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Title: Leurs Excellences
Author: Puliga, Henrietta de Quigini
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Leurs Excellences" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



LEURS
EXCELLENCES



L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de
traduction et de reproduction à l'étranger.

Cet ouvrage a été déposé au ministère de l'intérieur (section de
la librairie) en novembre 1878.

PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.



    LEURS

    EXCELLENCES

    Par BRADA

    _Edition illustrée par STOP_

    [Illustration]

    PARIS

    E. PLON et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS

    10, RUE GARANCIÈRE

    1879

    _Tous droits réservés_

[Illustration]



L'ŒUF nº 4

I


_La princesse Adalbert de Sauer-Apfel à la baronne von
Nobelfamilien._

    Chère tante,

Vous voulez une longue lettre qui vous dira ce que je pense de
Sauer-Apfel, ou plutôt de ses habitants. Je suis arrivée bien
fatiguée, n'ayant pu, comme le prince Adalbert, _dormir_ tout le
long de la route; l'approche du château est fort majestueuse;
on nous a beaucoup acclamés. Hélas! ce ne sont plus nos sujets!
En montant l'avenue, j'ai récité quelques lignes de notre cher
_Gœthe_ à Adalbert; mais jusqu'ici il n'a pas de _poésie_ dans
l'âme.....

Leurs Altesses Sérénissimes m'attendaient à l'entrée, qui avait
été décorée de charmantes guirlandes de feuillage et de fleurs.
Derrière ma belle-mère se tenait la respectable chanoinesse de
Jungferstieg, qui est sa dame d'honneur depuis trente ans, et
à côté du prince le fidèle chambellan comte de Rothennase. Le
prince, qui est très-gros et fort rouge avec un air imposant, m'a
embrassée sur les deux joues, et la princesse m'a serrée dans ses
bras; elle est habillée _à la française_, avec beaucoup de goût.
L'excellent chambellan et la chanoinesse ont voulu me baiser
la main et me rendre les mêmes honneurs que si Leurs Altesses
Sérénissimes eussent encore régné dans leur capitale. J'ai été
bien émue, et j'ai saisi l'occasion de citer à la chanoinesse de
Jungferstieg quelques lignes de notre Schiller; elle me paraît
avoir l'âme sensible et les a aussitôt répétées à ma respectable
belle-mère, qui a semblé satisfaite de l'allusion.

Il y avait «grand couvert» en mon honneur; les derniers événements
ont condamné les princes de Sauer-Apfel à bien des sacrifices,
mais cependant quatre magnifiques valets en livrées rouges nous
servaient; malheureusement il y en avait deux très-grands et deux
très-petits; Son Altesse Sérénissime m'a fait observer que c'est
là où conduisait le progrès! Et le chambellan m'a confié, la mort
dans l'âme, que deux des valets servaient le jour dans le jardin!

Le prince a daigné boire plusieurs fois à ma santé; la princesse
m'a interrogée avec sollicitude sur mes goûts et m'a demandé
le prix de plusieurs choses: malheureusement je l'ignorais;
elle a soupiré en regardant la chanoinesse; il paraît que les
princesses de Sauer-Apfel ont toujours été renommées pour une
«noble économie». Le prince ne parle que très-peu, par dignité
sans doute; le chambellan et la chanoinesse se sont entretenus
assez longtemps d'un comte Wolgfang et d'une comtesse Marie;
je leur ai demandé si ces personnes étaient de leur famille;
j'ai appris qu'il s'agissait d'un grand-oncle mort il y a cent
cinquante ans et d'une noble aïeule qui vivait il y a deux
siècles. Ma belle-mère nous a raconté des faits pleins d'intérêt
sur l'empereur Frédéric Barberousse, dont son aïeul était le
confident intime; elle a voulu savoir si quelqu'un de notre
famille était à la cour de ce temps-là; j'ai dit que je vous
le demanderais, ma chère tante. Ma belle-mère a ajouté qu'il
était vrai que notre principauté n'avait point l'importance de
l'électorat de Sauer-Apfel! elle m'a adjuré de ne jamais oublier
que j'étais l'épouse d'un Sauer-Apfel. Après dîner, la chanoinesse
m'a montré les portraits de toutes les princesses de Sauer-Apfel;
il y en a cinquante-deux, tous parfaitement authentiques.
Nous avons passé la soirée en famille; le chambellan, qui est
très-bon musicien, a joué plusieurs mélodies au violon. La lune
éclairait le parc et argentait la surface du lac. En rentrant
dans mon appartement, j'ai composé quelques vers que j'ai ajoutés
à mon album; je les ai dédiés à ma chère tante, dont je suis
l'affectionnée nièce.

    Marie.

[Illustration]


II

_De la même à la même._

    Ma chère tante,

Leurs Altesses Sérénissimes me chargent de vous prier de remercier
le Grand-Duc de son souvenir; mon beau-père a été heureux de voir
que le Grand-Duc n'avait point oublié son fidèle allié.

Adalbert a eu un fort mal de dents la semaine passée; mais comme
il est toujours dehors, exposé à tous les temps, je n'ai pas été
surprise.

[Illustration]

Il n'y a rien de nouveau à Sauer Apfel, si ce n'est que Doris
se plaint de ce qu'on mange du _shinken_ (jambon cru) à tous
les repas. Je n'ai pas osé en parler à Adalbert sans consulter
ma chère tante, à laquelle je confierai aussi qu'il n'y a plus
de «grand couvert». Le chambellan et la chanoinesse n'acceptent
jamais que d'_un seul plat_, et il m'a paru que la princesse
éprouvait une légère surprise à me voir toujours prendre des
_deux_ qui forment le «petit couvert». Le chambellan de Rothennase
parle sans cesse de grands repas que Son Altesse Sérénissime
donnait autrefois... Ce temps me paraît passé. Je serais étonnée
du peu de nourriture sur laquelle subsiste la chanoinesse de
Jungferstieg, si Doris ne m'avait confié que la chanoinesse mange
du _saucisson_ en cachette après les repas. En revanche, Son
Altesse Sérénissime me paraît prendre plus de bière et de _snaps_
(eau-de-vie) qu'il ne serait bon pour sa santé. Le chambellan,
qui a remarqué que je m'en apercevais, m'a dit en secret que Son
Altesse Sérénissime cherchait à étourdir ses regrets à la pensée
de ses sujets privés de son gouvernement paternel. L'électorat
contenait trois cent vingt-cinq familles, dont deux cent cinquante
de la première noblesse; toutes, il paraît, sont plongées dans la
douleur. Je dois ajouter qu'Adalbert partage un peu trop vivement
les _regrets_ de son illustre père. Le soir, ni lui ni le prince
ne sont disposés à la conversation: la princesse, la chanoinesse
de Jungferstieg et le comte de Rothennase ont l'habitude de
faire un whist pour des pastilles de chocolat; jamais ma
belle-mère ne permet qu'on joue pour de l'argent; elle autorise
la _distraction_, elle défend la spéculation. On m'a proposé
de jouer; mais je préfère la lecture d'un de mes chers poëtes!
A dix heures, le chambellan allume le bougeoir de Son Altesse
Sérénissime et la précède jusqu'à son appartement.

J'avoue que je m'imaginais trouver une existence un peu plus
variée, et que je regrette souvent notre belle cour de X...

Adieu, ma chère tante.

    Votre nièce affectionnée,

    Marie.


III

_De la même à la même._

Je n'ai pas encore transmis votre jolie poésie à la chanoinesse,
ma chère tante; je vous dirai que depuis quelques jours je lui
témoigne un peu de froideur; j'ai remarqué que ses révérences
devenaient de plus en plus écourtées, et le soir ce n'est vraiment
plus qu'un signe de tête. Vous comprenez, ma chère tante, que
ce sont des choses qu'une princesse de Sauer-Apfel et nièce du
grand-duc de X... ne peut tolérer. Ce n'est pas, du reste, mon
seul sujet de mécontentement. Je voulais vous cacher ces tristes
dissensions; mais comme mes remontrances à Adalbert sont restées
sans effet, je viens m'en remettre à vos conseils et à votre
sagesse. Voici ce dont il s'agit, et je suis persuadée, ma chère
tante, que vous sentirez toute la gravité de la chose. Je vous
ai déjà révélé que les derniers événements ont amené de grands
changements dans la manière de vivre à Sauer-Apfel; le poulailler
est sous la direction _personnelle_ de la princesse, et les œufs
sont servis à table numérotés, selon leur fraîcheur, 1, 2, 3, 4,
etc. Croiriez-vous, ma chère tante, qu'on persiste à m'offrir
l'œuf nº 4! Son Altesse Sérénissime prend le nº 1; ma belle-mère,
le nº 2; _Adalbert_, le nº 3, et _moi_, on me laisse le nº 4. J'ai
fait observer à mon mari que la nièce du grand-duc _régnant_ de
X... ne pouvait accepter l'œuf nº 4, et que, si je voulais bien
par respect céder le nº 1 à Son Altesse Sérénissime, j'entendais
avoir l'œuf nº 2. J'ai éprouvé un refus formel. Chaque jour on
m'offre le nº 4, que je n'accepte jamais. La situation est devenue
si tendue que je ne puis la dissimuler plus longtemps, ma chère
tante. J'attends avec impatience une lettre de vous.

    Votre affligée nièce,

    Marie.


IV

_La baronne von Nobelfamilien à la princesse Adalbert de
Sauer-Apfel._

    Mon cher trésor,

Aussitôt après avoir lu ta chère missive, je me suis rendue chez
Son Altesse Royale, à laquelle j'ai fait demander une audience
particulière. Notre oncle et cher souverain m'a tendrement
accueillie, et à la lecture de ta lettre, il s'est levé en
répétant que cela était intolérable, que jamais la petite-fille
de son frère ne devait accepter une situation si peu conforme à
sa naissance. Il a immédiatement écrit de sa propre main à S. A.
S. la princesse de Sauer-Apfel. Tu as eu raison, mon cher trésor,
de m'avertir de ce qui arrivait. Le Grand-Duc s'est montré fort
mécontent d'Adalbert, tu peux le lui dire.

    Ta tante,

    Baronne von Nobelfamilien.

V

_La princesse de Sauer-Apfel à la baronne von Nobelfamilien._

    Chère madame la baronne,

Avant de répondre à la communication de S. A. R. le Grand-Duc,
je veux d'abord m'adresser à vous, persuadée que votre affection
pour la princesse Adalbert de Sauer-Apfel vous empêche de juger la
question sous son véritable aspect. J'ai fait appel à toutes les
traditions des illustres électeurs de Sauer-Apfel, j'ai consulté
les lumières du chambellan de Rothennase; grâce à ses soins, nous
avons appris qu'à la cour du défunt empereur Frédéric Barberousse,
_deux_ douairières de Sauer-Apfel vivaient en même temps qu'une
jeune princesse Wilfrid de Sauer-Apfel à laquelle l'œuf nº 5 était
offert sans qu'elle fît la moindre objection. J'oserai rappeler
à la haute née madame la baronne que la parenté de la princesse
Adalbert avec S. A. R. le Grand-Duc est _morganatique_, et que la
maison de Sauer-Apfel ne compte point un seul de ces mariages.
J'espère que ces raisons seront communiquées à Son Altesse Royale.

    Princesse de Sauer-Apfel.


VI

_La baronne von Nobelfamilien à Son Altesse Sérénissime la
princesse de Sauer-Apfel._

J'ai le regret d'apprendre à Votre Altesse Sérénissime que S. A.
R. le Grand-Duc a été offensé de la lettre que vous avez eu la
bonté de m'écrire. S. A. R. le Grand-Duc, après avoir consulté ses
ministres, me charge d'informer Votre Altesse Sérénissime qu'il
considérerait comme une offense personnelle la continuation du
refus d'offrir à la princesse, sa nièce, l'œuf nº 2; en ce cas,
Son Altesse Royale lui conseillerait de rentrer à la cour de X...

    Baronne von Nobelfamilien.


VII

_La princesse von Sauer-Apfel à la baronne von Nobelfamilien._

    Chère madame la baronne,

Il est sans exemple que l'épouse de l'héritier de l'électeur
de Sauer-Apfel ait quitté la cour de ses parents. Son Altesse
Sérénissime et moi sommes vivement attachés à S. A. R. le
Grand-Duc, et le départ de sa nièce, notre chère fille, nous
causerait la plus vive douleur. Imposant silence aux traditions du
passé, je viens proposer que dorénavant l'œuf nº 3 soit offert à
la princesse Adalbert. J'espère que Son Altesse Royale comprendra
la grandeur du sacrifice que je m'impose et que je fais uniquement
par respect pour son illustre famille.

    Princesse de Sauer-Apfel.


VIII

_Le chambellan Schwerkopf à la princesse de Sauer-Apfel._

Je suis chargé par mon auguste maître d'annoncer à Votre Altesse
Sérénissime que Son Altesse Royale ne peut admettre la proposition
de l'œuf nº 3 pour son illustre nièce la princesse Adalbert
de Sauer-Apfel, et que dans le cas où l'œuf nº 2 lui serait
refusé, les sentiments de Son Altesse Royale envers la maison de
Sauer-Apfel pourraient éprouver des modifications.

Je suis de Votre Altesse Sérénissime le très-humble serviteur,

    Chambellan de Schwerkopf.


IX

_La princesse Adalbert de Sauer-Apfel à sa tante._

    Chère tante,

Vous ne pouvez vous imaginer l'agitation qui règne ici. Plusieurs
fois par jour la princesse a des consultations avec le chambellan
et la chanoinesse; Adalbert continue à ne rien dire et refuse
d'entrer en lutte avec ses parents. On m'a encore offert hier
matin l'œuf nº 4, mais avant le dîner est arrivée la lettre de
l'excellent Schwerkopf; la princesse a eu des attaques de nerfs,
la chanoinesse s'est évanouie, et Son Altesse Sérénissime a bu
trois verres de _snaps_: cependant le prince a déclaré que, pour
en finir, il me céderait l'œuf nº 1. Ma belle-mère s'est écriée
aussitôt qu'elle mourrait si elle devait voir l'électeur de
Sauer-Apfel abaissé dans sa propre famille; elle s'est servie
de termes très-impertinents en parlant de Son Altesse Royale,
prétendant qu'il avait été bien heureux autrefois de l'alliance
des Sauer-Apfel. J'attends les ordres de notre cher oncle pour
savoir ce que je dois faire; mais il me semble que notre famille a
été outragée.

    Votre affectionnée nièce,

    Marie.

[Illustration]


X

_La baronne von Nobelfamilien à la princesse Adalbert de
Sauer-Apfel._

[Illustration]

    Cher petit trésor,

Ce soir le comte de Sussenlippen quitte la cour de X... pour se
rendre à Sauer-Apfel; ce n'est pas la première mission délicate
dont il a l'honneur d'être chargé par Son Altesse Royale. J'ai
été appelée en conférence secrète chez le Grand-Duc, et j'ai
communiqué à Sussenlippen toutes tes lettres; il s'est rendu
parfaitement compte de la situation; il la trouve _très-délicate_;
mais sa vieille expérience diplomatique lui indiquera la voie à
suivre; sa politique sera de _conciliation_. Je n'ai pas besoin de
te dire qu'il ne s'agit pas de concessions; la nièce de S. A. R.
le grand-duc régnant de X... ne peut pas en faire. Sussenlippen a
presque promis un résultat favorable; mais il n'a pas voulu dire
son secret même à Son Altesse Royale. Je n'ai pas besoin de te
faire part de mes inquiétudes, mon cher petit trésor.

    Ta tante,

    Baronne von Nobelfamilien.


XI

_Le comte de Sussenlippen à Son Altesse Royale le grand-duc de
X..._

J'ai l'honneur de rendre compte à Votre Altesse Royale de ma
mission à Sauer-Apfel. J'ai trouvé Leurs Altesses Sérénissimes
dans un état d'agitation extrême. Je les ai assurées que je venais
chargé d'une mission de conciliation. Je ne puis cacher à Votre
Altesse Royale que Leurs Altesses Sérénissimes, et en particulier
la princesse, me paraissent remplies de prétentions impossibles à
soutenir vis-à-vis de Votre Altesse Royale.

Après avoir salué la princesse Adalbert, qui m'a exprimé d'une
façon touchante sa satisfaction de voir un envoyé de son
auguste parent, j'ai fait demander une entrevue au chambellan
de Rothennase; je lui ai alors communiqué le plan que j'ai mûri
pendant deux nuits. Je l'ai donc prié de répéter à Leurs Altesses
Sérénissimes que pour calmer toutes les susceptibilités, tant
celles de la noble famille de X... que celles de la maison
Sauer-Apfel, je proposerais que dorénavant toute la famille mange
des œufs nº 4; les nos 1, 2, 3, pourraient être offerts, soit au
chambellan de service, soit à la chanoinesse de Jungferstieg.
Le comte de Rothennase a paru charmé de ma proposition; elle
me semblait en effet de nature à tout concilier; mais j'ai le
regret d'ajouter qu'en l'entendant, Leurs Altesses Sérénissimes,
et spécialement la princesse, ont déclaré que jamais l'électeur
de Sauer-Apfel ni son épouse ne s'abaisseraient à l'œuf nº 4.
En présence de cette fin de non-recevoir, j'ai conseillé à la
princesse Adalbert de garder ses appartements, et je viens
d'apprendre, par une longue conversation qu'elle m'a fait
l'honneur d'avoir avec elle, que la princesse a été loin de
trouver à Sauer-Apfel les égards dus à la nièce de Votre Altesse
Royale. Je me suis senti révolté de l'ingratitude de l'ancien
électeur que Votre Altesse Royale vient encore de combler de
bontés en nommant le prince Adalbert colonel du régiment des
cuirassiers oranges. J'ai été frappé également de ne point
trouver, excepté dans les appartements particuliers de la
princesse Adalbert, de portrait de Votre Altesse Royale.

[Illustration]

Je crains que tous les moyens de conciliation ne soient épuisés,
et qu'il ne reste qu'à rappeler l'auguste princesse à la cour
de Votre Altesse Royale, dont je suis le plus humble et le plus
dévoué sujet.

    Sussenlippen.

[Illustration]


_Extrait de la Gazette officielle de X..._

Hier une foule énorme et sympathique se pressait sur le chemin que
devait parcourir la voiture de S. A. R. la princesse Adalbert de
Sauer-Apfel, nièce de S. A. R. le Grand-Duc régnant. La princesse,
accompagnée du distingué diplomate, le comte de Sussenlippen, a
quitté le château de Sauer-Apfel à la suite d'événements dont
la gravité nous est connue, mais que de hautes considérations
politiques nous forcent à taire. Le prince Adalbert de
Sauer-Apfel cesse d'être colonel du régiment des cuirassiers
orange. La rupture entre les deux cours est complète.

[Illustration]

[Illustration]



LES PETITS POIS


A peine de retour après cinq ans de Japon, le baron de Tomy
fut nommé conseiller de légation à X...--Au ministère, on lui
donna avec obligeance tous les renseignements sur son nouveau
chef; justement le petit T... arrivait de X..., en congé, et
put éclairer complétement son collègue sur la position qui l'y
attendait.--M. de Tomy apprit que sa nomination avait fait
verser d'abondantes larmes aux plus beaux yeux du monde, et que
sa future cheffesse ne lui voulait aucun bien de venir prendre
une place si parfaitement occupée; quant au ministre, en perdant
Z..., il perdait son bras droit, et cela au moment critique
où se négociait le mariage de la princesse héritière, et que
celui des deux prétendants qu'il importait fort à la France de
faire agréer semblait en légère défaveur; le rappel de Z...,
admirablement au courant de toutes les ficelles de la négociation,
paraissait au représentant de la France une de ces balourdises
dont un _ministère_, être impersonnel, est seul capable, et le
remplacement de Z... par un monsieur qui arrivait du Japon, et
pour qui les méandres de la diplomatie européenne seraient sans
doute un mystère, mettait le comble à la maladresse. M. de Tomy
constata donc, sans l'ombre d'un doute, qu'il ne serait rien moins
que bienvenu: cependant il espéra secrètement que la fortune lui
serait moins contraire qu'on ne voulait le lui faire croire. Il
écouta avec recueillement et respect les instructions verbales
de son auguste supérieur, se chargea de plusieurs missives pour
ses collègues, et reçut le dépôt sacré des dépêches à remettre
à son chef, la veille de son départ, et le _jour_ en avait été
assez difficile à fixer, car il avait rapporté de ses différentes
missions plusieurs tendres superstitions à respecter et auxquelles
il avait juré d'avoir égard; mais le mercredi et le dimanche lui
appartenaient cependant encore sans réserve; aussi un samedi soir
flânait-il quasi tristement vers les sept heures, quand, entrant
au café Anglais pour son dernier dîner parisien, il fut surpris de
se trouver nez à nez avec Z..., qu'il remplaçait.

--Tiens, vous voilà ici?

--Et vous pas encore parti? Comment cela va-t-il, retour du Japon?

--Mais pas mal. Vous allez me dire un peu, puisque vous voilà,
comment on doit se comporter à X...

Ils se mirent à table ensemble. Z..., qui ne pensait qu'au fameux
mariage, en fit un cours approfondi et détaillé, sans laisser
percer ses regrets qu'on lui eût enlevé l'honneur de pouvoir dire
que le succès était son œuvre; il fut bon prince et dit à son
collègue qui il fallait flatter, qui craindre, qui tromper, qui
flagorner, qui contrecarrer; quant à la jeune princesse, on n'en
parlait pas.

Tomy, que le Japon avait barbarisé, demanda si elle avait des
préférences; mais Z... lui montra bien clairement que ce qu'il
y avait d'important là dedans c'étaient les préférences de la
France, c'est-à-dire celles, des deux ou trois gros bonnets qui
veillaient à sa destinée.

Tomy crut avoir admirablement compris la question du mariage, et
il passa à des questions plus particulières.

--Et Son Excellence?

Z... mangeait des petits pois et en avait la bouche pleine.

--Le meilleur des hommes.

--Et la comtesse? continua Tomy en regardant dans son verre.

--Charmante femme, très-instruite.

Puis Z... ajouta avec une autre intonation:

--Mon Dieu! qu'elle aimerait donc ces petits pois!

--Vous dites, mon cher?

--Je dis que la comtesse adorerait ces petits pois; ils sont
tous conservés, là-bas, et comme elle est un peu gourmande, elle
les aime mieux frais... Pardon, mon cher, j'en prends encore...
Mais quand on en mange depuis trois ans, qui sont durs, secs et
racornis, cela vous change.

A partir de ce moment, M. de Tomy fut préoccupé et n'écouta
que d'une oreille distraite Z... qui le bourrait d'adresses et
d'instructions en tout point contraires à celles dont il était
officiellement muni; enfin, Z... lui souhaita bon voyage sans
rancune.

--Tous mes hommages à la comtesse.

--Soyez sûr que je n'y manquerai point.

Une fois seul, M. le baron de Tomy oublia promptement le mariage
princier, les adresses de fournisseurs, et se posa gravement cette
unique question:

--Où trouver ce soir des petits pois?

Il médita quelques minutes, rentra vivement chez lui et ordonna à
son domestique d'avoir à lui faire confectionner immédiatement un
sac de l'apparence la plus diplomatique.

M. Jean comprit parfaitement ce qu'il fallait à M. le baron, mais
s'étonna à part lui de ce que le ministère ne fournît pas le sac
avec les dépêches; cependant, comme il était homme de ressource, à
onze heures, M. de Tomy était en possession de son sac.

Pour le coup, Jean fut au comble de l'ahurissement quand son
maître lui demanda gravement:

--Combien de kilos entreront là dedans?

--Monsieur le baron!...

--Bien, bien... Cette corde est-elle forte, au moins? Je n'ai pas
envie que ce sac s'éventre en route.

[Illustration]

--Ah! monsieur le baron, c'est un sac de pommes de terre; à cette
heure-ci je n'ai pas pu me procurer autre chose; je l'ai fait
mettre à la grandeur voulue; j'espère que cela ne contrarie pas
monsieur le baron... Quant à la solidité...

Jean se mit à la démontrer à grands coups de poing dans la toile.

--C'est parfait! parfait!

Et M. de Tomy regarda le sac avec une complaisance si visible
qu'elle jeta le trouble final dans l'esprit de son valet de
chambre.

Enfin Tomy ordonna qu'on le réveillât à quatre heures, et qu'une
voiture fût prête à cinq heures _précises_.

--Monsieur le baron sait pourtant que le train ne part qu'à sept
heures et demie.

--Jean, je vous dispense de me donner des conseils.

A cinq heures, M. de Tomy montait en voiture, son sac roulé dans
une main, et de l'autre portant son nécessaire de voyage.

--A la Halle!

Mon Dieu! il avait été au Japon, mais il n'avait jamais été à la
Halle; il n'était certes pas timide; mais cependant, avec son
grand sac vide ballant, son costume de voyage, il sentait qu'il
n'avait pas l'air d'un cuisinier, mais qu'il avait l'air drôle.

Avec pas mal de peine, il découvrit la marchande qu'il lui
fallait, et fut au comble de la joie quand, à sa question
hésitante si elle avait des petits pois en quantité suffisante
pour remplir son sac, et il le montrait avec réserve, elle
répondit de sa voix la plus sonnante:

--Celui-là et dix autres pareils, mon petit père. Et quels pois!
Regardez-moi ça! (Et de ses dents, elle en écossait, puis les
faisait sauter sur l'ongle.) Est-ce tendre? est-ce fin? et sucré?
Goûtez voir un peu.

Il goûta; elle le regardait avec une certaine anxiété:

--Hein! c'est-y de première qualité? Donnez que je vous arrange
ça.--Et elle entassa les pois dans le sac.

--Mettez-en le plus possible.

Il fut presque effrayé d'être si bien obéi; le sac, devenu ventru,
était énorme; il tâta le poids et fit la grimace.

--Ah! vos douze kilos y sont, vous n'êtes pas volé!

Il en demeura persuadé et ajouta:

--Est-ce qu'ils se conserveront trois jours?

--Et vous m'en direz des nouvelles, encore.

Il porta gravement son sac à la voiture, ouvrit son nécessaire,
alluma une bougie et se mit en devoir d'apposer dans tous les sens
et aux deux bouts errants de la ficelle les plus gigantesques
cachets; tout de suite cela prit bonne mine, et l'apparence de sac
de pommes de terre disparut entièrement.

Il fut charmé et se dit:

--Je pourrai parfaitement porter cela sans être ridicule.

Jean ouvrit de grands yeux quand il vit les dimensions du sac,
et que M. le baron lui défendit de le toucher, disant qu'il s'en
chargerait seul. Néanmoins, il eut le temps de se rendre compte
de la lourdeur, et resta convaincu que ce n'étaient pas là des
dépêches.

[Illustration]

Pendant trois jours et deux nuits, en voiture, en chemin de
fer, en bateau, ce sac ne quitta pas l'œil ou la main de M. de
Tomy; les grands cachets le firent regarder avec respect par le
vulgaire, et Jean alla jusqu'à imaginer qu'il pouvait contenir de
l'or en lingots.

Jamais M. de Tomy n'avait vécu sous le poids d'une pareille
responsabilité; ce qu'il dépensa de soins, de précautions, presque
de tendresse, pour défendre ce précieux sac de l'humidité, du
chaud, des secousses, ne s'imagine point; il ne lut, ne mangea,
ne dormit qu'autant que son sac était à l'abri de tout danger.
Jean n'en revenait pas et pensa que M. le baron était chargé d'une
mission qui allait le faire nommer ambassadeur.

Ils débarquèrent à X..., un assez triste matin, à cinq heures, par
un jour indécis. Mais tout parut radieux au jeune diplomate; il
était arrivé, et son sac était intact.

Comme il portait des dépêches et des lettres particulières, il se
présenta à dix heures chez son chef; son sac l'accompagnait, et
il le déposa aussi furtivement que cela était possible sous la
première chaise à côté de la porte; mais le coup d'œil d'aigle
du ministre avait vu.--Le comte de T... accueillit froidement,
quoique courtoisement, son nouveau subordonné, devant lequel il
posa de son attitude la plus digne, assis dans son fauteuil de
travail, le buste renversé, et la main gauche éparpillant les
papiers sur la grande table, tandis que la droite et le regard
écoutaient. Le pauvre Tomy pensait qu'il n'avait jamais rencontré
un pareil glaçon--toujours et toujours un: _Parfaitement,
parfaitement_.--Enfin, la conversation officielle close, le comte
de T... dit assez brusquement:

--Ah çà! qu'est-ce que c'est que ce gros sac que vous avez posé
dans le coin?

[Illustration]

Le malheureux, à qui ce sac pesait de ses trois journées et de ses
deux nuits, répondit d'un air dégagé:

--Mon Dieu, monsieur le ministre, c'est tout simplement un sac
de _petits pois_... mais oui, de petits pois. Voici comment cela
est arrivé. La veille de mon départ, je rencontre Z... au café
Anglais; le hasard fait qu'il me dit que vous n'avez ici que des
légumes conservés, et que madame la comtesse aime les petits pois
frais; alors j'ai eu l'idée de lui en apporter un sac... et les
voilà.

M. de Tomy fut étonné lui-même de l'effet de sa harangue;
le ministre se leva, fit le tour de sa grande table, et,
paternellement, lui posant les deux mains sur les épaules:

--Mon cher enfant, ceci est tout simplement un coup de maître.
Mais sans permettre à Tomy de répondre, il se rassit et écrivit
deux billets dont il parut peser chaque mot.

--Veuillez être assez aimable pour sonner!

Tomy sonna docilement, se demanda quel rapport pouvait exister
entre ses petits pois et la correspondance du ministre.

--Qu'on porte à l'instant ces lettres à leur adresse, et qu'on
fasse demander à madame la comtesse si elle peut me recevoir avec
M. le baron de Tomy.

Puis se tournant vers lui de l'abord le plus amical:

--Vous dînez avec nous ce soir, mon cher ami; je viens d'écrire au
prince de V... et au conseiller de B...; nous étions légèrement en
froid depuis quelques jours, le mariage traînait, je ne savais par
où rompre la glace, vos petits pois sont un admirable prétexte...
le prince est gourmand en diable... la comtesse va être ravie, le
mariage est fait... Parlez-moi de Paris, du Japon, de tout ce que
vous voudrez; je vois que nous nous entendrons parfaitement.

L'accueil de la comtesse fut encore plus réservé et plus digne
que ne l'avait été celui du ministre; mais en un instant le sac
se trouva placé sur la table, et, l'explication faite, Tomy vit
s'éclairer et sourire le charmant visage qui le regardait assez
sévèrement une seconde auparavant.

[Illustration]

--Ah! mais c'est une idée délicieuse: donnez-moi donc des
ciseaux... Monsieur de Tomy, prenez garde à _mes_ pois; sont-ils
assez frais, assez verts!

Et elle les écrasait entre ses dents, tout comme la marchande de
la halle.

--Comment! vous avez eu le courage de vous charger de ce sac
depuis Paris! mais c'est admirable! Mon cher ami, vous avez là un
homme précieux; je ne savais pas qu'au Japon l'on apprît de si
jolies manières... Comment! vous savez aussi faire la cuisine? Je
vois que vous avez tous les talents.

Enfin on permit à Tomy d'aller se reposer, et on lui recommanda de
dormir ferme afin d'avoir beaucoup d'esprit à six heures.

Lui parti, la comtesse pensa: C'est donc ce pauvre garçon que je
détestais sans le connaître; comme il faut se méfier des jugements
téméraires! Certes, le départ de Z... change ma vie, et, dans ce
pays, elle n'est pas toujours gaie. Mais, enfin, il est parti, je
ne peux plus le faire revenir; ce petit baron a sans nul doute
infiniment d'esprit; cette idée des pois est lumineuse; je suis
sûre qu'il aura une carrière brillante; je crois qu'on pourra en
tirer parti. Allons, j'ai eu tort de tant pleurer; cela ne sert
qu'à rendre fort laide.

Le ministre eut, sur la façon d'accommoder les pois, une longue
conférence avec sa femme et le cuisinier, et il fut décidé qu'on
en servirait à l'anglaise et à la française; le _maître queux_
reçut les plus pressantes adjurations de donner à ces bienheureux
pois ses soins les plus particuliers.

A six heures moins un quart, Tomy était dans le salon de la
ministresse; elle le reçut comme un vieil ami.

--Vous allez goûter _nos_ pois, dit-elle.

Puis, en quelques mots, elle lui donna tous les éclaircissements
sur les nouveaux visages qu'il allait rencontrer. M. de Tomy
fut présenté à chacun, par son chef, avec une sollicitude toute
particulière: il était de la maison.

Le dîner fut exquis; le prince de V..., de l'humeur la plus
joviale; le conseiller de B..., galant et assidu auprès de la
comtesse; Tomy, plaisanté et l'objet de l'attention générale.

--Comment! c'était dans un sac à dépêches!

--Mais oui, avec d'immenses cachets; trois jours et deux nuits, et
un poids de douze kilos, mon cher prince.

Le prince de V... le regardait avec aménité. Le conseiller de B...
lui adressa plusieurs fois la parole.

En sortant de table, le prince dit à son hôte:

--Mon cher ministre, j'avoue que M. de Tomy me paraît un jeune
homme remarquable.

Et le conseiller ajouta:

--Vous avez là un garçon qui fera parler de lui.

Le ministre répondit avec sérieux:

--Je l'avais demandé, connaissant son mérite.

Et ces messieurs de la légation constatèrent, avec une pointe de
jalousie, le succès du nouveau collègue qui d'emblée avait conquis
la confiance de son chef et la bienveillance de la comtesse.

Un mois après on célébrait à X... le mariage de la princesse avec
le prétendant patronné par la France.

A quoi tient la destinée des hommes et des princesses!

[Illustration]

[Illustration]



PAUVRE THÉODORE!


