie
de l’homme, il pourra, de son regard le plus rigoureux, parcourir
l’espace intermédiaire, _il n’y trouvera pas une pensée mauvaise, pas
une action que j’aie à me reprocher_.» (Tome II, p. 31.)[41]

  [41] J.-J. Rousseau, nous l’avons vu (Cf. ci-dessus, p. 172),
  a encore été bien plus loin, lui: «... Moi qui me suis cru
  toujours et qui me crois encore, à tout prendre, _le meilleur des
  hommes_...» (_Les Confessions_, II, x; t. VI, p. 85; Hachette,
  1864.)

«... Au caillou qui s’approche de la rose, et à qui _il reste le
parfum de la reine des fleurs_.» (Tome II, p. 298.)

«En moins de dix minutes, le renard avait étranglé dix-sept poules et
deux coqs. Dix-neuf fois _homicide_!» (Tome III, p. 72.)

«Ernest s’empressa de nous apporter la cire tout allumée (pour
cacheter des lettres)... Je pris la cire d’une façon si gauche, je
l’_allumai_ d’une manière si naïve...» qu’il oublie qu’Ernest vient,
à l’instant même, de la lui apporter tout allumée. (Tome III, p.
207.) A moins que la cire ne se soit éteinte, et qu’il ait fallu la
_rallumer_.

«... Cette fatalité qui pousse les hommes vers le lieu où il est
écrit d’avance qu’ils doivent mourir.» Fatalité bien singulière.
(Tome IV, p. 192.)

Dans le tome VII (p. 272), Alexandre Dumas cite la phrase suivante
empruntée à une description de la bataille d’Austerlitz, dont il
ne nomme pas l’auteur: «Vingt-cinq mille Russes étaient rangés en
bataille sur un vaste étang gelé; Napoléon ordonna que le feu fût
dirigé contre cet étang. Les boulets brisèrent la glace, et les
vingt-cinq mille Russes _mordirent la poussière_.»

Tome X, p. 112, il attribue à Chateaubriand cette étrange phrase:
«J’ai marché sans le vouloir, _comme un rocher_ que le torrent roule;
et maintenant voilà que je me trouve plus près de vous _que vous de
moi_.»

Il raconte (t. VIII, p. 8) qu’un aéronaute de ses amis, du nom de
Petin, s’imaginait avoir résolu, de la façon suivante, le grand
problème de la navigation aérienne: «Petin raisonnait ainsi: La terre
tourne; dans ce mouvement de rotation sur elle-même, elle présente
successivement tous les points de sa surface déserte ou habitée.
Or, quelqu’un qui s’élèverait jusqu’aux dernières couches de l’air
ambiant, _et qui trouverait le moyen de s’y fixer_, descendrait en
ballon sur la ville du globe où il lui plairait de toucher terre;
il n’aurait qu’à attendre que cette ville passât sous ses pieds;
il irait de la sorte aux antipodes en douze heures, et, cela, sans
fatigue aucune, puisqu’il ne bougerait pas de sa place, et que ce
serait la terre qui marcherait pour lui.» Ce brave Petin oubliait que
la terre, dans son mouvement de rotation, l’entraînerait forcément
avec elle, et que, si haut qu’il s’élevât, il lui serait impossible
d’échapper à ce mouvement et de demeurer immobile.

Dans un autre ouvrage publié par Alexandre Dumas, et qui porte son
nom, «_Impressions de voyage, De Paris à Sébastopol_, par le docteur
Félix Maynard, publié par Alexandre Dumas» (Librairie nouvelle,
1855), on trouve, dans l’Avant-propos (p. 3), la plus singulière,
la plus abracadabrante théorie de la télégraphie électrique qu’il
soit possible d’imaginer. L’auteur se figure que, pour transmettre
une dépêche télégraphique, on commence par la faire _dissoudre
dans le liquide de la pile_... «Une batterie électrique (?) est
établie là-bas auprès des batteries de siège. Nos généraux font
dissoudre leurs dépêches dans le liquide de cette pile, puis des fils
métalliques s’imprègnent de ce liquide, charrient les pensées et les
mots qu’il contient à travers les profondeurs de la mer Noire et les
plaines du continent...»

Avec Ponson du Terrail, dont nous parlerons bientôt, Alexandre Dumas
père est un des romanciers qui ont le plus _délayé_ le dialogue et
_tiré à la ligne_. Un de leurs _trucs_ habituels, à tous deux, est de
faire répéter, par un ou plusieurs des interlocuteurs, la question
posée. Exemples:

«... J’étais bien sûr que vous ne vouliez pas la guerre par les mêmes
motifs que moi!

— Alors, voyons les vôtres!

— Les miens? demanda le roi.

— Oui, répondit Marie-Antoinette, les vôtres.»

                                   (_Ange Pitou_, t. I, p. 326.)


«Je le quitte.

— Qui cela?

— Dame! quelqu’un de votre connaissance.

— De ma connaissance, à moi?

— Oui.

— Et comment...»

                                        (_Ibid._, t. I, p. 336.)


«Son prétendu sommeil magnétique est un crime.

— Un crime!

— Oui, un crime, continua la reine...»

                                   (_Ange Pitou_, t. II, p. 19.)


«J’appelle aristocrates des personnes de votre connaissance.

— De ma connaissance?

— De notre connaissance? dit la mère Billot.

— Mais qui donc cela? insista Catherine.

— M. Berthier de Sauvigny, par exemple.

— M. Berthier de Sauvigny?

— Qui vous a donné...

— Eh bien?

— Eh bien, j’ai vu...»

                                   (_Ibid._, t. II, p. 230-231.)


Terminons en racontant, d’après le journal _Le National_ (16
mars 1885), que l’auteur des _Trois Mousquetaires_ «avait une
cuisinière étonnante: elle était arrivée à écrire son nom de
Sophie, sans employer une seule des lettres composant ce mot. Elle
l’orthographiait ainsi: _Çaufy_. Son patron restait en admiration
devant cette trouvaille. Il y avait de quoi[42]».

  [42] La même anecdote a été appliquée à une autre Sophie,
  cuisinière du docteur Véron.


                              * * *


CHARLES DE BERNARD (1804-1850), que l’on a qualifié, à tort ou à
raison, de disciple ou d’imitateur de Balzac, emploie parfois à
satiété le mot _vieillard_, et l’applique même à des personnages qui
n’ont pas atteint soixante ans. Voir, par exemple, _Le Nœud gordien_
(M. Lévy, 1858), où ce mot reparaît continuellement: Pages 43, 44,
45, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 64, 65, etc. Dans _Le Gentilhomme
campagnard_ (t. II, p. 264; M. Lévy, 1857), nous trouvons même
_vieillard_ au féminin: «la _vieillarde_ avait raison».

Les romans de Charles de Bernard nous offrent çà et là quelques
termes tombés en désuétude, ou supprimés et remplacés par d’autres
mots: _billets de visite_, pour cartes de visite: «Il tira d’une
poche de son gilet un de ses billets de visite... La femme de
chambre entra en tenant à la main un billet de visite...» (_Les
Ailes d’Icare_, p. 188 et 270; M. Lévy, 1857); — _surtout_, pour
pardessus ou manteau: «Il portait, par-dessus des habits de deuil,
un surtout de peau de bique» (_Un Beau-Père_, t. I, p. 195; M. Lévy,
1859); _surtout_, avec cette acception, a été employé par Voltaire,
Saint-Simon, etc. (Cf. LITTRÉ); — _cigarite_, pour cigarette: «Il
semblait exclusivement occupé de la confection d’une cigarite» (_La
Chasse aux amants_, dans _La Peau du lion_, p. 296; M. Lévy, 1860).

Et cette plaisante phrase du même romancier: «Sans état (sans
fortune)... ne possédant de terre _que ce qu’en peuvent contenir les
vases de fleurs de leur salon_, ces parias vivent en pachas.» (_Les
Ailes d’Icare_, p. 65.)


«Ah! vous vous êtes dit, s’écrie un des personnages d’EUGÈNE SUE
(1804-1857): «Je m’en vais _mettre les fers au feu_ pour _tirer les
vers du nez_ de Mme Barbançon, afin de _voir ce qu’elle a dans le
ventre_!» (_L’Orgueil_, t. I, p. 94; Marpon, s. d.) Et plus loin
(p. 199), le même écrivain nous apprend que «_le seuil de la porte_
d’Erminie était _vierge des pas_ d’un homme».


Autres métaphores, dues, celles-ci, à ÉMILE SOUVESTRE (1806-1854):
«Le souvenir de Cécile venait bien, de loin en loin, combattre ces
amertumes, mais je l’écartais alors brusquement, comme on écarte la
main d’un ami au moment du désespoir; ou bien, _tournant la coupe
du côté de l’absinthe_, je cherchais dans ce souvenir lui-même un
nouveau motif de mépriser les hommes... Mon cœur ressemblait à _un
nid de vipères_, dressant contre le monde _leurs gueules gonflées de
venin_.» (_Deux Misères_, p. 80-81; M. Lévy, 1859.)

Dans _Un Philosophe sous les toits_ (p. 49; M. Lévy, 1857),
Souvestre, comme nous l’avons noté déjà (Préambule, p. 10), dit
qu’«il semble que chacun, _surpris à l’improviste_, perde le
caractère...» Quand on est _surpris_, c’est généralement _à
l’improviste_. C’est ce que Molière aussi a oublié dans _Don Garcie
de Navarre_ (V, 6):

                              ...cette gaieté
    _Surprend au dépourvu_ toute ma fermeté.



IV

  ALPHONSE KARR. Abus du tiret. — GALOPPE D’ONQUAIRE. — JULES
  SANDEAU. Fréquentes comparaisons avec les animaux. — BARBEY
  D’AUREVILLY, jugé par Flaubert, par Champfleury.

  AMÉDÉE ACHARD. Encore les comparaisons avec les serpents et
  autres animaux. — EUGÈNE FROMENTIN. — OCTAVE FEUILLET. Le
  qualificatif _adorable_.


L’emploi très fréquent, presque à chaque ligne, du _tiret_ ou
_moins_ (en langage typographique), et autrement que pour indiquer
un changement d’interlocuteurs dans le dialogue, est une des
singularités de style d’ALPHONSE KARR (1808-1890). Voyez, par
exemple, son roman _Raoul_ (M. Lévy, 1859): «On porte le cadavre dans
sa chambre — on le met dans son lit; — Marguerite — s’assied près
du lit, — reste les yeux fixés sur lui, — et ne prononce plus une
parole, — n’entend rien, — ne répond à rien; elle est anéantie, —
elle ne s’occupe de rien de ce qui se passe. — Le maire et un médecin
viennent constater le décès, — on veut lui adresser quelques paroles
de condoléance, — on ne les achève pas, tant il est visible qu’elle
n’entend pas; — il semble qu’il y ait deux morts dans cette chambre.»
(Page 313.) «... La douleur de Marguerite est calme, — elle attend; —
elles n’évitent ni l’une ni l’autre de parler de Raoul; — loin de là,
— elles s’entourent de tout ce qui le rappelle, — et en parlent sans
cesse.» (Page 318.)

Et tout le volume et maints autres ouvrages d’Alphonse Karr sont
ainsi émaillés de tirets inutiles.

On trouve dans Alphonse Karr (_Les Guêpes_, t. II, p. 68;
octobre 1840; M. Lévy, 1883) le mot _restaurant_ dans le sens de
_restaurateur_: «Le _restaurant_ de la prison est un _homme_ fort
zélé...» De même, jadis, le mot _roman_ a été employé dans le sens de
_romancier_. «Vous voyez ici les _romans_, qui sont des espèces de
_poètes_, et qui outrent également le langage de l’esprit et celui du
cœur.» (MONTESQUIEU, _Lettres persanes_, 137, t. II, p. 105 et 165;
édit. André Lefèvre.)

Je cueille dans _Les Guêpes_ (t. II, p. 287; juin 1841) cette
anecdote:

«Cela me rappelle un pauvre diable que l’on mit une fois en route
pour l’Italie. — Après lui avoir persuadé que la végétation était,
sur cette terre bénie, toute différente de ce qu’elle est dans les
autres pays, que les arbres y produisent naturellement une foule
d’objets qui ne naissent en France qu’à force de travail et de
main-d’œuvre: «Tu y verras, lui disait-on, — le _saucissonnier_,
c’est-à-dire l’arbre qui produit des saucissons, — la variété _à
l’ail_ est fort rare; — tu y verras le _bretellier_, c’est-à-dire
l’arbre à bretelles: elles sont mûres vers la fin de septembre; — tu
m’en rapporteras une paire; — mais ne va pas prendre des bretelles
sauvages qui ne durent rien». — Toujours est-il qu’il en devint fou.»

Et, encore dans _Les Guêpes_ (t. VI, p. 269, mai 1848), cette phrase
drolatique: «Non seulement ce parti (le parti républicain) a commis
d’intolérables excès, mais encore _il a ouvert la porte à sa queue_,
qu’il a en vain essayé de rompre, — mais cette queue, comme celle du
serpent, se réunit au corps malgré lui ou veut le percer comme celle
du scorpion; — elle _professe le pillage_ et _prône la guillotine_; —
» etc.


«Un dimanche d’automne, j’étais _en chasse_ avec un de mes amis»,
écrit, dans _Le Diable boiteux au village_ (p. 165; Librairie
nouvelle, 1860), le romancier GALOPPE D’ONQUAIRE (1810-1867), un fin
et spirituel lettré, qui a eu son temps de vogue.

Cette locution, qui n’a d’ailleurs rien d’incorrect, se retrouve
dans _La Louve_ (Prologue, IV), de Paul Féval (1817-1887); — dans
_La Fiammina_ (I, 2) de Mario Uchard (1824-1893); — dans la nouvelle
_Hautot père et fils_ de Guy de Maupassant (1850-1893) (dans le
volume intitulé _La Main gauche_, p. 68); — dans _Chante-Pleure_ (p.
142), d’Émile Pouvillon (1840-1906): «Roger était _en chasse_ depuis
le matin; Mademoiselle à son piano...»; — etc.


Tout comme Alexandre Dumas père dans _Ange Pitou_, et Amédée Achard
dans _Belle-Rose_, que nous verrons tout à l’heure, JULES SANDEAU
(1811-1883), dans son roman _Catherine_ (M. Lévy, 1859), se plaît à
comparer ses personnages à tel ou tel animal:

«Catherine bondit sur sa chaise _comme un faon_ sur les vertes
pelouses.» (Page 15.)

«La petite fée se prit à bondir _comme un chevreau_.» (Page 33.)

«Claude gémissait _comme un hibou_ dans son trou solitaire.» (Page
85.)

«Tout d’un coup, s’échappant _comme une gazelle_, Catherine
descendit quatre à quatre les marches de l’escalier...» (Page 99.)

«Claude, rasant la muraille _comme une chauve-souris_...» (Page 101.)

«Claude, doux et résigné _comme un mouton_ qu’on mène à la
boucherie...» (Page 103.)

«La petite fée tressaillit et dressa les oreilles, comme au fond des
bois _une biche_...» (Page 161.)

«Ainsi qu’_une colombe_ atteinte dans son vol... la petite
vierge...» (Page 162.)

«Robineau se retira,... en jetant un regard d’_hyène_ au jeune
vicomte.» (Page 238.)

Etc., etc.

Ce qui n’empêche pas Jules Sandeau de commettre parfois de grosses
erreurs à propos des animaux qu’il mentionne, comme lorsqu’il
qualifie les carpes de «cétacés». (_Catherine_, p. 60.)


                              * * *


Gustave Flaubert ne pouvait souffrir BARBEY D’AUREVILLY (1811-1889),
qui, comme lui, était Normand, et, comme lui, avait _la passion du
style_. «... Lisez donc _Fromont et Risler_ de mon ami Daudet, et
_Les Diaboliques_ de mon ennemi Barbey d’Aurevilly, écrit-il à George
Sand (Lettre du 2 décembre 1874; _Correspondance_, t. IV, p. 207).
C’est à se tordre de rire. Cela tient peut-être à la perversité de
mon esprit, qui aime les choses malsaines, mais ce dernier ouvrage
m’a paru extrêmement amusant; on ne va pas plus loin dans le
grotesque involontaire.»

Et dans une lettre à Maupassant (sans date, t. IV, p. 380): «Te
souviens-tu que tu m’avais promis de te livrer à des recherches dans
Barbey d’Aurevilly (département de la Manche). C’est celui-là qui a
écrit sur moi cette phrase: «Personne ne pourra donc persuader à M.
Flaubert de ne plus écrire?[43]» Il serait temps de se mettre à faire
des extraits dudit sieur. Le besoin s’en fait sentir.»

  [43] Barbey aimait ces verdicts draconiens et sans appel. De même
  qu’il voulait condamner Flaubert _à ne plus écrire_, il déclarait
  qu’«à dater des _Contemplations_, M. Hugo _n’existe plus_». C’est
  fini de lui. (Le _Larousse mensuel_, octobre 1912, p. 539.)
  Voir aussi BARBEY D’AUREVILLY, _Dernières Polémiques_, Un Poète
  prussien, p. 43-48; Savine, 1891.

Longtemps avant cette lettre, classée, dans la _Correspondance_ de
Flaubert, sous la rubrique de 1880, Champfleury avait commencé à
faire et à publier de ces extraits. Dans son dernier chapitre du
_Réalisme_ (p. 286-320; M. Lévy, 1857), il s’est plu à relever
tout ce qui l’avait choqué dans les deux volumes d’_Une Vieille
Maîtresse_, et la liste de ses critiques occupe plus de trente pages.
Je me contenterai d’une citation empruntée à cette copieuse étude:
«Mme de Mendoze avait la lèvre roulée que la maison de Bourgogne
apporta en dot, comme une grappe de rubis, à la maison d’Autriche.
Issue d’une antique famille du Beaujolais, dans laquelle un des
nombreux bâtards de Philippe le Bon était entré, on reconnaissait
au liquide cinabre de sa bouche les ramifications lointaines de ce
sang flamand qui moula pour la volupté la lèvre impérieuse de la
lymphatique race allemande, et qui, depuis, coula sur la palette de
Rubens. Ce bouillonnement d’un sang qui arrosait si mystérieusement
ce corps flave et qui trahissait tout à coup sa rutilance sous
le tissu pénétré des lèvres... était le sceau de pourpre d’une
destinée.» (_Une Vieille Maîtresse_, t. I, p. 50; Lemerre, 1886.)

