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Title: Justice de femme
Author: Lesueur, Daniel
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Justice de femme" ***


  ┌───────────────────────────────────────────────────────────────────┐
  │ Note de transcription:                                            │
  │                                                                   │
  │ Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été      │
  │ corrigées. L'orthographe et la ponctuation d'origine ont été      │
  │ conservées et n'ont pas été harmonisées.                          │
  │                                                                   │
  │ Les mots en italiques sont indiqués comme _ceci_.                 │
  └───────────────────────────────────────────────────────────────────┘



Justice de Femme



DU MÊME AUTEUR


  _POÉSIE_

  FLEURS D'AVRIL, ouvrage couronné par l'Académie française.
        1 vol.                                                     3  »

  SURSUM CORDA, pièce de vers ayant remporté le grand prix de
        poésie à l'Académie française. 1 vol.                      » 75

  UN MYSTÉRIEUX AMOUR, 1 vol.                                      3 50

  RÊVES ET VISIONS, ouvrage couronné par l'Académie française.
        1 vol.                                                     3  »

  POUR LES PAUVRES, 1 vol. in-4ᵒ, papier vergé.                    3  »


  _ROMAN_

  LE MARIAGE DE GABRIELLE, ouvrage couronné par
        l'Académie française. 1 vol.                               3 50

  L'AMANT DE GENEVIÈVE, 1 vol.                                     3 50

  MARCELLE. 1 vol.                                                 3 50

  AMOUR D'AUJOURD'HUI. 1 vol.                                      3 50

  NÉVROSÉE. 1 vol.                                                 3 50

  UNE VIE TRAGIQUE. 1 vol.                                         3 50

  PASSION SLAVE. 1 vol.       3 50

  L'AUBERGE DES SAULES, illustré par Jeanne Lemerre
        et Henri Pille. 1 vol.                                     9  »


  _TRADUCTION_

  LORD BYRON, Œuvres complètes. Tome I (_Heures d'Oisiveté,
        Childe Harold_) précédé d'un _Essai sur Lord Byron_.
        1 vol. in-12, papier vélin, orné d'un portrait de
        Lord Byron.                                                6  »

  Tome II (_Le Giaour, La Fiancée d'Abydos, Le Corsaire,
        Lara_, etc.)                                               6  »


  _SOUS PRESSE_

  LORD BYRON, tome III                                           1 vol.

  STERNE, _Voyage sentimental_ (traduction nouvelle)             1 vol.


  _EN PRÉPARATION_

  HAINE D'AMOUR, roman                                           1 vol.


_Tous droits réservés._



  DANIEL LESUEUR

  Justice de Femme

  [Illustration]

  _PARIS_

  ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR

  23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31


  M DCCC XCIII



[Illustration]



Justice de Femme



I


Voici du papier, de l'encre... un porte-plume... Qu'est-ce qu'il vous
faudrait bien encore?... Est-ce tout?... Aurez-vous assez chaud ici?...
Le valet de chambre veillera au feu. Mais, s'il ne venait pas à temps,
sonnez, n'est-ce pas?

Puis, avec un mouvement vers la cheminée, un air de jolie sollicitude
pour son hôte, Mme Mervil ajouta:

—Le timbre est ici, à droite. Vous sonnerez deux fois, s'il vous plaît,
pour le valet de chambre.

Elle s'arrêta, promena tout autour de la pièce le regard de ses yeux
jeunes et clairs, puis le ramena, interrogateur, sur Jean d'Espayrac.
N'oubliait-elle pas quelque chose?

Il la contemplait silencieusement. Une rougeur très fine courut sur ce
délicat visage féminin, d'une telle transparence de peau que la plus
fugace vibration nerveuse y projetait un reflet.

—Allons, adieu, reprit-elle, tendant sa main gantée,—car elle était
tout habillée pour ses visites de l'après-midi.— Resterez-vous à dîner
avec nous? Attendrez-vous au moins Roger?

—Cela dépend, répondit M. d'Espayrac. J'aurais voulu lui montrer tout
de suite mes corrections. Mais quand rentrera-t-il? _That is the
question._

Cette citation par trop usée semblait ici naturelle, sur les
lèvres de ce poète mondain, connu pour l'intimité de son commerce
intellectuel avec les auteurs d'outre-Manche. Jean d'Espayrac avait
mis en vers très français des sentimentalités et des rêveries très
anglaises. Il avait fait jouer—avec des demi-succès de politesse et de
camaraderie—quelques-unes de ses «adaptations», sur différentes scènes
de genre. Mais, depuis quelques semaines, il atteignait à la grande
notoriété. Le théâtre des FANTAISIES-LYRIQUES faisait le maximum de
recette chaque soir avec son _Roman de la Princesse_. Il n'était pas
le seul auteur de cette jolie opérette. D'abord, et comme pour ses
précédentes œuvres, il avait emprunté l'âme et les ailes de sa pièce
au génie anglo-saxon. La _Princesse_ de Tennyson lui avait fourni
le sujet, avec les plus charmants détails. En outre, les mélodies
du compositeur Roger Mervil faisaient de ce gracieux spectacle un
véritable enchantement. Elles étaient, ces mélodies, d'une limpidité,
d'une légèreté, d'une tendresse dans leur mélancolie et d'un imprévu
dans leur grâce, qui surprirent, saisirent, troublèrent jusqu'en leurs
plus inertes fibres les petites âmes rétives des Parisiennes, avant que
celles-ci eussent le temps de se demander si c'était là de la musique
savante et de la musique de demain. Le «chic» n'eut rien à voir dans
le plaisir ni dans l'attendrissement des spectatrices, et elles furent
émues sans savoir si leur émotion était à la mode.

Le _Roman de la Princesse_ était le plus vif succès de théâtre de cette
fin d'année. A Roger Mervil, déjà presque célèbre, il apportait un
triomphe qui promettait de se traduire, cette fois-ci,—la première,—par
de très grosses sommes d'argent. A Jean d'Espayrac, déjà riche, il
conférait pour de bon le titre de poète. «Enfin,» disait celui-ci
avec un soupir de satisfaction comique, «je ne serai plus: ce jeune
homme qui conduit si divinement les cotillons et qui fait si bien les
vers!...»

M. d'Espayrac avait vingt-six ans. Sa taille d'athlète, sa grosse
moustache fauve, la hardiesse grave de ses yeux bleu sombre, la
décision de ses gestes sobres, le faisaient paraître plus proche de
la trentaine. Ce n'était pas la délicatesse de son tempérament, ni les
nostalgies de sa pensée, qui forçaient sa main, si robuste en dépit
de la finesse de race, à tracer sur du papier blanc de petites lignes
noires avec une rime au bout. Non, cet heureux homme faisait des vers
comme il faisait des armes: pour laisser déborder au dehors le trop
abondant flot de vie qui roulait dans ses souples muscles ainsi que
dans son tranquille cerveau. Cela lui venait tout seul, voilà pourquoi
il écrivait. Cette facilité, jointe à l'exubérance de ce que Montaigne
eût appelé «ses esprits animaux», risquait de le porter à choisir, en
fait de muse, quelque belle fille bien débraillée, ayant son franc
parler gaulois. De fait, si d'Espayrac fût né dans le peuple, cette
fin de siècle eût possédé en lui son petit Villon, avec la potence
en moins, ou son Scarron grandi, avec les deux jambes en plus. Mais
Jean était l'unique héritier d'une famille très authentiquement
noble. Son nom sonore était bien à lui; ce n'était pas un pseudonyme
à fracas, ainsi que les bons petits confrères voulurent d'abord le
croire et le faire croire au lendemain de son succès. Le milieu où
il avait été élevé, c'était—dans le faubourg Saint-Germain—un vieil
hôtel imposant et maussade, où l'atmosphère du siècle semblait ne pas
pénétrer, et où il avait grandi entre une mère pieuse et un précepteur
ecclésiastique. Cet hôtel venait d'être démoli pour le prolongement du
boulevard Saint-Germain, et lorsqu'il se représentait maintenant la
morne demeure, Jean rendait grâce à la République de l'avoir exproprié.
D'autant plus que sa mère, Mme d'Espayrac, étant morte avant la
décision du Conseil municipal, n'avait pas eu le cœur secoué par les
pénibles soubresauts dont l'eût torturée, même à distance, la pioche
des démolisseurs.

Jean d'Espayrac devait donc à sa naissance, à son éducation, à son
horreur pour toute vulgarité, de composer des vers élégants et d'une
fine sonorité de cristal, au lieu de chansons à boire et de sensuelles
ballades. Mais, comme il se fermait ainsi volontairement la chaude
source d'inspiration palpitante au fond de lui dans son cœur, dans ses
entrailles, et qu'il n'en trouvait pas une autre dans son cerveau peu
coutumier d'abstractions, il empruntait au dehors. Il se livrait à des
adaptations de poètes anglais; il attendait le soutien de la musique,
qui soulevait et portait quelque temps ses frêles rimes. D'ailleurs
Jean n'avait pas l'ombre de prétention pour ses œuvres; il ne se
croyait pas doué de génie. Cette modestie était peut-être la meilleure
de ses qualités littéraires.

Simone Mervil, la jeune femme de son collaborateur,—elle qui commençait
à le connaître,—lui dit en souriant:

—Ainsi, c'est donc bien vrai? Vous êtes venu pour travailler?

—Mon Dieu, oui, madame... Et je suis bien fâché de ne pas rencontrer
Mervil. J'avais des variantes à lui soumettre.

—Des variantes?... Pourquoi?... La pièce marche si bien! On applaudit
tout.

—Oui... la musique... dit gracieusement d'Espayrac.

Il expliqua que, dans les airs vifs ou passionnés, l'accord entre la
mélodie et les paroles était généralement très juste, très complet,
mais que, dans les phrases tendres ou mélancoliques, certaines
sécheresses d'expression contrastaient encore avec la douloureuse
douceur du chant.

—Je voudrais bien, dit-il, effacer de pareilles taches. Voyez-vous,
j'en ai des remords, quand je songe que l'on me fait partager l'énorme
succès de Mervil.

Simone fut touchée. Elle était si fière de son mari! D'ailleurs cette
générosité de langage était, à ce qu'elle avait cru remarquer, peu
fréquente chez les artistes. Leur mépris mutuel s'étale d'une façon
qui, malgré l'habitude, lui paraissait toujours choquante. Roger
lui-même avait des crises de personnalité féroce, dont l'injustice et
la mesquinerie la gênaient.

—Il y a, continuait Jean d'Espayrac, un passage qui me désespère. C'est
la célèbre romance: «_Tears, idle tears..._» dont votre mari a fait un
pur petit chef-d'œuvre musical.

—Mais, dit Simone, vos paroles sont délicieuses.

Et elle se mit à fredonner:

    «_D'où venez-vous, larmes folles,_
    _Vaines larmes, dans mes yeux?_»

—Et la fin, comme c'est joli:

    «_Nous venons, ô cœur blessé!_
    _Des longs jours de ton passé._»

—Oui... le commencement, la fin... reprit d'Espayrac avec un air
piteux. Mais c'est le milieu qui ne va pas. Il y a des mots très
mauvais. Ah! cette langue française est détestable pour le chant!

Et, rageur, il récita:

    «_D'où venez-vous, larmes folles,_
    _Vaines larmes, dans mes yeux?_
    _L'automne, tiède et joyeux,_
    _Luit au fond des calmes cieux,_
    _Sur les grands champs bénévoles._
    _D'où venez-vous, larmes folles?..._

    _—Nous venons, ô cœur blessé!_
    _Des longs jours de ton passé._»

—... «Les grands champs bénévoles...» Pour: «_The happy
autumn-fields_». D'abord, c'est idiot. Ensuite l'actrice qui chante ça
en gagne une crampe dans la mâchoire.

Simone éclata de rire:

—Pourquoi l'avez-vous mis alors?

Jean répondit avec un désespoir comique:

—Parce que je n'ai pas trouvé autre chose.

—Tenez, dit Simone, rassemblant des feuilles de papier qui jonchaient
l'immense bureau de son mari. Et tenez, répéta-t-elle, allant en
prendre d'autres sur le piano à queue. Voilà comment fait Roger quand
il ne trouve pas tout de suite.

Les pages, rayées par les lignes des portées et constellées
d'hiéroglyphes, étaient en outre balafrées de ratures, égratignées
de furieux coups de plume, écartelées de grands traits en croix,
destructifs. D'Espayrac, en y jetant les yeux, crut voir les prunelles
en feu de Mervil flamber dans la pâleur de son visage trop long, trop
fin, sous le front déjà dégarni; il vit la haute taille, trop grêle, se
voûter un peu; il songea que le musicien avait au moins douze ans de
plus que lui-même... Et, relevant son regard sur la jeune femme qui se
tenait à son côté:

—Hein? fit-il, avec une gaieté un peu ironique sur sa physionomie de
mâle superbe, ça ne doit pas faire un mari commode. S'il vous traite
comme ses partitions...

—Ah! s'écria Simone avec chaleur, c'est le meilleur des hommes.

—Au fond, tout au fond, n'est-ce pas? Mais à la surface... un peu
rugueux, un peu brusque. Et puis...

—Et puis?... répéta-t-elle ouvrant tout grands ses limpides yeux de
blonde.

D'Espayrac ricana légèrement, sans répondre.

—Que vous êtes méchant, monsieur d'Espayrac! s'écria Simone avec une
jolie intonation de petite fille fâchée. Je vous comprends bien, allez!
Vous voulez me faire croire que Roger me préfère la musique.

Cette fois, le jeune homme eut un rire franc, prolongé en une roulade
joyeuse.

Ce n'était pas la première fois que Simone entendait ce beau rire
clair, ce rire perlé comme un rire de femme, qui éclatait parfois,
non sans bizarrerie mais avec un singulier charme, sur ces lèvres
moustachues de mousquetaire, entre ces dents étincelantes de bel animal
vigoureux et sain, ces fortes dents blanches aiguisées par tous les
appétits.

Elle rit elle-même.

—La musique, je n'en suis pas jalouse. J'aime cent fois mieux l'avoir
pour rivale que...

—Que... des femmes?

Un petit air belliqueux anima soudain la charmante figure de Simone.
Ses sourcils se froncèrent, son regard pétilla, son petit menton se
releva, comme par défi.

—Oh! oh! dit Jean, très amusé, très piqué de curiosité. Ce serait si
grave que cela? Et, voyons, qu'est-ce que vous lui feriez, s'il vous
trompait?

—Des choses terribles.

—Vous le tueriez?

—Oh! non, je l'aime trop.

—Vous tueriez la femme?

—Pouah! Oh! non. Ça me dégoûterait comme d'écraser un crapaud. Puis ce
serait lui faire trop d'honneur, à elle.

—Alors, vous... Vous lui rendriez la pareille?... Vous le tromperiez à
votre tour?

—Tout de suite!... Oh! je voudrais qu'il souffrît juste de la façon
dont il m'aurait fait souffrir.

—Bravo! dit Jean. Vous êtes dans les bons principes: Trompe-moi, je
te trompe. Pas de dénouement sanglant. Et tout le monde y gagne. Je
souhaite pour mes contemporains que Mervil vous fasse des traits.

—C'est très laid, ce que vous dites là, monsieur d'Espayrac. Adieu, je
me sauve. Roger n'approuverait pas que je cause plus longtemps avec un
mauvais sujet comme vous. D'ailleurs, j'ai un tas de visites, je vais
être en retard... Oh! vous ne savez pas?...

—Quoi donc?

—J'étrenne mon coupé, le coupé que Roger devait me donner dès qu'il
aurait une pièce à succès.

—Parbleu, je sais bien, dit Jean. C'est moi qui l'ai commandé. Un coupé
bleu, à filets orange, modèle anglais, caisse profonde. Et là dedans,
vous avez la glace, la petite pendule... Une autre pendule devant le
cocher, sur le siège... Enfin, je crois que rien n'y manque.

—Comment?...

—Mais oui... Est-ce que ce pauvre Mervil s'entend à ces choses-là? Il
m'a demandé conseil. Je l'ai conduit chez mon fabricant.

—Ah! dit Simone, dont la joie semblait un peu tombée. Alors, je vous
remercie deux fois, car déjà c'était grâce au _Roman de la Princesse_...

L'animation de la jeune femme s'était subitement éteinte. Elle
cherchait ses mots. Un geste de Jean suspendit sa phrase. Lui serrant
la main, elle le quitta. Sa disparition eut la promptitude d'une
retraite; et, quand la portière fut retombée derrière elle, M.
d'Espayrac resta un instant debout, étonné, indécis. Puis, comme il
était venu pour proposer à Mervil des corrections, et qu'il voulait
les rédiger tandis qu'il croyait les tenir, il s'assit devant la table
de travail, dans le grand atelier studieux où le compositeur s'isolait
d'habitude, sous les combles de son petit hôtel. Mais Jean ne se mit
pas tout de suite à écrire.

«Qu'est-ce qui l'a fâchée?» pensa-t-il. «Est-ce que ça la gêne que je
lui aie choisi son coupé? Quelle drôle de petite femme! Je voudrais
savoir ce qu'il y a au fond de cette petite femme-là.»



II


Comme Simone descendait l'escalier étroit, tapissé de brocatelle et
capitonné de moquette, qui réunissait les deux étages de son minuscule
hôtel, du bruit la fit s'arrêter, l'oreille tendue, sur le palier du
premier.

Une voix hachée de larmes gémissait:

—Lâchez-moi, miss!... Laissez-moi au moins aller demander à maman.

Puis un grêle organe de moineau en colère pépiait avec autorité:

—_You shall not go, you naughty child! I know your mamma will not take
you._

—Eh bien, Paulette, eh bien! s'écria Mme Mervil, la main encore posée
sur la rampe de chêne ciré. Est-ce que tu n'es pas sage?

Une porte s'ouvrit comme sous une poussée de courant d'air.

—Oh! petite mère, tu m'avais promis de m'emmener dans ta voiture neuve!

C'était une grande fillette, qui paraissait bien huit ans. A peine
eût-on cru qu'elle pouvait être la fille de Simone. D'abord parce que
celle-ci ne portait même pas trois fois cet âge; ensuite parce que
cette impétueuse gamine aux longues mèches fauves qui se tordaient
en désordre, aux yeux noirs brillants de hardiesse et de volonté,
aux joues de fleur vivace, aux mouvements de garçon, contrastait
absolument avec la créature pétrie de finesse et de suavité qui l'avait
mise au monde. C'était comme si l'on avait attribué la maternité
d'un Jean-Baptiste de Murillo à quelque liliale petite vierge de
Memling. Car Simone offrait le type de ces délicieuses créatures
féminines—tendres âmes à peine vêtues de chair—qui enchantent du
mystère de leur sourire tous les rêves des Primitifs. Mais elle
avait en plus la complication de nature, à la fois si frivole et si
profonde, qu'enchevêtrèrent des siècles de raffinement, de scepticisme
et de luxe. C'était une madone de Quentin Metsys, et c'était une
Parisienne... Elle aurait eu, pour une chimère de tendresse divine
ou humaine, s'il l'eût fallu, l'âme déchirée des Sept Douleurs, ou
le corps stigmatisé par le martyre; mais aussi elle pouvait passer
des nuits de fièvre pour une robe de bal manquée, et, rigoureusement
honnête, n'avoir pas de plus vif plaisir que de réunir ou de voir
réunis à la même table, avec ses amies, les hommes qu'elle croyait
leurs amants. Elle, dont la jeunesse n'avait encore été qu'un long
rêve d'amour permis, elle éprouvait, en face de l'amour coupable,
une indulgence que la femme, en général, n'acquiert qu'à travers ses
propres fautes, indulgence dont l'apparente candeur cache le plus
souvent une complicité. Chez Simone, c'était plutôt une inquiétude
curieuse des passions défendues. Et même cette curiosité sans
conséquence aurait pu surprendre, chez une femme de vie tellement
ouverte et droite, de réputation tellement inattaquable que les bonnes
langues mondaines en étaient réduites, pour la critiquer, aux épithètes
de «poseuse» et de «petit glaçon.»

«Moi,» se disait-elle en roulant dans son joli coupé neuf, «je ne
pourrais pas me conduire comme tant d'autres. Je n'ai ni le désir de
tromper Roger ni aucune raison pour le faire... Puis la trahison est
trop horriblement vulgaire dans ses détails...»

Elle songeait au mépris de l'homme à qui l'on se donne, aux dégoûts
des mensonges... Et ce qu'elle voyait sans indignation chez les autres
lui semblait, pensant à elle-même, une chose énorme, répugnante,
impossible...

Mais pourquoi ses préoccupations du moment se tournaient-elles vers
l'adultère?...

Elle n'avait pas emmené sa fille. Paulette, consolée par quelque
promesse, était retournée vers miss Mary, sa gouvernante. Et, toutes
deux, l'Anglaise et la petite, elles avaient regardé, à travers les
étroits carreaux quadrillant la fenêtre de la salle d'étude, Mme Mervil
monter en voiture. Le beau coupé, avec son cheval bai-cerise et son
cocher en livrée mastic, attendait au ras du trottoir. Car le petit
hôtel des Mervil—situé dans une large rue neuve, la rue Ampère—ne
possédait ni porte cochère ni remise, et le compositeur avait dû louer
dans une grande maison de rapport voisine le local nécessaire pour
loger l'équipage qu'il donnait à sa femme.

Maintenant, Simone s'en allait de visite en visite. Elle avait vingt
fois regardé l'heure à la petite pendule incrustée en face d'elle entre
les deux glaces de devant. Elle avait dressé hors de sa gaîne le miroir
biseauté, fait jouer le ressort de la niche à la poudre de riz et aux
épingles, donné dix contre-ordres à son cocher, pour avoir l'amusement
de parler dans le tube acoustique. Enfin, elle avait regardé au dehors,
trouvant que les grises rues, dans cette sèche après-midi de décembre,
prenaient à travers les vitres claires, entre le cadre de cuir bleu,
un aspect tout différent de celui qu'on leur voit par les ternes
carreaux éclaboussés d'un fiacre.

Mais cette joie d'enfant, cette félicité que procure le bibelot neuf,
cette fierté du luxe accru, semblait à Simone bien moins vive que
lorsque, à l'avance, elle la savourait. Hélas! pourquoi son imagination
prenait-elle sans cesse les devants? Tout ce qu'elle rêvait de posséder
s'usait pour elle avant qu'elle en eût joui, tant elle en grossissait
la valeur aussi longtemps que le destin lui défendait d'y toucher.
Elle devait être si contente, et elle se sentait tout énervée! Aussi,
c'était la faute de M. d'Espayrac. Avait-il besoin de lui dire qu'il
avait choisi ce coupé? Son mari s'était ridiculisé en se déclarant
incapable d'acheter une voiture. Et elle-même, Simone, la voilà
transformée en petite bourgeoise parvenue aux yeux de ce garçon dont
la famille roulait carrosse depuis des siècles. L'immense talent de
Roger, dont elle était si fière, disparaissait momentanément devant les
renseignements de carrossier qui lui manquaient et que Jean d'Espayrac
avait dû lui fournir.

Mais encore, était-ce bien cela? Était-ce de cette futile circonstance
que venait le malaise de Simone? Non. Car un autre ami de son mari
eût surveillé l'achat de cette voiture qu'elle eût trouvé la chose
toute simple et n'y eût pas accordé une minute de réflexion. Mais,
à l'avenir, la pensée de M. d'Espayrac monterait avec elle dans ce
coupé, s'assoirait à ses côtés sur les coussins... Et n'avait-elle pas
compté sur ce cadeau de son mari pour s'exalter la bonté de Roger, pour
donner un aliment à la tendresse conjugale qu'elle sentait, au fond
d'elle-même, devenir languissante, faiblir au niveau d'une monotone
habitude? N'avait-elle pas, précisément, espéré que cette distraction
éloignerait l'image du beau Jean, dont la hantise, depuis quelque
temps déjà, ne laissait pas que d'inquiéter un peu sa conscience
d'honnête femme?... Toutefois Simone ne s'en disait pas aussi long.
La seule analyse de pareils sentiments lui eût paru dangereuse...
presque coupable. Puis, l'eût-elle essayée, qu'elle n'eût pas su
peut-être—cette petite créature aux sensations si fines mais purement
instinctives—démêler la cause véritable de son imperceptible souffrance.

Tout à coup, sur le trottoir du boulevard Haussmann, près de la rue
Taitbout, elle aperçut son mari.

Le compositeur marchait à grands pas, les yeux à terre, l'air absorbé.

«Comme il se voûte!» pensa Simone. «Et comme il a tort de porter des
chapeaux hauts de forme à bords plats!»

Elle siffla dans le tube acoustique et dit au cocher d'aborder le
trottoir.

—Roger!... Psst!... Roger!

Elle eut beau appeler très bas, par convenance, deux ou trois messieurs
se retournèrent. Mervil fut le seul qui ne s'aperçut de rien. Mais un
passant lui fit remarquer la voiture.

—Oh! c'est toi!... s'écria-t-il. Et voilà le coupé. Mon Dieu, que tu es
jolie là dedans!

—D'Espayrac est venu, dit-elle—sans un mot sur l'équipage dont elle
avait tant parlé depuis six semaines.—Il doit être encore chez nous.
Est-ce que tu ne rentres pas?

—Non... A moins que tu ne me ramènes.

Il ajouta plaisamment:

—Vous ne donneriez pas, madame, à un pauvre musicien, l'hospitalité
dans votre belle voiture?

—Je n'ai pas le temps, j'ai encore six visites à faire.

—Ah! répliqua-t-il d'un ton naturel, sans s'apercevoir qu'elle le
boudait. Alors, adieu, à tout à l'heure. Si Jean est encore là,
retiens-le à dîner.

Simone n'était pas plus méchante que toute autre petite créature
de vingt-cinq ans, sujette à changer de caprice comme un canari de
perchoir. Elle était seulement de mauvaise humeur et s'irritait qu'on
n'y attachât nulle importance. Elle retint donc son mari pour lui dire:

—Elle est beaucoup trop lourde, cette voiture... Ou c'est le cheval qui
n'est pas fait, qui est trop mou... Enfin, ça ne marche pas.

—Vraiment?

Et Mervil, inquiet, recula d'un pas, jeta un coup d'œil sur l'ensemble.
Mais le tableau de sobre élégance, la tenue du cocher, celle du cheval,
les tons de métal et de cuir neuf, puis, surtout, la fine tête si
jolie sur le fond bleu sombre, tout cela l'enchanta. Avec une bonne
expression joyeuse, il se rapprocha, et, la voix baissée:

—Tu es difficile, tu sais, Simone. C'est ravissant.

—Avec cela que tu t'y connais! lui jeta-t-elle.

Vivement elle releva la glace, donna une adresse au cocher.

Mais elle n'avait pas fait cent mètres que son cœur se serra. Elle eut
un remords.

Mon Dieu! qu'avait-elle donc à s'irriter maintenant ainsi contre Roger,
pour la moindre chose? Est-ce qu'elle allait ne plus l'aimer?...
L'aimer... Elle s'arrêtait sur ce mot. L'aimer... Et le son de ces deux
syllabes, mentalement murmurées, évoquait des choses très lointaines,
très douces, avec des sentiments très lointains aussi, qui lui
semblaient n'avoir plus rien à faire avec elle-même; des sentiments qui
la stupéfiaient, tant ils lui paraissaient invraisemblables.

Quel âge avait-elle quand elle commença d'aimer Roger Mervil?
Douze ans!... moins peut-être. Dans l'ombre du coupé, un sourire
mélancoliquement attendri flotta sur les délicates lèvres de Simone
en songeant à la petite fille qu'elle était alors, et à la passion
pleine d'ignorance, d'adoration, de soumission, de pureté, qui gonflait
son cœur d'enfant, tandis qu'elle écoutait le jeune compositeur jouer
doucement, en chantant d'une voix ardente et basse, sur le piano droit
où elle-même, le matin, tapotait ses gammes, dans l'angle du salon
sévère de ses parents.

Personne ne pénétra son secret de fillette, et elle fût morte plutôt
que de le laisser deviner, surtout à Roger Mervil.

Elle avait treize ans quand il eut son prix de Rome. Le soir où il
leur dit adieu, à la veille de partir pour l'Italie, on la trouva
étendue raide sur le parquet de sa chambre. Elle fit une maladie grave.
On crut que c'était le seul fait de l'évolution physique. La petite
Simone se rétablit d'ailleurs. Mais elle ne vivait que d'une seule
pensée. Pendant quatre ans, le souvenir de Roger l'accompagna partout,
à ses promenades, à ses leçons, à ses premiers bals. C'était un rêve
infiniment chaste et tendre, que rien ne troublait, car Simone avait la
patience de l'extrême jeunesse: elle savait qu'elle épouserait Roger
ou bien qu'elle se laisserait mourir. Ses parents lui donnaient une
belle dot, et lui n'avait que son talent; mais, dans la famille de la
jeune fille, les questions d'intérêt ne passaient pas pour les plus
importantes.

Et le dénouement heureux arriva, sans lutte ni complications. Roger
Mervil aima celle qui l'aimait, et, bien qu'il eût plus de trente ans
et elle moins de dix-huit, on la lui donna sans beaucoup de difficultés.

Il y avait neuf ans de cela. Pendant neuf ans, le ménage Mervil avait
pu passer pour un modèle de bonheur et de fidélité réciproque. Roger
aimait toujours Simone, et Simone aimait encore Roger. Seulement le
musicien de quarante ans, chez qui dominait le fanatisme de son art,
et le musicien de trente et un, chez qui, au seuil du mariage, ce
même fanatisme avait déjà remplacé toutes les autres illusions de la
jeunesse, restaient un seul et même individu, ou du moins deux très
identiques personnalités morales. Tandis qu'un abîme s'était creusé
entre la jeune fille de dix-sept ans, élevée loin du monde, en un
milieu austère, et la Parisienne de vingt-six. Un abîme surtout au
point de vue du sentiment. La Simone d'aujourd'hui n'avait pas moins
que l'autre la faculté d'aimer; toutefois le mot AMOUR prenait pour
elle un autre sens. Elle avait maintenant autre chose à donner que la
naïve exaltation d'une pensée chaste; autre chose à demander qu'une
affection tranquille, supérieure et bienveillante. Et ce nouvel échange
de sentiments ne pouvait se produire entre elle et son mari, parce
qu'on ne s'aime pas deux fois de deux façons différentes, surtout à
neuf ans de distance, et surtout quand on est marié. Il y avait tout un
côté de la passion qu'elle ne devait jamais connaître si elle voulait
rester fidèle. Un jour ou l'autre, son devoir, facile jusque-là, lui
apparaîtrait comme un renoncement.

Lorsque Simone s'interrogeait sur l'état de son cœur—ce qu'elle n'eût
pas songé à faire autrefois, ce qu'elle faisait maintenant à propos de
tout—elle se répondait encore à elle-même: «J'aime mon mari.» Mais, à
l'heure des songeries indistinctes, et quand elle rêvait d'amour, ce
n'était plus l'image et le nom de Roger qui surgissaient spontanément
dans le mystère de ses évocations intérieures.



III


Ce même jour, à mesure que l'après-midi s'avançait, Simone découvrait
en elle-même des choses attristantes qu'elle n'y avait jamais vues: de
pâles perspectives nostalgiques, et des abîmes d'ennui, insondables,
enténébrés.

Pourquoi?... Pourquoi?... N'avait-elle pas tout pour être heureuse?
N'entendait-elle pas, au cours des visites qu'elle égrenait, vanter
sa propre chance, et le talent grandissant de son mari, et le succès
mérité de ce délicieux _Roman de la Princesse_? Ne percevait-elle
pas, dans les louanges du monde, l'accent tout nouveau de sincérité
qu'imposent le gros succès d'argent et les bousculades des foules
devant une œuvre d'artiste? Jusqu'à présent, quand on parlait de
Mervil dans les salons, chacun se croyait obligé d'expliquer qui il
était, de lui décerner un brevet de compositeur: «Vous savez bien,
Roger Mervil, qui a fait de si jolies choses?...» Sans que nul
retrouvât le titre d'aucune de ces «jolies choses». Désormais, c'était
tout différent; il avait son étiquette: «L'auteur du _Roman de la
Princesse_». Et l'on ajoutait: «Cette pièce qui fait le maximum tous
les soirs aux FANTAISIES-LYRIQUES.» Alors tous les visages s'animaient,
s'éclairaient de la pensée: «Sapristi, ça doit en représenter de
l'argent!...» Les journaux, d'ailleurs, ne faisaient plus suivre le nom
de Mervil par la formule «le compositeur bien connu», appliquée à tous
ceux qui ne le sont pas encore. Enfin c'était la renommée, la fortune,
tout ce que Simone avait impatiemment attendu pour l'homme au génie
duquel elle avait foi.

Et puis après?...

Pour tout le monde il était transfiguré, mais pour elle?... Oh!
son talent, elle n'en avait jamais douté. Et son acharné travail,
elle en avait été témoin. Oui, le talent, le travail... «Mon Dieu!»
pensait-elle, «comme je voudrais avoir encore seize ans!... Ah!
éprouver encore ce que j'ai éprouvé ce jour de juin où maman est entrée
dans ma chambre avec une lettre dépliée:—«Une nouvelle, Simone... Roger
Mervil revient d'Italie, et revient pour tout de bon.»—Ah! le bonheur
fou, le bonheur dont on croit mourir! L'univers que l'on prend en pitié
pour la multitude des êtres qui n'éprouvent pas ce qu'on ressent!... Et
le soir où, tous deux seuls près du piano, il m'a chanté tout bas qu'il
m'aimait... Cette mélodie passionnée... ce regard... Et l'insomnie
bienheureuse ensuite dans mon petit lit de jeune fille, quand, les yeux
ouverts dans l'ombre, je revivais sans trêve cet unique instant. Mais
comment de pareilles sensations sont-elles possibles? Était-ce Roger?
Était-ce moi?...»

La songerie où Simone s'absorbait, dans l'anéantissement de toutes les
choses extérieures, se trouva interrompue par l'arrêt de son coupé.
La jeune femme tressaillit et regarda dehors, dans le crépuscule de
cinq heures, le crépuscule parisien piqué de becs de gaz, traversé
par les reflets clairs des vitrines, coupé et recoupé par de hâtives
silhouettes. Elle se trouvait devant un très bel hôtel du boulevard
Haussmann, à peu de distance du carrefour de Messine. «Tiens! j'ai donc
donné l'adresse de Gisèle Chambertier?» C'était une amie d'enfance,
qu'elle tutoyait, dont jamais elle n'avait pu se séparer, et contre
laquelle, toutefois, son mari nourrissait une prévention. «Bah! Roger
ne pourra pas m'en vouloir. Il y a près d'un mois que je ne l'ai vue.»

Quand Simone fit cette réflexion, les deux coups de timbre annonçant
sa visite avaient déjà retenti, et le valet de pied lui ouvrait toute
grande la porte vitrée de la vérandah. Un second domestique lui fit
traverser une galerie où des feuillages luisaient sous des rayons
électriques, puis le hall et le grand salon, avant de crier son nom
devant une portière olive et vieux rose drapée somptueusement.

Elle entra dans la jolie pièce Louis XVI où Gisèle tenait son _five
o'clock_.

Il n'y avait que trois femmes, et les deux amies s'embrassèrent.

Gisèle avait vingt-huit ans. C'était une brune, qui, artificiellement,
donnait à sa chevelure des tons de cuivre. Dans une toute petite tête
fine de médaille, elle ouvrait d'immenses yeux sombres, noyés, des
yeux dont le lourd et doux regard se posait comme un contact, des yeux
de langueur, des yeux de vertige. Grande, avec un corps très souple,
elle paraissait presque trop maigre; pourtant ses mains n'étaient pas
sèches; au contraire, des fossettes trouaient leur chair blanche,
finement pétrie en un moule très pur. Sous les ongles roses, comme
dans la pourpre des lèvres, un sang vigoureux et coloré circulait, que
n'eût point trahi le teint du visage avec sa délicatesse de camélia.
Cette belle créature était vêtue d'un corsage tout en valenciennes sur
mousseline de soie couleur paille, et d'une longue jupe en lourd broché
noir dont la traîne ondulait derrière elle. Quand elle se leva pour
embrasser Simone, sa taille flexible se cambra sur ses minces hanches
avec tant de liberté que l'une de ses visiteuses chuchota vers sa
voisine:

—Vous voyez bien qu'elle ne porte pas de corset.

Après cette remarque, la dame se leva pour prendre congé. Les deux
autres l'imitèrent. Gisèle resta seule avec Simone.

—Ah! dit celle-ci en se laissant tomber au fond d'une bergère, que la
vie est bête, ma pauvre mignonne!

—Quand on la prend comme toi, dit Gisèle avec une voix lente, sans
timbre, mais d'une pénétrante douceur et qu'on avait envie d'entendre
encore.

Elle s'était approchée de la table à thé; maintenant elle préparait une
tasse pour son amie.

—Eh! tu ne prends pas l'existence autrement que moi, dit vivement
Simone. Au fond tu es la plus honnête femme du monde, bien que tu
t'amuses à poser pour le sphinx, et qu'avec tous tes paradoxes tu
risques ta réputation.

—Bah! fit Gisèle, tu n'as pas besoin de me défendre à tes propres yeux.
Je sais trop qu'un jour ou l'autre, nous serons brouillées à mort.

—Oh! ma chérie, ne dis pas cela.

—Allons!... Tu m'as déjà fait entendre que ton mari n'aime pas que nous
nous voyions trop souvent.

—Jamais!... Gisèle!... Jamais je ne t'ai fait la moindre allusion...

—Mettons que je l'aie deviné. Mais je ne t'en veux pas, ma petite
Simone, ajouta Mme Chambertier, en poussant un pouf à côté de son amie,
pour s'asseoir tout près d'elle et lui passer un bras à la taille.—Nous
sommes tellement différentes, vois-tu!

—C'est absurde ce que tu dis là, Gisèle. On croirait que tu répètes
cela pour me faire de la peine.

—Eh bien! je ne le dirai plus, reprit Mme Chambertier en se levant,
jusqu'à ce que tu t'en aperçoives par toi-même. Comment va ta petite
Paulette?

—Très bien. Non... c'est-à-dire, elle est un peu enrhumée. Voyons,
pourquoi sommes-nous si différentes?...

Gisèle haussa légèrement ses épaules, si fines, si nerveuses, sous la
dentelle et la mousseline.

—Ton mari prétendrait que je te donne de mauvais conseils.

—Encore!...

—Eh bien! s'écria Gisèle, en dressant son buste félin. Moi, je cultive
mon MOI (pour employer une expression dont les hommes n'auront pas
seuls le privilège). Toi, tu cultives un tas de vieux préjugés; tu
cultives des ombres: l'opinion d'autrui, la morale de la portière, le
code conjugal tel que ces messieurs l'ont fait à notre usage et à leur
plus grand profit. Tu acceptes des devoirs que tu ne discutes même
pas. Penser t'effarouche, vivre te fait peur. Tu n'oses t'interroger;
tu te défies de ce que ton cœur, de ce que ta raison, de ce que tes
sens te répondent. Ton innocente petite personne te fait l'effet d'un
monstre qu'il faut sans cesse tenir en bride... Moi, que je sois bonne
ou méchante, peu m'importe! Ce qui m'occupe, c'est de satisfaire ma
méchanceté ou ma bonté. Je m'étudie pour savoir au juste ce que je
veux, et, quand je le sais, je le fais. Qu'est-ce que les autres
peuvent m'apprendre là-dessus? Qu'en savent-ils? Cela les touche-t-il?
Si je me découvrais un vice, je ne perdrais pas mon temps à savoir d'où
il me vient, je m'appliquerais à le satisfaire par tous les moyens
possibles.

—Là! dit Simone, te voilà partie... Si je ne te connaissais pas
pourtant!... Mais, folle que tu es, puisque tu n'en as pas, des
vices!...

—Ils viendront, dit Gisèle en riant. J'approche de la trentaine. On
prétend que c'est l'âge où ils poussent.

Sur le seuil, sous les draperies de la portière, la voix du domestique
annonça:

—Monsieur d'Espayrac.

Et Jean parut,—grand, les épaules larges, la taille svelte dans la
redingote irréprochable, la démarche pleine d'aisance,—un type de
force, d'élégance et de masculine beauté.

«Ah!» se dit Simone, «il vient donc souvent ici?» Et elle eut au cœur
comme une bizarre crispation d'angoisse, irrésistible, inexplicable
comme sa nervosité et sa nostalgie des heures précédentes.

Jean fut heureux de trouver les deux jeunes femmes ensemble, et
seules. Il le leur dit, avec cette nuance d'ironie subtile dont le
Parisien homme du monde voile toujours aussi bien le vide que la
sincérité de ses sentiments. Et toutes deux répondirent en riant,
avec la demi-incrédulité qui est la contre-partie féminine de cette
demi-franchise.

Elles l'intéressaient l'une et l'autre très diversement.

Il pressentait en Simone une sœur d'âme, et il éprouvait pour Gisèle
une violente affinité sensuelle. Il jugeait que son collaborateur
Mervil avait une chance unique de posséder cette fine blonde créée
pour les bonheurs intimes et qu'on sentait incapable d'une trahison;
tandis que, plus il observait Gisèle, plus il plaignait M. Chambertier.
Toutefois, lorsque, par l'imagination, il se substituait à l'un des
deux maris, c'est dans le rôle du dernier qu'il se complaisait à
se voir, et de la façon la plus précise. Près de Gisèle, ses sens
lui parlaient un langage clair, qu'il ne voulait pas écouter, mais
auquel il ne se trompait pas. Près de Simone, ce qui s'éveillait en
lui, c'était la délicieuse et vague chanson de son jeune passé, ses
premiers rêves purs, les caresses de sa mère, les sanglots tendres de
son adolescence dans le jardin moussu du vieil hôtel d'Espayrac, par
les beaux soirs des étés morts. C'étaient aussi des réminiscences plus
anciennes; car Simone ressemblait à l'idéal de droiture, de simplicité,
de chasteté féminines, qui avait fait battre le cœur de ses aïeux,
et, de nouveau, près d'elle, ce cœur-là tressaillait en lui. Dans un
vieux château gothique, il y avait des siècles, Jean avait aimé une
femme comme elle,—une femme aux longues tresses blondes, aux yeux
clairs de source, avec un missel ou une quenouille entre les doigts,—il
l'avait aimée lorsque, parcelle de vie inconsciente, existante déjà
mais non encore personnifiée, ce qui devait un jour être lui palpitait
confusément dans le sein de quelque ancêtre. A peine pourtant se
rendait-il compte de cet obscur désir d'âme qui l'entraînait vers Mme
Mervil. Au contraire, il s'en voulait de se sentir si brutalement épris
de Mme Chambertier.

«Quand on aime une femme du monde comme une fille,» se disait-il, «la
seule chose à faire, c'est de la fuir. Car, ou elle mérite mieux,
et l'on n'a pas le droit de lui offrir une passion qui serait une
offense; ou c'est le contraire... et alors, que d'embarras pour si peu
de chose, et quel écœurement après le caprice!»

«D'ailleurs,» pensait-il encore, «ce serait ridicule et triste de
prendre sa femme à un brave homme aussi aveugle, aussi bêtement bon que
Chambertier.»

Précisément comme M. d'Espayrac pensait au maître du logis, celui-ci
pénétra dans le petit salon par une porte donnant sur une salle de
billard.

Édouard Chambertier était un homme de trente-cinq à trente-huit ans,
grand, lourd, gauche et doux, qui bedonnait un peu, et dont la tête,
enfoncée dans les épaules, offrait un commencement de calvitie. La
franchise et la bonté empreintes sur sa physionomie éveillaient une
sympathie immédiate, mais la banalité qu'on y découvrait aussitôt
empêchait cette sympathie de s'accentuer en un sentiment plus vif.

D'intelligence nulle, il ne devait sa haute situation comme président
du Conseil d'administration dans une grande Compagnie d'assurances qu'à
la masse des capitaux dont il avait enrichi l'affaire. C'était un de
ces êtres effacés, sans prestige et sans mystère, qui n'ont ni amis ni
ennemis, qui n'inquiètent, n'effraient ni n'attachent,—en un mot, qui
ne comptent pas. Il ne comptait pas plus, dans son intérieur, pour sa
femme et pour ses domestiques, qu'il ne comptait, dans son Conseil,
pour ses co-actionnaires ou ses subordonnés. On le recherchait à cause
de sa fortune; et, quoiqu'il fût très liant, on ne se plaisait guère
en sa société, parce qu'il ennuyait. Quelques-uns l'avaient cru naïf
et pensèrent l'exploiter. Mais une certaine finesse prudente qu'il
apportait dans les questions d'argent découragea les tentatives. Il
avait épousé Gisèle dans une crise d'amour violent, ne s'était pas
ensuite étonné tout d'abord des dédains affichés de cette créature
qu'il jugeait supérieure, avait pleinement joui du bonheur d'être son
domestique et son banquier. Plus tard, il avait souffert d'une vague
souffrance inavouée, qui n'était ni de la révolte, ni de la jalousie:
car son indolence de nature excluait des sentiments aussi forts, et
ce n'était point un imaginatif, que les soupçons, les pressentiments,
les visions du possible pussent aiguillonner et torturer. Il ne
s'était jamais dit ce que les familiers de sa maison se murmuraient à
l'oreille: qu'un jour ou l'autre sa femme le tromperait, que c'était
inévitable. Il ne voyait Gisèle, en effet, que dans les attitudes où
il lui plaisait, à elle, de se montrer à lui; de ce que, plusieurs
fois, elle avait haussé les épaules en parlant des hommes qui osaient
lui faire la cour, M. Chambertier concluait qu'auprès d'elle tous
perdraient à jamais leurs peines.

Cette notion, désormais implantée dans son cerveau, aurait pu prévaloir
en lui contre l'évidence même. C'est ce qu'on appelle une grâce d'état;
mais cela provenait tout simplement de la difficulté—plus grande encore
chez cet homme que chez un autre—de concevoir un être objectivement,
c'est-à-dire en dehors de tout rapport avec soi-même. La subjectivité
du point de vue augmente avec le nombre des liens qui enchevêtrent deux
personnalités, deux existences. C'est pourquoi il est radicalement
impossible à un mari et à une femme de se connaître jamais l'un l'autre.

Lorsque M. Chambertier parut dans le petit salon, d'autres visites
venaient d'arriver. Simone se tenait debout, prête à partir. En
l'apercevant, elle regretta de n'être pas déjà loin. Ce gros homme si
bon la gênait, et, chose singulière, lui faisait presque peur. Mais une
peur spéciale. Il l'avait prise pour confidente, elle, l'amie intime
de Gisèle, et, depuis quelque temps, la poursuivait partout, afin de
se faire persuader par Mme Mervil que sa femme, au fond, l'aimait,
en dépit des duretés qu'elle ne lui ménageait pas. Une compassion
délicate, un désir de consoler Chambertier, et les illusions que
Simone conservait naguère encore sur un tel sujet, la poussaient tout
d'abord, d'elle-même, à assumer ce rôle. Sa façon tendrement légère de
toucher aux blessures d'âme avait paru à cet être épais mais sensible
quelque chose de nouveau, de suave, de merveilleusement doux. Il
avait indiscrètement imposé à Simone la continuation de ce traitement
sentimental, et la pauvre jeune femme, incapable d'un procédé cruel, ne
savait plus comment se débarrasser de son malade.

Sa position entre les deux époux devenait tous les jours plus fausse.
Chambertier la prenait à part, ou venait la voir à l'improviste et en
secret, pour l'entretenir de Gisèle, et Gisèle ne lui cachait plus le
dédain absolu que lui inspirait Chambertier. Simone, si franche, se
trouvait avoir des secrets pour chacun des deux avec l'autre. Sans
compter que Chambertier, tout en adorant la femme dont il souffrait,
commençait à s'éprendre, inconsciemment peut-être, de sa consolatrice.
Tout cela était fait pour inquiéter la scrupuleuse conscience de Mme
Mervil, mais aussi pour amuser de charités subtiles, de menus dangers
et de vapeurs de passions remuées son cœur qui s'ennuyait.

Aujourd'hui elle fut surtout contrariée de voir le mari de son amie,
parce que ses préoccupations personnelles, bien qu'indéfinies,
inexprimables, suffisaient à son activité sentimentale. Et aussi
parce que, immédiatement, elle songea que ce serait lui, et non pas
M. d'Espayrac, qui l'accompagnerait pour quitter le salon. Or, elle
voulait demander à Jean l'explication d'un mot prononcé par lui tout à
l'heure. Quand elle s'était levée, il avait fait le même mouvement. Et
il attendait qu'elle eût dit adieu pour la suivre. Mais lorsqu'il vit
entrer Chambertier, d'Espayrac, peu soucieux de s'attarder avec ce mari
agaçant de la femme qu'il désirait, salua brièvement et disparut.

Simone, au contraire, se rassit un instant, ne voulant pas avoir l'air
de s'élancer à sa suite. Et, tout en répondant aux banalités d'une
conversation sans intérêt, elle songeait maintenant à son mari avec
une inquiétude toute nouvelle et subitement éveillée. M. d'Espayrac
avait dit quelques minutes auparavant—et c'était cette phrase qu'elle
aurait bien voulu lui faire éclaircir: «Je ne suis pas resté chez vous,
madame, à attendre Mervil, parce que je me suis tout à coup rappelé
qu'il devait assister cette après-midi à une répétition. On a distribué
en double tous les rôles du _Roman de la Princesse_, et il était
inquiet pour sa «prima donna», celle qui chante le rôle si difficile
d'_Ida_,—vous savez, cette jeune cantatrice qu'il a presque imposée à
notre directeur.»

Mme Mervil ne savait pas. Elle ne fit aucune remarque, ne voulant pas
paraître ignorer l'existence de cette jeune cantatrice à laquelle
s'intéressait son mari. Mais sa petite tête commençait à travailler.

Pourquoi Roger ne lui avait-il point parlé de cette femme? Pourquoi
l'imposait-il au directeur, puisqu'il ne comptait pas sur son talent,
puisqu'il était inquiet de la façon dont elle doublerait le rôle?
Si Mme Mervil avait pu sortir avec Jean d'Espayrac, par une adroite
question elle aurait appris quelque chose. Mais cet insigne maladroit
de Chambertier avait tout fait manquer en arrivant.

La nervosité dont Simone avait souffert toute la journée s'exaspérait.
Malgré la chaleur du salon, ses petits pieds se glaçaient dans ses
souliers minces. Une flamme, au contraire, lui montait aux joues; et
elle sentait aux yeux des picotements, comme si elle allait pleurer.

—J'ai la migraine, dit-elle.

Des petits cris de pitié s'élevèrent parmi ces dames. Gisèle voulut lui
faire prendre un calmant, de l'antipyrine ou une perle d'éther. Mais
Simone déclara qu'elle avait hâte de rentrer chez elle. En disant adieu
à son amie, elle ne put se tenir, malgré la présence des étrangères, de
la serrer en une longue étreinte, de l'embrasser à plusieurs reprises.
Un élan de cœur, le regret d'un mouvement de jalousie à l'égard de
Gisèle, un besoin de câline sympathie, provoquèrent cette explosion de
tendresse.

Comme elle traversait le grand salon, elle aperçut à côté d'elle,
inévitablement, le visage coloré de Chambertier, avec son air de bon
chien craintif.

—Permettez que je vous accompagne, disait-il.

Puis, quand ils arrivèrent près de la serre, qu'il fallait traverser
pour sortir:

—Ne restez pas si longtemps sans venir voir Gisèle, je vous en prie!
fit-il, suppliant. Vous avez sur elle une si bonne influence!...

Il ajouta que cela n'avait pas marché du tout ce mois-ci. Mme
Chambertier avait eu des colères, des bouderies, des fantaisies
absolument déraisonnables.

—Tout ce que je lui dis l'exaspère... Ce n'est pas sa faute... Je sais
bien... Ce sont les nerfs... Et puis, je m'y prends mal sans doute...
Au fond, je ne connais pas les femmes, moi. Je ne suis pas un don
Juan... Je ne sais pas ce qu'il faut leur dire.

Simone lui pressa la main, n'ayant pas la tête à lui répondre.

Et le gros homme baisa cette main, avec un peu trop de reconnaissance
peut-être, murmurant:

—Que vous êtes bonne!... Ah! que la vie est mal faite... Si seulement
c'était vous que j'avais rencontrée!...

Simone s'échappa, honteuse de se répéter cette exclamation avec une
sorte de plaisir. La nullité de ce brave homme rendait son hommage
banal et fade jusqu'à l'écœurement. Mais il était le mari de Gisèle,
une des femmes les plus belles et les plus intelligentes de Paris...

«Eh quoi! je suis donc un monstre?» pensa Mme Mervil.

Pourtant l'humiliante satisfaction qu'elle éprouvait redoubla sur cette
réflexion: «Ah! bien, si Jean d'Espayrac fait la cour à Gisèle, il
verra que ce n'est pas tout rose. Avec ce caractère qu'elle a, elle lui
en donnera de l'agrément!...»

