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Title: Mademoiselle de Scudéry, sa vie et sa correspondance
Author: Rathery, Edmé-Jacques-Benoït, Boutron
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Mademoiselle de Scudéry, sa vie et sa correspondance" ***


Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et
n'a pas été harmonisée.



    MADEMOISELLE
    DE SCUDÉRY
    SA VIE, SA CORRESPONDANCE, &a



PARIS--TYPOGRAPHIE LAHURE

Rue de Fleurus, 9



    MADEMOISELLE
    DE SCUDÉRY
    SA VIE ET SA CORRESPONDANCE
    AVEC
    UN CHOIX DE SES POÉSIES
    PAR
    MM. RATHERY ET BOUTRON

    [Illustration: logo]

    PARIS
    LÉON TECHENER, LIBRAIRE-ÉDITEUR
    RUE DE L'ARBRE-SEC, 52

    M DCCC LXXIII



[Illustration: deco]


AVANT-PROPOS.


_Un écrivain que nous aurons à citer souvent, parce qu'en traçant
l'_HISTOIRE DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE, _il a pris
pour guide celle à qui le présent volume est consacré, M. Cousin, a
exprimé plus d'une fois le regret «qu'à la fin du dix-septième siècle, ou
dans le premier tiers du dix-huitième, on n'ait pas eu l'idée de
recueillir les petits vers si agréablement tournés que Mlle de Scudéry
laissait échapper en toute occasion de sa veine facile, et qui charment à
la fois l'esprit et l'oreille. On aurait pu y joindre, ajoutait-il, un
choix de lettres sérieuses ou badines sorties de la même plume. Nous
sommes assuré qu'on eût composé ainsi un volume agréable.»_

_Ce qu'on n'a pas fait alors, peut-être y a-t-il bien de la témérité à
l'entreprendre aujourd'hui,_ _où l'attention du public semble si
éloignée de ces curiosités du passé. Et pourtant, est-ce bien le moment
pour nous de dédaigner les pages brillantes de notre histoire, et l'étude
de cette sociabilité française qui reste une de nos gloires les plus
incontestées? Or Mlle de Scudéry a traversé tout le dix-septième siècle;
ses écrits, son exemple, son entourage, ont contribué à cet avénement de
la société polie qui en marqua la première moitié, qui prépara les
splendeurs de la seconde, et que les nations voisines s'efforcèrent à
l'envi d'imiter de leur mieux. Sans doute elle mêla quelque mauvais goût
à cette action salutaire; elle raffina sur les sentiments, elle raffina
sur le style. Il faut que ses lecteurs en prennent leur parti. Après
tout, mieux vaut le langage des ruelles que celui des clubs: n'abuse pas
qui veut de la politesse et de l'esprit. Quant aux lectrices, nous
comptons sur leurs sympathies pour la bonne, l'aimable, l'ingénieuse Mlle
de Scudéry, et, si elles étaient tentées de se montrer sévères pour la
précieuse, nous leur rappellerions ce qu'un poëte disait_


A UNE DAME EN LUI ENVOYANT LES ŒUVRES DE VOITURE

    Voici votre Voiture et son galant Permesse,
    Quoique guindé parfois, il est noble toujours;
    On voit tant de mauvais naturel de nos jours,
    Que ce brillant monté m'a plu, je le confesse.

    On voit (c'est un beau tort) que le commun le blesse,
    Et qu'il veut une langue à part pour ses amours,
    Qu'il croit les honorer par d'étranges discours;
    C'est là de ces défauts où le cœur s'intéresse.

    C'était le vrai pour lui que ce faux tant blâmé;
    Je sens que volontiers, femme, je l'eusse aimé;
    Il a d'ailleurs des vers pleins d'un tendre génie;

    Tel celui-ci, charmant, qui jaillit de son cœur:
    «Il faut finir mes jours en l'amour d'Uranie.»
    Saurez-vous, comme moi, comprendre sa douceur[1]?

  [1] Ulric Guttinguer, les _Lilas de Courcelles_, 1842, p. 41.

  Mlle de Scudéry, on le verra, fut une des premières à prendre
  parti pour le Sonnet d'Uranie, et l'on a surnommé Guttinguer «le
  dernier des Uranins.»

_Nous devons dire quelques mots sur la manière dont nous avons compris
nos devoirs d'éditeurs, et sur le plan que nous avons suivi._

_Il y a des auteurs dont le public veut tout connaître; il en est
d'autres qu'il lui suffit d'envisager par leurs côtés les plus
caractéristiques. Esquisser leur physionomie en la replaçant dans le
milieu qui l'éclaire, choisir parmi leurs productions ce qui peut le
mieux donner l'idée de leur manière,--l'expression n'est pas déplacée
quand il s'agit de Mlle de Scudéry,--en un mot être fidèle sans_ _se
croire obligé d'être complet, voilà le but que les éditeurs se sont
proposé d'atteindre._

_Nous avons été particulièrement sobres dans le choix des Poésies, dont
le principal mérite consiste dans une grâce facile ou dans des allusions
aux événements du temps._

_Mais nous avons dû faire une place plus large à la Correspondance, en y
comprenant non-seulement les lettres écrites par Mlle de Scudéry
elle-même, mais encore celles qui lui furent adressées par ses
contemporains. Les premières, malgré des taches provenant de la
négligence, et, le plus souvent, de l'affectation, ont une véritable
valeur littéraire et historique. Les secondes donnent peut-être une plus
haute idée encore de celle à qui elles s'adressent, par les témoignages
de tendre amitié et de haute estime qu'elles renferment de la part de
correspondants tels que Mme de Sévigné, la reine Christine, le grand
Corneille, Bossuet, Leibnitz. Tout en consacrant aux unes et aux autres
deux séries distinctes, nous avons rapproché celles qui se répondent, et
ne sauraient être séparées sans inconvénient._

_Bon nombre des lettres que nous publions ici font partie des Manuscrits
Conrart à la Bibliothèque_ _de l'Arsenal, ou des papiers de l'abbé
Boisot à la Bibliothèque de Besançon. Beaucoup étaient éparses dans des
Mémoires, Correspondances ou recueils du temps. Enfin, grâce à
l'obligeance de certains amateurs, les éditeurs ont pu, aux pièces tirées
de leurs propres portefeuilles, en joindre d'autres pour la plupart
inédites. Celles mêmes qui étaient déjà connues par les publications de
MM. de Monmerqué, Cousin, etc., ont été par nous, à l'occasion,
complétées, rectifiées, remises à leur vraie place. Nous devons déclarer,
à ce propos, que nous avons attaché aux dates une importance
exceptionnelle, et que, grâce à des recherches dont les lecteurs ne
soupçonneront guères l'étendue et l'opiniâtreté, nous avons tenu à
dater,--fût-ce approximativement, et en distinguant toujours par des
crochets nos conjectures des indications fournies par les originaux
eux-mêmes,--presque toutes les lettres renfermées dans notre volume._

_Nous n'avons pu retrouver toutes celles dont l'existence nous est
attestée par divers témoignages. Sans parler de la grande lettre à Mlle
d'Arpajon sur sa retraite aux Carmélites, de l'épître de quinze pages à
Bossuet au sujet de la mort de Pellisson, il y a des séries entières de
lettres de Mlle de Scudéry ou à elle adressées, qui ont à peu près
entièrement disparu. Nous savons, par Chapelain que Conrart lui écrivait
en Provence «presque toutes les semaines.» Ce même Chapelain ne possédait
pas moins de soixante-dix-huit lettres de Scudéry ou de sa sœur, comme
en fait foi le_ CATALOGUE _ou plutôt l'_INVENTAIRE MANUSCRIT _de sa
bibliothèque. Elle dit elle-même quelque part: «J'ai brûlé plus de cinq
cents lettres de Pellisson du temps de la Bastille.» Enfin elle resta en
correspondance jusqu'à la fin de sa vie avec d'anciens amis de Provence:
Forbin-Janson, Mascaron, Bonnecorse. Combien peu de ces précieux
documents sont parvenus jusqu'à nous! Cet inventaire de nos pertes, qu'il
nous aurait été facile de grossir, nous avons tenu du moins à le
présenter ici, dans l'espoir que le hasard ou ces indications mêmes en
pourront faire retrouver une partie._

_Nous avons eu pour le texte de notre auteur un respect suffisant, mais
non superstitieux. Sans l'altérer jamais, nous l'avons abrégé
quelquefois; nous ne sommes pas parvenus à en faire disparaître des
répétitions inévitables dans les mentions d'un même fait raconté à des
personnes différentes, ni des variations faciles à expliquer dans le
style_ _d'un auteur qui a vu la langue se transformer pendant une longue
carrière touchant d'un bout à Balzac et de l'autre à La Bruyère. Quant à
l'orthographe, que Mlle de Scudéry a également vue se modifier, qu'elle a
contribué à modifier elle-même, nous n'avons pas hésité à lui donner,
comme l'a fait M. Cousin, les formes modernes, sauf certaines
particularités ou locutions, dont l'absence aurait produit l'effet d'une
espèce d'anachronisme._

_Nous ne pouvions songer à faire figurer dans ce volume, même par
extraits, ni les Romans, dont M. Cousin a donné, surtout pour ce qui
regarde le_ GRAND CYRUS, _d'assez longs épisodes, ni même--et nous le
regrettons davantage--les_ CONVERSATIONS MORALES _qui constituent un
ensemble de préceptes renfermés dans un cadre analogue et difficiles à
séparer. Nous avons du moins cherché, dans la_ NOTICE _et dans les notes,
à donner une idée de ces compositions, et à en tirer les éclaircissements
et les exemples qui pouvaient servir à l'intelligence de la vie et des
écrits de l'auteur_.

_Parmi les personnes qui ont pris à notre publication l'intérêt le plus
actif, soit par des communications libérales, soit par des indications
utiles, nous devons mentionner spécialement MM. le comte_ _de Clapiers,
Camoin et Blancard, à Marseille, Octave Teissier, à Toulon; M. Toussaint,
avocat au Havre; M. Tamizey de Larroque; MM. Ravenel et Baudement, de la
Bibliothèque nationale; Miller et Ad. Regnier de l'Institut; Chambry et
Gauthier-la-Chapelle récemment enlevés à leurs goûts studieux, et
plusieurs autres amateurs tels que MM. Dubrunfaut, J. Boilly, Moulin,
Étienne Charavay, etc._



    NOTICE
    SUR
    MADEMOISELLE DE SCUDÉRY.


I

FAMILLE.--PREMIÈRES ANNÉES.--SÉJOUR EN PROVENCE.

1607-1647.


En donnant ici, d'après le vœu d'un éminent écrivain, un choix de la
correspondance et des poésies de Mlle de Scudéry, nous avons cru
nécessaire de le faire précéder d'une notice sur sa vie, qui embrasse la
presque totalité du dix-septième siècle, et dont M. Cousin n'a retracé
que le milieu, correspondant à la date de la publication du _Grand
Cyrus_. Il a concentré sur ce point unique tout l'intérêt de son tableau,
laissant dans l'ombre ou n'éclairant que par reflet les autres parties.
Au milieu des plus grands succès littéraires de l'auteur, il n'a vu, il
n'a voulu voir que le _Cyrus_, et, dans ce qu'il a dit de la personne
même de l'écrivain, il a presque complétement passé sous silence ses
dernières années, si bien remplies par les préceptes et les exemples de
toutes les vertus d'un sexe dont, sauf la beauté physique, elle posséda
tous les agréments, sans en avoir connu les faiblesses.

Mais, en racontant la vie de Mlle de Scudéry, il ne suffisait pas de
retracer les événements d'une existence bien moins accidentée que celle
de ses héros; il fallait la replacer au milieu du mouvement littéraire et
social qui en constitue le principal intérêt. Ainsi donc, sa famille, ses
amis, sa vie commune avec son frère, les sociétés polies qu'elle traversa
ou qu'elle groupa autour d'elle, son individualité comme femme et comme
écrivain, la vogue et le déclin des genres de littérature dont elle fut
la personnification la plus complète, tels seront les principaux éléments
de l'étude qui va suivre.

Scudéry, Escudéry, Escudier, Escuyer, _Scutifer_ en latin, vieille
famille d'Apt en Provence, y figure sous ces différents noms, au moins
depuis le quatorzième siècle. Elle se disait d'origine italienne; on sait
que c'était une manie assez commune chez les familles provençales.
Pithon-Curt nous apprend qu'un Jean Scudéry épousa, par contrat passé à
Lisle en 1360, Marguerite Isnard, dotée par son père Hugues de 1000
florins d'or, somme considérable pour le temps. Ce Jean Scudéry paraît
être le même que mentionne Papon, dans son _Histoire de Provence_, parmi
les partisans de Raymond IV, et dont les biens furent confisqués en 1367
par la reine Jeanne. Le premier de ces auteurs parle aussi d'un Sébastien
Scudéry d'Apt qui se maria avec Lucrèce de Guast, suivant contrat du 7
avril 1480. A la même famille appartenaient Jacques Escudier, notaire à
Apt en 1535, Jean Escudier, 3e consul d'Avignon en 1599 et en 1618, enfin
Elzéar Escuyer ou Scudéry[2], qui porta les armes avec distinction et fut
lieutenant de Simiane de la Coste, gouverneur de cette ville sous Charles
IX. Vers la fin du seizième siècle, son fils Georges, après s'être fait
une certaine réputation militaire dans son pays, quitta Apt, et, sous le
nom, désormais adopté, de Scudéry[3], suivit la fortune du seigneur de
Brancas-Villars, d'abord à Lyon, dont ce seigneur fut gouverneur pour la
Ligue, puis à Rouen, qu'il défendit contre Henri IV et où Scudéry
commandait le fort Sainte-Catherine[4], et enfin, lorsque son protecteur
fut devenu amiral de Villars et gouverneur du Havre, dans cette dernière
ville où Georges de Scudéry aurait été lieutenant ou plutôt capitaine des
ports[5].

  [2] Un historien de la ville d'Apt, Boze, lui donne le premier de
  ces deux noms; un autre, dont l'histoire est restée inédite,
  Remerville, l'appelle Scudéry, et, en mentionnant Jacques
  Escudier, notaire en 1535, dit positivement que la famille était
  connue sous ce dernier nom depuis plusieurs siècles, lorsqu'elle
  s'avisa de le changer en celui de Scudéry. Il est donc probable
  que cette forme n'a été qu'une traduction après coup du
  _Scutifer_ des actes latins.

  [3] Cependant son acte de mariage, en 1599, porte encore: Georges
  de Scudéry ou Lescuyer.

  [4] _Les Fastes des rois de la Maison d'Orléans et de celle de
  Bourbon_ (par le P. Du Londel). Paris, 1697, p. 110.

  [5] Conrart nous paraît avoir un peu embelli la situation,
  lorsqu'il parle «d'emplois considérables» qu'aurait eus ce
  personnage, «entr'autres la charge de lieutenant du
  Hâvre-de-Grâce, place importante de la province, sous l'amiral de
  Villars qui en était gouverneur.» Nous avons trouvé à la
  Bibliothèque nationale une quittance du 20 avril 1605 signée:
  Georges de Scudéry, capitaine des ports.

Quoi qu'il en soit de ces antécédents des Scudéry, qu'ils ne nous
auraient pas pardonné d'omettre, eux qui se piquaient tant d'armes et de
noblesse, notre Provençal transplanté en Normandie se maria en 1599 à
Madeleine de Goustimesnil, d'une bonne famille de cette province, et en
eut Georges et Madeleine, nés tous deux au Havre, le premier en 1601, et
la seconde en 1607[6]. Il est difficile de séparer la biographie du frère
d'avec celle de la sœur, puisqu'ils vécurent ensemble jusqu'au mariage
du premier, malgré la différence de leurs caractères, «la sœur, dit M.
Cousin, étant aussi modeste qu'il était vain, et d'une humeur aussi douce
et facile qu'il l'avait fanfaronne et querelleuse.» Tallemant des Réaux,
moins indulgent, trace ainsi le même parallèle: «Sa sœur a plus d'esprit
que lui et est tout autrement raisonnable, mais elle n'est guère moins
vaine. Elle dit toujours: Depuis le renversement de notre maison; vous
diriez qu'elle parle du renversement de l'Empire grec.» Si l'on en croit
Conrart, «le duc de Villars ayant succédé à l'amiral son frère dans le
gouvernement de Normandie, sa femme prit en telle haine ce lieutenant,
après l'avoir trop aimé, qu'elle ruina toutes ses affaires.» Ici Conrart
nous paraît être l'écho complaisant des fanfaronnades de Scudéry.
Toujours est-il que le père en mourant, comme il le dit: «ne laissa pas
ses affaires en bon état[7].» La mère, femme de mérite, donna ses soins à
la première éducation de sa fille, mais elle ne tarda pas à suivre son
mari[8], et la jeune Madeleine[9] fut recueillie par un de ses oncles qui
avait l'esprit très-droit et très-cultivé, et qui avait vécu à la cour de
trois de nos rois[10].

  [6] Tous les biographes de Mlle de Scudéry la font naître en
  1607. Les bulletins de Clément, à la Bibliothèque nationale,
  ajoutent la date du 15 novembre. D'un autre côté, le registre des
  baptêmes de la paroisse de Notre-Dame, au Havre, constatent que
  Georges fut baptisé le 22 août 1601, et Madeleine le 1er décembre
  1608. Nous devons ces deux dernières indications, ainsi que celle
  qui concerne l'acte de mariage du père, à l'obligeance de M. G.
  Toussaint, avocat au Havre.

  [7] Un document cité par M. Livet, _Précieux et Précieuses_, 2e
  édition, p. 209, nous le montre emprisonné pour dettes, à la date
  du 23 octobre 1610.

  [8] D'après la même autorité, le père serait mort en 1613, et la
  mère six mois après.

  [9] Tout cela est un peu arrangé dans le _Cyrus_: «Sapho n'avoit
  que six ans lorsque ses parents moururent. Il est vrai qu'ils la
  laissèrent sous la conduite d'une parente qui avoit toutes les
  qualités nécessaires pour bien conduire une jeune personne.» T.
  X, l. II.

  [10] Conrart.--_Eloge de Mlle de Scudéry_, par Bosquillon.

Ici nous ne pouvons mieux faire que de suivre, en l'abrégeant, Conrart
évidemment renseigné par Mlle de Scudéry elle-même sur les détails de sa
première éducation. «Son oncle, dit-il, lui fit apprendre les exercices
convenables à une fille de son âge et de sa condition, l'écriture,
l'orthographe, la danse, à dessiner, à peindre, à travailler en toutes
sortes d'ouvrages. De plus, comme elle avoit une humeur vive et
naturellement portée à savoir tout ce qu'elle voyoit faire de curieux et
tout ce qu'elle entendoit dire de louable, elle apprit d'elle-même les
choses qui dépendent de l'agriculture, du jardinage, du ménage de la
campagne, de la cuisine; les causes et les effets des maladies, la
composition d'une infinité de remèdes, de parfums, d'eaux de senteur et
de distillations utiles ou galantes, pour la nécessité ou pour le
plaisir. Elle eut envie de savoir jouer du luth, et elle en prit quelques
leçons avec assez de succès; mais, comme elle tenoit son temps mieux
employé aux occupations de l'esprit, entendant souvent parler des langues
italienne et espagnole, et de plusieurs livres écrits en l'une et en
l'autre, qui étoient dans le cabinet de son oncle et dont il faisoit
grande estime, elle désira de les savoir, et elle y réussit
admirablement. Dès lors, se trouvant un peu plus avancée en âge, elle
donna tout son loisir à la lecture et à la conversation, tant de ceux de
la maison qui étoient très-honnêtes gens et très-bien faits, que des
bonnes compagnies qui y abondoient tous les jours de tous côtés[11].»

  [11] Conrart, _Mémoires_, p. 613.

On devinerait sans peine que les romans tinrent une grande place dans ses
lectures, quand même on n'aurait pas sur ce point le témoignage de
Tallemant et le sien propre. Elle en recevait un peu de toutes mains, si
l'on en croit ce que raconte le premier, comme le tenant de la bouche
même de Mlle de Scudéry: «qu'un D. Gabriel, feuillant, qui étoit son
confesseur, lui ôta un livre de ce genre, où elle prenoit beaucoup de
plaisir,» mais pour lui en donner d'autres qui ne valoient guère mieux,
et qu'il finit par lui laisser le tout, en disant à la mère «que sa fille
avoit l'esprit trop bien fait pour se laisser gâter à de semblables
lectures.» Il ajoute que le conseiller huguenot Claude Sarrau lui en
prêta d'autres ensuite[12].

  [12] Tallemant des Réaux, _Historiettes_; _Scudéry et sa sœur_,
  t. VII, p. 49 et suiv., édition de MM. de Monmerqué et Paulin
  Paris. L'_Historiette_ de Mme de Villars, _ibid._, t. I, p. 218,
  nous fournit un nouvel exemple des renseignements que Mlle de
  Scudéry avait fournis à Tallemant sur les hommes et les choses de
  sa jeunesse.

Enfin il faut rapprocher ces renseignements de ce qu'elle nous apprend
elle-même à ce sujet dans une lettre adressée à Huet lors de la
publication du _Traité_ de ce dernier _sur l'origine des Romans_ (1670).
«Vous avez précisément choisi les romans qui ont fait les délices de ma
première jeunesse et qui m'ont donné l'idée des romans raisonnables qui
peuvent s'accommoder avec la décence et l'honnêteté, je veux dire
_Théagène et Chariclée_, _Théogène et Charide_, ainsi que l'_Astrée_;
voilà proprement les vraies sources où mon esprit a puisé les
connoissances qui ont fait ses délices. J'ai seulement cru qu'il falloit
un peu plus de morale, afin de les éloigner de ces romans ennemis des
bonnes mœurs qui ne peuvent que faire perdre le temps.» Ajoutons que
Mlle de Scudéry à l'âge de quatre-vingt-douze ans, s'intéressait encore à
«ces romans qui avoient fait les délices de sa première jeunesse,» car
c'est sur sa demande que Huet lui écrivait la _Lettre_ du 15 décembre
1699 _touchant Honoré d'Urfé et Diane de Chasteaumorand_, insérée dans
les _Dissertations_ de Tilladet, t. II, p. 100.

Suivant une tradition locale difficile à concilier avec ces témoignages
relatifs à la jeunesse et à l'éducation de Madeleine en Normandie, elle
aurait, vers l'année 1620, accompagné son frère dans un pèlerinage en
Provence au berceau de leur famille[13], et c'est lors de leur passage à
Valence qu'aurait eu lieu l'aventure de l'auberge sur laquelle nous
reviendrons. Ce qui paraît certain, c'est que Georges fit en effet le
voyage d'Apt où il retrouva quelques parents, entre autres sa grand'mère
paternelle qui vécut cent huit ans[14], et que, pendant ce séjour, il
adressa à une demoiselle du pays, Catherine de Rouyère, ses hommages et
ses premiers vers[15].

  [13] La maison des Scudéry, sise rue des Pénitents-Bleus, à Apt,
  était d'apparence modeste et occupée en 1840 par un menuisier.
  Voy. le _Mercure aptésien_ du 24 mai 1840.

  [14] Lettre de Mlle de Scudéry à Mme de Chandiot, du 20 avril
  1695.

  [15] _Histoire du Théâtre français_, par les frères Parfaict, t.
  IV, p. 430.

C'est aussi à cette époque, ou environ, qu'il faut rapporter ces
fameuses campagnes dont Scudéry a tant parlé en prose et en vers:

    Pour moi plus d'une fois le danger eut des charmes
    Et dans mille combats je fus tout hazarder;
    L'on me vit obéir, l'on me vit commander
    Et mon poil tout poudreux a blanchi sous les armes[16].

  [16] _Le Dégoust du monde_, dans les _Poésies diverses_, dédiées
  au cardinal de Richelieu, Paris, 1649, in-4º, p. 96. Les auteurs
  du _Voyage de Chapelle et Bachaumont_ ont fait, non sans quelque
  intention ironique, allusion à ces vers, quand ils ont dit, en
  parlant du gouvernement de Notre-Dame-de-la-Garde, qu'on ne le
  donnait qu'à des gens

                Qu'on eût vu longtemps commander,
    Et dont le poil poudreux a blanchi sous les armes.

Et dans la préface de son _Ligdamon_ qu'il fit, dit-il, en sortant du
régiment des Gardes (1631): «Je suis né d'un père qui, suivant l'exemple
des miens, a passé tout son âge dans les charges militaires, et qui
m'avoit destiné, dès le point de ma naissance, à pareille forme de vivre.
Je l'ai suivie par obéissance et par inclination. Toutefois, ne pensant
être que soldat, je me suis encore trouvé poëte. Ce sont deux métiers qui
n'ont jamais été soupçonnés de bailler de l'argent à usure, et qui voient
souvent ceux qui les pratiquent réduits à la même nudité où se trouvent
la Vertu, l'Amour et les Grâces, dont ils sont les enfants.... Tu
couleras aisément par dessus les fautes que je n'ai point remarquées, si
tu daignes apprendre qu'on m'a vu employer la plus grande partie du peu
d'âge que j'ai, à voir la plus belle et la plus grande Cour de l'Europe,
et que j'ai passé plus d'années parmi les armes que d'heures dans mon
cabinet, et usé beaucoup plus de mèches en arquebuse qu'en chandelle: de
sorte que je sais mieux ranger les soldats que les paroles, et mieux
quarrer les bataillons que les périodes, etc.»

Il rappelait avec complaisance la part qu'il avait prise aux guerres de
Piémont sous les ordres du duc de Longueville et du prince de Carignan,
sa retraite du Pas-de-Suze, ses quatre voyages à Rome, etc.[17] Mais,
comme le dit Moréri, ses voyages et ses campagnes examinés dans le détail
se réduisent à peu de choses. Ils ne lui avaient pas, dans tous les cas,
donné la fortune, puisque Segrais nous le représente mangeant son morceau
de pain sous son manteau dans le jardin du Luxembourg.

  [17] _Historiettes_ de Tallemant.--_Le Cabinet de M. de Scudéry_,
  1646, in-4º.--Préface de la traduction des _Harangues
  académiques_, de Menzini, 1640, in-8º.--Dans l'_Épitre
  dédicatoire_ de la _Clélie_ à Mlle de Longueville, Scudéry
  s'exprime ainsi: «Plusieurs gentilshommes de mes parents ont eu
  l'honneur d'être à Mgr votre père: deux de mes parentes ont eu
  celui d'être vos dames d'honneur, et j'ai eu moi-même la gloire
  d'être assez longtemps attaché à la suite du grand Prince à qui
  vous devez la vie, quoique je ne fusse pas son domestique. Enfin,
  j'ai reçu sept ans tout entiers les commandements de Mgr le
  Prince de Carignan, votre oncle, dans les armées du grand
  Charles-Emmanuel, son père, de qui j'avois l'honneur d'être
  aimé.»

Les lettres furent pour lui une ressource. Nous le voyons, vers 1630,
quitter le régiment des Gardes, et, de 1631 à 1644, faire représenter
seize pièces de théâtre qui lui valurent, sinon toujours l'approbation
du public, comme il s'en vante dans mainte préface, du moins la
protection du cardinal de Richelieu. Les _Observations sur le Cid_ furent
suivies des _Sentiments de l'Académie_ sur ce chef-d'œuvre (1637-1638),
et, s'il se donna le double ridicule de se poser en rival littéraire et
en provocateur du grand Corneille[18], il faut, pour l'excuser un peu, se
rappeler qu'il eut parfois dans sa poésie quelque chose du souffle
cornélien, au point qu'on lui a fait l'honneur de lui attribuer certains
vers de l'auteur du _Cid_.

  [18] Il s'attira cette réponse de la part de celui-ci: «Il n'est
  pas question de savoir de combien vous êtes plus noble ou plus
  vaillant que moi, pour juger de combien _le Cid_ est meilleur que
  l'_Amant libéral_... Je ne suis point homme d'_éclaircissement_;
  ainsi vous êtes en sûreté de ce côté-là.» _Lettre Apologétique_,
  etc.

Assurément Corneille n'aurait pas désavoué ces vers qui terminent la
belle description de la décadence de Rome sous l'Empire:

    L'aigle qui fut longtemps plus craint que le tonnerre
    N'osoit plus s'élever et voloit terre à terre,
    Et ce superbe oiseau, loin des essors premiers,
    Se cachoit tout craintif dessous ses vieux lauriers.

Il y a comme une réminiscence du sommeil de Condé à Rocroy dans ce
passage d'_Alaric_, que Boileau déclarait «trop bon pour être de
Scudéry»:

    Il n'est rien de si doux pour les cœurs pleins de gloire
    Que la paisible nuit qui suit une victoire;
    Dormir sur un trophée est un charmant repos
    Et le champ de bataille est le lit d'un héros.

On retrouve quelque chose de l'inspiration de Milton dans la peinture des
gouffres infernaux, au chant VI du même poëme:

    D'une éternelle nuit toujours enveloppés,
    Noir séjour des méchants que la foudre a frappés.

Après avoir décrit les funèbres clartés de l'abîme, l'auteur ajoute:

    Et ce mélange affreux qu'accompagne un grand bruit
    Luit éternellement dans l'éternelle nuit,
    Mais c'est d'une lumière à tant d'ombre mêlée
    Qu'elle épouvante encor la troupe désolée.

Concluons donc que Scudéry eut moins de mérite qu'il ne s'en croyait,
mais plus que ne lui en attribuaient ses adversaires. Il sut quelquefois
remonter le pas glissant qui sépare le ridicule du sublime. Il y avait
chez lui un certain fond chevaleresque qui prêtait aisément à la
raillerie dans le domaine de la littérature, mais qui forçait l'estime
quand il s'appliquait aux choses du cœur. On le vit afficher pour des
amis attaqués ou persécutés, notamment pour Théophile, une fidélité
hautaine[19] qui rachète bien des flatteries prodiguées aux puissances du
jour.

  [19] «Je me pique d'aimer jusques en la prison et dans la
  sépulture. J'en ai rendu des témoignages publics durant la plus
  chaude persécution de ce grand et divin Théophile, et j'y ai fait
  voir que parmi l'infidélité du siècle où nous sommes, il se
  trouve encore des amitiés assez généreuses pour mépriser tout ce
  que les autres craignent.»

    _Préface des Œuvres de Théophile_, 1630.


Ce qui fait encore plus d'honneur à Scudéry, c'est l'anecdote suivante au
sujet de laquelle Arckenholz (_Mémoires sur Christine_, t. I, p. 260) a
voulu exprimer quelques doutes qui ne sauraient prévaloir contre le
témoignage positif de Chevreau. «La reine Christine m'a répété cent fois
qu'elle réservoit pour la dédicace que M. de Scudéry lui feroit de son
_Alaric_ une chaîne d'or de mille pistoles; mais comme M. le comte de la
Gardie, dont il est parlé fort avantageusement dans ce poème, essuya la
disgrâce de la Reine, qui souhaitoit que le nom du comte fust ôté de son
ouvrage, et que je l'en informai par la même poste qui m'apporta en
feuilles son _Alaric_ déjà imprimé, il me répondit quinze jours après
que, quand la chaîne d'or seroit aussi grosse que celle dont il est fait
mention dans l'histoire des Incas, il ne détruiroit jamais l'autel où il
avoit sacrifié[20].»

  [20] _Chevræana_, 1697, in-8º, p. 23.

Cependant sa sœur était venue le rejoindre à Paris, et ce fut à partir
de ce moment (1639 au plus tard) que commença entre eux cette vie commune
et cette collaboration littéraire qui devait durer jusqu'en 1655. Dès
lors aussi commença pour Madeleine ce rôle de providence qu'elle allait
jouer auprès de lui, devenant, comme il le lui écrivait, «son seul
réconfort dans le débris de toute sa maison[21],» corrigeant ses écarts
de plume et de conduite[22], du reste abritant volontiers ses premiers
essais littéraires sous la réputation plus ancienne et plus retentissante
de son frère. Sans parler ici des romans sur lesquels nous reviendrons
plus tard, voici ce que lui écrivait Chapelain à la date du 19 janvier
1645: «Vous envoyer des vers, Mademoiselle, c'est envoyer de l'eau à la
mer, c'est vous donner ce que vous avez chez vous en abondance. Que si
vous en faites la modeste pour votre regard, vous l'avouerez bien au
moins pour celui de M. votre frère qui est un océan de poésie plus
découvert que n'est le vôtre, et qui est si plein de ce côté là, qu'on ne
sauroit l'accroître quelque chose que l'on y verse.»

  [21] _Historiettes de Tallemant._ La même pensée se trouve
  exprimée dans un sonnet à sa sœur, compris dans ses _Poésies
  diverses_, 1649.

    Vous que toute la France estime avec raison,
    Unique et chère sœur que j'honore et que j'aime;
    Vous de qui le bon sens est un contre-poison,
    Qui me sauve souvent dans un péril extrême.

    Le malheur qui m'accable est sans comparaison;
    Mais ce qui me soutient le paroît tout de même:
    Et parmi les débris de toute ma Maison
    Je vois toujours debout votre vertu suprême.

  [22] Tallemant dit à ce propos, avec sa crudité ordinaire: «Le
  frère donna bien de l'exercice à sa sœur en ce temps là, car il
  vouloit épouser une g...., et elle qui n'espéroit plus qu'en des
  bénéfices, se voyoit bien loin de son compte.»

Déjà presque vieille fille, sans beauté, mais «de très-bonne mine,»
suivant Titon du Tillet qui avait dû la voir, telle était Mlle de Scudéry
lorsqu'elle fut introduite par son frère à l'hôtel de Rambouillet, dans
ce que Rœderer appelle la 4e période, s'étendant de 1630 à 1640,
longtemps avant que le nom de _Précieuse_ fût en usage, et alors qu'on
pouvait rencontrer en ce lieu Corneille et Bossuet à côté de Voiture et
de l'abbé Cotin. «Elle y fut accueillie, dit l'historien de la _Société
polie_, sinon comme auteur (elle n'avait encore rien publié), du moins
comme une fille d'esprit, bien élevée, sœur d'un homme de lettres
très-connu, et aussi comme une personne peu favorisée de la fortune, dont
la société, agréable à Julie, qui était du même âge, n'était point sans
quelques avantages pour elle-même.» Les premières lettres d'elle ou à
elle adressées vers cette époque nous la montrent déjà en commerce
d'esprit, en relations personnelles, formées à l'hôtel de Rambouillet ou
en dehors, avec Chapelain, Balzac, M. de Montausier, Godeau, Boissat, la
Mesnardière, Mlle Robineau, Mlle Paulet, Mme Aragonnais, Mlle de Chalais
et, par conséquent, Mme de Sablé, Mme et Mlle de Clermont, Mme de
Motteville, etc., se tenant fort au courant, non-seulement des nouvelles
littéraires et scientifiques, mais encore des événements politiques et
militaires. Une de ces lettres, adressée à Mlle Robineau et datée du 5
septembre 1644, contient le récit d'un voyage qu'elle fit à Rouen avec
son frère, et, avec un peu de manière dont elle ne se défera jamais
complétement, révèle dans son talent un côté humoristique qui ne se
retrouvera pas souvent sous sa plume. Le coche, les chevaux qui le
traînent, la physionomie, le costume des voyageurs qui l'encombrent,
appartenant aux diverses classes de la société bourgeoise, depuis
l'épicière de la rue Saint-Antoine, «ayant plus de douze bagues à ses
doigts, qui s'en va voir la mer en compagnie de sa tante, la chandelière
de la rue Michel-le-Comte,» jusqu'au jeune écolier «revenant de Bourges
et se préparant à prendre ses licences,» tout cela compose un petit
tableau de genre achevé, qui rappelle sans trop de désavantage le coche
de La Fontaine et le bateau de Mme de Sévigné.

Ce voyage du frère et de la sœur avait probablement pour objet le
règlement de leurs affaires de famille, qui paraît s'être soldé pour elle
par l'abandon à son frère, prodigue et dépensier, comme on l'a vu, de ce
qui lui revenait, soit de ses père et mère, soit du parent dont nous
avons parlé. Mais une perspective nouvelle venait de s'ouvrir devant eux.


En 1642, par l'intermédiaire de Philippe de Cospéau, évêque de Lisieux,
la marquise de Rambouillet obtint pour Scudéry le gouvernement de
Notre-Dame-de-la-Garde de Marseille. En vain le ministre de Brienne
hasarda quelques objections tirées de l'inconvénient qu'il y avait à
confier un pareil poste à un poëte. La marquise insista en disant qu'un
homme comme celui-là ne voudrait pas d'un gouvernement dans une vallée,
et elle ajoutait plaisamment: «Je m'imagine le voir sur son donjon, la
tête dans les nues, regarder avec mépris tout ce qui est au-dessous de
lui.» De si bonnes raisons l'emportèrent, et Scudéry fut nommé.

Pour se faire une idée de ce qu'était ce «gouvernement commode et beau,»
qu'on a peine à prendre au sérieux depuis les vers de Chapelle et
Bachaumont, peut-être faut-il garder un milieu entre ces vers fameux et
la solennité voulue des lettres de provision[23]. Il est certain que la
position de ce fort qui dominait toute la partie sud du vieux port de
Marseille, lui avait fait jouer un rôle dans les troubles de cette ville
au siècle précédent. Mais il était alors bien déchu de son importance. Il
paraît que les gouverneurs, assez faiblement rétribués[24], n'étaient pas
obligés à la résidence et qu'ils pouvaient se faire remplacer par des
lieutenants.

  [23] Elles sont du 29 juin 1642, et leur entérinement dans les
  registres de la Cour des Comptes de Provence à Aix, du 22 juin
  1643. Elles ont été trouvées, d'après nos indications, par M.
  Blancard, archiviste à Marseille. Nous les donnons en appendice.

  [24] Un des successeurs de Scudéry, vers 1685, ne recevait que
  1944 livres (2500 francs environ). Dans un document de 1772, on
  voit que le gouverneur recevait de plus 100 livres pour lui tenir
  lieu de la franchise du vin. Régis de la Colombière, Notice sur
  _Notre-Dame-de-la-Garde_. Marseille, 1835, in-8º, p. 10.--Méry
  et Guindon, _Histoire de la Commune de Marseille_, 1848, in-8º,
  t. VI, _Preuves_, no 443.

A peine Scudéry avait-il obtenu sa nomination, qu'il adressait au
cardinal de Richelieu des _Stances_ où, tout en le remerciant de la
faveur qu'il venait d'obtenir, il déclarait à son Éminence que «si elle
ne faisoit pleuvoir la manne en ce désert, il mourroit de faim dans
cette place importante[25].» Mais le cardinal avait alors bien d'autres
affaires. Il conduisait à Lyon Cinq-Mars et de Thou, pour les faire
exécuter. Bientôt il les suivait lui-même dans la tombe.

  [25] _Poésies diverses_, p. 275.

Cependant Scudéry, en attendant mieux, avait soin de mettre en tête de
ses ouvrages le titre de _Gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde_.
Quelquefois, à la suite de ce titre, il prit ou on lui donna celui de
_Capitaine entretenu sur les galères du Roi_, et M. Jal nous apprend que,
sur deux listes de capitaines de galère, gardées aux archives de la
marine, il a lu: «De Scudéry, capitaine de galères de 1643 jusqu'à 1647.»
Il ajoute que des brevets de cette espèce étaient souvent donnés à des
hommes qui n'avaient rien de commun avec la marine.

Ce ne fut qu'en novembre 1644, après la mort de Louis XIII et de son
ministre, que Scudéry songea enfin à prendre possession de son
gouvernement. Tallemant des Réaux dit crûment: «Sa sœur le suivit; elle
eût bien fait de le laisser aller; elle a dit pour ses raisons: je
croyois que mon frère seroit bien payé. D'ailleurs le peu que j'avois, il
l'avoit dépensé. J'ai eu tort de lui tout donner, mais on ne sait ces
choses là que quand on les a expérimentées.» Disons à notre tour que _ces
choses là_, c'est-à-dire celles du cœur, échappent complétement à notre
conteur d'historiettes. Il prête ici à Mlle de Scudéry un langage que
démentent et sa conduite et ses propres paroles toutes les fois qu'il
s'agissait de dévouement et d'amitié. Nous en croyons davantage
Tallemant, lorsque reprenant son rôle de chroniqueur, il ajoute: «Scudéry
part donc pour aller à Marseille, et cela ne se put faire sans bien des
frais, car il s'obstina à transporter bien des bagatelles, et tous les
portraits des illustres en poésie, depuis le père de Marot jusqu'à
Guillaume Colletet. Ces portraits lui avoient coûté: il s'amusoit à
dépenser ainsi son argent en badineries.» Nous pardonnons plus volontiers
à Scudéry ce genre de _badineries_ que la manie des tulipes pour laquelle
il dépensait aussi beaucoup d'argent, et, au risque de retarder à notre
tour le voyage, nous dirons quelques mots de cette curiosité des
portraits, qui lui était commune avec plusieurs de ses contemporains,
Guy-Patin, Gaignières, Coulanges le chansonnier, etc. Ce dernier s'en est
moqué agréablement, au risque de se chansonner lui-même, dans la pièce de
son recueil intitulée:


SUR UN CABINET REMPLI DE PORTRAITS.

Air: _Tout mortel doit ici paroître._

    Tout portrait doit ici paroître,
        Il y faut être
        Grands et petits, etc.[26]

  [26] _Chansons de Coulanges_, 1698, t. I, p. 89.

Nous voyons Chapelain, dans une lettre à Madeleine du 4 août 1639, se
détendre--faiblement à la vérité--de donner au frère son portrait, comme
«indigne de figurer parmi ces grands hommes qui parent un illustre
réduit[27].»

  [27] _Correspondance inédite de Chapelain_, provenant de
  Sainte-Beuve. Bibl. nat. Fr. Nouv. acq., 1885-1889, 5 vol. in-4º.
  Nous en ferons plus d'une fois usage.

  Voy. aussi dans la Correspondance une lettre sans date de Scudéry à
  Sainte-Marthe.

  Scudéry a donné lui-même la description de son Cabinet et de
  quelques autres peintures, dans un volume que nous recommandons
  aux curieux: _Le Cabinet de M. de Scudéry_, Paris, Aug. Courbé,
  1646, in-4º.

Du reste Scudéry, dont un de nos poëtes les plus pittoresques[28] admire
les descriptions, se piquait «d'employer dans ses ouvrages les termes
exacts des arts et métiers,» et avait quelque droit de dire de lui-même:

    Il est peu de beaux-arts où je ne fusse instruit.

  [28] Théophile Gautier, _Les Grotesques_.

Avec ses goûts de dépense et de représentation, on se figure ce que put
être, pour notre nouveau gouverneur, ce voyage alors si long et si
difficile. Sa sœur, dans une lettre du 27 novembre 1644, à l'une de ses
premières et de ses plus intimes amies, Mlle Paulet, _la Lionne_ de la
rue Saint-Thomas du Louvre, celle qui sera l'Élise du Grand Cyrus et dont
elle doit, moins de six ans après, pleurer si amèrement la perte
prématurée, raconte que son frère et elle sont arrivés à Avignon, après
avoir deux fois manqué de faire naufrage sur le Rhône. Le pèlerinage
obligé au tombeau de Laure, et probablement à la Fontaine de
Vaucluse[29], quelques épigrammes contre les religieux et les dames
d'Avignon, tels sont les points qu'elle touche sur un ton libre et
enjoué, en y mêlant quelques souvenirs de l'hôtel de Rambouillet et des
sociétés de Paris. Une seconde lettre à la même, est datée du 13 décembre
à Marseille, où notre voyageuse est arrivée «assez heureusement,
quoiqu'elle ait encore plusieurs fois pensé faire naufrage.» Le même
jour, elle écrivait à Mlle de Chalais, et déjà, malgré la réception
pleine de courtoisie de Mme de Mirabeau et de Mme de Morge, sa sœur,
malgré la beauté du climat, les fleurs et les fruits nouveaux pour nos
voyageurs, l'animation du port et des promenades, la variété des
costumes, les repas plantureux dont on les régale à l'envi, déjà,
disons-nous, la nécessité d'attendre trois ou quatre jours, suivant
l'usage, et de rendre ensuite, avec l'étiquette voulue, les visites de
toute la ville, «depuis les gentilshommes jusqu'aux forçats,» les
petitesses de la vie provinciale, la conversation des dames de Marseille
parmi lesquelles il n'y en a pas plus de six ou sept qui parlent
français, tout cela suggère à notre habituée des cercles les plus
raffinés de la capitale certaines phrases peu flatteuses, telles que
celle-ci: «Je n'ai point l'esprit assez stupide pour m'accoutumer
facilement à ceux qui le sont;» et le mot d'exil vient plus d'une fois se
placer sous sa plume.

  [29] Voy. les XII sonnets adressés à cette Fontaine par Scudéry.
  _Œuvres poétiques_, 1649, in-4º, p. 1 et suiv.

Cependant il avait bien fallu, au milieu de toutes ces visites de
politesse, en rendre une à Notre-Dame-de-la-Garde. Un des premiers soins
de Scudéry avait été d'y installer un lieutenant «assez honnête et assez
riche[30].» Il donna à dîner à M. le gouverneur et à Mlle sa sœur, qui
avaient préalablement entendu la messe au prieuré. L'un et l'autre
payèrent leur tribut poétique et littéraire à la beauté du lieu, le
frère, en écrivant son _Poëme de Notre-Dame-de-la-Garde, composé dans
cette place_[31], et la sœur par le passage suivant d'une de ses lettres
à Mlle Paulet:

  [30] Probablement M. de Guigonis, dont il est question dans la
  _Gazette_, à la date du 12 novembre 1647, p. 1118, comme
  commandant cette place en l'absence du sieur de Scudéry, et
  prenant des dispositions contre l'arrivée en vue de Marseille
  d'une escadre que l'on présumait hostile.

  [31] _Poésies diverses_, p. 200. Nous permettra-t-on de faire
  remarquer ici que nous aussi, nous avons écrit cette partie de
  notre Notice à Marseille et au pied même de
  Notre-Dame-de-la-Garde? Le poëme de Scudéry, malgré le mauvais
  goût qui le dépare, gagne à être lu sur les hauteurs et au milieu
  de l'admirable panorama qu'il décrit, et il y a tel site de la
  plage de Marseille qui nous a fait trouver un charme singulier à
  ces vers de l'auteur d'_Alaric_:

    En un lieu retiré, solitaire et paisible
    La mer laisse dormir sa colère terrible,
    Et sous deux grands rochers qui la couvrent des vents,
    Elle abaisse l'orgueil des flots toujours mouvants.

Après avoir décrit la réception qui leur fut faite, et qui fut
accompagnée du bruit des canons de la place, elle ajoute: «En vérité
Notre-Dame-de-la-Garde est le plus beau lieu de la nature par sa
situation. De la façon dont la place est disposée, il y a quatre aspects
différents qui sont admirables. D'un côté, l'on a le port et la ville de
Marseille sous ses pieds, et si près, que l'on entend les hautbois de
vingt-deux galères qui y sont; de l'autre, l'on découvre plus de douze
mille bastides, pour parler en termes du pays; du troisième, on voit les
îles et la mer à perte de vue, et du quatrième, sans rien voir de tout ce
que je viens de dire, on n'aperçoit qu'un grand désert tout hérissé de
pointes de rochers, et où la stérilité et la solitude sont aussi
affreuses que l'abondance est agréable de tous les autres endroits.»

Une préoccupation plus prosaïque les porta à tâcher de faire mettre
Notre-Dame-de-la-Garde _sur le pays_, c'est-à-dire à la charge de la
province, quant à l'entretien, négociation dont on peut voir les détails
dans la lettre à Mlle Paulet, du 27 décembre 1644. Il semble du reste
que, satisfait de la prise de possession que nous avons décrite, Scudéry
ne se soucia guère de revoir souvent le siége de son gouvernement
pittoresque, mais peu logeable. Sa sœur y retournait de temps à autre,
comme lorsqu'elle y conduisit des dames marseillaises, impatientes de
voir arriver d'Italie le cardinal de Lyon avec les quatre chaloupes du
Grand-Duc[32].

  [32] Lettre à Mlle Paulet du 10 décembre 1645.

Quant à Georges, il affectait aussi de se considérer «comme un pauvre
exilé»:

    Pour moi, sur un rocher éloigné des humains
    Je le suivrai des yeux et je battrai des mains,

écrivait il à ses amis de Paris, en leur recommandant l'une de ses
nouvelles connaissances de Marseille, Mascaron (Pierre-Antoine), écrivain
et jurisconsulte, père du célèbre prédicateur que nous retrouverons plus
tard parmi les vieux amis de Madeleine.

Le frère et la sœur avaient changé de maison à Marseille, pour être plus
près de Mme de Mirabeau. Aussitôt toutes les dames de la rue de
recommencer leurs interminables visites. «Je les recevrai si mal, disait
Mlle de Scudéry, que j'espère qu'elles n'y reviendront plus.» Elles y
revinrent, et celle-ci se réconcilia avec quelques personnes des deux
sexes à Marseille et dans les environs; citons entre autres: Toussaint de
Forbin Janson, alors chevalier de Malte, depuis évêque, cardinal,
ambassadeur, avec lequel elle entretint une correspondance qui se
prolongea au moins jusqu'à l'année 1694[33], et sa sœur Renée de Forbin,
mariée depuis 1632 à Marc-Antoine de Vento, seigneur des Pennes et de
Peiruis, premier consul de Marseille, dont elle s'est souvenue dans le
_Cyrus_[34], et dont Mme de Sévigné écrivait le 13 mai 1671: «Mme de
Pennes a été aimable comme un ange; Mlle de Scudéry l'adoroit: c'étoit
la princesse Cléobuline; elle avoit un prince Thrasybule en ce temps-là;
c'est la plus jolie histoire du _Cyrus_.» M. Cousin, qui connaissait son
_Cyrus_ mieux que Mme de Sévigné, nous apprend qu'il faut lire Cléonisbe,
au lieu de Cléobuline; que celui qui parvient à toucher son cœur est
Peranius, prince de Phocée, baron de Baume ou de la Baume, suivant la
_Clef_, le même que Marc-Antoine, dont nous venons de parler, puisque la
Baume était une seigneurie des Vento; qu'enfin Thrasybule est le héros
d'une autre aventure également d'origine provençale, où un corsaire
d'Alger s'abstient par vertu d'enlever sa maîtresse Alcionide,
c'est-à-dire Mme de Courbon, femme du lieutenant de Roi à Monaco[35]. Il
existe donc quelque confusion chez l'aimable marquise dans les souvenirs,
déjà un peu éloignés pour elle, d'une lecture de sa jeunesse; mais ce
qu'il nous importe de constater, c'est que, près de trente ans après le
séjour de Mlle de Scudéry à Marseille, son souvenir y était encore
présent. De son côté, elle n'avait pas oublié son séjour en Provence.
Ainsi, dans la _Clélie_, en parlant de la liberté qu'il importe de
laisser aux femmes et dont elles abusent quelquefois: «Je connois, dit
l'auteur, en Massilie, une femme qui a fait cent extravagances en sa vie,
qu'elle n'auroit pas faites si elle n'avoit pas eu un trop bon mari.» (T.
X, p. 797.)

  [33] Nous avons vu dans le riche cabinet de M. le comte de
  Clapiers, à Marseille, un certain nombre de lettres de ce prélat
  adressées à Mlle de Scudéry, et nous en donnerons un échantillon;
  mais, malgré toutes nos recherches en Provence et ailleurs, nous
  n'avons pu retrouver aucune de celles que Mlle de Scudéry lui a
  certainement adressées pendant leurs longues relations.

  [34] T. VIII, l. II, p. 653.

  [35] _Le Grand Cyrus_, t. III, l. III, p. 1107.--Cousin, _La
  Société française au dix-septième siècle_, t. I, p. 236 et suiv.

Parmi les dames que Mlle de Scudéry distingua tout d'abord dans cette
ville, il en était une «belle, jeune et de bonne mine, l'un des plus
beaux naturels de femme, dit-elle, que j'aie jamais remarqué en aucune
femme de province. Elle parle françois comme si elle étoit née à Paris,
et, naturellement, elle est fort éloquente; elle entend l'espagnol,
l'italien, le latin et même le grec; elle est fort douce, fort civile et
de fort bonne maison...... Malheureusement, cette demoiselle, dans ses
conversations ordinaires, cite souvent, si j'ai bien retenu, Trismégiste,
Zoroastre et autres semblables messieurs qui ne sont pas de ma
connoissance.» Malgré cette petite épigramme, que n'auraient pas attendue
ceux qui veulent absolument voir une Philaminte dans Mlle de Scudéry, il
y avait là trop d'affinités naturelles pour qu'une liaison ne s'établît
pas entre ces deux femmes. Mais elles avaient compté sans l'intolérance
et la pruderie provinciales, comme le laisse entendre la phrase suivante:
«L'injustice qu'on lui fait ici est si grande que je n'oserai la voir
souvent, de peur de me charger de la haine publique[36].»

  [36] Lettre de Mlle de Scudéry à Mlle de Chalais, du 13 décembre
  1644.

Quelle était donc cette fille que la lettre ne nomme pas, et que M.
Cousin n'a pas soupçonnée? Si l'on veut lire, dans Tallemant (t. VIII, p.
327), l'historiette de Mlle Diodée, Provençale, qui citait à ses galants
Aristote, Platon, Zoroastre et Mercure-Trismégiste, on ne doutera pas de
son identité avec la demoiselle de la lettre, et l'on comprendra mieux ce
que Mlle de Scudéry, dans son indulgence ordinaire, laisse à peine
soupçonner, c'est qu'il y avait, dans la belle et savante Provençale,
assez de l'aventurière et de la coquette pour compromettre, aux yeux des
prudes marseillaises, une demoiselle respectable.

Cependant, elles ne pouvaient vivre l'une sans l'autre, et elles étaient
presque tous les jours ensemble. La conversation de Mlle de Scudéry, dit
Tallemant, guérit un peu Diodée de son langage pédantesque, et «ne lui
voyant point parler de Zoroastre, etc., elle n'en osoit plus parler.»
Enfin, au bout d'un an et demi, les deux amies se brouillèrent à la suite
d'une aventure sur le récit de laquelle notre chroniqueur, peut être à
dessein, laisse planer quelque obscurité. Certain baron, «qui avoit
cajolé cette fille deux ans entiers,.... mais qui ne la cajoloit plus,
dont elle enrageoit dans son petit cœur,» se trouvait à un bal masqué où
celle-ci figurait en sultane, lorsqu'on lui apporta une lettre dans
laquelle, sous des noms turcs, il était fait allusion à un esclave qui
lui était échappé en se mettant sous la protection de la reine de
Mauritanie. C'était, ajoute Tallemant, une dame très-brune dont le baron
était amoureux. Or, la lettre venait de Mlle de Scudéry, dont le teint ne
passait pas pour être d'une entière blancheur. La reine de Mauritanie,
nous le croyons bien, n'était autre qu'elle-même, quoique Tallemant ne
le dise pas. Dans tous les cas, Mlle Diodée se crut en droit d'être
jalouse, puisqu'elle «se gendarma et ne vit plus Mlle de Scudéry.»

Ajoutons ici, toujours d'après Tallemant, pour ceux qui désireraient
connaître la fin de l'historiette, que Mlle Diodée contracta un mariage
tel quel avec un sieur Scarron de Vaure et vint à Paris. «Elle s'est bien
façonnée ici. C'est une personne qui a grand soin de son ménage et de ses
affaires, et qui n'a point fait parler d'elle.» Tout est bien qui finit
bien.

Georges et sa sœur continuaient à partager leur temps entre le séjour de
Marseille et des excursions aux environs, dont on retrouve la trace, soit
dans la correspondance de celle-ci, soit dans les romans qui portent le
nom du frère. Voici, par exemple, comment est décrite, dans _le Grand
Cyrus_, la vieille ville de Phocée, ou plutôt de Marseille: «Vous pouvez
aisément vous imaginer qu'elle n'est pas superbement bâtie comme Babylone
ou comme on dit qu'est Ecbatane.... Elle est beaucoup plus longue que
large, mais elle a aussi des fontaines et un port admirable; et quoique
sa situation soit en penchant, et, par conséquent, un peu incommode,
parce que les rues de traverse vont en montant, elle est pourtant
très-agréable, bien que l'architecture grecque n'ait pas eu lieu d'y
employer tous ses ornements.» Les principaux traits de ce tableau sont
encore reconnaissables, malgré les métamorphoses que le percement d'une
grande voie nouvelle a produites dans «ces vieilles rues de traverse qui
vont en montant.»

Il est encore plus facile de reconnaître la côte de Provence et le pays
de Marseille dans cette description des environs de Phocée: «Plus nous
approchions du rivage, plus le pays où nous allions nous sembloit
agréable; car parmi mille arbres différents dont le paysage est semé, on
voit, à la droite, de grosses roches stériles qui font paroître davantage
la fertilité des autres endroits....

«De l'autre côté est un pays plus uni, mais qui ne laisse pas d'être
entremêlé de collines, de vallons, de rochers, de prairies, de fontaines
et de ruisseaux, et de faire cent agréables inégalités qui rendent les
maisons qu'on y a bâties tout à fait charmantes. De plus on y voit une si
grande quantité d'oliviers, de grenadiers, de myrtes et lauriers, et tous
les jardins y sont si pleins d'orangers, de jasmins, et mille autres
belles et agréables choses, que je ne crois pas qu'il y ait un pays plus
aimable que celui-là[37].» Ainsi que le remarque M. Cousin, Mlle de
Scudéry n'oublie même pas ce qui gâte un peu le plaisir d'habiter ces
belles contrées, le mistral, «ce vent impétueux qui abat souvent les plus
grands arbres.»

  [37] _Le Grand Cyrus_, t. VIII, l. II, p. 669 et suiv.

Parmi les lieux que Georges et Madeleine durent aller voir aux environs,
nous citerons le château de Pennes et celui de Forbin qui est décrit
dans le _Cyrus_. J'ai peine à croire aussi qu'elle n'ait pas visité à
Grasse, «dans son petit temple auprès de Sidon[38],» l'évêque Godeau,
l'un de ses plus anciens amis, qu'elle attendait à Marseille en mars
1647. Le 2 septembre 1646, la présence de Georges et de Madeleine est
signalée à Aix où M. de Monconys, le voyageur, rencontra le frère aux
Capucins, dans l'allée des Lauriers, circonstance qui dut lui inspirer
quelque allusion flatteuse, et alla dans l'après-dîner saluer la sœur,
souvenir qu'il n'a pas jugé indigne d'être consigné à sa date dans le
_Journal de ses voyages_[39].

  [38] _Le Grand Cyrus_, t. VII, p. 513.

  [39] 1665, in-4º, p. 87.

A l'énumération des souvenirs de la Provence qui se retrouvèrent plus
tard sous la plume de Mlle de Scudéry peut-être faut-il ajouter un
épisode qui, après avoir figuré au t. IX, l. III du _Cyrus_, puis au t.
II des _Conversations sur divers sujets_, Paris, 1680, ou Amsterdam,
1682, in-12, sous le titre de: _Bains des Thermopyles_, a été réimprimé à
part, également sous ce dernier titre, en 1732. C'est la description
d'une ville de bains près de la mer[40], où, sous des noms grecs,
plusieurs personnes de la société qui s'y trouve réunie nous semblent
désignées par des allusions assez transparentes. Eupolie, cette dame de
Corinthe, «qui, avec mille grandes qualités qui la rendent admirable,
craint la mort avec excès,» ne ressemble-t-elle pas singulièrement à Mme
de Sablé[41]; et est-ce trop se hasarder que de reconnaître Ninon et
Diodée dans Aspasie et Diodote, ces deux femmes qui «avoient donné lieu à
la médisance de soupçonner leur vertu», que les hommes et même les femmes
les plus vertueuses allaient voir, mais que l'auteur s'abstint de
visiter?

  [40] Ce détail et plusieurs autres circonstances rendent pour
  nous improbable la supposition de M. Cousin, qu'il s'agirait ici
  d'une ville de bains des Pyrénées.

  [41] «Je crains toutes les maladies en général, grandes et
  petites; je crains le tonnerre, je crains la mer et les rivières;
  je crains le feu et l'eau, le froid et le chaud, le serein et le
  brouillard.... Et pour tout dire en peu de paroles, je crains
  tout ce qui directement ou indirectement peut causer la mort.» Il
  est remarquable que ce passage, ainsi que les longs
  développements dont il est accompagné ne se trouvent que dans les
  _Conversations_ de Mlle de Scudéry, parues en 1682, deux ans
  après la mort de la marquise de Sablé.

Quoi qu'il en soit, ni Scudéry ni sa sœur n'avaient quitté la capitale
sans esprit de retour. On a déjà pu voir que le gouverneur de
Notre-Dame-de-la-Garde ne prenait pas très au sérieux le devoir de la
résidence, et, quant à Madeleine, en supposant même «qu'elle se fût
beaucoup plu à Marseille», comme le dit trop affirmativement M. Cousin,
elle n'avait pas cessé, dès son arrivée en Provence, d'avoir un regard
tourné vers Paris. Veut-elle vanter la beauté de l'hiver dans la première
de ces villes, elle ne croit pouvoir mieux faire que de le comparer au
printemps de la seconde. «Ce n'est pas que, si je pouvois dépeindre la
beauté de l'hiver de Marseille, je ne vous fisse un tableau assez
agréable, et que je ne vous fisse avouer qu'il fait honte au printemps de
Paris. L'hiver qui, aux lieux où vous êtes, est tout hérissé de glaçons,
est ici couronné de fleurs. Sincèrement, Mademoiselle, à l'heure même que
je vous parle, l'on vient de m'envoyer des bouquets d'anémones,
d'œillets, de narcisses, de jasmin, de fleurs d'orange, plus beaux que
Mlle de Lorme n'en porte au mois de mai, et ce qu'il y a de commode ici,
est que l'on fait des visites à la fin de décembre, sans avoir besoin de
feu, que l'on se promène sur le port comme l'on se promène aux Tuileries
en juillet, qu'il ne pleut qu'en deux mois une fois, et que le soleil y
est toujours aussi pur et aussi clair que dans la saison où il fait
naître les roses. Mais le mal est que, pour jouir de tous ces plaisirs
innocents, il faut souffrir d'autres incommodités, et que l'on ne peut
s'approcher de l'Orient sans s'éloigner de Paris[42].»

  [42] Lettre à Mlle Paulet, du 27 décembre 1644.

Du reste, toutes les lettres de Mlle de Scudéry à cette époque prouvent
que ses amis et amies de Paris étaient sans cesse présents à sa pensée.
«Souvenez vous, écrivait-elle à Chapelain (31 janvier 1645), que l'amitié
a ses délicatesses aussi bien que l'amour.» Tantôt elle aime à se
persuader que Chapelain n'est pas jaloux de Conrart; tantôt, dans une
correspondance aigre-douce avec le premier, où le dépit tâche de prendre
le masque de la plaisanterie, elle se montre elle-même piquée des
attentions particulières qu'il témoigne pour Mlle Robineau. On
plaisantait un peu de tout cela dans la rue Saint-Thomas du Louvre, car
une lettre du 28 mars 1645 renferme une allusion à la guerre que Mlle de
Rambouillet et Mlle Paulet avaient faite là-dessus à Chapelain, et Mlle
de Scudéry ajoutait: «Vous savez mieux que vous ne dites qu'un galant
n'est pas pour moi.» Du reste le héros de toutes ces picoteries, comme on
disait alors, écrivait le 12 avril suivant à l'amie de Marseille une
lettre conciliante et affectueuse qui remettait toute chose en sa place.
Il lui adressait en même temps des éloges sur le style de ses lettres:
«Je les ai fait voir non seulement à Mlle Robineau qui y étoit si
agréablement grondée, et qui ne pouvoit mais du sujet que vous avez pris
de m'y quereller si obligeamment, mais encore à tout l'hôtel de Clermont,
à tout l'hôtel de Rambouillet, à Mme de Sablé et à Mlle de Chalais, à M.
Conrart, à Mlle de Longueville, et à Mme de Longueville elle-même, qui
tous leur ont fait justice en leur donnant des éloges qu'on ne donne
qu'aux pièces achevées.»

On voit que si Madeleine pensait à ses amis de Paris, ceux-ci, de leur
côté, ne l'oubliaient pas. Vers cette époque (1647), ils lui en donnaient
une preuve en cherchant à la tirer de la position un peu précaire et
dépendante où elle était auprès de son frère, pour la faire attacher à
l'éducation de «trois importantes personnes», évidemment les trois plus
jeunes nièces du cardinal Mazarin que celui-ci songeait alors à faire
venir en France, ou tout au moins d'Olympe Mancini, l'une d'elles, que la
duchesse d'Aiguillon destinait au fils du maréchal de la Porte, son neveu
à la mode de Bretagne, devenu plus tard duc de Mazarin par son mariage
avec Hortense. On avait aussi pensé, pour ces délicates fonctions, à Mlle
de Chalais, amie et commensale de Mme de Sablé, et il y eut entre elle et
Madeleine une lutte de générosité dont deux lettres de Mlle de Chalais
nous ont conservé le souvenir. Ni l'une ni l'autre n'eut la place. Elle
fut donnée, comme le prévoyait cette dernière[43], à une grande dame dont
le nom répondait mieux aux vues ambitieuses du cardinal pour ses nièces,
à la marquise de Senecey qui avait été gouvernante du jeune roi Louis
XIV.

  [43] «Dans mon opinion, la conduite de ces trois importantes
  personnes est destinée à quelqu'une qui n'aura pas sans doute le
  mérite que vous avez, mais qui aura plus de faveur, plus de
  bonheur et quelque nom de Madame qui sera plus propre à l'éclat
  qu'à bien réussir dans l'éducation de ces personnes-là.» Mlle de
  Chalais à Mlle de Scudéry, lettre du 28 juin 1647.

Le 21 août 1647, Madeleine de Scudéry écrivait de Marseille à Mlle Marie
Dumoulin: «Je suis dans tout l'embarras que peut causer un voyage de 200
lieues que j'espère commencer dans une heure.» Soit que le départ ait été
retardé, soit plutôt que le frère et la sœur,--car ils partaient
ensemble--aient fait plusieurs stations en route, nous ne retrouvons leur
trace que deux mois après, aux environs de Valence où le fait de leur
passage semble résulter d'une nouvelle singulièrement racontée, et
rectifiée plus singulièrement encore dans la _Gazette_ de l'année 1647.
On y lisait d'abord p. 978, sous la rubrique d'Avignon, 16 octobre:

«On a ici appris la mort du sieur de Scudéry, arrivée à une lieue et
demie au dessus de Valence, au passage de la rivière de l'Isère, par
l'ouverture du bateau qui se fendit, en venant de Paris avec une sienne
sœur, pour se rendre à son gouvernement de Notre-Dame-de-la-Garde de
Marseille, dont le Roi défunt l'avoit honoré depuis quelques années à la
recommandation du feu cardinal duc de Richelieu, qui avoit en singulière
estime son bel esprit et sa grande capacité dans la poésie.»

J'imagine que l'émotion fut grande dans la rue Saint-Thomas du Louvre et
au quartier du Marais, à la lecture de cette feuille si mal informée.
Heureusement que les nombreux amis de notre couple littéraire purent se
rassurer en lisant quelques jours après, à la date du 23 octobre, p.
1014, cette rectification naïve du malencontreux correspondant:

«Le bruit du retour du sieur de Scudéry en son gouvernement, et la perte
d'un bateau qui s'est ouvert au dessus de Valence, au passage de la
rivière de l'Isère, dans lequel étoient quelques personnes de condition,
avoient donné lieu à la nouvelle qu'il y étoit péri avec sa compagnie;
mais il ne se trouve rien de vrai en ce que je vous en ai écrit, _que les
louanges qu'on lui a données_.»

C'est aussi à l'époque de ce retour que doit se placer l'anecdote plus ou
moins arrangée par Fléchier, et exploitée depuis par les dramaturges[44],
à laquelle nous avons déjà fait allusion. «Nous parlâmes, dit-il dans ses
_Mémoires sur les grands jours_[45],.... des Romans de Sapho et d'une
aventure plaisante qui lui arriva à Lyon, lorsqu'elle revenoit à Paris
avec M. de Scudéry, son frère. On leur avoit donné une chambre dans
l'hôtellerie, qui n'étoit séparée que d'une petite cloison d'une autre
chambre où l'on avoit logé un bon gentilhomme d'Auvergne, si bien qu'on
pouvoit les entendre discourir. Ces deux illustres personnes n'avoient
pas grand équipage, mais ils traînoient partout avec eux une suite de
héros qui les suivoient dans leur imagination.... Dès qu'ils furent
arrivés à Lyon et qu'ils eurent pris une chambre dans l'hôtellerie, ils
reprirent leurs discours sérieux, et tinrent conseil s'ils devoient faire
mourir un des héros de leur histoire; et, quoiqu'il n'y eût qu'un frère
et une sœur à opiner, les avis furent partagés. Le frère, qui a l'humeur
un peu plus guerrière, concluoit d'abord à la mort; et la sœur, comme
d'une complexion plus tendre, prenoit le parti de la pitié et vouloit
bien lui sauver la vie. Ils s'échauffèrent un peu sur ce différend, et
Sapho étant revenue à l'autre avis, la difficulté ne fut plus qu'à
choisir le genre de mort. L'un crioit qu'il falloit le faire mourir
très-cruellement, l'autre lui demandoit par grâce de ne le faire mourir
que par le poison. Ils parloient si sérieusement et si haut, que le
gentilhomme d'Auvergne, logé dans la chambre voisine, crut qu'on
délibéroit sur la vie du Roi.....; il s'en va faire sa plainte à l'hôte,
qui ne prenant point ce fait pour une intrigue de roman, fit appeler les
officiers de la justice pour informer sur la conjuration de ces deux
inconnus. Ces Messieurs... se saisirent de leurs personnes et les
interrogèrent sur le champ: s'ils n'avoient point eu dans l'esprit
quelque grand dessein depuis leur arrivée? M. de Scudéry répondit que
oui; s'ils n'avoient point menacé la vie du prince de mort cruelle ou de
poison? Il l'avoua; s'ils n'avoient pas concerté ensemble le temps et le
lieu? Il tomba d'accord; s'ils n'alloient point à Paris pour exécuter et
pour mettre fin à leur dessein? Il ne le nia point. Là dessus, on leur
demanda leur nom, et ayant ouï que c'étoient M. et Mlle de Scudéry, ils
connurent bien qu'ils parloient plutôt de Cyrus et d'Ibrahim que de
Louis, et qu'ils n'avoient d'autre dessein que de faire mourir en idée
des princes morts depuis longtemps. Ainsi leur innocence fut reconnue,
etc.[46]»

  [44] L'_Auberge_ ou les _Brigands sans le savoir_,
  comédie-vaudeville de MM. Scribe et Delestre Poirson. Paris,
  1812.

  [45] Paris et Clermont, 1844, in-8º, p. 63.

  [46] Les biographies anglaises racontent une anecdote semblable
  des deux auteurs dramatiques Beaumont et Fletcher.

Nous avons raconté avec quelque développement les trois années que
Scudéry et sa sœur passèrent en Provence, d'abord parce que des
recherches faites sur les lieux mêmes nous ont permis d'éclaircir
certains points mal connus jusqu'ici, ensuite parce que ce séjour ne fut
pas sans influence, au point de vue social et littéraire, sur la suite de
leur vie et de leurs ouvrages. Nous n'insisterons pas ici sur les vers,
trop souvent médiocres, que l'aspect des lieux inspira à Scudéry, et nous
ne citerons que pour en signaler le ridicule, un échantillon de sa prose
daté pompeusement _du Fort de Notre-Dame-de-la-Garde_, auquel Tallemant a
fait allusion[47]. «Ceux qui gouvernent cette monarchie y est-il dit dans
l'_Epître au lecteur_, savent tenir les ennemis de la France si loin de
notre royaume, que les Gouverneurs des places frontières ont loisir de
faire des livres.... J'ai cru, lecteur, que puisque la Fortune n'a pas
voulu que j'eusse aucune part aux affaires, il m'étoit du moins permis de
faire voir que, si elle m'y eût appelé, je m'en serois peut-être acquitté
sans honte, et que celui qui a fait parler Louis Quatrième et tant
d'autres Rois auroit été capable de servir Louis Quatorze.... si, au lieu
de le reléguer aux dernières extrémités de cet État, il avoit plu à cette
Fortune de le retenir à la Cour et de lui donner quelqu'emploi.»

  [47] _Discours politiques des rois._ Paris, 1647, in-4º.

Cet ouvrage est le dernier de ceux que Scudéry ait datés du lieu de son
gouvernement, quoiqu'il ait continué à prendre le titre de Gouverneur de
Notre-Dame-de-la-Garde jusqu'en 1663 dans les derniers volumes du roman
d'_Almahide_.

Dès 1656[48], Chapelle et Bachaumont traçaient la fameuse description qui
est restée dans toutes les mémoires:

    «C'est Notre-Dame-de-la-Garde,
    Gouvernement commode et beau,
    A qui suffit pour toute garde
    Un Suisse avec sa hallebarde,
    Peint sur la porte du château.

«Ce fort est sur le sommet d'un rocher presque inaccessible.... Nous
grimpâmes plus d'une heure avant que d'arriver à l'extrémité de cette
montagne, où l'on est bien surpris de ne trouver qu'une méchante masure
tremblante, prête à tomber au premier vent. Nous frappâmes à la porte,
mais doucement, de peur de la jeter par terre, et, après avoir heurté
longtemps, sans entendre même un chien aboyer sur la tour,

    Des gens qui travailloient là proche
    Nous dirent: Messieurs, là dedans
    On n'entre plus depuis longtemps.
    Le gouverneur de cette roche,
    Retournant en Cour par le coche,
    A depuis environ quinze ans[49],
    Emporté la clef dans sa poche.

  [48] C'est la véritable date du voyage, qui se termina à Lyon
  vers le milieu du mois de novembre de cette année. Cf.
  Taillandier, _Commencements de Molière_, dans la _Revue des
  Deux-Mondes_, t. XIX, p. 280, et Péricaud, _Lyon sous Louis XIV_,
  p. 90.

  [49] Cela ne ferait que neuf ans (de 1647 à 1656); mais on aura
  changé le chiffre lors de l'impression du _Voyage_ dans le
  _Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes_. Cologne, P.
  Marteau, 1663, in-16. D'ailleurs nos deux auteurs n'y regardaient
  pas de si près.

  «La naïveté de ces bonnes gens nous fit bien rire, surtout quand
  ils nous firent remarquer un écriteau, que nous lûmes avec assez
  de peine, car le temps l'avoit presque effacé:

    Portion de Gouvernement
    A louer tout présentement.

  «Plus bas, en petit caractère:

    Il faut s'adresser à Paris
    Ou chez Conrart, le secrétaire,
    Ou chez Courbé, l'homme d'affaire
    De tous messieurs les beaux esprits.»

Évidemment tout cela est un peu chargé, et un historien de
Notre-Dame-de-la-Garde est allé jusqu'à douter que nos deux Épicuriens
voyageurs se soient donné la peine de grimper jusqu'en haut de la
montagne. Mais leur description n'en aura pas moins le dernier mot, comme
tout ce qui est marqué au coin du goût et de la bonne plaisanterie.

Mieux que les vers et la prose du frère, les lettres de la sœur, dont
nous avons cité d'assez nombreux extraits, et qu'on retrouvera plus
complètes dans la Correspondance, nous paraissent, malgré l'abus de
l'esprit, avoir retenu une empreinte fidèle des lieux, des personnes et
des mœurs. Nous avons pu contrôler sur le vif quelques-unes de ses
peintures, et, malgré la différence des temps, nous en avons reconnu la
fidélité. Ce petit coin de la vie provinciale sous Louis XIV, encore si
peu connue, reçoit des lettres de Mlle de Scudéry une vive lumière, et
elles resteront comme une page à la fois littéraire et historique.

Celle-ci, comme nous l'avons vu, demeura en correspondance avec Marseille
jusqu'aux dernières années de sa vie[50]. Aussi plus d'un souvenir de son
séjour dans cette ville cosmopolite et semi-orientale; aventuriers des
deux sexes, types plus ou moins francisés de Turcs et d'Africains,
corsaires généreux, héroïques Bassas, etc., tout cela se retrouvera dans
ses ouvrages et mêlera un peu de réalité à la fantaisie dans les
compositions romanesques qui illustreront le nom de son frère et le sien
au milieu du monde littéraire parisien où nous allons les suivre.

  [50] «On m'écrit de Marseille...,» disait-elle encore à l'abbé
  Boisot, dans une lettre du 19 juillet 1694. Bonnecorse, dont son
  frère avait fait imprimer la _Montre_, et dont elle eut occasion
  d'obliger le fils, lui servait dans cette ville de correspondant
  et d'intermédiaire auprès de ses anciens amis. Voir sa lettre du
  20 mars 1681.



II

LE _CYRUS_, LA _CLÉLIE_, ETC.--LES SAMEDIS.--PELLISSON.--RÉACTION
LITTÉRAIRE.

1647-1659.


Scudéry et sa sœur, lors de leur retour dans la capitale, à la veille de
la Fronde, ne retrouvèrent pas l'hôtel de Rambouillet dans l'état où ils
l'avaient laissé. La maîtresse du lieu, le chef de cette famille
aristocratique, l'âme de cette réunion brillante et polie qui s'y
groupait naguères autour d'elle, la marquise de Rambouillet, commençait à
ressentir les atteintes de la vieillesse. Ses deux filles avaient suivi
leurs maris en province. Les quatre années de guerre civile qui
marquèrent la période aiguë de la Fronde, dispersèrent une partie des
amis de la maison, quand elles ne les brouillèrent pas. En un mot, cette
société qu'ils avaient vue si florissante penchait déjà vers son déclin,
et, au moment même (1651) où paraissait dans le tome VII du _Grand Cyrus_
«la description la plus fidèle, la plus complète, comme aussi la plus
agréable qui soit parvenue jusqu'à nous, de ce sanctuaire de la bonne
compagnie au dix-septième siècle[51]», elle allait bientôt se réduire au
cercle étroit de la famille et de quelques amis.

  [51] Cousin, _La Société française au dix-septième siècle,
  d'après le_ Grand Cyrus _de Mlle de Scudéry_, 2e édition, t. I,
  p. 245.

Mme de Caylus, dans ses _Souvenirs_, cite les hôtels d'Albret, de
Richelieu, comme ayant été «une suite et une continuation de l'hôtel de
Rambouillet»; mais nous avons le témoignage de Mlle de Scudéry elle-même
sur les sociétés qui l'accueillirent au sortir du théâtre de ses premiers
pas dans le monde.

Dans une lettre adressée, suivant toute vraisemblance, à M. de Pomponne,
et dont malheureusement nous n'avons pu recueillir que ce trop court
passage, elle s'exprime ainsi: «Souvenez-vous, Monsieur, que j'ai
commencé d'être connue des gens par l'hôtel de Rambouillet, et en suis
sortie par l'hôtel de Nevers et l'hôtel de Créqui[52].»

  [52] _Catalogue d'autographes_ du 15 mai 1843, no 471.

  L'hôtel de Nevers était sur l'emplacement actuel de celui des
  Monnaies. Il avait été acquis en 1641 par M. de Guénégaud. M. de
  Pomponne, dans une lettre du 1er décembre 1644, a tracé le tableau
  de la société qui s'y réunissait.

  L'hôtel de Créqui, habité par le maréchal de ce nom, perçait de la
  rue des Poulies dans le cul-de-sac des Pères de l'Oratoire. Il fut
  démoli lors des premiers travaux de la Colonnade du Louvre, en
  1666.

Georges de Scudéry avait réuni en 1649 ses _Poésies diverses_, et, pour
se poser en homme sérieux, il s'excusait ainsi, dans l'_Avis au lecteur_,
de ce que ce volume renfermait pour la dernière fois des vers d'amour:
«Ce n'est pas que j'aie encore besoin de beaucoup de poudre pour cacher
la blancheur de mes cheveux, ni que ma vieillesse soit décrépite. Mais
enfin, j'ai quarante-huit ans, et ma première maîtresse n'est plus belle,
etc.» Admis à l'Académie l'année suivante, il gardait auprès de lui, avec
une sollicitude jalouse, sa sœur Madeleine, qui lui rendait en
collaboration utile et discrète[53] ce qu'elle recevait de lui comme
notoriété, comme crédit auprès du public et des libraires, profitant
ainsi, avec sa réserve ordinaire, du bruit fait autour d'un nom qui était
aussi le sien. Cependant, on la voit prendre parti pour son compte dans
la querelle des sonnets de Job et d'Uranie, où elle tient pour Uranie
avec la duchesse de Longueville[54]. Dans la guerre de la Fronde, qui
éclata presqu'en même temps, les Scudéry embrassèrent avec plus d'ardeur
encore, et aussi avec plus de péril, le parti du grand Condé et de la
belle duchesse. Tandis que le frère se compromettait pour les intérêts de
M. le Prince, au point d'être obligé de se cacher[55], puis de quitter
Paris, la sœur, animée d'un dévouement non moins chaleureux, consacrait
sa prose et ses vers à la défense des deux grands personnages dont la
cause se confondait dans son esprit avec le patriotisme lui-même. Car les
sentiments monarchiques, qui lui étaient communs avec l'immense majorité
de la nation, ne l'empêchaient pas de dire, avec un accent ému rare à
cette époque: «L'amour de la patrie est bien avant dans mon cœur[56].»
Sur ce chapitre, elle pensait, comme Mlle de Gournay, _à la vieille
françoise_, et l'on voit, par exemple, dans une lettre à Conrart[57]
qu'elle n'entendait pas raillerie lorsqu'il s'agissait de la vertu de
l'héroïne que Chapelain s'apprêtait à chanter.

  [53] Nous verrons plus loin que le _Cyrus_ et la _Clélie_
  rapportèrent beaucoup d'argent, du moins au libraire. Mais il en
  passa une partie à l'emploi qu'indique avec ménagement, mais
  assez clairement du reste, l'auteur de l'_Éloge de Mlle de
  Scudéry_: «Riche des seuls biens de son esprit, elle crut qu'elle
  devoit en faire usage pour acquitter de grosses dettes _qu'elle
  n'avoit pas contractées_.»

  [54] Voy. sa lettre à Chapelain du 7 décembre 1649.

  [55] On lit dans une lettre inédite du surintendant Servien à
  Mazarin, en date du 22 août 1654: «Je crois certainement que
  celui que l'on étoit tant en peine de découvrir, qui écrivoit à
  M. le P... les lettres si importantes et si bien raisonnées que
  V. E. m'a fait quelquefois l'honneur de me montrer, c'est
  Scudéry, qui se retire, à ce qu'on m'a dit, dans le palais
  d'Orléans. Je crois qu'il importe de le faire arrêter.»

  [56] Voy. sa belle lettre à Godeau du 22 février 1650, celle du
  mois d'octobre suivant, où se trouvent les vers si connus sur le
  Grand Condé.

  Ses lettres de cette époque sont de véritables chroniques de la
  Fronde, écrites à un certain point de vue, mais sous le coup des
  événements.

  [57] Jointe à celle adressée de Marseille à Marie Dumoulin, le 21
  août 1647.

«Mme de Longueville, dit Tallemant, à propos du dévouement des Scudéry
dans cette circonstance, n'ayant rien de meilleur à leur donner, leur
envoya de son exil son portrait avec un cercle de diamants; il pouvoit
valoir douze cents écus.» Une lettre inédite que nous possédons confirme
et les services rendus et la reconnaissance de la duchesse. «Je ne
prétends pas, écrivait-elle à Scudéry, de Moulins, le 29 août (1654), que
le petit présent que je vous ai fait vous montre toute ma
reconnoissance, je prétends seulement qu'il vous la marque, et qu'en vous
faisant souvenir de moi il vous remette dans la mémoire une personne qui
a gravé dans la sienne ce que vous avez fait pour elle, et qui, n'étant
pas née tout à fait bassement, ne peut être aussi touchée de votre
générosité sans souhaiter qu'une meilleure fortune lui fournisse les
occasions de contribuer à rendre la vôtre proportionnée à votre
mérite.... Je vous prie que Mlle de Scudéry sache par votre moyen que je
conserve pour elle toute l'estime qu'elle mérite.»

Mais ce dévouement, cette admiration des Scudéry pour les Condé--le
glorieux auteur d'_Alaric_ n'aurait pas parlé autrement--se révélaient
d'une manière encore plus éclatante dans un roman qui faisait alors
beaucoup de bruit et qui, sans inaugurer un genre tout à fait nouveau,
passait du moins pour en être le modèle le plus accompli. _Artamène_ ou
le _Grand Cyrus_ avait paru en dix parties ou volumes, publiés depuis le
commencement de 1649 jusqu'à la fin de 1653, sous le nom de M. de
Scudéry, gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde. C'était, ainsi que le
proclamaient, dans tout le cours de la publication, les dédicaces, les
portraits, les chiffres, les illustrations des volumes, une glorification
perpétuelle de la maison de Condé. Mme de Longueville figurait en tête et
à la fin de l'ouvrage dont les diverses parties lui étaient adressées, au
fur et à mesure de leur apparition, par Mlle de Scudéry, soit à l'hôtel
de Longueville et à celui de Condé, soit à Stenay et à Montreuil-Bellay,
partout où les portait la bonne et la mauvaise fortune. Tout le monde, à
commencer par les intéressés eux-mêmes, reconnaissait, sous des noms
persans, mèdes, assyriens, le vainqueur de Rocroy et de Lens dans Cyrus;
sa sœur dans la blonde Mandane, douce et fière à la fois; les
lieutenants du prince dans les guerriers d'Asie qui accompagnaient le
héros persan; les beautés célèbres de la cour d'Anne d'Autriche dans les
belles dames des cours d'Ecbatane, de Sardes, de Babylone; l'hôtel de
Rambouillet dans le palais de Cléomire, enfin dans Sapho, cette fille
savante, aimable et sage de Mytilène, «dont la beauté n'étoit pas sans
défauts, ni le teint de la dernière blancheur, mais généreuse,
désintéressée, fidèle dans ses amitiés, à la conversation si naturelle,
si aisée et si galante,» Mlle de Scudéry elle-même qui, entre les divers
noms sous lesquels ses contemporains la désignèrent,--Philoclée dans le
_Royaume de coquetterie_ de l'abbé d'Aubignac, Polymathie dans le _Roman
bourgeois_, la bergère Acacie dans des vers de Conrart, Artélice dans
l'_Eurymédon_, Daphné dans Mme de la Suze, la docte Sophie dans Somaize,
etc., etc.,--choisit et adopta définitivement celui de Sapho qui lui est
resté.

Déjà en 1641, avant le voyage de Marseille, avait paru un premier roman:
_Ibrahim ou l'Illustre Bassa_, sous le nom de Scudéry qui, deux ans
après, en avait fait une tragi-comédie, déclarant hardiment dans la
Préface, «qu'il avoit été trop heureux en roman pour ne pas l'être en
comédie.» On y trouve deux épisodes que reprirent depuis les historiens
et les dramaturges: celui du comte de Lavagne (conjuration de Fiesque),
et celui de Mustapha et Zéangir. Guéret, dans son _Parnasse réformé_,
insinue que Georges n'en était pas l'auteur; et Tallemant s'exprime d'une
manière encore plus positive dans son _Historiette_ des Scudéry: «Elle a
fait une partie des harangues des _Femmes illustres_[58] et tout
l'_Illustre Bassa_.» Segrais, de son côté, dit qu'avant l'_Illustre
Bassa_ Mlle de Scudéry avait beaucoup contribué aux tragédies de son
frère. Il est certain, comme nous l'avons déjà indiqué, qu'il y eut de
bonne heure entre le frère et la sœur une collaboration à laquelle
chacun d'eux trouvait son compte. C'était chose sous-entendue dans leur
entourage littéraire le plus intime. Par exemple, Balzac, dans sa
Correspondance[59], charge Conrart de remercier Scudéry de l'envoi du
_Grand Cyrus_; mais, en disant: «J'ai déjà été régalé du 9e volume», il
ajoute: «Je vous demande un compliment de votre façon pour M. et Mlle de
Scudéry.» «Ceux qui la connoissoient un peu, dit encore Tallemant, virent
bien dès les premiers volumes de _Cyrus_ que Georges ne faisoit que la
préface et les épîtres dédicatoires. La Calprenède le lui dit une fois en
présence de sa sœur, et ils se fussent battus sans elle.» Et plus loin:
«Quand Scudéry corrigeoit les épreuves des romans de sa sœur, car par
grimace il faut bien que ce soit lui, s'il reconnoissoit quelqu'un, d'un
trait de plume aussitôt il le défiguroit, et de brun le faisoit noir.»

  [58] _Les Femmes illustres ou les Harangues héroïques_. Paris,
  1665, in-12.

  [59] _Œuvres_, 1665, in-fo, t. I, p. 969.

Dans cette collaboration, M. Cousin donne ainsi la meilleure part à Mlle
de Scudéry: «Selon une tradition fort vraisemblable, ils composaient de
la manière suivante. Ils faisaient ensemble le plan: Georges, qui avait
de l'invention et de la fécondité, fournissait les aventures et toute la
partie romanesque, et il laissait à Madeleine le soin de jeter sur ce
fond assez médiocre son élégante broderie de portraits, d'analyses
sentimentales, de lettres, de conversations. S'il en est ainsi, tout ce
qu'il y a de défectueux dans le _Cyrus_ viendrait du frère, et ce qu'il y
a d'excellent et de durable serait l'œuvre de la sœur[60].»

  [60] _La Société française au dix-septième siècle_, t. II, p. 118.

Peut-être ne faut-il voir là qu'une exagération en sens contraire de
l'opinion primitivement reçue. Car il y a eu réaction dans les jugements
des littérateurs et des bibliographes[61], quant aux ouvrages
d'imagination portant le nom de Scudéry. Après avoir tout attribué au
frère, on veut maintenant donner tout à la sœur. La vérité ne
serait-elle pas entre ces deux extrêmes? Ainsi, lorsqu'on se rappelle que
Scudéry avait servi, et qu'on le voit, en toute circonstance, se piquer
de ses connaissances dans l'art militaire, il est difficile de croire que
les épisodes de guerre, où se complaît l'auteur du _Cyrus_, et où M.
Cousin a reconnu les relations les plus exactes, les plus techniques du
siége de Dunkerque, des batailles de Lens et de Rocroy, du combat de
Charenton, etc., ne soient pas l'ouvrage du soldat romancier dont le nom
figure partout, sur le titre et dans les dédicaces de l'ouvrage.

  [61] Par exemple Niceron et Brunet attribuent _Almahide_ à Mlle
  de Scudéry. Eh bien, deux lettres de Chapelain à Georges, des 25
  août et 16 novembre 1660, renferment, sur la deuxième partie de
  ce roman, des détails, des conseils, des critiques qui prouvent
  que Chapelain le traitait comme l'auteur incontesté de l'ouvrage.

Depuis quelque temps, Mlle de Scudéry voyait chez son ami Conrart un
avocat de Castres établi à Paris, protestant comme celui-ci, pourvu comme
lui d'une charge de secrétaire au Conseil, et qui travaillait sous ses
auspices à la _Relation contenant l'histoire de l'Académie françoise_.
C'était un petit homme disgracieux de taille et de visage, qui, selon le
mot de Guilleragues répété par Mme de Sévigné, abusait de la permission
qu'ont les hommes d'être laids. Mais, en le dédoublant, disait encore la
spirituelle marquise, on trouvait une belle intelligence et une belle
âme. Également propre à la société, aux lettres et aux affaires, sous un
extérieur qui paraissait repousser la sympathie, il cachait le don de la
ressentir et de l'inspirer. C'est par là que devait être prise Mlle de
Scudéry, à peine moins maltraitée au point de vue des avantages
extérieurs, mais, c'est Ménage qui l'affirme, plus capable d'aimer
fortement que Pellisson lui-même. Ainsi commença une de ces amitiés
célèbres, bien voisines de l'amour[62], qui en eut les vicissitudes, les
jalousies, les petitesses et les grandeurs, et dont il est parlé si
longuement, comme par un auteur plein de son sujet, au tome X du _Grand
Cyrus_.

  [62] Voici comment elle a parlé elle-même de ces amitiés:
  «Lorsque l'amitié devient amour dans le cœur d'un amant, ou,
  pour mieux dire, lorsque cet amour se mêle à l'amitié, sans la
  détruire, il n'y a rien de si doux que cette espèce d'amour; car,
  tout violent qu'il est, il est pourtant toujours un peu plus
  réglé que l'amour ordinaire; il est plus durable, plus tendre,
  plus respectueux, et même plus ardent, quoiqu'il ne soit pas
  sujet à tant de caprices tumultueux que l'amour qui naît sans
  amitié. On peut dire, en un mot, que l'amour et l'amitié se
  mêlent comme deux fleuves dont le plus célèbre fait perdre le nom
  à l'autre.» _Esprit de Mlle de Scudéry_, 1766, p. 275.

Pellisson rencontrait Mlle de Scudéry chez des amis communs, mais il
n'osait aller chez son frère, car celui-ci lui en voulait, dit Tallemant,
«parce qu'il ne l'avoit pas mis dans sa _Relation de l'Académie_.» Aussi,
dans ce dernier volume du _Cyrus_, qui parut en décembre 1653, il est
question d'un frère de Sapho, Charaxe, qui s'oppose à la liaison de sa
sœur et de Phaon. D'ailleurs, nous avons vu qu'il la gardait presque en
charte privée. De là, un nouveau grief qu'il faut aussi entendre raconter
à Tallemant. «M. de Grasse[63] donnoit à dîner à la demoiselle, à Conrart
et à quelques autres; Conrart trouva Pellisson en chemin et l'y mena. Le
lendemain, le petit prélat, qui n'étoit point averti, rencontre Scudéry à
l'hôtel de Rambouillet et lui dit, entr'autres choses, que Mademoiselle
sa sœur avoit amené M. Pellisson dîner chez lui, et lui dit mille biens
de ce garçon. Le soir, Scudéry pensa manger sa sœur[64].»

  [63] Antoine Godeau, évêque de Grasse et de Vence, était, comme
  nous l'avons vu, l'un des plus anciens amis de Mlle de Scudéry.

  [64] Il paraît que ces espèces de rencontres, que Scudéry
  regardait probablement comme des rendez-vous, se renouvelaient
  assez souvent. Pellisson écrivait à Mlle Legendre le 2 novembre
  1656: «On me vint prendre à midi pour aller dîner chez M. de
  Vence, dont nous ne fûmes de retour qu'à la nuit. Mlle de
  Scudéry, Mlle Robineau, M. Chapelain et M. Isarn en étoient.»

Cependant, lorsque l'auteur des _Historiettes_ ajoute: «Elle avoit pris
le samedi pour demeurer au logis, afin de recevoir ses amis et ses
amies[65],» il ne faut pas croire qu'elle ait attendu pour cela sa
séparation d'avec son frère. Dès 1653, les Samedis se tenaient, soit au
logis commun du frère et de la sœur, vieille rue du Temple[66], soit
chez Mlle Boquet ou Mme Aragonnais, leurs voisines. Dès lors aussi, Mlle
de Scudéry faisait les honneurs de cette réunion; _elle tenoit maison_,
dit expressément le _Cyrus_. C'est à ce logis de la vieille rue du Temple
que se rapporte la description du roman[67] et aussi la visite racontée
par Ménage: «Mme de Montbazon vint un jour me voir et m'emmena avec elle
dans son carrosse pour aller avec elle à la promenade. Quand nous fûmes
montés,--Où irons-nous, me dit-elle?--Allons voir, lui dis-je, Mlle de
Scudéry. Elle n'avoit jamais été chez elle. Étant arrivés, nous entrâmes
dans la salle. Mlle de Scudéry étoit dans une chambre au-dessus. Sa
vieille étant montée aussitôt pour l'avertir: Mademoiselle, lui dit-elle,
venez vite; M. Ménage est là avec la plus belle femme de France[68].»

  [65] «La plupart des Précieuses, dit Somaize, ont un jour pour
  recevoir les autres. C'est une nymphe du siècle qui a inventé cet
  usage.» Ainsi l'habitude d'_avoir un jour_, comme on parle encore
  aujourd'hui, nous vient de cette époque, et probablement de Mlle
  de Scudéry.

  [66] Et non rue Quincampoix, comme l'a cru, sur des indices peu
  concluants, M. E. Miller, dans son travail, intéressant du reste,
  extrait du _Correspondant: Pierre Taisand, lettres inédites de
  Bossuet et de Mlle de Scudéry_. Paris; Douniol, 1869, in-8º, p.
  21. M. Ch. Giraud dans l'_Histoire de Saint-Évremond_, qui
  précède son édition des _Œuvres mêlées_ de cet auteur, 1865, 3
  vol. in-12, a plus approché de la vérité en plaçant ce domicile
  rue de Berry. Nous avons trouvé, à cet égard, une indication
  précise dans un document sans date, mais certainement antérieur à
  la Fronde: _Rolle des taxes faites sur les_ _bourgeois et
  habitans du Quartier St-Avoye et le Temple, pour raison du
  nettoyement_:

    «Vieille rue du Temple.
    M. Scudéry. . . . . . . . . . . .XIII livres.»
      (Bibl. Nat. Mss fr., no 18,795, p. 31.)

  [67] T. X, l. II, p. 599 et suiv.

  [68] _Menagiana_, 1693, p. 135.

Pellisson, dans une lettre datée de Chambord, le 14 octobre 1668, donne
aussi quelques détails sur l'intérieur de Mlle de Scudéry. «Je vous
assure qu'il me semble tous les jours que le Brun, Mansart et le Nostre
ont employé tout leur talent et leur savoir dans les lieux où le Roi
passe.

          S'il s'avisoit d'entrer jamais
          Dans le médiocre palais
          Où vous régnez dans les tournelles,
    La maison aussitôt deviendroit des plus belles,
    Le vilain vestibule en seroit honoré,
      L'obscur degré seroit tout éclairé,
          Le passage seroit paré.
          Que de lustres dans les ruelles!
    Le cabinet enfin vous paroîtroit doré[69].»

  [69] _Œuvres diverses de M. Pellisson, de l'Académie françoise_.
  Paris, 1735, in-12, t. II, p. 408.

Le cabinet de Mlle de Scudéry fut de tout temps fort modeste, car elle
écrivait à l'abbé Boisot, le 9 octobre 1694 (elle demeurait alors rue de
Beauce): «Que l'Ermite vienne quelquefois à ma cellule, car mon cabinet
se peut appeler ainsi.»

Dans cette première habitation, comme plus tard dans la seconde, se
trouvait un jardin planté d'arbres fruitiers dont Mlle de Scudéry
distribuait les fruits à ses amis, de mûriers, d'orangers, de jasmins et
même d'acacias, essence encore nouvelle en France. Là chantaient cette
fauvette qui revenait tous les ans et qui revient aussi souvent dans les
vers de Sapho et de ses amis, cette pigeonne au nom de laquelle on
présentait des placets, ces roitelets, ces pinsons et enfin ces
tourterelles qui inspiraient si heureusement les habitués de la
maison[70]. Ajoutez-y une chatte favorite, dont les adorateurs
platoniques de sa maîtresse se proclamaient jaloux, et vous aurez une
idée de ce premier théâtre des Samedis[71]. On y tenait des conversations
littéraires ou galantes, témoin la fameuse _Journée des Madrigaux_, du 20
décembre 1653[72], on y échangeait des cadeaux, on s'y occupait
quelquefois de sciences et souvent de modes. On avait des imitateurs, des
rivaux et des critiques[73].

  [70] Le _Dialogue d'un Passant et d'une Tourterelle_, par
  Pellisson, est présent à toutes les mémoires. Le quatrain suivant
  est moins connu:

    Où peut-on trouver des amans
    Qui nous soient à jamais fidèles?
    Je n'en sais que dans les romans
    Et dans les nids des tourterelles.

  Ce joli quatrain, que les éditeurs des _Œuvres de Pellisson_,
  1734, t. I, p. 158, ont attribué à ce dernier sur la foi d'une
  lettre de Mme de Scudéry à Bussy-Rabutin, doit être restitué à Mme
  de P. (probablement de Platbuisson), d'après le témoignage plus
  digne de foi de Mlle de Scudéry elle-même (Voy. sa première lettre
  à Mlle Descartes).

  [71] Voy. _passim_, le _Recueil de pièces galantes de la Suze et
  de Pellisson_.--Les _Œuvres diverses de Pellisson_, etc.

  [72] Publiée par M. Émile Colombey, 1856, in-12.

  [73] «Toute cette cabale ignorante ou envieuse étoit opposée à la
  nôtre, et parloit de nous d'une si plaisante manière que je ne
  m'en puis souvenir sans étonnement; car ils se figuroient qu'on
  ne parloit jamais chez Sapho que des règles de la poésie, que de
  questions curieuses et que de philosophie, et je ne sais même
  s'ils ne disoient point qu'on s'y occupoit de magie.» Le _Grand
  Cyrus_, Xe partie, l. II, p. 347.

Que faisait Scudéry pendant ce temps? Le plus souvent sans doute, il
avait de ces boutades dont nous parle Tallemant: «Il se retiroit chez lui
et ne vouloit voir personne.» Mais nous avons aussi la preuve qu'il ne
s'isolait pas toujours aussi complétement, et nous le verrons tout à
l'heure figurer dans une conversation avec sa sœur et l'abbé d'Aubignac,
leur voisin. Il paraît même, par une pièce de vers de Pellisson, qu'il ne
refusa pas toujours de se prêter aux coquetteries poétiques entre
celui-ci et sa sœur, tant qu'il put les croire sans conséquence. Dans
cette pièce intitulée _Caprice contre l'estime_, et qui commence ainsi:

    Donc je ne dois plus prétendre
    D'arriver un jour à Tendre;
    Donc, sans jamais être aimé
    Je ne serai qu'estimé;

Dans cette pièce, disons-nous, il prend à témoin Sapho et _son excellent
frère_ de l'insuffisance d'un sentiment froid comme l'estime, etc.[74]

  [74] _Recueil de pièces galantes de la Suze et de Pellisson_,
  1741, t. I, p. 200.

Bientôt le succès de _Clélie_ (1654-1661), toujours sous le nom de
Georges, vint s'ajouter à celui d'_Artamène_. La pacification de 1652, et
la rentrée de la Cour à Paris (21 octobre) avaient multiplié toutes les
coteries, et, entre autres, celle des Précieuses dont le nom, encore peu
répandu, ne se prit en mauvaise part que plusieurs années après. L'esprit
romanesque triomphait en littérature comme en politique. «Tandis que
l'amour du bruit, la galanterie, le goût des aventures et des grands
coups d'épée armaient contre l'autorité royale les jeunes seigneurs, les
héroïnes coquettes, les vieux magistrats et les masses populaires, les
éditions multipliées de la _Clélie_ et du _Cyrus_ enivraient les lecteurs
par leurs longs récits de guerre, de politique et d'amour[75].»

  [75] _Histoire des poëtes épiques français du XVIIe siècle_,
  Thèse par Julien Duchesne, 1870, p. 84.--Voici la date des
  principales éditions des romans du genre dont il s'agit:

    Le _Cyrus_: 1650, 1651, 54, 55, 56, 58.
    La _Clélie_: 1656, 1658, 60, 61, 1731.
    _Polexandre_ de Gomberville, 1629, 1637.
    La Calprenède, _Cassandre_, 1642, 1650, 10 vol.
          --       _Cléopâtre_, 1647, 1658, 12 vol.

_Clélie_ est conçue dans le même système pseudo-historique, exposé dès la
préface de l'_Illustre Bassa_, largement appliqué dans _Cyrus_ et repris
avec des développements dans le chapitre des premières _Conversations_,
intitulé: _De la manière d'inventer une fable_. On voit dans ce dernier
écrit que l'auteur n'était pas sans avoir réfléchi à l'emploi de
l'histoire dans le roman, quoique ses théories aient été souvent fausses
ou mal appliquées. Il ne faut donc pas demander à la _Clélie_ la peinture
exacte des premiers temps de Rome, ni les vrais caractères des anciens
Romains qu'après tout Racine et même Corneille n'ont pas laissé
d'accommoder aussi quelquefois à la française. La description de Carthage
qu'on trouve au tome Ier[76] n'a pas les prétentions à la couleur locale
bruyamment affichées dans un de nos romans contemporains. Il ne faut y
chercher, en fait de témoignages historiques, qu'une vérité purement
relative. On sent des souvenirs vivants de la Fronde dans le tableau des
combats qui ensanglantent les faubourgs de Rome, dans la scène où Brutus
soulève le peuple, dans le récit des intrigues qui séduisent ses fils,
dans la peinture de leur mort, etc.

  [76] Pages 159-169.

On y a compté jusqu'à soixante-treize portraits de personnages connus, et
telle est leur fidélité que plusieurs ont suppléé à l'œuvre du crayon ou
du pinceau. Ainsi pour la comtesse de Maure, pour la marquise de
Sablé[77]. C'est là, dit l'historien de Mme de Maintenon, qu'il faut
chercher la meilleure peinture du singulier ménage de Scarron, et le
meilleur portrait de Mme Scarron dans sa jeunesse[78]. Non-seulement
toutes les dames voulaient être dans les romans de Mlle de Scudéry, comme
le dit Tallemant qui cite des exemples de cette manie, avec noms à
l'appui, mais encore de saintes maisons, d'austères personnages, ainsi
que nous le verrons bientôt, n'étaient pas insensibles à l'ambition de
figurer dans cette galerie romanesque. La plume de Sapho faisait
concurrence au pinceau de Philippe de Champagne aussi bien qu'à celui de
Mignard ou de Petitot.

  [77] V. les ouvrages de MM. Ed. de Barthélemy et Cousin.

  [78] L'auteur de la _Clélie_ introduit les deux époux, sous les
  noms de Scaurus et Lyriane, dans le temple de la Fortune, pour
  interroger l'oracle sur leurs destinées.--Portrait de Mme
  Scarron.--La belle Lyriane, introduite auprès de l'oracle, ne
  veut rien demander. «Car enfin, dit-elle au sacrificateur, si je
  dois être heureuse, je le serai infailliblement, et s'il doit
  m'arriver quelque malheur, je le saurai toujours assez tôt.--Ce
  que vous dites est si bien dit, reprit le sacrificateur, que je
  ne doute pas que vous ne soyez un jour aussi heureuse que vous
  méritez de l'être.»