Dans un autre volume de Barbey d’Aurevilly, _L’Amour impossible_
et _La Bague d’Annibal_ (Lemerre, 1884), je rencontre deux phrases
dignes également, et pour des motifs différents, d’être mentionnées:

«Il fut probablement décidé aussi par la beauté de cette blanche
personne... Et comment n’eût-il pas _plongé sa lèvre_ avec un
certain frémissement _dans l’écume légère et savoureuse de ce sorbet
virginal_?» (Page 93.)

«Sur bien des points, quoique sensibles, ces hommes se rapprochent
des opinions de ce faux et abominable Prophète (Mahomet) qui n’eut
sur les femmes que des idées dignes d’un conducteur _de chameaux_.»
(Page 244.)

Dans _Romanciers d’hier et d’avant-hier_ (Paul Féval, p. 115;
Lemerre, 1904), Barbey d’Aurevilly écrit, avec sa hardiesse
coutumière: «Beaumarchais avait _dans le bec_ et dans l’esprit une
vibrante _paire de castagnettes_, plus mordante que celles de toutes
les mauricaudes de l’Espagne...»

Nous aurons occasion plus loin, dans le chapitre consacré aux
Ecclésiastiques, de reparler de Barbey d’Aurevilly, à propos d’un
jugement porté par lui sur Lacordaire.


                              * * *


Dans son roman _Belle-Rose_ (librairie nouvelle, 1856), roman de cape
et d’épée, qui, en son temps, a obtenu grand succès, AMÉDÉE ACHARD
(1814-1875) abuse, lui aussi, des comparaisons empruntées à la faune
terrestre.

«M. de Charny recule lentement _comme un tigre vaincu_.» (Page 446.)

«Il (un poulain) est doux mais farouche _comme une chevrette_.» (Page
477.)

«M. de Charny bondit vers lui _comme un tigre_.» (Page 495.)

«M. de Charny lui jeta _un regard de vipère_.» (Page 496.) Qu’est-ce
qu’un regard de vipère? Nous avons déjà, du reste, rencontré
plusieurs fois cette locution sous la plume de nos romanciers. «Un
regard de serpent», nous a dit Balzac; — «... de serpent forcé de
fuir», a ajouté Alexandre Dumas père (Cf. ci-dessus, p. 182 et 191),
et nous verrons plus loin Ponson du Terrail nous parler de «la main
froide d’un serpent».

«M. de Louvois tressaillit _comme un lion surpris dans son antre_»,
continue Amédée Achard dans _Belle-Rose_. (Page 540.)

«Pourquoi l’avez-vous laissé fuir? s’écria-t-il. — Cet homme est _une
anguille_, vous le savez, monseigneur.» (Page 542.)

«M. de Charny guettait dans l’antichambre _comme un chat_ avide et
patient.» (Page 544.)

«(Dans un duel)... leurs épées, rapides et flexibles, s’entrelaçaient
_comme des serpents_ lumineux.» (Page 558.)

Il serait facile aussi de relever, dans _Belle-Rose_, quantité de
ces phrases emphatiques propres à nos romans-feuilletons, dont nous
parlerons d’ailleurs plus loin avec plus de détails:

«Vous pardonner! dit-il; je ne suis pas votre juge, et je ne puis pas
vous haïr. Geneviève tendit ses bras vers le ciel: Merci, mon Dieu!
dit-elle; il ne m’a pas repoussée.» (Page 223.)

«Oh! vous ne l’avez jamais aimé! — Je ne l’ai pas aimé! s’écria
Suzanne, qui se tordait les mains de désespoir; mais savez-vous que,
depuis mon enfance, ce cœur n’a pas eu un battement qui ne soit à
lui, que sa pensée est tout ensemble ma consolation et mon tourment,
que je n’existe que par son souvenir, que...» (Page 269.)

«Voyez, mère de Dieu, j’assiste aux funérailles de mon cœur; je suis
pleine d’angoisse, et mon âme crie vers vous dans cette solitude où
je pleure. Qu’il soit heureux, sainte mère du Christ, et qu’elle
soit heureuse, lui comme elle, elle comme lui, unis tous deux dans
ma prière; elle est honnête, pure et radieuse comme l’un de vos
anges...» (Page 293.)

Etc., etc.


EUGÈNE FROMENTIN (1820-1876), l’auteur de ce gracieux roman,
_Dominique_, qui conserve toujours ses fidèles et ses admirateurs,
n’aime pas la précision et pousse la discrétion jusqu’à l’énigme et à
l’obscur.

«Elle quitta Paris pour aller à des bains d’Allemagne.» (_Dominique_,
p. 263; Hachette, 1863.) Quels bains?

«Il habitait une maison isolée sur la limite d’un village.» (Page
286.) Quel village?

«... Hier, en me montrant dans un lieu public...» (Page 293.) Quel
lieu public?

Cette extrême réserve a parfois de curieuses conséquences.

«Je vais ce soir au théâtre,» dit, au chapitre 15 (p. 309), Madeleine
à Dominique, toujours sans préciser ni nommer le théâtre. Néanmoins
nous voyons, «à huit heures et demie, Dominique entrer dans sa loge»,
etc.; mais il oublie de nous apprendre comment il a deviné le nom de
ce théâtre.

D’Eugène Fromentin encore cette amusante phrase: «Menant son équipage
d’une main, _de l’autre_ il fumait une cigarette...» (_Une Année
dans le Sahel_, p. 41; Plon, 1859.)


D’OCTAVE FEUILLET (1821-1890): «Sibylle, jouant de la harpe, était
généralement _adorable_... Le mot _ange_ venait aux lèvres en la
regardant.» (_Sibylle_, p. 146; M. Lévy, 1863.)

Ce qualificatif _adorable_, si banal et insignifiant, et si
fréquemment employé: — «Une _adorable_ paire de pantoufles»
(Alexandre DUMAS FILS, _Diane de Lys_, p. 62; Librairie nouvelle,
1855); — «Un _adorable_ petit chapeau rond» (Edmond DE GONCOURT,
_La Faustin_, p. 222; Charpentier, 1882); — «La beauté de Mlle de
Beaulieu était devenue _adorable_... Le corsage, demi-montant
dans le dos, laissait voir l’_adorable_ naissance des épaules...»
(Georges OHNET, _Le Maître de Forges_, p. 107 et 348; Ollendorff,
1886); — «... Sa bouche _adorable_ semblait sourire» (Alexis BOUVIER,
_La Grande Iza_, p. 46; Rouff, s. d.); etc.; — ce qualificatif
_adorable_ a soulevé plus d’une fois de véhémentes objections:
«Locution vulgaire qui appartient à la littérature des barcarolles,
au vocabulaire des prospectus, et que l’on ne devrait pas rencontrer
sous la plume d’un académicien,» déclare le critique Jules Levallois
(_La Piété au dix-neuvième siècle_, Le Roman dévot, p. 57; M. Lévy,
1864), à propos justement d’Octave Feuillet.

D’autres adjectifs méritent d’être rangés dans la même catégorie
qu’_adorable_; par exemple: _délicieux_, _exquis_, _ravissant_: «Des
moments _délicieux_... Une _exquise_ beauté... Cette _ravissante_
fillette...», épithètes répandues à profusion dans nos romans,
et qui, à les examiner de près, ne signifient rien, tant elles
sont hyperboliques. Paul de Kock, au cours d’un de ses amusants
récits (_Un Homme à marier_, p. 9, col. 2; Rouff, s. d., in-4),
fait répliquer à l’un de ses personnages: «Ces demoiselles sont
_ravissantes_! _Ravissantes!_ Tu vas tout de suite nous chercher
ces mots dont on se sert dans le monde lorsqu’on veut mentir! Elles
sont gentilles, et, de plus, feront de bonnes ménagères, voilà
l’essentiel.»



V

CHAMPFLEURY et HENRY MURGER.


CHAMPFLEURY (1821-1889), le père de l’école réaliste, et son frère
d’armes HENRY MURGER (1822-1861), le chantre de la bohème, nous
fournissent l’un et l’autre une ample moisson de pathos et de
drôleries. Avec eux, avec Champfleury surtout, qui a bien plus écrit
que Murger, nous n’avons que l’embarras du choix.

«Les quelques soirées que passa Mme de la Borderie dans cette société
lui parurent glaciales _comme la peau d’un serpent_. Le venin du Club
des femmes malades ne trouvait plus de proie... Rien que l’arrivée
de Mme de la Borderie rompait _le fil électrique empoisonné_ qui
servait de conducteur à l’esprit de la société...» (_Les Amoureux de
Sainte-Périne_, p. 55; Librairie nouvelle, 1859.) Le fil électrique
_empoisonné_!

«M. Perdrizet sautillait de loge en loge et semblait _un pinson à
lunettes d’or_.» (_Ibid._, p. 75.)

«Les dames chuchotèrent en se regardant avec des bouches souriantes
et des _roucoulements d’yeux_ qu’eût enviés une actrice pour jouer
des rôles de Marivaux.» (_Ibid._, p. 150.) Pour: «des roulements
d’yeux» sans doute.

«... Une main froide, longue et amaigrie, s’empara de son crâne... Ces
terribles doigts prenaient leur force de ce que les pouces des deux
mains s’accrochant dans _les embrasures des oreilles_ de faune de M.
Perdrizet, _les autres_ (?) se rejoignaient sur le sommet du crâne,
qui, malgré son poli, était pris comme par huit étaux allongés.»
(_Ibid._, p. 208.)

«Longtemps les médecins seuls ont écrit sur les maladies mentales;
mais leurs travaux... ne pouvaient et ne devaient pas _sauter le
fossé_ qui sépare le monde des savants du monde des curieux...»
(_Les Excentriques_, Berbiguier, p. 102; M. Lévy, 1856.)

«... Les _charbons de la curiosité_ n’en étaient que plus attisés.»
(_Ibid._, Cadamour, p. 242.)

«L’abbé Châtel s’intitule socialiste. Veut-on savoir comment le
traitent les socialistes sérieux, à la tête desquels marche le
satirique P.-J. Proudhon, qui a été le premier à montrer aux partis
que les savants seuls et les têtes fortes servaient à faire avancer
des idées, et non ce vil troupeau, cette écume, cette lie qu’on
rencontre _à la queue d’une école, espérant en manger la tête un
jour_!» (_Les Excentriques_, L’abbé Châtel p. 297.) Quel galimatias!

Dans le même volume (p. 341, _Miette_), Champfleury nous parle d’un
individu qui confond plaisamment un dictionnaire _de poche_ avec les
dictionnaires de Boiste, de Wailly, de Napoléon Landais, etc. Il fait
de _Poche_ un nom propre.

«Les _modernes_ alchimistes _de nos jours_ qui ont découvert mieux
que l’or...» (_La Mascarade de la vie parisienne_, p. 3; Librairie
nouvelle, 1860.)

«Le peuplier dresse sa tête vers le ciel, et se plaît _dans cette
belle attitude_ fière et simple.» (_Ibid._, p. 7.)

«Elle... ne put détacher ses regards de cet horizon enflammé où les
femmes _nageaient_ dans la musique, les bijoux, la danse et l’amour.»
(_Ibid._, p. 26.)

«C’était une fête qui se renouvelait souvent, non pas tant pour
fêter la femme que pour se livrer _à des boissons considérables_.»
(_Ibid._, p. 62.)

«Tout était or et glace dans cet appartement; l’or _semblait heureux_
de se mirer dans les glaces, et les glaces renvoyaient ses reflets
_sans vouloir les garder_.» (_Ibid._, p. 193.)

«Comme les chanteurs, elles (des femmes galantes) ont passé douze ans
à lutter, à dépenser leur jeunesse, qu’elles exploitent plus tard et
qu’elles servent _sous le masque de l’adresse_.» (_Les Souffrances du
professeur Delteil_, p. 158; M. Lévy, 1857.)

«_A une portée_ de la ville, on aperçoit une immense tour...»
(_Ibid._, p. 190.) A une portée de quoi? De fusil?

«Le dandy... a passé _un pouce déhanché_ dans son gilet pour en
dégager les revers...» (_Les Demoiselles Tourangeau_, p. 67; M. Lévy,
1864.)

«Paris a _le beau côté d’ouvrir_ toutes les portes à une réputation
naissante.» (_Ibid._, p. 243.)

«Elle prit à tâche d’entrer dans les idées de cet enfant décousu pour
mieux pénétrer dans son cœur.» (_Fanny Minoret_, p. 30; Dentu, 1882.)

«... Une pauvre veuve qui n’avait qu’un fils _unique_.» (_La
Pasquette_, p. 218; Charpentier, 1876). Il est certain que si elle
avait eu «deux fils uniques», ç’aurait été bien plus curieux.

«L’amour du bien répandait ses harmonies dans des cœurs qui battaient
à l’unisson. L’appel aux habitants du village _était une chaîne_
descendant de la montagne à la vallée, et qu’on pouvait espérer
tendre sur tout le territoire.» (_La Pasquette_, p. 270.)

La Pasquette donne _une bague_ à l’un des personnages (_Ibid._, p.
198), et un peu plus tard (p. 281) cette bague se trouve transformée
en _médaille_.

«La porte des Funambules était particulièrement attirante par un
parfum de miroton qui _jetait sa note_ intense dans le _concert des
odeurs désastreuses_ s’échappant...» (_La Petite Rose_, p. 10;
Dentu, 1877.)

«L’étudiant regarda le battant de la porte dont un des côtés venait
d’être ouvert _à l’endroit du genou_.» (_Ibid._, p. 87.)

«_Le pépin du mécontentement_ était semé dans une terre fertile
et allait donner en peu de temps un arbre touffu.» (_Monsieur de
Boisdhyver_, p. 12; Poulet-Malassis, 1861[44].)

  [44] Cette phrase comique a été souvent citée, mais parfois
  altérée et amplifiée. Poitevin (_La Grammaire, les Écrivains
  et les Typographes_, p. 225) la donne ainsi: «Le pépin du
  mécontentement n’allait pas tarder à pousser dans son cœur.»
  Hippolyte Babou (_La Vérité sur le cas de M. Champfleury_, p.
  31) ajoute tout un membre de phrase qui rend la métaphore plus
  grotesque: «Le pépin du mécontentement devait produire un arbre
  touffu sous lequel s’abriteraient les mauvaises langues.»

«Elle bravait l’air froid, la gelée, la neige _d’hive_r.» (_Ibid._,
p. 96.) Comme s’il y avait de la neige _d’été_.

«Le docteur Richard, _à cinquante ans_, était plus jeune que
ses confrères de trente ans... Ce _vieillard_ à la physionomie
spirituelle...» (_Ibid._, p. 105-106.) Est-on un vieillard à
cinquante ans, surtout lorsqu’on est plus jeune que des hommes de
trente ans? Nous avons déjà vu cette même question se poser dans un
chapitre précédent, à propos du romancier Charles de Bernard.

«Si un peu d’or peut faire un heureux d’un malheureux, ne _le_
ménagez pas» (l’or). (_Ibid._, p. 126.)

«Sa tête, qu’elle baissait, _servait d’excuse à la pourpre_ qui
inondait sa figure et qui _lui enlevait la faculté_ de s’occuper
sérieusement de sa tapisserie.» (_Ibid._, p. 133.)

«Si je n’ai pas péché, je ne dois pas _en_ inventer.» (_Ibid._, p.
187.)

«La physionomie de la jeune fille était si pure, si calme et si
chaste que la moindre peine s’y inscrivait _comme la peau du lézard
sur le sable_.» (_Ibid._, p. 328.)

«Le soleil pénètre par échappées à travers les branches... et dépose
un baiser lumineux sur _le ventre rose_ des pommes.» (_Monsieur de
Boisdhyver_, p. 418.)

Dans _Les Amoureux de Sainte-Périne_ encore (p. 22 et 99),
Champfleury laisse invariables certains adjectifs: «Ces détails, je
ne les connus qu’un à un, après _divers_ visites...» — tout comme
Lamartine: «leurs orbites _divers_»: cf. ci-dessus, p. 82, — «En
entendant ces _traîtres_ inductions...»

Arrêtons-nous; il faudrait tout citer, et ce serait à n’en plus finir.

Le chef de l’école réaliste a d’ailleurs été jadis renommé pour
son style négligé, incorrect, et ses nombreuses incongruités de
langage; Louis Veuillot, entre autres, dans ses _Odeurs de Paris_
(p. 273; Palmé, 1867), le tance vertement à ce sujet et lui reproche
notamment son barbarisme: _décourageateur_, — «Béranger, sans s’en
douter, jouait le rôle d’un _décourageateur_» — engendrant le verbe
_décourageater_.

Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que Champfleury revoyait et corrigeait
avec beaucoup d’application non seulement ses épreuves, mais les
diverses éditions de ses ouvrages: «J’ai appris peu à peu à me défier
de la facilité de la plume; je me suis enfermé cinq ans, lisant,
réfléchissant... Toute dépense m’a paru inutile, qui ne regardait ni
les lettres ni les arts... Que de temps passé à revoir mes œuvres
anciennes pour en enlever les négligences et les longueurs! Mes
livres, quand je les revois à distance, ressemblent à de vieilles
villes dans lesquelles une bonne administration fait des percées pour
les assainir, leur donner du jour et de la lumière... Tout livre que
j’ai publié dans une revue ou un journal n’a été pour moi qu’une
sorte de première épreuve...» (CHAMPFLEURY, _Souvenirs et Portraits
de jeunesse_, Notes intimes, p. 252 et 292; Dentu, 1872.) Et tout
cela est scrupuleusement exact; il suffit, pour s’en convaincre, de
comparer entre elles les diverses éditions des romans de Champfleury:
_Les Bourgeois de Molinchart_, par exemple, édition de 1855,
Librairie nouvelle; et édition de 1859, M. Lévy; _Les Souffrances du
professeur Delteil_, édition de 1857, M. Lévy; et édition de 1886,
Dentu; etc.; il y a des variantes à chaque page, presque à chaque
ligne, et parfois même des modifications sont apportées à l’intrigue
du roman; mais les dernières versions ne valent souvent pas mieux et
parfois même valent moins que les premières.

Croirait-on que Flaubert s’est alarmé de la publication faite en
feuilletons, en 1854, des _Bourgeois de Molinchart_, qui offrent,
en effet, certaines analogies de situation avec _Madame Bovary_,
qu’il était en train d’écrire? Mais... «Quant au style, pas fort,
pas fort!» (Gustave FLAUBERT, lettre à Louis Bouilhet, 5 août 1854;
_Correspondance_, t. III, p. 2.)