Alors elle tressaillit à la pensée que si Mme Chambertier s'éprenait de
M. d'Espayrac, elle irait jusqu'au bout de cet amour, n'ayant pas de
scrupule qui pût l'en empêcher. «Ce serait abominable!» se dit Simone.

Elle était de nouveau enfermée dans sa voiture, livrée à la fièvre de
ses impressions, et enveloppée par cette autre fièvre intense qui est
le mouvement de Paris, dans la nuit éclaboussée de lumières, un soir de
décembre, vers six heures. A chaque instant le coupé s'arrêtait, pris
dans un encombrement. On entendait les jurons et les rires des cochers,
puis on repartait, d'une secousse lente, pour s'arrêter encore, trois
pas plus loin. Les ombres noires des passants pressés filaient entre
le nez des chevaux et les roues des véhicules. Les paquets de papier
pâle—ces étrennes de vingt-neuf sous ou de vingt-neuf louis dont la
plupart avaient les mains encombrées—faisaient des taches claires
contre leurs vêtements obscurs. Une charrette à bras, chargée de
chevaux mécaniques, en des attitudes cabrées, tous crins au vent,
accrocha la voiture de Simone, mais se dégagea tout aussitôt, sans
autre accident qu'un léger choc. Et elle regarda ces jouets pimpants,
dont les lanternes claires du coupé faisaient briller le bois verni,
les roues d'acier, les selles de velours. Elle soupira à la fois de
n'avoir pas de fils et de n'être plus elle-même une enfant. Puis elle
sourit en songeant à sa petite Paulette, qui, si elle osait, se ferait
donner des étrennes de garçon. «Bah! elle aura bientôt un cheval
vivant. Roger va lui faire commencer des leçons de manège.»

Roger... Paulette... Toute l'agitation de Simone se fondit en un
accès de tendresse éperdue pour ces deux êtres. «Mais oui, je suis
heureuse... Je les possède, ils sont à moi... Ils m'aiment... Je les
adore!»

Elle siffla dans le tube acoustique et dit à son cocher de la conduire
au théâtre des FANTAISIES-LYRIQUES. «Je demanderai au concierge si M.
Mervil y est encore et nous reviendrons ensemble. Roger sera content.
Je n'ai pas été gentille avec lui tout à l'heure. Et je sais ce que
je vais faire... Je l'interrogerai franchement à propos de cette
actrice. Il aura oublié de m'en parler... Elle ne doit pas être bien
intéressante... Une doublure!...»

Un bien-être singulier inondait maintenant le cœur de Simone. Elle se
voyait revenant à côté de son mari, dans l'intimité de cette voiture
close, et lui parlant, l'écoutant avec la confiance profonde, mais un
peu craintive, qu'il avait su lui inspirer. Les impressions mauvaises
de la journée allaient disparaître. Oh! comme elle avait hâte de le
revoir! Comme cette course lui paraissait lente à travers les rues
encombrées!

On approchait pourtant. La voiture tourna dans une courte rue élégante,
où blanchissaient des lumières électriques, à proximité du boulevard.
Mais, avant d'atteindre le théâtre, il fallut subir encore un arrêt.
Simone abaissa l'une des glaces, et, dans son impatience, pencha un
peu la tête. La sensation d'un froid mortel, qui n'était pas celui du
dehors, hérissa, sous la chaleur des fourrures, sa chair délicate. Elle
apercevait Roger, qui, précisément, sortait par la porte des artistes,
et qui ne sortait pas seul. Une femme, enveloppée d'une magnifique
pelisse de loutre, et sur la tête rousse de laquelle tremblait une
aigrette scintillante, traversa le trottoir à ses côtés. Tous deux
s'approchèrent d'un équipage dont un valet de pied ouvrit la portière.
Mais Roger Mervil fit un geste de dénégation et appela un fiacre. La
femme dit un mot au domestique. L'équipage partit à vide, faisant
enfin place au coupé de Mme Mervil. Mais, quand ce coupé arriva devant
le théâtre, Simone avait eu le temps de voir son mari monter dans le
fiacre avec cette étrangère, et s'éloigner dans une autre direction.

Elle était anéantie. La force lui manquait pour faire un mouvement.
Elle avait dans la tête une sensation de vide, et dans le cœur une
douleur folle, atroce, une douleur à crier. La première idée nette qui
lui revint, ce fut celle de son cocher, qui attendait.

«Pourvu qu'il n'ait rien remarqué!» pensa-t-elle.

Et, pour faire semblant de n'avoir elle-même rien vu, elle eut le
courage de descendre, bien que toute chancelante sur ses jambes
amollies par l'émotion, de franchir le trottoir, d'entrer s'informer
chez la concierge.

Quand elle se trouva dans le corridor bien éclairé, quand elle poussa
la porte de la loge, où une vieille figure familière l'accueillit d'un
salut empressé, elle eut tout à coup le sentiment qu'elle avait rêvé,
ou mal observé, ou mal interprété quelque chose de tout naturel.

Elle demanda:

—M. Mervil est-il encore là? avec presque l'espoir qu'on pouvait lui
répondre «oui».

—M. Mervil quitte le théâtre à l'instant, fut la réplique immédiate.

Simone reprit, en tâchant d'arrêter le tremblement de ses lèvres:

—N'est-il pas sorti avec... avec le directeur, M. Fournière?

La concierge, méfiante et subitement sur ses gardes, ne dit pas avec
qui M. Mervil était sorti. Mais elle crut pouvoir parler du directeur:

—M. Fournière n'est pas venu au théâtre aujourd'hui, madame.

       *       *       *       *       *

Un moment après, comme Simone, rentrée chez elle, disait à sa femme
de chambre: «Qu'on ne serve pas encore. Dites à la cuisine qu'il faut
attendre Monsieur,» on lui apporta un télégramme—un _petit bleu_—sur
lequel elle reconnut l'écriture de son mari.

Elle déchira les bords durcis de gomme, et lut d'emblée toute la phrase:

     «Dîne ce soir sans moi, ma chère amie, avec Paulette, qui tiendra
     gentiment compagnie à sa petite maman. Fournière m'emmène pour
     toute la soirée, au sortir de la répétition. Excuse-moi, nous
     avons à causer d'affaires.»

                                        «Ton ROGER.»



IV


Mervil n'avait jamais trompé sa femme. Du moins il ne croyait pas
l'avoir trompée lorsque—étant allé faire jouer une de ses opérettes
à Madrid—il avait accepté durant trois semaines les faveurs offertes
par une dugazon espagnole. Pour se persuader qu'il trompait Simone,
Roger Mervil aurait eu besoin de sentir son cœur et sa pensée, comme
sa chair, absorbés, possédés, satisfaits par une autre femme; il lui
eût fallu concevoir le désir de mettre dans sa vie, pour toujours, à
toute heure, une autre compagne que celle qui partageait sa maison,
ses affections, ses soucis, ses joies, ses habitudes. Tant qu'il
n'imaginait pas une autre femme à la place de la sienne; bien plus,
tant qu'il n'imaginait pas même l'avenir possible autrement que
traversé côte à côte avec cette chère créature, comment eût-il cru
la trahir? Comment eût-il cru seulement lui faire le moindre tort?
Ainsi que la plupart des hommes, il n'attachait aucune importance à
la passagère réalisation d'un caprice sensuel. Et si quelqu'un, à ce
sujet, eût prononcé devant lui les mots d'adultère et de trahison, il
n'aurait pu se retenir de hausser les épaules.

Toutefois il avait souvent—dans sa carrière d'homme de théâtre, où
les occasions le cherchaient—résisté à des tentations de ce genre.
Simplement par la crainte d'un hasard fâcheux, qui pouvait éveiller
chez Simone une jalousie, puérile peut-être, mais à coup sûr cruelle.
Et aussi par répugnance du mensonge à prononcer, du prétexte à
fabriquer, en face de cette limpidité, de cette confiance, qui
rendaient si beau le regard de sa jeune femme.

Aujourd'hui, Mervil, moins jeune et plus enfiévré de travail, était
plus que jamais à l'abri des aventures de coulisses. Toutefois,
moralement, il s'y sentait plus accessible: car des années de vie
parisienne et de sécurité conjugale avaient encore amoindri ses
scrupules, émoussé sa délicatesse. Vraiment il n'eût convenu avec
personne, et encore moins avec lui-même, qu'une heure passée dans
l'alcôve d'une actrice pût peser dans ses affections et dans sa
vie plus que l'action de savourer un bon cigare ou de humer un
sherry-cobbler. Désormais, s'il eût songé aux jalousies possibles de
Simone, c'eût été avec une nuance d'impatience, tant elles lui eussent
paru factices, conventionnelles, disproportionnées à une semblable
cause.

Mervil n'avait donc, à ses propres yeux, jamais trompé sa femme. Et,
certes, il eût juré qu'il ne la trompait pas ce soir—même lorsqu'il
montait en fiacre à côté de cette Netty Davidson, cette jolie juive
rousse aux yeux verts, née dans un effrayant bouge de la Cité, à
Londres, et qui, maintenant, non contente d'avoir à Paris un hôtel, des
chevaux et des diamants, voulait se lancer dans le grand art, et faire
entendre son grêle filet de voix sur la scène des FANTAISIES-LYRIQUES.

Ce qu'elle avait essayé de séductions sur Mervil, pour se faire donner
au moins la doublure d'un rôle, est inimaginable! Le compositeur ne
mettait plus les pieds au théâtre sans y rencontrer Netty. Elle y
avait, de temps à autre, chanté quelques répliques, et elle savait y
garder ses libres entrées à force de largesses envers le personnel.
Roger Mervil, qui ne voyait en elle qu'une cocotte prétentieuse, la
prit en grippe, l'écarta, la rudoya presque. Mais, un beau jour, dans
un corridor, comme elle le frôlait en minaudant, se plaignant et le
raillant à la fois de cette humeur farouche, l'amollissant d'une prière
humble, puis, tout à coup, le cinglant d'une parole moqueuse, il eut
la soudaine perception de tout l'attrait sensuel que dégageait cette
femme; un furieux désir d'elle s'empara de lui, le bouleversa tout
entier, en une seconde, avec tant de brusquerie et de violence qu'il
en fut ensuite stupéfait. Il lui saisit les bras, les lui meurtrit,
chercha de sa bouche le rire étincelant des lèvres pourprées, des dents
blanches...

Et Netty, avec une sourde exclamation de victoire, qui ressemblait à un
soupir de passion, l'entraîna dans une loge...

       *       *       *       *       *

Mervil, très humilié, très vexé de sa défaite, avait dû tourmenter
Fournière et d'Espayrac pour qu'on fît étudier en double le rôle
d'_Ida_ par Netty Davidson. Il affectait de croire à son talent. Mais,
quand il l'entendit chanter, sans nuances, sans âme, presque sans
voix, devant les physionomies résignées ou ironiques du directeur et
du poète, il se sentit tellement exaspéré contre elle qu'il aurait
voulu la battre. Par bonheur, la cantatrice qui tenait effectivement
le rôle était d'une si belle santé, d'une si infatigable vaillance,
qu'on ne prévoyait pas avoir jamais besoin de la doublure. Puis la
beauté de Netty—cette beauté jeune, suggestive, matérielle—la sauverait
elle-même et sauverait la représentation du ridicule, s'il fallait
qu'elle parût devant le public.

Le coup de désir que Mervil avait éprouvé pour cette femme ne pouvait
tenir contre le supplice qu'elle infligeait à son sentiment d'artiste,
à sa vanité de compositeur, à ses oreilles de musicien. Il se montra
plus rude encore pour Netty après avoir succombé à la tentation de
ses frisons roux, de sa peau lactée, de son rouge rire provocateur,
de ses câlines façons de chatte. Les répétitions furent de durs
moments pour la pauvre fille. Pourtant cette bizarre ambitieuse tint
bon. La considération et la clientèle qu'elle acquit ainsi dans le
quart-de-monde où elle évoluait la consolèrent. D'ailleurs Mervil eut
encore parfois des défaillances... La dernière fut précisément celle
dont sa femme eut l'horrible surprise et la foudroyante vision.

C'était Netty Davidson que Simone, par la portière de son coupé, avait
vue sortir du théâtre côte à côte avec son mari. C'était l'équipage de
Netty Davidson qui avait arrêté le sien, et dans lequel Roger, sous ses
yeux, avait refusé de monter. Mervil, pour rien au monde, ne se fût
assis dans cette voiture de cocotte. Mais, quand le fiacre où il était
monté avec Netty se mit en marche, peu s'en fallut que Simone n'aperçût
le baiser dont aussitôt l'actrice dérida la bouche, maussadement
fermée, du compositeur.

Et maintenant, il était plus de minuit. Mervil s'était attardé à faire
souper Netty, malgré l'irritation et l'ennui mortel qu'il éprouvait
près de cette fille, dès après l'extinction de son fugace désir. Il
ne voulait pas rentrer chez lui trop tôt. Il préférait trouver Simone
endormie.

       *       *       *       *       *

Simone ne dormait pas. Elle était couchée cependant. Accoudée dans
le large lit de milieu de leur jolie chambre, les yeux fixés droit
devant elle,—ses yeux d'un bleu-gris si fin et que le demi-jour de
la veilleuse faisait paraître noirs,—elle traversait l'heure la plus
étrange de sa vie. La plus étrange... mais, à sa grande stupeur, non
pas la plus douloureuse. Tout à l'heure, elle avait souffert... oui,
atrocement. Oh! ce retour dans la voiture, où elle collait sa bouche
contre le satin des accoudoirs, et où elle mordait l'étoffe pour ne pas
crier d'angoisse!... Et les lignes de ce télégramme, le mensonge du
nom de Fournière, de ce directeur que Roger n'avait pas même rencontré
aujourd'hui, qui n'avait pas paru de l'après-midi à son théâtre!...
Après avoir lu cela, elle était montée, la tête perdue, droit dans sa
chambre. Elle avait remis son chapeau, son manteau... Elle voulait
courir, s'en aller... Où?... Qu'importait!... Bien loin, là-bas...
quelque part où sa torture prendrait fin... Et, quand il reviendrait,
il trouverait la maison vide... Simone ouvrait la porte... Elle était
folle. Elle ne savait plus.

Mais soudain, dans l'escalier, des pas vifs, décidés... une voix
joyeuse:

—Mère, mère!... Tu ne viens pas dîner? Il y a des bouchées aux
crevettes!... Quelle chance, hein? des bouchées aux crevettes!

Et, comme elle avançait la tête, Simone aperçut Paulette qui, à
mi-hauteur de l'étage, son buste gamin renversé sur la rampe, tous ses
grands cheveux fauves pendant sur le vide, continuait à l'appeler en
faisant de la gymnastique.

—Tiens! dit l'enfant, tu as remis ton chapeau? Tu dînes donc en ville?

En deux bonds, la petite accourut. Sa mère la prit dans ses bras. Mais
l'étreinte fut si nerveuse et des larmes si précipitées tombèrent sur
le visage de Paulette, que celle-ci, presque effrayée, se débattit.

—Qu'est-ce que tu as, dis, mère? Oh! ne pleure pas comme ça!... Ne
pleure pas, je t'en prie!... Dis-moi ce qu'on t'a fait?

—Rien, oh! rien... Je n'ai rien.

—Rien?... Alors essuie ça, et puis ça, dit la petite en la caressant
avec son mouchoir. Et puis, faut rire maintenant. Allons, riez, mémé...
Riez, ma petite mémé chérie.

Simone souriait. Un tel soulagement lui venait, une telle détente,
dans l'attendrissement des larmes, sous les caresses de sa fille, que
c'était presque du bien-être.

Paulette, devant ce sourire, se mit à sauter, à pieds joints.

—Je savais bien que je te consolerais. Ah! on t'avait fait de la peine.
Les méchants!... On t'avait fait de la peine... Eh bien, faut t'en
ficher!

Et elle ajouta:

—Descends, mère, maintenant, veux-tu? Les bouchées aux crevettes vont
être toutes froides.

       *       *       *       *       *

Trois heures plus tard, Simone souffrait surtout du souvenir de cette
souffrance. Elle ne se l'expliquait plus très bien. Elle avait honte de
cette angoisse aveugle, stupide, qui l'aurait jetée à la solitude noire
des rues désertes, à la fuite ridicule, à quelque coup de tête affolé.
Mais elle en voulait atrocement à son mari de lui avoir infligé cette
minute de démence, de déchirement, de torture humiliante, abominable.
Une rancune grandissait en elle; la colère parfois lui faisait crisper
ses petits poings sur la fine toile de ses draps. Son cœur avait crié
le premier: il n'avait crié qu'un instant; maintenant il se taisait.
C'était le tour de l'orgueil. Des curiosités lui venaient aussi. Des
curiosités singulières qui plissaient amèrement ses lèvres pâles en une
ombre de sourire. «Voilà donc la vie... Qu'est-ce qu'ils font ensemble
à cette heure?... Et moi, qu'est-ce que je ferai demain?...» Elle se
disait aussi: «Mon amour est mort, mort sur le coup.»

Et elle s'étonnait de ne pas sentir plus lourdement le poids de ce
cadavre. A force de réfléchir, elle s'avisa que, peut-être, la fin
de son amour n'avait pas été si brusque. Ce qu'il en restait au fond
d'elle-même, tout à l'heure encore, n'était peut-être qu'un fantôme à
peine palpitant, que peu de chose suffisait à faire évanouir, «Peu de
chose?...» Alors elle se demanda ce qu'elle aurait éprouvé, dans les
mêmes circonstances, quatre ans, six ans plus tôt. Elle comprit qu'elle
serait morte ou qu'elle aurait pardonné. Aujourd'hui, elle était sûre
qu'elle ne mourrait point... et qu'elle ne pardonnerait point.

Un fiacre roula dans le silence de cette vaste rue Ampère, dépourvue
de circulation. Il s'arrêta devant la maison. Simone entendit le bruit
à peine perceptible de la porte ouverte et doucement refermée. Puis on
monta si légèrement qu'aucun pas ne cria dans l'escalier. Et son cœur
eut un grand soubresaut, ses membres tremblèrent, quand Roger souleva
la portière et qu'il apparut devant elle.

Entre ses cils presque joints, le sein battant à soulever les draps,
Simone regarda son mari.

Il avait sa figure ordinaire.

Ce fut pour elle une surprise. Elle s'attendait à lui voir sur le
visage quelque signe nouveau, ou du moins inaperçu jusqu'alors, quelque
nuance de remords ou de triomphe, quelque rayonnement de volupté,
quelque reflet de ces caresses savantes de courtisane, qui sont la
superstition et l'épouvantement des jeunes épouses. Elle faisait
semblant de dormir pour mieux l'observer... Il avait simplement l'air
de mauvaise humeur. Après un rapide coup d'œil vers le lit pour
s'assurer qu'elle dormait,—coup d'œil dépourvu d'une inquiétude ou
d'un attendrissement particuliers,—Roger se déshabillait, avec les
mouvements à la fois précipités et las d'un homme qui en a fini avec
les corvées du jour et qui est pressé de s'étendre.

Devant cette simplicité des choses, Simone sentit ses grands
soulèvements d'âme tomber brusquement, comme des vagues affolées sur
lesquelles on jette un peu d'huile. Son désespoir et sa furie d'orgueil
s'émiettèrent en tout petits sentiments d'une âcreté corrosive et d'une
nauséabonde mesquinerie. Elle eût voulu crier à son mari des railleries
et des insultes. En elle-même, elle lui disait, les lèvres closes et
sous le suave masque rosé de son sommeil, mais avec des ricanements
intérieurs: «Ainsi c'est toi, toi que je vois déshabillé, grotesque,
avec ta maigreur et ta tête chauve, l'air déjà vieux, qui t'en vas te
faire caresser par des créatures... Mais tu ne t'aperçois donc pas
qu'elles veulent des rôles dans tes pièces et non pas ta personne?
Elles te disent peut-être que tu es beau... Et toi, tu le crois!...
Imbécile! Moi, au moins, je t'aimais pour ton cœur, pour ton talent...
Maintenant je te méprise, oui, je te méprise!... Et je te déteste!...»

Mervil, cependant, jetait ses vêtements au hasard; il lança, comme
d'habitude, ses manchettes au fond de la chaise longue. La familiarité
de ses gestes, cette absence de toute recherche et de toute réserve où
s'abandonne l'homme qui est seul ou qui est marié depuis un certain
temps, n'avait jamais comme ce soir exaspéré Simone.

«Auprès de cette fille, tout à l'heure, il faisait des grâces, je
parie...»

Elle se le représentait, avec une autre, plus ému, plus attentif,
plus dévot qu'il n'avait jamais été avec elle-même. Elle ne l'eût pas
imaginé rudoyant Netty Davidson. En son idée, ce que Mervil avait de
sec, de cassant dans le caractère, devait disparaître en les transports
d'un amour complet, inouï, du moment que cet amour était, non plus la
réalité possédée par elle, mais ce qu'il lui volait pour le donner à
une autre.

La fièvre amère qui la dévorait lui fit tant de mal qu'elle poussa un
soupir.

Roger venait de laisser tomber une bottine.

—Je t'ai réveillée? dit-il.

Elle ouvrit lentement ses jolis yeux avec une expression d'étonnement
et de douceur.

Son mari se pencha pour l'embrasser. Elle sortait d'elle-même,
croyait se contempler d'une distance infinie. Elle se disait: «Il
m'embrasse!... lui!... en revenant d'en embrasser une autre...» Et
il lui semblait que cela n'était pas vrai, qu'elle lisait un roman
ou qu'elle assistait à une scène de théâtre, que l'illusion pénible
s'effacerait tout à l'heure, et que tout serait de nouveau comme
auparavant.

Par instants, elle avait envie de crier: «Assez!... Assez!...» Car les
torturantes choses qui s'agitaient en elle passaient, revenaient, se
heurtaient, fuyaient pour revenir encore, avec une trépidation atroce.
Peut-être n'avait-elle pas beaucoup de chagrin... Cependant toute l'âme
lui faisait mal comme elle n'avait jamais eu mal.

Elle dit à Roger:

—Quelle heure est-il? Tu es resté bien tard avec M. Fournière... Il me
semble, du moins.

—Nous avions à causer... Un projet de pièce... Un scénario qu'il a...
Je ne sais de qui... J'ai oublié le nom de l'auteur... Il voulait
savoir si ça me tenterait d'écrire une partition là-dessus.

—C'est du théâtre que tu m'as envoyé le télégramme?

—Oui... Paulette a été sage?

—Oh! je crois bien... Pauvre petite chérie!

—C'est qu'elle ne l'est pas toujours.

—Où t'a-t-il fait dîner, M. Fournière? Chez lui, ou au restaurant?

—Au restaurant.

—Où ça?

—Près du boulevard... Tu ne connais pas... Dormons, veux-tu, mon petit
loup?

Mais elle voulait qu'il en dît davantage, qu'il s'enferrât dans son
mensonge, qu'il lui donnât l'affreuse certitude de la trahison, cette
certitude que jamais on n'accepte complètement, à moins qu'elle ne
crève les yeux.

—C'est tout de suite après la répétition qu'il t'a emmené, M. Fournière?

—Mais oui... Qu'est-ce qu'il y a d'extraordinaire? Nous avons vu
répéter, puis nous sommes sortis ensemble, voilà tout.

Il y eut un moment de silence et Simone dit encore:

—Comment s'appelle-t-elle, cette actrice qui double le rôle?

Mervil eut un petit rire gêné. Les questions l'irritaient; en même
temps le souvenir de Netty le crispa.

—Elle ne s'appelle pas... Ça n'existe pas... C'est une dinde assommante
que je voudrais au diable! Dormons, veux-tu?... Je suis éreinté ce
soir.

«Oh! comme il sait mentir!» pensa Simone, «Est-ce la première fois
seulement? Non, sans doute. Pauvre sotte que je suis! Moi qui n'ai
jamais douté d'une seule de ses paroles...»



V


Il n'y eut pas d'explication entre Simone et Roger. La jeune femme
n'avait plus assez d'amour pour ne point écouter son orgueil, qui lui
conseillait le silence. Elle ne fit de confidence à personne, pas même
à Gisèle. Rien, apparemment, ne fut changé, ni en elle-même, ni dans sa
vie. Pourtant il lui semblait qu'elle n'était plus la même créature,
qu'un abîme s'était ouvert, qu'une révolution s'était produite, qu'elle
était morte puis ressuscitée à une autre existence, ou bien qu'elle
ne s'était jamais connue jusqu'à présent. Parfois elle se demandait
comment un fait banal, et très personnel en tout cas, un fait qui ne
touchait qu'une catégorie spéciale de ses propres sentiments, avait pu
transformer à ses yeux tout l'univers. Elle ne jugeait plus rien, même
les très petites choses, sans que ce fait et son influence vinssent
modifier le point de vue où, d'instinct naturel, son esprit se fût
placé. La faculté de puérile généralisation particulière aux femmes
lui faisait maintenant soupçonner dans tous les actes, dans toutes
les paroles de son mari quelque principe de trahison, et lui faisait
voir dans tous les maris des traîtres de la même espèce. Elle cessa de
plaindre M. Chambertier, et elle se mit à jouer la coquette avec cet
homme qui ne lui plaisait point, pour pouvoir se dire en elle-même:
«Et lui aussi, lui qui a la plus jolie femme que je connaisse, et
qui prétend l'aimer à l'adoration, à la souffrance, si je prononçais
seulement un mot, il me ferait la plus brûlante déclaration...»
Maintenant elle approuvait les excentricités de Gisèle. Quand Mervil
lui reprochait de ne plus pouvoir se passer de cette amie un peu
compromettante, Simone s'écriait:

—En voilà une qui prend la vie du bon côté, et qui juge les hommes à
leur juste valeur! Ah! je voudrais bien avoir aussi peu de préjugés
qu'elle!

Paradoxe qui lui attirait une riposte sévère, et parfois brutale, de
son mari. Le compositeur n'avait jamais de colères violentes, mais
des accès de nervosité froide, qui, dans les querelles de ménage, lui
faisaient parfois dépasser la mesure, sans lui laisser l'excuse de
l'emportement. Il prononçait alors de blessantes paroles, que Simone,
autrefois, lui pardonnait au premier baiser, mais qui, désormais,
portaient toutes, et laissaient de cuisantes cicatrices.

C'est ainsi que la fêlure, fine comme celle dont parle le poète,
creusait en ce cœur de femme la «trace invisible et sûre» par où sa
tendresse, peu à peu, s'écoulerait jusqu'à la dernière goutte. Simone,
malgré ses boutades, malgré son scepticisme tout neuf, souffrait
profondément de cette meurtrissure cachée. Roger ne s'apercevait
de rien; ou, s'il entrevoyait quelque chose, il accablait soit de
sévérité, soit de ridicule, ce qu'il appelait, suivant le degré, du
«vague à l'âme», de «l'aigreur» ou des «crises de nerfs». Lui-même, le
plus nerveux des hommes, il se plaisait à reprocher aux femmes leurs
surexcitations ou leurs défaillances, et s'en prétendait à l'abri parce
qu'il manifestait les siennes autrement que par un flot de paroles
aiguës ou par des larmes.

Petits travers, petites injustices, que la droiture de son cœur et le
prestige de son talent effaçaient jadis aux yeux amoureux de Simone, et
qui, maintenant, prenaient, pour cette même Simone, d'insupportables
proportions. Et cependant, jamais Roger n'avait autant apprécié la
douceur profonde de l'union, de l'intimité, de l'amitié conjugales.
Jamais il n'avait autant compris que toutes ses chances de bonheur
tenaient entre les petites mains de cette pure Simone en qui il croyait
de toutes les forces de son âme. L'écœurement de sa courte liaison avec
Netty Davidson le ramenait à sa femme avec une plus dévote tendresse.
Un infini soulagement lui vint bientôt lorsque cette fille, lasse de
ses inutiles efforts pour atteindre à la scène, consentit à suivre
en Amérique un Péruvien laid comme un chimpanzé, mais d'une richesse
invraisemblable.

«A la bonne heure, m'en voilà débarrassé!» s'écria Mervil
intérieurement. «Ah! si jamais l'on m'y repince!...»

Tel était le souvenir que Simone imaginait si plein d'ivresse, et dont
elle était jalouse, d'une jalousie sourde, qui ne guérissait pas, qui
ne s'effaçait pas, et qui, jour à jour, continuait à lui égratigner le
cœur, à lui empoisonner la vie.

Si Mervil ne se doutait pas du secret travail qui changeait pour lui le
cœur de sa femme, quelqu'un s'en apercevait: c'était Jean d'Espayrac.

       *       *       *       *       *

Un soir, tous trois causaient dans le fumoir du compositeur. Ils
avaient dîné ensemble, dans l'intimité, et la gouvernante anglaise
venait d'emmener Paulette.

—Elle devient ravissante, ta fille, tu sais, Mervil, dit Jean—qui se
leva pour lancer dans le feu une cigarette inachevée.

—Tu trouves? répliqua Roger. Pour moi, c'est un gamin. Je ne fais pas
plus attention à sa figure qu'à celle d'un garçon. Oui, c'est vrai, je
crois qu'elle ne sera pas mal. Elle a de beaux yeux.

—Oh! les yeux... reprit Jean. Et le reste! Elle aura une grâce, un
brio!... On en sera fou, de cette petite-là.

—Bah! dit Simone avec un soupir. Cela ne l'empêchera pas de souffrir
comme les autres, pauvre mignonne!

—Souffrir? Et pourquoi? fit Mervil d'un ton de surprise bourrue.

M. d'Espayrac ne s'étonna pas de l'exclamation de Simone. Elle révélait
un état d'âme qu'il pressentait trop bien depuis quelque temps. Mais
il se donna le plaisir de pousser un peu Mme Mervil, pour s'affirmer à
lui-même cet état d'âme, qui l'emplissait de vagues sympathies et de
précises espérances. Il prétendit que les hommes souffraient beaucoup
plus par les femmes que les femmes par les hommes. Sur ce texte, il
fit naître un de ces débats sans conclusion, qui amusent l'esprit en
irritant le cœur, et durant lesquels, sous la légèreté des phrases, on
sent gronder l'éternel conflit des sexes.

—Comment!... dit Simone. Les hommes se réservent la liberté de nous
tromper. Ils vont parfois jusqu'à nous le dire. En tout cas ils ne
se cachent point d'avoir aimé souvent avant de nous épouser. Et vous
prétendez que c'est nous qui les faisons souffrir!

Elle ajouta, non sans aigreur:

—Les coquines qu'ils fréquentent, peut-être... Mais ça, c'est bien
fait! Ils n'ont que ce qu'ils méritent. Et puis, nous ne parlons pas de
ces créatures-là. Ce ne sont pas des femmes.

—Et qu'est-ce que c'est donc? demanda Roger.

Les yeux clairs de Simone le toisèrent sans qu'elle répondît.

—Si ce ne sont pas des femmes, reprit Mervil, pourquoi vous en
montrez-vous toutes si férocement jalouses?

—Jalouses! Ah! non, par exemple. Seulement nous méprisons les hommes
qui nous quittent, nous, pour aller se faire bafouer par ces espèces-là.

—Oh! oh! ricana Mervil, ça se gâte. Mon pauvre Jean, nous allons en
entendre de dures.

—Toi peut-être, dit Jean. Mais moi, je ne rentre pas dans cette
catégorie. Je suis de l'avis de Mme Mervil. Je n'apprécie guère ce que
mon épicier peut avoir pour la même somme que moi.

—Bravo, monsieur! dit Simone avec un charmant sourire.

—Voyez-vous le malin! s'écria Mervil. Tu es très fort, tu sais.

—Non, ma parole! Je dis ce que je pense.

Il se pencha vers le compositeur, prononçant à mi-voix, mais assez haut
pour être entendu de Mme Mervil:

—Les promiscuités m'écœurent. Je ne voudrais pour rien au monde, par
exemple, me mettre dans une baignoire de ces établissements de bains
publics...

Mervil eut un ricanement d'incrédulité.

—Eh bien, et en voyage, comment fais-tu?

—Je trouve partout un seau d'eau, et comme j'emporte une grosse
éponge...

—Ah! oui, pour le bain... Mais... le reste?

—Je m'en passe. Mais je voyage si peu, ajouta d'Espayrac. Les lits et
les tables de hasard n'ont, je l'avoue, aucun charme pour moi.

Simone comprit fort bien ces phrases rapides, énoncées d'un ton à peine
assourdi. Les deux hommes, d'ailleurs, en avaient dit parfois de plus
fortes en sa présence, et elle ne s'effarouchait pas d'être traitée
un peu en camarade. Seulement, quand un sujet devenait scabreux, elle
s'abstenait de mettre son mot. Elle se taisait donc et regardait Jean.
Un immense plaisir lui venait de l'entendre exprimer des délicatesses
tellement rares chez un garçon de vingt-six ans. Elle ne doutait pas
qu'il ne fût sincère. Et il l'était en effet, surtout en ce moment.
Car on devient, à certaines heures, le personnage que l'on se croit.
Et Jean d'Espayrac n'éprouvait, en présence de Simone, que les plus
raffinés des sentiments dont il était capable.

Mervil, qui, ce soir, n'avait aucune raison de poser, ni devant
lui-même, ni devant sa femme ou son ami, conservait le désavantage
d'une candeur légèrement cynique, et, en outre, ne résistait pas au
désir de taquiner Simone. Depuis quelques jours, il devenait agressif,
parce qu'il la sentait sourdement hostile. Il développa donc la théorie
qu'il savait la plus exaspérante pour elle.

—Moi, dit-il, j'affirme que la trahison de l'homme n'est pas à comparer
à celle de la femme, ni dans le principe, ni dans les résultats. Un
mari peut adorer sa femme et s'oublier un soir dans une bonne fortune
de rencontre. Une femme, elle, ne se donne que lorsqu'elle aime, ou,
tout au moins, se persuade ensuite qu'elle est irrésistiblement éprise.
Pour se créer à elle-même une excuse, elle se crée une passion. Et
puis... il y a les conséquences.

—Les conséquences! reprit vivement Simone. Oui... l'enfant. Et
encore... Ce ne sont pas les enfants qui compliquent beaucoup de
nos jours les situations amoureuses. Nous en avons si peu, des
enfants! Mais la trahison du mari n'a-t-elle pas de conséquences? Ne
peut-elle pas désillusionner la femme, la désespérer, la pousser aux
représailles, devenir pour elle un ferment de douleur, de dépravation
peut-être?...

Mervil eut, de nouveau, son petit ricanement ironique.

—Ma chère, quand la femme se venge en se dépravant, comme tu dis,
c'est qu'elle n'a pas eu le temps de commencer la première. Les femmes
sont des êtres inférieurs, qui suivent leur instinct sans se laisser
influencer par les raisonnements ni par les circonstances. Quand
l'instinct est bon, elles nous aiment et se résignent à ce qu'elles ne
sauraient empêcher. Quand l'instinct est mauvais, elles nous trompent,
et nous tromperaient quand même. J'ajoute que, généralement, en ce cas,
elles nous trompent d'autant plus qu'elles sont plus sûres de nous.
Nous ne gagnerions rien à leur être fidèles.

—Vous l'entendez, monsieur d'Espayrac? dit Simone.

Le ton de la jeune femme eût fait réfléchir un mari moins confiant
ou moins maladroit que Roger Mervil. Mais celui-ci, comme tant
d'autres,—comme tous les autres,—superposait à la personnalité de
sa compagne une créature de sa fabrication, dont il croyait si bien
connaître tous les ressorts qu'il en perdait la faculté d'observer
les plus fins changements d'intonation dans cette voix ou de nuance
sur cette physionomie. Roger ne vit donc pas que Simone était pâle
d'indignation, pâle jusqu'aux lèvres, et il ne perçut pas que la
frivolité railleuse qu'elle venait de mettre dans sa question sonnait
faux.

Jean d'Espayrac—qui, pour être clairvoyant, possédait toutes les
raisons que le mari n'avait plus—éprouva jusqu'au fond de son être
la commotion de l'état nerveux qu'il découvrit chez Simone. La
trépidation contenue de colère secouant cette jolie femme qu'il avait
crue, jusqu'ici, plutôt inerte, indifférente, produisit, chez lui,
une commotion sensuelle, violente et aiguë comme un coup de fouet.
Brusquement il passa de la sentimentale attirance au désir passionné.
Cette frêle Parisienne blonde, ce «petit glaçon» des bonnes langues
mondaines, pouvait donc s'animer, vibrer ainsi? Parut-elle vraiment
différente d'elle-même ou ne fut-ce pas plutôt lui qui se découvrit au
cœur quelque chose de très inattendu? «Mais j'en suis fou!» pensa-t-il.
Et l'aveu, sans doute, passa dans ses yeux fixés sur elle, car Simone,
de blanche qu'elle était, devint toute rose, tandis que M. d'Espayrac
répondait simplement:

—Ne croyez donc pas votre mari, madame. Il ne pense pas un mot de ce
qu'il dit.

Un moment après, vers dix heures, le domestique apporta, pour M.
Mervil, quelques lettres sur un plateau. Roger demanda la permission de
les lire, et s'assit à une petite table, sous la lumière d'une lampe
minuscule, coiffée de son abat-jour en froufrou.

—Faites faire du thé, dit Mme Mervil au domestique. Vous en prendrez,
n'est-ce pas, monsieur? ajouta-t-elle avec un regard vers Jean.

—Oh! moi, madame, je n'ai pas d'objection. Mais si vous en faites
prendre à Mervil tous les soirs...

—Il n'y a pas de danger! dit Simone. Nous prenons du tilleul, lui et
moi.

—Eh bien, madame, je vous en prie, offrez-moi donc aussi du tilleul.
Ce ne sera pas la première fois que j'en prendrai. Le tilleul est à la
mode.

—Ah! oui, reprit Simone, c'est la boisson qu'on sert à présent dans nos
salons de névrosés.

—Moi, dit Mervil qui se levait, j'en bois pour tenir compagnie à cette
jeune dame. Je n'en ai pas besoin, mais elle!... Ah! d'Espayrac,
heureux garçon, vous n'êtes pas marié, vous ne savez pas ce que c'est
que les crises de nerfs.

Il prononça _nerffes_. Décidément, ce soir, il semblait s'être proposé
la gageure de déplaire à Simone aussi parfaitement que possible. Il
fut le seul à rire de sa plaisanterie,—une vieille plaisanterie, bien
usée, mais qui lui servait toujours, avec quelque demi-douzaine du même
calibre, à se figurer, lui, ce rêveur, qu'il avait l'esprit facétieux.

—Vous m'excusez? dit-il en prenant le bouton de la porte. Un mot
seulement à répondre tout de suite. Je monte et je redescends.

Jean et Simone restèrent seuls. Certes, ce n'était pas la première
fois. Pourtant jamais ils n'avaient constaté entre eux cette gêne
singulière. Une minute se passa dans un silence de plus en plus
difficile à rompre. Et, peu à peu, ce silence prenait une signification
tellement nette qu'ils n'eussent plus osé se regarder. A la fin, M.
d'Espayrac, sans trop savoir ce qu'il disait, ni quel était l'à-propos
de la phrase qu'il allait prononcer, murmura d'une voix caressante:

—Vous avez en moi le plus dévoué, le plus respectueux des amis. Le
croyez-vous, madame?

—Oui, je le crois.

Et, tout de suite, sentant la pente, le danger, avec ce besoin qui
harcèle toute femme de se justifier à elle-même ses propres sentiments,
elle expliqua:

—J'ai tant de confiance en vous! Votre nature est si loyale, si
délicate! Ah! vous ne ressemblez pas aux autres hommes.

—Non, c'est vrai, dit Jean, avec la meilleure foi du monde. Mais vous
non plus, vous n'êtes pas comme toutes les femmes. Je vous comprends si
bien! Je lis en vous, positivement.

—Croyez-vous?... dit-elle avec un léger rire de coquetterie.

—Oui... Tenez,—il baissa encore la voix,—on vous a fait de la peine
tout à l'heure.

Les fines lèvres de Simone se plissèrent dédaigneusement:

—Ne parlons pas de cela. Non... On ne m'en a pas fait. On ne peut plus
m'en faire.

—Cependant, reprit d'Espayrac dans un suprême effort de loyauté
défaillante, je crois qu'il ne pense pas ce qu'il dit. Ce sont des
paradoxes.

—Des paradoxes qu'il met en pratique, s'écria vivement Simone, avec un
scintillement dans ses beaux grands yeux clairs.

D'Espayrac s'en doutait un peu. Il avait l'excuse de croire son ami
plus coupable envers Simone que Roger ne l'était en réalité. En tout
cas, il ne le défendit point.

Le domestique entra presque aussitôt, pour apporter le plateau chargé
des trois tasses et de la petite théière d'argent pleine de tilleul. Il
les déposa sur un guéridon japonais, puis il sortit.

Jean s'était levé, durant cette interruption. Il avait fait quelques
pas, puis, sentant le regard de Simone qui le suivait, il avait tourné
le sien vers elle. Leurs yeux s'étaient longuement rencontrés.

Quand le valet eut quitté la chambre, M. d'Espayrac s'assit sur un pouf
bas, beaucoup plus près de Simone qu'il n'était tout à l'heure.

—Alors, dit-il, c'est bien vrai que vous avez confiance en moi?

Un de ses genoux toucha le tapis; il allait prendre la main de la jeune
femme.

Mais elle le repoussa vivement, et d'un élan souple et prompt fut
devant la table à thé.

Le bouton de la porte tournait tout à coup. Roger Mervil rentra dans le
petit salon.



VI


Maintenant, chaque jour, à toute heure, Jean d'Espayrac enveloppait
Simone Mervil d'une atmosphère de passion. Même lorsqu'il n'était
pas là—et c'était rare, tant il trouvait dans sa collaboration avec
le musicien de prétextes pour accourir—elle sentait autour de sa
personne le magnétisme de ce désir, que nulle déclaration ne précisait
encore. Pour elle, tout en trouvant une perverse douceur à se laisser
entraîner par le vertige, elle ne pouvait se persuader qu'elle aimait.
Le sentiment qui dominait dans son cœur, c'était un regret, très âpre
et très vague à la fois. Que regrettait-elle? Peut-être une illusion.
Son âme pleurait ce rêve de la vie qu'elle avait conçu à vingt ans: cet
unique amour, toujours aussi doux, toujours aussi fort, dans lequel
jamais ne se serait glissé ni trahison ni lassitude. Aimer Roger,
n'aimer que lui, l'aimer encore, et surtout se sentir adorée par lui!
Quelquefois elle se reprenait à ce bonheur jadis si précieux; elle s'y
rattachait désespérément; elle voulait croire qu'il ne tenait qu'à elle
de le recommencer. Dans ces instants-là, elle prenait en grippe le
beau Jean d'Espayrac; elle se disait en le regardant, en l'écoutant:
«Pauvre garçon, tu prétends le remplacer dans mon cœur! Mais tu ne sais
donc pas que c'est impossible!... Mais tu ne lui vas pas à la cheville
à ce grand artiste. Mais tu ne sais pas que je donnerais cent fois
ta vie pour une heure de la sienne!...» Et dans ces instants-là, si
Roger avait pris la peine de revenir aux enfantillages des premières
tendresses, de griser un peu cette imagination avide d'amoureux
aliments, s'il avait paré de quelques coquetteries les monotones
intimités conjugales, Simone se fût rattachée éperdument à lui, eût
oublié ses jalousies, ses plaies d'orgueil, ses tentations, eût oublié
même Netty Davidson.

Mais, précisément, Roger Mervil tournait contre lui-même, sans en avoir
conscience, les armes qui lui eussent permis de reconquérir sa femme.
Dans les heures où il aurait pu être l'amant, il faisait voir tellement
qu'il était le mari—par l'identité de ses gestes, la sécurité de ses
droits, la complète omission de toute câlinerie superflue—que Simone
était plus profondément découragée par ses caresses qu'elle ne l'eût
été par son indifférence. Et toujours, en elle, revenait la pensée:
«Il n'était pas comme ça auprès de l'autre!» avec tout le cortège des
irritantes réflexions, des exaspérantes images. Elle finissait par se
dire: «Si je le trompais, je me sentirais tellement coupable envers
lui, que je perdrais la cuisante impression de ses propres torts. Oui,
vraiment, j'aimerais mieux souffrir de ma trahison que de la sienne!»

       *       *       *       *       *

Au mois de février, les Chambertier donnèrent un bal. Simone dansa le
cotillon avec Jean d'Espayrac. Ce cotillon dura près de deux heures.
Le conducteur—qui, naturellement, dansait avec Gisèle—multiplia les
figures et en produisit d'inédites. Les accessoires, fort nombreux,
étaient tous des objets d'un certain prix. On s'amusait fort. Ni la
jeunesse, ni la gaieté, ni la beauté ne manquaient. La richesse du
cadre, les vastes perspectives des salons et de la serre, la profusion
des lumières et des fleurs, flattaient la vanité des trois à quatre
cents personnes qui pourraient dire demain: «Nous y étions.» C'était,
comme les journaux mondains l'enregistrèrent, «une soirée tout à fait
réussie».

Dans la vie de Simone, elle devait marquer, cette soirée, comme un
instant décisif. La jeune femme y goûta l'une de ces rares ivresses
durant lesquelles—coupable ou non—l'âme voit resplendir un éclair
de bonheur humain. Au milieu de ce bal, dans sa légère et radieuse
toilette, où elle se sentait si jolie, assise tout à côté de cet homme
frémissant d'amour, qui, de temps à autre, et suivant les caprices des
figures, l'étreignait et l'emportait, avec un soupir contenu de passion
à bout de force, Mme Mervil subit un entraînement qu'elle n'avait
jamais éprouvé, chez elle, seule avec Jean, durant leurs plus intimes,
leurs plus dangereuses causeries. Le jeune homme, ici, ne parlait point
ou parlait peu. Soucieux de ne pas compromettre sa danseuse, il évitait
même de la regarder longtemps de suite, pour rester maître de lui-même
et de l'expression de ses yeux. Pourtant jamais sa passion ne fut plus
éloquente. Il est vrai qu'elle atteignait son paroxysme à sentir que
Simone vibrait jusqu'à défaillir. En ce moment, M. d'Espayrac aimait
comme il n'avait pas encore aimé. Nulle hésitation ne faisait plus
flotter sa sentimentalité ou son désir de Gisèle à Simone, et de Simone
à Gisèle. La grâce énigmatique et voluptueuse de Mme Chambertier ne
disait plus rien, même à ses sens. «Celle-là,» pensait-il, «eût été
d'une conquête trop facile, et, par cela même, peu souhaitable.» Mais
les luttes qu'il avait pressenties chez Mme Mervil, les scrupules
délicats de cette petite âme sans hardiesse, lui prenaient le cœur
d'une séduction infiniment douce, d'un attendrissement dont il ne se
fût point cru capable, et dont il lui savait gré.

Toutefois le matérialisme de ses vingt-six ans ne lui permettait point
un plus long stage dans ces régions de platonique tendresse.

«Si je n'obtiens pas un rendez-vous ce soir,» se disait-il encore, «je
perdrai la meilleure occasion que j'aurai peut-être jamais.»

Pourtant, même ce soir, il n'osait rien brusquer. Le respect où le
maintenaient les clairs yeux de Simone, même quand ces beaux yeux
s'embrumaient de langueur, avait encore pour M. d'Espayrac un charme
qu'il ne pouvait rompre.

Un hasard le servit. Roger Mervil avait quitté le bal, où il
s'ennuyait, promettant à Simone qu'il reviendrait à trois heures du
matin, pour le souper, et qu'il la ramènerait à la maison. «Je vais
corriger des épreuves pressées,» lui avait-il dit. «Et, en même temps,
je verrai comment va Paulette. Elle s'est couchée, tu sais, avec un peu
de fièvre.»

Or, comme le cotillon venait de finir, on vit M. Chambertier traverser
les salons avec un air inquiet.

—Je cherche Mme Mervil. Où est donc Mme Mervil?

Elle était encore au bras de Jean. Tous deux choisissaient leurs places
à l'une des petites tables du souper, riant et faisant signe de loin à
leurs partenaires.

—Chère madame... D'abord n'ayez pas peur... Il n'y a rien du tout.
Mervil vient de me téléphoner. Votre fillette a seulement un peu plus
de fièvre, et il a jugé prudent d'appeler le médecin... Il l'attend
et ne veut pas quitter... Je viens de lui dire que je vous ramènerai
moi-même...

—Ah! mon Dieu! s'écria Simone.

Elle avait quitté le bras de Jean et s'élançait dans la direction du
vestiaire.

Les deux hommes la suivirent. Chambertier la rassurait.

—Mervil dit que ce n'est rien, que vous ne partiez même pas avant le
souper.

Mais Simone, toute pâle, secouée d'un tremblement, ne l'écoutait
seulement pas. Ses mains agitées ne pouvaient nouer les rubans de sa
sortie de bal. M. d'Espayrac, très grave, très tendre, l'habillait
comme une enfant, la forçait à s'envelopper la tête dans son grand
voile d'Alençon.

—Ne vous faites pas tant de mal, murmura-t-il. Nous allons y être tout
de suite.

En même temps, il tendait le bras à un valet, qui lui passa sa pelisse.

—Alors, dit Chambertier, c'est vous, monsieur d'Espayrac, qui
reconduisez Mme Mervil?... Moi, je ne peux pas quitter avant le
souper... Je suis désolé, chère madame... Ah! quel contretemps! Gisèle
va être aux cent coups!...

Déjà Simone courait sur le perron.

—Un fiacre! dit-elle. Ma voiture ne devait venir qu'à quatre heures.

—La mienne est là, fit d'Espayrac. Rue Ampère, dit-il à son cocher. Et
vite, n'est-ce pas?

Quand il fut près d'elle, dans le coupé,—tout près d'elle, tout seul
avec elle, et pour de si courtes minutes,—il ne put pas se contenir, il
la prit tout de suite dans ses bras, mais avec une pitié câline, comme
une petite fille affligée.

—Ma chérie!... prononça-t-il tout bas. Ma pauvre chérie, comme elle
tremble!...

Simone, sans résister, cacha sa figure contre l'épaule du jeune homme.
Un long sanglot l'ébranla tout entière.

—Ah! je suis punie, gémit-elle. Ah! je suis bien punie!...

—Punie?... De quoi punie?... demanda Jean contre la joue de Simone, et
si près, que chaque syllabe y posa une imperceptible caresse.

—Vous le savez bien... murmura-t-elle.

Il la serra contre lui, violemment, éperdument, jusqu'à la meurtrir de
ses bras forts.

—Ah! Simone, Simone... Vous m'aimez donc?... Vous m'aim...

Il s'arrêta, comme suffoqué par une joie trop soudaine... Et il la
serrait toujours, l'affolant, la brisant, la désarmant par cette
étreinte farouche, silencieuse.

Simone, en ses rêves les plus hardis, n'avait point prévu pareille
sensation, si tragique et si douce. Était-ce un paroxysme d'angoisse
ou un paroxysme de délices? La souffrance l'emportait peut-être, car
elle eût voulu gémir et mourir... Et cependant... Comment avait-elle pu
douter qu'elle l'adorait, cet homme, dont un seul geste la plongeait en
une telle intensité d'extase?

Ses lèvres haletantes, enfouies dans la fourrure de Jean, voulurent
chercher un peu d'air. Elle tourna la tête, les yeux clos. Mais quand
tout à coup elle sentit sa bouche prise par deux lèvres ardentes, elle
eut un cri, une révolte, un recul...

—Oh! non... Oh! Jean... Laissez-moi... Je vous aime... Je suis folle...
Ayez pitié de moi!... Et Paulette... Oh! ma pauvre petite Paulette!

Il lui semblait qu'elle allait porter malheur à son enfant. Cette
superstition lui rendit de la force. Elle se rejeta dans le coin du
coupé. M. d'Espayrac n'insista pas, ne la rassura pas, ne prononça pas
un seul mot. Il prit seulement la main de Simone, et posa sur cette
main, encore gantée du long gant de bal, un baiser plein de lenteur,
un baiser qui disait sa soumission et sa reconnaissance. Puis il garda
cette petite main dans la sienne, jusqu'à ce que la voiture s'arrêtât
devant la maison des Mervil.

—Allumez dans le petit salon pour M. d'Espayrac, cria Simone, en
s'élançant dans l'escalier vers la chambre de sa fille.

—C'est inutile, dit d'Espayrac au valet de chambre. J'attends seulement
des nouvelles, et je repars tout de suite.

Un instant après, Mervil descendait vers son ami.

—Eh bien?... demanda le poète, un peu gêné de sentir combien il aimait
toujours cet homme dont il allait prendre la femme.

—Rien, rien du tout, heureusement, dit le compositeur, du moins rien de
ce que je craignais.

—Qu'est-ce que tu pensais donc?

—Ah! mon cher, si tu savais! Le croup, rien que cela... J'ai eu une
peur! Elle se plaignait d'une gêne dans la gorge...

—Est-ce qu'elle n'a pas passé l'âge du croup? Elle a huit ans, Paulette.