Le vicomte de Raffinay s'ennuyait prodigieusement. Il avait
beau, grâce à un intérim prolongé, jouir, lui, simple deuxième
secrétaire, de toutes les grandeurs de la position de chargé
d'affaires, il s'ennuyait. Déjà plusieurs fois il avait pesé
sérieusement s'il ne conviendrait pas de mettre la clef sur la
porte et de laisser _la boutique_ se tirer d'affaire toute seule.
La simple pensée de laisser la «Légation» seule faisait frémir
d'horreur l'excellent chancelier, qui craignait sans doute que la
«Légation» ne fût prise de mélancolie. Raffinay avait déjà écrit
trois magnifiques dépêches au sujet de la peste bovine qui s'était
déclarée à X..., et son gouvernement se trouvait parfaitement
informé sur ce sujet; il avait aussi médité une quatrième dépêche
sur les relations du grand-duché de X... avec la France, mais il
avait conclu de s'en tenir à l'intention; heureusement que la
chancellerie était ornée de fauteuils fort confortables; on y
dormait à ravir, on y jouissait du calme le plus favorable pour
fumer poétiquement un nombre illimité de cigarettes. La cire
rouge, d'ailleurs, est une source de loisirs très-innocents:
aussi Raffinay s'exerçait à l'étude des grands cachets, et était
arrivé à une perfection remarquable; il espérait devoir à cette
spécialité un avancement rapide.

Un matin qu'il bâillait avec plus d'entrain que d'habitude,--il
venait de passer une heure à la fenêtre dans l'espoir d'apercevoir
quelque collègue errant qui serait venu partager sa solitude,--il
fut tiré de sa torpeur par la perception très-distincte d'une
voix féminine discutant avec le cerbère de la légation, et d'un
frou-frou de jupes des plus harmonieux. Le chargé d'affaires
sonna violemment, mais au même instant le frou-frou et la voix
firent une invasion violente dans le sanctuaire de la diplomatie
française à X...

--Monsieur, oh! monsieur!

Et l'aimable personne qui apparaissait d'une façon si inattendue
tomba sur une chaise et se mit à sangloter.

Raffinay la regardait avec une sorte de terreur respectueuse:
les larmes d'une femme avaient le don de le rendre parfaitement
stupide; cependant il répondit au _Monsieur_ si expressif par un
_Madame_ bien senti; puis, observant mieux l'extrême jeunesse de
sa visiteuse: Mademoiselle.

--Non, non, madame, oh! monsieur!... seulement depuis quatre
jours...

Et un nouveau déluge de larmes.

Quand on est nourri des mystérieuses traditions de la diplomatie,
on sait que, pour arriver à se bien comprendre, rien n'égale une
attitude conciliante; et comme Raffinay ne comprenait rien à la
présence inopinée, mais agréable, de la dame inconnue, il répéta
après elle et avec la même conviction:

--Seulement depuis quatre jours?...

Mais au lieu de la calmer comme il l'espérait par cette
concession, elle parut saisie d'un nouveau paroxysme, et
s'emparant des mains de Raffinay, sur lesquelles elle courbait sa
jolie tête, elle se mit à répéter presque avec des cris:

--Vous me le rendrez, monsieur, n'est-ce pas, vous me le
rendrez?... Ah! Théodore!...

Puis, comme suffoquée par le même souvenir:

--Depuis quatre jours, quatre jours, ah! mon Dieu!...

Raffinay sentit la nécessité d'éclaircir la situation, qui
devenait ridicule; il fit rasseoir la belle éplorée, car elle
était positivement très-jolie et mise comme un ange qu'aurait
habillé le bon faiseur; puis, prenant son attitude la plus
officielle, il se mit en devoir de l'interroger:

--Pardon, madame, mais je n'ai pas parfaitement compris la
situation. A quoi dois-je l'honneur de votre présence ici?

--Mais on l'a arrêté, monsieur, oui, les monstres l'ont arrêté! Et
elle se leva comme prête à saisir à la gorge les monstres évoqués;
le visage impassible du jeune secrétaire la fit retomber anéantie
à sa place.

--Maintenant, madame, je continue et vous prie de me dire qui a
été arrêté?

--Mais lui, mais Théodore, mon mari; ah! mon cher mari!

--Ainsi, madame, votre mari a été arrêté; à cela, il y a
certainement une raison.

Raffinay arriva peu à peu à la faire s'expliquer; elle le fit
avec une éloquence, une fougue, une abondance de paroles qui lui
plurent singulièrement, car elles le transportaient bien loin des
us et coutumes de X...

--Oui, monsieur, ils l'ont arrêté, un ange... notre voyage de
noces. Ah! si ma pauvre maman savait... lui, lui... des faux
billets; ah! ce changeur à Strasbourg! ce voleur! ce tigre! Lui,
monsieur, c'est un homme qui lui a donné les billets. Est-ce que
nous connaissons les billets de ce vilain pays? Et il en avait
pris pour quatre mille francs. En pleine gare, oui, monsieur, en
pleine gare, on a emmené mon mari, mon cher Théodore. Je suis sûre
qu'ils l'ont jeté dans un cachot. Est-ce que vous croyez qu'ils
vont le fusiller? Ah! ah! ah! ah! je me tuerai. C'est Théodore qui
m'a dit de venir ici, car il a montré un sang-froid... Ah! mon
Théodore... et seulement depuis quatre jours... rendez-le-moi,
mon mari... oh! je vous aimerai tant!...

[Illustration]

Cette péroraison parut douce au jeune diplomate. Il garda pendant
quelques secondes un silence olympien; elle le regardait la lèvre
émue, l'œil brillant, oppressée par sa vive émotion, tout son être
suspendu à la réponse qu'elle attendait.

--Vraiment charmante, pensa-t-il; comme elle vous a une drôle de
petite mine! Il prit une feuille de son grand papier officiel,
caressa sa moustache de la main gauche, de la droite sa plume,
puis, de sa voix la plus mesurée: Le nom de M. votre mari, madame?

--Théodore Jacob...

Le lorgnon du vicomte de Raffinay tomba avec un petit bruit sec
sur la table, et il regarda madame Jacob avec un sourire aimable.

--D'après ce que j'ai cru comprendre, marié depuis quatre jours?

Elle fit un signe affirmatif.

--Cette catastrophe me semble évidemment désolante.

--Ah! monsieur, je le connais, il va mourir dans cette prison,--et
bien naïvement,--séparé de moi.

--Je le conçois parfaitement.

Comme la jeune femme était encore très-petite fille, elle se crut
forcée d'ajouter, tout en baissant les yeux:

--C'est qu'il m'aime beaucoup!

Une seconde fois, le monocle, qui avait repris sa place, retomba
sur la table, et le vicomte de Raffinay prononça, avec un sourire
qui sembla impitoyable à madame Jacob:

--Le cas est très-grave!

--Très-grave, ah! ah! ah!... Elle hésita un instant entre une
attaque de nerfs et un évanouissement, et finit par sangloter.

Raffinay ne broncha pas.

--Oui, madame, car, enfin, M. votre mari avait en sa possession et
essayait de mettre en circulation des billets faux.

--Mais on les lui avait donnés. Nous... nous sommes riches,
monsieur.

Elle comprenait que, dans ce cas-là, c'était une bien meilleure
défense que de dire: Nous sommes honnêtes.

--Mais, madame, quant à moi, je ne doute point de l'innocence
de M. Théodore Jacob, mais il faudra la prouver, il faudra
télégraphier en France, prendre des renseignements; cela peut
durer trois... quatre jours... une semaine...

--Une semaine, monsieur! une semaine sans voir Théodore! jamais!
Je veux partager sa prison, je le veux!

[Illustration]

--Ceci est impossible, madame; vous resterez sous la protection de
votre légation.--Et Raffinay releva noblement la tête, en pensant
qu'il était lui-même cette légation.--M. votre mari sera rendu à
la liberté.

Madame Théodore Jacob ne paraissait point parfaitement satisfaite
et rassurée par la perspective d'être protégée par la légation;
cependant elle avait séché ses larmes, ce qui la rendait
infiniment plus jolie.

Le vicomte de Raffinay constata mentalement qu'il ne s'ennuyait
plus.

--Madame, il y aura des démarches à faire.

--Oui, monsieur.

--Votre présence sera indispensable.

--J'irai au bout du monde pour mon cher Théodore!...

--Nous allons d'abord nous rendre chez le directeur de la police.

Pour la première fois, madame Théodore Jacob envisagea franchement
le vicomte de Raffinay: il lui fit un peu peur; elle se demanda si
Théodore trouverait bon qu'elle sortît seule avec ce jeune homme.
Puis, la pensée de son mari étendu sur la paille humide d'un
cachot lui rendit tout son courage, et s'armant de sa dignité la
plus sérieuse:

--Je suis prête, monsieur...

--Vous me permettrez, madame, d'envoyer chercher une voiture, car
il s'agit de ne pas perdre un instant.

--J'en ai une en bas...

--Alors, madame, je suis à vos ordres.

Dans la voiture, la jeune femme eut de nouveau recours aux
sanglots; Raffinay sentit qu'il y allait de son honneur d'apaiser
un peu son chagrin.

--Mon Dieu, madame, permettez-moi de vous dire que vous vous
affligez trop; cette aventure est désagréable, pénible, ennuyeuse,
et voilà tout; un jour ou deux de patience, et M. votre mari sera
rendu à la liberté; je me mets jusque-là tout à votre disposition,
et si je puis vous être bon à quelque chose, j'en serai charmé,
croyez-le bien.

--Ah! monsieur, je vous remercie; mais songez qu'il y a seulement
quatre jours que nous sommes mariés... Ah! si l'on m'avait prédit
une chose pareille!

--Croyez-en ma vieille expérience, madame: quand vous aurez dix
ans de mariage, une séparation de deux ou trois jours vous
semblera moins effrayante.

Madame Théodore Jacob leva une seconde fois vers le vicomte de
Raffinay son joli visage attristé: cela lui semblait drôle, ce
jeune homme qui parlait de vieille expérience; elle ne savait
point que MM. les diplomates se piquent d'en être pétris, après
deux ans de chancellerie; elle demanda tout bonnement:

--Quel âge avez-vous, monsieur?

--Madame, j'avoue vingt-neuf ans.

--Tiens! c'est l'âge de Théodore; seulement, il est blond.

Cela fit plaisir au diplomate, qui était brun.

--Madame, vous voici chez M. le directeur de la police...

--Ah! j'ai peur!

--Pensez à M. votre mari, madame; n'ayez aucune crainte, je suis
là...

--Qu'est-ce qu'on va me demander?...

--Soyez sûre, madame, qu'on vous ménagera infiniment...

Je ne vous quitterai pas, poursuivit-il. Veuillez vous appuyer sur
mon bras...

Elle était tremblante comme la feuille, pâlissait et rougissait
sous son voile. L'abord imposant du directeur de la police la
terrifia; ses grandes lunettes, sa barbe en broussaille, tout,
jusqu'à la poussière qui couvrait son bureau chargé de paperasses,
lui sembla indiquer une horrible sévérité. Elle admira l'aisance
de son introducteur:

--Mon cher directeur, comment traitez-vous mes nationaux? on les
empoigne dans les gares; nous venons vous demander justice.

[Illustration]

--Monsieur le chargé d'affaires, je suis plus désolé que vous;
c'est un cas très-difficile, très-difficile; je pense que madame
va nous expliquer; mais les billets étaient faux, monsieur le
chargé d'affaires, et alors, vous comprenez...

--Non, mon cher directeur, je ne comprends rien du tout; on n'a
jamais vu arrêter les gens pendant leur voyage de noces.

--Je suis désolé, vraiment désolé, madame!...

--Il y a là une erreur étonnante...

La jeune femme se jeta à la rescousse.

--Monsieur le _commissaire de police_, c'est le changeur à
Strasbourg, je vous le jure. Ah! rendez-moi mon mari.

--Je veux bien... je veux bien... madame.

Ici, Raffinay reprit son rôle.

--Permettez, madame, que j'explique la chose à M. le directeur de
la police...

Et les deux hommes se reculèrent jusqu'à l'embrasure de la
croisée. La pauvre petite femme épiait leurs regards, voyait leurs
sourires et pensait:

--Ah! Théodore, qu'est-ce qu'on va lui donner pour son déjeuner?
Et lui qui s'ennuie s'il reste une heure sans m'embrasser...
Comme ce monsieur est bien! Je savais que les diplomates étaient
tous distingués... (et un petit soupir, car Théodore est dans les
châles en gros)... Jamais Aglaé ne voudra croire que je me suis
promenée toute seule avec un jeune homme; il est vicomte! comme
il a été bon pour moi, je le dirai à Théodore.--Qu'est-ce qu'ils
disent?--Ah! mon Théodore chéri, je pense à toi, va! (Un nouveau
soupir.)

Raffinay revint vers elle.

--Madame, je vais être admis à voir M. votre mari.

--Ah! monsieur, ah! où l'a-t-on mis?... Pas dans un cachot?

L'excellent directeur de la police se sentait déjà plein d'intérêt
pour cette pauvre jeune femme, quoiqu'il fût persuadé, jusqu'à
preuve du contraire, que M. Théodore Jacob était un filou.

--Un cachot! non, non, madame, n'ayez pas peur!... Je regrette
beaucoup, croyez, madame, beaucoup, beaucoup, mais il est
impossible d'éviter une détention préventive, n'est-ce pas,
monsieur le chargé d'affaires?

--Impossible, en effet, d'éviter une détention préventive...
et même de quelque durée... ajouta Raffinay, qui commençait à
entrevoir une charmante aubaine.

Le directeur de la police les accompagna jusqu'à la seconde porte,
toujours en répétant:

--Croyez, madame, que je regrette beaucoup, beaucoup.

Et comme, malgré sa barbe hérissée, M. le directeur de la police
était bonhomme au fond, il ajouta:

--Que M. le secrétaire de la légation veuille bien repasser dans
une heure; j'aurai examiné l'affaire d'ici là, et nous aviserons
tous les deux aux moyens d'une solution prompte.

Dès qu'ils furent dehors, la première parole de Raffinay étonna
étrangement madame Jacob.

--Si j'ose vous le demander, madame, vous ne devez pas avoir
déjeuné?

Elle avoua, en pleurant, qu'elle avait très-faim.

--Eh bien! madame, les circonstances sont telles, si particulières
et si impérieuses à la fois, que je vais vous proposer de venir
déjeuner chez un garçon; à l'hôtel, on ferait attendre; dans un
restaurant, cela serait d'un effet fâcheux, tandis que, chez moi,
vous déjeunerez tranquillement, et un temps précieux ne sera pas
perdu.

Elle restait devant lui, effarouchée et craintive, ne sachant pas
s'il fallait dire oui ou non.--Il lui en épargna la peine.

--J'étais persuadé, madame, que votre bon sens vous ferait dire
oui, tout simplement, et je vous en remercie.

Comme elle était encore très-sérieuse, il ajouta en souriant:

--Ce sera, sans doute, le premier ménage de garçon avec lequel
vous ferez connaissance?

--Ah! non, j'ai été avec maman voir l'appartement de Théodore.

--Vraiment? eh bien, vous constaterez si nous avons les mêmes
goûts. M. votre mari aime-t-il le bric-à-brac?

--Lui! Oh! c'est un homme tout à fait sérieux et établi; il n'a
pas le temps de s'occuper de ces choses-là.

--C'est toujours regrettable pour une femme.

Nouveau silence rempli de méditation de part et d'autre; car, au
bout de quelques secondes, elle dit d'une voix tremblante:

--Comme vous êtes bon pour moi, monsieur!

Raffinay souhaita du fond du cœur que M. Théodore Jacob passât
plusieurs jours en prison.

Ce déjeuner fut une surprise et un plaisir tels que le pauvre
Théodore, dans son cachot, fut légèrement oublié. Le jeune homme
fut respectueux, galant, empressé, et cela fit trouver les bons
baisers sonores de M. Jacob un peu vulgaires. Elle qui, toute
sa vie, n'avait vécu que dans des intérieurs cossus, il est
vrai, mais strictement simples et bourgeois; elle dont le nouvel
appartement, qui lui avait paru délicieux avant de quitter Paris,
était meublé sans l'ombre d'une prétention au bon goût, se trouva
soudain parfaitement à l'aise, au milieu de ce fouillis riche et
élégant; les gravures, les tableaux, les livres, les armes, les
potiches, les soies diverses, les portières baroques lui parurent
les accessoires les plus naturels. Son chez elle lui sembla hideux
en souvenir, et elle se jura que son appartement ressemblerait à
celui qu'elle voyait; on lui en fit connaître tous les trésors;
il remua, bouleversa, lui montra tout ce qui pouvait l'amuser;
elle y allait avec la bonne foi d'une pensionnaire, répétant
naïvement:--Je n'ai jamais rien vu de si joli. Et elle commença à
comprendre qu'il y avait des raffinements d'existence que Théodore
ne connaîtrait jamais.--Pauvre Théodore! elle ne l'oubliait
cependant pas, car, à chaque pause, elle hasardait:

--Mon mari, monsieur, mon mari, n'oubliez pas que dans une
heure.....

--Soyez sans crainte, madame, il faut nécessairement attendre
les réponses à nos dépêches; vous êtes moins inquiète, j'espère:
vous voyez que rien n'est épargné pour arriver au résultat que
vous désirez; mais, en attendant, il faut vous distraire... La
tristesse pourrait vous rendre malade, et ce n'est pas ce que
désire M. votre mari. Certainement cette séparation est pénible,
mais elle ne durera pas, tandis qu'il y en a d'autres qui peuvent
être bien douloureuses..., et dont il n'est pas donné de voir la
fin...

Cette délicate allusion ne fut pas perdue, mais madame Théodore
Jacob n'avait encore lu que les romans du _Journal des
demoiselles_, et elle ne sut comment la relever; elle comprenait
seulement très-clairement qu'il fallait être triste et malheureuse
quand on a son mari en prison et au secret.

--Une promenade à la campagne vous ferait du bien, madame.

--Oui... mais...

--Ce sera absolument comme vous voudrez.

La jolie créature commençait à se trouver mal à l'aise, et
pourtant elle n'eût voulu pour rien offenser ce monsieur si
aimable.

--Vous aurez la bonté de demander à mon mari ce qu'il veut...
ce qu'il désire: je dois lui obéir.--Et prenant courageusement
son parti, elle se leva.--Je crois qu'il faut que vous alliez le
trouver maintenant, monsieur... Elle avait ressaisi son courage,
et sa gaieté commençait à l'embarrasser. Pourtant, M. de Raffinay
était bien charmant!... Et comme il la regardait!... Avec quel feu
contenu par le respect!... Décidément, madame Théodore ne savait
plus trop où elle en était, et il lui fallut un grand effort pour
se diriger vers la porte:

--J'irai vous attendre à l'hôtel, monsieur.

Il vit qu'elle le voulait, et l'y ramena avec toute sorte d'égards.

A quoi bon, d'ailleurs, brusquer un dénoûment? N'avait-il pas tout
le temps devant lui?...

[Illustration]

Madame Théodore supporta assez bravement la curiosité de son
retour, les chuchotements sur son passage; il lui serra la main en
la quittant.

--Dans une heure, madame, je suis ici. Courage, courage, je vous
en prie; il faut que je dise à M. votre mari que vous n'êtes pas
triste.

--Oui, monsieur, oui.

Raffinay sauta en voiture, le cœur léger et l'esprit courant les
rêves. Tout en allumant son cigare, il répétait: Pauvre Théodore!
pauvre Théodore!...

Comme on pense, il se garda bien de retourner chez M. le directeur
de la police.

Ayant bien ruminé son plan, une heure après, il revenait à
l'hôtel; il aurait trouvé inutile de pénétrer jusqu'à M. Jacob; il
y aurait eu des empêchements... des formalités... mais le soir, il
espérait... Et, en attendant, il venait proposer une promenade en
voiture...

Le garçon lui ouvrit la porte du nº 33 d'un air allègre... Une
jeune femme était assise sur les genoux d'un monsieur quelle
embrassait en pleurant; au bruit, elle sauta sur ses pieds.

--Ah! monsieur, merci, merci! Voilà dix minutes que Théodore est
là. Ah! nous sommes si heureux! mon mari est si reconnaissant de
votre amabilité!

M. de Raffinay fit bonne contenance.

--Je venais vous féliciter, madame... Monsieur, je suis ravi...

Pauvre Théodore, il ne saura jamais tout ce qu'il a dû, ce
jour-là, à M. le directeur de la police de X... pour l'avoir mis
en liberté sans autre forme de procès.

[Illustration]

[Illustration]



OU LOGERA SON EXCELLENCE


I

«S. Exc. le comte de Schongesicht, envoyé extraordinaire et
ministre plénipotentiaire de S. M. le roi de Prusse près la
république helvétique, est nommé dans les mêmes qualités auprès de
S. A. R. le grand-duc de X...»

La nouvelle contenue dans ces lignes de la _Gazette officielle_
fut on ne peut mieux accueillie à X..., par le Grand-Duc d'abord,
par sa cour, et par l'imposant aréopage qui composait le _Corps
diplomatique_.

Le nouveau ministre arrivait précédé d'une auréole d'amabilité.
La comtesse Dorothée de L..., demoiselle d'honneur de S. A. R.
la Grande-Duchesse, passait pour avoir éprouvé jadis à son égard
la plus vive passion. Cette passion avait vu le jour à Berlin,
où la comtesse Dorothée avait séjourné une semaine, époque qui
faisait date dans son existence; aussi, oubliant les quinze années
écoulées et surtout l'existence d'une comtesse de Schongesicht, la
comtesse Dorothée se rappelait avec complaisance certaine valse
dont le souvenir lui était toujours très-vif.

L'émotion de la comtesse Dorothée était largement partagée. La
venue de S. Exc. le comte de Schongesicht était pour X... un
véritable et sérieux événement. Cela intéressait en premier lieu
S. A. R. le Grand-Duc lui-même, et on le savait charmé de la
nouvelle nomination; puis toutes les femmes jeunes et jolies,
ou qui avaient été jeunes et jolies, ou qui se croyaient jeunes
et jolies, car Metlieeff, qui pendant longtemps avait eu la
spécialité de ravager à X... les cœurs aristocratiques, commençait
à se faire vieux et à ne s'intéresser plus qu'aux bons dîners.
Enfin, le respectable commerce de X... subissait une attente
fiévreuse, car il s'agissait de savoir si S. Exc. la comtesse de
Schongesicht patronerait Muller, qui avait toutes les nouveautés
de Paris et importait les modes les plus excentriques, ou si
elle irait chez Altestein, la maison la plus ancienne et tout
allemande; si elle se servirait pour les _délicatesses_ chez
Siegenfuss, comme le baron de Stolzenheit, ou chez Schivenfuss,
comme la majorité du _Corps diplomatique_. S. Exc. le comte de
Schongesicht ferait-il l'honneur de ses commandes au tailleur
de Son Altesse Royale? Et enfin, où s'installeraient Leurs
Excellences? Dans le vieux quartier, ou près du _Jardin vert_?
Depuis le boucher de la cour jusqu'à Son Altesse Royale, tout le
monde émettait des avis sur ces graves questions. Les collègues
aussi causaient, car il était d'une majeure importance pour
MM. les secrétaires et attachés de savoir si la comtesse de
Schongesicht était jeune et jolie, prude ou bonne enfant. D'un
autre côté, depuis la très-respectable épouse du vieux ministre
résident de Belgique, jusqu'à la folâtre madame de Riskoff,
de la légation de Russie, pas une femme de tout le petit clan
cosmopolite pour qui un nouveau visage masculin ne fût une
manne du ciel. Et Schongesicht avait été attaché à Paris; et
Schongesicht y avait eu un scandale avec une danseuse! Il devait
être charmant.

A sa première apparition dans le monde de X..., le comte de
Schongesicht fut acclamé de prime abord. En effet, il était
impossible de se montrer plus insolemment poli, plus courtoisement
conquérant. Il avait peine, évidemment, à porter le poids des
lauriers de sa patrie; mais enfin, avec un effort soutenu, il y
parvenait. Envers le Grand-Duc, il fut plein d'une affabilité
protectrice, toujours prêt à l'assurer que son auguste souverain
était parfaitement décidé d'octroyer à S. A. R. le Grand-Duc de
vivre encore quelques années encore, et que lui, Schongesicht,
s'en portait volontiers garant. Toutes les conseillères
particulières raffolèrent de ses galanteries précieuses, car pour
Son Excellence les compliments aux femmes faisaient évidemment
partie de sa _ligne de conduite_.

Le succès des Schongesicht fut complet, et ils acceptèrent avec
bonté toutes les invitations. Rien de plus majestueux que leur
entrée dans un salon. La comtesse de Schongesicht (née von Tock)
n'arborait que les couleurs les plus vives, et avait résolu
de faire tenir sur sa volumineuse personne le nombre le plus
incalculable de nœuds, de ruches, de doubles jupes, et comme on
n'avait pas dans tout X... à lui opposer une personne d'une taille
plus majestueuse, ni des épaules plus larges et plus charnues,
elle triomphait. Quant à Son Excellence, il représentait la
quintessence de la morgue prussienne, ce à quoi rien ne ressemble
sous le ciel. Il ne portait pas sa tête, il l'exhibait; un
demi-sourire sardonique était figé sur ses lèvres; sa brochette de
décorations, longue et fournie, pendait nonchalamment, et comme
par faveur, au revers de son habit. Quant à l'_Aigle rouge_, qu'il
portait au col, on comprenait à première vue que ce ruban-là
empêcherait seul un homme d'être guillotiné.

Et avec cela, si avenant! La comtesse de Schongesicht fit sa
tournée de visites de la façon la plus gracieuse. Elle mit toute
la bonne volonté possible à parler d'elle-même et de ses affaires
dans le plus grand détail. On sut, au bout de peu de jours, les
inquiétudes causées par la croissance de la charmante Hilda, les
étonnantes dispositions du précoce Wilhelm; on apprit, à un
thaler près, ce que recevait par an la _Mademoiselle française de
Berne_ qui présidait à l'éducation de mademoiselle Hilda. Toute la
ville s'occupait à trouver des domestiques à l'aimable comtesse,
et les meilleures, les plus entendues ménagères de X..., où l'on
se pique de l'être, mettaient à son service leurs lumières et leur
expérience.

[Illustration]

Mais ce qui occupait en première ligne la comtesse de Schongesicht
(née von Tock), c'était le choix d'une maison. D'après tout ce
qui était absolument nécessaire, on craignit bientôt que X... ne
contînt pas de local disponible répondant même de loin à tant
d'exigences. On en était arrivé à engager des paris; c'était la
distraction des soirées intimes entre collègues amis: Metlieeff
tenait que Schongesicht demanderait à son gouvernement de faire
évacuer la caserne; la jolie baronne, la _chargée d'affaires_
de France, tenait pour le palais. On enverrait le Grand-Duc à
Ludwigsglück, et tout serait dit. En attendant, les tapis de
Smyrne de la comtesse de Schongesicht étaient conservés dans le
poivre!


II

Tout galant qu'il fût, Son Excellence passait pour un époux
modèle; la comtesse de Schongesicht (née von Tock) vantait sans
cesse les vertus conjugales de son _Otto_, car il s'appelait
_Otto_, comme l'illustre chancelier; car le comte de Schongesicht
montrait vis-à-vis de ces pauvres personnes, le chargé d'affaires
de France et sa femme, l'attitude la plus conciliante; on disait
même qu'il avait promis à la jolie baronne d'écrire en haut lieu
au sujet d'un certain caporal bavarois dont elle avait raconté
les exploits pendant la guerre. La comtesse de Schongesicht avait
assuré avec bonté la chère baronne que son mari lui trouvait
beaucoup d'esprit, et que lui, qui avait horreur en général
de l'_esprit léger_ des Français, faisait une exception en sa
faveur; ceci avait été raconté par la comtesse de Schongesicht
en plusieurs bons endroits, et accueilli avec le respect dû à un
jugement aussi compétent.

Son Excellence avait loué également à plusieurs reprises la jolie
maison de la baronne; mais la comtesse de Schongesicht ajoutait
aussitôt que, quoique _très-convenable_ pour le chargé d'affaires
de France, pour eux la maison aurait été beaucoup trop petite!
Véritablement, elle désespérait de s'installer jamais à X...

La baronne, elle, ne trouvait S. Exc. le ministre de Prusse qu'un
peu trop aimable. Passe encore de répondre à ses divagations sur
la littérature française qu'il _adorait_. Son Excellence confia,
en effet, à la baronne que Béranger était son poëte favori, et,
au dîner chez le ministre des affaires étrangères, lui récita
des fragments du _Dieu des bonnes gens_. Mais des généralités
littéraires, Son Excellence en arriva bientôt à des particularités
plus intimes, et elle dut s'écouter révéler en stricte confidence
par Schongesicht que son véritable caractère, plein d'ardeur
et de fougue, lui rendait bien difficile à porter le harnais
diplomatique!

Ajoutez que Son Excellence n'avait nullement besoin
d'encouragement: avec la plus exquise assurance, il accaparait la
place à côté de la baronne, absolument comme s'il eût été attendu
ou désiré. Et de fait, pourquoi ne l'eût-il pas été quelque
peu? Loin de nuire à la jolie baronne, ces attentions illustres
valaient à la femme du chargé d'affaires de France les meilleurs
sourires de toutes les nobles dames de X..., et les Machiavels de
l'endroit se demandaient déjà comment on pourrait utiliser cette
influence! Jusque-là, cependant, l'amoureux ministre avait été
consigné à la porte de la jolie maison du Weisstrasse où demeurait
la baronne, et n'entrait présenter ses hommages qu'aux heures les
plus officielles. Mais voilà qu'un beau matin il fut admis sans
pourparler. Un doux espoir traversa son esprit: elle y venait
donc, cette Française jeune et moqueuse!...

Elle était seule, sûrement elle avait deviné sa visite; aussi,
très-enhardi, il commença par se plaindre tendrement qu'on ne le
recevait jamais, qu'il y avait parti pris.

--Mais non, mon cher ministre; je suis à mon _speisse kamer_, je
pèse le sucre pour les confitures.

--Je ne le crois pas.

--Douteriez-vous, par hasard, de mes vertus domestiques?

--Vous êtes trop jolie et spirituelle pour ces choses-là.

--Vraiment, comme vous arrangez cela! Cependant madame
Schongesicht m'a répété que vous aviez horreur du caractère léger
des Français.

--Mais pas de celui des Françaises, chère baronne, pas de celui
des Françaises.

Ceci avec le plus tendre regard.

--Vous devenez si galant que je vais croire que vous êtes
Français, vous aussi.

--Je serai tout ce qu'il faudra pour vous plaire!

Et il devint éloquent sur ses mérites, sur ses sentiments, et
fit clairement entendre à la baronne qu'être aimée de lui,
Schongesicht, était une part de _reine_.

On ne lui dit ni oui ni non, et Metlieeff entrant, elle finit sa
phrase par un: «Ah! madame de Schongesicht est bien heureuse!»

[Illustration]

--Pour le coup, c'est clair! pensa Son Excellence. Et il s'en fut
d'un pas si important que, tout habitué que fût le chasseur de Son
Excellence à cette allure, il en resta frappé d'admiration.

Quant à madame de Schongesicht, le visage sévère de son époux la
persuada qu'il était engagé dans quelque sérieuse négociation, et
pour l'en distraire, et avec les meilleures intentions, elle eut
recours à de petites mines fringantes qu'elle adoptait volontiers
vis-à-vis de son Otto. La tentative lui valut un rappel assez sec
au sentiment de sa dignité. Ah! qu'elle était fière de son mari!

Le ministre sortit à huit heures sans donner d'explication, et
madame de Schongesicht le suivit en pensée à quelque audience
particulière de S. A. R. le Grand-Duc.--Il allait tout simplement
au théâtre de Gœthe, et, à huit heures et demie, sa présence était
signalée dans la loge du _Geschaft-Trager_ de France.

Le lendemain, tout heureux, Son Excellence retourna chez la
baronne. Elle ne recevait pas; l'ordre était formel, il fallut se
résigner à laisser sa carte. Une heure après, un petit billet plié
en tricorne était remis à Son Excellence.

«Aimable Excellence, écrivait-on, je ne sais comment on a compris
mes ordres ce matin. Venez me voir: je serai chez moi à cinq
heures.

    «Amicalement.

    «B. de T.

«J'ai une grande nouvelle à vous annoncer.

    «B.»

Le comte de Schongesicht vit rose! Il ne chercha pas quelle était
la nouvelle: il était attendu!

On n'est pas diplomate pour rien, et il commença par aller
prescrire à la comtesse de Schongesicht une tournée de visites à
l'autre bout de la ville, lui recommandant de n'en pas manquer
une seule. Son Excellence procéda ensuite à la toilette la plus
minutieuse et se trouva prête encore trois quarts d'heure trop
tôt. Enfin l'heure sonna. En arrivant au Weisstrasse, il remarqua
dans l'antichambre une certaine agitation. Au salon, on parlait,
et il y trouva le vicomte de Vatoujour écrivant sous la dictée de
la baronne; elle ne s'arrêta qu'une seconde pour lui serrer la
main, lui fit de la tête signe de s'asseoir, reprit sa dictée et,
au bout de deux longues minutes, expédia le jeune attaché, que Son
Excellence vit disparaître avec une joie sans mélange.

--Eh bien! vous savez déjà la nouvelle, n'est-ce pas? Nous
partons: mon mari est nommé à Athènes!

Elle dit cela tout en arrangeant son bureau, mais du coin de l'œil
elle ne perdit rien de la confusion de Son Excellence.

Il ne trouva qu'un mot dans son trouble:

--C'est un avancement...

--Oui, et je vous remercie d'y penser.

--Et depuis quand cette nomination?

--Elle est officielle de ce matin.

Il avait eu le temps de se ressaisir, et, avec conviction, il
reprit:

--C'est une triste nouvelle pour moi!

--Et pour moi; j'ai encore un bail de deux ans.

--Mais en dehors de cela...

--Il y a les pour et les contre.