                              * * *


Passons à Henry Murger; et tout d’abord cette drôlerie:

«Un soir, en traversant le boulevard, Marcel aperçut à quelques pas
de lui une jeune dame qui, en descendant de voiture, laissait voir un
bout de bas blanc... — Parbleu, fit Marcel, voilà une jolie jambe:
j’ai bien envie _de lui offrir mon bras_.» (_Scènes de la vie de
bohème_, p. 176; M. Lévy, 1861.)

«Je m’appelle Fanny, j’ai dix-huit ans et je suis une des dix femmes
de Paris pour qui les hommes les plus considérables marcheraient
à deux pieds sur tous les articles du code pénal, déclare une des
héroïnes des _Scènes de la vie de jeunesse_ (p. 85; M. Lévy, 1859) du
même romancier. La porte par où l’on sort de mon boudoir ouvre sur le
bagne ou sur le cimetière, et, pour y pénétrer, il y a des pères qui
ont vendu leurs filles, il y a des fils qui ont ruiné leurs pères.
Si je voulais, je pourrais marcher pendant cent pas sur un chemin de
cadavres, et pendant une lieue sur un chemin pavé d’or...»

«... Le nommez-vous mon frère?... Mais, en vous appelant ainsi de ces
noms fraternels, ne savez-vous point que vous semez tout simplement
_de la graine d’inceste dans le terrain de l’adultère_?» (_Ibid._, p.
160.)

«Sa tête était de plomb, et il avait _un enfer_ dans l’estomac.»
(_Ibid._, p. 177.)

«Au fond de sa poitrine, et _flottant dans un océan de larmes_,
son cœur _assassiné par la souffrance se débattait en criant au
secours_.» (_Ibid._, p. 191.)

«... Il entendait toujours ces mêmes mots, dont les syllabes lui
perçaient le cœur _comme les dards d’une couvée de serpents_.»
(_Ibid._, p. 194.)

«... Dégagée de toute préoccupation qui eût pu jeter de l’ombre
sur son plaisir, _chaussant_ pour la dernière fois _le soulier des
promenades buissonnières_, elle comptait courir d’un pied libre et
léger à ce dernier rendez-vous donné par elle-même à son insouciance
enfantine, qui avait si peu duré, que son dernier jouet avait été
brisé tout neuf sous le pied du malheur, quand il avait renversé
la fortune paternelle. Jetant aux buissons de la route les façons
d’être un peu sérieuses, qui raidissent les attitudes, immobilisent
le visage, règlent la voix dans le registre d’une gamme monotone,
et sont pour ainsi dire _le costume moral_ de sa profession, elle
espérait retrouver, débarrassée de cette défroque du pédantisme
scolaire, cette pétulance, cette vivacité qui faisait d’elle», etc.
(_Les Buveurs d’eau_, p. 203; M. Lévy, 1857.)

«C’est qu’il est telles discussions où la colère arme la bouche de
_mots qui font balle_, et que toute balle fait trou.» (_Ibid._, p.
276.)

«Un langage onctueux et parfumé comme un sirop de fleurs de
rhétorique.» (_Les Vacances de Camille_, p. 27; M. Lévy, 1859.)

Pour dire qu’à Londres les bars ou cabarets ne sont pas fréquents:
«On est quelquefois obligé de marcher pendant une heure avant de
rencontrer un endroit où l’on puisse se livrer tranquillement à
_l’antithèse de la soif_.» (_Propos de ville et propos de théâtre_,
Notes de voyage, p. 229; M. Lévy, 1858.)

«La plus belle attitude d’une créature dans l’humanité est celle
de l’homme qui se _penche sur son œuvre pour rester debout devant
lui-même_.» (Henry MURGER, dans POITEVIN, _La Grammaire, les
Écrivains et les Typographes_, p. 221.) Cette phrase se trouve dans
_Le Sabot rouge_ de Murger (p. 46; C. Lévy, s. d.), mais corrigée: le
dernier membre de phrase a été supprimé.

«Il faut _mettre une rallonge à la patience_ et une à tes robes,
quand elles seront usées; car _l’horizon est d’un noir à faire de
l’encre avec_.» (Henry MURGER, dans POITEVIN, _ibid._, p. 225.)

A propos de Murger, n’oublions pas cette comique révélation de son
historiographe et ami Schaunard (Alexandre SCHANNE, _Souvenirs de
Schaunard_, p. 175; Charpentier, 1887): «Banville et Murger ont vu
Mimi avec les yeux de l’artiste. La vérité est que, sans s’être
trompés d’une façon absolue, ils ne l’ont aperçue _qu’au travers
d’une lorgnette trempée dans l’eau de jouvence_.»



VI

  GUSTAVE FLAUBERT. Ses erreurs, barbarismes et solécismes.
  — JULES ET EDMOND DE GONCOURT. Drôleries et mots tronqués.
  Abus du verbe _mettre_. — ALPHONSE DAUDET. — ÉMILE ZOLA. —
  J.-K. HUYSMANS. La _musique des liqueurs_. Encore l’abus du
  verbe _mettre_.


Dans _Madame Bovary_ (t. I, p. 30; 1re édition, Michel Lévy, 1857),
GUSTAVE FLAUBERT (1821-1880) nous dit que «le père Rouault vint
apporter à Charles le paiement de sa jambe remise, soixante-quinze
francs _en pièces de quarante sous_». 75 francs en pièces de 2
francs, problème qui paraît insoluble.

Plus loin (p. 141), nous lisons: «Il reçut pour sa fête une belle
tête phrénologique, toute marquetée de chiffres _jusqu’au thorax_ et
peinte en bleu.» Une tête qui va jusqu’au thorax, encore une énigme
difficile à déchiffrer.

Le costume de conseiller de préfecture décrit par Gustave Flaubert,
dans un autre chapitre de _Madame Bovary_ (t. I, chap. 8, p. 197,
Fête des Comices): «Alors on vit descendre du carrosse un monsieur
vêtu d’un habit court _à broderies d’argent_... Il était, lui, un
conseiller de préfecture... M. le conseiller, appuyant contre sa
poitrine _son petit tricorne noir_...», ce costume serait, d’après
une lettre adressée au _Figaro_ (numéro du 13 mars 1919) par «Un
ancien conseiller de préfecture», tout à fait inexact: «Jamais, sous
aucun régime, les conseillers de préfecture n’ont eu de broderies
d’argent, mais des broderies _bleues_ de deux nuances et un
_bicorne_...»

Dans _Bouvard et Pécuchet_ (p. 126; 1re édition, Lemerre, 1881),
cette singulière peinture: «De couleur vert-pomme, sa chasuble, que
des fleurs de lis agrémentaient, était bleu-ciel[45]».

  [45] Voici le texte complet de cette phrase, avec sa ponctuation,
  tel qu’on le trouve dans la première édition de _Bouvard et
  Pécuchet_, établie d’après le manuscrit même de Flaubert. Ce
  texte a été modifié dans des éditions suivantes: «Mais le plus
  beau, c’était dans l’embrasure de la fenêtre, une statue de
  saint Pierre! Sa main droite couverte d’un gant serrait la clef
  du Paradis. De couleur vert-pomme, sa chasuble, que des fleurs
  de lis agrémentaient, était bleu-ciel, et sa tiare très jaune,
  pointue comme une pagode.»

Pages 299-300 du même ouvrage, Flaubert fait célébrer la messe de
minuit «le soir du 26 décembre», c’est-à-dire le lendemain de Noël au
lieu de la veille.

«Je voudrais que les gouttes de mon sang jaillissent jusqu’aux
étoiles, fissent craquer mes os, découvrir mes nerfs.» (_La Tentation
de saint Antoine_, p. 44; Charpentier, 1882.)

Des gouttes de sang qui font craquer les os, etc.?

Et que dites-vous de cette gentille petite phrase, cueillie dans une
lettre adressée à Mme X... (Mme Louise Colet: _Correspondance de
Gustave Flaubert_, t. II, p. 176): «Adieu, toi qui es l’édredon où
mon cœur se pose, et le pupitre commode où mon esprit s’entrouvre»?

Il faut bien le reconnaître, malgré son très grand talent et ses
minutieux et maladifs scrupules d’écrivain, et aussi malgré toute
l’admiration qu’il nous inspire, les fautes de français (barbarismes
et solécismes) abondent chez Gustave Flaubert. A l’époque de sa
jeunesse, on étudiait mal ou plutôt on n’étudiait pas du tout notre
langue dans les collèges et les lycées; on était censé l’apprendre à
l’aide des versions latines, et Flaubert, sans s’en douter le moins
du monde, garda toute sa vie et dans tous ses écrits des traces de
cette ignorance.

Émile Faguet en a, de son côté, fait la remarque: «Flaubert n’était
pas très sûr de sa langue. Il est resté un certain nombre de
solécismes et de provincialismes dans _Madame Bovary_ (_Revue bleue_,
3 juin 1899, p. 697).

Voici quelques exemples à l’appui de ces assertions:

Flaubert confond sans cesse _de suite_ avec _tout de suite_: «Il eut
un tel regard qu’elle s’empourpra, comme à la sensation d’une caresse
brutale; mais _de suite_, en s’éventant avec son mouchoir: «Vous avez
manqué le coche...» (_Bouvard et Pécuchet_, 1re édition, p. 368, et
_passim._) «Réponds-moi _de suite_...» (pour immédiatement, tout de
suite) (_Correspondance_, t. I, p. 108.) «Tu vas avoir _de suite_
plus de lecteurs que tu n’en aurais eu...» (_Ibid._, t. II, p. 170.)
Etc.

Il évite quelque chose _à quelqu’un_, au lieu de le lui épargner, ou
de le lui faire éviter: «Pour _lui éviter_ du mal, il se levait de
bonne heure...» (_Bouvard et Pécuchet_, p. 237.) «Vous _m’éviterez_
une course.» (_Correspondance_, t. IV, p. 214.) Etc.

Il se rappelle _d’_une chose, il _s’en_ rappelle, au lieu de se la
rappeler: «La première lecture n’est pas si loin qu’ils ne _s’en_
soient rappelés.» (_Correspondance_, t. II, p. 236.) «Remercie de ma
part Mme Robert qui a bien voulu se rappeler _de moi_.» (_Lettres à
sa nièce Caroline_, p. 2.) Etc.

Il cause _à_ quelqu’un, au lieu de causer _avec_ lui: «On
trouve toujours dans cette ville-là des gens _à qui_ causer.»
(_Correspondance_, t. III, p. 193.) «Je n’aurais plus personne _à
qui_ causer.» (_Lettres à sa nièce Caroline_, p. 359.) Etc.

Il _se_ dispute avec quelqu’un, au lieu de disputer (sans pronom)
avec lui, de se quereller avec lui («SE DISPUTER, dans le sens
d’avoir une querelle, locution qui n’a en sa faveur ni la grammaire
ni l’autorité des écrivains»: LITTRÉ, art. Disputer, Rem.): «Il vit
Arnoux qui _se disputait_...» (_L’Éducation sentimentale_, p. 29;
Charpentier, 1880.) «C’était le chevalier et le postillon qui _se
disputaient_.» (_Ibid._, p. 153.) «... à _me disputer avec_ mes
éditeurs.» (_Correspondance_, t. I, p. 101.) Etc.

Il observe quelque chose _à quelqu’un_, au lieu de le lui faire
observer: «Il est possible, comme tu _me l’observes_, que je lise
trop...» (_Correspondance_, t. I, p. 170.)

Ne soupçonnant pas qu’_invectiver_ est un verbe neutre, il écrit
toujours: _invectiver quelqu’un_, au lieu d’invectiver _contre_ ce
quelqu’un: «Il invectivait Charles Ier.» (_L’Éducation sentimentale_,
p. 214.) «Sa femme l’invectivait.» (_Ibid._, p. 401.) «Il ne pouvait
se retenir de les invectiver.» (_Ibid._, p. 411.) Etc.

Toujours aussi il écrit: nous nous sommes _en allés_, au lieu de:
nous nous en sommes allés (de même qu’on dit: nous nous en sommes
flattés, nous nous en sommes vantés, — et non en flattés, en vantés):
«Nous nous sommes en allés.» (_Correspondance_, t. I, p. 85.) «Il
s’est en allé tranquillement.» (_Ibid._, t. I, p. 308.) «Avec
Louis-Philippe s’est en allé quelque chose qui ne reviendra pas.»
(_Ibid._, t. II, p. 12.) Etc.

Il donne à la locution prépositive _à l’encontre de_, qui signifie
_en s’opposant à_, _à l’opposite de_, _en face de_, etc. (Cf.
LITTRÉ), le sens, qu’elle n’a jamais eu, de _relativement à, à propos
de_: «Il avait des remords à l’encontre du jardin.» (_Bouvard et
Pécuchet_, p. 37.)

_Sous le rapport de_: cette locution, qui n’est pas exacte, car
une chose n’est pas _sous un rapport_, mais _en rapport_ avec une
autre, «n’est pas bonne à employer, dit Littré (art. Rapport, Rem.);
ceux qui écrivent avec pureté doivent l’éviter». Flaubert l’emploie
couramment: «... Quoique d’une fidélité fort exacte _sous le rapport_
des descriptions...» (_Correspondance_, t. I, p. 196.) «Tâche de
me dire ce qui se passe dans ma maison _sous tous les rapports_
possibles.» (_Ibid._, t. I, p. 278.) «Nous allons bien _sous le
rapport_ sanitaire.» (_Ibid._, t. II, p. 35.) Etc.

Il part _à_ Paris, au lieu de partir _pour_ Paris. «Dans une
quinzaine, il part _à_ Paris.» (_Correspondance_, t. II, p. 321.)

Il écrit _le_ Dante, au lieu de Dante sans article («Durante
Alighieri, dit _Dante_, par une abréviation familière aux Italiens,
et non _le Dante_, comme on dit trop souvent en français, les
Italiens ne plaçant l’article que devant le nom propre et non devant
les prénoms»: _Larousse_, art. Dante): «La chape de plomb que _le_
Dante promet aux hypocrites...» (_Correspondance_, t. II, p. 283.)

Il écrit les _de_ Goncourt (_Ibid._, t. III, p. 391), au lieu de les
Goncourt. (Cf. LITTRÉ, art. Nobiliaire.)

Oubliant que _pire_ est un adjectif et non un adverbe, il écrit: «Je
vais _pire_» (_Ibid._, t. IV, p. 263), comme si l’on pouvait dire: Je
vais _meilleur_, au lieu de: Je vais mieux, je vais pis.

Il dit que «rien n’est plus embêtant _comme_ la campagne». (_Lettres
à sa nièce Caroline_, p. 77.)

«Écris-moi-le» (_Ibid._, p. 153), pour: écris-le-moi.

_Dans ce but_, locution qui ne s’explique pas et «qui doit être
évitée», dit Littré. «Mme Lapierre m’a écrit, _dans ce but_, un
billet fort aimable.» (_Ibid._, p. 389.)

«La pluie _qui n’arrête pas_ me comble de joie.» (_Ibid._, p. 163.)

_Soi-disant_ «ne se dit jamais des choses», remarque Littré, et ne
peut logiquement s’appliquer qu’aux personnes. «A force de patauger
dans les choses _soi-disant_ sérieuses...», écrit Flaubert. (_Ibid._,
p. 434.)

Enfin, on a, non sans raison, blâmé ces phrases de Flaubert:

«Son mari, sachant qu’elle aimait à se promener en voiture, trouva
un boc d’occasion, qui, ayant _une fois_ des lanternes neuves...
ressembla presque à un tilbury.» (_Madame Bovary_, t. I, p. 48.)

«Les marchands de vins étaient ouverts; on allait de temps à autre
_y_ fumer une pipe.» (_L’Éducation sentimentale_, p. 352.)

«Il fallait relever le principe _d’autorité_, qu’_elle_ s’exerçât au
nom de n’importe qui, qu’_elle_ vînt de n’importe où...» (_Ibid._, p.
475.)

«Le matin, on _s’encombrait_ au bureau de la poste.» (_Bouvard et
Pécuchet_, p. 196.) Pour: on se pressait au bureau, ou: on encombrait
le bureau.

«Il était venu avec une charrette de fumier, et l’avait jetée tout à
vrac au milieu de l’herbe.» (_Ibid._, p. 206.) Au lieu de: _en_ vrac.
(Cf. LITTRÉ.)

«Il assista peut-être à des choses que tu _lui jalouserais_, si tu
pouvais les voir.» (_Ibid._, p. 349.)

Flaubert, qui aimait tant à relever les incorrections grammaticales
chez ses confrères (Cf. _Correspondance_, t. II, p. 148 et 200,
où il reproche à Stendhal d’écrire mal, à Lamartine de n’avoir pas
suffisamment étudié le français; et t. IV, p. 344, 354, 355, 362,
etc.), et qui nous informe quelque part (_Correspondance_, t. III, p.
237) qu’il a, pour un certain laps de temps, huit ou quinze jours,
le Dictionnaire de l’Académie sur sa table, et qu’il «couche avec la
_Grammaire des Grammaires_», eût été diantrement étonné si on lui
eût montré combien sa langue était _en désaccord_ avec la langue
de l’Académie, avec la langue de Littré, et surtout avec celle de
Girault-Duvivier, son sévère et vieillot compagnon de lit[46].

  [46] Girault-Duvivier, qui est loin d’avoir l’esprit large,
  tolérant, éclairé et judicieux de Littré, condamne, en effet
  et bien entendu, et l’Académie pareillement, les locutions de
  Flaubert citées ci-dessus: cf. la _Grammaire des Grammaires_,
  principalement les «Remarques détachées», t. II, p. 1051-1291
  (Cotelle, 1859).


                              * * *


Des GONCOURT (Edmond DE GONCOURT: 1822-1896; Jules DE GONCOURT:
1830-1876): «Sur le siège, _le dos_ du cocher _était étonné_
d’entendre pleurer si fort.» (_Germinie Lacerteux_, chap. 64, p. 254;
Charpentier, 1864.)

Dans le même roman (p. 244), les deux écrivains inventent le
verbe rasseyer, _rasseoir_ ne leur suffisant pas: «Il fallait que
mademoiselle la _rasseyât_ de force», — et (p. 85) ils écrivent des
_affutiots_, qui n’existe pas en français: «... avec des affutiots
comme elles s’en mettent», au lieu d’_affûtiaux_ (bagatelle,
brimborion, affiquet).

«Ce qui lui _manquait_ et lui _faisait défaut_, c’était _une absence_
d’aliment à des appétits nouveaux...» (_Madame Gervaisais_, p. 216.)