—Il n'y a pas d'âge. On l'attrape toujours. Ah! puis, tu sais, quand
on a peur... Mais j'oublie de te remercier... Tu as lâché ton bal pour
ramener Simone, tu es accouru tout de suite... C'est gentil comme tout
de ta part! Et je suis sûr que tu nous as sacrifié quelque flirtation.

—Mais non, mais non, dit Jean, qui se sentit rougir. C'était tout
naturel. Allons, eh bien, mon vieux, j'espère que ça ira bien. A un de
ces jours. Au revoir.

       *       *       *       *       *

Quand Mervil remonta, il fut surpris de trouver Paulette en larmes,
et Simone, qui, debout près du petit lit, toute droite et très pâle,
regardait pleurer l'enfant sans essayer de la consoler.

—Mais qu'est-ce qu'elle a? dit-il. Elle va se faire du mal. Qu'est-ce
que tu lui as dit?

—Moi?... Rien, fit Simone d'un air sombre. Tu as bien vu tout à l'heure
qu'elle a fondu en larmes dès que je suis entrée.

—Comment! elle pleure ainsi depuis ce moment-là? Mais qu'est-ce que
cela veut dire? Qu'est-ce que tu as, ma petite Paulette? Voyons, dis-le
à ton petit père?...

Mervil se penchait sur le lit, entourait de ses bras le buste de sa
fillette, écartait les menottes qui s'obstinaient devant le visage
fiévreux, devant les yeux rougis.

—Qu'est-ce que tu as, ma mignonne? Souffres-tu?

—Elle n'a pas voulu me répondre, dit Simone avec des lèvres qui se
convulsaient d'effroi et de chagrin.

—Pourquoi, dit le père, n'as-tu pas voulu répondre à ta petite maman?

L'enfant, d'un ton farouche et bas, prononça:

—Elle ne m'aime plus. Depuis ce soir, elle ne m'aime plus.

—Oh! Paulette... murmura la mère.

Et, croyant distinguer dans les paroles de sa fille un pressentiment,
un avertissement, une leçon, Simone, la chair encore tout affolée des
caresses de Jean, le cœur déchiré de tristesse, se mit à genoux près
du petit lit de Paulette, et, à son tour, pleura comme elle, à grands
sanglots enfantins, avec cette plainte si spontanée des femmes: «Oh!
que je voudrais donc mourir!...»

Un instant après, toutes deux, rapprochées par le père, mêlaient leurs
baisers et leurs larmes. Et Paulette, murmurant alors son chagrin
d'enfant jalouse, trop sensible, disait à l'oreille de Simone:

—Tu n'iras plus danser quand je serai malade? Tu n'aimeras personne,
jamais, plus que moi?... Bien vrai, dis, personne?...

—Non, non... balbutiait la mère.

Alors Roger mêlait leurs mains dans les siennes, les embrassait
ensemble... Tandis que, dans l'océan de détresse où chavirait et
s'enfonçait la frêle petite âme instinctive de Simone, parmi le dégoût
d'elle-même, la crainte superstitieuse, le remords, la tendresse
vraie pour ces deux êtres,—son mari, sa fille,—surgissait en elle un
sentiment qu'elle ne s'avouait pas, mais qui cependant dominait tous
les autres: la joie d'avoir été tenue dans les bras de Jean d'Espayrac,
de l'avoir entendu gémir d'amour, d'avoir senti contre sa bouche cette
bouche qui était celle de Jean, d'avoir meurtri son cœur sur ce cœur
d'homme. Et la pensée qu'elle avait commis une effrayante chose lui
faisait paraître son péché plus délicieux encore.

«Mais,» se disait-elle, «pour moins que cela je mépriserais une autre
femme, je verrais en elle un monstre... Est-ce moi? Est-ce moi?...
Est-ce possible?»

Elle ne se reconnaissait pas.



VII


La sensation véritablement inouïe qui avait failli faire évanouir
Simone sur la poitrine de Jean la première fois qu'il l'avait prise
dans ses bras et qu'il lui avait baisé les lèvres, ne devait jamais
plus soulever l'âme de la jeune femme à de pareilles hauteurs
d'extase. Elle ne devait plus connaître, du moins à un tel paroxysme
d'intensité, cette angoissante joie. Plus tard, toutes les fois qu'ils
s'étreignirent, la mémoire dut jouer son rôle, et Simone, pour se
griser tout à fait, eut besoin de faire surgir dans sa chair et dans
son cœur la réminiscence de cette unique minute. Les femmes chez qui
l'imagination est plus puissante que les sens et plus active que la
tendresse ont de ces déboires en amour. Elles se donnent dans un
moment d'incomparable exaltation, et toutes les réalités ensuite leur
semblent pâles auprès de cette heure d'éblouissement qui ne peut pas se
prolonger, et qui ne saurait revenir.

La seconde fois que Simone Mervil revit M. d'Espayrac en tête-à-tête,
ce fut encore presque involontairement. Elle se refusait toujours à
un rendez-vous précis, que, cependant, la fièvre de son souvenir lui
faisait ardemment désirer. Mais elle ne put s'empêcher de lui donner à
entendre qu'elle allait souvent seule à Bellevue, visiter un asile de
petits enfants—ce qu'elle appelait une _pouponnière_—œuvre de charité
dont elle était sous-directrice. «Je prends le train de Ceinture,
tout près de chez moi, à Courcelles, et je change à la station
d'Ouest-Ceinture.»

—Quand irez-vous? dit-il tout bas, avec une intonation suppliante.

—Jeudi, par le train qui part de la gare Montparnasse à trois heures.

Jean ne dit rien, mais il prit ce train, à la gare Montparnasse. Et, à
la correspondance de la Ceinture, il vit sur le quai Mme Mervil, qui
cherchait des yeux la place qu'elle choisirait dans un compartiment.

Il était seul dans le sien. Il ouvrit la portière. Elle y monta tout de
suite.

Lui, resta un instant la tête penchée au dehors pour empêcher
l'intrusion d'autres personnes. Puis, quand le train s'ébranla, il
se tourna et la vit, blottie à l'angle opposé, plus jolie, d'une
joliesse plus fine que jamais dans sa toilette simple, avec sa
jaquette d'astrakan et son tour de cou formé d'une soyeuse dépouille
de zibeline, dont la tête aiguë et les minces pattes pendaient sous le
frais menton, si délicatement dessiné, de la jeune femme.

Et Simone avait dans les yeux cette gaieté, cette griserie, ce
charmant émoi de l'escapade, qui, pour beaucoup de Parisiennes, est le
principal attrait de l'adultère. Se réveiller le matin avec l'amusante
perspective du rendez-vous, qui rompt l'ennui des occupations
habituelles et le cours des fastidieuses visites; guetter l'heure,
choisir la toilette que l'on va mettre, en combiner perversement les
plus intimes détails; puis exécuter de savantes manœuvres, éloigner
sa voiture, monter en fiacre; avoir ensuite le plaisir de trembler un
peu, et aussi celui de mentir à la perfection,—n'y a-t-il pas à toutes
ces choses, pour une puérile petite créature qui, naguère encore,
volait des fruits verts dans le verger de son couvent, une saveur
d'espièglerie qui tente la plus vertueuse?

Ce n'étaient pas des remords qu'en ce moment éprouvait Simone. C'était
une curiosité un peu anxieuse mais douce étrangement,—la curiosité de
ce que cet homme allait lui dire. Puis, au fond de tout cela, c'était
l'intime stupeur de trouver sa conscience muette. Nulle sensation
torturante d'indigne culpabilité. Comment cela était-il possible?...
Devait-elle donc se croire un monstre, une femme bien pire que les
autres?

Le train maintenant filait entre les jardins des fleuristes, les champs
de roses que l'on cultive autour de Clamart, et que l'hiver faisait
nus sous le poudroiement grisâtre d'une impalpable brume. Les petits
carreaux des nombreux châssis, les rangs pressés des cloches en verre,
alternaient avec le sol brun, à l'intérieur des enclos dépouillés.
Les routes blanches tournaient, désertes. Les maisonnettes closes
semblaient abriter des sommeils sans rêves. Un ciel immobile et gris se
suspendait au-dessus de l'immobile paysage.

M. d'Espayrac s'était agenouillé devant Simone; de ses deux bras passés
autour de la souple taille, il inclinait vers lui la jeune femme, et il
murmurait des paroles passionnées:

—Vous m'aimez un peu?... demanda-t-il après les litanies de sa propre
adoration.

Devant l'imperceptible mouvement négatif de la blonde tête, il ajouta,
suppliant:

—Ah! répétez-le donc... Car vous me l'avez dit... Oui, vous me l'avez
dit, l'autre soir, en voiture. Ne vous le rappelez-vous pas?

—O mon ami! dit Simone en un dernier effort de résistance, puisque vous
le savez, ne me demandez pas de vous le dire. J'ai tellement confiance
en vous, Jean! Vous serez fort pour nous deux, n'est-ce pas?

—Non, murmura-t-il en laissant tomber sa tête sur les genoux de la
jeune femme, je ne veux pas être fort... Je ne peux plus l'être... Je...

Un coup de sifflet du train, les freins qui se serrent, les roues
qui crient... Et Jean et Simone se retrouvèrent assis l'un à côté
de l'autre, corrects en apparence, mais tremblants à entendre les
battements de leur cœur, et se meurtrissant encore les doigts d'une
étreinte violente et vivement dénouée.

Un vieux monsieur et une vieille dame montèrent. Le vieux monsieur
déploya son journal; mais la vieille dame dévisagea obstinément et
avec une rogue expression de blâme ce beau couple jeune,—trop jeune et
trop beau pour ne pas être évidemment bien coupable aux yeux d'une si
vieille dame.

Simone se sentait rougir. Elle dit à Jean, tout bas:

—Si quelqu'un de notre connaissance était monté, qu'aurions-nous dit?

—Bah! fit d'Espayrac. Nous nous sommes rencontrés, voilà tout. Vous
allez à votre pouponnière. Moi je vais à Meudon voir le notaire d'un de
mes amis, à propos d'une maison de campagne qu'il a là-bas, et qu'il
veut faire vendre. Cet ami est au Tonkin.

—Mais... la maison existe?... demanda naïvement Simone.

—Comment, certes, elle existe! Et l'ami et le notaire, et même le
Tonkin, fit d'Espayrac avec son joyeux sourire. Vous la verrez, la
maison, si vous voulez. Nous la visiterons ensemble. Peut-être qu'elle
vous tentera. Je cherche un acquéreur.

Simone rougit plus fort.

—Oh! pas aujourd'hui, je n'aurai pas le temps. Ma visite sera longue...
Vous savez, c'est moi qui fais tout à cette pouponnière. La directrice
de l'œuvre n'est là que pour son nom. Quant aux dames patronnesses,
chacune y va peut-être une fois par an...

Jean souriait de nouveau, à voir le petit air grave, entendu, de cette
frimousse blonde.

—Comme je vous aime, oh! comme je vous aime!... prononça-t-il si bas
que Simone distingua le mouvement des mots sur ses lèvres plutôt
qu'elle n'en entendit le son.

Voyant, que, pour aujourd'hui, l'histoire de la maison ne prendrait
pas, bien qu'il eût réellement dans sa poche les clefs d'une villa
inoccupée, M. d'Espayrac proposa à Simone de le rejoindre au rond-point
de l'avenue Mélanie, en sortant de la pouponnière. Ils feraient un tour
dans les bois.

—C'est si joli, si mélancolique, les bois en hiver, assura-t-il.

—Soit, dit Simone, qui ajouta—toujours par sa tendance féminine à tout
expliquer en dehors de la raison sincère:—Cela changera l'air que je
pourrai rapporter à la maison. J'ai toujours peur pour Paulette de
quelque contagion, quand je reviens de voir tous ces petits.

Une heure et demie plus tard, Jean et Simone marchaient lentement,
serrés l'un contre l'autre, et troublés jusqu'au fond de l'être, dans
la solitude infinie des bois, du crépuscule et de l'hiver. Un air vif
rosait leur visage, avivait la brûlure de leur sang. La tristesse des
taillis, les crêpes violets qui flottaient vers les profonds lointains,
les âpres senteurs des feuilles achevant de mourir par milliers dans
l'humidité du sol, prêtaient à la démence de leurs cœurs une atmosphère
de solennité qui les charmait. Derrière le lacis noir des branches, un
rouge soleil se couchait en des flaques et des éclaboussures de sang.
Le long des étroits sentiers, nul bruit ne se faisait entendre, hors
parfois le cri d'une corneille ou la fuite lourde d'un crapaud parmi
les ramilles desséchées des bruyères.

Jean et Simone avançaient à petits pas, ne trouvant que peu de chose
à se dire. Pour la première fois, Mme Mervil pressentait que non
seulement la chute était inévitable, mais que cette chute était
le nœud suprême de son fragile roman, et qu'au delà il n'y aurait
rien. Seule avec cet homme qu'un instant elle avait cru aimer, elle
s'apercevait, non sans un secret malaise, que rien de son âme n'irait
spontanément à lui, et que rien de la sienne, à lui, ne viendrait
spontanément à elle, par ces mille phrases si faciles à ceux qui
pensent en commun. Tous deux ne prononçaient que des banalités
semblables à celles qu'ils échangeaient en leurs visites chez des
tiers. Même ils se sentaient moins familiers ensemble que lorsque, à
table avec Roger, tous trois causaient d'art ou ébauchaient des projets
de pièces. Car, en effet, cette demi-intimité de tous les jours n'ayant
sa raison d'être que dans les travaux et la personnalité du mari,
devenait une gêne plutôt qu'un lien dans leur tête-à-tête amoureux.
Leur délicatesse, à l'un et à l'autre, les retenait d'aborder les
sujets qui eussent évoqué trop distinctement l'image de l'époux et
de l'ami trompé. Or tous ceux par lesquels, jusqu'ici, leurs esprits
s'étaient rencontrés, ne leur venaient que par Mervil. En dehors de
lui, ils ne se connaissaient plus. Avec étonnement ils se constataient
étrangers l'un pour l'autre. Simone seule en conçut une impression
de souffrance, un effroi devant l'inconnu de cette âme d'homme, qui,
peut-être, aurait désormais le pouvoir de la rendre affreusement
malheureuse.

«Il est bien jeune!» songeait-elle. «A-t-il eu déjà beaucoup de
maîtresses?... Que pense-t-il de moi? Ah! si je n'allais être pour lui
qu'un caprice!...»

Cette femme qui, tout à l'heure, se suggérait en vain des remords,
commençait à se sentir le cœur piqué par la pointe du premier regret.

Mais Jean la serrait à présent plus étroitement contre lui. Puis, tout
à coup, il l'entraîna dans la direction de Meudon, marchant si vite que
Simone dut demander grâce.

—Où allez-vous donc? dit-elle. Craignez-vous que nous manquions le
train?

Alors il la supplia de venir voir cette maison dont il lui avait parlé.
C'était une villa tout à fait à l'écart. Il en avait toutes les clefs;
il la ferait entrer par la petite porte du jardin; le concierge ne la
verrait pas.

Simone se révolta, elle dit non pour aujourd'hui, non pour toujours.
Oh! jamais... Puis, devant le désespoir de Jean, elle finit par le
supplier d'être raisonnable, de considérer combien il était tard...
Près de six heures! Il faisait tout à fait noir maintenant. Même en se
dépêchant, elle ne serait pas de retour avant sept heures et demie.

—Eh bien, alors, la prochaine fois?... dit-il. Promettez-moi! Si vous
saviez comme je serai sage! Nous causerons, comme ici... Seulement
vous ne serez pas exposée à l'humidité de ces bois, au hasard d'une
rencontre.

—Mais, dit Simone, cette maison n'est pas à vous.

—Oh! c'est tout comme, s'écria d'Espayrac. Et il y a une petite pièce
gentille, que je ferai arranger exprès pour nous. Il y aura des fleurs,
et un grand feu. Ce sera plus gai qu'ici, voyez-vous, ajouta-t-il en
jetant un coup d'œil en arrière vers la nuit lugubre de la forêt.—Et il
y aura les bonbons que vous aimez... Ce sera si gentil! nous ferons la
dînette.

Il riait, en la câlinant, de ce beau rire sensuel et doux, qui mettait
tant de séduction sur sa bouche et dans ses yeux, et qui, lorsqu'il
éclatait en fanfares de gaieté, sonnait si contagieux et si clair.
«Si les oiseaux riaient,» disait quelquefois Mervil, «ils riraient
comme d'Espayrac.» Le musicien s'était même amusé à noter, dans un ton
mineur, la mélodie de ce rire, pour en faire un _leit-motiv_ à la scène
de la récréation, dans le collège de jeunes filles emprunté à Tennyson
par le _Roman de la Princesse_.

Depuis, quand d'Espayrac riait, les trilles des compagnes d'_Ida_
chantaient dans la mémoire de Simone, et elle fredonnait l'air à
l'unisson. Elle ne put s'empêcher de le faire encore ce soir, captivée
de nouveau par ce côté d'insouciance et d'espièglerie dans la faute,
qui semblait mettre en liberté sa jeunesse, et qui donnait, à cette
correcte mondaine mariée à un homme grave, des envies de bondir,
de sauter, de jouer à courir et de faire des niches. Déjà, elle ne
refusait plus que pour la forme et par un suprême instinct de pudeur le
rendez-vous que lui proposait Jean. Eût-elle été moins entraînée vers
la personne de M. d'Espayrac, que l'effrayante et délicieuse séduction
de cette chose—le premier rendez-vous pour une femme honnête—eût
irrésistiblement tenté sa curiosité de fille d'Ève. Se dire plus
tard, au théâtre, devant les scènes scabreuses, ou bien au passage
le plus passionné d'un roman: «Moi aussi, j'ai eu un rendez-vous,»
et dissimuler sous l'éventail ou le mouchoir un énigmatique sourire;
mettre dans sa vie un troublant souvenir, qui suffirait—croyait-elle—à
satisfaire ce chatouillant besoin de romanesque dont la littérature,
à Paris plus que partout ailleurs, irrite le cœur des femmes,—voilà
les inconscients ressorts qui, parmi les mille contingences d'une
irréparable démarche, n'étaient pas les moins actifs ni les moins
déterminants.

«Après tout,» pensait Simone, «peut-être parle-t-il avec sincérité
quand il me promet une soumission absolue. Peut-être, en le raisonnant,
lui ferai-je admettre la supériorité d'un amour qui ne dépasserait pas
les baisers sur les lèvres. Non, certes, ce n'est point pour me donner
à lui que j'irai le voir dans cette chambre, où ce sera si amusant
de bavarder au coin du feu, et de le gronder très fort s'il devient
entreprenant. Puisque je n'ai pas l'intention de mal faire, pourquoi
n'irais-je pas? D'ailleurs que penserait-il de moi si je lui cédais
si vite? Je suis bien sûre que cette considération me rendra féroce,
m'empêchera de m'attendrir. Je ne sais pas si je lui appartiendrai
jamais complètement. J'en doute fort. Mais ce dont je suis tout à fait
sûre, par exemple, c'est que je le ferai languir longtemps.»

—Alors vous viendrez, Simone? Vous me le jurez, répétait Jean d'une
voix tremblante. Oh! je ne sais pas ce que je ferais si vous me donniez
un tel espoir pour ne pas le réaliser! Et... dites?... ce jour-là,
vous n'irez pas à votre pouponnière?... Vous m'accorderez toute votre
après-midi?

       *       *       *       *       *

La semaine suivante, un soir, vers six heures, Simone Mervil reprenait
le train pour Paris à la station de Meudon. Elle rentrait. Quand elle
monta dans le compartiment, la chaleur des bouillottes et la clarté du
gaz contrastèrent avec la froide campagne noire où des flocons de neige
voltigeaient. Elle se pelotonna dans un coin, toute frissonnante, la
voilette baissée, les mains blotties dans le manchon. Il y avait deux
autres voyageuses. Elle ne les regarda point. Elle détourna les yeux de
la lumière et les fixa sur la vitre à côté d'elle. La nuit extérieure
faisait de cette vitre un vague miroir. Elle y revit, plus terne, le
banal décor des coussins gris, avec leurs capitons réguliers et leurs
accoudoirs de cuir. Elle s'y aperçut elle-même, en profil de corps très
net, avec un obscur visage où elle ne distinguait que les yeux. Et elle
s'acharnait à regarder ces yeux pâles, deux étranges taches de lueur
vivante, dans ce fantôme assis à côté d'elle et qui était le reflet de
sa personne. A la fin, de s'obstiner ainsi ses prunelles se lassèrent;
un picotement lui fit battre les cils; et elle s'étonna lorsque ses
paupières, en s'abaissant, chassèrent sur ses joues deux larmes
froides. Un long frisson douloureux la traversa, hérissant les frisures
légères de sa nuque.

«Mais qu'est-ce que j'éprouve donc au juste?» se dit-elle.

Car, à l'instant même, en considérant son âme triste dans le spectre de
son regard, elle ne s'était pas aperçue qu'elle pleurait.

Depuis deux heures elle était la maîtresse de M. d'Espayrac.



VIII


Un soir, Simone venait d'embrasser dans son lit la petite Paulette.
Elle était montée un peu tard, et l'enfant, par extraordinaire, s'était
endormie sans attendre la maternelle caresse. La porte était ouverte
sur la chambre de miss Mary, et l'Anglaise elle-même avait déjà éteint
sa lumière. Simone, à la clarté de la veilleuse, regarda sa fille.
«Comme elle est jolie!» pensa-t-elle, «Comme elle sera aimée!»

Puis, avec ce retour étonné sur elle-même qu'elle faisait de plus en
plus fréquemment depuis quelques semaines, elle chercha dans son propre
cœur les sentiments singuliers que doit éprouver devant le sommeil pur
de sa fille une mère qui a un amant. Elle ne les y trouva pas; et, dans
la surprise de se découvrir si peu différente de son ancien elle-même,
Simone se condamnait au plus dur effort d'imagination pour se persuader
qu'elle avait vraiment accompli la chose irréparable. Ce qu'elle
rencontrait en elle ne ressemblait en rien aux catégories de pensées
que lui suggérait autrefois, objectivement, et par rapport à d'autres
femmes, l'idée de l'adultère. Elle s'était représenté des joies
délirantes suivies d'affreux remords. Elle n'avait pas goûté les joies
et elle n'éprouvait pas les remords. Des journées d'excitation, des
heures de désappointement et des minutes de dégoût: voilà ce qu'elle
avait recueilli. Mais tout cela restait confus, enchevêtré, dans un
domaine obscur de sa personne morale, où elle ne voyait plus qu'une
sorte de brouillard quand elle essayait d'y pénétrer. Une seule chose
se détachait très nette: l'impossibilité de réaliser l'idée de sa faute
et de se condamner comme elle se fût condamnée auparavant si elle avait
lu sa propre histoire dans un livre. Et, entre autres étonnements,
celui qui n'était pas le moindre venait de ce que sa trahison—à la
gravité de laquelle pourtant elle ne pouvait croire—ne diminuait point
à ses yeux celle de Roger. La guérison ne lui était pas venue par la
vengeance. La plaie de jalousie restait toujours ouverte.

Quand elle quitta la chambre de sa fille, Simone, sur le palier
de l'escalier, s'arrêta, l'oreille tendue. De l'étage supérieur
s'échappait une musique très suave dont la mélancolie lui prit le cœur.
«C'est joli,» pensa-t-elle, «ce qu'il joue là, Roger. Ce n'est pas de
lui pourtant. Qu'est-ce que c'est donc?»

Elle écouta encore un instant, puis, au lieu de redescendre dans son
petit salon, elle monta vers le cabinet de travail. Son pas léger ne
s'entendit point sur le tapis. Très doucement elle ouvrit, entra, et,
derrière elle, referma la porte. Mervil leva ses larges yeux vifs,
tout flambants d'inspiration dans sa maigre figure, et, d'un signe des
paupières, interdit à Simone de l'interrompre. La jeune femme s'étendit
sur un divan, appuya son menton sur la paume d'une de ses mains, et
regarda son mari.

Roger semblait se bercer au chant qui montait sous ses doigts. Assis
devant l'énorme piano à queue, il se balançait suivant le rythme;
ses prunelles s'alanguissaient dans une extase; sa bouche avait des
sourires et ses épaules des frissons. Il jouait, non pas seulement avec
ses mains, mais avec son être tout entier. Simone pouvait, dans ce
corps mince, tordu par le souffle de la mélodie, deviner la vibration
des fibres comme elle entendait celle des cordes sous les marteaux
dans la caisse de l'instrument. Il y avait longtemps qu'elle n'avait
vu Roger ainsi possédé par la folie de son art. D'ailleurs elle le
regardait ce soir avec des yeux nouveaux, ou plutôt _renouvelés_. Elle
comprit comment elle avait pu le trouver si beau quand elle était jeune
fille et qu'il jouait sur le petit piano droit dans le salon de ses
parents. A un moment où le chant prenait une douceur plus poignante,
il la chercha des yeux et il lui envoya une de ces longues et tendres
caresses d'âme avec lesquelles, autrefois, il lui avait fait croire à
cette chose impossible: l'infini dans l'amour humain.

Simone, accoudée le visage vers lui, détourna la tête, et mit son front
dans son bras replié.

Un moment après, il cessait de jouer et venait à elle. Sa surprise fut
extrême de constater qu'elle pleurait.

—Ma Simone! dit-il,—et sa voix n'avait pas la sécheresse coutumière.—Eh
bien, voilà qui me touche beaucoup! Tu n'es donc pas tout à fait blasée
sur les divagations de ton musicien de mari?

—C'était de toi? s'écria-t-elle avec un sursaut.

—Tout simplement.

—Mais je ne connaissais pas cela. Quand donc l'as-tu composé?

—Ce n'est pas composé. J'improvisais.

—Ça, une improvisation?... Mais c'est admirable! Tu n'as jamais rien
fait de mieux. Et ce n'est pas écrit? Et tu ne pourras pas l'écrire?
Ah! quel dommage!

—Mais si, mais si... Ça me trottait dans la tête depuis longtemps,
sous cette forme ou à peu près. Puis, tu sais si j'ai bonne mémoire!...

Elle s'était redressée, un genou pris entre ses mains croisées, toute
pâle, et fixant sur Mervil ses yeux mouillés de larmes. Elle avait une
expression si étrange que son mari, d'abord flatté par son émotion,
s'en inquiéta. Il s'assit à côté d'elle sur le divan, l'attira contre
lui, et lui dit avec une sollicitude dont il l'avait récemment un peu
déshabituée:

—Qu'y a-t-il donc, ma petite Simone? Est-ce que ma petite femme aurait
du chagrin?

Elle fit un faible mouvement pour s'écarter de lui, cacha de nouveau
son visage et éclata en sanglots violents.

—Oh! s'écria-t-elle, pourquoi donc ne m'as-tu pas toujours parlé comme
ça? Pourquoi donc as-tu cessé de m'aimer?

Il se leva, nerveux, dissimulant, comme toujours, son irritation sous
un calme de glace.

—Ah! dit-il, si c'est une scène...

A son tour elle se mit debout, passa résolument son mouchoir sur son
visage, vint à Roger, et, lui faisant face, posa ses deux mains sur les
épaules de son mari.

—Non, Roger, dit-elle en dominant le tremblement de sa voix. Non,
Roger, ce n'est pas une scène. Veux-tu m'écouter? Veux-tu qu'une fois
pour toutes nous nous entendions, mon ami?

—Mais, ma chérie, avec toi, c'est bien difficile depuis quelque temps.
Tu prends ombrage au moindre mot. Je ne sais plus ce qu'il faut te
dire. Tu me paralyses, je t'assure.

Les bonnes dispositions de Simone s'évanouirent dans une flambée de
colère.

—Ah! s'écria-t-elle, c'est comme cela que tu me parles, toi qui as eu
les premiers torts! Eh bien, soit! Il paraît que c'est cela le mariage.
Faisons comme les autres. Monsieur ira souper avec des actrices, et
Madame prendra un amant. Je ne vois pas pourquoi je m'en tourmenterais,
puisque c'est l'ordre des choses.

Mervil eut un cri, comme dans le brusque déchirement d'une blessure.

—Simone!... Oh! pas toi, Simone! Pas toi!... Ne prononce pas des choses
pareilles!

Son accent produisit sur sa jeune femme un effet extraordinaire.
Soudainement, ce remords qu'elle appelait en vain depuis sa chute
récente, lui transperça le cœur comme une flèche. Durant quelques
secondes elle eut le sentiment d'une déchéance horrible, des images
physiques de sa faute s'évoquèrent en elle et lui soulevèrent l'âme
d'une intolérable nausée. A cet instant, la trahison de son mari et
la sienne s'intervertirent dans sa pensée. Pour la première fois,
elle pressentit qu'elle pourrait lui pardonner, à lui, tandis qu'à
elle-même, elle ne se pardonnerait jamais.

Toutefois une affreuse tentation lui vint de le braver, d'énoncer
devant lui la chose inavouable.

—Ah! dit-elle froidement—avec une sorte de plaisir bizarre, mêlé de
désespoir et de frayeur,—cela te ferait donc beaucoup de chagrin si tu
savais que j'ai un amant?

Roger devint tout pâle, rien que de lui entendre articuler ces trois
mots. Mais il dit avec calme:

—Prends garde, Simone. Tu as, depuis quelque temps, des façons de
parler bien singulières! Il y a des suppositions qu'une honnête femme
ne doit pas faire, ne doit pas suggérer à son mari...

Il s'arrêta, vint à elle, et, durant un instant, la considéra d'un
regard qui s'adoucissait.

—Pourquoi veux-tu, reprit-il, me faire imaginer des choses que mon
esprit se refuse à concevoir? Toi, Simone... Toi, un amant? Vois-tu,
je ne pourrais pas plus le croire de toi que je ne le crois de notre
fille, de notre innocente petite Paulette.

Il s'approcha davantage, s'inclina vers elle, la regarda très
tendrement au fond des yeux. Maintenant il commençait à comprendre que
les pleurs et la colère de Simone marquaient autre chose qu'un accès
de querelleuse humeur. Il entrevoyait un malaise d'âme, devant lequel
sa propre nervosité s'atténuait, disparaissait, pour faire place à une
sollicitude mêlée d'une certaine anxiété. Le sentiment lui vint que,
lui aussi, il avait eu des torts.—Oh! pas le tort de son infidélité,
car Simone avait si bien gardé tout son cœur qu'il n'avait pas
conscience de lui en avoir soustrait une parcelle,—mais les rudesses
de sa nature un peu âpre, agressive, ironique, ses crises noires
d'artiste en mal de produire, ses maussaderies d'homme de travail que
replie sur lui-même la tyrannie de la pensée à l'heure même où sa jeune
femme amoureuse attend la part qui lui revient de câlines paroles,
d'attentions, de gâteries, de caresses. En un éclair, la conscience de
tout ceci lui traversa le cœur. Il posa la main sur les doux cheveux
pâles de Simone, et lui dit, avec une voix changée, où l'intention de
plaisanterie soulignait l'émotion qu'elle prétendait exclure:

—Mauvaise petite femme, qui ne sait pas avoir de tolérance avec son
ourson de mari, et qui menace de le tromper parce qu'il ne sait
qu'aligner des doubles-croches et qu'il est maladroit à lui montrer
combien il l'aime!

—Toi, m'aimer?... dit Simone. Oh! voyons!...

—En peux-tu douter?... reprit-il, très grave.

Ces paroles étaient bien simples, et tout à fait dépourvues de la
rhétorique amoureuse avec laquelle jonglait si facilement d'Espayrac.
Pourquoi donc Simone, en les écoutant ce soir, y crut-elle plus qu'elle
ne croyait hier aux phrases passionnées de son amant? «En ai-je bien
pu douter?» se répéta-t-elle. Mais, soudain, la vision de Roger
sortant du théâtre côte à côte avec cette actrice rousse, avec Netty
Davidson (car elle savait son nom, Jean le lui avait dit), réveilla
tous ses soupçons, toutes ses jalousies, toutes ses colères.

—Non, s'écria-t-elle, non, je ne te crois plus. Notre bonheur est
brisé, notre amour est mort. Et c'est toi qui as tué tout cela. Tu m'as
trompée, et je le sais.

—Moi, je t'ai trompée! s'écria Roger. Mais tu es folle! Où donc? Quand
cela? Et avec qui?

Entre ce mari et cette femme, quelque chose de bizarre, mais de bien
profondément humain, se passait. Ils occupaient et remplissaient
d'une si complète façon le cœur l'un de l'autre; leurs neuf années
de tendresse les avaient enchaînés de si multiples, si subtils, si
indissolubles liens; si peu importantes étaient pour chacun les
circonstances extérieures à leurs deux personnes, qu'ils étaient de
la meilleure foi du monde en abolissant de leur mémoire, chacun pour
son propre compte, leurs respectives trahisons. Roger Mervil, étant
homme, gardait cependant plus vive la réminiscence matérielle du fait.
Quand sa femme lui dit avec certitude: «Tu m'as trompée, et je le
sais,» il eut cette exclamation mentale: «C'est Netty! Ah! la satanée
cabotine!... que le diable l'emporte!...» Mais Simone accusait son mari
avec autant de passion jalouse et—mieux encore—autant de sincérité
dans la souffrance qu'elle en eût exprimé, il y avait six semaines,
avant ses vaines représailles.

—Dis-moi donc avec qui je t'ai trompée, et comment tu en es sûre,
reprenait Mervil. Je serais curieux de savoir ce que ton imagination...

—Ce n'est pas mon imagination. JE... T'AI... VU...

—Mais quand?... Mais où?...

Et il affecta un ton plaisant, il essaya de ridiculiser la jalousie de
Simone, pour la piquer, pour la faire parler.

—Toi, d'abord, il suffit que tu me voies dire quatre mots à une femme...

Puis il effleura la vérité pour y insinuer une signification
d'innocence.

—Après ça, tu m'as peut-être aperçu sortant du théâtre avec une
actrice... Oui... la reconduisant un bout de chemin... Cela m'arrive
quelquefois... Si tu appelles cela une preuve?...

Simone secouait la tête, haussait légèrement les épaules, et continuait
de poser sur son mari le reproche de son regard, mais elle n'ouvrait
plus la bouche. Quelque chose scellait dans son cœur l'accusation
précise, et le nom de la femme, et la date, et la formule de mensonge
télégraphiée par son mari, l'histoire du dîner avec son directeur qu'il
n'avait pas vu de la journée. Ce quelque chose qui fermait les lèvres
de Simone, c'était la crainte inconsciente de placer entre elle et son
mari—que, malgré tout, elle n'avait pas cessé d'aimer—la barrière qu'on
ne peut plus franchir, la parole qui ne s'efface pas, le souvenir qui
ne s'oublie jamais. Comment répondrait-il si elle prononçait le nom de
Netty Davidson? Par la colère peut-être, et ce serait terrible, car
alors elle-même se révolterait; par le mensonge encore, et ce serait
bien pire; ou bien par l'aveu,—oh! l'aveu... Entendre Roger lui dire
_cela_... quel supplice!

Simone se taisait donc, avec cette merveilleuse finesse de la femme
dont la tendresse ne veut pas mourir. Mervil en conclut qu'elle avait
été assez loin sur la piste de son aventure, mais qu'elle ne savait
rien d'exact et que tout pouvait encore être sauvé. Il conçut aussitôt
un soulagement qui lui détendit l'âme. Car il venait d'être en proie à
la pire inquiétude. Affliger Simone, perdre la confiance de cette si
chère compagne, s'aliéner ce cœur qu'il occupait absolument depuis tant
d'années... Et cela pour qui? pour quoi?... Pour quelques heures d'une
Netty Davidson!... Cette pensée lui avait causé l'exaspération d'un
homme qui, par insouciance, ayant brûlé son billet de loterie, apprend
ensuite qu'il avait le numéro gagnant et qu'il perd une fortune.

—Ah! Simone, lui disait-il un moment après, avec la plus indiscutable
sincérité, sache-le bien, sois-en certaine, malgré les apparences,—oui,
je dirai plus,—malgré les égarements mêmes, on ne trompe pas une femme
comme toi. Vois-tu, donner à une autre ce qui t'appartient dans mon
cœur, ce serait impossible, parce que c'est toi qui l'y crées. La
tendresse, la confiance, la fidélité, l'intimité, la possibilité du
bonheur, toutes ces choses-là, ce ne sont pas des mots ou des idées
qui aient une existence indépendante, à mes yeux, en dehors de toi,
et que je puisse chercher auprès d'une autre. Non, c'est toi-même.
Je ne les ai pas connues avant toi; je ne les imagine pas sans toi.
Quand on me dit: «_Un tel_ est heureux», c'est une formule vide,
qui ne précise rien pour mon imagination. Quand je me dis: «Je suis
heureux», quelque chose, tout au fond de moi, murmure: «Simone», et
tout de suite, devant mes yeux, surgit ta chère image. Sois-en sûre,
mon amour, quand une femme est cela pour un homme, quoi qu'elle puisse
craindre, quoi qu'elle puisse imaginer, quoi qu'elle puisse même
surprendre, elle ne doit pas être jalouse de lui. Eh! oui, je sais
bien, nous sommes des hommes; nous avons des moments de folie dont nous
rougissons nous-mêmes... Ah! je t'assure, nous n'en sommes pas fiers...
Mais, Simone, quand nous jurons bien, va, qu'on ne nous y reprendra
plus, quand nous vous demandons notre grâce, d'où dépend notre seule
chance de bonheur en ce monde... Alors, vous, les adorées, vous, les
meilleures que nous, il faut...—penche ta petite oreille pour que je te
le dise tout bas,—eh bien... il faut nous pardonner.

Mervil, en achevant, s'était glissé aux genoux de sa femme, du divan
sur lequel tous deux se trouvaient assis. La profondeur, la vivacité de
son attendrissement, donnaient à sa voix, à son geste, une éloquence
de passion d'autant plus entraînante qu'elle était plus rare chez cet
homme d'extérieur froid, de caractère concentré. Simone ne se rappelait
point avoir vu, même aux premiers jours de leur mariage, la hauteur et
la sécheresse plutôt naturelles à Roger se fondre en une telle ardeur
de tendresse, en une telle grâce d'humilité. Que devint-elle quand,
relevant vers elle le visage de son mari, par un geste de curiosité
grave, intense, elle distingua deux traces humides sous les longues
paupières, bistrées de laborieuses veilles, et qui battirent en une
honte furtive, pour effacer ce qui ressemblait tant à deux larmes!

Elle put dire seulement:

—Ah! Roger...

Dans l'atroce regret qui lui torturait l'âme, elle n'avait même plus
de sanglots. C'était donc contre cet homme-là, c'était contre lui
qu'elle s'était irritée jusqu'au mépris, jusqu'à la haine, jusqu'à
l'ineffaçable injure de la trahison!... C'était à lui qu'elle avait
menti hier, qu'elle mentait ce soir, et qu'elle allait être forcée de
mentir désormais jusqu'au bout, jusqu'au dernier baiser d'adieu au bord
du tombeau! Et c'était elle, Simone, _sa_ Simone, qui avait fait cela!

—Ah! Roger... murmura-t-elle à plusieurs reprises, avec une intonation
si déchirante, que lui, la croyant subjuguée seulement par le triomphe
douloureux d'une divine indulgence, disait:

—Ma Simone, comment peut-on faire du chagrin à une bonne petite âme
comme toi? Ah! je ne suis qu'un brutal, un mauvais mari. C'est vrai,
tu es si fine, si sensible!... Une petite femme comme toi, c'est trop
délicat à manier... Moi, je ne suis qu'un maladroit, un bourru. Je te
traite en vieux camarade, que je taquine... je m'oublie, je dépasse la
mesure. Je devrais toujours être en adoration devant ma jolie madone,
et je me conduis comme un païen.

Elle le fit taire, avec douceur.

—Ne causons plus, dit-elle, je suis brisée. Veux-tu être tout à fait
bon?—Et elle touchait avec un geste timide et tendre le front du
musicien toujours à demi prosterné sur le tapis à côté d'elle.—Va te
remettre un instant au piano, et joue-moi encore quelque chose.

—Mais, mignonne, il est bien tard... J'ai peur de réveiller Paulette,
et miss Mary, et tout notre monde.

—Oh! tu joueras très, très doucement. C'est si joli quand tu fais
chanter le piano tout bas!

Il lui obéit. Il reprit en sourdine une des phrases et quelques-unes
des variations qui l'avaient le plus charmée tout à l'heure.

En l'écoutant, ivre de tristesse et d'appréhension, Simone se disait:

«Rompre... Oui, je veux rompre... Mais comment?... _L'autre_ est
tellement attaché à notre vie! Près de lui, je suis perdue. Il m'a
prise, il me reprendra. Et ses baisers sont si doux!... Ah! mon Dieu,
est-ce que déjà je ne pourrais plus m'en passer?...»

Mervil continuait à effleurer lentement les touches, éveillant une
mélodie de songe. Par instants il levait les yeux pour envoyer le
sourire de ses prunelles au visage tout pâle de Simone.



IX


Madame Mervil n'avait pas été plus de quatre fois à Meudon.

En quittant la gare, elle montait vers la forêt. Par quelques détours,
elle dépistait les rares voyageurs qui, descendus en même temps
qu'elle, pouvaient observer où elle allait; puis, quand les chemins
avaient repris leur solitude d'hiver, entre les murs des jardins
flétris, silencieux, elle hâtait le pas. De loin, parmi les hachures
des branches noires, elle apercevait un toit d'ardoises à longue
pente, deux hautes cheminées de briques roses, une girouette et le
cône aigu d'un grand sapin,—détails qu'elle ne devait plus oublier.
Elle distinguait aussi deux dragons japonais, en faïence bleue, qui
grimaçaient en haut des pilastres, de part et d'autre de la grille.
Mais elle n'allait pas jusque-là. Un sentier, se détachant de la route,
contournait la propriété. Elle s'y engageait, et son cœur battait plus
vite à l'aspect d'une petite porte verte, derrière laquelle sa pensée
voyait Jean d'Espayrac, qui l'attendait en arpentant pas à pas les
étroites allées du potager. Elle frappait imperceptiblement; mais,
si faible que fût le bruit, la clef aussitôt criait dans la serrure;
le beau visage du jeune homme apparaissait, avec tant de joie dans
les yeux, tant de baisers sur les lèvres, que Simone sentait monter
à sa tête les premières vapeurs de cette ivresse que son cœur déçu
s'obstinait à prendre pour de l'amour.

Tous deux couraient vite s'enfermer dans la maison, s'isoler de tout
dans une étroite pièce du rez-de-chaussée, dont les rideaux, malgré
les journées grandissantes du commencement de mars, étaient clos déjà,
les bougies allumées,—le joli décor voluptueux, parfumé, fleuri,
empruntant un charme d'intimité, de mystère, à cette nuit artificielle.
L'imagination de Simone s'excitait aux suggestives incitations de ce
lieu inconnu, où elle ne pénétrait que pour aimer, dont elle ignorait
toute autre destination, n'en ayant point même exploré les alentours.
De toute la maison, elle ne connaissait que cette chambre.

Ah! elle devait bien se l'avouer,—même lorsqu'elle se jurait de n'y
jamais revenir,—elle y avait goûté la joie, si excessive pour toute
créature humaine, de tromper l'inassouvi qui veille dans le secret
de l'être, par la saveur inattendue d'un fruit nouveau cueilli sur
l'arbre des éternelles tentations. Elle y avait vibré de sensations
non éprouvées encore. Pour la première fois de sa vie, en l'étonnement
de ces extases du corps, qui laissaient ensuite son âme si vide et si
triste, elle avait discerné la différence—que bien des femmes, et les
meilleures sans doute, ne discerneront jamais—entre l'amour des sens et
l'amour du cœur, entre le plaisir et la tendresse.

Ces découvertes qu'elle faisait en elle-même, ce réveil de la passion
dans sa chair longtemps apaisée, cette intensité de sentiments
nouveaux, et même cette habileté de mensonge qu'elle ne se connaissait
pas, lui inspiraient tantôt une honte affreuse, tantôt un bizarre
orgueil. Lorsqu'elle quittait Jean, toute enfiévrée par les caresses,
toute grisée par les plus ingénieuses paroles d'adoration, elle
emportait autour d'elle une atmosphère d'exaltation qui lui ôtait
jusqu'au sens de sa faute. A ces moments-là, elle ne regrettait rien,
elle ne redoutait rien; une fièvre d'audace la soulevait, et le
moindre des hasards lui eût fait commettre la pire imprudence. Rien
ne lui importait plus que le rêve à peine fini qu'elle revivait par
le souvenir. Elle accomplissait le voyage de Meudon à la rue Ampère
sans presque s'en apercevoir, marchant, parlant comme une somnambule,
avec des yeux languissants et fixes qui ne voyaient pas les choses
extérieures.

Au seuil de sa maison, une secousse la réveillait. Le songe de
paradis se déformait en une vision trouble, obsédante. Quelque chose
d'affreusement pénible suspendait les battements de son cœur.

Puis, peu à peu, entre son mari et sa fille, une phase nouvelle se
produisait. La Simone perverse de Meudon s'endormait, disparaissait,
reculait à l'infini par une sorte de dédoublement. Et la Simone
paisible et honnête se retrouvait elle-même, se reprenait si fortement
qu'elle en arrivait à douter de l'existence de l'autre. C'est alors
qu'elle se jurait de ne plus retourner à Meudon; elle ne pouvait
concevoir même qu'il lui en revînt jamais le désir. La griserie
du rendez-vous était dissipée, et, à sa suite, naissaient des
humiliations, des dégoûts, que Simone empêchait de devenir des remords
seulement en s'affirmant son droit à la vengeance.

Mais, parfois, au moment même où elle en arrivait à se demander si
elle aimait encore, si elle avait aimé Jean d'Espayrac, le poète
paraissait... Oh! cette présence d'un être dont chaque parole, chaque
geste, ébranle une fibre au fond de nous-mêmes! Cette présence qui,
sous des yeux étrangers, devient une si douloureuse joie!... Mme
Mervil en éprouvait le trouble et le charme, et cet aigu besoin de
tête-à-tête qui saisit quand on a dû jouer devant des tiers la comédie
de l'indifférence. Alors Jean lui jetait à l'oreille, dans un coin
de salon, près de la portière de sa voiture, une heure, une date
prochaine... Et Simone se trouvait sans force pour dire non.

La seule chance qui restait à la pauvre femme de se reprendre était
qu'une séparation de quelque durée éloignât M. d'Espayrac.

       *       *       *       *       *

Or il y avait plusieurs jours qu'elle n'avait vu son amant, lorsque
Mme Mervil, éclairée tout à coup par la vision de loyauté, de dignité,
de tendresse, qu'évoquèrent à ses yeux les paroles de son mari, eut la
notion réelle de sa propre démence, de l'abîme où elle s'enfonçait,
de l'irrémissible souillure dont elle avait flétri sa vie. Elle se
trouvait donc dans une période de force relative, et elle sentait que,
si elle ne tranchait pas à l'instant même, si elle ne profitait pas de
cette exceptionnelle minute où la figure de son Roger resplendissait
presque sublime, si elle attendait que les trivialités journalières
eussent émoussé son enthousiasme, surtout si elle revoyait Jean,
s'il la tenait sous le charme avec la voix, avec les yeux, avec les
lèvres... Ah! son raisonnement s'arrêtait à de si brûlantes images.
Elle n'osait même pas y songer.

Mais que faire?... Quel prétexte invoquer pour éloigner M. d'Espayrac,
ou pour fuir elle-même?... Quel subterfuge assez violent ou assez fin
découragerait pour toujours cet homme très véritablement épris?... A
quelle extrémité de dépit ou de douleur ne se jetterait-il pas?...
Comment la jugerait-il?... N'allait-il pas la mépriser?... N'allait-il
pas la haïr?...

En se posant ces questions insolubles et terrifiantes, Simone se
tordait d'angoisse, la nuit, dans le grand lit conjugal; et, pour ne
pas éveiller Mervil, elle plongeait sa bouche sanglotante et convulsive
dans l'épaisseur des oreillers. Ah! les lentes heures de ces nuits de
détresse, ne commençaient-elles pas à payer déjà les courtes heures
des nuits artificielles que marquait naguère une petite pendule de
voyage apportée par Jean d'Espayrac dans la villa de Meudon? Oui, bien
courtes elles avaient été, celles-ci. En les additionnant, à peine en
pourrait-on faire un jour. Finies?... Déjà?... Pour jamais?... Il le
fallait bien. Ah! le malheureux Jean! Elle le voyait, allant et venant
derrière la petite porte verte, ou bien assis dans le réduit d'amour,
le front dans ses mains, dévoré par le tourment des vaines attentes.
Mais quoi! n'allait-elle pas pleurer sur son amant après avoir pleuré
sur son mari?... Étonnantes complications du cœur humain! Mystérieuses
fatalités de l'existence humaine!

Pendant plusieurs jours, Simone se dit malade, et, par instants,
eut l'espoir de l'être en réalité. Roger, très inquiet de constater
l'extrême abattement de sa femme, très attendri encore par leur
explication récente, par la frayeur dont l'avaient secoué les allusions
à Netty Davidson, par le renouveau de passion que ses regrets
avivaient dans son cœur, entoura cette blanche créature souffrante de
soins ingénieux et charmants, qui semblaient, à chaque fois,—chose
étrange,—la rendre un peu plus pâle, plus douloureusement rêveuse, en
même temps que plus humblement reconnaissante.

M. d'Espayrac venait tous les jours prendre des nouvelles. Parfois il
déjeunait ou dînait avec Mervil et Paulette. Il osa demander à voir la
malade, car il apprit qu'elle n'était pas couchée, mais étendue sur sa
chaise longue. On envoya la femme de chambre demander à Madame si elle
pouvait le recevoir. Simone fit dire qu'elle souffrait trop de la tête,
qu'elle regrettait beaucoup, que c'était impossible.

Un vague malaise commençait à troubler Jean. Sa maîtresse ne lui avait
point écrit, ne lui avait rien fait dire. Il se consolait en songeant
que Mme Mervil—au contraire de la plupart des femmes—n'abusait pas de
la plume et du papier, répugnait plutôt à sentir des morceaux de son
cœur traîner sous les doigts des employés de la poste et dans les loges
des portiers. Malgré cela, maintenant, d'Espayrac ne rentrait plus dans
son joli hôtel gothique de la rue de la Faisanderie, sans se sentir
traversé par un éclair d'espoir anxieux.

—Pas de lettres pour moi, Paul? disait-il à son valet de chambre.

—Pardon, monsieur, répondait l'homme, en tendant le petit plateau
d'argent.

Ou bien il ajoutait:

—Je les ai montées... Monsieur les trouvera sur son bureau.

Mais, parmi les enveloppes hâtivement déchirées, il n'y avait rien de
Simone.

D'Espayrac soupçonnait quelque chose de la vérité. Il avait une trop
haute opinion de Mervil, et il devinait trop la nature de Simone,
pour croire que ce mari serait jamais définitivement remplacé dans
le cœur de cette femme. D'ailleurs, quelque très vive passion qu'il
éprouvât pour Mme Mervil, les notions d'absolu et d'éternité ne se
mêlaient pas aux songeries amoureuses dans son cœur de Parisien. Mais
il croyait pouvoir offrir à cette fine mondaine, en qui s'éveillaient
les curiosités et les désirs de la seconde jeunesse, tout ce qu'un
intellectuel comme Mervil, oublieux et dédaigneux des sens, était
incapable de lui donner. A voir les étonnements extasiés de Simone,
à sentir la puissance des liens dont il l'enlaçait, Jean s'était
persuadé que l'ivresse était complète, les remords vaincus, et que, de
longtemps, la folie de lui-même habiterait le cœur de sa maîtresse. Il
n'était pas sans chagrin que ce fût précisément la femme de son cher
Mervil. Mais quoi! d'un haussement attristé des épaules il accompagnait
cette réflexion mentale: «C'est la faute de la vie... non la mienne.»

Quelles ne furent pas sa surprise, son appréhension, sa rage de
souffrance, quand il apprit que, brusquement, Mme Mervil s'était
éloignée de Paris!

—Comment! disait-il à Roger,—ne pouvant qu'à peine dissimuler son
mécontentement d'homme qui sent la valeur de ses droits.—Comment! sans
emmener Paulette! sans attendre que tu puisses l'accompagner!...

—Oh! l'accompagner... Il eût été trop tard. C'est dans le Midi qu'elle
va... Et nous voici au milieu de mars. La saison est presque finie.
Quant à Paulette, elle a sa gouvernante anglaise, et peut se sacrifier
deux ou trois semaines à la santé de sa maman.

—Ce voyage était donc nécessaire? J'y voyais seulement, je l'avoue,
le plaisir que doit éprouver ta femme à rejoindre là-bas sa Gisèle
Chambertier. Une société que tu tolères beaucoup trop, permets-moi de
te le dire.

—Bah! dit Mervil, elle a songé à Gisèle, c'est vrai, et aux invitations
réitérées de son amie, mais seulement lorsque le médecin, effrayé de
son degré d'anémie, a conseillé le changement d'air.

