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Title: Histoires souveraines
Author: L'Isle-Adam, Auguste de Villiers de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoires souveraines" ***


    Au lecteur.

    Ce livre électronique reproduit intégralement le texte
    original, et l’orthographe d’origine a été conservée. une seule
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    indiquée à la fin du texte.

    La ponctuation a fait l'objet de quelques corrections mineures.

    Quelques abréviations notées en exposant dans le texte sont
    représentées entre accolades, comme Édit{r} pour Éditeur.



HISTOIRES SOUVERAINES



    IL A ÉTÉ TIRÉ:

    50 exemplaires, numérotés de 1 à 50, sur papier du Japon
    10 exemplaires, numérotés de 51 à 60, sur Hollande Van Gelder



    C{TE} DE VILLIERS DE L’ISLE-ADAM

    Histoires souveraines


    Bruxelles MDCCCIC
    Edm. Deman Édit{r}



    AU POÈTE VILLIERS DE L’ISLE-ADAM

    _En respectueuse mémoire._



Véra

    _A Madame la comtesse d’Osmoy._

    La forme du corps lui est plus _essentielle_
    que sa substance.

    LA PHYSIOLOGIE MODERNE.


L’Amour est plus fort que la Mort, a dit Salomon: oui, son mystérieux
pouvoir est illimité.

C’était à la tombée d’un soir d’automne, en ces dernières années, à
Paris. Vers le sombre faubourg Saint-Germain, des voitures, allumées
déjà, roulaient, attardées, après l’heure du Bois. L’une d’elles
s’arrêta devant le portail d’un vaste hôtel seigneurial, entouré de
jardins séculaires; le cintre était surmonté de l’écusson de pierre,
aux armes de l’antique famille des comtes d’Athol, savoir: _d’azur, à
l’étoile abîmée d’argent_, avec la devise «PALLIDA VICTRIX», sous la
couronne retroussée d’hermine au bonnet princier. Les lourds battants
s’écartèrent. Un homme de trente à trente-cinq ans, en deuil, au visage
mortellement pâle, descendit. Sur le perron, de taciturnes serviteurs
élevaient des flambeaux. Sans les voir, il gravit les marches et entra.
C’était le comte d’Athol.

Chancelant, il monta les blancs escaliers qui conduisaient à cette
chambre où, le matin même, il avait couché dans un cercueil de velours
et enveloppé de violettes, en des flots de batiste, sa dame de volupté,
sa pâlissante épousée, Véra, son désespoir.

En haut, la douce porte tourna sur le tapis, il souleva la tenture.

Tous les objets étaient à la place où la comtesse les avait laissés
la veille. La Mort, subite, avait foudroyé. La nuit dernière, sa
bien-aimée s’était évanouie en des joies si profondes, s’était perdue
en de si exquises étreintes, que son cœur, brisé de délices, avait
défailli: ses lèvres s’étaient brusquement mouillées d’une pourpre
mortelle. A peine avait-elle eu le temps de donner à son époux un
baiser d’adieu, en souriant, sans une parole: puis ses longs cils,
comme des voiles de deuil, s’étaient abaissés sur la belle nuit de ses
yeux.

La journée sans nom était passée.

Vers midi, le comte d’Athol, après l’affreuse cérémonie du caveau
familial, avait congédié au cimetière la noire escorte. Puis, se
renfermant, seul, avec l’ensevelie, entre les quatre murs de marbre, il
avait tiré sur lui la porte de fer du mausolée.--De l’encens brûlait
sur un trépied, devant le cercueil:--une couronne lumineuse de lampes,
au chevet de la jeune défunte, l’étoilait.

Lui, debout, songeur, avec l’unique sentiment d’une tendresse sans
espérance, était demeuré là, tout le jour. Sur les six heures, au
crépuscule, il était sorti du lieu sacré. En refermant le sépulcre, il
avait arraché de la serrure la clef d’argent, et, se haussant sur la
dernière marche du seuil, il l’avait jetée doucement dans l’intérieur
du tombeau. Il l’avait lancée sur les dalles intérieures par le trèfle
qui surmontait le portail.--Pourquoi ceci?... A coup sûr d’après
quelque résolution mystérieuse de ne plus revenir.

Et maintenant il revoyait la chambre veuve.

La croisée, sous les vastes draperies de cachemire mauve broché d’or,
était ouverte: un dernier rayon du soir illuminait, dans un cadre de
bois ancien, le grand portrait de la trépassée. Le comte regarda,
autour de lui, la robe jetée, la veille, sur un fauteuil; sur la
cheminée, les bijoux, le collier de perles, l’éventail à demi fermé,
les lourds flacons de parfums qu’_Elle_ ne respirerait plus. Sur le lit
d’ébène aux colonnes tordues, resté défait, auprès de l’oreiller où la
place de la tête adorée et divine était visible encore au milieu des
dentelles, il aperçut le mouchoir rougi de gouttes de sang où sa jeune
âme avait battu de l’aile un instant; le piano ouvert, supportant une
mélodie inachevée à jamais; les fleurs indiennes cueillies par elle,
dans la serre, et qui se mouraient dans de vieux vases de Saxe; et,
au pied du lit, sur une fourrure noire, les petites mules de velours
oriental, sur lesquelles une devise rieuse de Véra brillait, brodée en
perles: _Qui verra Véra l’aimera_. Les pieds nus de la bien-aimée y
jouaient hier matin, baisés, à chaque pas, par le duvet des cygnes!--Et
là, là, dans l’ombre, la pendule, dont il avait brisé le ressort pour
qu’elle ne sonnât plus d’autres heures.

Ainsi elle était partie!... _Où_ donc!... Vivre maintenant?--Pour quoi
faire?... C’était impossible, absurde.

Et le comte s’abîmait en des pensées inconnues.

Il songeait à toute l’existence passée.--Six mois s’étaient écoulés
depuis ce mariage. N’était-ce pas à l’étranger, au bal d’une ambassade
qu’il l’avait vue pour la première fois?... Oui. Cet instant
ressuscitait devant ses yeux, très distinct. Elle lui apparaissait là,
radieuse. Ce soir-là, leurs regards s’étaient rencontrés. Ils s’étaient
reconnus, intimement, de pareille nature, et devant s’aimer à jamais.

Les propos décevants, les sourires qui observent, les insinuations,
toutes les difficultés que suscite le monde pour retarder l’inévitable
félicité de ceux qui s’appartiennent, s’étaient évanouis devant la
tranquille certitude qu’ils eurent, à l’instant même, l’un de l’autre.

Véra, lassée des fadeurs cérémonieuses de son entourage, était venue
vers lui dès la première circonstance contrariante, simplifiant ainsi,
d’auguste façon, les démarches banales où se perd le temps précieux de
la vie.

Oh! comme, aux premières paroles, les vaines appréciations des
indifférents à leur égard leur semblèrent une envolée d’oiseaux de
nuit rentrant dans les ténèbres! Quel sourire ils échangèrent! Quel
ineffable embrassement!

Cependant leur nature était des plus étranges, en vérité!--C’étaient
deux êtres doués de sens merveilleux, mais exclusivement terrestres.
Les sensations se prolongeaient en eux avec une intensité inquiétante.
Ils s’y oubliaient eux-mêmes à force de les éprouver. Par contre,
certaines idées, celles de l’âme, par exemple, de l’Infini, _de Dieu
même_, étaient comme voilées à leur entendement. La foi d’un grand
nombre de vivants aux choses surnaturelles n’était pour eux qu’un
sujet de vagues étonnements: lettre close dont ils ne se préoccupaient
pas, n’ayant pas qualité pour condamner ou justifier.--Aussi,
reconnaissant bien que le monde leur était étranger, ils s’étaient
isolés, aussitôt leur union, dans ce vieux et sombre hôtel, où
l’épaisseur des jardins amortissait les bruits du dehors.

Là, les deux amants s’ensevelirent dans l’océan de ces joies languides
et perverses où l’esprit se mêle à la chair mystérieuse! Ils
épuisèrent la violence des désirs, les frémissements et les tendresses
éperdues. Ils devinrent le battement de l’être l’un de l’autre. En
eux, l’esprit pénétrait si bien le corps, que leurs formes leur
semblaient intellectuelles, et que les baisers, mailles brûlantes,
les enchaînaient dans une fusion idéale. Long éblouissement! Tout à
coup le charme se rompait; l’accident terrible les désunissait; leurs
bras s’étaient désenlacés. Quelle ombre lui avait pris sa chère morte?
Morte! non. Est-ce que l’âme des violoncelles est emportée dans le cri
d’une corde qui se brise?

Les heures passèrent.

Il regardait, par la croisée, la nuit qui s’avançait dans les cieux: et
la Nuit lui apparaissait _personnelle_;--elle lui semblait une reine
marchant, avec mélancolie, dans l’exil, et l’agrafe de diamant de sa
tunique de deuil, Vénus, seule, brillait, au-dessus des arbres, perdue
au fond de l’azur.

--C’est Véra, pensa-t-il.

A ce nom, prononcé tout bas, il tressaillit en homme qui s’éveille;
puis, se dressant, il regarda autour de lui.

Les objets, dans la chambre, étaient maintenant éclairés par une lueur
jusqu’alors imprécise, celle d’une veilleuse, bleuissant les ténèbres,
et que la nuit, montée au firmament, faisait apparaître ici comme
une autre étoile. C’était la veilleuse, aux senteurs d’encens, d’un
iconostase, reliquaire familial de Véra. Le triptyque, d’un vieux bois
précieux, était suspendu, par sa sparterie russe, entre la glace et le
tableau. Un reflet des ors de l’intérieur tombait, vacillant, sur le
collier, parmi les joyaux de la cheminée.

Le plein-nimbe de la Madone en habits de ciel, brillait, rosacé de
la croix byzantine dont les fins et rouges linéaments, fondus dans
le reflet, ombraient d’une teinte de sang l’orient ainsi allumé des
perles. Depuis l’enfance, Véra plaignait, de ses grands yeux, le visage
maternel et si pur de l’héréditaire madone, et, de sa nature, hélas!
ne pouvant lui consacrer qu’un _superstitieux_ amour, le lui offrait
parfois, naïve, pensivement, lorsqu’elle passait devant la veilleuse.

Le comte, à cette vue, touché de rappels douloureux jusqu’au plus
secret de l’âme, se dressa, souffla vite la lueur sainte, et, à tâtons,
dans l’ombre, étendant la main vers une torsade, sonna.

Un serviteur parut: c’était un vieillard vêtu de noir: il tenait une
lampe, qu’il posa devant le portrait de la comtesse. Lorsqu’il se
retourna, ce fut avec un frisson de superstitieuse terreur qu’il vit
son maître debout et souriant comme si rien ne se fût passé.

--Raymond, dit tranquillement le comte, _ce soir, nous sommes accablés
de fatigue, la comtesse et moi_; tu serviras le souper vers dix
heures.--A propos, nous avons résolu de nous isoler davantage, ici,
dès demain. Aucun de mes serviteurs, hors toi, ne doit passer la nuit
dans l’hôtel. Tu leur remettras les gages de trois années, et qu’ils
se retirent.--Puis, tu fermeras la barre du portail; tu allumeras les
flambeaux en bas, dans la salle à manger; tu nous suffiras.--Nous ne
recevrons personne à l’avenir.

Le vieillard tremblait et le regardait attentivement.

Le comte alluma un cigare et descendit aux jardins.

Le serviteur pensa d’abord que la douleur trop lourde, trop désespérée,
avait égaré l’esprit de son maître. Il le connaissait depuis l’enfance;
il comprit, à l’instant, que le heurt d’un réveil trop soudain pouvait
être fatal à ce somnambule. Son devoir, d’abord, était le respect d’un
tel secret.

Il baissa la tête. Une complicité dévouée à ce religieux rêve?
Obéir?... Continuer de _les_ servir sans tenir compte de la
Mort?--Quelle étrange idée!... Tiendrait-elle une nuit?... Demain,
demain, hélas!... Ah! qui savait?... Peut-être!...--Projet sacré, après
tout!--De quel droit réfléchissait-il?...

Il sortit de la chambre, exécuta les ordres à la lettre et, le soir
même, l’insolite existence commença.

Il s’agissait de créer un mirage terrible.

La gêne des premiers jours s’effaça vite. Raymond, d’abord avec
stupeur, puis par une sorte de déférence et de tendresse, s’était
ingénié si bien à être naturel, que trois semaines ne s’étaient pas
écoulées qu’il se sentit, par moments, presque dupe lui-même de sa
bonne volonté. L’arrière-pensée pâlissait! Parfois, éprouvant une sorte
de vertige, il eut besoin de se dire que la comtesse était positivement
défunte. Il se prenait à ce jeu funèbre et oubliait à chaque instant la
réalité. Bientôt il lui fallut plus d’une réflexion pour se convaincre
et se ressaisir. Il vit bien qu’il finirait par s’abandonner tout
entier au magnétisme effrayant dont le comte pénétrait peu à peu
l’atmosphère autour d’eux. Il avait peur, une peur indécise, douce.

D’Athol, en effet, vivait absolument dans l’inconscience de la mort de
sa bien-aimée! Il ne pouvait que la trouver toujours présente, tant la
forme de la jeune femme était mêlée à la sienne. Tantôt, sur un banc
du jardin, les jours de soleil, il lisait, à haute voix, les poésies
qu’elle aimait; tantôt, le soir, auprès du feu, les deux tasses de thé
sur un guéridon, il causait avec l’_Illusion_ souriante, assise, à ses
yeux, sur l’autre fauteuil.

Les jours, les nuits, les semaines s’envolèrent. Ni l’un ni l’autre
ne savait ce qu’ils accomplissaient. Et des phénomènes singuliers se
pressaient maintenant, où il devenait difficile de distinguer le point
où l’imaginaire et le réel étaient identiques. Une présence flottait
dans l’air: une forme s’efforçait de transparaître, de se tramer sur
l’espace devenu indéfinissable.

D’Athol vivait double, en illuminé. Un visage doux et pâle, entrevu
comme l’éclair, entre deux clins d’yeux; un faible accord frappé au
piano, tout à coup; un baiser qui lui fermait la bouche au moment
où il allait parler; des affinités de pensées _féminines_ qui
s’éveillaient en lui en réponse à ce qu’il disait; un dédoublement de
lui-même tel, qu’il sentait, comme en un brouillard fluide, le parfum
vertigineusement doux de sa bien-aimée auprès de lui, et, la nuit,
entre la veille et le sommeil, des paroles entendues très bas: tout
l’avertissait. C’était une négation de la Mort élevée, enfin, à une
puissance inconnue!

Une fois, d’Athol la sentit et la vit si bien auprès de lui, qu’il la
prit dans ses bras: mais ce mouvement la dissipa.

--Enfant! murmura-t-il en souriant.

Et il se rendormit comme un amant boudé par sa maîtresse rieuse et
ensommeillée.

Le jour de _sa_ fête, il plaça, par plaisanterie, une immortelle dans
le bouquet qu’il jeta sur l’oreiller de Véra.

--Puisqu’elle se croit morte, dit-il.

Grâce à la profonde et toute-puissante volonté de M. d’Athol, qui, à
force d’amour, forgeait la vie et la présence de sa femme dans l’hôtel
solitaire, cette existence avait fini par devenir d’un charme sombre
et persuadeur.--Raymond, lui-même, n’éprouvait plus aucune épouvante,
s’étant graduellement habitué à ces impressions.

Une robe de velours noir aperçue au détour d’une allée; une voix
rieuse qui l’appelait dans le salon; un coup de sonnette le matin, à
son réveil, comme autrefois; tout cela lui était devenu familier: on
eût dit que la morte jouait à l’invisible, comme une enfant. Elle se
sentait aimée tellement! C’était bien _naturel_.

Une année s’était écoulée.

Le soir de l’Anniversaire, le comte, assis auprès du feu, dans
la chambre de Véra, venait de _lui_ lire un fabliau florentin:
_Callimaque_. Il ferma le livre; puis en se versant du thé:

--_Douschka_, dit-il, te souviens-tu de la Vallée-des-Roses, des bords
de la Lahn, du château des Quatre-Tours?... Cette histoire te les a
rappelés, n’est-ce pas?

Il se leva, et, dans la glace bleuâtre, il se vit plus pâle qu’à
l’ordinaire. Il prit un bracelet de perles dans une coupe et regarda
les perles attentivement. Véra ne les avait-elle pas ôtées de son
bras, tout à l’heure, avant de se dévêtir? Les perles étaient encore
tièdes et leur orient plus adouci, comme par la chaleur de sa chair. Et
l’opale de ce collier sibérien, qui aimait aussi le beau sein de Véra
jusqu’à pâlir, maladivement, dans son treillis d’or, lorsque la jeune
femme l’oubliait pendant quelque temps! Autrefois, la comtesse aimait
pour cela cette pierrerie fidèle!... Ce soir l’opale brillait comme
si elle venait d’être quittée et comme si le magnétisme exquis de la
belle morte la pénétrait encore. En reposant le collier et la pierre
précieuse, le comte toucha par hasard le mouchoir de batiste dont les
gouttes de sang étaient humides et rouges comme des œillets sur de la
neige!... Là, sur le piano, qui donc avait tourné la page finale de la
mélodie d’autrefois? Quoi! la veilleuse sacrée s’était rallumée, dans
le reliquaire! Oui, sa flamme dorée éclairait mystiquement le visage,
aux yeux fermés, de la Madone! Et ces fleurs orientales, nouvellement
cueillies, qui s’épanouissaient là, dans les vieux vases de Saxe,
quelle main venait de les y placer? La chambre semblait joyeuse et
douée de vie, d’une façon plus significative et plus intense que
d’habitude. Mais rien ne pouvait surprendre le comte! Cela lui semblait
tellement normal, qu’il ne fit même pas attention que l’heure sonnait à
cette pendule arrêtée depuis une année.

Ce soir-là, cependant, on eût dit que, du fond des ténèbres, la
comtesse Véra s’efforçait adorablement de revenir dans cette chambre
tout embaumée d’elle! Elle y avait laissé tant de sa personne! Tout ce
qui avait constitué son existence l’y attirait. Son charme y flottait;
les longues violences faites par la volonté passionnée de son époux
y devaient avoir desserré les vagues liens de l’Invisible autour
d’elle!...

Elle y était _nécessitée_. Tout ce qu’elle aimait, c’était là.

Elle devait avoir envie de venir se sourire encore en cette glace
mystérieuse où elle avait tant de fois admiré son lilial visage! La
douce morte, là-bas, avait tressailli, certes, dans ses violettes,
sous les lampes éteintes; la divine morte avait frémi, dans le caveau,
toute seule, en regardant la clef d’argent jetée sur les dalles. Elle
voulait s’en venir vers lui, aussi! Et sa volonté se perdait dans
l’idée de l’encens et de l’isolement. La Mort n’est une circonstance
définitive que pour ceux qui espèrent des cieux; mais la Mort, et les
Cieux, et la Vie, pour elle, n’était-ce pas leur embrassement? Et le
baiser solitaire de son époux attirait ses lèvres, dans l’ombre. Et
le son passé des mélodies, les paroles enivrées de jadis, les étoffes
qui couvraient son corps et en gardaient le parfum, ces pierreries
magiques qui la _voulaient_, dans leur obscure sympathie,--et surtout
l’immense et absolue impression de sa présence, opinion partagée à
la fin par les choses elles-mêmes, tout l’appelait là, l’attirait là
depuis si longtemps, et si insensiblement, que, guérie enfin de la
dormante Mort, il ne manquait plus qu’_Elle seule_!

Ah! les Idées sont des êtres vivants!... Le comte avait creusé dans
l’air la forme de son amour, et il fallait bien que ce vide fût
comblé par le seul être qui lui était homogène, autrement l’Univers
aurait croulé. L’impression passa, en ce moment, définitive, simple,
absolue, qu’_Elle devait être là, dans la chambre_! Il en était aussi
tranquillement certain que de sa propre existence, et toutes les
choses, autour de lui, étaient saturées de cette conviction. On l’y
voyait! Et, _comme il ne manquait plus que Véra elle-même_, tangible,
extérieure, _il fallut bien qu’elle s’y trouvât_ et que le grand Songe
de la Vie et de la Mort entr’ouvrît un moment ses portes infinies! Le
chemin de résurrection était envoyé par la foi jusqu’à elle! Un frais
éclat de rire musical éclaira de sa joie le lit nuptial; le comte se
retourna. Et là, devant ses yeux, faite de volonté et de souvenir,
accoudée, fluide, sur l’oreiller de dentelles, sa main soutenant ses
lourds cheveux noirs, sa bouche délicieusement entr’ouverte en un
sourire tout emparadisé de voluptés, belle à en mourir, enfin! la
comtesse Véra le regardait un peu endormie encore.

--Roger!... dit-elle d’une voix lointaine.

Il vint auprès d’elle. Leurs lèvres s’unirent dans une joie
divine,--oublieuse,--immortelle!

Et ils s’aperçurent, _alors_, qu’ils n’étaient, réellement, qu’_un seul
être_.

Les heures effleurèrent d’un vol étranger cette extase où se mêlaient,
pour la première fois, la terre et le ciel.

Tout à coup, le comte d’Athol tressaillit, comme frappé d’une
réminiscence fatale.

--Ah! maintenant, je me rappelle!... dit-il. Qu’ai-je donc?--Mais tu es
morte!

A l’instant même, à cette parole, la mystique veilleuse de l’iconostase
s’éteignit. Le pâle petit jour du matin,--d’un matin banal, grisâtre
et pluvieux,--filtra dans la chambre par les interstices des rideaux.
Les bougies blêmirent et s’éteignirent, laissant fumer âcrement leurs
mèches rouges; le feu disparut sous une couche de cendres tièdes; les
fleurs se fanèrent et se desséchèrent en quelques moments; le balancier
de la pendule reprit graduellement son immobilité. La _certitude_ de
tous les objets s’envola subitement. L’opale, morte, ne brillait plus;
les taches de sang s’étaient fanées aussi, sur la batiste, auprès
d’elle; et s’effaçant entre les bras désespérés qui voulaient en vain
l’étreindre encore, l’ardente et blanche vision rentra dans l’air et
s’y perdit. Un faible soupir d’adieu, distinct, lointain, parvint
jusqu’à l’âme de Roger. Le comte se dressa; il venait de s’apercevoir
qu’il était seul. Son rêve venait de se dissoudre d’un seul coup; il
avait brisé le magnétique fil de sa trame radieuse avec une seule
parole. L’atmosphère était, maintenant, celle des défunts.

Comme ces larmes de verre, agrégées illogiquement, et cependant si
solides qu’un coup de maillet sur leur partie épaisse ne les briserait
pas, mais qui tombent en une subite et impalpable poussière si l’on en
casse l’extrémité plus fine que la pointe d’une aiguille, tout s’était
évanoui.

--Oh! murmura-t-il, c’est donc fini!--Perdue!... Toute seule!--Quelle
est la route, maintenant, pour parvenir jusqu’à toi? Indique-moi le
chemin qui peut me conduire vers toi!...

Soudain, comme une réponse, un objet brillant tomba du lit nuptial, sur
la noire fourrure, avec un bruit métallique: un rayon de l’affreux jour
terrestre l’éclaira!... L’abandonné se baissa, le saisit, et un sourire
sublime illumina son visage en reconnaissant cet objet: c’était la clef
du tombeau.


    (Des _Contes Cruels_, édition Calmann Lévy).



Vox populi

    _A Monsieur Leconte de Lisle_

    «Le soldat prussien fait son
    café dans une lanterne sourde.»

    LE SERGENT HOFF.


Grande revue aux Champs-Élysées, ce jour-là!

Voici douze ans de subis depuis cette vision.--Un soleil d’été brisait
ses longues flèches d’or sur les toits et les dômes de la vieille
capitale. Des myriades de vitres se renvoyaient des éblouissements: le
peuple, baigné d’une poudreuse lumière, encombrait les rues pour voir
l’armée.

Assis, devant la grille du parvis Notre-Dame, sur un haut pliant de
bois,--et les genoux croisés en de noirs haillons,--le centenaire
Mendiant, doyen de la Misère de Paris,--face de deuil au teint de
cendre, peau sillonnée de rides couleur de terre,--mains jointes sous
l’écriteau qui consacrait légalement sa cécité, offrait son aspect
d’ombre au _Te Deum_ de la fête environnante.

Tout ce monde, n’était-ce pas son prochain? Les passants en joie,
n’étaient-ce pas ses frères? A coup sûr, Espèce humaine! D’ailleurs,
cet hôte du souverain portail n’était pas dénué de tout bien: l’État
lui avait reconnu le droit d’être aveugle.

Propriétaire de ce titre et de la respectabilité inhérente à ce lieu
des aumônes sûres qu’officiellement il occupait, possédant enfin
qualité d’électeur, c’était notre égal,--à la Lumière près.

Et cet homme, sorte d’attardé chez les vivants, articulait, de temps à
autre, une plainte monotone,--syllabisation évidente du profond soupir
de toute sa vie:

--«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»


Autour de lui, sous les puissantes vibrations tombées du
beffroi,--_dehors_, là-bas, au delà du mur de ses yeux,--des
piétinements de cavalerie, et, par éclats, des sonneries aux champs,
des acclamations mêlées aux salves des Invalides, aux cris fiers des
commandements, des bruissements d’acier, des tonnerres de tambours
scandant des défilés interminables d’infanterie, toute une rumeur
de gloire lui arrivait! Son ouïe suraiguë percevait jusqu’à des
flottements d’étendards aux lourdes franges frôlant des cuirasses.
Dans l’entendement du vieux captif de l’obscurité mille éclairs de
sensations, pressenties et indistinctes, s’évoquaient! Une divination
l’avertissait de ce qui enfiévrait les cœurs et les pensées dans la
Ville.

Et le peuple, fasciné, comme toujours, par le prestige qui sort, pour
lui, des coups d’audace et de fortune, proférait, en clameur, ce vœu du
moment:

--«Vive l’Empereur!»

Mais, entre les accalmies de toute cette triomphale tempête, une voix
perdue s’élevait du côté de la grille mystique. Le vieux homme, la
nuque renversée contre le pilori de ses barreaux, roulant ses prunelles
mortes vers le ciel, oublié de ce peuple dont il semblait, seul,
exprimer le vœu véritable, le vœu caché sous les hurrahs, le vœu secret
et personnel, psalmodiait, augural intercesseur, sa phrase maintenant
mystérieuse:

--«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»


Grande revue aux Champs-Élysées, ce jour-là!

Voici _dix_ ans d’envolés depuis le soleil de cette fête! Mêmes bruits,
mêmes voix, même fumée! Une sourdine, toutefois, tempérait alors le
tumulte de l’allégresse publique. Une ombre aggravait les regards. Les
salves convenues de la plate-forme du Prytanée se compliquaient, cette
fois, du grondement éloigné des batteries de nos forts. Et, tendant
l’oreille, le peuple cherchait à discerner déjà, dans l’écho, la
réponse des pièces ennemies qui s’approchaient.

Le gouverneur passait, adressant à tous maints sourires et guidé par
l’amble-trotteur de son fin cheval. Le peuple, rassuré par cette
confiance que lui inspire toujours une tenue irréprochable, alternait
de chants patriotiques les applaudissements tout militaires dont il
honorait la présence de ce soldat.

Mais les syllabes de l’ancien vivat furieux s’étaient modifiées: le
peuple, éperdu, proférait ce vœu du moment:

--«Vive la République!»

Et, là-bas, du côté du seuil sublime, on distinguait toujours la
voix solitaire de Lazare. Le Diseur de l’arrière-pensée populaire ne
modifiait pas, lui, la rigidité de sa fixe plainte.

Ame sincère de la fête, levant au ciel ses yeux éteints, il s’écriait,
entre des silences, et avec l’accent d’une constatation:

--«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»


Grande revue aux Champs-Élysées, ce jour-là!

Voici _neuf_ ans de supportés depuis ce soleil trouble!

Oh! mêmes rumeurs! mêmes fracas d’armes! mêmes hennissements! Plus
assourdis encore, toutefois, que l’année précédente: criards, pourtant.

--«Vive la Commune!» clamait le peuple, au vent qui passe.

Et la voix du séculaire Élu de l’Infortune redisait, toujours, là-bas,
au seuil sacré, son refrain rectificateur de l’unique pensée de ce
peuple. Hochant la tête vers le ciel, il gémissait dans l’ombre:

--«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»

Et, deux lunes plus lard, alors qu’aux dernières vibrations du tocsin,
le Généralissime des forces régulières de l’État passait en revue ses
deux cent mille fusils, hélas! encore fumants de la triste guerre
civile, le peuple, terrifié, criait, en regardant brûler, au loin, les
édifices:

--«Vive le Maréchal!»

Là-bas, du côté de la salubre enceinte, l’immuable Voix, la voix du
vétéran de l’humaine Misère, répétait sa machinalement douloureuse et
impitoyable obsécration:

--«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»


Et, depuis, d’année en année, de revues en revues, de vociférations en
vociférations, quel que fût le nom jeté aux hasards de l’espace par le
peuple en ses _vivats_, ceux qui écoutent, attentivement, les bruits
de la terre, ont toujours distingué, au plus fort des révolutionnaires
clameurs et des fêtes belliqueuses qui s’ensuivent, la Voix lointaine,
la Voix _vraie_, l’intime Voix du symbolique Mendiant terrible!--du
Veilleur de nuit criant l’heure exacte du Peuple,--de l’incorruptible
factionnaire de la conscience des citoyens, de celui qui restitue
intégralement la prière occulte de la Foule et en résume le soupir.

Pontife inflexible de la Fraternité, ce Titulaire autorisé de la cécité
physique n’a jamais cessé d’implorer, en médiateur inconscient, la
charité divine, pour ses frères de l’intelligence.

Et, lorsque enivré de fanfares, de cloches et d’artillerie, le
Peuple, troublé par ces vacarmes flatteurs, essaye en vain de se
masquer à lui-même son vœu véritable, sous n’importe quelles syllabes
mensongèrement enthousiastes, le Mendiant, lui, la face au Ciel, les
bras levés, à tâtons, dans ses grandes ténèbres, se dresse au seuil
éternel de l’Église,--et, d’une voix de plus en plus lamentable,
mais qui semble porter au delà des étoiles, continue de crier sa
rectification de prophète:

--«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»


    (Des _Contes Cruels_, édition Calmann Lévy).



Duke of Portland

    _A Monsieur Henry La Luberne._

    Gentlemen, you are welcome to Elsinore.

    SHAKESPEARE, _Hamlet_.

    Attends-moi là: je ne manquerai
    pas, certes, de te rejoindre DANS CE
    CREUX VALLON.

    L’ÉVÊQUE HALL.


Sur la fin de ces dernières années, à son retour du Levant, Richard,
duc de Portland, le jeune lord jadis célèbre dans toute l’Angleterre
pour ses fêtes de nuit, ses victorieux pur-sang, sa science de boxeur,
ses chasses au renard, ses châteaux, sa fabuleuse fortune, ses
aventureux voyages et ses amours,--avait disparu brusquement.

Une seule fois, un soir, on avait vu son séculaire carrosse doré
traverser, stores baissés, au triple galop et entouré de cavaliers
portant des flambeaux, Hyde-Park.

Puis,--réclusion aussi soudaine qu’étrange,--le duc s’était retiré dans
son familial manoir; il s’était fait l’habitant solitaire de ce massif
manoir à créneaux, construit en de vieux âges, au milieu de sombres
jardins et de pelouses boisées, sur le cap de Portland.

Là, pour tout voisinage, un feu rouge, qui éclaire à toute heure,
à travers la brume, les lourds steamers tanguant au large et
entrecroisant leurs lignes de fumée sur l’horizon.

Une sorte de sentier, en pente vers la mer, une sinueuse allée, creusée
entre des étendues de roches et bordée, tout au long, de pins sauvages,
ouvre, en bas, ses lourdes grilles dorées sur le sable même de la
plage, immergé aux heures du reflux.

Sous le règne de Henri VI, des légendes se dégagèrent de ce
château-fort, dont l’intérieur, au jour des vitraux, resplendit de
richesses féodales.

Sur la plate-forme qui en relie les sept tours veillent encore, entre
chaque embrasure, ici, un groupe d’archers, là, quelque chevalier
de pierre, sculptés, au temps des croisades, dans des attitudes de
combat[1].

    [1] Le château de Northumberland répond beaucoup mieux à
    cette description que celui de Portland.--Est-il nécessaire
    d’ajouter que, si le fond et la plupart des détails de cette
    histoire sont authentiques, l’auteur a dû modifier un peu le
    _personnage_ même du duc de Portland,--puisqu’il écrit cette
    histoire _telle qu’elle aurait dû se passer_?

La nuit, ces statues,--dont les figures maintenant effacées par les
lourdes pluies d’orage et les frimas de plusieurs centaines d’hivers,
sont d’expressions maintes fois changées par les retouches de la
foudre,--offrent un aspect vague qui se prête aux plus superstitieuses
visions. Et lorsque, soulevés en masses multiformes par une tempête,
les flots se ruent, dans l’obscurité, contre le promontoire de
Portland, l’imagination du passant perdu qui se hâte sur les
grèves,--aidée, surtout, des flammes versées par la lune à ces ombres
granitiques,--peut songer, en face de ce castel, à quelque éternel
assaut soutenu par une héroïque garnison d’hommes d’armes fantômes
contre une légion de mauvais esprits.

Que signifiait cet isolement de l’insoucieux seigneur anglais?
Subissait-il quelque attaque de spleen?--Lui, ce cœur si natalement
joyeux! Impossible!...--Quelque mystique influence apportée de son
voyage en Orient?--Peut-être.--L’on s’était inquiété, à la cour, de
cette disparition. Un message de Westminster avait été adressé, par la
Reine, au lord invisible.


Accoudée auprès d’un candélabre, la reine Victoria s’était attardée,
ce soir-là, en audience extraordinaire. A côté d’elle, sur un tabouret
d’ivoire, était assise une jeune liseuse, miss Héléna H***.

Une réponse, scellée de noir, arriva de la part de lord Portland.

L’enfant, ayant ouvert le pli ducal, parcourut de ses yeux bleus,
souriantes lueurs de ciel, le peu de lignes qu’il contenait. Tout
à coup, sans une parole, elle le présenta, paupières fermées, à Sa
Majesté.

La reine lut donc, elle-même, en silence.

Aux premiers mots, son visage, d’habitude impassible, parut
s’empreindre d’un grand étonnement triste. Elle tressaillit même: puis,
muette, approcha le papier des bougies allumées.--Laissant tomber
ensuite, sur les dalles, la lettre qui se consumait:

--Mylords, dit-elle à ceux des pairs qui se trouvaient présents à
quelques pas, vous ne reverrez plus notre cher duc de Portland. Il ne
doit plus siéger au Parlement. Nous l’en dispensons, par un privilège
nécessaire. Que son secret soit gardé! Ne vous inquiétez plus de sa
personne et que nul de ses hôtes ne cherche jamais à lui adresser la
parole.

Puis congédiant, d’un geste, le vieux courrier du château:

--Vous direz au duc de Portland ce que vous venez de voir et
d’entendre, ajouta-t-elle après un coup d’œil sur les cendres noires de
la lettre.

Sur ces paroles mystérieuses, Sa Majesté s’était levée pour se retirer
en ses appartements. Toutefois, à la vue de sa liseuse demeurée
immobile et comme endormie, la joue appuyée sur son jeune bras blanc
posé sur les moires pourpres de la table, la reine, surprise encore,
murmura doucement:

--On me suit, Héléna?

La jeune fille, persistant dans son attitude, on s’empressa auprès
d’elle.

Sans qu’aucune pâleur eût décelé son émotion,--un lys, comment
pâlir?--elle s’était évanouie.


Une année après les paroles prononcées par Sa Majesté,--pendant une
orageuse nuit d’automne, les navires de passage à quelques lieues du
cap de Portland virent le manoir illuminé.

Oh! ce n’était pas la première des fêtes nocturnes offertes, à chaque
saison, par le lord _absent_!

Et l’on en parlait, car leur sombre excentricité touchait au
fantastique, le duc n’y assistant pas.

Ce n’était pas dans les appartements du château que ces fêtes étaient
données. Personne n’y entrait plus; lord Richard, qui habitait,
solitairement, le donjon même, paraissait les avoir oubliés.

Dès son retour, il avait fait recouvrir, par d’immenses glaces de
Venise, les murailles et les voûtes des vastes souterrains de cette
demeure. Le sol en était maintenant dallé de marbres et d’éclatantes
mosaïques.--Des tentures de haute lice, entr’ouvertes sur des torsades,
séparaient, seules, une enfilade de salles merveilleuses où, sous
d’étincelants balustres d’or tout en lumières, apparaissait une
installation de meubles orientaux, brodés d’arabesques précieuses,
au milieu de floraisons tropicales, de jets d’eau de senteur en des
vasques de porphyre et de belles statues.

Là, sur une amicale invitation du châtelain de Portland, «au regret
d’être _absent_, toujours,» se rassemblait une foule brillante, toute
l’élite de la jeune aristocratie de l’Angleterre, des plus séduisantes
artistes ou des plus belles insoucieuses de la _gentry_.

Lord Richard était représenté par l’un de ses amis d’_autrefois_. Et il
se commençait alors une nuit princièrement libre.

Seul, à la place d’honneur du festin, le fauteuil du jeune lord restait
vide et l’écusson ducal qui en surmontait le dossier demeurait
toujours voilé d’un long crêpe de deuil.

Les regards, bientôt enjoués par l’ivresse ou le plaisir, s’en
détournaient volontiers vers des présences plus charmantes.

Ainsi, à minuit, s’étouffaient, sous terre, à Portland, dans les
voluptueuses salles, au milieu des capiteux aromes des exotiques
fleurs, les éclats de rire, les baisers, le bruit des coupes, des
chants enivrés et des musiques!


Mais, si l’un des convives, à cette heure-là, se fût levé de table
et, pour respirer l’air de mer, se fût aventuré au dehors, dans
l’obscurité, sur les grèves, à travers les rafales des désolés vents du
large, il eût aperçu, peut-être, un spectacle capable de troubler sa
belle humeur, au moins pour le reste de la nuit.

Souvent, en effet, vers cette heure-là même, dans les détours de
l’allée qui descendait vers l’Océan, un gentleman, enveloppé d’un
manteau, le visage recouvert d’un masque d’étoffe noire auquel était
adaptée une capuce circulaire qui cachait toute la tête, s’acheminait,
la lueur d’un cigare à la main longuement gantée, vers la plage. Comme
par une fantasmagorie d’un goût suranné, deux serviteurs aux cheveux
blancs le précédaient; deux autres le suivaient, à quelques pas,
élevant de fumeuses torches rouges.

Au-devant d’eux marchait un enfant, aussi en livrée de deuil, et ce
page agitait, une fois par minute, le court battement d’une cloche pour
avertir au loin que l’on s’écartât sur le passage du promeneur. Et
l’aspect de cette petite troupe laissait une impression aussi glaçante
que le cortège d’un condamné.

Devant cet homme s’ouvrait la grille du rivage; l’escorte le laissait
seul et il s’avançait alors au bord des flots. Là, comme perdu en
un pensif désespoir et s’enivrant de la désolation de l’espace, il
demeurait taciturne, pareil aux spectres de pierre de la plate-forme,
sous le vent, la pluie et les éclairs, devant le mugissement de
l’Océan. Après une heure de cette songerie, le morne personnage,
toujours accompagné des lumières et précédé du glas de la cloche,
reprenait, vers le donjon, le sentier d’où il était descendu. Et
souvent, chancelant en chemin, il s’accrochait aux aspérités des roches.


Le matin qui avait précédé cette fête d’automne, la jeune lectrice de
la reine, toujours en grand deuil depuis le premier message, était en
prières dans l’oratoire de Sa Majesté, lorsqu’un billet, écrit par l’un
des secrétaires du duc, lui fut remis.

Il ne contenait que ces deux mots, qu’elle lut avec un frémissement:
«Ce soir.»

C’est pourquoi, vers minuit, l’une des embarcations royales avait
touché à Portland. Une juvénile forme féminine, en mante sombre, en
était descendue, seule. La vision, après s’être orientée sur la plage
crépusculaire, s’était hâtée, en courant vers les torches, du côté du
tintement apporté par le vent.

Sur le sable, accoudé à une pierre et, de temps à autre, agité d’un
tressaut mortel, l’homme au masque mystérieux était étendu dans son
manteau.

--O malheureux! s’écria dans un sanglot et en se cachant la face, la
jeune apparition lorsqu’elle arriva, tête nue, à côté de lui.

--Adieu! adieu! répondit-il.

On entendait, au loin, des chants et des rires, venus des souterrains
de la féodale demeure dont l’illumination ondulait, reflétée, sur les
flots.

--Tu es libre!... ajouta-t-il, en laissant retomber sa tête sur la
pierre.

--Tu es délivré! répondit la blanche advenue en élevant une petite
croix d’or vers les cieux remplis d’étoiles, devant le regard de celui
qui ne parlait plus.

Après un grand silence et, comme elle demeurait ainsi devant lui, les
yeux fermés et immobile, en cette attitude:

--Au _revoir_, Héléna! murmura celui-ci dans un profond soupir.

Lorsque après une heure d’attente les serviteurs se rapprochèrent, ils
aperçurent la jeune fille à genoux sur le sable et priant auprès de
leur maître.

--Le duc de Portland est mort, dit-elle.

Et, s’appuyant à l’épaule de l’un de ces vieillards, elle regagna
l’embarcation qui l’avait amenée.

Trois jours après, on pouvait lire cette nouvelle dans le _Journal de
la Cour_:

«--Miss Héléna H***, la fiancée du duc de Portland, convertie à la
religion orthodoxe, a pris hier le voile aux carmélites de L***.»


Quel était donc le secret dont le puissant lord venait de mourir?


Un jour dans ses lointains voyages en Orient, s’étant éloigné de sa
caravane aux environs d’Antioche, le jeune duc, en causant avec les
guides du pays, entendit parler d’un mendiant dont on s’écartait avec
horreur et qui vivait, seul, au milieu des ruines.

L’idée le prit de visiter cet homme, car nul n’échappe à son destin.

Or, ce Lazare funèbre était ici-bas le dernier dépositaire de la grande
lèpre antique, de la Lèpre-sèche et sans remède, du mal inexorable dont
un Dieu seul pouvait ressusciter, jadis, les Jobs de la légende.

Seul, donc, Portland, malgré les prières de ses guides éperdus, osa
braver la contagion dans l’espèce de caverne où râlait ce paria de
l’Humanité.

Là, même, par une forfanterie de grand gentilhomme, intrépide jusqu’à
la folie, en donnant une poignée de pièces d’or à cet agonisant
misérable, le pâle seigneur avait tenu _à lui serrer la main_.

A l’instant même un nuage était passé sur ses yeux. Le soir, se sentant
perdu, il avait quitté la ville et l’intérieur des terres et, dès
les premières atteintes, avait regagné la mer pour venir tenter une
guérison dans son manoir, ou y mourir.

Mais, devant les ravages ardents qui se déclarèrent durant la
traversée, le duc vit bien qu’il ne pouvait conserver d’autre espoir
qu’en une prompte mort.

C’en était fait! Adieu, jeunesse, éclat du vieux nom, fiancée aimante,
postérité de la race!--Adieu, forces, joies, fortune incalculable,
beauté, avenir! Toute espérance s’était engouffrée dans le creux de
la poignée de main terrible. Le lord avait hérité du mendiant. Une
seconde de bravade--un mouvement _trop_ noble, plutôt!--avait emporté
cette existence lumineuse dans le secret d’une mort désespérée...

Ainsi périt le duc Richard de Portland, le dernier lépreux du monde.


    (Des _Contes Cruels_, édition Calmann Lévy).



Impatience de la foule

    _A Monsieur Victor Hugo._

    «Passant, va dire à Lacédémone que
    nous sommes ici, morts pour obéir
    à ses saintes lois.»

    SIMONIDES.


La grande porte de Sparte, au battant ramené contre la muraille comme
un bouclier d’airain appuyé à la poitrine d’un guerrier, s’ouvrait
devant le Taygète. La poudreuse pente du mont rougeoyait des feux
froids d’un couchant aux premiers jours de l’hiver, et l’aride versant
renvoyait aux remparts de la ville d’Héraklès l’image d’une hécatombe
sacrifiée au fond d’un soir cruel.

Au-dessus du portail civique, le mur se dressait lourdement. Au sommet
terrassé se tenait une multitude toute rouge du soir. Les lueurs
de fer des armures, les peplos, les chars, les pointes des piques,
étincelaient du sang de l’astre. Seuls, les yeux de cette foule étaient
sombres; ils envoyaient, fixement, des regards aigus comme des javelots
vers la cime du mont, d’où quelque grande nouvelle était attendue.

La surveille, les Trois-Cents étaient partis avec le roi. Couronnés
de fleurs, ils s’en étaient allés au festin de la Patrie. Ceux qui
devaient souper dans les enfers avaient peigné leurs chevelures pour
la dernière fois dans le temple de Lycurgue. Puis, levant leurs
boucliers et les frappant de leurs épées, les jeunes hommes, aux
applaudissements des femmes, avaient disparu dans l’aurore en chantant
des vers de Tyrtée. Maintenant, sans doute, les hautes herbes du Défilé
frôlaient leurs jambes nues, comme si la terre qu’ils allaient défendre
voulait caresser encore ses enfants avant de les reprendre en son sein
vénérable.

Le matin, des chocs d’armes, apportés par le vent, et des
vociférations triomphales, avaient confirmé les rapports des bergers
éperdus. Les Perses avaient reculé deux fois, dans une immense défaite,
laissant les dix mille Immortels sans sépulture. La Locride avait vu
ces victoires! La Thessalie se soulevait. Thèbes, elle-même, s’était
réveillée devant l’exemple. Athènes avait envoyé ses légions et
s’armait sous les ordres de Miltiade; sept mille soldats renforçaient
la phalange laconienne.

Mais voici qu’au milieu des chants de gloire et des prières dans le
temple de Diane, les cinq Ephores, ayant écouté des messagers survenus,
s’étaient entre-regardés. Le Sénat avait donné, sur-le-champ, des
ordres pour la défense de la Ville. De là ces retranchements creusés en
hâte, car Sparte, par orgueil, ne se fortifiait à l’ordinaire que de
ses citoyens.

Une ombre avait dissipé toutes les joies. On ne croyait plus au
discours des pasteurs; les sublimes nouvelles furent oubliées, d’un
seul coup, comme des fables! Les prêtres avaient frissonné gravement.
Des bras d’augures, éclairés par la flamme des trépieds, s’étaient
levés, vouant aux divinités infernales! Des paroles brèves avaient été
chuchotées, terribles, aussitôt. Et l’on avait fait sortir les vierges,
car on allait prononcer le nom d’un traître. Et leurs longs vêtements
avaient passé sur les Ilotes, couchés, ivres de vin noir, en travers
des degrés des portiques, lorsqu’elles avaient marché sur eux sans les
apercevoir.

Alors retentit la nouvelle désespérée.