Elle avait l'air si clément, que Son Excellence demanda:

--Ah! si j'osais croire!...

--Croyez que je vous dirai adieu avec beaucoup de regret.

Schongesicht se rapprocha, et prenant la main de la baronne pour
la baiser, on le laissa faire.

--Mais vous ne partez pas tout de suite?

--Dans quinze jours: c'est l'ordre supérieur. Ne prenez pas l'air
tragique: on se retrouve toujours dans notre carrière.

--Comme vous êtes indifférente!

--C'est vrai; en ce moment je n'ai pas d'autre idée que ce
malheureux bail; je viens d'envoyer Vatoujour chez tous les agents.

--Puis-je vous être bon à quelque chose? Vous savez que je ferai
tout pour vous être agréable.

--Alors, prenez ma maison.

Il la regarda pétrifié.

--C'est que... que... madame de Schongesicht...

--Je sais, il lui faut un palais; quelle folie! Est-ce que vous
resterez ici, vous? Je parie qu'avant un an vous êtes nommé à un
grand poste; vous auriez bien tort de prendre une installation
sérieuse; réservez-vous donc pour une ville qui en vaille la peine.

Soit que la raison lui parût juste, soit qu'il eût tout de
suite entrevu le parti qu'il allait pouvoir tirer d'une petite
complicité d'intérêts, Son Excellence répondit, rassérénée:

--Certainement... Et puis, à vrai dire, je trouve cette maison
charmante.

--Voulez-vous que je vous la fasse visiter?

--Avec plaisir, baronne.

--Je commence. Ceci, monsieur le comte, est le petit salon: vous
voyez, il est joli, clair, bien décoré...

--J'y ai passé de bien doux moments, soupira Son Excellence.

--J'en suis charmée. Voyons, prenez ces bougies et éclairez-moi.
Ceci est le salon de réception: je prie Son Excellence d'en
observer les proportions... Et il y a un parquet...

La baronne fit une petite glissade pour démontrer la bonté du
parquet.

--Comment voulez-vous que je regarde autre chose que vous?

--Trop aimable, mais regardez d'abord ma salle à manger; y en
a-t-il une plus agréable à X...?

--C'est vous qui la rendiez agréable.

--Ne renversez pas de bougie sur le tapis... Nous allons monter
maintenant, et je vais vous faire pénétrer dans mes appartements
particuliers.

Et, arrivés à l'étage supérieur:

--Voici une très-belle chambre à coucher; je ne vous cacherai pas
que c'est celle où je respire. Tenez donc ces bougeoirs, je vous
en conjure.

Son Excellence se préparait à s'en débarrasser pour mieux
souligner ses phrases.

[Illustration]

--Après... après, les déclarations; soyons sérieux un instant,
Excellence, et visitons la maison. Une... deux... trois... quatre
chambres à coucher... et des armoires... je vous prie de noter mes
armoires. Maintenant nous allons monter au grenier, et je vous
mènerai à la cave. Ah! vous savez, les affaires sont les affaires.

Si les douces espérances de Son Excellence ne se réalisèrent pas
positivement ce jour-là, c'est qu'à coup sûr le temps manqua pour
visiter la cave et le grenier. Mais, en homme sûr de son fait, le
lendemain, Son Excellence écrivait:

    «Chère baronne,

«Si vous avez la bonté de me le permettre, je passerai chez vous
aujourd'hui pour visiter une seconde fois la maison. Je ne me suis
pas bien rendu compte du second étage.

    «Votre respectueux et bien dévoué serviteur,

    «Comte de Schongesicht.»

On lui répondit immédiatement:

«Mais oui; venez après onze heures et demie, on vous laissera
entrer.

    «B. de T.»


Son Excellence visita une seconde fois la maison du haut en bas,
mais cette fois respectueusement escorté par le maître d'hôtel de
la baronne. L'inspection consciencieusement faite, Son Excellence
reparut au salon, espérant un léger dédommagement; mais il n'y
avait pas à placer une phrase.--M. Levy était là pour parler à
madame la baronne au sujet de la maison; il n'était pas parti que
M. Schwartz apparaissait pour le même motif.--Son Excellence s'en
alla désespérée et décidée à tout.


_De la comtesse de Schongesicht à la baronne de T..._

    «Chère madame la baronne,

«J'apprends avec le plus grand regret la nouvelle de votre départ.
J'ai été _vraiment_ désolée d'être sortie quand vous êtes venue
hier. Voulez-vous me permettre de venir visiter votre maison? je
l'ai _toujours_ trouvée _si jolie_! et maintenant que j'ai le
regret de penser qu'elle va être libre, je crois qu'elle pourrait
peut-être me convenir.

    «Votre dévouée,

    «Comtesse de Schongesicht,
    «née von Tock.»


On ne saura jamais comment Son Excellence parvint à persuader à la
comtesse de Schongesicht qu'elle avait toujours désiré la maison
du Weisstrasse. La baronne fut modeste, du reste, et dénigra sa
maison avec la meilleure grâce, en signala tous les défauts,
et répéta à satiété que la comtesse Schongesicht ne pouvait,
naturellement, y voir qu'un pied-à-terre, en attendant le grand
poste qui était certain. Madame de Schongesicht elle-même expliqua
la chose ainsi, quand, à la surprise générale, on apprit à X...
que S. Exc. le ministre de Prusse prenait le bail du chargé
d'affaires de France.

_Le comte de Schongesicht à la baronne de T..._

«Le vieux Levy a mes ordres pour vous porter le bail _signé_ ce
matin. J'espère qu'on pourra maintenant vous parler d'autre chose
que de votre location.

    «Vous savez que je vous adore.

    «Schongesicht.

«Je serai chez vous à une heure.»

_La baronne de T... au comte de Schongesicht._

    «Mon cher comte,

«Je suis renfermée dans ma chambre par une grippe affreuse;
défense de voir qui que ce soit; mon mari recevra Levy.

    «Mille amitiés.

    «Baronne de T...»


_Le lendemain._

«Que de remercîments à vous faire pour ce bail si obligeamment
signé! J'ai été désolée de vous manquer encore hier; nous partons
huit jours plus tôt, c'est l'ordre. Adieu et au revoir! je me mets
en route ce soir à six heures.

    «Baronne de T...»


[Illustration]

[Illustration]



SOULIERS GALANTS


Le ministre des affaires étrangères à X... était l'heureux
mari d'une femme charmante. Son Excellence approchait de la
soixantaine, tandis que madame la marquise abordait à peine
une florissante trentaine. Le ministre était fort aimable,
la ministresse ne l'était pas moins, seulement quelque peu
capricieuse; la plus serviable amie, toute pleine d'un zèle
militant, mais une assez rancunière ennemie, et, malheureusement,
les plus en faveur la veille n'étaient pas sûrs le lendemain de
la même fortune. Une coterie intime entourait invariablement
la marquise, mais les personnages changeaient, ce qui aurait pu
expliquer bien des avancements de carrière, bien des changements
de destination, dont la cause était restée voilée aux yeux du
profane. Aussi les secrétaires du plus bel avenir, les jeunes
attachés les plus aimables, ne prenaient-ils jamais un congé sans
venir déposer aux pieds de la marquise l'humble hommage de leurs
respects. Quelques esprits frondeurs avaient voulu, en vérité,
tenir tête à cette occulte influence; mais, le plus souvent, ils
finissaient par aller rafraîchir leur mauvaise humeur dans quelque
poste de l'extrême Orient.

En revanche, les serviteurs empressés étaient l'objet de sa
vigilante protection, et il était patent que ces messieurs de
la légation de Paris jouissaient d'une considération toute
particulière. Pas un, du reste, qui ne se déclarât compétent à
exécuter les plus difficiles commissions féminines; celui-là
allait quérir des plumes à la rue du Caire (on croit encore à
la rue du Caire par delà la frontière), l'autre se chargeait
d'assortir les rubans et de transmettre au couturier les plus
minutieuses indications.

[Illustration]

Le plus affairé et le plus exact entre tous était le jeune
Ottobini, des princes de ce nom; il avait le privilége exclusif
de présider aux commandes délicates des gants et des chaussures.
Ce qu'il dépensait à cette tâche de soin, d'attention; ce qu'il
y consacrait de journées, justifiait sans doute de fréquentes
absences de la chancellerie, absences dont il était de fort
mauvais goût de parler au ministre. Le rêve d'avenir d'Ottobini
consistait uniquement dans l'espoir de prolonger indéfiniment
son séjour à Paris. Après avoir dansé dans tous les bals comme
_attaché_, il espérait mener les cotillons comme _secrétaire_,
et enfin, comme conseiller, dîner finement dans les meilleures
maisons. Ses rêves d'avenir s'arrêtaient là, et Ottobini laissait
au hasard le soin du parafe final. Cependant, comme ce programme
devait être difficile à exécuter, vu les traditions de carrière
et autres, Ottobini cultivait avec une suite et une patience bien
méritoires les influences dont il espérait tout, et, de plus,
savait, sans l'afficher, n'être point exclusif, laissant la porte
ouverte à cette éventualité redoutable: un changement de ministère.

Un matin, arrivant à la légation, Ottobini trouva une missive
confidentielle de la marquise; l'enveloppe était si bien bourrée
de petits échantillons de soie qu'elle avait paru presque
suspecte à la poste. La chose était sérieuse. Il fallait, pour
les toilettes dont on mandait les nuances délicates, faire
confectionner les souliers les plus nouveaux, les plus élégants,
les plus séduisants; il s'agissait d'être noblement sous les armes
pour la réception de très-hauts princes d'une cour du Nord. Les
derniers souliers reçus étaient rococo; on en voyait d'absolument
pareils chez les marchands de X... On devait à toute force sortir
de cette désolante banalité.

Ottobini, en homme aimable, n'était pas sans avoir des relations
dans des mondes ondoyants et divers. La marquise le lui insinuait,
ajoutant que, pour la servir, il saurait les mettre à profit et
se faire renseigner sur les élégances les plus raffinées. La
lettre se terminait par le conseil amical de trouver quelque
bonne raison de famille qui nécessitât un congé, la promesse d'en
appuyer la requête, et, avant toute chose, des souliers à encadrer.

Le plus joli pied!... pensa Ottobini.

Aussitôt il se mit en campagne, mesura d'un coup d'œil rapide les
difficultés de l'entreprise, et se promit de la mener à bien.
Tout d'abord, le temps était court; il fallait, à douze jours de
date, pouvoir déposer littéralement aux pieds de la marquise des
chefs-d'œuvre inédits.

--Elle aura ce qu'on n'a jamais vu, ou je ne m'appelle pas
Ottobini.

[Illustration]

Il commença par consulter une collection de gravures du
dix-huitième siècle, qui ornaient fort galamment sa chambre; mais
l'éternelle petite mule des souriantes minaudières est tout ce
qu'il y a au monde de plus connu, et un échantillon bleu argent
le faisait surtout rêver à quelques pantoufles dignes d'une reine.
Après mûres réflexions, il renonça à composer lui-même de l'inédit
et s'en alla chez le faiseur habituel de la marquise. On l'entoura
dès la porte, on lui exhiba des souliers Louis XIII, Louis XV,
Louis XVI, les plus apocryphes; on fit tournoyer devant ses yeux
les talons les plus pointus et les plus cambrés, on étala les
nœuds les plus enlevés, les plus fringants; rien de tout cela
n'était l'idéal entrevu dans sa pensée. Quand la marquise parlait
de nouveauté, elle ne voulait point dire un nœud à trois coques
au lieu d'un nœud à deux; non, il fallait autre chose, et il vit
qu'on ne trouverait pas. Trop poli pour ne laisser rien paraître,
il loua, promit d'en écrire à la marquise, prit note des prix,
mais se garda de rien commander.

[Illustration]

En sortant, il se rendit tout droit chez une des amies qui
aidaient à lui faire trouver Paris un si aimable séjour. Il lui
fit sa confidence, demanda ses conseils. Les échantillons de la
marquise furent exhibés, on lut même une partie de lettre, et
la matière jugée digne du plus vif intérêt, il fut décidé que,
guidé par les lumières de l'amie qui acceptait de présider à
l'importante commande, on se confierait à l'artiste qui avait
l'honneur de la servir elle-même. On se rendit chez lui sur
l'heure; ce n'était pas dans une vulgaire boutique, mais dans un
appartement fermé au profane. L'attaché et l'amie furent reçus
comme ils devaient l'être. X... s'empressa de faire à Ottobini
les honneurs de souliers qui lui parurent dignes du pied de la
marquise, et comme la question du prix ne devait point intervenir
pour arrêter l'essor de son génie, l'artiste promit de se
surpasser. Pour la robe bleu argent, on convint de sabots mignons,
cambrés, effilés à la japonaise et s'attachant sur le cou-de-pied
par une patte qui devait troubler toutes les têtes; on ménagerait
l'emplacement aux brillants, car sans brillants le soulier était
manqué; c'était la condition absolue du genre.

Ottobini resta là deux heures, recommandant les nuances, discutant
les moindres détails. Il prit dix fois son chapeau et revenait
toujours dire quelque chose. Tout parfaitement décidé, il partait
définitivement, quand l'artiste s'écria tout à coup: Mais la
mesure, monsieur, la mesure, je ne l'ai pas!

       *       *       *       *       *

Ottobini faillit s'évanouir. La mesure, il ne l'avait pas non
plus, le malheureux! On songea aux expédients inadmissibles de
l'aller demander chez le fournisseur éconduit; il comprendrait
pourquoi on la voulait, et aurait soin de la donner à faux. On
pouvait télégraphier, mais où? La marquise était sur les grandes
routes, on perdrait un temps précieux. Écrire, cela se pouvait
encore moins. Cependant il fallait prendre un parti; l'artiste
était consterné, Ottobini désespéré, quand l'amie eut une
inspiration: elle entraîna l'attaché dans un coin de la pièce,
lui parla à mi-voix et en souriant; il souriait aussi tout en se
défendant.--Vous devez pourtant avoir un gant.

--Un gant? Oui, peut-être. Pourquoi?

L'amie se retourna vers l'artiste:

--Avec un gant, vous pourrez, n'est-ce pas, vous rendre compte du
pied?

L'autre répondit bravement: Oui.

--Il me faudrait seulement quelques renseignements
complémentaires; par exemple, le cou-de-pied de madame la marquise
est-il accentué?

--Extrêmement.

--Le pied est-il gras ou maigre?

--Très-potelé.

--Parfaitement. Et il prenait des notes.

--Madame la marquise aime sans doute une chaussure ajustée?

--Fort ajustée.

--Le talon a-t-il de l'importance?

--Pas autrement que pour la grâce.

--Madame la marquise est d'une belle taille?

--Oui.

--Eh bien! monsieur, avec ces indications et un gant, je crois
pouvoir vous promettre de réussir.

Cette formelle assurance ne fut pas sans laisser une légère
inquiétude dans l'esprit du jeune attaché.

L'amie le rassura. X... était un homme de génie, il s'en tirerait
en maître.

On partit à la recherche du gant; il était gisant, pêle-mêle, avec
d'autres _memento_ parfumés.

Ottobini, le retrouvant, le baisa aussi galamment que si la
marquise eût été là pour le voir, et, ne doutant plus du succès,
médita seulement la maladie d'un oncle testateur dont la santé
chancelante l'avait déjà appelé bien des fois à ses côtés,
toujours pour le trouver guéri à l'arrivée.

La demande de congé fut dûment expédiée, et l'autorisation du
ministre revint par télégramme. Caressant dès lors les plus doux
projets, Ottobini passa quelques jours charmants en attendant
celui du départ: il avait reçu une _amabilissime_ lettre de la
belle marquise, et l'avenir lui semblait couleur de rose.

La commande fut livrée à l'heure et au jour dits; soumise à
l'inspection sévère de l'amie, elle fut jugée par elle digne de
tous les suffrages.

Ottobini était quasi amoureux de ces jolis petits souliers; il
leur trouvait presque une personnalité, bien campés, élancés,
semblant prêts à se mouvoir tout seuls. Il ne douta pas de
l'extrême approbation de la marquise, lui envoya une dépêche
rassurante, et se mit en route.

       *       *       *       *       *

Il trouva la santé de l'oncle très-consolidée, et reçut de lui
le conseil d'aller à X... pour les fêtes. Ce fut avec ce petit
boniment que le jeune attaché se présenta devant son ministre. Il
fut écouté distraitement, Son Excellence étant alors plus occupée
de combinaisons européennes que des fortunes du bel Ottobini,
lequel annonça l'intention d'aller déposer ses respectueux
hommages aux pieds de la marquise et fut approuvé.

La marquise était installée à l'hôtel, sans une minute pour
respirer à l'aise; car, entre les majestés, les officieux, les
visites officielles, les affaires de cœur et le désordre de ses
malles, elle passait des journées qui auraient été écrasantes
pour une autre, mais qui ne l'empêchaient point d'être fraîche,
reposée, et se mourant surtout d'impatience de voir venir ses
souliers. Il faut dire aussi que le souverain attendu lui avait
jadis fait force compliments sur son joli pied, et qu'elle avait
particulièrement à honneur de maintenir cette admiration.

Elle ne fit donc pas attendre Ottobini, le reçut, coiffée de
gala, en robe de chambre garnie d'alençon, son griffon sur les
genoux, une tasse de café à la main et son plus divin sourire sur
les lèvres.

[Illustration]

Après les passes courtoises justifiées par la longue absence, la
marquise ouvrit fiévreusement les bienheureux paquets.

--Ce sont des chefs-d'œuvre! Ottobini, tout simplement des
chefs-d'œuvre! Et elle montra ses dents blanches.

--Alors, vous êtes contente de votre commissionnaire, marquise?

--Pas contente, enthousiaste!

--Et vous l'emploierez encore?

--Toujours. Ce n'est pas Casanera qui aurait une pareille
initiative.

--Pourquoi n'ai-je pas seul votre confiance?

--Cela viendra peut-être, car vous êtes un homme charmant. Ces
souliers bleus et argent sont tout ce que j'ai vu de plus réussi;
je vais vous montrer leur robe à titre de récompense.

La splendide toilette fut exhibée; on laissa voir même à l'heureux
attaché les bas, si fins qu'ils auraient passé à travers une
bague, et tout chatoyants de fils argentés.

--Hein! est-ce complet?

--Mais, marquise, vous n'avez pas besoin de tout cela pour être
adorable.

--Je le sais, mais la toilette ne m'enlaidira pas non plus. Vous
me verrez, très-cher, je veux être belle comme je ne l'ai jamais
été. Vous savez que c'est nous qui avons fait l'alliance?

--On ne pourra pas vous approcher pendant les fêtes.

--C'est probable, mais on se retrouvera à R... Ah! mon pauvre
Ottobini, vous y trouverez bien des choses différentes de l'an
passé; la Sainte-Giacinto a eu la jaunisse du ministère manqué;
elle est fort laide.--Adieu, baisez-moi la main, j'ai à aller
recevoir les princes à deux heures.

Ottobini sortit radieux; il se vit secrétaire et se considéra dès
l'heure comme immuable à Paris. Tranquille sur l'avenir, il se
résigna à jouir du présent, se promettant de se trouver souvent
sur le chemin de la belle ministresse.

Le lendemain soir eut lieu, au palais, le bal donné aux hôtes
princiers; ce bal avait été précédé d'un dîner. Ottobini faisait
haie avec le reste, quand entrèrent les illustres personnages
suivis des ministres. Il n'eut d'yeux, lui, que pour _sa
marquise_, pensant l'apercevoir rayonnante.--Elle apparut,
marchant fièrement, portant haut sa tête endiamantée, et le petit
pied, que découvrait la robe un peu écourtée, était enchâssé
dans le fameux écrin bleu et argent; les intentions de l'artiste
parisien avaient été réalisées en leur entier, et la patte
s'ajustait par un gros brillant. La marquise passa Ottobini, le
frôlant de ses longues jupes sans laisser tomber un seul regard
sur lui. Elle souriait, mais avec une certaine contrainte, à
l'altesse à barbe blonde qui l'honorait de ses madrigaux.

Ottobini se dit tout de suite: Elle a été contrariée au dîner;
puis il songea qu'elle pouvait s'être brouillée dans la journée
avec ses plus intimes amis. Seulement, quand cela arrivait, elle
le prenait d'habitude fort philosophiquement, et après inspection,
tous les fidèles attitrés lui parurent avoir leur mine ordinaire.

Ce n'était donc pas cela.

Ces princes l'ennuient, pauvre marquise, si bonne enfant! Il est
de fait que depuis hier elle mène une existence affreuse; elle n'a
pas eu une minute de répit.

Il pensa qu'il tâcherait plus tard de l'approcher et de lui offrir
quelques consolations affectueuses.--En attendant, on dansait
le quadrille d'honneur.--La marquise faisait vis-à-vis à une
princesse du sang et avait pour cavalier un prince héritier. En
pareille occurrence, elle étalait assez naïvement sa grandeur.
Ottobini resta confondu de son attitude glaciale; il nota qu'elle
parlait peu, souriait en serrant les lèvres, et au moment précis
où, glissant avec sa grâce accoutumée, elle offrait sa main au
prince, il la vit pâlir manifestement.

--Grand Dieu! elle va s'évanouir! se dit Ottobini, et autour de
lui il entendit qu'on remarquait le trouble de la marquise; on
questionnait un aide de camp princier, qui assurait que, fort
gaie au début du repas, elle s'était assombrie sans raison vers
la fin, et il ajoutait en manière de péroraison:--Elle se sera
querellée avec Son Excellence.

Ottobini était inquiet; une brouille de ménage, un accès de
mauvaise humeur pouvait lui nuire grandement.--Il souhaita de tout
son cœur que la marquise fût malade.

[Illustration]

Dans le courant de la soirée, la marquise repassa devant Ottobini.
Elle était alors au bras du vieux et galant souverain qui l'avait
complimentée dans d'autres temps sur son petit pied: c'était le
souverain de l'alliance, et la marquise avait une sorte de droit
de lui faire les honneurs du bal, car elle disait vrai, ce voyage
était «_leur œuvre_», et cependant, au lieu des séduisantes
coquetteries que chacun s'attendait à lui voir déployer, elle
était abattue et triste, et si sa bouche souriait, son front se
plissait, et cela dans un tête-à-tête avec une Majesté!

Ottobini n'en pouvait croire ses yeux; il eut un moment une vision
du marquis devenu soudain un Othello; mais il chassa cette pensée
en le voyant, lui, aussi parfaitement béat, heureux et triomphant
qu'il est possible à un ministre de l'être.

A deux heures du matin, Ottobini put enfin s'approcher de la
marquise; il essaya quelques plaisanteries complimenteuses, mais
elle ne lui en laissa pas le temps et lui tourna le dos.

Était-ce là sa récompense?

Affolé, il eut l'idée malheureuse d'aller ennuyer le ministre: là
aussi l'on ne tarda pas à lui faire comprendre qu'on avait autre
chose à faire que de l'écouter.

Le reste de la nuit fut affreux, comme un accusé épie les regards
de son juge, Ottobini ne pouvait détacher ses yeux de la marquise;
il la suivait machinalement, et se trouvant sur ses pas comme elle
revenait du souper, il lui parut positivement qu'elle lui jetait
un regard courroucé.

Toute la royale compagnie s'étant retirée, Ottobini aperçut la
marquise faire un signe précipité à Son Excellence, et il les
suivait comme ils descendaient l'escalier. Là le voile tomba de
ses yeux: la marquise s'appuyait d'une main lasse au balustre et
boitait.

Ce fut assez, il s'enfuit, sûr qu'il était inutile d'essayer de se
présenter devant elle le lendemain.

Le couple ministériel monté en voiture, la marquise laissa
échapper une sorte de plainte, et, arrachant ses souliers:

--Ce que j'ai souffert ce soir est horrible; je ne sais comment je
ne me suis pas évanouie vingt fois. Cet Ottobini est un imbécile!

--Comment, Ottobini! que vient-il faire là dedans? Vos souliers
vous serraient donc, ma chère? c'est pour cela que vous étiez de
si méchante humeur; Sa Majesté elle-même l'a remarqué.

--Je ne sais si elle aurait supporté d'un meilleur front un
pareil supplice; et ce misérable qui n'a pas cessé de se trouver
sur mon chemin!

--Vous le traitez durement, vous qui preniez toujours si
chaudement son parti, car je n'osais même pas vous dire qu'il est
question de l'envoyer à Copenhague.

--Envoyez-le au Japon, et que je ne le revoie de ma vie.

Ottobini y a été!

[Illustration]

[Illustration]



LA GUEULE DU LOUP


I

S. Exc. M. Serge de Glouskine, conseiller d'État actuel,
commandeur de plusieurs ordres, et ministre plénipotentiaire de
S. M. l'empereur de toutes les Russies, à T..., y jouissait d'une
position exceptionnelle. En premier chef, il y était depuis quinze
ans, et l'on s'était accoutumé à la pensée qu'il y resterait
toujours. Combien en avait-il vu passer de ministres, de
secrétaires et d'attachés! Lui seul était resté, immuable, choyé,
adulé, craint. Doyen du corps diplomatique et despote de la petite
société, sur laquelle il régnait en maître, rien n'était bon, ni
bien, ni reçu, si M. de Glouskine ne l'avait d'abord approuvé;
très-gourmé dans ses cravates de commandeur, son éloge était
rare et sa censure fréquente; on lui amenait les jeunes attachés
nouveaux venus comme de tendres agneaux à égorger. Son Excellence
possédait cet esprit russe qui, quand il est mordant, l'est comme
un acide et corrode tout; le cynisme de meilleur ton; il avait une
façon à lui d'emporter la pièce, après laquelle il n'y avait plus
de raccommodage possible.

Ses collègues le haïssaient courtoisement, et leurs femmes
l'adoraient; c'est qu'il était incomparable pour chasser l'ennui:
il donnait de si agréables dîners! Il avait des cigarettes si
parfumées qu'on osait fumer chez lui, où cela semblait tout
naturel. Sous prétexte de jeux innocents, le baccarat y était en
honneur. Tout cela de l'air de la bonne compagnie. Il disait tout
et toujours si bien! Il mettait à l'aise la plus timide. Quand
toutes ces personnes exilées s'ennuyaient par trop, la plus en
faveur auprès de Son Excellence lui écrivait pour lui demander un
dîner. Il faisait parade de ses préférences, qui rendaient fort
glorieuse.

Il ne s'offrait pas une tasse de thé sans qu'il y fût prié, et la
baronne de Teufelsbruck, grande maîtresse et très en faveur à la
cour, n'en était pas si fière que de l'assiduité avec laquelle
Glouskine venait à ses assemblées du dimanche; elle était fort
sensible également à sa manière de lui baiser la main quand il
entrait, et le bras au-dessus du gant quand il prenait congé.

Personne n'avait jamais tenté de résister à cette domination
établie; les collègues anciens apprenaient aux nouveaux ce qu'il
en était, et à la première occasion, on faisait sa cour à Son
Excellence afin d'être reçu dans ses bonnes grâces. Rien ne
mettait une femme plus à la mode que d'être souvent vue dans
la loge du ministre de Russie, au Théâtre-Royal, et surtout au
_Thalia theater_, où se jouait la comédie, et dont la petite
avant-scène était réservée à l'intimité la plus choisie. C'était
une note excellente si la femme d'un secrétaire y était vue la
semaine de son arrivée à T..., et si c'était une femme d'attaché,
elle était mise du coup au même rang que les _secrétairesses_.

[Illustration]

Son Excellence prêchait la destruction en masse des femmes
laides, ce qui équivalait à se croire jolie dès qu'il vous
regardait avec une certaine complaisance, et par ce fait de fort
jolies, de fort huppées et de fort jeunes n'étaient pas sans avoir
éprouvé pour Glouskine une partialité sur laquelle il savait se
taire. Ceux qui, du parterre, apercevaient au fond de sa loge ce
grand homme, d'une pâleur mate, la moustache rousse, les yeux si
clairs qu'ils en étaient transparents, un sourire moqueur sur les
lèvres, le trouvaient fort laid, et avec raison; toutes les femmes
cependant étaient d'accord pour dire de lui: «Il est charmant»,
éloge que les hommes ne lui pardonnaient qu'à cause de son
cuisinier.

[Illustration]

Son Excellence aimait la _cuisine_ et la _femme_ françaises; il
mettait après l'Italienne, parce qu'elle fait du sentiment de
bonne foi, ce qui est drôle quand on ne croit à rien. Pour ses
compatriotes, il était cruel, mais elles ne lui en tenaient pas
rigueur. Une surtout lui était particulièrement bienveillante:
c'était l'aimable madame Michaïloff, femme de son premier
secrétaire, et dont le samowar avait toutes ses préférences.
C'était chez elle qu'on ménageait les présentations. Son
Excellence y buvant son thé dans un _verre_ était toujours mieux
disposée.

       *       *       *       *       *

D'habitude, il n'était que poli pour les femmes d'attaché, et ce
fut une nouvelle pour T... quand on raconta que très-positivement
Glouskine avait, chez Olga Michaïloff, fait la cour à madame de
Camon, jeune et assez austère personne avec un mari débutant dans
la carrière. Elle n'avait d'abord paru que médiocrement sensible
aux attentions de Son Excellence, qui lui parlait avec une
galanterie slave des plus humbles de ses beaux yeux bruns; au bout
de trois semaines, elle lui avait même dit à brûle-pourpoint, en
plein salon de la Légation de France: «Mon cher ministre, ma vie
commence à s'organiser; je vais prendre des habitudes et y serai
le mardi pour mes amis; les autres jours, mes bébés, mon ménage et
ma correspondance me réclament.»--Sans broncher, Son Excellence
la complimenta de cet heureux arrangement, fut éloquent sur les
félicités de l'état conjugal, plaignit les maris qui ont des
femmes légères, et surtout les femmes qui ont des maris volages.
Sur ce dernier point, il insista assez pour que la pauvre madame
de Camon en vînt à regretter amèrement ses paroles: hélas! son
mari papillonnait volontiers, et, à cet instant-là, beaucoup plus
qu'il n'aurait fallu avec la belle Olga Michaïloff.

[Illustration]

M. de Camon était, en matière de bienséance, d'une sévérité
excessive, ne permettant pas à madame de Camon ni ce plaisir, ni
celui-là, comme ne convenant point à une honnête femme: mais sans
doute parce qu'il ne rangeait pas madame Michaïloff dans cette
catégorie, il se prêtait volontiers à toutes ses fantaisies,
et l'accompagnait sans scrupule dans quelque petit boui-boui,
dont il parlait le lendemain avec une vertueuse horreur; pourvu
que, pendant ce temps, madame de Camon fût à s'ennuyer chez sa
ministresse, il trouvait la morale parfaitement sauvée. Du reste,
tout se faisait ouvertement, et madame de Camon était toujours
priée de se joindre à la bande qui prenait à T... la vie aussi
gaiement que possible. Sur les ordres absolus de son mari, elle
refusait invariablement, et alors l'aimable Russe ajoutait: «Oui,
chère madame, nous savons que vous êtes austère, vous, mais M. de
Camon peut se permettre cette petite récréation: vous le voulez
bien, n'est-ce pas?»

Et, si la pauvre femme tentait sur son mari quelques reproches,
quelques prières, il se déclarait méconnu, insulté dans l'immense
respect et la tendre adoration qu'il lui portait, ajoutant que
lui-même détestait tous ces plaisirs de mauvais aloi, mais
qu'entre _collègues_ il était impossible de fronder sans nuire à
la carrière, et avec ce simple mot il lui fermait la bouche.

[Illustration]


II

Madame de Camon commençait à la trouver bien rude, la carrière;
tout y semblait triste; peu à peu, elle prenait T... en horreur;
les dîners officiels la faisaient pleurer d'ennui; cette existence
au milieu d'indifférents, sans un souvenir, un visage familier,
toutes ces nouvelles connaissances, ces devoirs d'une société
étroite et exigeante, les petites tracasseries entre collègues,
les jalousies cachées, cette fausse intimité de commande, sans
épanchement ni réalité, cette langue étrangère qu'on entend de
toute part, cet _exil_ enfin, cette vie nomade du diplomate, sans
attache ni foyer, tout cela lui pesait d'une cruelle tristesse,
et il suffisait de la vue de son grand poêle de faïence pour lui
rendre insupportable une soirée solitaire. M. de Camon dînait
fort régulièrement chez lui, mais considérait comme un devoir
de prendre à neuf heures son chapeau pour aller à la recherche
des nouvelles qui devaient bouleverser l'Europe, et ayant baisé
au front sa femme et sa vertu, il s'en allait fort tranquille.
Toujours dans l'intention de se rendre au cercle, il s'arrêtait
souvent pour dire bonsoir à madame Michaïloff, qu'on était sûr
de trouver au théâtre et qui était la personne du monde la mieux
informée.

[Illustration]

Madame de Camon, privée des causeries de femmes auxquelles
elle était habituée, sans l'ombre d'intérêt pour les potins de
l'endroit, sans personne à qui aller dire tant de choses qui
prenaient vie dans son cœur, se réveilla un jour très-malheureuse
et horriblement jalouse de madame Michaïloff. Sans qu'elle s'en
doutât, la première idée lui en avait été donnée par l'aimable
ministre de Russie; elle le voyait fréquemment, soit dans le
monde, soit chez elle, où il continuait à venir plus souvent que
le mardi de rigueur; comme elle était triste et ennuyée, peu à
peu elle s'était prise à le regarder comme un ami; il était si
discret, si sûr, du moins le disait-il volontiers. Un soir, ils
étaient tous chez madame Michaïloff; on discutait bruyamment
l'organisation d'un cotillon d'amis, chez un jeune célibataire
autrichien, aimable garçon, brillant attaché militaire et parfait
valseur, qui offrait volontiers des petites fêtes de famille,
dont une collègue de bonne volonté faisait les honneurs; mais ces
plaisirs n'étaient point pour madame de Camon, son mari ne les
trouvant point d'assez bon ton pour elle, au juste tolérables pour
madame Michaïloff et autres; elle n'écoutait donc pas et s'était
assise un peu à l'écart, en face d'un album.

