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Title: OEuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 06
Author: Maupassant, Guy de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "OEuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 06" ***


produced from images generously made available by The
Internet Archive/Canadian Libraries)



  Au lecteur

  Cette version électronique reproduit dans son intégralité
  la version originale.

  La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections
  mineures.

  L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés.
  La liste des modifications se trouve à la fin du texte.



  ŒUVRES COMPLÈTES
  DE
  GUY DE MAUPASSANT



  LA PRÉSENTE ÉDITION
  DES
  ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT

  A ÉTÉ TIRÉE

  PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE

  EN VERTU D'UNE AUTORISATION
  DE M. LE GARDE DES SCEAUX

  EN DATE DU 30 JANVIER 1902.


  IL A ÉTÉ TIRÉ À PART

  100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE

  SAVOIR:

  60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.
  20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.
  20 exemplaires (81 à 100) sur chine.

  _Le texte de ce volume
  est conforme à celui de l'édition originale_: Contes de la Bécasse.
  _Paris, Ed. Rouveyre et G. Blond, 1883,
  avec addition de_:
  La Tombe, Notes d'un Voyageur (_inédits_).



  ŒUVRES COMPLÈTES
  DE
  GUY DE MAUPASSANT



  CONTES
  DE
  LA BÉCASSE

  LA TOMBE.--NOTES D'UN VOYAGEUR


  PARIS

  LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17

  MDCCCCVIII

  _Tous droits réservés._



LA BÉCASSE.


LE vieux baron des Ravots avait été pendant quarante ans le roi des
chasseurs de sa province. Mais, depuis cinq à six années, une paralysie
des jambes le clouait à son fauteuil, et il ne pouvait plus que tirer
des pigeons de la fenêtre de son salon ou du haut de son grand perron.

Le reste du temps il lisait.

C'était un homme de commerce aimable chez qui était resté beaucoup de
l'esprit lettré du dernier siècle. Il adorait les contes, les petits
contes polissons, et aussi les histoires vraies arrivées dans son
entourage. Dès qu'un ami entrait chez lui, il demandait:

--Eh bien, quoi de nouveau?

Et il savait interroger à la façon d'un juge d'instruction.

Par les jours de soleil il faisait rouler devant la porte son large
fauteuil pareil à un lit. Un domestique, derrière son dos, tenait
les fusils, les chargeait et les passait à son maître; un autre
valet, caché dans un massif, lâchait un pigeon de temps en temps, à
des intervalles irréguliers, pour que le baron ne fût pas prévenu et
demeurât en éveil.

Et, du matin au soir, il tirait les oiseaux rapides, se désolant quand
il s'était laissé surprendre, et riant aux larmes quand la bête tombait
d'aplomb ou faisait quelque culbute inattendue et drôle. Il se tournait
alors vers le garçon qui chargeait les armes, et il demandait, en
suffoquant de gaieté:

--Y est-il, celui-là, Joseph! As-tu vu comme il est descendu?

Et Joseph répondait invariablement:

--Oh! monsieur le baron ne les manque pas.

A l'automne, au moment des chasses, il invitait, comme à l'ancien
temps, ses amis, et il aimait entendre au loin les détonations. Il
les comptait, heureux quand elles se précipitaient. Et, le soir, il
exigeait de chacun le récit fidèle de sa journée.

Et on restait trois heures à table en racontant des coups de fusil.

C'étaient d'étranges et invraisemblables aventures, où se complaisait
l'humeur hâbleuse des chasseurs. Quelques-unes avaient fait date et
revenaient régulièrement. L'histoire d'un lapin que le petit vicomte de
Bourril avait manqué dans son vestibule les faisait se tordre chaque
année de la même façon. Toutes les cinq minutes un nouvel orateur
prononçait:

--J'entends: «Birr! birr!» et une compagnie magnifique me part à dix
pas. J'ajuste: pif! paf! j'en vois tomber une pluie, une vraie pluie.
Il y en avait sept!

Et tous, étonnés, mais réciproquement crédules, s'extasiaient.

Mais il existait dans la maison une vieille coutume, appelée le «conte
de la Bécasse».

Au moment du passage de cette reine des gibiers, la même cérémonie
recommençait à chaque dîner.

Comme ils adoraient l'incomparable oiseau, on en mangeait tous les
soirs un par convive; mais on avait soin de laisser dans un plat toutes
les têtes.

Alors le baron, officiant comme un évêque, se faisait apporter sur une
assiette un peu de graisse, oignait avec soin les têtes précieuses en
les tenant par le bout de la mince aiguille qui leur sert de bec. Une
chandelle allumée était posée près de lui, et tout le monde se taisait,
dans l'anxiété de l'attente.

Puis il saisissait un des crânes ainsi préparés, le fixait sur une
épingle, piquait l'épingle sur un bouchon, maintenait le tout en
équilibre au moyen de petits bâtons croisés comme des balanciers,
et plantait délicatement cet appareil sur un goulot de bouteille en
manière de tourniquet.

Tous les convives comptaient ensemble, d'une voix forte:

--Une,--deux,--trois.

Et le baron, d'un coup de doigt, faisait vivement pivoter ce joujou.

Celui des invités que désignait, en s'arrêtant, le long bec pointu
devenait maître de toutes les têtes, régal exquis qui faisait loucher
ses voisins.

Il les prenait une à une et les faisait griller sur la chandelle. La
graisse crépitait, la peau rissolée fumait, et l'élu du hasard croquait
le crâne suiffé en le tenant par le nez et en poussant des exclamations
de plaisir.

Et chaque fois les dîneurs, levant leurs verres, buvaient à sa santé.

Puis, quand il avait achevé le dernier, il devait, sur l'ordre du
baron, conter une histoire pour indemniser les déshérités.

Voici quelques-uns de ces récits:


  _La Bécasse_ a paru (faisant un tout avec _La Folle_) dans _le
  Gaulois_ du mardi 5 décembre 1882.



CE COCHON DE MORIN.

  _A M. Oudinot._


I

ÇA, mon ami, dis-je à Labarbe, tu viens encore de prononcer ces quatre
mots, «ce cochon de Morin». Pourquoi, diable, n'ai-je jamais entendu
parler de Morin sans qu'on le traitât de «cochon»?

Labarbe, aujourd'hui député, me regarda avec des yeux de chat-huant.
«Comment, tu ne sais pas l'histoire de Morin, et tu es de la Rochelle?»

J'avouai que je ne savais pas l'histoire de Morin. Alors Labarbe se
frotta les mains et commença son récit.

«Tu as connu Morin, n'est-ce pas, et tu te rappelles son grand magasin
de mercerie sur le quai de la Rochelle?

--«Oui, parfaitement.

--«Eh bien, sache qu'en 1862 ou 63 Morin alla passer quinze jours
à Paris, pour son plaisir, ou ses plaisirs, mais sous prétexte de
renouveler ses approvisionnements. Tu sais ce que sont, pour un
commerçant de province, quinze jours de Paris. Cela vous met le feu
dans le sang. Tous les soirs des spectacles, des frôlements de femmes,
une continuelle excitation d'esprit. On devient fou. On ne voit plus
que danseuses en maillot, actrices décolletées, jambes rondes, épaules
grasses, tout cela presque à portée de la main, sans qu'on ose ou
qu'on puisse y toucher. C'est à peine si on goûte, une fois ou deux, à
quelques mets inférieurs. Et l'on s'en va, le cœur encore tout secoué,
l'âme émoustillée, avec une espèce de démangeaison de baisers qui vous
chatouillent les lèvres.

Morin se trouvait dans cet état, quand il prit son billet pour la
Rochelle par l'express de 8 h. 40 du soir. Et il se promenait plein de
regrets et de trouble dans la grande salle commune du chemin de fer
d'Orléans, quand il s'arrêta net devant une jeune femme qui embrassait
une vieille dame. Elle avait relevé sa voilette, et Morin, ravi,
murmura: «Bigre, la belle personne!»

Quand elle eut fait ses adieux à la vieille, elle entra dans la salle
d'attente, et Morin la suivit; puis elle passa sur le quai, et Morin la
suivit encore; puis elle monta dans un wagon vide, et Morin la suivit
toujours.

Il y avait peu de voyageurs pour l'express. La locomotive siffla; le
train partit. Ils étaient seuls.

Morin la dévorait des yeux. Elle semblait avoir dix-neuf à vingt ans;
elle était blonde, grande, d'allure hardie. Elle roula autour de ses
jambes une couverture de voyage, et s'étendit sur les banquettes pour
dormir.

Morin se demandait: «Qui est-ce?» Et mille suppositions, mille projets
lui traversaient l'esprit. Il se disait: «On raconte tant d'aventures
de chemin de fer. C'en est une peut-être qui se présente pour moi. Qui
sait? une bonne fortune est si vite arrivée. Il me suffirait peut-être
d'être audacieux. N'est-ce pas Danton qui disait: «De l'audace, de
l'audace, et toujours de l'audace.» Si ce n'est pas Danton, c'est
Mirabeau. Enfin, qu'importe. Oui, mais je manque d'audace, voilà le
hic. Oh! Si on savait, si on pouvait lire dans les âmes! Je parie
qu'on passe tous les jours, sans s'en douter, à côté d'occasions
magnifiques. Il lui suffirait d'un geste pourtant pour m'indiquer
qu'elle ne demande pas mieux...»

Alors, il supposa des combinaisons qui le conduisaient au triomphe.
Il imaginait une entrée en rapport chevaleresque, des petits services
qu'il lui rendait, une conversation vive, galante, finissait par une
déclaration qui finissait par... par ce que tu penses.

Mais ce qui lui manquait toujours, c'était le début, le prétexte. Et
il attendait une circonstance heureuse, le cœur ravagé, l'esprit sens
dessus dessous.

La nuit cependant s'écoulait et la belle enfant dormait toujours,
tandis que Morin méditait sa chute. Le jour parut, et bientôt le soleil
lança son premier rayon, un long rayon clair venu du bout de l'horizon,
sur le doux visage de la dormeuse.

Elle s'éveilla, s'assit, regarda la campagne, regarda Morin et sourit.
Elle sourit en femme heureuse, d'un air engageant et gai. Morin
tressaillit. Pas de doute, c'était pour lui ce sourire-là, c'était bien
une invitation discrète, le signal rêvé qu'il attendait. Il voulait
dire, ce sourire: «Êtes-vous bête, êtes-vous niais, êtes-vous jobard,
d'être resté là, comme un pieu, sur votre siège depuis hier soir.

«Voyons, regardez-moi, ne suis-je pas charmante? Et vous demeurez comme
ça toute une nuit en tête à tête avec une jolie femme sans rien oser,
grand sot.»

Elle souriait toujours en le regardant; elle commençait même à rire; et
il perdait la tête, cherchant un mot de circonstance, un compliment,
quelque chose à dire enfin, n'importe quoi. Mais il ne trouvait rien,
rien. Alors, saisi d'une audace de poltron, il pensa: «Tant pis, je
risque tout»; et brusquement, sans crier «gare», il s'avança, les mains
tendues, les lèvres gourmandes, et, la saisissant à pleins bras, il
l'embrassa.

D'un bond elle fut debout criant: «Au secours», hurlant d'épouvante.
Et elle ouvrit la portière, elle agita ses bras dehors, folle de peur,
essayant de sauter, tandis que Morin éperdu, persuadé qu'elle allait se
précipiter sur la voie, la retenait par sa jupe en bégayant: «Madame...
oh!... madame.»

Le train ralentit sa marche, s'arrêta. Deux employés se précipitèrent
aux signaux désespérés de la jeune femme qui tomba dans leurs bras en
balbutiant: «Cet homme a voulu... a voulu... me... me...» Et elle
s'évanouit.

On était en gare de Mauzé. Le gendarme présent arrêta Morin.

Quand la victime de sa brutalité eut repris connaissance, elle fit sa
déclaration. L'autorité verbalisa. Et le pauvre mercier ne put regagner
son domicile que le soir, sous le coup d'une poursuite judiciaire pour
outrage aux bonnes mœurs dans un lieu public.


II

J'étais alors rédacteur en chef du _Fanal des Charentes_; et je voyais
Morin, chaque soir, au Café du commerce.

Dès le lendemain de son aventure, il vint me trouver, ne sachant que
faire. Je ne lui cachai pas mon opinion: «Tu n'es qu'un cochon. On ne
se conduit pas comme ça.»

Il pleurait; sa femme l'avait battu; et il voyait son commerce ruiné,
son nom dans la boue, déshonoré, ses amis, indignés, ne le saluant
plus. Il finit par me faire pitié, et j'appelai mon collaborateur
Rivet, un petit homme goguenard et de bon conseil, pour prendre ses
avis.

Il m'engagea à voir le procureur impérial, qui était de mes amis. Je
renvoyai Morin chez lui et je me rendis chez ce magistrat.

J'appris que la femme outragée était une jeune fille, Mlle Henriette
Bonnel, qui venait de prendre à Paris ses brevets d'institutrice et
qui, n'ayant plus ni père ni mère, passait ses vacances chez son oncle
et sa tante, braves petits bourgeois de Mauzé.

Ce qui rendait grave la situation de Morin, c'est que l'oncle avait
porté plainte. Le ministère public consentait à laisser tomber
l'affaire si cette plainte était retirée. Voilà ce qu'il fallait
obtenir.

Je retournai chez Morin. Je le trouvai dans son lit, malade d'émotion
et de chagrin. Sa femme, une grande gaillarde osseuse et barbue, le
maltraitait sans repos. Elle m'introduisit dans la chambre en me criant
par la figure: «Vous venez voir ce cochon de Morin? Tenez, le voilà, le
coco!»

Et elle se planta devant le lit, les poings sur les hanches. J'exposai
la situation; et il me supplia d'aller trouver la famille. La mission
était délicate; cependant je l'acceptai. Le pauvre diable ne cessait de
répéter: «Je t'assure que je ne l'ai pas même embrassée, non, pas même.
Je te le jure!»

Je répondis: «C'est égal, tu n'es qu'un cochon.» Et je pris mille
francs qu'il m'abandonna pour les employer comme je le jugerais
convenable.

Mais comme je ne tenais pas à m'aventurer seul dans la maison des
parents, je priai Rivet de m'accompagner. Il y consentit, à la
condition qu'on partirait immédiatement, car il avait, le lendemain
dans l'après-midi, une affaire urgente à la Rochelle.

Et, deux heures plus tard, nous sonnions à la porte d'une jolie
maison de campagne. Une belle jeune fille vint nous ouvrir. C'était
elle assurément. Je dis tout bas à Rivet: «Sacrebleu, je commence à
comprendre Morin.»

L'oncle, M. Tonnelet, était justement un abonné du _Fanal_, un fervent
coreligionnaire politique qui nous reçut à bras ouverts, nous félicita,
nous congratula, nous serra les mains, enthousiasmé d'avoir chez lui
les deux rédacteurs de son journal. Rivet me souffla dans l'oreille:
«Je crois que nous pourrons arranger l'affaire de ce cochon de Morin.»

La nièce s'était éloignée; et j'abordai la question délicate. J'agitai
le spectre du scandale; je fis valoir la dépréciation inévitable que
subirait la jeune personne après le bruit d'une pareille affaire; car
on ne croirait jamais à un simple baiser.

Le bonhomme semblait indécis; mais il ne pouvait rien décider sans sa
femme qui ne rentrerait que tard dans la soirée. Tout à coup il poussa
un cri de triomphe: «Tenez, j'ai une idée excellente. Je vous tiens, je
vous garde. Vous allez dîner et coucher ici tous les deux; et, quand ma
femme sera revenue, j'espère que nous nous entendrons.»

Rivet résistait; mais le désir de tirer d'affaire ce cochon de Morin le
décida; et nous acceptâmes l'invitation.

L'oncle se leva, radieux, appela sa nièce, et nous proposa une
promenade dans sa propriété en proclamant: «A ce soir les affaires
sérieuses.»

Rivet et lui se mirent à parler politique.

Quant à moi, je me trouvai bientôt à quelques pas en arrière, à côté de
la jeune fille. Elle était vraiment charmante, charmante!

Avec des précautions infinies, je commençai à lui parler de son
aventure pour tâcher de m'en faire une alliée.

Mais elle ne parut pas confuse le moins du monde; elle m'écoutait de
l'air d'une personne qui s'amuse beaucoup.

Je lui disais: «Songez donc, mademoiselle, à tous les ennuis que vous
aurez. Il vous faudra comparaître devant le tribunal, affronter
les regards malicieux, parler en face de tout ce monde, raconter
publiquement cette triste scène du wagon. Voyons, entre nous,
n'auriez-vous pas mieux fait de ne rien dire, de remettre à sa place
ce polisson sans appeler les employés; et de changer simplement de
voiture.»

Elle se mit à rire. «C'est vrai ce que vous dites! mais que
voulez-vous? J'ai eu peur; et, quand on a peur, on ne raisonne plus.
Après avoir compris la situation, j'ai bien regretté mes cris; mais il
était trop tard. Songez aussi que cet imbécile s'est jeté sur moi comme
un furieux, sans prononcer un mot, avec une figure de fou. Je ne savais
même pas ce qu'il me voulait.»

Elle me regardait en face, sans être troublée ou intimidée. Je me
disais: «Mais c'est une gaillarde; cette fille. Je comprends que ce
cochon de Morin se soit trompé.»

Je repris, en badinant: «Voyons, mademoiselle, avouez qu'il était
excusable, car, enfin, on ne peut pas se trouver en face d'une aussi
belle personne que vous sans éprouver le désir absolument légitime de
l'embrasser.»

Elle rit plus fort, toutes les dents au vent: «Entre le désir et
l'action, monsieur, il y a place pour le respect.»

La phrase était drôle, bien que peu claire. Je demandai brusquement:
«Eh bien, voyons, si je vous embrassais, moi, maintenant; qu'est-ce que
vous feriez?»

Elle s'arrêta pour me considérer du haut en bas, puis elle dit,
tranquillement: «Oh, vous, ce n'est pas la même chose.»

Je le savais bien, parbleu, que ce n'était pas la même chose, puisqu'on
m'appelait dans toute la province «le beau Labarbe». J'avais trente
ans, alors, mais je demandai: «Pourquoi ça?»

Elle haussa les épaules, et répondit: «Tiens! parce que vous n'êtes pas
aussi bête que lui.» Puis elle ajouta, en me regardant en dessous: «Ni
aussi laid.»

Avant qu'elle eût pu faire un mouvement pour m'éviter, je lui avais
planté un bon baiser sur la joue. Elle sauta de côté, mais trop tard.
Puis elle dit: «Eh bien vous n'êtes pas gêné non plus, vous. Mais ne
recommencez pas ce jeu-là.»

Je pris un air humble et je dis à mi-voix: «Oh! mademoiselle, quant à
moi, si j'ai un désir au cœur, c'est de passer devant un tribunal
pour la même cause que Morin.»

Elle demanda à son tour: «Pourquoi ça?» Je la regardai au fond des yeux
sérieusement. «Parce que vous êtes une des plus belles créatures qui
soient; parce que ce serait pour moi un brevet, un titre, une gloire,
que d'avoir voulu vous violenter. Parce qu'on dirait après vous avoir
vue: «Tiens, Labarbe n'a pas volé ce qui lui arrive, mais il a eu de la
chance tout de même.»

Elle se remit à rire de tout son cœur.

«Êtes-vous drôle?» Elle n'avait pas fini le mot «_drôle_» que je la
tenais à pleins bras et je lui jetais des baisers voraces partout où
je trouvais une place, dans les cheveux, sur le front, sur les yeux,
sur la bouche parfois, sur les joues, par toute la tête, dont elle
découvrait toujours malgré elle un coin pour garantir les autres.

A la fin, elle se dégagea, rouge et blessée. «Vous êtes un grossier,
monsieur, et vous me faites repentir de vous avoir écouté.»

Je lui saisis la main, un peu confus, balbutiant: «Pardon, pardon,
mademoiselle. Je vous ai blessée; j'ai été brutal! Ne m'en voulez pas.
Si vous saviez?...» Je cherchais vainement une excuse.

Elle prononça, au bout d'un moment: «Je n'ai rien à savoir, monsieur.»

Mais j'avais trouvé; je m'écriai: «Mademoiselle, voici un an que je
vous aime!»

Elle fut vraiment surprise et releva les yeux. Je repris: «Oui,
mademoiselle, écoutez-moi. Je ne connais pas Morin et je me moque bien
de lui. Peu m'importe qu'il aille en prison et devant les tribunaux.
Je vous ai vue ici l'an passé, vous étiez là-bas, devant la grille.
J'ai reçu une secousse en vous apercevant et votre image ne m'a plus
quitté. Croyez-moi, ou ne me croyez pas, peu m'importe. Je vous ai
trouvée adorable; votre souvenir me possédait; j'ai voulu vous revoir;
j'ai saisi le prétexte de cette bête de Morin; et me voici. Les
circonstances m'ont fait passer les bornes; pardonnez-moi, je vous en
supplie, pardonnez-moi.»

Elle guettait la vérité dans mon regard, prête à sourire de nouveau; et
elle murmura: «Blagueur.»

Je levai la main, et, d'un ton sincère (je crois même que j'étais
sincère): «Je vous jure que je ne mens pas.»

Elle dit simplement: «Allons donc.»

Nous étions seuls, tout seuls, Rivet et l'oncle ayant disparu dans les
allées tournantes; et je lui fis une vraie déclaration, longue, douce,
en lui pressant et lui baisant les doigts. Elle écoutait cela comme
une chose agréable et nouvelle, sans bien savoir ce qu'elle en devait
croire.

Je finissais par me sentir troublé; par penser ce que je disais;
j'étais pâle, oppressé, frissonnant; et, doucement, je lui pris la
taille.

Je lui parlais tout bas dans les petits cheveux frisés de l'oreille.
Elle semblait morte tant elle était rêveuse.

Puis sa main rencontra la mienne et la serra; je pressai lentement sa
taille d'une étreinte tremblante et toujours grandissante; elle ne
remuait plus du tout; j'effleurais sa joue de ma bouche; et tout à coup
mes lèvres, sans chercher, trouvèrent les siennes. Ce fut un long, long
baiser; et il aurait encore duré longtemps; si je n'avais entendu «hum,
hum» à quelques pas derrière moi.

Elle s'enfuit à travers un massif. Je me retournai et j'aperçus Rivet
qui me rejoignait.

Il se campa au milieu du chemin; et sans rire: «Eh bien! c'est comme
ça que tu arranges l'affaire de ce cochon de Morin.»

Je répondis avec fatuité: «On fait ce qu'on peut, mon cher. Et l'oncle?
Qu'en as-tu obtenu? Moi, je réponds de la nièce.»

Rivet déclara: «J'ai été moins heureux avec l'oncle.»

Et je lui pris le bras pour rentrer.


III

Le dîner acheva de me faire perdre la tête. J'étais à côté d'elle et ma
main sans cesse rencontrait sa main sous la nappe; mon pied pressait
son pied; nos regards se joignaient, se mêlaient.

On fit ensuite un tour au clair de lune et je lui murmurai dans l'âme
toutes les tendresses qui me montaient du cœur. Je la tenais serrée
contre moi, l'embrassant à tout moment, mouillant mes lèvres aux
siennes. Devant nous, l'oncle et Rivet discutaient. Leurs ombres les
suivaient gravement sur le sable des chemins.

On rentra. Et bientôt l'employé du télégraphe apporta une dépêche de la
tante annonçant qu'elle ne reviendrait que le lendemain matin, à sept
heures, par le premier train.

L'oncle dit: «Eh bien, Henriette, va montrer leurs chambres à ces
messieurs.» On serra la main du bonhomme et on monta. Elle nous
conduisit d'abord dans l'appartement de Rivet, et il me souffla dans
l'oreille: «Pas de danger qu'elle nous ait menés chez toi d'abord.»
Puis elle me guida vers mon lit. Dès qu'elle fut seule avec moi, je
la saisis de nouveau dans mes bras, tâchant d'affoler sa raison et
de culbuter sa résistance. Mais, quand elle se sentit tout près de
défaillir, elle s'enfuit.

Je me glissais entre mes draps, très contrarié, très agité, et très
penaud, sachant bien que je ne dormirais guère, cherchant quelle
maladresse j'avais pu commettre, quand on heurta doucement ma porte.

Je demandai: «Qui est là?»

Une voix légère répondit: «Moi.»

Je me vêtis à la hâte; j'ouvris; elle entra. «J'ai oublié, dit-elle, de
vous demander ce que vous prenez le matin: du chocolat, du thé, ou du
café?»

Je l'avais enlacée impétueusement, la dévorant de caresses, bégayant:
«Je prends... je prends... je prends...» Mais elle me glissa entre les
bras, souffla ma lumière et disparut.

Je restai seul, furieux, dans l'obscurité, cherchant des allumettes,
n'en trouvant pas. J'en découvris enfin et je sortis dans le corridor,
à moitié fou, mon bougeoir à la main.

Qu'allais-je faire? Je ne raisonnais plus; je voulais la trouver; je
la voulais. Et je fis quelques pas sans réfléchir à rien. Puis je
pensai brusquement: «Mais si j'entre chez l'oncle? que dirais-je?...»
Et je demeurai immobile, le cerveau vide, le cœur battant. Au bout
de plusieurs secondes, la réponse me vint: «Parbleu je dirai que je
cherchais la chambre de Rivet pour lui parler d'une chose urgente.»

Et je me mis à inspecter les portes, m'efforçant de découvrir la
sienne, à elle. Mais rien ne pouvait me guider. Au hasard je pris une
clef que je tournai. J'ouvris, j'entrai... Henriette, assise dans son
lit, effarée, me regardait.

Alors je poussai doucement le verrou; et, m'approchant sur la pointe
des pieds, je lui dis: «J'ai oublié, mademoiselle, de vous demander
quelque chose à lire.» Elle se débattait; mais j'ouvris bientôt le
livre que je cherchais. Je n'en dirai pas le titre. C'était vraiment le
plus merveilleux des romans, et le plus divin des poèmes.

Une fois tournée la première page, elle me le laissa parcourir à mon
gré; et j'en feuilletai tant de chapitres que nos bougies s'usèrent
jusqu'au bout.

Puis, après l'avoir remerciée, je regagnais, à pas de loup, ma chambre,
quand une main brutale m'arrêta; et une voix, celle de Rivet, me
chuchota dans le nez: «Tu n'as donc pas fini d'arranger l'affaire de ce
cochon de Morin?»

Dès sept heures du matin elle m'apportait elle-même une tasse de
chocolat. Je n'en ai jamais bu de pareil. Un chocolat à s'en faire
mourir, moelleux, velouté, parfumé, grisant. Je ne pouvais ôter ma
bouche des bords délicieux de sa tasse.

A peine la jeune fille était-elle sortie que Rivet entra. Il semblait
un peu nerveux, agacé comme un homme qui n'a guère dormi, il me dit
d'un ton maussade: «Si tu continues, tu sais, tu finiras par gâter
l'affaire de ce cochon de Morin.»

A huit heures, la tante arrivait. La discussion fut courte. Les braves
gens retiraient leur plainte, et je laisserais cinq cents francs aux
pauvres du pays.

Alors on voulut nous retenir à passer la journée. On organiserait même
une excursion pour aller visiter des ruines. Henriette derrière le
dos de ses parents me faisait des signes de tête: «Oui, restez donc.»
J'acceptais, mais Rivet s'acharna à s'en aller.

Je le pris à part; je le priai, je le sollicitai; je lui disais:
«Voyons, mon petit Rivet, fais cela pour moi.» Mais il semblait
exaspéré et me répétait dans la figure: «J'en ai assez, entends-tu, de
l'affaire de ce cochon de Morin.»

Je fus bien contraint de partir aussi. Ce fut un des moments les plus
durs de ma vie. J'aurais bien arrangé cette affaire-là pendant toute
mon existence.

Dans le wagon, après les énergiques et muettes poignées de main des
adieux, je dis à Rivet: «Tu n'es qu'une brute.» Il répondit: «Mon
petit, tu commençais à m'agacer bougrement.»

En arrivant aux bureaux du _Fanal_, j'aperçus une foule qui nous
attendait... On cria dès qu'on nous vit: «Eh bien, avez-vous arrangé
l'affaire de ce cochon de Morin?»

Tout la Rochelle en était troublé. Rivet, dont la mauvaise humeur
s'était dissipée en route, eut grand'peine à ne pas rire en déclarant:
«Oui, c'est fait, grâce à Labarbe.»

Et nous allâmes chez Morin.

Il était étendu dans un fauteuil, avec des sinapismes aux jambes et
des compresses d'eau froide sur le crâne, défaillant d'angoisse. Et
il toussait sans cesse, d'une petite toux d'agonisant, sans qu'on sût
d'où lui était venu ce rhume. Sa femme le regardait avec des yeux de
tigresse prête à le dévorer.

Dès qu'il nous aperçut, il eut un tremblement qui lui secouait les
poignets et les genoux. Je dis: «C'est arrangé, salaud, mais ne
recommence pas.»

Il se leva, suffoquant, me prit les mains, les baisa comme celles d'un
prince, pleura, faillit perdre connaissance, embrassa Rivet, embrassa
même Mme Morin qui le rejeta d'une poussée dans son fauteuil.

Mais il ne se remit jamais de ce coup-là, son émotion avait été trop
brutale.

On ne l'appelait plus dans toute la contrée que «ce cochon de Morin»,
et cette épithète le traversait comme un coup d'épée chaque fois qu'il
l'entendait.

Quand un voyou dans la rue criait: «Cochon», il se retournait la tête
par instinct. Ses amis le criblaient de plaisanteries horribles, lui
demandant, chaque fois qu'ils mangeaient du jambon: «Est-ce du tien?»

Il mourut deux ans plus tard.

Quant à moi, me présentant à la députation, en 1875, j'allai faire une
visite intéressée au nouveau notaire de Tousserre, Me Belloncle. Une
grande femme opulente et belle me reçut.