  Mme Scarron, dit la Beaumelle, avait vingt-quatre ans, quand Mlle
  de Scudéry fit cette prédiction. Les deux époux furent
  reconnaissants. Scarron dit dans son _Épître chagrine à de Mlle de
  Scudéry_:

    Vous donnez donc ainsi de l'immortalité,
    Par un pur mouvement de libéralité,
    Et de votre Scaurus l'agréable peinture
    M'affranchit donc ainsi des lois de la nature!
    Celle par qui le ciel soulage mon malheur,
    Digne d'un autre époux comme d'un sort meilleur,
    _Lyriane_ en un mot vous est fort obligée.

  Et non l'_Uranie_, comme portent toutes les éditions des _Œuvres
  de Scarron_.

Mais il y a dans la _Clélie_ un genre d'intérêt particulier qui la
distingue des autres romans publiés sous le nom de Georges, et qui achève
d'en révéler le véritable auteur. La femme s'y montre de plus en plus,
avec ses vertus comme avec ses faiblesses. Nous ne voulons pas seulement
parler ici de la _Carte de Tendre_ qui se trouve au tome Ier, et que
l'auteur n'a jamais entendu donner que comme une plaisanterie de
société[79]. Ce mélange d'allégories galantes et de descriptions
imaginaires, sans remonter ici jusqu'au _Roman de la Rose_, à la
géographie fantastique de l'_Utopie_ et du _Pantagruel_, avait été, si
l'on en croit l'abbé d'Aubignac, mis en œuvre dans sa _Relation du
royaume de Coquetterie_, composée longtemps avant l'apparition du premier
volume de _Clélie_, quoique publiée seulement pendant le cours de la même
année 1654. Dans la _Lettre d'Ariste à Cléonte_[80], il nous apprend que
«pour le brouiller avec l'illustre Sapho, certaines personnes, jalouses
peut-être de ce que, par l'occasion du voisinage, il avoit depuis quelque
temps renoué son ancienne connoissance avec elle, avoient représenté sa
_Carte_ et sa _Description du royaume de Coquetterie_ comme une
imitation, sinon comme un larcin de celles du Pays de Tendre.»

  [79] Celer conte à la princesse des Léontins que Clélie s'étant
  amusée un jour à supposer qu'il y avait un pays de _Tendre_, dans
  lequel on pouvait voyager, on lui en demanda la carte, qu'elle
  traça et dessina comme on le voit dans le roman. _Clélie_, t. I,
  p. 399-401.

  Mais plus loin, p. 477, elle proteste contre la publicité donnée
  malgré elle à cette bagatelle, «qui étoit faite pour n'être vue
  que de cinq ou six personnes d'esprit, et non de deux mille qui
  n'en ont guères, ou qui l'ont mal tourné.»

  [80] Paris, F. Bienfait, 1659, in-18.

Quoi qu'il en soit de cette question, pour nous assez indifférente, de
savoir si la création de l'abbé est antérieure, ou même, comme le veut
Furetière, supérieure à celle de Mlle de Scudéry, d'Aubignac, dans son
apologie, en prend occasion de nous raconter, sur ses rapports avec elle
et avec son frère, quelques détails qui trouveront bien ici leur place.
«Elle ne sauroit avoir perdu le souvenir que, dès la première fois
qu'elle me montra son Pays de Tendre, je lui dis que j'avois dès
longtemps fait une description de la vie de ces femmes extravagantes que
l'on nomme Coquettes, mais que ma profession présente m'empêchoit de
faire voir de quel air je les avois traitées. Elle s'efforça même de me
relever de ce scrupule par des considérations que son frère soutint d'une
manière fort obligeante, et nous en parlâmes trop longtemps pour avoir
oublié cet entretien qui doit fermer la bouche à tous les autres[81].»

  [81] _Lettre d'Ariste_, p. 6.

Des termes dont se sert d'Aubignac, et de l'affirmation même de Clélie,
rapportée plus haut, «que cette bagatelle n'étoit faite que pour être vue
de cinq ou six personnes,» il semble résulter qu'il existait des copies
manuscrites de la Carte de Tendre, même avant l'apparition du premier
volume de _Clélie_. Dans tous les cas, elle engendra une foule
d'imitations, de commentaires, parmi lesquels il ne faut pas oublier la
_Gazette de Tendre_, publiée par M. Émile Colombey à la suite de la
_Journée des Madrigaux_, d'après les manuscrits de Conrart. On trouve
dans les mêmes manuscrits une pièce en forme de Charte, dont voici
l'intitulé: «Sapho, Reine de Tendre, Princesse d'Estime, Dame de
Reconnoissance, Inclination et terrains adjacents, à tous présents et à
venir, Salut, etc.

Donné à Tendre, au mois des Roses, l'an de la fondation d'Amour, 1656.»

Il y a aussi une _Relation de ce qui s'est depuis peu passé à Tendre,
avec le discours que fit la souveraine de ce lieu aux habitants de
l'Ancienne ville_[82].

  [82] Miller, _Pierre Taisand_, etc., p. 26.

Pour racheter toutes ces puérilités, hâtons-nous de citer sur la _Clélie_
l'opinion d'un écrivain moraliste qui nous montrera que tout n'est pas
frivole dans cette œuvre d'une femme. «La _Clélie_, qui, au premier coup
d'œil, ne semble qu'un roman plein de je ne sais quelle métaphysique
amoureuse qui prête au ridicule, ou un manuel pédantesque de galanterie,
la _Clélie_ est, quand on l'étudie de près, un livre sérieux et curieux
où toutes les questions qui tiennent à la condition des femmes dans le
monde sont traitées d'une manière à la fois piquante et judicieuse. Quel
est le rang que la civilisation moderne donne à la femme, et que doit
faire la femme pour avoir et pour garder ce rang? Voilà, en vérité, le
sujet de la _Clélie_[83].»

  [83] Saint-Marc Girardin, _Cours de littérature dramatique_,
  1861, t. III, p. 3.

Au surplus, le moment approchait où Mlle de Scudéry, déjà à demi
émancipée par le succès des derniers romans dans lesquels l'opinion lui
attribuait une part de plus en plus large, allait plus complétement
encore s'affranchir de la tutelle parfois gênante de son frère, et avoir
son intérieur, son ménage, sa société, son individualité civile et
littéraire.

Georges, compromis, comme nous l'avons vu, dans la cause du prince de
Condé, avait quitté Paris à la fin de l'année 1654, et s'était retiré à
Graville, près du Havre[84]. «Là, dit Tallemant, une demoiselle
romanesque, qui mouroit d'envie de travailler à un roman, croyant que
c'étoit lui qui les faisoit, l'épousa.» Cette demoiselle était
Marie-Madeleine du Montcel de Martin-Vast, femme d'esprit, comme le
prouvent ses lettres éparses dans la correspondance de Bussy-Rabutin,
d'une beauté médiocre, à en croire ce passage de l'une d'elles, si bien
applicable à sa belle-sœur: «Voilà un des priviléges de nous autres
dames pas belles, et il faut avouer que c'est peut-être le seul; nous
disons en tendresse tout ce qui nous plaît sans que cela scandalise[85].»
Époux et père de famille sans devenir plus riche ni beaucoup plus sage,
Scudéry fit quelques tentatives pour renouer avec sa sœur une communauté
dont il s'était bien trouvé; mais celle-ci, sans nier les obligations
qu'elle lui avait dans le passé[86], sans rester indifférente pour
l'avenir aux intérêts ni à la réputation de son frère, persista
résolûment[87] à maintenir son indépendance jusqu'à la mort de ce frère,
arrivée le 14 mai 1667.

  [84] Comme il règne quelque obscurité sur cette époque de la vie
  de Scudéry, nous citerons ici, d'après le Manuscrit provenant de
  Sainte-Beuve déjà signalé par nous, les lettres de Chapelain, à
  lui adressées, des 14 février et 12 juin 1659, «à Pirou, en
  Normandie;» des 25 août et 16 novembre 1660, «à Paris.» Il est
  pour la première fois question de Mme de Scudéry (Mlle de
  Martin-Vast) dans la lettre du 12 juin 1659.

  [85] Lettre à Bussy, du 29 avril 1672.

  [86] Voy. dans la Correspondance la lettre de Scudéry à l'abbesse
  de Malnoue.

  [87] Tallemant dit à ce sujet: «Il (Scudéry) vint ici, il y a un
  an (ceci était écrit en 1658), mais sa sœur lui déclara qu'il
  n'y avoit qu'un lit dans la maison, et il s'en retourna.»

Quoique Georges, dans la préface d'_Alaric_ (1654) se fût fait honneur
sans façon du succès de l'_Illustre Bassa_ et du _Grand Cyrus_, quoiqu'il
eût mis encore son nom aux derniers volumes d'_Almahide ou l'Esclave
Reine_ (1658), depuis longtemps, nous l'avons vu, dans le cercle des amis
intimes, et même dans le monde littéraire, on avait soupçonné, puis
désigné celle qu'on regardait comme le véritable auteur. En vain Mlle de
Scudéry s'en défendait encore devant l'abbé de Marolles; en vain elle
affectait d'être en colère contre Furetière qui, dans sa _Nouvelle
allégorique_, de cette même année 1658, avait imprimé «qu'elle avoit fait
les romans que son frère s'attribuoit;» en vain, jusqu'en 1728, l'auteur
de la nouvelle édition du _Dictionnaire de Richelet_, exprimait-il encore
des doutes à cet égard. Huet ne faisait que proclamer une vérité déjà
connue, lorsque, en tête de sa _Lettre à Segrais sur l'origine des
romans_ (1670), alors que _Zaïde_ et _la Princesse de Clèves_ n'avaient
pas encore paru, il rendait à Mlle de Scudéry cet éclatant hommage: «On
ne vit pas sans étonnement les romans qu'une fille autant illustre par sa
modestie que par son mérite avoit mis au jour sous un nom emprunté, se
privant si généreusement de la gloire qui lui étoit due, et ne cherchant
sa récompense que dans sa vertu, comme si, lorsqu'elle travailloit ainsi
à la gloire de notre nation, elle eût voulu épargner cette honte à notre
sexe; mais enfin le temps lui a rendu la justice qu'elle s'étoit refusée,
et nous avons appris que l'_Illustre Bassa_, le _Grand Cyrus_ et la
_Clélie_, sont les ouvrages de Mlle de Scudéry.»


On peut dire que les années qui suivirent la séparation de Mlle de
Scudéry d'avec son frère marquèrent l'apogée du succès de ses romans et
peut-être aussi de ses Samedis, bien que quelques écrivains représentent
ceux-ci comme ayant déjà perdu de leur éclat. Il y a ici une distinction
à faire. Ce qui paraît vrai, c'est que, à mesure que les réunions de la
vieille rue du Temple s'éloignaient par la date de celles de l'hôtel de
Rambouillet, l'élément aristocratique y diminuait d'autant, et la
distance entre la rue Saint-Thomas du Louvre et le Marais se laissait
mieux apercevoir. La Calprenède, jaloux du succès de la _Clélie_,
prononçait ce terrible mot: «Pour moi, je ne vais point chercher mes
héros dans la rue Quincampoix.» Il y avait bien encore quelques grands
personnages qui formaient le lien entre les deux réunions: Montausier et
sa femme, la marquise de Sablé, Mme de Rohan-Montbazon[88], «dont
l'amitié hautement déclarée donnait au modeste salon de la vieille rue du
Temple et à la société un peu mêlée qui s'y rassemblait de la
considération et même un certain éclat[89].» L'auteur des _Historiettes_,
en 1658, disait des Samedis: «Il y avoit autrefois des personnes de
qualité, comme Mlle d'Arpajon[90] et Mme de Saint-Ange; mais l'une s'est
mise en religion, et l'autre la voit bien encore, mais c'est plutôt
un autre jour que le Samedi.» On pourrait encore citer les
Duplessis-Guénégaud, les Saint-Aignan, les comtesses de Rieux et de
Maure, Mlle de Vandy, et plus tard, la duchesse de Saint-Simon[91].

  [88] Marie-Éléonore de Rohan-Montbazon, abbesse de la Trinité de
  Caen, puis de Malnoue, connue dans la société précieuse sous les
  noms d'Octavie, de Méléagire, la Grande Vestale dans _Clélie_,
  fut une des femmes les plus distinguées de cette époque qui en
  comptait un si grand nombre. Elle unissait à la piété et aux
  qualités solides que Pellisson a fait ressortir dans une belle
  épitaphe (voyez-la à la fin du IIIe vol. de ses _Lettres
  historiques_), l'enjouement et les grâces de l'esprit et du
  corps. Huet, dans sa jeunesse, a tracé d'elle un portrait
  renfermant ce passage singulier quand on songe qu'il s'applique à
  une abbesse et qu'il émane d'un futur évêque: «N'ayant jamais vu
  votre gorge, je n'en puis parler; mais si votre sévérité et votre
  modestie vouloient me permettre de dire le jugement que j'en fais
  sur les apparences, je jurerois qu'il n'y a rien de plus
  accompli.»

  [89] Cousin, _La Société française_, t. II, p. 151.

  [90] Jacqueline, fille du duc d'Arpajon et petite-fille du
  maréchal de Thémines. Tallemant ajoute en note: «Quand Mlle
  d'Arpajon se fit carmélite (elle prit l'habit le 7 juillet 1655),
  Mlle Sapho s'avisa de lui écrire une grande lettre, pour l'en
  retirer, qui n'eût peut-être pas persuadé une jeune fille, et
  celle-là avoit trente ans: car elle ne lui parloit que des
  divertissements qu'elle perdoit. La reine alla ce jour-là aux
  carmélites; les religieuses vouloient lui montrer cette lettre,
  et, en effet, sans Moissy qui y prêchoit ce jour-là, elles
  l'eussent fait. Car Sapho avoit grand tort d'écrire comme cela en
  une religion où l'on ne reçoit point de lettres que les
  supérieures ne les ayent lues.» Cette affaire fit grand bruit, et
  la lettre de Mlle de Scudéry, souvent mentionnée, s'est dérobée à
  toutes nos recherches.

  [91] Ce devait être Diane-Henriette de Budos, première femme de
  Claude de Saint-Simon, père de l'auteur des _Mémoires_.

Sans doute les noms des habitués ordinaires du Samedi, Chapelain,
Conrart, Pellisson, Ménage, Sarazin, Doneville, Isarn, etc., ceux de Mmes
Cornuel, Aragonnais, de leurs filles ou belles-filles, de Mlles Boquet et
Robineau, etc., n'ont pas le même parfum aristocratique; mais il faut se
rappeler que, dans cette société du dix-septième siècle, l'esprit était
aussi une dignité, et que les réunions de Mlle de Scudéry, en devenant
plus bourgeoises, n'avaient pas cessé d'être littéraires. «On y voyait,
dit M. Marcou, et ces jeunes filles qui aimaient Descartes et le
chantaient, et celles qui, par leur beauté, vengeaient le Samedi des
épigrammes de Furetière, et d'autres qui les justifiaient trop; et la
noblesse provinciale ou parisienne, d'épée ou de robe; et les
présidentes, les avocats, les beaux esprits, les abbés, même les évêques;
et tous ces contingents de la Normandie, de la Provence et du Languedoc,
recrues que l'admiration ou l'amitié avaient faites à Mlle de Scudéry,
quand elle habitait le Havre ou Marseille; à Pellisson, quand il était à
Toulouse ou à Castres[92].» Car, il faut bien le reconnaître avec les
mauvais plaisants, Pellisson était _le Prince_, _l'Apollon des Samedis_,
et il avait été proclamé tel par Sapho elle-même.

  [92] _Étude sur Pellisson_, p. 99.

Furetière avait dit spirituellement: «La Vierge du Marais s'est bornée à
créer un monde (le Pays de Tendre), laissant à d'autres le soin de le
peupler.» Et, dans une lettre sans date, mais qui doit se rapporter aux
années 1654-1655, il ajoutait: «Le P. B. et moi ne vous parlons jamais de
ce que vous ne voulez jamais entendre. Nous disons même dans le monde que
nous avons en vous une illustre amie, mais, dans le fond de l'âme, nous
sommes vos très-humbles et très-obéissans amans.» On sait déjà que
Furetière ne fut pas toujours aussi tendre envers «l'illustre amie;» mais
ce langage, et plus encore les innombrables madrigaux recueillis par
Conrart, Pellisson et autres nous montrent sur quel ton étaient avec
elle la plupart des hommes qui l'entouraient. D'ailleurs il est
difficile de croire qu'elle ne songeait pas à elle-même, quand elle
disait de Clélie: «Cette admirable fille vivoit de façon qu'elle n'avoit
pas un amant qui ne fût obligé de se cacher sous le nom d'ami, et
d'appeler son amour amitié, autrement ils eussent été chassés de chez
elle[93].» De même Pellisson, qu'il est difficile de reconnaître dans le
Phaon du _Cyrus_, est peint, à ne pas s'y méprendre, dans l'Herminius de
la _Clélie_, deuxième et troisième parties, correspondant aux années de
leur liaison la plus intime.

  [93] _Clélie_, t. Ier, p. 389.

C'étaient, dans tout cet entourage, des déclarations, des échanges de
cadeaux, des minauderies, des rivalités dont il est bien difficile de ne
pas sourire, quand on songe à l'âge de la plupart des soupirants, et
surtout à celui de la _Divine Sapho_ (elle avait alors près de cinquante
ans). Néanmoins, parmi ces soupirants, il y en avait un jeune encore,
Isarn, de Castres, qui était venu rejoindre à Paris son compatriote
Pellisson. Aussi beau que celui-ci était laid, aimable mais inconstant,
il adressa d'abord à Sapho des hommages que ni l'un ni l'autre ne prit au
sérieux et qui se promenèrent de Télamire à Philoxène, de Philoxène à
Octavie[94], etc. Cependant les coquetteries allaient leur train. On
faisait au Raincy de longues promenades en tête à tête avec Trasile
(Isarn); on recevait des cachets et des épîtres galantes du généreux
Théodamas (Conrart)[95]; que dis-je, on passait un automne tout entier à
sa maison d'Athis-Mons, et il y avait un commerce réglé de coquetterie
entre les fauvettes du bois de Carisatis et celles du bois de Sapho. La
plaisanterie s'exerçait sur les amours de Conrart, comme elle allait
bientôt le faire sur ceux de Pellisson.

    Conrart, sage comme un Caton,
    A pourtant au cœur, ce dit-on,
    Un petit endroit attendri
        Landeriri.

  [94] Voy. la _Journée des Madrigaux_, p. 17, 51, 74; le _Louis
  d'or_, par Isarn, et la lettre de Mlle de Scudéry à cette
  occasion.

  [95] Sur le cachet donné à Sapho par Théodamas, il y eut tout un
  déluge de madrigaux passablement ridicules. Sapho termine le sien
  par ces vers:

                On ne peut se défendre
    De vous donner son cœur ou de le laisser prendre.

  Théodamas insiste:

    Je suivrai la leçon qu'Amour me vient apprendre,
    Donnez-moi votre cœur sans me le laisser prendre.

  Sapho réplique à son tour:

    Vous êtes un cruel vainqueur
    De vouloir qu'on porte son cœur
    Jusque dans votre chambre, etc.

      (_Journée des Madrigaux_, p. 39 et s.)

Qui croirait que le sage Théodamas était un tigre de jalousie? C'est
pourtant ce qu'atteste Ménage qui n'osait faire à Sapho certain présent
de peur de paraître empiéter sur les priviléges de son rival[96]. Plus
hardi vis-à-vis de Cotin, il se posait contre lui en galant chevalier de
la Vierge du Marais, moins compromettant, il est vrai, par la passion que
par le ridicule[97].

  [96]

          Quand il est en courroux
      Ce n'est plus le meilleur des hommes;
          C'est un tigre jaloux.
    Sapho, vous le savez, il entre en frénésie,
    Sa colère aussitôt trouble sa fantaisie;
    Et, saisi de fureur, comme ses ennemis
          Il traite ses amis.

    (_Menagii poemata_, 1680, p. 238.)

  [97] Voy. ci-après la petite guerre de la _Ménagerie_.

C'est évidemment au milieu de ces plaisanteries de société qui suivirent
la publication du premier volume de _Clélie_, telles que la _Journée des
Madrigaux_, la _Carte_ et la _Gazette de Tendre_[98], au milieu de ces
coquetteries à droite et à gauche, destinées peut-être à cacher un
sentiment plus sérieux, qu'il faut placer le fameux quatrain:

    Enfin, Acanthe, il faut se rendre.
    Votre esprit a charmé le mien,
    Je vous fais citoyen de Tendre,
    Mais de grâce n'en dites rien[99].

  [98] On peut voir dans ce dernier opuscule, p. 75 et suiv.,
  comment l'admission d'Acanthe (Pellisson), dans le Pays de Tendre
  souleva l'opposition des habitants de l'_Ancienne-Ville_,
  assemblés chez le généreux Mégabase, qui forcèrent Sapho à lui
  faire faire quarantaine avant de l'admettre, parce que, avant de
  venir à _Nouvelle-Amitié_, il avait passé par un lieu où régnait
  une maladie contagieuse dont il avait failli mourir. Tout cela,
  dépouillé de la forme allégorique, semble indiquer que les
  anciens habitués du Samedi, à l'instigation du marquis de
  Montausier, voulurent forcer Pellisson à se contenter du titre
  d'ami, au lieu du sentiment plus tendre qu'il avait d'abord mis
  en avant.

  [99] «Il (Pellisson) donna de la jalousie à M. Conrart au sujet
  de Mlle de Scudéry, qui m'avoua elle-même, en me parlant un jour
  de leur mésintelligence, que c'en étoit là la cause. Elle ne put
  s'empêcher de déclarer enfin à M. Pellisson la passion qu'elle
  avoit pour lui, par des vers qu'elle fit sur le champ.»
  (_Menagiana_, 1693, p. 146.)

Mme du Plessis-Bellière, l'une des dames qui paraissaient quelquefois aux
Samedis, avait fait connaître Pellisson et Mlle de Scudéry à Fouquet,
dont elle était parente. L'un et l'autre reçurent quelques marques de sa
libéralité. Pellisson lui en adressa des remercîments en vers et en
prose, et, à partir de 1656, devint un de ses principaux commis, sans que
les relations avec Sapho en fussent interrompues. Les Papiers de Fouquet
renferment des lettres qu'elle adressait à Pellisson pendant son voyage à
Nantes où il accompagnait le Surintendant. Elle-même venait d'assister
aux fêtes de Vaux[100] et avait passé quelques jours aux _Pressoirs du
Roi_, propriété située sur les bords de la Seine, près de Fontainebleau
où se trouvait alors la Cour, et qui, bâtie sous François Ier,
appartenait alors à une famille Jacquinot, amie de Fouquet et de Mlle de
Scudéry. Celle-ci était inquiète du silence prolongé de Pellisson. On
était au commencement de septembre 1661. L'orage grondait sur la tête du
Surintendant. Dans ces lettres datées des Pressoirs, le jargon du Royaume
de Tendre, sous la plume de Mlle de Scudéry, a fait place aux accents du
cœur: «Mandez-moi quand vous reviendrez, et m'écrivez un pauvre petit
mot pour me consoler de votre absence qui m'est la plus rude du monde....
Je ne vous demande pas de longue lettre; je ne veux qu'un mot qui me dise
comment vous vous portez, car pour peu que je sache que vous vivez, je
supposerai que vous m'aimez toujours.»

  [100] Marcou, _Étude sur Pellisson_, p. 489.

Entre deux êtres qui, à défaut de la jeunesse et de la beauté, pouvaient
mettre en commun les trésors d'une affection aussi vive et aussi sérieuse
à la fois, on s'étonnerait de ne pas voir apparaître l'idée du
mariage[101]. Elle se présenta au moins à leur entourage le plus
immédiat, soit que cette éventualité ait excité ses railleries ou ses
craintes. Les lettres que nous venons de citer renferment les passages
suivants: «Si je ne craignois de vous fâcher, je vous dirois que v...
m... (votre mère) dit et fait de si étranges choses tous les jours, que
l'imagination ne peut aller jusque là, et tout le monde vous plaint
d'avoir à essuyer une manière d'agir si injuste et si déraisonnable....»
Et plus loin: «Votre mère a dit à M... (Ménage) des choses qui vous
épouvanteroient si vous les saviez, tant elles sont déraisonnables,
emportées et hors de toute raison[102].»

  [101] «On a toujours cru qu'il y avoit entre Mlle de Scudéry et
  Pellisson un mariage de conscience.» (Note de Saint-Marc sur
  l'Épigramme LIII de Boileau.)

  [102] Ici quatre lignes effacées avec soin. Voir la
  Correspondance.

Ce qu'il y a d'obscur dans ces allusions sera éclairci par une lettre
inédite de l'abbé Bourdelot que nous empruntons à la Correspondance de
Nicaise[103]. «Je n'étois pas d'humeur à laisser passer ce que dit
l'_Anti-Menagiana_ que, si Pellisson eût épousé Mlle de Scudéry, c'eût
été la faim qui auroit épousé la soif, et beaucoup d'autres impertinences
de cette nature. A propos de Pellisson, il est bon de vous dire que ce
que dit le _Menagiana_ que sa mère offrit vingt mille livres à Mlle de
Scudéry pour l'obliger à l'épouser est très-faux. Je sais de bonne part
qu'elle ne craignoit rien tant que de la voir la femme de son fils.»

  [103] Fonds Français, 9360, t. II, p. 960.

Mais, soit pruderie, soit indépendance, Mlle de Scudéry professa un
éloignement constant pour le mariage. Elle s'était expliquée là-dessus
très-nettement au t. X, l. II du _Cyrus_, et elle y revient encore dans
des lettres de sa vieillesse, où, à l'occasion du mariage de Mme de
Chandiot, une de ses amies, elle écrit: «Le mariage est, suivant moi, la
chose du monde la plus difficile à faire bien à propos.... J'ai préféré
trois fois dans ma vie la liberté à la richesse, et je ne saurois m'en
repentir[104].» En revanche elle se forma toujours de l'amitié l'idée la
plus haute. Nous allons la voir à l'épreuve.

  [104] Lettre à Mme de Chandiot, du 18 décembre 1691.--Lettre à
  l'abbé Boisot, du même jour.

A la date de la dernière des lettres de Mlle de Scudéry citées plus haut,
7 septembre 1661, Pellisson était arrêté avec Fouquet à Nantes depuis
deux jours; puis, sur un ordre du roi, il fut conduit au château
d'Angers et de là à la Bastille. On peut voir à la Correspondance la
lettre émue qu'elle écrivait à Huet sous le coup de cette nouvelle. A
partir de ce moment, ce fut, de la part de Mlle de Scudéry, une série de
démarches, d'écrits, de sollicitations de ruses pieuses, d'abord pour
adoucir sa captivité, et ensuite pour la faire cesser. Pellisson avait su
mettre dans ses intérêts un Allemand qu'on avait placé auprès de lui
comme espion, et dont il fit un émissaire. Par le moyen de cet homme, il
eut avec son amie une correspondance journalière, dont on peut se faire
une idée d'après ce qu'elle dit dans sa lettre du 12 mai 1694 à l'abbé
Boisot: «J'ai brûlé plus de cinq cents lettres de M. de Pellisson, du
temps de la Bastille.»

Au moment où la saisie des fameuses cassettes du Surintendant provoquait
de la part de Chapelain des paroles peu mesurées contre d'anciens
amis[105], et jetait la terreur parmi les femmes légères et les
entremetteuses de la ville et de la Cour, on aime à voir ces deux
honnêtes femmes, Scudéry et Sévigné, protester contre les défaillances et
les calomnies, se soutenir mutuellement[106], encourager les
autres[107], et se donner la main dans cette œuvre de dévouement,
jusqu'au moment où elles purent se présenter ainsi, avec leur ami libre
grâce à elles, au courageux magistrat dont les conclusions avaient sauvé
la vie à Fouquet[108]. En effet, tandis que l'une enrôlait à la cause du
malheur ses correspondants séduits, entraînés par la magie de son style,
Sapho espérant que le moment était venu où l'on allait se relâcher des
premières rigueurs, écrivait à Colbert[109] une lettre éloquente pour le
supplier d'adoucir la captivité du prisonnier, et de permettre qu'il pût
être visité par quelques parents et amis, à commencer par sa mère,
celle-là même qui avait tenu au sujet de leur liaison des propos si peu
charitables[110].

  [105] «Est-ce être honnête homme, comme l'ont tant prôné les
  flatteurs de Fouquet, les Scarron, les Pellisson, les Sapho, et
  toute la canaille intéressée?...» (Lettre à Mme de Sévigné, du 3
  octobre 1661.)

  [106] Ce fut Mlle de Scudéry qui s'éleva avec le plus de force
  contre ceux qui, à l'occasion des cassettes de Fouquet, se
  permettaient des insinuations calomnieuses sur le compte de Mme
  de Sévigné. Celle-ci, dans sa lettre du 22 octobre 1661, charge
  Ménage d'en remercier leur amie commune.

  [107] «J'ai été voir notre chère voisine (Mme du
  Plessis-Guénégaud); nous avons bien parlé de notre cher ami. Elle
  avoit vu Sapho, qui lui a redonné du courage.» (Sévigné à M. de
  Pomponne, 27 novembre 1664.)

  [108] «9 février 1666.--Mme de Sévigné m'amena Pellisson et Mlle
  de Scudéry, qui me témoignèrent toute l'estime et l'amitié
  possible sur l'histoire du procès de M. Fouquet.» (_Journal
  d'Olivier d'Ormesson_, t. II, p. 446.)

  [109] Voir cette lettre, de décembre 1663, à la Correspondance.

  [110] Mme Pellisson avait obtenu en juin 1662 une permission
  restreinte qui lui avait été retirée depuis. (Fr. Ravaisson,
  _Archives de la Bastille_, t. II, p. 43.)

Mais près de deux ans s'écoulèrent encore avant que Pellisson n'obtînt
cette ombre de liberté, comme il le disait lui-même dans une lettre
écrite le 15 novembre 1665[111] à l'abbesse de Malnoue par
l'intermédiaire de Mlle de Scudéry, «l'amie incomparable et unique au
monde par qui vous recevrez ce billet;» car cet homme semble avoir exercé
sur les femmes les plus distinguées une séduction qui certes n'était pas
celle des avantages physiques. Dans une lettre de l'abbesse de Malnoue,
portant la suscription: _Octavie à Zénocrate_[112], on lit: «Vous
apprendrez de bien des endroits qu'Herminius a la liberté de voir ses
amis, et qu'on espère qu'il l'aura bientôt tout entière. Je vous envoie
la lettre qu'il m'écrivit le jour même qu'il vit Sapho. Sans mentir, j'ai
tout à fait de la joie de celle qu'ils ont.... Sapho me mande que la
chambre de Pellisson est la plus triste du monde: il n'y a qu'une seule
fenêtre à double grille dans une muraille de six pieds d'épaisseur[113].»
C'est dans ce triste réduit qu'accoururent dès le premier jour «mille
gens de qualité.» Quant à Sapho, elle s'y installa, pour ainsi dire, à
demeure avec le prisonnier, puisque l'abbesse de Malnoue mandait à son
correspondant le 8 janvier 1666: «Sapho et Acanthe m'écrivent quelquefois
de la Bastille[114].»

  [111] _Ibid._, p. 455.

  [112] On n'est pas d'accord sur le véritable nom de ce
  correspondant de l'abbesse de Malnoue. M. Fr. Ravaisson veut
  qu'il s'agisse ici de Conrart. M. Cousin, avec plus de
  vraisemblance, désigne Isarn; l'éditeur des lettres d'Éléonore de
  Rohan hésite entre M. de Doneville, Paul Pellisson ou son frère
  George.

  [113] _Ibid._, t. III, p. 1.

  [114] Mss Conrart, in-fo, t. XI, p. 1257.

La spirituelle Octavie, tout en s'associant de cœur à la joie du couple
enfin réuni, ne se refusait pas quelques malices à leur endroit. Elle
avait fait promettre à Sapho de lui rendre un compte très-exact de cette
entrevue. «Il n'y a pas de plaisantes questions que je ne lui aie faites.
Vous savez que, quand je suis en humeur de la questionner sur Herminius,
il n'y a rien de fou qui ne me passe par l'esprit....» Un mois après la
délivrance de Pellisson elle écrivait encore: «Il m'a envoyé des odes de
dévotion qu'il a faites dans sa prison. Je les ai trouvées si tendres
pour Dieu, que j'ai mandé à Sapho que j'en estime et en aime Herminius
davantage, mais que, comme je ne la crois pas si dévote que lui, j'ai eu
peur qu'elle n'ait été jalouse du bon Dieu[115].»

  [115] _Ibid._, p 1251 et 1261.

Cependant la poésie qui avait consolé la captivité devait jouer son rôle
dans la délivrance. Pellisson avait composé à la Bastille un poëme de
1391 vers, tout en l'honneur de Mlle de Scudéry[116] qui en est l'Alpha
et l'Oméga.

  [116] Voy. ce qu'elle en dit dans sa lettre à Boisot, du 7 juin
  1693.

    Sapho, qui consolez mon triste éloignement,
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    O fille incomparable, en vertus éclatante,
    Qui de l'honnête amour étiez la longue attente,
    Merveille de notre âge, adorable en bontés,
    Vous me verrez un jour, et vous le méritez,
    Couronner vos vertus de cent fleurs immortelles
    Qu'un siècle laisse à l'autre également nouvelles.
    Mais pendant que le temps, trop long selon vos vœux,
    Me ramène à pas lents un destin plus heureux,
    Aimez, aimez Acanthe, et faites vos délices
    De ces fleurs qu'il vous cueille au bord des précipices.

Nous avons cité les premiers et les derniers vers de ce poëme
d'_Eurymédon_ à qui l'on jugera sans doute que Bossuet faisait bien de
l'honneur en le relisant chaque année. Pour être indulgent à ces vers,
ainsi qu'à la plupart de ceux qui faisaient les délices de la société du
Samedi, il faut se rappeler que ces fadeurs et ces puérilités servaient
d'organe à d'innocentes amitiés et parfois aux plus nobles sentiments.
Ainsi ces interminables vers sur la fauvette, le roitelet, le pinçon,
toute cette poésie de colombier et de volière qui met notre patience à
une si rude épreuve en parcourant le recueil de la Suze et de Pellisson,
trouvent presque grâce à nos yeux, quand nous savons que c'est sur un
Placet en vers, présenté au Roi par Pellisson au nom de la pigeonne de
Sapho[117], que celui-ci obtint enfin sa liberté. Ce fut vers la fin de
janvier 1666 qu'il reparut dans les salons, et que, de disgracié qu'il
était, il devint presque courtisan et homme à la mode. Mais ce qui ne
changea pas, ce furent les sentiments qui l'unissaient à sa généreuse
amie, et qui s'étaient retrempés à l'épreuve du malheur[118].

  [117] _Œuvres diverses de Pellisson_, 1735, t. I, p. 147.

  [118] Sur cette amitié courageuse de Mlle de Scudéry, nous avions
  noté un passage que nous reproduisons ici, mais dont malheureusement
  nous ne nous rappelons pas la source. «Elle ne craignit point de
  publier que plusieurs personnes considérables, dont elle se mettoit
  du nombre, diroient toujours du bien de Fouquet, au risque de perdre
  leur fortune et leur vie.»

Nous ne pouvons résister au désir d'anticiper un peu sur l'ordre des
temps pour ajouter un chapitre à l'histoire de la conspiration de Mlle de
Scudéry et de Mme de Sévigné en faveur de Fouquet et de ses amis. La
seconde écrivait à son gendre le 25 juin 1670: «Si l'occasion vous vient
de rendre quelque service à un gentilhomme de votre pays, qui s'appelle
V..., je vous conjure de le faire: vous ne me sauriez donner une marque
plus agréable de votre amitié.... vous connoissez toute sa famille. Ce
pauvre garçon étoit attaché à M. Fouquet, il a été convaincu d'avoir
servi à faire tenir une de ses lettres à sa femme; sur cela, il a été
condamné aux galères pour cinq ans: c'est une chose un peu
extraordinaire. Vous savez que c'est un des plus honnêtes garçons qu'on
puisse voir, et propre aux galères comme à prendre la lune avec ses
dents.»

Or, ce gentilhomme dont le nom était resté en blanc dans l'édition de M.
de Monmerqué de 1820, s'appelait Valcroissant[119]. L'aimable marquise
avait intéressé à sa cause Mlle de Scudéry qui s'était empressée d'écrire
en sa faveur à M. de Vivonne, général des galères. La réponse de ce
dernier, dont M. de Monmerqué possédait l'original, portait: «Sitôt qu'on
m'eut appris le mérite et l'infortune tout ensemble du gentilhomme pour
qui vous m'écrivez, je fis tout ce qui dépendit de moi pour adoucir la
rigueur de sa condamnation; vous pouvez juger de là ce que je voudrois
faire dans la suite pour son soulagement; cela ira sans doute à tout ce
qui sera en mon pouvoir, pour vous marquer, et à Mme la marquise de
Sévigné, celui que vous avez sur la personne qui vous honore le plus
l'une et l'autre[120].»

  [119] M. Chéruel, _Mémoires sur Fouquet_, t. II, p. 529, a
  exprimé sur ce point des doutes qui ne nous paraissent point
  motivés.

  [120] Vivonne à Sévigné, 23 août 1670. (Édition des _Lettres de
  Sévigné_, Blaise, 1818-1819, t. I, p. 190.)


Grâce à l'intervention et aux démarches de ces deux généreuses personnes,
l'arrêt fut commué, et Valcroissant, trois mois après sa condamnation,
put se promener en liberté dans Marseille. Dix-huit ans plus tard, estimé
de tous comme un des meilleurs officiers de l'armée, il remplissait les
fonctions d'inspecteur, dont Louvois l'avait chargé, et avait occasion
d'être utile au jeune marquis de Grignan, petit-fils de Mme de
Sévigné[121]. L'année suivante, Valcroissant avait un gouvernement en
Flandre, et faisait mettre aux cadets de Besançon le fils du poëte
Bonnecorse, autre ami et obligé de Mlle de Scudéry.


S'il fallait assigner une date précise au triomphe de cette littérature
dont le _Cyrus_ et la _Clélie_ passaient pour l'expression la plus
heureuse, nous indiquerions l'année 1658. Il y avait pour l'auteur à la
fois succès d'estime et succès d'argent. Vers cette époque, Tallemant
disait: «Ses livres se vendent fort bien,» et Pradon écrivait plus tard,
à propos des critiques de Boileau: «Cependant, ces tomes _épouvantables_
et cet _horrible Artamène_, qui ont été traduits en toutes sortes de
langues, même en arabe, et qui sont encore aujourd'hui la plus délicieuse
lecture des premières personnes de la cour, cet _horrible Artamène_,
dis-je, dont on achetoit les feuilles si chèrement à mesure qu'on les
imprimoit, et qui a fait gagner cent mille écus à Augustin Courbé, est à
présent l'objet de la satire de M. D.... Quand ses satires auront fait
gagner cent mille écus à Barbin, on souffrira sa critique un peu plus
tranquillement, et quoiqu'il dise:

    A ses propres dépens enrichir le libraire,

je crois qu'il y a encore du chemin à faire jusque-là. En vérité, _Cyrus_
et _Clélie_ sont des ouvrages qui ont illustré la langue françoise, et
les marques éclatantes d'estime que le roi a données à une personne
illustre et modeste, devoient arrêter M. D......[122]»

  [121] Lettres de Mme de Sévigné, des 28 novembre 1670 et 26
  novembre 1690.

  [122] _Nouvelles remarques sur tous les ouvrages du sr D...._
  (Despréaux). La Haye, 1685, p. 105.

Mais bientôt la fin de la Fronde, puis l'émancipation définitive du jeune
roi ramenaient à la cour les princes et les grands seigneurs dispersés au
fond des provinces. Dans le loisir des vieux châteaux, on avait
contracté le goût des récits de longue haleine. Tandis que les dames
brodaient d'interminables tapisseries, la demoiselle de compagnie
faisait, à haute voix, des lectures à peine moins longues. Comme le
remarque Mme de Genlis, «ces éternelles conversations qui, dans les
ouvrages de Mlle de Scudéry, suspendant la marche du roman, nous
paraissent insoutenables, étaient loin de déplaire[123].» Mais la vie de
cour avait d'autres exigences. D'ailleurs, _Zaïde_, la _Princesse de
Clèves_, allaient donner des allures plus vives au roman où l'histoire du
cœur ne perdait rien à se dégager des vieux cadres soi-disant
historiques.

  [123] _De l'influence des femmes sur la littérature française_,
  1811, t. I, p. 126.

En vain Ménage disait «que ces romans dureroient toujours[124],» Mlle de
Scudéry elle-même,--c'est lui qui l'atteste à quelques lignes de
distance,--déclarait, trop modestement sans doute, «qu'elle avoit encore
un roman d'achevé, mais que personne ne voudroit l'acheter ni le lire.»
Cependant, leur vogue se soutint encore longtemps dans les provinces et à
l'étranger, et, même quand ils furent réduits «à gagner les petites
armoires,» suivant l'expression d'un contemporain, on les retrouve encore
dans bien des bibliothèques, sans excepter celle de Boileau[125]. Il y
eut, pour eux, ces admirations attardées et traditionnelles qui ne
manquent jamais aux ouvrages dont l'attention publique s'est vivement
préoccupée. Ainsi, vers le premier tiers du dix-huitième siècle, le père
Porée trace une peinture piquante, malgré la forme latine et pédantesque
dont il l'enveloppe, des diverses lectures qui occupent les hôtes d'un
vieux château. «Que fait cette fille déjà grande, assise à une petite
table, la tête appuyée sur son coude? Elle lit avec avidité l'histoire
d'une fille persane ou turque, devenue, par ses charmes, la favorite d'un
roi ou d'un empereur, et illustrée par ses amours....» Et plus loin:
«Écoutez les Céladons et les Artamènes qui se glorifient de leur
esclavage, etc.[126]» Chateaubriand raconte, dans ses _Mémoires
d'Outre-tombe_, que sa mère, fille d'une élève de Saint-Cyr, savait par
cœur tout _Cyrus_. En Angleterre, ces romans français du dix-septième
siècle, traduits, portant souvent le titre, «par des personnes de
qualité,» se lisaient encore longtemps après que leur vogue était passée
chez nous. La sérieuse lady Russell qualifiait la _Clélie_ de livre
très-profitable, «_a most improving book_,» et la jeune Mary Wortley,
depuis lady Montagu, dévorait le _Grand Cyrus_ dans sa chambre de petite
fille. Et cependant, M. Cousin, au début même du livre où il entreprend
la réhabilitation de cet ouvrage, réhabilitation, il est vrai, plutôt
historique que littéraire, n'hésite pas à dire: «Qui lit aujourd'hui le
_Grand Cyrus_, qui le lisait au dix-huitième siècle, et même dans les
dernières années de Louis XIV?»

  [124] _Menagiana_, 1694, p. 191.

  [125] M. Berriat Saint-Prix a constaté que, dans le nombre des
  ouvrages indiqués par l'inventaire de Boileau, on trouve
  l'_Astrée_, _Cléopâtre_ et _Cyrus_.

  [126] _De libris qui vulgo dicuntur Romanenses_, 1736, in-4º, pp.
  27, 28, 36.--_Observations sur quelques écrits modernes_, par
  l'abbé Desfontaines, t. V, p. 89, 91.

Il est difficile de décider si Molière et Boileau, en qui se personnifia
surtout la réaction contre le genre précieux et les romans à la Scudéry,
suivirent ou devancèrent le goût du public. Ils affectèrent l'un et
l'autre d'attribuer à la province[127], à «de mauvaises copies
d'excellentes choses,» à «des Précieuses ridicules qui imitoient mal les
véritables Précieuses» cette affectation dans les discours, cette
recherche de sentiments qu'on étalait à Versailles, qu'on imitait à
Paris, qu'on parodiait loin de la capitale.

  [127] Cathos et Madelon sont «deux pecques provinciales,» et,
  dans la IIIe satire, ce sont:

    Deux nobles campagnards, grands lecteurs de romans,
    Qui disent tout _Cyrus_ dans leurs longs complimens.

  Ce qu'il y a de curieux, c'est qu'un des commentateurs modernes de
  Molière assure que le jargon précieux s'est conservé jusqu'à nos
  jours dans plusieurs sociétés de province, et il en cite des
  exemples recueillis par lui dans une ville située à moins de 80
  lieues de Paris. (_Œuvres de Molière_, édon d'Aimé-Martin, 1824.
  t. II, p. 47.)

Rœderer et Cousin, après lui, n'ont pas eu de peine à démontrer que
Molière n'a voulu jouer en 1659 ni l'hôtel de Rambouillet qui n'existait
plus, ni les Précieuses de 1656, auxquelles personne alors n'eût osé
appliquer l'épithète de _ridicules_. Mais, malgré les précautions
oratoires que renferme la préface, il est bien certain que les traits de
la pièce vont plus loin qu'il ne convient à l'auteur de l'avouer. Les
théories de Cathos sur «la recherche dans les formes» qui doit précéder
le mariage, les longs préliminaires qu'elle décrit complaisamment,
n'avaient-ils pas un précédent notoire dans les quinze ans de cour que
Julie d'Angennes imposa au duc de Montausier, et la phrase de Madelon à
ce propos ne nous transporte-t-elle pas en plein roman de Scudéry? «La
belle chose que ce seroit si d'abord Cyrus épousoit Mandane, et
qu'Aronce, de plein pied, fût marié à Clélie!» Mascarille déclarant
«qu'il est _furieusement_ pour les portraits,» et travaillant, «à mettre
en madrigaux toute l'histoire romaine,» rappelle à la fois la langue et
les occupations du Samedi. Allons plus loin: lorsque, d'un côté, nous
voyons, dans la _Journée des Madrigaux_, la plupart des valets de la
maison faisant des vers[128], et, de l'autre, les faux marquis de Molière
et l'impromptu de Mascarille, sommes-nous dans la maison de Gorgibus ou
dans celle de Mlle de Scudéry et de Mlle Boquet?

  [128] «Il est effectivement vrai que la plupart des valets de la
  maison firent des vers ce jour-là.» (Note de Conrart, reproduite
  par M. Em. Colombey, p. 17, de la _Journée des Madrigaux_.)

On pourrait même trouver persistance d'épigramme dans le _Bourgeois
gentilhomme_ (1670), car le compliment de M. Jourdain à Dorimène: _Belle
marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour_, avec toutes ses
variantes, ressemble assez au madrigal de Brutus à Lucrèce: _Toujours.
l'on. si. mais. aimoit. d'éternelles. hélas. amours. d'aimer. doux. il.
point. seroit. n'est. qu'il._

    Qu'il seroit doux d'aimer si l'on aimoit toujours.
    Mais hélas! il n'est point d'éternelles amours.

Dans les _Femmes savantes_, représentées treize ans après les _Précieuses
ridicules_, mais dont on parlait déjà dès 1666[129], il y a bien encore
plus d'un trait dont les Précieuses et Mlle de Scudéry peuvent prendre
leur part[130], mais les critiques sont plus générales et répondent à une
nouvelle phase du goût et des mœurs. Il y est moins mention des romans
passés de mode, et la question de l'instruction qui convient aux femmes
est plus nettement posée. Clitandre, qui représente le juste milieu dans
cette question de l'éducation des femmes, ne fait presque que rendre en
vers ce que Mlle de Scudéry avait dit en prose longtemps auparavant.

    Je consens qu'une femme ait des clartés de tout,
    Mais je ne lui veux point la passion choquante
    De se rendre savante afin d'être savante,
    Et j'aime que souvent aux questions qu'on fait
    Elle sache ignorer les choses qu'elle sait.
    De son étude enfin je veux qu'elle se cache,
    Et qu'elle ait du savoir sans vouloir qu'on le sache.

  [129] Dans la _Ménagerie_ de l'abbé Cotin, dont la première
  édition datée est de 1666, on trouve un _Avis au lecteur_
  renfermant ce passage curieux qui paraît avoir échappé aux
  éditeurs de Molière: «Je pensois que toute la _Ménagerie_ fût
  achevée, quand on m'a averti qu'après les _Précieuses_, on doit
  jouer chez Molière, _Ménage hipercritique_, le _Faux savant_, et
  le _Pédant coquet_. VIVAT. Les comédiens ont mis dans leurs
  affiches qu'il faudra retenir les loges de bonne heure, et que
  tout Paris y doit être, parce que toutes sortes de gens, grands
  et petits, mariés et non mariés, sont intéressés au _ménage_.
  C'est une plaisanterie de comédiens.»

  Ainsi le pauvre Cotin criait _vivat!_ à l'annonce d'une
  personnalité contre Ménage, sans se douter qu'il devait y figurer
  comme pendant, et que la caricature de Vadius appelait celle de
  Trissotin.

  [130] Le bonhomme Chrysale se plaint aussi de ce que ses valets
  font des vers:

    L'un me brûle mon rôt en lisant quelque histoire,
    L'autre rêve à des vers quand je demande à boire.

Écoutons maintenant Sapho s'expliquant sur le même sujet: «Encore que je
voulusse que les femmes sussent plus de choses qu'elles n'en savent pour
l'ordinaire, je ne veux pourtant jamais qu'elles agissent ni qu'elles
parlent en savantes. Je veux donc bien qu'on puisse dire d'une personne
de mon sexe qu'elle sait cent choses dont elle ne se vante pas, qu'elle a
l'esprit fort éclairé, qu'elle connoît finement les beaux ouvrages,
qu'elle parle bien, qu'elle écrit juste et qu'elle sait le monde, mais je
ne veux pas qu'on puisse dire d'elle: c'est une femme savante. Ce n'est
pas que celle qu'on n'appellera point savante ne puisse savoir autant et
plus de choses que celle à qui on donnera ce terrible nom, mais c'est
qu'elle sait mieux se servir de son esprit, et qu'elle sait cacher
adroitement ce que l'autre montre mal à propos[131].»

  [131] Le _Grand Cyrus_, dernière partie, liv. Ier, p. 356.

Ainsi, Mlle de Scudéry, près de vingt ans avant la comédie des _Femmes
savantes_, semblait protester contre ce _terrible nom_, et contre toute
solidarité avec les Bélise et les Philaminte de l'avenir.

«M. Despréaux n'étoit pas ami de M. Pellisson ni de moi,» écrivait Mlle
de Scudéry[132]. Elle aurait pu ajouter: «ni de mon frère,» car les
fameux vers:

    Bienheureux Scudéry dont la fertile plume
    Peut tous les mois sans peine enfanter un volume, etc.

  [132] Lettre à Boisot, 24 juin 1693.

Ces vers, disons-nous, furent le premier grief de Sapho contre le
satirique. Le nom de Pellisson, imprimé d'abord en toutes lettres d'une
manière peu flatteuse dans la satire VIII[133], avait été remplacé depuis
par un synonyme encore moins flatteur[134]. Enfin, une épigramme
grossière, que Daunou répugne à croire écrite par Boileau, aurait même
associé ce nom à celui de Sapho dans le reproche de laideur[135]. Mais on
sait, du moins, ce que Boileau en pensait, par ce qu'il en dit plus tard
dans ses _Héros de roman_.

«PLUTON.

Quelle est cette précieuse renforcée que je vois qui vient à nous?

DIOGÈNE.

C'est Sapho, cette fameuse Lesbienne qui a inventé les vers saphiques.

PLUTON.

Je la trouve bien laide, etc.»

Et plus loin, on se moque «des généreuses amies de Sapho qui ne
surpassent guères en beauté Tisiphone, et qui, néanmoins.... ne laissent
pas de passer pour de dignes héroïnes de roman.»

Tout cela était assez peu littéraire. Ce qui l'est davantage, ce sont les
vers de l'_Art poétique_:

    Gardez-vous de donner, ainsi que dans _Clélie_,
    L'art ni l'esprit françois à l'antique Italie,
    Et, sous des noms romains faisant notre portrait,
    Peindre Caton galant et Brutus dameret.

  [133]

    L'or même à Pellisson donne un teint de beauté.

  [134]

    L'or même _à la laideur_ donne un teint de beauté.

  [135]

      La figure de Pellisson
    Est une figure effroyable.
      Mais quoique ce vilain garçon
    Soit plus laid qu'un singe ou qu'un diable,
      Sapho lui trouve des appas;
      Mais je ne m'en étonne pas,
      Car chacun aime son semblable.

Il faut rapprocher de ce passage une lettre de Boileau à Brossette, du 7
janvier 1703, dont le ton dédaigneux était bien fait pour choquer celle
qui en était l'objet, si elle avait pu la lire:

«C'est une grande absurdité à la demoiselle, auteur de la _Clélie_,
d'avoir choisi le plus grave siècle de la république romaine pour y
peindre les caractères de nos François; car on prétend qu'il n'y a pas
dans ce livre un seul Romain ni une seule Romaine qui ne soit copié sur
le modèle de quelque bourgeois ou de quelque bourgeoise de son
quartier.»

Nous ne nous étonnerons donc pas de trouver, dès 1684, Mlle de Scudéry
liguée avec Ménage pour empêcher Boileau d'entrer à l'Académie.
Toutefois, il faut le reconnaître, ce double genre d'attaques la trouva
beaucoup moins sensible que celles qui s'étendaient à ses amis et à son
sexe. Dans ses lettres à l'abbé Boisot, elle parle avec une rancune peu
dissimulée de la _Satire contre les femmes_, qui venait de paraître et
faisait beaucoup de bruit[136].

  [136] Voy. la lettre du 6 mars 1694 et les suivantes.

«Il y a une nouvelle satire de Despréaux imprimée contre les femmes,
qu'il croit être la meilleure des siennes. Mais les gens de bon goût ne
le trouvent pas, et il y a un caractère bourgeois et des phrases fort
bizarres. Il donne un coup de griffe, suivant sa coutume, à _Clélie_,
sans raison et sans nécessité. Mais je suis accoutumée à mépriser ce
qu'il dit contre ce livre, et je n'y répondrai pas. Et un livre qui a été
traduit en italien, en anglois, en allemand et en arabe, n'a que faire
des louanges d'un satirique de profession.» Plus loin, elle revient
encore sur ce sujet qui lui tient au cœur, protestant, au nom de toutes
les honnêtes femmes, contre les diatribes de leur ennemi commun[137].
Puis, par un mouvement qui rappelle certaines préfaces de son frère,
elle ajoute: «J'imite ce fameux Romain qui, au lieu de se justifier, dit
à l'assemblée: Allons remercier Dieu de la victoire que nous avons
gagnée!»

  [137] «Il y a une satire contre les femmes du satirique public
  que le mérite seul de votre amie (Mme de Chandiot) doit faire
  sembler plus ridicule, car il a si mauvaise opinion des femmes
  qu'il ne peut compter que trois honnêtes femmes dans tout Paris.»


Mlle de Scudéry se montre surtout fort blessée de ce passage:

    D'abord tu la verras, ainsi que dans _Clélie_,
    Recevant ses amans sous le doux nom d'amis,
    S'en tenir avec eux aux petits soins permis;
    Puis bientôt en grande eau, sur le fleuve de Tendre,
    Naviguer à souhait, tout dire et tout entendre,
    Et ne présume pas que Vénus ou Satan
    Souffre qu'elle en demeure aux termes du roman.

«Vous me direz, écrit-elle à l'abbé, si ce vers: _Ou Vénus ou Satan_,
peut être fait par un chrétien.» Et il faut convenir que la suite de ce
passage, où l'imitatrice de Clélie, débutant par l'amour platonique,
finit par devenir une femme perdue, «une Messaline, donnant des
rendez-vous chez la Cornu,» était bien faite pour offenser une honnête
fille qui pouvait prêter au ridicule, mais dont les mœurs étaient
restées inattaquables, de l'aveu même du satirique. En effet, lorsqu'il
publia, en 1713, ses _Héros de roman_, il fit, à la fin du _Discours_ qui
les précède, la déclaration suivante: «Comme j'étois fort jeune dans le
temps que tous ces romans.... faisoient le plus d'éclat, je les lus,
ainsi que les lisoit tout le monde, avec beaucoup d'admiration.... Mais
enfin.... je reconnus la puérilité de ces ouvrages. Si bien que, l'esprit
satirique commençant à dominer en moi, je ne me donnai point de repos que
je n'eusse fait contre tous ces romans un dialogue à la manière de
Lucien, etc.... Cependant, comme Mlle de Scudéry étoit alors vivante, je
me contentai de composer ce dialogue dans ma tête, et bien loin de le
faire imprimer, je gagnai même sur moi de ne point l'écrire et de ne
point le laisser voir sur le papier, ne voulant pas donner ce chagrin à
une fille qui, après tout, avoit beaucoup de mérite, et qui, s'il faut en
croire tous ceux qui l'ont connue, nonobstant la mauvaise morale
enseignée dans ses romans, avoit encore plus de probité et d'honneur que
d'esprit.»

«Les dévots et dévotes lui en veulent, parce qu'à leur goût c'est elle
qui établit la galanterie.» Ce passage de Tallemant nous révèle une
troisième espèce d'adversaires pour Mlle de Scudéry. Nous venons de voir
que Boileau n'avait pas seulement attaqué la _Clélie_ au nom du goût,
mais aussi au nom de la morale. Perrault lui ayant reproché «son
acharnement contre cet ouvrage, malgré l'estime qu'on en a toujours
faite, et l'extrême vénération qu'on a toujours eue pour l'illustre
personne qui l'a composé,» le grand Arnauld qui, il faut le dire, était
mieux dans son rôle, releva le gant, et voici comment il s'exprime dans
une lettre à Despréaux (1694):

«Il ne s'agit point, monsieur, du mérite de la personne qui a composé la
_Clélie_, ni de l'estime qu'on a faite de cet ouvrage. Il en a pu mériter
pour l'esprit, pour la politesse, pour l'agrément des inventions, pour
les caractères bien suivis, et pour les autres choses qui rendent
agréable à tant de personnes la lecture des romans. Que ce soit, si vous
voulez, le plus beau de tous les romans; mais enfin c'est un roman: c'est
tout dire. Le caractère de ces pièces est de rouler sur l'amour, et d'en
donner des leçons d'une manière ingénieuse, et qui soit d'autant mieux
reçue qu'on en écarte le plus, en apparence, tout ce qui pourroit
paroître de trop grossièrement contraire à la pureté. C'est par là qu'on
va insensiblement jusqu'au bord du précipice, s'imaginant qu'on n'y
tombera pas, quoiqu'on y soit déjà à moitié tombé par le plaisir qu'on a
pris à se remplir l'esprit et le cœur de la doucereuse morale qui
s'enseigne au Pays de Tendre.»

Nous sera-t-il permis de le répéter après Sainte-Beuve? Ni Arnauld, ni
Boileau, n'avaient tout ce qu'il faut pour bien juger les femmes et leur
rôle dans la société. Sans sortir de Port-Royal, Nicole et Du Guet les
comprenaient mieux, et Bossuet jugeait la Xe satire moins irréprochable
et moins édifiante que ne le faisait Arnauld. Voici comme il en parle au
chap. XVIII du _Traité de la concupiscence_: «Celui-là s'est mis dans
l'esprit de blâmer les femmes. Il ne se met point en peine s'il condamne
le mariage, et s'il en éloigne ceux à qui il a été donné comme un
remède.» Ce qu'il y a de curieux, c'est que ce dernier point de vue avait
été également saisi par Mlle de Scudéry, ennemie du mariage[138].

  [138] Lettre à Boisot, du 7 avril 1694. «Le mariage de votre
  parent prouve que la Satire contre les femmes n'empêche pas qu'on
  ne se marie.»

Le jansénisme n'avait pas toujours été si sévère pour la reine de celles
que Ninon appelait: _les Jansénistes de l'amour_. Le _Provincial_, dans
une réponse, du 2 février 1656, aux deux premières lettres de son
correspondant, lui transmettait le billet suivant, écrit par une dame à
une de ses amies qui lui avait fait tenir la première de ces deux
lettres: «Je vous suis plus obligée que vous ne pouvez vous l'imaginer de
la lettre que vous m'avez envoyée: elle est tout à fait ingénieuse et
tout à fait bien écrite. Elle narre sans narrer; elle éclaircit les
affaires du monde les plus embrouillées; elle raille finement; elle
instruit même ceux qui ne savent pas bien les choses; elle redouble le
plaisir de ceux qui les entendent. Elle est encore une excellente
apologie, et, si l'on veut, une délicate et innocente censure. Et il y a
enfin tant d'art, tant d'esprit et tant de jugement en cette lettre, que
je voudrois bien savoir qui l'a faite.»

Et le _Provincial_ ajoutait: «Vous voudriez bien aussi savoir qui est la
personne qui en écrit de la sorte; mais contentez-vous de l'honorer sans
la connoître, et, quand vous la connoîtrez, vous l'honorerez bien
davantage[139].»

  [139] _Les Provinciales_, édit. Lefèvre, 1826, p. 54.

  Lorsque Titon du Tillet (_Parnasse François_, p. 486) parle d'une
  lettre où Pascal aurait dit qu'ayant lu _Clélie_, il avait admiré
  l'auteur sans la connaître, c'est probablement à cet endroit des
  _Provinciales_ qu'il veut faire allusion.

Quelle était cette personne? Racine va nous l'apprendre dans sa _Lettre à
l'auteur des Imaginaires_[140]. «N'est-ce pas elle (Scudéry) que l'auteur
entend lorsqu'il parle d'une personne qu'il admire sans la connoître?»

  [140] _Œuvres de Racine_, édition Hachette, t. IV, p. 283.

De son côté Mlle de Scudéry, qui entretenait avec M. d'Andilly des
relations amicales, fit son portrait sous le nom de Timante et le plaça
dans un tableau très-flatteur du Désert, au tome VI de la _Clélie_
(1657). Elle loua beaucoup la conversion et la retraite de Lemaistre à
Port-Royal. Elle n'était pas indigne de comprendre cette grande union
d'une belle âme avec son Dieu. Parlant, il est vrai, de l'amour humain,
elle avait exprimé cette noble pensée: «Il faut de la vertu pour être
capable de ces grands attachements.... Après tout, la vertu est d'un
assez doux usage dans le monde, et je ne sais comment la plupart des
femmes hasardent leur réputation à si bon marché.»

Il y avait donc, comme l'a remarqué Sainte-Beuve, un côté romanesque et
dévot qui unissait Port-Royal et les héros de Corneille et du _Grand
Cyrus_[141]. Ainsi l'on a la preuve que Nicole avait lu la
_Clélie_[142], ce qui ne l'empêcha pas, dans sa _Première visionnaire_
(décembre 1665), de traiter les auteurs de romans et de pièces de théâtre
d'_empoisonneurs publics_. Racine, piqué au vif, entreprit, dans sa
_Lettre_, déjà citée, _à l'auteur des Imaginaires_, de venger à la fois
les auteurs dramatiques et les romanciers. Après quelques notes sur les
premiers, il ajoute malignement: «Vous avez oublié que Mlle de Scudéry
avoit fait une peinture avantageuse de Port-Royal dans sa _Clélie_.
Cependant, j'avais ouï dire que vous aviez souffert patiemment qu'on vous
eût loué dans ce livre horrible. L'on fit venir au Désert le livre qui
parloit de vous: il y courut de main en main, et tous les solitaires
voulurent voir l'endroit où ils étoient traités d'_illustres_.»

  [141] _Port-Royal_, t. Ier, p. 127.

  [142] D'après le témoignage de Brienne, cité par l'historien de
  Port-Royal, 1867, t. IV, p. 413.

Après avoir montré la réaction qui se produisit, par l'organe de
critiques autorisés, au nom du goût, de la morale et même du puritanisme
religieux contre les genres précieux et romanesque, il est juste
d'ajouter que l'un et l'autre eurent une influence souvent salutaire sur
les progrès de la vie sociale, où s'étaient maintenus, à travers le règne
de Henri IV, des restes de barbarie, fruits des guerres civiles du siècle
précédent. Un peu de raffinement n'était pas inutile pour combattre ces
tendances grossières. Mlle de Scudéry continua les réformes que l'hôtel
de Rambouillet avait commencées; leurs innovations dans les habitudes
sociales, dans la langue, dans l'orthographe[143] ne furent pas toutes
stériles ou ridicules, et, parmi ce qui en est resté, il en est plus
d'une dont l'honneur revient à Mlle de Scudéry.

  [143] Le _Dictionnaire des Précieuses_, de Somaize, indique un
  grand nombre de ces mots ou locutions introduits par les
  Précieuses, et presque tous sont attribués à Sophie (Mlle de
  Scudéry). Voyez l'édition donnée par M. Livet, t. Ier, p. 41 et
  suiv., 117, 179 et suiv. Voy. aussi une note des _Œuvres de
  Molière_, par Aimé Martin, t. Ier, p. 157, et les _Amis de Mme de
  Sablé_, par E. de Barthélemy, p. 46.

«Ce serait, a dit Rœderer, être injuste et aussi frivole que ces
écrivains dont l'observation n'a pas été plus loin que le ridicule des
Précieuses, de ne pas reconnaître qu'elles eurent leur côté estimable et
ne servirent pas médiocrement au progrès de la socialité. On n'a pas le
droit de remarquer leur mauvais goût, sans remarquer aussi qu'elles
étaient une école de bonnes mœurs dans un temps de dépravation
invétérée. Que si elles avaient le défaut de faire de l'amour un délire
de l'imagination, elles eurent aussi le mérite d'élever les esprits et
les âmes au dessus de l'amour d'instinct, et de préparer cet amour du
cœur, ce doux accord des sympathies morales si fécond en délices
inconnues à l'incontinence grossière, cet amour qui donne tant
d'heureuses années à la vie humaine, appelée seulement à d'heureux
moments par l'amour d'instinct[144].»

  [144] _Histoire de la Société polie_, p. 95.

En effet, tandis que les austères, les rigoristes faisaient le procès
aux romans par cela seul qu'il y était question des faiblesses du cœur,
les Épicuriens, comme Saint-Évremond et ses pareils, reprochaient aux
Précieuses «d'avoir ôté à l'amour ce qu'il a de plus naturel à force de
vouloir l'épurer.» «Voilà du temps et de l'esprit bien mal employés!»
disaient-ils, à propos des longues conversations entre amoureux du
_Cyrus_ et de la _Clélie_, et il ne manquait pas de gens pour se moquer
des _amours à la platonique_ de Pellisson et autres adorateurs du même
genre. Il faut se rappeler les amours sans façon du Vert-galant, ceux,
encore plus hideux, du précédent règne, le dévergondage qui s'étale dans
les _Historiettes_ de Tallemant, et sur lequel la majesté du grand règne
vint à grand'peine jeter un vernis au moins extérieur de décence, pour
pardonner à la galanterie quintessenciée que les Précieuses et les romans
de Mlle de Scudéry introduisirent dans les rapports entre les sexes.



III

   AFFAIRES DOMESTIQUES.--LES _CONVERSATIONS MORALES_.--SUCCÈS
   ACADÉMIQUES.--ILLUSTRES AMITIÉS.--VIEILLESSE ET FIN.

1660-1701.


L'affaiblissement de la vogue des romans ne retrancha rien de l'estime
qui continuait de s'attacher à Mlle de Scudéry. «Elle est plus considérée
que jamais,» écrivait Tallemant vers 1660, et ces sortes de témoignages
ont dans sa bouche une valeur toute particulière. Affranchie par la mort
de son frère de plus d'une solidarité fâcheuse, elle vivait du produit de
sa plume auquel venaient se joindre les cadeaux de ses amis et les
marques de la munificence des princes. Outre les présents par lesquels
les Condé avaient reconnu le dévouement du frère et de la sœur pendant
la Fronde, les Rambouillet, les Montausier, Mmes de Rohan-Monbazon, de
Guénégaud, avaient pris l'habitude d'offrir à Madeleine, dans diverses
circonstances, des cadeaux utiles et à son usage personnel, soit pour
ménager sa délicatesse, soit pour éviter que Georges ne mît la main
dessus. Mais il y fallait du mystère, et voici comment elle-même en parle
dans la _Clélie_: «Sachez que cette personne (une fille de Syracuse) qui
a de la naissance, dont la fortune est assez mauvaise, dont le cœur est
fort noble, et qui, sans faire le bel esprit, a plus de réputation
qu'elle n'en cherche.... a eu plusieurs aventures qui prouvent que la
vertu est encore considérée.... On lui a fait plusieurs présents d'une
façon particulière, et, comme on sait qu'elle aimeroit mieux donner que
de recevoir, on a pris des biais détournés.» Suivent des exemples de ces
dons mystérieux dont Tallemant a confirmé plus tard la réalité et nommé
les véritables auteurs[145]. Les moins riches, les littérateurs avaient
aussi leur modeste offrande. Conrart offrait tous les ans un cachet de
cristal, M. Bétoulaud des agates gravées, le père Commire des fleurs
brodées à l'aiguille, et des pierres antiques ou qui passaient pour
telles[146], Chapelain une gélinotte, et Ménage, dans la pièce même où il
nous révèle quelques-unes de ces particularités, exprime l'embarras où
il est de trouver pour son compte quelque chose de nouveau[147]. En 1694,
Mlle de Scudéry écrivait encore: «Je fus tellement accablée à ma fête de
fleurs, de fruits, de vers et de billets, qu'il m'a fallu plusieurs jours
à remercier ceux qui me les avoient envoyés, et à recevoir les visites de
ceux qui venoient voir les vers que j'avois reçus.»

  [145] _Clélie_, t. X, p. 1077.--Tallemant, _Historiettes_, t.
  VII, p. 61.

  [146] Les éditeurs doivent à l'obligeance de MM. Lavoix et de la
  Berge un extrait du _Journal des acquisitions du Cabinet des
  médailles du Roy, commencé le 25 octobre 1689_. On y trouve la
  mention de pierres gravées, agates, cornalines, jaspes, etc.,
  donnés au roi par Mlle de Scudéry, depuis le 4 octobre 1690
  jusqu'au 19 février 1695, et qui s'y trouvent encore aujourd'hui.
  La plupart ont été reconnus depuis pour de simples imitations de
  l'antique, mais on ne doutait guère alors de leur authenticité.

  [147] _Menagii Poëmata._--_Commirii Carmina_, 1753, t. II, p.
  224, 225, 301, 302.--_La Journée des Madrigaux._--_Mss de
  Conrart_, passim.

Le mystère que l'on mettait dans ces cadeaux, et qui avait d'abord pour
principal objet d'empêcher un refus, devint bientôt une mode, une espèce
de jeu d'esprit destiné à exercer l'imagination des donateurs en même
temps que celui de la donataire. Cette préoccupation est visible dans une
lettre de mai 1656[148], écrite par celle-ci _à une personne inconnue qui
lui avoit adressé un présent_. Nous ne connaissons pas la nature de ce
présent qu'elle traite de magnifique, mais voici ce qu'elle en dit: «Il
me semble que vous vouliez m'obliger à porter une couleur où je croyois
avoir renoncé, et que je ne croyois plus pouvoir porter avec bienséance,
si ce n'étoit en œillets, en roses ou en anémones, m'étant résolue à ne
mettre plus que du bleu, du gris de lin, de l'isabelle et du blanc.»

  [148] Voy. la Correspondance à cette date.

Vers 1671, elle recevait, _au nom des Dames_, une ode attachée avec des
rubans de diverses couleurs à une petite guirlande de lauriers d'or
émaillés de vert. Le tout était renfermé dans une jolie boîte. L'objet de
cette gracieuse offrande répondit _à l'illustre secrétaire des Dames,
quel qu'il puisse être_. On découvrit, quelque temps après, que l'ode
était de Mlle de la Vigne[149].

  [149] Voy. les Poésies, et _Recherches sur la vie et les œuvres
  d'une Précieuse_, par M. Théry. 1866, in-8º.

Nous ne voulons pas trop insister sur ces épisodes un peu puérils, mais
il en est un que nous ne pouvons passer sous silence, parce qu'il se lie
à l'histoire littéraire et à celle des mœurs de l'époque, l'_Affaire des
voleurs_, comme on l'appela, qui donna lieu à tout un cycle poétique, et
qui, après avoir fait beaucoup de bruit dans son temps, a été reprise de
nos jours par le roman et par le théâtre.

Le premier jour de l'an 1665, vers dix heures du matin, Mlle de Scudéry
reçut «une corbeille de paille brodée où il y avoit une belle bourse de
point d'Espagne, un bracelet d'aventurine et une quantité de petits
bijoux de filigrane[150]. Ce présent étoit apporté par un homme de
mauvaise mine et sentant son filou, comme de la part des voleurs en
faveur desquels elle avoit fait un peu auparavant un placet au roi contre
celui de M. Châtillon-Barillon.»

  [150] L'auteur allemand dont nous allons parler tout à l'heure
  dit que le bracelet était en or, avec une montre de même métal
  travaillé à jour, et que la bourse contenait 12 pistoles.

Ce passage des Manuscrits Conrart[151] a besoin d'être expliqué. Dès
1650, Mlle de Scudéry écrivait à Godeau: «Depuis un mois ou six semaines,
on vole si insolemment dans les rues de Paris qu'il y a eu plus de
quarante carrosses de gens de qualité arrêtés par ces messieurs les
voleurs, qui vont à cheval et presque toujours quinze à vingt
ensemble[152].» Ces vols, qui passèrent à l'état chronique, et sur
lesquels on trouve tant de témoignages dans les mémoires du temps,
donnèrent lieu, en 1664, à des vers ayant pour titre: _Placet_ ou
_Requête des Amans contre les Filoux_, où les premiers se plaignaient au
roi de ce qu'on ne pouvait, sans crainte d'être dévalisé, se promener le
soir et faire la cour aux belles. Mlle de Scudéry adressa au roi une
_Réponse des Filoux à la Requête des Amans_, dont la conclusion était:

    Un amant qui craint les voleurs
    Ne mérite pas de faveurs.

  [151] T. XI, p. 421, in-fo. Voy. aussi Vaumorière, _Lettres sur
  toutes sortes de sujets_, 1714, in-12, t. II, p. 369. Ce dernier
  ajoute plusieurs circonstances à la note de Conrart; il décrit
  l'apparition de l'inconnu à figure rébarbative, armé jusqu'aux
  dents, la frayeur du laquais, «le petit Dubuisson que vous
  connoissez», dit-il à son correspondant; l'intervention de Mlle
  Crois...., «la demoiselle qui est à notre illustre amie», etc.
  Comme on le voit, Vaumorière était lié avec l'héroïne de
  l'aventure et pouvait avoir appris d'elle tous ces détails que,
  par cette raison, nous avons cru devoir reproduire.

  [152] Lettre du 4 novembre 1650.

Le présent que les voleurs étaient censés faire à celle qui avait pris
leur défense, était accompagné d'une pièce de vers commençant ainsi:

    Ces hommes redoutés que l'on nomme filoux
          Dont vous avez pris la défense
          Sont de leur gloire trop jaloux
          Pour demeurer dans le silence, etc.

Nouvelle _Réponse de Mlle de Scudéry à une demoiselle qu'elle soupçonne
de lui avoir fait cette galanterie_[153]. Mais il y avait lieu de
distinguer dans la galanterie le don lui-même et les vers qui
l'accompagnaient. Ceux-ci, Conrart nous l'apprend, étaient de Mme de
Platbuisson, l'une des muses satellites qui gravitaient dans l'orbite de
Sapho, et à qui celle-ci, mieux informée, ne manqua pas de témoigner sa
reconnaissance[154]. Quant au présent lui-même, il paraît qu'il émanait
de Mme de Montausier, ainsi qu'on le découvrit plus tard. Cette
indication fort vraisemblable nous est fournie par un savant allemand qui
se trouvait alors à Paris, et qui, dans un gros volume sur la ville de
Nuremberg, sa patrie[155], a raconté longuement et lourdement, à
l'allemande, ce petit épisode de la vie parisienne à cette époque[156];
du reste, en position d'être bien informé, car, pendant son séjour à
Paris (1665-1666), il fut en relation avec Chapelain et avec Mlle de
Scudéry elle-même. Il raconte dans sa chronique qu'il lui rendit visite,
et que, longtemps avant que le père Bouhours posât sa fameuse question:
«Si un Allemand peut avoir de l'esprit,» elle lui demanda si l'allemand
était véritablement une langue, ce dont elle était tentée de douter en
entendant le rude jargon des gardes suisses et des suisses d'hôtels. Il
l'étonna en affirmant que non-seulement l'allemand était une langue, mais
que cette langue possédait des écrivains et même des poëtes. Il
ajouta--et cet argument dut la convaincre--que l'on avait traduit la
_Clélie_ en allemand: «Votre incomparable _Clélie_, Mademoiselle, n'a
rien perdu chez nous de sa forme gracieuse en passant par la plume aussi
noble qu'habile de Johann Wilhelm von Stubenberg.» Ceci paraît charmer
notre demoiselle, qui raconte à son interlocuteur comment elle a trouvé
en Italie un _traduttore traditore_. «Un de mes romans, lui dit-elle, n'a
pas eu la chance de tomber entre les mains d'un pareil interprète.
J'avais dit qu'un roi d'Assyrie, assiégeant Babylone avec deux cent
mille hommes, pour animer ses soldats, leur avait promis le pillage: puis
se ravisant, la ville prise, avait donné en place à chacun _quatre
montres_, c'est-à-dire quatre mois de solde[157]. Le traducteur me fit
dire que le roi ordonna de distribuer à chacun quatre montres de
poche[158], ce qui était l'absurdité même.»

  [153] On trouvera ces quatre pièces dans les Poésies.

  [154] _Vers de Mlle de Scudéry à Mme de Platbuisson, en lui
  envoyant pour ses étrennes un déshabillé de roses à fond d'or et
  d'argent._

    Vous dont l'esprit charmant et les grâces divines....

  _Mss Conrart_, t. XI, p. 83, in-fo.

  [155] Wagenseil, _De Sacri Romani imperii liberâ civitate
  Noribergensi_. Altdorf, 1687, in-4º, pp. 452 et suiv., 464, etc.
  Ce Wagenseil fut pensionné par Colbert. Clément, _Histoire de
  Colbert_, p. 189.

  [156] Voici, par exemple, comment le digne Nurembergeois
  travestit le _mot de la fin_ de la _Réponse des Filoux_:

    Un amant qui craint les voleurs
        N'est point digne d'amour.

  [157] _Vier monatsold._ Wagenseil, p. 456.

  [158] _Sack Uhren._

Nous nous sommes laissé aller au plaisir d'entendre une conversation de
Mlle de Scudéry. Revenons à l'histoire, ou plutôt à la légende des
voleurs. De nos jours, le conteur allemand Hoffmann, empruntant à
Wagenseil la donnée du présent fait par les prétendus voleurs, et y
mêlant, sans se soucier des anachronismes, l'histoire de la Brinvilliers
et de la Voisin, la chambre des poisons, la Reynie et d'Argenson, composa
du tout une nouvelle véritablement fantastique, en ce sens que la
fantaisie seule y avait rapproché les faits et les personnes, mais à
laquelle la création originale de l'orfévre Cardillac valut en France une
popularité attestée par le remaniement du spirituel Henri de
Latouche[159], et par le succès du mélodrame de _Cardillac_, l'un des
premiers rôles où se révéla le talent de l'acteur Frédéric Lemaître[160].

  [159] _Olivier Brusson_, Paris, 1823, in-12.

  [160] _Cardillac ou le Quartier du Marais_, par MM. Antony Béraud
  et Léopold, représenté le 25 mai 1824, au théâtre de
  l'Ambigu-Comique. Paris, Bezou, 1824, in-8º.

Il ne faut pas confondre, comme on l'a fait souvent, cette fiction
poétique, cette visite toute courtoise des prétendus filous de 1665, avec
l'aventure beaucoup plus prosaïque qui arriva vingt-six ans après à Mlle
de Scudéry, et qu'elle raconte ainsi dans une lettre à l'abbé Boisot: «Je
ne sais, Monsieur, si je vous ai mandé que, durant un mois, des voleurs
ont voulu me voler. Ils se servoient d'une vieille masure à monter sur le
toit de ma maison. Ils firent par trois fois des trous à mon grenier et
dans la chambre de mes laquais, et il m'a fallu avoir garnison toutes les
nuits pendant vingt-quatre jours, parce qu'il m'a fallu ce temps-là pour
faire abattre ma vieille masure. De sorte qu'ayant dit un jour que je ne
savois pourquoi les voleurs me cherchoient, puisque je n'avois qu'un peu
d'esprit droit et le cœur de même, un de mes amis, M. Bosquillon,
m'envoya le lendemain un madrigal que je vous envoie[161].»

  [161] Lettres des 13 janvier et 7 mars 1691. On trouvera le
  madrigal dans les Poésies. Mme de Maintenon disait aussi dans une
  lettre datée de Saint-Cyr, le 31 mai (1691): «Il est étrange que
  des voleurs aient pensé à elle.»

Le père Niceron, parlant des faveurs dont Mlle de Scudéry fut l'objet de
la part de hauts personnages, s'exprime ainsi: «Le prince de Paderborn,
évêque de Munster, la régala de sa médaille et de ses ouvrages. La reine
de Suède, Christine, l'honora de ses caresses, de son portrait, d'un
brevet de pension, et souvent même de ses lettres.» Passe pour le brevet
de pension, quoique nous n'en rencontrions pas d'autres traces[162], mais
pour le reste, tous ces _régals_ et ces _caresses_ des grands laissaient
à Scarron le droit de dire:

    Siècle méconnoissant, le dirai-je à ta honte?
    On admire Sapho, tout le monde en fait compte,
    Mais, ô siècle, à l'estime, aux admirations
    Pourquoi n'ajouter pas de bonnes pensions,
    Du bien pour soutenir une illustre naissance,
    Et pour ne laisser pas le reproche à la France,
    Que l'illustre Sapho qui lui fit tant d'honneur
    Ne manqua point d'estime et manqua de bonheur[163]?

  [162] Au lieu de ce brevet, nous trouvons à la fin d'une lettre
  de Ménage à Huet, Paris, 18 janvier 1662: «Mlle de Scudéry a reçu
  de la reine de Suède une boëte de diamants de 1000 écus.» De son
  côté, Mme de Sévigné écrivait à Ménage en 1661: «Je suis fort
  aise que la reine de Suède ait fait de si bons présens à Mlle de
  Scudéry.»

  [163] _Épître chagrine_, déjà citée. _Œuvres de Scarron_, 1786,
  t. VII, p. 162.

Ménage se faisait l'écho du même vœu, lorsque, à propos des largesses
distribuées aux savants par Colbert au nom de Louis XIV, il ne craignait
pas de reprocher à ce ministre d'aller chercher au fond des pays les plus
éloignés les objets de ces faveurs, et d'omettre sciemment celle qu'il
avait sous la main et que lui désignaient à haute voix et la cour et la
ville[164].

  [164]

    Is tamen eximiam et præsentem et præterit unam
        Scuderida, et prudens præterit atque sciens...
    Præteritam stupet aula omnis; Lutecia clamat.

   _Scuderia in largitionibus regiis præterita._ Dans: _Menagii
   Poemata_, 1680, p. 110.

Dès l'époque de son retour à Paris après la Fronde (1653), Mazarin lui
donnait des gratifications annuelles[165]. Il lui laissa dans son
testament une pension viagère de mille livres[166]. Le duc de Mazarin
ayant cessé de l'acquitter en avril 1690, fut condamné le 30 septembre
1692, par arrêt du Grand Conseil, à payer à Mlle de Scudéry trois mille
livres pour les arrérages et les intérêts de la pension[167].

  [165]

   Annua das nostræ munera Scuderiæ.

   _Scuderia in largitionibus regiis præterita._ Dans: _Menagii
   Poemata_, 1860, p. 49.

  [166] «Mlle DE SCUDÉRY. Quittance signée de 1000 l. de pension
  viagère que lui faisait le cardinal Mazarin. 14 février 1665.»
  _Catalogue Van-Sloppen_ (Alex. Martin), du 13 juin 1843, no 465.

  [167] E. Miller, _Pierre Taisand_, p. 23.

Enfin le roi lui-même tint à se ranger parmi tant d'illustres
bienfaiteurs. Il faut ici laisser la parole à Mme de Sévigné. «Vous
savez, écrit-elle au comte et à la comtesse de Guitaut, comme le roi a
donné deux mille livres de pension à Mlle de Scudéry. C'est par un billet
de Mme de Maintenon qu'elle apprit cette bonne nouvelle. Elle fut
remercier Sa Majesté un jour d'appartement; elle fut reçue en toute
perfection; c'est une affaire que de recevoir cette merveilleuse muse. Le
roi lui parla et l'embrassa pour l'empêcher d'embrasser ses genoux. Toute
cette petite conversation fut d'une justesse admirable; Mme de Maintenon
était l'interprète. Tout le Parnasse est en émotion pour remercier le
héros et l'héroïne[168].»

  [168] Lettre du 5 mars 1683. Une lettre de remercîment écrite par
  Mlle de Scudéry au roi en octobre 1663 (voy. la Correspondance)
  prouve qu'elle avait dès lors reçu quelque marque de sa
  libéralité.

Le chancelier Boucherat, avec qui elle était en relation dès 1675,
établit sur le sceau en sa faveur une pension que Pontchartrain lui
continua. Ces pensions n'étaient pas toujours exactement payées, comme le
témoigne maint passage de sa correspondance. «Je ne suis payée de nulle
part,» écrivait-elle à l'abbé Boisot le 16 juin 1694[169], et le 10
juillet: «Je vous envoie, Monsieur, les deux journaux qui contiennent
votre excellent extrait. Mais, quoique le port d'un écrit si bien fait ne
puisse être trouvé trop cher, j'ai coupé le papier blanc pour le
diminuer, car, pendant cette rigoureuse année, les petites épargnes ne
sont pas honteuses, quoi qu'assez contraires à mon humeur.»

  [169] Même plainte dans une lettre à Huet, qui doit être de la
  même époque, et un fragment de lettre de Mme de Maintenon,
  probablement de 1691, porte: «J'ai mandé à Manseau qui est à
  Paris de donner à Mlle de Scudéry ce qu'elle auroit dû toucher au
  mois de juillet.»

Vers la même époque, et comme un allégement providentiel à l'état de gêne
que révèlent ces dernières confidences, une amie de quarante ans, Mlle de
Clisson[170] comprenait Mlle de Scudéry dans des legs faits en faveur de
quelques personnes qu'elle affectionnait. Quoique cette libéralité vînt
pour elle on ne peut pas plus à propos, nous la voyons, dans les lettres
de cette époque, moins préoccupée de ses propres intérêts que des devoirs
de l'amitié. «Bien que ma fortune soit très-mauvaise, je ne sens en
cette occasion que la perte d'une amie qui étoit touchée de mon malheur,
et qui m'a voulu secourir en mourant.... Comme on m'a dit qu'il y a un
grand nombre de legs, je voudrois bien savoir si le nom de Vaumale ou de
Valcroissant ne se trouve pas parmi ceux à qui cette généreuse personne
en a laissé[171].»

  [170] Constance-Françoise de Bretagne, sœur de la duchesse de
  Montbazon et de Mlle de Vertus, morte à Paris le 19 décembre
  1695.

  [171] Lettres à Huet, de décembre 1695.

Pour compléter ce chapitre des affaires domestiques, on nous permettra
d'ajouter ici quelques détails sur l'intérieur de Mlle de Scudéry, tel
que nous pouvons nous le figurer jusqu'à sa mort. Dans le _postscriptum_
d'une lettre au jurisconsulte Taisand, datée du 1er septembre 1675, elle
disait: «Je loge _à présent_ rue de Beausse, derrière le Petit-Marché, au
Marais du Temple.» Il nous paraît évident, comme à M. Miller[172], que
cette formule indique un changement récent de domicile, mais--et ceci
explique l'erreur de ceux qui font remonter à une époque antérieure son
installation rue de Beauce--elle était restée fidèle au quartier du
Temple, à la paroisse Saint-Nicolas des Champs, à ce milieu de jardins,
de cultures, que le projet inachevé de Henri IV avait créé dans cette
partie de Paris demi-rurale, où des noms de provinces donnés à toutes les
rues prêtaient encore à l'illusion.

  [172] _Pierre Taisand_, p. 19-21.

Tracée en 1626, sur la Culture du Temple, la rue de Beauce n'avait été
achevée qu'en 1630. Elle n'était encore qu'à l'état de ruelle. La maison
de Mlle de Scudéry occupait le coin de cette rue et de celle des
Oiseaux[173]. Elle continuait à y recevoir les samedis, et parfois les
mardis depuis deux heures jusqu'à cinq, ses amis des deux sexes dont le
nombre s'éclaircissait peu à peu, et les visiteurs accidentels que sa
réputation y attirait. Quelquefois l'entretien, commencé dans sa chambre,
se continuait dans le jardin, ou même chez quelqu'une de ses voisines et
amies de la rue de Berry, Mlle Boquet ou Mme Aragonnais. Les arbres
fruitiers ou d'agrément, les hôtes familiers ou de passage qui animaient
l'enclos de la Vieille rue du Temple ne manquaient pas à celui de la rue
de Beauce. La maîtresse du lieu aimait les animaux, croyait à leur
intelligence[174]. On lui avait envoyé un petit perroquet et des
caméléons qu'elle entreprit d'élever. Le perroquet était probablement
celui à qui le grand Leibnitz ne dédaigna pas d'adresser des vers latins
où il lui promettait d'aller à l'immortalité avec sa maîtresse[175].
Quant aux caméléons, leur histoire est presque un épisode scientifique de
la Chronique des samedis, et, comme telle, nous la laisserons raconter à
l'un de nos naturalistes les plus distingués.

  [173] La rue de Beauce, très-étroite, conduit de la rue d'Anjou à
  la rue de Bretagne. La rue des Oiseaux, très-courte, n'est plus
  qu'un passage menant au Marché des Enfants-Rouges, autrefois
  _Petit-Marché-du-Temple_. L'angle des deux rues est occupé
  aujourd'hui par des constructions modernes affectées à des
  logements d'ouvriers. Tout près, et attenant à un lavoir public
  est un jardin qui peut être un reste de celui de Mlle de Scudéry.

  [174] Voy. ses lettres à Mlle Descartes. Elle dit dans la
  première: «Ma croyance en faveur de mon chien n'ôte rien de
  l'estime infinie que j'ai pour feu monsieur votre oncle. Ce n'est
  pas l'amitié que j'ai pour les animaux qui me prévient à leur
  avantage, c'est celle qu'ils ont pour moi qui me prévient en leur
  faveur.» Elle disait aussi dans une lettre à Huet (1689): «Il y a
  longtemps que je me suis déclarée hautement contre certaines
  machines cartésiennes, sans employer pourtant contre le
  philosophe que mon chien, ma guenon et mon perroquet.»

  [175]

    Psittace pumilio, docta sed magne loquela,
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Tu Dominæ immensum parvus comes ibis in ævum,
        Nam Sappho quidquid Musa et Apollo potest.

«L'illustre Mlle de Scudéry, dit-il, avait reçu en présent trois
caméléons envoyés d'Égypte. Elle les garda chez elle pendant plus de six
mois[176], et l'un d'eux passa même l'hiver; il fit les délices de la
société choisie qui se donnait rendez-vous aux Samedis de la rue de
Beauce. Là venait Claude Perrault, admirable anatomiste autant
qu'excellent architecte, quoi qu'en ait dit Boileau. On institua des
expériences sous sa direction, qui furent fort bien faites. On vit que
l'animal devenait pâle toutes les nuits, qu'il prenait une couleur plus
foncée au soleil ou quand on le tourmentait, et enfin qu'il fallait
traiter de fable l'opinion que les caméléons prennent la couleur des
objets environnants. Pour s'en assurer, on enveloppait la bête dans des
étoffes différentes, et on la regardait ensuite. Une seule fois elle
était devenue plus pâle dans un linge blanc, mais l'expérience répétée ne
réussit plus aussi bien. La gamme des couleurs que parcourt la peau du
caméléon fut trouvée très-restreinte, allant du gris et du vert clair au
brun verdâtre. Nous ne savons rien de plus aujourd'hui, et ces
expériences de Perrault, instituées au milieu d'un cercle de beaux
esprits du dix-septième siècle, marquent le dernier pas qui ait été fait
dans cet ordre de recherches. Aucun naturaliste depuis ne les a
surpassées[177].»

  [176] Martin Lister, dans son _Voyage à Paris_, sur lequel nous
  reviendrons tout à l'heure, parle, p. 95, de deux caméléons que
  Mlle de Scudéry aurait gardés près de quatre ans, et dont elle
  lui montra les squelettes.

  On trouve dans les Mss Conrart deux épitaphes du caméléon de Mlle
  de Scudéry, l'une à la page 119 du t. XI, in-fo, et l'autre, par
  Mme de Platbuisson, p. 121 du même volume.

  [177] G. Pouchet, _Le coloris dans la substance vivante_. _Revue
  des Deux-Mondes_, 1er janvier 1872.

C'est au milieu de cet entourage que l'on peut se figurer la bonne
demoiselle, en robe gris de lin, les cheveux grisonnants, mais la taille
encore droite, avant que l'âge et les infirmités l'eussent forcée de
garder la chambre, se promenant dans son jardin, ou assise avec sa chatte
favorite sur ses genoux, par une belle soirée d'été, prêtant l'oreille au
caquetage de son perroquet, auquel se mêlent les bruits confus du
Petit-Marché et l'Angelus du couvent des Enfants-Rouges.

Elle entretenait une correspondance étendue avec l'Allemagne, l'Italie,
la Franche-Comté, la Provence, mais elle avait dû renoncer aux longs
voyages, peut-être même aux séjours plus ou moins prolongés qu'elle
faisait autrefois à Fontainebleau, aux Pressoirs, à Saint-Cyr. Plus de
ces longues promenades avec Isarn au Raincy, ou de ces courses en bateau
avec Mme de Saint-Simon[178]; tout au plus quelques excursions à Livry
pour voir Mme de Sévigné, ou bien à Fresnes, chez Mme du
Plessis-Guénégaud[179], où elles se retrouvaient ensemble, l'une toujours
enjouée[180], l'autre toujours bonne. Les habitudes qu'elle avait
contractées à Athis du vivant de Conrart paraissent s'être continuées
après la mort de ce dernier (1675), ce qui a fait croire qu'elle y avait
elle-même habité[181]. Du moins la tradition locale a rattaché à son nom
plusieurs souvenirs. Dans une maison d'Athis ayant appartenu à M.
Foucault, intendant de Caen, on avait conservé, par respect pour sa
mémoire, un arbre à l'ombre duquel elle venait étudier[182]. Dans le parc
d'une autre maison où le duc de Roquelaure avait passé les dernières
années de sa vie, et qui appartenait en 1787 à la duchesse de Châtillon,
on voyait encore, à cette dernière époque, un monument élevé à la chienne
favorite de ce seigneur, avec l'inscription suivante attribuée à Mlle de
Scudéry:

    Ci-gît la célèbre Badine
    Qui n'eut ni beauté ni bonté,
    Mais dont l'esprit a démonté
    Le système de la machine[183].

  [178] _La Gazette de Tendre_, p. 74.

  [179] Le château de Fresnes, dans la Brie, à deux lieues de
  Pomponne. Il appartint ensuite au duc de Nevers, puis au
  chancelier d'Aguesseau.

  [180] Dans la lettre du 21 juin 1680, Mme de Sévigné parle d'une
  fausse lettre que lui avaient envoyée ses femmes de chambre, et
  qui avait si parfaitement réussi «qu'elles en ont été effrayées,
  comme nous le fûmes une fois à Fresnes, pour une fausseté que
  cette bonne Scudéry avoit prise trop âprement.»

  [181] Voy. le _Journal de Paris_, 1787, p. 1169.

  [182] Lebeuf, _Histoire du diocèse de Paris_, t. XII, p. 120,
  121.--Dulaure, _Environs de Paris_, 1790, p. 14.--Delort, _Mes
  voyages aux environs de Paris_, t. II, p. 141.

  Suivant M. Cousin, _La Société française au dix-septième siècle_,
  t. II, p. 304, les deux habitations n'en faisaient qu'une, ou
  plutôt n'étaient l'une et l'autre qu'un démembrement de l'ancien
  fief des d'Oysonville, des Viole et des Thibault de la Brousse.

  [183] «La plus petite guenon, a dit ailleurs Mlle de Scudéry,
  détruit par son industrie et son intelligence toutes les
  doctrines de Descartes.»

Cependant l'âge n'avait pas arrêté la plume de Mlle de Scudéry; il avait
seulement donné une forme plus sévère à ses compositions. A l'ère des
romans avait succédé celle des _Conversations morales_ qui parurent de
1680 à 1692[184]. Sans croire, ainsi que l'assure le rigide Arnauld,
qu'elle avait «un vrai repentir de ce qu'elle avoit fait autrefois», et
que, comme Gomberville, «elle eût voulu effacer ses romans de ses
larmes»[185], on peut dire que, tout en conservant à la plupart de ces
nouvelles compositions le cadre antique, les noms grecs, romains,
africains et la forme des entretiens insérés dans ses romans[186], elle
entend cependant les dégager des aventures purement romanesques, leur
donner une allure plus décidément morale, en faire, comme on l'a dit, le
bréviaire des honnêtes gens appelés à vivre dans le grand monde,
caractère que n'hésitaient pas à leur reconnaître des femmes telles que
Mmes de Sévigné et de Maintenon, des prélats tels que Mascaron et
Fléchier[187], et que M. Cousin a résumé de nos jours en disant «qu'on
pouvait offrir à une jeune femme ces dix volumes de _Conversations_,
comme une suite de sermons laïques en quelque sorte, une véritable école
de morale séculière, tirée de l'expérience de la meilleure
compagnie[188].»

  [184] _Conversations sur divers sujets._ Paris, 1680, 2 vol.
  in-12.--_Conversations nouvelles_, etc. Paris, 1684, et
  Amsterdam, 1685, 2 vol. in-12.--_Conversations morales_, Paris,
  1686, 2 vol. in-12.--_Nouvelles conversations de morale_, Paris,
  1688, 2 vol. in-12.--_Entretiens de morale_, 1692, 2 vol. in-12.

  [185] Lettre à Perrault, du 5 mai 1694, au sujet de la dixième
  satire de Boileau.

  [186] C'est ainsi que, dans le volume de 1680, chapitre _De la
  raillerie_, voulant raconter un petit voyage qu'elle fait avec
  quelques amis et amies pour voir la mer, elle déclare «que la
  relation en sera moins ennuyeuse sous des noms supposés que sous
  les véritables».

  [187] Mme de Sévigné les recommandait à son fils, en disant: «Il
  est impossible que cela ne soit bon, quand cela n'est point noyé
  dans son grand roman.» Lettres des 25 septembre 1680 et 11
  septembre 1684. Elle y revient encore dans une lettre de 1688.
  Édition Hachette, t. VIII, p. 371.

  «Il n'y a point de si belle morale que celle que vous y prêchez,
  et étant détachée, comme elle est, des aventures amoureuses qui
  pourroient éveiller les passions, elle doit être entre les mains
  de tous les jeunes gens. La Cour ne seroit remplie que d'honnêtes
  gens si on la prenoit pour règle, et je vous assure, Mademoiselle,
  que ce devroit être le bréviaire de ceux qui doivent vivre dans le
  grand monde.» Mascaron à Mlle de Scudéry, Agen, 6 janvier 1681.

  «Tout est si raisonnable, si poli, si moral et si instructif dans
  les deux volumes que vous m'avez fait la grâce de m'envoyer, qu'il
  me prend quelquefois envie d'en distribuer dans mon diocèse pour
  édifier les gens de bien et pour donner un bon modèle de morale à
  ceux qui la prêchent.» Fléchier, à la même, 26 décembre 1685.

  [188] _La Société française au dix-septième siècle_, t. Ier, p.
  14.

Les Conversations étaient devenues un genre de littérature à la mode,
depuis que l'hôtel de Rambouillet et les Précieuses, grâce aux progrès du
confort et au rapprochement régulier des deux sexes, avaient créé ce
nouvel élément de la vie sociale, inconnu au siècle précédent. De même
que les _Portraits_ chez Mademoiselle, les _Caractères_ à l'hôtel de
Condé, les _Maximes_ chez Mme de Sablé[189], les _Conversations_ étaient
en faveur dans les salons modestes de Mlle de Scudéry et de Mme Scarron.
Saint-Évremond et le chevalier de Méré en avaient fait le sujet de
compositions littéraires. Il appartenait à la reine des Samedis de donner
en même temps le précepte et l'exemple[190]. C'est ce qu'elle fit dans
son chapitre _De la conversation_, p. 16 du volume de 1680. Elle pose en
principe qu'il y faut le concours des deux sexes, suivant sur ce point
l'opinion du chevalier de Méré, qui avait été à son heure, dit
Sainte-Beuve, un maître de bel air et d'agrément, et avec lequel elle
avait eu quelques relations. Laissons-la parler sur ce point délicat, et
honni soit qui mal y pense! «Les plus honnêtes femmes du monde, dit-elle,
quand elles sont un grand nombre ensemble, ne disent presque jamais rien
qui vaille, et s'ennuient plus que si elles étoient seules.... Au
contraire, il y a je ne sais quoi, que je ne sais comment exprimer, qui
fait qu'un honnête homme réjouit et divertit plus une compagnie de dames,
que la plus aimable femme de la terre ne sauroit le faire.»

  [189] Giraud, _Histoire de Saint-Évremond_, p. 77.

  [190] L'abbé de Pure, témoin non suspect, préfère sans hésiter la
  conversation de Mlle de Scudéry à ses ouvrages. «Elle est capable
  de ternir toutes ses belles productions par sa seule conversation,
  car elle y est si bonne et si aimable qu'on aime encor mieux la
  voir que la lire: ce n'est que bonté, que douceur; l'esprit n'éclate
  qu'avec tant de modestie, les sentiments n'en sortent qu'avec tant
  de retenue, elle ne parle qu'avec tant de discrétion, et tout ce
  qu'elle dit est si à propos et si raisonnable, qu'on ne peut
  s'empêcher de l'admirer et de l'aimer tout ensemble.» _La Précieuse_,
  Ire partie, p. 382.

On trouve, soit dans cet article, soit dans ceux qui suivent, bien des
choses fines et délicates, intéressantes comme peinture de la société du
temps, et qui sont restées vraies dans le nôtre. Certains sujets de
critique littéraire y sont touchés à l'occasion. Les conversations _sur
la manière d'inventer une fable--sur la manière d'écrire les lettres_,
etc., prouvent que l'auteur avait réfléchi aux règles des divers genres
de littérature, quoiqu'elle n'ait pas toujours réussi à les mettre en
pratique. On est étonné d'y rencontrer, au milieu d'une Nouvelle
soi-disant historique et assez ennuyeuse, une espèce d'histoire de la
poésie française au seizième siècle, qui suppose des connaissances
réelles sur ce point alors peu étudié, et qui montre, par exemple, que
Mlle de Scudéry avait mieux connu et jugé Ronsard que l'auteur de l'_Art
poétique_[191].

  [191] _Conversations nouvelles sur divers sujets_, 1684, t. II,
  pp. 770 à 887.

De même que les portraits du _Cyrus_ et de la _Clélie_ avaient donné
naissance à ceux qui furent à la mode quelque temps après chez
Mademoiselle de Montpensier, les _Conversations_ de Mlle de Scudéry
suggérèrent à Mme de Maintenon, qui avait été son amie avant d'être sa
protectrice, l'idée d'en composer de plus simples destinées à être
récitées par les demoiselles de Saint-Cyr[192]. Cela résulte
non-seulement d'une lettre de Mme de Sévigné, déjà indiquée, mais d'un
passage de celle de Mme de Brinon leur première supérieure, à Mlle de
Scudéry, en date du 3 août 1688. On les trouvera l'une et l'autre dans la
Correspondance.

  [192] _Conversations inédites de Mme de Maintenon_, Paris,
  Blaise, 1828, in-18.

En 1671, le premier prix de prose, fondé par Balzac, fut décerné à Mlle
de Scudéry pour son _Discours de la Gloire_, qui certes n'ajoutera rien à
celle de l'auteur. Il ne faut point y chercher de l'éloquence. On
demandait, dans l'_Écrit portant établissement des prix de prose et de
poësie_, que le premier traitât de certaines matières pieuses déterminées
par le fondateur; qu'il fût revêtu d'une approbation de la Faculté
de Théologie, et qu'il se terminât par une courte prière à
Jésus-Christ[193]. La chose tenait à la fois du sermon et de
l'amplification de collége.

  [193] _Relation contenant l'histoire de l'Académie française_,
  1672, in-12, p. 555. _Le Discours de la Gloire_ se trouve à la
  suite, p. 561.

A la mort de la savante Hélène Cornaro, l'Académie des _Ricovrati_ de
Padoue fit écrire par Charles Patin une lettre des plus flatteuses à Mlle
de Scudéry pour lui donner place dans cette société qui se faisait gloire
de compter dans son sein un certain nombre de dames françaises, telles
que la marquise de Rambouillet, les comtesses d'Aulnoy et de la Suze,
Mesdames Deshoulières, de Villedieu, Dacier, etc. Au milieu de ces Muses
françaises qui avaient chacune leur épithète: _la Lumière de Rome_,
_l'Immortelle_, _l'Éloquente_, etc., Sapho était surnommée
_l'Universelle_[194].

Il aurait même été question de suivre cet exemple en France, et Mlle de
Scudéry figurait la première sur une liste de dames illustres par leur
esprit et par leur savoir qu'il fut question d'admettre à l'Académie
française. La proposition attestée par Ménage, et appuyée par Charpentier
qui invoqua le précédent des _Ricovrati_ de Padoue, n'eut pas de
suite[195].

  [194] Vertron, _La Nouvelle Pandore_, t. Ier, p. 419.

  [195] Le Gouz, _Supplément manuscrit au Menagiana_, cité par
  l'abbé Jolly, _Remarques sur le Dictionnaire de Bayle_, t. II, p.
  605.