Glouskine vint l'y rejoindre.

--La fête de Droutzky vous donne donc des regrets, madame?

--Des regrets? Oh! nullement; on s'y amuserait sans doute autant
qu'on le fait ici ce soir.

Et en parlant, ses yeux inquiets s'arrêtaient sur son mari et
la belle Olga, riant et causant de trop bonne amitié pour la
tranquillité de ce pauvre petit cœur d'épouse. Son Excellence
avait suivi ce regard.

--La belle Olga commence à montrer ses trente-huit ans, ne
trouvez-vous pas? Elle danse trop cet hiver; ma parole, on verrait
ses rides d'un côté à l'autre de la Perspective.

--Ah! l'aimable ministre, et pas méchant... Un excellent garçon,
tout au contraire, se dit madame de Camon, et de tous le seul qui
veuille être mon ami... Si je disais oui, vous me croiriez jalouse.

--De qui? d'Olga? Oh! pouvez-vous supposer? Jamais!... Et comme
cela, votre porte est toujours close le soir à neuf heures? Est-ce
un vœu, ou est-ce le mari qui l'ordonne?

--Ni l'un ni l'autre, mon cher ministre; vous me trouverez quand
vous voudrez, à cette heure-là, en compagnie d'un livre et du mal
du pays.

--Il faudra vous guérir alors de l'un et de l'autre; vous
n'imaginez pas, chère madame, quel homme de ressource je suis. Je
bats les cartes, je dis la bonne aventure, je fais de la magie
blanche, j'excelle aux ombres chinoises, et je suis incomparable
pour représenter la vieille _Teufelsbruck_ perdant au whist; si,
avec un pareil répertoire, je ne vous déride pas, je renonce à
porter jamais un chapeau à claque: par exemple, je ne danse pas
comme M. de Camon! L'autre dimanche, chez Droutzky, il a fait
vis-à-vis à l'Olga de mon cœur avec une verve qui a fait monter
madame Santa-Pierra sur une chaise, afin de le mieux admirer. Il
y a longtemps que la légation de France ne nous avait offert un
entrain pareil; vous savez qu'après le cotillon chez Droutzky,
on ira au bal du théâtre; toutes ces dames en sont... On ne vous
l'a pas dit?... Ne le regrettez pas: ils seront tous bêtes;
l'intrigue, soit dit entre nous, est le plus sot des plaisirs;
mais madame Michaïloff a la fureur du masque, et, tous les ans,
elle se fait un cas de conscience d'entraîner quelques collègues.
On prend d'habitude les plus vieilles, cela prête à l'équipée un
vernis de convenance qui y manquerait sans cela; vous vous ferez
raconter par Camon ce qu'on aura dit, la couleur du masque de
madame de Santa-Pierra qui compte mettre une perruque blonde pour
déguiser sa voix, et surtout les bons mots d'Olga Michaïloff, qui,
entre nous soit dit, n'a peur d'aucun.


III

Madame de Camon interrogea son mari sur les plaisirs qu'on se
promettait pour le mardi gras. Il fut muet comme le Destin.
Elle parla des bals masqués du théâtre; il en fit un tableau
sinistre. On pourrait y aller dans une loge?... insinua-t-elle.
Il s'empressa de répondre qu'elle mourrait d'ennui... Mais elle
en était fort curieuse, et avec une de ces dames?... M. de Camon
ne voulut rien comprendre, et madame Michaïloff et celles qui lui
avaient confié leur secret auraient été contentes de lui.

Ce soir-là même, Glouskine profita de la permission qui lui avait
été accordée; il fut réservé, aimable, sut s'en aller sur le coup
de onze heures...

Décidément, les soirées où il lui tenait compagnie étaient pour
madame de Camon un véritable délassement; il l'amusait sans lui
demander autre chose que de l'écouter. Elle le dit à son mari,
qui avait pour Glouskine et ses prétentions un dédain dont il ne
faisait pas secret, le considérant au plus comme une pièce rare,
comme un fossile bien conservé, mais se moquant de ses mots, de
ses calembours et de ses airs vainqueurs.

--Si ce vieux diplomate a le don de te plaire, j'en suis charmé;
cela prouve que tu t'amuses à bon marché. Seulement, permets-moi
de réserver mon enthousiasme.

Madame de Camon eut au bord des lèvres: «_pour Olga_». Elle n'osa
pas, mais fit toutes sortes de réflexions philosophiques qu'elle
crut lui appartenir en propre, bien que M. de Glouskine en fût
l'unique auteur.

Madame Michaïloff était ravie de voir Son Excellence faire la
cour à madame de Camon; ravie de toute sorte de méchantes façons,
car rien ne l'humiliait plus que d'entendre louer le mérite
sérieux d'une femme jeune et jolie; en revanche, dès qu'il y
avait un mot à dire, elle avait des trésors d'indulgence. Quand
Glouskine se sentit bien accepté comme ami, il tenta de se faire
mieux venir, et hasarda une déclaration assez vive. Il choisit
bien son heure. Madame de Camon, le jour même, avait pleuré au
sujet d'Olga Michaïloff; elle avait dîné seule, tandis que son
mari était à un repas officiel dont Glouskine faisait aussi
naturellement partie. Elle ne pensait donc pas le voir dans la
soirée et fut surprise d'éprouver que cette pensée l'attristait.
Elle revint pour la centième fois sur ses chagrins, fit un retour
sur la séparation qui s'était établie entre son mari et elle
depuis qu'ils connaissaient madame Michaïloff, et en vint à se
dire qu'elle faisait un métier de dupe; que toute sa tendresse,
tout son dévouement ne lui valaient pas même d'être à l'abri
d'une Michaïloff sans jeunesse et avec des restes de beauté fort
contestée.

[Illustration]

Elle avait les yeux rouges quand S. Exc. le ministre de Russie
apparut à son heure accoutumée, paré de toutes ses plumes de
geai; il demanda pardon et se moqua de son uniforme, de ses
panaches, de ses cravates multicolores; mais il avait absolument
voulu lui baiser la main,--les deux mains,--et plus tard que dix
heures, il n'aurait osé se présenter. Elle était si sévère dans
ses habitudes, et chez madame Michaïloff on pouvait sonner à onze
heures sans que cela surprenne personne.

--Ils vont tous prendre le thé chez elle, ce soir.

--Qui, tous?

--Les victimes du dîner dont je viens; il faut cela pour se
dérider.

--Mon mari aussi, alors?

--Certainement; c'est même lui qui l'a proposé à Droutzky, car ce
n'est pas une chose arrangée; mais ils sont sûrs de faire plaisir
à Olga.

Il partit de là pour lui exprimer son admiration passionnée; elle
l'écouta beaucoup plus patiemment qu'il ne l'espérait, le laissant
parler tout à l'aise. Quand il eut tout dit, elle leva vers lui
ses yeux bruns:

--Eh bien! je crois que vous m'aimez beaucoup, et je vais vous
donner un témoignage de ma confiance.

--Seulement de votre confiance?

--La partie chez Droutzky tient toujours?

--Certainement, les accessoires du cotillon sont même arrivés de
Paris.

--Et ils vont au bal du théâtre?

--Je le crois bien.

--Alors, je veux y aller aussi, et ce sera avec vous, si vous ne
dites pas non.

Il dissimula son triomphe pour ne point l'effrayer.

--Trop heureux de vous servir de chaperon... et vous verrez si je
sais me taire. Voyons, combinons cela.

--Je ne veux pas naturellement qu'on le sache ici.

--Rien de plus facile: vous viendrez mettre votre domino chez
moi... Pourquoi pas? vous y êtes déjà venue dix fois.

--Oui, mais... et puis comment arriverai-je chez vous?

--Rien de plus simple: invitez l'excellente petite Van Beck au
théâtre avec vous; je viendrai vous y saluer. Vous vous trouverez
fatiguée; je vous offrirai le bras; nous prendrons le premier
drotschke venu pour rentrer chez vous, et, ma foi, nous irons au
bal.--Pour votre camériste, vous serez chez madame Van Beck.

Tant de mensonges que cela! Ils lui firent horreur un instant;
mais Glouskine sut vite les habiller d'un air d'excellente
plaisanterie. Comme elle voulait être persuadée, elle le fut.

--Je vous enverrai ma loge au _Thalia theater_ pour après-demain.
Camon sera charmé de penser que, pendant qu'il danse, vous vous
amusez vertueusement.

Il avait dit juste, le billet du ministre arriva pendant leur
déjeuner; elle le lut à son mari.

--Ah! tant mieux; comme cela, tu ne passeras pas ton mardi gras au
coin du feu.

--Je vais écrire à madame Van Beck, qui n'a pas non plus un
carnaval bien gai.

[Illustration]

--Tu as raison, elle n'est pas amusante, mais c'est une
très-honnête petite femme; je te verrais avec plaisir te lier avec
elle; vous pourrez vous faire une gentille existence toutes deux
en vous rapprochant un peu plus.

--Oh! oui, une petite vie bien tranquille, dit-elle amèrement.

--Il est de fait que je ne te verrais pas avec plaisir marcher sur
les brisées de certaines collègues.

Après un silence--ils étaient souvent silencieux depuis quelque
temps:

--Alors, tu ne veux absolument pas me mener au bal du théâtre?

--Ma pauvre petite, qu'est-ce qu'un oiseau de ton joli plumage y
ferait?

--En ce cas, n'y va pas.

--Je t'en conjure, ne joue pas à la femme jalouse; un homme qui a
une carrière est forcé de faire au monde, à ses sottises, à ses
plaisirs, quelques sacrifices. Tu sais combien je t'aime et je te
respecte.

--Au point que tu ne me ferais pas même l'honneur d'être jaloux.

--Non, car je suis trop sûr de toi.

--En effet, tu l'es extraordinairement.

M. de Camon était de si bonne foi que le ton aigre-doux de sa
femme ne lui fit pas perdre une bouchée; c'était l'homme le plus
parfaitement heureux, jouissant de tout son cœur de son bonheur
conjugal et n'ayant cependant perdu le goût pour aucun autre; il
dînerait avec sa jolie et chère petite femme, la conduirait au
théâtre, et la laissant en bonne compagnie, l'esprit tranquille
sur son compte, irait s'amuser chez Droutzky et oublier qu'il
était chargé de chaînes.

La pauvre madame de Camon s'était lancée désespérément dans son
équipée; Glouskine venait la voir deux ou trois fois le jour au
sujet du domino qu'il lui faisait préparer.

Le dîner du mardi gras fut pour elle une douloureuse épreuve:
la peur, la jalousie, une sorte de désir de connaître le péril,
tout cela bouillonnait dans son cœur; dix fois elle eut envie
de raconter tous ses projets à son mari, de lui dire combien il
la faisait souffrir, de faire appel à son ancien amour; mais la
figure d'Olga Michaïloff surgissait soudain, et les bonnes, les
consolantes paroles de Glouskine... sur l'_amitié_ duquel elle
_pouvait_, elle _devait_ compter... Cependant se hasarder seule,
la nuit, chez lui, dans sa voiture... ah! le cœur lui battait bien
fort. Elle eut quasi envie de se découvrir une migraine terrible,
puis elle railla sa propre faiblesse.

--«J'irai, je veux l'y voir, c'est mon droit enfin.» Ils se
quittèrent au théâtre; comme il la menait à sa loge, elle lui dit
indifféremment:--C'est ce soir, n'est-ce pas, que vous cotillonnez
chez Droutzky?

--Il paraît que oui; aussi je rentrerai tard probablement.

--Alors, bonsoir.

--Bonsoir. Madame Van Beck vous reconduit?

--Oui, c'est convenu, amusez-vous.

--Bonne soirée; je t'assure que j'irais volontiers me coucher de
bonne heure.

Madame Van Beck était une excellente jeune femme, ne parlant
jamais que de ses enfants et de ceux des autres; aussi, pendant
le premier acte, elle et madame de Camon s'attendrirent ensemble
sur les perfections de leur petite famille... De temps en temps,
madame de Camon se disait: «Je vais au bal masqué... avec
Glouskine», puis elle reparlait des dernières dents de sa fillette.

A neuf heures, Glouskine entra dans la loge, salua ces dames et
regarda madame de Camon d'une façon si significative, souriante
et hardie à la fois, qu'elle en fut horriblement troublée. Elle
pressentait un danger et ne savait si elle désirait le connaître
ou si elle le redoutait.

M. Van Beck, qui copiait toutes les dépêches de sa chancellerie,
sommeillait invariablement dans le monde; sa femme n'avait aucune
malice, ils n'étaient point gênants, et Son Excellence put, en
termes discrets, faire allusion au bonheur qu'il éprouvait: le
domino était prêt, rien ne manquait, tout irait à ravir.

[Illustration]

Madame de Camon était si obstinément silencieuse que Son
Excellence en devenait inquiet; il sut à temps placer quelques
mots sur Olga.

Tout d'un coup, à son étonnement douloureux, il entendit dite par
madame de Camon ces paroles qui lui firent perdre contenance, lui
qui se croyait prêt à tout:

--Ma chère amie, j'ai une envie folle d'aller au bal du théâtre.
Mon mari ne veut pas, mais je suis résolue à lui désobéir;
prêtez-moi M. Van Beck, vous me sauverez d'une folie, je vous
assure.

Madame Van Beck, fort étonnée, essaya les remontrances. Son
Excellence s'offrit en vain pour faciliter les projets de madame
de Camon.

--Non, je vous en prie, permettez à M. Van Beck de venir. Et
pourquoi ne viendriez-vous pas aussi? Son Excellence vous
donnerait le bras. Nous irons nous habiller chez lui, il se
trouvera bien des dominos à passer, allons; rendez-moi ce service
d'amie.

La jeune Hollandaise n'était pas très-clairvoyante, mais elle
entendait une voix vraiment émue, et faisant signe à son mari
littéralement étouffé de surprise:--J'en avais grande envie aussi
sans l'oser dire. Arnaud, faisons cette partie, je vous en prie;
notre cher ministre voudra bien me prendre sous sa protection, et
je vous confie madame de Camon.

Et ils y allèrent, madame Van Beck se mourant de peur, suffoquée,
sans une parole à dire, et madame de Camon si tremblante que
l'excellent Van Beck craignait qu'elle ne fût sur le point de
s'évanouir. Quant à Son Excellence, on ne l'avait pas vu de si
méchante humeur depuis la mort d'un cheval qu'il aimait fort.

M. de Camon brillait, le chapeau sur la tête, quand une voix de
femme lui dit tout à coup:

--André, j'ai trop peur, ramène-moi.

       *       *       *       *       *

M. de Glouskine appelle madame de Camon _une coquette_ dangereuse.
M. de Camon n'a été jaloux qu'une demi-seconde, mais la sensation
a été si vive que le souvenir suffit pour le garder d'Olga
Michaïloff. Madame de Camon espère que son mari sera nommé à
Berne. D'un commun accord, tout le monde a oublié le bal du
théâtre, excepté M. Van Beck, qui y rêve en fumant de gros cigares.

[Illustration]

[Illustration]



ENGLISH IMPROVEMENT


I

... Olga Michaïloff a un répertoire d'amies extrêmement varié;
elle s'en est pourvue pour toutes les circonstances de la vie;
elle a l'amie avec laquelle elle sort, celle chez qui elle prend
le thé tous les jours, celle avec laquelle elle voyage à travers
l'Europe, l'amie de théâtre, l'amie de cour, l'amie plastron,
l'amie complaisante, l'amie indigène et l'amie compatriote; elle
les aime toutes également, et en chatteries, en prévenances, est
Slave jusqu'au bout des ongles. Dans toutes les résidences elle a
laissé une infinité de «chères» auxquelles elle écrit de charmants
billets avec une fidélité exemplaire, se réservant, en cas de
retour, l'entrée dans la coterie la plus en vue.

Madame Michaïloff sait la valeur d'une amie et couvre de son
mépris les femmes qui n'aiment qu'à s'entourer d'une cour
masculine: ce sont des maladroites; elle passe sans les voir.

L'amie d'enfance est la véritable Providence du ménage Michaïloff.
Quand on s'ennuie trop ou que le corps diplomatique tout entier
semble éteint, madame Michaïloff s'en fait expédier une de Moscou,
et aussitôt, et en son honneur, allume ses bougies, danse, soupe,
et donne aux autres le prétexte d'en faire autant.

Dans le marasme de Tenheiffen, la venue d'une amie de la
belle Olga est une distraction précieuse, et d'autant que
madame Michaïloff n'en a point qui ne soient grandement ses
cadettes, quoique invariablement juste de son âge, comme le fait
charitablement remarquer M. de Glouskine. Madame Michaïloff était
en froid avec Son Excellence. Le printemps était mortellement
triste; ces messieurs des différentes légations, fort paresseux;
il fallait les inviter pour les avoir; les soirées paraissaient
éternelles. A bout d'expédients pour se distraire, madame
Michaïloff s'avisa un beau soir que marier une de ses cousines
pauvre à quelque diplomate d'avenir serait à la fois moral,
charitable et divertissant; elle télégraphia sur l'heure l'envoi
de la jeune personne, espéra tout du hasard et attendit.

[Illustration]

Vera Dognieff débarqua à Tenheiffen à l'heure dite; c'était une
belle fille avec des yeux noirs et des cheveux blonds légers,
soulevés et frisottants. Toujours des robes à traîne immense et
le chignon épais tombant jusqu'au milieu du dos; fort ennuyée
d'être sans fortune et très-décidée à faire tout au monde pour
réparer cette erreur du sort; elle était folle de joie de
l'occasion que lui offrait sa cousine, et l'embrassa avec une
tendresse d'esclave.

--Ma chère, dit la diplomatesse, ils s'ennuient tous à périr; tu
n'auras jamais pareil jeu. As-tu un goût pour une nationalité
quelconque?

--Non, Olga chérie!...

--Eh bien, alors, flirte avec les Anglais; nous avons un choix;
ils sont trois, et tous passablement riches; le plus bête est
Lynjoice; il est naïf et excellent garçon; une femme mènera avec
lui une vie de reine. Regarde-les bien; dis-moi à qui tu plais,
puis nous nous arrangerons, petite collègue mignonne.

Là-dessus, Vera baisa la main de madame Michaïloff dans un
transport de reconnaissance.

Mais pour mener à Tenheiffen quelque affaire que ce fût, il
fallait d'abord se faire un ami ou du moins un indifférent du
ministre de Russie. Son Excellence fut donc invitée à dîner sans
délai, et la petite compatriote, qu'on lui présenta, lui fit
très-humblement toutes les grâces de couleuvre qui lui étaient
naturelles; il fut froid, mais affable; un juge, mais un juge
bienveillant; et, après le café, il se mit à interroger la jeune
personne, il voulut la confesser; cela l'amusait, ce blasé,
de voir le fond d'un cœur naïf; celui qu'il voulait démasquer
ne l'était pas, mais la fine petite mouche se laissa arracher
l'histoire de sa vie, de sa famille, de ses espérances, et avoua
avec une parfaite ingénuité qu'elle voudrait bien trouver un mari.
Glouskine pensa qu'il n'y aurait rien de déplaisant à jouer le
bienfaiteur vis-à-vis d'une si agréable blonde, et se sentit mieux
disposé envers madame Michaïloff depuis qu'elle avait chez elle de
si jolies cousines. Il laissa donc partir les invités, prit son
fauteuil des anciens jours d'intimité, et comme madame Michaïloff
s'approchait de lui pour lui offrir un autre verre de thé, il le
lui fit poser, prit ses deux mains, les rapprocha devant lui,
les regarda, les baisa tout doucement l'une après l'autre cinq
ou six fois, puis une fois chacune sur la paume, et ils furent
réconciliés du coup. Olga s'assit en riant et en le grondant de la
meilleure grâce.

--Est-ce que Vera vous a dit du bien de moi?

--Oui, elle vous adore, et moi de même.

--Comme dans _il tempo passato_?

--Encore plus.

--Eh bien, alors, il faut m'aider dans ma grande entreprise.

--Quelle est-elle? un secrétaire à faire changer?

--Non; il faut la marier, elle.

Vera faisait un petit ménage devant la table à thé.

--Mais oui, c'est une idée. Avez-vous pensé à quelqu'un?

--Que diriez-vous de Lynjoice?

--Parfait; mais c'est un garçon à passion; rendez-le amoureux de
vous, et puis faites-lui épouser Vera; il doit aimer à s'immoler.
A son défaut, nous avons le Hollandais Van der Bosch, un fort bon
parti. Voulez-vous que je parle à la grande maîtresse? elle le
voit souvent.

--Non, pour tout au monde. J'aurais voulu des tableaux vivants
pour faire marcher tout cela; mais Paul gronde tellement la
dépense...

--Eh bien! pourquoi pas chez moi?

--Ah! aimable ministre, que je vous aime!

--Ma chère, ne le dites pas si haut!

Le lendemain, chez madame de Santa-Pierra, qui était son amie de
jour, Droutzky et deux ou trois de leur intimité étant présents,
madame Michaïloff lança son idée.

--Je veux marier ma cousine à Lynjoice.

--Eh! madame, pourquoi Lynjoice plutôt que moi? demanda Droutzky.

--Pour mille et une raisons, mon cher, que je vous laisse deviner.

Madame de Santa-Pierra trouva ce projet charmant.

--Ce Lynjoice est très-gentleman.

--Tout gentleman qu'il soit, je vous parie qu'il ne se marie pas.

--Eh bien, monsieur de Bove, je tiens le pari, répondit madame
Michaïloff; ce sera cent louis si vous perdez, cinq si vous gagnez.

--Je le veux bien; mais, madame, réservez soigneusement ces cinq
louis.

--Et je tiens pour Olga, ajouta madame Santa-Pierra, et vous,
Droutzky, et vous, Alvarez?

L'aimable Droutzky fut d'emblée de l'avis de ces dames; M. Pepe
Alvarez tint pour M. de Bove, et les paris furent enregistrés.

--Mais de bonne guerre, ajouta Olga, et Droutzky des nôtres, avec
sa vaillante épée nous serons victorieux.

Madame de Santa-Pierra voulut savoir si Lynjoice était déjà
amoureux.

--Mais il ne l'a pas encore vue.

--Nous devons être présents à la première entrevue, afin d'être
témoins du coup.

--C'est de rigueur, dit de Bove.

--Du tout, vous gâteriez l'affaire.

--Si, ma chère, laissez-les venir, je vais organiser une sauterie,
votre Vera doit danser comme un ange.

--Madame, dit M. de Bove, marié de votre blanche main me paraît un
sort bien digne d'envie.

--Vous avez la permission d'épouser, on vous sacrifiera Lynjoice.

Madame de Santa-Pierra protesta et développa sa théorie, comme
quoi rien ne nuit plus à la carrière que de se marier trop tôt,
tandis qu'il arrive un moment où c'est la plus utile chose du
monde.

Lynjoice en était évidemment là. On fut d'accord sur ce point.
Toutefois, MM. de Bove et Alvarez s'en allèrent fort persuadés de
gagner leurs cinq louis.

[Illustration]


II

[Illustration]

Madame de Santa-Pierra resta tout un jour sans maudire le séjour
de Tenheiffen, et le lendemain à midi, lasse d'attendre le soir,
elle écrivit à Lynjoice d'avoir à venir lui parler. Il était à sa
chancellerie, copiant la plus ennuyeuse dépêche, et fut charmé de
se déranger. Madame de Santa-Pierra lui dit en matière d'ouverture
qu'elle avait grande envie d'une robe de véritable homespun, et
s'il n'aurait pas quelque occasion sûre; puis, de la même haleine,
s'il n'avait jamais été amoureux. Il avoua sans détour être fort
sujet à ce mal, et que c'était, du reste, la seule chose qui lui
fît prendre patience dans la carrière. Madame de Santa-Pierra
l'assura qu'il fallait se marier, qu'il était créé pour les
joies de la famille, qu'elle avait rêvé de lui, et qu'il devait
indubitablement lui arriver quelque chose d'heureux. Lynjoice
se demanda ce qui lui valait une si franche déclaration, et se
mit en devoir d'y répondre; elle l'envoya promener, lui assurant
qu'il se marierait parce qu'elle l'avait rêvé, qu'il n'oubliât
pas sa robe de homespun dont elle ferait le compte avec celui de
l'Iris Bouquet (qui courait depuis trois ans), puis elle l'expédia
derechef à sa chancellerie.

L'après-midi, elle raconta sa démarche à Olga et à ces messieurs:
on la jugea très-imprudente, quoique, pour le vrai, cette malice
cousue de fil blanc eût fait rêver Lynjoice toute la journée,
car se marier était depuis longtemps dans son esprit, sans que
jamais il eût pu trouver le courage de faire la demande. Il avait
même laissé à Stockholm une inconsolable personne, dont il aurait
fait très-volontiers sa femme, si préalablement il n'eût fallu le
lui demander, et sa conversation avec madame Santa-Pierra avait
cruellement réveillé ce sentimental souvenir.

Tous les secrétaires dînaient ensemble au Cercle: Droutzky, qui
remarqua l'air préoccupé de Lynjoice, se mit à le prendre à
partie, lui disant qu'il devait être amoureux. On ramassa la balle
au bond; il n'en faut pas tant à de pauvres diplomates. Lynjoice
fut à l'unanimité déclaré amoureux. Ses collègues de chancellerie
révélèrent qu'un mystérieux billet l'avait enlevé à ses austères
devoirs envers la patrie qui le payait, et qu'il était revenu,
avec la mine qu'on lui voyait. Le pauvre Lynjoice, qui était
timide comme il n'y a qu'un Anglais barbu pour l'être, et qui
rougissait comme une fillette, se défendit de toutes ses forces.
Ce fut en vain.

--De qui Lynjoice est-il amoureux?

--Ce doit être de la vieille Teufelsbruck, dit Michel Platoff, la
plus méchante langue du corps diplomatique.

--Moi, je parie pour la princesse elle-même.

--Non, ce sera madame de Santa-Pierra.

Toutes les femmes y passèrent.

--Et la belle Olga, nous ne pensions plus à elle; sûrement
Lynjoice est fou de madame Michaïloff.

--Ne serait-ce pas de l'amie d'enfance? ajouta Platoff.

Droutzky, de Bove et Alvarez se regardèrent.

--Oui, oui, c'est de l'amie d'enfance.

--Messieurs, cette fois l'amie d'enfance de madame Michaïloff n'a
pas vingt ans, et il me semble que ce doit être la fille d'une
amie d'enfance.

--Lynjoice veut l'enlever.

--Et l'emmener aux Indes.

Il eut beau jurer ne l'avoir jamais envisagée, on décida: 1º qu'il
était amoureux; 2º que c'était de mademoiselle Vera.

Lynjoice eut grande envie de ne pas aller chez madame de
Santa-Pierra, puis la curiosité l'emporta, et, une rose fraîche à
sa boutonnière, il entra. On l'attendait; lui, fit bon front, son
binocle dans l'œil gauche, ce qui était son unique originalité;
on l'entoura, on le pria d'être calme, on l'assura qu'elle était
là, et sans trop savoir comment, il se trouva devant Vera à qui on
le nommait; elle leva sur lui un regard approbateur qui semblait
dire: Je sais que vous êtes amoureux de moi, et je le veux bien.
Puis elle dit quelques mots et le quitta comme on ferait d'une
vieille connaissance.

Lynjoice se demanda s'il était épris de cette personne sans
l'avoir connue.

--C'est qu'elle a l'air de le croire.

Les collègues vinrent l'assurer qu'il aurait toute liberté pour
faire danser Vera; que, du reste, elle lui avait réservé le
cotillon.

Madame Michaïloff passait sur ce mot.

--Ah! ce bon Lynjoice danse le cotillon avec ma cousine, comme
c'est gentil!

Il n'y avait plus à s'en dédire; Vera arriva et avec ses mines
de chatte lui demanda pourquoi il ne faisait pas ses invitations
lui-même, et pourquoi il lui avait envoyé demander le cotillon.

--Je ne vous fais pas peur pourtant... faisons-nous un tour de
valse?

Lynjoice était moitié désespéré, moitié charmé; il aurait voulu
être à mille pieds sous terre, et cependant valser à contre-temps
avec tous ces cheveux blonds volant devant ses yeux était
agréable. Quand ils s'arrêtèrent, il n'eut pas un mot à dire; mais
Vera parla pour deux et l'assura de sa fidélité pour le cotillon.

Madame de Santa-Pierra l'appela du geste.

--Eh bien, voilà mon rêve réalisé; vous êtes amoureux, mon pauvre
Lynjoice; je ne vous reconnais plus, vous vous marierez, vous
serez heureux, et vous me direz si je lis l'avenir ou non.

Droutzky et les autres s'étaient rapprochés.

[Illustration]

--Qui aurait cru que Lynjoice serait sournois à ce point? Vous
étiez charmants, du reste, tous les deux; vous pouvez vous vanter
d'avoir de la chance.

--Mais je vous assure!... protesta Lynjoice...

Puis, en garçon le mieux élevé du monde, il craignit de déprécier
Vera.

--Ce n'est pas que mademoiselle Vera ne soit charmante.

--Ah! il veut bien l'avouer!

On guettait les portes, car on craignait un coup de tête, et
Lynjoice fut gardé à vue; il cotillonna, soupa, et à trois
heures du matin, les collègues voulurent le reconduire chez lui
triomphalement. On le quitta en l'assurant qu'il était marié.

[Illustration]


III

Le lendemain de grand matin, le valet de pied des Michaïloff
sonnait au logis de garçon de Lynjoice et y laissait un billet,
sur l'enveloppe duquel se dessinait un fulgurant Olga; cinq
minutes après venait une missive identique, cette fois apportée
par un valet de la légation de Portugal, puis un pli à l'air
sérieux envoyé par Son Excellence le ministre de Russie. Il y
avait des réponses, mais _Monsieur_ était sorti.

Bien des personnes s'étaient ce matin-là réveillées tout occupées
du bon Lynjoice, qui d'habitude ne passionnait pas l'opinion.
Madame Michaïloff avait eu un réveil triomphant; c'était un
succès, cela la mettrait à la mode, et elle se ferait prêter
par le mari une trentaine de mille francs dont elle avait grand
besoin. Quant à la blonde Vera, elle souriait depuis plusieurs
heures à toutes sortes de pensées qu'elle ne disait point et de
mettre en jeu toute sa diplomatie pour contribuer au bonheur de
sa jeune compatriote, et de Bove et Alvarez avaient décidément
grand'peur pour leurs cent louis.

Tout le monde s'était avant dix heures entendu par lettre, pour
être à trois heures chez Glouskine, afin de convenir des tableaux
vivants. Madame Michaïloff avait à deux reprises envoyé chez
Lynjoice, qui était toujours sorti.

--C'est-à-dire qu'il dort, s'était dit Olga en songeant à son
mari, M. Michaïloff, qui se couchait habituellement à six heures
du matin, et jusqu'à deux heures de l'après-midi, n'était
invariablement sorti dans son lit.

--Il viendra chez Glouskine, on peut être tranquille.

Vera ne disait rien et arriva toute souriante, modeste et blonde,
chez le ministre qui les attendait et reçut sa compagnie avec sa
courtoisie des bons jours. Madame de Santa-Pierra parlait pour
tous; elle embrassa madame Michaïloff, puis Vera, et fit mine de
mettre par erreur son bras autour du cou de Glouskine, offrit ses
deux mains à ses adorateurs et déclara qu'elle était la personne
du monde à qui le bonheur d'autrui faisait le plus de plaisir. Ce
bon Lynjoice, cet excellent Lynjoice, pourquoi n'arrivait-il pas?

Quels tableaux ferait-on?

Madame de Santa-Pierra, qui ne brillait pas par les idées
originales, proposa Faust et Marguerite.

Ce fut un cri général.

--Enfin tout ce que vous voudrez, Lynjoice est si beau garçon, on
peut l'habiller en ce qu'on veut, et Vera est un amour!

Mais pourquoi Lynjoice n'arrive-t-il pas?

En l'attendant, Vera se promenait à petits pas de long en large à
côté de Glouskine; ils regardaient à la fenêtre, puis reprenaient
leur promenade à travers les salons sans avoir l'air autrement
impatientés.

Au bout d'une demi-heure, madame Michaïloff se déclara cruellement
inquiète: les Anglais sont si originaux! Lynjoice s'est peut-être
suicidé. Droutzky s'offrit pour aller vérifier le fait, et partit.

Il fut impossible à Olga de dire une parole; elle était accablée
et laissa discuter devant elle la question d'Hamlet et d'Ophélie,
d'Esmeralda et de sa chèvre sans y prendre part. De Bove et
Alvarez ne lui ménageaient pas les airs triomphants et se disaient
persuadés du suicide du malheureux Lynjoice. Vera se tenait à
l'écart, toute froide, calme, avec son teint blanc sans une nuance
de trouble et le cœur battant à rompre, les détestant tous en ce
moment, puisqu'ils étaient témoins de son humiliation. Madame
Michaïloff l'admirait et pensait qu'avec une fille de si bon
esprit, il n'y avait rien de désespéré.

Droutzky revint. Vera tournait le dos à la porte et ne fit pas un
mouvement.

--Eh bien? eh bien?--Il vous suit?--Il vient?--Il est mort? -Il
est enlevé?--Il est malade?

Droutzky les regardait avec un désespoir comique, puis après une
pause étudiée:

--Il est parti! s'écria-t-il en pouffant de rire.