«Vous ne me reconnaissez pas? dit-elle.» Je balbutiai: «Mais... non...
madame.»

--«Henriette Bonnel.»

--«Ah!»--Et je me sentis devenir pâle.

Elle semblait parfaitement à son aise, et souriait en me regardant.

Dès qu'elle m'eut laissé seul avec son mari, il me prit les mains, les
serrant à les broyer: «Voici longtemps, cher monsieur, que je veux
aller vous voir. Ma femme m'a tant parlé de vous. Je sais... oui, je
sais en quelle circonstance douloureuse vous l'avez connue, je sais
aussi comme vous avez été parfait, plein de délicatesse, de tact, de
dévouement dans l'affaire...» Il hésita, puis prononça plus bas, comme
s'il eût articulé un mot grossier «... Dans l'affaire de ce cochon de
Morin.»


  NOTE.

  _Ce Cochon de Morin_ a paru dans _le Gil Blas_ du mardi 21 novembre
  1882, sous la signature: MAUFRIGNEUSE.

  Quelques modifications de détail: le texte du _Gil Blas_ est plus
  court que celui du livre; les faits sont les mêmes, la nouvelle se
  développe avec les mêmes incidents, mais les chapitres II et III ont
  été particulièrement revus par l'auteur, qui s'est appliqué à donner
  à ses personnages une attitude plus comique.



LA FOLLE.

  _A Robert de Bonnières._


TENEZ, dit M. Mathieu d'Endolin, les bécasses me rappellent une bien
sinistre anecdote de la guerre.

Vous connaissez ma propriété dans le faubourg de Cormeil. Je l'habitais
au moment de l'arrivée des Prussiens.

J'avais alors pour voisine une espèce de folle, dont l'esprit s'était
égaré sous les coups du malheur. Jadis, à l'âge de vingt-cinq ans,
elle avait perdu, en un seul mois, son père, son mari et son enfant
nouveau-né.

Quand la mort est entrée une fois dans une maison, elle y revient
presque toujours immédiatement, comme si elle connaissait la porte.

La pauvre jeune femme, foudroyée par le chagrin, prit le lit, délira
pendant six semaines. Puis, une sorte de lassitude calme succédant à
cette crise violente, elle resta sans mouvement, mangeant à peine,
remuant seulement les yeux. Chaque fois qu'on voulait la faire lever,
elle criait comme si on l'eût tuée. On la laissa donc toujours couchée,
ne la tirant de ses draps que pour les soins de sa toilette et pour
retourner ses matelas.

Une vieille bonne restait près d'elle, la faisant boire de temps
en temps ou mâcher un peu de viande froide. Que se passait-il dans
cette âme désespérée? On ne le sut jamais; car elle ne parla plus.
Songeait-elle aux morts? Rêvassait-elle tristement, sans souvenir
précis? Ou bien sa pensée anéantie restait-elle immobile comme de l'eau
sans courant?

Pendant quinze années, elle demeura ainsi fermée et inerte.

La guerre vint; et, dans les premiers jours de décembre, les Prussiens
pénétrèrent à Cormeil.

Je me rappelle cela comme d'hier. Il gelait à fendre les pierres; et
j'étais étendu moi-même dans un fauteuil, immobilisé par la goutte,
quand j'entendis le battement lourd et rythmé de leurs pas. De ma
fenêtre, je les vis passer.

Ils défilaient interminablement, tous pareils, avec ce mouvement de
pantins qui leur est particulier. Puis les chefs distribuèrent leurs
hommes aux habitants. J'en eus dix-sept. La voisine, la folle, en avait
douze, dont un commandant, vrai soudard, violent, bourru.

Pendant les premiers jours tout se passa normalement. On avait dit à
l'officier d'à côté que la dame était malade; et il ne s'en inquiéta
guère. Mais bientôt cette femme qu'on ne voyait jamais l'irrita. Il
s'informa de la maladie; on répondit que son hôtesse était couchée
depuis quinze ans par suite d'un violent chagrin. Il n'en crut rien
sans doute, et s'imagina que la pauvre insensée ne quittait pas son lit
par fierté, pour ne pas voir les Prussiens, et ne leur point parler, et
ne les point frôler.

Il exigea qu'elle le reçût; on le fit entrer dans sa chambre. Il
demanda, d'un ton brusque:

--Je vous prierai, matame, de fous lever et de tescentre pour qu'on
fous foie.

Elle tourna vers lui ses yeux vagues, ses yeux vides, et ne répondit
pas.

Il reprit:

--Che ne tolérerai bas d'insolence. Si fous ne fous levez bas de ponne
folonté, che trouferai pien un moyen de fous faire bromener toute seule.

Elle ne fit pas un geste, toujours immobile comme si elle ne l'eût pas
vu.

Il rageait, prenant ce silence calme pour une marque de mépris suprême.
Et il ajouta:

--Si fous n'êtes pas tescentue temain...

Puis il sortit.


Le lendemain la vieille bonne, éperdue, la voulut habiller; mais la
folle se mit à hurler en se débattant. L'officier monta bien vite; et
la servante, se jetant à ses genoux, cria:

--Elle ne veut pas, monsieur, elle ne veut pas. Pardonnez-lui; elle est
si malheureuse.

Le soldat restait embarrassé, n'osant, malgré sa colère, la faire tirer
du lit par ses hommes. Mais soudain il se mit à rire et donna des
ordres en allemand.

Et bientôt on vit sortir un détachement qui soutenait un matelas comme
on porte un blessé. Dans ce lit qu'on n'avait point défait, la folle,
toujours silencieuse, restait tranquille, indifférente aux événements
tant qu'on la laissait couchée. Un homme par derrière portait un paquet
de vêtements féminins.

Et l'officier prononça en se frottant les mains:

--Nous ferrons pien si fous ne poufez bas fous hapiller toute seule et
faire une bétite bromenate.

Puis on vit s'éloigner le cortège dans la direction de la forêt
d'Imauville.

Deux heures plus tard les soldats revinrent tout seuls.

On ne revit pas la folle. Qu'en avaient-ils fait? Où l'avaient-ils
portée! On ne le sut jamais.


La neige tombait maintenant jour et nuit, ensevelissant la plaine et
les bois sous un linceul de mousse glacée. Les loups venaient hurler
jusqu'à nos portes.

La pensée de cette femme perdue me hantait; et je fis plusieurs
démarches auprès de l'autorité prussienne, afin d'obtenir des
renseignements. Je faillis être fusillé.

Le printemps revint. L'armée d'occupation s'éloigna. La maison de ma
voisine restait fermée; l'herbe drue poussait dans les allées.

La vieille bonne était morte pendant l'hiver. Personne ne s'occupait
plus de cette aventure; moi seul y songeais sans cesse.

Qu'avaient-ils fait de cette femme? s'était-elle enfuie à travers les
bois! L'avait-on recueillie quelque part, et gardée dans un hôpital
sans pouvoir obtenir d'elle aucun renseignement. Rien ne venait alléger
mes doutes; mais, peu à peu, le temps apaisa le souci de mon cœur.

Or, à l'automne suivant, les bécasses passèrent en masse; et, comme ma
goutte me laissait un peu de répit, je me traînai jusqu'à la forêt.
J'avais déjà tué quatre ou cinq oiseaux à long bec, quand j'en abattis
un qui disparut dans un fossé plein de branches. Je fus obligé d'y
descendre pour y ramasser ma bête. Je la trouvai tombée auprès d'une
tête de mort. Et brusquement le souvenir de la folle m'arriva dans la
poitrine comme un coup de poing. Bien d'autres avaient expiré dans
ces bois peut-être en cette année sinistre; mais je ne sais pourquoi,
j'étais sûr, sûr, vous dis-je, que je rencontrais la tête de cette
misérable maniaque.

Et soudain je compris, je devinai tout. Ils l'avaient abandonnée sur ce
matelas, dans la forêt froide et déserte; et, fidèle à son idée fixe,
elle s'était laissée mourir sous l'épais et léger duvet des neiges et
sans remuer le bras ou la jambe.

Puis les loups l'avaient dévorée.

Et les oiseaux avaient fait leur nid avec la laine de son lit déchiré.

J'ai gardé ce triste ossement. Et je fais des vœux pour que nos fils
ne voient plus jamais de guerre.


  _La Folle_ a paru (faisant un tout avec _La Bécasse_) dans _le
  Gaulois_ du mardi 5 décembre 1882.



PIERROT.

  _A Henry Roujon._


MME Lefèvre était une dame de campagne, une veuve, une de ces
demi-paysannes à rubans et à chapeaux falbalas, de ces personnes qui
parlent avec des cuirs, prennent en public des airs grandioses, et
cachent une âme de brute prétentieuse sous des dehors comiques et
chamarrés, comme elles dissimulent leurs grosses mains rouges sous des
gants de soie écrue.

Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple, nommée
Rose.

Les deux femmes habitaient une petite maison à volets verts, le long
d'une route, en Normandie, au centre du pays de Caux.

Comme elles possédaient, devant l'habitation, un étroit jardin, elles
cultivaient quelques légumes.

Or, une nuit, on leur vola une douzaine d'oignons.

Dès que Rose s'aperçut du larcin, elle courut prévenir madame, qui
descendit en jupe de laine. Ce fut une désolation et une terreur. On
avait volé, volé Mme Lefèvre! Donc, on volait dans le pays, puis on
pouvait revenir.

Et les deux femmes effarées contemplaient les traces de pas,
bavardaient, supposaient des choses: «Tenez, ils ont passé par là. Ils
ont mis leurs pieds sur le mur; ils ont sauté dans la plate-bande.»

Et elles s'épouvantaient pour l'avenir. Comment dormir tranquilles
maintenant!

Le bruit du vol se répandit. Les voisins arrivèrent, constatèrent,
discutèrent à leur tour; et les deux femmes expliquaient à chaque
nouveau venu leurs observations et leurs idées.

Un fermier d'à côté leur offrit ce conseil: «Vous devriez avoir un
chien.»

C'était vrai, cela; elles devraient avoir un chien, quand ce ne
serait que pour donner l'éveil. Pas un gros chien, Seigneur! Que
feraient-elles d'un gros chien! Il les ruinerait en nourriture. Mais un
petit chien (en Normandie, on prononce _quin_), un petit freluquet de
_quin_ qui jappe.

Dès que tout le monde fut parti, Mme Lefèvre discuta longtemps cette
idée de chien. Elle faisait, après réflexion, mille objections,
terrifiée par l'image d'une jatte pleine de pâtée; car elle était de
cette race parcimonieuse de dames campagnardes qui portent toujours des
centimes dans leur poche pour faire l'aumône ostensiblement aux pauvres
des chemins, et donner aux quêtes du dimanche.

Rose, qui aimait les bêtes, apporta ses raisons et les défendit avec
astuce. Donc il fut décidé qu'on aurait un chien, un tout petit chien.

On se mit à sa recherche, mais on n'en trouvait que des grands, des
avaleurs de soupe à faire frémir. L'épicier de Rolleville en avait bien
un, un tout petit; mais il exigeait qu'on le lui payât deux francs,
pour couvrir ses frais d'élevage. Mme Lefèvre déclara qu'elle voulait
bien nourrir un «quin», mais qu'elle n'en achèterait pas.

Or, le boulanger, qui savait les événements, apporta, un matin, dans sa
voiture, un étrange petit animal tout jaune, presque sans pattes, avec
un corps de crocodile, une tête de renard et une queue en trompette,
un vrai panache, grand comme tout le reste de sa personne. Un client
cherchait à s'en défaire. Mme Lefèvre trouva fort beau ce roquet
immonde, qui ne coûtait rien. Rose l'embrassa, puis demanda comment on
le nommait. Le boulanger répondit: «Pierrot.»

Il fut installé dans une vieille caisse à savon et on lui offrit
d'abord de l'eau à boire. Il but. On lui présenta ensuite un morceau de
pain. Il mangea. Mme Lefèvre, inquiète, eut une idée: «Quand il sera
bien accoutumé à la maison, on le laissera libre. Il trouvera à manger
en rôdant par le pays.»

On le laissa libre, en effet, ce qui ne l'empêcha point d'être affamé.
Il ne jappait d'ailleurs que pour réclamer sa pitance; mais, dans ce
cas, il jappait avec acharnement.

Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allait caresser
chaque nouveau venu, et demeurait absolument muet.

Mme Lefèvre cependant s'était accoutumée à cette bête. Elle en arrivait
même à l'aimer, et à lui donner de sa main, de temps en temps, des
bouchées de pain trempées dans la sauce de son fricot.

Mais elle n'avait nullement songé à l'impôt, et quand on lui réclama
huit francs,--huit francs, madame!--pour ce freluquet de _quin_ qui ne
jappait seulement point, elle faillit s'évanouir de saisissement.

Il fut immédiatement décidé qu'on se débarrasserait de Pierrot.
Personne n'en voulut. Tous les habitants le refusèrent à dix lieues aux
environs. Alors on se résolut, faute d'autre moyen, à lui faire «piquer
du mas».

«Piquer du mas», c'est «manger de la marne». On fait piquer du mas à
tous les chiens dont on veut se débarrasser.

Au milieu d'une vaste plaine, on aperçoit une espèce de hutte, ou
plutôt un tout petit toit de chaume, posé sur le sol. C'est l'entrée de
la marnière. Un grand puits tout droit s'enfonce jusqu'à vingt mètres
sous terre, pour aboutir à une série de longues galeries de mines.

On descend une fois par an dans cette carrière, à l'époque où l'on
marne les terres. Tout le reste du temps, elle sert de cimetière aux
chiens condamnés; et souvent, quand on passe auprès de l'orifice, des
hurlements plaintifs, des aboiements furieux ou désespérés, des appels
lamentables montent jusqu'à vous.

Les chiens des chasseurs et des bergers s'enfuient avec épouvante des
abords de ce trou gémissant; et, quand on se penche au-dessus, il sort
de là une abominable odeur de pourriture.

Des drames affreux s'y accomplissent dans l'ombre.

Quand une bête agonise depuis dix à douze jours dans le fond, nourrie
par les restes immondes de ses devanciers, un nouvel animal, plus
gros, plus vigoureux certainement, est précipité tout à coup. Ils sont
là, seuls, affamés, les yeux luisants. Ils se guettent, se suivent,
hésitent, anxieux. Mais la faim les presse: ils s'attaquent, luttent
longtemps, acharnés; et le plus fort mange le plus faible, le dévore
vivant.

Quand il fut décidé qu'on ferait «piquer du mas» à Pierrot, on s'enquit
d'un exécuteur. Le cantonnier qui binait la route demanda dix sous pour
la course. Cela parut follement exagéré à Mme Lefèvre. Le goujat du
voisin se contentait de cinq sous; c'était trop encore; et, Rose ayant
fait observer qu'il valait mieux qu'elles le portassent elles-mêmes,
parce qu'ainsi il ne serait pas brutalisé en route et averti de son
sort, il fut résolu qu'elles iraient toutes les deux, à la nuit
tombante.

On lui offrit, ce soir-là, une bonne soupe avec un doigt de beurre. Il
l'avala jusqu'à la dernière goutte; et, comme il remuait la queue de
contentement, Rose le prit dans son tablier.

Elles allaient à grands pas, comme des maraudeuses, à travers la
plaine. Bientôt elles aperçurent la marnière et l'atteignirent; Mme
Lefèvre se pencha pour écouter si aucune bête ne gémissait.--Non--il
n'y en avait pas; Pierrot serait seul. Alors Rose qui pleurait,
l'embrassa, puis le lança dans le trou; et elles se penchèrent toutes
deux, l'oreille tendue.

Elles entendirent d'abord un bruit sourd; puis la plainte aiguë,
déchirante, d'une bête blessée, puis une succession de petits cris de
douleur, puis des appels désespérés, des supplications de chien qui
implorait, la tête levée vers l'ouverture.

Il jappait, oh! il jappait!

Elles furent saisies de remords, d'épouvante, d'une peur folle et
inexplicable; et elles se sauvèrent en courant. Et, comme Rose allait
plus vite, Mme Lefèvre criait: «Attendez-moi, Rose, attendez-moi!»

Leur nuit fut hantée de cauchemars épouvantables.

Mme Lefèvre rêva qu'elle s'asseyait à table pour manger la soupe, mais,
quand elle découvrait la soupière, Pierrot était dedans. Il s'élançait
et la mordait au nez.

Elle se réveilla et crut l'entendre japper encore. Elle écouta; elle
s'était trompée.

Elle s'endormit de nouveau et se trouva sur une grande route, une route
interminable, qu'elle suivait. Tout à coup, au milieu du chemin, elle
aperçut un panier, un grand panier de fermier, abandonné; et ce panier
lui faisait peur.

Elle finissait cependant par l'ouvrir, et Pierrot, blotti dedans, lui
saisissait la main, ne la lâchait plus; et elle se sauvait éperdue,
portant ainsi au bout du bras le chien suspendu, la gueule serrée.

Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut à la marnière.

Il jappait; il jappait encore, il avait jappé toute la nuit. Elle se
mit à sangloter et l'appela avec mille petits noms caressants. Il
répondit avec toutes les inflexions tendres de sa voix de chien.

Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureux jusqu'à
sa mort.

Elle courut chez le puisatier chargé de l'extraction de la marne, et
elle lui raconta son cas. L'homme écoutait sans rien dire. Quand elle
eut fini, il prononça: «Vous voulez votre quin? Ce sera quatre francs.»

Elle eut un sursaut; toute sa douleur s'envola du coup.

«Quatre francs! vous vous en feriez mourir! quatre francs!»

Il répondit: «Vous croyez que j'vas apporter mes cordes, mes
manivelles, et monter tout ça, et m'n aller là-bas avec mon garçon et
m'faire mordre encore par votre maudit quin, pour l'plaisir de vous le
r'donner? fallait pas l'jeter.»

Elle s'en alla, indignée.--Quatre francs!

Aussitôt rentrée, elle appela Rose et lui dit les prétentions du
puisatier. Rose, toujours résignée, répétait: «Quatre francs! c'est de
l'argent, madame.»

Puis, elle ajouta: «Si on lui jetait à manger, à ce pauvre quin, pour
qu'il ne meure pas comme ça?»

Mme Lefèvre approuva, toute joyeuse; et les voilà reparties, avec un
gros morceau de pain beurré.

Elles le coupèrent par bouchées qu'elles lançaient l'une après l'autre,
parlant tour à tour à Pierrot. Et sitôt que le chien avait achevé un
morceau, il jappait pour réclamer le suivant.

Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Mais elles
ne faisaient plus qu'un voyage.


Or, un matin, au moment de laisser tomber la première bouchée, elles
entendirent tout à coup un aboiement formidable dans le puits. Ils
étaient deux! On avait précipité un autre chien, un gros!

Rose cria: «Pierrot!» Et Pierrot jappa, jappa. Alors on se mit à jeter
la nourriture; mais, chaque fois elles distinguaient parfaitement une
bousculade terrible, puis les cris plaintifs de Pierrot mordu par son
compagnon, qui mangeait tout, étant le plus fort.

Elles avaient beau spécifier: «C'est pour toi, Pierrot!» Pierrot,
évidemment, n'avait rien.

Les deux femmes interdites, se regardaient; et Mme Lefèvre prononça
d'un ton aigre: «Je ne peux pourtant pas nourrir tous les chiens qu'on
jettera là dedans. Il faut y renoncer.»

Et, suffoquée à l'idée de tous ces chiens vivant à ses dépens, elle
s'en alla, emportant même ce qui restait du pain qu'elle se mit à
manger en marchant.

Rose la suivit en s'essuyant les yeux du coin de son tablier bleu.


  _Pierrot_ a paru dans _le Gaulois_ du lundi 9 octobre 1882.



MENUET.

  _A Paul Bourget._


LES grands malheurs ne m'attristent guère, dit Jean Bridelle, un vieux
garçon qui passait pour sceptique. J'ai vu la guerre de bien près:
j'enjambais les corps sans apitoiement. Les fortes brutalités de la
nature ou des hommes peuvent nous faire pousser des cris d'horreur ou
d'indignation, mais ne nous donnent point ce pincement au cœur, ce
frisson qui vous passe dans le dos à la vue de certaines petites choses
navrantes.

La plus violente douleur qu'on puisse éprouver, certes, est la perte
d'un enfant pour une mère, et la perte de la mère pour un homme. Cela
est violent, terrible, cela bouleverse et déchire; mais on guérit de
ces catastrophes comme des larges blessures saignantes. Or, certaines
rencontres, certaines choses entr'aperçues, devinées, certains
chagrins secrets, certaines perfidies du sort, qui remuent en nous
tout un monde douloureux de pensées, qui entr'ouvrent devant nous
brusquement la porte mystérieuse des souffrances morales, compliquées,
incurables, d'autant plus profondes qu'elles semblent bénignes,
d'autant plus cuisantes qu'elles semblent presque insaisissables,
d'autant plus tenaces qu'elles semblent factices, nous laissent à l'âme
comme une traînée de tristesse, un goût d'amertume, une sensation de
désenchantement dont nous sommes longtemps à nous débarrasser.

J'ai toujours devant les yeux deux ou trois choses que d'autres
n'eussent point remarquées assurément, et qui sont entrées en moi comme
de longues et minces piqûres inguérissables.

Vous ne comprendriez peut-être pas l'émotion qui m'est restée de ces
rapides impressions. Je ne vous en dirai qu'une. Elle est très vieille,
mais vive comme d'hier. Il se peut que mon imagination seule ait fait
les frais de mon attendrissement.

J'ai cinquante ans. J'étais jeune alors et j'étudiais le droit. Un
peu triste, un peu rêveur, imprégné d'une philosophie mélancolique, je
n'aimais guère les cafés bruyants, les camarades braillards, ni les
filles stupides. Je me levais tôt; et une de mes plus chères voluptés
était de me promener seul, vers huit heures du matin, dans la pépinière
du Luxembourg.

Vous ne l'avez pas connue, vous autres, cette pépinière? C'était comme
un jardin oublié de l'autre siècle, un jardin joli comme un doux
sourire de vieille. Des haies touffues séparaient les allées étroites
et régulières, allées calmes entre deux murs de feuillage taillés
avec méthode. Les grands ciseaux du jardinier alignaient sans relâche
ces cloisons de branches; et, de place en place, on rencontrait des
parterres de fleurs, des plates-bandes de petits arbres rangés comme
des collégiens en promenade, des sociétés de rosiers magnifiques ou des
régiments d'arbres à fruits.

Tout un coin de ce ravissant bosquet était habité par les abeilles.
Leurs maisons de paille, savamment espacées sur des planches, ouvraient
au soleil leurs portes grandes comme l'entrée d'un dé à coudre; et
on rencontrait tout le long des chemins les mouches bourdonnantes et
dorées, vraies maîtresses de ce lieu pacifique, vraies promeneuses de
ces tranquilles allées en corridors.

Je venais là presque tous les matins. Je m'asseyais sur un banc et
je lisais. Parfois je laissais retomber le livre sur mes genoux pour
rêver, pour écouter autour de moi vivre Paris, et jouir du repos infini
de ces charmilles à la mode ancienne.

Mais je m'aperçus bientôt que je n'étais pas seul à fréquenter ce lieu
dès l'ouverture des barrières, et je rencontrais parfois, nez à nez, au
coin d'un massif, un étrange petit vieillard.

Il portait des souliers à boucles d'argent, une culotte à pont, une
redingote tabac d'Espagne, une dentelle en guise de cravate et un
invraisemblable chapeau gris à grands bords et à grands poils, qui
faisait penser au déluge.

Il était maigre, fort maigre, anguleux, grimaçant et souriant. Ses yeux
vifs palpitaient, s'agitaient sous un mouvement continu des paupières;
et il avait toujours à la main une superbe canne à pommeau d'or qui
devait être pour lui quelque souvenir magnifique.

Ce bonhomme m'étonna d'abord, puis m'intéressa outre mesure. Et je
le guettais à travers les murs de feuilles, je le suivais de loin,
m'arrêtant au détour des bosquets pour n'être point vu.

Et voilà qu'un matin, comme il se croyait bien seul, il se mit à
faire des mouvements singuliers: quelques petits bonds d'abord,
puis une révérence; puis il battit, de sa jambe grêle, un entrechat
encore alerte, puis il commença à pivoter galamment, sautillant, se
trémoussant d'une façon drôle, souriant comme devant un public, faisant
des grâces, arrondissant les bras, tortillant son pauvre corps de
marionnette, adressant dans le vide de légers saluts attendrissants et
ridicules. Il dansait!

Je demeurais pétrifié d'étonnement, me demandant lequel des deux était
fou, lui, ou moi.

Mais il s'arrêta soudain, s'avança comme font les acteurs sur la scène,
puis s'inclina en reculant avec des sourires gracieux et des baisers de
comédienne qu'il jetait de sa main tremblante aux deux rangées d'arbres
taillés.

Et il reprit avec gravité sa promenade.


A partir de ce jour, je ne le perdis plus de vue; et, chaque matin, il
recommençait son exercice invraisemblable.

Une envie folle me prit de lui parler. Je me risquai, et l'ayant salué,
je lui dis:

--Il fait bien bon aujourd'hui, monsieur. Il s'inclina.

--Oui, monsieur, c'est un vrai temps de jadis.

Huit jours après, nous étions amis, et je connus son histoire. Il avait
été maître de danse à l'Opéra, du temps du roi Louis XV. Sa belle canne
était un cadeau du comte de Clermont. Et, quand on lui parlait de
danse, il ne s'arrêtait plus de bavarder.

Or, voilà qu'un jour il me confia:

--J'ai épousé la Castris, monsieur. Je vous présenterai si vous voulez,
mais elle ne vient ici que sur le tantôt. Ce jardin, voyez-vous, c'est
notre plaisir et notre vie. C'est tout ce qui nous reste d'autrefois.
Il nous semble que nous ne pourrions plus exister si nous ne l'avions
point. Cela est vieux et distingué, n'est-ce pas? Je crois y respirer
un air qui n'a point changé depuis ma jeunesse. Ma femme et moi, nous y
passons tous nos après-midi. Mais, moi, j'y viens dès le matin, car je
me lève de bonne heure.


Dès que j'eus fini de déjeuner, je retournai au Luxembourg, et bientôt
j'aperçus mon ami qui donnait le bras avec cérémonie à une toute
vieille petite femme vêtue de noir, et à qui je fus présenté. C'était
la Castris, la grande danseuse aimée des princes, aimée du roi, aimée
de tout ce siècle galant qui semble avoir laissé dans le monde une
odeur d'amour.

Nous nous assîmes sur un banc de pierre. C'était au mois de mai. Un
parfum de fleurs voltigeait dans les allées proprettes; un bon soleil
glissait entre les feuilles et semait sur nous de larges gouttes de
lumière. La robe noire de la Castris semblait toute mouillée de clarté.

Le jardin était vide. On entendait au loin rouler des fiacres.

--Expliquez-moi donc, dis-je au vieux danseur, ce que c'était que le
menuet?

Il tressaillit.

Le menuet, monsieur, c'est la reine des danses, et la danse des Reines,
entendez-vous? Depuis qu'il n'y a plus de Rois, il n'y a plus de menuet.

Et il commença, en style pompeux, un long éloge dithyrambique auquel
je ne compris rien. Je voulus me faire décrire les pas, tous les
mouvements, les poses. Il s'embrouillait, s'exaspérant de son
impuissance, nerveux et désolé.

Et soudain, se tournant vers son antique compagne, toujours silencieuse
et grave:

--Elise, veux-tu, dis, veux-tu, tu seras bien gentille, veux-tu que
nous montrions à monsieur ce que c'était?

Elle tourna ses yeux inquiets de tous les côtés, puis se leva sans dire
un mot et vint se placer en face de lui.

Alors je vis une chose inoubliable.

Ils allaient et venaient avec des simagrées enfantines, se souriaient,
se balançaient, s'inclinaient, sautillaient pareils à deux vieilles
poupées qu'aurait fait danser une mécanique ancienne, un peu brisée,
construite jadis par un ouvrier fort habile, suivant la manière de son
temps.

Et je les regardais, le cœur troublé de sensations extraordinaires,
l'âme émue d'une indicible mélancolie. Il me semblait voir une
apparition lamentable et comique, l'ombre démodée d'un siècle. J'avais
envie de rire et besoin de pleurer.

Tout à coup ils s'arrêtèrent, ils avaient terminé les figures de la
danse. Pendant quelques secondes ils restèrent debout l'un devant
l'autre, grimaçant d'une façon surprenante; puis ils s'embrassèrent en
sanglotant.


Je partais, trois jours après, pour la province. Je ne les ai point
revus. Quand je revins à Paris, deux ans plus tard, on avait détruit la
pépinière. Que sont-ils devenus sans le cher jardin d'autrefois, avec
ses chemins en labyrinthe, son odeur du passé et les détours gracieux
des charmilles?

Sont-ils morts? Errent-ils par les rues modernes comme des exilés sans
espoir? Dansent-ils, spectres falots, un menuet fantastique entre les
cyprès d'un cimetière, le long des sentiers bordés de tombes, au clair
de lune?

Leur souvenir me hante, m'obsède, me torture, demeure en moi comme une
blessure. Pourquoi? Je n'en sais rien.

Vous trouverez cela ridicule, sans doute?


  _Menuet_ a paru dans _le Gaulois_ du 20 novembre 1882.



LA PEUR.

  _A. J. K. Huysmans._


ON remonta sur le pont après dîner. Devant nous la Méditerranée n'avait
pas un frisson sur toute sa surface, qu'une grande lune calme moirait.
Le vaste bateau glissait, jetant sur le ciel, qui semblait ensemencé
d'étoiles, un gros serpent de fumée noire; et, derrière nous, l'eau
toute blanche, agitée par le passage rapide du lourd bâtiment, battue
par l'hélice, moussait, semblait se tordre, remuait tant de clartés
qu'on eût dit de la lumière de lune bouillonnant.