Un passage désert dans la Phocide avait été découvert aux ennemis. Un
pâtre messénien avait vendu la terre d’Hellas. Ephialtès avait livré à
Xerxès la mère patrie. Et les cavaleries perses, au front desquelles
resplendissaient les armures d’or des satrapes, envahissaient déjà
le sol des dieux, foulaient aux pieds la nourrice des héros! Adieu,
temples, demeures des aïeux, plaines sacrées! Ils allaient venir,
avec des chaînes, eux, les efféminés et les pâles, et se choisir des
esclaves parmi tes filles, Lacédémone!

La consternation s’accrut de l’aspect de la montagne, lorsque les
citoyens se furent rendus sur la muraille.

Le vent se plaignait dans les rocheuses ravines, entre les sapins qui
se ployaient et craquaient, confondant leurs branches nues, pareilles
aux cheveux d’une tête renversée avec horreur. La Gorgone courait
dans les nuées, dont les voiles semblaient mouler sa face. Et la
foule, couleur d’incendie, s’entassait dans les embrasures en admirant
l’âpre désolation de la terre sous la menace du ciel. Cependant, cette
multitude aux bouches sévères se condamnait au silence à cause des
vierges. Il ne fallait pas agiter leur sein ni troubler leur sang
d’impressions accusatrices envers un homme d’Hellas. On songeait aux
enfants futurs.

L’impatience, l’attente déçue, l’incertitude du désastre,
alourdissaient l’angoisse. Chacun cherchait à s’aggraver encore
l’avenir, et la proximité de la destruction semblait imminente.

Certes, les premiers fronts d’armées allaient apparaître, dans le
crépuscule! Quelques-uns se figuraient voir, dans les cieux et coupant
l’horizon, le reflet des cavaleries de Xerxès, son char même. Les
prêtres, tendant l’oreille, discernaient des clameurs venues du nord,
disaient-ils,--malgré le vent des mers méridionales qui faisait bruire
leurs manteaux.

Les balistes roulaient, prenant position; on bandait les scorpions
et les monceaux de dards tombaient auprès des roues. Les jeunes
filles disposaient des brasiers pour faire bouillir la poix; les
vétérans, revêtus de leurs armures, supputaient, les bras croisés, le
nombre d’ennemis qu’ils abattraient avant de tomber; on allait murer
les portes, car Sparte ne se rendrait pas, même emportée d’assaut;
on calculait les vivres, on prescrivait aux femmes le suicide, on
consultait des entrailles abandonnées qui fumaient çà et là.

Comme on devait passer la nuit sur la muraille en cas de surprise
des Perses, le nommé Nogaklès, le cuisinier des gardiens, sorte de
magistrat, préparait, sur le rempart même, la nourriture publique.
Debout contre une vaste cuve, il agitait son lourd pilon de pierre et,
tout en écrasant distraitement le grain dans le lait salé, il regardait
lui aussi, d’un air soucieux, la montagne.

On attendait. Déjà d’infâmes suggestions s’élevaient au sujet des
combattants. Le désespoir de la foule est calomnieux; et les frères
de ceux-là qui devaient bannir Aristide, Thémistocle et Miltiade,
n’enduraient pas, sans fureur, leur inquiétude. Mais de très vieilles
femmes, alors, secouaient la tête, en tressant leurs grandes chevelures
blanches. Elles étaient sûres de leurs enfants et gardaient la farouche
tranquillité des louves qui ont sevré.

Une obscurité brusque envahit le ciel; ce n’était pas les ombres de
la nuit. Un vol immense de corbeaux apparut, surgi des profondeurs
du sud; cela passa sur Sparte avec des cris de joie terrible; ils
couvraient l’espace, assombrissant la lumière. Ils allèrent se percher
sur toutes les branches des bois sacrés qui entouraient le Taygète. Ils
demeurèrent là, vigilants, immobiles, le bec tourné vers le nord et les
yeux allumés.

Une clameur de malédiction s’éleva, tonnante, et les poursuivit. Les
catapultes ronflèrent, envoyant des volées de cailloux dont les chocs
sonnèrent après mille sifflements et crépitèrent en pénétrant les
arbres.

Les poings tendus, les bras levés au ciel, on voulut les effrayer. Ils
demeurèrent impassibles comme si une odeur divine de héros étendus les
eût fascinés, et ils ne quittèrent point les branches noires, ployantes
sous leur fardeau.

Les mères frémirent, en silence, devant cette apparition.

Maintenant les vierges s’inquiétaient. On leur avait distribué les
lames saintes, suspendues, depuis des siècles, dans les temples.--«Pour
qui ces épées?» demandaient-elles. Et leurs regards, doux encore,
allaient du miroitement des glaives nus aux yeux plus froids de ceux
qui les avaient engendrées. On leur souriait par respect,--on les
laissait dans l’incertitude des victimes, on leur apprendrait, au
dernier instant, que ces épées étaient pour elles.

Tout à coup, les enfants poussèrent un cri. Leurs yeux avaient
distingué quelque chose au loin. Là-bas, à la cime déjà bleuie du
mont désert, un homme, emporté par le vent d’une fuite antérieure,
descendait vers la Ville.

Tous les regards se fixèrent sur cet homme.

Il venait, tête baissée, le bras étendu sur une sorte de bâton
rameux,--coupé au hasard de la détresse, sans doute,--et qui soutenait
sa course vers la porte spartiate.

Déjà, comme il touchait à la zone où le soleil jetait ses derniers
rayons sur le centre de la montagne, on distinguait son grand manteau
enroulé autour de son corps; l’homme était tombé en route, car son
manteau était tout souillé de fange, ainsi que son bâton. Ce ne pouvait
être un soldat: il n’avait pas de bouclier.

Un morne silence accueillit cette vision.

De quel lieu d’horreur s’enfuyait-il ainsi?--Mauvais présage!

--Cette course n’était pas digne d’un homme. Que voulait-il?

--Un abri?... On le poursuivait donc?--L’ennemi, sans
doute?--Déjà!--déjà!...

Au moment où l’oblique lumière de l’astre mourant l’atteignit des pieds
à la tête, on aperçut les cnémides.

Un vent de fureur et de honte bouleversa les pensées. On oublia la
présence des vierges, qui devinrent sinistres et plus blanches que de
véritables lis.

Un nom, vomi par l’épouvante et la stupeur générales, retentit. C’était
un Spartiate! un des Trois-Cents! On le reconnaissait.--Lui! c’était
lui! Un soldat de la ville avait jeté son bouclier! On fuyait! Et
les autres? Avaient-ils lâché pied, eux aussi, les intrépides?--Et
l’anxiété crispait les faces.--La vue de cet homme équivalait à la vue
de la défaite. Ah! pourquoi se voiler plus longtemps le vaste malheur!
Ils avaient fui! Tous!... Ils le suivaient! Ils allaient apparaître
d’un instant à l’autre!... Poursuivis par les cavaliers perses!--Et,
mettant la main sur ses yeux, le cuisinier s’écria qu’il les apercevait
dans la brume!...

Un cri domina toutes les rumeurs. Il venait d’être poussé par un
vieillard et une grande femme. Tous deux, cachant leurs visages
interdits, avaient prononcé ces paroles horribles: «Mon fils!»

Alors, un ouragan de clameurs s’éleva. Les poings se tendirent vers le
fuyard.

--Tu te trompes. Ce n’est pas ici le champ de bataille.

--Ne cours pas si vite. Ménage-toi.

--Les Perses achètent-ils bien les boucliers et les épées?

--Ephialtès est riche.

--Prends garde à ta droite! Les os de Pélops, d’Héraklès et de Pollux
sont sous tes pieds.--Imprécations! Tu vas réveiller les mânes de
l’Aïeul,--mais il sera fier de toi.

--Mercure t’a prêté les ailes de ses talons! Par le Styx, tu gagneras
le prix, aux Olympiades!

Le soldat semblait ne pas entendre et courait toujours vers la Ville.

Et, comme il ne répondait ni ne s’arrêtait, cela exaspéra. Les injures
devinrent effroyables. Les jeunes filles regardaient avec stupeur.

Et les prêtres:

--Lâche! Tu es souillé de boue! Tu n’as pas embrassé la terre natale:
tu l’as mordue!

--Il vient vers la porte!--Ah! par les dieux infernaux!--Tu n’entreras
pas!

Des milliers de bras s’élevèrent.

--Arrière! C’est le barathre qui t’attend!--ou plutôt...--Arrière! Nous
ne voulons pas de ton sang dans nos gouffres!

--Au combat! Retourne!

--Crains les ombres des héros, autour de toi.

--Les Perses te donneront des couronnes! Et des lyres! Va distraire
leurs festins, esclave!

A cette parole, on vit les jeunes filles de Lacédémone incliner le
front sur leurs poitrines, et, serrant dans leurs bras les épées
portées par les rois libres dans les âges reculés, elles versèrent des
larmes en silence.

Elles enrichissaient, de ces pleurs héroïques, la rude poignée des
glaives. Elles comprenaient et se vouaient à la mort, pour la patrie.

Soudain, l’une d’entre elles s’approcha, svelte et pâle, du rempart: on
s’écarta pour lui livrer passage. C’était celle qui devait être un jour
l’épouse du fuyard.

--Ne regarde pas, Siméïs!... lui crièrent ses compagnes.

Mais elle considéra cet homme et, ramassant une pierre, elle la lança
contre lui.

La pierre atteignit le malheureux: il leva les yeux et s’arrêta. Et
alors un frémissement parut l’agiter. Sa tête, un moment relevée,
retomba sur sa poitrine.

Il parut songer. A quoi donc?

Les enfants le contemplaient; les mères leur parlaient bas, en
l’indiquant.

L’énorme et belliqueux cuisinier interrompit son labeur et quitta
son pilon. Une sorte de colère sacrée lui fit oublier ses devoirs.
Il s’éloigna de la cuve et vint se pencher sur une embrasure de la
muraille. Puis, rassemblant toutes ses forces et gonflant ses joues,
le vétéran cracha vers le transfuge. Et le vent qui passait emporta,
complice de cette sainte indignation, l’infâme écume sur le front du
misérable.

Une acclamation retentit, approbatrice de cette énergique marque de
courroux.

On était vengé.

Pensif, appuyé sur son bâton, le soldat regardait fixement l’entrée
ouverte de la Ville.

Sur le signe d’un chef, la lourde porte roula entre lui et l’intérieur
des murailles et vint s’enchâsser entre les deux montants de granit.

Alors, devant cette porte fermée qui le proscrivait pour toujours, le
fuyard tomba en arrière, tout droit, étendu sur la montagne.

A l’instant même, avec le crépuscule et le pâlissement du soleil, les
corbeaux, eux, se précipitèrent sur cet homme; ils furent applaudis,
cette fois, et leur voile meurtrier le déroba subitement aux outrages
de la foule humaine.

Puis vint la rosée du soir qui détrempa la poussière autour de lui.

A l’aube, il ne resta de l’homme que les os dispersés.

Ainsi mourut, l’âme éperdue de cette seule gloire que jalousent les
dieux et fermant pieusement les paupières pour que l’aspect de la
réalité ne troublât d’aucune vaine tristesse la conception sublime
qu’il gardait de la Patrie, ainsi mourut, sans parole, serrant dans sa
main la palme funèbre et triomphale et à peine isolé de la boue natale
par la pourpre de son sang, l’auguste guerrier élu messager de la
Victoire par les Trois-Cents, pour ses mortelles blessures, alors que,
jetant aux torrents des Thermopyles son bouclier et son épée, ils le
poussèrent vers Sparte, hors du Défilé, le persuadant que ses dernières
forces devaient être utilisées en vue du salut de la République;--ainsi
disparut dans la mort, acclamé ou non de ceux pour lesquels il
périssait, l’ENVOYÉ DE LÉONIDAS.


    (Des _Contes Cruels_, édition Calmann Lévy).



L’Intersigne

    _A Monsieur l’abbé Victor de Villiers de L’Isle-Adam._

    «Attende, homo, quid fuisti ante ortum et quod eris usque ad
    occasum. Profectó fuit quod non eras. Posteà, de vili materia
    factus, in utero matris de sanguine menstruali nutritus,
    tunica tua fuit pellis secundina. Deinde, in vilissimo panno
    involutus, progressus es ad nos,--sic indutus et ornatus! Et
    non memor es quæ sit origo tua. Nihil est aliud homo quam
    sperma fœtidum, saccus stercorum, cibus vermium. Scientia,
    sapientia, ratio, sine Deo sicut nubes transeunt.»

        Post hominem vermis: post vermem fœtor et horror;
            Sic, in non hominem, vertitur omnis homo.

    «Cur carnem tuam adornas et impinguas, quam, post paucos dies,
    vermes devoraturi sunt in sepulchro, animam, vero, tuam non
    adornas,--quæ Deo et Angelis ejus præsentenda est in Cœlis!»

    SAINT-BERNARD, _Méditations_, t. II.--Bollandistes.
    _Préparation au Jugement dernier_.


Un soir d’hiver qu’entre gens de pensée, nous prenions le thé, autour
d’un bon feu, chez l’un de nos amis, le baron Xavier de la V*** (un
pâle jeune homme que d’assez longues fatigues militaires, subies, très
jeune encore, en Afrique, avaient rendu d’une débilité de tempérament
et d’une sauvagerie de mœurs peu communes), la conversation tomba
sur un sujet des plus sombres: il était question de la _nature_ de
ces coïncidences extraordinaires, stupéfiantes, mystérieuses, qui
surviennent dans l’existence de quelques personnes.

--Voici une histoire, nous dit-il, que je n’accompagnerai d’aucun
commentaire. Elle est véridique. Peut-être la trouverez-vous
impressionnante.

Nous allumâmes des cigarettes et nous écoutâmes le récit suivant:

--En 1876, au solstice de l’automne, vers ce temps où le nombre,
toujours croissant, des inhumations accomplies à la légère,--beaucoup
trop précipitées enfin,--commençait à révolter la Bourgeoisie
parisienne et à la plonger dans les alarmes, un certain soir, sur les
huit heures, à l’issue d’une séance de spiritisme des plus curieuses,
je me sentis, en rentrant chez moi, sous l’influence de ce spleen
héréditaire dont la noire obsession déjoue et réduit à néant les
efforts de la Faculté.

C’est en vain qu’à l’instigation doctorale j’ai dû, maintes fois,
m’enivrer du breuvage d’Avicenne[2]; en vain me suis-je assimilé,
sous toutes formules, des quintaux de fer et, foulant aux pieds tous
les plaisirs, ai-je fait descendre, nouveau Robert d’Arbrissel,
le vif-argent de mes ardentes passions jusqu’à la température des
Samoyèdes, rien n’a prévalu!--Allons. Il paraît, décidément, que je
suis un personnage taciturne et morose! Mais il faut aussi que, sous
une apparence nerveuse, je sois, comme on dit, bâti à chaux et à
sable, pour me trouver encore à même, après tant de soins, de pouvoir
contempler les étoiles.

  [2] Le séné (Avicéné): (_Hist._).

Ce soir-là donc, une fois dans ma chambre, en allumant un cigare aux
bougies de la glace, je m’aperçus que j’étais mortellement pâle! et
je m’ensevelis dans un ample fauteuil, vieux meuble en velours grenat
capitonné où le vol des heures, sur mes longues songeries, me semble
moins lourd. L’accès de spleen devenait pénible jusqu’au malaise,
jusqu’à l’accablement! Et, jugeant impossible d’en secouer les ombres
par aucune distraction mondaine,--surtout au milieu des horribles
soucis de la capitale,--je résolus, par essai, de m’éloigner de Paris,
d’aller prendre un peu de nature au loin, de me livrer à de vifs
exercices, à quelques salubres parties de chasse, par exemple, pour
tenter de diversifier.

A peine cette pensée me fut-elle venue, _à l’instant même_ où je me
décidai pour cette ligne de conduite, le nom d’un vieil ami, oublié
depuis des années, l’abbé Maucombe, me passa dans l’esprit.

--L’abbé Maucombe!... dis-je, à voix basse.

Ma dernière entrevue avec le savant prêtre datait du moment de son
départ pour un long pèlerinage en Palestine. La nouvelle de son retour
m’était parvenue autrefois. Il habitait l’humble presbytère d’un petit
village en basse Bretagne.

Maucombe devait y disposer d’une chambre quelconque, d’un réduit?--Sans
doute, il avait amassé, dans ses voyages, quelques anciens volumes?
des curiosités du Liban? Les étangs, auprès des manoirs voisins,
recélaient, à le parier, du canard sauvage?... Quoi de plus
opportun!... Et, si je voulais jouir, avant les premiers froids, de la
dernière quinzaine du féerique mois d’octobre dans les rochers rougis,
si je tenais à voir encore resplendir les longs soirs d’automne sur les
hauteurs boisées, je devais me hâter!

La pendule sonna neuf heures.

Je me levai; je secouai la cendre de mon cigare. Puis, en homme de
décision, je mis mon chapeau, ma houppelande et mes gants; je pris ma
valise et mon fusil: je soufflai les bougies et je sortis--en fermant
sournoisement et à triple tour la vieille serrure à secret qui fait
l’orgueil de ma porte.

Trois quarts d’heure après, le convoi de la ligne de Bretagne
m’emportait vers le petit village de Saint-Maur, desservi par l’abbé
Maucombe; j’avais même trouvé le temps, à la gare, d’expédier une
lettre crayonnée à la hâte, en laquelle je prévenais mon père de mon
départ.

Le lendemain matin, j’étais à R***, d’où Saint-Maur n’est distant que
de deux lieues, environ.

Désireux de conquérir une bonne nuit (afin de pouvoir prendre mon fusil
dès le lendemain, au point du jour), et toute sieste d’après déjeuner
me semblant capable d’empiéter sur la perfection de mon sommeil, je
consacrai ma journée, pour me tenir éveillé malgré la fatigue, à
plusieurs visites chez d’anciens compagnons d’études.--Vers cinq heures
du soir, ces devoirs remplis, je fis seller, au Soleil-d’Or, où j’étais
descendu, et, aux lueurs du couchant, je me trouvai en face d’un hameau.

Chemin faisant, je m’étais remémoré le prêtre chez lequel j’avais
dessein de m’arrêter pendant quelques jours. Le laps de temps qui
s’était écoulé depuis notre dernière rencontre, les excursions, les
événements intermédiaires et les habitudes d’isolement devaient avoir
modifié son caractère et sa personne. J’allais le retrouver grisonnant.
Mais je connaissais la conversation fortifiante du docte recteur,--et
je me faisais une espérance de songer aux veillées que nous allions
passer ensemble.

--L’abbé Maucombe! ne cessais-je de me répéter tout bas,--excellente
idée!

En interrogeant sur sa demeure les vieilles gens qui paissaient les
bestiaux le long des fossés, je dus me convaincre que le curé,--en
parfait confesseur d’un Dieu de miséricorde,--s’était profondément
acquis l’affection de ses ouailles et, lorsqu’on m’eut bien indiqué le
chemin du presbytère assez éloigné du pâté de masures et de chaumines
qui constitue le village de Saint-Maur, je me dirigeai de ce côté.

J’arrivai.

L’aspect champêtre de cette maison, les croisées et leurs jalousies
vertes, les trois marches de grès, les lierres, les clématites et
les roses-thé qui s’enchevêtraient sur les murs jusqu’au toit,
d’où s’échappait, d’un tuyau à girouette, un petit nuage de fumée,
m’inspirèrent des idées de recueillement, de santé et de paix profonde.
Les arbres d’un verger voisin montraient, à travers un treillis
d’enclos, leurs feuilles rouillées par l’énervante saison. Les deux
fenêtres de l’unique étage brillaient des feux de l’Occident; une niche
où se tenait l’image d’un bienheureux était creusée entre elles. Je
mis pied à terre, silencieusement: j’attachai le cheval au volet et
je levai le marteau de la porte, en jetant un coup d’œil de voyageur à
l’horizon, derrière moi.

Mais l’horizon brillait tellement sur les forêts de chênes lointains
et de pins sauvages, où les derniers oiseaux s’envolaient dans le
soir; les eaux d’un étang couvert de roseaux, dans l’éloignement,
réfléchissaient si solennellement le ciel; la nature était si belle, au
milieu de ces airs calmés, dans cette campagne déserte, à ce moment où
tombe le silence, que je restai--sans quitter le marteau suspendu,--que
je restai muet.

O toi, pensai-je, qui n’as point l’asile de tes rêves, et pour qui
la terre de Chanaan, avec ses palmiers et ses eaux vives, n’apparaît
pas, au milieu des aurores, après avoir tant marché sous de dures
étoiles, voyageur si joyeux au départ et maintenant assombri,--cœur
fait pour d’autres exils que ceux dont tu partages l’amertume avec des
frères mauvais,--regarde! Ici l’on peut s’asseoir sur la pierre de la
mélancolie!--Ici les rêves morts ressuscitent, devançant les moments de
la tombe! Si tu veux avoir le véritable désir de mourir, approche: ici
la vue du ciel exalte jusqu’à l’oubli.

J’étais dans cet état de lassitude, où les nerfs sensibilisés
vibrent aux moindres excitations. Une feuille tomba près de moi; son
bruissement furtif me fit tressaillir. Et le magique horizon de cette
contrée entra dans mes yeux! Je m’assis devant la porte, solitaire.

Après quelques instants, comme le soir commençait à fraîchir, je revins
au sentiment de la réalité. Je me levai très vite et je repris le
marteau de la porte en regardant la maison riante.

Mais, à peine eus-je de nouveau jeté sur elle un regard distrait, que
je fus forcé de m’arrêter encore, me demandant, cette fois, si je
n’étais pas le jouet d’une hallucination.

Était-ce bien la maison que j’avais vue tout à l’heure? Quelle
ancienneté me dénonçaient, _maintenant_, les longues lézardes, entre
les feuilles pâles?--Cette bâtisse avait un air étranger; les carreaux
illuminés par les rayons d’agonie du soir brûlaient d’une lueur
intense; le portail hospitalier m’invitait avec ses trois marches:
mais, en concentrant mon attention sur ces dalles grises, je vis
qu’elles venaient d’être polies, que des traces de lettres creusées
y restaient encore, et je vis bien qu’elles provenaient du cimetière
voisin,--dont les croix noires m’apparaissaient, à présent, de côté,
à une centaine de pas. Et la maison me sembla changée à donner le
frisson, et les échos du lugubre coup du marteau que je laissai
retomber, dans mon saisissement, retentirent, dans l’intérieur de cette
demeure, comme les vibrations d’un glas.

Ces sortes de _vues_, étant plutôt morales que physiques, s’effacent
avec rapidité. Oui, j’étais, à n’en pas douter une seconde, la victime
de cet abattement intellectuel que j’ai signalé. Très empressé de voir
un visage qui m’aidât, par son humanité, à en dissiper le souvenir, je
poussai le loquet sans attendre davantage.--J’entrai.

La porte, mue par un poids d’horloge, se referma d’elle-même, derrière
moi.

Je me trouvai dans un long corridor à l’extrémité duquel Nanon, la
gouvernante, vieille et réjouie, descendait l’escalier, une chandelle à
la main.

--Monsieur Xavier!... s’écria-t-elle, toute joyeuse en me reconnaissant.

--Bonsoir, ma bonne Nanon! lui répondis-je, en lui confiant, à la hâte,
ma valise et mon fusil.

(J’avais oublié ma houppelande dans ma chambre, au Soleil-d’Or).

Je montai. Une minute après, je serrai dans mes bras mon vieil ami.

L’affectueuse émotion des premières paroles et le sentiment de la
mélancolie du passé nous oppressèrent quelque temps, l’abbé et
moi.--Nanon vint nous apporter la lampe et nous annoncer le souper.

--Mon cher Maucombe, lui dis-je en passant mon bras sous le sien
pour descendre, c’est une chose de toute éternité que l’amitié
intellectuelle, et je vois que nous partageons ce sentiment.

--Il est des esprits chrétiens d’une parenté divine très rapprochée, me
répondit-il.--Oui.--Le monde a des croyances moins «raisonnables» pour
lesquelles des partisans se trouvent qui sacrifient leur sang, leur
bonheur, leur devoir. Ce sont des fanatiques! acheva-t-il en souriant.
Choisissons, pour foi, la plus utile, puisque nous sommes libres et que
nous devenons notre croyance.

--Le fait est, lui répondis-je, qu’il est déjà très mystérieux que deux
et deux fassent quatre.

Nous passâmes dans la salle à manger. Pendant le repas, l’abbé, m’ayant
doucement reproché l’oubli où je l’avais tenu si longtemps, me mit au
courant de l’esprit du village.

Il me parla du pays, me raconta deux ou trois anecdotes touchant les
châtelains des environs.

Il me cita ses exploits personnels à la chasse et ses triomphes à
la pêche: pour tout dire, il fut d’une affabilité et d’un entrain
charmants.

Nanon, messager rapide, s’empressait, se multipliait autour de nous et
sa vaste coiffe avait des battements d’ailes.

Comme je roulais une cigarette en prenant le café, Maucombe, qui était
un ancien officier de dragons, m’imita; le silence des premières
bouffées nous ayant surpris dans nos pensées, je me mis à regarder mon
hôte avec attention.

Ce prêtre était un homme de quarante-cinq ans, à peu près, et d’une
haute taille. De longs cheveux gris entouraient de leur boucle enroulée
sa maigre et forte figure. Les yeux brillaient de l’intelligence
mystique. Ses traits étaient réguliers et austères; le corps, svelte,
résistait au pli des années; il savait porter sa longue soutane. Ses
paroles, empreintes de science et de douceur, étaient soutenues par une
voix bien timbrée, sortie d’excellents poumons. Il me paraissait enfin
d’une santé vigoureuse: les années l’avaient fort peu atteint.

Il me fit venir dans son petit salon-bibliothèque.

Le manque de sommeil, en voyage, prédispose au frisson; la soirée était
d’un froid vif, avant-coureur de l’hiver. Aussi, lorsqu’une brassée
de sarments flamba devant mes genoux, entre deux ou trois rondins,
j’éprouvai quelque réconfort.

Les pieds sur les chenets, et accoudés en nos deux fauteuils de cuir
bruni, nous parlâmes naturellement de Dieu.

J’étais fatigué: j’écoutais, sans répondre.

--Pour conclure, me dit Maucombe en se levant, nous sommes ici pour
témoigner,--par nos œuvres, nos pensées, nos paroles et notre lutte
contre la Nature,--pour témoigner _si nous pesons le poids_.

Et il termina par une citation de Joseph de Maistre: «Entre l’Homme et
Dieu, il n’y a que l’Orgueil.»

--Ce nonobstant, lui dis-je, nous avons l’honneur d’exister (nous, les
enfants gâtés de cette Nature) dans un siècle de lumières?

--Préférons-lui la Lumière des siècles, répondit-il en souriant.

Nous étions arrivés sur le palier, nos bougies à la main.

Un long couloir, parallèle à celui d’en bas, séparait, de celle de mon
hôte, la chambre qui m’était destinée:--il insista pour m’y installer
lui-même. Nous y entrâmes; il regarda s’il ne me manquait rien et
comme, rapprochés, nous nous donnions la main et le bonsoir, un vivace
reflet de ma bougie tomba sur son visage.--Je tressaillis, cette fois!

Était-ce un agonisant qui se tenait debout, là, près de ce lit? La
figure qui était devant moi n’était pas, ne pouvait pas être celle
du souper! Ou, du moins, si je la reconnaissais vaguement, il me
semblait que je ne l’avais vue, en réalité, qu’en ce moment-ci. Une
seule réflexion me fera comprendre: l’abbé me donnait, humainement,
la _seconde_ sensation que, par une obscure correspondance, sa maison
m’avait fait éprouver.

La tête que je contemplais était grave, très pâle, d’une pâleur de
mort et les paupières étaient baissées. Avait-il oublié ma présence?
Priait-il? Qu’avait-il donc à se tenir ainsi!--Sa personne s’était
revêtue d’une solennité si soudaine que je fermai les yeux. Quand je
les rouvris, après une seconde, le bon abbé était toujours là,--mais,
je le reconnaissais maintenant!--A la bonne heure! Son sourire amical
dissipait en moi toute inquiétude. L’impression n’avait pas duré le
temps d’adresser une question. Ç’avait été un saisissement,--une sorte
d’hallucination.

Maucombe me souhaita, une seconde fois, la bonne nuit et se retira.

Une fois seul:

--Un profond sommeil, voilà ce qu’il me faut! pensai-je.

Incontinent je songeai à la Mort; j’élevai mon âme à Dieu et je me mis
au lit.

L’une des singularités d’une extrême fatigue est l’impossibilité du
sommeil immédiat. Tous les chasseurs ont éprouvé ceci. C’est un point
de notoriété.

Je m’attendais à dormir vite et profondément. J’avais fondé de grandes
espérances sur une bonne nuit. Mais, au bout de dix minutes, je dus
reconnaître que cette gêne nerveuse ne se décidait pas à s’engourdir.
J’entendais des tic-tac, des craquements brefs du bois et des murs.
Sans doute des horloges-de-mort. Chacun des bruits imperceptibles de la
nuit se répondait, en tout mon être, par un coup électrique.

Les branches noires se heurtaient dans le vent, au jardin. A chaque
instant, des brins de lierre frappaient ma vitre. J’avais, surtout, le
sens de l’ouïe d’une acuité pareille à celle des gens qui meurent de
faim.

--J’ai pris deux tasses de café, pensai-je: c’est cela!

Et, m’accoudant sur l’oreiller, je me mis à regarder, obstinément, la
lumière de la bougie, sur la table, auprès de moi. Je la regardai avec
fixité, entre les cils, avec cette attention intense que donne au
regard l’absolue distraction de la pensée.

Un petit bénitier, en porcelaine coloriée, avec sa branche de buis,
était suspendu auprès de mon chevet. Je mouillai, tout à coup, mes
paupières avec l’eau bénite, pour les rafraîchir: puis j’éteignis
la bougie et je fermai les yeux. Le sommeil s’approchait: la fièvre
s’apaisait.

J’allais m’endormir.

Trois petits coups secs, impératifs, furent frappés à ma porte.

--Hein? me dis-je, en sursaut.

Alors je m’aperçus que mon premier somme avait déjà commencé.
J’ignorais où j’étais. Je me croyais à Paris. Certains repos donnent
ces sortes d’oublis risibles. Ayant même, presque aussitôt, perdu de
vue la cause principale de mon réveil, je m’étirai voluptueusement,
dans une complète inconscience de la situation.

--A propos! me dis-je tout à coup: mais on a frappé?--Quelle visite
peut bien....

A ce point de ma phrase, une notion confuse et obscure que je n’étais
plus à Paris, mais dans un presbytère de Bretagne, chez l’abbé
Maucombe, me vint à l’esprit.

En un clin d’œil, je fus au milieu de la chambre.

Ma première impression, en même temps que celle du froid aux pieds,
fut celle d’une vive lumière. La pleine lune brillait, en face de la
fenêtre, au-dessus de l’église, et, à travers les rideaux blancs,
découpait son angle de flamme déserte et pâle sur le parquet.

Il était bien minuit.

Mes idées étaient morbides. Qu’était-ce donc? L’ombre était
extraordinaire.

Comme je m’approchais de la porte, une tache de braise, partie du trou
de la serrure, vint errer sur ma main et sur ma manche.

Il y avait quelqu’un derrière la porte: on avait réellement frappé.

Cependant, à deux pas du loquet, je m’arrêtai court.

Une chose me paraissait surprenante: la _nature_ de la tache qui
courait sur ma main. C’était une lueur glacée, sanglante, n’éclairant
pas.--D’autre part, comment se faisait-il que je ne voyais aucune
ligne de lumière sous la porte, dans le corridor?--Mais, en vérité,
ce qui sortait ainsi du trou de la serrure me causait l’impression du
regard phosphorique d’un hibou!

En ce moment, l’heure sonna, dehors, à l’église, dans le vent nocturne.

--Qui est là? demandai-je, à voix basse.

La lueur s’éteignit:--j’allais m’approcher...

Mais la porte s’ouvrit, largement, lentement, silencieusement.

En face de moi, dans le corridor, se tenait, debout, une forme haute et
noire,--un prêtre, le tricorne sur la tête. La lune l’éclairait tout
entier à l’exception de la figure: je ne voyais que le feu de ses deux
prunelles qui me considéraient avec une solennelle fixité.

Le souffle de l’autre monde enveloppait ce visiteur, son attitude
m’oppressait l’âme. Paralysé par une frayeur qui s’enfla instantanément
jusqu’au paroxysme, je contemplai le désolant personnage, en silence.

Tout à coup, le prêtre éleva le bras, avec lenteur, vers moi. Il me
présentait une chose lourde et vague. C’était un manteau. Un grand
manteau noir, un manteau de voyage. Il me le tendait, comme pour me
l’offrir!...

Je fermai les yeux, pour ne pas voir cela. Oh! je ne voulais pas voir
cela! Mais un oiseau de nuit, avec un cri affreux, passa entre nous et,
le vent de ses ailes m’effleurant les paupières, me les fit rouvrir. Je
sentis qu’il voletait par la chambre.

Alors,--et avec un râle d’angoisse, car les forces me trahissaient pour
crier,--je repoussai la porte de mes deux mains crispées et étendues et
je donnai un violent tour de clef, frénétique et les cheveux dressés!

Chose singulière, il me sembla que tout cela ne faisait aucun bruit.

C’était plus que l’organisme n’en pouvait supporter. Je m’éveillai.
J’étais assis sur mon séant, dans mon lit, les bras tendus devant moi;
j’étais glacé; le front trempé de sueur; mon cœur frappait contre les
parois de ma poitrine de gros coups sombres.

--Ah! me dis-je, le songe horrible!

Toutefois, mon insurmontable anxiété subsistait. Il me fallut plus
d’une minute avant d’_oser_ remuer le bras pour chercher les
allumettes: j’appréhendais de sentir, dans l’obscurité, une main froide
saisir la mienne et la presser amicalement.

J’eus un mouvement nerveux en entendant ces allumettes bruire sous mes
doigts dans le fer du chandelier. Je rallumai la bougie.

Instantanément, je me sentis mieux; la lumière, cette vibration divine,
diversifie les milieux funèbres et console des mauvaises terreurs.

Je résolus de boire un verre d’eau froide pour me remettre tout à fait
et je descendis du lit.

En passant devant la fenêtre, je remarquai une chose: la lune était
exactement pareille à celle de mon songe, bien que je ne l’eusse pas
vue avant de me mettre au lit; et, en allant, la bougie à la main,
examiner la serrure de la porte, je constatai qu’un tour de clef avait
été donné _en dedans_, ce que je n’avais point fait avant mon sommeil.

A ces découvertes, je jetai un regard autour de moi. Je commençai à
trouver que la chose était revêtue d’un caractère bien insolite. Je me
recouchai, je m’accoudai, je cherchai à me raisonner, à me prouver
que tout cela n’était qu’un accès de somnambulisme très lucide, mais
je me rassurai de moins en moins. Cependant, la fatigue me prit comme
une vague, berça mes noires pensées et m’endormit brusquement dans mon
angoisse.

Quand je me réveillai, un bon soleil jouait dans la chambre.

C’était une matinée heureuse. Ma montre, accrochée au chevet du lit,
marquait dix heures. Or, pour nous réconforter, est-il rien de tel que
le jour, le radieux soleil? Surtout quand on sent les dehors embaumés
et la campagne pleine d’un vent frais dans les arbres, les fourrés
épineux, les fossés couverts de fleurs et tout humides d’aurore!

Je m’habillai à la hâte, très oublieux du sombre commencement de ma
nuitée.

Complètement ranimé par des ablutions réitérées d’eau fraîche, je
descendis.

L’abbé Maucombe était dans la salle à manger: assis devant la nappe
déjà mise il lisait un journal en m’attendant.

Nous nous serrâmes la main:

--Avez-vous passé une bonne nuit, mon cher Xavier? me demanda-t-il.

--Excellente! répondis-je distraitement (par habitude et sans accorder
attention le moins du monde à ce que je disais).

La vérité est que je me sentais bon appétit: voilà tout.

Nanon intervint, nous apportant le déjeuner.

Pendant le repas notre causerie fut à la fois recueillie et joyeuse:
l’homme qui vit saintement connaît, seul, la joie et sait la
communiquer.

Tout à coup je me rappelai mon rêve.

--A propos, m’écriai-je, mon cher abbé, il me souvient que j’ai eu
cette nuit un singulier rêve,--et d’une étrangeté... comment puis-je
exprimer cela? Voyons... saisissante? étonnante? effrayante?--A votre
choix!--Jugez-en.

Et, tout en pelant une pomme, je commençai à lui narrer, dans tous ses
détails, l’hallucination sombre qui avait troublé mon premier sommeil.

Au moment où j’en étais arrivé au _geste_ du prêtre m’offrant le
manteau, et _avant que j’eusse entamé cette phrase_, la porte de la
salle à manger s’ouvrit. Nanon, avec cette familiarité particulière aux
gouvernantes de curés, entra, dans le rayon du soleil, au beau milieu
de la conversation, et, m’interrompant, me tendit un papier:

--Voici une lettre «très pressée» que le rural vient d’apporter, à
l’instant, pour monsieur! dit-elle.

--Une lettre!--Déjà! m’écriai-je, _oubliant mon histoire_. C’est de
mon père. Comment cela?--Mon cher abbé, vous permettez que je lise,
n’est-ce pas!

--Sans doute! dit l’abbé Maucombe, perdant également l’histoire de
vue et subissant, magnétiquement, l’intérêt que je prenais à la
lettre:--sans doute!

Je décachetai.

Ainsi l’incident de Nanon avait détourné notre attention par sa
soudaineté.

--Voilà, dis-je, une vive contrariété, mon hôte: à peine arrivé, je me
vois obligé de repartir.

--Comment? demanda l’abbé Maucombe, reposant sa tasse sans boire.

--Il m’est écrit de revenir en toute hâte, au sujet d’une affaire,
d’un procès d’une importance des plus graves. Je m’attendais à ce
qu’il ne se plaidât qu’en décembre: or, on m’avise qu’il se juge dans
la quinzaine et, comme, seul, je suis à même de mettre en ordre les
dernières pièces qui doivent nous donner gain de cause, il faut que
j’aille!... Allons! quel ennui.

--Positivement, c’est fâcheux! dit l’abbé;--comme c’est donc
fâcheux!... Au moins, promettez-moi qu’aussitôt ceci terminé... La
grande affaire, c’est le salut: j’espérais être pour quelque chose dans
le vôtre--et voici que vous vous échappez! Je pensais déjà que le bon
Dieu vous avait envoyé...

--Mon cher abbé, m’écriai-je, je vous laisse mon fusil. Avant trois
semaines je serai de retour et, cette fois, pour quelques semaines, si
vous voulez.

--Allez donc en paix! dit l’abbé Maucombe.

--Eh! c’est qu’il s’agit de presque toute ma fortune! murmurai-je.

--La fortune, c’est Dieu! dit simplement Maucombe.

--Et demain, comment vivrais-je, si?...

--Demain, on ne vit plus, répondit-il.

Bientôt nous nous levâmes de table, un peu consolés du contre-temps par
cette promesse formelle de revenir.

Nous allâmes nous promener dans le verger, visiter les attenances du
presbytère.

Toute la journée, l’abbé m’étala, non sans complaisance, ses pauvres
trésors champêtres. Puis, pendant qu’il lisait son bréviaire, je
marchai, solitairement, dans les environs, respirant l’air vivace et
pur avec délices. Maucombe, à mon retour, s’étendit quelque peu sur son
voyage en terre sainte; tout cela nous conduisit jusqu’au coucher du
soleil.

Le soir vint. Après un frugal souper, je dis à l’abbé Maucombe:

--Mon ami, l’_express_ part à neuf heures précises. D’ici R***, j’ai
bien une heure et demie de route. Il me faut une demi-heure pour régler
à l’auberge en y reconduisant le cheval; total, deux heures. Il en est
sept: je vous quitte à l’instant.

--Je vous accompagnerai un peu, dit le prêtre: _cette promenade me sera
salutaire_.

--A propos, lui répondis-je, préoccupé, voici l’adresse de mon père
(chez qui je demeure à Paris), si nous devons nous écrire.

Nanon, prit la carte et l’inséra dans une jointure de la glace.

Trois minutes après, l’abbé et moi nous quittions le presbytère et nous
nous avancions sur le grand chemin. Je tenais mon cheval par la bride,
comme de raison.

Nous étions déjà deux ombres.

Cinq minutes après notre départ, une bruine pénétrante, une petite
pluie, fine et très froide, portée par un affreux coup de vent, frappa
nos mains et nos figures.

Je m’arrêtai court:

--Mon vieil ami, dis-je à l’abbé, non! décidément je ne souffrirai pas
cela. Votre existence est précieuse et cette ondée glaciale est très
malsaine. Rentrez. Cette pluie, encore une fois, pourrait vous mouiller
dangereusement. Rentrez, je vous en prie.

L’abbé, au bout d’un instant, songeant à ses fidèles, se rendit à mes
raisons.

--J’emporte une promesse, mon cher ami? me dit-il.

Et, comme je lui tendais la main:

--Un instant! ajouta-t-il; je songe que vous avez du chemin à faire--et
que cette bruine est, en effet, pénétrante!

Il eut un frisson. Nous étions l’un auprès de l’autre, immobiles, nous
regardant fixement comme deux voyageurs pressés.

En ce moment la lune s’éleva sur les sapins, derrière les collines,
éclairant les landes et les bois à l’horizon. Elle nous baigna
spontanément de sa lumière morne et pâle, de sa flamme déserte et pâle.
Nos silhouettes et celle du cheval se dessinèrent, énormes, sur le
chemin.--Et, du côté des vieilles croix de pierre, là-bas,--du côté des
vieilles croix en ruines qui se dressent en ce canton de Bretagne, dans
les écreboissées où perchent les funestes oiseaux échappés du bois des
Agonisants,--j’entendis, au loin, un _cri_ affreux: l’aigre et alarmant
fausset de la Freusée. Une chouette aux yeux de phosphore, dont la
lueur tremblait sur le grand bras d’une yeuse, s’envola et passa entre
nous, en prolongeant ce cri.

--Allons! continua l’abbé Maucombe, moi, je serai chez moi dans une
minute; ainsi _prenez,--prenez ce manteau_!--J’y tiens beaucoup!...
beaucoup!--ajouta-t-il avec un ton inoubliable.--Vous me le ferez
renvoyer par le garçon d’auberge qui vient au village tous les jours...
_Je vous en prie._

L’abbé en prononçant ces paroles, me tendait son manteau noir. Je
ne voyais pas sa figure, à cause de l’ombre que projetait son large
tricorne: mais je distinguai ses yeux _qui me considéraient avec une
solennelle fixité_.

Il me jeta le manteau sur les épaules, me l’agrafa, d’un air tendre
et inquiet, pendant que, sans forces, je fermais les paupières. Et,
profitant de mon silence, il se hâta vers son logis. Au tournant de la
route, il disparut.

Par une présence d’esprit,--et un peu, aussi, machinalement,--je sautai
à cheval. Puis je restai immobile.

Maintenant j’étais seul sur le grand chemin. J’entendais les mille
bruits de la campagne. En rouvrant les yeux, je vis l’immense ciel
livide où filaient de monstrueux nuages ternes, cachant la lune,--la
nature solitaire. Cependant, je me tins droit et ferme, quoique je
dusse être blanc comme un linge.

--Voyons! me dis-je, du calme!--J’ai la fièvre et je suis somnambule.
Voilà tout.

Je m’efforçai de hausser les épaules: un poids secret m’en empêcha.

Et voici que, venue du fond l’horizon, du fond de ces bois décriés, une
volée d’orfraies, à grand bruit d’ailes, passa, en criant d’horribles
syllabes inconnues, au-dessus de ma tête. Elles allèrent s’abattre
sur le toit du presbytère et sur le clocher dans l’éloignement: et
le vent m’apporta des cris tristes. Ma foi, j’eus peur. Pourquoi?
Qui me le précisera jamais? J’ai vu le feu, j’ai touché de la mienne
plusieurs épées; mes nerfs sont mieux trempés, peut-être, que ceux des
plus flegmatiques et des plus blafards: j’affirme, toutefois, très
humblement, que j’ai eu peur ici,--et pour de bon. J’en ai conçu, même,
pour moi, quelque estime intellectuelle. N’a pas peur de ces choses-là
qui veut.

Donc, en silence, j’ensanglantai les flancs du pauvre cheval et, les
yeux fermés, les rênes lâchées, les doigts crispés sur les crins, le
manteau flottant derrière moi tout droit, je sentis que le galop de ma
bête était aussi violent que possible; elle allait ventre à terre: de
temps en temps mon sourd grondement, à son oreille, lui communiquait, à
coup sûr, et d’instinct, l’horreur superstitieuse, dont je frissonnais
malgré moi. Nous arrivâmes, de la sorte, en moins d’une demi-heure. Le
bruit du pavé des faubourgs me fit redresser la tête--et respirer!

--Enfin! je voyais des maisons! des boutiques éclairées! les figures
de mes semblables derrière les vitres! Je voyais des passants!... Je
quittais le pays des cauchemars!

A l’auberge, je m’installai devant le bon feu. La conversation des
routiers me jeta dans un état voisin de l’extase. Je sortais de la
Mort. Je regardai la flamme entre mes doigts. J’avalai un verre de
rhum. Je reprenais, enfin, le gouvernement de mes facultés.

Je me sentais rentré dans la vie réelle.

J’étais même,--disons-le,--un peu honteux de ma panique.

Aussi, comme je me sentis tranquille, lorsque j’accomplis la
commission de l’abbé Maucombe! Avec quel sourire mondain j’examinai
le manteau noir en le remettant à l’hôtelier! L’hallucination était
dissipée. J’eusse fait, volontiers, comme dit Rabelais, «le bon
compagnon».

Le manteau en question ne me parut rien offrir d’extraordinaire ni,
même, de particulier,--si ce n’est qu’il était très vieux et même
rapiécé, recousu, redoublé avec une espèce de tendresse bizarre. Une
charité profonde, sans doute, portait l’abbé Maucombe à donner en
aumônes le prix d’un manteau neuf: du moins, je m’expliquai la chose de
cette façon.

--Cela se trouve bien!--dit l’aubergiste; le garçon doit aller au
village tout à l’heure: il va partir; il rapportera le manteau chez M.
Maucombe en passant, avant dix heures.

Une heure après, dans mon wagon, les pieds sur la chauffeuse, enveloppé
dans ma houppelande reconquise, je me disais, en allumant un bon cigare
et en écoutant le bruit du sifflet de la locomotive:

--Décidément, j’aime encore mieux ce cri-là que celui des hiboux.

Je regrettais un peu, je dois l’avouer, d’avoir promis de revenir.

Là-dessus je m’endormis, enfin, d’un bon sommeil, oubliant complètement
ce que je devais traiter désormais de coïncidence insignifiante.

Je dus m’arrêter six jours à Chartres, pour collationner des pièces
qui, depuis, amenèrent la conclusion favorable de notre procès.