[Illustration]

[Illustration]



LA REVANCHE DE VERA


I

La marquise de Santa-Pierra tirait admirablement les cartes,
et cette distraction lui était chère; elle en avait acquis le
talent à Florence, d'une bonne comtesse italienne, son intime
amie pendant trois ans. Ces dames avaient passé ainsi bien des
journées pluvieuses sans en sentir l'ennui, et depuis madame
de Santa-Pierra promenait cet art d'agrément dans toutes les
capitales de l'Europe où son étoile et les missions de son mari
l'envoyaient tour à tour. Toute _ministresse_ qu'elle fût, elle
ne dédaignait pas de s'humaniser avec les jeunes attachés de
sa Légation jusqu'à leur prédire leurs destinées futures en
général tendrement amoureuses et triomphantes. Les mauvaises
cartes se refusaient obstinément à venir sous les doigts roses
de la marquise, et quant à ce qui lui était personnel, elles
lui réservaient toutes les surprises heureuses. La marquise de
Santa-Pierra était, d'avis unanime, la meilleure personne du
monde; on ne lui connaissait qu'une petite faiblesse, celle de
se persuader qu'elle inspirait à quatre-vingt-dix-neuf hommes
sur cent ce qu'elle qualifiait d'_un petit sentiment_. Elle
le demandait fort bien à brûle-pourpoint, et un septuagénaire
ministre de Hollande, le personnage le plus flegmatique des
Provinces-Unies, se souvenait de cette question posée en plein
dîner diplomatique, comme d'un des cruels moments de sa carrière.
Cependant il avait été forcé de confesser le _petit sentiment_
qu'on lui demandait, et madame de Santa-Pierra ne manquait
jamais, en échange, de lui offrir sa main à baiser, ce qui
était la chose du monde qui l'intimidait le plus, l'excellent
homme n'ayant jamais pratiqué ce genre de galanterie. Quant
aux jeunes gens, ils s'accordaient pour offrir à madame de
Santa-Pierra _un petit sentiment_ bien tendre, d'autant que cela
ne gênait pas les plus sérieux. La marquise aimait fort à parler
d'elle-même et de ses affaires de cœur, et sa chère amie madame
Michaïloff l'ennuyait souvent, parce qu'ayant précisément la
même inclination, ces dames se trouvaient réciproquement être de
détestables confidentes! le rôle le plus passif qu'il soit.

[Illustration]

La bonne petite Vera Dognieff était au contraire située à souhait
pour cela: elle n'avait pas d'intérêt personnel et écoutait mieux
que qui ce soit, ce qui lui avait valu d'être élevée au rang
d'amie par madame de Santa-Pierra, chez qui elle allait chaque
fois que sa cousine Michaïloff n'avait pas besoin d'elle. Quant à
madame Michaïloff, elle se félicitait fort de sa bonne action et
trouvait qu'après tout il valait mieux que le mariage Lynjoice eût
échoué. Vera était si utile, si commode! Moyennant deux ou trois
robes défraîchies et _retapées_ par la femme de chambre, elle
était toujours là, toujours prête, si bonne enfant. Même Paul
Michaïloff la trouvait agréable, car elle faisait très-joliment
les cigarettes. Madame Michaïloff, elle, la traitait comme son
intime amie et son humble servante, et les deux rôles étaient
acceptés de la même façon par Vera, car elle était si bonne fille!
A l'occasion elle veillait toute la nuit pour aider la femme de
chambre à poser des dentelles sur une robe de bal, mettait au
net les comptes de sa cousine, écrivait ses lettres, et faisait
prendre patience à Son Excellence, notre vieille connaissance
Glouskine, pendant que madame Michaïloff se rhabillait pour la
cinquième fois. Tout allait bien depuis la venue de Vera, et sa
cousine, qui était superstitieuse, y tenait comme à un fétiche.
Elle la marierait certainement, mais plus tard. D'abord personne
ne veut d'une fille sans le sou, «car, il faut le dire, cette
pauvre Vera ne possède pas un rouble». Pour une personne aussi
durement traitée de la fortune, mademoiselle Dognieff ne manquait
pas d'aplomb; elle était fort à l'aise dans le salon de sa
cousine, qui ne s'apercevait pas que tout doucement c'était Vera
et sa robe fanée qui en faisaient les honneurs, tandis que madame
Michaïloff, avec sa robe du bon faiseur, se tenait dans un coin,
écoutant des histoires drôles.

Un soir qu'il n'y en avait plus apparemment et que le froid
commençait à se faire sentir, Vera demanda à madame de
Santa-Pierra de lui montrer son talent et de lui tirer les cartes.
Comme la marquise n'était pas trop préoccupée à ce moment-là de
ses petits sentiments, elle dit oui, fort volontiers, et s'y
prépara avec le plus noble sérieux.

--Tiens, Vera veut se faire tirer les cartes, dit madame
Michaïloff à Glouskine avec qui elle causait bas; elle sera
gouvernante, la pauvre, un de ces quatre matins.

--_Chi lo sa?_ répondit l'Excellence. Et il se leva pour
s'approcher de la table devant laquelle madame de Santa-Pierra
s'était majestueusement assise.

Comme tous y allaient, madame Michaïloff vint comme les autres, et
se plaçant sur un fauteuil bas, sa cigarette aux lèvres:

--Vera chérie, en attendant de devenir impératrice, donne-moi donc
du thé.

--Qui sait, ma chère? tu es peut-être destinée à avoir une place
à ma cour. Sois tranquille, je n'oublierai pas dans mes grandeurs
que j'ai porté tes vieilles robes.

Cela fut dit d'un ton si uni et si sûr que madame Michaïloff en
éprouva une sensation extrêmement désagréable; elle n'aimait
point, même pour rire, cette perspective de sa cousine lui passant
sur le corps.

Vera lui porta sa tasse et lui baisa les bras en riant.

--Tu veux donc que je reste serve toute ma vie?

--Tu es folle, Vera.

Mais madame Michaïloff était mécontente, et son œil froid le
disait bien à sa cousine, qui fit mine de ne rien voir. Glouskine
lui roula une chaise en face de madame de Santa-Pierra.

--Chère marquise, traitez bien cette jeune personne.

--Ah! Excellence, je voudrais lui prédire un trône, car,
voyez-vous, faites le sceptique autant que vous le voudrez, mes
cartes sont infaillibles.

--Vous ont-elles dit tous ceux qui vous adorent?

--Certes, et vous n'en êtes pas.

--Qui vous l'assure, madame?

--Voyons, Excellence, ne me troublez pas. Droutzky, ôtez cette
lampe de là; elle m'aveugle. Olga chérie, votre éclairage est tout
à fait primitif; on a des abat-jour plus mystérieux. Chère petite
Vera, souhaitez en votre cœur ce que vous désirez le plus.

--C'est un bon mari, madame; c'est tout de suite souhaité et dit.

--Cette Vera est absolument cynique, pensa madame Michaïloff; ce
genre ne peut pas me convenir.

Glouskine se disait par contre que cette petite fille était fort
drôle; elle l'amusait énormément, et d'autant qu'Olga Michaïloff
l'assommait et que madame de Santa-Pierra n'était à ses yeux
qu'une aimable sotte.

Madame de Santa-Pierra rangeait les cartes avec une préoccupation
émue; Vera la caressait du regard.

--Vous savez, chère marquise, que jusqu'ici j'ai été fort
malheureuse, et je voudrais savoir si je n'ai pas un sort.

Madame de Santa-Pierra retournait toujours; l'espoir de la
diplomatie européenne, attachés, conseillers, ministres,
regardaient palpitants d'intérêt. Vera de temps en temps ployait
la tête en arrière vers Glouskine, qui était debout derrière sa
chaise et lui demandait des yeux ses explications. La marquise
était rouge, animée, triomphante; elle s'amusait comme une
reine...--Magnifique..., superbe!--encore cœur--ah! cette dame de
pique, elle gêne toujours--mais cœur revient.--Vera, vous avez
certainement une ennemie.

--Et qui, grand Dieu! à moins que ce ne soit la femme de chambre
d'Olga?

[Illustration]

--N'importe, il faut vous en défier... je vois là un homme...
aimable, riche... oui, très-riche... mais vous avez aussi une
amie...

--Tu entends, Olga?

Madame Michaïloff bâillait.

Madame de Santa-Pierra consultait son tableau et demandait à ces
messieurs leur avis:--N'est-ce pas que c'est superbe? Regardez:
un, deux, trois, quatre; mais cette dame de pique dont on ne peut
se débarrasser, le présent aura des soucis, oui, c'est certain,
mais vous triompherez, grâce à un ami. Je vois la richesse, un
mariage de cœur, l'ennemie sera vaincue... Pas du tout, Droutzky,
vous vous trompez, le moment d'inquiétude est parfaitement indiqué.

--Eh bien! ma chère, dit Olga, tu ne commandes pas ta robe de
noce? voilà que Son Excellence a déjà l'air de te tenir la
couronne sur la tête.

Et comme Vera remerciait tendrement la marquise, celle-ci lui dit:

--Il ne faut pas me dire merci, je n'y puis rien; demandez à ces
messieurs si je n'ai pas prédit des choses étonnantes.

--Comment! mais surprenantes! Voici plusieurs années déjà que
notre aimable marquise me menace de l'hymen, s'écria Glouskine.

--Et vous y viendrez, Excellence. Ces cartes le disaient clair
comme le jour.

--Oh! madame, dit Glouskine, si tel doit être mon sort, pourquoi
est-il criminel de souhaiter la mort de ses collègues?

--Voilà Son Excellence qui a un sentiment pour la marquise.

--Mais, mon cher Droutzky, croyez-vous en avoir le monopole?

Madame Michaïloff intervint.

--Si les prédictions sont finies, a-t-on le droit de faire un peu
de musique?

--Ce ne sera pas de la musique triomphante, murmura Glouskine à la
marquise; notre Olga n'aime pas le trèfle à quatre feuilles pour
ses voisines.

[Illustration]


II

Tout le monde parti, il y eut entre les cousines ce qui s'appelle
une scène. Olga commença par sermonner vertement Vera sur son
genre, sur ses propos, sur son ton.

--Tu deviens inconvenante tout bonnement, ma chère! Si c'est avec
ce bagage que tu crois faire fortune, crois-moi, tu te trompes.

--Ma chère amie, j'ai les manières qui me plaisent.

Madame Michaïloff ne pouvait en croire ses oreilles. Comment!
cette petite misérable, habillée de ses effets, lui résistait,
l'insultait presque!

--Sais-tu que j'ai grande envie de te renvoyer à Moscou?

--Je m'en irai, tu peux le croire, sans que tu me le dises deux
fois.

--Tu as une singulière manière de reconnaître les bienfaits.

--Tu oublies que je ne t'ai rien demandé.

Elles étaient toutes deux frémissantes de colère, mais Vera de
sang-froid, tandis que madame Michaïloff prenait le parti des
attaques de nerfs. Il fallut bien la soigner; sa cousine aida à
la porter dans sa chambre, eut pour elle toutes les attentions
dont elle avait l'habitude, rassura Paul Michaïloff, qui depuis
dix-huit ans ne s'habituait pas aux crises de Madame, et alla se
coucher la dernière de la maison. Olga seule fut vite apaisée, se
félicita d'avoir eu du caractère, d'avoir maté Vera, et se promit
de lui pardonner le lendemain sans se faire trop supplier.

Madame Michaïloff dormit tard et sonna d'une main impatiente.

--Ma cousine?

--Mademoiselle est sortie ce matin de bonne heure.

--Sortie!

Madame Michaïloff se sentit furieuse derechef.

Sur le même moment on apporta une lettre de chez madame de
Santa-Pierra: elle y vit l'écriture de Vera.

    «Chère cousine,

«Tu m'as dit de m'en aller hier au soir, et, tu vois, je suis
partie sans retard. Je ne vais pas encore jusqu'à Moscou, parce
que la bonne marquise de Santa-Pierra me garde quelques semaines.
Si tu veux, et pour ne faire de peine à personne, j'y serai
d'accord avec toi: une brouille ouverte t'ennuierait plus que moi,
j'en suis sûre.

    «Toujours ton affectionnée.

    «Vera.

«Réponds-moi.»

[Illustration]

Madame Michaïloff n'eut pas le temps de s'évanouir; du reste,
l'étonnement et la colère lui rendaient ses forces. Sa cousine,
qu'elle avait fait venir à ses frais... chez madame de
Santa-Pierra... et lui imposer ses conditions!... Elle était
aveuglée au point de ne point voir un autre billet de madame de
Santa-Pierra:

    «Chère amie,

«Prêtez-moi votre Vera quelques jours; c'est convenu, n'est-ce pas?

    «Tendrement.

    «Anita.»

Madame Michaïloff envoya chercher Glouskine; il vint exact,
empressé. Elle lui raconta l'ingratitude, la noirceur de sa
cousine. Il fut froid, donna raison à toutes deux, ce qui, pour
une femme, est pire que le lui donner tort.

--Vous irez chez madame de Santa-Pierra, pendant que ce petit
serpent y sera?

--Mais, chère amie, je ne puis offenser la femme de mon meilleur
collègue; vous avez trop d'esprit pour n'y pas venir aussi.

--Moi, jamais!

--Vous avez tort.

Sur ce mot, madame Michaïloff éclata en sanglots; elle était
méconnue, abandonnée, elle si bonne, elle qui avait chéri sa
cousine.

--Vous avez été témoin de mes efforts pour la marier, mais elle ne
se mariera jamais; ce sera ma vengeance.

Glouskine eut à subir un orage qui dura deux heures, et pendant
lequel lui, qui se piquait d'être impassible, frisa la mauvaise
humeur.--On n'est pas plus assommante.

Ce fut sa réflexion en passant la porte.

Vera avait prévenu sa cousine, et Glouskine savait depuis dix
heures la brouillerie; il se flattait à part lui d'en être la
cause, et cela variait la monotonie de Tenheiffen... On y parla ce
jour-là uniquement des faits et gestes de mademoiselle Dognieff.
Il y avait deux partis, mais celui d'Olga était faible, tandis que
protéger une pauvre petite sans défense, cela paraissait charmant
à tout le monde. Madame de Santa-Pierra eut quinze visites, prit
les airs les plus mystérieux, et après avoir été forcée d'avouer
plusieurs fois dans la journée que madame Michaïloff avait un
caractère impossible, elle lui écrivit le soir un petit billet
bien tendre pour la supplier de ne rien prendre en mauvaise
part de sa meilleure amie. Ce fut Vera qui dicta la lettre, et
Glouskine la trouva bien tournée: il put l'apprécier, l'ayant lue
deux fois.

[Illustration]


III

Madame Michaïloff faisait bonne mine à Glouskine, mais lui en
voulait à mort d'aller chez la marquise.

On se vit au théâtre, Glouskine ayant persuadé à madame Michaïloff
qu'en restant chez elle, elle ferait une sotte figure; elle alla
donc à l'avant-scène du Thalia, accompagnée de Son Excellence. La
marquise et Vera étaient en face. Vera avait une _robe neuve_.
Madame Michaïloff connaissait toutes les toilettes de la marquise,
il n'y avait pas à s'y tromper. Le spectacle ne fut pas agréable
pour madame Michaïloff, et le lendemain matin elle fut doucement
surprise quand on vint lui dire que mademoiselle Dognieff était au
salon. Elle entra hautaine.

[Illustration]

Vera se leva et lui baisa la main en riant.

--Je viens te demander pardon et faire la paix.

--Ma chère, je te remercie, et te laisse à ta conscience. Pour
combien de temps es-tu installée chez les Santa-Pierra?

--Eh! je ne m'en vais pas encore, et si tu le veux, je viendrai te
voir souvent.

--On t'habille, je vois?

--C'est de ma robe d'hier que tu me parles? Oui, c'est un cadeau
de la marquise.

L'entrevue fut aigre-douce. Madame Michaïloff triomphait.--Elle se
ménage un abri, on aura assez d'elle là-bas; et, comme, au fond,
voir revenir Vera lui convenait parfaitement, pour s'en donner
honorablement la possibilité, elle fit ce jour-là à Glouskine une
sorte de demi-éloge de sa cousine.

--Je suis aise de vous voir plus juste, elle est tout cela et plus
encore.

Pour le coup, madame Michaïloff regretta du fond de l'âme de
n'avoir point laissé Vera et ses qualités se faire valoir à
Moscou; elle le dit à son mari, qui la consola en vantant les
mérites de Vera, ajoutant qu'elle au moins rendait la maison
possible.

--Tu verras, elle se mariera parfaitement.

--Je ne le crois pas.

--J'ai mon idée, et je serai surpris si je me trompe.

Madame Michaïloff ne daigna pas répondre.


IV

_Madame Michaïloff à madame la comtesse Alexandrine de T..._

    «Chère Alex,

«Comme tu avais raison de me dire, l'année passée, de me méfier
de tous les Dognieff! Tu sais que j'avais eu la faiblesse de
faire venir la petite Vera ici; c'est un serpent, ma chère,
une intrigante; je ne sais quel genre de femme ce sera. Elle a
été affreuse à mon égard; son genre était si impossible que,
malgré toute mon indulgence, j'avais été forcée de le lui dire;
elle m'a immédiatement répondu avec la dernière insolence, et,
le lendemain, a été s'imposer chez des amis à moi qui l'ont
accueillie par pitié. Du reste, à cause de Paul, je n'aurais pu
garder chez moi une fille d'une telle allure; mais ses intrigues
ont réussi à lui trouver un mari, ce qui était, du reste, l'unique
chose qu'elle souhaitât. Et devine, ma chère, qui s'est laissé
prendre aux filets de cette petite. Tout bonnement Glouskine,
Son Excellence en personne. Oui, et elle a eu l'aplomb de
m'annoncer son mariage, me rappelant une sotte soirée où elle
s'était fait tirer les cartes et où le valet de cœur lui avait
été très-favorable, et elle m'a même demandé si je voulais que
la noce se fît chez moi. J'étais outrée, mais j'ai eu le courage
de lui dire son fait. Comme tu penses, je ne resterai pas ici
pour voir les airs et les insolences de cette Vera qui était trop
heureuse, il y a trois mois, de porter mes vieilles robes. Je pars
pour Vienne rejoindre madame Papadoff qui m'attend, et nous irons
ensemble à Bade. Je suis décidée à ne pas revenir à Tenheiffen,
et comme le prince sera là-bas, je pourrai obtenir un autre poste
pour Paul, quoique lui trouverait charmant de rester ici. Ma
chère, les désillusions de la vie sont affreuses; je croyais que
cette petite m'était dévouée, et je l'aurais reprise, si elle
l'avait voulu.

    «Toujours ton

    «Olga.»

[Illustration]

[Illustration]



LE RETOUR


..... S. Exc. M. Serge de Glouskine, ministre de S. M. l'Empereur
de toutes les Russies, déjoua toutes les curiosités de la façon
la plus cruelle, et au moment même où S. A. R. la Grande-Duchesse
elle-même se préparait à faire annoncer sa présence certaine à
son mariage, elle apprit qu'il aurait lieu à Francfort, la ville
des incognitos pour toute l'Allemagne; le ministre demanda un
congé, et la future ministresse, mademoiselle Vera Dognieff,
reçut de Moscou une tante des plus présentables expédiée pour la
circonstance.

Madame Olga Michaïloff ne manqua pas de s'exclamer sur
l'inconvenance de tous ces procédés, et même la bonne madame de
Santa-Pierra, quoique fort occupée d'un petit sentiment qu'elle se
flattait avoir inspiré au Grand-Duc, en fut un peu désappointée.
Au contraire, tous ces messieurs, qui étaient ouvertement rangés
du côté de la blonde Vera, répétèrent à l'envi qu'elle prouvait
par là être fille d'esprit, et qu'on pouvait en attendre de
grandes choses.

Les mariés revinrent au bout de trois semaines, jour pour jour.
La Grande-Duchesse sut à son lever que madame de Glouskine était
débarquée la veille à onze heures, en robe de crêpe de Chine gris
à longue traîne, et en manteau de velours grenat; qu'elle avait
une femme de chambre française et un _pug_ de la plus pure espèce.

Son Altesse Royale, qui ne voyageait jamais qu'en petite robe
de laine, et un voile bleu sur le chapeau, jugea sévèrement une
pareille tenue; de plus, comme elle possédait un griffon affligé
du plus désolant embonpoint, le pug de la jeune ministresse ne
fut pas ménagé.

[Illustration]

Madame Olga Michaïloff, qui depuis deux mois partait tous les
jours, était encore à Tenheiffen, et envoya de bon matin sa femme
de chambre prendre des nouvelles de sa cousine et savoir si elle
serait visible ce jour-là.

Madame de Santa-Pierra, avec une curiosité plus franche, débarqua
à une heure à la porte de la légation, sut que _Son Excellence_
recevait, et se trouva en face d'une Vera si élégante et si
charmante qu'elle en demeura presque surprise, et pensa à part
elle que ces messieurs avaient raison, et que décidément cette
fille était jolie.

[Illustration]

La nouvelle madame Glouskine était habillée de noir, le corsage
le plus uni, et sur sa longue traîne une foule de franges longues
et molles, deux perles aux oreilles et un seul saphir au doigt;
pas d'alliance, Vera trouvant cela du dernier bourgeois. Le
ministre était à sa chancellerie, le pug installé sur le pied
de la chaise longue, et Vera, ministresse de la tête aux pieds;
elle reçut madame de Santa-Pierra en égale, avec la légère nuance
qui distingue l'empire de toutes les Russies du petit royaume
de Portugal, ne dit pas un mot de son mariage, ne parut pas
entendre quand madame de Santa-Pierra lui fit compliment de ses
magnifiques boutons de perle, et laissa tomber d'une manière
générale qu'elle comptait être chez elle tous les soirs de dix
heures à minuit.

Pendant que la pauvre marquise cherchait une contenance, car elle
avait tellement _protégé_ mademoiselle Vera Dognieff qu'elle ne
savait plus quel ton prendre vis-à-vis de madame de Glouskine, on
apporta une corbeille de roses de la part de Son Excellence.

Vera, tout en les arrangeant dans les vases, critiquait
l'arrangement de son salon et finit en disant: Je changerai tout
cela cet hiver.

Madame de Santa-Pierra, en sortant de la légation de Russie, alla
droit chez madame Olga Michaïloff. De Bove y était avec Droutzky;
ils s'amusaient, et assez méchamment, de la figure de la pauvre
Olga, qui n'avait pas la force de cacher son dépit. Elle venait
de leur faire lire les lettres que lui avait écrites Vera six
mois auparavant; de Bove lui demandait celles de Glouskine. Elle
jurait n'en avoir jamais reçu, et qu'elle n'était outrée que de
l'ingratitude de sa cousine, qui lui devait son bonheur et ne lui
avait pas donné signe de vie depuis le mariage.

Quand madame de Santa-Pierra eut dit d'où elle venait, ce fut
un ensemble: «Eh bien! comment est-elle? que dit-elle? Et lui,
l'avez-vous vu?» C'était Olga qui demandait cela.

Madame de Santa-Pierra soulagea son cœur:

--Croiriez-vous que cette petite, qui me baisait la main tous
les matins, ne m'a pas seulement embrassée? La Grande-Duchesse
est moins fière. Elle a un aplomb formidable. Je pense qu'elle
s'imagine destinée à tenir le haut du pavé ici; mais je vais le
dire franchement au marquis, je ne veux pas lui céder le pas.

--Chère marquise, Glouskine est absolument le doyen du corps
diplomatique.

--De Bove, vous m'ennuyez. Est-ce qu'elle est doyenne, cette
petite? Je dois encore à mon maître d'hôtel la note de ses
fiacres; j'ai grande envie de la lui envoyer.

--Voyons, mesdames, puisqu'il y a une madame de Glouskine,
résignez-vous à vivre en paix avec elle.

--Quand je l'ai comblée de bontés!...

--Et moi qui lui ai donné une robe de Worth presque neuve!...

Cette robe était pour Olga Michaïloff l'objet d'amers regrets.

--Il est vrai qu'elle est impardonnable d'avoir épousé Glouskine.

--De Bove, vous faites exprès de ne pas comprendre.

Ces messieurs, là-dessus, s'en allèrent, laissant madame
Michaïloff et la marquise les plus intimes dévouées amies,
toutes deux bien résolues à faire front de toutes leurs forces à
l'envahissement d'une petite intrigante.

--Une parvenue, ma chère!

--Que je ramassais par pitié.

       *       *       *       *       *

Pendant ce temps, la blonde ministresse donnait à Droutzky et à de
Bove ses belles mains à baiser, leur permettait la cigarette et
autorisait Droutzky à entreprendre l'éducation du pug _Florimond_,
qui devait, dans un mois, savoir présenter les armes; de sa
cousine et de madame de Santa-Pierra pas un mot.

A trois heures, on annonça la voiture; Son Excellence attendait en
bas; Droutzky eut l'honneur de mettre la ministresse en calèche,
et elle leur fit un salut de l'air d'une impératrice.

[Illustration]

De Bove et Droutzky furent d'avis que la physionomie de Tenheiffen
était, de ce jour-là, totalement changée, et, en bonne charité,
ils allèrent faire une tournée chez les collègues, les faisant
enrager par le récit de la beauté, des charmes, des toilettes
de Vera. Toutes les légations allèrent chez elle en masse dès
le soir; la porte était ouverte, le samovar brûlant, et le
ministre faisait son whist avec ses deux collègues habituels; il
n'y avait de changé que la présence de Vera, et ce changement
était considérable. Du reste, tous deux l'air rassis de vieux
époux, avec une nuance imperceptible de coquetterie d'un côté, de
galanterie de l'autre; tous les hommes furent d'accord, la mise
en scène était parfaite. A onze heures passées, Vera au milieu de
sa cour, Glouskine à son troisième rubber, madame Olga Michaïloff
tomba comme un aérolithe.

--Chère, tu aurais pu me faire dire que tu recevais. C'est en
revenant du Thalia que j'ai vu des lumières chez toi. Je meurs de
t'embrasser. Bonsoir, Excellence. Plus charmant que jamais. Vous
voyez que je viens rendre mes devoirs à ma _cheffesse_.

--Chère madame Michaïloff, je ne doutais pas de votre bon esprit.

La pauvre madame Michaïloff n'eut pas le bon esprit d'accepter
paisiblement un si brusque tour dans la roue de la fortune. Voir
Vera dame et maîtresse chez Glouskine, régner de plein droit là où
elle avait été charmée de régner par intérim, c'était trop pour
elle, et, après quelques banalités, elle fut assez sotte pour se
laisser aller à dire:

--Vera chérie, tu dois croire rêver!

--Mais non, ma chère, c'est toi qui es mal éveillée.

Glouskine, qui avait entendu, acheva la confusion de madame
Michaïloff:

--Chère Olga, il faut venir souvent chez nous le soir; ma femme y
sera tous les jours à ces heures-ci, et dites donc à Michaïloff
qu'il vienne faire mon whist.

Olga comprit que sa maison à elle était désormais déserte, et sa
colère lui fit dire une seconde sottise:

--Quelle toilette, ma chère Vera! Cela doit bien te faire mépriser
les petites robes que je te donnais.

--Mais non, Olga chérie; seulement si tu les regrettes, nous
pouvons en faire le compte.

Après cela, il n'y avait plus qu'à se dire bonsoir, et madame
Michaïloff ne fut pas longue à découvrir qu'elle était fatiguée,
et le ministre lui fit très-courtoisement les honneurs jusqu'à sa
voiture. Tous les secrétaires et attachés étaient littéralement
aux pieds de la jeune ministresse; elle avait été hautaine et
impertinente avec cette grâce que les Slaves seules savent y
mettre, et l'on ne pouvait vraiment se défendre de l'adorer. On
entoura le ministre pour lui dire qu'il avait la femme la plus
charmante, la plus spirituelle du monde.

A une heure, madame de Glouskine les mit tous à la porte; on
délibéra cinq minutes sur l'opportunité de lui offrir une
sérénade, et, finalement, on alla au cercle.

Restés seuls, Glouskine baisait le beau bras de sa femme.

--Douchinka, vous êtes absolument parfaite.

Vera, pour le remercier, embrassa le pug _Florimond_.

[Illustration]

[Illustration]



LA MAZOURKE DE SON EXCELLENCE


I

Après un été passé en Norvége à la recherche des introuvables
saumons scandinaves, Vancouver Lynjoice, premier secrétaire de
la légation de Sa Majesté Britannique, revenait à Tenheiffen
(Allemagne orientale), sa résidence actuelle. En route, il
pensait avec plaisir à sa Chancellerie, à son petit appartement
du Ganzemarkt, à sa propriétaire éminemment respectable et aux
collègues qu'on retrouvait au Cercle tous les soirs, dans le même
salon vert.

Aussi, une heure à peine après son retour, Lynjoice faisait-il son
entrée à ce bienheureux Cercle, cravaté de blanc, avec cet aspect
savonné des fils d'Albion, les cheveux et la barbe d'un luisant
admirable, le monocle dans l'œil gauche, un air beau garçon et une
rose trop épanouie au revers de son habit.--Toute la diplomatie de
Tenheiffen était à son poste; Michel Platoff se balançait dans le
meilleur fauteuil, et d'un œil fixe et rêveur suivait la fumée de
sa cigarette; Droutzky, le bel attaché militaire autrichien, était
adossé à la cheminée, et le grand Hollandais, Van Beck, lisait son
interminable _Gazette_; M. de Bove, qui représentait la France,
s'évertuait à accomplir des prodiges d'équilibre sur une chaise
qu'il faisait pirouetter tantôt sur un pied, tantôt sur un autre,
toujours lui dessus.

A la vue de Lynjoice, ce fut une exclamation, on l'attendait; il
n'amusait personne, mais on ne l'avait pas vu depuis trois mois,
ce qui est précieux entre gens qui se rencontrent tous les jours.

--Salut, Lynjoice, commença Michel Platoff, la bonne langue du
corps diplomatique, et qui parlait toujours le premier, plus beau
que jamais, _dear boy_.

--Le fait est, dit Droutzky, que lorsqu'on n'a pas vu cet
excellent Vancouver depuis quelque temps, il éblouit.

--La Norvége doit verser bien des pleurs, continua de Bove; nous
savons ce qui se passe à Tenheiffen, et j'ai eu journellement
l'occasion de constater le dépérissement de la propriétaire de
notre cher ami: encore un mois, elle devenait plus maigre que le
géranium qu'elle époussette avec tant de soin.

--Ma propriétaire, mon cher de Bove, mais c'est une personne on ne
peut plus respectable.

--Certainement, dit de Bove, on ne peut plus respectable...

--De Bove, dit Platoff, laissez la propriétaire et le géranium;
Lynjoice en a à d'autres cœurs, et nous savons bien que la pauvre
petite Vera Dognieff... A propos, Lynjoice, vous savez qu'elle
est maintenant madame de Glouskine..., la plus belle femme de
Tenheiffen.

--Un prodige, souligna Droutzky.

--Une merveille de goût, dit de Bove.

--Ministresse de toutes les Russies et plénipotentiaire dans l'âme.

--Elle sera ambassadrice.

--Et vous l'avez dédaignée, Lynjoice; car elle était amoureuse de
vous, elle voulait vous épouser, heureux mortel.

Lynjoice, charmé, se défendait de bonne foi.

--Mais non, disait-il, du temps où elle était chez sa cousine
Michaïloff, nous avons causé ensemble, voilà tout. Je suis charmé
de son mariage, charmé; mais je n'aurais pas cru que M. de
Glouskine, à son âge...

--Ah! certes, mon cher, et l'histoire ne dit pas si la blonde Vera
a eu des regrets, mais une légation, _dear boy_, et un certain
nombre de roubles très-assurés, cela console. Du reste, c'est
un ménage modèle, Monsieur, Madame et _Florimond_; _Florimond_,
c'est le chien dont Droutzky a entrepris l'éducation. Ah! nous
sommes bien heureux à Tenheiffen maintenant; les mœurs de l'âge
d'or, une seule famille, c'est patriarcal; moi, je me consacre au
samovar et je roule les cigarettes; de Bove dit son avis sur les
toilettes; il a même l'honneur d'écrire aux fournisseurs de Paris,
et découpe dans les journaux les articles consacrés au charme,
à l'élégance de madame la ministresse. Il vous faut un rôle, mon
cher Lynjoice. A quoi allons-nous occuper ce Lynjoice?

--Lynjoice sera amoureux, dit de Bove; il doit bien cela à
madame Vera; seulement nous ne parlerons pas de la respectable
propriétaire.

--De Bove, je vais déménager si vous continuez cette plaisanterie.

--Non, Lynjoice, non, vous n'aurez pas cette cruauté, et madame
de Glouskine ignorera toujours les sentiments de cette admirable
personne.

--Menons Lynjoice avec nous ce soir, dit Platoff; à dix heures,
nous allons présenter nos hommages à ma cheffesse, et vous
viendrez avec nous, mon cher.

--Si vous pensez qu'il n'y a pas d'indiscrétion...

Il résista cinq minutes, se laissa persuader, et entra
triomphalement dans le salon de madame de Glouskine, sur les pas
de de Bove, qui, en qualité de Français et de bavard, devait faire
l'orateur.

La ministresse, étendue sur sa chaise longue, _Florimond_ à ses
pieds, une cigarette entre les lèvres, habillée de noir, un fichu
de chenillé de même nuance sur ses cheveux blonds, attendait sa
cour; à l'autre bout du salon, le ministre faisait son invariable
whist, et dans l'embrasure des rideaux, la table à thé et le
samovar étaient dressés. Tous entraient en habitués; de Bove prit
Lynjoice par le bras, l'amena près de madame de Glouskine et
commença:

--Très-chère madame, nous nous sommes permis d'autoriser Lynjoice
à venir vous présenter ce soir ses hommages.

Madame de Glouskine ôta sa cigarette de sa bouche, repoussa
légèrement _Florimond_ du bout de son soulier, et regardant
Lynjoice bien en face:

--Retour de...?

--J'ai été en Norwége.

--Ah! tant pis ou tant mieux... Bonsoir, Platoff... Droutzky, vous
savez que _Florimond_ mord Son Excellence; ce sont d'affreuses
manières... De Bove, mon cher, j'ai reçu des échantillons
ravissants... Mon Dieu, monsieur Lynjoice, vous pouvez vous
asseoir...