Ses romans, ainsi qu'elle l'a rappelé plusieurs fois, avec une certaine
complaisance, dans ses lettres, étaient traduits en anglais, en allemand,
en italien, et même en arabe, à ce que lui écrivait un de ses amis et
obligés, Bonnecorse, de Syrie où il était consul à Seyde. M. Lair,
professeur à Caen, et Charlotte Patin traduisaient en vers latins ses
poésies. Sa correspondance, soit dans la partie que nous avons pu en
recueillir, soit dans celle qui ne nous est connue que par des fragments
ou des indications, nous la montre en rapport avec ce que la France et
l'étranger renfermaient de plus distingué. On a vu, dit son panégyriste,
avec une pointe d'exagération que le genre comporte, «des souverains ne
recommander autre chose aux princes, leurs enfants, qui venoient en
France, que de ne point retourner auprès d'eux sans avoir vu Mlle de
Scudéry»[196].

  [196] Bosquillon, _Éloge de Mlle de Scudéry_. _Journal des
  Savants_, juillet 1701.

Elle disait à l'abbé Boisot: «Je ne rejette que les louanges de mon
esprit, et j'accepte hardiment celles qui s'adressent à mon cœur et à
mon amitié.» Elle lui écrivait aussi, au sujet d'un service rendu à un
ami: «Je renferme tout cela dans mon cœur _où rien ne se perd jamais_.»
Il était d'elle encore ce mot qui avait frappé sa digne amie, Mme de
Sévigné: «La vraie mesure du mérite doit se prendre sur la capacité que
l'on a d'aimer[197].» Aussi Ménage, lui dédiant l'édition des œuvres
d'un ami commun, écrivait: «Si j'ai de l'estime et de l'admiration pour
les qualités de votre esprit, j'ai du respect et de la vénération pour
celles de votre âme, pour votre bonté, pour votre douceur, pour votre
_tendresse_, pour votre générosité, pour votre candeur, et surtout pour
cette incomparable modestie qui au lieu de cacher votre mérite, le fait
éclater davantage[198].»

  [197] Lettre de Mme de Sévigné, du 12 octobre 1678, édition
  Hachette, t. V, p. 490.

  [198] Ménage, _Épître à Mlle de Scudéry_, en tête des _Œuvres de
  Sarasin_, 1654, in-4º.

S'il est vrai, comme l'a dit une de nos muses contemporaines,

    _Que_ louer la vertu, c'est lui désobéir,

il semble qu'ici Ménage désobéissait beaucoup à Mlle de Scudéry.

Un auteur que nous avons déjà cité, de Vaumorière, consignait également,
dans la dédicace d'une Nouvelle historique, l'éloge chaleureux de la
modestie et du mérite de Mlle de Scudéry. Rappelant le fait cité plus
haut de la traduction en arabe d'un de ses romans, il ajoutait:
«Pardonnez moi, s'il vous plaît, Mademoiselle, cette particularité qui
n'est pas de votre goût, et permettez moi d'en dire une autre dont je
suis incomparablement plus touché. C'est que vous êtes la plus généreuse,
la plus ardente et la plus fidèle Amie qui fut jamais, et que votre cœur
est peut-être au-dessus de ce grand esprit que toute la terre
admire[199].» _Ma bonne amie_, ainsi l'appelaient naïvement quelques-uns
de ses intimes, hommes et femmes[200], et elle fut en effet par
excellence «une bonne amie», comme elle n'hésitait pas à le dire
d'elle-même. Agréée par les plus austères, cette amitié ne
s'effarouchait pas de quelques écarts, et, sur cette liste si nombreuse,
à côté des Mascaron, des Montausier, des Sévigné, des Motteville,
figurent d'autres noms moins irréprochables. L'indulgence de la femme
sûre d'elle-même, pour des faiblesses qu'elle ne partageait pas, respire
dans son commerce avec certains amis de l'un et de l'autre sexe. Elle
écrivait à Bussy-Rabutin: «Votre fille que je vois souvent a autant
d'esprit que si elle vous voyoit tous les jours, et est aussi sage que si
elle ne vous voyoit jamais.» La galante Mme de la Suze adressait à la
_sage Daphné_ (Scudéry) une Élégie, où cette nuance de leurs rapports
mutuels est délicatement indiquée:

    Illustre et chère amie à qui dans mes malheurs
    J'ai toujours découvert mes secrètes douleurs,
    Qui sais ce que l'on doit ou désirer ou craindre
    Et qui ne blâmes pas ce qu'on ne doit que plaindre,
    Écoute-moi....

  [199] De Vaumorière, _Harangues_, 1713, in-4º, p. 254.

  [200] Voy. les lettres de M. de Pertuis, de Mme Deshoulières,
  etc.

Ménage écrivait à la date du 21 août 1685:

«Mlle de Scudéry m'a obligé de me réconcilier avec M. Pellisson, et je
dînai hier chez lui. _Mortalis cum sis, odia ne geras immortalia_[201].»

  [201] Lettre inédite à Huet, du 21 août 1685.

  Il arriva pourtant à l'un de ses amis, et des plus intimes, de lui
  reprocher _son mauvais caractère_ (Voyez la lettre de Godeau du 8
  septembre 1650). Hâtons de dire que Godeau voulait parler de son
  écriture.

«Ennemie de la médisance et des médisans, juste dans ses choix, sûre dans
son commerce, sincère, discrète et judicieuse, vraie en tout et toujours
égale, elle faisoit souhaiter à tout le monde sa connoissance et son
amitié. Incapable de changement comme de foiblesse, ses amis n'étoient
jamais plus assurés de son cœur que quand ils étoient malheureux[202].»

  [202] Bosquillon, _Éloge_.

Pour prouver combien cette fois son panégyriste est resté dans la stricte
vérité, il suffit de rappeler les noms de Fouquet, de Valcroissant, de
Corbinelli, de Bonnecorse, du gazetier Loret qui recevait par son
entremise les bienfaits anonymes du Surintendant alors prisonnier[203].
Le 30 mai 1687, elle s'était associée à Pellisson pour faire célébrer un
service funèbre à Nublé, leur ami commun[204]. Quant à Pellisson
lui-même, il avait toujours occupé une place à part. Longtemps avant sa
mort, et un jour qu'il n'avait pu assister à une réunion motivée par
l'anniversaire de la naissance de Sapho, Ménage avait fait son épitaphe,
où il disait en usant d'une fiction poétique:

          Passant, ne pleure point son sort.
    De l'illustre Sapho que respecta l'envie
          Il fut aimé pendant sa vie,
          Il en fut plaint après sa mort.

Lorsque cette fiction se réalisa, en 1693, elle dicta à Bosquillon, sur
cet ami de trente-huit ans, de touchantes notices qui parurent dans le
_Mercure_ et dans le _Journal des Savants_[205], et toutes ses lettres de
cette époque témoignent de l'ardeur passionnée[206] qu'elle mit à
défendre Pellisson contre les attaques qui s'étaient produites en France,
en Allemagne, en Hollande sur la sincérité de sa conversion et
l'orthodoxie de sa fin. Elle écrivit à Mme de Maintenon, au chancelier, à
M. Lepeletier, à Bossuet, et, en réponse à cette dernière lettre de 15
pages[207], malheureusement perdue, obtint de l'illustre prélat un
témoignage aussi honorable pour ses sentiments personnels que pour la
mémoire de son ami[208]. Elle concourut à l'édition du premier volume de
son _Traité de l'Eucharistie_, donnée par l'abbé de Faure-Ferriès. Elle
possédait toutes ses poésies inédites, probablement celles qu'il avait
composées à la Bastille[209] et projetait de raconter sa vie[210]. Elle
avait écrit dans le premier moment: «La douleur m'a rendue malade; je
fais ce que je puis pour résister, car _je suis nécessaire à conserver sa
mémoire_[211].» Depuis elle dit: «Je n'ai point eu de véritable santé
depuis sa mort[212].» L'année suivante la perte de l'abbé Boisot de
Besançon, avec qui elle était en correspondance suivie depuis près de dix
ans, lui rappelait celle de Pellisson.

    «Je croyois perdre Acanthe une seconde fois,»

disait-elle dans un madrigal composé à cette occasion.


  [203] _Menagiana_, 1694, p. 198.--_Gazette de Loret_, lettre du
  22 décembre 1663.

  [204] _Extraits des registres du Cabinet des Titres, Naissances,
  Mariages, Morts_, No 1011, à la date indiquée. Mss de la Bque
  Natale.

  [205] _Mercure_ de février 1693, p. 280.

  Dans sa lettre à Boisot du 7 mars, elle dit: «Le dernier _Mercure
  galant_ contient un éloge véritable. Ceux qui font le _Mercure_
  ont cru que je l'avois écrit, mais il est d'un de mes amis appelé
  M. Bosquillon, à qui j'avois donné un simple mémoire.» On lit dans
  la lettre du 3 mai suivant: «La semaine prochaine, il y aura un
  éloge de M. Pellisson dans le _Journal des Savants_ (17e No), fait
  par un de mes amis, instruit par moi.»

  [206] «La colère m'a donné la force de résister à ma douleur pour
  combattre la calomnie.» Lettre à Boisot du 7 mars 1693 et les
  suivantes.

  [207] Lettre au même du 21 février.

  [208] Lettre de Bossuet à Mlle de Scudéry, édition Lebel, t.
  XXXVII, p. 477, et à Mlle Dupré sur le même sujet, en date du 14
  février 1693, _ibid._, p. 475. «Je m'acquitte d'autant plus
  volontiers de ce devoir, que vous me faites connoître que mon
  témoignage ne sera pas inutile pour la consoler.»

  [209] Lettres des 7 juin 1693 et 3 octobre 1694.

  [210] «Si Dieu me laisse vivre assez longtemps pour écrire ce que
  je sais de sa vie, je le justifierai dans les affaires
  temporelles, comme j'ai fait dans la religion.» (13 mars 1693.)

  [211] Lettre du 28 février 1693.

  [212] Lettre du 20 février 1694.

C'était aussi une amitié de quarante ans qui unissait Sapho, la
Précieuse, la mondaine, la romancière à l'illustre et pieux Mascaron. Dès
l'année 1646, elle se joignait à son frère pour recommander le père à
leurs amis de Paris, et, dans une de ses dernières lettres à l'abbé
Boisot, elle faisait du fils un éloge des mieux sentis. Celui-ci, de son
côté, n'avait pas attendu, pour louer les écrits de son amie, qu'elle eût
publié ses _Conversations morales_. Il lui écrivait le 12 octobre 1672:
«L'occupation de mon automne est la lecture de _Cyrus_, de _Clélie_ et
d'_Ibrahim_. Ces ouvrages ont toujours pour moi le charme de la
nouveauté, et j'y trouve tant de choses propres pour réformer le monde,
que je ne fais pas difficulté de vous avouer que, dans les sermons que je
prépare pour la Cour, vous serez très-souvent à côté de saint Augustin et
de saint Bernard.» A peine investi de la dignité épiscopale, il éprouve
le besoin de raconter à sa vieille amie l'espèce d'ovation dont il a été
l'objet dans son diocèse de Tulle, et il ajoute: «L'amitié des peuples,
toute grossière qu'elle est, a par sa sincérité un charme qui se fait
sentir et qui console de la perte des choses qui ont plus d'éclat à la
vérité, mais moins de solidité. Je ne mets point dans ce rang,
Mademoiselle, cette bonne et généreuse amitié dont vous m'honorez depuis
si longtemps; rien ne peut consoler d'être éloigné de vous, que la
persuasion d'être toujours dans votre souvenir, et d'avoir une petite
place dans le cœur du monde le plus grand et le plus généreux. Je ne
manquerai pas de faire copier les sermons que vous désirez. Je souhaite
qu'ils puissent vous plaire; votre approbation me donnera une joie moins
tumultueuse à la vérité, mais plus solide que celle de toute la cour, et
votre sentiment réglera celui que j'en dois avoir.»

Chargé en 1675 de prononcer l'éloge de Turenne, il faisait part à Mlle de
Scudéry de l'embarras où le jetait le peu de temps qu'il avait pour se
préparer à une semblable tâche. «Vous pouvez, ajoutait-il, m'aider à
éviter ces inconvénients, si vous avez la bonté de penser un peu à ce
que vous diriez si vous étiez chargée du même emploi[213].»

  [213] Lettre du 5 septembre 1675.--Des nouvellistes littéraires
  ont bâti sur cette donnée une véritable collaboration entre la
  romancière et le prédicateur. On a pu lire, à plusieurs reprises,
  dans les journaux, la découverte faite, _dans un vieux château de
  Normandie_, du manuscrit original de l'_Oraison funèbre de
  Turenne_, par Mascaron, couvert de notes manuscrites de la main
  de Mlle de Scudéry.

Moins ancienne, mais non moins glorieuse pour Mlle de Scudéry était
l'amitié du grand Leibnitz. Nous en avons des témoignages plus sérieux
que les vers adressés au perroquet de Sapho. A propos de la question de
l'amour divin, débattue entre Bossuet et Fénelon, le philosophe avait
dit: «De toutes les matières de théologie, il n'y en a point dont les
dames soient plus en droit de juger, puisqu'il s'agit de la nature de
l'amour.... Mais j'en voudrois qui ressemblassent à Mlle de Scudéry qui a
si bien éclairci les caractères et les passions dans les romans et dans
les conversations de morale[214].»

  [214] Foucher de Careil, _Lettres et Opuscules inédits de
  Leibnitz_, 1854, in-8º, p. 254.

De son côté, l'abbé Nicaise écrivait à Huet, le 9 août 1698: «J'avois
fait part à Mlle de Scudéry, qui est des amis de M. Leibnitz, de son
sentiment sur l'amour désintéressé, en lui disant qu'il n'étoit contraire
ni à M. de Meaux, ni à M. de Cambray, pour me venger un peu de quelques
vers de sa façon dont elle m'avoit régalé. Elle me répond qu'elle ne veut
point se mêler dans une dispute d'une matière si élevée, et qu'elle se
tient en repos en se bornant aux Commandements de Dieu, au Nouveau
Testament et au _Pater_. Car je crois, dit-elle, qu'une prière que
Jésus-Christ a composée lui-même ne contient pas un intérêt criminel,
quoique Mme Guyon la regarde comme une prière intéressée, ce qui
renverseroit les fondements du christianisme[215].»

  [215] Cousin, _Fragments philosophiques_, 5e édon.--_Philosophie
  moderne_, 2e partie, 1866, in-8º, t. II, p. 182.

Ces derniers mots nous amènent à la vieillesse de Mlle de Scudéry, aux
infirmités qui l'accompagnèrent et aux pensées sérieuses que lui
inspirèrent les approches du moment suprême.

A ses amis qui lui promettaient l'immortalité, elle avait répondu:

    J'en quitterois ma part pour un siècle de vie,

Ou mieux encore:

          J'y renoncerois par tendresse
    Si mes amis n'étoient immortels comme moi[216].

  [216] Voy. les Poésies.

Ce siècle de vie, elle y toucha presque, et, depuis longtemps, les
approches s'en faisaient sentir. Dès 1689, Richelet, dans son _Choix des
plus belles lettres_, p. 295, insérant une épître de Balzac à elle,
ajoutait en note: «Plût à Dieu qu'elle pût continuer à travailler et
qu'elle fût encore en état de contenter ce qu'il y a de plus fin et de
plus délicat dans l'un et dans l'autre sexe! Mais

    Non, elle cède aux ans et sa tête chenue
    Lui dit qu'il faut quitter les hommes et le jour,
    Son sang se refroidit, sa force diminue, etc.»

En dépit des vers:

    L'oreille est le chemin du cœur
      Et le cœur l'est du reste,

vers qui ont été attribués à Mlle de Scudéry, la surdité fut une des
infirmités qui se déclarèrent de bonne heure chez elle et s'accrurent
avec l'âge. Il y eut à ce sujet, au moins dès 1666, entre Cotin et
Ménage, un échange d'épigrammes latines et françaises. Le premier engagea
l'action par le quatrain suivant:

      Suivre la Muse est une erreur bien lourde,
          De ses faveurs voyez le fruit:
    Les écrits de Sapho menèrent tant de bruit
          Que cette nymphe en devint sourde.

Ménage riposta par une épigramme latine de 18 vers:

    Proh scelus! incautam carpis, malesane, puellam,
        Nec pudet, et surdam surdior ipse vocas, etc.

La querelle ainsi commencée continua sur le même ton. Les pièces en ont
été recueillies par Cotin lui-même sous le titre de la _Ménagerie_[217].
Elle eut cela de particulier que le premier auteur de la guerre protesta
toujours de son respect pour celle qui en avait été l'occasion, et
prétendit que l'attaque était plus respectueuse que la défense, ce qui
donna lieu aux vers suivants:

    Quand le docte Cotin, l'amour des beaux esprits,
    Veut plaindre de Sapho la surdité cruelle,
    Il donne à sa disgrâce une cause si belle
    Que l'on peut souhaiter d'être sourde à ce prix.

  [217] Voy. ce que nous en avons dit ci-dessus, p. 70.

Et à ceux-ci:

    Je prends pour votre ami celui qui vous attaque,
    Et pour votre ennemi celui qui vous défend.

Cependant, Mlle de Scudéry s'était depuis longtemps résignée à vieillir.
Disons mieux, dès le temps de la _Clélie_, elle prenait l'avance sur la
vieillesse en traçant, avec une certaine complaisance, le portrait
d'Arricidie, qui était encore à Capoue l'arbitre du bon goût et du bon
ton, «quoiqu'elle n'eût jamais eu aucune beauté et qu'elle eût plus de
quinze lustres» (soixante-quinze ans). Or l'auteur n'en avait guère alors
que cinquante. Il faut lire ce portrait et l'agréable commentaire qu'en
fait un critique, en montrant que, contre l'ordinaire des romans, la
femme âgée a sa place dans la _Clélie_ et vieillit sans devenir inutile
ni déplaisante[218].

  [218] _Clélie_, t. I, p. 297-301.--Saint-Marc Girardin, _Cours de
  littérature dramatique_, t. III, p. 121.

A partir surtout de 1692, la correspondance de Mlle de Scudéry avec
l'abbé Boisot renferme sur sa santé des plaintes qui vont en s'aggravant
d'année en année. «Mes genoux ne me permettent pas de monter et
descendre mon escalier sans peine et de me promener dans mon
jardin.»--«Ma santé est plus altérée qu'elle n'étoit, et je ne suis
encore payée de nulle part.» 12 mai et 16 juin 1694, etc., etc.

Nous avons sur Mlle de Scudéry, dans les dernières années de sa vie,
l'impression de deux témoins oculaires qui lui rendirent visite à peu de
temps de distance. L'un et l'autre s'accordent à dire qu'elle avait
conservé un esprit encore vigoureux dans un corps en ruines, et la
comparent à une sibylle à qui il ne restait plus que la parole. Elle
avait alors à peu près 92 ans. Au premier de ces visiteurs, Martin
Lister, savant médecin et naturaliste anglais, elle montra, dans son
cabinet, un portrait de Mme de Maintenon, son amie de longue date,
qu'elle lui affirma être fort ressemblant, et qui, en effet, dit-il,
représentait une femme d'une beauté remarquable. L'autre était Mme du
Noyer, qui, dans ses _Lettres historiques et galantes_, a recueilli bien
des commérages mêlés à quelques vérités. A l'en croire, Mlle de Scudéry,
lorsqu'elle reçut sa visite, était tellement sourde qu'elle faisait
écrire par une tierce personne tout ce qu'on lui disait, et répondait
après avoir lu le papier sur lequel étaient couchés les discours de son
interlocutrice[219].

  [219] Martin Lister, _A Journey to Paris_, 1699, pp. 93 et
  94.--_Lettres de Madame du Noyer_, 1757, t. I, p. 137.

Dans les dernières années de sa vie, elle composa encore des vers à la
louange du Roi, sur l'avénement du duc d'Anjou au trône d'Espagne, sur
les victoires de nos armées, etc. «On aime à voir, dit un écrivain, la
noble fille, presque centenaire, soutenir jusqu'au bout l'honneur de
la grande génération dont elle était à cette date le dernier
représentant[220].» En effet, par sa longue existence, qui commence avec
les premières années du dix-septième siècle et le dépasse d'un an, qui
embrasse la fin du règne de Henri IV, celui de Louis XIII tout entier,
les deux ministères de Richelieu et de Mazarin, la jeunesse, la maturité
et la vieillesse de Louis XIV, il fut donné à Mlle de Scudéry d'être
contemporaine de Balzac, de Chapelain, de Voiture, de Corneille, de
Scarron. Elle a vu naître et mourir Molière, La Fontaine, Pascal, Racine,
Labruyère, et n'a précédé dans la tombe que de quelques années Bossuet,
Despréaux, Mascaron et Fléchier[221].

  [220] Eug. Crépet, _Trésor épistolaire de la France_, t. I. p.
  237.

  [221]

    Balzac       né en 1594, mort en 1660.
    Chapelain          1595,    +    1674.
    Voiture            1598,    +    1648.
    Corneille          1606,    +    1684.
    Scarron            1610,    +    1660.
    Molière            1620,    +    1673.
    La Fontaine        1621,    +    1695.
    Pascal             1623,    +    1662.
    Bossuet            1627,    +    1704.
    Fléchier           1632,    +    1710.
    Mascaron           1634,    +    1703.
    Boileau            1636,    +    1711.
    Racine             1639,    +    1699.
    Labruyère          1644,    +    1696.

Outre les ouvrages cités par nous, elle en a publié quelques autres de
moindre importance[222]. Il est question dans les _Lettres de Mme de
Sévigné_, t. II, p. 258, d'un commentaire qu'elle avait composé sur
certains sonnets de Pétrarque, et Bosquillon parle à la fin de son Éloge
«de courtes prières pour tous les dimanches de l'année et d'autres sur
les 150 pseaumes, qu'elle avoit faites depuis longtemps pour son seul
usage et pour celui d'un de ses plus illustres amis.»

  [222] _Promenade de Versailles_ ou _Histoire de Célanire_. Paris,
  Barbin, 1669, in-8º.--Les _Bains des Thermopyles_. Paris, veuve
  Ribou, 1732, in-8º. C'est un épisode tiré du t. IX du _Grand
  Cyrus_.--_Histoire de Mathilde d'Aguilar._ La Haye, 1736,
  in-8º.--_Anecdotes de la cour d'Alphonse XIe du nom, Roi de
  Castille._ Paris, 1756, 2 vol. in-12.

Mlle de Scudéry, a dit M. Cousin, était pieuse sans être dévote, et la
justesse de cette appréciation ressort de plusieurs circonstances
énoncées par nous dans le cours de cette Notice. Ses _Conversations sur
divers sujets_ (1680) renferment un chapitre _Contre ceux qui parlent peu
sérieusement de la religion_. Elle y dépeint ces hommes qu'on appelait
alors des _libertins_, mais elle se refuse à admettre qu'il puisse y
avoir des femmes sans religion. Il est question ailleurs d'une certaine
Belinde à qui la dévotion ôta quelques amis, et elle ajoute: «Car,
quoique Belinde ait une piété fort solide, elle ne convenoit plus à un de
ces dévots de cabale qui, pour l'ordinaire, songent plus à concerter
l'extérieur de leurs actions qu'à régler le fond de leur propre
cœur[223].»

  [223] _Conversations morales_, 1686, t. II, p. 989.

Nous avons déjà vu par la lettre à l'abbé Nicaise, citée plus haut, que
les sentiments religieux de Mlle de Scudéry s'accentuèrent davantage vers
la fin de sa vie. L'auteur de son Éloge nous la représente en proie,
pendant plusieurs années, à de vives douleurs causées par un rhumatisme
aux genoux et souffertes avec une résignation toute chrétienne, portant
dans un corps usé un esprit toujours serein. Nous reproduisons d'après
lui le touchant récit de sa mort, en l'abrégeant un peu, mais en lui
laissant toute sa naïveté.

«Le 2 juin (1701) au matin, dit-il, elle se fit encore lever et habiller,
malgré un gros rhume mêlé de fièvre. Étant debout, elle se sentit
défaillir et dit: il faut mourir. Elle demanda le crucifix et le baisa.
On le posa devant elle, et elle demeura les yeux attachés dessus. Son
confesseur, qui demeuroit dans le voisinage et qui la voyoit souvent, ne
s'étant pas trouvé, on avertit le père de Furcy, capucin. On lui redonna
le crucifix. Comme il étoit un peu lourd, on voulut le lui ôter; mais
elle le reprit de sa main mourante en disant: Donnez, donnez-moi mon
Jésus. Elle l'appuya sur sa poitrine et, pendant qu'on lui donnoit la
dernière absolution, elle expira doucement dans le baiser du
Seigneur[224].»

  [224] _Eloge de Mlle de Scudéry_, par M. Bosquillon, dans le
  _Journal des Savants_, du lundi 11 juillet 1701.


Ainsi mourut Mlle de Scudéry, à l'âge de quatre-vingt-quatorze ans. Deux
églises se disputèrent l'honneur de lui donner la sépulture, celle de
l'hôpital des Enfants-Rouges où elle avait dit souvent qu'elle souhaitait
d'être enterrée, et celle de Saint-Nicolas-des-Champs, qui était sa
paroisse depuis plus de cinquante ans. Le cardinal de Noailles,
archevêque de Paris, jugea en faveur de sa paroisse, où son corps fut
inhumé le 3 juin au soir[225].

  [225] Voici la mention, inexacte quant à l'âge, que M. Jal a
  relevée sur les registres de Saint-Nicolas. Ce fut le jeudi 2
  juin 1701 que décéda, en sa maison, rue de Beauce, «damoiselle
  Magdeleine de Scudéry, fille, âgée de _soixante-et-quatorze_ ans,
  ou environ.» Elle fut inhumée le lendemain 3 juin, à
  Saint-Nicolas-des-Champs, sa paroisse.

    E. J. B. RATHERY.



APPENDICE[226].

  [226] Voyez la _Notice_ page 17.

(_Extrait des archives des Bouches-du-Rhône, cour des Comptes._--_Reg.
jurisprudentia_, _fo_ 289.)

   PROVISIONS DE LA CHARGE DE CAPPITAINE ET GOUVERNEUR DE LA TOUR
   NOTRE-DAME-DE-LA-GARDE POUR GEORGE DE SCUDÉRY, SIEUR
   D'AMBERVILLE, GENTILHOMME ORDINAIRE DE LA CHAMBRE DU ROY.


Louis, par la grace de Dieu roy de France et de Navarre, comte de
Provence, Forcalquier et terres adjacentes, à tous ceux qui ces présentes
lettres verront, salut. La charge de cappitaine et gouverneur de la Tour
de Notre-Dame-de-la-Garde, size sur la coste de nostre pays de Provence,
estant à présent vaccante par la mort du sieur de Boys, dernier
possesseur d'icelle, et estant nécessère pour nostre service de la
remplir d'une personne qui ayt les bonnes qualitéz requises pour s'en
acquitter dignement, Nous avons creu ne pouvoir fère un meilleur choix
que de la personne de nostre cher et bien amé le sieur de Scudéry, sur la
confiance que nous prenons en ses sens, suffisance, valeurs, expérience
au faict des armes et en son affection et fidélité à nostre service, dont
il a rendu preuve en diverses occasions. A ces causes et autres bonnes
considérations à ce nous mouvans, nous avons ledict sieur de Scudéry
constitué, ordonné et establi, constituons, ordonnons et establissons,
par ces présentes signées de nostre main, cappitaine et gouverneur de la
ditte Tour de Nostre-Dame-de-la-Garde, vaccante, comme dit est, par la
mort dudict sieur de Boys, et ladicte charge luy avons donnée et
octroyée, donnons et octroyons pour en jouir aux honneurs, authoritéz,
prérogatives, gaiges, droicts, profficts, revenus et esmolumens qui y
appartiennent, et telz et semblables dont a jouy ou deub jouyr ledict
sieur de Boys, le tout tant qu'il nous plairra, soubz l'authorité de
nostre trèz-cher et trèz-amé cousin le comte d'Aletz, gouverneur et
nostre lieutenant général en nostre province de Provence et, en son
absence, soubz celle du sieur comte de Carcèz, nostre lieutenant général
en ladicte province, et leurs successeurs ausdictes charges. Si donnons
en mandement à nostre trèz-cher et féal le sieur Seguier, chevalier,
chancelier de France, que, dudict sieur de Scudéry pris et receu le
serment en tel cas requis et accoustumé, il le mette et institue ou fasse
mettre et instituer de par Nous en possession de ladicte charge et
d'icelle, ensemble des honneurs, authoritéz, prérogatives, gaiges,
droicts, profficts, revenus et esmolumens dessusdicts, le face, souffre
et laisse jouyr et user plainement et paisiblement et à luy obéir et
entendre de tous ceux et ainsy qu'il appartiendra ez choses touchant et
concernant ladicte charge. Mandons en outre à noz améz et féaux
conseillers les trésoriers généraux de France en nostre dit pays de
Provence que par celuy de noz receveurs et comptables qu'il appartiendra,
qui a accoustumé de payer lesdicts gaiges et droictz, ilz le fassent
doresnavant payer et dellivrer par chascun an audict Scudéry, en la forme
et manière accoustumée, à commencer du jour et datte des présentes,
rapportant lesquelles ou coppie d'icelles deuement collationnées pour une
fois seulement, avec quittance sure et suffisante. Nous voulons tout ce
que payé et dellivré luy aura esté à l'occasion susdicte estre passé et
alloué en la despence des comptes de celuy de nos dicts receveurs et
comptables qui les aura payéz par noz améz et féaulx les gens de noz
comptes, ausquelz nous mandons ainsy le fère sans difficulté; car tel est
nostre plaisir. En tesmoing de quoy, nous avons faict mettre nostre scel
à ces dictes présentes. Donné à Monfrin, le vingt-neufvième jour du moys
de juin, l'an de grace MVIe XLII et de nostre règne le trente-troisième.
Signé Louis, et, sur le reply, par le Roy, comte de Provence, Sublet.
Scellées sur double queue du grand [scel] de cire jaune.

Extraict des registres de la Cour des Comptes, Aydes et Finances. Sur la
requeste présentée par Georges de Scudéry, sieur d'Amberville,
gentilhomme ordinère de la Chambre du Roy, tendant à vériffication
et entérinement de lettres patentes par lesquelles Sa Majesté l'a
pourveu de la charge de cappitaine et gouverneur de la Tour de
Nostre-Dame-de-la-Garde, size sur la coste de Provence, vaccante par la
mort du sieur de Boys, dernier possesseur, pour en jouyr aux honneurs,
authoritéz, prérogatives, gaiges, droicts, profficts, revenus et
esmolumens y appartennans, telz et semblables qu'en jouyssoit ledict de
Bouys, soubz l'authorité du sieur comte d'Aletz, gouverneur et lieutenant
général en ladicte province et, en son absence, soubz celle du sieur
comte de Carcès, lieutenant général audict pays; veu lesdictes lettres
patentes données à Monfrin le vingt-neufviesme jour du moys de juin MVIC
XLII, signées Louis et, sur le reply, par le Roy comte de Provence,
Sublet, scellées sur double queue du grand scel en cire jaune; la
requeste dont est question appoinctée le dix-neufviesme jour du moys de
juin MVIC XLII, pour estre monstrée au procureur général du Roy; la
responce de son substitut n'empêchant ladicte vériffication et
enregistration, la requeste ce jourd'huy rechargée et rapportée par Me F.
Margaillet, conseiller du Roy en ladicte cour, et tout considéré; dict a
esté que la Chambre, ayant esgard à ladicte requeste, a vériffié et
entériné, entérine et vériffie lesdittes lettres patentes, pour jouyr
par l'impétrant dudict estat et charge de cappitaine du fort
Nostre-Dame-de-la-Garde, aux honneurs, authoritéz, prérogatives,
prééminences, franchises, libertéz, gaiges, droicts, fruicts, profficts,
revenus et esmolumens y appartenans, tels et semblables et tout ainsy
qu'en jouyssoit son devancier, à compter lesdicts gaiges déz le jour et
datte desdictes provisions, et au surplus suyvant la forme et teneur
d'icelles, à la charge que par le commissère qui sera depputté pour
mettre et installer ledict de Scudéry en possession dudict estat et
charge, il fera fère description de l'estat et qualité dudict fort,
ensemble inventère de l'artillerie, munitions et armes, équipage de
guerres, meubles qui seront en icelles, et de tout il se chargera
formement, aprèz deue conférance des inventaires cy devant faicts sur
l'installation dudict de Bouys et autres ses devanciers, sauf au
procureur général du Roy, en cas de défectuosité ou manquement, se
pourvoir contre iceux ainsy qu'il appartiendra. Et seront lesdictes
lettres registrées ez registres des archifz de Sa Majesté. Faict en la
Chambre des Comptes, Cour des Aydes et Finances du Roy en Provence, séant
à Aix, le XXIIe jour de juin MVIC XLIII, collationné, signé Mour.



   CORRESPONDANCE
   CHOISIE.


MADEMOISELLE DE SCUDÉRY A M. CHAPELAIN[227]

  [227] Mss de Conrart, in-4º, t. V, p. 275.

  M. Cousin qui a reproduit cette lettre et la suivante, n'a pas
  entrepris d'en expliquer les allusions. Nous avons dû aller plus
  loin que lui. Leur comparaison avec les lettres de Balzac à
  Chapelain des 15 mars, 15 et 29 avril 1639, et avec la lettre
  inédite de Voiture au même, datée du 1er mars de la même année
  (Mss Sainte-Beuve), nous a fourni l'explication suivante: La
  comédie de l'Arioste _I Suppositi_ avait été à l'hôtel de
  Rambouillet l'objet d'une polémique assez animée. Critiquée par
  Voiture et par Mlle de Rambouillet, elle avait eu pour défenseurs
  Chapelain, Mlle Paulet, Georges et Madeleine de Scudéry. Enfin
  Voiture s'avoua vaincu et envoya à Chapelain une paire de gants,
  enjeu du défi.


    [Mars ou avril 1639.]

    Monsieur,

Si l'on ne m'avoit assurée que les cris d'allégresse ne déplaisent jamais
aux victorieux, quelque modestes qu'ils soient, je ne mêlerois pas ma
voix à celles de tant d'illustres personnes qui prennent intérêt en votre
gloire, sachant bien qu'elle est trop peu considérable et trop foible
pour être entendue dans le même temps que cette adorable Lionne[228],
que vous avez placée au ciel avec tant de justice, témoigne par ses
rugissemens la joie qu'elle a de votre triomphe. Mais après m'être laissé
persuader que dans les réjouissances publiques chacun a droit de dire ses
sentimens, j'ose vous assurer, que quand M. de Balzac m'auroit donné
l'immortalité en me louant injustement dans une lettre[229], je ne serois
pas si satisfaite, que de voir que par son jugement il vous établit le
juge des autres. Et certes, à dire vrai, c'est un rang que vous méritez
si bien, qu'on ne doit pas peu de louanges à votre modestie de vous être
soumis à pouvoir être condamné; mais vous avez voulu rendre cette
déférence aux rares qualités de votre arbitre, et de votre ennemi qui,
certainement, ne s'est trouvé d'opinion contraire à la vôtre, que pour
avoir la gloire de vous combattre. Il faut avoir l'âme si haute et si
hardie, pour s'opposer à vos sentimens, que bien qu'il soit surmonté en
cette guerre, elle ne laisse pas de lui être avantageuse. Enfin,
Monsieur, comme elle n'est funeste pour personne, et qu'au contraire,
elle est glorieuse et pour le juge et pour les deux partis, on peut dire
que jamais victoire ne fut plus heureuse que la vôtre; que jamais vaincu
ne porta ce nom avec tant d'honneur; et que jamais vainqueur ne fut
couronné d'une main plus illustre. C'est tout ce que vous dira pour cette
fois,

    Votre, etc.,


Si ce n'est pas trop de hardiesse que de vous demander la Comédie qui a
fait votre guerre, j'oserois vous supplier de me la prêter; afin qu'en
admirant ses beautés, mon frère et moi, admirions encore votre jugement.

    Votre,

  [228] Mlle Paulet, sur laquelle nous reviendrons plus loin, avait
  dû ce surnom à son courage, à sa fierté, et à la nuance dorée de
  ses cheveux. Chapelain avait composé sur elle en 1633 une pièce
  de vers qu'on appelait le _Récit de la lionne_.

  [229] Balzac, qui s'était aussi déclaré pour l'Arioste dans la
  discussion dont nous avons parlé, se prévaut, dans sa lettre du
  15 avril, de l'adhésion de Scudéry, et il ajoute: «Mais que
  cette sœur qui écrit si élégamment et de si bon sens, est digne
  de lui, et qu'elle est à mon gré une personne excellente!
  Prêtez-moi, monsieur, une douzaine de vos paroles, pour lui faire
  le compliment que je lui dois, et dites-lui que si j'étois le
  légitime distributeur de cette immortalité dont vous parlez, elle
  seroit assurée d'en avoir sa part.»


AU MÊME[230].

  [230] Mss de Conrart, in-4º, t. V, p. 277.

    [Mars ou avril 1639.]

    Monsieur,

Après avoir lu la Comédie[231] que vous m'avez fait l'honneur de me
prêter, je ne suis pas assez inconsidérée pour publier hardiment ce que
j'en pense. La médiocrité de mon esprit et mon ignorance sont des
raisons assez fortes pour m'en empêcher. Je vous dirai, pourtant, que si
quelque chose vous pouvoit faire douter de la justice de votre cause,
vous auriez lieu de le faire, dans la seule pensée que Mlle de
Rambouillet, qui, certainement, est la plus excellente personne de mon
sexe, désapprouve une chose que je trouve belle, qu'elle condamne un
intrigue qui me semble admirablement joli, et merveilleusement
conduit[232]; et qu'enfin, elle blâme un ouvrage où je n'aperçois point
de tache, et où le peu de lumière que j'ai me fait découvrir de grandes
beautés. Cette opposition de toutes choses, qui se voit entre l'opinion
de cette admirable personne et la mienne, doit, si je ne me trompe, vous
être suspecte, et vous porter encore une fois à examiner si la raison est
absolument contre elle; ou si, en cette rencontre, elle veut faire
paroître son esprit au préjudice de son jugement, si elle protège le
foible, ou si elle soutient ses sentimens propres; car, pour ne vous
déguiser pas les miens, je ne puis concevoir que vous soyez de parti
contraire; et lorsque je vous assure que je serai toujours du vôtre, je
ne puis m'imaginer que je ne sois pas toujours du sien.

Je suis, Monsieur, votre très humble et très affectionnée servante.

  [231] _I Suppositi._ Cette comédie de la jeunesse de l'Arioste
  n'est guère qu'une imitation de Plaute et de Térence. Mais
  le prologue renferme un certain nombre d'équivoques dont
  on s'explique que la pudeur de Mlle de Rambouillet et de
  quelques-uns de ses amis des deux sexes ait pu prendre ombrage.

  [232] _Intrigue_ était alors du masculin ou des deux genres,
  comme _équivoque_, _rencontre_, _affaire_, _énigme_, etc.


CHAPELAIN A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[233].

  [233] Cette lettre, évidemment relative à la controverse sur les
  _Suppositi_ de l'Arioste, trouve sa place naturelle à la suite
  des deux précédentes. Nous l'empruntons à l'_Isographie_, avec
  une lacune que nous n'avons pu remplir.


    [Mars ou avril 1639.]

    Mademoiselle,

Je n'étois pas bien de mon parti, même devant que d'avoir reconnu que
vous le teniez, et le respect que je dois à la Princesse[234] que j'ai
pour adversaire m'ôtoit la hardiesse de condamner des sentimens dont les
contraires jusqu'ici m'avoient semblé les seuls équitables. Mais à
présent que je vois les miens appuyés de votre autorité et protégés par
la valeur du généreux Astolfe[235] qui a daigné descendre du ciel pour
servir de champion à ma justice, je me détermine et veux bien désormais
être du nombre de mes partisans, pour soutenir ma propre cause, à
laquelle je me suis affectionné depuis seulement qu'elle est devenue la
vôtre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  [234] Mlle de Rambouillet, qu'on appelait souvent la _Princesse
  Julie_ dans sa société.

  [235] Georges de Scudéry. Voyez la lettre déjà citée de Balzac,
  du 15 avril 1639. «C'est un dangereux homme que cet Astolphe,...
  et j'aimerois mieux me réconcilier avec l'Arioste que de me
  battre contre son chevalier. Pour moi, je mets son amitié au
  nombre de mes meilleures fortunes, et suis tout glorieux du
  nouveau témoignage qu'il m'en a rendu. Mais que cette sœur,
  etc.» Suit le passage cité p. 144, note 229.


Ce seroit ici le lieu de vous rendre très-humbles grâces de la part que
vous avez voulu prendre en mes intérêts, si tous les devoirs et toutes
les reconnoissances n'étoient pas comprises dans la qualité véritable que
je prends,

    Mademoiselle, de
    Votre très humble et très obéissant serviteur,
    CHAPELAIN.


MADEMOISELLE DE SCUDÉRY A MADEMOISELLE ROBINEAU[236].

  [236] Mss de Conrart, in-4º, t. XI, p. 189.

  Mlle Robineau, «fille déjà âgée en 1657,» suivant Tallemant. «Elle
  a beaucoup d'esprit, dit le _Grand Dictionnaire des Précieuses_,
  et est des bonnes amies de la docte Sophie (Mlle de Scudéry) qui
  lui fait une confidence générale de tous ses ouvrages.» C'est la
  Doralise du _Grand Cyrus_. Elle habitait le quartier du Marais.

    Rouen, le 5 septembre 1644.

    Mademoiselle,

Je m'étonne assez que vous, qui n'aimez guère les nouvelles et qui ne
voyez jamais les relations de Renaudot[237], ayez souhaité que je vous en
fisse une de mon voyage, qui sans doute n'a rien de si remarquable ni de
si beau que le siége de Gravelines ni que l'action de M. d'Enghien.
Néanmoins, puisque vous le désirez, il faut vous obéir et contenter votre
curiosité par un fidèle récit de tout ce qui m'est arrivé.


  [237] Théophraste Renaudot, fondateur de la _Gazette de France_
  dont il avait obtenu le privilége à la date de 1631, par la
  protection du cardinal de Richelieu.

Je ne m'arrêterai pas toutefois à vous dépeindre exactement la
magnificence de mon équipage, quoiqu'il y ait sans doute quelque chose
d'assez agréable à s'imaginer que les chevaux qui traînoient le char de
triomphe qui me portoit étoient de couleurs aussi différentes que celles
qu'on voit en l'arc-en-ciel: le premier étoit bai, le second étoit pie,
le troisième alezan, et le quatrième gris pommelé; et tous les quatre
ensemble étoient tels qu'il le faudroit à ces peintres qui aiment à faire
paroître en leurs tableaux qu'ils sont savants en anatomie, n'y ayant pas
un os, pas un nerf ni pas un muscle qui ne parût fort distinctement au
corps de ces rares animaux. Leur humeur étoit fort docile, et leur pas
étoit si lent et si réglé, qu'il n'y a point de cardinaux à Rome qui
puissent aller plus gravement au consistoire que je n'ai été à Rouen.
Aussi vous puis-je assurer que le cocher qui les conduisoit a eu tant de
respect pour eux pendant le voyage que, de peur de les incommoder, il a
quasi toujours été à pied. Ce n'est pas qu'il n'y ait lieu de croire
qu'il en usoit aussi de cette sorte pour se divertir et pour nous
désennuyer; car je puis vous dire sans mensonge qu'il aime fort la
conversation, et que de toute la compagnie, lui et moi n'étions pas les
plus désagréables.

Mais, pour vous apprendre de quelles personnes cette compagnie étoit
composée, vous saurez qu'il y avoit avec nous un jeune partisan, déguisé
en soldat pour cacher sa profession, dont le manteau d'écarlate à gros
boutons d'or, les grosses bottes et les grands bas ne convenoient pas
trop bien à l'air de son visage; car enfin, avec tout l'appareil d'un
chevau-léger ou d'un filou, il ressembloit très fort à un solliciteur de
procès. Auprès de celui-ci étoit un mauvais musicien qui, craignant de
mourir de faim à Paris, s'en alloit demander l'aumône en son pays; et
quoique plusieurs personnes eussent beaucoup contribué à son habillement,
il ne lui en étoit pas plus propre. Le chapeau qu'il portoit ayant, à ce
que je crois, été autrefois à M. de Saint-Brisson[238], lui tomboit sur
le nez à cause de la petitesse de sa tête. Son collet ressembloit assez à
un peignoir; son pourpoint étoit à grandes basques, et ses chausses
approchoient fort de celles des Suisses. Enfin plus d'un siècle et plus
d'une nation avoient eu part à cet habit extraordinaire. La troisième
personne de cette compagnie étoit une bourgeoise de Rouen qui avoit perdu
un procès à Paris, et qui se plaignoit également de l'injustice de ses
juges et de la fange des rues. La quatrième étoit une épicière de la rue
Saint-Antoine, qui, ayant plus de douze bagues à ses doigts, s'en alloit
voir la mer et le pays, pour parler en ses termes. La cinquième, tante de
celle-là, étoit une chandelière de la rue Michel-le-Comte, qui, poussée
de sa curiosité, s'en alloit avec elle voir la citadelle du Havre; la
sixième étoit un jeune écolier, revenant de Bourges prendre ses licences,
et se préparant déjà à plaider sa première cause. La septième étoit un
bourgeois poltron qui craignoit toute chose, qui croyoit que tout ce
qu'il voyoit étoit des voleurs, et qui n'apercevoit pas plutôt de loin
des troupeaux de moutons et des bergers, qu'il se préparoit déjà à leur
tendre sa bourse, tant la frayeur décevoit son imagination. La huitième
étoit un bel esprit de Basse-Normandie, qui disoit plus de pointes que M.
l'abbé de Franquetot n'en disoit du temps qu'elles étoient à la mode, et
qui, voulant railler toute la compagnie, en donnoit plus de sujet que
tous les autres. La neuvième étoit mon frère, dont j'allois vous
dépeindre, non pas la mine, la profession ni les habillemens, mais les
chagrins et les impatiences que lui donnoit une si étrange voiture, s'il
n'eût retranché une partie de mon histoire, en obtenant de ma bonté de ne
vous en dire rien.

  [238] Louis Séguier, baron de Saint-Brisson et prévôt de Paris.
  C'était un soupirant de Mlle Paulet, personnage ridicule dont il
  est souvent question dans les chansons du temps.

Une si belle assemblée doit sans doute vous persuader que la conversation
en étoit fort divertissante. Le partisan, quoique se voulant cacher, en
revenoit toujours au sol pour livre. Le musicien, quoique plus incommode
par sa voix que le bruit des roues du coche, vouloit toujours chanter. La
bourgeoise qui avoit perdu sa cause ne faisoit que des imprécations
contre son rapporteur. L'épicière, curieuse de voir le pays, dormoit tant
que le jour duroit, excepté quand il falloit dîner ou descendre des
montagnes. La chandelière ne pouvoit se lasser d'admirer le plaisir
qu'elle auroit de voir dans les magasins de la citadelle une quantité
prodigieuse de mèches qu'elle jugeoit y devoir être, vu le nombre des
mousquets qu'elle avoit ouï dire qu'on y voyoit. Tantôt elle souhaitoit
d'en avoir autant dans sa boutique, tantôt que ce fût elle qui la vendît
à cette garnison. Enfin on peut dire que nous sortîmes du coche fort
honorablement, c'est-à-dire tambour battant par la voix du musicien, et
mèche allumée par notre chandelière, qui, tant que nous marchâmes de
nuit, eut toujours une chandelle à la main pour nous éclairer dans le
coche. Pour le jeune écolier, il ne parloit que de droit écrit, de
coutumes et de Cujas. D'abord je crus que ce garçon déguisoit ce nom et
que c'étoit de feu Cusac qu'il vouloit parler, quoique ce qu'il en disoit
n'y convînt pas; mais je sus enfin que Cujas étoit un ancien docteur
jurisconsulte, que cet écolier alléguoit sur toutes choses. Si l'on
parloit de la guerre, il disoit qu'il aimoit mieux être disciple de Cujas
que soldat; si l'on parloit de voyages, il assuroit que Cujas étoit connu
partout; si l'on parloit de musique, il disoit que Cujas étoit plus juste
en ses raisonnemens que la musique en ses notes; si l'on parloit de
manger, il juroit qu'il aimeroit mieux jeûner toujours que de ne lire
jamais Cujas; si l'on parloit de belles femmes, il disoit que Cujas avait
eu une belle fille[239], et que, quoique vieille, elle n'est point
encore laide. Enfin Cujas étoit de toutes choses, et Cujas m'a si fort
importunée que voici la première et la dernière fois que je l'écrirai et
le prononcerai en toute ma vie. Pour le poltron, il vous est aisé de vous
imaginer que sa conversation ne ressembloit pas à celle d'un gascon, et
que celle du bel esprit avoit beaucoup de rapport avec celle de feu M. de
Nervèze[240].

  [239] Suzanne Cujas, fameuse par ses dérèglements. Elle était née
  en 1587, et Catherinot en nous donnant sa _Vie_, 1664 in-8º, a
  négligé de nous instruire de la date de sa mort. On voit qu'elle
  vivait encore en 1644.

  [240] Antoine de Nervèze, littérateur des plus médiocres, dont
  les vers, dit l'Estoile, se vendaient deux sols sur les quais de
  Paris.

Après cela ne m'en demandez pas davantage, car je n'ai plus rien à vous
dire sinon que je ne dormis point la nuit que je couchai à Magny, que de
ma vie je ne fus si lasse que lorsque j'arrivai à Rouen, non pas comme a
dit magnifiquement M. Chapelain parlant de la lune,

    Dedans un char d'argent environné d'étoiles,

mais oui bien

    Dedans un char d'osier environné de crotte.

Tout à bon, je pense que si je n'eusse eu peur qu'avec l'aide de ces
admirables lunettes que l'on peut quasi dire qui arrachent les astres du
ciel, vous n'eussiez découvert le coche et n'eussiez remarqué une partie
de ce que je viens de dire, je pense, dis-je, que je ne vous en aurois
rien appris, tant cet équipage étoit burlesque. Après vous l'avoir
dépeint si étrange, je n'oserois quasi vous apprendre qu'en ce lieu-là je
me souvenois de vous, de peur que, comme vous avez l'imagination
délicate, vous ne trouviez mauvais que votre image seulement ait été en
un si bizarre lieu. Mais pour vous consoler de cette aventure, j'ai à
vous dire qu'il y avoit aussi bonne compagnie dans mon cœur qu'elle
étoit mauvaise dans le coche; et pour empêcher ces figures extravagantes
d'y faire aucune impression, je l'avois tout rempli de Mlle Paulet, de M.
de Grasse, de Mme Aragonnais, de Mlles ses sœurs, de M. Chapelain, de M.
Conrart, de Mlle de Chalais, de M. de la Mesnardière, de Mme et Mlles de
Clermont et de vous[241]. Si bien que rappelant tout ce que j'aime à mon
secours, je fis en sorte que ce que je pensois d'agréable fût plus
puissant que ce que je voyois de fâcheux; et j'eus plus de joie à me
souvenir de tant d'excellentes personnes, et à espérer qu'elles me
faisoient l'honneur de se souvenir quelquefois de moi, que je n'eus de
peine à souffrir les importunités d'une mauvaise compagnie. Ayez, s'il
vous plaît, la bonté de leur faire agréer cet innocent artifice et de
leur rendre grâce de m'avoir sauvée de la persécution que j'aurois eue,
si elles ne m'avoient pas donné lieu de me souvenir agréablement de tous
les bons offices que j'en ai reçus. Pour vous, Mademoiselle, je ne vous
rends point de nouveaux remercîments, car ne pouvant aujourd'hui vous
parler tout à fait sérieusement, ce sera pour une autre fois que je vous
dirai que personne ne vous connoit mieux ni ne vous estime davantage que
moi, que personne ne vous est plus obligée que je vous la suis, que
personne aussi n'en est plus reconnaissante, et qu'enfin personne ne sera
jamais plus véritablement ni plus sincèrement,

    Mademoiselle,
    Votre très humble et très passionnée servante.

  [241] Nous aurons occasion de revenir sur la plupart de ces noms.


A MADEMOISELLE PAULET[242].

  [242] Mss de Conrart, in-4º, t. XI, p. 185.

  Angélique Paulet, fille de Charles Paulet, inventeur de l'impôt
  dit _la Paulette_, était l'une des plus anciennes amies de Mlle de
  Scudéry, qui l'a peinte dans le _Grand Cyrus_ sous le nom d'Élise.

    En Avignon, le 27 novembre 1644.

    Mademoiselle,

Bien que ce soit l'opinion commune qu'il y a quelque douceur à raconter
les périls passés, je ne vous dirai toutefois que bien vite que nous
avons pensé faire deux fois naufrage sur le Rhône, de peur que, comme
vous avez l'imagination délicate et le cœur sensible pour vos amies,
vous n'eussiez encore un sentiment de douleur pour un accident qui n'est
point arrivé et qui même ne peut plus arriver, étant bien résolue à ne
repasser jamais sur une si fâcheuse rivière. Ce n'est pas que je n'aie
trouvé sur ses rives de quoi me divertir et de quoi vous plaire; car vous
saurez, Mademoiselle, que mon frère et moi ayant été nous promener un
soir que nous étions arrivés à la couchée d'assez bonne heure, il me fit
voir, au lieu où nous étions, des marques de la valeur d'une personne en
qui vous prenez beaucoup d'intérêt. L'hôtellerie où nous étions logés
n'étoit qu'une vieille ruine de maison, où depuis quelque temps on a
remis quelques portes à demi-rompues, et cela au pied d'un grand rocher
et au milieu d'un amas de bâtiments détruits, où à peine voit-on encore
les vestiges d'une ville. Cette sauvage retraite ne me fit pourtant point
murmurer contre ceux qui l'ont rendue telle; au contraire comme ces
funestes ruines sont des monumens éternels pour leur gloire, j'ai
souffert sans m'en plaindre toute l'incommodité d'un si mauvais logement,
par la seule pensée que le Pouzin, qui est le lieu où nous étions, avoit
été autrefois pris par M. d'Aiguebonne[243] que secondoit M. de
Lesdiguières en cette occasion. L'hôte chez qui nous étions, et qui pour
sa condition a assez d'esprit, nous raconta tant de merveilles de sa
conduite et de son courage à la prise de cette place, qu'il y a lieu de
croire que, s'il eût fait cette action du temps qu'on élevoit des
statues à ceux qui faisoient de grandes choses, nous aurions trouvé la
sienne sur les bords du Rhône. J'ai cru, Mademoiselle, que je devois vous
apprendre, et que ce ne seroit pas vous déplaire que de vous dire que, si
M. de Chaudebonne peut légitimement passer pour un saint de la nouvelle
Rome, M. son frère auroit été un des héros de l'ancienne.

  [243] Il avait été lieutenant-général. Lui et son frère cadet, M.
  de Chaudebonne, étaient des familiers de l'hôtel de Rambouillet.

Mais pour m'éloigner promptement d'une rivière où je ne veux plus
retourner, je vous dirai qu'en arrivant ici, la première chose que je
vis, en mettant la tête à la fenêtre, fut M. de Berville, qui étoit logé
de l'autre côté de la rue, et qui étoit près de partir pour Aix. A
l'instant même mon frère le fut voir; mais comme la bienséance ne me
permettoit pas de faire la même chose, et qu'il ne me fit pas l'honneur
de me demander, quoiqu'il n'y eût que quatre pas de lui à moi, ce ne sera
qu'à Marseille que je le verrai, si à votre considération il me fera
cette grâce.

Au reste, Mademoiselle, je ne puis m'empêcher de vous dire qu'étant allés
voir le tombeau de la belle Laure, qui est dans les Observantins d'ici,
il se trouva un religieux de cette maison, ancien ami de mon frère, qui
le pressa longtems de prendre une chambre dans leur couvent, et qui me
proposa d'en prendre une qui touchoit leur cloître, avec la liberté,
moyennant la permission du supérieur, de m'aller promener dans leurs
jardins qui sont tout remplis d'orangers. Je vous laisse à penser,
Mademoiselle, si je fus surprise de cette courtoisie qui m'étoit offerte
à quatre pas d'une maison où logent messieurs de l'Inquisition. Ce bon
religieux, après m'avoir montré le tombeau de Laure et raconté les amours
de Pétrarque, me fit quérir une boîte de plomb que l'on trouva dans un
cercueil où il y a une médaille où est la figure de cette belle, et où
sont des vers écrits de la main de Pétrarque, et d'autres de François
Ier, qui fit refaire ce tombeau. Mais ce qu'il y a de plus surprenant,
c'est que ces bons pères tiennent cette boîte dans le même lieu où l'on
tient les reliques et tout ce qui sert à l'autel. Cependant cela se fait
dans les terres du Pape, et comme je l'ai déjà dit, à quatre pas des
Inquisiteurs. Je vous laisse à juger de quelle humeur doivent être les
dames en un lieu où les religieux les plus réformés agissent ainsi. Tout
à bon[244] cela a quelque chose de si plaisant que l'on ne peut se
l'imaginer, à moins que de l'avoir vu; car pour moi qui ne les ai
rencontrées qu'aux églises, je ne laisse pas de m'imaginer aisément de
quelle façon elles vivent en conversation. Premièrement, il est à
remarquer qu'en tout Avignon je n'ai vu que trois mouchoirs à plus de
mille femmes que j'y ai vues en dévotion; et ce qui est encore de plus
surprenant, c'est que je n'y ai pas vu une seule gorge. Aussi, veux-je
croire que ce n'est que celles qui en ont qui la cachent, et que c'est
par mortification que celles qui n'en ont point se mettent en état que
personne n'en puisse douter. Mais je ne songe pas que je ne vous
entretiens que de folies; pardonnez cette liberté à une personne qui vit
sans contrainte avec vous, et qui ne se pique pas de bel esprit en vous
écrivant. Comme nous devons partir demain et qu'il est tard, je ne vous
dirai plus rien, si ce n'est que je suis très humble et très obéissante
servante de Mme et de Mlles de Clermont[245], très passionnée de Mlle de
Chalais, très humble de M. Chapelain et de M. de la Mesnardière, et que
ce sera bientôt de Marseille que je vous offrirai les complimens de mon
frère et que vous recevrez ceux de

    Votre très humble et très affectionnée servante, etc.

  [244] Locution familière à l'auteur.

  [245] La marquise de Clermont d'Entragues et ses deux filles,
  Louise et Marie de Balzac.


A LA MÊME[246].

  [246] Mss de Conrart, in-4º, t. XI, p. 173.

    Marseille, 13 décembre 1644.

    Mademoiselle,

Enfin, après avoir plusieurs fois pensé faire naufrage, je suis arrivée
au port de Marseille assez heureusement. Mais quelque douceur que l'on
puisse trouver à se reposer après la fatigue d'un long voyage, je n'en ai
néanmoins point senti de plus grande que celle que je trouve à m'imaginer
que du moins je ne m'éloigne plus de vous. Cette pensée a certainement
quelque chose qui flatte mon esprit, qui le délasse et qui le console
plus que tous les divertissements que l'on tâche de me donner aux lieux
où je suis. Ce n'est pas que je n'aie trouvé à Marseille toute la
civilité et toute la courtoisie possible, et comme je sais que vous
n'êtes pas marrie de savoir tout ce qui arrive à mon frère et à moi, il
faut que je vous rende compte de quelle façon l'on nous traite ici. Vous
saurez donc, Mademoiselle, que nous avons trouvé en Mme de Mirabeau[247]
une des meilleures et des plus obligeantes femmes du monde; car elle ne
sut pas plus tôt que nous étions ici, qu'elle et Mme de Morge, sa sœur,
vinrent pour nous obliger de prendre leur maison; mais comme nous ne le
voulûmes pas faire, elles se virent contraintes de nous instruire de la
coutume de la ville, qui est d'être trois ou quatre jours sans sortir
pour attendre les visites de ceux qui veulent nous en rendre. Et comme
nous avions quelque répugnance à suivre cet ordre, elle nous dit que tout
le monde de Marseille se tiendroit outragé et croiroit que nous ne
voudrions pas le voir, si nous en usions autrement. Le lendemain donc, et
quatre jours depuis, mon frère et moi avons gardé la chambre. A vous dire
le vrai, ce n'a pas été sans voir de plaisantes choses; car, pour vous
les dire comme elles se sont passées, je ne pense pas qu'il y ait un seul
homme de quelque considération dans Marseille qui n'y soit venu, soit
des gentilshommes, des consuls, des officiers de galère, des juges, des
ecclésiastiques, des avocats, des marchands, des matelots et même des
forçats; et pour les femmes, le nombre en est si grand que j'ai été
contrainte d'en faire un rôle, qui présentement se monte à quarante-deux
maisons différentes, où il faut que j'aille, qui veulent dire plus de
quatre-vingts personnes qu'il faut demander.

  [247] Ce devait être Anne de Pontevez, mariée en 1620 à Thomas,
  marquis de Mirabeau.

Je vous laisse à juger, Mademoiselle, si, de l'humeur dont je suis, je
n'ai pas là une occupation bien divertissante. Mais ce qu'il y a de rare
est que, de tout ce grand nombre de femmes, il n'y en a pas plus de six
ou sept qui parlent françois; si bien que cela fait une si plaisante
conversation que, si je vous la pouvois dépeindre, je vous en ferois
rire. J'ai toutefois cet avantage, sans que je puisse dire comme je l'ai
acquis, que j'entends assez bien le provençal, et qu'ainsi je ne laisse
pas de les entretenir, mais c'est d'une manière si plaisante qu'il faut
l'avoir vu pour le comprendre. Le plus fâcheux est qu'il les faut
conduire jusques au milieu de la rue, et qu'à chaque porte il faut une
heure de compliment. J'espère toutefois n'être pas longtemps en cette
peine; car, comme elles passent toutes leur vie à jouer à un jeu qui
s'appelle le basècle, que sans doute elles aiment pour son antiquité, et
qu'il n'y en a que trois ou quatre qui ne jouent que par complaisance,
quand je leur aurai rendu leurs visites, je pense qu'elles me laisseront
en repos, du moins le souhaité-je ainsi. Après ces quatre jours de
cérémonie, Mme de Mirabeau nous a traités magnifiquement. Elle a été
imitée de quelques autres, un desquels nous a donné à dîner avec une
prodigalité de Montoron[248]; car enfin il y avoit six services
admirablement beaux et bons: les perdrix, les bisques, les ortolans, les
entremets, les gelées, les conserves, les muscats, les hypocras, les
limonades, les fruits et les confitures sèches et liquides y étoient avec
une abondance inconcevable. Mais, après tout, au milieu de ce paradis des
Turcs, je disois en moi-même, en songeant à vous, un vers que Malherbe a
dit autrefois, parlant de Mme d'Auchy[249]:

    Où Caliste n'est pas, c'est là qu'est mon enfer.

  [248] Montauron, financier connu par son faste et par la dédicace
  de _Cinna_.

  [249] La vicomtesse d'Auchy célébrée par Malherbe.

Tout à bon, Mademoiselle, je n'ai point surpris mon esprit avec un moment
de plaisir tranquille depuis que je suis hors d'auprès de vous. Mais,
pour n'oublier rien à vous dire, vous saurez encore que le lieutenant que
mon frère a mis à Notre-Dame-de-la-Garde, et qui est un assez honnête
homme et assez riche, nous y a aussi donné à dîner le premier jour que
nous y avons été. Je ne vous dépeindrai point, s'il vous plaît, cette
cérémonie qui ne vous ferait point ouïr le bruit des canons, car la
distance des lieux ne le permet pas; mais je vous dirai qu'en vérité
Notre-Dame-de-la-Garde est le plus beau lieu de la nature par sa
situation. De la façon dont la place est disposée, il y a quatre aspects
différents qui sont admirables. D'un côté, l'on a le port et la ville de
Marseille sous ses pieds, et si près, que l'on entend les hautbois de
vingt-deux galères qui y sont; de l'autre, l'on découvre plus de douze
mille bastides, pour parler en termes du pays; du troisième, on voit les
îles et la mer à perte de vue; et du quatrième, sans rien voir de tout ce
que je viens de dire, on n'aperçoit qu'un grand désert tout hérissé de
pointes de rochers, et où la stérilité et la solitude sont aussi
affreuses que l'abondance est agréable de tous les autres endroits.
Aussitôt que je fus arrivée à ce bel hermitage, ma première pensée fut de
demander au prieur de Notre-Dame-de-la-Garde, qui nous y dit la messe, où
étoit le tombeau de feu M. de Mévouillon[250]; et comme il me l'eut
montré, ma première dévotion fut pour cet illustre mort.

  [250] La baronnie de Méouillon, Mévouillon ou Mévolhon
  (_Medullio_ en latin), était une des plus anciennes de la
  Provence. Il s'agit probablement ici de Bon, baron de Mévouillon,
  gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde en 1591, et qui joua un rôle
  important dans les troubles de Marseille à cette époque.

Vous me ferez, s'il vous plaît, la grâce de dire à Mlles de Clermont que,
n'étant pas en lieu de leur pouvoir rendre d'autres devoirs, j'ai du
moins rendu ce pieux office à un de leurs devanciers. Je me serois donné
l'honneur de leur écrire, aussi bien qu'à Mme leur mère, sur la perte
qu'elles ont faite; mais je vous avoue ma foiblesse: il y a si longtemps
que la mort est introduite dans le monde et qu'il y a des gens qui en
écrivent et qui en parlent, que je ne trouve plus rien à en dire.
Sincèrement, Mademoiselle, je ne sais si j'ai déjà pris le mal du pays,
mais j'ai l'esprit si fainéant, si grossier et si stupide, qu'il m'a été
impossible d'oser entreprendre d'écrire deux lettres sur ce sujet. Mais,
pour réparer ce manquement, il faudroit que vous m'apprissiez qu'il fût
arrivé un grand bonheur à ces excellentes personnes; car je ne doute
point que l'extrême joie que j'en aurois ne me fît trouver l'art de leur
témoigner et de leur persuader que je suis certainement une de leurs plus
passionnées servantes. En attendant cette agréable nouvelle, vous me
ferez la faveur de les assurer de la continuation de mon très humble
service, et vous me ferez aussi la grâce de faire encore mes complimens à
M. Conrart. Pour M. Chapelain, quoi que vous m'en disiez, il n'est point
jaloux de lui; c'est une flatterie que vous m'avez écrite, qu'il
désavoueroit sans doute, s'il la savoit. Il y a deux choses qui font
qu'il ne le sauroit être: l'une, de ce qu'il est assuré du rang qu'il
tient dans mon esprit, et l'autre, que je ne suis pas assez bien dans le
sien. Vous savez, Mademoiselle, que cette passion en dit une autre; c'est
pourquoi songez une autre fois un peu mieux à expliquer ses véritables
sentiments. Quand j'aurai rendu une partie des visites que j'ai à faire,
peut-être lui demanderai je un peu plus sérieusement la continuation de
son amitié; car, pourvu que je ne lui écrive qu'une fois ou deux en un
an, je pense que _la Pucelle_ n'aura pas sujet de s'en plaindre.

Au reste, Mademoiselle, je vous demande pardon si je vous entretiens si
longtems, et de choses si peu raisonnables; mais songez que vous êtes ma
plus grande consolation dans mon exil. J'ai eu une douleur extrême de
n'avoir point reçu de vos nouvelles par cet ordinaire. Je sais que c'est
être inconsidérée que d'abuser de votre loisir comme je fais; mais vous
êtes bonne, vous me l'avez permis, et j'en ai grand besoin. Faites donc,
s'il vous plaît, lorsque vous ne pourrez pas me faire la faveur de
m'écrire, que M. Major m'apprenne, au moins par un billet, l'état de
votre santé, afin que mon imagination ne me fasse pas sentir des malheurs
qui ne me sont peut-être pas arrivés. Si je suivois l'intention de mon
frère, j'allongerois encore ma lettre pour vous persuader fortement qu'il
est votre serviteur très-humble et très-passionné; mais comme l'heure me
presse, je ne vous dirai plus rien, sinon que je suis toujours de toute
mon âme,

    Mademoiselle,
    Votre très-humble et très-obéissante servante.


A MADEMOISELLE DE CHALAIS[251].

  [251] Mss de Conrart, in-4º, t. XI, p. 181.

  Mlle de Chalais était dame de compagnie de la marquise de Sablé et
  amie intime de Mlle de Scudéry et de Mlle Paulet.


    A Marseille, le 13 décembre 1644.

Comme Mlle Paulet connoit mon cœur, et qu'elle sait la tendresse que
j'ai pour vous et le plaisir que je sens à recevoir de vos nouvelles,
elle m'avoit fait espérer par l'autre ordinaire que vous m'en donneriez
par celui-ci; et je m'étois entretenue si agréablement en cette attente,
que la privation d'un bien qui m'est si cher m'a donné plus de douleur
que l'espérance ne m'avoit donné de joie. J'ai pourtant été assez
équitable pour ne vous accuser pas; j'ai eu du déplaisir, mais je n'ai
pas eu de colère, et si j'ai eu quelque injustice, ça été contre
l'aimable personne qui m'avoit promis un si grand plaisir.

Ne vous imaginez pourtant pas, ma chère amie, que ce désir extrême que
j'ai d'avoir quelquefois de vos lettres soit un effet de la foiblesse de
mon amitié, et qu'elle ait absolument besoin de ces petits soins pour se
maintenir; non, ce n'est point là ma pensée, et quand vous ne me diriez
jamais que vous avez de l'affection pour moi, puisque vous me l'avez dit
une fois, je ne laisserois pas de le croire. Mais la véritable raison qui
fait que je le souhaite avec tant d'ardeur, est que je prévois bien que
j'aurai grand besoin de ce secours pour adoucir l'ennui de mon exil. Je
vous avoue ingénûment que je n'ai point l'esprit assez stupide pour
m'accoutumer facilement avec ceux qui le sont, et que je ne l'ai pas non
plus assez fort ni assez rempli pour trouver en moi-même de quoi me
satisfaire. Je suis demeurée en une certaine médiocrité qui ne sert qu'à
faire connoître le mal, mais qui ne le surmonte pas. Si j'étois de
l'humeur de ceux qui aimeroient mieux être l'admiration des sots que de
ne l'être de personne, je pourrois peut-être assez facilement imposer une
partie de ce que je voudrois aux gens de ce pays-ci, étant certain que
parce que je viens de Paris, ils ont assez d'inclination à approuver tout
ce que je fais; mais comme je n'ai pas l'humeur tyrannique, et que, si je
régnois, je voudrois régner légitimement, je n'apporterai nul soin à
l'établissement d'un empire si peu glorieux, et qui seroit si mal acquis.
Dans les choses de l'esprit, ce n'est pas assez de vaincre, il faut
encore que ceux que l'on surmonte soient eux-mêmes capables d'en
surmonter d'autres, et c'est enfin aux vaincus à faire la principale
gloire des victorieux. Si les Espagnols, en conquêtant les Indes, avoient
eu des ennemis redoutables, ils auroient égalé la gloire des plus
illustres héros; mais parce qu'ils ont tué à coups de canon des hommes
qui ne se défendoient point, et qui même ne se pouvoient défendre,
puisqu'ils n'avoient point d'armes, ils passent plutôt parmi le nombre
des usurpateurs que des conquérants. Souffrez, s'il vous plaît, cette
comparaison historique d'une personne qui ne vous l'auroit pas écrite, si
elle étoit seulement à cinquante lieues plus près de Paris, mais qui
pense avoir droit de vous parler de cette manière dans une ville où il se
trouve une demoiselle[252] belle et jeune, qui dans ses conversations
ordinaires, cite souvent, si j'ai bien retenu, Trismégiste, Zoroastre et
autres semblables messieurs qui ne sont pas de ma connoissance.
Sérieusement, c'est dommage que la personne dont je vous parle n'a été
élevée dans le monde, étant certain que c'est un des plus beaux naturels
de femme que j'aie jamais remarqué en aucune femme de province. Elle est,
comme je vous l'ai déjà dit, belle, jeune et de bonne mine; elle parle
françois comme si elle étoit née à Paris, et naturellement elle est fort
éloquente; elle entend l'espagnol, l'italien, le latin et même le grec;
elle est fort douce, fort civile et de fort bonne maison. Cependant,
parce qu'elle n'a pas l'art de cacher une partie des trésors qu'elle
possède à des gens qui ne la connoissent pas, ils prennent pour du verre
et pour du cuivre de l'or et des diamants; et l'injustice qu'on lui fait
ici est si grande que je n'oserai la voir souvent, de peur de me charger
de la haine publique.

  [252] Mlle Diodée. Voy. la _Notice_, p. 26 et suiv.

Jugez, d'après cela, ma chère, si j'ai raison d'implorer votre secours en
un lieu où il n'est pas même permis de jouir du seul bien qui s'y
trouve. Ne me refusez donc pas, je vous en supplie, et si ce n'est point
trop vous demander, ayez quelquefois la bonté d'assurer Mme la
marquise[253] que de toutes celles qui ont de la vénération pour elle, je
suis la plus passionnée pour son service, et qu'en cette considération il
me doit être permis de porter la glorieuse qualité de sa très-humble et
très-obéissante servante. Et comme je suis privée d'entretenir les
personnes que j'aime, faites au moins que j'aie la satisfaction de savoir
qu'elles s'entretiennent quelquefois de moi. Parlez-en donc avec notre
chère Angélique[254], avec Mlle Robineau, avec M. Conrart, avec M.
Chapelain, et si vous jugez que Mme de Motteville et Mlle sa sœur[255]
ne m'aient pas oubliée, assurez-les que j'eus un extrême regret de partir
sans leur dire adieu; mais comme elles n'étoient pas à Paris, c'est un
malheur dont je ne suis pas coupable. Quand je serai un peu
désembarrassée d'un nombre infini de visites qu'il faut que je rende, je
me donnerai l'honneur de leur écrire et de les assurer que je suis
toujours leur très-humble servante.

  [253] De Sablé.

  [254] Mlle Paulet.

  [255] Mme de Motteville a rendu hommage à Mlle de Scudéry dans
  ses _Mémoires_. 1855, t. III, p. 239.--Sa sœur, Mlle Bertaut,
  avait été surnommée _Socratine_ à cause de sa sagesse et de sa
  douceur.

Adieu, je suis si pressée que je n'ai pas le temps de relire ma lettre.
Pardonnez-moi donc toutes les fautes que j'y aurois peut-être corrigées,
et toutes celles aussi que je n'y aurois pas remarquées. Après cette
protestation d'imprimeur, je n'oserai quasi vous dire que je suis votre
très-humble et très-passionnée servante, etc., etc.


A MADEMOISELLE PAULET[256].

  [256] Mss de Conrart, in-4º, t. XI, p. 161.


    Marseille, 27 décembre 1644.

    Mademoiselle,

Vous pouvez juger par l'inquiétude que je vous ai témoigné avoir de votre
silence, combien votre lettre m'a donné de joie. Elle a été si grande,
que ceux qui me l'ont vue recevoir et qui me l'ont vue lire ont cru que
l'on m'avoit mandé que l'on me donnoit pour le moins cent mille écus; car
comme les gens d'ici ont l'esprit fort intéressé, ils ne sont sensibles
aux plaisirs que lorsqu'ils leur sont utiles. Mais après leur avoir dit
que votre lettre ne m'apprenoit rien de plus agréable que la continuation
de l'amitié de la personne qui me l'écrivoit, il a fallu, pour me
justifier auprès d'eux, leur faire voir votre nom, tant il est vrai que
la joie que j'ai eue a été grande, et tant il est vrai qu'ils ont eu
peine à croire que, ne s'agissant ni d'amour ni d'avarice, il fût
possible que j'eusse tant de satisfaction d'une lettre d'une de mes
amies. Jugez de là, Mademoiselle, à quel point l'amitié est connue ici,
et si vous devez craindre que je vous fasse infidélité. Cependant, je
vous dirai que comme l'on ne change pas son destin en changeant de
lieux, et que ceux qui sont malheureux, le sont partout, il y a lieu de
craindre que nous ne puissions pas faire mettre Notre-Dame-de-la-Garde
sur le pays[257]. Ce n'est pas que la chose ne dépende pas absolument de
M. le comte d'Alais[258], mais c'est que nous venons d'apprendre que
l'assemblée générale du pays est terminée au second de janvier, et
qu'ainsi il sera impossible de tirer utilité des bons offices de M.
Chapelain. Mon frère et moi ne laisserons pas de lui en être infiniment
redevables; car ce n'est pas par les événements, mais par les intentions,
qu'il faut mesurer les obligations que nous avons à nos amis. A la
première occasion, je lui en témoignerai notre reconnoissance; mais, en
attendant, si vous le voyez, vous l'assurerez de l'estime et de l'amitié
particulière que mon frère et moi avons pour lui. Après cela, je vous
dirai que nous ne laisserons pas de tenter la chose; car autrement il
faudroit attendre encore un an; car, bien qu'il ne se tienne plus d'États
généraux en Provence, et que ce ne soit plus qu'une assemblée de quelques
consuls qui délibèrent de toutes choses, néanmoins, comme cette assemblée
ne se tient qu'une fois l'année, si nous laissions passer celle-ci, cela
nous mèneroit trop loin. A vous dire la vérité, je n'en attends rien;
mais quand on a fait ce que l'on peut, il faut se mettre en repos et
prendre patience. Quoi qu'il en arrive, je vous le manderai.

  [257] C'est-à-dire aux frais de la province.

  [258] Louis-Emmanuel de Valois, comte d'Alais, nommé gouverneur
  de Provence en 1637.

Cependant, n'attendez pas que je puisse payer vos nouvelles par d'autres;
car il n'y a rien ici qui puisse vous divertir. Ce n'est pas que si je
pouvois dépeindre la beauté de l'hiver de Marseille, je ne vous fisse un
tableau assez agréable et que je ne vous fisse avouer qu'il fait honte au
printemps de Paris. L'hiver qui, aux lieux où vous êtes, est tout hérissé
de glaçons, est ici couronné de fleurs. Sincèrement, Mademoiselle, à
l'heure même que je vous parle, l'on vient de m'envoyer des bouquets
d'anémones, d'œillets, de narcisses, de jasmin, de fleurs d'orange, plus
beaux que Mlle de Lorme n'en porte au mois de mai; et ce qu'il y a de
commode ici est que l'on fait des visites à la fin de décembre, sans
avoir besoin de feu, que l'on se promène sur le port comme l'on se
promène aux Tuileries en juillet, qu'il ne pleut qu'en deux mois une
fois, et que le soleil y est toujours aussi pur et aussi clair que dans
la saison où il fait naîre les roses. Mais le mal est que pour jouir de
tous ces plaisirs innocents, il faut souffrir d'autres incommodités, et
que l'on ne peut s'approcher de l'Orient sans s'éloigner de Paris. Je
pourrois encore vous dire que la plus belle chose que l'on puisse voir
est les galères, le jour de Noël, qu'elles ont toutes leurs tentes, leurs
pavillons et leurs banderoles de cent couleurs différentes; mais cela
seroit mieux de la main d'un peintre fameux que de la mienne. Au reste,
Mademoiselle, il n'est pas jusques aux paroles qui ne perdent ici
quelque chose de leur grâce et de leur agrément. Le nom d'esclave, qui
est quelquefois si galamment placé et dans des vers d'amour et dans les
romans, ne remplit ici l'imagination que de grosses chaînes de fer, de
bonnets rouges, de camisoles bleues, de têtes pelées, de mines de Turcs
et d'autres semblables choses, puisque l'on ne s'en sert jamais que pour
parler de trois ou quatre mille forçats que l'on voit toujours sur le
port.

Je vous en dirois davantage, mais comme vous saurez que nous avons changé
de maison afin d'être plus près de Mme de Mirabeau[259], toutes les dames
de la rue, pour recommencer leurs civilités à l'usage du pays, entrent
présentement dans ma chambre pour me dire que je suis la bienvenue.
Adieu, je suis de si mauvaise humeur de ce qu'elles m'interrompent dans
le dessein que j'avois de vous dire encore plus de cent choses, que je
les recevrai si mal que j'espère qu'elles n'y reviendront plus. Il faut
pourtant encore que je salue Mme et Mlles de Clermont, que je vous offre
les compliments de mon frère, et que je vous die que je suis votre
très-humble et très-passionnée servante.

  [259] L'hôtel de Mirabeau était situé place de Lenche à Marseille.


A MADEMOISELLE ROBINEAU[260].

  [260] Mss de Conrart, in-4º, t. XI, p. 147.

    Marseille, 3 janvier 1645.

    Mademoiselle,

Si vous avez dessein de m'instruire par votre exemple et de m'accoutumer
à ne vous écrire qu'une fois tous les mois, je vous supplie de me faire
l'honneur de m'en avertir; car, à moins que vous m'appreniez votre
intention, elle ne réussira pas, parce que, comme je vous écris
principalement pour me conserver en votre mémoire, moins vous m'écrirez,
et plus je vous écrirai, afin de vous empêcher de m'oublier. Faites-moi
donc, s'il vous plaît, la faveur de me dire sincèrement si vous avez
dessein que j'imite votre silence; car, après cela, je tâcherai de
m'accommoder à votre humeur. Je vous écrirai de petites lettres, et vous
n'en aurez que deux ou trois tous les ans, et de cette sorte, si elles ne
sont belles, elles seront rares; si elles ne sont divertissantes, elles
ne seront pas incommodes, et si elles ne vous font passer quelque temps
agréablement, elles ne vous en déroberont guère. Voilà, Mademoiselle, ce
que je vous puis dire sur ce sujet, attendant vos ordres, que je
n'observerai pas plus exactement que vous observez les promesses que vous
m'aviez faites de me donner de vos nouvelles toutes les semaines; car,
pour vous parler sans déguisement, il n'est rien qui puisse vous
empêcher, tant que je ne serai pas malade, d'avoir une lettre de moi tous
les ordinaires; car, si vous m'écrivez, je n'ai pas assez d'incivilité
pour ne vous répondre point, et si vous ne me répondez pas, je n'ai point
assez de patience pour m'empêcher de vous en gronder. Enfin,
Mademoiselle, résolvez-vous à ce malheur, puisqu'il est inévitable. Au
reste, ne vous imaginez point que peut-être je ne trouverai pas toujours
de quoi vous entretenir, et que par cette raison je vous laisserai en
repos. Les rives de la mer Méditerranée ne sont pas si désertes et si
stériles que l'on n'y puisse trouver quelque chose à l'usage de Paris. La
tempête amène quelquefois sur ses bords des gens qui savent parler
françois, et qui n'ont rien de la rudesse du pays. Il se trouve ici des
pèlerins de toutes les parties du monde, et par conséquent je ne
manquerai pas de matière à vous écrire. Je pourrois même dire que
j'aurois de quoi vous faire d'agréables présents si vous étiez d'humeur à
en recevoir. Mais, quoique je sache bien que vous aimez mieux en faire
que d'en accepter, je veux toutefois vous en offrir un aujourd'hui; mais
auparavant que je vous dise ce que je vous envoie, je vous supplie
d'essayer de deviner; et pour aider même à votre imagination, je vous
dirai que ce ne sont ni des oranges, ni des citrons, ni des olives, ni
des figues, ni des raisins, ni de l'eau de fleurs de jasmin, ni des
branches de coral, ni des tapis de Turquie, ni des étoffes de Chine, ni
des perles, ni des émeraudes, ni des diamants, mais quelque chose de
plus rare en ce pays-ci que tout ce que je viens de dire. Et pour vous
expliquer cet énigme, ce sont des vers de M. Boissat-l'Esprit[261], qu'il
a faits ici en revenant de la Sainte-Baume. Je vous proteste,
Mademoiselle, que depuis plus de quatre siècles l'on n'a vu de semblable
marchandise sur le port de Marseille; aussi est-ce pour cela que je
l'envoie à Paris. Vous en ferez part à M. Chapelain, et comme votre ami,
et comme le mien, et comme celui de M. Boissat. Je ne vous dis point ce
que j'en pense; car je ne m'y connois plus du tout; il me suffit de
savoir que ce sonnet est d'une personne de beaucoup d'esprit et de
beaucoup de dévotion présentement, pour croire qu'il est digne de vous,
et que du moins par là ma lettre ne vous ennuiera pas[262]............

  [261] Pierre de Boissat, qu'on avait en effet de son temps
  surnommé _Boissat-l'Esprit_, naquit en 1603 et mourut en 1662. Il
  fut un des premiers membres de l'Académie française.

  [262] Nous supprimons le sonnet assez médiocre de Boissat, ainsi
  que des fragments, prose et vers, d'une lettre de Georges de
  Scudéry à Mme de Tournon.

Si j'avois aussi bien retenu la prose que les vers, je vous l'aurois
envoyée, car elle étoit assez galante pour cela. Pour la mienne, on n'en
peut pas dire autant; c'est pourquoi je ne la continuerai pas davantage
pour aujourd'hui; aussi bien, ayant le dessein que j'ai, n'est-il pas
juste d'en dire tant en un jour, et il suffira que je vous assure en
françois, et même, si vous le voulez, en provençal que, _siou vuestra
serventa affettionada_.

M. votre père, Mme Aragonnais[263] et Mlles Boquet[264] sauront que je
suis leur servante, et vous saurez, s'il vous plait, que mon frère est
votre serviteur très-humble. Je vous demande pardon si ma lettre est si
brouillée, mais je vous l'écris avec tant de précipitation que je ne sais
quasi ce que je dis.

  [263] Mme Aragonnais était la veuve d'un trésorier des gardes
  françaises. Elle habitait le Marais, et appartenait, comme Mme
  Cornuel, aux rangs les plus élevés de la bourgeoisie parisienne.
  Sa fortune, qui était assez considérable, lui permit de marier sa
  fille à Michel d'Aligre, un des fils du premier chancelier de ce
  nom. Mlle de Scudéry a fait de Mme Aragonnais un séduisant
  portrait sous le nom de Philoxène dans le _Grand Cyrus_. Tome
  VII, livre III, page 1046.

  [264] Les deux demoiselles Boquet étaient des amies particulières
  de Mlle de Scudéry et des habituées assidues du Samedi. Voici ce
  qu'en dit Somaize dans son _Grand Dictionnaire des Précieuses_:
  «Bélise et sa sœur sont deux précieuses âgées qui jouent fort
  bien du luth et qui ont une grande habitude à toucher les
  instruments. Elles logent aussi au quartier de l'Éolie (_le
  Marais_), qui est le lieu où les précieuses âgées font le plus de
  bruit.»


CHAPELAIN A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[265].

  [265] Cabinet de M. A. Chauveau.

    Paris, 19 janvier 1645.

    Mademoiselle,

Je vous écris par le commandement de Mlle Robineau, je dis par son
commandement, sans qu'elle m'ait laissé la liberté de ne le pas faire,
afin que si vous vous trouvez incommodée de ma lettre, vous n'en sachiez
mauvais gré qu'à celle qui m'a forcé de la faire, et qui, comme vous
savez, a droit de commander et pouvoir de forcer. Avec tout cela, encore
que je vous écrive par force, je ne laisse pas de vous écrire avec
plaisir, et plus que si je le faisois de mon consentement propre, lorsque
je pense que je ne suis pas obligé à vous répondre de mes mauvaises
écritures, et qu'un autre que moi portera le blâme de ce que j'y aurai
mal dit. J'ai plaisir, Mademoiselle, à vous faire souvenir de l'estime
extraordinaire que je fais de votre esprit et de votre vertu, et du
ressentiment que j'ai toujours de la part que vous m'avez accordée en
votre bienveillance, qui est sans doute le plus riche présent que vous
puissiez me faire, vu la noblesse de votre âme et la bonté de votre
cœur. J'ai plaisir à vous rendre grâces de ce que je me trouve
quelquefois dans les lettres que vous écrivez, tantôt à l'excellente
personne dont j'exécute ici les ordres, tantôt à son excellente voisine,
comme à celles qui partagent votre temps et votre amitié. Enfin, j'ai
plaisir à vous dire que ces lettres mêmes, bien qu'écrites dans la
précipitation des courriers, sont si naturelles et si éloquentes tout
ensemble, qu'elles pourroient donner jalousie à notre ami
d'Angoulême[266], et qu'elles donnent très-grande satisfaction à tous
ceux qui les voient à Paris. Par là, Mademoiselle, vous voyez que la
force que l'on m'a faite est bien agréable, et non pas de celle pour
lesquelles on met les gens en procès et demande réparation en justice.

  [266] Balzac.

J'ai quelque honte de passer de ce discours à un autre et de vous dire
que je me suis acquitté de ma promesse auprès de M. de Berville, de
crainte qu'il ne vous semble que je vous le veux faire valoir. Mais
puisque je vous l'ai déjà dit, je vous dirai encore que j'avois envoyé
une copie de ma lettre à votre généreuse amie pour vous la faire tenir,
ou du moins pour avoir en elle un témoin irréprochable de mes soins aux
choses qui regardent votre service. J'ai depuis su d'elle qu'elle avoit
pris le dernier parti comme le plus sûr et le plus raisonnable, et
j'avoue qu'elle m'a fort obligé, m'épargnant par ce moyen la nécessité de
rougir devant vous pour n'y avoir pas assez bien parlé de votre mérite.
La même judicieuse personne se voulut bien charger ces jours passés de
vous envoyer quelques vers que j'ai donnés à la mémoire de l'incomparable
Mme de Lalane[267]; mais, Mademoiselle, vous envoyer des vers, c'est
envoyer de l'eau à la mer, c'est vous donner ce que vous avez chez vous
en abondance. Que si vous en faites la modeste pour votre regard, vous
l'avouerez bien au moins pour celui de monsieur votre frère, qui est un
océan de poésie plus découvert que n'est le vôtre et qui est si plein de
ce côté-là qu'on ne sauroit l'accroître, quelque chose que l'on y
verse[268]. Il est vrai aussi que je vous envoyai ces vers comme les
fleuves envoient leurs eaux à la mer, non pas pour enfler votre richesse,
mais pour vous rendre le tribut et l'hommage que vous doivent tous ceux
qui font profession d'honorer le mérite et la vertu. Ceux de M. de
Boissat que j'ai vus dans votre lettre sont bons, mais ceux de monsieur
votre frère sont meilleurs, sans doute, et vous voyez bien que c'est mon
jugement qui prononce et non pas mon amitié, et qu'en ce sentiment il n'y
entre ni complaisance ni cajolerie. Mais c'est trop vous mal entretenir,
et vous auriez encore plus de sujet de vous en plaindre si je ne vous
assurois que par la patience que vous avez prise de lire cette lettre
jusqu'au bout, vous êtes quitte de me lire de toute cette année, et que
jusqu'en six cent quarante-six vous n'aurez à craindre aucune semblable
persécution,

    Mademoiselle,
    De votre très-humble et très-obéissant serviteur
    CHAPELAIN.

  [267] Mlle Marie Galtelle Desroches avait épousé Pierre de
  Lalane, qui faisait sa principale occupation de la littérature et
  de la poésie. Après cinq ans de mariage, Lalane perdit cette
  femme aussi belle que spirituelle. Il célébra sa mort par des
  vers qui sont insérés dans ses Œuvres, qu'on réunit en général à
  celles de Montplaisir.

  [268] On connaît les vers de Boileau:

    Bienheureux Scudéry dont la fertile plume, etc.


MADEMOISELLE DE SCUDÉRY A MONSIEUR CHAPELAIN[269].

  [269] Mss de Conrart, in-4º, t. XI, p. 147.

    Marseille, 31 janvier 1645.

    Monsieur,

Bien que tout ce qui part de Mlle Robineau me soit extrêmement cher, et
que, selon mes sentiments, elle augmente le prix des plus précieuses
choses du monde lorsqu'elles passent par ses mains, il est toutefois
certain que votre lettre m'auroit donné plus de joie si je l'eusse reçue
comme une simple marque de votre souvenir, que comme une preuve de votre
obéissance pour elle, et je lui suis déjà si redevable de ses propres
bienfaits, que j'aurois volontiers souhaité qu'elle n'eût point eu de
part aux vôtres. Ce commandement que vous dites qu'elle vous a fait de
m'écrire, marque si clairement l'absolu pouvoir qu'elle a sur vous et le
peu que j'y en ai, que, si je voulois, j'aurois quasi autant de sujet de
me plaindre de l'honneur que vous m'avez fait, que de vous en remercier;
car enfin, une personne à qui vous devez la connoissance de Mlle Robineau
ne devoit point lui devoir la grâce que vous m'avez fait de m'écrire. Je
sais qu'elle a plus de mérite que moi, et qu'ainsi vous la devez plus
estimer; mais cela n'empêche pas qu'il n'y ait quelque injustice que vous
ne vous souveniez de moi que lorsqu'elle vous le commande. Enfin,
Monsieur, lorsque vous me voudrez faire cet honneur, écoutez votre
inclination, et n'écoutez plus Mlle Robineau; donnez-moi vos sentiments
tout purs sans les mêler avec les siens, et souvenez-vous de moi pour
l'amour de moi et non pour l'amour d'elle[270]. Vous trouverez peut-être
que j'ai beaucoup d'orgueil pour avoir si peu de mérite; mais
souvenez-vous que l'amitié a ses délicatesses et ses jalousies aussi bien
que l'amour, et que celle que j'ai pour vous est trop noble et trop
généreuse pour recevoir vos civilités d'une autre main que de la vôtre,
et pour prendre part à des choses où elle n'en a point. Je ne m'étonne
pas, toutefois, si vous aviez tant de peine à vous résoudre de m'écrire;
car puisque mes amis vous montrent toutes mes lettres, vous avez raison
de craindre d'en recevoir de semblables. Je leur voudrois un grand mal
d'en user ainsi, si ce n'étoit que sachant bien qu'elles ne le font ni
par manque de connoissance ni par malice, il faut de nécessité que la
seule amitié les aveugle, et que, parce qu'elles prennent plaisir que je
leur dise que je les aime, elles se laissent persuader que je le leur dis
de bonne grâce. Pour vous, Monsieur, qui n'avez pas cet aveuglement qui
m'est si avantageux, vous avez voulu vous défendre de recevoir de mes
lettres autant que vous avez pu; mais, pour me venger de vous, je vous
déclare que quand même Mlle Robineau me le défendroit, je ne laisserois
pas de vous écrire et de vous assurer qu'elle n'est pas tant votre
servante que je le suis. Mais encore que je sache que vous avez plus de
joie de recevoir ses commandements que mes prières, je ne laisserai pas
de vous supplier sérieusement de croire que votre lettre m'a donné
beaucoup de plaisir; que celle que vous avez écrite à M. de Berville a
sensiblement obligé et mon frère et moi; que les vers que vous m'avez
envoyés ont eu et de lui et de moi toute la louange qu'ils méritent, et
que quand même vous auriez désobéi à Mlle Robineau, je n'aurois pas
laissé d'obéir à la raison et à mon inclination, qui veulent que je sois
toute ma vie,

    Votre très-humble et très-obligée servante, etc.

  [270] On voit par cette lettre que Mlle de Scudéry était blessée
  des attentions particulières que Chapelain avait pour Mlle
  Robineau.


AU MÊME[271].

  [271] Mss de Conrart, in-4º, t. XI, p. 149. Cette lettre est sans
  date, mais, dans le manuscrit, elle vient à la suite de celle du
  31 janvier.

    Monsieur,

Comme le silence est, ce me semble, ordinairement pris pour un
consentement aux choses qu'on nous a dites, je pense que la crainte de
vous importuner par une seconde lettre ne doit point m'empêcher de
répondre à la dernière que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, et
qu'il vaut mieux vous dérober un quart d'heure que de me détruire pour
toute ma vie dans votre esprit, en vous laissant lieu de croire que
j'aurois accepté, comme croyant les mériter, cette profusion de louanges
dont votre lettre est remplie. Souffrez donc, Monsieur, que je vous die
qu'encore que j'eusse plusieurs fois entendu que l'on vous faisoit la
guerre d'aimer volontiers à dire des douceurs, j'avois néanmoins conçu
une si haute estime de votre sincérité que je tenois pour certain que
vous n'eussiez pas même voulu être le flatteur d'Alexandre, si vous
eussiez été de son temps, ou qu'il eût été du vôtre. Cependant vous me
donnez des louanges si excessives et vous me dites des choses si peu
vraisemblables que vous ne me permettez pas de douter que vous ne
puissiez être capable, la première fois que l'occasion s'en présentera,
de louer Mme Pilou[272] de la vivacité de ses yeux, de la délicatesse de
son teint et des charmes de sa beauté. Ce n'est pas, Monsieur, que je ne
sache bien que toutes les flatteries ne sont pas également condamnables,
que celles qui ne sont pas intéressées sont plutôt une galanterie qu'une
foiblesse, et que celles qui s'adressent à une personne exilée ne peuvent
partir que d'une personne généreuse. Aussi vous fais-je dire que, quoique
les vôtres ne m'aient pas persuadée, elles n'ont pas laissé de
m'obliger: j'ai plus considéré votre intention que l'injustice de vos
louanges, et la beauté de votre lettre que la vérité de vos paroles.
Elles m'ont causé de la joie, mais elles ne m'ont point donné d'orgueil.
J'ai été sensible, mais je n'ai pas été crédule, et quoique j'aie fait
tout ce que j'ai pu pour me tromper, après avoir rappelé en ma mémoire
tout ce que je vous ai écrit, j'ai trouvé qu'il m'eût sans doute été plus
avantageux que vous en eussiez fait un secret que de la faire voir à tant
d'illustres personnes. Je n'entends pourtant pas, Monsieur, de cette
espèce de secret dont Mlle Robineau auroit pu s'offenser, mais de celui
qui vous auroit fait cacher mes défauts au lieu de les publier. Toutefois
il peut être que, par un privilége particulier, en lisant ma lettre, vous
l'ayez purifiée des taches que mon ignorance y avoit laissées, et qu'en
la recevant vous l'ayez rendue digne de vous. Ce n'est pas, Monsieur, que
je veuille dire qu'elle fût toute déraisonnable; au contraire, pour vous
montrer que j'ai plus de sincérité que vous n'en avez, j'avouerai qu'il y
avoit un endroit qui ne peut être défectueux que par la foiblesse de
l'expression, et dont le sentiment est si juste et si noble que même M.
de Balzac ne le désapprouveroit pas. Je m'assure, Monsieur, que vous
devinerez aisément ma pensée et qu'il vous sera facile de comprendre que
ce seul endroit qui n'est pas mauvais et que je défendrois contre tout le
monde, s'il étoit possible qu'on le pût condamner, est celui où je vous
assurois d'être toute ma vie, et par raison et par inclination,

    Votre très-humble servante.

  [272] Mme Pilou (Anne Baudesson), fille et veuve d'un procureur
  du Châtelet. Au dire de ses contemporains, elle était d'une
  laideur extrême. C'était une bourgeoise pleine de bon sens et
  d'esprit, qui, ayant une certaine fortune, fut mêlée à la bonne
  société de son époque. Tallemant des Réaux lui a consacré une
  historiette, et son portrait a été gravé.


A MADEMOISELLE PAULET[273].

  [273] Mss de Conrart, in-4º, t. X, p. 145.

    Marseille, 13 mars 1645.

    Mademoiselle,

Comme je vous fais part de toutes mes douleurs quand il m'en arrive, il
faut que je fasse la même chose de mes joies et de mes plaisirs. Je vous
dirai donc qu'hier au matin un homme de qualité de Marseille, qui nous
avoit ouï dire, à mon frère et à moi, que nous attendions M. de Grasse
avec beaucoup d'impatience, nous envoya avertir qu'il étoit arrivé, et
nous manda qu'il étoit logé chez un gentilhomme nommé M. d'Aiglun, qui a
été lieutenant de la galère de M. d'Aiguebonne. Cette nouvelle nous donna
de la douleur et de la joie: la première parce qu'il ne nous avoit pas
fait la grâce de venir loger chez nous, et l'autre parce que, de quelque
manière que ce fût, nous aurions le plaisir de l'entretenir. A l'heure
même, mon frère fut chez M. d'Aiglun, et il trouva que M. de Grasse étoit
véritablement logé chez lui, mais qu'il étoit déjà sorti. Un moment après
j'y fus, comme lui, sans être plus heureuse, et nous y retournâmes pour
le moins trois fois avant midi, sans le pouvoir rencontrer. Enfin, à la
quatrième que j'y allai seule, on me dit qu'il sortoit de table, et que
j'eusse un peu de patience. Mais comme je sais que M. de Grasse n'aime
pas fort la cérémonie, je ne m'arrêtai pas à ce que me dit le valet de M.
d'Aiglun, et je montai dans la chambre où M. de Grasse achevoit de dîner.
Mais je fus fort surprise de voir qu'à peine me regardoit-il et qu'à
peine se pouvoit-il résoudre de se lever pour me saluer. Cela ne m'étonna
pourtant pas encore tant que de voir M. de Grasse dont je vous parle,
avec des bottes relevées, un justaucorps de chamois, un manteau
d'écarlate, une épée d'argent, un chapeau gris et des plumes jaunes. Ne
vous imaginez pas, Mademoiselle, que j'invente ce que je vous dis; car en
vérité, j'ai vu M. de Grasse en l'état que je viens de vous décrire.
Mais, pour vous expliquer cet énigme qui m'a tant fait rire, et qui m'a
pourtant donné beaucoup de confusion, et même beaucoup de douleur de voir
mon espérance trompée, je vous dirai que M. de Grasse que je vis n'est
pas l'évêque, mais un gentilhomme de ce pays, qui en son propre nom
s'appelle ainsi. Je vous laisse à juger, Mademoiselle, de quelle sorte se
passa cette conversation du faux M. de Grasse avec moi. Mais ce qu'il y a
de plaisant est que je ne voulus pas en désabuser mon frère, qui, étant
arrivé chez M. d'Aiglun un moment après que j'en fus partie, trouva cet
homme à plumes jaunes sur la porte, et lui demanda, ne trouvant point
d'autres gens, s'il ne savoit pas si M. de Grasse étoit au logis. Enfin,
Mademoiselle, cette aventure a eu quelque chose de si plaisant que si je
vous la pouvois bien dépeindre, je vous en ferois certainement rire de
fort bon cœur. Mais comme le messager me presse, il faut, pour me
revancher en quelque sorte de vos nouvelles, que je fasse un voyage à
Malte, en Barbarie et à la cour du Grand-Seigneur; et pour vous dire les
choses comme je les sais, j'étois hier chez M. le Grand-Prieur de
Saint-Gilles, où je vis entre ses mains un papier qu'un renégat, favori
du feu grand visir, et qui s'est refait chrétien, a envoyé au
Grand-Maître, pour l'avertir des véritables sujets de cette armée de six
cents voiles. Et comme la chose est assez romanesque, j'ai cru que je
pouvois vous la mander.

Vous saurez donc, pour entendre la chose comme elle s'est passée, qu'il y
a déjà assez longtemps qu'un chevalier françois dont j'ai oublié le nom,
après avoir gagné sept ou huit mille écus d'argent dans les courses qu'il
avoit faites, voulut s'en revenir en France; et quoique ses amis lui
conseillassent de faire tenir son argent par lettres de change, il ne put
se résoudre à s'en séparer. Il s'embarqua donc avec son trésor dans une
tartane, avec l'intention de venir à Marseille; mais il fut si malheureux
qu'à quatre milles de Malte, il trouva un corsaire qui le combattit, qui
prit la tartane où il étoit, avec son argent et sa personne, bien heureux
encore de pouvoir jeter sa croix dans la mer, afin de n'être pas connu
pour chevalier. Le corsaire l'ayant mené à Tunis, et ce chevalier y ayant
trouvé des marchands chrétiens qui le délivrèrent, il revint à Malte si
désespéré de la perte de son argent qu'il avoit gagné aux dépens de son
sang et au hasard de sa vie, que depuis cela il ne s'est pas passé
d'année, point de mois, ni même de jours, qu'il n'ait donné conseil de
quelque nouveau dessein au Grand-Maître contre les Turcs. Enfin, il y a
environ quatre ou cinq mois, qu'ayant obtenu le commandement de quelques
vaisseaux pour une grande entreprise qu'il faisoit sur la Goulette, il
partit, et de plus manqua ce qu'il avoit entrepris; de sorte que comme il
étoit prêt de s'en retourner à Malte sans rien faire, il rencontra, et
pour son malheur et pour celui de la religion, deux galères turquesques
dans lesquelles étoit un bacha avec sa femme parente du Grand-Seigneur,
et ce qui est plus, deux sultanes les plus belles et les plus aimées, qui
s'en alloient à la Mecque. Le combat fut grand et fort opiniâtre de part
et d'autre, mais la victoire fut de son côté. Il fit main basse sur les
Turcs, et après avoir fait passer les deux sultanes, la veuve du bacha,
plus de quarante femmes qui les suivoient, et tous leurs trésors qui
étoient immenses, dans ses vaisseaux, il fit couler à fond les galères
turquesques, parcequ'il ne lui restoit pas assez d'hommes pour les
pouvoir mener à Malte. Mais après avoir vaincu et retrouvé son argent, et
beaucoup davantage, il mourut des blessures qu'il avoit reçues, et ses
vaisseaux reportèrent le victorieux en aussi pitoyable état que le
vaincu. Aussitôt que ces femmes furent arrivées à Malte, celle qui avoit
perdu son mari au combat trouva moyen de briser un grand diamant qu'elle
avoit caché, qu'elle avala, et dont elle se fit mourir. Or, pour revenir
au renégat dont je vous ai parlé, il dit qu'aussitôt que le
Grand-Seigneur, qu'il dit être le plus amoureux de tous les hommes qui
furent jamais, eut su la prise de ses femmes et la mort de sa parente, il
entra en une colère si furieuse qu'il jura de perdre la vie ou de perdre
Malte; de sorte qu'à l'instant même il envoya ordre par tous ses ports et
par tout son empire de se préparer à cette guerre. Il ajoute à cela,
qu'outre cette colère, il se joint une raison d'État à ce dessein, qui
est que le Grand-Seigneur, ayant pensé connoître à ses dépens que les
janissaires sont trop puissants dans ses États, a résolu de les faire
tous embarquer, afin d'affoiblir leur corps en cette occasion, ne doutant
pas qu'il n'en meure une bonne partie en cette guerre, qui, par ce moyen,
quelque succès qu'elle puisse avoir, ne peut que lui être avantageuse,
puisque plus on lui tuera de janissaires, plus on lui ôtera d'ennemis.

