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Title: Oeuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 7
Author: Maupassant, Guy de
Language: French
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produced from images generously made available by The
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  Au lecteur

  Cette version électronique reproduit dans son intégralité
  la version originale.

  La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections
  mineures.

  L'orthographe a été conservée. Seul un mot a été modifié. La
  modification se trouve à la fin du texte.



  ŒUVRES COMPLÈTES
  DE
  GUY DE MAUPASSANT



  LA PRÉSENTE ÉDITION
  DES
  ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT

  A ÉTÉ TIRÉE

  PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE

  EN VERTU D'UNE AUTORISATION
  DE M. LE GARDE DES SCEAUX

  EN DATE DU 30 JANVIER 1902.


  IL A ÉTÉ TIRÉ À PART

  100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE

  SAVOIR:

  60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.
  20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.
  20 exemplaires (81 à 100) sur chine.

  _Le texte de ce volume
  est conforme à celui de l'édition originale_:
  Clair de Lune.

  _Paris, 1 vol. gr. in-8º ill., Ed. Monnier, éditeur, 1884,
  et Ollendorff, Paris, 1888,
  avec addition de_:

  L'Enfant, En Voyage, Le Bûcher (_inédits_).



  ŒUVRES COMPLÈTES
  DE
  GUY DE MAUPASSANT



  CLAIR DE LUNE

  L'ENFANT--EN VOYAGE

  LE BÛCHER

  [Illustration]


  PARIS

  LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17

  MDCCCCVIII

  _Tous droits réservés._



CLAIR DE LUNE.


IL portait bien son nom de bataille, l'abbé Marignan. C'était un grand
prêtre maigre, fanatique, d'âme toujours exaltée, mais droite. Toutes
ses croyances étaient fixes, sans jamais d'oscillations. Il s'imaginait
sincèrement connaître son Dieu, pénétrer ses desseins, ses volontés,
ses intentions.

Quand il se promenait à grands pas dans l'allée de son petit presbytère
de campagne, quelquefois une interrogation se dressait dans son esprit:
«Pourquoi Dieu a-t-il fait cela?» Et il cherchait obstinément, prenant
en sa pensée la place de Dieu, et il trouvait presque toujours.
Ce n'est pas lui qui eût murmuré dans un élan de pieuse humilité:
«Seigneur, vos desseins sont impénétrables!» Il se disait: «Je suis
le serviteur de Dieu, je dois connaître ses raisons d'agir, et les
deviner si je ne les connais pas.»

Tout lui paraissait créé dans la nature avec une logique absolue et
admirable. Les «Pourquoi» et les «Parce que» se balançaient toujours.
Les aurores étaient faites pour rendre joyeux les réveils, les jours
pour mûrir les moissons, les pluies pour les arroser, les soirs pour
préparer au sommeil et les nuits sombres pour dormir.

Les quatre saisons correspondaient parfaitement à tous les besoins de
l'agriculture; et jamais le soupçon n'aurait pu venir au prêtre que
la nature n'a point d'intentions et que tout ce qui vit s'est plié,
au contraire, aux dures nécessités des époques, des climats et de la
matière.

Mais il haïssait la femme, il la haïssait inconsciemment, et la
méprisait par instinct. Il répétait souvent la parole du Christ:
«Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi?» et il ajoutait: «On
disait que Dieu lui-même se sentait mécontent de cette œuvre-là.» La
femme était bien pour lui l'enfant douze fois impure dont parle le
poète. Elle était le tentateur qui avait entraîné le premier homme
et qui continuait toujours son œuvre de damnation, l'être faible,
dangereux, mystérieusement troublant. Et plus encore que leur corps de
perdition, il haïssait leur âme aimante.

Souvent il avait senti leur tendresse attachée à lui et, bien qu'il se
sût inattaquable, il s'exaspérait de ce besoin d'aimer qui frémissait
toujours en elles.

Dieu, à son avis, n'avait créé la femme que pour tenter l'homme et
l'éprouver. Il ne fallait approcher d'elle qu'avec des précautions
défensives, et les craintes qu'on a des pièges. Elle était, en effet,
toute pareille à un piège avec ses bras tendus et ses lèvres ouvertes
vers l'homme.

Il n'avait d'indulgence que pour les religieuses que leur vœu rendait
inoffensives; mais il les traitait durement quand même, parce qu'il la
sentait toujours vivante au fond de leur cœur enchaîné, de leur cœur
humilié, cette éternelle tendresse qui venait encore à lui, bien qu'il
fût un prêtre.

Il la sentait dans leurs regards plus mouillés de piété que les regards
des moines, dans leurs extases où leur sexe se mêlait, dans leurs élans
d'amour vers le Christ, qui l'indignaient parce que c'était de l'amour
de femme, de l'amour charnel; il la sentait, cette tendresse maudite,
dans leur docilité même, dans la douceur de leur voix en lui parlant,
dans leurs yeux baissés, et dans leurs larmes résignées quand il les
reprenait avec rudesse.

Et il secouait sa soutane en sortant des portes du couvent, et il s'en
allait en allongeant les jambes comme s'il avait fui devant un danger.

Il avait une nièce qui vivait avec sa mère dans une petite maison
voisine. Il s'acharnait à en faire une sœur de charité.

Elle était jolie, écervelée et moqueuse. Quand l'abbé sermonnait,
elle riait; et quand il se fâchait contre elle, elle l'embrassait
avec véhémence, le serrant contre son cœur, tandis qu'il cherchait
involontairement à se dégager de cette étreinte qui lui faisait goûter
cependant une joie douce, éveillant au fond de lui cette sensation de
paternité qui sommeille en tout homme.

Souvent il lui parlait de Dieu, de son Dieu, en marchant à côté d'elle
par les chemins des champs. Elle ne l'écoutait guère et regardait le
ciel, les herbes, les fleurs, avec un bonheur de vivre qui se voyait
dans ses yeux. Quelquefois elle s'élançait pour attraper une bête
volante, et s'écriait en la rapportant: «Regarde, mon oncle, comme
elle est jolie; j'ai envie de l'embrasser.» Et ce besoin d'«embrasser
des mouches» ou des grains de lilas inquiétait, irritait, soulevait le
prêtre, qui retrouvait encore là cette indéracinable tendresse qui
germe toujours au cœur des femmes.

Puis, voilà qu'un jour l'épouse du sacristain, qui faisait le ménage
de l'abbé Marignan, lui apprit avec précaution que sa nièce avait un
amoureux.

Il en ressentit une émotion effroyable, et il demeura suffoqué, avec du
savon plein la figure, car il était en train de se raser.

Quand il se retrouva en état de réfléchir et de parler, il s'écria: «Ce
n'est pas vrai, vous mentez, Mélanie!»

Mais la paysanne posa la main sur son cœur: «Que Notre-Seigneur me
juge si je mens, monsieur le curé. J' vous dis qu'elle y va tous les
soirs sitôt qu' votre sœur est couchée. Ils se r'trouvent le long de
la rivière. Vous n'avez qu'à y aller voir entre dix heures et minuit.»

Il cessa de se gratter le menton, et il se mit à marcher violemment,
comme il faisait toujours en ses heures de grave méditation. Quand il
voulut recommencer à se barbifier, il se coupa trois fois depuis le nez
jusqu'à l'oreille.

Tout le jour, il demeura muet, gonflé d'indignation et de colère.
A sa fureur de prêtre, devant l'invincible amour, s'ajoutait une
exaspération de père moral, de tuteur, de chargé d'âme, trompé, volé,
joué par une enfant; cette suffocation égoïste des parents à qui leur
fille annonce qu'elle a fait, sans eux et malgré eux, choix d'un époux.

Après son dîner, il essaya de lire un peu, mais il ne put y parvenir;
et il s'exaspérait de plus en plus. Quand dix heures sonnèrent, il prit
sa canne, un formidable bâton de chêne dont il se servait toujours
en ses courses nocturnes, quand il allait voir quelque malade. Et il
regarda en souriant l'énorme gourdin qu'il faisait tourner, dans sa
poigne solide de campagnard, en des moulinets menaçants. Puis, soudain,
il le leva, et, grinçant des dents, l'abattit sur une chaise dont le
dossier fendu tomba sur le plancher.

Et il ouvrit sa porte pour sortir; mais il s'arrêta sur le seuil,
surpris par une splendeur de clair de lune telle qu'on n'en voyait
presque jamais.

Et comme il était doué d'un esprit exalté, un de ces esprits que
devaient avoir les Pères de l'Église, ces poètes rêveurs, il se sentit
soudain distrait, ému par la grandiose et sereine beauté de la nuit
pâle.

Dans son petit jardin, tout baigné de douce lumière, ses arbres
fruitiers, rangés en ligne, dessinaient en ombre sur l'allée leurs
grêles membres de bois à peine vêtus de verdure; tandis que le
chèvrefeuille géant, grimpé sur le mur de sa maison, exhalait des
souffles délicieux et comme sucrés, faisait flotter dans le soir tiède
et clair une espèce d'âme parfumée.

Il se mit à respirer longuement, buvant de l'air comme les ivrognes
boivent du vin, et il allait à pas lents, ravi, émerveillé, oubliant
presque sa nièce.

Dès qu'il fut dans la campagne, il s'arrêta pour contempler toute
la plaine inondée de cette lueur caressante, noyée dans ce charme
tendre et languissant des nuits sereines. Les crapauds à tout instant
jetaient par l'espace leur note courte et métallique, et des rossignols
lointains mêlaient leur musique égrenée qui fait rêver sans faire
penser, leur musique légère et vibrante, faite pour les baisers, à la
séduction du clair de lune.

L'abbé se remit à marcher, le cœur défaillant, sans qu'il sût
pourquoi. Il se sentait comme affaibli, épuisé tout à coup; il avait
une envie de s'asseoir, de rester là, de contempler, d'admirer Dieu
dans son œuvre.

Là-bas, suivant les ondulations de la petite rivière, une grande ligne
de peupliers serpentait. Une buée fine, une vapeur blanche que les
rayons de lune traversaient, argentaient, rendaient luisante, restait
suspendue autour et au-dessus des berges, enveloppait tout le cours
tortueux de l'eau d'une sorte de ouate légère et transparente.

Le prêtre encore une fois s'arrêta, pénétré jusqu'au fond de l'âme par
un attendrissement grandissant, irrésistible.

Et un doute, une inquiétude vague l'envahissait; il sentait naître en
lui une de ces interrogations qu'il se posait parfois.

Pourquoi Dieu avait-il fait cela? Puisque la nuit est destinée au
sommeil, à l'inconscience, au repos, à l'oubli de tout, pourquoi la
rendre plus charmante que le jour, plus douce que les aurores et que
les soirs, et pourquoi cet astre lent et séduisant, plus poétique que
le soleil et qui semble destiné, tant il est discret, à éclairer des
choses trop délicates et mystérieuses pour la grande lumière, s'en
venait-il faire si transparentes les ténèbres?

Pourquoi le plus habile des oiseaux chanteurs ne se reposait-il pas
comme les autres et se mettait-il à vocaliser dans l'ombre troublante?

Pourquoi ce demi-voile jeté sur le monde? Pourquoi ces frissons de
cœur, cette émotion de l'âme, cet alanguissement de la chair?

Pourquoi ce déploiement de séductions que les hommes ne voyaient point,
puisqu'ils étaient couchés en leurs lits? A qui étaient destinés ce
spectacle sublime, cette abondance de poésie jetée du ciel sur la terre?

Et l'abbé ne comprenait point.

Mais voilà que là-bas, sur le bord de la prairie, sous la voûte des
arbres trempés de brume luisante, deux ombres apparurent qui marchaient
côte à côte.

L'homme était plus grand et tenait par le cou son amie, et, de temps en
temps, l'embrassait sur le front. Ils animèrent tout à coup ce paysage
immobile qui les enveloppait comme un cadre divin fait pour eux. Ils
semblaient, tous deux, un seul être, l'être à qui était destinée
cette nuit calme et silencieuse; et ils s'en venaient vers le prêtre
comme une réponse vivante, la réponse que son Maître jetait à son
interrogation.

Il restait debout, le cœur battant, bouleversé; et il croyait voir
quelque chose de biblique, comme les amours de Ruth et de Booz,
l'accomplissement d'une volonté du Seigneur dans un de ces grands
décors dont parlent les livres saints. En sa tête se mirent à
bourdonner les versets du Cantique des Cantiques, les cris d'ardeur,
les appels des corps, toute la chaude poésie de ce poème brûlant de
tendresse.

Et il se dit: «Dieu peut-être a fait ces nuits-là pour voiler d'idéal
les amours des hommes.»

Et il reculait devant ce couple embrassé qui marchait toujours. C'était
sa nièce pourtant; mais il se demandait maintenant s'il n'allait
pas désobéir à Dieu. Et Dieu ne permet-il point l'amour, puisqu'il
l'entoure visiblement d'une splendeur pareille?

Et il s'enfuit, éperdu, presque honteux, comme s'il eût pénétré dans un
temple où il n'avait pas le droit d'entrer.


  _Clair de Lune_ a paru dans _le Gil-Blas_ du jeudi 19 octobre 1882,
  sous la signature: MAUFRIGNEUSE.



UN COUP D'ÉTAT.


PARIS venait d'apprendre le désastre de Sedan. La République était
proclamée. La France entière haletait au début de cette démence qui
dura jusqu'après la Commune. On jouait au soldat d'un bout à l'autre du
pays.

Des bonnetiers étaient colonels faisant fonctions de généraux;
des revolvers et des poignards s'étalaient autour de gros ventres
pacifiques enveloppés de ceintures rouges; des petits bourgeois devenus
guerriers d'occasion commandaient des bataillons de volontaires
braillards et juraient comme des charretiers pour se donner de la
prestance.

Le seul fait de tenir des armes, de manier des fusils à système
affolait ces gens qui n'avaient jusqu'ici manié que des balances,
et les rendait, sans aucune raison, redoutables au premier venu. On
exécutait des innocents pour prouver qu'on savait tuer; on fusillait,
en rôdant par les campagnes vierges encore de Prussiens, les chiens
errants, les vaches ruminant en paix, les chevaux malades pâturant dans
les herbages.

Chacun se croyait appelé à jouer un grand rôle militaire. Les cafés des
moindres villages, pleins de commerçants en uniforme, ressemblaient à
des casernes ou à des ambulances.

Le bourg de Canneville ignorait encore les affolantes nouvelles de
l'armée et de la capitale; mais une extrême agitation le remuait depuis
un mois, les partis adverses se trouvant face à face.

Le maire, M. le vicomte de Varnetot, petit homme maigre, vieux déjà,
légitimiste rallié à l'Empire depuis peu, par ambition, avait vu surgir
un adversaire déterminé dans le docteur Massarel, gros homme sanguin,
chef du parti républicain dans l'arrondissement, vénérable de la loge
maçonnique du chef-lieu, président de la Société d'agriculture et du
banquet des pompiers, et organisateur de la milice rurale qui devait
sauver la contrée.

En quinze jours, il avait trouvé le moyen de décider à la défense du
pays soixante-trois volontaires mariés et pères de famille, paysans
prudents et marchands du bourg, et il les exerçait, chaque matin, sur
la place de la mairie.

Quand le maire, par hasard, venait au bâtiment communal, le commandant
Massarel, bardé de pistolets, passant fièrement, le sabre en main,
devant le front de sa troupe, faisait hurler à son monde: «Vive la
patrie!» Et ce cri, on l'avait remarqué, agitait le petit vicomte, qui
voyait là sans doute une menace, un défi, en même temps qu'un souvenir
odieux de la grande Révolution.

Le 5 septembre au matin, le docteur en uniforme, son revolver sur sa
table, donnait une consultation à un couple de vieux campagnards, dont
l'un, le mari, atteint de varices depuis sept ans, avait attendu que
sa femme en eût aussi pour venir trouver le médecin, quand le facteur
apporta le journal.

M. Massarel l'ouvrit, pâlit, se dressa brusquement, et, levant les deux
bras au ciel dans un geste d'exaltation, il se mit à vociférer de toute
sa voix devant les deux ruraux affolés:

--Vive la République! vive la République! vive la République!

Puis il retomba sur son fauteuil, défaillant d'émotion.

Et comme le paysan reprenait: «Ça a commencé par des fourmis qui me
couraient censément le long des jambes,» le docteur Massarel s'écria:

--Fichez-moi la paix; j'ai bien le temps de m'occuper de vos bêtises.
La République est proclamée, l'empereur est prisonnier, la France est
sauvée. Vive la République! Et courant à la porte, il beugla: Céleste,
vite, Céleste!

La bonne épouvantée accourut; il bredouillait tant il parlait
rapidement.

--Mes bottes, mon sabre, ma cartouchière et le poignard espagnol qui
est sur ma table de nuit: dépêche-toi!

Comme le paysan obstiné, profitant d'un instant de silence, continuait:

--Ça a devenu comme des poches qui me faisaient mal en marchant.

Le médecin exaspéré hurla:

--Fichez-moi donc la paix, nom d'un chien, si vous vous étiez lavé les
pieds, ça ne serait pas arrivé.

Puis, le saisissant au collet, il lui jeta dans la figure:

--Tu ne sens donc pas que nous sommes en république, triple brute?

Mais le sentiment professionnel le calma tout aussitôt, et il poussa
dehors le ménage abasourdi, en répétant:

--Revenez demain, revenez demain, mes amis. Je n'ai pas le temps
aujourd'hui.

Tout en s'équipant des pieds à la tête, il donna de nouveau une série
d'ordres urgents à sa bonne:

--Cours chez le lieutenant Picart et chez le sous-lieutenant Pommel,
et dis-leur que je les attends ici immédiatement. Envoie-moi aussi
Torchebeuf avec son tambour, vite, vite.

Et quand Céleste fut sortie, il se recueillit, se préparant à surmonter
les difficultés de la situation.

Les trois hommes arrivèrent ensemble, en vêtement de travail. Le
commandant, qui s'attendait à les voir en tenue, eut un sursaut.

--Vous ne savez donc rien, sacrebleu? L'empereur est prisonnier, la
République est proclamée. Il faut agir. Ma position est délicate, je
dirai plus, périlleuse.

Il réfléchit quelques secondes devant les visages ahuris de ses
subordonnés, puis reprit:


--Il faut agir et ne pas hésiter; les minutes valent des heures dans
des instants pareils. Tout dépend de la promptitude des décisions.
Vous, Picart, allez trouver le curé et sommez-le de sonner le tocsin
pour réunir la population que je vais prévenir. Vous, Torchebeuf,
battez le rappel dans toute la commune jusqu'aux hameaux de la Gerisaie
et de Salmare pour rassembler la milice en armes sur la place. Vous,
Pommel, revêtez promptement votre uniforme, rien que la tunique et le
képi. Nous allons occuper ensemble la mairie et sommer M. de Varnetot
de me remettre ses pouvoirs. C'est compris?

--Oui.

--Exécutez, et promptement. Je vous accompagne jusque chez vous,
Pommel, puisque nous opérons ensemble.

Cinq minutes plus tard, le commandant et son subalterne, armés
jusqu'aux dents, apparaissaient sur la place juste au moment où le
petit vicomte de Varnetot, les jambes guêtrées comme pour une partie
de chasse, son lefaucheux sur l'épaule, débouchait à pas rapides par
l'autre rue, suivi de ses trois gardes en tunique verte, le couteau sur
la cuisse et le fusil en bandoulière.

Pendant que le docteur s'arrêtait, stupéfait, les quatre hommes
pénétrèrent dans la mairie dont la porte se referma derrière eux.

--Nous sommes devancés, murmura le médecin, il faut maintenant attendre
du renfort. Rien à faire pour le quart d'heure.

Le lieutenant Picart reparut:

--Le curé a refusé d'obéir, dit-il; il s'est même enfermé dans
l'église avec le bedeau et le suisse.

Et, de l'autre côté de la place, en face de la mairie blanche et close,
l'église, muette et noire, montrait sa grande porte de chêne garnie de
ferrures de fer.

Alors, comme les habitants intrigués mettaient le nez aux fenêtres
ou sortaient sur le seuil des maisons, le tambour soudain roula, et
Torchebeuf apparut, battant avec fureur les trois coups précipités du
rappel. Il traversa la place au pas gymnastique, puis disparut dans le
chemin des champs.

Le commandant tira son sabre, s'avança seul, à moitié distance environ
entre les deux bâtiments où s'était barricadé l'ennemi et, agitant son
arme au-dessus de sa tête, il mugit de toute la force de ses poumons:

--Vive la République! Mort aux traîtres!

Puis il se replia vers ses officiers.

Le boucher, le boulanger et le pharmacien, inquiets, accrochèrent leurs
volets et fermèrent leurs boutiques. Seul l'épicier demeura ouvert.

Cependant les hommes de la milice arrivaient peu à peu, vêtus
diversement et tous coiffés d'un képi noir à galon rouge, le képi
constituant tout l'uniforme du corps. Ils étaient armés de leurs vieux
fusils rouillés, ces vieux fusils pendus depuis trente ans sur les
cheminées des cuisines, et ils ressemblaient assez à un détachement de
gardes champêtres.

Lorsqu'il en eut une trentaine autour de lui, le commandant, en
quelques mots, les mit au fait des événements; puis, se tournant vers
son état-major: «Maintenant, agissons,» dit-il.

Les habitants se rassemblaient, examinaient et devisaient.

Le docteur eut vite arrêté son plan de campagne:

--Lieutenant Picart, vous allez vous avancer sous les fenêtres de
cette mairie et sommer M. de Varnetot, au nom de la République, de me
remettre la maison de ville.

Mais le lieutenant, un maître maçon, refusa:

--Vous êtes encore un malin, vous. Pour me faire flanquer un coup de
fusil, merci. Ils tirent bien, ceux qui sont là dedans, vous savez.
Faites vos commissions vous-même.

Le commandant devint rouge.

--Je vous ordonne d'y aller au nom de la discipline.

Le lieutenant se révolta:

--Plus souvent que je me ferai casser la figure sans savoir pourquoi.

Les notables, rassemblés en un groupe voisin, se mirent à rire. Un
d'eux cria:

--T'as raison, Picart, c'est pas l' moment!

Le docteur, alors, murmura:

--Lâches!

Et, déposant son sabre et son revolver aux mains d'un soldat, il
s'avança d'un pas lent, l'œil fixé sur les fenêtres, s'attendant à en
voir sortir un canon de fusil braqué sur lui.

Comme il n'était qu'à quelques pas du bâtiment, les portes des deux
extrémités donnant entrée dans les deux écoles s'ouvrirent, et un flot
de petits êtres, garçons par-ci, filles par-là, s'en échappèrent et se
mirent à jouer sur la grande place vide, piaillant, comme un troupeau
d'oies, autour du docteur, qui ne pouvait se faire entendre.

Aussitôt les derniers élèves sortis, les deux portes s'étaient
refermées.

Le gros des marmots enfin se dispersa, et le commandant appela d'une
voix forte:

--Monsieur de Varnetot?

Une fenêtre du premier étage s'ouvrit. M. de Varnetot parut.

Le commandant reprit:

--Monsieur, vous savez les grands événements qui viennent de changer la
face du gouvernement. Celui que vous représentiez n'est plus. Celui
que je représente monte au pouvoir. En ces circonstances douloureuses,
mais décisives, je viens vous demander, au nom de la nouvelle
République, de remettre en mes mains les fonctions dont vous avez été
investi par le précédent pouvoir.

M. de Varnetot répondit:

--Monsieur le docteur, je suis maire de Canneville, nommé par
l'autorité compétente, et je resterai maire de Canneville tant que je
n'aurai pas été révoqué et remplacé par un arrêté de mes supérieurs.
Maire, je suis chez moi dans la mairie, et j'y reste. Au surplus,
essayez de m'en faire sortir.

Et il referma la fenêtre.

Le commandant retourna vers sa troupe. Mais, avant de s'expliquer,
toisant du haut en bas le lieutenant Picart.

--Vous êtes un crâne, vous; un fameux lapin, la honte de l'armée. Je
vous casse de votre grade.

Le lieutenant répondit:

--Je m'en fiche un peu.

Et il alla se mêler au groupe murmurant des habitants.

Alors le docteur hésita. Que faire? Donner l'assaut? Mais ses hommes
marcheraient-ils? Et puis, en avait-il le droit?

Une idée l'illumina. Il courut au télégraphe dont le bureau faisait
face à la mairie, de l'autre côté de la place. Et il expédia trois
dépêches:

  A MM. les membres du gouvernement républicain, à Paris;

  A M. le nouveau préfet républicain de la Seine-Inférieure, à Rouen;

  A M. le nouveau sous-préfet républicain de Dieppe.

Il exposait la situation, disait le danger couru par la commune
demeurée aux mains de l'ancien maire monarchiste, offrait ses services
dévoués, demandait des ordres et signait en faisant suivre son nom de
tous ses titres.

Puis il revint vers son corps d'armée et, tirant dix francs de sa
poche: «Tenez, mes amis, allez manger et boire un coup; laissez
seulement ici un détachement de dix hommes pour que personne ne sorte
de la mairie.»

Mais l'ex-lieutenant Picart, qui causait avec l'horloger, entendit;
il se mit à ricaner et prononça: «Pardi, s'ils sortent, ce sera une
occasion d'entrer. Sans ça, je ne vous vois pas encore là dedans, moi!»

Le docteur ne répondit pas, et il alla déjeuner.

Dans l'après-midi, il disposa des postes tout autour de la commune,
comme si elle était menacée d'une surprise.

Il passa plusieurs fois devant les portes de la maison de ville et de
l'église sans rien remarquer de suspect; on aurait cru vides ces deux
bâtiments.

Le boucher, le boulanger et le pharmacien rouvrirent leurs boutiques.

On jasait beaucoup dans les logis. Si l'empereur était prisonnier, il y
avait quelque traîtrise là-dessous. On ne savait pas au juste laquelle
des républiques était revenue.

La nuit tomba.

Vers neuf heures, le docteur s'approcha seul, sans bruit, de l'entrée
du bâtiment communal, persuadé que son adversaire était parti se
coucher; et, comme il se disposait à enfoncer la porte à coups de
pioche, une voix forte, celle d'un garde, demanda tout à coup:

--Qui va là?

Et M. Massarel battit en retraite à toutes jambes.

Le jour se leva sans que rien fût changé dans la situation.

La milice en armes occupait la place. Tous les habitants s'étaient
réunis autour de cette troupe, attendant une solution. Ceux des
villages voisins arrivaient pour voir.

Alors, le docteur, comprenant qu'il jouait sa réputation, résolut d'en
finir d'une manière ou d'une autre; et il allait prendre une résolution
quelconque, énergique assurément, quand la porte du télégraphe s'ouvrit
et la petite servante de la directrice parut, tenant à la main deux
papiers.

Elle se dirigea d'abord vers le commandant et lui remit une des
dépêches; puis, traversant le milieu désert de la place, intimidée par
tous les yeux fixés sur elle, baissant la tête et trottant menu, elle
alla frapper doucement à la maison barricadée, comme si elle eût ignoré
qu'un parti armé s'y cachait.

L'huis s'entre-bâilla; une main d'homme reçut le message, et la
fillette revint, toute rouge, prête à pleurer, d'être dévisagée ainsi
par le pays entier.

Le docteur commanda d'une voix vibrante:

--Un peu de silence, s'il vous plaît.

Et comme le populaire s'était tu, il reprit fièrement:

--Voici la communication que je reçois du gouvernement. Et, élevant sa
dépêche, il lut:

  «Ancien maire révoqué. Veuillez aviser au plus pressé. Recevrez
  instructions ultérieures.

  «_Pour le sous-préfet_,

  «SAPIN, conseiller.»

Il triomphait; son cœur battait de joie; ses mains tremblaient, mais
Picart, son ancien subalterne, lui cria d'un groupe voisin:

--C'est bon, tout ça; mais si les autres ne sortent pas, ça vous fait
une belle jambe, votre papier.

Et M. Massarel pâlit. Si les autres ne sortaient pas, en effet, il
fallait aller de l'avant maintenant. C'était non seulement son droit,
mais aussi son devoir.

Et il regardait anxieusement la mairie, espérant qu'il allait voir la
porte s'ouvrir et son adversaire se replier.

La porte restait fermée. Que faire? la foule augmentait, se serrait
autour de la milice. On riait.

Une réflexion surtout torturait le médecin. S'il donnait l'assaut, il
faudrait marcher à la tête de ses hommes; et comme, lui mort, toute
contestation cesserait, c'était sur lui, sur lui seul que tireraient
M. de Varnetot et ses trois gardes. Et ils tiraient bien, très bien;
Picart venait encore de le lui répéter. Mais une idée l'illumina et, se
tournant vers Pommel:

--Allez vite prier le pharmacien de me prêter une serviette et un bâton.

Le lieutenant se précipita.

Il allait faire un drapeau parlementaire, un drapeau blanc dont la vue
réjouirait peut-être le cœur légitimiste de l'ancien maire.

Pommel revint avec le linge demandé et un manche à balai. Au moyen
de ficelles, on organisa cet étendard que M. Massarel saisit à deux
mains; et il s'avança de nouveau vers la mairie en le tenant devant
lui. Lorsqu'il fut en face de la porte, il appela encore «Monsieur de
Varnetot.» La porte s'ouvrit soudain, et M. de Varnetot apparut sur le
seuil avec ses trois gardes.

Le docteur recula par un mouvement instinctif; puis il salua
courtoisement son ennemi et prononça, étranglé par l'émotion: «Je
viens, Monsieur, vous communiquer les instructions que j'ai reçues.»

Le gentilhomme, sans lui rendre son salut, répondit: «Je me retire,
Monsieur, mais sachez bien que ce n'est ni par crainte, ni par
obéissance à l'odieux gouvernement qui usurpe le pouvoir.» Et, appuyant
sur chaque mot, il déclara: «Je ne veux pas avoir l'air de servir un
seul jour la République. Voilà tout.»

Massarel, interdit, ne répondit rien; et M. de Varnetot, se mettant en
marche d'un pas rapide, disparut au coin de la place, suivi toujours de
son escorte.

Alors le docteur, éperdu d'orgueil, revint vers la foule. Dès qu'il
fut assez près pour se faire entendre, il cria: «Hurrah! hurrah! La
République triomphe sur toute la ligne.»

Aucune émotion ne se manifesta.

Le médecin reprit: «Le peuple est libre, vous êtes libres,
indépendants. Soyez fiers!»

Les villageois inertes le regardaient sans qu'aucune gloire illuminât
leurs yeux.

A son tour, il les contempla, indigné de leur indifférence, cherchant
ce qu'il pourrait dire, ce qu'il pourrait faire pour frapper un grand
coup, électriser ce pays placide, remplir sa mission d'initiateur.

Mais une inspiration l'envahit et, se tournant vers Pommel:
«Lieutenant, allez chercher le buste de l'ex-empereur qui est dans la
salle des délibérations du conseil municipal, et apportez-le avec une
chaise.»

Et bientôt l'homme reparut portant sur l'épaule droite le Bonaparte de
plâtre, et tenant de la main gauche une chaise de paille.

M. Massarel vint au-devant de lui, prit la chaise, la posa par terre,
plaça dessus le buste blanc, puis se reculant de quelques pas,
l'interpella d'une voix sonore:

«Tyran, tyran, te voici tombé, tombé dans la boue, tombé dans la fange.
La patrie expirante râlait sous ta botte. Le Destin vengeur t'a frappé.
La défaite et la honte se sont attachées à toi; tu tombes vaincu,
prisonnier du Prussien; et, sur les ruines de ton empire croulant, la
jeune et radieuse République se dresse, ramassant ton épée brisée...»

Il attendait des applaudissements. Aucun cri, aucun battement de mains
n'éclata. Les paysans effarés se taisaient; et le buste aux moustaches
pointues qui dépassaient les joues de chaque côté, le buste immobile
et bien peigné comme une enseigne de coiffeur, semblait regarder M.
Massarel avec son sourire de plâtre, un sourire ineffaçable et moqueur.

Ils demeuraient ainsi face à face, Napoléon sur sa chaise, le médecin
debout, à trois pas de lui. Une colère saisit le commandant. Mais que
faire? que faire pour émouvoir ce peuple et gagner définitivement cette
victoire de l'opinion?