Dans _Idées et Sensations_ (p. 155), les Goncourt nous font entendre
des rossignols en hiver: «Au mois de décembre... j’aime à entendre la
lisière toute gazouillante et _rossignolante_ du sautillant bonsoir
des oiseaux au soleil.» Les rossignols, aussi bien d’ailleurs que les
autres oiseaux, ne chantent guère en hiver, d’autant que la plupart
des oiseaux chanteurs sont migrateurs et nous ont quittés: «Le
rossignol arrive chez nous vers la fin de mars... et émigre dans les
premiers jours d’août» (LARIVE ET FLEURY, _Dictionnaire des mots et
des choses_)[47].

  [47] BERQUIN (1749-1791) commet, lui, une autre erreur, à
  propos des rossignols: il en fait chanter deux ensemble et tout
  près l’un de l’autre, ce qui n’a jamais lieu. «Deux rossignols
  allèrent se percher près de là, sur le sommet d’un berceau de
  verdure, pour la réjouir (une jeune fille) de leurs chansons de
  l’aurore.» (_L’Ami des enfants_, Clémentine et Madelon, p. 28;
  Lehuby, s. d.)

Et dans _Les Frères Zemganno_ (p. 11), nous assistons à ce phénomène:
un hérisson, qui, au lieu de se rouler bien vite sur lui-même et se
mettre en boule, se débat contre son ravisseur: «... Le jeune homme,
portant enfermé dans sa vareuse un animal qui _se débattait_... Le
hérisson vivant...»

Autres phénomènes: une femme croque des noisettes avec des dents
_qu’elle n’a pas_; un jeune homme _imberbe_ rit dans _sa barbe_: «Ce
soir, au dessert, en croquant des noisettes avec des dents absentes,
la sœur nous raconte...» (GONCOURT, _Journal_, année 1871, t. IV, p.
349.) «Le jeune Léon rit dans sa barbe future.» (ID., _ibid._, année
1882, t. VI, p. 177.)

Et ce discours «applaudi par deux larmes coulant sur la figure de
l’amiral Jauréguiberry». (ID., _ibid._, année 1886, t. VII, p. 136.)

Puis des phrases entortillées et alambiquées comme celles-ci:
«Charmée nerveusement, avec de petits tressaillements derrière la
tête, Mme Gervaisais demeurait, languissamment navrée sous le bruit
grave de cette basse balançant la gamme des mélancolies, répandant
ces notes qui semblaient le large murmure d’une immense désolation,
suspendues et trémolantes des minutes entières sur des syllabes de
douleur dont les ondes sonores», etc. (_Madame Gervaisais_, p. 83.)

«Et, tout à coup, dans ce qu’il regardait, une page fleurissante
semblait un herbier du mois de mai, une poignée du printemps, toute
fraîche arrachée, aquarellée dans le bourgeonnement et la jeune
tendresse de sa couleur.» Etc. (_Manette Salomon_, p. 173.)

«Et elle travaillait avec la fumée d’une bougie recueillie sur
un plat d’argent, elle travaillait laborieusement, par-dessus le
délicat _charme_ de ses traits _charmants_, à la composition d’un
visage aphrodisiaque et cadavéreux, où il y avait de l’échappée de
l’hôpital, mêlée à une espèce de génisse inquiétante et fantasque»,
etc. (_Chérie_, p. 237.) Quel charabia! Et qu’est-ce que tout cela
signifie?

De même ceci:

«Et la morne désolation de ce lendemain n’était pas le nuage qui met
au front de la femme une contrariété de la vie, et qui se dissipe
dans un peu de nervosité batailleuse, mais était un sombre et
momentané désenchantement de l’existence, le repliement lassé d’une
créature sur elle-même, avec ce temps d’arrêt du travail sourieur de
la cervelle et de l’enfantement continu des projets et des châteaux
en Espagne, qui ne cesse que dans cette sorte d’ennui et dans le
sentiment de la mort.» (_La Faustin_, p. 172-173.)

«Parmi les gens à imagination, je suis étonné combien il _leur_
manque le sens de l’art, la vue compréhensive des beautés plastiques,
et, parmi ceux qui ont cela, je suis étonné combien il _leur_ manque
l’invention, la création...» (GONCOURT, _Journal_, 7 mai 1878; t.
VI, p. 22.)

«Les vrais connaisseurs en art sont ceux que la chose, que tout le
monde trouvait laide, _ont fait_ accepter comme belle...» (ID.,
_ibid._, 30 juin 1881, t. VI, p. 154.)

«... Cette danse n’a rien de gracieux, de voluptueux, de sensuel; elle
consiste tout entière dans des désarticulations de poignets, et elle
est exécutée par des femmes dont la peau semble de _la flanelle pour
les rhumatismes_, et qui sont grasses d’une vilaine graisse _de rats
nourris d’anguilles d’égouts_.» (ID., _ibid._, 24 mai 1889; t. VIII,
p. 55.)

Et cet homme «maigre et long», qui a des «jambes de pétrin
phtisique». (_Les Frères Zemganno_, p. 151.)

Nul peut-être plus que les Goncourt n’a abusé du verbe _mettre_
appliqué à un objet immatériel ou inanimé:

«Une lampe allumée _mettait_ un brasier de feu d’or...» (_Madame
Gervaisais_, p. 164.)

«... Le visage de la Faustin se détacha avec une toute petite touche
carrée de vive lumière sur le front, avec une petite ligne de lumière
humide au bord de la paupière inférieure et _mettant_ un éclair
mouillé dans le bas de la prunelle, avec une cédille de lumière...»
(_La Faustin_, p. 174.)

«Des lampes... _mettent_ un peu de rougeoiement sur la table.» (_La
Fille Élisa_, p. 6.)

«La lampe de l’escalier _mettait_ sur l’humidité des murs un
ruissellement rougeoyant.» (_Ibid_., p. 94.)

«Les ombres des arbres _mettaient_ de grandes taches diffuses...»
(_Les Frères Zemganno_, p. 10.)

«Un rayon, filtrant par une fente mal jointe, _mettait_ une danse
poussiéreuse...» (_Ibid._, p. 49.)

Etc., etc.

Au lieu de _mettre_, des écrivains emploient volontiers, dans ce cas,
le verbe _jeter_: «Une cravate en soie rouge _jette_ une note grave
sur la blancheur de la flanelle.» (Cf. _Revue bleue_, 10 mars 1883,
p. 315.) Nous avons vu, dans le chapitre consacré à Champfleury (p.
209), «un parfum de miroton qui _jetait_ sa note intense...»

Peu d’écrivains, tout en croyant avoir grand souci de la langue,
ont plus mal écrit que les Goncourt, plus émaillé leur prose de
barbarismes et de pataquès. «L’épithète rare, voilà la marque de
l’écrivain,» assurent-ils. (_Journal_, t. III, p. 32.) Aussi font-ils
peu de cas du style de Flaubert: «Au grand jamais il (Flaubert) n’a
pu décrocher une de ces osées, téméraires et personnelles épithètes;
il n’a jamais eu que les épithètes excellemment bonnes à tout le
monde.» (_Ibid._, t. VI, p. 289.)[48]

  [48] A propos de Gustave Flaubert, on lit, dans le _Journal des
  Goncourt_ (t. V, p. 79), que le futur auteur de _Madame Bovary_
  avait composé, étant encore au collège, un drame sur Louis XI,
  où un malheureux s’exprimait en ces termes: «Monseigneur, nous
  sommes obligés d’assaisonner nos légumes _avec le sel de nos
  larmes_.»

Les Goncourt, eux, l’un ou l’autre ou l’un et l’autre, écrivent:

«Ce coquetage, qui _m’insupportait_ autrefois...» (_Ibid._, t. IV,
p. 163.)

«La canonnade qui ne _décesse_ pas... La fusillade ne _décesse_
pas...» (_Ibid._, t. IV, p. 171 et 313.) («_Décesser_, barbarisme
populaire qui se dit au lieu de _cesser_, et qui est une grosse
faute.» LITTRÉ.)

«Le mot _dont_ il s’est toujours rappelé...» (_Ibid._, t. VII, p.
87.) Pour _qu’il_ s’est toujours rappelé.

«Brébant _me cause_ de mon livre.» (_Ibid._, t. VI., p. 314.) «Daudet
_me cause_ de la misère...» (_Ibid._, t. VII, p. 205.) Pour: _me
parle_ ou _cause avec moi_.

«Il a vu payer 90 francs _chaque_ les deux derniers fauteuils...»
(_Ibid._, t. VII, p. 316.) Pour: _chacun_. («_Chaque_ ne doit pas
se confondre avec _chacun_; _chaque_ doit toujours se mettre avec
un substantif auquel il a rapport... C’est une faute de dire: ces
chapeaux ont coûté vingt francs _chaque_.» Etc. — LITTRÉ.)

«Les étudiants peu _fortunés_» (qui n’ont pas assez d’argent pour
aller souvent au théâtre) (_Ibid._, t. VIII, p. 8.) Pour: peu
_riches_, qui n’ont pas beaucoup d’argent. («_Fortuné_ ne doit pas
être employé pour «riche»; c’est une faute...» LITTRÉ.)

Les Goncourt tronquent quantité de mots, écrivent _éplafourdi_
(_Ibid._, t. I, p. 51; t. IV, p. 193, etc.) pour _éplapourdi_
(participe passé d’_éplapourdir_, signifiant abasourdir); — _dérayer_
(_Ibid._, t. IV, p. 28), pour _dérailler_; — «la morsure des _taxia_»
(_Ibid._, t. VII, p. 23), pour des _thapsia_; — le _hantement_
(_Ibid._, t. VII, p. 240), qui n’existe pas et est inutile puisque
_hantise_ existe; — ils donnent au mot _dunkerque_ (étagère, petit
meuble, cf. LITTRÉ) un sens qu’il ne paraît pas comporter: «Des
vitrines pleines de dunkerques...» (_Journal_, t. II, p. 69); —
etc., etc.

«Je n’admire que les modernes... envoyant promener mon éducation
littéraire,» déclare Edmond de Goncourt (_Ibid._, t. VII, p. 31).
C’est-à-dire je supprime tout ce qui m’a précédé, et le monde ne
commence qu’à moi.

Avant de quitter les Goncourt, remarquons que l’expression «document
humain», si fréquemment employée dans ces derniers temps, a été
revendiquée comme sienne par Edmond de Goncourt (_La Faustin_,
préface, p. 11, note 1): «Cette expression... j’en réclame la
paternité, la regardant, cette expression, comme la formule
définissant le mieux et le plus significativement le mode nouveau de
travail de l’école qui a succédé au romantisme: l’école du _document
humain_.»


                              * * *


ALPHONSE DAUDET (1840-1897), dans _Tartarin de Tarascon_ (p. 198,
Lemerre, 1886), attribue aux Arabes des mâchoires phénoménales:
«Quatre mille Arabes couraient derrière (un chameau), pieds nus,
gesticulant, riant comme des fous, et faisant luire au soleil _six
cent mille dents blanches_». Ce qui fait tout juste 150 dents par
Arabe.

Dans _Les Rois en exil_ (p. 167 et 229; Lemerre, 1887), un même
personnage, l’amant de Séphora, nous est d’abord présenté comme
septuagénaire, puis se trouve rajeuni plus loin et devient
sexagénaire.

Dans _L’Évangéliste_ (p. 205, Dentu, 1883), Daudet peint un
instituteur «aux yeux ardents, d’un bleu _globuleux et fanatique_».

Dans _Le Petit Chose_ (p. 106; Lemerre, 1884): «Dès l’aube, on
_s’emplit_ tous, élèves et maîtres, dans de grandes tapissières
pavoisées», etc. Pour: on s’empile.

Alphonse Daudet, qui reconnaissait lui-même tout le premier
l’impureté de son style: — «Les gens nés au delà de la Loire _ne
savent pas écrire la prose française_», disait-il (Cf. _Journal des
Goncourt_, t. VI, 1878, p. 24)[49], — abuse des néologismes inutiles
et présente fréquemment des tournures de phrases inusitées ou
fautives:

  [49] Jean-Jacques Rousseau, né à Genève et dont le français
  n’était pas très pur, allait plus loin encore et englobait toute
  la province dans cet ostracisme: «Il y a une certaine pureté de
  goût et une correction de style qu’on n’atteint jamais dans la
  province, quelque effort qu’on fasse pour cela.» (Lettre à M.
  Vernes, 4 avril 1757: _Œuvres complètes de J.-J. Rousseau_, t.
  VII, p. 67; Hachette, 1864.) Mais ce qui était vrai du temps de
  Rousseau ne l’est plus, ou du moins plus autant, de nos jours.

«Cette ironie de son fils l’appelant: Maître, cher maître,
pour _moquer ce titre_ dont on le flattait généralement...»
(_L’Immortel_, p. 6; 1re édit., Lemerre, 1888.)

«Le _nâvrement_ (_sic_) de la bouche et du regard signifiait...»
(_Ibid._, p. 12.)

«Longuement _réflexionné_ là-dessus en battant les Champs-Élysées...»
(_Ibid._, p. 59.)

«Les _facticités_ du dessert.» (_Ibid._, p. 115.) Pour signifier les
menus plats de la fin d’un dîner.

«Dans ce _frénétisme_ de vivats...» (_Ibid._, p. 132.) _Frénésie_,
qui est français, suffirait peut-être.

«Il _s’activait_ autour de la table.» (_Ibid._, p. 184.) Pour: il
s’agitait, se remuait.

«Elle tombe à genoux sur un prie-Dieu, s’y _prostre_...» (_Ibid._, p.
186.) C’est-à-dire s’y prosterne.

«Il avait ouvert démesurément la bouche pour _exploser_ sa colère.»
(_Ibid._, p. 221.)

Dans _Port-Tarascon_ (Flammarion, s. d.), Daudet confond _auvents_
avec volets (p. 281); il fait _effluves_ du féminin (p. 78).

Dans _Le Petit Chose_ (Lemerre, 1884), il emploie _fixer_ pour
_regarder_ (p. 163); il évite volontiers quelque chose _à quelqu’un_
(p. 192 et 388); part d’ordinaire _à_ son travail (_Études et
Paysages_, Mœurs parisiennes, Le Singe, p. 272; Lemerre, 1885), ou
_en_ Auvergne (_Jack_, t. I, p. 142; Lemerre, 1885), au lieu de
_pour_. Etc., etc.


                              * * *


ÉMILE ZOLA (1840-1902) donne, dans son roman _La Faute de l’abbé
Mouret_, de curieux détails concernant les prescriptions et habitudes
du clergé régulier ou séculier, détails extraits sans doute de
quelque traité de discipline ecclésiastique: «Lorsqu’il (l’abbé
Mouret) remontait à sa chambre, il ne gravissait (l’escalier) _qu’une
marche à la fois_, ainsi que le recommandent saint Bonaventure et
saint Thomas d’Aquin» (p. 115; Charpentier, 1884); «...arrivant à
se croire damné pour avoir oublié la veille au soir de baiser les
deux images de son scapulaire, ou pour s’être endormi _sur le côté
gauche_; fautes abominables, qu’il aurait voulu racheter en usant
jusqu’au soir ses genoux...» (Page 116.) Mais il est regrettable que
Zola n’ait pas mieux précisé la source de ces citations.

Dans le même roman (p. 266), l’auteur nous montre «de grands
lézards [qui] _couvaient leurs œufs_». Or, si l’on s’en rapporte au
_Dictionnaire des mots et des choses_ de Larive et Fleury (t. II, p.
319, col. 2, art. Lézard), les lézards ne couvent pas leurs œufs:
«la femelle ne s’en occupe point, et ils éclosent sans incubation».
Une autre espèce de lézards est ovovivipare, c’est-à-dire que «les
œufs éclosent dans le corps de la mère, et que les petits viennent au
monde tout vivants».

Dans _Son Excellence Eugène Rougon_ (p. 339; Charpentier, 1883), un
personnage nous est représenté «assis avec dignité _sur son séant_».
En effet, c’est généralement sur son séant qu’on s’assoit.

Plus loin (p. 394), nous voyons une dame Bouchard qui, «avec le goût
pervers des femmes _pour les hommes chauves_, regarde passionnément
le crâne nu» d’un de ses voisins. Est-ce là un goût bien répandu chez
les femmes?

«Et combien y a-t-il de Besançon ici? — Dix-sept heures de chemin de
fer, répondit Trouche, en montrant sa bouche _vide de dents_... Oui,
oui, on doit être très à son aise, dit Trouche _entre ses dents_.»
(_La Conquête de Plassans_, chap. 10, p. 138 et 140; Charpentier,
1885.) Voilà des dents qui ont repoussé vite.

«Des femmes montraient _leurs_... C’était plein de bonhomie, un
dortoir au grand air, des braves gens en famille qui se mettent
à l’aise... Justement on était _à la nouvelle lune_...» (_La
Fête à Coqueville_, dans le volume _Le Capitaine Burle_, p. 284;
Charpentier, 1883.)

«On n’entendait jamais un mot plus haut _l’un que l’autre_.»
(_Pot-Bouille_, chap. 4, p. 78; Charpentier, 1882.) Il faudrait au
moins _deux mots_, pour que l’un pût être plus haut que l’autre.

Dans _Lourdes_ (p. 238; Charpentier, 1894): «Oui, oui, nous partons,
dit Pierre, qui se détourna, cherchant son chapeau, _pour s’essuyer
les yeux_.»

Émile Zola, au dire du moins d’Edmond de Goncourt (_Journal des
Goncourt_, 15 juillet 1891; t. VIII, p. 257), estimait que «la
clarinette est l’instrument qui représente l’amour sensuel, tandis
que la flûte représente tout au plus l’amour platonique».

Les mots _saleté_, _sale_, _salir_, se retrouvent souvent dans les
livres d’Émile Zola, regardé comme le chef de l’école naturaliste.
«Cette chose laide et _sale_ qui se nomme la politique.» (_Une
Campagne_, p. 318.) «Elle se croyait _salie_ d’une tache si
ineffaçable...» (_Madeleine Férat_, p. 210; Charpentier, 1892.) «Tu
ne dois pas _salir_ nos tendresses.» (_Ibid._, p. 221.) «... Pour y
trouver un _sale_ plaisir...» (_Madeleine Férat_, p. 224.) «... Un
besoin de _sales_ débauches...» (_Ibid._, p. 236.) «... La _salir_
de sa bave...» (_Ibid._, p. 261.) «Elle comptait que ses _saletés_
suffiraient.» (_Ibid._, p. 268.) «Ah! que de _saletés_!» (_Ibid._, p.
390.) Etc.