Voilà, Mademoiselle, ce que je n'ai pas cru indigne d'être su de vous.
Cependant les six galères dont je vous avois parlé sont parties pour
Catalogne, que l'on dit être en fort grande division. Vous aurez sans
doute su comme Perpignan a pensé être surpris; mais l'on ne vous aura
peut-être pas mandé que dix des gardes de M. le comte d'Harcourt, ayant
été mis à garder la porte d'un gentilhomme chez qui étoit le bal, auprès
de Béziers, ces gardes éteignirent les lumières qui éclairoient la salle,
et volèrent toutes les pierreries et les perles des dames de l'assemblée.

Enfin me voici arrivée au bout de mes nouvelles.... Après cela je n'ai
plus qu'à assurer Mme de Clermont de mes obéissances, Mesdemoiselles ses
filles de mes très-humbles services, et vous et elles de la passion que
mon frère a de vous témoigner qu'il est votre très-humble et
très-obéissant serviteur. Adieu, l'heure me presse, et il faut que je
vous donne le bonjour, sans même vous dire que je suis, Mademoiselle,

    Votre très-humble et très-passionnée
    servante, etc., etc.


A LA MÊME[274].

  [274] Mss de Conrart, in-4º, t. XI.

    Marseille, 28 mars 1645.

    Mademoiselle,

Pour vous montrer que, même dans les petites choses, je ne suis pas plus
heureuse que dans les grandes, je n'ai qu'à vous dire que le même soleil
qui a déjà donné des fèves et des amandes fraîches à toute la Provence,
et qui a déjà plus fait naître et mourir de roses à Marseille que le
printemps et l'été n'en ont jamais donné à Paris, ne m'a fait autre bien
à moi que m'enrhumer extrêmement pour m'être promenée en un jardin où il
n'y avoit nul ombrage. Cela sera cause que je ne répondrai à M. Conrart
que par l'ordinaire prochain. Mais quelque incommodité que j'aie, il faut
que je vous donne une seconde partie du roman turquesque dont je vous ai
fait voir la première, où vous trouverez sans doute quelque chose d'aussi
extraordinaire.

Je vous dirai donc, Mademoiselle, qu'il est arrivé ici un homme de Malte
qui a donné à M. le Grand-Prieur de Saint-Gilles un nouvel avis qu'on y a
reçu touchant la cause du siége que le Grand-Seigneur y doit mettre.
Mais, pour reprendre les choses en leur source, il faut savoir que,
lorsque le Grand-Seigneur qui règne aujourd'hui n'avoit que deux ans, il
avoit un frère aîné qui, par la mort de son père, parvint à l'empire, et
qui, suivant la cruelle coutume de ses prédécesseurs, commanda que l'on
égorgeât son frère. Ceux qui sont destinés à cette exécution furent au
lieu où il étoit nourri pour s'acquitter de leur commission; mais la
nourrice qu'avoit cet enfant, en ayant été avertie, le cacha et en
substitua un autre qui fut tué au lieu de lui, de sorte que, par la
révolution des choses, le Grand-Seigneur qui régnoit lors étant mort, et
cet enfant caché et reconnu étant parvenu à l'empire, il a tant eu de
reconnoissance pour sa nourrice qu'il l'a plus respectée que sa mère, et
plus aimée que tout le reste du monde. Or, Mademoiselle, il est arrivé
que cette femme est prisonnière à Malte, avec celles dont je vous ai
déjà parlé, aussi bien qu'une sœur du Grand-Seigneur, et que c'étoit
sous sa conduite qu'il avoit permis à toutes les autres d'aller à la
Mecque; de sorte qu'ayant su que celle à qui il doit et l'empire et la
vie est en prison, il a résolu de hasarder sa vie et d'employer toutes
les forces de son empire pour délivrer celle qui le lui a donné, et
l'avis que l'on a eu à Malte porte expressément que, quelque amour que le
Grand Seigneur ait pour les sultanes captives, ce n'est toutefois que
pour sa nourrice qu'il entreprend la guerre.

Je vous avoue, Mademoiselle, que cela me remplit l'imagination d'une
manière si burlesque, que je ne saurois m'empêcher d'en rire. Ce n'est
pas que je ne voie quelque chose de beau et de généreux d'un côté; mais
le revers de la médaille me semble plaisant; car enfin, ceux qui ont
écrit ou inventé la guerre de Troie ont du moins dépeint la beauté
d'Hélène si éclatante et si lumineuse que l'on n'est pas fort étonné de
voir que toute la Grèce soit en armes pour l'amour d'elle, et que le feu
de ses yeux ait embrasé une ville et détruit un empire. Je n'ai même
point eu de peine à croire que Henri IV ne faisoit une armée de cinquante
mille hommes que pour conquérir l'illustre princesse dont il étoit
toutefois esclave. Mais de m'imaginer qu'un empire qui est composé de
plusieurs empires et de plusieurs royaumes emploie toutes ses forces en
une occasion où l'on verra le Grand-Seigneur en personne, avec deux cent
mille combattants, n'avoir pour principal objet que pour recouvrer une
vieille nourrice qui, même dans sa jeunesse, ne fut jamais belle (car
j'ai vu un homme qui l'a vue depuis huit jours), c'est ce que je trouve
si grotesque que j'en ferois volontiers faire un tableau, si je
connoissois quelque excellent peintre ici qui pût exécuter ce que je lui
dirois et ce que j'en pense. Celui que j'ai vu et qui vient de Malte m'a
dit que l'on y traite fort bien ces prisonnières; on les a logées chez un
juif de Constantinople qui s'est fait chrétien et qui y demeure depuis
longtemps, afin qu'il les serve à leur mode, comme en effet, elles ne
mangent qu'à la turque, c'est-à-dire sur de grands tapis jetés par terre,
et sont entièrement servies à l'usage de leur pays. Ce qu'il y a
d'étrange est que, de cinquante ou soixante femmes qu'elles sont, qui
sont, à ce que l'on dit, admirablement belles, excepté la nourrice qui ne
le fut jamais, comme je l'ai dit, il est impossible de discerner laquelle
est la sultane ou la sœur, tant elles apportent de soin à se traiter
entre elles également. On sait bien, par les avis que l'on a de
Constantinople, qu'elles y sont, mais de savoir lesquelles ce sont, c'est
ce qui ne se peut, et de tout ce grand nombre, la seule nourrice s'est
fait connoître, si l'on en veut excepter celle qui se fit connoître en
s'empoisonnant après la mort de son mari. Toutes ces femmes paroissent
assez constantes dans leur captivité. Mais ce qui m'étonne est d'avoir su
que, dans un temps où il me semble que Malte devroit plus être dans la
retenue que jamais, il y ait eu des réjouissances dans les trois
derniers jours du carnaval, qui ressembloient bien plus au Paradis des
Turcs qu'à un divertissement de religion. Toutes les sultanes des
chevaliers, ou, pour les nommer par leur nom, toutes les courtisanes de
Malte étoient déguisées par les rues avec une magnificence si grande
qu'il y en avoit telle qui avoit pour plus de cinquante mille écus de
pierreries. Je pense que ceux qui les leur ont données feroient mieux de
les leur ôter pour les vendre, que d'engager des commanderies comme ils
font pour subvenir à la guerre.

Mais c'est assez parlé de celle-là, il faut que je vous parle de celle
que Mlle de Rambouillet et vous avez faite à M. Chapelain, qui n'a sans
doute pas été aussi cruelle que l'autre le sera, mais que je trouve
beaucoup plus injuste; car enfin, Mademoiselle, vous savez mieux que vous
ne dites qu'un galant n'est pas pour moi; et il est si peu vraisemblable
qu'après avoir été le vôtre il pût jamais être le mien, que je ne sais
comme vous osez me le vouloir persuader. Mais, pour vous parler un peu
plus sérieusement, j'ai beaucoup de joie de savoir qu'il n'abandonnera
point la _Pucelle_ et que vous ne le perdrez pas[275]. Je m'assure que
vous ne me refuserez pas la grâce de le lui témoigner, quoiqu'il semble
que vous soyez un peu jalouse, et que vous m'accorderez encore celle de
rendre à Mme de Clermont les soumissions que je lui dois, à
Mesdemoiselles ses filles des marques de ma passion à leur service, et à
vous-même les assurances que je vous donne d'être, avec toute la
sincérité imaginable,

    Votre, etc., etc.

  [275] Il s'était agi pour Chapelain d'aller au Congrès de
  Munster, nous ne savons en quelle qualité. Ce projet n'eut pas de
  suite. Voyez sa lettre à Mlle de Scudéry, du 12 avril 1645.


A LA MARQUISE DE MONTAUSIER[276].

  [276] Mss Conrart, in-4º, t. XI, p. 129.

  Julie-Lucine d'Angennes, née en 1607. l'aînée des sept enfants de
  la marquise de Rambouillet, mariée au duc de Montausier le 15
  juillet précédent.

    [Août 1645.]

    Madame,

Le respect que je dois à Mme la marquise de Rambouillet n'ayant pas été
assez puissant pour m'empêcher de prendre la liberté de lui écrire après
la perte qu'elle a faite[277], je pense que vous ne trouveriez pas à
propos que je me servisse de cette raison auprès de vous pour autoriser
mon silence, que vous auriez sujet de vous plaindre de moi si j'espérois
moins de votre bonté que je n'ai attendu de la sienne, et si je ne
croyois certainement que vous me pardonnerez avec la même indulgence
qu'elle m'a pardonné. C'est sur cette confiance, Madame, qu'aussitôt que
j'ai su le retour de votre santé, j'ai pris la résolution de vous
témoigner la part que je prends à votre déplaisir, n'ayant pas osé vous
donner cette importunité dans un temps où vous aviez besoin de toute
votre patience pour supporter tout à la fois la violence d'une maladie et
celle de votre affliction.

  [277] Celle du marquis de Pisani, tué à la bataille de Nordlingen
  (3 août 1645). Il était fils de la marquise de Rambouillet et
  frère de Mme de Montausier.

Ce n'est pas qu'à considérer ce que je suis, je ne dusse craindre
d'irriter votre douleur au lieu de la soulager par un discours qui sans
doute n'a rien que de rude et de sauvage, et rien qui vous puisse plaire;
mais comme les acclamations des peuples, quoique tumultueuses et peu
agréables d'elles-mêmes par le bruit confus qu'elles causent, ne
déplaisent jamais à ceux pour qui on les fait, de même, Madame, je suis
persuadée que les plaintes ne sauroient incommoder les personnes
affligées, quand même ces plaintes ne seroient pas faites de bonne grâce.
Les heureux peuvent quelquefois avoir refusé de magnifiques présents, ou
par générosité, ou comme les croyant indignes d'eux; mais les affligés,
si je ne me trompe, n'ont jamais guère refusé de larmes de ceux qui leur
en ont voulu donner. C'est un tribut et un hommage si précieux que le
ciel même s'en contente, puisque ce n'est que par des larmes que l'on
peut apaiser sa fureur quand il est irrité. En effet, lorsque les larmes
sont véritables, et que les yeux ne font que ce que le cœur leur
enseigne, c'est le témoignage le plus tendre que nous puissions donner de
notre affliction. Je n'entends pas, Madame, de ces larmes qui sont plutôt
une marque de la foiblesse de ceux qui les répandent, que de la
sensibilité de leur esprit; mais j'entends parler de ces larmes
généreuses qui ne paroissent que parce qu'on ne les en peut empêcher, et
qui sont plutôt réservées pour les malheurs des personnes qui nous sont
chères, que pour les nôtres. Recevez donc, s'il vous plaît, Madame,
celles que j'ai données à la perte que vous avez faite de M. le marquis
de Pisani, quoiqu'elles ne soient pas dignes de vous être offertes; je
les devois sans doute à son extrême mérite, et je les devois aussi à
votre extrême vertu. Quand je n'aurois pas eu l'honneur de le connoître
et de savoir ce qu'il valoit, je n'aurois pas laissé de le regretter
beaucoup pour votre seule considération; mais quand aussi j'aurois été
privée de la gloire d'être connue de vous, je ne laisserois pas d'être
fort touchée de sa perte, par la connoissance que j'avois de ses rares
qualités.

Jugez après cela, Madame, si le ressentiment que j'en ai doit être
médiocre, ou, pour mieux dire, s'il ne doit pas être extrême, quand je
considère que vous avez été en un même temps chargée de votre propre
douleur et de celle de Mme la marquise qui sans doute ne vous a pas été
moins sensible que la vôtre; qu'en versant des larmes vous étiez obligée
d'épuiser les siennes; qu'en rejetant les consolations que l'on vous
donnoit vous tâchiez pourtant de la consoler. J'avoue, Madame, que je ne
puis assez admirer la grandeur de votre âme et la fermeté de votre
esprit. Il ne faut pas toutefois s'étonner si vous savez si bien user des
malheurs qui vous arrivent, quoiqu'ils ne vous soient pas ordinaires.
Une personne qui ne s'est pas laissée éblouir par la gloire qu'elle
possède depuis qu'elle jouit de la lumière, n'a eu garde de se laisser
accabler par l'affliction; il ne faut pas plus de force à supporter le
malheur qu'à bien user de la bonne fortune.

Ainsi, Madame, bien loin de m'étonner de votre constance, je m'étonnerois
si vous en aviez manqué. Toutes les actions de votre vie sont des
miracles continuels. Vous avez assemblé toutes les vertus en votre âme,
et c'est sans doute pour cette raison que vous avez acquis cette
approbation universelle qui fait que toute la terre vous adore, et
certes, à dire les choses comme elles sont, il ne faut pas trouver
étrange si vous êtes aussi propre à combattre les grandes douleurs qu'à
résister aux grandes prospérités, vous, dis-je, qui êtes accoutumée à
vaincre les monstres, dont la victoire est bien plus difficile à
remporter, puisqu'on ne le peut faire à moins que de vaincre presque
toute la terre. Oui, Madame, s'il m'étoit permis, en un temps où vos yeux
sont encore couverts de larmes, de vous parler des glorieux avantages
qu'ils ont remportés, je dirois que nous avons vu les plus belles
personnes de votre sexe et de votre siècle ne le paroître plus auprès de
cette beauté majestueuse qui n'inspire pas moins de respect que
d'adoration à tous ceux qui la voient. Mais je me contenterai de dire
seulement que nous avons vu les lumières de votre esprit éclairer toute
la Cour, et obscurcir pourtant tout ce qui s'en est approché; l'éclat de
votre vertu ne trouver rien qui l'égalât, hors de l'hôtel de
Rambouillet, et que nous n'avons pourtant point vu paroître l'envie ni la
médisance pour vous attaquer. Vous les avez vaincues sans les combattre;
l'admiration toute seule vous a suivie partout où vous avez été; tout le
monde vous a rendu hommage avec joie, tout le monde vous a cédé avec
autant de plaisir que de justice, et vous avez enfin fait une chose que
nulle autre que vous n'a jamais faite, qui est de vaincre sans
résistance. Mais je ne songe pas que je n'ai eu aujourd'hui dessein que
de vous offrir des larmes, et qu'en un jour de deuil vous ne voudriez pas
recevoir les honneurs du triomphe. Je m'assure toutefois, Madame, que du
moins vous ne refuserez pas les assurances que je vous donne de la
continuation de mon très-humble service, et du dessein que j'ai d'être
toute ma vie, avec autant de respect que de passion, Madame,

    Votre très-humble et très-obéissante
    servante.


A MADEMOISELLE PAULET.[278]

  [278] Mss de Conrart, in-4º, t. XI, p. 157.

    Marseille, 10 décembre 1645.

    Mademoiselle,

Le courrier étant arrivé un jour plus tard qu'il n'a de coutume, à cause
du mauvais temps qu'il dit avoir eu par les chemins, fait que je n'ai
quasi pas loisir de relire vos lettres pour y répondre. Ce n'est pas que
je ne pusse avoir encore plus de huit heures pour cela, n'étoit que je
suis engagée dès hier de mener aujourd'hui huit ou dix de nos dames
marseilloises à Notre-Dame-de-la-Garde, qui veulent voir arriver M. le
cardinal de Lyon[279], que l'on attend ici de moment en moment, parce que
s'étant ennuyé d'attendre les galères que le vent contraire a fait
relâcher aux îles Sainte-Marguerite, il a pris quatre chaloupes du
Grand-Duc pour s'en venir. Toutes les femmes l'attendent ici avec tant
d'impatience que les sultanes du sérail n'en ont pas davantage, à ce que
je crois, lorsque le Grand-Seigneur doit revenir de quelque expédition de
guerre. Cette pensée sent un peu le voisinage d'Alger, mais je n'y
saurois que faire. Vous savez que je n'ai pas accoutumé de vous cacher
les folies qui me passent dans l'esprit; et puisque vous m'en avez bien
pardonné à Paris, vous m'en pardonnerez bien encore en un pays où
effectivement on voit tous les jours des gens que l'on peut dire qu'ils
traitent ensemble de Turc à Maure, puisqu'ils le sont. L'on dit ici
toutes les vérités fâcheuses sans scrupule et sans déguisement; et la
franchise y est si grande que, si l'on y cache quelque chose, ce ne sont
que les bonnes qualités que l'on remarque en ses plus chers amis. La
charité ailleurs veut que l'on fasse un secret des défauts de son
prochain; mais ici, de peur qu'il ne tombe en vaine gloire, l'on ne le
loue jamais, quelque bien qu'il fasse.

  [279] Alphonse de Richelieu, frère du cardinal. Ce digne prélat
  fit lui-même son épitaphe; elle mérite d'être conservée: _Pauper
  natus sum, pauperiem vovi, pauper morior, inter pauperes sepeliri
  volo_.

Je vous en dirois davantage, mais je n'en ai pas le loisir. Quelque
pressée que je sois, je vous supplierai toutefois de témoigner à M.
Conrart la joie que m'a donnée sa lettre; elle est si pleine d'esprit et
de douceurs, que je ne sais comme j'y pourrai répondre. Ç'auroit pourtant
été dès cet ordinaire, sans la partie que je vous ai dite; car, comme
vous savez, je ne me pique pas de belles lettres, et lorsque je prétends
que les miennes ne sont pas importunes, c'est seulement par l'amitié que
vous avez pour moi. Je ne manquerai donc pas d'écrire la semaine
prochaine à toutes les personnes à qui je dois des remercîments. M. de la
Mesnardière[280], recevra aussi, s'il vous plaît, mes excuses; et pour
ses affaires je n'ai point de conseil à donner où vous êtes, étant
certain que ce que votre raison ne trouvera pas, celle des autres le
chercheroit vainement. Vous le conseillerez sans doute comme il le doit
être; c'est pourquoi il ne me reste à désirer, sinon que l'événement de
vos conseils soit heureux. Vous me ferez aussi la faveur de remercier M.
de la Vergne[281] de ses soins et de ses bons offices. Vous savez,
Mademoiselle, ce que je vous ai dit de lui en plusieurs rencontres; c'est
pourquoi je ne vous dirai pas à quel point je suis sa servante. Au reste,
ne craignez pas que je m'accoutume jamais aux lieux où je suis, ni que je
me désaccoutume jamais de vous; il y a des maux que l'habitude amoindrit,
mais il y en a d'autres qui deviennent plus insupportables par la suite
du temps. Les plus violentes douleurs, quand elles sont de peu de durée,
se peuvent souffrir sans murmures, et les plus petites, quand elles sont
continues, ne se peuvent endurer sans se plaindre. Jugez donc si celle
que me donne votre absence est de nature à m'y pouvoir accoutumer, et si,
ayant perdu un trésor inestimable je puis m'en consoler facilement. En
vérité, Mademoiselle, je ne vous dis pas tout ce que je sens, car comme
je sais que vous êtes sensible, j'aurois peur que ma mélancolie ne fût
contagieuse pour vous. Adieu, on m'attend, et je n'ai pas loisir de vous
dire ce que je suis à Mme et à Mlles de Clermont; mais, comme vous le
savez il y a longtemps, vous le leur direz pour moi, s'il vous plaît.

  [280] De la Mesnardière, né en 1610, mort en 1663. Il était
  médecin du cardinal de Richelieu et de Gaston d'Orléans. Ami de
  Mme de Sablé et lié avec la plupart des gens de lettres de son
  temps, il s'occupa plus de poésie que de médecine, et fut reçu à
  l'Académie française en 1655.

J'oubliois de vous dire qu'il court un bruit ici que M. le chevalier de
la Motte a été arrêté, comme il s'en alloit à Lyon; quelques-uns disent
que c'est pour avoir apporté ici, dans sa galère qui revint de Barcelone
il y a trois semaines, quarante-quatre mille pistoles, que l'on dit être
ici entre les mains de quelques-uns de ses amis. Le temps éclaircira
toutes choses. Mon frère m'a dit qu'il veut répondre lui-même à ce que
vous me dites pour lui dans ma lettre.

  [281] Aymar de la Vergne, maréchal de camp et gouverneur du
  Havre-de-Grâce, père de Marie-Madeleine Pioche de la Vergne,
  depuis comtesse de la Fayette et auteur de _Zaïde_ et de _la
  Princesse de Clèves_.


A MADEMOISELLE MARIE DUMOULIN[282].

  [282] Les deux lettres qui suivent sont tirées du _Bulletin de la
  Société du protestantisme français_, t. X, p. 389 et 391.

    Marseille, 21 août 1647.

    Mademoiselle,

Comme la reconnoissance est un pur sentiment du cœur, plutôt qu'un
raisonnement de l'esprit, j'ai cru qu'encore que je fusse dans tout
l'embarras que peut causer un voyage de deux cents lieues, que j'espère
commencer dans une heure, je ne devois pas attendre que j'eusse plus de
loisir que je n'en ai à vous rendre grâce de la faveur que vous m'avez
faite de m'envoyer le portrait de Mlle de Schurman[283]. La diligence,
qui donne un si grand prix à toutes sortes de bons offices, doit, ce me
semble, en donner aussi à la gratitude, et il vaut beaucoup mieux faire
une civilité un peu en tumulte, que donner loisir à une personne
généreuse comme vous d'oublier ses propres bienfaits auparavant qu'elle
en ait reçu les remercîments. Recevez donc, Mademoiselle, toutes les
grâces que je vous rends, mais recevez-les, je vous en conjure, comme
venant d'une personne que votre rare vertu vous a absolument acquise, et
qui met au nombre de ses plus glorieuses aventures celle de votre
connoissance et de votre affection. Et certes, à dire vrai, vous m'en
donnez des marques d'une façon si obligeante qu'il faudroit être
également stupide et insensible pour n'en être pas touchée. Toutes les
amitiés commencent d'ordinaire par de simples connoissances, et ce n'est
que dans leurs suites et dans leurs progrès qu'il est permis d'espérer de
bons offices et d'attendre de grands témoignages de générosité et de
tendresse, mais, pour la vôtre, on peut dire qu'elle tient quelque chose
de la nature de l'amour (s'il est tel qu'on nous dépeint); elle n'est pas
plutôt, qu'elle est officieuse, agissante et libérale jusques à tel point
qu'elle donne ce que l'on doit préférer à tous les trésors et à toutes
les richesses imaginables. En effet, le portrait d'une personne aussi
illustre que Mlle de Schurman, envoyé par une main aussi chère que celle
de Mlle Dumoulin et reçu par un aussi honnête homme que M. Conrart, est
une faveur si signalée, que rien ne la sauroit égaler. Aussi vous puis-je
assurer que je la vante comme je dois, et pour vous témoigner le respect
que je porte à la merveilleuse fille dont vous m'avez envoyé l'image, je
n'ai pas voulu qu'après avoir passé les mers pour venir en France à ma
considération, elle eût encore la peine de me venir trouver à Marseille,
et j'ai cru que je devois bien aller d'un bout du royaume à l'autre et
passer pour le moins plusieurs rivières, pour recevoir un si grand
honneur et un si grand plaisir. Ce n'étoit pas sans doute au bord de la
mer Méditerranée que je devois attendre le portrait de Mlle de Schurman,
et le voisinage d'Alger a rendu Marseille trop barbare pour mériter cette
gloire. Véritablement, si elle eût encore été ce qu'elle étoit du temps
que Rome même, à ce que j'ai ouï dire, s'abaissoit jusques à envoyer
quelques-uns de ses citoyens pour apprendre les sciences de ces fameux
Grecs dont elle étoit habitée, je vous avoue que je n'en aurois pas usé
ainsi; mais comme il ne reste même plus nuls vestiges des maisons de ces
savants hommes qui l'ont rendue si célèbre, et que le temps n'a pas
seulement épargné le marbre et le bronze qui en pouvoient perpétuer la
mémoire, je pense que Paris est le seul lieu où on lui doit offrir de
l'encens. Souffrez donc que je vous quitte pour lui aller rendre ce
devoir, et que je vous assure en vous quittant que je ne perdrai jamais
le souvenir de ce que je vous dois, ni l'envie de vous témoigner, par
quelque agréable service, à quel point je suis, Mademoiselle,

    Votre très-humble et très-obéissante servante.

  [283] Anne-Marie de Schurman, née en 1607, morte en 1678,
  très-versée dans les langues anciennes, dans la langue hébraïque,
  etc.


A M. CONRART.

    [1647.]

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Souffrez que je m'arrête et que j'admire en même temps le savoir de M.
Rivet, et l'esprit de Mademoiselle sa nièce[284]. Sans mentir, je ne vis
jamais rien de plus galamment pensé, ni de plus noblement exprimé, que ce
que cette excellente personne vous a écrit, et il y a un caractère si
aisé, si aimable et si spirituel en cette lettre, que je ne m'étonne pas
si Mlle de Schurman a fait sa sœur d'alliance de l'excellente fille qui
l'a écrite. Vous me ferez sans doute bien la grâce de l'assurer que, hors
l'intérêt de la Pucelle, je ferai toujours gloire de suivre ses
sentiments sans consulter les miens, et de soumettre ma raison à la
sienne, qui est infiniment plus éclairée; mais comme il n'y a que des
personnes peu généreuses qui cèdent quand on leur résiste, elle me
pardonnera si je tâche de repousser la force par la force, et si après
lui avoir rendu louange pour louange et civilité pour civilité, je fais
ce que je puis pour répondre à ses objections, car puisqu'elle a pris le
parti de Monsieur son oncle contre son propre sexe, ce sera aussi à elle
seule que je demanderai raison de ce que lui et elle vous ont écrit. Elle
dit que M. Rivet n'a pas eu d'intention de rabattre rien de la gloire de
cette héroïne, mais de faire voir seulement combien il est difficile à
une fille de conserver sa réputation toute pure en allant à la guerre,
etc., etc.

  [284] Mlle Dumoulin.


A M. CHAPELAIN[285].

  [285] Le _Conservateur_, juillet 1760, p. 92. Copie du temps,
  _Collection Moreau_, t. 847, p. 29.

  Voyez Eug. de Beaurepaire, _Histoire de deux sonnets_ dans la
  _Revue de Rouen_, XXe année, p. 129. Les documents qu'il cite
  prouvent que la querelle commença en décembre 1649.

    7 [décembre] 1649.

J'ai lu deux fois l'endroit du billet que vous avez écrit à mon frère, où
vous témoignez souhaiter que je vous mande mon sentiment sur les deux
sonnets qui sont en contestation, n'osant pas croire que vous me fissiez
un honneur dont je suis indigne; mais après m'être résolue de vous obéir,
je vous dirai, sans complaisance aucune, que celui d'Uranie me plaît
infiniment plus que l'autre, et vous ne me devez pas soupçonner d'en
avoir en cette rencontre, puisqu'au contraire il me semble qu'une
personne comme moi fait quelque tort à une princesse dont l'esprit est
aussi éclairé que celui de Mme de Longueville, de penser ce qu'elle
pense[286]. Ainsi, Monsieur, croyez, s'il vous plaît, que je parle
sincèrement. Les deux derniers vers du sonnet de Job, s'il m'est permis
d'en parler de cette sorte, ont quelque chose de joli et de délicat,
mais il en faut lire onze, pour les trouver; de plus, je vous avoue que
j'ai l'imagination un peu délicate, et que comme je ne puis jamais
entendre nommer Job sans avoir l'esprit rempli de toutes ces vilaines
choses dont il est environné, je ne puis souffrir qu'un galant, qui doit
être propre, se compare à lui. En effet, Monsieur, ce sujet-là a quelque
chose de si opposé aux Muses, que celles qui inspirent les peintres ne
leur ont jamais guère donné l'envie d'en faire des tableaux, du moins
sais-je bien que l'on n'en avoit point ni de Raphaël, ni du Titien, ni du
Poussin. Mais, pour le sonnet d'Uranie, j'avoue que je le trouve si beau,
que s'il y avoit une autre personne au monde que Mme de Longueville qui
eût toute la beauté du corps, toutes celles de l'esprit, et toutes les
vertus de l'âme, et que quelqu'un en osât être amoureux, je lui
conseillerois de se servir de ce sonnet pour exprimer sa passion; et ce
qui fait que je le trouve d'autant plus ingénieux, c'est que, faisant une
protestation d'amour, il fait un éloge. Vous voyez, Monsieur, que je ne
sais point vous résister, et que je vous obéis ponctuellement. C'est
pourquoi ne me demandez rien que de juste. Je vous parle ainsi, parce
que je vous avoue que je doute un peu si ce que vous avez désiré de moi
l'est, et si je n'ai pas eu tort de vous l'accorder.

  [286] Cette préférence donnée par Mme de Longueville au sonnet
  d'Uranie sur celui de Job avait inspiré à Mlle de Scudéry le
  quatrain suivant:

        A vous dire la vérité,
        Le destin de Job est étrange
        D'être toujours persécuté
    Tantôt par un démon et tantôt par un ange.


A M. GODEAU, ÉVÊQUE DE VENCE[287].

  [287] Les sept lettres suivantes ont été publiées par M. de
  Monmerqué au t. VI de son édition de 1835 des _Historiettes de
  Tallemant_ des Réaux, d'après des copies provenant du président
  Durey de Meinières. En les reproduisant d'après lui, nous ne
  croyons pouvoir mieux faire que de reproduire aussi les notes
  qu'il y a jointes, sauf à les abréger au besoin. Ce sont
  probablement les mêmes lettres, en tout ou en partie, qui sont
  désignées p. 517 du _Catalogue de Lamoignon_, 1784, in-fo:
  _Lettres de Mlle de Scudéry à M. Godeau, contenant plusieurs
  anecdotes historiques de l'an 1650_.

    [Paris, 22 février 1650.]

Ayant su par une de vos lettres que vous me faisiez l'honneur de
souhaiter que je vous écrivisse le peu de nouvelles qui viennent à ma
connoissance, j'avoue que j'eus quelque peine à croire que mes yeux ne me
trompoient pas, ou que vous ne vous fussiez pas trompé vous-même, en
mettant mon nom pour celui d'un autre; étant certaine que je n'ai pas une
des qualités nécessaires pour rendre ma correspondance agréable en
matière de nouvelles. Je ne suis pas fort exposée au monde; les gens que
je vois ne sont pas de la nouvelle faveur; et quand je saurois même une
partie de ce qui se passe, je ne saurois pas assez bien écrire pour vous
divertir. Néanmoins, comme je suis persuadée que la plus légitime excuse
ne sauroit jamais valoir une obéissance aveugle, je ne veux point me
servir de toutes celles que je pourrois employer pour me dispenser de
faire ce que vous souhaitez, lorsque je saurai quelque chose de digne
d'être su de vous.

C'est pourquoi, pour commencer dès aujourd'hui, je vous dirai que l'on ne
sait point encore avec certitude en quel lieu est Mme de Longueville, et
que, depuis le jour qu'elle se sauva du château de Dieppe[288], avec deux
de ses filles seulement et quatre gentilshommes, l'un desquels est le
sieur Saint-Ibalt, et l'autre Tréry, l'on n'a pas pu encore découvrir
précisément quelle a été sa route, ni quel est son asile. Il y a du moins
apparence que Dieu sera son protecteur; car on m'écrit de Normandie
qu'après qu'elle eut pensé tomber dans la mer, et qu'une de ses filles
eut aussi failli être noyée, elle se confessa et monta à cheval un moment
après, se préparant à ce funeste voyage comme si elle eût dû mourir.

  [288] La duchesse de Longueville, après l'arrestation des
  princes, qui eut lieu le 18 janvier 1650, s'enfuit en Normandie.
  La cour se rendit à Rouen le 1er février: la duchesse, qui
  s'étoit réfugiée à Dieppe, s'échappa du château. «Elle sortit la
  nuit à cheval, jambe de çà et jambe de là, avec ses femmes, en
  courant jour et nuit; elle s'embarqua sur la coste et fut en
  Hollande.... Elle gagna Stenay, où estoit le mareschal de
  Turenne.» (_Mémoires de Montglat._) Le récit de Mme de Motteville
  est plus circonstancié; elle dit que la duchesse sortit par une
  petite porte qui n'étoit pas gardée: qu'elle fit deux lieues à
  pied pour gagner un petit port, où elle ne trouva que deux
  barques de pêcheurs; elle voulut s'embarquer contre l'avis des
  mariniers, afin de gagner un vaisseau qu'elle faisoit tenir à la
  rade. Le vent étoit si grand et la marée si forte, que le
  marinier, qui l'avoit prise entre ses bras pour la porter dans la
  chaloupe, la laissa tomber dans la mer; elle se décida à prendre
  des chevaux et à se mettre en croupe, ainsi que les femmes de sa
  suite, se réfugia chez un gentilhomme, demeura cachée dans le
  pays pendant environ quinze jours, et fit enfin gagner le
  capitaine d'un vaisseau anglois, qui la reçut sous le nom d'un
  gentilhomme qui s'étoit battu en duel. _Mémoires de Mme de
  Motteville._ (M.)

Sans mentir, Monsieur, le renversement de la maison de M. le Prince et de
celle de M. de Longueville est une étrange chose, car on voit tant
d'innocence et de persécution ensemble, qu'il n'est pas possible de
n'être pas touché de leur malheur. M. le Prince s'est pourtant trouvé
l'âme plus grande que son infortune; car, depuis qu'il est prisonnier, il
n'a pas dit une parole indigne de ce même cœur qui lui a fait gagner
quatre batailles et acquérir tant de gloire. Après avoir entendu la
messe, il s'occupe la moitié du jour à lire, et il partage l'autre à
converser avec Monsieur son frère, à jouer aux échecs avec lui, à railler
avec ses gardes, et même, pour faire exercice, il joue au volant avec
eux. Il s'est confessé une fois depuis qu'il est prisonnier, mais on ne
veut plus lui donner le même confesseur: enfin on le garde mieux que le
roi.

Il y a trois jours que M. de Beaufort, accompagné de Mme de Chevreuse et
de Mme de Montbazon, fut au bois de Vincennes, dans un carrosse de
louage, afin de n'être point connu, pour voir de ses propres yeux si une
muraille que l'on a bâtie sur la contrescarpe des fossés du donjon étoit
assez haute pour qu'il fût impossible que M. le Prince se pût sauver. Je
vous avoue que cette action ne me semble pas trop belle, ni pour les
dames, ni pour Beaufort, qui, tant que le prisonnier a été libre, ne
s'approchoit qu'en lui faisant des soumissions d'esclave. Il est vrai
qu'un héros de la place Maubert ne doit pas être de même manière
qu'étoient autrefois ceux qui triomphoient au champ de Mars ou au
Capitole.

Au reste, pendant que toutes choses changent en France, toutes choses
changent aussi dans le cœur de M. de Guise; car, pour recouvrer sa
liberté, il rompt les chaînes de Mlle de Pons, et reprend Mme la comtesse
de Bossu, qui va être reconnue pour Mme de Guise[289].

  [289] Cette reconnaissance n'eut point lieu; tout ceci était un
  jeu joué par le duc de Guise, prisonnier à Madrid, dans l'espoir
  d'obtenir sa liberté. Voir dans Tallemant des Réaux
  l'_Historiette_ du duc de Guise. (M.)

Vous savez sans doute que la garnison de Clermont s'est soulevée en
l'absence de M. de la Moussaye, et qu'ainsi le parti du maréchal de
Turenne en est plus foible; mais on assure, dès ce matin, que le duc de
Wurtemberg assiége Mouzon. Les ennemis font de grands préparatifs en
Flandre, et le mal est que l'on n'est pas en état de s'y opposer.

La cour est à Rouen, d'où elle doit partir pour revenir ici. On dit aussi
que le duc de Richelieu est enfin venu assurer le roi de sa fidélité, et
qu'en considération de cette obéissance, son mariage est confirmé par la
reine, à la condition qu'il aura un lieutenant du roi dans son
gouvernement et que la garnison en sera changée. Je ne sais pas encore ce
que Mme d'Aiguillon dit de cela; mais je sais bien que l'amour du duc de
Richelieu lui coûte déjà trop, et qu'il lui auroit été toujours plus
avantageux d'être maître du Havre absolument, que de régner dans le cœur
d'une femme comme Mme de.....[290].

  [290] Armand-Jean du Plessis, duc de Richelieu, père du maréchal,
  avait épousé, le 26 décembre 1649, Anne Poussard du Fors du
  Vigean, veuve en premières noces de François-Alexandre d'Albret,
  sire de Pons. Ce mariage, fait sans le consentement de la
  duchesse d'Aiguillon, surprit tout le monde; «Mme de Richelieu,
  dit Mme de Caylus, sans biens, sans beauté, sans jeunesse, et
  même sans beaucoup d'esprit, avoit épousé, par son savoir-faire,
  au grand étonnement de toute la cour et de la reine-mère, qui s'y
  opposa, l'héritier du cardinal de Richelieu, un homme revêtu des
  plus grandes dignités de l'État, parfaitement bien fait, et qui,
  par son âge, auroit pu être son fils.» _Souvenirs de Mme de
  Caylus._ (M.)

Je viens de recevoir une lettre de Rouen, qui m'apprend que cette
nouvelle duchesse y est aussi, et que M. le Cardinal la devoit présenter
hier à la Reine, chez laquelle elle devoit avoir le tabouret. L'on me
mande que cela hâte le départ de la cour, qui quitte Rouen
aujourd'hui[291]. M. de Matignon est aussi venu remettre le gouvernement
de Granville et celui de Cherbourg entre les mains de Sa Majesté,
ensuite de quoi on a commandé à ce lieutenant du roi et à M. de Beuvron
de suivre la cour.

  [291] «La reine partit de Rouen le 22 février, après avoir veu
  Mme de Richelieu et luy avoir donné le tabouret.» (_Mémoires de
  Mme de Motteville._) Cette circonstance donne la date de cette
  lettre. (M.)

On m'écrit encore que Mme de Longueville fut droit de Dieppe au château
de Tancarville, qui est à Monsieur son mari. On m'assure qu'il y a quatre
jours elle s'est embarquée pour la Hollande.

Voilà, Monsieur, tout ce que je sais pour aujourd'hui; cependant je ne
puis me résoudre de ne vous point parler de Mlle Paulet, de qui les maux
me touchent encore plus que les affaires publiques, quoique l'amour de la
patrie soit bien avant dans mon cœur. Je veux pourtant espérer que vos
prières lui feront obtenir la santé de celui seul pour qui il n'y a point
de maux incurables; mais je ne songe pas qu'en ne finissant une si longue
lettre je vous donnerois lieu de croire que je veux vous en lasser pour
la première fois; c'est pourquoi je m'en vais finir aussitôt que je vous
aurai assuré, avec le respect que je vous dois, que je suis autant que je
puis, etc., etc.


AU MÊME.

    [Paris, 8 septembre 1650.]

    Monsieur,

Vous me reprochez si flatteusement mon mauvais caractère, que ce n'est
pas un trop bon moyen de m'en corriger; car, puisqu'en écrivant mal je
vous oblige enfin de m'en reprendre plus doucement qu'à me dire[292] que
j'écris bien, je ne sais si je ne ferois pas mieux de continuer de
faillir que de m'amender.

  [292] Plus doucement que si vous me disiez.... (M.)

Souffrez, s'il vous plaît, que je prenne toute la part que je dois aux
maux de votre esprit et de votre corps. Pour les premiers je ne pense pas
que vous ayez besoin d'autre médecin que de vous-même; mais, pour les
autres, je pense que vous auriez besoin de venir trouver à Paris quelque
remède à vos maux; car, de la façon dont je connois ceux de la province
où vous êtes, je ne pense pas qu'ils vous puissent guérir d'un grand mal:
c'est pourquoi il me semble que vous y devez songer sérieusement. Je vous
demande pardon de la liberté que je prends de donner des conseils à un
homme que tous les rois et les sages devroient consulter; mais s'agissant
de la conservation d'une vie aussi précieuse que la vôtre, je pense qu'il
vaut mieux dire une chose inutile que de se mettre au hasard de manquer à
en dire une nécessaire. Je vis même encore hier un ouvrage de vous qui me
fortifie dans le dessein de vous conjurer de prendre soin de votre santé;
car, Monsieur, ne seroit-ce pas un crime si vous vous mettiez par votre
négligence à la détruire, de façon que vous ne puissiez plus enrichir
votre siècle comme vous l'avez fait jusqu'ici?

Vous jugez bien, je m'assure, que cette nouvelle richesse que j'ai vue
de vous est l'admirable poëme que vous avez fait à la gloire de la
_Grande Chartreuse_[293] que M. Conrart eut la bonté d'envoyer hier à mon
frère et à moi. Après vous en avoir rendu mille grâces, je vous dirai que
ce beau désert m'a sensiblement touchée, et que la sainte horreur de
cette solitude a passé si doucement de vos vers dans mon esprit, que la
compagnie que j'ai vue aujourd'hui m'a plutôt ennuyée qu'elle ne m'a
divertie, parce qu'elle m'a empêchée de relire une seconde fois ce qui
m'a donné tant de satisfaction la première. Mais, Monsieur, puisque vous
faites si bien toutes choses et que vous représentez également bien les
cours les plus superbes et les déserts les plus sauvages, je voudrois que
vous pussiez voir ce que je vis hier, je veux dire la prison de M. le
Prince, afin que vous pussiez laisser à la postérité une parfaite image
de la constance de ce héros; car je ne pense pas qu'il y ait un endroit
dans le monde où il y ait une tour plus agréable par dehors ni si
affreuse par dedans. Cependant, comme on dit que la nécessité fait des
armes de toutes choses, je pense qu'on peut dire que M. le Prince tire de
la gloire de tout ce qui lui arrive, car vous saurez que depuis qu'on l'a
mené à Marcoussis[294] le donjon de Vincennes est devenu l'objet de la
curiosité universelle. En mon particulier j'y vis hier plus de deux
cents personnes de qualité, à qui on montre le lieu où il dormoit, celui
où il mangeoit, l'endroit où il avoit planté des œillets qu'il arrosoit
tous les jours, et un cabinet où il rêvoit quelquefois et où il lisoit
souvent. Enfin, Monsieur, on va voir cela comme on va voir à Rome les
endroits où César passa autrefois en triomphe. Je vois même dans un
cabinet plusieurs épigrammes écrites avec du charbon, ou gravées sur la
muraille, qui ne parlent que de ses victoires ou de ses louanges; mais ce
que j'y vois de plus surprenant, c'est que, durant que j'y étois, M. de
Beaufort y vint avec Mme de Montbazon, à qui il faisoit voir toutes les
incommodités de ce logement, triomphant lâchement du malheur d'un prince
qu'il n'oseroit regarder qu'en tremblant, s'il étoit en liberté. Pour
moi, j'eus tant d'horreur de voir de quel air il fit la chose, que je n'y
pus durer davantage. En vérité, je pense qu'on peut dire que nous sommes
au temps des prodiges et des miracles tout ensemble, tant on voit de
choses extraordinaires.

  [293] Voyez les _Poésies chrétiennes et morales_ de Godeau, t.
  II. Paris, 1663. _La Grande Chartreuse_ avait paru isolément,
  comme la plupart des poésies de Godeau. (M.)

  [294] Les princes avaient été transférés du donjon de Vincennes
  au château de Marcoussis le 29 août précédent; c'est ce que nous
  apprenons de Loret:

    Ce jour (lundi) on prit occasion
    De faire la translation,
    Mais très-cachée et très-soudaine,
    Des trois prisonniers de Vincennes.
    Plaise à la divine bonté
    Que la dure captivité
    Par eux constamment endurée,
    Ne soit pas de longue durée!

  (_Muse historique_; lettre du 2 septembre 1650.) (M.)

Je pense que vous avez bien su l'épouvante que les ennemis ont donnée à
Paris, lorsqu'ils sont venus à la Ferté-Milon[295] et que nous avons vu
la capitale du royaume aussi alarmée qu'ont accoutumé de l'être les
petites bicoques des frontières. Cependant j'espère que la même puissance
qui retient la mer dans ses bornes, quoique ses rivages ne la doivent pas
vraisemblablement empêcher d'inonder la terre, empêchera les ennemis de
venir ici, encore qu'il n'y ait point de rivière entre eux et nous, et
qu'il n'y ait pas même d'armée qui pût s'opposer à leur marche, s'ils le
vouloient. Ce qui me fait espérer ce bien, est que l'on assure qu'il y a
déjà une partie de leur cavalerie qui a repassé la rivière d'Aisne. Nous
verrons par le retour de M. de Verderonne[296], qui est allé porter la
réponse de M. le duc d'Orléans à l'archiduc, ce que l'on doit craindre ou
espérer.

  [295] On voit dans les _Mémoires d'Omer Talon_ que l'on avait eu
  connaissance, par des lettres interceptées, que de Madrid, sur la
  demande du marquis de Sillery qui négociait pour les rebelles,
  des ordres avaient été donnés pour que le maréchal de Turenne
  entrât dans le royaume et donnât de l'effroi à Paris. «Ce qui
  estoit desjà fait,» dit Talon, «car lors l'armée des ennemis
  étoit proche de la Ferté-Milon.» Cette alarme donna lieu au
  transfèrement des princes. Loret peint très-plaisamment l'effet
  que l'approche de l'ennemi produisit dans Paris:

    Lundi vinrent dedans Paris
    Avec plaintes, clameurs et cris,
    Gens conduisant, toutes complettes,
    Sept mil sept cent trente charrettes
    Pleines de coffres et paquets,
    Dont l'on fit lors de grands caquets;
    Mais ces caquets sont choses vaines.

  (_Muse historique_; lettre du 2 septembre 1650. M.)

  [296] Charles de l'Aubespine, seigneur de Verderonne, maître des
  requêtes, chancelier de Gaston d'Orléans. (M.)

Mais, pendant que les ennemis ravagent la Champagne et la Picardie, sans
qu'on puisse seulement penser à les en empêcher, les Frondeurs emploient
tout ce qu'ils ont d'adresse et de crédit pour obliger M. le duc
d'Orléans à mettre les princes sous sa puissance, afin de les avoir en la
leur. On assure même qu'il leur avoit promis de le faire; mais M. le
garde des sceaux[297], M. le Tellier et Mme de Chevreuse l'ont empêché
jusqu'à cette heure, car encore que cette dernière soit grande Frondeuse,
elle est pourtant présentement divisée de M. de Beaufort, et même de M.
le Coadjuteur, pour ce qui regarde M. le Prince; de sorte que, par ce
moyen, les amis de cet illustre captif sont en quelque espérance de voir
bientôt la cour dans la nécessité de faire une négociation secrète avec
lui, afin de délivrer le royaume de tant de tyrans qui l'oppriment.

  [297] Le chancelier Séguier n'avait pas alors les sceaux, ils lui
  avaient été redemandés le 1er mars précédent, et confiés à
  Charles de l'Aubespine, marquis de Châteuneuf, qui les garda
  jusqu'au mois d'avril 1651, et les remit alors à Mathieu Molé.
  (M.)

Les affaires de Bordeaux sont toujours douteuses; peut-être que les
députés du Parlement qui y vont, trouveront quelque expédient aux
choses[298]. M. de Rohan est à la cour, et M. le maréchal de Grammont
aussi; l'accommodement de M. le comte de Dognon est fait[299].

  [298] Le parlement de Paris avait député à la reine régente les
  deux conseillers Meusnier et Bitaut, pour la supplier de
  continuer _sa bonne volonté envers la ville de Bordeaux_.

  [299] Cet accommodement, qui ne fut définitivement conclu qu'en
  1653, consistait, pour le comte de Dognon, à rendre, ou plutôt à
  vendre au cardinal Mazarin, contre le bâton de maréchal de
  France, le Brouage et autres places dont il s'était emparé à la
  faveur des troubles.

Le roi a obligé la reine à chasser une de ses femmes de chambre, parce
qu'elle lui avoit révélé une chose qu'il lui avoit confiée, quoique ce
fût celle qu'il aimoit le plus, et ce qu'il y a de plus considérable, est
que ce qu'il avoit dit à cette fille étoit qu'il lui avoit témoigné avoir
beaucoup de douleur de voir les affaires de son royaume en si mauvais
état. Jugez, s'il vous plaît, de ce qu'il fera quand il sera marié,
puisqu'il agit présentement ainsi[300].

  [300] Loret nous apprend dans sa _Muse historique_, que cette
  femme de chambre s'appeloit Noiron, et que la reine la maria peu
  de temps après sa disgrâce à un sieur Ivelin, attaché comme
  médecin à sa maison. (M.)

Voilà, Monsieur, tout ce que je vous dirai, car je m'aperçois bien que si
je vous en disois davantage, vous ne le pourriez plus lire, tant j'ai
pris une forte habitude de mal faire. Je vous dirai pourtant encore que
mon frère est votre très-humble serviteur, et que je suis de toute mon
âme, etc., etc.


AU MÊME.

    [Paris.... octobre 1650.]

Je ne crois nullement mériter toutes les louanges que vous me donnez, et
je crois seulement que me faisant l'honneur de m'aimer parce que votre
illustre et chère Angélique[301] m'aimoit tendrement, vous n'êtes pas
marri que je me donne l'honneur de vous entretenir. Au reste, avant que
de vous dire des nouvelles, il faut que je vous dise que les vers que
vous avez envoyés à Mme de Clermont m'ont fait verser plus de larmes
qu'ils n'ont de syllabes[302]. Il me semble, Monsieur, qu'en vous
dépeignant la douleur qu'ils ont excitée dans mon cœur, c'est en faire
l'éloge. En effet, vous représentez si agréablement cette merveilleuse
fille, que l'on peut assurer que jamais portrait n'a si bien ressemblé
que celui que vous avez fait d'elle. De plus, vous touchez avec tant de
délicatesse l'endroit où vous parlez de l'amitié que vous aviez pour elle
et de celle qu'elle avoit pour vous, qu'il ne faut pas s'étonner si,
ayant l'âme aussi tendre que je l'ai, j'en ai été extraordinairement
satisfaite, et si mon cœur s'en est attendri; car enfin vous dites cent
choses que j'ai senties pour elle, mais que je n'eusse jamais pu si bien
dire; je vous rends donc mille grâces d'être cause que j'aurai la
consolation de voir une peinture de la divine Angélique, plus durable et
plus belle que ne le sont celles de Raphaël. En vérité, Monsieur, je ne
me console point de la perte de cette généreuse amie, et je trouve une si
notable différence de l'amitié qu'elle avoit pour moi à celle qu'ont
quelques autres personnes qui m'aiment pourtant autant qu'elles peuvent
aimer, que, quand elle n'auroit eu qu'un médiocre mérite, je la
regretterois toute ma vie. Jugez donc ce que je dois faire, vous qui
savez mieux ce qu'elle valoit que qui que ce soit. Si je suivois mon
inclination, je ne vous parlerois d'autre chose; mais puisque je me suis
imposé la nécessité de vous dire ce que je sais des nouvelles du monde,
il faut que je m'en acquitte.

  [301] Mlle Paulet.

  [302] Voyez l'épître de Godeau à la marquise de Clermont
  d'Antragues, dans ses Poésies. (M.)

Vous saurez donc que l'entrevue de la reine et de Mme la Princesse[303] a
tellement épouvanté toute la Fronderie, qu'il est aisé de juger que vous
aviez raison de dire que, _si le lion rugissoit en liberté, il feroit
fuir tous ses ennemis_. Il est vrai que cette entrevue, aussi bien que
celle de MM. de Bouillon et de la Rochefoucauld avec M. le Cardinal[304],
a des circonstances qui font croire que leur peur n'est pas tout à fait
sans fondement; car non-seulement la reine reçut admirablement bien Mme
la Princesse, mais elle l'entretint très-longtemps en particulier; on
ajoute même qu'il paroissoit, par l'air du visage de cette jeune
princesse, que ce que la reine lui disoit lui donnoit de la joie. De
plus, M. de Bouillon coucha chez M. le Cardinal, et il court un bruit que
le neveu de Son Éminence épousera la fille aînée de ce duc. Enfin,
personne ne doute que la paix de Bordeaux n'ait plusieurs articles
secrets que la Gazette ne dit pas, et les politiques les plus fins disent
que M. de Bouillon est trop habile pour s'attirer la haine de M. le
Prince, comme il feroit sans doute s'il avoit fait un traité secret où il
n'eût point de part. Ce qui étonne encore les Frondeurs est que M. l'abbé
de la Rivière a eu permission, avec le consentement de Son Altesse
Royale, de partir d'Aurillac, et de venir à son abbaye de Saint-Benoît,
auprès d'Orléans. Outre cela, ils savent encore que cette même Altesse a
écrit plusieurs fois de sa main à la reine et à M. le Cardinal, sans leur
en rien dire. Ils n'ignorent pas non plus que M. le Tellier a été ces
jours passés à Marcoussis. Ils savent encore que M. l'intendant a reçu
ordre de faire un dernier effort pour contenter les rentiers, de peur
qu'ils ne se servent d'eux pour faire quelque nouveau remuement à Paris.
M. le Coadjuteur, en son particulier, sait bien que Son Altesse Royale ne
peut plus souffrir sa domination, et il ne peut pas ignorer que la cour
n'ait su qu'il a fait tout ce qu'il a pu pour obliger M. le duc d'Orléans
à se rendre maître des princes prisonniers, à quelque prix que ce fût. Il
a même tenu des discours sur cela qui font horreur.

  [303] Voir, sur cette entrevue de la reine et de la Princesse de
  Condé, les _Mémoires de Mlle de Montpensier_. (M.)

  [304] _Mémoires de Mme de Motteville._ (M.)

Outre toutes ces choses, les Frondeurs voyent encore que l'ardeur du
peuple pour _l'Amiral du Port au foin_[305] est fort ralentie, de telle
sorte qu'il n'y a plus guères que le quartier des halles où on le salue,
si bien que présentement la Fronderie est un peu chancelante. Dieu
veuille qu'elle ne se raffermisse pas, et que ceux qui ont le dessein de
faire de la France ce que Cromwel et Fairfax ont fait de l'Angleterre, ne
puissent jamais avoir de crédit!

  [305] Le duc de Beaufort, grand Amiral de France, surnommé le
  _roi des halles_. (M.)

On dit que la Cour avoit dessein d'aller en Languedoc et en Provence;
mais Son Altesse Royale la presse si fort de revenir qu'on croit en effet
qu'elle reviendra[306].

  [306] La cour revint à Paris au commencement du mois de novembre
  1650. (M.)

Ceux de Melun ont refusé deux fois, depuis quinze jours, d'obéir aux
ordres de M. le duc d'Orléans, qui vouloit que ses gendarmes y
logeassent; et quand on leur a dit qu'ils s'exposoient beaucoup, ils ont
répondu que M. de Beaufort les avoit assurés de sa protection, et qu'ils
ne craignoient rien. Le retour du Roi fera voir s'ils ont raison.

Mme de Chevreuse et Mme de Montbazon[307] sont toujours plus mal, et
elles vont même plaider. Le sujet du procès est digne du temps et des
personnes; car Mme de Chevreuse demande cent mille écus qu'on lui a
promis en mariage; à cela Mme de Montbazon dit qu'elle a une quittance
de M. de Chevreuse, et Mme de Chevreuse répond que monsieur son mari
l'ayant donnée du temps qu'il étoit amoureux de Mme de Montbazon, elle ne
prétend pas qu'elle soit bonne.

  [307] Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse, et Marie de
  Bretagne, duchesse de Montbazon. (M.)

Voilà à peu près tout ce que je sais; mais puisqu'il semble que vous avez
envie que je vous dise exactement tout ce qui regarde Monsieur le Prince,
pour vous témoigner mon exactitude, je vous dirai que, lorsque je fus au
donjon, j'eus la hardiesse de faire quatre vers et de les graver sur une
pierre où Monsieur le Prince avoit fait planter des œillets qu'il
arrosoit quand il y étoit. Mais, pour porter encore ma hardiesse plus
loin et vous faire voir que j'ai plus de zèle que d'esprit, je m'en vais
vous les écrire:

    En voyant ces œillets qu'un illustre guerrier
    Arrosa d'une main qui gagna des batailles,
    Souviens-toi qu'Apollon bâtissoit des murailles,
    Et ne t'étonne pas de voir Mars jardinier[308].

  [308] Ces vers étaient déjà connus par le récit de Mme de
  Motteville. (M.)

Je m'assure, Monsieur, que vous ne me disputerez pas la dernière chose
que je vous ai dite; aussi ne vous envoyé-je point ces quatre vers comme
jolis, mais comme une marque de la confiance que j'ai en votre bonté.

Je vous dirai encore que mon frère envoya hier à Monsieur le Prince la
cinquième partie du _Cyrus_; mais comme on ne parle qu'à M. de Bar qui
lui avoit déjà donné la quatrième, lorsqu'il étoit à Vincennes, il
écrivit à mon frère qu'il ne manqueroit pas de donner son livre à
Monsieur le Prince aussitôt qu'il l'auroit lu[309]. Ce qu'il y a de plus
rare, c'est qu'il écrit si mal qu'il s'en faut peu que je ne croye qu'il
ne sait pas lire, et pour juger de sa suffisance en matière d'écriture,
il écrit _doute_ avec une _h_; encore est-ce le mot le mieux
orthographié.

  [309] M. de Bar était chargé de la garde des trois Princes; il
  était fort ignorant. On a prétendu que, comme il ne savait pas le
  latin, il voulait qu'on leur dît la messe en français, de peur
  que le prêtre, en officiant, ne leur donnât dans cette langue des
  avis qu'il ne pourrait pas comprendre. (M.)

Au reste, Monsieur, si l'on ne nous avoit pas donné quelque espoir que
vous viendriez bientôt ici, mon frère vous auroit déjà envoyé le livre
dont je viens de parler, et vous auroit aussi renvoyé une seconde fois
celui qui a été perdu; mais sachant cette agréable nouvelle, il se
prépare à vous les offrir lui-même, et moi à vous protester que je suis
de toute mon âme, etc., etc.


AU MÊME.

    [Paris, 4 novembre 1650.]

Tant que M. Conrart est en santé, je vous écris plus pour mon intérêt que
pour le vôtre, sachant bien qu'il vous apprend toutes les nouvelles avec
beaucoup d'exactitude et beaucoup d'éloquence tout ensemble; mais
aujourd'hui que cet illustre ami est malade, il me semble que c'est à moi
à vous apprendre les choses remarquables que la bizarrerie du siècle
produit tous les jours.

Je vous dirai donc que, depuis un mois ou six semaines, on vole si
insolemment dans les rues de Paris, qu'il y a eu plus de quarante
carrosses de gens de qualité arrêtés par ces _messieurs les voleurs_, qui
vont à cheval, et presque toujours quinze ou vingt ensemble. Mais, comme
nous sommes dans un temps de confusion, ceux qui devroient donner ordre à
de telles violences ne s'en sont point mis en peine, de sorte que, voyant
que l'on pouvoit voler impunément, tous ceux qui se sont trouvés pauvres
et méchants se sont mis à dérober: je vous laisse à juger après cela
quelle multitude de voleurs il doit y avoir. On les auroit pourtant
laissés maîtres des rues de Paris, sans une chose qui arriva samedi au
soir, et qu'il faut que vous sachiez.

Je pense que, quelque éloigné que vous soyez de Paris, vous avez bien su
que les yeux de Mme de Montbazon ont assujetti le cœur du _Roi des
Halles_, autrement appelé M. de Beaufort; mais vous ne savez peut-être
pas que cet amant va tous les soirs chez la duchesse, et qu'il n'en sort,
qu'à deux ou trois heures après minuit. Il arriva donc qu'étant allé,
samedi dernier au soir[310], chez elle, il ne la trouva point; mais
comme il ne se pouvoit passer de la voir, et que pourtant il vouloit
souper, il dit tout haut au portier qu'il s'en alloit à l'hôtel de
Vendôme et qu'il reviendroit à onze heures. L'histoire porte que, quand
il dit cela au portier de l'hôtel de Montbazon, deux hommes inconnus, qui
s'étoient avancés auprès du carrosse, l'entendirent et se retirèrent;
mais la chose est un peu douteuse. Cependant, comme M. de Beaufort fut
auprès de la Croix du Tiroir[311], il changea d'avis, et résolut de
souper à l'hôtel de Nemours et de renvoyer son carrosse à l'hôtel de
Vendôme, ordonnant à son écuyer de le lui ramener à onze heures, chez Mme
de Montbazon, où un carrosse de l'hôtel de Nemours le mena aussitôt qu'il
eut soupé.

  [310] Cet événement arriva le samedi 29 octobre 1650, entre onze
  heures et minuit. Voyez le _Récit véritable de tout ce qui s'est
  passé à l'assassinat commis proche l'hôtel de Schomberg, au sujet
  de Monseigneur le duc de Beaufort_. Paris, 1650, in-4º de sept
  pages. Loret a raconté aussi cet événement dans sa _Muse
  historique_. (M.)

  [311] _La Croix du Trahoir_; rue Saint-Honoré, au coin de la rue
  de l'Arbre-Sec. (M.)

Comme ce bon prince ne va jamais sans être bien accompagné, ni sans
armes, deux gentilshommes[312] et deux valets de chambre, qui revinrent
dans son carrosse, avoient des pistolets et des mousquetons, qui ne leur
servirent cependant qu'à causer le malheur qui est arrivé. Car, comme ils
furent auprès de la Croix du Tiroir, vingt hommes à cheval ayant
environné le carrosse et commandé au cocher d'arrêter, un des deux
gentilshommes, qui étoit au fond du carrosse, tira un mousqueton qu'il
avoit et blessa un des voleurs[313], de sorte qu'au même instant un de
ceux qui attaquoient s'élança dans le carrosse et donna un coup de
poignard à celui qui touchoit le gentilhomme qui avoit tiré ce
mousqueton. Un moment après, plusieurs coups de pistolets suivirent ce
coup de poignard, un desquels acheva de tuer ce pauvre malheureux qui
étoit déjà blessé, et un autre brûla l'oreille de celui qui étoit au fond
du carrosse et qui avoit tiré le premier. Cela fait, les voleurs, qui
virent un des leurs blessé, tellement qu'il ne pouvoit se soutenir, s'en
allèrent sans rien prendre à ceux qui étoient dans le carrosse, et
emportèrent leur compagnon blessé.

  [312] Les sieurs de Saint-Églan et de Brinville. (M.)

  [313] Comme l'écrit déjà cité est l'ouvrage d'un Frondeur, et que
  ce parti ne mettoit pas en doute l'intention des assassins de
  tuer le duc de Beaufort, le pamphlet diffère essentiellement de
  la narration de Mlle de Scudéry. Il y est dit que les
  assaillants, «croyant que ledit seigneur-duc estoit dans ledit
  carrosse, à cause que le sieur de Saint-Églan avoit la chevelure
  blonde, ainsy que la porte ledit seigneur-duc, tirèrent quinze à
  vingt coups, sans blesser personne, sinon le sieur de Brinville,
  lequel fut blessé légèrement à la joue.... et tout aussitost tira
  un autre coup de mousqueton, duquel fut tué ou blessé à mort un
  desdits assassineurs, et en mesme temps ledit sieur de Brinville
  sauta legerement hors du carrosse, et à la faveur de la nuict se
  mesla parmi eux sans estre reconnû, ce que ne put faire le sieur
  de Saint-Églan, lequel fut misérablement blessé d'un coup de
  poignard ou de baïonnette au cœur, dont il mourut une demy heure
  après.» _Récit véritable._ (M.)

Cependant le carrosse de M. de Beaufort fut à l'hôtel de Montbazon où il
y eut un bruit tel que vous pouvez l'imaginer. Ce pauvre malheureux qui
avoit été tué à la place où M. de Beaufort se met d'ordinaire, fut tiré
de ce carrosse et exposé aux yeux du peuple jusqu'au lendemain
après-midi. M. de Beaufort envoya à l'heure même chez tous ses amis. La
chose passa dans son esprit pour un assassinat, et il ne s'en retourna
chez lui qu'en état de donner bataille.

Cependant le peuple n'a point fait de bruit de cet accident durant les
premiers jours, et M. de Beaufort a vu que son règne est changé. Mais
comme les Frondeurs sont toujours tout prêts à renouveller les désordres
passés, ils ont fait dire parmi le peuple que c'étoit M. le Cardinal qui
avoit fait faire cet assassinat. Dans le même temps, ils ont aussi fait
publier que c'étoient les amis de Monsieur le Prince, et ils n'ont rien
oublié pour tâcher à faire quelque soulèvement. Mais, par bonheur, celui
de ces voleurs qui a été blessé, s'étant fait panser à trois chirurgiens
différents, a été reconnu et pris; de sorte que présentement il est en
prison, et il y a apparence qu'on lui fera dire la vérité. Il a déjà
assuré qu'il n'avoit dessein que de voler, et que, si ceux du carrosse
n'eussent point tiré, il n'y eût eu personne de tué. Il a nommé tous ses
complices, et on en a déjà pris deux; de sorte que, devant qu'il soit
trois jours, on saura la vérité de cette funeste aventure, qui fait tant
de bruit dans le monde, et dont les Frondeurs prétendent tirer tant de
fruit.

Je n'oserois vous dire qui l'on a soupçonné de cette affaire, car cela
seroit abominable, et il vaut mieux remettre à l'ordinaire prochain que
la chose sera éclaircie.

Au reste, il semble que M. de Beaufort soit destiné à porter la division
partout, car il n'a pas plus tôt loué une maison dans la rue de
Quinquenpoix, où jamais prince n'a logé, qu'il y a eu division entre deux
paroisses, qui prétendent l'avoir toutes deux pour paroissien, l'une
parce que de tout temps la maison où il va demeurer a été de
Saint-Nicolas, et l'autre qui est de Saint Leu, parce que M. de Beaufort,
voulant être voisin des marchands de la rue Saint-Denis, a fait faire une
porte qui y donne, de sorte que, comme cet endroit de la rue Saint-Denis
est de la paroisse Saint-Leu, le curé de cette église prétend que,
faisant une porte plus grande dans cette rue que n'est l'ancienne porte
dans la rue Quinquenpoix, la maison doit changer de paroisse et être de
la sienne. On verra ce que les juges en ordonneront s'ils plaident; on
dit qu'ils en ont le dessein.

On vient de me dire que des gens conduits par des Frondeurs ont été la
nuit dernière[314], avec tambour battant, pendre un portrait de M. le
Cardinal à un poteau qui est auprès du Pont-Neuf, avec un arrêt écrit au
dessus, qui porte que, pour l'assassinat commis en la personne de M. de
Beaufort, il est condamné à être pendu: mais le jour n'eut pas plus tôt
fait voir la chose, que le Lieutenant criminel a été faire dépendre ce
tableau, et informer comment cela s'étoit passé. Je ne pense pourtant pas
que la Fronderie puisse venir à bout de soulever le peuple; toutefois les
affaires de Bordeaux se rebrouillent; Mme la Princesse douairière a été
bien malade, mais elle est hors de danger[315]. La Reine a aussi été
saignée trois fois pour un grand rhume dont elle est guérie. Il n'est pas
de même de M. de Guise, qui est très-mal.

  [314] C'était dans la nuit du jeudi 3 novembre 1650. Voir les
  mémoires du temps et la lettre du samedi 5 novembre de la _Muse
  historique_ de Loret. (M.)

  [315] Charlotte-Marguerite de Montmorency, princesse douairière
  de Condé. (M.)

Cependant les pauvres prisonniers sont toujours entre l'espérance et la
crainte, et les choses sont présentement en tel état, qu'on ne sait ce
que l'on doit penser; car enfin, on voit que tout le monde fait le
contraire de ce qu'il devroit faire. Il faut du moins que ceux qui ne
sont pas exposés au tumulte du monde se fassent sages aux dépens
d'autrui. C'est pour cela que je m'examine moi-même, afin de régler mes
sentiments que je suis assurée qu'on ne peut condamner, du moins pour ce
qui vous regarde, puisque je ne pense pas que le déréglement puisse être
assez grand dans l'esprit des hommes, pour trouver que je n'ai pas raison
de vous honorer autant que je vous honore, et d'être autant que je suis,
etc., etc.


AU MÊME.

    Paris, 18 novembre 1650.

Je ne vous écrirai pas longtemps aujourd'hui, car je suis attendue en un
lieu où je me suis engagée d'aller il y a plus de huit jours. Je me hâte
de vous dire que la Cour est enfin revenue à Paris[316]. M. de Beaufort
fut chez la Reine le lendemain; mais il n'en fut pas bien reçu; car à
peine fut-il entré, qu'elle dit que l'on se retirât, et en effet le _Roi
des halles_ sortit sans avoir dit une parole. En sortant, il rencontra
sur l'escalier le Cardinal qui montoit. Ils se saluèrent comme des gens
qui craindroient de s'enrhumer, car on assure qu'ils enfoncèrent plutôt
leurs chapeaux qu'ils ne les levèrent; il est vrai qu'ils passèrent si
vite qu'ils n'eurent pas le loisir de s'observer longtemps.

  [316] La cour rentra à Paris le 12 novembre 1650. (M.)

J'oubliois de vous dire que le jour qui précéda le retour du Roi, on
avoit rompu sur la roue trois des voleurs qui ont tué ce gentilhomme de
M. de Beaufort, qui dirent toujours qu'ils n'avoient dessein que de
voler, de sorte que voilà le prétendu assassinat mal prouvé.

Mais, Monsieur, j'ai bien une plus pitoyable chose à vous dire; c'est que
mercredi on fit partir MM. les Princes pour aller au Havre. Je vous avoue
que quand je vois ce gagneur de batailles et ce preneur de villes, qui a
sauvé trois fois l'État, aller de prison en prison, j'en ai une
compassion étrange. Il a reçu cette nouvelle avec sa constance ordinaire;
il fit même une raillerie délicate sur ce que c'est M. le comte
d'Harcourt[317] qui les escorte avec mille hommes de pied et cinquante
chevaux[318]. A dire vrai, cet emploi est bien étrange, car enfin, il a
présentement le gouvernement d'un des princes qu'il mène. Je n'aurois pas
aimé d'avoir cette conformité avec les bourreaux qui ont la dépouille de
ceux qu'ils font mourir; car M. ***, capitaine aux gardes, a refusé d'y
aller, on dit même que Miossens[319] a feint d'être malade pour ne s'y
trouver pas. On mena ces pauvres princes, mercredi, coucher à Versailles;
ils versèrent en y allant, et le prince de Conti qui se trouva dessous,
fut une heure évanoui sur un fossé. Ils devoient hier coucher à Houdan,
aujourd'hui à Anet, et demain à un lieu que j'ai oublié; après quoi ils
iront au Pont-de-l'Arche, de là à Jumièges, puis à Bolbec et de là au
Havre. Jugez quelle douleur a M. de Longueville, de passer en cette
posture dans son gouvernement.

  [317] Henri de Lorraine comte d'Harcourt, mort en 1666.

  [318] Pendant la translation de Marcoussis au Havre, le prince de
  Condé fit contre le comte d'Harcourt le couplet suivant:

      Cet homme gros et court
      Si connu dans l'histoire,
      Ce grand comte d'Harcourt,
      Tout couronné de gloire,
    Qui secourut Casal et recouvra Turin,
    Est maintenant recors de Jules Mazarin.

  [319] César-Phébus d'Albret, comte de Miossens, alors maréchal de
  camp, depuis maréchal d'Albret. (M.)

Monsieur le Cardinal a envoyé faire compliment à Mme la Princesse sur sa
maladie, et la prier de ne pas s'alarmer sur le changement de prison de
MM. les Princes; qu'il l'assuroit que ce ne seroit pas pour longtemps, et
qu'il alloit faire tout ce qu'il pourroit pour mettre les choses en tel
état que la Reine les pût délivrer sans danger. Dieu veuille que cela
soit bientôt! car j'avoue que c'est une chose honteuse à la Reine et à
notre nation, de voir les injustices que l'on voit.

Je ne pensois pas vous en pouvoir tant dire. Je ne vous dis pourtant pas
la moitié de ce que je pense, ni la centième partie de ce que l'on dit;
mais on m'attend, je n'ai plus que le temps de vous assurer que je suis
autant que je le dois, etc.


AU MÊME.

    [Paris, 30 décembre 1650.]

Il y a quinze jours que j'étois si enrhumée, que je ne pus pas vous
écrire, et il y en a huit que la curiosité de voir le service qu'on
faisoit, aux Cordeliers, à feue Mme la Princesse[320], et d'entendre la
seconde oraison funèbre que devoit prononcer M. l'évêque de Vabres[321],
l'emporta sur l'envie que j'avois de me donner l'honneur de vous
entretenir, joint que je crus que si j'allois en ce lieu-là, j'aurois
plus de matière de vous divertir aujourd'hui. Je ne m'amuserai pourtant
pas à vous dire qu'il y avoit plus de deux mille cierges à cette
cérémonie, que le clergé et toutes les compagnies souveraines y étoient
en corps, et que les ordres que M. le Prince a donnés de rendre tous les
honneurs imaginables à Mme sa mère, ont été exécutés, car la gazette vous
l'aura appris; mais je vous dirai que M. l'évêque de Vabres a acquis
grand honneur, et par l'action qu'il fit aux Augustins, lorsque le clergé
honora feue Mme la Princesse d'un service, et par celle qu'il fit depuis
aux Cordeliers: car enfin, sans rien dire contre le respect qu'il doit à
la Cour, il loua fort hardiment et les morts, et les exilés et les
prisonniers. A sa première oraison funèbre, il prit pour sujet de son
discours la dernière prière qu'a faite Mme la Princesse, qui fut, si je
ne me trompe: _In te, Domine, speravi, non confundar in æternum_; et
comme ce psaume a été appelé par quelques-uns le psaume des captifs, cet
évêque se servit fort heureusement de cette favorable rencontre. Après
cela, il ne s'amusa point à louer Mme la Princesse ni de sa beauté, ni de
sa grande naissance; ou s'il le fit, ce fut sans s'y arrêter, et en
disant qu'il laissoit toutes ces choses aux poëtes et aux orateurs. C'est
pourquoi il ne s'attacha qu'aux vertus, et entre les vertus il ne choisit
que la patience et la charité, qui furent les deux parties de son
discours. Vous pouvez juger, Monsieur, qu'il ne put parler de la patience
de Mme la Princesse, sans parler de la prison de MM. les Princes, et de
l'exil de M. de Longueville; aussi le fit-il si généreusement et si
sagement tout ensemble, qu'il toucha le cœur de tous ceux qui
l'entendirent.

  [320] La princesse de Condé douairière mourut à
  Châtillon-sur-Loing le 2 décembre 1650. Ses restes furent
  transportés le 22 du même mois au couvent des Carmélites de la
  rue Saint-Jacques. (M.)

  [321] Isaac Habert, nommé évêque de Vabres en 1645. (M.)

La seconde oraison ne fut pas tout à fait si hardie, parce qu'il parloit
par le commandement du Roi; il ne se démentit pas pourtant. Il y eut de
fort belles choses dans son discours; il prit le deuxième verset du même
psaume dont il s'étoit servi la première fois, et joignit la persévérance
aux deux autres vertus qu'il avoit attribuées à Mme la Princesse. Il dit
cependant encore qu'il falloit demander la liberté de cet illustre
captif, dont les mains victorieuses étoient chargées de fers; mais qu'il
ne la falloit demander qu'à Dieu et au Roi. Voilà, Monsieur, à peu près
l'ordre des deux discours qui furent tous deux fort beaux. M. l'abbé
Roquette en doit faire un aux Carmélites, mais j'espère que ce ne sera
qu'a la fin des quarante jours.

Je ne vous parle point des assemblées du Parlement, car vous les savez
sans doute, et vous n'ignorez pas que présentement les Frondeurs font
semblant de demander la liberté des Princes, car comme ils savent bien
que mille arrêts du Parlement ne feroient pas tomber une pierre du Hâvre,
ils ne craignent pas d'obtenir ce qu'ils font semblant de souhaiter. Si
la Cour étoit bien conseillée, elle déchaineroit ce lion contre ceux qui
la persécutent.

M. le duc d'Orléans n'est pas trop bien avec la Reine, et certes je pense
qu'elle a raison de s'en plaindre, car enfin il voit tous les jours chez
lui M. le Coadjuteur et M. de Beaufort, qui ne voient point le Roi, et
qui font tous les jours ce qu'ils peuvent pour soulever le peuple et pour
renverser l'État. La victoire de M. le maréchal du Plessis[322] les a
pourtant un peu mortifiés, car elle est venue justement au plus fort de
leurs assemblées. On apporta hier soixante-cinq drapeaux à Notre-Dame,
qui passèrent durant que messieurs du Parlement délibéroient. Il
n'achevèrent point hier; je ne sais s'ils achèveront aujourd'hui. Si je
l'apprends avant que de fermer ma lettre, je vous le dirai. La pluralité
des voix alloit hier à remontrance.

  [322] La bataille de Réthel, gagnée le 15 décembre 1650, par le
  maréchal du Plessis sur les Espagnols, dans les rangs desquels
  étoit le maréchal de Turenne. (M.)

Il y avoit un homme dans leurs dernières assemblées qui ne sera pas des
dernières, car il mourut hier au soir, fort regretté, aussi bien que M.
d'Avaux son frère[323]. Vous pouvez juger après cela que celui dont je
parle est M. le président de Mesmes[324]; il est mort du pourpre qui n'a
pu sortir et qui l'a étouffé. La Cour y perd entièrement, et les
Frondeurs y gagnent. On dit qu'il a disposé de sa charge, sous le bon
plaisir du Roi, en faveur de M. d'Irval, son frère; mais il y en a qui
croient que M. le Tellier y prétend.

  [323] Claude de Mesmes, comte d'Avaux, l'un de nos diplomates les
  plus distingués, et frère du président, étoit mort le 19
  novembre. (M.)

  [324] Henri de Mesmes, président à mortier au parlement de Paris,
  mourut le 29 décembre 1650. Ce passage donne la date précise de
  cette lettre. (M.)

On dit toujours que M. le Cardinal revient, mais on ne le sait pourtant
pas avec certitude.

Les habitants de Réthel, en reconnoissance de ce que ça été le conseil et
la valeur de M. de Manicamp qui les a délivrés de la domination
espagnole, lui ont donné une fort belle épée. Ils se sont engagés à
perpétuité d'en donner une à tous les aînés de sa maison. Il me semble
que cette marque d'honneur est plus belle qu'un bâton de maréchal de
France.

On vient de m'assurer qu'enfin ces messieurs les sénateurs ont achevé
d'opiner. Voici comme on dit que la chose se passa: que messieurs les
gens du Roi iront aujourd'hui trouver la Reine pour prendre jour et
heure, afin que le Parlement lui fasse très-humbles remontrances pour la
liberté des Princes; qu'ils enverront des députés à M. le duc d'Orléans,
pour le supplier d'assister à toutes les assemblées qu'ils ont résolu de
faire, jusqu'à ce que la Reine les ait satisfaits; que pour cet effet ils
s'assembleront dès demain pour apprendre des gens du Roi la réponse de la
Reine et pour délibérer dessus. On me vient aussi d'apprendre que le
président de Blancmesnil, grand Frondeur, est à l'extrémité; ainsi, le
bon et le mauvais parti auront chacun un protecteur[325].

  [325] C'est-à-dire apparemment un patron dans le ciel.--René
  Potier, seigneur de Blancmesnil et du Bourget, président des
  Enquêtes, ne termina cependant sa carrière que le 17 novembre
  1680. (M.)


Je trouverois peut-être bien encore quelque chose à vous dire, mais ma
lettre est si longue que ce seroit abuser de votre patience. Il faut
pourtant encore que vous ayez la peine de lire que mon frère est votre
très-humble et très-obéissant serviteur, et que je suis autant que je le
dois et que je le puis, etc., etc.

    Votre, etc.


AU MÊME.

    [Paris, 2 mars 1651.]

Je vous écrivis une lettre si longue, il y a quinze jours[326], que je
jugeai à propos, l'ordinaire passé, de ne vous pas accabler par un
nouveau griffonnage..... Je pense que ceux qui voudroient chercher
quelque liaison en écrivant les nouvelles, et passer insensiblement d'une
chose à une autre, s'y trouveroient bien embarrassés, car tout ce qu'on
sait au temps où nous sommes a si peu de rapport, qu'il faut de nécessité
l'écrire fort irrégulièrement, principalement quand on n'a pas plus d'art
que j'en ai.

  [326] Cette lettre ne figure pas ici.

Quoi qu'il en soit, je vous dirai que M. le Prince fut, il y a trois
jours, demander la permission à la Reine de marier son fils et M. son
frère, le premier avec une des filles de M. le duc d'Orléans, et l'autre
avec Mlle de Chevreuse; et comme cette princesse n'est pas en état de
rien refuser, elle accorda ce qu'on lui demandoit[327]. Je ne vous dis
point après cela que M. le duc d'Orléans et M. de Chevreuse ne refusèrent
point M. le Prince, lorsqu'il fut faire la demande de ces deux
princesses, car vous pouvez bien juger que cela est ainsi. Le pauvre
prince de Conti a une telle envie de se marier, qu'il en est malade. Pour
moi, j'avoue que je ne sais pas comment il a la hardiesse d'épouser une
fille de Mme de Chevreuse; je vis hier un homme qui me dit qu'il aimeroit
mieux épouser quelque jeune sultane au sortir du sérail, que la fille
d'une telle mère. Cependant quelque avancé que soit ce mariage, quoiqu'on
ait envoyé à Rome pour avoir la dispense de tenir les bénéfices, que M.
le prince de Conti ait nommé M. de Montreuil[328] pour titulaire, il y en
a qui doutent encore qu'il s'achève, parce qu'on sait que Mme de
Longueville y a une aversion étrange. Le temps nous fera voir ce qui en
sera.

  [327] Les princes étaient sortis du Havre le 13 février
  précédent. Leur liberté avait été le résultat d'un traité fait
  entre le Co-adjuteur et la princesse Palatine, au nom du prince
  de Condé, dont elle avait reçu les pouvoirs tracés sur une
  ardoise. Ce double mariage en avait été l'une des conditions. Le
  but était de réunir les princes et le duc d'Orléans dans un même
  intérêt. Ces mariages ne s'accomplirent pas. (M.)

  [328] Jean de Montreuil, secrétaire du prince de Conti, membre de
  l'Académie française. Il n'aurait pu être longtemps le
  _custodi-nos_ du prince, car il mourut le 27 avril suivant. (M.)

Pour M. le Cardinal, il est à Sedan, d'où il doit bientôt partir pour
aller en Suisse, ou à Madrid. La Reine demanda encore huit jours, par la
bouche de M. le duc d'Orléans, pour lui donner le loisir de sortir du
royaume. Le Parlement les accorda, mais en même temps ces messieurs
donnèrent un arrêt qui porte qu'on informera de ce qui s'est passé aux
lieux où M. le Cardinal a couché depuis son départ de Dourlens. Le
Parlement refusa aussi pour la seconde fois la déclaration du roi,
touchant l'exclusion des étrangers et des cardinaux pour le
ministère[329]; mais comme je crois que cette seconde affaire, qui va
mettre une grande division entre le clergé et le Parlement, vous est
mandée par diverses personnes, je ne vous la dirai point, et je
continuerai ma gazette en vous parlant de l'arrivée de M.
d'Angoulême[330], qui a été fort bien reçu de M. le Prince. Aussi vous
puis-je assurer que tout ce qu'il y a de Provençaux ici commencent déjà
de s'empresser fort auprès de lui, et sa cour est si grosse qu'on ne le
sauroit croire à moins de l'avoir vue. Je voudrois de tout mon cœur que
tous les ennemis qu'il a dans votre province vissent ce qui se passe ici,
afin que, se repentant, ils tâchassent à se raccommoder, et qu'ils se
tinssent en repos; car enfin, il est constamment vrai que M. le Prince va
être maître absolu des affaires. Je vous assure qu'il n'est pas sans
occupation. Il dîna hier chez M. le premier Président[331], qui le
traita avec une magnificence étrange. Il y avoit quatorze potages,
quatorze plats de poisson, entre lesquels on compte un saumon de douze
pistoles et une carpe de huit. Jugez du reste.

  [329] Ce second refus du Parlement eut lieu le premier mars 1651;
  ce fait donne la date précise de cette lettre. (M.)

  [330] Louis de Valois, duc d'Angoulême, gouverneur de Provence,
  avait eu de violents démêlés avec le Parlement d'Aix. (M.)

  [331] Mathieu Molé, premier président du Parlement de Paris,
  reçut les sceaux le 3 avril 1651, et mourut dans ses fonctions le
  3 janvier 1656. (M).

Le roi a dansé un méchant ballet ces jours passés, quoique c'eût été de
fort bonne grâce. Il le redansa hier pour la troisième fois[332]. Cela me
fait ressouvenir de ces petits oiseaux qui chantent si bien et qui se
réjouissent, quoiqu'ils soient prisonniers dans leurs cages; car enfin ce
pauvre jeune Roi est présentement plus prisonnier qu'eux. On fit même
encore hier deux barricades assez près du Palais-Royal. Je vous assure
que ceux qui ont commencé de faire la garde aux portes ont donné une
étrange atteinte à la royauté[333]. Dieu veuille que M. le Prince la
puisse un jour rétablir! car présentement il faut qu'il dissimule
beaucoup de choses, et il le sait fort bien. Il paroît même plus dévot
qu'il n'étoit; car, outre qu'il entend la messe tous les jours, il fait
encore le carême, quoiqu'il ne l'ait jamais fait que depuis qu'il a été
en prison.

  [332] C'était le ballet de _Cassandre_ dont les paroles sont de
  Benserade. (Voir les Œuvres de ce poëte.) Il fut dansé au
  Palais-Cardinal le 26 février 1651. La reine n'y assista point;
  elle venait d'être obligée d'ordonner au cardinal Mazarin de
  quitter la France. (Voir la _Muse historique_ de Loret, lettre du
  5 mars 1651.) (M.)

  [333] Les bourgeois de Paris gardaient nuit et jour le
  Palais-Royal; cela dura jusqu'au mois d'avril. (M.)

Mme de Longueville reviendra dans quinze jours; on dit qu'elle tâche à
moyenner une trève générale ou particulière. On dit qu'on fera la garde
jusqu'à ce qu'on ait établi un Conseil à la Reine, et qu'on ait éloigné
des affaires toutes les créatures de M. le Cardinal.

Le roi semble haïr tous ceux qui veulent abaisser son autorité, et, selon
toutes les apparences, il se souviendra longtemps de tout ce qu'on lui
fait aujourd'hui. Au reste, M. Bonneau[334] est tellement en faveur, que
je commence, pour l'amour de lui, à me réconcilier avec la Fortune,
quoiqu'en mon particulier elle me traite rigoureusement. Tout de bon, je
suis bien aise qu'un aussi honnête homme que lui ait du crédit.

  [334] Ce monsieur Bonneau était vraisemblablement l'oncle de Mme
  de Miramion; sa fille épousa M. de Chauvelin. (M.)

Après cela, je ne vous dirai plus rien, car il faut que j'aille au
sermon. Plût à Dieu qu'au lieu de vous écrire, je vous pusse entendre!
Tous vos amis disent qu'il est à propos que vous veniez ici; je le
souhaite, et pour l'amour de vous, et pour avoir l'honneur de vous
assurer que je suis avec toute sorte de respect et d'affection, etc.,
etc.


A MONSIEUR CHAPELAIN[335].

  [335] Bibliothèque de l'Arsenal. Mss.-B. L. françaises, t. I, p.
  43.

  Chapelain avait remercié Mlle Robineau d'oiseaux de Paradis que
  lui avait envoyés Mme Aragonnais. Nous avons déjà vu par la lettre
  de Mlle de Scudéry au même, du 31 janvier 1645, qu'elle l'accusait
  d'une grande partialité pour Mlle Robineau.

    Du 25 avril 1653.

Si je pouvois parler en raillant d'une chose aussi sérieuse que celle que
j'ai à démêler avec vous touchant vos oiseaux, je pense que je vous
dirois, que, tout éloquent que vous êtes, vous auriez besoin que l'on
vous mît en cage pour vous apprendre à parler. Mais comme je prends
beaucoup de part au ressentiment de Mme Aragonnais, et que je suis même
indirectement intéressée en l'injustice que vous lui faites, il faut que
je vous dise plus sérieusement et plus véritablement, que si vous étiez
aussi injuste en la distribution de vos louanges, que vous l'avez été
depuis deux jours en celle de vos remercîmens, vous blâmeriez sans doute
tout ce qui mérite d'être loué, et vous loueriez tout ce qui mérite
d'être blâmé. En effet, Monsieur, vous remerciez Mlle Robineau comme si
elle vous avoit envoyé des oiseaux de Paradis; il n'y a pas un mot dans
la lettre que vous lui avez écrite qui n'ait un sens galant et passionné;
il n'y a pas une syllabe pour Mme Aragonnais. Cependant, c'est elle que
vous avez priée de vous faire avoir des oiseaux; c'est elle qui a obligé
M. de Grandmare de prendre la peine de vous en chercher; c'est elle qui
en a pris tous les soins; c'est elle qui vous les a envoyés par un
laquais qu'il y a très-longtemps qui la sert, qui a été cent fois chez
vous de sa part, dont vous savez même le nom, et qui n'avoit pas changé
de livrée le jour qu'il vous porta vos oiseaux.

Au reste, si le nom des deux personnes dont il s'agit se ressembloit
seulement autant que celui de Mme de Chauvry et de Mme de Givry, on
pourroit dire que vous vous seriez trompé au nom de la personne qui vous
envoyoit les oiseaux, soit en l'entendant de la bouche du laquais, soit
en l'écrivant sur la lettre. Mais Aragonnais et Robineau ne rimeront
jamais ensemble, et toutefois, sans qu'on en puisse presque dire la
raison, vous confondez les deux personnes qui portent ces noms, fort
injustement, en donnant tout à l'une, et rien à l'autre, en une occasion
où Mme Aragonnais toute seule devoit avoir reçu tous vos remercîments,
puisqu'il est vrai que Mlle Robineau n'a autre part en cette affaire,
sinon qu'elle a douté si vous voudriez une cage dorée; de sorte que si
vous n'aviez pas été étrangement préoccupé, au lieu de la remercier comme
vous avez fait, vous vous seriez plaint de ce qu'elle ne vous croyoit pas
assez magnifique, et vous auriez rendu à Mme Aragonnais mille marques de
reconnoissance de l'obligeant empressement qu'elle a eu pour vous faire
avoir ce que vous avez souhaité. Mais, à dire les choses comme elles
sont, votre cœur n'étant pas plus en liberté que vos oiseaux, il ne faut
pas trouver si étrange tout ce que vous faites à l'avantage de Mlle
Robineau, quelque injuste qu'il soit. Je ne laisse pourtant pas de me
plaindre, comme vous me le reprochez malicieusement, de ce que vous avez
fait en cette rencontre, parce que je comprends bien que, puisque vous
faites cette injustice à Mme Aragonnais, vous m'en pourrez bien faire
d'autres. Cependant, si vous voulez réparer cette faute, il faut que vous
juriez solennellement, en présence de M. Conrart, que, tant que le
printemps durera, vous vous souviendrez tous les matins de Mme
Aragonnais, dès que vos oiseaux commenceront à chanter, et que vous ne
vous souviendrez point alors de Mlle Robineau, quelque charmante qu'elle
soit, et quelque plaisir que vous ayez de vous en souvenir; car, si vous
ne le faites, Mme Aragonnais se souviendra toute sa vie de votre
injustice, et je m'en souviendrai aussi toujours, pour en craindre encore
une plus grande de vous pour ce qui me regarde, que pour ce qui la
touche. Pensez-y donc très-sérieusement. Et pour finir cette lettre par
un proverbe de mon pays, croyez bien fortement que tout ce que je vous
dis «ne sont pas des moineaux.»


LE MAGE DE SIDON (GODEAU) A SAPHO[336].

  [336] Mss Conrart, in-fo, t. V, p. 51, 52.

    De Vence, le 7 février 1654.

Un moment avant que de recevoir la lettre que vous m'avez fait l'honneur
de m'écrire, je croyois avoir de l'esprit, mais maintenant que j'y veux
répondre, je connois que je n'en ai plus; je pense toutefois avoir gagné
en cette perte, et si je vous ai dit galamment que, pour vous, ma mémoire
étoit dans mon cœur; je vous dis à cette heure, très véritablement, que
mon cœur est dans mon esprit, de sorte qu'au lieu de vous pouvoir dire
des choses jolies, galantes et spirituelles, pour répondre à celles que
vous m'écrivez, je ne puis vous en dire que de tendres et de passionnées.
Voilà un effet digne de la Sapho Mytilène, qui

    De chaque admirateur de son esprit charmant,
          En faisoit son.....

Vous n'avez pas tant de peine à deviner une rime où la raison m'a
conduit, qu'en eut le pauvre Phaon pour le nom qui étoit en blanc dans
ces admirables vers que vous connoissez. Je ne sais si cette déclaration
est d'un Mage dont vous avez fait un si agréable tableau. Mais, si elle
n'a la délicatesse du dernier, elle a la sincérité du premier, qui ne
vous dit point une fleurette d'amitié en vous parlant de cette sorte;
mais qui vous explique grossièrement ce qu'il a dans le cœur. Oubliez
donc que vous êtes la Sapho de Grèce; ne vous souvenez plus des
galanteries et de l'esprit de Phaon, afin que le Mage de la Montagne vous
soit supportable. Si vous croyez que l'odeur des jasmins et de la fleur
d'orange soient capables de lui faire perdre la mémoire de Sapho, vous
avez bonne opinion de son nez, mais vous l'avez fort mauvaise de son
esprit et de son cœur. Au contraire, tous ces objets me feront souvenir
de vous fort agréablement. Voyant les perles, les émeraudes, et l'or de
mes orangers, je vous en souhaiterai d'une autre nature moins fragile, et
je penserai aux richesses de votre esprit qui valent mieux que toutes les
pierres précieuses. Elles sont si abondantes que vous ne devez pas m'en
être chiche.

Écrivez-moi donc souvent, je vous en conjure, ma très précieuse Sapho, je
n'oserois pas ajouter ma très chère, si l'amitié n'osoit, et ne pouvoit
oser ce que la grimace de la civilité condamne. Vous devez juger à l'air
de mes paroles que la foudre dont vous me menacez sur la fin de votre
lettre, ne tombera point sur ma tête; et que vous avez plus la mine de ne
pas bien répondre à mes sentimens, que je ne l'ai d'en conter à
quelqu'autre, comme vous le reprochez malicieusement.


RÉPONSE DE SAPHO AU MAGE DE SIDON[337].

  [337] Mss Conrart, in-fo, t. V, p. 53, 54.

    A Paris, le 20 mars 1654.

Votre dernière lettre est si galante, que je ne puis concevoir qu'elle
ait été faite par un Mage de montagne, et par un Mage solitaire.
Sincèrement, si tous ceux qui se mêlent d'écrire des billets doux, et des
billets galants, m'écrivoient comme vous en écrivez, il seroit assez
difficile de ne souhaiter pas d'en recevoir tous les jours, pourvu qu'il
n'y fallût pas répondre. Car, à vous dire la vérité, c'est une assez
grande mortification, que de ne pouvoir vous rendre que des narcisses et
des fleurs de prairie, pour du jasmin et de la fleur d'orange. J'ai, sans
doute, le cœur plus tendre que vous, mais je ne sais pourtant pas si
bien l'art de dire des douceurs. Je ne sais si c'est que j'en ai
autrefois plus écouté que je n'en ai dit, et que vous en avez plus dit
que vous n'en avez écouté; mais je sais bien que vous savez mieux que moi
comment il faut mêler le style galant au passionné, et comment il faut
donner des louanges qui sentent encore plus la tendresse que l'estime. Ne
vous prenez donc pas à mon cœur, si ma lettre n'est pas assez douce;
contentez-vous d'en accuser mon esprit, et croyez, s'il vous plaît,

            Que si je voulois un amant,
    Il auroit, comme vous, l'esprit doux et charmant,
    Il seroit, comme vous, un galant agréable,
    Et mon cœur, comme à vous, lui seroit favorable.

Après cela, Monsieur, il faut vous parler un peu plus sérieusement, et
vous dire des nouvelles de notre très cher et très illustre malade, de
qui la santé commence de revenir, et est pourtant encore très foible;
mais j'espère que ce même soleil qui nous va bientôt donner des roses,
lui redonnera de la force. Cependant, j'ai à vous dire que la dernière
lettre que vous m'avez écrite a été son premier plaisir, car je ne lui
fais pas de secret de notre galanterie, et ce seroit en effet grand
dommage de la cacher à un tel confident que lui.


RÉPONSE DE SAPHO AU MAGE DE SIDON[338].

  [338] Mss Conrart. in fo, t. V, p. 72.

    A Paris, le 19 juin 1654.

Lorsque je reçus votre dernière lettre, nous avions ici le plus beau
temps du monde; mais à peine eus-je achevé de lire la description que
vous me faites de la désolation de votre pays, qu'un effroyable coup de
tonnerre, suivi d'une pluie terrible, et d'une grêle de grosseur
extraordinaire, changea toute la face du ciel qui, depuis cela, ne nous a
point paru avec sa beauté ordinaire. En vérité, il ne s'en faut guère que
je ne croie que vous n'êtes pas seulement Mage, mais Magicien, et que
c'est vous qui, par quelque enchantement, nous avez ôté tous nos beaux
jours. Cependant, si toutes nos belles vous soupçonnoient de ce crime,
vous seriez bien embarrassé à vous sauver de leur fureur. Car, enfin,
elles ne peuvent presque aller au Cours, et celles qui s'obstinent à y
vouloir aller, malgré le mauvais temps, y sont toutes défrisées, et n'y
paroissent point belles. En mon particulier, comme je ne prends pas grand
intérêt à cette promenade, je me consolerois aisément si le vent ne
faisoit autre mal que de défriser des galans et de décoiffer des
coquettes. Mais ce qu'il y a de pis, c'est que les blés sont déposés, si
ce désordre de saison continue. Je veux pourtant espérer que ce malheur
n'arrivera pas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On dit qu'il est difficile qu'il y ait de l'amour sans jalousie et de la
jalousie sans amour. J'ai même bien de la peine quelquefois à n'en point
avoir en amitié, et c'est ce qui me fait craindre que la vôtre ne soit un
peu tiède; car vous n'êtes non plus inquiété de ce que font vos amies,
que si vous n'y aviez nul intérêt. Il n'en est pas de même de moi,
puisque je suis quelquefois jalouse de vos orangers, que je crois que
vous aimez plus que vous ne m'aimez. Mais je ne songe pas, en parlant
ainsi que je viens de dire, qu'il n'y a point de jalousie sans amour;
pour ôter donc le scrupule, il faut y ajouter ces paroles: _ou sans
amitié_; car, par ce moyen, je suis à couvert de toute mauvaise
explication. Je voudrois bien vous en dire davantage, mais je n'ai plus
de papier. Devinez le reste si vous . . . . . . . . . . vous dire autre
chose, sinon, que je suis pour vous tout[339] . . . . . . . . . . . . . .

  [339] Le commencement de la ligne est coupé, et la dernière ligne
  entièrement.

A MADAME LA COMTESSE DE MAURE[340].

  [340] Mss Conrart, in-fo, t. V, p. 905.

  La comtesse de Maure avait écrit à Mme de Longueville deux lettres
  du 9 juin et du.... septembre 1655, où elle se moquait des
  prétentions de Mesdames de Bouillon, à propos d'une aventure dans
  laquelle figuraient les comtesses de Maure et de Saint-Géran, le
  père gardien d'un couvent de Bourbon, etc. (Voy. sur toute cette
  histoire, Cousin, _Madame de Sablé_, 1869, p. 299 et suiv.)

    Octobre 1655.

Foi de demoiselle, votre lettre est une des plus agréables lettres du
monde. Mais, Madame, n'admirez-vous point qu'à l'exemple de M. de
Bouillon qui disoit: Foi de prince, je n'ai pu m'empêcher de jurer, pour
me donner un titre de noblesse, comme il le faisoit pour s'en donner un
de principauté? Je sens même que j'ai quelque envie de dire que mon
serment est peut-être mieux fondé que le sien. Mais, quoiqu'il en soit,
l'histoire de votre lettre est une plaisante histoire, et la manière dont
vous l'avez écrite est si ingénieuse, et fait si bien voir tous les
personnages de cette aventure, que qui verroit un Tableau du Monde, de
votre main, verroit une chose merveilleuse. Au reste, Madame, ceux qui
s'imaginent qu'il faut du marbre et du jaspe pour faire un très-beau
palais, n'y entendent rien. Du moins, êtes-vous bien plus adroite qu'eux,
puisqu'avec un enchaînement de toutes les folies que la vanité peut faire
dire et penser, vous faites une des plus belles lettres que je vis
jamais. Sincèrement, Madame, je crois la chose comme je la dis, et la
flatterie n'y ajoute rien. Je vous en dirois davantage; mais j'ai
l'imagination si remplie de cette princesse qui se baigne, de celle qui
se couche, de cette dame qui s'assied et se relève, et de ce capucin qui
se fourre là, comme diable à miracle, que je ne puis même penser
sérieusement à ce que je vous écris. Il paroît bien, Madame, que cela est
ainsi, car je vous écris les plus terribles mots du monde; et quand
j'aurois été à la cour de la reine de Suède, je ne dirois guère pis.
Mais, pour finir plus sagement, je vous en demande pardon, et je vous
proteste avec vérité que je suis absolument à vous.


A UNE PERSONNE INCONNUE, QUI LUI AVOIT ENVOYÉ UN PRÉSENT.[341]

  [341] Mss Conrart, in-fo, t. IX, p. 905.

  Cette lettre a été insérée par Amelot de la Houssaye dans ses
  _Mémoires historiques_, etc., 1737, t. II, p. 364. Voy. la
  _Notice_, p. 101.

    Mai 1656.

J'avoue ingénument que je ne puis deviner qui vous êtes, et que je ne
sais pas même si je vous dois nommer Monsieur, Madame ou Mademoiselle;
mais qui que vous soyez, je dois vous louer et vous remercier, et je
dois pourtant me plaindre de vous. En effet, vous avez une cruauté
étrange de vous cacher à une personne qui, malgré toute sa mauvaise
fortune, voudroit avoir plus donné qu'elle n'a reçu de vous, pour savoir
votre nom; car je ne sache rien de plus cruel, que d'être obligée, sans
savoir à qui on a de l'obligation. Mais je ne sache aussi rien de plus
digne de louange, que d'avoir de la libéralité sans ostentation, et sans
intérêt, puisqu'à mon avis, il n'y a guère de vertu qui soit plus souvent
suspecte de vanité ou d'artifice que celle-là. Vous donnez, sans doute,
de la plus généreuse manière du monde, car vous donnez à une personne
qui, non-seulement ne vous a rien demandé, mais qui même n'aime point
qu'on lui donne; à une personne qui ne vous connoît point, et qui ne
pourroit, quand elle vous connoîtroit, vous rendre autre chose que des
remercîments. Mais à ne mentir pas, je ne sais comment en faire à une
personne inconnue. Montrez-vous donc, s'il vous plaît, puisque je ne puis
parler à propos, si je ne sais à qui je parle.

Au reste, il faut que je vous confesse qu'il y a des moments où je meurs
de peur que vous ne me connoissiez guère mieux que je vous connois; car
il semble que vous vouliez m'obliger à porter une couleur où je croyois
avoir renoncé pour toute ma vie, et que je ne croyois plus pouvoir porter
avec bienséance, si ce n'étoit en œillets, en roses, ou en anémones,
m'étant résolue à ne mettre plus que du bleu, du gris de lin, de
l'Isabelle et du blanc. De grâce, pensez bien sérieusement si vous ne me
prenez point pour une autre, et si votre présent est bien adressé; mais,
sur toutes choses, ne vous opiniâtrez point à vous cacher à moi, si vous
ne me voulez forcer d'aller au devin. Je crains bien, pourtant, que la
science de cette sorte de gens ne se trouve courte en cette occasion;
car, après tout, ils n'ont jamais rien vu de semblable. On les a souvent
consultés pour découvrir ceux qui se cachent en dérobant, mais jamais
ceux qui se cachent en donnant; et le plus expert de tous les devins, et
la plus vieille devineresse s'étonneroient d'une telle nouveauté. Ne me
contraignez donc pas d'en venir là, et donnez-moi lieu de vous..... j'ai
pensé dire de vous embrasser; mais comme je viens de me souvenir de ce
que j'ai dit au commencement de ce billet, et que je ne sais si je vous
dois nommer Monsieur ou Madame, je n'ose en user si librement.