Sa main, par hasard, se posa sur son ventre, et il rencontra, sous sa
ceinture rouge, la crosse de son revolver.

Aucune inspiration, aucune parole ne lui venaient plus. Alors, il tira
son arme, fit deux pas et, à bout portant, foudroya l'ancien monarque.

La balle creusa dans le front un petit trou noir, pareil à une tache,
presque rien. L'effet était manqué. M. Massarel tira un second coup,
qui fit un second trou, puis un troisième, puis, sans s'arrêter, il
lâcha les trois derniers. Le front de Napoléon volait en poussière
blanche, mais les yeux, le nez et les fines pointes des moustaches
restaient intacts.

Alors exaspéré, le docteur renversa la chaise d'un coup de poing
et, appuyant un pied sur le reste du buste, dans une posture de
triomphateur, il se tourna vers le public abasourdi en vociférant:
«Périssent ainsi tous les traîtres!»

Mais comme aucun enthousiasme ne se manifestait encore, comme les
spectateurs semblaient stupides d'étonnement, le commandant cria aux
hommes de la milice: «Vous pouvez maintenant regagner vos foyers.» Et
il se dirigea lui-même à grands pas vers sa maison, comme s'il eût fui.

Sa bonne, dès qu'il parut, lui dit que des malades l'attendaient depuis
plus de trois heures dans son cabinet. Il y courut. C'étaient les deux
paysans aux varices, revenus dès l'aube, obstinés et patients.

Et le vieux aussitôt reprit son explication: «Ça a commencé par des
fourmis qui me couraient censément le long des jambes...»



LE LOUP.


VOICI ce que nous raconta le vieux marquis d'Arville à la fin du dîner
de Saint-Hubert, chez le baron des Ravels.

On avait forcé un cerf dans le jour. Le marquis était le seul des
convives qui n'eût point pris part à cette poursuite, car il ne
chassait jamais.

Pendant toute la durée du grand repas, on n'avait guère parlé que de
massacres d'animaux. Les femmes elles-mêmes s'intéressaient aux récits
sanguinaires et souvent invraisemblables, et les orateurs mimaient les
attaques et les combats d'hommes contre les bêtes, levaient les bras,
contaient d'une voix tonnante.

M. d'Arville parlait bien, avec une certaine poésie un peu ronflante,
mais pleine d'effet. Il avait dû répéter souvent cette histoire, car
il la disait couramment, n'hésitant pas sur les mots choisis avec
habileté pour faire image.

--«Messieurs, je n'ai jamais chassé, mon père non plus, mon grand-père
non plus, et, non plus, mon arrière-grand-père. Ce dernier était fils
d'un homme qui chassa plus que vous tous. Il mourut en 1764. Je vous
dirai comment.

Il se nommait Jean, était marié, père de cet enfant qui fut mon
trisaïeul, et il habitait avec son frère cadet, François d'Arville,
notre château de Lorraine, en pleine forêt.

François d'Arville était resté garçon par amour de la chasse.

Ils chassaient tous deux d'un bout à l'autre de l'année, sans repos,
sans arrêt, sans lassitude. Ils n'aimaient que cela, ne comprenaient
pas autre chose, ne parlaient que de cela, ne vivaient que pour cela.

Ils avaient au cœur cette passion terrible, inexorable. Elle les
brûlait, les ayant envahis tout entiers, ne laissant de place pour rien
autre.

Ils avaient défendu qu'on les dérangeât jamais en chasse, pour aucune
raison. Mon trisaïeul naquit pendant que son père suivait un renard, et
Jean d'Arville n'interrompit point sa course, mais il jura: «Nom d'un
nom, ce gredin-là aurait bien pu attendre après l'hallali!»

Son frère François se montrait encore plus emporté que lui. Dès son
lever, il allait voir les chiens, puis les chevaux, puis il tirait des
oiseaux autour du château jusqu'au moment de partir pour forcer quelque
grosse bête.

On les appelait dans le pays M. le Marquis et M. le Cadet, les nobles
d'alors ne faisant point, comme la noblesse d'occasion de notre temps,
qui veut établir dans les titres une hiérarchie descendante; car le
fils d'un marquis n'est pas plus comte, ni le fils d'un vicomte baron,
que le fils d'un général n'est colonel de naissance. Mais la vanité
mesquine du jour trouve profit à cet arrangement.

Je reviens à mes ancêtres.

Ils étaient, paraît-il, démesurément grands, osseux, poilus, violents
et vigoureux. Le jeune, plus haut encore que l'aîné, avait une voix
tellement forte que, suivant une légende dont il était fier, toutes les
feuilles de la forêt s'agitaient quand il criait.

Et lorsqu'ils se mettaient en selle tous deux pour partir en chasse,
ce devait être un spectacle superbe de voir ces deux géants enfourcher
leurs grands chevaux.

Or, vers le milieu de l'hiver de cette année 1764, les froids furent
excessifs et les loups devinrent féroces.

Ils attaquaient même les paysans attardés, rôdaient la nuit autour des
maisons, hurlaient du coucher du soleil à son lever et dépeuplaient les
étables.

Et bientôt une rumeur circula. On parlait d'un loup colossal, au pelage
gris, presque blanc, qui avait mangé deux enfants, dévoré le bras d'une
femme, étranglé tous les chiens de garde du pays et qui pénétrait sans
peur dans les enclos pour venir flairer sous les portes. Tous les
habitants affirmaient avoir senti son souffle qui faisait vaciller
la flamme des lumières. Et bientôt une panique courut par toute la
province. Personne n'osait plus sortir dès que tombait le soir. Les
ténèbres semblaient hantées par l'image de cette bête.

Les frères d'Arville résolurent de la trouver et de la tuer, et ils
convièrent à de grandes chasses tous les gentilshommes du pays.

Ce fut en vain. On avait beau battre les forêts, fouiller les buissons,
on ne la rencontrait jamais. On tuait des loups, mais pas celui-là.
Et, chaque nuit qui suivait la battue, l'animal, comme pour se venger,
attaquait quelque voyageur ou dévorait quelque bétail, toujours loin du
lieu où on l'avait cherché.

Une nuit enfin, il pénétra dans l'étable aux porcs du château d'Arville
et mangea les deux plus beaux élèves.

Les deux frères furent enflammés de colère, considérant cette attaque
comme une bravade du monstre, une injure directe, un défi. Ils prirent
tous leurs forts limiers habitués à poursuivre les bêtes redoutables,
et ils se mirent en chasse, le cœur soulevé de fureur.

Depuis l'aurore jusqu'à l'heure où le soleil empourpré descendit
derrière les grands arbres nus, ils battirent les fourrés sans rien
trouver.

Tous deux enfin, furieux et désolés, revenaient au pas de leurs chevaux
par une allée bordée de broussailles, et s'étonnaient de leur science
déjouée par ce loup, saisis soudain d'une sorte de crainte mystérieuse.

L'aîné disait:

--Cette bête-là n'est point ordinaire. On dirait qu'elle pense comme un
homme.

Le cadet répondit:

--On devrait peut-être faire bénir une balle par notre cousin l'évêque,
ou prier quelque prêtre de prononcer les paroles qu'il faut.

Puis ils se turent.

Jean reprit:

--Regarde le soleil, s'il est rouge. Le grand loup va faire quelque
malheur cette nuit.

Il n'avait point fini de parler que son cheval se cabra; celui de
François se mit à ruer. Un large buisson couvert de feuilles mortes
s'ouvrit devant eux, et une bête colossale, toute grise, surgit, qui
détala à travers le bois.

Tous deux poussèrent une sorte de grognement de joie, et, se courbant
sur l'encolure de leurs pesants chevaux, ils les jetèrent en avant
d'une poussée de tout leur corps, les lançant d'une telle allure, les
excitant, les entraînant, les affolant de la voix, du geste et de
l'éperon, que les forts cavaliers semblaient porter les lourdes bêtes
entre leurs cuisses, et les enlever comme s'ils s'envolaient.

Ils allaient ainsi, ventre à terre, crevant les fourrés, coupant les
ravins, grimpant les côtes, dévalant dans les gorges, et sonnant du cor
à pleins poumons pour attirer leurs gens et leurs chiens.

Et voilà que soudain, dans cette course éperdue, mon aïeul heurta
du front une branche énorme qui lui fendit le crâne; et il tomba
raide mort sur le sol, tandis que son cheval affolé s'emportait,
disparaissait dans l'ombre enveloppant les bois.

Le cadet d'Arville s'arrêta net, sauta par terre, saisit dans ses bras
son frère, et il vit que la cervelle coulait de la plaie avec le sang.

Alors il s'assit auprès du corps, posa sur ses genoux la tête défigurée
et rouge, et il attendit en contemplant cette face immobile de l'aîné.
Peu à peu une peur l'envahissait, une peur singulière qu'il n'avait
jamais sentie encore, la peur de l'ombre, la peur de la solitude, la
peur du bois désert et la peur aussi du loup fantastique qui venait de
tuer son frère pour se venger d'eux.

Les ténèbres s'épaississaient, le froid aigu faisait craquer les
arbres. François se leva, frissonnant, incapable de rester là plus
longtemps, se sentant presque défaillir. On n'entendait plus rien, ni
la voix des chiens ni le son des cors, tout était muet par l'invisible
horizon; et ce silence morne du soir glacé avait quelque chose
d'effrayant et d'étrange.

Il saisit dans ses mains de colosse le grand corps de Jean, le dressa
et le coucha en travers sur sa selle pour le reporter au château; puis
il se remit en marche doucement, l'esprit troublé comme s'il était
gris, poursuivi par des images horribles et surprenantes.

Et, brusquement, dans le sentier qu'envahissait la nuit, une grande
forme passa. C'était la bête. Une secousse d'épouvante agita le
chasseur; quelque chose de froid, comme une goutte d'eau, lui glissa le
long des reins, et il fit, ainsi qu'un moine hanté du diable, un grand
signe de croix, éperdu à ce retour brusque de l'effrayant rôdeur. Mais
ses yeux retombèrent sur le corps inerte couché devant lui, et soudain,
passant brusquement de la crainte à la colère, il frémit d'une rage
désordonnée.

Alors il piqua son cheval et s'élança derrière le loup.

Il le suivait par les taillis, les ravines et les futaies, traversant
des bois qu'il ne reconnaissait plus, l'œil fixé sur la tache blanche
qui fuyait dans la nuit descendue sur la terre.

Son cheval aussi semblait animé d'une force et d'une ardeur inconnues.
Il galopait le cou tendu, droit devant lui, heurtant aux arbres, aux
rochers, la tête et les pieds du mort jeté en travers sur la selle. Les
ronces arrachaient les cheveux; le front, battant les troncs énormes,
les éclaboussait de sang; les éperons déchiraient des lambeaux d'écorce.

Et, soudain, l'animal et le cavalier sortirent de la forêt et se
ruèrent dans un vallon, comme la lune apparaissait au-dessus des monts.
Ce vallon était pierreux, fermé par des roches énormes, sans issue
possible; et le loup acculé se retourna.

François alors poussa un hurlement de joie que les échos répétèrent
comme un roulement de tonnerre, et il sauta de cheval, son coutelas à
la main.

La bête hérissée, le dos rond, l'attendait; ses yeux luisaient comme
deux étoiles. Mais, avant de livrer bataille, le fort chasseur,
empoignant son frère, l'assit sur une roche, et, soutenant avec des
pierres sa tête qui n'était plus qu'une tache de sang, il lui cria dans
les oreilles, comme s'il eût parlé à un sourd: «Regarde, Jean, regarde
ça!»

Puis il se jeta sur le monstre. Il se sentait fort à culbuter une
montagne, à broyer des pierres dans ses mains. La bête le voulut
mordre, cherchant à lui fouiller le ventre; mais il l'avait saisie par
le cou, sans même se servir de son arme, et il l'étranglait doucement,
écoutant s'arrêter les souffles de sa gorge et les battements de son
cœur. Et il riait, jouissant éperdument, serrant de plus en plus sa
formidable étreinte, criant, dans un délire de joie: «Regarde, Jean,
regarde!» Toute résistance cessa; le corps du loup devint flasque. Il
était mort.

Alors François, le prenant à pleins bras, l'emporta et le vint jeter
aux pieds de l'aîné en répétant d'une voix attendrie: «Tiens, tiens,
tiens, mon petit Jean, le voilà!»

Puis il replaça sur sa selle les deux cadavres l'un sur l'autre; et il
se remit en route.

Il rentra au château, riant et pleurant, comme Gargantua à la naissance
de Pantagruel, poussant des cris de triomphe et trépignant d'allégresse
en racontant la mort de l'animal, et gémissant et s'arrachant la barbe
en disant celle de son frère.

Et souvent, plus tard, quand il reparlait de ce jour, il prononçait,
les larmes aux yeux: «Si seulement ce pauvre Jean avait pu me voir
étrangler l'autre, il serait mort content, j'en suis sûr!»

La veuve de mon aïeul inspira à son fils orphelin l'horreur de la
chasse, qui s'est transmise de père en fils jusqu'à moi.»

Le marquis d'Arville se tut. Quelqu'un demanda:

--Cette histoire est une légende, n'est-ce pas?

Et le conteur répondit:

--Je vous jure qu'elle est vraie d'un bout à l'autre.

Alors une femme déclara d'une petite voix douce:

--C'est égal, c'est beau d'avoir des passions pareilles.


  _Le Loup_ a paru dans _le Gaulois_ du mardi 14 novembre 1882.



L'ENFANT.


APRÈS avoir longtemps juré qu'il ne se marierait jamais, Jacques
Bourdillère avait soudain changé d'avis. Cela était arrivé brusquement,
un été, aux bains de mer.

Un matin, comme il était étendu sur le sable, tout occupé à regarder
les femmes sortir de l'eau, un petit pied l'avait frappé par sa
gentillesse et sa mignardise. Ayant levé les yeux plus haut, toute la
personne le séduisit. De toute cette personne, il ne voyait d'ailleurs
que les chevilles et la tête émergeant d'un peignoir de flanelle
blanche, clos avec soin. On le disait sensuel et viveur. C'est donc par
la seule grâce de la forme qu'il fut capté d'abord; puis il fut retenu
par le charme d'un doux esprit de jeune fille, simple et bon, frais
comme les joues et les lèvres.

Présenté à la famille, il plut et il devint bientôt fou d'amour. Quand
il apercevait Berthe Lannis de loin, sur la longue plage de sable
jaune, il frémissait jusqu'aux cheveux. Près d'elle, il devenait
muet, incapable de rien dire et même de penser, avec une espèce
de bouillonnement dans le cœur, de bourdonnement dans l'oreille,
d'effarement dans l'esprit. Était-ce donc de l'amour, cela?

Il ne le savait pas, n'y comprenait rien, mais demeurait, en tout cas,
bien décidé à faire sa femme de cette enfant.

Les parents hésitèrent longtemps, retenus par la mauvaise réputation
du jeune homme. Il avait une maîtresse, disait-on, une _vieille
maîtresse_, une ancienne et forte liaison, une de ces chaînes qu'on
croit rompues et qui tiennent toujours.

Outre cela, il aimait, pendant des périodes plus ou moins longues,
toutes les femmes qui passaient à portée de ses lèvres.

Alors il se rangea, sans consentir même à revoir une seule fois
celle avec qui il avait vécu longtemps. Un ami régla la pension de
cette femme, assura son existence. Jacques paya, mais ne voulut pas
entendre parler d'elle, prétendant désormais ignorer jusqu'à son
nom. Elle écrivit des lettres sans qu'il les ouvrît. Chaque semaine,
il reconnaissait l'écriture maladroite de l'abandonnée; et, chaque
semaine, une colère plus grande lui venait contre elle, et il déchirait
brusquement l'enveloppe et le papier, sans ouvrir, sans lire une
ligne, une seule ligne, sachant d'avance les reproches et les plaintes
contenus là dedans.

Comme on ne croyait guère à sa persévérance, on fit durer l'épreuve
tout l'hiver, et c'est seulement au printemps que sa demande fut agréée.

Le mariage eut lieu à Paris, dans les premiers jours de mai.

Il était décidé qu'ils ne feraient point le classique voyage de
noce. Après un petit bal, une sauterie de jeunes cousines qui ne se
prolongerait point au delà de onze heures, pour ne pas éterniser les
fatigues de cette journée de cérémonies, les jeunes époux devaient
passer leur première nuit commune dans la maison familiale, puis partir
seuls, le lendemain matin, pour la plage chère à leurs cœurs, où ils
s'étaient connus et aimés.

La nuit était venue, on dansait dans le grand salon. Ils s'étaient
retirés tous les deux dans un petit boudoir japonais, tendu de soies
éclatantes, à peine éclairé, ce soir-là, par les rayons alanguis d'une
grosse lanterne de couleur, pendue au plafond comme un œuf énorme.
La fenêtre entr'ouverte laissait entrer parfois des souffles frais du
dehors, des caresses d'air qui passaient sur les visages, car la soirée
était tiède et calme, pleine d'odeurs de printemps.

Ils ne disaient rien; ils se tenaient les mains en se les pressant
parfois de toute leur force. Elle demeurait, les yeux vagues, un peu
éperdue par ce grand changement dans sa vie, mais souriante, remuée,
prête à pleurer, souvent prête aussi à défaillir de joie, croyant le
monde entier changé par ce qui lui arrivait, inquiète sans savoir
de quoi, et sentant tout son corps, toute son âme envahis d'une
indéfinissable et délicieuse lassitude.

Lui la regardait obstinément, souriant d'un sourire fixe. Il voulait
parler, ne trouvait rien et restait là, mettant toute son ardeur en
des pressions de mains. De temps en temps, il murmurait: «Berthe!» et
chaque fois elle levait les yeux sur lui d'un mouvement doux et tendre;
ils se contemplaient une seconde, puis son regard à elle, pénétré et
fasciné par son regard à lui, retombait.

Ils ne découvraient aucune pensée à échanger. On les laissait seuls;
mais, parfois, un couple de danseurs jetait sur eux, en passant, un
coup d'œil furtif, comme s'il eût été témoin discret et confident d'un
mystère.

Une porte de côté s'ouvrit, un domestique entra, tenant sur un plateau
une lettre pressée qu'un commissionnaire venait d'apporter. Jacques
prit en tremblant ce papier, saisi d'une peur vague et soudaine, la
peur mystérieuse des brusques malheurs.

Il regarda longtemps l'enveloppe dont il ne connaissait point
l'écriture, n'osant pas l'ouvrir, désirant follement ne pas lire,
ne pas savoir, mettre en poche cela, et se dire: «A demain. Demain,
je serai loin, peu m'importe!» Mais, sur un coin, deux grands mots
soulignés: TRÈS URGENT, le retenaient et l'épouvantaient. Il demanda:
«Vous permettez, mon amie?» déchira la feuille collée et lut. Il lut le
papier, pâlissant affreusement, le parcourut d'un coup et, lentement,
sembla l'épeler.

Quand il releva la tête, toute sa face était bouleversée. Il balbutia:
«Ma chère petite, c'est... c'est mon meilleur ami à qui il arrive un
grand, un très grand malheur. Il a besoin de moi tout de suite... tout
de suite... pour une affaire de vie ou de mort. Me permettez-vous de
m'absenter vingt minutes; je reviens aussitôt?»

Elle bégaya, tremblante, effarée: «Allez, mon ami!» n'étant pas encore
assez sa femme pour oser l'interroger, pour exiger savoir. Et il
disparut. Elle resta seule, écoutant danser dans le salon voisin.

Il avait pris un chapeau, le premier trouvé, un pardessus quelconque,
et il descendit en courant l'escalier. Au moment de sauter dans la rue,
il s'arrêta encore sous le bec de gaz du vestibule et relut la lettre.

Voici ce qu'elle disait:

  «MONSIEUR,

  «Une fille Ravet, votre ancienne maîtresse, paraît-il, vient
  d'accoucher d'un enfant qu'elle prétend être à vous. La mère va
  mourir et implore votre visite. Je prends la liberté de vous écrire
  et de vous demander si vous pouvez accorder ce dernier entretien à
  cette femme, qui semble très malheureuse et digne de pitié.

  «Votre serviteur,

  «Dr BONNARD.»

Quand il pénétra dans la chambre de la mourante, elle agonisait déjà.
Il ne la reconnut pas d'abord. Le médecin et deux gardes la soignaient,
et partout à terre traînaient des seaux pleins de glace et des linges
pleins de sang.

L'eau répandue inondait le parquet; deux bougies brûlaient sur un
meuble; derrière le lit, dans un petit berceau d'osier, l'enfant
criait, et, à chacun de ses vagissements, la mère, torturée, essayait
un mouvement, grelottante sous les compresses gelées.

Elle saignait; elle saignait, blessée à mort, tuée par cette naissance.
Toute sa vie coulait; et, malgré la glace, malgré les soins,
l'invincible hémorragie continuait, précipitait son heure dernière.

Elle reconnut Jacques et voulut lever les bras; elle ne put pas, tant
ils étaient faibles, mais sur ses joues livides des larmes commencèrent
à glisser.

Il s'abattit à genoux près du lit, saisit une main pendante et la baisa
frénétiquement; puis, peu à peu, il s'approcha tout près, tout près du
maigre visage qui tressaillait à son contact. Une des gardes, debout,
une bougie à la main, les éclairait, et le médecin, s'étant reculé,
regardait du fond de la chambre.

Alors d'une voix déjà lointaine, en haletant, elle dit: «Je vais
mourir, mon chéri; promets-moi de rester jusqu'à la fin. Oh! ne me
quitte pas maintenant, ne me quitte pas au dernier moment!»

Il la baisait au front, dans ses cheveux, en sanglotant. Il murmura:
«Sois tranquille, je vais rester.»

Elle fut quelques minutes avant de pouvoir parler encore, tant elle
était oppressée et défaillante. Elle reprit: «C'est à toi, le petit.
Je te le jure devant Dieu, je te le jure sur mon âme, je te le jure au
moment de mourir. Je n'ai pas aimé d'autre homme que toi... Promets-moi
de ne pas l'abandonner.» Il essayait de prendre encore dans ses bras ce
misérable corps déchiré, vidé de sang. Il balbutia, affolé de remords
et de chagrin: «Je te le jure, je l'élèverai et je l'aimerai. Il ne
me quittera pas.» Alors elle tenta d'embrasser Jacques. Impuissante à
lever sa tête épuisée, elle tendait ses lèvres blanches dans un appel
de baiser. Il approcha sa bouche pour cueillir cette lamentable et
suppliante caresse.

Un peu calmée, elle murmura tout bas: «Apporte-le, que je voie si tu
l'aimes.»

Et il alla chercher l'enfant.

Il le posa doucement sur le lit, entre eux, et le petit être cessa
de pleurer. Elle murmura: «Ne bouge plus!» Et il ne remua plus. Il
resta là, tenant en sa main brûlante cette main que secouaient des
frissons d'agonie, comme il avait tenu, tout à l'heure, une autre main
que crispaient des frissons d'amour. De temps en temps, il regardait
l'heure, d'un coup d'œil furtif, guettant l'aiguille qui passait
minuit, puis une heure, puis deux heures.

Le médecin s'était retiré; les deux gardes, après avoir rôdé quelque
temps, d'un pas léger, par la chambre, sommeillaient maintenant sur des
chaises. L'enfant dormait, et la mère, les yeux fermés, semblait se
reposer aussi.

Tout à coup, comme le jour blafard filtrait entre les rideaux croisés,
elle tendit ses bras d'un mouvement si brusque et si violent qu'elle
faillit jeter à terre son enfant. Une espèce de râle se glissa dans sa
gorge; puis elle demeura sur le dos, immobile, morte.

Les gardes accourues déclarèrent: «C'est fini.»

Il regarda une dernière fois cette femme qu'il avait aimée, puis la
pendule qui marquait quatre heures, et s'enfuit oubliant son pardessus,
en habit noir, avec l'enfant dans ses bras.

Après qu'il l'eût laissée seule, sa jeune femme avait attendu, assez
calme d'abord, dans le petit boudoir japonais. Puis, ne le voyant point
reparaître, elle était rentrée dans le salon, d'un air indifférent et
tranquille, mais inquiète horriblement. Sa mère, l'apercevant seule,
avait demandé: «Où donc est ton mari?» Elle avait répondu: «Dans sa
chambre; il va revenir.»

Au bout d'une heure, comme tout le monde l'interrogeait, elle avoua
la lettre et la figure bouleversée de Jacques, et ses craintes d'un
malheur.

On attendit encore. Les invités partirent; seuls, les parents les plus
proches demeuraient. A minuit, on coucha la mariée toute secouée de
sanglots. Sa mère et deux tantes, assises autour du lit, l'écoutaient
pleurer, muettes et désolées... Le père était parti chez le commissaire
de police pour chercher des renseignements.

A cinq heures, un bruit léger glissa dans le corridor; une porte
s'ouvrit et se ferma doucement; puis soudain un petit cri pareil à un
miaulement de chat courut dans la maison silencieuse.

Toutes les femmes furent debout d'un bond, et Berthe, la première,
s'élança malgré sa mère et ses tantes, enveloppée de son peignoir de
nuit.

Jacques, debout au milieu de sa chambre, livide, haletant, tenait un
enfant dans ses bras.

Les quatre femmes le regardèrent, effarées; mais Berthe, devenue
soudain téméraire, le cœur crispé d'angoisse, courut à lui: «Qu'y
a-t-il? dites, qu'y a-t-il?»

Il avait l'air fou; il répondit d'une voix saccadée: «Il y a... il
y a... que j'ai un enfant, et que la mère vient de mourir...» Et il
présentait dans ses mains inhabiles le marmot hurlant.

Berthe, sans dire un mot, saisit l'enfant, l'embrassa, l'étreignant
contre elle; puis, relevant sur son mari ses yeux pleins de larmes: «La
mère est morte, dites-vous?» Il répondit: «Oui, tout de suite... dans
mes bras... J'avais rompu depuis l'été... Je ne savais rien, moi...
c'est le médecin qui m'a fait venir...»

Alors Berthe murmura: «Eh bien, nous l'élèverons, ce petit.»


  _L'Enfant_ a paru dans _le Gaulois_ du 24 juillet 1882.



CONTE DE NOËL.


LE docteur Bonenfant cherchait dans sa mémoire, répétant à mi-voix: «Un
souvenir de Noël?... Un souvenir de Noël?...»

Et tout à coup, il s'écria:

--Mais si, j'en ai un, et un bien étrange encore; c'est une histoire
fantastique. J'ai vu un miracle! Oui, Mesdames, un miracle, la nuit de
Noël.

Cela vous étonne de m'entendre parler ainsi, moi qui ne crois guère à
rien. Et pourtant j'ai vu un miracle! Je l'ai vu, dis-je, vu, de mes
propres yeux vu, ce qui s'appelle vu.

En ai-je été fort surpris? non pas; car si je ne crois point à
vos croyances, je crois à la foi, et je sais qu'elle transporte
les montagnes. Je pourrais citer bien des exemples; mais je vous
indignerais et je m'exposerais aussi à amoindrir l'effet de mon
histoire.

Je vous avouerai d'abord que si je n'ai pas été convaincu et converti
par ce que j'ai vu, j'ai été du moins fort ému, et je vais tâcher
de vous dire la chose naïvement, comme si j'avais une crédulité
d'Auvergnat.

«J'étais alors médecin de campagne, habitant le bourg de Rolleville, en
pleine Normandie.

L'hiver, cette année-là, fut terrible. Dès la fin de novembre, les
neiges arrivèrent après une semaine de gelées. On voyait de loin les
gros nuages venir du nord; et la blanche descente des flocons commença.

En une nuit, toute la plaine fut ensevelie.

Les fermes, isolées dans leurs cours carrées, derrière leurs rideaux
de grands arbres poudrés de frimas, semblaient s'endormir sous
l'accumulation de cette mousse épaisse et légère.

Aucun bruit ne traversait plus la campagne immobile. Seuls les
corbeaux, par bandes, décrivaient de longs festons dans le ciel,
cherchant leur vie inutilement, s'abattant tous ensemble sur les champs
livides et piquant la neige de leurs grands becs.

On n'entendait rien que le glissement vague et continu de cette
poussière gelée tombant toujours.

Cela dura huit jours pleins, puis l'avalanche s'arrêta. La terre avait
sur le dos un manteau épais de cinq pieds.

Et, pendant trois semaines ensuite, un ciel, clair comme un cristal
bleu le jour, et, la nuit, tout semé d'étoiles qu'on aurait crues de
givre, tant le vaste espace était rigoureux, s'étendit sur la nappe
unie, dure et luisante des neiges.

La plaine, les haies, les ormes des clôtures, tout semblait mort,
tué par le froid. Ni hommes ni bêtes ne sortaient plus: seules les
cheminées des chaumières en chemise blanche révélaient la vie cachée,
par les minces filets de fumée qui montaient droit dans l'air glacial.

De temps en temps on entendait craquer les arbres, comme si leurs
membres de bois se fussent brisés sous l'écorce; et, parfois, une
grosse branche se détachait et tombait, l'invincible gelée pétrifiant
la sève et cassant les fibres.

Les habitations semées çà et là par les champs semblaient éloignées
de cent lieues les unes des autres. On vivait comme on pouvait. Seul,
j'essayais d'aller voir mes clients les plus proches, m'exposant sans
cesse à rester enseveli dans quelque creux.

Je m'aperçus bientôt qu'une terreur mystérieuse planait sur le pays.
Un tel fléau, pensait-on, n'était point naturel. On prétendit qu'on
entendait des voix la nuit, des sifflements aigus, des cris qui
passaient.

Ces cris et ces sifflements venaient sans aucun doute des oiseaux
émigrants qui voyagent au crépuscule, et qui fuyaient en masse vers
le sud. Mais allez donc faire entendre raison à des gens affolés. Une
épouvante envahissait les esprits et on s'attendait à un événement
extraordinaire.

La forge du père Vatinel était située au bout du hameau d'Épivent, sur
la grande route, maintenant invisible et déserte. Or, comme les gens
manquaient de pain, le forgeron résolut d'aller jusqu'au village. Il
resta quelques heures à causer dans les six maisons qui forment le
centre du pays, prit son pain et des nouvelles, et un peu de cette peur
épandue sur la campagne.

Et il se remit en route avant la nuit.

Tout à coup, en longeant une haie, il crut voir un œuf sur la neige;
oui, un œuf déposé là, tout blanc comme le reste du monde. Il se
pencha, c'était un œuf en effet. D'où venait-il? Quelle poule avait
pu sortir du poulailler et venir pondre en cet endroit? Le forgeron
s'étonna, ne comprit pas; mais il ramassa l'œuf et le porta à sa
femme.

--Tiens, la maîtresse, v'là un œuf que j'ai trouvé sur la route!

La femme hocha la tête:

--Un œuf sur la route? Par ce temps-ci, t'es soûl, bien sûr?

--Mais non la maîtresse, même qu'il était au pied d'une haie, et
encore chaud, pas gelé. Le v'la, j'me l'ai mis sur l'estomac pour qui
n'refroidisse pas. Tu le mangeras pour ton dîner.

L'œuf fut glissé dans la marmite où mijotait la soupe, et le forgeron
se mit à raconter ce qu'on disait par la contrée.

La femme écoutait, toute pâle.

--Pour sûr que j'en ai entendu des sifflets l'autre nuit, même qu'ils
semblaient v'nir de la cheminée.

On se mit à table, on mangea la soupe d'abord, puis, pendant que le
mari étendait du beurre sur son pain, la femme prit l'œuf et l'examina
d'un œil méfiant.

--Si y avait quéque chose dans c't'œuf?

--Qué que tu veux qu'y ait?

--J'sais ti, mé?

--Allons, mange-le, et fais pas la bête.

Elle ouvrit l'œuf. Il était comme tous les œufs, et bien frais.

Elle se mit à le manger en hésitant, le goûtant, le laissant, le
reprenant. Le mari disait:

--Eh bien! qué goût qu'il a, c't'œuf?