Nous étions là, six ou huit, silencieux, admirant, l'œil tourné vers
l'Afrique lointaine où nous allions. Le commandant, qui fumait un
cigare au milieu de nous, reprit soudain la conversation du dîner.

--Oui, j'ai eu peur ce jour-là. Mon navire est resté six heures avec ce
rocher dans le ventre, battu par la mer. Heureusement que nous avons
été recueillis, vers le soir, par un charbonnier anglais qui nous
aperçut.

Alors un grand homme à figure brûlée, à l'aspect grave, un de ces
hommes qu'on sent avoir traversé de longs pays inconnus, au milieu de
dangers incessants, et dont l'œil tranquille semble garder, dans sa
profondeur, quelque chose des paysages étranges qu'il a vus; un de ces
hommes qu'on devine trempés dans le courage, parla pour la première
fois:

--Vous dites, commandant, que vous avez eu peur; je n'en crois
rien. Vous vous trompez sur le mot et sur la sensation que vous
avez éprouvée. Un homme énergique n'a jamais peur en face du danger
pressant. Il est ému, agité, anxieux; mais, la peur, c'est autre chose.

Le commandant reprit en riant:

--Fichtre! je vous réponds bien que j'ai eu peur, moi.

Alors l'homme au teint bronzé prononça d'une voix lente:

--Permettez-moi de m'expliquer! La peur (et les hommes les plus
hardis peuvent avoir peur), c'est quelque chose d'effroyable, une
sensation atroce, comme une décomposition de l'âme, un spasme affreux
de la pensée et du cœur, dont le souvenir seul donne des frissons
d'angoisse. Mais cela n'a lieu, quand on est brave, ni devant une
attaque, ni devant la mort inévitable, ni devant toutes les formes
connues du péril: cela a lieu dans certaines circonstances anormales,
sous certaines influences mystérieuses, en face de risques vagues. La
vraie peur, c'est quelque chose comme une réminiscence des terreurs
fantastiques d'autrefois. Un homme qui croit aux revenants, et qui
s'imagine apercevoir un spectre dans la nuit, doit éprouver la peur en
toute son épouvantable horreur.

Moi, j'ai deviné la peur en plein jour, il y a dix ans environ. Je l'ai
ressentie l'hiver dernier, par une nuit de décembre.

Et, pourtant, j'ai traversé bien des hasards, bien des aventures qui
semblaient mortelles. Je me suis battu souvent. J'ai été laissé pour
mort par des voleurs. J'ai été condamné, comme insurgé, à être pendu
en Amérique, et jeté à la mer du pont d'un bâtiment sur les côtes de
Chine. Chaque fois je me suis cru perdu, j'en ai pris immédiatement mon
parti, sans attendrissement et même sans regrets.

Mais la peur, ce n'est pas cela.

Je l'ai pressentie en Afrique. Et pourtant elle est fille du Nord; le
soleil la dissipe comme un brouillard. Remarquez bien ceci, messieurs.
Chez les Orientaux, la vie ne compte pour rien; on est résigné tout
de suite; les nuits sont claires et vides de légendes, les âmes aussi
vides des inquiétudes sombres qui hantent les cerveaux dans les pays
froids. En Orient, on peut connaître la panique, on ignore la peur.

Eh bien! voici ce qui m'est arrivé sur cette terre d'Afrique:

Je traversais les grandes dunes au sud de Ouargla. C'est là un des plus
étranges pays du monde. Vous connaissez le sable uni, le sable droit
des interminables plages de l'Océan. Eh bien! figurez-vous l'Océan
lui-même devenu sable au milieu d'un ouragan; imaginez une tempête
silencieuse de vagues immobiles en poussière jaune. Elles sont hautes
comme des montagnes, ces vagues, inégales, différentes, soulevées tout
à fait comme des flots déchaînés, mais plus grandes encore, et striées
comme de la moire. Sur cette mer furieuse, muette et sans mouvement,
le dévorant soleil du sud verse sa flamme implacable et directe. Il
faut gravir ces lames de cendre d'or, redescendre, gravir encore,
gravir sans cesse, sans repos et sans ombre. Les chevaux râlent,
enfoncent jusqu'aux genoux, et glissent en dévalant l'autre versant des
surprenantes collines.

Nous étions deux amis suivis de huit spahis et de quatre chameaux
avec leurs chameliers. Nous ne parlions plus, accablés de chaleur, de
fatigue, et desséchés de soif comme ce désert ardent. Soudain un de ces
hommes poussa une sorte de cri; tous s'arrêtèrent; et nous demeurâmes
immobiles, surpris par un inexplicable phénomène connu des voyageurs en
ces contrées perdues.

Quelque part, près de nous, dans une direction indéterminée, un tambour
battait, le mystérieux tambour des dunes; il battait distinctement,
tantôt plus vibrant, tantôt affaibli, arrêtant, puis reprenant son
roulement fantastique.

Les Arabes, épouvantés, se regardaient; et l'un dit, en sa langue: «La
mort est sur nous.» Et voilà que tout à coup mon compagnon, mon ami,
presque mon frère, tomba de cheval, la tête en avant, foudroyé par une
insolation.

Et pendant deux heures, pendant que j'essayais en vain de le sauver,
toujours ce tambour insaisissable m'emplissait l'oreille de son bruit
monotone, intermittent et incompréhensible; et je sentais se glisser
dans mes os la peur, la vraie peur, la hideuse peur, en face de ce
cadavre aimé, dans ce trou incendié par le soleil entre quatre monts de
sable, tandis que l'écho inconnu nous jetait, à deux cents lieues de
tout village français, le battement rapide du tambour.

Ce jour-là, je compris ce que c'était que d'avoir peur; je l'ai su
mieux encore une autre fois...

Le commandant interrompit le conteur:

--Pardon, monsieur, mais ce tambour? Qu'était-ce?

Le voyageur répondit:

--Je n'en sais rien. Personne ne sait. Les officiers, surpris souvent
par ce bruit singulier, l'attribuent généralement à l'écho grossi,
multiplié, démesurément enflé par les valonnements des dunes, d'une
grêle de grains de sable emportés dans le vent et heurtant une touffe
d'herbes sèches; car on a toujours remarqué que le phénomène se produit
dans le voisinage de petites plantes brûlées par le soleil, et dures
comme du parchemin.

Ce tambour ne serait donc qu'une sorte de mirage du son. Voilà tout.
Mais je n'appris cela que plus tard.

J'arrive à ma seconde émotion.

C'était l'hiver dernier, dans une forêt du nord-est de la France. La
nuit vint deux heures plus tôt, tant le ciel était sombre. J'avais pour
guide un paysan qui marchait à mon côté, par un tout petit chemin,
sous une voûte de sapins dont le vent déchaîné tirait des hurlements.
Entre les cimes, je voyais courir des nuages en déroute, des nuages
éperdus qui semblaient fuir devant une épouvante. Parfois, sous une
immense rafale, toute la forêt s'inclinait dans le même sens avec un
gémissement de souffrance; et le froid m'envahissait, malgré mon pas
rapide et mon lourd vêtement.

Nous devions souper et coucher chez un garde forestier dont la maison
n'était plus éloignée de nous. J'allais là pour chasser.

Mon guide, parfois, levait les yeux et murmurait: «Triste temps!»
Puis il me parla des gens chez qui nous arrivions. Le père avait tué
un braconnier deux ans auparavant, et, depuis ce temps, il semblait
sombre, comme hanté d'un souvenir. Ses deux fils, mariés, vivaient avec
lui.

Les ténèbres étaient profondes. Je ne voyais rien devant moi, ni autour
de moi, et toute la branchure des arbres entrechoqués emplissait
la nuit d'une rumeur incessante. Enfin, j'aperçus une lumière, et
bientôt mon compagnon heurtait une porte. Des cris aigus de femmes
nous répondirent. Puis, une voix d'homme, une voix étranglée, demanda:
«Qui va là?» Mon guide se nomma. Nous entrâmes. Ce fut un inoubliable
tableau.

Un vieux homme à cheveux blancs, à l'œil fou, le fusil chargé dans la
main, nous attendait debout au milieu de la cuisine, tandis que deux
grands gaillards, armés de haches, gardaient la porte. Je distinguai
dans les coins sombres deux femmes à genoux, le visage caché contre le
mur.

On s'expliqua. Le vieux remit son arme contre le mur et ordonna de
préparer ma chambre; puis, comme les femmes ne bougeaient point, il me
dit brusquement:

--Voyez-vous, monsieur, j'ai tué un homme, voilà deux ans cette nuit.
L'autre année, il est revenu m'appeler. Je l'attends encore ce soir.

Puis il ajouta d'un ton qui me fit sourire:

--Aussi, nous ne sommes pas tranquilles.

Je le rassurai comme je pus, heureux d'être venu justement ce soir-là,
et d'assister au spectacle de cette terreur superstitieuse. Je racontai
des histoires, et je parvins à calmer à peu près tout le monde.

Près du foyer, un vieux chien presque aveugle et moustachu, un de ces
chiens qui ressemblent à des gens qu'on connaît, dormait le nez dans
ses pattes.

Au dehors, la tempête acharnée battait la petite maison, et, par un
étroit carreau, une sorte de judas placé près de la porte, je voyais
soudain tout un fouillis d'arbres bousculés par le vent à la lueur de
grands éclairs.

Malgré mes efforts, je sentais bien qu'une terreur profonde tenait ces
gens, et chaque fois que je cessais de parler, toutes les oreilles
écoutaient au loin. Las d'assister à ces craintes imbéciles, j'allais
demander à me coucher, quand le vieux garde tout à coup fit un bond de
sa chaise, saisit de nouveau son fusil, en bégayant d'une voix égarée:
«Le voilà! le voilà! Je l'entends!» Les deux femmes retombèrent à
genoux dans leurs coins, en se cachant le visage; et les fils reprirent
leurs haches. J'allais tenter encore de les apaiser, quand le chien
endormi s'éveilla brusquement et, levant sa tête, tendant le cou,
regardant vers le feu de son œil presque éteint, il poussa un de ces
lugubres hurlements qui font tressaillir les voyageurs, le soir, dans
la campagne. Tous les yeux se portèrent sur lui, il restait maintenant
immobile, dressé sur ses pattes comme hanté d'une vision, et il se
remit à hurler vers quelque chose d'invisible, d'inconnu, d'affreux
sans doute, car tout son poil se hérissait. Le garde, livide, cria:
«Il le sent! il le sent! il était là quand je l'ai tué.» Et les femmes
égarées se mirent, toutes les deux, à hurler avec le chien.

Malgré moi, un grand frisson me courut entre les épaules. Cette vision
de l'animal dans ce lieu, à cette heure, au milieu de ces gens éperdus,
était effrayante à voir.

Alors, pendant une heure, le chien hurla sans bouger; il hurla comme
dans l'angoisse d'un rêve; et la peur, l'épouvantable peur entrait en
moi; la peur de quoi? Le sais-je? C'était la peur, voilà tout.

Nous restions immobiles, livides, dans l'attente d'un événement
affreux, l'oreille tendue, le cœur battant, bouleversés au moindre
bruit. Et le chien se mit à tourner autour de la pièce, en sentant les
murs et gémissant toujours. Cette bête nous rendait fous! Alors, le
paysan qui m'avait amené, se jeta sur elle, dans une sorte de paroxysme
de terreur furieuse, et, ouvrant une porte donnant sur une petite cour,
jeta l'animal dehors.

Il se tut aussitôt; et nous restâmes plongés dans un silence plus
terrifiant encore. Et soudain, tous ensemble, nous eûmes une sorte de
sursaut: un être glissait contre le mur du dehors vers la forêt; puis
il passa contre la porte, qu'il sembla tâter, d'une main hésitante;
puis on n'entendit plus rien pendant deux minutes qui firent de nous
des insensés; puis il revint, frôlant toujours la muraille; et il
gratta légèrement, comme ferait un enfant avec son ongle; puis soudain
une tête apparut contre la vitre du judas, une tête blanche, avec des
yeux lumineux comme ceux des fauves. Et un son sortit de sa bouche, un
son indistinct, un murmure plaintif.

Alors un bruit formidable éclata dans la cuisine. Le vieux garde avait
tiré. Et aussitôt les fils se précipitèrent, bouchèrent le judas en
dressant la grande table qu'ils assujettirent avec le buffet.

Et je vous jure qu'au fracas du coup de fusil que je n'attendais point,
j'eus une telle angoisse du cœur, de l'âme et du corps, que je me
sentis défaillir, prêt à mourir de peur.

Nous restâmes là jusqu'à l'aurore, incapables de bouger, de dire un
mot, crispés dans un affolement indicible.

On n'osa débarricader la sortie qu'en apercevant, par la fente d'un
auvent, un mince rayon de jour.

Au pied du mur, contre la porte, le vieux chien gisait, la gueule
brisée d'une balle.

Il était sorti de la cour en creusant un trou sous une palissade.

L'homme au visage brun se tut; puis il ajouta:

--Cette nuit-là pourtant, je ne courus aucun danger; mais j'aimerais
mieux recommencer toutes les heures où j'ai affronté les plus terribles
périls, que la seule minute du coup de fusil sur la tête barbue du
judas.


  _La Peur_ a paru dans _le Gaulois_ du lundi 23 octobre 1882.



FARCE NORMANDE.

  _A A. de Joinville._


LA procession se déroulait dans le chemin creux ombragé par les grands
arbres poussés sur les talus des fermes. Les jeunes mariés venaient
d'abord, puis les parents, puis les invités, puis les pauvres du pays,
et les gamins qui tournaient autour du défilé, comme des mouches,
passaient entre les rangs, grimpaient aux branches pour mieux voir.

Le marié était un beau gars, Jean Patu, le plus riche fermier du pays.
C'était, avant tout, un chasseur frénétique qui perdait le bon sens à
satisfaire cette passion, et dépensait de l'argent gros comme lui pour
ses chiens, ses gardes, ses furets et ses fusils.

La mariée, Rosalie Roussel, avait été fort courtisée par tous les
partis des environs, car on la trouvait avenante, et on la savait bien
dotée; mais elle avait choisi Patu, peut-être parce qu'il lui plaisait
mieux que les autres, mais plutôt encore, en Normande réfléchie, parce
qu'il avait plus d'écus.

Lorsqu'ils tournèrent la grande barrière de la ferme maritale, quarante
coups de fusil éclatèrent sans qu'on vît les tireurs cachés dans les
fossés. A ce bruit, une grosse gaieté saisit les hommes qui gigotaient
lourdement en leurs habits de fête; et Patu, quittant sa femme, sauta
sur un valet qu'il apercevait derrière un arbre, empoigna son arme, et
lâcha lui-même un coup de feu en gambadant comme un poulain.

Puis on se remit en route sous les pommiers déjà lourds de fruits, à
travers l'herbe haute, au milieu des veaux qui regardaient de leurs
gros yeux, se levaient lentement et restaient debout, le mufle tendu
vers la noce.

Les hommes redevenaient graves en approchant du repas. Les uns,
les riches, étaient coiffés de hauts chapeaux de soie luisants,
qui semblaient dépaysés en ce lieu; les autres portaient d'anciens
couvre-chefs à poils longs, qu'on aurait dits en peau de taupe; les
plus humbles étaient couronnés de casquettes.

Toutes les femmes avaient des châles lâchés dans le dos, et dont elles
tenaient les bouts sur leurs bras avec cérémonie. Ils étaient rouges,
bigarrés, flamboyants, ces châles; et leur éclat semblait étonner les
poules noires sur le fumier, les canards au bord de la mare, et les
pigeons sur les toits de chaume.

Tout le vert de la campagne, le vert de l'herbe et des arbres, semblait
exaspéré au contact de cette pourpre ardente et les deux couleurs ainsi
voisines devenaient aveuglantes sous le feu du soleil de midi.

La grande ferme paraissait attendre là-bas, au bout de la voûte des
pommiers. Une sorte de fumée sortait de la porte et des fenêtres
ouvertes, et une odeur épaisse de mangeaille s'exhalait du vaste
bâtiment, de toutes ses ouvertures, des murs eux-mêmes.

Comme un serpent, la suite des invités s'allongeait à travers la
cour. Les premiers, atteignant la maison, brisaient la chaîne,
s'éparpillaient, tandis que là-bas il en entrait toujours par la
barrière ouverte. Les fossés maintenant étaient garnis de gamins et de
pauvres curieux; et les coups de fusil ne cessaient pas, éclatant de
tous les côtés à la fois, mêlant à l'air une buée de poudre et cette
odeur qui grise comme de l'absinthe.

Devant la porte, les femmes tapaient sur leurs robes pour en faire
tomber la poussière, dénouaient les oriflammes qui servaient de rubans
à leurs chapeaux, défaisaient leurs châles et les posaient sur leurs
bras, puis entraient dans la maison pour se débarrasser définitivement
de ces ornements.

La table était mise dans la grande cuisine, qui pouvait contenir cent
personnes.

On s'assit à deux heures. A huit heures on mangeait encore. Les hommes
déboutonnés, en bras de chemise, la face rougie, engloutissaient comme
des gouffres. Le cidre jaune luisait, joyeux, clair et doré, dans les
grands verres, à côté du vin coloré, du vin sombre, couleur de sang.

Entre chaque plat on faisait un trou, le trou normand, avec un verre
d'eau-de-vie qui jetait du feu dans les corps et de la folie dans les
têtes.

De temps en temps, un convive plein comme une barrique, sortait
jusqu'aux arbres prochains, se soulageait, puis rentrait avec une faim
nouvelle aux dents.

Les fermières, écarlates, oppressées, les corsages tendus comme des
ballons, coupées en deux par le corset, gonflées du haut et du bas,
restaient à table par pudeur. Mais une d'elles, plus gênée, étant
sortie, toutes alors se levèrent à la suite. Elles revenaient plus
joyeuses, prêtes à rire. Et les lourdes plaisanteries commencèrent.

C'étaient des bordées d'obscénités lâchées à travers la table, et
toutes sur la nuit nuptiale. L'arsenal de l'esprit paysan fut vidé.
Depuis cent ans, les mêmes grivoiseries servaient aux mêmes occasions,
et, bien que chacun les connût, elles portaient encore, faisaient
partir en un rire retentissant les deux enfilées de convives.

Un vieux à cheveux gris appelait: «Les voyageurs pour Mézidon en
voiture.» Et c'étaient des hurlements de gaieté.

Tout au bout de la table, quatre gars, des voisins, préparaient des
farces aux mariés, et ils semblaient en tenir une bonne, tant ils
trépignaient en chuchotant.

L'un d'eux, soudain, profitant d'un moment de calme, cria:

--C'est les braconniers qui vont s'en donner c'te nuit, avec la lune
qu'y a!... Dis donc, Jean, c'est pas c'te lune-là qu'tu guetteras, toi?

Le marié, brusquement, se tourna:

--Qu'i z'y viennent, les braconniers!

Mais l'autre se mit à rire:

--Ah! i peuvent y venir; tu quitteras pas ta besogne pour ça!

Toute la tablée fut secouée par la joie. Le sol en trembla, les verres
vibrèrent.

Mais le marié, à l'idée qu'on pouvait profiter de sa noce pour
braconner chez lui, devint furieux:

--J'te dis qu'ça: qu'i z'y viennent!

Alors ce fut une pluie de polissonneries à double sens qui faisaient un
peu rougir la mariée, toute frémissante d'attente.

Puis, quand on eut bu des barils d'eau-de-vie, chacun partit se
coucher; et les jeunes époux entrèrent en leur chambre, située au
rez-de-chaussée, comme toutes les chambres de ferme; et, comme il y
faisait un peu chaud, ils ouvrirent la fenêtre et fermèrent l'auvent.
Une petite lampe de mauvais goût, cadeau du père de la femme, brûlait
sur la commode; et le lit était prêt à recevoir le couple nouveau, qui
ne mettait point à son premier embrassement tout le cérémonial des
bourgeois dans les villes.

Déjà la jeune femme avait enlevé sa coiffure et sa robe, et elle
demeurait en jupon, délaçant ses bottines, tandis que Jean achevait un
cigare, en regardant de coin sa compagne.

Il la guettait d'un œil luisant, plus sensuel que tendre; car il la
désirait plutôt qu'il ne l'aimait; et, soudain, d'un mouvement brusque,
comme un homme qui va se mettre à l'ouvrage, il enleva son habit.

Elle avait défait ses bottines, et maintenant elle retirait ses bas,
puis elle lui dit, le tutoyant depuis l'enfance: «Va te cacher là-bas,
derrière les rideaux, que j'me mette au lit.»

Il fit mine de refuser, puis il y alla d'un air sournois, et se
dissimula, sauf la tête. Elle riait, voulait envelopper ses yeux, et
ils jouaient d'une façon amoureuse et gaie, sans pudeur apprise et sans
gêne.

Pour finir il céda; alors, en une seconde, elle dénoua son dernier
jupon qui, glissant le long de ses jambes, tomba autour de ses pieds
et s'aplatit en rond par terre. Elle l'y laissa, l'enjamba, nue sous
la chemise flottante et elle se glissa dans le lit, dont les ressorts
chantèrent sous son poids.

Aussitôt il arriva, déchaussé lui-même, en pantalon, et il se courbait
vers sa femme, cherchant ses lèvres qu'elle cachait dans l'oreiller,
quand un coup de feu retentit au loin, dans la direction du bois des
Râpées, lui sembla-t-il.

Il se redressa inquiet, le cœur crispé, et, courant à la fenêtre, il
décrocha l'auvent.

La plaine lune baignait la cour d'une lumière jaune. L'ombre des
pommiers faisait des taches sombres à leur pied; et, au loin, la
campagne, couverte de moissons mûres, luisait.

Comme Jean s'était penché au dehors, épiant toutes les rumeurs de
la nuit, deux bras nus vinrent se nouer sur son cou, et sa femme,
le tirant en arrière, murmura: «Laisse donc, qu'est-ce que ça fait,
viens-t'en.»

Il se retourna, la saisit, l'étreignit, la palpant sous la toile
légère; et, l'enlevant dans ses bras robustes, il l'emporta vers leur
couche.

Au moment où il la posait sur le lit, qui plia sous le poids, une
nouvelle détonation, plus proche celle-là, retentit.

Alors Jean, secoué d'une colère tumultueuse, jura: «Non de D...! ils
croient que je ne sortirai pas à cause de toi?... Attends, attends!» Il
se chaussa, décrocha son fusil toujours pendu à portée de sa main, et,
comme sa femme se traînait à ses genoux et le suppliait, éperdue, il se
dégagea vivement, courut à la fenêtre et sauta dans la cour.

Elle attendit une heure, deux heures, jusqu'au jour. Son mari ne rentra
pas. Alors elle perdit la tête, appela, raconta la fureur de Jean et sa
course après les braconniers.

Aussitôt les valets, les charretiers, les gars partirent à la recherche
du maître.

On le retrouva à deux lieues de la ferme, ficelé des pieds à la tête,
à moitié mort de fureur, son fusil tordu, sa culotte à l'envers, avec
trois lièvres trépassés autour du cou et une pancarte sur la poitrine:

«Qui va à la chasse, perd sa place.»

Et, plus tard, quand il racontait cette nuit d'épousailles, il
ajoutait: «Oh! pour une farce! c'était une bonne farce. Ils m'ont pris
dans un collet comme un lapin, les salauds, et ils m'ont caché la tête
dans un sac. Mais si je les tâte un jour, gare à eux!»


Et voilà comment on s'amuse, les jours de noce, au pays normand.


  _Farce normande_ a paru dans _le Gil Blas_ du 8 août 1882, sous la
  signature: MAUFRIGNEUSE.



LES SABOTS.

  _A Léon Fontaine._


LE vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus
des bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommadés des
paysans. Les grands paniers des fermières venues de loin pour la messe
étaient posés à terre à côté d'elles; et la lourde chaleur d'un jour
de juillet dégageait de tout le monde une odeur de bétail, un fumet
de troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte,
et aussi les meuglements des vaches couchées dans un champ voisin.
Parfois un souffle d'air chargé d'aromes des champs s'engouffrait
sous le portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des
coiffures, il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes
jaunes au bout des cierges... «Comme le désire le bon Dieu. Ainsi
soit-il!» prononçait le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se
mit, comme chaque semaine, à recommander à ses ouailles les petites
affaires intimes de la commune. C'était un vieux homme à cheveux blancs
qui administrait la paroisse depuis bientôt quarante ans, et le prône
lui servait pour communiquer familièrement avec tout son monde.

Il reprit: «Je recommande à vos prières Désiré Vallin, qu'est bien
malade et aussi la Paumelle, qui ne se remet pas vite de ses couches.»

Il ne savait plus; il cherchait les bouts de papier posés dans un
bréviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua: «Il ne faut pas
que les garçons et les filles viennent comme ça, le soir, dans le
cimetière, ou bien je préviendrai le garde champêtre.--M. Césaire
Omont voudrait bien trouver une jeune fille honnête comme servante.»
Il réfléchit encore quelques secondes, puis ajouta: «C'est tout, mes
frères, c'est la grâce que je vous souhaite au nom du Père, et du Fils,
et du Saint-Esprit.»

Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe.


Quand les Malandain furent rentrés dans leur chaumière, la dernière du
hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, le père, un vieux
petit paysan sec et ridé, s'assit devant la table, pendant que sa femme
décrochait la marmite et que sa fille Adélaïde prenait dans le buffet
les verres et les assiettes, et il dit: «Ça s'rait p'têtre bon, c'te
place chez maîtr' Omont, vu que le v'là veuf, que sa bru l'aime pas,
qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p'têtre ben d'y envoyer
Adélaïde.»

La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle,
et pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une
odeur de choux, elle réfléchit.

L'homme reprit: «Il a d'quoi, pour sûr. Mais qu'il faudrait être
dégourdi et qu'Adélaïde l'est pas un brin.»

La femme alors articula: «J'pourrions voir tout d'même.» Puis, se
tournant vers sa fille, une gaillarde à l'air niais, aux cheveux
jaunes, aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria:
«T'entends, grande bête. T'iras chez maît' Omont t'proposer comme
servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera.»

La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis tous trois
commencèrent à manger.

Au bout de dix minutes le père reprit: «Écoute un mot, la fille, et
tâche d'n' point te mettre en défaut sur ce que j'vas te dire...»

Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une règle de
conduite, prévoyant les moindres détails, la préparant à cette conquête
d'un vieux veuf mal avec sa famille.

La mère avait cessé de manger pour écouter, et elle demeurait, la
fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour à
tour, suivant cette instruction avec une attention concentrée et muette.

Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide.

Dès que le repas fut terminé, la mère lui fit mettre son bonnet, et
elles partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont. Il
habitait une sorte de petit pavillon de briques adossé aux bâtiments
d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'était retiré du
faire-valoir, pour vivre de ses rentes.

Il avait environ cinquante-cinq ans; il était gros, jovial et bourru
comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomber les murs,
buvait du cidre et de l'eau-de-vie à pleins verres, et passait encore
pour chaud, malgré son âge.

Il aimait à se promener dans les champs, les mains derrière le dos,
enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, considérant la levée
du blé ou la floraison des colzas d'un œil d'amateur à son aise, qui
aime ça, mais qui ne se la foule plus.

On disait de lui: «C'est un père Bon-Temps, qui n'est pas bien levé
tous les jours.»

Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant son café. Et, se
renversant, il demanda:

--Qu'est-ce que vous désirez?

La mère prit la parole:

--«C'est not' fille Adélaïde que j'viens vous proposer pour servante,
vu c'qu'a dit çu matin monsieur le curé.»

Maître Omont considéra la fille, puis, brusquement: «Quel âge qu'elle
a, c'te grande bique-là?»

--«Vingt-un ans à la Saint-Michel, monsieur Omont.»

--«C'est bien; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends
d'main, pour faire ma soupe du matin.»

Et il congédia les deux femmes.

Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit à travailler dur,
sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents.

Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine,
monsieur Omont la héla.

--«Adélaïde!»

Elle accourut. «Me v'là, not'maître.»

Dès qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnées, l'œil
troublé, il déclara: «Écoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre
nous. T'es ma servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne mêlerons
point nos sabots.

--Oui, not' maître.

--Chacun sa place, ma fille, t'as ta cuisine; j'ai ma salle. A part ça,
tout sera pour té comme pour mé. C'est convenu?

--Oui, not' maître.

--Allons, c'est bien, va à ton ouvrage.

Et elle alla reprendre sa besogne.

A midi elle servit le dîner du maître dans sa petite salle à papier
peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prévenir M.
Omont.

--«C'est servi, not' maître.»

Il entra, s'assit, regarda autour de lui, déplia sa serviette, hésita
une seconde, puis, d'une voix de tonnerre:

--«Adélaïde!»

Elle arriva, effarée. Il cria comme s'il allait la massacrer. «Eh bien,
nom de D... et té, ousqu'est ta place?

--«Mais... not' maître...»

Il hurlait: «J'aime pas manger tout seul, nom de D...; tu vas te mett'
là ou bien foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'nassiette et
ton verre.»

Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant: «Me v'là, not'
maître.»

Et elle s'assit en face de lui.

Alors il devint jovial; il trinquait, tapait sur la table, racontait
des histoires qu'elle écoutait les yeux baissés, sans oser prononcer un
mot.

De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre,
des assiettes.

En apportant le café, elle ne déposa qu'une tasse devant lui; alors,
repris de colère, il grogna:

--Eh bien, et pour té?

--J'n'en prends point, not' maître.

--Pourquoi que tu n'en prends point?

--Parce que je l'aime point.

Alors il éclata de nouveau: «J'aime pas prend' mon café tout seul, nom
de D... Si tu n'veux pas t'mett' à en prendre itou, tu vas foutre le
camp, nom de D... Va chercher une tasse et plus vite que ça.»

Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire liqueur, fit la
grimace, mais, sous l'œil furieux du maître, avala jusqu'au bout. Puis
il lui fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le
second du pousse-rincette, et le troisième du coup-de-pied-au-cul.

Et M. Omont la congédia. «Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une
bonne fille.»

Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa partie de dominos;
puis il l'envoya se mettre au lit.

--«Va te coucher, je monterai tout à l'heure.»

Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa
prière, se dévêtit et se glissa dans ses draps.

Mais soudain elle bondit, effarée. Un cri furieux faisait trembler la
maison.

--«Adélaïde?»

Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier:

--«Me v'là not' maître.»

--Ousque t'es?

--Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maître.

Alors il vociféra: «Veux-tu bien descendre, nom de D... J'aime pas
coucher tout seul, nom de D..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre
le camp, nom de D...»

Alors elle répondit d'en haut, éperdue, cherchant sa chandelle:

--«Me v'là, not' maître!»

Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin de
l'escalier; et, quand elle fut arrivée aux dernières marches, il
la prit par le bras, et dès qu'elle eut laissé devant la porte ses
étroites chaussures de bois à côté des grosses galoches du maître, il
la poussa dans sa chambre en grognant:

--«Plus vite que ça, donc, nom de D...!»

Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait:

--«Me v'là, me v'là, not' maître.»


Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son
père l'examina curieusement, puis demanda:

--T'es-ti point grosse?

Elle restait stupide, regardant son ventre, répétant: «Mais non, je n'
crois point.»

Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir:

--Dis-mé si vous n'avez point, quéque soir, mêlé vos sabots?

--Oui, je les ons mêlés l'premier soir et puis l'sautres.

--Mais alors t'es pleine, grande futaille.

Elle se mit à sangloter, balbutiant: «J'savais ti, mé? J'savais ti, mé?»

Le père Malandain la guettait, l'œil éveillé, la mine satisfaite. Il
demanda:

--Quéque tu ne savais point?

Elle prononça à travers ses pleurs: J'savais ti, mé, que ça se faisait
comme ça, d's'éfants!»

Sa mère rentrait. L'homme articula, sans colère: «La v'là grosse, à
c't'heure.»

Mais la femme se fâcha, révoltée d'instinct, injuriant à pleine gueule
sa fille en larmes, la traitant de «manante» et de «traînée».

Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour
aller causer de leurs affaires avec maît' Césaire Omont, il déclara:

«All' est tout d'même encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait
point c'qu'all' faisait, c'te niente (rien du tout).

Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait les bans de M.
Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde Malandain.


  _Les Sabots_ ont paru, précédés d'une introduction qui n'est pas dans
  le volume, dans _le Gil Blas_ du dimanche 21 janvier 1883, sous la
  signature: MAUFRIGNEUSE. Voici cette introduction:


  Vous rappelez-vous, Madame, cette rencontre dans cette auberge du
  Midi? Je ne vous ai point vue, depuis deux mois, et pourtant... Mais
  je vous ai dit tout cela malgré votre refus de m'écouter.

  En entrant dans la salle, je vous aperçus du premier coup, tout au
  fond, en face de votre mari. Je ne l'aime pas votre mari et il a
  l'air de s'en douter, ce dont je me moque, d'ailleurs.

  J'ai été vous retrouver à votre table, on a mis un couvert de plus,
  et nous avons causé comme des indifférents. Vous lui disiez «tu»
  et me disiez «vous», et cela me faisait pousser des colères dans
  le cœur; parfois je rencontrais rapidement votre regard et il me
  semblait alors que c'était à moi que votre œil disait «tu» et à lui
  qu'il disait «vous».

  J'avais des envies furieuses de vous embrasser devant lui, de lui
  casser la tête avec une carafe, s'il se fâchait selon son droit.

  Puis nous avons fait une longue promenade au bord de la mer endormie.
  Vous alliez un bras à son bras, et moi, de l'autre côté de vous, je
  rencontrais votre main qui pendait ouverte sur votre robe, et je la
  pris et je la sentis qui serrait la mienne. C'est la meilleure joie
  d'amour. Une main pressée donne parfois une possession plus parfaite,
  plus profonde, plus absolue qu'une longue étreinte de toute une nuit.

  Il faisait nuit, vous êtes rentrés ensemble et moi je suis encore
  resté longtemps assis en face de la mer.

  Tout le monde dormait dans la maison quand je pris mon bougeoir
  pour regagner ma chambre. J'allais doucement le long du corridor
  où s'ouvraient les portes, et soudain je reconnus vos bottines,
  vos petites bottines de voyage, abattues sur le côté, vides, comme
  fatiguées entre deux souliers d'homme qui paraissaient les garder. Une
  d'elles était même couchée sur un des grands souliers, se reposant sur
  lui. Et une colère tumultueuse me souleva. J'avais envie de crever la
  porte et de vous assommer tous les deux, dans votre lit.

  Et ce fut la plus brutale de mes douleurs d'amour. Et je restai
  longtemps ma bougie à la main en face de ces chaussures mêlées devant
  cette porte fermée.

  Si je vous avais vue en ses bras, je n'aurais pas souffert davantage.

  Ce souvenir cuisant vient de me retomber sur le cœur tout à l'heure,
  au moment de conter une petite histoire de paysans, dont le sujet
  touche, par les pieds, à cette aventure de là-bas.

  Et je vous dédie ce simple récit en mémoire de ma souffrance.



LA REMPAILLEUSE.

  _A Léon Hennique._


C'ÉTAIT à la fin du dîner d'ouverture de chasse chez le marquis de
Bertrans. Onze chasseurs, huit jeunes femmes et le médecin du pays
étaient assis autour de la grande table illuminée, couverte de fruits
et de fleurs.

On vint à parler d'amour, et une grande discussion s'éleva, l'éternelle
discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraiment une seule fois ou
plusieurs fois. On cita des exemples de gens n'ayant jamais eu qu'un
amour sérieux; on cita aussi d'autres exemples de gens ayant aimé
souvent, avec violence. Les hommes, en général, prétendaient que la
passion, comme les maladies, peut frapper plusieurs fois le même être,
et le frapper à le tuer si quelque obstacle se dresse devant lui. Bien
que cette manière de voir ne fût pas contestable, les femmes, dont
l'opinion s'appuyait sur la poésie bien plus que sur l'observation,
affirmaient que l'amour, l'amour vrai, le grand amour, ne pouvait
tomber qu'une fois sur un mortel, qu'il était semblable à la foudre,
cet amour, et qu'un cœur touché par lui demeurait ensuite tellement
vidé, ravagé, incendié, qu'aucun autre sentiment puissant, même aucun
rêve, n'y pouvait germer de nouveau.

Le marquis ayant aimé beaucoup, combattait vivement cette croyance:

--Je vous dis, moi, qu'on peut aimer plusieurs fois avec toutes ses
forces et toute son âme. Vous me citez des gens qui se sont tués par
amour, comme preuve de l'impossibilité d'une seconde passion. Je vous
répondrai que, s'ils n'avaient pas commis cette bêtise de se suicider,
ce qui leur enlevait toute chance de rechute, ils se seraient guéris;
et ils auraient recommencé, et toujours, jusqu'à leur mort naturelle.
Il en est des amoureux comme des ivrognes. Qui a bu boira--qui a aimé
aimera. C'est une affaire de tempérament, cela.

On prit pour arbitre le docteur, vieux médecin parisien retiré aux
champs, et on le pria de donner son avis.

Justement il n'en avait pas:

--Comme l'a dit le marquis, c'est une affaire de tempérament; quant à
moi, j'ai eu connaissance d'une passion qui dura cinquante-cinq ans,
sans un jour de répit, et qui ne se termina que par la mort.

La marquise battit des mains.

--Est-ce beau cela! Et quel rêve d'être aimé ainsi! Quel bonheur de
vivre cinquante-cinq ans tout enveloppé de cette affection acharnée et
pénétrante! Comme il a dû être heureux, et bénir la vie, celui qu'on
adora de la sorte!

Le médecin sourit:

--En effet, madame, vous ne vous trompez pas sur ce point, que l'être
aimé fut un homme. Vous le connaissez, c'est M. Chouquet, le pharmacien
du bourg. Quant à elle, la femme, vous l'avez connue aussi, c'est la
vieille rempailleuse de chaises qui venait tous les ans au château.
Mais je vais me faire mieux comprendre.

L'enthousiasme des femmes était tombé; et leur visage dégoûté disait:
«Pouah!» comme si l'amour n'eût dû frapper que des êtres fins et
distingués, seuls dignes de l'intérêt des gens comme il faut.


Le médecin reprit:

--J'ai été appelé, il y a trois mois, auprès de cette vieille femme,
à son lit de mort. Elle était arrivée la veille, dans la voiture qui
lui servait de maison, traînée par la rosse que vous avez vue, et
accompagnée de ses deux grands chiens noirs, ses amis et ses gardiens.
Le curé était déjà là. Elle nous fit ses exécuteurs testamentaires, et,
pour nous dévoiler le sens de ses volontés dernières, elle nous raconta
toute sa vie. Je ne sais rien de plus singulier et de plus poignant.

Son père était rempailleur et sa mère rempailleuse. Elle n'a jamais eu
de logis planté en terre.

Toute petite, elle errait, haillonneuse, vermineuse, sordide. On
s'arrêtait à l'entrée des villages, le long des fossés; on dételait
la voiture; le cheval broutait; le chien dormait, le museau sur ses
pattes; et la petite se roulait dans l'herbe pendant que le père
et la mère rafistolaient, à l'ombre des ormes du chemin, tous les
vieux sièges de la commune. On ne parlait guère, dans cette demeure
ambulante. Après les quelques mots nécessaires pour décider qui ferait
le tour des maisons en poussant le cri bien connu: «Remmmpailleur de
chaises!» on se mettait à tortiller la paille, face à face ou côte à
côte. Quand l'enfant allait trop loin ou tentait d'entrer en relations
avec quelque galopin du village, la voix colère du père la rappelait:
«Veux-tu bien revenir ici, crapule!» C'étaient les seuls mots de
tendresse qu'elle entendait.

Quand elle devint plus grande, on l'envoya faire la récolte des fonds
de siège avariés. Alors elle ébaucha quelques connaissances de place en
place avec les gamins; mais c'étaient alors les parents de ses nouveaux
amis qui rappelaient brutalement leurs enfants: «Veux-tu bien venir
ici, polisson! Que je te voie causer avec les va-nu-pieds!...»

Souvent les petits gars lui jetaient des pierres.

Des dames lui ayant donné quelques sous, elle les garda soigneusement.


Un jour--elle avait alors onze ans--comme elle passait par ce pays,
elle rencontra derrière le cimetière le petit Chouquet qui pleurait
parce qu'un camarade lui avait volé deux liards. Ces larmes d'un petit
bourgeois, d'un de ces petits qu'elle s'imaginait dans sa frêle caboche
de déshéritée, être toujours contents et joyeux, la bouleversèrent.
Elle s'approcha, et, quand elle connut la raison de sa peine, elle
versa entre ses mains toutes ses économies, sept sous, qu'il prit
naturellement, en essuyant ses larmes. Alors, folle de joie, elle
eut l'audace de l'embrasser. Comme il considérait attentivement sa
monnaie, il se laissa faire. Ne se voyant ni repoussée ni battue, elle
recommença; elle l'embrassa à pleins bras, à plein cœur. Puis elle se
sauva.

Que se passa-t-il dans cette misérable tête? S'est-elle attachée à ce
mioche parce qu'elle lui avait sacrifié sa fortune de vagabonde, ou
parce qu'elle lui avait donné son premier baiser tendre? Le mystère est
le même pour les petits que pour les grands.

Pendant des mois, elle rêva de ce coin de cimetière et de ce gamin.
Dans l'espérance de le revoir, elle vola ses parents, grappillant un
sou par-ci, un sou par-là, sur un rempaillage, ou sur les provisions
qu'elle allait acheter.

Quand elle revint, elle avait deux francs dans sa poche, mais elle
ne put qu'apercevoir le petit pharmacien, bien propre, derrière les
carreaux de la boutique paternelle, entre un bocal rouge et un ténia.

Elle ne l'en aima que davantage, séduite, émue, extasiée par cette
gloire de l'eau colorée, cette apothéose des cristaux luisants.

Elle garda en elle son souvenir ineffaçable, et, quand elle le
rencontra, l'an suivant, derrière l'école, jouant aux billes avec
ses camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras, et le
baisa avec tant de violence qu'il se mit à hurler de peur. Alors, pour
l'apaiser, elle lui donna son argent: trois francs vingt, un vrai
trésor, qu'il regardait avec des yeux agrandis.

Il le prit et se laissa caresser tant qu'elle voulut.

Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutes ses
réserves, qu'il empochait avec conscience en échange de baisers
consentis. Ce fut une fois trente sous, une fois deux francs, une fois
douze sous seulement (elle en pleura de peine et d'humiliation, mais
l'année avait été mauvaise) et la dernière fois, cinq francs, une
grosse pièce ronde, qui le fit rire d'un rire content.

Elle ne pensait plus qu'à lui; et il attendait son retour avec une
certaine impatience, courait au-devant d'elle en la voyant, ce qui
faisait bondir le cœur de la fillette.

Puis il disparut. On l'avait mis au collège. Elle le sut en
interrogeant habilement. Alors elle usa d'une diplomatie infinie pour
changer l'itinéraire de ses parents et les faire passer par ici au
moment des vacances. Elle y réussit, mais après un an de ruses. Elle
était donc restée deux ans sans le revoir; et elle le reconnut à
peine, tant il était changé, grandi, embelli, imposant dans sa tunique
à boutons d'or. Il feignit de ne pas la voir et passa fièrement près
d'elle.

Elle en pleura pendant deux jours; et depuis lors elle souffrit sans
fin.

Tous les ans elle revenait; passait devant lui sans oser le saluer
et sans qu'il daignât même tourner les yeux vers elle. Elle l'aimait
éperdument. Elle me dit: «C'est le seul homme que j'aie vu sur la
terre, monsieur le médecin; je ne sais pas si les autres existaient
seulement.»

Ses parents moururent. Elle continua leur métier, mais elle prit deux
chiens au lieu d'un, deux terribles chiens qu'on n'aurait pas osé
braver.

Un jour, en rentrant dans ce village où son cœur était resté, elle
aperçut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet au bras de
son bien-aimé. C'était sa femme. Il était marié.

Le soir même, elle se jeta dans la mare qui est sur la place de la
Mairie. Un ivrogne attardé la repêcha, et la porta à la pharmacie. Le
fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour la soigner, et, sans
paraître la reconnaître, la déshabilla, la frictionna, puis il lui dit
d'une voix dure: «Mais vous êtes folle! Il ne faut pas être bête comme
ça!»

Cela suffit pour la guérir. Il lui avait parlé! Elle était heureuse
pour longtemps.

Il ne voulut rien recevoir en rémunération de ses soins, bien qu'elle
insistât vivement pour le payer.

Et toute sa vie s'écoula ainsi. Elle rempaillait en songeant à
Chouquet. Tous les ans elle l'apercevait derrière ses vitraux. Elle
prit l'habitude d'acheter chez lui des provisions de menus médicaments.
De la sorte elle le voyait de près, et lui parlait, et lui donnait
encore de l'argent.

Comme je vous l'ai dit en commençant, elle est morte ce printemps.
Après m'avoir raconté toute cette triste histoire, elle me pria de
remettre à celui qu'elle avait si patiemment aimé toutes les économies
de son existence, car elle n'avait travaillé que pour lui, rien que
pour lui, disait-elle, jeûnant même pour mettre de côté, et être sûre
qu'il penserait à elle, au moins une fois, quand elle serait morte.

Elle me donna donc deux mille trois cent vingt-sept francs. Je laissai
à M. le curé les vingt-sept francs pour l'enterrement, et j'emportai le
reste quand elle eut rendu le dernier soupir.

Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaient de
déjeuner, en face l'un de l'autre, gros et rouges, fleurant les
produits pharmaceutiques, importants et satisfaits.

On me fit asseoir; on m'offrit un kirsch, que j'acceptai; et je
commençai mon discours d'une voix émue, persuadé qu'ils allaient
pleurer.

Dès qu'il eut compris qu'il avait été aimé de cette vagabonde, de cette
rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bondit d'indignation, comme
si elle lui avait volé sa réputation, l'estime des honnêtes gens, son
honneur intime, quelque chose de délicat qui lui était plus cher que la
vie.

Sa femme, aussi exaspérée que lui, répétait: «Cette gueuse! cette
gueuse, cette gueuse!...» sans pouvoir trouver autre chose.

Il s'était levé; il marchait à grands pas derrière la table, le bonnet
grec chaviré sur une oreille. Il balbutiait: «Comprend-on ça, docteur?
Voilà de ces choses horribles pour un homme! Que faire? Oh! si je
l'avais su de son vivant, je l'aurais fait arrêter par la gendarmerie
et flanquer en prison. Et elle n'en serait pas sortie, je vous en
réponds!»

Je demeurais stupéfait du résultat de ma démarche pieuse. Je ne savais
que dire ni que faire. Mais j'avais à compléter ma mission. Je repris:
«Elle m'a chargé de vous remettre ses économies, qui montent à deux
mille trois cents francs. Comme ce que je viens de vous apprendre
semble vous être fort désagréable, le mieux serait peut-être de donner
cet argent aux pauvres.»

Ils me regardaient, l'homme et la femme, perclus de saisissement.

Je tirai l'argent de ma poche, du misérable argent de tous les pays et
de toutes les marques, de l'or et des sous mêlés. Puis je demandai:
«Que décidez-vous?»

Mme Chouquet parla la première: «Mais, puisque c'était sa dernière
volonté, à cette femme... il me semble qu'il nous est bien difficile de
refuser.»

Le mari, vaguement confus, reprit: «Nous pourrions toujours acheter
avec ça quelque chose pour nos enfants.»

Je dis d'un air sec: «Comme vous voudrez.»

Il reprit: «Donnez toujours, puisqu'elle vous en a chargé; nous
trouverons bien moyen de l'employer à quelque bonne œuvre.»

Je remis l'argent, je saluai, et je partis.


Le lendemain Chouquet vint me trouver et, brusquement: «Mais elle a
laissé ici sa voiture, cette... cette femme. Qu'est-ce que vous en
faites de cette voiture?

--«Rien, prenez-la si vous voulez.

--«Parfait; cela me va; j'en ferai une cabane pour mon potager.»

Il s'en allait. Je le rappelai. «Elle a laissé aussi son vieux cheval
et ses deux chiens. Les voulez-vous?» Il s'arrêta, surpris: «Ah!
non, par exemple; que voulez-vous que j'en fasse? Disposez-en comme
vous voudrez.» Et il riait. Puis il me tendit sa main que je serrai.
Que voulez-vous? Il ne faut pas dans un pays, que le médecin et le
pharmacien soient ennemis.

J'ai gardé les chiens chez moi. Le curé, qui a une grande cour, a pris
le cheval. La voiture sert de cabane à Chouquet; et il a acheté cinq
obligations de chemin de fer avec l'argent.

Voilà le seul amour profond que j'aie rencontré, dans ma vie.»

Le médecin se tut.

Alors la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira:
«Décidément, il n'y a que les femmes pour savoir aimer!»


  _La Rempailleuse_ a paru dans _le Gaulois_ du dimanche 27 septembre
  1882.



EN MER.

  _A Henry Céard._


ON lisait dernièrement dans les journaux les lignes suivantes:

  «BOULOGNE-SUR-MER, 22 janvier.--On nous écrit:

  «Un affreux malheur vient de jeter la consternation parmi notre
  population maritime déjà si éprouvée depuis deux années. Le bateau
  de pêche commandé par le patron Javel, entrant dans le port, a été
  jeté à l'Ouest et est venu se briser sur les roches du brise-lames
  de la jetée.

  «Malgré les efforts du bateau de sauvetage et des lignes envoyées au
  moyen du fusil porte-amarre, quatre hommes et le mousse ont péri.

  «Le mauvais temps continue. On craint de nouveaux sinistres.»

Quel est ce patron Javel? Est-il le frère du manchot?

Si le pauvre homme roulé par la vague, et mort peut-être sous les
débris de son bateau mis en pièces, est celui auquel je pense, il avait
assisté, voici dix-huit ans maintenant, à un autre drame, terrible et
simple comme sont toujours ces drames formidables des flots.


Javel aîné était alors patron d'un chalutier.

Le chalutier est le bateau de pêche par excellence. Solide à ne
craindre aucun temps, le ventre rond, roulé sans cesse par les lames
comme un bouchon, toujours dehors, toujours fouetté par les vents durs
et salés de la Manche, il travaille la mer, infatigable, la voile
gonflée, traînant par le flanc un grand filet qui racle le fond de
l'Océan, et détache et cueille toutes les bêtes endormies dans les
roches, les poissons plats collés au sable, les crabes lourds aux
pattes crochues, les homards aux moustaches pointues.

Quand la brise est fraîche et la vague courte, le bateau se met à
pêcher. Son filet est fixé tout le long d'une grande tige de bois
garnie de fer qu'il laisse descendre au moyen de deux câbles glissant
sur deux rouleaux aux deux bouts de l'embarcation. Et le bateau,
dérivant sous le vent et le courant, tire avec lui cet appareil qui
ravage et dévaste le sol de la mer.

Javel avait à son bord son frère cadet, quatre hommes et un mousse. Il
était sorti de Boulogne par un beau temps clair pour jeter le chalut.

Or, bientôt le vent s'éleva, et une bourrasque survenant força le
chalutier à fuir. Il gagna les côtes d'Angleterre; mais la mer démontée
battait les falaises, se ruait contre la terre, rendait impossible
l'entrée des ports. Le petit bateau reprit le large et revint sur les
côtes de France. La tempête continuait à faire infranchissables les
jetées, enveloppant d'écume, de bruit et de danger tous les abords des
refuges.

Le chalutier repartit encore, courant sur le dos des flots, ballotté,
secoué, ruisselant, souffleté par des paquets d'eau, mais gaillard,
malgré tout, accoutumé à ces gros temps qui le tenaient parfois cinq ou
six jours errant entre les deux pays voisins sans pouvoir aborder l'un
ou l'autre.

Puis enfin l'ouragan se calma comme il se trouvait en pleine mer, et,
bien que la vague fût encore forte, le patron commanda de jeter le
chalut.

Donc le grand engin de pêche fut passé par-dessus bord, et deux hommes
à l'avant, deux hommes à l'arrière, commencèrent à filer sur les
rouleaux les amarres qui le tenaient. Soudain il toucha le fond; mais
une haute lame inclinant le bateau, Javel cadet, qui se trouvait à
l'avant et dirigeait la descente du filet, chancela, et son bras se
trouva saisi entre la corde un instant détendue par la secousse et le
bois où elle glissait. Il fit un effort désespéré, tâchant de l'autre
main de soulever l'amarre, mais le chalut traînait déjà et le câble
roidi ne céda point.

L'homme crispé par la douleur appela. Tous accoururent. Son frère
quitta la barre. Ils se jetèrent sur la corde, s'efforçant de dégager
le membre qu'elle broyait. Ce fut en vain. «Faut couper», dit un
matelot, et il tira de sa poche un large couteau, qui pouvait, en deux
coups, sauver le bras de Javel cadet.

Mais couper, c'était perdre le chalut, et ce chalut valait de l'argent,
beaucoup d'argent, quinze cents francs; et il appartenait à Javel aîné,
qui tenait à son avoir.

Il cria, le cœur torturé: «Non, coupe pas, attends, je vas lofer.» Et
il courut au gouvernail, mettant toute la barre dessous.

Le bateau n'obéit qu'à peine, paralysé par ce filet qui immobilisait
son impulsion, et entraîné d'ailleurs par la force de la dérive et du
vent.

Javel cadet s'était laissé tomber sur les genoux, les dents serrées,
les yeux hagards. Il ne disait rien. Son frère revint, craignant
toujours le couteau d'un marin: «Attends, attends, coupe pas, faut
mouiller l'ancre.»

L'ancre fut mouillée, toute la chaîne filée, puis on se mit à virer
au cabestan pour détendre les amarres du chalut. Elles s'amollirent,
enfin, et on dégagea le bras inerte, sous la manche de laine
ensanglantée.

Javel cadet semblait idiot. On lui retira la vareuse et on vit une
chose horrible, une bouillie de chairs dont le sang jaillissait à flots
qu'on eût dit poussés par une pompe. Alors l'homme regarda son bras et
murmura: «Foutu».

Puis, comme l'hémorragie faisait une mare sur le pont du bateau, un des
matelots cria: «Il va se vider, faut nouer la veine.»

Alors ils prirent une ficelle, une grosse ficelle brune et goudronnée,
et, enlaçant le membre au-dessus de la blessure, ils serrèrent de toute
leur force. Les jets de sang s'arrêtaient peu à peu; ils finirent par
cesser tout à fait.


Javel cadet se leva, son bras pendait à son côté. Il le prit de l'autre
main, le souleva, le tourna, le secoua. Tout était rompu, les os
cassés; les muscles seuls retenaient ce morceau de son corps. Il le
considérait d'un œil morne, réfléchissant. Puis il s'assit sur une
voile pliée, et les camarades lui conseillèrent de mouiller sans cesse
la blessure pour empêcher le mal noir.

On mit un seau auprès de lui, et, de minute en minute, il puisait
dedans au moyen d'un verre, et baignait l'horrible plaie en laissant
couler dessus un petit filet d'eau claire.

--Tu serais mieux en bas, lui dit son frère. Il descendit, mais au bout
d'une heure il remonta, ne se sentant pas bien tout seul. Et puis
il préférait le grand air. Il se rassit sur sa voile et recommença à
bassiner son bras.

La pêche était bonne. Les larges poissons à ventre blanc gisaient à
côté de lui, secoués par des spasmes de mort; il les regardait sans
cesser d'arroser ses chairs écrasées.


Comme on allait regagner Boulogne, un nouveau coup de vent se déchaîna;
et le petit bateau recommença sa course folle, bondissant et culbutant,
secouant le triste blessé.

La nuit vint. Le temps fut gros jusqu'à l'aurore. Au soleil levant on
apercevait de nouveau l'Angleterre, mais, comme la mer était moins
dure, on repartit pour la France en louvoyant.

Vers le soir, Javel cadet appela ses camarades et leur montra des
traces noires, toute une vilaine apparence de pourriture sur la partie
du membre qui ne tenait plus à lui.

Les matelots regardaient, disant leur avis.

--«Ça pourrait bien être le Noir», pensait l'un.

--«Faudrait de l'iau salée là-dessus», déclarait un autre.

On apporta donc de l'eau salée et on en versa sur le mal. Le blessé
devint livide, grinça des dents, se tordit un peu; mais il ne cria pas.

Puis, quand la brûlure se fut calmée: «Donne-moi ton couteau», dit-il à
son frère. Le frère tendit son couteau.

«Tiens-moi le bras en l'air, tout drait, tire dessus.»

On fit ce qu'il demandait.

Alors il se mit à couper lui-même. Il coupait doucement, avec
réflexion, tranchant les derniers tendons avec cette lame aiguë comme
un fil de rasoir; et bientôt il n'eut plus qu'un moignon. Il poussa un
profond soupir et déclara: «Fallait ça. J'étais foutu.»

Il semblait soulagé et respirait avec force. Il recommença à verser de
l'eau sur le tronçon de membre qui lui restait.

La nuit fut mauvaise encore et on ne put atterrir.

Quand le jour parut, Javel cadet prit son bras détaché et l'examina
longuement. La putréfaction se déclarait. Les camarades vinrent aussi
l'examiner, et ils se le passaient de main en main, le tâtaient, le
retournaient, le flairaient.

Son frère dit: «Faut jeter ça à la mer, à c't'heure.»

Mais Javel cadet se fâcha: «Ah! mais non, ah! mais non. J'veux point.
C'est à moi, pas vrai, pisque c'est mon bras.»

Il le reprit et le posa entre ses jambes.

--«Il va pas moins pourrir», dit l'aîné. Alors une idée vint au
blessé. Pour conserver le poisson quand on tenait longtemps la mer, on
l'empilait en des barils de sel.

Il demanda: «J'pourrions t'y point l'mettre dans la saumure.»

«Ça, c'est vrai», déclarèrent les autres.

Alors on vida un des barils, plein déjà de la pêche des jours derniers;
et, tout au fond, on déposa le bras. On versa du sel dessus, puis on
replaça, un à un, les poissons.

Un des matelots fit cette plaisanterie: «Pourvu que je l'vendions point
à la criée.»

Et tout le monde rit, hormis les deux Javel.

Le vent soufflait toujours. On louvoya encore en vue de Boulogne
jusqu'au lendemain dix heures. Le blessé continuait sans répit à jeter
de l'eau sur sa plaie.

De temps en temps il se levait et marchait d'un bout à l'autre du
bateau.

Son frère, qui tenait la barre, le suivait de l'œil en hochant la tête.

On finit par rentrer au port.

Le médecin examina la blessure et la déclara en bonne voie. Il fit un
pansement complet et ordonna le repos. Mais Javel ne voulut pas se
coucher sans avoir repris son bras, et il retourna bien vite au port
pour retrouver le baril qu'il avait marqué d'une croix.

On le vida devant lui et il ressaisit son membre, bien conservé dans la
saumure, ridé, rafraîchi. Il l'enveloppa dans une serviette emportée à
cette intention, et rentra chez lui.

Sa femme et ses enfants examinèrent longuement ce débris du père,
tâtant les doigts, enlevant les brins de sel restés sous les ongles;
puis on fit venir le menuisier qui prit mesure pour un petit cercueil.

Le lendemain l'équipage complet du chalutier suivit l'enterrement du
bras détaché. Les deux frères, côte à côte, conduisaient le deuil. Le
sacristain de la paroisse tenait le cadavre sous son aisselle.

Javel cadet cessa de naviguer. Il obtint un petit emploi dans le port,
et, quand il parlait plus tard de son accident, il confiait tout bas
à son auditeur: «Si le frère avait voulu couper le chalut, j'aurais
encore mon bras, pour sûr. Mais il était regardant à son bien.»


  _En mer_ a paru dans _le Gil Blas_ du lundi 12 février 1883, sous la
  signature: MAUFRIGNEUSE.



