Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Les moments perdus de John Shag
Author: Voisins, Auguste Gilbert de
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les moments perdus de John Shag" ***


    Les Moments perdus
    de John Shag



DU MÊME AUTEUR


    =La Petite Angoisse=, _roman_.
    =Pour l'Amour du Laurier=, _roman_.
    =Sentiments=, _essais_.
    =Le Démon Secret=, _roman_.


EN PRÉPARATION

    =Le Bar de la Fourche.=
    =L'Esprit Impur.=



GILBERT DE VOISINS

Les Moments perdus de John Shag

PARIS
BERNARD GRASSET
ÉDITEUR

7, Rue Corneille, 7

1909

    _Il a été tiré de cet ouvrage quinze exemplaires sur Hollande
    numérotés de 1 à 15 et un exemplaire unique sur Chine_



MON AMI JOHN SHAG


Si les quelques gens de qualité qui fréquentèrent mon ami
John Shag fournissent de lui, par leurs anecdotes, une image
singulière, il ne faut pas s'en étonner, car, pour aimable que
fût son apparence, qui était celle d'un honnête homme, toutefois,
par ses façons de penser, de sentir et d'exprimer la saveur de
ses réflexions, John Shag tenait souvent le personnage biscornu
du misanthrope qui ne veut rien entendre ou, du moins, qui veut
n'entendre qu'à bon escient.

Il avait la taille bien prise, le teint vif. Cela donnait à ses
quarante ans un air d'adolescence.

Je connais de lui un portrait qui le montre rasé et portant le
monocle, simple vitre, mais qui lui permettait d'avoir deux
regards: l'un, à l'abri, pour considérer le monde; l'autre, à
découvert, pour exprimer quelques émotions choisies.--De chacun,
il se servait avec discernement.--Quand j'aurai ajouté que son
poil était roux, ses mains fines et son vêtement strict, j'en
aurai assez dit, ne voulant pas charger une esquisse.

Il était plus notable pour sa physionomie morale, et, dès l'abord,
je tiens à marquer un trait essentiel qui le distinguait.
Il détestait, avec l'élan d'une âme pure, le commerce de la
démocratie. A la plus faible invite, il s'élevait au-dessus de
ce concours de médiocrités qu'il tenait pour avilissant. Une
atmosphère commune à trop de bouches lui répugnait. Sans, pour
cela, gagner un ermitage, comme Timon, et, tout en laissant sa
personne physique parler, sourire et disputer sur terre, John
Shag repoussait le sol d'un pied chaussé d'ailes et s'enfuyait
allègrement vers des nuages d'où il ne descendait plus que
sollicité par des arguments d'un grand poids.

C'est là ce que d'autres appellent rêver.--Rêver!... occupation
qui, pour certains, est un passe-temps, mais qui avait, dans son
cas, tous les caractères coercitifs d'une servitude.

La fréquentation d'un même cercle nous lia. Je partageais la
plupart de ses goûts: son furieux penchant pour la couleur des
eaux mortes et celle, si diverse, des pourritures d'automne, le
transport d'aise qu'il manifestait à voir le soleil dans sa plus
grande ardeur, son amour, enfin, des paysages tout simples où il
trouvait matière à divaguer beaucoup. La passion qu'il mettait à
vanter ou à mépriser n'était point non plus pour me déplaire.

De l'humanité il distrayait parfois une figure, un geste, une
inflexion de voix, et la considérait longuement, avec son bel œil
protégé, puis il se défaisait de la chose, comme l'on jette un
citron sec.

Nous nous aperçûmes, bientôt, qu'une vive amitié nous rendait
utiles l'un à l'autre. Dès lors, on nous vit souvent ensemble.
Nous parcourûmes de conserve l'Allemagne et la Hollande, les
villes du Piémont et de la Vénétie, certains cantons algériens et
la côte occidentale d'Afrique où nous n'en finîmes plus de nous
attarder.

Des femmes nous suivaient dans ces déplacements. Nous les
changions au gré du paysage, suivant qu'il commandait une
chevelure blonde ou brune, un excès de vêtements ou des seins nus.

Je garde, communément, avec les jeunesses auxquelles je me
confie, un ton d'indulgente amabilité: c'est que le soin de mon
ataraxie m'importe avant toutes choses, mais John Shag réglait les
mouvements de sa cour suivant une autre loi.--Dans le commerce des
femmes, il montrait une bizarrerie excessive qui le poussait à
des blasphèmes brusques et surprenants, voire à des colères tout
à fait sans excuse, car on ne saurait reprocher sérieusement à
sa maîtresse de n'être pas toujours dans le plan de votre songe.
Il se justifiait de cela, comme de mille autres incartades, en
alléguant les soucis de sa gestation.

Je pense qu'il souffrait de quelque affection nerveuse, car la
sensibilité d'un homme sain n'oserait être, que je sache, aussi
constamment en éveil. Il se comparait volontiers à Bragadin, doge
vénitien, par allusion à ce passage d'un livre de M. Maurice
Barrès:

«Bragadin est un doge qui, par grandeur d'âme, consentit à être
écorché vif; et, parfois, je songe que je me suis fait un sort
analogue.»

Comme l'on passe un caprice, même absurde, aux jeunes femmes
alourdies, j'ai passé à John Shag plus d'une excentricité. Je le
savais occupé par une œuvre longue et difficile, à laquelle il se
donnait tout entier et, quand il me quittait soudain pour planer
dans ces régions supérieures où, suivant son expression, il allait
prendre l'air du génie, je me consolais de son absence spirituelle
en méditant sur les prestiges de la solitude.

John Shag travaillait beaucoup. Chaque jour, je voyais de
nouvelles feuilles rejoindre un manuscrit volumineux. Hélas! je ne
devais connaître de cet ouvrage que le titre:

_Essai sur les raisonnements inductifs dans quelques problèmes de
métaphysique et de morale._

Il avait aussi mille projets littéraires dont il parlait comme
un autre parlerait d'une œuvre achevée, projets de romans, de
féeries, de biographies imaginaires, de satires anachroniques
(entendez de satires des vices futurs ou bien abolis); projets
d'études religieuses, de pamphlets, de parades... que sais-je
encore!

Et, lorsque je lui disais:

«Pourquoi donc ne réalisez-vous pas ce projet de livre?»

John Shag, haussant dédaigneusement les épaules, répondait:

«J'ai fini d'y songer... Il ne reste plus qu'à l'écrire!»

Un sujet, pourtant, le requérait fort, et je pense qu'il s'en fût
occupé, si le Destin l'avait permis.--C'était la toute simple
histoire d'une jeune fille parisienne, le récit de ses amours,
de ses conversations et de ses défaillances que terminait une
défaillance dernière qui la faisait mourir entre les bras d'un
beau jeune homme. Mais la singularité de ce roman se révélait
en ceci qu'il était coupé par des divertissements, des entrées
de ballet, mille intermèdes chorégraphiques où l'on voyait des
comparses, vêtus de façon appropriée, illustrer, en quelque
sorte, l'action romanesque par des jetés-battus et des ronds
de jambe. A ce propos, je me souviens que la mort de l'héroïne
était immédiatement suivie d'une «entrée de fossoyeurs» où des
figurants, habillés en Scaramouche, dansaient de funèbre manière
et brandissaient des attributs symboliques.

J'imagine mal ce qu'eût été cette _Histoire de Radegonde_, et, si
ferme que fût son intention d'y travailler, John Shag n'en eut pas
le loisir.

Vers la fin du séjour que nous fîmes à Venise, mon ami dut
s'aliter. Il souffrait des fièvres. Son état s'aggrava de façon
rapide. Vous pensez si je l'entourai d'attentions et de soins!
Rien n'y fit, et je n'eus bientôt qu'à désespérer.

Le 7 mai, à huit heures et demie du matin, John Reginald Shag,
ancien élève de l'Ecole Normale supérieure, membre correspondant
de plusieurs académies, mourut après avoir succinctement agonisé.

Un testament confiait le manuscrit de son _Essai_ à Mlle Jeanne
Heurtance, une cousine éloignée, demeurant à Pithiviers, 76, rue
du Chapeau-Rouge. Jusqu'à ce jour, elle a cru ne rien devoir
publier de cet ouvrage, certains paragraphes lui ayant paru
hétérodoxes. Aucune des démarches que je tentai pour la fléchir
n'a abouti.

Des projets de John Shag, il ne reste que des notes illisibles
et les titres: _La Mésange apprivoisée_, pastorale lyrique dans
le goût des bergeries du XVIe siècle; la _Vie d'Apollonius
de Thyane_, pour laquelle il amassait des documents; _Etude
sur un Cas de Polygamie austère_, qui traitait, je crois, de
l'histoire des Mormons; _Les Manières du Prince de Danemark_, où
l'interprétation du rôle d'Hamlet était analysée; _Les Chiens
écrasés_, roman en vue duquel il collectionnait les opinions de
portières; _Le Regard à travers l'Onde_, recueil de poèmes;
_Notes sur la Lycanthropie_, dont je possède un fragment, trop
court pour être publié en volume; _Nib de Neuville_, roman dont
j'oublie le sujet, et bien d'autres encore.

Une fantaisie inlassable, une curiosité jamais satisfaite,
le poussaient à commencer avec ardeur des œuvres qu'il
délaissait pour le motif le plus futile. Sa passion de savoir
touchait à tout. Tout l'intriguait, tout le sollicitait, tout
l'émouvait,--mais tout savait le distraire.

Un jour que, dans le bureau de sa maison de campagne, il étudiait
certaine discussion du concile de Trente, un papillon vola devant
la fenêtre. Mon ami se dressa, posa sa plume et, aussitôt, s'en
fut le poursuivre jusqu'au fond du jardin.

Je ne saurais mieux faire que de citer ici une page de John Shag,
écrite sans doute pour le panier à papier, mais que je sauvai de
la destruction et qui nous donne, en son beau, cette influence,
peut-être néfaste, du petit démon qui le tourmentait sans cesse
et qu'il appelait: son «compère». Ce fragment (dirai-je: ce
poème en prose?) était griffonné, au crayon, sur une feuille de
papier écolier du format courant. Le voici, tel que j'ai pu le
déchiffrer, à grand'peine, car l'écriture hâtive manquait de
netteté:

       *       *       *       *       *

_C'est encore toi, mon compère! Inutile de feindre! je t'ai déjà
vu, caché sous ma table, et jouant à te chatouiller les narines
avec une plume enlevée à la queue d'un rouge-gorge!_

_Allons! sors! approche-toi! Ne pleurniche pas! je ne te ferai
aucun mal!_

_D'où viens-tu? Quelle fleur as-tu chiffonnée cette nuit? Pourquoi
ce rire soudain et que signifient donc ces gambades?_

_As-tu suivi les souris grises dans le tronc des saules? Dis-moi
leurs coutumes. Se réunissent-elles vraiment, le treize de chaque
mois, autour d'un fromage de Hollande, volé à la fée Carabosse?_

_Je n'entends pas!... Tu dis?... Parle plus haut!... Comment!
Trilby a cueilli le lys où tu te lavais, tous les soirs, la
figure? Quel maraud!..._

Ici, quatre lignes vraiment indéchiffrables.

_Et Viviane, qu'a-t-elle fait?... Non!... tu plaisantes!... Elle
se serait prostituée à deux rayons de lune en même temps!... Nous
ne qualifierons pas sa conduite!_

_Maintenant, va-t'en! Il faut que j'achève mon «Essai sur les
raisonnements inductifs dans quelques problèmes de métaphysique et
de morale»._

_Va-t-en! je n'ai pas le loisir de faire des cocottes en papier de
soie!... non!... ni de composer un acrostiche!_

_Va-t'en! vilain démon de la fantaisie!_

Parfois, durant ses heures de paresse, mon ami griffonnait
ainsi quelques lignes que lui avaient inspirées une émotion de
passage, un vol d'oiseau, quelques accords, un souvenir. Souvent
même, je le vis s'interrompre dans un travail auquel il semblait
donner tous ses soins et noter, en hâte, avec mille abréviations
compliquées, le petit paysage surgi dans sa mémoire, la pensée
fugitive ou le rapport inattendu.

Aussitôt écrites, il jetait ces feuilles au panier.--On me sera
reconnaissant d'en avoir sauvé un assez grand nombre. Je m'en
sépare à regret. John Shag les appelait ses «Moments perdus» et,
sans doute eût-il été fort irrité, s'il avait su que, par ma
faute, elles n'étaient point détruites.

J'en donne, ici, quelques-unes, sans retouches. Tout au plus,
les ai-je divisées en cinq livres, pour en faciliter la lecture.
Le respect que je voue à la mémoire de John Shag m'a interdit de
corriger, si peu que ce fût, des pages qu'il dédaignait pourtant.
J'aurais le même scrupule dans le cas où il me serait permis de
réunir sa correspondance, si instructive à plus d'un point de vue.
J'espère, sans beaucoup y croire, que les éditeurs de son essai
philosophique seront dirigés par un sentiment pareil, si ce beau
livre paraît, un jour. Certes, il donnera du talent de John Shag
une idée plus complète, mais ces _Moments perdus_ commenceront
du moins à le présenter au public avec son esprit inquiet, ses
sautes d'humeur et sa singulière sensibilité.

Puisse mon ami, dans les jardins lumineux et paisibles où son
ombre doit goûter d'ineffables heures, ne point m'en vouloir si
j'ai tâché de perpétuer son souvenir en publiant une œuvre qu'il
eût, peut-être, tenue pour indigne de lui.

    Gilbert de Voisins

_Note._--Je me suis permis d'inscrire, au titre de chacune des
cinq parties de ce livre, le nom d'un ami de John Shag.

    G. V.

    A FERNAND DROGOUL



Livre Premier

    Que chacun garde avec soin les singularités qui lui sont propres.

    J. J.



1

LE JUGEMENT DE PÂRIS


Ces trois petites Espagnoles sont ravissantes.

La première, vêtue de bleu, coiffée en torsades basses, un peu
maigre, a la peau mate, des yeux ardents, des regards qui parlent.

La seconde, vêtue de rouge, coiffée en petit chignon, grasse déjà,
mais qui promet d'engraisser encore, a des yeux tranquilles de
ruminant et des regards qui restent posés.

La troisième, vêtue de vert, coiffée en frisons et en bouclettes,
blanche de peau, fine par l'allure, modeste par le maintien, a des
yeux qui rêvent et des regards sentimentaux.

Toutes trois sont mal chaussées.

Toutes trois sont jeunes.

Toutes trois sont ravissantes.

Et toutes trois contemplent un magnifique ouvrier espagnol qui
fume son cigare, paresseusement, à la terrasse d'une buvette.

Il mérite vraiment l'admiration des foules. De son béret, ses
cheveux débordent, luisants, bouclés, bleuâtres, et l'échancrure
du tricot laisse voir des tatouages. Ses bras secs sont bien
musclés. Il est crasseux, il a l'air louche. Qu'importe! ses yeux
humides ont toujours une expression amoureuse.

Arrêtées au milieu de la ruelle et se tenant par la taille, les
trois petites Espagnoles contemplent le beau mâle.--Celle de
gauche s'évente, de sa main libre, avec un grand éventail en
papier. Celle de droite, possédée d'une égale fièvre, fait de même.

Et les deux éventails battent l'air.

Mais le bel ouvrier sourit avantageusement à une vieille
prostituée, visiblement malsaine, couverte de plâtre et qui a dû
satisfaire des générations de matelots.--Roulant comme une barque,
elle s'approche et s'assied à ses côtés.

Alors les trois petites Espagnoles, qui se tiennent toujours
enlacées, s'éloignent, d'un air triste et dansant, tandis qu'un
jeune juif au profil fin, à l'expression ambiguë, vêtu d'une
longue robe noire, les suit de l'œil.

Et les deux grands éventails en papier battent avec mélancolie.

    Tanger.



2

LA JETÉE-PROMENADE


Elle avance dans la Manche, elle est toute en fer, elle est fort
laide. Le poisson s'égare dans le labyrinthe de ses pilotis.--On
paie quatre _pence_ à l'entrée où il y a des pancartes et
des affiches, des avis et des interdictions, des conseils
et des admonestations, et quelques textes aussi, tirés de
l'Evangile.--Tout cela est placardé en face, à droite et à gauche
de l'entrée où l'on paie quatre _pence_.

Debout devant une toile tendue, comme de pauvres rosiers devant un
mur, des vierges à chapeau fermé mettent dans la main du promeneur
de petits livres bleus. Ils tendent à proscrire les boissons
alcooliques et conseillent l'usage illimité de la Bible.

Plus loin, un missionnaire nègre enseigne, à qui veut l'entendre,
l'art de gagner le ciel à peu de frais.--Il était aveugle,
il y voit clair; il était sourd, il perçoit, aujourd'hui, le
concert des anges. Poussez-le, il vous avouera peut-être qu'il
fut anthropophage.--Il fait des gestes nombreux et maladroits.
Il se donne beaucoup de mal.--A la fin de la journée, cela
lui rapporte un _shilling_, mais il peut croire (supplément
de son austère paye) qu'il a sauvé une âme.--Il ne manque pas
d'auditeurs.--Passons.

Voici une courtisane repentie. On l'écoute avec plaisir. Elle
a connu tout le péché. Elle seule a touché le fond de l'abîme.
Elle tient beaucoup à être une pécheresse inégalable. C'est là sa
raison d'exister. Elle décrit ses rapports avec Satan. Elle l'a
vu. Elle lui a parlé. Elle montre à chacun son corps séduit, ses
mains impures, sa bouche baisée. Un jour, elle a entendu des voix
mystérieuses qui l'enjoignaient de choisir une autre route. Elle a
obéi. Maintenant, le ciel lui est ouvert.

Et, tandis que le peuple s'écoule, moi, dont l'âme fut salie et
foulée, je me demande, en regardant un étalage de boutiquier où
des idoles indiennes grimacent dans l'ivoire, si je ne vais point
offrir, par imitation du nègre et de la courtisane, cette âme tout
entière au petit dieu de gauche qui brandit douze têtes coupées,
au bout de ses douze bras, ou à celui de droite qui porte, en
guise de nez, une bien belle trompe.

    Brighton.



3

LE VIEUX CITRON


Seule l'affection rend plaisante une compagnie prolongée; seule
l'affection la rend supportable. Un indifférent veut-il vous
offrir la comédie de lui-même, jouissez du spectacle, mais évitez
qu'il dure. Le plus beau paysage ne laisse pas que de fatiguer,
s'il ne touche secrètement quelque point sentimental; l'art ne
séduit qu'un temps, si le cœur ne s'y mêle, et le camarade qui
vous arrêta dans la rue se change vite en fâcheux, revînt-il
d'Eldorado ou de Thulé.

C'est pour avoir souffert de l'impudeur des fâcheux, pour les
avoir vus, rongeant sans vergogne ce peu d'heures vouées au
loisir, pour s'être senti pauvre, après leur départ, que tel de
mes amis ne sort plus d'une façon de thébaïde spirituelle et fuit
l'ombre même de l'homme.--J'estime qu'il a grand tort.

Il faut goûter tout l'instant qui passe, entendre toute son
harmonie, respirer tout son parfum, se repaître, mais ne jamais
rien donner en échange. Une femme, rencontrée dans le monde, un
camarade, une connaissance de huit jours sont des ennemis qui
vous mangeront si vous ne les mangez d'abord.--Mangez-les donc.

Le repas peut, d'ailleurs, être succulent.--Mettez votre sujet
en une posture morale où il devra penser par lui-même, agir sans
aide, s'exprimer, se taire, souffrir, douter, prendre parti.
Ouvrez les yeux, écoutez bien. Cela vaut, parfois, les plus doux
spectacles, les plus belles musiques. Comme disent les prospectus
des livres pour la jeunesse: «on s'instruit en s'amusant,» et je
ne sais de vaudeville où l'on se récrée à si bon compte.

Ainsi, faites rendre à votre sujet ce qu'il peut donner, videz-le,
séchez bien le vase et ne vous en occupez plus. Vous avez ri, vous
avez appris quelque chose, vous vous êtes augmenté--tout est là.
Sauf la rencontre qui transforme votre sujet en ami, en maîtresse,
en idole, soyez persuadé que vous ne devez rien.

Un être usé devient hostile. Son influence est pareille à celle de
cet ornement banal que vous avez jadis pendu au mur et que vous
n'osez pas jeter.--Il exaspère.--Défaites-vous des êtres que vous
connaissez bien et que vous n'aimez pas. Quand on a savouré son
jus, on ne garde pas un vieux citron.

Il est regrettable que le respect humain soit une si forte
effusion du cœur. Il exagère de prodigieuse manière la notion de
la dette sentimentale. Parce que X nous a divertis, nous pensons,
sincèrement, lui devoir quelque chose.--Soit!--Alors, payez-le
avec de la monnaie, comme l'on paie, au théâtre, le prix d'un
fauteuil, mais, pour Dieu! ne lui donnez rien de vous-même!

Notre trésor intérieur est trop précieux, trop rare, trop vite
épuisé, pour que, sans folie, l'on puisse en être généreux.
Cette générosité-là devient de la prodigalité,--la pire: du
gaspillage.--Si l'Enfant Prodigue avait été prodigue de lui-même,
au lieu de l'être de ses richesses, on n'eût certes point tué le
veau gras, à son retour, car il n'eût point conservé de quoi se
faire reconnaître par ses parents.

Gardez-vous donc! thésaurisez! Prenez ce que vous donne l'instant
qui passe, prenez, ne rendez pas! Il ne faut se dépenser qu'en
aimant.



4

PROJET POUR DEMAIN SOIR


Nous parlementerons avec les douze dragons d'or accroupis à
la lisière du bois, et, à chacun, nous raconterons une belle
histoire, afin qu'il nous laisse passer,--puis, nous entrerons
sous le toit vert.

L'atmosphère y sera lourde, à cause des parfums de fleurs. Une
biche au doux regard viendra te considérer, et je pense qu'il lui
plaira de t'offrir le bouquet de rue qu'elle tient entre ses dents.

Avec civilité tu la remercieras, et nous poursuivrons notre route.

Dans la région des hautes branches, il y aura des chants
d'oiseaux, plus persuasifs que ceux de nos contrées.--Au-dessus,
dans l'air libre, de grandes oriflammes jaunes et rouges, brodées
d'argent, flotteront sur la brise, et ce sera comme pour une
grande fête.

Des singes, suspendus par une patte, nous jetteront des roses
couleur safran, et tu t'effraieras du miaulement d'une panthère
qui, couchée sur le dos, jouera avec un globe de cristal.

Alentour, les bambous auront de frais murmures. Sous leurs
rameaux fins, le phénix, construisant son bûcher, assemblera des
brindilles. Vers la chute du crépuscule, tout sera prêt. Sans
doute, le bel oiseau nous invitera-t-il à la cérémonie. Pour
l'heure, il travaille à sa mort d'aujourd'hui, en vue de sa gloire
prochaine.

Devant nous, très loin, une clochette, de temps en temps, tintera
clair. C'est elle qui sera notre guide, et nous atteindrons enfin
le temple biscornu, couvert de tuiles bleues, qui reflète le
soleil.

Au seuil, et surveillé par douze cigognes ironiques, se tient un
mendiant qui représente toute la misère. Nous pleurerons sur lui,
harmonieusement, moi comme un empereur et toi comme un ange.

Par la porte de jade qui toujours reste ouverte, nous pénétrerons
dans le temple, et les prêtres agenouillés méneront, aussitôt,
grand train de gongs et de sonnailles.

Tu danseras un pas religieux, après avoir ôté tes sandales, puis
je m'avancerai, ayant détruit en moi l'horreur sacrée, vers la
grande idole, le somptueux Bouddha de porcelaine qui remplit tout
le fond du sanctuaire. Je grimperai le long de ses pieds obscurs,
j'escaladerai les colonnes de ses jambes et me dresserai, enfin,
sur le piédestal de sa main tendue.

Compris tout entier dans la paume du Dieu, peut-être entendrai-je,
alors, tomber de ses lèvres précieuses les paroles de la sagesse,
ou, peut-être, me fera-t-il des récits plus beaux encore que ceux
de mes songes: récits de fleuves, de vents, de flammes et de
gouffres, récits d'un parfum si puissant qu'à eux je voudrai me
mélanger.

Nous ferons tout cela demain soir.



5

L'INSOMNIE DES MORTS


Promenez-vous dans un cimetière, quand la nuit descend, quand
les grilles sont fermées: vous n'y verrez point de fantômes, ni
d'ombres malheureuses, mais, je vous le jure! vous entendrez se
lamenter les morts.

La chair des morts se plaint tant qu'elle existe: elle se plaint
de ne plus vivre, elle ne peut se décider à n'être plus, et,
de chaque sépulture, monte une voix impatiente de son sommeil,
inapaisée, même par ce sommeil-là, et qui gémit et qui perpétue
son infatigable déploration.

Les hommes d'hier se désolent d'une voix profonde, les femmes
d'hier d'une voix qui se brise, et les enfants d'hier ont
l'horrible accent des flûtes éraillées. Mais la voix de tous
ces cadavres s'amincit au cours des jours, leurs paroles se
décomposent avec leurs bouches; bientôt, ils ne pourront presque
plus se plaindre, bientôt, leurs ossements ne donneront plus qu'un
murmure.

Et tous ces cadavres disent les mêmes paroles. Tous regrettent de
n'avoir pu vivre leur lendemain. Chacun projetait quelque chose
qu'il n'a pu faire, chacun voulait agir, chacun voulait créer,
chacun mûrissait un dessein, tramait une utopie, chacun voulait
vivre un jour de plus, non pour la joie de vivre ce jour, mais
pour le plaisir de préméditer la joie du jour d'après.

Et, seules, dans ce tumulte, certaines voix se taisent: celle des
suicidés.



6

PARFUMS


La nuit est toute bleue.

Je me promène, seul, dans une rue ancienne, aux murs tièdes.
D'étranges odeurs viennent à moi. Je ne puis ni songer, ni
regarder, ni jouir de l'ombre. Je me sens occupé par ces odeurs.
Elles s'insinuent en moi. Je les écoute, en quelque sorte.

Ce ne sont ni des parfums, ni des puanteurs. On ne sait, au juste,
si elles déplaisent ou si elles attirent. Je suis loin des relents
affreux qui empestent les villages nègres, loin des odeurs du
Paris nocturne, loin des émanations orientales. C'est indigène.
C'est singulier.--Fuyantes, nombreuses, colorées, les odeurs de
cette nuit provençale m'intéressent.

Sur le fond d'huile chaude, je perçois des souvenirs de poisson
frais. J'ai respiré cela dans plus d'un port... Une odeur
pareille, jadis, je me souviens... à Héligoland, devant la mer du
Nord, grise et dure.

Une lampe a dû filer quelque part... oui, c'est bien une lampe
qui file, comme à l'époque où j'habitais ce petit entresol au
quartier latin.--Tiens! de l'ail... et, presque aussitôt, un
rappel de fruits mûrs.

Je m'approche d'une maison. La boutique d'un herboriste
assurément... parfum médicinal de vieille prairie... parfum de
fenaison conservée. Les bottes de verdure sont pendues au plafond,
je pense. On doit vendre, là, des onguents, des drogues brevetées,
du papier gommé pour tuer les mouches... Sans doute la patronne
est-elle sage-femme... Et voici une odeur matinale de linge humide.

Je me déplace à travers ces odeurs. Chaque pas que je fais m'en
livre une nouvelle. Il me semble que je les rencontre, comme l'on
rencontre des personnes.--Je tiens certaines d'entre elles pour
des amies, certaines ont seulement des traits connus,--certaines
sont étrangères et me surprennent.

Ce parfum violent! je l'ai respiré, il y a quelque temps, sur la
gorge d'une fille du port. Cela s'achète au bazar... cinq sous
le flacon... C'est un peu graisseux.--La fille s'achète aussi,
quelques pas plus loin, à prix modique.

Oh! les fruits, encore! les fruits de tout à l'heure! Un étalage
s'ouvrait là durant le jour.

Tandis que je change ainsi d'odeurs, ma mémoire va et vient, me
rapportant des analogies, me rappelant des odeurs de même vertu,
de même couleur,--des odeurs parentes.

Vous connaissez l'enivrante odeur de feuilles mortes et mouillées
que l'on découvre parfois en forêt? Je l'aime. Sous les branches,
elle croupit, chargée d'éther, s'exhalant lourdement, lente et
génératrice. Elle s'attache aux mousses d'alentour et les brises
la portent mal... Je viens de la rencontrer. Que fait-elle ici?...
Un rat énorme sortait d'une bouche d'égout, à mes pieds, quand,
soudain, l'odeur aimée me toucha.

Tout à fait la même?... peut-être pas... mais si semblable!...
Dans la fraîche forêt d'Ecosse, te rappelles-tu le beau
crépuscule?... nous rôdions ensemble, écoutant le chant d'une
source, quand nous devinâmes le parfum tout proche. Alors nous
nous tûmes, afin de ne point l'effaroucher... comme nous l'aurions
fait pour un rayon de lune ou pour le rossignol.

Mais l'odeur est courte, elle vient de se dissiper, et cette
ruelle m'apporte déjà la senteur de la mer.--Marchons encore... Il
est tôt... l'air fraîchit...

Halte! halte! Voici la surprise!... Derrière ces volets, je vois
une très faible lumière rouge. Ils ont laissé leurs fenêtres
ouvertes... Respirons bien l'odeur! goûtons-la tout entière!--Ah!
les sampans qui se balancent... et la chute du soleil à l'horizon
du Faï-tsi-loung... et le bruit de cuivre d'un gong... C'est de
l'opium qui s'exhale d'une fumerie... c'est de la fumée secrète et
grise qui fuit... avec un peu de l'odeur d'un corps de femme.