Elle ne répondit pas et elle acheva de l'avaler; puis, soudain, elle
planta sur son homme des yeux fixes, hagards, affolés; leva les bras,
les tordit et, convulsée de la tête aux pieds, roula par terre en
poussant des cris horribles.

Toute la nuit elle se débattit en des spasmes épouvantables, secouée
de tremblements effrayants, déformée par de hideuses convulsions. Le
forgeron, impuissant à la tenir, fut obligé de la lier.

Et elle hurlait sans repos, d'une voix infatigable:

--J'l'ai dans l'corps! J'l'ai dans l'corps!

Je fus appelé le lendemain. J'ordonnai tous les calmants connus sans
obtenir le moindre résultat. Elle était folle.

Alors, avec une incroyable rapidité, malgré l'obstacle des hautes
neiges, la nouvelle, une nouvelle étrange, courut de ferme en ferme:
«La femme au forgeron qu'est possédée!» Et on venait de partout, sans
oser pénétrer dans la maison; on écoutait de loin ses cris affreux
poussés d'une voix si forte qu'on ne les aurait pas crus d'une créature
humaine.

Le curé du village fut prévenu. C'était un vieux prêtre naïf. Il
accourut en surplis comme pour administrer un mourant et il prononça,
en étendant les mains, les formules d'exorcisme, pendant que quatre
hommes maintenaient sur un lit la femme écumante et tordue.

Mais l'esprit ne fut point chassé.

Et la Noël arriva sans que le temps eût changé.

La veille au matin, le prêtre vint me trouver:

--J'ai envie, dit-il, de faire assister à l'office de cette nuit cette
malheureuse. Peut-être Dieu fera-t-il un miracle en sa faveur, à
l'heure même où il naquit d'une femme.

Je répondis au curé:

--Je vous approuve absolument, monsieur l'abbé. Si elle a l'esprit
frappé par la cérémonie sacrée (et rien n'est plus propice à
l'émouvoir), elle peut être sauvée sans autre remède.

Le vieux prêtre murmura:

--Vous n'êtes pas croyant, docteur, mais aidez-moi, n'est-ce pas? Vous
vous chargez de l'amener?

Et je lui promis mon aide.

Le soir vint, puis la nuit; et la cloche de l'église se mit à sonner,
jetant sa voix plaintive à travers l'espace morne, sur l'étendue
blanche et glacée des neiges.

Des êtres noirs s'en venaient lentement, par groupes, dociles au cri
d'airain du clocher. La pleine lune éclairait d'une lueur vive et
blafarde tout l'horizon, rendait plus visible la pâle désolation des
champs.

J'avais pris quatre hommes robustes et je me rendis à la forge.

La Possédée hurlait toujours, attachée à sa couche. On la vêtit
proprement malgré sa résistance éperdue, et on l'emporta.

L'église était maintenant pleine de monde, illuminée et froide; les
chantres poussaient leurs notes monotones; le serpent ronflait; la
petite sonnette de l'enfant de chœur tintait, réglant les mouvements
des fidèles.

J'enfermai la femme et ses gardiens dans la cuisine du presbytère, et
j'attendis le moment que je croyais favorable.

Je choisis l'instant qui suit la communion. Tous les paysans, hommes
et femmes, avaient reçu leur Dieu pour fléchir sa rigueur. Un grand
silence planait pendant que le prêtre achevait le mystère divin.

Sur mon ordre, la porte fut ouverte et mes quatre aides apportèrent la
folle.

Dès qu'elle aperçut les lumières, la foule à genoux, le chœur en
feu et le tabernacle doré, elle se débattit d'une telle vigueur,
qu'elle faillit nous échapper, et elle poussa des clameurs si aiguës
qu'un frisson d'épouvante passa dans l'église; toutes les têtes se
relevèrent; des gens s'enfuirent.

Elle n'avait plus la forme d'une femme, crispée et tordue en nos mains,
le visage contourné, les yeux fous.

On la traîna jusqu'aux marches du chœur et puis on la tint fortement
accroupie à terre.

Le prêtre s'était levé; il attendait. Dès qu'il la vit arrêtée, il prit
en ses mains l'ostensoir ceint de rayons d'or, avec l'hostie blanche
au milieu, et, s'avançant de quelques pas, il l'éleva de ses deux bras
tendus au-dessus de sa tête, le présentant aux regards égarés de la
Démoniaque.

Elle hurlait toujours, l'œil fixé, tendu sur cet objet rayonnant.

Et le prêtre demeurait tellement immobile qu'on l'aurait pris pour une
statue.

Et cela dura longtemps, longtemps.

La femme semblait saisie de peur, fascinée; elle contemplait fixement
l'ostensoir, secouée encore de tremblements terribles, mais passagers,
et criant toujours, mais d'une voix moins déchirante.

Et cela dura encore longtemps.

On eût dit qu'elle ne pouvait plus baisser les yeux, qu'ils étaient
rivés sur l'hostie; elle ne faisait plus que gémir; et son corps raidi
s'amollissait, s'affaissait.

Toute la foule était prosternée le front par terre.

La Possédée maintenant baissait rapidement les paupières, puis les
relevait aussitôt, comme impuissante à supporter la vue de son
Dieu. Elle s'était tue. Et puis soudain, je m'aperçus que ses yeux
demeuraient clos. Elle dormait du sommeil des somnambules, hypnotisée,
pardon, vaincue par la contemplation persistante de l'ostensoir aux
rayons d'or, terrassée par le Christ victorieux.

On l'emporta, inerte, pendant que le prêtre remontait vers l'autel.

L'assistance bouleversée entonna un _Te Deum_ d'actions de grâces.

Et la femme du forgeron dormit quarante heures de suite, puis se
réveilla sans aucun souvenir de la possession ni de la délivrance.

Voilà, Mesdames, le miracle que j'ai vu.»

Le docteur Bonenfant se tut, puis ajouta d'une voix contrariée:

--Je n'ai pu refuser de l'attester par écrit.


  _Conte de Noël_ a paru dans _le Gaulois_ du 25 décembre 1882.



LA REINE HORTENSE.


ON l'appelait, dans Argenteuil, la reine Hortense. Personne ne sut
jamais pourquoi. Peut-être parce qu'elle parlait ferme comme un
officier qui commande? Peut-être parce qu'elle était grande, osseuse,
impérieuse? Peut-être parce qu'elle gouvernait un peuple de bêtes
domestiques, poules, chiens, chats, serins et perruches, de ces
bêtes chères aux vieilles filles? Mais elle n'avait pour ces animaux
familiers ni gâteries, ni mots mignards, ni ces puériles tendresses qui
semblent couler des lèvres des femmes sur le poil velouté du chat qui
ronronne. Elle gouvernait ses bêtes avec autorité, elle régnait.

C'était une vieille fille, en effet, une de ces vieilles filles à
la voix cassante, au geste sec, dont l'âme semble dure. Elle avait
toujours eu de jeunes bonnes, parce que la jeunesse se plie mieux
aux brusques volontés. Elle n'admettait jamais ni contradiction, ni
réplique, ni hésitation, ni nonchalance, ni paresse, ni fatigue. Jamais
on ne l'avait entendue se plaindre, regretter quoi que ce fût, envier
n'importe qui. Elle disait «Chacun sa part» avec une conviction de
fataliste. Elle n'allait pas à l'église, n'aimait pas les prêtres, ne
croyait guère à Dieu, appelant toutes les choses religieuses de la
«marchandise à pleureurs».

Depuis trente ans qu'elle habitait sa petite maison, précédée d'un
petit jardin longeant la rue, elle n'avait jamais modifié ses
habitudes, ne changeant que ses bonnes impitoyablement, lorsqu'elles
prenaient vingt et un ans.

Elle remplaçait sans larmes et sans regrets ses chiens, ses chats et
ses oiseaux quand ils mouraient de vieillesse ou d'accident, et elle
enterrait les animaux trépassés dans une plate-bande, au moyen d'une
petite bêche, puis tassait la terre dessus de quelques coups de pied
indifférents.

Elle avait dans la ville quelques connaissances, des familles
d'employés dont les hommes allaient à Paris tous les jours. De temps
en temps, on l'invitait à venir prendre une tasse de thé le soir. Elle
s'endormait inévitablement dans ces réunions, il fallait la réveiller
pour qu'elle retournât chez elle. Jamais elle ne permit à personne de
l'accompagner, n'ayant peur ni le jour ni la nuit. Elle ne semblait pas
aimer les enfants.

Elle occupait son temps à mille besognes de mâle, menuisant, jardinant,
coupant le bois avec la scie ou la hache, réparant sa maison vieillie,
maçonnant même quand il le fallait.

Elle avait des parents qui la venaient voir deux fois l'an: les Cimme
et les Colombel, ses deux sœurs ayant épousé l'une un herboriste,
l'autre un petit rentier. Les Cimme n'avaient pas de descendants; les
Colombel en possédaient trois: Henri, Pauline et Joseph. Henri avait
vingt ans, Pauline dix-sept et Joseph trois ans seulement, étant venu
alors qu'il semblait impossible que sa mère fût encore fécondée.

Aucune tendresse n'unissait la vieille fille à ses parents.

Au printemps de l'année 1882, la reine Hortense tomba malade tout à
coup. Les voisins allèrent chercher un médecin qu'elle chassa. Un
prêtre s'étant alors présenté, elle sortit de son lit à moitié nue pour
le jeter dehors.

La petite bonne, éplorée, lui faisait de la tisane.

Après trois jours de lit, la situation parut devenir si grave, que le
tonnelier d'à côté, d'après le conseil du médecin, rentré d'autorité
dans la maison, prit sur lui d'appeler les deux familles.

Elles arrivèrent par le même train vers dix heures du matin, les
Colombel ayant amené le petit Joseph.

Quand elles se présentèrent à l'entrée du jardin, elles aperçurent
d'abord la bonne qui pleurait, sur une chaise, contre le mur.

Le chien dormait couché sur le paillasson de la porte d'entrée, sous
une brûlante tombée de soleil; deux chats, qu'on eût crus morts,
étaient allongés sur le rebord des deux fenêtres, les yeux fermés, les
pattes et la queue tout au long étendues.

Une grosse poule gloussante promenait un bataillon de poussins, vêtus
de duvet jaune, léger comme de la ouate, à travers le petit jardin;
et une grande cage accrochée au mur, couverte de mouron, contenait un
peuple d'oiseaux qui s'égosillaient dans la lumière de cette chaude
matinée de printemps.

Deux inséparables dans une autre cagette en forme de chalet restaient
bien tranquilles, côte à côte sur leur bâton.

M. Cimme, un très gros personnage soufflant, qui entrait toujours le
premier partout, écartant les autres, hommes ou femmes, quand il le
fallait, demanda:

--Eh bien! Céleste, ça ne va donc pas?

La petite bonne gémit à travers ses larmes:

--Elle ne me reconnaît seulement plus. Le médecin dit que c'est la fin.

Tout le monde se regarda.

Mme Cimme et Mme Colombel s'embrassèrent instantanément, sans dire un
mot. Elles se ressemblaient beaucoup, ayant toujours porté des bandeaux
plats et des châles rouges, des cachemires français éclatants comme des
brasiers.

Cimme se tourna vers son beau-frère, homme pâle, jaune et maigre,
ravagé par une maladie d'estomac, et qui boitait affreusement, et il
prononça d'un ton sérieux:

--Bigre! il était temps.

Mais personne n'osait pénétrer dans la chambre de la mourante située au
rez-de-chaussée. Cimme lui-même cédait le pas. Ce fut Colombel qui se
décida le premier, et il entra en se balançant comme un mât de navire,
faisant sonner sur les pavés le fer de sa canne.

Les deux femmes se hasardèrent ensuite, et M. Cimme ferma la marche.

Le petit Joseph était resté dehors, séduit par la vue du chien.

Un rayon de soleil coupait en deux le lit, éclairant tout juste les
mains qui s'agitaient nerveusement, s'ouvrant et se refermant sans
cesse. Les doigts remuaient comme si une pensée les eût animés, comme
s'ils eussent signifié des choses, indiqué des idées, obéi à une
intelligence. Tout le reste du corps restait immobile sous le drap. La
figure anguleuse n'avait pas un tressaillement. Les yeux demeuraient
fermés.

Les parents se déployèrent en demi-cercle et se mirent à regarder, sans
dire un mot, la poitrine serrée, la respiration courte. La petite bonne
les avait suivis et larmoyait toujours.

A la fin, Cimme demanda:

--Qu'est-ce que dit au juste le médecin?

La servante balbutia:

--Il dit qu'on la laisse tranquille, qu'il n'y a plus rien à faire.

Mais, soudain, les lèvres de la vieille fille se mirent à s'agiter.
Elles semblaient prononcer des mots silencieux, des mots cachés dans
cette tête de mourante; et ses mains précipitaient leur mouvement
singulier.

Tout à coup elle parla d'une petite voix maigre qu'on ne lui
connaissait pas, d'une voix qui semblait venir de loin, du fond de ce
cœur toujours fermé peut-être?

Cimme s'en alla sur la pointe du pied, trouvant pénible ce spectacle.
Colombel, dont la jambe estropiée se fatiguait, s'assit.

Les deux femmes restaient debout.

La reine Hortense babillait maintenant très vite sans qu'on comprît
rien à ses paroles. Elle prononçait des noms, beaucoup de noms,
appelait tendrement des personnes imaginaires.

«Viens ici, mon petit Philippe, embrasse ta mère. Tu l'aimes bien ta
maman, dis, mon enfant? Toi, Rose, tu vas veiller sur ta petite sœur
pendant que je serai sortie. Surtout, ne la laisse pas seule, tu
m'entends? Et je te défends de toucher aux allumettes.»

Elle se taisait quelques secondes, puis, d'un ton plus haut, comme si
elle eût appelé: «Henriette!» Elle attendait un peu, puis reprenait:
«Dis à ton père de venir me parler avant d'aller à son bureau.» Et
soudain: «Je suis un peu souffrante aujourd'hui, mon chéri; promets-moi
de ne pas revenir tard. Tu diras à ton chef que je suis malade. Tu
comprends qu'il est dangereux de laisser les enfants seuls quand je
suis au lit. Je vais te faire pour le dîner un plat de riz au sucre.
Les petits aiment beaucoup cela. C'est Claire qui sera contente!»

Elle se mettait à rire, d'un rire jeune et bruyant, comme elle
n'avait jamais ri: «Regarde Jean, quelle drôle de tête il a. Il s'est
barbouillé avec les confitures, le petit sale! Regarde donc, mon chéri,
comme il est drôle!»

Colombel, qui changeait de place à tout moment sa jambe fatiguée par le
voyage, murmura:

--Elle rêve qu'elle a des enfants et un mari, c'est l'agonie qui
commence.

Les deux sœurs ne bougeaient toujours point, surprises et stupides.

La petite bonne prononça:

--Faut retirer vos châles et vos chapeaux, voulez-vous passer dans la
salle?

Elles sortirent sans avoir prononcé une parole. Et Colombel les suivit
en boitant, laissant de nouveau toute seule la mourante.

Quand elles se furent débarrassées de leurs vêtements de route, les
femmes s'assirent enfin. Alors un des chats quitta sa fenêtre, s'étira,
sauta dans la salle, puis sur les genoux de Mme Cimme, qui se mit à le
caresser.

On entendait à côté la voix de l'agonisante, vivant, à cette heure
dernière, la vie qu'elle avait attendue sans doute, vidant ses rêves
eux-mêmes au moment où tout allait finir pour elle.

Cimme, dans le jardin, jouait avec le petit Joseph et le chien,
s'amusant beaucoup, d'une gaieté de gros homme aux champs, sans aucun
souvenir de la mourante.

Mais tout à coup il rentra, et s'adressant à la bonne:

--Dis donc, ma fille, tu vas nous faire à déjeuner. Qu'est-ce que vous
allez manger, Mesdames?

On convint d'une omelette aux fines herbes, d'un morceau de faux filet
avec des pommes nouvelles, d'un fromage et d'une tasse de café.

Et comme Mme Colombel fouillait dans sa poche pour chercher son
porte-monnaie, Cimme l'arrêta; puis, se tournant vers la bonne:

--Tu dois avoir de l'argent?

Elle répondit:

--Oui, Monsieur.

--Combien?

--Quinze francs.

--Ça suffit. Dépêche-toi, ma fille, car je commence à avoir faim.

Mme Cimme, regardant au dehors les fleurs grimpantes baignées de
soleil, et deux pigeons amoureux sur le toit en face, prononça d'un air
navré:

--C'est malheureux d'être venus pour une aussi triste circonstance. Il
ferait bien bon dans la campagne aujourd'hui.

Sa sœur soupira sans répondre, et Colombel murmura, ému peut-être par
la pensée d'une marche:

--Ma jambe me tracasse bougrement.

Le petit Joseph et le chien faisaient un bruit terrible: l'un
poussant des cris de joie, l'autre aboyant éperdument. Ils jouaient à
cache-cache autour des trois plates-bandes, courant l'un après l'autre
comme deux fous.

La mourante continuait à appeler ses enfants, causant avec chacun,
s'imaginant qu'elle les habillait, qu'elle les caressait, qu'elle leur
apprenait à lire: «Allons! Simon, répète: A B C D. Tu ne dis pas bien,
voyons, D D D, m'entends-tu! Répète alors...»

Cimme prononça: «C'est curieux ce que l'on dit à ces moments-là.»

Mme Colombel alors demanda:

--Il vaudrait peut-être mieux retourner auprès d'elle. Mais Cimme
aussitôt l'en dissuada:

--Pourquoi faire, puisque vous ne pouvez rien changer à son état? Nous
sommes aussi bien ici.

Personne n'insista. Mme Cimme considéra les deux oiseaux verts, dits
inséparables. Elle loua en quelques phrases cette fidélité singulière
et blâma les hommes de ne pas imiter ces bêtes. Cimme se mit à
rire, regarda sa femme, chantonna d'un air goguenard: «Tra-la-la.
Tra-la-la-la», comme pour laisser entendre bien des choses sur sa
fidélité, à lui, Cimme.

Colombel, pris maintenant de crampes d'estomac, frappait le pavé de sa
canne.

L'autre chat entra la queue en l'air.

On ne se mit à table qu'à une heure.

Dès qu'il eut goûté au vin, Colombel, à qui on avait recommandé de ne
boire que du bordeaux de choix, rappela la servante:

--Dis donc, ma fille, est-ce qu'il n'y a rien de meilleur que cela dans
la cave?

--Oui, Monsieur, il y a du vin fin qu'on vous servait quand vous veniez.

--Eh bien! va nous en chercher trois bouteilles.

On goûta ce vin qui parut excellent; non pas qu'il provînt d'un cru
remarquable, mais il avait quinze ans de cave. Cimme déclara:

--C'est du vrai vin de malade.

Colombel, saisi d'une envie ardente de posséder ce bordeaux, interrogea
de nouveau la bonne:

--Combien en reste-t-il, ma fille?

--Oh! presque tout, Monsieur; Mamz'elle n'en buvait jamais. C'est le
tas du fond.

Alors il se tourna vers son beau-frère:

--Si vous vouliez, Cimme, je vous reprendrais ce vin-là pour autre
chose, il convient merveilleusement à mon estomac.

La poule était entrée à son tour avec son troupeau de poussins; les
deux femmes s'amusaient à lui jeter des miettes.

On renvoya au jardin Joseph et le chien qui avaient assez mangé.

La reine Hortense parlait toujours, mais à voix basse maintenant, de
sorte qu'on ne distinguait plus les paroles.

Quand on eut achevé le café, tout le monde alla constater l'état de la
malade. Elle semblait calme.

On ressortit et on s'assit en cercle dans le jardin pour digérer.

Tout à coup le chien se mit à tourner autour des chaises de toute la
vitesse de ses pattes, portant quelque chose en sa gueule. L'enfant
courait derrière éperdument. Tous deux disparurent dans la maison.

Cimme s'endormit le ventre au soleil.

La mourante se remit à parler haut. Puis, tout à coup, elle cria.

Les deux femmes et Colombel s'empressèrent de rentrer pour voir ce
qu'elle avait. Cimme, réveillé, ne se dérangea pas, n'aimant point ces
choses-là.

Elle s'était assise, les yeux hagards. Son chien, pour échapper
à la poursuite du petit Joseph, avait sauté sur le lit, franchi
l'agonisante; et, retranché derrière l'oreiller, il regardait
son camarade de ses yeux luisants, prêt à sauter de nouveau pour
recommencer la partie. Il tenait à la gueule une des pantoufles de sa
maîtresse, déchirée à coups de crocs, depuis une heure qu'il jouait
avec.

L'enfant, intimidé par cette femme dressée soudain devant lui, restait
immobile en face de la couche.

La poule, entrée aussi, effarouchée par le bruit, avait sauté sur une
chaise; et elle appelait désespérément ses poussins qui pépiaient,
effarés, entre les quatre jambes du siège.

La reine Hortense criait d'une voix déchirante: «Non, non, je ne veux
pas mourir, je ne veux pas! je ne veux pas! Qui est-ce qui élèvera mes
enfants? Qui les soignera? Qui les aimera? Non, je ne veux pas!... je
ne...»

Elle se renversa sur le dos. C'était fini.

Le chien, très excité, sauta dans la chambre en gambadant.

Colombel courut à la fenêtre, appela son beau-frère: «Arrivez vite,
arrivez vite. Je crois qu'elle vient de passer.»

Alors Cimme se leva et, prenant son parti, il pénétra dans la chambre
en balbutiant:

--Ça été moins long que je n'aurais cru.


  _La Reine Hortense_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 24 avril 1883,
  sous la signature: MAUFRIGNEUSE.



LE PARDON.


ELLE avait été élevée dans une de ces familles qui vivent enfermées
en elles-mêmes, et qui semblent toujours loin de tout. Elles ignorent
les événements politiques, bien qu'on en cause à table; mais les
changements de gouvernement se passent si loin, si loin, qu'on parle de
cela comme d'un fait historique, comme de la mort de Louis XVI ou du
débarquement de Napoléon.

Les mœurs se modifient, les modes se succèdent. On ne s'en aperçoit
guère dans la famille calme où l'on suit toujours les coutumes
traditionnelles. Et si quelque histoire scabreuse se passe dans les
environs, le scandale vient mourir au seuil de la maison. Seuls,
le père et la mère, un soir, échangent quelques mots là-dessus,
mais à mi-voix, à cause des murs qui ont partout des oreilles. Et,
discrètement, le père dit:

--Tu as su cette terrible affaire dans la famille des Rivoil?

Et la mère répond:

--Qui aurait jamais cru cela? C'est affreux.

Les enfants ne se doutent de rien, et ils arrivent à l'âge de vivre
à leur tour, avec un bandeau sur les yeux et sur l'esprit, sans
soupçonner les dessous de l'existence, sans savoir qu'on ne pense pas
comme on parle, et qu'on ne parle point comme on agit; sans savoir
qu'il faut vivre en guerre avec tout le monde, ou du moins en paix
armée, sans deviner qu'on est sans cesse trompé quand on est naïf, joué
quand on est sincère, maltraité quand on est bon.

Les uns vont jusqu'à la mort dans cet aveuglement de probité, de
loyauté, d'honneur; tellement intègres que rien ne leur ouvre les yeux.

Les autres, désabusés sans bien comprendre, trébuchent éperdus,
désespérés, et meurent en se croyant les jouets d'une fatalité
exceptionnelle, les victimes misérables d'événements funestes et
d'hommes particulièrement criminels.

Les Savignol marièrent leur fille Berthe à dix-huit ans. Elle épousa
un jeune homme de Paris, Georges Baron, qui faisait des affaires à la
Bourse. Il était beau garçon, parlait bien, avec tous les dehors probes
qu'il fallait; mais, au fond du cœur, il se moquait un peu de ses
beaux-parents attardés, qu'il appelait entre amis: «Mes chers fossiles.»

Il appartenait à une bonne famille; et la jeune fille était riche. Il
l'emmena vivre à Paris.

Elle devint une de ces provinciales de Paris dont la race est
nombreuse. Elle demeura ignorante de la grande ville, de son monde
élégant, de ses plaisirs, de ses costumes, comme elle était demeurée
ignorante de la vie, de ses perfidies et de ses mystères.

Enfermée en son ménage, elle ne connaissait guère que sa rue, et quand
elle s'aventurait dans un autre quartier, il lui semblait accomplir un
voyage lointain en une ville inconnue et étrangère. Elle disait le soir:

--J'ai traversé les boulevards, aujourd'hui.

Deux ou trois fois par an, son mari l'emmenait au théâtre. C'étaient
des fêtes dont le souvenir ne s'éteignait plus et dont on reparlait
sans cesse.

Quelquefois, à table, trois mois après, elle se mettait brusquement à
rire, et s'écriait:

--Te rappelles-tu cet acteur habillé en général et qui imitait le chant
du coq?

Toutes ses relations se bornaient à deux familles alliées qui, pour
elle, représentaient l'humanité. Elle les désignait en faisant précéder
leur nom de l'article «les»--les Martinet et les Michelint.

Son mari vivait à sa guise, rentrant quand il voulait, parfois au jour
levant, prétextant des affaires, ne se gênant point, sûr que jamais un
soupçon n'effleurerait cette âme candide.

Mais un matin elle reçut une lettre anonyme.

Elle demeura éperdue, ayant le cœur trop droit pour comprendre
l'infamie des dénonciations, pour mépriser cette lettre dont l'auteur
se disait inspiré par l'intérêt de son bonheur, et la haine du mal, et
l'amour de la vérité.

On lui révélait que son mari avait, depuis deux ans, une maîtresse, une
jeune veuve, Mme Rosset, chez qui il passait toutes ses soirées.

Elle ne sut ni feindre, ni dissimuler, ni épier, ni ruser. Quand il
revint pour déjeuner, elle lui jeta cette lettre, en sanglotant, et
s'enfuit dans sa chambre.

Il eut le temps de comprendre, de préparer sa réponse et il alla
frapper à la porte de sa femme. Elle ouvrit aussitôt, n'osant pas le
regarder. Il souriait; il s'assit, l'attira sur ses genoux; et d'une
voix douce, un peu moqueuse:

--Ma chère petite, j'ai en effet pour amie Mme Rosset, que je connais
depuis dix ans et que j'aime beaucoup; j'ajouterai que je connais
vingt autres familles dont je ne t'ai jamais parlé, sachant que tu ne
recherches pas le monde, les fêtes et les relations nouvelles. Mais,
pour en finir une fois pour toutes avec ces dénonciations infâmes, je
te prierai de t'habiller après le déjeuner et nous irons faire une
visite à cette jeune femme qui deviendra ton amie, je n'en doute pas.

Elle embrassa à pleins bras son mari; et, par une de ces curiosités
féminines qui ne s'endorment plus une fois éveillées, elle ne refusa
point d'aller voir cette inconnue qui lui demeurait, malgré tout,
un peu suspecte. Elle sentait, par instinct, qu'un danger connu est
presque évité.

Elle entra dans un petit appartement coquet, plein de bibelots,
orné avec art, au quatrième étage d'une belle maison. Au bout de
cinq minutes d'attente dans un salon assombri par des tentures, des
portières, des rideaux drapés gracieusement, une porte s'ouvrit et
une jeune femme apparut, très brune, petite, un peu grasse, étonnée et
souriante.

Georges fit les présentations.

--Ma femme, madame Julie Rosset.

La jeune veuve poussa un léger cri d'étonnement et de joie, et
s'élança, les deux mains ouvertes. Elle n'espérait point, disait-elle,
avoir ce bonheur, sachant que Mme Baron ne voyait personne; mais elle
était si heureuse, si heureuse! Elle aimait tant Georges! (elle disait
Georges tout court avec une fraternelle familiarité) qu'elle avait une
envie folle de connaître sa jeune femme et de l'aimer aussi.

Au bout d'un mois, les deux nouvelles amies ne se quittaient plus.
Elles se voyaient chaque jour, souvent deux fois, et dînaient tous
les soirs ensemble, tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre. Georges
maintenant ne sortait plus guère, ne prétextait plus d'affaires,
adorant, disait-il, son coin du feu.

Enfin, un appartement s'étant trouvé libre dans la maison habitée par
Mme Rosset, Mme Baron s'empressa de le prendre pour se rapprocher et se
réunir encore davantage.

Et, pendant deux années entières, ce fut une amitié sans un nuage,
une amitié de cœur et d'âme, absolue, tendre, dévouée, délicieuse.
Berthe ne pouvait plus parler sans prononcer le nom de Julie, qui
représentait pour elle la perfection.

Elle était heureuse, d'un bonheur parfait, calme et doux.

Mais voici que Mme Rosset tomba malade. Berthe ne la quitta plus. Elle
passait les nuits, se désolait; son mari lui-même était désespéré.

Or, un matin, le médecin, en sortant de sa visite, prit à part Georges
et sa femme, et leur annonça qu'il trouvait fort grave l'état de leur
amie.

Dès qu'il fut parti, les jeunes gens, atterrés, s'assirent l'un en face
de l'autre; puis, brusquement, se mirent à pleurer. Ils veillèrent, la
nuit, tous les deux ensemble auprès du lit; et Berthe, à tout instant,
embrassait tendrement la malade, tandis que Georges, debout devant les
pieds de sa couche, la contemplait silencieusement avec une persistance
acharnée.

Le lendemain, elle allait plus mal encore.

Enfin, vers le soir, elle déclara qu'elle se trouvait mieux, et
contraignit ses amis à redescendre chez eux pour dîner.

Ils étaient tristement assis dans leur salle, sans guère manger, quand
la bonne remit à Georges une enveloppe. Il l'ouvrit, lut, devint livide
et, se levant, il dit à sa femme, d'un air étrange: «Attends-moi, il
faut que je m'absente un instant, je serai de retour dans dix minutes.
Surtout ne sors pas.»

Et il courut dans sa chambre prendre son chapeau.

Berthe l'attendit, torturée par une inquiétude nouvelle. Mais, docile
en tout, elle ne voulait point remonter chez son amie avant qu'il fût
revenu.

Comme il ne reparaissait pas, la pensée lui vint d'aller voir en sa
chambre s'il avait pris ses gants, ce qui eût indiqué qu'il devait
entrer quelque part.

Elle les aperçut du premier coup d'œil. Près d'eux un papier froissé
gisait, jeté là.

Elle le reconnut aussitôt, c'était celui qu'on venait de remettre à
Georges.

Et une tentation brûlante, la première de sa vie, lui vint de lire,
de savoir. Sa conscience révoltée luttait, mais la démangeaison d'une
curiosité fouettée et douloureuse poussait sa main. Elle saisit le
papier, l'ouvrit, reconnut aussitôt l'écriture, celle de Julie, une
écriture tremblée, au crayon. Elle lut: «Viens seul m'embrasser, mon
pauvre ami, je vais mourir.»

Elle ne comprit pas d'abord, et restait là stupide, frappée surtout
par l'idée de mort. Puis, soudain, le tutoiement saisit sa pensée; et
ce fut comme un grand éclair illuminant son existence, lui montrant
toute l'infâme vérité, toute leur trahison, toute leur perfidie. Elle
comprit leur longue astuce, leurs regards, sa bonne foi jouée, sa
confiance trompée. Elle les revit l'un en face de l'autre, le soir sous
l'abat-jour de sa lampe, lisant le même livre, se consultant de l'œil
à la fin des pages.

Et son cœur soulevé d'indignation, meurtri de souffrance, s'abîma dans
un désespoir sans bornes.

Des pas retentirent; elle s'enfuit et s'enferma chez elle.

Son mari, bientôt, l'appela.

--Viens vite, Mme Rosset va mourir.

Berthe parut sur sa porte et, la lèvre tremblante:

--Retournez seul auprès d'elle, elle n'a pas besoin de moi.

Il la regarda follement, abruti de chagrin, et il reprit:

--Vite, vite, elle meurt.

Berthe répondit:

--Vous aimeriez mieux que ce fût moi.

Alors il comprit peut-être, et s'en alla, remontant près de
l'agonisante.

Il la pleura sans dissimulation, sans pudeur, indifférent à la douleur
de sa femme qui ne lui parlait plus, ne le regardait plus, vivait
seule murée dans le dégoût, dans une colère révoltée, et priait Dieu
matin et soir.