«Je suis une force», cette fière et habituelle déclaration de
plusieurs personnages d’Émile Zola, de Saccard (Cf. _Renée_, pièce
en cinq actes, p. 47, 49...), de Rougon (Cf. _Son Excellence Eugène
Rougon_, p. 85, 86...), est aussi une des expressions fréquentes du
maître romancier. (Cf. _Naïs Micoulin_ p. 67, 125...)


                              * * *


Nous avons cité le fameux _sonnet des voyelles_ d’Arthur Rimbaud (p.
137):

    A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
    Etc., etc.

On pourrait rapprocher de ces vers _la musique des liqueurs_ de J.-K.
HUYSMANS (1848-1907), les comparaisons faites par son héros Des
Esseintes (_A rebours_, p. 63; Charpentier, 1884), des alcools et
liqueurs avec les divers instruments de musique:

«Chaque liqueur correspondait, selon lui (Des Esseintes), comme goût,
au son d’un instrument. Le curaçao sec, par exemple, à la clarinette,
dont le chant est aigre et velouté — le kummel, au hautbois, dont le
timbre sonore nasille; — la menthe et l’anisette, à la flûte, tout
à la fois sucrée et poivrée, piaulante et douce; tandis que, pour
compléter l’orchestre, le kirsch sonne furieusement de la trompette;
le gin et le whisky emportent le palais avec leurs stridents éclats
de pistons et de trombones, l’eau-de-vie de marc fulmine avec les
assourdissants vacarmes des tubas, pendant que roulent les coups de
tonnerre de la cymbale et de la caisse frappés à tour de bras, dans
la peau de la bouche, par les rakis de Chio et les mastics.

«Il pensait aussi que l’assimilation pouvait s’étendre, que des
quatuors d’instruments à cordes pouvaient fonctionner sous la voûte
palatine, avec le violon représentant la vieille eau-de-vie, fumeuse
et fine, aiguë et frêle; avec l’alto simulé par le rhum plus robuste,
plus ronflant, plus sourd; avec le vespétro déchirant et prolongé,
mélancolique et caressant comme un violoncelle; avec la contre-basse,
corsée, solide et noire comme un pur et vieux bitter. On pouvait
même, si l’on voulait former une quintette, adjoindre un cinquième
instrument, la harpe, qu’imitait, par une vraisemblable analogie, la
saveur vibrante, la note argentine, détachée et grêle du cumin sec.

«La similitude se prolongeait encore; des relations de tons
existaient dans la musique des liqueurs; ainsi, pour ne citer qu’une
note, la bénédictine figure, pour ainsi dire, le ton mineur de ce ton
majeur des alcools que les partitions commerciales désignent sous le
signe de chartreuse verte.»

Les phrases bizarres, peu claires, entortillées et alambiquées, ne
sont pas rares chez Huysmans.

«Éclairés par des becs de gaz, allumés de loin en loin, des murs
_frappaient_ des coups crus dans l’ombre.» (_En ménage_, p. 2;
Charpentier, 1881.)

Comme les Goncourt, comme Zola et la plupart des écrivains
«naturalistes», Huysmans applique fréquemment le verbe _mettre_ à des
objets inanimés:

«Dissimulée derrière la couverture (d’un livre), la tresse
noire rejoignait la tresse rose qui _mettait_ comme un souffle
de veloutine, comme un soupçon de fard japonais moderne, comme
un adjuvant libertin, sur l’antique blancheur, sur la candide
carnation du livre, et elle l’enlaçait, nouant, en une légère
rosette, sa couleur sombre à la couleur claire, insinuant un discret
avertissement de ce regret, une vague menace de cette tristesse qui
succèdent aux transports éteints», etc. (_A rebours_, p. 262.)

«Les assiettes _mettaient_ sur le blanc de craie de la nappe des
ronds d’un blanc plus jaune...» (_En ménage_, p. 314.)

Etc., etc. (Cf. ci-dessus, à propos des Goncourt, abus du verbe
_mettre_, p. 219.)



VII

  GUSTAVE CLAUDIN. — ALFRED ASSOLLANT. — EDMOND ABOUT. UN
  HASARD PROVIDENTIEL. — JULES VERNE. — VICTOR CHERBULIEZ. —
  FERDINAND FABRE. — ALEXANDRE DUMAS FILS. — GUSTAVE DROZ. —
  ANDRÉ THEURIET.

  JULES VALLÈS. Une gaffe macabre. — LÉON CLADEL. Phrases
  interminables et autres bizarreries de style.

  JULES CLARETIE. — CHARLES CHINCHOLLE. — ANATOLE FRANCE. —
  LÉON DUVAUCHEL. — JEAN LORRAIN. — PAUL MAGUERITTE. — REMY
  SAINT-MAURICE.


Dans son volume _Point et Virgule_ (p. 50; Librairie nouvelle, 1860),
GUSTAVE CLAUDIN (1823-1896) nous offre cette amusante comparaison:
«Le brouillard, s’épaississant peu à peu, se transforma bientôt en
pluie, et fit pousser sur les trottoirs des myriades de _champignons
verts et bleus qu’on appelle des parapluies_.»


ALFRED ASSOLLANT (1827-1886) indique un singulier moyen de faire
concurrence aux cornets acoustiques. Ayant mis en scène des joueurs
de billard, il nous les représente qui se rapprochent, «tenant leur
queue à la main _pour mieux entendre_». (Dans _Le Journal_, 27 août
1897.)


«Victorine continua sa lecture _en fermant les yeux_», prétend EDMOND
ABOUT (1828-1885), dans _Les Mariages de Paris_ (Le buste, p. 180;
Hachette, 1882).

Le même écrivain s’est plu à critiquer, non sans raison, le
qualificatif _providentiel_ ajouté au mot _hasard_: «Il avait entendu
mes gémissements par un hasard providentiel (comme on dit dans les
feuilles publiques)...» (_Madelon_, p. 551; Hachette, 1885).

«Un hasard providentiel» est, en effet, un lieu commun qui ne
s’explique guère, et qu’on rencontre aussi dans Flaubert (_Bouvard et
Pécuchet_, p. 129; Lemerre, 1881): «Par un hasard providentiel, ils
déterrèrent,» etc.

Dans son volume _Le Mot et la Chose_ (chap. 20, p. 191-199;
Ollendorff, 1882) Francisque Sarcey étudie et discute en détail
cette locution. «Ces deux mots, _hasard_ et _Providence_, ne peuvent
être accouplés l’un à l’autre, écrit-il; ils jurent ensemble...
_Providentiel_ est un méchant mot, qui, comme tous les faux
pavillons, couvre toutes sortes de marchandises. Nous ferons bien de
nous en défaire, et surtout de ne pas le joindre au terme de _hasard_
dont il gâte le sens très précis.»


De JULES VERNE (1828-1905): «Les doigts du capitaine couraient alors
sur le clavier de l’instrument (un orgue); je remarquai qu’il n’en
frappait que les touches noires, ce qui donnait à ses mélodies _une
couleur essentiellement écossaise_.» (_Vingt mille lieues sous les
mers_, chap. 22, p. 173; Hetzel, s. d., in-8.)


De VICTOR CHERBULIEZ (1829-1899), dans _Miss Rovel_ (p. 220;
Hachette, 1911): «Raymond avait senti la foudre tomber sur lui;
il avait été consumé, anéanti, ou peu s’en faut. _Il rassembla
péniblement ses morceaux. Il achevait de les recoudre, de se
reconstituer dans son intégrité..._»


De FERDINAND FABRE (1830-1898), dans _Barnabé_ (p. 381; Charpentier,
1885): «L’étoffe, trop vivement ramassée, _poussa un cri_» (en se
déchirant, sans doute).

On pourrait rapprocher cette sorte de prosopopée des vers suivants
d’ALEXANDRE DUMAS FILS (1824-1895) (dans son roman _La Dame aux
perles_, p. 119; Librairie nouvelle, 1855), vers adressés à une
élégante Parisienne:

                        ... Vos jupons,
    Dentelés et brodés, _se donnaient cette joie_
    _De rire_ avec la boue en battant vos talons.

Encore quelques phrases énigmatiques ou singulières de Dumas fils:

«Anaïs... avait la bouche petite, les dents blanches. Ses bandeaux
noirs dénotaient _une nature ardente_.» (_Ce que l’on voit tous les
jours_, dans le volume _La Boîte d’argent_, p. 182; M. Lévy, 1867.)

«J’ai bu le lait de l’insubordination dans le shako de mon père, le
plus mauvais garde national connu.» (_Un Cas de rupture_, dans le
volume _Le Docteur Servans_, p. 190; Librairie nouvelle, 1856.)

De GUSTAVE DROZ (1832-1895): «Sur l’honneur, je sentis _une larme_
qui me montait _à la gorge_.» (_Monsieur, Madame et Bébé_, p. 149;
Hetzel, 1866.) Nous avons vu précédemment (p. 83) Lamartine nous
avouer que ses larmes n’allaient pas si haut, qu’une larme lui était
_montée au cœur_.

«Si j’avais eu un couteau, je lui aurais _brûlé la cervelle_!»
s’écrie, en plaisantant, un autre personnage de Gustave Droz. (_Entre
nous_, p. 275.) Ce qui rappelle la fameuse complainte du _Sire de
Framboisy_:

    Il lui trancha la tête
    D’un’ ball’ de son fusil.


D’ANDRÉ THEURIET (1833-1907) qui, mieux que personne, a célébré les
splendeurs et «les enchantements» de nos forêts: «Les fraises sont
moins rouges _que ses désirs_.» (Dans _Le Journal_, 17 mai 1902.)


                              * * *


JULES VALLÈS (1833-1885) nous parle de son style en ces termes: «J’ai
fait mon style de pièces et de morceaux que l’on dirait ramassés,
à coups de crochet, dans des coins malpropres et navrants. On en
veut tout de même, de ce style-là! Et voilà pourquoi je bouscule
de mon triomphe ceux qui, jadis, me giflaient de leurs billets de
cent francs et crachaient sur mes sous.» (_L’Insurgé_, p. 59-60;
Charpentier, 1886.)

Voici quelques exemples de ce style très imagé et ampoulé, rude et
brutal, où l’antithèse surgit fréquemment:

«... Ils vont (dans des crèmeries) se faire tremper la soupe et
attaquer un bœuf — nature ou aux pommes — qui _m’effrayerait moins,
vivant et furieux_, dans les arènes de Madrid.» (_Les Réfractaires_,
p. 11; Charpentier, 1881.)

«... Tout homme de lettres porte en lui de douze à quinze mètres de
ver solitaire. Il ne rend le dernier centimètre que le jour où il
est arrivé. Les bonnes femmes nourrissent le leur avec du lait, nous
tuons le nôtre avec de l’encre.» (_Ibid._, p. 203.)

«On voit, dit publiquement le doyen, non seulement que vous avez été
bercé _sur les genoux d’une tête_ universitaire, mais encore que vous
vous êtes abreuvé aux grandes sources...» (_L’Enfant_, chap. 24, p.
372; Charpentier, 1881.)

Dans _L’Insurgé_ (p. 207), Vallès raconte que, en 1871, durant la
Commune, il fut chargé de prononcer un discours sur la tombe d’un
combattant. «Je m’avance, et j’adresse un dernier salut à celui qui
a été frappé au milieu de nous... «Adieu, Bernard!» Des murmures
s’élèvent... Je me sens tiré par les basques: «Il ne s’appelle pas
Bernard, mais Lambert», me disent les parents à voix basse.» Vallès
resta «déconcerté, un peu ému», et c’est cette émotion même qui le
sauva du ridicule de la situation: «Combien plus profond, reprit-il,
doit être notre respect devant ces cercueils d’inconnus tombés sans
gloire, exposés à recevoir un hommage qui ne s’adresse point à leur
personnalité, restée modeste dans le courage et la peine, mais à la
grande famille du peuple...» N’importe! La «gaffe» était commise, et
la famille Lambert ne digéra pas le quiproquo.


                              * * *


A propos de _la phrase du chapeau_, de l’académicien Patin, nous
avons cité (p. 84) une rugueuse et interminable phrase de LÉON CLADEL
(1834-1892), qui est d’ailleurs coutumier du fait. Si laborieux et
méticuleux qu’a été cet écrivain, si épris qu’il fut des qualités du
style, il n’en a pas moins commis — lui qui a tant peiné sur sa prose
— quantité de lourdes, rocailleuses et surtout très longues phrases,
que je ne puis évidemment songer à reproduire ici: ce serait trop
fastidieux pour le lecteur, et ces phrases grossiraient démesurément
mon volume. Je me borne à en indiquer quelques-unes:

Dans _Raca_ (Paul des Blés, nouvelle, p. 163-164): «D’un geste très
net, très résolu, tranchant comme un glaive, il me marqua combien
grande était, contre les classes dirigeantes, moins jalouses, selon
lui, de trouer les rangs...» (40 lignes.)

Même ouvrage (même nouvelle, p. 146-147): «Et pendant les trois ou
quatre hivers qui précédèrent celui de 1870-71, dont les frileux ont
gardé la mémoire et les autres aussi, c’est lui, que...» (26 lignes.)

Dans _Les Va-nu-pieds_ (p. 210-211; Charpentier, 1881): «Ici, des
bouts de papiers gras, effilochés...» (41 lignes.)

Même ouvrage (p. 288-289): «Aller, apprenti, la canne à la main et la
besace au dos...» (27 lignes.)

Dans _Quelques Sires_ (Histrion, nouvelle, p. 289-290): «Kalgrèsbi,
le dernier Pierrot, qui tant de fois aux Funambules...» (22 lignes.)

Dans _Kerkadec, garde-barrière_ (dédicace, p. 3-8; Delille et
Vigneron, 1884), une phrase qui n’a pas moins de _cinq pages_, 85
lignes tout d’une traite.

Etc., etc.

Voici maintenant quelques plaisantes rencontres de mots de Léon
Cladel:

«... Six jours après cet entretien, la belle _lumière_ (c’est par
cette métaphore qu’un interlocuteur désigne sa propre fille) qui,
pendant vingt années, avait été toute ma joie, _s’éteignit_ en
_donnant le jour_ à un fils qui ne la précéda que de quelques minutes
en _la nuit_ éternelle.» (_Quelques Sires_, Œil pour œil, p. 77.)

«... Ce _renard_, qui s’était approché de mon observatoire à pas de
_loup_, ne mangera jamais plus de pain.» (_Urbains et Ruraux_, Griffe
de fer, p. 155.)

Dans _Gueux de marque_ (Zachario, nouvelle, p. 279) un homme qui
vient d’être écrasé et qui va rendre l’âme, qui se meurt («...son
front où perlaient déjà les sueurs de l’agonie»), trouve le moyen
et la force de prononcer une harangue qui dure pendant plus de
_vingt-cinq_ pages. (Pages 279-307.) C’est là du reste un tour de
force qu’on retrouve de temps à autre chez les romanciers, et dont
Lesage, l’auteur du _Diable boiteux_, nous a jadis (p. 171) offert un
exemple.

Dans _Quelques Sires_ (Quasi-jeunes, p. 315-316) nous voyons des
noces de diamant se célébrer après soixante-quinze ans de mariage, —
au lieu de soixante ans, ce qui est déjà fort beau. (Cf. LAROUSSE,
_Grand Dictionnaire_, 1er suppl., art. Noce.)

«Qu’_apercevois_-je!» s’écrie Cladel dans sa _Kyrielle de chiens_
(Monsieur Touche, p. 273); et auparavant (p. 154) il nous fait cet
aveu: «Je _rouai_ comme un paon».

«Une foule tumultueuse _entrait_ et sortait _de_ la Morgue.»
(_Quelques Sires_, Maugrabins, p. 47.)

Dans _Titi Foyssac IV_ (p. 156, Lemerre, 1886; et autres éditions)
il crée le verbe _s’excrimer_, pour s’escrimer: «Ils _s’excrimèrent_
à vomir un torrent d’imprécations...» Il se sert (p. 31) de la
mauvaise locution _en agir_, pour en user. Il écrit (p. 233):
«Aujourd’hui, c’est fête! _Elle_ se changerait en deuil...»

Etc., etc.

Léon Cladel, le patient et acharné prosateur[50], a fait, je crois,
très peu de vers, et c’est, j’en suis persuadé, très heureux pour sa
mémoire. Je n’ai rencontré de lui que cette strophe d’un poème qu’il
a composé en l’honneur de Victor Hugo (Cf. le journal _Le Voleur_, 21
décembre 1877, p. 813):

    En l’an mil huit cent deux, naquit un homme
              A Besançon, Franche-Comté.
    Nous l’aimons tous ici, c’est Hugo qu’on le nomme,
              Victor Hugo La Bonté.
        Quand il parut sur cette grande terre,
              On vit poindre un nouveau soleil.
    Et, jaloux, tout en haut, l’antique solitaire,
              Lors clignant son œil vermeil:
        «Fétu, dit-il à son cadet terrestre,
              Suivrais-tu mon vol hasardeux?
    Tu n’es qu’un va-nu-pieds, et, seul, je suis équestre!»
              Mais l’enfant: «Nous serons deux!»

  [50] Camille Lemonnier, dans la préface de _Héros et Pantins_
  (p. xiii-xiv), apprécie en ces termes le labeur littéraire de
  Léon Cladel: «... Il va jusqu’à épuiser l’artifice des plus
  subtiles rhétoriques, en variant incessamment la tournure des
  phrases et le choix des mots, en ne permettant pas qu’un même
  vocable reparaisse dans tout le cours d’un livre, et d’autres
  fois en prohibant même, en tête des alinéas, le retour d’une
  même lettre initiale. C’est encore là le secret de ces terribles
  phrases kilométriques dont se gaussent fort impertinemment des
  stylistes sans haleine, las et pantois au bout de dix mots,
  et qui, enchevêtrées d’incidentes, avec des circonlocutions
  nombreuses et des arabesques emmêlées comme les sinuosités d’un
  labyrinthe, rampent à la façon des ronces ou se dressent à la
  façon des chênes, touffue végétation du style, où chantent, et
  sifflent, et chuchotent les idées, ces oiseaux de l’esprit.» On
  pourrait d’ailleurs dire de Léon Cladel ce que lui-même a dit de
  Baudelaire, dans la dédicace de _La Fête votive_ (p. 6; Lemerre,
  1882): «Un mot le préoccupait au point de l’empêcher de dormir
  pendant huit nuits consécutives, une phrase le persécutait un
  mois durant, telle page des années; et c’est ainsi qu’au prix des
  plus cruels sacrifices, il forma... ligne à ligne sa prose».