UN NORMAND.

  _A Paul Alexis._


NOUS venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route
de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies; puis le
cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu.

C'est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde.
Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochers gothiques,
travaillés comme des bibelots d'ivoire; en face, Saint-Sever, le
faubourg aux manufactures qui dresse ses mille cheminées fumantes sur
le grand ciel vis-à-vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité.

Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments
humains; et là-bas, la «Pompe à feu» de la «Foudre», sa rivale presque
aussi démesurée, et qui passe d'un mètre la plus géante des pyramides
d'Égypte.

Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d'îles, bordée
à droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de
prairies immenses qu'une autre forêt limitait, là-bas, tout là-bas.

De place en place, des grands navires à l'ancre le long des berges du
large fleuve. Trois énormes vapeurs s'en allaient, à la queue leu leu,
vers le Havre; et un chapelet de bâtiments, formé d'un trois-mâts, de
deux goélettes et d'un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit
remorqueur vomissant un nuage de fumée noire.

Mon compagnon, né dans le pays, ne regardait même point ce surprenant
paysage; mais il souriait sans cesse; il semblait rire en lui-même.
Tout à coup, il éclata: «Ah! vous allez voir quelque chose de drôle: la
chapelle au père Mathieu. Ça, c'est du nanan, mon bon.»

Je le regardai d'un œil étonné. Il reprit:

--Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans
le nez. Le père Mathieu est le plus beau Normand de la province, et sa
chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins; mais je vais
vous donner d'abord quelques mots d'explication.

Le père Mathieu, qu'on appelle aussi le père «La Boisson», est un
ancien sergent-major revenu dans son village natal. Il unit en des
proportions admirables pour faire un ensemble parfait la blague du
vieux soldat à la malice finaude du Normand. De retour au pays, il
est devenu, grâce à des protections multiples et à des habiletés
invraisemblables, gardien d'une chapelle miraculeuse, une chapelle
protégée par la Vierge et fréquentée principalement par les filles
enceintes. Il a baptisé sa statue merveilleuse: «Notre-Dame du
Gros-Ventre», et il la traite avec une certaine familiarité goguenarde
qui n'exclut point le respect. Il a composé lui-même et fait imprimer
une prière spéciale pour sa BONNE VIERGE. Cette prière est un
chef-d'œuvre d'ironie involontaire, d'esprit normand où la raillerie
se mêle à la peur du SAINT, à la peur superstitieuse de l'influence
secrète de quelque chose. Il ne croit pas beaucoup à sa patronne;
cependant il y croit un peu, par prudence, et il la ménage, par
politique.

Voici le début de cette étonnante oraison:

«Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne naturelle des
filles-mères en ce pays et par toute la terre, protégez votre servante
qui a fauté dans un moment d'oubli.»
  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Cette supplique se termine ainsi:

«Ne m'oubliez pas surtout auprès de votre saint Époux et intercédez
auprès de Dieu le Père, pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au
vôtre.»

Cette prière, interdite par le clergé de la contrée, est vendue par lui
sous le manteau, et elle passe pour salutaire à celles qui la récitent
avec onction.

En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son maître
le valet de chambre d'un prince redouté, confident de tous les
petits secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires
amusantes, qu'il dit tout bas, entre amis, après boire.

Mais vous verrez par vous-même.

Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point
suffisants, il a annexé à la Vierge principale un petit commerce de
Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la
chapelle, il les a emmagasinés au bûcher, d'où il les sort sitôt qu'un
fidèle les demande. Il a façonné lui-même ces statuettes de bois,
invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert à pleine
couleur, une année qu'on badigeonnait sa maison. Vous savez que les
Saints guérissent les maladies; mais chacun a sa spécialité; et il ne
faut pas commettre de confusion ni d'erreurs. Ils sont jaloux les uns
des autres comme des cabotins.

Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter
Mathieu.

--Pour les maux d'oreilles, qué saint qu'est l'meilleur?

--Mais y a saint Osyme qu'est bon; y a aussi saint Pamphile qu'est pas
mauvais.

Ce n'est pas tout.

Comme Mathieu a du temps de reste, il boit; mais il boit en artiste,
en convaincu, si bien qu'il est gris régulièrement tous les soirs. Il
est gris, mais il le sait; il le sait si bien qu'il note, chaque jour,
le degré exact de son ivresse. C'est là sa principale occupation; la
chapelle ne vient qu'après.

Et il a inventé, écoutez bien et cramponnez-vous, il a inventé le
saoulomètre.

L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi
précises que celles d'un mathématicien.

Vous l'entendez dire sans cesse:--«D'puis lundi, j'ai pas passé
quarante-cinq.»

Ou bien:--«J'étais entre cinquante-deux et cinquante-huit.»

Ou bien:--«J'en avais bien soixante-six à soixante-dix.»

Ou bien:--«Cré coquin, je m'croyais dans les cinquante, v'là que
j'm'aperçois qu'j'étais dans les soixante-quinze!»

Jamais il ne se trompe.

Il affirme n'avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue que ses
observations cessent d'être précises quand il a passé quatre-vingt-dix,
on ne peut se fier absolument à son affirmation.

Quand Mathieu reconnaît avoir passé quatre-vingt-dix, soyez tranquille,
il était crânement gris.

Dans ces occasions-là, sa femme, Mélie, une autre merveille, se met en
des colères folles. Elle l'attend sur sa porte, quand il rentre, et
elle hurle:--«Te voilà, salaud, cochon, bougre d'ivrogne!»

Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton
sévère:--«Tais-toi, Mélie, c'est pas le moment de causer. Attends à
d'main.»

Si elle continue à vociférer, il s'approche et, la voix
tremblante:--«Gueule plus; j'suis dans les quatre-vingt-dix, je
n'mesure plus; j'vas cogner, prends garde!»

Alors Mélie bat en retraite.

Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et
répond:--«Allons, allons! assez causé; c'est passé. Tant qu'j'aurai
pas atteint le mètre, y a pas de mal. Mais, si j'passe le mètre, j'te
permets de m'corriger, ma parole!»


Nous avions gagné le sommet de la côte. La route s'enfonçait dans
l'admirable forêt de Roumare.

L'automne, l'automne merveilleux, mêlait son or et sa pourpre aux
dernières verdures restées vives, comme si des gouttes de soleil fondu
avaient coulé du ciel dans l'épaisseur des bois.

On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumièges, mon ami
tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s'enfonça dans
le taillis.

Et bientôt, du sommet d'une grande côte nous découvrions de nouveau la
magnifique vallée de la Seine, et le fleuve tortueux s'allongeant à nos
pieds.

Sur la droite, un tout petit bâtiment couvert d'ardoises et surmonté
d'un clocher haut comme une ombrelle s'adossait contre une jolie maison
aux persiennes vertes, toute vêtue de chèvrefeuilles et de rosiers.

Une grosse voix cria: «V'là des amis!» Et Mathieu parut sur le seuil.
C'était un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de
longues moustaches blanches.

Mon compagnon lui serra la main, me présenta, et Mathieu nous fit
entrer dans une fraîche cuisine qui lui servait aussi de salle. Il
disait:

«Moi, monsieur, j'nai pas d'appartement distingué. J'aime bien à
n'point m'éloigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, ça tient
compagnie.»

Puis, se tournant vers mon ami:

«Pourquoi venez-vous un jeudi? Vous savez bien que c'est jour de
consultation d'ma Patronne. J'peux pas sortir c't'après-midi.»

Et, courant à la porte, il poussa un effroyable beuglement:
«Mélie-e-e!» qui dut faire lever la tête aux matelots des navires
qui descendaient ou remontaient le fleuve, là-bas, tout au fond de la
creuse vallée.

Mélie ne répondit point.

Alors Mathieu cligna de l'œil avec malice.

--«A n'est pas contente après moi, voyez-vous, parce qu'hier je m'suis
trouvé dans les quatre-vingt-dix.»

Mon voisin se mit à rire:--«Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu! Comment
avez-vous fait?»

Mathieu répondit:

--«J'vas vous dire. J'n'ai trouvé, l'an dernier, qu'vingt rasières
d'pommes d'abricot. Y n'y en a pu; mais pour faire du cidre y n'y
a qu'ça. Donc j'en fis une pièce qu'je mis hier en perce. Pour du
nectar, c'est du nectar; vous m'en direz des nouvelles. J'avais ici
Polyte; j'nous mettons à boire un coup, et puis encore un coup, sans
s'rassasier (on en boirait jusqu'à d'main), si bien que, d'coup en
coup, je m'sens une fraîcheur dans l'estomac. J'dis à Polyte: «Si on
buvait un verre de fine pour se réchauffer!» Y consent. Mais c'te
fine, ça vous met l'feu dans l'corps, si bien qu'il a fallu r'venir au
cidre. Mais v'là que d'fraîcheur en chaleur et d'chaleur en fraîcheur,
j'm'aperçois que j'suis dans les quatre-vingt-dix. Polyte était pas
loin du mètre.»

La porte s'ouvrit. Mélie parut, et tout de suite, avant de nous avoir
dit bonjour: «... Crés cochons, vous aviez bien l'mètre tous les deux.»

Alors Mathieu se fâcha:--«Dis pas ça, Mélie, dis pas ça, j'ai jamais
été au mètre.»

On nous fit un déjeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, à
côté de la petite chapelle de «Notre-Dame du Gros-Ventre» et en face de
l'immense paysage. Et Mathieu nous raconta, avec une raillerie mêlée de
crédulités inattendues, d'invraisemblables histoires de miracles.

Nous avions bu beaucoup de ce cidre adorable, piquant et sucré, frais
et grisant qu'il préférait à tous les liquides; et nous fumions
nos pipes, à cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se
présentèrent.

Elles étaient vieilles, sèches, courbées. Après avoir salué, elles
demandèrent saint Blanc. Mathieu cligna de l'œil vers nous et répondit:

--J'vas vous donner ça.

Et il disparut dans son bûcher.

Il y resta bien cinq minutes; puis il revint avec une figure
consternée. Il levait les bras:

--J'sais pas oùs qu'il est, je l'trouve pu; j'suis pourtant sûr que je
l'avais.

Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau:
«Mélie-e-e!» Du fond de la cour sa femme répondit:

--«Qu'é qu'y a?»

--«Ousqu'il est saint Blanc? Je l'trouve pu dans l'bûcher.»

Alors, Mélie jeta cette explication:

--«C'est-y pas celui qu'tas pris l'aut'e semaine pour boucher l'trou
d'la cabine à lapins?»

Mathieu tressaillit:--«Nom d'un tonnerre, ça s'peut bien!»

Alors il dit aux femmes:--«Suivez-moi.»

Elles suivirent. Nous en fîmes autant, malades de rires étouffés.

En effet, saint Blanc, piqué en terre comme un simple pieu, maculé de
boue et d'ordures, servait d'angle à la cabine à lapins.

Dès qu'elles l'aperçurent, les deux bonnes femmes tombèrent à genoux,
se signèrent et se mirent à murmurer des _Oremus_. Mais Mathieu se
précipita: «Attendez, vous v'la dans la crotte; j'vas vous donner une
botte de paille.»

Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis,
considérant son saint fangeux, et, craignant sans doute un discrédit
pour son commerce, il ajouta:

--«J'vas vous l'débrouiller un brin.»

Il prit un seau d'eau, une brosse et se mit à laver vigoureusement le
bonhomme de bois, pendant que les deux vieilles priaient toujours.

Puis, quand il eut fini, il ajouta:--«Maintenant il n'y a plus d'mal.»
Et il nous ramena boire un coup.

Comme il portait le verre à sa bouche, il s'arrêta, et, d'un air un peu
confus:--«C'est égal, quand j'ai mis saint Blanc aux lapins, j'croyais
bien qu'i n'f'rait pu d'argent. Y avait deux ans qu'on n'le d'mandait
plus. Mais les saints, voyez-vous, ça n'passe jamais.»

Il but et reprit:

--«Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n'faut pas y aller à
moins d'cinquante; et j'n'en sommes seulement pas à trente-huit.»


  _Un Normand_ a paru dans _le Gil Blas_ du mardi 10 octobre 1882, sous
  la signature: MAUFRIGNEUSE.



LE TESTAMENT.

  _A Paul Hervieu._


JE connaissais ce grand garçon qui s'appelait René de Bourneval. Il
était de commerce aimable, bien qu'un peu triste, semblait revenu
de tout, fort sceptique, d'un scepticisme précis et mordant, habile
surtout à désarticuler d'un mot les hypocrisies mondaines. Il répétait
souvent: «Il n'y a pas d'hommes honnêtes; ou du moins ils ne le sont
que relativement aux crapules.»

Il avait deux frères qu'il ne voyait point, MM. de Courcils. Je le
croyais d'un autre lit, vu leurs noms différents. On m'avait dit à
plusieurs reprises qu'une histoire étrange s'était passée en cette
famille, mais sans donner aucun détail.

Cet homme me plaisant tout à fait, nous fûmes bientôt liés. Un soir,
comme j'avais dîné chez lui en tête à tête, je lui demandai par hasard:
«Êtes-vous né du premier ou du second mariage de madame votre mère?» Je
le vis pâlir un peu, puis rougir; et il demeura quelques secondes sans
parler, visiblement embarrassé. Puis il sourit d'une façon mélancolique
et douce, qui lui était particulière, et il dit: «Mon cher ami, si cela
ne vous ennuie point, je vais vous donner sur mon origine des détails
bien singuliers. Je vous sais un homme intelligent, je ne crains donc
pas que votre amitié en souffre, et si elle en devait souffrir, je ne
tiendrais plus alors à vous avoir pour ami.»

Ma mère, Mme de Courcils, était une pauvre petite femme timide, que
son mari avait épousée pour sa fortune. Toute sa vie fut un martyre.
D'âme aimante, craintive, délicate, elle fut rudoyée sans répit par
celui qui aurait dû être mon père, un de ces rustres qu'on appelle des
gentilshommes campagnards. Au bout d'un mois de mariage, il vivait avec
une servante. Il eut en outre pour maîtresses les femmes et les filles
de ses fermiers; ce qui ne l'empêcha point d'avoir deux enfants de sa
femme; on devrait compter trois, en me comprenant. Ma mère ne disait
rien; elle vivait dans cette maison toujours bruyante comme ces petites
souris qui glissent sous les meubles. Effacée, disparue, frémissante,
elle regardait les gens de ses yeux inquiets et clairs, toujours
mobiles, des yeux d'être effaré que la peur ne quitte pas. Elle était
jolie pourtant, fort jolie, toute blonde d'un blond gris, d'un blond
timide: comme si ses cheveux avaient été un peu décolorés par ses
craintes incessantes.

Parmi les amis de M. de Courcils qui venaient constamment au château
se trouvait un ancien officier de cavalerie, veuf, homme redouté,
tendre et violent, capable des résolutions les plus énergiques, M. de
Bourneval, dont je porte le nom. C'était un grand gaillard maigre,
avec de grosses moustaches noires. Je lui ressemble beaucoup. Cet
homme avait lu, et ne pensait nullement comme ceux de sa classe. Son
arrière-grand'mère avait été une amie de J.-J. Rousseau, et on eût dit
qu'il avait hérité quelque chose de cette liaison d'une ancêtre. Il
savait par cœur le _Contrat Social_, la _Nouvelle Héloïse_ et tous ces
livres philosophants qui ont préparé de loin le futur bouleversement
de nos antiques usages, de nos préjugés, de nos lois surannées, de
notre morale imbécile.

Il aima ma mère, paraît-il, et en fut aimé. Cette liaison demeura
tellement secrète, que personne ne la soupçonna. La pauvre femme,
délaissée et triste, dut s'attacher à lui d'une façon désespérée, et
prendre dans son commerce toutes ses manières de penser, des théories
de libre sentiment, des audaces d'amour indépendant; mais, comme elle
était si craintive qu'elle n'osait jamais parler haut, tout cela fut
refoulé, condensé, pressé en son cœur qui ne s'ouvrit jamais.

Mes deux frères étaient durs pour elle, comme leur père, ne la
caressaient point, et, habitués à ne la voir compter pour rien dans la
maison, la traitaient un peu comme une bonne.

Je fus le seul de ses fils qui l'aima vraiment et qu'elle aima.

Elle mourut. J'avais alors dix-huit ans. Je dois ajouter, pour que
vous compreniez ce qui va suivre, que son mari était doté d'un conseil
judiciaire, qu'une séparation de biens avait été prononcée au profit
de ma mère, qui avait conservé, grâce aux artifices de la loi et au
dévouement intelligent d'un notaire, le droit de tester à sa guise.

Nous fûmes donc prévenus qu'un testament existait chez ce notaire, et
invités à assister à la lecture.

Je me rappelle cela comme d'hier. Ce fut une scène grandiose,
dramatique, burlesque, surprenante, amenée par la révolte posthume de
cette morte, par ce cri de liberté, cette revendication du fond de la
tombe de cette martyre écrasée par nos mœurs durant sa vie, et qui
jetait, de son cercueil clos, un appel désespéré vers l'indépendance.

Celui qui se croyait mon père, un gros homme sanguin éveillant
l'idée d'un boucher, et mes frères, deux forts garçons de vingt et
de vingt-deux ans, attendaient tranquilles sur leurs sièges. M. de
Bourneval, invité à se présenter, entra et se plaça derrière moi. Il
était serré dans sa redingote, fort pâle, et il mordillait souvent sa
moustache, un peu grise à présent. Il s'attendait sans doute à ce qui
allait se passer.

Le notaire ferma la porte à double tour et commença la lecture, après
avoir décacheté devant nous l'enveloppe scellée à la cire rouge et dont
il ignorait le contenu.

Brusquement mon ami se tut, se leva, puis il alla prendre dans son
secrétaire un vieux papier, le déplia, le baisa longuement, et il
reprit. Voici le testament de ma bien-aimée mère:

  «Je soussignée Anne-Catherine-Geneviève-Mathilde de Croixluce, épouse
  légitime de Jean-Léopold-Joseph Gontran de Courcils, saine de corps et
  d'esprit, exprime ici mes dernières volontés.

  Je demande pardon à Dieu d'abord, et ensuite à mon cher fils René, de
  l'acte que je vais commettre. Je crois mon enfant assez grand de cœur
  pour me comprendre et me pardonner. J'ai souffert toute ma vie. J'ai
  été épousée par calcul, puis méprisée, méconnue, opprimée, trompée sans
  cesse par mon mari.

  Je lui pardonne, mais je ne lui dois rien.

  Mes fils aînés ne m'ont point aimée, ne m'ont point gâtée, m'ont à
  peine traitée comme une mère.

  J'ai été pour eux, durant ma vie, ce que je devais être; je ne leur
  dois plus rien après ma mort. Les liens du sang n'existent pas sans
  l'affection constante, sacrée, de chaque jour. Un fils ingrat est moins
  qu'un étranger; c'est un coupable, car il n'a pas le droit d'être
  indifférent pour sa mère.

  J'ai toujours tremblé devant les hommes, devant leurs lois iniques,
  leurs coutumes inhumaines, les préjugés infâmes. Devant Dieu, je ne
  crains plus. Morte, je rejette de moi la honteuse hypocrisie; j'ose
  dire ma pensée, avouer et signer le secret de mon cœur.

  Donc, je laisse en dépôt toute la partie de ma fortune dont la loi
  me permet de disposer à mon amant bien-aimé Pierre-Germer-Simon de
  Bourneval, pour revenir ensuite à notre cher fils René.


  (Cette volonté est formulée en outre, d'une façon plus précise, dans un
  acte notarié.)


  Et, devant le Juge suprême qui m'entend, je déclare que j'aurais maudit
  le ciel et l'existence si je n'avais rencontré l'affection profonde,
  dévouée, tendre, inébranlable de mon amant, si je n'avais compris dans
  ses bras que le Créateur a fait les êtres pour s'aimer, se soutenir, se
  consoler et pleurer ensemble dans les heures d'amertume.

  Mes deux fils aînés ont pour père M. de Courcils, René seul doit la vie
  à M. de Bourneval. Je prie le Maître des hommes et de leurs destinées
  de placer au-dessus des préjugés sociaux le père et le fils, de les
  faire s'aimer jusqu'à leur mort et m'aimer encore dans mon cercueil.

  Tels sont ma dernière pensée et mon dernier désir.

  MATHILDE DE CROIXLUCE.»

M. de Courcils s'était levé; il cria: «C'est là le testament d'une
folle!» Alors M. de Bourneval fit un pas et déclara d'une voix forte,
d'une voix tranchante: «Moi, Simon de Bourneval, je déclare que cet
écrit ne renferme que la stricte vérité. Je suis prêt à le soutenir
devant n'importe qui, et à le prouver même par les lettres que j'ai.»

Alors M. de Courcils marcha vers lui. Je crus qu'ils allaient se
colleter. Ils étaient là, grands tous deux, l'un gros, l'autre maigre,
frémissants. Le mari de ma mère articula en bégayant: «Vous êtes un
misérable!» L'autre prononça du même ton vigoureux et sec: «Nous nous
retrouverons autre part, monsieur. Je vous aurais déjà souffleté
et provoqué depuis longtemps si je n'avais tenu avant tout à la
tranquillité, durant sa vie, de la pauvre femme que vous avez tant fait
souffrir.»

Puis il se tourna vers moi: «Vous êtes mon fils. Voulez-vous me
suivre? Je n'ai pas le droit de vous emmener, mais je le prends, si
vous voulez bien m'accompagner.»

Je lui serrai la main sans répondre. Et nous sommes sortis ensemble.
J'étais, certes, aux trois quarts fou.

Deux jours plus tard M. de Bourneval tuait en duel M. de Courcils. Mes
frères, par crainte d'un affreux scandale, se sont tus. Je leur ai cédé
et ils ont accepté la moitié de la fortune laissée par ma mère.

J'ai pris le nom de mon père véritable, renonçant à celui que la loi me
donnait et qui n'était pas le mien.

M. de Bourneval est mort depuis cinq ans. Je ne suis point encore
consolé.


Il se leva, fit quelques pas, et, se plaçant en face de moi: «Eh bien,
je dis que le testament de ma mère est une des choses les plus belles,
les plus loyales, les plus grandes qu'une femme puisse accomplir.
N'est-ce pas votre avis?»

Je lui tendis les deux mains: «Oui, certainement, mon ami.»


  _Le Testament_ a paru dans _le Gil Blas_ du mardi 7 novembre 1882,
  sous la signature: MAUFRIGNEUSE.



AUX CHAMPS.

  _A Octave Mirbeau._


LES deux chaumières étaient côte à côte, au pied d'une colline, proches
d'une petite ville de bains. Les deux paysans besognaient dur sur la
terre féconde pour élever tous leurs petits. Chaque ménage en avait
quatre. Devant les deux portes voisines, toute la marmaille grouillait
du matin au soir. Les deux aînés avaient six ans et les deux cadets
quinze mois environ; les mariages, et ensuite les naissances, s'étaient
produits à peu près simultanément dans l'une et l'autre maison.

Les deux mères distinguaient à peine leurs produits dans le tas; et les
deux pères confondaient tout à fait. Les huit noms dansaient dans leur
tête, se mêlaient sans cesse; et quand il fallait en appeler un, les
hommes souvent en criaient trois avant d'arriver au véritable.

La première des deux demeures, en venant de la station d'eaux de
Rolleport, était occupée par les Tuvache, qui avaient trois filles et
un garçon; l'autre masure abritait les Vallin, qui avaient une fille et
trois garçons.

Tout cela vivait péniblement de soupe, de pommes de terre et de grand
air. A sept heures, le matin, puis à midi, puis à six heures, le soir,
les ménagères réunissaient leurs mioches pour donner la pâtée, comme
des gardeurs d'oies assemblent leurs bêtes. Les enfants étaient assis,
par rang d'âge devant la table en bois, vernie par cinquante ans
d'usage. Le dernier moutard avait à peine la bouche au niveau de la
planche. On posait devant eux l'assiette creuse pleine de pain molli
dans l'eau où avaient cuit les pommes de terre, un demi-chou et trois
oignons; et toute la ligne mangeait jusqu'à plus faim. La mère empâtait
elle-même le petit. Un peu de viande au pot-au-feu, le dimanche, était
une fête pour tous; et le père, ce jour-là, s'attardait au repas en
répétant: «Je m'y ferais bien tous les jours.»

Par un après-midi du mois d'août, une légère voiture s'arrêta
brusquement devant les deux chaumières, et une jeune femme, qui
conduisait elle-même, dit au monsieur assis à côté d'elle:

--Oh! regarde, Henri, ce tas d'enfants! Sont-ils jolis, comme ça, à
grouiller dans la poussière!

L'homme ne répondit rien, accoutumé à ces admirations qui étaient une
douleur et presque un reproche pour lui.

La jeune femme reprit:

--Il faut que je les embrasse! Oh! comme je voudrais en avoir un,
celui-là, le tout petit.

Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un des deux
derniers, celui des Tuvache, et l'enlevant dans ses bras, elle le baisa
passionnément sur ses joues sales, sur ses cheveux blonds frisés et
pommadés de terre, sur ses menottes qu'il agitait pour se débarrasser
des caresses ennuyeuses.

Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Mais elle
revint la semaine suivante, s'assit elle-même par terre, prit le
moutard dans ses bras, le bourra de gâteaux, donna des bonbons à tous
les autres; et joua avec eux comme une gamine, tandis que son mari
attendait patiemment dans sa frêle voiture.

Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparut tous les
jours, les poches pleines de friandises et de sous.

Elle s'appelait Mme Henri d'Hubières.

Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle; et, sans s'arrêter
aux mioches, qui la connaissaient bien maintenant, elle pénétra dans la
demeure des paysans.

Ils étaient là, en train de fendre du bois pour la soupe; ils se
redressèrent tout surpris, donnèrent des chaises et attendirent. Alors
la jeune femme, d'une voix entrecoupée, tremblante, commença:

--Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudrais bien...
je voudrais bien emmener avec moi votre... votre petit garçon...

Les campagnards, stupéfaits et sans idée, ne répondirent pas.

Elle reprit haleine et continua.

--Nous n'avons pas d'enfants; nous sommes seuls, mon mari et moi...
Nous le garderions... Voulez-vous?

La paysanne commençait à comprendre. Elle demanda:

--Vous voulez nous prend'e Charlot? Ah ben non, pour sûr.

Alors M. d'Hubières intervint:

--Ma femme s'est mal expliquée. Nous voulons l'adopter, mais il
reviendra vous voir. S'il tourne bien, comme tout porte à le croire,
il sera notre héritier. Si nous avions, par hasard, des enfants, il
partagerait également avec eux. Mais, s'il ne répondait pas à nos
soins, nous lui donnerions, à sa majorité, une somme de vingt mille
francs, qui sera immédiatement déposée en son nom chez un notaire. Et,
comme on a aussi pensé à vous, on vous servira jusqu'à votre mort une
rente de cent francs par mois. Avez-vous bien compris?

La fermière s'était levée toute furieuse.

--Vous voulez que j'vous vendions Charlot? Ah! mais non; c'est pas
des choses qu'on d'mande à une mère, ça! Ah! mais non! Ce s'rait une
abomination.

L'homme ne disait rien, grave et réfléchi; mais il approuvait sa femme
d'un mouvement continu de la tête.

Mme d'Hubières, éperdue, se mit à pleurer, et, se tournant vers son
mari, avec une voix pleine de sanglots, une voix d'enfant dont tous les
désirs ordinaires sont satisfaits, elle balbutia:

--Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas!

Alors, ils firent une dernière tentative.

--Mais, mes amis, songez à l'avenir de votre enfant, à son bonheur, à...

La paysanne, exaspérée, lui coupa la parole:

--C'est tout vu, c'est tout entendu, c'est tout réfléchi...
Allez-vous-en, et pi, que j'vous revoie point par ici. C'est i permis
d'vouloir prendre un éfant comme ça!

Alors, Mme d'Hubières, en sortant, s'avisa qu'ils étaient deux tout
petits, et elle demanda, à travers ses larmes, avec une ténacité de
femme volontaire et gâtée, qui ne veut jamais attendre:

--Mais l'autre petit n'est pas à vous?

Le père Tuvache répondit:

--Non, c'est aux voisins; vous pouvez y aller, si vous voulez.

Et il rentra dans sa maison, où retentissait la voix indignée de sa
femme.

Les Vallin étaient à table, en train de manger avec lenteur des
tranches de pain qu'ils frottaient parcimonieusement avec un peu de
beurre piqué au couteau, dans une assiette entre eux deux.

M. d'Hubières recommença ses propositions, mais avec plus
d'insinuations, de précautions oratoires, d'astuce.

Les deux ruraux hochaient la tête en signe de refus; mais, quand ils
apprirent qu'ils auraient cent francs par mois, ils se considérèrent,
se consultant de l'œil, très ébranlés.

Ils gardèrent longtemps le silence, torturés, hésitants. La femme enfin
demanda:

--Qué qu't'en dis, l'homme?

Il prononça d'un ton sentencieux:

--J'dis qu'c'est point méprisable.

Alors Mme d'Hubières, qui tremblait d'angoisse, leur parla de l'avenir
du petit, de son bonheur, et de tout l'argent qu'il pourrait leur
donner plus tard.

Le paysan demanda:

--C'te rente de douze cents francs, ce s'ra promis d'vant l'notaire?

M. d'Hubières répondit:

--Mais certainement, dès demain.

La fermière, qui méditait, reprit:

--Cent francs par mois, c'est point suffisant pour nous priver du
p'tit; ça travaillera dans quéqu'z'ans ct'éfant; i nous faut cent vingt
francs.

Mme d'Hubières, trépignant d'impatience, les accorda tout de suite;
et, comme elle voulait enlever l'enfant, elle donna cent francs en
cadeau pendant que son mari faisait un écrit. Le maire et un voisin,
appelés aussitôt, servirent de témoins complaisants.

Et la jeune femme, radieuse, emporta le marmot hurlant, comme on
emporte un bibelot désiré d'un magasin.