Ils habitaient ensemble pourtant, mangeaient face à face, muets et
désespérés.

Puis il s'apaisa peu à peu; mais elle ne lui pardonnait point.

Et la vie continua, dure pour tous les deux.

Pendant un an, ils demeurèrent aussi étrangers l'un à l'autre que s'ils
ne se fussent pas connus. Berthe faillit devenir folle.

Puis un matin étant partie dès l'aurore, elle rentra vers huit heures
portant en ses deux mains un énorme bouquet de roses, de roses
blanches, toutes blanches.

Et elle fit dire à son mari qu'elle désirait lui parler.

Il vint inquiet, troublé.

--Nous allons sortir ensemble, lui dit-elle; prenez ces fleurs, elles
sont trop lourdes pour moi.

Il prit le bouquet et suivit sa femme. Une voiture les attendait qui
partit dès qu'ils furent montés.

Elle s'arrêta devant la grille du cimetière. Alors Berthe, dont les
yeux s'emplissaient de larmes, dit à Georges:

--Conduisez-moi à sa tombe.

Il tremblait sans comprendre, et il se mit à marcher devant, tenant
toujours les fleurs en ses bras. Il s'arrêta enfin devant un marbre
blanc et le désigna sans rien dire.

Alors elle lui reprit le grand bouquet et, s'agenouillant, le déposa
sur les pieds du tombeau. Puis elle s'isola en une prière inconnue et
suppliante!

Debout derrière elle, son mari, hanté de souvenirs, pleurait.

Elle se releva et lui tendit les mains.

--Si vous voulez, nous serons amis, dit-elle.


  _Le Pardon_ a paru dans _le Gaulois_ du lundi 16 octobre 1882.



LA LÉGENDE DU MONT-SAINT-MICHEL.


JE l'avais vu d'abord de Cancale, ce château de fées planté dans la
mer. Je l'avais vu confusément, ombre grise dressée sur le ciel brumeux.

Je le revis d'Avranches, au soleil couchant. L'immensité des sables
était rouge, l'horizon était rouge, toute la baie démesurée était
rouge; seule, l'abbaye escarpée, poussée là-bas, loin de la terre,
comme un manoir fantastique, stupéfiante comme un palais de rêve,
invraisemblablement étrange et belle, restait presque noire dans les
pourpres du jour mourant.

J'allai vers elle le lendemain dès l'aube, à travers les sables, l'œil
tendu sur ce bijou monstrueux, grand comme une montagne, ciselé comme
un camée et vaporeux comme une mousseline. Plus j'approchais, plus je
me sentais soulevé d'admiration, car rien au monde peut-être n'est plus
étonnant et plus parfait.

Et j'errai, surpris comme si j'avais découvert l'habitation d'un dieu
à travers ces salles portées par des colonnes légères ou pesantes, à
travers ces couloirs percés à jour, levant mes yeux émerveillés sur ces
clochetons qui semblent des fusées parties vers le ciel et sur tout
cet emmêlement incroyable de tourelles, de gargouilles, d'ornements
sveltes et charmants, feu d'artifice de pierre, dentelle de granit,
chef-d'œuvre d'architecture colossale et délicate.

Comme je restais en extase, un paysan bas-normand m'aborda et me
raconta l'histoire de la grande querelle de saint Michel avec le diable.

Un sceptique de génie a dit: «Dieu a fait l'homme à son image, mais
l'homme le lui a bien rendu.»

Ce mot est d'une éternelle vérité et il serait fort curieux de faire
dans chaque continent l'histoire de la divinité locale, ainsi que
l'histoire des saints patrons dans chacune de nos provinces. Le nègre a
des idoles féroces, mangeuses d'hommes; le mahométan polygame peuple
son paradis de femmes; les Grecs, en gens pratiques, avaient divinisé
toutes les passions.

Chaque village de France est placé sous l'invocation d'un saint
protecteur, modifié à l'image des habitants.

Or saint Michel veille sur la Basse-Normandie, saint Michel, l'ange
radieux et victorieux, le porte-glaive, le héros du ciel, le
triomphant, le dominateur de Satan.

Mais voici comment le Bas-Normand, rusé, cauteleux, sournois et
chicanier, comprend et raconte la lutte du grand saint avec le diable:

«Pour se mettre à l'abri des méchancetés du démon, son voisin, saint
Michel construisit lui-même, en plein Océan, cette habitation digne
d'un archange; et, seul, en effet, un pareil saint pouvait se créer une
semblable résidence.

Mais, comme il redoutait encore les approches du Malin, il entoura son
domaine de sables mouvants plus perfides que la mer.

Le diable habitait une humble chaumière sur la côte; mais il possédait
les prairies baignées d'eau salée, les belles terres grasses où
poussent les récoltes lourdes, les riches vallées et les coteaux
féconds de tout le pays; tandis que le saint ne régnait que sur les
sables. De sorte que Satan était riche, et saint Michel était pauvre
comme un gueux.

Après quelques années de jeûne, le saint s'ennuya de cet état de choses
et pensa à passer un compromis avec le diable; mais la chose n'était
guère facile, Satan tenant à ses moissons.

Il réfléchit pendant six mois; puis, un matin, il s'achemina vers la
terre. Le démon mangeait la soupe devant sa porte quand il aperçut le
saint; aussitôt il se précipita à sa rencontre, baisa le bas de sa
manche, le fit entrer et lui offrit de se rafraîchir.

Après avoir bu une jatte de lait, saint Michel prit la parole:

--Je suis venu pour te proposer une bonne affaire.

Le diable, candide et sans défiance, répondit:

--Ça me va.

--Voici. Tu me céderas toutes tes terres.

Satan, inquiet, voulut parler:

--Mais...

Le saint reprit:

--Écoute d'abord. Tu me céderas toutes tes terres. Je me chargerai de
l'entretien, du travail, des labourages, des semences, du fumage, de
tout enfin, et nous partagerons la récolte par moitié. Est-ce dit?

Le diable, naturellement paresseux, accepta.

Il demanda seulement en plus quelques-uns de ces délicieux surmulets
qu'on pêche autour du mont solitaire. Saint Michel promit les poissons.

Ils se tapèrent dans la main, crachèrent de côté pour indiquer que
l'affaire était faite, et le saint reprit:

--Tiens, je ne veux pas que tu aies à te plaindre de moi. Choisis ce
que tu préfères: la partie des récoltes qui sera sur terre ou celle qui
restera dans la terre.

Satan s'écria:

--Je prends celle qui sera sur terre.

--C'est entendu, dit le saint.

Et il s'en alla.

Or, six mois après, dans l'immense domaine du diable, on ne voyait que
des carottes, des navets, des oignons, des salsifis, toutes les plantes
dont les racines grasses sont bonnes et savoureuses, et dont la feuille
inutile sert tout au plus à nourrir les bêtes.

Satan n'eut rien et voulut rompre le contrat, traitant saint Michel de
«malicieux».

Mais le saint avait pris goût à la culture; il retourna trouver le
diable:

--Je t'assure que je n'y ai point pensé du tout; ça s'est trouvé comme
ça; il n'y a point de ma faute. Et, pour te dédommager, je t'offre de
prendre, cette année, tout ce qui se trouvera sous terre.

--Ça me va, dit Satan.

Au printemps suivant, toute l'étendue des terres de l'Esprit du mal
était couverte de blés épais, d'avoines grosses comme des clochetons,
de lins, de colzas magnifiques, de trèfles rouges, de pois, de choux,
d'artichauts, de tout ce qui s'épanouit au soleil en graines ou en
fruits.

Satan n'eut encore rien et se fâcha tout à fait.

Il reprit ses prés et ses labours et resta sourd à toutes les
ouvertures nouvelles de son voisin.

Une année entière s'écoula. Du haut de son manoir isolé, saint Michel
regardait la terre lointaine et féconde, et voyait le diable dirigeant
les travaux, rentrant les récoltes, battant ses grains. Et il rageait,
s'exaspérant de son impuissance. Ne pouvant plus duper Satan, il
résolut de s'en venger, et il alla le prier à dîner pour le lundi
suivant.

--Tu n'as pas été heureux dans tes affaires avec moi, disait-il, je
le sais; mais je ne veux pas qu'il reste de rancune entre nous, et je
compte que tu viendras dîner avec moi. Je te ferai manger de bonnes
choses.

Satan, aussi gourmand que paresseux, accepta bien vite. Au jour dit, il
revêtit ses plus beaux habits et prit le chemin du Mont.

Saint Michel le fit asseoir à une table magnifique. On servit d'abord
un vol-au-vent plein de crêtes et de rognons de coq, avec des boulettes
de chair à saucisse, puis deux gros surmulets à la crème, puis une
dinde blanche pleine de marrons confits dans du vin, puis un gigot de
pré-salé, tendre comme du gâteau, puis des légumes qui fondaient dans
la bouche et de la bonne galette chaude, qui fumait en répandant un
parfum de beurre.

On but du cidre pur, mousseux et sucré, et du vin rouge et capiteux,
et, après chaque plat, on faisait un trou avec de la vieille eau-de-vie
de pommes.

Le diable but et mangea comme un coffre, tant et si bien qu'il se
trouva gêné.

Alors saint Michel, se levant formidable, s'écria d'une voix de
tonnerre:

--Devant moi! devant moi, canaille! Tu oses... devant moi...

Satan éperdu s'enfuit, et le saint, saisissant un bâton, le poursuivit.

Ils couraient par les salles basses, tournant autour des piliers,
montaient les escaliers aériens, galopaient le long des corniches,
sautaient de gargouille en gargouille. Le pauvre démon, malade à fendre
l'âme, fuyait, souillant la demeure du saint. Il se trouva enfin sur
la dernière terrasse, tout en haut, d'où l'on découvre la baie immense
avec ses villes lointaines, ses sables et ses pâturages. Il ne pouvait
échapper plus longtemps; et le saint, lui jetant dans le dos un coup de
pied furieux, le lança comme une balle à travers l'espace.

Il fila dans le ciel ainsi qu'un javelot, et s'en vint tomber
lourdement devant la ville de Mortain. Les cornes de son front et les
griffes de ses membres entrèrent profondément dans le rocher, qui garde
pour l'éternité les traces de cette chute de Satan.

Il se releva boiteux, estropié jusqu'à la fin des siècles; et,
regardant au loin le Mont fatal, dressé comme un pic dans le soleil
couchant, il comprit bien qu'il serait toujours vaincu dans cette lutte
inégale, et il partit en traînant la jambe, se dirigeant vers des
pays éloignés, abandonnant à son ennemi ses champs, ses plaines, ses
coteaux, ses vallées et ses prés.

Et voilà comment saint Michel, patron des Normands, vainquit le
diable.»

Un autre peuple avait rêvé autrement cette bataille.


  _La Légende du Mont-Saint-Michel_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi
  19 décembre 1882, sous la signature: MAUFRIGNEUSE.



UNE VEUVE.


C'ÉTAIT pendant la saison des chasses, dans le château de Banneville.
L'automne était pluvieux et triste. Les feuilles rouges, au lieu de
craquer sous les pieds, pourrissaient dans les ornières, sous les
lourdes averses.

La forêt, presque dépouillée, était humide comme une salle de bains.
Quand on entrait dedans, sous les grands arbres fouettés par les
grains, une odeur moisie, une buée d'eau tombée, d'herbes trempées, de
terre mouillée, vous enveloppait; et les tireurs, courbés sous cette
inondation continue, et les chiens mornes, la queue basse et le poil
collé sur les côtes, et les jeunes chasseresses en leur taille de drap
collante et traversée de pluie, rentraient chaque soir las de corps et
d'esprit.

Dans le grand salon, après dîner, on jouait au loto, sans plaisir,
tandis que le vent faisait sur les volets des poussées bruyantes et
lançait les vieilles girouettes en des tournoiements de toupie. On
voulut alors conter des histoires, comme il est dit en des livres;
mais personne n'inventait rien d'amusant. Les chasseurs narraient
des aventures à coups de fusil, des boucheries de lapins; et les
femmes se creusaient la tête sans y découvrir jamais l'imagination de
Scheherazade.

On allait encore renoncer à ce divertissement, quand une jeune femme,
en jouant, sans y penser, avec la main d'une vieille tante restée
fille, remarqua une petite bague faite avec des cheveux blonds, qu'elle
avait vue souvent sans jamais y réfléchir.

Alors, en la faisant rouler doucement autour du doigt, elle demanda:
«Dis donc, tante, qu'est-ce que c'est que cette bague? On dirait des
cheveux d'enfant...» La vieille demoiselle rougit, pâlit; puis, d'une
voix tremblante: «C'est si triste, si triste, que je n'en veux jamais
parler. Tout le malheur de ma vie vient de là. J'étais toute jeune
alors, et le souvenir m'est resté si douloureux que je pleure chaque
fois en y pensant.»

On voulut aussitôt connaître l'histoire; mais la tante refusait de la
dire; on finit enfin par la prier tant qu'elle se décida.

«Vous m'avez souvent entendu parler de la famille de Santèze, éteinte
aujourd'hui. J'ai connu les trois derniers hommes de cette maison.
Ils sont morts tous les trois de la même façon; voici les cheveux du
dernier. Il avait treize ans, quand il s'est tué pour moi. Cela vous
paraît étrange, n'est-ce pas?

«Oh! c'était une race singulière, des fous, si l'on veut, mais des
fous charmants, des fous par amour. Tous, de père en fils, avaient
des passions violentes, de grands élans de tout leur être qui les
poussaient aux choses les plus exaltées, aux dévouements fanatiques,
même aux crimes. C'était en eux, cela, ainsi que la dévotion ardente
est dans certaines âmes. Ceux qui se font trappistes n'ont pas la même
nature que les coureurs de salon. On disait dans la parenté: «Amoureux
comme un Santèze.» Rien qu'à les voir, on le devinait. Ils avaient tous
les cheveux bouclés, bas sur le front, la barbe frisée, et des yeux
larges, larges, dont le rayon entrait dans vous, et vous troublait sans
qu'on sût pourquoi.

«Le grand-père de celui dont voici le seul souvenir, après beaucoup
d'aventures, et des duels et des enlèvements de femmes, devint
passionnément épris, vers soixante-cinq ans, de la fille de son
fermier. Je les ai connus tous les deux. Elle était blonde, pâle,
distinguée, avec un parler lent, une voix molle et un regard si doux,
si doux, qu'on l'aurait dit d'une madone. Le vieux seigneur la prit
chez lui, et il fut bientôt si captivé qu'il ne pouvait se passer
d'elle une minute. Sa fille et sa belle-fille, qui habitaient le
château, trouvaient cela naturel, tant l'amour était de tradition
dans la maison. Quand il s'agissait de passion, rien ne les étonnait,
et, si l'on parlait devant elles de penchants contrariés, d'amants
désunis, même de vengeance après des trahisons, elles disaient toutes
les deux, du même ton désolé: «Oh! comme il (ou elle) a dû souffrir
pour en arriver là!» Rien de plus. Elles s'apitoyaient toujours sur les
drames du cœur et ne s'en indignaient jamais, même quand ils étaient
criminels.

«Or, un automne, un jeune homme, M. de Gradelle, invité pour la chasse,
enleva la jeune fille.

«M. de Santèze resta calme, comme s'il ne s'était rien passé; mais, un
matin, on le trouva pendu dans le chenil, au milieu des chiens.

«Son fils mourut de la même façon, dans un hôtel, à Paris, pendant un
voyage qu'il y fit en 1841, après avoir été trompé par une chanteuse de
l'Opéra.

«Il laissait un enfant âgé de douze ans, et une veuve, la sœur de ma
mère. Elle vint avec le petit habiter chez mon père, dans notre terre
de Bertillon. J'avais alors dix-sept ans.

«Vous ne pouvez vous figurer quel étonnant et précoce enfant était
ce petit Santèze. On eût dit que toutes les facultés de tendresse,
que toutes les exaltations de sa race étaient retombées sur celui-là,
le dernier. Il rêvait toujours et se promenait seul, pendant des
heures, dans une grande allée d'ormes allant du château jusqu'au
bois. Je regardais de ma fenêtre ce gamin sentimental, qui marchait à
pas graves, les mains derrière le dos, le front penché, et, parfois,
s'arrêtait pour lever les yeux comme s'il voyait et comprenait, et
ressentait des choses qui n'étaient point de son âge.

«Souvent, après le dîner, par les nuits claires, il me disait:
«Allons rêver, cousine...» Et nous partions ensemble dans le parc. Il
s'arrêtait brusquement devant les clairières où flottait cette vapeur
blanche, cette ouate dont la lune garnit les éclaircies des bois; et
il me disait, en me serrant la main: «Regarde ça, regarde ça. Mais tu
ne me comprends pas, je le sens. Si tu me comprenais, nous serions
heureux. Il faut aimer pour savoir.» Je riais et je l'embrassais, ce
gamin, qui m'adorait à en mourir.

«Souvent aussi, après le dîner, il allait s'asseoir sur les genoux de
ma mère: «Allons, tante, lui disait-il, raconte-nous des histoires
d'amour.» Et ma mère, par plaisanterie, lui disait toutes les légendes
de sa famille, toutes les aventures passionnées de ses pères; car on
en citait des mille et des mille, de vraies et de fausses. C'est leur
réputation qui les a tous perdus, ces hommes; ils se montaient la tête
et se faisaient gloire ensuite de ne point laisser mentir la renommée
de leur maison.

«Il s'exaltait, le petit, à ces récits tendres ou terribles, et parfois
il battait des mains en répétant: «Moi aussi, moi aussi, je sais aimer
mieux qu'eux tous!»

«Alors il me fit la cour, une cour timide et profondément tendre
dont on riait, tant c'était drôle. Chaque matin, j'avais des fleurs
cueillies par lui, et chaque soir, avant de remonter dans sa chambre,
il me baisait la main en murmurant: «Je t'aime!»

«Je fus coupable, bien coupable, et j'en pleure encore sans cesse,
et j'en ai fait pénitence toute ma vie, et je suis restée vieille
fille,--ou plutôt non, je suis restée comme fiancée-veuve, veuve de
lui. Je m'amusai de cette tendresse puérile, je l'excitais même;
je fus coquette, séduisante, comme auprès d'un homme, caressante
et perfide. J'affolai cet enfant. C'était un jeu pour moi, et un
divertissement joyeux pour sa mère et pour la mienne. Il avait douze
ans! Songez! qui donc aurait pris au sérieux cette passion d'atome! Je
l'embrassais tant qu'il voulait; je lui écrivis même des billets doux
que lisaient nos mères; et il me répondait des lettres, des lettres de
feu, que j'ai gardées. Il croyait secrète notre intimité d'amour, se
jugeant un homme. Nous avions oublié qu'il était un Santèze!

«Cela dura près d'un an. Un soir, dans le parc, il s'abattit à mes
genoux et, baisant le bas de ma robe avec un élan furieux, il répétait:
«Je t'aime, je t'aime, je t'aime à en mourir. Si tu me trompes jamais,
entends-tu, si tu m'abandonnes pour un autre, je ferai comme mon
père...» Et il ajouta d'une voix profonde à donner un frisson: «Tu sais
ce qu'il a fait!»

«Puis, comme je restais interdite, il se releva, et se dressant sur la
pointe des pieds pour arriver à mon oreille, car j'étais plus grande
que lui, il modula mon nom, mon petit nom: «Geneviève!» d'un ton si
doux, si joli, si tendre, que j'en frissonnai jusqu'aux pieds.

«Je balbutiais: «Rentrons, rentrons!» Il ne dit plus rien et me
suivit; mais, comme nous allions gravir les marches du perron, il
m'arrêta: «Tu sais, si tu m'abandonnes, je me tue.»

Je compris, cette fois, que j'avais été trop loin, et je devins
réservée. Comme il m'en faisait, un jour, des reproches, je répondis:
«Tu es maintenant trop grand pour plaisanter, et trop jeune pour un
amour sérieux. J'attends.»

«Je m'en croyais quitte ainsi.

«On le mit en pension à l'automne. Quand il revint l'été suivant,
j'avais un fiancé. Il comprit tout de suite et garda pendant huit jours
un air si réfléchi que je demeurais très inquiète.

«Le neuvième jour, au matin, j'aperçus, en me levant, un petit papier
glissé sous ma porte. Je le saisis, je l'ouvris, je lus: «Tu m'as
abandonné, et tu sais ce que je t'ai dit. C'est ma mort que tu as
ordonnée. Comme je ne veux pas être trouvé par un autre que par toi,
viens dans le parc, juste à la place où je t'ai dit, l'an dernier, que
je t'aimais, et regarde en l'air.»

«Je me sentais devenir folle. Je m'habillai vite et vite, et je courus,
je courus à tomber épuisée, jusqu'à l'endroit désigné. Sa petite
casquette de pension était par terre, dans la boue. Il avait plu toute
la nuit. Je levai les yeux et j'aperçus quelque chose qui se berçait
dans les feuilles, car il faisait du vent, beaucoup de vent.

«Je ne sais plus, après ça, ce que j'ai fait. J'ai dû hurler d'abord,
m'évanouir peut-être, et tomber, puis courir au château. Je repris ma
raison dans mon lit, avec ma mère à mon chevet.

«Je crus que j'avais rêvé tout cela dans un affreux délire. Je
balbutiai: «Et lui, lui, Gontran?...» On ne me répondit pas. C'était
vrai.

«Je n'osai pas le revoir; mais je demandai une longue mèche de ses
cheveux blonds. La... la... voici...»

Et la vieille demoiselle tendait sa main tremblante dans un geste
désespéré.

Puis elle se moucha plusieurs fois, s'essuya les yeux et reprit: «J'ai
rompu mon mariage... sans dire pourquoi... Et je... je suis restée
toujours... la... la veuve de cet enfant de treize ans.» Puis sa tête
tomba sur sa poitrine et elle pleura longtemps des larmes pensives.

Et, comme on gagnait les chambres pour dormir, un gros chasseur dont
elle avait troublé la quiétude souffla dans l'oreille de son voisin:

--N'est-ce pas malheureux d'être sentimental à ce point-là!


  _Une Veuve_ a paru dans _le Gaulois_ du vendredi 1er septembre 1882.



MADEMOISELLE COCOTTE.


NOUS allions sortir de l'Asile quand j'aperçus dans un coin de la cour
un grand homme maigre qui faisait obstinément le simulacre d'appeler
un chien imaginaire. Il criait, d'une voix douce, d'une voix tendre:
«Cocotte, ma petite Cocotte, viens ici, Cocotte, viens ici, ma belle»,
en tapant sur sa cuisse comme on fait pour attirer les bêtes. Je
demandai au médecin:

--Qu'est-ce que celui-là?

Il me répondit:

--Oh! celui-là n'est pas intéressant. C'est un cocher, nommé François,
devenu fou après avoir noyé son chien.

J'insistai:

--Dites-moi donc son histoire. Les choses les plus simples, les plus
humbles, sont parfois celles qui nous mordent le plus au cœur.

Et voici l'aventure de cet homme qu'on avait sue tout entière par un
palefrenier, son camarade.

«Dans la banlieue de Paris vivait une famille de bourgeois riches. Ils
habitaient une élégante villa au milieu d'un parc, au bord de la Seine.
Le cocher était ce François, gars de campagne, un peu lourdaud, bon
cœur, niais, facile à duper.

Comme il rentrait un soir chez ses maîtres, un chien se mit à le
suivre. Il n'y prit point garde d'abord; mais l'obstination de la bête
à marcher sur ses talons le fit bientôt se retourner. Il regarda s'il
connaissait ce chien. Non, il ne l'avait jamais vu.

C'était une chienne d'une maigreur affreuse avec de grandes mamelles
pendantes. Elle trottinait derrière l'homme d'un air lamentable et
affamé, la queue entre les pattes, les oreilles collées contre la tête,
et s'arrêtait quand il s'arrêtait, repartant quand il repartait.

Il voulait chasser ce squelette de bête et cria: «Va-t'en. Veux-tu bien
te sauver! Hou! hou!» Elle s'éloigna de quelques pas et se planta sur
son derrière, attendant; puis, dès que le cocher se remit en marche,
elle repartit derrière lui.

Il fit semblant de ramasser des pierres. L'animal s'enfuit un peu plus
loin avec un grand ballottement de ses mamelles flasques; mais il
revint aussitôt que l'homme eut tourné le dos.

Alors le cocher François, pris de pitié, l'appela. La chienne
s'approcha timidement, l'échine pliée en cercle, et toutes les côtes
soulevant sa peau. L'homme caressa ces os saillants, et, tout ému par
cette misère de bête: «Allons, viens!» dit-il. Aussitôt elle remua la
queue, se sentant accueillie, adoptée, et, au lieu de rester dans les
mollets de son nouveau maître, elle se mit à courir devant lui.

Il l'installa sur la paille dans son écurie; puis il courut à la
cuisine chercher du pain. Quand elle eut mangé tout son soûl, elle
s'endormit, couchée en rond.

Le lendemain, les maîtres, avertis par leur cocher, permirent qu'il
gardât l'animal. C'était une bonne bête, caressante et fidèle,
intelligente et douce.

Mais, bientôt, on lui reconnut un défaut terrible. Elle était enflammée
d'amour d'un bout à l'autre de l'année. Elle eut fait, en quelque
temps, la connaissance de tous les chiens de la contrée qui se mirent
à rôder autour d'elle jour et nuit. Elle leur partageait ses faveurs
avec une indifférence de fille, semblait au mieux avec tous, traînait
derrière elle une vraie meute composée des modèles les plus différents
de la race aboyante, les uns gros comme le poing, les autres grands
comme des ânes. Elle les promenait par les routes en des courses
interminables, et quand elle s'arrêtait pour se reposer sur l'herbe,
ils faisaient cercle autour d'elle, et la contemplaient la langue tirée.

Les gens du pays la considéraient comme un phénomène; jamais on n'avait
vu pareille chose. Le vétérinaire n'y comprenait rien.

Quand elle était rentrée, le soir, en son écurie, la foule des chiens
faisait le siège de la propriété. Ils se faufilaient par toutes
les issues de la haie vive qui clôturait le parc, dévastaient les
plates-bandes, arrachaient les fleurs, creusaient des trous dans
les corbeilles, exaspérant le jardinier. Et ils hurlaient des nuits
entières autour du bâtiment où logeait leur amie, sans que rien les
décidât à s'en aller.

Dans le jour, ils pénétraient jusque dans la maison. C'était une
invasion, une plaie, un désastre. Les maîtres rencontraient à tout
moment dans l'escalier et jusque dans les chambres de petits roquets
jaunes à queue empanachée, des chiens de chasse, des bouledogues,
des loulous rôdeurs à poil sale, vagabonds sans feu ni lieu, des
terre-neuve énormes qui faisaient fuir les enfants.

On vit alors dans le pays des chiens inconnus à dix lieues à la
ronde, venus on ne sait d'où, vivant on ne sait comment, et qui
disparaissaient ensuite.

Cependant François adorait Cocotte. Il l'avait nommée Cocotte, sans
malice, bien qu'elle méritât son nom; et il répétait sans cesse: «Cette
bête-là, c'est une personne. Il ne lui manque que la parole.»

Il lui avait fait confectionner un collier magnifique en cuir rouge
qui portait ces mots gravés sur une plaque de cuivre: «Mademoiselle
Cocotte, au cocher François.»

Elle était devenue énorme. Autant elle avait été maigre, autant elle
était obèse, avec un ventre gonflé sous lequel pendillaient toujours
ses longues mamelles ballottantes. Elle avait engraissé tout d'un coup
et elle marchait maintenant avec peine, les pattes écartées à la façon
des gens trop gros, la gueule ouverte pour souffler, exténuée aussitôt
qu'elle avait essayé de courir.

Elle se montrait d'ailleurs d'une fécondité phénoménale, toujours
pleine presque aussitôt que délivrée, donnant le jour quatre fois l'an
à un chapelet de petits animaux appartenant à toutes les variétés de
la race canine. François, après avoir choisi celui qu'il lui laissait
pour «passer son lait», ramassait les autres dans son tablier d'écurie
et allait, sans apitoiement, les jeter à la rivière.

Mais bientôt la cuisinière joignit ses plaintes à celles du jardinier.
Elle trouvait des chiens jusque sous son fourneau, dans le buffet, dans
la soupente au charbon, et ils volaient tout ce qu'ils rencontraient.

Le maître, impatienté, ordonna à François de se débarrasser de Cocotte.
L'homme, désolé, chercha à la placer. Personne n'en voulut. Alors il
se résolut à la perdre, et il la confia à un voiturier qui devait
l'abandonner dans la campagne de l'autre côté de Paris, auprès de
Joinville-le-Pont.

Le soir même, Cocotte était revenue.

Il fallait prendre un grand parti. On la livra, moyennant cinq francs,
à un chef de train allant au Havre. Il devait la lâcher à l'arrivée.

Au bout de trois jours, elle rentrait dans son écurie, harassée,
efflanquée, écorchée, n'en pouvant plus.

Le maître, apitoyé, n'insista pas.

Mais les chiens revinrent bientôt plus nombreux et plus acharnés que
jamais. Et comme on donnait, un soir, un grand dîner, une poularde
truffée fut emportée par un dogue, au nez de la cuisinière qui n'osa
pas la lui disputer.

Le maître, cette fois, se fâcha tout à fait, et, ayant appelé François,
il lui dit avec colère:

--Si vous ne me flanquez pas cette bête à l'eau avant demain matin, je
vous fiche à la porte, entendez-vous?

L'homme fut atterré, et il remonta dans sa chambre pour faire sa malle,
préférant quitter sa place. Puis il réfléchit qu'il ne pourrait entrer
nulle part tant qu'il traînerait derrière lui cette bête incommode; il
songea qu'il était dans une bonne maison, bien payé, bien nourri; il
se dit que vraiment un chien ne valait pas ça; il s'excita au nom de
ses propres intérêts; et il finit par prendre résolument le parti de se
débarrasser de Cocotte au point du jour.

Il dormit mal, cependant. Dès l'aube, il fut debout et, s'emparant
d'une forte corde, il alla chercher la chienne. Elle se leva lentement,
se secoua, étira ses membres et vint fêter son maître.

Alors le courage lui manqua, et il se mit à l'embrasser avec tendresse,
flattant ses longues oreilles, la baisant sur le museau, lui prodiguant
tous les noms tendres qu'il savait.

Mais une horloge voisine sonna six heures. Il ne fallait plus hésiter.
Il ouvrit la porte: «Viens», dit-il. La bête remua la queue, comprenant
qu'on allait sortir.

Ils gagnèrent la berge, et il choisit une place où l'eau semblait
profonde. Alors il noua un bout de la corde au beau collier de cuir,
et ramassant une grosse pierre, il l'attacha de l'autre bout. Puis
il saisit Cocotte dans ses bras et la baisa furieusement comme une
personne qu'on va quitter. Il la tenait serrée sur sa poitrine, la
berçait, l'appelait «ma belle Cocotte, ma petite Cocotte», et elle se
laissait faire en grognant de plaisir.

Dix fois il la voulut jeter, et toujours le cœur lui manquait.

Mais brusquement il se décida, et de toute sa force il la lança le
plus loin possible. Elle essaya d'abord de nager, comme elle faisait
lorsqu'on la baignait, mais sa tête, entraînée par la pierre, plongeait
coup sur coup; et elle jetait à son maître des regards éperdus, des
regards humains, en se débattant comme une personne qui se noie. Puis
tout l'avant du corps s'enfonça, tandis que les pattes de derrière
s'agitaient follement hors de l'eau; puis elles disparurent aussi.

Alors, pendant cinq minutes, des bulles d'air vinrent crever à la
surface comme si le fleuve se fût mis à bouillonner; et François,
hagard, affolé, le cœur palpitant, croyait voir Cocotte se tordant
dans la vase; et il se disait, dans sa simplicité de paysan: «Qu'est-ce
qu'elle pense de moi, à c't'heure, c'te bête?»