    Toulon.



7

POUR LA LUNE


Je voudrais bien chanter une louange qui te fût agréable! mais
tant d'autres l'ont fait avant moi! Tant d'autres ont composé des
litanies, des ballades, des sonnets et des centons de pauvres
vers, afin de te célébrer, bel astre orphelin, fille plâtrée,
céleste assiette, odalisque pour jeunes gens pâles!

Tu m'intéresses, car je sais que tu me comprends; je t'aime,
parce que tu m'écoutes, même lorsque je divague, même lorsque tu
ne me réponds pas. Tu as une façon plaisante et polie de prêter
l'oreille à mes effusions. Je t'ai lu de nombreuses poésies et
jamais tu n'as fait une critique; cela me fut très doux.

Je souffre de ne point te témoigner dignement ma tendresse, mais,
pour qu'une ode, fût-elle en prose, te satisfît, il faudrait que
j'eusse à ma disposition tout un lot d'adjectifs, de substantifs
et de verbes frais, or je t'assure qu'il n'y en a plus! Tout est
rance, tout est connu, tout a servi! Je tomberais dans le plagiat
dès la première ligne!

Et pourtant, je voudrais parler de toi, belle médaille sans
revers, pièce d'argent mat, chère incuse! Je voudrais connaître
l'artiste qui te frappa, les dieux qui te manièrent, avant de te
placer dans l'azur, et les longues nuits qui t'ont donné la patine
qui te singularise.

J'aime ta couleur, où l'on retrouve des reflets d'infusions
aromatiques; j'aime le profil qui sourit sur ta face, si l'on veut
bien y regarder de près; j'aime tes fantaisies et les fantaisies
que tu m'inspires, et les rêves que tu conduis dans ma pauvre
cervelle...

Je t'aime tout entière et de tout mon amour!



8

LE VOYAGEUR


Il sortait de la taverne accroupie près de ma petite maison,
quand, se tournant vers moi qui rentrais, il me regarda.--Son
front était couvert de poussière, ses habits étaient misérables.
A la main, il portait un bâton, à la ceinture, une gourde qu'il
venait sans doute de remplir. Il paraissait heureux. Dans le fond
de ses prunelles grises, on voyait des vagues et des nuages.--Bien
que ne le connaissant pas, je pensai l'avoir vu, aux heures où le
crépuscule repousse doucement les arbres vers la nuit.

Il me dit:

«Savoures-tu les délices d'une halte? Sais-tu si la fille
d'auberge sourit toujours, comme autrefois? Comprends-tu le chant
des oiseaux et celui des ondes? As-tu cultivé l'espérance et le
regret?»

Je répondis:

«Non! je ne connais que les grillons de mon âtre et le chant du
coq d'or qui perche sur mon clocher. On m'a beaucoup parlé du
regret et de l'espérance, mais je ne comprends bien que la facile
vertu de vivre sans tourner la tête, et j'attendrai la mort sans
lever le front.--Il est bon de rester près de soi-même, en sa
maison.

--Ne parle pas ainsi, me dit le voyageur. Les assiettes de faïence
pendues à tes murs ne sont guère que des ornements... Ecoute-moi!
La source très lointaine que je rappelle à mon souvenir, jadis,
j'y fus plonger ma face. La source était fraîche... elle n'a rien
perdu de sa fraîcheur. Quitte tes assiettes de faïence: elles
gagneront en beauté.--Une heure fait un souvenir que l'absence
rend plus cher.

--Ne puis-je donc imaginer?

--Non, puisque tu n'as rien vu.

--Ne puis-je sentir sur ma joue le souffle des palmes balancées?

--Non, car jamais elles ne t'éventèrent.--On rêve des seules
choses que l'on a pu toucher ou de celles, trop distantes pour
être atteintes, mais que l'on aperçut.

--Pourquoi partir, si l'ennui me ramène?

--L'ennui trébuche, dès que je ferme les yeux, car, aussitôt,
dans l'ombre, je vois une féerie, comme font les spirites dans un
cristal.--Et toi? quels sont tes souvenirs?

--Je ne me souviens que de moi-même ou d'histoires inventées.

--Alors, viens avec moi! Je te montrerai de vivantes oasis, la
lune rouge qui s'élève des sables, une fille nue avec des sources
bouillonnant autour, des flamants, ces grandes fleurs de l'air,
aux tiges élancées, le doigt de l'aurore sur la dune, et tu
respireras tous les jasmins du soir.

--Ne me perdrai-je pas entre tant de choses nouvelles? Ne
regretterai-je pas?

--Non, car nous reviendrons emplir ici nos gourdes et boirons
l'eau natale avant de repartir.»

Les hirondelles de mon toit vinrent en piaillant m'entourer d'un
cercle d'ailes, mais je pus m'évader et je suivis le Voyageur.



9

CORINNE


Je fus présenté à Corinne, aujourd'hui même, à l'heure où elle
mange des gâteaux et boit du thé.

Corinne est une femme exquise.--Dès le premier instant, elle
m'avoua qu'elle ne vivait plus que dans l'attente de ma visite,
puis, ayant sucré les tasses des autres invités, elle m'entraîna
dans un coin du salon où une lampe voilée de mauve donnait de la
pénombre, et m'entreprit sur mon dernier voyage.

Elle m'assura que son plus cher désir était de voir une forêt de
palétuviers, que son âme se sentait prisonnière dans ce grand
Paris ennemi, que j'avais compris le tourment de sa solitude, les
nuances de sa tristesse, la qualité de ses plaisirs, et qu'enfin
mon dernier livre, d'une forme incomparable, souverain par
l'inspiration, l'émouvait de façon prodigieuse.

Je feignis d'être flatté, bien que le volume dont elle parlait
avec un enthousiasme si convaincu, traitât de la mévente des
céréales en Egypte.

Corinne me dit, aussitôt après, que le mariage précoce de sa
fille l'inquiétait fort, que le décès de son oncle la désolait,
que l'art contemporain ne pouvait être compris que par elle et par
moi, qu'elle devinait, sous mon apparente froideur, une blessure
(mais que certains baumes dont elle avait le secret...) que le
temps menaçait de tourner à l'orage et que l'expression de mes
yeux était inoubliable.

Corinne s'interrompit, un moment, pour recevoir deux sénateurs,
une vieille actrice, un poète et un attaché d'ambassade, puis,
elle me demanda qui j'aimais, me dit le nom de son amant, m'assura
que sa chance au jeu faiblissait, que le parfum de son mouchoir
résultait d'un mélange et qu'elle croyait en Dieu.

Corinne se confie ainsi à chacun. Elle se montre par besoin. Elle
ne peut faire autrement.

Corinne a les défauts de l'exhibitionniste.

Demain, sans doute, elle m'avouera qu'elle porte un signe à la
cuisse gauche.



10

LE PRIAPE


Le vieux priape était debout au coin du champ de Flaccus, et
depuis si longtemps que nul ne se souvenait du jour où il ne s'y
trouvait pas.

Indécent et monstrueux, avec des coquelicots à ses pieds et un
nid d'oiseau sur sa tête, il voyait, tous les matins, le soleil
se lever au-dessus de la colline, à sa droite, et, chaque soir, à
sa gauche, un dernier rayon frapper le marbre éternel du temple
consacré à Diane.

Le vieux priape était vénérable par sa figure, s'il ne l'était
point par son geste. Une belle barbiche ornait son menton de
boucles drues, ses joues étaient ornées de mousses qui rendaient
velues et grises sa poitrine et ses épaules. Dans ses oreilles
pointues, des graines avaient germé et cela lui mettait, de chaque
côté du visage, une parure de touffes vertes. Ses yeux, petits et
bridés, souriaient sans cesse. Il était connu à la ronde pour sa
grande bonté, et nul, jamais, ne l'invoqua sans être exaucé, à
moins que la prière ne fût sacrilège, ou cynique, ou démesurée,
ce qui arrivait souvent.

Or, bien que l'agreste dieu eût les hommages de tous les passants,
il s'ennuyait quelquefois. Depuis si longtemps qu'il était seul,
montrant sa fièvre à chacun, il n'avait encore pu la prouver à
personne.

Un jour, la fille de l'esclave qui nettoyait le temple de Diane
passa près du vieux priape, s'arrêta court, et...

Non, elle ne lui fit pas l'offrande d'une couronne de fleurs ni
d'une grappe de raisins; elle ne lui dit pas ces paroles naïves et
bien rythmées qui font toujours plaisir à un dieu bienveillant,
elle n'articula même pas une prière, mais, les pieds en dedans,
les cheveux défaits, un doigt dans le nez et les yeux mi-clos,
elle éclata de rire.

«Pourquoi ris-tu, petite bête? dit le vieux priape, courroucé.
Ne m'as-tu pas vu, chaque jour, quand tu rentrais du temple? Et
qu'ai-je donc de si étrange, à cette heure?»

Mais, devant le priape indécent et monstrueux, sur l'oreille
duquel un rouge-gorge venait de se poser, la petite fille riait
toujours, immobile, les pieds en dedans.

Alors, le dieu, s'animant, jaillit de la gaine de bois qui le
retenait au coin du champ de Flaccus, emporta la petite fille
dans un fourré, et, vivement, abondamment, joyeusement, la viola,
sans reprendre haleine, à la façon fréquente et valeureuse
qui singularise les dieux pastoraux, puis il regagna sa place
ancienne, reprit son ancienne posture, et le berger de Flaccus
reçut le fouet pour avoir violé la petite fille. Même, pris de
peur, il avoua.



11

L'ESCALIER ROSE


D'où vient donc le mystère, le mystère charmant de cet escalier
rose?

C'est un petit escalier, tout simplement, un petit escalier rose.
Sa première marche a pour palier le ras du trottoir, puis il
monte tout droit dans la maison. Il est rose. Il est très rose.
Sa pierre est ornée de faïences roses. Assis sur l'une des plus
hautes marches, un chat se lèche pensivement la patte. Ce doit
être le gardien du lieu, le génie, le dieu lare.

Chat! beau chat couleur de nuit! parle-moi de l'escalier rose! Tu
dois en savoir long sur la demeure, sur les secrets de la demeure
et sur les habitants. Mais, avant, parle-moi de l'escalier rose!

Ah! que se passe-t-il donc là? D'où vient le mystère charmant de
cet escalier rose!

    Tanger.



12

PRIÈRE AU VENT


Oh! tais-toi! tais-toi!... Je t'ai entendu, toute la nuit, depuis
l'heure où j'ai commencé à me promener, comme une bête, dans ma
chambre froide, jusqu'à l'heure où le soleil est venu me dire que
la nuit était enfin close! Tais-toi! je t'en supplie! laisse-moi
au moins le jour! permets que je vive durant ce jour! que je
vive comme tout le monde, sans souffrir à chaque minute de ta
lamentable déclamation, de tes plaintes et de tes sanglots!

Le crépuscule bleuissait quand je suis rentré chez moi, et, tout
de suite, je t'ai entendu: tu faisais bruire un arbre devant ma
fenêtre... cela me parut mélodieux, et je voulus écouter. Je
croyais que ce bruissement léger saurait me distraire, mais,
bientôt, j'y découvris un petit sifflet ironique et fin qui
terminait chacun de tes souffles, et je compris que tu te moquais
de moi... Oui, j'avais pleuré durant le jour! oui, j'avais
souffert amèrement! pourquoi m'en défendre? c'est là le commun
destin des hommes!... mais toi, pourquoi m'as-tu raillé? car tu
m'as raillé cruellement et ton petit sifflet, qui recommençait
toujours, était, en vérité, trop peu charitable!

«Tu souffres mal!» disait ta voix de flageolet «Tu souffres
mal!»... Eh quoi! je souffrais à ma façon! Je souffre avec les
forces dont je dispose, sans affectation, je te le jure! et,
toujours, le flageolet répétait: «Tu souffres mal!»

Alors, j'ai commencé à marcher de droite et de gauche, dans ma
chambre, et toi, au dehors, tu ne cessais pas, mais, bientôt,
tu changeas de manière: tu te mis à me plaindre... non pas
fraternellement, comme un ami, mais d'une voix plus humaine que ma
voix.

Oh! quelles affreuses plaintes tu sus inventer! oh! les cruelles
trouvailles!... Je reconnaissais, dans tes gémissements, les
sanglots de ceux que j'ai le plus aimés, les déplorations de mes
morts les plus chers... et c'était horrible, ces souvenirs qui
m'assaillaient, car tu avais soin, par un raffinement dans la
torture, de ridiculiser ces précieuses voix! Tu les salissais, tu
les avilissais d'odieuse façon... Oh! l'injurieux outrage!... oh!
vent cruel!

Et puis enfin, lassé de ton jeu, tu te mis à hurler!... Alors!...
alors!... je sentis bien que je ne pouvais souffrir davantage et
je me bouchai les oreilles, mais tes cris étaient les plus forts,
ils m'atteignaient toujours! Tu criais dans ma cervelle et mon
crâne résonnait comme une cloche!

Tu te faisais l'écho de tous les hurlements que l'on prête aux
damnés, aux damnés les plus malheureux: à ceux qui ont gardé un
peu d'espoir! Tu beuglais, tu rugissais, tu hennissais, et ces
hennissements étaient aussi des râles... puis, soudain, tu coupais
le tumulte par un petit sanglot, un tout petit sanglot d'enfant
malade et qui ne veut pas mourir.

Va-t'en! va-t'en! va souffler dans les forêts, sur la mer ou
sur la montagne, mais laisse cette ville où je suis! Va-t'en!
laisse-moi! laisse-moi en paix! je t'en supplie!... Il me semble,
maintenant que tu t'es attaqué à moi, que jamais tu ne me
quitteras plus, et j'ai terriblement peur qu'à mon dernier soir,
tu ne viennes, dans la chambre où je reposerai, agiter vaguement
mon linceul, pour que les assistants de ma veillée funèbre pensent
qu'il reste en moi un peu de vie encore et tardent, quelques
instants de plus, à m'ensevelir!

    Marseille.



13

DANSE CHANTÉE


Une toile jaune couvre la cour et l'abrite du ciel.

C'est là, c'est entre une fontaine et un figuier, que tu vas
apparaître.--Te voici, portant une écharpe rouge; te voici tout
à fait nue.--Déjà tu marches comme un faunillon et tu bondis
comme une chatte.--Tu t'arrêtes, semblant d'abord écouter les
échos, puis tu regardes autour de toi.--Il n'y a rien qui te
blesse, et l'on ne voit ni la lune, ni les étoiles, sans cela tu
me les demanderais.--Alors, tu danses: tu secoues tes bras aux
clinquants d'or et ta tête échevelée; tes pas sont de velours:
tu vas surprendre une libellule; ta bouche devient narquoise:
tu te moques d'un rossignol, et, tout soudain, tandis que tes
bras retombent, tu te dresses en figure de jet d'eau.--Mais,
particulièrement, ta jambe est émouvante. Je la vois, souple
et brune. Je la considère, je la respecte, je l'aime comme une
personne. Je t'assure que ta jambe est plus vivante que toi; deux
ailes invisibles y sont greffées, car, maintenant, tu voles et
tournoies, ainsi qu'un bel oiseau.--Ton voile est déplié, tu te
blottis sous lui, et le voile semble une flamme, une flamme dans
la nuit.--Ta jambe esquisse un geste dans l'air; tu pointes un
pied nu, tu le retires... Tout à coup, sur ce pied, ton corps
s'effondre et la flamme rouge se pose sur toi et t'ensevelit.--Tu
n'es plus qu'un tas léger de choses agonisantes, bientôt mortes,
mais ta jambe dépasse, ta jambe vit encore!

Ah! tu as été belle! et, de quinze jours, je ne te battrai plus,
comme je fais, chaque soir, pour te donner une âme!



14

NOCTURNE


Je tâche de distinguer avec précision, comme je distinguerais les
qualités d'un insecte, le bruit, le geste, le parfum nombreux qui
composent l'agrément de cette salle de restaurant.

Après le théâtre, où je ne sus me plaire, j'y suis venu passer une
heure joyeuse. Je veux donc participer au plaisir qui m'environne,
me mettre d'accord avec lui, trouver enfin des raisons pour
rire, au milieu de ces gens qui finissent par rire sans raison,
vaguement, aux anges, à la manière des petits enfants.

Alentour, il y a un grand frisson de voix. On dirait, sous un vent
continu, le frisson des feuilles mortes. Cette harmonie n'a plus
de sens: elle est un murmure naturel et je voudrais m'y plaire,
comme je me plais aux paroles de la forêt, où, s'il ne se trouve
plus de dryades vivantes, du moins peut-on surprendre l'écho
lointain de leurs chansons dans le soupir que les feuilles ont
retenu.

De même que certains soleils couchants, malgré leur excès de
coloris, plaisent au regard et ne lassent point, de même, dans
cette salle basse, les lampes forment un fond de clarté auquel on
s'habitue. Leur éclat rose concerte avec le blanc des nappes en
vue d'un agréable effet, et l'imprévu du clinquant d'un bijou,
de l'étoile née soudain sur un bracelet de femme, la clarté
vive d'une allumette, la note fine d'un verre que l'on brise,
étonnent sans déplaire. Il en va pareillement du bruit des voix,
pareillement du parfum lourd qui plane, où se mêlent les odeurs de
mille végétaux inconnus.

Tout cela est anonyme. Une voix personnelle, le piquant
d'une senteur vinaigrée sont les parties de solo dans cette
orchestration composite: chant d'un hautbois, d'une clarinette, ou
brusque appel de cuivre qui va bientôt se fondre dans le cliquetis
et le gazouillis général.

Et, tout en buvant, je me laisse prendre par cette marée de
parfums et de sons. Je perds pied. Je vogue et je flotte. Les
beaux chapeaux des femmes semblent d'immenses fleurs marines,
écloses au ras de la houle, et les garçons qui s'empressent
avec de rapides plongeons sont les dauphins noirs de cette mer
tropicale.

Les fleurs s'agitent... les vagues s'ouvrent... la mer moutonne...
Un invraisemblable soleil blanc éclaire tout cela... Une brise
tzigane nous évente...

Je crois... oui... je crois que je suis ivre.

    Maxim.



15

INSCRIPTION TROUVÉE SUR UN VIEUX MUR


En me voyant composer un poème où je chantais votre beauté, le
rossignol s'est moqué de moi:

«Pourquoi célébrer ton amour, me dit-il, puisque celle que tu
chéris habite une contrée lointaine et ne pense pas à toi?

--Pourquoi, lui répondis-je, ô rossignol! chantes-tu plus clair
quand tu vois le reflet de la lune dans l'eau?»



16

CAPRIPÈDES AFRICAINS


Ils trottent, tous en file, autour d'une pierre que le berger
nomade a levée, l'an dernier, pour marquer le lieu où il vit, avec
le crépuscule, descendre, dans l'oasis, la femme qu'il chérit et
que possède un seigneur opulent.

Ils trottent, tous en file, autour de cette pierre levée, et leurs
petits pas font quatorze empreintes sur le sable sans poussière,
car ils sont sept qui s'amusent dans la nuit et jouent avec le
clair de lune.

A leurs oreilles ne pousse qu'un fin duvet, mais ne te fie pas à
leurs façons puériles, bergère qui te plais à compter les étoiles!
ils t'assailliraient sans vergogne, avec des gestes gourmands et
malicieux.

Ils ne s'effraient pas de moi; autant qu'un arbre je leur suis
familier. Fatigué par sa course, l'un d'eux quitte parfois la
danse, vient s'accroupir à mes pieds et me fait des grimaces, en
se pinçant la pointe de l'oreille.

Alors je lui conte l'histoire antique et précieuse de Pan
poursuivant Syrinx, et le satyreau sourit et considère la lune
d'un œil rêveur. Cette histoire lui paraît d'un bon exemple et il
ne se fâche point si j'en varie souvent le détail.

N'ayant point de Syrinx à poursuivre, ils trottent en rond, mais,
soudain, ils tournent à contre-sens, parce que la brise a changé
de souffle, et maintenant, un peu étourdis, ils jouent et fuient
dans la palmeraie.

Je les regarde avec complaisance; ils s'évitent et se cherchent,
et se dérobent, le dos courbé, et se perdent, et se retrouvent.
Ils poussent de petits cris et certains gémissements de plaisir.
Ils troublent, au passage, les vols de moucherons.

Celui qui m'écoutait s'impatiente. Il esquisse une moue et laisse
tomber sa lèvre inférieure, faite pour boire aux sources. Tout à
coup, il saisit sa flûte, s'évade et va joindre ses compagnons.

Ils dansent sous la lune qui les regarde; le ruisseau mêle son
chant à leurs minces musiques, et les petits sabots laissent
quatorze empreintes fines sur le sable mouillé par la pluie de ce
soir.

Et, quand le berger nomade viendra chercher, autour de la pierre
qu'il leva, l'an dernier, le souvenir de Miriem, il s'émerveillera
de ces quatorze traces insolites, et, seule, une odeur de bouc,
répandue par la brise, flattera ses narines.



17

LES CLOCHES


Le vieux venait de mourir.--C'était prévu.

Depuis longtemps, il se plaignait de cette grosse bête qui faisait
du bruit dans sa poitrine et qui lui mordait le cœur. Il avait
lutté tant qu'il avait pu. La grosse bête s'était choisie un
adversaire de qualité.

Ces vieux marins sont si imprégnés de sel que leur chair doit être
immangeable. La bête n'avait pu se nourrir qu'à petites bouchées,
et, parfois, dégoûtée par cette saumure, elle jeûnait quelques
semaines. De ce temps de répit, le vieux se servait pour faire un
enfant à sa femme.

Il y avait déjà six mioches dans la petite maison du bord de
l'eau, six mioches qui se roulaient dans la poussière, se
trempaient dans les dernières vagues, jacassaient, pleuraient,
riaient, se querellaient, tout cela, en italien mâtiné d'arabe,
avec, de ci, de là, quelques mots français.

Quand le septième mioche vint au monde, la grosse bête, outrée
sans doute que le vieux eut encore assez de sang pour animer
un nouvel être, se remit au travail et finit par prendre le
dessus.--Durant deux mois, elle fourragea dans la poitrine du
vieux, mordit, dépeça, déchira, creva et fit si bien qu'un soir
les prunelles du vieux chavirèrent. Alors sa femme fit un signe de
croix et se mit à genoux.

L'aîné des mioches, comprenant ce qui venait de se passer, poussa
un long hurlement. Les cinq qui jouaient par terre avec un lambeau
de filet firent de même, par imitation, et le petit, dans sa
barcelonnette, ayant craché son pouce qu'il suçait, se joignit au
chœur funèbre, du mieux qu'il put.

La mère sanglotait au pied du lit.

Le mort se composait lentement une figure de cercueil.

Les enfants beuglaient à l'envi.

Par la fenêtre, on voyait le soleil qui tombait sur Carthage en
averses d'or, et sur les flots en rafales d'argent.--C'était
dimanche, un dimanche d'Afrique, fait d'éclats, de feux et
d'ombres chaudes.

Soudain, dans l'air que nul vent n'agitait, une musique prit
l'essor.--Les notes s'envolaient, l'une après l'autre, claires ou
graves, tristes ou gaies, toutes divines, et le ciel entier fut
bientôt plein de leur harmonie.

Dans la chambre du mort, le chœur funèbre se désorganisa.--La mère
arrêta ses sanglots, les mioches, peut-être à bout de souffle,
se turent, et le tout petit changea sa clameur aiguë en un
roucoulement.--La musique divine venait d'entrer. Elle flottait
au-dessus du mort, émouvante, à la fois austère et limpide, mêlant
les accords d'une harpe de séraphin à la voix naïve des angelots,
unissant des pluies de perles à des chants d'airain.

La mère se tourna et sourit, le tout petit eut une espèce de
grognement joyeux, et l'aîné des mioches, prenant un de ses frères
par l'épaule, lui montra les dehors d'un geste vague, puis, la
voix pleine d'extase, murmura:

«Senti che belle campane!»

    Carthage.



18

BONHEUR PARFAIT


C'est l'heure paisible où l'ombre descend.

Le père médite, au coin du feu la mère tricote, attentive,
la fille rêve au jour qui meurt, le fils fume, d'un air
satisfait.--Dans quelques instants, ils mangeront en commun, puis,
chacun s'en ira dormir, pour trouver des rêves à sa mesure.

Bonheur parfait! bonheur parfait!... bonheur épanoui, plutôt, et
qui se fanera! belle union qui va se dissocier!--Ils sont heureux
depuis trop longtemps. Je cherche le point qui menace de pourrir,
qui, sans doute, au sein de ce fruit mûr, pourrit déjà.--Se
trouve-t-il dans la méditation du père? (un souci d'argent qu'il
ne laisse point voir?) dans le travail attentif de la mère?
(quelque douleur secrète qui l'épuise?) dans la rêverie de la
jeune fille? dans l'air satisfait du jeune homme? au plâtre du
plafond qui s'écaille peut-être?... Ah! découvrir la lézarde avant
qu'elle ne soit évidente!

Je vous dis que ce bonheur est trop mûr!



19

TROIS STROPHES


A tes pieds se dresse une rose qui palpite faiblement. Ne la
cueille pas, laisse-la vivre. Les roses ont leurs voluptés: quand
le soir descend sur elles, ainsi que nous elles soupirent; quand
le soleil paraît, elles s'ouvrent à lui, ainsi qu'au vent s'ouvre
l'oiseau. Respecte cette rose riante, ronde et radieuse.

Pourquoi gémis-tu, puisque je t'aime encore, et pourquoi imiter
les cris de la palombe? Ne t'attriste pas sur les étangs qui
dorment; ils sont heureux: ils rêvent de toi. N'écoute rien,
souris et passe, avec, pour seul emblême de puissance, une
couronne de fleurs à ton front, et n'imite plus cette palombe
plaintive, pure et pérégrine.

Reste ainsi sans bouger, mais ne me regarde point; regarde la mer
d'un long regard de tes longs yeux. Contemple les bateaux qui vont
partir. Ils ne seront pas les mêmes au retour. Dis-leur adieu,
par un faible abaissement de tes paupières, cependant que, de ma
cigarette, se détord une fumée fuyante, fine et fuselée.



20

L'EXODE


L'ombre était noire.

Les cyprès qui bordent la route faisaient des panaches funèbres,
et, de la frondaison d'un noyer, trois corneilles jaillissaient,
à chaque instant, pour tournoyer un peu, en poussant des cris.
Les peupliers du cimetière se tenaient encore plus droits que de
coutume et semblaient vraiment des flammes obscures. Le petit lac
rond, que fréquentent mille grenouilles, brillait comme un disque
d'étain bleu. Au fond de cette onde métallique, paraissait, avec
quelques étoiles, une lune d'argent dont le reflet se voyait
aussi dans le ciel. La brise était triste. L'air était couleur de
cendre. Des parfums gras montaient de la terre.

L'ombre était noire.

Je m'étais mis en observation au petit œil de bœuf de ma chambre.
De là, je regarde souvent passer les oiseaux de nuit, volant bas
au-dessus des labours, ou les nuages, glissant très loin au-dessus
des arbres. Je puis voir aussi les jeux des averses, l'effort
patient des pluies, toutes les émotions de l'azur et l'ornement
varié de la terre et des bois.

Cette contemplation, dont je cherche à faire ma seule volupté, me
permet de vivre humblement, sous le regard des dieux supérieurs.

Mais, cette nuit-là, je n'avais su me plaire ni aux prestiges
de l'heure tardive, ni aux spéculations de la philosophie. Le
problème le plus obscur me laissait insensible et je n'avais,
auprès de moi, nul rêve qui voulût me ravir.--Quelque chose
m'inquiétait. Ce jaillissement, hors d'un noyer, de trois
corneilles, qui auraient dû être depuis longtemps endormies, ne
présageait rien de bon.

Cependant, sur la route qui se prolongeait comme un ruban grisâtre
jusqu'à la ferme de mon voisin, où elle tourne dans un petit bois,
des points brillants parurent, l'un après l'autre, en cortège,
de couleur et d'éclat divers, mystérieux, un peu, et doucement
balancés, à la façon des feux de lanterne, lorsque l'on marche
vite.

Alors, je me pris à supputer, dans l'une des chambres inoccupées
de mon esprit, les erreurs de raisonnement qui avaient engagé
ces promeneurs inconnus à se munir de falots, une nuit où la
lune était le meilleur guide, mais, durant ces réflexions, les
points de lumière s'approchaient. Et, bientôt, dans l'air cendré,
j'aperçus, jetant sur la route des ombres tout à fait noires, la
plus étrange des processions.

C'était des gens en habits de fête. Chacun portait une lanterne en
papier, chacun avait un visage triste et gardait un peu de rêve
dans le regard.--Je les connaissais bien!--Ils parlaient tous
entre haut et bas, mais seulement à eux-mêmes. Je pouvais parfois
surprendre leurs paroles.

En tête du cortège, et se déplaçant comme un feu follet, venait
Arlequin.

Il bondissait encore, de ci, de là, bien que ses bonds eussent,
semblait-il, perdu de leur souplesse. Arlequin bondissait par
habitude de bondir, parce que son père avait bondi et que c'était
une tradition de famille. Le costume tout neuf brillait à chaque
geste et la lanterne (losangée, comme le bicorne et le vêtement)
était accrochée au bout de la batte.