Enfin, l’esprit obsédé d’idées de paperasses et de chicane--et sous
l’abattement de mon maladif ennui,--je revins à Paris, juste le soir du
septième jour de mon départ du presbytère.

J’arrivai directement chez moi, sur les neuf heures. Je montai. Je
trouvai mon père dans le salon. Il était assis, auprès d’un guéridon,
éclairé par une lampe. Il tenait une lettre ouverte à la main.

Après quelques paroles:

--Tu ne sais pas, j’en suis sûr, quelle nouvelle m’apprend cette
lettre! me dit-il: notre bon vieil abbé Maucombe est mort depuis ton
départ.

Je ressentis, à ces mots, une commotion.

--Hein? répondis-je.

--Oui, mort,--avant-hier, vers minuit,--trois jours après ton départ de
son presbytère,--d’un froid gagné sur le grand chemin. Cette lettre est
de la vieille Nanon. La pauvre femme paraît avoir la tête si perdue,
même, qu’elle répète deux fois une phrase... singulière... à propos
d’un manteau... Lis donc toi-même!

Il me tendit la lettre où la mort du saint prêtre nous était annoncée,
en effet,--et où je lus ces simples lignes:

«Il était très heureux,--disait-il à ses dernières paroles,--d’être
enveloppé à son dernier soupir et enseveli dans le manteau qu’il avait
rapporté de son pèlerinage en terre sainte, _et qui avait touché_
LE TOMBEAU.»


    (Des _Contes Cruels_, édition Calmann Lévy).



Souvenirs occultes

    _A Monsieur Franc Lamy._

    «Et il n’y a pas, dans toute la contrée, de château
    plus chargé de gloire et d’années que mon
    mélancolique manoir héréditaire.»

    EDGAR POE.


Je suis issu, me dit-il, moi, dernier Gaël, d’une famille de Celtes,
durs comme nos rochers. J’appartiens à cette race de marins, fleur
illustre d’Armor, souche de bizarres guerriers, dont les actions
d’éclat figurent au nombre des joyaux de l’Histoire.

L’un de ces devanciers, excédé, jeune encore, de la vue ainsi que
du fastidieux commerce de ses proches, s’exila pour jamais, et le
cœur plein d’un mépris oublieux, du manoir natal. C’était lors des
expéditions d’Asie; il s’en alla combattre aux côtés du bailli de
Suffren et se distingua bientôt, dans les Indes, par de mystérieux
coups de main qu’il exécuta, seul, à l’intérieur des _Cités-mortes_.

Ces villes, sous des cieux blancs et déserts, gisent, effondrées au
centre d’horribles forêts. Les feuilles, l’herbe, les rameaux secs
jonchent et obstruent les sentiers qui furent des avenues populeuses,
d’où le bruit des chars, des armes et des chants s’est évanoui.

Ni souffles, ni ramages, ni fontaines en la calme horreur de ces
régions. Les bengalis, eux-mêmes, s’éloignent, ici, des vieux
ébéniers, ailleurs leurs arbres. Entre les décombres, accumulés dans
les éclaircies, d’immenses et monstrueuses éruptions de très longues
fleurs, calices funestes où brûlent, subtils, les esprits du Soleil,
s’élancent, striées d’azur, nuancées de feu, veinées de cinabre,
pareilles aux radieuses dépouilles d’une myriade de paons disparus.
Un air chaud de mortels aromes pèse sur les muets débris: et c’est
comme une vapeur de cassolettes funéraires, une bleue, enivrante et
torturante sueur de parfums.

Le hasardeux vautour qui, pèlerin des plateaux du Caboul, s’attarde
sur cette contrée et la contemple du faîte de quelque dattier noir,
ne s’accroche aux lianes, tout à coup, que pour s’y débattre en une
soudaine agonie.

Çà et là, des arches brisées, d’informes statues, des pierres, aux
inscriptions plus rongées que celles de Sardes, de Palmyre ou de
Khorsabad. Sur quelques-unes, qui ornèrent le fronton, jadis perdu dans
les cieux, des portes de ces cités, l’œil peut déchiffrer encore et
reconstruire le zend, à peine lisible, de cette souveraine devise des
peuples libres d’alors:

«... ET DIEU NE PRÉVAUDRA!»

Le silence n’est troublé que par le glissement des crotales, qui
ondulent parmi les fûts renversés des colonnes, ou se lovent, en
sifflant, sous les mousses roussâtres.

Parfois, dans les crépuscules d’orage, le cri lointain de l’hémyone,
alternant tristement avec les éclats du tonnerre, inquiète la solitude.


Sous les ruines se prolongent des galeries souterraines aux accès
perdus.

Là, depuis nombre de siècles, dorment les premiers rois de ces étranges
contrées, de ces nations, plus tard sans maîtres, dont le nom même
n’est plus. Or, ces rois, d’après les rites de quelque coutume sacrée
sans doute, furent ensevelis sous ces voûtes, _avec leurs trésors_.

Aucune lampe n’illumine les sépultures.

Nul n’a mémoire que le pas d’un captif des soucis de la Vie et du Désir
ait jamais importuné le sommeil de leurs échos.

Seule, la torche du brahmine,--ce spectre altéré de Nirvanah, ce
muet esprit, simple _témoin_ de l’universelle germination des
devenirs,--tremble, imprévue, à de certains instants de pénitence ou
de songeries divines, au sommet des degrés disjoints et projette, de
marche en marche, sa flamme obscurcie de fumée jusqu’au profond des
caveaux.

Alors les reliques, tout à coup mêlées de lueurs, étincellent
d’une sorte de miraculeuse opulence!... Les chaînes précieuses
qui s’entrelacent aux ossements semblent les sillonner de subits
éclairs. Les royales cendres, toutes poudreuses de pierreries,
scintillent!--Telle la poussière d’une route que rougit, avant l’ombre
définitive, quelque dernier rayon de l’Occident.

Les Maharadjahs font garder, par des hordes d’élite, les lisières des
forêts saintes et, surtout, les abords des clairières où commence le
pêle-mêle de ces vestiges.--Interdits de même sont les rivages, les
flots et les ponts écroulés des euphrates qui les traversent.--De
taciturnes milices de cipayes, au cœur de hyène, incorruptibles et sans
pitié, rôdent, sans cesse, de toutes parts, en ces parages meurtriers.

Bien des soirs, le héros déjoua leurs ruses ténébreuses, évita leurs
embûches et confondit leur errante vigilance!...--Sonnant subitement
du cor, dans la nuit, sur des points divers, il les isolait par ces
alertes fallacieuses, puis, brusque, surgissait sous les astres, dans
les hautes fleurs, éventrant rapidement leurs chevaux. Les soldats,
comme à l’aspect d’un mauvais génie, se terrifiaient de cette présence
inattendue.--Doué d’une vigueur de tigre, l’Aventurier les terrassait
alors, un par un, d’un seul bond! les étouffait, tout d’abord, à demi,
dans cette brève étreinte,--puis, revenant sur eux, les massacrait à
loisir.

L’Exilé devint, ainsi, le fléau, l’épouvante et l’extermination de ces
cruels gardes aux faces couleur de terre. Bref, c’était celui qui les
abandonnait, cloués à de gros arbres, leurs propres yatagans dans le
cœur.

S’engageant ensuite, au milieu du passé détruit, dans les allées, les
carrefours et les rues de ces villes des vieux âges, il gagnait, malgré
les parfums, l’entrée des sépulcres non pareils où gisent les restes de
ces rois hindous.

Les portes n’en étant défendues que par des colosses de jaspe,
sortes de monstres ou d’idoles aux vagues prunelles de perles et
d’émeraudes,--aux formes créées par l’imaginaire de théogonies
oubliées,--il y pénétrait aisément, bien que chaque degré descendu fît
remuer les longues ailes de ces dieux.

Là, faisant main basse autour de lui, dans l’obscurité, domptant
le vertige étouffant des siècles noirs dont les esprits voletaient,
heurtant son front de leurs membranes, il recueillait, en silence,
mille merveilles. Tels, Cortez au Mexique et Pizarre au Pérou
s’arrogèrent les trésors des caciques et des rois, avec moins
d’intrépidité.

Les sacoches de pierreries au fond de sa barque, il remontait, sans
bruit, les fleuves, en se garant des dangereuses clartés de la lune. Il
nageait, crispé sur ses rames, au milieu des ajoncs, sans s’attendrir
aux appels d’enfants plaintifs que larmoyaient les caïmans à ses côtés.

En peu d’heures, il atteignait ainsi une caverne éloignée, de lui seul
connue, et dans les retraits de laquelle il vidait son butin.

Ses exploits s’ébruitèrent.--De là, des légendes, psalmodiées encore
aujourd’hui dans les festins des nababs, à grand renfort de théorbes,
par les fakirs. Ces vermineux trouvères,--non sans un vieux frisson de
haineuse jalousie ou d’effroi respectueux,--y décernent à cet aïeul le
titre de Spoliateur de tombeaux.

Une fois, cependant, l’intrépide nocher se laissa séduire par les
insidieux et mielleux discours du seul ami qu’il s’adjoignit jamais,
dans une circonstance tout spécialement périlleuse. Celui-ci, par un
singulier prodige, en réchappa, lui!--Je parle du bien-nommé, du trop
fameux colonel Sombre.

Grâce à cet oblique Irlandais, le bon Aventurier donna dans une
embuscade.--Aveuglé par le sang, frappé de balles, cerné par vingt
cimeterres, il fut pris, à l’improviste, et périt au milieu d’affreux
supplices.

Les hordes hymalayennes, ivres de sa mort, et dans les bonds furieux
d’une danse de triomphe, coururent à la caverne. Les trésors une fois
recouvrés, ils s’en revinrent dans la contrée maudite. Les chefs
rejetèrent pieusement ces richesses au fond des antres funèbres où
gisent les mânes précités de ces rois de la nuit du monde. Et les
vieilles pierreries y brillent encore, pareilles à des regards toujours
allumés sur les races.

J’ai hérité,--moi, le Gaël,--des seuls éblouissements, hélas! du soldat
sublime, et de ses espoirs.--J’habite, ici, dans l’Occident, cette
vieille ville fortifiée, où m’enchaîne la mélancolie. Indifférent
aux soucis politiques de ce siècle et de cette patrie, aux forfaits
passagers de ceux qui les représentent, je m’attarde quand les soirs
du solennel automne enflamment la cime rouillée des environnantes
forêts.--Parmi les resplendissements de la rosée, je marche, seul, sous
les voûtes des noires allées, comme l’Aïeul marchait sous les cryptes
de l’étincelant obituaire! D’instinct, aussi, j’évite, je ne sais
pourquoi, les néfastes lueurs de la lune et les malfaisantes approches
humaines. Oui, je les évite, quand je marche ainsi, avec mes rêves!...
Car je sens, _alors_, que je porte dans mon âme le reflet des richesses
stériles d’un grand nombre de rois oubliés.


    (Des _Contes Cruels_, édition Calmann Lévy).



Akëdysséril

    _A Monsieur le Marquis de Salisbury._

    Toute chose ne se constitue que de
    son vide.

    Livres Hindous.


La ville sainte apparaissait, violette, au fond des brumes d’or:
c’était un soir des vieux âges; la mort de l’astre Souryâ, phénix du
monde, arrachait des myriades de pierreries aux dômes de Bénarès.

Sur les hauteurs, à l’est occidental, de longues forêts de
palmiers-palmyres mouvaient les bleuissements dorés de leurs ombrages
sur les vallées du Habad;--à leurs versants opposés s’alternaient,
dans les flammes du crépuscule, de mystiques palais séparés par
des étendues de roses, aux corolles par milliers ondulantes sous
l’étouffante brise. Là, dans ces jardins, s’élançaient des fontaines
dont les jets retombaient en gouttes d’une neige couleur de feu.

Au centre du faubourg de Sécrole, le temple de Wishnou-l’éternel, de
ses colonnades colossales, dominait la cité; ses portails, largement
lamés d’or, réfractaient les clartés aériennes et, s’espaçant à
ses alentours, les cent quatre-vingt-seize sanctuaires des Dêvas
plongeaient les blancheurs de leurs bases de marbre, lavaient les
degrés de leurs parvis dans les étincelantes eaux du Gange: les
ciselures à jour de leurs créneaux s’enfonçaient jusque dans la pourpre
des lents nuages passants.

L’eau radieuse dormait sous les quais sacrés; des voiles, à des
distances, pendaient, avec des frissons de lumière, sur la magnificence
du fleuve, et l’immense ville riveraine se déroulait en un désordre
oriental, étageant ses avenues, multipliant ses maisons sans nombre aux
coupoles blanches, ses monuments, jusqu’aux quartiers des Parsis où le
pyramidion du lingham de Sivà, l’ardent Wissikhor, semblait brûler dans
l’incendie de l’azur.

Aux plus profonds lointains, l’allée circulaire des Puits, les
interminables habitations militaires, les bazars de la zone des
Échanges, enfin les tours des citadelles bâties sous le règne de
Wisvamîthra se fondaient en des teintes d’opale, si pures qu’y
scintillaient déjà des lueurs d’étoiles. Et, surplombant dans les cieux
mêmes ces confins de l’horizon, de démesurées figures d’êtres divins,
sculptées sur les crêtes rocheuses des monts du Habad, siégeaient,
évasant leurs genoux dans l’immensité: c’étaient des cimes taillées
en forme de dieux; la plupart de ces silhouettes élevaient, dans
l’abîme, à l’extrémité d’un bras vertigineux, un lotus de pierre:--et
l’immobilité de ces présences inquiétait l’espace, effrayait la vie.

Cependant, au déclin de cette journée, dans Bénarès, une rumeur
de gloire et de fête étonnait le silence accoutumé des tombées du
soir.--La multitude emplissait d’une allégresse grave les rues,
les places publiques, les avenues, les carrefours et les pentes
sablonneuses des deux rivages, car les veilleurs des Tours-saintes
venaient de heurter, de leurs maillets de bronze, leurs gongs où tout à
coup avait semblé chanter le tonnerre. Ce signal, qui ne retentissait
qu’aux heures sublimes, annonçait le retour d’Akëdysséril, de la jeune
triomphatrice des deux rois d’Agra,--de la svelte veuve au teint de
perle, aux yeux éclatants,--de la souveraine, enfin, qui, portant
le deuil en sa robe de trame d’or, s’était illustrée à l’assaut
d’Eléphanta par des faits d’héroïsme qui avaient enflammé autour d’elle
mille courages.

                                   ⁂

Akëdysséril était la fille d’un pâtre, Gwalior.

Un jour, au profond d’un val des environs de Bénarès, par un automnal
midi, les Dêvas propices avaient conduit, à travers des hasards, aux
bords d’une source où la jeune vierge baignait ses pieds, un chasseur
d’aurochs, Sinjab, l’héritier royal, fils de Séür le Clément qui
régnait alors sur l’immense contrée du Habad. Et, sur l’instant même,
le charme de l’enfant prédestinée avait suscité, dans tout l’être
du jeune prince, un amour divin! La revoir encore embrasa bientôt si
violemment les sens de Sinjab qu’il l’élut, d’un cœur ébloui, pour sa
seule épouse,--et c’était ainsi que l’enfant du conducteur de troupeaux
était devenue conductrice de peuples.

Or, voici: peu de temps après la merveilleuse union, le
prince,--qu’elle aussi avait aimé à jamais,--était mort. Et, sur le
vieux monarque, un désespoir avait à ce point projeté l’ombre dont
on succombe, que tous entendirent, par deux fois, dans Bénarès,
l’aboiement des chiens funèbres d’Yama, le dieu qui appelle,--et les
peuples avaient dû élever, à la hâte, un double tombeau.

Désormais, n’était-ce pas au jeune frère de Sinjab,--à Sedjnour, le
prince presque enfant,--que la succession dynastique du trône de Séür,
sous la tutelle auguste d’Akëdysséril, devait être transmise?

Peut-être: nul ne délimitera la justice d’aucun droit chez les mortels.

Durant les rapides jours de son ascendante fortune,--du vivant
de Sinjab, enfin,--la fille de Gwalior, émue, déjà, de secrètes
prévisions et d’un cœur tourmenté par l’avenir, s’était conduite
en brillante rieuse de tous droits étrangers à ceux-là seuls que
consacrent la force, le courage et l’amour.--Ah! comme elle avait su,
par de politiques largesses de dignités et d’or, se créer, à la cour
de Séür, dans l’armée, dans la capitale, au conseil des vizirs, dans
l’État, dans les provinces, parmi les chefs des brahmes, un parti
d’une puissance que, d’heure en heure, le temps avait consolidée!...
Anxieuse, aujourd’hui, des lendemains d’un avènement nouveau, dont la
nature, même, lui était inconnue--car Séür avait désiré que la jeunesse
de Sedjnour s’instruisit au loin, chez les sages du Népâl--Akëdysséril,
dès que le rappel du jeune prince eut été ordonné par le conseil,
résolut de s’affranchir, d’avance, des adversités que le caprice du
nouveau maître pourrait lui réserver. Elle conçut le dessein de se
saisir, au dédain de tous discutables devoirs, de la puissance royale.

Pendant la nuit du souverain deuil, celle qui ne dormait pas avait
donc envoyé, au-devant de Sedjnour, des détachements de sowaris bien
éprouvés d’intérêts et de foi pour sa cause, pour elle et pour les
outrances de sa fortune. Le prince fut fait captif, brusquement, avec
son escorte,--ainsi que la fille du roi de Sogdiane, la princesse
Yelka, sa fiancée d’amour, accourue à sa rencontre, faiblement entourée.

Et ce fut au moment où tous deux s’apparaissaient pour la première
fois, sur la route, aux clartés de la nuit.

Depuis cette heure, prisonniers d’Akëdysséril, les deux adolescents
vivaient précipités du trône, isolés l’un de l’autre en deux palais
que séparait le vaste Gange, et surveillés, sans cesse, par une garde
sévère.

Ce double isolement, une raison d’État le motivait: si l’un d’eux
parvenait à s’enfuir, l’autre demeurerait en otage et, réalisant la loi
de prédestination promise aux fiancés dans l’Inde ancienne, ne s’étant
apparus, cependant, qu’une fois, ils étaient devenus la pensée l’un de
l’autre et s’aimaient d’une ardeur éternelle.

                                   ⁂

Près d’une année de règne affermit le pouvoir entre les mains de la
dominatrice qui, fidèle aux mélancolies de son veuvage et seulement
ambitieuse, peut-être, de mourir illustre, belle et toute-puissante,
traitait, en conquérante aventureuse, avec les rois hindous, les
menaçant!--Son lucide esprit n’avait-il pas su augmenter la prospérité
de ses États? Les Dêvas favorisaient le sort de ses armes. Toute la
région l’admirait, subissant avec amour la magie du regard de cette
guerrière--si délicieuse qu’en recevoir la mort était une faveur
qu’elle ne prodiguait pas.

Et puis, une légende de gloire s’était répandue touchant son étrange
valeur dans les batailles: souvent, les légions hindoues l’avaient
vue, au fort des plus ardentes mêlées, se dresser, toute radieuse et
intrépide, fleurie de gouttes de sang, sur l’haodah lourd de pierreries
de son éléphant de guerre, et, insoucieuse, sous les pluies de javelots
et de flèches, indiquer, d’un altier flamboiement de cimeterre, la
victoire.

C’est pourquoi le retour d’Akëdysséril dans sa capitale, après un
guerroyant exil de plusieurs lunes, était accueilli par les transports
de son peuple.

Des courriers avaient prévenu la ville lorsque la reine n’en fut plus
distante que de très peu d’heures. Maintenant, on distinguait, au loin
déjà, les éclaireurs aux turbans rouges, et des troupes aux sandales de
fer descendaient les collines: la reine viendrait, sans doute, par la
route de Surate; elle entrerait par la porte principale des citadelles,
laissant camper ses armées dans les villages environnants.

Déjà, dans Bénarès, au profond de l’allée de Pryamvêda, des torches
couraient sous les térébinthes; les esclaves royaux illuminaient de
lampes, en hâte, l’immense palais de Séür.

La population cueillait des branches triomphales et les femmes
jonchaient de larges fleurs l’avenue du palais, transversale à l’allée
des Richis, s’ouvrant sur la place de Kama; l’on se courbait, par
foules, à de fréquents intervalles, en écoutant frémir la terre sous
l’irruption des chars de guerre, des fantassins en marche et des flots
de cavaleries.

Soudain, l’on entendit les sourds bruissements des tymbrils mêlés à des
cliquetis d’armes et de chaînes--et, brisées par les chocs sonores de
ces cymbales, les mélopées des flûtes de cuivre. Et voici que, de toute
part, des cohortes d’avant-garde entraient dans la ville, enseignes
hautes, exécutant, en désordre, les commandements vociférés par leurs
sowaris.

Sur la place de Kama, l’esplanade de la porte de Surate était couverte
de ces fauves tapis d’Irmensul--et des lointaines manufactures
d’Ypsamboul--tissus aux bariolures éteintes, importés par les caravanes
annuelles des marchands touraniens qui les échangeaient contre des
eunuques.

Entre les branches des aréquiers, des palmiers-palmyres, des
mangliers et des sycomores, le long de l’avenue du Gange, flottaient
de riches étoffes de Bagdad, en signe de bonheur. Sous les dais
de la porte d’Occident, aux deux angles du porche énorme de la
forteresse, un éblouissant cortège de courtisans aux longues robes
brodées, de brahmes, d’officiers du palais, attendaient, entourant le
vizir-gouverneur auprès duquel étaient assis les trois vizirs-guikowars
du Habad.--On donnerait des réjouissances, on distribuerait au peuple
le butin d’Eléphanta--de la poudre d’or, aussi--et, surtout, on
livrerait, aux lueurs d’une torche solitaire, dans la vaste enceinte
du cirque, de ces nocturnes combats de rhinocéros qu’idolâtraient
les Hindous. Les habitants redoutaient seulement que des blessures
eussent atteint la beauté de la reine; ils questionnaient les haletants
éclaireurs; à grand’peine, ils étaient rassurés.

Dans un espace laissé libre, entre d’élevés et lourds trépieds
de bronze d’où s’échappaient de bleuâtres vapeurs d’encens, se
tordaient, en des guirlandes, des théories de bayadères vêtues de
gazes brillantes; elles jouaient avec des chaînes de perles, faisaient
miroiter des courbures de poignards, simulaient des mouvements
de volupté,--des disputes, aussi, pour donner à leurs traits une
animation;--c’était à l’entrée de l’avenue des Richis, sur le chemin du
palais.

                                   ⁂

A l’autre extrémité de la place de Kama s’ouvrait, silencieusement,
la plus longue avenue. Celle-là, depuis des siècles, on en détournait
le regard. Elle s’étendait, déserte, assombrissant, sur son profond
parcours à l’abandon, les voûtes de ses noirs feuillages. Devant
l’entrée, une longue ligne de psylles, ceinturés de pagnes grisâtres,
faisaient danser des serpents droits sur la pointe de la queue, aux
sons d’une musique aiguë.

C’était l’avenue qui conduisait au temple de Sivà. Nul Hindou ne se fût
aventuré sous l’épaisseur de son horrible feuillée. Les enfants étaient
accoutumés à n’en parler jamais--fût-ce à voix basse. Et, comme la joie
oppressait, aujourd’hui, les cœurs, on ne prenait aucune attention à
cette avenue. On eût dit qu’elle n’arrondissait pas là, béante, ses
ténèbres, avec son aspect de songe. D’après une très vieille tradition,
à de certaines nuits, une goutte de sang suintait de chacune des
feuilles, et cette ondée de pleurs rouges tombait, tristement, sur la
terre, détrempant le sol de la lugubre allée dont l’étendue était toute
pénétrée de l’ombre même de Sivà.

                                   ⁂

Tous les yeux interrogeaient l’horizon.--Viendrait-elle avant que
montât la nuit? Et c’était une impatience à la fois recueillie et
joyeuse.

Cependant le crépuscule s’azurait, les flammes dorées s’éteignaient et,
dans la pâleur du ciel, déjà,--des étoiles...

Au moment où le globe divin oscillait au bord de l’espace, prêt à
s’abîmer, de longs ruisseaux de feu coururent, en ondulant, sur les
vapeurs occidentales--et voici qu’en cet instant même, au sortir des
défilés de ces lointaines collines entre lesquelles s’aplanissait
la route de Surate, apparurent, en des étincellements d’épaisses
poussières, des nuages de cavaliers, puis des milliers de lances, des
chars--et, de tous côtés, couronnant les hauteurs, surgirent des fronts
de phalanges aux caftans brunis, aux semelles fauves, aux genouillères
d’airain d’où sortaient de centrales pointes mortelles: un hérissement
de piques dont presque toutes les extrémités, enfoncées en des têtes
coupées, entre-heurtaient celles-ci en de farouches baisers, au hasard
de chaque pas. Puis, escortant l’attirail roulant des machines de
siège, et les claies sans nombre, attelées de robustes onagres, où,
sur des litières de feuilles, gisaient les blessés, d’autres troupes
de pied, les javelots ou la grande fronde à la ceinture;--enfin, les
chariots des vivres. C’était là presque toute l’avant-garde; ils
descendaient, en hâte, les pentes des sentiers, vers la ville, y
pénétrant circulairement par toutes les portes. Peu après, les éclats
des trompettes royales, encore invisibles, répondirent, là-bas, aux
gongs sacrés qui grondaient sur Bénarès.

Bientôt des officiers émissaires arrivèrent au galop, éclaircissant
la route, criant différents ordres, et suivis d’un roulis de pesants
traîneaux d’où débordaient des trophées, des dépouilles opulentes,
des richesses, le butin, entre deux légions de captifs cheminant tête
basse, secouant des chaînes et que précédaient, sur leurs massifs
chevaux tigrés, les deux rois d’Agra. Ceux-ci, la reine les ramenait en
triomphe dans sa capitale, bien qu’avec de grands honneurs.

Derrière eux venaient des chars de guerre, aux frontons rayonnants,
montés par des adolescentes en armures vermeilles, saignant,
quelques-unes, de blessures mal serrées de langes, un grand arc,
transversal, aux épaules, croisé de faisceaux de flèches: c’étaient les
belliqueuses suivantes de la maîtresse terrible.

Enfin, dominant ce désordre étincelant, au centre d’un demi-orbe formé
de soixante-trois éléphants de bataille tout chargés de sowaris et de
guerriers d’élite--que suivait de tous côtés, là-bas, l’immense vision
d’un enveloppement d’armées--apparut l’éléphant noir, aux défenses
dorées, d’Akëdysséril.

A cet aspect, la ville entière, jusque-là muette et saisie à la fois
d’orgueil et d’épouvante, exhala son convulsif transport en une
tonnante acclamation; des milliers de palmes, agitées, s’élevèrent; ce
fut une enthousiaste furie de joie.

Déjà, dans la haute lueur de l’air, on distinguait la forme de la reine
du Habad qui, debout entre les quatre lances de son dais, se détachait,
mystiquement, blanche en sa robe d’or, sur le disque du soleil. On
apercevait, à sa taille élancée, le ceinturon constellé où s’agrafait
son cimeterre. Elle mouvait, elle-même, entre les doigts de sa main
gauche, la chaînette de sa monture formidable. A l’exemple des Dêvas
sculptés au loin sur le faîte des monts du Habad, elle élevait, en sa
main droite, la fleur sceptrale de l’Inde, un lotus d’or mouillé d’une
rosée de rubis.

Le soir, qui l’illuminait, empourprait le grandiose entourage. Entre
les jambes des éléphants pendaient, distinctes, sur le rouge-clair
de l’espace, les diverses extrémités des trompes,--et, plus haut,
latérales, les vastes oreilles sursautantes, pareilles à des feuilles
de palmiers. Le ciel jetait, par éclairs, des rougeoiements sur les
pointes des ivoires, sur les pierres précieuses des turbans, les fers
des haches.

Et le terrain résonnait sourdement sous ces approches.

Et, toujours entre les pas de ces colosses, dont le demi-cercle
effroyable masquait l’espace, une monstrueuse nuée noire, mouvante,
sembla s’élever, de tous côtés à la fois, orbiculaire--et
graduellement--du ras de l’horizon: c’était l’armée qui surgissait
derrière eux, là-bas, étageant, entrecoupées de mille dromadaires,
ses puissantes lignes. La ville se rassurait en songeant que les
campements étaient préparés dans les bourgs prochains.

Lorsque la reine du Habad ne fut plus éloignée de
l’Entrée-du-Septentrion que d’une portée de flèche, les cortèges
s’avancèrent sur la route pour l’accueillir.

Et tous reconnurent, bientôt, le visage sublime d’Akëdysséril.

                                   ⁂

Cette neigeuse fille de la race solaire était de taille élevée. La
pourpre mauve, intreillée de longs diamants, d’un bandeau fané dans
les batailles, cerclait, espacée de hautes pointes d’or, la pâleur de
son front. Le flottement de ses cheveux, au long de son dos svelte
et musclé, emmêlait ses bleuâtres ombres, sur le tissu d’or de sa
robe, aux bandelettes de son diadème. Ses traits étaient d’un charme
oppressif qui, d’abord, inspirait plutôt le trouble que l’amour.
Pourtant des enfants sans nombre, dans le Habad, languissaient, en
silence, de l’avoir vue.

Une lueur d’ambre pâle, épandue en sa chair, avivait les contours de
son corps: telles ces transparences dont l’aube, voilée par les cimes
hymalayennes, en pénètre les blancheurs comme intérieurement.

Sous l’horizontale immobilité des longs sourcils, deux clartés bleu
sombre, en de languides paupières de Hindoue, deux magnifiques
yeux, surchargés de rêves, dispensaient autour d’elle une magie
transfiguratrice sur toutes les choses de la terre et du ciel. Ils
saturaient d’inconnus enchantements l’étrangeté fatale de ce visage,
dont la beauté ne s’oubliait plus.

Et le saillant des tempes altières, l’ovale subtil des joues, les
cruelles narines déliées qui frémissaient au vent du péril, la bouche
touchée d’une lueur de sang, le menton de spoliatrice taciturne, ce
sourire toujours grave où brillaient des dents de panthère, tout
cet ensemble, ainsi voilé de lointains sombres, devenait de la plus
magnétique séduction lorsqu’on avait subi le rayonnement de ses yeux
étoilés.

Une énigme inaccessible était cachée en sa grâce de péri.

Joueuse avec ses guerrières, des soirs, sous la tente ou dans les
jardins de ses palais, si l’une d’entre elles, d’une charmante parole,
s’émerveillait des infinis désirs qu’élevait, sur ses pas, l’héroïque
maîtresse du Habad, Akëdysséril riait, de son rire mystérieux.

Oh! posséder, boire, comme un vin sacré, les barbares et délicieuses
mélancolies de cette femme, le son d’or de son rire,--mordre, presser
idéalement, sur cette bouche, les rêves de ce cœur, en des baisers
partagés!--étreindre, sans parole, les fluides et onduleuses plénitudes
de ce corps enchanté, respirer sa dureté suave, s’y perdre--en
l’abîme de ses yeux, surtout!... Pensées à briser les sens, d’où
se réfléchissait un vertige que ces augustes regards de veuve, aux
chastetés désespérées, ne refléteraient pas. Son être, d’où sortait
cette certitude désolatrice, inspirait, au fort des assauts et des
chocs d’armées, aux jeunes combattants de ses légions, des soifs de
blessures reçues là, sous ses prunelles.

Et puis, de tout le calice en fleur de son sein, d’elle entière,
s’exhalait une odeur subtile, inespérée! enivrante--et telle...
que,--dans l’animation, surtout, des mêlées,--un charme torturait
autour d’elle! excitant ses défenseurs éperdus au désir sans frein de
périr à son ombre... sacrifice qu’elle encourageait, parfois, d’un
regard surhumain, si délirant qu’elle semblait s’y donner.

C’étaient, dans la brume radieuse de ses victoires, des souvenirs
d’elle seule connus et qui s’évoquaient en ses sommeils.

                                   ⁂

Telle apparaissait Akëdysséril, à l’entrée, maintenant, de la
citadelle. Un moment elle écouta, peut-être, les paroles de bienvenue
et d’amour dont la saluèrent les seigneurs; puis, sur un signe
imperceptible, les chars de ses guerrières, avec le fracas du tonnerre,
franchirent les voûtes et s’irradièrent sur la place de Kama. Les
clameurs d’allégresse de son peuple l’appelaient: poussant donc son
éléphant noir sous le porche de Surate et sur les tapis étendus, la
souveraine du Habad entra dans Bénarès.

Soudainement, ses regards tombèrent sur l’avenue décriée au fond de
laquelle s’accusait, dans l’éloignement, l’antique, l’énorme façade
écrasée du temple de Sivà.

Tressaillant--d’un souvenir, sans doute--elle arrêta sa monture, jeta
un ordre à ses éléphantadors qui déplièrent les gradins de l’haodah sur
les flancs de l’animal.

Elle descendit, légèrement.--Et voici que, pareils à des êtres
évoqués par son désir, trois phaodjs, en turbans et en tuniques
noirs,--délateurs sûrs et rusés--chargés, certes! de quelque mission
très secrète pendant son absence, surgirent, comme de terre, devant
elle.

On s’écarta, d’après un vœu de ses yeux. Alors, les phaodjs inclinés
autour d’elle chuchotèrent, l’un après l’autre, longtemps, longtemps,
de très basses paroles que nul ne pouvait entendre, mais dont l’effet
sur la reine parut si terrible et grandissant à mesure qu’elle
écoutait, que son pâlissant visage s’éclaira, tout à coup, d’un affreux
reflet menaçant.

Elle se détourna; puis, d’une voix brusque et qui vibra dans le silence
de la place muette:

--Un char! s’écria-t-elle.

Sa favorite la plus proche sauta sur le sol et lui présenta les deux
rênes de soie tressée de fils d’airain.

Bondissant à la place quittée:

--Que nul ne me suive! ajouta-t-elle.

Et, de ses yeux fixes, elle considérait l’avenue déserte. Indifférente
à la stupeur de son peuple, au frémissement où elle jetait la ville
interdite, Akëdysséril, précipitant ses chevaux à feu d’étincelles,
renversant les psylles terrifiés, écrasant des serpents sous la lueur
des roues, s’enfonça, toute seule, flèche lumineuse, sous les noirs
ombrages de Sivà, qui prolongeaient l’horreur de leur solitude jusqu’au
temple fatal.

On la vit bientôt décroître, dans l’éloignement, devenir une
clarté,--puis, comme une scintillation d’étoile...

Enfin, tous, confusément, l’aperçurent, lorsque, parvenue à l’éclaircie
septentrionale, elle arrêta ses chevaux devant les marches basaltiques
au delà desquelles, sur la hauteur, s’étendaient les parvis du
sanctuaire et ses colonnades profondes.

Retenant, d’une main, le pli de sa robe d’or, elle gravissait,
maintenant, là-bas, les marches redoutées.

Arrivée au portail, elle en heurta les battants de bronze du pommeau
de son cimeterre, et de trois coups si terribles, que la répercussion,
comme une plainte sonore, parvint, affaiblie par la distance, jusqu’à
la place de Kama.

Au troisième appel, les mystérieux battants s’ouvrirent sans aucun
bruit. Akëdysséril, comme une vision, s’avança dans l’intérieur de
l’édifice.

Quand sa personne eut disparu, les hautes mâchoires métalliques,
distendues à ses sommations, refermèrent leur bâillement sombre sur
elle, poussées par les bras invisibles des saïns, desservants de la
demeure du dieu.

                                   ⁂

La fille de Gwalior, au dédain de tout regard en arrière, s’aventura
sous les prolongements des salles funestes que formaient les
intervalles des piliers,--et le froid des pierres multipliait la
sonorité de ses pas.

Les derniers reflets de la mort du soleil, à travers les
soupiraux--creusés, du seul côté de l’Occident, au plus épais des
hautes murailles--éclairaient sa marche solitaire. Ses vibrantes
prunelles sondaient le crépuscule de l’enceinte.--Ses brodequins de
guerre, sanglants encore de la dernière mêlée (mais ceci ne pouvait
déplaire au dieu qu’elle affrontait), sonnaient dans le silence. De
rougeoyantes lueurs, tombées obliquement des soupiraux, allongeaient
sur les dalles les ombres des dieux. Elle marchait sur ces ombres
mouvantes, les effleurant de sa robe d’or.

Au fond, sur les blocs--entassés--de porphyre rouge, surgissait une
formidable vision de pierre, couleur de nuit.

Le colosse, assis, s’élargissait en l’écartement de ses
jambes, configurant un aspect de Sivà, le primordial ennemi de
l’Existence-universelle. Ses proportions étaient telles que le torse
seul apparaissait. L’inconcevable visage se perdait, comme dans la
pensée, sous la nuit des voûtes. La divine statue croisait ses huit
bras sur son sein funèbre,--et ses genoux, s’étendant à travers
l’espace, touchaient, des deux côtés, les parois du sanctuaire.
Sur l’exhaussement de trois degrés, de vastes pourpres tombaient,
suspendues entre des piliers. Elles cachaient une centrale cavité
creusée dans le monstrueux socle de Sivà.

Là, derrière les plis impénétrables, s’allongeait, disposée en pente
vers les portiques, la Pierre-des-immolations.

Depuis les âges obscurs de l’Inde, à l’approche de tous les minuits,
les brahmes sivaïtes, au grondement d’un gong d’appel, débordaient
de leurs souterraines retraites, entraînant au sanctuaire un être
humain--qui, parfois, était accouru s’offrir de lui-même, transporté du
dédain de vivre. Aux circulaires clartés des braises seules de l’autel,
car aucune lampe ne brûlait dans la demeure de Sivà, les prêtres
étendaient sur la Pierre cette victime nue--que des entraves d’airain
retenaient aux quatre membres.

Bientôt, flamboyaient les torches des saïns, illuminant l’entourage
recueilli des brahmes. Sur un signe du Grand-Pontife, le Sacrificateur
de Sivà, séparant d’un arrêt chacun de ses pas, s’avançait... puis, se
penchant avec lenteur vers la Pierre, d’un seul coup de sa large lame
ouvrait silencieusement la poitrine de l’holocauste.

Alors, quittant l’autel, dans l’aveugle dévotion à la divinité
destructrice, le Grand-Pontife s’approchait, maudissant les cieux. Et,
plongeant ses mains onglées dans cette entaille, qu’il élargissait avec
force, en fouillait, d’abord, l’horreur, puis, il en retirait ses bras,
les dressait aussi haut que possible, offrant à la Reproduction divine
le cœur au hasard arraché, et dont les fibres saignantes glissaient
entre ses doigts espacés selon les rites sacerdotaux.

Le grommellement monotone des brahmes, qu’envahissait une extase,
râlait autour de lui le vieil hymne de Sivà (la grande Imprécation
contre la Lumière) d’eux seuls connu. Au cesser du chant, le Pontife
laissait retomber son oblation pantelante sur le feu saint qui en
consumait les suprêmes palpitations: et la chaude buée montait ainsi,
expiatrice de la vie, le long du ventre apaisé du dieu.

Cette cérémonie, toujours occulte, était si brève, que les échos du
temple ne retentissaient jamais que d’un seul grand cri.

                                   ⁂

Ce soir-là, debout sur le triple degré au delà duquel s’étalait, ainsi
long-voilée, la Pierre de sacrificature, se tenait le seul habitant
visible des solitudes du temple:--et l’aspect de cet homme était aussi
glaçant que l’aspect de son dieu.

La géante nudité de ce vieillard aux reins ceinturés d’un haillon
sombre,--et dont l’ossature décharnée, flottante en une peau blanchâtre
aux bruissantes rides, semblait lui être devenue étrangère,--se
détachait sur l’ensanglantement des lourdes draperies.

L’impassibilité de cette face, au puissant crâne décillé, imberbe
et chauve, qu’effleurait en cet instant, sur le fuyant d’une tempe,
le feu d’une tache solaire, imposait le vertige. Aux creux de ses
orbites, sous leurs arcs dénudés, veillaient deux lueurs fulgurales qui
semblaient ne pouvoir distinguer que l’Invisible.

Entre ces yeux, se précipitait un ample bec-d’aigle sur une bouche
pareille à quelque vieille blessure devenue blanche faute de sang--et
qui clôturait mystiquement la carrure du menton. Une volonté brûlait
seule en cette émaciation qui ne pouvait plus être appréciablement
changée par la mort, car l’ensemble de ce que l’Homme appelle la Vie,
sauf l’animation, semblait détruite en ce spectral ascète.

Ce mort vivant, plusieurs fois séculaire, était le Grand-Pontife de
Sivà, le prêtre aux mains affreuses,--l’Anachorète au nom de lui-même
oublié--et dont nul mortel n’eût, sans doute, retrouvé les syllabes
qu’à travers la nuit, dans les déserts, en écoutant avec attention le
cri du tigre.

                                   ⁂

Or, c’était vers lui que venait, irritée, Akëdysséril; c’était bien cet
homme dont l’aspect la transportait d’une fureur que trahissaient les
houles de son sein, le froncement de ses narines, la palpitation de ses
lèvres!

Arrivée, enfin, devant lui, la reine s’arrêta, le considéra pendant un
instant sans une parole, puis,--d’une voix qui retentit ferme, jeune,
vibrante, dans le terrifiant isolement du démesuré tombeau:

--«Brahmane, je sais que tu t’es affranchi de nos joies, de nos
désirs, de nos douleurs et que tes regards sont devenus lourds comme
les siècles. Tu marches environné des brumes d’une légende divine.
Un pâtre, des marchands khordofans, des chasseurs de lynx et de
bœufs sauvages t’ont vu, de nuit, dans les sentiers des montagnes,
plongeant ton front dans les immenses clartés de l’orage et, tout
illuminé d’éclairs dont la vertu brûlante s’émoussait contre toi, sourd
au fracas des cieux, tu réfractais, paisiblement au profond de tes
prunelles, la vision du dieu que tu portes. Au mépris des éléments de
nos abîmes, tu te projetais, en esprit, vers le Nul sacré de ton vieil
espoir.

«Comment donc te menacer, figure inaccessible? Mes bourreaux
épuiseraient en vain, sur ta dépouille vivante, leur science ancienne,
et mes plus belles vierges, leurs enchantements! Ton insensibilité
neutralise ma puissance. Je veux donc me plaindre à ton dieu.»

Elle posa le pied sur la première dalle du sanctuaire, puis, élevant
ses regards vers le grand visage d’ombre perdu dans les hautes ténèbres
du temple:

--«Sivà! cria-t-elle, Dieu dont l’invisible vol revêt de terreur
jusqu’à la lumière du soleil,--Dieu qui, devant l’IRRÉVÉLÉ, te dressas,
improuvant et condamnant ce mensonge des univers... que tu sauras
détruire!--si j’ai senti, jamais, autour de moi, dans les combats, ta
présence exterminatrice, tu écouteras, ô Père de la Sagesse fatale,
la fille d’un jour qui ose troubler le silence de la demeure en te
dénonçant ton prêtre.

«Ressouviens-toi,--puisque c’est l’attribut des Dieux de s’intéresser
si étrangement aux plaintes humaines!--Peu d’aurores avaient brillé
sur mon règne, Sivà, lorsque forcée de franchir, avec mes armées,
l’Iaxarte et l’Oxus, je dus entrer, victorieuse, dans les cités en feu
de la Sogdiane,--dont le roi réclamait sa fille unique, ma prisonnière
Yelka.--Je savais que des peuples du Népâl profiteraient, ici, de
cette guerre lointaine, pour proclamer roi du Habad celui... que je
ne pouvais me résoudre à faire périr, Sedjnour, enfin, leur prince,
le frère, hélas! de Sinjab, mon époux inoublié.--Si j’étais une
conquérante, Sedjnour n’était-il pas issu de la race d’Ebbahâr, le plus
ancien des rois?

«Je vainquis, en Sogdiane! Et je dus soumettre, à mon retour, les
rebelles,--qui m’ont déclarée, depuis, valeureuse et magnanime, en des
inscriptions durables.

«Ce fut alors que, pour prévenir de nouvelles séditions et d’autres
guerres, le Conseil de mes vizirs d’État, dans Bénarès, statua
d’anéantir l’objet même de ces troubles, au nom du salut de tous. Un
décret de mort fut donc rendu contre Sedjnour et contre ma captive,
sa fiancée,--et l’Inde m’adjura d’en hâter l’exécution pour assurer,
enfin, la stabilité de mon trône et de la paix.

«En cette alternative, mon orgueil frémissant refusa de se diminuer
en bravant les remords d’un tel crime. Qu’ils fussent mes captifs, je
m’accordais avec tristesse--ô dieu des méditations désespérées!--cette
inévitable iniquité!... mais qu’ils devinssent mes victimes?...
lâcheté d’un cœur ingrat, dont le seul souvenir eût à jamais flétri
toutes les fiertés de mon être.--Et puis, ô Dieu des victoires! je ne
suis point cruelle, comme les filles des riches parsis, dont l’ennui
se plaît à voir mourir; les grandes audacieuses, bien éprouvées aux
combats, sont faites de clémence--et, comme l’une de mes sœurs de
gloire, Sivà, je fus élevée par des colombes.

«Cependant, l’existence de ces enfants était un constant péril. Il
fallait choisir entre leur mort et tout le sang généreux que leur
cause, sans doute, ferait verser encore!--Avais-je le droit de les
laisser vivre, moi, reine?

                                   ⁂

«Ah! je résolus, du moins, de les voir, une fois, de mes yeux,--pour
juger s’ils étaient dignes de l’anxiété dont se tourmentait mon
âme.--Un jour, aux premiers rayons de l’aurore, je revêtis mes
vêtements d’autrefois, alors que, dans nos vallées, je gardais les
troupeaux de mon père Gwalior. Et je me hasardai, femme inconnue, dans
leurs demeures perdues parmi les champs de roses, aux bords opposés du
Gange.

«O Sivà! je revins éblouie, le soir!... Et, lorsque je me retrouvai
seule, en cette salle du palais de Séür où je devins, où je demeure
veuve, une mélancolie de vivre m’accabla: je me sentis plus troublée
que je ne l’aurais cru possible!

«O couple pur d’êtres charmants qui s’étonnaient sans me haïr! Leur
existence ne palpitait que d’un espoir: leur union d’amour!... libres
ou captifs!... fût-ce même dans l’exil!... Cet adolescent royal, aux
regards limpides, et dont les traits me rappelaient ceux de Sinjab!
Cette enfant chaste et si aimante, si belle!... leurs âmes séparées,
mais non désunies, s’appelaient et se savaient l’une à l’autre!
N’est-ce donc pas ainsi que notre race conçoit et ressent, depuis
les âges, en notre Inde sublime, le sentiment de l’amour? Fidèle,
immortellement!