Il faillit devenir idiot; il fut malade pendant un mois; et, chaque
nuit, il rêvait de sa chienne; il la sentait qui léchait ses mains; il
l'entendait aboyer. Il fallut appeler un médecin. Enfin il alla mieux;
et ses maîtres, vers la fin de juin, l'emmenèrent dans leur propriété
de Biessard, près de Rouen.

Là encore il était au bord de la Seine. Il se mit à prendre des bains.
Il descendait chaque matin avec le palefrenier, et ils traversaient le
fleuve à la nage.

Or, un jour, comme ils s'amusaient à batifoler dans l'eau, François
cria soudain à son camarade:

--Regarde celle-là qui s'amène. Je vas t'en faire goûter une côtelette.

C'était une charogne énorme, gonflée, pelée, qui s'en venait, les
pattes en l'air en suivant le courant.

François s'en approcha en faisant des brasses; et, continuant ses
plaisanteries:

--Cristi! elle n'est pas fraîche. Quelle prise! mon vieux. Elle n'est
pas maigre non plus.

Et il tournait autour, se maintenant à distance de l'énorme bête en
putréfaction.

Puis, soudain, il se tut et il la regarda avec une attention
singulière; puis il s'approcha encore comme pour la toucher, cette
fois. Il examinait fixement le collier, puis il avança le bras, saisit
le cou, fit pivoter la charogne, l'attira tout près de lui, et lut sur
le cuivre verdi qui restait adhérent au cuir décoloré: «Mademoiselle
Cocotte, au cocher François.»

La chienne morte avait retrouvé son maître à soixante lieues de leur
maison!

Il poussa un cri épouvantable et il se mit à nager de toute sa force
vers la berge, en continuant à hurler; et, dès qu'il eut atteint la
terre, il se sauva éperdu, tout nu, par la campagne. Il était fou!»


  _Mademoiselle Cocotte_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 20 mars
  1883, sous la signature: MAUFRIGNEUSE.



LES BIJOUX.


MONSIEUR Lantin ayant rencontré cette jeune fille, dans une soirée,
chez son sous-chef de bureau, l'amour l'enveloppa comme un filet.

C'était la fille d'un percepteur de province, mort depuis plusieurs
années. Elle était venue ensuite à Paris avec sa mère, qui fréquentait
quelques familles bourgeoises de son quartier dans l'espoir de marier
la jeune personne. Elles étaient pauvres et honorables, tranquilles et
douces. La jeune fille semblait le type absolu de l'honnête femme à
laquelle le jeune homme sage rêve de confier sa vie. Sa beauté modeste
avait un charme de pudeur angélique, et l'imperceptible sourire qui ne
quittait point ses lèvres semblait un reflet de son cœur.

Tout le monde chantait ses louanges; tous ceux qui la connaissaient
répétaient sans fin: «Heureux celui qui la prendra. On ne pourrait
trouver mieux.»

M. Lantin, alors commis principal au ministère de l'Intérieur, aux
appointements annuels de trois mille cinq cents francs, la demanda en
mariage et l'épousa.

Il fut avec elle invraisemblablement heureux. Elle gouverna sa maison
avec une économie si adroite qu'ils semblaient vivre dans le luxe. Il
n'était point d'attentions, de délicatesses, de chatteries qu'elle
n'eût pour son mari; et la séduction de sa personne était si grande
que, six ans après leur rencontre, il l'aimait plus encore qu'aux
premiers jours.

Il ne blâmait en elle que deux goûts, celui du théâtre et celui des
bijouteries fausses.

Ses amies (elle connaissait quelques femmes de modestes fonctionnaires)
lui procuraient à tous moments des loges pour les pièces en vogue, même
pour les premières représentations; et elle traînait, bon gré, mal
gré, son mari à ces divertissements qui le fatiguaient affreusement
après sa journée de travail. Alors il la supplia de consentir à aller
au spectacle avec quelque dame de sa connaissance qui la ramènerait
ensuite. Elle fut longtemps à céder, trouvant peu convenable cette
manière d'agir. Elle s'y décida enfin par complaisance, et il lui en
sut un gré infini.

Or ce goût pour le théâtre fit bientôt naître en elle le besoin de se
parer. Ses toilettes demeuraient toutes simples, il est vrai, de bon
goût toujours, mais modestes; et sa grâce douce, sa grâce irrésistible,
humble et souriante, semblait acquérir une saveur nouvelle de la
simplicité de ses robes, mais elle prit l'habitude de pendre à ses
oreilles deux gros cailloux du Rhin qui simulaient des diamants, et
elle portait des colliers de perles fausses, des bracelets en similor,
des peignes agrémentés de verroteries variées jouant les pierres fines.

Son mari, que choquait un peu cet amour du clinquant, répétait souvent:
«Ma chère, quand on n'a pas le moyen de se payer des bijoux véritables,
on ne se montre parée que de sa beauté et de sa grâce, voilà encore les
plus rares joyaux.»

Mais elle souriait doucement et répétait: «Que veux-tu? J'aime ça.
C'est mon vice. Je sais bien que tu as raison; mais on ne se refait
pas. J'aurais adoré les bijoux, moi!»

Et elle faisait rouler dans ses doigts les colliers de perles, miroiter
les facettes des cristaux taillés, en répétant: «Mais regarde donc
comme c'est bien fait. On jurerait du vrai.»

Il souriait en déclarant: «Tu as des goûts de bohémienne.»

Quelquefois, le soir, quand ils demeuraient en tête à tête au coin du
feu, elle apportait sur la table où ils prenaient le thé la boîte de
maroquin où elle enfermait la «pacotille», selon le mot de M. Lantin;
et elle se mettait à examiner ces bijoux imités avec une attention
passionnée, comme si elle eût savouré quelque jouissance secrète et
profonde; et elle s'obstinait à passer un collier au cou de son mari
pour rire ensuite de tout son cœur en s'écriant: «Comme tu es drôle!»
Puis se jetait dans ses bras et l'embrassait éperdument.

Comme elle avait été à l'Opéra, une nuit d'hiver, elle rentra toute
frissonnante de froid. Le lendemain elle toussait. Huit jours plus tard
elle mourait d'une fluxion de poitrine.

Lantin faillit la suivre dans la tombe. Son désespoir fut si terrible
que ses cheveux devinrent blancs en un mois. Il pleurait du matin
au soir, l'âme déchirée d'une souffrance intolérable, hanté par le
souvenir, par le sourire, par la voix, par tout le charme de la morte.

Le temps n'apaisa point sa douleur. Souvent pendant les heures du
bureau, alors que les collègues s'en venaient causer un peu des choses
du jour, on voyait soudain ses joues se gonfler, son nez se plisser,
ses yeux s'emplir d'eau; il faisait une grimace affreuse et se mettait
à sangloter.

Il avait gardé intacte la chambre de sa compagne où il s'enfermait tous
les jours pour penser à elle; et tous les meubles, ses vêtements mêmes
demeuraient à leur place comme ils se trouvaient au dernier jour.

Mais la vie se faisait dure pour lui. Ses appointements, qui, entre
les mains de sa femme, suffisaient à tous les besoins du ménage,
devenaient, à présent, insuffisants pour lui tout seul. Et il se
demandait avec stupeur comment elle avait su s'y prendre pour lui faire
boire toujours des vins excellents et manger des nourritures délicates
qu'il ne pouvait plus se procurer avec ses modestes ressources.

Il fit quelques dettes et courut après l'argent à la façon des gens
réduits aux expédients. Un matin enfin, comme il se trouvait sans un
sou, une semaine entière avant la fin du mois, il songea à vendre
quelque chose; et tout de suite la pensée lui vint de se défaire de la
«pacotille» de sa femme, car il avait gardé au fond du cœur une sorte
de rancune contre ces «trompe-l'œil» qui l'irritaient autrefois. Leur
vue même, chaque jour, lui gâtait un peu le souvenir de sa bien-aimée.

Il chercha longtemps dans le tas de clinquant qu'elle avait laissé, car
jusqu'aux derniers jours de sa vie elle en avait acheté obstinément,
rapportant presque chaque soir un objet nouveau, et il se décida pour
le grand collier qu'elle semblait préférer, et qui pouvait bien valoir,
pensait-il, six ou huit francs, car il était vraiment d'un travail très
soigné pour du faux.

Il le mit en sa poche et s'en alla vers son ministère en suivant les
boulevards, cherchant une boutique de bijoutier qui lui inspirât
confiance.

Il en vit une enfin et entra, un peu honteux d'étaler ainsi sa misère
et de chercher à vendre une chose de si peu de prix.

--Monsieur, dit-il au marchand, je voudrais bien savoir ce que vous
estimez ce morceau.

L'homme reçut l'objet, l'examina, le retourna, le soupesa, prit une
loupe, appela son commis, lui fit tout bas des remarques, reposa le
collier sur son comptoir et le regarda de loin pour mieux juger de
l'effet.

M. Lantin, gêné par toutes ces cérémonies, ouvrait la bouche pour
déclarer: «Oh! je sais bien que cela n'a aucune valeur,»--quand le
bijoutier prononça:

--Monsieur, cela vaut de douze à quinze mille francs, mais je ne
pourrais l'acheter que si vous m'en faisiez connaître exactement la
provenance.

Le veuf ouvrit des yeux énormes et demeura béant, ne comprenant pas.
Il balbutia enfin: «Vous dites?... Vous êtes sûr.» L'autre se méprit
sur son étonnement, et, d'un ton sec: «Vous pouvez chercher ailleurs si
on vous en donne davantage. Pour moi cela vaut, au plus, quinze mille.
Vous reviendrez me trouver si vous ne trouvez pas mieux.»

M. Lantin, tout à fait idiot, reprit son collier et s'en alla,
obéissant à un confus besoin de se trouver seul et de réfléchir.

Mais, dès qu'il fut dans la rue, un besoin de rire le saisit, et il
pensa: «L'imbécile! oh! l'imbécile! si je l'avais pris au mot tout de
même! En voilà un bijoutier qui ne sait pas distinguer le faux du vrai!»

Et il pénétra chez un autre marchand, à l'entrée de la rue de la Paix.
Dès qu'il eut aperçu le bijou, l'orfèvre s'écria:

--Ah! parbleu, je le connais bien, ce collier; il vient de chez moi.

M. Lantin, fort troublé, demanda:

--Combien vaut-il?

--Monsieur, je l'ai vendu vingt-cinq mille. Je suis prêt à le reprendre
pour dix-huit mille, quand vous m'aurez indiqué, pour obéir aux
prescriptions légales, comment vous en êtes détenteur.

Cette fois, M. Lantin s'assit perclus d'étonnement. Il reprit:

--Mais..., mais, examinez-le bien attentivement, monsieur, j'avais cru
jusqu'ici qu'il était en... en faux.

Le joaillier reprit:

--Voulez-vous me dire votre nom, monsieur?

--Parfaitement. Je m'appelle Lantin, je suis employé au ministère de
l'Intérieur, je demeure 16, rue des Martyrs.

Le marchand ouvrit ses registres, rechercha, et prononça:

--Ce collier a été envoyé en effet à l'adresse de Mme Lantin, 16, rue
des Martyrs, le 20 juillet 1876.

Et les deux hommes se regardèrent dans les yeux, l'employé éperdu de
surprise, l'orfèvre flairant un voleur.

Celui-ci reprit:

--Voulez-vous me laisser cet objet pendant vingt-quatre heures
seulement, je vais vous en donner un reçu.

M. Lantin balbutia:

--Mais oui, certainement. Et il sortit en pliant le papier qu'il mit
dans sa poche.

Puis il traversa la rue, la remonta, s'aperçut qu'il se trompait de
route, redescendit aux Tuileries, passa la Seine, reconnut encore son
erreur, revint aux Champs-Élysées sans une idée nette dans la tête. Il
s'efforçait de raisonner, de comprendre. Sa femme n'avait pu acheter
un objet d'une pareille valeur.--Non, certes.--Mais alors, c'était un
cadeau! Un cadeau! Un cadeau de qui? Pourquoi?

Il s'était arrêté, et il demeurait debout au milieu de l'avenue. Le
doute horrible l'effleura.--Elle?--Mais alors tous les autres bijoux
étaient aussi des cadeaux! Il lui sembla que la terre remuait; qu'un
arbre, devant lui, s'abattait; il étendit les bras et s'écroula, privé
de sentiment.

Il reprit connaissance dans la boutique d'un pharmacien où les passants
l'avaient porté. Il se fit reconduire chez lui, et s'enferma.

Jusqu'à la nuit il pleura éperdument, mordant un mouchoir pour ne pas
crier. Puis il se mit au lit accablé de fatigue et de chagrin, et il
dormit d'un pesant sommeil.

Un rayon de soleil le réveilla, et il se leva lentement pour aller à
son ministère. C'était dur de travailler après de pareilles secousses.
Il réfléchit alors qu'il pouvait s'excuser auprès de son chef; et il
lui écrivit. Puis il songea qu'il fallait retourner chez le bijoutier;
et une honte l'empourpra. Il demeura longtemps à réfléchir. Il ne
pouvait pourtant pas laisser le collier chez cet homme, il s'habilla et
sortit.

Il faisait beau, le ciel bleu s'étendait sur la ville qui semblait
sourire. Des flâneurs allaient devant eux, les mains dans leurs poches.

Lantin se dit, en les regardant passer: «Comme on est heureux quand on
a de la fortune! Avec de l'argent on peut secouer jusqu'aux chagrins,
on va où l'on veut, on voyage, on se distrait! Oh! si j'étais riche!»

Il s'aperçut qu'il avait faim, n'ayant pas mangé depuis l'avant-veille.
Mais sa poche était vide, et il se ressouvint du collier. Dix-huit
mille francs! Dix-huit mille francs! c'était une somme, cela!

Il gagna la rue de la Paix et commença à se promener de long en large
sur le trottoir, en face de la boutique. Dix-huit mille francs! Vingt
fois il faillit entrer; mais la honte l'arrêtait toujours.

Il avait faim pourtant, grand'faim, et pas un sou. Il se décida
brusquement, traversa la rue en courant pour ne pas se laisser le temps
de réfléchir, et il se précipita chez l'orfèvre.

Dès qu'il l'aperçut, le marchand s'empressa, offrit un siège avec une
politesse souriante. Les commis eux-mêmes arrivèrent, qui regardaient
de côté Lantin, avec des gaietés dans les yeux et sur les lèvres.

Le bijoutier déclara:

--Je me suis renseigné, monsieur, et si vous êtes toujours dans les
mêmes dispositions, je suis prêt à vous payer la somme que je vous ai
proposée.

L'employé balbutia:

--Mais certainement.

L'orfèvre tira d'un tiroir dix-huit grands billets, les compta, les
tendit à Lantin, qui signa un petit reçu et mit d'une main frémissante
l'argent dans sa poche.

Puis, comme il allait sortir, il se retourna vers le marchand qui
souriait toujours, et, baissant les yeux:

--J'ai... j'ai d'autres bijoux... qui me viennent... qui me viennent de
la même succession. Vous conviendrait-il de me les acheter aussi?

Le marchand s'inclina:

--Mais certainement, monsieur. Un des commis sortit pour rire à son
aise; un autre se mouchait avec force.

Lantin impassible, rouge et grave, annonça:

--Je vais vous les apporter.

Et il prit un fiacre pour aller chercher les joyaux.

Quand il revint chez le marchand, une heure plus tard, il n'avait pas
encore déjeuné. Ils se mirent à examiner les objets pièce à pièce,
évaluant chacun. Presque tous venaient de la maison.

Lantin, maintenant, discutait les estimations, se fâchait, exigeait
qu'on lui montrât les livres de vente, et parlait de plus en plus haut
à mesure que s'élevait la somme.

Les gros brillants d'oreilles valent vingt mille francs, les bracelets
trente-cinq mille, les broches, bagues et médaillons seize mille, une
parure d'émeraudes et de saphirs quatorze mille; un solitaire suspendu
à une chaîne d'or formant collier quarante mille; le tout atteignant le
chiffre de cent quatre-vingt-seize mille francs.

Le marchand déclara avec une bonhomie railleuse:

--Cela vient d'une personne qui mettait toutes ses économies en bijoux.

Lantin prononça gravement:

--C'est une manière comme une autre de placer son argent. Et il s'en
alla après avoir décidé avec l'acquéreur qu'une contre-expertise aurait
lieu le lendemain.

Quand il se trouva dans la rue, il regarda la colonne Vendôme avec
l'envie d'y grimper, comme si c'eût été un mât de cocagne. Il se
sentait léger à jouer à saute-mouton par-dessus la statue de l'Empereur
perché là-haut dans le ciel.

Il alla déjeuner chez Voisin et but du vin à vingt francs la bouteille.

Puis il prit un fiacre et fit un tour au Bois. Il regardait les
équipages avec un certain mépris, oppressé du désir de crier aux
passants: «Je suis riche aussi, moi. J'ai deux cent mille francs!»

Le souvenir de son ministère lui revint. Il s'y fit conduire, entra
délibérément chez son chef et annonça:

--Je viens, monsieur, vous donner ma démission. J'ai fait un héritage
de trois cent mille francs.

Il alla serrer la main de ses anciens collègues et leur confia ses
projets d'existence nouvelle; puis il dîna au Café Anglais.

Se trouvant à côté d'un monsieur qui lui parut distingué, il ne
put résister à la démangeaison de lui confier, avec une certaine
coquetterie, qu'il venait d'hériter de quatre cent mille francs.

Pour la première fois de sa vie il ne s'ennuya pas au théâtre, et il
passa sa nuit avec des filles.

Six mois plus tard il se remariait. Sa seconde femme était très
honnête, mais d'un caractère difficile. Elle le fit beaucoup souffrir.


  _Les Bijoux_ ont paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 27 mars 1883, sous
  la signature: MAUFRIGNEUSE.



APPARITION.


ON parlait de séquestration à propos d'un procès récent. C'était à la
fin d'une soirée intime, rue de Grenelle, dans un ancien hôtel, et
chacun avait son histoire, une histoire qu'il affirmait vraie.

Alors le vieux marquis de la Tour-Samuel, âgé de quatre-vingt-deux
ans, se leva et vint s'appuyer à la cheminée. Il dit de sa voix un peu
tremblante:

--Moi aussi, je sais une chose étrange, tellement étrange, qu'elle
a été l'obsession de ma vie. Voici maintenant cinquante-six ans que
cette aventure m'est arrivée, et il ne se passe pas un mois sans que
je la revoie en rêve. Il m'est demeuré de ce jour-là une marque, une
empreinte de peur, me comprenez-vous? Oui, j'ai subi l'horrible
épouvante, pendant dix minutes, d'une telle façon que depuis cette
heure une sorte de terreur constante m'est restée dans l'âme. Les
bruits inattendus me font tressaillir jusqu'au cœur; les objets que
je distingue mal dans l'ombre du soir me donnent une envie folle de me
sauver. J'ai peur la nuit, enfin.

Oh! je n'aurais pas avoué cela avant d'être arrivé à l'âge où je suis.
Maintenant je peux tout dire. Il est permis de n'être pas brave devant
les dangers imaginaires, quand on a quatre-vingt-deux ans. Devant les
dangers véritables, je n'ai jamais reculé, Mesdames.

Cette histoire m'a tellement bouleversé l'esprit, a jeté en moi un
trouble si profond, si mystérieux, si épouvantable, que je ne l'ai même
jamais racontée. Je l'ai gardée dans le fond intime de moi, dans ce
fond où l'on cache les secrets pénibles, les secrets honteux, toutes
les inavouables faiblesses que nous avons dans notre existence.

Je vais vous dire l'aventure telle quelle, sans chercher à l'expliquer.
Il est bien certain qu'elle est explicable, à moins que je n'aie eu mon
heure de folie. Mais non, je n'ai pas été fou, et je vous en donnerai
la preuve. Imaginez ce que vous voudrez. Voici les faits tout simples:

«C'était en 1827, au mois de juillet. Je me trouvais à Rouen en
garnison.

Un jour, comme je me promenais sur le quai, je rencontrai un homme que
je crus reconnaître sans me rappeler au juste qui c'était. Je fis, par
instinct, un mouvement pour m'arrêter. L'étranger aperçut ce geste, me
regarda et tomba dans mes bras.

C'était un ami de jeunesse que j'avais beaucoup aimé. Depuis cinq ans
que je ne l'avais vu, il semblait vieilli d'un demi-siècle. Ses cheveux
étaient tout blancs; et il marchait courbé, comme épuisé. Il comprit ma
surprise et me conta sa vie. Un malheur terrible l'avait brisé.

Devenu follement amoureux d'une jeune fille, il l'avait épousée dans
une sorte d'extase de bonheur. Après un an d'une félicité surhumaine et
d'une passion inapaisée, elle était morte subitement d'une maladie de
cœur, tuée par l'amour lui-même, sans doute.

Il avait quitté son château le jour même de l'enterrement, et il était
venu habiter son hôtel de Rouen. Il vivait là, solitaire et désespéré,
rongé par la douleur, si misérable qu'il ne pensait qu'au suicide.

--Puisque je te retrouve ainsi, me dit-il, je te demanderai de me
rendre un grand service, c'est d'aller chercher chez moi dans le
secrétaire de ma chambre, de notre chambre, quelques papiers dont j'ai
un urgent besoin. Je ne puis charger de ce soin un subalterne ou un
homme d'affaires, car il me faut une impénétrable discrétion et un
silence absolu. Quant à moi, pour rien au monde je ne rentrerai dans
cette maison.

Je te donnerai la clef de cette chambre que j'ai fermée moi-même en
partant, et la clef de mon secrétaire. Tu remettras en outre un mot de
moi à mon jardinier qui t'ouvrira le château.

Mais viens déjeuner avec moi demain, et nous causerons de cela.

Je lui promis de lui rendre ce léger service. Ce n'était d'ailleurs
qu'une promenade pour moi, son domaine se trouvant situé à cinq lieues
de Rouen environ. J'en avais pour une heure à cheval.

A dix heures, le lendemain, j'étais chez lui. Nous déjeunâmes en tête à
tête; mais il ne prononça pas vingt paroles. Il me pria de l'excuser;
la pensée de la visite que j'allais faire dans cette chambre, où gisait
son bonheur, le bouleversait, me disait-il. Il me parut en effet
singulièrement agité, préoccupé, comme si un mystérieux combat se fût
livré dans son âme.

Enfin il m'expliqua exactement ce que je devais faire. C'était bien
simple. Il me fallait prendre deux paquets de lettres et une liasse
de papiers enfermés dans le premier tiroir de droite du meuble dont
j'avais la clef. Il ajouta:

--Je n'ai pas besoin de te prier de n'y point jeter les yeux.

Je fus presque blessé de cette parole, et je le lui dis un peu
vivement. Il balbutia:

--Pardonne-moi, je souffre trop.

Et il se mit à pleurer.

Je le quittai vers une heure pour accomplir ma mission.

Il faisait un temps radieux, et j'allais au grand trot à travers les
prairies, écoutant des chants d'alouettes et le bruit rythmé de mon
sabre sur ma botte.

Puis j'entrai dans la forêt et je mis au pas mon cheval. Des branches
d'arbres me caressaient le visage; et parfois j'attrapais une feuille
avec mes dents et je la mâchais avidement, dans une de ces joies de
vivre qui vous emplissent, on ne sait pourquoi, d'un bonheur tumultueux
et comme insaisissable, d'une sorte d'ivresse de force.

En approchant du château, je cherchais dans ma poche la lettre que
j'avais pour le jardinier, et je m'aperçus avec étonnement qu'elle
était cachetée. Je fus tellement surpris et irrité que je faillis
revenir sans m'acquitter de ma commission. Puis je songeai que j'allais
montrer là une susceptibilité de mauvais goût. Mon ami avait pu
d'ailleurs fermer ce mot sans y prendre garde, dans le trouble où il
était.

Le manoir semblait abandonné depuis vingt ans. La barrière, ouverte
et pourrie, tenait debout on ne sait comment. L'herbe emplissait les
allées; on ne distinguait plus les plates-bandes du gazon.

Au bruit que je fis en tapant à coups de pied dans un volet, un vieil
homme sortit d'une porte de côté et parut stupéfait de me voir. Je
sautai à terre et je remis ma lettre. Il la lut, la relut, la retourna,
me considéra en dessous, mit le papier dans sa poche et prononça:

--Eh bien! qu'est-ce que vous désirez?

Je répondis brusquement:

--Vous devez le savoir, puisque vous avez reçu là dedans les ordres de
votre maître; je veux entrer dans ce château.

Il semblait atterré. Il déclara:

--Alors, vous allez dans... dans sa chambre?

Je commençais à m'impatienter.

--Parbleu! Mais est-ce que vous auriez l'intention de m'interroger, par
hasard?

Il balbutia:

--Non... Monsieur... mais c'est que... c'est qu'elle n'a pas été
ouverte depuis... depuis la... mort. Si vous voulez m'attendre cinq
minutes, je vais aller... aller voir si...

Je l'interrompis avec colère:

--Ah! ça, voyons, vous fichez-vous de moi? Vous n'y pouvez pas entrer,
puisque voici la clef.

Il ne savait plus que dire.

--Alors, Monsieur, je vais vous montrer la route.

--Montrez-moi l'escalier et laissez-moi seul. Je la trouverai bien sans
vous.

--Mais... Monsieur... cependant...

Cette fois, je m'emportai tout à fait:

--Maintenant, taisez-vous, n'est-ce pas? ou vous aurez affaire à moi.

Je l'écartai violemment et je pénétrai dans la maison.

Je traversai d'abord la cuisine, puis deux petites pièces que cet homme
habitait avec sa femme. Je franchis ensuite un grand vestibule, je
montai l'escalier et je reconnus la porte indiquée par mon ami.

Je l'ouvris sans peine et j'entrai.

L'appartement était tellement sombre que je n'y distinguai rien
d'abord. Je m'arrêtai, saisi par cette odeur moisie et fade des pièces
inhabitées et condamnées, des chambres mortes. Puis, peu à peu, mes
yeux s'habituèrent à l'obscurité, et je vis assez nettement une grande
pièce en désordre, avec un lit sans draps, mais gardant ses matelas et
ses oreillers, dont l'un portait l'empreinte profonde d'un coude ou
d'une tête comme si on venait de se poser dessus.

Les sièges semblaient en déroute. Je remarquai qu'une porte, celle
d'une armoire sans doute, était demeurée entr'ouverte.

J'allai d'abord à la fenêtre pour donner du jour et je l'ouvris; mais
les ferrures du contrevent étaient tellement rouillées que je ne pus
les faire céder.

J'essayai même de les casser avec mon sabre, sans y parvenir. Comme je
m'irritais de ces efforts inutiles, et comme mes yeux s'étaient enfin
parfaitement accoutumés à l'ombre, je renonçai à l'espoir d'y voir plus
clair et j'allai au secrétaire.

Je m'assis dans un fauteuil, j'abattis la tablette, j'ouvris le tiroir
indiqué. Il était plein jusqu'aux bords. Il ne me fallait que trois
paquets, que je savais comment reconnaître, et je me mis à les chercher.

Je m'écarquillais les yeux à déchiffrer les suscriptions, quand je crus
entendre ou plutôt sentir un frôlement derrière moi. Je n'y pris point
garde, pensant qu'un courant d'air avait fait remuer quelque étoffe.
Mais, au bout d'une minute, un autre mouvement, presque indistinct,
me fit passer sur la peau un singulier petit frisson désagréable.
C'était tellement bête d'être ému, même à peine, que je ne voulus pas
me retourner, par pudeur pour moi-même. Je venais alors de découvrir
la seconde des liasses qu'il me fallait; et je trouvais justement la
troisième, quand un grand et pénible soupir, poussé contre mon épaule,
me fit faire un bond de fou à deux mètres de là. Dans mon élan je
m'étais retourné, la main sur la poignée de mon sabre, et certes, si je
ne l'avais pas senti à mon côté, je me serais enfui comme un lâche.

Une grande femme vêtue de blanc me regardait, debout derrière le
fauteuil où j'étais assis une seconde plus tôt.

Une telle secousse me courut dans les membres que je faillis m'abattre
à la renverse. Oh! personne ne peut comprendre, à moins de les avoir
ressenties, ces épouvantables et stupides terreurs. L'âme se fond; on
ne sent plus son cœur; le corps entier devient mou comme une éponge;
on dirait que tout l'intérieur de nous s'écoule.

Je ne crois pas aux fantômes; eh bien! j'ai défailli sous la hideuse
peur des morts; et j'ai souffert, oh! souffert en quelques instants
plus qu'en tout le reste de ma vie, dans l'angoisse irrésistible des
épouvantes surnaturelles.

Si elle n'avait pas parlé, je serais mort peut-être! Mais elle parla;
elle parla d'une voix douce et douloureuse qui faisait vibrer les
nerfs. Je n'oserais pas dire que je redevins maître de moi et que je
retrouvai ma raison. Non. J'étais éperdu à ne plus savoir ce que je
faisais; mais cette espèce de fierté intime que j'ai en moi, un peu
d'orgueil de métier aussi, me faisaient garder, presque malgré moi,
une contenance honorable. Je posais enfin, je posais pour moi, et pour
elle sans doute, pour elle, quelle qu'elle fût, femme ou spectre. Je me
suis rendu compte de tout cela plus tard, car je vous assure que, dans
l'instant de l'apparition, je ne songeais à rien. J'avais peur.

Elle dit:

--Oh! Monsieur, vous pouvez me rendre un grand service!

Je voulus répondre, mais il me fut impossible de prononcer un mot. Un
bruit vague sortit de ma gorge.

Elle reprit:

--Voulez-vous? Vous pouvez me sauver, me guérir. Je souffre
affreusement. Je souffre toujours. Je souffre, oh! je souffre!

Et elle s'assit doucement dans mon fauteuil. Elle me regardait:

--Voulez-vous?

Je fis: «Oui!» de la tête, ayant encore la voix paralysée.

Alors elle me tendit un peigne de femme en écaille et elle murmura:

--Peignez-moi, oh! peignez-moi; cela me guérira; il faut qu'on me
peigne. Regardez ma tête... Comme je souffre; et mes cheveux, comme ils
me font mal!

Ses cheveux dénoués, très longs, très noirs, me semblait-il, pendaient
par-dessus le dossier du fauteuil et touchaient la terre.

Pourquoi ai-je fait ceci? Pourquoi ai-je reçu en frissonnant ce
peigne, et pourquoi ai-je pris dans mes mains ses longs cheveux qui
me donnèrent à la peau une sensation de froid atroce comme si j'eusse
manié des serpents? Je n'en sais rien.

Cette sensation m'est restée dans les doigts et je tressaille en y
songeant.

Je la peignai. Je maniai je ne sais comment cette chevelure de glace.
Je la tordis, je la renouai et la dénouai; je la tressai comme on
tresse la crinière d'un cheval. Elle soupirait, penchait la tête,
semblait heureuse.

Soudain elle me dit: «Merci!» m'arracha le peigne des mains et s'enfuit
par la porte que j'avais remarquée entr'ouverte.

Resté seul, j'eus, pendant quelques secondes, ce trouble effaré des
réveils après les cauchemars. Puis je repris enfin mes sens, je courus
à la fenêtre et je brisai les contrevents d'une poussée furieuse.

Un flot de jour entra. Je m'élançai sur la porte par où cet être était
parti. Je la trouvai fermée et inébranlable.

Alors une fièvre de fuite m'envahit, une panique, la vraie panique des
batailles. Je saisis brusquement les trois paquets de lettres sur le
secrétaire ouvert; je traversai l'appartement en courant, je sautai
les marches de l'escalier quatre par quatre, je me trouvai dehors
je ne sais par où, et, apercevant mon cheval à dix pas de moi, je
l'enfourchai d'un bond et partis au galop.

Je ne m'arrêtai qu'à Rouen, et devant mon logis. Ayant jeté la bride
à mon ordonnance, je me sauvai dans ma chambre où je m'enfermai pour
réfléchir.

Alors, pendant une heure, je me demandai anxieusement si je n'avais
pas été le jouet d'une hallucination. Certes, j'avais eu un de ces
incompréhensibles ébranlements nerveux, un de ces affolements du
cerveau qui enfantent les miracles, à qui le Surnaturel doit sa
puissance.