Lus par l’auteur à un banquet offert à la presse par Victor Hugo, le
11 décembre 1877, pour fêter la reprise d’_Hernani_, ces vers ont
été jugés si étranges, qu’ils ne figurent pas dans le compte rendu
détaillé de ce banquet. (Cf. Victor HUGO, _Actes et Paroles_, Depuis
l’exil, 1876-1880, p. 53-59.)


                              * * *


De JULES CLARETIE (1840-1913):

Dans une description d’une salle de théâtre et des spectateurs qui
s’y trouvaient: «... Le gilet échancré jusqu’à l’abdomen, — _qui
naîtra plus tard_, — le camélia blanc à la boutonnière, les cheveux
séparés en deux, les jeunes gens sont autour d’Anna Deschiens...»
(_Une Femme de proie_, p. 156; Dentu, 1881.)

«Elle (une courtisane) traînait son boulet, qui pesait tout aussi
lourd, malgré ses dorures. Elle le traînait avec des éclats de rire
d’une gaieté épileptique, et quand elle le sentait à son pied, — ce
qui lui arrivait rarement, car elle ne pensait pas, — ah bah! _elle
le plongeait dans le champagne_.» (_Ibid._, p. 269.)

«Le soleil perçait le feuillage, se roulait sur la mousse et
_gaminait_ parmi les herbes.» (_Robert Burat_, p. 287; Lemerre, 1886.)


«Chaque fois que tu m’as crié famine, j’ai su _t’en tirer_.»

(CHARLES CHINCHOLLE [1843 ou 1845-1902], _La Plume au vent_, La
Paille et la Poutre, p. 167; Courniol, 1865.)

Dans son roman _Le Vieux Général_ (p. 54; Marpon et Flammarion,
s. d.), Chincholle orthographie toujours: «_Empommé_, le général,
_empommé_... Il _empommera_ le ministère...» (au lieu de: empaumer,
de _paume_ et non de _pomme_).

A propos d’un vers de Victor Hugo, nous avons vu (p. 111) le
chroniqueur Charles Chincholle nous parler, dans la description d’un
immense hall, d’«un vide ayant cinq étages de haut». (Cf. _La Gazette
anecdotique_, 15 septembre 1890, p. 150.)


De M. ANATOLE FRANCE (1844-....): «Son nez vaste et charnu, ses
lèvres épaisses apparaissaient comme de puissants appareils pour
pomper et pour absorber, tandis que son front fuyant, _sous_ de gros
yeux pâles, trahissait la résistance à toute délicatesse morale.»
(_L’Orme du mail_, chap. 8, p. 112.) Un front fuyant sous de gros
yeux pâles, qui trahit la résistance à toute délicatesse?

«Tu vois, dans les eaux de Crète, la République _nager_ parmi les
Puissances, _comme une pintade_ dans une compagnie de goélands.» (_Le
Mannequin d’osier_, chap. 10, p. 184.) Les pintades ne nagent pas
plus que les poules.


Pour dire qu’une jeune fille garde le silence et ne laisse rien
deviner de ce qui se passe en elle, LÉON DUVAUCHEL (1850-1902), le
poète et conteur forestier, écrit, dans son roman _M’zelle_ (p. 217),
qu’elle «restait toujours impénétrable, boutonnée»; que son cœur
était toujours «en robe montante».


Dans son roman _Les Lépillier_ (p. 32; Giraud, 1885), JEAN LORRAIN
(1855-1906) emploie le mot _ingambe_ dans le sens de _lourd, pesant,
qui a de mauvaises jambes_, c’est-à-dire dans un sens absolument
contraire à celui de cet adjectif: «La mère Hormidas se faisait
un peu vieille, bien _ingambe_ surtout pour faire une parfaite
servante.».

Ailleurs, dans _M. de Bougrelon_, il croit que _nonante_ (neuf
dizaines, quatre-vingt-dix) signifie simplement _neuf_, et il écrit:
«A _nonante heures_, comme il l’avait dit la veille, M. de Bougrelon
fut à notre hôtel» (_Le Journal_, 5 juillet 1901; dans la _Revue
universelle Larousse_, 1903, p. 136); erreur qui, il est vrai, a été
corrigée lorsque ce roman a paru en volume (p. 47; Édouard Guillaume,
éditeur, 1897).


De PAUL MARGUERITTE (1860-1919): «...Une mère présente ses enfants:
un petit garçon de _trois ans_ et une petite fille de _deux ans et
demi_, marqués à l’empreinte du père...» (_L’Embusqué_, p. 12.)


De REMY SAINT-MAURICE (1865-1918): «Thérèse _touchait_ agréablement
du violon et _de l’aquarelle_.» (_Tartuffette_, p. 26; La Renaissance
du Livre, s. d.)



VIII

  =Romanciers populaires.= — PONSON DU TERRAIL. Lapsus et
  bévues. Encore les serpents. Anachronismes.

  ADOLPHE DENNERY. — GUSTAVE AIMARD. — ALBERT BLANQUET. —
  GONTRAN BORYS. — PAUL SAUNIÈRE. — LÉOPOLD STAPLEAUX. — La
  Vénus de Milo. — ALEXIS BOUVIER.

  Incohérences et drôleries diverses commises par les
  feuilletonistes. — Noms à donner aux personnages des romans
  afin d’éviter les réclamations. Système d’Eugène Chavette.


Passons à des écrivains moins préoccupés du style et de la forme, aux
romanciers dits populaires, aux feuilletonistes.

Un des plus célèbres d’entre eux, PONSON DU TERRAIL (1829-1871),
qui, durant sa courte existence, a trouvé moyen de pondre tant de
passionnants romans, plus de cent volumes[51], est, encore à présent,
demeuré légendaire par ses lapsus, coq-à-l’âne, calembredaines,
drôleries de toutes sortes.

  [51] Glissons, en bas de page, cette savoureuse anecdote relative
  à l’illustre créateur de _Rocambole_. Ponson du Terrail fit un
  jour, «contre Aurélien Scholl, le pari que, dans toutes les
  petites villes, dans tous les villages où ils iraient ensemble,
  ils ne trouveraient personne qui n’eût lu ses ouvrages, tandis
  qu’à peine un petit nombre de lettrés connaîtraient le nom
  de Flaubert». Et Ponson gagna le pari. (Paul STAPFER, _Des
  Réputations littéraires_, t. II, p. 249.)

«Elle avait la main froide _d’un serpent_.» (Cité dans _Le Soleil_,
11 septembre 1897.) Quel rôle les serpents jouent dans les romans,
quelle place ils y occupent! Nous en avons vu des exemples à propos
de Balzac, d’Alexandre Dumas père, d’Amédée Achard, etc.

«Cet homme est _un verrou incarné_.» (?!) (Cité dans _La Journée_, 14
janvier 1903.)

«Le général, les bras croisés et _lisant son journal_...» (Dans
LAROUSSE, art. Ponson du Terrail.)

«Melchior n’avait pas cessé de boire durant toute la route et
_n’avait point desserré les dents_.» (ID., ibid., et art. Bévue.)

«La jeune fille se précipita dans les bras du pauvre invalide», écrit
le brave Ponson, après nous avoir appris que ledit pauvre invalide
est manchot. (ID., art. Bévue.)

Ponson du Terrail se plaisait à invoquer les anges dans ses romans.
Nous lisons, dans un de ses plus dramatiques feuilletons, _Les
Compagnons de l’Épée_, suivis de _La Dame au gant noir_, des phrases
comme celles-ci:

«Marguerite, dit enfin Gontran, _vous êtes un ange_, et vous
demeurerez _ange_ jusqu’à l’heure où Dieu, par les mains d’un prêtre,
aura fait de vous ma femme: regardez-moi comme votre frère.» (_Les
Compagnons de l’Épée_, 1re partie, chap. 32; dans le journal _Le
Voleur_, 1er avril 1859, p. 339, col. 2.)

«Vous êtes bonne, dit-il, noble et bonne _comme les anges_, Dieu vous
récompensera.» (_Ibid._, 2e partie, chap. 1; _ibid._, 8 avril 1859,
p. 355, col. 2.)

«Ah! enfant, murmura-t-il, Dieu m’est témoin que je vous aime aussi
ardemment que _les anges_ peuvent aimer Dieu.» (_Ibid._, 3e partie,
Épilogue; _ibid._, 5 août 1859, p. 213, col. 3.)

«Et tandis qu’au fond de son âme il adressait à Dieu une dernière
prière... il prit dans ses bras l’_ange_ de la réconciliation, dont
la voix pure et virginale,» etc. (_Ibid._, p. 214, col. 1.)

«J’admets donc que vous m’aimez... — Ah! dit-il, _comme les anges_
aiment Dieu!» (_La Dame au gant noir_, 2e partie, chap. 6; _ibid._,
17 février 1860, p. 244, col. 2.)

Dans ce même roman, _Les Compagnons de l’Épée_ (1re partie, chap. 22;
_Le Voleur_, 4 mars 1859, p. 277, col. 2), nous trouvons de jolies
phrases comme celle-ci: «Un sourire infernal passa sur les lèvres
du chevalier, et M. de Lacy frissonna jusqu’à la moelle des os, et
sentit ce sourire lui pénétrer au fond du cœur _comme la lame glacée
d’un stylet napolitain_.»

«Le baron de Mort-Dieu habitait la terre dont il portait le nom, et
qui était située au fond du Berry, entre la Châtre et Châteauroux...
M. le baron de Mort-Dieu était assis au coin du feu du grand salon
de sa belle demeure _normande_...» (_Ibid._, 2e partie, chap. 1;
_ibid._, 8 avril 1859, p. 354, col. 3.) _Normande_ dans le Berry?

Les anachronismes — c’était à présumer — ne sont pas rares chez
Ponson du Terrail.

Dans _Les Escholiers de Paris_, dont l’action se passe sous François
II (1559-1560), figure un moine «qui sait son Molière par cœur»
(déjà!), qui s’écrie:

    Il est avec le ciel des accommodements,

ou encore:

    Ah! pour être dévot on n’en est pas moins homme.

Ce même moine, toujours en avance, jure par saint Ignace de Loyola, —
qui ne fut canonisé que longtemps après, en 1622. (Cf. LAROUSSE, art.
Ponson du Terrail.)

Dans _La Jeunesse du roi Henri_ (même source), une des œuvres les
plus reproduites de Ponson du Terrail, un certain Godolphin, égaré
par une nuit sombre, a d’assez bons yeux cependant pour reconnaître
qu’il se trouve devant la façade du Louvre, la colonnade de Perrault,
— construite seulement deux cents ans plus tard.


                              * * *


D’ADOLPHE DENNERY (1811-1899), encore plus connu comme dramaturge
que comme feuilletoniste, et l’un des ancêtres du genre, cette
sensationnelle découverte, relative à l’un de ses héros: «_Plusieurs
fois_ il serait mort de faim ou de soif...» (Dans le journal
_L’Opinion_, 19 août 1885.)


De GUSTAVE AIMARD (1818-1883), l’illustre auteur — illustre en
son temps — des _Trappeurs de l’Arkansas_: «Bientôt les navires
se trouvèrent à plusieurs milles de ces deux cadavres, _dont l’un
était plein de vie_» (_Les Rois de l’Océan_, t. I, chap. 5, p. 112;
Roy, 1891), phrase déjà citée par nous à propos d’un vers de Sully
Prudhomme (p. 96).


«...Peu d’instants après, une voiture les emportait _au trot_ de deux
bons chevaux lancés _au galop_», écrit ALBERT BLANQUET (1826-1875),
dans son roman _Le Parc-aux-Cerfs_. (Dans LAROUSSE, art. Bévue.)


«Mme Haveril est morte de saisissement», nous apprend GONTRAN BORYS
(pseudonyme d’Eugène Berthoud: 1828-1872), dans son récit d’aventures
_Le Beau Roland_ (dernier chapitre). «On lui avait annoncé sans
précaution que son frère Paul Mérel, à qui elle ne pensait plus,
était trépassé en léguant à Diane vingt-quatre millions. Cette
nouvelle _l’a tuée roide_.»

Décès qui nous rappelle celui-ci: «La princesse Zélie _se fâcha_
avec le prince. Elle mourut à la suite de ce _refroidissement_.» (Le
journal _La Nation_, 3 août 1892.)


De PAUL SAUNIÈRE (1829-1894):

«Il se dirigeait vers un _bosquet de verdure_.» (_Une Fille des
Pharaons_, p. 35.) Sans doute pour: un cabinet de verdure.

«Il (Maurice) se mit à table... La bouche de Bridet, _en le
servant_, s’élargissait d’un énorme sourire.» (_Ibid._, p. 42.)

«Il tomba dans _une mélancolie noire_.» (_Ouvrage cité_, p, 69.)
(Mélancolie: _mélas_, noire; _chole_, bile.)


Le romancier belge LÉOPOLD STAPLEAUX (1831-1891), qui, comme
écrivain, selon l’expression d’Aurélien Scholl (_Les Ingénues de
Paris_, p. 335 et 341), «équivalait à un marchand de marrons», était
coutumier des plus singulières inadvertances. Nous avons déjà cité
ces phrases célèbres perpétrées par lui (Cf. ci-dessus, Préambule, p.
11): «Il portait un veston et un gilet à carreaux avec un pantalon
_de même couleur_... Il avait soixante-dix ans et paraissait _le
double_ de son âge». Dans son roman _Les Amours d’une horizontale_
(p. 318; Dentu, 1885), Stapleaux écrit sans s’émouvoir: «_De même que
celles du firmament_, les étoiles parisiennes... ont gagné longuement
et péniblement leurs chevrons, et l’abus du fard a laissé sur leur
front de précoces rides, et sur leurs joues ces tons blafards», etc.


                              * * *


Plus d’une fois la _Vénus de Milo_ — statue de Vénus, à laquelle
manquent les bras, trouvée en 1820 dans l’île grecque de Milos ou
Milo — a donné lieu à d’amusantes bévues. Nous avons vu (p. 161)
Auguste Vacquerie prendre le nom de Milo pour un nom d’homme, le nom
d’un illustre sculpteur; d’autres écrivains ont suivi sa trace:

«La vraie merveille, c’était elle-même, avec... son cou ferme et
solide, sa superbe poitrine, ses hanches fortes et sa prestance, avec
laquelle Milo, _l’artiste dont la renommée a traversé les siècles_,
aurait donné un pendant à son immortelle statue.» (Charles MÉROUVEL
[1832-....], _Millions, Amour et Cie_, dans _Le Petit Parisien_, 1er
février 1911.)

Un autre romancier, Amédée DE BAST (1795-1864), nous annonce qu’un de
ses héros, «Joseph de Plumard, mit un genou en terre et déposa sur
cette main blanche et potelée _comme celle de la Vénus de Milo_, le
plus respectueux des baisers.» (Le journal _Le Voleur_, 31 janvier
1879, p. 80.)

Et M. Jules DE GASTYNE (1848-....):

«... Elle dit, soulevant son bras blanc, modelé _comme le bras de
la Vénus de Milo_, étincelant comme du carrare», etc. (_Chair à
plaisir_, dans _La Nation_, 19 juillet 1889.)[52]

  [52] Bien des anecdotes et plaisanteries ont été contées à propos
  de la Vénus de Milo; en voici quelques-unes:

  Un concierge déménage une Vénus de Milo en plâtre et la brise.
  Fureur du locataire. «Il n’y a pas tant de mal, riposte le
  concierge: elle avait déjà les bras cassés». (_Le National_, 29
  janvier 1885.)

  A l’hôtel Drouot, un garçon novice pose sur la table une terre
  cuite représentant la fameuse Vénus de Milo, et, s’essuyant les
  mains, il dit sans malice au public: «Si l’on trouve les bras, on
  les donnera.» (_L’Opinion_, 13 octobre 1885.)

  Un habitant de San Francisco avait commandé à Paris une statue
  de la Vénus de Milo. Elle lui fut expédiée. Le destinataire a
  intenté un procès à la Central Pacific Company sous le prétexte
  que la Vénus lui était parvenue sans bras, c’est-à-dire mutilée.
  Le plus fort, dit-on, c’est que le juge a condamné la Compagnie
  à payer une indemnité à ce destinataire. (_Le Radical_, 19 mars
  1887.)

Dans le même feuilleton (cité dans _La Nation_, même date), M. Jules
de Gastyne écrit: «Eh bien! vrai, ce n’est pas trop tôt!» soupira
_le nègre_. Le commissaire, qui s’attendait à voir son prisonnier
_pâlir_...»

Elle est de M. Charles Mérouvel encore cette perle enchâssée dans
son roman _Jenny Fayelle_ (p. 28): «Cette femme avait... une taille
svelte et souple qu’_une main_ d’homme eût emprisonnée _dans ses dix
doigts_.»


D’ALEXIS BOUVIER (1836-1892), dans _La Princesse saltimbanque_
(chap. 4, dans _Le Radical_, 7 juillet 1885): «... Et il prit sa
petite fiole; l’enfant la repoussant, il lui saisit brutalement la
tête, _lui en vida le contenu dans la bouche_, et l’enfant retomba
suffoqué.» Il y avait de quoi!

_La Grande Iza_ (Rouff, s. d.), un des romans les plus en renom
d’Alexis Bouvier, nous présente un même personnage ayant, à une
même époque, des âges différents, ici trente-cinq ans, là plus de
quarante-cinq (Cf. p. 28 et 310); et la même lettre insérée en deux
endroits du livre (p. 118 et suiv. et 262 et suiv.) dans des termes
dissemblables.

Une erreur, une ligne omise, dans une reproduction de ce roman a
donné lieu à un plaisant quiproquo. On lit page 32:

«(Un canotier)... se mettant à son aise pour barboter dans le bateau,
c’est-à-dire retirant son paletot, son gilet, ses chaussettes,
restant nu-pieds et le pantalon relevé jusqu’aux genoux, les manches
de chemise relevées jusqu’aux coudes, il détacha le bateau...»

Un journal qui reproduisait ce roman en feuilletons a sauté la ligne
«jusqu’aux genoux, les manches de chemise relevées», en sorte qu’on
lisait: «le pantalon relevé jusqu’aux coudes...», malencontreuse
omission qui a valu à l’auteur plus d’un brocard. (Cf. _Fantasio_,
1er avril 1918, p. 454.)