Lynjoice se tenait droit devant la jeune femme, regardant les
autres baiser la belle main qu'elle leur offrait à leur tour.
Comme il était à la fois très-timide et très-hardi, le beau
Lynjoice, que madame de Glouskine lui parut ravissante, qu'il lui
sembla qu'elle le regardait avec bonté, et que depuis une heure
il était persuadé qu'elle avait été éprise de lui, il s'avança le
dernier, mit un genou à terre et posa ses lèvres sur la belle main
qui caressait _Florimond_.

[Illustration]

En entendant les rires, Son Excellence leva les yeux de dessus ses
cartes.

--Qu'est-ce qu'il y a?

--C'est Lynjoice qui est d'un galant...

--Mais il a raison, répondit M. de Glouskine en continuant
attentivement son jeu; Lynjoice ne peut, à mon avis, mieux placer
ses hommages.

La soirée fut charmante pour l'heureux secrétaire: on lui
cédait la place la plus proche de la chaise longue de madame de
Glouskine; le ministre lui-même fut gracieux, et Lynjoice, qui,
dans le fond du cœur, avait toujours redouté ses moqueries de bon
ton, le trouva aimable d'autant qu'il lui parut extrêmement usé et
cassé. Madame de Glouskine les regardait l'un à côté de l'autre,
son mari avec sa grande taille un peu voûtée, son teint pâle, et
sous sa moustache rousse un sourire moqueur et hautain, pendant
que de sa main blanche, d'un air de maître, il taquinait les
oreilles de _Florimond_, qui grognait de plaisir. Lynjoice, avec
sa figure ouverte, ses grands yeux bleu clair, sa forte carrure,
son teint hâlé, formait un parfait contraste. Les regardant ainsi,
Vera de Glouskine pensait, et, tout en songeant, elle mordit si
fort un de ses ongles roses qu'il se brisa; M. de Glouskine se
leva aussitôt, alla chercher des ciseaux et pria Lynjoice de
lui tenir la lampe, pendant qu'il taillait et limait ce pauvre
ongle; il finit en le baisant si tendrement que Lynjoice s'en alla
amoureux fou, et haïssant le ministre de toutes les Russies.


II

En très-peu de temps, Lynjoice devint l'homme le plus heureux de
Tenheiffen; il faisait ouvertement la cour à madame de Glouskine,
et elle l'accueillait avec bonté. Cela lui composait toute une
position sociale; quand il arrivait à cinq heures au thé de madame
Olga Michaïloff, où se racontaient, se commentaient, s'inventaient
toutes les histoires de Tenheiffen, il avait distinctement la
perception qu'on disait en le voyant: «Ah! voilà le _beau_
Lynjoice; vous savez, il fait la cour à madame de Glouskine.»
Aussi il s'approchait d'un air aimable et triomphant, et quand
madame Michaïloff disait avec son accent slave qui martelait
chaque mot: «Voilà Lynjoice qui m'apporte des nouvelles de ma
_cheffesse_», il était incroyablement satisfait, et madame
Michaïloff, avec sa bonté habituelle, ajoutait: «Ces messieurs
peuvent nous tenir au courant de ce qui se passe à la Légation,
mais c'est à notre bon Lynjoice qu'il faut s'adresser pour avoir
des nouvelles de Madame.» Ce petit cancan était une joie pour
ce cercle désœuvré. Madame Michaïloff, en qualité de cousine et
ennemie intime de madame de Glouskine, courait chez sa bonne chère
collègue, la marquise de Santa-Pierra, pour lui raconter le
dernier propos qui avait été dit, qu'on avait entendu et qu'elle
avait su.

En présence de madame de Glouskine, on se taisait, car elle avait
une façon à elle d'arrêter les taquineries et les réflexions:
«Madame Michaïloff l'aimait de tout son cœur, sa Vera chérie, sa
bonne cousine, toujours belle, toujours séduisante, la perle et
le modèle des femmes.» Madame de Santa-Pierra était en relations
charmantes avec la légation de Russie, et Michel Platoff, qui ne
manquait pas l'occasion de placer une méchanceté, le très-humble
et obéissant serviteur de madame de Glouskine. Lynjoice avait beau
mettre quatre bouquets par jour à sa boutonnière, envoyer à madame
de Glouskine toutes les fleurs de Tenheiffen, Michel Platoff
n'avait pas le droit de sourire. Madame de Glouskine accueillait
tout avec un air de reine; Son Excellence avait de loin un
ricanement protecteur pour les airs passionnés de Lynjoice, et
_Florimond_ le traitait avec un dédain marqué, réservant ses
amabilités pour Droutzky et ses servilités pour Platoff, dont la
pauvre bête craignait instinctivement le regard.

[Illustration]

Lynjoice ne caressait plus qu'un rêve: faire accepter à madame
de Glouskine quelque hommage public, qu'elle n'eût agréé encore
de personne; elle avait monté à cheval avec Droutzky, qui, avec
son _chic_ d'officier autrichien, valait bien le meilleur cavalier
anglais; de Bove avait eu trois ou quatre fois l'honneur de
mettre sa voiture à sa disposition; le matin, on la rencontrait
courant les boutiques de curiosités avec Platoff; enfin Lynjoice
eut l'idée de lui offrir un souper. Quel orgueil, quel succès,
quel triomphe, s'il le faisait accepter!... La fière madame de
Glouskine s'asseyant à sa table! Et tous ces messieurs conviés
à en être témoins, et de bonnes petites langues, comme madame
Michaïloff, pour en parler le lendemain et l'apprendre à toute la
ville! Il ne s'agirait pas, bien entendu, de recevoir madame de
Glouskine dans le petit appartement du Ganzemarkt, ni de lui faire
manger la cuisine de la respectable propriétaire; mais Tenheiffen
a son cabaret à la mode, et _Victor_ peut offrir des cabinets
particuliers, tout comme le café Anglais; c'est là que les princes
en voyage et les diplomatesses qui s'ennuient vont souper après
le théâtre et manger des huîtres célèbres; c'est là que Lynjoice
rêvait de fêter _l'objet de sa flamme_.

Après avoir délibéré pendant plusieurs jours comment aborder cette
grande question, et être resté devant madame de Glouskine dans
une contemplation muette qui amenait sur les lèvres du ministre
un sourire de parfaite pitié, l'amoureux secrétaire prit le parti
d'aller droit au but et de présenter carrément sa requête. Madame
de Glouskine ouvrit d'abord des yeux assez étonnés, jeta sa
cigarette au feu, se leva, s'approcha de son mari, le regarda et
lui dit:

--Est-ce que vous permettez?

--Certainement, ma chère, si vous le désirez.

Elle se retourna vers Lynjoice:

--C'est convenu, alors, vous m'offrez un souper chez Victor. Quand
sera-ce? Je pense que vous allez être magnifique, n'est-ce pas,
Lynjoice?

Il était rouge de satisfaction; Platoff avait l'air impertinent,
Droutzky faisait tenir un morceau de sucre sur le nez de
_Florimond_, de Bove examinait les pointes de ses souliers avec
une attention soutenue; madame de Glouskine les réunit dans un
signe de tête.

--Nous souperons donc chez Victor, messieurs. C'était mon rêve.

C'était son rêve!--Lynjoice n'y voyait plus clair; il faillit
mettre son monocle dans l'œil droit.

--Vous inviterez ma cousine, Lynjoice, et notre chère marquise, et
la petite Van Beck, si un de ses enfants n'a pas la coqueluche; à
trois heures, nous danserons une mazourke effrénée; savez-vous la
mazourke, Lynjoice?

Il avoua que non.

--Eh bien! mais il faut l'apprendre, je la danserai avec vous.
Allons, Droutzky, levez-vous;--Platoff,--quelques accords, nous
allons donner une première leçon à Lynjoice.

L'élégant attaché militaire frappa nettement les deux talons de
ses bottes, prit la main de madame de Glouskine qui maintenait
de ses lèvres serrées son inséparable cigarette, levant la tête,
cambrant sa fine taille, et aux premières notes de la musique
s'élança de ce mouvement hardi et léger qui est la grâce de la
mazourke; ils traversèrent le salon en quelques pas, revinrent,
elle se balançant comme un cygne qui rase l'eau, et le couple
s'arrêta devant Lynjoice.

--Compris? dit-elle; et sans attendre de réponse: Assez, Platoff,
fermez le piano.

[Illustration]

Le lendemain matin, le maître de ballet du grand théâtre était
appelé chez Lynjoice, et la respectable propriétaire, en entendant
des tapements de talon et des glissades prolongées, concevait
les craintes les plus poignantes, d'abord pour la raison de
son locataire, ensuite pour la solidité de son plafond. Tous
les matins, à sept heures, l'exercice recommençait, malgré
les représentations qu'elle s'était permis de faire. Tous les
soirs, madame de Glouskine demandait à Lynjoice des nouvelles
de ses progrès, car il n'avait pas su lui cacher le secret de
ses efforts. Enfin, on fixa la date du souper. Madame Michaïloff
promit de n'y pas manquer, la marquise de Santa-Pierra en fit
autant, et l'on put presque arracher à la modèle des jeunes mamans
du corps diplomatique, que tous les babys se porteraient bien pour
l'occasion. A Tenheiffen, on ne parlait que du fameux souper:--on
racontait que Lynjoice ordonnait les plus extravagantes folies,
qu'il faisait venir les fraises et les fleurs les plus rares, que
Victor avait ordre de remettre à neuf son plus beau salon, et à
cela s'ajoutaient les bonnes méchancetés qui en faisaient le sel.

Mais là n'était pas la préoccupation de l'heureux Lynjoice; il
ne pensait qu'à une chose: saurait-il danser la mazourke? Et il
en voulait à mort au pauvre Droutzky, à qui cela semblait aussi
naturel que de marcher.


III

[Illustration]

Au jour convenu, et malgré une neige très-épaisse, madame de
Glouskine endossa sa grande pelisse et partit avec Son Excellence.
Il y avait chez Victor un luxe inusité de lumières, et les deux
plus jolies bouquetières du théâtre, en jupe courte, bas carmin,
corselet serré et grand chapeau sur leur serre-tête, se tenaient à
la porte. Madame de Glouskine passa vivement, monta le très-étroit
escalier, et fut reçue sur la dernière marche par Lynjoice
rayonnant, ayant à la boutonnière le plus épanoui gardenia, et
à la main une touffe de roses qu'il offrit en remerciant de
l'honneur qu'on lui faisait.

Elle accepta les fleurs avec un sourire, prit le bras qu'il lui
offrait, et entra, toute charmante et fière dans sa robe blanche
à traîne immense, ses cheveux blonds retombant en fines boucles
jusqu'à sa taille et s'élevant, légers et frisés, au-dessus du
front; pâle comme à son habitude, et ses yeux couleur d'acier,
brillant aux lumières comme une lame polie. Madame Michaïloff se
précipita à sa rencontre, embrassa, en se jouant, le bras de sa
cousine, et lui murmura:

--Vous êtes charmants.

--Absolument, ma chère; on peut même le dire tout haut: Lynjoice,
nous sommes charmants.

Son Excellence s'adossa à la cheminée et se mit à parler politique
avec le grand Van Beck.

A minuit, on soupa. Lynjoice ne contenait plus sa joie
orgueilleuse; madame Michaïloff échangeait avec Michel Platoff
un dialogue où ni l'un ni l'autre ne s'épargnaient. Madame de
Glouskine était en veine, et Glouskine usait de la plus fine
pointe de son esprit.

Enfin, à trois heures, on avait débarrassé la grande table,
et madame de Glouskine, s'élançant toute seule d'une glissade
triomphante, avait déclaré le parquet à souhait.

Lynjoice commençait à être moins triomphant; il avait chaud, il
avait froid, en songeant à l'horreur de traverser cette grande
pièce dans toute sa longueur, et cela en exécutant des pas dont la
seule pensée le faisait trembler; et cependant il n'y avait pas
à se dédire: madame de Glouskine l'attendait, l'appelant du plus
séduisant regard.

--Eh bien, Lynjoice, eh bien! et notre mazourke? Pourquoi votre
esclave ne frappe-t-il pas les premiers accords?

Il fallait s'exécuter. Le malheureux Lynjoice commanda d'abord la
musique. Droutzky et madame Michaïloff partirent en aparté; mais
Son Excellence réclama l'ordre; on se mit en rang, et Lynjoice se
vit avec horreur en tête de tous les couples. Madame de Glouskine,
tout impatiente, tenait un peu serrée la main de son danseur, et,
au moment voulu, partit comme un sylphe.

[Illustration]

--Un, deux,--un... deux--se disait le pauvre Lynjoice, appelant
à son aide toutes les leçons de son maître de danse; il allait
tant bien que mal, écoutant derrière lui le bruit des talons de
Droutzky et voyant passer devant les glaces la grande taille de
Glouskine qui, vu l'occasion, menait la marquise de Santa-Pierra
et dansait encore mieux que Droutzky, et cette malheureuse musique
faisait un tapage infernal; on pressait le pas, il fallait
s'élancer pour suivre le rhythme précipité; madame de Glouskine,
qui semblait courir, tout d'un coup prit un élan soudain, traversa
comme un rayon la pièce entière, entraînant Lynjoice, qui,
s'embrouillant, perdant pied, donna à faux un malheureux coup
de talon et tomba sur le dos de la plus lourde façon! Ce fut un
cri d'abord..... puis des rires étouffés avec l'aimable cruauté
qu'excitent ces sortes d'aventures. Madame de Glouskine ne s'était
pas arrêtée; elle avait fait encore deux pas en avant toute seule,
puis s'était retournée et regardait le malheureux Lynjoice se
relevant, à la fois blême et cramoisi, tout son habit couvert de
poussière et boitant piteusement.

--Mon cher, vous êtes trop maladroit.

Le pauvre garçon reçut le mot en plein visage; il voulut
balbutier, s'excuser, implorer le pardon de sa danseuse: elle ne
le regardait plus; sur un signe d'elle, la musique avait repris,
et elle lui cria du bout de la salle:

--Vous pouvez nous regarder, Lynjoice; cela servira mieux que les
leçons qui troublent tant votre respectable propriétaire!

Le pauvre Lynjoice! Il regardait Platoff avec furie, Droutzky
avec haine, et Glouskine avec une jalousie forcenée, et à tous
il montrait le sourire forcé et bête d'un homme qui se sent si
ridicule.

La mazourke avait recommencé. Madame de Glouskine donnait la main
à son mari, légère, heureuse, insolente: elle passa devant son
amoureux, et entre ses petites dents serrées lui lança:

--Vous voyez, Lynjoice, deux tourtereaux.

Lynjoice passa la journée du lendemain à hésiter entre plusieurs
partis: ou égorger son maître de danse, ou se suicider, ou partir
pour l'intérieur de l'Afrique, ou aller à dix heures chez madame
de Glouskine. Il s'arrêta à cette dernière résolution.

Hélas! Son Excellence avait la migraine.

[Illustration]

[Illustration]



L'AUDIENCE PARTICULIÈRE


... Vu les égards dus à la personne et à la position
exceptionnelle du ministre de Russie à Tenheiffen, le Grand-Duc
lui-même suggéra à la princesse qu'il serait bon qu'elle reçût
madame de Glouskine sans délai inutile.--Son Altesse Royale y
avait bien quelque répugnance; elle avait su par sa grande
maîtresse, qui l'avait appris de sa femme de chambre, qui le
tenait de la «Mademoiselle» de madame de Santa-Pierra, les
toilettes étonnantes rapportées par la jeune ministresse.
C'était une première mauvaise note. D'un autre côté, madame Olga
Michaïloff se plaignait très-haut du dédain de sa cousine, et
quoique la Grande-Duchesse n'eût aucune partialité pour la triste
Olga, elle voulait bien en cette occasion la traiter avec égards.
De plus, le mariage de Glouskine dérangeait les habitudes de la
princesse. Depuis quinze ans, elle était accoutumée à voir entrer
Glouskine seul, et il lui était extrêmement commode; quand elle
ne savait que dire à son cercle, elle n'avait qu'à lui adresser
la parole pour que tout de suite il trouvât quelque phrase bien
longue et bien respectueuse qui donnât à la Grande-Duchesse le
temps de découvrir une idée.--Glouskine était de fondation à la
cour; jamais la Grande-Duchesse ne manquait de le prier aux fêtes
intimes qu'elle donnait à Friedrichsgluck les jours anniversaires
de la naissance de son illustre époux et des princes et princesses
de la famille grand'ducale; il serait impossible de traiter
une petite Russe sortie d'on ne sait où avec la même bonté, et
cependant Son Altesse Royale s'avouait que l'absence de Glouskine
ferait un vide que sa cour supporterait mal. Le Grand-Duc, lui,
espérait, au contraire, que l'arrivée et la présence de madame
de Glouskine rempliraient une place qui ajouterait beaucoup aux
ennuyeuses cérémonies des réceptions de la princesse. Madame de
Santa-Pierra était sans nul doute jolie femme et fort aimable;
mais Son Altesse était un peu blasée sur ses agréments, et pour
avoir entrevu Vera une seule fois dans l'ombre de sa cousine
Michaïloff, il désirait fort la revoir.

S. Exc. le ministre de Russie reçut donc avis qu'il serait
attendu avec «madame la ministresse», tel jour, à trois heures
de l'après-midi, au grand palais grand-ducal. Messieurs du
corps diplomatique adressèrent en corps leurs félicitations à
madame de Glouskine pour une faveur aussi distinguée. Madame de
Santa-Pierra, qui n'avait été reçue en audience particulière qu'au
bout de trois semaines, en fit une affaire telle que le pauvre
marquis dut aller en conférer avec le maître des cérémonies, qui
assura que cela se pratiquait toujours ainsi pour le doyen du
corps diplomatique; et comme il n'y avait pas eu de doyen depuis
cinquante ans, on ne put rechercher les précédents, et il fallut
se contenter.--Son Altesse Royale elle-même dut entendre les
plaintes amères de madame de Santa-Pierra, mais il lui fut répondu
que ces affaires-là étaient réglées selon l'usage, et qu'elle ne
pouvait, du reste, douter de la bienveillance toute particulière
de la Grande-Duchesse, à laquelle il n'était pas probable que
madame de Glouskine atteigne jamais.--Pour contenter tout le
monde, la princesse eut un moment la pensée d'être souffrante, et
dès mercredi la grande maîtresse laissa tomber deux mots de la
santé de Son Altesse. Ce propos lui valut la visite immédiate du
ministre de Russie, désireux de savoir positivement des nouvelles
de la Grande-Duchesse, craignant qu'en cas de contre-temps, madame
de Glouskine, de son côté, ne se trouvât souffrante le jour
indiqué ultérieurement par Son Altesse Royale. La grande maîtresse
crut pouvoir prendre sur elle de l'assurer que l'indisposition de
Son Altesse Royale ne l'empêcherait heureusement pas d'accueillir
avec distinction madame la ministresse, et, pour sa propre part,
s'annonça heureuse de faire ample connaissance avec une aussi
charmante personne, dont tout le monde faisait tant d'éloges.

La pauvre grande-duchesse n'avait jamais été aussi tiraillée pour
une présentation: d'un côté, on lui recommandait de faire bon
visage à la nouvelle mariée; de l'autre, on l'entretenait des airs
d'impératrice que prenait cette ambitieuse petite personne. Et
comme, sous un abord assez haut, il n'y avait pas de femme plus
timide que la Grande-Duchesse, elle redoutait fort de se trouver
seule face à face avec le grand Glouskine et son air moqueur, et
une madame de Glouskine qu'on disait si osée.

Pour Vera, elle était triomphante et avait juré ses dieux
protecteurs de faire _absolument_ la conquête de la
Grande-Duchesse. La bonne Olga Michaïloff, tout occupée de sa
cousine, était venue lui offrir quelques notions sur le pays
inconnu où elle allait s'aventurer, assurant à Vera que la
Grande-Duchesse était, en tête-à-tête, une personne qui faisait
perdre leur aplomb aux plus assurés.

--Merci, ma bonne chérie; mais Serge m'a déjà bien mise au
courant. N'aie pas peur pour moi.

--Quelle toilette as-tu? N'oublie pas que la Grande-Duchesse est
toujours très-simple.

--Oui; mais moi, qui ne suis pas princesse régnante, je n'ai pas
le droit de me permettre les petits lainages.

--Alors tu vas être éblouissante?

--J'espère ne pas être trop mal.

Elle ne put tirer d'autres détails.

Droutzky, qui se dévouait consciencieusement à l'éducation de
_Florimond_, demanda et obtint la permission de venir contempler
madame de Glouskine dans sa splendeur, et de Bove, en qualité de
Français et d'homme d'un goût parfait, fut appelé à donner son
avis.

Ils étaient là à l'heure dite: mais madame de Glouskine les
fit attendre suffisamment pour permettre à Droutzky de donner
au malheureux pug une leçon approfondie, et quand Vera fit son
entrée, _Florimond_, assis sur son séant, embrassait fortement le
gros cigare qui tenait lieu de fusil à l'exercice. Dès qu'ils la
virent, ils commencèrent, en se coupant les exclamations:

[Illustration]

--Admirable!

--Parfaite!

--Délicieuse!

--Madame, c'est du dernier réussi!

--Vous trouvez, de Bove? J'en suis bien aise... Droutzky,
avez-vous, du moins, des manières avec _Florimond_? Je n'entends
pas qu'il soit battu.

--Moi, battre votre chien, madame! c'est-à-dire que s'il se
noyait, je l'irais repêcher.

Ils lui répétèrent alors qu'elle était adorable, et elle les
écouta de bonne volonté. On lui vint dire que Son Excellence était
à ses ordres, et sans leur donner le temps même de toucher à son
gant, elle descendit l'escalier, soutenant de sa main gauche
sa grande traîne, pendant que les jupons garnis de dentelles
balayaient le tapis. Glouskine l'attendait, toujours le même,
toujours irréprochable.

--Au revoir, messieurs; mais madame de Glouskine ne peut faire
attendre Son Altesse Royale.

De Bove, qui trouvait impertinent au ministre de Russie d'avoir
épousé une aussi jolie femme, dit à Droutzky:

--Mon cher, je suis persuadé d'avoir déjà vu Glouskine chez
_madame Tussaud_, et je suis persuadé que nos fils l'y verront. Ce
n'est pas un homme, c'est uniquement un _diplomate modèle_.

--Savez-vous qu'il ne s'y entend pas trop mal en diplomatie?
Bonjour, je vais chez Olga; elle est si heureuse du bonheur de
sa petite cousine, que je ne puis résister au désir d'aller lui
raconter la toilette rouge.

En allant au palais, la voiture du ministre de Russie croisa
celles de madame Michaïloff et de madame de Santa-Pierra. Vera
salua avec la douce conscience de posséder un gala irréprochable
et un chasseur magnifique. De sa robe, ces dames ne virent rien;
tout était caché par une longue pelisse noire.

On entra dans la cour. Le vestibule était garni d'un imposant
personnel de valets de pied en culotte de peluche jaune; mais, par
un hasard fatal, pas deux n'étaient de la même taille.

Vera avait ôté son manteau, et, habillée de crêpe de Chine «sang
de bœuf», une jupe de faille immense de la même couleur, ses
cheveux longs et mousseux coiffés de paille blanche et de muguets,
son grand chignon crêpé et bosselé battant jusqu'à la taille,
mince, droite, les dents serrées, les yeux triomphants, elle
marchait sûre d'elle-même et sûre des autres.

La grande maîtresse attendait Leurs Excellences dans un
premier salon tendu de tapisseries fanées; le vieux chambellan
Altenknocken fut ébloui de la «frau Ministerin», et s'inclina
devant elle d'une révérence qu'il réservait d'habitude aux têtes
couronnées.

[Illustration]

La grande maîtresse, coiffée de raisins mûrs, faisait à voix basse
mille petits compliments dont elle avait un débit perpétuel, mais
que Vera recevait comme son dû.

Glouskine ne disait mot: on ne se dépense pas en amabilités,
quand on est si près d'une Altesse régnante. La princesse les fit
attendre cinq minutes, montre en main, puis la grande maîtresse
ouvrit la porte, et la referma comme madame de Glouskine faisait
sa première révérence.

Vera la fit profonde et très-lente; Glouskine, de son côté,
s'inclinait plus qu'à mi-corps. La grande-duchesse, un peu gênée,
se tenait debout, les bras croisés jusqu'aux coudes, à l'autre
extrémité de la pièce; elle leur répondit par un salut gracieux.
La pièce était grande. Vera fit quelques pas, puis une seconde
révérence aussi profonde, mais plus vive que la première. Son
Altesse Royale ne lui laissa pas le temps d'achever la troisième;
elle s'approcha, invita Vera à s'asseoir, dit à Glouskine d'en
faire autant, et se tourna tout de suite vers lui pour dissiper
son premier embarras.

La princesse fut bientôt la personne du monde la plus surprise.
Au lieu des grands airs qu'on lui avait annoncés, elle trouva une
jeune femme toute modeste, et Glouskine, qui ne demandait guère
de coutume, pria sur l'instant Son Altesse Royale de daigner
accueillir avec bonté sa jeune femme.

La Grande-Duchesse, mise bien à l'aise, soumit tout de suite Vera
aux questions qui représentent ce qu'on appelle une «audience
particulière».

_Première question._ Il y a longtemps que vous êtes arrivée,
madame?

_Deuxième question._ Vous êtes mariée depuis peu de temps?

_Troisième question._ Est-ce que Tenheiffen vous plaît?

_Quatrième question._ Est-ce que vous avez voyagé?

D'habitude, la cinquième question était: Savez-vous l'allemand?
Mais avec madame de Glouskine elle était superflue. Vera répondit
avec le nombre de mots voulus:

1º Madame, je suis arrivée depuis cinq semaines, et mon plus grand
désir était de voir Votre Altesse Royale.

2º Je suis mariée depuis deux mois seulement, et je suis bien
heureuse d'une position qui me procure l'honneur d'être reçue avec
tant de bienveillance par Votre Altesse Royale.

3º C'est la résidence du monde que j'aime le mieux, puisque j'y ai
trouvé tous les bonheurs.

4º Je n'ai été qu'à Francfort, mais j'ai le plus vif désir de voir
Friedrichsgluck, dont on dit des merveilles.

La Grande-Duchesse fut édifiée, et, revenant à Glouskine, par la
phrase qu'elle ne disait que quand elle était de parfaite humeur,
elle lui demanda un peu tard:

--Vous allez bien, mon cher ministre?

Son Excellence témoigna sa profonde reconnaissance d'une question
si pleine de bonté, et, partant de là pour faire en deux mots
une sorte de _mea culpa_ de sa vie passée, il pria de nouveau
Son Altesse Royale de lui donner son appui et son approbation,
maintenant qu'il était un homme marié et rangé. Là-dessus, comme
il y avait dix minutes qu'ils étaient entrés, la princesse se
leva, tendit d'abord sa main à Glouskine, qui la baisa avec un
profond respect, puis posa sa main dans celle de Vera, qui, sans
la serrer, fit une révérence jusqu'à terre.

En sortant, madame de Glouskine accabla de mille politesses la
grande maîtresse, s'enquit de son heure, de son jour, et la pria
de vouloir bien être son amie, puisque son mari avait le bonheur
d'être de ses amis. Le vieil Altenknocken reçut de si jolis
sourires qu'il ne put s'empêcher de dire très-haut en confidence à
Glouskine: «Reisend, reisend» (_ravissante_).

Le lendemain, on savait dans la ville que madame de Glouskine
était une charmante et timide personne, et que Son Altesse Royale
était décidée à la prendre sous sa protection; qu'il y aurait une
fête à Friedrichsgluck, pour le huitième anniversaire du prince
Adalbert, et que le ministre et la ministresse de Russie y étaient
conviés. Madame Michaïloff, qui voulait apprendre l'exacte vérité,
alla trois fois dans la même journée chez sa cousine, et entendit
répondre trois fois qu'elle était sortie.

Le soir, Droutzky dit à madame de Glouskine:

--Vous serez capable de faire accepter _Florimond_ à la cour.

Elle répondit simplement:

--Je le crois.

[Illustration]



LA CROIX DE SAINTE-ODILE


M. et madame de Glouskine avaient fait exprès le voyage du Righi
pour rencontrer le prince. Il s'agissait avant tout de présenter à
Son Excellence la nouvelle mariée.

L'Excellence, qui a le cœur abordable, l'accueillit avec une bonté
toute paternelle, trouva parfaitement justifiée la folie de Serge
de Glouskine, qui, à son âge, déjà sérieux, épousait une jeune
fille de dix-huit ans, pauvre et jolie.

Du reste, le prince n'aime pas, pour les missions de première
classe, les diplomates célibataires. Il est vrai que Tenheiffen
n'est que de deuxième classe; mais la chose pouvait s'amender. M.
de Glouskine le souhaitait fort depuis longtemps, et l'entente
conjugale était trop parfaite pour que madame ne le souhaitât
pas passionnément. Ce fut elle qui affronta la question avec le
prince. Il était ce jour-là de parfaite humeur, baisa plusieurs
fois en réponse les jolies mains de la suppliante, et convint
qu'il était inadmissible qu'une aussi charmante femme demeurât
ensevelie à jamais dans une aussi petite légation. Il ne promit
rien, mais laissa beaucoup espérer, d'autant qu'il était question,
à très-proche échéance, de la retraite d'un ambassadeur depuis un
demi-siècle sur la brèche.

Après un si agréable entretien, M. de Glouskine se permit d'offrir
au prince l'expression de sa reconnaissance. A sa surprise, il fut
arrêté court.

--Madame de Glouskine a-t-elle reçu la croix de Sainte-Odile?

--Non, Excellence.

--Non, et pourquoi? C'est absolument indiqué, à N... on
y tiendrait beaucoup. C'est une décoration de famille que
l'impératrice elle-même daigne porter; je vous conseille de vous
en occuper.

L'entretien finit là. Le lendemain, le prince avait la goutte;
M. et madame de Glouskine prenaient congé de Son Excellence et
retournaient à T...

La jeune ministresse y était attendue avec impatience: on
s'ennuyait mortellement en son absence, et le petit cercle de ses
fidèles la reçut avec des transports de joie.

--On ne vivait pas sans vous.

--Vous êtes plus belle que jamais.

--Et _Florimond_, l'adoré _Florimond_, comment se porte-t-il?

--_Florimond_ va à ravir; mais moi, je vais mal.

A ces mots, MM. Droutzky, Platoff, de Bove et Lynjoice laissèrent
éclater leur désespoir.

--Vous allez mal! qu'est-ce qu'on vous a fait?

--Le prince a été désagréable?

Michel Platoff, que Son Excellence recevait toujours
détestablement, n'en était pas surpris.

--Non, le prince a été charmant, mon mari est toujours charmant
aussi, mais on veut que j'aie la croix de Sainte-Odile.

--Où ça s'achète-t-il? demanda le beau Lynjoice, avec un
enthousiasme toujours prêt.

--Lynjoice, _ça_ ne s'achète pas, _ça_ se donne, _ça_ se reçoit
à genoux; quand on n'a pas _ça_, on n'est rien; _ça_ se porte à
l'épaule gauche de la grande-duchesse, de madame de Santa-Pierra
et de la vieille Teufelsbruck.

--Et c'est sérieusement que vous la désirez? dit Platoff.

--Je ne la désire pas, Michel, il me la faut.

Eh bien, rédigeons une pétition, dit de Bove. Qu'allons-nous
devenir si madame de Glouskine a des distractions, si elle est
triste? Autant être nommé au Japon tout de suite.

--D'abord, de Bove, je vous défends d'en parler à qui que ce soit.

--C'est convenu: discret comme la tombe.

--Jurez.

--Nous jurons.

--Par _Florimond_!

Ils jurèrent.

Deux jours après, S. A. R. la grande-duchesse régnante était de
retour dans sa capitale; elle revenait de Friedrichsgluck, et, y
ayant fait de sérieuses économies, était d'une humeur charmante.
Comme madame de Glouskine avait des amis en bon lieu, la princesse
n'était pas là depuis vingt-quatre heures que le Grand-Duc lui
demandait incidemment comment il se faisait que la ministresse de
Russie n'eût pas encore reçu la croix de Sainte-Odile: c'était
indiqué; leurs relations avec la cour impériale, la considération
attachée au ministre accrédité près d'eux depuis quinze ans...
enfin, c'était une chose qui ne pouvait être retardée plus
longtemps. La princesse répondit que là-dessus elle réservait
son jugement; qu'il fallait être avant tout une femme sérieuse
pour avoir droit à une distinction dont l'impératrice _elle-même_
faisait grand cas. Il y eut une légère insistance, qui força la
Grande-Duchesse à déclarer que ce n'était pas la _première_ fois
que madame de Glouskine lui causait des ennuis,--ici, Son Altesse
Royale regarda sévèrement son époux,--et que, du reste, elle était
décidée: madame de Glouskine n'aurait pas la croix.

Il fallut bien rapporter cette réponse, mais mitigée par les
regrets les plus sincères, les espérances les plus soutenues. La
princesse aurait prochainement son premier petit bal, et madame
de Glouskine pourrait alors en personne tenter un effort; le
Grand-Duc n'admettait pas qu'on pût lui résister!

La première réception de la Grande-Duchesse avait toujours un
cachet particulier d'intimité; le corps diplomatique y était
plus spécialement reçu, et la princesse se faisait un devoir de
s'informer en détail comment chacun avait passé l'été, et il
n'y avait pas de meilleur moyen de faire sa cour que de pouvoir
accuser un séjour à Hoffnungbad, source iodurée, bromurée,
potassée, découverte sous le patronage immédiat de la princesse
et où le Grand-Duc allait religieusement, pendant vingt jours,
boire le nombre de verres voulu et présider en personne la table
d'hôte de l'hôtel du _Prince Max_. Madame de Glouskine, pour sa
part, n'avait pas voulu en entendre parler; aussi de Bove, son
confident, lui dit le matin de la réception de la Grande-Duchesse:

--Voilà, si vous aviez été à Hoffnungbad, vous seriez sûre de
votre affaire.