Contentez-vous donc que je vous assure que je n'ai jamais rien souhaité
avec plus d'ardeur, que d'avoir l'honneur de vous connoître, et de vous
pouvoir rendre grâces de votre galante libéralité. Ce n'est pas qu'il n'y
ait quelque espèce de commodité à pouvoir être ingrate innocemment; mais
au hasard de rougir en vous voyant, je voudrois pourtant bien vous voir
afin de vous pouvoir dire tout ce que je pense de vous. Peut-être
avez-vous passé cent fois dans mon imagination, depuis que j'ai reçu
votre présent, et peut-être y êtes-vous encore tel ou telle que vous
êtes. Je confesse néanmoins que vous avez cent fois changé de forme, et
que vous m'avez paru tantôt belle, tantôt beau; tantôt galant, tantôt
galante; tantôt douce et spirituelle; tantôt généreux et brave; tantôt
avec une épée, tantôt avec un éventail; tantôt avec une soutane, tantôt
avec un cordon bleu; tantôt avec une belle et magnifique jupe, et tantôt
avec un bréviaire; et Voiture ne voyoit pas sa belle inconnue avec tant
de beautés différentes que je vous ai vu ou vue en habillements
différens. Faites donc cesser toutes ces illusions qui m'importunent;
vous le pouvez par une seule parole, puisque vous n'avez qu'à me dire
votre nom, et vous m'obligerez beaucoup plus sensiblement que vous ne
m'avez obligée en me faisant un magnifique présent.


PELLISSON A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[342].

  [342] Mss de Conrart, in-fo, t. V, pp. 135-138.

  En reproduisant les trois lettres qui suivent dans la _Société
  française au XVIIme siècle_, M. Cousin les a fait précéder du
  préambule suivant:

  «Mlle de Scudéry ayant été passer une partie de l'automne à la
  maison de campagne de Conrart, à Athis, en 1656, Pellisson y était
  venu en visite; mais il y était resté fort peu de temps, et, à son
  retour à Paris, il s'était empressé d'écrire à Mlle de Scudéry
  pour lui exprimer les regrets qu'il éprouvait de n'être pas auprès
  d'elle, et les pensées qui l'avaient accompagné sur la route
  d'Athis à Paris, en côtoyant les bords de la Seine. Le ton de
  cette lettre est moitié sérieux, moitié badin. La réponse de Mlle
  de Scudéry est du même style, ainsi que la réplique de Pellisson.
  Mlle de Scudéry s'appelle toujours Sapho et Pellisson s'appelle
  déjà Herminius. On touche à la fin de 1656: la douce liaison est
  encore dans sa fleur et dans tout son agrément. Nous mettons au
  jour ces billets, qui n'ont rien de fort remarquable, pour donner
  une idée de la façon dont Mlle de Scudéry et Pellisson étaient
  ensemble; on y sent une tendresse sincère, mais le bel esprit
  domine.»

  Les notes de M. Cousin sur ces trois lettres seront distinguées
  par les initiales: V. C.

    A Paris, ce lundi 9me d'octobre 1656.

    Accablé de soucis sans nombre,
    J'allois mélancolique et sombre,
    Comme font ceux qui sont partis
        De l'aimable Carisatis.

Et j'étois déjà dans Mons[343], sans avoir trouvé, ou du moins sans avoir
vu personne sur mon chemin, tant j'étois renfermé en moi-même, lorsque
j'aperçus la claire rivière de Seine qui, étalant toutes ses beautés,
m'appeloit de loin et me disoit: Si vous allez à Paris, j'y vais aussi,
et pourvu que vous me vouliez suivre, je vous mènerai par un des plus
agréables chemins qu'on puisse voir.

    J'eusse été d'humeur bien cruelle
    Si je n'eusse fait pour elle
    Ce que j'avois fait l'autre jour
    Pour un procureur de la cour.

  [343] Mons était un hameau dépendant d'Athis. Une station du
  chemin de fer de Paris à Orléans porte aujourd'hui le nom de
  _Athis-Mons_.

C'est pourquoi, sans me faire prier davantage, je descendis par le
côteau d'Ablon, et allai la joindre avec dessein de ne la quitter qu'aux
portes de Paris. Je n'eus pas sujet de m'en repentir: car, encore que
j'eusse souvent ouï parler de ses caprices et de ses boutades, je la
trouvai tout le long du jour la plus égale du monde; soit que nous
passassions parmi de vertes prairies, ou parmi des sablons stériles, que
son lit fût étroit ou large, que le soleil se cachât ou se montrât, elle
me parut toujours riante, et jamais je ne vis la moindre ride ni le
moindre trouble sur son front. J'attribue sa bonne humeur à l'entretien
que nous eûmes ensemble, car nous ne parlâmes jamais que de vous. Elle me
demanda d'abord, suivant la coutume des voyageurs qui se rencontrent,
d'où je venois et ce que j'allois faire à Paris. Je lui dis que je venois
d'être heureux et que j'allois être malheureux, parce que j'avois quitté
l'incomparable Sapho, le généreux Cléodamas, la sage Ibérise, l'aimable
Agélaste et le galant Mérigène[344]. Est-il possible, me dit elle, qu'on
me doive toujours parler de cette Sapho et de ce Cléodamas. Il n'y a
point de corbillart[345] qui ne me rompe la tête de leur vertu et de leur
mérite; et depuis ma source jusqu'à la mer, je ne trouve point de rivage
où l'on ne m'en demande des nouvelles. On remarquoit autrefois qu'un de
mes coches ne pouvoit être sans quelque religieux; mais je n'en vois
point à cette heure où il n'y ait quelqu'un de leurs tendres amis, ou
pour le moins de leurs admirateurs. Ces gens-là, puisqu'ils aiment tant
de gens, ne doivent aimer personne. Si je croyois ce que vous dites, lui
répondis-je, je me jetterois la tête la première dans votre sein. Mais il
est vrai que Cléodamas ni Sapho n'aiment pas tous ceux dont ils sont
aimés. Il n'est pas donné à tout le monde d'en venir là, et vous voyez
par mon exemple qu'il y faut plus de bonheur que de mérite.

  [344] Cléodamas et sa femme Ibérise sont deux personnages de la
  _Clélie_, qui représentent M. et Mme Conrart. Agélaste est Mlle
  Boquet; nous ne savons qui est Mérigène. Il paraît que c'était un
  homme du monde qui n'osait se risquer à faire le bel esprit.
  Cependant, encouragé par Mlle de Scudéry, il lui écrivit
  lorsqu'elle quitta Athis pour retourner à Paris, quelques billets
  galants que Conrart nous a conservés avec les réponses de Mlle de
  Scudéry, tome XI, in-folio, page 339 (V. C.).

  [345] On appelait alors _corbillart_ le coche d'eau qui menait à
  Corbeil et qui passait devant Athis. (V. C.).

Après cela, elle me demanda comment vous vous divertissiez à Carisatis,
et je lui fis grand plaisir quand je lui dis qu'elle faisoit une grande
partie de votre divertissement, et que vous vous amusiez la moitié du
jour à la regarder. Elle se radoucit fort alors et me dit que vous
sachant en son voisinage par le rapport de la petite rivière d'Orge,
comme c'est fort la mode de vous visiter et de faire amitié avec vous,
elle avoit été tentée plusieurs fois de s'élever jusque sur votre
montagne, mais à la vérité qu'il y avoit un peu haut pour elle, et
qu'elle n'avoit pu faire autre chose que de vous envoyer quelques
brouillards qui peut-être vous avoient été importuns. Cela pourroit bien
être, lui dis-je; mais, croyez-moi, on vous quitte de ce compliment. Il
vaut mieux que l'on vous voie de plus loin, et la divine Sapho
s'abaissera plutôt jusqu'à descendre sur vos rives. Je sais même qu'elle
l'auroit déjà fait, mais sa chère Agélaste n'aime pas à remonter par
cette côte si roide, et trouve aussi bien que vous que c'est un peu haut
pour elle.

Avec ces discours et plusieurs autres dont je vous rendrai compte à notre
première vue, nous arrivâmes à la porte Saint-Bernard, où nous devions
nous séparer. La Seine me demanda alors si je m'étois ennuyé avec elle,
et comme je l'eus assurée que non: Quand vous retournerez, me dit-elle,
trouver la bonne compagnie que vous avez laissée, ne viendrez-vous pas le
long de mon rivage? Pour retourner, lui dis-je avec ma sincérité
accoutumée, c'est une autre affaire; car, pour ne vous en point mentir,
votre chemin est le plus long, et j'ai un peu plus d'impatience quand je
vais à Carisatis que quand j'en reviens. La pauvre rivière comprit bien
alors que si je l'avois suivie, c'étoit moins pour être avec elle que
pour m'éloigner lentement de vous. Elle me quitta donc de dépit sans dire
un seul mot davantage, et s'alla cacher toute honteuse sous le pont
prochain. Pour moi, je me résolus de laisser passer l'eau sous le pont,
et de venir vous écrire mon aventure. Si je ne l'ai pas écrite avec assez
d'esprit, c'est que je garde tout ce que j'en ai pour écrire une lettre à
Cicéron[346]. Ce Cicéron est un homme fâcheux, qui n'entend point
raillerie; pour peu que vous vous relâchiez avec lui, il se plaint que
vous le négligez, que vous écriviez bien mieux autrefois au commencement
de votre connoissance, quand vous aspiriez à être de ses amis; et comme
c'est un consul romain et le père de l'éloquence, il faut tâcher, s'il se
peut, de le contenter. Laissez-le-moi traiter avec la cérémonie qu'il
demande, et souvenez-vous qu'on fait festin aux étrangers, et qu'on ne
donne à ses intimes amis que son ordinaire. Les belles paroles seront
pour lui, et les sentiments tendres, respectueux et constants, pour vous
et pour toute votre aimable compagnie.

  [346] Ce Cicéron n'est autre que M. de Doneville. Pellisson
  l'appelle ainsi, soit parce que dans leur correspondance, dont on
  voit quelques échantillons dans les manuscrits de Conrart, il est
  souvent question entre eux de Cicéron, que Doneville lisait
  beaucoup, soit parce que Pellisson comparait en badinant le
  magistrat de Toulouse au consul romain. (V. C.)


RÉPONSE DE SAPHO A HERMINIUS (PELLISSON).

    De Carisatis, le 10 octobre 1656.

Quand je vous fis la guerre de la négligence de vos billets, je ne
pensois pas que vous en dussiez être sitôt corrigé. Cependant, il le faut
avouer, ce que vous m'avez envoyé est si galant et si bien écrit, qu'on
ne sait où prendre de l'esprit pour vous répondre. Ce n'est pas, comme
vous savez, qu'il n'y en ait honnêtement dans la tête de Cléodamas, mais
il ne m'en veut ni donner ni prêter. Pour l'aimable Mérigène[347], il n'y
a pas encore assez longtemps que je le connois pour oser lui en
emprunter; et pour Agélaste, elle dit qu'elle a affaire de tout ce
qu'elle en a pour vous écrire, de sorte que je me trouve en un fort grand
embarras. Si je savois qui vous a appris à parler à la Seine qui vous a
si bien entretenu, je pourrois me servir du même maître, pour apprendre à
vous écrire; car enfin on ne croiroit pas, à l'entendre, qu'elle vînt de
Bourgogne, tant elle parle galamment et juste. Je voudrois bien savoir si
toutes les autres rivières ont autant d'esprit que celle-là. Ce qui
m'étonne, c'est que quand vous l'avez entretenue, elle n'avoit pas encore
été à Paris. Elle n'a pourtant rien d'une provinciale, et je suis bien
plus normande qu'elle n'est bourguignonne. Une autre fois, quand vous
partirez de Carisatis, on ne vous plaindra plus tant, puisque vous vous
en allez en si bonne compagnie.

  [347] Mérigène ne représente donc pas un des habitués du Samedi.
  (V. C.)

J'ai pourtant à vous dire que la Seine, malgré vos avis, n'a pas laissé
de nous envoyer ce matin un grand brouillard, mais il s'en est allé si
vite qu'il ne nous a guère incommodés; c'est pourquoi ne lui en faites
pas de reproches, au contraire, remerciez-la bien civilement, de la bonté
qu'elle a de passer tous les jours devant mes fenêtres, elle, dis-je,
qui seroit souhaitée en tant de beaux lieux, si on pensoit qu'elle y
voulût aller. Priez-la aussi, je vous en conjure, s'il arrive qu'elle
entende encore parler de moi dans les coches et dans les corbillarts,
comme si j'étois un bel esprit,

        De faire entendre en son murmure,
        Que bel esprit est une injure,
    Et que j'aimerois mieux être carpe ou merlan,
    Que d'être bel esprit seulement pour un an.

Tout de bon, c'est le plus fâcheux métier du monde; et si la Seine savoit
combien c'est une chose importune, elle ne s'amuseroit pas tant à
gazouiller, de peur de devenir elle-même un bel esprit.


RÉPLIQUE D'HERMINIUS A SAPHO.

    De Paris, le 13 octobre 1656.

    Bel esprit, ou carpe, ou merlan,
    Ou bien Raphaël de village[348],
    Vous êtes cause que j'enrage.
    Je ne saurois qu'avec ahan
    Répondre à votre bel ouvrage,
    Et remplir de vers cette page,
    Quand vous me donneriez un an
        Et davantage, etc.

  [348] Cela répond à la fin d'un madrigal que Mlle de Scudéry
  avait adressé à Pellisson sous le nom de Mlle Boquet, avec un
  mauvais portrait de celle-ci:

    Ce travail n'est pourtant pas laid
    Pour un Raphaël de village.

    (V. C.)

Tout de bon, encore qu'il n'y ait rien de plus galant que votre lettre et
que vos vers, en l'humeur où je suis, il me semble qu'il n'y auroit rien
de moins obligeant qu'une réponse fort galante, quand je pourrois vous la
faire. Les dames que je vis hier vouloient que je ne vous en fisse point
du tout, pour vous punir de ce que vous vous oubliez à Athis, ou plutôt
de ce que vous oubliez tout le monde. Je n'ai pas cru que mon devoir me
permît d'en user ainsi, mais je ne crois pas aussi qu'il m'ordonne de me
réjouir avec vous de ce que vous dînerez dimanche à Savigny, et que vous
n'êtes pas encore bien résolue de revenir le lendemain. Tout ce que je
puis, c'est de souffrir mon mal en patience, et de vous écrire, comme un
bon homme sans esprit et sans façon, ce que j'aurai à vous mander, en
faisant autant de ratures que de lignes. Ne pensez pas que ces ratures
soient affectées, elles sont les plus naturelles du monde, et vous verrez
bien par là que je ne suis pas trop en état de vous divertir.

J'écrivis hier soir à M. Conrart, et je prétendois ce matin faire des
merveilles pour vous et pour Agélaste: mais en bonne foi il m'a été
impossible. J'ai voulu fouiller dans mon magasin de fadaises, la serrure
étoit tellement mêlée que je n'ai jamais su l'ouvrir. Si vous voulez des
billets galants, je vous en envoie deux que M. Isarn m'écrit de Bordeaux;
mais il est auprès d'une nouvelle maîtresse qu'il aime fort, comme vous
verrez: ce remède est excellent pour avoir de l'esprit. Le malheur est
qu'il est quelquefois pire que le mal même, et je ne crois pas que vous
voulussiez me conseiller d'y avoir recours, vous qui avez banni l'amour
de tout votre royaume de Tendre. Pardonnez-moi si je vous écris si
bizarrement. Je suis le plus sot du monde, mais je ne vous en aime pas
moins.


M. DE BOUILLON A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[349].

  [349] De Bouillon, mort en 1662, est surtout connu par
  l'_Histoire de Joconde_ qu'il versifia d'après l'Arioste en même
  temps que La Fontaine, et qui donna lieu à une _Dissertation_ de
  Boileau. Ses _Œuvres_ ont été imprimées: Paris, de Sercy, 1663,
  in-12. Mais il existe de lui une Correspondance manuscrite sur
  laquelle M. Faye a donné une _Notice_ dans les _Mémoires des
  Antiquaires de l'Ouest_, année 1843, p. 119. Cette Correspondance
  comprend 125 lettres adressées à Scarron, Chapelain, Desbarreaux
  et à Mlle de Scudéry que l'auteur connut en 1657. Nous lui
  empruntons les deux fragments qui suivent.

    21 mai 1657.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
«Jusques ici je m'étois renfermé dans mon métier de faire des
chansons[350], et, parmi nos beautés champêtres, j'étois renommé pour n'y
être pas tout à fait malhabile. Mais il a fallu que mon ambition m'ait
porté non-seulement à faire le portrait d'Amaryllis (Mme de
Valençay)[351], mais encore à me donner l'honneur de vous écrire. Vous
me trouverez sans doute, Mademoiselle, bien téméraire d'avoir fait l'un
et l'autre; mais je crois surtout que, pour entreprendre de vous faire
une lettre, il falloit ne voir le péril que de cinquante lieues. Si
j'avois été plus près, j'aurois été moins hardi, j'aurois imité ces faux
braves qui ne sont jamais vaillants que hors l'occasion.». . . . . . . .

  [350] Dans une de ses lettres inédites, il s'intitule le _Grand
  chansonnier de France_. «M. de Boisrobert, dit-il, qui avoit
  cette charge avant moi, m'en a fait bon marché. Dieu veuille
  qu'elle me vaille une abbaye comme à lui, car il me semble qu'une
  abbaye me siéroit aussi bien qu'à un autre.»

  [351] _Œuvres de Bouillon_, p. 116.


MADEMOISELLE DE SCUDÉRY A M. DE BOUILLON.

«Lorsque je reçus les beaux vers que vous m'avez fait l'honneur de
m'envoyer, je songeois plus à la mort qu'à me divertir.... J'eusse été
bien aise de me trouver en état d'oser vous rendre grâce comme vous le
méritez; mais mon mal m'ayant laissé une certaine langueur d'esprit qui
ne se dissipera de sitôt, j'ai cru qu'il valoit mieux vous remercier
moins bien que vous remercier trop tard.»


MADEMOISELLE DE SCUDÉRY A M. DE RAINCY[352].

  [352] Mss Conrart, in-fo, t. IX, p. 901.

  M. de Raincy était fils du financier Bordier qui, ayant bâti le
  château du Raincy, obtint pour son fils cadet le titre de ce beau
  domaine. Celui-ci vivait dans la société des jeunes seigneurs et
  de quelques femmes aimables, telles que Mlle de Scudéry, Mmes de
  Sévigné, de La Fayette, Scarron, etc. Il composait des vers de
  société, et est surtout connu par un madrigal dont Ménage feignit
  d'avoir trouvé l'original dans le Tasse, petite mystification qui
  trompa alors beaucoup de monde, mais dont se défièrent Mme de
  Sévigné et surtout Mlle de Scudéry.

    D'Athis, le 28 septembre 1657.

    Que vous connoissez bien cette douce folie,
    Qui ne peut se passer de la mélancolie,
    Vous qui ne pensez pas que les Ris et les Jeux,
    Soient les plus grands plaisirs de l'Empire amoureux.
    Les vulgaires amants ne demandent qu'à rire,
    Et ne connoissent pas cet aimable martyre
    Qui mêle les chagrins avecque les désirs,
    Qui confond les tourments avecque les plaisirs,
    Qui de mille douleurs et de mille supplices,
    Fait naître, en un moment, mille et mille délices.
    Ils cherchent vainement ce qu'ils ne trouvent pas,
    Car l'amour enjoué n'a que de faux appas.

Vous voyez bien, Monsieur, que je suis de l'avis de vos admirables vers;
tout de bon, j'en ai l'esprit tout à fait touché; Théodamas les admire
aussi bien que moi; Agélaste en a le cœur tout ému, et votre ange brun
les a trouvés les plus beaux du monde. Je ne sais même s'il ne s'est
point repenti de son enjouement, et s'il n'a point souhaité que sa belle
humeur ne lui eût pas fait perdre sa conquête. Quoi qu'il en soit, votre
madrigal a été trouvé fort galant, et les vers de la fin de votre billet,
merveilleux; de sorte qu'il faut avoir perdu la raison pour oser rimer en
vous répondant. Mais, comme vous le savez, la rime est quelquefois une
maladie qu'on ne guérit pas comme on veut; je n'y suis pourtant pas
sujette, dont je suis bien aise. Cependant, je vous avouerai que malgré
que j'en aie, il faut qu'un petit madrigal sorte de ma tête, car je sens
qu'il y fourmille, comme les madrigaux fourmilloient dans celle de M.
Pellisson le jour qu'il en fit tant avec Sarasin. Voyez donc ce que je
dis de votre ange brun, sous le nom de Climène:

    Climène est aimable, elle est belle,
    On ne peut lui rien désirer,
    Si ce n'est qu'un amant fidèle,
    Soupirant longtemps auprès d'elle,
    Lui puisse apprendre à soupirer.

Tout de bon, Monsieur, ne vous repentez-vous point de m'avoir écrit? Vous
auriez pourtant grand tort: car la reconnoissance que j'en ai vaut mieux
que la réponse que je vous fais. Mais, après vous avoir parlé d'un ange
brun, qui n'est assurément pas du dernier ordre, il faut que je vous
parle d'un ange blond, qui dînera céans aujourd'hui, car les anges dont
nous parlons ne sont pas si spiritualisés qu'ils puissent conserver leur
beauté sans manger. L'ange brun y viendra passer l'après-dînée; je vous
laisse à penser combien vous serez désiré, et si les galants qui s'y
trouveront ne seroient pas bien aise que ce fût encore la mode de dire:
_Comme l'on voit le fer entre deux calamites_[353]. Mais comme nous ne
sommes plus aux siècles des comparaisons, et que celle-là est trop usée,
il faudra que les galants s'en passent. Ces galants, Monsieur, seront
l'ingénieux Térame[354], et le sage Mérigène; je n'y mets pas Théodamas,
parce qu'il est le juge de la galanterie. Sérieusement, Monsieur, vous ne
sauriez croire combien je vous suis obligée de m'avoir écrit. Pour vous
en récompenser, recevez mille douceurs non-seulement des anges blonds et
des anges bruns, mais de Théodamas, de Mérigène, d'Agélaste et de moi,
qui suis assurément pour vous tout ce que vous pouvez désirer que je
sois.

  [353] Deux aimants.

  [354] Térame, dans le VIe volume de _Clélie_, est un galant de
  profession, raisonnant sur l'amour à perte de vue.

Il n'y a que l'ange brun, Théodamas, Agélaste et moi qui ayons vu votre
billet, quoiqu'il mérite d'être vu de tous ceux qui ont de l'esprit; mais
j'ai fait vœu d'être toujours exacte. De grâce, assurez M. de Montrésor
de la vénération que j'ai pour sa vertu.


SAPHO AU MAGE DE SIDON.

    De Paris, le 21 octobre 1658[355].

  [355] Mss Conrart, in-fo, t. IX, p. 863.

    Votre cœur n'a point de tendresse,
    Si vous étiez jaloux vous seriez envieux;
    Quand on aime bien sa maîtresse,
    On ne veut point qu'on lui parle des yeux.

Il vous est aisé de juger, Monsieur le Mage, que Mlle Sapho a vu votre
apostille en vers, dans une de vos lettres à Théodamas, et qu'elle a fort
bien connu que votre jalousie n'est qu'un jeu de votre esprit; car si
elle étoit effective, vous n'eussiez pas parlé comme cela. Allez, allez,
vendez vos coquilles à d'autres qu'à ceux qui viennent du
Mont-Saint-Michel. On se connoît ici aussi bien en jalousie qu'en lieu du
monde, et l'on n'en prendra jamais de fausse pour de véritable. Parlez
donc mieux une autre fois, si vous voulez être cru. Et pour vous
apprendre à parler comme il faut pour persuader ceux à qui l'on parle, je
vous assure, Monsieur, qu'il m'ennuie fort d'être si longtemps sans avoir
de vos nouvelles; que nous avons parlé très-souvent de vous, Théodamas et
moi; que nous vous avons souhaité cent fois dans l'allée des Soupirs, et
que si vous ne m'aimez pas toujours ardemment, vous êtes plus coupable
que vous ne pouvez vous l'imaginer. Au reste, j'ai prié M. Conrart de
faire dire à M. Cavalier que j'ai la 4e partie de _Clélie_ à vous
envoyer, et je vous dis à vous-même que je suis au désespoir de n'être
point votre sœur, pour aller du moins passer tous les hivers avec vous,
non pas pour m'aller chauffer à vos tisons, mais à votre soleil.
Cependant, comme il n'y a pas apparence que cela puisse être, il se faut
contenter de vous dire de loin que je suis absolument à vous.


MADEMOISELLE DE SCUDÉRY A MADAME LA COMTESSE DE MAURE[356].

  [356] Mss Conrart, in-fo, t. XI, p. 79.

  Anne Doni d'Attichy, comtesse de Maure, née en 1600, mariée en
  1637, morte en avril 1662. Mlle de Scudéry l'a peinte dans le
  _Grand Cyrus_ sous le nom de la princesse d'Arménie, et Mlle de
  Montpensier sous celui de la princesse de Misnie dans la
  _Princesse de Paphlagonie_, qui est le livre dont il est question
  dans cette lettre. M. A. de Barthélemy a publié la _Comtesse de
  Maure, sa vie et sa correspondance_. Paris, Gay, 1863, in-12.

    Juillet 1660.

J'ai lu, avec beaucoup de plaisir, Madame, le livre que je vous renvoye;
il y a de l'esprit partout, et je ne sais quel air de qualité, qui marque
la main d'où il vient. Il y a même une ingénieuse raillerie en beaucoup
d'endroits, qui ne s'apprend point dans les livres; et si mon nom n'étoit
point placé aussi avantageusement qu'il est dans cet agréable ouvrage, je
n'aurois eu que de l'admiration, et du plaisir, en le lisant. Mais,
malgré moi, il a fallu avoir de la confusion de savoir que je ne mérite
pas les louanges que l'on me donne, et que tout ce que j'ai écrit en ma
vie ne mérite, non plus que moi, la gloire d'être louée par une si
grande, et si illustre princesse. Voilà tout ce que vous peut dire une
personne qui vous écrit avec beaucoup de précipitation, et qui est à
vous, avec tout le respect qu'elle vous doit.


   RÉPONSE DE MADEMOISELLE DE SCUDÉRY A UN AUTEUR QUI LUI AVAIT
   ENVOYÉ UNE PIÈCE INTITULÉE «LE LOUIS d'Or[357].»

    (1660.)

  [357] La Suze et Pellisson, _Recueil de pièces galantes_, 1741,
  in-12, t. I, p. 266.

  Isarn (voy. la _Notice_, p. 68) avait adressé à Mlle de Scudéry
  une pièce mêlée de vers et de prose, intitulée le _Louis d'Or_,
  qui a été insérée dans un grand nombre de recueils, outre celui
  que nous venons de citer, et qui a donné lieu à beaucoup
  d'imitations.

  Voici l'indication de l'édition originale: _La Pistole parlante,
  ou la Métamorphose du Louis d'Or, dédiée à Mlle de Scudéry_.
  Paris, Ch. de Sercy et Cl. Barbin, 1660, in-12 de 48 p.

Vous savez bien, Monsieur, que je suis accoutumée d'entendre parler des
Lapins, des Fauvettes et des Abricots. Mais après tout, je n'ai pas
laissé d'être surprise de la conversation que vous avez eue avec votre
Louis d'or, et je le trouve si bien instruit des choses du monde, que
j'en suis étonnée.

    Quand il seroit du temps des premiers jacobus,
    Des nobles à la Rose, et des vieux carolus,
          Il ne sauroit pas plus de choses.
    Ovide a moins que lui fait de Métamorphoses.
    Il fait aux plus galants d'agréables leçons,
    Il raille, il fait des vers de toutes les façons;
          Mais ce qu'il fait de plus étrange,
          C'est qu'entre mes mains il se range,
          Car ses frères ne m'aiment pas,
    Ils n'ont aussi pour moi que de foibles appas,
          Et par le mépris je m'en venge.
    Mais pour ce Louis d'or que je reçois de vous,
          De qui la gloire est immortelle
          Qui ne craint plus ni touche, ni coupelle,
    Il fait seul un trésor dont mon cœur est jaloux.

Voilà, Monsieur, tout ce qu'une malade vous peut répondre. Mais je vous
assure que ce n'est pas tout ce qu'elle pense; et que si Sapho se portoit
bien, elle vous loueroit de meilleure grâce, et vous remercieroit avec
plus d'esprit. Que sais-je même si, passant des louanges de votre Louis
d'or à un sujet plus relevé, elle ne se sentiroit point inspirée de vous
parler

    D'un Louis, dont la vie en merveilles féconde,
    Est l'ouvrage du ciel et le bonheur du monde;
    Dont le bras triomphant, et les charmes vainqueurs
    Domptent les nations, et captivent les cœurs:
    D'un JVLE, dont les soins redonnent à la France
    Les Jeux et les Plaisirs, la Paix et l'Abondance,
    Qui va faire couler dans nos heureux climats
    Ces larges fleuves d'or, la force des États;
    Et gémir de regret le Pactole et le Tage,
    Que la Fable a flattés d'un pareil avantage;
    D'un JVLE dont les soins ont nos désirs bornés:
    Dont les sages conseils, justement couronnés,
    Font voir à l'univers que la plus belle gloire
    Est de cesser de vaincre au fort de la victoire.

Mais je m'aperçois que ce sujet là est trop relevé pour moi, et qu'il
vaut beaucoup mieux ne rien dire, que de n'en dire pas assez. Il n'en est
pas de même de vous, Monsieur. Au contraire, je vous exhorte à faire
quelque ouvrage plus grand à la gloire de ceux que vous avez loués en
huit vers seulement; car il ne faut pas faire des portraits en petit d'un
grand Héros, comme on en fait d'une maîtresse, puisqu'on ne doit avoir
les uns que pour les cacher, et que les autres doivent être vus de tout
le monde.


A M. PELLISSON, CHEZ M. LE SURINTENDANT, A NANTES[358].

  [358] Les trois lettres suivantes sont tirées de la collection
  Baluze, armoire V, paquet IV, n. 3. L. I, 2 vol. in-fo. Altérée
  par la vive émotion que lui causait l'arrestation de Fouquet et
  de Pellisson, l'écriture de Mlle de Scudéry y est encore plus
  difficile à déchiffrer qu'à l'ordinaire. Elles ont été publiées
  d'abord par M. Marcou, puis plus correctement par M. Chéruel,
  dans ses _Mémoires sur Fouquet_. Nous les avons collationnées de
  nouveau sur les originaux, et nous ne sommes pas parvenus à en
  rétablir complétement les lacunes et les ratures.

    Aux Pressoirs[359], vendredi six heures du matin.
    Septembre 1661.

  [359] Voir la _Notice_, p. 71 et suiv.

Je pars dans un quart d'heure pour Paris. Je ne pus m'embarquer hier
parce qu'il fit un temps effroyable, de sorte que je prends le carrosse
de M. de Miremont; il me le donne de fort bonne grâce. Je laisse la
petite Marianne et M. Pineau avec la sienne (_sic_), et je suis si mal de
ma tête que j'en perds patience. Peut-être que quelques remèdes me
soulageront. Je vous en écrirai demain plus au long, et je ne vous écris
aujourd'hui que pour vous demander de vos nouvelles et pour vous prier de
m'envoyer un billet pour M. Congnet, qui lui témoigne que vous
affectionnez l'affaire de M. Pineau; car, comme vous ne lui écrivîtes
pas en lui envoyant les lettres dont il s'agit, il ne s'est pas pressé
de le faire. Je vous demande pardon, mais je ne puis refuser cela à ceux
qui m'en prient.

Adieu, jusqu'à demain. Souvenez-vous de moi, plaignez-moi et m'aimez
toujours. Je ne puis vous dire que cela aujourd'hui, mais j'en pense bien
davantage.


AU MÊME.

    Samedi au soir (septembre 1661).

J'arrivai hier fort tard ici après avoir laissé le pauvre M.
Jacquinot[360] et madame sa femme en larmes. Sincèrement je leur suis
bien obligée de l'amitié qu'ils m'ont témoignée en partant. Je prétendois
vous écrire une longue lettre aujourd'hui, mais quoique je n'aie fait
savoir mon arrivée à personne, j'ai été accablée de monde et le comte
Tott[361] qui va arriver, sera cause que je ne vous dirai pas tout ce que
je voudrois. Ma santé est toujours de même. Deslis vient d'être reprise
de la fièvre pour la troisième fois. Mme de Caen[362] vous baise mille
fois les mains; Mlle Boquet et Mme Duval en font autant. Je commence
déjà, malgré les caresses de mes amies et de mes amis, de regretter les
Pressoirs du temps que vous y veniez.

  [360] Propriétaire de la maison des Pressoirs.

  [361] Ambassadeur de Suède à Paris.

  [362] Marie-Éléonore de Rohan, abbesse de la Sainte-Trinité de
  Caen, avant d'être abbesse de Malnoue.


Au reste l'exil de Mlle de la Mothe fait grand bruit ici, mais comme je
sais qu'on vous a mandé cette histoire[363] je ne vous en dis rien. On
dit que M. le Surintendant doit laisser revenir le Roi et aller de
Bretagne à B......[364] Je crois qu'il sera bien qu'il y soit le moins
qu'il pourra, afin d'ôter à ses ennemis la liberté de dire qu'il ne
s'arrête que pour fortifier B.... L'intérêt particulier que je prends à
ce qui le regarde, m'oblige de vous parler ainsi. On dit fort ici dans le
monde de Paris qu'il est mieux que personne dans l'esprit du Roi.
Fontainebleau est si désert que l'herbe commence de croître dans la cour
de l'Ovale. M. Ménage a été ici, qui vous baise mille fois les mains. Si
je ne craignois pas de vous fâcher, je vous dirois que Mme v... m...[365]
dit et fait de si étranges choses tous les jours, que l'imagination ne
peut aller jusque-là, et tout le monde vous plaint d'avoir à essuyer une
manière d'agir si injuste et si déraisonnable. Pour moi je souffre tout
cela avec plaisir, puisque c'est pour l'amour d'une personne qui me tient
lieu de toutes choses. Je ne vous en dirois rien, si la chose n'alloit à
l'extrémité, et si je ne jugeois pas qu'il est bon qu'en général vous
sachiez son injustice. Ne vous en fâchez pourtant pas, car cela ne tombe
ni sur vous ni sur moi. A votre retour, je vous dirai un compliment que
les dames de la Rivière me firent ensuite de quelque chose que m. v. m.
(Madame votre mère) avoit dit. Mais, après tout, il faut laisser dire à
cette personne ce qu'il lui plaira et s'en mettre l'esprit en repos. Mme
Delorme[366] me fait des caresses inouïes et Mme de Beringhen aussi. Je
ne sais ce qu'elles veulent de moi. En voilà plus que je ne pensois, et
si[367] ce n'est pas tout ce que je voudrois vous dire. Souvenez-vous de
moi, je vous en prie. Mandez-moi quand vous reviendrez, et m'écrivez un
pauvre petit mot pour me consoler de votre absence qui m'est la plus rude
du monde.

  [363] Voy. ci-après p. 282, note 2.

  [364] Belle-Ile.

  [365] Votre mère. Voy. la _Notice_, p. 72.

  [366] Femme d'un commis du Surintendant (Chéruel).

  [367] Et pourtant: «J'ai la tête plus grosse que le poing, et si
  elle n'est pas enflée,» dit Mme Jourdain dans le _Bourgeois
  Gentilhomme_.


AU MÊME.

    7 septembre 1661.

Voici la troisième fois que je vous écris sans avoir entendu de vos
nouvelles[368] depuis mon départ des Pressoirs. Il me semble pourtant que
vous pouviez m'écrire un pauvre petit billet de deux lignes seulement
pour me tirer de l'inquiétude où votre silence me met; car enfin il y a
douze jours que vous êtes parti. Je ne vous demande point de longue
lettre, je ne veux qu'un mot qui me dise comment vous vous portez. Car,
pour peu que je sache que vous vivez, je présupposerai que vous m'aimez
toujours, et qu'il vous souvient de moi autant que je me souviens de
vous. J'aurois quatre mille choses à vous dire de différentes manières,
mais il faut les garder pour votre retour.

  [368] Pellisson et Fouquet avaient été arrêtés à Nantes le 5
  septembre.

M. de Méringat[369] qui est à Paris, vous baise les mains. M. de la
Mothe-le-Vayer en fait autant et m'a chargée de vous donner un petit
livre de sa façon que je vous garde. M. Nublé m'a promis la harangue que
fit M. le premier président de la chambre des comptes[370], lorsque
Monsieur[371] fut porter des édits à sa compagnie. Ce discours est fort
hardi, on le loue fort à Paris, et l'on en fait grand bruit partout. Si
je l'ai devant que de fermer mon paquet je vous l'envoyerai.

  [369] On trouve dans les papiers de Conrart à la bibliothèque de
  l'Arsenal (tome XI, in-folio, p. 187), un portrait de M. Méringat
  ou Mérignat, écrit par lui-même (Chéruel).

  [370] M. de Nicolaï (id.).

  [371] Philippe de France, frère de Louis XIV (id.).

On dit toujours que M. le S...[372] va droit à être premier ministre, et
ceux même qui le craignent commencent à dire que cela pourroit bien être.
On travaille à l'accommodement de Mlle de la Mothe. Mme la comtesse de la
Suze[373] a enfin été démariée, de sorte que c'est tout de bon qu'elle
est Mme la comtesse d'Adington. Au reste, on dit hier chez une personne
de qualité et du monde, que Mme Duplessis-Bellière pourroit bien épouser
M. le duc de Villeroy, et qu'elle sera gouvernante de M. le Dauphin. Mais
on parle parmi tout cela de Belle-Ile, de sorte qu'il est assez bon de se
précautionner contre tout ce que l'on peut dire. Je vous mande tout ce
que je sais, vous en ferez ce qu'il vous plaira.

  [372] Le Surintendant (id.).

  [373] Henriette de Coligny, fille du maréchal de ce nom, et
  petite-fille de l'amiral, avait épousé en 1643 Thomas Hamilton,
  comte d'Hadington, noble Écossais. Devenue veuve peu après son
  mariage, elle épousa en secondes noces le comte de la Suze, qui
  était comme elle de la religion réformée, mais elle ne tarda pas
  à souffrir beaucoup des soupçons jaloux de son mari, qui voulut
  l'emmener et la retenir dans une de ses terres. Mme de la Suze,
  qui était jolie, qui aimait le monde et s'occupait de poésie,
  chercha par tous les moyens possibles à se soustraire à la
  tyrannie de son mari. Elle embrassa la religion catholique,
  _afin_, disait la reine Christine, _de ne voir son mari ni dans
  ce monde ni dans l'autre_.

  Plus tard, une séparation définitive (1661) la rendit libre; elle
  se livra entièrement à son goût pour les vers, et sa maison devint
  le rendez-vous des poëtes et des beaux esprits de son temps. C'est
  à cette séparation que Mlle de Scudéry fait allusion. Mme la
  comtesse de la Suze, née en 1618, mourut en 1673. On trouve un
  certain nombre de ses productions dans l'ouvrage réimprimé
  plusieurs fois et souvent cité par nous: _Recueil de pièces
  galantes en prose et en vers de Mme la comtesse de la Suze et de
  M. Pellisson_.

Au reste, j'ai été bien surprise de trouver ici, à mon retour, entre les
mains de plusieurs personnes, les vers que M. le S... fit pour répondre
aux vôtres[374]; car j'en faisois un grand secret. Lambert les a donnés à
Mme de Toisy et à ma belle-sœur, et il leur a dit qu'il a eu
commandement d'y faire un air, et en effet il en a fait un. On montre
aussi une contre-réponse que vous avez faite, qui n'est point de ma
connoissance.

  [374] On sait que Fouquet composa, pendant sa captivité, des
  poésies latines et françaises, dont M. P. Clément a donné
  quelques échantillons dans le travail intitulé: _Nicolas Fouquet,
  surintendant des finances_, qui précède son _Histoire de Colbert_
  (voy. p. 68, 446 et 451.) Mais nous ne savons quels sont les vers
  dont parle ici Mlle de Scudéry.

On a fait quatre vilains vers pour l'aventure de Mlle de la Mothe que Mme
de Beauvais[375] a fait chasser. C'est le bon M. de la Mothe qui me les a
dits. Il y a une vilaine parole, mais n'importe! ce n'est pas moi qui l'y
ai mise:

    Ami, sais-tu quelque nouvelle
    De ce qui se passe à la cour?
    --On y dit que la m.......
    A chassé la fille d'amour.

  [375] Catherine-Henriette Bellier, première femme de chambre de
  la reine Anne d'Autriche. Elle passe pour avoir eu les prémices
  du jeune roi Louis XIV, et fut plus tard «disgraciée par beaucoup
  de bonnes raisons,» dit l'honnête Mme de Motteville.

Tout le monde blâme M. le marquis de Richelieu[376].

  [376] Mlle de Lamothe-Houdancourt était une des filles d'honneur
  de la reine. La comtesse de Soissons, qui n'aimait pas Mlle de la
  Vallière, voulant lui susciter une rivale, appela l'attention du
  jeune roi sur Mlle de Lamothe-Houdancourt, et facilita même à
  plusieurs reprises le rapprochement des deux amants. Mme la
  duchesse de Navailles, qui avait les filles d'honneur sous sa
  surveillance, et qui s'était aperçue de cette nouvelle passion du
  roi, lui en fit des représentations respectueuses, mais hardies.
  Elle en vint même jusqu'à faire placer des grilles aux fenêtres
  de l'appartement des filles d'honneur, afin d'empêcher le roi d'y
  pénétrer par les terrasses du château. Ces obstacles contrarièrent
  vivement le roi, qui cependant ne voulut pas faire un éclat, et il
  ne tarda pas à rentrer sous le joug si aimable et si doux de Mlle
  de la Vallière.

  Plusieurs écrivains ont mis l'intrigue dont il vient d'être
  question sur le compte de Mlle de Lamothe-d'Argencourt, autre
  fille d'honneur de la reine-mère, pour laquelle le roi avait
  montré de l'inclination en 1657 (voy. les _Mémoires de
  Motteville_). Mais comment croire que Mlle de Scudéry, à la fin de
  l'année 1661, pût donner comme une _nouvelle_ un fait qui se
  serait passé quatre ans auparavant? D'ailleurs, le rôle attribué
  ici à Mme de Beauvais et au marquis de Richelieu, son gendre,
  prouve qu'il s'agit bien de Mlle de Lamothe-Houdancourt, car c'est
  bien de cette dernière (et non de Mlle d'Argencourt) que les
  _Mémoires de Brienne_ (le jeune), t. I, p. 173, nous montrent le
  marquis amoureux à l'époque de la disgrâce de Fouquet, et cela
  avec des détails qui rendent toute confusion impossible.


Adieu, en voilà trop. Pour vous j'ajouterai cependant que madame votre
mère a dit à M. Ménage des choses qui vous épouvanteroient, si vous les
saviez, tant elles sont déraisonnables, emportées et hors de toute
raison. Aussi Boisrobert fait-il une comédie de toutes ces belles
conversations[377]. Je ne vous en aurois rien dit si plusieurs personnes
ne m'étoient venues dire que j'étois obligée de vous avertir d'une partie
de la vérité. Pardonnez-le-moi, et croyez que, pour ce qui me regarde, je
sacrifie toutes choses à votre plaisir, pourvu que vous me conserviez
toujours votre affection. Vous le devez, et je vous en conjure par la
plus sincère, la plus tendre et la plus fidèle amitié du monde. C'est
tout ce que je puis vous dire de si loin. Bonsoir; écrivez-moi un mot,
car votre silence me tue.

  [377] C'est-à-dire qu'il en faisait l'objet d'une de ces
  plaisanteries de société dans lesquelles il excellait.

  A la suite de ceci, il y a dans l'original quatre lignes biffées
  avec soin. Nous avons cru déchiffrer ces quelques mots: «_Il vint
  à Fontainebleau..... Mlle Loyseau..... Aragonnais....._»

Mille amitiés à M. de la Bastide et à M. du Mas[378]. Donnez, s'il vous
plaît, au premier, une lettre que M. Pineau lui écrit. Mme de Caen vous
baise les mains, elle vous a envoyé une lettre pour M. le Surintendant.
Le pauvre M. de Montpellier vous prie toujours de ne l'oublier pas, quand
vous serez de retour, et dit que, s'il y a quelqu'un dans sa compagnie
qui ne lui plaise pas, on n'a qu'à le lui dire. Ce pauvre homme me promet
des merveilles, mais, comme vous le savez, je ne vous demande jamais que
ce que vous devez et ce qui vous plaît.

  [378] Commis de Fouquet.


A M. HUET, A CAEN[379].

  [379] Cette lettre, et la plupart de celles qui suivront,
  adressées à Huet par Mlle de Scudéry, sont tirées des copies de
  Léchaudé d'Anisy, conservées à la Bibliothèque nationale. Ces
  originaux sont aujourd'hui perdus ou dispersés, et ces copies
  sans date, sans ordre, ont été exécutées dans un déplorable
  système de retranchements et d'arrangements, dont on pourra juger
  par l'avis suivant que le copiste a cru devoir mettre en tête:

   «La nombreuse collection de lettres autographes de Mlle de
   Scudéry, que l'évêque d'Avranches avait reçues et avait
   rassemblées, aurait pu permettre d'étendre beaucoup cette
   correspondance, surtout si l'on y eût ajouté les diverses poésies
   qu'elle soumettait au jugement du savant prélat. Mais ses vers
   étant encore plus affectés que ses lettres familières, on a dû
   les supprimer totalement dans ce recueil et se borner au
   très-petit nombre de ses lettres qui se ressentent le moins de ce
   style précieux et affecté qu'on reproche à Mlle de Scudéry, et
   qui était un des caractères distinctifs de son esprit.»

Ainsi, retrancher dans les lettres d'un écrivain ce qui était _un des
caractères distinctifs de son esprit_, voilà le système avoué du
transcripteur de la Correspondance de Huet. Ce qui peut consoler les amis
de notre histoire littéraire, ce sont les longues et consciencieuses
études que M. Baudement, bibliothécaire à la Bibliothèque nationale, a
consacrées à l'évêque d'Avranches, études dont il nous a été donné de
profiter, et dont il faut espérer que le public jouira bientôt à son
tour.

    [Septembre 1661.]

Quoique je ne sois pas ingrate, je souhaite pourtant de tout mon cœur de
ne vous rendre jamais compassion pour compassion: cela veut dire, en un
mot, que la fortune ne vous fasse jamais éprouver une douleur pareille à
la mienne; car enfin, Monsieur, en une même semaine j'ai vu un homme
illustre[380] qui me protégeoit, dans le plus pitoyable état du monde, un
fidèle et généreux ami en prison[381] et un autre dans le tombeau[382].
Je compte presque pour rien le renversement de la fortune de M. Pellisson
et de la mienne en particulier, quoique ces deux choses s'y trouvent. Mon
chagrin a une cause plus noble, et l'amitié toute seule fait toute
l'amertume de ma douleur. Plaignez-moi donc, Monsieur, s'il est vrai que
vous m'aimez un peu, et soyez assuré qu'il ne vous arrivera jamais ni
joie, ni douleur que je ne partage avec vous.

  [380] Fouquet.

  [381] Pellisson.

  [382] Cet ami dans le tombeau serait-il Mazarin, mort le 9 mars
  précédent?


AU MÊME[383].

  [383] Copie Léchaudé d'Anisy.

    [Fin de 1661.]

On se fait honneur en plaignant ses amis malheureux, et on profite de
leur infortune en la partageant avec eux; mais le mal est, Monsieur,
qu'on ne les soulage guère en les plaignant; et après tout, quand on fait
ce qu'on peut, on fait ce qu'on doit, et l'on a toujours l'avantage de
n'augmenter pas leurs déplaisirs, par le chagrin qu'il y a d'apprendre
qu'on a des amis ingrats: car j'appelle de ce nom-là ces âmes insensibles
qui ne se laissent point toucher à la douleur, et qui ne prennent jamais
de part qu'à la joie de ceux qu'ils aiment le mieux. Pour vous, Monsieur,
vous avez l'âme trop noble pour en user de cette sorte, et je sens comme
je dois, la bonté que vous avez de vous intéresser si obligeamment à ce
qui me touche et à ce qui regarde un illustre malheureux, qui mérite sans
doute votre amitié. Il n'est aucunement coupable d'aucun crime et la
calomnie ne l'accuse même de rien. Mais après tout, il est prisonnier,
tout son bien est entre les mains du Roi, et quand il n'auroit que le
malheur de son maître, il seroit toujours bien à plaindre. Je suis bien
fâchée, Monsieur, de ne vous entretenir que de choses si tristes et peu
agréables, mais j'ai si bonne opinion de vous, que je crois que vous ne
vous en tiendrez pas importuné, et qu'au contraire vous en estimerez
davantage l'amitié que je vous ai promise.


LETTRE DE REMERCÎMENT AU ROI[384].

  [384] Mss Conrart, t. IX, in-fo, p. 199.--_Pièces nouvelles et
  galantes_, 1667, t. II, p. 9.--Voir la _Notice_, p. 109, note 4.

    [Octobre 1663.]

Je sais trop le profond respect que l'on doit à V. M. pour prendre la
hardiesse de lui écrire, si son propre bienfait ne me l'eût donnée et
s'il n'y avoit trop de honte à n'en pas témoigner de ressentiment. Je le
dirai même, Sire, à V. M., puisqu'elle ne m'a pas jugée indigne de ses
grâces. Il est désormais de son intérêt de recevoir avec la même bonté le
très-humble et très-respectueux remercîment que j'ose lui en faire. Je
n'ai assurément nulle de ces qualités éclatantes qui attirent son estime
et sa faveur et en tirent un nouvel éclat. Je ne puis moi-même justifier
l'action de V. M. qu'en l'assurant d'une reconnoissance éternelle. Elle a
sans doute voulu montrer en pensant à moi qu'elle sait trouver du temps
pour les moindres choses comme pour les plus grandes, qu'elle n'ignore
rien, et ne connoît pas seulement les services mais aussi le cœur de ses
sujets dont il n'y en a point qui ait plus de passion que j'en ai
toujours eu pour sa gloire.

J'ai fait, Sire, des vœux pour la naissance de V. M. quand c'étoit un
bien plus souhaité qu'espéré de toute la France. J'en ai fait pour le
bonheur de son règne que cette naissance miraculeuse nous sembloit
promettre. Quand on a admiré les victoires et les conquêtes de V. M., je
les ai senties; quand son heureux mariage et la paix qu'elle donnoit à
ses peuples ont fait la prospérité de l'État, j'en ai fait la mienne;
quand Dieu lui a donné cet aimable Dauphin qui fait présentement les
délices des deux plus grandes reines qui aient jamais été, j'en ai eu une
joie particulière, et, si je l'ose dire, toute cachée que je suis dans le
monde, mon zèle et mon affection m'ont fait suivre V. M. depuis son
berceau jusqu'à son char de triomphe.

Il n'y a guère d'apparence, Sire, que je cesse aujourd'hui, qu'à tant de
devoir et d'inclination je puis ajouter la joie d'avoir eu quelque petite
part aux pensées du plus grand roi du monde, et d'avoir été du moins un
moment dans cet esprit qui n'est que justice, que lumière, que gloire et
que grandeur.

Mais, Sire, il ne m'appartient pas de louer V. M., bien que ce soit
aujourd'hui l'occupation de toute la terre. Il n'est pas juste, quelque
bonté qu'elle pût avoir, de l'arrêter inutilement, Elle dont tous les
moments sont autant d'actions utiles et glorieuses. Qu'elle me pardonne,
s'il lui plaît, ce peu que je lui en ai fait perdre. Je voulois lui faire
connoître que je sais parfaitement le prix que donne à un bienfait une
main aussi illustre que la sienne, afin qu'elle comprît plus aisément
avec quel zèle, quelle fidélité et quel respect je serai toute ma vie,
etc.


A M. HUET, A CAEN[385].

  [385] Copie Léchaudé d'Anisy.

    Le 18 décembre.... [1663].

J'ai eu une extrême joie, Monsieur, de recevoir des marques de votre
souvenir, et M. Pellisson m'a priée de vous remercier fort tendrement de
la part que vous prenez à ce petit commencement de liberté qu'on lui a
donné[386], et qui donne lieu d'en espérer bientôt une plus grande:
principalement depuis que le Roi en a parlé très-ouvertement, et qu'il a
fait lire plusieurs choses qu'il a faites pendant les temps les plus
rigoureux de sa captivité. Il revient du moins au monde, avec la
satisfaction de voir que son malheur lui a encore acquis un nombre infini
d'amis, outre ceux qu'il avoit déjà. . . . . . . . . . . . .

  [386] Voy. la _Notice_, p. 75.


A M. COLBERT[387].

  [387] Delort, _Voyages aux environs de Paris_, t. I, p.
  141.--_Histoire de la détention des philosophes_, t. I. p. 79.


    [Décembre 1663.]

    Monsieur,

Quoique je n'aie presque pas l'honneur d'être connue de vous, je ne
laisse pas d'espérer que vous ne trouverez point mauvais que je prenne
non-seulement la liberté de vous écrire, mais encore celle de vous
demander une grâce; et pour vous obliger à m'écouter favorablement, je
vous protesterai d'abord que le Roi n'a point de sujette qui ait plus de
passion ni plus de zèle que j'en ai toujours eu pour sa gloire, et que
feu M. le Cardinal n'a jamais obligé personne qui ait eu plus d'estime
pour ses grandes qualités ni plus de reconnoissance de ses bienfaits.

Après cela, Monsieur, j'ose vous conjurer très-instamment, si vous le
pouvez, comme je n'en doute point, de faire que la prison de M. de
Pellisson soit un peu plus douce. Si sa vertu, sa probité, son zèle pour
le service du Roi, et la considération que je sais qu'il a toujours eue
pour vous, vous étoient bien connus, vous le regarderiez sans doute comme
un homme dont l'innocence doit être protégée par vous. Je le dis d'autant
plus hardiment, Monsieur, que j'espère que j'aurai quelque jour
l'honneur de vous le faire voir clairement. Je vous conjure donc,
Monsieur, d'avoir la bonté de faire en sorte que la mère de M. de
Pellisson, M. Rapin son beau-frère, M. Ménage et moi, ayons la liberté de
le voir une fois ou deux la semaine.

J'ose vous dire encore, Monsieur, que si vous saviez bien les choses,
vous connoîtriez que je ne vous demande rien que de juste, lorsque je
vous conjure d'adoucir la prison de mon ami. J'ose même vous assurer,
Monsieur, que cette douceur sera glorieuse au Roi, pour le service duquel
je suis assurée que M. de Pellisson voudroit donner toutes choses,
jusques à sa propre vie, et je vous assure aussi que vous ne pouvez rien
faire de plus juste ni de plus honnête. Je n'ose vous dire, Monsieur, que
j'aurai une reconnoissance éternelle de cette grâce, si vous me
l'accordez; mais je vous assure que vous obligerez un nombre infini
d'honnêtes gens en obligeant mon ami. Si j'eusse cru ne vous importuner
pas, je vous aurois demandé un quart d'heure d'audience pour vous dire ce
que je vous écris et peut-être quelque chose de plus; mais n'ayant osé le
faire, je me suis hasardée de vous écrire sans vouloir employer personne
auprès de vous, quoique j'aie beaucoup d'amis par qui j'eusse pu vous
faire prier; mais j'ai mieux aimé ne devoir rien qu'à votre propre
générosité. Voilà, Monsieur, quels sont les sentiments d'une personne qui
aura beaucoup de joie si vous voulez bien qu'elle ait l'honneur d'être
toute sa vie, Monsieur, votre très-humble, très-obligée et
très-obéissante servante,

    MADELEINE DE SCUDÉRY.


A M. HUET[388].

  [388] Copie Léchaudé d'Anisy.

    [1664 ou 1665.]

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les avocats disent que l'illustre prisonnier se défend si bien lui-même,
que nul autre ne le doit défendre, et il donne de si justes marques de sa
capacité et de sa constance, que son infortune lui devient tous les jours
plus glorieuse. Voilà, Monsieur, tout ce que peut vous dire une personne
qui vous honore infiniment, et qui vous demande la continuation de votre
amitié.


AU MÊME.

    [Fin de 1665 ou commencement de 1666.]

Je ne sais, Monsieur, si vous songez quelquefois qu'il y a longtemps que
je vous dois une réponse; mais je sais bien que vous êtes obligé d'y
songer, et que j'ai eu si souvent envie de vous écrire, que vous m'en
devez savoir fort bon gré. J'attendois toujours que j'eusse l'esprit plus
tranquille, afin de vous écrire sans chagrin: mais comme je prévois que
j'aurai encore deux ou trois mois d'inquiétude, je me résous enfin à vous
entretenir, toute mélancolique que je sois. Ce n'est pas que les affaires
de M. de Pellisson ne soient en fort bon état, et que tout le monde ne
rende justice à sa vertu, mais sachant combien il aime son maître, et
étant lui-même fort touché de son infortune, je ne puis pas avoir
l'esprit en repos que cette affaire ne soit terminée. Mais après tout,
Monsieur, mon amitié est toujours la même, et j'espère que vous la
reverrez paroître avec les premières roses, telle qu'elle étoit l'année
passée à la saison des violettes. Faites donc en sorte que je retrouve la
vôtre telle qu'elle étoit; je vous en conjure par l'admirable Octavie.


AU MÊME[389].

  [389] Copie Léchaudé d'Anisy.

    Vendredi [1670].

Comme je n'ai pas de plus grand plaisir que de louer ce qui mérite d'être
loué, surtout quand mes amis en sont les auteurs, je suis très-fâchée,
Monsieur, que vous ayez donné des bornes aux louanges que je vous dois,
en me louant comme vous avez fait à la fin de votre excellent Discours
sur l'origine des Romans[390]. Car après cela, je n'ose presque dire
tout le bien que j'en pense, de peur qu'on ne m'accuse d'être plus
touchée de ce que vous dites de moi, que de toutes les belles choses dont
votre discours est rempli. Mais, puisque des raisons de modestie
m'empêchoient peut-être de vous louer en parlant aux autres avec tout le
zèle que je voulois, il faut du moins que je le fasse en parlant à vous,
et que je vous die de plus que M. de Pellisson m'a écrit de Saint
Germain, que votre ouvrage étoit très-beau et très-savant, et qu'il vous
ira remercier d'un si agréable présent, dès qu'il viendra à Paris. Je
pense, Monsieur, que ses louanges valent mieux que les miennes, mais je
ne laisserai pas de vous dire que non-seulement il paroît beaucoup de
savoir dans votre discours, mais, outre cela, un discernement exquis et
un véritable génie pour ces sortes d'ouvrages. Vous avez précisément
choisi les romans qui ont fait les délices de ma première jeunesse, et
qui m'ont donné l'idée des romans raisonnables qui peuvent s'accommoder
avec la décence et l'honnêteté; je veux dire, _Théagène et Chariclée_,
_Théogène et Charide_[391], ainsi que l'_Astrée_; voilà proprement les
vraies sources où mon esprit a puisé les connoissances qui ont fait ses
délices. J'ai seulement cru qu'il falloit un peu plus de morale afin de
les éloigner de ces romans ennemis des bonnes mœurs, qui ne peuvent que
faire perdre le temps.

  [390] Il parut en 1670. «Achevé d'imprimer le 20 novembre 1670,»
  lit-on en tête de la première édition qui précède le roman de
  _Zaïde_.

  [391] _Du vrai et parfait amour, contenant les amours honnêtes de
  Théogène et de Charide_, etc., Paris, 1599 et 1612, in-12. C'est
  un pastiche des romans grecs, mis par son auteur, Martin Fumée,
  sr de Genillé, sous le nom du philosophe Athénagoras.

Au reste si les choses que vous dites sont choisies, les expressions le
sont aussi, et rien n'est mieux écrit que votre discours. Je vous dirai
seulement qu'on peut en quelque sorte répondre à l'accusation que vous
faites aux romans bien faits, d'avoir amené l'ignorance à leur suite,
qu'ils devroient avoir produit un effet contraire; car comme l'histoire
et la fable sont mêlées aux romans dont la scène est tirée de
l'antiquité, les femmes qui ont de l'esprit doivent raisonnablement
chercher à lire les originaux de ces sortes de choses dont elles trouvent
des passages dans les romans; et j'ai une amie qui n'eût jamais connu
Xénophon ni Hérodote, si elle n'eût jamais lu le _Cyrus_, et qui en le
lisant s'est accoutumée à aimer l'histoire et même la fable. Je ne
m'oppose pourtant pas à ce que vous avez avancé; je dis seulement que
l'ignorance dont vous parlez a plus d'une cause et qu'il peut être bien
de ne dire que celle-là.

Je vous demande pardon, Monsieur, de vous faire une si longue lettre, et
de vous dire pourtant en si peu de paroles, que personne n'est plus que
moi, votre très-humble et très-obéissante servante.


A M. P. TAISAND[392].

  [392] Cet avocat au parlement de Dijon, trésorier de France en la
  généralité de Bourgogne, était parent de Bossuet; il était né en
  1644 et mourut en 1715. Voir la _Notice_ de M. Miller, souvent
  citée par nous, à laquelle nous empruntons cette lettre: _Pierre
  Taisand_, etc.

    19 juillet 1673.

J'eus hier bien du déplaisir, Monsieur, de n'être pas en état de vous
voir, mais j'en ai beaucoup davantage d'être forcée de vous refuser la
première chose que vous m'avez demandée; la raison de ce refus est que je
n'ai jamais donné de clef ni de _Cyrus_, ni de _Clélie_, et je n'en ai
pas moi-même. J'ai fait les portraits de mes amis et de mes amies, selon
l'occasion qui s'en est présentée, et la description de quelques-unes de
leurs maisons, sans aucune liaison aux aventures qui ne sont fondées que
sur la vraisemblance.

Si Mlle Bossuet[393] a de la curiosité pour quelques noms, je rappellerai
ma mémoire pour la contenter. Je connois son mérite sur sa réputation, et
je l'honore infiniment. M. de Condom, son frère, pourroit savoir de M. de
Montausier que je dis vrai lorsque je vous assure que je n'ai point donné
de clef de ces ouvrages-là. J'espère que vous serez assez équitable,
Monsieur, pour recevoir mes excuses, et pour ne m'en croire pas moins
votre très-humble et très-obéissante servante.

  [393] Mme Foucaut, sœur de Bossuet. Voy. _Pierre Taisand_, p.
  10.


A M. CHARPENTIER[394].

  [394] François Charpentier, membre de l'Académie française, était
  en correspondance avec Mlle de Scudéry. _Voy._ ci-après la lettre
  qu'il lui adressa en 1659.

    [1673.]

J'ai reçu avec bien de la joie, Monsieur, le précieux présent que vous
m'avez fait. Je voudrois bien que mes louanges fussent d'un prix assez
considérable pour contribuer à votre gloire, mais, telles qu'elles sont
je vous assure que je les emploie avec plaisir à rendre justice à votre
Églogue[395] qui est assurément très-belle et bien digne de vous et de
son sujet. Je n'oserois, Monsieur, vous en dire davantage en parlant à
vous, mais ce n'est pas tout le bien que j'en dirai en parlant aux
autres. J'aime naturellement à louer tout ce qui mérite d'être loué;
jugez donc, Monsieur, avec quel plaisir je louerai votre ouvrage, étant
autant que je suis votre très-humble et très-obéissante servante.

  [395] _Églogue royale à Louis XIV_. Paris, 1673, in-4º. C'est à
  cette production de Charpentier que Boileau fait allusion dans
  son _Discours au Roy_:

    L'un en style pompeux habillant une églogue
    De ses rares vertus se fait un long prologue,
    Et mêle, en se vantant soi-même à tout propos,
    Les louanges d'un fat à celles d'un héros.

  Il faut dire que Boileau était souvent en querelle à l'Académie
  avec Charpentier. Dans une lettre à Racine datée de Bourbon le 21
  juillet 1687, où Fagon l'avait envoyé prendre les eaux pour le
  guérir d'une extinction de voix qui l'affligeait depuis plusieurs
  années, il dépeint le traitement auquel on le soumet, et dit en
  s'y résignant: «Mais que ne feroit-on pas pour contredire M.
  Charpentier?»


A M. L'ABBÉ HUET, A AUNAY[396].

  [396] Copie Léchaudé d'Anisy.

    Le 7 juillet [1684].

Votre lettre m'a surprise fort agréablement, Monsieur, car depuis
longtems l'exactitude des petits soins n'a plus été nécessaire à vous
conserver dans mon cœur la place que votre mérite vous y a acquise. J'ai
donc reçu le témoignage de votre souvenir avec joie, et la plainte que
vous faites au sujet du madrigal, est trop obligeante pour ne satisfaire
pas la curiosité que vous avez de le voir. Je l'envoyai au-devant du roi
qui le reçut des mains de Mme de Maintenon à Roye, deux heures après
avoir reçu la capitulation de Luxembourg[397]; car je l'avois fait dès le
premier bruit qui avoit couru que cette place avoit capitulé; ce qui ne
s'étoit pas trouvé véritable. Je serois bien aise qu'il ne vous déplaise
pas, et qu'il ait l'honneur de plaire à M. de Morangis, que j'honore
toujours beaucoup. Je fis encore une petite bagatelle quand le roi
partit, qui n'a pas déplu au monde; mais cela est trop bagatelle pour
vous l'envoyer. J'aurai dans douze ou quinze jours deux petits volumes à
vous donner. Apprenez-moi ce que j'en dois faire pour les faire parvenir
entre vos mains. Notre cher M. Ménage est toujours très-incommodé; il ne
peut passer de sa chambre dans son cabinet qu'avec des potences. Il
supporte cela avec beaucoup de patience, et se rend encore plus digne de
la compassion de ses amis. Je lui ai envoyé demander votre adresse; je
m'en sers donc, Monsieur, pour vous assurer que sans que vous en preniez
nul soin vous me trouverez toujours la même. La mémoire de notre chère
Mme de Malnoue[398] sert encore à conserver l'amitié que j'ai pour vous,
et il me semble que c'est l'aimer encore que d'aimer ce qu'elle aimoit.
Voilà, Monsieur, les sentiments très-purs de votre très-humble et
très-obéissante servante.

  [397] La ville de Luxembourg se rendit au maréchal de Créqui le 4
  juin, après 24 jours de tranchée ouverte.

  [398] Marie-Éléonore de Rohan, morte le 8 avril 1682.


A M. DE VERTRON[399].

  [399] Claude Guyonnet de Vertron, auteur de la _Nouvelle Pandore,
  ou les Femmes illustres du règne de Louis XIV_, 1698, 2 vol.
  in-12, où il a rassemblé une foule de sonnets, madrigaux, etc., à
  la gloire des dames et à la louange du roi. Ce recueil indigeste
  et assez rare offre pour nous l'intérêt d'avoir conservé quelques
  lettres de Mlle de Scudéry, parmi lesquelles nous avons choisi
  celle-ci et les deux suivantes.

  Cette lettre répond à une épître où M. de Vertron lui demandait à
  être introduit auprès d'elle sous les auspices de Mlle de la
  Vigne. _Nouvelle Pandore_, p. 349 à 351.

    [1685 OU 1686.]

J'ai tant d'estime, Monsieur, pour Mlle de la Vigne, que tout ce qui
vient de sa part m'est précieux. Je vois par vos vers et par votre lettre
que votre seul mérite peut vous faire recevoir agréablement par
vous-même; mais comme j'ai une toux fort cruelle qui ne me permet pas de
beaucoup parler, je vous demande cinq ou six jours pour guérir, afin de
pouvoir vous louer et vous remercier sans vous importuner en toussant. Ne
vous figurez pas, Monsieur, que je sois un _bel esprit_, je ne suis rien
moins que cela, mais je suis une bonne amie qui fais profession d'être
fort sincère et qui suis déjà par avance,

    Monsieur,

    Votre très-humble et très-obéissante servante.


AU MÊME.

    1685 ou 1686.

Comme je suis cruellement enrhumée, Monsieur, vous me devez pardonner de
ne vous avoir pas remercié plus promptement de la belle devise que vous
avez faite pour M. le duc de Saint-Aignan; elle lui convient
admirablement, et j'ai su que le jour du carrousel[400] il confirma cette
vérité par la manière libre, noble et dégagée dont il s'acquita de
l'emploi qu'il y avoit. Je vous en rends donc mille grâces très-humbles,
Monsieur, et je donne à l'ouvrage que vous avez fait pour Louis le
Grand[401], toutes les louanges qu'il mérite, en parlant aux autres, mais
en parlant à vous, je ne me hasarderai pas d'entrer dans le détail de
celles dont il est digne; il y auroit de la vanité à le faire. Il me
suffit donc de vous dire, que cet ouvrage est aussi bien qu'il peut être,
dans le dessein que vous avez eu de renfermer dans une petite
espace[402], une gloire qu'à peine l'univers peut contenir. J'aurois
peut-être désiré que vous eussiez un peu mieux parlé de Soliman qui avoit
de très-grandes qualités; car il est toujours beau aux victorieux de
soumettre des gens d'un mérite éclatant, mais cela n'est rien et ne sera
remarqué que de moi, qui dans ma première jeunesse ai fort estimé ce
prince othoman. Voilà, Monsieur, tout ce qu'un grand rhume me permet de
vous dire, et que je suis autant que je le dois,

Votre très-humble et très-obéissante servante.

  [400] Probablement le grand carrousel des 4 et 5 juin 1685, où le
  duc de Saint-Aignan joua un rôle important, comme on le voit par
  la _Relation_ qui en fut publiée cette année même. Il y eut un
  autre carrousel en 1686.

  [401] _Parallèle de Louis le Grand avec les princes qui ont été
  nommés grands_, Paris, 1685, in-12.

  [402] _Espace_ était quelquefois employé au féminin. D'Aubigné
  lui donne ce genre.


AU MÊME.

    [1685 ou 1686.]

Le sonnet que vous m'envoyez[403], Monsieur, est fort beau, mais il est
trop flatteur; j'en rabats ce que je dois, et je vous en remercie sans
me laisser persuader ce que je ne mérite pas. Je suis fâchée, Monsieur,
pour l'amour de vous, de ne pouvoir changer ma manière, mais je ne le
puis. J'ai un grand nombre d'amis, et je suis assurée qu'il n'y en a pas
un qui me conseillât de changer un caractère dont je me suis si bien
trouvée. Il y a plus de trente ans que M. le duc de Montausier me loue de
ne faire pas le _bel esprit_; en un mot, Monsieur, rien n'est plus opposé
à mon humeur, et je ne puis, en façon du monde, faire ce que vous
désirez. Quand mes amis me montrent quelque ouvrage, je ne décide jamais
rien. Les deux aimables personnes que vous avez choisies suffisent à
juger des choses plus difficiles[404]: Si elles ne s'accordent pas,
choisissez un honnête homme pour être un tiers. Voilà, Monsieur, tout ce
que je puis. Et pour finir par où j'ai commencé, je vous loue et vous
remercie, et je vous promets de louer avec plaisir l'ouvrage qui
remportera le prix; c'est tout ce que peut

    Votre très-humble et très-obéissante servante.

  [403] Ce sonnet à la louange de Mlle de Scudéry se trouve dans la
  _Nouvelle Pandore_, t. I, p. 313.

  [404] Il s'agissait d'un concours de bouts-rimés en l'honneur du
  duc de Saint-Aignan, protecteur de Vertron. Celui-ci avait
  désigné Mme Deshoulières et Mlle Serment pour exercer cette
  espèce d'arbitrage que Mlle de Scudéry décline ici avec
  politesse.


A M. BOISOT, ABBÉ DE SAINT-VINCENT, A BESANÇON[405].

  [405] La notice détaillée que le savant Weiss a consacrée à ce
  personnage dans la _Biographie universelle_, nous dispense d'en
  parler ici longuement. Contentons-nous de dire que l'abbé Boisot
  (Jean-Baptiste) naquit à Besançon, au mois de juillet 1638 et
  mourut le 4 décembre 1694. Il est connu par divers travaux
  d'érudition et par la part qu'il prit à la conservation et au
  classement des papiers du cardinal de Granvelle.

  Ami de Pellisson et de Mlle de Scudéry, il entretint avec celle-ci
  une correspondance qui s'étendit depuis la fin de l'année 1686
  jusqu'en 1694, époque de la mort de l'abbé. Conservée à la
  bibliothèque de Besançon, elle a été communiquée par le savant M.
  Weiss aux éditeurs des _Historiettes de Tallemant des Réaux_,
  1860. Nous en reproduisons ici un certain nombre, avec les
  éclaircissements qu'y avait joints M. Weiss, nous réservant
  d'élaguer, dans le texte et dans les notes, les répétitions et les
  longueurs.

    Le 2 novembre 1686.

Votre lettre, Monsieur, m'a surprise fort agréablement, car je n'avois
nul lieu de l'attendre aussi flatteuse qu'elle est, et je vois bien que
je dois la bonne opinion que vous avez de moi à mes amis; mais, au hasard
de vous en désabuser, je voudrois bien que vous eussiez quelque affaire
agréable en ce pays-ci, qui me donnât lieu de connoître par moi-même un
aussi honnête homme que vous; car je ne vous connois pas seulement,
Monsieur, par les belles lettres que j'ai reçues de vous, je vous connois
encore par M. de Pellisson, qui ne loue jamais sans sujet. De sorte,
Monsieur, que si mon estime peut contribuer à votre satisfaction, vous
pouvez en être assuré et qu'il ne tiendra qu'à vous que je ne sois toute
ma vie,

    Votre très-humble et très-obéissante servante.


A M. l'ÉVÊQUE DE POITIERS[406].

  [406] Cabinet de M. Toussaint, avocat au Havre.

  L'évêque de Poitiers était François-Ignace de Baglion de Saillant.

    [Février 1687.]

Si je n'étois pas un peu malade et fort affligée de la mort de M. le
maréchal de Créqui[407], j'accepterois avec joie l'honneur que vous me
voulez faire, Monseigneur; mais je n'ai pu encore aller voir mes amies
affligées et il n'y auroit nulle raison d'aller me réjouir dans ce temps
où je dois pleurer avec elles. Gardez-moi votre bonne volonté pour une
autre fois et je serai ravie de ne vous refuser pas, car je suis
véritablement votre très-humble servante et très-obéissante malade.

  [407] François de Bonne, maréchal de Créqui, mort le 4 février
  1687.


A M. L'ABBÉ BOISOT.

    Le 12 septembre 1687.

Quoique je sois fort diligente, Monsieur, à reconnoître dans mon cœur
tout ce que vous avez fait pour m'obliger, je dois vous paroître un peu
paresseuse à vous remercier du plaisir que m'ont donné toutes vos
lettres espagnoles[408]. Mais un grand rhume m'a empêchée de les lire
durant quelque temps. Je les trouve pleines de beaucoup d'esprit et je
suis persuadée qu'il y en avoit plus en ce temps-là en Espagne qu'il n'y
en a aujourd'hui, et je suis assurée que le Roi qui y règne n'écrit pas
comme celui dont M. de Pellisson m'a fait voir les lettres, ni les dames
de sa cour comme la _Torquilla_. Je vous remercie donc, Monsieur, d'avoir
songé à me les faire voir. Vous ne me dites point s'il faut vous les
renvoyer. Cependant je prends la liberté de vous donner douze vers[409]
que je fis le lendemain que j'eus été voir Saint-Cyr par ordre de Mme de
Maintenon, qui m'y reçut avec beaucoup de bonté. On y a fait un chant
parfaitement beau. Il y a près de trois cents jeunes demoiselles dans
cette maison. C'est un établissement admirable. C'est à ces jeunes filles
que j'adresse ces vers. Je souhaite qu'ils ne vous déplaisent pas,
Monsieur, et que vous me croyiez autant que je suis

    Votre très-humble et très-obéissante servante.

  [408] Il est probable que ces lettres faisaient partie des
  papiers du cardinal de Granvelle, et que l'abbé Boisot, toujours
  empressé d'être agréable à Mlle de Scudéry, les lui avait
  envoyées. (W.)

  [409] Voyez-les, aux Poésies.


AU MÊME.

    17 octobre 1687.

Que direz-vous, Monsieur, de mon silence? Les apparences sont contre moi,
mais, dans la vérité, je ne suis pas coupable, car je ne suis point du
tout ingrate. Votre italien m'a fait pour le moins autant de plaisir que
votre espagnol, et puis un sonnet écrit de la propre main du Tasse[410]
est une chose infiniment agréable à quiconque est sensible au mérite d'un
si excellent homme. Je vous en aurois remercié plus tôt, sans un grand
rhume qui m'a fort importunée; et puis j'eusse bien voulu vous envoyer en
échange quelque chose de moi propre à vous divertir. Mais je vous envoie,
Monsieur, des vers d'un gentilhomme de mes amis de Bordeaux qui fait de
fort belles choses.[411] Vous en verrez le sujet au titre. Il faut
seulement savoir qu'un peu avant cela, le Roi m'avoit fait l'honneur de
me donner sa médaille. Vous voyez, Monsieur, que je paie mes dettes du
bien d'autrui. Mais ce n'est qu'en vers que j'en use ainsi, car vous
trouverez dans mon propre cœur toute l'estime que vous méritez et toute
la reconnoissance que doit avoir votre très-humble et très-obéissante
servante.

  [410] Trouvé dans les papiers du cardinal de Granvelle, par
  l'abbé Boisot, qui s'était empressé de le communiquer à Mlle de
  Scudéry. (W.)

  [411] Ce gentilhomme bordelais se nommait Bétoulaud. On conserve
  de lui dans les recueils académiques des provinces un grand
  nombre de pièces de poésie. (W.)


M. de Pellisson est à Fontainebleau. Je lui montrerai le sonnet à son
retour, qui lui fera plaisir.


AU MÊME.

    Le 19 août 1689.

J'ai reçu, Monsieur, de si grands remercîments de MM. de Bonnecorse père
et fils[412], que je serois bien ingrate si je ne vous témoignois pas la
reconnoissance que j'ai de toutes les manières honnêtes dont vous avez
reçu ma très-humble prière. Je le fais donc de tout mon cœur et je vous
assure que je ne perdrai jamais le souvenir de cette générosité. Mais
pour achever la grâce, ne pourriez-vous pas obtenir de M. de Moncault
qu'il fît pour le cadet que vous avez si bien reçu, ce que M. de
Valcroissant écrivit hier sur ma table, en partant pour aller prendre
possession du petit gouvernement que le Roi lui a donné? Il a été
gouverneur de M. de Barbésieux, fils de M. de Louvois. Il est de Provence
et de mes anciens amis, et c'est lui qui a fait mettre M. de Bonnecorse
aux cadets de Besançon. Ce garçon m'a écrit qu'il vaquoit trois
lieutenances d'infanterie; il en a aussi écrit à M. de Valcroissant;
mais, par malheur, il partoit pour Flandre avec Mme sa femme. Mais lui
ayant demandé ce qu'il falloit faire, il écrivit le petit mémoire que je
vous envoie[413]. Voyez, Monsieur, si vous pourriez obtenir de M. de
Moncault ce que ce mémoire porte. M. de Pellisson l'en remercieroit, et
moi aussi, et je vous en serois parfaitement obligée. Le père de ce
garçon est un parfaitement honnête homme que M. de Pellisson et moi
aimons beaucoup. Je prends la liberté de mettre un petit billet dans
votre paquet pour ce gentilhomme-là.

  [412] Elle les avait recommandés à l'abbé par une lettre du 6
  juin, où elle parlait du père (l'une des victimes de Boileau),
  comme d'un de ses amis particuliers depuis trente ans.

  [413] On n'a pas pu le retrouver dans les papiers de l'abbé
  Boisot. (W.)

Je serai ravie de voir ce que le médecin écrira sur le mal extraordinaire
de la fille dont vous m'avez fait le récit. Je crois que vous seriez bien
aise de savoir que le Roi a donné pour gouverneur à M. le duc de
Bourgogne, M. le duc de Beauvilliers, homme d'une grande vertu. M. de
Chevreuse[414] est sous-gouverneur, et M. l'abbé de Fénelon précepteur.
Le Roi sut hier, par un exprès parti de Rome le 10, que le Pape était à
l'agonie. Il est venu aujourd'hui un autre courrier: on se figure, avec
bien de l'apparence, qu'il apporte la nouvelle de la mort. Les cardinaux
françois se préparent à partir, et M. le duc de Chaulnes aussi, avec la
qualité d'ambassadeur extraordinaire. M. d'Uxelles se défend
admirablement bien à Mayence; Brégy se défend de même. La flotte du Roi
est la plus belle du monde. La dyssenterie est dans celle de ses ennemis,
et il y a lieu de croire que Dieu bénira les armes de Louis le Grand et
confondra ses ennemis. Mais pour finir par où j'ai commencé, Monsieur, je
vous rends mille grâces très-humbles et suis pour toute ma vie votre
très-humble et très-obéissante servante.

  [414] Le duc de Chevreuse remplissait réellement, comme le dit
  Mlle de Scudéry, les fonctions de sous-gouverneur du duc de
  Bourgogne, mais il n'en eut pas le titre. On lit dans la _Gazette
  de France_ du 20 août 1689: «Le marquis de Denonville
  (Jacques-René de Briney) est nommé sous-gouverneur du duc de
  Bourgogne.» M. de Denonville avait été gouverneur du Canada; il
  mourut en 1710, âgé de soixante-treize ans. (W.)


AU MÊME.

    Le 7 de septembre 1689.

Je réponds un peu tard, Monsieur, à votre lettre du 28, parce que je
voulois la montrer à M. de Pellisson, afin qu'il m'aide à reconnoître la
manière obligeante dont vous agissez pour M. de Bonnecorse. Mais vous
pouvez assurer M. de Moncault[415] et vous assurer vous-même qu'il
sentira vivement tout ce que vous faites l'un et l'autre pour ce
gentilhomme dont le père est son ami et le mien, et que vous trouveriez
très-digne d'être le vôtre si vous le connoissiez. Il a de l'esprit, du
savoir et beaucoup de vertu. Je lui avois écrit afin qu'il rendît office
à l'ambassadeur de Constantinople qui devoit passer à Marseille. Il a
fait cela de si bonne grâce que ce m'est un nouvel engagement de le
protéger en la personne de son fils. Continuez donc, Monsieur, de le
servir auprès de M. de Moncault. Mais comme ce garçon-là n'est pas l'aîné
de la famille, il vaut mieux lui faire donner une lieutenance dans un bon
corps d'infanterie que de le mettre dans la cavalerie où il y a plus de
dépenses à faire.

  [415] L'officier sous lequel le fils de Bonnecorse devait servir.

Après cela, je laisse le reste à faire à votre générosité et à celle de
M. de Moncault, dont M. de Pellisson me dit avant-hier encore beaucoup de
bien. J'écris aujourd'hui au cadet de Besançon, ne voulant pas toujours
abuser de votre honnêteté, et j'écris aussi à son père pour lui apprendre
la continuation de vos bontés pour son fils. Je vous assure que ce
garçon-là n'en est pas ingrat, car il m'en écrit comme en ayant le cœur
pénétré. Mayence fait toujours des merveilles, et Brégy ne se dément pas.
Mais les nouvelles d'Irlande ne sont pas bonnes, et l'on ne doute pas que
Londonderry n'ait été secouru. Les cardinaux françois vont en diligence à
Rome pour empêcher, s'ils peuvent, que le conclave ne nous donne un pape
aussi ennemi de la France que le dernier; mais la maison d'Autriche fait
une grande ligue. La flotte angloise n'a pas voulu attendre la nôtre. Il
y a une épitaphe du Pape qui ne le flatte pas, mais vous l'aurez
peut-être reçue. Je suis, Monsieur, avec autant d'estime que de
reconnoissance, votre très-humble et très-obéissante servante.


AU MÊME.

    Le 7 octobre 1689.

......Il faut vous répondre, Monsieur, sur ce que vous me demandez
touchant Saint-Cyr. Il n'y a pas toujours des places vacantes, mais on
écrit dans un registre celles qui ont des places retenues. Il faut faire
preuve de quatre degrés de noblesse par pièces originales par-devant M.
d'Hozier, fils du grand généalogiste, préposé pour cela; mais il faut
auparavant avoir parlé à Mme de Maintenon, qui seule conduit toute cette
maison. Il faut que la petite fille ait sept ans passés; on n'en reçoit
point au-delà de douze. On désire qu'elles soient saines et qu'elles ne
soient pas difformes. Mais j'ai à vous dire qu'on n'en mariera plus comme
on a fait. Elles y seront jusqu'à vingt ans. Quand il vaque des places de
religieuses dans les abbayes royales où le Roi a droit d'en nommer une,
s'il y a des demoiselles que Dieu appelle à la religion, on en choisit
une et on l'envoye à cette abbaye-là. Voilà, Monsieur, ce que je vous en
puis dire. Si les filles ne font pas bien leur devoir, on les rend aux
parents, et il en est sorti deux il y a trois jours. J'ajoute après cela
que, quoique j'aie refusé à une personne de me mêler de mettre des filles
dans ce lieu-là, si vous voulez dresser un mémoire bien circonstancié de
la condition de la demoiselle, de la vertu de la mère, du père, du bien
de cette famille, de l'âge de la fille et peindre même la petite
personne, je ferai voir le mémoire à Mme de Maintenon. Mais comme la Cour
partit hier pour Fontainebleau, d'où elle ne reviendra à Versailles que
le 23 de ce mois, il faudra attendre ce retour-là....

    Votre très-humble et très-obéissante servante.


A M. HUET[416].

  [416] Copie de Léchaudé d'Anisy.

    [1689.]

Je suis fort aise, Monseigneur, que vous m'ayez fait l'honneur de vous
souvenir de moi, sans vous souvenir de mon ignorance; car peut-être, si
vous vous en étiez souvenu, ne m'eussiez-vous pas donné votre excellent
ouvrage[417]. Je voudrois bien cependant que vous m'eussiez aussi envoyé
quelque habile traducteur, afin de ne perdre rien d'un livre qui n'est
pas favorable à certaines machines cartésiennes, contre lesquelles je me
suis déclarée hautement il y a longtemps, sans employer pourtant contre
le philosophe, que mon chien, ma guenon et mon perroquet. Mais comme il y
a certaines choses qu'on entend plus facilement que les autres, j'ai fort
bien entendu les louanges que vous donnez à M. de Montausier dans votre
préface, et quelques autres petits endroits dont je n'oserois parler en
détail de peur de m'égarer. Le philosophe que vous attaquez si vivement a
une nièce[418] que j'aime beaucoup et qui a infiniment de mérite; mais
elle entend raillerie sur la philosophie de son oncle, comme vous le
verrez par un madrigal qu'elle m'envoya au commencement d'avril,
lorsqu'elle sut que la pauvre fauvette étoit revenue dans mon petit bois,
suivant sa coutume.

        Quand la plus belle des fauvettes
        Je vis revenir où vous êtes,
    Ah! m'écriai-je alors avec étonnement,
    N'en déplaise à mon oncle, elle a du jugement.

  [417] C'est le livre que Huet publia en latin contre la
  philosophie de Descartes, et qui fut imprimé pour la première
  fois en 1689.

  [418] Catherine Descartes, nièce du célèbre philosophe, est morte
  à Rennes vers 1706. Elle avait beaucoup d'esprit et de savoir, et
  écrivait facilement en vers et en prose. Mlle de Scudéry
  l'appelait _Cartésie_ et l'aimait beaucoup, comme le témoignent
  les lettres qu'elle lui adressait et auxquelles celle-ci
  répondit. Voyez-les ci-après.

Après cela j'ose vous supplier de recevoir un petit madrigal[419] .... et
que vous me croyiez toujours votre, etc., etc.

  [419] Ce madrigal est celui qu'elle fit pour le duc de Bourgogne
  faisant l'exercice avec les mousquetaires devant le Roi. Voy. aux
  Poésies.


A M. L'ABBÉ BOISOT.

    Le 22 mars 1690.

Il y a sept semaines, Monsieur, que je suis malade, et quoique je sois
beaucoup mieux, je ne recevrai pourtant des visites qu'après Quasimodo,
et, à la réserve de trois ou quatre personnes, je ne vois encore qui que
ce soit. Mais, quand je serai achevée de guérir, je serai ravie de voir
M. l'abbé Nicaise et de le remercier de son présent. Si vous lui écrivez,
Monsieur, vous me ferez plaisir de l'assurer de mes services très-humbles
et de mon estime.

Au reste il y a une contestation entre des gens de savoir pour donner la
préférence à un des trois éloges du Roi que M. de Pellisson a faits dans
ce qu'il a écrit sur la religion. Le premier est au premier volume des
_Réflexions_[420] que je sais que vous avez: il est placé dans la
relation sur l'état de la religion en France. Le second éloge est au
second volume des _Réflexions_ et le troisième est à la fin des
_Chimères_[421], que je suppose que M. de Pellisson vous a données. Comme
j'estime beaucoup votre discernement, Monsieur, et la délicatesse de
votre goût, je vous prie de les relire, d'en choisir un, et de me mander
celui que vous aurez préféré, en un papier à part. J'ai déjà plusieurs
avis de cette sorte; vous serez, Monsieur, en bonne compagnie, et cela
fera plaisir à M. de Pellisson. Je suis avec toute l'estime que vous me
connoissez et toute la reconnoissance possible, votre très-humble et très
obéissante servante, etc., etc.

  [420] _Réflexions sur les différends en matière de religion._
  1686, in-12.

  [421] _Les Chimères de M. Jurieu_, autre ouvrage de Pellisson.
  1690, in-12.


   RÉPONSE DE MADEMOISELLE DE SCUDÉRY AUX VERS DE M. LE PREMIER
   PRÉSIDENT DE LA GUYENNE,[422] OÙ IL SOUTENOIT QU'ON NE POUVOIT
   CHOISIR ENTRE LES TROIS ÉLOGES[423] PARCE QU'ILS ÉTOIENT ÉGAUX EN
   BEAUTÉ.

  [422] Jean-Baptiste Le Conte de la Tresne, premier président au
  parlement de Bordeaux.

  [423] Il s'agit des trois éloges de Louis XIV, par Pellisson,
  dont il a été question dans la lettre précédente.


    [Mai 1690.]

        Quoi qu'en puissent dire vos vers,
        Rien n'est égal en l'univers.
        Le soleil même en sa carrière,
    Répand diversement sa brillante lumière,
    Et ses rayons si purs, et si clairs, et si beaux,
    Aux yeux les plus perçants paroissent inégaux.

.... Après cela, Monsieur, il me semble que vous devriez vous rendre à ce
grand exemple et préférer un des trois Éloges aux deux autres.... On
trouve, sans doute, dans le premier, tout ce que les panégyriques les
plus étendus peuvent avoir de plus fort et de plus noble pour donner
l'idée d'un Roi accompli. Le second, en peu de paroles, et en forçant
l'envie même à en faire un portrait admirable, a sans doute une charmante
nouveauté.... Mais je sens dans le troisième quelque chose de divin qui
tient de l'inspiration, qui emporte mon cœur en ravissant mon esprit, et
qui ne me permet pas de rester dans une neutralité volontaire comme la
vôtre. J'ai même, ce me semble, Monsieur, un grand préjugé qui favorise
mon sentiment; car il faut que vous demeuriez d'accord que tout homme
sage proportionne les choses qu'il dit à ceux à qui il parle. On ne
parle pas à un grand Roi comme à un simple particulier, à des dames comme
à des docteurs; et, selon cette règle, l'auteur des _Éloges_ a dû
s'élever davantage en parlant à Dieu pour un grand Roi, et y penser avec
plus d'application que lorsqu'il en parloit à de pauvres fugitifs
égarés.... Cette distinction de style selon les divers sujets est même le
véritable caractère de l'auteur des _Éloges_, dont il ne s'est jamais
départi; et qui considérera, non pas tant la multitude de ses ouvrages
que leur prodigieuse variété, ne doutera pas qu'il n'ait eu dessein de
mieux parler à Dieu qu'aux hommes. Dans le commencement de sa vie,
n'ayant encore que vingt ans, il fit la paraphrase des _Institutes_ de
Justinien, par où il sembloit qu'il ne dût jamais être appliqué qu'aux
choses les plus savantes, et quoique ce petit ouvrage ait fait entendre
ce que c'est que la jurisprudence romaine jusques aux dames même, quand
elles ont voulu être curieuses, et que toutes sortes de personnes l'aient
lu avec plaisir, il s'en faut beaucoup qu'il soit du caractère de ceux
qui suivirent. L'_Histoire de l'Académie_ a passé et passera toujours
pour un chef-d'œuvre, le style n'en étant ni trop, ni trop peu élevé,
ayant même évité avec beaucoup d'art les écueils qui se rencontroient
dans son sujet. Peu de temps après, ce qu'on appelle le monde fut rempli
et charmé d'ouvrages de poésie ingénieuse, galante et agréable. La
fameuse _Fauvette_ vola partout où le françois est entendu; le _Caprice
contre l'estime_, l'_Oranger_, le _Dialogue de Pégase et d'Acante_ et
cent autres marquent assez ce que je dis. Et pour montrer qu'il a su
varier ses ouvrages de poésie comme ses ouvrages de prose, plusieurs odes
héroïques ou chrétiennes ont mérité l'approbation des plus habiles; et ce
poëme d'_Eurymedon_[424] où le Roi est si bien loué, a fait voir en
abrégé tout ce que les poëmes épiques les plus parfaits ont de plus
sublime et de plus héroïque. Ce Panégyrique du Roi[425] prononcé à
l'Académie, il y a plus de quinze ans, et privé par conséquent de toutes
les belles actions que le Roi a faites depuis, ce Panégyrique, dis-je,
quoiqu'il ne soit pas la trentième partie de celui de Pline, qu'on a tant
vanté, a paru donner une plus grande idée de Louis le Grand que celle que
Pline donne de Trajan. La préface sur les ouvrages de Sarazin, que M.
Ménage m'a fait l'honneur de me dédier, a été admirée de tous ceux qui
l'ont vue.... Quant à ses agréables ouvrages de poésie, sachant qu'il ne
les a jamais regardés que comme des jeux de son esprit, sans songer même
à les conserver ni vouloir qu'on les imprimât, je dois en quelque sorte
m'accommoder à sa modestie. Je dirai pourtant encore qu'en des siècles
bien différents on a fort loué ceux qui ont été capables de cette
surprenante variété, et que ceux même qui cherchent à critiquer Homère et
l'Arioste conviennent qu'ils sont admirables par la diversité des images
qu'ils présentent à leurs lecteurs, et en cela beaucoup au-dessus de
Virgile et du Tasse. Mais pour reprendre ce qui me reste à dire, tout ce
que quelques personnes de la cour et des amis particuliers de l'auteur
des _Trois Éloges_ ont vu de son _Histoire du Roy_, tombent d'accord
qu'on y trouve tout ce qu'on admire dans les historiens de l'antiquité
les plus parfaits. Ses ingénieux et solides quatrains de morale pour
l'instruction d'un jeune prince, et que tout le monde connoît, en
conservant un style naturel et noble, tel qu'il le faut pour des maximes,
inspirent l'amour de la vertu agréablement; et, en dernier lieu, ce que
l'auteur des _Éloges_ a écrit sur la religion fait assez connoître qu'il
a proportionné son style au sujet qu'il a traité, et que, par conséquent,
il a eu dessein que ce dernier éloge du Roi, contenu avec beaucoup d'art
dans une pièce qu'il adresse à Dieu, fût le plus élevé et le plus
parfait. Aussi a-t-il eu l'avantage d'être loué de tout le monde et de
l'être même par un des plus habiles protestants étrangers qu'on
connoisse[426], ce qui n'est guère moins extraordinaire que d'être loué
par l'envie même. Voilà, Monsieur, quel est le sentiment de votre
très-humble et très-obéissante servante.

  [424] Composé en 1665, publié en 1735 dans les _Œuvres
  diverses_.

  [425] Paris, 1671, in-4º.

  [426] Leibnitz.


A M. L'ABBÉ BOISOT.

    Le 7 mars 1691.

Vous portez, Monsieur, la générosité si loin pour M. de Belgeri, que je
ne trouve point de termes pour vous exprimer ma reconnoissance, ni pour
vous louer comme vous méritez de l'être, et je renferme tout cela dans
mon cœur où rien ne se perd jamais.... Après cela, Monsieur, je ne puis
m'empêcher de vous faire remarquer qu'il n'eût pas été possible de
prévoir, quand j'avois garnison toutes les nuits pour me garantir des
voleurs, qu'une aventure si importune, au lieu de m'appauvrir comme
j'avois lieu de le craindre, enrichiroit mon cabinet en me faisant
recevoir des madrigaux très-agréables, et la plus jolie lettre du monde
que j'y conserverai soigneusement. En vérité, Monsieur, après avoir lu ce
que votre aimable amie vous écrit[427], je vous soupçonnerois volontiers
de me tromper, et je croirois que cette jolie lettre est de quelque
personne de la cour, que des affaires ont menée dans votre pays, si j'en
connoissois quelqu'une qui écrivît avec autant d'esprit et autant de
politesse. Ce qui m'en plaît encore infiniment, Monsieur, c'est qu'il me
paroît qu'elle croit vous faire plaisir de vous parler de moi. Car, du
reste, les louanges d'une personne qui ne me connoît pas, quoique
très-ingénieuses et très-bien écrites, me donnent beaucoup d'estime pour
elle sans me donner de vanité.

    Dieu me garde de chercher noise
    Avec une telle Comtoise!
    J'aime beaucoup mieux filer doux,
    Et ne répondre que par vous.

  [427] Mlle Bordey, dont il sera parlé ci-après.

Vous lui direz donc, s'il vous plaît, Monsieur, que je ne sais pas si
elle a été ou si elle est votre maîtresse, mais que je vois beaucoup
d'apparence que vous avez été son maître en l'art de bien écrire. Mais,
pour vous aider à divertir une si charmante écolière, je vous envoie des
vers d'un de mes amis de Bordeaux qui s'appelle M. Bétoulaud, d'un mérite
fort distingué, et qui est présentement à Paris. Celui dont je parle m'a
donné lieu de faire plusieurs présents agréables au Roi. Je vous envoie
donc une empreinte d'une aigle qui tient une couronne de laurier à son
bec. Cette aigle est gravée sur une très-belle agate orientale que j'ai
donnée à Sa Majesté avec les vers qui l'accompagnent. Je vous envoie
encore une empreinte d'un cachet de cornaline, où un phénix est
représenté sur un bûcher, que le même M. de Bétoulaud a donné à M. de
Pellisson avec un madrigal dont vous trouverez le sens fort juste.

Et comme les nouvelles peuvent divertir à la campagne, je vous apprends
que durant que tous les princes ligués sont assemblés à la Haye pour
résoudre quel mal ils pourront faire à la France, nous voyons de tous
côtés de quoi troubler leur assemblée; car toute la gendarmerie a ordre
de se tenir prête à partir au premier commandement. Toutes les troupes
sont en mouvement en Flandre; l'artillerie doit être prête à marcher le
10 de ce mois, et l'on ne doute pas d'un siége avant la fin de mars. Tous
les vaisseaux de Toulon sont en état de mettre à la voile; vingt galères
sont prêtes à Marseille. Il vient quatre mille matelots de Provence pour
nos vaisseaux de Ponant; il marche beaucoup de troupes en Piémont, et, de
tous les côtés, le Roi est le plus grand roi du monde. J'espère même que
nous n'aurons pas un pape autrichien. Voilà, Monsieur, de quoi amuser
votre aimable amie, Mlle Bordey, que je voudrois bien qui fût la mienne:
je n'en désespérerois pas si elle savoit à quel point je suis la vôtre.
Mais, à mon grand regret, vous ne le savez pas vous-même, n'ayant nulle
occasion de vous témoigner combien je suis, etc., etc.


A MADEMOISELLE BORDEY[428].

  [428] Jeanne-Anne de Bordey, née vers 1650 à Vuillafans, près
  d'Ornans, d'une famille noble, éprouva de bonne heure un goût
  très-vif pour les lettres; mais elle les cultivait en secret pour
  échapper au ridicule qui s'attachait alors dans sa province aux
  femmes soupçonnées de viser au bel esprit. Sa modestie ne
  l'empêcha pas d'être connue du savant abbé Boisot, qui reçut dès
  lors ses confidences littéraires et l'encouragea dans ses essais.
  Ce fut lui qui la mit en rapport avec Mlle de Scudéry, qui lui
  donna le nom de _Belle Iris_, sous lequel elle était connue dans
  les sociétés de Paris. La mort de l'abbé Boisot, son protecteur
  et son constant ami, dut être pour elle la cause d'un vif
  chagrin. Elle avait épousé peu de temps auparavant (1691) M. de
  Chandiot, d'une famille patricienne de Besançon, qui sut
  apprécier toutes les qualités de sa compagne. Elle le perdit en
  1709, et dès lors elle vécut dans une retraite profonde,
  partageant son temps entre la culture des lettres, son unique
  consolation, et la pratique de toutes les vertus chrétiennes. Sa
  charité était inépuisable; par son testament elle légua toute sa
  fortune au Grand Hôpital dont son mari avait été l'un des
  administrateurs et des éminents bienfaiteurs; elle demandait
  aussi d'être inhumée dans le cimetière de cet hospice, au milieu
  des pauvres dont elle avait été la providence, et pour ainsi
  dire, la mère. Son vœu fut exaucé. Mme de Chandiot mourut le 19
  mars 1737, dans un âge très-avancé. On ne connaît aucun écrit de
  Mme de Chandiot. Une partie de sa correspondance avec l'abbé
  Nicaise et des autres amis de Mlle de Scudéry, était entre les
  mains de M. Rousselle de Bréville, de l'académie de Besançon;
  celui-ci étant mort en 1807, dans un village où il s'était retiré
  pendant la Révolution, cette correspondance devint la proie du
  maître d'école qui, n'en connaissant pas la valeur, la donnait à
  ses élèves pour les former à la lecture des _vieux papiers_.
  Ainsi rien ne subsiste plus d'une femme aussi vertueuse que
  spirituelle; et son nom est à peine connu dans une ville où sa
  mémoire aurait dû être impérissable. (W.)

  Sur la mort de Mme de Chandiot et sur le sort de ses papiers, voy.
  _Revue littéraire de la Franche-Comté_, t. IV, p. 210.

  Cette lettre ne fait pas partie de la correspondance conservée à
  Besançon. Nous la tirons d'un Mss de la Bibliothèque nationale qui
  en renferme six autres de Mlle de Scudéry à Mme de Chandiot:
  _Lettres originales_, t. IV. N-Z.

    Ce 16 mars 1691.

Je vous suis infiniment obligée, Mademoiselle, de l'honneur que vous
m'avez fait de m'écrire, mais permettez-moi de vous dire que je suis la
personne du monde qu'on doit le moins craindre, aussi vous puis-je
assurer que je n'aime nullement qu'on me craigne, et je n'ai jamais
inspiré ce sentiment-là dans le cœur de ceux qui m'ont vue.
Bannissez-le donc, s'il vous plaît, du vôtre à mon égard, et la raison le
veut ainsi. Car premièrement avec tout l'esprit que vous avez, vous ne
devez craindre personne, et puisque vous ne craignez pas M. l'abbé de
Saint-Vincent qui est plus redoutable que moi, vous avez eu tort de
m'appréhender. Je ne me pique point du tout de bel esprit; je parle et
j'écris simplement pour me faire entendre, je ne cherche pas à dire de
belles choses que peut-être je ne trouverois pas, mes premières pensées
me semblent ordinairement les meilleures, je les prends comme elles
viennent. Jugez après cela, Mademoiselle, si vous avez eu raison de me
craindre; mais je puis vous assurer que si une grande estime peut faire
naître l'amitié, vous m'aimerez un peu, car tout ce que j'ai vu de vous
et tout ce que M. l'abbé de Saint-Vincent m'en a écrit, vous ont donné
une si bonne place dans mon cœur que je ne suis pas indigne d'en avoir
du moins une petite dans le vôtre, et d'obtenir la permission d'être
toute ma vie, avec toute l'estime que vous méritez, votre très-humble et
très-obéissante servante.


A M. L'ABBÉ BOISOT.

    Le 23 mars 1691.

Je vous envoie ma réponse à votre aimable amie, Monsieur, et je vous prie
de lui rendre témoignage que j'ai reçu sa lettre fort tard, afin qu'elle
ne m'accuse pas d'un défaut que je n'ai point; car je suis fort exacte à
répondre aux personnes que j'estime. Je vous envoie ma lettre ouverte,
afin que vous voyiez qu'elle avoit tort de me craindre et que vous lui
persuadiez qu'on peut m'aimer sans injustice. M. de Bonnecorse aura été
fâché de ne vous trouver pas; car je sais par M. son père qu'il a
beaucoup de reconnoissance des obligations qu'il vous a. Je crois qu'il
aura reçu une lettre de recommandation de M. le comte Devaux pour son
colonel, qui ne lui sera pas inutile, car il est son parent et son ami.

La plupart de nos jeunes princes partirent avant-hier. M. le duc de
Chartres partira cette semaine, mais il ne paroît pas que M. le Dauphin
doive aller. Le secours pour l'Irlande est parti de Brest. Il n'y avoit
encore à Rome nulle apparence de Pape le 24 du passé, et l'on croit que
le conclave traînera. Le duc de Savoie est en un état déplorable; mais
son imprudence le rend indigne de compassion. Sa femme et sa maîtresse
sont françoises et il passe pour constant que la dernière l'a engagé avec
le prince d'Orange, dont on ne sait nulles nouvelles...... M. de
Pellisson est à Versailles, à peu près comme à l'ordinaire pour sa santé,
et je suis toujours également, Monsieur, votre, etc., etc.


AU MÊME.

    Le 27 juillet 1691.

Je vous envoie, Monsieur, une trop longue lettre pour cette généreuse
amie. Je vous en demande pardon et j'accourcirai celle que je vous écris
autant que je le pourrai. Vous aurez su la surprenante mort de M. de
Louvois, que cinq médecins et trois chirurgiens ont dit être empoisonné;
et l'on vous aura dit que M. le chancelier de France est aussi chancelier
de l'ordre; mais je ne sais si vous savez que le Roi a fait ministres
d'État M. le duc de Beauvilliers et M. de Pomponne qui ont tous deux une
vertu distinguée. Le dernier est de mes anciens amis, qui a autant de
capacité que de vertu.