Et j'allais croire à une vision, à une erreur de mes sens, quand je
m'approchai de ma fenêtre. Mes yeux, par hasard, descendirent sur ma
poitrine. Mon dolman était plein de cheveux, de longs cheveux de femme
qui s'étaient enroulés aux boutons!

Je les saisis un à un et je les jetai dehors avec des tremblements dans
les doigts.

Puis j'appelai mon ordonnance. Je me sentais trop ému, trop troublé,
pour aller le jour même chez mon ami. Et puis je voulais mûrement
réfléchir à ce que je devais lui dire.

Je lui fis porter ses lettres, dont il remit un reçu au soldat. Il
s'informa beaucoup de moi. On lui dit que j'étais souffrant, que
j'avais reçu un coup de soleil, je ne sais quoi. Il parut inquiet.

Je me rendis chez lui le lendemain, dès l'aube, résolu à lui dire la
vérité. Il était sorti de la veille au soir et pas rentré.

Je revins dans la journée, on ne l'avait pas revu. J'attendis une
semaine. Il ne reparut pas. Alors je prévins la justice. On le fit
rechercher partout, sans découvrir une trace de son passage ou de sa
retraite.

Une visite minutieuse fut faite du château abandonné. On n'y découvrit
rien de suspect.

Aucun indice ne révéla qu'une femme y eût été cachée.

L'enquête n'aboutissant à rien, les recherches furent interrompues.

Et, depuis cinquante-six ans, je n'ai rien appris. Je ne sais rien de
plus.»


  _Apparition_ a paru dans _le Gaulois_ du mercredi 4 avril 1883.



LA PORTE.


AH! s'écria Karl Massouligny, en voici une question difficile, celle
des maris complaisants! Certes, j'en ai vu de toutes sortes; eh bien,
je ne saurais avoir une opinion sur un seul. J'ai souvent essayé de
déterminer s'ils sont en vérité aveugles, clairvoyants ou faibles. Il
en est, je crois, de ces trois catégories.

Passons vite sur les aveugles. Ce ne sont point des complaisants
d'ailleurs, ceux-là, puisqu'ils ne savent pas, mais de bonnes bêtes
qui ne voient jamais plus loin que leur nez. C'est, d'ailleurs, une
chose curieuse et intéressante à noter que la facilité des hommes, de
tous les hommes, et même des femmes, de toutes les femmes à se laisser
tromper. Nous sommes pris aux moindres ruses de tous ceux qui nous
entourent, de nos enfants, de nos amis, de nos domestiques, de nos
fournisseurs. L'humanité est crédule; et nous ne déployons point pour
soupçonner, deviner et déjouer les adresses des autres, le dixième de
la finesse que nous employons quand nous voulons, à notre tour, tromper
quelqu'un.

Les maris clairvoyants appartiennent à trois races. Ceux qui ont
intérêt, un intérêt d'argent, d'ambition, ou autre, à ce que leur
femme ait un amant, ou des amants. Ceux-ci demandent seulement de
sauvegarder, à peu près, les apparences, et sont satisfaits de la chose.

Ceux qui ragent. Il y aurait un beau roman à faire sur eux.

Enfin les faibles! ceux qui ont peur du scandale.

Il y a aussi les impuissants, ou plutôt les fatigués, qui fuient le lit
conjugal par crainte de l'ataxie ou de l'apoplexie et qui se résignent
à voir un ami courir ces dangers.

Quant à moi, j'ai connu un mari d'une espèce assez rare et qui s'est
défendu de l'accident commun d'une façon spirituelle et bizarre.

J'avais fait à Paris la connaissance d'un ménage élégant, mondain, très
lancé. La femme, une agitée, grande, mince, fort entourée, passait
pour avoir eu des aventures. Elle me plut par son esprit et je crois
que je lui plus aussi. Je lui fis la cour, une cour d'essai à laquelle
elle répondit par des provocations évidentes. Nous en fûmes bientôt aux
regards tendres, aux mains pressées, à toutes les petites galanteries
qui précèdent la grande attaque.

J'hésitais cependant. J'estime en somme que la plupart des liaisons
mondaines, même très courtes, ne valent pas le mal qu'elles nous
donnent ni tous les ennuis qui peuvent en résulter. Je comparais donc
mentalement les agréments et les inconvénients que je pouvais espérer
et redouter quand je crus m'apercevoir que le mari me suspectait et me
surveillait.

Un soir, dans un bal, comme je disais des douceurs à la jeune femme,
dans un petit salon attenant aux grands où l'on dansait, j'aperçus
soudain dans une glace le reflet d'un visage qui nous épiait. C'était
lui. Nos regards se croisèrent, puis je le vis, toujours dans le
miroir, tourner la tête et s'en aller.

Je murmurai:

--Votre mari nous espionne.

Elle sembla stupéfaite.

--Mon mari.

--Oui, voici plusieurs fois qu'il nous guette.

--Allons donc! Vous êtes sûr?

--Très sûr.

--Comme c'est bizarre. Il se montre au contraire ordinairement on ne
peut plus aimable avec mes amis.

--C'est qu'il a peut-être deviné que je vous aime?

--Allons donc! Et puis vous n'êtes pas le premier qui me fasse la cour.
Toute femme un peu en vue traîne un troupeau de soupireurs.

--Oui. Mais moi, je vous aime profondément.

--En admettant que ce soit vrai, est-ce qu'un mari devine jamais ces
choses-là?

--Alors, il n'est pas jaloux.

--Non... non...

Elle réfléchit quelques instants, puis reprit:

--Non... Je ne me suis jamais aperçue qu'il fût jaloux.

--Il ne vous a jamais... jamais surveillée.

--Non... Comme je vous le disais, il est très aimable avec mes amis.


A partir de ce jour, je fis une cour plus régulière. La femme ne me
plaisait pas davantage, mais la jalousie probable du mari me tentait
beaucoup.

Quant à elle, je la jugeais avec froideur et lucidité. Elle avait un
certain charme mondain provenant d'un esprit alerte, gai, aimable et
superficiel, mais aucune séduction réelle et profonde. C'était, comme
je vous l'ai dit déjà, une agitée, toute en dehors, d'une élégance un
peu tapageuse. Comment vous bien l'expliquer? C'était... c'était... un
décor... pas un logis.

Or, voilà qu'un jour, comme j'avais dîné chez elle, son mari, au moment
où je me retirais, me dit:

--Mon cher ami (il me traitait d'ami depuis quelque temps), nous allons
partir bientôt pour la campagne. Or c'est, pour ma femme et pour moi,
un grand plaisir d'y recevoir les gens que nous aimons. Voulez-vous
accepter de venir passer un mois chez nous. Ce serait très gracieux de
votre part.

Je fus stupéfait, mais j'acceptai.

Donc, un mois plus tard j'arrivais chez eux dans leur domaine de
Vertcresson, en Touraine.

On m'attendait à la gare, à cinq kilomètres du château. Ils étaient
trois, elle, le mari et un monsieur inconnu, le comte de Morterade à
qui je fus présenté. Il eut l'air ravi de faire ma connaissance; et
les idées les plus bizarres me passèrent dans l'esprit pendant que nous
suivions au grand trot un joli chemin profond, entre deux haies de
verdure. Je me disais: «Voyons, qu'est-ce que cela veut dire? Voilà un
mari qui ne peut douter que sa femme et moi soyons en galanterie, et
il m'invite chez lui, me reçoit comme un intime, a l'air de me dire:
«Allez, allez, mon cher, la voie est libre!»

Puis on me présente un monsieur, fort bien, ma foi, installé déjà dans
la maison, et... et qui cherche peut-être à en sortir et qui a l'air
aussi content que le mari lui-même de mon arrivée.

Est-ce un ancien qui veut sa retraite? On le croirait.--Mais alors? Les
deux hommes seraient donc d'accord, tacitement, par une de ces jolies
petites pactisations infâmes si communes dans la société? Et on me
propose, sans rien me dire, d'entrer dans l'association, en prenant la
suite. On me tend les mains, et on me tend les bras. On m'ouvre toutes
les portes et tous les cœurs.

Elle? une énigme. Elle ne doit, elle ne peut rien ignorer. Pourtant?...
pourtant?... voilà... Je n'y comprends rien!


Le dîner fut très gai et très cordial. En sortant de table, le mari
et son ami se mirent à jouer aux cartes tandis que j'allai contempler
le clair de lune, sur le perron, avec Madame. Elle semblait très émue
par la nature; et je jugeai que le moment de mon bonheur était proche.
Ce soir-là vraiment je la trouvai charmante. La campagne l'avait
attendrie, ou plutôt alanguie. Sa longue taille mince était jolie sur
le perron de pierre, à côté du grand vase qui portait une plante.
J'avais envie de l'entraîner sous les arbres et de me jeter à ses
genoux en lui disant des paroles d'amour.

La voix de son mari cria:

--Louise?

--Oui, mon ami.

--Tu oublies le thé.

--J'y vais, mon ami.

Nous rentrâmes; et elle nous servit le thé. Les deux hommes, leur
partie de cartes terminée, avaient visiblement sommeil. Il fallut
monter dans nos chambres. Je dormis très tard et très mal.

Le lendemain une excursion fut décidée dans l'après-midi; et nous
partîmes en landau découvert pour aller visiter des ruines quelconques.
Nous étions, elle et moi, dans le fond de la voiture, et eux en face de
nous, à reculons.

On causait avec entrain, avec sympathie, avec abandon. Je suis
orphelin, et il me semblait que je venais de retrouver ma famille tant
je me sentais chez moi, auprès d'eux.

Tout à coup, comme elle avait allongé son pied entre les jambes de son
mari, il murmura avec un air de reproche: «Louise, je vous en prie,
n'usez pas vous-même vos vieilles chaussures. Il n'y a pas de raison
pour se soigner davantage à Paris qu'à la campagne.»

Je baissai les yeux. Elle portait en effet de vieilles bottines
tournées et je m'aperçus que son bas n'était point tendu.

Elle avait rougi en retirant son pied sous sa robe. L'ami regardait au
loin d'un air indifférent et dégagé des choses.

Le mari m'offrit un cigare que j'acceptai. Pendant plusieurs jours, il
me fut impossible de rester seul avec elle deux minutes, tant il nous
suivait partout. Il était délicieux pour moi d'ailleurs.

Or, un matin, comme il m'était venu chercher pour faire une promenade
à pied, avant déjeuner, nous en vînmes à parler du mariage. Je dis
quelques phrases sur la solitude et quelques autres sur la vie commune
rendue charmante par la tendresse d'une femme. Il m'interrompit tout à
coup: «Mon cher, ne parlez pas de ce que vous ne connaissez point. Une
femme qui n'a plus d'intérêt à vous aimer, ne vous aime pas longtemps.
Toutes les coquetteries qui les font exquises, quand elles ne nous
appartiennent pas définitivement, cessent dès qu'elles sont à nous. Et
puis d'ailleurs... les femmes honnêtes... c'est-à-dire nos femmes...
sont... ne sont pas... manquent de... enfin ne connaissent pas assez
leur métier de femme. Voilà... je m'entends.»

Il n'en dit pas davantage et je ne pus deviner au juste sa pensée.

Deux jours après cette conversation il m'appela dans sa chambre, de
très bonne heure, pour me montrer une collection de gravures.

Je m'assis dans un fauteuil, en face de la grande porte qui séparait
son appartement de celui de sa femme, et derrière cette porte
j'entendais marcher, remuer, et je ne songeais guère aux gravures, tout
en m'écriant: «Oh! délicieux! exquis! exquis!»

Il dit soudain:

--Oh! mais, j'ai une merveille, à côté. Je vais vous la chercher.

Et il se précipita sur la porte, dont les deux battants s'ouvrirent
comme pour un effet de théâtre.

Dans une grande pièce en désordre, au milieu de jupes, de cols, de
corsages semés par terre, un grand être sec, dépeigné, le bas du corps
couvert d'une vieille jupe de soie fripée qui collait sur sa croupe
maigre, brossait devant une glace des cheveux blonds, courts et rares.

Ses bras formaient deux angles pointus; et comme elle se retournait
effarée, je vis sous une chemise de toile commune un cimetière de côtes
qu'une fausse gorge de coton dissimulait en public.

Le mari poussa un cri fort naturel, rentra en refermant les portes, et
d'un air navré: «Oh! mon Dieu! suis-je stupide! Oh! vraiment, suis-je
bête! Voilà une bévue que ma femme ne me pardonnera jamais!»

Moi j'avais envie, déjà, de le remercier.

Je partis trois jours plus tard, après avoir vivement serré les mains
des deux hommes et baisé celle de la femme, qui me dit adieu froidement.
  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Karl Massouligny se tut.

Quelqu'un demanda:

--Mais l'ami, qu'était-ce?

--Je ne sais pas... Cependant... cependant il avait l'air désolé de me
voir partir si vite...


  _La Porte_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 3 mai 1887.



LE PÈRE.


JEAN DE VALNOIX est un ami que je vais voir de temps en temps. Il
habite un petit manoir, au bord d'une rivière, dans un bois. Il s'était
retiré là après avoir vécu à Paris, une vie de fou, pendant quinze ans.
Tout à coup il en eut assez des plaisirs, des soupers, des hommes, des
femmes, des cartes, de tout, et il vint habiter ce domaine où il était
né.

Nous sommes deux ou trois qui allons passer, de temps en temps, quinze
jours ou trois semaines avec lui. Il est certes enchanté de nous revoir
quand nous arrivons, et ravi de se retrouver seul quand nous partons.

Donc j'allai chez lui, la semaine dernière, et il me reçut à bras
ouverts. Nous passions les heures tantôt ensemble, tantôt isolément.
En général, il lit, et je travaille pendant le jour; et chaque soir
nous causons jusqu'à minuit.

Donc, mardi dernier, après une journée étouffante, nous étions assis
tous les deux, vers neuf heures du soir, à regarder couler l'eau de la
rivière, contre nos pieds: et nous échangions des idées très vagues
sur les étoiles qui se baignaient dans le courant et semblaient nager
devant nous. Nous échangions des idées très vagues, très confuses,
très courtes, car nos esprits sont très bornés, très faibles, très
impuissants. Moi je m'attendrissais sur le soleil qui meurt dans la
Grande Ourse. On ne le voit plus que par les nuits claires, tant il
pâlit. Quand le ciel est un peu brumeux, il disparaît, cet agonisant.
Nous songions aux êtres qui peuplent ces mondes, à leurs formes
inimaginables, à leurs facultés insoupçonnables, à leurs organes
inconnus, aux animaux, aux plantes, à toutes les espèces, à tous les
règnes, à toutes les essences, à toutes les matières, que le rêve de
l'homme ne peut même effleurer.

Tout à coup une voix cria dans le lointain:

--Monsieur, monsieur!

Jean répondit:

--Ici, Baptiste.

Et quand le domestique nous eut trouvés, il annonça:

--C'est la bohémienne de Monsieur.

Mon ami se mit à rire, d'un rire fou bien rare chez lui, puis il
demanda:

--Nous sommes donc au 19 juillet?

--Mais oui, Monsieur.

--Très bien. Dites-lui de m'attendre. Faites-la souper. Je rentrerai
dans dix minutes.

Quand l'homme eut disparu, mon ami me prit le bras.

--Allons doucement, dit-il, je vais te conter cette histoire.

«Il y a maintenant sept ans, c'était l'année de mon arrivée ici, je
sortis un soir pour faire un tour dans la forêt. Il faisait beau
comme aujourd'hui; et j'allais à petits pas sous les grands arbres,
contemplant les étoiles à travers les feuilles, respirant et buvant à
pleine poitrine le frais repos de la nuit et du bois.

Je venais de quitter Paris pour toujours. J'étais las, las, écœuré
plus que je ne saurais dire par toutes les bêtises, toutes les
bassesses, toutes les saletés que j'avais vues et auxquelles j'avais
participé pendant quinze ans.

J'allai loin, très loin, dans ce bois profond, en suivant un chemin
creux qui conduit au village de Crouzille, à quinze kilomètres d'ici.

Tout à coup mon chien, Bock, un grand saint-germain qui ne me quittait
jamais, s'arrêta net et se mit à grogner. Je crus à la présence
d'un renard, d'un loup ou d'un sanglier; et j'avançai doucement, sur
la pointe des pieds, afin de ne pas faire de bruit; mais soudain
j'entendis des cris, des cris humains, plaintifs, étouffés, déchirants.

Certes, on assassinait quelqu'un dans un taillis, et je me mis à
courir, serrant dans ma main droite une lourde canne de chêne, une
vraie massue.

J'approchais des gémissements qui me parvenaient maintenant plus
distincts, mais étrangement sourds. On eût dit qu'ils sortaient d'une
maison, d'une hutte de charbonnier peut-être. Bock, trois pas devant
moi, courait, s'arrêtait, repartait, très excité, grondant toujours.
Soudain un autre chien, un gros chien noir, aux yeux de feu, nous barra
la route. Je voyais très bien ses crocs blancs qui semblaient luire
dans sa gueule.

Je courus sur lui la canne levée, mais déjà Bock avait sauté dessus
et les deux bêtes se roulaient par terre, les gueules refermées sur
les gorges. Je passai et je faillis heurter un cheval couché dans le
chemin. Comme je m'arrêtais, fort surpris, pour examiner l'animal,
j'aperçus devant moi une voiture, ou plutôt une maison roulante, une de
ces maisons de saltimbanques et de marchands forains qui vont dans nos
campagnes de foire en foire.

Les cris sortaient de là, affreux, continus. Comme la porte donnait
de l'autre côté, je fis le tour de cette guimbarde et je montai
brusquement les trois marches de bois, prêt à tomber sur le malfaiteur.

Ce que je vis me parut si étrange que je ne compris rien d'abord. Un
homme, à genoux, semblait prier, tandis que dans le lit que contenait
cette boîte, quelque chose d'impossible à reconnaître, un être à
moitié nu, contourné, tordu, dont je ne voyais pas la figure, remuait,
s'agitait et hurlait.

C'était une femme en mal d'enfant.

Dès que j'eus compris le genre d'accident provoquant ces plaintes, je
fis connaître ma présence, et l'homme, une sorte de Marseillais affolé,
me supplia de le sauver, de la sauver, me promettant avec des paroles
innombrables une reconnaissance invraisemblable. Je n'avais jamais
vu d'accouchement, jamais secouru un être femelle, femme, chienne
ou chatte, en cette circonstance, et je le déclarai ingénument en
regardant avec stupeur ce qui criait si fort dans le lit.

Puis quand j'eus repris mon sang-froid, je demandai à l'homme atterré
pourquoi il n'allait pas jusqu'au prochain village. Son cheval tombant
dans une ornière avait dû se casser la jambe et ne pouvait plus se
lever.

--Eh bien! mon brave, lui dis-je, nous sommes deux, à présent, nous
allons traîner votre femme jusque chez moi.

Mais les hurlements des chiens nous forcèrent à sortir, et il fallut
les séparer à coups de bâton, au risque de les tuer. Puis, j'eus l'idée
de les atteler avec nous, l'un à droite, l'autre à gauche dans nos
jambes, pour nous aider. En dix minutes tout fut prêt, et la voiture se
mit en route lentement, secouant aux cahots des ornières profondes la
pauvre femme au flanc déchiré.

Quelle route, mon cher! Nous allions, haletant, râlant, en sueur,
glissant et tombant parfois, tandis que nos pauvres chiens soufflaient
comme des forges dans nos jambes.

Il fallut trois heures pour atteindre le château. Quand nous arrivâmes
devant la porte, les cris avaient cessé dans la voiture. La mère et
l'enfant se portaient bien.

On les coucha dans un bon lit, puis je fis atteler pour chercher un
médecin, tandis que le Marseillais, rassuré, consolé, triomphant,
mangeait à étouffer et se grisait à mort pour célébrer cette heureuse
naissance.

C'était une fille.

Je gardai ces gens-là huit jours chez moi. La mère, Mlle Elmire, était
une somnambule extra-lucide qui me promit une vie interminable et des
félicités sans nombre.


L'année suivante, jour pour jour, vers la tombée de la nuit, le
domestique qui m'appela tout à l'heure vint me trouver dans le fumoir
après dîner, et me dit: «C'est la bohémienne de l'an dernier qui vient
remercier Monsieur.»

J'ordonnai de la faire entrer et je demeurai stupéfait en apercevant
à côté d'elle un grand garçon, gros et blond, un homme du Nord qui,
m'ayant salué, prit la parole, comme chef de la communauté. Il avait
appris ma bonté pour Mlle Elmire, et il n'avait pas voulu laisser
passer cet anniversaire sans m'apporter leurs remerciements et le
témoignage de leur reconnaissance.

Je leur offris à souper à la cuisine et l'hospitalité pour la nuit. Ils
partirent le lendemain.

Or, la pauvre femme revient tous les ans, à la même date avec l'enfant,
une superbe fillette, et un nouveau... seigneur chaque fois. Un seul,
un Auvergnat qui me «remerchia» bien, reparut deux ans de suite. La
petite fille les appelle tous papa, comme on dit «monsieur» chez nous.»


Nous arrivions au château et nous aperçûmes vaguement, debout devant le
perron, trois ombres qui nous attendaient.

La plus haute fit quatre pas, et avec un grand salut:

--Monsieur le comte, nous sommes venus ce jour, savez-vous, vous
témoigner de notre reconnaissance...

C'était un Belge!

Après lui, la plus petite parla, avec cette voix apprêtée et factice
des enfants qui récitent un compliment.

Moi, jouant l'innocent, je pris à part Mme Elmire et, après quelques
propos, je lui demandai:

--C'est le père de votre enfant?

--Oh! non, Monsieur.

--Et le père, il est mort.

--Oh! non, Monsieur. Nous nous voyons encore quelquefois. Il est
gendarme.

--Ah! bah! Alors ce n'était pas le Marseillais, le premier, celui de
l'accouchement?

--Oh! non, Monsieur. Celui-là, c'était une crapule qui m'a volé mes
économies.

--Et le gendarme, le vrai père, connaît-il son enfant?

--Oh! oui, Monsieur, et même il l'aime bien; mais il ne peut pas s'en
occuper parce qu'il en a d'autres, avec sa femme.


  _Le Père_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 26 juillet 1887.



MOIRON.


COMME on parlait encore de Pranzini, M. Maloureau, qui avait été
procureur général sous l'Empire, nous dit:

--Oh! j'ai connu, autrefois, une bien curieuse affaire, curieuse par
plusieurs points particuliers, comme vous l'allez voir.

J'étais à ce moment-là procureur impérial en province, et très bien en
cour, grâce à mon père, premier président à Paris. Or j'eus à prendre
la parole dans une cause restée célèbre sous le nom de l'Affaire de
l'instituteur Moiron.

M. Moiron, instituteur dans le nord de la France, jouissait, dans tout
le pays, d'une excellente réputation. Homme intelligent, réfléchi,
très religieux, un peu taciturne, il s'était marié dans la commune
de Boislinot où il exerçait sa profession. Il avait eu trois enfants,
morts successivement de la poitrine. A partir de ce moment, il sembla
reporter sur la marmaille confiée à ses soins toute la tendresse cachée
en son cœur. Il achetait, de ses propres deniers, des joujoux pour
ses meilleurs élèves, pour les plus sages et les plus gentils; il leur
faisait faire des dînettes, les gorgeant de friandises, de sucreries
et de gâteaux. Tout le monde aimait et vantait ce brave homme, ce
brave cœur, lorsque coup sur coup cinq de ses élèves moururent d'une
façon bizarre. On crut à une épidémie venant de l'eau corrompue par la
sécheresse; on chercha les causes sans les découvrir, d'autant plus que
les symptômes semblaient des plus étranges. Les enfants paraissaient
atteints d'une maladie de langueur, ne mangeaient plus, accusaient des
douleurs de ventre, traînaient quelque temps, puis expiraient au milieu
d'abominables souffrances.

On fit l'autopsie du dernier mort sans rien trouver. Les entrailles
envoyées à Paris furent analysées et ne révélèrent la présence d'aucune
substance toxique.

Pendant un an, il n'y eut rien, puis deux petits garçons, les meilleurs
élèves de la classe, les préférés du père Moiron, expirèrent en quatre
jours de temps. L'examen des corps fut de nouveau prescrit et on
découvrit, chez l'un comme chez l'autre, des fragments de verre pilé
incrustés dans les organes. On en conclut que ces deux gamins avaient
dû manger imprudemment quelque aliment mal nettoyé. Il suffisait d'un
verre cassé au-dessus d'une jatte de lait pour avoir produit cet
affreux accident, et l'affaire en serait restée là si la servante de
Moiron n'était tombée malade sur ces entrefaites. Le médecin appelé
constata les mêmes signes morbides que chez les enfants précédemment
atteints, l'interrogea et obtint l'aveu qu'elle avait volé et mangé des
bonbons achetés par l'instituteur pour ses élèves.

Sur un ordre du parquet, la maison d'école fut fouillée, et on
découvrit une armoire pleine de jouets et de friandises destinés aux
enfants. Or presque toutes ces nourritures contenaient des fragments de
verre ou des morceaux d'aiguilles cassées.

Moiron aussitôt arrêté parut tellement indigné et stupéfait des
soupçons pesant sur lui qu'on faillit le relâcher. Cependant les
indices de sa culpabilité se montraient et venaient combattre en mon
esprit ma conviction première basée sur son excellente réputation, sur
sa vie entière et sur l'invraisemblance, sur l'absence absolue de
motifs déterminants d'un pareil crime.

Pourquoi cet homme bon, simple, religieux, aurait-il tué des enfants,
et les enfants qu'il semblait aimer le plus, qu'il gâtait, qu'il
bourrait de friandises, pour qui il dépensait en joujoux et en bonbons
la moitié de son traitement?

Pour admettre cet acte, il fallait conclure à la folie! Or Moiron
semblait si raisonnable, si tranquille, si plein de raison et de bon
sens, que la folie chez lui paraissait impossible à prouver.

Les preuves s'accumulaient pourtant! Bonbons, gâteaux, pâtes de
guimauve et autres saisis chez les producteurs où le maître d'école
faisait ses provisions furent reconnus ne contenir aucun fragment
suspect.

Il prétendit alors qu'un ennemi inconnu avait dû ouvrir son armoire
avec une fausse clef pour introduire le verre et les aiguilles dans
les friandises. Et il supposa toute une histoire d'héritage dépendant
de la mort d'un enfant décidée et cherchée par un paysan quelconque et
obtenue ainsi en faisant tomber les soupçons sur l'instituteur. Cette
brute, disait-il, ne s'était pas préoccupée des autres misérables
gamins qui devaient mourir aussi.

C'était possible. L'homme paraissait tellement sûr de lui et désolé
que nous l'aurions acquitté sans aucun doute, malgré les charges
révélées contre lui, si deux découvertes accablantes n'avaient été
faites coup sur coup.

La première, une tabatière pleine de verre pilé! sa tabatière, dans un
tiroir caché du secrétaire où il serrait son argent!

Il expliquait encore cette trouvaille d'une façon à peu près
acceptable, par une dernière ruse du vrai coupable inconnu, quand
un mercier de Saint-Marlouf se présenta chez le juge d'instruction
en racontant qu'un monsieur avait acheté chez lui des aiguilles, à
plusieurs reprises, les aiguilles les plus minces qu'il avait pu
trouver, en les cassant pour voir si elles lui plaisaient.

Le mercier, mis en présence d'une douzaine de personnes, reconnut au
premier coup Moiron. Et l'enquête révéla que l'instituteur, en effet,
s'était rendu à Saint-Marlouf, aux jours désignés par le marchand.

Je passe de terribles dépositions d'enfants, sur le choix des
friandises et le soin de les faire manger devant lui et d'en anéantir
les moindres traces.

L'opinion publique exaspérée réclamait un châtiment capital, et
elle prenait une force de terreur grossie qui entraîne toutes les
résistances et les hésitations.

Moiron fut condamné à mort. Puis son appel fut rejeté. Il ne lui
restait que le recours en grâce. Je sus par mon père que l'empereur ne
l'accorderait pas.

Or, un matin, je travaillais dans mon cabinet quand on m'annonça la
visite de l'aumônier de la prison.

C'était un vieux prêtre qui avait une grande connaissance des hommes
et une grande habitude des criminels. Il paraissait troublé, gêné,
inquiet. Après avoir causé quelques minutes de choses et d'autres, il
me dit brusquement en se levant:

--Si Moiron est décapité, monsieur le procureur impérial, vous aurez
laissé exécuter un innocent.

Puis, sans saluer, il sortit, me laissant sous l'impression profonde
de ces paroles. Il les avait prononcées d'une façon émouvante et
solennelle, entr'ouvrant, pour sauver une vie, ses lèvres fermées et
scellées par le secret de la confession.

Une heure plus tard, je partais pour Paris, et mon père, prévenu par
moi, fit demander immédiatement une audience à l'empereur.

Je fus reçu le lendemain. Sa Majesté travaillait dans un petit salon
quand nous fûmes introduits. J'exposai toute l'affaire jusqu'à la
visite du prêtre, et j'étais en train de la raconter quand une porte
s'ouvrit derrière le fauteuil du souverain, et l'impératrice, qui le
croyait seul, parut. S. M. Napoléon la consulta. Dès qu'elle fut au
courant des faits, elle s'écria:

--Il faut gracier cet homme. Il le faut, puisqu'il est innocent!

Pourquoi cette conviction soudaine d'une femme si pieuse jeta-t-elle
dans mon esprit un terrible doute?

Jusqu'alors j'avais désiré ardemment une commutation de peine. Et tout
à coup je me sentis le jouet, la dupe d'un criminel rusé qui avait
employé le prêtre et la confession comme dernier moyen de défense.

J'exposai mes hésitations à Leurs Majestés. L'empereur demeurait
indécis, sollicité par sa bonté naturelle et retenu par la crainte de
se laisser jouer par un misérable; mais l'impératrice, convaincue que
le prêtre avait obéi à une sollicitation divine, répétait: «Qu'importe!
Il vaut mieux épargner un coupable que tuer un innocent!» Son avis
l'emporta. La peine de mort fut commuée en celle des travaux forcés.

Or j'appris, quelques années après, que Moiron, dont la conduite
exemplaire au bagne de Toulon avait été de nouveau signalée à
l'empereur, était employé comme domestique par le directeur de
l'établissement pénitencier.


Et puis, je n'entendis plus parler de cet homme pendant longtemps.

Or, il y a deux ans environ, comme je passais l'été à Lille, chez mon
cousin de Larielle, on me prévint un soir, au moment de me mettre à
table pour dîner, qu'un jeune prêtre désirait me parler.

J'ordonnai de le faire entrer, et il me supplia de venir auprès d'un
moribond qui désirait absolument me voir. Cela m'était arrivé souvent
dans ma longue carrière de magistrat, et, bien que mis à l'écart
par la République, j'étais encore appelé de temps en temps en des
circonstances pareilles.

Je suivis donc l'ecclésiastique qui me fit monter dans un petit logis
misérable, sous le toit d'une haute maison ouvrière.

Là, je trouvai, sur une paillasse, un étrange agonisant, assis, le dos
au mur, pour respirer.

C'était une sorte de squelette grimaçant, avec des yeux profonds et
brillants.

Dès qu'il me vit, il murmura:

--Vous ne me reconnaissez pas?

--Non.

--Je suis Moiron.

J'eus un frisson, et je demandai:

--L'instituteur?

--Oui.

--Comment êtes-vous ici?

--Ce serait trop long. Je n'ai pas le temps... J'allais mourir... on
m'a amené ce curé-là... et comme je vous savais ici je vous ai envoyé
chercher... C'est à vous que je veux me confesser... puisque vous
m'avez sauvé la vie... autrefois.

Il serrait de ses mains crispées la paille de sa paillasse à travers la
toile. Et il reprit d'une voix rauque, énergique et basse:

--Voilà... je vous dois la vérité... à vous... car il faut la dire à
quelqu'un avant de quitter la terre.

C'est moi qui ai tué les enfants... tous... c'est moi... par vengeance!