Et Arlequin murmurait:

«Dieux de la Grèce! d'où vient cette ardeur que je mets à
toujours changer de place? Qu'allai-je donc faire en Sicile? et
quelle idée de ne point rester chez moi! Pourquoi m'être laissé
prendre par des pirates barbaresques? Qu'était-il besoin de
connaître l'Andalousie? Que me sert d'avoir vu le Commandeur des
Croyants? Quel agrément ai-je tiré de mon voyage à travers les
Flandres?--L'Angleterre est pleine de brumes, l'Espagne est toute
pouilleuse, Naples sent la cuisine, Venise me fut malsaine, on
gèle en Allemagne, on s'ennuie en Autriche et la Hollande n'est
peuplée que de moulins!--Ne pouvais-je vieillir paisiblement et
fumer une pipe au seuil de ma maison, en regardant les yeux des
passantes?»

Et le svelte Arlequin se tut.

Venait ensuite la fille de l'Herboriste. Son humeur paraissait
tragique. Elle avait le teint pâle et l'œil noir. Sa robe tombait
en lambeaux. Parfois, elle arrachait un de ses haillons et s'en
défaisait, avec un beau geste. Tout en marchant d'un pas saccadé,
la fille de l'herboriste disait à mi-voix:

«Je l'avais nourri de mon lait! Je l'avais soigné mieux qu'un
fils de prince! Il ressemblait à Scaramouche comme une étoile
ressemble à une autre étoile, et je l'aimais parce qu'il m'avait
fait souffrir autant que son père!... Et c'est alors que j'ai
vu Scaramouche embrasser la princesse Ariane, derrière un des
bosquets du parc... Ah! Ah! il l'embrassait à pleines lèvres!...
Mais j'ai pris l'enfant et je lui ai serré le cou jusqu'au moment
où la petite figure est devenue bleue... et puis je l'ai jeté
au fond de la mare... Maintenant, c'est fini!... Ah! Ah! il
l'embrassait à pleines lèvres!... et je crois qu'elle lui suçait
la langue... Oh!... Oh! les gendarmes!»

Et la fille de l'herboriste s'enfuit.

Venait ensuite le coiffeur de la marquise.

Il se souriait à lui-même et, de ses longs doigts de violoniste
ou de tricheur au jeu, édifiait, en rêve, toute une architecture
capillaire. Il portait douze peignes dans ses cheveux et un bâton
de cosmétique derrière l'oreille.

«Cette coque tombera, disait-il, mais je la retiens par ce ruban
céladon; cette mèche blonde, je la tords et la relève avec une
fleur; pour la frisure, elle aura l'air léger d'une écume, et ces
boucles... ces boucles...»

Il était parti.

Venait ensuite Polichinelle.

Il songeait tout haut, en secouant ses deux bosses chamarrées,
mais ses paroles n'avaient aucun sens. De temps en temps,
on percevait bien le nom d'une sauce, d'un plat, d'un fruit
succulent, d'une liqueur... puis, plus rien, rien qu'une vague
rumination.

Un instant, il fit halte pour épousseter les bouffettes de ses
souliers--et passa.

Je vis alors Colombine qui marchait en se pressant le sein gauche.

«N'aurais-je point de cœur? disait-elle; n'aurais-je point de
cœur?»

Cela semblait l'inquiéter fort.

Et je vis Covielle, fier et pointant ses moustaches, la jambe
battue par une longue rapière embarrassée de toiles d'araignée.

Et je vis Lucinde larmoyante et Lélio qui larmoyait aussi.

Et je vis la vieille marquise, avec sa perruche sur le poing, à
son bras un petit griffon dans un panier, et sur l'épaule un singe
inconvenant.

Et je vis Cassandre qui reniflait une prise,--et Clélie qui
balançait sur sa tête un trophée en plumes d'autruche,--et
Scaramouche qui chantait un air de fête,--et cette princesse, née
en Utopie et qui régna sur Thulé, la princesse Ariane, couverte de
fards et de bijoux.

Et je vis le magicien de Mysore qui faisait, à droite et à gauche,
de petits gestes mystérieux pour confier à la nuit les secrets de
Polichinelle.

Et je vis celui-ci.

Et je vis celui-là.

Et je vis enfin Pierrot qui fermait le cortège et souriait
tristement, candide, comme à son ordinaire, par l'expression et
par l'habit.

Alors, n'y pouvant plus tenir, je me penchai hors de la lucarne et
j'appelai Pierrot, par trois fois:

«Pierrot!... Pierrot!... Pierrot!...» d'une voix très douce.

Il se retourna, me reconnut et, sur le ton le plus simple:

«C'est vous, mon ami? dit-il. Je pense que vous désirez savoir où
nous allons en si bel appareil? Ne le confiez à personne! c'est un
secret... Notre temps est fini. Nous nous rendons à l'hôpital. On
affirme que c'est, au bout du monde, une grande bâtisse blanche
sur le bord de la mer, très loin d'ici. On y respire la senteur
des pins; on y peut suivre le développement des nuages. Les brises
nous apporteront du large la voix des sirènes. Mais je pense qu'il
faudra marcher longtemps avant d'arriver à ce bout du monde,
marcher longtemps et se reposer peu.--Au revoir, mon ami! Les
premières lueurs de l'aube ne tarderont guère. Je vais souffler ma
lanterne.--Au revoir! ou plutôt, adieu!»

Il essuya une larme.

Bientôt, on ne les vit plus, ni lui ni ses compagnons d'infortune.

Quelques instants, je crus percevoir encore les cris du perroquet
de la marquise, puis ce fut le silence, le silence pur.

Les trois corneilles étaient rentrées dans leur noyer; les
cyprès qui bordent la route semblaient de plus en plus funèbres;
il flottait dans l'air un peu de poussière odorante; le petit
lac n'avait plus de lune en ses profondeurs et la lune du ciel
rougissait l'horizon.

L'ombre était noire.

    A CLAUDE FARRÈRE



Livre Deuxième

    Ce monde a acquis une épaisseur de vulgarité qui donne au mépris
    de l'homme spirituel la violence d'une passion. Mais il est des
    carapaces heureuses que le poison lui-même n'entamerait pas.

    C. B.



21

DANS LE MARCHÉ


J'entre dans le marché par un petit porche blanc.

Des mouches! une abondance horrible de mouches! Sur les viandes,
sur les poissons, sur les fruits, sur les hommes, des mouches! des
mouches noires, vertes, bleues! des mouches!

Tout cela est sombre, garé du soleil par de la toile à sac. C'est
le palais des mouches.

Elles se posent sur les viandes pourpres, tachées, puantes, qui
semblent saigner encore; viandes chaudes, poussiéreuses, viandes
malsaines, brochettes de viandes, déchets de viande, viandes en
guenilles; elles se posent sur les poissons: maquereaux, loups,
poulpes, seiches; sur les fruits: raisins et figues; sur les
légumes: citrouilles, aubergines, poivrons rouges, poivrons verts,
choux violets.

Oh! la sombre, la riche horreur! Cela chante, cela pue. Le soleil
dessine de longues flèches dans la poussière grise et bleue, par
les trous de la toile à sac.

Une Anglaise de caricature, montée sur un ânon pâle, et voilée
d'un voile vert, passe, son kodak à la main, entre les petits
Arabes qui jouent au bouchon. Ils grouillent, à peine vêtus,
coiffés de chéchias ou de la seule touffe de cheveux longs au
milieu du crâne ras, et quittent soudain leur jeu afin de gagner
un sou, en suivant la vieille Anglaise.

Et les mouches bourdonnent toujours. Elles volent d'un ulcère de
mendiant à un beau fruit crevé, du garot de l'âne au jasmin que
cet Arabe porte derrière l'oreille. Leur bourdonnement grandit,
les sombres couleurs gagnent en richesse, la puanteur augmente.

Je n'en puis plus. Je fuis.

    Tanger.



22

UN MONDE MEILLEUR


Un monde meilleur?--Je veux parler du monde où vivent les
acrobates américains, _les excentriques_, comme dit le
programme.--J'aime la composition de ce monde nouveau. Tout ce
peuple de souples gens qui l'habite a créé par sa fantaisie, par
sa patiente fantaisie, un rêve fou que je prise extrêmement.

Ce monde, dont l'horizon est de toile peinte, s'ouvre, comme
une caverne, sur un grand espace lumineux, peuplé de femmes et
d'hommes assis qui, parfois, battent des mains, parfois sifflent
des lèvres, ou bâillent, le plus souvent.--Dans ce monde bien
ordonné, les lois sont sévères et précises, les fautes, jusqu'aux
moindres, cruellement punies par mille tortures physiques et
morales. Je ne saurais trop vanter la logique de ce monde, logique
sûre, mais inattendue.

Dans ce monde, où ne sont admis que des êtres dont les
articulations jouent en tous sens, la vie ne laisse pas que
d'offrir un spectacle charmant à l'observateur attentif et
sympathique.--On entre dans une maison par la fenêtre, on en sort,
à l'ordinaire, par le toit; on ne s'assied sur une chaise qu'après
l'avoir franchie, d'abord, par un saut périlleux; on se gratte
volontiers le nez avec l'orteil; on fait mille jongleries, on
hurle, on se roule, on piaille, on bondit, et l'on encercle le cou
de sa bien-aimée d'un geste de la cuisse, publiquement.

Il faut admettre cela.

... Et puis, à la fin, l'acrobate, chaussé de souliers troués,
couvert d'un chapeau noir qui sourit, l'acrobate, vêtu de haillons
bizarres, enlève son faux nez, sa fausse barbe, sa perruque, pour
venir saluer... et l'on voit un homme semblable aux autres, un peu
plus las que vous ou moi, un peu plus suant, un peu plus hâve,
mais citoyen de ce monde-ci, de ce triste monde-ci.

    Folies-Bergère.



23

LES YEUX


Le soleil se couche. Sur la place, plantée de pauvres arbres
poussiéreux, des nègres mahométans font leurs dévotions. Ils
se prosternent sans bruit, et leurs prières s'exhalent par un
mouvement dévot des lèvres.

Quelques aveugles se promènent, psalmodiant d'une voix mince
et dure. Ils portent leur cécité de façon plus ouverte que les
aveugles de France. Ils ont l'orbite vide ou la prunelle blanche
comme une bille de marbre. Ils marchent de ci de là, et se
dirigent avec un gourdin.

Nos aveugles ne sont pas privés de tout regard: il semble, à
l'ordinaire, qu'ils regardent en eux-mêmes. Ils ne voient plus,
mais ils pensent encore... on dirait qu'ils pensent davantage.

Ici, l'homme ne manifeste sa pensée que par le regard, par
l'étonnement, ou la ruse, ou la servilité du regard. Aveugle, le
nègre devient un automate, un mort mal ressuscité, une grande
poupée de bronze dont le mécanisme est rudimentaire.

Et l'on souffre de voir ces gens n'être plus que des mannequins
animés qui agitent leurs bâtons avec des gestes durs en chantant
une complainte, toujours la même complainte,--infatigablement.

A la longue, cela fait peur.

    Dakar.



24

UN TESTAMENT


Il n'est point de bon testament, ou, s'il s'en trouve un, par
le monde, je gage qu'il est fils du hasard. Faire son testament
est une absurde entreprise, car elle suppose un effort que
l'intelligence ne peut donner. Tu ne saurais t'imaginer dans le
sein de ta mère. Tu ne saurais pas plus t'imaginer dans les plis
du linceul, couché sous une dalle blanche.

Les seuls témoins que nous ayons de nous-mêmes sont les miroirs,
les yeux et les effets de nos actions; or les miroirs, fussent-ils
pleins de bonne volonté, ne peuvent nous présenter qu'une image
vivante; les yeux de la plus tendre maîtresse, du meilleur des
amis, de l'indifférent radical, ne peuvent voir et, par réflexion,
nous laisser voir que le corps animé qui respire, qui souffre, le
corps en vie; et, pour tes actions, comment témoigneraient-elles
de ta pourriture?

Tout miroir est quotidien, il n'est point de regard fatidique, et
je ne sais d'action prévoyante.

C'est encore un essai superflu que de tâcher à s'imaginer le
monde privé de soi. Dès que nous pensons au moyen âge, nous
nous y plaçons; dès que nous pensons à une comédie, nous nous
asseyons dans la salle; dès que nous imaginons l'avenir, nous nous
transportons vers lui.--Jamais romancier n'écrivit une Utopie sans
présenter d'abord un contemporain et le faire naître à nouveau,
par quelque subterfuge, machine, rêve ou sorcellerie, dans cet âge
futur.

Or, un bon testament ne suppose-t-il pas que son auteur, effacé de
ce monde, continue, toutefois, à y vivre quelques instants, pour
distribuer ses richesses? Si tu veux faire un bon testament, lègue
ta fortune aux insulaires d'un récif du Pacifique, ou dis qu'on
l'abandonne sur un radeau, comme après un naufrage. Elle trouvera
ses héritiers, sois-en sûr! et, de ce choix, tu ne seras pas
responsable. Mais, surtout, ne laisse rien à tes parents, à tes
amis, aux pauvres qui t'intéressent! Ta dépouille souffrirait trop
des complications, des regrets, des crimes dont serait fauteur ce
papier que garde ton notaire!

Quand les pauvres morts sont allés dormir, la bouche close, ils
dorment pour de bon, mais, à ceux qui ont voulu se survivre, les
paroles posthumes donnent de mauvais rêves.

Tu te sens mourir?

Sème ton or dans les sillons! cache-le dans une caverne! et puis
meurs! meurs _intestat_!



25

LE CERISIER


L'arbre sous lequel vous êtes assise laisse tomber des fleurs
roses dans vos cheveux noirs.

Le soleil qui vous regarde caresse votre joue de ses plus chauds
rayons.

L'air parfumé de miel vient de poser sur votre robe une libellule.

Et tout le printemps sourit à votre grâce.

Quelle offrande accepterez-vous de moi, précieuse dame que je
courtise, quel symbole de ma fidèle flamme, quel truchement de mon
amour?...

J'ai si peur d'un refus!

... Pour l'instant, je vous supplie d'agréer ce pauvre baiser de
ma bouche, ou bien, entre tous mes regards, le plus doux--et cette
révérence profonde.



26

CLITANDRE


Clitandre est un homme, si l'on veut, mais il a les qualités de
certaines bêtes et leurs vices; il les a même si fort, la bête
est, en lui, tellement à fleur de peau, son âme féline est si
évidente, que l'on oublie de voir l'homme pour voir d'abord, pour
admirer, pour craindre la bête, la bête souple, indifférente, bien
élevée, subtile, capricieuse: le chat.--Clitandre est un chat.
Clitandre n'est qu'un chat.--Vous savez déjà qu'il a l'œil vert.

Clitandre ne sait pas serrer la main qu'on lui tend. Il caresse
ou bien il griffe et, ce faisant, l'on dirait qu'il pense à autre
chose. Sa main vous échappe. Les hommes, les vrais, craignent
cela; les femmes l'aiment, car la caresse ou le coup de griffe
promettent également le baiser. Elles regardent Clitandre avec une
affection où il y a toujours un peu de crainte. Elles disent qu'il
est «séduisant». Alors, elles ont tout dit. Elles se souviennent
de Clitandre. Le soir, elles songent à lui et, dans cette
songerie, il y a déjà de l'adultère.

Cet homme-chat n'a point ce qu'on nomme une moustache de chat.
Blonde, elle suit les sinuosités de la lèvre, elle sourit avec
le sourire et s'attriste aux instants de mélancolie. Clitandre
a les cheveux souples. Clitandre a le teint clair, de vives
couleurs, une mâchoire forte, le cou un peu long. L'ensemble de
sa figure est mince, ou, du moins, le paraît. Quand il marche,
il ne presse guère la laine des tapis. A chaque pas, il se pose,
avec délicatesse. Bien qu'il soit gourmand, Clitandre ne mange que
du bout des lèvres et du bout des doigts. Il regarde souvent ses
mains qui sont presque trop soignées... et je songe encore au chat
qui se lèche les pattes.

Je n'imagine pas Clitandre dans la gêne: il prendrait vite
l'air galeux du chat de gouttière. Il lui faut un tailleur,
un chapelier, un bottier, un coiffeur sans reproche. Il n'est
Clitandre, il n'est tout Clitandre qu'avec leur aide. Sa mise est
simple, elle n'a rien d'affecté, mais elle semble soyeuse. Chacun
vous dira que Clitandre s'habille bien.

Clitandre ne s'attache pas. Clitandre n'est pas reconnaissant.
Clitandre manque d'indulgence. Clitandre méprise volontiers. Il
n'a pas d'amis, que je sache, mais il connaît la ville entière.
Clitandre médit beaucoup; il médit surtout des femmes, mais sa
médisance a toujours quelque chose d'incertain. Est-ce même de la
médisance? Sa voix est douce; elle n'est pas agréable; elle manque
d'ampleur et j'y perçois comme le souvenir d'un miaulement.

J'entends un homme dire de Clitandre qu'il a une «tête à gifles».
Oui, mais il le dit tout bas et devant des gens sûrs: Clitandre
sait tenir une épée de façon très experte. D'ailleurs Clitandre
est brave. Il est brave avec grâce. Il doit mieux aimer être brave
la nuit. Je n'ai jamais entendu dire que Clitandre fût un homme
d'honneur.

Que sera Clitandre vieux? Peut-être engraissera-t-il, au coin de
son feu, en ronronnant. Peut-être maigrira-t-il et le verrons-nous
courir, de son pas élastique, dans le sillage des petites filles;
mais je gage que sa jeunesse sera longue, et, ce soir, je
l'imagine assez bien, rampant sur les toitures bleues et miaulant
à la jeune lune.



27

ALTERNANCE


Elles sont deux qui pleurent et qui sourient, sous le bel amandier
fleurissant.

Leur maître est mort l'avant-veille, aussi pleurent-elles et,
parfois même, elles poussent un cri. Mais Achmet était injuste
et fourbe, aussi bien sourient-elles et, parfois même, on voit
briller leurs dents.

Elles sont deux qui pleurent et qui sourient, sous le bel amandier
fleurissant.

Quand on peut les entendre, elles pleurent, mais, restées seules,
elles sourient, en relevant un coin du voile, et le sourire est
sincère, si les pleurs étaient décevants.

Elles sont deux qui pleurent et qui sourient, sous le bel amandier
fleurissant.

Elles sourient parce qu'elles s'aiment et pleurent parce que c'est
l'usage, et maintenant, comme une brise défleurit l'amandier,
elles restent bien sages, elles ne pleurent ni se sourient, elles
rêvent sous les corolles, elles rêvent, vous dis-je, ensevelies.



28

LA LEÇON DE MUSIQUE


Les murmures du parc s'apaisaient avec le soir, le flot chantant
des fontaines faiblissait, et les bosquets avaient cessé de
ramager pour bruire.--La lune se leva sur un monde presque
silencieux.

Je soufflai ma lampe et gagnai cette allée où, toutes les nuits,
je vais écouter le chant du rossignol. Dans le parc, chaque chose
m'est, à cette heure, familière jusqu'au détail. Je connais la
nuance du marbre des vasques et le ton mélodieux des feuillages;
les jets d'eau me font leurs confidences et je goûte les plus
subtiles caresses de l'air.--Peu à peu, je sens monter de mon
cœur certaine mélancolie onctueuse qui se glisse vers le bout de
mes doigts, circule dans tout mon être, me vivifie et qui est,
proprement, le sang de mes rêves.

Soudain, le rossignol préluda.--Il avait changé d'arbre et je me
mis en quête du nouveau belvédère qu'il s'était choisi, près d'un
bassin, me semblait-il, au centre duquel s'effrite une Léda, ce
qui reste d'une pauvre Léda sans tête, sans pied gauche, et dont
le cygne fut, par un orage, décapité.

Je me cachai derrière un buisson, et, retenant mon souffle, je
m'apprêtais à jouir du merveilleux concert, quand un second chant
vint doubler le trille du rossignol.--C'était la voix rustique
d'une flûte, parfois assez pure, mais fort hésitante. Elle
s'arrêtait, reprenait une phrase, s'arrêtait encore et, de temps à
autre, chantait faux, tandis que le rossignol, enivré de lui-même,
perpétuait une roulade à mille inflexions.

Je risquai un regard et vis, sous la lune qui versait des rayons
bleuâtres, un spectacle bien singulier.

Un jeune faune était accroupi contre la margelle du bassin. Il
se tenait penché sur sa flûte, et toute son attitude disait une
passion de bien faire, comme aussi les coups d'œil éperdus et
vraiment désespérés qu'il lançait au rossignol, car le rossignol
s'était perché, non loin de lui, sur l'épaule de Léda.

Ah! ce fut une belle leçon de musique!--Le rossignol était
patient, recommençait les phrases, détachait les roulades,
s'arrêtait, ralentissait son chant, et fit même une gamme que,
note à note, perle à perle, le faunillon répéta, mais, si grande
que fût l'attention de l'élève, quelque ardeur qu'il mît à
rivaliser et pour modeste qu'il se fût montré, il n'en comprit pas
moins l'inutilité de son effort...

Alors, il brisa sa flûte, et le rossignol s'envola.



29

DON DE LA GRENADE


Toi qui te penches à la fenêtre et caches d'un voile ton visage,
tout ton visage, hormis ton œil droit, jettes, pour apaiser ma
soif, cette grenade que tu retiens dans la corbeille de tes
petites mains de singe.

Son seul aspect me désaltère. Je crois l'avoir mangée (les grains
pâles comme ceux d'un beau sang), et, plus tard, je l'emporterai,
savoureux viatique, partout où me méneront les foucades de mon
désir.

Toutefois, quand elle sera très vieille et n'aura vraiment plus
forme de grenade, quand le cuir de ma valise l'aura opprimée et
les hasards de la route salie, il faudra bien que je m'en défasse.

Je la jetterai sur une route, ou vers le ciel, ou dans les flots,
ou bien encore entre les seins de mon amie... mais je la jetterai,
car on ne saurait garder un fruit, même cher, lorsqu'il a mauvaise
figure.

Il se peut qu'alors je pense à toi, et que, me tournant vers
Alger où tu traînes paresseusement tes jours, je te sourie d'une
bourgade lointaine, ou d'un village que jamais des palmiers
n'ombragèrent.

Aïscha! Ferida! Zobeïda! Miriem! quelle que soit l'harmonie qui te
nomme, il me plairait détacher de ta vie ce seul souvenir... Et ne
t'ébahis pas que ma demande soit à ce point discrète.

Comme je devine ta face entière par ce bel œil droit que tu livres
au passant, je veux deviner le goût et la saveur et la senteur de
tout ton corps par le parfum de cette grenade, mûre à demi.

O délicieuse! ô troublante! laisse tomber la grenade avant que
tes ongles rouges n'en dépècent l'écorce et que tes dents ne s'y
impriment!

Voici mes deux mains tendues... Jette le fruit!

Ah! je comprends, frivole que tu es! la raison de ta prudence!
c'est qu'à l'angle de la rue, trois narcisses à la main, un jeune
Arabe aux yeux louches te considère, et qu'il te paraît beau!

    Alger.



30

DEUX CANDEURS


La neige tombe depuis hier, plus blanche, dirait-on, qu'elle ne
le fut jamais, blanche comme les lys d'un poème, blanche comme
un cygne de Suède, presque aussi blanche, en vérité, que de la
neige vue à travers un rêve.--Elle a couvert tout le jardin de
Colombine, et Pierrot qui grelotte, caché derrière un bosquet de
roses, regarde depuis une heure tomber la neige blanche.

Sous le ciel gris où transparaît un semblant de lune, Pierrot
ne voit que du blanc: la maison blanche de Colombine, la terre
blanche, quelques arbres en manteaux blancs, le bosquet de roses
qui, plus tard (l'été viendra-t-il jamais?), portera des roses
blanches, enfin lui-même, pâle et blanc.

Au crépuscule, Arlequin est entré dans la maison de Colombine. Il
n'est plus ressorti. Longtemps, la fenêtre de Colombine est restée
lumineuse (sans doute ces malheureux voulaient-ils voir tout leur
péché), puis elle s'est obscurcie et Pierrot, dans la neige,
songe que Colombine et Arlequin, fatigués de faire des choses
impures, doivent dormir dans les bras l'un de l'autre et murmurer,
comme font les petits enfants, des paroles vagues et chimériques
où, peut-être, par ironie, se devine le nom de Pierrot.

Mais, attention! une lumière passe derrière les vitres et la
porte de la maison vient de s'ouvrir. Par l'entrebâillement,
Arlequin s'échappe. Il se retourne pour baiser une main, sourit,
s'incline,--et voici la porte fermée.

Afin de s'habituer au froid, Arlequin danse quelques instants
sous la lune: il gambade, il fait des entre-chats; on le croirait
poursuivant son ombre ou, mieux, par elle poursuivi.

Sur le fond blanc de la neige, il est, en vérité, très imprévu, ce
danseur losangé dont la main porte une batte et la face un masque
de soie.--Il danse, souple, léger, spirituel... Il n'a point vu
Pierrot... Il danse encore,--puis il s'en va.

Et Pierrot reste seul, grelottant toujours. Va-t-il heurter
bravement à cette porte? dire son fait à Colombine, et lui
demander, en réparation d'injures, ce qu'elle peut encore offrir
de volupté?--Il hésite, il tremble, il pèse sa honte et son désir
(mais la balance est fausse), il regarde le ciel où se promène une
lune voilée... il se décide enfin.

Ses doigts sont sur la porte, mais, à l'instant qu'il va jouer sa
vie, il aperçoit, non loin, contre le mur, une échelle dressée...
Qu'aperçoit-il encore! Au bas de l'échelle, un pied sur le premier
barreau, le docteur Bolonais qui, romantiquement, veut entrer par
escalade, vêtu de sa plus belle robe, et, tout en haut, la fenêtre
de Colombine qui, déjà, s'éclaire.

Alors Pierrot, comprenant que tout est bien fini, que les yeux
de Colombine sont des miroirs où l'on ne se reflète qu'un jour,
que le monde est triste et que Dieu habite loin, retourne dans
la prairie livide et, là, prenant la neige à pleines mains,
il façonne laborieusement un Pierrot de sa taille et de sa
ressemblance, la tête penchée sur l'épaule, les bras ballants,
comme lui désespéré,--blanc comme lui.

Et, quand le soleil vint éclairer ces choses, les deux Pierrots,
à son premier rayon, se reconnurent si semblables par l'attitude
et par la douleur, que, l'un devant l'autre, l'un et l'autre se
mirent à pleurer.



31

LE MIROIR


Depuis que tu es sortie, le petit univers de ma chambre m'invite
à la terreur, comme de toute part. On dirait que ma chambre est
morte. Cette vie que tu lui donnais en l'habitant, que, moi-même,
j'avais donné à chaque objet en m'intéressant à ses aventures,
en le soignant avec amour, en lui racontant des histoires, s'est
éteinte. Les rideaux restent muets, les statuettes se tiennent
coites. Les fleurs des vases sont fanées, et les miniatures de ma
vitrine redeviennent de faux visages.--Pour allumer les lampes,
qui vivent toujours un peu, il fait encore trop clair. Il est déjà
trop tard pour que le soleil vienne me rendre visite. Je suis seul.

A qui parler?--Je n'ose même étendre la main. Je n'ose fumer, tant
cela semblerait étrange de trop vivre dans une chambre morte...
Etrange... oui... et presque sacrilège... On ne danse pas dans
les cimetières.--Je n'ouvrirai pas mon piano, bien qu'il soit, à
l'ordinaire, bondé de mélodies toujours prêtes à s'envoler: je
crains que mon piano ne rende plus de sons, qu'il ait renoncé, lui
aussi.

Mais, sur la table, derrière moi, je sais qu'il y a un petit
miroir. Je ne possède point d'autre miroir, car j'ai souvent peur
de ces lacs minuscules qui dorment dans leurs cadres de bois. Je
vais me retourner, tout doucement, sans bruit, sans que ma chambre
s'en aperçoive... (Car peut-être n'est-elle pas morte... peut-être
simule-t-elle la mort, afin de m'observer!) Je regarderai dans le
miroir, et, pour me distraire, pour n'être plus seul vivant, dans
cette chambre, je ferai des grimaces à mon reflet!

Non! non! il ne faut pas!--Quelle épouvante si mon reflet se
mettait à rire, à l'instant où je lui faisais une grimace triste!
Quelle épouvante! Alors, nous serions deux, deux vivants! mais ce
serait plus horrible que d'être seul!



32

A LA FENÊTRE


La lune bleuit les toits. Les remparts, couleur de grisaille,
dévalent vers la mer. Quelques vieux canons regardent le large,
sinistrement. La rade est noire. Là-bas, les cuirassés trouent
l'ombre, par des points de feu.

Ma fenêtre donne sur le toit d'un entrepôt. Un figuier pousse, on
ne sait comment, au centre de ce toit. Fantoches incertains, deux
gamins grapillent ses fruits.

Soudain, les feuilles du figuier se mettent à bruire, on entend
la rumeur de la mer, et, venant de la khasbah, des sonneries de
clairon ajoutent une aile au vent.

    Tanger.



33

LE FAUNE MORT


Portée par le renard qui est un bon messager, la nouvelle s'était
vite répandue. Toute la forêt avait pris le deuil. Le corbeau,
pour se donner l'air plus sinistre, avait ébouriffé son plumage,
une source pleurait à larmes vives, et les roseaux du bord de la
mare concertaient un gémissement tout à fait douloureux.