—Alors, s'écria Jean—tout blanc de fureur concentrée,—c'est chez
Mme Chambertier qu'elle demeure là-bas?... dans leur château de
Saint-Raphaël?... de Cannes? je ne sais plus.

—C'est-à-dire que c'est chez Mme Chambertier, la mère. Le père
Chambertier avait acheté à Hyères, peu avant sa mort, une
habitation—très pittoresque, paraît-il,—toute une pointe de rocher,
avec des ruines... Ça se vendait pour rien, relativement. Il en a tiré
bon parti. On dit que c'est très beau. La vieille maman habite là-bas
pendant une grande partie de l'année.

—Mais Gisèle y est en ce moment, avec son mari. Je le sais parbleu
bien... Ils sont partis tout de suite après leur bal.

—Non, ils étaient partis pour Nice, pour le carnaval de Nice. Mais, en
revenant, ils se sont arrêtés à Hyères. Simone les y retrouvera et fera
le voyage de retour avec eux.

—Et vraiment, tu approuves beaucoup cette intimité? Ça m'étonne.

—Je n'approuve ni ne désapprouve. Il fallait de la distraction à
Simone, un changement total d'existence durant quelques jours. Ce
n'est pas très gai, tu sais, la vie qu'elle mène avec moi, qui suis
constamment enfermé, absorbé. Elle a bien sa fille, mais Paulette n'est
pas toujours commode. Les Chambertier insistaient pour nous avoir
tous... Moi, je ne pouvais pas... Enfin, ça s'est trouvé comme ça. Et
puis, on ne dit rien sur Gisèle... Elle n'a contre elle encore que des
excentricités de toilette et de paroles. Enfin Simone est une de ces
femmes qui peuvent aller partout sans danger. On ne lui tournera pas
facilement la tête.

Ce mot extraordinaire, adressé par Mervil à d'Espayrac, ne donna même
pas à l'amant la tentation de sourire du mari. Le ridicule n'est
sensible que dans les situations où l'on n'est en rien mêlé. Même
chez l'homme qu'on trompe, on ne le découvre point, car on a toujours
quelque raison de prendre cet homme au sérieux. La dernière phrase de
Roger ne souleva chez son ami qu'une sorte de gêne, et la crainte qu'en
effet Simone pût encore, si elle y était résolue, se rendre d'une heure
à l'autre absolument inaccessible.



X


La propriété de Mme veuve Chambertier, à Hyères, est un domaine tel
que l'imagination des romanciers parfois en rêve, mais tel qu'on n'en
rencontre guère dans la réalité, même sur cette «côte d'azur» féconde
en miracles pour les yeux.

La vieille ville,—l'ancien nid de guerre, d'où les Romains
surveillaient cette partie de la _Province_, d'où les Sarrasins
s'élançaient comme des vautours en quête de pâture, d'où, plus tard,
les seigneurs vassaux des ducs d'Anjou épiaient au loin sur la mer
les fines voiles sournoises des pirates algériens,—la vieille ville
d'Hyères fait grimper ses ruelles d'ombre, empile ses masures trapues,
sa _Commanderie_, son église Saint-Paul au clocher carré, aux rudes
contre-forts, sur le flanc d'une colline rocheuse, encore crénelée
au sommet par les remparts, les bastions et les tours de son antique
forteresse. Sur le bleu vif et profond du ciel, ces témoins des luttes
éteintes hérissent de noirs profils aigus, des pans de murailles
grisâtres, des contours busqués de mâchicoulis ou d'échauguettes,
et, parfois, des écroulements de pierrailles d'où jaillit la hampe
d'un agave. A l'âpreté de leurs lignes, la nature ajoute sa fantaisie
tragique; le roc schisteux surgit en avant-corps déchiquetés autour
de ces fortifications humaines; il les rehausse ou les redouble, et,
par endroits, se confond avec elles. D'en bas, l'œil ne distingue pas
toujours ce qui est le bloc éruptif ou la muraille tassée par les
siècles; sur l'une comme sur l'autre, les lichens ont mis des rouilles
dorées, qui étincellent de loin sous l'embrasement du soleil; dans
leurs crevasses, on voit également les reflets d'argent des absinthes,
et les fines fourrures, vertes et veloutées, des nigelles, que les
anciens appelaient «cheveux de Vénus», tant leurs touffes offrent de
douceur au regard et au toucher.

Toute cette crête de colline, avec son couronnement héroïque de
tours déchirées, constitue à présent une propriété particulière.
On y laisse assez complaisamment pénétrer les visiteurs,—ce que ne
faisait pas Mme veuve Chambertier lorsqu'elle en était la maîtresse.
Sur un large terre-plein ménagé à la partie la plus basse de ce
domaine,—c'est-à-dire à mi-hauteur de la colline, et juste au-dessus
des dernières terrasses de la vieille ville,—se trouve la maison
d'habitation, que feu Chambertier le père avait eu le goût de faire
construire dans le style des ruines, en petites pierres grises, avec
les étroites ouvertures légèrement cintrées d'une demeure gothique, des
créneaux au faîte, et, du haut en bas des murailles, l'échevèlement
des verdures. Quand, de la place Massillon, où se tient le marché,
on a grimpé les rudes pentes qui contournent l'église Saint-Paul, au
bout d'une abrupte rue, on aperçoit un porche envahi de lierre et de
jasmin, que surmonte une statuette de sainte en une niche grillée. Une
concierge, dont la logette extérieure prend des airs moyen-âge, ouvre
la porte garnie d'antiques ferrures; puis, par une allée de mimosas,
on arrive tout de suite à l'habitation, devant laquelle on s'arrête
involontairement, surpris par la vue merveilleuse qu'offre, de cette
hauteur, l'éclatante Méditerranée, bleuissant autour des îles d'Hyères
et de la presqu'île de Giens.

       *       *       *       *       *

Telle était l'incomparable retraite où Simone Mervil était venue
chercher un peu d'apaisement pour son cœur, de l'énergie pour sa
volonté.

Tout de suite, elle en éprouva quelque bien-être. La transformation
radicale du cadre extérieur, cet air léger, suave, caressant, du
printemps méridional, ou bien ces âpres souffles de mistral qui lui
brutalisaient la chair,—toute cette transplantation hors du morbide
milieu où elle avait contracté sa cruelle maladie d'âme,—furent
pour Simone l'immédiate occasion d'un soulagement délicieux. Elle
respira, elle sourit; l'oubli vint, presque l'espoir. Sa faute,
si récente pourtant, subit un recul jusqu'en des lointains où les
contours s'effaçaient, et où s'effaçaient aussi la souffrance et
le désir. Elle écrivait journellement à Roger de douces lettres
mélancoliques, empreintes d'une mûre tendresse, un peu désabusée
d'elle-même peut-être, plus nuancée d'indulgence et de résignation que
d'enthousiasme, mais tendresse désormais impérissable et pétrie en la
substance même de ce douloureux cœur de femme. Son mari lui répondait
en courtes phrases, où elle eût souhaité sentir un peu de ce feu si
nécessaire pour soutenir l'effort de sa propre imagination. Elle y
reconnaissait trop ce sentiment robuste mais paisible que Mervil avait
souvent nommé «l'amitié conjugale», et qu'elle ne pourrait plus jamais
confondre avec l'amour. Mais, convalescente de sa crise passionnelle,
Simone acceptait sans amertume ce régime sentimental, comme les
convalescents des crises physiques acceptent les viandes blanches et
les aliments légers, que requiert l'affaiblissement de leurs organes.

Mme Mervil trouvait d'ailleurs dans le séjour de ce qu'on appelait «le
château d'Hyères» une joie presque inattendue, la joie d'une sympathie
plus vive que jamais entre elle-même et Gisèle. Leur intimité les
ravissait. Entre les deux jeunes femmes, c'étaient des causeries qui
se prolongeaient des heures entières, et dont il fallait les arracher
pour une excursion ou pour un repas. La compréhension de toutes les
fatalités de l'amour, que Simone venait d'acquérir à ses dépens, lui
ouvrait le cœur plus largement qu'autrefois pour cette Gisèle charmante
et folle, dévorée de rêves, assoiffée de sensations extraordinaires,
et, malgré tout, restée, sous ses excentriques dehors, plus pure
qu'elle-même—elle-même, la correcte et inattaquée Simone Mervil! Car
Mme Chambertier n'avait pas d'amant. Elle l'eût dit à Simone. Ne lui
avouait-elle pas qu'elle attendait d'aimer pour se donner tout entière,
sans le moindre remords, sans la moindre considération envers cette
institution du mariage qu'elle déclarait ignoble et d'une monstrueuse
hypocrisie?

—Vois-tu, vertueuse petite Simone, disait-elle avec une taquinerie
gentille, tu me demanderas pourquoi j'ai consenti à épouser Édouard
Chambertier. Tu me diras qu'il était plus riche, beaucoup plus riche
que moi, que j'aurais dû ne pas accepter les privilèges du mariage du
moment que je n'en acceptais pas les inconvénients. Et tu raisonnerais
de travers, madame la Sagesse. Car, lorsque mes parents m'ont dit:
«Tu l'épouseras», je ne savais pas plus ce que j'allais faire ou ce
que j'allais éprouver que si l'on m'avait dit: «Tu vas être changée
en autruche». Sais-tu quels seraient tes peines et tes plaisirs si, à
un certain âge, les nécessités sociales te changeaient en autruche?
Non, n'est-ce pas? On t'assurerait que là seulement sont le bonheur et
la vertu pour une femme... Alors tu te dirais: «Soyons autruche». Et
ensuite?... Oui, ensuite, il serait trop tard.

—Mais, répliquait Simone en rougissant, sais-tu de façon plus certaine
ce que c'est qu'aimer en dehors du mariage? C'est encore l'inconnu,
cela, un inconnu plus hasardeux peut-être...

Gisèle se mettait à rire.

—Que veux-tu? Lorsque, avant d'épouser Édouard, je demandais à ma
mère, ou même à mes jeunes amies mariées, ce que c'était que le
mariage, elles me répondaient par des banalités vagues, ou des blagues
énormes. Maintenant je puis encore moins consulter sur l'adultère les
femmes qui ont des amants, et j'imagine qu'elles seraient encore
moins expansives. Ah! il y a bien toi, Simonette; toi, tu me dirais
la vérité. Mais, voilà, tu ne veux pas prendre un amant pour rendre
service à ta vieille amie. C'est très mal, tu sais, d'être égoïste
comme ça.

—Ah! disait Simone avec un frisson, je me figure que ce doit être
humiliant, abominable, ce partage, ces mensonges...

—Qu'en sais-tu, innocente? D'abord, toi, tu adores ton mari. Et je
comprends ça, tu sais. Il est très chic, ton Roger. C'est un fameux
artiste. Ça vous empoigne, son _Roman de la Princesse_. On est fière
d'aimer un homme comme lui. Mais ce pauvre Chambertier! Voyons... Toi,
la vertu même, je te défierais d'être fidèle à Chambertier.

Gisèle se taisait une minute, avec, aux lèvres, un sourire terrible de
dédain. Puis, secouant la tête et d'une voix lente:

—Avoir l'existence... toute une existence... Être assez belle pour être
aimée... Sentir du rêve plein son cœur et tous les bouillonnements de
la vie dans ses veines... Puis devenir vieille, et se dire au moment de
la mort: «Qu'ai-je fait de tout cela?» Réponse: «J'ai mis des toilettes
neuves toutes les saisons, j'ai donné de jolis bals, et j'ai prodigué
des joies honnêtes à un Édouard Chambertier.» Ah!...

Gisèle dressait son corps de fine panthère, pâlissait, frappait du
pied:

—Ah! non, vois-tu... Si je n'avais pas d'autre espoir, j'aimerais mieux
mourir tout de suite.

       *       *       *       *       *

Un matin, après déjeuner, Chambertier ouvrait le _Petit Var_, pour
chercher des noms de connaissance sur les listes d'étrangers que font
insérer les hôtels.

—Il y a plus de départs que d'arrivées, remarqua-t-il. On voit bien que
la saison va finir.

Mais il eut une exclamation.

—Ah! mesdames, une bonne surprise!...

Et il leur lut bien vite que M. d'Espayrac était descendu la veille à
l'hôtel des Iles d'Or.

—M. d'Espayrac! En voilà une chance! cria Gisèle.

Dans sa joie, elle battit des mains, comme une petite fille.
Mme Chambertier, la mère, eut le vague sourire de la vieillesse
indifférente. Quant à Simone, elle éprouva cette sensation de chute
dans le vide qui, parfois, en plein repos, secoue brutalement un
dormeur, et le réveille, le cœur convulsé, les tempes mouillées d'une
froide sueur. La pâleur qui décolora ses joues lui devint brusquement
sensible, comme un souffle glacé qui aurait couru sur son visage.
Toutefois, elle eut la force de prononcer quelques mots avec un accent
naturel, et l'altération de ses traits ne fut point observée.

—Il viendra peut-être nous voir cette après-midi, fit Gisèle. J'ai
envie de décommander la voiture et de rester à la maison.

—Ça serait un peu fort! dit Chambertier. Mais qu'est-ce que c'est que
ce caprice? Depuis quand te plaît-il à ce point, ce monsieur d'Espayrac?

—Depuis cinq minutes. Je m'ennuyais... Il survient. C'est assez pour
que je le trouve charmant.

—Tu t'ennuyais!... Voilà qui est poli pour nous... Qu'est-ce que vous
en dites, madame Mervil?

Personne ne répondit à Chambertier. Mais sa mère intervint:

—Mes enfants, si vous ne profitez pas de la voiture, trouvez bon que je
m'en serve. Ne décommandez rien. Édouard, d'ailleurs, m'accompagnera
sans doute.

—Oh! Gisèle, je t'en prie! s'écria Simone, faisons cette promenade à la
presqu'île de Giens!... Je m'en réjouissais vraiment... Si tu savais
comme je serais désappointée!...

Gisèle se mit à rire devant l'ardeur de cette supplication. Si fine
qu'elle fût, elle ne pouvait soupçonner quel désir affolant de fuite
mettait une prière anxieuse dans les yeux et sur les lèvres de son
amie. Elle crut à l'enfantin plaisir espéré de cette excursion.

—Mon Dieu, dit-elle, ne me regarde pas comme si tout ton bonheur futur
dépendait de cette promenade. Puisque vous le voulez tous, partons. Au
fond, cela m'est égal.

       *       *       *       *       *

Tant qu'on ne fut pas en voiture, Simone demeura suffoquée
d'appréhension; à certains bruits, elle se sentit près de s'évanouir.
Jean pouvait paraître d'un instant à l'autre... Le revoir!... grands
dieux! Et le revoir ainsi, tout à coup, devant ces étrangers! La
dernière fois, c'était à Meudon... Sur le seuil de la petite porte
verte, elle lui avait dit adieu... Un adieu de passion haletante et
sanglotante, en un baiser qui n'en finissait point. Depuis, elle ne lui
avait pas envoyé un seul mot, pas une explication, pas un souvenir.
Était-ce donc là rentrer dans le devoir, reprendre le droit chemin,
redevenir une honnête femme? Ah! elle ne savait plus! De le sentir
si près, de comprendre qu'il accourait pour la braver ou pour la
ressaisir; de découvrir, aux défaillances de son cœur, tout ce qu'il
possédait encore de sa personne, tout ce qu'il en posséderait peut-être
éternellement, jetait Simone dans un trouble tel que, durant un
instant, la pensée du suicide lui apparut comme une délivrance.

«Dans cette presqu'île de Giens, où nous allons,» se dit-elle, «il
y a des rochers qui surplombent la mer. Je ferai un faux pas, je me
laisserai glisser...»

Quand elle sentit éclore en elle-même cette affreuse résolution, le
landau suivait l'étroite chaussée carrossable, entre les marais salants
et la calme étendue de vastes lagunes hérissées d'une forêt d'herbes
rigides et pâles.

C'était tout un paysage d'eau tranquille, que barrait au fond la longue
silhouette dentelée de la presqu'île, assombrie par ses antiques
pinèdes. A droite, les mulons de sel étincelaient au bord de la route
et le long des chaussées rectangulaires qui séparent les bassins. On
eût dit de gros tas de neige infusible, défiant le soleil de Provence.
Ce soleil, brûlant déjà dans cette après-midi de mars, allumait sur la
plane surface des marais salants une réverbération dont les trois dames
se préservaient à grand'peine en abaissant leurs ombrelles. Simone,
assise au fond du landau, à côté de la vieille Mme Chambertier, avait
devant elle le mari de son amie, tandis que Gisèle faisait face à sa
belle-mère. On ne parlait point. Les sonnailles des chevaux tintaient
en un bruit berceur et monotone, que coupait de temps à autre la
criaillerie perçante d'un vol de mouettes.

A un moment donné, comme la voiture tournait, Simone, en se penchant,
put distinguer en arrière, à gauche et au-dessus de la ville qu'elle
venait de quitter, une lourde bâtisse flanquée d'une grosse tourelle du
plus mauvais goût: c'était l'hôtel des Iles d'Or. Elle tressaillit et
se recula, comme si Jean avait pu l'apercevoir.

Mais, au bout d'une heure, le landau quitta la chaussée pour pénétrer
dans la presqu'île. La route s'élevait entre des vignes, sur le sol
grisâtre desquelles on voyait se tordre des souches énormes; la pente
devint assez abrupte; les chevaux se mirent au pas.

Et bientôt, suivant les détours du chemin, on aperçut, entre des
escarpements de verdure sombre, des petites baies aux contours aigus,
dans lesquelles une eau d'un bleu pur, intense, refluait avec douceur,
puis blanchissait tout à coup et bouillonnait en écume neigeuse au
contact des rochers noirs. Quelquefois un batelet de pêcheur se
balançait au fond de ces baies; d'autres étaient désertes comme
les rivages d'un monde inexploré. A mesure que l'on montait, elles
paraissaient plus profondes, et la mer y prenait des tons plus nets et
plus foncés de saphir. Puis la route obliquait un peu; quelque haie de
rosiers en fleur cachait l'abîme; et, relevant les yeux, on ne voyait
au delà, sous la pluie éblouissante de lumière, que le miroitement du
large, les millions de vagues dansant sous le soleil, dansant dans la
liberté de l'étendue, jusqu'à la lointaine Afrique.

Gisèle admirait. «C'est vraiment très beau,» fit-elle. «Pourquoi ne
dis-tu rien, Simone?»

Simone tourna vers elle ses yeux clairs, où passa tout l'effarement de
son âme. Elle avait peur de son idée de mourir, maintenant que son
regard plongeait dans les fissures de ces âpres roches. Se briser sur
toutes ces pointes cruelles... Oh! jamais elle n'en aurait le courage.
Mais que faire? Que devenir? Son amie remarqua sa tristesse, et ne s'en
étonna point: être triste sans cause, être joyeuse sans plus de raison,
semblait tout à fait simple à cette fantasque Gisèle, dont la nervosité
passait des plus folles fièvres aux plus accablantes nostalgies. Mais,
pour le moment, lasse de l'humeur contemplative, elle se tourna vers
son mari:

—Tiens! vous voilà réveillé, Édouard? Est-ce que vous avez bien dormi?

—Je n'ai pas dormi, protesta-t-il.

—Alors que faisiez-vous? Vous n'avez pas ouvert la bouche.

—C'est que je réfléchissais.

Elle éclata de rire, assez méchamment.

—Oh! qu'est-ce que vous réfléchissiez? L'azur du ciel?

Chambertier ne dit rien; mais, presque aussitôt, Simone crut sentir
qu'il approchait une jambe de la sienne et que la bottine de cet homme
cherchait à effleurer son pied. N'était-ce qu'un cahot de la voiture?
Voulait-il ainsi la prendre à témoin des dédains que Gisèle lui
infligeait à tout propos? Ou bien risquait-il une marque d'intelligence
plus tendre, que rien n'autorisait? Elle se recula, et n'eut pas
à subir une seconde tentative—si toutefois c'en était une,—car on
descendit de voiture sur la petite place du village de Giens, entre
l'église et l'unique auberge. Mais, dans la disposition d'esprit où
se trouvait Mme Mervil, ce fait accrut l'amertume de sa rêverie.
Elle pensa: «Comme c'est écœurant, l'existence! Que de vilaines
complications dans un milieu pourtant restreint! Ces gens ne se doutent
guère que mon amant vient me poursuivre jusque chez eux. Mon mari m'a
trompée; j'ai trompé mon mari; Gisèle trompera le sien; et le sien,
tout à l'heure, dans cette voiture, osait... quel dégoût! Et pourtant,
nous passons pour honnêtes; nous le sommes peut-être... Car je suis la
plus coupable d'eux tous, et je me sens si peu faite pour le vice!...
Est-ce donc une fatalité?»

Sur le seuil de l'auberge, un pêcheur déposait, avec le geste las mais
content d'un homme qui vient de finir sa tâche, un grand panier rempli
d'oursins. Une odeur saline, âpre et fraîche, montait de ces coques
noires et hérissées, encore toutes luisantes d'eau de mer, et dont
quelques-unes gardaient entre leurs piquants un enchevêtrement de fines
algues et de mousses marines.

—Tiens! dit Gisèle, nous allons en manger pour notre goûter.

Elle se fit ouvrir plusieurs coquilles, et elle restait debout,
rieuse, d'une si fine élégance dans ce décor de vie pauvre et de
sauvage nature, humant la pulpe rouge de ces bêtes qui ont un goût de
fleur et de marée. Simone, malgré sa propre détresse d'âme, subit le
charme de cette femme et de ce lieu. Plus tard—plus tard!...—en pensant
à Gisèle, c'est ainsi que souvent elle devait la revoir: mangeant des
oursins dans le pan d'ombre d'une maison simple, aux lignes sèches
découpées sur le bleu violent d'un ciel méridional, avec un arôme de
mer dans l'air tranquille, et, tout autour, une sensation de chaleur et
d'espace.

—Tu n'en veux pas?

—Merci, je les déteste.

—Vous avez bien raison, madame Mervil, c'est comme moi, dit
Chambertier, qui tirait du coffre de la voiture des gâteaux, des fruits
confits, des oranges et du vin de Brégançon.

Mais Simone ne toucha pas plus à ces provisions qu'aux oursins. Elle
s'écarta de ses amis, les devança sur les ruines de l'ancien fort, d'où
la vue est si merveilleusement belle. Toutefois, à cette heure, le
soleil dévorait tout; un poudroiement de lumière embrumait d'or toute
la côte, depuis le cap Sicié jusqu'aux plus lointaines montagnes des
Maures; tout près seulement, le dessin des îles d'Hyères apparaissait,
net et sombre; et il y avait une couleur, une seule, que toute cette
clarté n'absorbait pas: c'était le bleu de la Méditerranée, ce bleu
profond et pur, qui, loin de s'atténuer et de pâlir, s'avivait sous les
rayons.

Tout à coup, Simone, en se retournant, vit Gisèle à son côté.

Mme Chambertier ne regardait pas vers la terre. Ses yeux—ses beaux yeux
de langueur et de caresse—se perdaient dans le mystère du large. Ses
narines de faunesse eurent un battement de sensualité.

—Oh! dis, murmura-t-elle, comme ce serait bon de s'en aller tout
là-bas, au hasard, dans l'inconnu, avec quelqu'un que l'on aimerait
follement!

—Bah! répliqua Simone, tout n'est beau que de loin... l'amour comme le
reste. Cela ne vaut pas le voyage.

—Toi, reprit Gisèle, si tu n'étais pas mariée, tu finirais dans un
couvent.

—Ah! s'écria Mme Mervil avec un accent de telle tristesse que son amie
en fut troublée, ce n'est pas d'amour et de départ que cette mer me
donne envie.

—De quoi donc?

—De repos... Je voudrais avoir le courage de m'enfoncer sous ces vagues
bleues, de m'y étendre et d'y dormir... toujours.

—Ça te passera, dit Gisèle. J'ai éprouvé cette maladie-là, mais je
suis bien résolue à en guérir, par exemple!

—Tu y connais un remède?

—Je crois sincèrement qu'il n'y en a qu'un.

—Et lequel?

—Un bel et bon amour, dans lequel on se lance à plein cœur. Quelque
folle toquade qui vous fasse marcher sans les voir sur toutes les
conventions, les ennuis et les hontes de cette bête d'existence. Un
être qui vous ensorcelle, qui vous tourmente et qui vous intéresse...
Un _flirt_, comme disent nos hypocrites amies de là-bas... Dieu! que je
trouve ce mot lâche et laid! Pourquoi ne pas dire: un amant?

Simone n'essaya point de répondre. Un doute lui venait. Ce bonheur
que vantait Gisèle, ce bonheur coupable et caché, avait peut-être, en
effet, un prix incomparable. N'y avait-elle pas trouvé des joies, des
émotions, que la vie ne lui offrirait plus? N'était-ce pas seulement un
absurde scrupule qui le lui avait empoisonné? Elle était près d'envier
l'audace et la passion de son amie. Ne regretterait-elle jamais ce
qu'elle allait perdre? Elle pouvait encore étendre la main et ressaisir
ce rêve de félicité,—ce rêve qui, près de s'évanouir, prenait une
singulière puissance de charme et de séduction... L'image de Jean
passa devant ses yeux... Une intolérable convulsion d'angoisse lui fit
défaillir le cœur.

—Qu'as-tu? dit Gisèle en lui mettant un bras autour de la taille. Tu
es toute pâle... Mais tu as les larmes aux yeux, petite Simone! Oh! ce
n'est pas bien d'avoir un chagrin et de ne pas me le dire.

—Non, ce n'est rien, répondit Mme Mervil. Je t'assure que je n'ai
rien... C'est trop bête!

Les deux jeunes femmes s'étaient éloignées du village, et venaient de
s'engager dans un petit sentier surplombant la mer.

—Ta belle-mère et ton mari doivent nous attendre. Viens, retournons,
reprit Simone.

Car elle avait peur—dans son trouble—de se laisser amollir par cette
amicale tendresse, par cette complicité câline de femme qui pressent
et absout l'amour; elle avait peur de trahir, par une parole ou par
un sanglot, son torturant secret. Et, d'autre part, ce secret, une
invincible pudeur d'âme le scellait au bord de ses lèvres; elle sentait
que les plus fines nuances de ses sentiments resteraient inexprimées,
insaisissables; elle savait que les subtilités de sa conscience, ses
doutes, les bizarres dédoublements de sa sensibilité, ne seraient pas
compris... Donc elle se raidissait contre l'instinctif besoin de faire
toucher les plaies de son cœur à une main légère, caressante...

Gisèle maintenant l'embrassait, l'attirait contre elle, tout
impressionnée par ce silence au fond duquel tremblait une douleur.

—Alors, tu ne veux rien me dire? Tu n'as donc pas confiance en moi? Tu
ne m'aimes donc pas?

—Ah! si, mignonne, je t'aime bien, toi, va! murmura Simone, en appuyant
sa tête sur l'épaule de son amie.

—Mon Dieu! que tu es jolie! s'écria Gisèle, qui l'écarta pour tâcher de
lire dans les yeux clairs aux cils mouillés. Peut-on avoir des idées
noires quand on est jolie comme ça? Dis donc... ajouta-t-elle tout bas
avec un clignement de paupières, il n'est pas à plaindre, celui pour
qui tu pleures.

—Je ne pleure pour personne.

—Allons donc! Est-ce qu'à notre âge il y a d'autres peines que les
peines de cœur? Ah! si j'étais un homme, je saurais comment m'y prendre
pour sécher ces beaux yeux-là.

Leur pensée ne dépassa point le badinage de cette câlinerie. Mais,
inconsciemment, l'amour dont elles avaient parlé, dont elles
frissonnaient sourdement, dont elles étaient pétries, mettait une
suavité sur leurs lèvres, une trouble douceur au fond de leurs yeux. Et
la secrète alliance contre l'homme—contre l'homme dont elles avaient
souffert, dont elles souffriraient encore puisqu'elles aimeraient—les
faisait se serrer plus étroitement l'une contre l'autre.

—Enfin, vous voilà! dit la voix de Chambertier. Et vous êtes là,
installées, à vous faire des confidences!... Les femmes sont
extraordinaires, ma parole! Dans la voiture, vous n'aviez pas un mot
à dire; et maintenant, quand nous vous attendons... Mais c'est tout à
l'heure qu'il fallait vous dire tout cela: ça nous aurait amusés en
route.

—Ah! oui, je ne dis pas. Ç'aurait pu vous amuser, dit tranquillement
Gisèle avec une froideur d'ironie qui fit un peu de mal à Simone.

—Dépêchons-nous, reprit Chambertier. Nous passerons à la Tour-Fondue.
Il faut absolument montrer cela à Mme Mervil.

On remonta dans la voiture; les chevaux, qui somnolaient, secouèrent
leurs sonnailles; le cocher fit claquer son fouet, et l'on redescendit
au grand trot la route gravie au pas il y avait une heure. Mais
bientôt on prit un chemin de traverse qui pénétrait sous un bois
de pins-parasols; la mer disparut, les yeux se reposèrent en des
profondeurs d'un vert obscur; une fraîcheur descendit des dômes opaques
et arrondis que ces arbres étalent avec une régularité de monstrueux
champignons aux pieds élancés et très minces; des parfums de romarin
et de lavande se dégageaient du fouillis des plantes où s'enfonçaient
leurs troncs.

Un tournant de la route fit découvrir un cavalier qui suivait en avant
la même direction, et qui s'en allait au petit galop. Il disparut
derrière les arbres. Un peu plus loin, on le revit; il avait mis sa
bête au pas.

Simone, qui avait changé de place avec Gisèle pour ne plus se trouver
en face de Chambertier, tournait maintenant le dos aux chevaux. Elle
n'aperçut donc pas le promeneur. Aussi reçut-elle un choc à la faire
presque s'évanouir, lorsque son amie s'écria:

—Par exemple, voilà qui est trop fort! Mais c'est M. d'Espayrac!

On se trouvait maintenant si près, que Jean put entendre l'exclamation.
Il s'arrêtait, saluait. La voiture lancée le dépassa; mais, sur un
ordre de M. Chambertier, le cocher retint son attelage. D'Espayrac
s'approcha de la portière.

Il montait un cheval de louage qui faisait mal valoir ses grâces de
cavalier parfait. C'était, paraissait-il, sa plus vive préoccupation de
beau sportsman vaniteux, car il commença par dire du mal de sa monture,
et par jurer que, sans un vif désir de rattraper ces dames, il n'eût
pas consenti à se montrer sur un carcan pareil.

—Laissez donc, dit Gisèle. Nous vous avons vu gagner des flots de
rubans au Concours hippique, sur votre _Saturne_. Votre amour-propre
est sauf. N'injuriez plus cette pauvre bête.

—On vous a donc dit, prononça Chambertier, que nous étions partis pour
la presqu'île de Giens?

—Mais non, il l'a deviné, dit Gisèle avec le haussement d'épaules dont
elle accueillait généralement les remarques de son mari.

Jean expliqua qu'il était arrivé pour leur rendre visite juste au
moment où ils venaient de partir. Le temps de prendre cette rosse chez
un loueur et il les avait suivis.

—Mais pourquoi ne pas aller d'abord au village de Giens?

C'est qu'il connaissait l'itinéraire suivi de temps immémorial par
les cochers du pays: le village, puis la Tour-Fondue. Comme ses amis
avaient de l'avance, le plus sûr était de les attendre à la seconde
étape.

—Eh bien, marchons, reprit Gisèle. Et ne vous faites pas emballer,
noble poète. Votre Pégase m'a l'air bien fougueux.

D'Espayrac, piqué, serra les jambes, toucha de l'éperon et rapprocha
les doigts, si bien que le cheval tomba en main et mâcha son mors,
chose oubliée depuis longtemps sans doute par ce quadrupède suranné.

On repartit. Les yeux de Simone et de Jean ne s'étaient pas une seule
fois rencontrés. Le jeune homme, tout en parlant de «ces dames»,
n'avait adressé qu'à Gisèle toutes ses coquettes politesses. Maintenant
il trottait près de la voiture, et, de temps à autre, il ripostait
gaiement à quelque malice lancée par Mme Chambertier. Simone était
d'autant plus mal à l'aise que, pour ne pas exciter les soupçons par
une inexplicable bouderie, elle devait s'efforcer de rire, prendre sa
part de la joie qu'éveillait brusquement la présence de cet homme,—de
cet homme qui l'avait possédée, et qui, partout, maintenant, traînerait
un lambeau saignant de sa vie.

«Comme il rit de bon cœur!» pensait-elle. «Ah! il n'a donc pas
souffert! Il n'éprouve rien du trouble qui m'écrase. Il ne m'a même pas
aimée, ce n'était qu'un caprice. Et je me suis donnée à lui!...»

Elle n'imaginait pas qu'il pût dissimuler, grâce à cette verve
apparente, une émotion qui, en réalité, crispait ce cœur masculin,
sous le veston de voyage, en dépit du rire qu'affectaient la bouche
et les yeux. Encore moins eût-elle soupçonné un plan arrêté d'avance,
une tactique, cependant tout indiquée soit par la rancune d'un orgueil
blessé au vif, soit par la stratégie amoureuse d'un cœur qui, pour
en reprendre un autre, joue la comédie de l'indifférence ou de la
guérison. Ce sont pourtant là des stratagèmes plus familiers à son
sexe qu'à celui de M. d'Espayrac. Mais, à ce moment, Simone était
moins femme que Jean, parce qu'elle se trouvait aux prises avec des
sentiments plus violents et plus sincères que ceux dont il était
capable.

Si M. d'Espayrac, après l'avoir ainsi déroutée pas son insouciance,
lui eût, à l'improviste, adressé quelque regard de souffrance et de
passion, les yeux de Mme Mervil eussent probablement répondu pour la
perte matérielle et morale de cette malheureuse jeune femme. Elle eût
trahi son propre cœur, et livré son secret à ses amis. A tout risque
eût-elle voulu s'assurer qu'il avait pris au sérieux sa tendresse,
et qu'il prenait au sérieux son abandon; que le drame de sa propre
existence n'était pas un simple vaudeville dans la pensée de son amant.
Elle ne considérait même plus que la présence de M. d'Espayrac à Hyères
montrait assez que le souci de sa personne obsédait et entraînait le
poète. Avec la simplicité de son âme dépourvue de rouerie, elle se
laissait prendre au piège que Jean—bien plus maître de soi, bien plus
félin qu'elle-même—était venu lui tendre.

L'impression fut la même durant tout le reste de la promenade. Car M.
d'Espayrac, tout en témoignant à Simone les égards pleins de banalité
qu'il ne pouvait omettre sans affectation, s'occupa de Gisèle avec la
séduisante galanterie dont il savait envelopper les femmes auxquelles
il voulait plaire. Or, il tombait au moment le plus favorable pour
ne perdre aucun de ses effets sur l'imagination de Mme Chambertier.
Les nostalgiques et confus désirs qui la hantaient de plus en plus,
l'impatience de vivre la vie de passion qui d'avance consumait sa
sensuelle beauté, l'ennui des derniers jours dans une retraite pleine
de mélancolie, joints à la langueur de cet air trop doux, de cette
mer trop molle, préparaient Gisèle à devenir la proie de quelque
foudroyante ivresse. Déjà, la présence, l'entrain de M. d'Espayrac, le
mouvement autour d'elle de cette mâle jeunesse, excitaient ses nerfs,
secouaient sa nonchalance, éclairaient d'étincelles fugaces ses yeux de
velours et d'ombre. Quelque chose de troublant émanait d'elle. Simone,
qui fut sensible à cette transformation, se sentit tout à coup le cœur
labouré de jalousie.

On arrivait à la Tour-Fondue. Ils quittèrent la voiture; M. d'Espayrac
descendit de cheval. Et tous se dirigèrent vers le petit fortin qui
remplace aujourd'hui l'ancienne tour féodale, disparue jusqu'au dernier
vestige. Ce petit poste stratégique, diminutif minuscule des forts
du Coudon et du Faron,—les formidables gardiens de la côte, qu'on
aperçoit de là, bien haut dans le ciel bleu de Provence, attentifs
et silencieux,—est bâti sur un îlot qu'une sorte de passerelle relie
à la presqu'île. Un sous-officier, détaché de la garnison de Toulon,
garde ces quelques pieds carrés de fortifications, dans lesquelles
on ne laisse même pas, en ce temps de paix, les pièces d'artillerie
nécessaires pour garnir cinq ou six meurtrières qui s'ouvrent dans la
muraille trapue.

—Comment! s'écria Chambertier. Il n'y a que cela à voir ici! Mais où
donc est la tour?

—Elle est fondue, dit gravement d'Espayrac.

Gisèle, curieuse, courait sur la passerelle, pour grimper dans le petit
fort, dont elle voyait la porte ouverte. Les mots: _Défense absolue
d'entrer_, l'arrêtèrent un instant. Puis, n'apercevant personne, elle
se hasarda sur la pointe des pieds. Rien ne bougea dans cette bizarre
petite place de guerre; le gardien était absent. Alors elle se mit à
considérer l'île de Porquerolles, à travers une des meurtrières, dont
le cadre de pierre donnait, trouvait-elle, du recul au paysage.

Une voix intentionnellement grossie la fit tressaillir.

—Vous voulez donc être arrêtée comme espionne et passée par les armes?

—Ah! Dieu! que vous m'avez fait peur! dit-elle à Jean dans un éclat de
rire.

Simone Mervil s'était arrêtée sur le léger pont de bois. Elle
regardait. Le décor extérieur lui entrait dans les yeux comme l'image
précise de sa souffrance. Il y avait, dans la couleur de l'eau, dans
le dessin des îles, dans l'adoucissement de la lumière, toutes les
nuances de sa détresse; et, vers le large, l'étendue sans fin de la
mer lui peignait bien l'immensité de son incertitude. Au-dessous
d'elle, des petites vagues sautillantes couvraient et découvraient
sans cesse l'isthme rocheux que les cinquante centimètres de marée
haute propres à la Méditerranée suffisent à transformer en détroit.
Simone tâchait d'engourdir sa pensée à suivre ce ruissellement sur
les pierres noires. Puis, levant les yeux, elle remarquait autour de
l'îlot une saillie circulaire à peine assez large pour y poser le pied;
alors elle se demandait si elle aurait le courage d'y marcher; elle la
suivait en imagination, jusqu'à ce qu'une tentation violente lui vînt
de s'y aventurer. Mais cette distraction machinale n'atténuait pas la
sensation d'endolorissement qui lui meurtrissait toute l'âme.

Au retour, Jean d'Espayrac ne se tint pas auprès de la voiture. Son
cheval ne pouvait suivre, sans «traquenarder» horriblement, l'allure
de l'attelage. Le jeune homme allait donc au pas ou au petit trot,
rattrapant de temps à autre ses amis par un temps de galop. Se
doutait-il du désordre affreux dans lequel se débattait Simone? Et que
parfois elle souhaitait qu'il fût mort, et que parfois elle fondait de
tendresse et du désir de son étreinte?

«Ah!» se disait-elle, «c'est ainsi que j'ai cru guérir de la trahison
de Roger! Comme il me mépriserait s'il sondait mon humiliation! Non,
la partie n'est pas égale: pour les hommes, l'amour est un plaisir
sans conséquence, un sentier fleuri que l'on parcourt tout en pensant
à autre chose; mais, pour nous, c'est un chemin d'épines où nous nous
déchirons le cœur.»



XI


Deux ou trois jours se passèrent. Des parties furent organisées. On
alla manger de la bouillabaisse à Carqueiranne, sous une tonnelle, en
face de la mer. On se rendit au village des Bormettes, où se trouve
une mine d'étain, d'antimoine et d'argent, récemment découverte, en
exploitation depuis fort peu de temps. Gisèle se fit montrer les bennes
à l'ouverture des puits, et elle voulait absolument y descendre.
Ensuite elle oublia cette fantaisie pour jeter des pièces d'argent et
de cuivre aux trieuses du minerai. Du haut de la galerie, elle lançait
la monnaie parmi les pierres vomies avec un tapage sinistre par la
mâchoire en acier du «broyeur», et qu'emportait ensuite lentement une
étroite voie mouvante entre deux rangs de travailleuses. Les femmes
ne devaient rien laisser échapper qui méritât d'être recueilli; leurs
yeux, attentifs à l'éclat du minerai, découvraient aussitôt le métal
monnayé, que leurs doigts saisissaient d'un même geste prompt, avec,
parfois, un mouvement de tête et un sourire de remerciement aux belles
dames de là-haut. Simone, pendant un instant, s'arrêta pour regarder,
sur de vastes meules tournantes en caoutchouc durci, des filets d'eau
laver puis entraîner le métal, transformé en une précieuse poussière
impalpable. Mais Chambertier n'eut qu'un étonnement respectueux: ce fut
devant de gros tas de boue, destinés jadis à être jetés dans la mer, et
dont un ingénieur, par des procédés nouveaux, s'engageait à extraire
encore pour soixante mille francs de métal.

M. d'Espayrac ne manquait pas de prendre part à ces excursions. Il
dînait ensuite au château. Le café était servi sur la terrasse,
au-dessus de la vieille ville qui s'endormait dans l'ombre. Les heures
tintant au clocher de Saint-Paul vibraient dans l'espace avec un son
grêle et fêlé qui tremblait longtemps avant de mourir. Au loin, la
mer pâlissait sous un ciel criblé d'étoiles. Et, dans ce décor, les
racontars parisiens, qui semblaient drôles à table, perdaient le
pétillement dont ils avaient moussé sous la lampe et les bougies. La
conversation languissait. Ces messieurs fumaient lentement; à chaque
bouffée, on voyait braisiller l'étincelle de leurs cigares sur le
fond noir des buissons de troënes et de camélias. A la fin, Jean se
levait, et M. Chambertier renouvelait le reproche qu'il lui adressait
quotidiennement de ne pas accepter dans cette maison une hospitalité
complète.

—Au moins, lui dit-il un soir, venez demain de bonne heure. Quand je
pense que vous n'êtes pas encore monté jusqu'en haut de la propriété!

—C'est la faute du mistral. Vous m'avez dit que c'est à ne pas tenir,
quand il souffle, au sommet de votre rocher.

—Oui, mais il ne souffle plus depuis hier. Et le soleil est pire encore
si vous attendez seulement dix heures. Venez très tôt. Ces dames vous
serviront de guides. Moi je suis forcé de me rendre à Toulon pour une
affaire.

       *       *       *       *       *

Le matin suivant, lorsque Jean d'Espayrac, remontant l'allée de
mimosas, parvint devant l'habitation, il vit Simone qui, assise devant
une table rustique, écrivait sa correspondance.

—Bonjour, madame, dit-il gravement. Si cette lettre est pour Mervil,
veuillez lui faire mes amitiés.

La jeune femme leva sur lui un regard droit et ferme. C'était la
première fois, depuis l'arrivée du poète à Hyères, qu'ils se
trouvaient ainsi, seuls, en face l'un de l'autre.

—Merci, dit-elle. En effet, j'écris à Roger. Je vais lui faire votre
commission.

Elle baissa de nouveau la tête. Les frisures de ses cheveux blonds
brillaient doucement dans l'ombre tiède. Mais une rougeur intense
envahit son cou, qui s'allongeait en s'inclinant, et que dégageait un
grand collet de vieille dentelle tombant tout autour sur sa robe claire.

Jean posa les deux mains sur le bord de la table, et il avança le buste
vers elle. Ses regards pesaient sur cette tête blonde qu'il voulait
contraindre à se relever. Mme Mervil les sentit peut-être; en tout cas,
elle dut voir son geste. Pourtant elle continua d'écrire. Alors Jean
rapprocha encore son visage, et il murmura très bas:

—Simone!

Elle eut un sursaut d'inquiétude, un coup d'œil vers la maison:

—Ah! prenez garde!

Car les portes béantes laissaient voir l'intérieur, tandis qu'au-dessus
d'elle les fenêtres pouvaient s'ouvrir, quelqu'un pouvait les écouter.

Une femme de chambre, d'ailleurs, parut presque aussitôt: «Madame est
un peu souffrante,» venait-elle dire. «Elle est encore au lit. Elle
prie Mme Mervil d'accompagner seule M. d'Espayrac jusqu'en haut du
rocher.»

Simone, que cette proposition troublait, dit machinalement:

—Mais qu'a-t-elle? Ce n'est rien, j'espère? Je vais aller la voir.

En même temps elle se levait.

—Oh! non, dit la femme de chambre avec un sourire. Madame était
seulement fatiguée; elle avait encore sommeil; elle doit s'être
rendormie.

—Mais vous connaissez le chemin? demanda d'Espayrac à Mme Mervil.

—Oh! parfaitement, dit-elle, secouée d'un tel battement de cœur qu'elle
en crut les chocs perceptibles aux oreilles de la servante et qu'elle
se hâta de la congédier.

Mais celle-ci revint sur ses pas.

—Madame prie Mme Mervil de ne pas oublier le point de vue d'où l'on
aperçoit les Alpes, au pied des vieilles tours, à droite... de faire
remarquer à Monsieur qu'on distingue les Alpes.

—Descendez-moi mon chapeau et mon ombrelle, commanda Simone.

Ils partirent. Simone marchait en avant, car, tout de suite derrière
la maison, commençaient d'étroits sentiers en lacet, coupés de temps à
autre par des marches de pierre. C'était encore le jardin cultivé; des
buissons de roses bordaient le petit chemin, et, sur les terre-pleins,
des jardiniers retournaient le sol afin d'y planter de la vigne.
Bientôt le sentier devint plus abrupt; les escaliers n'étaient plus que
des saillies de roc dont les schistes formaient des degrés naturels;
des arbousiers, des houx, des yeuses, remplacèrent les myrtes, les
troënes, les mimosas; l'air devint plus léger; l'horizon s'agrandit. En
se tournant vers la mer, ils virent que les îles ne bornaient plus la
vue; au delà de Giens, de Porquerolles, une mince bande scintillante se
dessinait à présent; c'était le large, l'infini, la libre Méditerranée.
Au-dessous d'eux, des rochers qu'ils avaient contournés se hérissaient,
cachant la maison, effaçant toute présence humaine, donnant une
impression de nature sauvage et de profonde solitude. Puis, tout
autour, tout là-haut, à d'incroyables distances, dans l'absolue pureté
du ciel, s'étendaient le silence et l'espace.

Simone respira longuement, avec un frémissement de tout son être; ses
narines, si délicates, eurent un imperceptible gonflement de fierté;
elle venait de se sentir soudain pleine de courage et de calme. Ses
yeux, éclairés de franchise, cherchèrent bravement ceux de Jean. Le
jeune homme la regardait, sans mot dire, avec tout ce qu'il pouvait
mettre de reproche triste dans l'outremer de ses larges prunelles.

—Eh bien! vous êtes contente, lui dit-il enfin, de m'avoir fait tant de
mal?

Voilà, malheureusement pour lui, ce qu'elle ne pouvait pas croire.
Depuis trois ou quatre jours qu'il flirtait avec Gisèle, s'il n'avait
joué que le rôle d'un homme véritablement blessé, trop fier pour
laisser voir sa blessure, il aurait eu quelque défaillance dans son
jeu, quelque silence ou quelque regard, quelque ironie même, qui eût
fait tressaillir Simone comme un éclair de sincérité. Mais il s'était
montré si pareil à lui-même; il avait si bien été ce que toujours
elle avait pu le voir: le beau séducteur charmeur et charmé, l'homme
qui se sent irrésistible, le poète qui dans un type de femme nouveau
n'entrevoit qu'une rime nouvelle, le gentilhomme à qui toute jolie
petite bourgeoise appartient par droit du seigneur, et—il lui fallait
bien se le dire—le mâle aussi, le mâle jeune et fort à qui toute
caresse qui s'offre fait oublier bien vite la caresse qui se refuse;
il avait trop été le Jean qui l'avait conquise pour être maintenant le
Jean que sa fuite eût meurtri, qui l'eût pleurée, regrettée, poursuivie
et rappelée éperdument.

—Oh! dit-elle avec une amertume qu'elle ne sut pas dissimuler,
dispensez-moi de vous plaindre. Personne ne vous prendrait pour un
homme malheureux.

—Simone, dit-il en s'animant, je n'aurais jamais cru que vous fussiez
une coquette.

Elle protesta. C'était bien là sa crainte, de passer—aux yeux de cet
être placé désormais à part dans l'univers—pour une femme qui se donne
et se reprend facilement, par amusement ou curiosité, elle qui payait
si cher la plus furtive sensation. Mais Jean, maintenant, l'accusait
presque avec violence. Dans son tête-à-tête avec elle, il éprouvait
le réveil de son amour-propre froissé, de son désir déçu, de son réel
désappointement, qui, pendant quelques semaines, avait donné un goût si
amer à sa vie.

Ce désappointement, qui l'avait amené dans le Midi, à la poursuite
de Simone, s'était atténué depuis, il est vrai, entre l'abattement
de sa maîtresse et la contagieuse surexcitation de Mme Chambertier.
Déchiffrer l'énigme d'un cœur qu'on venait de lui fermer paraissait
à d'Espayrac une besogne plus aride que partager la folie d'un corps
qui semblait s'offrir. Devant les provocations évidentes de Gisèle,
il s'était rappelé avec quelle ardeur irritante il avait désiré cette
femme bien avant de se griser avec la fraîche beauté blonde de Simone.
S'il eût gardé l'amour de celle-ci, peut-être l'orgueil de posséder
une mondaine si peu accessible aux entreprises, d'une réputation si
fièrement établie, l'aurait-il haussé jusqu'au dédain d'une tentation
qui sollicitait exclusivement son sang et ses nerfs. Mais le dépit
l'avait poussé tout droit vers le piège. Bien qu'il n'y fût point tombé
encore, les pas accomplis de ce côté lui inspiraient un regret sourd,
une honte vague, et il s'en prenait à Simone, comme, d'ailleurs, il en
avait un peu le droit.

—Quel respect, lui dit-il, pouvons-nous conserver envers les femmes,
quand celles que nous élevions le plus haut se conduisent de la sorte?
Ah! Simone, votre amour faisait de moi un autre homme. Pour la première
fois je mêlais de l'adoration, de l'émotion, de la tendresse, aux joies
des sens... Je croyais en vous, j'étais reconnaissant du sacrifice que
vous me faisiez, sacrifice de vos délicatesses, de votre ombrageuse
vertu, de vos scrupules, de vos pudeurs... Un sacrifice!... Allons
donc! Quand on a vraiment d'un tel prix acheté quelque chose, on y
tient, à cette chose, on ne la rejette pas au bout de quinze jours!

—Alors, dit Simone toute pâle, vous croyez?...

—Je crois, reprit Jean, qu'une honnête femme doit être honnête envers
son amant, quand elle en prend un, et que la vertu ne peut pas servir à
faire autant de mal qu'en ferait la plus perverse coquetterie.

—Mon Dieu! s'écria Simone, c'est épouvantable. Je m'étais déjà dit ces
choses-là.

D'Espayrac fut déconcerté, car il s'attendait à une crise d'indignation
qui lui eût permis d'être plus dur encore. Sa colère, à lui, allait
en augmentant, parce que Simone ne s'excusait pas, ne donnait aucune
explication, ne se révoltait pas quand il parlait de leur amour comme
d'une chose finie. Il avait envie de lui crier des brutalités, de lui
dire—sans le croire—qu'il la soupçonnait de l'avoir quitté pour un
autre amant; qu'une aussi courte liaison, jamais il n'en avait eu même
avec des filles, car toutes s'étaient séparées de lui convenablement.
Il s'affolait de fureur à la pensée que c'était bien vrai, que cette
Simone—la seule de ses maîtresses qui lui eût inspiré de l'estime—lui
infligeait réellement le plus brutal des _lâchages_.

Mais, pour échapper à cette scène si différente des plaintes
passionnées et des supplications dont à l'avance elle avait eu peur,
Simone s'était remise en marche. Elle s'avançait au milieu d'un plateau
couvert d'une herbe drue et fine, sous le feuillage gris de jeunes
oliviers. Du bout de son ombrelle fermée, elle touchait le sol de temps
à autre; sa robe de batiste à fond ivoire, dont le bord traînait,
courbait les plantes par derrière, et, quand elle avait passé, une
foule de petites pointes vertes se redressaient avec des frissons de
choses vivantes; l'ombre grêle des rameaux faisait des taches mouvantes
sur sa taille et sur ses hanches, dont le balancement avait comme une
langueur découragée; au-dessus de son collet de dentelle sa nuque
blonde s'érigeait avec la soie des cheveux, plus pâles près de la peau.
Jean se souvint des petits rires d'extase qu'elle avait roucoulés un
jour qu'il la mordillait à cette place... A ce moment, le pied de
Simone tourna sur une pierre; il accourut pour la soutenir, la saisit
dans ses bras, et, avant qu'elle pût s'en défendre, il la baisait
éperdument.