«Eux, un danger, Sivà?--Mais, Sedjnour, élevé par des sages, rendait
grâce aux Destinées de se voir allégé du souci des rois! Il me
plaignait, en souriant, de m’en être si passionnément fatiguée! Prince
insoucieux de gloire, il jugeait frivoles ces lauriers idéals dont le
seul éclat me fait pâlir!... S’aimer! Tel était--ainsi que pour son
amante Yelka--l’unique royaume! Et, disaient-ils, ils étaient bien
assurés que j’allais les réunir vite--puisque je fus aimée et que
j’étais fidèle!...»

                                   ⁂

Akëdysséril, après avoir un instant caché son visage de veuve entre ses
mains radieuses, continua:

--«Répondre à ces enfants en leur adressant des bourreaux? Non!
Jamais!--Cependant, que résoudre, puisque la mort, seule, peut
mettre fin, sans retour, aux persévérances opiniâtres des partisans
d’un prince--et que l’Inde me demandait la paix?... Déjà d’autres
rébellions menaçaient: il me fallait encore m’armer contre
l’Indo-Scythie...--Soudainement, une étrange pensée m’illumina! C’était
la veille du jour où j’allais marcher contre les aborigènes des monts
arachosiens. Ce fut à toi seul que je songeai, Sivà! Quittant, de
nuit, mon palais, j’accourus ici, seule:--rappelle-toi! divinité
morose!--Et je vins demander secours, devant ton sanctuaire, à ton noir
pontife.

«Brahmane, lui dis-je, je sais que, ni mon trône dont la blancheur
s’éclaire de tant de pierreries, ni les armées, ni l’admiration des
peuples, ni les trésors, ni le pouvoir de ce lotus inviolé--non,
rien ne peut égaler en joie les premières délices de l’Amour ni ses
voluptueuses tortures. Si l’on pouvait mourir du ravissement nuptial,
mon sein ne battrait plus depuis l’heure où, pâle et rayonnante, Sinjab
me captiva sous ses baisers, à jamais, comme sous des chaînes!

«Cependant, si, par quelque enchantement, il était possible--que ces
enfants condamnés _mourussent d’une joie si vive, si pénétrante, si
encore inéprouvée, que cette mort leur semblât plus désirable que la
vie_? Oui, par l’une de ces magies étranges, qui nous dissipent comme
des ombres, si tu pouvais augmenter leur amour même,--l’exalter, par
quelque vertu de Sivà?--d’un embrasement de désirs... peut-être le feu
de leurs premiers transports suffirait-il pour consumer les liens de
leurs sens en un évanouissement sans réveil!--Ah! si cette mort céleste
était réalisable, ne serait-elle pas une conciliatrice, puisqu’ils
se la donneraient à eux-mêmes? Seule, elle me semblait digne de leur
douceur et de leur beauté.

«Ce fut à ces paroles que cette bouche de nuit, engageant ta promesse
divine, me répondit avec tranquillité:

--«Reine, j’accomplirai ton désir.»

«Sur cette assurance de ton prêtre, accès libre lui fut laissé, par
mes ordres, des palais de mes captifs.--Consolée, d’avance, par la
beauté de mon crime, je me départis en armes, l’aube suivante, vers
l’Arachosie,--d’où je reviens, victorieuse encore, Sivà! grâce à ton
ombre et à mes guerriers, ce soir.

«Or, tout à l’heure, au franchir des citadelles, j’eus souci de la
fatale merveille, sans doute accomplie durant mon éloignement. Déjà
songeuse d’offrandes sacrées, je contemplais les dehors de ce temple,
lorsque mes phaodjs, apparus, m’ont révélé quelle fut, envers moi, la
duplicité de ce très vieux homme-ci.»

La souveraine veuve regarda le fakir: à peine si sa voix décelait, en
de légers tremblements, la fureur qu’elle dominait.

--«Démens-moi! continua-t-elle; dis-nous de quelles délices tu tins à
fleurir, pour ces adolescents idéals, la pente de la mort promise? sous
les pleurs de quelles extases tu sus voiler leurs yeux ravis? en quels
inconnus frémissements d’amour tu fis vibrer leurs sens jusqu’à cet
alanguissement mortel où je rêvais que s’éteignissent leurs deux êtres?
Non! tais-toi.

«Mes phaodjs, aux écoutes dans les murailles, t’observaient--et j’ai
lieu d’estimer leur clairvoyance fidèle... Va, tu peux lever sur moi
tes yeux! A qui me jette le regard qui dompte, je renvoie celui qui
opprime, n’étant pas de celles qui subissent des enchantements!...

«O prince pur, Sedjnour, ombre ingénue,--et toi, pâle Yelka, si douce,
ô vierge!--Enfants, enfants!... le voici, cet homme de tourments qu’il
faut, où vous êtes, incriminer devant les divinités sans clémence qui
n’ont pas aimé.

«Je veux savoir pourquoi ce fils d’une femme oubliée me cacha cette
haine qu’il portait, sans doute, à quelque souverain de la race dont
ils sortirent et quelle vengeance il projetait d’exercer sur cette
innocente postérité!...--Car de quel autre mobile s’expliquer ton
œuvre, brahmane? à moins que tes féroces instincts natals, ayant,
à la longue, affolé ta stérile vieillesse, tu n’aies agi dans
l’inconscience... et, devant la perfection de leur double supplice,
comment le croire?

«Ainsi, ce ne fut qu’avec des paroles, n’est-ce pas? _rien qu’avec
des paroles_, que tu fis subir, à leurs âmes, une mystérieuse agonie,
jusqu’à ce qu’enfin cette mort volontaire, où tu les persuadais de
se réfugier contre leurs tourments, vint les délivrer... de t’avoir
entendu!

«Oui, tout l’ensemble de ce subtil forfait, je le devine, prêtre;--et
c’est par dédain, sache-le, que je n’envoie pas, à l’instant même, ta
tête sonner et bondir sur ces dalles profanées par ton parjure.»

Akëdysséril, qui venait de laisser ses yeux étinceler, reprit, avec des
accents amers:

«Aussitôt que l’austérité de ton aspect eut séduit la foi de ces
claires âmes, tu commenças cette œuvre maudite. Et ce fut la simplicité
de leur mutuelle tendresse que tu pris, d’abord, à tâche de détruire.
Au souffle de quelles obscures suggestions desséchas-tu la sève d’amour
en ces jeunes tiges, qui, pâlissantes, commencèrent, dès lors, à
dépérir pour ta joie,--je vais te le dire!

«Vieillard, il te fallut que chacun d’eux se sentît solitaire! Eh
bien,--selon ce que tu leur laissas entendre,--_chacun d’eux ne
devait-il pas survivre à l’oublié, et régner, grâce à mes vœux, en des
pays lointains,--aux côtés d’un être royal et plein d’amour aujourd’hui
préféré déjà_?... Comment te fut-il possible de les persuader?--Mais tu
savais en offrir mille preuves!... Isolés, pouvaient-ils, ces enfants,
échanger ce seul regard qui eût traversé les nébuleuses fumées de tes
vengeances comme un rayon de soleil? Non! Non. Tu triomphais--et, tout
à l’heure, je t’apprendrai, te dis-je, par quel redoutable artifice!
Et le feu chaste de leurs veines, attisé, sans cesse, par le ravage
des jalousies, par la mélancolie de l’abandon, tu sus en irriter les
désirs jusqu’à les rendre follement charnels--à cause de cette croyance
où tu plongeais leurs cœurs, l’impossibilité de toute possession l’un
de l’autre. Entre leurs demeures, chaque jour, passant le Gange, tu
te faisais, sur les eaux saintes, une sorte d’effrayant messager de
pleurs, d’épouvante, d’illusions mortes et d’adieux.

«Ah! les délations de mes phaodjs sont profondes: elles m’ont éclairé
sur certaine détestable puissance dont tu disposes! Ils ont attesté, en
un serment, les Dêvas des Expiations éternelles, que nulle arme n’est
redoutable auprès de l’usage où ton noir génie sait plier la parole des
vivants. Sur ta langue, affirment-ils, s’entre-croisent, à ton gré, des
éclairs plus fallacieux, plus éblouissants et plus meurtriers que ceux
qui jaillissent, dans les combats, des feintes de nos cimeterres. Et,
lorsqu’un esprit funeste agite sa torche au fond de tes desseins, cet
art, ce pouvoir, plutôt, se résout, d’abord, en...»

La reine, ici, fermant à demi les paupières, sembla suivre, d’une
lueur, entre ses cils, dans les vagues ténèbres du temple, un fil
invisible, perdu, flottant: et, symbolisant ainsi l’analyse où ses
pensées s’aventuraient, elle lissa, de deux de ses doigts fins et
pâles, le bout de l’un de ses sourcils, en étendant l’autre main vers
le brahme:

...--«en... des suppositions lointaines, motivées subtilement, et
suivies d’affreux silences... Puis,--des inflexions, très singulières,
de ta voix éveillent... on ne sait quelles angoisses--dont tu épies,
sans trêve, l’ombre passant sur les fronts. Alors--mystère de toute
raison vaincue!--d’étranges _consonnances_, oui, presque nulles de
signification,--et dont les magiques secrets te sont familiers,--te
suffisent pour effleurer nos esprits d’insaisissables, de glaçantes
inquiétudes! de si troubles soupçons qu’une anxiété inconnue oppresse,
bientôt, ceux-là mêmes dont la défiance, en éveil, commençait à te
regarder fixement. Il est trop tard. Le verbe de tes lèvres revêt,
alors, les reflets bleus et froids des glaives, de l’écaille des
dragons, des pierreries. Il enlace, fascine, déchire, éblouit,
envenime, étouffe... et il a des ailes! Ses occultes morsures font
saigner l’amour à n’en plus guérir. Tu sais l’art de susciter--pour
les toujours décevoir--les espérances suprêmes! A peine supposes-tu...
que tu convaincs plus que si tu attestais. Si tu feins de rassurer,
ta menaçante sollicitude fait pâlir. Et, selon tes vouloirs, la
mortelle malice qui anime ta sifflante pensée, jamais ne louange que
pour dissimuler les obliques flèches de tes réserves, qui, seules,
importent!--tu le sais, car tu es comme un mort méchant. D’un flair
louche et froid, tu sais en proportionner les atteintes à la présence
qui t’écoute. Enfin, toi disparu, tu laisses dans l’esprit que tu te
proposas ainsi de pénétrer d’un venin fluide, le germe d’une corrosive
tristesse, que le temps aggrave, que le sommeil même alimente--et qui
devient bientôt si lourde, si âcre et si sombre--que vivre perd toute
saveur, que le front se penche, accablé, que l’azur semble souillé
depuis ton regard, que le cœur se serre à jamais--et que des êtres
simples en peuvent mourir. C’est donc sous l’énergie de ce langage
meurtrier--ton privilège, brahmane!--que tu te complus et t’acharnas,
jour à jour, à froisser--comme entre les ossements de tes mains--le
double calice de ces jeunes âmes candides, ô spectre étouffant deux
roses dans la nuit!

«Et lorsque leurs lèvres furent muettes, leurs yeux fixes et sans
larmes, leurs sourires bien éteints; lorsque le poids de leur angoisse
dépassa ce que leurs cœurs pouvaient supporter sans cesser de battre,
lorsqu’ils eurent, même, cessé de me maudire ainsi que les dieux
sacrés, tu sus augmenter en chacun d’eux, tout à coup, cette soif
de perdre jusqu’au souvenir de leur être, pour échapper au supplice
d’exister sans fidélité, sans croyance et sans espérance, en proie au
tourment constant de leurs trop insatiables désirs l’un de l’autre.--Et
cette nuit, cette nuit, tu les as laissés se précipiter dans le vaste
fleuve,--te disant, peut-être, que tu saurais bien me donner le change
de leur mort.»

Il y eut un moment de grand silence dans le temple, à cette parole.

--«Prêtre, reprit encore Akëdysséril, je tenais à mon rêve que tu
t’engageas, librement, à réaliser. Tu fus, ici, l’interprète sacrilège
de ton dieu, dont tu as compromis l’éternelle intégrité par ta
traîtrise, car tout parjure diminue, à la mesure de la promesse trahie,
l’être même de qui l’accomplit ou l’inspira. Je veux donc savoir
pourquoi tu m’as bravée: pour quel motif ce long attentat n’a point
fatigué la persévérance!... Tu vas me répondre.»

                                   ⁂

Elle se détourna, comme une longue lueur d’or, vers les profondeurs
ensevelies dans l’obscurité. Et sa voix, devenant immédiatement
stridente, réveilla, comme de force, en des sursauts bondissants, les
échos des immenses salles autour d’elle:

--«Et maintenant, fakirs voilés, spectres errants entre les piliers
de cette demeure et qui, cachant vos cruelles mains, apparaissez,
par intervalles,--révélés, seulement, par l’ombre rapide que vous
projetez sur les murailles,--écoutez la menaçante voix d’une femme
qui,--servante, hier encore, de ceux-là qui entendent les symboles et
tiennent la parole des dieux,--ce soir vous parle en dominatrice,
car ses paroles ne sont point vaines: j’en ai pesé, froidement,
l’imprudence--et ce n’est pas à moi de trembler.

«Si, dans l’instant, ce taciturne ascète, votre souverain, se dérobe
à ma demande en d’imprécises réponses,--avant une heure, moi, je le
jure! Akëdysséril!--entraînant mes vierges militaires, nous passerons,
debout, au front de nos chars vermeils avec des rires, dans la fumée,
dispersant l’incendie de nos torches en feu aux profonds des noirs
feuillages de votre antique avenue! Ma puissante armée, encore ivre de
triomphe, et qui est aux portes de Bénarès, entrera dans la ville sur
mon appel. Elle enserrera cet édifice désormais déserté de son dieu! Et
cette nuit, toute la nuit, sous les chocs multipliés de mes béliers de
bronze, j’en effondrerai les pierres, les portes, les colonnades! Je
jure qu’il s’écroulera dans l’aurore et que j’écraserai le monstrueux
simulacre vide où veilla, durant des siècles, l’esprit même de Sivà!
Mes milices, dont le nombre est terrible, avec leurs lourdes massues
d’airain, les auront broyés, pêle-mêle, ces blocs rocheux, avant que
le soleil de demain--si demain nous éclaire--ait atteint le haut du
ciel! Et le soir, lorsque le vent, venu de mes monts lointains--devant
qui les autres de la terre s’humilient--aura dispersé tout ce vaste
nuage de vaines poussières à travers les plaines, les vallées et les
bois du Habad, je reviendrai, moi! vengeresse! avec mes guerrières,
sur mes noirs éléphants, fouler le sol où s’éleva le vieux temple!...
Couronnées de frais lotus et de roses, elles et moi, sur ses ruines,
nous entrechoquerons nos coupes d’or, en criant aux étoiles, avec
des chants de victoire et d’amour, les noms des deux ombres vengées!
Et ceci, pendant que mes exécuteurs enverront, l’une après l’autre,
du haut des amoncellements qui pourront subsister encore des parvis
dévastés, vos têtes et vos âmes rouler en ce Néant-originel que votre
espoir imagine!... J’ai dit.»

La reine Akëdysséril, le sein palpitant, la bouche frémissante,
abaissant les paupières sur ses grands yeux bleus tout en flammes, se
tut.

                                   ⁂

Alors le serviteur de Sivà, tournant vers elle sa blême face de granit,
lui répondit d’une voix sans timbre:

--«Jeune reine, devant l’usage que nous faisons de la vie, penses-tu
nous faire de la mort une menace?--Tu nous envoyas des trésors--semés,
dédaigneusement, par nos saïns, sur les degrés de ce temple--où nul
mendiant de l’Inde n’ose venir les ramasser! Tu parles de détruire
cette demeure sainte? Beau loisir,--et digne de tes destinées,--que
d’exhorter des soldats sans pensée à pulvériser de vaines pierres!
L’Esprit qui anime et pénètre ces pierres est le seul temple qu’elles
représentent: lui révoqué, le temple, en réalité, n’est plus. Tu
oublies que c’est lui seul, cet Esprit sacré, qui te revêt, toi-même,
de l’autorité dont tes armes ne sont que le prolongement sensible... Et
que ce serait à lui seul, toujours, que tu devrais de pouvoir abolir
les voiles sous l’accident desquels il s’incorpore ici. Quand donc le
sacrilège atteignit-il d’autre dieu... que l’être même de celui qui
fut assez infortuné pour en consommer la démence!

«Tu vins à moi, pensant que la Sagesse des Dêvas visite plus
spécialement ceux qui, comme nous, par des jeûnes, des sacrifices
sanglants et des prières, préservent la clairvoyance de leur propre
raison de dépendre des fumées d’un breuvage, d’un aliment, d’une
terreur ou d’un désir. J’accueillis tes vœux parce qu’ils étaient
beaux et sombres, même en leur féminine frivolité,--m’engageant à les
réaliser,--par déférence pour le sang qui te couvre.--Et voici que,
dès les premiers pas de ton retour, ton lucide esprit s’en remet à des
intelligences de délateurs--que je n’ai même pas daigné voir--pour
juger, pour accuser et pour maudire mon œuvre, de préférence à
t’adresser simplement à moi, tout d’abord, pour en connaître.

«Tu le vois, ta langue a formé, bien en vain, les sons dont vibrent
encore les échos de cet édifice,--et s’il me plut d’entendre jusqu’à la
fin tes harmonieux et déjà si oubliés outrages, c’est que,--fût-elle
sans base et sans cause,--la colère des jeunes tueuses, dont les yeux
sont pleins de gloire, de feux et de rêves, est toujours agréable à
Sivà.

«Ainsi, reine Akëdysséril, tu désires--et ne sais ce qui réalise!
Tu regardes un but et ne t’inquiètes point de l’unique moyen de
l’atteindre.--Tu demandas s’il était au pouvoir de la Science-sainte
d’induire deux êtres en ce passionnel état des sens où telle subite
violence de l’Amour détruirait en eux, dans la lueur d’un même instant,
les forces de la vie?... Vraiment, quels autres enchantements qu’une
réflexion toute naturelle devais-je mettre en œuvre pour satisfaire à
l’imaginaire de ce dessein?--Écoute: et daigne te souvenir.

«Lorsque tu accordas la fleur de toi-même au jeune époux, lorsque
Sinjab te cueillit en des étreintes radieuses, jamais nulle vierge,
t’écriais-tu, n’a frémi de plus ardentes délices, et ta stupeur, selon
ce que tu m’attestas, était d’avoir survécu à ce grave ravissement.

«C’est que,--rappelle-toi,--déjà favorisée d’un sceptre, l’esprit
troublé d’ambitieuses songeries, l’âme disséminée en mille soucis
d’avenir, il n’était plus en ton pouvoir de te donner tout entière.
Chacune de ces choses retenait, au fond de ta mémoire, un peu de
ton être et, ne t’appartenant plus en totalité tu te ressaisissais
obscurément et malgré toi--jusqu’en ce conjugal charme de
l’embrassement--aux attirances de ces choses étrangères à l’Amour.

«Pourquoi, dès lors, t’étonner, Akëdysséril, de survivre au péril que
tu n’as pas couru?

«Déjà tu connaissais, aussi, des bords de cette coupe où fermente
l’ivresse des cieux, d’avant-coureurs parfums de baisers dont l’idéal
avait effleuré tes lèvres, émoussant la divine sensation future.
Considère ton veuvage, ô belle veuve d’amour, qui sais si distraitement
survivre à ta douleur! Comment la possession t’aurait-elle tuée, d’un
être--dont la perte même te voit vivre?

«C’est que, jeune femme, ta nuit nuptiale ne fut qu’étoilée. Son
étincelante pâleur fut toute pareille à celle de mille bleus
crépuscules, réunis au firmament, et se voilant à peine les uns les
autres. L’éclair de Kamadêva, le Seigneur de l’amour, ne les traversa
que d’une pâleur un peu plus lumineuse, mais fugitive! Et ce n’est pas
en ces douces nuits que les cœurs humains peuvent subir le choc de sa
puissante foudre.

«Non!... Ce n’est que dans les nuits désespérées, noires et
désolatrices, aux airs inspirateurs de mourir, où nul regret des choses
perdues, nul désir des choses rêvées ne palpitent plus dans l’être,
hormis l’amour seul;--c’est seulement en ces sortes de nuits qu’un
aussi rouge éclair peut luire, sillonner l’étendue et anéantir ceux
qu’il frappe! C’est en ce vide seul que l’Amour, enfin, peut librement
pénétrer les cœurs et les sens et les pensées au point de les dissoudre
en lui d’une seule et mortelle commotion! Car une loi des dieux a voulu
que l’intensité d’une joie se mesurât à la grandeur du désespoir subi
pour elle: alors seulement cette joie, se saisissant à la fois de toute
l’âme, l’incendie, la consume et peut la délivrer!

«C’est pourquoi j’ai accumulé beaucoup de nuit dans l’être de ces deux
enfants: je la fis même plus profonde et plus dévastée que n’ont pu le
dire les phaodjs!... Maintenant, reine, quant aux enchantements dont
disposent les antiques brahmanes, supposes-tu que tes si clairvoyants
délateurs connaissent, par exemple, l’intérieur de ces grands rochers
du sommet desquels tes jeunes condamnés voulurent, hier au soir, se
précipiter dans le Gange?»


Ici, Akëdysséril, arrachant du fourreau son cimeterre qui continua la
lueur de ses yeux, s’écria, ne dominant plus son courroux:

--«Insensé barbare! Pendant que tu prononces toutes ces vaines
sentences qui ont tué mes chères victimes, ah! le fleuve roule, sous
les astres, à travers les roseaux, leurs corps innocents!... Eh bien,
le Nirvanah t’appelle. Sois donc anéanti!»

Son arme décrivit un flamboiement dans l’obscurité. Un instant de plus,
et l’ascète, séparé par les reins sous l’atteinte robuste du jeune
bras,--n’était plus.

Soudain, elle rejeta son arme loin d’elle, et le bruit retentissant de
cette chute fit tressaillir encore les ombres du temple.

C’est que--sans même relever les paupières sur l’accusatrice--le
pontife sombre avait murmuré, sans dédain, sans terreur et sans
orgueil, ce seul mot:

--«Regarde.»

                                   ⁂

A cette parole s’étaient écartés les pans du grand voile de l’autel de
Sivà, laissant apercevoir l’intérieur de la caverne que surplombait le
dieu.

Deux ascètes, les paupières abaissées selon les rites sacerdotaux,
soutenaient, aux extrémités latérales du sanctuaire, les vastes plis
sanglants.

Au fond de ce lieu d’horreur, les trépieds étaient allumés comme à
l’heure d’un sacrifice. L’Esprit de Sivà s’opposant, dans les symboles,
à la libre élévation de leurs flammes, ces grandes flammes, renversées
par les courbures de hautes plaques d’or, réverbéraient d’inquiétantes
clartés sur la Pierre des victimes. Au chevet de cette Pierre se
tenaient, immobiles et les yeux baissés, deux saïns, la torche haute.

Et là, sur ce lit de marbre noir, apparaissaient étendus, pâles d’une
pâleur de ciel, deux jeunes êtres charmants. Les plis de neige de leurs
transparentes tuniques nuptiales décelaient les lignes sacrées de leurs
corps; la lumière de leur sourire annonçait en eux le lever d’une aube
éclose dans les invisibles et vermeils espaces de l’âme; et cette
aurore secrète transfigurait, en une extase éternelle, leur immobilité.

Certes, quelque transport d’une félicité divine, passant les forces de
sensation que les dieux ont mesurées aux humains--avait dû les délivrer
de vivre, car l’éclair de la Mort en avait figé l’expressif reflet sur
leurs visages! Oui, tous deux portaient l’empreinte de l’idéale joie
dont la soudaineté les avait foudroyés.

Et là, sur cette couche où les brahmes de Sivà les avaient posés, ils
gardaient l’attitude, encore, où la Mort--que, sûrement, ils n’avaient
point remarquée--était venue les surprendre effleurant leurs êtres
de son ombre. Ils s’étaient évanouis, perdus en elle, insolitement,
laissant la dualité de leurs essences en fusion s’abîmer en cet unique
instant d’un amour--que nul autre couple vivant n’aura connu jamais.

Et ces deux mystiques statues incarnaient ainsi le rêve d’une volupté
seulement accessible à des cœurs immortels.

La juvénile beauté de Sedjnour, en sa blancheur rayonnante, semblait
défier les ténèbres. Il tenait, ployée entre ses bras, l’être de son
être, l’âme de son désir;--et celle-ci, dont la blanche tête était
renversée sur le mouvement d’un bras jeté à l’entour du cou de son
bien-aimé, paraissait endormie en un éperdu ravissement. L’auguste
main de Yelka retombait sur le front de Sedjnour: ses beaux cheveux,
brunissants, déroulaient sur elle et sur lui leurs noires ondes, et
ses lèvres, entr’ouvertes vers les siennes, lui offraient, en un
premier baiser, la candeur de son dernier soupir.--Elle avait voulu,
sans doute, attirer dans un doux effort, la bouche de son amant vers
la fleur de ses lèvres, lui faisant ainsi subir, en même temps, le
subtil et cher parfum de son sein virginal qu’elle pressait encore
contre cette poitrine adorée!... Et c’était au moment même où toutes
les défaillances, où tous les adieux, toutes les tortures d’âme
s’effaçaient à peine sous le mutuel transport de leur soudaine union!

Oui, la résurrection, trop subitement délicieuse, de tant d’inespérées
et pures ivresses, le contre-coup de cette effusion enchantée,
l’intime choc de ce fulgurant baiser, que tous deux croyaient à jamais
irréalisable, les avaient emportés, d’un seul coup d’aile, hors de
cette vie dans le ciel de leur propre songe. Et, certes, le supplice
eût été, pour eux, de survivre à cet instant non pareil!

                                   ⁂

Akëdysséril considérait, en silence, l’œuvre merveilleuse du
Grand-prêtre de Sivà.

--«Penses-tu que si les Dêvas te conféraient le pouvoir de les
éveiller, ces délivrés daigneraient accepter encore la Vie?
dit l’impénétrable fakir d’un accent dont l’ironie austère
triomphait:--vois, reine, te voici leur envieuse!»

Elle ne répondit pas: une émotion sublime voilait ses yeux. Elle
admirait, se joignant les mains sur une épaule, l’accomplissement de
son rêve inouï.

Soudainement, un immense murmure, la rugissante houle d’une multitude,
et de longs bruissements d’armes, troublant sa contemplation, se
firent entendre de l’extérieur du temple--dont les portails roulèrent,
lourdement, sur les dalles intérieures.

Sur le seuil, n’osant entrer en apercevant la reine de Bénarès éclairée
encore, au fond du temple, par les flammes du sanctuaire et qui s’était
détournée,--les trois vizirs, inclinés, la regardaient, leurs armes en
main, l’air meurtrier.

Derrière eux, les guerrières montraient leurs jeunes têtes d’Apsarâs
menaçantes, aux yeux allumés par une inquiétude de ce qu’était devenue
leur maîtresse: elles se contenaient à peine d’envahir la demeure du
dieu.

Autour d’elles, au loin, l’armée, dans la nuit.


Alors, tout ce rappel de la vie, et la mélancolie de sa puissance,
et le devoir d’oublier la beauté des rêves! et jusqu’aux adieux de
l’amour perdu,--tout l’esclavage, enfin, de la Gloire, gonfla, d’un
profond soupir, le sein d’Akëdysséril: et les deux premières larmes,
les dernières aussi! de sa vie, brillèrent, en gouttes de rosée, sur
les lis de ses joues divines.

Mais--bientôt--ce fut comme si un dieu eût passé!--Redressant sa haute
taille sur la marche suprême de l’autel:

--«Vice-rois, vizirs et sowaris du Habad, cria-t-elle de cette voix
connue dans les mêlées et que répercutèrent toutes les colonnades du
sombre édifice--vous avez décidé la mort d’un prince, héritier du trône
de Séür, depuis la mort de Sinjab, mon époux royal: vous avez condamné
à périr Sedjnour et, aussi, sa fiancée Yelka, princesse de cette riche
région, soumise, enfin, par nos armes!--Les voici!

«Récitez la prière pour les ombres généreuses, qui, dans l’abîme de
l’Esprit, s’efforcent vers le Çwargâ divin!--Chantez, pour elles,
guerrières, et vous, ô chers guerriers! l’hymne du Yadjnour-Vêda, la
parole du Bonheur! Que l’Inde, sous mon règne, hélas! enfin à ce prix
pacifiée, refleurisse, à l’image de son lotus, l’éternelle Fleur!...
Mais qu’aussi les cœurs se serrent de ceux dont l’âme est grave: car
une grandeur de l’Asie s’est évanouie sur cette pierre!... La sublime
race d’Ebbahâr est éteinte.»



L’Amour suprême

    Les cœurs chastes diffèrent des Anges en
    félicité, mais pas en honneur.

    St-BERNARD.


Ainsi l’humanité, subissant, à travers les âges, l’enchantement du
mystérieux Amour, palpite à son seul nom sacré.

Toujours elle en divinisa l’immuable essence, transparue sous le voile
de la vie,--car les espoirs inapaisés ou déçus que laissent au cœur
humain les fugitives illusions de l’amour terrestre, lui font toujours
pressentir que nul ne peut posséder son réel idéal sinon dans la
lumière créatrice d’où il émane.

Et c’est pourquoi bien des amants--oh! les prédestinés!--ont su, dès
ici-bas, au dédain de leurs sens mortels, sacrifier les baisers,
renoncer aux étreintes et, les yeux perdus en une lointaine extase
nuptiale, projeter, ensemble, la dualité même de leur être dans les
mystiques flammes du Ciel. A ces cœurs élus, tout trempés de foi,
la Mort n’inspire que des battements d’espérance; en eux, une sorte
d’Amour-phénix a consumé la poussière de ses ailes pour ne renaître
qu’immortel: ils n’ont accepté de la terre que l’effort seul qu’elle
nécessite pour s’en détacher.

Si donc il est vrai qu’un tel amour ne puisse être exprimé que par qui
l’éprouve, et puisque l’aveu, l’analyse ou l’exemple n’en sauraient
être qu’auxiliateurs et salubres, celui-là même qui écrit ces lignes,
favorisé qu’il fut de ce sentiment d’en haut, n’en doit-il pas la
fraternelle confidence à tous ceux qui portent, dans l’âme, un exil?

En vérité, ma conscience ne pouvant se défendre de le croire, voici,
en toute simplicité, par quels chaînons de circonstances, de futiles
hasards mondains, cette sublime aventure m’arriva.

Ce fut grâce à la parfaite courtoisie de M. le duc de Marmier que je me
trouvai, par ce beau soir de printemps de l’année 1868, à cette fête
donnée à l’hôtel des Affaires étrangères.

Le duc était allié à la maison de M. le marquis de Moustiers, alors aux
Affaires. Or, la surveille, à table, chez l’un de nos amis, j’avais
manifesté le désir de contempler, par occasion, le monde impérial, et
M. de Marmier avait poussé l’urbanité jusqu’à me venir prendre chez
moi, rue Royale, pour me conduire à cette fête, où nous entrâmes sur
les dix heures et demie.

Après les présentations d’usage, je quittai mon aimable introducteur et
m’orientai.

Le coup d’œil du bal était éclatant; les cristaux des lustres lourds
flambaient sur des fronts et des sourires officiels; les toilettes
fastueuses jetaient des parfums; de la neige vivante palpitait aux
bords tout en fleur des corsages; le satiné des épaules, que des
diamants mouillaient de lueurs, miroitait.

Dans le salon principal, où se formaient des quadrilles, des habits
noirs, sommés de visages célèbres, montraient à demi, sous un parement,
l’éclair d’une plaque aux rayons d’or neuf. Des jeunes filles, assises,
en toilette de mousseline aux traînes enguirlandées, attendaient,
le carnet au bout des gants, l’instant d’une contredanse. Ici, des
attachés d’ambassade, aux boutonnières surchargées d’ordres en
pierreries, passaient; là, des officiers généraux, cravatés de moire
rouge et la croix de commandeur en sautoir, complimentaient à voix
basse d’aristocratiques beautés de la cour. Le triomphe se lisait dans
les yeux de ces élus de l’inconstante Fortune.

Dans les salons voisins devisaient des groupes diplomatiques,
parmi lesquels on distinguait un camail de pourpre. Des étrangères
marchaient, attentives, l’éventail aux lèvres, aux bras de
«conseillers» de chancelleries; ici, les regards glissaient avec le
froid de la pierre. Un vague souci semblait d’ordonnance sur tous les
fronts.--En résumé, la fête me paraissait un bal de fantômes, et je
m’imaginais que, d’un moment à l’autre, l’invisible montreur de ces
ombres magiques allait s’écrier fantastiquement dans la coulisse, le
sacramentel: «Disparaissez!»

Avec l’indolence ennuyée qu’impose l’étiquette, je traversai donc
cette pièce encore et parvins en un petit salon à peu près désert,
dont j’entrevoyais à peine les hôtes. Le balcon d’une vaste croisée
grand’ouverte invitait mon désir de solitude; je vins m’y accouder. Et,
là, je laissai mes regards errer au dehors sur tout ce pan du Paris
nocturne qui, de l’Arc-de-l’Étoile à Notre-Dame, se déroulait à la vue.

                                   ⁂

Ah! l’étincelante nuit! De toutes parts, jusqu’à l’horizon, des
myriades de lueurs fixes ou mouvantes peuplaient l’espace. Au delà
des quais et des ponts sillonnés de lueurs d’équipages, les lourds
feuillages des Tuileries, en face de la croisée, remuaient, vertes
clartés, aux souffles du Sud. Au ciel, mille feux brûlaient dans le
bleu-noir de l’étendue. Tout en bas, les astrals reflets frissonnaient
dans l’eau sombre: la Seine fluait, sous ses arches, avec des lenteurs
de lagune. Les plus proches papillons de gaz, à travers les feuilles
claires des arbustes, en paraissaient les fleurs d’or. Une rumeur, dans
l’immensité, s’enflait ou diminuait, respiration de l’étrange capitale:
cette houle se mêlait à cette illumination.

Et des mesures de valses s’envolaient, du brillant des violons, dans la
nuit.

Au brusque souvenir du roi dans l’exil, il me vint des pensers de
deuil, une tristesse de vivre et le regret de me trouver, moi aussi, le
passant de cette fête. Déjà mon esprit se perdait en cette songerie,
lorsque de subits et délicieux effluves de lilas blancs, tout auprès
de moi, me firent détourner à demi vers la féminine présence que, sans
doute, ils décelaient.

Dans l’embrasure, à ma droite, une jeune femme appuyait son coude ganté
à la draperie de velours grenat ployée sur la balustrade.

En vérité, son seul aspect, l’impression qui sortait de toute sa
personne, me troublèrent, à l’instant même, au point que j’oubliai
toutes les éblouissantes visions environnantes! Où donc avais-je vu,
déjà, ce visage?

Oh! comment se pouvait-il qu’une physionomie d’un charme si élevé,
respirant une si chaste dignité de cœur, comment se pouvait-il que
cette sorte de Béatrix aux regards pénétrés seulement du mystique
espoir--c’était lisible en elle--se trouvât égarée en cette mondaine
fête?

Au plus profond de ma surprise, il me sembla, tout à coup, reconnaître
cette jeune femme; oui, des souvenirs, anciens déjà, pareils à des
adieux, s’évoquaient autour d’elle! Et, confusément, au loin, je
revoyais des soirées d’un automne, passées ensemble, jadis, en un
vieux château perdu de la Bretagne, où la belle douairière de Locmaria
réunissait, à de certains anniversaires, quelques amis familiers.

Peu à peu, les syllabes, pâlies par la brume des années, d’un nom
oublié, me revinrent à l’esprit:

--Mademoiselle d’Aubelleyne! me dis-je.

Au temps dont j’avais mémoire, Lysiane d’Aubelleyne était encore une
enfant: je n’étais, moi, qu’un assez ombrageux adolescent et, sous les
séculaires avenues de Locmaria, notre commune sauvagerie, au retour des
promenades, nous avait ménagé, plusieurs fois, des rencontres de hasard
à l’heure du lever des étoiles. Et--je me rappelais!--la gravité, si
étrange à pareils âges, de nos causeries, la spiritualité de leurs
sujets préférés, nous avaient révélé l’un à l’autre mille affinités
d’âme, telles que souvent entre nous, de longs silences, extra-mortels
peut-être! avaient passé.

A cette époque, depuis déjà deux années, elle n’avait plus de mère. Le
baron d’Aubelleyne, aussitôt l’atteinte de ce grand deuil, ayant envoyé
sa démission de commandant de vaisseau, s’était retiré tristement, avec
ses deux filles, en son patrimonial domaine, et ce n’était plus qu’à de
rares occasions que l’on se produisait dans le monde des alentours.

Cette réclusion n’offrait rien qui dût affliger une jeune fille «née
avec le mal du ciel», selon l’expression du pays. Le vœu de «rester
demoiselle», que l’on savait être son secret, se lisait en ses yeux
aux lueurs de violettes après un orage. En enfant sainte, elle se
plaisait, au contraire, dans l’isolement où sa radieuse primevère
se fanait auprès d’un vieillard dont elle allégeait les dernières
mélancolies. C’était volontiers qu’elle s’accoutumait à vivre ainsi,
élevant sa jeune sœur, s’occupant humblement du château, de ses chers
indigents, des religieuses de la contrée, dédaigneuse d’un autre avenir.

Dispensatrice, déjà, d’œuvres bénies, elle se réalisait en cette
existence d’aumônes, de travail et de cantiques, où la virginité de son
être, à travers le pur encens de toutes ses pensées, veillait, comme
une lampe d’or brûle dans un sanctuaire.

Or, ne nous étant jamais revus depuis les heures de ces vagues
rencontres en ce château breton, voici que je la retrouvais,
soudainement, ici, à Paris, devant moi, sur cet officiel balcon
nocturne--et que son apparition sortait de cette fête!

Oui, c’était bien elle! Et, maintenant comme autrefois, la douceur
des êtres qui tiennent déjà de leur ange caractérisait sa pensive
beauté. Elle devait être de vingt-trois à vingt-quatre ans. Une pâleur
natale, inondant l’ovale exquis du visage, s’alliait, éclairée par deux
rayonnants yeux bleus, à ses noirs bandeaux lustrés, ornés de lilas
blancs qui s’épanouissaient avant d’y mourir.

Sa toilette, d’une distinction mystérieuse, et qui lui seyait par cela
même, était de soie lamée, d’un noir éteint, brodée d’un fin semis de
jais qu’une claire gaze violette voilait de sa sinueuse écharpe.

Une frêle guirlande de lilas blancs ondulait, sur son svelte corsage,
de la ceinture à l’épaule: la tiédeur de son être avivait les délicats
parfums de cette parure. Son autre main, pendante sur sa robe, tenait
un éventail blanc refermé: le très mince fil d’or, qui faisait collier,
supportait une petite croix de perles.

Et--comme autrefois!--je sentais que c’était _seulement_ la
transparence de son âme qui me séduisait en cette jeune femme!--Et que
toute passionnelle pensée, à sa vue, me serait toujours d’un mille
fois moins attrayant idéal que le simple et fraternel partage de sa
tristesse et de sa foi.

Je la considérai quelques instants avec une admiration aussi naïve
qu’étonnée de sa présence en un milieu si loin d’elle!... Elle parut le
comprendre, et aussi me reconnaître, d’un sourire empreint de clémence
et de candeur. En effet, les êtres qui se sentent dignes d’inspirer
la noblesse d’un pareil sentiment, l’acceptent avec une délicatesse
infinie. Leur auguste humilité l’accueille comme un tribut tout simple,
très naturel et dont tout l’honneur revient à Dieu.

                                   ⁂

Je fis un pas pour me rapprocher d’elle.

--Mademoiselle d’Aubelleyne, lui dis-je, n’a donc pas totalement
oublié, depuis des années, le passant morose qu’elle a rencontré dans
le manoir de Locmaria?

--Je me souviens, en effet, monsieur.

--Vous étiez alors une très jeune fille, plus songeuse que triste, plus
douce que joyeuse, dont le sourire n’était jamais qu’une lueur rapide;
et cependant, sous les pures transparences de vos regards d’enfant,
oserais-je vous dire que j’avais déjà presque deviné la femme future,
toute voilée de mélancolie, qui m’apparaît ce soir?

--Bien que vieillie, il me plaît que vous ne me trouviez pas
_autrement_ changée.

--Aussi, tout en vous voyant mêlée à cette fête, j’ai le pressentiment
que vous en êtes absente--et que je suis pour vous plus étranger que si
jamais vous ne m’eussiez connu.--Vraiment, on dirait que, déjà, vous
avez... souffert de la vie?

Elle cessa d’être distraite, me regarda, comme pour se rendre compte de
la portée que je voulais donner à mes paroles, et me répondit:

--Non, monsieur,--du moins comme on pourrait l’entendre. Je ne suis
point une désenchantée, et si je n’ai réclamé, si je ne désire aucune
joie de la vie, je comprends que d’autres puissent la trouver belle.
Ce soir, par exemple, ne fait-il pas une admirable nuit? Et, d’ici,
quelles musiques douces! Tout à l’heure, dans le salon du bal, j’ai
vu deux fiancés: ils se tenaient par la main, pâles de bonheur; ils
s’épouseront! Ah! ce doit être une joie d’être mère! Et de vivre aimée,
en berçant un doux enfant au sourire de lumière...

Elle eut comme un soupir et je la vis fermer les yeux.

--Oh! le parfum de ces lilas me fait mal, dit-elle.

Elle se tut, presque émue.

J’étais sur le point de lui demander quel vague regret cachait cette
émotion, lorsque, comme un informe oiseau fait de vent, d’échos sonores
et de ténèbres, minuit, s’envolant tout à coup de Notre-Dame, tomba
lourdement à travers l’espace et, d’église en église, heurtant les
vieilles tours de ses ailes aveugles, s’enfonça dans l’abîme, vibra,
puis disparut.

                                   ⁂

Bien que l’heure eût cessé de sonner, mademoiselle d’Aubelleyne,
accoudée et attentive, paraissait écouter encore je ne sais quels sons
perdus dans l’éloignement et qui, pour elle, continuaient sans doute
_ce_ minuit, car de très légers mouvements de sa tête semblaient
suivre un tintement que je n’entendais plus.

--On dirait que vos pensées accompagnent, jusqu’au plus lointain de
l’ombre, ces heures qui s’enfuient!

--Ah! murmura-t-elle en mêlant les lueurs de ses yeux au rayonnement
des étoiles, c’est _qu’aujourd’hui fut mon dernier jour d’épreuve_, et
que cette heure qui sonne n’est pour moi qu’un bruit de chaînes qui se
brisent, emportant loin d’ici toute mon âme délivrée!... non seulement
loin de cette fête, mais hors de ce monde sensible, où nous ne sommes,
nous-mêmes, que des apparences et dont je vais enfin me détacher à
jamais.

A ces mots, je regardai ma voisine d’isolement avec une sorte
d’inquiète fixité.

--Certes, répondis-je, en vous écoutant, je reconnais l’âme de l’enfant
d’autrefois! Mais, ce qui m’interdit un peu, c’est ce natal et si
profond désir de détachement qui persiste en vous alors que la pleine
éclosion de votre jeunesse et le charme mystérieux de votre beauté
vous donnent des droits à toutes les joies de ce monde!

--Oh! dit-elle d’une voix qui me parut comme le son d’une source
solitaire cachée dans une forêt, quelle est la joie, selon le monde,
qui ne s’épuise--et ne se noie, par conséquent, elle-même--dans sa
propre satiété? Est-ce donc méconnaître le bienfait de la vie que de
n’en point vouloir éprouver les dégoûts?--Que sont des plaisirs qui ne
se réalisent jamais, sinon mêlés d’un essentiel remords?... Et quel
plus grand bonheur que de vivre son existence avec une âme forte, pure,
indéçue--et s’étant soustraite aux atteintes même de toutes mortelles
concupiscences pour ne point déchoir de son idéal?

--Il est aisé de se dire forte en se dérobant à l’épreuve de tous
combats.

--Je ne suis qu’une créature humaine, faite de chair et de faiblesses,
péchant, quand même, toujours; pourquoi voudrais-je d’autres luttes que
celles-là dont je suis sûre de sortir victorieuse?

--Alors, lui demandai-je avec un affectueux étonnement, comment se
fait-il que vous soyez venue ici ce soir!

Un inexprimable sourire, fait de dédain terrestre et d’extase sacrée,
illumina la pâleur de ses traits:

--J’ai dû subir, dans ma docilité, l’ancienne coutume du Carmel qui
prescrit à l’humble fiancée de la Croix d’affronter les tentations du
monde avant de prononcer ses vœux. Je suis ici par obéissance.

                                   ⁂

En ce moment même, d’harmonieuses mélodies du bal nous parvinrent,
plus distinctes; une tenture de salon venait d’être écartée, laissant
entrevoir un resplendissement de femmes souriantes, dans les valses,
sous les lumières. Envisageant donc celle dont l’austère pensée
dominait ainsi ces visions, je lui répondis avec une émotion dont
tremblait un peu ma voix:

--En vérité, mademoiselle, on se sent à jamais attristé par la
rigueur de votre renoncement!--Pourquoi cette hâte du sacrifice?
La vie parût-elle sans joies, celles qu’on peut dispenser ne lui
donnent-elles pas un prix? Il est beau de ne pas craindre les
amertumes, de se prêter aux illusions, d’accepter les tâches que
d’autres subissent pour nous, d’aimer, de palpiter, de souffrir et de
savoir, enfin, vieillir!--Alors, n’ayant plus à remplir aucun devoir,
si votre âme, lassée des froissements humains, aspirait au repos, je
comprendrais votre retraite du monde, qui maintenant me semble, je
l’avoue, une sorte de désertion.

Elle se détachait comme un lys sur les ténèbres étoilées qui semblaient
le milieu complémentaire de sa personne, et ce fut avec une voix d’élue
qu’elle me répondit:

--Différer, dites-vous?... Non. Celles-là ne sauraient avoir droit
qu’au mirage du ciel, qui pourraient calculer leur holocauste de façon
à n’offrir à Dieu que le rebut de leur corps et la cendre de leur âme.
La puissance de sa foi fait à chacun la splendeur de son paradis, et,
croyez-nous, ce n’est que dans l’effort souverain pour échapper aux
attaches rompues qu’on puise la surhumaine faculté d’élancement vers
la Lumière divine.--Pourquoi, d’ailleurs, hésiter? Le moment de n’être
plus suit de près, à tel point, celui d’avoir été, que la vie ne
s’affirme, en vérité, que dans la conception de son néant. Dès lors,
comment, même, appeler «sacrifice» (après tout!) l’abandon terrestre de
cette heure dont le bon emploi peut sanctifier, seul, notre immortalité?

Ici, la sombre inspirée se détourna vers le salon du bal que l’on
entrevoyait encore; sa main touchait le velours pourpre jeté sur la
balustrade; ses doigts s’appuyèrent par hasard sur la couronne de
l’impérial écusson qui brillait au dehors en repoussé d’or bruni.