Chacun se rappelait avec tristesse le vieux faune. Il habitait
une grotte assez mal entretenue et quelque peu marécageuse où du
cresson verdoyait et que tapissaient des fougères.--Une famille de
corneilles, qui voisinait avec le défunt, s'était chargée de la
toilette.

On l'avait couché sur un lit de feuilles. Ses cornes, si vieilles
qu'un soupçon de mousse les couvrait, étaient ornées d'une tiare
de vigne. Les tortillons tombaient le long de ses joues, comme des
boucles dans une coiffure de douairière. Des fleurs, habilement
disposées, cachaient les endroits chauves du pelage.

La cérémonie commença au lever du jour.

Une perruche, évadée du chef-lieu, fit une fort belle allocution.
Avec un léger accent exotique, elle célébra les vertus du faune,
sa charité naturelle, son aimable commerce et la discrétion qui
lui faisait taire ses nombreuses bonnes fortunes. Elle rappela
brièvement la vie aventureuse du défunt, ses jeunes années dans
les bois de l'Attique, son âge mûr en Sicile et les jours sereins
de sa vieillesse.--Une vive émotion régnait dans l'assistance. Un
pinson dit encore quelques paroles empreintes d'un grand charme et
l'on procéda au défilé.

Il y eut d'abord un martin-pêcheur qui apporta les excuses des
poissons du ruisseau, toujours indisponibles, et la famille des
lièvres ne fit que passer, appelée au loin par des soins urgents.

Vinrent ensuite, deux par deux, les blaireaux et les lapins, puis
les rossignols et les merles qui sifflèrent une lamentation. Un
cerf complaisant, suivi par douze biches, avait chargé sur ses
cornes une tribu de fourmis qui voulait voir le mort et ne pouvait
pas courir assez vite. Les écureuils saluèrent du panache et les
papillons arrivèrent en dansant.

On entrait par la droite, on sortait par la gauche; on se hâtait,
car une cigogne, d'un coup de son bec pointu, éperonnait les
retardataires.

Toute la forêt défila en bon ordre devant la couche du vieux faune
et, en queue du cortège, on pouvait voir, marchant tout seul, un
petit enfant nu.



34

CIEL GRIS


Le ciel est gris; ma bien-aimée s'est éloignée brusquement. Je
ne la verrai plus que demain soir. Demain soir, je pense, elle
sourira; mais, aujourd'hui, ses lèvres closes ne promettaient ni
la joie, ni le baiser.

Le ciel est gris; je regarde, sur le toit pointu qui me fait
face, deux cigognes construisant leur nid. Laborieusement, elles
emménagent. Tous les jours, je les verrai; tous les jours, elles
me sembleront pareilles. La teinte de leurs plumes, l'harmonie de
leurs occupations, l'état de leur humeur n'auront point varié.--Je
ne saurais en dire autant de ma bien-aimée.

Le ciel est gris; je fais ma tâche selon les commandements que
le hasard me donne, car je n'ai pas de sujet qui vaille la peine
d'être traité. Alors je parle de n'importe quoi, ou bien de la
première chose venue, ou bien encore de ce très inutile petit rien
qui vient de passer et de fuir.

Le ciel est gris; je loge trop bas pour que les nuages me fassent
des confidences; je loge trop haut pour que les passants de la rue
m'intéressent, et le vent, qui déclame parfois des odes vagues
dans ma cheminée, radote un peu trop, depuis le temps qu'il
souffle. Quant à mes ennuis... j'ai si souvent parlé d'eux!

Le ciel est gris; sans doute va-t-il pleuvoir, ce qui ne manquera
pas de me fournir la matière d'un poème... Bonne pluie! douce
pluie! j'appellerai ce poème composé en ton honneur:

«Eloge ordinaire de la bonne pluie.»



35

LA DOUZAINE


Je crois que je vous aime toutes les douze: Kitty, Mary, Nelly,
Dolly, Susy, Lucy, Polly, Flory, Ann, les deux Jenny, et Grace qui
ne cesse de rire! oui, toutes les douze, avec vos douze perruques
blondes et vos vingt-quatre pieds dansants!

Douze fleurs roses, mais qui se renversaient pour devenir soudain
douze fleurs vertes... et tout cela formait des parterres, puis
des gerbes, puis des bouquets mouvants,--et le cœur me battait à
les voir!

Roses, vous dansiez dans des rayons roses, et vous leviez la jambe
droite en vous penchant sur elle, tandis que les douze pieds
droits faisaient de mystérieux petits signes aériens et que les
vingt-quatre mains troussaient le bord des calices.

Et vous avez chanté d'incompréhensibles choses, dans la langue
de votre pays, mais, sans doute, ces chansons parlaient-elles
d'amour, car il m'a bien semblé que vos regards s'attristaient un
peu, comme font les regards passionnés.

Et vous avez encore dansé avec douze parasols, puis avec douze
flots de rubans, puis avec douze lanternes chinoises et vous
cherchiez quelqu'un d'un air affecté, et vous ne le cherchiez
bientôt plus, et, quand les cymbales de l'orchestre battirent,
toutes, vous vous êtes assises dans vos jupes.

Enfin, vous êtes parties, en souriant du coin des yeux, joyeuses,
charmantes, impondérables, sans savoir que vous m'aviez fait au
cœur une blessure, car je vous aime toutes les douze! toutes les
douze! oui! toutes les douze en même temps!

    Folies-Bergère.



36

VOCABLES


Connais-tu la source d'Aïn-el-Hout dont le délice est infini?

Elle sourd au fond d'une vallée. Par son épanchement, elle forme
un petit lac, au bord duquel, la lyre aux doigts, je vais souvent
m'asseoir.--Non point que je chante! (rêvez-vous?) mais une nymphe
habite les eaux secrètes de ce lieu, et ma lyre, que je tends à la
brise, donne à sa voix un accompagnement.

C'est la nuit et c'est l'automne (bien entendu), un automne roux,
comme il convient, une nuit transparente.--Et la nymphe chante son
chant.

Elle ne m'a guère parlé encore que des étoiles, mais elle les
connaît mieux que moi et me les nomme par des noms inventés que je
tâche de retenir.--L'une, que je crois être le Cygne, s'appelle,
en vérité, la Prestigieuse; une autre, que le commun nomme
Aldébaran, se nomme le Regard de la Fournaise, et cette autre qui
brille d'un feu vert, savez-vous son vrai nom? Elle se nomme le
Regard à travers l'Onde.

Maintenant, je connais beaucoup d'étoiles: le Ver-Luisant, les
Prunelles de la Bergère, Daïda surprise et Daïda délaissée, le
Puits, l'Œil de Nacre, la Fumée d'Argent qui traverse, route
divine, le ciel entier.

Je sais aussi qu'un certain nuage se nomme l'Aile en Fuite, un
autre, l'Aile sur la Brise, un autre, enfin, l'Aile perdue, et
celui-là est le frère du Soupir de Neige.

Pourtant, j'aime mieux les étoiles. Il me semble que je les
connais toutes, et, de la plus vieille qui est la Lanterne
obscure, jusqu'à la plus jeune, qui vagit encore, je pourrais vous
les énumérer, mais cela serait long comme une nuit d'hiver.

Plus tard, la nymphe me parlera des plantes (elle me l'a promis),
une autre fois, elle me nommera par des noms nouveaux toutes les
fleurs, puis tous les oiseaux, puis toutes les ceintures défaites,
puis toutes les vapeurs, puis toutes les petites filles nues; un
jour, enfin, elle me nommera moi-même, et, déjà, je connais ce
nom; elle me nommera: le Jeune Homme au Linceul.

    Tlemcen.



37

LA VISITE


«C'est par ici?

--Oui, madame, dit le faunillon, qui tenait au coin de sa bouche
un coquelicot. Tout droit, et puis à gauche. La gueule de l'antre
est un peu obstruée par le lierre, mais, en écartant les branches,
on pénètre facilement... et, d'ailleurs, je puis, tout aussi bien,
vous accompagner jusque-là.

--Merci, dit la dame d'une voix un peu hésitante. Souffrez
seulement que je répare, au creux de cette source, le désordre de
ma toilette. Je ne suis pas habituée à marcher en forêt. J'aurais
dû mettre un voile, car la brise m'ébouriffe.»

Elle fit quelques pas sur l'herbe et se mira dans les ondes
limpides qui s'épanchaient au pied d'un chêne. D'abord, elle
glissa deux doigts dans ses cheveux sombres, rectifia la pose
de son grand chapeau noir, autour duquel s'enroulait une très
blanche plume d'autruche, mesura sa taille précise en la serrant
des mains, puis cingla ses bottes d'un coup de badine. Un sourire
passa dans son regard. Oui, ce costume d'amazone avait de la
grâce, et l'harmonie en noir était bien concertée. Pas un bijou;
rien qui brillât... un fourreau d'ombre... et l'éclatante plume
touchait presque l'épaule mate.

«Cher faune! dit-elle, donnez-moi mon réticule.»

Le satyreau le lui tendit et elle aviva ses lèvres avec un bâton
de rouge.

«Madame, vous semblez un peu pâle...

--Ce n'est rien...»

Et, tout aussitôt:

«Voilà... je suis prête», dit-elle.

Ils marchèrent, quelque temps encore, sous bois. La brise
chantait agréablement, les oiseaux se dépensaient beaucoup et les
grenouilles firent de leur mieux au passage de la belle amazone.

Soudain, montrant du doigt un monceau de roches pourprées où
grimpaient du lierre et de la vigne:

«Nous sommes arrivés! déclara le satyreau.

--Ah! mon Dieu! dit la belle amazone... déjà!»

Puis, retrouvant son calme:

«Pensez-vous qu'il pourra me recevoir.

--Je le pense», dit le satyreau.

Et il courut en avant.

Il ne tarda pas à revenir, conduisit la dame vers le monceau de
roches, et là, écartant le rideau du lierre, démasqua rentrée
d'une vaste grotte d'où fuyait un ruisselet.

«Entrez, madame!» fit-il en saluant.

Or, dans cette grotte, habitait un centaure, un beau centaure
chenu, blanc de neige par le poil et la chevelure. Il était occupé
à cueillir un bouquet de misérables fleurs et l'offrit à la dame.

«Vous m'excuserez, madame, dit-il avec un bon sourire triste, de
vous présenter un si pauvre sélam, mais la flore des cavernes est,
comme vous le savez sans doute, à la fois malingre et tardive. De
grâce, prenez un siège».

Elle s'assit, et il y eut un moment de silence. Le centaure ne
savait au juste que dire à sa visiteuse et la visiteuse ne savait
au juste comment s'adresser à un demi-dieu.

«Votre aimable accueil, dit enfin l'amazone, me rend assez hardie
pour...

--Certainement!... oh! certainement!...» interrompit le centaure...

Et il y eut un second silence.

«Faunillon! dit la dame, attendez-moi dehors, je vous prie. Je
dois avoir, avec monsieur le centaure, une conversation toute
personnelle.

--Il peut même regagner ses pénates, dit le centaure. Je me ferai
un plaisir, madame, de vous reconduire jusqu'à la frontière des
temps modernes.

--Vous êtes très aimable, monsieur le centaure», fit la dame en
rougissant quelque peu.

Le faune sortit à regret, et comme le centaure ni la dame ne
disaient mot, il se lassa vite d'écouter au rideau de lierre et
s'en retourna chez lui.

«Je crois que nous sommes seuls, dit enfin le centaure. Si vous
vous intéressez, madame, aux gravures en taille douce, j'ai, là,
dans mon arrière-grotte, quelques petits livres qui sauront, je
pense, vous divertir.

--Je... je veux bien», dit la dame.

Et ils disparurent tous deux.



38

L'INCONSTANT


Je demandais au rossignol de m'enseigner une chanson.

Quand il me répondit, déjà, je parlais à la rose.

Je demandais à la rose de me confier ses parfums du soir.

Quand elle me répondit, déjà, je parlais au nuage.

Je demandais au nuage de me présenter à une étoile.

Quand il me répondit, déjà je vous parlais, mon amie...

Mais vous m'avez répondu tout aussitôt, et vous m'avez tendu vos
lèvres, pour que je n'eusse pas le temps de parler au papillon.



39

LA TRAGÉDIENNE


Pierrot travaille dans sa mansarde. Il est seul. La lune même
s'est cachée derrière un toit. Je gage qu'elle se prostitue,
près d'une cheminée, à l'un des chats qui menait grand train de
miaulements, tout à l'heure.

Colombine ne viendra pas, ce soir. Pierrot pense qu'elle est allée
joindre Arlequin, ce qui prête tout de suite à des suppositions
inconvenantes, et Pierrot, gêné par les images qui se déplacent
devant ses yeux et ne trouvant rien qui l'en éloigne, est plus
triste qu'un poète à qui échappe l'envoi de sa ballade. Il
mordille le bout de cette plume qu'il dit avoir enlevée, au
passage, à l'aile d'un cygne, mais qui, jadis, faisait partie
intégrante d'une oie de Toulouse.

Soudain, la porte de la mansarde s'entr'ouvre et une femme entre,
admirablement belle et mieux parée qu'un soleil d'automne qui
se couche. Elle pose sa main, où il y a des tas de bagues, sur
l'épaule de Pierrot, et, d'une voix un peu théâtrale, mais qui
semble bien sincère, murmure:

«Monsieur Pierrot, je vous aime de tout mon cœur.»

Et Pierrot, se retournant, voit Lucrèce, la tragédienne, pour qui,
avant d'aimer Colombine, il brûla de si beaux feux.

Il est ému, mais tâche de ne point le laisser paraître, et répond,
d'une voix posée:

«Madame, vous êtes fort aimable. Viendriez-vous me consoler?
J'aime Colombine qui, à cette heure même, doit aimer Arlequin,
et je suis très malheureux. Je vous sais gré d'avoir pensé à
moi. Asseyez-vous sur mon lit de sangle, car il n'y a ici qu'une
chaise, et je l'occupe en ce moment.»

Alors la tragédienne, qui était bonne fille, s'assit sur le lit de
sangle, et, jusqu'aux petites heures du matin, dit à Pierrot de
belles histoires enflammées. Elle allait en commencer une nouvelle
quand le docteur Bolonais, qui sortait du lit de sa maîtresse,
monta chez Pierrot, ayant vu de la lumière à sa lucarne, et, comme
Pierrot le priait de s'en aller, il s'en fut, mais emmena Lucrèce,
la tragédienne...

Et je ne sais plus du tout ce qui advint ensuite.



40

UN PETIT MONDE


Il y avait là trois brins d'herbe, un champignon, une escouade
de fourmis, la trace d'une patte de gerboise, quelques graines
tombées, un narcisse neuf et bien verni.

Alentour, un papillon vint faire des coquetteries japonaises, puis
de sa trompe, il toucha la fleur.

Les fourmis se livrèrent un terrible combat.

Une coccinelle, qui méditait depuis quelque temps sans bouger,
voulut atteindre les pétales du narcisse. Elle fit l'ascension de
la haute tige, dépassa le champignon, les trois brins d'herbe, et
se trouva dans le vent du matin.--Elle lui ouvrit ses ailes...

Il chut une goutte de rosée, et, soudain, tout le grand ciel se
mit à sourire.

    Biskra.

    A PAUL FOUQUIAU



Livre Troisième

    Les cygnes et les poètes déçoivent de près.

    A. S



41

A UN BARRISTE


Mon ami, je vous enviais, ce soir. Vous voliez autour de cette
barre fixe, vous la quittiez par un invraisemblable saut, vous
la retrouviez sans effort, de façon toujours aventureuse et
toujours imprévue. En vérité, vous vous jouiiez et les détentes
de vos muscles avaient l'impétuosité subite qui nous étonne chez
la sauterelle.--Bravo! mon ami! Soufflez un peu, reposez-vous en
ayant l'air d'essayer les fils de votre barre, mettez sur vos
mains un rien de colophane, et faites-moi rêver encore.

De grâce, ne perdez pas cet air d'insolence tranquille, ce sourire
supérieur, cette manière d'être que je ne saurais exactement
définir, mais qui nous laisse entendre que la voltige où vous
vous complaisez n'est point, pour ardue qu'elle paraisse, le
fin mot de votre talent et que vous feriez, à l'occasion, mieux
encore.--Voler autour d'une barre flexible et qui semble devoir
céder, mais ne cédera pas, culbuter périlleusement, les reins
cambrés, tomber dans le vide et se raccrocher à du vide pour se
trouver enfin debout devant la rampe et toujours souriant, ce
serait donc là l'ordinaire divertissement d'un honnête homme?--Je
le veux bien, mais il faut que ce soit vous!

Et j'aime aussi votre façon de saluer le pauvre public qui vous
applaudit si fort et ne jouit pourtant pas, et n'a pas le temps de
jouir de ce festin de beaux gestes.--Excusez-le! ne le méprisez
pas avec trop d'amertume! Il vient d'entendre une dame charnue
hurler la louange du printemps et des hirondelles, il a vu les
maigres jambes d'une maigre Américaine dessiner en l'air quelques
arabesques, et un homme gras, trop musclé, trop bête et trop
blond, a soulevé devant lui des masses de fer d'un poids peut-être
prodigieux... N'était-il pas mal préparé, ce pauvre public, à la
fête où vous nous conviez?...

Dix minutes,--dix minutes à peine! si vite passées! Hélas! c'est
déjà fini!--Vous venez de tourbillonner autour de votre barre,
follement, fantaisistement, en poète!... La musique s'était tue.
Le public se tenait coi... Dans la grande salle lumineuse et
enfumée, on n'entendait que le grincement mince de vos paumes
contre le bois de la barre... Puis il y eut une admirable culbute
finale, la signature, le paraphe, si j'ose dire, de votre
acrobatie... et le rideau se ferma.--Par son entre-bâillement,
vous êtes venu reconnaître notre enthousiasme. Ce fut
tout.--Bravo! mon ami! Vous êtes un parfait artiste!...

Une critique, cependant, si vous le permettez,--une seule: vous
portez, sur votre maillot, des paillettes d'un trop vif éclat.

    Folies-Bergère.



42

NARCISSE DISSIMULÉ


Oui, je sais où tu l'as placé, le narcisse que je t'avais mis à
l'oreille, mais je ne le chercherai pas.

J'ai vu, sur la route qui descend vers la mer, près de la villa
mi-construite où les maçons siciliens chantent ou content des
contes, une jeune femme de mon pays qui tenait un bouquet de roses.

Mieux que l'odeur musquée de ta belle peau, mieux que ta senteur
de bête libre et mieux que l'encens lourd du narcisse, j'aime
l'encens de ces roses que serrait une pâle main.

Et, que veux-tu! je songe au ciel natal, à ma petite fiancée qui
s'éprit d'un lieutenant de hussards, et je ne chercherai pas le
narcisse.

Tu me fais signe?... Tu m'appelles?

Roses d'Europe! seriez-vous donc fanées? ne respirerais-je en vous
qu'une agonie de roses?

Viens t'étendre sur mon lit! Viens! Je veux perdre en ta chair mes
souvenirs de jouvenceau qu'un chaste amour fit pleurer sous la
lune et... et je trouverai le narcisse!

    Biskra.



43

UN ANCIEN REGARD


La pluie tombait comme s'il pleuvait depuis toujours. Il
tombait, ce soir-là, une pluie immortelle, et c'était un juste
accompagnement pour mon songe que, dans l'eau du fossé, le bruit
de cette incessante pluie, grise comme mes pensées, mais obstinée
comme l'est notre si grand amour.

Et, me prenant la main d'un geste très tendre, tu me regardas
fixement... La pendule tintait des heures improbables, en manière
de raillerie... Ton regard se posa au plus profond de moi et,
depuis, il n'est plus sorti.

Oui! d'autres yeux m'ont souri et j'ai souri à d'autres yeux, sans
doute parce qu'on est de chair et qu'aussi bien il faut vivre,
mais ton regard demeure en moi, dans l'obscurité sourde qui est le
for de mon être, ainsi que ces humidités tenaces qui ne cessent de
hanter les caves où elles sont nées.

Et ton regard vieillit, ton regard s'améliore; il devient plus
beau, plus riche et plus enivrant, comme le vin de ma folie qui
se change peu à peu en vin de sagesse... sagesse un peu triste, à
coup sûr, oui, et moins colorée que les raisins du coteau, mais
douce et savoureuse, chaque jour davantage.



44

LETTRES D'AMOUR


Oh! comme on voudrait savoir que ce sont là des lettres d'amour!

Je les ai trouvées dans une maison presque entièrement détruite.
Le feu et les obus avaient fait leur devoir. Elles étaient sous
une pierre, au milieu des décombres. En passant, je poussai la
pierre et les aperçus. Le papier était bien un peu roussi, un peu
sali, un peu taché, mais l'invention du plus lourd trésor m'eût
donné moins de joie. Des lettres! des lettres dans les ruines
d'une maison arabe!

Je regardais ces signes bleus que je ne comprenais point, et
le cœur me battait avec violence. La belle écriture dessinée
faiblissait parfois au bas des pages, comme pour un aveu... et
j'imaginais tant de choses en m'aidant des _Mille et une Nuits_
«Mille et une Nuits» et du souvenir des promenades imaginaires
que, si souvent, je fais sous les palmes.

Des lettres d'amour! à coup sûr! des lettres d'amour écrites dans
le plus grand secret et transmises en fraude à l'amant; des
lettres où l'on parlerait de fleurs et d'oiseaux, où le personnage
d'Achmet répugnerait par sa fourberie, où Daïda se montrerait
délicieuse, El Hadj sévère et Bou Aziz séduisant, où les gennis du
mal occuperaient l'air noir de la nuit, où le voile de Doniazade
se lèverait furtivement, où les baisers auraient le goût du miel,
où des jasmins embaumeraient la brise!

Et, depuis lors, je n'ose demander à un arabe de me traduire
ces lettres, par crainte de savoir que ce sont là des papiers
d'affaires.

    Casablanca.



45

LE NOM


J'ai demandé votre nom aux rayons de la lune, mais ils n'ont su
que frissonner.

Je l'ai demandé aux fleurs d'un cerisier, mais il a secoué ses
branches.

Je l'ai demandé au ruisseau qui passait, mais il n'a pas
interrompu sa chanson.

Alors j'ai demandé votre nom à l'écho de la montagne et il me l'a
répété, car vous veniez de le lui dire.



46

LE SERPENT BLEU


Elle s'était assise, toute nue, sur mes genoux et m'avait demandé
de lui conter un conte.

Le conte en était à son quinzième jour, et, ce matin, quand elle
prit sa place habituelle et me serra la jambe de ses petites
cuisses, j'avais tout à fait oublié pourquoi la vieille femme
s'était métamorphosée en œuf, pourquoi l'œuf avait été couvé par
la cigogne querelleuse, et, particulièrement, où se rattachait la
digression du jeune homme blond qui perdait toujours son œil.

Je priai donc mon amie de vouloir bien s'intéresser à une fiction
nouvelle. Elle s'y résigna, me baisa la main et se prit à écouter
mon histoire.

Je contai:

«Il était une fois, au temps où les bêtes ne parlaient pas encore,
un puits, profond comme le trou dans lequel, chaque soir, le
soleil s'enfonce, et, tout au fond du puits, vivait un serpent
bleu.

«L'eau du puits était verte. Le serpent était bleu. C'était ainsi.

«Autour du puits, poussaient des cactus, des plantes épineuses
et d'autres verdures piquantes, ce qui rendait toute approche
malaisée. La très haute margelle de marbre lisse et blanc
éblouissait un peu, car jamais on n'y avait frotté de cordes.

«Or, il advint que des hommes voulurent considérer ce puits
et tâchèrent de l'atteindre. Il y eut des vieillards fort
respectables, et des femmes fort bien habillées, et des rois dont
la couronne était un plaisir pour les yeux, et des princes montés
sur des chevaux couleur d'aurore. Mais, avant que de toucher à la
margelle de marbre, ils eurent à se battre contre les ronces qui
les déchirèrent. Leurs vêtements de pourpre tombaient en loques,
les branches découronnaient leurs têtes et les beaux vieillards
laissaient leur barbe aux épines, de sorte qu'ils revenaient avec
l'allure déconfite et un peu niaise qu'ont parfois les petits
jeunes gens. En conséquence, toutes ces personnes opulentes,
dont le prestige était bien établi, s'enfuyaient, montrant leurs
blessures et se plaignant d'avoir perdu leurs joyaux. On laissa
chacun retourner en son pays, mais sans donner les marques du
respect, et l'on rit beaucoup des vieillards imberbes. Quand ils
furent tous rentrés chez eux, les pauvres gens s'étonnèrent que de
si grands seigneurs, de si belles princesses, des sages de si haut
renom se fussent ainsi laissé défaire, et l'on en parlait durant
les veillées.

«Alors des mendiants tentèrent l'aventure. Ils allèrent plus loin
que les autres, leurs robes de toile épaisse les garantissant
mieux. Quelques-uns parvinrent même jusqu'à la margelle, mais ils
ne purent voir l'eau verte, car la margelle, était, ainsi que je
l'ai dit plus haut, fort lisse et fort élevée. Ils revinrent, pour
la plupart, et ceux-là pleurèrent toujours, n'écoutant même pas
les cris et les huées qui marquaient leur passage, mais il en fut
qui, près de la margelle, restèrent en songerie, et, bien qu'ils
n'eussent rien vu, ni rien appris de plus que les autres, ils
affirmèrent, à leur retour, qu'ils connaissaient l'eau verte ainsi
que le serpent bleu. Suivant leur imagination, ils décrivirent
sa forme et ses coutumes, tout en se traitant, l'un l'autre,
d'imposteur, de faux prophète, voire de charlatan. Le plus jeune
eut même l'âme assez impudente pour dire que le serpent bleu
n'était qu'un serpent rouge.

«A cause de ces récits, certains furent mis sur un trône et tout
le peuple se rassembla pour assister à leur triomphe, d'autres
furent mis à la torture, et le peuple se rassembla pareillement,
mais cela ne différa guère au point de vue de la justice, puisque
l'on n'a point encore découvert de substance assez fine pour
distinguer les faux prophètes d'avec les vrais.

«Depuis lors, personne ne s'est aperçu que le puits était si
profond, si profond, que, même en franchissant la margelle, on ne
saurait voir le serpent bleu, et que, d'ailleurs, le serpent bleu
ne sort sa merveilleuse tête qu'aux nuits sans lune, à l'instant
où nul homme ne serait assez fou pour tâcher de le découvrir....
et si quelqu'un l'aperçoit jamais, ce sera, sans doute, une
fillette aveugle et sentimentale.»

Mais ma petite amie, peu contente de mon histoire, avait sauté de
mes genoux et touchait et considérait longuement sa poitrine, où
naissait presque une espérance de seins.

    Biskra.



47

LA VALEUR DES MAXIMES


Ton livre de maximes et d'aphorismes moraux n'est, à tout prendre,
que ta louange posthume en son résumé. Tu crois songer au bien, à
la vérité, à l'avenir! Quelle erreur! Tu ne songes qu'à toi-même;
tu te dépeins tel que tu voudrais être, et chaque ligne de ce
petit ouvrage si bien écrit offre un conseil discret à ton
apologiste. Ainsi, tu prépares sa pensée, tu lui inspires un éloge
funèbre, tu règles tes funérailles.

Enseigner l'humanité, prêcher le bien, indiquer une voie nouvelle
pour atteindre au bonheur, et cela en maximes strictes, profite
au seul moraliste. Un tribun pourra convaincre, un prédicateur
attirer les âmes, un poète enchanter... pour toi, tu ne fais que
dessiner une flatteuse image de toi-même, avec des contours cernés
et de riches couleurs.

Les lettres d'une maxime sont des lettres mortes, or l'homme
n'écoute que les paroles vivantes. Un romancier de génie crée
de beaux êtres qui chanteront sa pensée par des trompettes
immortelles. Un moraliste passe sa vie à composer des épitaphes.
Si tu veux toucher après ta mort le cœur des hommes, fais sortir
de la terre d'autres hommes qui leur parleront toujours. Il vaut
mieux modeler une statue que de graver une inscription, fût-ce en
lettres d'or.



48

HYMNE


Je vais t'abattre d'une gifle si tu pointes ainsi tes ongles, si
tu montres ainsi tes dents.

Chienne! Tu fus élevée dans une masure puante où des odeurs de
kief, de friture et de tabac se combattaient toute la nuit.
Je sais qu'un vieil Arabe te viola sur le sable, derrière ta
maison... et tu riais déjà!

Depuis lors, tu t'es ouverte au passant comme un bouge; tu t'es
accouplée avec des matelots, des portefaix, des nègres, des
mendiants ivres, et les gens de ta tribu ne veulent plus de toi.

Rien qu'à t'entendre, je connais ta naissance basse; rien qu'aux
éclats de ta voix, je comprends d'où tu es sortie.

Tu n'as même pas attendu que ta mère ou quelque vieille te
prostituât, car, dès ta petite enfance, tu faisais signe à chacun,
et tu regardais, en égratignant tes cuisses maigres, les garçons
nus, durant la baignade.

La nuit, tu courais comme une bête, dans le petit bois de
palmiers, en jappant ton amour, et l'arbre devenait ton amant, et
la plante, et la terre.

Je te déteste, car ton âme est une ordure, ton corps est un fléau!

Te souviens-tu de ce Kabyle qui se pendit devant ta fenêtre parce
qu'il t'aimait trop, et se balançait au matin, marchant sur l'air?

Tu pleuras tout un jour; le remords ne te quittait plus! mais
comme tu sus bien le chasser, en attirant sur ton lit le fils de
cet homme, un bel enfant qui lui ressemblait!