—Méchante! murmurait-il, méchante!... Pourquoi m'as-tu boudé! Pourquoi
m'as-tu fait penser de vilaines choses?... Pourquoi m'en as-tu fait
dire?... Pardonne-moi... J'étais fou! Mais dis-moi donc que tu
m'aimes!...

Simone n'essaya pas plus de se soustraire à ses baisers que, tout à
l'heure, à ses reproches. Elle les accueillit avec des lèvres tristes
et passionnées. Même elle l'étreignit un instant avec l'énergie dont
on retient quelque chose de précieux qui vous échappe. L'état violent
et désespéré de son âme prêtait à son frêle corps, plutôt indifférent
et paisible, une ardeur qui, tout à coup, lui rendait ses résolutions
presque impossibles à accomplir.

—Ah! soupira-t-elle, tandis que d'irrésistibles larmes noyaient la
douceur de ses yeux, la vie est une chose affreuse, mon ami... Une
chose cruelle et affreuse!

—Parce que tu ne sais pas la prendre, petite folle chérie. Elle est si
simple! Bien moins compliquée que tu ne te la fabriques.

Au ton de badinage et de câlinerie qu'il mit à cette réponse, Simone
sut combien la pensée de cet homme était loin de sa propre pensée.
S'il pouvait lire en elle-même, il sourirait probablement avec une
pitié mêlée de scepticisme. La substance solide et matérielle de son
cœur, à lui, n'offrait pas de prises aux fines pointes aiguës dont
elle sentait le sien tout criblé. Quelle nature heureuse il avait,
lui qui pouvait, sans souffrir, tromper un ami, et, probablement,
trahir une maîtresse; lui qui pouvait aimer sans que son amour lui
fît mal! C'était là, sans doute, la supériorité masculine, et elle,
Simone, n'était qu'une femme nerveuse, incapable de sérénité soit dans
la vertu, soit dans le plaisir. Elle envia cette belle sensualité
tranquille, avec laquelle il lui baisait la bouche sans vouloir
connaître ce qui lui gonflait si douloureusement la poitrine et les
paupières.

—Oui, dit-elle avec une pauvre ironie, c'est vous qui avez raison. J'ai
le caractère mal fait. Quand on n'a pas plus de bravoure dans la faute,
on ne devrait pas la commettre.

—La faute? répéta Jean. Ah! voilà les grands mots... Tu n'es pas
raisonnable.

—Je le sais bien.

—Mais puisque c'est fait, petite bête! Est-ce qu'on doit se tourmenter
pour ce qui est accompli, irrévocable? Le mieux est d'en profiter.
C'est l'existence, cela, Simone. Tu n'as rien commis de pire que tant
d'autres.

—Jean, dit-elle, je vous en supplie, ne me tutoyez pas!...

Les yeux du jeune homme se durcirent. Il comprit que, malgré
l'attendrissement de tout à l'heure, où, pendant une minute, il l'avait
sentie se fondre dans ses bras, elle n'était plus à lui; il devina,
sous cette douleur, l'obstination d'une volonté d'autant plus difficile
à vaincre qu'elle ne se raisonnait pas et qu'elle ne discuterait pas.
Cette femme s'était donnée; cette femme se reprenait. Savait-elle au
juste pourquoi? Non, certes. Elle considérait sans doute la première
action comme une faute, la seconde comme une expiation. Qu'importaient
les étiquettes ainsi distribuées par sa petite cervelle? Le fait est
qu'un jour elle l'avait préféré à tout, et qu'aujourd'hui elle lui
préférait autre chose: son mari, ou le bon Dieu, ou un autre amant...
Pouvait-on savoir? Et cela presque d'une heure à l'autre!... Elle
était femme, voilà tout. D'Espayrac se retint pour ne pas hausser les
épaules. Lui qui, très sérieusement, gardait à Simone de l'estime
lorsque, à Meudon, elle se donnait à lui, commençait de la mépriser
maintenant qu'elle voulait reconquérir son honnêteté perdue. Et là,
dans ce champ pâle d'oliviers, durant cet inoubliable matin, Simone
le vit passer, le mépris qu'elle craignait plus que la mort, dans ces
prunelles d'homme,—dans ces prunelles au fond desquelles tous ses
efforts n'effaceraient pas la vision de sa chair, les images de sa
possession.

Elle frissonna.

Un souffle froid glissa entre leurs deux âmes, entre leurs deux corps,
tout émus pourtant par un seul baiser il y avait à peine quelques
secondes. En cet instant ils ne s'aimaient plus, ils ne se désiraient
plus. Quant à se comprendre, ils ne le cherchaient même pas. Chacun
se sentait tyrannisé par la violence d'une égoïste douleur; et le
seul soulagement qu'ils eussent pu ressentir fût venu à chacun de la
certitude que l'autre souffrait autant que lui.

Ils poursuivirent leur ascension. Ils parlèrent de l'ancienne
forteresse, dans l'enceinte ruinée de laquelle ils pénétraient
maintenant. Ils se firent mutuellement remarquer des détails du
paysage. Quand ils parvinrent au pied des vieilles tours, d'où
l'on découvre une vue toute différente, M. d'Espayrac fut étonné
d'apercevoir, en perdant la perspective de la mer, un paysage de
montagnes. De toutes parts des collines s'étageaient, et la violente
lumière, en accentuant leurs ombres, leur prêtait un relief saisissant.
Entre elles, une vallée s'élargissait, où l'on voyait courir, avec une
blancheur de satin parmi la verdure des vignes, la route de Toulon. Un
sinueux cours d'eau faisait, par places, des taches d'un bleu si vif
qu'il en était invraisemblable; et des bastides aux toits de tuiles
rouges s'éparpillaient, abritées pour la plupart contre le mistral
par une muraille de hauts ifs pointus, qui s'alignaient au bord des
jardins pleins de roses, avec une rigidité funéraire.

—Maintenant, regardez les Alpes, dit Mme Mervil.

—Où donc? demanda Jean.

Il fallait une certaine application pour distinguer leurs vagues cimes,
d'un dessin si vaporeux, à peine plus pâle que le bord argenté du ciel,
entre les déchiquetures noires des montagnes des Maures. Mais, quand on
avait nettement aperçu l'un des glaciers, on en découvrait un autre,
puis un autre encore; toute la chaîne, là-bas, déroulait dans l'azur
l'éternité de ses neiges... Et ces blancs sommets entrevus s'emparaient
de l'imagination, qu'ils remplissaient tout entière de leur lointaine
majesté.

—A présent, dit Simone, il nous faut revenir un peu sur nos pas si nous
voulons explorer les ruines.

Elle ramena M. d'Espayrac devant l'entrée de la forteresse. Ils
s'arrêtèrent pour examiner dans la pierre les rainures où, des siècles
auparavant, glissait quelque porte massive, que l'on hissait avec des
chaînes, et ils reconnurent les mortaises où s'enfonçaient les barres
de fer dont on la fortifiait à l'intérieur. Des escaliers s'offraient
dans l'épaisseur même des murailles; ils y montèrent pour jeter un
regard par les jours étroits d'où les assiégés surveillaient l'ennemi.
Ils se penchèrent sur les mâchicoulis par où ruisselaient autrefois
l'huile et la poix bouillantes. Ils voulurent explorer une salle de
garde voûtée, suspendue à l'angle d'une tour, et par les étroites
ouvertures de laquelle on découvrait tout le pays. Pour y parvenir, il
n'y avait plus d'autre chemin que la crête d'un mur élevé, sur laquelle
on ne pouvait marcher sans imprudence, surtout à cause de l'effritement
des pierres. Simone s'y risqua par bravade; Jean la suivit; et le
sentiment de ce réel danger rouvrit la source de leurs émotions plus
tendres. Dans ce repaire de soldats, où c'est à peine si l'on pouvait
tenir debout sans se courber, et où régnait depuis mille ans peut-être
la même demi-obscurité lugubre, Jean reprit la main de Simone et lui
demanda si elle ne l'avait pas aimé.

—Ne parlez plus de cela, dit-elle. J'étais folle... j'étais coupable...

—M'aimiez-vous?

—Soyez généreux. Ne me demandez rien...

—Et vous, soyez franche! Parbleu! je ne vous reprendrai pas de force...
Et nous n'avons rien à nous cacher. M'avez-vous aimé, Simone?

—Vous le savez bien.

—Alors vous m'aimerez encore. Et vous vous repentirez de ce que vous
faites aujourd'hui, quel qu'en soit le motif.

—Le motif!... Ah! Jean, si vous saviez comme je voudrais être comprise
par vous! Est-ce possible que vous ne puissiez être que mon amant ou
mon ennemi?

—Oui, dit-il d'une voix dure, vous êtes comme toutes les femmes: vous
voudriez reprendre votre personne et garder mon amour. Si, au lieu
d'indignation, je vous montrais de la souffrance, votre nouvelle vertu
ne vous coûterait guère.

—Mon Dieu!... gémit-elle.

Et, sur un geste qu'il fit, comme pour la saisir, elle ajouta:

—Sortons, nous n'avons plus rien à nous dire.

Un éclair de folie traversa le cerveau de Jean.

—Si! murmura-t-il, si, j'ai quelque chose à te dire... Simone... Ah!
Simone...

Déjà il l'étreignait, emporté de colère et de désir, dominé lui-même
par sa résolution farouche. Il parut à Simone adorable et effrayant.
Pourtant elle eut la suprême force de lui résister; elle se tordit
sur son bras, détournant la bouche de ces lèvres dont elle redoutait
tant la douceur. Alors il ne se posséda plus... Ses mains devinrent
brutales... Mais elle, qui luttait silencieusement, les dents serrées,
les nerfs roidis, tout à coup eut une inspiration; elle jeta un cri:

—Ah!... vous me faites mal!...

Ce fut si sincère et si déchirant qu'il eut peur: car il n'avait
pas mesuré sa violence, et il crut lui avoir tordu cruellement le
poignet. Dans sa surprise, il la lâcha presque... Elle fit un effort,
se dégagea, bondit hors de l'ouverture, et... se mit à courir sur
l'étroite crête de la muraille.

Le cœur de Jean cessa de battre; ce garçon robuste sentit ses bras
s'amollir, ses jambes se briser... Cela dura quelques secondes, puis il
vit Simone atteindre saine et sauve l'extrémité du périlleux chemin;
mais elle avait chancelé vers la fin de la course; une pierre, détachée
sous ses pas, tomba dans le vide et rebondit sur le rocher avec un
bruit sourd, à une vingtaine de mètres au-dessous.

M. d'Espayrac ne recouvra pas tout de suite assez de sang-froid pour
la suivre; un tel trouble le secouait encore qu'il ne se croyait
pas le pied suffisamment sûr. A la fin, il se hasarda, non sans une
appréhension plus grande que lorsqu'il avait passé la première fois.
Quand il fut de l'autre côté, il ne trouva plus Mme Mervil; mais,
s'étant engagé dans l'escalier qui subsiste à cet endroit au flanc de
la ruine, il aperçut de nouveau la jeune femme; elle descendait les
lacets de la colline, précipitamment, comme pour le fuir.

A cette vue, tout s'effaça dans l'esprit de Jean, excepté son
ressentiment furieux. Ah! elle avait couru un danger mortel plutôt
que de lui appartenir une fois de plus! Ah! elle l'avait repoussé,
presque frappé, comme un manant trop audacieux, elle qui naguère
s'abandonnait entre ses bras! Eh bien, il ne songerait pas à elle
une heure de plus. Elle ne compterait pas dans sa vie plus que ces
créatures de hasard dont on s'amuse et qu'on oublie. Elle valait moins
que ces créatures, d'ailleurs; celles-là sont forcées par le besoin de
remplir leur triste métier. Tandis que Simone Mervil!... Les syllabes
de ce nom, mentalement prononcées, causaient encore à d'Espayrac
une secousse d'émotion et de regret; puis la colère le soulevait de
nouveau quand s'éveillait le souvenir des humiliations subies. «Ah!»
pensait-il, «comme elle eût été punie, si, après la façon dont elle
s'est débarrassée de moi par sa feinte maladie et par son voyage,
elle ne m'avait pas vu la poursuivre jusqu'à Hyères! Ou, du moins,
si ce matin je n'avais pas eu la bêtise de lui rappeler le passé, de
la supplier, et même... Sacrebleu, que j'ai été idiot! J'aurais dû
savoir que rien au monde ne vaut pour les femmes le plaisir d'affoler
jusqu'à la violence le désir d'un homme, puis de le planter là pour se
draper dans leur vertu. C'est le bonheur complet pour elles, et tout y
trouve son compte: leur vanité, leur embryon de conscience morale, leur
cruauté naturelle, et même leurs sens paresseux, que cette excitation
émoustille et satisfait. Je commence à croire, parole d'honneur, que la
vertu de ces pécores-là est plus vicieuse que leurs vices!»

Cette conclusion amenait M. d'Espayrac dans le champ d'oliviers, où,
tout à l'heure, il avait embrassé Simone sans qu'elle se défendît.
«J'aurais dû la jeter sur cette herbe-là,» se dit-il. «Elle voulait
bien alors. J'ai parlementé, c'est ce qui m'a perdu.»

Il l'aperçut, appuyée contre un arbre, son fin visage tout pâle, et qui
regardait la mer. Il ralentit le pas, pour lui donner le temps de se
remettre en marche. Mais elle se détourna, le vit, et ne bougea pas.

—Vous m'attendez, madame? lui demanda-t-il quand il fut tout près.

—Oui, monsieur, il faut bien que nous rentrions ensemble.

Elle repartit en avant. Et tous deux, sans ajouter une parole,
descendirent les degrés de schiste, le sentier bordé de roses, et enfin
les marches de pierre qui les amenèrent devant la maison.

Gisèle, se penchant hors d'une fenêtre, cria:

—Eh bien, était-ce beau? Vous restez déjeuner avec nous, monsieur
d'Espayrac?

—Certainement, madame, avec le plus grand plaisir, dit-il d'un air
plein d'entrain.

Il se jeta dans un fauteuil d'osier, à l'ombre d'un groupe de poivriers
aux fines chevelures, tandis que Mme Mervil ouvrait des lettres,
apportées en son absence, et qu'un domestique venait de lui remettre.

Un instant après, Mme Chambertier parut dans l'embrasure du porche,
entre l'encadrement du lierre. Elle portait une robe d'une nuance
fausse et charmante, avec une petite veste en point de Venise appliquée
sur le corsage; ses longs yeux avaient une douceur plus alanguie
encore que de coutume; entre ses lèvres si rouges, retroussées d'un
peu d'ironie, brillaient ses dents humides, et ses cheveux noirs, aux
artificiels reflets de cuivre, ajoutaient à sa physionomie quelque
chose de voluptueux et de barbare.

Simone, qui releva les yeux, fut frappée de sa beauté.

—Tu as de mauvaises nouvelles? Qu'est-ce qui arrive? Tu es blanche
comme un linge!... s'écria Mme Chambertier.

La pâleur de sa triste promenade transformait d'une effrayante façon
le visage de Simone. On eût dit que tout son sang avait coulé par une
invisible blessure. Pourtant l'exclamation alarmée de son amie fit
courir sur ses joues une ombre rose, qui s'évanouit aussitôt.

—Ta petite Paulette n'est pas malade, j'espère?

Il en coûtait à Simone de mentir lorsqu'il s'agissait de la santé de sa
fille; elle se figurait lui porter malheur. Pourtant il ne lui vint pas
d'autre excuse. D'ailleurs elle était résolue à partir le jour même,
et ne pouvait alléguer de meilleur prétexte qu'une maladie de l'un des
siens.

—Ah! dit-elle, justement... Figure-toi, ma chérie, que Paulette est
malade. Mon mari me rappelle. Je mourrais d'inquiétude si je ne partais
pas tout de suite. Je vais prendre le train de trois heures. C'est
celui, n'est-ce pas? qui doit correspondre avec le rapide, à Toulon.



XII


Quand Simone Mervil se trouva de retour à Paris, un découragement très
profond s'empara d'elle. Il lui sembla que l'horizon de son existence,
illimité jusque-là, se fermait. Cette vague attente du bonheur
de demain plus complet que celui d'aujourd'hui, dont l'illusoire
enchantement précipite les pas des hommes, semblait, dans son cœur,
s'être brusquement éteinte. Elle n'avait plus de raison pour marcher
vers l'avenir. D'elle-même et volontairement elle avait muré l'inconnu.
A vingt-sept ans, sa vie devenait une impasse, dont elle aurait sans
cesse devant les yeux le but morne et sans au-delà. Elle toucha le fond
de cette pire des humaines misères: l'indicible ennui des êtres et des
choses.

Certes elle aimait son mari et sa fille; pourtant, si elle avait
pu mourir, comme elle le souhaitait parfois, elle leur eût dit un
adieu très attendri mais sans déchirement. Elle les considérait avec
un aiguillon tout nouveau de curiosité dans son affection, et elle
s'étonnait de l'énergie qu'ils mettaient à vivre. Car le musicien
travaillait sans cesse, à travers les alternatives d'enthousiasme et
de désespoir qui soulèvent et brisent les vrais artistes; et quant à
Paulette, ses journées étaient une succession de joies violentes et
de chagrins non moins violents, à propos des minuscules événements
dont est tissue l'enfance. Cette fillette apprenait tout, sans aucune
peine, excepté le _self-control_ que sa gouvernante anglaise cherchait
vainement à lui inculquer; elle apportait à ses jeux comme à ses études
une passion extraordinaire. Simone qui, jadis, la reprenait pour
son impétuosité de poulain sauvage, pour sa garçonnière brusquerie,
pour l'ardeur de ses caprices, maintenant la laissait faire, lui
jetait la bride sur le cou, pour le plaisir de voir s'agiter autour
d'elle cette exubérance qui secouait, trompait, entraînait sa propre
mortelle lassitude. Quand elle entendait le rire de Paulette—ce rire
d'allégresse absolue,—quand elle voyait les yeux de l'enfant s'éclairer
d'un bonheur merveilleux à la promesse d'une bagatelle, la jeune mère
éprouvait une émotion confuse qui lui faisait du bien. Cette fraîcheur
d'âme, cette puissance d'espoir, cette plénitude de sensation, lui
semblaient une chose admirable et touchante. Elle l'avait possédée,
cette chose, et elle l'avait perdue. Sa Paulette aussi perdrait tout
cela un jour... Hélas! quel piège que la vie!

       *       *       *       *       *

—Roger, dit un jour Mme Mervil à son mari, si tu voulais, nous irions à
la campagne de très bonne heure cette année.

Le musicien fut enchanté de cette proposition. Rien ne les retenait à
Paris, si ce n'est la saison mondaine, prolongée à présent jusqu'au
milieu de l'été, et qui, d'ordinaire, captivait Simone, comme toutes
les femmes élégantes et jolies, par l'amusante excitation des succès
personnels.

—Comment! dit-il avec une surprise très joyeuse, tu renoncerais à la
soirée théâtrale de l'Union Artistique, à ta vente de charité, au
vernissage, au garden-party de l'Ambassade anglaise, au Grand-Prix?

Certainement qu'elle y renonçait. N'était-ce pas toujours la même chose?

—Ah! mon ami, reprit-elle avec un accent plein de lassitude, si tu
savais combien j'en ai assez!

Elle ne mentait pas, bien que son but fût de quitter Paris avant le
retour de M. d'Espayrac. Mais il y avait aussi de la sincérité dans
son désintéressement des plaisirs à la mode. Elle ne trouvait plus
de saveur à rien. Sur sa lèvre s'étaient évaporés l'âme et le sel
des choses. Et c'est seulement parce qu'elle était très bonne que sa
mélancolie se changeait en douceur résignée au lieu de produire des
fruits d'irritation et d'amertume.

En effet, Simone ne s'en prenait point aux autres; elle n'accusait même
pas la destinée; elle n'en voulait qu'à elle-même. De là l'éclosion
dans son cœur d'une indulgence infinie. Elle ne voyait plus les défauts
de son mari d'un œil minutieux et sévère; et, bien qu'elle ne pût
encore penser sans un tressaillement d'angoisse à cette actrice qu'il
avait eue pour maîtresse, pourtant elle n'avait plus, à l'égard de
Roger, les allusions acerbes, les paroles mordantes ni les airs de
reine offensée, qui, durant un certain temps, rendirent leur intérieur
insupportable. Quand il se montrait d'humeur agressive, elle songeait
aux tourments de la composition musicale, et elle répliquait par une
phrase enjouée ou même par une caresse. Ensuite elle s'étonnait du
peu d'efforts que cela lui avait coûté. Et la chaleur de son ancien
amour lui gonflait parfois délicieusement le cœur lorsqu'elle voyait
la physionomie du musicien se détendre et lorsque cette voix un peu
cassante s'adoucissait pour lui dire:

—Tu es meilleure que moi, petite Simone. Tu es une adorable petite
femme... Sais-tu que tu deviens trop gentille et que tu m'ôtes la
distraction de te taquiner un peu?

Une fois il ajouta par plaisanterie.

—Ça m'inquiète de te voir ainsi rentrer tes petites griffes, Simonette.
Je commence à craindre que tu ne sois malade... A moins que tu médites
de tromper ton pauvre Roger.

Il prit, en prononçant les derniers mots, un air piteux très comique.
Simone se mit à rire. Et, malgré la sensation pénible d'avoir trahi
cette absolue confiance, elle éprouva comme un bizarre plaisir, un
plaisir qu'elle ne s'expliquait pas.

Ce qui la confondait, c'était de regarder en elle-même et d'y voir
fonctionner une foule de ressorts très déliés dont elle n'était pas la
maîtresse et qui lui semblaient agir tout autrement qu'elle ne s'y fût
jamais attendue. Bien plus, ces ressorts s'agitaient contrairement les
uns aux autres, donnant à croire que la machine morale se détraquait à
chaque instant. Pourtant une ligne de conduite assez droite résultait
finalement de ce chaos intérieur. Ainsi l'idée qu'elle avait trompé
son mari la remplissait parfois d'une satisfaction mauvaise et même
d'un véritable orgueil. Cependant elle s'en désolait, et la honte des
démarches furtives, des mensonges articulés, de l'hypocrisie dont
elle se couvrirait jusqu'à la tombe, comme d'une livrée, devenait à
d'autres moments tout à fait intolérable; à ces heures-là, un seul mot
de Roger lui eût fait avouer tout; mais ce mot, heureusement, il ne le
prononçait pas.

D'ailleurs ces deux êtres qui s'étaient aimés, qui s'étaient menti, et
qui s'aimaient de nouveau—peut-être plus que jamais,—semblaient, aux
yeux du monde, posséder et partager tout ce que la vie humaine contient
de bonheur.

Ils avaient loué, pour cet été-là, une maison charmante avec
un parc très grand, dans un pays de collines et d'eau, à
Conflans-Sainte-Honorine, près du confluent de la Seine et de l'Oise.
C'était un coin tout à fait pittoresque. Or l'un et l'autre aimaient la
campagne, pour elle-même, en dehors de toute convention de la mode ou
de la littérature. Et Simone, qui redoutait en ce moment tout contact
avec la société élégante, où triomphait Jean d'Espayrac, sut persuader
à Mervil qu'il l'avait en outre convertie à son goût pour la solitude.

—Mon Dieu! que je suis heureux ici, mignonne, disait souvent le
musicien. Que je te suis reconnaissant d'avoir bien voulu t'y enfermer
avec moi! Tiens, c'était mon rêve, depuis notre mariage, un peu de
bonne vie intime et de travail tranquille. Mais je ne voulais pas être
égoïste; tu aimais tant ton Paris, tes toilettes et tes potins! Et
vous êtes, madame, une si ravissante petite mondaine! Puis, il y avait
toutes les exigences du métier... le nom à faire... Il me fallait
rester sur la brèche. Mais maintenant...

—Maintenant, reprenait Simone, tu es célèbre, nous sommes riches.

—Presque... Et tu profites de tout cela—qui tournerait la tête à une
autre—pour réaliser mon désir de vagabondage dans les bois, de flânerie
à deux et de solitude. Et tu prétends que tu ne t'ennuies pas ici! Et
tu acceptes cette existence-là pour six mois!... Vois-tu, je me demande
si tu ne me caches pas quelque regret, si tu ne me fais pas un gros
sacrifice.

Bien vite Simone affirmait le contraire. Alors son mari l'embrassait.

—Si tu as voulu te faire aimer plus encore, ajoutait-il, tu y as
réussi. Et pourtant je croyais que ce n'était pas possible.

       *       *       *       *       *

Pour se promener avec sa fille, Simone eut une petite charrette
anglaise, attelée d'un poney des Shetland qu'elle conduisait elle-même.
Mais un jour que ce poney broutait sur une pelouse écartée, au bout
d'une longue corde fixée à un piquet, la gouvernante anglaise,
cherchant partout Paulette, aperçut la petite fille à califourchon
sur le dos de l'animal. Le poney, tout d'abord, n'avait pas manqué de
la jeter par terre. Paulette, après avoir roulé dans l'herbe sans
se faire de mal, était regrimpée sur sa monture; et maintenant elle
chevauchait, cramponnée à l'épaisse crinière du petit shetlandais, qui,
ayant reçu d'elle bien souvent des morceaux de sucre et des caresses, y
mettait de la complaisance.

La gouvernante poussa les hauts cris, et voulut se saisir de la
coupable. Paulette piqua des deux avec des éclats de rire; et
l'Anglaise, qui, au fond, avait peur du poney, y eût perdu ses peines,
si une culbute inévitable ne lui eût livré l'écuyère un peu endolorie
cette fois, et sa petite main hâlée toute saignante par l'écorchure
d'un caillou.

—_Come directly to your father!_ s'écria Miss, furieuse d'avoir été
bravée. Et elle traîna Paulette jusque dans le cabinet de travail où
Mervil était à l'œuvre. Sanctuaire interdit, à la porte duquel il
fallait, pour qu'on osât frapper, toute la gravité d'une pareille
circonstance.

Mervil décréta que sa petite fille serait mise au lit sur-le-champ.
Elle venait à peine d'en sortir, car il était neuf heures du matin. Et
le temps était si joyeusement beau!

—Vous fermerez les persiennes, miss, ajouta le père avec un sérieux de
juge. Et personne ne lui parlera. Elle est blessée; il lui faut le plus
grand calme, de peur que la fièvre ne se déclare.

—Mais, papa, je n'ai rien! criait la petite.

Elle suçait vite un peu de sang et de terre sur sa menotte égratignée.

On la coucha malgré ses protestations et ses pleurs.

—Où est maman! Je veux voir maman. Qu'on le dise à maman!

Avec la finesse des enfants, Paulette s'était assurée que, depuis
quelque temps, sa mère avait perdu la force de la punir.

—Votre mère ne viendra pas, dit la gouvernante. Et on ne la dérangera
pas maintenant. Elle dort encore.

—Oh! ce n'est pas vrai, s'écria Paulette. Maman ne se lève jamais si
tard.

—C'est qu'elle attend le médecin, qui doit venir ce matin de Paris.

—Le médecin! Elle est donc malade?

La petite voix insolente de Paulette changeait subitement d'intonation,
s'adoucissait, puis se brisait d'un sanglot d'anxiété. Son visage
d'enfant pâlit. Mais l'Anglaise, touchée de cette sensibilité qu'elle
savait vibrante à l'excès, la rassura tout de suite:

—Non, non, pas malade... fatiguée seulement. Vous savez bien comme elle
se plaignait, tous ces temps-ci, de lassitude.

—Vous me jurez qu'elle n'est pas malade?

Et Paulette ouvrait plus grands ses yeux immenses pour qu'on n'osât pas
la tromper.

—Elle n'est pas malade, mais elle le deviendra si vous êtes méchante,
si vous faites encore des folies comme ce matin.

La petite fille s'appuya contre ses oreillers, croisa ses mains, toutes
brunes et menues sur la blancheur du drap, et ne dit plus mot. Elle
demeura silencieuse et immobile ainsi durant un très long moment,
jusqu'à ce qu'elle entendît rouler une voiture, sur le gravier de
l'allée, devant la maison. Alors elle se mit à pleurer, mais sans
bruit, si bien que l'Anglaise, dans la pièce à côté, ne l'entendit
même pas. C'est que Paulette évoquait la blonde figure mince de sa
mère, avec les yeux gris si doux, dans lesquels dernièrement elle avait
surpris des larmes; avec la bouche fine qui, depuis peu, fléchissait
aux coins en un pli de tristesse; et l'enfant songeait que cette
figure, si jolie, n'avait plus du tout de couleurs. «Maman est très
malade, bien sûr, et on ne me l'a pas dit. Et hier encore je lui ai
fait une scène parce qu'elle voulait raccourcir mes cheveux. Oh! et
c'est la voiture qui est allée chercher le médecin à la gare... Mon
Dieu, faites que maman ne meure pas, et jamais, jamais, je ne me
mettrai plus en rage!»

       *       *       *       *       *

La conférence dura longtemps entre le docteur et Mme Mervil. Roger n'y
fut pas admis. D'ailleurs la santé de sa femme ne lui paraissait point
assez troublée pour en concevoir de l'inquiétude. L'anémie de Simone,
causée probablement par un peu de surmenage mondain durant le dernier
hiver, commençait à céder dans la pure atmosphère de la campagne.
L'appétit revenait; le sommeil aussi. La surexcitation du système
nerveux s'atténuait, comme on pouvait le constater par la détente
du caractère. Toutefois Simone avait insisté pour que son médecin
l'examinât. Maintenant la visite s'achevait, le praticien rejoignit
Mervil, qui l'attendait sous la vérandah, fumant une cigarette, dans un
va-et-vient dépourvu d'impatience et d'anxiété.

—Et bien, docteur... C'était l'imagination, n'est-ce pas? Vous lui avez
remonté le moral?

—Oh! ce n'est pas grave, certainement, répliqua le médecin—et il
souriait.—Mais on a bien fait de m'appeler. Il faut un régime.

—Des fortifiants, sans doute. Figurez-vous... elle ne peut pas
supporter la viande saignante.

—J'ai dit à Mme Mervil tout ce qu'il faut qu'elle fasse. Et elle
m'obéira, soyez-en sûr.

—Mais enfin, vous n'avez rien remarqué?

—Mme Mervil vous donnera mon diagnostic. Il faut que je me sauve.

—Comment! docteur, vous ne déjeunez pas avec nous?

—Impossible, tout à fait impossible! Je regrette...

Le médecin montait dans la voiture.

—Vous avez le temps, dit Roger, pour le train de onze heures.

Une poignée de mains. La voiture partit. Puis le médecin, se
retournant, cria encore:

—Et la musique, cher maëstro? Nous préparez-vous encore des
chefs-d'œuvre?

       *       *       *       *       *

Un peu préoccupé par le laconisme du docteur et par un certain air
drôle qu'il lui avait trouvé, Mervil, en quatre enjambées, escalada
l'étage. Il ouvrit la porte de leur chambre. Dans le grand lit de
milieu, Simone demeurait étendue. Les trois fenêtres, en face d'elle,
laissaient entrer, par leurs transparentes guipures, des couleurs,
des rayons, toute la joie de l'été. Celle du milieu restait même à
demi ouverte, et, par cette ouverture, les regards de Simone s'en
allaient au loin, vers un coin de l'espace où la vallée de la Seine
creusait un vide bleuâtre... Peut-être croyaient-ils se perdre, ces
regards de songe, parmi les longs horizons vibrants de lumière de la
Méditerranée... Il y avait de la tristesse et du souvenir dans leurs
prunelles.

Roger s'assit à côté d'elle, froissant la toile et la soie dans
l'abandon de tout son grand corps.

—Eh bien, voyons?...

Comme elle ne parlait pas tout de suite, il glissa un bras autour
des fines épaules, qu'il sentit fermes et fraîches sous le linon de
la chemise. Et, les pressant d'une caresse, il dit, suivant sa façon
taquine de s'exprimer avec sa femme:

—Est-ce bien grave?... Serai-je bientôt veuf?

Elle attacha sur lui des yeux profonds.

—Non, mais tu seras bientôt père une seconde fois.

Il eut un sursaut. L'étonnement paralysait en lui toute autre sensation.

Simone ajouta:

—Nous aurons un bébé... oui... dans cinq mois.

Quel moment pour une femme que la minute où, cet aveu sur les lèvres,
elle regarde le visage de son mari ou de son amant!... Celle-ci ne put
point douter du bonheur qu'elle causait. Nulle ombre, même passagère,
ne glissa sur les traits ou sur le cœur de Roger. Une seconde,
l'émotion le suffoqua; mais cette émotion, visiblement, était d'intense
joie. Puis il respira très fort, avec un court tremblement de tout son
être, saisit les deux mains de Simone, y colla ses lèvres, murmura:

—Je suis heureux!... Je suis heureux!... Je suis heureux!...

—Mon ami! dit-elle seulement—mais avec une expression de tendresse
extraordinaire,—mon ami!...

Comme il inclinait la tête en lui baisant encore les mains, elle prit
cette tête, elle l'appuya contre la douceur de sa gorge, sur les
dentelles de sa chemise, et, la touchant de son front, elle y laissa
tomber deux larmes, les deux plus atroces larmes de regret, de honte et
de doute, qui jamais aient mouillé des yeux d'épouse.

—Oh! pourquoi pleures-tu? demanda Roger.

—C'est parce que tu es si bon, et parce que je t'aime tant! dit-elle.

—Mais, reprit-il, tu es contente? Dis, ma chérie, tu n'as pas peur?

—Peur?...

Elle se mit à rire, avec un rire voulu, en secouant la tête, comme pour
écarter quelque arrière-pensée qui l'obsédait.

—Rappelle-toi, reprit-elle, comme tout s'est bien passé pour Paulette.

—Paulette!... Ah! mon Dieu! s'écria-t-il, je l'oubliais! Pauvre petit
loup, elle est en pénitence. Oui... tu ne sais pas... la gamine! elle
était montée sur le poney.

Et Mervil courut hors de la chambre, sautant presque, avec une
vivacité d'écolier. Deux minutes après, il rapportait sa fille, dont
la longue chemise de nuit pendait entre les bras du père, et qui riait
maintenant, les yeux mal séchés, sa petite poitrine encore secouée par
son récent désespoir.

—Alors, dis, petite mère, c'est bien vrai que tu n'es pas malade, que
tu ne vas pas mourir?

Tous les trois s'embrassaient, roulés et enlacés sur le grand lit; le
père et la mère se faisant, par-dessus la tête de l'enfant, des signes
d'intelligence.

—Papa, je te promets de ne plus monter sur le poney.

—Si... tu y monteras, mais avec moi... Et je te commanderai une petite
selle.

—Oh! papa!... Oh! papa!...

Elle battait des mains, gambadait sur le lit, toute mince et comique
dans la blancheur de sa longue chemise, avec l'envolement autour d'elle
de ses grands cheveux de soie brune.

—Prends garde, tu vas faire mal à maman.

—Dis-moi, Lélette, interrogea Simone, serais-tu contente si le bon Dieu
t'envoyait un petit frère... ou bien une petite sœur?

Paulette s'arrêta, un peu interloquée par la question. Elle n'avait pas
songé à cela, jamais. L'idée ne parut pas lui sourire.

—Bah! dit-elle avec négligence, j'aime mieux mon poney.

Et elle se remit à gambader.



XIII


Le petit Hugues Mervil vint au monde un jour de novembre—un jour calme
et grisâtre—dans l'hôtel de la rue Ampère.

Ce fut une joie sans pareille, même pour Simone, après l'apaisement
des tortures physiques. Un fils, ils avaient donc un fils! Leur ardent
désir de ces derniers mois se réalisait. C'était à un garçon qu'ils
avaient songé dans tous leurs projets d'avenir; on parlait de lui comme
d'un être existant déjà, mais éloigné par hasard. «Quand Hugues sera
là...—J'ai oublié cet objet dans la chambre de Hugues.»

Mervil, agité, nerveux dans le bonheur comme dans la peine, courait
du haut en bas de la maison, s'affairait, déraisonnait. Un de ses
premiers mots fut celui-ci:

—Je vais envoyer un télégramme à d'Espayrac. Mon vieux Jean! Il nous
aime tant! Il sera si heureux!

—Tu ne sais même pas, dit sa femme, dans quelle ville d'Italie il se
trouve en ce moment.

—On fera suivre.

—Eh! laisse donc, reprit-elle avec impatience. Est-ce qu'un jeune homme
comme lui s'intéresse à un nouveau-né?

Elle fut irritée qu'il lui rappelât ce nom. Car, après d'infinis
calculs, des réflexions pleines d'angoisse, elle avait décidé en
elle-même que Hugues ne pouvait être le fils de Jean. A ce torturant
travail, recommencé toujours, elle avait passé la plupart des heures,
étendue sur le long fauteuil d'osier, dehors, à l'ombre, dans le lourd
enchantement, la tiédeur et le silence des après-midi d'été. Paulette,
alors, se promenait, avec sa gouvernante, à travers le parc ou la
proche campagne, dans la petite voiture, dont les secousses désormais
étaient interdites à Simone. Par une fenêtre ouverte de la maison,
des mélodies sans cesse reprises, travaillées, changées, ou bien, au
contraire, triomphalement envolées d'un seul essor, s'échappaient de
la solitude studieuse où s'enfermait le musicien. La pensée de la
jeune femme parfois s'engourdissait à les entendre, ces mélodies
que l'espace affaiblissait, dispersait comme des lambeaux de songe,
épandait comme une vapeur d'harmonie sur l'immobilité des verdures
profondes. Une douceur l'enveloppait, lui caressait l'âme, douceur
venue du calme et de la beauté des choses, et venue aussi, à travers
l'inconsciente mémoire, de quelque insondable existence passée. Mais
une secousse la rappelait à elle-même; son cœur se crispait sous une
étreinte; et de nouveau la question surgissait: «L'enfant que je
porte... de qui est-il?» Alors une brume de tristesse et de honte
voilait la campagne ensoleillée; tout oscillait et chavirait dans une
ombre soudaine; et ce piano... ce piano qui chantait infatigablement
sous les doigts de Roger, prenait une telle voix d'ironie et de
reproche, que parfois Simone, dans un énervement affolé, collait, en
serrant les dents, les paumes de ses mains sur ses oreilles.

Mettre au monde un enfant sans savoir au juste quel est son père,
représentait aux yeux de Mme Mervil un tel excès de dégradation qu'elle
n'en imaginait point de pire pour une femme. Et elle en était là!...
De son fragile roman, dissipé comme un rêve, cette réalité abominable
lui restait! Comment ne l'avait-elle pas prévue?... C'est que, sa
fille ayant huit ans déjà sans qu'un second espoir de maternité se fût
offert à Simone, la jeune femme avait perdu l'habitude de songer,
pour elle-même, aux conséquences naturelles de l'amour. Si sa liaison
avec Jean avait duré, peut-être une triste et suprême prudence
fût-elle intervenue pour lui épargner au moins cette infamie d'offrir
à la tendresse de Mervil un enfant qui ne fût pas le sien. Mais tout
cela avait été si plein d'étonnement, si troublé, si court, d'une
rapidité de vertige!... Même quand une clairvoyance, par hasard, avait
ouvert les yeux de Simone, vite et volontairement elle avait refermé
les paupières, en se disant: «Voyons... ce serait une fatalité trop
extraordinaire... C'est impossible!» Et, pour mieux nier à elle-même
cette possibilité, qui, si incertaine pourtant, la gênait, la maîtresse
de M. d'Espayrac avait comme à plaisir brouillé dans sa mémoire les
dates de leurs si rares baisers.

       *       *       *       *       *

Ces dates, elle les rechercha plus tard avec acharnement, durant les
heures paresseuses de sa grossesse. Tandis que son corps alourdi
simulait le plus insouciant repos, son esprit s'énervait à poursuivre,
sans la trouver, la solution du problème. Puis, un beau jour, elle eut
contre elle-même une révolte. N'était-elle pas folle de s'infliger
des tortures pareilles? Allait-elle se punir toute sa vie pour une
faute de quelques jours? Après tout, Roger l'avait trompée le premier.
C'était lui qui l'avait poussée dans les bras de Jean. Toutes les
femmes auraient fait comme elle; et toutes n'auraient pas eu l'énergie
de rompre ensuite, l'affreuse énergie qui l'avait soutenue durant
la visite aux ruines du château d'Hyères, parmi des scènes dont
l'évocation, surgie brusquement, la bouleversait.

Alors Simone admit comme définitive cette conclusion, dont la formule,
aux premiers jours déjà, lui était apparue: «Ce serait une fatalité
trop extraordinaire... C'est impossible!»

Quand elle vit son fils entre les bras de Roger, tout sentiment
d'inquiétude s'envola. Devant cette image matérielle, Simone ne douta
plus que ce cher petit Hugues n'appartînt à son mari. «Mon instinct
de mère ne me tromperait pas,» pensa-t-elle. Car elle prit pour une
irrécusable intuition l'intensité de son désir.

Ce fut le moment que choisit Mervil pour rappeler à sa femme le nom de
Jean d'Espayrac. Lorsqu'elle l'eut détourné d'envoyer à leur ami un
faire-part télégraphique de la naissance qui les rendait si heureux,
Roger se hâta de répondre avec une indulgente gaieté:

—Tu as raison. Ce gaillard-là ne le mérite pas. Voilà six mois qu'on ne
l'a vu. Il nous donne à peine signe de vie. Je parie qu'il ne fait plus
de vers, qu'il ne travaille même plus. Et sais-tu à qui la faute?

—Non, dit Simone toute pâlissante, car elle se demandait soudain si
leur rupture n'avait pas à ce point attristé, démoralisé le poète.

—A ton amie Gisèle, parbleu! Je soupçonne qu'il en est amoureux, et
pour de bon, cette fois, lui, le volage. Notre papillon s'est brûlé les
ailes à cette flamme. Je crains qu'il ne s'envole plus de longtemps.

—Qu'est-ce qui te fait penser cela? demanda Simone.

—Mais, voyons, tu sais bien qu'il suit maintenant les Chambertier
partout. D'abord il les a rejoints à Hyères; puis ç'a été Saint-Moritz;
ensuite Trouville; maintenant c'est l'Italie. Et, sois-en sûre, nous ne
le reverrons pas à Paris avant qu'eux-mêmes soient de retour boulevard
Haussmann.

—Ah! s'écria Simone avec vivacité, je ne comprends pas, Roger, que
tu portes ainsi des jugements en l'air, des jugements aussi graves.
Tu n'es pourtant pas mauvaise langue. Laisse donc ces cancans-là aux
femmes.

Son mari, craignant qu'elle ne s'agitât, voulut tourner la chose
en plaisanterie. Mais elle y revint deux fois dans la journée,
s'inquiétant s'il avait des soupçons sérieux, s'il avait entendu dire
quelque chose, et répétant avec irritation:

—Oh! de la part de M. d'Espayrac, ce serait indigne!... Compromettre ma
meilleure amie!... Sachant comme nous sommes liées... Tu ne trouves
pas?... Écoute, s'il a fait une chose pareille, j'espère bien que tu
lui fermeras notre porte... que nous ne le reverrons jamais!

—Eh! dit Roger, ne prends donc pas ceci au tragique. C'est une
flirtation, et voilà tout. Ta Gisèle est trop fine mouche pour
s'afficher et chercher le scandale.

Mais le musicien eut beau faire, il ne put atténuer l'effet de ses
paroles imprudentes. Vers le soir, la fièvre saisit violemment Simone.
Pendant deux jours elle fut très malade, et, vu son état, presque en
danger. «On dirait,» pensa Mervil, qui s'accusait amèrement, «on dirait
qu'elle a trop pris à cœur cette bêtise à propos de Jean et de Mme
Chambertier. Elle ne peut souffrir le moindre soupçon sur sa Gisèle.
Puis, elle est si pure, ma chère petite Simone, qu'à ses yeux ce serait
une turpitude abominable... Allons, je ne lui en dirai plus rien.»

Toutefois la conviction de Mervil était faite. Certains propos mondains
lui étaient parvenus qui, dans la réclusion récente de Simone,
n'avaient pas pénétré jusqu'à elle, et qu'il s'était gardé de lui
répéter. Puis il connaissait trop son d'Espayrac pour le croire capable
de prolonger auprès d'une femme une assiduité gratuite et sans espoir.
Même il se sentait fort ennuyé de cette aventure, non pas à cause de
son ami, mais en raison de l'intimité des deux jeunes femmes,—cette
intimité qu'il n'avait pas su rompre à temps, malgré certaines
méfiances, et qui finirait, craignait-il, par porter tort à Simone.

Cependant la convalescence de Mme Mervil s'opéra très rapidement, car,
sous son apparence de blonde frêle, elle avait un sang vigoureux et
des organes souples et forts. Elle se trouva tout à fait remise en
décembre, au commencement de la saison mondaine.

—Quel bonheur! disait-elle à son mari. J'assisterai donc à ta
«première».

Mervil, cette fin d'année, donnait, en effet, une nouvelle œuvre, et,
cette fois, à l'Opéra-Comique. Événement considérable dans la carrière
du compositeur. Tant qu'il avait travaillé à sa partition, ce but
encore incertain d'être joué sur la seconde scène lyrique de France
leur apparaissait—à lui comme à Simone—dans un tel éloignement, que
l'un et l'autre s'en désintéressaient un peu, en parlaient rarement,
ainsi que d'une chose irréalisable. Mais, depuis que le directeur
comptait tout haut sur cette pièce comme sur le morceau de résistance
de la saison, depuis que les répétitions étaient commencées, que les
journaux prédisaient le succès, se risquaient à des indiscrétions,
depuis que les _interviews_ se succédaient dans le petit hôtel de la
rue Ampère, une fièvre d'émotion et d'espoir soulevait le jeune ménage.
Simone elle-même vibrait des folles espérances et des non moins folles
anxiétés qui détraquent les pauvres cœurs en proie à l'hypertrophie
artistique. Jamais elle n'avait tant déliré ni tremblé pour une œuvre
de son mari. Quel étonnement pour elle qu'un tel réveil de sensations
dans son être engourdi durant des mois par le découragement de vivre!
Sa maternité nouvelle et son ambition d'épouse lui rendaient ce
qu'elle croyait à tout jamais perdu: le pouvoir d'aimer, de désirer,
de regarder vers l'avenir, et les grands tressaillements de joie qui
secouent la chair avec l'âme, et le goût du lendemain,—ce goût qui ne
s'éteint jamais, bien qu'il paraisse quelquefois si complètement mourir.

C'est surtout près du berceau de son fils que Simone eut le sentiment
de cette résurrection. Quand elle regardait le bébé dormir, avec
ce menu visage, comique d'imperfection, mais tellement touchant de
fragilité, d'inconscience, qu'ont les petits des hommes, et que les
mères trouvent si beau; quand, sous l'imperceptible menotte, aux
petits doigts gras et pointus,—la chose jolie de la toute première
enfance,—elle glissait l'un de ses doigts, à elle, et qu'elle le
prêtait à l'étreinte où cette infinie faiblesse met une si curieuse
force, comme pour un instinctif appel; alors Simone sentait ses yeux
se mouiller, sa poitrine se gonfler, toute sa substance douloureuse et
nerveuse se fondre en un apaisement délicieux.

Même, en ce renouveau sentimental, la crise de jalousie dont la
secousse avait tant ébranlé la jeune mère au dangereux moment qui
suivit la naissance de son fils; cette jalousie à peine explicable, et
pourtant si cruelle, envers un amant congédié, s'atténua jusqu'à une
douceur qui ressemblait à de la compassion pour Gisèle, et, pour Jean
d'Espayrac, presque à de l'indifférence.

«Pauvre Gisèle!» songeait Simone en baisant son petit Hugues, «elle est
moins heureuse que moi.»

Elle avait alors, autour de ce petit paquet d'humanité fragile et de
précieuses dentelles, des gestes d'une passionnée tendresse, tels que
sa fille Paulette en restait interdite, la bouche colère, avec une
ombre plus noire dans ses yeux déjà si tragiquement obscurs.

—Oh! maman, tu aimes Bébé mieux que moi!

Simone protestait. Mais inutilement. Car la fillette possédait l'aiguë
intuition qu'ont les natures trop vives et trop douloureusement
tendres; avec cela un esprit de révolte et de fierté.

—J'étais là avant lui, disait-elle à sa mère. Moi, je t'ai brodé tout
un sachet pour ta fête. Même je voulais t'apprendre pour tes étrennes
le _Meunier Sans-Souci_. Et qu'est-ce qu'il a fait pour toi, Bébé, je
te le demande?

Ce qu'il avait fait, Paulette ne le devinerait pas, même plus tard,
même en passant à son tour par des transes pareilles d'amour coupable,
de remords, puis de violente tendresse et de triomphante espérance.
Car on imagine toujours sa mère comme participant un peu à quelque
surhumaine sérénité dont les tentations n'approchent point.

Le fait est que Simone, déjà, préférait son petit Hugues, d'un
sentiment de maternité plus profonde, parce qu'elle avait eu Paulette
au milieu d'une foule d'autres joies, à dix-huit ans, alors que l'on
gâche du bonheur; tandis que ce fils, aujourd'hui, c'était pour elle
tout et mieux que tout: puisqu'il était la chose qu'on se met à chérir
autant que la vie à l'heure où l'on croyait que plus rien ne vaut la
peine de vivre.

       *       *       *       *       *

Cependant Mervil, voyant approcher sa première représentation,
s'étonnait de ne pas apprendre le retour de Jean d'Espayrac.

—Il n'est pas mon collaborateur cette fois, disait-il; mais c'est égal,
si je ne peux l'embrasser ce jour-là, j'aurai un vrai chagrin, et je
trouverai qu'il n'agit pas en bon camarade.

Les auteurs du scénario sur lequel avait travaillé le compositeur
s'appelaient Molière, Corneille et Quinault. Car, sous ce titre: _La
Douleur d'Éros_, c'était la _Psyché_ qu'il avait choisie pour y broder
sa partition,—la seule pièce, comme on sait, que Molière n'ait pas
signée seul.

Une après-midi qu'il était à la répétition,—la dernière avant la
répétition générale,—Simone, tout à fait remise, mais un peu lasse,
et réservant ses forces pour le grand jour, brodait un petit tablier
destiné à Hugues, allongée sur une chaise longue dans son cabinet de
toilette. Elle se trouvait seule, car ses enfants étaient dehors avec
la nourrice et la gouvernante; et, comme elle n'avait pas repris «son
jour», elle n'attendait aucune visite.

Elle entendit le timbre de la porte extérieure; puis, bientôt, l'on
frappa chez elle. Le domestique parut, portant une carte sur un
plateau. Comme elle chuchotait: «Je n'y suis pas... pour personne!»
l'homme insista.

—«Cette dame veut absolument...» Et Simone, prenant la carte, vit
sauter sous ses yeux comme un éclair, en une ligne de fine anglaise sur
l'ivoire du bristol:

                _Madame Édouard Chambertier_.

—Ah! dit-elle, c'est différent. J'y vais.

Elle n'avait pas vu Gisèle depuis huit mois,—depuis ce quai de gare,
dans la petite ville du Midi, qui, brusquement, s'évoqua dans sa
pensée, avec le tas des malles au bord de la barrière, l'ombre dure des
eucalyptus, les rosiers grêles de la haie, et la silhouette de Jean,
le geste un peu rageur dont il lançait au loin sa cigarette au moment
de lui dire adieu.

Elle descendit l'escalier, sans savoir ce qu'elle éprouvait pour son
amie, ni ce qu'elle allait lui dire, mais avec la seule vision de cette
gare devant les yeux, et la vague déchirure au cœur d'une blessure à
demi guérie que l'on toucherait d'un doigt brutal.

«Mignonne!... Ma chérie!... Ma petite Simone!... Gisèle!...»

Ce fut une telle effusion de câlineries, de baisers, d'épithètes
mignardes, que chacune des jeunes femmes, dans la griserie et
l'entraînement de cette minute, ne distingua pas si elle cédait à sa
propre tendresse ou à la contagieuse tendresse de l'autre.

L'entrée du domestique les sépara. Il venait mettre une allumette au
feu du petit salon, car la chaleur du calorifère ne suffisait pas à
rendre hospitaliers des appartements tout assombris par la tristesse
de décembre. Tandis qu'il remuait le petit bois, donnait de l'air aux
bûches et relevait la plaque de la cheminée, les reproches aimables
commencèrent:

—Pourquoi ne m'as-tu pas écrit plus souvent, méchante?

—Comment?... Tu as laissé deux lettres de suite sans réponse.

—Oui, c'est que tu m'envoyais quatre lignes quand je t'expédiais huit
pages.

—En voyage, on ne peut pas... Nous ne restions pas en place. Tandis que
toi, sans rien à faire, à la campagne...

—Sans rien à faire? dit Simone en riant. Tu appelles cela rien à faire,
un bébé à mettre en état de paraître dans le monde!

—C'est vrai... Et moi qui ne te félicite pas!... Mais je lui ai envoyé
mes souhaits de bienvenue. Comment va-t-il, ce petit bonhomme?

Là-dessus, Gisèle embrassait de nouveau son amie, car, à pas discrets,
le domestique avait quitté la chambre.