Les Tuvache, sur leur porte, le regardaient partir, muets, sévères,
regrettant peut-être leur refus.


On n'entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin. Les parents,
chaque mois, allaient toucher leurs cent vingt francs chez le notaire;
et ils étaient fâchés avec leurs voisins parce que la mère Tuvache les
agonisait d'ignominies, répétant sans cesse de porte en porte qu'il
fallait être dénaturé pour vendre son enfant, que c'était une horreur,
une saleté, une corromperie.

Et parfois elle prenait en ses bras son Charlot avec ostentation, lui
criant, comme s'il eût compris:

--J'tai pas vendu, mé, j' t'ai pas vendu, mon p'tiot. J'vends pas m's
éfants, mé. J' sieus pas riche, mais vends pas m's éfants.

Et, pendant des années et encore des années, ce fut ainsi chaque jour;
chaque jour des allusions grossières étaient vociférées devant la
porte, de façon à entrer dans la maison voisine. La mère Tuvache avait
fini par se croire supérieure à toute la contrée parce qu'elle n'avait
pas vendu Charlot. Et ceux qui parlaient d'elle disaient:

--J'sais ben que c'était engageant; c'est égal, elle s'a conduite comme
une bonne mère.

On la citait; et Charlot, qui prenait dix-huit ans, élevé avec cette
idée qu'on lui répétait sans répit, se jugeait lui-même supérieur à ses
camarades parce qu'on ne l'avait pas vendu.


Les Vallin vivotaient à leur aise, grâce à la pension. Leur fils aîné
partit au service, le second mourut.

La fureur inapaisable des Tuvache, restés misérables, venait de là.
Charlot resta seul à peiner avec le vieux père pour nourrir la mère et
deux autres sœurs cadettes qu'il avait.

Il prenait vingt et un ans, quand, un matin, une brillante voiture
s'arrêta devant les deux chaumières. Un jeune monsieur, avec une
chaîne de montre en or, descendit, donnant la main à une vieille dame
en cheveux blancs. La vieille dame lui dit:

--C'est là, mon enfant, à la seconde maison.

Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin.

La vieille mère lavait ses tabliers; le père infirme sommeillait près
de l'âtre. Tous deux levèrent la tête, et le jeune homme dit:

--Bonjour, papa; bonjour, maman.

Ils se dressèrent, effarés. La paysanne laissa tomber d'émoi son savon
dans son eau et balbutia:

--C'est-i té, m'n éfant? C'est-i té, m'n éfant?

Il la prit dans ses bras et l'embrassa, en répétant:--«Bonjour, maman.»
Tandis que le vieux, tout tremblant, disait, de son ton calme qu'il ne
perdait jamais:--«Te v'là-t-il revenu, Jean?» Comme s'il l'avait vu un
mois auparavant.

Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout de suite
sortir le fieu dans le pays pour le montrer. On le conduisit chez le
maire, chez l'adjoint, chez le curé, chez l'instituteur.

Charlot, debout sur le seuil de sa chaumière, le regardait passer.

Le soir, au souper, il dit au vieux:

--Faut-il qu'vous ayez été sots pour laisser prendre le p'tit aux
Vallin.

Sa mère répondit obstinément:

--J' voulions point vendre not' éfant.

Le père ne disait rien. Le fils reprit:

--C'est-il pas malheureux d'être sacrifié comme ça.

Alors le père Tuvache articula d'un ton coléreux:

--Vas-tu pas nous r'procher d' t'avoir gardé.

Et le jeune homme, brutalement.

--Oui, j'vous le r'proche, que vous n'êtes que des niants. Des parents
comme vous ça fait l' malheur des éfants. Qu' vous mériteriez que j'
vous quitte.

La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle gémit tout en avalant
des cuillerées de soupe dont elle répandait la moitié:

--Tuez-vous donc pour élever d's éfants!

Alors le gars, rudement:

--J'aimerais mieux n'être point né que d'être c' que j' suis. Quand
j'ai vu l'autre, tantôt, mon sang n'a fait qu'un tour. Je m'suis
dit:--v'là c' que j' serais maintenant.

Il se leva.

--Tenez, j' sens bien que je ferai mieux de n'pas rester ici, parce que
j'vous le reprocherais du matin au soir, et que j'vous ferais une vie
d' misère. Ça, voyez-vous, j' vous l' pardonnerai jamais!

Les deux vieux se taisaient, atterrés, larmoyants.

Il reprit:

--Non, c't' idée-là, ce serait trop dur. J'aime mieux m'en aller
chercher ma vie aut' part.

Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallin festoyaient avec
l'enfant revenu.

Alors Charlot tapa du pied et, se tournant vers ses parents, cria:

--Manants, va!

Et il disparut dans la nuit.


  _Aux champs_ a paru dans _le Gaulois_ du mardi 31 octobre 1882.



UN COQ CHANTA.

  _A René Billotte._


MME Berthe d'Avancelles avait jusque-là repoussé toutes les
supplications de son admirateur désespéré, le baron Joseph de
Croissard. Pendant l'hiver, à Paris, il l'avait ardemment poursuivie,
et il donnait pour elle maintenant des fêtes et des chasses en son
château normand de Carville.

Le mari, M. d'Avancelles, ne voyait rien, ne savait rien, comme
toujours. Il vivait, disait-on, séparé de sa femme, pour cause de
faiblesse physique, que madame ne lui pardonnait point. C'était un gros
petit homme, chauve, court de bras, de jambes, de cou, de nez, de tout.

Mme d'Avancelles était au contraire une grande jeune femme brune
et déterminée, qui riait d'un rire sonore au nez de son maître, qui
l'appelait publiquement «Madame Popote» et regardait d'un certain air
engageant et tendre les larges épaules et l'encolure robuste et les
longues moustaches blondes de son soupirant attitré, le baron Joseph de
Croissard.

Elle n'avait encore rien accordé cependant. Le baron se ruinait pour
elle. C'étaient sans cesse des fêtes, des chasses, des plaisirs
nouveaux auxquels il invitait la noblesse des châteaux environnants.

Tout le jour les chiens courants hurlaient par les bois à la suite du
renard et du sanglier, et, chaque soir, d'éblouissants feux d'artifice
allaient mêler aux étoiles leurs panaches de feu, tandis que les
fenêtres illuminées du salon jetaient sur les vastes pelouses des
traînées de lumière où passaient des ombres.

C'était l'automne, la saison rousse. Les feuilles voltigeaient sur les
gazons comme des volées d'oiseaux. On sentait traîner dans l'air des
odeurs de terre humide, de terre dévêtue, comme on sent une odeur de
chair nue, quand tombe, après le bal, la robe d'une femme.

Un soir, dans une fête, au dernier printemps, Mme d'Avancelles avait
répondu à M. de Croissard qui la harcelait de ses prières: «Si je dois
tomber, mon ami, ce ne sera pas avant la chute des feuilles. J'ai trop
de choses à faire cet été pour avoir le temps.» Il s'était souvenu de
cette parole rieuse et hardie; et, chaque jour, il insistait davantage,
chaque jour il avançait ses approches, il gagnait un pas dans le cœur
de la belle audacieuse qui ne résistait plus, semblait-il, que pour la
forme.

Une grande chasse allait avoir lieu. Et, la veille, Mme Berthe avait
dit, en riant, au baron: «Baron, si vous tuez la bête, j'aurai quelque
chose pour vous.»

Dès l'aurore, il fut debout pour reconnaître où le solitaire s'était
baugé. Il accompagna ses piqueurs, disposa les relais, organisa tout
lui-même pour préparer son triomphe; et, quand les cors sonnèrent le
départ, il apparut dans un étroit vêtement de chasse rouge et or, les
reins serrés, le buste large, l'œil radieux, frais et fort comme s'il
venait de sortir du lit.

Les chasseurs partirent. Le sanglier débusqué fila, suivi des chiens
hurleurs, à travers des broussailles; et les chevaux se mirent à
galoper, emportant par les étroits sentiers des bois les amazones et
les cavaliers, tandis que, sur les chemins amollis, roulaient sans
bruit les voitures qui accompagnaient de loin la chasse.

Mme d'Avancelles, par malice, retint le baron près d'elle, s'attardant,
au pas, dans une grande avenue interminablement droite et longue et sur
laquelle quatre rangs de chênes se repliaient comme une voûte.

Frémissant d'amour et d'inquiétude, il écoutait d'une oreille le
bavardage moqueur de la jeune femme, et de l'autre il suivait le chant
des cors et la voix des chiens qui s'éloignaient.

«Vous ne m'aimez donc plus?» disait-elle.

Il répondait: «Pouvez-vous dire des choses pareilles?»

Elle reprenait: «La chasse cependant semble vous occuper plus que moi.»

Il gémissait: «Ne m'avez-vous point donné l'ordre d'abattre moi-même
l'animal?»

Et elle ajoutait gravement: «Mais j'y compte. Il faut que vous le tuiez
devant moi.»

Alors il frémissait sur sa selle, piquait son cheval qui bondissait
et, perdant patience: «Mais sacristi! madame, cela ne se pourra pas si
nous restons ici.»

Et elle lui jetait, en riant: «Il faut que cela soit pourtant... ou
alors... tant pis pour vous.»

Puis elle lui parlait tendrement, posant la main sur son bras, ou
flattant, comme par distraction, la crinière de son cheval.

Puis ils tournèrent à droite dans un petit chemin couvert, et soudain,
pour éviter une branche qui barrait la route, elle se pencha sur
lui, si près qu'il sentit sur son cou le chatouillement des cheveux.
Alors brutalement il l'enlaça, et appuyant sur la tempe ses grandes
moustaches, il la baisa d'un baiser furieux.

Elle ne remua point d'abord, restant ainsi sous cette caresse emportée;
puis, d'une secousse, elle tourna la tête, et, soit hasard, soit
volonté, ses petites lèvres à elle rencontrèrent ses lèvres à lui, sous
leur cascade de poils blonds.

Alors, soit confusion, soit remords, elle cingla le flanc de son
cheval, qui partit au grand galop. Ils allèrent ainsi longtemps, sans
échanger même un regard.

Le tumulte de la chasse se rapprochait; les fourrés semblaient frémir,
et tout à coup, brisant les branches, couvert de sang, secouant les
chiens qui s'attachaient à lui, le sanglier passa.

Alors le baron, poussant un rire de triomphe, cria: «Qui m'aime me
suive!» Et il disparut dans les taillis, comme si la forêt l'eût
englouti.

Quand elle arriva, quelques minutes plus tard, dans une clairière,
il se relevait souillé de boue, la jaquette déchirée, les mains
sanglantes, tandis que la bête étendue portait dans l'épaule le couteau
de chasse enfoncé jusqu'à la garde.

La curée se fit aux flambeaux par une nuit douce et mélancolique. La
lune jaunissait la flamme rouge des torches qui embrumaient la nuit
de leur fumée résineuse. Les chiens mangeaient les entrailles puantes
du sanglier, et criaient, et se battaient. Et les piqueurs et les
gentilshommes chasseurs, en cercle autour de la curée, sonnaient du cor
à plein souffle. La fanfare s'en allait dans la nuit claire au-dessus
des bois, répétée par les échos perdus des vallées lointaines,
réveillant les cerfs inquiets, les renards glapissants et troublant en
leurs ébats les petits lapins gris, au bord des clairières.

Les oiseaux de nuit voletaient, effarés, au-dessus de la meute affolée
d'ardeur. Et des femmes, attendries par toutes ces choses douces et
violentes, s'appuyant un peu au bras des hommes, s'écartaient déjà dans
les allées, avant que les chiens eussent fini leur repas.

Tout alanguie par cette journée de fatigue et de tendresse, Mme
d'Avancelles dit au baron:

--«Voulez-vous faire un tour de parc, mon ami?»

Mais lui, sans répondre, tremblant, défaillant, l'entraîna.

Et, tout de suite, ils s'embrassèrent. Ils allaient au pas, au petit
pas, sous les branches presque dépouillées et qui laissaient filtrer
la lune; et leur amour, leurs désirs, leur besoin d'étreinte étaient
devenus si véhéments qu'ils faillirent choir au pied d'un arbre.

Les cors ne sonnaient plus. Les chiens épuisés dormaient au
chenil.--«Rentrons», dit la jeune femme. Ils revinrent.

Puis, lorsqu'ils furent devant le château, elle murmura d'une voix
mourante: «Je suis si fatiguée que je vais me coucher, mon ami.» Et,
comme il ouvrait les bras pour la prendre en un dernier baiser, elle
s'enfuit, lui jetant comme adieu: «Non... je vais dormir... Qui m'aime
me suive!»

Une heure plus tard, alors que tout le château silencieux semblait
mort, le baron sortit à pas de loup de sa chambre et s'en vint gratter
à la porte de son amie. Comme elle ne répondait pas, il essaya
d'ouvrir. Le verrou n'était point poussé.

Elle rêvait, accoudée à la fenêtre.

Il se jeta à ses genoux qu'il baisait éperdument à travers la robe de
nuit. Elle ne disait rien, enfonçant ses doigts fins, d'une manière
caressante, dans les cheveux du baron.

Et soudain, se dégageant comme si elle eût pris une grande résolution,
elle murmura de son air hardi, mais à voix basse: «Je vais revenir.
Attendez-moi.» Et son doigt, tendu dans l'ombre, montrait au fond de la
chambre la tache vague et blanche du lit.

Alors, à tâtons, éperdu, les mains tremblantes, il se dévêtit bien
vite et s'enfonça dans les draps frais. Il s'étendit délicieusement,
oubliant presque son amie, tant il avait plaisir à cette caresse du
linge sur son corps las de mouvement.

Elle ne revenait point, pourtant; s'amusant sans doute à le faire
languir. Il fermait les yeux dans un bien-être exquis; et il rêvait
doucement dans l'attente délicieuse de la chose tant désirée. Mais
peu à peu ses membres s'engourdirent, sa pensée s'assoupit, devint
incertaine, flottante. La puissante fatigue enfin le terrassa; il
s'endormit.

Il dormit du lourd sommeil, de l'invincible sommeil des chasseurs
exténués. Il dormit jusqu'à l'aurore.

Tout à coup, la fenêtre étant restée entr'ouverte, un coq, perché dans
un arbre voisin, chanta. Alors brusquement, surpris par ce cri sonore,
le baron ouvrit les yeux.

Sentant contre lui un corps de femme, se trouvant en un lit qu'il
ne reconnaissait pas, surpris et ne se souvenant plus de rien, il
balbutia, dans l'effarement du réveil:

--«Quoi? Où suis-je? Qu'y a-t-il?»

Alors elle, qui n'avait point dormi, regardant cet homme dépeigné, aux
yeux rouges, à la lèvre épaisse, répondit, du ton hautain dont elle
parlait à son mari:

--«Ce n'est rien. C'est un coq qui chante. Rendormez-vous, monsieur,
cela ne vous regarde pas.»


  _Un Coq chanta_ a paru dans _le Gil Blas_ du mercredi 5 juillet 1882,
  sous la signature: MAUFRIGNEUSE.



UN FILS.

  _A René Maizeroy._


ILS se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin tout fleuri où
le gai Printemps remuait de la vie.

L'un était Sénateur, et l'autre de l'Académie française, graves tous
deux, pleins de raisonnements très logiques mais solennels, gens de
marque et de réputation.

Ils parlotèrent d'abord de politique, échangeant des pensées, non
pas sur des Idées, mais sur des hommes: les personnalités, en cette
matière, primant toujours la Raison. Puis ils soulevèrent quelques
souvenirs; puis ils se turent, continuant à marcher côte à côte, tout
amollis par la tiédeur de l'air.

Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucrés et
délicats; un tas de fleurs de toute race et de toute nuance jetaient
leurs odeurs dans la brise, tandis qu'un faux ébénier, vêtu de grappes
jaunes, éparpillait au vent sa fine poussière, une fumée d'or qui
sentait le miel et qui portait, pareille aux poudres caressantes des
parfumeurs, sa semence embaumée à travers l'espace.

Le sénateur s'arrêta, huma le nuage fécondant qui flottait, considéra
l'arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dont les germes
s'envolaient. Et il dit: «Quand on songe que ces imperceptibles atomes,
qui sentent bon, vont créer des existences à des centaines de lieues
d'ici, vont faire tressaillir les fibres et les sèves d'arbres femelles
et produire des êtres à racines, naissant d'un germe comme nous,
mortels comme nous, et qui seront remplacés par d'autres êtres de même
essence, comme nous toujours!»

Puis, planté devant l'ébénier radieux dont les parfums vivifiants se
détachaient à tous les frissons de l'air, M. le sénateur ajouta: «Ah!
mon gaillard, s'il te fallait faire le compte de tes enfants, tu serais
bigrement embarrassé. En voilà un qui les exécute facilement et qui
les lâche sans remords, et qui ne s'en inquiète guère.»

L'académicien ajouta: «Nous en faisons autant, mon ami.»

Le sénateur reprit: «Oui, je ne le nie pas, nous les lâchons
quelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notre
supériorité.»

Mais l'autre secoua la tête: «Non, ce n'est pas là ce que je veux dire;
voyez-vous, mon cher, il n'est guère d'homme qui ne possède des enfants
ignorés, ces enfants dits _de père inconnu_, qu'il a faits, comme cet
arbre reproduit, presque inconsciemment.

S'il fallait établir le compte des femmes que nous avons eues, nous
serions, n'est-ce pas, aussi embarrassés que cet ébénier, que vous
interpelliez, le serait pour numéroter ses descendants.

De dix-huit à quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les
rencontres passagères, les contacts d'une heure, on peut bien admettre
que nous avons eu des... rapports intimes avec deux ou trois cents
femmes.

Eh bien, mon ami, dans ce nombre êtes-vous sûr que vous n'en ayez pas
fécondé au moins une, et que vous ne possédiez point sur le pavé,
ou au bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honnêtes
gens, c'est-à-dire nous; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu;
ou peut-être, si elle a eu la chance d'être abandonnée par sa mère,
cuisinière en quelque famille.

Songez en outre que presque toutes les femmes que nous appelons
_publiques_ possèdent un ou deux enfants dont elles ignorent le père,
enfants attrapés dans le hasard de leurs étreintes à dix ou vingt
francs. Dans tout métier on fait la part des profits et pertes. Ces
rejetons-là constituent les «pertes» de leur profession. Quels sont
les générateurs?--Vous,--moi,--nous tous, les hommes dits _comme il
faut_! Ce sont les résultats de nos joyeux dîners d'amis, de nos soirs
de gaieté, de ces heures où notre chair contente nous pousse aux
accouplements d'aventure.

Les voleurs, les rôdeurs, tous les misérables, enfin, sont nos enfants.
Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous étions les leurs, car
ils reproduisent aussi, ces gredins-là!

Tenez, j'ai, pour ma part, sur la conscience une très vilaine histoire
que je veux vous dire. C'est pour moi un remords incessant, plus
que cela, c'est un doute continuel, une inapaisable incertitude qui,
parfois, me torture horriblement.

A l'âge de vingt-cinq ans j'avais entrepris avec un de mes amis,
aujourd'hui conseiller d'État, un voyage en Bretagne, à pied.


Après quinze ou vingt jours de marche forcenée, après avoir visité les
Côtes-du-Nord et une partie du Finistère, nous arrivions à Douarnenez;
de là, en une étape, on gagna la sauvage pointe du Raz par la baie
des Trépassés, et on coucha dans un village quelconque dont le nom
finissait en _of_; mais, le matin venu, une fatigue étrange retint
au lit mon camarade. Je dis au lit par habitude, car notre couche se
composait simplement de deux bottes de paille.

Impossible d'être malade en ce lieu. Je le forçai donc à se lever, et
nous parvînmes à Audierne vers quatre ou cinq heures du soir.

Le lendemain, il allait un peu mieux; on repartit; mais, en route, il
fut pris de malaises intolérables, et c'est à grand'peine que nous
pûmes atteindre Pont-Labbé.

Là, au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha, et le
médecin, qu'on fit venir de Quimper, constata une forte fièvre, sans
en déterminer la nature.

Connaissez-vous Pont-Labbé?--Non.--Eh bien, c'est la ville la plus
bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va de la pointe du Raz
au Morbihan, de cette contrée qui contient l'essence des mœurs, des
légendes, des coutumes bretonnes. Encore aujourd'hui, ce coin de pays
n'a presque pas changé. Je dis: _encore aujourd'hui_, car j'y retourne
à présent tous les ans, hélas!

Un vieux château baigne le pied de ses tours dans un grand étang
triste, triste, avec des vols d'oiseaux sauvages. Une rivière sort
de là que les caboteurs peuvent remonter jusqu'à la ville. Et dans
les rues étroites aux maisons antiques, les hommes portent le grand
chapeau, le gilet brodé et les quatre vestes superposées: la première,
grande comme la main, couvrant au plus les omoplates, et la dernière
s'arrêtant juste au-dessus du fond de culotte.

Les filles, grandes, belles, fraîches, ont la poitrine écrasée dans un
gilet de drap qui forme cuirasse, les étreint, ne laissant même pas
deviner leur gorge puissante et martyrisée; et elles sont coiffées
d'une étrange façon: sur les tempes, deux plaques brodées en couleur
encadrent le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe derrière
la tête, puis remontent se tasser au sommet du crâne sous un singulier
bonnet, tissu souvent d'or ou d'argent.

La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, des yeux tout
bleus, d'un bleu pâle que perçaient les deux petits points noirs de la
pupille; et ses dents courtes, serrées, qu'elle montrait sans cesse en
riant, semblaient faites pour broyer du granit.

Elle ne savait pas un mot de français, ne parlant que le breton, comme
la plupart de ses compatriotes.

Or, mon ami n'allait guère mieux, et, bien qu'aucune maladie ne se
déclarât, le médecin lui défendait de partir encore, ordonnant un repos
complet. Je passais donc les journées près de lui, et sans cesse la
petite bonne entrait, apportant soit mon dîner, soit de la tisane.

Je la lutinais un peu, ce qui semblait l'amuser, mais nous ne causions
pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenions point.

Or, une nuit, comme j'étais resté fort tard auprès du malade, je
croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dans la
sienne. C'était juste en face de ma porte ouverte; alors, brusquement,
sans réfléchir à ce que je faisais, plutôt par plaisanterie
qu'autrement, je la saisis à pleine taille, et, avant qu'elle fût
revenue de sa stupeur, je l'avais jetée et enfermée chez moi. Elle me
regardait, effarée, affolée, épouvantée, n'osant pas crier de peur
d'un scandale, d'être chassée sans doute par ses maîtres d'abord, et
peut-être par son père ensuite.

J'avais fait cela en riant; mais, dès qu'elle fut chez moi, le désir
de la posséder m'envahit. Ce fut une lutte longue et silencieuse, une
lutte corps à corps, à la façon des athlètes, avec les bras tendus,
crispés, tordus, la respiration essoufflée, la peau mouillée de sueur.
Oh! elle se débattit vaillamment; et parfois nous heurtions un meuble,
une cloison, une chaise; alors, toujours enlacés, nous restions
immobiles plusieurs secondes dans la crainte que le bruit n'eût éveillé
quelqu'un; puis nous recommencions notre acharnée bataille, moi
l'attaquant, elle résistant.

Épuisée enfin, elle tomba; et je la pris brutalement, par terre, sur le
pavé.

Sitôt relevée, elle courut à la porte, tira les verrous et s'enfuit.

Je la rencontrai à peine les jours suivants. Elle ne me laissait point
l'approcher. Puis, comme mon camarade était guéri et que nous devions
reprendre notre voyage, je la vis entrer, la veille de mon départ,
à minuit, nu-pieds, en chemise, dans ma chambre où je venais de me
retirer.

Elle se jeta dans mes bras, m'étreignit passionnément, puis, jusqu'au
jour, m'embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, me donnant enfin
toutes les assurances de tendresse et de désespoir qu'une femme nous
peut donner quand elle ne sait pas un mot de notre langue.

Huit jours après, j'avais oublié cette aventure, commune et fréquente
quand on voyage, les servantes d'auberge étant généralement destinées à
distraire ainsi les voyageurs.

Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir à Pont-Labbé.

Or, en 1876, j'y retournai par hasard au cours d'une excursion en
Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour me bien pénétrer
des paysages.

Rien ne me sembla changé. Le château mouillait toujours ses murs
grisâtres dans l'étang, à l'entrée de la petite ville; et l'auberge
était la même quoique réparée, remise à neuf, avec un air plus moderne.
En entrant, je fus reçu par deux jeunes Bretonnes de dix-huit ans,
fraîches et gentilles, encuirassées dans leur étroit gilet de drap,
casquées d'argent avec les grandes plaques brodées sur les oreilles.

Il était environ six heures du soir. Je me mis à table pour dîner
et, comme le patron s'empressait lui-même à me servir, la fatalité
sans doute me fit dire: «Avez-vous connu les anciens maîtres de
cette maison? J'ai passé ici une dizaine de jours il y a trente ans
maintenant. Je vous parle de loin.»

Il répondit: «C'étaient mes parents, monsieur.»

Alors je lui racontai en quelle occasion je m'étais arrêté, comment
j'avais été retenu par l'indisposition d'un camarade. Il ne me laissa
pas achever.

--«Oh! je me rappelle parfaitement. J'avais alors quinze ou seize ans.
Vous couchiez dans la chambre du fond et votre ami dans celle dont j'ai
fait la mienne, sur la rue.»

C'est alors seulement que le souvenir très vif de la petite bonne me
revint. Je demandai:--«Vous rappelez-vous une gentille petite servante
qu'avait alors votre père, et qui possédait, si ma mémoire ne me
trompe, de jolis yeux bleus et des dents fraîches?»

Il reprit:--«Oui, monsieur; elle est morte en couches quelque temps
après.»

Et, tendant la main vers la cour où un homme maigre et boiteux remuait
du fumier, il ajouta:--«Voilà son fils.»

Je me mis à rire.--«Il n'est pas beau et ne ressemble guère à sa mère.
Il tient du père sans doute.»

L'aubergiste reprit:--«Ça se peut bien; mais on n'a jamais su à qui
c'était. Elle est morte sans le dire et personne ici ne lui connaissait
de galant. Ç'a été un fameux étonnement quand on a appris qu'elle était
enceinte. Personne ne voulait le croire.»

J'eus une sorte de frisson désagréable, un de ces effleurements
pénibles qui nous touchent le cœur, comme l'approche d'un lourd
chagrin. Et je regardai l'homme dans la cour. Il venait maintenant de
puiser de l'eau pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant,
avec un effort douloureux de la jambe plus courte. Il était déguenillé,
hideusement sale, avec de longs cheveux jaunes tellement mêlés qu'ils
lui tombaient comme des cordes sur les joues.

L'aubergiste ajouta:--«Il ne vaut pas grand'chose, ç'a été gardé par
charité dans la maison. Peut-être qu'il aurait mieux tourné si on
l'avait élevé comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur?
Pas de père, pas de mère, pas d'argent! Mes parents ont eu pitié de
l'enfant, mais ce n'était pas à eux, vous comprenez.»

Je ne dis rien.

Et je couchai dans mon ancienne chambre; et toute la nuit je pensai
à cet affreux valet d'écurie en me répétant:--«Si c'était mon
fils, pourtant? Aurais-je donc pu tuer cette fille et procréer cet
être?»--C'était possible, enfin!

Je résolus de parler à cet homme et de connaître exactement la date de
sa naissance. Une différence de deux mois devait m'arracher mes doutes.

Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le français
non plus. Il avait l'air de ne rien comprendre d'ailleurs, ignorant
absolument son âge qu'une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se
tenait d'un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes
noueuses et dégoûtantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire
ancien de la mère dans le coin des lèvres et dans le coin des yeux.

Mais le patron survenant alla chercher l'acte de naissance du
misérable. Il était entré dans la vie huit mois et vingt-six jours
après mon passage à Pont-Labbé, car je me rappelais parfaitement être
arrivé à Lorient le 15 août. L'acte portait la mention: «Père inconnu».
La mère s'était appelée Jeanne Kerradec.

Alors mon cœur se mit à battre à coups pressés. Je ne pouvais plus
parler tant je me sentais suffoqué; et je regardais cette brute dont
les grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que
celui des bêtes; et le gueux, gêné par mon regard, cessait de rire,
détournait la tête, cherchait à s'en aller.

Tout le jour j'errai le long de la petite rivière, en réfléchissant
douloureusement. Mais à quoi bon réfléchir? Rien ne pouvait me fixer.
Pendant des heures et des heures je pesais toutes les raisons bonnes ou
mauvaises pour ou contre mes chances de paternité, m'énervant en des
suppositions inextricables, pour revenir sans cesse à la même horrible
incertitude, puis à la conviction plus atroce encore que cet homme
était mon fils.

Je ne pus dîner et je me retirai dans ma chambre. Je fus longtemps sans
parvenir à dormir; puis le sommeil vint, un sommeil hanté de visions
insupportables. Je voyais ce goujat qui me riait au nez, m'appelait
«papa»; puis il se changeait en chien et me mordait les mollets, et,
j'avais beau me sauver, il me suivait toujours, et au lieu d'aboyer il
parlait, m'injuriait; puis il comparaissait devant mes collègues de
l'Académie réunis pour décider si j'étais bien son père; et l'un d'eux
s'écriait: «C'est indubitable! Regardez donc comme il lui ressemble.»
Et en effet je m'apercevais que ce monstre me ressemblait. Et je me
réveillai avec cette idée plantée dans le crâne et avec le désir fou
de revoir l'homme pour décider si, oui ou non, nous avions des traits
communs.

Je le joignis comme il allait à la messe (c'était un dimanche) et je
lui donnai cent sous en le dévisageant anxieusement. Il se remit à rire
d'une ignoble façon, prit l'argent, puis, gêné de nouveau par mon œil,
il s'enfuit après avoir bredouillé un mot à peu près inarticulé, qui
voulait dire «merci», sans doute.