Écoutez. J'étais un honnête homme, très honnête... très honnête... très
pur--adorant Dieu--ce bon Dieu--le Dieu qu'on nous enseigne à aimer,
et pas le Dieu faux, le bourreau, le voleur, le meurtrier qui gouverne
la terre. Je n'avais jamais fait le mal, jamais commis un acte vilain.
J'étais pur comme on ne l'est pas, monsieur.

Une fois marié, j'eus des enfants et je me mis à les aimer comme jamais
père ou mère n'aima les siens. Je ne vivais que pour eux. J'en étais
fou. Ils moururent tous les trois! Pourquoi? pourquoi? Qu'avais-je
fait, moi? J'eus une révolte, mais une révolte furieuse; et puis tout
à coup j'ouvris les yeux comme lorsque l'on s'éveille; et je compris
que Dieu est méchant. Pourquoi avait-il tué mes enfants? J'ouvris les
yeux, et je vis qu'il aime tuer. Il n'aime que ça, monsieur. Il ne
fait vivre que pour détruire! Dieu, monsieur, c'est un massacreur. Il
lui faut tous les jours des morts. Il en fait de toutes les façons
pour mieux s'amuser. Il a inventé les maladies, les accidents, pour se
divertir tout doucement le long des mois et des années; et puis, quand
il s'ennuie, il a les épidémies, la peste, le choléra, les angines,
la petite vérole; est-ce que je sais tout ce qu'a imaginé ce monstre?
Ça ne lui suffisait pas encore, ça se ressemble, tous ces maux-là! et
il se paye des guerres de temps en temps, pour voir deux cent mille
soldats par terre, écrasés dans le sang et dans la boue, crevés, les
bras et les jambes arrachés, les têtes cassées par des boulets comme
des œufs qui tombent sur une route.

Ce n'est pas tout. Il a fait les hommes qui s'entre-mangent. Et puis,
comme les hommes deviennent meilleurs que lui, il a fait les bêtes
pour voir les hommes les chasser, les égorger et s'en nourrir. Ça
n'est pas tout. Il a fait les tout petits animaux qui vivent un jour,
les mouches qui crèvent par milliards en une heure, les fourmis qu'on
écrase, et d'autres, tant, tant que nous ne pouvons les imaginer. Et
tout ça s'entre-tue, s'entre-chasse, s'entre-dévore, et meurt sans
cesse. Et le bon Dieu regarde et il s'amuse, car il voit tout, lui, les
plus grands comme les plus petits, ceux qui sont dans les gouttes d'eau
et ceux des autres étoiles. Il les regarde et il s'amuse.--Canaille, va!

Alors, moi, monsieur, j'en ai tué aussi, des enfants. Je lui ai joué le
tour. Ce n'est pas lui qui les a eus, ceux-là. Ce n'est pas lui, c'est
moi. Et j'en aurais tué bien d'autres encore; mais vous m'avez pris.
Voilà!

J'allais mourir, guillotiné. Moi! comme il aurait ri le reptile! Alors
j'ai demandé un prêtre et j'ai menti. Je me suis confessé. J'ai menti;
et j'ai vécu.


Maintenant, c'est fini. Je ne peux plus lui échapper. Mais je n'ai pas
peur de lui, monsieur, je le méprise trop.

Il était effrayant à voir ce misérable qui haletait, parlait par
hoquets, ouvrant une bouche énorme pour cracher parfois des mots à
peine entendus, et râlait, et arrachait la toile de sa paillasse, et
agitait, sous une couverture presque noire, ses jambes maigres comme
pour se sauver.

Oh! l'affreux être et l'affreux souvenir!

Je lui demandai:

--Vous n'avez plus rien à dire?

--Non, monsieur.

--Alors, adieu.

--Adieu, monsieur, un jour ou l'autre...

Je me tournai vers le prêtre, livide et dressant contre le mur sa haute
silhouette sombre:

--Vous restez, monsieur l'abbé?

--Je reste.

Alors le moribond ricana:

--Oui, oui, il envoie ses corbeaux sur les cadavres.

Moi, j'en avais assez; j'ouvris la porte et je me sauvai.
  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .


  _Moiron_ a paru dans _le Gil-Blas_ du 27 septembre 1887.



NOS LETTRES.


HUIT heures de chemin de fer déterminent le sommeil chez les uns et
l'insomnie chez les autres. Quant à moi, tout voyage m'empêche de
dormir, la nuit suivante.

J'étais arrivé vers cinq heures chez mes amis Muret d'Artus pour passer
trois semaines dans leur belle propriété d'Abelle. C'est une jolie
maison bâtie à la fin du dernier siècle par un de leurs grands-pères,
et restée dans la famille. Elle a donc ce caractère intime des demeures
toujours habitées, meublées, animées, vivifiées par les mêmes gens.
Rien n'y change; rien ne s'évapore de l'âme du logis, jamais démeublé,
dont les tapisseries n'ont jamais été déclouées, et se sont usées,
pâlies, décolorées sur les mêmes murs. Rien ne s'en va des meubles
anciens, dérangés seulement de temps en temps pour faire place à un
meuble neuf, qui entre là comme un nouveau-né au milieu de frères et de
sœurs.

La maison est sur un coteau, au milieu d'un parc en pente, jusqu'à la
rivière qu'enjambe un pont de pierre en dos d'âne. Derrière l'eau, des
prairies s'étendent où vont, d'un pas lent, de grosses vaches nourries
d'herbe mouillée, et dont l'œil humide semble plein des rosées, des
brouillards et de la fraîcheur des pâturages. J'aime cette demeure
comme on aime ce qu'on désire ardemment posséder. J'y reviens tous les
ans, à l'automne, avec un plaisir infini; je la quitte avec regret.

Après que j'eus dîné dans cette famille amie, si calme, où j'étais reçu
comme un parent, je demandai à Paul Muret, mon camarade:

--Quelle chambre m'as-tu donnée, cette année?

--La chambre de tante Rose.

Une heure plus tard, Mme Muret d'Artus, suivie de ses trois enfants,
deux grandes fillettes et un galopin de garçon, m'installait dans cette
chambre de la tante Rose, où je n'avais point encore couché.

Quand j'y fus seul, j'examinai les murs, les meubles, toute la
physionomie de l'appartement, pour y installer mon esprit. Je le
connaissais, mais peu, seulement pour y être entré plusieurs fois et
pour avoir regardé, d'un coup d'œil indifférent, le portrait au pastel
de tante Rose, qui donnait son nom à la pièce.

Elle ne me disait rien du tout, cette vieille tante Rose en papillotes,
effacée derrière le verre. Elle avait l'air d'une bonne femme
d'autrefois, d'une femme à principes et à préceptes, aussi forte sur
les maximes de morale que sur les recettes de cuisine, d'une de ces
vieilles tantes qui effraient la gaieté et qui sont l'ange morose et
ridé des familles de province.


Je n'avais point entendu parler d'elle, d'ailleurs; je ne savais rien
de sa vie ni de sa mort. Datait-elle de ce siècle ou du précédent?
Avait-elle quitté cette terre après une existence plate ou agitée?
Avait-elle rendu au ciel une âme pure de vieille fille, une âme calme
d'épouse, une âme tendre de mère ou une âme remuée par l'amour? Que
m'importait? Rien que ce nom: «tante Rose», me semblait ridicule,
commun, vilain.

Je pris un des flambeaux pour regarder son visage sévère, haut
suspendu dans un ancien cadre de bois doré. Puis, l'ayant trouvé
insignifiant, désagréable, antipathique même, j'examinai l'ameublement.
Il datait, tout entier, de la fin de Louis XVI, de la Révolution et du
Directoire.

Rien, pas une chaise, pas un rideau, n'avait pénétré depuis lors dans
cette chambre, qui sentait le souvenir, odeur subtile, odeur du bois,
des étoffes, des sièges, des tentures, en certains logis où des cœurs
ont vécu, ont aimé, ont souffert.

Puis je me couchai, mais je ne dormis pas. Au bout d'une heure ou deux
d'énervement, je me décidai à me relever et à écrire des lettres.

J'ouvris un petit secrétaire d'acajou à baguettes de cuivre, placé
entre les deux fenêtres, en espérant y trouver du papier et de l'encre.
Mais je n'y découvris rien qu'un porte-plume très usé, fait d'une
pointe de porc-épic et un peu mordu par le bout. J'allais refermer le
meuble quand un point brillant attira mon œil: c'était une sorte de
tête de pointe, jaune, et qui faisait une petite saillie ronde, dans
l'encoignure d'une tablette.

L'ayant grattée avec mon doigt, il me sembla qu'elle remuait. Je la
saisis entre deux ongles et je tirai tant que je pus. Elle s'en vint
tout doucement. C'était une longue épingle d'or, glissée et cachée en
un trou du bois.

Pourquoi cela? Je pensai immédiatement qu'elle devait servir à faire
jouer un ressort qui cachait un secret, et je cherchai. Ce fut long.
Après deux heures au moins d'investigations, je découvris un autre trou
presque en face du premier, mais au fond d'une rainure. J'enfonçai
dedans mon épingle: une petite planchette me jaillit au visage, et je
vis deux paquets de lettres, de lettres jaunies, nouées avec un ruban
bleu.

Je les ai lues. Et j'en transcris deux ici:

  «Vous voulez donc que je vous rende vos lettres, ma si chère amie;
  les voici, mais cela me fait une grande peine. De quoi donc avez-vous
  peur? que je les perde? mais elles sont sous clef. Qu'on me les vole?
  mais j'y veille, car elles sont mon plus cher trésor.

  «Oui, cela m'a fait une peine extrême. Je me suis demandé si vous
  n'aviez point, au fond du cœur, quelque regret? Non point le regret
  de m'avoir aimé, car je sais que vous m'aimez toujours, mais le
  regret d'avoir exprimé sur du papier blanc cet amour vif, en des
  heures où votre cœur se confiait non pas à moi, mais à la plume que
  vous teniez à la main. Quand nous aimons, il nous vient des besoins
  de confidence, des besoins attendris de parler ou d'écrire, et nous
  parlons, et nous écrivons. Les paroles s'envolent, les douces paroles
  faites de musique, d'air et de tendresse, chaudes, légères, évaporées
  aussitôt que dites, qui restent dans la mémoire seule, mais que nous
  ne pouvons ni voir, ni toucher, ni baiser, comme les mots qu'écrivit
  votre main. Vos lettres? Oui, je vous les rends! Mais quel chagrin!

  «Certes, vous avez eu, après coup, la délicate pudeur des termes
  ineffaçables. Vous avez regretté, en votre âme sensible et craintive
  et que froisse une nuance insaisissable, d'avoir écrit à un homme que
  vous l'aimiez. Vous vous êtes rappelé des phrases qui ont ému votre
  souvenir, et vous vous êtes dit: «Je ferai de la cendre avec ces
  mots.»

  «Soyez contente, soyez tranquille. Voici vos lettres. Je vous aime.»


  «MON AMI,

  «Non, vous n'avez pas compris, vous n'avez pas deviné. Je ne regrette
  point, je ne regretterai jamais de vous avoir dit ma tendresse.
  Je vous écrirai toujours, mais vous me rendrez toutes mes lettres,
  aussitôt reçues.

  «Je vais vous choquer beaucoup, mon ami, si je vous dis la raison de
  cette exigence. Elle n'est pas poétique, comme vous le pensiez, mais
  pratique. J'ai peur, non de vous, certes, mais du hasard. Je suis
  coupable. Je ne veux pas que ma faute atteigne d'autres que moi.

  «Comprenez-moi bien. Nous pouvons mourir, vous ou moi. Vous pouvez
  mourir d'une chute de cheval, puisque vous montez chaque jour; vous
  pouvez mourir d'une attaque, d'un duel, d'une maladie de cœur, d'un
  accident de voiture, de mille manières, car, s'il n'y a qu'une mort,
  il y a plus de façons de la recevoir que nous n'avons de jours à
  vivre.

  «Alors, votre sœur, votre frère et votre belle-sœur trouveront mes
  lettres?

  «Croyez-vous qu'ils m'aiment? Moi, je ne le crois guère. Et puis,
  même s'ils m'adoraient, est-il possible que deux femmes et un homme,
  sachant un secret,--un secret pareil,--ne le racontent pas?

  «J'ai l'air de dire une très vilaine chose en parlant d'abord de
  votre mort et ensuite en soupçonnant la discrétion des vôtres.

  «Mais nous mourrons tous, un jour ou l'autre, n'est-ce pas? et il
  est presque certain qu'un de nous deux précédera l'autre sous terre.
  Donc, il faut prévoir tous les dangers, même celui-là.

  «Quant à moi, je garderai vos lettres à côté des miennes, dans le
  secret de mon petit secrétaire. Je vous les montrerai là, dans leur
  cachette de soie, côte à côte dormant, pleines de notre amour, comme
  des amoureux dans un tombeau.

  «Vous allez me dire: «Mais, si vous mourez la première, ma chère,
  votre mari les trouvera, ces lettres.»

  «Oh! moi, je ne crains rien. D'abord, il ne connaît point le secret
  de mon meuble, puis il ne le cherchera pas. Et même s'il le trouve,
  après ma mort, je ne crains rien.

  «Avez-vous quelquefois songé à toutes les lettres d'amour trouvées
  dans les tiroirs des mortes? Moi, depuis longtemps j'y pense, et
  ce sont mes longues réflexions là-dessus qui m'ont décidée à vous
  réclamer mes lettres.

  «Songez donc que jamais, vous entendez bien, jamais une femme ne
  brûle, ne déchire, ne détruit les lettres où on lui dit qu'elle
  est aimée. Toute notre vie est là, tout notre espoir, toute notre
  attente, tout notre rêve. Ces petits papiers, qui portent notre nom
  et nous caressent avec de douces choses, sont des reliques, et
  nous adorons les chapelles, nous autres, surtout les chapelles dont
  nous sommes les saintes. Nos lettres d'amour, ce sont nos titres de
  beauté, nos titres de grâce et de séduction, notre orgueil intime
  de femmes, ce sont les trésors de notre cœur. Non, non, jamais une
  femme ne détruit ces archives secrètes et délicieuses de sa vie.

  «Mais nous mourons, comme tout le monde, et alors... alors ces
  lettres, on les trouve? Qui les trouve? l'époux? Alors que
  fait-il?--Rien. Il les brûle, lui.

  «Oh! j'ai beaucoup songé à cela, beaucoup. Songez que tous les jours
  meurent des femmes qui ont été aimées, que tous les jours les traces,
  les preuves de leur faute tombent entre les mains du mari, et que
  jamais un scandale n'éclate, que jamais un duel n'a lieu.

  «Pensez, mon cher, à ce qu'est l'homme, le cœur de l'homme. On se
  venge d'une vivante; on se bat avec l'homme qui vous déshonore, on
  le tue tant qu'elle vit, parce que... oui, pourquoi? Je ne le sais
  pas au juste. Mais, si on trouve, après sa mort, à elle, des preuves
  pareilles, _on_ les brûle, et _on_ ne sait rien, et _on_ continue à
  tendre la main à l'ami de la morte, et _on_ est fort satisfait que
  ces lettres ne soient pas tombées en des mains étrangères et de
  savoir qu'elles sont détruites.

  «Oh! que j'en connais, parmi mes amis, des hommes qui ont dû brûler
  ces preuves, et qui feignent ne rien savoir, et qui se seraient
  battus avec rage s'ils les avaient trouvées quand elle vivait
  encore. Mais elle est morte. L'honneur a changé. La tombe c'est la
  prescription de la faute conjugale.

  «Donc je peux garder nos lettres qui sont, entre vos mains, une
  menace pour nous deux.

  «Osez dire que je n'ai pas raison.

  «Je vous aime et je baise vos cheveux.

  «ROSE.»


J'avais levé les yeux sur le portrait de la tante Rose, et je regardais
son visage sévère, ridé, un peu méchant, et je songeais à toutes ces
âmes de femmes que nous ne connaissons point, que nous supposons si
différentes de ce qu'elles sont, dont nous ne pénétrons jamais la ruse
native et simple, la tranquille duplicité, et le vers de Vigny me
revint à la mémoire:

  Toujours ce compagnon dont le cœur n'est pas sûr.


  _Nos Lettres_ ont paru dans _le Gaulois_ du mercredi 29 février 1888.



LA NUIT.

CAUCHEMAR.


J'AIME la nuit avec passion. Je l'aime comme on aime son pays ou sa
maîtresse, d'un amour instinctif, profond, invincible. Je l'aime avec
tous mes sens, avec mes yeux qui la voient, avec mon odorat qui la
respire, avec mes oreilles qui en écoutent le silence, avec toute
ma chair que les ténèbres caressent. Les alouettes chantent dans
le soleil, dans l'air bleu, dans l'air chaud, dans l'air léger des
matinées claires. Le hibou fuit dans la nuit, tache noire qui passe à
travers l'espace noir, et, réjoui, grisé par la noire immensité, il
pousse son cri vibrant et sinistre.

Le jour me fatigue et m'ennuie. Il est brutal et bruyant. Je me lève
avec peine, je m'habille avec lassitude, je sors avec regret, et
chaque pas, chaque mouvement, chaque geste, chaque parole, chaque
pensée me fatigue comme si je soulevais un écrasant fardeau.

Mais quand le soleil baisse, une joie confuse, une joie de tout mon
corps m'envahit. Je m'éveille, je m'anime. A mesure que l'ombre
grandit, je me sens tout autre, plus jeune, plus fort, plus alerte,
plus heureux. Je la regarde s'épaissir, la grande ombre douce tombée du
ciel: elle noie la ville, comme une onde insaisissable et impénétrable,
elle cache, efface, détruit les couleurs, les formes, étreint les
maisons, les êtres, les monuments de son imperceptible toucher.

Alors j'ai envie de crier de plaisir comme les chouettes, de courir sur
les toits comme les chats; et un impétueux, un invincible désir d'aimer
s'allume dans mes veines.

Je vais, je marche, tantôt dans les faubourgs assombris, tantôt dans
les bois voisins de Paris, où j'entends rôder mes sœurs les bêtes et
mes frères les braconniers.


Ce qu'on aime avec violence finit toujours par vous tuer. Mais comment
expliquer ce qui m'arrive? Comment même faire comprendre que je puisse
le raconter? Je ne sais pas, je ne sais plus, je sais seulement que
cela est.--Voilà.

Donc hier--était-ce hier?--oui, sans doute, à moins que ce ne soit
auparavant, un autre jour, un autre mois, une autre année,--je ne
sais pas. Ce doit être hier pourtant, puisque le jour ne s'est plus
levé, puisque le soleil n'a pas reparu. Mais depuis quand la nuit
dure-t-elle? Depuis quand?... Qui le dira? qui le saura jamais?

Donc hier, je sortis comme je fais tous les soirs, après mon dîner.
Il faisait très beau, très doux, très chaud. En descendant vers les
boulevards, je regardais au-dessus de ma tête le fleuve noir et plein
d'étoiles découpé dans le ciel par les toits de la rue qui tournait et
faisait onduler comme une vraie rivière ce ruisseau roulant des astres.

Tout était clair dans l'air léger, depuis les planètes jusqu'aux
becs de gaz. Tant de feux brillaient là-haut et dans la ville que
les ténèbres en semblaient lumineuses. Les nuits luisantes sont plus
joyeuses que les grands jours de soleil.

Sur le boulevard, les cafés flamboyaient; on riait, on passait, on
buvait. J'entrai au théâtre, quelques instants, dans quel théâtre?
je ne sais plus. Il y faisait si clair que cela m'attrista et je
ressortis le cœur un peu assombri par ce choc de lumière brutale
sur les ors du balcon, par le scintillement factice du lustre énorme
de cristal, par la barrière du feu de la rampe, par la mélancolie
de cette clarté fausse et crue. Je gagnai les Champs-Élysées où les
cafés-concerts semblaient des foyers d'incendie dans les feuillages.
Les marronniers frottés de lumière jaune avaient l'air peints, un air
d'arbres phosphorescents. Et les globes électriques, pareils à des
lunes éclatantes et pâles, à des œufs de lune tombés du ciel, à des
perles monstrueuses, vivantes, faisaient pâlir sous leur clarté nacrée,
mystérieuse et royale, les filets de gaz, de vilain gaz sale, et les
guirlandes de verres de couleur.

Je m'arrêtai sous l'Arc de Triomphe pour regarder l'avenue, la longue
et admirable avenue étoilée, allant vers Paris entre deux lignes de
feux, et les astres! Les astres là-haut, les astres inconnus jetés au
hasard dans l'immensité où ils dessinent ces figures bizarres, qui font
tant rêver, qui font tant songer.

J'entrai dans le bois de Boulogne et j'y restai longtemps, longtemps.
Un frisson singulier m'avait saisi, une émotion imprévue et puissante,
une exaltation de ma pensée qui touchait à la folie.

Je marchai longtemps, longtemps. Puis je revins.

Quelle heure était-il quand je repassai sous l'Arc de Triomphe? Je ne
sais pas. La ville s'endormait, et des nuages, de gros nuages noirs
s'étendaient lentement sur le ciel.

Pour la première fois je sentis qu'il allait arriver quelque chose
d'étrange, de nouveau. Il me sembla qu'il faisait froid, que l'air
s'épaississait, que la nuit, que ma nuit bien-aimée, devenait lourde
sur mon cœur. L'avenue était déserte, maintenant. Seuls, deux sergents
de ville se promenaient auprès de la station des fiacres, et, sur
la chaussée à peine éclairée par les becs de gaz qui paraissaient
mourants, une file de voitures de légumes allait aux Halles. Elles
allaient lentement, chargées de carottes, de navets et de choux. Les
conducteurs dormaient, invisibles; les chevaux marchaient d'un pas
égal, suivant la voiture précédente, sans bruit, sur le pavé de bois.
Devant chaque lumière du trottoir, les carottes s'éclairaient en rouge,
les navets s'éclairaient en blanc, les choux s'éclairaient en vert; et
elles passaient l'une derrière l'autre, ces voitures rouges, d'un rouge
de feu, blanches d'un blanc d'argent, vertes d'un vert d'émeraude.
Je les suivis, puis je tournai par la rue Royale et revins sur les
boulevards. Plus personne, plus de cafés éclairés, quelques attardés
seulement qui se hâtaient. Je n'avais jamais vu Paris aussi mort, aussi
désert. Je tirai ma montre, il était deux heures.

Une force me poussait, un besoin de marcher. J'allai donc jusqu'à
la Bastille. Là, je m'aperçus que je n'avais jamais vu une nuit si
sombre, car je ne distinguais pas même la colonne de Juillet, dont le
Génie d'or était perdu dans l'impénétrable obscurité. Une voûte de
nuages, épaisse comme l'immensité, avait noyé les étoiles, et semblait
s'abaisser sur la terre pour l'anéantir.

Je revins. Il n'y avait plus personne autour de moi. Place du
Château-d'Eau, pourtant, un ivrogne faillit me heurter, puis il
disparut. J'entendis quelque temps son pas inégal et sonore. J'allais.
A la hauteur du faubourg Montmartre un fiacre passa, descendant vers la
Seine. Je l'appelai. Le cocher ne répondit pas. Une femme rôdait près
de la rue Drouot: «Monsieur, écoutez donc.» Je hâtai le pas pour éviter
sa main tendue. Puis plus rien. Devant le Vaudeville, un chiffonnier
fouillait le ruisseau. Sa petite lanterne flottait au ras du sol. Je
lui demandai: «Quelle heure est-il, mon brave?»

Il grogna: «Est-ce que je sais! J'ai pas de montre.»

Alors je m'aperçus tout à coup que les becs de gaz étaient éteints. Je
sais qu'on les supprime de bonne heure, avant le jour, en cette saison,
par économie; mais le jour était encore loin, si loin de paraître!

«Allons aux Halles, pensai-je, là au moins je trouverai la vie.»

Je me mis en route, mais je n'y voyais même pas pour me conduire.
J'avançais lentement, comme on fait dans un bois, reconnaissant les
rues en les comptant.

Devant le Crédit Lyonnais, un chien grogna. Je tournai par la rue de
Grammont, je me perdis; j'errai, puis je reconnus la Bourse aux grilles
de fer qui l'entourent. Paris entier dormait, d'un sommeil profond,
effrayant. Au loin pourtant un fiacre roulait, un seul fiacre, celui
peut-être qui avait passé devant moi tout à l'heure. Je cherchais à
le joindre, allant vers le bruit de ses roues, à travers les rues
solitaires et noires, noires, noires comme la mort.

Je me perdis encore. Où étais-je? Quelle folie d'éteindre sitôt le gaz!
Pas un passant, pas un attardé, pas un rôdeur, pas un miaulement de
chat amoureux. Rien.

Où donc étaient les sergents de ville? Je me dis: «Je vais crier, ils
viendront.» Je criai. Personne ne répondit.

J'appelai plus fort. Ma voix s'envola, sans écho, faible, étouffée,
écrasée par la nuit, par cette nuit impénétrable.

Je hurlai: «Au secours! au secours! au secours!»

Mon appel désespéré resta sans réponse. Quelle heure était-il donc?
Je tirai ma montre, mais je n'avais point d'allumettes. J'écoutai le
tic-tac léger de la petite mécanique avec une joie inconnue et bizarre.
Elle semblait vivre. J'étais moins seul. Quel mystère! Je me remis en
marche comme un aveugle, en tâtant les murs de ma canne, et je levais
à tout moment mes yeux vers le ciel, espérant que le jour allait enfin
paraître; mais l'espace était noir, tout noir, plus profondément noir
que la ville.

Quelle heure pouvait-il être? Je marchais, me semblait-il, depuis
un temps infini, car mes jambes fléchissaient sous moi, ma poitrine
haletait, et je souffrais de la faim horriblement.

Je me décidai à sonner à la première porte cochère. Je tirai le
bouton de cuivre, et le timbre tinta dans la maison sonore; il tinta
étrangement comme si ce bruit vibrant eût été seul dans cette maison.

J'attendis, on ne répondit pas, on n'ouvrit point la porte. Je sonnai
de nouveau; j'attendis encore,--rien!

J'eus peur! Je courus à la demeure suivante, et vingt fois de suite je
fis résonner la sonnerie dans le couloir obscur où devait dormir le
concierge. Mais il ne s'éveilla pas,--et j'allai plus loin, tirant de
toutes mes forces les anneaux ou les boutons, heurtant de mes pieds, de
ma canne et de mes mains les portes obstinément closes.

Et tout à coup, je m'aperçus que j'arrivais aux Halles. Les Halles
étaient désertes, sans un bruit, sans un mouvement, sans une voiture,
sans un homme, sans une botte de légumes ou de fleurs.--Elles étaient
vides, immobiles, abandonnées, mortes!

Une épouvante me saisit,--horrible. Que se passait-il? Oh! mon Dieu!
que se passait-il?

Je repartis. Mais l'heure? l'heure? qui me dirait l'heure? Aucune
horloge ne sonnait dans les clochers ou dans les monuments. Je pensai:
«Je vais ouvrir le verre de ma montre et tâter l'aiguille avec mes
doigts.» Je tirai ma montre... elle ne battait plus... elle était
arrêtée. Plus rien, plus rien, plus un frisson dans la ville, pas une
lueur, pas un frôlement de son dans l'air. Rien! plus rien! plus même
le roulement lointain du fiacre,--plus rien!

J'étais aux quais, et une fraîcheur glaciale montait de la rivière.

La Seine coulait-elle encore?

Je voulus savoir, je trouvai l'escalier, je descendis... Je n'entendais
pas le courant bouillonner sous les arches du pont... Des marches
encore... puis du sable... de la vase... puis de l'eau... j'y trempai
mon bras... elle coulait... elle coulait... froide... froide...
froide... presque gelée... presque tarie... presque morte.

Et je sentais bien que je n'aurais plus jamais la force de remonter...
et que j'allais mourir là... moi aussi, de faim--de fatigue--et de
froid.


  _La Nuit_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 14 juin 1887.



L'ENFANT.


ON parlait, après le dîner, d'un avortement qui venait d'avoir lieu
dans la commune. La baronne s'indignait: Était-ce possible, une chose
pareille! La fille, séduite par un garçon boucher, avait jeté son
enfant dans une marinière! Quelle horreur! On avait même prouvé que le
pauvre petit être n'était pas mort sur le coup.

Le médecin, qui dînait au château ce soir-là, donnait des détails
horribles d'un air tranquille, et il paraissait émerveillé du courage
de la misérable mère, qui avait fait deux kilomètres à pied, ayant
accouché toute seule, pour assassiner son enfant. Il répétait: «Elle
est en fer, cette femme! Et quelle énergie sauvage il lui a fallu
pour traverser le bois, la nuit, avec son petit qui gémissait dans
ses bras! Je demeure éperdu devant de pareilles souffrances morales.
Songez donc à l'épouvante de cette âme, au déchirement de ce cœur!
Comme la vie est odieuse et misérable! D'infâmes préjugés, oui, madame,
d'infâmes préjugés, un faux honneur, plus abominable que le crime,
toute une accumulation de sentiments factices, d'honorabilité odieuse,
de révoltante honnêteté poussent à l'assassinat, à l'infanticide, de
pauvres filles qui ont obéi sans résistance à la loi impérieuse de la
vie. Quelle honte pour l'humanité d'avoir établi une pareille morale et
fait un crime de l'embrassement libre de deux êtres!

La baronne était devenue pâle d'indignation.

Elle répliqua: «Alors, docteur, vous mettez le vice au-dessus de la
vertu, la prostituée avant l'honnête femme! Celle qui s'abandonne à ses
instincts honteux vous paraît l'égale de l'épouse irréprochable qui
accomplit son devoir dans l'intégrité de sa conscience!»

Le médecin, un vieux homme qui avait touché à bien des plaies, se leva,
et, d'une voix forte:

--Vous parlez, madame, de choses que vous ignorez, n'ayant point connu
les invincibles passions. Laissez-moi vous dire une aventure récente
dont je fus témoin.

Oh! madame, soyez toujours indulgente, et bonne, et miséricordieuse;
vous ne savez pas! Malheur à ceux à qui la perfide nature a donné des
sens inapaisables! Les gens calmes nés sans instincts violents, vivent
honnêtes, par nécessité. Le devoir est facile à ceux que ne torturent
jamais les désirs enragés. Je vois des petites bourgeoises au sang
froid, aux mœurs rigides, d'un esprit moyen et d'un cœur modéré,
pousser des cris d'indignation quand elles apprennent les fautes des
femmes tombées.

Ah! vous dormez tranquille dans un lit pacifique que ne hantent point
les rêves éperdus. Ceux qui vous entourent sont comme vous, font comme
vous, préservés par la sagesse instinctive de leurs sens. Vous luttez
à peine contre des apparences d'entraînement. Seul, votre esprit suit
parfois des pensées malsaines, sans que tout votre corps se soulève
rien qu'à l'effleurement de l'idée tentatrice.

Mais chez ceux-là que le hasard a faits passionnés, madame, les sens
sont invincibles. Pouvez-vous arrêter le vent, pouvez-vous arrêter la
mer démontée? Pouvez-vous entraver les forces de la nature? Non. Les
sens aussi sont des forces de la nature, invincibles comme la mer et
le vent. Ils soulèvent et entraînent l'homme et le jettent à la volupté
sans qu'il puisse résister à la véhémence de son désir. Les femmes
irréprochables sont les femmes sans tempérament. Elles sont nombreuses.
Je ne leur sais pas gré de leur vertu, car elles n'ont pas à lutter.
Mais jamais, entendez-vous, jamais une Messaline, une Catherine ne sera
sage. Elle ne le peut pas. Elle est créée pour la caresse furieuse!
Ses organes ne ressemblent point aux vôtres, sa chair est différente,
plus vibrante, plus affolée au moindre contact d'une autre chair; et
ses nerfs travaillent, la bouleversent et la domptent alors que les
vôtres n'ont rien ressenti. Essayez donc de nourrir un épervier avec
les petits grains ronds que vous donnez au perroquet? Ce sont deux
oiseaux pourtant qui ont un gros bec crochu. Mais leurs instincts sont
différents.