                              * * *


Dans un roman-feuilleton mentionné par _Le Radical_ (22 juillet
1884): «C’est par une froide _nuit_ de décembre que Paul, après
avoir causé à sa mère d’horribles souffrances, vit _le jour_ pour la
première fois.»

Ce qui, soit dit en passant, se trouve déjà dans Virgile (_Énéide_,
X, 703, 704):

          ... una quem _nocte_ Theano
    In _lucem_ genitori Amyco dedit...

(... Un fils que, dans la _nuit_, Théano donna [mit] _au jour_ à son
père Amycus); et peut aussi se rapprocher de cette annonce, cueillie
dans le journal _La Nation_ (12 juin 1890): «La femme Antoinette
Marchand _a donné le jour_ à un enfant _aveugle_», et d’une phrase de
Léon Cladel citée ci-dessus, p. 231.

Et ces autres incohérences et drôleries de divers feuilletonistes,
citées par M. Marcel France dans _L’Indépendance de l’Est_ du 21
février 1900:

«Daniel _ne répondit pas_. C’était la première fois _qu’il parlait
ainsi_ à son père.»

«Ils ronflaient, comme seuls ronflent _les cœurs_ innocents.» Et l’on
prétend que le sommeil du juste est paisible!

«Qu’aurais-tu dit, si ce mari trahi _t’avait tué_? Ne l’aurais-tu pas
accusé de barbarie?...»

Et celles-ci encore:

«La marquise allait prendre la parole, quand la porte, _en
s’ouvrant_, lui _ferma la bouche_.»

«Les réverbères, _qui n’étaient pas encore inventés_, rendaient la
nuit plus obscure.»

Etc., etc.


                              * * *


Les romanciers et auteurs dramatiques sont fréquemment en butte
aux réclamations de gens ayant rencontré leurs noms parmi ceux
des personnages d’un livre ou d’une pièce de théâtre, et qui se
prétendent pour cela outragés, déshonorés, etc. Ces pudibonds et
pointilleux bourgeois n’hésitent pas parfois à intenter un procès à
l’auteur, et à demander, comme dommages-intérêts, la forte somme.

Un jour que l’auteur des _Courbezon_, Ferdinand Fabre, était assis au
bord d’une route des environs de Bédarieux, son pays, il vit venir
un homme qui lui dit, embarrassé et tournant entre ses doigts son
grand chapeau rond:

«Vous êtes monsieur Ferdinand?

— Oui, mon ami. Que me voulez-vous?

— Voilà: il paraît que vous avez fait un livre à Paris, et qu’il y a
dans ce livre que, moi Pancol, j’ai tué M. l’abbé Courbezon. Je vous
jure que ce n’est pas vrai. J’ai porté un lièvre chez votre frère (le
gibier est rare dans cette région) pour que vous cessiez d’être animé
contre moi. Car enfin, je ne l’ai pas tué!

— Mais non, mon ami.

— Je n’ose plus passer devant la gendarmerie quand je vais à
Bédarieux vendre mes pauvres châtaignes. Et les mauvais gars du pays
répètent comme ça qu’on va m’arrêter un beau matin.

— Mais non. D’abord votre curé ne s’appelait pas M. Courbezon; je
m’en souviens, c’était M. Montrosier. Et puis, Justin Pancol ne le
tue pas...»

Impossible de convaincre le vieux paysan. En vain Ferdinand Fabre
l’emmena-t-il manger sa part de son lièvre; pendant tout le dîner, il
se tint sur le bord de sa chaise, marmottant: «Je ne l’ai pas tué».
Il fallut lui promettre, puisqu’il ne s’appelait pas Justin, de dire
que c’était un autre Pancol qui avait fait le coup, un prénommé et
prétendu Justin Pancol.

Ce n’est pas la seule réclamation qu’aient suscitée les romans
de Ferdinand Fabre, continue la _Revue bleue_ (13 novembre 1886,
p. 639), à qui j’emprunte ces détails. Dans _Mademoiselle de
Malavieille_, Ferdinand Fabre met en scène un notaire, M. Forestier,
dont la femme est très dévote et dit chaque soir son chapelet sur
l’oreiller conjugal. Quelle fut la surprise du romancier, quand il
reçut d’un M. Forestier, notaire en province, une lettre furieuse:
«Mais c’est infâme! Comment avez-vous pu pénétrer ainsi dans ma vie?
Comment savez-vous?...» — Ferdinand Fabre avait inventé trop juste.

A l’origine, _Tartarin de Tarascon_ se nommait «Barbarin»; Alphonse
Daudet dut modifier le nom de son héros pour éviter les réclamations,
— une croisade qui s’annonçait contre lui. «Il y avait justement à
Tarascon une vieille famille de Barbarin qui me menaça de papier
timbré, si je n’enlevais son nom au plus vite de cette outrageante
bouffonnerie. Ayant des tribunaux et de la justice une sainte
épouvante, je consentis à remplacer Barbarin par Tartarin sur les
épreuves déjà tirées, qu’il fallut reprendre ligne à ligne dans une
minutieuse chasse aux B. Quelques-uns ont dû m’échapper à travers
ces trois cents pages; et l’on trouve, dans la première édition, des
Bartarin, Tarbarin, et même tonsoir pour bonsoir.» (Alphonse DAUDET,
_Trente ans de Paris_, p. 155; Marpon et Flammarion, 1888.)

Pareille mésaventure faillit arriver à Louis Ulbach pour son roman
_Françoise_, où un conseiller d’État, du nom de Berthelin, créé de
toutes pièces par l’auteur, correspondait trait pour trait et par
un pur hasard à un conseiller à la Cour, portant le même nom de
Berthelin, demeurant pareillement rue Tronchet, ayant le même jour
de réception que son imaginaire homonyme, etc. (Cf. _Revue bleue_, 4
février 1882, p. 154; art. de Louis Ulbach.)

De même pour Émile Zola et son roman _Pot-Bouille_, où figurait un
personnage baptisé Duverdy, nom d’un conseiller à la Cour d’appel,
qui s’empressa de protester et jeter les hauts cris. (Cf. _Revue
bleue_, ibid.)

C’est pour éviter ces inconvénients, se garer de ces plaintes et
assignations, qu’Eugène Chavette (1827-1902), de joyeuse mémoire,
s’avisa de l’expédient suivant:

«... Pour mon roman _L’Oreille du cocher_, écrit-il à son éditeur
Dentu, je me suis fait un devoir de n’employer que des noms de gens
ayant été guillotinés. Si ceux-là réclament!!!» (Lettre publiée par
le journal _La République_, 20 mai 1902.)

Effectivement, tous les personnages de _L’Oreille du cocher_ portent
des noms de suppliciés de marque: Dumollard, Tropmann, Avinain,
Papavoine, etc.

Eh bien, malgré cela, il y en eut un, paraît-il, un homonyme, un
certain Dumollard, simple plaisant peut-être, qui grommela et montra
les dents. C’était vraiment jouer de malheur.



TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES


  PRÉAMBULE

  Pages.

  _Des bévues et non-sens littéraires, leurs causes les plus
  fréquentes._                                                     9

  _Emploi irréfléchi de locutions courantes et de lieux
  communs_ (Armand Silvestre, Bussy-Rabutin, Bruyn).               9

  _Pléonasmes_ (Claude Tillier, Octave Feuillet, Émile
  Souvestre, Louis Blanc, H. de Balzac, George Sand,
  Émile Zola, Alphonse Daudet, Barbey d’Aurevilly). —
  _Inadvertances et ignorances_ (Léopold Stapleaux, Jules de
  Goncourt, H. de Villemessant, Émile Richebourg, Géruzez,
  Tallemant des Réaux, P.-L. Courier, J.-J. Rousseau, Lope de
  Vega, H. de Balzac, Henri Rochefort).                           10

  _Locutions vicieuses_ (Littré, son dictionnaire, sa
  compétence «universellement reconnue» [Francisque Sarcey],
  Sainte-Beuve, Voltaire, Émile Deschanel, Émile Faguet,
  etc.).                                                          11

  _Manques de goût et de sens critique. — Alliance de pensées
  disparates_ (Mme de Sévigné, Saint-Simon, Voltaire,
  Toussenel).                                                     15

  _Style figuré_ (Voltaire, Balthazar Gracian, Cyrano de
  Bergerac, Alexandre Dumas père, Dr Félix Maynard, Philippe
  Desportes, L’Arétin, Molière, etc.). — _Réminiscences
  mythologiques_ (Mme Giroust de Morency). — _Marinisme,
  gongorisme_ (le cavalier Marin, Gongora), _euphuïsme_. —
  _Un vœu de P.-L. Courier._                                      16


  I. — POÈTES ET AUTEURS DRAMATIQUES

  I

  PIERRE CORNEILLE. _Concetti, Cacophonies et Calembours_
  (vicomte d’Arlincourt, Alexandre Dumas père, Lemierre,
  J.-B. Rousseau, Voltaire, l’abbé Pellegrin, l’abbé
  Abeille, B. Jullien, Racine, Scarron, Leblanc de Guillet,
  Geoffroy, Tissot, Viennet, Eugène Mathieu, Victor Hugo).
  _Galimatias simple et Galimatias double_ (Boileau, l’acteur
  Baron, Molière, Klopstock, Victor Hugo). _Vers de Corneille
  qu’on rencontre dans Nicole et dans Godeau. Épître_ à la
  Montauron: _éloges outrés_. _Traduction de l_’Imitation de
  Jésus-Christ (Jules Levallois). «Dieu n’est jamais ingrat
  envers ceux qui travaillent pour lui.» — THOMAS CORNEILLE.
  _Le plus grand succès dramatique de tout le dix-septième
  siècle_ (Paul Stapfer, Laharpe).                                19

  ROTROU. — THÉOPHILE DE VIAU. — DUMONIN. — PIERRE DU RYER. —
  JEAN CLAVERET _et_ l’unité de lieu. — _La tragédie réduite
  à cette question_: «Mourra-t-il _ou_ Ne mourra-t-il pas?»
  (Rivarol). Napoléon Ier et A.-V. Arnault. Crébillon le
  Tragique, Corneille et Racine.                                  27

  RACINE. _Critiqué par Chapelain. Réminiscence du romancier
  grec Héliodore. Remarque de Méry. Le mot_ diligence
  (Corneille, Molière, Ch.-G. Étienne). _Des vers de Racine
  jugés_ «détestables» (la comtesse de Boufflers, Grimm,
  Mme de Polignac). _Une erreur de distance. Changement
  de visage_ (Adrienne Lecouvreur, l’acteur Beaubourg).
  _Cacophonies. Un auteur de sept ans_ (le duc du Maine):
  «Pas un académicien qui ne soit ravi de mourir pour vous
  faire une place.» Athalie _lue par pénitence_. _Racine
  déclaré_ «grossier et immodeste», «ni poète ni chrétien»
  (le jésuite Soucié), _traité de_ «polisson», etc. (Frédéric
  Soulié, Théophile Gautier, Auguste Vacquerie). _Mort et
  enterrement de Racine_ (le comte de Roussy).                    29

  MOLIÈRE. _Son style_ (Théophile Gautier, Gustave Flaubert,
  Goncourt, Fénelon, La Bruyère, Vauvenargues). _L’article
  d’Edmond Scherer sur Molière_ (Georges Lafenestre, Robert
  de Bonnières). _Acceptions des mots_ flamme, cœur, main,
  etc. (Corneille, Crébillon, Fénelon, Massillon, Gaston
  Boissier, Marivaux, Tallemant des Réaux, Jules Sandeau,
  Benserade, etc.). _Singularités de prosodie chez Molière.
  Anachronismes. Cacophonies. Locutions favorites de Molière.
  Vers de Molière qu’on rencontre dans Corneille et dans La
  Fontaine._ L’Avare _de Molière offre d’excellents principes
  d’économie_ (Laharpe). _Remarque de Sainte-Beuve._              35


  II

  RONSARD. — DESMARETS DE SAINT-SORLIN. — DU BARTAS. _Sa
  gloire_ sans rivale (Gabriel Naudé, Sainte-Beuve, la
  princesse Palatine, Richelieu). — MALHERBE. _Une ode qui
  arrive trop tard_ (le duc de Bellegarde, le président de
  Verdun, Tallemant des Réaux). — SCUDÉRY.                        43

  LA FONTAINE. _Ses inadvertances_ (Planude, Ésope,
  Toussenel, Chateaubriand). _Emploi du mot_ femme: _la femme
  du lion_ (Chateaubriand, Mérimée, Mme de Montebello).
  _Autres particularités_ (Voltaire, Diderot). _Dédicaces
  hyperboliques_ (le duc de Bourgogne, le duc de Vendôme).
  _Libertés scéniques de La Fontaine_ (Rotrou, Tabarin).
  _Irrégularités de prosodie. Cacophonies. Fréquence de la
  rime_ hommes _et_ nous sommes (Victor Hugo, Chamfort).
  _Orthographe de La Fontaine._                                   45

  BOILEAU (Juvénal, l’abbé Cotin, Longin). — REGNARD. _Ses
  emprunts à Molière._ — CRÉBILLON LE TRAGIQUE. _La cheville_
  «en ces lieux» (Laharpe, Voltaire). — L’ABBÉ DESFONTAINES.
  — PIRON. _Un acteur qui se poignarde_ d’un coup de poing. —
  LA CHAUSSÉE (Corneille).                                        51


  III

  VOLTAIRE, «le plus grand homme en littérature de tous les
  temps» (Gœthe), «le vrai représentant de l’esprit français»
  (Sainte-Beuve). _Théâtre de Voltaire: anecdotes diverse_s
  (Corneille; Georges Avenel, son édition des œuvres de
  Voltaire; Pierre de Villiers, Émile Deschanel; l’acteur
  Paulin, Mlle Desmares, Lekain, Larive). _Voltaire et la
  petite-nièce de Corneille. Les vingt et un volumes de_
  L’Encyclopédie. _Abus des mots_ horreur, fatal, affreux
  (Laharpe). _Les tragédies de Voltaire jugées par Victor
  Hugo. Orthographe de Voltaire_ (Galiani, d’Olivet).             57

  L’ABBÉ D’ALLAINVAL (Beaumarchais, Voltaire). — SAURIN. —
  ALEXANDRE DE MOISSY. _Une pièce pour sages-femmes._             62

  SEDAINE. _Ses répétitions de mots. Ses redoublements
  de locutions en guise de superlatif_ (François Génin).
  «J’allongerai». _Ses incorrections._ — LEMIERRE. _Le vers
  du siècle._                                                     63

  BEAUMARCHAIS. _L’adjectif_ sensible _au dix-huitième
  siècle_ (J.-J. Rousseau, Florian, Michelet, les Goncourt).
  «Chaque siècle a son terme favori» (Paul Stapfer), et
  chaque écrivain a ses termes de prédilection (Joubert et
  Sainte-Beuve).                                                  65

  DORAT. — CHAMFORT. «La Charité romaine». — DESFORGES.
  _Phrases inachevées_ (Jacques de la Taille). — FLORIAN.
  _Autres phrases interrompues._                                  66


  IV

  _Le culte de la périphrase_ (Voltaire, Buffon).
  _Périphrases courantes_: les auteurs de mes jours,
  les gages de ma tendresse, un jeune objet, etc.
  (J.-J. Rousseau, Florian). — ÉCOUCHARD LEBRUN et le
  «périphrastique» DELILLE (Sainte-Beuve, Ginguené, Andrieux,
  Victor Hugo, Marmontel, Gustave Flaubert, Grimod de la
  Reynière, Pierre-Antoine Lebrun, etc.) _Locution favorite
  de Delille. Ses succès. Sa mémoire prodigieuse._ (Charles
  Brifaut, Charles Rozan, Sainte-Beuve).                          69

  CHATEAUBRIAND. _Il préférait ses vers à sa prose. Sa
  tragédie de_ Moïse (Henri de Latouche, Victor Hugo, Henri
  Monnier, Adolphe Brisson). _Prédilections particulières
  de certains écrivains et artistes_: «Le violon d’Ingres»
  (Gœthe, Sainte-Beuve, Lamartine, Molière, J.-J. Rousseau,
  Quentin de La Tour, Girodet-Trioson, Alfieri, Byron,
  Cherubini, Canova, Ingres, Gainsborough, Rossini, Alexandre
  Dumas père, Gavarni). _Singuliers jugements et vœux de
  Chateaubriand_ (Bonaparte, les sœurs de Chateaubriand,
  l’abbé Carron, Ginguené, Persil). _La locution_ Tuer le
  mandarin (J.-J. Rousseau, Balzac). _La gloire littéraire_
  (Chateaubriand, Sainte-Beuve, Napoléon, Edmond de Goncourt,
  Malherbe, Andersen, Edgar Quinet, Montaigne, Cicéron,
  Salluste, Montesquieu, Benjamin Constant, Alfred de Vigny,
  Huet, Remy de Gourmont, etc.).                                  75


  V

  LAMARTINE. _Ses étourderies et incohérences. La phrase
  du chapeau, de l’académicien Patin, et autres phrases
  de longue haleine_ (Léon Cladel, Ferdinand Brunetière).
  _Autres étourderies de Lamartine_ (Drouet d’Erlon, La
  Valette, maréchal Ney, M.-J. Chénier, Mme Cottin, Annibal
  confondu avec Alcibiade, etc.). _Toujours de l’à peu près
  chez Lamartine_ (Sainte-Beuve). Le Lac _et l’académicien
  Thomas_. _Lamartine accusé d’indécence. Jugements de
  Lamartine sur_ Rabelais, La Fontaine, Molière, Ossian,
  J.-J. Rousseau, André Chénier, Ponsard, etc. _Flaubert
  très dur pour Lamartine._ «De qui sont ces beaux vers?»
  (Lamartine, La Fontaine).                                       81

  ALFRED DE VIGNY. — AUGUSTE BARBIER. _Le substantif_
  Centaure (Alexandre Dumas père, Gustave Chadeuil, Timothée
  Trimm, Paul de Kock, J.-J. Barthélemy). — GÉRARD DE NERVAL.     87

  ALFRED DE MUSSET (Saint-Amant, Maurice Donnay, Mirabeau,
  Corneille, J.-J. Rousseau). — THÉOPHILE GAUTIER. _Ses
  bizarreries et ses inadvertances, particulièrement dans son
  livre_ Les Grotesques (Sainte-Beuve). «Dante» _et non_
  «Le Dante». _Emploi des termes techniques_ (Émile Faguet).
  «Il faut, dans chaque page, une dizaine de mots que le
  bourgeois ne comprend pas» (Théophile Gautier).                 88