Et c'est pour toutes ces choses que je te jette hors de moi! que
je te crache! et que je cherche une fontaine assez fraîche pour me
laver de tes impuretés.

Tu souris!... Oh! pardon! pardon!... Vois, je t'embrasse, je te
caresse... Déjà ton ventre s'émeut et, dans ta gorge, se gonfle un
soupir qui est aussi un roucoulement.

Viens! viens! la lune est presque éteinte, je sais un bosquet
sombre, de moi seul connu, où je te pénétrerai.



49

DANS LA RIVIÈRE


Ma seule amie est la rivière. Je la chéris comme une personne. Je
me suis livré à elle, aujourd'hui. Elle m'entraînait ainsi qu'une
paille dans le vent, et je me sentais moi-même, je veux dire que
je sentais avec précision mes frontières individuelles, car elle
m'enveloppait et me caressait tout entier.

Il y avait des branches penchées qui fuyaient au-dessus de mes
yeux, et de grandes libellules vertes me suivaient en faisant des
cercles, brisés soudain, à la façon, mais plus vive, de l'essor
des chauves-souris. Pour me servir d'escorte, il y avait aussi un
peuple de choses floconneuses, et chacune transportait un germe,
comme dans les poèmes philosophiques.

Je me trouvais donc tout nu dans la rivière, dans la rivière
toute nue, elle aussi, et cela ressemblait un peu à l'amour, un
amour sans lutte et qui ne finissait point par un spasme, mais
permettait qu'on l'espérât toujours.

Mon corps tiède se glaçait par un frôlement. J'avais, le long de
la moelle, un sillage de fraîcheur, et je regardais l'air avec
satisfaction.

Alentour, la campagne était vide,--le ciel aussi. J'étais seul
avec la rivière qui m'entourait en riant, car elle riait de
toutes ses petites bouches fleuries en trois secondes. Des
bouches parfaites, c'est-à-dire créées uniquement pour le rire et
le baiser, puis closes... et pourtant, elles s'ouvraient aussi
(comme des bouches humaines) pour se nourrir... pour se nourrir de
papillons sur elle posés... engloutis bientôt.

Hier, je trouvai la rivière calme et lasse. J'entrai en elle
sans l'émouvoir et, dans sa froide chair, je cachai ma figure.
Longtemps, nous fûmes indifférents l'un à l'autre, ainsi que deux
amants qui se connaissent trop. Tout à coup, un frisson me fit
souvenir de sa perfidie et j'allai rejoindre le soleil. Il me
frappa de ses rayons, et j'étais tout stupéfait de voir l'autre,
en qui j'avais eu confiance, paraître si mauvaise et de teint si
plombé. Je la touchai du pied pour briser son fard, mais, déjà,
elle m'avait mordu l'orteil et je dus le tendre à la lumière afin
qu'il fût guéri.

L'onde est perfide comme une femme, pourtant, l'onde qui passe est
ma seule amie.

    Mussidan.



50

VOIX QUI MONTENT


«Et, maintenant, vous me parlerez des alouettes... Pourquoi
s'élèvent-elles si brusquement? Pourquoi vont-elles chanter si
haut?

--Je vais vous le dire... Les alouettes ont de petites âmes vives
qui les quittent à tout instant. Elles prennent l'essor afin de
les rejoindre; elles les poursuivent dans l'air; elles chantent
pour les rappeler; elles montent, elles montent, elles montent
toujours plus haut; elles les atteignent enfin. Elles chantent
encore quelque temps pour témoigner de leur allégresse, puis elles
se jettent vers la terre... mais les petites âmes s'échappent de
nouveau, et voilà les alouettes reparties.

--Elles sont donc très malheureuses?

--Oh! non! point du tout! car les alouettes savent qu'un jour
leurs âmes monteront si haut que, pour les atteindre, il leur
faudra toucher ces lieux supérieurs où toutes les joies sont
rassemblées. Là, baignées par les ruisseaux des brises, elles
pourront lancer leur tirelis mélodieux et grisoller jusqu'à
l'heure où s'ouvrira la Grande Nuit.

--Ah!...»



51

BOHÉMIENNE


Je m'en vais, clopin-clopant, le long de la route clopinant... Je
mange les baies des buissons, je bois l'air qui passe, et, quand
un couple d'amoureux se promène dans un pré, je lui dis: «Salut!»
car il faut être courtois.

J'ai marché depuis si longtemps que je ne sais d'où je suis
partie, et voilà belle lurette que je ne sais plus où je vais;
mais les oiseaux me le diront! n'est-ce pas, bouvreuil?... et les
insectes aussi! n'est-ce pas, grillon?

Je fais de grands festins, au bord des ruisseaux, sur un tapis de
mousse fraîche. Assise en face d'un plant de muguet, je goûte à
des friandises, et les poissons viennent me regarder d'un air un
peu bête, mais plein de bonne volonté.

Je sais l'art de guérir les filles avec des herbes que l'on
cueille, la nuit, sous un chêne, quand la lune est ronde, et je
sais délivrer les garçons des liens si doux qui désespèrent leurs
parents.

Pour trois sous, je donne le bonheur facile, pour quinze sous,
le bonheur durable, et, pour vingt-cinq sous... pour vingt-cinq
sous... écoutez bien! je rends l'espoir!

Je m'en vais, clopin-clopant....



52

LE PASSÉ


Grasse, pâteuse, déformée, elle entre en scène avec assurance et,
tout aussitôt, le bruit des cuivres annonciateurs est noyé dans le
plus grand fracas des mains qui battent.

Elle est vêtue de soie rose; elle montre des bras excessifs, des
seins qui tremblent. On dirait la caissière d'un café de province,
en robe de bal.

Jamais elle n'a su chanter, jamais un geste spirituel n'excusa les
défaillances de sa voix. Elle chante sottement, sans grâce, sans
vigueur. Elle chante ainsi depuis vingt-cinq ans.

A la fin de chaque couplet, elle sourit avec une bouche détruite
et le public applaudit toujours. Il ne se lasse pas de l'entendre,
de la voir. Il ne veut pas qu'elle s'en aille.

Elle vient saluer, une dernière fois, et, des fauteuils aux
galeries, chacun l'acclame d'assourdissante façon.

Pourquoi ce délire?--Pourquoi?

Elle a été belle!

    Eden-Concert.



53

LES GRANDS SERMENTS


Les nègres musulmans ont fini de marmotter leurs prières. Après
un crépuscule bref, l'ombre est venue. Au centre de la place, le
hangar où, ce matin, pendaient les quartiers de viande pourpre,
a l'air désolé d'une halle. Dans un coin, le gardien dort,
roulé dans de la toile bleue. Chacun est rentré chez soi. A
l'activité, au bruit, au va-et-vient, aux disputes, succèdent les
rumeurs paisibles de la nuit, et l'on n'entendrait bientôt plus
que le susurrement de la brise concertant avec la mer au doux
murmure, n'était que, soudain, des cris affreux déchirent l'air,
l'occupent, s'y entrecroisent et semblent se le disputer, tandis
que s'affirment au ciel de nouveaux feux d'étoiles.

C'est l'heure du phonographe.--De toutes les fenêtres, des cornets
vociférants déversent un flot de musique, et l'on dirait que
ces voix dures, agressives et cependant mal assurées, sortent
de gosiers trop étroits. Ce sont des clameurs étriquées, des
beuglements que l'on étrangle.--C'est, vous dis-je, l'heure du
phonographe.

Et l'on se jure d'effarantes choses! L'amour et la haine sont à
leur paroxysme. Chacun se dévoue à son rêve, à la France, à la
bien-aimée. On parle de répandre son sang, de s'immoler, d'immoler
autrui. On se déclare prêt à subir mille tourments. On appelle la
main du bourreau. Samson se plaint de Dalila; Faust évoque les
divinités infernales; la passion de Fernand pour Léonore «brave
l'Univers et Dieu»; Carmen affirme que «l'amour est enfant de
Bohème» et don José, à vingt mètres de là, lui dit qu'«il en est
temps encore»; Marguerite rit «de se voir si belle»; des Grieux
demande à Manon si ce n'est plus sa main qu'il presse, et Lucie
de Lamermoor devient folle à grands cris.--L'histoire sainte et
l'histoire profane, la légende, la fantaisie expriment ce qu'elles
ont de plus vif à dire. C'est Babel, une Babel mécanique, peuplée
de héros....

Et les quelques noirs qui se promènent dans l'ombre, en égrenant
leurs chapelets, attendent, avec une indifférence profonde, que
les blancs aient fini de faire les enfants.

    Dakar.



54

CONSEIL


Ma chère amie, je vous en conjure, ne dites plus d'obscénités!
Vous ne savez pas!

Vous êtes charmante, vous me plaisez, vous avez un sourire rêveur
qui séduit par sa mélancolie de fin d'automne, mais vous ne savez
pas être obscène! Vous ne savez pas!

Vos amies peuvent évoquer les images les plus singulières sans
me choquer le moins du monde; elles ont la tradition, elles
sourient au bon moment, quand il faut et tout juste ce qu'il faut;
leurs gestes rapides décrivent d'autres gestes et sous-entendent
d'autres gestes encore, au lieu que vous, mon amie, vous vous
attardez ou bien vous coupez court, imprudemment.

Dites tristement des choses tristes, puisque c'est là votre
rôle, parlez de la mélancolie, ressentez-la, communiquez-la,
perpétuez-la. Décrivez-nous, avec des larmes dans la voix, de
tristes choses, mais ne vous prostituez plus en paroles, si
tristement!

Vous savez pleurer, vous savez rire, parfois, vous savez aimer,
vous saurez mourir, je pense, mais être obscène n'est pas de votre
fait,--non, ma chère amie, pas du tout.



55

FEHL YASMÎN


Pétale du soleil! âme des palmes! grain d'ombre musquée! délice
de mon œil! pourquoi tordre tes bras et pourquoi verser tant de
pleurs?

Oui, je te quitte, mais puis-je croire que tes regrets dureront
plus d'un jour? Demain matin, je gage que tu te réveilleras en
riant!

N'imite pas les dames françaises qui font des manières pour
célébrer un amour qui naît, qui meurt ou qui s'interrompt!
«Baise m'encor, rebaise-moi et baise», comme disait Louize Labé,
lionnoise... (ne te soucie pas d'elle: je ne l'ai point connue)...
et, maintenant, quittons-nous!

Tout là-bas, je sais une autre face dont la pâleur m'inquiète.
Pour elle, je renonce à voir les fêtes du soleil, et le mouvement
des palmes, et tes danses, ma brune amie! La rose amoureuse,
lointaine et délaissée, dont je chéris le doux éclat, risquerait
de mourir, au lieu qu'un jasmin refleurit toujours.

Ne sois point jalouse, maîtresse des siestes chaudes et des trop
courtes nuits!... auprès de celle que j'invoque et vais rejoindre,
tu paraîtrais, petite, un peu noiraude!

«Fehl Yasmîn! Fehl Yasmîn!»

Un marchand de jasmins passe près de nous.

«Fehl Yasmîn! Fehl Yasmîn!»

Voici le dernier jasmin que je te donnerai... Adieu!... La nef
du jour a chaviré sur l'horizon et toutes ses fleurs se sont
répandues... Adieu! Il faut partir... mais... mais, crois-moi,
chère, je t'ai beaucoup aimée!

    Biskra.



56

VIEILLE HISTOIRE


C'était un soir de jadis où la nature conspirait. Les bouleaux,
qui sont fils de la lune, et les saules, qui sont des coffrets
d'ombre, et les pierres, dont j'entends bien les murmures,
tramaient de secrètes choses.

Leurs petites paroles couraient avec le ruisseau, volaient sur la
brise, sautaient de ci, de là, suivant les sauts d'un feu follet,
tandis que certaines passaient dans l'herbe, en tapinois.

Bientôt, tout fut conclu: l'herbe forma des lacs d'amour, le
feu follet brûla comme le cœur d'un amant, la brise se chargea
de parfums si subtils qu'on se pâmait à les prendre en soi, et
le ruisseau polit ses ondes pour être le miroir d'une flamme
couronnée.

Les bouleaux, qui sont fils de la lune, secouèrent leurs feuilles,
et l'on eût dit qu'ils offraient des richesses; les saules, en
leurs coffrets, gardaient des joyaux sans prix, et les pierres se
couvrirent de leurs manteaux de mousse pour ne risquer plus qu'un
œil pâle, un œil pâle et doux.

C'est alors que la princesse de Golconde sortit de son palais et
congédia ses suivantes, car elle voulait se promener seule, ce
soir-là, dans le parc où descendait une pénombre poétique.

Elle rêvait aux choses dont parlent les ballades, aux chevaliers
beaux comme le jour et que des cygnes traînent, aux aventures
en pays lointain, aux caresses enfin, longtemps attendues, aux
caresses surtout.

Le prince de Bagdad se tenait non loin de là, sous la protection
d'un orme, opulent par sa frondaison et vénérable par le nombre
de ses années. Le prince était un jeune homme de haut parage, de
vertu souveraine et d'une éducation tout à fait bien comprise.

Il s'en fallut de peu que son cœur se rompît lorsque, dans la
lumière du soir, la princesse apparut. Le prince de Bagdad
souffrait en effet d'une blessure d'amour sanglante et profonde,
mais, comme il avait résolu de gagner la princesse par son seul
mérite, il portait un costume qui, tout précieux qu'il fût, n'en
imitait pas moins les oripeaux, guenilles et pauvres hardes d'un
mendiant espagnol.

Affublé de cette défroque étrange, il se présenta.

La princesse de Golconde abaissa son regard et, au même instant,
les pierres, l'herbe, les saules, les bouleaux, la brise et le
feu follet tâchèrent de faire comprendre à la jeune fille la
qualité singulière de ce jeune homme survenu; mais elle ne devina
point la vertu sous son vêtement d'emprunt, ni l'amour sous le
masque.--Elle passa, et, bien que le bouleau lui tendît une de ses
feuilles, qui semblait une pièce d'argent, elle ne fit même point
l'aumône à ce pauvre qui la suppliait.

Le prince mourut de désespoir, et la princesse, quand le vrai
personnage du mendiant lui fut révélé, creva de dépit; ce qui
prouve qu'un amant doit toujours paraître en son plus bel appareil
aux yeux de celle qu'il prétend séduire, et qu'une jeune fille
doit toujours agréer un hommage, quel qu'il soit, voire y répondre
discrètement, de peur d'en repousser un, par aventure, inestimable.

C'était un soir de jadis.



57

CLÉONICE


Cléonice n'a ni intelligence, ni cœur, ni esprit, ni bonté. Elle
n'a pu être épouse, maîtresse ni mère, bien qu'elle ait fait
tous les gestes de ces rôles, car elle a un mari, un amant et
un fils.--Elle n'existe que devant trois ou quatre personnes.
Laissée seule, elle devient une ombre, moins que cela: une valeur
négative. On dirait que ses spectateurs lui insufflent de la vie.
Quand ils la quittent, elle crève, comme une bulle.--Elle ne
sait pas aimer; à peine sait-elle haïr: d'ailleurs, sa haine a
pauvre figure et semble mal venue. Cléonice médit, mais n'accuse
pas; accuser serait affirmer son personnage, or elle n'est pas
un personnage, elle en joue le rôle.--Belle, un peu fardée,
souriante, merveilleusement vêtue, Cléonice n'a pourtant rien
d'une femme; elle n'est pas une femme...

Cléonice est une «femme du monde».



58

UNE AGONIE


Elle n'en finit pas de mourir.

Voilà trois heures qu'elle agonise.

La vache l'a répété aux chèvres de l'étable, parce que le bouvier
le lui avait dit, et, comme un grillon rôdait non loin, il a fait
part de la nouvelle aux papillons qui volent dans la grange,
aux deux lézards du vieux mur et au crapaud qui loge sous le
rosier. L'orme le savait déjà, par ses feuilles qui frôlent la
fenêtre, et les deux chouettes l'ont appris aux hirondelles des
cheminées.--Seule, l'araignée n'a point de chagrin et répand la
soie de son ventre, comme si de rien n'était.

Oui, tout le monde sait que la petite Lucie va mourir et qu'on
ne verra plus ni ses yeux bleus, ni ses petits pieds toujours
pressés, ni sa natte jaune qui voltigeait avec un nœud de ruban au
bout. Déjà le curé est parti, emportant son Bon Dieu, et la cour
un moment émue redevient silencieuse.

Dans la chambre de Lucie, il y a Lucie, qui respire avec
difficulté, la mère, qui forme un gros tas dans le fauteuil, et
le père, debout près de la petite, et qui la regarde mourir en
avançant la lèvre d'un air de mauvaise humeur, à la façon des
apôtres dans les toiles de Rembrandt.

Il fait très chaud dehors. On ferme les croisées. Sur la route,
des rayons de soleil sautillent pour passer le temps. Des oiseaux
tournoient dans l'air, comme s'ils cherchaient leur chemin, et la
rivière murmure une chanson très douce, avec l'accompagnement des
flûtes de ses roseaux, pour bercer la petite Lucie qui n'en finit
pas de mourir.

C'est alors que la Mort apparaît.

On l'a vue déboucher près de l'auberge, à l'endroit où la route
fait un coude, et le coq du clocher, en l'apercevant, lui a tourné
le dos. Elle a passé dans l'ombre de la grande meule, puis elle
a cueilli des mûres sur un buisson. Dès qu'il l'a rencontrée, le
chat s'est enfui par le soupirail de la cave. Il ne fera pas de
mal aux souris, aujourd'hui.

Madame la Mort entre dans la cour. Elle est assise à califourchon
sur un cheval noir. Un grand manteau de cérémonie la couvre tout
entière, hormis le nez camard. Trois plumes d'autruches blanches
sont piquées dans sa coiffure. De temps en temps, elle tousse
d'une petite voix sèche, et, aussitôt, la porte de la grange
grince et la chaîne du puits gémit.

Madame la Mort est escortée de ses trois serviteurs, montés sur
trois ânes.

Le premier, assis sur un âne qui n'a qu'une oreille, est le
médecin; il tient à la main une girouette et des cymbales.

Le second, assis sur un âne à qui manque une patte, est le
philosophe; il tient à la main une démonstration longue comme un
carême et qui se tortille derrière lui.

Le troisième, assis sur un âne sans queue, est le bouffon; il
tient à la main une plaisanterie toujours tintante par ses grelots
et qui fait pleurer chacun.

Les trois serviteurs de Madame la Mort mettent pied à terre, en
même temps que leur maîtresse, et sans plus qu'elle dire un mot.

La Mort pousse la porte.

Elle entre.

Elle ressort.

Madame la Mort a dû perpétrer de vilaines choses dans la maison.
Contre les draps blancs, la petite Lucie est toute blanche. La
mère s'est relevée de son fauteuil et pleure en secouant ses
seins, et le père, qui fait toujours la lippe, se frotte le front
avec l'index et dit:

«Il faudrait avertir Bastien pour la caisse.»



59

SUR UNE PLAGE


La libellule, la guêpe et le fourmi-lion vinrent te surveiller,
durant que je te faisais ma cour et te chantais des vers écrits à
ta louange.

La libellule tourbillonna sur ta chevelure lustrée, la guêpe
bourdonna près de ta petite oreille, et le fourmi-lion se contenta
de te regarder d'un œil sévère.

J'avais à peine fini ma chanson d'amour que tu te levas,
légère comme une feuille emportée et plus rapide que l'eau des
torrents.--L'ombre de ton sourcil froncé prévenait d'un orage...

Et d'abord tu me dis que tu ne m'aimais plus, que tu t'envolerais
ailleurs,--puis, tu bourdonnas mille reproches d'un air turbulent
que je ne te connaissais pas,--enfin, tu t'enfuis, mais ton
dernier regard était si cruel que j'en garde encore la blessure.



60

MONOLOGUE DRAMATIQUE


Grâce! Monsieur! grâce pour cette fois! je ne le ferai plus! je
vous le jure par Dieu qui vit seul dans le ciel! je vous le jure
sur les petites têtes de mes sœurs dont la cadette sort à peine du
berceau.

Oui! oui! je serai bien sage! mais, que voulez-vous! on est jeune!
on ne sait pas!... et, quand je vous ai vu passer sur la route,
vêtu de votre bel habit dont les morceaux semblent découpés dans
des robes de marquises, j'ai été toute saisie! même je n'ai plus
fait attention à mes vaches! Je vous regardais, puis je fermais
les yeux, puis je vous regardais encore, et, à chaque regard, vous
paraissiez plus joli!

Il y a sur vous tant de belles choses, mon beau monsieur! Le
chapeau à deux cornes, et sa plume que vous avez dû arracher à
l'oiseau qui ouvre, au coucher du soleil, ses grandes ailes.

Et le masque de soie noire!... oh!... le masque!... il ressemble à
une chauve-souris déployée, à une chauve-souris douce et qui ne
ferait point de mal aux gens!

Et l'œillet rouge, derrière votre oreille! où l'avez-vous cueilli?

Et votre ceinture d'or! C'est une princesse qui vous l'a donnée?
oui, n'est-ce pas? la princesse qui dormait tout en haut d'une
tour et que vous avez réveillée par un baiser?... L'heureuse femme!

Et l'anneau que vous portez à votre main gauche! Laissez-moi le
regarder! Non! non! je ne le prendrai pas! Oh! mon Dieu! il est
brisé! le saviez-vous?

Et puis encore, ces souliers qui luisent! Ils luisent même à
travers la poussière! Je vais les essuyer! Oui, laissez! je les
essuie avec mes cheveux! Le valet de l'herboriste dit que mes
cheveux sont beaux. Voilà! vos souliers brillent, maintenant! ils
brillent comme deux carpes au soleil!

Et je n'avais pas vu les dessins qui sont gravés sur votre batte,
votre batte en bois précieux! Quels curieux dessins!... un cœur
percé d'une flèche... une étoile... et ceci? des lettres?... Je
ne sais pas lire! Le maître d'école dit que je ne suis bonne qu'à
garder les vaches!...

Ohé! Brunette! ne t'en va pas!

Ah! si elle allait manger l'herbe du docteur Bolonais! je serais
fessée! oui, monsieur!...

Mais... ces mots qui sont écrits sur votre batte? Ils doivent
vouloir dire: «Je t'aime!» Oh! bien sûr! Ça ressemble à des
lettres qu'il y avait sur la cuisse d'un matelot qui a passé par
ici, il y a deux ans. Il rentrait dans son pays... Elles étaient
écrites en bleu sur la cuisse gauche... Il me les a montrées, et,
pour le remercier, je suis restée une heure avec lui, dans un coin
de la grange...

Mais il n'était pas joli! oh! Monsieur! c'est vous qui êtes joli!
Vous avez l'air d'être toujours couvert de fleurs, et, quand vous
marchez, on dirait que des clochettes tintent dans le ciel!

Alors, au moment où je vous ai vu, j'ai bien senti que jamais,
jamais je ne vous embrasserais! que vous alliez passer! que
c'était fini!... et, furieuse, (vous l'avez vu!) j'ai pris cette
poignée de mûres... (on fait des choses méchantes, Monsieur, sans
y penser!) et j'ai jeté les mûres sur votre bel habit! Est-il très
abîmé? Oh! c'est un grand péché! mais, Monsieur, pour me punir, si
vous voulez me fesser, je suis prête!

Venez de ce côté-ci de la haie!

Oui, Monsieur, je suis toute prête! je ne crierai pas! je
chanterai!

Venez! fessez-moi, Monsieur!

Attendez! je vais attacher Brunette!

Ne bouge pas, ma fille!

Et, maintenant, venez, mon beau Monsieur! venez! l'herbe est
chaude!

    A EDMOND JALOUX



Livre Quatrième

    Traitez votre âme comme un violon, et donnez-lui des motifs sur
    lesquels elle trouvera des airs.

    H. T.



61

LE PRIX DE LA JEUNESSE


La grande précaution est de ne jamais renoncer au rêve que l'on
fit à vingt ans.

Si le roi de Chine t'offre ses plus beaux trésors, donne en
échange ton sang, mais ne lui donne pas ce rêve-là.

Si la reine de Saba t'offre son baiser, donne en échange ta
raison, mais ne lui donne pas ce rêve-là.

Malgré les orages et la boue qui les suivit, malgré nos frères les
hommes, malgré l'horreur des cauchemars et l'ennui des veilles,
il faut garder toujours vivant cet ancien rêve, le visiter chaque
matin, le réconforter, lui parler avec douceur, lui parler encore
avant de s'endormir et, quelquefois, s'interrompre de vivre pour
le surprendre à l'improviste.

La jeunesse qui nous fait mourir, un sourire sur les lèvres, un
immortel espoir au fond des yeux, la jeunesse que ne sauraient
toucher les heures ni les larmes, la vraie jeunesse est à ce prix.

Les dieux eux-mêmes ne meurent que d'avoir renoncé à leur premier
rêve.



62

APAISEMENT


Une brise parle tout bas à mon oreille. Dans l'ombre, quelques
points de feu s'allument, s'éteignent, se rallument, comme des
regards.

Une grande phalène veloutée tourne autour de ma tête. Le pas nu
des nègres ne fait qu'un bruit mat. Cette lente respiration,
là-bas, c'est la mer.

Dans ce pays, je suis tranquille. Je me sens loin des disputes de
la rue, des criailleries. On ne récrimine pas. On dort.

Une voix d'homme, un chant de flûte s'enlacent, faiblissent,
tremblent en se dénouant... puis je sens à mes lèvres la saveur du
silence. Je songe.

Ecoutez! un chien hurle. L'âme d'un mort a dû passer.

    Cotonou.



63

L'ABSENTE


La maison est peinte en rose, ses volets en vert; trois marches
mènent au seuil.

Alentour, dans un jardin mince, quelques fleurs se tiennent bien
sagement épanouies et très droites.

Le ruisseau roule des morceaux d'orange.

Du linge, sur une ficelle, sèche encore au soleil.

C'est là tout le décor, avec un ciel splendide et la mer, aussi
bleue que dans les tableaux.

Le vent qui passe sent la saumure.

Il est six heures du soir.

A l'intérieur, une salle pleine.

Des tables, des verres, du vin.

Un rire, puis un cri, puis un juron.--Beaucoup de gestes, point de
discours: le matelot s'amuse en phrases courtes; il n'a que faire
des constructions malaisées.--Syntaxe simple d'une simple joie!
vous dessinez les formes du bonheur, vous apprenez à vivre!

Trois Bretons, plusieurs Provençaux, quelques Corses.--On
fraternise.--C'est le premier jour de franche bordée après la
campagne.

«Lina est morte.

--Et Jeanne?

--Elle a quitté la maison, mais voici Carmen.

--Elle a forci!»

On soupèse, on tâte Mireille qui n'a pas moins profité.

«Qui est celle-là?

--Charlotte, une nouvelle.»

Charlotte ne dit mot d'abord; bientôt, elle s'apprivoise. Jean
l'invite. Elle boit beaucoup. On l'embrasse. Jean est satisfait.
La nouvelle semble gentille. Il l'entraîne vers le petit escalier
tournant qui débouche au coin de la salle. Le couple disparaît.

C'est l'amour.

Les autres veulent rire encore et consommer toute leur joie.
Et l'on discute, en paroles précises, la qualité des seins de
Mireille, vraiment prodigieux.

Personne ne fait attention à Fathma, la négresse. Elle est jeune,
elle est jolie, mais un défaut l'a dépréciée. Sa jambe gauche est
tordue. Elle boite.

«Enlève ta robe!

--Montre-toi!»

Elle laisse tomber les chiffons qui la couvrent, puis, svelte,
mince, à la fois élégante et maladroite, s'assied sur une chaise.

Un gros matelot s'approche d'elle. Il porte au bras un superbe
tatouage qui représente deux cœurs unis, un palmier, un coq
chantant, une devise sentimentale, un astre qui rayonne, un
poignard, une ancre, et divers autres attributs.

Il regarde Fathma.

«Que tu es vilaine! Que tu es noire! Tu dois être méchante!»

Fathma ne souffle mot.

Le vacarme reprend. On fait jouer l'orgue mécanique... O valses!
valses larmoyantes! et vous, polkas martelées!...

La fête est complète.

On danse, on se secoue, on transpire, on s'essuie.

Le vin coule.

Mireille, dont la poitrine a une si singulière abondance,
s'éloigne avec Laurent, le chauffeur.--Yves le remplacera, dans un
instant, à moins que Carmen n'achève de le séduire. A cette tâche,
elle se voue, tout entière.

Une poussière fine monte avec les odeurs unies du tabac, du vin et
de l'homme.

... Et la petite négresse, dépréciée parce que sa jambe est
tordue, semble regarder tout cela, mais, en vérité, je vous le
dis, de ses grands yeux, où l'on peut voir passer des mirages
de grèves, de flots et d'aréquiers, elle regarde _plus loin_,
absente, le buste droit, les mains aux genoux, très noire, très
triste, tout à fait nue... et, tandis qu'au dehors, la nuit
se prépare à mettre son diadème d'étoiles, entre ses doigts
distraits, Fathma tourne une fleur rouge.

    Toulon.



64

ÉDITION EXPURGÉE


Chargés de sacs, les ânes restent en ligne, contre le mur jaune,
chargé de soleil. Le soleil s'accroche à toutes les crevasses,
coule contre les parois lisses, se blottit dans les trous.

Au pied du mur, un Marocain, accroupi, marmotte des prières. Ce
vieillard a une tête superbe. Vraiment, il paraît, pour l'instant,
occupé par sa seule oraison, et les ânes ne bougent pas plus que
s'ils étaient empaillés.