--Voyez, continua-t-elle; certes, ils sont beaux et séduisants les
sourires, les regards de ces vivantes qui tourbillonnent sous ces
lustres!--Ils sont jeunes, ces fronts, et fraîches sont ces lèvres!
Pourtant, que le souffle d’une circonstance funeste passe sur ces
flambeaux et brusquement les éteigne! Toutes ces irradiations
s’évanouissant dans l’ombre cesseront, _momentanément_, de charmer
nos yeux. Or, sinon demain même, un jour prochain, sans rémission,
le vent de la Nuit, qui déjà nous frôle, perpétuera cet effacement.
Dès lors, qu’importent ces formes passagères qui n’ont de réel que
leur illusion? Que sert de se projeter sous toute clarté qui doit
s’éteindre? Pour moi, c’est vivre ainsi qui serait déserter. Mon
premier devoir est de suivre la Voix qui m’appelle. Et je ne veux
désormais baigner mes yeux que dans cette lumière intérieure dont
l’humble Dieu crucifié daigne, par sa grâce! embraser mon âme. C’est
à lui que j’ai hâte de me donner dans toute la fleur de ma beauté
périssable!--Et mon unique tristesse est de n’avoir à lui sacrifier que
cela.

Pénétré, malgré moi, par la ferveur de son extase, je demeurai
silencieux, ne voulant troubler d’aucune parole le secret infini de son
recueillement. Peu à peu, cependant, son visage reprit sa tranquillité;
elle se détourna, presque souriante, vers le vieil amiral de L...-M...
qui s’avançait; elle lui tendit la main et s’inclina comme pour s’en
aller.

--Déjà vous partez! murmurai-je. Je ne vous verrai donc plus?

--Non, monsieur, dit-elle doucement.

--Pas même une dernière fois?

Elle sembla réfléchir une seconde et répondit:

--Une dernière fois... Je veux bien.

--Quand?

--Demain, à midi, si vous venez à la chapelle du Carmel.

Lorsque mademoiselle d’Aubelleyne eut disparu du salon, comme j’étais
encore sous le saisissement de cette rencontre et de cet entretien,
j’essayai, pour en dissiper l’impression, de me mêler à l’étincelante
fluctuation de cette foule.

Mais, au premier coup d’œil, je sentis qu’une ombre était tombée sur
toutes ces lumières! Et qu’il ne resterait tout à l’heure de cette fête
que des salles désertes, où glisseraient, comme des ombres, des valets
livides sous des lustres éteints.

                                   ⁂

Le lendemain matin, je sortis bien avant l’heure indiquée. La matinée,
tout ensoleillée d’or, était de ce froid printanier dont frissonnent
les rosiers rajeunis, Avril riait dans les airs, invitant à vivre
encore, et,--sur les boulevards--les arbres, les vitres, poudrés de
grésil comme d’une mousse de diamants, scintillaient dans une vapeur
irisée. L’esprit ému d’un indéfinissable espoir, j’avisai la première
voiture advenue.

Environ trois quarts d’heures après, je me trouvai devant le portail
d’un ancien prieuré, Notre-Dame-des-Champs;--je montai les degrés de la
chapelle et j’entrai.

L’orgue accompagnait des voix d’une douceur si pure que leurs accents
ne semblaient plus tenir de la terre. Un hémicycle, au grillage
impénétrable, formait les parois antérieures du sanctuaire. Là,
chantaient, invisibles, les continuatrices de Thérèse d’Avila. C’était
l’office des trépassés; un prêtre, revêtu de l’étole noire, disait la
messe des morts. En face de l’autel, s’élevait, au milieu des fumées de
l’encens, une chapelle ardente.

Sans doute on célébrait le service d’une religieuse de la communauté,
car un drap blanc recouvrait la châsse posée très bas au-dessus des
dalles,--et s’étalait jusqu’à terre en plis où se jouait, à travers
les vitraux couleur d’opale, la lumière du soleil.

Les mille lueurs des cierges, flammes de la forme des pleurs,
éclairaient les autres pleurs d’or du drap funéraire,--et ces feux
semblaient tristement dire à la clarté du jour: «Toi aussi, tu
t’éteindras!»

Dans la nef, l’assistance, du plus haut aspect mondain, priait,
recueillie; le luxe et l’air des toilettes, ces senteurs de fourrures,
l’éclat des velours bleus et noirs, mêlaient à ces funérailles une
sorte d’impression nuptiale.

Je cherchai du regard, dans la foule, mademoiselle d’Aubelleyne. Ne
l’apercevant pas, je m’avançai, préoccupé, entre la double ligne des
chaises, jusqu’au pilier latéral à gauche de l’abside.

L’offertoire venait de sonner. La grille claustrale s’était
entr’ouverte; l’abbesse, appuyée sur une crosse blanche, se tenait
debout, au seuil, l’étincelante croix d’argent sur la poitrine. Des
sœurs de l’Observation-ordinaire, en manteaux blancs, en voiles noirs
et les pieds nus s’avancèrent, et découvrirent la châsse _dont les
quatre planches apparurent vides et béantes_.

Avant que je me fusse rendu compte de ce que cela signifiait, le glas,
cette négation de l’Heure, commença de tinter, et le vieil officiant,
se tournant vers les fidèles, prononça la demande sacrée: «Si quelque
victime voulait s’unir au Dieu dont il allait offrir l’éternel
sacrifice?...»

A cette parole, il se fit entendre comme un frémissement dans
l’assistance et tous les regards se portèrent vers une pénitente vêtue
de blanc et voilée. Je la vis quitter sa place et s’avancer au milieu
d’une rumeur de tristesse, de pleurs et d’adieux. Sans relever les
yeux, elle s’approcha de l’enceinte, en poussa doucement la barrière,
entra dans le chœur, ôta son voile, fléchit le genou, calme, au milieu
des cierges qui, autour de son auguste visage, formaient, à présent,
comme un cercle d’étoiles,--et, posant sa main virginale sur le
cercueil, répondit: «Me voici!»

Je comprenais, maintenant. C’était donc là le rendez-vous sombre que
m’avait donné cette jeune fille! Je me rappelai, dans un éclair, le
terrible cérémonial dont la prise du voile est entourée pour les
Carmélites de l’Observance-étroite. Les symboles de ce rituel se
succédaient, pareils à des appels précipités de la pierre sépulcrale.

Et voici qu’au milieu du plus profond silence, j’entendis tout à
coup s’élever sa douce voix, chantant _la formule des vœux de sa
consécration_...

Ah! Je n’ai pas à définir, ici, le mystérieux secret dont défaillait
mon âme!

Soudain, l’une de ses nouvelles compagnes l’ayant revêtue, lentement,
du linceul et du voile, puis déchaussée à jamais, reçut de l’abbesse
les ciseaux sinistres sous lesquels allait tomber la chevelure de la
pâle bienheureuse.

A ce moment, Lysiane d’Aubelleyne se détourna vers l’assemblée. Et ses
yeux, ayant rencontré les miens, s’arrêtèrent, paisibles, longtemps,
fixement, avec une solennité si grave, que mon âme accueillit la
commotion de ce regard comme un rendez-vous éternel promis par cette
âme de lumière.

Je fermai les paupières, y retenant des pleurs qui eussent été
sacrilèges.

Quand je repris conscience des choses, l’église était déserte, le jour
baissait, le rideau claustral était tiré derrière les grilles. Toute
vision avait disparu.

Mais le sublime adieu de cette grande ensevelie avait consumé désormais
l’orgueil charnel de mes pensées. Et, depuis, grandi par le souvenir de
cette Béatrice, je sens toujours, au fond de mes prunelles, ce mystique
regard, pareil sans doute à celui qui, tout chargé de l’exil d’ici-bas,
remplit à jamais de l’ardeur nostalgique du Ciel les yeux de Dante
Alighieri.



Le droit du passé


Le 21 janvier 1871, réduit par l’hiver, par la faim, par le refoulement
des sorties aveugles, Paris, à l’aspect des positions inexpugnables
d’où l’ennemi, presque impunément, le foudroyait, éleva enfin, d’un
bras fiévreux et sanglant, le pavillon désespéré qui fait signe aux
canons de se taire.

Sur une hauteur lointaine, le chancelier de la Confédération germanique
observait la capitale; en apercevant tout à coup ce drapeau, dans
la brume glaciale et la fumée, il repoussa, brutalement, l’un dans
l’autre, les tubes de sa lunette d’approche, en disant au prince de
Mecklembourg-Schwerin qui se trouvait à côté de lui:

--«La bête est morte.»

L’envoyé du Gouvernement de la Défense nationale, Jules Favre,
avait franchi les avant-postes prussiens; escorté, au milieu des
clameurs, à travers les lignes d’investissement, il était arrivé
au quartier-général de l’armée allemande.--On n’a pas oublié cette
entrevue du Château de Ferrières où, dans une salle obstruée de gravats
et de débris, il avait tenté jadis les premières négociations.

Aujourd’hui, c’était dans une salle plus sombre et toute royale, où
sifflait le vent de neige, malgré les feux allumés, que les deux
mandataires ennemis se réapparaissaient.

A certain moment de l’entretien, Favre, pensif, assis devant la
table, s’était surpris à considérer, en silence, le comte de
Bismarck-Schœnhausen, qui s’était levé.

La stature colossale du chevalier de l’Empire d’Allemagne, en tenue
de major général, projetait son ombre sur le parquet de la salle
dévastée. A de brusques lueurs du foyer étincelaient la pointe de son
casque d’acier poli, obombré de l’éparse crinière blanche,--et, à son
doigt, le lourd cachet d’or, aux armoiries sept fois séculaires, des
vidames de l’Évêché de Halberstadt, plus tard barons: le Trèfle des
Bisthums-marke, sur leur vieille devise: _In trinitate robur_.

Sur une chaise était jeté son manteau de guerre aux larges parements
lie de vin, dont les reflets empourpraient sa balafre d’une teinte
sanglante.--Derrière ses talons, enscellés de longs éperons d’acier,
aux chaînettes bien fourbies, bruissait, par instants, son sabre,
largement traîné. Sa tête, au poil roussâtre, de dogue altier, gardant
la Maison allemande--dont il venait de réclamer la clef, Strasbourg,
hélas!--se dressait. De toute la personne de cet homme, pareil à
l’hiver, sortait son adage: «_jamais assez_». Le doigt appuyé sur la
table, il regardait au loin, par une croisée, comme si, oublieux de la
présence de l’ambassadeur, il ne voyait plus que sa volonté planer dans
la lividité de l’espace, pareille à l’aigle noire de ses drapeaux.

Il avait parlé.--Et des redditions d’armées et de citadelles, des
lueurs de rançons effroyables, des abandons de provinces s’étaient
laissé entrevoir dans ses paroles... Ce fut alors qu’au nom de
l’Humanité le ministre républicain voulut faire appel à la générosité
du vainqueur,--lequel ne devait en ce moment se souvenir, certes! que
de Louis XIV passant le Rhin et s’avançant sur le sol allemand, de
victoire en victoire--puis de Napoléon prêt à rayer la Prusse de la
carte européenne--puis de Lutzen, de Hanau, de Berlin saccagé, d’Iéna!

Et de lointains roulements d’artillerie, pareils aux échos de la
foudre, couvrirent la voix du parlementaire, qui, par un sursaut de
l’esprit, alors se rappela... que c’était l’anniversaire d’un jour
où, du haut de l’échafaud, le roi de France avait aussi voulu faire
appel à la magnanimité de son peuple, lorsque des roulements de
tambours couvrirent sa voix!...--Malgré lui, Favre tressaillit de cette
coïncidence fatale, à laquelle, dans le trouble de la défaite, personne
n’avait pensé jusqu’à cet instant.--C’était, en effet, du 21 janvier
1871 que devait dater, dans l’histoire, l’ouverture de la capitulation
de la France laissant tomber son épée.

Et comme si le Destin eût voulu souligner, avec une sorte d’ironie,
le chiffre de cette date régicide, lorsque l’ambassadeur de Paris eut
demandé à son interlocuteur combien de jours de suspension d’armes il
serait accordé, le chancelier jeta cette _officielle_ réponse:

--Vingt et un; pas un de plus...

Alors, le cœur oppressé par la vieille tendresse que l’on a pour sa
terre natale, le rude parleur aux joues creuses, au nom d’ouvrier, au
masque sévère, baissa le front en frémissant. Deux larmes, pures comme
celles que versent les enfants devant leur mère agonisante, bondirent
hors de ses yeux dans ses cils et roulèrent, silencieusement, jusqu’aux
coins crispés de ses lèvres! Car, s’il est une illusion que même les
plus sceptiques, en France, sentent palpiter avec leur cœur, tout à
coup, devant les hauteurs de l’étranger, c’est la patrie.

                                   ⁂

Le soir tombait, allumant la première étoile.

Là-bas, de rouges éclairs suivis du grondement des pièces de siège et
du crépitement éloigné des feux de bataillons sillonnaient, à chaque
instant, le crépuscule.

Demeuré seul dans cette mémorable salle, après l’échange du salut
glacé, le ministre de nos affaires étrangères songea pendant quelques
instants... Et il arriva qu’au fond de sa mémoire surgit bientôt un
souvenir que les concordances, déjà confusément remarquées par lui,
rendirent extraordinaire en son esprit.

                                   ⁂

C’était le souvenir d’une histoire trouble, d’une sorte de légende
moderne qu’accréditaient des témoignages, des circonstances--et à
laquelle lui-même se trouvait étrangement mêlé.

Autrefois, il y avait de longues années! un malheureux, d’une origine
inconnue, expulsé d’une petite ville de la Prusse saxonne, était
apparu, un certain jour, en 1833, dans Paris.

Là, s’exprimant à peine en notre langue, exténué, délabré, sans asile
ni ressources, il avait osé se déclarer n’être autre que le fils de
Celui... dont la tête auguste était tombée le 21 janvier 1793, place de
la Concorde, sous la hache du peuple français.

A la faveur, disait-il, d’un acte de décès quelconque, d’une obscure
substitution, d’une rançon inconnue, le dauphin de France, grâce au
dévouement de deux gentilshommes, s’était positivement échappé des murs
du Temple, et l’évadé royal... c’était lui.--Après mille traverses
et mille misères, il était revenu justifier de son identité. N’ayant
trouvé, dans _sa_ capitale, qu’un grabat de charité, cet homme, que nul
n’accusa de démence, mais de mensonge, parlait du trône de France en
héritier légitime. Accablé sous la presque universelle persuasion d’une
imposture, ce personnage inécouté, repoussé de tous les territoires,
s’en était allé tristement mourir, l’an 1845, dans la ville de Delft en
Hollande.

On eût dit, en voyant cette face morte, que le Destin s’était
écrié:--Toi, je te frapperai de mes poings au visage, jusqu’à ce que ta
mère ne te reconnaisse plus.

Et voici que, chose plus surprenante encore, les États-Généraux de
la Hollande, de l’assentiment des chancelleries et du roi Guillaume
II, avaient accordé, tout à coup, à cet énigmatique passant, les
funérailles d’honneur d’un prince, et avaient approuvé officiellement,
que sur sa pierre tombale fût inscrite cette épitaphe:

«Ci-gît Charles-Louis de Bourbon, duc de Normandie, fils du roi Louis
XVI et de Marie-Antoinette d’Autriche, XVIIe du nom, roi de France.»

Que signifiait ceci?... Ce sépulcre--démenti donné au monde entier, à
l’Histoire, aux convictions les plus assurées--se dressait là-bas, en
Hollande, comme une chose de rêve à laquelle on ne voulait pas trop
penser.

Cette immotivée décision de l’étranger ne pouvait qu’aggraver de
légitimes défiances: on en maudissait l’accusation terrible.

Quoi qu’il en fût, un jour de l’autrefois, cet homme de mystère, de
détresse et d’exil était venu rendre visite à l’avocat déjà célèbre
qui devait être, aujourd’hui! le délégué de la France vaincue. En
fantastique revenant, il avait sollicité l’orateur républicain, lui
confiant la défense de son histoire. Et, par un nouveau phénomène,
l’indifférence initiale, sinon l’hostilité même, du futur tribun,
s’étaient dissipées au premier examen des documents présentés à son
appréciation. Bientôt remué, saisi, convaincu (à tort ou à raison,
qu’importe!), Jules Favre avait pris à cœur cette cause--qu’il devait
étudier pendant trente années et plaider un jour, avec toute l’énergie
et les accents d’une foi vive. Et, d’année en année, ses relations avec
l’inquiétant proscrit étaient devenues plus amies, si bien qu’un jour,
en Angleterre, où le défenseur était venu visiter son extraordinaire
client, celui-ci, se sentant près de la mort lui avait fait présent
(en signe d’alliance et de reconnaissance profondes) d’un vieil anneau
fleurdelisé dont il tut la provenance originelle.

C’était une chevalière d’or. Dans une large opale centrale, aux lueurs
de rubis, avait été gravé, d’abord, le blason de Bourbon: _les trois
fleurs de lys d’or sur champ d’azur_. Mais, par une sorte de déférence
triste,--pour qu’enfin le républicain pût porter sans trouble, ce gage
seulement affectueux,--le donateur en avait fait effacer, autant que
possible, les armoiries royales.

Maintenant, l’image d’une Bellone tendant, sur l’arc fatidique, la
flèche, aussi, de son droit divin, voilait de son symbole menaçant,
l’écusson primordial.

Or, d’après les biographes, c’était une sorte d’inspiré, d’illuminé,
quelquefois, ce prétendant téméraire!--A l’en croire, Dieu l’avait
favorisé de visions révélatrices et sa nature était douée d’une
puissante acuité de pressentiments. Souvent, la mysticité solennelle de
ses discours communiquait à sa voix des accents de prophète.--Ce fut
donc avec une intonation des plus étranges, et les yeux sur les yeux de
son ami, qu’il ajouta, dans cette soirée d’adieu et en lui conférant
l’anneau, ces singulières paroles:

--Monsieur Favre, en cette opale, vous le voyez, est sculptée, comme
une statue sur une pierre funéraire, cette figure de la Bellone des
vieux âges. Elle traduit ce qu’elle recouvre.--_Au nom du roi Louis
XVI et de toute une race de rois dont vous avez défendu l’héritage
désespéré, portez cet anneau! Et que leurs mânes outragés pénètrent,
de leur esprit, cette pierre! Que son talisman vous conduise et qu’il
soit un jour, pour vous, en quelque heure sacrée, le_ TÉMOIN _de leur
présence!_

Favre a déclaré souvent avoir attribué, _alors_, à quelque exaltation
produite par une trop lourde continuité d’épreuves, cette phrase qui
lui parut longtemps inintelligible--mais à l’injonction de laquelle
il obéit, toutefois, par respect, en passant à l’annulaire de sa main
droite, l’Anneau prescrit.

Depuis ce soir-là, Jules Favre avait gardé la bague de ce «Louis XVII»
à ce doigt de sa main droite. Une sorte d’occulte influence l’avait
toujours préservé de la perdre ou de la quitter. Elle était pour lui
comme ces emprises de fer que les chevaliers d’autrefois gardaient,
rivées à leurs bras, jusqu’à la mort, en témoignage du serment qui
les vouait à la défense d’une cause. Pour quel but obscur le Sort lui
avait-il comme imposé l’habitude de cette relique à la fois suspecte et
royale?--Avait-il donc fallu, enfin! qu’à _tout prix_ ceci dût devenir
possible--que ce républicain prédestiné _portât ce Signe à la main,
dans la vie, sans savoir où ce Signe le conduisait_?

Il ne s’en inquiétait pas: mais, lorsqu’on essayait de railler, en sa
présence, le nom germain de son dauphin d’outre-tombe:

--Naundorff, Frohsdorff!... murmurait-il pensivement.

Et voici que, par un enchaînement irrésistible, l’imprévu des
événements avait élevé peu à peu l’avocat-citoyen jusqu’à le
constituer, tout à coup, le représentant même de la France! Il
avait fallu, pour amener ceci, que l’Allemagne fît prisonniers plus
de cent cinquante mille hommes, avec leurs canons, leurs armes et
leurs drapeaux flottants, avec leurs maréchaux et leur Empereur--et
maintenant, avec leur capitale!--Et ce n’était pas un rêve.

C’est pourquoi le souvenir de l’_autre_ rêve, moins incroyable, après
tout, que celui-là, vint hanter M. Jules Favre, pendant un instant,
ce soir-là, dans la salle déserte où venaient d’être débattues les
conditions de salut--ou plutôt de vie sauve--de ses concitoyens.

A présent, atterré, morne, il jetait malgré lui, sur l’Anneau transmis
à son doigt, des coups d’œil de visionnaire. Et sous les transparences
de l’opale frappée de lueurs célestes, il lui semblait voir étinceler,
autour de l’héraldique Bellone vengeresse, les vestiges de l’antique
écusson qui rayonna jadis, au fond des siècles, sur le bouclier de
saint Louis.

                                   ⁂

Huit jours après, les stipulations de l’armistice ayant été acceptées
par ses collègues de la Défense nationale, M. Favre, muni de leur
pouvoir collectif, s’était rendu à Versailles pour la signature
officielle de cette trêve, qui amenait l’épouvantable capitulation.

Les débats étaient clos. M. de Bismarck et M. Jules Favre, s’étant relu
le Traité, y ajoutèrent, pour conclure, l’article 15, dont la teneur
suit:

    --«Art. 15. En foi de quoi les soussignés ont revêtu de leurs
    signatures et scellé de leurs sceaux les présentes conventions.

    «Fait à Versailles, le 28 janvier 1871.

    «_Signé_: Jules FAVRE.--BISMARCK.»

M. de Bismarck, ayant apposé son cachet, pria M. Favre d’accomplir la
même formalité pour régulariser cette minute, aujourd’hui déposée à
Berlin aux Archives de l’empire d’Allemagne.

M. Jules Favre ayant déclaré avoir omis, au milieu des soucis de cette
journée, de se munir du sceau de la République Française, voulait le
faire prendre à Paris.

--Ce serait un retard inutile, répondit M. de Bismarck: votre cachet
suffira.

Et, comme s’il eût connu ce qu’il faisait, le Chancelier de Fer
indiquait, lentement, au doigt de notre envoyé, l’Anneau légué par
l’Inconnu.

A ces paroles inattendues, à cette subite et glaçante mise en
demeure du Destin, Jules Favre, presque hagard, et se rappelant le
vœu prophétique dont cette bague souveraine était pénétrée, regarda
fixement, comme dans le saisissement d’un vertige, son impénétrable
interlocuteur.

Le silence, en cet instant, se fit si profond qu’on entendit, dans
les salles voisines, les heurts secs de l’électricité qui, déjà,
télégraphiait la grande nouvelle aux extrémités de l’Allemagne et de
la terre;--l’on entendait aussi les sifflements des locomotives qui
déjà transportaient des troupes aux frontières.--Favre reporta les yeux
sur l’Anneau!...

Et il lui sembla que des présences évoquées se dressaient confusément
autour de lui dans la vieille salle royale, et qu’elles attendaient,
dans l’invisible, l’instant de Dieu.

Alors, comme s’il se fût senti le mandataire de quelque expiatoire
décret d’en haut, il n’osa pas, du fond de sa conscience, se refuser à
la demande ennemie!

Il ne résista plus à l’Anneau qui lui attirait la main vers le Traité
sombre.

Grave, il s’inclina:

--C’EST JUSTE, dit-il.

Et, au bas de cette page qui devait coûter à la patrie tant de nouveaux
flots de sang français, deux vastes provinces, sœurs parmi les plus
belles! l’incendie de la sublime capitale et une rançon plus lourde
que le numéraire métallique du monde--sur la cire pourpre où la flamme
palpitait encore, éclairant, malgré lui, les fleurs de lys d’or à
sa main républicaine--Jules Favre, en pâlissant, imprima le sceau
mystérieux où, sous la figure d’une Exterminatrice oubliée et divine,
s’attestait, _quand même!_ l’âme--soudainement apparue à son heure
terrible--de la Maison de France.



Le Tzar et les grands-ducs

    1880.


Le couronnement prochain du Tzar me remet en mémoire un ensemble
de circonstances dont la mystérieuse frivolité peut éveiller, en
quelques esprits, la sensation d’une de ces _correspondances_ dont
parle Swedenborg. En tout cas, il en ressort que la réalité dépasse,
quelquefois, dans le jeu fantaisiste de ces coïncidences, les limites
les plus extrêmes du bizarre.

Pendant l’été de 1870, le Grand-duc de Saxe-Weimar offrit au tzar
Alexandre II un festival artistique. Plusieurs souverains de
l’Allemagne furent invités. C’était, je crois, à l’occasion d’un projet
d’alliance entre une princesse de Saxe et le grand-duc Wladimir, frère
du tzaréwitch.

Le programme comprenait une fête à Eisenach--et l’exécution des
principales œuvres de Richard Wagner sur le petit théâtre, très en
renom d’ailleurs, de Weimar.

Arrivé à l’_Hôtel du Prince_, la veille de la fête, je me trouvai
placé, le soir, à table d’hôte, en face de Liszt--qui, sablant
le champagne au milieu de sa cour féminine, me parut porter un
peu nonchalamment sa soutane.--A ma gauche, gazouillait une jeune
chanoinesse de la cour d’Autriche douée d’un petit nez retroussé--très
en vogue, paraît-il--mais, en revanche, d’une de ces vertus austères
qui l’avait fait surnommer Sainte-Roxelane.

Autour de la table courait madame Olga de Janina, la fantasque tireuse
d’armes; nous étions entre artistes, on faisait petite ville.

A ma droite, se voûtait un chambellan du tzar, quinquagénaire de six
pieds passés, le comte Phëdro, célèbre original. En deux ou trois
plaisanteries, nous fîmes connaissance.

Ancien Polonais revenu à des idées plus pratiques, ce courtisan
jouissait d’un sourire grâce auquel s’éclairaient toutes questions
difficiles. J’appris plus tard, que sa charge était une sorte de
sinécure créée, à son usage, par la gracieuseté de l’Empereur.--Ah!
l’étrange passant! Sa mise, toujours d’une élégance négligée, était
sommée d’un légendaire chapeau bossué--n’est-ce pas incroyable?--comme
celui de Robert-Macaire, et affectant la forme indécise d’un bolivar
d’ivrogne après vingt chutes. Il y tenait! L’on eût dit le point
saillant de sa personnalité, aux angles un peu effacés d’ailleurs.
Somme toute, causeur affable, très connaisseur, très répandu. Je ne le
traite à la légère, ici, que grâce à une impression dont je voudrais,
en vain, me défendre.

--Vous précédez Sa Majesté? lui demandai-je avec une surprise naïve.

--Non, me répondit-il: je ne suis à Weimar qu’en simple amateur.

Sur une question vague, au sujet de l’agitation moderne en son pays
d’adoption:

--De nos jours, me répondit-il, un tzar n’est observé avec
malveillance que _par les milliers d’yeux de la petite seigneurie
russe_, de la menue noblesse toujours mécontente. Quant à vos idées
de liberté, elles sont, là-bas, inoffensives. Les serfs affranchis
viennent, d’eux-mêmes, se revendre. Tous sont pour l’Empereur. Ce n’est
plus sous les pieds d’un tzar, _c’est autour de lui que luisent les
yeux de mauvais augure_.

Nous prenions le café. Tout en aspirant un régalia, Phëdro me
conseillait, maintenant, en diplomate, sur les «moyens de _parvenir_
dans la vie»--et j’écoutais cet adroit courtisan, comme dit Guizot,
avec cette sorte d’estime triste qui ne peut se réfugier que dans le
silence.

On se levait. Mon compagnon de voyage, M. Catulle Mendès, s’approcha de
moi.

--Le Grand-duc vient passer la soirée chez Liszt, me dit-il: il désire
que ses hôtes français lui soient présentés. Liszt, étant son maître de
chapelle, m’envoie te prier d’accepter, sans cérémonie, une tasse de
thé. Apporte un de tes manuscrits.

--Soit, répondis-je.

Vers neuf heures, chez Liszt, après une présentation semi-officielle,
le Grand-duc, un élancé jeune homme de trente-huit à quarante ans,
m’ayant prié de lui lire quelque fantaisie, je m’assis, auprès d’un
candélabre, devant le guéridon sur lequel il s’accoudait. Entouré
d’une vingtaine d’intimes de la cour et des amis du voyage, je donnai
lecture, d’environ dix pages, d’une bouffonnerie énorme et sombre,
couleur du siècle: TRIBULAT BONHOMET.

Il est des soirs où l’on est bien disposé, pour la gaîté. Un bon hasard
m’avait fait tomber, sans doute, sur l’un d’eux. J’obtins donc un
succès de fou rire très extraordinaire.

Cette hilarité presque convulsive s’empara des plus graves personnages
de l’auditoire, jusqu’à leur faire oublier l’étiquette. J’en atteste
les invités, le Grand-duc avait, littéralement, les larmes aux yeux.
Un sévère officier de la maison du tzar, secoué par un étouffement,
fut obligé de se retirer--et nous entendîmes dans l’antichambre les
monstrueux éclats de rire solitaire auxquels il se livrait, enfin, en
liberté.--Ce fut fantastique. Et je suis sûr que demain, en lisant ces
lignes, S. A. R. le prince de Saxe-Weimar ne pourra se défendre d’un
sourire au souvenir de cette soirée.

                                   ⁂

Le lendemain, par un beau soleil, dans la délicieuse vallée d’Eisenach,
entourée de collines boisées que domine le féodal donjon de la
Wartburg, les quinze ou vingt mille sujets de notre auguste châtelain
s’ébattaient dans l’allégresse.--Des brasseries champêtres, des
tréteaux pavoisés, des musiques, une fête en pleine nature! Ce peuple
aimait le passé, se sentant digne de l’avenir.

Le Grand-duc, seul, en redingote moderne, aimé comme un ami, vénéré
de tous, se promenait au milieu des groupes. Signe particulier: on le
saluait en souriant.

Le matin, j’avais visité la Wartburg. J’avais contemplé, à mon tour,
cette tache noire que l’encrier de Martin Luther laissa sur la
muraille, en s’y brisant, alors qu’un soir le digne réformateur,
croyant entrevoir le diable en face de la table où il écrivait,
lui jeta ledit encrier aux cornes! J’avais vu le couloir où
Sainte-Elisabeth accomplit le miracle des roses,--la salle du Landgrave
où les _minnesingers_ Walter de la Vogelweide et Wolfram d’Eischenbach
furent vaincus par le chant du chevalier de Vénus.

La fête continuait donc l’impression des siècles, évoquée par la
Wartburg.

Le Grand-duc, m’ayant aperçu dans le vallon, vint à moi par un
mouvement de courtoisie charmante.

Pendant que nous causions, il salua de la main une vieille femme qui
passait, joyeuse, entre deux beaux étudiants; ceux-ci, tête nue, lui
donnaient le bras.

--C’est, me dit-il, l’artiste qui a créé la _Marguerite_ du _Faust_, en
Allemagne. Elle sera demain centenaire.

Quelques instants après, il reprit, avec un sourire:

--Dites-moi, n’avez-vous pas remarqué, ce matin, à la Wartburg, l’ours,
le loup-cervier, le renne, le guépard, l’aigle,--toute une ménagerie?

Sur mon affirmation, il ajouta, risquant un jeu de mots, possible
seulement en français, sorte de calembour de souverain à l’usage des
visiteurs:

--A présent, vous voyez le _grand-duc_. Il y en a par milliers dans
le parc de Weimar. C’est le rendez-vous des oiseaux de nuit de
l’Allemagne. Je les y laisse vieillir.

Un courrier du tzar, porteur d’un message, survint, conduit par
un chambellan. Je m’éloignai. L’instant d’après, le comte Phëdro
m’annonçait que l’empereur arrivait à Weimar dans la soirée, et qu’il
assisterait, le lendemain, au _Vaisseau-fantôme_.

Le jour baissait sur les collines derrière le rideau de verdure des
frênes et des sapins, au feuillage maintenant d’or rouge. Les premières
étoiles brillaient sur la vallée dans le haut azur du soir. Soudain,
le silence se fit.--Au loin, un chœur de huit cents voix, d’abord
invisible, commençait le _Chant des Pèlerins_, du _Tannhäuser_. Bientôt
les chanteurs, vêtus de longues robes brunes et appuyés sur leurs
bâtons de pèlerinage, apparurent, gravissant les hauteurs du Vénusberg,
en face de nous. Leurs formes se détachaient sur le crépuscule.--Où
d’aussi surprenantes fantasmagories sont-elles réalisables, sinon
dans ces contrées, tout artistiques, de l’Allemagne?... Lorsqu’après
le puissant _forte_ final, le chœur se tut,--une voix, une seule voix!
celle de Betz ou de Scaria sans doute,--s’éleva, distincte, détaillant
magnifiquement l’invocation de Wolfram d’Eischenbach à l’Étoile-du-Soir.

Le _minnesinger_ était debout, au sommet du Vénusberg, seul, vision
du passé, au-dessus du silence de cette foule. La réalité avait l’air
d’un rêve. Le recueillement de tous était si profond que le chant
s’éteignit, dans les échos, sans que personne eût l’idée, même,
d’applaudir. Ce fut comme après une prière du soir.

Des gerbes de fusées tirées du donjon nous avertirent que la fête
était finie.--Vers huit heures, je repris le train ducal et revins à
Weimar.--Le tzar était arrivé.

                                   ⁂

Au théâtre, le lendemain, je trouvai place dans la loge de
l’étincelante madame de Moukhanoff à qui Chopin dédia la plupart
de ses valses lunaires, sorte de musique d’esprits entendue le soir
derrière les vitres d’un manoir abandonné.--Sainte Roxelane s’y
trouvait aussi.

Au fond de la loge, Phëdro nous couvrait de son ombre magistrale.

La double galerie, toute la salle, éblouissait des feux d’une myriade
de diamants, d’une profusion d’ordres en pierreries sur les uniformes
bleu et or et sur les habits noirs. C’étaient aussi de pâles et purs
profils d’étrangères, des blancheurs sur le velours des loges--et
des regards altiers se croisant comme des saluts d’épées. Une race
s’évoquait sur un front, d’un seul coup d’œil, comme un burg, sur le
Rhin, dans un éclair.

Au centre,--dans la loge du Grand-duc et à côté de lui,--le prince
Wladimir;--auprès de ce jeune homme, l’une des princesses de
Saxe-Weimar. A gauche, la loge du roi de Saxe.

A droite, celle du roi de Bavière absent.--Dans l’avant-scène de
droite, froid, seul, en uniforme saxon, la croix de Malte au cou, le
front enténébré de la mélancolie natale des Romanoff, se tenait,
debout, le tzar Alexandre II.

Un coup de sonnette retentit. Une obscurité instantanée envahit la
salle avec un grand silence. L’ouverture du _Vaisseau-fantôme_ se
déchaîna; l’appel funèbre du Hollandais passait dans la houle sur les
flots noirs, pareil au fatal refrain d’un Juif-errant de la mer. Tous
écoutaient. Je regardai le tzar.

Il écoutait aussi.

A la fin de la soirée, l’esprit obsédé de tout ce bruit triomphal,
je vins souper à l’_Hôtel du Prince_. Là, c’étaient des cris
d’enthousiasme!

Préférant la solitude aux nombreux commentaires que j’entendais, je
résolus d’aller me distraire en fumant, seul, dans le parc.

Je sortis, laissant les toasts s’achever, entre fins connaisseurs.

Ah! la belle nuit! Et le parc de Weimar, de nuit! quel
enchantement!--J’entrai.

A gauche de la grille, au loin, sous un dôme de feuillages, une lueur
brillait. C’était la maison de Gœthe, perdue, solitaire en cette
immensité. Quel isolement des choses! Je marchais. Je voyais une vaste
nappe de clarté lunaire, sur la pelouse, en face de la chambre où
il était mort.--«De la lumière!» pensai-je.--Et je m’enfonçai sous
les arbres centenaires d’une allée qui, entrecroisant à une hauteur
démesurée leurs feuillées et leurs ramures, y assombrissaient encore
l’obscurité.

Et une délicieuse odeur d’herbes, de buissons et de fleurs mouillées,
d’écorces fendues par le moût immense de la sève--et cette houle, qui
sort de la terre mêlée au frisson des plantes, me pénétraient.

Personne.

Je marchai pendant près d’une heure, sans m’orienter, au hasard.

Cependant les taillis, formés à hauteur d’homme par les premiers
rameaux des arbres, me paraissaient bruire, à chaque instant, comme si
des êtres vivants s’y agitaient.

En essayant de sonder leurs ténèbres, entre les branches, j’aperçus des
myriades de lueurs rondes, clignotantes, phosphorescentes. C’étaient
les _grands-ducs_ dont m’avait parlé (je m’incline) _celui_ de
Saxe-Weimar.

Certes, ils étaient familiers! Nul ne les inquiétait. Une superstition
les protégeait. Alignés par longues théories, sur de grosses branches,
respectés des forestiers du prince, on les laissait à leurs méditations
sinistres. Parfois un vol étouffé, cotonneux, traversait une avenue
avec un cri. L’un d’eux, tous les dix ans peut-être, changeait
d’arbre. A part ces rares envolées, rien ne troublait leurs taciturnes
songeries. Leur nombre était surprenant.

Mon noctambulisme m’avait conduit jusqu’à l’ouverture d’une clairière
au fond de laquelle j’entrevoyais le château ducal illuminé. Le
royal souper devait durer encore? Bientôt, je heurtai un obstacle.
Je reconnus un banc.--Ma foi, je me laissai aller au calme et à la
beauté de la nuit. Je m’étendis et m’accoudai, les yeux fixés sur la
clairière. Il pouvait être une heure et demie du matin.

Tout à coup, au sortir de l’une des contre-allées qui avoisinent le
château, quelqu’un parut, marchant vers ma retraite, un cigare à la
main.

--Sans doute, quelque officier sentimental, pensai-je, voyant s’avancer
lentement ce promeneur.

Mais, à l’entrée de mon allée, la lumière de la lune l’ayant baigné
spontanément, je tressaillis.

--Tiens! on dirait le tzar! me dis-je.

Une seconde après, je le reconnus. Oui, c’était lui. L’homme qui venait
de s’aventurer sous cette voûte noire où, seul, je veillais,--celui-là
que je ne voyais plus, maintenant, mais que je savais être là, dont
j’entendais les pas, au milieu de l’allée, dans la nuit,--c’était bien
l’empereur Alexandre II. Cette façon de me trouver une première fois
seul à seul avec lui m’impressionnait.

Personne, sur ses traces! Pas un officier. Il avait tenu, je suppose,
à respirer aussi, sans autre confident que le silence. J’écoutais ses
pas s’approcher; certes, il ne pouvait me voir... A trois pas, le feu
de son cigare éclaira subitement, reflété par son hausse-col d’or,
ses favoris grisonnants et les pointes blanches de sa croix de Malte.
Ce ne fut qu’un éclair, fugitif mais inoubliable, dans cette épaisse
obscurité.

Dépassant ma présence, je l’entendis s’éloigner vers une éclaircie
latérale, située à une trentaine de pas de mon banc. Là, je vis le
tzar s’arrêter, puis jeter un long coup d’œil sur l’espace du côté de
l’aurore--vers l’Orient, plutôt! Brusquement, il écarta de ses deux
mains la ramée d’un haut taillis et demeura, les yeux fixés sur les
lointains, fumant par moments et immobile.

Mais le bruit de ces branches froissées et brisées avait jeté l’alarme
derrière lui! Et voici qu’entre les profondes feuillées, des prunelles
sans nombre s’allumèrent silencieusement! La phrase de Phëdro, par une
analogie qui me frappa malgré moi, dans cette circonstance, me traversa
l’esprit.

Ainsi, comme dans son pays--sans qu’il les aperçût--des milliers
d’yeux, de menaçant augure, symbole persistant! observaient
toujours,--même ici, perdu au fond d’une petite ville d’Allemagne,--ce
tragique promeneur, ce maître spirituel et temporel de cent millions
d’âmes et dont l’ombre couvrait tout un pan du monde!... Cet homme ne
pouvait donc se mêler à la nuit sans que le souvenir de Pierre le
Grand et de ses vœux démesurés ne passât sur un front, ne fût-ce que
sur celui d’un songeur inconnu!

Au bout de peu d’instants, l’Empereur revint sur ses pas, dans l’allée,
sous le feu de toutes ces prunelles d’oiseaux occultes dont il semblait
passer, sans le savoir, la sinistre revue. Bientôt je sentis qu’il
frôlait le banc où j’étais étendu.

Il s’éloignait vers la clairière, y reparut en pleine clarté, puis, au
détour d’une avenue, là-bas, disparut subitement.

Demain, lorsque, dans Moscou, d’innombrables voix, entonnant le
«_Bogë Tzara Krani_» scandé par le feu des puissants canons de la
capitale religieuse de l’Empire, et alterné par les lourdes cloches du
Kremlin, annonceront au monde le sacre du jeune successeur d’Alexandre
II,--le songeur du parc de Weimar se souviendra, lui, du solitaire
marcheur dont les pas sonnèrent ainsi, une nuit, à son oreille!--Il
se rappellera le promeneur qui écartait, d’un geste fatigué, les
branches qui gênaient sa vue et ses pensées--il évoquera la haute
figure du prédécesseur qui passa, dans l’ombre,--alors qu’autour de ce
tzar, aussi l’épiant et l’observant en silence, d’obliques regards se
multipliaient, menaçant son front morose et dédaigneux.



L’Aventure de Tsë-i-la

    «Devine, ou je te dévore.»

    LE SPHYNX.


Au nord du Tonkin, très loin dans les terres, la province de Kouang-Si,
aux rizières d’or, étale jusqu’aux centrales principautés de l’Empire
du Milieu ses villes aux toits retroussés dont quelques-unes sont
encore de mœurs à demi tartares.

Dans cette région, la sereine doctrine de Lao-Tseu n’a pas encore
éteint les vivaces crédulités aux Poussahs, sortes de génies populaires
de la Chine. Grâce au fanatisme des bonzes de la contrée, la
superstition chinoise, même chez les grands, y fermente plus âpre que
dans les états moins éloignés de Péï-Tsin (Pékin);--elle diffère des
croyances mandchoues en ce qu’elle admet les interventions _directes_
des «dieux» dans les affaires du pays.

L’avant-dernier vice-roi de cette immense dépendance impériale fut le
gouverneur Tchë-Tang, lequel a laissé la mémoire d’un despote sagace,
avare et féroce. Voici à quel ingénieux secret ce prince, échappant à
mille vengeances, dut de s’éteindre en paix au milieu de la haine de
son peuple--dont il brava, jusqu’à la fin, sans soucis ni périls, les
bouillonnantes fureurs assoiffées de son sang.

                                   ⁂

Une fois--quelque dix ans peut-être avant sa mort--par un midi
d’été dont l’ardeur faisait miroiter les moires des étangs, craquer
les feuillages des arbres, rutiler la poussière--et versait une
pluie de flammes sur ces myriades de vastes et hauts kiosques, aux
triples étages, qui, s’avoisinant selon les méandres des rues,
constituent la capitale Nan-Tchang ainsi que toute grande ville du
Céleste-Empire,--Tchë-Tang, assis dans la plus fraîche des salles
d’honneur de son palais, sur un siège noir incrusté de fleurs de nacre
aux liserons d’or neuf, s’accoudait, le menton dans la main, le sceptre
sur les genoux.

Derrière lui, la statue colossale de Fô, l’inexprimable dieu, dominait
son trône. Sur les degrés veillaient ses gardes, en armures écaillées
de cuir noir, la lance, l’arc ou la longue hache au poing. A sa droite
se tenait debout son bourreau favori, l’éventant.

Les regards de Tchë-Tang erraient sur la foule des mandarins, des
princes de sa famille et sur les grands officiers de sa cour. Tous
les fronts étaient impénétrables. Le roi, se sentant haï, entouré
d’imminents meurtriers, considérait, en proie aux soupçons indécis,
chacun des groupes où l’on causait à voix basse. Ne sachant qui
exterminer, s’étonnant, à chaque instant, de vivre encore, il rêvait,
taciturne et menaçant.

Une tenture s’écarta, donnant passage à un officier: celui-ci amenait,
par la natte, un jeune homme inconnu, aux grands yeux clairs et d’une
belle physionomie. L’adolescent était revêtu d’une robe de soie feu, à
ceinture brochée d’argent. Devant Tchë-Tang, il se prosterna.

Sur un coup d’œil du roi:

--Fils du Ciel, répondit l’officier, ce jeune homme a déclaré n’être
qu’un obscur citoyen de la ville et s’appeler Tsë-i-la. Cependant, au
mépris de la Mort lente, il offre de prouver qu’il vient en mission
vers toi de la part des Poussahs immortels.

--Parle, dit Tchë-Tang.

Tsë-i-la se redressa.

                                   ⁂

--Seigneur, dit-il d’une voix calme, je sais ce qui m’attend si je
tiens mal mes paroles.--Cette nuit, dans un songe terrible, les
Poussahs, m’ayant favorisé de leur visitation, m’ont fait présent d’un
secret qui éblouit l’entendement mortel. Si tu daignes l’écouter, tu
reconnaîtras qu’il n’est point d’origine humaine, car l’entendre,
seulement, éveillera, dans ton être, un sens nouveau. Sa vertu te
communiquera sur-le-champ le don mystérieux de lire--les yeux fermés,
dans l’espace qui sépare les prunelles des paupières--_les noms mêmes,
en traits de sang! de tous ceux qui pourraient conspirer contre ton
trône ou ta vie, au moment précis où leurs esprits en concevraient le
dessein_. Tu seras donc à l’abri, pour toujours, de toute surprise
funeste, et vieilliras, paisible, en ton autorité. Moi, Tsë-i-la, je
jure ici, par Fô, dont l’image projette son ombre sur nous, que le
magique attribut de ce secret est bien tel que je te l’annonce.

A ce stupéfiant discours, il y eut, dans l’assemblée, un frémissement
et un grand silence. Une vague angoisse émouvait l’impassibilité
ordinaire des visages. Tous examinaient le jeune inconnu qui, sans
trembler, s’attestait, ainsi, possesseur et messager d’un sortilège
divin. Plusieurs s’efforçant en vain de sourire, mais n’osant
s’entre-regarder, pâlissaient, malgré eux, de l’assurance de Tsë-i-la.
Tchë-Tang observait autour de lui cette gêne dénonciatrice.

Enfin, l’un des princes,--pour dissimuler, sans doute, son inquiétude,
s’écria:

--Nous n’avons que faire des propos d’un insensé ivre d’opium.

Les mandarins, alors, se rassurant:

--Les Poussahs n’inspirent que les très vieux bonzes des déserts.

Et l’un des ministres:

--C’est à notre examen, tout d’abord, de décider si le prétendu secret
dont ce jeune homme se croit dépositaire est digne d’être soumis à la
haute sagesse du roi.

A quoi, les officiers irrités:

--Et lui-même... peut-être n’est-il qu’un de ceux dont le poignard
n’attend, pour frapper le Maître, que l’instant où les yeux distraits...

--Qu’on l’arrête!

Tchë-Tang étendit sur Tsë-i-la son sceptre de jade où brillaient des
caractères sacrés:

--Continue, dit-il, impassible.