La journée se passa pour moi dans les mêmes angoisses que la veille.
Vers le soir je fis venir l'hôtelier, et avec beaucoup de précautions,
d'habiletés, de finesses, je lui dis que je m'intéressais à ce pauvre
être si abandonné de tous et privé de tout, et que je voulais faire
quelque chose pour lui.

Mais l'homme répliqua: «Oh! n'y songez pas, monsieur, il ne vaut rien,
vous n'en aurez que du désagrément. Moi, je l'emploie à vider l'écurie,
et c'est tout ce qu'il peut faire. Pour ça je le nourris et il couche
avec les chevaux. Il ne lui en faut pas plus. Si vous avez une vieille
culotte, donnez-la lui, mais elle sera en pièces dans huit jours.»

Je n'insistai pas, me réservant d'aviser.

Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre le feu à la
maison, assomma un cheval à coups de pioche, et, en fin de compte,
s'endormit dans la boue sous la pluie, grâce à mes largesses.

On me pria le lendemain de ne plus lui donner d'argent. L'eau-de-vie le
rendait furieux, et, dès qu'il avait deux sous en poche, il les buvait.
L'aubergiste ajouta: «Lui donner de l'argent c'est vouloir sa mort.»
Cet homme n'en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques
centimes jetés par les voyageurs, et il ne connaissait pas d'autre
destination à ce métal que le cabaret.

Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que je
semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette brute,
mon fils! mon fils! en tâchant de découvrir s'il avait quelque chose de
moi. A force de chercher je crus reconnaître des lignes semblables dans
le front et à la naissance du nez, et je fus bientôt convaincu d'une
ressemblance que dissimulaient l'habillement différent et la crinière
hideuse de l'homme.

Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et
je partis, le cœur broyé, après avoir laissé à l'aubergiste quelque
argent pour adoucir l'existence de son valet.

Or, depuis six ans, je vis avec cette pensée, cette horrible
incertitude, ce doute abominable. Et, chaque année, une force
invincible me ramène à Pont-Labbé. Chaque année je me condamne
à ce supplice de voir cette brute patauger dans son fumier, de
m'imaginer qu'il me ressemble, de chercher, toujours en vain, à lui
être secourable. Et chaque année je reviens ici, plus indécis, plus
torturé, plus anxieux.

J'ai essayé de le faire instruire. Il est idiot sans ressources.

J'ai essayé de lui rendre la vie moins pénible. Il est irrémédiablement
ivrogne et emploie à boire tout l'argent qu'on lui donne; et il sait
fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de l'eau-de-vie.

J'ai essayé d'apitoyer sur lui son patron pour qu'il le ménageât,
en offrant toujours de l'argent. L'aubergiste, étonné à la fin, m'a
répondu fort sagement: «Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne
servira qu'à le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sitôt
qu'il a du temps ou du bien-être, il devient malfaisant. Si vous voulez
faire du bien, ça ne manque pas, allez, les enfants abandonnés, mais
choisissez-en un qui réponde à votre peine.»

Que dire à cela?

Et si je laissais percer un soupçon des doutes qui me torturent, ce
crétin, certes, deviendrait malin pour m'exploiter, me compromettre, me
perdre. Il me crierait «papa», comme dans mon rêve.

Et je me dis que j'ai tué la mère et perdu cet être atrophié, larve
d'écurie, éclose et poussée dans le fumier, cet homme qui, élevé comme
d'autres, aurait été pareil aux autres.

Et vous ne vous figurez pas la sensation étrange, confuse et
intolérable que j'éprouve en face de lui, en songeant que cela est
sorti de moi, qu'il tient à moi par ce lien intime qui lie le fils au
père, que grâce aux terribles lois de l'hérédité, il est moi par mille
choses, par son sang et par sa chair, et qu'il a jusqu'aux mêmes germes
de maladies, aux mêmes ferments de passions.

Et j'ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de le voir; et
sa vue me fait horriblement souffrir; et de ma fenêtre, là-bas, je le
regarde pendant des heures remuer et charrier les ordures des bêtes, en
me répétant: «C'est mon fils.»

Et je sens, parfois, d'intolérables envies de l'embrasser. Je n'ai même
jamais touché sa main sordide.

L'académicien se tut. Et son compagnon, l'homme politique, murmura:
«Oui vraiment, nous devrions bien nous occuper un peu plus des enfants
qui n'ont pas de père.»

Et un souffle de vent traversant, le grand arbre jaune secoua ses
grappes, enveloppa d'une nuée odorante et fine les deux vieillards qui
la respirèrent à longs traits.

Et le sénateur ajouta: «C'est bon vraiment d'avoir vingt-cinq ans, et
même de faire des enfants comme ça.»


  _Un Fils_ a paru dans _le Gil Blas_ du mercredi 19 avril 1882, sous
  le titre de _Père inconnu_ et signé: MAUFRIGNEUSE.

  La première version n'a pas tout le développement de la seconde.
  Quelques paragraphes sont écourtés.



SAINT-ANTOINE.

  _A X. Charmes._


ON l'appelait Saint-Antoine, parce qu'il se nommait Antoine, et aussi
peut-être parce qu'il était bon vivant, joyeux, farceur, puissant
mangeur et fort buveur, et vigoureux trousseur de servantes, bien qu'il
eût plus de soixante ans.

C'était un grand paysan du pays de Caux, haut en couleur, gros de
poitrine et de ventre, et perché sur de longues jambes qui semblaient
trop maigres pour l'ampleur du corps.

Veuf, il vivait seul avec sa bonne et ses deux valets dans sa ferme
qu'il dirigeait en madré compère, soigneux de ses intérêts, entendu
dans les affaires et dans l'élevage du bétail, et dans la culture de
ses terres. Ses deux fils et ses trois filles, mariés avec avantage,
vivaient aux environs, et venaient, une fois par mois, dîner avec le
père. Sa vigueur était célèbre dans tout le pays d'alentour; on disait
en manière de proverbe: «Il est fort comme Saint-Antoine.»

Lorsque arriva l'invasion prussienne, Saint-Antoine, au cabaret,
promettait de manger une armée, car il était hâbleur comme un vrai
Normand, un peu couard et fanfaron. Il tapait du poing sur la table de
bois, qui sautait en faisant danser les tasses et les petits verres,
et il criait, la face rouge et l'œil sournois, dans une fausse colère
de bon vivant: «Faudra que j'en mange, nom de Dieu!» Il comptait bien
que les Prussiens ne viendraient pas jusqu'à Tanneville; mais lorsqu'il
apprit qu'ils étaient à Rautôt, il ne sortit plus de sa maison, et
il guettait sans cesse la route par la petite fenêtre de sa cuisine,
s'attendant à tout moment à voir passer des baïonnettes.

Un matin, comme il mangeait la soupe avec ses serviteurs, la porte
s'ouvrit, et le maire de la commune, maître Chicot, parut suivi d'un
soldat coiffé d'un casque noir à pointe de cuivre. Saint-Antoine se
dressa d'un bond; et tout son monde le regardait, s'attendant à le
voir écharper le Prussien; mais il se contenta de serrer la main du
maire qui lui dit:--«En v'la un pour toi, Saint-Antoine. Ils sont venus
c'te nuit. Fait pas de bêtise surtout, vu qu'ils parlent de fusiller
et de brûler tout si seulement il arrive la moindre chose. Te v'là
prévenu. Donne-li à manger, il a l'air d'un bon gars. Bonsoir, je vas
chez l's'autres. Y en a pour tout le monde.» Et il sortit.

Le père Antoine, devenu pâle, regarda son Prussien. C'était un gros
garçon à la chair grasse et blanche, aux yeux bleus, au poil blond,
barbu jusqu'aux pommettes, qui semblait idiot, timide et bon enfant. Le
Normand malin le pénétra tout de suite, et, rassuré, lui fit signe de
s'asseoir. Puis il lui demanda: «Voulez-vous de la soupe?» L'étranger
ne comprit pas. Antoine alors eut un coup d'audace, et lui poussant
sous le nez une assiette pleine:--«Tiens, avale ça, gros cochon.»

Le soldat répondit: «Ya» et se mit à manger goulûment pendant que le
fermier triomphant, sentant sa réputation reconquise, clignait de
l'œil à ses serviteurs qui grimaçaient étrangement, ayant en même
temps grand'peur et envie de rire.

Quand le Prussien eut englouti son assiettée, Saint-Antoine lui en
servit une autre qu'il fit disparaître également; mais il recula devant
la troisième, que le fermier voulait lui faire manger de force, en
répétant: «Allons fous-toi ça dans le ventre. T'engraisseras ou tu
diras pourquoi, va, mon cochon!»

Et le soldat, comprenant seulement qu'on voulait le faire manger tout
son saoul, riait d'un air content, en faisant signe qu'il était plein.

Alors Saint-Antoine devenu tout à fait familier lui tapa sur le ventre
en criant:--«Y en a-t-il dans la bedaine à mon cochon!» Mais soudain
il se tordit, rouge à tomber d'une attaque, ne pouvant plus parler.
Une idée lui était venue qui le faisait étouffer de rire: «C'est ça,
c'est ça, saint Antoine et son cochon. V'là mon cochon.» Et les trois
serviteurs éclatèrent à leur tour.

Le vieux était si content qu'il fit apporter l'eau-de-vie, la bonne,
le fil en dix, et qu'il en régala tout le monde. On trinqua avec le
Prussien, qui claqua de la langue par flatterie, pour indiquer qu'il
trouvait ça fameux. Et Saint-Antoine lui criait dans le nez: «Hein? En
v'là d'la fine. T'en bois pas comme ça chez toi, mon cochon.»


Dès lors, le père Antoine ne sortit plus sans son Prussien. Il avait
trouvé là son affaire, c'était sa vengeance à lui, sa vengeance de gros
malin. Et tout le pays, qui crevait de peur, riait à se tordre derrière
le dos des vainqueurs de la farce de Saint-Antoine. Vraiment, dans
la plaisanterie il n'avait pas son pareil. Il n'y avait que lui pour
inventer des choses comme ça. Cré coquin, va!

Il s'en allait chez les voisins, tous les jours après midi, bras
dessus bras dessous avec son Allemand qu'il présentait d'un air gai en
lui tapant sur l'épaule:--«Tenez, v'là mon cochon, r'gardez-moi s'il
engraisse c't'animal-là.»

Et les paysans s'épanouissaient.--Est-il donc rigolo, ce bougre
d'Antoine!

--J'te l'vends, Césaire, trois pistoles.

--Je l'prends, Antoine, et j't'invite à manger du boudin.

--Mé, c'que j'veux, c'est d'ses pieds.

--Tâte li l'ventre, tu verras qu'il n'a que d'la graisse.

Et tout le monde clignait de l'œil sans rire trop haut cependant, de
peur que le Prussien devinât à la fin qu'on se moquait de lui. Antoine
seul, s'enhardissant tous les jours, lui pinçait les cuisses en criant:
«Rien qu'du gras»; lui tapait sur le derrière en hurlant: «Tout ça d'la
couenne»; l'enlevait dans ses bras de vieux colosse capable de porter
une enclume en déclarant: «Il pèse six cents, et pas de déchet.»

Et il avait pris l'habitude de faire offrir à manger à son cochon
partout où il entrait avec lui. C'était là le grand plaisir, le grand
divertissement de tous les jours:--«Donnez-li de c'que vous voudrez, il
avale tout.» Et on offrait à l'homme du pain et du beurre, des pommes
de terre, du fricot froid, de l'andouille qui faisait dire:--«De la
vôtre, et du choix.»

Le soldat, stupide et doux, mangeait par politesse, enchanté de ces
attentions, se rendait malade pour ne pas refuser; et il engraissait
vraiment, serré maintenant dans son uniforme, ce qui ravissait
Saint-Antoine et lui faisait répéter:--«Tu sais, mon cochon, faudra te
faire faire une autre cage.»

Ils étaient devenus, d'ailleurs, les meilleurs amis du monde; et,
quand le vieux allait à ses affaires dans les environs, le Prussien
l'accompagnait de lui-même pour le seul plaisir d'être avec lui.

Le temps était rigoureux; il gelait dur; le terrible hiver de 1870
semblait jeter ensemble tous les fléaux sur la France.

Le père Antoine, qui préparait les choses de loin et profitait des
occasions, prévoyant qu'il manquerait de fumier pour les travaux du
printemps, acheta celui d'un voisin qui se trouvait dans la gêne; et
il fut convenu qu'il irait chaque soir avec son tombereau chercher une
charge d'engrais.

Chaque jour donc il se mettait en route à l'approche de la nuit et se
rendait à la ferme des Haules, distante d'une demi-lieue, toujours
accompagné de son cochon. Et chaque jour c'était une fête de nourrir
l'animal. Tout le pays accourait là comme on va, le dimanche, à la
grand'messe.

Le soldat, cependant, commençait à se méfier; et quand on riait trop
fort il roulait des yeux inquiets qui, parfois, s'allumaient d'une
flamme de colère.

Or, un soir, quand il eut mangé à sa contenance, il refusa d'avaler
un morceau de plus; et il essaya de se lever pour s'en aller. Mais
Saint-Antoine l'arrêta d'un tour de poignet, et lui posant ses deux
mains puissantes sur les épaules il le rassit si durement que la chaise
s'écrasa sous l'homme.

Une gaieté de tempête éclata; et Antoine, radieux, ramassant son
cochon, fit semblant de le panser pour le guérir; puis il déclara:
«Puisque tu n'veux pas manger, tu vas boire, nom de Dieu!» Et on alla
chercher de l'eau-de-vie au cabaret.

Le soldat roulait des yeux méchants: mais il but néanmoins; il but tant
qu'on voulut; et Saint-Antoine lui tenait la tête, à la grande joie des
assistants.

Le Normand, rouge comme une tomate, le regard en feu, emplissait les
verres, trinquait en gueulant «à la tienne!» Et le Prussien, sans
prononcer un mot, entonnait coup sur coup des lampées de cognac.

C'était une lutte, une bataille, une revanche! A qui boirait le plus,
nom d'un nom! Ils n'en pouvaient ni l'un ni l'autre quand le litre fut
séché. Mais aucun des deux n'était vaincu. Ils s'en allaient manche à
manche, voilà tout. Faudrait recommencer le lendemain!

Ils sortirent en titubant et se mirent en route, à côté du tombereau de
fumier que traînaient lentement les deux chevaux.

La neige commençait à tomber, et la nuit sans lune s'éclairait
tristement de cette blancheur morte des plaines. Le froid saisit les
deux hommes, augmentant leur ivresse, et Saint-Antoine, mécontent de
n'avoir pas triomphé, s'amusait à pousser de l'épaule son cochon pour
le faire culbuter dans le fossé. L'autre évitait les attaques par des
retraites; et, chaque fois, il prononçait quelques mots allemands
sur un ton irrité qui faisait rire aux éclats le paysan. A la fin,
le Prussien se fâcha; et juste au moment où Antoine lui lançait une
nouvelle bourrade, il répondit par un coup de poing terrible qui fit
chanceler le colosse.

Alors, enflammé d'eau-de-vie, le vieux saisit l'homme à bras le corps,
le secoua quelques secondes comme il eût fait d'un petit enfant, et
il le lança à toute volée de l'autre côté du chemin. Puis, content de
cette exécution, il croisa ses bras pour rire de nouveau.

Mais le soldat se releva vivement, nu-tête, son casque ayant roulé, et,
dégainant son sabre, il se précipita sur le père Antoine.

Quand il vit cela, le paysan saisit son fouet par le milieu, son grand
fouet de houx, droit, fort et souple comme un nerf de bœuf.

Le Prussien arriva, le front baissé, l'arme en avant, sûr de tuer. Mais
le vieux, attrapant à pleine main la lame dont la pointe allait lui
crever le ventre, l'écarta, et il frappa d'un coup sec sur la tempe,
avec la poignée du fouet, son ennemi qui s'abattit à ses pieds.

Puis il regarda, effaré, stupide d'étonnement, le corps d'abord secoué
de spasmes, puis immobile sur le ventre. Il se pencha, le retourna,
le considéra quelque temps. L'homme avait les yeux clos; et un filet
de sang coulait d'une fente au coin du front. Malgré la nuit, le père
Antoine distinguait la tache brune de ce sang sur la neige.

Il restait là, perdant la tête, tandis que son tombereau s'en allait
toujours, au pas tranquille des chevaux.

Qu'allait-il faire? Il serait fusillé! On brûlerait sa ferme, on
ruinerait le pays! Que faire? que faire? Comment cacher le corps,
cacher la mort, tromper les Prussiens? Il entendit des voix au loin,
dans le grand silence des neiges. Alors, il s'affola, et, ramassant
le casque, il recoiffa sa victime, puis, l'empoignant par les reins,
il l'enleva, courut, rattrapa son attelage et lança le corps sur le
fumier. Une fois chez lui, il aviserait.

Il allait à petits pas, se creusant la cervelle, ne trouvant rien. Il
se voyait, il se sentait perdu. Il rentra dans sa cour. Une lumière
brillait à une lucarne, sa servante ne dormait pas encore; alors il
fit vivement reculer sa voiture jusqu'au bord du trou à l'engrais. Il
songeait qu'en renversant la charge, le corps posé dessus tomberait
dessous dans la fosse; et il fit basculer le tombereau.

Comme il l'avait prévu, l'homme fut enseveli sous le fumier. Antoine
aplanit le tas avec sa fourche, puis la planta dans la terre à côté.
Il appela son valet, ordonna de mettre les chevaux à l'écurie; et il
rentra dans sa chambre.

Il se coucha, réfléchissant toujours à ce qu'il allait faire, mais
aucune idée ne l'illuminait, son épouvante allait croissant dans
l'immobilité du lit. On le fusillerait! Il suait de peur; ses dents
claquaient; il se releva, grelottant, ne pouvant plus tenir dans ses
draps.

Alors il descendit à la cuisine, prit la bouteille de fine dans le
buffet, et remonta. Il but deux grands verres de suite jetant une
ivresse nouvelle par-dessus l'ancienne, sans calmer l'angoisse de son
âme. Il avait fait là un joli coup, nom de Dieu d'imbécile!

Il marchait maintenant de long en large, cherchant des ruses, des
explications et des malices; et, de temps en temps, il se rinçait la
bouche avec une gorgée de fil en dix pour se mettre du cœur au ventre.

Et il ne trouvait rien, mais rien.

Vers minuit, son chien de garde, une sorte de demi-loup qu'il appelait
«Dévorant», se mit à hurler à la mort. Le père Antoine frémit jusque
dans les moelles; et, chaque fois que la bête reprenait son gémissement
lugubre et long, un frisson de peur courait sur la peau du vieux.

Il s'était abattu sur une chaise, les jambes cassées, hébété, n'en
pouvant plus, attendant avec anxiété que «Dévorant» recommençât sa
plainte, et secoué par tous les sursauts dont la terreur fait vibrer
nos nerfs.

L'horloge d'en bas sonna cinq heures. Le chien ne se taisait pas. Le
paysan devenait fou. Il se leva pour aller déchaîner la bête, pour ne
plus l'entendre. Il descendit, ouvrit la porte, s'avança dans la nuit.

La neige tombait toujours. Tout était blanc. Les bâtiments de la ferme
faisaient de grandes taches noires. L'homme s'approcha de la niche. Le
chien tirait sur sa chaîne. Il le lâcha. Alors «Dévorant» fit un bond,
puis s'arrêta net, le poil hérissé, les pattes tendues, les crocs au
vent, le nez tourné vers le fumier.

Saint-Antoine, tremblant de la tête aux pieds, balbutia:--«Qué qu't'as
donc, sale rosse?» et il avança de quelques pas, fouillant de l'œil
l'ombre indécise, l'ombre terne de la cour.

Alors, il vit une forme, une forme d'homme assis sur son fumier!

Il regardait cela perclus d'horreur et haletant. Mais, soudain, il
aperçut auprès de lui le manche de sa fourche piquée dans la terre; il
l'arracha du sol; et, dans un de ces transports de peur qui rendent
téméraires les plus lâches, il se rua en avant, pour voir.

C'était lui, son Prussien, sorti fangeux de sa couche d'ordure qui
l'avait réchauffé, ranimé. Il s'était assis machinalement, et il
restait là, sous la neige qui le poudrait, souillé de saletés et de
sang, encore hébété par l'ivresse, étourdi par le coup, épuisé par sa
blessure.

Il aperçut Antoine, et, trop abruti pour rien comprendre, il fit un
mouvement afin de se lever. Mais le vieux, dès qu'il l'eut reconnu,
écuma ainsi qu'une bête enragée.

Il bredouillait:--«Ah! cochon! cochon! t'es pas mort! Tu vas me
dénoncer, à c't'heure... Attends... attends!»

Et, s'élançant sur l'Allemand, il jeta en avant de toute la vigueur
de ses deux bras sa fourche levée comme une lance, et il lui enfonça
jusqu'au manche les quatre pointes de fer dans la poitrine.

Le soldat se renversa sur le dos en poussant un long soupir de
mort, tandis que le vieux paysan, retirant son arme des plaies, la
replongeait coup sur coup dans le ventre, dans l'estomac, dans la
gorge, frappant comme un forcené, trouant de la tête aux pieds le corps
palpitant dont le sang fuyait par gros bouillons.

Puis il s'arrêta, essoufflé de la violence de sa besogne, aspirant
l'air à grandes gorgées, apaisé par le meurtre accompli.

Alors, comme les coqs chantaient dans les poulaillers et comme le jour
allait poindre, il se mit à l'œuvre pour ensevelir l'homme.

Il creusa un trou dans le fumier, trouva la terre, fouilla plus bas
encore, travaillant d'une façon désordonnée dans un emportement de
force avec des mouvements furieux des bras et de tout le corps.

Lorsque la tranchée fut assez creuse, il roula le cadavre dedans, avec
la fourche, rejeta la terre dessus, la piétina longtemps, remit en
place le fumier, et il sourit en voyant la neige épaisse qui complétait
sa besogne, et couvrait les traces de son voile blanc.

Puis il repiqua sa fourche sur le tas d'ordure et rentra chez lui. Sa
bouteille encore à moitié pleine d'eau-de-vie était restée sur une
table. Il la vida d'une haleine, se jeta sur son lit, et s'endormit
profondément.

Il se réveilla dégrisé, l'esprit calme et dispos, capable de juger le
cas et de prévoir l'événement.

Au bout d'une heure il courait le pays en demandant partout des
nouvelles de son soldat. Il alla trouver les officiers, pour savoir,
disait-il, pourquoi on lui avait repris son homme.

Comme on connaissait leur liaison, on ne le soupçonna pas; et il
dirigea même les recherches en affirmant que le Prussien allait chaque
soir courir le cotillon.

Un vieux gendarme en retraite, qui tenait une auberge dans un village
voisin et qui avait une jolie fille, fut arrêté et fusillé.


  _Saint-Antoine_ a paru dans _le Gil Blas_ du mardi 3 avril 1883, sous
  la signature: MAUFRIGNEUSE.



L'AVENTURE
DE WALTER SCHNAFFS.

  _A Robert Pinchon._


DEPUIS son entrée en France avec l'armée d'invasion, Walter Schnaffs
se jugeait le plus malheureux des hommes. Il était gros, marchait
avec peine, soufflait beaucoup et souffrait affreusement des pieds
qu'il avait fort plats et fort gras. Il était en outre pacifique et
bienveillant, nullement magnanime ou sanguinaire, père de quatre
enfants qu'il adorait et marié avec une jeune femme blonde, dont il
regrettait désespérément chaque soir les tendresses, les petits soins
et les baisers. Il aimait se lever tard et se coucher tôt, manger
lentement de bonnes choses et boire de la bière dans les brasseries. Il
songeait en outre que tout ce qui est doux dans l'existence disparaît
avec la vie; et il gardait au cœur une haine épouvantable, instinctive
et raisonnée en même temps, pour les canons, les fusils, les revolvers
et les sabres, mais surtout pour les baïonnettes, se sentant incapable
de manœuvrer assez vivement cette arme rapide pour défendre son gros
ventre.

Et quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roulé dans son
manteau à côté des camarades qui ronflaient, il pensait longuement aux
siens laissés là-bas et aux dangers semés sur sa route:--S'il était
tué, que deviendraient les petits? Qui donc les nourrirait et les
élèverait? A l'heure même, ils n'étaient pas riches, malgré les dettes
qu'il avait contractées en partant pour leur laisser quelque argent. Et
Walter Schnaffs pleurait quelquefois.

Au commencement des batailles il se sentait dans les jambes de telles
faiblesses qu'il se serait laissé tomber, s'il n'avait songé que toute
l'armée lui passerait sur le corps. Le sifflement des balles hérissait
le poil sur sa peau.

Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dans l'angoisse.

Son corps d'armée s'avançait vers la Normandie; et il fut un jour
envoyé en reconnaissance avec un faible détachement qui devait
simplement explorer une partie du pays et se replier ensuite. Tout
semblait calme dans la campagne; rien n'indiquait une résistance
préparée.

Or, les Prussiens descendaient avec tranquillité dans une petite
vallée que coupaient des ravins profonds quand une fusillade violente
les arrêta net, jetant bas une vingtaine des leurs; et une troupe de
francs-tireurs, sortant brusquement d'un petit bois grand comme la
main, s'élança en avant, la baïonnette au fusil.

Walter Schnaffs demeura d'abord immobile, tellement surpris et éperdu
qu'il ne pensait même pas à fuir. Puis un désir fou de détaler le
saisit; mais il songea aussitôt qu'il courait comme une tortue en
comparaison des maigres Français qui arrivaient en bondissant comme un
troupeau de chèvres. Alors, apercevant à six pas devant lui un large
fossé plein de broussailles couvertes de feuilles sèches, il y sauta
à pieds joints, sans songer même à la profondeur, comme on saute d'un
pont dans une rivière.

Il passa, à la façon d'une flèche, à travers une couche épaisse de
lianes et de ronces aiguës qui lui déchirèrent la face et les mains,
et il tomba lourdement assis sur un lit de pierres.

Levant aussitôt les yeux, il vit le ciel par le trou qu'il avait
fait. Ce trou révélateur le pouvait dénoncer, et il se traîna avec
précaution, à quatre pattes, au fond de cette ornière, sous le toit de
branchages enlacés, allant le plus vite possible, en s'éloignant du
lieu du combat. Puis il s'arrêta et s'assit de nouveau, tapi comme un
lièvre au milieu des hautes herbes sèches.

Il entendit pendant quelque temps encore des détonations, des cris et
des plaintes. Puis les clameurs de la lutte s'affaiblirent, cessèrent.
Tout redevint muet et calme.

Soudain quelque chose remua contre lui. Il eut un sursaut épouvantable.
C'était un petit oiseau qui, s'étant posé sur une branche, agitait des
feuilles mortes. Pendant près d'une heure, le cœur de Walter Schnaffs
en battit à grands coups pressés.

La nuit venait, emplissant d'ombre le ravin. Et le soldat se mit
à songer. Qu'allait-il faire? Qu'allait-il devenir? Rejoindre son
armée?... Mais comment? Mais par où? Et il lui faudrait recommencer
l'horrible vie d'angoisses, d'épouvantes, de fatigues et de souffrances
qu'il menait depuis le commencement de la guerre! Non! Il ne se
sentait plus ce courage! Il n'aurait plus l'énergie qu'il fallait pour
supporter les marches et affronter les dangers de toutes les minutes.

Mais que faire? Il ne pouvait rester dans ce ravin et s'y cacher
jusqu'à la fin des hostilités. Non, certes. S'il n'avait pas fallu
manger, cette perspective ne l'aurait pas trop atterré; mais il fallait
manger, manger tous les jours.

Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme, sur le
territoire ennemi, loin de ceux qui le pouvaient défendre. Des frissons
lui couraient sur la peau.

Soudain il pensa: «Si seulement j'étais prisonnier!» Et son cœur
frémit de désir, d'un désir violent, immodéré, d'être prisonnier des
Français. Prisonnier! Il serait sauvé, nourri, logé, à l'abri des
balles et des sabres, sans appréhension possible, dans une bonne prison
bien gardée. Prisonnier! Quel rêve!

Et sa résolution fut prise immédiatement:

--Je vais me constituer prisonnier.

Il se leva, résolu à exécuter ce projet sans tarder d'une minute. Mais
il demeura immobile, assailli soudain par des réflexions fâcheuses et
par des terreurs nouvelles.

Où allait-il se constituer prisonnier? Comment? De quel côté? Et des
images affreuses, des images de mort, se précipitèrent dans son âme.

Il allait courir des dangers terribles en s'aventurant seul, avec son
casque à pointe, par la campagne.

S'il rencontrait des paysans? Ces paysans, voyant un Prussien perdu,
un Prussien sans défense, le tueraient comme un chien errant! Ils le
massacreraient avec leurs fourches, leurs pioches, leurs faux, leurs
pelles! Ils en feraient une bouillie, une pâtée, avec l'acharnement des
vaincus exaspérés.

S'il rencontrait des francs-tireurs? Ces francs-tireurs, des enragés
sans loi ni discipline, le fusilleraient pour s'amuser, pour passer une
heure, histoire de rire en voyant sa tête. Et il se croyait déjà appuyé
contre un mur en face de douze canons de fusils, dont les petits trous
ronds et noirs semblaient le regarder.

S'il rencontrait l'armée française elle-même? Les hommes d'avant-garde
le prendraient pour un éclaireur, pour quelque hardi et malin troupier
parti seul en reconnaissance, et ils lui tireraient dessus. Et il
entendait déjà les détonations irrégulières des soldats couchés
dans les broussailles, tandis que lui, debout au milieu d'un champ,
s'affaissait, troué comme une écumoire par les balles qu'il sentait
entrer dans sa chair.

Il se rassit, désespéré. Sa situation lui paraissait sans issue.