Soudain, un souvenir me revient à l'esprit, un de ces brusques
souvenirs qui jaillissent hors du passé, ridicules et bouffons:
je me souviens de la manière dont fut corrigée, récemment, la
grammaire Noël et Chapsal.

Les anciennes éditions portaient, comme exemple du verbe _être_:

«Dieu _est_ grand.--L'âme _est_ immortelle.»

Maintenant on lit:

«Paris _est_ grand.--L'âne _est_ patient.»

Mais l'un des ânes vient de se ranimer et se promène le long du
quai. Sans doute a-t-il voulu contempler la mer et les bateaux...
Et le Marocain pieux, interrompant son oraison, court aussitôt
après la bête, en vociférant.

    Casablanca.



65

SPLEEN AU CAFÉ


Sans doute suis-je venu ici pour m'ennuyer.

J'ai travaillé jusqu'à une heure du matin, puis, sentant les murs
de ma chambre se refermer sur moi, j'ai gagné la rue.

Ici, l'on s'amuse. Chacun le dit. Il faut le croire. Moi-même, en
ce lieu qui est presque un mauvais lieu, j'ai parfois trouvé de
l'agrément.

Sur les banquettes, ces dames sont éparpillées comme, sur une
litière de paille, des nèfles véreuses. Elles achèvent de pourrir
afin d'être tout à fait comestibles.

Des jeunes gens les regardent et pensent à autre chose.--Ils
sont glabres et rubiconds, ou bien pâles, avec une moustache
malheureuse, mais tous portent, en place de tunique bien drapée,
un vêtement strict, frotté de suie et dont le plastron, les
manchettes et le col sont crayeux.--Ils ne s'amusent pas plus
que moi, je pense.--En vérité, ils s'ennuient. Ils s'ennuient
honteusement et cachent cette honte dans de grands verres où leur
nez s'abîme.--Une odeur fade s'exhale des tables servies; poudre
de riz, sauces, vieilles dentelles.--C'est l'encens de cette
pauvre idole que l'on nomme: l'apparence du plaisir.

Autour de moi, les glaces reflètent, suivant leur coutume, les
objets qui les confrontent.--Cela est cruel, car je ne puis
m'échapper de ce spectacle, et, partout, partout, je vois,
accoudés sur les nappes, ces pierrots blancs et noirs, en
compagnie de ces femmes véreuses, qui s'abreuvent et tourmentent
avec des fourchettes leur pâtée de la nuit.

Si cela continue, je vais m'enivrer.

Dans un coin, des tziganes célèbrent avec frénésie la déchéance de
leur race, par des airs lugubres où le violon piaille, le cymbalum
résonne, puis ils saluent, d'un air domestique et bas, afin de
recueillir un encouragement, un encouragement monnayé, puis ils
recommencent.

... Et moi, me sentant de plus en plus triste, je murmure, caché
derrière une bouteille de champagne, ces vers de Heine où un sapin
des forêts du Hartz songe à une palme d'Orient.

    Maxim.



66

INSCRIPTION TROUVÉE SUR UN CHÊNE


Je n'ose vous dire la couleur de mon amour... le ciel est d'un
bleu trop pur.

Je n'ose vous dire le parfum de mon amour... cet iris a de trop
fines senteurs.

Je n'ose vous dire l'ardeur de mon amour... les feux des étoiles
brûlent trop clair...

Mais vous poserez votre petite main sur ma poitrine, et, dans le
grand silence, vous serez émue par ses battements.



67

A PROPOS DE PIERROT


Pierrot aimait jeter des cailloux dans la mare pour y faire
des ronds, et rien, alors, ne pouvait le distraire de son
jeu.--Parfois, il suivait, du coin de l'œil, un vol de ramiers,
mais, vite, il ramenait son regard à la contemplation des eaux
dormantes qu'il éveillait en y créant des cercles éphémères.

Cette mare, vous la connaissez. Elle se trouve près du palais de
Climène; le Nécromant arabe loge non loin de là; tout contre, il
y a le champ de l'Herboriste, et, sur le bord même, la grotte
d'Ariane, princesse très répandue.

Pierrot chérissait beaucoup de choses que d'autres méprisent:
les insectes en équilibre sur les brins d'herbe, les plantes
médicinales, la poudre de riz des papillons et, surtout, d'un
ardent amour, les lunules qu'un rais de lumière, filtré par le
feuillage, pose sur les gazons.

Cependant, il revenait toujours à cette mare, témoin de ses
premiers jeux. Du fond verdâtre de l'eau, montait parfois une
bulle qui crevait à la surface... et Pierrot retenait son souffle,
car il lui semblait toujours que la mare allait parler.

Grand ami des nuages, il déplorait ne pouvoir se mêler à leurs
entretiens et, quand l'un d'eux l'appelait par son nom, il
répondait d'une voix triste, pour expliquer sa présence sur terre:

«Mes frères faits de flocons! je m'en veux d'être enchaîné
ici-bas! mais, un jour, mes manches trop larges s'élargiront
encore jusqu'à former de grandes ailes, et, comme un cygne, vers
vous je m'envolerai!»

La chronique rapporte que plusieurs femmes l'aimèrent: il y eut
Suzanne et Clorinde et Fanchon, dont le rire avait un son de
clochette, et Lucrèce, la tragédienne, et Clélie et l'admirable
Eléonore, mais, durant qu'elles l'aimaient, il songeait à
Colombine.

Il s'habillait de blanc, comme l'avait fait son père, de blanc
pur! et, si son cœur saignait, c'était spirituellement, sans
jamais tacher la belle toile, de sorte qu'à toute heure, il
semblait endimanché.

Il advint que, réduit à gagner sa vie, il s'engagea dans un cirque
forain qui visitait les cours d'Europe. Toujours de blanc vêtu,
toujours de blanc poudré, toujours d'âme aussi blanche, il savait
balancer sur sa tête une plume flexible, jongler avec divers
objets: une fleur, un poignard, une mèche de cheveux; souffler
enfin, mieux que personne, des bulles de savon.

Il ne fit point fortune, et, un soir de gala qu'il traversait les
cercles de papier, mourut d'avoir trouvé, derrière ce mur fragile
et rose, un monde qu'il connaissait déjà.

Aux jours de sa jeunesse, il avait coutume de créer des ondes
concentriques dans les mares dormantes.

Tout le monde sait qu'il aima Colombine.

C'était Pierrot.



68

EN ATTENDANT L'AMOUR


Ah! si l'amour nous visitait, ce soir, comme nous l'accueillerions
avec de bonnes paroles, pour le persuader de rester entre nous!

La place est libre. Viendra-t-il?

Nous l'attendons depuis si longtemps! Depuis si longtemps tu
restes assise sur ta chaise, les mains sagement occupées par un
travail de tapisserie! Parfois, tu me regardes avec affection. De
ce regard, je te remercie par un battement des paupières. Alors,
tranquilles et presque heureux, nous soupirons, l'un et l'autre,
en attendant l'amour.

Tu fus très douce, durant tout ce temps que j'écrivais mon gros
livre. Je m'interrompais, au milieu d'un paragraphe, pour te
contempler, avec cette expression quémandeuse que l'on trouve sur
la face des chiens battus et de certains pauvres qui ont vraiment
très faim. Souvent, tu me récompensais de ma prière par un baiser,
et c'est ainsi que nous avons traversé une partie de notre vie, en
attendant l'amour.

Ce soir, ce sera comme chaque soir. Au dehors, il y a la neige
tombée, peu d'étoiles, mais une belle lune ronde. Sans le dire,
nous envierons les amants qui regardent cet astre pâle avec une
exaltation qui les secoue tout entiers. Nous soupirerons encore un
peu. Nous nous témoignerons une amicale tendresse en nous serrant
les mains.

Puis, quand la pendule sonnera une heure tardive, nous nous
lèverons et nous échangerons un baiser avant d'aller dormir.

Oui, ce sera ainsi, comme hier, comme avant-hier, comme depuis le
jour déjà lointain où nous avons commencé d'attendre l'amour.

Et, demain, ce sera de même, et...

Chut!... Qui frappe à la porte? Nous n'attendons personne!...

Ouvre vite, mon amie! Ouvre vite!...

C'est Lui!



69

BAIGNEUSE


Tu baignes tes pieds nus dans la nuit de l'eau; tu les remues
doucement, et la lune, pour t'agréer, plisse, dans la vasque,
une onde évasive, circulaire, lumineuse, qui s'agrandit et
va s'éteindre, enfin, contre le bord obscur. Alors, par un
frémissement de l'orteil, tu en propages une autre, car ce jeu te
plaît.

Que les palmes soupirent sous une brise, que de longues
sauterelles se détendent près de toi, qu'un parfum de narcisses
foulées monte de l'herbe, peu t'importe. Phébé (dont tu m'as dit
le nom arabe) se hisse vers le zénith sans t'émouvoir, et, sans
t'émouvoir davantage, se laisse couler jusqu'à l'horizon.

Tu ne prends point garde à cette voix intime, qui, du tréfond de
mon être, consacre à ta beauté un hymne extraordinaire. Sans te
soucier de mon amour, tu murmures une mélopée dont tu ne cesses de
me faire hommage d'une aube à l'autre. Je ne t'y provoque pas le
moins du monde.

Je voudrais t'emmener captive dans un pays du nord et que,
saisie par le froid, tu te suspendisses passionnément à mon cou;
je voudrais, femme brûlée, t'aiguiser au fil cruel d'une bise,
inspirer de la fièvre à chacun de tes gestes et poser sur ton cœur
un glaçon, pour que tressaille enfin ce cœur indifférent.

Là-bas, s'étend une étrange contrée: viens! suis-moi! regarde!...
Le fleuve onctueux se gonfle sous les ponts et des arbres agitent
quelques feuilles de bronze, tandis qu'au ciel se détordent trois
nuages, où, si tu veux, nous chercherons, comme le fit Hamlet, le
si distingué prince de Danemark, des formes d'animaux.

Regarde bien! placide! regarde bien! La nuit entrebâille sa
porte noire. De cet abri, où je vais te conduire, nous pourrons
contempler, durant que la pluie hache obliquement le paysage, la
file des passants pressés qui semblent, avec leurs parapluies et
leur démarche peureuse, traverser un conte fantastique.

Je t'indiquerai plus d'apparences nouvelles que tu n'as de bijoux
sur ta chair, et, près des fortifications disposées en une
architecture de stratégie, un vire-vire, posé sur l'herbe luisante
comme une émeraude inondée, te présentera son cercle de chevaux de
bois qui se désolent, fatidiques et hargneux.

Il y aura aussi des cheminées sans panache et des chalands, qui,
poussant l'eau de leur robuste poitrine, paraîtront toujours
suivre la même vague... et peut-être plaira-t-il à une promeneuse
rêvant d'amour, malgré l'averse, de tenter une vocalise qui
frissonnera dans l'air mouillé, délicieusement.

La chanson déploie sa dentelle, la chanson rit, et, parce que les
heures joyeuses ont leurs mauvaises minutes, nous nous sentirons,
à travers la pluie, flattés soudain par un souffle étrange, par un
souffle épanché de cet invisible éventail qui t'éventera, un jour,
jusqu'à t'incliner vers une tombe.

Et j'imaginerai des aventures merveilleuses que l'on pourrait,
avec un peu de patience, habiller de belles phrases.--Toi, tu ne
t'imagineras rien du tout, tu ouvriras tes grands yeux, et je me
demanderai si, vraiment, quelque chose de rouge palpite dans ce
corps que je t'ai appris à secouer pour mon plaisir.

Mais j'oublie qu'une lune africaine nous éclaire. Tu viens de me
toucher le bras. Vas-tu m'avouer ta flamme? Non: tu crois avoir
un caprice. Tu veux rentrer, et, cependant, comme je l'ai dit au
seuil de ce poème, tu baignes encore tes pieds nus dans la nuit de
l'eau, dans l'ombre aquatique et froide.



70

LE SOMBRE VISAGE


Pour mieux se plaire à vivre, pour vivre plus vite, les hommes
se réunissent, un temps. Ils se réunissent quelques heures pour
danser au soleil, pour changer de monarque, pour écouter une voix
de femme, puis, ils rentrent chez eux. Mais, s'ils restent réunis,
s'ils ne se quittent plus, si le même toit les abrite, c'est pour
considérer le visage de la mort.

Au collège, ils se défendent contre la mort en essayant une
cuirasse; à la caserne, ils font l'apprentissage de mourir, devant
une épée; désarmés, à l'hôpital, ils attendent de mourir, et, dans
un monastère, ils s'y préparent, devant une croix. Enfin, couchés
sous la même terre, ils se réunissent encore, une dernière fois,
pour attendre le dernier réveil.



71

LICASTE


Un ami vient de me présenter Licaste. Je serre la main tendue
et vais murmurer les banalités nécessaires, quand Licaste me
rappelle, de l'air humble de celui qui a beaucoup à se faire
pardonner, s'être déjà fort souvent rencontré avec moi.

Il ne se trompe point.

Hélas! ce n'est, de ma part, ni mauvais vouloir, ni même
étourderie.--Il ne m'en tiendra pas rigueur: pareille aventure lui
est trop habituelle. Il rappelle tout le monde et ne ressemble à
personne. Voulant citer un homme qui n'a point de singularité,
qui ne se distingue de son voisin que par un trait en moins, je
songerais à Licaste.

Licaste est n'importe qui. Licaste est un individu réel, qui
existe comme vous et moi, qui respire, qui mange, qui dort,
mais qui, néanmoins, ne cesse jamais d'être n'importe qui.--Ses
premières années furent, je pense, celles de beaucoup d'enfants:
ni prodigieuses, ni diaboliques, simplement celles d'un petit
garçon dont les heures de gaieté n'avaient jamais de grands
éclats, qui pleurait juste ce qu'il faut pour que cela parût
naturel, et qui passait inaperçu.

Je ne sache pas qu'il ait beaucoup changé, depuis lors.--Il a de
l'amabilité dans la voix et le geste, un certain goût et quelque
bon sens. Il donne rarement son avis, car on l'écoute peu. Il
s'habille sans recherche et sans incurie. Il est blond, de ce
blond faible qui paraît n'être plus une teinte, mais son excuse,
bien plutôt. Il ne fait point tache dans un salon. Il n'y brille
pas. Il augmente, d'une unité, le groupe d'invités qui s'y trouve.

On m'assure que sa mère le nommait toujours en fin de liste, quand
on lui parlait de ses enfants. Cela devenait presque un oubli.

Et je me demande si Licaste a jamais souffert de l'état moyen,
essentiellement moyen, où il se trouve. A-t-il souffert d'être
le passant, l'oublié, le négligé, l'inutile, la doublure, le
treizième de la douzaine?...

Mais... au fait... cet homme qui n'a jamais su se distinguer,
sait-il souffrir?



72

LA MORT DU MAGICIEN


Ce soir, le magicien s'aperçoit qu'il est vraiment très vieux.

Tout le jour, son garçon de laboratoire lui a frotté le ventre
et la poitrine pour ramener un peu de sang sous cette peau
parcheminée, mais rien n'y fait. Le magicien se refroidit peu à
peu.

Il a déjà vidé les fioles d'éternelle jeunesse qu'il tient d'un
nécromant de ses amis, mais l'éternité que procurait la précieuse
liqueur ne durait, hélas! qu'un temps.--Les qualités se modèlent
sur la personne qui les possède et l'immortalité que l'on saurait
avoir reste toujours à la mesure de notre courte vie. Les dieux
seuls peuvent ambitionner des jours sans nombre et, même dans leur
cas, la série arrive souvent à son dernier chiffre.

Cependant, le magicien fait encore bouillir quelques herbes
d'Afrique, avec la rate d'un caméléon, tué par deux vierges, sous
une éclipse. C'est là un remède approuvé pour les vieux sages,
mais qui ne parvient pas à le réchauffer. Il ne sent plus le
feu de ses lentilles, ni celui de la grande flamme qui brûle
dans l'âtre, et il songe qu'au jour prochain de sa mort, il ne
sentira même pas les feux de l'enfer et continuera à se refroidir,
jusqu'au jugement.

Avec lui, tout semble s'éteindre.

Le chat noir qui sert aux expériences de transmutation a vomi sa
nourriture et ses côtes percent son pelage; Anaximène, l'un des
trois hiboux, vient de tomber du perchoir; le second, Anaxagore,
est devenu aveugle, et Anaximandre se tient en boule, les plumes
droites, ce qui, chez les oiseaux prophétiques, est de mauvais
augure.

Chacun des animaux familiers se porte mal.

Le serpent, arrière-petit-neveu de celui de la Genèse, a craché sa
dernière dent; le griffon tremble de froid, et la chauve-souris,
prise de nostalgie, a fui. Même les petites poupées de cire brune,
qui envoûtent si bien leur correspondant et fondent au soleil avec
tant d'aise, craquent comme du bois gelé.

Hélas! il faut plier bagage, et le magicien, ne pouvant pleurer,
car il n'a depuis longtemps plus de larmes, sanglote à la façon
des arbres sous la bise. Sa main est si tremblante qu'il ne
peut dessiner correctement le carré magique, ni feuilleter _la
Clavicule de Salomon_; sa voix ne forme qu'avec peine les noms de
Merlin, d'Apollon, d'Urgèle et de Morgane, utiles à prononcer en
cas d'ennui, enfin il a perdu la Verge d'Aaron, autant dire son
bâton de vieillesse.

Il s'asseoit donc près du feu, congédie son aide et se prend à
attendre la mort, misérablement, comme font les galefretiers,
claquedents, gredins, coquefredouilles et autres frères de
pouillerie dont la condition est calamiteuse et qui trépassent, la
faim au ventre, dans l'étroite couche du fossé.--Pourtant, il a
encore un moment d'espoir.

Ce magicien arabe qu'il rencontra, jadis, vers l'an 638, sur une
des îles du Danube, ne lui donna-t-il pas, en reconnaissance de
quelque petit service rendu sur le plan astral, une pierre pleine
de vertu? Jamais il n'a songé à éprouver sa valeur. Certes, le
moment est venu. Il la cherche, en vain, d'abord, et finit par la
découvrir, entre une peau d'onagre et un exemplaire du _Parfait
Thaumaturge_, sous un tas de cornues brisées.--C'est un cristal
cubique, sans inscription ni ornements d'aucune sorte.

Après avoir nettoyé la fenêtre des soies que cent araignées y ont,
depuis un siècle, tissées, après avoir purgé un rayon de soleil
de toute poussière, en le réfléchissant sur un miroir spécial, le
magicien pose le talisman dans la lumière et prononce, le plus
distinctement qu'il peut, sans manger aucune syllabe, certaine
phrase de très vive incantation qui commence par: «Non videbis
annos Petri...» et se termine en hébreu.

Aussitôt, un voile mauve se forme dans le cristal, pareil à ceux
qui se lèvent sur les prairies, vers la première visite du jour.
Peu à peu, le voile se dissipe et, dans la pierre limpide, le
magicien voit une merveilleuse figure de jeune fille, presque
d'enfant, qui lui sourit, mais des yeux seuls, car la bouche est
mélancolique.

Il abaisse son regard. La gorge et le cou sont amples, un peu
forts, peut-être. Le magicien sent son cœur battre selon un rythme
plus fréquent; ses poumons s'ouvrent à l'air, son front s'allège.

Il considère les seins de l'apparition: c'est une poitrine
honorable de femme mûre ou qui aurait beaucoup aimé. Le ventre est
enlaidi par une graisse malsaine: ventre triste, ventre fatigué,
ventre répréhensible... mais c'est peu de chose encore et le vieux
magicien ne peut s'empêcher de frémir en voyant les cuisses de
cette femme.

Hélas! elles sont plissées de mille plis et vont s'amincissant
jusqu'à un genou tout à fait pointu où la rotule roule comme un
galet de plage...

Haletant, le magicien a froid de nouveau, et, quand les mollets
lui apparaissent, il ne doute plus de sa défaite. Il n'y a là que
des os, où quelques pauvres tendons s'accrochent avec peine,--et
les pieds sont parfaitement décharnés.

Soudain, la femme évoquée s'échappe de son cristal et se met à
courir dans la chambre, sur la pointe de ses osselets, en agitant
de façon folâtre sa chevelure d'enfant blonde. Elle saisit le chat
par la peau du cou, étrangle Anaxagore, écrase le griffon, avale
le serpent, et reprend sa danse, en criant, d'une voix puérile:

«Je suis jeune! je suis jeune! j'ai seize ans!»

Puis elle disparaît par la cheminée, et le vieux magicien, se
sentant tout à fait las de vivre, crache dans les cendres et se
couche devant l'âtre, pour mourir.



73

CONVERSATION


Nous parlerons de nous comme si rien n'était arrivé des mille
accidents de la vie, nous parlerons de nous comme si les
pulsations du monde avaient toujours suivi les pulsations de notre
cœur, comme si notre amour n'avait cessé de rayonner.

Nous parlerons de ce soir merveilleux où nous regardions les
brises lentes se jouer sur la plaine, où je tenais tes mains dans
mes mains, où chaque fois que les dehors avaient un beau moment de
lumière ou d'harmonie, nous mêlions nos regards.

Nous parlerons des nuits muettes et du clair de lune, nous
parlerons de nous-mêmes et du clair de lune, nous parlerons de
nous-mêmes qui n'étions plus toi ni moi, mais seulement nous-mêmes
devant le clair de lune, et nous croirons que ces moments durent
encore.

Nous parlerons de tes cheveux contre mes lèvres et de tes doigts
contre mes lèvres et de ta bouche contre mes lèvres et de ce
verre en cristal pur que nous brisâmes en mémoire du premier
baiser.

Et le monde disparaîtra et nous ne verrons plus que nous-mêmes, et
nous croirons être morts de notre premier baiser.



74

UN HOMME HEUREUX


Cet homme vivait dans un palais bâti devant le plus beau des
paysages. Chaque matin, le soleil se levait, en grand appareil de
pourpre et de brocart, et, chaque soir, se couchait, sans lésiner
avec les diaprures et les artifices de lumière. Puis, c'était la
lune qui se reflétait abondamment dans un lac, jouait dans les
feuilles des arbres, semait de l'argent à pleins rayons. De leur
côté, les étoiles clignaient de l'œil comme de petites folles.

A son ordinaire, l'homme se tenait couché sur un divan, au milieu
de la grande salle du palais. Sur un guéridon, était posée
une pipe chargée d'opium. Des pilules de haschich étaient à
portée de sa main, non loin d'un flacon d'éther. Des musiciens,
choisis entre les plus savants et les plus suaves, jouaient,
pour l'émouvoir, une adorable symphonie. Un poète récitait de
beaux vers, d'une voix dont le pathétique était inoubliable, et
ses paroles trouvaient leur accompagnement dans le chant d'un
ruisselet, auprès duquel tout cristal tintait faux.

Et je ne parle ni des fleurs ouvertes, qui travaillaient
sans relâche à distiller mille parfums, ni des abeilles, qui
bourdonnaient sur le mode mineur, afin de propager un rêve de
nature agreste, ni des joyaux (perles, rubis, saphirs, tous les
trésors de la reine de Saba, toutes les cassettes de Salomon) qui
gisaient, un peu partout, comme des étoiles tombées...

Et, cependant, l'homme, insoucieux de ces choses, patiemment,
exactement, avec méthode, sans hâte ni fièvre, mais sans arrêt,
disputait avec son épouse.



75

SÉMITISME


Je me promenais, hier, à cette heure accablante du jour où
l'on ne voit dans la rue que «les chiens et les Français»
quand la composition d'un coin du paysage me séduisit jusqu'au
ravissement.--Le soleil ajoute à l'intérêt d'une foule bruyante;
j'aime la joie du peuple à midi, les tourbillons de poussière et
les oripeaux rouges agités, mais combien une dure lumière rend
plus précieuse encore la valeur de la solitude et du silence!

Pas un souffle, pas une parole, pas un bruissement. Sauf les murs,
teints d'un jaune extraordinaire, et qui vivaient, en vérité, de
leur ignition, tout semblait mort: la terre sèche, le ciel d'un
incorruptible azur, et l'air incendié, mais immobile.--C'était la
paix d'un cimetière.

Pourtant je ne ressentais aucune tristesse. La flamboyante façade,
la palme dressée au-dessus d'un mur, et, couché au pied de ce
mur, le mendiant qui reposait près d'une outre à demi vide et
d'une citrouille d'or, tout cela donnait plutôt une impression
d'attente, comme d'un moment d'arrêt, d'une halte dans la vie. Ce
tableau presque métallique dont l'ardeur insupportable fatiguait
le regard, on eût dit qu'il approchait de son point de fusion, que
tout allait couler à l'improviste, se liquéfier, se résoudre, et
qu'un ruisseau de feu emporterait les derniers débris.

Soudain, de la maison juive qui me faisait face, partit la fusée
d'un rire, d'un rire féminin, juvénile, aéré. Derrière le mur
éclatant de chaleur, ce rire avait le charme frais d'un jet d'eau.
Cela faisait rêver de salles froides où la vie serait douce à
vivre, de boissons glacées, d'éventails, des mille plaisirs d'un
paradis fermé où je ne pénétrerais pas, de joies bien cachées et
dont la singulière vertu gagnait encore à rester secrète.

Ah! les joies d'un juif doivent, dans ce pays, avoir une
effrayante figure. La race exilée rit à l'écart. Ces êtres aux
cheveux gras et bouclés qui portent leur calotte noire comme un
signe d'infamie, comme la marque de leur servitude, ont l'air
triste des bêtes de somme. Jamais on ne les voit rire. Ils
enferment leur joie entre quatre murs, mais qu'elle doit être
éblouissante! combien son prix en est accru! Le rire prend alors
la valeur d'un mystère. Je me souviens des hymnes chrétiennes,
alors qu'on les chantait au fond des catacombes, et cela m'impose
comme une cérémonie...

N'écoutons plus un rire aussi précieux... Eloignons-nous... il ne
faut pas être sacrilège.

    Tanger.



76

LES MESSAGES


Quand est venu le soir, je me suis couché dans l'herbe du bord
de l'eau et, sous la garde des grands arbres, j'ai respiré le
savoureux parfum de l'heure, de l'heure tardive que baignait la
lune.

En me penchant un peu, je pouvais admirer l'eau courante, tout
de même qu'en levant un peu la tête, je pouvais sentir l'air
mobile qui passe sous les frondaisons.--Cela formait deux frais
ruisseaux, deux ruisseaux délicieux et paisibles, de même rythme
et de cours égal, qui traversaient l'été.

L'air migrateur et l'eau qui fuit suivaient la même route, entre
les bords faits d'herbes ou de feuilles, et l'un comme l'autre
chantait, à mi-voix, une chanson mollement continuelle, et tous
deux portaient des messages.

Car tous deux portaient des messages. L'eau courante portait des
brins de paille, des insectes bleus, des pétales de fleurs,--l'air
mobile, d'impalpables duvets.--Certains messages s'arrêtaient
en route; une herbe entravait les brins de paille, une branche
arrêtait les duvets et, parfois, les insectes bleus se noyaient
dans un tourbillon. Mais certains autres suivaient l'onde et la
brise, heureusement, comme de sûrs messages.

Vers qui donc allaient-ils?

A travers les frondaisons qui filtrent l'air, contre les cailloux
qui coupent l'eau, ces pétales et ces duvets, ces insectes bleus
et ces brins de paille, vers qui donc allaient-ils?...

Et, malgré l'ombre de la nuit, je me suis levé pour commencer
de chercher, sur la vaste terre, l'enfant silencieuse à qui ce
certain inconnu, dont je suis vaguement jaloux, envoyait des
messages d'amour.



77

COUP DE SOLEIL


Grand et gros, vieux, couvert d'ulcères, coiffé d'un turban fait
de chiffons crasseux et multicolores, vêtu de loques vermineuses,
ce mendiant nègre m'a plu.

Il porte, au pied droit, une chaussette noire; le haut d'une
chaussette rouge lui encercle le mollet gauche. Il tient à la
main et brandit un étrange objet: sceptre, bâton, fusil, canne,
ou bien hochet, peut-être.--Je m'approche.--C'est un canon de
fusil, auquel un os de bœuf est adapté, auquel sont pendues
des clochettes, des rubans jaunes, des bagues de cuivre, des
coquillages et de petits plumets. En outre, il est couronné d'une
boîte à sardines.--L'ensemble a la figure d'un thyrse.

Le mendiant chante et s'interrompt pour claquer vivement de
la langue; le thyrse scande, avec ardeur, les gestes de son
délire.--Cet homme ne s'appartient plus: il est possédé par un
dieu.

A quelques pas, trois Arabes et deux nègres sont accroupis, au
pied d'un mur que dore le soleil. Ils écoutent, ils regardent le
chanteur qui danse et qui claque de la langue, puis, tout soudain,
ils se mettent à rire. Ils rient aux éclats, ils rient sans
mesure, ils ne pourraient rire davantage. Les voici qui se lèvent.
Ils chantent à mi-voix, comme accompagnement... Ils dansent un
peu, suivant le rythme du danseur... Ils chantent plus fort... Ils
hurleront bientôt... Ils dansent de toutes leurs forces vives!

Et le vieux nègre, que ce concours stimule, hennit, piaffe et se
cabre. Sans doute atteindra-t-il à l'extase qu'il cherche. Le
thyrse cravache l'air, les sonnettes tintent, les rubans flottent,
et, dans le cliquetis des coquillages, la boîte à sardines, où
tressautent des pierres, donne un son de grelot.