—Tu sais, dit Mme Chambertier, c'est à cause de _La Douleur d'Éros_, de
ton mari, que nous revenons avant Noël, sans cela nous serions restés
en Sicile jusqu'au milieu de janvier.

Elle commença le récit de ses pérégrinations à travers les villes
d'eau, les plages, les palais italiens, les ruines à la mode. Ensuite
elle questionna Simone sur la façon dont elle avait passé l'été, sur la
naissance du petit Hugues et sur les travaux de Roger.

—Ça va être un succès fou, sa _Douleur d'Éros_, assura-t-elle. J'en ai
entendu parler partout. On attend cela comme une révélation.

Simone, tout en lui répondant, sentait croître en elle-même le
désir aigu, maladif, d'entendre son amie l'entretenir enfin de M.
d'Espayrac. Mais pour rien au monde elle n'eût, la première, prononcé
ce nom. Pourquoi Gisèle ne lui parlait-elle pas de cet ami commun, qui,
ouvertement, avait accompagné de ville en ville, et non pas sans que
l'on en causât, M. et Mme Chambertier? Simone devait-elle attribuer
cette réserve à une insurmontable gêne, et reconnaître dans cette gêne
la preuve d'une liaison entre Gisèle et Jean? Cette chose qu'elle ne
voulait pas voir, qu'elle ne voulait pas savoir, son amie allait-elle
lui en crever les yeux à force de maladresse? Ce n'était pourtant
pas la finesse ni la souplesse morales qui manquaient à cette belle
créature féline, à cette femme d'un charme si grand que Simone, malgré
ses soupçons, se sentait fondre pour elle d'une tendresse dissolvante
et douce. «Pauvre Gisèle! Après tout, elle ne sait pas que d'Espayrac
a été mon amant, l'amant de sa meilleure amie. Eh bien! Qu'elle le
prenne!... Qu'elle le garde!» songeait Simone. «Moi, j'ai mon fils.»

Pour le moment, l'orgueil de cette pensée suffisait à la soutenir.
Elle parvenait même à considérer sans un mouvement d'envie la toilette
savante et la beauté de Gisèle, dont l'harmonie formait un ensemble
d'irrésistible séduction. Évidemment, durant les derniers mois, Mme
Chambertier avait embelli encore, avait acquis une grâce nouvelle,
indéfinissable. Simone le constatait, sans découvrir si ce rayonnement
venait de l'expression adoucie des yeux, ou de la fierté du front, que
les cheveux plus relevés dégageaient davantage, ou de l'animation du
teint, ou peut-être d'on ne sait quel rayonnement de joie et de volupté
répandu sur toute sa personne.

—Ces voyages t'ont fait du bien, remarqua Simone, comme la conversation
commençait à languir. Tu t'es amusée. Cela se voit. Jamais tu n'as eu
meilleure mine, jamais tu n'as été si ravissante.

—Amusée?... Gisèle attrapa ce mot au vol, le répéta par deux fois avec
une intonation singulière. Puis elle regarda son amie et se tut.

Sous ce regard, Simone eut tout à coup une sensation horrible. Elle
pressentit que Gisèle allait lui faire une confidence, et, cette
confidence... elle la vit prendre forme,—une forme distincte et
abominable,—elle crut apercevoir Gisèle entre les bras de Jean. Malgré
ce qu'elle avait prévu, presque accepté, cela lui fit tant de mal,
qu'elle se recula et pâlit.

—Amusée?... répétait encore Gisèle. Ce n'est pas le mot, va. Ah! ma
chérie, si tu savais!...

—Non, non... murmura instinctivement Simone, avec la main étendue,
comme un enfant qui veut se préserver d'un coup.

—Si tu savais! continua Gisèle, sans prendre garde ou sans attacher de
sens au geste de son amie.—Ah! je suis si heureuse, si profondément,
si complètement heureuse! Je ne puis m'empêcher de te le dire, à toi.
Je me suis réjouie de te le dire. Tu es la seule créature au monde en
qui j'aie assez de confiance pour lui parler de _cela_. Et, vois-tu,
il faut que je t'en parle... Mon cœur déborde... Je n'imaginais
rien de pareil. Tu me blâmeras, toi, Simone. Mais moi, je n'ai pas
ce que tu as. Je n'ai pas un mari comme le tien; je n'ai pas tes
enfants... Puis... tiens! je l'avoue... ni mari, ni enfants, rien ne
m'arrêterait... C'est un amour plus fort que tout, meilleur que tout...
Quand on me tuerait, je n'y renoncerais pas... La tête sur le billot,
je ne m'en repentirais pas!...

—Tu aimes donc?... Ah! dis-moi tout!... chuchota Simone, qu'une
affreuse curiosité soulevait brusquement de sa défaillance, et
emportait à présent au-dessus de toute autre sensation.

Alors Gisèle, blottie contre son épaule, les bras à sa taille, avec
ces mots d'ingénieuse pudeur dont les femmes savent user pour dire
clairement ce qui, dans la bouche d'un homme, deviendrait tout de suite
du plus cynique matérialisme, Gisèle lui raconta comment, depuis le
printemps dernier, elle était la maîtresse du beau Jean d'Espayrac.

—Car il est beau, dit-elle. Non, mais as-tu bien remarqué comme il
est beau? Je crois que, depuis qu'il m'aime, il est devenu plus
beau encore. Si tu l'avais vu le mois dernier, à Naples, dans un bal
costumé, en brigand calabrais!... Quand il passait le long des groupes,
c'était un murmure d'admiration, comme pour une femme. Mais je vais te
montrer... Il a fait faire son portrait pour moi, dans ce costume.

Et, d'un petit porte-cartes caché dans une poche intérieure de sa
pelisse, Mme Chambertier voulut tirer une photographie.

—Non, non! cria Simone. Oh! pour l'amour de Dieu, non!

—Pourquoi? demanda Gisèle, étonnée de l'extraordinaire terreur qui
dilatait les yeux de son amie.

—On pourrait entrer, balbutia Mme Mervil—dont la seule crainte était
d'éclater en larmes si elle regardait le visage de Jean.—Mais que tu es
imprudente!... Porter cette photographie sur toi!...

—Elle ne me quitte pas, déclara Gisèle. Quand je retire mon manteau, je
la mets dans mon corsage, et quand je retire mon corsage, je la mets
sous mon oreiller.

—Sous ton oreiller!... Tu interdis donc à ton mari la porte de ta
chambre?

—Comme c'est facile! s'écria Gisèle en éclatant de rire. Cela ne se
fait que dans les romans. Non, non... Édouard vient quelquefois... le
moins possible. Mais Jean reste sous l'oreiller... Et cela me donne du
courage.

Peut-être fut-ce un effet de ce que les moralistes appellent la
perversité foncière de la femme,—perversité qui s'éveille, chez la
meilleure, même parmi les résolutions vertueuses ou les plus tragiques
sentiments,—mais Simone ne put s'empêcher de sourire, tout en murmurant
un «Oh!...» d'indignation.

—Ah! pardonne-moi de te dire des bêtises, ma petite Simone. Vois-tu,
je me moque tant de tout ce qui n'est pas lui! Et nous nous aimons si
follement!

—Depuis le printemps?... reprit Simone que, tout à l'heure, cette date
avait frappée.

—Oui... depuis notre séjour à Hyères. Tu te rappelles?... Tu nous as
quittés. Ah! je n'aurais jamais cru céder si vite... Mais un jour... Tu
ne t'imagines pas... C'est si romanesque!... Nous avons été surpris par
un orage dans les ruines du vieux château...

Ce fut au-dessus des forces de Simone. Un vertige de fureur la prit.
Elle, si douce, elle se sentit le cœur submergé d'un flot de haine. Son
cerveau s'affola d'une image de meurtre. Elle courait parmi ces ruines
trop bien connues, elle les surprenait, et elle frappait Jean. Oui,
durant une seconde, elle aurait voulu tuer Jean!

Puis le sentiment de son injustice l'anéantit. N'était-ce pas elle
qui avait rejeté, refusé l'amour de cet homme? Qu'est-ce qui la
soulevait ainsi? Peut-être seulement une vanité monstrueuse. Mais
n'avait-elle pas, la première, exaspéré par la pire blessure la vanité
de M. d'Espayrac? Après tout, l'immédiate vengeance de son amant
témoignait d'un violent dépit, et le dépit, c'est encore un hommage...
Hélas!... Gisèle Chambertier était trop souverainement belle pour
que le dépit troublât le bonheur de celui qui la possédait. Et Jean
possédait Gisèle. Cette conviction qui surgissait par-dessus tout,
qui s'affirmait par des visions rapides et folles, livrait maintenant
Simone aux plus atroces inspirations de la jalousie. Elle avait beau se
défendre, l'obscure impulsion montait en elle. Et, ce qui était pire,
c'est qu'elle s'en voulait jusqu'au mépris d'elle-même. Quoi donc!
Elle était restée jalouse du mari qu'elle trompait! Maintenant, elle
devenait jalouse de l'amant dont elle ne voulait plus!... Mais c'était
insensé! Quelles sont donc les abominables sources d'où jaillissent de
tels sentiments, sur lesquels la raison n'a pas de prise?...

—Qu'as-tu donc? demanda Gisèle,—car son amie ne lui répondait plus.—Tu
es toute pâle.

Et Simone, cédant à l'irrésistible poussée aveugle, allait peut-être
lui crier quelque parole d'aigreur et d'insulte, allait peut-être se
trahir elle-même pour mieux l'outrager, lorsque le timbre de la porte
extérieure jeta sa vibration claire. Et, tout de suite, des pas et des
rires emplirent le corridor.

—Mes enfants!... exclama Simone en un cri de délivrance. Mes enfants!...

D'un élan presque fou, elle se leva, elle se précipita vers eux. Et, à
leur vue, soudainement, la crise affreuse qui lui convulsait le cœur
s'apaisa.

—Viens, Paulette, appela-t-elle, viens dire bonjour à Mme Chambertier.
Nounou, donnez-moi mon fils.

Pour rentrer dans le petit salon, elle prit entre ses bras le bébé,
tout rose de l'air vif à travers son grand voile blanc. Et ce fut
avec une involontaire dignité, avec une fierté bienfaisante comme
une revanche, qu'elle le tendit vers son amie, vers cette amante qui
n'était pas mère, et qu'elle lui dit:

—Voilà mon fils!



XIV


Ce fut seulement à la première représentation de _La Douleur d'Éros_
que Simone Mervil revit M. d'Espayrac.

Jean était rentré à Paris la veille au soir, suivant de très près
les Chambertier, sans oser toutefois effectuer son retour par le
même train. Vers le milieu de l'après-midi, il était venu chercher
Mervil dans les coulisses de l'Opéra-Comique. Les deux amis s'étaient
embrassés, avec moins d'ébullition que Simone et Gisèle, mais avec plus
de mâle plaisir et de sincérité. Tout de suite Roger avait dit au poète:

—Tu passeras la soirée dans notre baignoire, n'est-ce pas? Moi, je n'y
resterai guère, tu comprends. Et, comme cela, Simone aura quelqu'un
pour la remonter, si tout ne va pas sur des roulettes.

—Mais, objecta Jean, ta femme ne sera pas toute seule. Elle aura des
parents, des amis... les Chambertier peut-être?

—Pas du tout. Des parents, nous n'en avons plus de très proches. Quant
aux Chambertier, voyons... Imagines-tu que la belle Gisèle consentirait
à s'enfouir dans l'obscurité d'une baignoire, un soir de première! Et
d'une première «chic»? Et après huit mois d'absence?... Non, non, elle
va reparaître au firmament de Paris dans une loge de face. Et ce ne
sont pas les lorgnettes de l'orchestre qui s'en plaindront. Ah! pour
jolie, elle est jolie. Et tu es ce que l'on convient d'appeler «un
heureux coquin».

—Mon cher ami, sache une fois pour toutes que je n'accepterai de
personne, pas même de toi, des allusions de ce genre.

Ceci fut dit nettement, avec un certain air de tête et un certain
regard qui trahissaient chez M. d'Espayrac l'humeur volontaire et la
fierté de race, mais dont il se gardait avec ses amis, et surtout
avec Mervil. Celui-ci eut aussitôt le geste vague d'un homme qui, par
inadvertance, a marché sur l'orteil d'un autre,—un «pardon!» plutôt
mimé que prononcé, avec un demi-sourire signifiant: «Après tout, c'est
votre faute, vous n'aviez qu'à ne pas mettre votre pied là.»

D'ailleurs, entre les deux amis, ce fut moins que l'ombre d'un nuage,
et Jean sembla ravi d'accepter pour le soir une place dans la baignoire
des Mervil.

—Fais mieux encore, dit le compositeur. Viens dîner avec nous. Simone
ne t'a pas vu depuis si longtemps!... Elle ne voudra jamais s'enfermer
dans une loge avec toi sans avoir refait connaissance.

M. d'Espayrac trouva aussitôt, pour refuser, les meilleurs prétextes du
monde.

—Allons, bonne chance! dit-il, en quittant son ami. Je vais être aussi
nerveux pour ton propre compte que si j'avais fait le scénario.

Lorsque Simone apprit qu'elle passerait la soirée presque en
tête-à-tête avec Jean d'Espayrac, elle imagina d'emmener sa fille au
théâtre. Après la diversion nécessaire pour que Roger n'établît aucun
rapprochement entre les deux idées, elle avança la proposition que
Paulette était assez grande pour voir une «première» de son papa.

—A quoi penses-tu? dit le musicien. Une petite fille qu'on met au lit à
huit heures!

—Lélette va avoir neuf ans, dit la mère. Elle peut encore entendre ce
qu'elle ne devra plus entendre à seize ans.

—Oh! ce n'est pas que la pièce soit inconvenante... Mais elle dormira
debout.

—Elle? dormir!... tu verras un peu si elle dort! Certainement je ne
suis pas d'avis de la conduire au théâtre... Mais à une «première» de
toi!

Quand on mit à Paulette sa robe en surah crème, avec la réserve qu'elle
saurait seulement où on la conduisait lorsqu'elle aurait mangé de la
soupe et une tranche de viande, la petite fille eut un tremblement de
joie, et devina tout de suite qu'elle allait à l'Opéra-Comique. On ne
put pas la faire dîner. Dans la voiture, elle ne tenait pas en place,
et trépignait sur la jupe en velours noir de sa mère. Simone et Roger,
suffoqués d'émotion anxieuse à l'idée de cette salle comble et de ce
rideau qui allait se lever, ne disaient rien, et restaient, une main
dans l'autre, au fond du coupé sombre.

—Dis, maman, s'écria tout à coup Paulette, c'est ça qui serait chic si
ça était un four!

Le mot fit tressaillir les parents: «Un four!» Comment la petite
connaissait-elle seulement cette expression d'argot théâtral?

—Oui, continuait l'enfant, parce qu'on boirait du champagne. Tu ne te
rappelles pas, petite mère? Un soir tu étais triste, et papa a dit: «Eh
bien, ce n'est qu'un four. Nous n'allons pas pleurer pour ça. Buvons du
champagne!» Et il en a fait monter.

—C'est vrai, fit Roger en riant. C'était le lendemain de cette
malheureuse première... cette absurde pantomime dont on m'avait
commandé la musique.

Cependant ils arrivaient devant le théâtre. Les trois mots: LA DOULEUR
D'ÉROS, en énormes lettres noires, éclataient sur les affiches vertes,
dans le rayonnement du gaz. Et ces mots leur semblèrent une partie
vivante et frissonnante d'eux-mêmes étalée sous les yeux de la foule.
Ces mots étaient de la souffrance et de la joie, de l'anxiété, de
l'espoir. Ils se distendaient démesurément, ils effaçaient le temps et
l'espace, ils réduisaient l'univers à une quantité négligeable. Jamais
Simone et Roger n'eussent osé convenir du peu de chose qu'étaient pour
eux, au prix de ces trois mots, les plaintes et les prières formulées
ailleurs, à cette même minute, dans toutes les langues humaines.

Ils passèrent vivement par l'entrée réservée aux artistes, traversèrent
un corridor, se réfugièrent dans leur baignoire. Là, Mervil embrassa sa
femme et sa fille comme à la veille d'une bataille. Puis il les quitta.
Mais, presque aussitôt, la porte fut poussée, l'ouvreuse livra passage
à M. d'Espayrac.

Il parut... Si charmant toujours avec sa haute taille robuste et fine,
et sa belle tête mâle où s'accentuaient la douceur des yeux, la fierté
de la bouche. Tout de suite, Simone eut un grand coup au cœur, suivi
d'un attendrissement, d'une crise de molle tendresse où se dissolvait
sa volonté. Puis une tristesse immense lui vint de penser qu'elle
l'avait perdu. Et la terreur de l'avoir aimé plus qu'elle n'avait cru,
de l'aimer peut-être encore, la bouleversait de remords, d'angoisse et
de regret.

L'attitude de M. d'Espayrac la rassurait d'ailleurs, tout en la
touchant profondément. Il avait dans la voix, dans les gestes, dans le
regard, quelque chose de gravement ému témoignant qu'il se rappelait
toujours, et, en même temps, la plus grande simplicité, un naturel
qui devait mettre Simone à l'aise, et une docilité de physionomie qui
disait à la jeune femme: «Votre volonté sera la mienne; je suis prêt à
vous suivre sur le terrain où il vous plaira de me conduire.»

Il fallait toute la liberté de cœur et d'esprit d'un homme que la
passion ne subjuguait pas—ne subjuguerait sans doute jamais—pour garder
une si juste mesure d'élégance, de respect et d'amoureuse mélancolie.
La faible Simone était loin d'une pareille maîtrise de soi, et plus
loin encore de pressentir ce qui se passait dans cet être placé si
près d'elle que le velours de sa robe frôlait le drap de l'habit, et
pourtant situé à de telles distances morales que l'illusion de l'amour
même n'avait pu les rapprocher. «Il m'aime encore,» pensait-elle.
«Gisèle est bien jolie, mais elle n'a pas de cœur. Elle n'a pas su le
rendre heureux.» Car elle se figurait Jean dévoré du même besoin de
tendresse qu'elle-même, ne se doutant pas que cette sentimentalité
follement sensible et exclusive confinait à une maladie des nerfs et de
l'imagination dont cette vigoureuse nature masculine ne serait jamais
atteinte.

A un moment, elle eut pourtant l'intuition de cet équilibre entre la
tête, le cœur et les sens, qui mettait Jean si bien à l'abri de ses
propres tourments, à elle. Le jeune homme se mit à rire presque haut,
d'une drôlerie de Paulette; et Simone reconnut le beau rire clair, le
rire perlé comme celui d'une femme, dont Mervil avait noté la mélodie
pour en faire un _leit-motiv_ de gaieté dans une de ses pièces.
Comme il sonnait joyeusement, ce rire, en fanfare de jeunesse et
d'insouciance! Elle en eut le cœur tout serré.

Ainsi, au début de cette soirée, Simone connut de nouveau les amertumes
et les tentations dont elle s'était crue délivrée à jamais. Peut-être
même n'avait-elle point encore soutenu de lutte si âpre; peut-être
ne fut-elle jamais si près d'une irrémédiable défaite. Ce qui la
préserva, ce ne fut pas la présence de sa fille: car Paulette, accoudée
au bord de la loge, et tout hypnotisée par la musique et les bravos,
n'était pas un témoin gênant pour les deux êtres qui, derrière elle,
s'immobilisaient maintenant en un trouble silence. Et, non plus, ce ne
fut pas une persistance de discrétion et de respect dans les façons
de Jean: car le jeune homme, repris par le charme de cette blonde, si
fine en sa robe de velours noir, et peut-être lui-même perversement
surexcité par la présence, là-haut, de son autre maîtresse—dont il
devinait la place, dès le premier entr'acte, à la direction des
lorgnettes,—eut, peu à peu, pour Simone, de ces regards et de ces
effleurements muets qui brisent la volonté d'une femme. Non: ce qui
sauva Simone, ce fut le génie de Roger, ce fut la puissance de sa
musique et l'orgueil de son succès. La personnalité de son mari, en
remplissant une salle entière, la domina elle-même, la disputa aux
tentations de sensualité, de jalousie et de mensonge, la raidit en
une indomptable fierté... Toutefois, au moment précis où, parmi les
applaudissements des spectateurs, elle sentit son âme se réfugier vers
le glorieux artiste, Simone comprit en un éclair, avec une secousse de
tristesse, qu'elle ne pouvait plus revenir à lui de tout son être, et
que nul devoir, nul affectueux élan, nulle admiration ne rallume cette
misérable étincelle d'amour—feu follet d'erreur et de hasard, éternel
égarement, éternel enchantement du cœur.

Dès la fin du second acte, le triomphe de Mervil paraissait assuré.
L'enthousiasme du public fit relever le rideau trois fois pour acclamer
les interprètes, et surtout les deux rivales, Vénus et Psyché, la
déesse et la mortelle, l'une si emportée de passion, l'autre si
touchante d'innocence, et toutes deux, dans leur incarnation de
théâtre, douées, par bonheur, d'autant de talent que de beauté. Comme
les fauteuils d'orchestre se vidaient, et qu'un remous d'habits noirs
se pressait tout contre la loge de Simone, elle put entendre des
exclamations admiratives, et même cette phrase prononcée très haut par
un influent critique:

—Cristi! mais c'est de la grande musique!... Une œuvre de maître! Qui
est-ce qui se doutait, excepté moi, que ce gaillard-là avait ça dans le
ventre?

—C'est vrai, murmura d'Espayrac à Simone. Les autres voulaient toujours
l'enfermer dans l'opérette. Eh bien, chère madame, j'espère que nous
sommes contente?

Mais, à ce moment, la baignoire s'emplit de toute la lumière du
corridor. Mervil faisait ouvrir la porte.

—Hein? Qu'est-ce que vous pensez? On dirait que ça marche.

—Si ça marche! s'écria Jean. Les critiques prononcent le mot de
«grande musique». Désormais il te faudra de la «grande poésie», et ce
rimailleur de d'Espayrac ne sera plus ton homme.

—C'est stupide ce que tu dis là, mon vieux.

—Dame! tu as Molière... Mais qui est-ce qui t'a réduit la pièce à un
scénario? Car tu n'as pas tout pris. Et c'est très habilement fait.

—C'est moi-même.

—Bah?...

—Oh! ce n'était pas difficile. Tout le travail consistait en coupures.

—Ferme donc la porte, dit Simone à Roger. Voilà des journalistes. Nous
allons être envahis.

—C'est que les Chambertier vont venir.

—Tiens! s'écria Jean. J'allais vous proposer de monter les voir dans
leur loge.

—Oh! ce soir, nous ne voulons pas nous montrer.

A ce moment, Paulette cria très haut, d'un ton si drôle que plusieurs
messieurs, debout à l'orchestre, se retournèrent en riant:

—Alors, papa, ça n'est pas un four?

—Chut! dit Mervil, veux-tu te taire? Non... Mais tu auras du champagne
tout de même.

—Bon, fit d'Espayrac, moi qui oubliais des bonbons pour Paulette! Je
vais aller lui chercher des fruits glacés.

Il prit son pardessus et sortit.

Cependant Gisèle arrivait, au bras de son mari, produisant, dans les
couloirs, un mouvement de foule, qui se refermait derrière sa longue
traîne. Sa robe se décolletait à peine, comme il seyait à son buste
mince et long, d'une souplesse de couleuvre; mais ses bras, nus jusqu'à
l'épaule, surprenaient par leur dessin ferme et pur, et l'on devinait
la solide finesse des hanches, sous la ceinture placée très bas,—une
ceinture d'or, d'émail et de pierreries, à la façon barbare qu'elle
aimait. A côté de cette reine de légendes antiques, Chambertier étalait
le ventre satisfait, l'habit noir et le gilet à cœur d'un bourgeois du
dix-neuvième siècle.

—A-t-il assez la tête d'un Georges Dandin? dit à un ami un jeune homme
qui venait de lui serrer la main.

—Ne t'y fie pas, répliqua l'autre. Ces gros bonshommes pacifiques
restent longtemps sans rien voir, puis, un beau jour, ils ouvrent les
yeux, et tuent l'amant à coups de revolver dans la ruelle de leur femme.

Maintenant, au fond de l'étroite baignoire, Gisèle embrassait Simone,
et, pour mieux féliciter Mervil, elle voulut l'embrasser aussi.
Chambertier, renonçant à introduire son gros corps, allongeait
seulement d'énergiques poignées de main. Et, tout autour, dans le
couloir, des gens s'entassaient, les yeux vers cette loge sombre, avec
une effronterie de curiosité tranquille, les uns pour apercevoir «la
belle Mme Chambertier», les autres parce qu'ils avaient entendu dire
que l'auteur se trouvait là. D'Espayrac, qui revenait avec les fruits
glacés, ne put se frayer un passage.

Toutefois la sonnerie électrique dispersa le groupe. L'orchestre
se remplit avec un bourdonnement. Des violons, qu'on accordait,
grincèrent. Les Chambertier remontèrent dans leur loge. Et Mervil,
cette fois, resta dans la baignoire, avec sa femme et son ami.

Jean et Simone éprouvèrent un désappointement de sa présence, un
regret de la tentatrice solitude. Cependant ils n'avaient rien à se
dire. Pour des raisons diverses, l'un et l'autre avaient résolu de
ne pas renouer, de ne pas faire surgir sous la précision des mots ce
passé qui veillait, silencieusement et passionnément, dans le secret
de leurs deux cœurs. Et toutefois, même pour ne pas se parler de ce
qui les occupait tant, leur tête-à-tête, en l'obscurité de cette loge,
avec cette foule vibrante alentour, avec ces souffles d'harmonie et de
volupté venus de la scène et qui les enveloppaient ensemble, avait un
charme presque pénible mais d'une intensité singulière. Dans un pareil
affinement de sensation, les plus imperceptibles réflexes nerveux
les ébranlaient comme des chocs, et, tout à l'heure, la main de Jean
s'étant posée sur la sienne, Simone avait défailli, s'était crue près
de s'évanouir.

Le seul aspect du visage de Mervil, tendu vers la scène, un peu
pâle, avec la fulgurance de ses grands yeux de braise, suffisait à
dissiper ce galvanisme amoureux. Dès lors, Simone et Jean purent
se parler d'une façon naturelle; et ils sentirent, aux premiers
mots d'indifférence, comme un abîme qui s'élargissait entre eux. La
vie parisienne les reprit, la vie masquée, où tant d'élégance et de
politesse couvre les visages, que les cœurs faibles et impersonnels
en arrivent à ne plus reconnaître leur propre identité. L'artificiel
se substitue si bien à la nature, que celle-ci cesse de s'apercevoir
elle-même, et, dans un miroir, ne se reconnaîtrait plus. Simone
et Jean, avec leur habitude parfaite du monde, furent si bien,
extérieurement, l'un pour l'autre, même en tête-à-tête, ce qu'ils
voulaient être intérieurement, que, plus tard, il leur arriva de s'y
tromper. Mais, pour inconscient qu'il fût, le lien ne devait pas se
briser de sitôt entre ces deux êtres dont le préjugé, l'orgueil ou la
raison avait dénoué les bras sans que leur désir fût assouvi.

Cependant, sur le dossier du fauteuil où s'appuyait sa femme, Roger,
d'un doigt fébrile, suivait la mesure que battait le chef d'orchestre.
Ce troisième acte de sa _Douleur d'Éros_ déroulait des beautés
musicales de premier ordre, que le public écoutait dans une extase
muette, sans un mouvement, sans un bravo, presque sans un souffle.
La claque ayant voulu souligner la phrase de puissante harmonie par
laquelle l'orchestre appuie le serment de l'Amour jurant de se faire
connaître à Psyché, des «chuts» furieux éclatèrent.

—Comment?... murmura Simone, qui se sentit pâlir. Ah bien, s'ils
n'applaudissent pas ça!...

Son mari, haletant, la fit taire. Mais d'Espayrac dit vivement à voix
basse:

—Craignez rien... Ils sont empoignés, voilà tout.

Et, en effet, lorsque, après les nouvelles instances de Psyché, le
ténor qui jouait Éros reprit d'une voix saisissante de tristesse:

          «_Je l'ai juré, je n'en suis plus le maître..._»

un tel frémissement parcourut la salle, que, cette fois, l'émotion,
l'admiration, durent se manifester. Des mains battirent, des
voix hautes prononcèrent: «Ah! bravo!... bravo!...» Le chanteur
s'interrompit. Alors le tonnerre des applaudissements roula longuement,
puis s'éteignit, puis reprit avec tant de force, que Simone, secouée de
larmes heureuses, se retourna, et, dans l'ombre, saisit à deux bras le
cou de son mari, et lui baisa le front follement.

Cependant le chanteur, impassible, attendait pour continuer. D'un
battement de paupières, il fit signe au chef d'orchestre. Et l'on
aurait cru que de plusieurs minutes il ne pourrait se faire entendre,
car le public, une fois soulevé, ne se calmait plus. On remuait encore,
on échangeait des remarques, et les impressions longtemps contenues
s'échappaient en exclamations bruyantes. Mais le ténor ouvrit la
bouche; ce fut comme un enchantement. Le silence d'extase aussitôt se
rétablit. Et la douleur divine d'Éros s'exhala vers Psyché, dans un
récitatif d'une simplicité très noble, malgré son infinie tristesse:

        «_Je l'ai juré, je n'en suis plus le maître;
    Mais vous ne savez pas ce que vous demandez.
    Laissez-moi mon secret. Si je me fais connaître,
            Je vous perds, et vous me perdez!_»

La pièce, d'ailleurs, s'achevait dans le sentiment d'éternelle
mélancolie qui donne un sens philosophique si profond à cette fable
antique. Mervil n'avait pas adopté le dénouement de Molière, qui
désarme la colère de Vénus, fait intervenir Jupiter, et rend à Psyché
son amant, en l'élevant elle-même au rang des divinités. Son œuvre
finissait lorsque Psyché, ayant satisfait sa curiosité fatale, voit
disparaître pour toujours celui qu'elle aime, tandis qu'autour d'elle
s'évanouissent les merveilles des jardins célestes, et qu'elle demeure
seule au milieu d'un désert plein de ronces, de cendres et de pierres.

—Voyez-vous, madame, dit d'Espayrac à Simone lorsque la toile tomba,
c'est une dissertation morale qu'il a mise là en musique, votre
grand homme de mari. Cela veut dire qu'il ne faut jamais regarder de
trop près son bonheur. Sans cela on le perd. Il ne faut pas trop en
analyser l'essence, mais le prendre comme il vient. Autrement, voilà ce
qu'il en reste: des mauvaises herbes, de la poussière et des rochers.

Mme Mervil comprit fort bien ce qu'il voulait dire. Cette voix qui,
sous le ton voulu de la plaisanterie, sonnait un peu âpre, lui fit
passer dans le cœur le frisson glacé d'un regret. Mais elle se raidit,
se tourna vers la scène, et la joie de ce qui suivit noya, emporta son
chagrin.

On avait rappelé les acteurs; on les avait même rappelés plusieurs
fois. Maintenant le rideau semblait retombé pour de bon. Mais le
public restait encore, demandait le nom de l'auteur. Et enfin le
régisseur parut, qui le dit, ce nom. Alors ce fut pour Mervil, et tout
autant pour Simone, et même un peu pour la petite Paulette, la minute
d'ivresse où les oreilles, la chair et l'âme boivent la clameur du
succès. Tous les trois enlacés écoutaient au fond de la petite loge
sombre. Et c'était un bonheur inouï, comme la vie n'en réserve qu'à de
bien rares élus, cette exaltation de la personnalité, ce retentissement
de son être dans des centaines d'autres êtres, cette prise de
possession des cœurs par l'étreinte de sa pensée, de son œuvre, de son
laborieux rêve d'artiste, tout cela traduit par un bruit de foule, par
des battements de mains, par des bravos envolés, par tout un grisant et
délicieux tapage.

—Eh bien, mon vieux, dit Jean avec de sincères larmes de joie sous
les paupières, tous mes compliments, tu sais! Il n'est pas volé, ce
succès-là.

Les deux hommes se serrèrent la main. Et alors Simone, d'un geste fier
et brusque, tendit la sienne à M. d'Espayrac. Elle la lui avait déjà
donnée, au commencement de la soirée, lorsqu'ils s'étaient revus,
mais d'un mouvement obligatoire et banal, dépourvu de signification.
Maintenant il comprit que cette poignée de main voulait dire quelque
chose, et il ne sut pas au juste quoi. Mais il y sentit une allégresse
honnête, comme une force retrouvée, comme une alliance de loyauté
pour anéantir jusqu'au souvenir honteux de la trahison devant ce
noble artiste, et comme une réconciliation d'amitié par-dessus le
gouffre trouble de l'amour. C'était un inconscient appel à ce qu'il
avait de meilleur en lui. Il en fut surpris et remué, sans bien se
rendre compte. Et, tout en serrant la petite main de Simone, une chose
profonde et obscure qu'il tenait de sa race, une délicatesse d'honneur,
une crânerie de droiture, une chaleur de générosité, s'éveilla sous sa
légèreté, sous sa sensualité, sous son cynisme de Parisien.

«Drôle de petite femme,» se disait-il dans son cab, tandis qu'il
retournait rue de la Faisanderie, au trot allongé de son grand
stepper irlandais. «Drôle de petite femme... Moi qui croyais que je
la reprendrais quand je voudrais, pour avoir le plaisir de la lâcher
ensuite à mon tour. Eh bien, non... D'abord elle vaut mieux que ça.
C'est étonnant, mais je crois, parole d'honneur, qu'elle vaut mieux que
ça... Elle est bien la seule, par exemple, de qui j'en dirais autant...»

Ce fut à peu près l'unique réflexion que le beau Jean d'Espayrac
formula nettement dans son cab. Mais, arrivé rue de la Faisanderie,
dans son petit hôtel gothique, il envoya coucher son valet de chambre,
qui dormait debout, et resta longtemps vêtu de son habit de soirée, à
rêver au coin de son feu. Même il alluma une cigarette, et, plus tard,
lorsqu'il la jeta dans les cendres, on l'eût entendu qui murmurait:

—Ah! petite Simone... petite Simone... C'est dommage! Car je vous
aurais vraiment aimée.



XV


Des mois s'écoulèrent,—mois heureux pour Simone, mois remplis
d'une douceur profonde, telle que jamais elle n'en avait connu.
Certes, les premiers temps de son mariage n'évoquaient en elle que
des souvenirs de félicité. Mais alors, n'ayant pas souffert, ne
connaissant pas les pièges abominables où nous prend et nous meurtrit
la vie, elle avait au cœur une espérance illimitée qui dépassait et
diminuait les réalités les meilleures. Maintenant, au contraire,
le sentiment de son imprudence et de sa faute, la conscience d'un
amoindrissement d'elle-même et celle des risques courus, puis, parfois,
les tressaillements encore douloureux de ses récentes blessures,
accroissaient infiniment le prix de ses joies.

D'ailleurs l'attrait de l'avenir, dont s'était aveuglée sa jeunesse,
perdait pour elle de cette intensité qui rend trop longs les meilleurs
et les plus rapides de nos jours. Simone avait trente ans. Elle
atteignait cette période de la vie où la femme commence à mieux
savourer les heures, et où déjà l'inquiétude la prend à les sentir
couler si vite. Elle ne voulait plus se laisser souffrir d'aucune
chimère. Elle s'installait à présent dans son bonheur avec une
tranquillité résolue. Et ce bonheur était tel qu'il pouvait défier même
les pièges de sa fine imagination.

La célébrité, la fortune, prêtaient au petit hôtel de la rue Ampère
un peu du prestige qu'ont les royales demeures; les passants le
considéraient et retournaient la tête pour voir encore les étroites
fenêtres à vitraux; beaucoup de visiteurs sentaient leur cœur battre
en touchant la sonnette, inquiets de savoir s'ils seraient reçus par
«le maître». Dans l'atmosphère nouvelle de son très grand succès,
Mervil sentait un peu se calmer sa défiance de lui-même,—cette vipère
que certains artistes portent en eux, sifflante et glacée, jusqu'à
la tombe, au milieu même de leur gloire. Aussi la nervosité de son
caractère se détendait; l'ironie lui montait moins souvent aux lèvres;
il accueillait plus franchement les privilèges de sa destinée, et tout
son entourage s'épanouissait à présent dans la chaleur de sa bonté
naturelle. Mais personne autant que Simone ne s'émerveillait, ne
s'attendrissait de cette bonté.

Cependant le petit Hugues sortait de la vie végétative propre à la
toute première enfance. Il devenait le petit animal humain, gazouilleur
et joli, que l'on commence à mettre en robes courtes, et dont les pieds
remuants se chaussent de minuscules souliers vernis, encore inutiles
d'ailleurs. Ses traits s'affirmaient, se dégageaient de l'ébauche
indécise, promettaient de la finesse et de la régularité. Sur son crâne
rose, une impalpable soie blonde, presque blanche, s'arrondissait en
bouclettes, et derrière l'ourlet délicat de ses lèvres, des dents
menues pointaient en gouttes laiteuses. Mais, pour l'adoration de
ses parents, ses yeux surpassaient toutes les autres merveilles. Ils
paraissaient immenses dans ce visage de poupée, et leur perpétuelle
admiration ravie éclairait la maison d'une lueur d'astres.

—Je t'assure qu'ils seront bleus, disait chaque jour Mervil à Simone.

—Quelle idée! s'écriait-elle. Personne dans la famille ne les a de
cette couleur. Moi je suis seule à les avoir clairs, et encore les
miens sont gris. Mais tous les petits enfants ont d'abord les yeux de
ce bleu incertain. Ça change vers huit ou dix mois. Hugues a tes yeux,
c'est frappant. Tu verras qu'ils deviendront très noirs.

Un matin, comme Roger faisait sauter son fils sur ses bras, il
s'arrêta tout à coup, et, portant le bébé dans le plein jour de la
fenêtre, il s'écria:

—Oh! c'est un peu fort!

Puis s'adressant à la nourrice:

—Nounou, venez voir ici. Peut-on soutenir que cet enfant n'a pas les
yeux bleus?

La brave femme convint que c'était difficile. A ce moment Simone
entrait dans la chambre.

—Ils sont bleus, répétait Mervil. D'un bleu très pur, mais très foncé.
Tiens, veux-tu que je te dise, Simone: je ne connais qu'une seule
personne qui ait des yeux de cette nuance-là. C'est Jean d'Espayrac.
Non, mais c'est drôle, tu sais... Bébé a tout à fait les yeux de Jean.

Au milieu de sa paix reconquise et de son bonheur, cette parole frappa
Mme Mervil comme le coup imprévu d'une arme effroyablement pénétrante
et cruelle. D'un geste involontaire, elle porta la main à son cœur,
comme si le coup l'eût déchirée là. Et elle ne trouvait pas un mot à
dire, abasourdie, terrifiée.

Pourtant Roger, ne remarquant rien, très à l'aise, plaisantait.

—Il n'a pas mal choisi, le petit bonhomme. Les yeux de Jean sont les
plus beaux que je connaisse. Ma foi, je trouverais ça très bien qu'il
eût des yeux comme Jean.

Il posa son fils entre les bras de la nourrice, et, venant tirer
gentiment l'oreille de sa femme:

—Ah! madame, je vous y prends. Vous aurez trop regardé les prunelles
saphir du beau d'Espayrac. Je lui conterai ça à notre ami Jean.

—Oh! je t'en supplie!... s'écria-t-elle.

Et ce fut un tel cri d'angoisse, qu'effrayée par l'altération de sa
propre voix, Simone reprit en essayant de sourire:

—Entre nous, c'est très bien, mais avec ce jeune homme, des
plaisanteries pareilles...

—Petite prude! dit son mari. Enfin, c'est bon. Si vous promettez de ne
plus recommencer, on n'en parlera pas.

Et il l'embrassa,—tellement tourné ce matin-là à la drôlerie et à la
joie qu'il ne sentit pas, sous sa lèvre, la joue de Simone froide et
rigide comme de la glace.

Pendant les jours qui suivirent, lorsque Mme Mervil se trouvait
seule près de son fils, elle épiait les yeux de l'enfant, avec une
attention anxieuse, obstinée, sans pouvoir penser à autre chose qu'à
ces prunelles, d'une transparence de pierre précieuse, dont le bleu
semblait devenir d'heure en heure plus profond. Parfois, comme prise de
l'espoir qu'elles eussent changé de nuance sous les paupières closes
par le sommeil, la jeune mère éveillait le bébé dans son berceau et
guettait, haletante, le soulèvement des longs cils foncés. Mais, devant
son mari, Simone évitait de contempler Hugues; puis, si elle voyait
Mervil poser sur lui un regard prolongé, elle s'emparait du petit
garçon, l'excitait, le faisait jouer, ou l'emportait auprès de sa
nourrice.

Toutefois d'autres semaines, puis d'autres mois passèrent, et, à la
longue, cette crise atroce de doute et de crainte s'apaisa pour Simone,
comme s'étaient apaisés son coupable amour et ses remords. L'habitude
vint à tous de voir les yeux bleus de Hugues. Nul ne les remarqua plus.
Aucune comparaison nouvelle ne fut établie entre ces yeux d'enfant
et ceux de M. d'Espayrac. Et, une fois de plus, l'accoutumance et
l'illusion—ces baumes éternels du cœur—engourdirent, puis dissipèrent
chez Simone le poison des cuisantes pensées.

Comme elle n'alla pas beaucoup dans le monde, cet hiver, et qu'elle ne
reçut point, elle ne rencontra que rarement Gisèle et M. d'Espayrac.
Déjà, du reste, elle pouvait les apercevoir, l'un ou l'autre, même
à l'improviste, sans cet élancement de douleur qui naguère, à leur
premier aspect, lui cassait les jambes et lui pâlissait le visage. Le
poète écrivait un libretto pour Mervil. Mais ce travail avançait avec
lenteur, et M. d'Espayrac—volontairement sans doute—oubliait de plus en
plus le chemin de la rue Ampère. Quant à Mme Chambertier, plus lancée
que jamais, perdue dans un tourbillon d'occupations folles, comment
eût-elle trouvé le temps de venir voir son amie? Tous les matins elle
conduisait au Bois; même elle se remettait à l'équitation, annonçant le
projet de se montrer prochainement dans l'allée des Poteaux, seule et
suivie d'un groom, ce que se permettent à peine quelques très grandes
dames, en dehors des écuyères et des cocottes: c'était d'un «chic»
hardi et exceptionnel qui la tentait. L'après-midi elle avait, avec les
couturiers en vogue, des conférences d'où sortaient des chefs-d'œuvre
de toilette, reproduits par les journaux d'illustration artistique et
mondaine. Puis, à cinq heures, il lui fallait être de retour dans son
immense hôtel du boulevard Haussmann, pour présider son _five o'clock_.
Et, le soir, c'étaient les dîners, les premières représentations,
les bals. Si bien qu'avec les heures réservées à ses rendez-vous
d'amour, c'est à peine si elle pouvait suffire aux visites officielles,
indispensables. Une furie de mouvement, d'éclat, de vie à outrance,
l'avait prise depuis que la langueur inquiète de ses sens et de son
esprit se trouvait secouée, dissipée par les réalités de la passion.
D'ailleurs elle s'affichait. Sa liaison avec M. d'Espayrac n'était plus
guère inconnue que de l'aveugle Chambertier. Même, comme la chronique
scandaleuse avait épuisé ce thème, on lui prêtait d'autres amants.

Jean, qui, fort ombrageux au sujet de ses maîtresses, prenait grand
souci de leur réputation, avait d'abord entouré celle-ci d'égards et
de mystère. Quand il s'aperçut des inconséquences qu'elle commettait,
sa délicatesse en fut froissée. Il lui en fit des reproches, et même
lui montra un certain mépris, lui parla durement. Elle s'emporta, lui
répondit par des bravades. Mais elle avait des colères si pleines
de séduction, avec l'ombre noyée de ses longs yeux, le dédain de sa
bouche, les ondulations de couleuvre tordant et redressant son buste
souple, que d'Espayrac, aussitôt, perdait le fil de son discours.
Alors Gisèle triomphait, le croyait vaincu. Il n'était qu'enivré. Aux
heures de réflexion froide, un fugace dégoût lui montait aux lèvres.
Peu à peu, il en vint à la considérer, à la traiter même comme une
courtisane. Dans son inexpérience, Gisèle en fut ravie; elle crut,
parce qu'il la respectait moins, qu'il l'aimait davantage. Mais M.
d'Espayrac avait trop d'élégance dans l'âme pour goûter des sentiments
et des façons de fille chez une femme du monde, une femme dont il
voulait se croire le premier, le seul amant. Elle le heurta, l'énerva
par ses manques de tact, de mesure, de pudeur. Devant lui, comme jadis
devant Simone, elle parlait de ses droits à l'adultère, se moquait
du mariage, ridiculisait Chambertier. D'Espayrac trouva cela d'un
ton détestable. Un tel défaut de tenue morale lui répugnait comme
des défauts de tenue physique: il se sentait aussi choqué que si sa
maîtresse se fût montrée à lui les mains mal soignées, ou vêtue, sous
la merveille de ses toilettes, d'une lingerie grossière. D'ailleurs, la
satiété accomplissait chez lui cette œuvre d'enlisement où, peu à peu,
les plus vifs désirs humains s'anéantissent, disparaissent. Si bien
que, malgré la beauté de cette créature de passion, moins d'un an après
sa conquête il commençait à se détacher d'elle.

       *       *       *       *       *

Un matin, comme Simone était à sa toilette, sa femme de chambre vint
lui dire qu'une dame demandait instamment à lui parler. Quelle dame?
La domestique, nouvelle dans la maison, ne la connaissait pas. C'était
quelque solliciteuse, et Mme Mervil, obligée de se défendre sans cesse
contre les importunités de ces sortes de personnes, allait la faire
congédier, lorsque la femme de chambre expliqua qu'elle était fort bien
mise et qu'elle avait l'air bien comme il faut; que, d'ailleurs, elle
avait une voiture à la porte.

—Alors, dit Simone intriguée, donnez-moi ma robe de chambre.

En bas, dans le petit salon, elle poussa un cri de surprise en
reconnaissant Mme Chambertier, la mère, la vieille dame qu'on ne voyait
guère à Paris, car elle passait l'hiver dans son château de Provence et
l'été en Suisse.

—Vous, chère madame!... Je vous croyais encore à Hyères. Et pourquoi
ne pas dire votre nom? J'ai failli ne pas vous recevoir.

—Je l'aurais dit au dernier moment, s'il avait fallu, répondit Mme
Chambertier. J'aime mieux qu'on ne sache pas que je suis venue ici, le
matin, pour vous parler de choses graves.

—Des choses graves!...

Une appréhension serra la gorge de Simone. En même temps elle vit sur
le visage de la vieille dame un air de tristesse et de rigidité qu'elle
n'avait pas remarqué tout d'abord.

—Ma chère petite, commença Mme Chambertier, je viens au nom de l'amitié
qui vous lie à ma belle-fille... Je viens faire appel à votre loyauté,
à votre bon cœur...

Tout en parlant, elle sortait un petit portefeuille, l'ouvrait, en
tirait un papier plié, qu'elle tendit à Mme Mervil.

—Connaissez-vous cette écriture?

La stupeur élargit les yeux de Simone. Dès le premier coup d'œil, elle
distingua l'écriture de Jean. Et toutes ses idées se confondirent,
toute sa raison chavira dans la folle peur qui la saisit. Rien
de logique ne lui vint à la tête. Évidemment Mme Chambertier lui
rapportait un des billets d'amour de M. d'Espayrac, écrit à elle,
Simone, et retrouvé Dieu savait où. Elle ne réfléchit pas qu'elle
les avait détruits tous, elle ne pensa pas à Gisèle... Elle n'eut
dans le cœur et dans l'esprit que la convulsion de son épouvante...
l'épouvante atroce du criminel qui sent la main du gendarme s'abattre
sur son épaule. Oh! les fruits d'angoisse et de honte qu'engendrait
sa misérable faute!... Cependant, comme Mme Chambertier répétait sa
question d'une voix sévère, Simone, malgré la rougeur violente dont
elle sentait le feu sur son visage, tâcha de feindre l'étonnement,
voulut nier:

—Cette écriture?... Non... Non, je ne connais pas.

—Pourtant, dit la vieille dame avec un sourire d'incrédulité, vous avez
dû la voir bien souvent.

Cette ironie acheva d'écraser la malheureuse Mme Mervil. Aussi fut-elle
un moment à se remettre, ne saisissant pas tout de suite d'où lui
venait la délivrance, lorsque Mme Chambertier ajouta:

—Oui, vous avez dû la voir souvent, dans les mains de votre mari,
puisque M. d'Espayrac a été son collaborateur, et que c'est l'écriture
de M. d'Espayrac.

Simone se taisait, incapable de trouver une pensée, de formuler un mot.

—Ma chère enfant, reprit la vieille dame en posant une main sur la
sienne, votre rougeur me montre que vous êtes au courant de tout...

Ici Mme Chambertier hésita, baissa la voix:

—Vous devez savoir que Gisèle est la maîtresse de ce jeune homme.

Alors ce fut un coup de lumière. «Mais, mon Dieu!» pensa Simone, «ma
lâche frayeur pour moi-même m'a fait trahir ma pauvre amie. C'est à ses
dépens que mon embarras s'explique. Oh! comme je m'en veux! Comme je
m'en veux!»

Elle essaya de défendre Gisèle. «Savoir une chose pareille! Non, elle
ne le savait pas, car cela n'existait pas, elle ne le croirait jamais!»
Et Simone mentit avec abondance, avec éloquence, et—à mesure qu'elle
parlait—presque avec sincérité.

—Nous perdons notre temps, dit avec douceur la vieille Mme Chambertier.
Si vous ne le saviez pas, je vais vous l'apprendre. Lisez cette lettre.

—Je ne veux pas lire... Je ne veux pas savoir.

—C'est dans l'intérêt de Gisèle. Je suis venue à vous, ma chère Simone,
comme à sa meilleure—je veux dire, à sa seule—amie (car je n'appelle
pas «ses amies» les envieuses poupées qu'elle fréquente). Vous avez
de l'influence sur elle. Et vous possédez tant de sagesse, tant de
raison! Je n'avertirai pas mon fils... Mais il faut qu'à nous deux
nous fassions cesser ce scandale, nous empêchions un malheur. Ce n'est
pas moi, vous le comprenez bien, qui puis parler de _cela_ avec ma
belle-fille.

Simone donc prit la lettre, la lut. Et elle y reconnut les expressions
de Jean, les phrases amoureuses de Jean, ses mots câlins comme des
caresses, avec quelque chose de plus ardemment sensuel qui lui fit
mal. Il fallait donc que le destin lui mît ceci sous les yeux! Quand
aurait-elle fini de monter son calvaire?—Hélas! elle n'était pas au
bout.—Ce fut avec un gémissement de douleur qu'elle rendit la lettre à
Mme Chambertier.

—N'est-ce pas que c'est ignoble... monstrueux? dit la vieille dame.
Elle a de la chance, la misérable, que cette lettre soit tombée dans
mes mains et non dans celles de son mari! Mon fils aurait tout massacré.

Cette transformation du bon Chambertier en un justicier sanglant parut
tellement inadmissible à Simone qu'elle eut un geste de surprise et de
protestation.

—Je vous dis que mon fils les tuerait, reprit la vieille dame. Et
voulez-vous savoir pourquoi? Ce ne serait pas par férocité, ni pour
faire le héros de roman, ni peut-être par jalousie seule—bien qu'il
soit très épris et très jaloux de son monstre de femme.—Non, ce
serait, dans le coup foudroyant de la surprise, quelque chose—comment
vous dirai-je?—quelque chose en lui qui le pousserait à tuer, parce
que c'est comme ça, dans l'air, dans le sang, parce qu'on doit tuer
la femme qui vous trompe, ou son amant, ou les deux; qu'on l'a fait
autour de nous, dans notre pays, dans notre milieu. Et justement,
comme Édouard est doux, un peu routinier, n'est-ce pas? sans idées
très personnelles, il suivrait, au premier moment, les notions qu'il a
en lui, toutes formées, faute d'initiative pour leur substituer autre
chose.

—Mon Dieu!... dit Simone impressionnée. Mais que pensez-vous donc que
je puisse faire, madame?

La vieille Mme Chambertier supposait qu'elle pourrait avertir, effrayer
Gisèle, et aussi lui faire de la morale, la rappeler au sentiment de
ses devoirs.—«J'essaierai,» murmura Simone, que remuaient ce chagrin
maternel si sincère et les révoltes, l'indignation de cette antique
honnêteté. Au fond, sachant bien qu'on ne détourne pas avec des
paroles le cours d'une passion chez une femme comme son amie, elle se
promettait de lui conseiller surtout la plus extrême prudence.

Gisèle, qu'elle vit le jour même, prit fort légèrement l'anecdote, et
plus légèrement encore les avis que Simone crut devoir y ajouter. Elle
se moqua de sa belle-mère, puis fut prise d'un accès de fou rire à
l'idée de Chambertier surgissant le revolver à la main pour la mettre à
mort ainsi que son amant.