Après cela, Monsieur, je crois devoir vous dire que j'ai su par M. le
cardinal de Forbin, que nous avons un pape dont on a lieu de beaucoup
espérer pour la chrétienté[429]. Il est Napolitain, mais il n'a point de
neveu; il ne veut point de parents auprès de lui, et a déclaré qu'on ne
verra point de Napolitains au palais. Il a le cœur droit et juste et
d'une bonté infinie. Il aime à donner l'aumône, et dès qu'il fut élu, il
ordonna de changer quatre mille écus romains en jules, pour donner aux
pauvres le jour de son couronnement. Voici les emplois qu'il a eus, qui
doivent lui avoir donné de l'expérience: Référendaire de l'une et
l'autre signatures, vice-légat d'Urbin, inquisiteur à Malte, gouverneur
de Viterbe, nonce à Florence, archevêque de la ville[430], nonce en
Pologne, nonce à l'Empire, évêque de Lucques, secrétaire des évêques
réguliers, maître de chambre de Clément X et d'Innocent XI, cardinal,
évêque de Faënse, archevêque de Naples, et souverain pontife le 12
juillet 1691. Il garde les principaux ministres du dernier pape, qui sont
de nation françoise. Enfin il paroît qu'on ne pouvoit mieux choisir. Il a
87 ans, mais d'une bonne santé et d'un esprit ferme...... Je suis,
Monsieur, avec toute l'estime que vous méritez, votre, etc., etc.

  [429] Innocent XII, qui succéda à Alexandre VIII. (W.)


AU MÊME.

    Le 29 d'août 1691.

Ne soyez point en inquiétude, Monsieur, de la malice que votre aimable
amie vous a faite: elle n'est ni contre son honneur, ni contre le vôtre,
et je l'en estime davantage et vous aussi. Ce que je dis vous paroîtra
peut-être une énigme, mais c'est à elle à vous l'expliquer. Elle n'a qu'à
vous montrer ma lettre, vous l'entendrez à l'heure même. Si je ne m'étois
pas trouvée mal, je vous aurois répondu plus tôt. La bizarrerie de la
saison a un peu altéré ma santé. Mais j'espère que la joie que j'ai de la
honte dont le prince d'Orange se couvre tous les jours, aidera à la
rétablir. Quand il partit de Londres, il dit qu'il alloit prendre Dinan,
reprendre Mons et gagner une grande bataille. Cependant il n'en a rien
fait et toute notre armée se moque de lui, depuis les princes jusqu'aux
goujats. La paix de l'Empire avec les Turcs, qu'il avoit promise aux
princes ligués, ne s'avance pas, le pape a refusé de l'argent à
l'Empereur, et j'espère qu'il accordera bientôt des bulles à la France.

J'ai encore après cela, Monsieur, une chose à vous dire, et vous ne vous
y attendez pas, c'est que je vous défie d'honorer plus Mlle Bordey que je
l'honore. Ne vous avisez pas de me disputer cette vérité, car vous
offenseriez injustement votre, etc., etc.

  [430] Mlle de Scudéry se trompe, il n'a point été archevêque de
  Florence. (W.)

  Il y a une autre erreur sur l'âge de 87 ans, que Mlle de Scudéry
  donne au Pape lors de son élection, tandis que les biographes
  s'accordent pour le faire mourir en 1700, âgé de 85 ans.


A MADEMOISELLE BORDEY.

    29 août 1691.

Le proverbe qui dit que tous chemins vont à Rome, est fait exprès pour
vous, Mademoiselle, car vous allez à la gloire par des routes tout
opposées. On vous laisse un trésor en dépôt; vous le révélez
généreusement sans vous laisser tenter à nul intérêt. On vous confie un
trésor d'esprit en vous confiant un agréable dialogue[431] que la
modestie de son auteur veut cacher; vous me le montrez pour son honneur,
sans vous arrêter à une injuste exactitude qui priveroit votre ami des
louanges qu'il mérite d'avoir su tourner si ingénieusement un entretien
qu'il étoit si difficile de rendre agréable. Je vous loue donc,
Mademoiselle, et vous remercie tout ensemble de m'avoir fait part de
cette jolie aventure dont je n'ai pu faire part à M. Pellisson; car,
encore qu'il ait rendu justice à votre mérite, après avoir vu les lettres
que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, je vous assure, Mademoiselle,
qu'il ne peut guère donner de temps à ses amis. Je le vois toutes les
fois qu'il vient à Paris, mais il arrive souvent qu'on vient le chercher
dans mon cabinet, et que ses visites sont fort interrompues. Cependant
tenez pour certain qu'il vous honore autant que vous le méritez, et que
je pourrois le récuser, si on me vouloit forcer de l'accepter pour juge,
comme vous le désirez. Mais j'aime mieux vous céder, et convenir que
j'eusse pu laisser du moins en purgatoire l'âme d'un homme qui hasardoit
son salut pour deux mille écus, et qui en laissoit plus de cinquante
mille à son fils unique. Je vous cède donc, Mademoiselle, sans nulle
peine, mais je vous défie hardiment d'estimer plus M. l'abbé de
Saint-Vincent que je l'estime, et je vais le défier, en lui répondant, de
vous honorer plus que je fais, et d'être plus votre serviteur que je suis
votre très-humble servante, etc., etc.

  [431] On n'a pu retrouver ce dialogue dans les papiers de l'abbé
  Boisot. (W.)


A M. HUET, ÉVÊQUE D'AVRANCHES[432].

  [432] Cabinet de M. Victor Cousin.

    Ce 25 d'octobre [1691].

Je vous remercie, Monseigneur, de m'avoir appris que notre ami[433] a eu
beaucoup de voix; je ne le savois pas. M. Pavillon est fort honnête homme
et par-dessus cela cousin-germain de Mme de Pontchartrain[434]; il est
constant qu'il n'y pensoit pas, je le sais de certitude. Si M. de Meaux
et M. Dangeau eussent été à l'Académie, je crois que M. de la Loubère
l'eût emporté; ce sera pour une autre fois, il se porte assez bien pour
voir une autre occasion. Je suis bien aise, Monseigneur, que vous
comptiez ma voix pour quelque chose, mais si vous connoissiez bien mon
cœur, vous me mettriez du moins au premier rang de vos amies, et
peut-être à côté de vos premiers amis, car personne n'est plus que je le
suis votre très-humble et très obéissante servante.

  [433] Mlle de Scudéry avait recommandé à Huet, pour la place
  vacante à l'Académie par la mort de Benserade, M. de la Loubère,
  né à Toulouse en 1642.

  [434] Le ton de ce billet prouve que Mlle de Scudéry était
  blessée de la préférence accordée à Pavillon sur son ami, M. de
  la Loubère, qui fut ensuite nommé en 1693. La parenté de Mme de
  Pontchartrain, comptée comme un des titres de Pavillon à cette
  préférence, est même un trait assez malin pour Mlle de Scudéry;
  mais ce qu'il y a de plaisant, c'est que la Loubère fut nommé par
  le crédit de M. de Pontchartrain, chancelier, ce qui lui valut
  alors une épigramme qu'on attribue à La Fontaine, et avec plus de
  vraisemblance à Chaulieu. Elle se termine ainsi:

    Il en sera quoi qu'on en die:
    C'est un impôt que Pontchartrain
    Veut mettre sur l'Académie.


A M. L'ABBÉ BOISOT.

    Le 18 décembre 1691.

Je vous envoie, Monsieur, une lettre pour votre aimable amie, où vous
mettrez, s'il vous plaît, le nom qu'elle porte aujourd'hui[435], car vous
ne me l'avez pas mandé. Je ne doute point que son mariage ne soit
heureux, puisque vous l'avez approuvé. Je n'ai pas été si prudente
qu'elle, car j'ai préféré trois fois en ma vie la liberté à la richesse,
et je ne m'en saurois repentir. Vous ne lui direz pas, s'il vous plaît,
Monsieur, ce que je vous écris, car ce qui est bien pour une personne ne
l'est pas pour l'autre. Pourvu qu'elle ait la liberté de vous voir
souvent, je ne la plaindrai pas de toutes les suites d'un mariage que la
sympathie réciproque n'a pas fait.

  [435] Mlle Bordey avait épousé, à la fin de l'année 1691, M. de
  Chandiot. S'il faut croire ce que dit Mlle de Scudéry dans cette
  lettre, cette union aurait été un mariage de raison et de
  convenance dans lequel l'amour ne serait entré pour rien.

Vous aurez su que M. de Château-Renaud a amené douze mille Irlandais que
le roi d'Angleterre veut aller voir en Bretagne, et il en viendra encore
quatre mille. Il y a eu une entreprise sur Nice qui a manqué, l'avis en
étant venu de Rome au gouverneur de la place. Les nouvelles d'hier de
Montmélian étoient qu'on avoit comblé le fossé et qu'il y avoit quatre
mineurs attachés au corps de la place. Le Pape a commencé de donner
audience publique au peuple et avoit écouté cent personnes la veille
qu'on m'a écrit. On travaille aux affaires de France et l'on en espère
bien.

Un fameux missionnaire, curé des Invalides, a été reconnu pour être le
plus grand hypocrite qui fut jamais[436]. Il est en fuite et laisse cent
mille écus de dettes. On a trouvé dans une de ses cassettes cinq
portraits de dames et plus de cent lettres dignes du feu; il n'y a jamais
rien eu d'égal. Il étoit confesseur de M. le duc de Beauvilliers qui est
la vertu même. Cette histoire a des circonstances qui font détester
l'hypocrite et l'hypocrisie. Je crois, Monsieur, qu'il est permis de se
réjouir de ne ressembler en rien à ces gens-là, et que, sans vaine
gloire, on en peut remercier Dieu. Cela doit même faire estimer
davantage les amis véritables qu'on a. Vous pouvez juger, Monsieur, que
je vous mets de ce nombre, aussi bien que M. de Pellisson, et que je me
fais un nouveau plaisir d'être, autant que je le suis, votre, etc., etc.

  [436] De Mauroy. Voici ce qu'en dit Saint-Simon dans ses
  _Additions_ au _Journal de Dangeau_, t. III, p. 438: «C'étoit un
  prêtre de la Congrégation de la mission, gentilhomme de bon lieu,
  savant et de beaucoup d'esprit et d'intrigue, grand directeur et
  grand cagot, qui avoit fait longtemps avec ses poulettes de quoi
  être brûlé, sans qu'on en eût le moindre soupçon, et avoit volé
  tant et plus M. de Louvois, avec qui la cure des Invalides lui
  avoit donné grande relation, et à qui il tiroit tant qu'il
  vouloit d'aumônes, et pour des sommes très-considérables. L'éclat
  fut donc du plus grand scandale; néanmoins le roi ne voulut pas
  qu'il fût poussé à bout, et le confina dans l'abbaye de
  Sept-Fonts, où il se convertit si bien qu'il y fit profession, et
  y a été plus de trente ans l'exemple le plus parfait de la
  pénitence, de la miséricorde de Dieu et des vertus de cette
  maison, qui est la même vie et la même règle que la Trappe.»


A MADAME DE CHANDIOT (MADEMOISELLE BORDEY).

    Le 18 décembre 1691.

J'ai une si bonne opinion de votre jugement, Madame, que je ne doute pas
qu'il ne faille se réjouir avec vous de votre mariage, quoique ce soit,
selon moi, la chose du monde la plus difficile à faire bien à propos.
Mais si j'avois l'honneur de connoître celui que vous avez choisi pour
époux, je me réjouirois hardiment avec lui, car je le trouve le plus
heureux du monde d'avoir une femme de votre mérite. Je vous souhaite,
Madame, tout le bonheur dont vous êtes digne, et je souhaite en même
temps qu'en changeant de condition, vous n'ayez pas changé de sentiments
pour moi, qui suis toujours plus que je ne puis l'exprimer,

    Votre, etc., etc.


A M. HUET, ÉVÊQUE D'AVRANCHES[437].

  [437] Copie de Léchaudé d'Anisy.

    [Fin de 1691.]

Je vous dois, Monseigneur, non-seulement des remercîments et des
louanges, mais de l'admiration pour avoir si bien su éclaircir ce que la
géographie ancienne a de plus obscur et de plus embrouillé. Comme j'ai
autrefois assez voyagé sur les bords de l'Euphrate[438] et que depuis peu
j'ai fait un petit voyage à Suze, et que les auteurs qui en ont parlé
sont de ma connoissance, j'ai pris beaucoup de plaisir à vous voir
concilier des opinions si différentes, et tirer la vérité, ou du moins la
vraisemblance, de tant de sentiments contraires. Je vous loue donc et
vous admire, Monseigneur, et je suis avec beaucoup de sincérité,

    Votre, etc.

  [438] Le livre pour lequel Mlle de Scudéry adresse à Huet des
  remercîments est son ouvrage sur la _Situation du Paradis
  terrestre_, qu'il place en effet au confluent de l'Euphrate et du
  Tigre. (Cet ouvrage parut à Paris, chez Anisson, 1 vol. in-12,
  1691.)--Le privilége est du 11 octobre. Quant aux voyages de Mlle
  de Scudéry aux bords de l'Euphrate et à Suze, on voit que c'est
  une allusion à ses romans.


A M. L'ABBÉ BOISOT.

    11 janvier 1692.

Comme ce n'est pas ma coutume, Monsieur, de me laisser surpasser en
témoignages d'amitié, je vous rends confidence pour confidence, en vous
apprenant que la dernière page de votre dernière lettre a pensé donner de
la jalousie à M. de Pellisson, et qu'elle lui a paru si bien écrite que,
si la modestie naturelle l'avoit pu souffrir, il l'auroit fait imprimer.
Il en a parlé à M. l'abbé de Ferrières[439] avec tant d'éloges que je la
lui montrerai la première fois qu'il me verra. Tout ce que je vous dis,
Monsieur, est vrai au pied de la lettre, et je vous assure, avec la
sincérité dont je fais profession, que personne en France ne peut mieux
écrire. Cet endroit de votre lettre a un caractère de politesse aussi
digne d'un honnête homme de la cour que d'un excellent académicien.

  [439] Probablement l'abbé de Faure-Ferriès, qui publia le _Traité
  de l'Eucharistie_ de Pellisson.

Après cela, Monsieur, j'ai à me réjouir avec vous de ce que vous avez des
bulles qui sont l'objet des désirs de tant d'évêques, et je suis bien
aise de savoir qu'un cardinal, qui est un de mes plus anciens et intimes
amis[440], ne vous a pas été inutile. Mais il est à souhaiter que le Pape
finisse bientôt les affaires de France. Les effroyables désordres que les
troupes allemandes font dans le Modenais, le Parmesan et le Plaisantin y
peuvent contribuer, et la prise de Montmélian donne beaucoup de force aux
négociations de M. de Rebenac. La consternation a été grande à Turin en
voyant le gouverneur de cette place n'y ramener que cinquante
Piémontais; tous les Savoyards étant retournés chez eux, ou ayant pris
parti dans nos troupes. M. de Chamlay est allé visiter la place afin de
résoudre si on la rasera ou si on la fera rétablir pour la garder: il
faut cinq cent mille francs pour la réparer. Il court bruit de quelque
dessein en Flandre, soit pour Charleroi ou pour Namur; mais ce n'est
encore qu'un bruit. Comme vous me marquez, Monsieur, que Mme de Chandiot
n'a pas autant de loisirs qu'autrefois, je ne réponds pas à sa réponse,
et je me contente de vous prier de l'assurer que je lui souhaite un grand
nombre d'années heureuses, et pour vous, Monsieur, en vous désirant tout
le bonheur dont vous êtes digne, c'est vous désirer des biens infinis.
Mais permettez-moi en même temps de désirer que vous me conserviez toute
votre amitié et que vous soyez persuadé que je suis très-sincèrement
votre, etc.

_P. S._ J'apprends qu'hier le mariage de Mlle de Blois[441] et de M. le
duc de Chartres fut arrêté. Le Roi donne deux millions d'argent,
cinquante mille écus de pension, le Palais-Royal en propre et cent mille
écus de pierreries. J'apprends encore qu'il est arrivé dix-huit vaisseaux
anglois chargés d'Irlandais et qu'il en viendra encore dix, et qu'en
dernier lieu on a rompu la grande écluse entre Charleroi et Namur, ce qui
incommodera beaucoup la navigation des ennemis.

  [440] De Forbin-Janson.

  [441] Fille naturelle de Louis XIV et de Mme de Montespan. Ce
  mariage eut lieu le 18 février 1692.


AU MÊME.

    Le 5 avril 1692.

Quand on écrit, Monsieur, comme vous écrivez, on ne doit pas craindre ni
d'être oublié, ni d'importuner; aussi ai-je lu cet endroit de votre
lettre comme une excuse modeste d'avoir été si longtemps sans me donner
de vos nouvelles, et je la reçus agréablement sans la prendre dans le
sens que vous voulez lui donner. M. de Pellisson vous pourroit témoigner
que je lui parle de vous très-souvent. Je voulois même vous envoyer un
exemplaire de la seconde édition de son dernier ouvrage, où vous verrez
des additions fort curieuses; mais il a voulu que vous l'eussiez de sa
main qui vaut mieux que la mienne. J'ai été fort aise d'apprendre que M.
le baron de Bressey[442] et M. le chevalier de Vaudrey sont de votre pays
et de votre connoissance; car je connois leur mérite par la renommée, et
j'ai un ami particulier qui a contribué à attacher le premier au service
du Roi. Car ayant été pris auprès de Namur par un parti de Dinan, il fut
envoyé au fort de l'Escarpe proche Douai, dont M. de Valcroissant,
gentilhomme de Provence qui a été gouverneur de M. de Barbezieux, est
gouverneur, et fort de mes amis depuis longues années. Vous savez sans
doute que le Roi l'a fait maréchal de camp, avec deux mille écus de
pension, et qu'il lui donne de quoi lever un régiment à titre étranger.
Le Roi l'a parfaitement bien traité: je le sais par M. de Valcroissant
qui l'a bien servi. Le Roi lui fera rendre Mme sa femme qui est à Namur;
car il y a plusieurs officiers espagnols prisonniers. Pour M. le
chevalier de Vaudrey, son action d'éclat a été d'un héros de roman. Aussi
ai-je ouï dire que Madame Royale de Savoye la douairière en avoit eu le
cœur fort touché. Je suis ravie que vous ayez un ami si brave. Je ne
savois pas la devise de sa maison, qu'il mérite bien[443]. La semaine
sainte fait une grande stérilité de nouvelles, Monsieur; je ne puis louer
le mari de votre aimable amie de l'avoir dérobée au monde, mais je la
loue de sa sage conduite, et je me persuade qu'on vous l'a moins dérobée
qu'au public, et que vous pourrez l'assurer de mon service très-humble.
Pour vous, Monsieur, je n'ai qu'à vous assurer que mon estime et mon
amitié dureront autant que la vie de votre, etc., etc.

  [442] Jean-Claude de Bressay de Belfrey servait comme ingénieur
  dans l'armée espagnole, lorsqu'il entra au service de France en
  1691. Maréchal de camp le 30 avril 1692, il fut autorisé, le 1er
  juillet suivant, à lever un régiment d'infanterie de son nom;
  enfin, le 3 janvier 1694, il obtint le grade de lieutenant
  général.

  [443] J'ai valu, vaux et vaudrai. (W.)


AU MÊME.

    30 avril 1692.

Je vous dois, Monsieur, non-seulement une réponse, mais mille
remerciements d'une visite que M. le Président Boisot[444] m'a faite;
car si vous ne lui aviez pas dit du bien de moi, je ne l'aurois pas
reçue. Je souhaite qu'il ne s'en soit pas repenti. Je vous dois encore un
compliment très-honnête de Mme de Chandiot dans un billet qu'elle a écrit
à M. de Pellisson, qui est d'un tour si délicat qu'il n'y a personne qui
ne voulût l'avoir écrit. Je vous prie, Monsieur, de la louer et de la
remercier de ma part. Comme je ne doute pas que Monsieur votre frère ne
vous mande toutes les nouvelles du monde, je ne vous parlerai de la belle
entreprise d'Angleterre que parce que je ne m'en saurois empêcher; rien
n'étant plus glorieux pour Louis le Grand que d'envoyer une armée de
trente mille hommes pour rétablir le roi d'Angleterre, dans le même temps
qu'il a tant de princes ligués contre lui. Cependant j'avance hardiment
qu'il n'y a que les vents contraires qui puissent empêcher le succès de
cette héroïque entreprise.

  [444] Jean-Jacques Boisot, frère cadet de l'abbé de
  Saint-Vincent, président à mortier en 1686, mort le 17 octobre
  1731. (W.)

Comme j'ai des amis et des parents tout le long des côtes de Normandie,
je sais tout ce qui s'y passe. Le roi d'Angleterre arriva à Caen le 24 de
ce mois, à quatre heures après-midi. Il y trouva mylord Danchot (_sic_),
le colonel Canon et les principaux officiers écossois qui avoient
débarqué au Havre. Ils se saluèrent avec tant de marques de tendresse que
ce prince en eut les larmes aux yeux. Ils furent très-contents de lui. Ce
prince partit le lendemain, à cinq heures du matin, pour aller à son
armée, composée de vingt mille hommes de bonnes troupes, sans compter les
dix mille qui doivent s'embarquer au Havre, où M. de Choiseul étoit déjà
arrivé, et où le marquis de Nesmond, frère d'un de mes amis, avoit ordre
de se rendre. M. de Tourville doit mettre à la voile le 27 pour aller à
la Hogue, où le roi d'Angleterre doit s'embarquer, et l'on m'écrit du
Havre que dans peu on verra passer huit à neuf cents voiles qui iront
fondre en Angleterre. J'ai vu des lettres de la Haye. L'usurpateur étoit
à Loo, brouillé avec M. de Bavière et fort embarrassé. On dit toujours
que le Roi partira le 12 de mai; mais je ne puis croire que son voyage
soit long.

Le bibliothécaire du Vatican est mort: c'étoit un grand ennemi de la
France. L'entreprise d'Angleterre va faire un grand bruit dans ce
pays-là. Le prince de Danemarck y est, et viendra en France ensuite.
Comme vous aimez les belles choses, je vous envoie de beaux vers d'un de
mes amis de Bordeaux; en voici le sujet: Il m'envoya le jour de
l'équinoxe, que le soleil commence de remonter, une pierre gravée et
très-antique. On voit tous les signes du zodiaque à l'entour et le soleil
dans son char au milieu. Et comme on parle en même temps du voyage du Roi
et que le soleil est sa devise, M. Bétoulaud applique heureusement le
voyage du Roi autour du soleil. La pierre est en jaspe oriental et les
habiles médaillistes disent que c'est un talisman. J'ai cru que vous
seriez bien aise de voir ce petit ouvrage[445] et que vous pardonneriez à
l'auteur les trop grandes louanges qu'il donne à votre, etc., etc.

  [445] Voy. dans la _Notice_, p. 100, ce que nous avons dit des
  pierres gravées données au roi par Mlle de Scudéry. Celle dont il
  est ici question figure encore au Cabinet des médailles sous le
  no 2392, parmi les _Intailles modernes_. Sa non antiquité est
  reconnue depuis longtemps.


AU MÊME.

    10 mai 1692.

Je vous prie, Monsieur, de me pardonner la liberté que je prends de vous
envoyer une réponse que je dois à Mme de Chandiot, que je serai bien aise
que vous lui rendiez en main propre. Après cela, Monsieur, je vous dirai
que le Roi part aujourd'hui avec toute sa royale famille pour aller
coucher à Chantilly où il séjournera demain, et lundi il ira à Compiègne,
mardi à Noyon et mercredi à Château-Cambresis.... On m'écrit du camp du
roi d'Angleterre qu'il y arrive tous les jours des Anglois qui assurent
qu'on l'y attend avec impatience, et que la plupart des grands seigneurs
sont à leur tête qui se déclareront pour lui dès qu'il paroîtra. Il
arrive aussi à son camp des Écossois et des Irlandais; mais le temps est
cause que la flotte de Brest n'est pas encore à la Hogue. Celle de
Saint-Malo, composée de trois cents voiles, a passé au Havre où quatre
mille chevaux s'embarquent. Il ne faut que douze heures pour passer de
la Hogue aux ports d'Angleterre. Une chose qui fait beaucoup raisonner,
c'est qu'on a défendu à tous nos armateurs d'attaquer ni de prendre nuls
vaisseaux marchands anglois; cela est positivement vrai. Le prince
d'Orange paroît, dit-on, en grande indolence à Loo.

Tout va bien à Constantinople; j'en eus hier des nouvelles; et tout va
bien à Rome. Il devoit y avoir consistoire le lundi d'après le jour qu'on
m'écrivoit, et le Pape avoit fait la veille une action de grande vigueur
dont on le louoit fort. Le prince Tassi (Taxis), qui a l'intendance des
postes d'Espagne, de Naples et de Milan, et qui, en cette qualité, a les
armes d'Espagne sur sa porte, ayant eu quelque démêlé avec le secrétaire
de l'ambassadeur de Venise, commanda à son cocher de faire verser le
carrosse de ce secrétaire au milieu du Cours. Mais le cocher maladroit en
versant le secrétaire versa aussi son maître[446], qui en fut si irrité,
qu'il battit et maltraita un laquais de l'ambassadeur de Venise, qui
suivoit le secrétaire, et parla même insolemment de l'ambassadeur et de
la République. Le lendemain, craignant quelque insulte de cet
ambassadeur, il fut faire cortége à la cavalcade des cardinaux, et fut
aussi au Cours, son fils avec lui et plusieurs braves, avec des armes
cachées dans son carrosse. Il en avoit même trente bien armés chez lui;
de sorte que le Pape apprenant cela, envoya deux cents sbires avec une
compagnie du château Saint-Ange, qui prirent le prince Tassi, son fils et
ses trente braves qui firent pourtant une décharge, et les menèrent en
prison. L'ambassadeur d'Espagne a filé doux et ne s'en est pas mêlé. J'ai
cru que vous seriez bien aise de savoir cela.

Je suis, Monsieur, très-sincèrement votre, etc., etc.

  [446] C'est-à-dire son propre maître, comme la suite l'indique.


AU MÊME.

    31 mai 1692.

Il y a si longtemps que je vous dois une réponse, Monsieur, que peut-être
avez-vous oublié que je vous la dois. Mais je ne laisse pas de vous en
demander pardon, quoique je n'aie nul tort; car des embarras imprévus ne
m'ont pas laissé le temps de respirer. Et puis, Monsieur, votre dernière
lettre étoit si excessivement modeste qu'il eût fallu vous en gronder.
J'en ai fait convenir M. de Pellisson qui vous fait bien des compliments.
Sa santé est toujours assez incertaine et la bizarrerie de la saison y
contribue pour beaucoup. Car je n'ai jamais vu un tel printemps.

Cependant les armes du Roi sont en état de le faire vaincre de toutes
parts. Nos trente-cinq galères aux côtes d'Italie ont vu prendre Oneille,
l'épée à la main, aux troupes qu'elles avoient descendues en ce lieu-là;
et le Roi avec ses formidables armées fait trembler toute la Flandre, et
trembler un usurpateur si intrépide qu'il n'a jamais craint Dieu. La
Gazette vous dira sans doute que Namur fut investi le 24, par M. de
Boufflers, entre Sambre et Meuse; mais je ne sais si elle vous dira assez
bien que le Roi ayant décampé, conduisit son armée sur quatre colonnes,
Sa Majesté se tenant à la plus proche des ennemis. Il la conduisit avec
toute la capacité d'un général consommé en l'art militaire. Il fut, suivi
de Vauban, reconnoître la place, marquer le camp, les attaques et les
batteries et donner ordre à toute chose, jusques à régler les fronts de
l'armée. Celle de M. de Luxembourg couvre le siége à une lieue et demie
de là. Les ennemis ont tiré trois mille chevaux de la place, dont ils se
repentent. Le prince d'Orange est vers Bruxelles qui assemble des
troupes; on dit qu'il n'a pas encore trente-six mille hommes. Il est
sorti trente dames de Namur que le Roi a fait arrêter. On ne sait pas
encore ce qu'il veut en faire. Vauban assure que le siége ne sera pas
long. La ville est commandée par deux montagnes d'où on la mettra en
cendres. Le 21, M. le duc, M. de Villeroy et M. de Bressey arrivèrent
devant Namur. Je reçois dans ce moment des lettres de la Hogue qui
m'assurent que M. de Tourville a dû y arriver jeudi 29 de ce mois, avec
les escadres de M. de Château-Renaud et de M. de Villette qui l'ont
joint. On m'interrompt pour me donner une lettre du Havre du 29, qui
porte que depuis dix heures et demie on entendoit des décharges
continuelles de canon: ce qui fait croire qu'il y a un combat entre les
deux flottes, et que les chaloupes qui étoient venues disoient que ce
combat se faisoit à treize lieues de là au nord-ouest. J'en aurai
apparemment demain des nouvelles, je vous les manderai l'ordinaire
prochain. Permettez-moi d'assurer Mme de Chandiot de mon service très
humble, Monsieur, et me croyez autant que je le suis

    Votre, etc., etc.

P. S. J'apprends que le Roi a envoyé les trente dames dans une abbaye de
religieuses et ordonné qu'on les traite magnifiquement et avec beaucoup
d'honnêteté. Cela est fort beau au Roi.


AU MÊME.

    20 juillet 1692.

Je reçus hier au soir, Monsieur, votre lettre du 15 qui m'a fait beaucoup
de plaisir; car j'allois vous écrire pour me plaindre de votre silence,
et pour vous envoyer un madrigal qui vous fera voir que j'ai trouvé plus
de facilité à railler le prince d'Orange qu'à louer le Roi. Il est vrai
que je le loue ailleurs, et qu'ayant écrit à Mme de Maintenon à Dinan et
au R. P. de la Chaise devant Namur, ce madrigal n'est qu'un petit enfant
perdu qui court le monde. Je souhaite pourtant qu'il ne vous déplaise
pas. M. Perrault de l'Académie a fait quatre vers assez plaisants, les
voici:

AUX JÉSUITES DE L'ARMÉE.

    Commodément, aussi bien qu'en lieu sur,
    Vous avez vu le siége de Namur;
    C'est un emploi bien digne de louange;
    Plus n'en a fait ce grand prince d'Orange.

Enfin, Monsieur, c'est la mode de se moquer de lui, et tout Paris est
rempli de chansons de ce caractère-là. Je crois que dans un mois j'aurai
deux petits volumes à vous envoyer. Apprenez-moi par quelle voie je
pourrai vous les faire tenir. Le Roi est revenu en parfaite santé. Il a
donné de fort bonne grâce le gouvernement d'Antibes au neveu du cardinal
de Janson dont le père vient de mourir[447]. Il a dit, en le donnant,
qu'il le donnoit aux services de l'oncle et du père. J'en écrirai demain
à cette Éminence. Au reste, vous vous moquez de moi quand vous me dites
que vous me devez une partie des honneurs qu'on vous a rendus à votre
voyage; car vous ne les devez qu'à votre mérite. Mais vous me devez un
peu d'amitié, parce que je suis sincèrement, avec toute l'estime que vous
méritez, votre, etc., etc.

P. S. Excusez une très-mauvaise plume et me permettez d'assurer l'aimable
Mme de Chandiot de mon service très-humble.

  [447] Joseph de Forbin, marquis de Janson, gouverneur d'Antibes,
  comme l'avait été son père Laurent de Forbin, mort le 2 du même
  mois. Nous avons parlé du Cardinal, p. 24 de la _Notice_.


AU MÊME.

    Le 20 septembre 1692.

Je ne sais, Monsieur, ce que vous pensez de mon silence; mais je vous
assure que la cause n'en est fâcheuse que pour moi, et que dans le temps
que je ne vous ai pas répondu, je me suis souvenue tous les jours que je
devois vous répondre, et que je me privois d'un grand plaisir en ne vous
donnant pas lieu de me faire l'honneur de m'écrire. Mais un rhume, un
procès au Grand Conseil[448] et plusieurs autres embarras m'ont fait
résoudre d'attendre que je puisse vous envoyer deux petits volumes
d'_Entretiens de morale_[449] pour faire ma paix avec vous. Mais par
malheur il y a tant de fautes d'impression, sans compter les miennes, que
je ne sais s'ils seront bien propres à vous apaiser, en cas que vous
m'ayez fait l'honneur d'être un peu irrité de mon silence. Quoi qu'il en
soit, Monsieur, je vous demande une voie pour vous les envoyer; car
j'appris hier par M. de Pellisson que M. le président Boisot est à
Besançon en bonne santé, dont je suis fort aise; et vous me ferez le
plaisir de l'assurer de mon très-humble service. Nous eûmes avant-hier,
ici et à Versailles, un tremblement de terre: je le sentis mais je ne le
connus pas d'abord. J'étois assise dans une chaise qui touchoit la porte
d'un petit cabinet de la chambre où je couche, qui n'est pas celle que
vous avez vue. Je sentis que cette porte ébranloit ma chaise, et ma
chaise m'ébranloit moi-même. Mais comme cela dura peu, j'ai cru que
c'étoit un chat enfermé dans le cabinet qui en vouloit sortir, et je n'en
eus nulle émotion. Mais une heure après dîner, je sus que dans tout mon
quartier il n'y avoit pas de maison où il ne se trouvât quelqu'un qui ne
s'en fût aperçu. Et il fut si fort à Notre-Dame que tous ceux qui s'y
trouvoient en sortirent, croyant que l'église alloit tomber. On sentit
aussi le tremblement plus fort sur les ponts qu'ailleurs. M. de Pellisson
m'écrivit hier qu'il s'étoit fait sentir si fort à Versailles, au
Grand-Commun où il loge, au château, à la Ville et à la paroisse, que le
peuple songeoit déjà à quitter les maisons et à gagner la campagne. Le
Roi étoit à Marly: on ne savoit pas encore hier si on l'y avoit senti;
mais une laitière de Montreuil me dit hier que tous les arbres avoient
été ébranlés et que ceux qui descendoient la montagne ne pouvoient
s'empêcher de tomber: par bonheur cela fut court. M. de Pellisson n'en
sentit rien, car il s'étoit endormi dans une chaise après avoir dîné, et
le valet fut le seul qui s'en aperçut. J'ai cru, Monsieur, devoir vous
dire cet événement dont tous les rois du monde ne sont pas les maîtres.
Je ne vous dis point que tout va bien de toutes parts, ma lettre est déjà
trop longue, mais seulement que Mme la baronne de Bressey est ici pour
solliciter les affaires de son mari. M. de Valcroissant est venu avec
elle. On m'a dit qu'elle est jeune et belle, et peut-être me
viendra-t-elle voir. Son mari est à Arras. Permettez-moi d'assurer Mme de
Chandiot de mon service très-humble et de la justice que je rends à son
mérite, et de vous assurer vous-même, Monsieur, que personne ne vous
honore plus que je fais, ni n'est plus véritablement votre, etc., etc.

P. S. J'apprends que le tremblement de terre a été à Marly comme à
Versailles, sans y faire aucun mal.

  [448] Voy. la _Notice_, p. 109.

  [449] Paris, 1692, 2 vol. in-12.


AU MÊME.

    11 octobre 1692.

Je vous écris aujourd'hui, Monsieur, par un temps si extraordinaire qu'on
ne peut s'empêcher de s'en plaindre. Il fit hier un jour de mois de mars;
le soleil étoit fort clair, il geloit un peu à la campagne et le froid
étoit modéré. Présentement toutes les maisons sont couvertes de neige et
il y en a plus d'un pied de haut dans mon jardin; et il en tombe encore
en telle abondance que l'air en est obscurci. Et, avec cela, il fait un
grand vent et un froid très-piquant: ce qui n'accommode pas une santé
délicate comme est celle de M. de Pellisson, ni une enrhumée comme moi,
ni les armées qui sont encore en campagne. Après cela, Monsieur, je vous
dirai que je n'ai pas été obligée d'envoyer au collége de Bourgogne; car
M. l'abbé Reud[450] est venu lui-même prendre les livres que je vous
destinois. Et comme il y avoit déjà assez de monde dans mon cabinet, et
que je ne parle pas de loin, je ne pus l'entretenir comme je l'eusse
voulu, et je ne le remerciai qu'en le conduisant dans ma chambre. Vous
trouverez des fautes d'impression sans nombre qui ne sont pas à l'errata.
Ne les confondez pas avec les miennes et excusez les unes et les autres.
Souvenez-vous, Monsieur, que je vous ai demandé vos sentiments sincères;
je fais la même prière à Mme de Chandiot. Mais pour les avoir tous purs,
je les demande de sa main, afin d'avoir deux plaisirs pour un.
Assurez-la, s'il vous plaît, de mes très-humbles services et d'une estime
très-distinguée. N'allez pas vous figurer que je cherche à me faire
louer, au contraire je ne veux que m'instruire.

Je ne vous dis pas de nouvelles, car vous ne pouvez ignorer que les armes
du Roi ont été victorieuses en Allemagne comme en Flandre; que le duc de
Savoye a abandonné le peu qu'il avoit pris, de peur d'être pris lui-même,
et qu'au lieu d'être un conquérant, il n'est qu'un brûleur de maisons. On
me dit hier qu'il a la fièvre tierce; cela est extraordinaire après avoir
eu la petite vérole. Le prince d'Orange n'est pas sorti de Flandre fort
héroïquement: car il partit de nuit sans dire adieu à personne; ses
gardes demeurèrent en état jusqu'au lendemain au jour qu'on déclara son
départ. On croit qu'il passera en Angleterre, où les esprits sont fort
divisés. Le prince régent de Wirtemberg, que M. le maréchal de Duras a
pris, est très-bien fait, a beaucoup d'esprit et n'a nul accent ni nul
air étranger. Le Roi et la Reine d'Angleterre sont à Fontainebleau où le
Roi les a reçus, comme les deux dernières années, avec une magnificence
toute royale et une honnêteté héroïque. Vous en connoîtrez une partie
dans un des Entretiens. Permettez-moi, Monsieur, de faire mille
compliments à M. votre frère et de vous assurer sincèrement que personne
ne vous estime et ne vous honore plus que votre servante, sans excepter
M. de Pellisson.

  [450] D'une famille patricienne de Bayonne; il y a eu des
  co-gouverneurs de ce nom et des conseillers au Parlement. Elle
  est éteinte depuis la fin du dernier siècle. (W.)


AU MÊME.

    3 novembre 1692.

Je dois réponse, Monsieur, à deux de vos lettres, mais un grand rhume et
beaucoup d'affaires très-différentes m'ont empêchée de me donner
l'honneur et le plaisir de vous répondre plus tôt. Il y a une chose dans
la première dont j'aurois profité si je l'avois sue lorsque je fis la
conversation sur la tyrannie de l'usage; car cela me fait croire que j'ai
eu raison de le faire. En effet, Monsieur, peut-on rien voir de plus
différent que l'usage singulier de Besançon et celui de tous les autres
lieux du monde, et surtout de celui de la cour de Paris? Car vous me
dites qu'il faut cacher soigneusement dans votre ville que j'ai l'honneur
d'avoir quelque commerce avec Mme de Chandiot: et il m'est arrivé
plusieurs fois que des dames que je n'ai jamais vues ont dit que j'étois
de leurs amies et que je leur écrivois. Mais du moins me sera-t-il permis
de parler de son mérite à M. de Pellisson et de me louer de sa bonté.

Pour votre seconde lettre, Monsieur, je commence d'y répondre par vous
remercier de la manière dont vous avez reçu mon présent. Je vous envoye
le véritable errata que j'ai fait mieux que celui de l'imprimeur, et vous
verrez que les _anciens Romains_, qu'on a mis au lieu de mettre _les
Lacédémoniens_ est une faute d'impression. Cela est su trop généralement
pour être une ignorance. Vous me ferez plaisir de me renvoyer cet errata.
Pour ce que vous me dites, Monsieur, que les lecteurs aimeroient mieux
qu'on leur laissât la liberté de juger, vous me permettrez de vous dire
que je n'exécuterois pas le dessein que mes amis m'ont fait prendre, si
je suivois vos avis. Car ces entretiens ne sont pas ceux de deux
philosophes de la secte de Diogène, ce sont des hommes et des dames du
monde qui doivent parler comme on y parle. Et il est constamment vrai que
le bel usage veut qu'on relève avec esprit ce qui se dit d'agréable dans
une compagnie composée de personnes qui savent l'exacte politesse, et les
conversations auroient un air sec et incivil sans cet usage. De sorte,
Monsieur, que voulant faire passer la politesse de notre temps au temps
qui viendra, j'ai dû faire parler les personnages que j'introduis comme
les honnêtes gens parlent. Pour l'endroit de l'amour-propre si caché dans
notre cœur, il faut qu'il m'aveugle puisque je ne puis deviner ce que
vous y devinez. Et comme cela a passé devant les yeux de M. de Pellisson
sans qu'il s'y soit arrêté, et devant ceux de trois ou quatre personnes à
qui j'ai montré cet endroit depuis votre objection, et qui n'y ont rien
trouvé à dire, j'ai lieu de croire que s'il y a faute, elle doit être
petite. Pour ce mot de _sentiments_ dont vous me parlez, peut-être
seroit-il mieux qu'il y eût: _d'inspirer de semblables sentiments_, au
lieu de _susceptibles_. Mais, Monsieur, je serois bien glorieuse, s'il
n'y avoit pas d'autres imperfections à mon ouvrage. Il est vrai que ces
sentiments sont si heureux dans le monde, que je crois que quelque
constellation cache leurs défauts. Je viens de recevoir une lettre de M.
l'évêque d'Agen[451], qui est le plus éloquent prélat du royaume, et une
de M. l'évêque d'Avranches[452] qui est le plus savant, qui me persuadent
ce que je dis. Une jeune demoiselle de quatorze ans a fait des vers
au-dessus de son âge, pour les louer; une autre de vingt-quatre ans en a
fait de très-jolis. M. le Camus Melson[453] en a fait aussi, et MM.
Bétoulaud et Bosquillon, Petit et plusieurs autres en ont fait de
très-beaux. Mais au milieu de tout cela, Monsieur, je donne à votre
suffrage le prix qu'il mérite et je tiens à grand honneur que les
_Entretiens_ ne vous aient pas ennuyé. Ma lettre est déjà si longue que
je n'ose y rien ajouter, si ce n'est de vous supplier de me permettre
d'assurer M. votre frère de mes très-humbles services et d'être bien
persuadé que personne ne vous estime et ne vous honore plus que je fais,
ni n'est avec plus de sincérité votre, etc.

  [451] Mascaron. Mlle de Scudéry, en le disant le plus éloquent
  prélat du royaume, oublioit Bossuet. Mais Bossuet ne l'avoit pas
  apparemment remerciée de l'envoi de son ouvrage. (W.)

  [452] Huet.

  [453] Voy. _Historiettes_. (W.)


A M. HUET, ÉVÊQUE d'AVRANCHES[454].

  [454] Communiquée par M. Étienne Charavay.

    [1692.]

Je suis ravie, Monseigneur, de vous retrouver dans votre billet tel que
je vous trouvai autrefois à Chasse-Midi[455] et dans mon cabinet, et je
vous assure aussi qu'à la réserve de mes oreilles qui ne valent rien,
vous me trouverez toujours la même. J'ai murmuré en secret que vous ne
m'ayez rien dit sur la mort de M. Ménage[456]. Vous aurez pu voir que mes
amis vivent dans mon cœur après leur mort par ce que j'ai dit de M. de
Montausier[457]. Vous jugez de là, Monseigneur, si je puis oublier les
vivants, surtout quand ils ont un mérite aussi distingué que le vôtre;
aussi vous puis-je assurer que c'est pour toute ma vie que je suis votre
très-humble et très-obéissante servante.

P. S. Je voudrois fort que l'Entretien sur la Reconnoissance ne vous
déplût pas, je ne sais si je l'oserai espérer.

  [455] Chasse-Midi, Cherche-Midi, maison religieuse établie en
  1634 dans la rue de ce nom. Mme de Rochechouart-Mortemart, future
  abbesse de Fontevrault, y allait souvent, et Marie-Éléonore de
  Rohan y mourut.

  [456] Ménage mourut le 23 juillet 1692.

  [457] Montausier était mort le 17 mai 1690. Voir aux Poésies les
  vers que Mlle de Scudéry fit à cette occasion.


A M. L'ABBÉ BOISOT.

    21 février 1693.

N'attendez aujourd'hui de moi que des larmes et des plaintes, Monsieur,
car la perte que j'ai faite est si grande, et la douleur que j'en ai est
si vive, que rien ne la peut ni égaler ni exprimer. On peut dire sans
flatterie que le Roi y perd le plus zélé de ses sujets, le siècle un
grand ornement, les belles-lettres un grand éclat, tous ses amis une âme
héroïque et la religion un grand défenseur. Mais je crois perdre plus que
tout cela ensemble; car un ami de quarante années de ce mérite-là, qu'on
a connu dans la bonne et dans la mauvaise fortune et trouvé toujours
également digne d'admiration dans l'une et dans l'autre, est une perte
que nulle autre ne peut égaler. Chacun a eu toute la surprise qui la
pouvoit faire sentir d'une manière plus dure; car M. de Pellisson n'avoit
pas de fièvre. Il dormoit assez bien, il n'a pas gardé le lit un seul
jour. Il fut à la messe le dimanche gras, et le jour de la Vierge il
écrivit au cardinal Janson une lettre de consolation sur la mort de sa
sœur qui étoit mon amie, et une au gouverneur de Philippeville pour le
remercier des bons offices qu'il avoit rendus à un de mes amis. Je vous
dis tout cela, Monsieur, pour vous faire connoître qu'il ne croyoit pas
mourir. Il m'écrivoit tous les jours l'état de son mal; mais lui, ayant
un peu empiré le vendredi au soir, il prit la résolution de se confesser
le lendemain au matin, et de recevoir Notre-Seigneur. Il s'endormit tout
habillé dans sa chaise, mais ses gens, trouvant son dormir trop long et
trop fort, le réveillèrent. Mais, hélas! il avoit perdu la connoissance
et mourut quatre heures après sans nulle violence. De sorte, Monsieur,
que la maladie fut courte et la mort subite. L'innocence de sa vie et un
nombre infini de bonnes œuvres ne mettent pas ceux qui l'ont connu en
peine de son salut. Mais un faux dévot et de malins esprits suscités par
l'enfer, ont essayé de ternir la conversion la plus parfaite qui ait
jamais été, et répandu un grand bruit que ce qui l'avoit empêché de se
confesser, c'est qu'il étoit encore huguenot. Ce bruit si faux et si
malin m'a donné beaucoup de peine pour défendre cet illustre ami dans la
plus noire calomnie qui fût jamais. Grâce à Dieu, le Roi et tous les gens
sages ne l'ont pas cru. J'écrivis à Mme de Maintenon, à M. le Chancelier,
à M. Le Peletier, à M. de Meaux une lettre de quinze pages. Je vous
enverrai, l'ordinaire prochain, une copie de sa réponse. Ce grand
évêque, le R. P. de la Chaise, tous les jésuites des trois maisons de
Paris, et enfin tous les honnêtes gens lui ont rendu justice, et j'ai
trouvé une preuve incontestable pour sa foi sur le mystère de
l'Eucharistie, et pour sa dévotion au Saint Sacrement. On a trouvé parmi
ses papiers de Versailles un traité qu'il faisoit de ce mystère et qu'il
espéroit faire imprimer à Pâques. On l'a porté à M. de Meaux et ses
calomniateurs commencent d'être honteux de leur calomnie. On lui a fait
un service à Versailles où il est enterré, un à l'abbaye Saint-Germain où
il y eut grand monde. L'Académie en fit dire hier un aux Billettes où les
plus illustres académiciens se trouvèrent, et l'Académie de Soissons en
doit aussi faire dire un. J'aurois cent choses à vous dire, Monsieur,
mais les larmes m'aveuglent et la douleur me suffoque. Je remercie Mme de
Chandiot de l'équité qu'elle a de me plaindre, et comme ma plus douce
consolation est d'aimer ce qu'il a aimé, permettez-moi, Monsieur, d'être
toute ma vie, votre, etc., etc.


AU MÊME[458].

  [458] Cette lettre, écrite sept jours après la précédente,
  renferme plusieurs redites que nous avons supprimées pour la
  plupart. Nous la donnons néanmoins à cause de quelques détails
  nouveaux.

    28 février 1693.

La vive et juste douleur dont mon cœur est pénétré pour la perte
irréparable d'un illustre ami de quarante années, ne m'a pas permis de
vous répondre plus tôt, Monsieur, et je vois plus de cinquante lettres
auxquelles je n'ai pas répondu. Et ma douleur a tellement altéré ma santé
que j'ai eu besoin de tout mon courage pour n'être pas accablée par tant
de malheurs à la fois. Car je n'ai pas eu seulement à supporter la plus
vive affliction qui fut jamais et la plus juste, il a fallu que j'aie à
combattre la plus noire calomnie qui ait jamais été, et je m'y suis
opposée avec tant de vigueur que, grâce à Dieu, ce monstre sorti d'enfer
est près d'expirer.

Il se rencontre que le curé de Versailles, qui est un missionnaire, étoit
irrité de ce que M. de Pellisson alloit tous les jours à la messe à la
chapelle du château, ou aux Récollets, comme en étant plus proche; de
sorte qu'étant mal disposé, il crut ce que la canaille libertine ou
huguenote et envieuse publia, et ce faux bruit se répandit partout. Je
vous envoie la copie de la réponse que m'a faite M. de Meaux. Elle est
mal écrite, mais je n'ai pas le temps de l'écrire[459]. Vous verrez que
le Roi a rendu justice à l'illustre mort. Je le sais par cent endroits,
et il n'y a plus que quelque canaille envieuse et hérétique qui ose mal
parler de sa foi. Au contraire, on m'écrit des éloges de sa piété. Il
alloit faire imprimer à Pâques ce qu'il écrivoit sur l'Eucharistie, que
M. Pirot, docteur de Sorbonne, avoit déjà vu et fort approuvé. Enfin,
Monsieur, j'ai la consolation de voir le mensonge s'en aller en fumée
pour laisser briller la vérité. C'est tout ce que vous dira pour
aujourd'hui une affligée que la douleur a fait malade. Je fais ce que je
puis pour résister à tous ces maux, car je suis nécessaire à conserver sa
mémoire. Aidez-moi, Monsieur, dans ce juste dessein. Remerciez pour moi
Mme de Chandiot de la bonté qu'elle a eue de me plaindre, et l'assurez de
mon très-humble service. Et me permettez d'espérer, Monsieur, que vous me
continuerez l'amitié dont vous m'avez honorée, et vous souvenez pour me
l'accorder que j'ai eu le bonheur d'être quarante années la première amie
d'un homme si rare, qu'on peut dire que le Roi y perd le plus zélé de ses
sujets, le siècle un grand ornement, les belles-lettres un grand éclat,
ses amis une âme héroïque et l'Église un grand défenseur. Le temps
m'empêchera, Monsieur, de vous en dire davantage, mais rien ne peut
m'empêcher d'être toujours, votre, etc., etc.

P. S. Je ne puis relire, je vous en demande pardon.

  [459] Il va sans dire que c'est la copie qui est mal écrite.
  Cette copie, de la main de Mlle de Scudéry, fait partie du
  cabinet de M. Dubrunfaut qui a bien voulu nous la communiquer.
  Voy. ci-après les lettres de Bossuet à Mlle de Scudéry et à Mlle
  Dupré sur la mort de Pellisson.


AU MÊME.

    7 mars 1693.

Je ne combats pas votre douleur, Monsieur, et je vous rends la justice
que vous me rendez, mais la colère m'a donné du courage et la force de
résister à cette juste douleur pour combattre la calomnie qui, grâce à
Dieu, est étouffée par la vérité. Je vous envoie la lettre de M. de Meaux
que vous me demandez. J'en reçus hier une autre par laquelle il m'assure
qu'il n'oublie rien pour honorer la mémoire de notre cher et illustre
ami. Mme de Maintenon en a écrit très-avantageusement, M. l'abbé de la
Trappe[460] en a fait l'éloge, un de ses amis, le R. P. de la Chaise, en
rendit dimanche de grands témoignages chez Monseigneur l'archevêque où il
y avoit assemblée, et tout d'une voix la calomnie fut condamnée. A
Angers, l'évêque[461] a justifié pleinement l'illustre mort et deux
ministres bien convertis l'ont défendu contre le bas peuple hérétique. Le
dernier _Mercure galant_ contient un éloge véritable de notre ami. Ceux
qui font le _Mercure_ ont cru que je l'avois écrit; mais il est d'un de
mes amis appelé M. Bosquillon, à qui j'avois donné un simple mémoire. M.
Turgot Saint-Clair a fait deux épitaphes en latin qu'on estime fort. Mais
il les montre et ne les donne pas; il en use ainsi de tout ce qui part de
son esprit. Il y aura encore d'autres éloges avec un peu de temps; c'est
tout ce qu'on peut faire avec un ami qu'on perd. M. de Leibnitz d'Hanovre
lui donne mille louanges dans une lettre qu'il a écrite à une religieuse
de grand monde, qui est à Maubuisson[462].

  [460] Le célèbre abbé de Rancé.

  [461] Michel H. Le Peletier.

  [462] Cette religieuse est évidemment Louise-Hollandine, sœur de
  la Palatine, duchesse d'Orléans. Elle était en effet en
  correspondance avec Leibnitz.

Enfin, Monsieur, la médisance se change en éloges et la vérité triomphe
du mensonge.

Permettez-moi, Monsieur, de remercier M. le président Boisot et toute
votre famille de la justice qu'ils me rendent en me plaignant, et de les
assurer de mon service très-humble. Et pour vous, Monsieur, je veux
croire que, sachant que j'étois la première amie de l'illustre mort
depuis trente-huit ans, cela me tiendra lieu de mérite et que vous
voudrez bien que je sois le reste de ma vie, votre, etc., etc.


AU MÊME.

    3 avril 1693.

Comme la douleur est du poison pour moi, Monsieur, ma santé n'a pu
résister à celle dont mon cœur est pénétré. Et comme mes larmes m'ont
attiré une fluxion sur les yeux, je n'ai pas pu vous répondre plus tôt
pour vous remercier de m'avoir envoyé ce que vous aviez écrit sur notre
incomparable ami, qui se trouve parfaitement beau. Et je vous exhorte,
Monsieur, à continuer votre dessein et de trouver lieu de placer cette
belle lettre[463], qui fera honneur à l'illustre mort et à vous. Et je ne
doute pas non plus que ce que vous écrivez n'en fasse beaucoup au
cardinal de Granvelle[464]. Je vous exhorte donc, Monsieur, à exécuter
votre dessein comme notre ami vous l'eût conseillé. Sa mémoire, grâce à
Dieu, a l'éclat qu'elle mérite, et l'on m'écrit de Bordeaux que quelques
huguenots ayant voulu dire quelque chose contre sa mémoire, on s'est
moqué d'eux et on les fera taire. Mais ce qui est très-considérable,
Monsieur, c'est que mardi dernier M. l'abbé de Fénelon fut reçu à
l'Académie pour remplir la place de M. de Pellisson. L'assemblée fut
très-nombreuse; Monseigneur l'archevêque s'y trouva. Le R. P. de la
Chaise y étoit et plus de cent personnes de mérite, qui admirèrent la
harangue que fit M. l'abbé de Fénelon. Car ce fut le plus bel et le plus
grand éloge qui ait jamais été fait, et tout son discours fut rempli des
louanges du Roi et de celles de l'illustre mort. Et comme il l'avoit vu
et entretenu la veille qu'il mourut, il étoit un témoin irréprochable de
tout ce qu'il disoit à son avantage. Enfin, Monsieur, il fit un portrait
si ressemblant de notre ami et le regretta si vivement, qu'il attendrit
tous ceux qui l'entendirent et plusieurs académiciens en pleurèrent. Le
directeur de l'académie répondit et loua aussi beaucoup, mais l'abbé
charma toute l'assemblée. J'espère que cela sera bientôt imprimé et vous
verrez, Monsieur, que le médecin qui a parlé à M. votre intendant[465],
est un très-impertinent calomniateur; mais je voudrois bien savoir les
sottises que vous m'avez mandé qu'il disoit, car je les détruirois
toutes. Il est vrai que M. de Pellisson ne croyoit jamais tout à fait les
médecins qui le voyoient, et qu'ils en murmuroient. Mais enfin la vérité
a triomphé du mensonge, et je ne doute pas que vous n'en soyez bien aise.
Un neveu de notre incomparable ami, qui est bien connu et qui est
capitaine dans le régiment de Guiche, a été présenté au Roi par M. le duc
de Noailles, et il en a été reçu agréablement. Voilà, Monsieur, tout ce
qu'une toux cruelle me permet de vous dire, et que je suis avec toute
l'estime que vous méritez, votre, etc., etc.

  [463] Elle n'a point été imprimée et on ne l'a pas retrouvée dans
  les mss de l'abbé Boisot. (W.)

  [464] La lettre de l'abbé Boisot à Pellisson, contenant son
  projet de la Vie du cardinal de Granvelle a été publiée dans les
  _Mémoires de littérature_ de P. Desmolets, t. IV, p. 27; elle est
  très-intéressante. (W.) Nous ajouterons ici à la note de M.
  Weiss, qu'il a publié lui-même en 9 vol. in-4º les _Papiers
  d'État du cardinal de Granvelle_ et que, dans la _Notice
  préliminaire_, il est entré dans de longs détails sur l'abbé
  Boisot et sur ses travaux relatifs à ces papiers.

  [465] C'était M. de Lafond.


AU MÊME.

    22 mai 1693.

Je dois réponse à deux de vos lettres, Monsieur, qui m'ont été
très-agréables, car je suis ravie que mes soins ne vous déplaisent
pas.... Dès que mes premières larmes furent essuyées j'écrivis à Castres,
à un ancien ami de M. de Pellisson, pour le prier de m'apprendre ce qu'il
savoit de l'enfance et de l'éducation de l'illustre mort, et vous en
avez vu quelques petites circonstances agréables dans l'Éloge; car pour
la suite de sa vie, je la sais par moi-même, et une amitié de trente-neuf
années aussi intime que la nôtre ne m'en a rien laissé ignorer. Le
malheur veut que les endroits les plus héroïques ne se peuvent écrire;
mais il y en a sans doute assez pour faire connoître que c'étoit un homme
d'un mérite extraordinaire, soit pour la vaste étendue de son esprit,
aussi agréable que solide, ou par sa rare vertu et sa sincère piété. On
n'a pas parlé de l'éloge de la feue Reine-mère, Monsieur, parce qu'il est
court, et qu'il y a plusieurs autres choses très-ingénieuses dont les
lecteurs seront bien aises d'être surpris. Cet éloge fut fait pour être
gravé sur une manière de petite plaque d'argent, derrière le portrait de
cette Reine, dont la bordure est d'or, enrichie de deux mille écus de
pierreries, et je fus choisie par M. de Remirecour, dont j'avois donné la
connoissance à M. de Pellisson, pour faire les vers qui sont gravés sur
l'or au-dessous de la figure de cette princesse. Je vous les enverrai une
autre fois[466]. Je crois que vous n'avez pas vu l'_Eurymédon_, dont je
suis la cause de plusieurs manières[467]. C'est une chose étonnante,
quand on sait en quelle affreuse prison il a été fait. Si je vous
parlois, je redoublerois votre admiration pour notre ami, et vous me
sauriez gré de lui avoir donné lieu, par mon courage et par mon
industrie, de faire en ce lieu-là toutes les héroïques et agréables
choses qu'il y a faites durant quatre ans. Au reste, Monsieur, j'ai à
vous dire que ce que M. de Pellisson a laissé du _Traité de
l'Eucharistie_ n'a nul besoin d'être retouché par personne. Il n'y faut
pas changer un mot, ni en discuter une syllabe. Nous ne savons pas s'il
vouloit aller plus loin, mais ce qui est fait est parfait, et ses
calomniateurs seront confondus. Je conseillerai qu'on garde soigneusement
le manuscrit, car il y a partout des apostilles et des corrections de la
main de l'auteur entre les lignes. Au reste on vient de me dire que
Roze[468] en Catalogne [est assiégé], Heidelberg en Allemagne, et que le
Roi va en Flandre. Monsieur partira bientôt pour la Bretagne. On meuble
le château de Vitry, qui est à six lieues de Laval. On ne craint pas le
prince d'Orange le long de nos côtes, mais on craint avec raison que les
pluies ne gâtent les blés et n'incommodent beaucoup les troupes. Mais il
pleuvra sur les ennemis du Roi comme sur ses armées. Excusez toutes les
ratures de cette lettre; ma plume ne vaut rien et mon esprit, en parlant
de M. de Pellisson, n'est pas libre. M. Bosquillon à qui j'ai fait voir
votre lettre, en est charmé et m'a dit qu'il voudroit écrire aussi bien
que vous pour vous louer dignement. Pour moi, Monsieur, qui ne fais point
de souhaits impossibles, je me contente de vous assurer avec une
simplicité sincère que personne ne vous honore plus que votre, etc.

  [466] Voir aux Poésies.

  [467] Voir la _Notice_, p. 77.

  [468] Roses.


AU MÊME.

    7 juin 1693.

Vous m'avez écrit une si belle lettre, Monsieur, que je n'ai pas pu
m'empêcher de la montrer à deux ou trois de mes amis, et entre autres à
M. Bosquillon, qui l'a admirée. Mais je ne l'ai montrée qu'après avoir
prié ceux à qui je la faisois voir de vous pardonner ce que vous dites de
trop à mon avantage. Je ne rejette pourtant que les louanges de mon
esprit, et j'accepte hardiment celles qu'on donne à mon cœur et à mon
amitié, parce que je suis persuadée qu'il est du devoir d'une personne
raisonnable d'avoir le cœur comme je l'ai, et d'aimer ses amis comme
j'aime les miens. Car, selon moi, quiconque n'est pas ainsi mérite d'être
blâmé. Je vous remercie donc, Monsieur, de la justice que vous me rendez
sur certains articles, seulement regardant vos louanges comme un pur
effet de votre honnêteté et de votre politesse. Si vous étiez à Paris je
vous montrerois le poëme _d'Eurymédon_......... Comme je suis la seule
qui ai toutes les poésies de cet illustre mort et que j'y ai plus d'une
sorte de droits, particulièrement à celles qu'il a faites dans la
Bastille, parce qu'il n'eût pu les faire sans mon secours, je les garde
soigneusement jusqu'à ce qu'on les mette au jour. Voici les quatre
premiers vers d'_Eurymédon_ qui me sont adressés:

    Merveille d'amitié dont les vertus divines
    Surpassent les héros comme les héroïnes,
    Qui seule consolez mon triste éloignement
    Et de ces belles fleurs faites votre ornement.

Il faut que vous sachiez, Monsieur, que le Prince qui est le héros du
poëme est, à la fin de l'ouvrage, métamorphosé en fleur, et cette fleur
est une espèce de giroflée jaune qui croît sur les murailles, que j'ai
toujours fort aimée, et dont M. de Pellisson en voyoit beaucoup sur les
tours de la Bastille, lorsqu'il eut la permission de s'y promener conduit
par un officier. Cet ouvrage a assurément de grandes beautés et me fait
beaucoup d'honneur en divers endroits, et le Roi y est mieux loué en
quatorze vers qu'on ne l'a quelquefois loué en mille. Le beau discours de
M. l'abbé de Fénelon est imprimé, et il mérite sans doute la réputation
qu'il a; je suis fâchée qu'il soit trop gros pour vous l'envoyer par la
poste.

Je ne vous dis point de nouvelles aujourd'hui. On ne savoit point encore
hier où va le Roi; mais il partit du Quesnoy le 3 de ce mois et toutes
les armées marchoient. Les ennemis n'ont que soixante mille hommes qu'ils
ont séparés et mis dans les villes qu'ils craignent le plus de voir
assiégées, comme Bruxelles, Gand et Liége; et le Roi a plus de cent dix
mille hommes en ses deux armées. Il fit ses dévotions le 1er de juin au
Quesnoy, se portant parfaitement bien. S'il n'est pas venu de courrier la
nuit dernière, on n'en sait que cela; mais toute l'Allemagne tremble
depuis la prise d'Heidelberg, et on ne croit pas que le prince Louis de
Bade attende M. le maréchal de Lorge qui marchoit vers lui quand on m'a
écrit. Je suis, Monsieur, avec toute l'estime que vous méritez et toute
la sincérité de mon cœur, votre, etc., etc.


AU MÊME.

    15 décembre 1693.

Je suis fort aise, Monsieur, que vous ayez reçu les deux ouvrages de
l'illustre mort et que vous les trouviez aussi beaux qu'ils sont.
L'Élégie est touchante et généreuse, mais le Discours au Roi est un
chef-d'œuvre plein d'esprit, de jugement, de magnanimité et d'éloquence;
et ce qui en redouble le prix est le temps et le lieu où tout cela a été
fait: car les difficultés qui s'y rencontroient eussent paru
insurmontables à tout autre qu'à moi. Mais l'amitié et le courage
viennent à bout de tout....

Vous ne pouvez pas ignorer ce qui est arrivé à Saint-Malo et de quelle
manière la machine infernale qui pouvoit détruire six villes comme
celle-là, a échoué; que l'ingénieur qui l'avoit faite y a été étouffé
avec deux autres, qu'il est resté sept cents bombes remplies d'ingrédiens
diaboliques et tout nouveaux, et que le fracas que fit l'embrasement de
la poudre fut si grand qu'on crut que cent mille hommes tomboient tout à
la fois sur la ville. Tout le monde tomba dans les rues et dans les
maisons; un canon de fer, chargé de trois livres de balles, passa
par-dessus la maison où étoit M. le duc de Chaulnes, et alla se ficher
dans un grenier sans faire une ouverture plus grande que celle qu'il lui
falloit pour passer: cela est incroyable et est très-vrai. Il y a environ
quarante maisons découvertes et des vitres brisées. Et cependant cet
effroyable fracas n'a pas tué un chat (on me l'écrit en ces termes-là),
et n'a pas mis le feu aux artifices qu'on avoit préparés pour perdre la
ville. Il nous est resté plus de sept cents bombes pleines d'ingrédiens
nouveaux: on en a envoyé une au Roi. Le fracas fut si terrible qu'on crut
à Caen que la terre trembloit. On a encore trouvé une chaloupe double que
M. de Chaulnes a trouvée si bien faite qu'il en veut faire six toutes
pareilles. Je fus si touchée de ce terrible événement quand j'en reçus la
première nouvelle, que je fis l'impromptu que je vous envoie[469]. On dit
que la machine coûtoit deux millions au prince d'Orange, et j'apprends en
cet instant, par des lettres de Bretagne et de Basse-Normandie, que la
mer a vu près de cent Anglois morts sur ses bords, que les ennemis
n'avoient plus de vivres et qu'ils en ont été prendre aux îles de Jersey
et de Guernesey, où ils ont enterré un mort de quelque conséquence. Je
suis bien obligée à M. le président Boisot de son souvenir. Je vous prie
de l'en remercier pour moi et d'être bien persuadé, Monsieur, que
personne ne connoît votre frère mieux que je le connois, et n'est plus
véritablement votre, etc.

  [469] Nous n'avons pas retrouvé cet impromptu.


AU MÊME.

    6 mars 1694.

Votre dernière lettre, Monsieur, est si bien écrite, si généreuse pour
l'illustre mort et si obligeante pour moi, que je ne puis assez la louer,
ni vous en remercier. Je vous apprends qu'on imprime les approbations du
_Traité de l'Eucharistie_ et l'Épître dédicatoire au Pape, et que la
première approbation est de M. l'archevêque d'Arles[470], qui a si bien
connu la force et la beauté de l'ouvrage qu'il approuve, et a si
parfaitement pénétré le sens de l'auteur, qu'il ouvrira les yeux aux
moins éclairés. Et ce qui augmente mon plaisir, c'est que c'est moi qui
ai obtenu, par une de mes amies, que cet archevêque travaillât; il étoit
enrhumé, il avoit des affaires et le temps étoit court. Mais enfin je
l'ai emporté, et j'en suis ravie, car cela pare le livre. Mais comme M.
l'abbé de Ferriès sera le maître des exemplaires, priez-le de vous en
envoyer le plus tôt qu'il pourra. Il y a peu de nouvelles: on envoie
vingt bataillons en Piémont, parce qu'on a su que les ennemis y en
faisoient passer. M. le prince d'Elbeuf a gagné deux mille pistoles bien
aisément: car ayant dit qu'il avoit six juments qui, étant attelées à une
manière de petit chariot, alloient et revenoient de Paris à Versailles en
moins de deux heures, Monseigneur paria que cela ne se pouvoit et tous
les courtisans à son exemple, et ils ont tous perdu.

  [470] Jean-Baptiste Adhémar de Monteil de Grignan, frère du comte
  de Grignan, et dont il est souvent question dans la
  correspondance de Mme de Sévigné.

Il y a une nouvelle Satire de Despréaux imprimée contre les femmes, qu'il
croit être la meilleure des siennes. Mais les gens de bon goût ne le
trouvent pas, et il y a un caractère bourgeois et des phrases fort
bizarres. Il donne un coup de griffe, selon sa coutume, à _Clélie_, sans
raison et sans nécessité[471]. Mais je suis accoutumée à mépriser ce
qu'il dit contre ce livre, et je n'y répondrai pas. Un livre qui a été
traduit en italien, en anglois, en allemand et en arabe, n'a que faire
des louanges d'un satirique de profession. Quand vous aurez vu cette
satire qui maltraite fort M. Perrault, ami de M. de Pellisson et le mien,
je serai bien aise d'en savoir votre sentiment. Je suis, Monsieur, avec
toute l'estime dont vous êtes digne et toute la sincérité dont je fais
profession, votre, etc., etc.

  [471] Nous avons parlé dans la _Notice_, p. 88, des attaques de
  Boileau, contre lesquelles Mlle de Scudéry proteste avec vivacité
  dans cette lettre et dans les suivantes.


AU MÊME.

    10 mars 1694.

Je reçois, Monsieur, votre lettre du 4 et j'y réponds à l'heure même,
pour vous dire que j'ai bien meilleure opinion de Besançon que vous ne
pensez. Et s'il n'y avoit que vous, Monsieur votre frère et Mme de
Chandiot qui eussiez de l'esprit et du mérite, il faudroit vous regarder
comme des phénix. Mais comme j'ai beaucoup vécu, il y a longtemps que je
sais que Besançon est une ville à qui le voisinage de peuples moins polis
ne gâte rien. Et puis, Monsieur, quoique le proverbe dise qu'une alouette
ne fait pas le printemps, je soutiens que vous seul inspireriez l'esprit
et la politesse à toute une grande ville. Vous m'avez fait beaucoup de
plaisir de me parler de Mme de Chandiot, dont je n'osois vous parler la
première, de peur de l'importuner, car je respecte même mes amis quand
ils s'endorment, et je ne les réveille pas étourdiment.

Il y a une Satire contre les femmes du satirique public, que le mérite
seul de votre amie doit faire sembler plus ridicule, car il a si mauvaise
opinion des femmes qu'il ne peut compter que trois honnêtes femmes dans
tout Paris. Mais, quoiqu'il pense que cet ouvrage est son chef-d'œuvre,
le public n'est pas de son avis et le trouve très-bourgeois et rempli de
phrases très-barbares. Il donne un coup de griffe assez mal à propos à
_Clélie_. Et j'imite ce fameux Romain qui, au lieu de se justifier, dit
à l'assemblée: «Allons remercier les dieux de la victoire que nous avons
gagnée....»

Je suis, Monsieur, avec toute l'estime dont vous êtes digne, votre, etc.,
etc.


AU MÊME.

    20 mars 1694.

Votre dernière lettre, Monsieur, est si belle qu'une enrhumée n'oseroit
entreprendre d'y répondre, et je ne vous écris aujourd'hui que pour vous
dire que le Roi a reçu très-favorablement le livre de M. de Pellisson,
que M. l'abbé de Ferriès lui a présenté. Je le priai fort hier de vous
l'envoyer promptement, et il me dit qu'il le feroit quand le libraire lui
en auroit baillé. Je lui en demandai un pour Mme de Sévigné, qui le
mérite par cent raisons: il me le bailla. Je ne fis que l'ouvrir et
l'envoyer; mais, en l'ouvrant, j'y vis un assez long avertissement dont
je n'avois pas entendu parler et dont je ne lus que trois lignes, ne
voulant pas faire voir que je le remarquois. Je le crois de la même main
que l'Épître: vous m'en direz votre avis. Mais je vous prie
très-instamment de ne jamais dire à cet abbé que je vous en aie écrit, et
de me mander votre sentiment de l'ouvrage. Comme j'ai trois lettres de M.
de Pellisson, qui marquent qu'il a toujours cru qu'il mourroit avant moi,
et désiré et attendu que je prendrois soin de son tombeau, j'ai sans
doute quelque droit de m'en mêler. Au reste la Satire est toujours plus
décriée, et il y a un grand nombre de vers qui la blâment d'une manière
sanglante. Il y a encore un ancien satirique qui lui a donné un petit
coup de griffe; il s'appelle Linière; voici ce qu'il dit:

    Ta Satire contre les femmes,
    Que si durement tu diffames,
    Vole partout, fameux Boileau;
    Et c'est le comble de ta gloire
    De voir qu'on la montre à la foire
    Comme quelque monstre nouveau.

Il y en a de M. de Nevers d'un autre caractère, mais je n'aime pas à
envoyer de pareilles choses[472]. Je suis, monsieur, avec une estime
singulière, votre, etc., etc.

  [472] Philippe-Julien Mazarini-Mancini, neveu du cardinal.

  Il ne peut être question ici du sonnet grossier à propos de
  _Phèdre_, où le duc de Nevers menaçait Boileau et Racine de coups
  de bâton: ce sonnet est de 1674, et la _Satire contre les femmes_
  est de vingt ans postérieure. Comme elle renferme un portrait de
  la Précieuse où l'on voulut reconnaître Mme Deshoulières, il est
  possible que, cette fois encore, le duc ait voulu la venger des
  attaques de Boileau, leur ennemi commun.


AU MÊME.

    24 mars 1694.

Je vous écris aujourd'hui, Monsieur, sans répondre à votre belle lettre
du 16. Elle est trop modeste pour vous et trop flatteuse pour moi. Vous
ai-je envoyé ce que M. de Nevers a écrit contre la nouvelle satire?
Quand vous l'aurez lue, vous me ferez le plaisir de me dire si vous savez
ce que c'est qu'un _lit effronté_, et si ce vers:

    .... que Vénus ou Satan[473]

peut être fait par un chrétien. Je crois, Monsieur, que vous raisonnez
fort bien en politique. On va faire un grand effort en Piémont et en
Catalogne. Comme je compte votre voix pour beaucoup, je vais vous écrire
un madrigal que je fis hier et que j'enverrai à Versailles[474]. Je ne
l'ai montré qu'à M. l'évêque d'Avranches et à M. Bosquillon qui en sont
contents. Je souhaite que vous le soyez de même et que vous me croyiez
sincèrement votre, etc., etc.

  [473] Hémistiche d'un vers de la satire.

  [474] Ce madrigal n'a pas été retrouvé.


AU MÊME.

    7 avril 1694.

Puisque c'est un sujet de joie qui vous a détourné de la lecture du livre
précieux de l'illustre mort, je n'en saurois murmurer, et le mariage de
votre parent prouve que la Satire contre les femmes n'empêche pas qu'on
ne se marie. Toutes vos remarques sont justes[475], et l'on en peut faire
beaucoup d'autres. Il n'y a que lui au monde qui puisse mettre Faustine
en un rang plus honnête qu'une simple coquette. Je vous envoie les vers
qu'on donne à M. de Nevers. J'en viens de voir de si terribles que je ne
les ai pas voulu prendre. Vous me faites beaucoup de plaisir, Monsieur,
de me faire espérer bientôt votre sentiment sur le livre de l'illustre
mort, qui est admiré des plus habiles, des plus savants et des plus
polis, et même des plus emportés de ses calomniateurs....

Adieu, Monsieur, la toux me presse de finir; mais ce ne sera pas sans
vous assurer que je suis très-sincèrement votre, etc., etc.

  [475] Sur la _Satire contre les femmes_. (W.)


A M. HUET, ÉVÊQUE D'AVRANCHES[476].

  [476] Copie de Léchaudé d'Anisy.

    4 juin [1694].

Votre lettre du 29 de mai, Monseigneur, m'a causé un plaisir
très-sensible, car connoissant le prix de votre suffrage comme je fais,
j'ai été ravie que le dernier ouvrage de celui que je regretterai toute
ma vie, l'ait obtenu. J'espère que la suite de cet admirable _Traité de
l'Eucharistie_ l'obtiendra de même, et que vous donnerez aussi votre
approbation entière au second volume qu'on va imprimer. Je vous ai écrit
à Avranches une lettre que je suppose qu'on vous aura envoyée; mais, à
tout hasard, je vous répète que le nonce a remis à M. l'abbé de Ferriès,
de la part du Pape, une belle lettre latine écrite par le cardinal Spada,
par ordre de Sa Sainteté, qui est toute remplie des louanges de feu M.
de Pellisson et de son ouvrage. Cela est assurément fort glorieux pour sa
mémoire. Le Roi a vu cette lettre, M. de Meaux en est ravi. Le Pape
paroît fort aise que cet ouvrage ait paru sous son nom, étant rempli de
la doctrine, de la piété et de l'éloquence de son auteur; il a ajouté que
cet écrit lui est d'autant plus agréable qu'il ne tient rien de la
sécheresse sententieuse des controversistes, et qu'enfin ce livre ne tend
qu'à établir et éclaircir la doctrine catholique et à la persuader d'une
manière propre à ramener les esprits égarés. Cela est plus fort et mieux
dit que je ne le répète, et il finit en disant que M. Pellisson a été
heureux de finir ses jours dans une étude si simple et si louable.

Après cela, Monseigneur, permettez-moi de vous dire avec la même
franchise que vous me parlez à la fin de votre lettre, que l'éloquence
qui paroît dans le _Traité de l'Eucharistie_ n'est pas une éloquence qui
farde et ne fait qu'éclairer sans éblouir; car après avoir persuadé
l'esprit, elle touche le cœur, et je vous assure, Monseigneur, que cette
foi vive, cette charité et cet amour de Dieu qui vous touchent encore
plus que tout le reste, vous toucheroient moins sans ce petit rayon
d'éloquence naturelle qui brille dans tout cet ouvrage, sans lui ôter
rien de cette noble simplicité qui doit accompagner ces sortes de
matières.

    Je suis, Monseigneur, etc., etc.


A L'ABBÉ BOISOT[477].

  [477] Cabinet de M. Dubrunfaut.

    21 août [1694].

Je n'entreprends pas, Monsieur, de répondre à votre obligeante lettre,
car je n'en ai pas le temps aujourd'hui, mais je veux vous dire que
j'apprends que le 9 de ce mois Papachin et milord Russell[478] sont
arrivés devant Barcelone, et que M. de Noailles qui étoit à quatre lieues
de là, à une petite ville au bord de la mer, dépêcha aussitôt une frégate
légère et une tartane, pour aller, séparément, en avertir M. de Tourville
à Toulon, qui étoit prêt à faire voiles. Il envoya aussi diverses barques
pour observer les manœuvres des ennemis, et voir s'ils débarquoient
beaucoup de troupes; il mit des sentinelles sur toutes les hauteurs pour
être averti de tout. J'apprends encore d'un autre côté que le 16, le
prince d'Orange, manquant de tout dans son camp, renvoya ses gros
bagages, et que le 17 à neuf heures du matin[479]..., apprenant que le
prince d'Orange faisoit quelque mouvement, fit battre la générale et
donna ordre qu'on se tînt prêt à marcher, faisant distribuer les sacs
d'avoine par compagnie de cavalerie, et l'on vient d'ajouter à cela que
le prince d'Orange marchoit vers Flene[480] et Monseigneur vers la
Sambre; dans peu de jours on en saura davantage. Mme de Nemours marie son
héritier à Mlle de Luxembourg et lui donne des biens immenses, et c'est
un homme qui ne sait que boire[481].

  [478] L'amiral anglais Russell et le vice-amiral espagnol
  Papachin commandaient les flottes combinées d'Angleterre et
  d'Espagne.

  [479] Il semble qu'il faudrait ajouter _Monseigneur le Dauphin_
  ou _le maréchal de Luxembourg_.

  [480] Probablement Falaen (Belgique, Province de Namur).

  [481] L'héritier de la duchesse de Nemours était le chevalier de
  Soissons, son cousin germain, à qui elle fit prendre, en le
  mariant, le titre de prince de Neufchâtel.

Après cela, Monsieur, je vous dirai que le Roi a reçu admirablement bien
le présent de M. Bétoulaud, c'est une onice[482] antique très-belle, où
la Victoire est gravée. Ce fut le P. de la Chaise qui la lui donna avec
de très-beaux vers qui me sont adressés et où j'ai répondu, et un autre
ouvrage qui m'est aussi adressé et où j'ai fait aussi une réponse.
J'avois mis le cachet de la pierre antique dans une jolie boëte d'agate
garnie d'or. Sa Majesté trouva la pierre très-belle et très-curieuse et
prit beaucoup de plaisir aux vers; enfin cela s'est passé
très-glorieusement pour M. Bétoulaud et pour moi. S. M. dit qu'elle
alloit les montrer à Mme de Maintenon, et je prétends lui écrire mercredi
prochain pour lui apprendre que je ne suis pas payée. Il me reste à vous
dire que je suis ravie que vous soyez guéri, que je souhaite que votre
frère le soit bientôt, et que je suis, Monsieur, plus que je ne le puis
dire, votre, etc., etc.

  [482] Onyx.--L'inventaire de la bibliothèque des Médailles, cité
  par nous p. 100 de la _Notice_, mentionne à la date du 19 février
  1695 «une petite agathe onice montée en cachet d'or sur laquelle
  est gravée en creux une Victoire debout, donnée au Roy par Mlle
  de Scudéry.»


AU MÊME.

    Août 1694.

Je vous réponds un peu tard, Monsieur, par des raisons bien différentes.
La première est que je fus accablée, à ma fête, de fleurs, de fruits, de
vers et de billets, qu'il m'a fallu plusieurs jours à remercier ceux qui
me les avoient envoyés et à recevoir les visites de ceux qui venoient
voir les vers que j'avois reçus. Mais, depuis cela, ma santé altérée, mes
affaires au même état et l'inquiétude où j'étois du Havre où je suis née,
et du pays de Caux, où j'ai un neveu à la mode de Bretagne, d'un mérite
distingué, et plusieurs autres parents, m'ont fort occupée. Mais grâce à
Dieu, les ennemis n'ont pas fait grand mal au Havre, quoiqu'ils y aient
jeté plus de mille bombes, où il n'y a eu que six médiocres maisons
brûlées, et une chapelle un peu endommagée; et la bombarde qu'une de nos
bombes fit sauter en l'air valoit mieux que ce que la ville a perdu. Il
n'y a eu qu'un homme tué au Havre, et deux à Dieppe. L'embrasement de
cette dernière a été grand par la faute des habitants qui étoient tous
sortis de la ville. Mais M. le maréchal de Choiseul, qui étoit au Havre
avec la Maison du Roi et la noblesse du pays, fit éteindre le feu
aussitôt qu'il prit en quelque part. La citadelle et les vaisseaux du
port n'ont eu nul mal.

Comme vous prenez part à tout ce qui me touche, je vous dirai que le
Madrigal sur la prise de Gironne[483] a été vu du Roi par le R. P. de la
Chaise et qu'il en a été loué plus qu'il ne mérite. J'envoyai hier à ce
même père une pierre antique pour le Roi, avec de très-beaux vers que
l'on m'avoit adressés, où j'ai répondu. J'ai lieu de croire, vu la
manière dont il a reçu mon madrigal, que Sa Majesté ne sait pas que je ne
suis pas payée. Si cela continue, je prendrai la liberté de l'écrire à
Mme de Maintenon, pour la prier d'en dire un mot au ministre. Vous voyez,
Monsieur, que je vous parle de mes intérêts comme si c'étoient les
vôtres. Apprenez-moi, s'il vous plaît, Monsieur, si vous êtes soulagé de
la douleur dont vous vous plaigniez par votre dernière lettre. Je le
souhaite de tout mon cœur, comme étant véritablement votre, etc. etc.

  [483] Voy. ce Madrigal aux Poésies.

AU MÊME.

    Le 6 novembre 1694.

Un grand rhume causé par toutes les inclémences de l'air et accompagné du
chagrin de ne voir pas finir mon affaire du Trésor royal, dont on parlera
encore demain au ministre, m'ont empêchée de vous écrire plus tôt. Mes
amis n'ont pas encore trouvé cet Eusèbe que vous cherchez. Nous verrons
si le public le trouvera, car M. Bosquillon et moi nous avons fait mettre
la question dans le _Journal_ _des Savants_[484]. Nous verrons si
quelqu'un sera plus heureux. Il y a très-peu de nouvelles: on parle
toujours de la paix avec espérance. Les galères hiverneront à Saint-Malo
et à Bordeaux, dont les officiers sont bien fâchés; ils seroient plus
agréablement à Marseille. M. l'évêque d'Agen, autrefois le père Mascaron,
qui est de mes amis depuis plus de quarante ans, prêcha le jour de la
Toussaint à Versailles et charma le Roi et même les courtisans. Je m'y
étois attendue, car c'est le plus éloquent homme du royaume et qui prêche
le plus solidement. Je vous envoie un madrigal que M. Bosquillon a fait
sur ce sermon-là. J'ai fait aussi un impromptu[485], mais on n'y entend
rien si on n'a vu une grande Épître que M. de Bétoulaud a faite à la
louange de cet excellent prélat qui, dans la disette, nourrissoit les
pauvres jusqu'à s'incommoder. Je voudrois bien, Monsieur, vous demander
si vous n'approuviez pas mieux que je fisse des mémoires pour la vie de
l'illustre mort qu'une vie dans les formes. Car les Mémoires permettent
un plus grand détail, et c'est cela qui est très-beau en la vie de M. de
Pellisson. Dites-moi votre avis et me croyez, Monsieur, très-sincèrement,
votre, etc., etc.

  [484] Nous n'avons pas trouvé trace de cette question dans le
  _Journal des Savants_ de 1694 et de l'année précédente.

  [485] Disons ici, une fois pour toutes, que parmi les nombreuses
  pièces de circonstance de Mlle de Scudéry ou de ses amis, citées
  dans sa Correspondance et que nous avons pu retrouver, celles qui
  présentent quelque intérêt ont été reproduites ou indiquées dans
  les Poésies.


MADEMOISELLE DE SCUDÉRY A MADAME DE CHANDIOT A BESANÇON[486].

  [486] Cette lettre et les suivantes à Mme de Chandiot sont tirées
  du mss de la Bibliothèque nationale indiqué ci-dessus, p. 322.

    Ce 20 avril [1695].

Je n'ai pas voulu, Madame, me donner l'honneur de vous écrire que je
n'eusse fait l'entrevue de M. le président Boisot et de M. Bosquillon. Il
me paroît qu'ils sont contents l'un de l'autre, et je ne doute pas,
Madame, que vous ne soyez contente de l'éloge que ce dernier fait de
notre illustre ami[487], sur vos mémoires, dont il est charmé, aussi bien
que de quelques-unes de vos lettres que je lui ai montrées. J'en ai vu
une fort belle entre les mains de M. le président Boisot, mais comme il
me semble qu'il vous a un peu trop alarmée sur ma santé et sur ma vie, où
vous avez la bonté de prendre intérêt, je veux un peu vous rassurer et
vous dire qu'il n'est pas impossible que je n'aie encore quelque petit
nombre d'années à vivre. Il est vrai que l'excessive rigueur de l'hiver
dernier m'a causé un fort grand rhume qui ne peut guérir que par le chaud
qui n'est pas encore venu, mais il est sans fièvre et sans nul engagement
de poitrine, et ce qui m'incommode le plus est un rhumatisme qui
m'enferme dans ma chambre et dans mon cabinet, ne pouvant marcher,
quoiqu'il ne soit qu'aux genoux.

  [487] L'abbé Boisot, mort le 4 décembre 1694.

Mais, comme je suis d'une famille où les ressorts de la raison ne s'usent
point, je puis espérer d'en jouir encore un petit nombre d'années, comme
je vous l'ai dit. J'en ai un exemple domestique, car la mère de feu mon
père a vécu cent huit ans avec toute la liberté de la sienne, et elle
jeûna le vendredi et au pain et à l'eau la dernière année de sa vie,
comme elle avoit accoutumé depuis quarante ans. Je n'aspire pas à en
avoir une aussi longue, j'ai perdu trop d'illustres amis pour le désirer,
et il y en a peu de ce temps-ci capables de les remplacer; l'amitié étant
devenue extrêmement rare. Je n'ai pas moins perdu d'amies illustres que
d'illustres amis. Si nous étions en même lieu, Madame, vous avez tout le
mérite qu'il faut pour adoucir toutes mes douleurs, pourvu que je puisse
avoir place dans votre cœur; celle que vous avez dans le mien m'en rend
en quelque sorte digne, puisque je suis avec toute l'estime que vous
méritez et toute la sincérité dont je fais profession, votre très-humble
et très-obéissante servante.


A LA MÊME.

    Le 15 mai [1695].

Je commence, Madame, par vous assurer que vous serez contente de l'éloge
que M. Bosquillon a fait de feu l'abbé de Saint-Vincent[488]. M. le
président Boisot vous l'aura sans doute dit, mais je vous le confirme
après l'avoir lu deux fois. Dès qu'il sera imprimé vous l'aurez, et M. le
président Boisot aussi. En attendant je vous envoie un madrigal que M.
Bosquillon a fait après avoir lu les deux vôtres avec autant de modestie
que d'estime et de respect pour la main qui les lui donne, et je vous
envoie en même temps un madrigal qu'il a fait au retour d'une fameuse
fauvette[489] dont je suppose que vous connoissez la réputation. Je vous
envoie aussi ce que j'ai dit à la même fauvette, afin que vous voyiez que
je n'aspire pas à vivre aussi longtems que ma grand'mère, n'étant pas
assurée des mêmes avantages qu'elle a eus. Je n'écris pas aujourd'hui à
M. le président Boisot; je me réserve à me donner cet honneur que l'Éloge
soit imprimé, et je vous envoyerai en même temps la copie de la lettre de
M. [Montmort?] à M. de Pellisson que le Roi a gardée. Conservez, Madame,
la même bonté qu'à celui que nous regrettons, pour votre très-humble et
très-obéissante servante, car je sens assez qu'elle n'en est pas indigne
par l'estime distinguée qu'elle fait de votre mérite. Je crois, Madame,
qu'il n'est pas nécessaire de vous dire qu'elle s'appelle

    MADELEINE DE SCUDÉRY.

  [488] L'abbé Boisot.--Cet Éloge se trouve au _Journal des
  Savants_, 1695, p. 212, sous forme de Lettre à Mlle de Scudéry.

  [489] Voy. les Poésies et le _Recueil de Mme de la Suze et de
  Pellisson_, 1741, t. I, pp. 164 à 199.


A L'ABBÉ NICAISE[490].

  [490] Cabinet de M. Chambry.

  L'abbé Nicaise, chanoine de la Sainte-Chapelle de Dijon, avait été
  surnommé par La Monnoie le _Facteur du Parnasse_. Il entretenait
  avec divers savants, tant français qu'étrangers, une vaste
  correspondance dont plusieurs volumes sont conservés à Paris, à
  Lyon et à Montpellier.

    Septembre 1695.

Vous m'avez fait un grand plaisir, Monsieur, de m'apprendre que j'ai eu
l'honneur d'être en communauté d'amis avec vous, car M. Lantin[491] avoit
témoigné autrefois aussi beaucoup de bonté pour moi; et M. l'abbé de
Saint-Vincent et M. [_nom illisible_] ont été de mes amis jusqu'à leur
dernier jour. Je vous dis cela, Monsieur, pour vous empêcher de vous
repentir de tout ce que vous me dites d'obligeant et de ce que vous en
dites à M. Bosquillon qui m'a fait voir l'agréable lettre que vous lui
avez écrite. Je suis ravie que l'éloge qu'il a fait de M. l'abbé Boisot
vous ait plu; il est universellement loué de tout le monde. J'écris
aujourd'hui à M. Moreau, ce qui a engagé M. le président Cousin à le
mettre dans le Journal[492]. Ce seroit trop long à répéter, et je suis si
cruellement enrhumée que je suis forcée de louer en peu de paroles votre
généreuse ardeur pour conserver la mémoire de vos illustres amis, et la
délicatesse que vous avez sur cela est une marque certaine de la
générosité de votre cœur, que je préfère à votre rare savoir, et à la
vivacité brillante de votre esprit qui paroît dans la lettre que vous
avez écrite à M. Bosquillon, et dans celle dont vous m'avez honorée. J'en
ai, Monsieur, toute la reconnoissance que je dois très-véritablement.

Votre très-humble et très-obéissante servante.

  [491] Lantin (Jean-Baptiste), conseiller au parlement de Dijon,
  né en 1620, mort en 1695.

  [492] Le _Journal des Savants_ fut rédigé de 1687 à 1702 par
  Louis Cousin, président de la cour des Monnaies et membre de
  l'Académie française.


A M. HUET, ÉVÊQUE D'AVRANCHES[493].

  [493] Copie de Léchaudé d'Anisy.

    [1695.]

Ce que vous m'apprenez, Monseigneur, de la générosité de Mlle de Clisson
redouble la douleur que j'avois déjà de sa perte; car une amie de
quarante ans de ce mérite-là est une perte irréparable.

Ce qu'elle fait pour M. Gallois[494] qui est auprès de moi me touche
sensiblement et me fait voir qu'elle aimoit tout ce que j'aimois et tout
ce qui m'aimoit. Ce que vous me dites, Monseigneur, de la manière
obligeante dont M. de Lamoignon vous a parlé de moi me touche aussi bien
sensiblement, et il faut qu'il ait deviné le respect distingué que j'ai
toujours eu pour lui, pour me traiter avec tant d'humanité. Vous me
ferez plaisir, si vous en trouvez l'occasion, de lui témoigner la
reconnoissance que j'en ai. Je ne lui écris pas encore sur cela, de peur
qu'on ne puisse me soupçonner d'un sentiment d'intérêt; car bien que ma
fortune soit très-mauvaise, n'étant payée de nulle part, je ne sens en
cette occasion que la perte d'une amie qui étoit touchée de mon malheur,
et qui m'a voulu secourir en mourant.

  [494] Voir la _Notice_, page 110.--Nous ne savons s'il s'agit ici
  de l'abbé Jean Gallois de l'Académie des sciences et de
  l'Académie française, l'un des principaux rédacteurs du _Journal
  des Savants_, ou du sieur Legallois auteur des _Conversations
  académiques_ dédiées à Huet.

Je commençois à craindre que vous ne m'eussiez oubliée, mais votre billet
m'a rassurée, et me persuade que vous vous souvenez de la date de notre
amitié, et que vous n'avez point d'amie qui soit avec plus d'estime, plus
de zèle et plus de sincérité,

    Votre, etc., etc.


AU MÊME[495].

  [495] Copie de Léchaudé d'Anisy.

    29 décembre [1695].

Il est bien juste, Monseigneur, que je vous remercie de la bonté que vous
avez eue de me rendre office auprès de M. de Lamoignon, et de m'avoir
appris avec quelle honnêteté il vous a parlé de moi. Je lui écrivis hier
pour l'en remercier, et je lui envoyai ma lettre par les personnes dont
Mlle de Clisson s'est souvenue, et qu'il reçut très-civilement. Comme on
m'a dit qu'il y a un grand nombre de legs, je voudrois bien savoir si
les noms de Vaumale ou de Valcroissant ne se trouvent pas parmi ceux à
qui cette généreuse personne en a laissé. Si vous trouvez occasion de le
savoir, vous me ferez plaisir de me l'apprendre et de savoir aussi ce
qu'elle laisse à M. de la Bastide[496], qui est en Angleterre. Vous
voyez, Monseigneur, que j'use de la liberté que la véritable amitié
donne. Conservez-moi la vôtre, et soyez assuré que la mienne durera
autant que la vie de votre, etc., etc.

  [496] Marc-Antoine de la Bastide, controversiste protestant, né à
  Milhau en 1624, mort vers 1704. Il fut envoyé comme secrétaire
  d'ambassade en Angleterre; il était ami de Pellisson.


A MADAME DE CHANDIOT[497].

  [497] De la main d'un secrétaire.

    Ce 27 octobre [1699].

MADRIGAL.

        Chandiot est une merveille
        Qui n'aura jamais de pareille.
        Sa beauté n'est qu'un simple trait
        De son admirable portrait.
        Ses vertus, son cœur magnanime
        Ont acquis toute mon estime,
    Et je l'aime d'un air et si tendre et si doux
    Que mes plus chers amis en deviennent jaloux.

Voilà, Madame, un impromptu que je n'ai pu m'empêcher de faire, c'est
l'ouvrage de ma reconnoissance plutôt que de mon esprit. Je vous envoye
un petit mot de Mme de Balmont que je vous recommande tout de nouveau
comme ma fille. Son mari l'a mandée, mais, comme ça été après avoir reçu
une lettre de son oncle qui lui a donné l'emploi, je crains qu'il ne soit
pas converti, et je lui conseillerois de loger chez la veuve du médecin
que vous lui avez enseignée, car je craindrois que, s'il n'est pas
converti, il ne l'empoisonnât[498], et il est bon d'examiner sa conduite
avant que de s'y fier. Elle suivra vos conseils et vous trouverez que
c'est une très-bonne personne; elle part pour aller à Besançon le 9 du
mois prochain. M. l'abbé Bosquillon trouve votre générosité, aussi bien
que moi, très-grande, et nous sommes toujours tout d'un avis en parlant
de vous. Votre dernière lettre est si bien écrite qu'il l'a admirée comme
moi. Le Roi est revenu en santé parfaite de Fontainebleau; il a mis à son
retour Mme la duchesse de Bourgogne avec M. son époux[499]; elle fut le
lendemain à Saint-Cyr pour éviter les visites des courtisans en
semblables occasions. Sa Majesté ira le jour des Morts à Marly où elle
sera quatorze jours. Voilà, Madame, ce qu'il y a de nouveau. Je suis à
vous comme vous le méritez, c'est-à-dire que je suis, plus que personne
ne peut l'être, votre très-humble et très-obéissante servante.

  [498] Par ses conseils.

  [499] «En arrivant de Fontainebleau (22 octobre 1699), le jour
  même, Monseigneur et la duchesse de Bourgogne furent mis
  ensemble.» Saint-Simon, édition Chéruel, tome II, p. 336.


A M. VALLÉE, PREMIER COMMIS DU CONTRÔLE GÉNÉRAL DES FINANCES[500].

  [500] _Musée des Archives_, no 909.

    27 janvier [1701].

Comme je crois que c'est aux bons offices que vous m'avez rendus,
Monsieur, que je dois la bonté que Mgr Chamillart a eue pour moi, en me
fesant payer de la pension dont le Roi m'honore, c'est par cette raison
que je vous en rends de tout mon cœur mille très-humbles grâces. Je
m'adresse aussi à vous, Monsieur, pour vous prier de lui rendre la lettre
que j'ai l'honneur de lui écrire pour lui en témoigner ma reconnoissance.
Soyez, s'il vous plaît, bien persuadé de la mienne à votre égard, et que
je n'oublierai jamais tous les services que vous me rendez avec tant de
bonté, en me fesant payer si promptement. Je suis, Monsieur, avec toute
l'estime que vous méritez, votre très-humble et très-obéissante servante,
etc.

_P. S._--Monseigneur Chamillart a fait une réponse très-obligeante à ma
lettre.


A M. HUET, ÉVÊQUE D'AVRANCHES[501].

  [501] Copie de Léchaudé d'Anisy.

  Cette lettre n'est pas écrite par Mlle de Scudéry; elle est de la
  main d'un secrétaire, et seulement signée par elle.

    23 avril [1701].

J'ai reçu, Monseigneur, avec beaucoup de plaisir, la lettre que vous
m'avez fait l'honneur de m'écrire; car je croyois que vous m'aviez
tout-à-fait oubliée. J'ai été fort touchée de la mort de M. de
Segrais[502]: il y avoit cinquante ans qu'il étoit de mes amis, et j'ai
fait quelques vers pour conserver sa mémoire. Cela vous doit faire
connoître, Monseigneur, que je n'oublie pas mes anciens amis, et que je
me souviens parfaitement de tous les témoignages d'amitié que vous m'avez
rendus autrefois.

  [502] Segrais étant mort le 25 mars 1701, cette lettre est de peu
  de temps avant la maladie qui conduisit Mlle de Scudéry au
  tombeau le 3 juin de la même année.

Le rhumatisme que j'ai aux genoux est devenu si fâcheux que je ne marche
plus, mais mon estomac et ma raison sont toujours en santé, et par
conséquent, Monseigneur, je serai toute ma vie, avec toute l'estime et le
respect que vous méritez, votre très-humble et très-obéissante servante,
etc.



   LETTRES
   DONT ON N'A PU RETROUVER LA DATE


MADEMOISELLE DE SCUDÉRY A MADEMOISELLE DESCARTES[503].

  [503] Les six lettres suivantes, échangées entre Mlle de Scudéry
  et Mlle Descartes, sont tirées d'un volume intitulé: _Essais de
  lettres familières sur toutes sortes de sujets, avec un discours
  sur l'art épistolaire et quelques remarques nouvelles sur la
  langue françoise; ouvrage posthume de l'abbé *** (Cassagne)_; mis
  en ordre par l'abbé de Furetière, de l'Académie françoise. Paris,
  Jacques Lefebvre, 1690, 1 vol. in-12.

    Sans date.

    En m'apprenant, Iris, que vous savez rimer,
    Vous m'apprenez aussi que vous savez aimer:
        Mais, Iris, l'oserois-je dire!
    Trouve-t-on quelque amant dans l'amoureux empire
        Digne de cette noble ardeur
    Dont vous peignez si bien la force et la grandeur?
        Pensez-y donc, fille charmante.
    Ah! qu'il est dangereux d'être trop tendre amante,
        Puisqu'il n'est point d'amant heureux
        Qui soit longtemps fort amoureux.
        Par une ingratitude horrible,
    Son amour s'allentit dès qu'on devient sensible,
        Et l'ignorance d'être aimé
        Le rend beaucoup plus enflammé.

Voilà, Mademoiselle, des vers aussi négligés que les vôtres sont beaux;
j'en suis charmée, et je crois bien que toutes les muses sont également
de vos amies, puisque vous écrivez aussi bien en vers qu'en prose; mais
pour vous montrer que mon sentiment ne m'est pas particulier, je vous
envoye quatre vers d'une amie que j'ai, qui est très-digne d'être la
vôtre, car elle a un mérite infini, et M. de M...., qui l'admire aussi
bien que moi, vous en répondra. Elle s'appelle Mme de P...[504]. Voilà
les quatre vers qu'elle engagea dans un billet fort galant qu'elle
m'écrivit un jour:

    Où peut-on trouver des amans
    Qui nous soient à jamais fidèles?
    Je n'en sais que dans les romans
    Et dans les nids des tourterelles.

  [504] Probablement Mme de Platbuisson. Voyez la _Notice_, p. 55.

Tout le monde choisi a su ces quatre vers. Si Voiture ou Sarazin
ressuscitoient, ils voudroient les avoir faits. Cependant, Mademoiselle,
la mauvaise opinion que j'ai des amants ne diminue rien de l'admiration
que j'ai pour vos beaux vers. M. de M.... a trop bon goût pour y avoir
rien changé. Il me les a montrés écrits de votre main sans une seule
rature, et je les ai copiés de la mienne sans y rien changer; mais je
prendrai pourtant la liberté de vous avertir de la juste signification
d'un mot que vous avez sans doute employé sans y penser, afin qu'il n'y
ait pas la moindre imperfection à ce que vous écrirez. Voici de quoi il
s'agit: vous confondez deux mots, _avant_ et _devant_, et il ne les faut
pas confondre. Vous parlez juste quand vous dites:

    Faut-il avant sa mort que tant de fois je meure.

Mais quand vous dites au dixième vers:

    Et devant le trépas ne me fais pas mourir,

cela n'est pas juste. Dans les règles, il faudroit refaire le vers, et
mettre _avant_ au lieu de _devant_. On dit aller _au devant de
quelqu'un_, ou _il demeure devant ma porte_; mais pour marquer
précisément un temps, on dit, par exemple, _avant que je fusse née, avant
qu'il arrivât_, et non pas _devant_.

Je vous demande pardon, Mademoiselle, de cette liberté; ce n'est pas ma
coutume de faire le bel esprit, mais j'ai voulu vous donner ce petit avis
d'amitié qui vous doit marquer la sincérité de mes louanges et qui ne
diminue rien de mon admiration pour votre belle élégie; non plus que ma
croyance en faveur de mon chien n'ôte rien de l'estime infinie que j'ai
pour feu M. votre oncle. Ce n'est pas l'amitié que j'ai pour les animaux
qui me prévient à leur avantage, c'est celle qu'ils ont pour moi qui me
persuade en leur faveur; car on ne peut rien aimer par choix sans quelque
sorte de raison; et selon cette règle, Mademoiselle, je suis parfaitement
raisonnable, puisque la connoissance de votre mérite extraordinaire
m'engage à vous aimer infiniment, et je prévois que tout cela doit durer
autant que la vie de votre très-humble, etc., etc.


RÉPONSE DE MADEMOISELLE DESCARTES A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY.

Je suis si fière, Mademoiselle, des vers de votre façon qui s'adressent à
moi, que je crois déjà être immortalisée; mais est-il possible que vous
ne trouviez à redire dans ma pauvre élégie que ce que vous y reprenez?
Moi qui la regarde avec des yeux de mère, j'y voyois mille choses que
j'eusse voulu n'y point voir; mais je n'ose plus blâmer ce que vous avez
jugé digne de vos louanges, et je veux seulement, pour rendre témoignage
à la vérité, vous assurer qu'elle est toute de mon imagination, et que
mon cœur n'y a point de part.

    Mon cœur qui de l'amour sut toujours se défendre,
      Injustement en seroit soupçonné;
        Il n'est jamais permis d'en prendre
        Qu'après que l'on en a donné;
    Et dans mes plus beaux jours mes beautés innocentes
    De pareils attentats furent toujours exemptes.

Non, Mademoiselle, je n'ai jamais fait, Dieu merci, de conquêtes, et
c'est ce qui me console plutôt que toutes les raisons que vous dites si
agréablement dans vos beaux vers.