Tsë-i-la reprit alors, en agitant, du bout des doigts, autour de ses
joues, un petit éventail en brins d’ébène:

--Si quelque torture pouvait persuader Tsë-i-la de trahir son grand
secret en le révélant à d’autres qu’au roi seul, j’en atteste les
Poussahs qui nous écoutent, invisibles, ils ne m’eussent point choisi
pour interprète!--O princes, non, je n’ai pas fumé d’opium, je n’ai pas
le visage d’un insensé, je ne porte point d’armes. Seulement, voici
ce que j’ajoute. Si j’affronte la Mort lente, c’est qu’un tel secret
vaut également, s’il est réel, une récompense digne de lui. Toi seul,
ô roi, jugeras donc, en ton équité, s’il mérite le prix que je t’en
demande.--Si, tout à coup, au son même des mots qui l’énoncent, tu
ressens en toi, sous tes yeux fermés, le don de sa vertu vivante--et
son prodige!--les dieux m’ayant fait noble en me l’inspirant de leur
souffle d’éclairs, tu m’accorderas Li-tien-Së, ta fille radieuse,
l’insigne princier des mandarins et cinquante mille liangs d’or.

En prononçant les mots «liangs d’or», une imperceptible teinte rose
monta aux joues de Tsë-i-la, qu’il voila d’un battement d’éventail.

L’exorbitante récompense réclamée provoqua le sourire des courtisans
et courrouça le cœur ombrageux du roi, dont elle révoltait l’orgueil et
l’avarice. Un cruel sourire glissa, aussi, sur ses lèvres en regardant
le jeune homme qui, intrépide, ajouta:

--J’attends de toi, Seigneur, le serment royal, par Fô, l’inexprimable
dieu qui venge des parjures, que tu acceptes, selon que mon secret te
paraîtra positif ou chimérique, de m’accorder _cette_ récompense ou la
mort qui te plaira.

Tchë-Tang se leva:

--C’est juré, dit-il;--suis-moi.

                                   ⁂

Quelques moments après,--sous des voûtes qu’une lampe, suspendue
au-dessus de sa charmante tête, éclairait,--Tsë-i-la, lié de cordes
fines à un poteau, regardait, en silence, le roi Tchë-Tang, dont
la haute taille apparaissait, dans l’ombre, à trois pas de lui. Le
roi se tenait debout, adossé à la porte de fer du caveau; sa main
droite s’appuyait sur le front d’un dragon de métal qui sortait de
la muraille et dont l’œil unique semblait considérer Tsë-i-la.--La
robe verte de Tchë-Tang jetait des clartés; son collier de pierreries
étincelait, sa tête seule, dépassant le disque noir de la lampe, se
trouvait dans l’obscurité.

Sous l’épaisseur de la terre, nul ne pouvait les entendre.

--J’écoute, dit Tchë-Tang.

--Sire, dit Tsë-i-la, je suis un disciple du merveilleux poète
Li-taï-pé.--Les dieux m’ont donné, en génie, ce qu’ils t’ont donné en
puissance: ils ont ajouté la pauvreté, pour grandir mes pensées. Je les
remerciais donc, chaque jour, de tant de faveurs, et vivais paisible,
sans désirs,--lorsqu’un soir, sur la terrasse élevée de ton palais,
au-dessus des jardins, dans les airs argentés par la lune, j’ai vu ta
fille Li-tien-Së,--qu’encensaient, à ses pieds, les fleurs diaprées
des grands arbres, au vent de la nuit.--Depuis ce soir là, mon pinceau
n’a plus tracé de caractères, et je sens en moi qu’elle aussi songe
au rayonnement dont elle m’a pénétré!... Lassé de languir, préférant
fût-ce la plus affreuse mort au supplice d’être sans elle, j’ai voulu,
par un trait héroïque, d’une subtilité presque divine, m’élever, moi,
passant, ô roi! jusqu’à elle, ta fille!

Tchë-Tang, sans doute par un mouvement d’impatience, appuya son pouce
sur l’œil du dragon. Les deux battants d’une porte roulèrent sans bruit
devant Tsë-i-la, lui laissant voir l’intérieur d’un cachot voisin.

Trois hommes, en habits de cuir, s’y tenaient près d’un brasier où
chauffaient des fers de torture. De la voûte tombait une corde de soie,
solide, s’effilant en fines tresses et sous laquelle brillait une
petite cage d’acier, ronde, trouée d’une ouverture circulaire.

Ce que voyait Tsë-i-la, c’était l’appareil de la Mort terrible. Après
d’atroces brûlures, la victime était suspendue en l’air, par un
poignet, à cette corde de soie,--le pouce de l’autre main attaché, en
arrière, au pouce du pied opposé. On lui ajustait alors cette cage
autour de la tête, et, l’ayant fixée aux épaules, on la refermait après
y avoir introduit deux grands rats affamés. Le bourreau imprimait
ensuite, au condamné, un balancement. Puis il se retirait, le laissant
dans les ténèbres et ne devant revenir le visiter que le surlendemain.

A cet aspect, dont l’horreur impressionnait, d’ordinaire, les plus
résolus:

--Tu oublies que nul ne doit m’entendre, hors toi! dit froidement
Tsë-i-la.

Les battants se refermèrent.

--Ton secret? gronda Tchë-Tang.

--Mon secret, tyran!--C’est que ma mort entraînerait la tienne, ce
soir! dit Tsë-i-la, l’éclair du génie dans les yeux.--Ma mort? Mais,
c’est elle seule, ne le comprends-tu pas, qu’espèrent, là-haut, ceux
qui attendent ton retour en frémissant!... Ne serait-elle pas l’aveu
de la nullité de mes promesses?... Quelle joie pour eux de rire tout
bas, en leurs cœurs meurtriers, de ta crédulité déçue? Comment ne
serait-elle pas le signal de ta perte?... Assurés de l’impunité,
furieux de leur angoisse, comment, devant toi, diminué de l’espoir
avorté, leur haine hésiterait-elle encore?--Appelle tes bourreaux!
Je serai vengé. Mais je le vois: déjà tu sens bien que si tu me fais
périr, ta vie n’est plus qu’une question d’heures; et que tes enfants
égorgés, selon l’usage, te suivront;--et que Li-tien-Së, ta fille,
fleur de délices, deviendra la proie de tes assassins.

«Ah! si tu étais un prince profond!... Supposons que, tout à l’heure,
au contraire, tu rentres, le front comme aggravé de la mystérieuse
voyance prédite, entouré de tes gardes, la main sur mon épaule, dans
la salle de ton trône--et que là, m’ayant toi-même revêtu de la robe
des princes, tu mandes la douce Li-tien-Së--ta fille, et mon âme!--et
qu’après nous avoir fiancés, tu ordonnes à tes trésoriers de me
compter, officiellement, les cinquante mille liangs d’or, je jure qu’à
cette vue tous ceux d’entre tes courtisans dont les poignards sont à
demi tirés, dans l’ombre, contre toi, tomberont défaillants, prosternés
et hagards,--et qu’à l’avenir nul n’oserait admettre, en son esprit,
une pensée qui te serait ennemie.--Songe donc! L’on te sait raisonnable
et froid, clairvoyant dans les conseils de l’État; donc il ne saurait
être possible qu’une chimère vaine eût suffi pour transfigurer, en
quelques instants, la soucieuse expression de ton visage en celle d’une
stupeur sacrée, victorieuse, tranquille!... Quoi! l’on te sait cruel,
et tu me laisses vivre? L’on te sait fourbe, et tu tiens envers moi
ton serment? L’on te sait cupide, et tu me prodigues tant d’or? L’on te
sait altier dans ton amour paternel, et tu me donnes ta fille, pour une
parole, à moi, passant inconnu? Quel doute subsisterait devant ceci?...
En quoi voudrais-tu que consistât la valeur d’un secret, insufflé par
les vieux Génies de notre Ciel, _sinon dans l’environnante conviction
que tu le possèdes_?... C’est elle seule qu’il s’agissait de CRÉER!
je l’ai fait. Le reste dépend de toi. J’ai tenu parole!--Va, je n’ai
précisé les liangs d’or et la dignité que je dédaigne que pour laisser
mesurer à la magnificence du prix arraché à ta duplicité célèbre,
l’épouvantable importance de mon imaginaire secret.

«Roi Tchë-Tang, moi, Tsë-i-la, qui, attaché, par tes ordres à ce
poteau, exalte, devant la Mort terrible, la gloire de l’auguste
Li-taï-pé, mon maître, aux pensées de lumière,--je te le déclare, en
vérité, voici ce que te dicte la sagesse.--Rentrons le front haut,
te dis-je, et radieux! Fais grâce, d’un cœur sous l’impression du
Ciel! Menace d’être à l’avenir sans miséricorde. Ordonne des fêtes
illuminées, pour la joie des peuples, en l’honneur de Fô (qui m’inspira
cette ruse divine!)--Moi, demain, je disparaîtrai. J’irai vivre, avec
l’élue de mon amour, dans quelque province heureuse et lointaine, grâce
aux salutaires liangs d’or.--Le bouton de diamant des mandarins--que
tout à l’heure je recevrai de ta largesse, avec tant de semblants
d’orgueil,--je présume que je ne le porterai jamais; j’ai d’autres
ambitions: je crois seulement aux pensées harmonieuses et profondes,
qui survivent aux princes et aux royaumes; étant roi dans leur immortel
empire, je n’ai que faire d’être prince dans les vôtres. Tu as éprouvé
que les dieux m’ont donné la solidité du cœur et l’intelligence égale à
celle, n’est-ce pas, de ton entourage? Je puis donc, mieux que l’un de
tes grands, mettre la joie dans les yeux d’une jeune femme. Interroge
Li-tien-Së, mon rêve! Je suis sûr qu’en voyant mes yeux, elle te le
dira.--Pour toi, couvert d’une superstition protectrice, tu régneras,
et si tu ouvres tes pensées à la justice, tu pourras changer la crainte
en amour autour de ton trône raffermi. C’est là le secret des rois
dignes de vivre! Je n’en ai pas d’autre à te livrer.--Pèse, choisis et
prononce! J’ai parlé.»

Tsë-i-la se tut.

Tchë-Tang, immobile, parut méditer quelques instants. Sa grande ombre
silencieuse s’allongeait sur la porte de fer. Bientôt, il descendit
vers le jeune homme--et, lui mettant les mains sur les épaules, le
regarda fixement, au fond des yeux, comme en proie à mille sentiments
indéfinissables.

Enfin, tirant son sabre, il coupa les liens de Tsë-i-la; puis, lui
jetant son collier royal autour du cou:

--Viens, dit-il.

Il remonta les degrés du cachot et appuya sa main sur la porte de
lumière et de liberté.

Tsë-i-la, que le triomphe de son amour et de sa soudaine fortune
éblouissait un peu, considérait le nouveau présent du roi:

--Quoi! ces pierreries encore! murmurait-il: qui donc te calomniait?
C’est plus que les richesses promises!--Que veut payer le roi, par ce
collier?

--Tes injures! répondit dédaigneusement Tchë-Tang, en rouvrant la porte
vers le soleil.



Le Tueur de cygnes

    _A Monsieur Jean Marras._

    «Les cygnes comprennent les signes.»

    VICTOR HUGO. _Les Misérables_[3].


A force de compulser des tomes d’Histoire naturelle, notre illustre
ami, le docteur Tribulat Bonhomet avait fini par apprendre que «_le
cygne chante bien avant de mourir_».--En effet (nous avouait-il
récemment encore), cette musique seule, depuis qu’il l’avait entendue,
l’aidait à supporter les déceptions de la vie et toute autre ne lui
semblait plus que du charivari, du «Wagner».

  [3] Inutile (pensons-nous) d’ajouter qu’en cette authentique
  citation, ce n’est pas l’Auteur de _La Bouche d’ombre_ qui
  parle,--mais simplement _l’un de ses personnages_. Il serait peu
  juste, en effet, d’attribuer à un Auteur _même_, les prud’homies,
  monstruosités blasphématoires ou vils jeux de mots--que, pour des
  raisons spéciales et peut-être hautes--il se résout, tristement,
  à prêter à certains Ilotes de son imagination.

--Comment s’était-il procuré cette joie d’amateur?--Voici:

Aux environs de la très ancienne ville fortifiée qu’il habite, le
pratique vieillard ayant, un beau jour, découvert dans un parc
séculaire à l’abandon, sous des ombrages de grands arbres, un vieil
étang sacré--sur le sombre miroir duquel glissaient douze ou quinze
des calmes oiseaux,--en avait étudié soigneusement les abords, médité
les distances, remarquant surtout le cygne noir, leur veilleur, qui
dormait, perdu en un rayon de soleil.

Celui-là, toutes les nuits, se tenait les yeux grands ouverts, une
pierre polie en son long bec rose, et, la moindre alerte lui décelant
un danger pour ceux qu’il gardait, il eût, d’un mouvement de son
col, jeté brusquement dans l’onde, au milieu du blanc cercle de
ses endormis, la pierre d’éveil:--et la troupe à ce signal, guidée
encore par lui, se fût envolée à travers l’obscurité sous les allées
profondes, vers quelques lointains gazons ou telle fontaine reflétant
de grises statues, ou tel autre asile bien connu de leur mémoire.--Et
Bonhomet les avait considérés longtemps, en silence,--leur souriant,
même. N’était-ce pas de leur dernier chant dont, en parfait dilettante,
il rêvait de se repaître bientôt les oreilles?

Parfois donc,--sur le minuit sonnant de quelque automnale nuit sans
lune,--Bonhomet, travaillé par une insomnie, se levait tout à coup,
et, pour le concert qu’il avait besoin de réentendre, s’habillait
spécialement. L’osseux et gigantal docteur, ayant enfoui ses jambes en
de démesurées bottes de caoutchouc fourré, que continuait, sans suture,
une ample redingote imperméable, dûment fourrée aussi, se glissait les
mains en une paire de gantelets d’acier armorié, provenue de quelque
armure du Moyen âge, (gantelets dont il s’était rendu l’heureux
acquéreur au prix de trente-huit beaux sols,--une folie!--chez un
marchand de passé). Cela fait, il ceignait son vaste chapeau moderne,
soufflait la lampe, descendait, et, la clef de sa demeure une fois en
poche, s’acheminait, à la bourgeoise, vers la lisière du parc abandonné.

Bientôt, voici qu’il s’aventurait, par les sentiers sombres, vers
la retraite de ses chanteurs préférés--vers l’étang dont l’eau peu
profonde, et bien sondée en tous endroits, ne lui dépassait pas la
ceinture. Et, sous les voûtes de feuillée qui en avoisinaient les
atterrages, il assourdissait son pas, au tâter des branches mortes.

Arrivé tout au bord de l’étang, c’était lentement, bien lentement--et
sans nul bruit!--qu’il y risquait une botte, puis l’autre,--et qu’il
s’avançait, à travers les eaux, avec des précautions inouïes, tellement
inouïes qu’à peine osait-il respirer. Tel un mélomane à l’imminence de
la cavatine attendue. En sorte que, pour accomplir les vingt pas qui
le séparaient de ses chers virtuoses, il mettait généralement de deux
heures à deux heures et demie, tant il redoutait d’alarmer la subtile
vigilance du veilleur noir.

Le souffle des cieux sans étoiles agitait plaintivement les hauts
branchages dans les ténèbres autour de l’étang:--mais Bonhomet, sans
se laisser distraire par le mystérieux murmure, avançait toujours
insensiblement, et si bien que, vers les trois heures du matin, il se
trouvait, invisible, à un demi-pas du cygne noir, sans que celui-ci eût
ressenti le moindre indice de cette présence.

Alors, le bon docteur, en souriant dans l’ombre, grattait doucement,
bien doucement, effleurait à peine, du bout de son index moyen âge, la
surface abolie de l’eau, devant le veilleur!... Et il grattait avec
une douceur telle que celui-ci, bien qu’étonné, ne pouvait juger cette
vague alarme comme d’une importance digne que la pierre fût jetée.
Il écoutait. A la longue, son instinct, se pénétrant obscurément de
l’_idée_ du danger, son cœur, oh! son pauvre cœur ingénu se mettait à
battre affreusement:--ce qui remplissait de jubilation Bonhomet.

Et voici que les beaux cygnes, l’un après l’autre, troublés, par ce
bruit, au profond de leurs sommeils, se détiraient onduleusement la
tête de dessous leurs pâles ailes d’argent,--et, sous le poids de
l’ombre de Bonhomet, entraient peu à peu dans une angoisse, ayant on
ne sait quelle confuse conscience du mortel péril qui les menaçait.
Mais, en leur délicatesse infinie, ils souffraient en silence, comme le
veilleur,--ne pouvant s’enfuir, puisque _la pierre n’était pas jetée_!
Et tous les cœurs de ces blancs exilés se mettaient à battre des coups
de sourde agonie,--_intelligibles_ et distincts pour l’oreille ravie
de l’excellent docteur qui,--sachant bien, lui, ce que leur causait,
_moralement_, sa seule proximité,--se délectait, en des prurits
incomparables, de la terrifique sensation que son immobilité leur
faisait subir.

--Qu’il est doux d’encourager les artistes! se disait-il tout bas.

Trois quarts d’heure, environ, durait cette extase, qu’il n’eut pas
troquée contre un royaume. Soudain, le rayon de l’Étoile-du-matin,
glissant à travers les branches, illuminait, à l’improviste, Bonhomet,
les eaux noires et les cygnes aux yeux pleins de rêves! le veilleur,
affolé d’épouvante à cette vue, jetait la pierre...--Trop tard!...
Bonhomet, avec un grand cri horrible, où semblait se démasquer son
sirupeux sourire, se précipitait, griffes levées, bras étendus, à
travers les rangs des oiseaux sacrés!--Et rapides étaient les étreintes
des doigts de fer de ce preux moderne: et les purs cols de neige, de
deux ou trois chanteurs étaient traversés ou brisés avant l’envolée
radieuse des autres oiseaux-poètes.

Alors, l’âme des cygnes expirants s’exhalait, oublieuse du bon docteur,
en un chant d’immortel espoir, de délivrance et d’amour, vers des Cieux
inconnus.

Le rationnel docteur souriait de cette sentimentalité, dont il
ne daignait savourer, en connaisseur sérieux, qu’une chose,--LE
TIMBRE.--Il ne prisait, musicalement, que la douceur singulière _du
timbre_ de ces symboliques voix, qui vocalisaient la Mort comme une
mélodie.

Bonhomet, les yeux fermés, en aspirait, en son cœur, les vibrations
harmonieuses: puis, chancelant, comme en un spasme, il s’en allait
échouer à la rive, s’y allongeait sur l’herbe, s’y couchait sur le dos,
en ses vêtements bien chauds et imperméables.

Et là, ce Mécène de notre ère, perdu en une torpeur voluptueuse,
ressavourait, au tréfonds de lui-même, le souvenir du chant
délicieux--bien qu’entaché d’une sublimité selon lui démodée--de ses
chers artistes.

Et, résorbant sa comateuse extase, il en ruminait ainsi, à la
bourgeoise, l’exquise impression jusqu’au lever du soleil.



La Céleste Aventure

    _A Monsieur Gustave De Malherbe._

    «Jette le filet, tu prendras un gros
    poisson: dans sa gueule, tu trouveras
    une pièce d’argent; elle payera l’_impôt_
    de César.»

    NOUVEAU TESTAMENT.


Maintenant que sœur Euphrasie, cette enfant divine, s’est enfuie dans
la Lumière, pourquoi garder encore le mot _terrestre_ du «miracle» dont
elle fut l’éblouie? Certes, la noble sainte--qui vient de s’endormir,
à vingt-huit ans, supérieure d’un ordre de Petites-Sœurs des pauvres,
fondé par elle, en Provence--n’eût pas été scandalisée d’apprendre le
secret _physique_ de sa soudaine vocation: la voyance de son humilité
n’en eût pas été troublée un seul instant;--toutefois, il sera mieux
que je n’aie parlé qu’aujourd’hui.

A près d’un kilomètre d’Avignon s’élevait, en 1860, non loin
d’atterrages verdoyants, en amont du Rhône, une bicoque isolée,
d’aspect sordide; ajourée, à son unique étage, d’une seule fenêtre à
contrevents ferrés, elle s’accusait, bien en vue d’une protectrice
caserne de gendarmerie--sise aux confins des faubourgs, sur la route.

Là, vivait depuis longtemps un vieil israélite qu’on nommait le père
Mosé. Ce n’était pas un méchant juif, malgré sa face éteinte et
son front d’orfraie dont un bonnet collant, d’étoffe et de couleur
désormais imprécises, moulait et enserrait la calvitie. Encore vert et
nerveux, d’ailleurs, il eût bien été capable de talonner d’assez près
Ahasvérus, en quelques marches forcées. Mais il ne sortait guère et ne
recevait qu’avec des précautions extrêmes. La nuit, tout un système de
chausse-trapes et de pièges à loups le protégeait derrière sa porte mal
fermée. Serviable,--surtout envers ses coreligionnaires,--aumônieux
toutefois envers tous, il ne poursuivait que les riches, auxquels,
seulement, il prêtait, préférant thésauriser.--De cet homme pratique
et craignant Dieu, les sceptiques idées du siècle n’altéraient en rien
la foi sauvage, et Mosé priait entre deux usures aussi bien qu’entre
deux aumônes. N’étant pas sans un certain cœur étrange, _il tenait à
rétribuer les moindres services_. Peut-être même eût-il été sensible au
frais paysage qui s’étendait devant sa fenêtre, alors qu’il explorait,
de ses yeux gris clair, les alentours... Mais une chose lointaine,
établie sur une petite éminence et qui dominait les prés riverains en
aval du fleuve, lui gâtait l’horizon. Cette _chose_, il en détournait
la vue avec une sorte de gêne, d’ailleurs assez concevable,--une
insurmontable aversion.

C’était un très ancien «calvaire», toléré, à titre de curiosité
archéologique, par les édiles actuels. Il fallait gravir vingt et une
marches pour arriver à la grosse croix centrale--qui supportait un
Christ gothique, presque effacé par les siècles, entre les deux plus
petites croix des larrons Diphas et Gesmas.

Une nuit, le père Mosé, les pieds sur une escabelle, penché, besicles
au nez, le bonnet contre la lampe, sur une petite table couverte de
diamants, d’or, de perles et de papiers précieux, devant sa fenêtre
ouverte à l’espace, venait d’apurer des comptes sur un poudreux
registre.

Il s’était fort attardé! Toutes les facultés de son être s’étaient si
bien ensevelies en son labeur, que ses oreilles, sourdes aux vains
bruits de la nature, étaient demeurées inattentives, durant des heures,
à... certains cris lointains, nombreux, disséminés, effrayants,
qui, toute la soirée, avaient troué le silence et les ténèbres.--A
présent, une énorme lune claire descendait les bleues étendues et l’on
n’entendait plus aucunes rumeurs.

--Trois millions!... s’écria le père Mosé, en posant un dernier chiffre
au bas des totaux.

Mais la joie du vieillard, exultant au fond de son cœur qu’emplissait
l’idéal réalisé, s’acheva en un frisson. Car--à n’en pas douter une
seconde!--une glaciale sensation lui étreignait subitement les pieds:
si bien que, repoussant l’escabeau, il se releva très vite.

Horreur! Une eau clapotante, dont la chambre était envahie, baignait
ses maigres jambes! La maison craquait. Ses yeux, errant au dehors,
par la fenêtre, aperçurent, en se dilatant, l’immense environnement
du fleuve couvrant les basses plaines et les campagnes: c’était
l’inondation! le débordement soudain, grossissant et terrible du Rhône.

--Dieu d’Abraham! balbutia-t-il.

Sans perdre un instant, malgré sa profonde terreur, il jeta ses
vêtements, sauf le pantalon rapiécé, se déchaussa, fourra, pêle-mêle,
en une petite sacoche de cuir (qu’il se suspendit au cou), le plus
précieux de la table, diamants et papiers,--songeant que, sous les
ruines de sa masure, après l’événement, il saurait bien retrouver son
or enfoui!--Flac! flac! il arpentait la pièce, afin de saisir, sur un
vieux coffre, une liasse de billets de banque déjà collés et trempés.
Puis il monta sur l’appui de la fenêtre, prononça trois fois le mot
hébreu _kadosch_, qui signifie «saint», et se précipita, se sachant bon
nageur, à la grâce de son Dieu.

La bicoque s’écroula derrière lui, sans bruit, sous les eaux.

Au loin, nulle barque!--Où fuir? Il s’orientait vers Avignon; mais
l’eau reculait maintenant la distance--et c’était loin, pour lui! Où se
reposer? prendre pied?... Ah! le seul point lumineux, là-bas, sur la
hauteur, c’était... ce calvaire,--dont les marches déjà disparaissaient
sous le bouillonnement des ondes et le remous des eaux furieuses.

--Demander asile à cette image? Non! Jamais.

Le vieux juif était grave en ses croyances, et, bien que le danger
pressât, bien que les idées modernes et les compromis qu’elles
inspirent fussent loin d’être ignorés du morne chercheur d’Arche, il
lui répugnait de devoir--ne fût-ce que le salut terrestre à... _ce qui
était là_.

Sa silhouette, en cet instant, se projetant sur les eaux où tremblaient
des reflets d’étoiles, eût fait songer au déluge. Il nageait au hasard.
Soudain une réflexion sinistre et ingénieuse lui traversa l’esprit:

--J’oubliais, se dit-il en soufflant (et l’eau découlait des deux
pointes de sa barbe), j’oubliais qu’après tout il y a là ce pauvre de
«mauvais larron!...» Ma foi, je ne vois aucun inconvénient à chercher
refuge auprès de cet excellent Gesmas, en attendant qu’on vienne me
délivrer!

Il se dirigea donc, tous scrupules apaisés, et en d’énergiques
brassées, à travers les houleuses volutes des ondes et dans le beau
clair de lune, vers les Trois-croix.

Celles-ci, au bout d’un quart d’heure, lui apparurent, colossales, à
une centaine de mètres de ses membres à demi congelés et ankylosés.
Elles se dressaient, à présent, sans support visible, sur les vastes
eaux.

Comme il les considérait, haletant, cherchant à discerner, à gauche,
le gibet de ses préférences, voici que les deux croix latérales, plus
frêles que celle du milieu, craquèrent, pressées par le cours du Rhône,
et que le bois vermoulu céda, et qu’en une sorte d’épouvantée, de
noire salutation, toutes deux s’abattirent en arrière, dans l’écume,
silencieusement.

Mosé demeura sans s’avancer, et hagard, devant ce spectacle: il
faillit enfoncer et cracha deux gorgées.

Maintenant, la grande Croix seule, _spes unica_, découpait son signe
suprême sur le fond mystérieux du firmamental espace; elle proférait
son pâle Couronné d’épines, cloué, les bras étendus, les yeux fermés.

Le vieillard, suffoqué, presque défaillant, n’ayant plus que le seul
instinct des êtres qui se noient, se décida, désespérément, à nager,
quand même, vers l’emblème sublime, son or à sauver triplant ses
dernières forces et le justifiant à ses yeux qu’une imminente agonie
rendait troubles!--Arrivé au pied de la Croix,--oh! ce fut de mauvaise
grâce (hâtons-nous de le dire à sa louange) et en éloignant sa tête
le plus possible, qu’il se résigna, l’échappé des eaux, à saisir et
entourer de ses bras l’arbre de l’Abîme, celui qui, écrasant de sa base
toute raison humaine, partage, en quatre inévitables chemins l’Infini.

Le pauvre riche prit pied; l’eau montait, le soulevant à mi-corps:
autour de lui la diluviale étendue muette...--Oh! là-bas! une voile!
une embarcation!

Il cria.

L’on vira de bord: on l’avait aperçu.

A cet instant même, un ressaut du fleuve (quelque barrage se brisant
dans l’ombre) l’enleva, d’une grosse envaguée, jusqu’à la Plaie du
côté. Ce fut si terrible et si subit qu’il eut à peine le temps
d’étreindre, corps à corps et face à face, l’image de l’Expiateur!
et de s’y suspendre, le front renversé en arrière, les sourcils
contractant leurs touffes sur ses regards perçants et obliques,
tandis que remuaient en avant, toutes frémissantes, les deux pointes
en fourche de sa barbe grise. Le vieil israélite, entrelacé, à
califourchon, à Celui qui pardonne, et ne pouvant lâcher prise,
regardait de travers son «sauveur».

--Tenez ferme! Nous arrivons! crièrent des voix déjà distinctes.

--Enfin!... grommela le père Mosé, que ses muscles horrifiés allaient
trahir; mais... voici un service rendu par quelqu’un... dont je n’en
attendais pas! Ne voulant rien devoir à personne, il est juste que je
le rétribue... comme je rétribuerais un vivant. Donnons-lui donc ce que
je donnerais... à un homme.

Et, pendant que la barque s’approchait, Mosé, dans son organique zèle
de faire ce qu’il pouvait pour s’acquitter, fouilla sa poche, en retira
une pièce d’or--qu’il enfonça gravement et de son mieux entre les deux
doigts repliés sur le clou de la main droite.

--Quittes! murmura-t-il, en se laissant tomber, presque évanoui, entre
les bras des mariniers.

La peur bien légitime de perdre sa sacoche le maintint ferme jusqu’à
l’atterrage d’Avignon. Le lit chauffé d’une auberge, l’y réconforta. Ce
fut en cette ville qu’il s’établit un mois après, ayant recouvré son or
sous les décombres de son ancien logis, et ce fut là qu’il s’éteignit
en sa centième année.


Or, en décembre de l’année qui suivit cet incident insolite, il arriva
qu’une jeune fille du pays, une très pauvre orpheline d’un charmant
visage, Euphrasie ***, ayant été remarquée par de riches bourgeois
de la Vaucluse, ceux-ci, déconcertés par ses refus inexplicables,
résolurent, dans son intérêt, de la prendre par la famine. Elle fut
donc bientôt congédiée, par leurs soins, de l’ouvroir où elle gagnait
le franc quotidien de sa subsistance et de sa bonne humeur, en échange
de onze heures, seulement, de travail (l’ouvroir étant tenu par une
famille des plus recommandables de la ville). Elle se vit également
renvoyée, le jour même, du réduit où elle remerciait Dieu matin et
soir; car, il faut être juste, l’hôtelier, qui avait des enfants à
établir, ne devait pas, ne _pouvait_ pas, en sérieuse conscience,
s’exposer à perdre les six beaux francs mensuels du cellulaire galetas
qu’elle occupait chez lui. «Si honnête qu’elle fût,» lui dit-il,
«ce n’est pas avec du sentiment qu’on paye les contributions»; et
d’ailleurs, peut-être était-ce «_pour son bien, à elle_», ajouta-t-il
en clignant de l’œil, «qu’il devait se montrer rigoureux.» En sorte
que, par un crépuscule d’hiver où le tintement clair des _Angelus_
passait dans le vent, la tremblante enfant infortunée marchait à
travers les rues de neige et, ne sachant où aller, se dirigea vers le
calvaire.

Là, poussée très probablement par les anges, dont les ailes soulevèrent
ses pas sur les blancs degrés, elle s’affaissa au pied de la Croix
profonde, heurtant de son corps le bois éternel, en murmurant ces
ingénues paroles:--«Mon Dieu, secourez-moi d’une petite aumône, ou je
vais mourir ici.»

Et, chose à stupéfier l’entendement, voici que, de la main droite du
vieux Christ, vers qui les yeux de la suppliante s’étaient levés, une
pièce d’or tomba sur la robe de l’enfant,--et que ce choc, avec la
sensation douce et jamais troublante d’un miracle, la ranima.

C’était une pièce déjà séculaire, à l’effigie du roi Louis XVI, et dont
l’or jauni luisait sur la jupe noire de l’élue. Sans doute, aussi,
quelque chose de Dieu, tombant, en même temps, dans l’âme virginale
de cette enfant du ciel, en raffermit le courage. Elle prit l’or,
sans même s’étonner, se leva, baisa, souriante, les pieds sacrés--et
s’enfuit vers la ville. Ayant remis à l’aubergiste raisonnable les six
francs en question, elle attendit le jour, là-haut, dans sa couchette
glacée, mangeant son pain sec dans la nuit, l’extase dans le cœur, le
Ciel dans les yeux, la simplicité dans l’âme. Dès le jour suivant,
pénétrée de la force et de la clarté vivantes, elle commença son œuvre
sainte à travers les refus, les portes fermées, les malignes paroles,
les menaces et les sourires.

Et son œuvre de lumière fut fondée.

Aujourd’hui, la jeune bienheureuse vient de s’envoler en sa réalité,
victorieuse des ricanantes saletés de la terre, toute radieuse du
«miracle» que CRÉA sa foi, de concert avec Celui qui permet à toutes
choses d’apparaître.



Le jeu des graces

    _A Monsieur Victor Wilder._

    --Oh! cela n’empêche pas les sentiments!...

    Stéphane MALLARMÉ (_Entretiens_).


Les feux d’or du soir, au travers de moutonneuses nuées mauves,
poudraient d’impalpables pierreries les feuilles d’assez vieux arbres,
ainsi que d’automnales roses, à l’entour d’une pelouse encore mouillée
d’orage: le jardin s’enfonçait entre les murs tendus de lierre des deux
maisons voisines; une grille aux pointes dorées le séparait de la rue,
en ce quartier tranquille de Paris. Les rares passants pouvaient donc
entrevoir, au fond de ce jardin, la façade avenante de la demeure,
et, dans une pénombre, le perron, surélevé de trois marches, sous sa
marquise.

Or, perdues en les lueurs de cette vesprée, sur le gazon, jouaient,
au _Jeu des Grâces_, trois enfants blondes,--oh! quatorze, douze et
dix ans à peine, innocence!--Eulalie, Bertrande et Cécile Rousselin,
quelque peu folâtres en leurs petites robes d’orléans noire. Riant
de plaisir, en ce deuil,--n’était-ce pas de leur âge?--elles se
renvoyaient, du bout de leurs bâtonnets d’acajou, de courts cerceaux de
velours rouge festonnés de liserons d’or.

Elle avait aimé feu son époux,--ayant conquis, d’ailleurs, à ses côtés,
dans le commerce des bronzes d’art, une aisance,--la belle madame
Rousselin! Séduisante, économe et tendre, perle bourgeoise, elle
s’était retirée avec ses filles, en cette habitation, depuis les dix
mois et demi d’où datait son sévère veuvage, qu’elle présumait éternel.

Jamais, en effet, son mari ne lui avait semblé plus «sérieux» que
depuis qu’il était mort. Cet accident l’avait solennisé, pour ainsi
dire, aux yeux en larmes de l’aimable veuve. Aussi, avec quelle
tendresse triste se plaisait-elle à venir, toutes les quinzaines
environ, suspendre (de concert avec ses trois charmantes filles), de
sentimentales couronnes aux murs blancs du caveau neuf! murs que,
par prévoyance, elle avait fait clouter du haut en bas! Sur ces
couronnes se lisaient, en majuscules ponctuées de pleurs d’argent,
des _A mon petit papa chéri!_ des _A mon époux bien-aimé!_--Lorsqu’à
de certains anniversaires, plus intimes, elle venait seule au champ
du Repos, c’était avec un air indéfinissable et presque demi-souriant
que, nouvelle Artémise, munie ce jour-là d’une couronne spéciale,
à son usage, elle accrochait celle-ci à des clous isolés: sur les
immortelles, semées alors de myosotis, on pouvait lire en caractères
tortillés et suggestifs, ces deux mots du cœur: «_Souviens-toi!_» Car,
même avec les défunts, les femmes ont de ces exquises délicatesses où
l’imagination plus grossière de l’homme perd complètement pied,--mais
auxquelles il serait à parier, quand même, que les trépassés ne sont
pas insensibles.

Toutefois, comme c’était une femme d’ordre, chez qui le sentiment
n’excluait pas le très légitime calcul d’une ménagère, la belle Mme
Rousselin, dès le premier trimestre, avait remarqué le prix auquel
revenaient, achetées au détail, ces pâles couronnes, si vite fanées
par les intempéries; et, séduite par diverses annonces des journaux
qui mentionnaient la découverte de nouvelles couronnes funèbres,
inoxydables, obtenues par le procédé galvanoplastique, résistantes même
à l’oubli,--couronnes modernes par excellence!--elle en avait acheté,
en gros, quelques douzaines, qu’elle conservait, au frais, dans la
cave, et qui défrayaient, depuis, les visites bimensuelles au cher
décédé.


Soudain, les trois enfants, dont les boucles vermeilles, alanguies
en _repentirs_, sautillaient sur les noirs corsages, cessèrent de
s’ébattre sur l’herbe en fleurs, car, au seuil du perron, et poussant
la porte vitrée, venait d’apparaître l’épouse, la grave maman tout
en deuil, blonde aussi et déjà pâlie de son abandon. Elle tenait,
justement, à la main, trois de ces couronnes légères et solides,
nouveau système, qu’elle laissa tomber, auprès de la rampe, sur la
table verte du jardin, comme pour appuyer de leur impression les
paroles suivantes:

--Et que l’on se recueille maintenant, mesdemoiselles! Assez de
récréation: oubliez-vous que, demain, nous devons aller rendre visite
à... celui qui n’est plus?

Sûre d’être obéie (car, au point de vue du cœur, ses jeunes anges
avaient, elle ne l’ignorait pas, de qui tenir), la belle Mme Rousselin
rentra, sans doute afin de soupirer plus à l’aise en la solitude
retirée de sa chambre.

A ces mots et aussitôt seules, Eulalie, Bertrande et Cécile
Rousselin,--dont les rires s’étaient envolés plus loin que les oiseaux
du ciel,--vinrent, à pas lents, méditatives, s’asseoir et s’accouder
autour de la table.

Après un silence:

--C’est pourtant vrai! pauvre père! dit à voix basse Eulalie, la jolie
aînée, déjà rêveuse.

Et, prenant un _A mon époux bien-aimé_, elle en considéra,
distraitement, l’inscription.

--Nous l’aimions tant! gémit Bertrande, aux yeux bleus--où brillaient
des larmes.

Sans y prendre garde, imitant Eulalie, elle tournait entre ses doigts,
et le regard fixe, un _A mon petit papa chéri_.

--Pour sûr qu’on l’aimait bien! s’écria la pétulante cadette Cécile
qui, follement énervée encore du jeu quitté et comme pour accentuer, à
sa manière, la sincérité naïve de son effusion, fit étourdiment sauter
en l’air le _Souviens-toi!_ qui restait.

Par bonheur, l’aînée, qui tenait encore ses baguettes, y reçut, et à
temps, la plaintive couronne, laquelle s’y encercla d’abord,--puis,
grâce à un mouvement d’inadvertance provenu de l’entraînante vitesse
acquise, le _Souviens-toi!_ s’échappant des bâtonnets, fut recueilli de
même par Bertrande, après s’être croisé en l’air avec l’_A mon petit
papa chéri!_--et l’_A mon époux bien-aimé!_ que Cécile, bien malgré
elle, n’avait pu se défendre de lancer vers ses sœurs.

De sorte que, l’instant d’après--et peut-être en symbole des illusions
de la vie,--les trois ingénues, peu à peu de retour sur la pelouse,
substituaient à leurs cerceaux dorés ce nouveau _Jeu des Grâces_, et,
inconscientes déjà, se renvoyaient, mélancoliquement, aux derniers
rayons du soleil, ces _inaltérables_ attributs de la sentimentalité
moderne.



La Maison du bonheur

    Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
    Luxe, calme et volupté!

    (CHARLES BAUDELAIRE. _L’Invitation
    au voyage_).


Deux beaux êtres humains se sont rencontrés à cette heure des années
qui précède le tomber merveilleux de l’automne; à cette heure
où,--telle que, sur de riches forêts, après une ondée d’orage, l’étoile
du soir,--la Mélancolie se lève, illuminant de mille teintes magiques
toutes les âmes bien nées.

Autrefois,--ô souvenances déjà lointaines!--ces deux âmes, dès les
premières aurores, apparurent natalement blanches et douées, à l’état
nostalgique, d’une sorte de languide passion pour les seules choses
du Ciel.--On eût dit d’éternels enfants, destinés à mourir comme
les oiseaux s’envolent et que le lis du matin serait la seule fleur
oubliable sur leurs chastes tombes.

Mais ils étaient prédestinés à vivre,--et l’Humanité est venue avec ses
luttes et ses stupeurs.

Elle et lui, l’un de l’autre isolés par le hasard des villes et des
contrées, grandirent, en des milieux parallèles, sans se rencontrer
jamais.

Au cours de l’existence, et sous tous les cieux, ils eurent donc
à subir le salut des passants polis, aux yeux sourieurs, aux airs
sagaces, aux admirations officielles, aux jugements d’emprunt, aux
préoccupations oiseuses, aux riens compassés, aux cœurs uniquement
lascifs, aux politiques visées, aux calomnieux éloges,--et dont les
présences, très distinguées, dégagent une odeur de bois mort.

Ah! c’est que tous deux avaient, comme nous, reçu le jour au sein
triste de ces nations occidentales, lesquelles, sous couleur d’établir,
enfin, sur la terre, le règne «régulier» de la Justice, vont, se
dénuant, à plaisir, de ces instincts de l’en-Haut--qui, seuls,
constituent l’Homme réel,--et préfèrent s’aventurer _librement_,
désormais, au gré d’une Raison désespérée, à travers les hasards et
les phénomènes, en payant chaque «découverte» d’un endurcissement plus
sourd du cœur.

Au spectacle environnant de cet effort moderne, le plus sage,
humainement,--aux yeux, du moins, des gens du «monde»,--ne serait-ce
pas de se laisser vivre, en vagues curieux, n’acceptant des années que
les sensualités intellectuelles ou physiques, et sans autres passions
que celle du plus commode éclectisme?

Cependant, Paule de Luçanges, ainsi que le duc Valleran de la
Villethéars, dès leur juvénilité, commencèrent à ressentir beaucoup
d’étonnement de faire partie d’une espèce où le dépérissement de toute
foi, de tous désintéressés enthousiasmes, de tout amour noble ou sacré,
menaçait de devenir endémique.

Aucuns passe-temps ne pouvaient les distraire de l’humiliant déplaisir
qu’ils en éprouvèrent, encore presque enfants, sans, toutefois, le
laisser transparaître, à cause d’une sorte de charité très douce dont
ils étaient essentiellement pénétrés. Paule, svelte, en sa beauté
d’Hypatie chrétienne, était de la race de ces mondaines aux cœurs de
vestales qui, préservées mieux que les Sand, les Sapho, les Sévigné,
même, ou les Staël, de la vanité d’écrire, gardent, très pure, la
lueur virginale de leur inspiration pour un seul élu. Lui ne se
distinguait, en apparence, du commun des personnes de bonne compagnie
que,--parfois,--par un certain coup d’œil bref, très pénétrant, un
peu fixe et dont l’indéfinissable impression dissolvait ou inquiétait
autour de lui les plus banales insouciances.

Tous deux, ainsi, voilaient, sous les irréprochables dehors qu’imposent
les convenances aux êtres bien élevés, les géniales facultés de
méditation dont leur Créateur avait doté leurs esprits solitaires.
Et, de jour en jour, ces singuliers adolescents,--autant que les
despotiques devoirs d’un rang dont ils s’honoraient le leur pouvaient
permettre,--s’éloignaient de ces mille distractions si chères,
d’habitude, à la jeunesse élégante.

Ne perdaient-ils pas les heures dorées de leur printemps en de
trop songeuses et sans doute stériles réflexions touchant... par
exemple, ces nébuleux problèmes,--réputés insignifiants, ennuyeux
ou insolubles--et auxquels, cependant, une bizarre particularité de
conscience les contraignait de s’intéresser?

--Peut-être.

--Mais il leur apparaissait qu’autour d’eux, par exemple, l’Esprit de
nos temps en travail,--qui s’efforce d’enfanter, pour la gloire d’un
prestigieux Avenir, le monstre d’une chimérique Humanité décapitée
de Dieu--les mettait en demeure, eux aussi, en ce qui concernait
l’_humain_ de leurs êtres, d’opter, au plus secret de leurs pensées,
entre leurs ataviques aspirations... et Lui.

Le récent idéal--(ce progressif Bien-être, toujours proportionnel
aux nécessités des pays et des âges et dont chaque degré, suscitant
des soifs nouvelles, atteste l’_Illusoire_ indéfini... par
conséquent la fatale démence d’y confiner notre But suprême...)--ne
sut éveiller en leurs intelligences qu’une indifférence vraiment
absolue. L’orgueilleux bagne d’une telle finalité ne pouvait, en
effet, séduire ou troubler, même un instant, ces deux consciences
qui, tout éperdues de Lumière et d’humilité, se souvenaient de leur
origine. Et ces réalités de bâtons flottants--en qui se résolvent,
d’ordinaire, les fascinants mirages à l’aide desquels le vieil opium
de la Science dessèche les yeux des actuels vivants,--ces «conquêtes
de l’Homme moderne», enfin, leur semblaient infiniment moins utiles
que mortellement inquiétantes,--étant remarqués, surtout, le
quasi-simiesque atrophiement du Sens-surnaturel qu’elles coûtent...
et l’espèce d’ossification de l’âme qu’elles entraînent. Imbus d’un
atavisme QUI, EN RÉALITÉ, COMMENÇAIT A DIEU, ils se fussent (oh! même
affamés!) refusés, d’instinct, certes! à céder, malgré l’exemple, les
droits sacrés de leur aînesse consciente contre toutes les pâtées
de lentilles vénéneuses dont un périssable Actualisme eût tenté
de séduire leur inanition. Quant à cet Avenir, dont une église de
rhéteurs têtus prophétisait la perdurable et sublime rutilance, ces
deux jeunes gens hésitaient à s’infatuer au point de par trop oublier,
aussi, qu’en fin de compte,--(ne fût-ce qu’au témoignage criard de
ces vingt-six changements à vue dont ne cesse de nous assourdir, sous
nos pieds, la menaçante géologie,--et en passant même sous silence
les fort troublantes révélations de l’astronomie moderne,)--l’univers
attesta, maintes fois, inopinément, être une salle trop peu sûre pour
que l’on dût caresser une minute l’idée de jamais pouvoir s’y installer
définitivement.

En sorte que tout le clinquant intellectuel de la Science, toutes
les boîtes de jouets dont se paye l’âge mûr de l’Humanité, tous
les bondissements désespérés des impersuasives métaphysiques, tout
l’hypnotisme d’un Progrès--si magnifiquement naturel, éclairé
par la providence d’un Dieu révélé et, sans lui d’une vanité si
poignante,--non, tout cela ne leur paraissait pas aussi _sérieux_, ni
aussi _utile_, en substance, que le tout simple et natal regard de
l’Homme vers le Ciel.