—Pauvre Édouard!... Lui, me tuer! Mais je lui dirais que je ne donne
des rendez-vous à Jean que pour l'aider à trouver ses rimes... Il
serait trop content de me croire. Il m'aime comme un imbécile. C'est ce
qui est exaspérant.

—Oh! dit Simone, je ne peux pas t'entendre parler comme cela de ce
pauvre homme. Tu le trompes... N'est-ce pas assez?

—C'est qu'il me gêne avec son aveuglement. Ah! elle est loin de compte,
ma charmante belle-mère, si elle croit que je me cache de lui. Mais
je laisse traîner mes lettres exprès!... C'est stupéfiant qu'il ne
s'aperçoive de rien!

—Comment? fit Simone. Tu veux que ton mari sache!... Pourquoi?... Je ne
te comprends pas.

Gisèle haussa les épaules, comme dédaignant de s'expliquer. Puis,
tout à coup, elle éclata. Certainement, elle voulait que Chambertier
vît clair; et, s'il n'ouvrait pas les yeux, elle finirait par tout
lui dire. Elle en avait assez de remorquer ce gros homme ridicule. Et
maintenant surtout que la belle-mère se mêlait de faire de la morale.
Ah! mon Dieu, quelle existence!

—Qu'est-ce que tu espères donc? demanda son amie. Le divorce?

—Tout juste. Jean est libre.

Simone eut une exclamation troublée:

—Tu crois qu'il t'épouserait?

—Lui? Mais il se traînerait à genoux pour me le demander.

—En es-tu sûre? M. d'Espayrac, avec ses traditions de race, épouser une
femme divorcée!...

—Oui, si cette femme c'est moi, certifia Gisèle avec la plus insolente
assurance.

—Alors, raison de plus pour cacher ta liaison. La loi ne te permettrait
pas d'épouser ton complice.

—Bah! Chambertier est si bonasse! Je lui persuaderai que c'est
chevaleresque et distingué de faire prononcer le divorce contre lui.

Simone regarda son amie, cherchant sur ce visage—aux yeux et aux
lèvres de mystère, tels que les yeux et les lèvres des sphinx—une
rougeur, une trace d'embarras, après un pareil aveu. Elle n'y vit
qu'un sourire de malice amusée, la confiance de Gisèle en sa beauté de
magicienne, et, pour le reste, la plus parfaite inconscience. «Est-ce
donc vrai,» pensa Mme Mervil, «ce que j'ai entendu dire je ne sais où,
que les femmes sont absolument dépourvues de tout sens moral? Mais moi
cependant qui ai voulu faire mon devoir?... Hélas! j'ai peut-être suivi
tout bonnement quelque instinct secret, une répugnance de ma nature
pour la trahison et le mensonge. Au nom de quel principe absolu me
trouverais-je meilleure que Gisèle?»

Ainsi, malgré l'écœurement dont la soulevaient les intrigues de son
amie, malgré l'irritation que lui causait la seule idée de voir Gisèle
devenir Mme d'Espayrac, Simone continuait à subir vers la personne
et vers les amours de cette femme une sorte d'attirance perverse.
Curiosité?... Involontaire préoccupation de Jean? Peut-être espérance
inavouée de voir une autre trouver à son tour dans la faute les fruits
d'amertume qu'elle-même y avait recueillis. Par moments même, il lui
semblait que les âpres sentiments avec lesquels, depuis quelques mois,
elle songeait à Gisèle, augmentaient sa tendresse pour cette créature
de charme et de folie. Parfois, tout à coup, elle était prise du désir
de la voir, et elle sautait en voiture, elle pressait son cocher, pour
embrasser Gisèle deux minutes plus tôt, pour l'entendre lui chuchoter
près de l'oreille quelque extravagante confidence. Et ensuite, elle
se sentait troublée d'un vague remords, se demandant si, près de son
amie, elle ne venait pas alimenter un reste d'amour pour M. d'Espayrac,
ou du moins nourrir l'anxieux intérêt que lui inspiraient encore les
sentiments et les actions de cet homme.



XVI


Cependant, quoique le mois de juin commençât dans une splendeur
ininterrompue de jours ensoleillés, et malgré la haine pour Paris que
professait la belle-mère de Gisèle, cette vieille dame ne se décidait
pas à partir pour la Suisse. Elle restait dans l'hôtel du boulevard
Haussmann, croyant sauvegarder par sa présence l'honneur et peut-être
la vie de son fils; car maintenant, ce qu'elle redoutait parfois,
c'était le suicide de son cher Édouard. Cette digne personne vivait
dans des transes accrues par l'âge et par l'ignorance ou l'oubli des
passions. C'était merveille que son affolement ne lui fît pas commettre
de trop insignes maladresses, lui permît de rester courtoise avec la
violente Gisèle. Celle-ci n'attendait qu'un mot pour la braver en face.

Enfin il arriva que la pauvre mère crut imminente la catastrophe
qu'elle redoutait. Ce jour-là, tout éperdue, elle accourut de nouveau
chez Mme Mervil. Il était deux heures. Le musicien venait de sortir.
Simone s'apprêtait à conduire au Bois ses enfants, leur nourrice
et leur gouvernante. La pâleur et l'émotion de Mme Chambertier
l'épouvantèrent.

La vieille dame ne put parler distinctement tout de suite. Elle
prononçait des phrases incohérentes, dans lesquelles revenaient les
mots: «Lettre anonyme... rendez-vous... y courir tout de suite... un
affreux malheur!...» Mais un nom frappa Simone; Mme Chambertier avait
dit: «Meudon.»

—C'est à Meudon qu'ils ont un rendez-vous? demanda Mme Mervil.

—Oui, à Meudon, ma pauvre enfant!... Mais c'est tout ce que je sais.
Comment les trouver?... Comment les avertir?... Meudon... c'est grand.

Simone se taisait, toute blanche. Elle n'aurait pas cru cela de Jean,
qu'il conduirait Gisèle dans cette même maison... dans cette même
chambre, sans doute!... Eh bien, que le mari les y trouve!... Ils
n'auraient que ce qu'ils méritaient.

Mais comme, devant son silence, Mme Chambertier se désespérait,
sanglotant, lui serrant les mains d'une étreinte de noyé qui se
cramponne, la jeune femme se sentit le cœur envahi d'une grande
miséricorde et d'une grande pitié.

—Je crois, murmura-t-elle, que je connais l'endroit.

—Vous le connaissez!... Ah! mais vous êtes un ange... Dites-le-moi, que
j'y coure... Car c'est aujourd'hui... tout à l'heure... Il n'y a pas
une minute à perdre!...

—Oh! s'écria Simone, vous ne ferez pas cela!... Vous ne pouvez pas y
aller... Vous!... Et dans l'état où vous êtes...

—Si, si!... répétait la vieille dame. Il le faut. Je vous dis qu'il va
se passer quelque chose d'effrayant!...

Sans rien ajouter tout de suite, Simone alla vers la porte qui donnait
sur le vestibule, l'ouvrit:

—Miss! appela-t-elle, Nounou!

Des voix, des pas, répondirent aussitôt. Paulette cria:

—Petite mère, est-ce qu'on ne va pas partir pour la promenade?

—Oui, allez, dit Mme Mervil. Allez sans moi. Mais prenez un fiacre
jusqu'au Pré-Catelan. J'ai besoin de la voiture.

Puis, revenant vers Mme Chambertier, la porte close de nouveau.

—Voyons, chère madame, courage! Dites-moi vite les renseignements que
vous avez. Puis, s'il faut aller à Meudon... eh bien... j'irai. Vous,
c'est impossible! D'ailleurs, je ne connais la maison que de vue... Je
ne saurais pas vous indiquer l'adresse... Troublée comme vous êtes,
vous ne trouveriez jamais.

Dans sa folie de terreur et de reconnaissance, Mme Chambertier voulait
se mettre à genoux devant elle. Mais comme, aussitôt, le sang-froid de
Simone la calma, la ramena aux nécessités de la situation, elle put
dire assez nettement:

—Depuis quelque temps, j'en suis sûre, Édouard avait des doutes... Il
recevait des lettres anonymes... Il était triste... Mais il ne voulait
pas voir clair. Tout à l'heure, après le déjeuner, comme j'avais
remarqué qu'il ne mangeait pas, qu'il quittait la table avant la fin,
je suis entrée dans son cabinet. Il ne m'a pas vue tout de suite...
Il avait la tête dans ses mains, comme un homme accablé. Une lettre
était ouverte devant lui... une lettre sans signature... écrite très
gros... que j'ai parcourue d'un seul coup d'œil, avant qu'il eût relevé
le front... J'ai vu leurs deux noms, à EUX!... puis le mot «Meudon»,
suivi d'explications que je n'ai pas eu le temps de saisir; puis les
deux mots: «aujourd'hui même», soulignés d'un trait de plume. A ce
moment, Édouard a levé la tête... Oh! quelle figure! Un cadavre... Mon
malheureux enfant!...

—Mais, madame, fit Simone, il ne vous a rien dit?

—Il ne m'aurait rien dit, si je n'avais pas parlé moi-même. Mais je
n'ai pas pu y tenir. J'ai voulu le consoler... J'ai pleuré... J'ai
imploré sa générosité. Alors il m'a regardée d'un air terrible et il
a dit: «Ah! vous, ma mère, vous le saviez donc aussi?» Puis il m'a
repoussée, et il est rentré dans sa chambre en ajoutant: «Cette fois la
mesure est comble, et, dès ce soir, vous saurez comment un Chambertier
peut venger son honneur.»

—Et Gisèle? demanda encore Simone, vous ne l'avez pas avertie?

—Gisèle?... la malheureuse!... Elle avait déjà quitté la maison.

—Eh bien, madame, rentrez boulevard Haussmann. Je ne puis pas vous
ôter votre affreuse inquiétude. Mais je vous jure une chose. C'est que
je vais faire tout ce qu'il est possible pour empêcher un malheur.
Je cours à Meudon; j'ai un bon cheval, et, comme je connais bien
l'endroit, j'ai des chances pour arriver avant M. Chambertier, malgré
l'avance qu'il a sur moi.

—Oh! dit la vieille dame, il n'avait pas fait atteler quand je
suis partie. Le rendez-vous n'est sans doute que pour la fin de
l'après-midi, puisque, à cette saison, Gisèle n'a plus son _five
o'clock_. Maintenant, Édouard n'aura peut-être pas voulu se servir de
sa propre voiture. D'un autre côté, s'il prend le train ou un fiacre...

L'abondance des explications revenait, chez l'excellente personne, avec
le premier sentiment de sécurité relative. Mais Simone ne l'écoutait
plus. Elle sautait déjà dans sa victoria, disant à son cocher:

—A Meudon... Très vite. Filez par le plus court jusqu'à la gare, et là,
je vous indiquerai.

Chemin faisant, elle reconnut avec une sorte de honte que ce qui
dominait en elle, c'était une excitation presque amusée, le plaisir
mêlé d'angoisse—mais un plaisir tout de même—de s'activer en plein
drame, d'apparaître comme le salut à ces gens condamnés à mort. La
conscience de sa grandeur d'âme à jouer ce rôle près de sa rivale et
de son ancien amant l'exaltait plus agréablement encore. Maintenant,
elle souhaitait que Chambertier eût les plus meurtrières intentions,
pourvu toutefois qu'elle arrivât la première. Elle aurait ainsi cette
rare satisfaction d'avoir sauvé deux existences. Quelques aiguillons
de jalousie qui la piquaient encore lui donnaient l'orgueil d'un peu
de lutte intérieure et d'une victoire disputée. Trop faibles désormais
pour lui causer beaucoup de mal, ils avaient juste l'acuité nécessaire
pour lui faire savourer plus complètement la beauté de ses propres
sentiments.

       *       *       *       *       *

Lorsque Simone arriva près de la gare de Meudon, elle fit remonter son
cocher vers le bois, jusqu'à ce qu'elle aperçût les dragons japonais,
en faïence bleue, surmontant les pilastres de la maison bien connue.
Alors elle arrêta la voiture pour continuer à pied. Mais quand elle
sentit le sol sous ses petits souliers en cuir de Russie, des doutes,
des défaillances, des souvenirs aussi, l'assaillirent. Elle trouvait
la chose plus difficile qu'elle n'aurait cru. Une envie de retourner,
de se sauver, la fit hésiter une seconde. Et les promeneurs, assez
nombreux dans la coquetterie de cette campagne, dans toute cette
verdure et tout ce soleil, qui la voyaient passer—d'une si délicate
fraîcheur blonde sous la soie pâle de son ombrelle, avec tant de
candide bonté dans ses yeux clairs—ne se doutaient guère de l'émotion
qui secouait la fragilité nerveuse de cette jolie femme, que l'on
prenait pour une jeune fille.

Machinalement, Simone tourna dans le sentier qui conduisait à la
petite porte où Jean l'attendait autrefois. Qu'espérait-elle? Cette
porte devait être fermée avec soin. Mais elle comptait vaguement sur
quelque hasard qui lui permettrait d'éviter les deux concierges de la
grille, un homme et une femme qu'elle n'avait jamais vus, mais qu'elle
connaissait comme des gardiens rébarbatifs, avec lesquels il serait
difficile de parlementer.

La voilà cette petite porte... O Dieu! comme elle la reconnaissait
bien! Elle souleva le loquet, s'attendant à rencontrer la résistance
de la serrure. A sa stupéfaction, le battant de bois s'écarta tout de
suite. «Ils n'y sont pas encore,» pensa-t-elle. Mais une autre idée la
glaça. «Ce n'est pas dans cette maison!... C'était impossible aussi.
Ah! folle que j'étais...»

Elle entra cependant, traversa le potager, hésita en se trouvant sous
une charmille. Les choses du dedans lui semblaient moins familières
que celles du dehors. Peut-être était-ce la verdure de l'été sur ces
branches qu'elle avait connues dans la nudité de l'hiver. Peut-être
aussi parce qu'autrefois, le seuil franchi, elle ne voyait plus rien
que Jean.

Une porte de vestibule ayant cédé aussi facilement que celle du
sentier, Simone pénétra dans l'intérieur. «Si la maison est habitée,»
pensait-elle, «je trouverai bien un prétexte; je dirai que je me suis
trompée.» Puis, saisie par le silence, elle eut un accès de terreur
folle. Sans doute, le mari était venu déjà, et deux cadavres gisaient
derrière ces cloisons!... Elle chancela, s'appuya contre un mur. Mais,
de l'autre côté de ce mur, un éclat de rire, une roulade de chanson,
partirent. Et elle reconnut la voix de son amie.

Alors elle frappa, elle appela d'un accent d'angoisse:

—Gisèle!... Gisèle!... C'est moi... Ouvre... Viens! Au nom du ciel,
viens vite!...

La même voix rieuse dit à quelqu'un—à Jean sans doute:—«J'y vais...
laisse... Je te défends d'y aller... Je sais ce que c'est.»

Gisèle parut; et, quand elle vit Simone, un fou rire la secoua
convulsivement, la rabattit, fléchissante, contre le chambranle de la
porte. «Toi ici!... O ma pauvre petite!... Est-ce que tu viens pour me
protéger? Ça serait le comble!...»

—Ne ris pas! dit Simone haletante. Ton mari accourt... Il a juré de te
tuer.

—Ça m'étonne, répondit Gisèle, qui s'égayait de plus en plus à chaque
mot. Tu auras mal compris.

—Tu es donc folle!... s'écria Simone. Sauve-toi!... Fais sauver M.
d'Espayrac!... Je te dis qu'il veut vous tuer tous les deux. Laisse-moi
t'emmener, j'ai ma voiture à deux pas d'ici. Mais rhabille-toi; tu ne
peux pas t'en aller comme ça.

Gisèle, en effet, se trouvait à demi vêtue par un peignoir oriental en
gaze et en soie brochée, d'une somptuosité étrange, qui rehaussait sa
beauté barbare, et sur lequel coulaient, débordées, les ondes de ses
grands cheveux noirs, aux artificiels reflets de cuivre.

—Viens, répondit Gisèle en éloignant Simone de la porte—qu'elle avait,
dès le premier instant, refermée derrière elle.—Viens... Tu n'es qu'une
petite bête, et tu ne comprends rien de rien.

Elle fit entrer son amie dans une pièce de devant,—une pièce où Mme
Mervil n'avait jamais pénétré. C'était un salon, aux meubles couverts
de housses, dépourvu de bibelots, l'air à l'abandon des chambres que
l'on n'habite pas. Les volets d'une seule croisée étaient ouverts; et,
par cette croisée qui descendait jusqu'au sol, les yeux inquiets de
Simone aperçurent un balcon de vérandah garni de vases poussiéreux,
puis, au delà, un jardin mal tenu, dont la grande pelouse découverte
qui en occupait le milieu permettait de voir sans obstacle jusqu'à la
grille d'entrée.

—M. d'Espayrac est sûr de ses concierges, n'est-ce pas? demanda Simone.
Et, Dieu merci, j'ai pu refermer à clef la petite porte du potager.
Quelle imprudence d'avoir laissé cette porte ouverte!

—Tu as refermé la petite porte du potager! s'écria Gisèle d'un ton
brusque. De quoi te mêles-tu?... Quel ennui! Et je ne puis pas aller la
rouvrir maintenant!... Jean me verrait... C'est du côté de la chambre.
Il ne faut pas qu'il sache...

—Mais?... fit Simone, abasourdie, gagnée par la gêne horrible de se
trouver là, maintenant que l'insouciance de Gisèle lui ôtait presque la
certitude du danger.

—Ma pauvre mignonne, tu es gentille comme tout, interrompit son amie en
l'embrassant, mais tu n'as donc pas compris, quand Chambertier est allé
te montrer ses lettres anonymes?...

—Ce n'est pas lui, c'est ta belle-mère... Elle ne m'a pas montré de
lettres, mais elle en avait vu dans les mains de Chambertier... Il
était hors de lui, criant qu'il serait vengé avant ce soir... Et elle
est accourue chez moi folle de peur.

—Encore elle!... En voilà une qui m'aura fait haïr son fils... Tandis
que, sans elle, je le mépriserais seulement, dit Gisèle avec une
soudaine lividité de fureur sur son mince visage aux yeux longs.

—Tais-toi!... reprit Simone. Pars, et fais partir M. d'Espayrac...
Comment ne vois-tu pas qu'il arrivera quelque chose de terrible, si ton
mari et lui se trouvent face à face?

—Eh! dit Gisèle, il arrivera ce que je veux qu'il arrive.

—Comment?

—Est-ce que je ne connais pas mon Chambertier! Il ne tuera rien du
tout... Il tempêtera, menacera, jurera... Puis, devant le dédain
de Jean et le mien, la sueur lui viendra aux tempes et les larmes
aux yeux; il ne songera plus qu'à s'éponger. Ce sera tout. Ensuite,
je le forcerai à plaider en divorce, pour cause d'INCOMPATIBILITÉ
D'HUMEUR!... Et comme Jean m'aura fait perdre un nom et une fortune, et
qu'il est galant homme... Conclus... Rester Mme Chambertier quand on
peut devenir Mme d'Espayrac... Ce ne serait pas la peine d'être «une
sirène» et «une beauté fatale», comme mes nigauds d'adorateurs ont
l'habitude de m'appeler.

—Mais, dit encore Simone—dont un écœurant soupçon pâlissait la
lèvre,—alors, tout à l'heure, quand tu as dit à M. d'Espayrac: «Je sais
ce que c'est?...»

Les épaules de Gisèle se soulevèrent, et elle recommença de rire.

—... Et cette porte laissée ouverte exprès?...

Encore le rire... un rire, cette fois, immobile et muet, tendant les
lèvres rouges sur les dents aiguës, avec, véritablement, quelque chose
du mystère et de la cruauté des sphinx.

Simone, trop sûre maintenant d'avoir compris, murmura:

—... Et ces lettres anonymes?...

—Ah! enfin, nous y sommes!... Ça ne te crevait donc pas les yeux?...
Certainement, c'est moi qui les ai fabriquées. Et, bonté divine!... il
en a fallu des points sur les _i_ pour qu'il se décide!... Alors, bien
vrai, tu crois qu'aujourd'hui ça mord? Tu es sûre qu'il viendra?

—Gisèle, dit Simone, c'est épouvantable ce que tu as fait. Laisse-moi
m'en aller. Je ne peux pas me voir ici... C'est trop horrible!...
Laisse-moi m'en aller!...

Mme Chambertier s'égayait de nouveau très franchement, comme d'une
indignation qui ne pouvait être sérieuse. Et elle retenait les mains
de son amie. Simone se dégagea, courut vers la porte. Mais, tout à
coup, elle revint.

—Ah! Gisèle, tiens, j'ai pitié de toi!... Je te dis, je te dis,
malheureuse, que ton mari vient pour vous tuer tous les deux!...
Sauve-toi!... Sauve M. d'Espayrac!

Ceci fut dit d'un tel accent, que le rire se brisa puis s'éteignit sur
les lèvres de sphinx. Au même instant, un violent coup de sonnette à la
grille jeta les deux jeunes femmes aux bras l'une de l'autre, dans une
étreinte de saisissement et d'effroi.

Gisèle se remit d'ailleurs aussitôt, et courut à la fenêtre, dont les
rideaux de mousseline, transparents de l'intérieur, la cachaient aux
regards du dehors. Ce qu'elle vit dut lui causer une exaspération bien
extraordinaire, car elle frappa du pied, et Simone eut la stupéfaction
de l'entendre jurer comme un homme.

—Oh! dit Mme Mervil, c'est lui, n'est-ce pas? Mais enfin, il ne va pas
entrer tout de suite... Les concierges vont lui dire que c'est une
maison inhabitée, que le propriétaire est en voyage.

Dans son trouble, Simone trahissait sa connaissance de la consigne—qui
devait être restée la même. Gisèle, emportée par une fureur inouïe, ne
remarqua pas ce détail.

—Ah! le lâche!... le lâche!... criait-elle, en serrant les poings, en
grinçant des dents... Non, je ne l'aurais jamais cru!... Le lâche!...

Ce ne fut pas la seule injure qui monta aux lèvres de sphinx: elles en
prononcèrent d'autres, et des plus basses, que cette jolie Parisienne,
à visage de princesse barbare, hurlait dans un incroyable débordement
de rage, de haine et d'insulte.

—Mon Dieu! qu'y a-t-il? Laisse-moi voir, dit Simone terrifiée.

Car Gisèle, se rabattant vers le milieu de la pièce, l'entraînait sans
lui avoir donné le temps de s'approcher de la fenêtre.

—Non, non!... Viens!... Sauve-moi!... Oh! sauve-moi, Simone!...—Et
la voix cassée de fureur devenait sanglotante et plaintive.—Je suis
perdue!... Perdue!... Ma chérie... Invente quelque chose!... Ah!
sauve-moi!...

Il était bien tard à présent... Car un rapide coup d'œil de Mme
Mervil vers la fenêtre lui permit d'entrevoir le concierge ouvrant
toute grande la grille, derrière laquelle elle distingua la stature
corpulente et le visage de Chambertier. Alors elle crut deviner d'où
venait l'indignation folle de Gisèle: sans doute le mari avait payé ou
menacé ce portier de façon telle que le misérable homme consentait à
l'introduire. Et quelque menaçante évidence avait dû montrer à la femme
coupable que c'était bien son châtiment qui, maintenant, entrait par
cette grille.

—Je te dis que je suis perdue!... Sauve-moi!...

Toutes deux se trouvaient maintenant dans le corridor. Et là, comme
un éclair, la même pensée les frappa. Simone pouvait se substituer à
Gisèle!...

Mme Chambertier, d'un geste à la fois de violence et de supplication,
poussa son amie vers la chambre où se trouvait Jean. Déjà même, elle
lui enlevait son chapeau, elle cherchait à lui dénouer les cheveux.
Simone eut une révolte. «Oh!...» Elle donnerait bien sa vie, si l'on
voulait. Son honneur, non!... Oh! pas cela, pas cette honte!

Mais on entendit des pas d'homme sur les dalles de la vérandah, puis
le bruit des clefs que le concierge essayait dans la porte extérieure,
tâtonnant, voulant gagner du temps. Et une si mortelle frayeur se
peignit dans les yeux de Gisèle, que Simone, songeant à la scène
sanglante, jeta son amie vers l'escalier, et se précipita elle-même
dans la chambre, où, jadis, elle s'était donnée à Jean.

Elle n'eut pas même à en ouvrir la porte. M. d'Espayrac, averti par
la femme du concierge,—qui avait tourné la maison,—s'élançait dans le
corridor, éperdu d'inquiétude pour Gisèle. Il reçut Simone presque dans
ses bras, et, comme elle le repoussait dans la chambre, il la lâcha,
puis recula, stupéfait.

Tout à l'heure, il n'avait pas reconnu, dans les chuchotements, la
voix de Mme Mervil, et, ne s'étonnant plus des idées baroques de
Gisèle, il s'était mis à lire sans impatience, croyant qu'elle s'était
fait apporter, qu'elle essayait peut-être, un déshabillé nouveau, et
qu'elle se réservait de lui en donner la surprise.

Maintenant il regardait Simone arracher ses gants, défaire ses cheveux,
dont la fine soie blonde glissa et moussa jusqu'à la taille. En même
temps elle murmurait, sans le regarder, le visage brûlé d'une rougeur:
«C'est moi... n'est-ce pas?... Voilà son mari... Donc c'est moi...»

Les pas maintenant retentissaient dans le corridor vide. Et le
concierge, toujours les égarant,—car il espérait que les amants se
sauveraient par la petite porte,—les conduisit pendant un instant de
chambre en chambre.

Et M. d'Espayrac était tellement bouleversé d'admiration, de respect
troublé, tellement honteux que Simone retrouvât leur petit sanctuaire
avec les mêmes meubles, les mêmes bibelots, et—elle l'aurait pu
croire—les mêmes fleurs disposées partout dans les mêmes vases, qu'il
ne pouvait que la regarder avec des yeux de repentir et de confusion,
sans songer à faire un mouvement.

—Ah! dit-elle, ouvrez-lui donc... puisqu'il faut qu'il entre. Il serait
capable de monter... Et Gisèle est en haut.

D'Espayrac sortit dans le corridor. Mais, tout de suite, elle entendit
éclater sa voix en paroles d'une violence qui la surprirent. C'était
la même insultante indignation de Gisèle tout à l'heure. Et Simone
commença de trouver excessif ce mépris qu'on croyait devoir ajouter
aux outrages secrets et aux mensonges dont on bernait ce malheureux
mari. Cela l'étonnait de d'Espayrac. Mais un mot allait lui faire tout
comprendre,—un mot qui lui ternirait son dévouement, qui lui en ôterait
la nécessité tragique, n'y laissant que la grotesque trivialité d'une
scène de vaudeville, et lui donnant à savourer sans compensation toute
l'amertume et tout le dégoût de l'ignoble aventure.

—Un goujat!... Oui, monsieur, un pur et simple goujat, disait
d'Espayrac. Et vous allez être forcé d'en convenir vous-même devant M.
le commissaire de police, en lui affirmant, comme vous devrez le faire,
que ce n'est pas votre femme qui se trouve ici avec moi.

«Le commissaire de police!...» pensa Simone, «Il est venu avec le
commissaire de police! Voilà donc comment se venge un Chambertier!...»

Alors, elle comprit la rage et l'effroi de Gisèle. Ce commissaire de
police, que celle-ci avait vu, sans doute, montrant le bout de son
écharpe au concierge, avec le: «Au nom de la loi» qui avait fait ouvrir
la grille, c'était la constatation de son adultère, le ridicule et
la honte, le divorce prononcé contre elle, l'impossibilité légale
d'épouser son complice, sa déchéance comme mondaine, et, pour l'avenir,
la pauvreté avec l'oubli, ou le luxe avec le scandale. C'était, pour la
fière Gisèle, le vrai châtiment,—Chambertier s'en doutait peut-être,—le
châtiment pire que la mort, et qui l'avait affolée bien plus que si
elle avait vu son mari pénétrer de force dans la maison, la furie du
meurtre aux yeux et le revolver au poing.

Quand Simone entendit rouvrir la porte de la chambre, elle se cacha le
visage dans ses mains, pensant que ses cheveux et sa taille suffiraient
à justifier Gisèle sans qu'elle eût besoin de se laisser reconnaître.
Et, de fait, le commissaire de police de Meudon resta parfaitement
ignorant de ses traits. Mais, à l'exclamation de Chambertier, elle
ne put garder l'illusion que celui-ci eût hésité seulement sur sa
personnalité. D'ailleurs, le gros homme ne la regarda pas deux fois et
s'enfuit au plus vite. Il était plus convaincu de l'innocence de sa
femme, ayant trouvé là Mme Mervil, que s'il avait tenu Gisèle sous clef
dans leur chambre nuptiale depuis le jour de leur mariage. Une liaison
entre Simone et M. d'Espayrac, le collaborateur de Mervil, voilà qui
était vraisemblable, naturel, il pouvait même dire fatal! Comment
n'avait-il pas deviné cela plus tôt! Ah! c'est que cette délicieuse
petite Mme Mervil, avec son visage de suave et immatérielle madone
échappée aux pinceaux des Primitifs, trompait divinement bien son
monde. Désormais, Chambertier ferait attention que sa chère Gisèle la
fréquentât de moins en moins.

—Monsieur, criait d'Espayrac dans le corridor, si vous croyez que
vous aurez pu venir surprendre une femme chez moi et que vous ne m'en
rendrez pas raison, vous vous trompez. Je vous y forcerai parbleu bien!
Un monsieur si respectueux de la loi ne doit pas se permettre un duel
pour peu de chose, mais prenez seulement la peine de m'indiquer le
nombre de coups de pied au derrière qu'il faudra que je vous applique
pour vous y décider.

—Monsieur, disait le commissaire, tout en filant, les épaules
arrondies, excusez... Je regrette... C'est un malentendu.

D'Espayrac les laissa, rentra comme on se sauve; il avait trop peur
de lui-même, tant il se sentait emporté par l'envie d'assommer
Chambertier. Ah! ce n'était pas pour Gisèle qu'il tremblait ainsi
de souffrance et de colère! Il n'y pensait plus, à Gisèle! Il avait
oublié qu'elle existait là-haut, blottie dans quelque armoire. Mais
une telle humiliation pour Simone!... Quand il l'avait vue, là, tout
à l'heure, dans cette chambre où il l'avait tant aimée, dans cette
chambre où il l'avait trahie, prendre sur elle, si simplement, la
honte de l'autre, et défaire ses cheveux blonds pour mieux avoir l'air
de la pécheresse,—elle!... elle, la petite sainte, la petite âme à
peine vêtue de chair des vieux maîtres flamands, et, mieux encore, la
Parisienne affinée, aux fiertés si délicates,—ah! il avait compris tout
ce que, dans son cœur à lui, elle avait laissé de passion nostalgique
et d'inexprimés regrets.

Il vint la retrouver, ne sachant toutefois que lui dire.

Simone avait de nouveau tordu sur sa nuque l'écheveau de soie pâle
de ses cheveux; elle avait piqué par-dessus sa mignonne capote; elle
mettait ses gants.

Jean tomba à genoux devant elle, prit le bas de sa robe, en baisa le
bord.

Elle retira l'étoffe avec irritation, et fit un mouvement pour sortir.
Il voulut l'en empêcher, il balbutia quelque chose.

—Et l'autre, là-haut?... dit-elle, avec un petit coup de tête d'un
indicible mépris. Vous l'oubliez?... Voyons, monsieur, laissez-moi
partir... La comédie est finie, je pense; vous n'avez pas d'autre rôle
à m'y donner.

Le cinglement des mots et de la voix fut tel que les yeux de Jean
battirent et se mouillèrent. Il sentit cette femme outrée, écœurée,
au delà de tout apaisement, de toute guérison, de tout pardon. Il
s'écarta, s'inclina d'un geste d'infini respect.

Simone passa devant lui comme devant une chose inerte, les prunelles
mortes, sans un salut.

Puis elle sortit de la maison, traversa le potager, franchit la
porte... la petite porte verte qu'elle connaissait si bien.



XVII


Paris s'amusa fort, quelques jours plus tard, du duel
d'Espayrac-Chambertier, surtout à cause des puériles et
invraisemblables prétextes qui furent mis en avant, alors que Gisèle
affichait presque sa liaison. Vraiment le mari jouait trop bien son
rôle en feignant d'ignorer qu'il se battait pour sa femme. On trouva
qu'il dépassait même les limites du ridicule permis à l'époux trompé,
lorsqu'il voulut donner à entendre, d'un air fin, «qu'il y avait une
femme là-dessous», une femme que M. d'Espayrac et lui étaient trop bons
gentilshommes pour compromettre en avouant la vraie cause du duel.

Du reste, les discours à double entente du brave Chambertier ne se
produisirent que lorsque, rassuré sur sa propre existence après
l'échange de deux balles sans résultat, il s'avisa de vouloir savourer
toute la gloire d'un combat singulier avec un adversaire tel que
d'Espayrac,—un gaillard cité parmi les jeunes gens les plus élégants
et les meilleurs tireurs de Paris; dont les ancêtres figuraient dans
l'histoire et dont les cartons étaient exposés chez Gastinne-Renette!
Chambertier ne pouvait plus parler que de cela. Au cercle, dans
les salons, au théâtre, partout, il trouvait moyen de ramener la
conversation là-dessus, de raconter qu'au commandement des témoins, il
n'avait rien éprouvé, «rien, mon cher, qu'un petit picotement sous les
cheveux, vers le haut du front»; et qu'ensuite M. d'Espayrac et lui
s'étaient donné la main sur le terrain,—ce qu'il trouvait tout à fait
Pré-aux-Clercs, mousquetaire et raffiné.

Jean d'Espayrac s'était, après coup, senti fort ridicule d'avoir
provoqué le mari de Gisèle, qu'il ne pouvait tuer sans assumer un assez
vilain rôle. Il avait donc eu soin de tirer trop haut, pour l'épargner.
Son exaspération fut extrême de voir que, malgré l'inoffensif résultat,
cette sotte affaire ne serait pas étouffée, mais donnerait longtemps
encore à rire à la galerie. Parfaitement résolu désormais à rompre avec
Mme Chambertier, il quitta Paris, s'en alla au Havre, étala un goût
nouveau pour le yachting, se fit construire un bateau, s'occupa d'une
façon très active de l'armement de ce petit vapeur.

Mais il avait compté sans la passion de sa maîtresse,—passion très
réelle, que sa retraite surexcita. Gisèle n'était pas de ces femmes qui
se laissent quitter sans lutte, et qui se contentent de pleurer dans
la solitude. Elle, qui ne s'inquiétait guère de l'opinion, la brava
tout à fait quand elle se vit menacée de perdre son amant. Elle suivit
M. d'Espayrac. S'étant fait donner par son médecin une ordonnance qui
prescrivait l'air de la mer, elle vint s'établir à Frascati, après
avoir interdit à son mari de la suivre, sous prétexte que l'énervement
qu'il lui causait par sa présence contrarierait l'effet de la cure.

Chambertier, qui, tout en croyant à l'innocence de Gisèle, ne pouvait
plus croire à sa tendresse, ne s'affligea pas outre mesure de cette
nouvelle rigueur. Une idée triomphante lui était venue: celle de faire
la cour à Mme Mervil. Puisque cette petite femme était facile,—car,
pour un homme, est facile toute femme qui se donne à un autre que
lui,—pourquoi n'essaierait-il pas sa chance et ne réussirait-il pas
aussi bien que d'Espayrac? Elle l'avait toujours tenté, cette blonde
aux lèvres et au cœur si doux, aux pudeurs si fines. Et maintenant que,
sous cette suavité d'apparence, il la supposait perverse, elle le
tentait davantage.

Simone, qui, depuis la scène de Meudon, ne pensait plus à Gisèle que
comme à une amie du passé, morte à jamais dans son cœur, et qu'elle
voulait oublier pour ne pas en arriver envers elle à la répugnance
et au mépris, s'était refusée à la voir quand elle était venue, le
lendemain, rue Ampère. Alors Mme Chambertier lui avait écrit, pour
l'assurer—mais avec des termes prudemment ambigus, pouvant aussi bien
faire croire qu'elle remerciait Mme Mervil pour un patron de corsage ou
une adresse de manicure—de son éternelle reconnaissance. Simone n'en
voulait pas, de sa reconnaissance. Et maintenant c'était le mari qui
venait; deux fois éconduit, il revenait encore!... Que voulait-il?

Elle pensa le faire recevoir par Mervil, quoique ce fût elle seule que
Chambertier demandât. Mais non... Impossible!... Oh! son Roger, son
cher, son cher grand artiste, dont maintenant cet imbécile pouvait
sourire! C'était cela qui restait si cuisant au cœur de Simone, plus
que sa propre humiliation à elle-même. Penser que ce noble créateur, ce
pensif et harmonieux génie, pouvait être pris en ironique pitié par ce
bourgeois épais, par ce remueur de gros sous!

Oh! comme Simone l'aimait à présent, son Roger! Plus encore que
jadis, dans le rêve et l'enthousiasme de ses seize ans. Non, ce
n'était peut-être pas cet amour qu'elle avait regretté dans sa loge,
à l'Opéra-Comique, le soir de _La Douleur d'Éros_: la misérable et
fragile étincelle, éternel enchantement, éternel égarement du cœur.
Mais c'était un sentiment plus élevé, plus vrai, plus fort. Car c'était
un sentiment auquel toutes les expériences, toutes les tristesses,
toutes les fautes, toutes les secrètes hontes même, avaient apporté
chacune leur grain de sable pour en faire un bloc de marbre. La Vie,
qui, de ses dures mains, détruit, brise et souille tant de choses, en
édifie et en cimente quelques-unes; et celles-ci, justement parce que
ses mains sont dures, n'en sont que mieux pétries et plus solides.
L'affection de Simone pour Roger était devenue une de ces choses
travaillées de cet âpre et profond travail, qui donne la résistance,
la valeur et la durée. Oh! comme elle se réfugiait, comme elle se
purifiait, comme elle se consolait et se relevait dans cet amour! Elle
n'en voulait plus à Roger lorsqu'il parlait «d'amitié conjugale».
Elle comprenait ce qu'il voulait dire. Lui l'aimait ainsi depuis
bien des années. Mais voilà, il était homme; il avait subi la vie
bien avant elle. Aurait-il dépendu de Simone d'arriver à cet unisson
sans avoir traversé de son côté ses coupables épreuves? Certaines
âmes n'acquièrent-elles toute leur valeur qu'après avoir failli?...
Quelqu'un, dans l'univers, pourrait-il répondre? Est-il quelque part
un être qui connaisse l'homme?—cet être qui s'en va dans l'infini en ne
se connaissant pas.

       *       *       *       *       *

Édouard Chambertier, qui ne s'interrogeait pas beaucoup, lui, sur ce
qu'il éprouvait, suivait sans l'analyser le désir qui le ramenait rue
Ampère. Il s'y présenta si obstinément que Simone, pour ne pas éveiller
l'étonnement de son mari et des domestiques, finit par le recevoir. Il
ne crut pas devoir amener sa déclaration par de longs préambules.

—Vous savez bien, dit-il à Mme Mervil, que je vous ai toujours aimée.
Je vous disais: «Ah! si nous nous étions rencontrés plus tôt!...»
Et là-bas, dans le Midi... Vous rappelez-vous cette promenade à la
presqu'île de Giens? Dieu! que vous étiez jolie ce jour-là! Je touchais
votre petit pied dans la voiture...

Simone le laissait aller,—pour voir,—prise de la curiosité mêlée de
dégoût avec laquelle on épie, à distance, les mouvements de quelque
animal répulsif.

—Ah! continua-t-il, si vous m'aviez fait l'honneur de me choisir, vous
auriez eu en moi un ami discret et sûr; plus discret, plus sûr que ces
jeunes gens...

—Mais, monsieur Chambertier, interrompit Simone—et ses yeux clairs de
blonde avaient leur limpidité la plus froide,—Gisèle?... Je croyais
que vous aimiez Gisèle?...

—Si je l'aime? s'écria le gros homme. Mais voyons... Allons donc! ma
petite Simone...

Elle eut un tel soubresaut qu'il se reprit:

—Pardon... je voulais dire: chère madame... Si je l'aime?... Entre
nous, voyons, nous n'en sommes plus à nous faire des questions de cette
naïveté, à mêler des choses si différentes.

—Enfin, l'aimez-vous?

—Vous le savez bien. Je l'adore. Pourquoi me demandez-vous cela?

—Parce que vous dites que vous m'aimez.

—Cela n'a pas de rapport... Ne faites donc pas l'enfant.

«Grands dieux!» pensa Simone, «voilà donc jusqu'où peut aller la
grossièreté de ce qu'on appelle un bourgeois _comme il faut!_ Voilà ce
que je suis réduite à entendre! Et, pour sauver sa femme, je me suis
ôté le droit de lui dire combien je le méprise!»

Elle reprit tout haut, en se levant:

—Monsieur Chambertier, c'est assez, n'est-ce pas? Faites-moi le plaisir
de sortir. Et ne vous dérangez plus pour venir nous voir. Nous partons
cette semaine pour la campagne, où nous resterons six mois, comme
l'année dernière.

Le gros homme devint blême.

—Mon Dieu! dit-il, madame!...

Il allait peut-être proférer une lâcheté, comme: «Vous ne montrez pas
toujours autant de dignité.»

Mais elle vit trembler sa lèvre. Elle sonna. Un domestique parut.

—La voiture est-elle là? demanda-t-elle; et elle ajouta pour garder
entre eux le valet:—Attendez, relevez ce store... On ne voit pas clair
ici.

Puis, se dirigeant elle-même vers la porte, si bien que Chambertier dut
la suivre:

—Ainsi donc, cher monsieur, au revoir, à l'hiver prochain. Mes amitiés
à Gisèle quand vous lui écrirez, n'est-ce pas?

       *       *       *       *       *

Dans la maison de campagne de Conflans-Sainte-Honorine, l'été de
songeuse paresse, d'intimité attendrie, de calme vie profonde,
recommença pour Simone Mervil. Sa fille Paulette, moins gamine
qu'autrefois, ne montait plus à cru sur le poney, mais, au contraire,
prenait les langueurs, les rêveries, les airs de gravité des précoces
fillettes de dix ans. Elle en devenait plus inquiétante, en même temps
que plus charmante, cette petite, par le mystère de ses beaux yeux,
déjà presque féminins, et par les poses fléchies de son corps si fin,
trop vite allongé, aux formes graciles et indécises. Le petit Hugues,
lui, déjà se traînait à quatre pattes sur un tapis dont on couvrait
l'herbe trop fraîche d'un coin de pelouse, et d'où il s'évadait
constamment pour cueillir des pâquerettes. Et, presque toujours,
par quelque fenêtre ouverte, les mélodies de Mervil s'échappaient,
s'envolaient avec une douceur lointaine, puis s'effaçaient dans
l'espace, au-dessus des parterres ensoleillés, au-dessus des
marronniers lourds, dans le bleu délicat du ciel.

Un jour, vers la fin du mois d'août, le compositeur reçut un télégramme
qui lui causa une surprise et une émotion violentes. Quand il le lut,
sa femme n'était pas auprès de lui, de sorte qu'elle ne le vit point
sursauter et pâlir. Il dut craindre qu'elle ne pût connaître le contenu
exact de cette dépêche, car il brûla le petit papier bleu avant de
descendre en parler à Simone. La jeune femme se tenait dans le parc,
avec les enfants. Roger l'emmena à quelque distance, loin de l'oreille
curieuse, aiguisée, de Paulette, puis il lui dit:

—D'Espayrac m'appelle au Havre. Il est arrivé un accident à Mme
Chambertier.

—A Gisèle!... Un accident?...

—Oui, assez grave.

—Mais quoi donc?

—La dépêche ne dit pas au juste. C'était en mer.

—Mais qu'y peux-tu? Pourquoi d'Espayrac t'appelle-t-il?

—Je n'en sais rien. Je suppose que le pauvre garçon doit être dans une
situation très ennuyeuse. L'accident est peut-être arrivé avec son
yacht, et le mari n'y étant pas...

—Qu'y peux-tu? répéta Simone—irritée de voir qu'elle n'en finirait pas
avec cette triste histoire, et qu'après elle c'était Roger qu'on y
mêlait.

—Dame, tu sais, Jean n'a pas d'ami plus sûr ni plus intime que moi.
J'ignore en quoi je pourrai lui être utile. Mais il me demande au plus
tôt. Cela suffit, j'irai. Fais préparer ma valise, ma petite Simone. Je
vais consulter l'indicateur, voir à quelle heure je dois être à Paris
pour prendre l'express de ce soir.

Mervil resta absent deux jours, pendant lesquels il ne fit parvenir
à sa femme que des télégrammes et des lettres vagues, d'où celle-ci
conclut cependant que la vie de Gisèle devait être sérieusement en
danger. Le compositeur employait les plus fortes recommandations
pour empêcher Simone de venir au Havre: car, ne se doutant point du
refroidissement qu'avait subi cette amitié féminine, il craignait
que l'inquiétude n'amenât tout à coup sa femme au beau milieu de
circonstances où il ne lui convenait point qu'elle se trouvât. Il la
croyait même encore tellement aveugle et folle de tendresse pour sa
Gisèle, qu'il n'osait lui écrire la vérité. Cette vérité, il ne la lui
apprit qu'à son retour, et encore avec les plus grandes précautions.
Toutefois, quelques circonlocutions qu'il mît en usage, il fallut bien
en arriver à la phrase catégorique, à la brutalité du fait,—de ce fait
qu'il avait appris tout de suite par le télégramme de Jean d'Espayrac.
Il fallut bien, à un moment donné, dire à Simone:

—Gisèle est morte.

Morte!... Comment cela se pouvait-il? Cette créature si jeune, si
ardemment vivante, si belle!... Morte!... Jamais Simone n'aurait pu
croire qu'elle en éprouverait un tel choc de douleur. Morte, sa Gisèle!
Ah! maintenant elle lui pardonnait tout... Et sa propre humiliation, à
elle-même, et les vilaines intrigues.—Mon Dieu! ses folies avaient bien
leur excuse: son mari, ce pauvre Chambertier, était d'une si navrante
bêtise, d'une si exaspérante platitude!—Morte!... Simone la revoyait
comme la dernière, la toute dernière fois, dans le corridor de cette
maison de Meudon, affolée, échevelée, lui criant: «Sauve-moi!...» avec
les longues mèches de ses cheveux superbes s'accrochant aux broderies
métalliques et à la ceinture pailletée de son peignoir oriental. Puis,
le souvenir bondissant par-dessus les jours, elle la revoyait encore
sur la petite place du village de Giens, choisissant des oursins dans
le panier du pêcheur, et les mangeant ensuite, rieuse et debout dans le
pan d'ombre de la petite maison aux lignes sèches, découpées sur le
bleu violent du ciel, avec un arôme de mer dans l'air tranquille, et,
tout autour, une sensation de chaleur et d'espace.

Simone pleurait. Mais, tandis qu'elle croyait pleurer seulement sur
Gisèle, quelque chose en elle, au plus profond de son être, pleurait
sur elle-même—et elle ne s'en doutait pas.

Enfin, elle dit à Roger:

—Oh! que je sache comment elle est morte. Dis-moi tout... tout... Je
serai très calme, j'aurai de la force.

—Tu veux tout savoir?

—Oui, tout.

—C'est bien triste, ma Simone. Tu regretteras peut-être d'avoir exigé
cela. Je serai obligé de te dire sur ton amie des choses que tu
aimerais mieux ne pas connaître...—Il baissa la voix.—... Des choses
que tu aimerais mieux ne pas m'entendre te dire.

Simone fit un geste d'insistance pour qu'il parlât. Mervil reprit, se
défendant encore:

—Tu sais bien que tu t'es fâchée contre moi, le jour de la naissance
de Hugues, parce que je disais que Gisèle... Enfin tu ne voulais pas
croire...

—Oh! s'écria Simone, tu l'accusais avec tant de légèreté, d'ironie!
Mais va, maintenant... Je sais que tu n'ajouteras pas de commentaires
cruels. Quoi qu'on dise des morts, on ne peut le dire qu'avec respect.

Alors Mervil raconta tout—tout ce que Jean d'Espayrac, dans la
tristesse et presque dans le remords de cette fin subite, lui avait
révélé. D'abord, il avouait à son ami, le pauvre Jean, qu'il avait aimé
Gisèle, mais que, depuis quelque temps, non seulement il ne l'aimait
plus, mais encore il l'avait presque prise en grippe, et que cette
liaison lui était devenue intolérable.

—Prise en grippe?... répéta Simone avec surprise.

—Oui. Elle lui avait causé des ennuis sans nombre... Ce duel ridicule
avec le mari... Et pire que cela: j'ai cru comprendre qu'elle avait
attiré quelque chagrin, quelque grosse humiliation à une personne que
Jean respecte, adore... d'une adoration peut-être sans espoir.

—M. d'Espayrac t'a dit cela?

—A peu près. Tu comprends que je n'ai pas insisté.

—Continue... dit Simone après un court silence.

Et Mervil continua. Jean allait au Havre pour se séparer de Gisèle.
Elle l'y suivait. Il faisait construire un yacht pour visiter cet hiver
les côtes de la Méditerranée. Elle prétendait s'embarquer avec lui.
Quand il lui représentait le scandale, elle déclarait s'en moquer. Elle
ne pouvait plus vivre avec son mari; elle interdisait à Chambertier
de la rejoindre au Havre; jamais elle ne reprendrait l'existence
commune: plutôt mourir. Elle avait, paraît-il, fait tout au monde pour
convaincre cet aveugle mari de son malheur conjugal; il n'y voulait pas
croire. Puisqu'elle ne pourrait obtenir un divorce convenable qui lui
permît d'épouser Jean, eh bien, elle vivrait avec lui sans l'épouser,
voilà tout.

—L'épouser?... interrompit Simone. Est-ce que, vraiment, M. d'Espayrac
l'aurait épousée, si elle se fût rendue libre?

Roger Mervil hocha la tête et leva les yeux au ciel avec une expression
de physionomie qui peignait le comble de la misère terrestre,—d'où
Simone conclut que tel était le jour peu favorable sous lequel
d'Espayrac envisageait la perspective d'un mariage avec Gisèle.

—Oh! Roger, dit-elle, comment peux-tu faire des grimaces en parlant de
ma pauvre amie!...

Mervil qui, au fond, n'avait jamais eu pour Gisèle qu'une antipathie
profonde, rappela aussitôt sur son maigre et expressif visage un air de
circonstance, et continua son récit.

—Entre d'Espayrac et Mme Chambertier, reprit-il, les rapports étaient
devenus fort peu tendres. Elle l'excédait; et comme, en dépit des
politesses de Jean, elle commençait à s'en apercevoir, elle s'en
prenait à lui. Elle lui faisait des scènes violentes. D'ailleurs,
c'est dans l'ordre des choses. Un bandit de grand chemin a plus de
chances d'être bien traité par une femme qu'un amant qui fait mine de
se refroidir.

—Roger, pas de réflexions sceptiques, je t'en prie.