    Tout berger est trompeur, inconstant et volage;
        Malheur à celle qui s'engage.
    Mille exemples fameux en convainquent l'esprit;
    Mais malgré cette règle et si juste et si belle,
        Si tôt que le cœur s'attendrit,
        On croit que l'amour est fidèle.

Votre illustre amie, Mme de P..., a beau nous dire des merveilles dans
ses quatre vers qui sont inimitables; on les admirera, on les voudra
croire, et le cœur ira son chemin;

    La seule tourterelle en amour est fidèle,
        Mais quand notre cœur est charmé,
        L'objet dont il est enflammé
        Nous paraît constant tout comme elle.

Ainsi, Mademoiselle, il vaut mieux que je n'aie jamais eu d'amants, que
de n'avoir eu pour préservatif que la vue de leur inconstance.

      L'amour a soin de nous persuader
    Qu'on brûlera pour nous d'une flamme éternelle,
        Et que nous allons posséder
    Un sort que n'eut jamais aucune autre mortelle.

Et je ne sais s'il n'est point à propos que l'on s'abuse ainsi
quelquefois. On se tiendroit trop sur ses gardes, on vivroit dans une
retraite et dans une solitude de cœur qui fait de la peine à imaginer;
et, quant à la vérité, toute belle qu'elle est, elle peut être d'un
moindre prix que certaines erreurs douces et charmantes qui flattent
agréablement. Par exemple, Mademoiselle, je souhaite avec tant de passion
d'être aimée de vous, que je crois qu'il en est quelque chose; ne me
désabusez jamais, je vous en supplie, laissez-moi une imagination qui
m'enchante et qui fait tout le bonheur de votre très-humble, etc., etc.


MADEMOISELLE DE SCUDÉRY A MADEMOISELLE DESCARTES.

    Sans date.

        Vous dites fort modestement
        Que vous n'avez point eu d'amant;
        Ce discours n'est pas vraisemblable:
        Mais du moins, fille incomparable,
        Pour être sincère à mon tour,
        Ne haïssez-vous point l'amour?
        Et je trouve assez incroyable
    D'aimer la passion qui peut tout enflammer
    Sans que pas un amant ait osé vous aimer.
        Où l'auriez-vous si bien connue,
        Si vous ne l'aviez jamais vue?
    Pour parler comme vous de l'amoureux ennui,
    Il faut du moins, Iris, l'avoir appris d'autrui,
    Il faut, dis-je en un mot, si l'on le veut connoître,
        Le sentir ou l'avoir fait naître;
        Mais on voit assez rarement,
    Quand on aime l'amour, qu'on haïsse l'amant.

Je vous excepte pourtant de cette règle, Mademoiselle, car comme vous
avez eu infiniment d'esprit dès votre plus tendre jeunesse, je suppose
qu'il a été une garde fidèle de votre cœur, et que ne trouvant rien
digne de lui, il a conservé sa liberté. Les vers dont votre lettre est
semée, sont fort galants et fort jolis, et je vois bien que vous seriez
plutôt de l'avis des quatre vers d'un ami que j'ai eu, que de celui des
quatre de Mme de P.... Il les mettoit dans la bouche d'une dame. Les
voici:

    Mais quand sur notre esprit un amant qu'on estime
          A pris quelque crédit,
    On commence à douter si l'amour est un crime
          Aussi grand qu'on le dit.

Je prends la liberté, Mademoiselle, de vous envoyer un madrigal qui a eu
le bonheur de ne pas déplaire au Roi, et je souhaite qu'il soit aussi
heureux auprès de vous, car je connois tout le prix de votre voix. Je
voudrois bien que vous connussiez de même celui de mon amitié: car en un
mot, Mademoiselle, je ne suis aimable que parce que je sais aimer mes
amies d'une manière tendre et désintéressée, qui me distingue de beaucoup
d'autres; je me vante hardiment de cette bonne qualité. Car étant aussi
éloignées l'une de l'autre, vous n'en sauriez rien, si je ne vous le
faisois connoître; et je ne vous parle ainsi que pour vous engager à
m'employer à quelque chose qui puisse vous donner lieu de croire que je
suis avec beaucoup de tendresse

    Votre, etc., etc.


RÉPONSE DE MADEMOISELLE DESCARTES A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY.

    Sans date.

Vous l'avez bien jugé, Mademoiselle, j'étois née avec une belle
disposition à l'amour.

    Mais qui pourroit aimer, s'il ne plaît au Destin?

a fort bien dit un poëte de notre pays. Il faut que je vous dise tout
mon secret; j'y suis obligée par reconnoissance, et je vous ai plus
d'obligation que vous ne pensez.

          Si mon cœur et sensible et tendre
          De l'amour a su se défendre,
          Je vous dois ce rare bonheur,
          Seule vous en avez l'honneur;
          Fille du monde sans pareille,
          Fille du siècle la merveille.
          Les héros que vous avez faits,
          Héros en amour si parfaits,
    M'ont fourni du mépris pour les amours vulgaires,
    Et dégoûté mon cœur des amours ordinaires.

C'est la vérité pure, vous m'avez donné une si belle idée de l'amour dans
tout ce que vous avez écrit, que je n'en ai rien voulu rabattre. J'ai cru
qu'il falloit aimer ainsi, ou n'aimer pas du tout.

      Vos beaux livres m'ont fait connoître
    Un amour généreux, pur et sans intérêt,
        Et qui l'a vu tel qu'il doit être
        Ne peut le souffrir comme il est.

Cela soit dit, Mademoiselle, à la honte de la philosophie morale, je le
sais par expérience,

    D'une innocente ardeur la parfaite peinture,
    Et l'exemple fameux d'une illustre aventure
        Corrigent mieux les jeunes cœurs
        Et les penchants de la nature,
        Que la science austère et dure
        Qui s'applique à régler les mœurs.

On aime tant à parler de soi-même que j'ai commencé par là, quoique je
ne dusse vous parler que de votre merveilleux madrigal, qui est un des
plus beaux que j'aie jamais vus.


MADEMOISELLE DE SCUDÉRY A MADEMOISELLE DESCARTES.

    Sans date.

    Quand je fis de l'amour une image parfaite,
    Des vulgaires amours j'espérai la défaite;
    Mais malgré cet espoir nous voyons mille cœurs
    Se laisser conquérir par d'indignes vainqueurs,
    Qui, méprisant bientôt ce qu'ils ont pris sans gloire,
    Courent incessamment de victoire en victoire,
    Et se lassant enfin d'être trop tôt aimés,
    Se moquent des Chloris dont ils furent charmés.
    Mais puisque votre cœur, fille charmante et sage,
    Est par mon assistance échappé du naufrage,
    Et que des mers d'amour ne craignant plus les flots
    Il est libre et jouit d'un glorieux repos,
    Je ne me repens pas d'avoir fait la peinture
    De cette passion et si noble et si pure,
    Qui sait unir les cœurs sans blesser la raison;
    Car l'amour héroïque est un contre-poison.
    Si l'on devoit un prix dans la superbe Rome
    A quiconque pourroit en sauver un seul homme;
    Que ne devez-vous pas à cet heureux tableau
    Où ma main a tracé ce qu'Amour a de beau,
    Par l'opposition des amours passagères,
    Des amours d'intérêt, des amours mensongères,
    Des sentiments grossiers et de leurs faux appas!
    Vous avez su franchir un si dangereux pas.
    Je vous demande donc pour prix de mon ouvrage
    Ce cœur, ce même cœur échappé du naufrage;
    Ne le refusez pas à ma tendre amitié,
    Qui vaut mieux que l'amour de plus de la moitié.


RÉPONSE DE MADEMOISELLE DESCARTES A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY.

    Sans date.

Mon cœur est à votre service, Mademoiselle, et vous lui faites trop
d'honneur de le souhaiter.

    On ne peut refuser un cœur
    Que l'illustre Sapho demande,

et si quelque Tirsis me l'avoit demandé aussi galamment que vous faites,
j'étois perdue. Mais, Mademoiselle, on m'avoit bien dit qu'on ne peut
aimer sans inquiétude: l'amitié que j'ai pour vous me rend déjà
malheureuse.

        La moindre aventure amoureuse
    Trouble notre repos, blesse notre devoir;
    Mais la tendre amitié n'est guère plus heureuse,
        Quand on ne doit jamais se voir.

Il semble que vous ne m'ayez sauvée des écueils de l'amour, que pour me
faire périr dans ceux de l'amitié.

    Par vous des mers d'amour j'évitai les orages,
          Mers fameuses par cent naufrages;
          Mais mon sort n'en est pas meilleur;
        Par vous, Sapho, mon malheur est extrême;
    Vous me faites aimer, et j'aurai la douleur
          De ne voir jamais ce que j'aime.

Je ne sais, Mademoiselle, si l'amour cause de plus cruelles peines, mais
je sais bien que mon cœur n'en a jamais ressenti de plus sensibles, et
que je ne trouve rien de si chagrinant que de vous admirer de si loin.

    Pour moi votre commerce est honorable et doux,
          Je reçois chaque jour de vous
          Des vers que tout le monde admire;
    Mais malgré cet honneur dont je me sens combler,
          Je ne puis m'empêcher de dire:
          Heureuse à qui vous voulez bien écrire,
    Plus heureuse cent fois qui vous entend parler.

Quand je vois que ce qui ne vous coûte qu'un quart d'heure à faire fera
mes délices toute ma vie, je dis avec cette fameuse Sapho que la Grèce a
tant chantée:

    Quand au rare mérite on est sensible et tendre,
          Et que par la faveur des cieux,
    On peut souvent vous voir et souvent vous entendre,
    C'est un plaisir plus grand que le plaisir des dieux.


MADEMOISELLE DE SCUDÉRY A M. HUET[505].

  [505] Copie de Léchaudé d'Anisy.

    Sans date.

Il y a une chanson dont la reprise dit: _Sans le secret l'amour n'a rien
de doux_; mais à ce que je vois, Monsieur, vous voulez aussi que l'amitié
soit mystérieuse, puisque vous ne voulez que pas une de mes amies, ni pas
un de mes amis, voient vos billets. Si j'étois un peu plus jeune, cela me
seroit fort suspect, mais en l'état où sont les choses, je prends tout en
bonne part, et je veux bien avoir pour vous toute la complaisance que
vous voudrez. Ce n'est pas que souvent il me fût fort doux de me parer
de vos billets et de les montrer à deux ou trois personnes seulement,
mais si vous aimez le secret, il faut l'aimer comme vous. Cependant
quelle apparence de refuser à Octavie et à Ménalque[506] le plaisir de
voir ce que vous m'écrivez; songez-y encore une fois avant que de
m'engager à faire le vœu du secret, et, en attendant, soyez bien
persuadé que je vous estime infiniment, et qu'il ne tiendra pas à moi que
nous ne formions une de ces amitiés qui durent autant que la vie.

  [506] Quel est ce Ménalque? Serait-ce Brancas, le fameux distrait
  de Labruyère?


AU MÊME[507].

  [507] Cabinet de M. Toussaint du Havre.

    Sans date.

Votre billet, Monseigneur, est digne de votre cœur, et si je l'ose dire,
de mon amitié pour vous que le temps ne peut affoiblir. Le nom que vous
n'avez pu lire est l'abbé d'Arche, homme de beaucoup de mérite et qui,
comme je vous l'ai dit, est fort aimé de Mgr l'évêque d'Agen et de M. de
Bétoulaud; et je vous suis très-obligée de lui vouloir bien donner votre
suffrage. Pour la harangue de M. le recteur de l'Université, je viens
d'apprendre qu'elle ne se prononcera pas mardi et que vous serez invité
dans les formes, et par conséquent vous saurez l'heure précisément. Je
vous remercie aussi de me promettre l'ouvrage du R. P. de la Rue, car
mes mauvaises oreilles m'empêchant d'avoir le plaisir de l'aller
entendre, je serai fort aise d'avoir celui de lire un discours de si
bonne main. Conservez-moi, Monseigneur, votre précieuse amitié, et soyez
persuadé que c'est pour le reste de ma vie que je suis, avec toute
l'amitié que vous méritez, votre très-humble et très-obéissante servante.


AU MÊME[508].

  [508] Copie de Léchaudé d'Anisy.

    Ce 21 de mai....

L'impatience de lire le bel ouvrage du R. P. de la Rue m'empêcha,
Monseigneur, de vous remercier dès hier: ajoutez aussi que je crus qu'il
seroit mieux de joindre mes louanges à mes remercîments; mais après
l'avoir lu avec toute l'admiration qu'il mérite, je trouve toutes mes
expressions tellement foibles pour louer le R. P. de la Rue, que je n'ose
presque vous dire ce que j'en pense: car, de la manière dont il
s'exprime, toutes ses expressions sont nobles, naturelles et persuasives.
Il montre aux yeux ce qu'il veut représenter; il ôte aux plus grandes
louanges ce qui les pourroit faire soupçonner de flatterie, et leur donne
un air de vérité qui persuade ceux qui les entendent ou qui les lisent.
Enfin, Monseigneur, il a su si sagement éviter tous les écueils de son
sujet, qu'on ne l'en peut assez louer, et je ne puis assez vous remercier
du plaisir que j'ai eu à l'admirer. Conservez-moi, Monseigneur, votre
précieuse amitié, et me croyez toujours, avec autant de sincérité que de
respect,

Votre très-humble, etc., etc.


A M. DE SABATIER DE L'ACADÉMIE D'ARLES, QUI LUI AVAIT ADRESSÉ UNE ÉPITRE
EN VERS[509].

  [509] L'Épître de Sabatier est insérée au tome II, p. 216, de la
  _Nouvelle Pandore_, et la lettre de Mlle de Scudéry à la page
  211.

    Sans date.

Les louanges que vous me donnez, Monsieur, sont si agréables et si
délicates, qu'il est difficile de les refuser; mais elles sont d'ailleurs
si grandes et si noblement exprimées, qu'il faudroit avoir beaucoup
d'audace pour s'en croire digne et les accepter; de sorte, Monsieur, que
le parti le plus juste que je puisse prendre, c'est de louer la beauté de
votre ouvrage sans m'en faire l'application. Un portrait flatté ne laisse
pas d'être quelquefois admirablement peint, sans être fort ressemblant,
et c'est même une des maximes des plus grands peintres d'embellir
toujours leur objet. Je ne me regarde donc pas dans votre ouvrage, telle
que je suis, mais telle que je devrois être pour le mériter.

Cependant, pour vous empêcher de vous repentir de l'honneur que vous
m'avez fait, je vous apprends que mon cœur vaut mieux que mon esprit,
que je suis une amie fidèle, sincère et désintéressée, et que si j'avois
l'avantage d'être connue de vous par vous-même de ce côté-là, j'en
pourrois être louée sans flatterie, et que je pourrois aussi recevoir vos
louanges sans confusion. Mais en attendant, Monsieur, souffrez que
j'ajoute un misérable impromptu à ce que je viens de vous dire; il n'est
pas beau, il n'est que sincère, le voici:

    Ne vous y trompez pas, votre aimable fontaine,
          C'est la véritable Hippocrène;
    Votre chant me surprend, il est charmant et doux,
          Et tous les cygnes de la Seine
          Ne peuvent mieux chanter que vous.

Voilà, Monsieur, les sentiments tout purs de

    Votre très-humble et très-obéissante servante

    MADELEINE DE SCUDÉRY.


A M. NUBLÉ[510].

  [510] Cette lettre fait partie d'un volume publié par M. Matter,
  intitulé: _Lettres et pièces rares et inédites_, Paris,
  1846.--Voyez la _Notice_, page 125.

    Sans date.

C'est en vain, Monsieur, que vous me fuyez, car je suis résolue de vous
avoir de l'obligation, et de pouvoir dire avec quelque vraisemblance, que
vous êtes de mes amis. Je vous défie même hardiment de me refuser la
grâce que je m'en vais vous demander. En effet, sachant quelle est votre
vertu et votre équité, je ne pense pas que vous puissiez savoir qu'il y a
une orpheline de douze ans qui a besoin de la protection de M. le
président de Bailleul, sans avoir aussitôt envie de lui donner le placet
que je vous envoie. Car, si vos amis vous connoissent bien, il n'est pas
en votre pouvoir de vous empêcher de faire une action de vertu quand
l'occasion s'en présente. Je vous promets pourtant de vous être fort
obligée de votre sollicitation, quoique je sache bien que M. le président
de Bailleul est un des juges du monde qui a le moins de besoin d'être
sollicité, parce qu'il est un des plus équitables. Si vous aimiez les
remercîments, je m'engagerois à vous faire remercier par MM. Ménage,
Conrart, Chapelain, Pellisson et plusieurs autres de vos amis qui sont
des miens.

Mais, comme je n'ai garde de vous soupçonner d'aimer une chose si peu
solide, je me contente de vous assurer, qu'en m'obligeant vous obligerez
la personne du monde la plus reconnoissante et qui, sans que vous le
sachiez, admire le plus votre vertu.

    MADELEINE DE SCUDÉRY.


A LA REINE CHRISTINE[511].

  [511] Collection Lajariette.

    Sans date.

    Madame,

Comme la santé est un bien si précieux qu'on ne sent presque plus la
possession de tous les autres biens quand on a perdu celui-là, il m'est
impossible d'apprendre que la santé de V. M. a été altérée, sans prendre
la liberté de lui dire que personne ne peut avoir senti son mal plus
vivement que moi; car, encore qu'en me l'apprenant on m'ait assuré que je
n'avois rien à craindre pour sa vie, mon cœur en a été sensiblement
touché, et j'attends l'ordinaire prochain avec la dernière impatience.
J'ai même fait convenir M. de Pellisson, qui partage mes sentiments pour
V. M., que les maux des personnes pour qui on a un attachement sincère,
et s'il est permis de parler ainsi, une passion de respect, laissent une
impression de douleur qui ne s'efface pas dès que le mal est passé, et
qu'il faut que le temps ôte la crainte du retour du mal dont on a été
alarmé, pour en être tout à fait en repos. Cependant lui et moi faisons
des vœux pour l'affermissement de la santé de V. M. qui doit être
précieuse pour tout le monde puisqu'elle en est un des plus grands
ornements.

En mon particulier, Madame, si V. M. pouvoit savoir de quelle manière je
suis sensible à tout ce qui la regarde, elle verroit bien que son mérite
m'est toujours présent, et que le temps et l'éloignement ne peuvent
m'empêcher d'être toute ma vie, avec la même admiration, le même zèle et
le même respect, Madame, de V. M. la très-humble, très-passionnée et
très-obéissante servante.

    MADELEINE DE SCUDÉRY.



   LETTRES
   ADRESSÉES A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY,
   OU QUI LA CONCERNENT.


BALZAC A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[512].

  [512] Cabinet de M. Chambry.--Cette lettre est imprimée dans les
  _Lettres choisies_ de Balzac, édition de 1668, t. II, p. 211, et
  dans l'édition de ses _Œuvres_, 1665, in-fo, t. I, p. 647, mais
  on n'y trouve pas le _post-scriptum_ qui est dans la lettre
  originale.

    25 juillet 1639.

    Mademoiselle,

Si j'eusse pu obtenir un bon moment de ma mauvaise santé, je vous aurois
dit, il y a longtemps, que je n'ai ni assez d'humilité pour rejeter les
louanges que vous me donnez, ni assez de présomption pour y consentir. De
les croire d'une foi historique, ce seroit avoir l'imagination un peu
forte; et de s'offenser aussi d'une fable si obligeante, ce seroit être
de mauvaise humeur. En ceci, le tempérament que je veux choisir ne vous
sera pas désavantageux. Je considérerai vos excellentes paroles comme
purement vôtres, et sans que je pense qu'elles m'appartiennent. De cette
sorte, elles feront toujours leur effet, et je demeurerai toujours
persuadé, mais ce sera, Mademoiselle, des grâces de votre esprit et de
l'éloquence qui loue, non pas de celle qui est louée.

Pardonnez à mon humeur défiante, si je ne puis bien croire que vous soyez
de l'avis de votre lettre ni que ma _Relation à Ménandre_ soit de la
force que vous m'écrivez. Elle vous a touchée, néanmoins, pour ce que
vous êtes sensible aux malheurs d'autrui, et que la bonté vous intéresse
dans toutes les causes de l'innocence. Par là véritablement je puis
mériter votre faveur, et monsieur votre frère me pourroit prendre aussi
pour un des sujets qui ont besoin de son assistance. Il sait défendre à
ce que je vois, avec autant de valeur qu'il sait attaquer, et ses
boucliers ne sont pas moins impénétrables, que ses autres armes sont
tranchantes. En effet, l'ouvrage qu'il vous a plû de m'envoyer de sa
part[513] me semble avoir cette fatale solidité. Les plus grands ennemis
des spectacles et des fêtes de l'esprit ne les sauroient violer à
l'avenir sous une telle protection. Par son moyen, la volupté sera remise
en sa bonne renommée, et de sa grâce nous nous réjouirons, sans scrupule,
en dépit des tristes et des sévères. Je vous en dirois davantage si vous
aviez dessein de m'examiner sur votre livre, et si vous vouliez que je
vous rendisse compte de mes études, mais ce n'est pas ici le lieu de
faire ni de commentaires, ni d'avant-propos. Et d'ailleurs, puisque les
belles assemblées, n'étant pas ingrates, retentiront de tous côtés de la
gloire de leur défenseur, il y a de l'apparence qu'une voix si foible, et
qui vient de si loin que la mienne ne seroit pas remarquée dans le grand
bruit que tant d'applaudissements doivent faire. Je me contente donc de
vous dire sans aucun ornement de paroles, que je ne manque pas de
reconnoissance, après une parfaite obligation, et que le présent que j'ai
reçu ne pouvant être plus riche qu'il est, M. de Scudéry a trouvé le
moyen de me le rendre plus agréable par l'envoi qu'il a désiré que vous
m'en fissiez. Avec sa permission, je vous en remercie de tout mon cœur,
et veux être, s'il vous plaît, toute ma vie,

    Mademoiselle,
    Votre très-humble et très-obligé serviteur,
    BALZAC.

_P. S._ Je viens d'apprendre, par une lettre de M. Chapelain, que M.
votre frère m'a fait encore un nouveau présent. Je l'attends avec
impatience et vous supplie de lui dire, Mademoiselle, qu'il n'a point un
plus passionné serviteur que moi, ni qui fasse plus d'estime de sa vertu.
Plût à Dieu qu'il eût l'année prochaine quelque emploi digne de lui dans
l'armée que commande M. le Prince! Il viendroit faire ici une station et
me donneroit bien huit jours pour l'embrasser et pour l'entretenir à mon
aise.

  [513] L'_Apologie du Théâtre_, Paris, 1639, in-4º.


CHAPELAIN A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[514].

  [514] _Correspondance de Chapelain._ Mss Sainte-Beuve.


    Paris, 4 aoust 1639.

    Mademoiselle,

Je fus incivil de vous envoyer la lettre de M. de Balzac que je vous
devois porter moi-même. Mais vous jetterez cette faute sur les embarras
qui m'en ont déjà fait commettre tant d'autres envers vous, et qui vous
ont dû faire étonner plus d'une fois que j'use si mal de la permission
que vous m'avez donnée de vous rendre mes devoirs et de vous faire de
mauvaises visites. Si vous m'avez pardonné les premières, je veux croire
que vous ne me tiendrez pas rigueur pour cette dernière, et que vous vous
contenterez du mal que j'ai eu en ne vous voyant pas. J'ai lu la lettre
et l'ai trouvée digne de vous et de celui qui l'a écrite, comme je me
l'étois bien imaginé devant que vous me l'eussiez communiquée. Avec votre
permission, je la garderai tout aujourd'hui pour la faire voir à une
couple de mes amis qui seront bien aises de voir que M. de Balzac connoît
votre mérite et lui rend une partie de ce qui lui est dû.

Pour ce qui regarde mon portrait, Mademoiselle, M. le marquis de
Montausier s'est réjoui lorsqu'il vous a dit qu'il en avoit vu l'ébauche,
et vous aurez à lui reprocher qu'en cette rencontre il n'a pas traité
assez sérieusement avec vous. C'est une matière sur laquelle je délibère
encore, et, à vous dire mon sentiment en liberté, je penche beaucoup plus
à supplier M. votre frère de me dispenser de lui faire un présent si peu
digne de son cabinet, et de garder cet honneur pour ceux qui le méritent
davantage[515]. Je vous en parle sans cette modestie affectée qui ne
diffère guères de la vanité, et vous jure que j'appréhende d'être mêlé
parmi ces grands hommes qui parent et doivent parer un illustre réduit.
Cela ne pourra être sans faire tort à leur gloire qui s'offensera d'une
société si inégale, et M. votre frère doit craindre lui-même d'en être
blâmé, comme s'étant volontairement trompé par ce choix qui leur est si
peu avantageux. J'irai au premier jour chez lui essayer de lui persuader
que je ne paroisse pas là où je n'ai pas de place légitime, ou recevoir
de lui une nouvelle jussion qui me mette à couvert, et le charge de tout
le mal qui en pourroit arriver. Cependant vous le solliciterez, s'il vous
plaît, en ma faveur, et le disposerez à ne me pas faire injustice en me
fesant plus de grâce que je ne veux. C'est cela que vous demande pour
cette heure avec instance, Mademoiselle,

    Votre très-obéissant serviteur,
    CHAPELAIN.

  [515] George de Scudéry avait demandé à Chapelain son portrait
  pour sa collection des Illustres.


GODEAU A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[516].

  [516] _Lettres de Godeau, évêque de Vence, sur divers sujets._
  Paris, 1713, in-12, p. 200.

    Grasse, 16 août 1641.

    Mademoiselle,

Au lieu de vous remercier de l'éloquente lettre que vous m'avez écrite,
il faut que je m'en plaigne, et que je vous en fasse une correction. Ne
savez-vous pas qu'il en est des écrivains, et surtout des poëtes, de même
que des femmes? Si vous leur dites une fois qu'elles sont belles, le
diable le leur redit cent, et elles ajoutent plus de créance à ce père du
mensonge qu'à la glace la plus fidèle d'un miroir. L'esprit aime toutes
ses productions, parce qu'en l'état de péché où nous sommes l'amour
propre infecte toutes les puissances de notre âme, et surtout celle qui
est la plus divine; mais, comme il a plus de part dans les vers que dans
les autres ouvrages de prose, étant, s'il faut ainsi dire, comme créateur
de ceux-là, il en est aussi plus jaloux, pour ne pas me servir d'un terme
plus rude. Pourquoi donc prenez-vous tant de peine à me faire avaler un
poison dont je suis déjà tout plein? Si vous pensez que la civilité vous
y oblige, elle est bien cruelle. Si vous croyez ce que vous dites, il
faut que je vous détrompe, et que je vous dise que dans le livre dont
vous faites tant de cas, il n'y a rien de précieux que la matière[517].
C'est sans doute ce qui vous a fait tomber en erreur, et vous avez fait
comme les amans qui trouvent que toutes les peintures de la personne
qu'ils aiment sont des chefs-d'œuvre, et ne distinguent pas celles de
l'ouvrier de celles de leur passion. Pour moi, je vous jure sincèrement
que, parmi tant de pièces, je vois peu de choses qui me satisfassent, et
beaucoup qui me déplaisent. Ma paresse naturelle m'a empêché de les
corriger, et j'ai cru que cela n'empêcheroit pas la fin que je me suis
proposée, qui est de rendre quelque service à Dieu, en détournant les
hommes des choses profanes, au moins pour quelque temps. Croyez-moi, il
n'y a point de gloire dans la terre dont on doive faire beaucoup de
compte; les panégyristes sont vains, les louanges vaines, et ce qui en
reste, fumée et vanité. Surtout je ne puis concevoir comment il est
possible que, considérant avec un peu d'attention la grandeur des
mystères de Dieu, on puisse s'imaginer que l'on en parle, je ne dirai pas
dignement, mais médiocrement. Je le prie qu'il me pardonne mes fautes en
cette occasion, et qu'il approuve, ou plutôt qu'il purifie mes intentions
pour l'avenir. Je vous conseille aussi de vous repentir de vos
cajoleries, elles ne m'ont que trop plû; mais ce qui m'oblige davantage
c'est l'assurance qu'il vous plaît de me donner que je suis dans vos
bonnes grâces. Croyez que je vous honore sincèrement et que je suis,

    Mademoiselle, votre, etc., etc.

  [517] Il parut en 1641 une 2e édition des _Œuvres chrestiennes_
  de Godeau.


CHAPELAIN A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[518].

  [518] Cabinet de M. Rathery.

    Paris, 12 avril 1645.

    Mademoiselle,

Je suis encore plus coupable devant vous que devant monsieur votre frère,
du long temps que j'ai laissé passer sans répondre à l'excellente lettre
que vous me fîtes l'honneur de m'écrire quelques jours avant lui. Il est
vrai que je le serois bien davantage si vous m'aviez laissé moyen de
répondre, et si je n'avois à dire pour excuse qu'on ne peut que mal
écrire après une chose si bien écrite que celle-là. Tout de bon, il ne se
peut rien de mieux que cette lettre, et l'air dont elle est prise est si
galant et si délicat qu'elle a donné de l'ennui aux plumes qui volent le
plus haut parmi nous, et du plaisir à des oreilles qui sont blessées de
tout ce qui n'est que médiocrement admirable. Je n'ai point réparti à ces
merveilles de peur de me faire voir trop au-dessous, et que, par la
comparaison d'elles avec ce que je vous eusse écrit, vous ne parussiez
les avoir mal employées en me les écrivant. En récompense, Mademoiselle,
je leur ai donné le triomphe qu'elles méritoient. Je les ai fait voir
non seulement à Mlle Robineau qui y étoit si agréablement grondée et qui
ne pouvoit mais du sujet que vous avez pris de m'y quereller si
noblement, mais encore à tout l'hôtel de Clermont, à tout l'hôtel de
Rambouillet, à Mme de Sablé et à Mlle de Chalais, à M. Conrart, à Mlle de
Longueville et à Mme de Longueville même, qui tous leur ont fait justice
en leur donnant des éloges qu'on ne donne qu'aux pièces achevées, et les
ont ou lues plusieurs fois, ou retenues plusieurs jours, ou copiées avec
soin, afin d'en mieux considérer les beautés.

Voilà, Mademoiselle, la seule réponse que je vous y ferai et qui vaudra
mieux que si je vous protestois sérieusement que Mlle Robineau n'a point
d'avantage sur vous dans mon esprit, et que je ne laisserois pas de vous
honorer extrêmement et de me souvenir de votre mérite, quand elle se
donneroit moins de soin qu'elle ne fait de m'exhorter à payer vos bontés
pour moi, du moins par de mauvaises lettres. J'ai quelquefois le bonheur
de la voir, mais ce n'est que quand elle est malheureuse, et que quelque
rhume ou quelque autre indisposition l'arrête chez elle. Autrement vous
savez que ses amies, ou les sermons, ou les pardons l'en tirent
d'ordinaire, et qu'il n'y a rien de si rare que de l'y trouver. Quand je
l'y rencontre, vous faites la meilleure partie de notre conversation,
mais de manière que la plus grande délicatesse de votre amitié n'en
pourroit être que satisfaite, si vous étiez aussi près de nos yeux, que
vous l'êtes de notre cœur. Je suis témoin de la continuation de sa
tendresse pour vous, et si elle daigne parler de moi dans ses lettres,
elle vous aura témoigné que je suis pour vous tout ce que vous sauriez
désirer, et qu'il n'y a point d'intérêts qui me soient plus chers que les
vôtres. J'ai vu dans celle de Mlle Paulet ce que vous dites de si
obligeant pour la rupture de mon voyage de Munster[519], et je l'ai plus
senti que je ne vous le saurois dire. Il est certain, et je ne vous
dissimulerai pas, que ce voyage choquoit entièrement mon inclination,
qu'il troubloit l'ordre de ma vie, qu'il renversoit tous mes desseins et
qu'il m'arrachoit à tous mes amis, si je n'eusse travaillé rigoureusement
et avec succès pour le rompre. Je l'ai rompu et l'une des principales
consolations qui m'en restent, c'est que par cet effort je me suis
conservé libre, et que je m'en pourrai bien plus véritablement dire,

    Mademoiselle,
    Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
    CHAPELAIN.

  [519] Voy. ci-dessus, p. 195.


MADEMOISELLE DE CHALAIS A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[520].

  [520] Mss Conrart, in-4º, t. IX, p. 131.

  Des deux lettres ci-jointes, l'une est adressée à Mlle de Scudéry,
  l'autre se rapporte à elle. M. Cousin, en les reproduisant dans la
  _Société française au dix-septième siècle_, les a fait précéder
  d'une note qui en explique le sens; la voici:

  «Il paraît qu'en 1647, Mlle de Scudéry se trouva si fort ennuyée
  d'être sous la main tyrannique de son frère que, servitude pour
  servitude, elle en souhaita une autre plus favorable au moins à
  ses intérêts et à son avenir. Un de ses amis, M. de la Vergne,
  sollicita pour elle la place de gouvernante ou de dame de
  compagnie dans une très-grande maison. Mlle Paulet avait joint
  ses instances à celles de M. de la Vergne. Cependant, d'autres
  personnes avaient demandé la même place pour Mlle de Chalais, que
  nous connaissons par Mme de Sablé et par la lettre affectueuse de
  Mlle de Scudéry (Voy. plus haut, p. 166). Dès que Mlle de Chalais
  apprit qu'on avait pensé à Mlle de Scudéry pour cet emploi, elle
  fit cesser toutes démarches, et céda très-volontiers le pas à son
  illustre amie. Celle-ci n'était pas femme à se laisser vaincre en
  générosité, et à son tour elle déclara qu'elle n'entendait pas
  continuer ses poursuites. Ni l'une ni l'autre n'eurent la place
  en question; mais il nous a paru que ce petit combat d'honneur et
  d'amitié valait la peine d'être tiré de l'oubli.»

    Sablé, 28 juin 1647.

    Mademoiselle,

J'ai vu la lettre que vous avez écrite à notre chère et très-aimable Mlle
Paulet, sur le sujet qui me regarde. Il m'étoit si nouveau lorsque je
partis de Paris, que tout ce que j'eus le temps de faire fut de dire à
cette excellente amie ce qu'une personne de condition et de mérite avoit
eu la bonté de me proposer pour moi, de son propre mouvement. Je dis de
son propre mouvement, car encore qu'elle m'eût fait l'honneur de me
dire, il y avoit quelque temps, qu'elle en vouloit parler, je tenois la
chose si fort éloignée et de moi et de toute autre comme moi, que je
croyois qu'il étoit entièrement impossible d'y pouvoir parvenir. Je le
crois encore de la même sorte, et si bien, que quoique les personnes qui
me font l'honneur de me souhaiter ce bien-là m'aient voulu empêcher de
quitter Paris, je les ai très-humblement suppliées de me le permettre; et
enfin je suis venue en Anjou avec aussi peu de crainte que de désir de
l'événement de la chose.

Il semble que tout ce que je viens de vous dire soit éloigné de notre
embarras et n'en soit pas la cause; vous saurez pourtant, s'il vous
plaît, qu'il en fait une partie. Car lorsque M. de la Vergne pria Mme la
marquise de Sablé de s'employer pour vous auprès de Mme d'Aiguillon, elle
comprit, et moi aussi, sans s'expliquer davantage, que c'étoit pour être
auprès de la nièce[521] qui, selon le bruit commun, devoit épouser le
neveu de Mme d'Aiguillon. Mme la marquise de Sablé ne comprit autre chose
ni moi non plus, en vérité, et j'en demeurai là fort facilement par
l'opinion où j'étois et où je suis encore que la conduite de ces trois
importantes personnes[522] est destinée à quelqu'une qui n'aura pas sans
doute le mérite que vous avez, mais qui aura plus de faveur, plus de
bonheur, et quelque nom de Madame qui sera plus propre à l'éclat qu'à
bien réussir dans l'éducation de ces personnes-là. Voilà donc ce qui
éloigna ma pensée de vous sur ce sujet, et ce qui me l'arrêta à celui que
je viens de vous dire. Joint, comme j'ai déjà dit, que M. de la Vergne ne
s'expliqua point. Il y a beaucoup de circonstances qui, vous étant
déduites, serviroient à me justifier auprès de vous; et je n'en oublierai
aucune, tant j'ai le désir de vous faire connoître la vérité de mes
intentions, si je n'étois assurée que la bonté et la générosité de Mlle
Paulet lui aura fait écrire tout ce qui aura servi à ma justification,
comme je l'en avois très-humblement suppliée, après lui avoir fait voir
le fond de mon cœur et la vérité toute pure. Votre lettre m'a fait
connoître qu'elle est aussi ponctuelle que parfaite amie, et que vous
êtes bonne et généreuse, par les sentiments et par la bonne opinion que
vous avez prise de mon procédé. Je vous en suis infiniment obligée. S'il
se pouvoit ajouter quelque chose à l'estime et à l'extrême affection que
j'ai pour vous, je vous puis assurer que cette dernière obligation le
feroit; mais je suis à vous, il y a si longtemps, que tout ce que je puis
faire est de vous confirmer les vœux de mes très-humbles services, et de
vous assurer que je ne perdrai jamais aucune occasion de vous en rendre.
Plût à Dieu que cet emploi dont il s'agit fût partagé, et que j'y pusse
servir avec vous! Je l'en aimerois infiniment davantage, et si je le
pouvois espérer de cette sorte, je commencerois à le désirer. Mais j'en
aurois trop de joie, c'est pourquoi je ne puis me le promettre.

  [521] C'est-à-dire de celle des nièces du cardinal Mazarin
  (Olympe Mancini) que Mme d'Aiguillon destinait alors au fils du
  maréchal de la Meilleraie, son neveu à la mode de Bretagne,
  lequel devint plus tard duc de Mazarin par son mariage avec
  Hortense.

  [522] Les trois aînées des nièces de Mazarin: Anne-Marie
  Martinozzi, Laure et Olympe Mancini.

J'avois supplié Mlle Paulet de ne laisser pas d'employer ses amis et les
vôtres pour le dessein qu'elle a eu et qu'elle doit avoir encore pour
vous. Il y a tant de raisons qui sont en votre personne, qui ne sont
point en la mienne, qu'il devroit être plus facile de réussir pour vous
que pour moi. J'y donnerais ma voix de tout mon cœur, si elle y pouvoit
servir, et je vous puis assurer que j'aurais beaucoup plus de joie que ce
bonheur-là vous arrivât qu'à moi-même, par quantité de raisons dont
l'estime et l'affection que j'ai pour vous sont les principales. Je vous
supplie de le croire, et que personne au monde ne saurait être, avec plus
de vérité que je suis, votre très-humble et très-affectueuse servante.


MADEMOISELLE DE CHALAIS A MADEMOISELLE PAULET.

    Sablé, 28 juin 1647.

    Mademoiselle,

J'ai vu, par la réponse que vous a faite Mlle de Scudéry, la bonté avec
laquelle vous lui avez écrit pour moi. Cette obligation, avec tant
d'autres que je vous ai, touchent mon cœur si sensiblement que je n'ai
point de paroles pour vous le pouvoir exprimer, mais seulement pour vous
dire que je suis à vous absolument, que je vous estime et vous honore
plus que personne du monde ne sauroit faire, et qu'enfin, je m'estimerois
heureuse si je pouvois quelque jour vous témoigner, par mes très-humbles
services, le désir que j'ai de vous en rendre. En vérité, ce me seroit la
plus grande joie que je puisse recevoir. Au reste, Mademoiselle, j'écris
à Mlle de Scudéry; je vous supplie d'avoir encore la bonté de lui vouloir
confirmer tout ce que je lui dis. Je pense que vous me faites bien cette
grâce de me croire et de ne douter en aucune façon de la sincérité de mes
intentions. Je vous conjure encore de travailler et d'employer vos amis
pour le dessein que vous avez eu pour cette excellente personne, et de
croire que j'aurois une extrême joie si vous y pouviez réussir. En
vérité, je n'en aurois pas tant pour moi-même. Je lui souhaite ce
bonheur-là de toute la force de mon cœur, et je voudrois de la même
sorte que cette autre personne qui a tant de bonté pour moi[523] n'eût
jamais pensé à cela. J'y renonce très-volontiers, et je porte tous mes
désirs pour notre amie; et vous, Mademoiselle, je vous conjure encore une
fois d'y employer vos amis et vos soins. Pour moi, je suis dans une
solitude[524] où je goûte de telle sorte le repos, que si je n'avois pas
une extrême affection pour Mme la marquise de Sablé, et si je ne lui
étois pas aussi obligée que je suis, j'aurois grande peine à songer à mon
retour. Je m'y porte beaucoup mieux qu'à Paris; jugez quel charme, et
s'il y a quelque chose dans la fortune qui vaille le bien de la santé. Je
vous renvoie la lettre de Mlle de Scudéry, qui est admirable; je vous en
rends mille très-humbles grâces, et vous supplie de croire que personne
n'est avec plus de passion que moi,

    Mademoiselle,
    Votre très-humble et très-obéissante servante.

  [523] Vraisemblablement Mme de Sablé. (V. C.)

  [524] A Sablé. (V. C.)


CHAPELAIN A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[525].

  [525] Cabinet Monmerqué.

    Paris, 17 juillet 1647.

    Mademoiselle,

Il ne falloit pas moins que d'aussi grands reproches que ceux que j'ai
lus dans la dernière de vos lettres à Mlle Paulet, pour m'obliger à
rendre grâces par les miennes du glorieux combat que vous avez fait pour
l'honneur de ma _Pucelle_[526]. A moins d'être provoqué avec des
injures, et accusé d'incivilité et d'ingratitude, je ne me fusse jamais
résolu à vous rien écrire sur votre courageux ouvrage, dans la crainte
qu'en vous remerciant du bien que vous dites d'elle ou plutôt de moi, il
ne semblât que j'en demeurasse d'accord et que je reçusse vos louanges
sous couleur de les refuser. Vous savez, mademoiselle, qu'il y a une
modestie ambitieuse, qui est pire que la vanité découverte, et vous ne
voudriez pas que je fisse jamais rien qui m'en pût faire soupçonner.
Cette considération est la vraie cause de mon silence, car, pour ma
gratitude, vous ne l'avez pu ignorer, si M. Conrart s'est acquitté de ce
qu'il m'avoit promis, ce que je ne puis croire qu'il ait oublié. Mais,
Mademoiselle, puisque vous en faites l'ignorante afin de me mortifier, je
vous dirai ici que la reconnoissance que j'ai de cette faveur ne sauroit
être plus grande ni pour l'intérêt de la Pucelle ni pour le mien, et que
j'estime à un point les belles et rares choses que vous avez voulu dire
sur notre sujet, que je ne suis plus en peine de sa réputation ni de la
mienne, et que quand ce que j'ai essayé de dire de sa vertu et de sa
valeur devroit périr devant moi-même, je ne laisserois pas d'espérer de
voir sa gloire conservée dans ce que vous avez écrit, et mon nom consacré
à l'immortalité, parce que vous l'y avez daigné enchasser.

  [526] Chapelain avait obtenu dès 1643 le privilége du Roi pour la
  publication de la _Pucelle_, qui ne parut cependant qu'en 1656.

  Voy. la _Notice_, p. 45, et la lettre de Mlle de Scudéry à
  Conrart, p. 207. Il est évident que l'annonce du poëme de
  Chapelain avait fait naître une polémique sur celle qui en était
  l'héroïne, et Mlle de Scudéry avait eu à la défendre contre les
  attaques du ministre Rivet et de sa nièce, Mlle Dumoulin.

Du reste, je ne réponds rien sur la passion à laquelle vous imputez si
galamment mon silence, et je laisse cela à faire à Mlle Robineau, à
laquelle je pourrois également déplaire, en l'avouant ou en la
désavouant. C'est une personne trop parfaite pour qu'on en doute qu'elle
ne pût faire une conquête beaucoup plus difficile encore, et, d'un autre
côté, elle est trop sévère pour ne trouver pas mauvais qu'on se confesse
son esclave. C'est à elle à se prononcer là-dessus et à vous apprendre ce
que vous en devez croire. De moi, j'avouerai tout ce qu'elle voudra,
pourvu que ce ne soit pas que la passion que son mérite me pourroit avoir
donnée ne pût compatir avec celle que je dois au vôtre et qui m'a rendu
pour la vie, Mademoiselle, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

    CHAPELAIN.

_P.S._--Ayez agréable, s'il vous plaît, que monsieur votre frère lise ici
mes très-humbles baise-mains et les grâces que je lui rends très-humbles
de son souvenir et du beau et généreux sonnet dont il m'a jugé digne,
dans le petit nombre de ceux qu'il en a voulu gratifier en cette cour.


SARASIN A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[527].

  [527] Mss de Conrart, in-4º, t. XI.

  A la fin de 1650, date de cette lettre, Mme de Longueville était
  sur le point d'être assiégée dans Stenay par une armée
  victorieuse. «Elle était en proie à d'autres chagrins plus cruels
  encore pour une âme telle que la sienne. Elle venait de perdre à
  Stenay sa dernière fille âgée de quatre ans; et elle y reçut
  l'affreuse nouvelle que sa mère, qu'elle aimait tant, était morte
  à Chantilly le 4 décembre, succombant à l'excès de sa douleur et à
  la ruine de sa maison.» (V. C.)

  Mlle de Scudéry, qui venait de publier le cinquième volume du
  Cyrus, ne voulant pas l'envoyer directement à la princesse dans
  des circonstances aussi malheureuses, l'adressa à Sarasin, qui,
  étant attaché à la maison de Condé comme secrétaire des
  commandements du prince de Conti, avait suivi la duchesse à
  Stenay. Le volume était accompagné d'une lettre d'envoi; c'est à
  cette lettre que Sarasin répond.

    Du 30 décembre 1650.


N'attendez pas que je vous rende une lettre bien écrite pour celle que
vous m'avez envoyée et qui ne le sauroit être mieux. Rien n'est si
contraire au bel esprit que la guerre civile, et je vous supplie de
croire que MM. Brook et Rukling, avec qui nous sommes tous les jours de
conférence, ne sont pas de gens de l'Académie. De plus, vous savez,
Mademoiselle, vous qui savez tout ce qui se peut sçavoir des Muses, que
ces honnêtes filles chantent bien les combats, mais qu'elles ne suivent
pas les armées; que lorsque les dieux et celui même qui leur préside
vinrent à la charge devant Troye, elles demeurèrent sur le Parnasse, et
qu'enfin elles n'ont eu guères de démêlés que celui des Piérides pour des
chansons, ni guères pris de parti qu'entre Apollon et Marsyas pour la
lyre contre la flûte. Une personne donc d'aussi peu d'école que je suis
ne doit pas, ce me semble, prétendre à rien dire de beau ni s'efforcer
inutilement à rendre les choses plus agréables. Ce sera assez qu'elles le
soient par elles-mêmes, et vous vous contenterez, s'il vous plaît, que
je vous envoye une bonne lettre au lieu d'une belle. De cette sorte, je
suis fort assuré que ma réponse vous plaira, et que, pourvu que je vous
mande que votre esprit et votre zèle ont touché son Altesse, et qu'elle
est infiniment satisfaite de votre passion et de votre respect, vous
n'irez pas vous plaindre que je vous l'ai dit grossièrement, et ne
souhaiterez pas d'ornement où la simple naïveté a si bonne grâce. Que si
le soin de votre héros vous touche autant que le vôtre propre, et que
vous vouliez savoir s'il est autant estimé en cette cour qu'il le fut
autrefois de toutes celles de l'Asie, j'ai bien encore de quoi vous
plaire, et vous devez être contente de ce que jamais aucun des héros de
sa sorte n'a mieux été reçu de la divine personne à qui monsieur votre
frère l'a dédié. Le peu de temps que l'accablement de ses affaires et la
nécessité de ses grandes occupations lui laissent est employé à sa
conversation; et depuis huit jours[528] qu'on a apporté ici la cinquième
partie de ses aventures, il ne s'en est point passé qu'on n'ait donné
audience à Phérénice, à Orsane, ou à l'historien de Belesis[529]. Ces
personnes ont toujours été du petit coucher, et tant qu'elles ont eu
quelque chose à y dire, on ne les a interrompues que par des acclamations
et des louanges. N'est-ce pas là vous dire tout ce que vous sauriez
désirer de moi? Car, pour la continuation de mon amitié, dont vous me
faites la grâce de témoigner trop de joie, j'espère que son Altesse aura
bien la bonté de vous informer un jour si vos intérêts me sont chers et
si je sais bien estimer votre mérite. Vous avez sans doute beaucoup de
raisons de souhaiter que ce jour arrive bientôt, et vous devez vous
intéresser plus que je ne saurois dire à voir cesser la persécution de
cette illustre affligée. Si le ciel est juste, il préviendra les souhaits
que nous en faisons; et, comme ce seroit impiété d'en douter, il faut
croire que ce bonheur est proche et l'attendre avec tranquillité. Car
enfin je ne saurois penser que ni cette excellente princesse, ni ce
héros, pour qui vous avez une si légitime passion, étant innocents,
soient persécutés davantage; en un mot, cela me semble autant impossible
qu'à moi de cesser de vous honorer.

  [528] Le 22 décembre, à peu près avec la nouvelle de la perte de
  la bataille de Réthel, et de la marche de l'armée royale sur
  Stenay. (V. C.)

  [529] Personnages du tome V du _Cyrus_. (V. C.)

Je suis en vérité bien affligé de la mort de Mlle Paulet[530], et si je
juge de votre douleur par votre amitié, je suis assuré qu'elle est
extrême. Je vous demande de transmettre beaucoup de compliments et de
civilités de ma part à mesdames vos hôtesses[531], et si j'étois encore
assez bien parmi vos amis, je vous supplierois d'assurer Mme Aragonnais,
Mlle Robineau et Mlle Boquet de mes très-humbles services.

    SARASIN.

  [530] Amie intime de Mlle de Scudéry, une des personnes les plus
  distinguées de l'hôtel de Rambouillet. (V. C.)

  [531] Dames que recevait chez elle Mlle de Scudéry. (V. C.)


_La duchesse de Longueville crut devoir ajouter les lignes suivantes à la
lettre de Sarasin_:

C'est être bien hardie que d'écrire à une personne dont on a vu une
lettre comme celle que vous avez écrite depuis peu; et c'est l'être tout
autant que de placer son compliment dans une autre faite comme celle dans
laquelle je vous écris. Mais, comme je préfère la réputation d'être
reconnoissante à celle de bien écrire, j'abandonne de bon cœur la
première, pour n'être pas tout à fait indigne de l'autre, comme je le
serois sans doute si je pouvois savoir les constantes bontés de monsieur
votre frère et de vous, sans vous témoigner combien j'en suis touchée. Je
le suis encore si fort de vos ouvrages, et ils adoucissent si
agréablement l'ennui de ma vie présente, que je vous dois quasi d'aussi
grands remercîments là-dessus que sur la solide obligation que je vous ai
de n'avoir pas changé pour moi avec la fortune, et d'avoir bien voulu
soulager les maux qu'elle m'a faits par les biens que donne la
continuation d'une amitié comme la vôtre. Celle de vos hôtesses m'est si
considérable, que l'assurance que vous me donnez qu'elles en conservent
toujours un peu pour moi m'a causé une véritable satisfaction. Je vous
conjure de le leur dire de ma part, et qu'elles n'en peuvent avoir pour
personne qui les estime et qui les aime plus que je fais.


LA PRINCESSE SIBYLLE DE BRUNSWICK A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[532].

  [532] Cabinet de M. Jules Boilly.

  Sibylle-Ursule, fille du duc de Brunswick-Wolffenbuttel, épousa le
  13 septembre 1663 le duc Christian de Holstein-Glucksbourg. Elle
  mourut le 12 décembre 1671. C'était une femme distinguée sur
  laquelle on peut consulter Vehse, _Les Cours d'Allemagne_, et
  Havemann, _Histoire de Brunswick_. Elle était, ainsi que son
  frère, Antoine-Ulric, en correspondance avec Mlle de Scudéry. M.
  de Monmerqué a cité une autre lettre d'elle à la même, du 19
  décembre 1656, dans son article SCUDÉRY, de la _Biographie
  universelle_.


    Wolffenbuttel, 8 juillet 1654.

    Mademoiselle,

Si je considère ce que je suis, je confesse franchement qu'il n'y a rien
en moi qui soit digne de mériter les louanges que vous m'attribuez. Je
sais trop mon imperfection, et connois bien que par l'excès de votre
courtoisie et bonté ensemble, vous me veuillez par là encourager à imiter
les vertus que vous possédez. Je m'efforcerai de suivre pour le moins
leurs traces, si je ne les peux acquérir du tout. Que si vous avez parlé
à mon avantage à ceux qui ont l'honneur de votre amitié, je vous en
serois bien obligée, si ce n'est que je suis honteuse de ce que, par ma
mauvaise lettre, j'ai publié mes défauts. Je me console pourtant qu'étant
choisis de vous d'être dignes de votre amitié, ils auront assez de
générosité pour les excuser. Si ce n'est une vanité de vous renouveler
les offres de mon affection, comme une chose inutile à votre service, je
vous dirois que je ne changerai jamais la résolution que j'ai prise de
vous continuer les devoirs de ma bonne volonté, jusques à ce que par
votre faveur je vous en puisse témoigner les effets, puisque je fais
gloire d'être plus que personne du monde,

    Mademoiselle,
    Votre très-affectionnée,
    SIBYLLE URSULE DE BRUNSWICK.

_P. S._ Mes commandements ne s'étendent jusques à la Cour de France. Si
pourtant vous me permettez de vous prier de ne vouloir différer davantage
le contentement que tout le monde ici aura de voir la suite de votre
_Clélie_, je prends la liberté de vous en conjurer et pour le public et
pour votre propre gloire.



MÉNAGE A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[533].

  [533] En tête des _Œuvres de Sarasin_.

    1658.

    Mademoiselle,

Il n'y a personne au monde qui ait pour vous des sentiments plus
avantageux que moi. Je n'estime pas seulement, j'admire encore la beauté
de votre génie, la vivacité de votre imagination, la solidité de votre
jugement, les charmes de votre entretien, et ce nombre infini de rares
connoissances que vous possédez si éminemment. Mais si j'ai de l'estime
et de l'admiration pour les qualités de votre esprit, j'ai du respect et
de la vénération pour celles de votre âme, pour votre bonté, pour votre
douceur, pour votre tendresse, pour votre générosité, pour votre candeur,
et surtout pour cette incomparable modestie, qui, au lieu de cacher votre
mérite, le fait éclater davantage. Depuis que je reconnus en vous toutes
ces excellentes qualités, et je les reconnus dès la première fois que
j'eus l'honneur de vous entretenir, je vous ai toujours considérée comme
un des principaux ornements de notre siècle, et comme la plus grande
gloire de votre sexe.

Cependant, Mademoiselle, il est étrange que depuis ce temps-là je n'aie
point encore fait savoir au public l'estime particulière que je fais
d'une personne si extraordinaire, et qu'étant un des hommes du monde qui
vous honore le plus dans son cœur, je sois un des hommes du monde qui
vous ai le moins célébrée dans ses écrits. Quoique ma conscience ne me
reproche rien de ce côté-là, et que mon silence ne soit qu'un effet de
mon admiration, je ne laisse pas d'avoir quelque honte d'être si
longtemps à vous rendre l'hommage que vous doivent ceux qui font
profession d'honorer publiquement le mérite et la vertu. En attendant que
je puisse vous rendre cet hommage par quelques-uns de mes écrits, qui ne
soient pas tout à fait indignes de vous, l'amitié qui étoit entre feu M.
Sarasin et moi m'ayant obligé de prendre soin et du recueil et de
l'édition de ses ouvrages, je prends la liberté de vous en faire une
offrande. Je suis assuré que je ne fais rien en cela contre l'intention
de l'auteur, et que, comme vous étiez l'objet éternel de ses louanges et
de ses respects, s'il eût publié lui-même ses œuvres, et plût à Dieu que
sa mort précipitée n'eût pas privé le monde de cet avantage, il les eût
publiées sous cette même protection que je vous demande. Je veux croire
aussi, Mademoiselle, que je ne fais rien en cela qui vous soit
désagréable, et que vous ne rejetterez pas mon offrande, non-seulement à
cause de cette amitié tendre et officieuse que vous avez toujours eue
pour M. Sarasin, mais aussi à cause de l'estime extraordinaire que vous
avez toujours faite des productions de son esprit. J'ose bien vous dire
qu'elles sont en effet très-dignes de votre approbation. L'ordre y paroît
parmi l'abondance. Elles brillent de tous côtés d'esprit et d'invention.
On y voit une variété agréable. On y voit de la prose et des vers en tout
genre et en toutes langues. On y voit partout une facilité merveilleuse;
et si on y remarque en quelques endroits des négligences, ces négligences
ne sont pas même sans quelque agrément. Mais je dois me souvenir que
j'écris une lettre et non pas un panégyrique ou une apologie; et que de
louer ou de défendre davantage les œuvres de M. Sarasin, ce seroit
entreprendre sur M. Pellisson, qui les a si excellemment et louées et
défendues dans son admirable préface. Je n'ai donc plus qu'à vous
supplier de recevoir avec votre bonté ordinaire ces précieux restes de
notre cher et illustre ami, et de regarder le soin que j'ai pris de les
recueillir, non-seulement comme un effet du zèle que j'ai pour la gloire
d'un homme qui m'a donné tant de marques éclatantes de son affection,
mais aussi comme un témoignage de la passion ardente et respectueuse avec
laquelle je suis,

    Mademoiselle,

    Votre très-humble
    et très-obéissant serviteur,

    MÉNAGE.


P. CORNEILLE A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[534].

  [534] Mss Conrart, in-fo, t. IX, p. 859.

    A Rouen, 16 décembre 1659.

L'incomparable Sapho est suppliée de mander son avis à l'illustre
Aspasie, touchant deux épigrammes faits[535] pour une belle dame de sa
connoissance[536], qui, par un accès d'estime, avoit baisé la main
gauche de l'auteur. Il y a partage pour juger lequel est le plus galant:
l'un a plus d'essor de pensée, et l'autre a quelque chose de plus simple
et plus naturel.

  [535] Ce mot était encore quelquefois masculin.

  Voici les deux pièces dont il est ici question, publiées pour la
  première fois en 1660, sous le nom de Corneille, dans la 5e partie
  des _Poésies choisies_:

  I

    Mes deux mains a l'envi disputent de leur gloire,
            Et dans leur sentiment jaloux
            Je ne sais ce que j'en dois croire.
            Philis, je m'en rapporte à vous:
            Réglez mon avis par le vôtre.
            Vous savez leurs honneurs divers:
    La droite a mis au jour un million de vers,
    Mais votre belle bouche a daigné baiser l'autre.
    Adorable Philis, peut-on mieux décider
            Que la droite lui doit céder.

  II

    Je ne veux plus devoir à des gens comme vous;
    Je vous trouve, Philis, trop rude créancière.
    Pour un baiser prêté, qui m'a fait cent jaloux,
    Vous avez retenu mon âme prisonnière.
    Il fait mauvais garder un si dangereux prêt;
    J'aime mieux vous le rendre avec double intérêt,
    Et m'acquitter ainsi mieux que je ne mérite;
    Mais à de tels paiemens je n'ose me fier,
    Vous accroîtrez la dette en vous laissant payer,
    Et doublerez mes fers si par là je m'acquitte.
    Le péril en est grand, courons-y toutefois,
    Une prison si belle est bien digne d'envie;
    Puissé-je vous devoir plus que je ne vous dois,
    En peine d'y languir le reste de ma vie.

  [536] L'abbé Granet nomme Mlle Serment, née à Grenoble vers 1642,
  morte à Paris vers 1692, comme celle à qui s'adressaient les deux
  épigrammes, ou plutôt les deux madrigaux de Corneille. Elle était
  liée avec Mlle de Scudéry, et aussi avec Quinault, Maucroix,
  Pavillon, etc.


RÉPONSE DE L'INCOMPARABLE SAPHO.

    [1659.]

            Si vous parlez sincèrement
    Lorsque vous préférez la main gauche à la droite,
    De votre jugement je suis mal satisfaite:
    Le baiser le plus doux ne dure qu'un moment;
    Un million de vers dure éternellement,
        Quand ils sont beaux comme les vôtres;
        Mais vous parlez comme un amant,
        Et peut-être comme un Normand:
        Vendez vos coquilles à d'autres[537].

  [537] Comme le fait remarquer M. Marty-Laveaux, cette expression
  se retrouve dans une lettre de Mlle de Scudéry au Mage de Sidon,
  du 21 octobre 1658. Nul doute d'ailleurs que ces vers ne soient
  d'elle et que la lettre de Corneille ne lui soit adressée.


CHARPENTIER A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[538].

  [538] Donné par M. de Monmerqué, d'après l'original faisant
  partie de son cabinet, dans les éditions de 1835 et de 1854 des
  _Historiettes de Tallemant des Réaux_.

    Mercredi, à onze heures du matin [1659].

    Mademoiselle,

Je reçus hier au soir fort tard le billet que vous m'avez fait l'honneur
de m'écrire.... Si le temps l'eût permis, je vous en aurois remerciée sur
l'heure même, car il est impossible de retenir un ressentiment si juste.
Vous avez trop payé l'ouvrage que j'ai pris la hardiesse de vous
offrir[539]; l'estime que vous en faites est assurément au-delà de son
mérite, et je ne puis attribuer les louanges que vous lui avez données,
qu'à la cause même que vous m'en découvrez en reconnoissant qu'il parle
d'un de vos plus anciens amis. Je le sais, Mademoiselle, que Cyrus est
un de vos amis, et que votre amitié est une de ses plus glorieuses
aventures; c'est en cette considération que son nom est dans les plus
belles bouches de France, et qu'il sert maintenant d'entretien au monde
poli, qui autrement ne le connoîtroit guère:

    Et moi qui le connois assez parfaitement,
        Si vous en croyez mon serment,
    J'aurois eu peu de soin de relever sa gloire,
    Quoiqu'il ait autrefois mille peuples soumis,
    Si je n'avois appris ailleurs que dans l'histoire,
    Qu'il possède l'honneur d'être de vos amis.

  [539] La traduction de la _Cyropédie_ par Charpentier, qui est de
  1659, donne la date de cette lettre.


BRÉBEUF A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[540].

  [540] Cette lettre a été imprimée sans date, dans les _Œuvres de
  Brébeuf_, 1664, t. I, p. 64, mais nous avons pu la collationner
  et la compléter sur l'original qui fait partie du cabinet de M.
  Boutron.

    Rouen, 24 août [1660].

    Mademoiselle,

Je meurs de honte d'avoir été malade lorsque je me sentois
indispensablement obligé à vous remercier de toutes les belles choses que
j'ai trouvées dans votre lettre, et j'ai une confusion si grande de
m'être laissé prévenir à vos civilités et d'avoir tant différé à vous les
rendre, que j'ai peine à me pardonner mon indisposition, et à ne faire
pas d'une fièvre de huit ou dix jours[541] une faute inexcusable. Mais,
à vous parler ingénûment, je vous avoue, Mademoiselle, que, dans ma
meilleure santé, il me seroit assez difficile de trouver des termes pour
vous expliquer tout le ressentiment que j'ai de l'honneur que vous me
faites. Vous me louez avec des paroles si riches et d'un air si
parfaitement obligeant qu'il m'est presque impossible d'y répondre comme
je dois et comme je le souhaite. Cependant, ce qui seroit pour d'autres
que vous le dernier effort de la générosité n'est que votre style
ordinaire. C'étoit assez du témoignage public que vous m'en aviez donné,
sans y ajouter encore cette preuve particulière. Je me souviens,
Mademoiselle, de l'obligation que vous a l'interprète de Lucain. Je sais
que c'est à votre recommandation seule que ce divin génie[542], qui
produit toujours et ne s'épuise jamais, a trouvé le secret de le faire
vivre près de trois mille ans avant sa naissance, et qu'un art si
ingénieux et si admirable peut encore le faire vivre plus de trois mille
ans après sa mort. Un esprit de cette force a pouvoir sur tous les temps
aussi bien que sur tous les pays; le passé et l'avenir en relèvent
également, et comme j'ai osé croire enfin, sur la foi de mes amis, qu'il
a pensé à moi quand il a parlé du traducteur de la Pharsale, je me
persuade aisément qu'avec trois paroles il a mis du moins trente siècles
entre moi et ce fâcheux genre de trépas qui tue encore après qu'on n'a
plus de vie. N'étoit-ce point assez, Mademoiselle, d'avoir ménagé pour
moi un privilége si peu commun et une faveur si extraordinaire, et en
falloit-il davantage pour obliger de la plus excellente manière un
malheureux inconnu qui ne vous peut être considérable que parce qu'il
vous doit beaucoup, et qui ne mérite les grâces que vous lui faites que
parce qu'il en a déjà reçu d'autres de vous? Sans doute il n'y en avoit
que trop pour occuper toute la reconnoissance dont un esprit est capable,
et je vois pourtant que ce qui étoit trop pour moi n'a pas encore été
assez pour vous. Lorsque je m'entretenois avec ressentiment et avec
respect de cette bonté excessive avec laquelle vous avez bien voulu
agréer les _Entretiens solitaires_[543], et que je croyois beaucoup
moins vous avoir fait un présent que l'avoir reçu, il se trouve que vous
me remerciez encore de l'honneur qu'il vous a plu me faire, et que vous
me récompensez avec soin de l'obligation que je vous ai: ce sont là,
Mademoiselle, de ces beaux excès qui ne sont guère connus dans le monde,
et qui ont besoin d'un exemple aussi puissant que le vôtre pour s'établir
parmi nous.

  [541] Les Bulletins de Clément à la Bibliothèque nationale
  renferment ce passage sur Brébeuf: «Malgré une fièvre maligne et
  opiniâtre de vingt années, il a fait des ouvrages qui ont paru le
  fruit d'une santé parfaite.»

  [542] A travers l'obscurité prétentieuse des lignes qui suivent,
  il y a deux points qui nous paraissent hors de doute.

  1º Brébeuf avait à Mlle de Scudéry des obligations qu'il avoue ici
  hautement.

  2º La principale de ces obligations paraît être d'avoir été
  recommandé par elle au grand Corneille, leur compatriote à tous
  deux, qui aurait loué et encouragé sa _Traduction de la Pharsale_.

  Ajoutons que ces rapports entre les deux poëtes, dont on trouve la
  trace dans les lettres de Brébeuf, p. 19, 103, 212 et 213 du
  volume de ses _Œuvres_, cité plus haut, reçoivent une
  confirmation singulière de ce fait, non assez remarqué,
  qu'indépendamment de leur prédilection commune pour Lucain, il
  leur est arrivé plusieurs fois de se rencontrer sur le même
  terrain, témoin les vers de l'un et de l'autre sur _l'art
  ingénieux_ de l'écriture, et l'épitaphe qu'ils ont consacrée,
  presque littéralement dans les mêmes termes, _A une dame
  vertueuse_, Élisabeth Ranquet. Voy. _Poésies diverses de Brébeuf_,
  1662, p. 219, et _Œuvres de Corneille_, édition Hachette, t. X,
  p. 133.

  [543] Ils parurent dans le courant de l'année 1660, et Brébeuf
  mourut l'année suivante.

Mais, bien que je me laisse flatter au dernier point au jugement
avantageux que vous faites de moi et à une approbation qui ne me promet
pas moins que celle de tout Paris ou même de toute la France, je conserve
du moins encore assez de modération dans ma bonne fortune pour ne
consentir pas entièrement à toutes les louanges que vous me donnez. Je me
défends autant que possible d'une si pressante et si douce tentation de
vanité, et je me dis à toute heure que, pour laisser descendre votre
estime jusqu'à moi, il faut assurément que vous ayez pris plaisir à vous
cacher tout ce que vous êtes. Je ne suis pas si étranger en mon pays que
je ne sache un peu en quels termes les honnêtes et les habiles gens
parlent de vous; ce n'est pas, à leur gré, dire assez tout ce qu'ils en
pensent, que de publier en tous lieux qu'ils vous regardent comme le
miracle de notre siècle, et pour moi, qui prends quelquefois la liberté
de mêler ma voix à la leur et de parler le même langage, je puis dire
que j'avance cette vérité avec d'autant plus de plaisir que je n'ai
encore vu personne qui ait osé la contredire. Après cela, Mademoiselle,
il semble qu'il ne vous doit point être permis de rien estimer, et que
c'est usurper en quelque façon sur le droit des personnes qui sont
infiniment au-dessous de vous que de vous résoudre à parler si
avantageusement,

    Mademoiselle,
    De votre très-humble, très-obéissant,
    et très-obligé serviteur,

    BRÉBEUF.


LA CALPRENÈDE A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[544].

  [544] Cabinet de M. Boutron.

    A Vatimesnil, 12 septembre 1661.

Comme je sais la part que vous avez prise au malheur de M. le
Surintendant, je veux bien, Mademoiselle, vous témoigner la douleur que
j'en ai, et à laquelle je suis trop obligé par le souvenir des
obligations que je lui ai, et à M. Pellisson aussi, qui, à ce que j'ai
appris, est enveloppé dans sa disgrâce. Je voudrois au prix de mon sang
être en état de leur témoigner ma reconnoissance, et parce qu'on m'a
mandé qu'on envoie Mme la Surintendante à Limoges, et que j'ai en ce
pays-là des parents et des amis assez considérables, je vous supplie de
me mander si vous croyez qu'il y ait lieu de les employer pour son
service, et qu'elle en puisse recevoir d'eux dans sa mauvaise fortune,
afin que je leur écrive pour les obliger à lui rendre toutes les
assistances qui leur seront possibles. Faites-moi, s'il vous plaît, la
grâce de m'en écrire un mot le plus tôt que vous le pourrez, et de
l'envoyer à la poste de Normandie avec l'adresse: Au Tillier; et croyez,
s'il vous plaît, que ni dans cette affaire, ni dans aucune autre, il ne
vous arrivera jamais rien où je ne m'intéresse, comme un homme qui vous
honore et vous honorera toute sa vie de tout son cœur.

    LA CALPRENÈDE.


CORBINELLI A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[545].

  [545] M. de Monmerqué nous a conservé cette lettre, dont il
  possédait l'original. «Corbinelli, dit-il, ami de Mlle de
  Montalais, avait été dépositaire des lettres du comte de Guiche à
  Madame. Il eut la faiblesse de les remettre au marquis de Vardes
  qui en abusa. Ce zèle exagéré pour un ami qui en était peu digne
  lui fit partager sa disgrâce.»

  Jean Corbinelli, d'une famille originaire de Florence, établie en
  France depuis deux générations, mourut à Paris, centenaire,
  dit-on, le 19 juin 1716. Il était ami intime de Mlle de Scudéry et
  de Mme de Sévigné.

    De ma prison (Montpellier),

    7 septembre [1665].

Votre générosité ordinaire seroit bien bizarre d'oublier un ami qui,
pendant dix-huit mois d'une prison très-rigoureuse, a pensé à vous comme
les amants font à leurs maîtresses: j'ai tant de fois songé à tout ce que
nous avons fait, à tout ce que nous avons dit sur un certain sujet! J'ai
fait mon cours de beaux sentiments, de générosité, d'amitié parfaite,
pendant tout le temps de cette affaire, et il est vrai que j'ai appris
cette grande science, non-seulement à vous entendre, mais encore à vous
voir faire, et en faisant de petites choses sur le modèle des grandes, ou
que vous machiniez ou que vous exécutiez, ou du moins que vous méditiez.
Auriez-vous donc oublié un homme qui étudioit votre âme et votre esprit
avec tant d'application, d'admiration et de plaisir? Je ne le crois pas,
quoique les apparences soient fortes, car vous ne m'avez pas écrit sur la
liberté presque entière que le Roi m'a si bénignement accordée. Je ne
tiens plus qu'à un filet, et je ne suis en prison que parce que je ne
pourrois pas sortir d'un grand château si je le voulois; mais aussi je ne
le voudrais pas, tant que M. de Vardes sera dans le sien; si bien qu'au
vrai je ne suis prisonnier que vraisemblablement et par métaphore,
etc....


LE P. RAPIN A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[546].

  [546] Pièce de l'_Isographie_.

    Dimanche 22 novembre 1665.

    Mademoiselle,

J'ai bien du déplaisir, Mademoiselle, de ne pouvoir aller moi-même vous
faire mes compliments sur _la Tubéreuse_[547] que vous m'avez fait la
grâce de me donner. En vérité, elle a plus de grâce et de beauté dans vos
vers que dans son original de sa nature. Tout ce qui passe par vos mains
se perfectionne, et c'est un de vos admirables talents de donner de la
grâce à tout ce que vous touchez. Je ne puis m'empêcher de vous témoigner
ma joie des douceurs qui reviennent à votre ami M. de Pellisson, après
tout ce qu'il a souffert. Vous voulez bien demander à M. Mesnager qu'il
veuille me mener le voir, car j'en ai grande impatience. Je suis avec mes
respects ordinaires à vous, Mademoiselle,

    RAPIN,
    de la Compagnie de Jésus.

  [547] _La Tubéreuse, à Célie le jour de sa fête_, pièce de vers
  de Mlle de Scudéry. Voyez-la aux _Poésies_.


FRANÇOIS DE BEAUVILLIERS, DUC DE SAINT-AIGNAN, A MADEMOISELLE DE
SCUDÉRY[548].

  [548] Provenant du Cabinet de M. de Monmerqué. D'après une note
  de sa main, Beauvilliers répond à un billet par lequel Mlle de
  Scudéry lui faisait part de la liberté que Pellisson (Acante)
  venait d'obtenir par lettres du roi du 16 janvier 1666.

    25 janvier [1666].

Revoir le généreux Acante en liberté, recevoir de l'illustre Sapho les
glorieuses marques d'un souvenir qui pourroit rendre heureux les plus
infortunés de la terre, et goûter ces plaisirs en un même jour, c'est
presque trop à la fois pour un cœur aussi tendre et aussi sensible que
le mien. Il devroit au moins avoir le temps de se reconnoître, avant que
d'en témoigner sa satisfaction, dans l'agréable désordre où le met cette
double surprise; mais auroit-il pu reconnoître dignement les biens dont
il est comblé, s'il avoit voulu attendre à vous rendre grâces qu'il se
fût reconnu? J'aime mieux exprimer ma joie avec moins d'éloquence, et
pendant que l'obligeant Acante est allé voir ce grand Roi duquel il a si
bien parlé, assurer l'incomparable Sapho de l'estime et du respect que
j'aurai toujours pour elle. Je pars demain à mon tour, jusques à mercredi
au soir, et j'espère vous aller assurer jeudi en famille du pouvoir
absolu que vous aurez toujours et sur ma famille et sur moi. En vérité
Artaban[549] trouve plus de gloire à se dire à vous, Mademoiselle, que
le fils de Pompée n'en acquit sous ce nom chez les Parthes et les Mèdes.

  [549] Artaban est le nom qui, parmi les beaux esprits et dans la
  société précieuse, désignait le duc de Saint-Aignan, et qu'il
  prenait lui-même quelquefois dans ses lettres. Artaban, fils de
  Pompée, est un des personnages chevaleresques de la _Cléopâtre_
  de La Calprenède.


LE P. VERJUS A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[550].

  [550] Cabinet de M. Gauthier-la-Chapelle.

    Le 12 décembre [1666].

Un prêtre tel quel a voulu, Mademoiselle, que j'eusse l'honneur de vous
envoyer la Vie d'un saint prêtre qu'il a fait imprimer. Le prêtre tel
quel s'appelle M. de Saint-André, et le bon prêtre s'appeloit M. Le
Nobletz. Si vous m'en croyez, vous n'en apprendrez pas davantage et vous
laisserez la lecture de ce livre à d'autres moins curieux de belles
lectures que vous.

Ne laissez pas, s'il vous plaît, Mademoiselle, de me savoir quelque gré
de ce que je suis exact à m'acquitter des plus petites commissions qu'on
me donne, jusqu'à vous envoyer un livre aussi mal écrit et aussi peu
considérable que l'est celui-ci[551]. Vous jugerez, s'il vous plaît, de
la joie que j'aurois d'obéir à une personne pour qui j'ai autant de
respect et d'admiration que j'en ai pour vous.

    VERJUS.

  [551] C'est probablement par pure modestie que le P. Verjus
  parlait ainsi du livre qu'il adressait à Mlle de Scudéry, car
  c'est lui-même qui publiait en 1666, sous le pseudonyme de l'abbé
  de Saint-André, la _Vie de Michel Le Nobletz, prêtre et
  missionnaire en Bretagne_.


L'ÉVÊQUE DE DIGNE (FORBIN-JANSON) A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[552].

  [552] Cette lettre, ainsi que la suivante, nous a été communiquée
  par M. le comte de Clapiers, à Marseille.

  Sur Mgr de Forbin-Janson et sur les longues relations qui
  existèrent entre lui et Mlle de Scudéry, Voy. la _Notice_, p. 24.
  Nous renouvelons ici l'expression du regret de n'avoir pu
  retrouver aucune des nombreuses lettres qu'elle lui adressa
  pendant une période de plus de cinquante années.


    A Aix, le 4 février 1668.

Le billet que vous m'avez envoyé a été suivi d'une lettre du P. Annat qui
m'écrit par ordre du Roi que Sa Majesté me nomme à l'évêché de Marseille.
Je ne vous désavoue pas que je n'aie une joie sensible de me voir honoré
de cette nouvelle marque de l'estime qu'un prince aussi éclairé que le
nôtre a témoignée pour ma personne en cette rencontre. Mais je vous prie
de croire que la part que vous prenez en ce qui me touche redouble mon
contentement par celui qui vous en demeure. Pensez-vous que je connoisse
si peu l'honneur qu'il y a d'être de vos amis, que je ne m'estime
infiniment heureux de passer pour tel, particulièrement dans l'esprit de
M. de Pellisson? Comme les lumières qu'il a le rendent plus capable de
pénétrer dans les vôtres que qui que ce soit, il ne sauroit douter que
les personnes que vous aimez n'aient du mérite, parce qu'il sait qu'il
n'y a que le mérite seul qui puisse attirer votre amitié. Cependant vous
me l'avez donnée par un pur effet de votre bonté, et je rougis de
confusion d'en être si peu digne. C'est ce qui m'oblige à vous en
demander la continuation avec plus d'ardeur, et vous assurer,
Mademoiselle, qu'il n'y a rien dans le monde que je souhaite davantage
que d'être un peu aimé de la merveille de notre siècle.

    L'ÉVÊQUE DE DIGNE.


LE MÊME A LA MÊME.

    Aix, 12 février 1668.

Je voudrois bien, Mademoiselle, que la fortune me donnât lieu de vous
faire voir combien je suis sensible à la part que vous prenez en ce qui
me touche. En vérité, j'ai toute la confusion du monde d'avoir si peu
d'occasion de m'employer pour votre service. Une bonne et généreuse amie
comme vous doit avoir pitié de ma gratitude, et ne me laisser pas
toujours souhaiter inutilement de vous être utile. Le Roi ne pouvoit pas
me donner un établissement plus doux et plus considérable; vous le
connoissez, Mademoiselle, mieux que personne. Je l'estimerois infiniment
davantage si je pouvois être assez heureux de vous y voir quelque jour.
J'ai bien de la joie d'apprendre le rétablissement de la santé de notre
illustre amie: Dieu nous la conserve, et vous donne le moyen de vous
faire connoître combien je vous honore!

    L'ÉVÊQUE DE DIGNE.


DUC DE SAINT-AIGNAN A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[553].

  [553] Cette lettre et la suivante, qui avaient passé du cabinet
  de M. de Monmerqué dans celui de M. Rathery, ont été communiquées
  par ce dernier à l'éditeur des _Lettres de Mme de Sévigné_,
  édition Hachette.


    Du 6 [avril 1668].

Je ne sais, Mademoiselle, de quelle manière je dois répondre à votre
obligeante lettre, après avoir même demeuré assez longtemps sans y avoir
répondu. Sera-ce en vous rendant mille très-humbles grâces de l'utilité
de l'avis qu'il vous a plu de me donner? Sera-ce de votre admirable
quatrain dont toute la cour est charmée? En vérité je crois que je ne
dirai rien de tout cela, et que je ne vous parlerai que de la belle
Lionne, mais si peu apprivoisée, à qui l'on a dédié la fable du _Lion
Amoureux_[554]. Puisque quand on la voit on ne sauroit regarder autre
chose, croyez-vous que quand on s'en entretient on puisse aisément
changer de discours? A propos de cette belle Lionne, puisque lionne il y
a, je vous en veux faire une petite histoire. J'étois l'autre jour dans
votre cabinet, et, quoiqu'on ne puisse vous y voir trop tôt, ni vous y
attendre avec trop d'impatience, je faillis à vous vouloir mal, lorsque
vous me détournâtes de la contemplation du beau portrait que vous en
avez. Je sais bien que l'aventure du lion ne lui est point arrivée,
qu'elle a de belles et bonnes dents, et sais mieux encore que mon respect
me mettra toujours à couvert de ses ongles. Mais, Mademoiselle, à quoi
vous jouez-vous de me louer? Vous prenez quelque intérêt en ma gloire, et
vous m'allez rendre si vain que je ne serai plus digne de votre estime.
Connoissez un peu mieux, malgré votre modestie, ce que c'est d'être loué
par l'illustre Sapho, de qui l'approbation peut faire l'estime et la
félicité de tous ceux qu'il lui plaira; et croyez que personne n'y est
plus sensible ni ne la reçoit avec plus de respect et n'en est pourtant
moins digne qu'Artaban.

  [554] Mlle de Sévigné, à qui La Fontaine a dédié cette fable.
  Elle fait partie du premier recueil des _Fables de La Fontaine_
  qui contient les six premiers livres; elle commence le quatrième.
  Ce recueil ayant été achevé d'imprimer le 31 mars 1668, cette
  date donne à peu près celle de la lettre.


LE MÊME A LA MÊME.

    Du 19 avril 1668.

Ce n'est rien, Mademoiselle, d'être sorti de dessous ce monceau de
buffles, de pistolets, de bottes et de baudriers qui marquoient tant la
guerre à la veille de la trêve et peut-être de la paix; je suis retombé
de fièvre en chaud mal; de plus savants diroient de Scylle en Charibde;
enfin ce que je veux dire, et que je ne dis point trop bien, c'est
qu'après la troupe j'ai fait l'équipage de mon fils[555]; que la batterie
de cuisine est une autre chose que celle des canons; que l'amour a son
brandon, son bandeau, son arc, son carquois et ses flèches; que Mars a
son dard, son bouclier, son casque et son cimeterre; mais que Comus a ses
pots, ses plats et ses bouteilles. Il faut de tout à un guerrier, et
pendant qu'on songe à l'équiper, on peut oublier jusques à l'illustre
Sapho et jusques à la belle Lionne. Mais à propos de la belle Lionne,
celui qui vient d'imposer aux lions un joug qu'ils ont voulu éviter[556],
en parla, il n'y a que peu de jours, d'une manière fort agréable pour moi
et fort glorieuse pour elle. Cet éloge fut publié, et ni elles ni nous ne
le demandons pas particulier[557]. La seule vérité le tira de sa bouche
et la seule vérité le tire de ma plume. Pour vous, généreuse Sapho, vous
savez combien de pouvoir vous avez sur Artaban: il ne tiendra qu'à vous
que vous n'en ayez des marques dans toutes les occasions où il vous
plaira de l'employer.

  [555] Paul de Beauvilliers, comte de Saint-Aignan, depuis duc de
  Beauvilliers.

  [556] Le Roi venait de faire en personne la conquête de la
  Franche-Comté. Le comté de Bourgogne, ou Franche-Comté, portait
  d'azur semé de billettes d'or au lion de même.

  [557] Le Roi, en parlant à Saint-Aignan de Mlle de Sévigné _d'une
  manière fort glorieuse pour elle_, faisait allusion sans doute à
  sa sagesse, à sa vertu, à son indifférence. Cette indifférence
  était bien connue avant que La Fontaine n'en parlât dans le _Lion
  amoureux_; Bensserade l'avait déjà célébrée dans le Ballet de la
  _Naissance de Vénus_, dansé à la cour en 1665, et où Mlle de
  Sévigné représentait _Omphale_. On adressait les vers suivants à
  la reine de Lydie:

    Blondins accoutumés à faire des conquêtes,
    Devant ce jeune objet si charmant et si doux,
          Tout grands héros que vous êtes,
    Il ne faut pas laisser pourtant de filer doux.
    L'ingrate foule aux pieds Hercule et sa massue;
    Quelle que soit l'offrande, elle n'est point reçue:
    Elle verroit mourir le plus fidèle amant,
    Faute de l'assister d'un regard seulement.
    Injuste procédé, sotte façon de faire,
    Que la pucelle tient de madame sa mère,
    Et que la bonne dame, au courage inhumain,
    Se lassant aussi peu d'être belle que sage,
    Encore tous les jours applique à son usage,
          Au détriment du genre humain.

  C'était à la fois faire l'éloge de la fille et de la mère. Il
  fallait au surplus que cette _indifférence_ naturelle ou affectée
  fût bien vraie, puisque Mme de Sévigné dans une de ses lettres à
  sa fille, du 22 septembre 1680, lui dit: «D'abord on vous craint,
  vous avez un air assez dédaigneux.»


PELLISSON A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[558].

  [558] Pellisson, _Œuvres diverses_, Paris, 1735, t. II, p. 402.
  _Lettres historiques_, 1729, 3 vol. in-12.

  Nous choisissons cette lettre et la suivante dans une longue série
  de lettres à la même, s'étendant du 14 octobre 1668 au 1er mai
  1677. La plupart ne sont que des Gazettes de la guerre et ne
  renferment presque rien de personnel à Mlle de Scudéry.


    A Chambord, le 14 octobre 1668.

Je suis persuadé, Mademoiselle, qu'on vous a écrit qu'il n'y a point de
maison royale qui soit d'un dessin plus noble et plus magnifique que
Chambord. Le parc et la forêt qui l'environnent sont remplis de vieux
chênes, droits et touffus, qui ont été consultés autrefois. Si les
anciens arbres n'avoient été condamnés par un jugement équitable à un
éternel silence, si l'obscurité de leurs oracles, et l'indiscrétion avec
laquelle ils trahissoient les secrets des amans n'avoient obligé les
dieux à les réduire à servir seulement pour l'ombrage et la fraîcheur, il
y a sans doute beaucoup d'apparence que ceux de Chambord parleroient plus
clairement que de coutume, et qu'ils décideroient en faveur de ce qu'ils
voyent aujourd'hui, quoiqu'ils ayent eu l'honneur d'aider aux plaisirs de
François Ier, dont la grandeur et la magnificence n'ont pu être
surpassées que depuis quelques années. Le temps a été admirable, contre
l'ordre des saisons, depuis que le Roi est parti de Saint-Germain....

Le Roi et la Reine sont allés assez souvent à la chasse. Rien n'est égal
à la magnificence de tous les équipages et au bonheur avec lequel on a
pris tout ce qu'on a attaqué. Les plus grands cerfs ont à peine duré une
demi-heure..........

Vous verrez des descriptions régulières, belles et exactes d'une fête
superbe et très-galante, que le Roi donna à la Reine et aux Dames, il y a
quatre jours, à Herbaud[559]. Les Dames se promenèrent à cheval dans le
parc; vous ne sauriez vous imaginer leur bonne grâce, leur air, leur
ajustement, ni la surprise avec laquelle je les aperçus dans un endroit
du bois....

              Aussitôt que je les vis
            Tous mes sens furent interdits:
          Elles étoient aussi fières que belles.
    Ce n'est pas sans raison; quelques-unes d'entr'elles
              Ont fait des coups bien hardis;
            J'admire leur audace extrême,
        Mais je crains bien un jour pour elles même,
        Et tels vainqueurs, après leurs grands exploits,
    Peuvent être vaincus eux-mêmes quelquefois.
    Plus la conquête est grande, et moins elle est parfaite,
    Et leur victoire a bien de l'air d'une défaite[560].

  [559] Ou plutôt Herbault, à 17 kilom. de Blois. Le château
  actuel, qui appartient à M. le marquis de Rancongne, a été rebâti
  sous Louis XV. M. d'Herbault, dont il est question dans la
  lettre, devait être l'intendant de marine de ce nom.

  [560] Ces derniers vers, dit M. Saint-Marc Girardin, sont
  évidemment une allusion aux nouvelles amours du roi et à
  l'avénement prochain, sinon encore accompli, de Mme de Montespan.
  _Journal des Savants_, 1870, p. 373.

Le Roi, la Reine et les Dames descendirent de cheval. Ils entrèrent dans
une salle fort éclairée, où on dansa assez longtemps. Je ne puis me
résoudre à vous entretenir de la beauté des Dames, de la diversité, de la
commodité des appartemens. Je pourrois bien vous dire comme étoit
Herbaud, un moment avant que le Roi y fût arrivé; mais tout parut en un
moment changé par un enchantement admirable....

Je suis persuadé que M. d'Herbaud n'eut pas connu lui-même sa maison, et
que, pour peu qu'il eût eu de disposition à se flatter, il se fût imaginé
qu'il était devenu le maître du Louvre ou des Tuileries. Je vous assure
qu'il me semble tous les jours que Le Brun, Mansart et Le Nostre ont
employé tout leur talent et leur savoir dans les lieux où le Roi passe.

            S'il s'avisoit d'entrer jamais
            Dans le médiocre palais
            Où vous régnez dans les tournelles,
    La maison aussitôt deviendroit des plus belles,
    Le vilain vestibule en seroit honoré,
      L'obscur degré seroit tout éclairé,
            Le passage seroit paré.
            Que de lustres dans les ruelles!
    Le cabinet enfin nous paroîtroit doré.

On passa, après que le bal fut fini, dans une orangerie qu'on avoit
préparée pour un souper magnifique. La disposition des ornemens, des
lumières, des buffets et des services, étoit admirable. M. le Maréchal de
Bellefonds, qui, comme vous savez, est propre à plus d'une chose, avoit
fait entremêler des festons de pampres chargés de muscats, avec des
orangers fleuris, et on avoit disposé au-dessus une confusion si
agréable, qu'il sembloit que le hasard y eût fait naître les plus beaux
fruits de la Touraine; on avoit eu même quelque égard aux nuances, et
ceux de la Cour, qui sont les plus savans et les plus profonds en ces
matières, n'y trouvèrent rien à reprendre......

Vous savez, Mademoiselle, que rien n'est si périlleux que les inventions.
Je ne voudrois pas m'attirer ceux qui les hasardent, car le nombre en est
infini; mais il est vrai qu'on ne peut s'imaginer le succès heureux de
celles dont je viens de vous parler, où l'on avoit pris un soin si exact
de contenter tous les sens, qu'on n'a jamais vu une fête préparée en si
peu de tems, avec tant de grandeur et de politesse.

Le Roi en donna avant-hier une autre dans le château de Blois, dont vous
connoissez la réputation. Tout y étoit merveilleusement bien entendu. Je
pourrois faire une description très-pompeuse du lieu qu'on avoit choisi,
de l'abondance et de mille autres circonstances; elle n'avoit rien
d'humain et d'ordinaire. Je ne suis cependant tenté en aucune manière de
la comparer aux festins des Dieux. Il me semble qu'il n'est pas
impossible, sans en faire mention, de parler dignement de leurs Majestés.
Toutefois, sur un pareil sujet,

    Un silence prudent doit être mon partage.
    Je crains de profaner ses exploits glorieux.
    Quelques foibles auteurs sans doute feroient mieux
    De prendre ce parti respectueux et sage.
    Ils font bien moins connoître à la postérité
    La grandeur du héros que leur témérité.


PELLISSON A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY.

    A Landrecy, 6 mai 1670.

Je viens de recevoir en cet instant, Mademoiselle, votre lettre du 3 de
ce mois. Elle a été ouverte, autant qu'on en peut juger par le cachet,
mais cela n'importe guères. J'ai déjà répondu à la première, qui étoit du
30 avril ou du 29. Je me suis aussi donné l'honneur de vous écrire
diverses fois, et en dernier lieu avant-hier, de Landrecy même. A peine
ma lettre étoit-elle à la poste, que la résolution changea pour le
voyage. On apprit qu'il y avoit à Ath deux maisons fermées pour la peste.
Ainsi on fit le soir même un autre projet, par lequel, sans passer à Ath
ni aux environs, le voyage étoit allongé de trois jours. Il fut résolu
aussi de séjourner encore tout hier, et hier sur le soir il y eut un
nouveau changement. Le Roi n'ira plus à Marienbourg ni à Philippeville,
et le voyage, au lieu d'être prolongé de trois jours, sera abrégé de
deux; de sorte qu'on espère d'être à Saint-Germain le 16 ou le 17 de
juin. Le projet nouveau est que le Roi est allé aujourd'hui à Avesnes;
demain il revient dîner ici et va coucher au Quesnoy. Je ne sais pas bien
si l'on y séjournera. Plusieurs personnes sont demeurées ici pour laisser
reposer les équipages; M. de Crussol entr'autres, avec M. de Montausier
et M. le Dauphin, ce qui m'a obligé à demeurer aussi. Demain nous
marcherons avec le Roi.

Je ne vous ferai point pour cette fois une longue réponse, me trouvant
obligé à écrire plusieurs autres lettres. Je vous prie de bien remercier
pour moi vos voisines de la rue de Berry, mais surtout Mme de Malnoue, à
qui je prétends écrire un de ces jours. Nous parlons très-souvent de
vous, non-seulement avec M. de Morinant, que je rencontre presque tous
les jours, mais aussi avec M. de Montausier, qui vous aime toujours
tendrement, et me chargea encore hier au soir de vous en assurer. Son
petit Prince est plus joli qu'on ne vous le peut exprimer. Il profite à
vue d'œil, pour ainsi dire, et en toutes choses; il est gai, enjoué,
doux, civil, souple, nullement opiniâtre, témoignant de l'amitié à tout
le monde; fort aise quand on le loue ou quand on témoigne de l'aimer. Il
a eu ce plaisir jusques ici partout où nous avons passé. M. de Montausier
humainement le fait voir au peuple autant qu'il peut, et l'oblige à
caresser tout le monde. A Saint-Quentin, il combla tous ces pauvres gens
de joie, parce qu'il le fit aller une fois à pied du logis du Roi
jusqu'au sien, qui étoit assez loin, et une autre fois à cheval par toute
la ville, afin qu'on le puisse mieux voir. Je ne manquerai pas de me
souvenir de vous à Tournay avec M. l'Évêque, et partout ailleurs, quand
ce ne seroit qu'avec moi-même. Je suis très-fâché que votre santé ne soit
pas meilleure. Je vous conjure de m'en donner des nouvelles le plus
souvent que vous pourrez. Il ne manque rien à la mienne que l'honneur de
vous voir, qui l'augmenteroit sans doute par la joie que j'en aurois.


CORBINELLI[561] A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY.

  [561] On voit dans une lettre de Corbinelli à Bussy-Rabutin, du
  17 mai 1670, qu'il se préparait alors à rejoindre le marquis de
  Vardes, exilé dans son gouvernement d'Aigues-Mortes.

    [Vers 1670.]

J'en use pour vous comme pour les trois meilleures amies que j'aie. Je
pars sans dire adieu ni à vous ni à elles; j'appelle des adieux en forme,
où l'on prie de commander quelque chose, où l'on s'embrasse
cérémonieusement, où l'on se dit mille riens fort tendres, ou mille mots
tendres qui ne signifient rien d'effectif. Ceci est un pur effet de la
cordialité, c'est un billet où j'atteste l'amitié même, si elle a une
divinité à part, que je vous honore parfaitement et que je brûlerai de
l'encens à ses autels en votre commémoration tous les trois mois dans un
bois auprès d'Aigues-Mortes. Là, je songerai profondément à vous et à
votre amie l'aimable Sombreil, et je vous regretterai du meilleur de mon
pauvre cœur. Je vous prie de l'aimer toujours, je la prie de vous chérir
et d'admirer sans cesse votre vertu et votre mérite et de tâcher de
l'imiter, et je vous conjure toutes deux d'être persuadées que vous êtes
gravées dans mon cœur, chacune d'un caractère particulier, mais qui sont
l'un et l'autre ineffaçables.

    CORBINELLI.


LE P. RAPIN A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[562].

  [562] Cabinet de M. Dubrunfaut.


    De Basville, 21 septembre [1671].

Je viens de recevoir votre paquet, Mademoiselle; j'ai présenté de votre
part à M. le P. Président celui de vos discours[563] qui est relié en
veau: il l'avoit reçu dès hier au soir, et il nous l'avoit lu lui-même
d'un bout à l'autre avec bien du plaisir; en effet, il loua fort le
discours et nous le secondâmes fort. J'ai présenté les deux autres à MM.
de Lamoignon; ils m'ont tous chargé de vous en faire leurs remercîments
et de vous assurer de leur estime. Ils m'ordonnent de vous prier
d'avertir M. de Pellisson de ne pas manquer à sa bonne coutume de venir à
Basville; c'est une des personnes qu'on y voit le plus volontiers; Je ne
sais si l'on a fait quelque chose pour l'affaire de votre neveu[564];
j'ai fort prié qu'on ne souffre pas qu'il sorte de chez nous, on m'a fait
espérer quelque chose.

    Je suis de tout mon respect à vous,
    RAPIN, de la Cie de Jésus.

_P. S._ J'ai trouvé l'endroit où vous parlez du Roi très-beau, et la
prière à Notre-Seigneur très-dévote; enfin, ce discours est digne de vous
comme tout ce que vous avez fait. Personne ne prend plus de part à votre
gloire que moi.

  [563] Le _Discours sur la gloire_ qui venait de remporter le prix
  proposé par l'Académie française.

  [564] Le fils de Georges, connu plus tard sous le nom de l'abbé
  de Scudéry. «Ce garçon étoit fort joli,» dit Tallemant, et il
  paraît qu'il donna plus d'un chagrin à sa mère. A la date de
  cette lettre, il n'avait guères qu'une douzaine d'années, et
  était probablement élevé chez les jésuites.


CORBINELLI A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[565].

  [565] Tiré de l'_Album des Lettres de Mme de Sévigné_, édition
  Hachette.

    [1671.]

Moi qui ne lis non plus de gazettes que l'Alcoran, je ne pouvois pas
deviner, Mademoiselle, que vous eussiez remporté le prix de l'éloquence,
et en mille ans ne me serois pas avisé de vous en faire un compliment,
parce que je n'eusse jamais pu croire que notre siècle s'avisât de mettre
un prix pour cela. Je savois seulement en gros et en détail que vous en
méritiez un sur tous les éloquens du monde, et que quand la fortune ne
seroit plus brouillée avec le mérite, vous remporteriez le prix de toutes
les belles qualités de l'esprit et du cœur. Je ne savois que cela, et ne
devinois rien; c'est de là que procède mon silence sur votre victoire,
mais c'est une belle victoire que celle là aussi, d'être l'admiration de
toutes les nations qui savent notre langue, sur quoi elles ne vous ont
rien donné. Oh! siècle, oh! mœurs, oh! honte de tout ce qu'il y a d'âmes
sensibles! Ma cousine vient de me faire un compliment sur votre prix, et
me chante pouilles de ne l'avoir pas deviné; elle vous aime trop; j'en
suis jaloux.

    CORBINELLI.


MASCARON, ÉVÊQUE DE TULLE, A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[566].

  [566] Cabinet de M. Chambry.

  Sur la longue amitié et la correspondance qui exista entre
  Mascaron et Mlle de Scudéry, Voy. la _Notice_, p. 117 et 127. Nous
  avons évité de reproduire ici les lettres dont nous avons cité
  alors des fragments assez étendus.


    Tulle, le 5 janvier 1673.

Je vous souhaite, Mademoiselle, la plus glorieuse et la plus fortunée
année que vous ayiez passée de votre vie. Ce n'est pas faire un petit
souhait pour une personne dont toute la vie n'a été qu'une suite de
gloire. Aussi n'en puis-je point faire d'autres, ayant pour vous tout le
respect et l'attachement dont je suis capable. Je me pare de cela comme
de mon plus bel ornement, et je m'en pare encore avec plus d'amour propre
dans mon cœur qu'à la vue de tout le monde.

Plût à Dieu, Mademoiselle, avoir des occasions de vous en donner des
marques qui ne vous laissassent aucun lieu de douter d'une vérité qui me
tient si fort à cœur! Je partirai dans quinze jours pour Bordeaux; je
serai étrangement mortifié si je n'y trouve point M. le premier
Président[567], comme on m'en menace. Je me propose de cultiver avec tant
de soin l'honneur de son amitié, si je l'y trouve, que vous aurez le
plaisir de voir l'accroissement d'une liaison dont vous avez formé les
premiers nœuds.

  [567] Nous avons mal indiqué le nom de ce magistrat à la page
  315. Il s'appelait d'Aulède de Lestonac.


Je suis de tout mon cœur et avec tout le respect possible, Mademoiselle,
votre très-humble et très-obéissant serviteur,

    JULES EV. DE TULLE.


MADAME DESHOULIÈRES A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[568].


  [568] Cabinet de M. Chambry.

    Ce 1er décembre [1676].

Voici le petit médaillon et le manuscrit qu'on a trouvé charmant. Je
renvoie le tout à ma belle et chère héroïne; toutefois j'aurois bien
désiré garder encore quelques jours le petit manuscrit pour le montrer à
deux ou trois de nos amis, mais ç'auroit été, ce semble, abuser de la
permission, et véritablement je suis un peu honteuse, et n'aurois pu vous
l'envoyer avant ce jour.

N'êtes-vous pas une bonne mie? Que de chagrin j'aurois si ce retard
devoit vous en causer! Mais je me flatte que non, et que les
Argonautes[569] pourront l'entendre avant leur départ, qui je crois n'est
pas si près que vous pensez. Nous aurons samedi une lecture nouvelle d'un
acte tout entier[570]; l'auteur, M. le duc de Nevers, et moi nous
comptons sur vous. La compagnie ne sera pas nombreuse, mais elle vous
plaira. Ainsi, ma belle et chère héroïne, ne nous manquez pas, et me
croyez

    Votre bonne amie,

    DESHOULIÈRES.

  [569] Nous supposons qu'il s'agit des officiers qui devaient
  prendre part aux opérations maritimes en Sicile, sous les ordres
  du maréchal de Vivonne.

  [570] La pièce qu'on devait lire devant le duc de Nevers et Mme
  Deshoulières, paraît être _Phèdre et Hippolyte_, de Pradon, pour
  laquelle on sait que l'un et l'autre prirent vivement parti. Or
  cette pièce fut représentée au commencement de 1677. La lecture a
  donc pu en être faite à la fin de l'année précédente. C'est ce
  qui nous a conduits à dater cette lettre comme nous l'avons fait.


BONNECORSE A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[571].

  [571] Cabinet de M. Boutron.--Voy. la _Notice_, p. 41.


    De Marseille, ce 20 mars 1681.

Je vous suis infiniment obligé, Mademoiselle, de l'honneur que vous
m'avez fait de m'envoyer les deux derniers volumes des _Conversations
morales_. J'aurai bientôt le plaisir de les lire plus d'une fois et de
profiter de mille beaux sentiments que j'y trouverai et qui sont, sans
doute, dignes de l'illustre et vertueuse Sapho. Je n'ai reçu ces livres
que depuis hier, Valentin ayant demeuré quelques jours à Lion et à Aix.
Je ne manquai pas, d'abord que j'eus reçu le paquet, d'envoyer à M. le
marquis de Peruis[572] le sien, comme vous le savez par sa lettre. Au
reste, Mademoiselle, je vous rends encore des très-humbles grâces des
remarques de la petite, mais illustre société; M. Duperret m'a envoyé ses
sentiments sur le petit ouvrage, et je ferai exactement tout ce qu'il me
dit. Je n'ai pas l'honneur de connoître ces deux illustres personnes ni
de savoir leur nom; je leur suis pourtant infiniment obligé, et je
voudrois pouvoir reconnoître leurs bons offices par des services
très-humbles. Faites-moi s'il vous plaît la grâce, Mademoiselle, d'être
persuadée de mon zèle pour tout ce qui vous regarde, car je suis toujours
votre très-humble et très-obéissant serviteur,

    BONNECORSE.

  [572] Voy. la _Notice_, p. 24.


CHARLEVAL[573] A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY.

  [573] Charleval (Charles Faucon de Ris, seigneur de) était un
  aimable épicurien, issu d'une famille de Normandie, qui a donné
  quatre premiers présidents au parlement de cette province. Il a
  composé beaucoup de petits vers que Lefèvre de Saint-Marc a
  réunis à ceux de Saint-Pavin, en un volume in-18, Paris, 1759.


    Verneuil, vendredi matin 1683.

J'ai peur, Mademoiselle, que vous ne vous rebutiez à la fin du commerce
d'un gentilhomme de campagne, à qui vos lettres pourtant donnent de la
matière pour entretenir les charmantes hôtesses qui sont venues adoucir
l'ennui de sa solitude. Ainsi, Mademoiselle, les nouvelles que vous me
faites la grâce de m'écrire me servent à faire l'honneur de ma maison.

La levée du siége de Vienne est si importante pour l'Allemagne qu'elle
n'avoit jamais été plus en danger d'être frontière d'un terrible voisin.
Il me semble qu'il n'y a quasi que les moines qui montrent ici leur joie
de cette grande expédition, et que nos politiques ont reçu cette
nouvelle en philosophes qui sont modérés dans la prospérité.

L'on me mande que M. Pelletier refuse de qui que ce soit le titre de
Monseigneur en parlant de lui.

Le soleil d'automne nous donne encore de si beaux jours que j'en ménage
les heures dans un lieu sain et riant. C'est là qu'avec des voix
charmantes et des figures qui plaisent aux cieux, je mène une vie
innocente et affranchie des passions, avec des personnes capables d'en
causer de grandes[574]. Mais les femmes et les sarabandes récréent les
sens des gens de ménage, sans émouvoir l'âme en aucune façon. Cependant
un homme seroit bien heureux qui pourroit, avec des voix charmantes et
des figures agréables aux yeux, aller au ciel par le paradis terrestre.
Mais nos docteurs nous enseignent des voies plus sûres qu'il faut suivre.
Sans faire le dévot, voici quatre vers que j'ai donné ordre que l'on mît
sur la porte de ma chapelle:

          Passant, n'entre point en ce lieu
    Si ton cœur n'est soumis et purgé de tous crimes;
        Et si tu veux être agréable à Dieu,
          N'y fais que des vœux légitimes!