Oh! les sens! Si vous saviez quelle puissance ils ont. Les sens qui
vous tiennent haletant pendant des nuits entières, la peau chaude, le
cœur précipité, l'esprit harcelé de visions affolantes! Voyez-vous,
madame, les gens à principes inflexibles sont tout simplement des gens
froids, désespérément jaloux des autres, sans le savoir.

Écoutez-moi:

«Celle que j'appellerai Mme Hélène avait des sens. Elle les avait eus
dès sa petite enfance. Chez elle ils s'étaient éveillés alors que
la parole commence. Vous me direz que c'était une malade. Pourquoi?
N'êtes-vous pas plutôt des affaiblis? On me consulta lorsqu'elle avait
douze ans. Je constatai qu'elle était femme déjà et harcelée sans repos
par des désirs d'amour. Rien qu'à la voir on le sentait. Elle avait des
lèvres grasses, retournées, ouvertes comme des fleurs, un cou fort, une
peau chaude, un nez large, un peu ouvert et palpitant, de grands yeux
clairs dont le regard allumait les hommes.

Qui donc aurait pu calmer le sang de cette bête ardente? Elle passait
des nuits à pleurer sans cause. Elle souffrait à mourir de rester sans
mâle.

A quinze ans, enfin, on la maria. Deux ans plus tard, son mari mourait
poitrinaire. Elle l'avait épuisé. Un autre en dix-huit mois eut le même
sort. Le troisième résista quatre ans, puis la quitta. Il était temps.

Demeurée seule, elle voulut rester sage. Elle avait tous vos
préjugés. Un jour enfin elle m'appela, ayant des crises nerveuses qui
l'inquiétaient. Je reconnus immédiatement qu'elle allait mourir de son
veuvage. Je le lui dis. C'était une honnête femme, madame; malgré les
tortures qu'elle endurait, elle ne voulut pas suivre mon conseil de
prendre un amant.

Dans le pays on la disait folle. Elle sortait la nuit et faisait des
courses désordonnées pour affaiblir son corps révolté. Puis elle
tombait en des syncopes que suivaient des spasmes effrayants.

Elle vivait seule en son château proche du château de sa mère et de
ceux de ses parents. Je l'allais voir de temps en temps, ne sachant que
faire contre cette volonté acharnée de la nature ou contre sa volonté à
elle.

Or, un soir, vers huit heures, elle entra chez moi comme je finissais
de dîner. A peine fûmes-nous seuls, elle me dit:

--Je suis perdue. Je suis enceinte!

Je fis un soubresaut sur ma chaise.

--Vous dites?

--Je suis enceinte.

--Vous?

--Oui, moi.

Et brusquement, d'une voix saccadée, en me regardant bien en face:

--Enceinte de mon jardinier, docteur. J'ai eu un commencement
d'évanouissement en me promenant dans le parc. L'homme, m'ayant vue
tomber, est accouru et m'a prise en ses bras pour m'emporter. Qu'ai-je
fait? Je ne le sais plus! L'ai-je étreint, embrassé? Peut-être. Vous
connaissez ma misère et ma honte. Enfin il m'a possédée! Je suis
coupable, car je me suis encore donnée le lendemain de la même façon et
d'autres fois encore. C'était fini. Je ne savais plus résister!...

Elle eut dans la gorge un sanglot, puis reprit d'une voix fière:

--Je le payais, je préférais cela à l'amant que vous me conseilliez
de prendre. Il m'a rendue grosse. Oh! je me confesse à vous sans
réserve et sans hésitations. J'ai essayé de me faire avorter. J'ai
pris des bains brûlants, j'ai monté des chevaux difficiles, j'ai fait
du trapèze, j'ai bu des drogues, de l'absinthe, du safran, d'autres
encore. Mais je n'ai point réussi. Vous connaissez mon père, mes
frères? Je suis perdue. Ma sœur est mariée à un honnête homme. Ma
honte aussi rejaillira sur eux. Et songez à tous nos amis, à tous nos
voisins, à notre nom..., ma mère...

Elle se mit à sangloter. Je lui pris les mains et je l'interrogeai.
Puis je lui donnai le conseil de faire un long voyage et d'aller
accoucher au loin.

Elle répondait: «Oui... oui... oui... c'est cela..., sans avoir l'air
d'écouter.

Puis elle partit.

J'allai la voir plusieurs fois. Elle devenait folle. L'idée de
cet enfant grandissant dans son ventre, de cette honte vivante lui
était entrée dans l'âme comme une flèche aiguë. Elle y pensait sans
repos, n'osait plus sortir le jour, ni voir personne de peur qu'on ne
découvrît son abominable secret. Chaque soir elle se dévêtait devant
son armoire à glace et regardait son flanc déformé; puis elle se jetait
par terre une serviette dans la bouche, pour étouffer ses cris. Vingt
fois par nuit elle se relevait, allumait sa bougie et retournait devant
le large miroir qui lui renvoyait l'image bosselée de son corps nu.
Alors, éperdue, elle se frappait le ventre à coups de poing pour le
tuer, cet être qui la perdait. C'était entre eux une lutte terrible.
Mais il ne mourait pas; et, sans cesse, il s'agitait comme s'il se fût
défendu. Elle se roulait sur le parquet pour l'écraser contre terre;
elle essaya de dormir avec un poids sur le corps pour l'étouffer. Elle
le haïssait comme on hait l'ennemi acharné qui menace votre vie.

Après ces luttes inutiles, ces impuissants efforts pour se débarrasser
de lui, elle se sauvait par les champs, courant éperdument, folle de
malheur et d'épouvante.

On la ramassa un matin, les pieds dans un ruisseau, les yeux égarés; on
crut qu'elle avait un accès de délire, mais on ne s'aperçut de rien.

Une idée fixe la tenait. Oter de son corps cet enfant maudit.

Or sa mère, un soir, lui dit en riant: «Comme tu engraisses, Hélène; si
tu étais mariée, je te croirais enceinte.»

Elle dut recevoir un coup mortel de ces paroles. Elle partit presque
aussitôt et rentra chez elle.

Que fit-elle? Sans doute encore elle regarda longtemps son ventre
enflé; sans doute, elle le frappa, le meurtrit, le heurta aux angles
des meubles comme elle faisait chaque soir. Puis elle descendit,
nu-pieds, à la cuisine, ouvrit l'armoire et prit le grand couteau qui
sert à couper les viandes. Elle remonta, alluma quatre bougies et
s'assit, sur une chaise d'osier tressé, devant sa glace.

Alors, exaspérée de haine contre cet embryon inconnu et redoutable,
le voulant arracher et tuer enfin, le voulant tenir en ses mains,
étrangler et jeter au loin, elle pressa la place où remuait cette larve
et d'un seul coup de la lame aiguë elle se fendit le ventre.

Oh! elle opéra, certes, très vite et très bien, car elle le saisit, cet
ennemi qu'elle n'avait pu encore atteindre. Elle le prit par une jambe,
l'arracha d'elle et le voulut lancer dans la cendre du foyer. Mais il
tenait par des liens qu'elle n'avait pu trancher, et, avant qu'elle
eût compris peut-être ce qui lui restait à faire pour se séparer de
lui, elle tomba inanimée sur l'enfant noyé dans un flot de sang.

Fut-elle bien coupable, madame?»


Le médecin se tut et attendit. La baronne ne répondit pas.


  _L'Enfant_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 18 septembre 1883.



EN VOYAGE.


  Sainte-Agnès, 6 mai.

  MA CHÈRE AMIE,

VOUS m'avez demandé de vous écrire souvent et de vous raconter surtout
des choses que j'aurai vues. Vous m'avez aussi prié de fouiller dans
mes souvenirs de voyages pour y retrouver ces courtes anecdoctes qui,
apprises d'un paysan qu'on a rencontré, d'un hôtelier, d'un inconnu qui
passait, laissent dans la mémoire comme une marque sur un pays. Avec
un paysage brossé en quelques lignes, et une petite histoire dite en
quelques phrases, on peut donner, croyez-vous, le vrai caractère d'un
pays, le faire vivant, visible, dramatique. J'essayerai, selon votre
désir. Je vous enverrai donc, de temps en temps, des lettres où je
ne parlerai ni de vous ni de moi, mais seulement de l'horizon, et des
hommes qui s'y meuvent. Et je commence.

Le printemps est une époque où il faut, me semble-t-il, boire et manger
du paysage. C'est la saison des frissons, comme l'automne est la saison
des pensées. Au printemps la campagne émeut la chair, à l'automne elle
pénètre l'esprit.

J'ai voulu, cette année, respirer de la fleur d'oranger et je suis
parti pour le Midi, à l'heure où tout le monde en revient. J'ai franchi
Monaco, la ville des pèlerins, rivale de la Mecque et de Jérusalem,
sans laisser d'or dans la poche d'autrui; et j'ai gravi la haute
montagne sous un plafond de citronniers, d'orangers et d'oliviers.

Avez-vous jamais dormi, mon amie, dans un champ d'orangers fleuris?
L'air qu'on aspire délicieusement est une quintessence de parfums.
Cette senteur violente et douce, savoureuse comme une friandise, semble
se mêler à nous, nous imprègne, nous enivre, nous alanguit, nous verse
une torpeur somnolente et rêvante. On dirait un opium préparé par la
main des fées et non par celle des pharmaciens.

C'est ici le pays des ravins. Les croupes de la montagne sont
tailladées, échancrées partout, et dans ces replis sinueux poussent de
vraies forêts de citronniers. De place en place, quand le val rapide
s'arrête à une espèce de marche, les hommes ont maçonné un réservoir
qui retient l'eau des orages. Ce sont de grands trous aux murailles
lisses, où rien de saillant ne s'offre à la main de celui qui tomberait
là.

J'allais lentement par un des vallons montants, regardant à travers les
feuillages les fruits brillants restés aux branches. La gorge enserrée
rendait plus pénétrante les senteurs lourdes des fleurs; l'air, là
dedans, en semblait épaissi. Une lassitude me prit et je cherchai à
m'asseoir. Quelques gouttes d'eau glissaient dans l'herbe; je crus
qu'une source était voisine, et je gravis un peu plus haut pour la
trouver. Mais j'arrivai sur les bords d'un de ces grands et profonds
réservoirs.

Je m'assis à la turque, les jambes croisées, et je restai rêvassant
devant ce trou, qui paraissait rempli d'encre tant le liquide en était
noir et stagnant. Là-bas, à travers les branches, j'apercevais, comme
des taches, des morceaux de la Méditerranée, luisante à m'aveugler.
Mais toujours mon regard retombait sur le vaste et sombre puits
qu'aucune bête nageante ne semblait même habiter, tant la surface en
demeurait immobile.

Soudain une voix me fit tressaillir. Un vieux monsieur, qui cherchait
des fleurs (car cette contrée est la plus riche de l'Europe pour les
herborisants), me demandait:

--Est-ce que vous êtes, monsieur, un parent de ces pauvres enfants?

Je le regardai stupéfait.

--Quels enfants? monsieur?

Alors il parut embarrassé et reprit en saluant:

--Je vous demande pardon. En vous voyant ainsi absorbé devant ce
réservoir, j'ai cru que vous pensiez au drame affreux qui s'est passé
là.

Cette fois je voulus savoir et je le priai de me raconter cette
histoire.


Elle est bien sombre et bien navrante, ma chère amie, et bien banale en
même temps. C'est un simple fait-divers. Je ne sais s'il faut attribuer
mon émotion à la manière dramatique dont la chose me fut dite, au décor
des montagnes, au contraste de cette joie du soleil et des fleurs
avec le trou noir et meurtrier, mais j'eus le cœur tordu, tous les
nerfs secoués par ce récit qui, peut-être, ne vous paraîtra point si
terriblement poignant en le lisant dans votre chambre sans avoir sous
les yeux le paysage du drame.


C'était au printemps de l'une des dernières années. Deux petits garçons
venaient souvent jouer au bord de cette citerne, tandis que leur
précepteur lisait quelque livre, couché sous un arbre. Or, par une
chaude après-midi, un cri vibrant réveilla l'homme qui sommeillait,
et un bruit d'eau jaillissant sous une chute le fit se dresser
brusquement. Le plus jeune des enfants, âgé de onze ans, hurlait,
debout près du bassin, dont la nappe, remuée, frémissait, refermée
sur l'aîné qui venait d'y tomber en courant le long de la corniche de
pierre.

Éperdu, sans rien attendre, sans réfléchir aux moyens, le précepteur
sauta dans le gouffre, et ne reparut pas, s'étant heurté le crâne au
fond.

Au même moment, le jeune garçon, revenu sur l'eau, agitait les bras
tendus vers son frère. Alors, l'enfant, resté sur terre, se coucha,
s'allongea, tandis que l'autre essayait de nager, d'approcher du
mur, et bientôt les quatre petites mains se saisirent, se serrèrent,
crispées, liées ensemble. Ils eurent tous deux la joie aiguë de la vie
sauvée, le tressaillement du péril passé.

Et l'aîné essayait de monter, mais il n'y put parvenir, le mur étant
droit; et le frère, trop faible, glissait lentement vers le trou.

Alors ils demeurèrent immobiles, ressaisis par l'épouvante. Et ils
attendirent.

Le plus petit serrait de toute sa force les mains du plus grand, et il
pleurait nerveusement en répétant: «Je ne peux pas te tirer, je ne peux
pas te tirer.» Et soudain il se mit à crier: «Au secours! au secours!»
Mais sa voix grêle perçait à peine le dôme de feuillage sur leurs têtes.

Ils restèrent là longtemps, des heures et des heures, face à face,
ces deux enfants, avec la même pensée, la même angoisse, et la peur
affreuse que l'un des deux, épuisé, desserrât ses faibles mains. Et ils
appelaient, toujours en vain.

Enfin le plus grand qui tremblait de froid dit au petit: «Je ne peux
plus. Je vais tomber. Adieu, petit frère.» Et l'autre, haletant,
répétait: «Pas encore, pas encore, attends.» Le soir vint, le soir
tranquille, avec ses étoiles mirées dans l'eau.

L'aîné, défaillant, reprit: «Lâche-moi une main, je vais te donner
ma montre.» Il l'avait reçue en cadeau quelques jours auparavant; et
c'était, depuis lors, la plus grande préoccupation de son cœur. Il
put la prendre, la tendit, et le petit, qui sanglotait, la déposa sur
l'herbe auprès de lui.

La nuit était complète. Les deux misérables êtres, anéantis, ne se
tenaient plus qu'à peine. Le grand, enfin, se sentant perdu, murmura
encore: «Adieu, petit frère, embrasse maman et papa.» Et ses doigts
paralysés s'ouvrirent. Il plongea et ne reparut plus...

Le petit, resté seul, se mit à l'appeler furieusement: «Paul! Paul!»;
mais l'autre ne revenait point.

Alors il s'élança dans la montagne, tombant dans les pierres,
bouleversé par la plus effroyable angoisse qui puisse étreindre un
cœur d'enfant, et il arriva, avec une figure de mort, dans le salon où
attendaient ses parents. Et il se perdit de nouveau en les amenant au
sombre réservoir. Il ne retrouvait plus sa route. Enfin il reconnut la
place. «C'est là, oui, c'est là.»

Mais il fallut vider cette citerne; et le propriétaire ne le voulait
point permettre, ayant besoin d'eau pour ses citronniers.

Enfin on retrouva les deux corps, le lendemain seulement.


Vous voyez, ma chère amie, que c'est là un simple fait-divers. Mais si
vous aviez vu le trou lui-même, vous auriez été comme moi déchirée
jusqu'au cœur, à la pensée de cette agonie d'un enfant pendu aux
mains de son frère, de l'interminable lutte de ces gamins accoutumés
seulement à rire et à jouer et de ce tout simple détail: la montre
donnée.

Et je me disais: «Que le Hasard me préserve de jamais recevoir une
semblable relique!» Je ne sais rien de plus épouvantable que ce
souvenir attaché à l'objet familier qu'on ne peut quitter. Songez que
chaque fois qu'il touchera cette montre sacrée, le survivant reverra
l'horrible scène, la mare, le mur, l'eau calme, et la face décomposée
de son frère vivant et aussi perdu que s'il était mort déjà. Et durant
toute sa vie, à toute heure, la vision sera là, réveillée dès que du
bout du doigt il touchera seulement son gousset.

Et je fus triste jusqu'au soir. Je quittai, montant toujours, la région
des orangers pour la région des seuls oliviers, et celle des oliviers
pour la région des pins; puis je passai dans une vallée de pierres,
puis j'atteignis les ruines d'un antique château, bâti, affirme-t-on,
au Xe siècle, par un chef sarrasin, homme sage, qui se fit baptiser
par amour d'une jeune fille.

Partout des montagnes autour de moi, et, devant moi, la mer, la mer
avec une tache presque indistincte: la Corse, ou plutôt l'ombre de la
Corse.

Mais sur les cimes ensanglantées par le couchant, dans le vaste ciel et
sur la mer, dans tout cet horizon superbe que j'étais venu contempler,
je ne voyais que deux pauvres enfants, l'un couché au bord d'un trou
plein d'eau noire, l'autre plongeant jusqu'au cou, liés par les mains,
pleurant face à face, éperdus; et il me semblait sans cesse entendre
une faible voix épuisée qui répétait: «Adieu, petit frère, je te donne
ma montre.»


Cette lettre vous semblera bien lugubre, ma chère amie. Je tâcherai, un
autre jour, d'être plus gai.


  _En Voyage_ a paru dans _le Gaulois_ du 10 mai 1882, sous la
  signature: MAUFRIGNEUSE.



LE BÛCHER.


  Lundi dernier est mort à Étretat un prince indien, Bapu Sahib
  Khanderao Ghatgay, parent de Sa Hautesse le Maharaja Gaikwar, prince
  de Baroda, dans la province de Gujarath, présidence de Bombay.

  Depuis trois semaines environ, on voyait passer par les rues une
  dizaine de jeunes Indiens, petits, souples, tout noirs de peau,
  vêtus de complets gris et coiffés de toques de palefreniers anglais.
  C'étaient de hauts seigneurs, venus en Europe pour étudier les
  institutions militaires des principales nations de l'Occident. La
  petite troupe se composait de trois princes, d'un noble ami, d'un
  interprète et de trois serviteurs.

  Le chef de la mission était celui qui vient de mourir, _vieillard de
  quarante-deux ans_ et beau-père de Sampatrao Kashivao Gaikwar, frère
  de Sa Hautesse le Gaikwar de Baroda.

  Le gendre accompagnait le beau-père.

  Les autres Indiens s'appelaient Ganpatrao Shrâvanrao Gaikwar, cousin
  de Sa Hautesse Khâsherao Gadhav, Vasudev Madhav Samarth, interprète
  et secrétaire.

  Les esclaves: Râmchandra Bajâji, Ganu bin Pukâram Kokate, Rhambhaji
  bin Favji.

  Au moment de quitter sa patrie, celui qui est mort l'autre jour
  fut saisi d'une crise affreuse de chagrin, et, persuadé qu'il ne
  reviendrait pas, il voulut renoncer à ce voyage, mais il dut obéir
  aux volontés de son noble parent, le prince de Baroda, et il partit.

  Ils vinrent passer la fin de l'été à Étretat, et on allait les voir
  curieusement, chaque matin, prendre leur bain à l'établissement des
  Roches-Blanches.

  Voici cinq ou six jours, Bapu Sahib Khanderao Ghatgay fut atteint
  de douleurs aux gencives; puis l'inflammation gagna la gorge et
  devint une ulcération. La gangrène s'y mit, et, lundi, les médecins
  déclarèrent à ses jeunes compagnons que leur parent allait mourir.
  L'agonie commença presque aussitôt, et comme le malheureux ne
  respirait plus qu'à peine, ses amis le saisirent, l'arrachèrent de
  son lit et le déposèrent sur les _pavés_ de la chambre, afin qu'il
  rendît l'âme étendu sur la terre, notre mère, selon les ordres de
  Brahma.

  Puis ils firent demander au maire, M. Boissaye, l'autorisation de
  brûler, le jour même, le cadavre pour obéir toujours aux formelles
  prescriptions de la religion hindoue. Le maire, hésitant, télégraphia
  à la préfecture pour solliciter des instructions, en annonçant,
  toutefois, qu'une absence de réponse équivaudrait pour lui à un
  consentement. Aucune réponse n'étant venue à 9 heures du soir, il
  fut donc décidé, en raison de la nature infectieuse du mal qui avait
  emporté l'Indien, que la crémation du corps aurait lieu la nuit même,
  sous la falaise, au bord de la mer, à la marée descendante.

  On reproche aujourd'hui cette décision au maire qui a agi en homme
  intelligent, résolu et libéral, soutenu d'ailleurs et conseillé par
  les trois médecins qui avaient suivi la maladie et constaté le décès.


On dansait au Casino, ce soir-là. C'était un soir d'automne prématuré,
un peu froid. Un vent assez fort soufflait du large sans que la mer
fût encore soulevée, et des nuages rapides couraient déchiquetés,
effiloqués. Ils arrivaient du bout de l'horizon, sombres sur le fond du
ciel, puis à mesure qu'ils approchaient de la lune ils blanchissaient,
et, passant vivement sur elle, la voilaient quelques instants sans la
cacher tout à fait.

Les grandes falaises droites qui forment la plage arrondie d'Étretat
et se terminent aux deux célèbres arcades qu'on nomme _Les Portes_,
restaient dans l'ombre et faisaient deux grandes taches noires dans le
paysage doucement éclairé.

Il avait plu toute la journée.

L'orchestre du Casino jouait des valses, des polkas et des quadrilles.
Un bruit passa tout à coup dans les groupes. On racontait qu'un prince
indien venait de mourir à l'hôtel des Bains, et qu'on avait demandé au
Ministre l'autorisation de le brûler. On n'en crut rien, ou du moins on
ne supposa pas la chose prochaine tant cet usage est encore contraire
à nos mœurs, et, comme la nuit s'avançait, chacun rentra chez soi.

A minuit, l'employé du gaz, courant de rue en rue, éteignait, l'une
après l'autre, les flammes jaunes qui éclairaient les maisons
endormies, la boue et les flaques d'eau. Nous attendions, guettant
l'heure où la petite ville serait muette et déserte.

Depuis midi, un menuisier coupait du bois en se demandant avec stupeur
ce qu'on allait faire de toutes ces planches sciées par petits bouts,
et pourquoi perdre tant de bonne marchandise. Ce bois fut entassé
dans une charrette qui s'en alla, par des rues détournées jusqu'à la
plage, sans éveiller les soupçons des attardés qui la rencontraient.
Elle s'avança sur le galet, au pied même de la falaise, et ayant versé
son chargement à terre, les trois serviteurs indiens commencèrent à
construire un bûcher un peu plus long que large. Ils travaillaient
seuls, car aucune main profane ne devait aider à cette besogne sainte.

Il était une heure du matin quand on annonça aux parents du mort qu'ils
pouvaient accomplir leur œuvre.

La porte de la petite maison qu'ils occupaient fut ouverte; et nous
aperçûmes, couché sur une civière, dans le vestibule étroit, à peine
éclairé, le cadavre enveloppé de soie blanche. On le voyait nettement
étendu sur le dos, bien dessiné sous ce voile pâle.

Les Indiens, graves, debout devant ses pieds, demeuraient immobiles,
tandis que l'un d'eux accomplissait les cérémonies prescrites en
murmurant d'une voix basse et monotone des paroles inconnues. Il
tournait autour du corps, le touchait parfois, puis, prenant une urne
suspendue au bout de trois chaînettes, il l'aspergea longtemps avec
l'eau sacrée du Gange que les Indiens doivent toujours emporter avec
eux, où qu'ils aillent.

Puis la civière fut enlevée par quatre d'entre eux qui se mirent en
marche lentement. La lune s'était couchée, laissant obscures les rues
boueuses et vides, mais le cadavre sur la civière semblait lumineux,
tant la soie blanche jetait d'éclat; et c'était une chose saisissante
de voir passer dans la nuit la forme claire de ce corps, porté par ces
hommes à la peau si noire, qu'on ne distinguait point dans l'ombre leur
visage et leurs mains de leurs vêtements.

Derrière le mort, trois Indiens suivaient, puis, les dominant de toute
la tête, se dessinait, enveloppée dans un grand manteau de voyage,
d'un gris tendre, la haute silhouette d'un Anglais, homme aimable et
distingué qui est leur ami, qui les guide et les conseille à travers
l'Europe.

Sous le ciel brumeux et froid de cette petite plage du Nord, je croyais
assister à une sorte de spectacle symbolique. Il me semblait qu'on
portait là, devant moi, le génie vaincu de l'Inde, que suivait, comme
on suit les morts, le génie victorieux de l'Angleterre, habillé d'un
ulster gris.

Sur le galet roulant, les quatre porteurs s'arrêtèrent quelques
secondes pour reprendre haleine, puis repartirent; ils allaient
maintenant à tout petits pas, pliant sous la charge. Ils atteignirent
enfin le bûcher. Il était construit dans un repli de la falaise, à son
pied même. Elle se dressait au-dessus, toute droite, haute de cent
mètres, toute blanche, mais sombre dans la nuit.

Le bûcher était haut d'un mètre environ; on disposa dessus le corps,
puis un des Indiens demanda qu'on lui indiquât l'étoile polaire. On
la lui montra, et le Rajah mort fut étendu les pieds tournés vers sa
patrie. Puis on versa sur lui douze bouteilles de pétrole, et on le
recouvrit entièrement avec des planchettes de sapin. Pendant près d'une
heure encore, les parents et les serviteurs surélevèrent le bûcher qui
ressemblait à ces piles de bois que gardent les menuisiers dans leurs
greniers. Puis on répandit sur le faîte vingt bouteilles d'huile, et on
vida, tout au sommet, un sac de menus copeaux. Quelques pas plus loin,
une lueur tremblotait dans un petit réchaud de bronze qui demeurait
allumé depuis l'arrivée du cadavre.

L'instant était venu. Les parents allèrent chercher le feu. Comme il ne
brûlait qu'à peine, on versa dessus un peu d'huile et, brusquement, une
flamme s'éleva, éclairant de haut en bas la grande muraille de rochers.
Un Indien, penché sur le réchaud, se releva, les deux mains en l'air,
les coudes repliés; et nous vîmes tout à coup surgir, toute noire sur
l'immense falaise blanche, une ombre colossale, l'ombre de Bouddha dans
sa pose hiératique. Et la petite toque pointue que l'homme avait sur la
tête simulait elle-même la coiffure du dieu.

L'effet fut tellement saisissant et imprévu que je sentis mon cœur
battre comme si quelque apparition surnaturelle se fût dressée devant
moi.

C'était bien elle, l'image antique et sacrée, accourue du fond de
l'Orient à l'extrémité de l'Europe, et veillant sur son fils qu'on
allait brûler là.

Elle disparut. On apportait le feu. Les copeaux, au sommet du bûcher,
s'allumèrent, puis l'incendie gagna le bois, et une clarté violente
illumina la côte, le galet, et l'écume des lames brisées sur la plage.

Elle grandissait de seconde en seconde, éclairant au loin sur la mer la
crête dansante des vagues.

La brise du large soufflait par rafales, accélérant l'ardeur de la
flamme, qui se couchait, tournoyait, se relevait, jetait des milliers
d'étincelles. Elles montaient le long de la falaise avec une vitesse
folle et, se perdant au ciel, se mêlaient aux étoiles dont elles
multipliaient le nombre. Des oiseaux de mer réveillés poussaient leur
cri plaintif, et, décrivant de longues courbes, venaient passer avec
leurs ailes blanches étendues dans le rayonnement du foyer, puis
rentraient dans la nuit.

Bientôt, le bûcher ne fut plus qu'une masse ardente, non point rouge,
mais jaune, d'un jaune aveuglant, une fournaise fouettée par le vent.
Et tout à coup sous une bourrasque plus forte, il chancela, s'écroula
en partie en se penchant vers la mer, et le mort découvert apparut tout
entier, noir sur sa couche de feu, et brûlant lui-même avec de longues
flammes bleues.

Et le brasier s'étant encore affaissé sur la droite, le cadavre se
retourna comme un homme dans son lit. Il fut aussitôt recouvert avec
du bois nouveau, et l'incendie recommença plus furieux que tout à
l'heure.

Les Indiens, assis en demi-cercle sur le galet, regardaient avec des
visages tristes et graves. Et nous autres, comme il faisait très froid,
nous nous étions rapprochés du foyer jusqu'à recevoir dans la figure la
fumée et les étincelles. Aucune odeur autre que celle du sapin brûlant
et du pétrole ne nous frappa.

Et des heures se passèrent; et le jour apparut. Vers cinq heures
du matin, il ne restait plus qu'un tas de cendres. Les parents les
recueillirent, en jetèrent une partie au vent, une partie à la mer,
et en gardèrent un peu dans un vase d'airain qu'ils rapporteront aux
Indes. Ils se retirèrent ensuite pour pousser des gémissements dans
leur demeure.

Ces jeunes princes et leurs serviteurs, disposant des moyens les plus
insuffisants, ont pu achever ainsi la crémation de leur parent d'une
façon parfaite, avec une adresse singulière et une remarquable dignité.
Tout s'est accompli suivant le rite, suivant les prescriptions absolues
de leur religion. Leur mort repose en paix.


Ce fut, dans Étretat, au jour levant, une indescriptible émotion. Les
uns prétendaient qu'on avait brûlé un vivant, les autres qu'on avait
voulu cacher un crime, ceux-ci que le maire serait emprisonné, ceux-là
que le prince indien avait succombé à une attaque de choléra.

Des hommes s'étonnaient, des femmes s'indignaient. Une foule passa
la journée sur l'emplacement du bûcher, cherchant des fragments d'os
dans les galets encore chauds. On en ramassa de quoi reconstituer
dix squelettes, car les fermiers de la côte jettent souvent à la mer
leurs moutons morts. Les joueurs enfermaient avec soin dans leur
porte-monnaie ces fragments divers. Mais aucun d'eux ne possède une
parcelle véritable du prince indien.

Le soir même, un délégué du gouvernement venait ouvrir une enquête.
Il semblait d'ailleurs juger ce cas singulier en homme d'esprit et de
raison. Mais que dira-t-il dans son rapport?

Les Indiens ont déclaré que, si on les avait empêchés en France de
brûler leur mort, ils l'auraient emporté dans une terre plus libre, où
ils auraient pu se conformer à leurs usages.


J'ai donc vu brûler un homme sur un bûcher et cela m'a donné le désir
de disparaître de la même façon.

Ainsi, tout est fini tout de suite. L'homme hâte l'œuvre lente de la
nature, au lieu de la retarder encore par le hideux cercueil où l'on
se décompose pendant des mois. La chair est morte, l'esprit a fui. Le
feu qui purifie disperse en quelques heures ce qui fut un être; il le
jette au vent, il en fait de l'air et de la cendre, et non point de la
pourriture infâme.

Cela est propre et sain. La putréfaction sous terre, dans cette boîte
close où le corps devient bouillie, une bouillie noire et puante, a
quelque chose de répugnant et d'atroce. Le cercueil qui descend dans ce
trou fangeux serre le cœur d'angoisse; mais le bûcher qui flambe sous
le ciel a quelque chose de grand, de beau et de solennel.


  _Le Bûcher_ a paru dans _le Figaro_ du dimanche 7 septembre 1884.



TABLE DES MATIÈRES.


                                          Pages.

  Clair de Lune.                               1

  Un Coup d'État.                             13

  Le Loup.                                    33

  L'Enfant.                                   45

  Conte de Noël.                              59

  La Reine Hortense.                          71

  Le Pardon.                                  87

  La Légende du Mont-Saint-Michel.           101

  Une Veuve.                                 113

  Mademoiselle Cocotte.                      125

  Les Bijoux.                                137

  Apparition.                                153

  La Porte.                                  169

  Le Père.                                   181

  Moiron.                                    191

  Nos Lettres.                               205

  La Nuit (cauchemar).                       217

  L'Enfant (_inédit_).                       229

  En voyage (_inédit_).                      241

  Le Bûcher (_inédit_).                      253


       *       *       *       *       *


  Modification:

  Page 232: «marinière» remplacé par «marnière» (avait jeté son enfant
              dans une marnière!)





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Oeuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 7" ***

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