--Ah! pourquoi? est-il trop tard? J'irai avec joie; mais, de
Bove, j'ai une idée.

--Serait-ce celle de me trouver nécessaire à votre bonheur?

--Non certes; cela vous ennuierait, et moi aussi. Persuadez-vous
une bonne fois qu'il n'y a au monde qu'un homme nécessaire à mon
bonheur, et que cet homme est mon mari; car, mon cher de Bove,
vous seriez ambassadeur demain, qu'est-ce que j'y gagnerais?

[Illustration]

--Eh bien! et le cœur, qu'est-ce que vous en faites?

--Je lui fais faire de la diplomatie, et il s'en trouve
très-suffisamment occupé.

--Aussi vous serez ambassadrice, vous, si je ne suis pas
ambassadeur.

--Je l'espère bien.

En attendant d'autres grandeurs, madame de Glouskine, comme femme
du doyen du corps diplomatique, prit ce soir-là rang en tête de
ses collègues; elle était parfaitement jolie, droite, sérieuse,
avec un petit air hautain, habillée d'une robe violet pâle, toute
garnie de plumes bleues légères et molles, et dans les mille
boucles de ses cheveux blonds de lin, des turquoises qui étaient
l'envie des autres femmes.

Leurs Altesses Royales entrèrent; madame de Glouskine fit une
profonde révérence qui s'adressait uniquement à la princesse,
pendant qu'un demi-sourire, conduit avec art, allait chercher le
prince.

La princesse commença son cercle.

--Madame de Glouskine, vous allez bien, j'espère?

--Je remercie Votre Altesse Royale, parfaitement, madame.

--Et M. de Glouskine?

--Mon mari a eu une légère attaque de goutte.

--Est-ce Krankemauss qui le soigne?

--Il ne veut pas voir de médecin.

--Ah! c'est cela, car Krankemauss l'aurait envoyé à Hoffnungbad,
et il serait guéri. Je suis charmée de vous voir si bonne mine,
madame.

Et la princesse passa à lady Lot, qui, ayant des filles de l'âge
des jeunes princesses Hildegarde et Augusta, était très en faveur.
La Grande-Duchesse daigna l'informer que ses filles avaient
rapporté à l'intention de leurs jeunes _amies_ une motte de terre
de Friedrichsgluck.

--Ce sera _bien_ précieux, dit l'aimable lady Lot.

Entre temps, madame de Glouskine recevait les compliments du
prince, qui la pria pour la première valse, en murmurant quelques
mots de sa douleur de n'avoir pu lui être agréable...

Elle lui répondit sur le même ton:

--Je sais, monseigneur, que s'il dépendait de vous...

Il allait protester avec véhémence, mais elle plongea, en saluant,
dans sa grande traîne.

--A tout à l'heure... Monseigneur... on vous attend.

Le cercle terminé, madame de Glouskine se mit à la recherche de
son mari et lui demanda de faire quelques pas avec elle.

--Serge, vous n'êtes pas impressionnable?

--Non, chère, pas le moins du monde.

--Mais vous savez le paraître?

Ils échangèrent un sourire contenu, et elle était si jolie qu'il
ajouta:

--Cependant, s'il s'agissait de vous...

--C'est précisément de moi qu'il s'agit, et vous êtes averti.

--Que va-t-il arriver?

--Comment! vous n'êtes plus discret? bonsoir. Nous nous
compromettons trop ouvertement.

Et elle partit dans le salon de danse, pendant que M. de Glouskine
allait s'installer au whist d'honneur des diplomates qui ont
dépassé la cinquantaine.

Au premier coup d'archet, le Grand-Duc vint réclamer à madame de
Glouskine la valse promise; elle s'était levée en le voyant venir,
salua profondément en passant devant la princesse, et regarda de
Bove avec un air moqueur qu'il ne comprit pas du tout. On faisait
place pour Son Altesse Royale et sa danseuse, dont la traîne
immense s'épandait démesurément à l'allure rapide de la danse et
se repliait sur elle-même, dès que le mouvement se ralentissait,
laissant voir la dentelle des jupons, mousseuse et légère, sous la
robe sombre.

On jouait une valse de Strauss au rhythme vif et saccadé, et ils
le suivaient de si près, que l'uniforme bleu pâle du prince et la
robe violette de madame de Glouskine ne se distinguaient plus que
dans un tourbillon. Tout à coup, on entendit un cri, un brouhaha
indescriptible: on aperçut le Grand-Duc se débattant des pieds au
milieu d'un fouillis de gaze et de soie, et madame de Glouskine
tout de son long à terre, pâle, évanouie, et à vingt pas, une
magnifique turquoise brisée en morceaux.

[Illustration]

Tout s'arrêta, le Grand-Duc affolé ne pouvait que répéter:

--Je ne sais pas comment... je ne sais pas comment...

La princesse criait que madame de Glouskine était morte, qu'on
allât chercher Krankemauss, et Lynjoice, désespéré, s'élançait à
sa recherche, pendant que de Bove, beaucoup plus calme, allait
avertir M. de Glouskine, qui, posant ses cartes avec l'émotion la
plus convenable, arrivait près de sa femme pour lui voir ouvrir
les yeux. On l'avait assise; la bonne lady Lot lui soutenait la
tête, et la grande maîtresse de la princesse accourait, suivie
d'un plateau chargé de vinaigres et de sels, et de tout ce qu'il
fallait pour ranimer plusieurs personnes fortement évanouies.

Madame de Glouskine se plaignait d'une vive douleur au pied
et d'un reste d'étourdissement qui lui fit accepter avec
reconnaissance l'offre d'être transportée, en attendant
Krankemauss, dans les appartements particuliers de la princesse.
L'arrivée de Krankemauss, que Lynjoice ramenait triomphalement,
rendit quelque calme; il demanda à être laissé seul, pour examiner
le pied blessé; il prévoyait une simple foulure... mais enfin il
fallait s'assurer...

On rentra dans la salle de danse, et la princesse vit avec horreur
remettre à Glouskine les morceaux d'une turquoise brisée...

--Comment! la magnifique turquoise de madame de Glouskine a été
jetée à terre... Ah! Excellence, je veux voir cela.

Il fallut montrer les débris, tout en assurant que ce petit
malheur était absolument sans importance.

--Pourvu que ma femme ne se ressente pas de cette chute, le reste
est égal.

[Illustration]

Krankemauss revenait d'un air sérieux et affligé... Le cas n'était
pas grave heureusement, la tête n'ayant que légèrement porté;
mais il prévoyait que l'entorse de Son Excellence,--car c'était
une entorse parfaitement caractérisée,--retiendrait madame de
Glouskine au moins quinze jours étendue. On pouvait la ramener
chez elle sans aucun inconvénient en soutenant le pied, et il
valait mieux même que madame de Glouskine rentrât le plus tôt
possible, afin qu'on pût procéder à un premier pansement; le pied
n'était encore que très-légèrement enflé, et il espérait, grâce à
un traitement _spécial_, le maintenir en cet état.

Il n'y avait plus qu'à agir. Lynjoice, qui ce soir-là pensait
à tout, sachant que madame de Glouskine avait renvoyé sa
voiture, avait la sienne toute prête; lui et de Bove porteraient
facilement madame de Glouskine jusqu'en bas. La Grande-Duchesse
aida elle-même aux préparatifs. Krankemauss descendit l'escalier
en éclaireur, afin de prévenir les secousses et de soutenir à
l'occasion le pied malade; il se chargea de revenir annoncer à
la princesse comment se serait effectué le trajet. Une heure
après, heureusement rassurée sur ce point, il ne restait à la
Grande-Duchesse que l'amertume de songer à la turquoise qu'il
faudrait de toute nécessité remplacer.

Le Grand-Duc avait légèrement repris ses esprits quand la solitude
permit enfin à son auguste épouse de lui faire les plus cruels
reproches sur une maladresse dont les conséquences devaient
forcément être fort malencontreuses. «Car non-seulement vous
avez manqué de la tuer: Krankemauss dit que sa tête a porté;
mais vous avez brisé une pierre qu'il faut lui rendre: nous ne
pouvons être en reste.» Le prince en convint, mais suggéra qu'il
y avait peut-être des accommodements; que madame de Glouskine
désirait vivement la croix de Sainte-Odile, et que sans doute
elle y attacherait beaucoup plus de prix qu'à une turquoise.
Cette idée économique sourit à la princesse, et il fut décidé
avec une affectueuse entente que Krankemauss serait chargé de
sonder officieusement madame de Glouskine à ce sujet. Il s'en
acquitta à merveille, et fut bientôt en mesure d'assurer que la
turquoise (qui avait coûté quatre mille roubles) serait plus que
compensée par un témoignage aussi précieux de la bienveillance de
la princesse.

Pendant les quinze jours qu'elle ne put quitter sa chaise longue,
madame de Glouskine reçut les témoignages les plus distingués de
la sympathie générale; le Grand-Duc ne manquait pas de venir en
personne chaque après-midi prendre de ses nouvelles, et était
accueilli sans rancune.

A peine sur pied, marchant difficilement encore, bien que
Krankemauss eût conjuré toute espèce d'enflure, madame de
Glouskine se hâta d'aller offrir à la Grande-Duchesse l'hommage
de sa reconnaissance pour les bontés dont elle avait daigné
l'honorer au moment de son accident. La princesse y répondit avec
condescendance et déclara vouloir profiter de l'heureuse occasion
du rétablissement de madame de Glouskine pour lui offrir une
distinction qu'elle lui destinait depuis longtemps,--la croix
de Sainte-Odile,--décoration de famille, sans valeur en soi,
mais à laquelle elle espérait cependant que madame de Glouskine
tiendrait et qu'elle porterait quelquefois, son auguste cousine
l'impératrice Hildegarde en faisant un cas particulier.

Les remercîments de madame de Glouskine furent proportionnés à
la faveur, et quand la princesse voulut ajouter quelques mots
au sujet de la turquoise de quatre mille roubles, elle fut
interrompue avec le respect le mieux placé.

Au premier dîner qui se donna à la cour, on invita Son Excellence
le ministre de Russie et sa femme; elle y parut plus charmante
que jamais, portant à l'épaule sa croix neuve de Sainte-Odile et
au cou une broche en rubis qu'elle sortait pour la première fois,
disait-elle, afin de faire honneur à sa croix.

La princesse, qui voulait être malicieuse, recommanda au prince,
son époux, de ne pas causer quelque nouvelle catastrophe au
rubis. Il le promit, d'autant qu'il n'est pas tous les jours en
position de disposer d'aussi fortes économies.

Revenant chez eux, madame de Glouskine dit à son mari:

--Eh bien! et mon rubis, vous ne me demandez pas d'où il vient?

--Ma chère, toutes les chancelleries ont des fonds secrets.

[Illustration]

[Illustration]



MYSTÈRE ET DIPLOMATIE


A peine arrivée d'Italie, la jeune, jolie et charmante petite
princesse Hermann ne fut pas plutôt installée à sa résidence du
_Grungarten_, que chacun se mit en devoir d'exercer sur elle et
ses actions une affectueuse surveillance.

Au premier rang, S. Exc. le comte Benparlato, envoyé de l'auguste
famille italienne de la princesse et très-particulièrement député
pour rendre un compte détaillé de la conduite et de la position
prise par la jeune épousée. Mais la jolie petite princesse ne le
craignait guère, ce bon Benparlato, et se piquait de lui faire
dire ce qu'elle voudrait et croire ce qu'elle entendrait.

[Illustration]

Après Son Excellence venait la baronne d'Altenhauss, première dame
d'honneur de Son Altesse Royale, ayant en outre toute la confiance
de S. M. l'Impératrice; puis l'aimable Sussenlippe, chambellan et
secrétaire du commandement de la princesse, et très avant dans les
bonnes grâces du souverain. Ceci était la maison particulière. Au
dehors il y avait encore l'illustre docteur Grossedenke, homme
d'un mérite _supérieur_, chargé officiellement de la santé de
Son Altesse Royale, et tenu sous la foi du serment de révéler au
prince Hermann les indispositions vraies et celles de _caprice_,
l'indisposition-caprice étant une maladie parfaitement reconnue.

[Illustration]

Après lui, venait par accident le maître de musique, fort
bonhomme, donnant également des leçons à Son Altesse Royale la
princesse héritière, qui tenait à être informée consciencieusement
des véritables dispositions de sa belle-sœur, et enfin, mais en
sinécure, son époux lui-même, le prince Hermann, le prince de
l'Europe le plus aimable, le plus galant, le plus charmant, si
facilement amoureux, que, le cas échéant, on pouvait croire qu'il
le deviendrait de madame sa femme.

Tous les rapports s'accordaient à déclarer que Son Altesse Royale
était une princesse délicieuse. C'était un miracle. Son auguste
beau-père le prince régnant lui-même était sous le charme; elle
lui donnait fort bien ses petites mains à baiser, lui volait
des cigarettes, lui chantait ses plus jolies romances; en un
mot, mettait tout à l'envers dans cette cour sérieuse, ce qui ne
l'empêchait cependant pas de plaire à son auguste belle-mère,
qu'elle gâtait de caresses enfantines, et à qui elle racontait
les petites histoires qu'elle apprenait par les dames de service
et qu'on n'aurait osé répéter à Sa Majesté Impériale. Avec cela,
elle n'avait pas peur de la perruche favorite, personnage assez
acariâtre, qu'elle baisait sur le bec sans que l'autre y fît
opposition. Quant au prince, son époux, on l'avait entendue le
tutoyer en aparté public, mais assez haut pour que le fait fût
constaté par vingt personnes et pour scandaliser fortement la
princesse héritière.

La petite princesse n'avait réussi si bien qu'en faisant
précisément le contraire des officieux conseils qu'on lui avait
prodigués; aussi elle demeurait très-décidée à suivre toujours sa
propre impulsion, surtout si on la mettait en garde de ne pas le
faire.

Entre autres choses, le comte Benparlato ne manquait jamais en
temps opportun de la prémunir contre une tendance très-marquée à
distinguer une dame plus que l'autre et surtout à s'en défendre
vis-à-vis des étrangères du corps diplomatique. Aussi la princesse
s'occupait-elle sérieusement de découvrir une personne qu'elle pût
admettre au rôle d'amie; car on aurait pu la sermonner longtemps
avant de la persuader qu'une intimité composée d'Altenhauss et
de Sussenlippe devait lui suffire à tout jamais. Elle montrait
déjà une préférence assez vive pour l'aimable madame de Camon.
La princesse la trouvait tout à fait à son goût, sauf une petite
réserve d'austérité et de respect qui lui faisait peur. Elle avait
fait parler ces messieurs et avait découvert que madame de Camon
était gaie, mais d'une manière qui n'était pas du tout celle de la
jeune princesse, qui ne pouvait s'empêcher de se mourir de rire si
quelqu'un tombait, et de compter, à un dîner officiel, les rides
du feld-maréchal Blankenass. Elle était persuadée que cette sorte
de gaieté n'était pas celle de madame de Camon.

Pendant ces hésitations, on annonça l'arrivée à T... de la belle
marquise Della Primavera, contre laquelle tout le monde se hâta de
mettre la princesse en garde.

[Illustration]

Le comte Benparlato, l'envoyé de la famille, vint le premier
l'informer que, tout en devant des égards à une compatriote de
fort bonne maison et dont le mari allait faire occuper à T...
une position officielle, elle devait cependant se tenir sur la
réserve: madame Della Primavera n'était que trop charmante, d'un
entrain séduisant, certainement, mais elle acceptait depuis
plusieurs années les hommages du jeune Buencasa, garçon d'avenir,
qui avait quitté l'armée pour les beaux yeux de la Primavera,
disait-on; en un mot, ce n'était point du tout une de ces
personnes irréprochables, dignes de l'intimité d'une jeune et
illustre princesse.

La petite princesse écouta patiemment l'excellent ministre
plénipotentiaire, l'assura qu'elle était toujours ravie de
l'entendre, et lui demanda des nouvelles de son cuisinier, lequel
cuisinier était la consolation de la vie du comte Benparlato et
le lien visible de tout le corps diplomatique, unanime sur ses
mérites.

Madame d'Altenhauss, le jour fixé pour la présentation de madame
la marquise Della Primavera, représenta vivement à Son Altesse
Royale l'honneur de sa haute position et la retenue extrême dont
elle devait user vis-à-vis d'une personne... une très-grande
dame, sans doute... et charmante, à ce qu'on disait..., mais sur
laquelle, malheureusement... enfin, le monde est très-méchant...
mais il n'en était pas moins du devoir de la baronne d'Altenhauss
d'éclairer l'inexpérience et la jeunesse de Son Altesse Royale,
qui savait, du reste, son dévouement, etc., etc. La princesse
l'embrassa, lui dit qu'elle était la perle des dames d'honneur, et
qu'elle l'adorait.

Le chambellan, secrétaire des commandements Sussenlippe, qui se
réservait le domaine intime du scandale, revu et corrigé, et
mis à la portée d'une jeune princesse, ne manqua pas de placer
plusieurs petites anecdotes charmantes, mais qui prouvaient
efficacement que le jeune Buencasa jouait un rôle trop proéminent
dans l'existence de la belle marquise.

L'illustre docteur Grossedenke ne l'ayant pas vue, ne put, en
faisant sa visite officielle, rien ajouter; mais le bon maître de
musique, par contre, fut en mesure d'informer Son Altesse Royale
qu'on disait... on lui avait répété que madame la marquise de
Primavera chantait comme un ange. En dernier ressort, la princesse
interrogea d'elle-même son illustre époux, le prince Hermann: il
avait déjà eu l'occasion de rencontrer la marquise; il l'avait vue
la veille à l'Opéra.

--Jolie?

--Superbe.

--Ah! tant mieux! Je déteste les femmes laides.

[Illustration]

Enfin, la belle Primavera elle-même fit son apparition: des
cheveux couleur marron brûlé formant deux nattes immenses qui
faisaient plusieurs fois le tour de sa tête, des yeux de velours
profonds, avec des cils noirs, courts et drus, des yeux rieurs,
passionnés, vivants, qui appelaient tous les cœurs; des traits
irréguliers, un teint mat et clair, une grande belle taille un
peu charnue, et cette voix gutturale et douce à la fois des
Italiennes; elle était mal mise, mais magnifiquement, et ayant
ôté respectueusement ses gants, elle montrait ses belles mains
couvertes de bagues. D'un premier élan, la marquise baisa celle
que lui tendait la jeune princesse, et avec cette aisance
charmante des femmes méridionales, parla tout de suite de sa
joie d'être à T..., près de sa princesse qu'elle _adorait_ déjà
et plus que jamais, maintenant qu'elle la trouvait si belle, et
si bonne, et si accueillante. Elle souhaita à sa chère princesse
mille années, et toutes heureuses, et surtout de beaux enfants:
elle n'en avait pas, elle; c'était son chagrin, son inconsolable
douleur. La bonne d'Altenhauss en fut attendrie.

Il ne fallut pas longtemps pour que chacun s'aperçût de la haute
faveur dont allait jouir madame la marquise Della Primavera. Deux
fois dans la même semaine on l'avait vue au théâtre, dans la loge
de Leurs Altesses Royales; le prince avait mis une grande bonté
à ne pas combattre cette naissante inclination, faisant observer
à ses augustes parents qu'il n'était pas juste de priver la
princesse d'une société qui lui plaisait, uniquement sur la foi
de on dit colportés par de mauvaises langues. D'abord, Buencasa
était cousin et ami d'enfance de la marquise; ensuite, il n'était
pas à T..., et enfin, étant donné la position du marquis Della
Primavera, rien n'était d'un goût plus détestable que ces sortes
d'inquisitions. Sa Majesté elle-même fut de cette opinion: ces
sortes d'inquisitions étaient déplorables.

De plusieurs autres côtés, la chose n'était pas aussi facilement
acceptée. S. Exc. le comte Benparlato redoutait fort une influence
qui pourrait très-bien suppléer la sienne et enlever quelque
mérite à ses éminents services. Madame de Camon aussi fut un
peu piquée, car elle vit promptement qu'elle était tout à fait
dépassée, et on lui fit officiellement observer que cela était
fâcheux, très-fâcheux même; qu'on avait compté sur son concours,
car on espérait déjà beaucoup de l'influence que la petite
princesse allait avoir. D'autre part, S. Exc. l'ambassadeur de
Russie, qui avait été attentif au commencement de faveur de madame
de Camon, et qui l'avait redoutée, fut charmé quand il parut bien
établi que la marquise était destinée, et elle seule, au rôle
d'amie intime, car c'est sur ce pied-là que la princesse Hermann
la traitait, et le petit palais de Grunegarten en était tout
transformé.

La princesse s'était remise à sa musique. Violante, c'était le
prénom de la marquise, chantait divinement, et à propos de tout
partait d'un grand rire frais et retentissant qui faisait frémir
la baronne d'Altenhauss et le correct Sussenlippe; avec cela,
d'un étonnant sans façon; ne manquant cependant jamais du respect
voulu, mais vraiment, avec le prince, tout à fait camarade.

La vraie partie était d'aller chez la marquise sans madame
d'Altenhauss ni l'inévitable Sussenlippe; la belle Primavera les
imitait dans une telle perfection, plongeant dans sa jupe et
s'asseyant presque à terre pour représenter les révérences de
la baronne, qu'on ne s'apercevait de leur absence que ce qu'il
fallait pour la rendre délicieuse.

La petite princesse devait avoir en madame Della Primavera une
confiance à toute épreuve, car elle faisait très-bonne mine aux
premiers symptômes qui, chez le prince Hermann, dénotaient une
nouvelle passion à l'horizon. S. Exc. le comte de Benparlato
avait cru de son devoir d'en placer quelques mots discrets afin
de mettre Son Altesse Royale sur ses gardes; son avis avait été
évidemment perdu, mais il se promettait de suivre cette affaire de
près et de ne pas ménager à la princesse les révélations même les
plus pénibles, car il ne s'agissait pas de laisser auprès d'elle
une amie dangereuse. Jusque-là, l'œil de lynx de ce diplomate ne
découvrait malheureusement rien dans la conduite de la marquise
qui pût justifier son intervention; si par hasard le prince lui
disait quelques mots en aparté, on l'entendait bientôt rire aux
éclats ou fredonner quelque romance «inconsolée», comme elle les
appelait. Sur la princesse, non plus, rien à dire: la vigilance
attentive de l'excellente d'Altenhauss en était désespérée;
jamais un mot méchant à rapporter, jamais de mystère, et chez la
princesse comme chez la marquise, une bonne humeur invariable.
Avec cela, la baronne avait conscience qu'on ne la comptait
pas plus que la petite chienne de la marquise, qui s'appelait
_Jolly_ et dont sa maîtresse portait les poils blancs dans un
beau médaillon, prétendant que c'était le souvenir du seul
être au monde qui l'aimât véritablement, propos que la baronne
d'Altenhauss trouvait scandaleux dans sa légèreté, d'autant
qu'elle restait persuadée de l'existence de Buencasa, avec une
perspicacité que la marquise facilitait en parlant très-facilement
de _son ami_, promettant son arrivée, et assurant que sa venue
leur donnerait à tous de l'entrain. La jeune princesse était déjà
parfaitement disposée à l'égard du chevalier Buencasa.

Au milieu de cette aimable tranquillité, le prince Hermann
devenait de plus en plus agréablement épris de la belle
marquise; en définitive, puisque le marquis ne comptait que
très-superficiellement dans la vie de sa femme, et que Buencasa
n'arrivait pas, il était permis à Son Altesse Royale de se laisser
aller à rêver les combinaisons les plus inattendues.

[Illustration]

Cet état de béatitude expectante fut tout à coup troublé d'une
manière qui, sans être nouvelle, manque cependant rarement son
effet. Le prince reçut des lettres anonymes. On y maltraitait
naturellement fort la pauvre marquise, et l'on y conseillait au
prince de se défier des coquetteries d'une dangereuse sirène, etc.
Il fut, comme le sont tous les hommes malgré eux, troublé et
chagrin, et, sans s'en apercevoir, se mit à observer de près la
marquise. Il avait bien quelque envie de la faire suivre, de se
faire rendre compte de la façon dont elle passait ses journées,
mais il n'osait pas encore. Enfin, un beau matin, il reçut deux
autres lettres: l'une lui conseillait charitablement de découvrir
qui la marquise de Primavera avait été voir le mardi précédent,
à onze heures du matin, dans une vieille maison près du quartier
juif, habillée et voilée comme une personne qui ne veut pas être
reconnue; l'autre suggérait respectueusement, et agissant par un
dévouement absolu, que Son Altesse Royale surveillât un peu plus
attentivement la conduite de la jeune princesse Hermann, dont les
sorties fréquentes _sans sa dame d'honneur_, et avec une noble
étrangère, donnaient à parler.

Ce matin-là, la jeune princesse était précisément d'une gaieté
folle, à la profonde surprise de l'excellente baronne, qui croyait
savoir que Son Altesse Royale avait reçu une lettre de nature à la
rendre plus sérieuse. Jamais, au contraire, elle n'avait paru si
rieuse qu'à ce déjeuner princier, dont elle fit à elle seule les
frais de conversation, son auguste époux étant plongé dans une
humeur tout à fait sombre. Elle lui offrit, pour le désennuyer, de
sortir avec elle ce jour-là, vers quatre heures; elle avait dans
sa tête une petite partie qu'elle serait charmée de faire avec
lui. Le prince le plus aimable de l'Europe s'excusa en prétextant
des ordres de son illustre père et souverain, qui l'envoyaient
précisément à cette heure-là au ministère de la guerre. La
princesse n'insista pas, et madame d'Altenhauss et le chambellan
Sussenlippe échangèrent des regards profonds; ils se préparaient à
de grands événements.

Au lever de table, la princesse, en donnant des ordres pour la
journée, informa gracieusement la baronne qu'elle n'aurait pas
besoin d'elle cette après-midi-là. Elle avait promis à madame de
Primavera d'aller prendre le thé sans façon chez elle. Contre
l'habitude, la dame d'honneur ne présenta aucune objection,
n'invoqua aucune tradition, et Sussenlippe, qui ne prenait
jamais grande place et que madame de Primavera prétendait être
portatif, au point qu'en voyage on devait pouvoir le plier avec
ses châles, fut plus anéanti encore que de coutume. A trois
heures, la princesse, dans son petit coupé le plus modeste, se
faisait conduire chez la marquise de Primavera, et, arrivée là,
partait d'un éclat de rire si joyeux que même la marquise n'en
pouvait avoir un plus triomphant. Quelques minutes plus tard, un
homme à la mine suspecte prenait faction en face de la maison de
la marquise, et deux personnes d'allures distinguées arrivaient
en fiacre, chacune d'un côté opposé, dans une vieille rue près du
quartier juif.

Pendant ce temps, la jolie petite princesse changeait de chapeau,
de manteau, et se laissait encapuchonner par la marquise, qui,
en qualité de Génoise, s'y entendait comme personne, et en une
demi-heure était transformée au point d'être sûre qu'aucune
Altenhauss du monde ne la reconnaîtrait; la marquise, de son côté,
ôtait toutes ses belles bagues, et même le fameux médaillon de
_Jolly_, et, une grande pelisse noire jusqu'aux pieds, un voile
noir sur un voile blanc, ce qui est un fameux masque, elle pouvait
espérer passer tout à fait inaperçue, même devant un Sussenlippe.

La princesse était dans une joie folle; jamais, jamais elle ne
s'était autant amusée; elle embrassait la marquise, et toutes deux
se remettaient à rire en pensant à _eux_: «Ah! qu'ils sont donc
amusants!»

A quatre heures, le monsieur qui faisait une promenade hygiénique
en face de la maison de la marquise vit sortir une personne
voilée qui alla chercher un _drotschke_ à la station voisine,
lequel drotschke s'engouffrait mystérieusement quelques minutes
après sous la porte cochère pour repartir au bout d'un instant
et passer assez près du monsieur bon marcheur pour qu'il pût
distinguer _deux ombres_ noires; le fait constaté, il se trouva
qu'il avait pris suffisamment d'exercice, et il disparut dans
une autre direction. Nous ne le suivrons pas. Le drotschke, qui
marchait bien, arriva assez vite au bout d'une vilaine rue du
quartier juif, et son apparition fit se rejeter dans le fond de
leur voiture les deux personnages mystérieux, qui, une seconde
après, mettaient pied à terre, et rasant les murs, le parapluie
ouvert,--il faut toujours se méfier de l'humidité,--jetaient
des coups d'œil anxieux vers le nº 15. Ce fut là, en face
d'une très-vilaine porte, que le drotschke s'arrêta. Une dame
de taille moyenne descendit lestement en portant son manchon
au visage, et sa vue fit pousser un cri étouffé de surprise
au premier personnage mystérieux, tandis que l'apparence
d'une dame noire plus voilée encore, mais d'une taille plus
imposante, arrachait une sorte de mugissement douloureux au
second personnage mystérieux qui observait l'autre avec fureur,
persuadé qu'il allait le voir disparaître à son tour derrière
cette porte silencieuse, tandis que celui qu'on soupçonnait ainsi
suivait, d'un œil jaloux, les mouvements d'un monsieur qui ne se
promenait certes pas pour rien dans un aussi vilain quartier;
ils observaient, mais ne bougeaient ni l'un ni l'autre. La pluie
commençait pour de bon; une vieille femme apparut un instant au
seuil de la maison mystérieuse, constata la présence des deux
parapluies, et rentra.

[Illustration]

Le temps passait, et l'excellent Benparlato se demandait si au
service de sa princesse il allait attraper la mort, et surtout si
le prince Hermann l'avait reconnu malgré un déguisement digne d'un
congrès, et enfin si Son Altesse Royale ne se déciderait jamais à
entrer à ce nº 15 où on l'attendait sûrement avec impatience.

Pendant qu'il délibérait, _elles_ reparurent; elles se parlaient
et riaient si haut que Benparlato en frémissait; il aurait reconnu
le rire de la marquise à cent lieues, et était suffoqué de sa
hardiesse; _elles_ remontèrent en drotschke, et à son ébahissement
il vit la voiture se diriger de son côté, et une voix qui n'était
pas celle de la Primavera lui crier: «Bonsoir, Excellence!» et de
la même haleine, toujours en français: «Bonsoir, Hermann; allez
donc avec le ministre au nº 15.» Et le drotschke disparut.

S. A. R. le prince Hermann et S. Exc. le comte Benparlato
faisaient en ce moment ce qu'on appelle une sotte figure; ils
hésitèrent, puis le diplomate prit le premier son parti.

--Ah! Altesse Royale, nous étions jaloux, voilà. Si nous allions
voir ce qui se découvre au nº 15?

[Illustration]

Le prince le plus aimable de l'Europe était tellement étonné,
qu'il aurait été incapable d'une réponse. Son Excellence sonna
donc à la porte, et demanda à la respectable vieille qui vint
ouvrir:--«Est-ce que nous pouvons entrer?--Oui, messieurs; _il
dort_ encore. Si vous voulez monter trois marches...» Et se
retournant: «_Hauts-nés_, messieurs, c'est quatre thalers...,
on paye d'avance. Vos Excellences seront satisfaites, il ne se
trompe jamais.» Et le prince et Benparlato furent introduits dans
le sanctuaire d'un _somnambule_ extralucide, qui ne fit aucune
difficulté pour leur révéler l'amour qu'ils inspiraient à diverses
personnes également charmantes, dont ils devaient dans l'année
épouser la plus riche et la plus jolie.

Les huit thalers dûment payés, et ravis des horizons qui leur
étaient entr'ouverts, ils prirent le parti de terminer en hommes
d'esprit leur petite aventure. Et une heure après, de sa propre
main et sur le conseil de son auguste époux, la princesse priait
Son Excellence de venir dîner ce soir-là sans faute. Ils auraient
la marquise Della Primavera et personne autre.

A l'heure moins dix et la princesse encore dans sa chambre,
l'excellente madame d'Altenhauss vit avec stupeur arriver d'abord
M. le marquis et madame la marquise Della Primavera; puis, à
leur suite, S. Exc. le comte de Benparlato, enfin le prince
véritablement, avec la mine du plus galant de l'Europe, et après
lui la princesse, radieusement gaie et quoique avec une petite
pointe de fierté hautaine qu'on ne lui connaissait pas. Malgré sa
suffocation intérieure, le modèle des dames d'honneur fut parfaite
toujours, surtout vis-à-vis de l'aimable marquise.

Au plus beau moment de la soirée, le prince demanda gracieusement
à la marquise Della Primavera ce que le monsieur extralucide lui
avait prédit.

--Ah! prince, vous êtes curieux, et comme j'y crois, je ne vous le
dirai pas; demandez plutôt à Son Altesse Royale ce qu'on nous a
annoncé; dites, princesse chérie, dites au prince.

--Eh bien, mon cher Hermann, je sais ce que Grossedenke n'a pu me
dire: ce sera un fils.

[Illustration]

[Illustration]



PREMIER DE L'AN DIPLOMATIQUE


I

GRAND GALA.

Le premier jour de l'année, le palais prend sa mine des grandes
solennités: les factionnaires sont choisis avec soin parmi
les beaux hommes d'un régiment d'honneur; à la grille, deux
cuirassiers montés sont immobiles sur leurs lourds chevaux noirs;
leur éclatant uniforme, le miroitement de leurs cuirasses fait
une tache claire sur le fond sombre de l'atmosphère brumeuse...

Le long de l'allée qui mène de la Grande-Place à la grille du
palais, les curieux stationnent, et chaque voiture qui apparaîtra
sera reconnue et saluée tout de suite. Partout le peuple a ses
préférences parmi les diplomates, et la personne des ambassadeurs
est pour beaucoup dans ces sympathies inconscientes. A N..., le
corps diplomatique est nombreux et bien représenté. D'abord:

LA FRANCE.