Socialement, toutefois, il leur était difficile, en eux-mêmes, de
condamner, à l’étourdie, l’évidence de cet effort de tous vers la
grande Justice,--vers une équité meilleure, enfin, que celle dont
se lamente le Passé. Mais les résultats très précis, obtenus en
appliquant ces théories humanitaires,--empruntées, d’ailleurs, à
l’éternel Christianisme,--semblaient jusqu’à présent,--il fallait
bien se l’avouer,--singulièrement en désaccord avec les admirables
intentions de leurs partisans. Comment ne pas reconnaître, en effet,
que les plus libres, les plus fiers et les plus jaloux de la Liberté,
parmi les peuples, sont ceux-là même qui, les longs fouets ensanglantés
aux poings, supplicient le plus leurs esclaves, savent humilier le
mieux leurs pauvres et, entre les forfaits à commettre, ne préfèrent,
_jamais_, que les plus vils?

Comment éviter, par tous pays, le spectacle de ces triomphantes
lupercales où les majorités--au patriotisme si lucratif, aux
éloquences foraines,--exultent si gravement, et dont la sereine
servilité,--giratoire seulement aux uniques souffles de ces trahisons
écœurantes, philosophiquement situées au-dessous de toute pénalité
comme de tout dédain,--affirme outre mesure en quelle désespérante
inanité s’aplatissent les révolutions? Et, pour conclure, comment
ne pas comprendre, sans effort, qu’étant donnée la loi de l’innée
disproportion des intelligences, en leur diversité d’aptitudes, le
prétendu règne d’une Justice purement humaine ne saurait être jamais
que la tyrannie du Médiocre, s’autorisant, gaiement, de quoi? du
_nombre_! pour imposer l’abaissement à ceux dont le génie, constituant,
seul, l’entité même de l’Esprit-Humain, a, seul, de droit _divin_,
qualité pour en déterminer et diriger les légitimes tendances!

--Mais, sans daigner juger la mode actuelle des idées septentrionales,
le noble songeur et la belle songeuse, détournant les yeux, autant
qu’ils le pouvaient, de l’énigmatique performance terrestre, résumaient
toujours leurs méditations en cet ensemble de pensées:

--_Qu’importe à la Foi réelle le vain scandale de ces poignées
d’ombres, demain disparues pour faire place à d’équivalents fantômes?_

_Qu’importe qu’elles détiennent aujourd’hui, comme hier, comme
demain, l’écorce matérielle d’un Pouvoir dont l’essence leur est
inaccessible? Nul ne peut posséder d’une chose que ce qu’il en éprouve.
Si cette chose est belle, noble,--enfin, divine d’origine, et qu’il
soit, lui, d’essence vile,--c’est-à-dire d’une prudence d’instincts
nécessairement abaissante,--la beauté, la noblesse, la divinité de
cette chose, s’évanouissant immédiatement au seul contact du violateur,
il n’en possédera que son intentionnelle profanation,--bref, il n’y
retrouvera, comme en toutes choses, que la vilainie même de son être,
que l’écœurante, éclairée et bestiale médiocrité de son être: rien de
plus.--Donc il n’y a pas lieu de s’en irriter._

Tels, s’attristant, peut-être, quelque peu, de ces fatalités de
leur époque,--mais sans oublier qu’il fut des siècles pires,--et se
recueillant, chaque jour, en ces visions que l’Art le plus élevé
sait offrir aux cœurs chastes et solitaires, ces deux promis de
l’Espérance, au défi des années, s’attendaient.

Cette disparité de nature entre eux et la plupart des dignes vivants de
nos régions, ils ne l’avaient pas constatée au début de la vie. Non.
Ces êtres d’_au-delà_ s’étaient refusés longtemps à se rendre--même aux
évidences les plus affreuses, ou, les considérant comme passagères,
les avaient pardonnées avec une indulgence jamais lassée. Les regards
encore éblouis de reflets antérieurs à leurs yeux charnels, comment
eussent-ils démêlé, à première vue, de quel enfer foncier se constitue
la banalité sociale! C’est pourquoi leur sensibilité crédule, toute
imbue d’angéliques larmes, fut incessamment surprise, alors, et
partagea mille mensongères--ou si médiocres «douleurs», que celles-ci
étaient indignes d’un tel nom. Longtemps il suffit, autour d’eux,
de _sembler_ dans une affliction pour que ces cœurs inextinguibles
devinssent réchauffants,--et prodigues! et consolateurs!... Ah! se
dévouer, s’oublier! quelle joie d’anges penchés sur ceux que l’on
abandonne! Qu’importe si, le plus souvent, ceux-ci ne daignent se
souvenir des «anges» que pour en critiquer, toujours un peu tard,
l’humiliante irréalité!

Ainsi rayonna leur charité, ce passe-temps divin des justes,--même sur
ces assoiffés d’amusements dont le propre est de témoigner une sorte de
rabique aversion au seul ressentir, même obscur, de toutes approches
d’âmes souveraines, tant l’idée seule que celles-ci puissent encore
exister leur semble insupportable, fatigante et révoltante. Oui, tous
deux eurent la bienveillance de toujours se tenir éloignés de ce genre
de personnes, pour leur épargner l’ennui de cette sensation toute
naturelle.

Mademoiselle de Luçanges et le duc de la Villethéars subirent
donc, chacun de leur côté, cette existence, jusqu’au jour mortel
où, tous deux, presque en même temps, s’aperçurent que les
suffocantes bouffées--émanant des lourds ébats de cette Médiocrité
universelle--avaient répandu la contagion jusque sur leurs proches,
leurs frères, leurs «égaux»,--la plupart de leurs princes et de leurs
prêtres!...

Alors un froissement terrible d’âme les glaça, leur causa cette sorte
de lassitude sévère qu’un Dieu-martyr seul peut surmonter devant le
reniement de son disciple. Humiliés de se sentir quand même solidaires
de cet envahissement si près d’eux monté, une tentation d’inespérance
les prit, troubla leurs cœurs sacrés et peu s’en fallut qu’elle
n’assombrît même, au plus secret de leurs croyances, jusqu’au sentiment
de Dieu.

Elle ni lui n’étaient, en effet, du nombre de ces esprits-créateurs,
trempés de manière à tenir tête fût-ce au scandale de toute l’Humanité
et dont le fulgurant souffle d’infini refoulerait les plus rugissantes
rafales: ce n’étaient que deux exquises intelligences, merveilleusement
douées,--que cette qualité d’épreuve fit fléchir, comme deux fleurs
sous la pluie.

Ils ne se plaignirent pas.--Seulement, ce devinrent, bientôt, deux
âmes en deuil, désenchantées même du sacrifice et dont aucune fête ne
pouvait augmenter ou diminuer le royal ennui amer.

Maintenant ils n’ont plus soif que d’exils.--«Plaindre? Comment juger!
Que sert, d’ailleurs? Instants perdus.»

Un besoin d’adieux les étouffe, et voilà tout. Ils pensent avoir
gagné le droit d’oublier. A peine s’ils daignent voiler parfois,
sous la pâleur d’un sourire, leur indifférence morose. Devenus d’une
clairvoyance inconsolable, ils portent en eux leur solitude. Ne pouvant
plus se laisser décevoir, entre eux et la foule sociale la misérable
comédie est terminée.

Aussi, dès l’instant conjugal où le Destin les a mis en présence, ils
se sont reconnus, d’un regard, et se sont aimés, sans paroles, de
cet irrésistible amour, trésor de la vie.--Oh! s’exiler en quelque
nuptiale demeure, pour sauver du désastre de leurs jours au moins un
automne, une délicieuse échappée de bonheur aux teintes adorablement
fanées, une mélancolique embellie!--Jaloux de leur secret, sûrs de
leurs pensées, ils se sont écrit. Dispositions prises, ils partent,
ils disparaissent,--devant se retrouver, non dans un de leurs lourds
châteaux, où des visiteurs, encore...--mais en cette retraite bien
inconnue qu’ils ont choisie et noblement ornée, au goût de leurs âmes,
pour y cacher leur saison de paradis.

La maison du Bonheur domine une falaise, là-bas, au nord de la France,
puisqu’enfin c’est la patrie! Elle est enclose des murs verdoyants
d’un grand jardin, formé d’une pelouse, toute en fleurs, au centre de
laquelle, entre des saules et de grises statues, retombe, en un bassin
de marbre, l’élancée fusée de neige d’un jet d’eau.

Deux latérales allées de très hauts arbres obscurs se prolongent
solitairement. La solennité, le silence de cette habitation sont doux
et inquiétants comme le crépuscule. Là, c’est un tel isolement des
choses!--Un rayon de l’Occident, sur les fenêtres--empourprées tout à
coup--de la blanche façade,--la chute d’une feuille qui, de la voûte
d’une allée, tombe, en tournoyant, sur le sable,--ou quelque refrain de
pêcheur, au loin,--ou telle fuite plus rapide des nuages de mer,--ou
la senteur, soudain plus subtile, d’une touffe de roses mouillées
qu’effleure un oiseau perdu,--mille autres incidences, ailleurs
imperceptibles, semblent, ici, comme des avertissements tout à fait
_étranges_ de la brièveté des jours.

Et, lorsqu’ils en sont témoins, en leurs promenades, les deux exilés!
alors qu’une causerie heureuse unit leurs esprits sous le charme d’un
mutuel abandon, voici qu’ils tressaillent, ils ne savent pourquoi!
Pensifs, ils s’arrêtent: le ton joyeux de leurs paroles est dissipé!...
Qu’ont-ils donc entendu? Seuls, ils le savent. Ils se pressent, l’un
à l’autre, la main, comme troublés d’une sensation mortelle! Et le
visage de la bien-aimée s’appuie, languissamment, sur l’épaule de son
ami! Deux larmes tremblent entre ses cils, et roulent sur ses joues
pâlissantes.

Et, quand le soir bleuit les cieux, un serviteur taciturne, ancien dans
l’une de leurs familles, vient allumer les lampes dans la maison.

--Mais la bien-aimée,--les femmes sont ainsi,--se plaît à s’attarder,
par les fleurs, sur la pelouse, au baiser de quelque corolle déjà
presque endormie. Puis, ils rentrent ensemble.

--Oh! ce parfum d’ébène, de fleurs mortes et d’ambre faible, qu’exhale,
dès le vestibule, la douce demeure! Ils se sont complus à l’embellir,
jusqu’à l’avoir rendue un véritable reflet de leurs rêves!

Auprès des tentures qui en séparent les pièces, des marbres aux pures
lignes blanches, des peintures de forêts, et, suspendus aux tapisseries
anciennes des murailles, des pastels, dont les visages sont pareils
à des amies défuntes et inconnues. Sur les consoles, des cristaux
aux tons de pierres précieuses, des verreries de Venise aussi, aux
couleurs éteintes. Çà et là, cloués en des étoffes d’Orient, luisent,
en éclairs livides, incrustés d’un très vieil or, des trophées d’armes
surannées.--Dans les angles, de grands arbustes des Iles. Là, le piano
d’ébène, dont les cordes ne résonnent, comme les pensées, que sous
des harmonies belles et divines; puis, sur des étagères, ou laissés
ouverts sur la soie mauve des coussins, des livres aux pages savantes
et berceuses, qu’ils relisent ensemble et dont les ailes invitent leurs
esprits vers d’autres mondes.

Et, comme nul ne possède, en effet, que ce qu’il éprouve, et
qu’ils le savent,--et que ce sont deux chercheurs d’impressions
inoubliables, ils vivent là des soirées dont le charme oppresse
leurs âmes d’une sensation intime et pénétrante de leur propre
éternité. Souvent, en regardant l’ombre des objets sur les tentures
séculaires, ils détournent les yeux, sans cause intelligible. Et
les sculptures sombres, à l’entour de quelque grand miroir,--dont
l’eau bleuâtre reflète le scintillement, tout à coup, d’un astre, à
travers les vitres,--et l’inquiétude du vent, froissant, au dehors,
dans l’obscurité, les feuilles du jardin,--et les solennelles, les
indéfinissables anxiétés qu’éveille en eux, lorsque l’heure sonne
distincte et sonore, le mystère de la nuit,--tout leur parle, autour
d’eux, cette langue immémoriale du vieux songe de la vie, qu’ils
entendent sans peine, grâce à leur recueillement sacré. Tels, ne
laissant point la dignité de leurs êtres se distraire de cette pensée
qu’ils habitent ce qui n’a ni commencement ni fin, ils savent grandir,
de toute la beauté de l’Occulte et du Surnaturel,--dont ils acceptent
le sentiment,--l’intensité de leur amour.

Ainsi, prolongeant les heures, délicieusement, en causeries exquises
et profondes, en étreintes où leurs corps ne seront plus que celui
d’un Ange, en suggestives lectures, en chants mystérieux, en joies
délicieuses, ils puiseront de toujours nouvelles sensations de plus
en plus vibrantes, extra-mortelles! en cette solitude--qu’un si petit
nombre de leurs «semblables» se soucierait de jalouser. Incarnant,
enfin, toute la poésie de leurs intelligences dans sa plus haute
réalisation, leurs aurores, et leurs jours--et leurs soirs, et leurs
nuits seront des évocations de merveilles. Leurs cœurs, passionnés
d’idéal autant que d’éperdus désirs, s’épanouiront comme deux mystiques
roses d’Idumée, satisfaites d’embaumer les hauteurs natales à quelque
vague distance même, hélas! des Jérusalem,--en Terre-Sainte, pourtant.

De même que, libres, ils ont distribué, simplement et de la manière la
plus discrète, la presque totalité de leurs vastes et austères fortunes
à de ces déshérités--qu’en véritables originaux ils se sont donné la
peine de chercher avec un choix patient,--de même, hostiles à toutes
emphases, ils n’ont éprouvé nullement, le besoin de se «jurer» qu’ils
ne se survivraient pas l’un à l’autre. Non.--Seulement, ils savent
très bien à quoi s’en tenir là-dessus.

Au parfait dédain de tout ce qui les a déçus, loin du désenchantement
brillant de leur monde d’autrefois, ils ont jeté, d’un regard, à leur
ex-entourage, oublié déjà, l’adieu glacé, suprême, claustral, que la
mélancolie de leur joie grave ne regrettera jamais. Ils sont ceux qui
ne s’intéressent plus. Ayant compris, _une fois pour toutes_, de quelle
atroce tristesse est fait le rire moderne, de quelles chétives fictions
se repaît la sagesse purement _terre à terre_, de quels bruissements de
hochets se puérilisent les oreilles des triviales multitudes, de quel
ennui désespéré se constitue la frivole vanité du mensonge mondain,
ils ont, pour ainsi dire, fait vœu de se contenter de leur bonheur
solitaire.

Oui, ces augustes êtres (exceptionnels!), s’estimant avoir gagné
la paix, sauront conserver inviolable la magie de leur isolement.
Persuadés, non sans d’inébranlables motifs, que l’unique raison d’être,
(en laquelle ils cherchent, fatalement, à réaliser leurs _semblances_),
de ceux-là qui, errants et froids, ne peuvent être heureux, consiste à
troubler, d’instinct, s’il leur est possible, le bonheur de ceux-là qui
savent être heureux, ces divins amants, pour sauvegarder la simplicité
de leur automnale tendresse, se sont résolus à l’égoïsme d’un seuil
strictement ignoré, strictement fermé.--Inhospitaliers, plutôt, jamais
ils ne profaneront le rayonnement intérieur de leur logis, ni les
présences,--qui sait!--des familiers Esprits émus de leur souverain
amour, en admettant «chez eux», ne fût-ce que par quelque hasardeux
soir d’ouragan, tel banal, voire illustre, étranger. Ils ne risqueront,
sous aucun prétexte du Destin, le calme de leur indicible,--à jamais
imprécis--et, par conséquent, immuable ravissement. Plus sages que
leurs aïeux de l’Eden, ils n’essayeront jamais _de savoir pourquoi_
ils sont heureux, n’ayant pas oublié ce que coûtent ces sortes de
tentatives. Au reste, ne désirant d’autrui que cette indifférence dont
ils espèrent s’être rendus dignes, il se trouve qu’un assentiment
inconscient du monde la leur accorde volontiers.

Bref, sous leur toit d’élection, ayant, paraît-il, mérité d’en-haut ce
privilège, devenu si rare, de pouvoir se ressaisir _quand même_ dans
l’Immortel, ces deux élus,--magnifiques, bien qu’un peu pâles,--sauront
défendre attentivement,--c’est-à-dire en connaissance de cause,--contre
toutes atteintes «sociales», leur tardive félicité.



Les Amants de Tolède

    _A Monsieur Emile Pierre._

    «Il eût donc été juste que Dieu condamnât
    l’Homme au Bonheur?»

    _Une des réponses de la Théologie romaine
    à l’objection contre la Tache-originelle._


Une aube orientale rougissait les granitiques sculptures,
au fronton de l’Official, à Tolède--et, entre toutes, le
_Chien-qui-porte-une-torche-enflammée-dans-sa-gueule_, armoiries du
Saint-Office.

Deux figuiers épais ombrageaient le portail de bronze: au delà
du seuil, de quadri-latérales marches de pierre exsurgeaient des
entrailles du palais,--enchevêtrement de profondeurs calculées sur
de subtiles déviations du sens de la montée et de la descente.--Ces
spirales se perdaient, les unes dans les salles de conseil, les
cellules des inquisiteurs, la chapelle secrète, les cent soixante-deux
cachots, le verger même et le dortoir des familiers;--les autres, en de
longs corridors, froids et interminables, vers divers retraits...--des
réfectoires, la bibliothèque.

En l’une de ces chambres,--dont le riche ameublement, les tentures
cordouanes, les arbustes, les vitraux ensoleillés, les tableaux,
tranchaient sur la nudité des autres séjours,--se tenait debout, cette
aurore-là, les pieds nus sur des sandales, au centre de la rosace d’un
tapis byzantin, les mains jointes, les vastes yeux fixes, un maigre
vieillard, de taille géante, vêtu de la simarre blanche à croix rouge,
le long manteau noir aux épaules, la barrette noire sur le crâne, le
chapelet de fer à la ceinture. Il paraissait avoir passé quatre-vingts
ans. Blafard, brisé de macérations, saignant, sans doute, sous le
cilice invisible qu’il ne quittait jamais, il considérait une alcôve
où se trouvait, drapé et festonné de guirlandes, un lit opulent et
moelleux. Cet homme avait nom Tomas de Torquemada.

Autour de lui, dans l’immense palais, un effrayant silence tombait
des voûtes, silence formé des mille souffles sonores de l’air que les
pierres ne cessent de glacer.

Soudain le Grand-Inquisiteur d’Espagne tira l’anneau d’un timbre que
l’on n’entendit pas sonner. Un monstrueux bloc de granit, avec sa
tenture, tourna dans l’épaisse muraille. Trois familiers, cagoules
baissées, apparurent--sautant hors d’un étroit escalier creusé dans la
nuit,--et le bloc se referma. Ceci dura deux secondes, un éclair! Mais
ces deux secondes avaient suffi pour qu’une lueur rouge, réfractée par
quelque souterraine salle, éclairât la chambre! et qu’une terrible,
une confuse rafale de cris si déchirants, si aigus, si affreux,--qu’on
ne pouvait distinguer ni pressentir l’âge ou le sexe des voix qui les
hurlaient,--passât dans l’entre-bâillement de cette porte, comme une
lointaine bouffée d’enfer.

Puis, le morne silence, les souffles froids, et, dans les corridors,
les angles de soleil sur les dalles solitaires qu’à peine heurtait, par
intervalles, le claquement d’une sandale d’inquisiteur.

Torquemada prononça quelques mots à voix basse.

L’un des familiers sortit, et, peu d’instants après, entrèrent,
devant lui, deux beaux adolescents, presque enfants encore, un jeune
homme et une jeune fille,--dix-huit ans, seize ans, sans doute. La
distinction de leurs visages, de leurs personnes, attestait une
haute race, et leurs habits--de la plus noble élégance, éteinte et
somptueuse--indiquaient le rang élevé qu’occupaient leurs maisons. L’on
eût dit le couple de Vérone transporté à Tolède: Roméo et Juliette!...
Avec leur sourire d’innocence étonnée,--et un peu roses de se trouver
ensemble, déjà,--tous deux regardaient le saint vieillard.

--«Doux et chers enfants», dit, en leur imposant les mains, Tomas
de Torquemada,--«vous vous aimiez depuis près d’une année (ce qui
est longtemps à votre âge), et d’un amour si chaste, si profond, que
tremblants, l’un devant l’autre, et les yeux baissés à l’église, vous
n’osiez vous le dire. C’est pourquoi, le sachant, je vous ai fait venir
ce matin, pour vous unir en mariage, ce qui est accompli. Vos sages
et puissantes familles sont prévenues que vous êtes deux époux et le
palais où vous êtes attendus est préparé pour le festin de vos noces.
Vous y serez bientôt et vous irez vivre, à votre rang, entourés plus
tard, sans doute, de beaux enfants, fleur de la chrétienté.

«Ah! vous faites bien de vous aimer, jeunes cœurs d’élection! Moi
aussi, je connais l’amour, ses effusions, ses pleurs, ses anxiétés,
ses tremblements célestes! C’est d’amour que mon cœur se consume, car
l’amour, c’est la loi de la vie! c’est le sceau de la sainteté. Si
donc j’ai pris sur moi de vous unir, c’est afin que l’essence même de
l’amour, qui est le bon Dieu seul, ne fût pas troublée, en vous, par
les trop charnelles convoitises, par les concupiscences, hélas! que de
trop longs retards dans la légitime possession l’un de l’autre entre
les fiancés peuvent allumer en leurs sens. Vos prières allaient en
devenir distraites! La fixité de vos songeries allait obscurcir votre
pureté natale! Vous êtes deux anges qui, pour se souvenir de ce qui
est réel en votre amour, aviez soif, déjà, de l’apaiser, de l’émousser,
d’en épuiser les délices!

«Ainsi soit-il!--Vous êtes ici dans la Chambre du Bonheur: vous y
passerez seulement vos premières heures conjugales, puis me bénissant,
je l’espère, de vous avoir ainsi rendus à vous-mêmes, c’est-à-dire à
Dieu, vous retournerez, dis-je, vivre de la vie des humains, au rang
que Dieu vous assigna.»

Sur un coup d’œil du Grand-Inquisiteur, les familiers, rapidement,
dévêtirent le couple charmant, dont la stupeur--un peu ravie--
n’opposait aucune résistance. Les ayant placés vis-à-vis l’un
de l’autre, comme deux juvéniles statues, ils les enveloppèrent très
vite l’un contre l’autre de larges rubans de cuir parfumé qu’ils
serrèrent doucement, puis les transportèrent, étendus, appliqués cœur
auprès du cœur et lèvres sur lèvres,--bien assujettis ainsi,--sur la
couche nuptiale, en cette étreinte qu’immobilisaient subtilement leurs
entraves. L’instant d’après, ils étaient laissés seuls, à leur intense
joie--qui ne tarda pas à dominer leur trouble--et si grandes furent
alors les délices qu’ils goûtèrent, qu’entre d’éperdus baisers ils se
disaient tout bas:

--Oh! si cela pouvait durer l’éternité!...

Mais rien, ici-bas, n’est éternel,--et leur douce étreinte, hélas! _ne
dura que quarante-huit heures_.

Alors des familiers entrèrent, ouvrirent toutes larges les fenêtres sur
l’air pur des jardins: les liens des deux amants furent enlevés,--un
bain, qui leur était indispensable, les ranima, chacun dans une cellule
voisine.--Une fois rhabillés, comme ils chancelaient, livides, muets,
graves et les yeux hagards, Torquemada parut et l’austère vieillard, en
leur donnant une suprême accolade, leur dit à l’oreille:

--Maintenant, mes enfants, que vous avez passé par la dure épreuve du
Bonheur, je vous rends à la vie et à votre amour, car je crois que vos
prières au bon Dieu seront désormais moins distraites que par le passé.

Une escorte les reconduisit donc à leur palais tout en fête: on les
attendait; ce furent des rumeurs de joie!...

Seulement, pendant le festin de noces, tous les nobles convives
remarquèrent, non sans étonnement, entre les deux époux, une sorte de
gêne guindée, d’assez brèves paroles, des regards qui se détournaient,
et de froids sourires.

Ils vécurent, presque séparés, dans leurs appartements personnels
et moururent sans postérité,--car, s’il faut tout dire, ils ne
s’embrassèrent jamais plus--de peur... DE PEUR QUE CELA NE RECOMMENÇÂT!



La Torture par l’Espérance

    _A Monsieur Edouard Nieter._

    --Oh! une voix, une voix, pour crier!...

    EDGAR POE (_Le Puits et le Pendule._)


Sous les caveaux de l’Official de Saragosse, au tomber d’un soir
de jadis, le vénérable Pedro Arbuez d’Espila, sixième prieur des
dominicains de Ségovie, troisième Grand-Inquisiteur d’Espagne--suivi
d’un _fra_ redemptor (maître-tortionnaire) et précédé de deux familiers
du Saint-Office, ceux-ci tenant des lanternes, descendit vers un cachot
perdu. La serrure d’une porte massive grinça: l’on pénétra dans un
méphitique _in-pace_, où le jour de souffrance d’en haut laissait
entrevoir, entre des anneaux scellés aux murs, un chevalet noirci de
sang, un réchaud, une cruche. Sur une litière de fumier, et maintenu
par des entraves, le carcan de fer au cou, se trouvait assis, hagard,
un homme en haillons, d’un âge désormais indistinct.

Ce prisonnier n’était autre que rabbi Aser Abarbanel, juif aragonais,
qui--prévenu d’usure et d’impitoyable dédain des Pauvres,--avait,
depuis plus d’une année, été, quotidiennement, soumis à la torture.
Toutefois, son «aveuglement étant aussi dur que son cuir», il s’était
refusé à l’abjuration.

Fier d’une filiation plusieurs fois millénaire, orgueilleux de ses
antiques ancêtres,--car tous les Juifs dignes de ce nom sont jaloux
de leur sang,--il descendait, talmudiquement, d’Othoniel, et, par
conséquent, d’Ipsiboë, femme de ce dernier Juge d’Israël: circonstance
qui avait aussi soutenu son courage au plus fort des incessants
supplices.

Ce fut donc les yeux en pleurs, en songeant que cette âme si ferme
s’excluait du salut, que le vénérable Pedro Arbuez d’Espila, s’étant
approché du rabbin frémissant, prononça les paroles suivantes:

--«Mon fils, réjouissez-vous: voici que vos épreuves d’ici-bas vont
prendre fin. Si, en présence de tant d’obstination, j’ai dû permettre,
en gémissant, d’employer bien des rigueurs, ma tâche de correction
fraternelle a ses limites. Vous êtes le figuier rétif qui, trouvé tant
de fois sans fruit, encourt d’être séché... mais c’est à Dieu seul de
statuer sur votre âme. Peut-être l’infinie Clémence luira-t-elle pour
vous au suprême instant! Nous devons l’espérer! Il est des exemples...
Ainsi soit!--Reposez donc, ce soir, en paix. Vous ferez partie, demain,
de l’_auto da fé_: c’est-à-dire, vous serez exposé au _quemadero_,
brasier prémonitoire de l’éternelle Flamme: il ne brûle, vous le savez,
qu’à distance, mon fils, et la Mort met au moins deux heures (souvent
trois) à venir, à cause des langes mouillés et glacés dont nous avons
soin de préserver le front et le cœur des holocaustes. Vous serez
quarante-trois seulement. Considérez que, placé au dernier rang, vous
aurez le temps nécessaire pour invoquer Dieu, pour lui offrir ce
baptême du feu qui est de l’Esprit-Saint. Espérez donc en La Lumière et
dormez.»

En achevant ce discours, dom Arbuez ayant, d’un signe, fait
désenchaîner le malheureux, l’embrassa tendrement. Puis, ce fut le
tour du _fra_ redemptor, qui, tout bas, pria le juif de lui pardonner
ce qu’il lui avait fait subir en vue de le rédimer;--puis l’accolèrent
les deux familiers, dont le baiser, à travers leurs cagoules, fut
silencieux. La cérémonie terminée, le captif fut laissé, seul et
interdit, dans les ténèbres.

                                   ⁂

Rabbi Aser Abarbanel, la bouche sèche, le visage hébété de
souffrance, considéra d’abord sans attention précise, la porte
fermée.--«Fermée?...» Ce mot, tout au secret de lui-même, éveillait,
en ses confuses pensées, une songerie. C’est qu’il avait entrevu, un
instant, la lueur des lanternes en la fissure d’entre les murailles de
cette porte. Une morbide idée d’espoir, due à l’affaissement de son
cerveau, émut son être. Il se traîna vers l’insolite _chose_ apparue!
Et, bien doucement, glissant un doigt, avec de longues précautions,
dans l’entre-bâillement, il tira la porte vers lui... O stupeur! par un
hasard extraordinaire, le familier qui l’avait refermée avait tourné
la grosse clef un peu avant le heurt contre les montants de pierre! De
sorte que, le pêne rouillé n’étant pas entré dans l’écrou, la porte
roula de nouveau dans le réduit.

Le rabbin risqua un regard au dehors.

A la faveur d’une sorte d’obscurité livide, il distingua, tout
d’abord, un demi-cercle de murs terreux, troués par des spirales de
marches;--et, dominant, en face de lui, cinq ou six degrés de pierre,
une espèce de porche noir, donnant accès en un vaste corridor, dont il
n’était possible d’entrevoir, d’en bas, que les premiers arceaux.

S’allongeant donc, il rampa jusqu’au ras de ce seuil.--Oui, c’était
bien un corridor, mais d’une longueur démesurée! Un jour blême, une
lueur de rêve l’éclairait: des veilleuses, suspendues aux voûtes,
bleuissaient, par intervalles, la couleur terne de l’air:--le fond
lointain n’était que de l’ombre. Pas une porte, latéralement, en
cette étendue! D’un seul côté, à sa gauche, des soupiraux, aux grilles
croisées, en des enfoncées du mur, laissaient passer un crépuscule--qui
devait être celui du soir, à cause des rouges rayures qui coupaient,
de loin en loin, le dallage. Et quel effrayant silence!... Pourtant,
là-bas, au profond de ces brumes, une issue pouvait donner sur la
liberté! La vacillante espérance du juif était tenace, car c’était la
dernière.

Sans hésiter donc, il s’aventura sur les dalles, côtoyant la paroi
des soupiraux, s’efforçant de se confondre avec la ténébreuse teinte
des longues murailles. Il avançait avec lenteur, se traînant sur la
poitrine--et se retenant de crier lorsqu’une plaie, récemment avivée,
le lancinait.

Soudain, le bruit d’une sandale qui s’approchait parvint jusqu’à
lui dans l’écho de cette allée de pierre. Un tremblement le secoua,
l’anxiété l’étouffait: sa vue s’obscurcit. Allons! c’était fini, sans
doute! Il se blottit, à croppetons, dans un enfoncement, et, à demi
mort, attendit.

C’était un familier qui se hâtait. Il passa rapidement, un
arrache-muscles au poing, cagoule baissée, terrible, et disparut.
Le saisissement, dont le rabbin venait de subir l’étreinte, ayant
comme suspendu les fonctions de la vie, il demeura, près d’une heure,
sans pouvoir effectuer un mouvement. Dans la crainte d’un surcroît
de tourments s’il était repris, l’idée lui vint de retourner en son
cachot. Mais le vieil espoir lui chuchotait, dans l’âme, ce divin
_Peut-être_, qui réconforte dans les pires détresses! Un miracle
s’était produit! Il ne fallait plus douter! Il se remit donc à ramper
vers l’évasion possible. Exténué de souffrance et de faim, tremblant
d’angoisses, il avançait!--Et ce sépulcral corridor semblait s’allonger
mystérieusement! Et lui, n’en finissant pas d’avancer, regardait
toujours l’ombre, là-bas, où _devait_ être une issue salvatrice.

--Oh! oh! Voici que des pas sonnèrent de nouveau, mais, cette fois,
plus lents et plus sombres. Les formes blanches et noires, aux longs
chapeaux à bords roulés, de deux inquisiteurs, lui apparurent,
émergeant sur l’air terne, là-bas. Ils causaient à voix basse et
paraissaient en controverse sur un point important, car leurs mains
s’agitaient.

A cet aspect, rabbi Aser Abarbanel ferma les yeux: son cœur battit à
le tuer; ses haillons furent pénétrés d’une froide sueur d’agonie;
il resta béant, immobile, étendu le long du mur, sous le rayon d’une
veilleuse, immobile, implorant le Dieu de David.

Arrivés en face de lui, les deux inquisiteurs s’arrêtèrent sous la
lueur de la lampe,--ceci par un hasard sans doute provenu de leur
discussion. L’un d’eux, en écoutant son interlocuteur, se trouva
regarder le rabbin! Et, sous ce regard dont il ne comprit pas, d’abord,
l’expression distraite, le malheureux croyait sentir les tenailles
chaudes mordre encore sa pauvre chair; il allait donc redevenir une
plainte et une plaie! Défaillant, ne pouvant respirer, les paupières
battantes, il frissonnait, sous l’effleurement de cette robe. Mais,
chose à la fois étrange et naturelle, les yeux de l’inquisiteur étaient
évidemment ceux d’un homme profondément préoccupé de ce qu’il va
répondre, absorbé par l’idée de ce qu’il écoute, ils étaient fixes--et
semblaient regarder le juif _sans le voir_!

En effet, au bout de quelques minutes, les deux sinistres discuteurs
continuèrent leur chemin, à pas lents, et toujours causant à voix
basse, vers le carrefour d’où le captif était sorti; ON NE L’AVAIT
PAS VU!... Si bien que, dans l’horrible désarroi de ses sensations,
celui-ci eut le cerveau traversé par cette idée: «Serais-je déjà mort,
qu’on ne me voit pas?» Une hideuse impression le tira de léthargie: en
considérant le mur, tout contre son visage, il crut voir, en face des
siens, deux yeux féroces qui l’observaient!... Il rejeta la tête en
arrière en une transe éperdue et brusque, les cheveux dressés!... Mais
non! non. Sa main venait de se rendre compte, en tâtant les pierres:
c’était le _reflet_ des yeux de l’inquisiteur qu’il avait encore dans
les prunelles, et qu’il avait réfracté sur deux taches de la muraille.

En marche! Il fallait se hâter vers ce but qu’il s’imaginait
(maladivement, sans doute) être la délivrance! vers ces ombres dont il
n’était plus distant que d’une trentaine de pas, à peu près. Il reprit
donc, plus vite, sur les genoux, sur les mains, sur le ventre, sa voie
douloureuse; et bientôt il entra dans la partie obscure de ce corridor
effrayant.

Tout à coup, le misérable éprouva du froid _sur_ ses mains qu’il
appuyait sur les dalles; cela provenait d’un violent souffle d’air,
glissant sous une petite porte à laquelle aboutissaient les deux
murs.--Ah! Dieu! si cette porte s’ouvrait sur le dehors! Tout
l’être du lamentable évadé eut comme un vertige d’espérance! Il
l’examinait, du haut en bas, sans pouvoir bien la distinguer à cause de
l’assombrissement autour de lui.--Il tâtait: point de verrous! ni de
serrure.--Un loquet!... Il se redressa: le loquet céda sous son pouce;
la silencieuse porte roula devant lui.

                                   ⁂

--«ALLELUIA!...» murmura, dans un immense soupir d’actions de grâces,
le rabbin, maintenant debout sur le seuil, à la vue de ce qui lui
apparaissait.

La porte s’était ouverte sur des jardins, sous une nuit d’étoiles!
sur le printemps, la liberté, la vie! Cela donnait sur la campagne
prochaine, se prolongeant vers les sierras dont les sinueuses lignes
bleues se profilaient sur l’horizon;--là, c’était le salut!--Oh!
s’enfuir! Il courrait toute la nuit sous ces bois de citronniers dont
les parfums lui arrivaient. Une fois dans les montagnes, il serait
sauvé! Il respirait le bon air sacré; le vent le ranimait, ses poumons
ressuscitaient! Il entendait, en son cœur dilaté, le _Veni foras_
de Lazare! Et, pour bénir encore le Dieu qui lui accordait cette
miséricorde, il étendit les bras devant lui, en levant les yeux au
firmament. Ce fut une extase.

Alors, il crut voir l’ombre de ses bras se retourner sur lui-même:--il
crut sentir que ces bras d’ombre l’entouraient, l’enlaçaient,--et qu’il
était pressé tendrement contre une poitrine. Une haute figure était, en
effet, auprès de la sienne. Confiant, il abaissa le regard vers cette
figure--et demeura pantelant, affolé, l’œil morne, trémébond, gonflant
les joues et bavant d’épouvante.

--Horreur! Il était dans les bras du Grand-Inquisiteur lui-même,
du vénérable Pedro Arbuez d’Espila, qui le considérait, de grosses
larmes plein les yeux, et d’un air de bon pasteur retrouvant sa brebis
égarée!...

Le sombre prêtre pressait contre son cœur, avec un élan de charité
si fervente, le malheureux juif, que les pointes du cilice monacal
sarclèrent, sous le froc, la poitrine du dominicain. Et, pendant que
rabbi Aser Abarbanel, les yeux révulsés sous les paupières, râlait
d’angoisse entre les bras de l’ascétique dom Arbuez et comprenait
confusément, _que toutes les phases de la fatale soirée n’étaient qu’un
supplice prévu, celui de l’Espérance!_ le Grand-Inquisiteur, avec un
accent de poignant reproche et le regard consterné, lui murmurait à
l’oreille, d’une haleine brûlante et altérée par les jeûnes:

--«Eh quoi, mon enfant! A la veille, peut-être, du salut... vous
vouliez donc nous quitter!»



L’Amour sublime.


M. Evariste Rousseau-Latouche, député de l’un de nos départements les
plus éclairés, siégeait au centre-gauche de notre Parlement.

Au physique, c’était un de ces hommes qui ont toujours eu l’air d’un
oncle.

Quarante-cinq ans, environ; l’encolure un peu molle, résistante
pourtant; la chair des joues offrait quelques menues bouffissures,
l’âge ayant ses droits; mais il en humectait chaque matin, de crèmes
diverses, la couperose. Le nez long et froid. Les yeux grisâtres. La
lèvre inférieure franche, rouge, un peu épaisse: la supérieure très
fine et formant la ligne quatrième de la carrure du menton. La voix
bien timbrée, précise. Brun encore, mais ceci grâce à ces innocentes
«applications» de teinture qui sont de mode.

C’était le type de l’homme de nos jours, exempt de superstitions,
ouvert à tous les aspects de l’esprit, peu dupe des grands mots,
cubique en ses projets financiers, industriels ou politiques.

En 1876, il avait épousé mademoiselle Frédérique d’Allepraine; la
tutrice de cette orpheline de dix-sept ans la lui ayant accordée à
cause de l’extérieur, à la fois sérieux et engageant, de cet honnête
homme;--et puis les situations se convenaient...

Rousseau-Latouche avait fait sa fortune dans les lins. Il ne s’était
enrichi que par le travail--et, aussi, grâce à quelque peu de
savoir-faire--sans parler de certaines circonstances dont il est
convenu que les sots seuls négligent de profiter; tout le monde
l’estimait donc, de l’estime actuelle.

Au moral, il avait les idées françaises d’aujourd’hui, les idées ayant
cours,--excepté en quelques négligeables esprits. Ses convictions se
résumaient en celles-ci:

1º Qu’en fait de religions, tous les cultes imaginables ayant eu leurs
fervents et leurs martyrs, le Christianisme, en ses nuances diverses,
ne devait plus être considéré que comme un mode analogue de cette
«mysticité» qui s’efface d’elle-même--brume traversée par le soleil
levant de la Science.

2º Qu’en fait de politique, le régime royal, en France (et ailleurs),
ayant fait son temps, s’annule également, de soi-même.

3º Qu’en fait de morale pratique, il faut, tout bonnement, se laisser
vivre selon les règles salubres de l’honnêteté (ceci autant que
possible),--sans être hostile au Bien, c’est-à-dire au Progrès.

4º Qu’en fait d’attitude sociale, le mieux est de laisser, en souriant,
pérorer les gens en retard, dont le cerveau n’est pas d’une pondération
calme et dont les derniers groupes tendent à disparaître comme les
Peaux-Rouges.

Bref, c’était un être éminemment sympathique, ainsi que le sont, de nos
jours, presque tous ceux qui--les mains vides, mais ouvertes--sont
doués d’assez d’empire sur eux-mêmes pour pouvoir prononcer,
non-seulement sans rire, mais avec une sincérité d’accent convaincante
le mot «_Fraternité_»:--c’est-à-dire le mot le plus lucratif de notre
époque.

Madame Rousseau-Latouche, née Frédérique d’Allepraine, en tant que
nature, différait de son mari.

C’était une personne atteinte d’âme;--un être d’_au delà_ joint à un
être de terre. Elle était d’un genre de beauté à la fois grave, exquis
et durable. Il ressortait de sa personne une sympathie pénétrante,
mais qui humiliait un peu. Le regard chaste et froid de ses yeux bleus
éclairait, d’intérieurement, sa transparente pâleur; et la grâce de son
affabilité charmait,--bien qu’un peu glacée, à cause des gens dont le
sourire trop volontiers s’affine.

En dépit des trente ans dont elle approchait, elle pouvait inspirer les
sentiments d’un amour auguste, d’une passion noble et profonde. Quelque
surpris que fussent, à sa vue, les visiteurs ou même les passants, il
était difficile de ne pas se sentir moins qu’elle en sa présence,--et
de ne pas rendre hommage à la simplicité si tranquillement élevée de
cet être d’exception perdu en un milieu d’individus affairés. Dans les
soirées elle semblait, malgré son évidente bonne volonté, si étrangère
à son entourage, que les femmes la déclaraient «supérieure» avec un
demi-sourire qui servait la transition pour parler de choses plus gaies.

Ses goûts étaient incompréhensibles, extraordinaires. Ainsi,
musicienne, elle n’aimait exclusivement et sans jamais une concession,
que cette musique dont l’aile porte les intelligences bien nées vers
ces régions suprêmes de l’Esprit qu’illumine la persistante notion de
Dieu,--d’une espérable immortalité en cette incréée «Lumière» où toute
souffrance mortelle est oubliée.

Elle ne lisait que ces livres, si rares, où vibre la spiritualité d’un
style pur. Peu mondaine, malgré les exigences de sa position, c’était
à peine si elle acceptait de figurer en d’inévitables ou officielles
fêtes. Taciturne, elle préférait l’isolement, chez elle, dans sa
chambre, où sa manière de tuer le temps consistait, le plus souvent, à
prier, en chrétienne simple, pénétrée d’espérance. Privée d’enfants,
ses meilleures distractions étaient de porter, elle-même, à des
pauvres, quelque argent, des choses utiles, ceci le plus possible, et
en calculant de son mieux ces dépenses; car Evariste, sans précisément
l’entraver ici, serrait, devant toutes exagérations, et non sans
sagesse, les cordons de la bourse.

M. Rousseau-Latouche, en conservateur sagace, en esprit éclectique, aux
vues larges, comprenant toutes les aberrations des êtres non parvenus
encore à sa sérénité intellectuelle, non seulement trouvait très
excusable, en sa chère Frédérique, cette «mysticité» qu’il qualifiait
de féminine, mais, secrètement, n’en était point fâché. Ceci pour
plusieurs motifs concluants.

D’abord, parce que si ce genre de goûts témoignait, en elle, d’une race
«noble», le mieux est, aujourd’hui, d’absoudre, avec une indulgence
discrète (une déférence, même), ces particularités d’atavisme
destinées à s’atténuer avec les générations. On ne peut extirper,
sans danger, ces espèces de taches de naissance,--qui, d’ailleurs,
donnent du piquant à une femme. Puis,--tout en reconnaissant, en
soi-même, la fondamentale frivolité de pareilles inclinations, on
doit ne pas oublier qu’en de certains milieux influents encore, et
dont les préjugés sont par conséquent ménageables, on peut être fier,
négligemment, de laisser constater, en sa femme, ces travers sacrés,
flatteurs même, et qu’ainsi l’on utilise. C’est une parure distinguée.

Ensuite, cela présente--en attendant qu’il soit trouvé mieux--des
garanties d’honnêteté conjugale des plus appréciables, aux yeux
surtout d’un homme d’État, absorbé par des labeurs d’affaires, de
législature, etc.,--qui, enfin, «n’a pas le temps» de veiller avec
soin sur son foyer. En somme donc, ces diverses tendances d’un
tempérament imaginatif constituant, à son estime, en sa chère femme,
une sorte de préservatif organique, une égide naturelle contre
les nombreuses tentations si fréquentes de l’existence moderne,
Evariste,--bien qu’hostile, en principe, à leur essence,--avait fait,
en bon opportuniste, la part du feu.--Que lui importait, après tout?
Ne vivons-nous pas en un siècle de pensée libre? Eh bien! du moment où
cela non-seulement ne le gênait pas, mais--redisons-le--lui pouvait
être utile, flatteur même, entre-temps, pourquoi ce clairvoyant époux
eût-il risqué sa quiétude, en essayant, sans profit, de guérir sa femme
de cette maladie incurable et natale qu’on appelle l’âme?... Tout pesé,
ce vice de conformation ne lui semblait pas absolument rédhibitoire.

Presque toute l’année, les Rousseau-Latouche habitaient leur belle
maison de l’avenue des Ternes. L’été, aux vacances de la Chambre,
Evariste emmenait sa femme en une délicieuse maison de campagne, aux
environs de Sceaux. Comme on n’y recevait pas, les soirées étaient,
parfois, un peu longues; mais on se levait de meilleure heure. Un peu
de solitude, cela retrempe et rasseoit l’esprit.

De grands jardins, un bouquet de bois, de belles attenances,
entouraient cette propriété d’agrément. N’étant pas insensible aux
charmes de la nature, M. Rousseau-Latouche, le matin, vers sept heures,
en veston de coutil à boutonnière enrubannée et le chef abrité d’un
panama contre les feux de l’aurore, ne se refusait pas, tout comme
un simple mortel, à parcourir, le sécateur officiel en main, ses
allées bordurées de rosiers, d’arbres fruitiers et de melonnières.
Puis, jusqu’à l’heure du déjeuner, il s’enfermait en son cabinet, y
dépouillait sa correspondance, lisait, en ses journaux, les échos du
jour, et songeait mûrement à des projets de loi--qu’il s’efforçait même
de trouver urgents, étant un homme de bonne volonté.

Pendant la journée, madame s’occupait des nécessiteux que le curé de la
localité lui avait recommandés;--ce qui, avec un peu de musique et de
lecture, suffisait à combler les six semaines que l’on passait en cet
exil.

Vers la fin de juillet, l’an dernier, les Rousseau-Latouche reçurent,
à l’improviste, la visite exceptionnelle d’un jeune parent venu de
Jumièges, la vieille ville, et venu pour voir Paris--sans autre motif.
Peut-être s’y fixerait-il, selon des circonstances--si difficiles à
prévoir aujourd’hui.

M. Bénédict d’Allepraine se trouvait être le cousin germain de
Frédérique. Il était plus jeune qu’elle d’environ six années. Ils
avaient joué ensemble, autrefois, chez leurs parents; et, sans s’être
revus depuis l’adolescence, ils avaient toujours trouvé, dans leurs
lettres de relations, entre famille, un mot aimable les rappelant
l’un à l’autre. C’était un jeune homme assez beau, peu parleur, d’une
douceur tout à fait grave et charmante, de grande distinction d’esprit
et de manières parfaites, bien que M. Rousseau-Latouche les trouvât
(mais avec sympathie) un peu «provinciales».