—Le bateau de Jean était construit, fini, depuis quelque temps. Il
voulait le mettre à l'essai par un petit voyage en Angleterre et en
Écosse. Mais pas moyen de partir. Emmener Gisèle,—il ne le voulait à
aucun prix. Laisser Gisèle,—il ne s'y déciderait pas sans tâcher de la
décider elle-même à rester. Or la pauvre femme le menaçait de toutes
les violences. Jean n'avait pas peur qu'elle les exécutât, mais il est
bon. Il ne saurait mal agir avec une femme, surtout une femme dont le
plus grand tort est de l'aimer. Il devenait donc une façon d'_Adolphe_,
tout aussi malheureux et tout aussi embarrassé que l'autre. Mais un
beau soir, après une discussion plus décisive et plus pénible que
toutes les autres, voilà Gisèle qui se soumet. Puisqu'il veut qu'elle
le quitte, elle le quittera. Ne voit-elle pas que tout est fini? Jean
proteste que non, qu'il l'aime toujours, d'autant plus sincèrement
qu'il la voyait s'assouplir avec une grâce très soudaine et très
touchante. Elle secouait la tête: «Non, non... J'ai lutté tant que j'ai
pu... Mais c'est fini... Tout est fini.» D'Espayrac pensa que c'était
peut-être une feinte ou une boutade... Mais pas du tout. Le lendemain,
le surlendemain, ce fut la même chose. Elle ne montrait plus que de
la résignation, un peu de tristesse et beaucoup de fierté. Jamais il
ne l'avait vue plus femme, plus séduisante, plus mélancoliquement
jolie. Mais comme il ne voulait pas se laisser reconquérir par tout
cela, il profitait de sa liberté recouvrée; il hâtait ses préparatifs
de départ. Le jour vint où il fallut se dire adieu; ils dînèrent
ensemble, à bord du yacht. C'était une dernière fantaisie de Gisèle,
si doucement demandée que Jean n'avait pas eu la force de dire non.
«Comme cela,» répétait-elle en regardant vers le large, «je me figure
que nous sommes partis ensemble, que nous sommes loin de la terre, loin
du monde, tous deux seuls, pour toujours...» D'Espayrac avait le cœur
un peu serré. Il la ramena chez elle, à Frascati, dans l'appartement
qu'elle y avait.—«Vous allez coucher à bord?» demanda-t-elle. Il lui
répondit que non, qu'il rentrait chez lui, dans la ville, mais qu'il
embarquait le lendemain à la première heure. Elle lui dit adieu avec
beaucoup de calme. «Plus de calme,» m'a dit Jean, «que je n'en avais
moi-même.» Le lendemain matin, d'Espayrac arrive à son bateau en même
temps que son capitaine, qui, également, avait dormi à terre. Ils
trouvèrent le maître d'équipage fort embarrassé. L'homme avait quelque
chose à dire, et ne pouvait s'y décider. Enfin il avoua que la jeune
dame qui avait dîné hier lui avait offert, pour lui et ses matelots,
une très forte somme s'il la laissait seulement passer la nuit à bord.
Elle reviendrait vers onze heures du soir, et jurait d'être repartie
le matin avant que ces messieurs arrivassent. Dame! on le payait si
bien, et pour si peu de chose... Il n'avait pas su dire non. On avait
fait le lit de la dame dans la cabine d'honneur... Mais voilà... Elle
n'était pas partie comme elle l'avait si formellement promis. Et, sans
doute, elle dormait encore, car, tout à l'heure, on avait frappé à
plusieurs reprises, et elle n'avait pas répondu. «Allons,» pensa Jean,
«l'obstination des femmes est véritablement invincible. Il va falloir
que je l'emmène.»—«Elle a sans doute fait apporter des bagages?»
demanda-t-il au marin.—«Non, monsieur, rien qu'une très légère valise,
contenant sans doute ses effets de nuit.» D'Espayrac alla frapper à
son tour à la porte de la cabine. Pas de réponse. Il essaya d'ouvrir.
Elle était fermée à clef. Une telle inquiétude le prit alors qu'il fit
forcer la serrure. Il entra... Et que vit-il dans la jolie cabine si
pimpante avec ses vernis miroitants, ses tentures fraîches?... Gisèle
étendue tout habillée sur le lit, morte, asphyxiée par le parfum d'une
profusion de grands lis blancs, dont elle avait jonché l'étroite pièce,
dont elle s'était presque recouverte elle-même. Voilà ce que renfermait
cette valise dont la légèreté avait surpris le maître d'équipage...
Une cargaison de fleurs. Et ces fleurs, dans le tout petit réduit de
la cabine, si soigneusement calfeutré, fermé, n'avaient que trop bien
accompli leur meurtrière mission: elles avaient endormi la pauvre
femme... Elles l'avaient endormie pour toujours.

Plusieurs fois, pendant ce long récit, les questions ou les
exclamations de Simone avaient interrompu Mervil. Maintenant, elle ne
disait plus rien; elle pleurait de nouveau, amèrement, abondamment.
Elle pleurait sur son amie—et, dans le secret de son être, il y avait
aussi des larmes inconscientes qui coulaient sur elle-même. Car tel
est le fond le plus amer de tous les deuils humains: c'est ce qui est
vulnérable et mortel en nous qui se trouble des blessures et de la mort
des autres.

Pour le moment, Simone n'en voulut pas savoir davantage. Plus tard
elle apprit comment d'Espayrac, éperdu, avait télégraphié à Mervil:
«Elle est morte chez moi, pour moi. Accours, au nom du ciel.» Lorsque
Roger était arrivé au Havre, Mme Chambertier, par les soins de Jean,
avait été déjà transportée dans sa chambre, à Frascati; et là, dans
cet appartement d'hôtel, on avait—pour ne pas dire au mari toute la
vérité—simulé le drame de sa fin volontaire, le meurtre silencieux
des fleurs. Pour Chambertier, appelé aussi par télégramme, c'était
dans cette pièce banale et sur ce lit indifférent qu'elle avait dormi
son mortel sommeil embaumé. Le pauvre homme, tout à fait abasourdi et
inconsolable, traversait en ce moment toute la France, pour porter
le corps de sa femme dans leur propriété d'Hyères: car, au sommet du
sauvage rocher, quelques tombes se dressent. Et là, bien haut sous
l'éternel ciel bleu, dans l'incessant murmure des mers, parmi le
frisson des plantes aériennes, devait reposer pour jamais cette Gisèle
aux yeux et aux lèvres de sphinx, aux yeux et aux lèvres de mystère et
de volupté.



XVIII


Des mois, des saisons, des années, passèrent, de ces années, d'abord si
lentes et si pleines, puis dont le cours se rétrécit et se précipite
à mesure que l'on avance dans la vie. Simone Mervil constatait avec
étonnement et mélancolie combien—la trentaine passée—s'accélère la
fuite de ce mince filet de jours. En voyant si vite grandir sa fille,
et en se rappelant quelles proportions illimitées l'avenir prend à
cet âge, elle n'en revenait pas! N'était-ce pas hier qu'elle avait,
elle aussi, quinze ans? Et déjà elle ne pouvait plus regarder en
avant, comme autrefois: car, en avant, c'était l'âge mûr, puis la
vieillesse... c'est-à-dire à peine encore la vie,—la période de graduel
effacement où la jolie Simone Mervil ne se retrouverait plus elle-même
que dans son seul souvenir.

Ces réflexions qui commençaient à l'effleurer—mais avec une douceur à
peine triste, comme la première brise où l'on sent un air d'automne—lui
rendaient plus profondément, plus âprement délicieuses les jouissances
de son présent. Le nom de Mervil avait grandi encore; une large fortune
leur était venue. Le petit hôtel de la rue Ampère ne représentait
plus qu'une aile infime dans la vaste maison de style Renaissance
qu'ils avaient fait construire. Leurs deux enfants animaient cette
demeure d'un mouvement perpétuel de jeunesse, de tendresse, de grâce
intellectuelle et physique: car c'étaient des natures très diverses,
mais très charmantes et merveilleusement douées, celles de Paulette et
de Hugues.

Eux-mêmes, Simone et Roger, plus enfoncés chaque jour dans une
intimité pleine de confiance et d'adoration, goûtaient ce bonheur si
rare du dédoublement de l'être dans un autre être dont on se sent
parfaitement compris et parfaitement aimé. Elle s'enivrait plus que
lui de ses triomphes d'artiste; et lui se grisait plus qu'elle-même de
ses succès de femme. Car Simone, malgré ses trente-cinq ans, gardait
sa fraîcheur blonde d'extrême jeunesse, son charme de madone du moyen
âge, frivolement vêtue en Parisienne; et elle promenait dans le monde,
autour de son joli front pur, l'auréole d'une réputation tout à part,
d'un universel respect, que rien, dans ce Paris pourtant si sceptique,
n'avait un seul instant ternie.

Puis, pour rendre plus douce encore la fête de son cœur, et plus
triomphante sa victoire définitive sur elle-même et sur la vie, il
y avait au loin—oh! très loin, comme un parfum vague et rarement
respiré—le sentiment bizarre et profond que lui avait gardé M.
d'Espayrac, l'espèce de culte qu'à distance, respectueusement et
dévotement, il élevait vers elle, et qui semblait avoir imprégné cette
insouciante nature masculine d'une ferveur singulière. Simone le voyait
aussi peu que possible, malgré les rapports de travail et d'amitié qui
subsistaient toujours entre Mervil et Jean. Mais quand elle n'avait
pu faire autrement que de se trouver en face de lui, il fallait bien
qu'elle remarquât la soumission attendrie de ces yeux d'homme, de
ces yeux jadis tout étincelants d'amoureuse arrogance. C'était un si
discret hommage, qu'elle y recueillait sans remords une satisfaction
d'orgueil. Et il y avait eu d'ailleurs, depuis quelques années, dans
l'existence de M. d'Espayrac, des changements dont elle se sentait
bien un peu la cause. Elle n'eût pas été femme si elle n'y avait pas
reconnu le désir de se réhabiliter, pour ainsi dire, auprès d'elle.
Sans doute, ce qui avait mis une ombre grave sur le front de ce joyeux
viveur, c'était la mort de Gisèle. Pourtant on ne transforme pas ses
goûts, ses façons de penser, ses habitudes, parce qu'une femme est
morte d'amour, quand soi-même on ne l'aimait plus. Simone savait bien
que si M. d'Espayrac avait un moment délaissé le libretto d'opérette
pour publier un volume de vers pleins de regrets imprécis et délicats,
ce n'était pas qu'il se repentît d'avoir désespéré la maîtresse qui
n'était plus, mais c'était qu'il ne pouvait se pardonner d'avoir
méconnu, offensé l'autre, et de n'avoir pas su retenir le seul amour
auquel jamais il eût attaché quelque prix. Elle savait encore qu'il
travaillait beaucoup, qu'il était devenu ambitieux, et qu'on ne lui
connaissait aucune liaison féminine sérieuse.

Et ces circonstances, qui ne pouvaient plus toucher le cœur si bien
guéri de Simone, ne déplaisaient point à sa fierté. Toutefois, ce
dont elle gardait le plus de gré peut-être à M. d'Espayrac, c'était
que jamais il ne lui imposait sa présence, quand il n'y était point
absolument forcé par ses relations avec Mervil. C'est ainsi qu'en été,
elle ne le voyait guère, car il suffisait que la famille du compositeur
allât en Suisse pour que Jean restât dans les environs de Paris;
ou, si ses amis s'établissaient sur quelque plage, lui-même partait
immédiatement pour les montagnes.

Simone eut donc lieu d'être étonnée lorsqu'une après-midi, en rentrant
chez elle, dans une villa louée pour la saison près de Cabourg, elle
entendit dans le jardin monter le rire musical de Jean. Avant de
pousser la grille de bois qui, du côté de la mer, fermait leur petit
domaine, elle s'arrêta pour écouter. Et elle entendit, sans distinguer
les paroles, la voix qu'elle connaissait si bien. «C'est la première
fois qu'il arrive ainsi à l'improviste,» pensa-t-elle, contrariée. «Et
justement Roger ne revient de Paris que demain.»

Elle ouvrit vivement la grille; la sonnette retentit, et, à ce
tintement, ses deux enfants accoururent au-devant d'elle.

Paulette était devenue une admirable jeune fille, plus grande que sa
mère, avec une taille fine et des épaules larges, la poitrine haute
et les hanches gracieuses, le corps souple et robuste d'une nymphe
chasseresse, surmontée d'une tête encore très enfantine, aux traits
un peu trop accusés peut-être, mais aux yeux splendides,—des yeux
noirs, fondus et veloutés entre de longs cils d'ombre, des yeux où
la hardiesse et la volonté se noyaient par instants en une timidité
presque farouche.

Quant à Hugues, c'était un beau petit garçon de huit ans, dont les
franches prunelles bleu foncé contrastaient avec celles de sa sœur. Il
bondissait maintenant, pour embrasser sa mère le premier. Le jeu avait
rendu son charmant visage tout rouge, malgré la légèreté de son costume
de flanelle blanche; et il gardait encore à la main une raquette de
tennis.

—Bonjour, mes chéris. Où est M. d'Espayrac?

Ils eurent un même geste d'étonnement.

—M. d'Espayrac? Mais il n'est pas ici.

—Allons donc! fit Simone en riant. Vous voulez me faire une farce, à
vous trois. C'est trop tard. Je l'ai entendu avant d'ouvrir la porte.

—Maman, dit Paulette, à quoi penses-tu? Je t'assure que nous n'avons
pas vu M. d'Espayrac.

Et Hugues répétait:

—Nous ne l'avons pas vu.

—Oh! les entêtés! dit Simone. Attendez un peu... Où se cache-t-il?

Elle se mit à parcourir le jardin, un rectangle dénudé, à peine
verdoyant, tout desséché par le vent de mer, et où les cachettes
étaient rares entre les grêles tamaris. Au milieu, sur la pelouse,
était tendu le grand filet blanc, par-dessus lequel les enfants, déjà,
recommençaient à se renvoyer les balles.

—Cherche, tu ne trouveras personne, cria Paulette. Quelle drôle d'idée
t'est venue là, maman!

—Tiens... le voilà, M. d'Espayrac, dit le petit Hugues.

Et, par espièglerie, il lança de toute sa force une des balles du
tennis contre l'ombrelle ouverte de sa mère. En même temps, il éclatait
de rire.

Simone se retourna vivement; le gamin, fort amusé, se jeta sur l'herbe,
se roula de joie. Paulette elle-même, assez grave d'habitude, souriait,
trouvait cela drôle.

Cependant leur mère demeurait debout dans l'allée, pétrifiée, d'une
pâleur soudaine, et les yeux fixés sur son fils avec une sorte
d'effroi. Si bien que le petit, remarquant aussitôt qu'elle ne
s'égayait pas avec eux, vint lui demander pardon, croyant lui avoir
causé une frayeur par le choc brusque sur l'ombrelle.

Elle l'écarta, rentra. Puis, une fois dans sa chambre, elle vint
se mettre à la fenêtre. Et elle suivait leur jeu, mais d'un air
d'épouvante. Ses yeux se fermaient, ses mains se crispaient d'angoisse
chaque fois que, jusqu'à elle, montait le rire de son fils.

Ainsi donc, elle n'avait jamais remarqué cela? Non, jamais cette
similitude de timbre ne l'avait frappée. Peut-être la petite voix grêle
de l'enfant était-elle encore jusque-là trop différente des graves
accents de l'homme fait? Peut-être les yeux avaient prolongé l'erreur
de l'oreille: car, lorsqu'elle regardait Hugues, jamais elle ne pensait
à _l'autre_. Il avait fallu qu'elle l'entendît de loin sans le voir
pour découvrir que son fils avait le rire de Jean d'Espayrac!... Et
maintenant, plus elle écoutait, moins elle en pouvait douter: c'étaient
bien, en une clef plus aiguë, les quelques notes trop familières,
la modulation caractéristique que Mervil avait choisie comme un
_leit-motiv_ de gaieté dans une de ses œuvres. Hugues avait le rire de
Jean! Il avait la nuance de ses yeux!...

Les yeux bleus de Hugues!... Oh! Simone se rappelait maintenant avec
quelle angoisse elle les épiait jadis, une angoisse telle que la jeune
mère allait réveiller, pour les examiner encore, son petit enfant dans
son berceau. Puis elle s'y était accoutumée. Elle n'avait plus vu là
qu'une simple coïncidence. Mais le rire, maintenant... le rire!...
«Oh! le voilà, le voilà encore! Il rit, cet enfant! Mon Dieu! pourquoi
rit-il comme cela toujours? On doit l'entendre jusque sur la plage!»

Simone se pencha sur l'appui de la fenêtre.

—Qu'est-ce que c'est donc, mon mignon? Comme tu es bruyant aujourd'hui!
Il faut te tenir tranquille maintenant. Prends un livre.

—Oh! petite mère...

—Tu ris trop haut. Tu me fais mal à la tête.

—Je ne rirai plus.

—Non, je te le défends. Si je t'entends encore, je te forcerai à
prendre un livre.

Ah! combien de fois, à partir de ce jour, il devait, le petit Hugues,
entendre ces mots: «Ne ris pas!» Tantôt sa maman avait mal à la tête,
tantôt elle lui représentait combien était vulgaire cette gaieté si
tapageuse, tantôt son père travaillait et il pourrait le déranger. Et
toujours, dès que ses lèvres joyeuses s'ouvraient, la même défense
revenait bien vite.

       *       *       *       *       *

Non, ne ris pas, petit Hugues. Car ce que ta mère a entendu dans ton
rire, ce qu'elle y a découvert, d'autres pourraient l'entendre et le
découvrir aussi. L'homme dont tu portes le nom célèbre est là, tout
près, dans son cabinet de travail; et son génie de musicien, qui a
fait de l'autre rire un _leit-motiv_ de gaieté, ne s'y tromperait pas
toujours, et peut-être ferait-il du tien un _leit-motiv_ de doute,
d'épouvante et de désespoir. Ne ris pas, petit Hugues, ne ris pas!...

       *       *       *       *       *

Depuis cette après-midi dans la villa de Cabourg, tout le bonheur de
Simone Mervil ne fut plus qu'une parure extérieure, qu'elle continua de
porter pour tromper son mari, ses enfants, le monde. La pauvre femme
n'eut plus un instant de repos. Elle ne pouvait plus voir son mari
regarder son fils sans s'imaginer que, dans les yeux du musicien, tout
à coup allait passer quelque effrayante lueur. Elle ne pouvait plus
les voir jouer ensemble et se lutiner avec des éclats de rire, sans
trembler que Roger ne tressaillît et ne s'arrêtât tout pâle, comme elle
avait tressailli, comme elle s'était arrêtée, si pâle elle-même, dans
l'allée du jardin, au bord de la mer.

Et le supplice devint tel, la terreur, en elle, prit une si
insupportable intensité, que Simone en arriva à cette chose inouïe pour
elle et pour Mervil, d'obtenir qu'on éloignât l'enfant de la maison,
qu'on le mît interne dans un lycée, et dans un lycée de province, afin
qu'il sortît le plus rarement possible. Comment elle y décida son mari,
ce fut par cette ténacité féminine, qui, après avoir insinué le germe
d'une pensée, ne le laisse pas mourir, mais l'entretient, le développe
par la répétition, y ramène toujours des sujets les plus éloignés, fait
que tout devient exemple, raison, précédent, pour l'action en vue; si
bien que l'action, ensuite, se fait fatalement, comme d'elle-même et
par la force des circonstances. Le grand prétexte, en cette occasion,
ce fut la santé de Hugues,—santé morale et physique. Rien ne trempait
mieux les garçons que la vie de collège, non pas dans les internats
renfermés et malsains de Paris, mais dans un pays de bon air.

Ce fut ainsi qu'à neuf ans, cet enfant qui n'avait jamais quitté sa
mère, et que sa mère adorait, fut conduit comme pensionnaire au lycée
de Chartres. Ah! dans le train, tandis que la malheureuse, le cœur
brisé, s'étouffait pour ne pas faiblir et fondre en larmes devant son
fils, elle n'avait plus besoin de lui dire: «Ne ris pas.» Il ne riait
plus, le petit Hugues. Il pleurait tellement que ses beaux yeux bleus
eux-mêmes, gonflés et comme déteints, n'auraient pu compromettre sa
mère, et ne ressemblaient plus du tout aux prunelles saphir de M.
d'Espayrac.

Quand elle revint de ce triste voyage, Simone fut tellement malade
qu'elle espéra mourir. Elle, si heureuse encore quelques mois
auparavant, si bien guérie de ses chagrins et de ses fautes, si fière
de la confiance de son mari, de l'estime du monde et du dévouement
délicat de M. d'Espayrac, elle retombait au fond d'un abîme pire que
tout ce qu'elle avait entrevu lorsqu'elle avait glissé vers la chute.
Elle en venait à penser avec obstination aux grands lis blancs de
Gisèle. Pourquoi, elle aussi, ne s'endormirait-elle pas au milieu des
fleurs? Ce souvenir et ce désir la hantaient. Que pouvait-elle espérer
de l'avenir? Hugues ne grandirait, elle en était sûre à présent, que
pour devenir le vivant portrait de Jean d'Espayrac. C'était miracle
que personne encore n'eût été frappé par cette ressemblance. Mais, qui
sait? D'autres qu'elle l'avaient remarquée sans doute, et en souriaient
déjà? Grands dieux! quelle serait sa position plus tard, entre son mari
et son ancien amant, quand tous deux auraient enfin ouvert les yeux à
l'évidence?...

Cependant Mervil, qui s'affligeait de l'espèce de langueur dans
laquelle tombait sa femme, voulut distraire Simone, la força de sortir
beaucoup, sous prétexte qu'il fallait maintenant mener Paulette dans
le monde. Un soir de première représentation au Cirque Moderne, ils
se trouvaient tous les trois dans une loge, lorsqu'ils aperçurent M.
d'Espayrac qui, d'un fauteuil, les saluait de la main. Roger fit signe
à son ami de les rejoindre.

Jean, lorsqu'il entra dans la loge, fut frappé de l'air maladif et
douloureux qui transformait le visage de Simone. Il ne l'avait pas
rencontrée depuis longtemps, et le désastre de cette physionomie, qu'il
avait vue la même durant plus de dix années, lui serra le cœur. Les
joues se creusaient maintenant au lieu de dessiner leur fin ovale;
le nez aminci paraissait modelé dans de la cire; la bouche gardait,
vers les coins abaissés, comme un tremblement de larmes, et, dans la
tristesse des yeux, il y avait un peu d'effarement.

A côté de sa mère, Paulette rayonnait, d'une splendeur de santé, de
vivante jeunesse, de grâce épanouie, qui fut un autre étonnement pour
le poète, habitué à la voir près de sa gouvernante, dans sa petite robe
d'écolière.

Et Simone, qui surprit le regard de Jean ramené d'elle-même à sa fille,
eut une sensation vague et pénible, qu'elle ne s'expliqua pas tout de
suite.

M. d'Espayrac s'informa de sa santé. Mme Mervil déclara qu'elle
souffrait seulement d'un peu d'anémie; mais, derrière elle, Roger
secouait la tête. Quelque chose de lourd et d'obscur semblait s'être
abattu sur eux.

Pour faire diversion, M. d'Espayrac se mit à taquiner Paulette.

—Vous savez, lui dit-il, que le directeur va réclamer à votre père
des dommages-intérêts. Toute la représentation est manquée; le public
ne regarde que vous, et quant aux acteurs, ils en perdent la tête. Il
n'est pas permis d'être jolie comme cela. On parle d'un clown qui s'est
déjà retiré dans les écuries pour se faire sauter la cervelle.

—Eh bien, et vous, monsieur? dit tranquillement Paulette en levant ses
grands yeux sur lui.

—Moi? fit Jean interloqué.

—Bravo! dit Mervil en riant. Voilà ce que j'appelle mettre un homme au
pied du mur. Puisque tout le monde est amoureux d'elle, parbleu, avoue
que tu l'es aussi.

—Jamais de la vie! s'écria plaisamment d'Espayrac. Elle m'a fait trop
de niches quand elle était petite. D'ailleurs, c'est passé, pour moi,
l'âge de faire la cour aux jeunes filles.

Paulette le regarda et sourit d'un sourire de coquetterie et de malice,
instinctivement femme déjà, avec le plissement un peu moqueur des
paupières sur ses yeux noirs si beaux.

Alors Simone comprit ce qui, tout à l'heure, lui avait fait mal quand
elle avait vu Jean s'approcher de sa fille, quand elle avait constaté
dans l'admiration involontaire de ce regard d'homme, mieux que dans la
réalité, la transformation de cette enfant en une rayonnante créature
faite pour inspirer l'amour et pour le ressentir. Si Paulette allait
s'éprendre de M. d'Espayrac! Si cette pauvre petite, avec les illusions
enchantées de son âge, allait s'égarer dans ce rêve impossible! Si elle
allait éprouver pour cet homme, resté si séduisant et si jeune, ce
qu'elle, Simone, éprouvait à seize ans pour Roger,—Roger, lui aussi, de
beaucoup plus âgé qu'elle-même. Si elle allait l'aimer, l'aimer jusqu'à
en souffrir, l'aimer jusqu'à en mourir, cette innocente, qui jamais ne
connaîtrait l'obstacle abominable... Ah! faudrait-il que Simone eût
commis ce crime-là aussi de faire le malheur de sa fille!

Dans l'état d'ébranlement moral où, depuis quelques mois, se trouvait
Mme Mervil, cette nouvelle crainte devait prendre sur-le-champ des
proportions démesurées. A peine, en effet, cette idée se fut-elle
formulée dans son esprit, que Simone eût voulu saisir Paulette par la
main, se lever et s'enfuir. Elle restait l'oreille tendue avec angoisse
aux badinages de la jeune fille, qui, évidemment, _flirtait_ avec le
beau d'Espayrac. Tous deux, à présent, discutaient les mérites et les
défauts d'un travail de haute école, qu'on exécutait sous leurs yeux.

—Moi, disait Paulette, j'adore tant les chevaux que, si j'avais dû
gagner ma vie, je me serais faite écuyère. Est-ce vexant de ne pas
pouvoir sortir du manège parce que papa ne monte pas, et ne peut pas
m'accompagner!

—Attendez que vous soyez mariée, répondait Jean. Vous trouverez bientôt
quelque malheureux à réduire en esclavage. Alors vous irez au Bois avec
lui.

—Ah! reprit-elle, je n'épouserai certainement pas un homme qui n'aurait
pas la passion des chevaux et qui ne serait pas excellent écuyer.

Cette déclaration étourdie vint ajouter au trouble de la pauvre mère,
car M. d'Espayrac était connu comme l'un des plus élégants cavaliers
civils de l'avenue des Poteaux.

Cependant la représentation continuait. Après le travail en haute
école, on disposa sur la piste une table longue, portant des petites
barres fixes, des petites échelles, des petites balançoires. Et une
personne qui, malgré le maquillage, ne paraissait plus de la première
jeunesse, mais dont les formes un peu lourdes se dessinaient sous un
maillot mauve à rubans maïs, vint exhiber des rats blancs qu'elle avait
dressés.

Cette vue n'offrant rien de bien attrayant, on s'était mis à bavarder
dans la loge des Mervil. Le public, d'ailleurs, restait froid. Et les
rats se balançaient, se suspendaient aux barres fixes, montaient
aux échelles, sans exciter beaucoup d'enthousiasme. Mais Jean qui,
par hasard, regarda du côté de la femme au maillot mauve, eut une
exclamation:

—Tiens! c'est trop fort!

—Quoi donc? demanda Paulette.

Comme ce qui provoquait l'étonnement de M. d'Espayrac ne pouvait être
dit à la jeune fille, ce fut vers Mervil que le poète se tourna. Il lui
chuchota quelques mots à l'oreille. Le compositeur, à son tour, regarda
la montreuse de rats. Il l'examina un instant, puis il dit:

—Mais non, tu dois te tromper.

—Ah! je suis bien sûr que si, par exemple, se récria d'Espayrac.

Mervil regarda encore, et secoua la tête.

—Sont-ils malhonnêtes, maman, de se parler comme ça tout bas! s'écria
Paulette exaspérée de curiosité.

—Qu'est-ce donc? demanda nonchalamment Simone. Est-ce que, moi non
plus, je ne dois pas savoir?...

—Oh! mon Dieu si, madame, dit d'Espayrac.

Mais il eut un mouvement d'hésitation, et se tourna vers son ami:

—N'est-ce pas, Roger?... Je peux dire à ta femme?...

—Ah! grands dieux, oui! Quelle importance est-ce que cela peut avoir?

Alors d'Espayrac, se penchant vers Simone, murmura:

—Cette femme, avec ses rats... Eh bien, vous ne savez pas ce que
c'est?... C'est Netty Davidson, un ancien _flirt_ à notre ami Roger.

Netty Davidson!... A dix ans de distance, ce nom produisit encore chez
Simone une secousse douloureuse. Cette femme, cette grosse femme si
vulgaire, quoi! elle avait eu l'humiliation d'en être jalouse! C'était
cette créature qui avait eu le pouvoir de troubler toute sa vie, à
elle, la belle et respectée Mme Mervil, car c'était à cause de cette
créature qu'elle avait accepté l'idée de la trahison par désir de
vengeance.

Simone regarda son mari. Qu'éprouvait-il en retrouvant cette femme,
pour laquelle il avait si maladroitement risqué la paix de son ménage,
et leur bonheur, leur honneur à tous deux? Cette femme qui avait été
sienne, et que, peut-être, il avait aimée?...

Roger, visiblement, n'éprouvait rien du tout. Le nom de Netty Davidson,
pas plus que l'aspect de la dame au maillot mauve, n'avait rien fait
vibrer sous son plastron blanc. Ce lointain souvenir, à peine distinct,
ne pouvait plus reprendre corps, malgré les détails que Jean lui
chuchotait de nouveau pour lui rafraîchir la mémoire. Non, vraiment, il
ne se rappelait plus. Son œil restait vague, ses épaules se haussaient
d'un geste de doute... Après tout, c'était possible. Et puis, quoi? Ce
maillot mauve ne valait pas la peine qu'on établît son identité.

Ainsi voilà donc tout ce qui restait dans la vie de Roger de sa faute,
à lui? Rien, pas une trace, pas une ombre, pas un tressaillement! Et
de la sienne, à elle, Simone? O Dieu! de la sienne, elle traînait,
elle traînerait jusqu'au bout le douloureux fardeau. Elle en avait
souffert, pleuré, saigné, il y avait dix ans; elle en souffrirait, elle
en pleurerait, elle en saignerait sans doute encore dans dix ans à
venir! Qu'avait-elle fait de plus que Roger pourtant? Il avait eu une
maîtresse pendant quelques semaines; et elle, Simone, elle avait eu un
amant pendant quelques jours. C'était tout. Encore son mari avait-il
commencé; elle, du moins, elle avait l'excuse de la blessure reçue
et de la jalousie. Cependant, comme elle expiait!... Et lui? Lui, il
soulevait les épaules et ne savait même plus ce que l'on voulait dire.

Alors Simone vit, ce soir-là,—ce soir de cirque, tandis que la monotone
musique et le monotone spectacle tournoyaient dans sa tête,—ce que
jamais encore elle n'avait vu, depuis cet autre soir, si lointain
déjà, où, par la vitre de son coupé neuf, elle avait aperçu son mari
qui montait en voiture avec une autre femme. Elle vit que parfois
la vengeance est moins équitable que le pardon. Et elle vit aussi
que, d'un sexe à l'autre, en matière d'amour, il n'y a pas de justice
possible. La nature et la société ont créé trop d'abîmes entre l'homme
et la femme; trop divers sont leurs droits, leurs devoirs, leurs
responsabilités, pour que leurs actes puissent être pesés à la même
balance. Égales dans la douleur qu'elles infligent, leurs infidélités
sont radicalement inégales au point de vue des conséquences. Or la
douleur s'efface, mais les conséquences demeurent.

Voilà ce qu'elle comprit, Simone, tandis que les cuivres éclataient
et bruissaient, que les chevaux tournaient, et que papillotait un
envolement de jupes roses dans des ronds de papier crevés. Elle avait
guéri, dès longtemps, de la trahison de Roger, mais guérirait-elle
jamais de la justice qu'elle s'était faite?



XIX


C'est étonnant, disait Mervil d'un air soucieux,—un jour que, sa
femme étant trop souffrante, il avait reconduit Hugues au lycée de
Chartres,—c'est étonnant que cet enfant ne s'habitue pas à la vie de
collège! Ne crois-tu pas, ma chère amie, qu'il faudra nous décider à le
retirer... à essayer d'autre chose... L'externat à Paris, par exemple,
avec un précepteur à la maison?

—Il s'habituera, dit Simone, je t'assure qu'il s'habituera.

—Ah! reprit Mervil, pour moi, c'est bien la dernière fois que je l'y
ramène. Je ne comprends pas comment tu en as le courage.

—Il a encore pleuré? demanda la mère d'une voix tremblante.

—Mais oui, bien sûr, il a pleuré. Il m'a tellement supplié de ne pas le
laisser là-bas, que, si je n'avais pas eu quelque scrupule à agir sans
toi, sans nous être entendus, ma foi! je le faisais remonter dans le
train.

—Ce ne serait pas raisonnable, dit Simone.

—Sans doute. Enfin... Puisque c'est pour son bien.

Il y eut un silence. Puis le père reprit:

—Si ce n'était que le jour de la rentrée! Mais il m'inquiète, ce
petiot. Je trouve qu'il change.

—Mon Dieu! Comment cela?

—Oui, tu n'es pas de mon avis, qu'il a mauvaise mine? Puis il perd son
entrain, sa gaieté. Même les jours de vacance, à la maison, il pense
tellement au retour en classe, qu'il en est tout triste... Il ne rit
plus.

IL NE RIT PLUS!!!... La mère eut un grand tressaillement de remords. Il
ne riait plus, son enfant, son cher petit Hugues. Et c'était à cause
d'elle! C'est elle qui l'avait voulu ainsi!

Quand le père eut quitté la chambre, elle pleura, elle pleura
longtemps. Puis elle eut une révolte contre cette barbarie à laquelle
elle se forçait. Non, ce n'était plus possible! Puisque l'enfant ne
s'habituait pas, elle ne le laisserait pas dépérir ainsi loin d'elle.
On allait le faire revenir, voilà tout. On n'attendrait même pas la fin
du semestre. Quant à ce qui arriverait dans la suite?... Eh bien, à la
grâce du ciel! Qu'elle souffre encore davantage, s'il le fallait...
Mais que le petit soit heureux!

Aussitôt qu'elle parla de reprendre Hugues, Mervil fut tout content.
Mais, comme il se méfiait de sa faiblesse et se reprochait d'aller
peut-être—tant il avait été influencé dans l'autre sens—contre le
véritable intérêt de son fils, ce fut lui qui, le plus chaudement,
conseilla d'attendre jusqu'à la fin du semestre. Il s'en fallait
seulement d'une dizaine de semaines.

       *       *       *       *       *

—Maman, dit le petit Hugues,—un jour d'adieux trempés de larmes dans
le parloir du lycée,—ne me laisse pas, vois-tu... Il y a encore deux
mois! Je n'irai jamais jusqu'au bout. Deux mois, c'est trop long pour
un petit garçon comme moi.

Elle se moqua de lui, tendrement. Mais elle fut secouée d'une terreur
presque superstitieuse lorsque, deux jours après, elle reçut une lettre
du proviseur lui annonçant que son fils était malade. Puis elle se
remit un peu, sur une seconde lecture, quand elle s'assura que c'était
seulement une légère attaque de rougeole. Et tout de suite, avec une
valise, elle se mit en route pour Chartres. «Je descendrai à l'hôtel,»
dit-elle à Mervil, «mais j'espère bien cependant qu'on me laissera le
soigner jour et nuit.»

—Non, non, disait le musicien, ne te fatigue pas. Ne t'inquiète
pas, surtout... Une petite rougeole d'enfant, ce n'est rien. Et
télégraphie-moi plusieurs fois par jour. Au premier signe de toi, je te
rejoins.

Quand il vit sa mère, Hugues pensa qu'elle allait le ramener à la
maison. Mais on lui expliqua que, dans sa maladie, la seule chose
à craindre, c'était un refroidissement. On ne pouvait donc pas le
transporter en chemin de fer. Dès qu'il irait mieux, il partirait.

—Et, tu sais, lui disait Simone à l'oreille, cette fois-ci, ce sera
pour de bon, nous n'attendrons pas les vacances de Pâques.

Il eut un sourire joyeux. Mais, le soir, quand on vint expliquer à
Mme Mervil que le règlement interdisait qu'elle passât la nuit, que
vraiment d'ailleurs la maladie était trop légère pour autoriser une
exception, que le proviseur la suppliait d'aller prendre elle-même du
repos, l'enfant eut une crise de larmes.

—Oh! dit-il, je suis sûr que tu pars pour tout à fait, que tu ne
reviendras pas!

Sa mère eut de la peine à le rassurer. Mais le petit malade s'excitait,
devenait nerveux:

—J'ai peur ici, dans cette infirmerie! criait-il. Elle est affreuse,
cette infirmerie! Je veux être malade chez nous, dans ma jolie chambre.

—Tu y seras bientôt, mon amour.

—Mais, reprit le petit—saisi d'une de ces idées baroques comme il
en passe dans la tête des enfants,—si je prenais froid, tu as dit,
mère?... je serais très malade?

—Oh! très malade, mon pauvre chéri!

—Et alors, si j'étais très, très malade, tu me ramènerais chez nous?...

—Ne parle pas comme cela, mon fils adoré. Maman aurait trop de chagrin
si son petit garçon devenait très malade.

Cependant Hugues paraissait calmé, alourdi même, prêt à dormir. Et sa
mère, enfin, se retira sur la pointe des pieds, avec l'assurance que
l'infirmière veillerait, ne s'absenterait pas une seule minute.

La nuit fut très bonne. Hugues sommeilla presque tout le temps, d'une
respiration égale, son joli visage déjà moins empourpré, son front
moins brûlant sous les boucles de ses cheveux tout humides de sueur.
L'infirmière le couvrit beaucoup, parce que cette transpiration devait
être salutaire, et, le voyant si tranquille, vers cinq heures du matin,
elle s'étendit sur la couchette voisine, se laissa gagner par le
sommeil.

Elle ne reposait pas depuis une demi-heure lorsqu'un bruit la
réveilla. Vivement dressée sur son séant, elle ne vit plus le petit
Mervil. Le lit de l'enfant était découvert et vide. En même temps, elle
sentit une fraîcheur; et, dans sa surprise et son émotion, elle ne
prit pas tout de suite conscience de ce qui se passait. Mais quelques
secondes plus tard, elle distinguait une croisée ouverte, puis, dans
l'embrasure où pâlissait l'aube, une grêle forme blanche...

       *       *       *       *       *

Quelques heures plus tard, lorsque Simone, d'un pas vif, entra dans
l'infirmerie et courut au lit de son fils, elle fut arrêtée, à
mi-chemin, par un spectacle qui lui glaça le cœur. L'enfant, dressé
à demi, malgré les efforts de l'infirmière et du médecin, s'agitait,
délirait, les joues en flamme, ses beaux yeux grands ouverts et fous.

—Oh! mère, mère, te voilà!... Nous allons partir... Vite, qu'on
m'habille!... Nous allons à Paris. Nous allons voir papa et Paulette...
ma Lélette qui jouera au tennis avec moi. Et tu sais... on m'avait dit
des blagues... Un refroidissement, ça ne rend pas plus malade... Ça
guérit. Je me suis refroidi... j'ai ouvert la fenêtre... pour que je
sois très mal et qu'on m'emporte chez nous. Et voilà, au contraire, je
suis guéri... je suis guéri...

Il répétait, d'un air joyeux et malin:

—J'ai ouvert la fenêtre!... j'ai ouvert la fenêtre!...

—Comment, la fenêtre?... demanda Simone, dont les jambes tremblaient.

—Taisez-vous, monsieur Mervil... murmurait l'infirmière.

—Oui, reprenait Hugues, la fenêtre... Et il faisait frais... C'était
bon! Et maintenant, je suis guéri, je suis guéri!...

Il éclata de rire, ce beau rire dont la mélodie prenait l'âme, comme
un _leit-motiv_ d'éternelle gaieté. La fièvre en faisait tinter les
notes avec plus de sérénité, de plénitude. Oh! comme c'était bien le
rire de Jean!... Même en la torture de son inquiétude, la mère en eut
l'impression, le frisson. Cependant elle ne songeait plus à lui imposer
silence.

Une longue journée d'angoisse commença. Après la fièvre qui, toute la
matinée, secoua, tordit, consuma ce pauvre petit corps, une prostration
survint, qui le laissa tout anéanti, sans couleur, sans souffle, ainsi
qu'une frêle chose brisée, contre l'oreiller blanc. Et, vers le soir,
il avait tellement l'aspect d'un petit être à l'agonie, avec le geste
incessant de ses menottes pour remonter le drap, que Simone, folle
d'épouvante, expédia vers son mari un télégramme désespéré.

Quand Mervil arriva, un peu avant minuit, c'était la fin. Hugues
semblait ne plus voir, ne plus entendre. Mais, toujours, le va-et-vient
très lent, très affaibli, de ses menottes sur le drap, montrait qu'il
vivait encore. Roger se pencha sur lui, la gorge tellement crispée de
douleur qu'il ne pouvait d'abord parler. Enfin, il l'appela:

—Hugues, mon petit Hugues! C'est moi, tu ne me vois pas?

L'enfant essaya de soulever ses paupières; mais il sembla n'en avoir
plus la force. Pourtant il avait reconnu qui lui parlait, car ses
lèvres s'entr'ouvrirent, et on l'entendit murmurer:

—Papa!...

Ce fut tout. La tête s'affaissa de côté; les menottes cessèrent de se
traîner si doucement sur le drap. Mervil étreignit la main de Simone,
et la mère, qui comprit cette étreinte, se jeta sur la couchette avec
un cri affreux.

Il ne rirait plus, son petit Hugues... il ne rirait plus, jamais!

       *       *       *       *       *

Deux jours plus tard, dans la rue Ampère, un cortège, un long cortège
de deuil se formait devant la maison du compositeur Roger Mervil. Sur
le trottoir opposé, une foule stationnait, pour tâcher de reconnaître
les visages célèbres. Et les yeux des mères se mouillaient de larmes en
voyant ce cercueil si étroit, si léger, que l'on portait dans le grand
char aux chevaux blancs, et sur lequel, ensuite, on amoncelait des
fleurs.

Quand le corbillard se mit en marche, tous les regards, voilés
de pitié, cherchèrent le père, au premier rang de cette troupe
silencieuse de messieurs en noir. Mais il y eut une hésitation. Car
deux hommes conduisaient le deuil. Mervil, en effet, n'ayant pas
de proche parent, avait accepté que Jean d'Espayrac, son fidèle
collaborateur et ami, parcourût à ses côtés, pas à pas, le chemin
d'abominable douleur. Et maintenant la sympathie attristée de la foule
hésitait entre eux: l'un déjà presque vieux, les cheveux rares et
grisonnants, le visage maigre, les yeux enflammés et fixes, toute la
volonté raidie contre quelque surprise terrassante de son chagrin;
l'autre, jeune et très touchant dans la gravité navrée de son attitude,
dans la poésie que l'élégance de sa personne et la beauté de son visage
prêtaient à son affliction.

Et derrière un rideau soulevé de ce superbe hôtel Renaissance d'où
s'éloignait le cortège, il y avait une mère aussi, une mère déchirée
de remords et de souffrance, dont les regards, également, derrière
ce corbillard, apercevaient ces deux hommes. Malgré les efforts de
sa fille, qui voulait l'écarter de cette fenêtre, lui épargner le
spectacle atroce de ce départ, Simone s'obstinait, chassant d'un geste
brusque et répété les pleurs dont ses yeux s'aveuglaient. Elle voulait
voir, elle voulait voir... Oh! ce char tout blanc, ce long drap blanc,
toutes ces fleurs!... Il était là-dessous, son petit Hugues!... Et
derrière lui, Dieu du ciel!... voici Roger et voici Jean!... Simone
se disait: «Les voici... tous deux, tous deux!...» Sa pensée ne
prenait pas d'autre forme. Toutefois une horreur l'envahissait... une
surhumaine angoisse.

Lorsque le corbillard tourna l'angle d'une avenue lointaine, elle jeta
un cri de douleur physique, comme si c'était son cœur de chair et de
sang qu'on lui arrachait de la poitrine; elle tournoya sur elle-même
ainsi qu'une bête blessée qui va mourir.

—Maman!... ma pauvre maman!... cria Paulette.

Et elle la pressait entre ses bras, de toute sa tendresse, de toute sa
force.

Alors des mots échappèrent à Simone, des mots terribles,
qu'heureusement sa fille ne comprit pas:

—Ah!... murmura-t-elle, le crime de sa naissance... et aussi le crime
de sa mort!...

Mais vraiment c'était trop souffrir! La nature céda, chercha son
refuge suprême dans l'inconscience, dans l'anéantissement... Les yeux
de Simone se fermèrent, ses traits se détendirent... Elle avait perdu
connaissance.



XX


Simone Mervil survécut à peine deux ans à son petit Hugues. Une maladie
de langueur, peu à peu, usa les forces de son corps fragile. Puis une
affection de poitrine survint, dont les ravages, dans cet organisme
sans résistance, s'accomplirent avec une foudroyante rapidité.

Pourtant cette femme si jeune encore ne s'abandonna pas sans lutte
au mal qui l'emportait vers la tombe. N'espérant ni se pardonner à
elle-même ni jamais se consoler, elle gardait, malgré tout, la volonté
de vivre. Elle ne voulait pas que ses fautes, après avoir mis dans
l'existence de Roger cet affreux chagrin de la mort d'un fils, le
privassent maintenant d'elle-même. Puis il y avait Paulette, Paulette
dont elle devait garder le cœur afin que les hasards de la destinée n'y
fissent pas germer cet impossible amour, dont la seule idée révoltait,
épouvantait sa conscience de mère coupable.

Ce châtiment-là, du moins, lui fut épargné, à elle dont la courte
faiblesse portait tant de cruels, d'impérissables fruits. Paulette,
peut-être, sans la vigilance de sa mère, eût laissé grandir certain
sentiment tendre pour ce beau Jean d'Espayrac auquel ressemblaient
jadis tous les héros de ses rêves de fillette. Mais, soigneusement
éloignée de lui depuis le soir du cirque, et détachée par mille petites
remarques de Simone,—ces petites remarques innocemment perfides, et
ici d'une si nécessaire prudence, dont les femmes ont le secret,—elle
laissa périr en elle-même cette première fleur de passion avant même
d'en avoir pressenti l'épanouissement.

Toutefois, la certitude que sa fille n'aimait pas M. d'Espayrac ne
suffisait pas à Simone. Elle voulait voir Paulette mariée avant
qu'elle-même quittât ce monde; car elle sentait bien la mort venir,
et elle avait peur de ce qui surviendrait quand elle n'y serait plus.
Paulette se maria donc, sans un entraînement bien vif, mais avec
plaisir, parce qu'elle trouvait le mariage une chose très amusante.
Elle épousa un officier, dont la fortune ne pouvait se comparer à la
sienne, mais presque aussi joli garçon que M. d'Espayrac et portant un
nom tout aussi sonore et tout aussi ancien. Le jour du mariage, Simone
sentit un poids bien lourd qui se dissipait, qui déchargeait enfin son
cœur; mais elle éprouva en même temps une grande mélancolie à voir sa
chère fille, sa belle Paulette, sous le voile blanc des épousées; parce
qu'elle songea combien sont grands les devoirs des femmes et combien
fragile est leur bonheur.

Lorsque Paulette eut quitté la maison au bras de son mari, Simone
essaya de vivre encore pour Roger. Mais, déjà, la pente vers la
mort lui devenait rapide et douce; son existence passée reculait,
s'embrumait en une perspective très lointaine; le monde lui semblait
un pays qu'elle avait depuis longtemps et pour jamais quitté. Rien ne
l'intéressait plus. Ses yeux, ses jolis yeux de lumière et de bonté,
avaient l'air maintenant, lorsqu'ils se posaient sur les choses, de
n'en pas refléter les couleurs ni les contours; ils s'emplissaient de
vague et de mystère, comme par la contemplation de quelque insondable
abîme vers lequel ils se seraient tournés.

Mervil, sans croire encore à l'imminence d'un danger, s'inquiétait
de l'affaiblissement progressif et de ce détachement de tout qu'il
constatait chez Simone. Il consulta des docteurs illustres. Il fit
voyager sa femme. L'hiver, il la conduisit dans le midi. Parmi toutes
les stations de la Méditerranée, elle choisit Hyères, et elle se
tint à ce choix avec obstination. Roger s'y opposait, craignant que
le souvenir de Gisèle, la vue de la colline qui portait sa tombe,
n'exerçât dans l'esprit de Simone une suggestion de tristesse.
Finalement il fallut céder à ce caprice de malade. Et, tout d'abord, ce
séjour parut réussir à Mme Mervil. Elle qui, depuis bien des semaines,
ne considérait plus rien avec intérêt et attention, elle voulut revoir
tout le pays, refaire toutes les excursions, toutes les promenades.
Chaque jour, elle montait en voiture; elle s'en allait à Carqueiranne,
aux Bormettes, sur les bords du Gapeau. Mais surtout la presqu'île
de Giens l'attirait. Elle voulut y retourner plusieurs fois; et elle
restait une grande heure assise, sans une parole, dans ce petit sentier
surplombant la mer, où, tant d'années auparavant, elle était venue
avec Gisèle. Comme son pauvre cœur se tourmentait alors! Comme elle
était jeune, mon Dieu! Quelles émotions à défaillir pour des choses qui
ne la touchaient plus, dont elle ne pouvait plus même se représenter
l'importance! Oh! quel choc dans sa poitrine, quand, sur le chemin
de la Tour-Fondue, on avait rencontré Jean d'Espayrac! Que tout cela
était loin! Que tout cela lui semblait invraisemblable, étrange!... Et
pourtant, c'était de cela qu'elle mourait!...

Gisèle aussi en était morte. Pauvre Gisèle, si séduisante et si folle!
Simone la voyait toujours au moment où elle mangeait les oursins, si
rieuse, debout près de l'auberge du village; et elle se représentait
aussi le beau visage de passion avec lequel son amie lui avait dit en
lui montrant la mer: «Oh! s'en aller là-bas, au hasard, dans l'inconnu,
avec quelqu'un que l'on aimerait follement!...»

Mervil, qui ne quittait plus sa femme, se réjouissait du plaisir
apparent qu'elle prenait à ces excursions, et de l'animation que le
grand air lui mettait sur le visage. L'espoir de la guérison complète
lui vint. Mais cela ne dura pas. Brusquement les forces factices
de Simone tombèrent. Et maintenant, elle demeurait étendue sur sa
chaise longue, dans la villa qu'ils avaient louée, n'ayant plus pour
distraction que de voir, entre les palmiers du jardin, là-bas, des
voiles blanches passer sur le bleu immuable de la mer.

Un jour elle pria son mari de faire venir Paulette au plus vite. Il
s'effrayait.

—Tu ne te sens pas plus mal?

—Non, oh! non, mais j'ai quelque chose de très important à lui dire.

Mervil courut lui-même au télégraphe. Lorsqu'il revint, il fut frappé
de l'altération extraordinaire des traits de sa femme. Elle le regarda
d'un infini regard... Alors il comprit qu'elle se sentait mourir.

Il s'approcha d'elle, se mit à genoux près de la chaise longue,
l'entoura d'une de ces étreintes pleines d'une angoisse abominable dont
on entoure les êtres qu'on aime, et qui s'en vont sans que rien au
monde puisse les retenir.

Simone appuya le front sur son épaule. Et quel ne fut pas l'étonnement
de Roger lorsqu'il sentit sur son cou la chaleur d'une larme, tandis
que sa femme lui murmurait à l'oreille ce mot inattendu: «Pardon!»

Il lui releva la tête:

—Te pardonner, à toi, ma Simone, qui as été la joie de ma vie!
Te pardonner! Quoi donc, grands dieux? A toi, la plus pure, la
meilleure!...

Elle le regarda, du même infini regard, à travers le ruissellement de
ses larmes, et elle répéta encore:

—Pardon!

—Mais de quoi donc, ma femme chérie? insista-t-il.

Elle se tut quelques secondes, puis prononça simplement, mais avec un
air étrange:

—De te quitter.

Alors il essaya de rire, il l'embrassa, il l'assura, le cœur broyé,
qu'ils avaient encore devant eux de longs jours de bonheur...

       *       *       *       *       *

Lorsque Paulette arriva le lendemain, Simone était faible à ce point
qu'elle pouvait à peine parler. Cependant la présence de sa fille la
fit se soulever d'un grand effort. Elle avait quelque chose à lui
dire. On crut comprendre qu'elle voulait être seule avec Paulette, et
Roger lui-même sortit de la chambre.

—Oh! maman, s'écria la jeune femme, c'est une crise qui va passer. Tu
iras mieux. Si tu savais... tu n'as pas l'air malade en ce moment.

C'était vrai. Simone venait de rassembler toutes ses forces. Sur son
visage ranimé, un reflet rose, un rayon de beauté se posait. Ses
cheveux, toujours de leur blond si fin, se dénouaient, roulaient avec
une grâce de jeunesse; et ses beaux yeux de douceur s'illuminaient
comme lorsqu'ils s'étaient ouverts au songe riant de la vie.

—Ma chérie, oh! ma chérie, murmura-t-elle près du visage incliné de sa
fille, écoute ce que j'ai voulu te dire. Essaie de te le rappeler quand
tu auras du chagrin. Si jamais on te blesse le cœur,—si jamais ton mari
te fait de la peine, même s'il va jusqu'à l'infidélité,—ne te venge
pas... O Paulette! ne le trompe jamais! Vois-tu, nous autres femmes,
nous n'avons pas le droit de mal faire... Notre vertu et notre honneur
sont la vertu et l'honneur de la famille, la vertu et l'honneur de la
patrie... Quand nous tombons, tout tombe avec nous... Pour nous, il
n'y a pas de faute légère... Nous devons rester tout en haut, ou bien
nous roulons tout en bas... Et, dans notre chute, nous entraînons tout.
Sache-le, ma fille, sache-le bien, et crois-en ta mère qui va mourir.

Ce furent à peu près les dernières paroles que Simone prononça.

Elle mourut vers le soir. Elle mourut comme si elle s'endormait, la
main dans la main de Roger, emportant à jamais, sous ses paupières
closes, le secret de sa faute et la mélancolie de son repentir.

[Illustration]



          _Achevé d'imprimer_
  le trente mars mil huit cent quatre-vingt-treize
                 PAR
          ALPHONSE LEMERRE
  25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 25
              _A PARIS_

1. — 1907.





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