Personnel d'ambassade nombreux sans l'être trop, tous de jeunes
hommes avec un chef qui n'a pas atteint la cinquantaine;
l'ambassadeur est diplomate de race; fils d'un ambassadeur, il a
été élevé dans les chancelleries et se pique, malgré les temps, de
maintenir entières toutes les bonnes traditions. Il sait fort bien
que rien n'est détail là où tout le monde vous observe, et est à
la fois préoccupé des plus graves questions et de la tenue de son
chasseur: il le veut aussi étincelant et pourtant aussi sérieux
que possible; lui-même s'est étudié longtemps pour apprendre à
porter l'uniforme avec la perfection à laquelle il était arrivé:
être en gala, n'en avoir pas la mine tout en ayant la tenue. De
sa personne, notre ambassadeur est un peu court et trapu; les
cheveux et la barbe noirs, coupés presque ras; l'œil à fleur de
tête, ouvert et intelligent; une figure enfin qui fait dire à
l'étranger: Voilà un Français; a grand air sous l'uniforme. Une
pelisse fourrée, posée en arrière sur les épaules, fait ressortir
le brillant des plaques et le rouge vif du grand cordon qu'il
porte au col. Son Excellence tient à la main son chapeau à plumes
et s'en sert comme personne.

[Illustration]

Conseiller, secrétaire et attachés entourent leur chef; tous
très-corrects, peut-être trop, avec un je ne sais quoi de roide
sous l'uniforme un peu sombre, sans assez de dorure, et un collet
d'une envergure trop militaire.

Le conseiller est d'un mérite distingué, avec cet esprit
gouailleur qui, endormi parfois quand on est chez soi, renaît de
plus belle dans le milieu étranger; galant sans en avoir l'air,
très-posé à N.., il est de tous les dîners; du reste, assez
critiqueur, ce qui est un charme.

Le premier secrétaire est un ambitieux aimable, pense énormément
à la carrière, à l'avancement et aux dépêches; aussi, il a
plus de croix que les autres, car il s'est arrangé à obtenir
un grand cordon du khan de Tartarie, et ce ruban jaune pâle le
pose étonnamment; extrêmement respectueux de son chef et de la
hiérarchie en général.

Les attachés sont de jolis garçons qui espèrent quitter la
carrière le jour du mariage, qu'on prépare pour eux pendant qu'ils
acquièrent des mérites en se promenant à l'étranger; aussi, sont
de fort médiocres diplomates; de l'uniforme, aiment assez l'épée.

L'attaché militaire est pris et se prend très au sérieux, fait
trop de rapports, est souvent de mauvaise humeur, mais, aux
cérémonies, parfait de tenue et de réserve.

A l'heure fixe, Son Excellence monte dans sa grande voiture vert
sombre, à housse pareille, toute rehaussée d'argent étincelant qui
éclaire aussi la livrée des hommes et couvre les lourds harnais:
les chevaux noirs ont de magnifiques pompons cerise; ils vont
d'une belle allure, et quand la voiture apparaît à la vue des
badauds, le conseiller d'ambassade, qui observe officiellement
l'attitude des curieux, en est content: il y a encore de beaux
jours pour le prestige.


L'ANGLETERRE.

[Illustration]

L'ambassadeur de Sa Majesté Britannique est accompagné de la plus
aimable ambassadrice, qui corrige par ses grâces naturelles les
distractions et les roideurs de Son Excellence, le diplomate le
plus préoccupé de la «paix de l'Europe», à laquelle son excès de
zèle fait souvent courir de véritables dangers. L'ambassadeur est
magnifique et dépensier, se croyant tenu à cela comme au reste, et
voulant toujours représenter avec toute la noblesse et la grandeur
possible son auguste souveraine; il porte mal l'uniforme, dont
aucune décoration ne relève l'éclat; mais pour faire grand effet,
il compte avec raison sur sa superbe voiture à coffre jaune, son
magnifique cocher en perruque, tricorne et livrée ventre de
biche, toute garnie d'or, et ses hommes à bas roses, à culotte de
peluche noire, à chapeaux tout cordés d'or et leurs grandes cannes
de parade penchées correctement.

Tous ces messieurs de l'ambassade anglaise sont mariés, sauf le
premier secrétaire, et, lui excepté, ils n'ont d'autre ambition
que de mener, autant qu'ils le peuvent, une vie de famille et
d'oublier qu'ils sont à l'étranger; pour tous, mettre l'uniforme
est une cruelle punition, et de tout le corps diplomatique,
ce sont eux les plus embarrassés de leur épée et du chapeau
empanaché; en général, saluant mal avec une gaucherie fière, mais
toujours parfaitement gentlemen.


LA RUSSIE.

L'ambassadeur le plus chamarré, le plus décoré, le plus somptueux,
portant l'uniforme avec une aisance parfaite et, sous toutes les
grandeurs, conservant une pointe de débraillé qui est comme un
cachet de race; glorieux comme doit l'être le représentant du
maître de toutes les Russies.

Le personnel d'ambassade le plus complet: un conseiller, trois
secrétaires, quatre attachés, tous titrés, tous décorés, et trois
d'entre eux ayant des femmes charmantes en rivalité continuelle de
toilette avec leur ambassadrice.

Le chasseur de Son Excellence est effrayant à force d'être
imposant, et la voiture de cérémonie, toute pompeuse de dorure,
est menée avec fracas; on a pour cela la véritable et ancienne
tradition, alors que les gens de M. l'ambassadeur étaient une
petite armée très-facilement militante; du reste, la Russie est
seule aujourd'hui à comprendre et à observer intégralement les
vraies coutumes diplomatiques.


L'ITALIE.

[Illustration]

Entre celles des grandes puissances, l'ambassade la moins
fastueuse. L'ambassadeur, qui est jeune, conserve quelque
chose de plus personnel.--Diplomate d'une habileté reconnue, il
excelle à envisager, à tourner, à résoudre les situations les
plus délicates, et sous une mine d'homme uniquement galant et
spirituel, ne perdant pas de vue un seul instant sa position, sa
responsabilité, et demeurant toujours et partout le représentant
de son pays qu'on offense, qu'on courtise, et qu'on reconnaît
dans sa personne. Le moins agressif des diplomates, le meilleur
collègue, d'un conseil sûr; a adopté en toute circonstance
l'uniforme diplomatique vert foncé sans presque de chamarrure et
paraît en petite tenue au milieu du personnel de son ambassade.
Eux portent l'uniforme avec l'air de gala, d'y être et de
s'y plaire. Du reste, peu nombreux, juste le nécessaire: un
conseiller, un premier secrétaire et deux attachés, tous pauvres,
de grande maison et toujours amoureux. C'est l'ambassade la mieux
vue des princesses.


L'AUTRICHE.

[Illustration]

Corrects et très-sérieux, l'ambassadeur et l'ambassadrice; ils
sont vieux, aimables, et ne regardent guère les cérémonies qu'au
point de vue de distraction mondaine, d'un grand air qu'aucune
fortune diverse du pays qu'ils représentent ne change ni
n'amoindrit. Restent toujours, avec la plus avenante dignité, les
envoyés d'une des plus vieilles maisons souveraines de l'Europe.
Dans sa longue carrière, l'ambassadeur a été témoin d'événements
trop contraires pour être jamais découragé ni triomphant; en
toute occasion réserve l'avenir, parle très-peu d'affaires, et
jusqu'à un certain point est partisan du laisser-aller, persuadé
que les questions les plus compliquées se débrouillent toutes
seules; tient extrêmement à la façon dont il sera reçu, salué et
reconnu par le souverain, devant lequel il demeure dans un respect
corrigé par la conscience qu'il tient, lui, la place d'un autre
souverain. Équipage sobre, mais d'un cachet irréprochable.

Le personnel de l'ambassade est charmant. Comme conseiller, un
prince médianisé qui sera ambassadeur à son tour. Pour premiers
secrétaires, les meilleurs valseurs de N...,--ce qui leur donne
une véritable prépondérance partout; ce sont eux qui mènent les
bals de la cour; on les adore, on les flatte; on craint leur plus
petite indisposition; sont, par ce moyen, extrêmement utiles à
leur chef, car la danse est un des ressorts de la diplomatie;
comme le sait fort bien le vieil ambassadeur d'Austro-Hongrie, il
ne s'agit pas d'être graves, mais habiles. L'attaché militaire,
«la coqueluche des cœurs», splendide dans un uniforme à dolman, à
sabretache, à éperons, à plumets. L'ensemble forme une ambassade
très-imposante.


LA TURQUIE.

[Illustration]

Tout le mauvais goût, mais tout le faste imaginable; d'une
très-haute mine, l'ambassadeur, avec sa belle figure orientale,
un teint clair et coloré comme celui d'une femme, et le rouge
brillant de son fez, en parfaite harmonie avec la richesse des
dorures en plastron de son uniforme; son grand cordon qui passe
sous le ceinturon vient former une large rosette au-dessus de
l'épée courbe des fils de l'Islam. Une des ambassades les plus
empressées auprès des dames, et en masse, extrêmement bien vue
dans le corps diplomatique. Les jeunes beys ont une foule de
petits talents, dessinent la caricature, chantent la chansonnette,
se font le plus Parisiens possible, saluent mieux qu'aucun
de leurs collègues, et la main sur le cœur, ont quelque chose
de vraiment noble et viril, car rien de moins servile que ce
profond salut des Orientaux; excellents diplomates, discrets et
clairvoyants.

       *       *       *       *       *

Des acteurs, passons aux décors.

L'une après l'autre, les lourdes voitures de gala franchissent la
grille et viennent avec fracas s'arrêter court devant le perron,
gardé par deux sentinelles immobiles. Au dehors, sous le ciel
froid, le peuple regarde avec une satisfaction curieuse toute
cette grandeur et cette pompe qui témoignent du respect qu'on
porte au souverain auquel, par procuration, le monde civilisé
tout entier vient souhaiter une nouvelle année de prospérité
glorieuse. La vaste porte vitrée est ouverte, et en haie, six par
six, les grands valets de pied à livrée blanche se tiennent droits
et graves; tout au fond, le gros portier à habit rouge, baudrier
doré et chapeau sur la tête, frappe lourdement sa hallebarde sur
le passage des ambassadeurs. Le vestibule immense est orné de
quelques statues de marbre à l'air noble, qui, muettes et placides
du haut de leur socle, regardent depuis des siècles tout passer
devant elles. A gauche, le grand escalier d'honneur aux marches
basses, larges et planes, avec sa rampe fouillée, guillochée et
dentelée comme une malines; le jour tombe un peu brisé à travers
les petits carreaux de deux hautes fenêtres, et la lumière va
éclairant çà et là, d'un rayon doré, les grandes toiles couvertes
de sujets allégoriques, où l'Olympe sourit placidement dans les
nuages perlés et les forêts enchanteresses de la mythologie.

[Illustration]

Rien ne trouble d'habitude le calme parfait de ce beau degré...
Aujourd'hui, c'est un murmure discret de paroles à mi-voix, un
bruissement léger de soie et de satin et le heurt d'une épée
frappant contre la pierre; sous cette douce clarté d'un jour
d'hiver, les femmes parées sont plus belles encore qu'à la
lumière intense de mille bougies; les grandes traînes portées par
des mains blanches ou soutenues par de jeunes diplomates font
comme des gammes claires de nuances diverses s'étageant sans se
confondre; ici un vert pâle tout brodé d'argent, là du satin
d'un blanc mat, rehaussé de diamants étincelant des couleurs du
prisme. Plus bas, d'autres apparitions de femmes aux têtes pâles,
couronnées de plumes et de dentelles légères, et entre elles
la sombre magnificence des uniformes. Tous montent lentement,
graves et sérieux, comme le veut la majesté du lieu tout rempli
de souvenirs de gloire et de puissance. MM. les secrétaires et
attachés restent les derniers en bas, suivant de l'œil les belles
ambassadrices et diplomatesses, et plus préoccupés de ce spectacle
que de la cérémonie qui les attend; ils les nomment comme elles
apparaissent au tournant de l'escalier... En haut, dans le premier
salon, attendent les chambellans de service, qui présentent
d'abord leurs hommages aux ambassadrices et vont courtoisement de
l'une à l'autre.

On commence à prendre place, et les femmes, en se groupant,
forment une haie brillante de vives couleurs; en face d'elles,
tout le personnel des ambassades avec leurs uniformes divers et
magnifiques qu'éclairent le chatoiement des plaques diamantées
et les rubans aux vives nuances. Rien dans cette pièce faite et
ornée pour la foule des courtisans ne distrait ni n'écrase; pas
de tapis, mais un parquet sombre et brillant aux mille rosaces et
sur lequel se détachent admirablement les manteaux de cour qui
glissent sans bruit. Comme on ne s'assied pas chez le souverain,
les meubles à forme droite sont rangés contre le mur que couvrent
les tableaux un peu obscurs dans leurs cadres massifs, et planant
sur le tout, couronnant la grande cheminée monumentale, une figure
du Temps, sa faux levée et l'air attentif.

[Illustration]

Quelques moments, et les portes de la salle du trône vont
être ouvertes; elle est vide encore, mais le respect semble y
habiter, et l'on y pénètre doucement. Presque toute à la fois,
la famille régnante fait son entrée et prend place sur un tapis
de pourpre, au-dessous d'un dais aux crépines d'or; derrière une
balustrade dorée et entre deux lions couchants, sont placés les
trônes, celui du souverain plus haut, plus magnifique, et celui
de la souveraine plus bas et moins riche. Ils s'asseyent pendant
qu'un profond salut répond à leur présence; la famille royale
les entoure. C'est un imposant spectacle que celui de ce vieux
monarque à l'air noble et avenant, souverain aimé d'un grand
peuple, et autour de lui encadrant la Majesté Royale, ses fils et
ses filles, et les têtes blondes des princes encore enfants qui
savent conserver une gravité sans roideur. Ni morgue ni hauteur
chez aucun d'eux, mais ce calme un peu triste des grandes missions
acceptées et reconnues; point d'inquiétude entre un peuple fidèle
et un souverain et des princes toujours prêts à payer à la nation
la dette de leur sang royal. Il y a un silence respectueux que
ne trouble point d'abord le plus léger bruit; toutes les têtes
sont tournées vers les marches du trône. Le souverain parcourt de
l'œil l'assemblée, puis, calme et majestueux, se lève, fait un pas
en avant, et la main sur la garde de son épée, avec une gravité
souriante, s'apprête à recevoir les souhaits qu'on est venu lui
apporter...

La cérémonie officielle est commencée, et ce qui s'y passe ne nous
regarde plus.

[Illustration]


II

LA SOUPE A L'OIGNON.

Elle est longue pour les pauvres diplomates, cette journée du 1er
janvier; les ministères, les puissances diverses, officielles et
occultes, il faut à tous rendre ses hommages. C'est aussi le jour
des dîners officiels, plus cruels qu'un jeûne rigoureux; mais
elle finira enfin, cette journée de rudes devoirs; le soir vient
et rend à tous leur liberté; nous allons retrouver nos diplomates
dans l'intimité et après la pompe du matin aller souper en bonne
compagnie.

C'est dans une des rues les plus tranquilles de N... que MM. les
diplomates célibataires ont pour la plupart leur domicile, et que
le prince Dobeliansky possède un «premier étage», où il reçoit
assez souvent les belles ambassadrices et les aimables collègues
qui ne dédaignent pas son pied-à-terre de garçon. C'est là que le
soir du 1er janvier va s'assembler pour un souper de camarades
la _Société de la Soupe à l'oignon_, composée de la crème de la
diplomatie européenne. N'en est pas qui veut de cette association,
fondée dans un jour d'ennui profond par un ambassadeur aimable et
méridional, et devenue depuis la meilleure consolation des pauvres
diplomates en exil. Pour y être admis, il faut d'abord justifier
d'un goût sérieux pour la _soupe_ qui en est le prétexte, être
bien entendu de la carrière, et enfin se voir reçu à l'unanimité
des suffrages.

Le président du souper mensuel est tiré au sort, et tout ce qui
s'y dit, portes closes et entre associés, demeure un secret mieux
gardé que celui des dépêches chiffrées; on peut être à sa guise
gai, triste, sceptique, croyant, enthousiaste, vrai même; tout est
permis, et jamais on n'a ouï parler d'une indiscrétion.

Mesdames les diplomatesses sont toujours ravies quand la fortune
les envoie chez un célibataire, et Dobeliansky est le modèle du
genre. Tout chez lui est irréprochable, les tentures, l'éclairage
et le cuisinier, article de _primo cartello_ que le prince
n'appelle que «mon cher», et les jours de «_soupe_» il est notoire
que M. «Cher» se surpasse lui-même.

[Illustration]

A l'heure sonnante, avec l'exactitude de vrais diplomates,
les petits coupés sobres qui font le service de nuit roulent
discrètement sur le pavé inégal de la rue tranquille; les hommes
arrivent à pied, enfouis dans leurs fourrures, fumant la cigarette
qu'ils jettent à la porte. Cette porte est ouverte et rend
inutile l'inscription primitive qui indique le bouton de cuivre
qu'il faut habituellement tirer pour se mettre en communication
avec le premier étage. L'escalier est laid, en pierre grise; le
gaz brûle faiblement. Dobeliansky a renoncé depuis longtemps à
corriger l'horreur de cette entrée et préfère la laisser dans sa
laideur naturelle, qui fait ressortir mieux encore le contraste
une fois qu'on a franchi le seuil de son chez-lui. Cet escalier,
d'ailleurs, met tout d'abord ces dames de bonne humeur; c'est un
changement complet, c'est autre chose, c'est l'avant-goût d'un
plaisir qui n'a rien d'officiel. La porte de l'antichambre s'ouvre
toute seule, et l'on entre dans une grande pièce brillamment
éclairée et sentant bon les fleurs fraîches.

       *       *       *       *       *

Avant d'aller plus loin, présentons nos personnages à nos
lecteurs: plusieurs leur sont déjà connus; mais nous tenons à les
présenter de nouveau plus à fond.

Madame de Glouskine.--Ambassadrice de Russie, vingt-trois ans,
blonde, grande, mince, l'air hautain, mariée depuis peu de temps à
Son Exc. M. Serge Glouskine, ambassadeur de Sa Majesté de toutes
les Russies, soixante ans, bien conservé, maigre, les cheveux
légèrement grisonnants, la moustache rousse, le sourire sceptique,
la main longue, blanche et fine.

La marquise Della Primavera.--Italienne, femme d'un premier
secrétaire, un peu forte, le teint mat, les yeux bruns, des
cheveux immenses. Franche et bonne enfant, trop élégante, trop
rieuse, trop parlante; trente ans.

La baronne de Camon.--Vingt-huit ans, femme d'un secrétaire de
l'ambassade de France; pas jolie, mais mieux; élégante, parfumée,
coiffée et habillée au dernier goût et avec une rare perfection.
Sage et un peu austère, quoique aimable; la plus jolie main du
corps diplomatique, toujours gantée.

Madame Stuart Boyll.--Trente-huit ans, Anglaise, blond ardent,
vaporeuse, peinte à ravir, coquette avec passion, des yeux
rêveurs qui n'en finissent pas; sans goût, mais d'une distinction
irréprochable.

La comtesse Sonnenbund.--Viennoise, vingt-cinq ans, ne met pas
de faux cheveux, porte les siens flottants crêpés, et n'a jamais
l'air coiffée; romantique et valseuse infatigable; laide, mais
avec un sourire parlant et des petits yeux de flamme; très-fêtée
par MM. ses collègues.

[Illustration]

Le prince Dobeliansky.--Encore assez jeune pour être chauve avec
chic; Russe, riche et raffiné; une légère moustache, le cœur
chaud, et diplomate de profession.

Vancouver Lynjoice, ou le plus beau des diplomates.--Une tête
d'Antinoüs, une barbe de dieu, une taille d'athlète, le monocle
dans l'œil gauche, timide comme une demoiselle, toujours amoureux
de personnes intraitables.

De Bove.--Français; petit, bien pris, brun, les cheveux en brosse,
la moustache frisée, un pied de femme, une main large et nerveuse;
de l'esprit plus qu'il n'en faut; conseiller d'ambassade,
trente-sept ans.

Droutzky.--Autrichien; attaché militaire; un bel uniforme, une
belle tournure, un charmant garçon qui n'y met pas de malice.

[Illustration]

Le comte Grani.--Ambassadeur d'Italie, avoue trente-neuf ans, fait
sérieusement la cour aux femmes, en est adoré; dans les affaires
de cour est craint de tous ses collègues, discret comme la tombe;
vieux genre très-apprécié.

[Illustration]

Serge Tinéeff.--Russe; une mauvaise langue, potinier indiscret,
franchement laid, mais si bien mis! ne croit qu'à la musique.

Belveduto.--Italien, vingt-quatre ans, brun comme la nuit, des
cols trop échancrés, des poignets trop évasés, des gilets trop
ouverts, des plastrons trop solidifiés, mais doux, joli homme et
persuadé qu'il sera ambassadeur à trente ans.

M. Stuart Boyll, le mari de sa femme, et voilà tout.

Le marquis Della Primavera.--A pour femme la marquise Della
Primavera, qu'il salue dans le monde.

Le comte Sonnenbund.--Absent, en congé.

       *       *       *       *       *

Nos présentations faites, continuons.

Ces dames sont directement introduites dans le fumoir, transformé,
pour l'occasion, en chambre de toilette, avec une profusion de
miroirs, de bougies, d'épingles et de pelotes habillées comme
des mariées. Les premières à arriver sont mesdames de Glouskine
et Della Primavera, qui entrent ensemble; elles sont lasses de
la rude journée officielle et n'ont envie que de se détendre
l'esprit. La belle ambassadrice de Russie est en tulle noir plus
léger qu'un souffle et miroitant de jais; la marquise, dans un
velours massif tout uni, mais gantant sa taille de déesse. Le noir
est de rigueur ici pour les femmes, comme l'interdiction, pour les
hommes, du plus petit bout de ruban.

L'amphitryon, le prince Dobeliansky, est debout à la porte du
salon, où l'apparition de mesdames Glouskine et Della Primavera
est saluée par un cri de triomphe auquel l'ambassadrice répond
en posant sa main gauche sur ses lèvres, tandis que la belle
Italienne pose la droite sur son cœur; puis elles donnent à baiser
leur poignet ganté.

Un instant après, entre la correcte madame de Camon, habillée
d'une simple robe de faille; puis vient madame Stuart Boyll, qui
a chanté dans l'escalier, chante dans l'antichambre, et fredonne
encore en entrant; enfin, toujours la dernière venue, la comtesse
de Sonnenbund, prête à faire valser l'homme le plus goutteux.

Il fait bon chez le prince; dans la cheminée flambent les plus
grosses bûches du monde; les lampes, voilées de rose, éclairent
d'un jour discret les personnages des tapisseries anciennes, aux
couleurs sobres et douces. Nulle part de dorure; des meubles bas
d'un vert pâle; çà et là quelques beaux bustes de marbre souriant
d'une immuable beauté; sur le tapis sombre, des peaux d'ours
blanc, chaudes et caressantes à l'œil, et, au centre de la pièce,
une grande coupe de craquelé toute remplie de lilas et de roses.

On est à peine au complet, que le souper est annoncé. On entre à
son gré dans la salle à manger, on se place de même, et toutes
les cuillers frappent à la fois dans la fameuse soupe, qui,
chaude et parfumée, fume dans les assiettes. Après une seconde de
silence appréciateur, c'est une exclamation générale: Parfaite!
délicieuse!--Ah! «Cher» s'est surpassé.--«Cher», on s'en souvient,
est le surnom du chef.--Comment se porte «Cher», Dobeliansky?--Il
va bien, mesdames; je lui dirai votre sollicitude.

De Bove.--Mesdames, je mets aux voix si vous n'êtes pas tous
d'avis que la carrière de «Cher» est infiniment supérieure à la
nôtre. D'abord, elle est plus lucrative; ensuite, «Cher» n'a
souhaité la bonne année à aucun souverain, et il a goûté cette
soupe-là avant nous.

Le comte Grani fait observer d'une voix douce qu'en effet ils ont
tous, ce matin-là, bien mérité de la patrie.

Dobeliansky.--Celui qui s'attend à ce que sa patrie fasse quelque
chose pour lui...

La marquise Della Primavera.--Il se prépare de cruelles
désillusions. Mais quel front avez-vous de vous plaindre, vous
autres? Et nous donc, avec nos traînes, trouvez-vous que ce soit
récréant d'être sur pied dès dix heures du matin?

De Bove, _avec une conviction profonde_.--Mais vous étiez belle,
ravissante, idéale, tandis qu'un malheureux qui enfile son
uniforme en se levant, quelle compensation peut-on lui offrir? Ah!
que j'enviais donc ce portier du palais! C'est lui qui avait l'air
d'un plénipotentiaire noble et sérieux, avec son chapeau haut de
trois pieds, tandis que nous, sans nous flatter, nous avions l'air
de magots, même notre Lynjoice qui est si beau. Car il est beau,
n'est-ce pas, mesdames? Eh bien, une fois en uniforme, c'est un
martyr; il croit avoir des ailes dans le dos, et, comme il n'y
est pas habitué, dame, cela le gêne pour marcher. N'est-ce pas,
collègue et ami, que notre Lynjoice avait l'air prêt à s'envoler?

Madame de Camon.--Mais non, il était tout à fait gentil; oui,
Lynjoice, consolez-vous; mais je voudrais savoir, messieurs,
pourquoi vous preniez l'air si chagrin; ça en était néfaste
pour un matin de jour de l'an; c'est à qui de vous serait le
plus inflexible; sir Edward Love paraissait aux prises avec une
arête; S. Exc. l'ambassadeur de France avait mine de vouloir nous
exhorter tous à la pénitence finale; seul, le comte Grani avait
l'air de ne pas souffrir; vous, Excellence, et le second valet de
pied à droite en entrant, je vous donne la palme; en voilà un que
ses bas de soie ne gênaient pas.

Dobeliansky.--Pas malin, que Grani ait la mine heureuse: il passe
des billets aux princesses.

Madame de Camon.--Comme ça, sous le dais et à la vue des lions
couchants?

Dobeliansky.--Parfaitement; il en avait trois ce matin dans son
chapeau.

Grani.--Mesdames, je ne nie pas la chose, je profite généralement
des cérémonies officielles pour ce petit commerce.

Glouskine.--Pauvres souverains, ils ne connaissent pas les
diplomates!

De Bove.--Ils n'ont pas idée de ce que c'est; ils nous prennent au
sérieux, ils nous offrent des galas, et pendant «cette imposante
cérémonie», l'auguste prince-héritier cligne de l'œil à la
marquise: pas vrai, marchesita?

La Marquise.--Tiens, vous avez vu cela, vous? C'était un signe
convenu; s'il me trouvait très-bien, il devait fermer l'œil gauche.

De Bove.--Eh! mais il a un joli sentiment des situations,
l'auguste prince héritier. Quant à moi, j'ai suggéré à mon chef
d'informer le gouvernement que le souverain avait des bottes trop
justes; j'ai découvert cela tout de suite; on a le coup d'œil
diplomatique ou on ne l'a pas; j'ai proposé aussi de faire mention
de la révérence de la république Argentine; ce n'était pas commun,
puis c'est une idée; elle s'assied par terre, cette femme; ça la
repose.

Dobeliansky.--Non, moi, c'est Fezyl-Pacha que je propose à
l'attention de la postérité; la voiture de cet homme-là est un
chef-d'œuvre.

Glouskine.--Messieurs, vous troublez la paix de l'Europe, et
Lynjoice, qui est présent...

Lynjoice, très-occupé à expliquer à madame de Sonnenbund par
quelles combinaisons machiavéliques il est parvenu à tromper
l'opinion publique sur son horreur indigène de la _soupe à
l'oignon_, tombe des nues quand on l'interpelle.

Lynjoice.--Plaît-il, mon cher ambassadeur?

Madame de Glouskine.--Rien, mon bon Lynjoice, rien; racontez
gentiment à madame de Sonnenbund comment vous avez marché sur
ma traîne ce matin; je ne suis pas jalouse ce soir, cher ami;
faites-moi seulement le plaisir d'ôter votre lorgnon quand vous
me regardez, et quittez cet air bête; est-ce que vous me prenez
pour un souverain, Lynjoice?

Lynjoice essaye d'expliquer à mots couverts que madame de
Glouskine est souveraine de bien des cœurs.

Madame de Glouskine.--Lynjoice, vous croyez écrire une dépêche en
ce moment; dites que vous m'aimez, et n'en parlons plus.

De Bove.--Et vous, madame, l'aimez-vous un peu, ce pauvre Lynjoice?

Madame de Glouskine.--De Bove, j'ai horreur de dire ce que je
pense; cela enlève toute fraîcheur aux idées.

Grani.--J'apprécie cette petite théorie; elle est vraie et
pratique.

De Bove.--En son honneur, je propose la santé du corps
diplomatique, si tendrement uni...

Tous.--Oui! oui!

De Bove, _continuant_.--Et surtout la prospérité de la _soupe à
l'oignon_.

Ici l'on se lève et l'on se fait raison avec transport. Madame de
Glouskine vide d'un trait son verre de champagne et le repose sur
la table en le brisant en morceaux du plat de son assiette.

--Pardon, Dobeliansky, mais c'est pour la chance.

[Illustration]

--Tout ce que vous voudrez, madame, tant que vous voudrez; je suis
votre serf et serviteur; voulez-vous tout ce qu'il y a chez moi?
avez-vous envie de briser autre chose? moi, mes gens, tout est à
vous...

Madame de Glouskine.--J'y penserai, Dobeliansky. S'il me vient une
idée... comptez sur moi.

On continue à toaster avec frénésie à la santé des uns et des
autres, aux souhaits de chacun... de Bove veut en vain faire dire
leurs souhaits aux dames.

De Bove.--Je les sais bien, moi, et mieux que vous.

Madame de Glouskine.--Et moi aussi, de Bove, je sais les vôtres.

De Bove.--Eh bien! alors, faisons les _Petits Papiers_: chacun
de nous écrira le souhait de son voisin ou de sa voisine.
Voulez-vous, mesdames? voulez-vous, messieurs? Et de la franchise;
ni maris ni femmes, tous diplomates...

On se lève en masse pour rentrer au salon, tout le monde parlant
à la fois; la marquise Della Primavera est rêveuse; madame de
Glouskine les défie tous du regard; madame de Sonnenbund montre
ses jolies dents; elle est prête à dévorer bien des souhaits.
Madame Stuart Boyll écoute Belveduto et se tait; madame de Camon
regarde les autres et s'amuse.

De Bove.--Dobeliansky, propriétaire de cette principauté
indépendante, commandez des crayons et du papier, ô Altesse!...
Attention, mesdames, j'écris les noms d'un côté; tout le monde
y passe, tant pis. De l'autre, vous inscrirez ce que vous
souhaitez au propriétaire du nom; le souhait ira directement à son
adresse; après quoi l'on aura la liberté de réduire en cendres les
témoignages de notre bienveillance mutuelle. Maintenant, tous les
papiers dans un chapeau; si l'on se tire soi-même, on se passe au
voisin. Allons, mesdames; allons, collègues de mon cœur, allez-y
gaiement.

Tous les papiers sont distribués, le nom soigneusement dissimulé
au revers.

De Bove encourage l'inspiration:

--Souhaitez-vous du bonheur, ne vous refusez rien, je vous en
conjure.

Dix minutes après, les papiers sont pliés derechef, remis dans le
chapeau, secoués et tirés par de Bove; chacun reçoit le sien.

MADAME DE GLOUSKINE

On lui souhaite d'oublier qu'elle est ambassadrice, apprendre à
être femme.--Lynjoice est trop beau.--Conseil d'un ami.

LA MARQUISE DELLA PRIMAVERA

On souhaite à la marquise de se laisser persuader que les absents
ont toujours tort. N'est-ce pas ce dont elle désire se convaincre?
Il y a d'aimables princes.

MADAME DE CAMON

On souhaite à madame de Camon d'apprendre de sa couturière si le
cœur est à droite ou à gauche.

MADAME STUART BOYLL

D'ajouter le noir aux couleurs du prisme.

MADAME DE SONNENBUND

De se coiffer.--De celui qui écrit ce souhait, elle pourra
s'informer.

M. DE GLOUSKINE

La foi qui sauve.--For ever and for ever.

COMTE GRANI

L'_Eau de Jouvence_ à l'usage des diplomates.

DOBELIANSKY

De garder «Cher», son cuisinier, qui est menacé. Mais on souhaite
des compensations.

LYNJOICE

De mettre son monocle dans l'œil droit pour y voir.

SERGE TINÉEFF

La concorde, montée en pendule.

DE BOVE

D'apprendre qu'il est profondément utile de savoir être bête
quelquefois.

STUART BOYLL

De ne jamais être oublié avec les bagages.

DELLA PRIMAVERA

Un ballet cinq fois par semaine.

BELVEDUTO

Une ministresse des affaires étrangères qui ait passé la
cinquantaine.

       *       *       *       *       *

Les souhaits sont lus dans un silence solennel. Personne ne se
regarde, et tout le monde s'empresse de jeter son billet au feu.

--Qui est content? demande de Bove.

Pas une de ces dames ne répond. Tous les hommes crient oui à la
fois.

--Eh bien! alors, tant mieux, et bonne année à la _soupe à
l'oignon_!

[Illustration: FIN.]



TABLE DES MATIÈRES


    L'Œuf nº 4.                                          1

    Les Petits Pois.                                    21

    Pauvre Théodore!                                    37

    Où logera Son Excellence.                           59

    Souliers galants.                                   81

    La Gueule du loup.                                 101

    English Improvement.                               127

    La Revanche de Vera.                               147

    Le Retour.                                         167

    La Mazourke de Son Excellence.                     179

    L'Audience particulière.                           201

    La Croix de Sainte-Odile.                          215

    Mystère et Diplomatie.                             233

    Premier de l'an diplomatique.--I. Grand gala.      257

       II. La Soupe à l'oignon.                        275


PARIS.--TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.





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