  [574] Au nombre des amies de Charleval figuraient Ninon de
  Lenclos, Mme Du Plessis-Bellière, la comtesse de la Suze, etc.

Mes hôtesses, après divers voyages, sont revenues et m'ont chargé de vous
assurer de leurs respects et de leurs services très-humbles. Elles se
sentent fort obligées de l'honneur de votre souvenir.

    CHARLEVAL.


MADAME DE MAINTENON A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[575].

  [575] _Correspondance générale de Mme de Maintenon_, publiée par
  Th. Lavallée, t. II, p. 384.


    Versailles, 19 août 1684.

Quoique je ne vous remercie point des lettres que je reçois de vous, et
de ce que vous y joignez quelquefois, croyez, Mademoiselle, que j'en fais
tout le cas que je dois, que j'en fais l'usage que vous désirez, qu'elles
font l'effet que vous en devez attendre, et que vous êtes fort estimée de
celui dont vous faites le panégyrique[576]. Il a entendu lire de tous les
côtés vos dernières _Conversations_[577], qu'il trouve aussi utiles
qu'agréables. Je n'ose après cela rien dire de moi, si ce n'est que je
suis absolument à vous.

  [576] Il s'agit évidemment du Roi.

  [577] Sur le parti que Mme de Maintenon tira des _Conversations_
  de Mlle de Scudéry, pour l'éducation des filles de Saint-Cyr,
  Voy. la _Notice_, p. 120.


MADAME DE SÉVIGNÉ A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[578].

  [578] _Lettres de Mme de Sévigné_, édit. Hachette, t. VII, p.
  274.


    Lundi, 11 septembre 1684.

En cent mille paroles je ne pourrois vous dire qu'une vérité, qui se
réduit à vous assurer, Mademoiselle, que je vous aimerai et vous
adorerai toute ma vie; il n'y a que ce mot qui puisse remplir l'idée que
j'ai de votre extraordinaire mérite. J'en fais souvent le sujet de mes
admirations et du bonheur que j'ai d'avoir quelque part à l'amitié et à
l'estime d'une telle personne. Comme la constance est une perfection, je
me réponds à moi-même que vous ne changerez point pour moi; et j'ose me
vanter que je ne serai jamais assez abandonnée de Dieu, pour n'être pas
toujours toute à vous. Dans cette confiance, je pars pour Bretagne où
j'ai mille affaires; je vous dis adieu, et vous embrasse de tout mon
cœur; je vous demande une amitié toute des meilleures pour M. de
Pellisson; vous me répondrez de ses sentiments. Je porte à mon fils vos
_Conversations_[579]; je veux qu'il en soit charmé, après en avoir été
charmée.

  [579] Mlle de Scudéry avait publié en 1680 les deux premiers
  volumes de ses _Conversations_; elle en publia deux autres en
  1684, auxquels elle donna le titre de _Conversations nouvelles_.
  Ce sont celles-là que Mme de Sévigné portait à son fils qui était
  alors en Bretagne.

  Elle disait des premières, dans une lettre à sa fille du 25
  septembre 1680: «Il est impossible que cela ne soit bon, quand
  cela n'est point noyé dans son grand roman.»

  Au surplus, pour être fixé sur la date et le titre des diverses
  _Conversations_ dont il est question dans ces lettres, il faut se
  reporter à la p. 116, note 2.


MADAME DACIER A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[580].

  [580] Cabinet de M. de Monmerqué.--_Isographie des hommes
  célèbres._

    Castres, 17 juillet 1685.

C'est avoir bien de la bonté, Mademoiselle, de se souvenir de gens qui le
méritent si peu, et qui font si mal leur devoir; il est pourtant vrai que
s'il ne falloit, pour mériter l'honneur que vous venez de me faire, que
vous estimer parfaitement et connoître le prix de cette grâce, personne
n'en seroit plus digne que nous. Il y a longtemps que vous avez toute
notre estime, et le beau présent que vous nous avez fait n'a pu
qu'augmenter notre admiration. En vérité, Mademoiselle, quoique l'on
doive tout attendre de vous, je n'ai pas laissé d'être éblouie de toutes
les beautés qui éclatent en foule dans vos _Conversations_. On peut dire
que tout en est bon, mais j'y ai trouvé surtout de certains endroits qui
m'ont enchantée et qui m'ont retenue plus que les autres par le plaisir
extraordinaire qu'ils m'ont donné. Mon exemplaire est plein des marques
que j'ai faites sur tous ces endroits.....

Votre très-humble et très-obéissante servante,

    ANNE LEFÈVRE DACIER.


FLÉCHIER A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[581].

  [581] Citée par M. de Monmerqué qui possédait l'original.


    26 décembre 1685.

    Mademoiselle,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il me falloit une lecture aussi délicieuse que celle-là, pour me délasser
des fatigues d'un voyage, pour me guérir de l'ennui des mauvaises
compagnies de ces pays-ci, et pour me faire goûter le repos, où la
rigueur de la saison et la docilité de mes nouveaux convertis me
retiennent en ma ville épiscopale[582]. En vérité, Mademoiselle, il me
semble que vous croissez toujours en esprit; tout est si raisonnable, si
poli, si moral et si instructif dans ces deux volumes que vous m'avez
fait la grâce de m'envoyer[583], qu'il me prend quelquefois envie d'en
distribuer dans mon diocèse pour édifier les gens de bien et pour donner
un bon modèle de morale à ceux qui la prêchent. Les louanges du Roi sont
si finement insérées, qu'il s'en feroit, en les recueillant, un excellent
panégyrique. Recevez donc, Mademoiselle, avec mon remercîment, les
louanges que vous donne un homme relégué dans une province, qui n'a pas
encore perdu le goût de Paris, et qui vous conserve toujours la même
estime qu'il a eue toute sa vie pour vous.

  [582] Fléchier avait été nommé évêque de Lavaur en 1685. En lui
  annonçant sa nomination, le Roi lui avait dit: _Ne soyez pas
  surpris si j'ai récompensé si tard votre mérite, j'appréhendois
  d'être privé du plaisir de vous entendre._

  [583] Mlle de Scudéry avait envoyé à Fléchier ses _Conversations
  nouvelles sur divers sujets_. Paris, 1684. 2 vol. in-12.


LE P. VERJUS A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[584].

  [584] Cabinet de M. Boutron.

    A Versailles, le 25 novembre [1686].

Le billet, Mademoiselle, que vous me fîtes l'honneur de m'écrire il y a
trois jours, a eu une trop bonne fortune pour me permettre de vous la
laisser ignorer. Comme tout le monde n'a pas le même don que moi de
déchiffrer ce que vous écrivez, j'en fis un extrait de ma main de tout ce
qui regarde la maladie du Roi[585] sur le dos même du billet, afin que le
R. P. de la Chaise en pût faire plus aisément la lecture à Sa Majesté, ce
qu'il a fait il n'y a que deux heures, en présence de Mme de Maintenon
qui dit d'abord que, connoissant votre zèle comme elle le connoissoit,
elle s'étonnoit qu'on n'eût encore rien vu de vous sur ce sujet; et cet
extrait ayant été lu ensuite, fut estimé et applaudi autant que je le
désirois, et sans doute beaucoup [plus] que vous ne l'espériez. Je n'ai
pas cru devoir différer de vous en rendre compte par le plaisir extrême
que j'ai de pouvoir vous donner dans les occasions les petites marques
dont je suis capable de mon respect infini pour votre mérite et de mon
zèle extrême pour votre très-humble service,

    VERJUS.

  [585] L'opération de la fistule fut faite au Roi le 18 novembre
  1686.


LA REINE CHRISTINE A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[586].

  [586] Il a certainement existé entre la reine Christine et Mlle
  de Scudéry un commerce de lettres assez étendu. Outre celle-ci
  que nous empruntons à l'ouvrage d'Arckenholtz: _Mémoires
  concernant Christine_, t. I, p. 272, et celle que nous avons
  tirée du Cabinet de M. Cousin, voici l'analyse d'une autre lettre
  sans date que Mlle de Scudéry adressait à la reine de Suède:

  «Les louanges que Sa Majesté lui donne sont plutôt l'offre de sa
  bonté que de sa justice. Elle a fait l'usage qu'elle devait des
  choses nobles et délicates que la Reine a bien voulu lui marquer
  sur le grand établissement de Saint-Cyr. Sa Majesté serait
  contente si elle savait le plaisir qu'elle a donné à Mme de
  Maintenon sans en avoir le dessein. «Au reste, Madame, j'avance
  hardiment, pour répondre à la fin de la lettre de Votre Majesté,
  qu'il n'y aura jamais d'oubli pour Elle, et que sa gloire durera
  autant que l'univers.»

    (_Catalogue Succi_, 7 avril 1863, no 993).


    Rome, 30 septembre 1687.

Je ne comprends pas, Mademoiselle de Scudéry, comment une personne qui a
écrit comme vous sur _la Tyrannie de l'usage_, ignore celui qu'on a
établi à Rome. Vous avez mal adressé votre ami. Ne savez-vous pas qu'il
seroit plus facile à vos François de voir la grande Sultane que moi,
quoique personne ne soit ni amoureux ni jaloux de moi, et que je sois,
Dieu merci, en mon entière liberté? Il y a ici une espèce de passion qui
n'a pas de nom, qu'on substitue à l'amour et à la jalousie qui règnent à
Constantinople, et l'on s'y venge sur votre nation des chagrins bien ou
mal fondés qu'on prétend avoir reçus de moi. Je suppose toutefois que cet
usage finira, et si jamais cela arrive, je ferai voir à votre ami que
tous les honnêtes gens sont bien reçus chez moi, mais surtout ceux qui
sont de votre connoissance.

Je suis toutefois très-résolue de ne rien contribuer à ce changement, et
la conduite de ma vie passée doit persuader aux gens que je me passe sans
peine de tout. Cela n'empêche pas que vos reproches sur mon portrait ne
me soient agréables. Vous avez raison, et je vous promets de réparer ma
faute d'une manière qui ne vous déplaira pas. En attendant, en voici un
qui ne vous coûtera rien. Sachez donc que depuis le temps que vous m'avez
vue, je ne suis nullement embellie. J'ai conservé toutes mes bonnes et
mauvaises qualités aussi entières et vives qu'elles ont jamais été. Je
suis encore, malgré la flatterie, aussi mal satisfaite de ma personne que
je la fus jamais. Je n'envie ni la fortune, ni les vastes États, ni les
trésors à ceux qui les possèdent, mais je voudrois bien m'élever par le
mérite et la vertu au-dessus de tous les mortels, et c'est là ce qui me
rend mal satisfaite de moi. Au reste, je suis en parfaite santé qui me
durera autant qu'il plaira à Dieu. J'ai naturellement une fort grande
aversion pour la vieillesse, et je ne sais comment je pourrai m'y
accoutumer. Si on m'eût donné le choix d'elle et de la mort, je crois que
j'aurois choisi sans hésiter la dernière. Toutefois, puisqu'on ne nous
consulte pas, je me suis accoutumée à vivre avec plaisir. Aussi la mort
qui s'approche et qui ne manque jamais à son moment, ne m'inquiète pas;
je l'attends sans la désirer et sans la craindre.

Mais il est temps de vous parler de vos ouvrages, qui sont agréables,
utiles et savants. Vous mettez si bien en œuvre les belles choses, que
vous me charmez. Vous divertissez et instruisez toujours sans ennuyer
jamais. Je vous remercie du soin que vous avez pris de me les envoyer.
Que je vous dois d'agréables moments, et comment vous les payer?
Cependant, vous qui écrivez si bien, pourquoi avez-vous laissé mourir M.
le Prince, sans faire quelque chose pour lui en vers ou en prose? Quelle
perte pour la France! et quelle perte pour le siècle dont ce grand homme
étoit un des plus dignes ornements! Pour moi je l'ai regretté autant
qu'aucun des siens, et je vous condamne à faire quelque chose de digne
d'un Héros d'un mérite aussi distingué et aussi extraordinaire. Il me
semble que c'est un des plus grands plaisirs de la vie que de bien louer
ce qui mérite de l'être. Vous qui avez des talents faits exprès, ne
refusez pas cet encens à ce Prince qui l'a si bien mérité.

    CHRISTINE ALEXANDRA.


MADAME DE SÉVIGNÉ A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY.

    Mardi[587] [3 août 1688].

  [587] Cette lettre, datée simplement de mardi, a été écrite
  évidemment en 1688. Il est probable qu'elle est de juillet ou du
  commencement d'août, peut-être du 3 (c'était un mardi en 1688),
  c'est-à-dire du même jour que la lettre de Mme de Brinon qui
  suit. Mlle de Scudéry venait de publier ses _Nouvelles
  conversations de morale_, dédiées au Roi, qui faisaient suite à
  celles dont Mme de Sévigné la remerciait dans sa lettre du 11
  septembre 1684. L'achevé d'imprimer de ce nouvel ouvrage, en deux
  volumes, est du 30 juin 1688, et Mme de Sévigné ne fut sans doute
  pas des dernières à qui Mlle de Scudéry l'envoya.

    (_Note de l'édition Hachette_, t. VIII, p. 371.)

Que voulez-vous dire de rare mérite, Mademoiselle? Peut-on nommer ainsi
un autre mérite que le vôtre? J'en suis si persuadée, que si j'étois
véritablement endormie, tous mes songes ne seroient que sur ce point.
Mais croyez, Mademoiselle, que je ne le suis point, que je pense
très-souvent à vous comme il y faut penser: tout mon crime, c'est de ne
point témoigner des sentiments si justes et si bien fondés; mais
attaquez-moi dans quelque moment que ce puisse être, et vous me
retrouverez tout entière, comme dans le temps où vous avez été la plus
persuadée de mon amitié. Ce sont des vérités que je vous dis,
Mademoiselle; elles ne sauraient être mal reçues de vous. Je suis, comme
vous voyez, le contraire d'une hypocrite d'amitié: pourrait-on dire qu'on
est une hypocrite d'oubli?

Je vous rends mille grâces de vos livres; j'en avois ouï parler, je les
souhaitois, et vous m'avez donné une véritable joie. L'agrément de ces
_Conversations_ et de cette _Morale_ ne finira jamais; je sais qu'on en
est fort agréablement occupé à Saint-Cyr[588]; je m'en vais lire avec
plaisir cette marque obligeante de votre souvenir. Conservez-le moi,
Mademoiselle, puisque je suis à vous par mille raisons. Ah! si vous
entendiez comme je parle de vous, vous reconnoîtriez bien
certainement[589]......

  [588] Voy. la lettre suivante.

  [589] Le reste manque.


MADAME DE BRINON[590] A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY.

  [590] Mme de Brinon était supérieure de la maison de Saint-Cyr.


    3 août 1688.

Je ne saurois différer davantage à vous témoigner le plaisir que vous
avez fait à toute notre communauté, de lui avoir donné une morale qui
convient si fort à celle qu'elle enseigne tous les jours. Vous avez
trouvé le moyen, Mademoiselle, de beaucoup plaire en instruisant....
Votre génie est sans déchet, et votre esprit, qui a toujours fait
l'admiration du sage, croît au lieu de diminuer. Madame de Maintenon, qui
prend un singulier plaisir de nous enrichir de bons livres, et qui ne
savoit pas que vous m'aviez fait part des trésors de votre _Sapience_,
après avoir vu votre morale, me l'envoya fort obligeamment pour vous et
pour moi, me mandant qu'elle croyoit qu'en son absence, ces livres me
tiendroient lieu d'une bonne compagnie. Elle ne se trompoit pas, car
voulant régaler les dames de Saint-Louis de quelque _mets d'esprit_
convenable à leur état, je leur ai lu moi-même, dans nos promenades du
soir, l'_Histoire de la Morale_, qui leur a toujours fait dire, quand on
a sonné la retraite, que l'heure avançoit. Ces _Conversations_ sont ici
d'autant plus agréables qu'on en fait chez les demoiselles, qu'on a
extraites de vos premières, qui ont donné lieu à un grand nombre
d'autres, dont ces jeunes demoiselles font leur plaisir et celui des
autres. Quand vous nous ferez l'honneur de venir à Saint-Cyr, vous vous
retrouverez en plus d'un endroit, car nous sommes fort aises qu'on copie
ce qui est bon[591].

  [591] Cette lettre, dont M. de Monmerqué a possédé l'original,
  est tirée de l'édition de 1835 des _Historiettes_ de Tallemant
  des Réaux, t. VI, p. 363.


LE P. BOUHOURS A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[592].

  [592] Cabinet de M. Boutron.

  La date de 1688 nous est fournie par le Catalogue de la vente
  Villenave, du 22 janvier 1850, où cette lettre figure sous le no
  125.

    [1688.]

J'ai laissé passer la foule pour vous donner le bonjour et vous
renouveler les assurances de mes très-humbles services. Si mon présent
n'est pas fort beau ni fort digne de votre cabinet, il est au moins
assez singulier et tout propre à faire figure sur le bord de votre
cheminée. Tel qu'il est, je vous prie, Mademoiselle, de l'agréer comme
une marque de l'estime particulière que j'ai pour votre personne et de
l'affection véritable avec laquelle je serai toute ma vie votre
très-obéissant serviteur,

    BOUHOURS.


MASCARON, ÉVÊQUE D'AGEN, A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[593].

  [593] Cabinet de M. Rathery.

    Montbran[594], 15 octobre [1688].

  [594] C'est un bourg situé canton et arrondissement d'Agen.

Persuadé comme je le suis, Mademoiselle, que vous m'honorez de votre
amitié, je crois vous faire plaisir de vous apprendre que mon voyage a
été très-heureux et que j'ai trouvé aux eaux et aux bains de Bagnères
tout ce que j'y avois été chercher. Le Seigneur a envoyé son ange qui a
remué les eaux et leur a donné la force de guérir. J'avois choisi pour
mon divertissement la lecture de tous vos huit tomes de _Conversations de
Morale_; l'_Histoire des bains des Thermopyles_[595] m'y détermina.
Quoique cette lecture ne soit pas nouvelle pour moi, j'y retrouve
pourtant, Mademoiselle, tous les charmes et tous les agréments de la
nouveauté. Bon Dieu, la belle manière d'inspirer la vertu et l'amour des
beaux sentiments! Saint Augustin a dit quelque part: _Facilius flectitur
animus cùm delectatur._ Peut-on se faire un chemin plus doux à la
persuasion et à la victoire?

  [595] Sur cet épisode du _Grand Cyrus_, réimprimé plus tard dans
  les _Conversations morales_ de 1680, voy. la _Notice_, p. 30.

J'ai vu auprès de Tarbes, par où j'ai passé, une charmante maison qui
mériteroit autant d'être célébrée qu'aucune autre que je connoisse, par
la beauté des canaux, des cascades, des jets d'eau, des jardins, des
bois, et par la propreté de la maison et des meubles; on l'appelle
Séméac[596], elle appartient à M. le comte de Gramont, à qui Mme de
Saint-Chaumont l'a laissée. Voilà les trois choses dont j'étois plein, et
dont j'ai l'honneur de vous rendre compte: ma santé, vos admirables
_Conversations_ et cette charmante maison. Je vous souhaite,
Mademoiselle, assez de santé et de loisir pour instruire toujours si
agréablement et si efficacement le public, et je suis, avec tout le
respect et l'attachement possible, Mademoiselle, votre très-humble et
très-obéissant serviteur,

    JULES, ÉVÊQUE C. D'AGEN.

  [596] A un kilom. de Tarbes, ancienne résidence des comtes de
  Gramont. «La tourmente révolutionnaire fit disparaître cette
  belle demeure et ses parcs délicieux.» Batsères, _Esquisses sur
  Tarbes et ses environs_, Tarbes, 1856, in-8º, p. 5.


MASCARON A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[597].

  [597] Cabinet de M. Gauthier-la-Chapelle.

    Le 16 août [1691].

Les six vers que vous m'avez envoyés, Mademoiselle, sont les plus jolis
du monde, et ils sont d'autant plus jolis qu'ils disent la vérité.
Quelque gloire qu'on s'acquît par d'autres endroits, on ne peut jamais
excuser de prendre une si grosse portion du trésor dans des conjonctures
pareilles où se trouve l'état. J'espère la paix de l'Église de l'habileté
de M. le cardinal de Forbin[598]. Que ne lui devra pas l'Église pour la
consommation d'une affaire si difficile! Je n'ose pourtant m'abandonner à
la joie d'un si heureux [_mot illisible_], car il en coûte trop de
revenir sur une aussi douce espérance que celle-là, lorsque les
événements ne répondent pas aux projets.

  [598] Le cardinal de Forbin-Janson avait été envoyé auprès du
  Pape pour aplanir les difficultés qui s'étaient élevées entre la
  cour de France et celle de Rome, au sujet des quatre articles de
  la Déclaration de 1682, et le refus fait par Alexandre VIII de
  l'expédition d'un certain nombre de bulles pour des siéges
  épiscopaux qui vaquaient depuis longtemps. La mort d'Alexandre
  VIII, arrivée le 13 août 1691, interrompit ces négociations.
  Elles furent reprises sous Innocent XII, à l'élection duquel le
  cardinal de Forbin-Janson avait contribué, et menées à bonne fin.

Je vous fais mes compliments, Mademoiselle, sur la gloire que vient
d'acquérir M. le Marquis de Créqui en Italie[599]. Si Dieu le conserve,
nous verrons en lui l'image parfaite de l'illustre maréchal que nous
pleurons[600].

  [599] François-Joseph de Blanchefort, marquis de Créqui, venait
  d'être envoyé à l'armée de Piémont pour servir sous Catinat. Il
  se distingua dans le cours de juillet 1691, en combattant contre
  le prince Eugène; il fut blessé et eut un cheval tué sous lui.

  [600] Le maréchal de Créqui, mort en 1687.


Je vous souhaite de la fraîcheur, Mademoiselle; c'est à ce souhait, ce me
semble, que tous les autres se doivent borner, car, à l'heure qu'il est,
je crois être transporté sous la ligne, tant le ciel est brûlant ici. Je
suis, avec tout le respect et tout l'attachement possible, à vous,

    JULES É. C.[601] D'AGEN.

  [601] C'est-à-dire évêque, comte d'Agen. Mascaron avait été nommé
  évêque de Tulle en 1671 et évêque d'Agen en 1679.


ARNAULD DE POMPONNE A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[602].

  [602] Pièce de l'_Isographie_.

    Versailles, 27 août 1691.

Je réponds bien tard, Mademoiselle, aux marques si obligeantes que vous
avez bien voulu me donner de votre souvenir dans une rencontre qui m'est
si avantageuse. Comme je les ai fort distinguées des compliments qui
viennent en foule dans de telles occasions[603], j'ai voulu vous dire
avec plus de repos, qu'on ne peut vous honorer plus que je fais, ni être
plus sensible que je le suis à vos bontés. Je pourrois, Mademoiselle, en
trouver un grand témoignage dans la mémoire que vous me rappelez de tant
de personnes que nous avons aimées et honorées également, mais je n'en
veux pas d'autre que l'estime qui vous est si justement due, que j'ai
toujours professée si vive et si forte pour votre vertu et pour votre
mérite, et qui me fait être autant que personne

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

    ARNAULD DE POMPONNE.

  [603] Arnauld de Pomponne, disgracié en 1671, venait d'être nommé
  ministre d'État après la mort de Louvois.

L'ABBESSE DE FONTEVRAULT[604] A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY.

  [604] Cabinet Monmerqué, puis d'Hervilly.

  Marie-Madeleine-Gabrielle-Adélaïde de Rochechouart-Mortemart,
  abbesse de Fontevrault, femme de beaucoup d'esprit et de savoir.
  Elle a traduit avec Racine une partie du _Banquet de Platon._ Elle
  était sœur du duc de Vivonne, et de Mmes de Montespan et de
  Thianges. Née en 1645, elle mourut en 1704. C'est d'elle que
  Saint-Simon disait: «On vit sortir de son cloître la reine des
  abbesses qui, chargée de son voile et de ses vœux, avec encore
  plus de beauté et d'esprit que la Montespan, sa sœur, vint jouir
  de sa gloire, etc., etc.» (_Mémoires de Saint-Simon_, t. II, p. 6,
  édition de 1791.)

    A Fontevrault, 18 octobre 1692.

Je n'ai pas voulu vous remercier, Mademoiselle, des livres que vous avez
eu la bonté de m'envoyer, que je ne les eusse reçus, et on les a gardés
fort longtemps aux Filles-Dieu. J'aurois pu en toute sûreté en dire
beaucoup de bien avant que de les avoir vus, mais j'ai cru ne vous en
devoir parler qu'après en avoir jugé par moi-même. J'y ai trouvé toute la
solide beauté et tout l'agrément que j'attendois; et en vérité,
Mademoiselle, on ne sauroit trop vous admirer; je vous le dis bien
grossièrement, mais c'est avec une sincérité dont vous devez être
contente. Je vous supplie de me conserver quelque part en l'honneur de
votre amitié (dont je connois tout le prix), et d'être persuadée que je
serai toute ma vie, avec toute l'estime et toute la reconnoissance que je
dois, Mademoiselle, votre très-humble servante.

    M.-M. GABRIELLE DE ROCHECHOUART ABBESSE DE FONTEVRAULT.


BOSSUET A MADEMOISELLE DUPRÉ[605].

  [605] Les deux lettres qui suivent ont été imprimées dans les
  _Œuvres de Bossuet_. Versailles, 1818, t. XXXVII, p. 475 et 477.
  La première, quoique non adressée à Mlle de Scudéry, figure ici à
  raison de sa connexité avec la seconde, qu'elle paraît avoir
  précédée.

  Marie Dupré, nièce de Roland Desmarets, avait beaucoup
  d'instruction; elle était liée avec Mlles de Scudéry, de la Vigne,
  etc. Titon de Tillet lui a donné place dans son _Parnasse
  françois_, et l'éditeur Léopold Collin a publié ses Lettres avec
  celles de Mlle de Montpensier et autres, 1806, in-12.


    Versailles, ce 14 février 1693.

Je vous assure, Mademoiselle, que M. Pellisson est mort, comme il a vécu,
en très-bon catholique; je l'ai toujours regardé, depuis le temps de sa
conversion jusqu'à la fin de sa vie, comme un des meilleurs et des plus
zélés défenseurs de notre religion. Il n'avoit l'esprit rempli d'autre
chose, et deux jours avant sa mort, nous parlions encore des ouvrages
qu'il continuoit pour soutenir la Transsubstantiation; de sorte qu'on
peut dire sans hésiter qu'il est mort en travaillant ardemment et
infatigablement pour l'Église. J'espère que ce travail ne se perdra pas,
et qu'il s'en trouvera une partie considérable parmi ses papiers.

Au reste, il a voulu entendre la messe pendant tous les jours de sa
maladie; et je n'ai jamais pu obtenir de lui qu'il s'en dispensât les
jours de fête. Il me disoit en riant qu'il n'étoit pas naturel que ce fût
moi qui l'empêchât d'entendre la messe. Il n'a jamais cru être assez
malade pour s'aliter; et il s'est habillé tous les jours, jusqu'à la
veille de sa mort; et il recevoit ses amis avec sa douceur et sa
politesse ordinaire. Son courage lui tenoit lieu de forces; et jusqu'au
dernier soupir, il vouloit se persuader que son mal n'avoit rien de
dangereux. A la fin, étant averti par ses amis que ce mal pouvoit le
tromper, il différa sa confession au lendemain pour s'y préparer
davantage: et si la mort l'a surpris, il n'y a eu rien en cela de fort
extraordinaire. C'étoit un vrai chrétien, qui fréquentoit les sacremens.
Il les avoit reçus à Noël, et, à ce qu'on dit, encore depuis, avec
édification. Bien éloigné du sentiment de ceux qui croient avoir
satisfait à tous leurs devoirs pourvu qu'ils se confessent en mourant,
sans rien mettre de chrétien dans tout le reste de leur vie, il
pratiquoit solidement la piété; et la surprise qui lui est arrivée ne
m'empêche pas d'espérer de le trouver dans la compagnie des justes.
C'est, Mademoiselle, ce que j'avois dessein d'écrire à Mlle de Scudéry,
avant même de recevoir votre lettre; et je m'acquitte d'autant plus
volontiers de ce devoir, que vous me faites connoître que mon témoignage
ne sera pas inutile pour la consoler. Je profite de cette occasion pour
vous assurer, Mademoiselle, de mes très-humbles respects, et vous
demander l'honneur de la continuation de votre amitié.


LE MÊME[606] A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY.

  [606] Voy. la _Notice_, p. 126, et les lettres à Boisot des 21,
  28 février et du 7 mars. Dans la première, Mlle de Scudéry dit
  avoir écrit à M. de Meaux une lettre de quinze pages sur la mort
  de Pellisson. Cette lettre de Bossuet est vraisemblablement la
  réponse à la lettre de Mlle de Scudéry. Celle-ci l'avait
  transcrite de sa main, et cette transcription, qui prouve
  l'importance qu'elle y attachait, se trouve dans le cabinet de M.
  Dubrunfaut.


    1693.

Ce que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, Mademoiselle, sur le sujet
de M. Pellisson, me donne beaucoup de consolations, mais n'ajoute rien à
l'opinion que j'avois de la fermeté et de la sincérité de sa foi, dont
ceux qui l'ont connu ne demanderont jamais de preuves. J'ai parlé un
million de fois avec lui sur des matières de religion, et ne lui ai
jamais trouvé d'autre sentiment que ceux de l'Église catholique. Il a
travaillé jusqu'à la fin pour sa défense: trois jours avant sa mort, nous
parlions encore de l'ouvrage qu'il avoit entre les mains contre Aubertin,
qu'il espéroit pousser jusqu'à la démonstration; ne souhaitant la
prolongation de sa vie, que pour donner encore à l'Église ce dernier
témoignage de sa foi. Je souhaite qu'on cherche au plus tôt un si utile
travail parmi ses papiers, et qu'on le donne au public, non-seulement
pour fermer la bouche aux ennemis de la religion, qui sont ravis de
publier qu'il est mort des leurs, mais encore pour éclaircir des matières
si importantes, auxquelles il étoit si capable de donner un grand jour.
Quoiqu'il n'ait pas plu à Dieu de lui laisser le temps de faire sa
confession, et de recevoir les saints Sacremens, je ne doute pas qu'il
n'ait accepté en sacrifice agréable la résolution où il étoit de la faire
le lendemain.

Le Roi, à qui vous désirez qu'on fasse connoître ses bonnes dispositions,
les a déjà sues, et j'ai en cela prévenu vos souhaits. Ainsi,
Mademoiselle, on n'a besoin que d'un peu de temps pour faire revenir ceux
qui ont été trompés par les faux bruits qu'on a répandus dans le monde.
Sa Majesté n'en a jamais rien cru; je puis, Mademoiselle, vous en
assurer; et tout ce qu'il y a de gens sages qui ont connu, pour peu que
ce soit, M. Pellisson, s'étonnent qu'on ait pu avoir un tel soupçon.
C'est ce que j'aurois eu l'honneur de vous dire, si je n'étois obligé
d'aller dès aujourd'hui à Versailles, et dans peu de jours, s'il plaît à
Dieu, dans mon diocèse. Je m'afflige cependant, et je me console avec
vous de tout mon cœur, et suis, avec l'estime qui est due à votre vertu
et à vos rares talents,

Votre, etc., etc.



LETTRES SANS DATE.


LE CHEVALIER DE MÉRÉ A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[607].

  [607] Richelet, _Les plus belles lettres des meilleurs auteurs
  français_, 1689, in-12, p. 276.--Sur le chevalier de Méré, voy.
  la _Notice_, p. 118.

    Sans date.

Il y a peu d'honnêtes gens qui ne vous admirent, Mademoiselle, et ce
n'est pas d'aujourd'hui que je suis charmé de tout ce qui vient de vous,
et que vous êtes bien dans mon esprit. Mais si je vous ose dire ce qui se
passe dans mon cœur, le billet que vous m'avez fait l'honneur de
m'écrire vous y a mise bien avant. On ne devroit souhaiter d'être
agréable que pour plaire aux personnes comme vous qui jugent sainement de
tout. Et si je m'allois imaginer qu'il y en eût beaucoup dans le monde
que je pusse voir quelquefois, j'aurois bien de la peine à me tenir dans
la retraite, où mes jours s'écoulent tranquillement. J'ai donné de la
jalousie à un de vos amis et des miens, en lui montrant votre billet, et
l'assurant aussi que jamais ni lui ni Voiture n'ont rien fait de ce
prix-là. Je ne sais si vous ne serez point surprise que je me sois vanté
d'une faveur qui me devoit rendre assez heureux en moi-même sans la dire
à personne. Mais, Mademoiselle, si vous vouliez qu'elle fût secrète, il
ne falloit pas m'écrire des choses qui vous donnent tant de gloire, et
qui me sont si avantageuses.


L'ABBÉ DE FURETIÈRE A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[608].

  [608] _Lettres choisies de Messieurs de l'Académie_, par M.
  Perrault. Paris, 1725, in-8º, p. 36.

    Sans date.

Je suis trop honoré de la devise que vous avez faite pour moi[609], et je
n'ai garde de manquer de vous en remercier: je ne vous remercie pas
pourtant de l'avoir faite si belle; vous n'en faites point d'autres, et
rien ne part de votre esprit qui ne lui ressemble. Certainement,
Mademoiselle, les devises qui sont difficiles ne le sont pas pour vous.
Ce petit ouvrage, que M. de Gombauld appeloit un grand travail, ne vous
est véritablement qu'un jeu; et vous trouvez sans peine ce que les autres
cherchent bien souvent sans le pouvoir trouver. Je voudrois bien vous
rendre la pareille, et faire une belle devise pour Mlle de Scudéry. J'y
ai songé, j'y songerai encore; mais je crains bien d'avoir la destinée
de ce bonhomme.... dont je vous ai parlé quelquefois. Vous devriez,
Mademoiselle, oublier un moment d'être vous-même, et faire votre devise;
j'entends une devise de louange, et non pas de modestie; une devise qui
marque l'admiration où nous sommes d'un mérite aussi extraordinaire que
le vôtre. Mais, je le vois bien, vous voulez vous en tenir à cette devise
cruelle[610], qui est une prescription[611] de l'Amour, et qui nous fait
entendre qu'il faut se borner, quand on vous voit, aux sentiments qu'on a
pour Mlle N.... Quel moyen, Mademoiselle, que vous soyez précisément
obéie, et qu'on ne vous aime pas plus que vous ne vous aimez vous-même?
Le P. B*** et moi ne vous parlons jamais de ce que vous ne voulez jamais
entendre. Nous disons même dans le monde que nous avons en vous une
illustre amie: mais, dans le fond de l'âme, nous sommes vos très-humbles
et très-obéissants amans. Après cela, je l'adopterois, cette devise
cruelle, et me ferois honneur de l'avoir faite; j'en serois par tout
estimé; mais que m'en reviendroit-il? Rien, Mademoiselle, sinon d'avoir
flatté votre humeur fière et dédaigneuse, et de n'en être pas mieux pour
cela dans un cœur aussi aimable et aussi impénétrable que le vôtre.

  [609] «Une flamme qui sort d'un cœur posé sur un bûcher allumé,
  avec ce mot: PULCHRIUS ARDET, OU: YIS MAJOR INTUS.»

  [610] «Une rose environnée d'épines, avec ce mot: PUNGIT ET
  PLACET. Et encore cette autre: un chien à l'attache, avec ce mot
  de Pétrone: CAVE, CAVE CANEM.»

  [611] Ne faudrait-il pas lire: _proscription_?


M. DE PERTUIS, GOUVERNEUR DE COURTRAY, A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY, SA
BONNE AMIE[612].

  [612] _Lettres choisies de Messieurs de l'Académie_, par
  Perrault, p. 38.

  Guy, comte de Pertuis, gouverneur des ville et châtellenie de
  Courtray, par provisions du 7 février 1669, maréchal de camp
  suivant promotion du 7 octobre 1677, mort le 7 juillet 1694.


    Sans date.

Vous ne connoissez pas la vie de l'armée; elle a ses charmes, et quand on
l'a goûtée, on ne sauroit s'en passer. Nous avons peut-être plus de peine
que vous; mais nous avons aussi plus de plaisir. Pour ce qui est des
périls dont vous me parlez, je ne vous répondrai pas comme le fit le
baron de *** à Gassion, qui l'exhortoit à la bravoure: _Je rirai bien si
tu meurs devant moi._ Je vous dirai seulement, que si l'on étoit immortel
dans vos îles enchantées, j'irois volontiers participer à votre
immortalité; mais puisque ce bienheureux séjour n'a pas un si beau
privilége, je ne risque rien ici qu'il ne faille perdre ailleurs; et
j'aime autant être tué par un carabin de Nuremberg, que par un médecin de
Montpellier. Je suis,

    Mademoiselle,
    Votre très-humble, etc.,
    PERTUIS.


LE LABOUREUR A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[613].

  [613] Cabinet de M. Rathery.

  Louis Le Laboureur, poëte, frère aîné de l'historien, né en 1615,
  mort en 1679. Il dédia à Mlle de Scudéry une pièce mêlée de vers
  et de prose, qui a pour titre: _La Promenade de Saint-Germain_.
  Paris, 1669, in-12. Dans cette pièce datée de Montmorency, il
  rappelle, p. 9, une visite qu'on lui avait faite dans la saison
  des cerises.


    Ce samedi matin.

Le beau temps est venu, et les cerises s'en vont: j'ai peur,
Mademoiselle, que si vous ne faites bientôt ici une promenade, vous n'y
en trouviez plus. Je ne vois qu'une chose qui la doive retarder, qui est
que la santé du R. P. Bouhours ne lui pût pas permettre encore de sortir,
ou que vous voulussiez que M. de Pellisson fût de la partie. En ce
cas-là, nous attendrons tant qu'il vous plaira; nous laisserons passer
les cerises, et nous vous donnerons des prunes et des pêches qui les
vaudront bien. Au reste, Mademoiselle, je n'entends pas que le R. P.
Bouhours et Mme sa sœur tiennent la place d'aucune autre personne.
J'attends toujours M. Nublé et M. Ménage. J'en dirois autant de M. de
Pellisson, et ce seroit de bon cœur, mais c'est une étrange chose que la
Cour. J'appréhende que quand le Roi seroit ici, il ne pût s'en séparer
pour vous faire compagnie. Je m'en rapporte à vous: ordonnez-en comme il
vous plaira; mais faites votre compte que je vous attends, et surtout,
Mademoiselle, quand vous voudrez venir, faites-moi la grâce de nous
avertir deux ou trois jours auparavant.

    Je suis votre très-humble et très-obéissant
    serviteur,

    LE LABOUREUR.


LE P. RAPIN A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[614].

  [614] _Études religieuses, etc., par des Pères de la Compagnie de
  Jésus_, t. V, p. 609.

    D'Arras, 10 mai.

On m'a tant fait d'honneur ici en votre considération, Mademoiselle, que
je ne puis en partir sans vous en faire mes remercîments. Il ne se peut
rien ajouter à la manière dont M. de Montplaisir[615] m'a reçu. J'ai bien
reconnu par là le pouvoir que vous avez sur lui, et que c'est vous qui
êtes le lieutenant de Roi ici. Il m'a régalé chez lui; il m'a offert son
carrosse pour aller à Douay, a pris la peine de me venir visiter chez
nous: du reste, il n'a rien oublié pour me faire comprendre combien il
vous honore et vous estime. Aidez-moi, Mademoiselle, à lui en faire de
dignes remercîments. Vous y êtes obligée, puisque c'est en votre
considération qu'il a fait tout cela, et pour m'obliger extrêmement.
Faites de sorte que j'aie un peu de part de ses bonnes grâces: car on a
fort envie d'être de ses amis dès qu'on a le bonheur de le connoître: je
vous laisse faire cela. En partant, je laisse le pauvre M. de Verduc en
mauvais état pour sa santé; j'en suis inquiété. Je laissai au P. Pallu,
ami du P. Bouhours, quinze pistoles pour sa dispense, et deux pour
l'habiller un peu honnêtement pour entrer à Cluny. Ayez la bonté de me
faire savoir de vos nouvelles, je vous en prie; j'en pourrois recevoir à
Bruxelles, si vous preniez la peine d'adresser vos lettres à M. de
Gourville dans dix ou douze jours; l'abbé de Chaumont le connoît. On ne
peut pas être si longtemps éloigné de vous sans savoir de vos nouvelles.
Vous voulez bien que je salue M. de Pellisson pour qui je continue
toujours à prier Dieu; car le bon Dieu nous le doit, étant aussi homme de
bien qu'il est. N'allez pas vous aviser, s'il vous plaît, Mademoiselle,
de nous faire la guerre pendant que je vais être Flamand. Je ne vous
demande que deux mois de temps; après, vous ferez ce qu'il vous plaira
pour vos prétentions sur le Brabant. Je suis, avec mon respect ordinaire,
à vous en N. S.

    RAPIN de la Cie de Jésus.

  [615] Le même que le poëte dont les Œuvres sont ordinairement
  réunies à celles de Lalane. Il était lieutenant de Roi à Arras
  bien avant 1671, année que la _Biographie universelle_ indique
  comme celle de sa nomination, et au moins dès le mois de juillet
  1654, lorsqu'il fut fait prisonnier par les Espagnols.


REGNIER DESMARAIS A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[616]

  [616] Cabinet de M. Moulin, avocat.

    Ce vendredi à midi.

Votre laquais ne me donna pas l'autre jour le loisir, Mademoiselle, de
vous remercier sur le champ des beaux vers que vous m'avez fait la grâce
de m'envoyer, et je faisois état de vous en aller remercier dès le
lendemain. Mais depuis cela, il m'est survenu des affaires qui m'ont
empêché de vous aller rendre mes devoirs comme je souhaitois. En
attendant que je le puisse, je ne veux pas différer, Mademoiselle, à vous
témoigner combien j'ai été satisfait de votre dernier madrigal. Les
dernières choses que vous faites l'emportent toujours sur les premières,
mais il n'y a que vous seule qui puissiez l'emporter sur vous-même. Je ne
saurois en même temps vous rendre d'assez grands remercîments des marques
de bonté et de considération dont vous m'honorez. Croyez, s'il vous
plaît, Mademoiselle, que vous n'en sauriez jamais avoir pour personne qui
ait plus de respect et plus de vénération pour vous que j'en ai, et qui
soit plus absolument votre très-humble et très-obéissant serviteur.

    REGNIER DESMARAIS.


LE DUC DE LA ROCHEFOUCAULD A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[617].

  [617] D'après un fac-simile.--Lettre communiquée par M. Regnier,
  qui doit la comprendre dans l'édition des _Œuvres de la
  Rochefoucauld_, pour la _Collection des grands Écrivains de la
  France_.


    Le 12 de novembre.

Puisque les reproches que Mme Duplessis vous a faits m'ont valu la plus
agréable et la plus obligeante lettre du monde, je devrois, ce me semble,
Mademoiselle, lui laisser le soin de vous faire paroître combien j'en
suis touché, pour m'attirer encore de nouvelles grâces; mais, quelque
avantage que j'en puisse recevoir par là, je ne puis me priver du plaisir
de vous témoigner moi-même ma reconnoissance, et de vous dire la joie que
j'ai de croire avoir un peu de part en votre amitié. Je ne parlerois pas
si hardiment, si j'avois moins de foi en vos paroles, et c'est par cette
confiance seule que je me tiens si assuré de la chose du monde que je
souhaite le plus. Je suis ravi de la belle action de M. de Savoie;
j'espère que la clémence viendra à la mode, et que nous ne verrons plus
de malheureux. J'écrirai à un de nos amis, et je vous supplierai même de
lui vouloir faire tenir ma lettre, puisque vous me le permettez.

Faites-moi l'honneur de croire, Mademoiselle, que j'ai plus d'estime et
de respect pour vous que personne du monde, et que je suis passionnément
votre très-humble et très-obéissant serviteur.

    LAROCHEFOUCAULD.

LE MÊME A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[618].

  [618] Cabinet de M. Chambry.


    Ce 7 décembre.

Je vous suis sensiblement obligé, Mademoiselle, de votre souvenir et du
présent que vous me faites; rien n'est plus beau que ce que vous m'avez
envoyé, et rien au monde ne me peut toucher davantage que la continuation
de vos bontés. J'en recevrai une marque qui me sera très considérable si
vous me faites obtenir quelque part dans l'amitié de M. Renier[619];
personne assurément ne l'estime plus que moi. Je vous dois déjà tant de
choses que je pense que vous voudrez bien que je vous doive encore
celle-ci.

  [619] Peut-être Regnier Desmarais?

Je vous demande encore d'être persuadée de mon respect et de ma
reconnoissance, et que je suis plus que personne du monde

Votre très-humble et très-obéissant serviteur.

    LAROCHEFOUCAULD.


LA COMTESSE DE LAFAYETTE A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[620].

  [620] Tiré de l'_Album des Lettres de Mme de Sévigné_, édition
  Hachette.


    Sans date.

Je ne vous puis dire, Mademoiselle, quelle est ma joie quand vous me
faites l'honneur de vous souvenir de moi, et quand je reçois des marques
de ce souvenir par des choses qui me donnent par elles-mêmes un si
véritable plaisir. Vous êtes toujours admirable et inimitable; il ne se
peut rien de plus divertissant et de plus utile que ce que vous m'avez
fait l'honneur de m'envoyer; vous seule pouvez joindre ces deux choses.
Je vous supplie de croire que si ma santé me le permettoit, j'aurois
souvent l'honneur de vous rendre mes devoirs.

    LA Csse DE LA FAYETTE.


NANTEUIL A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[621]

  [621] Cabinet de M. Chambry.


    Mademoiselle,

Votre générosité m'offense, et n'augmente point du tout votre gloire, du
moins selon mon opinion. Une personne comme vous, à qui j'ai tant
d'obligations, que je considère si extraordinairement, et pour laquelle
non-seulement je devrois avoir fait tous les efforts de ma profession,
mais avoir témoigné plus de reconnoissance à toutes ses civilités que je
n'ai fait, m'envoyer de l'argent et vouloir me payer en princesse un
portrait[622] que je lui dois il y a si longtemps, est sans doute
pousser trop loin la générosité, et me prendre pour le plus insensible de
tous les hommes. Vous me permettrez donc, Mademoiselle, de vous en faire
une petite réprimande, et comme vous me permettez encore de chérir tout
ce qui vient de vous, je prends volontiers la bourse que vous avez faite,
et vous remercie de vos louis, que je ne crois pas être de votre façon!
Cependant, si en quelque jour un peu moins nébuleux qu'il n'en fait en ce
temps-ci, vous me vouliez donner deux heures de votre temps pour aller
achever chez vous l'habit de votre portrait, je serois ravi de me rendre
ponctuel à vos ordres. J'aurois la liberté de vous expliquer plus
franchement mes sentiments, parce que cela ne m'attacheroit pas si fort
que quand je travaille au visage, et après avoir achevé de vous rendre ce
petit service, je conviendrois de m'estimer heureux puisque vous auriez
une autre vous-même près de vous qui vous persuaderoit éloquemment que je
suis,

    Mademoiselle,
    Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
    NANTEUIL.

  [622] Qu'est devenu le portrait de Mlle de Scudéry par Nanteuil?
  Existe-t-il dans quelque dépôt public ou dans quelque collection
  particulière? Il n'a sans doute pas été reproduit par la gravure,
  car on le trouverait dans l'œuvre du maître, ou dans les
  cabinets du temps. Il semblerait cependant résulter d'une note
  manuscrite de l'abbé Mercier de Saint-Léger sur les marges du XVº
  volume de Niceron, page 139 (Exemplaire de la Bibliothèque
  nationale), que ce portrait, quoique rare, se trouvait encore
  vers la fin du siècle dernier. «Nanteuil dessina et grava le
  portrait de Mlle de Scudéry qui, se trouvant aussi laide qu'elle
  l'était réellement, garda la planche et n'en laissa tirer qu'un
  petit nombre d'épreuves; aussi sont-elles fort rares et
  recherchées des amateurs.»

  Si cette perte est réelle, elle est d'autant plus regrettable que
  le talent de Nanteuil nous aurait donné de l'auteur de _Clélie_ et
  du _Grand Cyrus_ une image fidèle, tandis que nous en sommes
  réduits au portrait de Mlle Chéron gravé par J. G. Wille, et à
  celui de la collection Desrochers, qui ont entre eux fort peu
  d'analogie.

  Lorsque Nanteuil envoya à Mlle de Scudéry le portrait qu'il avait
  fait d'elle d'après nature, ainsi que le montre la lettre
  ci-dessus, il l'accompagna des vers suivants:

    Elle est savante et sage autant qu'on le peut être;
    Son esprit a charmé les plus rares esprits.
    Nanteuil, si ton pinceau la fait bien reconnoître,
    Tu te rends immortel avecque ses écrits.

Mlle de Scudéry lui répondit:

    Je ne sais rien, Nanteuil, je dis la vérité;
    Une femme savante est souvent incommode,
    Elle a l'esprit contraint et n'est guère à la mode;
    Mais pour me bien louer, parle de ma bonté:
    C'est la seule vertu dont je fais vanité.

Elle fit encore sur son portrait le quatrain suivant:

        Nanteuil en faisant mon image,
    A de son art divin signalé le pouvoir;
        Je hais mes yeux dans mon miroir,
        Je les aime dans son ouvrage.


GEORGE DE SCUDÉRY A MADAME L'ABBESSE DE CAEN[623].

  [623] _Poésies d'Anne de Rohan-Soubise et Lettres d'Éléonore de
  Rohan-Montbazon, abbesse de Caen et de Malnoue._ Paris, 1862,
  page 148.

    Paris, 7 avril 1660.

Un homme moins glorieux que je ne le suis, Madame, auroit cherché l'appui
de sa sœur auprès de vous, et tâché de tirer ses avantages de l'honneur
que vous lui faites de l'aimer, mais je vous avoue que j'aime mieux
devoir ma gloire à ma hardiesse qu'à sa faveur, et que si je puis obtenir
celle de votre amitié, je veux vous la devoir toute entière. Comme
l'obligation en sera plus grande, ma reconnoissance le sera aussi, et
comme vous n'appellerez personne au partage de la grâce, personne ne
partagera mon ressentiment. Je vous le confesse, Madame, j'ai le cœur
plus élevé que ce roi qui, tout Espagnol qu'il étoit, se contentoit
d'être appelé le mari de la reine, et si vous ne me regardiez que comme
frère de Sapho, vous ne rempliriez pas du tout mon ambition. Personne ne
sait mieux que moi ce qu'elle vaut, car je l'ai faite ce qu'elle est;
mais, avec tout cela, Madame, je ne lui veux point devoir votre
bienveillance, parce que nous changerions de fortune et que je lui
devrois plus qu'elle ne me doit. Cependant, comme il faut connoître pour
aimer, je vous envoie de quoi me connoître, c'est le portrait d'un héros
où j'ai employé tout mon art, et comme vous avez l'âme grande, j'espère
que la peinture du plus grand homme de la terre ne vous déplaira pas
trop, et qu'après avoir enduré que ma sœur vous peigne, vous souffrirez
quelque jour que son frère prenne ses couleurs et ses pinceaux pour vous
peindre, afin que vous puissiez juger de la diversité des manières, et
connoître en même temps le dessein que j'ai d'être toujours

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

    DE SCUDÉRY.


LE MÊME A M. DE SAINTE-MARTHE[624].

  [624] Cabinet de M. Boutron.--Voyez la _Notice_, page 20.

    Sans date.

    Monsieur,

N'ayant pas l'honneur d'être connu de vous, je n'aurois pas aussi la
hardiesse de vous faire une prière, si elle ne regardoit votre gloire
aussi bien que ma satisfaction; mais ne doutant point que vous ne soyez
sensible à cette noble passion des grandes âmes, j'ose vous dire qu'après
avoir assemblé les portraits de tous les illustres de notre nation, je
croirois n'avoir rien fait si je n'avois celui du grand Scévole, et comme
je sais que vous en avez un, je vous supplie, Monsieur, de me le vouloir
prêter pour en tirer une copie; je le conserverai avec soin, et vous le
renvoyerai dans peu de jours. Je m'assure que vous ne condamnerez pas mon
dessein, puisqu'il n'a pour objet que la réputation d'un homme à qui vous
devez la vie; et, pour vous montrer que c'est dans votre maison que je
cherche les grands personnages, mon laquais a ordre de vous faire voir le
portrait de votre grand oncle. Que si mon nom par malheur n'a pas
l'honneur d'être connu de vous, notre ami commun, M. Colletet, vous
assurera qu'on me peut confier toute chose, et moi je vous assurerai
qu'après cette grâce je serai toute ma vie,

    Monsieur,
    Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
    DE SCUDÉRY.


MADAME DE LONGUEVILLE A GEORGE DE SCUDÉRY[625].

  [625] Cabinet de M. Rathery.


    Moulins, 29 août 1654.

Ça été par vraie honte que j'ai été si longtemps sans faire réponse à
votre dernière lettre, car elle étoit si pleine de remercîments que je ne
trouvois pas bien fondés, qu'en vérité je ne savois du tout qu'y
répondre; car enfin je ne prétends pas que le petit présent que je vous
ai fait[626] vous montre toute ma reconnoissance. Je prétends seulement
qu'il vous la marque, et qu'en vous faisant souvenir de moi, il vous
remette dans la mémoire une personne qui a gravé dans la sienne ce que
vous avez fait pour elle, et qui, n'étant pas née tout à fait bassement,
ne peut être aussi touchée de votre générosité sans souhaiter qu'une
meilleure fortune lui fournisse les occasions de contribuer à rendre la
vôtre proportionnée à votre mérite.

    ANNE-GENEVIÈVE DE BOURBON.

_P. S._ J'ai mandé mes sentiments sur _Alaric_ à M. Chapelain; il vous
les auroit dit sans doute, s'il ne s'étoit pas imaginé que vous les
devinez aisément, et que vous êtes fort persuadé que les gens qui n'ont
pas tout à fait méchant goût ne peuvent qu'admirer ce qui part de votre
esprit. Je vous prie que Mlle de Scudéry sache par votre moyen que je
conserve pour elle toute l'estime qu'elle mérite.

  [626] Il s'agit de son portrait enrichi de diamants qu'elle lui
  avait envoyé.--Voyez la _Notice_, page 45.



    CHOIX
    DE
    POÉSIES



[Illustration: deco]


    CHOIX
    DE
    POÉSIES.

_Impromptu fait au donjon de Vincennes en visitant la chambre où le
prince de Condé avoit été prisonnier._

    En voyant ces œillets qu'un illustre guerrier
    Arrosa d'une main qui gagna des batailles,
    Souviens-toi qu'Apollon bâtissoit des murailles,
    Et ne t'étonne pas si Mars est jardinier[627].

  [627] Voyez la lettre à Godeau, du mois d'octobre 1650, p. 226.

              _Stances sur la Paix_[628]

        Taisez-vous, trop aigres trompettes
    Qui chassiez au printemps tous les braves du Cours,
        Laissez entendre les musettes,
        Voici le règne des Amours.
    La paix s'en va bientôt rétablir son empire
    Et l'on ne verra plus de cœur qui ne soupire.

  [628] Ces stances inédites, dont nous possédons une copie de la
  main de Conrart avec la désignation de Mlle de Scudéry pour
  auteur, se rapportent évidemment à la fin de la guerre de la
  Fronde.

                          *
                         * *

        Vous qui faisiez les insensibles
    Et qui par vanité pensiez l'être toujours,
        Vous ne serez plus invincibles,
        Voici le règne des Amours.
    La paix s'en va bientôt rétablir son empire
    Et l'on ne verra plus de cœur qui ne soupire.

                          *
                         * *

        Vous, belles, qui par mille charmes
    Êtes avec raison l'ornement de nos jours,
        Que vous ferez verser de larmes!
        Voici le règne des Amours.
    La paix s'en va bientôt rétablir son empire
    Et l'on ne verra plus de cœur qui ne soupire.

_A M. Conrart, sur un cachet qu'il donna à l'auteur_[629].

  [629] Voy. la _Notice_, pages 69 et 100.

    Pour mériter un cachet si joli,
    Si bien gravé, si brillant, si poli,
      Il faudroit avoir, ce me semble,
      Quelque joli secret ensemble;
      Car enfin les jolis cachets,
      Demandent de jolis billets.
      Mais, comme je n'en sais point faire,
      Que je n'ai rien qu'il faille taire,
      Ni qui mérite aucun mystère,
      Il faut vous dire seulement
      Que vous donnez si galamment
        Qu'on ne peut se défendre
    De vous donner son cœur, ou de le laisser prendre.

_Billet en vers à M. de Charleval_[630].

  [630] Mss de la Bibliothèque nationale. Fonds français, 22 557,
  p. 91.

    Qu'une louange délicate
    Nous touche, nous plaise et nous flatte,
          N'en doutez point.
    Mais, pour bien goûter cette gloire,
    Il faut, Damon, la pouvoir croire,
          C'est là le point.

Voilà, Monsieur, par où je me sauve du danger où vos ingénieuses louanges
m'ont exposée. Si je pouvois me laisser persuader, j'aurois trop de
vanité.

    Mon cœur que la raison éclaire
    Méprise de l'encens vulgaire,
          N'en doutez point.
    Mais rejeter par modestie
    Le plus pur encens d'Arabie,
          C'est là le point.


_Requête ou Placet des Amans contre les Filous_[631].

  [631] Pour cette pièce et les suivantes, voy. la _Notice_, pages
  102, 103, etc.

    Prince, le plus aimable, et le plus grand des Rois,
    Nous venons implorer le secours de vos lois:
    Tout l'état amoureux vous adresse ses plaintes;
    Vous seul pouvez calmer nos soucis et nos craintes,
    Vous seul pouvez nous faire un sort qui soit plus doux,
    L'amour même ne peut nous rendre heureux sans vous.
    La nuit, si favorable aux flammes amoureuses,
    A beau nous préparer les faveurs précieuses,
    Sans respecter ce Dieu, les voleurs indiscrets
    Troublent impunément ces mystères secrets;
    Chaque jour leur audace éclate davantage,
    On ne va plus la nuit sans souffrir quelque outrage;
    On trompe d'un jaloux les regards curieux,
    Mais d'un filou caché l'on ne fuit point les yeux.
    Comme on n'ose marcher sans avoir une escorte,
    On ne peut se glisser par une fausse porte,
    Et seul au rendez-vous si l'on veut se trouver,
    On est déshabillé devant que d'arriver.
    La nuit dont le retour ramène les délices,
    Ces paisibles moments à l'amour si propices,
    Destinés seulement à de tendres plaisirs,
    Ne sont plus employés qu'à de fâcheux soupirs.
    Les maris rassurés, les mères sans alarmes
    Dans un si grand désordre ont su trouver des charmes.
    La nuit n'est plus à craindre à leur esprit jaloux,
    Ils dorment en repos sur la foi des filous.
    Ils aiment le plaisir qui nous tient en contrainte
    Et la frayeur publique a dissipé leur crainte.
    O vous qui dans la paix faites couler nos jours,
    Conservez dans la nuit le repos des amours;
    Que du guet surveillant la nombreuse cohorte
    Nous serve à l'avenir d'une fidèle escorte,
    Qu'ils sauvent des voleurs tous les amans heureux,
    Et souffrent seulement les larcins amoureux:
    Qu'ils nous ôtent la crainte, et qu'en toute assurance
    Nous goûtions les plaisirs de l'ombre et du silence.
    En faveur de l'amour finissez notre ennui,
    Vous n'avez pas sujet de vous plaindre de lui:
    Ce Dieu, dont le pouvoir domine tous les autres,
    En vous donnant ses lois semble avoir pris les vôtres;
    Il garde pour vous seul ce qu'il a de plus doux,
    Il commande partout et n'obéit qu'à vous,
    Il sépare de vous l'éclat de la couronne,
    Et fait qu'on aime en vous votre seule personne.
    Plaisir que rarement les Rois peuvent goûter,
    Et duquel toutefois vous ne pouvez douter.
    Ainsi puisse le ciel, pour vous faire justice,
    Au moindre de vos vœux être toujours propice,
    Épargner vos souhaits, prévenir vos désirs,
    Et remplir votre cœur de joie et de plaisirs!
    Mais comme il n'en est pas hors l'amoureux empire,
    Et qu'un roi ne peut être heureux s'il ne soupire,
    Puissiez-vous, de l'amour secrètement charmé,
    Toujours fort amoureux, être toujours aimé,
    Et sans vous désirer de nouvelles conquêtes,
    Puissiez-vous demeurer en l'état où vous êtes!


_Réponse des Filous à la Requête des Amans._

    Prince, dont le seul nom fait trembler tous les Rois,
    Suspendez un moment la rigueur de vos lois;
    Souffrez que les voleurs vous demandent justice
    Contre de faux amans tout remplis d'artifice:
    Si l'on les croit, ils sont de nous fort mal-traités,
    Nous nous opposons seuls à leurs félicités,
    Nous troublons leurs plaisirs, les nuits les plus obscures
    N'ont plus pour leur amour de douces aventures.
    Où sont-ils les amans que nous avons volés?
    Commandez qu'on les nomme et qu'ils soient enrôlés.
    Hélas! depuis dix ans que nous courons sans cesse,
    Nous n'avons pu trouver ni galant, ni maîtresse,
    Et pour notre malheur nous n'avons jamais pris
    Ni portraits précieux, ni bracelets de prix:
    En vain sans respecter plumes, soutane et crosses,
    Nous avons arrêté et chaises et carrosses;
    Nous ne trouvons jamais où s'adressent nos pas,
    Que plaideurs, que joueurs, que chercheurs de repas,
    Que courtisans chagrins, que chercheurs de fortune,
    Dont la foule, grand Roi, souvent vous importune;
    Mais de tendres amans, vrais esclaves d'amour,
    On en trouve la nuit aussi peu que le jour.
    C'étoit au temps jadis que les amans fidèles
    Pour tromper les Argus montoient par les échelles,
    Qu'on les voloit sans peine au premier point du jour,
    Et qu'ils cachoient leur vol autant que leur amour.
    Sous votre grand aïeul, d'amoureuse mémoire,
    Les filous nos ayeux, célèbres dans l'histoire,
    Ne passoient pas de nuits sans prendre à des amans
    Des portraits enrichis d'or et de diamans,
    Et chacun, sans placet, sans tant de doléance,
    Rachetoit son portrait et payoit le silence.
    C'est ainsi qu'on aimoit en ce siècle si doux,
    Sous un prince charmant qu'on voit revivre en vous;
    Mais aujourd'hui qu'Amour daigne suivre la mode,
    Que le moindre respect passe pour incommode,
    Nous trouvons tout au plus quelques pauvres coquets
    Qui n'ont jamais sur eux que des madrigalets;
    Ils courent nuit et jour, se tourmentant sans cesse,
    Sans jamais enrichir ni voleurs ni maîtresse.
    Qu'ils marchent hardiment, ils font peu de jaloux
    Et n'ont à redouter ni martyrs ni filous.
    Pour tous leurs rendez-vous ils peuvent prendre escorte
    Sans besoin de la nuit ni de la fausse porte;
    Mais la licence règne avecque tant d'excès,
    Qu'ils osent bien se plaindre et donner des placets;
    Ne les écoutez pas, ils sont pleins d'artifice,
    Prononcez cet arrêt tout rempli de justice:

            _Un amant qui craint les voleurs
            Ne mérite pas de faveurs._

_Vers envoyés à Mlle de Scudéry, pour accompagner une corbeille
   pleine de bijoux dont les Filous lui faisoient présent pour ses
   étrennes._

    Ces hommes redoutés que l'on nomme Filous,
            Dont vous avez pris la défense,
            Sont de leur gloire trop jaloux
            Pour demeurer dans le silence:
            Ils parlent, mais bien faiblement,
            N'ayant aujourd'hui la puissance
            De marquer leur reconnoissance
            Que par des souhaits seulement.

                          *
                         * *

            Si la fortune favorable
            Jetoit un doux regard sur eux,
            Et que, devenant plus traitable,
            Elle favorisât leurs vœux,
        Quand du butin ils feroient leur partage,
    Le plus riche seroit pour vous faire un hommage.

                          *
                         * *

            Tous les jours, en faisant leurs courses,
            Ils rapportent assez de bourses,
            Dont l'espoir les va devançant;
            Car pipés de leur bonne mine,
            Quand au fond on les examine,
            On n'y rencontre que du vent.

                          *
                         * *

            Telle est celle que dans ce jour
            Nous vous présentons pour étrenne.
    Nous en avons fait choix sur plus d'une douzaine,
            Prises en ville, ou dans la cour,
            Car la nuit nous ne savons pas
            Où le hasard guide nos pas.

                          *
                         * *

            Nous prîmes la même journée
        Le bracelet plein de petits bijoux,
            Qu'une dame peu fortunée,
    Venoit de recevoir avec un billet doux.
            La belle, croyant nous toucher,
            Nous en conta toute l'histoire,
            Que sans peine elle nous fit croire,
            Mais nos cœurs furent de rocher.

                          *
                         * *

        Si nous vous sommes nécessaires,
        Sans vous faire tant de discours,
    Nous quitterons en tout temps nos affaires,
        Pour vous offrir notre secours;
    Dans le besoin sonnez fort votre cloche,
        Soudain le _Balafré_, la _Roche_,
        _Bras-de-fer_ et _Roland-sans-Peur_,
        Vous serviront avec ardeur,
        Car ce sont des gens sans reproche.


_Réponse de Mlle de Scudéry à une jeune demoiselle qu'elle soupçonne lui
  avoir fait cette galanterie._

    Votre injustice est sans égale,
    De faire parler des filous,
    Lorsque d'une main libérale
    Vous donnez d'aimables bijoux.

                          *
                         * *

    Croyez-moi, charmante Célie,
    Vous ne sauriez vous déguiser
    Et votre Muse est trop polie,
    En vain elle veut m'abuser.

                          *
                         * *

    Je connois sa délicatesse,
    Son air charmant et ses appas,
    Et je ne sais quelle tendresse
    Que les autres Muses n'ont pas.

                          *
                         * *

    En vain le _Balafré_, la _Roche_
    Entreprendroient de me duper,
    Et je vous fais un doux reproche
    De me vouloir toujours tromper.

                          *
                         * *

    Vous savez pourtant trop bien feindre
    Et mon cœur vous feroit pitié,
    S'il commençoit un jour à craindre
    D'être surpris en amitié.

                          *
                         * *

    Reprenez-vous, chère Célie,
    Et promettez-vous désormais,
    Que soit sérieux, soit folie,
    Vous ne me tromperez jamais.


A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY.

_Madrigal sur ce qu'elle a dit au sujet des vols qu'on a voulu faire chez
elle_[632].

  [632] Sur ces vols qu'il ne faut pas confondre avec l'_Affaire
  des Filous_, voy. la lettre à Boisot, du 7 mars 1691, p. 319,
  ci-dessus.

            Afin d'écarter de chez vous
            Tous les voleurs et les filous,
            Vous prenez grand soin de répandre
    Que vous n'avez pour biens que l'esprit et le cœur.
    Sapho, je ne veux point redoubler votre peur,
    Mais si l'on croit jamais qu'on puisse vous les prendre,
            Tel vous paroît homme d'honneur
            Qui bientôt deviendra voleur.

    M. BOSQUILLON.

_Madrigal sur le précédent._

            Votre esprit droit, votre bon cœur
            Ne sont point gibier à voleur;
            Mais pour la richesse infinie
            De votre admirable génie,
    Sapho, que tous les jours on lui fait de larcins!
    Des muses comme vous en la plus haute place
            De tout temps ce sont les destins;
            Et jusqu'au sommet du Parnasse
            On vole avec bien plus d'audace
            Qu'on ne fait sur les grands chemins.

    M. PETIT (de Rouen).


LA TUBÉREUSE.

    _A Célie, le jour de sa fête._

    Angélique ou Célie, ou tous les deux ensemble,
    Malgré toutes les fleurs que ce beau jour assemble,
    Je veux tous vos regards, toute votre amitié,
    Ou ne leur rien laisser que regards de pitié.
    Des bords de l'Orient je suis originaire,
    Le soleil proprement se peut dire mon père,
    Le printemps ne m'est rien, je ne le connois pas,
    Et ce n'est point à lui que je dois mes appas.
    Je l'appelle en raillant le père des fleurettes,
    Du fragile muguet, des simples violettes,
    Et de cent autres fleurs qui naissent tour à tour,
    Mais de qui les beautés durent à peine un jour.
    Voyez-moi seulement, je suis la plus parfaite,
    J'ai le teint fort uni, la taille haute et droite,
    Des roses et du lis j'ai le brillant éclat,
    Et du plus beau jasmin le lustre délicat;
    Je surpasse en odeur et la jonquille et l'ambre,
    Et les plus grands des Rois me souffrent dans leur chambre.
    Faut-il vous dire tout? votre esprit est discret;
    Je vais lui confier mon plus galant secret:
    J'ai su plaire à Louis à qui tout voudroit plaire;
    Ne me regardez plus comme une fleur vulgaire.
    A son cœur de héros, à ses exploits guerriers,
    On eût dit que son cœur n'aimoit que les lauriers,
    Que seule à ses faveurs la palme osoit prétendre;
    Cependant il me voit d'un regard assez tendre.
    Après un tel honneur, cédez, moindres beautés,
    Vous avez plus de nom que vous n'en méritez.
    Vous, Célie, excusez si j'ai l'âme hautaine,
    Et si dans mes discours je parois un peu vaine.
    Par l'avis de Sapho je demande vos chants,
    Si chéris des neuf sœurs, si doux et si touchants,
    Pour publier partout du couchant à l'aurore,
    Que je suis sans égale en l'empire de Flore,
    Que le triste Hyacinthe avec tous ses appas,
    Et cette fleur qui suit mon père pas à pas,
    Les roses de Vénus nouvellement écloses,
    Ajax si renommé dans les métamorphoses,
    La fleur du beau Narcisse, et la fleur d'Adonis,
    Toutes doivent céder à la fleur de LOUIS.


LES JASMINS JONQUILLES.

   _A M. l'abbé Regnier._
   _Madrigal._

            Cinq ou six petits arbrisseaux,
            Qui l'an prochain seront plus beaux,
            Venons en corps demander place
            Sur votre agréable terrasse.
    Si des autres jasmins nous n'avons pas l'éclat,
    Notre parfum du moins est bien plus délicat;
            Et nos petites fleurs écloses
            N'entêtent pas comme les roses.
    Nous ne disputons rien au superbe oranger,
    Sous son ombre humblement nous voulons nous ranger;
            Mais sachez que Sapho nous aime
            Avec une tendresse extrême;
    Et que ce qui doit rendre un présent précieux,
    Consiste à nous donner ce qu'on aime le mieux.


_Sur la mort d'Anne d'Autriche_[633].
  _Janvier_ 1666.

  [633] Voyez, sur les circonstances où ces vers furent composés,
  la lettre à Boisot, du 22 mai 1693, p. 363. Mme de Motteville les
  a insérés dans ses _Mémoires_, Paris 1855, t. IV, p. 451, les
  faisant précéder du passage suivant: «Peu après la mort de la
  reine mère, l'illustre Mlle de Scudéry fit ces vers à sa louange,
  qui méritent d'être conservés à la postérité.»

    Anne, dont les vertus, l'éclat et la grandeur
    Ont rempli l'univers de leur vive splendeur,
    Dans la nuit du tombeau conserve encor sa gloire,
    Et la France à jamais aimera sa mémoire.
    Elle sut mépriser les caprices du sort,
    Regarder sans horreur les horreurs de la mort,
    Affermir un grand trône et le quitter sans peine;
    Et pour tout dire enfin, vivre et mourir en Reine.


_Sixain sur la conquête de la Franche-Comté._

            Les héros de l'antiquité
            N'étoient que des héros d'été:
    Ils suivoient le printemps comme des hirondelles,
    La Victoire en hiver pour eux n'avoit pas d'ailes;
    Mais malgré les frimas, la neige et les glaçons,
    Louis est un héros de toutes les saisons.


_Madrigal sur la Paix._

            Jamais on n'avoit tant vanté
    Ni campagne d'hiver, ni campagne d'été,
    Quand Louis revenoit suivi de la Victoire.
            Quelle est cette nouvelle gloire!
    Sur ses propres exploits a-t-il pu renchérir,
    Après tant de succès sur la terre et sur l'onde?
            Oui, car donner la Paix au monde
            C'est plus que de le conquérir.

_Autre._

    Dès que tu fais un pas, l'Europe est en alarmes,
            Et contre l'effet de tes armes
            Rien ne pourroit la soutenir.
    Mais dans un calme heureux tu gouvernes la terre;
            Quand on peut lancer le tonnerre,
            Il est beau de le retenir.


_A l'Illustre secrétaire des Dames, quel qu'il puisse être_[634].

  [634] L'auteur de l'ode envoyée à Sapho, au nom des Dames, avec
  une guirlande de lauriers d'or émaillés de vert, était Mlle de la
  Vigne. Voyez la _Notice_, p. 102.

    D'où viennent ces lauriers si verts, si précieux?
    Sortent-ils de la terre ou tombent-ils des cieux?
    Et d'où partent ces vers pleins d'esprit et de grâce,
    Dont le tour délicat tous les autres efface?
    Généreux inconnu, pourquoi vous cachez-vous?
    Le plaisir d'obliger est un plaisir si doux!
    Je vous cherche partout, et ne vous puis connoître;
    Êtes-vous mon ami? Ne le pouvez-vous être?
    Vous contenterez-vous de n'être qu'estimé?
    En ne se nommant pas on ne peut être aimé.
    Soyez du moins jaloux de votre propre ouvrage;
    Nos plus rares esprits viennent lui rendre hommage.
    Il n'a qu'un seul défaut qui se corrigera:
    Mettez-y votre nom, et rien n'y manquera.


_Aux Demoiselles de Saint-Cyr._

    Vous de qui l'innocence et la noble jeunesse
    S'élève au pied du Trône à l'ombre d'un grand Roi,
    Voulez-vous recueillir le fruit de sa largesse?
    Du Roi de l'univers apprenez bien la loi.
    De la nouvelle Esther[635] admirez la sagesse,
    Sa rare piété, sa prudence et sa foi.
    Ne demandez au ciel ni grandeur, ni richesse,
    Dont le frivole éclat rend nos yeux éblouis;
    Mais par des vœux ardents et remplis de tendresse,
    Abrégeant vos souhaits, demandez-lui sans cesse,
    Pour vous, pour nous, pour tous, qu'il conserve Louis.

  [635] Mme de Maintenon.


_Sur la naissance du duc de Bourgogne (1682)._

    Venez, heureux enfant, venez à la lumière:
    Vous allez commencer une illustre carrière;
    Et le soleil qui naît aux bords de l'Orient
    N'a pas, à sa naissance, un éclat si riant.
    Tout brille autour de vous; les jeux, les ris, la gloire,
    Parent votre berceau comme un char de victoire.
    Mais, ô royal enfant, quand on sort des héros
    On ne vit pas longtems dans les bras du repos.
    Hâtez-vous, que le corps, l'esprit et le courage
    Forcent les lois du tems et les règles de l'âge.
    Passez rapidement les frivoles plaisirs,
    Et concevez bientôt d'héroïques désirs.
    Vous pourrez surpasser tous les princes du monde,
    De vos premiers exploits couvrir la terre et l'onde,
    Digne de votre nom, être admiré de tous,
    Et voir toujours Louis bien au-dessus de vous,
    Éclairer tous vos pas, vous servir de modèle,
    Être du roi des rois une image fidèle,
    Le bonheur des François, l'âme de ses États,
    Et l'exemple éternel de tous les Potentats.


_Pour Monseigneur le duc de Bourgogne, faisant l'exercice avec les
   Mousquetaires devant le Roi._

            Quel est ce petit mousquetaire
            Si savant en l'art militaire,
            Et plus encore en l'art de plaire?
            L'énigme n'est pas mal aisé:
            C'est l'Amour, sans autre mystère,
       Qui pour divertir Mars, s'est ainsi déguisé.

_Sur ce que ce jeune Prince ne trouva pas bon qu'on l'eût comparé à
  l'Amour._

    Prince consolez-vous d'être un petit Amour,
    Imitez bien Louis, vous serez Mars un jour.


    _Portrait de Mme la duchesse de Bourgogne._

    Avoir tous les appas de l'aimable jeunesse,
    Joindre avec la beauté l'esprit et la sagesse,
    Suivis d'un air charmant qu'on ne peut exprimer,
        C'est ce qu'on trouve en la princesse,
    Qu'on ne se lasse point de voir et d'admirer,
    Et qui de tous les cœurs sait se faire adorer.


_La Fauvette à Sapho, en arrivant à son petit bois, suivant sa coutume,
  le 15 d'avril._

    Plus vite qu'une hirondelle,
    Je viens avec les beaux jours,
    Comme fauvette fidèle,
    Avant le mois des amours.

                          *
                         * *

    J'ai trouvé sur mon passage
    Un spectacle fort nouveau,
    Pour m'expliquer davantage,
    C'est le Doge et son troupeau[636].

                          *
                         * *

    Quoi, lui dis-je, entrer en France
    Et vous montrer en ces lieux!
    Oui, dit-il, par la clémence
    Du plus grand des demi-dieux.

                          *
                         * *

    Son cœur toujours magnanime
    Ne pouvant se démentir,
    Veut oublier notre crime,
    Voyant notre repentir.

                          *
                         * *

    Ah! m'écriai-je, ravie,
    Ce héros par son grand cœur
    Pardonne à qui s'humilie,
    Et de lui-même est vainqueur.

                          *
                         * *

    Dieux! quel bonheur est le vôtre,
    D'aller recevoir sa loi;
    Je n'en voudrois jamais d'autre,
    Mais ce bien n'est pas pour moi.

                          *
                         * *

    C'est assez que ma maîtresse
    Souffre que ma foible voix,
    Chante et rechante sans cesse
    Qu'il est le phœnix des Rois.

                          *
                         * *

    Allez, Doge, allez sans peine
    Lui rendre grâce à genoux:
    La République romaine
    En eût fait autant que vous.

  [636] Louis XIV ayant fait bombarder Gênes en 1684, à cause des
  intelligences que cette ville entretenait avec l'Espagne, le doge
  Francesco Maria Imperiali vint en France, accompagné de quatre
  sénateurs, et fit à Versailles sa soumission au Roi, le 15 mai
  1685.


_A M. de Coulanges, à Rome._

    _Madrigal._

    Quoi, cette muse si jolie
    Qui sait badiner sagement
    Et toujours agréablement,
    Se taira-t-elle en Italie?
    Je lui demande trait pour trait
    Un bon et fidèle portrait
    D'un Pape que tout le monde aime:
    Je me connois bien en tableaux,
    Cette muse en fait de fort beaux,
    Sa manière n'est pas la même:
    Jamais sur le Parnasse on ne vit rien de tel,
    Elle est tantôt Callot et tantôt Raphaël.


    _Réponse de M. de Coulanges._

    Sapho, qui va trop loin se perd:
        Je crains un labyrinthe,
    Le chemin ne m'est point ouvert
        Pour aller à Corinthe.
    Vous demandez de ma façon
        Le portrait du Saint-Père:
    Pour chanter le grand Ottobon[637]
        Il faudroit un Homère[638].

  [637] Ottoboni, pape qui succéda à Innocent XI, sous le nom
  d'Alexandre VIII.

  [638] Ces deux pièces se trouvent dans le _Recueil des Œuvres
  choisies_ de Coulanges, 1698, t. I, p. 256, ou t. II, p. 69.


COULANGES A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY.

    Sur l'air: _Quand je suis une fois en débauche._

    Sapho, j'ai longtemps hésité,
      Mais il faut que je chante
    Le retour de votre santé;
      Ce beau sujet me tente.
    Quand la fièvre vous fait souffrir
      Ce n'est qu'une querelle,
    Eh quoi! jamais peut-on mourir
      Quand on est immortelle?


    _Réponse de Mademoiselle de Scudéry._

    Vous louez trop flatteusement
      Une pauvre mortelle.
    Je sais bien qu'en vers quand on ment
      Ce n'est que bagatelle;
    Mais, pour ne vous rien déguiser,
      Je ne saurois me rendre,
    Car il faudroit pour m'apaiser
      Le portrait d'Alexandre[639].

  [639] Alexandre VIII, pape.


_Sur le portrait de feu M. le duc de Montausier[640]._

  [640] Voir, sur la mort de M. de Montausier, p. 353.

  Une lettre inédite de Mlle de Scudéry à Huet renferme ce passage:
  «Voici quatre vers de M. Petit de Rouen, sur ceux que vous louez
  trop:

        «Vos sept vers valent un volume.
    «C'est du grand Montausier le plus riche tableau,
    «Mais, Sapho, vous savez faire voler la plume
        «Où ne peut aller le pinceau.»

    C'est là de Montausier l'héroïque visage,
    C'est là son air si grand, et si noble, et si sage,
    C'est tout ce qu'il nous laisse après avoir été.
    O triste souvenir! quand je mets tout ensemble,
    Son esprit, son savoir et son cœur indompté,
    Fier, bon, tendre, constant, rempli de piété,
    Hélas, je cherche en vain quelqu'un qui lui ressemble.


    _Sur la mort de l'abbé Boisot (1694)._

    Quoi! cet illustre abbé si bon, si vertueux,
    Si savant, si poli, d'un cœur si généreux,
    Qui connoissoit si bien le merveilleux Acante[641],
    Dont il étoit aimé d'une amitié constante,
    A subi de la mort les implacables lois!
    Ah! d'un si rare ami la perte surprenante
            Rend ma douleur si violente
    Que je crois perdre Acante une seconde fois.

  [641] Pellisson.


    _Madrigal de Mlle Descartes sur la fauvette de Sapho._

          Voici quel est mon compliment
          Pour la plus belle des fauvettes,
          Quand elle revient où vous êtes:
    Ah! m'écriai-je alors avec étonnement,
    N'en déplaise à mon oncle, elle a du jugement[642].

  [642] Mlle de Scudéry a tant de fois fait allusion à ces vers
  qu'ils doivent trouver place ici, bien que déjà cités dans une
  lettre à Huet, de 1689, p. 313. Voyez aussi, p. 54, 112, 395.

  La Fontaine a traité agréablement du système de Descartes sur
  l'âme et l'intelligence des bêtes, dans sa première fable du
  dixième livre, adressée à Mme de la Sablière.

  On voit dans le _Recueil de poésies_ du P. Bouhours la réponse de
  Mlle de Scudéry à Mlle Descartes: elle est intitulée: _Sapho à
  l'illustre Cartésie_, et se termine par les deux quatrains
  suivants où elle lui fait des reproches de son absence:

    Après cela, Cartésie,
    Pour vous parler franchement,
    Il m'entre en la fantaisie
    De vous gronder tendrement.

                          *
                         * *

    De ma fauvette fidèle
    Vous avez tous les appas,
    Vous charmez aussi bien qu'elle,
    Mais vous ne revenez pas.


L'ANNEAU D'HORACE.

   _A Mlle de Scudéry, en lui envoyant un anneau d'or, dans lequel
   est enchassée une agate antique où le portrait d'Auguste est
   gravé en relief._

            L'aimable courtisan d'Auguste,
    Horace, dont la lyre enchanta les humains,
            Portoit au doigt ce petit buste
            Du plus grand de tous les Romains.

            Pour louer ce maître du monde,
            Qui, l'honorant d'un si beau sort,
    Lui fit sentir sa main en bienfaits si féconde,
            Ce portrait l'inspiroit d'abord.

    Mais, Sapho, si jadis cette puissante image
    Sut l'échauffer d'un feu si charmant et si doux,
            A qui convient si bien qu'à vous
            Ce reste de son héritage?

    Les Grâces comme à lui, sur cent sujets divers,
            Vous ouvrent leur noble carrière,
    Et son âme en vos mains passe encor tout entière,
    Quand le nom de Louis, sur l'aile de vos vers,
            Ainsi qu'en un char de lumière,
            Vole aux deux bouts de l'univers.

    Que dis-je! Horace même auroit manqué d'haleine,
            Et n'auroit pu vous imiter,
    S'il eût eu comme vous sur les bords de la Seine
            Tant de miracles à chanter.

    Qu'auroit-il dit de Mons, de Besançon, de Lille
    Et de tant d'ennemis, avec un bras d'Achille,
            Repoussés en tant de façons?
    Peut-être qu'au milieu de ces riches moissons,
            Sa muse impuissante et stérile,
    N'auroit pu lui fournir que de trop foibles sons.

    Peut-être que l'anneau qui fit couler sa veine
    Parmi tant de rayons n'auroit de rien servi,
    Et que son œil surpris n'eût soutenu qu'à peine
            Les hauts faits qui l'auroient ravi.

    Mais Louis d'un regard fait cent fois plus qu'Auguste
            N'eût fait avec mille regards,
    Sapho, quand votre esprit et si vif et si juste,
    Sous des tas de lauriers nous peint ce nouveau Mars.

            Pour moi, malgré ma longue absence,
    Je crois revoir encor ce Héros de la France,
    Quand mon zèle, à mes yeux, retraçant ce vainqueur,
            Chaque instant offre à ma mémoire
    Le portrait que toute sa gloire
            A si bien gravé dans mon cœur.

    DE BÉTOULAUD.


_Réponse de Mlle de Scudéry à M. de Bétoulaud._

            L'Anneau d'Horace est précieux,
            Il plaît à tous les curieux;
            Mais, Damon, l'oserois-je dire?
            J'eusse bien mieux aimé sa lyre.
            Peut-être me la cachez-vous,
            Et vous chantez d'un air si doux,
            Si noble, si haut, et si juste
            Un héros bien plus grand qu'Auguste,
            Que j'ai sujet de soupçonner
            Que vous pouviez me la donner.
            Quoi qu'il en soit, je vous la laisse,
            Je n'aurois pas assez d'adresse
            Pour en tirer un son charmant;
            Mais je chanterai hardiment
            Que la vérité toute pure,
            Sans ornement et sans figure,
    Suffit pour faire voir que les héros romains
    N'étoient près de Louis que des fantômes vains,
    Et que le faux éclat de leurs vertus payennes
    Est terni pour jamais par ses vertus chrétiennes.
    Quand il répand son âme au pied de nos autels
    Il ne compte pour rien ses lauriers immortels,
    Et cette humilité, qui n'eut jamais d'exemple,
    Lui fait bien plus d'honneur que n'auroit fait un temple.


_Aux habitants de Gironne, 1694._

    Lorsque vos Rois étoient de vrais Rois catholiques,
            Saint Narcisse[643] prioit pour vous;
    Mais lorsqu'il voit Nassau, chef de tant d'hérétiques,
    Suborner votre prince et s'unir contre nous,
            Ce saint qui sert un Dieu jaloux,
            Et qui ne veut point de partage,
    Cesse de protéger un prince si peu sage,
            Et par un équitable choix
    Se range du parti du plus juste des Rois.

  [643] Évêque de Gironne au IVe siècle et martyr lors de la
  persécution de Dioclétien. Voy. les _Acta Sanctorum_, à la date
  du 18 mars.


_Sentiment généreux, ou Réponse de Mlle de Scudéry aux vers d'un de ses
  amis qui la flattoit d'immortalité._

    Quand l'aveugle destin auroit fait une loi
            Pour me faire vivre sans cesse,
            J'y renoncerois par tendresse,
    Si mes amis n'étoient immortels comme moi.


_Autre réponse à un madrigal où on la traitoit encore d'immortelle.

            Votre madrigal est joli,
            Il est agréable et poli;
            Vous me louez de bonne grâce:
            Mais pour cette immortalité
            Dont on parle tant au Parnasse,
            Hélas! ce n'est que vanité.
    Car à la fin, Damon, le plus grand nom s'efface
            Dans la sombre postérité:
    Et si le ciel vouloit contenter mon envie
    J'en quitterois ma part pour un siècle de vie.


_Vers adressés à Mlle de Scudéry._

            Sapho, l'ornement de nos jours,
            Toi qui fis de si beaux modèles
    Des plus hautes vertus, des plus chastes amours,
            Pour les héros et pour les belles,
    Qui, sans les imiter, les admirent toujours,
            Et qui n'en sont pas plus fidèles;
            Tous ces chefs-d'œuvre précieux
    Assurent à ton nom une immortelle gloire,
    Et t'ont placée au rang des filles de mémoire
    Pour chanter les exploits et les amours des dieux.

    DE CALLIÈRES[644].

  [644] _La Science du Monde_, 1717, in-12.


_Épitaphe de Mlle de Scudéry._

    Ci-gît la Sapho de nos jours,
    Qui sur la Grecque eut l'avantage
    D'accorder les tendres amours
    Avec la raison la plus sage.
    Jeux innocents, prenez le deuil,
    Muses, pleurez sur son cercueil
    La perte de vos plus doux charmes,
    Beau sexe, fondez-vous en larmes;
    Votre principal ornement
    Est caché dans ce monument.

    Mme D'OSEVILLE.


FIN.



TABLE.


    AVANT-PROPOS                                                        1


    NOTICE SUR MADEMOISELLE DE SCUDÉRY.

    Chap. I.--Famille.--Premières années.--Séjour
    en Provence. 1607-1647                                              1

    Chap. II.--Le _Cyrus_.--La _Clélie_, etc., etc.--Les
    Samedis.--Pellisson.--Réaction littéraire. 1647-1659. 42

    Chap. III.--Affaires domestiques.--Les _Conversations
    Morales_.--Succès académiques.--Illustres amitiés.
    Vieillesse et fin. 1660-1701                                       99

    Appendice à la Notice                                             139


    CORRESPONDANCE.

    Lettre de Mlle de Scudéry à M. Chapelain [mars ou avril 1639]     143

    -- au même [mars ou avril 1639]                                   145

    Lettre de Chapelain à Mlle de Scudéry (mars ou avril 1639)        147

    Lettre de Mlle de Scudéry à Mlle Robineau, Rouen, 5 septembre
    1644                                                              148

    -- à Mlle Paulet, Avignon, 27 novembre 1644                       155

    -- à la même, Marseille, 13 décembre 1644                         159

    -- à Mlle de Chalais, Marseille, 13 décembre 1644                 166

    -- à Mlle Paulet, Marseille, 27 décembre 1644                     170

    -- à Mlle Robineau, Marseille, 3 janvier 1645                     174

    Lettre de Chapelain à Mlle de Scudéry, Paris, 19 janvier 1645     177

    Réponse de Mlle de Scudéry à M. Chapelain, Marseille, 31 janvier
      1645                                                            181

    Lettre de Mlle de Scudéry au même, sans date                      183

    -- à Mlle Paulet, Marseille, 13 mars 1645                         186

    -- à la même, Marseille, 28 mars 1645                             191

    -- à la marquise de Montausier [août 1645]                        196

    -- à Mlle Paulet, Marseille, 10 décembre 1645                     200

    -- à Mlle Dumoulin, Marseille, 21 août 1647                       204

    -- à M. Conrart [1647]                                            207

    -- à M. Chapelain 7 [décembre] 1649                               208

    -- à M. Godeau, évêque de Grasse et de Vence, Paris, 22 février
         1650                                                         210

    -- au même, 8 septembre 1650                                      215

    -- au même, octobre 1650                                          222

    -- au même, 4 novembre 1650                                       227

    -- au même, 18 novembre 1650                                      234

    -- au même, 30 décembre 1650                                      236

    -- au même, 2 mars 1651                                           241

    -- à M. Chapelain, 25 avril 1653                                  246

    Lettre du Mage de Sidon (Godeau) à Sapho (Mlle de Scudéry),
      Vence, 7 février 1654                                           249

    Réponse de Sapho au Mage de Sidon, 29 mars 1654                   251

    Lettre de Mlle de Scudéry au même, 19 juin 1654                   252

    -- à Mme la comtesse de Maure, octobre 1655                       254

    -- à une personne inconnue qui lui avoit envoyé un présent, mai
       1656                                                           255

    Lettre de Pellisson à Mlle de Scudéry, 9 octobre 1656             258

    Réponse de Sapho à Herminius (Pellisson), 10 octobre 1656         263

    Réplique d'Herminius à Sapho, 13 octobre 1656                     265

    Lettre de M. de Bouillon à Mlle de Scudéry, 21 mai 1657           267

    Réponse de Mlle de Scudéry à M. de Bouillon                       268

    Lettre de Mlle de Scudéry à M. de Raincy, Athis, septembre
    1657                                                              268

    -- au Mage de Sidon, 21 octobre 1658                              271

    -- à Mme la comtesse de Maure, juillet 1660                       273

    -- à un auteur qui lui avoit envoyé une pièce intitulée:
       _Le Louis d'Or_ (Isarn), 1660                                  274

    Lettre de Mlle de Scudéry à M. Pellisson, les Pressoirs,
      septembre 1661                                                  276

    -- au même, septembre 1661                                        277

    -- au même, 7 septembre 1661                                      279

    -- à M. Huet, à Caen [septembre 1661]                             284

    -- au même [fin de 1661]                                          286

    -- Remercîment au Roi [octobre 1663]                              287

    -- à M. Huet, à Caen, 18 décembre [1663]                          289

    -- à M. Colbert, ministre d'État [décembre 1663]                  290

    -- à M. Huet, à Caen [1664 ou 1665]                               292

    -- au même [1665 ou 1666]          _Ibid._

    -- au même, vendredi [1670]                                       293

    -- à P. Taisand, 19 juillet 1673                                  296

    -- à M. Charpentier, de l'Académie française [1673]               297

    -- à M. l'abbé Huet, à Aunay, 7 juillet 1684                      298

    -- à M. de Vertron [1685 ou 1686]                                 299

    -- au même [1685 ou 1686]                                         300

    -- au même [1685 ou 1686]                                         301

    -- à M. l'abbé Boisot, à Besançon, 2 novembre 1686                303

    -- à M. l'évêque de Poitiers [février 1687]                       304

    -- à M. l'abbé Boisot, 12 septembre 1687                          304

    -- au même, 17 octobre 1687                                       306

    -- au même, 19 août 1689                                          307

    -- au même, 7 septembre 1689                                      309

    -- au même, 7 octobre 1689                                        311

    -- à M. Huet [1689]                                               312

    -- à M. l'abbé Boisot, 22 mars 1690                               313

    Réponse de Mlle de Scudéry aux vers de M. le premier
      président de Guyenne [mai 1690]                                 315

    Lettre de Mlle de Scudéry à M. l'abbé Boisot, 16 mars 1691        319

    -- à Mlle Bordey, 16 mars 1691                                    321

    -- à M. l'abbé Boisot, 23 mars 1691                               323

    -- au même, 27 juillet 1691                                       325

    -- au même, 29 août 1691                                          326

    -- à Mlle Bordey, 29 août 1691                                    327

    Lettre de Mlle de Scudéry à M. Huet, évêque d'Avranches,
      25 octobre [1691]                                               329

    -- à M. l'abbé Boisot, 18 décembre 1691                           330

    -- à Mme de Chandiot (Mlle Bordey), 18 décembre 1691              332

    -- à M. Huet, évêque d'Avranches [fin de 1691]                    333

    -- à M. l'abbé Boisot, 17 janvier 1692                            333

    -- au même, 5 avril 1692                                          336

    -- au même, 30 avril 1692                                         337

    -- au même, 10 mai 1692                                           340

    -- au même, 31 mai 1692                                           342

    -- au même, 20 juillet 1692                                       344

    -- au même, 20 septembre 1692                                     346

    -- au même, 11 octobre 1692                                       348

    -- au même, 3 novembre 1692                                       350

    -- à M. Huet, évêque d'Avranches [1692]                           353

    -- à M. l'abbé Boisot, 21 février 1693                            354

    -- au même, 28 février 1693                                       356

    -- au même, 7 mars 1693                                           358

    -- au même, 3 avril 1693                                          360

    -- au même, 22 mai 1693                                           362

    -- au même, 7 juin 1693                                           365

    -- au même, 15 décembre 1693                                      367

    -- au même, 6 mars 1694                                           369

    -- au même, 10 mars 1694                                          371

    -- au même, 20 mars 1694                                          372

    -- au même, 24 mars 1694                                          373

    -- au même, 7 avril 1694                                          374

    -- à M. Huet, évêque d'Avranches, 4 juin [1694]                   375

    -- à M. l'abbé Boisot, 21 août 1694                               377

    -- au même, août 1694                                             379

    -- au même, 6 novembre 1694                                       380

    -- à Mme de Chandiot, 20 avril [1695]                             382

    -- à la même, 15 mai [1695]                                       383

    -- à M. l'abbé Nicaise, septembre 1695                            385

    -- à M. Huet, évêque d'Avranches [1695]                           386

    -- au même, 29 décembre [1695]                                    387

    -- à Mme de Chandiot, 27 octobre 1699                             388

    Lettre de Mlle de Scudéry à M. Vallée, premier commis
      du contrôle général des finances, 27 janvier [1701]             390

    -- à M. Huet, évêque d'Avranches, 23 avril [1701]                 390

    -- à Mlle Descartes, sans date                                    393

    Réponse de Mlle Descartes à Mlle de Scudéry, sans date            396

    Lettre de Mlle de Scudéry à Mlle Descartes, sans date             398

    Réponse de Mlle Descartes à Mlle de Scudéry, sans date            399

    Lettre de Mlle de Scudéry à Mlle Descartes (en vers), sans
    date                                                              401

    Réponse de Mlle Descartes à Mlle de Scudéry, sans date            402

    Lettre de Mlle de Scudéry à M. Huet, sans date                    403

    -- au même, sans date                                             404

    -- au même, 21 mai                                                405

    -- à M. Sabatier, de l'Académie d'Arles, sans date                406

    -- à M. Nublé, sans date                                          407

    -- à la Reine Christine, sans date                                408


    LETTRES ADRESSÉES A Mlle DE SCUDÉRY OU QUI LA CONCERNENT.

    Balzac à Mlle de Scudéry, 25 juillet 1639                         411

    Chapelain à la même, 4 août 1639                                  414

    Godeau à la même, Grasse, 16 août 1641                            416

    Chapelain à la même, 12 avril 1645                                418

    Mlle de Chalais à la même, Sablé, 28 juin 1647                    421

    Mlle de Chalais à Mlle Paulet au sujet de Mlle de Scudéry,
      Sablé, 28 juin 1647                                             424

    Chapelain à Mlle de Scudéry, 17 juillet 1647                      426

    Sarasin à la même, 30 décembre 1650                               428

    La princesse Sybille de Brunswick à la même, Wolffenbuttel,
      8 juillet 1654                                                  433

    Ménage à la même, 1658                                            434

    Corneille (Pierre) à la même, Rouen, 16 décembre 1659             437

    Réponse de Sapho à P. Corneille [1659]                            438

    Charpentier à Mlle de Scudéry [1659]                              439

    Brébeuf à la même, Rouen, 24 août [1660]                          440

    La Calprenède à la même, Vatimesnil, 12 septembre 1661            444

    Corbinelli à Mlle de Scudéry, Montpellier, 7 septembre 1665       445

    Le P. Rapin à la même, 22 novembre 1665                           447

    Beauvilliers, duc de Saint-Aignan, à la même, 25 janvier 1666     448

    Le P. Verjus à la même, 12 décembre 1666                          449

    Forbin-Janson, évêque de Digne, à la même, Aix, 4 février 1668    450

    Le même à la même, Aix, 12 février 1668                           451

    Beauvilliers, duc de Saint-Aignan, à la même, 6 avril [1668]      452

    Le même à la même, 19 avril 1668                                  453

    Pellisson à la même, Chambord, 14 octobre 1668                    455

    Le même à la même, Landrecy, 6 mai 1670                           459

    Corbinelli à la même [vers 1670]                                  461

    Le P. Rapin à la même, Bâville, 21 septembre [1671]               462

    Corbinelli à la même [1671]                                       464

    Mascaron, évêque de Tulle, à la même, Tulle, 5 juin 1673          465

    Deshoulières (Mme) à la même, 1er décembre [1676]                 466

    Bonnecorse à la même, Marseille, 20 mars 1681                     467

    Charleval à la même, Verneuil, 1683                               468

    Maintenon (Mme de) à la même, Versailles, 19 août 1684            470

    Sévigné (Mme de) à la même, 11 septembre 1684                     470

    Dacier (Mme) à la même, Castres, 17 juillet 1685                  472

    Fléchier à la même, 26 décembre 1685                              473

    Le P. Verjus à la même, Versailles, 25 novembre 1686              474

    Christine, reine de Suède, à la même, Rome, 30 septembre 1687     475

    Sévigné (Mlle de) à la même [3 août 1688]                         478

    Brinon (Mme de), supérieure de la Maison de Saint-Cyr,
      à la même, 3 août 1688                                          479

    Le P. Bouhours à la même [1688]                                   480

    Mascaron, évêque d'Agen, à la même, Montbran, 15 octobre [1688]   481

    Le même à la même, 16 août [1691]                                 482

    Arnauld de Pomponne à la même, Versailles, 27 août 1691           484

    Fontevrault (l'abbesse de) à la même, Fontevrault, 18 octobre
      1692                                                            485

    Bossuet à Mlle Dupré, sur la mort de Pellisson, 14 février 1693   486

    Bossuet à Mlle de Scudéry, sur le même sujet, 1693                488

    Méré (le chevalier de) à la même, sans date                       491

    Furetière à la même, sans date                                    492

    Pertuis (M. de) à la même, sans date                              494

    Le Laboureur à la même, sans date                                 495

    Le P. Rapin à la même, Arras, sans date                           496

    Regnier-Desmarais à la même, sans date                            497

    Larochefoucauld (le duc de) à la même, sans date                  498

    Le même à la même, sans date                                      499

    Lafayette (la comtesse de) à la même, sans date                   500

    Nanteuil à la même, sans date                                     501

    George de Scudéry à Mme l'abbesse de Caen, 7 avril 1660           503

    Le même à M. de Sainte-Marthe, sans date                          504

    Longueville (Mme la duchesse de) à George de Scudéry,
      Moulins, 29 août 1654                                           505


    CHOIX DE POÉSIES.

    Impromptu fait au donjon de Vincennes                             509

    Stances sur la Paix                                               209

    A M. Conrart, sur un cachet                                       510

    Billet en vers à M. de Charleval                                  511

    Requête, ou Placet au Roi, des Amans contre les Filous            511

    Réponse des Filous à la Requête des Amans                         513

    Vers envoyés à Mlle de Scudéry pour accompagner une corbeille,
      etc.                                                            514

    Réponse de Mlle de Scudéry                                        516

    Madrigal de M. Bosquillon à Mlle de Scudéry                       517

    Madrigal de M. Petit sur le précédent                             517

    La Tubéreuse à Célie le jour de sa fête                           518

    Les Jasmins jonquilles à l'abbé Regnier                           519

    Sur la mort d'Anne d'Autriche                                     519

    Sixain sur la conquête de la Franche-Comté                        520

    Madrigal sur la Paix                                              520

    Autre                                                             520

    A l'illustre secrétaire des Dames, quel qu'il puisse être         521

    Aux demoiselles de Saint-Cyr                                      521

    Sur la naissance du duc de Bourgogne                              522

    Pour Mgr le duc de Bourgogne faisant l'exercice                   522

    Sur ce que ce jeune prince ne trouva pas bon qu'on l'eût
      comparé à l'Amour                                               522

    Portrait de Mme la duchesse de Bourgogne                          523

    La Fauvette à Sapho                                               533

    A M. de Coulanges à Rome                                          524

    Réponse de M. de Coulanges                                        525

    M. de Coulanges à Mlle de Scudéry                                 525

    Réponse de Mlle de Scudéry                                        525

    Sur le portrait du duc de Montausier                              526

    Sur la mort de l'abbé Boisot                                      526

    Madrigal de Mlle Descartes sur la Fauvette de Sapho               527

    L'anneau d'Horace à Mlle de Scudéry, par M. de Bétoulaud          527

    Réponse de Mlle de Scudéry                                        529

    Aux habitants de Gironne                                          529

    Sentiment généreux de Mlle de Scudéry                             530

    Réponse à un madrigal où on la traitait d'immortelle              530

    Vers à Mlle de Scudéry, par M. de Callières                       530

    Épitaphe de Mlle de Scudéry, par Mme d'Oseville                   531


FIN DE LA TABLE.



PUBLICATIONS DE LA LIBRAIRIE L. TECHENER


BIBLIOTHÈQUE CHOISIE

A L'USAGE DES

GENS DU MONDE

Qui se compose de:

    Bossuet, Connaissance de Dieu                1 vol.       6 00

    Lettres de saint François de Sales           1 vol.       6 00

    Pensées de Bourdaloue                        2 vol.      12 00

    De l'éducation des filles, par Fénelon       1 vol.       6 00

    Réflexions sur la miséricorde de
    Dieu, par Mme de Lavallière                  2 vol.       8 00

    Tissot, De la santé des gens de lettres      1 vol.       5 00

    Esquisses morales. Pensées et Réflexions
    de Daniel Stern                              1 vol.       5 00

    Journal de Rosalba Carriera                  1 vol.       6 00

    Les Romans de la Table-Ronde                 2 vol.      12 00

    Aventures de Maître Renart                   1 vol.       4 00

    Le Goupillon, par M. Boissonnade,
    de l'Institut                                1 vol.       4 00

    Le prêtre marié, par Ch. Nodier              1 vol.       3 50

    Œuvres mêlées de Saint-Évremond             3 vol.      18 00

    Lettres de Mme de Sévigné                   11 vol.      55 00

    Historiettes de Tallemant des Réaux          6 vol.      24 00

    Histoire anecdotique de la jeunesse
    de Mazarin                                   1 vol.       3 50

    Souvenirs de Mme de Caylus                   1 vol.       8 00

    Mémoires du baron de Gleichen                1 vol.       4 00

    Marie-Antoinette et la Révolution
    française                                    1 vol.       4 00

    Vie de Madame de Lafayette                   1 vol.       5 00


Typographie Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.





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