On n'entend plus le tambour qui roulait au loin, on n'entend plus
la psalmodie des enfants de la Medersah. Quelques gamins, un
portefaix, une mendiante espagnole sont entrés dans la danse. Un
marchand d'eau qui passe, portant son outre poilue, en peau de
chèvre, s'y joint de même. Si l'on n'intervient pas, la contagion
s'étendra, de ce coin de rue que le soleil dore, à la ville
entière... Et, devant cette étrange dyonisie, je quitte la place,
par crainte d'être entraîné.

    Tanger.



78

PENSÉE SUBITE


J'ai vu, dans mon rêve, une anémone mauve qui se penchait sur un
lac bleu. C'était la nuit. Le ciel noir n'avait point d'étoiles et
ma lanterne n'éclairait que l'anémone au tendre visage et un petit
coin du lac bleu. La brise chantait de sa voix douce une chanson
bien composée et l'anémone balançait son visage, devant le bleu
miroir.

Soudain, la brise devint plus forte. L'anémone se pencha vers
l'eau de saphir, lui donna le plus doux baiser et laissa tomber
un de ses pétales. Il vogua sur l'eau comme une petite barque et,
vite, je soufflai ma lanterne pour mieux penser à vous.



79

CELA


La nuit est sourde comme une porte close. J'étouffe dans ma tente,
car il monte du sol une chaleur insupportable, (tout le soleil du
jour qui s'était, dirait-on, terré, et qui, maintenant, s'exhale
dans le noir d'en haut), mais les étoiles sont magnifiques.

Je ne puis beaucoup marcher. Une stupéfiante paresse m'accable,
dès le premier pas. Cependant, je me traîne, en faisant parfois
de longues haltes, vers une petite citerne que j'ai aperçue,
avant-hier. Elle brillait dans la lumière jaune. Cette nuit,
elle est tout à fait invisible, mais je n'y tomberai pas à
l'improviste: je la sais entourée de buissons.

Je m'arrête, pour regarder les étoiles. Je m'amuse à mieux
entendre les vieilles comparaisons que l'on fait sur elles et qui
me paraissent inexactes. Mais non! le ciel est vraiment de velours
et, sans aucun doute, les étoiles sont des diamants.

Nouvelle halte. J'allume une cigarette. Son parfum me servira de
compagnon. Je suis trop seul. Il n'y a même pas de vent. L'air
est immobile, un air de cathédrale. Pourtant, certaine présence
mal définie m'inquiète.

C'est quelque chose qui bouge, passe à ma portée, me frôle
presque, puis s'éloigne, mais pour revenir. Ce n'est pas tangible,
cela ne se voit pas, cela ne s'entend pas, cela ne se respire
pas, cependant, cela existe. C'est comme une forme idéale de la
désolation. A la rigueur, cela s'imagine.

Pendant que je me traîne vers la citerne, cela me suit. J'ai, tout
à coup, affreusement peur que cela ne veuille tourner autour de
moi, m'étourdir et, soudain, entrer en moi à la façon des rêves.
Je connais un homme (pas un fou, un homme comme les autres) qui
est imbibé d'un rêve et ne peut plus s'en défaire.--C'est terrible!

Enfin, je touche aux buissons, à la citerne... La voici... Oh!...
oh!... je n'y avais pas songé! L'eau est douce, l'eau est chaude,
mais elle est tout à fait noire!... Oserai-je jamais me jeter
là-dedans?

Et puis, je ne sais pas ce qu'il y a au fond. Des bêtes peuvent
venir me mordre les pieds, pendant que je nage. Mon domestique ne
m'entendrait pas, si je criais. Il dort à poings fermés, près de
mon cheval. Vais-je plonger?

Je vois les étoiles dans l'eau. Un moment, j'ai eu peur de ne
point les voir! L'horrible idée! Une eau calme et sombre qui ne
reflèterait plus... qui ne voudrait plus refléter!

Ah! je suis heureux! me voici dans l'eau. Elle est plus fraîche
que je ne pensais. Je n'ose pas faire beaucoup de bruit en
nageant, mais j'en fais tout de même assez pour me rassurer. C'est
délicieux... c'est délicieux... oui... jusqu'à un certain point,
car, je l'avoue, j'ai encore très peur!

Et, maintenant, j'ai encore plus peur!... Je vais me noyer!...
Demain, on me trouvera vert et tout convulsé...

Cela!... vous savez bien! cela qui m'a suivi... eh bien! cela
flotte au-dessus de l'eau et m'interdit de sortir! Cela m'interdit
de sortir à moins que je ne m'unisse à lui, à moins que je ne le
laisse occuper tout mon corps! habiter ma cervelle! entendre par
mes oreilles! parler par ma bouche! regarder par mes yeux!...

Oh!... Non!... Jamais!... Jamais!...

    Temacin.



80

LA PLUIE AU SOLEIL


Un instant, des rayons de soleil ont traversé la pluie, et le
monde en a été charmé jusqu'à l'extase,

Il pleuvait, sous le ciel gris, une pluie grise, pluie douce,
agréable au regard, mais pluie triste,--pluie d'avril, mais sœur
d'une pluie d'automne.

Balancée par des souffles d'air, il pleuvait une impondérable
pluie, mélancolique et fine, qui venait caresser les fleurs de ce
printemps et lustrait sa verdure.

Il pleuvait une pluie obscure qui coulait sur les frondaisons, et,
parfois, une grosse goutte tombait du haut des branches, faisant
plier une feuille, et, parfois, un calice trop plein se vidait
tout d'un coup.

Soudain, le soleil parut.

Dès lors, il plut une pluie de verre, une pluie joyeuse, une
pluie étincelante. Un oiseau chanta ses plus belles chansons à
boire, un autre s'y joignit, durant que la pluie ensoleillée
allait s'éteindre dans la nuit du feuillage et que, dans l'air, il
restait un lambeau d'arc-en-ciel.

    Dobitschen.

    A CONSTANTIN PHOTIADÈS



Livre Cinquième

    Toutes les idées sont justes. Toutes les bouches sont fausses.

    H. B.



81

UN AMATEUR


Je me trouvais dans une très vieille ville de province, avec
mon ami le peintre R... Il disait bien connaître les détours de
ces rues grises et voulait me montrer d'anciens hôtels. Nous
marchions, côte à côte, depuis longtemps déjà. Il me semblait
que les rues devenaient de plus en plus désertes. Aucun passant,
aucune devanture. Les fenêtres étaient closes. Une cité morte. Des
maisons, puis encore des maisons. Toutes semblaient pareilles.
Quelquefois, sur une porte sombre, des ferrures brillaient
vaguement. Depuis quand les seuils de pierre n'avaient-ils plus
été foulés?

Nous passâmes par d'étranges ruelles, sur des places où l'eau des
fontaines ne pleurait plus. Soudain mon ami s'arrêta net devant
une façade et me dit:

«Nous sommes arrivés. Je reconnais la maison.»

Sur le vantail de droite, il frappa trois coups qui résonnèrent.
Bientôt la porte s'ouvrit avec lenteur et je vis un vieux laquais
poudré, en culottes, qui nous salua profondément et, d'une voix
grave, assourdie par le temps, demanda la raison de notre visite.

Mon ami chuchota quelques mots à son oreille et le laquais, après
avoir salué encore, nous introduisit.

Ayant traversé une antichambre nue, nous montâmes par un escalier
dont la rampe était couverte de rouille. Au premier palier, orné
de vases monumentaux, mon ami poussa une porte. Je le suivis dans
un grand salon vide et froid, sans tapis, sans tentures, démeublé,
très sombre, car les filets de lumière, filtrant par les fentes
des volets, ne faisaient que des flèches grises.

Mais, tout au fond du salon, je vis une estrade éclairée par
des candélabres à vingt chandelles. Nous nous approchâmes. Deux
fauteuils occupaient cette estrade. Or, dans le fauteuil de
droite, une très vieille dame, au regard fixe, était assise,
vêtue d'une robe de cour en soie fleurie, coiffée d'une perruque,
fardée, poudrée, chaussée de petites mules. Elle tenait ses mains
croisées sur ces genoux.

Oui, cette dame était très vieille, vieille de deux siècles, pour
le moins, et je n'aurais su trouver en elle nulle apparence de
vie, si sa tête n'avait un peu branlé.

Et, dans le fauteuil de gauche, tout à côté, je vis une autre
vieille dame, pareillement vêtue, pareillement coiffée, assise en
pareille posture, mais cette seconde vieille dame était en cire,
et l'une de ses mains, trop rapprochée d'un candélabre, fondait
quelque peu.

De temps en temps, le vieux laquais entrait, pour moucher les
chandelles, puis ressortait aussitôt.

Et la vieille dame vivante qui branlait de la tête, et la vieille
dame en cire dont l'annulaire était presque fondu, regardaient,
du même regard mort, le troisième occupant de ce vaste salon:
un jeune homme de nos jours, assis sur une chaise, au pied de
l'estrade, vêtu d'un habit noir moderne, et qui, les jambes
croisées, fumait une cigarette, en considérant d'un œil passionné
ses deux idoles, tandis qu'à petit bruit, s'égouttait sur
l'estrade l'annulaire de la dame en cire.



82

FUMÉE INTERDITE


Ils fument, secrètement, auprès de trois palmiers et d'une
broussaille. Je les observe, de ce mur en boue dont une récente
rafale a démoli un pan. Ils dispersent du geste la fumée, quand un
passant s'approche, mais ils gardent par devers eux celle qu'ils
ont en bouche. Ils la soufflent, quand l'intrus s'est éloigné,
puis, ils reprennent leur plaisir.

L'un, presque nu, est assis par terre; pour aspirer une bouffée,
il baisse la tête jusqu'à ses mains, sourit et remue ses doigts
de pied. L'autre, couché sur le dos, se drape d'un reste de
gandourah. Il est plus âgé. Je pense qu'il a quinze ans. Lorsque
des pas heurtent la route, il se replie brusquement sur sa
cigarette. D'ailleurs, aucune émotion ne marque ses traits.

Le soleil éclaire déjà l'envers des palmes, mais il doit
allonger encore des ombres durant une lente demi-heure avant de
disparaître, pour laisser manger et jouir des bienfaits de la vie
l'Arabe, affamé depuis l'aube. Ramadan n'atteint qu'à son dixième
jour!... Oui!... oui!... cependant la tentation est si forte
de connaître, avant la nuit, le délice de fumer! Les narcisses
sentent bon, eux aussi, et propagent un rêve, mais la saison en
est flétrie.

Les deux enfants attendent, l'un regardant le ciel, l'autre sa
cigarette. Soudain, l'aîné se dresse et raconte une histoire: ses
yeux brillent, ses bras, ses mains, ses pieds même, décrivent la
belle princesse accompagnée de deux nègres, l'effrit répréhensible
et l'eunuque malfaisant... et le plus jeune rit aux éclats,
frémit, s'exalte ou bien s'épouvante et tremble... Mais ils ont
oublié de cacher leur faute, et chacun d'eux agite sa cigarette,
imprudemment.

C'est alors que le vieux berger survenu se hâte, boiteux et
borgne, et les invective... Les gamins sont debout, et l'on ne
voit bientôt plus, sur le sable, hors d'atteinte, que quatre
jambes nues, gambadantes, surmontées d'un peu d'étoffe.

    Tougourt.



83

PAROLES DE FANCHON


Il m'a pris les seins; il a baisé ma bouche, puis, il m'a laissée
là.--Je me suis couchée pour l'attendre. Il n'aura même pas à
faire plier mes reins.--Pour hâter l'heure, je songe, froide et
chaude, heureuse et inquiète,--divisée.

Le soleil me caresse, car il est mon ami; l'ombre me caresse,
car elle est mon amie. L'air danse sur toute la plaine; les
moissonneurs s'en vont à leur collation.--Moi, je reste étendue,
les jambes au soleil, la tête dans l'ombre, et je me brûle, et je
me glace, et je songe à Zéphyrin.

Il reviendra, dans une heure, mâchonnant encore son pain trempé.
Ah! comme je saurai sourire quand il reviendra!... et je cacherai
mon regard avec mes mains, et je ferai semblant de dormir, tandis
que le jour, autour de moi, continuera sa danse et que les
oiseaux, un instant, se tairont.

Il est midi. Je me prépare pour Zéphyrin. Il faut que mes lèvres
soient dures et glacées comme les pierres de la source. Il faut
que mes jambes et mon ventre soient chauds comme les meules de
foin.--Il croira que je dors... mais je regarderai entre mes
doigts.

Zéphyrin ne saurait tarder.--Mes jambes chaudes l'étreindront, et,
contre le bouclier de mon ventre, il se brûlera jusqu'à défaillir;
mais j'ai des bras plus froids que le ruisseau, plus souples que
le ruisseau, plus agiles que le ruisseau, et de mes bras frais je
l'envelopperai, et, dans mes fraîches mains, je prendrai sa tête,
pour la caresser avec mes frais regards.

Il viendra! Saints du Paradis! Il va venir! Il vient! Je
l'entends! Il est rouge de soleil; il est tout en sueur; il marche
vite... et les oiseaux se remettent à chanter.

Soudain, mon ventre se glace et mes jambes, cependant que mes
lèvres semblent avoir déjà bu toute la chaleur du jour.

Oh! voyez comme il m'aime!...

Pourrai-je masquer mes yeux?



84

L'ÉTANG MORT


Les eaux de l'étang étaient si lourdes que la brise ne pouvait
les rider, mais un grand nénuphar a fleuri, cette nuit, au centre
des eaux vertes et, maintenant, la moindre brise fait trembler la
fleur et frémir l'étang.

Ton cœur était insensible à mes prières et je ne pouvais
l'émouvoir, mais l'amour a fleuri en toi, cette nuit, et,
maintenant, tu souris à mes moindres paroles, et, si je fais un
geste, aussitôt, tu me tends les bras.



85

EUTERPE


C'est l'immonde mandoliniste.

Elle se tient sur une estrade, au fond de ce café que hantent
les matelots du port, quelques boutiquiers de qualité médiocre,
quelques zouaves et les marchandes de poisson.

Elle se vêt de couleurs qui fatiguent l'œil, et son corsage rouge
est tendu, extrêmement, sur une poitrine de matrone. Trois roses,
dont la teinte est celle du cinabre, fleurissent toujours l'ombre
grasse de ses cheveux.

Par des romances qu'elle chante et joue, son rôle est d'élever les
consommateurs jusqu'à cette extase dionysiaque où l'on dédaigne
l'économie au profit de la boisson. Elle est, au juste, une
bacchante assise.

Immense, comme doit l'être un personnage aussi représentatif, elle
fait, parfois, crouler une chaise sous elle, Alors on lui apporte
un autre siège, et, calme, elle poursuit la chanson interrompue.

Les hymnes qu'elle sait sont au nombre de cinq: l'un est
pastoral, l'autre militaire, le troisième élégiaque, le quatrième
égrillard... je ne parlerai pas du cinquième, et, pourtant, c'est
une bien belle poésie.

La voix de la mandoliniste éclate comme son corsage. Il est
doux d'entendre cette femme, dans l'hymne guerrier (nº 2) où
elle excelle, dire les ardeurs du combat et le souvenir de la
bien-aimée.

Dieu la créa laide et sans grâce, afin que ses auditeurs fussent
troublés par la seule harmonie qu'elle répand. Toutefois,
quelques-uns la convoitent. Ce n'est point par luxure, mais pour
se remplir les bras.

A la plus humble sommation, elle se livre, ainsi qu'on livre un
objet sans valeur, car, détachée du monde et vouée tout entière
aux joies célestes que dispense la mandoline, elle n'estime plus
que les plaisirs de l'esprit.

Ainsi qu'une idole qu'on encense, elle vit dans un perpétuel
nuage de fumée, et, vers son nez difforme, les parfums les plus
vils montent, comme des implorations. De la rue, les mendiants la
contemplent.

Un petit Arabe est presque toujours étendu à ses pieds. Il ne
boit pas. Il ne mange pas. Il regarde la déesse, penchée sur sa
mandoline dont les notes, vives comme des étincelles, le font
rêver de paradis.

Ne méprisez pas cette femme. Sa voix apaise les rixes par un
bruit retentissant de caresse; il y passe des rugissements et des
orages, de sonores prières et le chant des clairons. Chacun y
trouve son compte.

Le vent de la mer lointaine plaît aux amateurs d'aventures; le
carillon du clocher natal mouille la paupière des jeunes exilés,
et la louange des armées permanentes incite les soldats à la
discipline.

Ce n'est plus simplement une mandoliniste. Efforçons-nous de voir
en elle une muse pour le commun, et, quand viendra l'heure de la
quête, donnez-lui dix centimes,--elle vous sourira.

    Oran.



86

UN MONTICELLI


Le parc est éclairé par une lanterne ronde, couleur de miel,
pendue à l'horizon, tout au fond d'une allée.--Des princesses,
vêtues d'étoffes d'or, se promènent au bras de cavaliers à
manteaux rouges. Deux par deux, ils errent sous le feuillage et
leurs atours se fondent dans un vague chatoiement quand ils sont
pris par l'ombre.--Deux cygnes nagent, côte à côte, sans troubler
l'eau bleue. On dirait que, par un caprice singulier, la brise
penche les jets d'eau l'un vers l'autre. Des biches, un peu
effarouchées, se rassemblent sous un chêne, et des paons font la
roue avec un air de provocation. Une large coulée de sang tache le
rebord d'un bassin. Deux nègres haussent des flambeaux. Un fichu
de dentelle, un petit masque noir et une épée traînent sur un banc
de pierre. On entend passer de tendres paroles, des serments, des
soupirs, des baisers et des babillages, tandis qu'un petit Eros,
tout nu, accoté au fût d'une colonne et n'ayant rien à faire
dans ce parc où règne déjà l'amour, tire vers le ciel sombre ses
flèches inutiles.



87

EN SOMMEIL


Il fera un excellent soldat, enfreindra toutes les lois du Coran,
mangera du porc, boira de l'alcool, n'observera point le Ramadan.
Il n'observe plus que les conditions de son contrat, car il s'est
loué à la France. Sa religion peut en souffrir. Tant pis. La
religion sait attendre. Elle aura son heure.

Tout à coup, le jour où il a fini son temps, il se réveille. Et
il sera repris par la vie arabe, complètement, profondément. En
revêtant l'ancien burnous, il retrouve son âme ancienne, son
ancien jugement, des haines oubliées.--Il sommeillait.

Ne vous semble-t-il pas que cette transformation est d'une beauté
assez singulière? J'admire la puissance d'un contrat sur cet
homme, comme aussi la puissance de sa première nature qui détruit
une si longue habitude.--Et, d'ailleurs, chacun de nous a des
périodes où il sommeille pareillement, sans presque se rendre un
compte exact de son état, mais la volonté y joue un moindre rôle.

Celui-ci, bourgeois paisible, sera pris par l'aventure, s'y
livrera tout entier, puis, un jour, sans avertissement, sans
réflexion, redeviendra ce qu'il était avant.--Il s'est réveillé.

Cet autre, né pour l'aventure, se trouvera mêlé à la vie
bourgeoise, paraîtra fait pour elle et s'y plaira, quand
brusquement, sa première nature l'ayant repris, il se jettera vers
la grand'route, et ce sera parce qu'il a feuilleté un livre de
voyages, parce qu'une femme passait dans un rayon de soleil.--Il
s'est réveillé.

Mais toi? Mais moi? Quel est notre état présent? Vivons-nous une
vie apprêtée ou notre vie native? Jouons-nous un personnage de
comédie ou notre vrai personnage? Notre figure est-elle un masque
ou un visage? Où en sommes-nous?--Comment le savoir!



88

LES MAISONS DE RETRAITE


Il y a quelque temps, je vis, près d'une gare, un enclos où l'on
avait réuni de vieilles locomotives déconsidérées.--Ces dames de
fer étaient logées là, comme dans un asile. On les y laissait
mourir sur des rails hors d'usage, loin des routes enivrantes,
loin du peuple fuyard des poteaux télégraphiques, loin des
bifurcations, des ponts et des tunnels.--Leur aspect ruineux
me faisait pitié à tel point que je pris bientôt l'habitude de
leur tenir compagnie durant les chaudes après-midi où le soleil
leur rendait un semblant de gloire, en allumant sur leurs flancs
quelques rayons d'or,--et nous causions savoureusement du passé,
du cher temps passé dont le prestige est innombrable.

Parfois, le passage bruyant d'une jeune locomotive troublait
un instant notre bavardage. On la voyait faisant l'importante,
pressée de se montrer au monde, luisante, empanachée de noir ou
de blanc, parée comme pour un bal... et c'était alors, chez mes
vieilles amies, toute une effusion de plaintes, de regrets,
de souvenirs.--Comme l'eussent fait des êtres humains, elles
goûtaient peu le temps présent. Leurs récits, où revivaient
d'anciens jours, avaient ce ton d'aigreur fatiguée que l'on relève
dans la conversation et les petites confidences des personnes
blessées par l'âge et qui achèvent de mourir dans une maison de
retraite.

Il doit y avoir ainsi des refuges pour tout ce qui a cessé de
plaire.--J'imagine volontiers une ville italienne, blanche et
rose, entourée de vastes jardins, au bord de la Méditerranée, où
les vieux jouets, mis au rancart, seraient réunis. Les charrettes
et les chevaux de bois y trouveraient des roules où s'exercer.
Les soldats de plomb auraient une caserne peinte à la chaux, un
champ de manœuvres et un hôpital dont la cour, plantée d'arbres
ronds, serait pour les invalides, pour les éclopés et pour ceux
dont le vernis s'écaille, un lieu de repos.--Des parcs, destinés
aux moutons frisés, des étables, une forêt où rôderaient les
bêtes carnassières, les tigres aux entrailles de bourre, les
lions à crinière pauvre, complèteraient le paysage. Au sein des
frondaisons un peu trop vertes, mille singes cotonneux prendraient
leurs ébats et, dans l'air, les oiseaux mécaniques, échappés de
leurs cages et de leurs horloges, chanteraient de doux chants et
marqueraient l'heure, d'après les indications d'un vieux cadran
couvert de mousse.

Dans les faubourgs de la ville, quelques grands hangars
abriteraient les jouets dont l'humanité n'eut besoin qu'une
fois: les jouets de circonstance, les jouets démesurés, les
jouets-monstres.--Là vieilliraient, dans le calme et le bien-être,
la Tour de Babel, l'Arche de Noé, le Cheval de Troie, et celui-ci,
par les beaux soirs piqués d'étoiles, s'en irait faire sur les
vagues bleues un temps de galop en rêvant au grand incendie...
Ah! la pauvre bête! que je la plains, pour glorieuse qu'elle soit
dans nos mémoires! Être condamné à un célibat éternel! ne pouvoir
même espérer une jument! n'avoir aucun ami de son espèce ou de sa
taille et devoir rester toujours singulier!... Quel destin!--Cela
m'inspire une mélancolie si profonde que je retourne auprès de mes
locomotives, pour causer des petits événements passés.

Je crois avoir su gagner la sympathie de ces charmantes dames, si
proprettes malgré leur délaissement.--Peut-être me diront-elles
un jour, que les asiles de l'univers sont innombrables. Oui! je
gage qu'il s'en trouve pour les métaphores décriées, pour les
vieilles images poétiques, les légendes qu'on oublia, les paroles
superflues, les rimes pauvres... et même, il se peut qu'il y ait,
dans un point du ciel que j'imagine mal, mais qui doit être très
supérieur, un refuge pour les prières qui n'ont pas touché Dieu.



89

ELLE ET SON ENFANT TRISTE


Madame, il ne faut pas vous promener, toute seule, dans le square,
quand la musique joue et que les zouaves vous regardent... Il
ne faut pas vous promener, avec votre enfant, dans les rues où
les bijoux des étalages clignent de l'œil. L'autre jour, j'ai vu
certaine dentelle d'araignée qui voulait se poser sur le bord de
votre épaule... et vous avez souri...

Madame, croyez-moi! il ne faut pas vous promener dans les rues,
avec votre enfant, car vos paupières sont toujours bleues et
votre enfant est toujours triste. Les Arabes, et les zouaves, et
jusqu'aux petits gamins tout nus l'observent avec compassion...
Pour vous, cela est peu honorable...

Aujourd'hui, en me rencontrant, vous tordîtes votre petit
mouchoir, bon, tout au plus, à moucher des moucherons, puis,
vous regardâtes... puis, tu regardas un bracelet en or... (tant
d'or pour un seul petit poignet!)--Que veux-tu que je fasse,
chère? Non! crois-moi! ton enfant aux longues boucles paraît trop
triste... il va pleurer... J'embrasse l'enfant.



90

IMITÉ DU PERSAN


J'étais seul dans mon jardin; je regardais avec tristesse ma coupe
vide près de laquelle se fanait une gerbe de roses et je songeais
au départ prochain de la jeune femme que j'aime présentement,
quand le rossignol, qui me ravit chaque soir, vint se poser sur
mon épaule.

«A quoi sert de pleurer? me dit-il à l'oreille. Ta coupe est vide,
mais les cruches de ton cellier sont toutes pleines; ces fleurs
se fanent, mais, autour de toi, vingt bosquets te tendent leurs
roses; ta bien-aimée partira demain, mais, à cette heure, elle
dort dans l'ombre fraîche de ta chambre, et rêve peut-être de ton
regard. Va baiser sa bouche rouge! va chercher du vin vieux dans
ton cellier! va cueillir des corolles neuves! Goûte le sang des
lèvres, le sang des vignes et le sang des roses... Tu pleureras
demain!»



91

SPLEEN ORIENTAL


Voici le Simoun. Il s'avance avec la majesté d'un dieu. Il n'a
point osé venir quand ma brune amie était auprès de moi, mais ma
brune amie s'en est allée, son haïk s'est fondu peu à peu dans le
crépuscule, et, bientôt, l'ombre l'a prise tout entière.--Alors,
je l'ai entendu qui soulevait la toile de ma tente. Maintenant il
est auprès de moi; il s'est emparé de mon escabeau et je ne sais
plus où m'asseoir.

Je reste seul avec lui. Je tourne en rond... Il va me suivre!...
Il me suit... Il vient de toucher mes paupières et je revois la
vie comme elle est, sans doute, véritablement.

Plus de belles prairies où se déchiquette le soleil! plus
d'enfants arabes jouant aux osselets! plus de palmiers qui parlent
d'extase, laissant mollement tomber leurs ombres sur les puits, et
point d'eau fraîche où l'on se baigne comme si l'on pénétrait un
miroir!

Je me trouve dans une cave chaude et puante où, sans trêve, se
promènent des couleuvres et des rats. J'écrase, en marchant, des
insectes immondes qui distillent de puantes liqueurs.

Vous qui vivez! pourquoi cette flûte agonise-t-elle dans mon
esprit... ou bien au dehors... je ne sais plus.

J'entends! Le Simoun s'empare du ciel. Il vole comme le Grand
Oiseau des Contes; il surgit d'ici, de là et d'ailleurs, comme un
rêve mauvais; il dit d'effrayantes paroles; il chante d'horribles
chants, et toutes les roses, par lui, seront blessées.

Un taureau beugle, au loin... et je n'espère plus du tout que de
belles filles viendront me surprendre aux sons du fifre et du
tambour.

Femme! regarde à tes pieds!... Ton collier de perles s'est brisé!
Rêveur! ne considère plus ton rêve, car il est mort! et toi!
n'espère rien de la couronne si fraîchement fleurie qui flotte
au-dessus de ta tête... avant que de toucher ton front, elle ne
sera plus que poussière... Oh! le plaisant roi! le plaisant roi,
qu'un roi couronné de cendres!

Et vous ai-je dit que mon corps brûlait? Il brûle comme un myrte
au soleil! Dans ma tête, une lourde goutte de mercure se déplace
et danse. Des verres, à demi transparents, obscurcissent l'univers
que je voyais jadis, et... et je me sens poursuivi par une odeur
de poivrons, de vieilles courges et de concombres cuits.

Oh! que je suis seul! bien qu'il frémisse et respire jusque sur
mes lèvres! Je suis vraiment trop seul! Je crains que, pour
satisfaire ce besoin d'être deux, mon âme ne se prenne à voltiger
autour de moi, ainsi qu'une mouche, et que mon corps ne s'effondre
dans un trou!

Ah! Dieu! où parle-t-on de l'incessante fontaine de larmes dont
les anges nous rafraîchissent?

Y a-t-il des hommes drapés de blanc qui marchent, gravement bercés
par une mélopée?

Y a-t-il des femmes, douces à la caresse et au baiser, dont les
bras repliés sont faits pour soutenir la tête?

Non pas! Tout ciel est sombre! Tout arbre se meurt! Tout homme
s'apprête à se vêtir du linceul et toute femme est pourrie! je
veux dire qu'il y a des vers dans son corps... Ils pointent
parfois leurs têtes roses par un trou de la peau.

C'est lui! c'est lui seul qui me fait voir tout cela!

Quand donc les chameaux auront-ils fini de glousser, près de la
source?

Quand donc ce narcisse aura-il achevé de se flétrir?

    Aïn-Sefra.



92

CORNÉLIE


Prédire est un besoin pour Cornélie. Jadis, elle eût tenu son
personnage au fond d'une antre thessalienne et fait figure à côté
d'un trépied; maintenant, elle se trouve réduite à des extases
plus modestes. Toute jeune, Cornélie tira les cartes et dit la
bonne aventure dans les foires de province, sous la surveillance
de sa mère, jongleuse de profession; plus tard, ayant gagné la
confiance d'un vieillard amoureux et libéral, elle ouvrit, à
Montmartre, un petit bureau de divination où l'on se renseignait à
peu de frais sur l'avenir; aujourd'hui, elle est chiromancienne,
astrologue et un peu prêtresse, fait tourner les tables, évoque
les esprits et s'entretient avec les morts.