Or, par une coïncidence vraiment singulière, étant surtout donnée
la rareté de ces sortes de caractères, la nature intellectuelle
de M. Bénédict d’Allepraine se trouvait être pareille à celle de
Frédérique. Oui, le tour essentiellement pensif de son esprit l’avait
malheureusement conduit à certain dédain des choses terre à terre
et à l’amour assez exclusif des choses d’en haut; ceci au point que
sa fortune, bien que des plus modestes, lui suffisait et qu’il ne
s’ingéniait en rien pour l’augmenter, ce qui confinait à l’imprévoyance.

Ce n’était pas qu’il fût né poète; il l’était plutôt _devenu_, par
un ensemble de raisonnements logiques et, disons-le tout bas, des
plus solides, à la vue de toutes les feuilles sèches dont se payent,
jusqu’à la mort, la plupart des individus soi-disant positifs. S’il
acceptait de «croire» un peu par force, aux réalités relatives dont
nous relevons tous, bon ou mal gré nous, c’était avec un enjouement qui
laissait deviner la mince estime qu’il professait pour la tyrannie bien
momentanée de ces choses. Bref, il s’était, de très bonne heure--et
ceci grâce à des instincts natals--détaché de bien des ambitions,
de bien des désirs, et ne reconnaissait, pour méritant le titre de
sérieux, que ce qui correspondait aux goûts sagement divins de son âme.

Hâtons-nous d’ajouter que, dans ses relations, c’était un cœur d’une
droiture excessive, incapable d’un adultère, d’une lâcheté, d’une
simple indélicatesse, et que cette qualité, comme le rayon d’une
étoile, transparaissait de sa personne. Quelque réfractaire qu’il se
jugeât quant à l’action violente, s’il eût découvert, au monde, telle
belle cause à défendre qui ne fût illusoire qu’à demi, certes, il se
fût donné la peine d’être ce que les passants appellent un homme, et de
façon, même, probablement, à démontrer, sans ostentation, le néant,
l’incapacité de ceux qui l’eussent raillé sur les nuages de ses idées
généreuses; mais, cette belle cause il ne l’entrevoyait guère au milieu
du farouche conflit d’intérêts qui, de nos jours, étouffe d’avance,
sous le ridicule et le dédain, tout effort tenté vers quoi que ce soit
d’élevé, de désintéressé, de digne d’être.--S’isolant donc en soi-même,
avec une grande mélancolie, c’était comme s’il se fût fait naturaliser
d’un autre monde.

Bénédict reçut un accueil amical chez les Rousseau-Latouche; on
s’ennuyait, parfois; ce jeune homme représentait, au moins pour
Evariste, quelques heures plus agréables, une distraction. Puis, il
était de la famille. M. d’Allepraine dut céder à l’invitation formelle
de passer les vacances avec eux.

En quelques jours, Frédérique et Bénédict, s’étant reconnus _du
même pays_, se mirent, naturellement, à s’aimer d’un amour idéal,
aussi chaste que profond, et que sa candeur même légitimait
presque absolument. Certes ils n’étaient pas sans tristesse; mais
leur sentiment était plus haut que ce qui leur causait cette
tristesse.--Oh! cependant, ne pas s’être épousés! Quel éternel soupir!
Quel morne serrement de cœur!

L’épreuve était lourde.--Sans doute ils expiaient quelque ancestral
crime! Il fallait subir, sans faiblesse, la douleur que Dieu leur
accordait, douleur si rude qu’ils pouvaient se croire des élus.

Rousseau-Latouche, en homme de tact, s’aperçut très vite de ce nébuleux
sentiment dont leurs organismes moins équilibrés que le sien, les
rendaient victimes. Comment l’eussent-ils dissimulé? C’était lisible en
leur innocence même--en la réserve qu’ils se témoignaient.

Evariste,--nous l’avons donné à entendre,--était un de ces hommes qui
s’expliquent les choses sans jamais s’emporter, son calme énergique lui
conférant le don _d’étiqueter_ toujours, d’une manière sérielle, un
fait quelconque, sans l’isoler de son ambiance,--et, par conséquent, de
le dominer, en l’utilisant même, s’il se pouvait,--dans la mesure du
convenable, bien entendu.

Si donc son premier mouvement, instinctif, immédiat, fut de congédier
Bénédict sous un prétexte poli, le second fut tout autre, après
réflexion:--tout autre!

Étant données, en effet, ces deux natures «phénoménales», il fallait
bien se garder, au contraire, de renforcer, en le contrecarrant, en
ayant même l’air de le remarquer, cette sorte d’«angélisme» futile, ce
cousinage idéal dont il redevait à lui-même de dédaigner d’être jaloux,
du moment où il en tenait solidement l’objet réel. Leur honnêteté,
qu’il sentait impeccable, le garantissait. Dès lors, il ne pouvait
qu’être flatté, dans sa vanité d’homme de quarante-cinq ans, d’avoir
pour femme une personne, qu’un jeune homme aimait--et aimerait--_en
vain_! La _qualité_ de leur inclination réciproque, il la comprenait
exactement. C’était une sorte d’affectif, de morbide et vague penchant,
éclos de trop mystiques aspirations et sans plus de consistance
matérielle que le vertige résulté d’un duo de musique allemande,
chanté avec une exagération de laisser-aller. Il lui suffirait, à lui,
Rousseau-Latouche, d’un peu de circonspection pour circonscrire ce
prétendu «amour» dans ces mêmes nuages d’où il émanait, et paralyser,
d’avance, en lui, toutes échappées vers nos pâles mais importantes
réalités. Il était bon de temporiser. Rien d’alarmant, en cette fumée
juvénile, qui se dégageait--d’un couple de cerveaux ébriolés par une
manière de tour de valse,--dans l’azur, et qui se disséminerait de
soi-même au vent des désillusions de chaque jour.

Tous deux étaient, à n’en pas douter, d’une intégrité de conscience
aussi évidente que la transparence du cristal de roche; ils étaient
incapables d’un abus de confiance, d’une déshonnête chute en nos
grossièretés sensuelles,--enfin d’un adultère, pourvu, bien entendu,
que le Hasard ne vînt pas les tenter outre mesure. Son mariage leur
était aussi désespérant que sacré,--car leur nature était de prendre
au sérieux ces sortes de choses au point qu’ils eussent rougi de
s’embrasser en cachette comme d’une insulte mutuelle! Dès lors, tous
deux ne méritaient, au fond--(avec son estime!)--qu’un doux sourire.
Il était l’homme,--eux étaient des enfants,--des «bébés» ivres
d’intangible!--Conclusion: la ligne de conduite que lui dictaient
la plus élémentaire prudence et le sentiment de sa rationnelle
supériorité, devait être de fermer les yeux, de ne rien brusquer,
de laisser, enfin, s’user faute d’aliment physique, ce platonique
«amour» qui,--supposait-il,--si nulle absolvable occasion, nulle
circonstance... irrésistible... ne leur était offerte pour ainsi dire
_de force_, n’avait rien de vraiment sérieux,--et qu’au surplus les
souffles hivernaux de la rentrée à Paris (en admettant, par impossible,
qu’il durât jusque-là) dissiperaient comme un mirage. Il n’en resterait
entre eux trois qu’un innocent souvenir de villégiature,--agréable,
même, à tout prendre.

Cependant, les soirs,--dans les promenades aux jardins,--au déjeuner,
au dîner, surtout dans le salon, lorsqu’on s’y attardait en
causerie,--quelle que fût la retenue froide qu’ils se témoignaient,
Frédérique et Bénédict semblaient se complaire à ne parler que
d’«idéalités» de _surexistence par delà le trépas_, d’unions
futures, de nuptiales fusions célestes,--ou de choses d’un art très
élevé,--choses qui, pour M. Rousseau-Latouche, n’étaient, au fond, que
des rêveries, des jeux d’esprit, du clinquant.

En vain cherchait-il, de temps à autre, à ramener la conversation
sur un terrain plus solide,--le terrain politique par exemple:--on
l’écoutait, certes, avec la déférence qui lui était due: mais, s’il
s’agissait de lui répondre, on ne pouvait que se reconnaître trop
peu versés en ces questions graves, et aussi d’une intelligence trop
insuffisamment pratique, pour se permettre de risquer un avis en cette
matière.--De sorte que, par d’insensibles fissures, la conversation
glissait entre les mains (cependant bien serrées) du conservateur,
et s’enfuyait en rêves mystiques. Bref, ils avaient l’air de fiancés
que séparait un tuteur opiniâtre, et qui, à force d’ennuis, devenus
insoucieux de se posséder sur la terre, faisaient, naïvement, leurs
malles devant lui, Rousseau-Latouche, député du centre, pour les
sphères éthérées.

C’était l’absurde s’installant dans la vie réelle.

Ceci dura quinze longs jours, au cours desquels Evariste, tout en
n’ayant qu’à se louer de sa femme et de Bénédict au point de vue
des convenances, en était tout doucement arrivé à se sentir comme
_étranger_ chez lui. Il ne pouvait s’expliquer ce phénomène, trouvant
au-dessous de sa dignité de prendre au sérieux l’impalpable. Bien
souvent il avait eu, de nouveau, la violente démangeaison de congédier
Bénédict,--poliment, mais en ayant soin d’isoler Frédérique de cette
scène d’adieux qui, présumait-il, ne se fût point terminée sans
tiédeur. Et toujours le motif qui l’avait maintenu dans l’espèce de
neutralité modérée dont il avait préféré l’option dès le principe,
n’était autre que la dédaigneuse pitié qu’il ressentait, disons-nous,
pour cet immatériel amour, et qu’il eût eu l’air de reconnaître, comme
VALABLE, en s’en effarouchant. Oui, c’était un homme trop soucieux de
sa dignité morale pour accéder à cette concession risible.

A de certains moments, il en venait à _regretter_ de ne pouvoir,
vraiment, leur adresser aucun reproche, fondé sur la moindre
inconséquence de leur part. C’est qu’il avait affaire non pas à des
amoureux de la vie, mais à des amants de la Vie. A la fin, ceci
l’énerva jusqu’à refroidir l’amour que Frédérique lui avait inspiré
si longtemps. Les êtres _trop_ équilibrés ne pardonnent pas volontiers
l’âme, lorsque, par des riens inintelligibles pour eux (mais très
sensibles), elle les humilie de son inviolable présence. L’âme prend,
alors, à leurs yeux, les proportions d’un grief: et, même amoureux,
cela les dégoûte bientôt de tout corps affligé de cette infirmité.

C’est pourquoi l’idée vint à Evariste,--l’idée étrange et cependant
_naturelle!_--de les humilier à son tour, de leur montrer, de leur
PROUVER qu’ils étaient, «au fond», des êtres de chair et d’os comme
lui, et comme «tout le monde»!... Et que, sous les dehors de leurs
belles phrases, plus ou moins redondantes, mais aussi creuses
qu’idéales, se cachaient les sens purement _humains_ d’une passion
_très banale_!... Et que ce n’était pas la peine de le prendre de si
haut avec les choses terrestres, quand après tout, l’on n’en faisait fi
qu’en paroles!

Il se mit donc--sans trop se rendre compte de la vilenie compassée
d’un tel procédé--à leur tendre des pièges! à les laisser seuls,
aux jardins, par exemple,--alors qu’il les observait de loin, muni
d’une forte jumelle marine.--(Oh! certes, dès le premier baiser,
par exemple, il serait survenu, et leur eût, en souriant, fait
constater leur hypocrite faiblesse!)... Malheureusement pour lui,
Frédérique et Bénédict ne donnèrent, en ces occasions, aucune prise à
ses remontrances, ne réalisèrent pas son singulier _espoir_. Ils se
parlèrent peu, et se séparèrent bientôt, sans affectation, par simple
convenance. Frédérique devant aller rendre ses visites à des pauvres,
Bénédict lui remettait un peu d’or, pour l’aider en ces futilités
toutes féminines. De là les quelques paroles entre eux échangées.
Evariste les trouvait au moins imbéciles.

Le fait est qu’aux yeux d’un jeune homme ordinaire, de ce que l’on
appelle un Parisien, Bénédict eût passé pour un simple sot et
Frédérique pour une coquette s’amusant d’un provincial. Rien de
plus. Cependant le lien qui les unissait, pour vague qu’il fût,
était, positivement, plus solide que... s’ils eussent été coupables.
Evariste, qui, tout d’abord, s’était épuisé en manifestations tendres,
pour Frédérique (la sentant comme s’échapper), avait renoncé à la
lutte devant le dévoué sourire de sa femme. Il semblait n’en être
plus, à présent, que le propriétaire; une dédaigneuse aversion pour
cette malheureuse insensée s’aigrissait en son raisonnable cœur
centre-gauche. Cette énigmatique passion que Bénédict et Frédérique
paraissaient n’éprouver que sous condition perpétuelle d’un sublime
Futur, il finissait par la reconnaître pour la plus vivace de toutes,
pour l’indéracinable, celle sur quoi s’émoussent tous les sarcasmes.
Il sonda le mal d’un coup d’œil: le divorce était l’unique issue!--Il
fallait le rendre inévitable, le _forcer_,--car Frédérique, en
bonne chrétienne, s’y fût refusée à l’amiable, le divorce étant
défendu.--L’indifférente résignation qu’elle avait mise à supporter les
cauteleuses tendresses de son mari le prouvait d’avance, outre mesure,
et celui-ci ne s’illusionnait pas à cet égard.

En ces conjectures, le mieux était d’en finir le plus tôt: la situation
devenant intolérable.

L’épisode avait duré cinq semaines; c’était trop! Il en avait
par-dessus les oreilles! Ayant négligé, à force de souci, ses lotions
normales de teinture, sa barbe et ses cheveux étaient _devenus_
réellement gris. Il fallait agir, sans le moindre retard, car
l’excellent homme comptait se marier en toute hâte, aussitôt, s’il se
pouvait, après le prononcé du Tribunal.

Soudainement, il annonça donc le prochain retour à Paris, et
simula,--comme dans les romans et pièces de théâtre les plus
rudimentaires,--un départ de deux ou trois jours: il allait, disait-il,
jeter un coup d’œil sur l’état de son hôtel en l’avenue des Ternes.

M. Rousseau-Latouche, avait, tout justement, pour ami d’enfance, non
point le commissaire de police de Sceaux, mais un commissaire de police
des environs, qu’il avait fait nommer à ce poste.

Il alla donc le trouver et s’ouvrit à lui, ne lui taisant rien,
lui précisant les choses telles qu’elles étaient, avec une clarté
d’élocution dont il manquait à la Chambre, mais qu’il trouvait quand il
s’agissait d’élucider ses affaires personnelles.--Tout fut raconté à
dîner, en tête-à-tête.

Il fallut du temps, quelques heures, pour que le commissaire se
rendît un compte exact de la situation, qu’il finit par entrevoir,
à la longue, grâce à la sagacité spéciale qui est inhérente à cette
profession.

On arriva donc, en tapinois, le _lendemain_ «du départ», afin de ne
rien brusquer, d’endormir tous soupçons. Deux heures après le dernier
train du soir, on pénétra dans la maison, grâce aux clefs doubles
d’Evariste, dont toutes les mesures étaient prises.

Il faisait une nuit d’automne, superbe, douce, bien étoilée.

On monta l’escalier, sans faire le moindre bruit. Il était près d’une
heure du matin: le point capital était de les surprendre, comme on dit,
_flagrante delicto_.

La porte du salon n’était pas fermée, on parlait à l’intérieur. Le
commissaire, avec des précautions extrêmes, ouvrit sans que la serrure
grinçât. Quel spectacle écœurant s’offrit alors, à leurs yeux hagards!

Les deux amants, le dos tourné à la porte, et chacun les mains jointes
sur le balcon d’une fenêtre ouverte, aussi bien vêtus qu’en plein midi,
contemplaient, l’un vers l’autre, l’auguste nuit de lumière, avec des
regards d’espérance, et récitaient ensemble, à l’unisson, leur prière
du soir, d’une voix lente, mais dont la terrible simplicité d’accent
semblait devoir glacer le sourire des gens les plus éclairés.

A ce tableau, M. Rousseau-Latouche demeura comme saisi d’une sorte
d’hébétement grave: sur le moment, il eut, même, comme un vertige et
craignit pour sa raison!--Son ami, le froid commissaire de police,
reçut, entre ses bras, cet homme d’État chancelant, et d’un ton de
commisération profonde lui dit alors naïvement à l’oreille ce peu de
mots:

--Pauvre ami! Pas MÊME... _trompé_!...

La légende nous affirme (hâtons-nous de l’ajouter) qu’il se servit
d’une expression plus technique, chère à Molière.

Le fait est que pour l’honorable M. Rousseau-Latouche, ç’avait été
jouer de malheur d’être tombé sur deux êtres aussi... _intraitables_!



Le Meilleur Amour


Entre les êtres destinés non pas au bonheur convenu, mais au réel
bonheur, nous devons compter un jeune Breton nommé Guilhem Kerlis. On
peut dire qu’il naquit sous une étoile heureuse, et que peu d’hommes,
en leur amour, furent plus favorisés que lui. Cependant, combien simple
fut son histoire!

Ce fut en 1882, à la brune d’un beau soir de septembre, qu’Yvaine
et Guilhem se rencontrèrent dans la campagne de Rennes, près d’une
barrière de prairie. Yvaine, fort jolie, avait seize ans; c’était la
fille unique d’une métayère presque pauvre; elles habitaient le gros
bourg de Boisfleury, près de la ville.

Ce soir-là, suivie de deux génisses et d’une demi-douzaine de brebis,
tout son troupeau, elle rentrait.

Guilhem, beau gars de dix-huit ans, était le fils d’un garde-chasse
du baron de Quélern: il rentrait aussi, son gibier en gibecière.
Tous deux, s’étant regardés, s’étonnèrent de ne pas s’être vus plus
tôt, car le bourg n’était pas à plus de deux lieues de la chaumière
du garde. Autour d’eux, les champs de luzerne, les avoines fauchées,
encore mêlées de fleurs, et, venues du lointain, les senteurs des bois
embaumaient l’air vespéral. Ils se dirent quelques paroles.

Yvaine offrit à Guilhem des bluets qu’elle avait au corsage. Guilhem
lui fit présent d’une belle perdrix rouge, et l’on se sépara sur un
rendez-vous que la jeune fille accorda sans hésiter, car on avait parlé
mariage--et Guilhem, tout de suite, lui avait plu.

Ils se revirent le lendemain, non loin de Boisfleury, dans un sentier
que l’automne parsemait déjà de feuilles dorées;--ce fut la main dans
la main qu’ils échangèrent de naïves confidences, sans même penser
qu’ils s’aimaient.--Puis, tous les jours, jusqu’à la fin d’octobre,
Guilhem la revit, se passionnant pour elle.

C’était un grave cœur, plein de croyances, dont les sentiments étaient
à la fois purs, ardents et stables. Yvaine était joueuse, engageante et
d’un babil d’oiseau; peut-être un peu trop rieuse. Ils se fiancèrent
avec d’innocents baisers, de doux projets de ménage.

Et c’était une longue étreinte silencieuse, lorsqu’ils se quittaient.

Comme Guilhem avait gardé son secret, même pour son père, le vieux
garde attribuait l’air nouvellement soucieux de son fils aux seules
approches du moment de la conscription--ce qui entrait pour une part,
aussi, dans la vérité. L’ancien sergent lui donnait, à souper, des
conseils pour réussir au régiment.

                                   ⁂

Le primitif Guilhem aimait donc avec ferveur, avec foi--sans remarquer
qu’Yvaine, étant seulement très jolie, mais sans une lueur de beauté,
ne pouvait être qu’incapable de sentiments bien solides.

Amoureuse, peut-être; amante, sa nature s’y refusait. Certes, elle se
fût peu défendue, s’il eût voulu, d’avance, en obtenir des privautés
conjugales plus sérieuses que des baisers et des étreintes; mais, en ce
croyant, une sorte d’effroi de ternir sa fiancée maîtrisait la fièvre
des désirs, l’emportement de la passion: de tels entraînements, trop
oublieux de l’honneur, sentaient le sacrilège, et ceci les refrénait.
Yvaine, de tempérament plus frivole, regrettait, au fond de ses idées,
qu’il eût si fort cette qualité du respect;--et même son inclination
pour lui s’en attiédit un peu. Elle avait envie de rire, parfois, de ce
trop grave amour--qu’elle comprenait à l’étourdie, et selon d’étroites
sensations; bref, elle eût bien préféré que Guilhem fût «plus amusant»;
mais un mari (se disait-elle), ce doit sans doute, être comme cela,
_d’abord_.

Au moment des adieux, quand Guilhem tomba au service militaire, elle
ressentait pour lui plutôt de l’amitié que de l’amour. Cependant,
ils échangèrent la bague; elle l’attendrait. Cinq ans de fidélité!
N’était-ce pas compter sur un rêve que d’y croire, l’ayant bien
regardée? Pourtant l’idée ne vint même pas à Guilhem qu’elle pût
manquer à sa parole.

Le matin de son départ, au moment de s’éloigner vers la ville, il
lui dit, la tenant embrassée: «Va, je reviendrai sous-lieutenant,
avec la croix.--Ah! mon Guilhem, lui répondit-elle (avec un accent
si sincère qu’elle en fut dupe elle-même sur le moment), si tu te
faisais tuer à la guerre, je te jure que je me ferais religieuse!» Il
eut un tressaillement: c’était la promesse inespérée! Dans un élan de
tendresse profonde, il lui ferma les paupières d’un long baiser...
C’était scellé! Ils étaient mari et femme. On s’écrirait toutes les
semaines.--La vérité, c’est qu’Yvaine l’avait entrevu en uniforme
d’officier, ce qui l’avait transportée. Ils se séparèrent, les yeux en
pleurs, n’ayant l’un de l’autre qu’une petite photographie, tirée par
un artiste de passage, au prix d’un franc.

Guilhem fut incorporé dans les chasseurs d’Afrique et dirigé sur la
province d’Alger.

                                   ⁂

Les premières lettres furent pour tous deux une joie charmante, presque
aussi douce que les premiers rendez-vous. L’éloignement avait rendu
Guilhem, pour la jeune fille, une sorte de «chose défendue» dont on la
privait, et qu’elle désirait par cela même.

Puis, il y avait le devoir, maintenant qu’on s’était bien promis l’un à
l’autre.

En six mois, cependant, les pâlissements de l’absence altérèrent un
peu la constance déjà longue d’Yvaine. Elle soupirait et s’ennuyait
de cette monotonie, de cette solitude. Sa parole jurée lui pesait
parfois comme une chaîne. Elle en était revenue à l’amitié. Ses
lettres, sa seule distraction, demeuraient toutefois les mêmes, ayant
pris le pli des phrases tendres. Celles de Guilhem témoignaient qu’il
ne vivait de plus en plus que d’elle--et d’espoir. Mais quatre ans
et demi encore!... Naïve, elle bâillait, parfois, en y songeant.
Sur ces entrefaites, le père de Guilhem, le vieux garde Kerlis,
mourut, laissant un pécule des plus modestes, que Guilhem plaça, par
correspondance, pour jusqu’à son retour.

Cette présence, qui avait gêné la mère et la fille, ayant disparu,
celles-ci respirèrent plus à l’aise. La mère Blein, des plus accortes
et jolie encore, devint de mœurs un peu libres.

Si bien qu’un jour, moins de dix mois après le départ de Guilhem, il
arriva comme si un absurde coup de vent eût passé tout à coup.

Yvaine, en effet, par un soir de fête de village, s’en laissa dire par
un jeune élève de marine, venu en congé, qui la séduisit à l’improviste
et dut, après deux jours, la laisser seule.

Elle comprit alors, trop tard, qu’elle avait commis, _en riant trop_,
l’irréparable.--Allons, c’était fini! Que faire? S’étourdir? Elle
sentit que la vie allait l’entraîner.

Un mois après, à Rennes, elle avait un amant, qui l’installa, sans
luxe d’ailleurs. Bientôt, devenue fille galante, elle mena l’existence
de gros plaisirs qu’offre la province aux personnes désireuses de
«s’amuser».

Cependant, par une féminine bizarrerie, elle avait gardé, au fond
du cœur, un faible pour le passé lointain qu’elle avait trahi si
follement. Les lettres douces et réchauffantes qu’elle recevait
toujours formaient un tel contraste avec le ton dont les «autres» lui
parlaient!...

Ne sachant d’elle que ce qu’elle lui en apprenait, le soldat
continuait, là-bas, de la respecter et de la chérir. Il est des soupirs
qui éclairent: elle l’appréciait davantage, à présent!... De sorte que,
sans bien se rendre compte de ce qu’elle osait, elle lui répondait
avec la candeur d’autrefois, qu’elle retrouvait en lui écrivant--lui
laissant croire, par un jeu triste et pour gagner du temps, qu’elle
était toujours celle qu’il avait connue.

Se savoir aimée de vrai, cela lui faisait du bien. Comment y renoncer?
Pourquoi le rendre si vite malheureux? Ne saurait-il pas toujours
assez tôt? Elle devait s’efforcer de faire durer l’illusion de Guilhem
jusqu’à la fin, s’il était possible. «Il a encore trois années!» se
disait-elle;--et cela l’enhardissait. Et puis, elle ne pouvait s’en
empêcher. C’était son seul et poignant bonheur.--«Tant mieux, s’il
vient me tuer, quand il apprendra mon inconduite!... pensait-elle.
Soyons _heureux_ d’ici là!»--Ce qui ne l’empêchait pas, lancée comme
elle était, de continuer, dans les intervalles, son train de fille
qui s’étourdit et se donne «du bon temps» avec les étudiants et les
officiers.

Tout à coup, plus de lettres. C’était la cinquième année, aux premiers
mois seulement.

Ce silence brusque la remplit d’une angoisse violente. Saurait-il?
A-t-il appris? Elle en fut d’autant plus consternée qu’au moment où
ce silence compta plusieurs semaines, elle se trouvait à l’hospice,
officiellement soignée pour un mal abominable, gagné au cours de sa vie
joyeuse, et qui la défigurait.

Voici ce qui s’était passé:

Une fois incorporé dans son escadron, Guilhem, fort de son grave
amour et sûr de sa fiancée, s’était bientôt fait remarquer comme
soldat solide, studieux, exemplaire. Il lui semblait, chaque jour,
qu’il gagnait Yvaine et leur bonheur futur. De là, sa conduite
irréprochable. Ne vivant que des lettres qu’il recevait de France, et
qui lui remplissaient le cœur, Yvaine était là, pour lui! L’absence la
multipliait, sous le beau ciel oriental, et la mélancolie du désir l’y
faisait apparaître encore plus charmante, plus délicieuse que dans les
champs bretons. La joie, certaine pour lui, de l’avoir pour femme--il
l’éprouvait ainsi, d’avance, et chaque jour l’en rapprochait.

Lorsqu’il passa maréchal des logis, avec la médaille militaire, son
fier contentement se doubla de l’écrire à sa digne et chère petite
femme!... Ah! comme, en son être, les mots foi, patrie, honneur,
foyer, conservaient toutes leurs vibrations virginales--grâce à ce
pur sentiment qu’il avait emporté du pays!... Au point d’inaltérable
confiance où il était parvenu, Guilhem, en lisant les phrases où
parfois un mot trouble eût dû l’étonner, faisait la demande et la
réponse--et justifiait tout.

Étant supposé qu’il eût soudainement appris de quelqu’un la réalité
et qu’à force de preuves l’évidence eût fait chanceler sa foi, quel
noir dégoût, quel poison, quelle horreur de vivre! Quel effondrement!
Certes, celui qui lui eût fourni ces preuves, sous prétexte «d’être
dans le vrai», n’eût-il pas été, dans son zèle aussi niais que
maudissable, bien moins un ami qu’un meurtrier? Les braves lettres de
son honnête et sainte petite Yvaine, n’était-ce pas pour lui le réel
bonheur au milieu de cette séparation forcée, mais saturée d’espérance,
qui était, au fond, la plus grande chance de sa vie? N’était-ce pas
même le seul bonheur possible, entre eux, que cette ombre?

En admettant que son numéro l’eût exempté du service et qu’il eût
épousé, là-bas, son Yvaine, quelle différence! Après les ivresses
brèves, lorsqu’il se serait aperçu de la futile, oisive, inconsistante,
coquette et dangereuse nature de sa femme, que de pleurs secrets il eût
versés, lui qui ne pouvait concevoir que sacré le foyer conjugal!...

Quel ennui bientôt! quelle vieillesse redoutable! quelle solitude à
deux, si toutefois une légèreté de sa femme n’eût pas amené quelque
tragique dénouement.

Eh bien! au lieu de ce résultat _positif_ du bonheur soi-disant
réalisé, sa bonne étoile d’homme prédestiné à n’être que _réellement_
heureux l’avait comblé de ces quatre ans et demi de félicité sans
nuage, faite d’espoir bien fondé, d’absence illusoire, de réconfortants
souvenirs chaque jour revécus! Et cela grâce à la duplicité
pardonnable de celle qu’il ne pouvait soupçonner!... _Pardonnable?_
avons-nous dit. Certes, comment, en effet, juger «coupables» ou
«innocentes» ces sortes de natures?

Autant prétendre les alouettes criminelles parce qu’elles ne peuvent
résister au miroir!

Et si l’on objecte que ce bonheur n’était que le fruit d’un mensonge,
nous répondrons: cela prouve que, pour ceux qui en sont dignes, un Dieu
fait toujours naître le bien du mal. D’ailleurs, dans ce bas monde,
quel est le bonheur qui, au fond, ne tient pas à quelque mensonge?


Une nuit, aux premiers mois de cette cinquième année, Guilhem fut
réveillé par le clairon. C’était une révolte d’Arabes. Il sauta en
selle, on chargea.

L’escarmouche fut chaude; mais, moins d’une heure après, le mouvement
séditieux était réprimé.

Comme l’on revenait au campement, sous la clarté des étoiles, deux
ou trois coups de feu lointains, attardés, retentirent; des balles
sifflèrent--et, soudain, se glissant du milieu des alfas, entre les
chevaux, une ombre passa. Sans doute quelque fuyard tenant à venger un
mort.

En effleurant le maréchal des logis, et comme celui-ci levait son
sabre, l’Arabe étendit son flissah. De bas en haut, l’arme traversa
la poitrine de Guilhem, qui s’inclina, mourant, sur l’encolure de
son cheval, pendant que l’indigène disparaissait sous une étendue de
dattiers, au long de la route.

On l’étendit sur une civière; mais il fit signe de s’arrêter; il
n’arriverait pas vivant. C’était fini.

La pleine lune, au grand ciel africain éclairait le groupe militaire.

Le voyant, d’instants en instants, s’éteindre, tous ceux qui
l’entouraient, l’estimaient et l’aimaient, sentaient leurs yeux se
mouiller et le contemplaient, tête nue.

Il tira de sa poitrine la petite photographie de la fiancée vénérée,
qu’il ne devait plus revoir, _mais qui lui avait juré, s’il était tué à
la guerre, de se consacrer à Dieu_.

Puis, comme le réel bonheur ne peut se trouver, ici-bas, _qu’en
soi-même_, et que, par miracle, sa foi l’avait protégé contre tout
scandale extérieur, emportant ses nobles et pures croyances préservées,
il fit le signe de la croix. Alors, le visage rayonnant d’une joie
extatique, tranquille, nuptiale, et touchant de ses lèvres l’image
d’Yvaine, il expira doucement, d’un air d’élu.



Les Filles de Milton


La jeune fille, tout à coup, soulevant un peu les paupières, et sans
qu’un autre mouvement dérangeât son attitude, regarda très fixement,
avec des yeux pénétrés d’une douce et poignante mélancolie, puis d’une
voix languissante:

--Ma mère, enfin, lorsqu’un homme devenu débile et d’un esprit fatigué,
d’une intraitable humeur, n’est plus en état d’être utile aux siens
ni à personne, lorsque sa sénile vanité dont la suffisance fait
sourire les passants, paraît s’augmenter aux approches d’une seconde
enfance,--est-ce donc une criminelle prière que de demander à Dieu...
de lui faire miséricorde... jusqu’à le rappeler le plus tôt possible
vers la lumière... vers la vie éternelle!...

La vieille femme, sans répondre, détourna la tête avec un frisson.

--C’est qu’en vérité me viennent des songeries... dangereuses! continua
Déborah Milton, de cette même voix douce, claire et traînante, et que
je me contiens mal de m’enfuir d’ici, parfois,--pour bientôt revenir
vous porter secours, ma mère! vous offrir du feu et du pain! Qu’importe
le prix dont je les aurais payés!

--Tais-toi, Dieu le défend! Gagner le salut par la foi, dans l’épreuve,
et ne murmurer jamais: voilà tout ce qu’il faut.

--Mais... j’ai vingt ans, moi! tu l’oublies peut-être un peu, mère.

--Demain... tu auras mon âge. Tu verras... si tu y parviens.

--Ce soir n’est pas demain.

--Tais-toi.

Un silence.

--Tu es belle. Tu épouseras quelque jeune seigneur... espère, ma fille.

A cette parole, Déborah Milton se leva froidement et se tint debout,
glacée et sévère.

--Un jeune seigneur! Ah! je ne veux pas rire entre ces murs couleur
de sang! Quel d’entre eux voudrait, pour femme, de la fille d’un
vieux rimeur sans pain, qui vota pour la mort de son roi? Je n’espère
pas même... un pauvre ministre de Dieu... que le péril d’encourir la
froideur du dernier des sujets de Charles II détournerait de ma main...

--Ton père a fait son devoir selon sa conscience!

--Des hommes austères devraient se passer d’enfants! murmura la jeune
fille.

--Déborah!... tu es cruelle pour d’autres que lui!

--Oh! pardon, ma mère!

Elle frappa de son poing léger la table nue.

--C’est qu’aussi, à la fin, c’est horrible, cela! toujours des
rêves!... des cieux!... des anges, des démons qui ressemblent à
des formes de nuages! Le ton dont ils parlent tout harnachés de
leurs grelots de rimes sonores, fait douter de la réalité qu’ils
représentent: elle se tait, l’agissante réalité. C’était bien la
peine de devenir aveugle, pour voir au fond de l’obscurité éternelle
passer tant de creux fantômes. La foi se nie dans une phrase trop bien
cadencée, et qui attire l’attention sur elle en détournant l’esprit
de ce qu’elle énonce. On dit: «je crois!» et c’est fini. Peindre le
ciel et l’enfer! Et le Paradis terrestre! Et l’histoire de l’infortuné
couple d’êtres dont nous descendons tous! O tintement insupportable de
mots vides! Creux travail! Et il faut, nous, ma sœur et moi, s’atteler
à la besogne! écrire, muettes, ces divagations déraisonnables!
Attendre, des fois, une heure, des vers qu’il faut souvent raturer...
Et quand nous dormons sur le papier, nous réveiller à jeun,
parfois,--et faire aller la plume... et toujours et encore mettre du
noir sur du blanc... et jeter là dedans notre jeunesse annulée... alors
qu’il y a là-bas, dans Londres, de bons abris, des tables bien servies
et de beaux jeunes hommes,--qui vous feraient un accueil charmant!

Elle se tut.

--Mauvaises pensées! Résigne-toi!

--Des mots! Tu as faim, j’ai faim!... Voilà la vérité.

--Lui aussi a faim et ne se plaint pas, et de plus il souffre de vous
savoir dans une détresse dont il est la cause.

--Allons! Deux choses le nourrissent: l’orgueil et la foi. Les poètes
sont des êtres qui prennent une distraction pour but, au mépris des
leurs et des peines qu’ils font supporter à ce qui les entoure. Rien
ne les atteint! Ils sont au fond de leurs rêves! O vanité! Dire
qu’il s’imagine que ce «Paradis perdu» dominera les mémoires dans
la Postérité! Dérision! Le libraire n’en donnera pas ce qu’a coûté
le papier,--qu’il préfère même à notre pain. Bientôt nous serons en
haillons, mais il est aveugle et c’est de ses rimes, non de ses filles,
qu’il est fier!... Et bourru jusqu’à nous battre! Non: c’est trop, je
n’obéirai plus!

--Que veux-tu qu’il fasse?

--Ne plus être! Alors on pourrait changer de nom, s’expatrier, vivre!
Ma sœur est jolie et je suis belle. Eh bien, après?

--Et ton honneur, enfant! comme tu en parles!

--L’honneur des filles d’un vieux régicide?... D’un homme qui a
participé à tuer celui qui seul donne un sens à ce mot,--l’honneur? Tu
plaisantes, ma mère. Nous avons droit à l’honnêteté, voilà tout... On
hérite de tout, bon ou mauvais, de ceux qui nous engendrent... Nous
ferions pitié de prononcer ce mot: «notre honneur», devant ceux qui ont
qualité pour estimer et au jugement desquels seulement on doit tenir.

--Tu parles comme il parlerait, s’il pensait comme toi. Mais il est des
hommes qui souriraient de ce que tu dis.

--Eux-mêmes ne sauraient être que des menteurs: ce qui me dispenserait
d’essayer de les convaincre, de souffrir de leur blâme ou d’être fière
de leurs éloges. On les regarde, ils sont annulés,--et c’est fini.

--J’ai l’idée que nous pourrions peut-être emprunter quelque argent, si
peu que ce soit, de M. Lindson. Nous ne lui avons rien demandé, jamais,
à celui-là.

--Oui, je crois qu’il cherche à ne plus nous connaître et qu’il n’ose
pas être assez lâche, sans quelque motif. Il nous prêterait, sûr de
n’être pas remboursé, et s’en autoriserait pour ne plus nous voir.
Tu as raison. Veux-tu que j’aille, seule ou avec toi? Ne plus nous
reconnaître! Il achèterait bien ce droit-là... deux écus, je pense.

La vieille, regardant par la fenêtre:

--Voilà, justement, M. Lindson,--on pourrait...

--J’y vais.

Rentre Emma, apportant du bois mort, un lourd fagot.

--Là!

Emma Milton courut à la huche, l’ouvrit, fureta derrière les assiettes
de terre, et la referma, frappant les deux battants avec violence.

--Comment? Rien?... Où est le pain?

Silence.

--........

--Ta sœur est allée chercher quelque chose...

--Ah! Est-ce que le libraire a donné?

--Non, c’est M. Lindson auquel elle est allée emprunter.

--Oui: mais ce n’est pas sûr qu’il donne.

Rentre Déborah.

--Deux shillings!

La vieille se cache la figure.

Après un instant:

--C’est Dieu qui nous les donne: remercions-le de sa miséricorde et
résignons-nous: il nous en donnera d’autres demain.

--C’est presque une aumône, dit Emma.

--Non, dit Déborah, c’est moins... je te dirai cela.

--Donne toujours, je cours chercher à manger.

Elle sort.


Milton parut.

Le vieillard tâtait les murs du bout de sa canne. Son visage aux
lignes sévères, blêmi par les chagrins, son vaste front aux trois
rides longues et droites, ses yeux fixes et sans lumière, la noblesse
mystique du tour de son visage, ses grands cheveux aux longues mèches
blanches partagées au milieu... Un vieux pourpoint de velours marron et
des chausses de même,--et son grand col d’un blanc sali, noué par deux
glands, ses souliers à boucles et son chapeau puritain datant des jours
de Cromwell...

Il entra.

--Vous êtes là, n’est-ce pas? dit-il.

On ne lui répondit pas, tout d’abord.

--Oui, mon ami, dit la vieille femme.

Déborah eut un mouvement d’épaules, Emma sourit.

--Voici, mais écrivez lisiblement ou je... Surtout ne changez pas les
mots qui me sont venus,--et n’interrompez pas, si je ne m’arrête...
Vous avez la manie de me souffler des mots qui me semblent justes,
quand vous me les dites, parce qu’ils m’étonnent... et qui sonnent
creux, lorsque vous relisez!... Le mot qui ne semble pas juste,
isolément, est souvent le plus exact, s’il vient d’ensemble: car il
n’y a pas de mots, en réalité: le seul poète est celui qui ne peut
qu’aboyer magnifiquement sa pensée... la rugir parfois,--la tonner
souvent... Mais on ne l’entend jamais que dans des rafales... Tant pis
pour ceux qui n’entendent pas la langue du pays d’où souffle en mes
vers le vent de l’éternité...

«... Et pour donner à démarquer le ronronnement du vers, les images,
les expressions, les tours d’intelligence, le mouvement de la
pensée,--cela se prend comme rien, sans le savoir! Et avec un peu
de main, on ne copie pas, on singe. On fait servir cela à n’importe
quelle niaiserie... qui passera oubliée, mais qui, aujourd’hui,
empêche l’attention sur l’œuvre d’où procède cette bulle vide... et
seule payée,--car le monde creux ne paie et n’estime que le vide...
Qu’importe! la pensée seule vivra: les mots changent et se démodent
vite; la pensée seule vivra,--car au fond des choses, il n’y a ni
mots ni phrases, ni rien autre chose que ce qui anime ces voiles! La
pensée seule apparaîtra... l’impression de l’œuvre seule restera!...
Entre ces prétendus poètes, je suis comme un vivant parmi les morts,
un homme parmi des singes, un lion dévoré par des rats. Jésus-Christ
m’a montré la route: je sais comment les hommes accueillent un Dieu.
J’aurai le sort des prophètes. Je me résigne à ce que l’homme se moque,
à mon sujet, de ma pauvreté... Car si j’étais riche,--ah! quel grand
poète ils me trouveraient, l’émule, au moins, de M. Tom Craik, l’auteur
des... l’immortel nom m’échappe...

«Allons! Comme j’ai mal à l’estomac, mon Dieu! Mais, c’est peut-être
un peu la faim? Allons, ce n’est rien. D’ailleurs, vous devez être à
jeun, mes filles, vous aussi? Car, si je me rappelle, il n’y a plus
rien? Donc, rendons gloire à Dieu. Les saints ont peu mangé... Ce
ridicule est moins pénible que l’indigestion de ceux dont l’espièglerie
misérable nous vole le nécessaire... Écrivez. Pourquoi ne dites-vous
rien? Êtes-vous là seulement?

«Nous les plaignons d’avoir été assez bêtes pour se donner un mauvais
estomac à force de rire de notre jeûne: chacun son lot; ce sont
des gens qui ne trouvent rien de plus doux à leur être ni de plus
divertissant que d’escamoter le pain de leurs frères,--pour ricaner
de les voir maigrir, faute d’aliments. Ils n’oublient qu’une chose,
c’est qu’il est aussi ridicule de mourir d’indigestion que de faim,
d’embonpoint que de maigreur,--et qu’ils mourront sans rire, même de
nous.

«Ma fille, tiens, je t’en prie, je t’en supplie,--ne me fais pas parler
davantage d’autre chose que de... Obéis-moi! Je suis ton père! tiens,
me voici à tes genoux!

--Mon père! voyez quelle exaltation! Ce que vous faites est-il
raisonnable? Devant un pareil acte, comment penser que vous jouissez
du bon sens nécessaire pour dicter des choses lisibles, comme du temps
où vous écriviez?... Croyez-nous! C’est dans l’intérêt de votre gloire
que nous vous supplions de vous mettre au lit, de vous reposer.

--Ah! cruelle enfant! Sois... non, je ne veux pas maudire personne, pas
même celle qui... Sache que c’est le souffle de Dieu! O murmures du
souffle de Dieu! O misère de l’humilité divine! Il faut le bon vouloir
de ces péronnelles pour qu’on entende murmurer en des vers le souffle
de Dieu!... Vois, vieillard, comme ton œuvre...

Les filles n’étaient plus là--toujours rebelles à l’irascible vieillard.

Alors, à tâtons, dans l’obscurité, il atteignit le dossier d’un siège,
auprès de la table, s’assit, s’accouda, fermant les paupières.

... Et voici que la voix de Milton, lente et sublime... Il disait:

«Salut, lumière sacrée, fille du ciel née la première...»

Et ce fut un texte inconnu des générations.

C’était une éruption d’images où des pensées se symbolisaient en
grands éclairs,--et la voix, oublieuse de l’heure de la nuit sonnait,
vibrante, profonde, mélodieuse! Un ange passa dans l’inspiration,
car il semblait que l’on distinguât des frémissements d’ailes dans
les mots sacrés qu’il proférait. Et les cimes des arbres de l’Eden
s’illuminaient d’aurores perdues et le chant matinal d’Ève, priant
auprès des premières fontaines, devant l’Adam candide et grave, qui
adorait, en silence,--et les reflets bleus du dragon s’enroulant autour
de l’arbre défendu, et l’impression de la première tentatrice de notre
race,--oh! cela chantait dans la transfiguration du vieux voyant...

A ces accents dont le souffle venait d’au delà de la terre, les trois
femmes en des toilettes de nuit, dans le désordre du premier sommeil
quitté, l’une tenant une lampe qu’elles protégeaient de leurs mains
contre le vent des ténèbres, apparurent aux portes de la salle où,
dans la solitude et les grandes ombres, parlait le voyant des choses
divines.

Les tiroirs.

La table.

A voix basse:

--Pas de papier! Quelle plume!... Elle n’a plus qu’un bec!...

--Mon père, nous sommes là! Nous cherchons à écrire, mais vous allez
trop vite... et l’on ne peut suivre... Ce que vous dites a l’air très
bon, cette fois, je dois l’avouer... Si vous voulez bien recommencer,
sans vous emporter ainsi, et parler lentement... peut-être...

Après un grand silence et un grand frisson, Milton répondit à voix
basse, avec un soupir:

--Ah! il est trop tard, j’ai oublié.



TABLE


                                  PAGES

    VÉRA                              7

    VOX POPULI                       27

    DUKE OF PORTLAND                 35

    IMPATIENCE DE LA FOULE           49

    L’INTERSIGNE                     65

    SOUVENIRS OCCULTES               99

    AKËDYSSÉRIL                     109

    L’AMOUR SUPRÊME                 169

    LE DROIT DU PASSÉ               195

    LE TZAR ET LES GRANDS DUCS      211

    L’AVENTURE DE TSË-I-LA          229

    LE TUEUR DE CYGNES              245

    LA CÉLESTE AVENTURE             253

    LE JEU DES GRACES               267

    LA MAISON DU BONHEUR            275

    LES AMANTS DE TOLÈDE            297

    LA TORTURE PAR L’ESPÉRANCE      305

    L’AMOUR SUBLIME                 317

    LE MEILLEUR AMOUR               341

    LES FILLES DE MILTON            355



    _Ce livre,

    ornementé par Th. Van Rysselberghe,
    a été imprimé par A. Berqueman
    et fut achevé le 28 Février
    mil huit cent quatre-vingt-dix-neuf, pour
    Edmond Deman, libraire, à Bruxelles._


       *       *       *       *       *


    Correction.

    Page 217: «Vogelwelde» remplacé par «Vogelweide» (Walter de la
              Vogelweide).





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