  LECONTE DE LISLE (Pongerville, Alexandre Dumas père). —
  THÉODORE DE BANVILLE. — HENRI DE BORNIER (François Ponsard,
  Corneille, Henry Becque). — SULLY PRUDHOMME (Gustave
  Aimard). — FRANÇOIS COPPÉE. — CATULLE MENDÈS. — CLOVIS
  HUGUES (François de Nion).                                      94


  VI

  VICTOR HUGO. _Ses erreurs, inadvertances, réminiscences,
  énumérations de termes rares, obscurités, jeux de mots,
  drôleries, etc. Caractéristiques de Victor Hugo: force,
  puissance, amour pour les petits et les humbles; éloge
  de la bonté. Discours et lettres: abus de l’antithèse.
  Locutions favorites. Particularités orthographiques, etc._

  [«Sabaoth». «La Montjoie Saint-Denis» (Casimir Delavigne,
  Alexandre Dumas père, etc.). — Sainte-Beuve. — «Jocrisse
  à Pathmos» (Louis Veuillot). — Louis Reybaud: _Pastiche
  ou parodie de Victor Hugo_. — Le «nard cher aux époux».
  — Eugène Noël. — _Virgile familier à Victor Hugo._ —
  Théodore de Banville, Émile Zola, Voltaire, Alfred de
  Musset, Ponson du Terrail. — _Des regards_ de colombe. —
  Voltaire, Gabriel Marc. — _L’Enfer situé dans la planète
  Saturne. La Légende des siècles_, «la Bible et l’Évangile
  de tout versificateur français» (Théodore de Banville).
  — «Moreri, la mine où puise Victor Hugo» (Émile Faguet).
  — «Jérimadeth». (Paul Stapfer. — Bouillet, Victor Duruy,
  Jules Hoche, Jean Sigaux, Charles Chincholle. Eugène
  Scribe, Lamartine, Alfred de Vigny, Sainte-Beuve; le
  général Trochu). — _Souvenir de Racine._ — _Livres
  préférés de Victor Hugo._ — _Mme de Staël et son ruisseau_
  (Sainte-Beuve). — _Enjambements_ (Andrieux, Mary-Lafon,
  etc.). — «Vieil as de pique» (Parseval de Grandmaison,
  Lassailly, Alexandre Dumas père). — «Parle à Clémence». —
  Pierre Lebrun. — Angel de Miranda. — «Comme _un vieillard
  en sort_» (Onésime Reclus). — «_Notre-Dame de Paris_, le
  livre le plus affreux qui ait été écrit» (Gœthe). — Pierre
  Gringoire. — Voltaire. — «Paris, le nombril du monde.» —
  Eschyle. — Gustave Flaubert. — «_Scélérat_, l’homme qui ne
  pense pas comme nous» (P.-L. Courier). — Pierre Mathieu.
  — _Arnaud de Villeneuve et sa citrouille._ — Canrobert,
  Pélissier et Randon. — _Éloge de la France._ — Le _mot_
  gamin _créé par Victor Hugo_. — _Victor Hugo adversaire
  du système décimal._ — _La paix perpétuelle. — Un
  saint-simonien_. — _Discours de Victor Hugo_ (George Sand,
  Louis Blanc). «_Dans_ confrères _il y a_ frères». — _Victor
  Hugo salué du nom de père._ (Émile Augier, Jules Claretie).
  — «_Applaudir_ des deux mains». — _Lettres de Victor Hugo_
  (Charles Bataille, Garibaldi, Paul de Saint-Victor, Mme
  Mollard, Edmond Haraucourt, Julien Larroche, Mme Louise
  Colet). — _Pastiche de Victor Hugo par Jules Vallès. —
  Rimes fréquentes chez Victor Hugo._ Etc. etc.]                  99


  VII

  =Poètes symbolistes ou décadents, humoristes, etc.= —
  PAUL VERLAINE. — RENÉ GHIL. — «La clarté est le génie
  de notre langue» (Voltaire). — «Le style est comme le
  cristal: sa pureté fait son éclat» (Victor Hugo). — «Le
  goût de l’extraordinaire, signe de médiocrité.» (Diderot).
  (Baudelaire, Lucien de Samosate).                              131

  STÉPHANE MALLARMÉ (Adolphe Brisson). — JEAN MORÉAS. — JULES
  LAFORGUE. — _Suppression de la ponctuation._ — Voltaire.
  — «Le commun des hommes admire ce qu’il n’entend pas» (La
  Bruyère; — et Montaigne, le cardinal de Retz, Corneille,
  Théophile Gautier, Balzac, Destouches, Alexandre Dumas
  fils, Frayssinous). — _Critique des décadents_ (Jules
  Tellier, Paul Stapfer, Max Nordau, Paul Verlaine, Gabriel
  Vicaire, Edmond de Goncourt, Maynard).                         133

  ARTHUR RIMBAUD _et son_ Sonnet des voyelles. _Riposte
  de_ René Ghil. — _Le_ clavecin oculaire _du Père Castel_
  (Diderot, J.-J. Rousseau, Lefèvre-Deumier, Dr Foveau de
  Courmelles).                                                   137

  _Autres singularités à propos des couleurs et des
  lettres de l’alphabet_ (Toussenel, Théophile Gautier _et
  sa_ Symphonie en blanc majeur, Léon Gozlan). — Ernest
  d’Hervilly. _Les couleurs appliquées aux prénoms féminins._
  — Le chevalier de Piis. _Son poème sur l_’Harmonie
  imitative de la langue française _et sur nos caractères
  alphabétiques_. — Auguste Barthélemy _et les lettres de
  l’alphabet_. — Victor Hugo _et sa description des lettres
  de l’alphabet_.                                                138

  _Curiosités poétiques: Épître à l’impératrice Eugénie_
  (Mérimée, Gustave Claudin). — _Distiques de Marc-Monnier,
  Fantaisie d’Alphonse Allais, Début d’un compliment en vers
  adressé à Alexandre Dumas père._                               141


  VIII

  =Auteurs dramatiques.= — COLLIN D’HARLEVILLE. — ANDRIEUX.
  — FLINS DES OLIVIERS (Lebrun-Pindare). _Une douleur qui
  s’exprime en chantant_ (Saint-Évremond). — _Le soleil en
  pleine nuit._ — LUCE DE LANCIVAL. — M.-J. CHÉNIER _et
  la locution_ Briller par son absence (Tacite, Camille
  Desmoulins). — _Théâtre de la Révolution_ (Ferdinand
  Brunetière).                                                   143

  NICOLAS BRAZIER. _Un singulier bibliothécaire._ Le savant
  Antoine-Alexandre Barbier. _Palinodies littéraires_
  (vicomte d’Arlincourt, Brifaut, etc.).                         146

  EUGÈNE SCRIBE. _Le_ coin _d’une assiette_. _Anachronisme._
  (Molière). — SAINT-GEORGES ET LEUVEN (Villemessant). —
  _Canevas d’opéra-comique_ (Alfred et Paul de Musset) _et
  scénario de tragédie_ (Rivarol).                               148

  CASIMIR DELAVIGNE. _Anachronismes et incorrections.
  Prodiges de mémoire_ (Piron, Delille). _Une comparaison
  doublement blessante_ (Théophile Gautier, Casimir Delavigne
  et le peintre Paul Delaroche).                                 150

  DUVERT et LAUZANNE. _Ange-femme_ (Alfred de Vigny).
  _Facéties et pasquinades_ (vicomte d’Arlincourt.) — HENRI
  ROCHEFORT. _La Lanterne_ (Jules Claretie, Pierre Véron,
  Jules Levallois, etc.).                                        151

  ERNEST LEGOUVÉ _et son père_ J.-B.-GABRIEL LEGOUVÉ. _La
  passion de l’inexactitude._ (Corneille, Racine, Sully
  Prudhomme, etc.) _Encore les périphrases._ — FRANÇOIS
  PONSARD. — _Vers prosaïques._ Ch.-G. Étienne, Sainte-Beuve,
  Victor Hugo, Gabriel Marc. — ÉMILE AUGIER. — CAMILLE
  DOUCET. — Etc.                                                 154

  EUGÈNE LABICHE. — AUGUSTE VACQUERIE (_La Vénus de Milo_,
  _l’ébéniste_ Boule, etc.). — THÉODORE BARRIÈRE.                158

  _Curiosités théâtrales_: FERNAND DESNOYERS _et sa
  pantomime_ en vers; VILLIERS DE L’ISLE-ADAM _et son drame_
  en un acte, une scène et une phrase. — _Contrepetteries,
  facéties, drôleries théâtrales_ (Voltaire, l’acteur
  Febvre, Paul de Kock, Justin Bellanger, Victor Hugo, M.-J.
  Chénier, A. de Chambure, Auguste Vacquerie, l’acteur
  Rouvière, l’acteur Paul Laba, Félix Duquesnel, Casimir
  Delavigne, Corneille, Alexandre Dumas père et Gaillardet,
  Arnault, Alphonse Karr, Alphonse Lafitte, Molière, Sedaine,
  l’imprésario Léger, Henri Welschinger, Aurélien Scholl, le
  censeur Planté, Siraudin et Delacour, etc.).                   162


  II. — ROMANCIERS

  I

  SCARRON. _L’adjectif_ comique. _L’art des transitions_
  (Chamfort), _Les anachronismes dans le burlesque_. —
  CHARLES PERRAULT. _Singuliers contes pour les enfants._ —
  LESAGE. _Abus du passé défini. Moribonds qui parlent trop._    169

  J.-J. ROUSSEAU. _Encore l’adjectif_ sensible. «Aucun homme
  ne fut meilleur que moi.» _Rêve de bonheur._ — FLORIAN. —
  STERNE. — CHARLES DICKENS.                                     171

  MARMONTEL. _Suppression des incidentes_ dit-il, dit-elle,
  _et drolatiques remplacements de ce verbe_ (Alexandre Dumas
  père, Léon Cladel, Auguste Saulière). _Marmontel candidat
  académique_ (Moncrif): _il est difficile de contenter tout
  le monde_.                                                     173

  PIGAULT-LEBRUN. — DUCRAY-DUMINIL. (Chateaubriand, Mme de
  Staël, Staaff). «L’auteur est un homme d’esprit qui prendra
  sa revanche.»                                                  175

  CHARLES NODIER. Tirage _à la ligne_ (P.-J. Proudhon,
  Alexandre Dumas père). — STENDHAL. _Son idéal du style_
  (Mme de Staal-Delaunay, Émile Deschanel, Ferdinand
  Brunetière). — HENRI DE LATOUCHE.                              176

  PAUL DE KOCK (Louis Reybaud, H. de Balzac). _Portrait
  de Paul de Kock sur un reposoir_ (Goncourt). — MÉRY. —
  TOPFFER. _Mots détournés de leur signification._               178


  II

  HONORÉ DE BALZAC. _Obscurités voulues et bizarreries et
  tares involontaires_ (Bertall, Émile Faguet, Théophile
  Gautier, Destouches, Montaigne, cardinal de Retz, La
  Bruyère, etc.). _Un regard de serpent. Inadvertances_
  (Marcel Barrière). _Aveugles qui voient clair_ (John
  Lemoinne, Émile Pouvillon, etc.). _Anachronismes_, etc.
  _Erreurs commises à propos des fleurs_ (Alphonse Karr,
  H. de Balzac, Jules Janin, George Sand). Les Contes
  drolatiques (Barbey d’Aurevilly, Mme Surville, etc.). _Abus
  de la conjonction_ car. _Une précaution oratoire fréquente
  chez Balzac._                                                  181

  PHILARÈTE CHASLES. — HENRI MONNIER. — LOUIS REYBAUD.           186

  FRÉDÉRIC SOULIÉ. _Confusion qui règne dans ses romans.
  Critique décochée à Eugène Sue._ — STÉPHEN DE LA MADELAINE.
  — MÉRIMÉE.                                                     186


  III

  ALEXANDRE DUMAS PÈRE. _Encore un regard de serpent. Rôle
  des serpents et autres animaux dans les romans de Dumas
  père. Anachronismes, étourderies et drôleries. Encore_
  «le meilleur des hommes» (J.-J. Rousseau). _Une phrase de
  Chateaubriand. L’aéronaute Petin. Singulière théorie de la
  télégraphie électrique. Abus du dialogue et_ tirage _à la
  ligne_. (Ponson du Terrail). La cuisinière Çaufy (Sophie:
  le docteur Véron).                                             191

  CHARLES DE BERNARD. _A quel âge est-on un vieillard? Mots
  tombés en désuétude_ (Voltaire, Saint-Simon). — EUGÈNE SUE.
  — ÉMILE SOUVESTRE (Molière).                                   197


  IV

  ALPHONSE KARR. _Abus du tiret. Le mot_ restaurant _dans
  le sens de_ restaurateur; roman _signifiant_ romancier
  (Montesquieu). _Arbres merveilleux._ — GALOPPE D’ONQUAIRE
  (Paul Féval, Mario Uchard, Guy de Maupassant, Émile
  Pouvillon). — JULES SANDEAU. _Fréquentes comparaisons avec
  les animaux._                                                  199

  BARBEY D’AUREVILLY. _Flaubert ne l’aimait pas, et
  qualifiait ses œuvres de_ grotesques: «On ne va pas
  plus loin dans le grotesque involontaire». _Jugements
  draconiens. Barbey d’Aurevilly jugé par Champfleury.
  Beaumarchais et ses castagnettes._                             201

  AMÉDÉE ACHARD. _Encore les comparaisons avec les
  serpents et autres animaux_ (H. de Balzac, Alexandre
  Dumas père, Ponson du Terrail). _Style emphatique des
  romans-feuilletons._ — EUGÈNE FROMENTIN. — OCTAVE FEUILLET.
  _Le qualificatif_ adorable (Alexandre Dumas fils, Edmond de
  Goncourt, Georges Ohnet, Alexis Bouvier, Jules Levallois).
  _Autres adjectifs hyperboliques_: délicieux, exquis,
  ravissant (Paul de Kock).                                      202


  V

  CHAMPFLEURY et HENRY MURGER. _Ils abondent tous les deux
  en pathos et drôleries._ (L’abbé Châtel, P.-J. Proudhon.)
  _Dictionnaires de Boiste, de Wailly... et de_ Poche
  (Poitevin, Hippolyte Babou, Louis Veuillot). _Un vieillard
  de cinquante ans. Flaubert s’alarmant de la publication
  des_ Bourgeois de Molinchart. — _Comment, d’après Schanne
  dit Schaunard, Murger et Banville ont vu Mimi._                207


  VI

  GUSTAVE FLAUBERT. _Ses erreurs, ses barbarismes et
  solécisme_s (Mme Louise Colet, Émile Faguet). _Il reproche
  à Stendhal d’écrire mal, et à Lamartine de ne pas bien
  savoir le français._ (Le grammairien Girault-Duvivier).        213

  JULES ET EDMOND DE GONCOURT. _Les rossignols pendant
  l’hiver; mœurs des oiseaux_ (Berquin). _Drôleries et
  charabia. Abus du verbe_ «mettre» (Champfleury). _Les
  Goncourt font peu de cas du style de Flaubert_ (Flaubert et
  son drame sur Louis XI); — _tronquent quantité de mots_.
  _L’école du_ document humain.                                  217

  ALPHONSE DAUDET. Les Méridionaux «ne savent pas écrire la
  prose française» (Alphonse Daudet; — J.-J. Rousseau). 221

  ÉMILE ZOLA. _Citations curieuses, mais imprécises et
  douteuses_ (saint Bonaventure, saint Thomas d’Aquin). _Goût
  des femmes pour les hommes chauves. La nouvelle lune. La
  clarinette et la flûte_ (Edmond de Goncourt). «Saleté,
  sale, salir», _termes fréquents chez Zola_. «Je suis une
  force.»                                                        222

  J.-K. HUYSMANS. _La_ musique des liqueurs _de Des Esseintes
  comparée au_ Sonnet des voyelles _de Rimbaud_. _Encore
  l’abus du verbe_ «mettre» (Goncourt, Zola, etc.).              224


  VII

  GUSTAVE CLAUDIN. — ALFRED ASSOLLANT. — EDMOND ABOUT. _Un
  hasard providentiel_ (Gustave Flaubert, Francisque Sarcey).
  — JULES VERNE. — VICTOR CHERBULIEZ. — FERDINAND FABRE. —
  ALEXANDRE DUMAS FILS. — GUSTAVE DROZ (Lamartine). — ANDRÉ
  THEURIET.                                                      227

  JULES VALLÈS. _Une gaffe macabre._ — LÉON CLADEL. _Phrases
  interminables et autres bizarreries de style. Encore un
  moribond dont la langue est infatigable. Léon Cladel jugé
  par Camille Lemonnier et comparé à Baudelaire. Ses vers à
  Victor Hugo._                                                  229

  JULES CLARETIE. — CHARLES CHINCHOLLE. — ANATOLE FRANCE. —
  LÉON DUVAUCHEL. — JEAN LORRAIN. — PAUL MARGUERITTE. — REMY
  SAINT-MAURICE.                                                 232


  VIII

  =Romanciers populaires.= — PONSON DU TERRAIL (Aurélien
  Scholl, Gustave Flaubert). _Lapsus et bévues. La main
  froide_ d’un serpent. _Rôle des serpents dans les romans_
  (Balzac, Alexandre Dumas père, Amédée Achard). _Rôle des
  anges dans les romans de Ponson du Terrail. Anachronismes_
  (Molière, Ignace de Loyola).                                   235

  ADOLPHE DENNERY. — GUSTAVE AIMARD (Sully Prudhomme). —
  ALBERT BLANQUET. — GONTRAN BORYS. — PAUL SAUNIÈRE. —
  LÉOPOLD STAPLEAUX (Aurélien Scholl). — _La Vénus de Milo_:
  Auguste Vacquerie, Charles Mérouvel, Amédée de Bast, Jules
  de Gastyne, etc. — ALEXIS BOUVIER.                             237

  _Incohérences et drôleries diverses commises par les
  feuilletonistes._ (M. Marcel France). — _Noms à donner aux
  personnages des romans afin d’éviter les réclamations_
  (Ferdinand Fabre, Alphonse Daudet, Louis Ulbach, Émile
  Zola; _système d’_Eugène Chavette).                            240

  TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES.                                 243



2345-20. — CORBEIL. IMPRIMERIE CRÉTÉ.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Récréations littéraires - Curiosités et singularités, bévues et lapsus, etc." ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home