Cornélie paraît, à la fin des soirées mondaines, vêtue de noir
et portant autour du cou tout un arsenal de bijoux cabalistiques
à vertus diverses, mais, si répandue que soit Cornélie, ne
pensez pas qu'elle dédaigne les anciennes formes de son métier.
Elle prophétisera aussi bien en écoutant le récit d'un songe
qu'en lisant dans une main; elle fera le petit jeu avec le même
zèle qu'un horoscope, et le marc de café ne l'inspire pas moins
sûrement que le vol des oiseaux. Les nuées, les astres, les
éclairs, les mille petits incidents de la vie, la couleur des yeux
et les esprits des tables lui sont d'un usage aussi familier.
Prophétesse, elle l'est continûment. Cornélie prophétise comme
elle respire. Les fiançailles, les unions, les ruptures, les
réconciliations, les maladies et les morts sont toutes de son
domaine. Elle vous dira le billet qu'il faut choisir à la loterie,
le numéro gagnant de la roulette, le prénom de votre femme si vous
êtes célibataire, et le temps qu'il fera demain si l'agriculture
vous intéresse. Les rois n'ont aucun secret pour Cornélie; elle
annonce les guerres et flaire de loin le sang d'un crime.

On rétribue largement ses services. Elle a déjà sa voiture, et les
bijoux qu'elle porte ne sont point de pacotille. Son amant est un
petit jeune homme à gages. Elle lui dit la bonne aventure, chaque
soir avant de se coucher, pour fixer la nature de ses songes.

Vraiment, Cornélie croit en elle-même. Pas un instant elle n'a
douté de son magique pouvoir. Elle le prouve par mille traits. A
tout moment elle consulte les cartes et, quand elle est contente
du service, elle les tire à sa femme de chambre.



93

PROBLÈME


Sur la dune, un problème m'a, quelques instants, confondu. Ce
petit hiéroglyphe, dessiné à mes pieds, m'intrigua fort: quelques
minces lignes en creux, lignes fines et curieusement disposées.

Lignes minces! lignes en creux! lignes fines! seriez-vous un
cryptogramme, une amoureuse correspondance qui marquerait des
rendez-vous?

Petites rides! vous ressemblez à des rides de jeune vieille.
Seriez-vous l'empreinte d'une corolle de narcisse que les brises
auraient tourmentée?

Nervures grêles d'une feuille! on dirait que de sa baguette, une
fée a touché le sable et que sa main tremblait un peu, ou qu'une
étoile du ciel, la nuit dernière, s'est mirée en ce lieu, trop
longuement.

J'étudie, je considère, je songe, et, même en songeant, je ne
trouve rien...

Suis-je sot!... Avant que je n'eusse passé, sans doute que...
pfuitt!... une gerboise avait fui.



94

LES VRAIS SOUVENIRS


Pourquoi rêver toujours de l'avenir, pourquoi se composer un
lendemain quand, à si peu de frais, il t'est permis de te composer
un beau passé?--Présumer au lieu de revivre!... Quelle folie! Se
fier à l'espoir en place d'évoquer!... Oh! la naïve impertinence!
Tu rêves d'ivresses futures... Que ne rêves-tu de l'ivresse
autrefois ressentie? Les sillons d'hier enferment leur semence...
que sais-tu des sillons de demain? D'ailleurs... expliquons-nous.

Un souvenir n'est pas, comme on l'entend à l'ordinaire, le
reflet d'une aventure échue, mais bien un rêve que l'on place
dans son passé. Or un fait du passé peut toujours être arrangé,
complété, drapé, fardé; un fait historique peut toujours devenir
légendaire. Faisons ainsi pour le souvenir. Donne-lui bonne
figure, habille-le, couvre-le de bijoux et de broderies, rends-le
brillant, pur, somptueux et beau.

Certes, il ne faut pas l'inventer de toutes pièces, car il
risquerait alors de s'effondrer comme une maison bâtie avec
des matériaux de fortune, mais si tu prends des actes de ta
vie dont tu penses être certain, transforme-les, à ton gré, en
œuvres d'art, éclaire-les de mille façons diverses, rajeunis-les,
donne-leur un visage plaisant et fais-les sourire.--Ainsi tu
te composeras d'anciennes douleurs, des douleurs nobles et
bienfaisantes, avec d'anciens petits chagrins et les médiocres
plaisirs passés deviendront de magnifiques joies. Et ce sera pour
ta vieillesse un précieux trésor.

Qu'importe la vérité d'une aventure si elle nous console mieux
sous le masque! La vie ne suffit pas à nourrir richement notre
mémoire. Il faut encore la fertiliser, l'embellir, imaginer ce que
l'on a déjà vécu et bâtir ainsi un palais pour y vieillir plus
tard. Cette œuvre a des chances de durer au lieu qu'un souvenir nu
est éphémère.

Les faits du passé ne sont que les moellons grossiers de
l'édifice... Travaille! va construire le palais de tes vieux
jours!



95

UN POINT DE VUE


«C'était à l'époque où toutes les femmes de la terre étaient
encore noires.

«Un jour, Mahou, le grand dieu, s'ennuyait tellement qu'il eût
donné le tonnerre même pour s'ennuyer moins. Il tâcha donc de se
distraire. D'abord, il fit crever un affreux orage, mais cela ne
fut d'aucun bénéfice; puis il fit déborder une rivière, mais,
lorsqu'enfin elle fut rentrée dans son lit, Mahou s'ennuyait
tout autant. Alors il voulut regarder des femmes, et, pour mieux
les voir, il donna l'ordre à toutes les femmes de la terre de se
rassembler, puis de se tenir côte à côte, sur une même ligne,
devant lui. Il y en avait là de belles qui plaisaient par leurs
fesses charnues et leurs seins lourds, et il y en avait aussi de
laides, toutes maigres et toutes plates.

«Cela m'ennuie, leur dit-il, de vous voir si semblables par la
couleur. Ecoutez-moi bien. Il se trouve, au bout de la plaine, un
petit lac. Celles de vous qui pourront s'y baigner deviendront
blanches aussitôt. Vous partirez donc au signal que je vous
donnerai, en rivalisant de vitesse.»

«Or, il advint ceci, que les belles femmes, qui avaient des fesses
charnues et de gros seins, ne purent, au signal que leur donna
Mahou par un coup de tonnerre, courir aussi vite que les femmes
maigres, anguleuses et laides. Celles-ci gagnèrent la course.
Elles se trempèrent dans les eaux du lac et devinrent blanches,
mais elles se trempèrent si complètement et en si grand nombre
que le lac déborda et, quand arrivèrent les belles femmes, un peu
essoufflées d'avoir tant couru, il ne restait plus d'eau du tout.
Elles ne purent que poser les paumes de leurs mains et les plantes
de leurs pieds sur la boue qui restait au fond; c'est pour cela
que cette partie de leur corps est plus claire... Cependant les
femmes blanches savent bien qu'elles sont maigres et laides, car,
depuis lors, elles n'osent plus se promener toutes nues et, pour
trouver un mari, elles doivent faire mille grimaces, au lieu que
la femme noire n'a qu'à se montrer.»

Tel est à peu près le récit que me fit, hier, Moussa, mon
domestique nègre. Quand il eut achevé, il s'en fut graisser
mes bottes dans un coin de la pièce, mais il se retournait, de
temps en temps, et me regardait, avec un petit sourire à la fois
ironique et puéril.

    Konakry.



96

MATIN


J'ouvre ma fenêtre, et tout le matin entre chez moi. La rue
m'offre sa fièvre, la brise sa caresse, et le ciel son azur. L'air
chante, l'air m'appelle. Je sens qu'il faut me donner au monde en
un don joyeux... Pourtant je n'ose.

Ne puis-je donc sortir? Ne puis-je me mêler à tout cela qui vit,
se passionne, et se hâte toujours de désirer? Ne puis-je me perdre
dans la foule des passants? respirer avec eux, partager leurs
plaisirs, pleurer de leurs douleurs?

C'est inutile. Résignons-nous. Il est superflu d'ébaucher même une
tentative. Renonçons. Jamais je ne pourrai. Le vieux cauchemar
qui habite à mes côtés, qui m'habite aux mauvaises minutes, m'en
empêchera toujours. J'ai peur que les passants de la rue ne me
reconnaissent pas pour un des leurs, qu'ils ne se détournent,
qu'ils ne m'aperçoivent même pas.

Non, aujourd'hui encore, je ne sortirai qu'un instant, lorsque
la nuit sera tout à fait close, pour acheter un paquet de
cigarettes, au coin de la rue, et je vivrai, un jour de plus,
entre mon bureau et ma fenêtre, mon bureau où dort, dans sa gaine
de drap, un petit revolver chargé que je nettoie chaque matin,
et ma fenêtre qui me fait un cadre et me présente au monde comme
une image peinte, une image fortement peinte sur sa toile et qui
jamais ne s'échappera.



97

LA CONNAISSANCE DE DIEU


C'était un soir des temps à venir.

L'homme avait, depuis des siècles, conquis les flots de la mer,
asservi les courants du ciel, fait résonner de sa voix les plus
profondes cavernes et déchiré la robe, réputée intangible, des
flammes toujours mouvantes.--Voici qu'il entreprenait de connaître
Dieu.

Or Simon, tenu pour le plus sage d'entre les sages, s'était
arrêté, un instant, dans sa recherche et regardait le
chemin parcouru depuis que, petit enfant, il balbutiait les
premières sciences, avant de s'endormir sous le regard des
constellations.--Il touchait au but que s'était proposé la nature
humaine, et, saisi par une façon de lâcheté métaphysique, il
voulait retarder encore ce geste qui dévoilerait l'inconnaissable.

Le Temps pouvait briser son attribut, la faux, ancien effroi de
l'homme, et retenir la minute prête à prendre son vol, car Simon
allait forcer le coffret du rêve où Dieu se tient enclos.--Il
hésitait cependant.

Par la fenêtre ouverte, il pouvait voir une prairie que la lune
rendait blanche et quelques beaux arbres qui échangeaient des
murmures.

La plainte monotone d'un oiseau de nuit passait et repassait, sans
qu'on vît l'oiseau.

Vers le milieu du ciel, des nuages se fondaient dans l'azur
scintillant d'alentour et, bientôt, on ne les apercevait plus.

Ces tendres brises qui suivent le crépuscule pénétraient la
frondaison d'un tremble, et tout le tremble chuchotait des paroles
mystérieuses, comme une femme que visite le regard de son enfant.

Simon soupira.

Lui serait-il permis, plus tard, de contempler les choses de la
terre avec une aussi paisible joie? Leur influence consolatrice
n'était-elle point due à leur mystère même? Il reprochait à la
divinité de s'être ainsi laissé traquer en un dernier repaire,
comme, jadis, le dernier fauve en sa dernière forêt.

Et, d'un sourire triste, Simon souriait au tremble frissonnant,
des feuilles duquel s'évaporait une exquise mélodie qui l'émouvait
bien, mais qu'il ne savait comprendre.

Tout cela lui était inconnu.

Les arbres, les flammes, les ruisseaux n'étaient pas de son
domaine, car, dès son plus jeune âge, Simon avait été voué à la
seule connaissance de Dieu.

Ces mille problèmes qui servaient de fondement au sien, il n'en
savait ni les facteurs, ni l'énoncé, ni la méthode de résolution.
D'autres hommes avaient assumé cette tâche et l'avaient menée à
sa fin; d'autres hommes avaient usé leur vie à définir les objets
réels, leurs premiers rapports et leurs rapports secondaires, mais
Simon, étant la dernière pierre de la pyramide, ignorait le granit
de sa base et n'avait jamais manié que les suprêmes connaissances,
puisqu'il était voué à la seule connaissance de Dieu.

Et, tandis qu'il admirait en profane le tremble musical, Simon se
sentait parcouru d'un tumultueux désir, désir de savoir les choses
simples de la nature, qui étaient tombées depuis longtemps dans le
gouffre du connu, et pourquoi les abeilles butinent, et pourquoi
les étoiles ressemblent à des yeux qui sourient. Mais tout cela,
et d'autres perfections encore, n'était point de son royaume.

Il ne pourrait apprécier justement la qualité des brises, ni
la plainte obscure du feuillage qu'un trouble agite. L'aube,
dans laquelle il sentait parfois, après les longues veillées,
la récompense d'une attente dans l'ombre, n'aurait jamais pour
lui qu'une douceur indéterminée, et quelle ironie de penser que
l'homme qui allait faire rendre gorge au dernier mystère se
servait d'un gantelet fourbi par d'autres et qu'il ignorait la
façon dont cette arme avait été forgée!

Ainsi, comme grandissait son orgueil, le plus grand orgueil qu'un
homme eût ressenti, Simon était tout pénétré de mélancolie
en songeant à son indignité. De cette indignité, il n'était
point responsable, puisque son destin lui avait été imposé, et
sa douleur n'en devenait que plus vive lorsqu'il se regardait
lui-même, lui, Simon, l'homme qui allait connaître l'infini
de Dieu et qui ne connaissait rien du monde innombrable de la
création.

L'immense humanité qui pourrissait et se desséchait dans les
tombes l'avait choisi comme gladiateur. Elle l'avait pris d'une
belle carrure, d'un courage éprouvé; elle l'avait bien nourri de
l'idée de son devoir, elle l'avait bien équipé et, maintenant,
elle lui disait:

«Marche en avant! va combattre la Bête! saisis-la d'une étreinte
forte et fais-lui cracher son énigme! Ne pense plus! Agis comme un
esclave, l'esclave d'un peuple d'ossements!»

A cette minute, Simon fut près de la révolte, mais dans le temps
qu'une ancienne légende, jadis célèbre, revenait à son esprit, il
songea que chaque révélation nouvelle implique un sacrifice et
qu'il faut s'immoler comme première victime aux vérités que l'on
veut concevoir. Tout de même que le hurlement de nos mères nous a
rendus forts, c'est l'effusion du sang des prophètes qui a fécondé
la parole des dieux, car le rêve vient puiser sa vie aux plaies de
la douleur.

De nouveau, Simon étendit la main vers ce coffret où Dieu était
pris au piège. Encore une fois, il s'arrêta. Un rayon venait de
l'éblouir, un rayon mince et blanc qui partait de la rivière comme
un trait d'argent.

Simon pensa:

«Sans doute, un objet brillant est-il tombé dans l'eau. Ce n'est
rien... ce n'est qu'un objet brillant qui est tombé dans l'eau, et
qui m'a ébloui!»

Puis, se reprenant, il pensa que, la réflexion d'un rayon de lune
eût été pareille. Sa main tendue vers le coffret retomba et Simon
fut abattu par une soudaine inquiétude.

Il ne savait donc pas la cause du plus simple accident naturel! Le
problème suscité par ce rayon blanc, il l'avait aussitôt résolu,
mais peut-être inexactement. Alors, de quel droit pouvait-il
révéler la connaissance de Dieu?

Si, dans les temps anciens, une seule, la plus négligeable, la
plus infime des choses avait été mal observée, si, tout au début
du monde, l'enfant qui déduisit le premier rapport s'était leurré
d'une apparence, pouvait-il, lui, Simon, résoudre ce problème dont
des peuples d'hommes avaient peut-être élaboré faussement l'énoncé?

La multitude silencieuse des morts l'avait chargé de traquer Dieu
dans son dernier repaire. Trouverait-il Dieu, ou bien, en place de
Dieu, une petite erreur devenue monstrueuse, hydre aux cent têtes
que les légendes annoncèrent?

Et Simon, après le suprême orgueil et le suprême abattement,
connut une angoisse plus grande que celle de Dieu même, lorsque
son fils agonisait sur la croix.

Alors, il ferma les yeux, saisit le coffret, l'ouvrit, et,
laissant l'idée divine s'échapper de nouveau dans l'univers pour
repaître de rêves les siècles à venir, il cria dans la nuit aux
peuples qui attendaient.

«Non! la connaissance de Dieu ne peut être atteinte! Les prémisses
sont fausses.

«Recommencez!»



98

SOUS LA PLUIE


Il pleut et je te regarde, tendrement, jusqu'au fond des yeux.
Les gouttes ont noyé la poussière et lavé les frondaisons. Elles
frappent, avec une persévérance inlassable, le toit du petit
kiosque où nous nous sommes réfugiés. De temps en temps, un
oiseau rappelle sa présence par une petite plainte mouillée.
Quelques mouches vertes bourdonnent autour de nous. Entre deux
poutrelles, une araignée tisse à nouveau sa toile qu'un vent
coulis endommagea.--Nous nous regardons toujours, et parfois tu
me souris. La belle pluie crée une façon de silence autour de
notre amour. Nous sommes heureux. Nous voulons être heureux...
mais, soudain, tu as pensé que, si je n'étais auprès de toi,
en ce moment, je pourrais souffrir de la pluie bienveillante,
là-bas, tout au loin, sur le bord d'une rizière désolée, et que
je grelotterais dans ma solitude, sans fleurs, sans opium, sans
soleil, sans amis... Alors, une tristesse si vive s'est épanchée
en toi que je l'ai vue sourdre, au bord de tes paupières, par deux
larmes.



99

LISBETH ET COCO


Comment sont-ils venus s'échouer ici?

Je les ai trouvés dans un café-concert en plein vent où les
badauds de la ville se réunissent. Cela est mal éclairé par
quelques lumignons, mais, quand la lune est pleine, on y voit
clair. Sous les arbres, des boutiquiers, de petits employés,
quelques mulâtres, boivent des bocks et des menthes à l'eau. Un
garçon sale, mal rasé, fait le service et affecte un empressement
inutile. Des enfants nègres grouillent par terre. Trois femmes
sont attablées avec des officiers qui demain rentreront en France.
Elles représentent Cythère. Soudain, un piano prélude, et, tout
aussitôt, on applaudit.

Sur la petite scène en planches, une femme vient de paraître. Je
la regarde, un peu étonné. Ce n'est plus la chanteuse qui hurlait
des obscénités, il y a quelques instants, en relevant un jupon
mauve sur des cuisses pénibles à voir. C'est tout autre chose.

Quarante ans, je pense. Un corps quelque peu lourd, en robe de
ville; un joli visage frais, un délicieux sourire. Elle chante. Sa
voix n'est pas éraillée, mais j'y sens de la fatigue. Cette femme
a su chanter. Elle nous dit, de façon vive, presque sans gestes,
délicatement, une chanson fort plaisante. Elle fait rire... mieux:
elle fait sourire. Le public se réveille. On l'applaudit parce
qu'on l'aime. Les consommateurs sont debout et chacun crie:

«Coco! Coco!»

Alors le pianiste se lève. Il est l'auteur des paroles et de
la musique. La femme chante encore deux fois, puis elle vient
s'asseoir dans le café et, bientôt, le pianiste la rejoint.

Ils m'intriguent. Il y a chez ces deux êtres une manière de
propreté, de décence, qui m'étonne. Un officier que je connais va
causer avec eux. Cet homme qui rentre du Soudan après trois ans
de campagne, qu'une femme blanche affole et qui ne peut voir de
la chair nue sans y poser sa bouche, parle au pianiste et à la
chanteuse avec une politesse scrupuleuse qui me plaît. Je me fais
présenter à Coco et à Lisbeth; tels sont leurs noms «au théâtre».
Nous causons, et, peu à peu, tout un petit drame se dévoile.

Lisbeth et Coco sont mariés depuis longtemps. Ils tinrent jadis un
«cabaret artistique» à Montmartre. Coco écrivait des chansons et
des mélodies que chantait Lisbeth. Puis, tout soudain, ce fut la
ruine. Ils partirent. De colonie en colonie, ils ont fini par se
fixer ici. Jamais ils ne se sont séparés. Coco ne peut vivre sans
Lisbeth, ni Lisbeth sans Coco. Ils s'accordent, ils se complètent,
ils sont une dualité. Coco s'est usé à jouer des ritournelles.
Lisbeth a perdu sa voix. Qu'importe! ils vieilliront ensemble.

Peut-être les verra-t-on rentrer, un jour, à Paris. Ils font des
économies, dans ce seul but: revoir Montmartre, les camarades,
les brasseries, les rues familières. Ils s'aiment. Ils doivent
s'être toujours aimés. Coco regarde Lisbeth avec une tendresse
indubitable et Lisbeth sourit pour répondre au sourire. Elle
soigne beaucoup ce corps presque détruit et jadis tant convoité,
dont Coco ne fut jamais las, et il reste à ce corps je ne sais
quoi d'émouvant. Ils s'aiment. Ce sont deux âmes nettes et propres.

La représentation est finie. Le jardin se vide. Nous restons
encore, parlant de Paris, et, comme je leur dis mon désir
d'entendre un peu de musique, Lisbeth et Coco veulent me remercier
de ce désir, et Coco me joue une étude de Chopin qu'il préfère à
toutes les autres et, dans l'ombre bleue du jardin désert, Lisbeth
me chante des chansons de Verlaine.

    Dakar.



100

AU CIMETIÈRE


Oui, c'est bien moi.--Reconnais-moi; je suis comme il y a dix ans,
tout à fait le même, du moins, il me semble.--Voici, je te salue,
mon ami. Ne pense pas qu'un étranger se soit arrêté devant ta
tombe!

O mon vieux! je t'en prie! comprends bien que c'est moi!

Je ne suis pas venu te voir, l'année dernière, mais il faut me
pardonner. J'avais, en somme, beaucoup d'affaires. Toi qui es mort
et qui jouis de cette belle suspension d'hostilités, tu ne te
doutes plus de la quantité d'actions inutiles qui mangent la vie
de nous autres vivants... et, dans cette vie, les morts, les morts
les plus chers, tiennent si peu de place!

Ma dernière visite, je te l'ai faite pendant l'hiver de... je
ne sais plus au juste... enfin... il y a déjà quelque temps.
Il faisait froid, très froid, et bien que j'eusse mis un gros
manteau, je grelottais, debout devant ce marbre où le jour de
ta mort est inscrit. Je tremblais tellement que mes souvenirs
eux-mêmes semblaient gelés et que je me rappelais à peine les
heures où, devant moi, tu avais vécu ta belle existence.

Aujourd'hui, mon pauvre ami, il fait un merveilleux temps
d'arrière-saison, un temps clair, tendrement aéré par des souffles
qui nous apportent, qui m'apportent, devrais-je dire, une érotique
et somnifère senteur de pin.--C'est un splendide jour.

Parlons de toi, veux-tu?

Te doutes-tu que la brise est libre comme l'était ton rire?... te
doutes-tu?... Ah! Dieu pitoyable!

Je ne sais pas si tu m'écoutes, si tu m'entends--non, je ne le
sais pas avec certitude, mais qu'importe, puisque je te parle et
que, peut-être, tu me réponds!

Dans le temps, lorsque nous nous promenions dans la colline et que
tu causais avec les arbres, puérilement, les passants pouvaient
croire que tu agissais comme un fou, mais je gage bien que celles
des branches auxquelles tu t'adressais et qui vivent encore,
te sont reconnaissantes du bruit de tes paroles, et c'est pour
cela qu'au-dessus de ta tombe, semble toujours flotter un peu de
musique.

Oui, mon ami, il fait beau, tu étais bon, et je sais que, l'un à
l'autre, nous nous manquons beaucoup.

Je ne te dédie pas cette page de prose, car tu sens bien qu'elle
est écrite pour toi seul. Que les autres ne le sachent pas, cela
me fait plutôt plaisir.

Allons! assez causé, mon ami!

Mais, crois-moi! ne regrette pas trop le monde, ce monde des
vivants. Il est tout aussi sale qu'au jour où tu l'as quitté si
subitement.--Rien ne s'est amélioré: ni les hommes, ni les choses.
Quant aux bêtes, je ne sais pas! Seuls quelques morts ont gagné un
peu de gloire, dans nos souvenirs. Toi dont la dépouille participe
maintenant à la vie inconsciente de la terre, tu as peut-être
réalisé ce que notre vie a su jusqu'à présent donner de mieux: une
promesse.

Malheureux corps réduit de mon meilleur ami! je ne viendrai plus
ici avant longtemps. On s'habitue aux pires choses et je veux,
lorsque je rends visite à tes ossements blancs, conserver cette
sensation étrange de descendre vers toi jusque dans la farouche
mort.

    Marseille.



TABLE



TABLE DES MATIÈRES


    Mon ami John Shag                          1


LIVRE PREMIER

    1.--Le jugement de Pâris                   3

    2.--La jetée-promenade                     5

    3.--Le vieux citron                        7

    4.--Projet pour demain soir               10

    5.--L'insomnie des morts                  13

    6.--Parfums                               15

    7.--Pour la lune                          18

    8.--Le Voyageur                           20

    9.--Corinne                               23

    10.--Le priape                            25

    11.--L'escalier rose                      28

    12.--Prière au vent                       29

    13.--Danse chantée                        32

    14.--Nocturne                             34

    15.--Inscription trouvée sur un vieux mur 36

    16.--Capripèdes africains                 37

    17.--Les cloches                          39

    18.--Bonheur parfait                      42

    19.--Trois strophes                       43

    20.--L'exode                              44


LIVRE DEUXIÈME

    21.--Dans le marché                       53

    22.--Un monde meilleur                    55

    23.--Les yeux                             57

    24.--Un testament                         59

    25.--Le cerisier                          61

    26.--Clitandre                            62

    27.--Alternance                           65

    28.--La leçon de musique                  66

    29.--Don de la grenade                    68

    30.--Deux candeurs                        70

    31.--Le miroir                            73

    32.--A la fenêtre                         75

    33.--Le faune mort                        76

    34.--Ciel gris                            79

    35.--La douzaine                          81

    36.--Vocables                             83

    37.--La visite                            85

    38.--L'inconstant                         89

    39.--La tragédienne                       90

    40.--Un petit monde                       92


LIVRE TROISIÈME

    41.--A un barriste                        95

    42.--Narcisse dissimulé                   98

    43.--Un ancien regard                     99

    44.--Lettres d'amour                     101

    45.--Le nom                              103

    46.--Le serpent bleu                     104

    47.--La valeur des maximes               108

    48.--Hymne                               110

    49.--Dans la rivière                     112

    50.--Voix qui montent                    114

    51.--Bohémienne                          116

    52.--Le passé                            118

    53.--Les grands serments                 119

    54.--Conseil                             121

    55.--Fehl Yasmîn                         122

    56.--Vieille histoire                    124

    57.--Cléonice                            127

    58.--Une agonie                          128

    59.--Sur une plage                       131

    60.--Monologue dramatique                132


LIVRE QUATRIÈME

    61.--Le prix de la jeunesse              137

    62.--Apaisement                          138

    63.--L'absente                           139

    64.--Edition expurgée                    143

    65.--Spleen au café                      145

    66.--Inscription trouvée sur un chêne    147

    67.--A propos de Pierrot                 148

    68.--En attendant l'amour                151

    69.--Baigneuse                           153

    70.--Le sombre visage                    156

    71.--Licaste                             157

    72.--La mort du magicien                 159

    73.--Conversation                        164

    74.--Un homme heureux                    166

    75.--Sémitisme                           168

    76.--Les messages                        171

    77.--Coup de soleil                      173

    78.--Pensée subite                       175

    79.--Cela                                176

    80.--La pluie au soleil                  179


LIVRE CINQUIÈME

    81.--Un amateur                          183

    82.--Fumée interdite                     186

    83.--Paroles de Fanchon                  188

    84.--L'étang mort                        190

    85.--Euterpe                             191

    86.--Un Monticelli                       194

    87.--En sommeil                          195

    88.--Les maisons de retraite             197

    89.--Elle et son enfant triste           200

    90.--Imité du persan                     201

    91.--Spleen oriental                     202

    92.--Cornélie                            205

    93.--Problème                            207

    94.--Les vrais souvenirs                 208

    95.--Un point de vue                     210

    96.--Matin                               212

    97.--La connaissance de Dieu             214

    98.--Sous la pluie                       220

    99.--Lisbeth et Coco                     221

    100.--Au cimetière                       224

    Imp. Henri Jouve, 15, rue Racine, Paris.

=BERNARD GRASSET, éditeur, 7 rue Corneille.--PARIS=



DERNIÈRES PUBLICATIONS


    Émile Baumann.--=L'Immolé=: 1 vol. in-16.--Prix.          3 fr. 50

    Célestin Pontier.--=Les Pourpres=, roman: 1 vol.
    in-16.--Prix.                                             3 fr. 50

    Claude Lorris.--=Les nuages s'amoncellent=: 1 vol.
    in-16.--Prix.                                             3 fr. 50

    Pierre Grasset.--=Un Conte Bleu=, roman: un vol.
    in-16.--Prix.                                             3 fr. 50

    Didier de Roulx.--=Roosje=, roman: 1 vol. in-18.
    Illustrations et couverture de F. Front.--Prix.           3 fr. 50

    Léon Lafage.--=Par Aventure=, roman: 1 vol.
    in-16.--Prix.                                             3 fr. 50

    Henri Hertz.--=Les Mécréants=, mystère civil
    en 4 actes. 1 vol. in-16.--Prix.                          2 fr. »

           *       *       *       *       *

    Georges Deherme =La Démocratie Vivante=: 1 vol.
    in-8 carré.--Prix.                                        4 fr. 50

IMP. RENAUDIE, 13, RUE DE SEVRES.--PARIS.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Les moments perdus de John Shag" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home