La nuit était tout à fait venue, la nuit muette et noire. Il ne
bougeait plus, tressaillant à tous les bruits inconnus et légers
qui passent dans les ténèbres. Un lapin, tapant du cul au bord d'un
terrier, faillit faire s'enfuir Walter Schnaffs. Les cris des chouettes
lui déchiraient l'âme, le traversant de peurs soudaines, douloureuses
comme des blessures. Il écarquillait ses gros yeux pour tâcher de voir
dans l'ombre; et il s'imaginait à tout moment entendre marcher près de
lui.

Après d'interminables heures et des angoisses de damné, il aperçut, à
travers son plafond de branchages, le ciel qui devenait clair. Alors,
un soulagement immense le pénétra; ses membres se détendirent, reposés
soudain; son cœur s'apaisa; ses yeux se fermèrent. Il s'endormit.

Quand il se réveilla, le soleil lui parut arrivé à peu près au milieu
du ciel; il devait être midi. Aucun bruit ne troublait la paix morne
des champs; et Walter Schnaffs s'aperçut qu'il était atteint d'une faim
aiguë.

Il bâillait, la bouche humide à la pensée du saucisson, du bon
saucisson des soldats; et son estomac lui faisait mal.

Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes étaient faibles,
et se rassit pour réfléchir. Pendant deux ou trois heures encore, il
établit le pour et le contre, changeant à tout moment de résolution,
combattu, malheureux, tiraillé par les raisons les plus contraires.

Une idée lui parut enfin logique et pratique, c'était de guetter le
passage d'un villageois seul, sans armes, et sans outils de travail
dangereux, de courir au-devant de lui et de se remettre en ses mains en
lui faisant bien comprendre qu'il se rendait.

Alors il ôta son casque, dont la pointe le pouvait trahir, et il sortit
sa tête au bord de son trou, avec des précautions infinies.

Aucun être isolé ne se montrait à l'horizon. Là-bas, à droite, un petit
village envoyait au ciel la fumée de ses toits, la fumée des cuisines!
Là-bas, à gauche, il apercevait, au bout des arbres d'une avenue, un
grand château flanqué de tourelles.

Il attendit ainsi jusqu'au soir, souffrant affreusement, ne voyant rien
que des vols de corbeaux, n'entendant rien que les plaintes sourdes de
ses entrailles.

Et la nuit encore tomba sur lui.

Il s'allongea au fond de sa retraite et il s'endormit d'un sommeil
fiévreux, hanté de cauchemars, d'un sommeil d'homme affamé.

L'aurore de nouveau se leva sur sa tête. Il se remit en observation.
Mais la campagne restait vide comme la veille; et une peur nouvelle
entrait dans l'esprit de Walter Schnaffs, la peur de mourir de faim!
Il se voyait étendu au fond de son trou, sur le dos, les yeux fermés.
Puis des bêtes, des petites bêtes de toute sorte s'approchaient de son
cadavre et se mettaient à le manger, l'attaquant partout à la fois, se
glissant sous ses vêtements pour mordre sa peau froide. Et un grand
corbeau lui piquait les yeux de son bec effilé.

Alors, il devint fou, s'imaginant qu'il allait s'évanouir de faiblesse
et ne plus pouvoir marcher. Et déjà, il s'apprêtait à s'élancer vers
le village, résolu à tout oser, à tout braver, quand il aperçut trois
paysans qui s'en allaient aux champs avec leurs fourches sur l'épaule,
et il replongea dans sa cachette.

Mais, dès que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement du
fossé, et se mit en route, courbé, craintif, le cœur battant, vers le
château lointain, préférant entrer là dedans plutôt qu'au village qui
lui semblait redoutable comme une tanière pleine de tigres.

Les fenêtres d'en bas brillaient. Une d'elles était même ouverte; et
une forte odeur de viande cuite s'en échappait, une odeur qui pénétra
brusquement dans le nez et jusqu'au fond du ventre de Walter Schnaffs,
qui le crispa, le fit haleter, l'attirant irrésistiblement, lui jetant
au cœur une audace désespérée.

Et brusquement, sans réfléchir, il apparut, casqué, dans le cadre de la
fenêtre.

Huit domestiques dînaient autour d'une grande table. Mais soudain une
bonne demeura béante, laissant tomber son verre, les yeux fixes. Tous
les regards suivirent le sien!

On aperçut l'ennemi!

Seigneur! les Prussiens attaquaient le château!...

Ce fut d'abord un cri, un seul cri, fait de huit cris poussés sur
huit tons différents, un cri d'épouvante horrible, puis une levée
tumultueuse, une bousculade, une mêlée, une fuite éperdue vers la porte
du fond. Les chaises tombaient, les hommes renversaient les femmes et
passaient dessus. En deux secondes, la pièce fut vide, abandonnée, avec
la table couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stupéfait,
toujours debout dans sa fenêtre.

Après quelques instants d'hésitation, il enjamba le mur d'appui et
s'avança vers les assiettes. Sa faim exaspérée le faisait trembler
comme un fiévreux: mais une terreur le retenait, le paralysait encore.
Il écouta. Toute la maison semblait frémir; des portes se fermaient,
des pas rapides couraient sur le plancher du dessus. Le Prussien
inquiet tendait l'oreille à ces confuses rumeurs; puis il entendit des
bruits sourds comme si des corps fussent tombés dans la terre molle, au
pied des murs, des corps humains sautant du premier étage.

Puis tout mouvement, toute agitation cessèrent, et le grand château
devint silencieux comme un tombeau.

Walter Schnaffs s'assit devant une assiette restée intacte, et il se
mit à manger. Il mangeait par grandes bouchées comme s'il eût craint
d'être interrompu trop tôt, de n'en pouvoir engloutir assez. Il jetait
à deux mains les morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe;
et des paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans
l'estomac, gonflant sa gorge en passant. Parfois, il s'interrompait,
prêt à crever à la façon d'un tuyau trop plein. Il prenait alors la
cruche au cidre et se déblayait l'œsophage comme on lave un conduit
bouché.

Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les bouteilles;
puis, saoul de liquide et de mangeaille, abruti, rouge, secoué par
des hoquets, l'esprit troublé et la bouche grasse, il déboutonna son
uniforme pour souffler, incapable d'ailleurs de faire un pas. Ses yeux
se fermaient, ses idées s'engourdissaient; il posa son front pesant
dans ses bras croisés sur la table, et il perdit doucement la notion
des choses et des faits.


Le dernier croissant éclairait vaguement l'horizon au-dessus des arbres
du parc. C'était l'heure froide qui précède le jour.

Des ombres glissaient dans les fourrés, nombreuses et muettes; et
parfois, un rayon de lune faisait reluire dans l'ombre une pointe
d'acier.

Le château tranquille dressait sa grande silhouette noire. Deux
fenêtres seules brillaient encore au rez-de-chaussée.

Soudain, une voix tonnante hurla:

--En avant! nom d'un nom! à l'assaut! mes enfants!

Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les vitres
s'enfoncèrent sous un flot d'hommes qui s'élança, brisa, creva tout,
envahit la maison. En un instant cinquante soldats armés jusqu'aux
cheveux, bondirent dans la cuisine où reposait pacifiquement Walter
Schnaffs, et lui posant sur la poitrine cinquante fusils chargés, le
culbutèrent, le roulèrent, le saisirent, le lièrent des pieds à la tête.

Il haletait d'ahurissement, trop abruti pour comprendre, battu, crossé
et fou de peur.

Et tout d'un coup, un gros militaire chamarré d'or lui planta son pied
sur le ventre en vociférant:

--Vous êtes mon prisonnier, rendez-vous!

Le Prussien n'entendit que ce seul mot «prisonnier», et il gémit: «_ya,
ya, ya_».

Il fut relevé, ficelé sur une chaise, et examiné avec une vive
curiosité par ses vainqueurs qui soufflaient comme des baleines.
Plusieurs s'assirent, n'en pouvant plus d'émotion et de fatigue.

Il souriait, lui, il souriait maintenant, sûr d'être enfin prisonnier!

Un autre officier entra et prononça:

--Mon colonel, les ennemis se sont enfuis; plusieurs semblent avoir été
blessés. Nous restons maîtres de la place.

Le gros militaire qui s'essuyait le front vociféra: «Victoire!»

Et il écrivit sur un petit agenda de commerce tiré de sa poche:

«Après une lutte acharnée, les Prussiens ont dû battre en retraite,
emportant leurs morts et leurs blessés, qu'on évalue à cinquante hommes
hors de combat. Plusieurs sont restés entre nos mains.»

Le jeune officier reprit:

--Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel?

Le colonel répondit:

--Nous allons nous replier pour éviter un retour offensif avec de
l'artillerie et des forces supérieures.

Et il donna l'ordre de repartir.

La colonne se reforma dans l'ombre, sous les murs du château, et se mit
en mouvement, enveloppant de partout Walter Schnaffs garrotté, tenu
par six guerriers le revolver au poing.

Des reconnaissances furent envoyées pour éclairer la route. On avançait
avec prudence, faisant halte de temps en temps.

Au jour levant, on arrivait à la sous-préfecture de La Roche-Oysel,
dont la garde nationale avait accompli ce fait d'armes.

La population anxieuse et surexcitée attendait. Quand on aperçut le
casque du prisonnier, des clameurs formidables éclatèrent. Les femmes
levaient les bras; des vieilles pleuraient; un aïeul lança sa béquille
au Prussien et blessa le nez d'un de ses gardiens.

Le colonel hurlait:

--Veillez à la sûreté du captif!

On parvint enfin à la maison de ville. La prison fut ouverte, et Walter
Schnaffs jeté dedans, libre de liens.

Deux cents hommes en armes montèrent la garde autour du bâtiment.

Alors, malgré des symptômes d'indigestion qui le tourmentaient depuis
quelque temps, le Prussien, fou de joie, se mit à danser, à danser
éperdument, en levant les bras et les jambes, à danser en poussant des
rires frénétiques, jusqu'au moment où il tomba, épuisé au pied d'un
mur.

Il était prisonnier! Sauvé!


C'est ainsi que le château de Champignet fut repris à l'ennemi après
six heures seulement d'occupation.

Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette affaire à la tête
des gardes nationaux de La Roche-Oysel, fut décoré.


  _L'Aventure de Walter Schnaffs_ a paru dans _le Gaulois_ du mercredi
  11 avril 1883.



LA TOMBE.


LE dix-sept juillet mil huit cent quatre-vingt-trois, à deux heures
et demie du matin, le gardien du cimetière de Béziers, qui habitait
un petit pavillon au bout du champ des morts, fut réveillé par les
jappements de son chien enfermé dans la cuisine.

Il descendit aussitôt et vit que l'animal flairait sous la porte en
aboyant avec fureur, comme si quelque vagabond eût rôdé autour de
la maison. Le gardien Vincent prit alors son fusil et sortit avec
précaution.

Son chien partit en courant dans la direction de l'allée du général
Bonnet et s'arrêta net auprès du monument de Mme Tomoiseau.

Le gardien, avançant alors avec précaution, aperçut bientôt une petite
lumière du côté de l'allée Malenvers. Il se glissa entre les tombes et
fut témoin d'un acte horrible de profanation.

Un homme avait déterré le cadavre d'une jeune femme ensevelie la
veille, et il le tirait hors de la tombe.

Une petite lanterne sourde, posée sur un tas de terre, éclairait cette
scène hideuse.

Le gardien Vincent, s'étant élancé sur ce misérable, le terrassa, lui
lia les mains et le conduisit au poste de police.

C'était un jeune avocat de la ville, riche, bien vu, du nom de
Courbataille.

Il fut jugé. Le ministère public rappela les actes monstrueux du
sergent Bertrand et souleva l'auditoire.

Des frissons d'indignation passaient dans la foule. Quand le magistrat
s'assit, des cris éclatèrent: «A mort! A mort!» Le président eut
grand'peine à faire rétablir le silence.

Puis il prononça d'un ton grave:

«Prévenu qu'avez-vous à dire pour votre défense?»

Courbataille, qui n'avait point voulu d'avocat, se leva. C'était
un beau garçon, grand, brun, avec un visage ouvert, des traits
énergiques, un œil hardi.

Des sifflets jaillirent du public.

Il ne se troubla pas, et se mit à parler d'une voix un peu voilée, un
peu basse d'abord, mais qui s'affermit peu à peu.

«Monsieur le président,

«Messieurs les jurés,

«J'ai très peu de choses à dire. La femme dont j'ai violé la tombe
avait été ma maîtresse. Je l'aimais.

«Je l'aimais, non point d'un amour sensuel, non point d'une simple
tendresse d'âme et de cœur, mais d'un amour absolu, complet, d'une
passion éperdue.

«Écoutez-moi:

«Quand je l'ai rencontrée pour la première fois, j'ai ressenti, en la
voyant, une étrange sensation. Ce ne fut point de l'étonnement, ni de
l'admiration, ce ne fut point ce qu'on appelle le coup de foudre, mais
un sentiment de bien-être délicieux, comme si on m'eût plongé dans un
bain tiède. Ses gestes me séduisaient, sa voix me ravissait, toute sa
personne me faisait un plaisir infini à regarder. Il me semblait aussi
que je la connaissais depuis longtemps, que je l'avais vue déjà. Elle
portait en elle quelque chose de mon esprit.

«Elle m'apparaissait comme une réponse à un appel jeté par mon âme, à
cet appel vague et continu que nous poussons vers l'Espérance durant
tout le cours de notre vie.

«Quand je la connus un peu plus, la seule pensée de la revoir
m'agitait d'un trouble exquis et profond; le contact de sa main dans
ma main était pour moi un tel délice que je n'en avais point imaginé
de semblable auparavant, son sourire me versait dans les yeux une
allégresse folle, me donnait envie de courir, de danser, de me rouler
par terre.

«Elle devint donc ma maîtresse.

«Elle fut plus que cela, elle fut ma vie même. Je n'attendais plus rien
sur la terre, je ne désirais rien, plus rien. Je n'enviais plus rien.

«Or, un soir, comme nous étions allés nous promener un peu loin le long
de la rivière, la pluie nous surprit. Elle eut froid.

«Le lendemain une fluxion de poitrine se déclara. Huit jours plus tard
elle expirait.

«Pendant les heures d'agonie, l'étonnement, l'effarement m'empêchèrent
de bien comprendre, de bien réfléchir.

«Quand elle fut morte, le désespoir brutal m'étourdit tellement que je
n'avais plus de pensée. Je pleurais.

«Pendant toutes les horribles phases de l'ensevelissement ma douleur
aiguë, furieuse, était encore une douleur de fou, une sorte de douleur
sensuelle, physique.

«Puis quand elle fut partie, quand elle fut en terre, mon esprit
redevint net tout d'un coup et je passai par toute une suite de
souffrances morales si épouvantables que l'amour même qu'elle m'avait
donné était cher à ce prix-là.

«Alors entra en moi cette idée fixe:

«Je ne la reverrai plus.»

«Quand on réfléchit à cela pendant un jour tout entier, une démence
vous emporte! Songez! Un être est là, que vous adorez, un être unique,
car dans toute l'étendue de la terre il n'en existe pas un second qui
lui ressemble. Cet être s'est donné à vous, il crée avec vous cette
union mystérieuse qu'on nomme l'Amour. Son œil vous semble plus vaste
que l'espace, plus charmant que le monde, son œil clair où sourit la
tendresse. Cet être vous aime. Quand il vous parle, sa voix vous verse
un flot de bonheur.

«Et tout d'un coup il disparaît! Songez! Il disparaît non pas
seulement pour vous, mais pour toujours. Il est mort. Comprenez-vous
ce mot? Jamais, jamais, jamais, nulle part, cet être n'existera plus.
Jamais cet œil ne regardera plus rien; jamais cette voix, jamais une
voix pareille, parmi toutes les voix humaines, ne prononcera de la même
façon un des mots que prononçait la sienne.

«Jamais aucun visage ne renaîtra semblable au sien. Jamais, jamais! On
garde les moules des statues; on conserve des empreintes qui refont des
objets avec les mêmes contours et les mêmes couleurs. Mais ce corps et
ce visage, jamais ils ne reparaîtront sur la terre. Et pourtant il en
naîtra des milliers de créatures, des millions, des milliards, et bien
plus encore, et parmi toutes les femmes futures, jamais celle-là ne se
retrouvera. Est-ce possible? On devient fou en y songeant!

«Elle a existé vingt ans, pas plus, et elle a disparu pour toujours,
pour toujours, pour toujours! Elle pensait, elle souriait, elle
m'aimait. Plus rien. Les mouches qui meurent à l'automne sont autant
que nous dans la création. Plus rien! Et je pensais que son corps,
son corps frais, chaud, si doux, si blanc, si beau, s'en allait en
pourriture dans le fond d'une boîte sous la terre. Et son âme, sa
pensée, son amour, où?

«Ne plus la revoir! Ne plus la revoir! L'idée me hantait de ce corps
décomposé, que je pourrais peut-être reconnaître pourtant. Et je voulus
le regarder encore une fois!

«Je partis avec une bêche, une lanterne, un marteau. Je sautai
par-dessus le mur du cimetière. Je retrouvai le trou de sa tombe; on ne
l'avait pas encore tout à fait rebouché.

«Je mis le cercueil à nu. Et je soulevai une planche. Une odeur
abominable, le souffle infâme des putréfactions me monta dans la
figure. Oh! son lit, parfumé d'iris!

«J'ouvris la bière cependant, et je plongeai dedans ma lanterne
allumée, et je la vis. Sa figure était bleue, bouffie, épouvantable! Un
liquide noir avait coulé de sa bouche.

«Elle! c'était elle! Une horreur me saisit. Mais j'allongeai le bras et
je pris ses cheveux pour attirer à moi cette face monstrueuse!

«C'est alors qu'on m'arrêta.

«Toute la nuit j'ai gardé, comme on garde le parfum d'une femme après
une étreinte d'amour, l'odeur immonde de cette pourriture, l'odeur de
ma bien-aimée!

«Faites de moi ce que vous voudrez.»

Un étrange silence paraissait peser sur la salle. On semblait attendre
quelque chose encore. Les jurés se retirèrent pour délibérer.

Quand ils rentrèrent au bout de quelques minutes, l'accusé semblait
sans craintes, et même sans pensée.

Le président, avec les formules d'usage, lui annonça que ses juges le
déclaraient innocent.

Il ne fit pas un geste, et le public applaudit.


  _La Tombe_ a paru dans _le Gil Blas_ du 29 juillet 1883, sous la
  signature: MAUFRIGNEUSE.



NOTES
D'UN VOYAGEUR.


SEPT heures. Un coup de sifflet; nous partons. Le train passe sur les
plaques tournantes avec le bruit que font les orages au théâtre; puis
il s'enfonce dans la nuit, haletant, soufflant sa vapeur, éclairant de
reflets rouges des murs, des haies, des bois, des champs.

Nous sommes six, trois sur chaque banquette, sous la lumière du
quinquet. En face de moi, une grosse dame avec un gros monsieur, un
vieux ménage. Un bossu tient le coin de gauche. A mes côtés, un jeune
ménage, ou du moins, un jeune couple! Sont-ils mariés? La jeune femme
est jolie, semble modeste, mais elle est trop parfumée. Quel est
ce parfum-là? Je le connais sans le déterminer. Ah! j'y suis. Peau
d'Espagne? Cela ne dit rien. Attendons.

La grosse dame dévisage la jeune avec un air d'hostilité qui me donne à
penser. Le gros monsieur ferme les yeux. Déjà! Le bossu s'est roulé en
boule. Je ne vois plus où sont ses jambes. On n'aperçoit que son regard
brillant sous une calotte grecque à gland rouge. Puis il plonge dans sa
couverture de voyage. On dirait un petit paquet jeté sur la banquette.

Seule la vieille dame reste en éveil, soupçonneuse, inquiète, comme un
gardien chargé de veiller sur l'ordre et sur la moralité du wagon.

Les jeunes gens demeurent immobiles, les genoux enveloppés du même
châle, les yeux ouverts, sans parler; sont-ils mariés?

Je fais à mon tour semblant de dormir et je guette.

Neuf heures. La grosse dame va succomber, elle ferme les yeux coup sur
coup, penche la tête vers sa poitrine et la relève par saccades. C'est
fait. Elle dort.

O sommeil, mystère ridicule qui donnes au visage les aspects les
plus grotesques, tu es le révélateur de la laideur humaine. Tu fais
apparaître tous les défauts, les difformités et les tares! Tu fais que
chaque figure touchée par toi devient aussitôt une caricature.

Je me lève et j'étends le léger voile bleu sur le quinquet. Puis je
m'assoupis à mon tour.

De temps en temps, l'arrêt du train me réveille. Un employé crie le nom
d'une ville, puis nous repartons.

Voici l'aurore. Nous suivons le Rhône, qui descend vers la
Méditerranée. Tout le monde dort. Les jeunes gens sont enlacés. Un pied
de la jeune femme est sorti du châle. Elle a des bas blancs! C'est
commun: ils sont mariés. On ne sent pas bon dans le compartiment.
J'ouvre une fenêtre pour changer l'air. Le froid réveille tout le
monde, à l'exception du bossu qui ronfle comme une toupie sous sa
couverture.

La laideur des faces s'accentue encore sous la lumière du jour nouveau.

La grosse dame, rouge, dépeignée, affreuse, jette un regard circulaire
et méchant à ses voisins. La jeune femme regarde en souriant son
compagnon. Si elle n'était point mariée elle aurait d'abord contemplé
son miroir!

Voici Marseille. Vingt minutes d'arrêt. Je déjeune. Nous repartons.
Nous avons le bossu en moins et deux vieux messieurs en plus.

Alors les deux ménages, l'ancien et le nouveau, déballent des
provisions. Poulet par-ci, veau froid par-là, sel et poivre dans du
papier, cornichons dans un mouchoir, tout ce qui peut vous dégoûter des
nourritures pendant l'éternité! Je ne sais rien de plus commun, de plus
grossier, de plus inconvenant, de plus mal appris que de manger dans un
wagon où se trouvent d'autres voyageurs.

S'il gèle, ouvrez les portières! S'il fait chaud, fermez-les et fumez
la pipe, eussiez-vous horreur du tabac; mettez-vous à chanter, aboyez,
livrez-vous aux excentricités les plus gênantes, retirez vos bottines
et vos chaussettes et coupez les ongles de vos pieds; tâchez de rendre
enfin à ces voisins mal élevés la monnaie de leur savoir-vivre.

L'homme prévoyant emporte une fiole de benzine ou de pétrole pour la
répandre sur les coussins dès qu'on se met à dîner près de lui. Tout
est permis, tout est trop doux pour les rustres qui vous empoisonnent
par l'odeur de leurs mangeailles.

Nous suivons la mer bleue. Le soleil tombe en pluie sur la côte peuplée
de villes charmantes.

Voici Saint-Raphaël. Là-bas est Saint-Tropez, petite capitale de ce
pays désert inconnu et ravissant qu'on nomme les Montagnes des Maures.
Un grand fleuve sur lequel aucun pont n'est jeté, l'Argens, sépare du
continent cette presqu'île sauvage, où l'on peut marcher un jour entier
sans rencontrer un être, où les villages, perchés sur les monts, sont
demeurés tels que jadis, avec leurs maisons orientales, leurs arcades,
leurs portes cintrées, sculptées et basses.

Aucun chemin de fer, aucune voiture publique ne pénètre dans ces
vallons superbes et boisés. Seule, une antique patache porte les
lettres de Hyères et de Saint-Tropez.

Nous filons. Voici Cannes, si jolie au bord de ses deux golfes, en face
des îles de Lérins qui seraient, si on les pouvait joindre à la terre,
deux paradis pour les malades.

Voici le golfe de Juan; l'escadre cuirassée semble endormie sur l'eau.

Voici Nice. On a fait, paraît-il, une exposition dans cette ville.
Allons la voir.

On suit un boulevard qui a l'air d'un marais et on parvient, sur une
hauteur, à un bâtiment d'un goût douteux et qui ressemble, en tout
petit, au grand palais du Trocadéro.

Là dedans, quelques promeneurs au milieu d'un chaos de caisses.

L'exposition, ouverte depuis longtemps déjà, sera prête sans doute pour
l'année prochaine.

L'intérieur serait joli s'il était terminé. Mais... il en est loin.

Deux sections m'attirent surtout: «les comestibles et les beaux-arts».
Hélas! voici bien des fruits confits de Grasse, des dragées, mille
choses exquises à manger... Mais... il est interdit d'en vendre... On
ne peut que les regarder... Et cela pour ne point nuire au commerce
de ville! Exposer des sucreries pour la seule joie du regard et avec
défense d'y goûter me paraît certes une des plus belles inventions de
l'esprit humain.

Les beaux-arts sont... en préparation. On a ouvert cependant quelques
salles où l'on voit de fort beaux paysages de Harpignies, de Guillemet,
de Le Poittevin, un superbe portrait de Mlle Alice Regnault par
Courtois, un délicieux Béraud, etc... Le reste... après déballage.

Comme il faut, quand on visite, visiter tout, je veux m'offrir une
ascension libre et je me dirige vers le ballon de M. Godard et Cie.

Le mistral souffle. L'aérostat se balance d'une manière inquiétante.
Puis une détonation se produit. Ce sont les cordes du filet qui se
rompent. On interdit au public l'entrée de l'enceinte. On me met
également à la porte.

Je grimpe sur ma voiture et je regarde.

De seconde en seconde, quelques nouvelles attaches claquent avec un
bruit singulier, et la peau brune du ballon s'efforce de sortir des
mailles qui la retiennent. Puis soudain, sous une rafale plus violente,
une déchirure immense ouvre de bas en haut la grosse boule volante, qui
s'abat comme une toile flasque, crevée et morte.


A mon réveil, le lendemain, je me fais apporter les journaux de la
ville et je lis avec stupeur: «La tempête qui règne actuellement sur
notre littoral a obligé l'administration des ballons captifs et libres
de Nice, pour éviter un accident, de dégonfler son grand aérostat.

Le système de dégonflement instantané qu'a employé M. Godard est une de
ses inventions qui lui font le plus grand honneur.»

Oh! Oh! Oh! Oh!

O brave public!


Toute la côte de la Méditerranée est la Californie des pharmaciens. Il
faut être dix fois millionnaire pour oser acheter une simple boîte de
pâte pectorale chez ces commerçants superbes qui vendent le jujube au
prix des diamants.

On peut aller de Nice à Monaco par la Corniche, en suivant la mer. Rien
de plus joli que cette route taillée dans le roc, qui contourne des
golfes, passe sous des voûtes, court et circule dans le flanc de la
montagne au milieu d'un paysage admirable.

Voici Monaco sur son rocher, et, derrière, Monte-Carlo... Chut!...
Quand on aime le jeu, je comprends qu'on adore cette jolie petite
ville. Mais comme elle est morne et triste pour ceux qui ne jouent
point! On n'y trouve aucun autre plaisir, aucune autre distraction.

Plus loin, c'est Menton, le point le plus chaud de la côte et le
plus fréquenté par les malades. Là, les oranges mûrissent et les
poitrinaires guérissent.

Je prends le train de nuit pour retourner à Cannes. Dans mon wagon,
deux dames et un Marseillais qui raconte obstinément des drames de
chemin de fer, des assassinats et des vols.

«... J'ai connu un Corse, madame, qui s'en venait à Paris avec son
fils. Je parle de loin, c'était dans les premiers temps de la ligne P.
L. M. Je monte avec eux, puisque nous étions amis, et nous voici partis.

«Le fils, qui avait vingt ans, n'en revenait pas de voir courir
le convoi, et il restait tout le temps penché à la portière pour
regarder. Son père lui disait sans cesse: «Hé! prends garde, Mathéo,
de te pencher trop, que tu pourrais te faire mal.» Mais le garçon ne
répondait seulement point.

«Moi je disais au père:

--«Té, laisse-le donc, si ça l'amuse.

«Mais le père reprenait:

--«Allons, Mathéo, ne te penche pas comme ça.

«Alors, comme le fils n'entendait point, il le prit par son vêtement
pour le faire rentrer dans le wagon, et il tira.

«Mais voilà que le corps nous tomba sur les genoux. Il n'avait plus
de tête, madame... elle avait été coupée par un tunnel. Et le cou ne
saignait seulement plus; tout avait coulé le long de la route...»

Une des dames poussa un soupir, ferma les yeux, et s'abattit vers sa
voisine. Elle avait perdu connaissance...


  _Notes d'un Voyageur_ ont paru dans _le Gaulois_ du 4 février 1884.



AVIS.


Nous aurions voulu faire suivre le présent volume, comme les
précédents, de quelques opinions de la Presse. Nous n'en voyons guère
qui méritent d'être réimprimées ici. Outre qu'un livre de nouvelles ne
bénéficie jamais, auprès de la critique, de l'attention que suscite
le roman, il importe de rappeler que les premiers grands succès de
Maupassant ont été avant tout de public et d'opinion. D'ailleurs,
au moment où les _Contes de la Bécasse_ parurent, leur auteur était
encore rangé dans l'école naturaliste, et on sait assez que ladite
école se butait alors à la mauvaise volonté avouée de toute la critique
officielle.



  TABLE DES MATIÈRES.


                                      Pages.

  La Bécasse.                              1

  Ce cochon de Morin.                      9

  La Folle.                               35

  Pierrot.                                45

  Menuet.                                 59

  La Peur.                                71

  Farce normande.                         85

  Les Sabots.                             97

  La Rempailleuse.                       111

  En mer.                                127

  Un Normand.                            141

  Le Testament.                          155

  Aux champs.                            167

  Un Coq chanta.                         181

  Un Fils.                               193

  Saint-Antoine.                         215

  L'Aventure de Walter Schnaffs.         233

  La Tombe (_inédit_).                   251

  Notes d'un voyageur (_inédit_).        261


       *       *       *       *       *


  Liste des modifications:

  Page  6: «le» remplacé par «de» (par le bout de la mince aiguille
             qui leur sert de bec)
  Page 91: «deux» remplacé par «d'eux» (L'un d'eux, soudain, ...)





*** End of this LibraryBlog Digital Book "OEuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 06" ***

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